Marc Levy

MES AMIS MES AMOURS

roman

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www. quebecloisirs. com

UNE ÉDITION DU CLUB QUÉBEC LOISIRS INC.

© Avec l’autorisation des Éditions Robert Laffont

© 2006, Éditions Robert Laffont, S. A., Susanna Lea Associates, Paris Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Québec, 2006

ISBNQ. L. 2-89430-781-0

ISBNQ. L. 978-2-89430-781-6

(publié précédemment sous ISBN 2-221-10764-0)

Imprimé au Canada

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À Louis,

À Emily

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Paris


– Tu te souviens de Caroline Leblond ?

– Seconde A, toujours assise au fond de la classe. Ton premier baiser. Ça fait quelques années…

– Elle était rudement belle, Caroline Leblond.

– Pourquoi penses-tu à elle, là maintenant ?

– Là-bas, près du manège, je trouve que cette femme lui ressemble.

Antoine regardait attentivement la jeune maman qui lisait, assise sur une chaise. En tournant les pages, elle jetait de brefs regards à son petit garçon qui riait, accroché au mât de son cheval de bois.

– Elle doit avoir plus de trente-cinq ans, cette femme, là-bas, près du manège.

– Nous aussi on a plus de trente-cinq ans, ajouta Mathias.

– Tu crois que c’est elle ? Tu as raison, elle a un faux air de Caroline Leblond.

– Qu’est-ce que j’ai pu être amoureux d’elle !

– Toi aussi tu lui faisais ses devoirs de maths pour qu’elle t’embrasse ?

– C’est dégueulasse ce que tu dis.

– Pourquoi c’est dégueulasse ? Elle embrassait tous les garçons qui avaient plus de 14 sur 20.

– Je viens de te dire que j’étais fou amoureux d’elle !

– Eh bien, maintenant tu peux envisager de tourner la page.

Assis côte à côte sur un banc qui bordait le carrousel, Antoine et Mathias suivaient maintenant du regard un homme au complet bleu qui posait un gros sac rose au pied d’une chaise et accompagnait sa petite fille jusqu’au manège.

– C’est un six mois, dit Antoine.

Mathias scruta le baluchon. Par la fermeture Éclair entrouverte, dépassaient un paquet de biscuits, une bouteille d’orangeade, et le bras d’un ours en peluche.

– Trois mois, pas plus ! Tu paries ?

Mathias tendit sa main, Antoine lui tapa dans la paume.

– Tenu !

La petite fille sur le cheval à la crinière dorée semblait perdre un peu l’équilibre, son père bondit, mais le gérant du manège l’avait déjà remise en selle.

– Tu as perdu…, repris Mathias.

Il avança jusqu’à l’homme au complet bleu et s’assit près de lui.

– C’est difficile au début, hein ? questionna Mathias, condescendant.

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– Oh oui ! répondit l’homme en soupirant.

– Avec le temps, vous verrez, ça devient encore plus compliqué.

Mathias regarda furtivement le biberon sans capuchon qui dépassait du sac.

– Cela fait longtemps que vous êtes séparés ?

– Trois mois…

Mathias lui tapota l’épaule et repartit triomphant vers Antoine. Il fit signe à son ami de le suivre.

– Tu me dois vingt euros !

Les deux hommes s’éloignèrent dans une allée du jardin du Luxembourg.

– Tu rentres à Londres demain ? demanda Mathias.

– Ce soir.

– Alors on ne dîne pas ensemble ?

– Sauf si tu prends le train avec moi.

– Je travaille, demain !

– Viens travailler là-bas.

– Ne recommence pas. Qu’est-ce que tu veux que je fasse à Londres ?

– Être heureux !

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I



Londres, quelques jours plus tard


Assis à son bureau, Antoine rédigeait les dernières lignes d’une lettre. Il la relut et, satisfait, la plia soigneusement avant de la glisser dans sa poche.

Les persiennes des fenêtres qui donnaient sur Bute Street filtraient la lumière d’une belle journée d’automne vers les parquets en bois blond du cabinet d’architecture.

Antoine enfila le veston accroché au dos de sa chaise, ajusta les manches de son pull et marcha d’un pas rapide vers le hall d’entrée. Il s’arrêta en chemin et se pencha sur l’épaule de son chef d’agence pour étudier le plan qu’il traçait. Antoine déplaça l’équerre et corrigea un trait de coupe. McKenzie le remercia d’un hochement de tête, Antoine le salua d’un sourire et repartit vers l’accueil en regardant sa montre.

Aux murs, étaient accrochés des photographies et dessins des projets réalisés par l’agence depuis sa création.

– Vous partez en congé ce soir ? demanda-t-il à la réceptionniste.

– Eh oui, il est temps que je mette ce bébé au monde.

– Garçon ou fille ?

La jeune femme esquissa une grimace en posant la main sur son ventre rond.

– Footballeur !

Antoine contourna le pupitre, la prit dans ses bras et la serra contre lui.

– Revenez vite… pas trop vite, mais vite quand même ! Enfin, revenez quand vous voulez.

Il s’éloigna en lui faisant un petit signe de la main et poussa les portes vitrées qui ouvraient sur le palier des ascenseurs.



Paris, le même jour


Les portes vitrées d’une grande librairie parisienne s’ouvrirent sur les pas d’un client visiblement pressé. Chapeau sur la tête, écharpe nouée autour du cou, il se dirigeait vers le rayon des livres scolaires. Perchée sur une échelle, une vendeuse énonçait à voix haute les titres et quantités des ouvrages rangés dans les rayonnages, pendant que Mathias en reportait les références sur un cahier. Sans autre préambule,

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le client leur demanda d’un ton peu avenant où se trouvaient les œuvres complètes de Victor Hugo dans la Pléiade.

– Quel volume ? interrogea Mathias en levant un œil de son cahier.

– Le premier, répondit l’homme, d’un ton encore plus sec.

La jeune vendeuse se contorsionna et attrapa le livre du bout des doigts. Elle se pencha pour le donner à Mathias. L’homme au chapeau s’en saisit prestement et se dirigea vers la caisse. La vendeuse échangea un regard avec Mathias. Les mâchoires serrées, il posa son cahier sur le comptoir et courut derrière le client.

– Bonjour, s’il vous plaît, merci, au revoir ! hurla-t-il en lui barrant l’accès à la caisse.

Stupéfait, le client essaya de le contourner ; Mathias lui arracha le livre des mains avant de retourner à son travail, en répétant à tue-tête « Bonjour, s’il vous plaît, merci, au revoir ! ». Quelques clients assistaient à la scène, effarés. L’homme au chapeau quitta le magasin, furieux, la caissière haussa les épaules, la jeune vendeuse, toujours sur son échelle, eut bien du mal à garder son sérieux et le propriétaire de la librairie pria Mathias de passer le voir avant la fin de la journée.



Londres


Antoine remontait Bute Street à pied ; il avança vers le passage clouté, un

black cab ralentit et s’arrêta. Antoine adressa un signe de remerciement au chauffeur et avança vers le rond-point devant le Lycée français. Au son de la cloche, la cour de l’école primaire fut envahie par une nuée d’enfants. Emily et Louis, cartable au dos, marchaient côte à côte. Le petit garçon sauta dans les bras de son père. Emily sourit et s’éloigna vers la grille.

– Valentine n’est pas venue te chercher ? demanda Antoine à Emily.

– Maman a appelé la maîtresse, elle est en retard, elle veut que j’aille l’attendre au restaurant d’Yvonne.

– Alors viens avec nous, je t’emmène, on va goûter là-bas tous les trois.



Paris


Une pluie fine s’imprimait sur les trottoirs luisants. Mathias resserra le col de sa gabardine et s’engagea dans les clous. Un taxi klaxonna et le frôla. Le chauffeur passa une main par la vitre, le majeur pointé dans une position peu équivoque. Mathias traversa la rue et entra dans la supérette. Les lumières vives des néons succédè-

rent au ton grisâtre du ciel de Paris. Mathias chercha une boîte de calé, hésita devant différents plats surgelés et choisit un paquet de jambon sous vide. Son petit panier rempli, il se dirigea vers la caisse.

Le commerçant lui rendit sa monnaie mais pas son bonsoir.

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Quand il arriva devant le pressing, le rideau de fer était déjà baissé, Mathias rentra chez lui.



