Marc LEVY


Le voleur d’ombres


Robert Laffont


© Robert Laffont 2010.

978-2-221-11312-7


À Pauline, Louis et Georges


« Il est des gens qui n’embrassent que des ombres ; ceux-là n’ont que l’ombre du bonheur. »

William SHAKESPEARE


« L’amour, tu sais, ce dont il a le plus besoin, c’est l’imagination. Il faut que chacun invente l’autre avec toute son imagination, avec toutes ses forces et qu’il ne cède pas un pouce de terrain à la réalité ; alors là, lorsque deux imaginations se rencontrent... il n’y a rien de plus beau. »

Romain GARY


J’ai eu peur de la nuit, peur des formes qui s’invitaient dans les ombres du soir, qui dansaient dans les plis des rideaux, sur le papier peint d’une chambre à coucher. Elles se sont évanouies avec le temps. Mais il me suffit de me souvenir de mon enfance pour les voir réapparaître, terribles et menaçantes.

Un proverbe chinois dit qu’un homme courtois ne marche pas sur l’ombre de son voisin, je l’ignorais le jour où je suis arrivé dans cette nouvelle école. Mon enfance était là, dans cette cour de récréation. Je voulais la chasser, devenir adulte, elle me collait à la peau dans ce corps étroit et trop petit à mon goût.


« Tu verras, tout va bien se passer... »

Rentrée des classes. Adossé à un platane, je regardais les groupes se former. Je n’appartenais à aucun d’eux. Je n’avais droit à aucun sourire, aucune accolade, pas le moindre signe témoignant de la joie de se retrouver à la fin des vacances et personne à qui raconter les miennes. Ceux qui ont changé d’école ont dû connaître ces matinées de septembre où, gorge nouée, on ne sait que répondre à ses parents quand ils vous assurent que tout va bien se passer. Comme s’ils se souvenaient de quelque chose ! Les parents ont tout oublié, ce n’est pas de leur faute, ils ont juste vieilli.

Sous le préau, la cloche retentit et les élèves s’alignèrent en rangs devant les professeurs qui faisaient l’appel. Nous étions trois à porter des lunettes, ce n’était pas beaucoup.

J’appartenais au groupe 6C, et une fois encore, j’étais le plus petit. On avait eu le mauvais goût de me faire naître en décembre, mes parents se réjouissaient que j’aie toujours six mois d’avance, ça les flattait, moi je m’en désolais à chaque rentrée.

Être le plus petit de la classe, ça signifiait : nettoyer le tableau, ranger les craies, regrouper les tapis dans la salle de sport, aligner les ballons de basket sur l’étagère trop haute et, le pire du pire, devoir poser tout seul, assis en tailleur au premier rang sur la photo de classe ; il n’y a aucune limite à l’humiliation quand on est à l’école.

Tout cela aurait été sans conséquence s’il n’y avait pas eu, dans le groupe 6C, le dénommé Marquès, une terreur, mon parfait opposé.

Si j’avais quelques mois d’avance dans ma scolarité – au grand bonheur de mes parents –, Marquès avait deux ans de retard et ses parents à lui s’en fichaient totalement. Du moment que l’école occupait leur fils, qu’il déjeunait à la cantine et ne réapparaissait qu’à la fin de la journée, ils s’en satisfaisaient.

Je portais des lunettes, Marquès avait des yeux de lynx. Je mesurais dix centimètres de moins que les garçons de mon âge, Marquès dix de plus, ce qui créait une différence d’altitude notoire entre lui et moi ; je détestais le basket-ball, Marquès n’avait qu’à s’étirer pour placer le ballon dans le panier ; j’aimais la poésie, lui le sport, non que les deux soient incompatibles, mais tout de même ; j’aimais observer les sauterelles sur le tronc des arbres, Marquès adorait les capturer pour leur arracher les ailes.

Nous avions pourtant deux points en commun, un seul en fait : Élisabeth ! Nous étions amoureux d’elle, et Élisabeth n’avait d’yeux pour aucun de nous. Cela aurait pu créer une sorte de complicité entre Marquès et moi, ce fut hélas la rivalité qui prit le dessus.

Élisabeth n’était pas la plus jolie fille de l’école, mais elle était de loin celle qui avait le plus de charme. Elle avait une façon bien à elle de nouer ses cheveux, ses gestes étaient simples et gracieux et son sourire suffisait à éclairer les plus tristes journées d’automne, quand la pluie tombe sans cesse, quand vos chaussures détrempées font flic floc sur le macadam, ces journées où les réverbères éclairent la nuit sur le chemin de l’école, matin et soir.

Mon enfance était là, désolée, dans cette petite ville de province où j’attendais désespérément qu’Élisabeth daigne me regarder, où j’attendais désespérément de grandir.


Partie 1

























1.

Il a suffi d’une journée pour que Marquès me prenne en grippe. Une petite journée pour que je commette l’irréparable.

Notre professeur d’anglais, Mme Schaeffer, nous avait expliqué que le prétérit simple correspondait d’une manière générale à un passé révolu n’ayant plus de relation avec le présent qui n’a pas duré et que l’on peut parfaitement situer dans le temps. La belle affaire !

Aussitôt dit, Mme Schaeffer me désigna du doigt, me demandant d’illustrer son propos par un exemple de mon choix. Lorsque je suggérai que ce serait drôlement chouette que l’année scolaire fût au prétérit, Élisabeth laissa échapper un franc éclat de rire. Ma blague n’ayant fait marrer que nous, j’en déduisis que le reste de la classe n’avait rien compris au sens du prétérit en anglais et Marquès en conclut que j’avais marqué des points avec Élisabeth. C’en était fait du reste de mon trimestre. À compter de ce lundi, premier jour de rentrée des classes, et plus précisément de mon cours d’anglais, j’allais vivre un véritable enfer.

J’héritai illico d’une colle de Mme Schaeffer, sentence applicable dès le samedi matin suivant. Trois heures à ramasser les feuilles dans la cour. Je déteste l’automne !

Le mardi et le mercredi, j’eus droit à une série de croche-pattes de la part de Marquès. Chaque fois que je m’étalais de tout mon long, le même Marquès récupérait son retard dans la course à celui qui faisait le plus rire les autres. Il prit même une certaine avance, mais Élisabeth ne trouvait pas cela drôle et son appétit de vengeance était loin d’être rassasié.

Le jeudi, Marquès passa à la vitesse supérieure, et moi, l’heure du cours de maths cloîtré dans mon casier, dont il avait cadenassé la porte après m’y avoir fait entrer de force. Je soufflai la combinaison au gardien qui balayait les vestiaires et avait fini par m’entendre tambouriner. Pour ne pas m’attirer plus d’ennuis en passant pour un cafteur, je jurai m’être bêtement enfermé tout seul en cherchant à me cacher. Le gardien, intrigué, me demanda comment j’avais pu verrouiller le cadenas depuis l’intérieur, je fis semblant de ne pas avoir entendu la question et filai à toutes jambes. J’avais manqué l’appel. Ma colle du samedi fut prolongée d’une heure par le professeur de mathématiques.

Le vendredi fut la pire journée de ma semaine. Marquès expérimenta sur moi les principes élémentaires de la loi de la gravitation de Newton apprise au cours de physique de 11

heures.

La loi de l’attraction universelle, découverte par Isaac Newton, explique en gros que deux corps ponctuels s’attirent avec une force proportionnelle à chacune de leurs masses, et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare. Cette force a pour direction la droite passant par le centre de gravité de ces deux corps.

Voilà pour l’énoncé qu’on peut lire dans le manuel. Dans la pratique, c’est une autre histoire. Prenez un individu qui subtiliserait une tomate à la cantine, avec une autre intention que de la manger ; attendez que sa victime se trouve à une distance raisonnable, qu’il applique une poussée sur ladite tomate avec toute la force contenue dans son avant-bras et vous verrez qu’avec Marquès la loi de Newton ne s’applique pas tel que prévu. J’en veux pour preuve que la direction empruntée par la tomate ne suivit pas du tout la droite passant par le centre de gravité de mon corps ; elle atterrit directement sur mes lunettes. Et au milieu des rires qui envahissaient le réfectoire, je reconnus celui d’Élisabeth, si franc et si joli, et ça me fila un sérieux cafard.


Ce vendredi soir, tandis que ma mère me répétait, sur un ton sous-entendant qu’elle avait toujours raison, « Tu vois que tout s’est bien passé », je déposai mon bulletin de colle sur la table de la cuisine, annonçai que je n’avais pas faim et montai me coucher.


*

* *


Le samedi matin en question, pendant que les copains prenaient leur petit déjeuner devant la télévision, moi je pris le chemin du collège.

La cour était déserte, le gardien replia mon bulletin de colle dûment signé et le rangea dans la poche de sa blouse grise. Il me remit une fourche, me demanda de prendre garde à ne pas me blesser, et désigna un tas de feuilles et une brouette au pied du panier de basket, dont le filet m’apparaissait tel l’oeil de Caïn, ou plutôt celui de Marquès.

Je me débattais avec mon tas de feuilles mortes depuis une bonne demi-heure, quand le gardien vint enfin à ma rescousse.

— Mais, je te reconnais, c’est toi qui t’étais enfermé dans ton casier, n’est-ce pas ? Se faire coller le premier samedi de la rentrée, c’est presque aussi fort que le coup du cadenas verrouillé depuis l’intérieur, me dit-il en m’ôtant la fourche des mains.

Il la planta d’un geste assuré dans le monticule et souleva plus de feuilles que je n’avais réussi à en récolter depuis que j’étais à la tâche.

— Qu’est-ce que tu as fait pour mériter cette punition ?

demanda-t-il en remplissant la brouette.

— Une erreur de conjugaison ! marmonnai-je.

— Mmm, je ne peux pas te blâmer, la grammaire n’a jamais été mon fort. Tu ne sembles pas très doué non plus pour le balayage. Est-ce qu’il y a quelque chose que tu sais bien faire ?

Sa question me plongea dans une réflexion abyssale. J’avais beau tourner et retourner le problème dans ma tête, impossible de m’attribuer le moindre talent, et je compris soudain pourquoi mes parents accordaient tant d’importance à ces fameux six mois d’avance : je ne possédais rien d’autre pour les rendre fiers de leur progéniture.

— Il doit bien y avoir quelque chose qui te passionne, que tu aimerais faire plus que tout, un rêve à accomplir ? ajouta-t-il en ramassant un second tas de feuilles.


— Apprivoiser la nuit ! balbutiai-je.

Le rire d’Yves, c’était le prénom du gardien, résonna si fort que deux moineaux abandonnèrent leur branche pour s’enfuir à tire-d’aile. Quant à moi, je partis tête basse, mains dans les poches, à l’autre bout de la cour. Yves me rattrapa en chemin.

— Je ne voulais pas me moquer, c’est juste que ta réponse est un peu surprenante, voilà tout.

L’ombre du panier de basket s’étirait dans la cour. Le soleil était loin d’avoir atteint son zénith, et ma punition loin d’être achevée.

— Et pourquoi voudrais-tu apprivoiser la nuit ? C’est vraiment une drôle d’idée !

— Vous aussi quand vous aviez mon âge, elle vous terrorisait.

Vous demandiez même qu’on ferme les volets de votre chambre pour que la nuit n’entre pas.

Yves me dévisagea, stupéfait. Ses traits avaient changé, son air bienveillant avait disparu.

— Un, ce n’est pas vrai, et deux, comment tu peux savoir ça ?

— Si c’est pas vrai, qu’est-ce que ça peut bien faire ? répliquai-je en reprenant ma route.

— La cour n’est pas bien grande, tu n’iras pas loin, me dit Yves en me rejoignant, et tu n’as pas répondu à ma question.

— Je le sais, c’est tout.

— D’accord, c’est vrai que j’avais très peur de la nuit, mais je n’ai jamais raconté ça à personne. Alors si tu me dis comment tu l’as appris et si tu me jures de garder le secret, je te laisserai filer à 11 heures au lieu de midi.

— Tope là ! dis-je en tendant la paume de ma main.

Yves me topa dans la main et me regarda fixement. Je n’avais pas la moindre idée de la façon dont j’avais appris que le gardien redoutait tant la nuit quand il était enfant. J’avais peut-

être simplement plaqué sur lui mes propres peurs. Pourquoi les adultes ont-ils besoin de trouver une explication à chaque chose ?


— Viens, allons nous asseoir, ordonna Yves en désignant le banc près du panier de basket.

— J’aimerais mieux qu’on aille ailleurs, répondis-je en montrant le banc qui se trouvait à l’opposé.

— Va pour ton banc !

Comment lui expliquer que juste avant, alors que nous étions côte à côte au milieu de la cour, il m’était apparu, à peine plus âgé que moi ? Je ne sais ni comment ni pourquoi ce phénomène s’était produit, seulement que le papier peint de sa chambre était jauni, que le parquet de la maison où il vivait craquait et que ça aussi, ça lui fichait une trouille bleue dès la nuit venue.

— Je ne sais pas, dis-je, un peu effrayé, je crois que je l’ai imaginé.

Nous sommes restés tous deux assis sur ce banc un long moment, en silence. Puis Yves a soupiré et m’a tapoté le genou avant de se lever.

— Allez, tu peux filer, nous avons fait un pacte, il est 11 heures.

Et tu gardes ce secret pour toi, je ne veux pas que les élèves se moquent de moi.

Je saluai le concierge et je rentrai chez moi, avec une heure d’avance sur l’horaire prévu, me demandant comment papa m’accueillerait. Il était revenu tard de voyage la veille au soir et à l’heure qu’il était, maman avait dû lui expliquer pourquoi je n’étais pas à la maison. De quelle autre punition allais-je hériter pour avoir été collé le premier samedi de la rentrée ? Pendant que je ressassais ces sombres pensées sur le chemin du retour, quelque chose de surprenant me frappa. Le soleil était haut dans le ciel et je trouvai mon ombre étrangement grande, bien plus balèze que d’habitude. Je m’arrêtai un instant pour y regarder de plus près ; ses formes ne me correspondaient pas, comme si ce n’était pas mon ombre qui me devançait sur le trottoir, mais celle d’un autre. Je l’observai en détail et, à nouveau, je vis soudain un moment d’enfance qui ne m’appartenait pas.


Un homme m’entraînait au fond d’un jardin qui m’était inconnu, il ôtait sa ceinture et me donnait une sérieuse correction.

Même furieux, jamais mon père n’aurait levé la main sur moi.

J’ai cru deviner alors de quelle mémoire resurgissait ce souvenir. Ce qui m’est venu à l’esprit était totalement improbable, pour ne pas dire complètement impossible. J’ai accéléré le pas, mort de trouille, bien décidé à rentrer au plus vite.

Mon père m’attendait dans la cuisine ; lorsqu’il m’entendit poser mon cartable dans le salon, il m’appela aussitôt, sa voix était grave.

Pour cause de mauvaise note, de chambre en désordre, de jouets démontés, de pillage nocturne du frigo, de lectures tardives à la lampe de poche, le petit poste de radio de ma mère collé sous l’oreiller, sans parler du jour où j’avais rempli mes poches au rayon bonbons du supermarché pendant que maman ne faisait pas attention à moi, contrairement au vigile, j’avais réussi à provoquer dans ma vie quelques fameux orages paternels. Mais je connaissais certaines ruses, dont un sourire contrit irrésistible, qui savaient repousser les plus violentes tempêtes.

Cette fois, je n’eus pas à en user, papa n’avait pas l’air fâché, juste triste. Il me demanda de m’asseoir en face de lui à la table de la cuisine et prit mes mains dans les siennes. Notre conversation dura dix minutes, pas plus. Il m’expliqua tout un tas de choses sur la vie, que je comprendrais quand j’aurais son âge. Je n’en ai retenu qu’une : il allait quitter la maison. Nous continuerions à nous voir aussi souvent que possible, mais il fut incapable de m’en dire plus sur ce qu’il entendait par

« possible ».

Papa se leva et me demanda d’aller réconforter maman dans sa chambre. Avant cette conversation, il aurait dit « notre chambre », désormais, ce ne serait plus que celle de maman.

J’obéis aussitôt et grimpai à l’étage. Je me retournai sur la dernière marche, papa avait une petite valise à la main. Il me fit un signe en guise d’au revoir et la porte de la maison se referma derrière lui.

Je ne devais plus revoir mon père avant de devenir adulte.


*

* *


J’ai passé le week-end avec maman, faisant semblant de ne pas entendre son chagrin. Maman ne disait rien, parfois elle soupirait et aussitôt ses yeux s’emplissaient de larmes, alors elle se retournait pour que je ne la voie pas.

Au milieu de l’après-midi, nous nous sommes rendus au supermarché. J’avais remarqué depuis longtemps que lorsque maman avait le cafard, nous allions faire des courses. Je n’ai jamais compris comment un paquet de céréales, des légumes frais ou des collants neufs pouvaient faire du bien au moral... Je la regardais s’affairer dans les rayonnages, me demandant si elle se souvenait que j’étais à côté d’elle. Le caddie plein et le porte-monnaie vide, nous sommes rentrés à la maison. Maman a passé un temps infini à ranger les provisions.

Ce jour-là, maman a fait un gâteau, un quatre-quarts aux pommes nappé de sirop d’érable. Elle a mis deux couverts sur la table de la cuisine, a descendu la chaise de mon père à la cave et elle est remontée s’asseoir en face de moi. Elle a ouvert le tiroir près de la gazinière, sorti le paquet de bougies usées que j’avais soufflées à mon anniversaire, en a planté une au milieu du gâteau et l’a allumée.

— C’est notre premier dîner en amoureux, m’a-t-elle dit en souriant, il faudra que nous nous en souvenions toujours toi et moi.

Quand j’y repense, mon enfance était truffée de premières fois.

Ce gâteau aux pommes et au sirop d’érable a été notre repas du soir. Maman a pris ma main et l’a serrée dans la sienne.


— Et si tu me racontais ce qui ne va pas à l’école, m’a-t-elle demandé.


*

* *


Le chagrin de maman avait tellement occupé mes pensées que j’en avais oublié mes mésaventures du samedi. J’y repensai sur le chemin de l’école, espérant que Marquès aurait passé un week-end bien meilleur que le mien. Qui sait, avec un peu de chance, il n’aurait plus besoin d’un souffre-douleur.

La file de la section 6C était déjà formée sous le préau et l’appel n’allait pas tarder à commencer. Élisabeth était juste devant moi, elle portait un petit pull bleu marine et une jupe à carreaux qui descendait jusqu’aux genoux. Marquès s’est retourné et m’a lancé un sale regard. Le cortège d’élèves est entré dans l’établissement en file indienne.

Pendant le cours d’histoire, alors que Mme Henry nous racontait les circonstances dans lesquelles Toutankhamon avait perdu la vie, à croire qu’elle se trouvait près de lui au moment de sa mort, je pensais à la récréation non sans appréhension.

La cloche allait sonner à 10 h 30, l’idée de me retrouver dans la cour avec Marquès ne m’enchantait pas vraiment, mais j’étais bien obligé de suivre les copains.

Je m’étais isolé sur le banc où j’avais taillé un brin de conversation avec le gardien pendant ma colle, juste avant de rentrer à la maison pour apprendre que mon père nous quittait, lorsque Marquès est venu s’asseoir à côté de moi.

— Je t’ai à l’oeil, me dit-il en m’empoignant par l’épaule. Ne t’avise pas de te présenter à l’élection du délégué de classe, je suis le plus vieux et c’est à moi que revient ce poste. Si tu veux que je te fiche la paix, un conseil, fais-toi discret, et puis ne t’approche pas d’Élisabeth, je dis ça pour ton bien. Tu es trop jeune, tu n’as aucune chance, alors inutile d’espérer, tu te ferais de la peine pour rien, petit crétin.


Il faisait beau ce matin-là dans la cour de récréation, je m’en souviens parfaitement, et pour cause ! Nos deux ombres se côtoyaient sur le bitume. Celle de Marquès mesurait un bon mètre de plus que la mienne, question de proportions, c’est mathématique. Je me suis déplacé subrepticement pour que mon ombre prenne le dessus. Marquès ne se rendait compte de rien, moi ce petit jeu m’amusait. Pour une fois c’était moi le plus fort, ça ne coûte rien de rêver. Marquès, qui continuait de me massacrer l’épaule, vit Élisabeth passer près du marronnier à quelques mètres de nous. Il se leva et me donna l’ordre de ne pas bouger, me laissant enfin tranquille.

Yves sortit de la remise où il rangeait son matériel. Il s’avança vers moi, et me regarda d’un air si sérieux que je me suis demandé ce que j’avais encore bien pu faire.

— Je suis désolé pour ton père, me dit-il. Tu sais, avec le temps, les choses finiront peut-être par s’arranger.

Comment pouvait-il déjà connaître la nouvelle ? Le départ de mon père ne faisait quand même pas la une de la gazette du village.

La vérité, c’est que dans les petites villes de province, tout se sait, aucun ragot n’échappe aux uns, avides du malheur des autres. Quand j’ai pris conscience de ça, la réalité du départ de papa m’est retombée une deuxième fois sur les épaules, tel un fardeau. Sûr que, dès le soir même, on en parlerait dans toutes les maisons des élèves de ma classe. Les uns rendraient ma mère responsable, pour les autres ce serait la faute de papa.

Dans tous les cas, je serais le fils incapable d’avoir rendu son père suffisamment heureux pour l’empêcher de partir.

L’année commençait franchement mal.

— Tu t’entendais bien avec lui ? me demanda Yves.

J’ai répondu oui d’un hochement de tête tout en regardant fixement le bout de mes chaussures.

— La vie est mal faite, moi mon père était un salaud. J’aurais tellement aimé qu’il quitte la maison. Je suis parti avant lui, pour ne pas dire à cause de lui.


— Papa n’a jamais levé la main sur moi ! rétorquai-je pour éviter tout malentendu.

— Le mien non plus, répliqua le gardien.

— Si vous voulez qu’on devienne copains, il faut se dire la vérité. Je sais bien que votre père vous frappait, il vous entraînait au fond du jardin pour vous donner une rouste avec sa ceinture.

Mais qu’est-ce qui m’avait pris de dire ça ? Je ne savais pas comment ces paroles étaient sorties de ma bouche. Peut-être que j’avais eu besoin d’avouer à Yves ce que j’avais vu ce fameux samedi alors que je rentrais de ma colle. Il me regarda droit dans les yeux.

— Qui t’a raconté ça ?

— Personne, répondis-je confus.

— Tu es soit un fouineur, soit un menteur.

— Je ne suis pas un fouineur ! Et vous, qui vous a dit pour mon père ?

— Je portais le courrier à Mme la directrice quand ta maman a appelé pour prévenir. La directrice était si consternée en raccrochant qu’elle en parlait à voix haute, répétant « Ces hommes, quels salauds, des vrais salauds ». Quand elle a pris conscience que je me trouvais en face d’elle, elle s’est sentie obligée de s’excuser. « Pas vous Yves », elle m’a dit. « Bien sûr pas vous », elle a même répété. Tu parles, elle pense pareil de moi, elle pense pareil de nous tous ; à ses yeux on est des salauds, mon petit, suffit d’être un homme pour appartenir au mauvais clan. Si tu avais vu comme elle était malheureuse quand l’école est devenue mixte. C’est bien connu, les hommes trompent leurs femmes, et on se demande avec qui ? Avec qui, sinon avec des femmes qui trompent aussi leurs hommes ? Et je sais de quoi je parle. Tu verras, quand tu seras grand.