Londres


Attablés dans la salle déserte du restaurant, Louis et Emily dessinaient sur leurs cahiers tout en se régalant d’une crème caramel dont seule la patronne, Yvonne, avait le secret. Elle remontait de la cave, Antoine la suivait, portant une caisse de vin, deux cagettes de légumes et trois pots de crème.

– Comment fais-tu pour soulever des trucs pareils ? demanda Antoine.

– Je fais ! répondit Yvonne en lui indiquant de poser le tout sur le comptoir.

– Tu devrais prendre quelqu’un pour t’aider.

– Et avec quoi je le paierais ton quelqu’un ? J’ai déjà du mal à m’en sortir toute seule.

– Dimanche, je viendrai te donner un coup de main avec Louis ; nous range-rons ta réserve, c’est un vrai capharnaüm en bas.

– Laisse ma réserve comme elle est et emmène plutôt ton fils faire du poney à Hyde Park, ou fais-lui visiter la Tour de Londres, cela fait des mois qu’il en rêve.

– Il rêve surtout de visiter le musée des Horreurs, ce n’est pas la même chose.

Et il est encore trop jeune.

– Ou toi trop vieux, répliqua Yvonne en rangeant ses bouteilles de bordeaux.

Antoine passa la tête par la porte de la cuisine et regarda avec envie les deux grands plats posés sur la cuisinière. Yvonne lui tapota l’épaule.

– Je vous mets deux couverts pour ce soir ? demanda-t-elle.

– Trois peut-être ? répondit Antoine en regardant Emily appliquée sur son cahier au fond de la salle.

Mais à peine avait-il achevé sa phrase que la maman d’Emily entrait, essoufflée, dans le bistrot. Elle se dirigea vers sa fille, l’embrassa en s’excusant de son retard, une réunion au consulat l’avait retenue. Elle lui demanda si elle avait terminé ses devoirs ; la petite fille acquiesça, toute fière. Antoine et Yvonne la regardaient depuis le comptoir.

– Merci, dit Valentine.

– Je t’en prie, répondirent en chœur Yvonne et Antoine.

Emily rangea son cartable et prit sa mère par la main. Depuis le pas de la porte, la petite fille et sa maman se retournèrent et les saluèrent tous les deux.



Paris


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Mathias reposa le cadre sur le comptoir de sa cuisine. Il en effleura le verre du bout des doigts, comme pour caresser les cheveux de sa fille. Sur la photo, Emily tenait sa mère d’une main, et de l’autre lui faisait un signe d’au revoir. C’était au jardin du Luxembourg, trois ans plus tôt. La veille du jour où Valentine, sa femme, le quittait pour partir s’installer à Londres avec sa fille.

Debout derrière la table à repasser, Mathias approcha sa main de la semelle du fer pour s’assurer qu’elle était à la bonne température. Entre les chemises qu’il dé-

froissait au rythme d’une par quart d’heure, s’inséra un petit paquet enrobé de papier d’aluminium qu’il repassa avec encore plus d’attention. Il reposa le fer sur son socle, débrancha la prise et déplia la feuille d’aluminium, découvrant un croque-monsieur fumant. Il le fit glisser sur une assiette et emporta son repas vers le canapé du salon en attrapant au passage son journal sur la table basse.



Londres


Si en ce début de soirée le bar du restaurant était animé, la salle était loin d’afficher complet. Sophie, la jeune fleuriste, qui tenait un magasin à côté du restaurant, entra les bras chargés d’un énorme bouquet. Ravissante dans sa blouse blanche, elle arrangea les lys dans un vase posé sur le comptoir. La patronne lui désigna d’un signe discret Antoine et Louis. Sophie se dirigea vers leur table. Elle embrassa Louis et déclina l’invitation d’Antoine à se joindre à eux ; elle avait encore du rangement à faire dans sa boutique et devait partir très tôt le lendemain au marché aux fleurs de Columbia Road. Yvonne appela Louis pour qu’il vienne se choisir une glace dans le congélateur. Le petit garçon s’éclipsa.

Antoine prit la lettre dans son veston et la remit discrètement à Sophie. Elle la déplia et commença à la lire, visiblement satisfaite. Tout en poursuivant sa lecture, elle tira une chaise à elle et s’assit. Elle rendit la première page à Antoine.

– Tu peux commencer par : « Mon amour » ?

– Tu veux que je lui dise « mon amour » ? répondit Antoine, dubitatif.

– Oui, pourquoi ?

– Pour rien !

– Qu’est-ce qui te gêne ? questionna Sophie.

– Je trouve que c’est un peu trop.

– Trop quoi ?

– Trop, trop !

– Je ne comprends pas. Je l’aime d’amour, je l’appelle « mon amour » ! insista Sophie, convaincue.

Antoine prit son stylo et en ôta le capuchon.

– C’est toi qui aimes, c’est toi qui décides ! Mais enfin…

– Enfin quoi ?

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– S’il était là, tu l’aimerais peut-être un peu moins.

– Tu fais chier, Antoine. Pourquoi tu dis toujours des choses comme ça ?

– Parce que c’est comme ça ! Quand les gens vous voient tous les jours, ils vous regardent moins… voire plus du tout au bout d’un certain temps.

Sophie le dévisagea, visiblement agacée. Antoine reprit la feuille et s’exécuta.

– Très bien, nous disons donc : « Mon amour »…

Il éventa la feuille pour que l’encre sèche et la remit à Sophie. Elle embrassa Antoine sur la joue, se leva et envoya un baiser de la main à Yvonne, affairée derrière son bar. Alors qu’elle franchissait le pas de la porte, Antoine la rappela.

– Excuse-moi pour tout à l’heure.

Sophie sourit et sortit.

Le portable d’Antoine sonna, le numéro de Mathias s’affichait sur l’écran.

– Où es-tu ? demanda Antoine.

– Dans mon canapé.

– Tu as une petite voix, je me trompe ?

– Non, non, répondit Mathias en triturant les oreilles d’une girafe en peluche.

– Je suis allé chercher ta fille à l’école tout à l’heure.

– Je sais, elle me l’a dit, je viens de raccrocher avec elle. Il faut que je la rappelle, d’ailleurs.

– Elle te manque à ce point-là ? demanda Antoine.

– Encore plus quand je viens de raccrocher avec elle, répondit Mathias avec une pointe de tristesse dans la voix.

– Pense à la chance qu’elle aura plus tard d’être totalement bilingue et félicite-toi. Elle est magnifique et heureuse.

– Je sais tout ça, c’est son père qui l’est moins.

– Tu as des problèmes ?

– Je crois que je vais finir par me faire virer.

– Raison de plus pour venir t’installer ici, près d’elle.

– Et de quoi vivrais-je ?

– Il y a des librairies à Londres et ce n’est pas le travail qui manque.

– Elles ne sont pas un peu anglaises tes librairies ?

– Mon voisin prend sa retraite. Sa librairie est en plein cœur du quartier fran-

çais, et il cherche un gérant pour le remplacer.

Antoine reconnut que l’endroit était bien plus modeste que celui où travaillait Mathias à Paris, mais il serait son propre patron, ce qui en Angleterre n’était pas un crime… Les lieux étaient pleins de charme, même s’ils avaient besoin d’être rafraîchis.

– Il y aurait beaucoup de travaux ?

– Ça c’est de mon domaine, répondit Antoine.

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– Et combien coûterait la gérance ?

Le propriétaire cherchait avant tout à éviter que sa librairie ne se transforme en une sandwicherie. Il se contenterait d’un petit pourcentage sur les résultats.

– Comment tu définis « petit » exactement ? questionna Mathias.

– Petit ! Petit comme… la distance qu’il y aurait entre ton lieu de travail et l’école de ta fille.

– Je ne pourrai jamais vivre à l’étranger.

– Pourquoi ? Tu crois que la vie sera plus belle à Paris quand le tramway sera fini ? Ici le gazon ne pousse pas qu’entre les rails, il y a des parcs partout… Tiens, ce matin, j’ai donné à manger à des écureuils dans mon jardin.

– Tu as des journées chargées !

– Tu t’habituerais très bien à Londres, il y a une énergie incroyable, les gens sont aimables, et puis quand je te parle du quartier français, on se croirait vraiment à Paris… mais sans les Parisiens.

Et Antoine fit une liste exhaustive de tous les commerces français installés autour du lycée.