J’aurais voulu faire croire à Yves que je ne savais pas de quoi il parlait, mais je venais de lui dire que notre camaraderie ne pourrait se construire sur le mensonge. Je savais parfaitement de quoi il parlait, depuis le jour où maman avait trouvé un tube de rouge à lèvres dans la poche du manteau de papa et que papa avait prétendu qu’il n’avait aucune idée de la façon dont il était arrivé là, jurant que c’était sûrement une mauvaise blague d’un copain de bureau. Papa et maman s’étaient disputés toute la nuit et j’en avais plus appris en un soir sur l’infidélité qu’avec tout ce que j’avais pu entendre dans les séries que maman regardait à la télé. Même sans image, c’est beaucoup plus authentique quand les acteurs du drame jouent dans la chambre à côté de la vôtre.

— Bon, je t’ai dit comment j’ai su pour ton père, reprit Yves, maintenant à ton tour.

La cloche sonnait la fin de la récré ; Yves a grommelé quelques mots et m’a ordonné de filer en cours. Il a ajouté que nous n’en avions pas fini, tous les deux. Il est reparti vers sa remise et moi vers ma classe.

Je marchai face au soleil et me retournai soudain ; l’ombre qui me suivait était à nouveau toute petite, celle qui devançait le gardien, bien plus grande. En ce début de semaine, une chose au moins était redevenue normale et ça me rassurait terriblement. Maman avait peut-être raison, j’avais trop d’imagination et ça me jouait parfois des sales tours.


*

* *


Je n’écoutai rien en cours d’anglais. D’abord je n’avais pas pardonné à Mme Schaeffer de m’avoir collé et puis de toute façon j’avais l’esprit ailleurs. Pourquoi ma mère avait-elle téléphoné à la directrice pour lui raconter sa vie, notre vie ?

Elles n’étaient pas meilleures amies que je sache, et je trouvais ce genre de confidence tout à fait déplacé. Est-ce qu’elle imaginait les conséquences pour moi quand la nouvelle se répandrait ? Je n’avais plus aucune chance avec Élisabeth. En supposant qu’elle aime les garçons à lunettes et de petite taille, ce qui déjà était une supposition relativement optimiste, qu’elle soit attirée par le contraire d’un Marquès, genre grand type baraqué et assez sûr de lui, comment pourrait-elle rêver d’un avenir avec quelqu’un dont le père avait quitté la maison pour toutes les raisons qu’on connaissait, la principale étant que son fils ne valait pas la peine de rester ?

J’ai ruminé cette pensée à la cantine, en cours de géographie, à la récréation de l’après-midi et sur le chemin de la maison. En rentrant chez moi, j’étais bien décidé à expliquer à ma mère la gravité du pétrin dans lequel elle m’avait fourré. Mais en tournant la clé dans la serrure, je me dis que ce serait trahir Yves ; ma mère rappellerait la directrice dès le lendemain pour lui reprocher de n’avoir pas su garder le secret, la directrice n’aurait pas besoin de mener une grande enquête pour découvrir l’origine de la fuite. En compromettant le gardien, je compromettais aussi les chances que notre camaraderie devienne un jour une belle amitié, et ce qui me manquait le plus dans cette nouvelle école, c’était un ami. Qu’Yves ait trente ou quarante ans de plus que moi m’était bien égal. Lorsque je lui avais mystérieusement chapardé son ombre, j’avais ressenti qu’il était digne de confiance. Il faudrait que je trouve un autre moyen de confondre ma mère.

Nous avons dîné devant la télé, maman n’était pas d’humeur à me faire la conversation. Depuis le départ de papa, elle ne parlait presque plus, comme si les mots étaient devenus trop difficiles à prononcer.

En allant me coucher, j’ai repensé à ce qu’Yves m’avait expliqué à la récréation : avec le temps les choses finissent parfois par s’arranger. Peut-être que dans quelque temps maman reviendrait me dire bonsoir dans ma chambre, comme avant. Cette nuit-là, même les rideaux tirés sur la fenêtre entrouverte sont restés immobiles, plus rien n’osait déranger le silence qui régnait dans la maison, même pas une ombre dans les plis du tissu.


*

* *


On pourrait croire que le cours de ma vie changea avec le départ de mon père, mais ce ne fut pas le cas. Papa rentrant souvent tard du bureau, j’avais depuis longtemps pris l’habitude de passer mes soirées en tête à tête avec ma mère. La promenade dominicale que nous faisions à bicyclette me manquait, mais je la remplaçai très vite par les dessins animés que maman me laissait regarder pendant qu’elle lisait son journal. À nouvelle vie, nouvelles habitudes ; nous allions partager un hamburger au restaurant du coin et nous nous promenions ensuite dans les rues commerçantes. Les boutiques étaient fermées, mais maman ne semblait pas toujours s’en rendre compte.

À l’heure du goûter, elle me proposait invariablement d’inviter des copains à la maison. Je haussais les épaules et lui promettais de le faire... plus tard.


Il avait plu tout octobre. Les marronniers avaient perdu leurs feuilles et les oiseaux se faisaient rares sur les branches dénudées. Bientôt leur chant se tut complètement, l’hiver ne tarderait pas.

Chaque matin, je guettais l’apparition d’un rayon de soleil, mais il me fallut attendre la mi-novembre pour qu’il perce enfin la couche des nuages.


*

* *


Aussitôt le ciel redevenu bleu, notre professeur de sciences naturelles organisa une sortie en plein air. Il ne restait que quelques jours pour aller collecter de quoi élaborer un herbier digne de ce nom.

Un autocar affrété pour l’occasion nous déposa en lisière de la forêt qui borde notre petite ville. Nous voilà, la section 6C au grand complet, affrontant l’humus et la terre glissante pour ramasser toutes sortes de végétaux, feuilles, champignons, herbes hautes et mousses aux couleurs changeantes. Marquès guidait la marche, tel un sergent-chef. Les filles de la classe rivalisaient de simagrées pour attirer son attention, mais pas un instant il ne quitta Élisabeth des yeux. À l’écart des autres, elle faisait celle qui ne s’en rendait pas compte, mais je n’étais pas dupe et je compris, déçu, qu’elle en était bien contente.

Pour avoir prêté trop d’attention au pied d’un grand chêne où poussait une amanite au chapeau digne de la coiffe d’un Schtroumpf, je me retrouvai à la traîne et isolé du groupe. En d’autres termes, j’étais perdu. J’entendis au loin notre professeur crier mon prénom, mais impossible d’identifier d’où venaient ses appels.

Je tentai de rejoindre le groupe, mais je dus vite me rendre à l’évidence, soit la forêt était sans fin, soit je tournais en rond. Je levai la tête vers les cimes des érables, le soleil déclinait et je commençais à avoir une sacrée trouille.

Tant pis pour mon amour-propre, je hurlai de toutes mes forces. Les copains devaient se trouver à bonne distance, car aucune voix ne faisait écho à mes appels au secours. Je m’assis sur la souche d’un chêne et me mis à penser à ma mère. Qui lui tiendrait compagnie le soir si je ne rentrais pas ? Est-ce qu’elle allait croire que j’étais parti comme papa ? Lui, au moins, l’avait prévenue. Jamais elle ne me pardonnerait de l’avoir abandonnée ainsi, surtout au moment où elle avait le plus besoin de moi. Même s’il lui arrivait d’oublier ma présence quand nous parcourions ensemble les allées du supermarché, même si elle ne m’adressait plus souvent la parole à cause des mots trop difficiles à prononcer, ou si elle ne venait plus me dire bonsoir dans ma chambre, je savais qu’elle serait très malheureuse. Mince, j’aurais dû penser à tout ça avant de rêvasser devant ce stupide champignon. Si je le retrouvais, je le décoifferais d’un bon coup de pied pour m’avoir joué ce mauvais tour.

— Mais bon sang, qu’est-ce que tu fiches, imbécile ?

C’était bien la première fois depuis la rentrée que j’étais content de voir la tête de Marquès, elle apparut entre deux hautes fougères.


— Le prof de sciences est dans tous ses états, il était prêt à organiser une battue, je lui ai dit que j’allais te retrouver. Quand on va à la chasse, mon paternel n’arrête pas de me dire que j’ai un don pour dénicher le mauvais gibier. Je vais finir par croire qu’il a raison. Tu te dépêches, oui ! Tu devrais voir ta tête, je suis sûr que si j’avais attendu encore un peu je t’aurais surpris en larmes comme une mauviette.

Pour me balancer ces bonnes paroles, Marquès s’était agenouillé face à moi. Le soleil était dans son dos et auréolait sa tête, ce qui lui donnait un air encore plus menaçant que d’habitude. Il avait collé son visage si près du mien que je pouvais sentir les relents de son chewing-gum. Il s’est redressé et m’a donné un coup sur le bras.

— Alors, on y va ou tu préfères passer la nuit ici ?

Je me suis levé sans rien dire et je l’ai laissé faire quelques pas en avant.

C’est lorsqu’il s’est éloigné que je me suis rendu compte que quelque chose clochait. L’ombre que je traînais derrière moi devait mesurer un bon mètre de plus que la normale, celle de Marquès était toute petite, si petite que j’en ai déduit qu’il ne pouvait s’agir que de la mienne.

Si après m’avoir sauvé Marquès découvrait que j’en avais profité pour lui piquer son ombre, ce n’était plus mon trimestre mais ma scolarité tout entière qui serait foutue, jusqu’à l’examen de sortie à mes dix-huit ans. Pas besoin d’être doué en calcul mental pour savoir que ça représentait un paquet de journées à vivre un cauchemar éveillé.

Je lui ai emboîté le pas aussitôt, bien décidé à ce que nos ombres se chevauchent à nouveau pour que tout redevienne normal comme avant, avant que papa ne quitte la maison. Tout ça n’avait aucun sens, on ne confisque pas l’ombre de quelqu’un comme ça ! C’était pourtant bien ce qui venait de se produire, pour la deuxième fois. L’ombre de Marquès s’était superposée à la mienne et, lorsqu’il s’était éloigné de moi, elle était restée accrochée au bout de mes pieds. Mon coeur battait la chamade, j’avais les jambes en coton.


Nous avons traversé la clairière vers le chemin où le professeur de sciences naturelles et les copains nous attendaient. Marquès levait les bras au ciel en signe de victoire, il avait l’air d’un chasseur et moi du trophée qu’il traînait derrière lui. Le professeur nous faisait de grands signes, pour que l’on se dépêche. Le bus attendait. Je sentais que j’allais encore en prendre pour mon grade. Les copains nous dévisageaient et je devinais les moqueries dans leurs regards.

Au moins ce soir-là, ils auraient une autre histoire à raconter chez eux que les problèmes de couple de mes parents.

Élisabeth était déjà assise dans le bus, à la même place qu’à l’aller. Elle ne regardait même pas par la vitre, ma disparition n’avait pas dû beaucoup l’inquiéter. Le soleil glissait un peu plus vers la ligne d’horizon, nos ombres s’effaçaient petit à petit, devenant à peine visibles. Tant mieux, personne ne remarquerait ce qui s’était produit dans la forêt.

Je grimpai dans le bus, l’air penaud. Le prof de sciences me demanda comment j’avais fait pour me perdre et me confia que je lui avais fichu une peur bleue, mais il avait l’air content que tout se soit bien terminé, on en resterait là. Je suis allé m’asseoir sur la banquette du fond et je n’ai plus dit un mot de tout le retour. De toute façon, je n’avais rien à dire, je m’étais perdu, voilà tout, ça arrive aux meilleurs. J’avais vu à la télévision un documentaire sur des alpinistes chevronnés qui s’étaient égarés dans la montagne, et moi je n’ai jamais prétendu être un randonneur chevronné.


Lorsque je suis rentré à la maison, maman m’attendait dans le salon. Elle m’a pris dans ses bras et m’a serré très fort, presque trop fort à mon goût.

— Tu t’es perdu ? dit-elle en me caressant la joue.

Elle devait être reliée par talkie-walkie avec la directrice de l’école, c’était pas possible autrement que les informations à mon sujet circulent aussi vite.

Je lui ai expliqué ma mésaventure, elle a tenu absolument à ce que je prenne un bain chaud. J’avais beau lui répéter que je n’avais pas eu froid, elle ne voulait rien entendre. À croire que ce bain allait nous laver de tous les tracas qui s’étaient abattus sur nos vies : pour elle le départ de papa et pour moi l’arrivée de Marquès.

Pendant qu’elle me frictionnait les cheveux avec un shampoing qui me piquait les yeux, je fus bien tenté de lui parler de mon problème avec les ombres, mais je savais qu’elle ne me prendrait pas au sérieux, elle m’accuserait encore d’affabuler, alors j’ai préféré me taire en espérant qu’il ferait mauvais temps le lendemain, les ombres resteraient ainsi voilées par la grisaille du ciel.

Au dîner, j’ai eu droit à du rosbif et des frites, je devrais penser à me perdre plus souvent en forêt.


*

* *


Maman entra dans ma chambre à 7 heures du matin. Le petit déjeuner était prêt, je n’avais plus qu’à faire ma toilette, à m’habiller et à descendre illico si je ne voulais pas être en retard. En fait, j’aurais bien aimé arriver en retard à l’école, j’aurais même adoré ne plus y aller du tout. Maman m’annonça qu’il allait faire une très belle journée, et ça la mettait de bonne humeur. J’entendis ses pas dans l’escalier et je m’enfouis aussitôt sous ma couette. J’ai supplié mes pieds d’arrêter de n’en faire qu’à leur tête, je les ai suppliés de ne plus voler d’ombres et surtout de rendre la sienne à Marquès dès que possible. Bien sûr, parler à ses pieds au petit matin ça peut paraître bizarre, mais il faut se mettre à ma place pour comprendre ce que j’endurais.

Mon cartable solidement accroché dans le dos, je marchais vers l’école en réfléchissant à mon problème. Pour procéder à l’échange incognito, il fallait encore que l’ombre de Marquès et la mienne se chevauchent à nouveau ; ce qui signifiait aussi que je devais trouver un prétexte pour m’approcher de Marquès et lui adresser la parole.


La grille de l’école était à quelques mètres, j’inspirai un grand coup avant d’entrer. Marquès était assis sur le dossier du banc, entouré des copains qui l’écoutaient raconter ses histoires. Le dépôt des candidatures à l’élection du délégué de classe avait été fixé à la fin de la journée, il était en pleine campagne électorale.

J’avançai vers le groupe. Marquès avait dû sentir ma présence car il s’était retourné et me lançait un mauvais regard.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Les autres guettaient ma réponse.

— Te remercier pour hier, dis-je en balbutiant.

— Eh bien c’est fait, maintenant tu peux aller jouer aux billes, m’a-t-il répondu tandis que les copains ricanaient.

Je ressentis alors une force dans mon dos, une force qui me poussait à faire trois pas vers lui au lieu de me retirer comme il me l’avait ordonné.

— Quoi encore ? demanda-t-il en haussant le ton.

Je jure que ce qui s’est passé ensuite n’était pas prévu, que je n’avais pas prémédité une seconde ce que j’allais pourtant dire d’une voix assurée qui me surprit moi-même.

— J’ai décidé de me présenter à l’élection du délégué de classe, je préférais que les choses soient claires entre nous !

La force me poussait maintenant en sens inverse, cette fois en direction du préau vers lequel j’avançais, comme un soldat droit dans ses bottes.

Pas un bruit derrière moi. Je m’attendais à entendre des ricanements, seule la voix de Marquès brisa le silence.

— Alors, c’est la guerre, dit-il. Tu vas le regretter.

Je ne me retournai pas.

Élisabeth, qui ne s’était pas mêlée au groupe, croisa mon chemin et me chuchota que Marquès lui tapait sur les nerfs, puis elle s’éloigna en faisant comme si de rien n’était. J’estimai que ma durée de vie n’irait pas au-delà de la prochaine récréation.


Et à la récréation, le soleil pointait au-dessus de la cour. Je regardais les élèves qui commençaient une partie de basket, quand j’ai vu s’allonger devant mes pieds ce que je redoutais tant. Non seulement mon ombre était trop grande pour être la mienne, mais je ne me sentais plus tout à fait le même.

Combien de temps avant que quelqu’un s’en aperçoive et révèle ce secret qui me terrorisait ? Par mesure de précaution, j’ai regagné le préau. Luc, le fils du boulanger, qui s’était cassé la jambe pendant les vacances et portait encore une attelle, m’a fait signe de venir le rejoindre. Je me suis assis près de lui.

— Je t’avais sous-estimé. C’est drôlement gonflé ce que tu viens de faire.

— C’est plutôt suicidaire, répondis-je, et puis je n’ai aucune chance.

— Si tu veux gagner, tu dois changer d’état d’esprit. Rien n’est jamais perdu d’avance, il faut avoir la volonté d’un vainqueur pour avoir ses chances, c’est mon père qui dit ça. Et puis je ne suis pas d’accord avec toi. Je suis sûr que, sous leurs airs de bons camarades, il y en a plus d’un qui ne le supportent pas.

— Qui ça ?

— Ton rival, de qui veux-tu que je parle ? En tout cas, tu peux compter sur moi, je suis de ton côté.


Cette petite conversation de rien du tout était la plus belle chose qui me soit arrivée depuis la rentrée. Ce n’était encore qu’une promesse, mais la seule idée d’avoir enfin un copain de mon âge suffisait à me faire oublier tout le reste, mon affrontement avec Marquès, mon problème d’ombre et, pendant quelques instants, j’en oubliai même que papa ne serait plus à la maison pour que je lui raconte tout ça.


Le mercredi, c’était la quille à 15 h 30. Après avoir inscrit mon nom sur la liste des candidatures punaisée sur le tableau en liège du secrétariat de l’école – j’avais remarqué à ce sujet que mon nom était le seul à figurer sous celui de Marquès –, je repris le chemin de la maison, en proposant à Luc de le raccompagner chez lui puisque nous habitions dans le même quartier.

Nous marchions l’un à côté de l’autre sur le trottoir et je redoutais qu’il se rende compte que quelque chose clochait avec nos ombres, la mienne s’étirait bien plus loin que la sienne alors que nous mesurions presque la même taille. Mais il ne prêtait aucune attention à nos pas, peut-être à cause de son attelle qui lui fichait un complexe. Les élèves l’appelaient Capitaine Crochet depuis le jour de la rentrée.

En passant à la hauteur de la pâtisserie, il me demanda si un pain au chocolat me tenterait. Je n’avais pas assez d’argent de poche pour m’en offrir un, mais ce n’était pas grave, j’avais dans mon cartable un sandwich au Nutella préparé par maman, ce serait tout aussi bon et on pouvait se le partager. Luc éclata de rire et me dit que sa mère n’avait pas l’habitude de lui faire payer ses goûters. Puis il me montra fièrement la devanture de la boulangerie. Sur la vitrine, en lettres délicatement peintes à la main, on pouvait lire « Boulangerie Shakespeare ».

Et devant mon air ahuri, il me rappela que son père était boulanger et que ça tombait bien parce que la « Boulangerie Shakespeare », c’était justement celle de ses parents.

— Tu t’appelles vraiment Shakespeare ?

— Oui, vraiment, mais aucun lien de parenté avec le père d’Hamlet, c’est juste un synonyme.

— Homonyme ! repris-je.

— Si tu veux. Bon, on le mange ce pain au chocolat ?

Luc poussa la porte du magasin. Sa maman était ronde comme une brioche, et souriante. Elle nous accueillit avec un accent qui n’était pas du coin. La maman de Luc avait une voix chantante, une voix à vous mettre tout de suite de bonne humeur, une façon de parler qui vous faisait vous sentir le bienvenu.

Elle nous proposa un pain au chocolat ou un éclair au café et, avant que nous ayons eu le temps de choisir, elle décida de nous offrir les deux. J’étais gêné, mais Luc me dit que son père en fabriquait toujours trop et que de toute façon, ce qui ne serait pas vendu en fin de journée serait bon pour la poubelle, alors autant ne pas gâcher. Nous avons dévoré notre pain au chocolat et notre éclair au café sans nous faire prier.

La maman de Luc lui demanda de garder le magasin, le temps qu’elle aille chercher la nouvelle fournée de pains dans l’atelier.

Ça me faisait un drôle d’effet de voir mon copain assis sur le tabouret derrière la caisse. Soudain, je nous imaginais avec vingt ans de plus, en habits d’adultes, lui dans la peau du boulanger et moi dans celle d’un client de passage...

Maman me dit souvent que j’ai l’imagination galopante. J’ai fermé les yeux et, étrangement, je me suis vu entrer dans cette boulangerie, j’avais une petite barbe et je tenais une sacoche à la main, peut-être que quand je serai grand, je serai médecin ou comptable ; les comptables aussi portent des sacoches. J’avance vers le présentoir et commande un éclair au café quand soudain, je reconnais mon vieux copain d’école. Je ne l’ai pas revu depuis toutes ces années, on tombe dans les bras l’un de l’autre et on partage un éclair au café et un pain au chocolat en souvenir du bon temps.

Je crois que c’est dans cette boulangerie, en regardant mon copain Luc jouer au caissier, que j’ai pris conscience, pour la première fois, que j’allais vieillir. Je ne sais pas pourquoi, mais pour la première fois aussi, je n’ai plus eu envie de quitter mon enfance, plus du tout eu envie d’abandonner ce corps que je trouvais jusque-là trop petit. Je me sentais vraiment bizarre depuis que j’avais piqué l’ombre de Marquès, il devait y avoir des effets secondaires à cet étrange phénomène et cette idée n’était pas faite pour me rassurer.

Quand la mère de Luc remonta du fournil avec une grille de petits pains chauds qui sentaient drôlement bon, Luc lui dit qu’il n’y avait eu aucun client. Elle soupira en haussant les épaules, arrangea les petits pains sur l’étagère de la vitrine et nous demanda si nous n’avions pas des devoirs. J’avais promis à maman de finir les miens avant son retour, je remerciai encore Luc et sa mère et je repris le chemin de la maison.


Au carrefour, j’ai déposé mon sandwich au Nutella sur un muret, pour le goûter des oiseaux ; je n’avais plus faim et je ne voulais surtout pas vexer ma mère en lui laissant croire que ses goûters

étaient

moins

bons

que

les

gâteaux

de

Mme Shakespeare.

Devant moi, l’ombre s’était encore allongée. Je rasais les murs, de peur de croiser un autre copain.

Arrivé à la maison, j’ai foncé dans le jardin pour étudier le phénomène de plus près. Papa dit que pour grandir il faut apprendre à affronter ses peurs, les confronter à la réalité. C’est ce que j’ai tenté de faire.

Certains passent des heures devant le miroir en espérant y voir un autre reflet que le leur, moi j’ai joué toute la fin d’après-midi avec ma nouvelle ombre et, à ma grande surprise, j’ai ressenti comme une renaissance. Pour la première fois, même si ce n’était qu’en négatif imprimé sur le sol, j’avais l’impression d’être un autre. Quand le soleil est passé derrière la colline, je me suis senti un peu seul et presque triste.

Après un dîner vite expédié, mes devoirs étaient faits et maman regardait son feuilleton préféré – elle avait décrété que la vaisselle attendrait –, j’ai pu m’échapper au grenier sans même qu’elle s’en rende compte. J’avais une idée en tête. Là-

haut, dans les soupentes, il y avait une grande lucarne, ronde comme la pleine lune, et la lune était parfaitement pleine ce soir-là. Il fallait à tout prix que j’éclaircisse ce qui m’arrivait. Ce n’était pas anodin de marcher sur l’ombre de quelqu’un et de repartir avec. Puisque maman me disait que j’avais trop d’imagination, j’ai décidé d’aller vérifier ça au calme et le seul endroit où je suis vraiment au calme, c’est dans le grenier.

Là-haut, c’était mon monde à moi. Mon père n’y allait jamais, c’était trop bas de plafond, il se cognait toujours la tête et ça lui faisait dire des mots terribles, du genre « putain », « bordel » et

« merde ». Parfois les trois en une seule phrase. Moi, si j’en avais dit un seul, j’en aurais pris pour mon grade, mais les adultes ont droit à des tas de trucs qui nous sont interdits. Bref, dès que j’ai été en âge de grimper au grenier, mon père m’a envoyé à sa place et j’étais ravi de lui rendre ce service. Pour être tout à fait honnête, au début le grenier me faisait un peu peur, à cause de la pénombre, mais plus tard, ça a été tout le contraire. J’adorais me faufiler au milieu des malles et des vieilles boîtes en carton.

Dans l’une d’elles, j’avais découvert une collection de photos de maman quand elle était très jeune. Maman est toujours belle mais là, elle était carrément jolie. Et puis, il y avait la boîte qui contenait les photos du mariage de mes parents. C’est fou comme ils avaient l’air de s’aimer ce jour-là.

En les regardant, je me suis demandé ce qui s’était passé : comment tout cet amour avait pu disparaître ? Et surtout, où était-il parti ? L’amour, c’est peut-être comme une ombre, quelqu’un le piétine et part avec. Peut-être que trop de lumière, c’est dangereux pour l’amour, ou alors c’est le contraire, sans lumière, l’ombre d’un amour s’efface et finit par s’en aller. J’ai piqué une photo dans l’album rangé au grenier : papa tient la main de maman sur le perron de la mairie. Maman a le ventre un peu rond, du coup, je suis un peu là moi aussi. Autour de mes parents, il y a des oncles et des tantes, des cousins et cousines que je ne connais pas et tout ce monde a l’air de s’amuser. Peut-être que je me marierai un jour moi aussi, avec Élisabeth si elle est d’accord, si je prends quelques centimètres, disons une bonne trentaine.

Dans le grenier il y avait aussi des jouets cassés, tous ceux que je n’avais pas été capable de remonter après avoir étudié de près comment ils avaient été fabriqués. Bref, au milieu du bric-

à-brac de mes parents, je me sentais dans un autre univers, un univers à ma taille. Mon monde à moi se trouvait dans ma maison, mais sous les toits.


Me voilà face à la lucarne, je me tiens bien droit pour regarder la lune se lever, elle est pleine et sa lumière se pose sur les planches en bois du grenier. On voit même flotter des particules de poussière en suspension dans l’air, ça donne un côté paisible au lieu, c’est si calme ici. Ce soir, avant le retour de maman, je suis allé dans l’ancien bureau de papa pour y chercher tout ce que je pouvais lire sur les ombres. La définition de l’encyclopédie était un peu compliquée, mais grâce aux illustrations j’ai pu apprendre pas mal de trucs sur la façon de les faire apparaître, de les déplacer ou de les orienter. Mon stratagème devait fonctionner dès que la lune serait dans l’axe.

Je guettais ce moment avec impatience, en espérant qu’elle serait en bonne place avant la fin du feuilleton de maman.

Enfin, ce que j’attendais s’est produit. Droit devant moi, j’ai vu l’ombre s’étirer sur les lattes du grenier. J’ai toussoté un peu, pris mon courage à deux mains et j’ai affirmé d’une voix franche ce dont j’étais désormais certain.

— Tu n’es pas mon ombre !

Je ne suis pas fou et j’avoue avoir eu sacrément peur quand j’ai entendu l’ombre me répondre dans un murmure.

— Je sais.

Silence de mort. Alors j’ai poursuivi, la bouche sèche et la gorge serrée.

— Tu es l’ombre de Marquès, c’est ça ?

— Oui, a-t-elle soufflé à mes oreilles.

Quand l’ombre s’adresse à moi, c’est un peu comme lorsqu’on a une musique dans la tête, il n’y a pas de musicien mais on entend pourtant de façon aussi réelle que si un orchestre imaginaire jouait tout près de soi. Ça fait le même effet.

— Je t’en supplie, ne dis rien à personne, m’a dit l’ombre.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi moi ? ai-je demandé, inquiet.

— Je me suis évadée, tu ne t’en es pas douté ?

— Pourquoi tu t’es évadée ?

— Tu sais ce que c’est que d’être l’ombre d’un imbécile ? C’est insupportable, je n’en peux plus. Déjà quand il était petit c’était pénible, mais plus il grandit et moins je le supporte. Les autres ombres, la tienne en particulier, se moquent de moi. Si tu savais la chance qu’a ton ombre, et si tu savais aussi ce qu’elle est arrogante avec moi. Tout ça parce que tu es différent.

— Je suis différent ?


— Oublie ce que je viens de dire. Les autres ombres affirment qu’on n’a pas le choix, on est l’ombre d’une seule personne, et pour toujours. Il faudrait que cette personne change pour que votre sort s’améliore. Avec Marquès, autant te dire que le futur qui m’attend n’est pas des plus glorieux. Tu imagines ma surprise quand j’ai senti que je pouvais me détacher de lui, au moment où tu t’es retrouvé à ses côtés ? Tu as un pouvoir extraordinaire, alors je n’ai pas réfléchi, c’était le moment ou jamais de me faire la belle. J’ai un peu profité de ma taille, à force d’être l’ombre de Marquès, j’ai des excuses. J’ai poussé la tienne pour prendre sa place.

— Et mon ombre, t’en as fait quoi ?

— À ton avis ? Il fallait bien qu’elle se raccroche à quelque chose, elle est repartie avec mon ancien propriétaire. Elle doit faire une sale tête en ce moment.

— C’est dégueulasse, ce que tu as fait à mon ombre. Dès demain, je te rends à Marquès et je la récupère.

— Je t’en prie, laisse-moi rester avec toi. Je voudrais savoir ce que ça fait d’être l’ombre de quelqu’un de bien.

— Je suis quelqu’un de bien ?

— Tu peux le devenir.

— Non, c’est impossible que je te garde, les gens vont finir par se rendre compte que quelque chose ne va pas.

— Les gens ne font déjà pas attention aux autres, alors à leurs ombres... Et puis, c’est dans ma nature de rester dans l’ombre.

Avec un peu d’entraînement et de complicité nous finirons bien par y arriver.

— Mais tu mesures au moins trois fois ma taille.

— Ce ne sera pas toujours le cas, ce n’est qu’une question de temps. Disons que jusqu’à ce que tu grandisses, tu devras toi aussi rester un peu dans l’ombre, mais dès que tu auras poussé, c’est moi qui t’entraînerai vers la lumière. Réfléchis, c’est un sacré avantage d’avoir l’ombre d’un grand. Sans moi, tu ne te serais jamais présenté à l’élection du délégué de classe. Qui t’a donné confiance en toi, à ton avis ?


— C’est toi qui m’as poussé ?

— Qui d’autre ? confia l’ombre.

Soudain, j’entendis la voix de ma mère me demander, du bas de l’échelle qui grimpe au grenier, avec qui je pouvais bien discuter. Je lui ai répondu sans réfléchir que je parlais avec mon ombre. Évidemment, elle a répliqué que je ferais mieux d’aller me coucher, au lieu de dire des âneries. Les adultes ne vous croient jamais quand vous leur confiez des choses sérieuses.

L’ombre a haussé les épaules, j’ai eu l’impression qu’elle me comprenait. Je me suis éloigné de la lucarne et elle a disparu.


*

* *


J’ai fait un rêve vraiment étrange cette nuit-là. Je partais à la chasse avec mon père, et même si je n’aime pas la chasse, j’étais heureux de le retrouver. Je le suivais, mais il ne se retournait jamais et je ne pouvais pas voir son visage. L’idée de tuer des animaux ne me procurait aucun plaisir. Il m’envoyait en éclaireur à travers des champs immenses où s’élevaient de hautes herbes roussies par le soleil, que le vent faisait onduler doucement. Je devais progresser en tapant dans mes mains pour que les tourterelles s’envolent, alors il leur tirait dessus.

Pour empêcher ce massacre, j’avançais le plus lentement possible. Quand je laissais filer un lapin entre mes jambes, mon père me traitait de bon à rien juste capable de lever le mauvais gibier. C’est cette phrase qui m’a fait comprendre, dans mon rêve, que cet homme au loin n’était pas mon père, mais celui de Marquès. Je me trouvais à la place de mon ennemi, et ce n’était pas une sensation agréable du tout.

Bien sûr, j’étais plus grand et je me sentais plus fort que d’habitude, mais je ressentais une profonde tristesse, comme si un chagrin m’avait envahi.


Après la chasse, nous sommes rentrés dans une maison qui n’était pas la mienne. Je me suis retrouvé assis à la table du dîner, le père de Marquès lisait son journal, sa mère regardait la télévision, personne ne s’adressait la parole. Chez nous on parlait beaucoup à table ; quand papa était là, il me demandait comment s’était passée ma journée, et depuis son départ, maman m’interrogeait à sa place. Mais les parents de Marquès se moquaient bien de savoir s’il avait fait ses devoirs. J’aurais pu trouver ça épatant, en fait c’était tout le contraire, et j’ai compris d’où venait cette peine soudaine ; même si Marquès était mon ennemi, j’étais triste pour lui, triste de l’indifférence qui régnait dans sa maison.


*

* *


Quand le réveil a sonné, j’étais en nage. J’avais le souffle court et je me sentais aussi brûlant que par un jour de fièvre, mais soulagé que tout ça n’ait été qu’un cauchemar. Un grand frisson m’a parcouru et tout est redevenu normal. Ce matin-là, retrouver les murs de ma chambre a suffi à me rendre heureux.

En faisant ma toilette, je me suis demandé si je devais raconter à ma mère ce qui m’arrivait. J’aurais voulu partager ce secret avec elle mais je devinais déjà sa réaction.

La première chose que j’ai faite en descendant dans la cuisine a été de me précipiter à la fenêtre. Le ciel était couvert, pas la moindre trace de bleu à l’horizon, même pas de quoi tailler une culotte de marin comme disait mon père, quand il se résignait à annuler sa partie de pêche. J’ai bondi sur la télécommande pour allumer la télé.

Maman ne comprenait pas pourquoi je m’intéressais autant à la météo. J’ai raconté que je préparais un exposé sur le réchauffement climatique et je lui ai demandé de bien vouloir me laisser écouter sans interrompre tout le temps la dame qui annonçait qu’un front nuageux dû à une forte zone de dépression allait s’installer dans notre région pendant plusieurs jours. Moi aussi j’allais sacrément déprimer si le soleil ne revenait pas rapidement. Avec tous ces nuages, aucune chance de voir les ombres apparaître, impossible donc de rendre la sienne à Marquès. J’ai pris mon cartable et suis parti à l’école, avec une boule au ventre.


*

* *


Luc passait toutes les récrés assis sur le banc. Avec son attelle et sa béquille, il n’avait pas grand-chose d’autre à faire. Je l’ai rejoint et il m’a montré Marquès du doigt. Ce grand imbécile allait serrer les mains de tous les élèves de la classe et faisait semblant de s’intéresser aux discussions des filles.

— Tiens, aide-moi à marcher, j’ai la jambe tout ankylosée.

Je lui ai tendu la main et nous sommes partis faire quelques pas. Ça devait être mon jour de chance, au moment où on s’est approchés de Marquès, une minuscule éclaircie a percé le ciel obscur. J’ai regardé aussitôt le sol de la cour, c’était un véritable fouillis, toutes les ombres se chevauchaient, comme pour un conciliabule – on avait appris ce mot au cours d’histoire juste avant la récré. Marquès s’est retourné vers nous et nous a fait comprendre d’un regard que nous n’étions pas les bienvenus dans les parages. Luc a haussé les épaules.

— Viens, il faut que je te parle. Le jour du vote approche, m’a-t-il dit en s’appuyant sur sa béquille. Je te rappelle que les élections ont lieu vendredi, il serait temps que tu fasses quelque chose qui te rende un peu populaire.

Les mots de Luc avaient sonné comme une phrase d’adulte.

Le regarder boiter ainsi, le dos un peu voûté, me replongea aussitôt dans un drôle de songe. Je nous voyais à nouveau tous les deux, bien plus vieux que nous ne l’étions, encore plus vieux que la dernière fois dans la boulangerie. À croire que notre amitié avait duré toute une vie. Luc n’avait presque plus de cheveux, son front dégarni remontait jusqu’au milieu du crâne.

Il avait les traits tirés, la peau de son visage était flétrie, mais ses yeux bleus brillaient toujours autant, ce que je trouvais rassurant.

— Qu’est-ce que tu voudrais faire plus tard ? lui demandai-je.

— Je ne sais pas, il faut décider de ça tout de suite ?

— Non, pas forcément, enfin, je ne crois pas. Mais si tu devais choisir maintenant, tu voudrais faire quoi ?

— Reprendre la boulangerie de mes parents, j’imagine.

— Je voulais dire, si tu avais le choix de faire autre chose ?

— J’aimerais être comme M. Chabrol, le médecin, mais je ne crois pas que ce sera possible. Maman dit qu’au train où vont les choses, il n’y aura bientôt plus assez de clients pour que la boulangerie prospère. Depuis que le supermarché vend du pain, mes parents ont du mal à joindre les deux bouts, alors tu imagines, me payer des études de médecine !

Je savais que Luc ne serait pas médecin, je le savais de toutes mes forces depuis que nous avions partagé un pain au chocolat et un éclair au café, depuis que je l’avais vu assis derrière la caisse. Luc resterait dans notre petite ville ; sa famille n’aurait jamais les moyens de lui offrir de quoi faire de longues études.

D’un côté, c’était une bonne nouvelle parce que ça signifiait que la boulangerie résisterait à la guerre du supermarché, mais il ne serait jamais docteur. Je ne voulais pas le lui annoncer, je devinais que ça lui ferait de la peine, peut-être même que ça le découragerait, il était pourtant le meilleur en sciences naturelles. Alors je me suis tu et j’ai gardé ce secret pour moi. Il faut que je fasse attention où je mets les pieds, que je surveille chacun de mes pas. Même par jour de mauvais temps, on n’est pas à l’abri d’une petite éclaircie. Savoir à l’avance ce qui va arriver aux gens qu’on aime bien, ça ne rend pas nécessairement heureux.

— Alors, pour cette élection, qu’est-ce que tu comptes faire ?

J’avais une autre question en tête.

— Luc, si tu avais le pouvoir de deviner ce que les gens pensent, ou plutôt ce qui les rend malheureux, tu ferais quoi ?


— Où est-ce que tu vas chercher des idées pareilles ? Ça n’existe pas, ce pouvoir-là.

— Je le sais bien, mais si ça existait quand même, comment tu l’utiliserais ?

— Je ne sais pas, ce n’est pas très marrant comme pouvoir, j’imagine que j’aurais peur que le malheur des autres déteigne sur moi.

— C’est tout ce que tu ferais ? Tu aurais peur ?

— Chaque fin de mois, quand mes parents font les comptes de la boulangerie, je les vois inquiets, mais je ne peux rien y faire et ça me rend malheureux. Alors si je devais ressentir le malheur de tous les gens, ce serait terrible.

— Et si tu pouvais changer le cours des choses ?

— Ben, j’imagine que je le ferais. Bon, ton pouvoir me fiche le cafard, alors revenons à cette élection et réfléchissons ensemble.

— Luc, si tu devenais maire du village plus tard, ça te plairait ?

Luc s’adossa au mur de l’école pour reprendre un peu son souffle. Il me regarda fixement et son air sombre fit place à un grand sourire.

— J’imagine que ce serait chouette, mes parents aimeraient bien ça, et puis je pourrais faire passer une loi pour interdire au supermarché d’ouvrir un rayon boulangerie. Je crois que j’interdirais aussi le rayon articles de pêche, parce que le meilleur copain de mon père, c’est le droguiste sur la place du marché et lui aussi ses affaires vont mal depuis que le supermarché lui fait de la concurrence.

— Tu pourrais même faire voter une loi qui interdirait complètement le supermarché.

— Je crois que quand je serai maire de la ville, me dit Luc en me tapant sur l’épaule, je te prendrai comme ministre du Commerce.

Plus tard en rentrant à la maison, il faudrait que je demande à ma mère si les maires ont des ministres, j’aimerais bien être le ministre de Luc mais j’ai quand même un petit doute.


Dans le couloir qui menait à la salle de classe, j’ai espéré que les choses se seraient remises en ordre pendant l’éclaircie à la récré, et que l’ombre de Marquès aurait retrouvé son propriétaire ; j’ai prié pour qu’à la prochaine éclaircie je retrouve la mienne au bout de mes chaussures et en même temps, aussi étrange que cela paraisse, je me suis senti un peu lâche d’avoir pensé ça.


*

* *


La leçon de mathématiques venait de commencer quand un bruit assourdissant se fit entendre dans la cour. Les carreaux volèrent en éclats, le professeur nous hurla de nous jeter à terre.

Il n’eut pas besoin de nous le répéter deux fois.

S’ensuivit comme un silence de mort. M. Gerbier se releva le premier et nous demanda si l’un de nous était blessé, il avait l’air terrorisé. À part quelques éclats de verre dans les cheveux et deux filles qui pleuraient sans qu’on sache pourquoi, tout allait plutôt bien, sauf les fenêtres qui faisaient vraiment la gueule et les pupitres tout en désordre. Le professeur nous fit sortir au plus vite et nous ordonna de nous mettre en file indienne. Il quitta la classe en dernier et courut dans le couloir pour se mettre devant nous. Je ne sais pas s’ils avaient répété l’exercice entre profs mais toutes les autres classes avaient fait comme nous et il y avait un monde fou ; la cloche de la récré sonnait à tout-va. Dans la cour, le spectacle était hallucinant.

Presque toutes les fenêtres de l’école étaient à nu et on voyait s’élever une colonne de fumée derrière la remise du gardien.

— Mon Dieu, c’est la citerne de gaz ! cria M. Gerbier.

Je ne voyais pas ce que Dieu venait faire là-dedans, à moins qu’il ait eu besoin d’utiliser un briquet géant et qu’il ait un peu merdouillé au moment de s’en servir. En même temps, avec tout ce qu’on nous dit sur les cigarettes, je voyais mal Dieu en train de s’en griller une, mais bon, on ne sait jamais, peut-être que ses poumons à lui ne craignent rien, vu qu’il est déjà au ciel.


N’empêche, la colonne de fumée montait quand même jusqu’à lui, mais c’était sûrement qu’une coïncidence.

Mme la directrice était dans tous ses états, elle ordonnait aux professeurs de nous compter pour la troisième fois et n’arrêtait pas de tourner en rond en répétant « Vous êtes sûrs qu’ils sont tous là ? » Et puis, un prénom lui venait en tête, alors elle criait

« Mathieu, le petit Mathieu, il est où ? Ah, il est là ! », puis elle passait à un autre. Heureusement elle n’avait pas pensé à moi, je n’avais vraiment pas besoin qu’on rappelle que j’étais petit, encore moins en pleine période électorale.

Il y avait un sacré grabuge à l’endroit de l’explosion. On entendait le crépitement des flammes, elles grimpaient de plus en plus haut derrière la remise du gardien, on voyait même leurs ombres danser sur le toit. Et devant moi, j’ai vu celle d’Yves, comme si elle était venue me trouver. Je l’ai vue avancer, je savais que c’était moi qu’elle cherchait, je le sentais de toutes mes forces. Mme la directrice et les professeurs étaient bien trop occupés à recompter les élèves pour faire attention à moi, alors je me suis mis à marcher vers la remise, où l’ombre m’entraînait.

On entendait dans le lointain hurler des sirènes, mais elles étaient encore bien loin. L’ombre d’Yves me guidait toujours, je me dirigeai vers la colonne de fumée, la chaleur grandissait, j’avais de plus en plus de mal à progresser. Il fallait que j’y aille, je crois que j’avais compris pourquoi l’ombre était venue à moi.

J’étais presque arrivé à la remise du gardien quand les flammes se sont mises à lécher le toit. J’avais peur mais j’avançais quand même. Soudain j’ai entendu Mme Schaeffer hurler mon prénom. Elle courait derrière moi. Elle ne court pas très vite, Mme Schaeffer. Elle me criait de revenir immédiatement. J’aurais bien voulu lui obéir mais je ne pouvais pas et j’ai continué vers où l’ombre me disait d’aller.

Devant la remise, la chaleur était devenue insupportable, j’allais tourner la poignée de la porte quand la main de Mme Schaeffer m’a saisi par l’épaule et m’a tiré en arrière. Elle m’a lancé un regard incendiaire, c’était de circonstance, mais je suis resté campé sur mes jambes et j’ai refusé de reculer. Je fixais cette porte, mon regard ne pouvait pas s’en détacher. Elle m’a attrapé par le bras, a commencé par me passer un savon, mais j’ai réussi à me libérer et je suis reparti aussitôt vers la remise. Et puis quand je l’ai sentie revenir dans mon dos, je lui ai dit ce que j’avais sur le coeur, c’est sorti d’un coup.

— Il faut sauver le gardien ! Il est pas dans la cour, il est dans sa remise en train de suffoquer.

C’est Mme Schaeffer qui a failli suffoquer quand elle m’a entendu lui dire ça. Elle m’a ordonné de reculer, et là, ce qu’elle a fait m’en a bouché un coin. Elle est plutôt du genre menue, Mme Schaeffer, rien à voir avec la mère de Luc, et pourtant, elle a donné un de ces coups de pied dans la porte, la serrure n’a pas résisté au charme de son tibia. Mme Schaeffer est entrée toute seule dans la remise et elle en est ressortie deux minutes plus tard en traînant Yves par les épaules. Je l’ai quand même un peu aidée jusqu’à ce que le prof de gym vienne prendre la relève et que Mme la directrice m’attrape par le fond de la culotte pour me ramener sous le préau.

Les pompiers sont arrivés. Ils ont éteint l’incendie, puis ils ont emmené Yves à l’hôpital après nous avoir rassurés sur son sort.

Mme la directrice était vraiment bizarre, elle n’arrêtait pas de m’engueuler et en même temps elle se mettait à pleurer en me serrant dans ses bras, me disant que j’avais sauvé Yves, que personne n’avait pensé à lui, sauf moi, et qu’elle ne se le pardonnerait jamais. Bref elle avait un mal fou à se décider.

Le chef des pompiers est venu me voir. Rien que moi. Il m’a demandé de tousser, il a regardé mes paupières et l’intérieur de ma bouche, et m’a examiné des pieds à la tête. Puis, il m’a donné une tape dans le dos, en me disant que si je voulais rejoindre sa brigade quand je serais grand, il serait heureux de me compter dans ses rangs.

J’ai pu constater que maman n’était pas la seule mère reliée par talkie-walkie avec Mme la directrice parce que je l’ai vue débarquer avec plein d’autres parents dans la cour, tous aussi paniqués.