– Tu peux même acheter L’Équipe et prendre ton café crème en terrasse sans quitter Bute Street.

– Tu exagères !

– À ton avis, pourquoi les Londoniens ont baptisé la rue « Frog Alley » ? Mathias, ta fille vit ici, et ton meilleur ami aussi. Et puis tu n’arrêtes pas de dire que la vie est stressante à Paris.

Gêné par le bruit qui venait de la rue, Mathias avança jusqu’à sa fenêtre ; un automobiliste fulminait contre les éboueurs.

– Ne quitte pas une seconde, demanda Mathias en penchant la tête dehors.

Il hurla à l’automobiliste qu’à défaut de respecter le voisinage, ce dernier pourrait au moins avoir un peu de considération pour des gens qui avaient un travail difficile. À sa portière, le conducteur vociféra une bordée d’injures. La benne finit par se ranger sur le bas-côté et la voiture s’enfuit dans un crissement de pneus.

– Qu’est-ce que c’était ? demanda Antoine.

– Rien ! Qu’est-ce que tu disais sur Londres ?


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II



Londres, quelques mois plus tard


Le printemps était au rendez-vous. Et si, en ces premiers jours d’avril, le soleil se cachait encore derrière les nuages, la température ne laissait aucun doute sur l’avènement de la saison. Le quartier de South Kensington était en pleine efferves-cence. Les étals des marchands de quatre saisons regorgeaient de fruits et légumes joliment disposés, la boutique de fleurs de Sophie ne désemplissait pas et la terrasse du restaurant d’Yvonne rouvrirait bientôt. Antoine croulait sous le travail. Cette après-midi, il avait reporté deux rendez-vous pour suivre l’avancement des travaux de peinture d’une ravissante petite librairie à la pointe de Bute Street.

Les étagères du French Bookshop étaient protégées par des bâches en plastique et les peintres achevaient les dernières finitions. Antoine regarda sa montre, inquiet, et se tourna vers son collaborateur.

– Ils n’auront jamais fini ce soir !

Sophie entra dans la librairie.

– Je repasserai plus tard déposer mon bouquet, la peinture aime les fleurs mais la réciproque n’est pas vraie.

– Au train où vont les choses, repasse demain, répondit Antoine.

Sophie s’approcha de lui.

– Il va être fou de joie, alors même s’il reste une échelle et deux pots d’enduit par-ci, par-là, ce n’est pas très grave.

– Ce ne sera beau que quand tout sera fini.

– Tu es maniaque. Bon, je vais fermer le magasin et je viens vous donner un coup de main. À quelle heure arrive-t-il ?

– Je n’en sais rien ; tu le connais, il a changé quatre fois d’horaire.


*


Assis à l’arrière d’un taxi, une valise à ses pieds, un colis sous le bras, Mathias ne comprenait rien aux propos que lui tenait le chauffeur. Par politesse, il lui répondait par une série de oui et de non hasardeux, tâchant d’interpréter son regard dans le

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rétroviseur. En montant à bord, il avait recopié l’adresse de sa destination au dos de son billet de train et confie le tout à cet homme qui, en dépit d’un problème de communication devenu flagrant et d’un volant placé du mauvais côté, lui semblait néanmoins de toute confiance.

Le soleil perçait enfin les nuages et ses rayons irradiaient la Tamise, étirant les eaux du fleuve en un long ruban argenté. Traversant le pont de Westminster, Mathias découvrait les contours de l’abbaye sur la rive opposée. Sur le trottoir, une jeune femme adossée au parapet, micro en main, récitait son texte face à une caméra.

– Près de quatre cent mille de nos compatriotes auraient franchi la Manche pour venir s’installer en Angleterre.

Le taxi dépassa la journaliste et la voiture s’engouffra dans le cœur de la ville.


*


Derrière son comptoir, un vieux monsieur, anglais, rangeait quelques papiers dans un cartable au cuir craquelé par l’usure du temps. Il regarda autour de lui et inspira profondément avant de se remettre à la tâche. Il actionna discrètement le mécanisme d’ouverture de la caisse enregistreuse et écouta le tintement délicat de la petite clochette quand s’ouvrait le chariot à monnaie.

– Dieu que ce bruit va me manquer, dit-il.

Sa main passa sous l’antique machine et repoussa un ressort, libérant de ses rails le tiroir-caisse. Il le posa sur un tabouret non loin de lui. Il se pencha pour récupérer, au fond de l’enclave, un petit livre à la couverture rouge défraîchie. Le roman était signé P.G. Wodehouse. Le vieux monsieur anglais, qui répondait au nom de John Glover, huma le livre et le serra tout contre lui. Il en fit défiler quelques pages, avec une attention qui frisait la tendresse. Puis il le plaça en évidence sur la seule étagère qui n’était pas bâchée et retourna derrière son comptoir. Il referma son cartable et attendit ainsi les bras croisés.

– Tout va bien monsieur Glover ? demanda Antoine en regardant sa montre.

– Mieux friserait l’indécence, répondit le vieux libraire.

– Il ne devrait plus tarder.

– À mon âge, le retard d’un rendez-vous devenu inévitable ne peut être qu’une bonne nouvelle, reprit Glover d’un ton posé.

Un taxi se rangeait le long du trottoir. La porte de la librairie s’ouvrit et Mathias se jeta dans les bras de son ami. Antoine toussota et indiqua, d’un regard appuyé, le vieux monsieur qui l’attendait au fond de la libraire, à dix pas de lui.

– Ah oui, je comprends mieux maintenant le sens que tu donnes au mot « petit », chuchota Mathias en regardant autour de lui.

Le vieux libraire se dressa et tendit une main franche à Mathias.

– Monsieur Popinot je présume ? dit-il dans un français presque parfait.

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– Appelez-moi Mathias.

– Je suis très heureux de vous accueillir ici, monsieur Popinot. Vous aurez probablement un peu de mal à vous repérer au début, les lieux peuvent sembler petits, mais l’âme de cette librairie est immense.

– Monsieur Glover, mon nom n’est pas du tout Popinot.

John Glover tendit le vieux cartable à Mathias et l’ouvrit devant lui.

– Vous trouverez dans la poche centrale tous les documents signés par le no-taire. Manipulez la fermeture Éclair avec une certaine précaution, depuis son soixante-dixième anniversaire, elle est devenue étrangement capricieuse.

Mathias prit la sacoche et remercia son hôte.

– Monsieur Popinot, puis-je vous demander une faveur, oh une toute petite faveur de rien du tout, mais qui me comblerait de joie ?

– Avec grand plaisir monsieur Glover, répondit Mathias hésitant, mais per-mettez-moi d’insister, mon nom n’est pas Popinot.

– Comme vous voudrez, reprit le libraire d’un ton avenant. Pourriez-vous me demander si, par le plus grand des hasards, je ne disposerais pas dans mes rayons d’un exemplaire de Inimitable Jeeves.

Mathias se retourna vers Antoine, cherchant dans le regard de son ami un semblant d’explication. Antoine se contenta de hausser les épaules. Mathias toussota et regarda John Glover le plus sérieusement du monde.

– Monsieur Glover, auriez-vous par le plus grand des hasards un livre dont le titre serait Inimitable Jeeves, s’il vous plaît ?

Le libraire se dirigea d’un pas décidé vers l’étagère qui n’était pas bâchée, y prit le seul exemplaire qu’elle contenait et le tendit fièrement à Mathias.

– Comme vous le constaterez, le prix indiqué sur la couverture est d’une demi-couronne ; cette monnaie n’ayant hélas plus cours, et afin que cette transaction se fasse entre gentlemen, j’ai calculé que la somme actuelle de cinquante pence ferait parfaitement l’affaire, si vous en êtes d’accord, bien sûr !

Décontenancé, Mathias accepta la proposition, Glover lui remit le livre, Antoine dépanna son ami de cinquante pence et le libraire décida qu’il était temps de faire visiter les lieux au nouveau gérant.

Bien que la librairie n’occupât guère plus de soixante-deux mètres carrés – si l’on comptait la surface des bibliothèques bien sûr et la minuscule arrière-boutique –, la visite dura trente bonnes minutes. Pendant tout ce temps, Antoine dut souffler à son meilleur ami les réponses aux questions que lui posait de temps à autre Mr Glover, quand il abandonnait le français pour reprendre sa langue natale. Après lui avoir appris le bon fonctionnement de la caisse enregistreuse, et surtout comment débloquer le tiroir-caisse quand le ressort faisait des siennes, le vieux libraire demanda à Mathias de le raccompagner, tradition oblige. Ce qu’il fit de bonne grâce.