On est rentrés à la maison, l’école était finie pour la journée.


Le vendredi suivant, j’ai gagné l’élection du délégué de classe à l’unanimité, moins une voix. Ce con de Marquès avait voté pour lui.


*

* *


J’ai retrouvé Luc après le dépouillement des bulletins de vote.

Il n’a rien dit, il s’est juste contenté de sourire. On lui avait enlevé son attelle le matin même et il m’a montré sa jambe guérie, elle était quand même beaucoup plus mince que l’autre.


*

* *


Huit jours après l’explosion de la citerne, Yves est revenu à l’école. Il avait l’air normal, à part un bandage autour du front qui lui donnait un air de pirate. Ça lui allait plutôt bien, comme si jusque-là, il manquait quelque chose à sa personnalité. Je ne savais pas s’il fallait le lui dire, je verrais bien si l’occasion se présentait un jour de parler de pirates.

À l’heure de la cantine, je suis sorti avant les autres, je n’avais pas très faim. Yves était au fond de la cour, il regardait ce qui restait de sa remise, c’est-à-dire pas grand-chose. Il était penché sur les débris, un enchevêtrement de bouts de bois calcinés qu’il soulevait délicatement. Je me suis avancé vers lui mais, sans se retourner, il m’a dit :

— T’approche pas, c’est dangereux, tu pourrais te blesser.

Ça me semblait pas si dangereux que ça mais j’ai pas voulu lui désobéir. Je suis resté un peu en arrière, il savait bien que j’étais là mais au début, il a fait comme si de rien n’était. Je me demandais ce qu’il cherchait, il n’y avait vraiment rien à sauver au milieu de ce fatras. Puis il a saisi un truc rectangulaire complètement cramé, il l’a posé sur ses genoux et tout son corps s’est mis à trembler. Je crois bien qu’il pleurait et ça m’a fichu un cafard aussi noir que les bouts de bois de la remise.

— Je t’ai dit de pas rester là !

J’ai pas bougé. Il avait l’air si désespéré, il ne pouvait pas être sincère en me criant de partir. Ça se sentait bien qu’il ne fallait pas le laisser tout seul. C’est ça être un ami, non ? Savoir deviner quand l’autre vous dit le contraire de ce qu’il pense au fond de lui.

Yves s’est retourné vers moi, les yeux rouges. Des larmes coulaient sur ses joues, comme de l’encre sur une feuille de dessin mouillée. Il tenait dans ses mains un vieux cahier brûlé.

— Toute ma vie était là. Des photos, la seule lettre que j’avais de ma mère, et tant d’autres souvenirs d’elle, collés sur ces pages. Il ne reste que des cendres.

Yves a essayé de tourner la couverture mais elle s’est émiettée sous ses doigts. Je me suis dit que j’avais bien fait de rester auprès de lui.

— Votre tête n’a pas brûlé, vos souvenirs ne sont pas perdus, il suffit de vous les rappeler. On pourrait recopier la lettre de votre maman et peut-être même dessiner ce qu’il y avait sur les photos.

Yves a souri, je ne voyais pas ce qu’il y avait de drôle, mais bon, j’étais content qu’il ait l’air moins malheureux.

— Je sais que c’est toi qui as donné l’alerte, m’a-t-il dit en se redressant. Quand la citerne a explosé, je me suis précipité dans la remise pour essayer de sauver ce que je pouvais. Il n’y avait pas encore de flammes, seulement cette fumée épaisse qui envahissait tout. J’ai pas tenu cinq minutes dans cet enfer.

Impossible d’ouvrir les yeux tant ça piquait, je n’ai pas retrouvé la poignée de la porte. Je manquais d’air, j’ai paniqué, je n’ai pas pu retenir ma respiration, et j’ai perdu connaissance.

C’était la première fois qu’on me racontait un incendie vu de l’intérieur et c’était sacrément impressionnant à imaginer.

— Comment tu as su que j’étais là ? a demandé Yves.


Son regard était redevenu si triste que j’ai pas voulu lui mentir.

— Il était si important que ça, votre cahier ?

— Faut croire, il a bien failli me coûter la vie. Je te dois une fière chandelle et des excuses. L’autre jour, sur le banc, quand tu m’as parlé de mon père, j’ai pensé que tu t’étais faufilé par ici pour farfouiller dans mes affaires. Je n’ai jamais raconté mon enfance à personne.

— Je savais même pas qu’il existait, votre cahier.

— Tu n’as pas répondu à ma question, comment as-tu su que j’étais dans la remise en train de suffoquer ?

Qu’est-ce que je pouvais bien lui répondre ? Que son ombre était venue me chercher ? Qu’au milieu du chaos, elle s’était glissée entre les autres ombres sur le ciment de la cour pour venir jusqu’à moi ? Que je l’avais vue me faire des signes dans la lumière des flammes, qu’elle me suppliait de la suivre ? Quel adulte m’aurait cru ?

Dans mon ancienne école, un copain s’en était collé pour un an de séances chez la psychologue parce qu’il avait dit la vérité.

Les mercredis après-midi, pendant que nous avions volley-ball ou piscine, lui c’était « salle d’attente et je te raconte ma vie pendant une heure devant une bonne femme qui fait des

―Mmm, mmm‖ avec un sourire ». Tout ça parce qu’un samedi à l’heure du déjeuner, son grand-père s’était écroulé de sommeil devant lui et qu’il n’était jamais sorti de sa sieste. Pour s’excuser, le papy de mon copain lui rendait visite pendant la nuit et poursuivait la conversation qu’ils avaient interrompue dans la cuisine pour cause de sieste subite. Personne ne voulait le croire et, le matin, quand il racontait avoir vu son papy pendant la nuit, tous les adultes le regardaient avec un air consterné. Imaginez ce qui m’arriverait si je parlais de mon petit problème avec les ombres. Si c’était pour être condamné à aller voir la psychologue après être passé aux aveux, autant plaider coupable, quitte à raconter à Yves que j’avais lu son cahier et que j’en avais même appris des passages par coeur.


Yves ne me quittait pas des yeux, je jetai un regard en douce vers la pendule de l’école, il restait encore une bonne vingtaine de minutes avant que la cloche ne sonne.

— J’ai vu que vous n’étiez pas dans la cour et je me suis inquiété pour vous.

Yves m’a regardé sans rien dire. Il a eu une quinte de toux, puis s’est approché de moi et m’a murmuré :

— Je peux te confier un secret ?

J’ai hoché la tête.

— Si un jour tu as quelque chose sur le coeur, quelque chose dont tu ne te sens pas le courage de parler, sache que tu pourras te confier à moi, je ne te trahirai pas. Maintenant, tu peux aller jouer avec tes copains.

J’ai bien failli lâcher le morceau, je crois que ça m’aurait soulagé de parler à une grande personne, et Yves était quelqu’un de confiance. J’allais réfléchir à sa proposition le soir même quand je serais dans mon lit et, si je la trouvais toujours épatante au réveil, peut-être que je lui dirais la vérité.

Je suis parti rejoindre Luc. C’était la première fois depuis qu’il avait récupéré sa jambe qu’il rejouait au basket mais sa technique était loin d’être revenue et il avait besoin d’un coéquipier.


*

* *


Depuis l’explosion de la citerne, il n’y avait pas eu un seul jour de soleil. Les vitres de l’école avaient été remplacées mais il faisait terriblement froid dans les salles de classe et nous gardions tous nos manteaux à l’intérieur. Mme Schaeffer faisait son cours avec un bonnet sur la tête et ça rendait les leçons d’anglais bien plus intéressantes à cause du pompon qui gigotait chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. Avec Luc, on se mordait la langue pour ne pas rigoler. Le temps que les assurances comprennent ce qui s’était passé, et donnent de l’argent à la directrice pour acheter une citerne de gaz toute neuve, l’hiver aurait passé. Tant que Mme Schaeffer gardait son bonnet à pompon, c’était pas grave.

Entre Marquès et moi l’atmosphère était tout aussi glaciale.

Chaque fois qu’un professeur m’envoyait chercher des documents au secrétariat, puisque ce genre de missions revenait au délégué de classe, je sentais des flèches siffler dans mon dos. Depuis que j’avais visité sa maison dans mes rêves, je ne lui en voulais plus de rien et toutes ses brimades m’étaient bien égales. Maman m’avait annoncé que ce samedi matin papa viendrait me chercher et que nous passerions toute la journée ensemble et je ne pensais plus qu’à ça. Ça me rendait heureux, même si je m’inquiétais pour maman. Je n’arrêtais pas de me demander si elle n’allait pas s’ennuyer toute seule et je me sentais un peu coupable de l’abandonner.

Je crois que ma mère aussi doit lire dans les pensées qui rendent triste, en tout cas dans les miennes ; ce soir-là, elle est entrée dans ma chambre au moment où j’éteignais la lumière, elle s’est assise sur mon lit et elle m’a détaillé tout ce qu’elle ferait pendant que je passerais la journée avec mon père. Elle profiterait de mon absence pour aller chez le coiffeur. Elle avait l’air ravie en disant ça, ce que je trouvais curieux, parce que pour moi, aller chez le coiffeur, c’est plutôt une punition.

Maintenant que j’étais rassuré, plus les jours de la semaine avançaient, plus j’avais du mal à me concentrer sur mes devoirs. Je pensais sans cesse à ce que mon père et moi ferions quand nous nous serions retrouvés. Peut-être qu’il m’emmènerait manger une pizza comme il le faisait de temps en temps quand on habitait encore ensemble. Il fallait que je me ressaisisse, nous n’étions que jeudi, c’était vraiment pas le moment de se faire coller.


La journée du vendredi, les heures semblaient contenir plus de minutes que d’habitude. Comme lorsqu’on passe à l’heure d’hiver, et que la journée en gagne une de plus. Ce vendredi-là, on passait à l’heure d’hiver toutes les soixante minutes.

L’aiguille de la pendule au-dessus du tableau noir avançait très lentement, si lentement que j’étais sûr que Dieu nous avait arnaqués et que la récré du matin aurait dû être celle de l’après-midi. Aucun doute, on s’était fait avoir.


*

* *


J’avais fini mes devoirs, maman en était témoin, et je m’étais couché les dents brossées avec une heure d’avance sur l’horaire habituel. Je voulais être en forme le lendemain, je savais que j’aurais du mal à trouver le sommeil. Il est venu quand même mais je me suis réveillé plus tôt que d’habitude.

Je me suis levé sur la pointe des pieds, j’ai fait ma toilette et je suis descendu en catimini préparer un petit déjeuner à ma mère pour m’excuser de la laisser seule ce jour-là. Puis je suis remonté m’habiller. J’ai mis le pantalon de flanelle et la chemise blanche que je portais le jour où on avait emmené le grand-père de mon copain au cimetière, pour qu’il continue sa sieste tranquillement sans être dérangé. C’est très calme les cimetières.

J’avais pris quelques centimètres depuis l’année précédente, pas beaucoup mais le bas de mon pantalon arrivait en haut de mes chaussettes. J’ai essayé de mettre la cravate que papa m’avait achetée, ma première cravate, comme il avait dit le jour où il me l’avait offerte. Je n’ai pas su faire le noeud, alors je l’ai enroulée comme une écharpe. Après tout, c’est l’intention qui compte, et puis ça me donnait l’allure d’un poète. J’avais vu une photo de Baudelaire dans notre livre de français, lui non plus ne savait pas très bien nouer sa cravate et pourtant les filles ne juraient que par lui. J’étais un peu serré dans mon blazer, mais très élégant. J’aurais bien aimé me promener avec papa sur la place du marché. Avec un peu de chance on aurait pu croiser Élisabeth en train de faire des courses avec sa mère.

Je me suis regardé dans la glace de la salle de bains de mes parents et je suis descendu attendre au salon.


Nous ne sommes pas allés sur la place du marché, papa n’est pas venu. Il a appelé à midi, pour s’excuser. C’est à maman qu’il a présenté ses excuses, parce que moi, j’ai pas voulu lui parler.

Maman avait l’air encore plus triste que moi. Elle m’a proposé qu’on aille au restaurant, juste tous les deux, mais je n’avais plus faim. Je me suis changé et j’ai rangé la cravate dans l’armoire. J’espère ne pas trop grandir dans les mois à venir, comme ça, si papa vient me chercher, mes beaux habits devraient encore m’aller.


Il a plu tout le dimanche, on est restés avec maman à faire des jeux, mais j’avais pas le coeur à gagner, alors j’ai pas cessé de perdre.


*

* *


Le lundi j’ai séché la cantine, j’ai horreur du veau et des petits pois, et le lundi, c’est veau et petits pois. Je m’étais préparé un sandwich au Nutella en douce avant de partir de la maison et je suis allé le manger sous le marronnier. Yves était en train de charger dans une brouette les ruines de son ancienne remise. Il se rendait jusqu’aux grandes poubelles au fond de la cour où il entassait tout ce qui restait de ses souvenirs. Quand il m’a aperçu sur le banc, il est venu me saluer. J’avais rien contre, depuis deux jours je me sentais seul et sa compagnie ne pouvait pas me faire de mal. J’ai partagé mon sandwich en deux et je lui ai offert la petite moitié. J’étais sûr qu’il allait refuser mais il l’a mangée de bon appétit.

— Tu n’as pas l’air dans ton assiette, qu’est-ce qui t’arrive ?

— Moi aussi j’ai plein de photos dans le grenier de ma maison, si je vous les apportais vous pourriez m’aider à faire mon album de souvenirs ?

— Pourquoi tu ne le fais pas toi-même ?


— J’ai eu quatre sur vingt à mon herbier, je ne suis pas très doué en collages.

Yves a souri, il m’a dit que j’étais peut-être encore un peu jeune pour faire un album de souvenirs. Je lui ai répondu que c’était surtout des photos de mes parents, avant ma naissance.

Par définition, je ne pouvais me souvenir de rien. Voilà pourquoi je voulais coller ces photos dans un album, pour mieux connaître mes parents, surtout mon père. Yves m’a regardé en silence, comme quand maman essaie de savoir s’il y a quelque chose qui cloche. Et puis il a dit que mes plus beaux souvenirs étaient devant moi et que c’était une chance merveilleuse.

Les grandes personnes vous disent toujours que c’est merveilleux d’être un enfant, mais je vous jure qu’il y a des jours, comme samedi dernier par exemple, où l’enfance, ça pue vraiment.


2.

Les gens d’ici vous diront que nos hivers sont terribles, qu’ils ne sont que grisaille et froid, trois mois durant, sans un jour de répit. J’ai longtemps partagé leur point de vue, mais quand le premier rayon de soleil risque de vous mettre en péril, alors on adore ce pays où les hivers sont rigoureux. Le problème, c’est que le printemps finit toujours par revenir.


*

* *


Aux derniers jours de mars, le matin s’était levé sans un nuage dans le ciel. Je marchais sur le chemin de l’école et, à mon grand bonheur, l’ombre devant moi semblait bien me correspondre.

Je m’arrêtai devant la boulangerie où je retrouvais toujours Luc, sa maman m’adressa un bonjour derrière la vitrine. Je le lui rendis aussitôt et profitai que Luc ne soit pas encore descendu pour étudier de plus près ce qui se passait sur le trottoir. Aucun doute, j’avais retrouvé mon ombre. Je reconnaissais même les mèches que maman essayait systématiquement d’aplatir sur mon front avant mon départ à l’école, en me disant que j’avais des épis de blé qui poussaient au milieu du crâne, comme mon père. C’est peut-être à cause de ça qu’elle s’en prenait à eux tous les matins.

Avoir retrouvé mon ombre était une sacrée bonne nouvelle.

Mon problème maintenant était de faire bien attention à ne plus la perdre et surtout à ne pas en emprunter une autre. Luc avait probablement raison, le malheur des autres, ça devait être contagieux, j’avais été malheureux tout l’hiver.

— Tu vas regarder longtemps tes pieds ? me demanda Luc.

Je ne l’avais pas entendu arriver, il m’entraîna en me donnant une tape sur l’épaule.

— Dépêche-toi, on va finir par être en retard.


Il se passe une chose étrange à l’arrivée du printemps.

Certaines filles changent de coiffure, je ne l’avais pas remarqué avant mais là, en regardant Élisabeth au milieu de la cour, c’était devenu une évidence.

Elle avait défait sa queue-de-cheval et ses cheveux lui tombaient aux épaules. Ça la rendait beaucoup plus belle, et moi, sans que je comprenne pourquoi, beaucoup plus triste.

Peut-être parce que je devinais qu’elle ne poserait jamais son regard sur moi. J’avais gagné l’élection du délégué de classe mais Marquès avait gagné le coeur d’Élisabeth, et je ne m’étais rendu compte de rien. Trop occupé par mes stupides tracas avec les ombres, je n’avais rien vu venir, rien entendu de leur complicité qui se nouait dans mon dos pendant que j’occupais le premier rang de la salle de classe. Je n’avais pas repéré le petit stratagème d’Élisabeth qui reculait d’un rang de semaine en semaine, chaque fois qu’elle en avait l’occasion. Elle avait d’abord changé de place avec Anne, puis avec Zoé, jusqu’à atteindre son but sans que personne découvre sa manoeuvre.

J’ai tout compris le premier jour du printemps, au milieu de la cour, en regardant ses beaux cheveux qui lui tombaient aux épaules et ses yeux bleus posés sur Marquès alors qu’il triomphait au basket. Plus tard, j’ai vu sa main prendre la sienne et j’ai serré mes doigts à m’en marquer les paumes avec mes ongles. Et pourtant, la voir aussi heureuse me faisait quelque chose d’étrange, comme un élan dans la poitrine. Je crois que l’amour, c’est triste et merveilleux.


Yves est venu me rejoindre sur mon banc.

— Qu’est-ce que tu fais là tout seul au lieu d’aller jouer avec les autres ?

— Je réfléchis.

— À quoi ?

— À quoi ça sert d’aimer.

— Je ne suis pas certain d’être la personne la plus qualifiée pour te répondre.


— C’est pas grave, je crois que je ne suis pas le garçon le plus qualifié pour poser cette question.

— Tu es amoureux ?

— C’est fini, la femme de ma vie en aime un autre.

Yves s’est mordu les lèvres, et ça m’a vexé. J’ai voulu me lever, mais il m’a retenu par le bras et m’a obligé à me rasseoir.

— Reste, nous n’avons pas fini notre conversation.

— De quoi vous voulez qu’on parle ?

— D’elle, de qui veux-tu qu’on parle !

— C’était perdu d’avance, je le savais, mais je n’ai pas pu m’empêcher de l’aimer quand même.

— Qui est-ce ?

— Celle qui tient la main du grand malabar, là-bas, près du panier de basket.

Yves a regardé Élisabeth et a hoché la tête.

— Je comprends, elle est jolie.

— Je suis trop petit pour elle.

— Cela n’a rien à voir avec ta taille. Ça te fait de la peine de la voir avec Marquès ?

— À votre avis ?

— Ce serait peut-être mieux que la femme de ta vie soit celle qui te rend heureux, non ?

Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Évidemment, dit comme ça, ça donnait à réfléchir.

— Alors peut-être que ce n’est pas elle, la femme de ta vie ?

— Peut-être..., ai-je répondu à Yves en soupirant.

— As-tu déjà pensé à faire la liste de tout ce dont tu aurais envie ? me demanda Yves.

J’avais commencé cette liste depuis longtemps. À l’époque où je croyais encore au Père Noël, je la lui postais chaque 22

décembre. Mon père m’accompagnait jusqu’à la boîte aux lettres au bout de la rue et il me portait pour que je glisse l’enveloppe dans la fente. J’aurais dû deviner la supercherie, il n’y avait ni adresse, ni timbre. J’aurais dû me douter que mon père nous quitterait un jour. On commence par un mensonge et on ne sait plus comment s’arrêter. Oui, j’avais entamé la rédaction de cette liste à six ans, et chaque année je la complétais et la raturais. Devenir pompier, vétérinaire, astronaute, capitaine de marine marchande, boulanger pour être heureux comme la famille de Luc, j’avais eu envie de tout cela. Avoir un train électrique, une belle maquette d’avion, manger une pizza avec mon père un samedi, réussir ma vie et emmener ma mère loin de la ville où nous vivions. Lui offrir une belle maison où passer ses vieux jours sans plus jamais devoir travailler, ne plus la voir rentrer si fatiguée le soir et effacer de son visage la tristesse que je lisais parfois dans ses yeux, cette tristesse qui me tordait le ventre comme un coup de poing de Marquès quand il vous frappe à l’estomac.

— Je voudrais, reprit Yves, que tu fasses quelque chose pour moi, quelque chose qui me ferait vraiment plaisir.

Je le regardais en attendant qu’il me dise ce qui lui ferait tant plaisir.

— Tu pourrais rédiger une autre liste pour moi ?

— Quel genre ?

— La liste de tout ce que tu ne voudrais jamais faire.

— Comme quoi ?

— Je ne sais pas, moi, cherche. Qu’est-ce que tu détestes le plus chez les adultes ?

— Quand ils vous disent « Tu comprendras quand tu auras mon âge ! »

— Eh bien écris sur la liste des choses que tu ne voudras jamais dire lorsque tu seras adulte : « Tu comprendras quand tu auras mon âge ! » Autre chose qui te vienne à l’esprit ?

— Dire à son fils qu’on ira manger une pizza avec lui le samedi et ne pas tenir sa promesse.

— Alors ajoute à ta liste « Ne pas tenir une promesse faite à mon fils ». Tu as compris l’idée maintenant ?

— Je crois, oui.


— Lorsqu’elle sera complète, apprends-la par coeur.

— Pour quoi faire ?

— Pour t’en souvenir !

Yves avait dit ça en me donnant un coup de coude complice.

J’ai promis d’écrire cette liste dès que possible et de la lui montrer afin qu’on en discute ensemble.

— Tu sais, a-t-il ajouté alors que je me levais, avec Élisabeth, ce n’est peut-être pas définitivement perdu. Une belle rencontre, c’est parfois aussi une question de temps. Il faut se trouver l’un l’autre au bon moment.

J’ai laissé Yves et j’ai rejoint ma salle de classe.


Ce soir-là, dans ma chambre, j’ai pris une feuille de papier, je l’ai glissée sous mon cahier de mathématiques, et dès que maman est allée ranger la cuisine, j’ai commencé ma nouvelle liste. En m’endormant, j’ai réfléchi à ma conversation avec Yves ; pour Élisabeth et moi, je crois bien que cette année, c’était pas le bon moment.


*

* *


Je n’avais pas cessé de me poser des questions depuis la rentrée. Plus on vieillit, plus on s’interroge sur des tas de choses. Pour Élisabeth, j’avais trouvé des explications satisfaisantes, mais en ce qui concernait mon problème avec les ombres, c’était le noir absolu. Pourquoi ça m’arrivait à moi ?

Est-ce que j’étais le seul à pouvoir leur parler ? Et qu’est-ce que j’allais faire si ça recommençait dès que je croisais quelqu’un ?

Tous les matins, je vérifiais la météo avant de partir à l’école.

Pour donner le change à la maison, j’avais proposé à notre professeur de sciences naturelles de faire un exposé sur le réchauffement climatique, il avait tout de suite accepté. Maman avait même décidé de me prêter main-forte. Dès qu’un article écolo paraissait dans le journal, elle le découpait. Le soir, elle me le lisait et nous le collions ensemble dans un grand cahier à spirale qu’elle avait failli acheter au supermarché avant que je l’oblige à aller chez le papetier sur la place de l’église. La dame de la météo avait annoncé la nouvelle pleine lune pour la fin de la semaine, dans la nuit de samedi à dimanche.

Cette information me plongea dans une profonde réflexion.

Agir ou ne pas agir, comme aurait dit mon ami Luc, s’il avait eu un lien de parenté avec le père d’Hamlet.

Depuis le retour des beaux jours, je faisais très attention à ne jamais rester longtemps trop près d’un copain quand la cour était ensoleillée.

En même temps, j’avais l’impression de passer à côté de quelque chose d’important. Si Dieu avait fait péter la citerne de gaz de mon école, c’était peut-être pour m’envoyer un signal, un truc du genre : « Je t’ai à l’oeil, si tu crois que je t’ai donné ce petit pouvoir pour que tu fasses comme si de rien n’était ! »

Ce jeudi-là, je repensais à tout ça quand Yves est venu me rejoindre sur le banc où j’aimais aller m’asseoir pour réfléchir.

— Alors, cet album, ça avance ?

— J’ai pas trop le temps en ce moment, je suis sur un exposé.

L’ombre d’Yves était juste à côté de la mienne.

— J’ai fait ce que tu m’as suggéré l’autre jour.

Je me souvenais plus de ce que j’avais suggéré à Yves.

— J’ai recopié la lettre de ma mère, telle que je m’en souvenais, pas mot à mot, mais j’ai pu reproduire l’essentiel.

C’était une bonne idée, tu sais. Ce n’est plus son écriture, pourtant lorsque je la relis, j’y retrouve presque la même émotion.

— Qu’est-ce qu’elle vous disait dans cette lettre, votre maman, si c’est pas trop indiscret ?

Yves a attendu quelques secondes avant de me répondre, puis il a murmuré :

— Qu’elle m’aimait.

— Ah oui, c’est pas trop long à recopier.


Je me suis approché de lui, parce qu’il parlait tout bas, et là, à mon insu, nos ombres se sont chevauchées. Ce que j’ai vu alors m’a sidéré.

La lettre de sa mère n’avait jamais existé. Sur les pages de cet album qui avait brûlé dans la remise, n’apparaissaient que celles qu’il lui avait écrites, durant toute sa vie. La maman d’Yves était morte en le mettant au monde, bien avant qu’il n’apprenne à lire.

Les larmes me sont montées aux yeux. Pas à cause de la disparition précoce de sa mère, mais à cause de son mensonge.

Imaginez ce qu’il lui avait fallu de malheur à cacher pour s’inventer une correspondance avec une maman qu’il n’avait jamais connue. Son existence était comme un puits sans fond, un puits de tristesse impossible à combler, qu’Yves avait été juste capable de recouvrir d’un couvercle en forme de lettre imaginaire.

C’est son ombre qui m’avait soufflé tout ça au creux de l’oreille.

J’ai prétendu avoir un devoir en retard, je me suis excusé en jurant de revenir dès la prochaine récré et je suis parti en courant. En arrivant sous le préau, je me suis senti lâche. J’ai eu honte pendant tout le cours de Mme Schaeffer mais je n’ai pas trouvé la force de retourner auprès de mon copain le gardien, comme je le lui avais promis.


*

* *


À la maison, maman m’annonça qu’un documentaire sur la déforestation de la forêt amazonienne passait le soir même à la télévision. Elle avait préparé un plateau-repas que nous partagerions sur le canapé du salon. Elle m’installa devant le poste, m’apporta un crayon et un cahier, et s’assit à côté de moi.

Le nombre d’animaux condamnés à l’exode et à l’extinction, parce que les hommes aiment l’argent au point d’en perdre la raison, c’est terrifiant !

Pendant que nous assistions, impuissants, à la condamnation à mort des paresseux du Brésil, animal dont je me sentais complice et proche, maman découpait le poulet. À la moitié de l’émission, je jetai un coup d’oeil à la carcasse de la volaille et fis le voeu de devenir végétarien dès que ce serait possible.

Le

présentateur

nous

expliquait

le

principe

de

l’évapotranspiration, un truc assez simple. Sous les arbres, la terre transpire, un peu comme nous sous les poils. La sueur de la planète s’évapore et remonte pour former des nuages. Quand ils sont assez gros, il pleut, ce qui fournit l’eau nécessaire à ce que les arbres se reproduisent et soient en forme. Faut reconnaître que le système est assez bien pensé dans l’ensemble. Évidemment, si on continue de tondre la terre comme un oeuf, il n’y aura plus de sueur et donc plus de nuages. Imaginez les conséquences d’un monde sans nuages, surtout pour moi ! La vie vous joue parfois de drôles de tours.

J’avais inventé cet exposé sur le réchauffement climatique pour avoir un alibi, sans supposer combien ce sujet allait me toucher de près.

Maman s’était endormie, j’ai augmenté un peu le son de la télé pour tester son sommeil, il était profond. Encore une de ses journées épuisantes. Ça me démoralisait de la voir dans cet état.

Raison de plus pour ne pas la réveiller. J’ai baissé le volume et je suis monté en douce dans le grenier. La lune viendrait bientôt se mettre dans l’axe de la lucarne.

Selon la procédure en vigueur depuis ma dernière expérience, je me tenais bien droit, dos à la vitre, poings serrés. Mon coeur battait à cent dix pulsations minute, conséquence directe de la trouille que j’avais.

À 22 heures pile, l’ombre m’est apparue, d’abord toute fine, à peine plus épaisse qu’un trait de crayon sur le plancher du grenier, puis elle a pris de l’ampleur. J’étais pétrifié, j’aurais voulu faire quelque chose, mais je n’arrivais même pas à bouger les doigts. Mon ombre aurait dû être tout aussi immobile, mais elle a levé les bras, alors que les miens étaient plaqués le long de mon corps. La tête de l’ombre s’est inclinée, à droite, à gauche, elle s’est mise de profil et, aussi surprenant que cela puisse paraître, elle m’a tiré la langue.

Si ! On peut avoir peur et rire en même temps, ce n’est pas incompatible. L’ombre s’est étirée devant mes pieds et est allée se déformer sur les cartons. Elle se faufilait entre les malles, et sa main s’est posée sur une boîte, exactement comme si elle s’appuyait dessus.

— Tu es à qui ? balbutiai-je.

— À qui veux-tu que j’appartienne ? Je suis à toi, je suis ton ombre.

— Prouve-le !

— Ouvre cette boîte, tu verras par toi-même. J’ai un petit cadeau pour toi.

J’ai fait trois pas en avant, l’ombre s’est écartée.

— Pas celle du dessus, tu l’as déjà ouverte, prends plutôt celle qui se trouve en dessous.

J’ai obéi. J’ai posé par terre la première boîte et ouvert le couvercle de la seconde. Elle était remplie de photographies, je ne les avais jamais vues avant, des photos de moi le jour de ma naissance. Je ressemblais à un gros cornichon flétri, en moins vert et avec des yeux. Je n’étais pas à mon avantage et je ne trouvais pas ce cadeau particulièrement intéressant.

— Regarde la photo suivante ! insista l’ombre.

Mon père me tenait tout contre lui, ses yeux étaient posés sur moi et il souriait comme je ne l’avais jamais vu sourire. Je me suis approché de la lucarne pour regarder son visage de plus près. Il y avait autant de lumière dans son regard que le jour de son mariage.

— Tu vois, murmura l’ombre, il t’a aimé dès les premiers instants de ta vie. Il n’a peut-être jamais trouvé les mots pour te le dire, mais cette photo vaut toutes les belles phrases que tu aurais voulu entendre.


J’ai continué à regarder la photo, ça me faisait un bien fou de me voir dans les bras de mon père. Je l’ai rangée dans la poche de ma veste de pyjama, pour la garder sur moi.

— Maintenant, assieds-toi, il faut que l’on parle, a dit l’ombre.

Je me suis assis en tailleur sur le sol. L’ombre s’est mise dans la même position, face à moi, j’avais l’impression qu’elle me tournait le dos, mais ce n’était que l’effet d’un rayon de lune.

— Tu as un pouvoir très rare, il faut que tu acceptes de t’en servir, même s’il te fait peur.

— Pour faire quoi ?

— Tu es heureux d’avoir vu cette photo, non ?

Je ne sais pas si « heureux » était le bon mot, mais cette photo de papa me tenant dans ses bras me rassurait beaucoup. J’ai haussé les épaules. Je me suis dit que s’il ne m’avait pas donné de nouvelles depuis son départ, c’est qu’il ne devait pas pouvoir faire autrement. Autant d’amour ne pouvait disparaître en quelques mois. Il en avait forcément encore en lui.

— C’est exactement cela, poursuivit l’ombre comme si elle avait lu dans mes pensées. Trouve pour chacun de ceux dont tu dérobes l’ombre cette petite lumière qui éclairera leur vie, un morceau de leur mémoire cachée, c’est tout ce que nous te demandons.

— Nous ?

— Nous, les ombres, souffla celle à qui je m’adressais.

— Tu es vraiment la mienne ? demandai-je.

— La tienne, celle d’Yves, de Luc ou de Marquès, peu importe, disons que je suis la déléguée de la classe.

J’ai souri, je comprenais très bien de quoi elle parlait.

Une main s’est posée sur mon épaule, j’ai poussé un hurlement. Je me suis retourné et j’ai vu le visage de maman.

— Tu parles avec ton ombre, mon chéri ?

Pendant un court instant, j’ai espéré qu’elle ait tout compris, qu’elle ait été témoin de ce qui m’arrivait, mais elle me regardait d’un air attendri et désolé. J’en conclus qu’elle n’avait aucun pouvoir. Elle n’avait entendu que ma voix dans ce grenier ; cette fois, j’étais bon pour les séances chez la psychologue.

Maman me prit dans ses bras et me serra très fort contre elle.

— Tu te sens si seul ? me demanda-t-elle.

— Non, je te jure que non, répondis-je pour la rassurer, c’est juste un jeu.

Maman avança à genoux vers la lucarne, approchant son visage de la vitre.

— C’est beau la vue, d’ici. Je n’étais pas remontée dans ce grenier depuis si longtemps. Viens, assieds-toi près de moi, et raconte-moi ce que ton ombre et toi vous disiez.

En me retournant, j’ai vu l’ombre de maman, seule à côté de la mienne. Alors, à mon tour, j’ai pris ma mère dans mes bras et je lui ai donné tout l’amour que je pouvais.


« Il n’est pas parti à cause de toi, mon chéri. Il est tombé amoureux d’une autre femme... et moi je suis tombée de haut. »

Aucun enfant au monde n’a envie d’entendre sa mère lui faire ce genre d’aveu. Cette phrase, maman ne l’a pas prononcée, c’est son ombre qui me l’a soufflée, dans le grenier. Je pense que l’ombre de maman m’a fait cette confidence pour me déculpabiliser à propos du départ de papa.

J’avais compris le message et ce que les ombres attendaient de moi, maintenant ce n’était plus qu’une question d’imagination et maman ne cessait de me répéter que de ce côté-là, je ne manquais de rien. Je me suis penché vers ma mère et je lui ai demandé de me rendre un petit service.

— Tu m’écrirais une lettre ?

— Une lettre ? Quel genre de lettre ? a répondu maman.

— Imagine que pendant que j’étais dans ton ventre tu aies voulu me dire que tu m’aimais, comment tu aurais fait puisqu’on ne pouvait pas encore se parler ?


— Mais je n’ai pas cessé de te dire que je t’aimais pendant que je t’attendais.

— Oui, mais moi, je ne pouvais pas t’entendre.

— On dit que les bébés entendent tout dans le ventre de leur mère.

— Je ne sais pas qui t’a raconté ça, en tout cas, je ne me souviens de rien.

Maman me regarda bizarrement.

— Où veux-tu en venir ?

— Disons que pour me dire tout ce que tu ressentais, et que je puisse m’en souvenir, tu aurais pu avoir l’idée de m’écrire. Tu m’aurais rédigé une lettre à lire bien après ma naissance, par exemple, une lettre où tu me souhaiterais plein de choses, où tu me donnerais deux, trois conseils pour être heureux quand je serai grand.

— Et tu voudrais que je te l’écrive maintenant, cette lettre ?

— Oui, c’est exactement ça, mais en te remettant dans la peau de la maman qui était enceinte de moi. Tu connaissais déjà mon prénom quand j’étais dans ton ventre ?

— Non, nous ne savions pas si tu étais une fille ou un garçon.

Nous l’avons choisi le jour où tu es venu au monde.

— Alors écris la lettre sans mettre de prénom, ce sera encore plus authentique.

— Où est-ce que tu vas chercher des idées pareilles ? me demanda maman en m’embrassant.

— Dans mon imagination ! Alors, tu veux bien le faire ?

— Oui, je vais te l’écrire, cette lettre, je m’y mettrai dès ce soir.

Maintenant, il est grand temps que tu ailles te coucher.


Je filai au lit, avec l’espoir que mon plan fonctionnerait jusqu’au bout. Si ma mère tenait sa promesse, la première partie était déjà gagnée.

Au petit matin, lorsque j’ai ouvert les yeux, j’ai trouvé une lettre de ma mère sur ma table de nuit et la photo de mon père posée contre le pied de la lampe de chevet. Pour la première fois depuis six mois, nous étions tous les trois réunis dans ma chambre.

La lettre de ma mère était la plus belle lettre du monde. Elle m’appartenait et serait à moi pour toujours. Mais j’avais une mission importante à accomplir, et pour ça, je devais la partager. Maman aurait sûrement compris si je l’avais mise dans le secret.

J’ai rangé la lettre dans mon cartable et, sur le chemin de l’école, je me suis arrêté chez le libraire. J’ai dépensé mes économies de la semaine pour acheter une feuille d’un très beau papier. J’ai donné la lettre de ma mère au libraire et nous avons fait une photocopie sur sa toute nouvelle machine. L’original et son double se confondaient. Un faux presque parfait, comme si j’avais la lettre de ma mère et son ombre. J’ai tout de même gardé l’original pour moi.

À la récré de midi, je suis allé traîner du côté des grandes poubelles. J’ai fini par trouver ce dont j’avais besoin, un petit morceau de bois brûlé de la remise qui avait échappé à la décharge. Il y avait encore assez de suie dessus pour mettre la deuxième partie de mon plan à exécution.

Je l’ai enveloppé dans une serviette de table que j’avais chapardée à la cantine et je l’ai caché dans mon cartable.

Pendant le cours d’histoire de Mme Henry, alors que Cléopâtre en faisait baver des vertes et des pas mûres à Jules César, j’ai sorti discrètement mon bout de bois noirci et le double de la lettre. Je les ai posés sur mon bureau et j’ai commencé à salir le papier en étalant un peu de suie. Une traînée par-ci, une tache par-là. Mme Henry avait dû repérer mon petit manège, elle s’est arrêtée de parler, laissant Cléopâtre au milieu d’un discours, et s’est avancée vers moi. J’ai roulé ma feuille en boule et j’ai vite attrapé un crayon dans ma trousse.

— Je peux savoir ce que tu as sur les mains ? me demanda-telle.

— Mon stylo, madame, lui répondis-je sans hésitation.


— Il doit fuir d’une drôle de façon ton stylo bleu, pour que tu sois tout taché de noir. Dès que tu auras récupéré de quoi écrire normalement, tu me copieras cent fois « Le cours d’histoire n’est pas fait pour dessiner ». Maintenant, va te laver les mains et la figure, et reviens immédiatement.

Les copains de classe riaient aux éclats pendant que je me dirigeais vers la porte. Ah, elle est belle la camaraderie !

En arrivant devant la glace des toilettes, j’ai compris tout de suite comment je m’étais fait prendre. Je n’aurais jamais dû passer ma main sur mon front, je ressemblais à un charbonnier.

De retour à mon pupitre, j’ai récupéré ma feuille de papier en piteux état, redoutant que tout mon travail soit anéanti. Bien au contraire, froissée comme ça, ma lettre avait exactement l’apparence que je voulais lui donner. La sonnerie de la fin des cours allait retentir, je pourrais bientôt mettre la troisième et dernière partie de mon projet à exécution.


*

* *


J’avais bon espoir que mon plan ait fonctionné. Le lendemain, la lettre n’était plus à l’endroit où je l’avais volontairement mal cachée, sous un morceau de bois des restes de l’ancienne remise.

Mais j’allais devoir patienter une semaine pour en avoir la confirmation.


*

* *


Le mardi d’après, j’étais en pleine conversation avec Luc, sur mon banc favori, quand Yves s’est approché de nous et a demandé à mon copain s’il pouvait nous laisser seuls. Yves a pris sa place, il a gardé le silence quelques instants.


— J’ai donné mon congé à Mme la directrice, je m’en vais à la fin de la semaine. Je voulais te l’annoncer moi-même.

— Alors vous aussi vous allez partir, pourquoi ?

— C’est une longue histoire. À mon âge, il est temps que je quitte l’école, non ? Disons que, pendant toutes ces années ici, je vivais dans le passé, prisonnier de mon enfance. Je me sens libre désormais. J’ai du temps à rattraper, il faut que je me construise une vraie vie, que je sois enfin heureux.

— Je comprends, ai-je marmonné, vous allez me manquer, j’aimais bien vous avoir pour copain.

— Toi aussi tu me manqueras, nous nous reverrons peut-être un jour.

— Peut-être. Vous allez faire quoi ?

— Tenter ma chance ailleurs, j’ai un vieux rêve à réaliser, et une promesse à tenir. Si je te dis ce que c’est, tu sauras te taire ?

Juré ?

J’ai craché par terre.

Yves m’a murmuré son secret à l’oreille, mais comme c’est un secret, motus et bouche cousue. Je suis quelqu’un de parole.

On s’est serré la main, on avait décidé que c’était mieux de se dire au revoir tout de suite. Vendredi, ce serait trop triste.

Comme ça, on avait quelques jours pour s’habituer à l’idée de ne plus se voir.

En rentrant, je suis monté dans le grenier et j’ai relu la lettre de maman. C’est peut-être cette phrase où elle m’écrit que son plus grand souhait serait que je sois épanoui plus tard ; qu’elle espère que je trouverai un métier qui me rendra heureux et que quels que soient les choix que je ferai dans ma vie, tant que j’aimerai et que je serai aimé, j’aurai réalisé tous les espoirs qu’elle fonde en moi.

Oui, ce sont peut-être ces lignes-là qui ont libéré Yves des chaînes qui le retenaient à son enfance.

Pendant un temps, j’ai regretté d’avoir partagé la lettre de ma mère avec lui. Ça m’a coûté un copain.


Mme la directrice et les professeurs ont organisé une petite fête d’adieu. La cérémonie s’est tenue à la cantine. Yves était beaucoup plus populaire qu’il ne l’imaginait, tous les parents d’élèves sont venus et je crois que ça l’a beaucoup ému. J’ai demandé à maman qu’on s’en aille. Le départ d’Yves, je n’avais envie de le vivre avec personne.


C’était un soir sans lune, inutile de traîner au grenier. Mais dans les plis des rideaux de ma chambre, alors que je m’endormais, j’ai entendu la voix de l’ombre d’Yves me dire merci.


*

* *


Depuis qu’Yves est parti, je ne vais plus me promener autour de l’ancienne remise. Je me suis rendu compte que les lieux aussi avaient des ombres. Les souvenirs rôdent et vous rendent nostalgique dès que vous vous en approchez trop près. C’est pas facile de perdre un copain. Pourtant, après avoir changé d’école j’aurais dû être habitué, mais non, rien n’y fait, c’est chaque fois la même chose, une part de soi reste avec celui qui s’en est allé, c’est comme un chagrin d’amour mais en amitié. Faut pas s’attacher aux autres, c’est trop risqué.

Luc sentait que j’avais le cafard. Chaque soir, en rentrant de l’école, il m’invitait à passer chez lui. Nous faisions nos devoirs ensemble avec un éclair au café en prime entre les exercices de maths et les répétitions du cours d’histoire.


Le trimestre a fini par passer, j’ai fait extrêmement attention où je mettais les pieds, j’avais besoin de reprendre des forces avant d’utiliser à nouveau mon pouvoir. Je voulais apprendre à bien savoir m’en servir.

Juin tirait à sa fin, les vacances approchaient et j’avais réussi à garder mon ombre tout ce temps-là.


Maman n’a pas assisté à la remise des prix, elle était de garde et aucune de ses collègues n’a pu la remplacer. Ça l’a rendue très malheureuse, je lui ai dit que ce n’était pas grave. Il y aurait une autre cérémonie l’année prochaine et on s’arrangerait pour que cette fois-là elle puisse se libérer.

Alors que je montais sur l’estrade, je jetai des coups d’oeil vers la tribune où les parents d’élèves avaient pris place en espérant y voir mon père, peut-être qu’il s’était faufilé au milieu des autres pères pour me faire une surprise. Lui aussi devait être de garde, mes parents n’ont pas de chance, je ne peux pas leur en vouloir, ce n’est pas leur faute.

Le bonheur de la remise des prix de fin d’année, c’est justement la fin de l’année. Deux mois sans voir Marquès et Élisabeth roucouler comme deux crétins sous le marronnier de la cour, on appelle ça l’été et c’est la plus belle des saisons.


3.

L’avantage de vivre dans ma petite ville, c’est qu’on n’a pas vraiment besoin d’aller très loin pour partir en vacances. Entre l’étang pour aller se baigner et la forêt pour pique-niquer, on a tout ce qu’il faut sur place. Luc aussi restait, ses parents ne pouvaient pas fermer la boulangerie. Les gens auraient été obligés d’acheter leur pain au supermarché et la maman de Luc dit que quand on prend des mauvaises habitudes c’est très dur de s’en défaire.

Fin juillet, il s’est passé un truc épatant. Luc a hérité d’une petite soeur. C’était assez rigolo de la voir gigoter dans son berceau. Luc n’était plus tout à fait le même depuis la naissance de sa soeur, moins insouciant, il pensait à son rôle de grand frère et me parlait souvent de ce qu’il ferait plus tard. Moi aussi, j’aurais aimé avoir une petite soeur ou un petit frère.


Au mois d’août maman eut droit à dix jours de congés. Nous avons emprunté la voiture d’une de ses amies et nous avons roulé jusqu’à la mer. C’était la deuxième fois de ma vie que je m’y rendais.

Ça vieillit pas la mer, la plage était pareille la dernière fois.

C’est dans ce petit village au bord de l’eau que j’ai rencontré Cléa. Une fille bien plus jolie qu’Élisabeth. Cléa était sourde et muette de naissance, une amie faite pour moi, nous nous sommes tout de suite très bien entendus.

Pour compenser sa surdité, Dieu a donné de grands yeux à Cléa, ils sont immenses, c’est ce qui fait toute la beauté de son visage. À défaut d’entendre elle voit tout, aucun détail ne lui échappe. En fait, Cléa n’est pas vraiment muette, ses cordes vocales sont intactes, mais comme elle n’a jamais pu entendre les mots, elle ne sait pas les prononcer. Ça semble assez logique.