Sur le pas de la porte, et non sans laisser paraître une certaine émotion, une fois n’est pas coutume, Mr Glover prit Mathias dans ses bras et le serra contre lui.

– J’ai passé toute ma vie dans ce lieu, dit-il.

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– J’en prendrai bien soin, vous avez ma parole d’homme, répondit Mathias solennel et sincère.

Le vieux libraire s’approcha de son oreille.

– Je venais d’avoir vingt-cinq ans, je n’ai pas pu les fêter, mon père ayant eu la regrettable idée de mourir le jour de mon anniversaire. Je dois vous confier que son humour m’a toujours échappé. Le lendemain, j’ai dû reprendre sa librairie, elle était anglaise à l’époque. Ce livre que vous tenez dans les mains, c’est le premier que j’ai vendu. Nous en avions deux exemplaires en rayon. J’ai conservé celui-ci, me jurant que je ne m’en séparerais qu’au dernier jour de mon métier de libraire. Comme j’ai aimé ce métier ! Être au milieu des livres, côtoyer tous les jours les personnages qui vivent dans leurs pages… Prenez soin d’eux.

Mr Glover regarda une dernière fois l’ouvrage à la couverture rouge que Mathias tenait dans ses mains et lui dit, le sourire aux lèvres :

– Je suis certain que Jeeves veillera sur vous.

Il salua Mathias et s’éclipsa.

– Qu’est-ce qu’il t’a dit ? demanda Antoine.

– Rien, répondit Mathias, tu peux garder la boutique une seconde ?

Et avant qu’Antoine ne réponde, Mathias s’élança sur le trottoir dans les pas de Mr Glover. Il rattrapa le vieux libraire au bout de Bute Street.

– Que puis-je faire pour vous ? demanda ce dernier.

– Pourquoi m’avez-vous appelé Popinot ?

Glover regarda Mathias avec tendresse.

– Vous devriez prendre au plus vite l’habitude de ne jamais sortir en cette saison sans parapluie. Le temps n’est pas aussi rude qu’on le prétend, mais il arrive que la pluie tombe sans prévenir dans cette ville.

Mr Glover ouvrit son parapluie et s’éloigna.

– J’aurais aimé vous connaître, monsieur Glover. Je suis fier de vous succéder, cria Mathias.

L’homme au parapluie se retourna et sourit à son interlocuteur.

– En cas de problème, vous trouverez au fond du tiroir-caisse le numéro de té-

léphone de la petite maison du Kent où je me retire.

La silhouette élégante du vieux libraire disparut au coin de la rue. La pluie se mit à tomber, Mathias leva les yeux et regarda le ciel voilé. Il entendit dans son dos les pas d’Antoine.

– Qu’est-ce que tu lui voulais ? demanda Antoine.

– Rien, répondit Mathias en lui prenant son parapluie des mains.

Mathias regagna sa librairie, Antoine son bureau, et les deux amis se retrouvè-

rent en fin d’après-midi devant l’école.


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*


Assis au pied du grand arbre qui ombrageait le rond-point, Antoine et Mathias guettaient la cloche qui annoncerait la fin des cours.

– Valentine m’a demandé de récupérer Emily, elle est retenue au consulat, dit Antoine.

– Pourquoi est-ce que mon ex-femme appelle mon meilleur ami pour lui demander de raccompagner ma fille ?

– Parce que personne ne savait à quelle heure tu arriverais.

– Elle est souvent en retard pour aller chercher Emily à l’école ?

– Je te rappelle qu’à l’époque où vous viviez ensemble tu ne rentrais jamais avant huit heures du soir !

– Tu es mon meilleur ami ou le sien ?

– Quand tu dis des choses comme ça je me demande si ce n’est pas toi que je viens chercher à l’école.

Mathias n’écoutait plus Antoine. Du fond de la cour de récréation, une petite fille lui offrait le plus beau sourire du monde. Le cœur battant, il se leva et son visage s’illumina du même sourire. En les regardant, Antoine se dit que seule la vie avait pu imaginer une si jolie ressemblance.

– C’est vrai que tu restes ? demanda la petite fille étouffée de baisers.

– Je t’ai déjà menti ?

– Non, mais il y a un début à tout.

– Tu es certaine que toi, tu ne mens pas sur ton âge ?

Antoine et Louis les avaient laissés en tête à tête. Emily décida de faire redé-

couvrir son quartier à son père. Quand ils entrèrent main dans la main dans le restaurant d’Yvonne, Valentine les attendait, assise au comptoir. Mathias s’approcha d’elle et l’embrassa sur la joue, tandis qu’Emily s’installait à la table où elle avait l’habitude de faire ses devoirs.

– Tu es tendue ? demanda Mathias en prenant place sur un tabouret.

– Non, répondit Valentine.

– Si, je vois bien, tu as l’air tendue.

– Je ne l’étais pas avant ta question, mais je peux le devenir si tu veux.

– Tu vois que tu l’es !

– Emily rêvait de dormir chez toi ce soir.

– Je n’ai même pas eu le temps de regarder à quoi ça ressemblait chez moi.

Mes meubles arrivent demain.

– Tu n’as pas visité ton appartement avant d’emménager ?

– Pas eu le temps, tout s’est précipité. J’ai eu beaucoup de choses à régler à Paris avant de venir ici. Pourquoi souris-tu ?

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– Pour rien, répondit Valentine.

– J’aime bien quand tu souris comme ça, pour rien.

Valentine sourcilla.

– Et j’adore quand tes lèvres bougent comme ça.

– Ça suffit, dit Valentine d’une voix douce. Tu as besoin d’un coup de main pour t’installer ?

– Non, je vais me débrouiller. Tu veux que nous déjeunions ensemble demain ? Enfin, si tu as le temps.

Valentine inspira profondément et commanda un diabolo fraise à Yvonne.

– Si tu n’es pas tendue, en tout cas tu es contrariée. C’est parce que je viens m’installer à Londres ? reprit Mathias.

– Mais pas du tout, dit Valentine en passant une main sur la joue de Mathias.

Au contraire.

Le visage de Mathias s’illumina.

– Pourquoi au contraire ? demanda-t-il d’une voix fragile.

– Il faut que je te dise quelque chose, chuchota Valentine, et Emily n’est pas encore au courant.

Inquiet, Mathias rapprocha son tabouret.

– Je vais rentrer à Paris, Mathias. Le consul vient de me proposer de diriger un service. C’est la troisième fois que l’on m’offre un poste important au Quai d’Orsay.

J’ai toujours dit non, parce que je ne voulais pas déscolariser Emily. Elle s’est fait une vie ici et Louis est devenu un peu comme un frère. Elle croit déjà que je lui ai enlevé son père, je ne voulais pas qu’en plus elle me reproche de l’avoir privée de ses amis. Si tu n’étais pas venu t’installer, j’aurais probablement refusé à nouveau, mais maintenant que tu es là, tout s’arrange.

– Tu as accepté ?

– On ne peut pas refuser une promotion quatre fois de suite.

– Ça n’aurait fait que trois fois si je compte bien ! reprit Mathias.

– Je croyais que tu comprendrais, dit Valentine, calmement.

– Je comprends que j’arrive et que toi tu repars.

– Tu vas réaliser ton rêve, tu vas vivre avec ta fille, dit Valentine en regardant Emily qui dessinait sur son cahier. Elle va me manquer à en crever.

– Et ta fille, elle va en penser quoi ?

– Elle t’aime plus que tout au monde, et puis la garde alternée, ce n’est pas né-

cessairement une semaine/une semaine.

– Tu veux dire que c’est mieux si c’est trois ans/trois ans !

– Nous allons juste inverser les rôles, c’est toi qui me l’enverras pour les vacances.

Yvonne sortit de sa cuisine.

– 18 –


– Ça va vous deux ? demanda-t-elle en posant le verre de diabolo fraise devant Valentine.

– Formidable ! répondit Mathias du tac au tac.

Yvonne, dubitative, les regarda tour à tour et retourna derrière ses fourneaux.

– Vous allez être heureux, ensemble, non ? demanda Valentine en aspirant à la paille.