Quand elle essaie de parler, les sons rauques qui sortent de sa gorge font un peu peur au début, mais dès qu’elle rit, alors sa voix ressemble à la musique d’un violoncelle et j’adore le violoncelle. Ce n’est pas parce que Cléa ne dit rien qu’elle est moins intelligente que les autres filles de son âge. Bien au contraire, elle connaît des poésies par coeur qu’elle récite avec les mains. Cléa se fait comprendre par des gestes. Ma première amie sourde et muette a un caractère bien trempé. Pour dire qu’elle a envie d’un Coca-Cola, par exemple, elle fait des trucs incroyables avec ses doigts, et ses parents devinent aussitôt ce qu’elle veut. J’ai tout de suite appris comment on dit « non » en langage des signes quand elle a demandé si on pouvait avoir une deuxième glace.

J’avais acheté une carte postale au bazar de la plage pour écrire à mon père. J’ai rempli la partie gauche en m’appliquant à écrire tout petit, vu le manque de place, mais au moment de remplir les lignes à droite, mon crayon est resté suspendu dans le vide, et moi avec. Je ne savais pas où l’adresser. Me rendre compte que j’ignorais où vivait mon père m’a fichu un de ces coups... J’ai repensé à la petite phrase d’Yves sur le banc de la cour, quand il me disait que l’avenir était devant moi. Assis sur le sable, je ne voyais devant moi que les mouettes plonger dans l’eau pour attraper des poissons, et ça me ramenait aux parties de pêche avec papa.

La vie peut basculer à une vitesse incroyable. Tout va très mal et soudain un événement imprévu change le cours des choses.

J’avais envie d’une autre existence, je n’avais eu ni frère ni soeur, mais, comme Luc, je réfléchissais à mon avenir. L’été de ces vacances au bord de la mer avec maman, ma vie a chaviré.

Dès que j’ai rencontré Cléa, j’ai su que plus rien ne serait comme avant. Le jour de la rentrée, les copains seraient verts de jalousie en apprenant que j’avais une amie sourde-muette, je me réjouissais de voir la tête que ferait Élisabeth.

Cléa dessine des mots dans l’air, de la poésie atmosphérique.

Élisabeth ne lui arrive pas à la cheville. Mon père disait qu’il ne faut jamais comparer les gens, chaque personne est différente, l’important est de trouver la différence qui vous convient le mieux. Cléa était ma différence.


Par une fin de matinée ensoleillée, la première depuis le début de notre séjour, Cléa s’est approchée de moi alors que nous nous promenions sur le port. Jamais nous n’avions été si proches. Nos ombres se frôlaient sur la jetée, j’ai eu peur et j’ai fait un pas en arrière. Cléa n’a pas compris ma réaction. Elle m’a regardé longuement, j’ai vu du chagrin dans ses yeux, puis elle est partie en courant. J’ai eu beau l’appeler de toutes mes forces, elle ne s’est pas retournée. Quel crétin, elle pouvait pas m’entendre ! J’avais rêvé de lui prendre la main dès les premiers instants de notre rencontre. Face à la mer, nous aurions eu plus belle allure qu’Élisabeth et Marquès sous leur pauvre marronnier de cour d’école. Si j’avais reculé, c’est parce que je ne voulais surtout pas lui voler son ombre. Je ne voulais rien savoir d’elle qu’elle n’ait voulu me dire avec ses mains. Cléa ne pouvait pas deviner ça et mon mouvement de recul lui avait fait de la peine.

Le soir, je n’ai pas cessé de réfléchir à la façon de me faire pardonner et de nous réconcilier.

Après avoir pesé le pour et le contre, je me suis convaincu qu’il n’y avait qu’un seul moyen de réparer le mal que je lui avais fait : lui dire la vérité. Partager mon secret avec Cléa était à mes yeux la seule solution si je voulais vraiment qu’on apprenne à se connaître. À quoi ça sert de vouloir se lier à quelqu’un, si on ne prend pas le risque de lui faire confiance ?

Restait à trouver comment le lui révéler. Mon niveau en langage de sourd-muet était encore assez limité et je manquais de gestes pour lui raconter une telle histoire.

Le lendemain, le ciel était couvert. Agenouillée sur un rocher au bout de la jetée, Cléa jouait à faire des ricochets en lançant des galets dans l’eau. Sa mère, trop heureuse qu’elle ait un ami, m’avait confié que c’était son refuge, elle s’y rendait chaque matin. Je suis allé à sa rencontre et me suis assis près d’elle.

Nous avons regardé un long moment les vagues venir se fracasser contre la grève. Cléa faisait comme si je n’étais pas là, elle m’ignorait. J’ai réuni toutes mes forces et j’ai avancé ma main vers la sienne, espérant la frôler, mais Cléa s’est levée et elle s’est éloignée en sautillant de rocher en rocher. Je l’ai suivie, je me suis planté face à elle et j’ai pointé du doigt nos ombres, qui s’étiraient sur la jetée. Je lui ai demandé de ne pas bouger, j’ai fait un pas de côté et mon ombre a recouvert la sienne. Puis j’ai reculé et les yeux de Cléa sont devenus encore plus grands. Elle a tout de suite compris ce qui venait de se passer. Pour quelqu’un d’un tant soit peu observateur, ce n’était pas si difficile, l’ombre devant moi avait les cheveux longs, celle devant elle, les cheveux courts. Je me suis bouché les oreilles, en espérant que son ombre serait aussi muette qu’elle, mais j’ai tout de même eu le temps de l’entendre me dire « Au secours, aide-moi ». Je me suis agenouillé et j’ai crié « Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi ! » et j’ai aussitôt fait en sorte que nos ombres se recouvrent à nouveau pour que tout rentre dans l’ordre.

Cléa a dessiné un grand point d’interrogation dans l’air. J’ai haussé les épaules et cette fois, c’est moi qui suis parti. Cléa courait derrière moi, j’ai eu peur qu’elle glisse sur les rochers, j’ai ralenti l’allure. Elle m’a pris par la main, elle aussi voulait partager un secret avec moi. Pour que nous soyons quittes.

Au bout de la jetée se dresse un petit phare de rien du tout. À

le regarder planté là tout seul, on dirait que ses parents l’ont abandonné et qu’il a cessé de grandir. Sa lanterne est éteinte, il n’éclaire plus la mer depuis longtemps.

Ce vieux phare abandonné au bout de la jetée, c’est le vrai lieu secret de Cléa. Depuis qu’elle me l’a fait découvrir, elle m’y emmène dès que nous nous retrouvons. Nous passons sous la chaîne à laquelle se balance un vieux panneau rouillé sur lequel est écrit Accès interdit, nous poussons la porte en fer dont la serrure rongée par le sel a rendu l’âme et grimpons l’escalier jusqu’au balcon de veille. Cléa monte la première à l’échelle qui mène à la coupole et nous restons là des heures entières à guetter les bateaux et scruter l’horizon. Cléa dessine les vagues d’un délicat mouvement du poignet gauche et sa main droite ondule pour figurer les grands voiliers qui croisent au large.

Quand le soleil décline, elle fait un cercle en joignant ses pouces et ses index, elle fait glisser derrière mon dos le soleil inventé par ses mains, puis son rire de violoncelle envahit tout l’espace.

Le soir, lorsque maman me demande où j’ai passé ma journée, je lui parle d’un endroit sur la plage, à l’opposé d’un phare qui n’appartient qu’à Cléa et à moi, un petit phare de rien du tout, un phare abandonné que nous avons adopté.


Le troisième jour des vacances, Cléa n’a pas voulu monter à la coupole, elle est restée assise au pied du phare et j’ai deviné à son air renfrogné qu’elle attendait quelque chose de moi. Elle a sorti un petit bloc-notes de sa poche et a griffonné sur une feuille de papier qu’elle m’a tendue : « Comment fais-tu ça ? »

À mon tour j’ai pris son bloc-notes pour lui répondre.

— Fais quoi ?

— Ton truc avec les ombres, a écrit Cléa.

— Je n’en ai pas la moindre idée, c’est venu comme ça et je m’en serais bien passé.

Grattement de crayon sur la feuille de papier, Cléa a raturé sa ligne, elle avait changé d’idée en cours d’écriture. Sous le trait j’avais pu quand même lire « Tu es fou ! » mais elle avait finalement préféré me dire « Tu as de la chance, est-ce que les ombres te parlent ? »

Comment elle avait pu deviner ? J’étais incapable de lui mentir.

— Oui !

— Est-ce que la mienne est muette ?

— Non, je ne crois pas.

— Tu ne crois pas ou tu en es sûr ?

— Elle n’est pas muette.

— C’est normal, moi non plus je ne suis pas muette dans ma tête. Tu veux bien parler avec mon ombre ?

— Non, j’aime mieux parler avec toi.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Rien d’important, c’était trop court.

— Elle a une jolie voix, mon ombre ?

Je n’avais pas saisi toute l’importance, pour Cléa, de la question qu’elle venait de me poser. C’était comme si une personne aveugle me demandait à quoi ressemblait son reflet dans un miroir. La différence de Cléa se trouvait dans son silence, ça la rendait unique à mes yeux, mais Cléa rêvait de ressembler à n’importe quelle autre fille de son âge, une fille qui pourrait s’exprimer autrement que par signes. Si elle avait su combien sa différence était belle.

J’ai pris le crayon.

— Oui, Cléa, la voix de ton ombre est claire, ravissante et mélodieuse. Elle te correspond parfaitement.

J’ai rougi en écrivant ces lignes et Cléa aussi en les lisant.

— Pourquoi es-tu triste ? m’a demandé Cléa.

— Parce que les vacances vont forcément finir et que tu vas me manquer.

— Nous avons encore une semaine devant nous, et puis si tu reviens l’an prochain, tu sauras où me trouver.

— Oui, au pied du phare.

— Je t’y attendrai dès le premier jour des vacances.

— Tu promets ?

Cléa a dessiné une promesse avec ses mains. C’est bien plus beau qu’avec des mots.

Une éclaircie perçait le ciel, Cléa leva la tête et écrivit sur le bloc-notes :

— Je voudrais que tu marches encore sur mon ombre, que tu me dises ce qu’elle te raconte.

J’ai hésité, mais j’ai voulu lui faire plaisir, alors je me suis avancé vers elle. Cléa a posé ses mains sur mes épaules et s’est approchée tout près de moi. J’avais le coeur qui battait à cent à l’heure, je ne prêtais aucune attention à nos ombres, seulement aux yeux immenses de Cléa qui se rapprochaient de mon visage, à m’en faire loucher. Nos nez se sont frôlés, Cléa a jeté son chewing-gum, mes jambes étaient toutes molles, j’avais l’impression que j’allais m’évanouir.

J’ai entendu dire dans un film que les baisers avaient un goût de miel, avec Cléa ils avaient le goût du chewing-gum à la fraise qu’elle avait jeté avant de m’embrasser. À écouter mon coeur tambouriner dans ma poitrine, je me suis dit qu’on pouvait peut-être mourir d’un baiser. J’avais quand même envie qu’elle recommence, mais elle a reculé. Elle me dévisageait. Elle a souri et a écrit sur la feuille de papier, avant de partir en courant :

— Tu es mon voleur d’ombre, où que tu sois, je penserai toujours à toi.

Voilà comment la vie peut chavirer, un mois d’août. Il suffit de rencontrer une Cléa pour que plus aucun matin ne soit le même, pour que plus rien ne soit comme avant, pour que la solitude s’efface.

Le soir qui a suivi mon premier baiser, j’ai eu envie d’écrire à Luc ce qui m’était arrivé. Peut-être pour prolonger cet instant.

Parler de Cléa, c’était la garder encore un peu avec moi. Et puis j’ai déchiré la lettre en mille morceaux.


Le lendemain, Cléa n’était pas au pied du phare. J’ai fait dix allers-retours sur la jetée en l’attendant. J’ai eu peur qu’elle soit tombée à l’eau. C’est drôlement dangereux de s’attacher à quelqu’un. C’est incroyable ce que ça peut faire mal. Rien que la peur de perdre l’autre est douloureuse. Jamais je n’aurais imaginé cela avant. Pour papa, je n’avais pas eu le choix, on ne choisit pas son père et encore moins le fait qu’il décide un jour de vous quitter, mais Cléa, c’était différent. Avec elle, tout était différent. Je broyais du noir quand soudain j’ai entendu au loin la mélodie du violoncelle. Cléa était sur le port en compagnie de ses parents devant la baraque du marchand de glaces. Son père avait renversé son cornet sur sa chemise et Cléa riait aux éclats.

Je ne savais pas quoi faire, rester là ou courir la rejoindre ? La maman de Cléa m’a adressé un signe de la main. Je lui ai retourné son bonjour et je suis parti dans la direction opposée.

Je passai une sale journée à attendre Cléa sans comprendre pourquoi ça me rendait si cafardeux. La digue où nous nous promenions encore la veille était battue par les vagues. D’être là, tout seul, me rendait triste à crever. Je devais avoir croisé la pire des ombres, celle de l’absence, et sa compagnie était détestable. Je n’aurais pas dû faire confiance à Cléa, et lui révéler mon secret. Je n’aurais pas dû la rencontrer. Quelques jours plus tôt, je n’avais pas besoin d’elle, ma vie était ce qu’elle était mais au moins elle tenait debout. Maintenant, sans nouvelles de Cléa, tout s’écroulait autour de moi. C’est moche d’avoir à guetter un signe de quelqu’un pour se sentir heureux.

J’ai quitté la jetée et je suis allé me promener près du bazar de la plage. J’avais envie d’écrire à mon père, alors j’ai chapardé une grande carte postale sur le tourniquet et je me suis installé à une table de la buvette. À cette heure-là, il n’y avait pas grand monde, le serveur n’a rien dit.


Papa,

Je t’écris du bord de la mer où maman et moi passons quelques jours de vacances. J’aurais aimé que tu sois avec nous, mais les choses sont ce qu’elles sont. J’aimerais avoir de tes nouvelles, savoir que tu es heureux. Côté bonheur, pour moi, ça va ça vient. Si tu avais été là, je t’aurais raconté ce qui m’arrive et j’imagine que ça m’aurait fait du bien. Tu m’aurais donné des conseils. Luc dit qu’il n’en peut plus des conseils de son père, moi je suis en manque.

Maman prétend que l’impatience tue l’enfance, je voudrais tellement grandir, papa, être libre de voyager, fuir les endroits où je ne me sens pas bien. Adulte, je partirai à ta rencontre, je te retrouverai, où que tu sois.

Si d’ici là nous ne nous sommes pas revus, nous aurons tant de choses à nous raconter qu’il nous faudra cent déjeuners pour tout se dire, ou au moins une semaine de vacances rien qu’à nous deux. Ce serait formidable de pouvoir passer autant de temps ensemble. Je devine que ça doit être trop compliqué et je me demande pourquoi. Chaque fois que j’y pense, je me demande aussi pourquoi tu n’écris pas. Toi, tu sais où j’habite.

Peut-être que tu répondras à cette carte postale, peut-être que je trouverai une lettre de toi en rentrant à la maison, peut-être que tu viendras me chercher ?

Je crois que j’en ai marre des peut-être.


Ton fils qui t’aime quand même.


J’ai traîné les pieds jusqu’à la boîte aux lettres. Tant pis si j’ignorais où vivait mon père. J’ai fait comme pour Noël, je l’ai postée, sans timbre ni adresse.


*

* *


Sur l’étal du bazar pendait un joli cerf-volant en papier de Chine. Il avait la forme d’un aigle. J’ai dit au marchand que maman viendrait le payer plus tard. J’ai une tête qui inspire confiance, je suis parti avec mon cerf-volant sous le bras.

Quarante mètres de fil, c’était inscrit sur l’emballage. À

quarante mètres du sol, on doit voir toute la station balnéaire, le clocher de l’église, la rue du marché, le manège de chevaux de bois et la route qui file vers la campagne. Si on lâche la ficelle, on doit découvrir tout le pays, et si les vents sont favorables, faire le tour de la terre, voir de très haut ceux qui vous manquent. J’aurais voulu être un cerf-volant.

Mon aigle grimpait joliment, la bobine de fil n’était pas complètement dévidée, mais il volait fièrement dans le ciel. Son ombre se promenait sur le sable, les ombres de cerfs-volants sont des ombres mortes, ce ne sont que des taches. Quand j’en ai eu assez, j’ai ramené l’oiseau à moi, lui ai replié les ailes et nous sommes rentrés. En arrivant à la maison d’hôtes, j’ai cherché un endroit où le cacher, et puis j’ai changé d’avis.

J’ai pris un sérieux savon après avoir présenté à maman le cadeau qu’elle m’avait offert. Elle a menacé de le jeter à la poubelle, puis elle a eu une idée encore plus cruelle : me forcer à le rapporter au marchand du bazar et trouver les mots pour excuser, je cite, ma conduite inexcusable. J’ai usé de mon sourire contrit dévastateur, mais il n’a pas du tout dévasté ma mère. J’ai dû aller me coucher sans manger, ça n’avait aucune importance, quand je suis contrarié je n’ai pas faim.


*

* *


Le lendemain, à 10 h 30, garée devant le bazar de la plage, maman a ouvert la portière de la voiture et m’a lancé d’un air menaçant :

— Allez, sors de là, et dépêche-toi, tu sais ce que tu dois faire !

Mon supplice avait débuté après le petit déjeuner. Il avait fallu rembobiner le fil pour que la bobine soit impeccablement enroulée, replier les ailes de mon aigle et les nouer avec un ruban que maman m’avait donné. Le trajet s’était passé dans un silence solennel. La suite de l’épreuve consistait à traverser l’esplanade jusqu’au bazar, et à rendre le cerf-volant au marchand en m’excusant d’avoir abusé de sa confiance. Je me suis éloigné, les épaules lourdes, mon cerf-volant sous le bras.

Depuis la voiture, maman avait l’image, mais pas le son. Je me suis approché du marchand, prenant un air de martyr, et lui ai dit que ma mère n’avait plus de sous pour mon anniversaire et qu’elle ne pouvait pas lui payer mon aigle. Le marchand m’a répondu que c’était pourtant un cadeau qui ne coûtait pas bien cher. J’ai répliqué que ma mère était tellement radine que « pas cher » n’existait pas dans son vocabulaire. J’ai ajouté que j’étais vraiment désolé, le cerf-volant était comme neuf, il n’avait volé qu’une fois et encore, pas très haut. Je lui ai proposé de l’aider à ranger son magasin pour le dédommager. J’ai imploré sa clémence, si je repartais sans avoir résolu le problème, je n’aurais pas non plus de cadeau à Noël. Mon plaidoyer avait dû être convaincant, le marchand semblait tout chamboulé. Il a jeté un regard noir vers ma mère et m’a fait un clin d’oeil en m’affirmant qu’il se faisait un plaisir de me l’offrir, ce cerf-volant. Il voulait même aller en toucher deux mots à maman mais je l’ai convaincu que c’était pas une bonne idée. Je l’ai remercié plusieurs fois et je lui ai demandé de bien vouloir garder mon cadeau, je repasserais le prendre un peu plus tard.

Je suis retourné à la voiture, jurant que j’avais rempli ma mission. Ma mère m’a autorisé à aller jouer sur la plage et elle s’en est allée.

Je n’étais pas vraiment fier d’avoir dit des horreurs sur elle, mais je n’étais pas fâché non plus de m’être vengé.

Dès que sa voiture a disparu, je suis allé récupérer mon aigle et j’ai filé sur la plage où la marée était basse. Faire voler un aigle en entendant craquer les coquillages sous ses pieds a quelque chose d’assez divin.

Le vent était plus fort que la veille, la bobine se dévidait à toute vitesse. En tirant d’un coup sec sur le fil, j’ai réussi ma première figure, un quart de « 8 » presque parfait. L’ombre du cerf-volant glissait au loin sur le sable. Soudain, j’ai découvert à mes côtés une ombre familière. J’ai failli lâcher mon aigle. Cléa se tenait à ma droite.

Elle a posé sa main sur la mienne, pas pour la retenir mais pour s’emparer de la poignée du cerf-volant. Je la lui ai confiée, le sourire de Cléa était irrésistible et j’aurais été bien incapable de lui refuser quoi que ce soit.

Ce ne devait pas être son premier coup d’essai. Cléa maniait le cerf-volant avec une agilité à couper le souffle. Des « 8 »

complets qui s’enchaînaient, des « S » impeccables. Cléa avait le don de la poésie aérienne, elle arrivait à dessiner des lettres dans le ciel. Quand j’ai enfin compris ce qu’elle faisait, j’ai lu :

« Tu m’as manqué. » Une fille qui réussit à vous écrire « Tu m’as manqué » avec un cerf-volant, on ne peut jamais l’oublier.

Cléa a posé l’aigle sur la plage, elle s’est tournée vers moi et s’est assise sur le sable mouillé. Nos ombres étaient jointes.

Celle de Cléa s’est penchée vers moi.

— Je ne sais pas ce qui me fait le plus mal, les moqueries que je devine dans mon dos ou les regards condescendants qui s’affichent devant moi. Qui s’attachera un jour à une fille qui ne peut pas parler, à une fille qui pousse des cris quand elle rit ?

Qui me rassurera quand j’aurai peur ? Et j’ai déjà tellement peur que je n’entends plus rien, même dans ma tête. J’ai peur de grandir, je suis seule, et mes jours ressemblent à des nuits sans fin que je traverse comme une automate.


Aucune fille au monde n’oserait dire des choses pareilles à un garçon qu’elle connaît à peine. Cette phrase, Cléa ne l’a pas prononcée, c’est son ombre qui me l’a soufflée sur la plage et j’ai enfin compris pourquoi je l’avais entendue appeler au secours.

— Si tu savais, Cléa, que pour moi tu es la plus jolie fille du monde, celle dont les cris rauques effacent les ciels de grisaille, celle dont la voix sonne comme un violoncelle. Si tu savais qu’aucune fille au monde ne sait faire virevolter les cerfs-volants comme toi.

Cette phrase, je l’ai murmurée dans ton dos pour que tu ne l’entendes pas. Face à toi c’est moi qui étais devenu muet.


Nous nous sommes retrouvés chaque matin sur la jetée, Cléa allait chercher mon cerf-volant au bazar de la plage et nous filions ensemble vers le vieux phare abandonné où nous passions le reste de la journée.

J’inventais des histoires de pirates. Cléa m’apprenait à parler avec les mains, je découvrais la poésie d’un langage que si peu comprennent. Accroché par son fil à la balustrade de la tourelle, l’aigle tournoyait toujours plus haut, jouant dans le vent.

À midi, Cléa et moi nous adossions au pied de la lanterne et partagions le pique-nique préparé par maman. Ma mère savait, nous n’en parlions jamais le soir mais elle avait deviné la complicité qui me liait à la petite fille qui ne parle pas, comme l’appelaient les gens du village. C’est fou ce que les adultes ont peur des mots. Pour moi, « muette » était bien plus joli.

Parfois, après le déjeuner, Cléa s’endormait la tête posée sur mon épaule. C’était je crois le meilleur moment de ma journée, l’instant où elle s’abandonnait. C’est bouleversant quelqu’un qui s’abandonne. Je la regardais dormir, me demandant si elle retrouvait l’usage de la parole dans ses rêves, si elle entendait le timbre clair de sa voix. Chaque fin d’après-midi, nous échangions un baiser avant de nous quitter. Six jours inoubliables.


*


* *


Mes courtes vacances approchaient de leur fin, maman commençait à préparer les valises pendant que je prenais mon petit déjeuner, nous allions bientôt quitter la chambre d’hôtes.

Je l’ai suppliée de rester plus longtemps, mais nous devions prendre le chemin du retour si elle voulait garder son travail.

Maman a promis que nous reviendrions l’an prochain. Il peut se passer tellement de choses en un an.

Je suis allé dire au revoir à Cléa. Elle m’attendait au pied du phare, elle a tout de suite compris pourquoi je faisais une drôle de tête et elle n’a pas voulu que nous montions. Cléa a fait un geste pour me dire de partir et m’a tourné le dos. J’ai pris dans ma poche un petit mot que j’avais rédigé en cachette la veille au soir, un petit mot où je lui confiais toutes mes pensées. Elle n’a pas voulu le prendre. Alors je l’ai attrapée par la main et je l’ai entraînée vers la plage.

Du bout du pied, j’ai tracé la moitié d’un coeur sur le sable, j’ai roulé ma feuille de papier en cône et l’ai plantée au milieu de mon dessin, et puis je suis parti.

Je ne sais pas si Cléa a changé d’avis, si elle a terminé mon dessin sur le sable. Je ne sais pas si elle a lu mon mot.


*

* *


Sur la route du retour, il m’est arrivé de souhaiter qu’elle n’y ait pas touché et que ma lettre ait été emportée par la marée.

Par pudeur peut-être. J’avais écrit qu’elle était celle à qui je penserais en m’éveillant, je lui avais promis qu’en fermant les yeux le soir je verrais apparaître les siens, immenses dans la profondeur de la nuit, comme un vieux phare qui, fier d’avoir été adopté, aurait rallumé sa lanterne. C’était probablement maladroit de ma part.


Il me restait à faire un plein de souvenirs qui me nourriraient pendant les saisons à venir, des réserves de moments heureux pour l’automne, lorsque la nuit se poserait sur le chemin de l’école.

À la rentrée, j’avais décidé de ne rien dire, parler de Cléa pour faire enrager Élisabeth ne m’intéressait plus.


Nous ne sommes jamais retournés dans cette station balnéaire. Ni l’année d’après, ni celles qui suivirent. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles de Cléa. J’ai bien pensé à lui écrire en poste restante : Petit phare abandonné au bout d’une jetée.

Mais inscrire cette adresse eût été déjà trahir un secret.

J’ai embrassé Élisabeth deux ans plus tard. Son baiser n’avait ni le goût du miel ni celui de la fraise, à peine un parfum de revanche sur Marquès dont j’avais désormais la taille. Trois mandats consécutifs de délégué de classe finissent par vous conférer une certaine aura.

Le jour suivant ce baiser, Élisabeth et moi nous sommes séparés.

Je ne me suis pas représenté à l’élection, et Marquès a été élu à ma place. Je lui laissai bien volontiers ma fonction. J’avais pris à jamais la politique en grippe.


Partie 2


4.

À la peur de la nuit a succédé celle de la solitude. Je n’aime pas dormir seul et pourtant c’est ainsi que je vis, dans un studio sous les toits d’un immeuble non loin de la faculté de médecine.

J’ai fêté hier mes vingt ans. Avec cette fichue avance dans ma scolarité, j’ai dû les célébrer sans avoir eu le temps de nouer des amitiés. Les horaires de la faculté ne nous en laissent guère le temps.

J’ai laissé mon enfance, il y a deux ans, derrière un marronnier dans la cour d’une école, dans cette petite ville où j’ai grandi.

Le jour de la remise des diplômes, ma mère était présente, une collègue de travail l’avait remplacée pour l’occasion.

J’aurais juré avoir aperçu la silhouette de mon père au loin derrière les grilles, mais j’avais dû rêver, j’ai toujours eu trop d’imagination.

J’ai laissé mon enfance sur le chemin de la maison, où les pluies d’automne ruisselaient sur mes épaules, dans un grenier où je parlais aux ombres en regardant la photo de mes parents au temps où ils s’aimaient encore.

J’ai laissé mon enfance sur un quai de gare en disant au revoir à mon meilleur ami, fils d’un boulanger, en serrant ma mère dans mes bras, lui promettant que je reviendrais la voir dès que possible.

Sur ce quai de gare, je l’ai vue pleurer. Cette fois, elle n’avait pas cherché à détourner son visage. Je n’étais plus l’enfant qu’elle voulait protéger de tout, y compris de ses larmes, de cette tristesse qui ne l’avait jamais vraiment quittée.

Penché à la fenêtre du wagon, alors que le convoi s’ébranlait, j’ai vu Luc lui prendre la main pour la consoler.

Mon monde tournait à l’envers, Luc aurait dû monter dans ce compartiment, c’était lui le surdoué en sciences ; et de nous deux, celui qui aurait dû s’occuper d’une infirmière qui avait consacré sa vie aux autres et surtout à son fils, c’était moi.


*

* *


Quatrième année de médecine.


Maman a pris sa retraite, elle s’occupe désormais de la bibliothèque municipale. Le mercredi, elle joue à la belote avec trois amies.

Elle m’écrit souvent. Entre les heures de cours et les gardes de nuit, je n’ai guère le temps de lui répondre. Elle vient me voir deux fois par an. À l’automne comme au printemps, elle s’installe dans un petit hôtel à deux pas de l’Hôpital universitaire et parcourt les musées en attendant que mes journées s’achèvent.

Nous allons nous promener le long du fleuve. Au cours de ces balades, elle me fait parler de ma vie et me prodigue mille conseils, sur ce qu’il faut faire pour devenir un médecin plein d’humanité – à ses yeux c’est aussi important que d’être un bon médecin. Elle en a fréquenté beaucoup en quarante années de métier, elle distingue d’un coup d’oeil ceux qui privilégient leur carrière à leurs patients. Je l’écoute en silence. Après la promenade, je l’emmène dîner dans un petit troquet qu’elle affectionne et où elle tient toujours à payer nos repas. « Plus tard, quand tu seras docteur, tu m’inviteras dans un grand restaurant », me dit-elle en s’emparant chaque fois de l’addition.

Ses traits ont changé, mais ses yeux débordent d’une tendresse qui ne vieillit pas. Vos parents vieillissent jusqu’à un certain âge, où leur image se fige en votre mémoire. Il suffit de fermer les yeux et de penser à eux pour les voir à jamais tels qu’ils étaient, comme si l’amour qu’on leur porte avait le pouvoir d’arrêter le temps.

À chacun de ses séjours, elle se fait un devoir de remettre ma tanière en ordre. Lorsqu’elle repart, je trouve dans mon armoire un lot de chemises neuves et, sur mon lit, des draps propres dont le parfum me rappelle la chambre de mon enfance.


J’ai toujours, posées sur ma table de nuit, une lettre qu’elle m’avait écrite à ma demande et une photo trouvée dans le grenier.

Lorsque je la raccompagne à la gare, elle me serre dans ses bras avant de monter dans son wagon, et son étreinte est si forte que je crains chaque fois de ne plus jamais la revoir. Je regarde son train disparaître dans la courbe des rails, il file vers la petite ville où j’ai grandi, vers mon enfance qui se trouve à six heures de l’endroit où je vis désormais.

La semaine suivant son départ, je reçois toujours une lettre.

Elle m’y raconte son voyage, ses parties de belote et me donne une liste d’ouvrages à lire sans attendre. Je n’ai hélas pour seule lecture que des manuels de médecine, que je révise la nuit en préparant mon internat.

J’alterne mes gardes entre les Urgences et la pédiatrie, mes patients demandent beaucoup d’attention. Mon chef de service est un type bien, un professeur craint pour ses coups de gueule.

Ils se font entendre à la moindre négligence, à la moindre erreur. Mais il nous transmet son savoir et c’est ce que nous attendons de lui. Chaque matin, en commençant les visites, il nous répète inlassablement que la médecine n’est pas un métier mais une vocation.

À l’heure de ma pause, je file chercher un sandwich à la cafétéria et m’installe dans le jardin qui borde notre pavillon.

J’y croise certains de mes petits patients, ceux qui sont en convalescence. Ils prennent l’air en compagnie de leurs parents.

C’est là, devant un carré de pelouse fleurie, que ma vie a chaviré pour la seconde fois.


*

* *


Je somnolais sur un banc. Faire des études de médecine, c’est lutter en permanence contre le manque de sommeil. Une consoeur étudiante en quatrième année vint s’asseoir à côté de moi, me sortant de ma torpeur. Sophie est une fille pétillante et jolie, nous sommes complices et flirtons depuis des mois sans jamais avoir donné de nom à notre relation. Nous jouons à être amis, faisant semblant d’ignorer le désir de l’autre. Nous savons tous deux que nous n’avons pas le temps de vivre une vraie liaison. Ce matin-là, Sophie me parlait pour la énième fois d’un cas qui la préoccupait. Un garçon de dix ans ne pouvait plus s’alimenter depuis deux semaines. Aucune pathologie n’expliquait son état, son système digestif ne montrait nul désordre justifiant que le moindre aliment ingéré soit aussitôt rejeté. L’enfant était sous perfusion et sa condition empirait de jour en jour. Les trois psychologues appelés à son chevet n’avaient pu venir à bout du mystère. Sophie était obsédée par ce petit bonhomme, au point de ne rien vouloir faire d’autre que de chercher une solution à son mal. Souhaitant renouer avec les soirées hebdomadaires où nous révisions ensemble, non sans une certaine ambiguïté, je lui promis de consulter le dossier et de réfléchir de mon côté. Comme si nous, simples externes, pouvions être plus intelligents que le corps médical qui oeuvrait dans cet hôpital. Mais chaque élève ne rêve-t-il pas de dépasser ses maîtres ?

Elle me parlait de la dégradation de l’état de l’enfant lorsque mon attention fut distraite par une petite fille qui jouait à la marelle dans l’allée du jardin. Je l’observai attentivement et compris soudain qu’elle ne sautait pas de case en case, selon la règle. Son jeu était d’une tout autre nature. La petite fille bondissait à pieds joints sur son ombre, espérant ainsi la prendre de vitesse.

Je demandai à Sophie si son petit patient était encore en état de se déplacer en chaise roulante et lui proposai de l’amener jusqu’ici. Sophie aurait préféré que je monte le voir dans sa chambre mais j’insistai, la priant de ne pas perdre de temps. Le soleil disparaîtrait bientôt derrière la toiture du bâtiment principal et j’avais besoin de lui. Elle rechigna mais finit par céder.


Dès qu’elle fut partie, je m’approchai de la petite fille et lui fis promettre de garder secret ce que je m’apprêtais à lui confier.

Elle m’écouta attentivement et accepta ma proposition.

Sophie revint un quart d’heure plus tard, poussant la chaise où son petit malade était sanglé. La pâleur de sa peau et ses joues émaciées témoignaient de l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait. Je comprenais mieux, en le voyant ainsi, combien Sophie devait être préoccupée. Elle s’arrêta à quelques mètres de moi, et je lus dans ses yeux qu’elle m’interrogeait ; une façon silencieuse de me demander « Et maintenant ? » Je lui suggérai de pousser la chaise roulante jusqu’à la petite fille. Sophie s’exécuta et me rejoignit sur le banc.

— Tu penses qu’une gamine de onze ans va le soigner, c’est ça ton remède miracle ?

— Laisse-lui le temps de s’intéresser à elle.

— Elle joue à la marelle, en quoi veux-tu qu’il s’intéresse à elle ? Bon, ça suffit comme ça, je le remonte dans sa chambre.

J’attrapai Sophie par le bras et l’empêchai de partir.

— Quelques minutes au grand air ne peuvent pas lui faire de mal. Je suis certain que tu dois avoir d’autres patients à visiter, laisse-les-moi tous les deux, je peux les surveiller pendant ma pause. Ne t’inquiète pas, je veille au grain.

Sophie rejoignit l’aile de pédiatrie. Je m’approchai des enfants, ôtai les sangles qui retenaient le petit garçon à son fauteuil et le portai dans mes bras jusqu’au carré de pelouse. Je m’y installai, l’asseyant sur mes genoux, dos tourné aux derniers rayons du soleil. La petite fille retourna à son jeu, ainsi que nous en étions convenus.

— Qu’est-ce qui te fait si peur, mon bonhomme, pourquoi te laisses-tu dépérir ?

Il releva les yeux sans rien dire. Son ombre si frêle se fondait à la mienne. L’enfant s’abandonna au creux de mes bras et posa sa tête sur mon torse. J’ai prié pour que revienne l’ombre de mon enfance, cela faisait si longtemps.


Aucun enfant au monde n’aurait pu inventer ce que j’allais entendre. Je ne sais pas qui de lui ou de son ombre me le murmura, j’avais perdu l’habitude de ce genre de confidences.


Je portai le petit garçon jusqu’à son fauteuil et rappelai la petite fille pour qu’elle revienne à ses côtés avant le retour de Sophie, puis je retournai m’installer sur le banc.

Lorsque Sophie me rejoignit, je lui racontai que la championne de saut à la marelle et son jeune patient avaient sympathisé. Elle avait même réussi à lui faire dire ce qui le traumatisait et accepté de me le révéler. Sophie me regarda, interloquée.

Le petit garçon s’était entiché d’un lapin, un animal devenu son confident, son meilleur ami. Seulement voilà, deux semaines plus tôt, le lapin s’était fait la belle et le soir de sa disparition, à la fin du dîner, la mère de l’enfant avait demandé à sa famille si l’on avait apprécié le civet qu’elle avait cuisiné.

L’enfant en conclut aussitôt que son lapin était mort et qu’il l’avait bouffé. Dès lors, il n’avait plus qu’une idée en tête, expier sa faute et rejoindre son meilleur ami là où il devait se trouver.

On devrait peut-être réfléchir à deux fois avant de dire aux enfants que ceux qui meurent s’en vont vivre, sans eux, au ciel.

Je me levai et laissai Sophie, pantoise, sur son banc.

Maintenant que j’avais découvert le problème, l’important était de réfléchir à la façon de le résoudre.


À la fin de ma garde, je trouvai un mot dans mon casier, Sophie m’ordonnait de la rejoindre chez elle, quelle que soit l’heure de la nuit.


*

* *


J’ai sonné à sa porte à 6 heures du matin. Sophie m’accueillit, les yeux gonflés de sommeil ; elle portait pour seul vêtement une chemise d’homme. Je la trouvais plutôt séduisante dans cette tenue, même si cette chemise n’était pas à moi.

Elle me servit une tasse de café dans sa cuisine et me demanda comment j’avais réussi là où trois psychologues avaient échoué.

Je lui rappelai que les enfants ont un langage que nous avons oublié, une façon bien à eux de communiquer.

— Et tu avais imaginé qu’il se confierait à cette gamine !

— J’espérais que la chance nous sourirait, une chance, même infime, cela vaut le coup de la tenter, non ?

Sophie m’interrompit pour me confondre dans mon mensonge. La petite fille lui avait avoué qu’elle jouait à la marelle pendant que j’étais resté avec son patient.

— C’est sa parole contre la mienne, répondis-je en souriant à Sophie.

— C’est drôle, répliqua-t-elle aussi sec, je lui ferais plutôt confiance à elle qu’à toi.

— Je peux savoir qui t’a offert cette chemise ?

— Je l’ai achetée dans une friperie.

— Tu vois, tu mens aussi mal que moi.

Sophie se leva et se rendit à la fenêtre.

— J’ai appelé ses parents hier à midi, ce sont des gens de la campagne, ils ne soupçonnaient pas que leur fils s’était autant attaché à ce lapin et voyaient encore moins pourquoi à celui-là en particulier. Ils ne comprennent pas. Pour eux, on élève les lapins pour les manger.

— Demande-leur dans quel état ils seraient si on les avait obligés à manger leur chien.

— Ça ne sert à rien de les blâmer, ils sont dévastés. La mère ne cesse de pleurer et le père n’en mène pas large. Tu as une idée pour sortir leur enfant de cette impasse ?

— Peut-être. Qu’ils trouvent un très jeune lapin, aussi roux que l’original, et qu’ils nous l’amènent au plus vite.


— Tu veux faire entrer un lapin à l’hôpital ? Si le chef de clinique l’apprend, c’est ton idée, moi je ne te connais pas.

— Je ne t’aurais pas dénoncée. Tu peux enlever cette chemise maintenant ? Je la trouve assez moche.


*

**


Tandis que Sophie prenait sa douche, je somnolais sur son lit, j’étais bien trop épuisé pour rentrer chez moi. Elle commençait son service une heure plus tard et j’en avais dix devant moi pour récupérer un peu de sommeil. Nous nous verrions à l’hôpital, cette nuit je travaillais aux Urgences, elle à l’étage de pédiatrie, nous serions tous deux de garde mais dans deux bâtiments différents.

À mon réveil, je trouvai une assiette de fromages sur la table de la cuisine et un petit mot. Sophie m’invitait à passer la voir dans son service si j’en avais le temps. En lavant mon assiette, j’aperçus dans la poubelle la chemise qu’elle portait en m’accueillant.


J’arrivai aux Urgences à minuit, l’intendante des admissions m’annonça que la soirée était calme, j’aurais presque pu rester chez moi, me dit-elle en inscrivant mon nom au tableau des externes de service.

Personne ne peut expliquer pourquoi certaines nuits, les Urgences débordent de monde en souffrance tandis que d’autres, rien ou presque ne se passe. Vu mon état de fatigue, je n’allais pas m’en plaindre.

Sophie me rejoignit à la cafétéria. Je m’étais assoupi, la tête posée sur mes bras, le nez contre la table. Elle me réveilla d’un coup de coude.

— Tu dors ?

— Plus maintenant, répondis-je.


— Mes fermiers ont trouvé la perle rare, un lapereau roux, exactement comme tu l’avais demandé.

— Où sont-ils ?

— Dans un hôtel du quartier, ils attendent mes instructions.

Je suis externe en pédiatrie, pas vétérinaire, si tu pouvais m’éclairer sur la suite de ton plan, ça m’aiderait beaucoup.

— Appelle-les, dis-leur de se présenter aux Urgences, j’irai les accueillir.

— À 3 heures du matin ?

— Tu as déjà vu le chef de clinique se promener dans les couloirs à 3 heures du matin ?

Sophie chercha le numéro de l’hôtel dans le petit carnet noir qu’elle gardait toujours dans la poche de sa blouse. Je filai vers le sas des Urgences.

Les parents de son jeune patient avaient l’air hagard. Qu’on leur demande de se réveiller au milieu de la nuit pour apporter un lapin à l’hôpital les étonnait autant que Sophie. Le petit mammifère était caché dans la poche du manteau de la mère, je les fis entrer et les présentai à l’intendante des admissions. Un oncle et une tante de province de passage en ville, venus me rendre visite. Elle ne s’étonna pas outre mesure de l’heure étrange de cette réunion familiale. Pour surprendre quelqu’un qui travaille aux Urgences d’un centre hospitalier, il en faut bien plus que cela.

Je conduisis les parents à travers les couloirs, veillant à éviter les infirmières de garde.

En chemin, j’expliquai à la mère du petit garçon ce que j’attendais d’elle. Nous arrivâmes au palier de l’aile de pédiatrie.

Sophie nous y attendait.

— J’ai envoyé l’infirmière de service me chercher un thé au distributeur de la cafétéria, je ne sais pas ce que tu as l’intention de faire, mais fais-le vite. Elle ne tardera pas à revenir. Je nous donne vingt minutes tout au plus, annonça Sophie.

La maman entra seule avec moi dans la chambre de son fils.

Elle s’assit sur le lit et lui caressa le front pour le réveiller. Le petit garçon ouvrit les yeux et vit sa mère, comme dans un rêve.

Je m’assis de l’autre côté.

— Je ne voulais pas te réveiller mais j’ai quelque chose à te montrer, lui dis-je.

Je lui promis qu’il n’avait pas mangé son lapin et que ce dernier n’était pas mort. Il avait eu un bébé, et ce salaud s’était aussitôt fait la belle pour aller convoler avec une autre lapine.

Certains pères font des choses comme ça.

— Le tien attend dans le couloir, tout seul derrière cette porte au beau milieu de la nuit, parce qu’il t’aime plus que tout au monde, comme il aime ta mère d’ailleurs. Maintenant, au cas où tu ne me croirais pas, regarde !

La mère sortit le lapereau de sa poche et le posa sur le lit de son fils, le retenant entre ses mains. L’enfant fixa l’animal. Il avança lentement la main et lui caressa la tête, la maman le lui confia, le contact était noué.

— Ce petit lapin n’a plus personne pour veiller sur lui, il a besoin de toi. Et si tu ne retrouves pas tes forces, il va dépérir. Il faut vraiment que tu recommences à t’alimenter, pour t’occuper de lui.

J’ai laissé l’enfant en compagnie de sa mère. Une fois dans le couloir, j’ai invité son père à les rejoindre, j’avais bon espoir que mon stratagème fonctionne. Cet homme, à l’apparence bourrue, me prit dans ses bras et me serra contre lui. Pendant un court instant, j’aurais voulu être ce petit garçon qui allait retrouver son père.


*

* *


En arrivant le surlendemain à l’hôpital, je découvris un message dans mon casier. Il émanait de la secrétaire de mon chef de service : j’étais prié de me présenter illico à son bureau.

Ce genre de convocation était une première pour moi, j’en touchai deux mots à Sophie. L’infirmière de garde avait trouvé des poils de lapin sur la literie du petit patient de la chambre 302, l’enfant avait vendu la mèche contre un jus de fruits et des céréales.

Sophie avait tout expliqué à l’infirmière et, au vu du résultat obtenu, l’avait suppliée de garder le silence sur la nature du remède. Hélas, certaines personnes sont plus attachées au respect des règlements qu’à l’intelligence de s’y dérober parfois.

C’est fou comme les réglementations rassurent ceux qui manquent d’imagination.

Après tout, j’avais survécu aux colles à répétition de Mme Schaeffer, soixante-deux en six années de scolarité, soit un samedi sur quatre, je travaillais dans cet hôpital quatre-vingt-seize heures par semaine, que pouvait-il m’arriver de plus ?

Je n’eus pas besoin de me rendre dans le bureau du professeur Fernstein, le grand patron assurait lui-même la visite matinale accompagné de ses deux adjoints. Je me joignis au groupe d’étudiants qui les suivait. Sophie n’en menait pas large lorsque nous entrâmes dans la chambre 302.

Fernstein consulta la feuille accrochée au pied du lit, silence de plomb pendant qu’il en faisait la lecture.

— Voilà donc un garçon qui a recouvré l’appétit ce matin, heureuse nouvelle, n’est-ce pas ? lança-t-il à l’assemblée.

Le psychiatre s’empressa de vanter les bienfaits de la thérapie qu’il avait choisi d’appliquer depuis plusieurs jours.

— Et vous, dit Fernstein, en se tournant vers moi, vous n’avez aucune autre explication pour justifier ce rétablissement soudain ?

— Pas la moindre, professeur, répondis-je en baissant la tête.

— Vous en êtes certain ? insista-t-il.

— Je n’ai pas eu le temps d’étudier le dossier de ce patient, je passe la moitié de mon temps aux Urgences...

— Alors nous devons tous en conclure que l’équipe de psys en charge a excellé dans son travail et lui attribuer tout le mérite de ce succès ? me demanda-t-il en m’interrompant.

— Je ne vois pas ce qui nous permettrait de penser autrement.