Mathias triturait un éclat de bois qui se détachait du comptoir.

– Si tu me l’avais dit il y a un mois, nous aurions tous été heureux… à Paris !

– Ça va aller ? demanda Valentine.

– Formidable ! grommela Mathias en arrachant l’écharde du comptoir, j’adore déjà le quartier. Tu vas lui en parler quand, à ta fille ?

– Ce soir.

– Formidable ! Et tu partirais quand ?

– À la fin de la semaine.

– Formidable !

Valentine posa sa main sur les lèvres de Mathias.

– Tout va bien se passer, tu verras.

Antoine entra dans le restaurant et remarqua aussitôt les traits décomposés de son ami.

– Ça va ? demanda-t-il.

– Formidable !

– Je vous laisse, dit aussitôt Valentine en abandonnant son tabouret ; j’ai plein de choses à faire. Tu viens Emily ?

La petite fille se leva, embrassa son père puis Antoine et rejoignit sa mère. La porte de rétablissement se referma sur elles.

Antoine et Mathias étaient assis côte à côte. Yvonne brisa le silence en posant un verre de cognac sur le comptoir.

– Tiens, bois ça, c’est un remontant… formidable.

Mathias regarda Antoine et Yvonne à tour de rôle.

– Vous le saviez depuis combien de temps ?

Yvonne s’excusa, elle avait à faire en cuisine.

– Quelques jours ! répondit Antoine, et puis ne me regarde pas comme ça, ce n’était pas à moi de te l’annoncer… et ce n’était pas certain…

– Eh bien, maintenant ça l’est ! dit Mathias en avalant son cognac d’un trait.

– Tu veux que je t’emmène visiter ta nouvelle maison ?

– Je crois qu’il n’y a pas grand-chose à visiter pour l’instant, reprit Mathias.

– En attendant tes meubles, je t’ai installé un lit de camp dans ta chambre.

Viens dîner en voisin, proposa Antoine, Louis sera ravi.

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– Je le garde avec moi, dit Yvonne en interrompant leur conversation ; je ne l’ai pas vu depuis des mois, on a des tas de choses à se raconter. File, Antoine, ton fils s’impatiente.

Antoine hésitait à abandonner son ami, mais comme Yvonne lui faisait les gros yeux, il se résigna et lui murmura à l’oreille en partant que tout allait être…

–… formidable ! conclut Mathias.


Remontant Bute Street avec son fils, Antoine gratta à la vitrine de Sophie. Elle le rejoignit aussitôt dehors.

– Tu veux venir dîner à la maison ? demanda Antoine.

– Non, tu es un amour, j’ai encore des bouquets à finir.

– Tu as besoin d’aide ?

Le coup de coude que Louis asséna à son père n’échappa pas à la jeune fleuriste. Elle lui passa la main dans les cheveux.

– Filez, il est tard, et j’en connais un qui doit avoir plus envie de regarder des dessins animés que de jouer au fleuriste.

Sophie s’avança pour embrasser Antoine, il lui glissa une lettre dans la main.

– J’ai mis tout ce que tu m’as demandé, tu n’as plus qu’à recopier.

– Merci, Antoine.

– Tu nous le présenteras un jour, ce type à qui j’écris… ?

– Un jour, promis !

Au bout de la rue, Louis tira sur le bras de son père.

– Écoute, papa, si ça t’ennuie de dîner seul avec moi, tu peux me le dire, tu sais !

Et comme son fils accélérait le pas pour le distancer, Antoine lança :

– Je nous ai prévu un repas dont tu vas me dire des nouvelles : croquettes maison et soufflé au chocolat, le tout cuisiné par ton père.

– Ouais, ouais…, dit Louis bougon, en montant dans l’Austin Healey.

– Tu as vraiment un sale caractère, tu sais, reprit Antoine en lui bouclant la ceinture de sécurité.

– J’ai le tien !

– Un petit peu celui de ta mère aussi, ne va pas croire…

– Maman m’a envoyé un mail hier soir, dit Louis alors que la voiture s’éloignait sur Old Brompton Road.

– Elle va bien ?

– D’après ce qu’elle m’a dit, ce sont les gens qui sont autour d’elle qui ne vont pas vraiment bien. Elle est au Darfour, maintenant. C’est où exactement, papa ?

– Toujours en Afrique.

– 20 –


*


Sophie ramassa les feuilles qu’elle avait balayées sur les tomettes anciennes du magasin. Elle recomposa le bouquet de roses pâles dans le grand vase de la vitrine et remit un peu d’ordre dans les liens de raphia suspendus au-dessus du comptoir. Elle ôta sa blouse blanche pour la suspendre à la patère en fer forgé. Trois feuilles dépassaient de sa poche. Elle prit la lettre écrite par Antoine, s’assit sur le tabouret derrière la caisse et commença à réécrire les premières lignes.


*


Quelques clients finissaient de se restaurer dans la salle. Mathias dînait seul au comptoir. Le service tirait à sa fin, Yvonne se fit un café et vint s’asseoir sur un tabouret à côté de lui.

– C’était bon ? Et si tu me réponds « formidable », tu prends une gifle.

– Tu connais un certain Popinot ?

– Jamais entendu parler, pourquoi ?

– Comme ça, dit Mathias en pianotant sur le comptoir.

– Et Glover, tu l’as bien connu ?

– C’est une figure du quartier. Un homme discret et élégant, anticonformiste.

Un amoureux de littérature française, je ne sais quel virus l’a piqué.

– Une femme peut-être ?

– Je l’ai toujours vu seul, répondit Yvonne aussi sec, et puis tu me connais, je ne pose jamais de questions.

– Alors comment fais-tu pour avoir toutes les réponses ?

– J’écoute plus que je ne parle.

Yvonne posa sa main sur celle de Mathias et la serra tendrement.

– Tu vas t’adapter, ne t’inquiète pas !

– Je te trouve optimiste. Dès que je prononce deux mots d’anglais, ma fille hurle de rire !

– Je te rassure, personne ne parle l’anglais dans ce quartier !

– Alors tu savais pour Valentine ? demanda Mathias en buvant la dernière gorgée de son verre de vin.

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– C’est pour ta fille que tu es venu ! Tu ne comptais quand même pas récupérer Valentine en venant t’installer ici ?

– On ne compte pas, quand on aime, tu me l’as répété cent fois.

– Tu n’es toujours pas guéri, hein ?

– Je ne sais pas, Yvonne, elle me manque souvent, c’est tout.

– Alors pourquoi l’as-tu trompée ?

– C’était il y a longtemps, j’ai fait une connerie.

– Eh oui, mais ce genre de conneries-là, on les paie toute sa vie. Profite de cette aventure londonienne pour tourner la page. Tu es plutôt bel homme, j’aurais trente ans de moins je te ferais des avances. Si le bonheur se présente, ne le laisse pas passer.

– Je ne suis pas sur qu’il ait ma nouvelle adresse, ton bonheur…

– Combien de rencontres as-tu gâchées ces trois dernières années parce que tu aimais avec un pied dans le présent et l’autre dans le passé ?

– Qu’est-ce que tu en sais ?

– Je ne t’ai pas demandé de répondre à ma question, je te demande juste d’y réfléchir. Et puis pour ce que j’en sais, je viens de te le dire, j’ai trente ans de trop. Tu veux un café ?

– Non, il est tard, je vais aller me coucher.

– Tu vas retrouver ton chemin ? demanda Yvonne.

– La maison collée à celle d’Antoine, ce n’est pas la première fois que je viens.

Mathias insista pour régler son addition, récupéra ses affaires, salua Yvonne et sortit dans la rue.


*


La nuit avait glissé sur sa vitrine sans qu’elle s’en soit rendu compte. Sophie replia la lettre, ouvrit le placard sous la caisse, et la rangea dans une boîte en liège au-dessus de la pile des lettres rédigées par Antoine. Elle jeta celle qu’elle venait de réé-

crire dans le grand sac en plastique noir parmi les amas de feuilles et de tiges coupées. En quittant le magasin, elle le déposa sur le trottoir, au milieu d’autres poubelles.


*


– 22 –


Quelques cirrus voilaient le ciel. Mathias, valise à la main, son colis sous le bras, remontait Old Brompton Road à pied. Il s’arrêta un instant, se demandant s’il n’avait pas dépassé sa destination.

– Formidable ! grommela-t-il en reprenant sa marche.

Au carrefour, il reconnut la vitrine d’une agence immobilière et tourna dans Clareville Grove. Des maisons de toutes les couleurs bordaient la ruelle. Sur les trottoirs, les amandiers et cerisiers se balançaient dans le vent. À Londres les arbres poussent en désordre, comme bon leur semble, et il n’est pas rare de voir ici ou là quelques piétons contraints de descendre sur la chaussée pour contourner une branche souveraine interdisant le passage.

Ses pas résonnaient dans la nuit calme. Il s’arrêta devant le numéro 4.

La maison avait été divisée au début du siècle dernier en deux parties inégales, mais elle avait conservé tout son charme. Les briques rouges de la façade étaient recouvertes d’une glycine abondante qui grimpait jusqu’au toit. Sur le perron, en haut de quelques marches, deux portes d’entrée se côtoyaient, une pour chaque voisin.

Quatre fenêtres répartissaient la lumière dans les pièces, une pour la petite partie où habitait il y a encore une semaine Mr Glover, trois pour la grande, où vivait Antoine.


*


Antoine regarda sa montre et éteignit la lumière de la cuisine. Une vieille table de ferme en bois blanc la séparait du salon, meublé de deux canapés écrus et d’une table basse.

Un peu plus loin, derrière une cloison de verre, Antoine avait agencé un coin bureau qu’il partageait avec son fils au moment des devoirs et où Louis venait souvent jouer en cachette sur l’ordinateur de son père. Tout le rez-de-chaussée ouvrait à l’arrière sur le jardin.

Antoine emprunta l’escalier, entra dans la chambre de son fils, qui dormait depuis longtemps. Il remonta le drap sur son épaule, déposa un baiser plein de tendresse sur son front, enfouit son nez au creux de son cou pour y sentir un peu d’odeur d’enfance et ressortit de la pièce en refermant tout doucement la porte.


*


Les fenêtres d’Antoine venaient de s’éteindre, Mathias monta les quelques marches du perron, introduisit la clé dans la serrure de sa porte et entra chez lui.

De son côté, le rez-de-chaussée était entièrement vide. Suspendue au plafond, une ampoule se balançait au bout d’un fil torsadé, diffusant une lumière triste. Il

– 23 –


abandonna son paquet sur le plancher et monta visiter l’étage. Deux chambres com-muniquaient avec une salle d’eau. Il posa sa valise sur le lit de camp qu’Antoine lui avait installé. Sur une caisse, qui faisait office de table de nuit, il trouva un petit mot de son ami qui l’accueillait dans sa nouvelle demeure. Il avança jusqu’à la fenêtre ; en contrebas, sa parcelle de jardin s’étendait sur quelques mètres en une étroite bande de gazon. La pluie se mit à ruisseler le long du carreau. Mathias roula le mot d’Antoine au creux de sa main et le laissa tomber au sol.

Les marches de l’escalier craquaient à nouveau sous ses pas, il récupéra le colis dans l’entrée, ressortit et remonta la rue en sens inverse. Derrière lui, un rideau se refermait à la fenêtre d’Antoine.


De retour dans Bute Street, Mathias entrouvrit la porte de la librairie, les lieux sentaient encore la peinture. Il commença d’ôter une à une les bâches qui proté-

geaient les étagères. L’endroit n’était certes pas grand, mais les bibliothèques profitaient pleinement de la belle hauteur sous plafond. Mathias aperçut l’échelle ancienne qui coulissait sur son rail de cuivre. Atteint depuis l’adolescence d’un vertige prononcé et incurable, il décida que tout ouvrage qui ne serait pas à portée de main, soit au-delà du troisième barreau, ne ferait plus partie du stock mais de la décoration. Il ressortit et s’agenouilla sur le trottoir pour déballer son paquet. Il contempla la plaque en émail qu’il contenait et effleura du doigt l’inscription « La Librairie fran-

çaise ». L’imposte de la porte conviendrait parfaitement à l’accrochage. Il récupéra dans sa poche quatre longues vis, aussi vieilles que l’enseigne, et déplia son couteau suisse. Une main se posa sur son épaule.

– Tiens, dit Antoine en lui tendant un tournevis. Il t’en faut un plus grand.

Et pendant qu’Antoine tenait la plaque, Mathias vissait de toutes ses forces, faisant mordre les vis dans le bois.

– Mon grand-père avait une librairie à Smyrne. Le jour où la ville a brûlé, cette plaque est la seule chose qu’il a pu emporter avec lui. Quand j’étais petit garçon, il la sortait de temps en temps d’un tiroir de son buffet, la posait sur la table de la salle à manger et il me racontait comment il avait rencontré ma grand-mère, comment il était tombé amoureux d’elle, comment, en dépit de la guerre, ils n’avaient jamais cessé de s’aimer. Je n’ai jamais connu ma grand-mère, elle n’est pas revenue des camps.

La plaque posée, les deux amis s’assirent sur le parapet de la librairie. Sous la lumière pâle d’un réverbère de Bute Street, chacun écoutait le silence de l’autre.

– 24 –


III

Le rez-de-chaussée de la maison était baigné de soleil, Antoine prit le lait dans le réfrigérateur et noya les céréales de Louis.

– Pas trop, papa, sinon c’est tout mou, dit Louis en repoussant le bras de son père.

– Ce n’est pas une raison pour verser le reste sur la table ! reprit Antoine en attrapant l’éponge sur le rebord de l’évier.

On tambourina à la porte, Antoine traversa le salon. La porte à peine entrouverte, Mathias, en pyjama, entra d’un pas déterminé.

– Tu as du café ?

– Bonjour !

– Bonjour, répondit Mathias en s’asseyant à côté de Louis.

Le petit garçon plongea la tête dans son bol.

– Bien dormi ? demanda Antoine.

– Mon côté gauche a bien dormi, le droit n’avait pas assez de place.

Mathias prit un toast dans la corbeille à pain et le tartina généreusement de beurre et de confiture.

– Qu’est-ce qui t’amène de si bon matin ? demanda Antoine en déposant la tasse de café devant son ami.

– C’est au Royaume-Uni ou au royaume de Gulliver que tu m’as fait immigrer ?

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Il y a qu’un rayon de soleil est entré dans ma cuisine et qu’on ne tenait pas à deux dans la pièce, alors je suis venu prendre mon petit déjeuner chez toi ! Tu as du miel ?

– Devant toi !

– En fait, je crois que j’ai compris, reprit Mathias en mordant dans sa tartine.

Ici les kilomètres deviennent des miles, les degrés Celsius des Fahrenheit et « petit »

est converti en « minuscule ».

– Je suis allé prendre le thé deux, trois fois chez mon voisin, j’ai trouvé l’endroit plutôt cosy !

– Eh bien, ce n’est pas cosy, c’est minuscule !

Louis se leva de table et monta chercher son cartable dans sa chambre. Il redescendit quelques instants plus tard.

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– Je vais déposer mon fils à l’école si tu n’y vois pas d’inconvénient. Tu ne vas pas à la librairie ?

– J’attends le camion de déménagement.

– Tu as besoin d’aide ?

– Oh non, ça va prendre deux secondes, le temps de décharger deux chaises et un pouf, et mon cabanon sera plein à craquer !

– Comme tu veux ! répondit Antoine d’un ton sec. Claque la porte en partant.

Mathias rattrapa Antoine qui avait rejoint Louis sur le perron.

– Tu as des serviettes propres quelque part ? Je vais prendre ma douche ici, dans la mienne il faut lever la jambe pour tenir.

– Tu m’emmerdes ! répondit Antoine en quittant la maison.

Louis prit place sur le siège passager de l’Austin Healey et boucla tout seul sa ceinture de sécurité.

– Il m’emmerde vraiment, grommela Antoine en remontant la rue en marche arrière.

Un camion de la Delahaye Moving manœuvrait pour se garer devant chez lui.


*


Dix minutes plus tard, Mathias appela Antoine à la rescousse. Il avait bien claqué la porte, comme il le lui avait demandé, mais ses clés étaient restées sur la table de la salle à manger. Les déménageurs attendaient devant chez lui et il était en pyjama au milieu de la rue. Antoine venait de déposer Louis à l’école, il rebroussa chemin.

Le responsable de la compagnie Delahaye Moving avait réussi à convaincre Mathias de laisser travailler son équipe en paix ; à gesticuler ainsi au milieu des dé-

ménageurs, il ne faisait que les retarder. Il promit que, quand il rentrerait ce soir, tout serait installé.