Fernstein reposa la feuille au pied du lit et s’approcha du petit garçon. Sophie et moi échangeâmes un regard, elle enrageait.

Le vieux professeur caressa les cheveux de l’enfant.

— Je suis ravi que tu ailles mieux, mon garçon, nous allons progressivement te réalimenter et, si tout va bien, d’ici quelques jours nous pourrons enlever ces aiguilles de ton bras et te rendre à ta famille.

La visite se poursuivit de chambre en chambre. Lorsqu’elle s’acheva au bout du palier, le groupe d’étudiants se dispersa, chacun retournant à ses occupations.

Fernstein me rappela alors que je m’éclipsais.

— Deux mots, jeune homme ! me dit-il.

Sophie vint vers nous et s’interposa.

— Je partage l’entière responsabilité de ce qui s’est passé, monsieur, c’est ma faute, dit-elle.

— J’ignore de quelle faute vous me parlez, mademoiselle, aussi, je ne saurais trop vous conseiller de vous taire. Vous devez avoir du travail, fichez-moi le camp !

Sophie ne se le fit pas répéter et me laissa seul en compagnie du professeur.

— Les règlements, jeune homme, me dit-il, sont faits pour vous permettre d’acquérir de l’expérience sans tuer trop de patients, et l’expérience acquise vous permet d’y déroger.

J’ignore comment vous avez accompli ce petit miracle, ou ce qui vous a mis sur la piste, et je serais ravi qu’un jour vous ayez l’extrême bonté de m’en toucher un mot, je n’ai eu droit qu’aux grandes lignes. Mais pas aujourd’hui, sans quoi je serais dans l’obligation de vous sanctionner et je suis de ceux qui pensent que dans nos métiers, seul le résultat compte. En attendant, vous devriez considérer la pédiatrie pour votre internat.

Lorsque l’on a un don, il est dommage de le gâcher, vraiment dommage.

Sur ces mots, le vieux professeur se retourna sans me saluer.

Ma garde achevée, je rentrai chez moi, préoccupé. Toute la journée et toute la nuit, j’avais ressenti une impression d’inachevé qui me pesait, sans que je réussisse à en identifier la cause.


*

* *


La semaine fut infernale, les Urgences ne désemplissaient pas et mes gardes se prolongeaient bien au-delà des vingt-quatre heures usuelles.

Je retrouvai Sophie le samedi matin, les yeux plus cernés que jamais.

Nous nous étions donné rendez-vous dans un parc, devant le grand bassin où des enfants jouaient à faire naviguer des modèles réduits.

En arrivant, elle me tendit un panier rempli d’oeufs, de salaisons et d’un pâté.

— Tiens me dit-elle, c’est de la part des fermiers, ils l’ont déposé pour toi hier à l’hôpital, tu étais déjà parti, ils m’ont chargée de te le remettre.

— Promets-moi que ce n’est pas de la terrine de lièvre !

— Non, c’est du cochon. Les oeufs sont tout frais. Si tu viens chez moi ce soir, je te ferai une omelette.

— Comment va ton malade ?

— Il reprend des couleurs un peu plus chaque jour, il sortira bientôt.

Je me penchai en arrière sur ma chaise, mains derrière la nuque, et profitai de la chaleur des rayons du soleil.

— Comment as-tu fait ? me demanda Sophie. Trois psys ont tout tenté pour le faire parler, et toi en quelques minutes passées avec lui dans le jardin tu as réussi...

J’étais trop fatigué pour lui donner l’explication logique qu’elle voulait entendre. Sophie avait besoin de rationnel et c’était ce dont je manquais le plus à l’instant où elle me parlait.

Les mots sortirent de ma bouche sans que j’y réfléchisse, comme si une force me poussait à dire tout haut ce que je n’avais encore jamais osé avouer, pas même à moi.

— Ce petit garçon ne m’a rien dit, c’est son ombre qui m’a confié de quoi il souffrait.

J’ai reconnu soudain dans les yeux de Sophie le regard désolé que ma mère m’avait adressé un jour dans le grenier.

Elle resta silencieuse quelques instants, puis se leva.

— Ce ne sont pas nos études qui nous empêchent de vivre une vraie relation, dit-elle, la lèvre tremblante. Nos horaires ne sont qu’un prétexte. La véritable raison, c’est que tu ne me fais pas assez confiance.

— C’est peut-être en effet une question de confiance, sinon, tu m’aurais cru, répondis-je.

Sophie s’en est allée. J’ai attendu quelques secondes et une petite voix au fond de moi m’a traité d’imbécile. Alors j’ai couru derrière elle pour la rattraper.

— J’ai eu de la chance, voilà tout, je lui ai posé les bonnes questions. Je suis allé puiser dans ma propre enfance, je lui ai demandé s’il avait perdu un ami, je l’ai fait parler de ses parents et de fil en aiguille j’ai soulevé le lièvre, enfin, façon de parler...

C’était juste un coup de bol, et je n’en tire aucune gloire.

Pourquoi accordes-tu tant d’importance à cela, il est en voie de guérison. C’est ce qui compte, non ?

— J’ai passé des heures au chevet de ce môme sans jamais entendre le son de sa voix, et toi tu veux me faire croire qu’en quelques minutes tu as réussi à lui faire te raconter sa vie ?

Je n’avais encore jamais vu Sophie dans un tel état de colère.

Je la pris dans mes bras et, ce faisant, sans que j’y prête attention, mon ombre chevaucha la sienne.


« Je n’ai aucun talent, je n’excelle dans aucun domaine, mes professeurs ne cessaient de me le répéter. Je n’ai pas été la petite fille dont mon père rêvait ; de toute façon, c’est un fils qu’il voulait. Pas assez jolie, trop maigre ou trop grosse selon les âges, bonne élève mais loin d’être la meilleure... Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu le moindre compliment venant de lui.

Rien en moi ne trouvait grâce à ses yeux. »

Dans l’ombre de Sophie, j’ai entendu le murmure de cette confidence et cela m’a rapproché d’elle. Je l’ai prise par la main.

— Suis-moi, j’ai un secret à te confier.

Sophie s’est laissé entraîner vers un peuplier, nous nous sommes allongés sur l’herbe, à l’ombre des branches où il faisait un peu plus frais.

— Mon père est parti un samedi matin où je rentrais d’une colle, héritée la première semaine de la rentrée. Il m’attendait dans la cuisine pour m’annoncer son départ. Toute mon enfance, je me suis reproché de ne pas avoir été quelqu’un d’assez bien pour lui avoir donné envie de rester à la maison.

J’ai passé des nuits entières à chercher la faute que j’avais pu commettre, en quoi j’avais pu le décevoir. Je ne cessais de me répéter que si j’avais été un enfant brillant, capable de le rendre fier, il ne m’aurait pas quitté. Je savais qu’il aimait une autre femme que ma mère, mais il fallait que je me rende responsable de son absence. Parce que la douleur était le seul moyen de résister à la peur d’oublier son visage, de me rappeler qu’il existait, que j’étais comme les copains de ma classe, et que moi aussi j’avais un père.

— Pourquoi me dis-tu ça maintenant ?

— Tu voulais que l’on se fasse confiance, non ? Cette façon d’être terrorisée dès qu’une situation te dépasse, de t’isoler dès que tu crois échouer... Je te dis cela maintenant parce qu’il n’y a pas que les mots qui permettent d’entendre ce que l’autre n’arrive pas à formuler. Ton petit patient crevait de solitude, à s’en laisser dépérir, il était devenu l’ombre de lui-même. C’est sa tristesse qui m’a guidé jusqu’à lui.

Sophie baissa les yeux.

— J’ai toujours eu des rapports conflictuels avec mon père, avoua-t-elle.

Je ne répondis pas, Sophie posa sa tête contre moi et nous restâmes silencieux un moment. J’écoutais le chant des fauvettes au-dessus de nos têtes, il résonnait comme un reproche de ne pas être allé au bout de ce que je devais dire, alors je pris mon courage à deux mains.

— J’aurais adoré avoir des rapports avec le mien, même conflictuels. Ce n’est pas parce qu’un père trop exigeant est inapte au bonheur que sa fille doit suivre le même chemin que lui. Le jour où ton père tombera malade, il appréciera à sa juste valeur ce que tu fais dans la vie. Bon, ça tient toujours ta proposition de me faire une omelette chez toi ?


*

* *


Le petit patient de Sophie n’est pas sorti de l’hôpital. Cinq jours après qu’il eut commencé à se réalimenter, des complications se développèrent et il fallut le perfuser à nouveau. Au cours d’une nuit, il eut une hémorragie intestinale, l’équipe de réanimation fit tout son possible, sans succès. C’est Sophie qui annonça son décès aux parents, ce rôle était normalement dévolu à l’interne de service mais elle se trouvait seule, assise au pied d’un lit vide quand les parents entrèrent dans la chambre 302.

J’appris la nouvelle alors que je prenais ma pause dans le jardin. Sophie me rejoignit ; impossible de trouver les mots justes pour la consoler. Je la serrai très fort contre moi. Le conseil que Fernstein m’avait prodigué dans le couloir de l’hôpital me hantait. Impuissant à guérir, impuissant à consoler, j’aurais voulu pouvoir frapper à la porte de son bureau et lui demander de l’aide, mais ces choses-là ne se font pas.

La petite fille à la marelle se présenta devant nous. Elle nous regardait fixement, frappée par notre chagrin. Sa mère entra dans le jardin, s’installa sur un banc et l’appela. La petite fille nous jeta un dernier coup d’oeil avant de la rejoindre. La mère posa sur le banc une boîte en carton. La petite fille défit le noeud de la ficelle et sortit de la boîte un pain au chocolat, la maman attrapa un éclair au café.


— Ce week-end, ne prends aucune garde, dis-je à Sophie. Je t’emmène loin d’ici.


5.

Ma mère nous attendait sur le quai de la gare. J’avais fait de mon mieux pour apaiser Sophie, j’avais eu beau lui répéter durant tout le trajet qu’elle n’avait aucun jugement à redouter de sa part, rencontrer ma mère la terrifiait. Elle n’avait cessé de remettre ses cheveux en ordre et quand elle ne tirait pas sur son pull-over, elle ajustait le pli de sa jupe. C’était la première fois que je la voyais vêtue autrement qu’en pantalon. Cette touche de féminité semblait l’incommoder, Sophie avait adopté un style garçon manqué et le cultivait tel un rempart.

Maman eut la délicatesse de lui souhaiter la bienvenue avant de me prendre dans ses bras. Je découvris qu’elle s’était acheté une petite voiture, une occasion qui ne payait pas de mine, mais maman s’y était suffisamment attachée pour l’avoir affublée d’un petit nom. Ma mère donnait facilement des noms aux objets. Je l’ai surprise un jour à souhaiter une bonne journée à la théière qu’elle essuyait méticuleusement, avant de la ranger sur le rebord de la fenêtre, le bec verseur tourné vers l’extérieur pour qu’elle profite de la vue. Et dire qu’elle m’a toujours reproché d’avoir trop d’imagination.

Dès que nous arrivâmes à la maison, la fameuse théière, baptisée Marceline en souvenir d’une vieille tante qui portait ce prénom, reprit du service. Un quatre-quarts aux pommes nappé de sirop d’érable nous attendait sur la table du salon. Maman nous posa mille questions sur nos emplois du temps, nos soucis et nos joies. Parler ainsi de nos vies à l’hôpital ravivait des souvenirs auxquels elle tenait. Elle qui jamais ne me parlait de son métier en rentrant le soir raconta sans se faire prier une foison d’anecdotes sur son passé d’infirmière, mais en s’adressant toujours à Sophie.

Au cours de la conversation, elle nous demanda sans cesse jusqu’à quand nous pensions rester. Sophie, qui avait fini par décroiser les jambes et se tenir moins droite, vint enfin à ma rescousse, répondant à son tour à quelques-unes des mille questions.


Profitant de ce répit, j’attrapai nos bagages pour les monter à l’étage. Alors que je grimpais l’escalier, ma mère me cria qu’elle avait préparé la chambre d’amis pour Sophie et mis une parure de draps neufs sur mon lit. Et puis elle ajouta qu’il était peut-

être devenu trop petit pour moi. Je souriais en gravissant les dernières marches.

La journée était belle, maman nous proposa d’aller prendre l’air pendant qu’elle préparerait le dîner. J’emmenai Sophie découvrir la ville de mon enfance. Il n’y avait pas grand-chose à lui montrer.

Nous suivions ce chemin que j’avais parcouru tant de fois, rien n’avait changé. Je passai devant un platane dont j’avais griffé l’écorce à la pointe d’un canif un jour de mélancolie. La cicatrice s’était refermée, emprisonnant dans la veine du bois une inscription dont j’étais pourtant très fier à l’époque :

« Élisabeth est moche. »

Sophie me demanda de lui parler de mon enfance. Elle avait passé la sienne dans une capitale, l’idée de lui avouer que notre activité du samedi consistait à nous rendre au supermarché ne m’enchantait pas. Quand elle voulut savoir comment j’occupais mes journées, je poussai la porte d’une boulangerie et lui répondis.

— Viens, je vais te montrer.

La mère de Luc était assise derrière sa caisse. Lorsqu’elle me vit, elle abandonna son tabouret, fit le tour de son comptoir et se précipita dans mes bras.

Oui, j’avais grandi, c’était inévitable, et puis il était temps.

J’avais mauvaise mine, peut-être à cause de mes joues mal rasées. Pour sûr, j’avais perdu du poids. La grande ville, ce n’est pas bon pour la santé. Si les étudiants en médecine tombaient malades, qui allait soigner les gens ?

La mère de Luc était joyeuse en nous offrant toutes les pâtisseries dont nous aurions envie.

Elle s’arrêta de parler pour regarder Sophie et me fit un sourire complice. Comme j’avais de la chance, elle était bien jolie.


Je demandai des nouvelles de Luc. Mon copain dormait juste au-dessus ; les horaires des étudiants en médecine n’ont rien à envier à ceux des apprentis boulangers. Elle nous pria de bien vouloir garder la boulangerie pendant qu’elle allait le chercher.

— Tu sais encore comment accueillir un client ! dit-elle en me lançant un clin d’oeil avant de disparaître dans l’arrière-boutique.

— Qu’est-ce que nous faisons ici exactement ? questionna Sophie.

Je m’installai derrière le comptoir.

— Tu veux un éclair au café ?

Luc arriva, les cheveux en bataille. Sa mère n’avait rien dû lui dire, car il écarquilla les yeux en me voyant.

J’aurais juré qu’il avait davantage vieilli que moi. Lui non plus n’avait pas bonne mine, peut-être à cause de la farine sur ses joues.

Nous ne nous étions pas revus depuis mon départ et cette longue absence se ressentait. Chacun cherchait ses mots, la phrase qu’il convenait de dire. Une distance s’était créée, il fallait que l’un de nous fasse un premier pas, même si la pudeur nous retenait tous deux. Je lui ai tendu la main, il m’a ouvert les bras.

— Mon salaud, tu étais où tout ce temps-là ? Tu en as tué combien, des patients, pendant que je faisais des pains au chocolat ?

Luc a défait son tablier. Pour une fois, son père pourrait bien se débrouiller sans lui.

Nous sommes allés nous promener en compagnie de Sophie, et sans que nous nous en rendions compte, nos pas nous ramenèrent sur le chemin où notre amitié était née, là où elle avait connu ses plus belles années.

Devant les grilles de l’école nous regardions, silencieux, la cour de récréation. À l’ombre d’un grand marronnier, je crus voir l’ombre d’un petit garçon malhabile qui ramassait des feuilles. Le vieux banc était inoccupé. J’aurais voulu entrer et pouvoir avancer jusqu’à la remise.

J’avais laissé mon enfance ici. Que les marronniers en témoignent, j’avais tout fait pour la quitter, un voeu, toujours le même, à chaque étoile filante lorsqu’elles sillonnaient le ciel à la mi-août. J’avais tant souhaité sortir de ce corps trop étroit, alors pourquoi Yves me manquait-il autant cet après-midi-là ?

— On a fait les quatre cents coups ici, dit Luc en se forçant à rigoler. Tu te souviens ce qu’on a pu se marrer !

— Pas tous les jours non plus, lui répondis-je.

— Non, pas tous les jours, mais quand même...

Sophie toussota, non qu’elle s’ennuyât en notre compagnie, mais l’idée d’aller profiter des derniers rayons du soleil dans le jardin la tentait. Elle était certaine de retrouver le chemin ; après tout, il suffisait d’aller tout droit. Et puis, elle tiendrait un peu compagnie à ma mère, dit-elle en s’en allant.

Luc attendit qu’elle s’éloigne et siffla entre ses dents.

— Tu ne t’ennuies pas, mon salaud. J’aurais aimé, comme toi, poursuivre des études, faire un tour de manège supplémentaire, dit-il en soupirant.

— Tu sais, la fac de médecine, ce n’est pas vraiment Luna Park.

— La vie active non plus, tu sais. Enfin, on porte tous les deux une blouse blanche au travail, ça nous fait encore un point commun.

— Tu es heureux ? lui demandai-je.

— Je travaille avec mon père, ce n’est pas facile tous les jours, j’apprends un métier. Je commence à gagner un peu ma vie, et puis je m’occupe de ma petite soeur, elle a bien grandi. Les horaires sont durs à la boulangerie, mais je ne peux pas me plaindre. Oui, je crois que je suis heureux.

Pourtant, la lumière qui brillait jadis dans tes yeux me semblait éteinte, j’avais l’impression que tu m’en voulais d’être parti, de t’avoir laissé.

— Et si on passait la soirée ensemble ? proposai-je.


— Ta mère ne t’a pas vu depuis des mois, et puis ta copine, tu en ferais quoi ? Ça fait longtemps, vous deux ?

— Je ne sais pas, répondis-je à Luc.

— Tu ne sais pas depuis combien de temps tu sors avec elle ?

— Sophie et moi c’est une amitié amoureuse, marmonnai-je.

En réalité, j’étais bien incapable de me souvenir à quand remontait notre tout premier baiser. Nos lèvres avaient glissé un soir où j’étais venu lui dire au revoir en finissant ma garde, mais il faudrait que je pense à lui demander si elle considérait cela comme une première fois. Un autre jour, alors que nous nous promenions au parc, je lui avais offert une glace et, tandis que j’ôtais du doigt un éclat de chocolat sur ses lèvres, elle m’avait embrassé. Peut-être était-ce ce jour-là que notre amitié avait dérapé. Était-il si important de se souvenir du premier instant ?

— Tu comptes construire quelque chose avec elle ? questionna Luc. Je veux dire quelque chose de sérieux ? Pardon, c’est peut-

être indiscret, s’excusa-t-il aussitôt.

— Avec nos horaires de dingues, lui dis-je, si nous arrivons à passer deux soirées ensemble dans la semaine, c’est déjà une prouesse.

— Possible, mais avec ses horaires de dingue, elle a quand même trouvé le temps de te consacrer tout un week-end et de venir le passer dans ce trou perdu, ça veut bien dire quelque chose. Ça mérite mieux que de rester seule avec ta mère pendant que tu papotes avec un vieux copain. Moi aussi j’aimerais bien avoir quelqu’un dans ma vie, mais les jolies filles de l’école ont déserté ce patelin. Et puis, qui voudrait faire sa vie avec quelqu’un qui se couche à 8 heures et se lève au milieu de la nuit pour aller pétrir le levain ?

— Ta mère a bien épousé un boulanger.

— Ma mère ne cesse de me dire que les temps ont changé, même si les gens ont toujours besoin de manger du pain.

— Viens ce soir à la maison, Luc, nous repartons demain et je voudrais...


— Je ne peux pas, je commence à 3 heures du matin, il faut que je dorme, sinon je ne fais pas du bon boulot.

Luc, où es-tu passé mon vieux, où as-tu caché nos fous rires d’antan ?

— Tu as renoncé à la mairie ?

— Il faut un minimum d’études pour faire de la politique, répondit Luc en ricanant.

Nos ombres s’étiraient sur le trottoir. Au cours de ma scolarité j’avais toujours veillé à ne jamais dérober la sienne, et si involontairement cela m’était arrivé en de rares occasions, je la lui avais rendue aussitôt. Un ami d’enfance, c’est sacré. C’est peut-être en pensant à cela que j’ai fait un pas en avant, parce que je l’aimais trop pour faire semblant de ne pas avoir entendu ce qu’il s’interdisait de me dire.

Luc n’y a vu que du feu. L’ombre qui me précédait n’était plus la mienne, mais comment aurait-il pu s’en rendre compte ? Nos ombres étaient maintenant de tailles identiques.

J’ai laissé mon copain devant la porte de sa boulangerie. Il m’a pris à nouveau dans ses bras et m’a dit combien cela lui avait fait plaisir de m’avoir revu. Nous devrions nous téléphoner de temps à autre.

Je suis rentré à la maison avec une boîte de pâtisseries que Luc avait tenu à m’offrir. En souvenir du bon vieux temps, avait-il dit en me tapant sur l’épaule.


*

* *


Au cours du dîner, maman engagea la conversation avec Sophie. À travers les questions qu’elle lui posait, c’était ma vie qu’elle interrogeait, Maman est si pudique. Sophie lui demanda quel genre d’enfant j’avais été. C’est toujours étrange lorsque l’on parle de vous en votre présence, plus encore quand les protagonistes feignent d’ignorer que vous êtes à côté d’eux.

Maman assura que j’étais un garçon tranquille, mais elle ignorait tant de choses de l’enfance que j’avais vraiment vécue.

Elle marqua une courte pause et déclara que je ne l’avais jamais déçue.

J’aime les rides qui se sont formées autour de sa bouche et de ses yeux. Je sais qu’elle les déteste ; moi, elles me rassurent.

C’est notre vie à tous les deux que je lis sur son visage. Ce n’était peut-être pas mon enfance qui me manquait depuis mon retour ici, mais ma mère, nos moments complices, nos samedis après-midi au supermarché, les repas que nous partagions le soir, parfois dans le plus grand silence mais si proches l’un de l’autre, les nuits où elle venait me rejoindre dans ma chambre, s’allongeant à côté de moi, glissant la main dans mes cheveux.

Les années ne passent qu’en apparence. Les moments les plus simples sont ancrés en nous à jamais.

Sophie lui parla de la disparition d’un petit garçon qu’elle n’avait pu sauver, de la difficulté à donner le meilleur de soi en se préservant du chagrin qu’engendre l’échec. Maman lui répondit qu’avec les enfants, le renoncement était une souffrance encore plus terrible. Certains médecins réussissaient à s’endurcir plus que d’autres mais elle jura que, pour chacun d’eux, la difficulté de perdre un patient était la même. Il m’est arrivé de me demander si je n’avais pas fait médecine dans l’espoir de guérir un jour ma mère des blessures de son existence.

Le dîner passé, maman se retira discrètement. J’entraînai Sophie vers le jardin, à l’arrière de la maison. La nuit était douce, Sophie posa sa tête sur mon épaule et me remercia de l’avoir éloignée quelques heures de l’hôpital. Je m’excusai des bavardages de ma mère, de n’avoir su trouver une idée de week-end plus intime.

— Que voulais-tu trouver de plus intime qu’ici ? Je t’ai parlé cent fois de moi, cent fois tu m’as écoutée mais toi tu ne dis jamais rien. Ce soir, j’ai l’impression d’avoir rattrapé un peu de mon retard.

Загрузка...