Antoine attendit que Mathias ait pris sa douche ; lorsqu’il fut fin prêt, ils repartirent ensemble dans le vieux cabriolet décapoté.

– Je te dépose et je file, je suis déjà assez en retard comme ça, dit Antoine en quittant Clareville Grove.

– Tu vas à ton bureau ? demanda Mathias.

– Non, je dois passer sur un chantier.

– Pas besoin de faire un détour par la librairie, ça sent encore bien trop la peinture là-bas. Je t’accompagne.

– Je t’emmène, mais tu te tiens à carreau !

– Pourquoi dis-tu ça ?

L’Austin Healey s’élança sur Old Brompton.

– 26 –


– Doucement ! s’exclama Mathias.

Antoine le regarda, agacé.

– Ralentis ! insista Mathias.

Antoine profita d’un feu rouge pour récupérer sa serviette posée aux pieds de Mathias.

– Tu peux arrêter de freiner à ma place ! dit-il en se redressant.

– Pourquoi tu m’as posé ça sur les genoux ? demanda Mathias.

– Ouvre et regarde ce qu’il y a dedans.

Mathias en sortit un document, l’air interrogatif.

– Déplie-le !

Dès que la voiture redémarra, le plan d’architecture se plaqua sur le visage de Mathias qui tenta en vain de s’en dépêtrer tout au long du trajet. Un peu plus tard, Antoine se rangeait le long du trottoir, devant un porche en pierre de taille. Une grille en fer forgé ouvrait sur une impasse. Il récupéra son plan et sortit de l’Austin.


De chaque côté des pavés de guingois, des mews, anciennes écuries, étaient réhabilitées en petits cottages. Les façades colorées croulaient sous les rosiers grimpants. Les toitures ondulées étaient parfois en tuiles de bois, parfois en ardoise. Au fond de la ruelle, une bâtisse, plus grande que toutes les autres, régnait sur les lieux.

Une grande porte en chêne se dressait au haut de quelques marches. Antoine incita son ami, qui traînait le pas, à le rejoindre.

– Il n’y a pas de rats j’espère ? demanda Mathias en se rapprochant.

– Entre !

Mathias découvrit un immense espace, éclairé par de grandes fenêtres, où travaillaient quelques ouvriers. Au centre, un escalier conduisait à l’étage. Un grand type à l’allure déglinguée s’approcha d’Antoine, un plan à la main.

– Tout le monde vous attendait !

Écossais par son père, normand par sa mère, McKenzie, la trentaine passée, parlait un français teinté d’un accent qui ne laissait aucun doute sur la mixité de ses origines. Il montra la mezzanine et interrogea Antoine.

– Vous avez pris une décision ?

– Pas encore, répondit Antoine.

– Je n’aurai jamais les sanitaires à temps. Il faut que je passe ma commande ce soir au plus tard.

Mathias s’approcha d’eux.

– Excusez-moi, dit-il, agacé. Tu m’as fait traverser Londres pour que je t’aide à régler un problème de chiottes ?

– Tu permets une seconde ! répondit Antoine avant de se tourner vers son chef de projet. Ils m’emmerdent, vos fournisseurs, McKenzie !

– 27 –


– Moi aussi ils m’emmerdent vos fournisseurs, répéta Mathias en bâillant.

Antoine fustigea son ami du regard, Mathias éclata de rire.

– Bon, je prends ta voiture, et toi tu demandes à ton chef d’agence de te raccompagner. C’est possible, McKenzie ?

Antoine retint Mathias par le bras et le tira vers lui.

– J’ai besoin de ton avis, deux ou quatre ?

– Chiottes ?

– C’est une ancienne grange à carrioles que l’agence a rachetée l’an dernier.

J’hésite à la diviser en deux ou quatre appartements.

Mathias regarda tout autour de lui, il leva la tête vers la mezzanine, refit un tour sur lui-même et posa ses mains sur ses hanches.

– Un seul !

– Bon d’accord, prends la voiture !

– Tu me demandes, je te réponds !

Antoine l’abandonna et rejoignit les maçons, affairés au démontage d’une ancienne cheminée. Mathias continuait d’observer les lieux, il grimpa à l’étage, s’approcha d’un plan accroché au mur, retourna vers la balustrade de la mezzanine, ouvrit les bras en grand et s’exclama d’une voix tonitruante :

– Un seul appartement, deux chiottes, le bonheur pour tout le monde !

Stupéfaits, les ouvriers levèrent la tête, tandis qu’Antoine, désespéré, prenait la sienne entre ses mains.

– Mathias, je travaille ! cria Antoine.

– Mais moi aussi je travaille !

Antoine monta les marches quatre à quatre, pour rejoindre Mathias à l’étage.

– À quoi tu joues ?

– J’ai une idée ! En bas, tu nous aménages une grande pièce et ici, on divise l’étage en deux parties… à la verticale, ajouta Mathias en traçant une séparation imaginaire avec les mains.

– À la verticale ? reprit Antoine, exaspéré.

– Combien de fois depuis qu’on est mômes avons-nous parlé de partager le même toit, tu es célibataire, moi aussi, c’est une occasion rêvée.

Mathias étendit les bras en croix et répéta « division verticale ».

– On n’est plus des mômes ! Et si l’un de nous deux rentrait à la maison avec une femme, on la diviserait comment ? chuchota Antoine en riant.

– Eh bien, si l’un de nous deux rentrait avec une femme, il rentrerait… à l’extérieur !

– Tu veux dire, pas de femme à la maison ?

– Voilà ! dit Mathias en écartant encore un peu plus les bras. Regarde ! ajouta-t-il en agitant le plan. Même moi, qui ne suis pas architecte, je peux imaginer l’endroit de rêve que ce serait.

– 28 –


– Eh bien, rêve, moi j’ai à faire ! répondit Antoine en lui arrachant le plan des mains.

En redescendant, Antoine se retourna vers Mathias, l’air désolé.

– Digère ton divorce une bonne fois pour toutes et laisse-moi travailler en paix !

Mathias se précipita à la balustrade pour interpeller Antoine qui venait de rejoindre McKenzie.

– Tu t’es déjà entendu en couple comme nous nous entendons depuis quinze ans ? Et nos enfants ne sont pas heureux quand on part en vacances ensemble ? Tu sais très bien que ça marcherait entre nous ! argumenta Mathias.

Médusés, les ouvriers avaient cessé tout ouvrage depuis le début de la conversation. L’un balayait, l’autre se plongeait dans la lecture d’une notice technique, un troisième nettoyait ses outils.

Furieux, Antoine abandonna son chef d’agence et ressortit dans l’impasse. Mathias dévala l’escalier, rassura McKenzie d’un clin d’œil amical, et rejoignit son ami à sa voiture.

– Je ne vois pas pourquoi tu t’énerves comme ça ? Je trouve que c’est une belle idée. Et puis c’est facile pour toi, tu ne viens pas d’emménager dans un placard.

– Monte ou je te laisse ici, répondit Antoine en ouvrant la portière.

McKenzie les poursuivait en faisant de grands signes. Hors d’haleine, il demanda s’il pouvait rentrer avec eux, un travail fou l’attendait à l’agence. Mathias sortit de la voiture pour le laisser monter. Malgré sa grande taille, McKenzie se tassa du mieux qu’il le pouvait sur le semblant de banquette à l’arrière du cabriolet et l’Austin Healey s’élança dans les rues de Londres.

Depuis qu’ils avaient quitté l’impasse, Antoine n’avait pas dit un mot. L’Austin se rangea dans Bute Street, devant la Librairie française. Mathias inclina le fauteuil pour libérer McKenzie, mais ce dernier, perdu dans ses pensées, ne bougeait pas.

– Cela dit, murmura McKenzie, si vous vous mettez en couple, ça m’arrange pour ma commande.

– À ce soir chéri ! lança Mathias en s’éloignant, hilare.

Antoine le rattrapa aussitôt.

– Tu vas arrêter tout de suite avec ça. Nous sommes voisins, c’est déjà énorme, non ?

– On va vivre chacun chez soi, ça n’a rien à voir ! répondit Mathias.

– Qu’est-ce qui te prend ? demanda Antoine, préoccupé.

– Le problème ce n’est pas d’être célibataire, c’est de vivre seul.

– C’est un peu le principe du célibat. Et puis nous ne sommes pas seuls, nous vivons avec nos enfants.

– Seuls !

– Tu vas le répéter à chaque phrase ?

– 29 –


– J’ai envie d’une maison avec des enfants qui rient, je veux de la vie quand je rentre chez moi, je ne veux plus de dimanches sinistres, je veux des week-ends avec des enfants qui rient.

– Tu l’as dit deux fois !

– Et alors, ça te pose un problème s’ils rient deux fois de suite ?

– Tu as touché le fond de la solitude à ce point-là ? demanda Antoine.

– Va donc travailler, McKenzie est en train de s’endormir dans ta voiture, dit Mathias en entrant dans sa librairie.

Antoine le suivit à l’intérieur et lui barra la route.

– Et qu’est-ce que j’y gagnerais, moi, si nous vivions sous le même toit ?

Mathias se baissa pour récupérer le courrier que le facteur avait glissé sous la porte.

– Je ne sais pas, tu pourrais enfin m’apprendre à faire la cuisine.

– C’est bien ce que je disais, tu ne changeras jamais ! dit Antoine en repartant.

– On prend une baby-sitter, et qu’est-ce qu’on risque à part se marrer ?

– Je suis contre les baby-sitters ! grommela Antoine en s’éloignant vers sa voiture. J’ai déjà perdu sa mère, il n’est pas question qu’un jour mon fils me quitte parce que je ne me serais pas occupé de lui.

Il s’installa derrière son volant et fit démarrer le moteur. À côté de lui, McKenzie ronflait, le nez plongé dans une feuille de service. Les bras croisés, sur le pas de sa porte, Mathias rappela Antoine.

– Ton bureau est juste en face !

Antoine bouscula McKenzie et ouvrit sa portière.

– Qu’est-ce que vous faites encore là, vous ? Je croyais que vous aviez un travail de dingue !


Depuis son magasin, Sophie contemplait la scène. Elle hocha la tête et retourna dans son arrière-boutique.

– 30 –


IV

Mathias se réjouissait de la fréquentation de la journée. Si, en entrant, les clients s’étonnaient de ne pas voir Mr Glover, tous l’avaient accueilli chaleureusement. Les ventes du jour l’avaient même surpris. Dînant tôt au comptoir d’Yvonne, Mathias entrevoyait désormais la possibilité d’être à la tête d’une jolie petite affaire et qui lui permettrait peut-être un jour d’offrir à sa fille les études à Oxford dont il rêvait pour elle. Il rentra chez lui à pied à la tombée du jour. Frédéric Delahaye lui remit ses clés et le camion disparut au bout de la rue.

Il avait tenu parole. Les déménageurs avaient installé le canapé et la table basse au rez-de-chaussée, les literies et les tables de nuit dans les deux petites chambres en haut. Les penderies étaient rangées, la vaisselle avait trouvé sa place dans la kitchenette aménagée sous l’escalier. Il avait fallu bien du talent, l’endroit n’était vraiment pas grand et chaque centimètre carré était désormais occupé.

Avant de s’effondrer sur son lit, Mathias arrangea la chambre de sa fille, presque à l’identique de celle qu’elle occupait à Paris pendant les vacances scolaires.


*


De l’autre côté du mur, Antoine refermait la porte de la chambre de Louis.

L’histoire du soir avait eu raison des mille questions que son petit garçon ne manquait jamais de lui poser avant d’aller se coucher. Si le père se réjouissait de voir son enfant s’endormir, le conteur se demandait, en descendant l’escalier sur la pointe des pieds, à quel moment son fils avait décroché du récit. La question était importante, car c’était là qu’il devrait reprendre le cours de l’histoire. Assis à la table de la salle à manger, Antoine déplia le plan de l’ancienne grange à carrioles, et en modifia les tracés. Tard dans la nuit, après avoir rangé sa cuisine, il laissa un message à McKenzie, pour lui donner rendez-vous sur le chantier le lendemain à dix heures.


*


Le chef d’agence était à l’heure. Antoine soumit le nouveau plan à McKenzie.

– 31 –


– Oublions deux secondes vos problèmes de fournisseurs et dites-moi ce que vous en pensez vraiment, dit Antoine.

Le verdict de son collaborateur fut immédiat. Transformer ce lieu en un seul et grand espace à vivre retarderait les travaux de trois mois. Il faudrait redemander les permis nécessaires, réviser tous les devis et le loyer pour amortir les travaux d’une telle surface serait horriblement cher.

– Qu’est-ce que vous entendez par horriblement ? demanda Antoine.

McKenzie lui murmura un chiffre qui le fit sursauter.

Antoine arracha le calque sur lequel il avait modifié le projet d’origine et le jeta dans une poubelle du chantier.

– Je vous ramène au bureau ? demanda-t-il à son chef d’agence.

– J’ai beaucoup à faire ici, je vous rejoindrai en fin de matinée. Alors, deux ou quatre appartements ?

– Quatre ! répondit Antoine en quittant les lieux.

L’Austin Healey disparut au bout de l’impasse. Le temps était clément et Antoine décida de traverser Hyde Park. À la sortie du parc, il laissa pour la troisième fois le feu virer au rouge. La file de voitures qui s’étirait derrière l’Austin ne cessait de s’allonger. Un policier à cheval remontait au pas l’allée cavalière qui bordait la route.

Il s’arrêta à la hauteur du cabriolet et regarda Antoine toujours absorbé dans ses pensées.

– Belle journée, n’est-ce pas ? demanda le policier.

– Magnifique ! répondit Antoine en regardant le ciel.

Le policier pointa du doigt le feu qui repassait à l’orange et demanda à Antoine

« Est-ce que, par le plus grand des hasards, l’une de ces couleurs vous inspirerait quelque chose ? » Antoine jeta un coup d’œil dans son rétroviseur et découvrit, ef-frayé, l’embouteillage qu’il venait de provoquer. Il s’excusa, enclencha aussitôt une vitesse et démarra sous l’œil amusé du cavalier qui dut mettre pied à terre pour régu-ler le flot de circulation.

– Mais qu’est-ce qui m’a pris de lui demander de venir s’installer ici ? bougonna Antoine en remontant Queen’s Gâte.

Il se rangea devant la boutique de Sophie. La jeune fleuriste avait une allure de biologiste dans sa blouse blanche. Elle profitait du beau temps pour arranger sa devanture. Les gerbes de lys, pivoines, roses blanches et rouges disposées dans des seaux étaient alignées sur le trottoir, rivalisant de beauté.

– Tu es contrarié ? demanda-t-elle en le voyant.

– Tu as eu du monde ce matin ?

– Je t’ai posé une question !

– Non, je ne suis pas du tout contrarié ! répondit Antoine, ronchon.

Sophie lui tourna le dos et entra dans son magasin, Antoine la suivit.

– Tu sais Antoine, dit-elle en passant derrière le comptoir, si ça t’ennuie d’écrire ces lettres, je me débrouillerai autrement.

– 32 –


– Mais non, ça n’a rien à voir avec ça. C’est Mathias qui me préoccupe, il en a marre de vivre seul !

– Il ne va plus être seul puisqu’il va vivre avec Emily.

– Il veut que nous habitions ensemble.

– Tu plaisantes ?

– Il dit que ce serait formidable pour les enfants.

Sophie se retourna pour se dérober au regard d’Antoine et fila vers l’arrière-boutique. Elle avait un des plus jolis rires du monde et l’un des plus communicatifs.

– Ah oui, c’est très normal pour vos enfants d’avoir deux pères, dit-elle en sé-

chant ses larmes.

– Tu ne vas pas me faire l’apologie de la normalité, il y a trois mois tu me parlais de te faire faire un môme par un inconnu !

Le visage de Sophie changea instantanément.

– Merci de me rappeler cet intense moment de solitude.

Antoine s’approcha d’elle et lui prit la main.

– Ce qui n’est pas normal, c’est que, dans une ville de sept millions et demi d’habitants, des gens comme Mathias et toi soient toujours célibataires.

– Mathias vient à peine d’arriver en ville… et toi, tu n’es pas célibataire peut-

être ?

– Moi on s’en fiche, murmura Antoine. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il était seul à ce point-là.

– On est tous seuls Antoine, ici, à Paris, ou ailleurs. On peut essayer de fuir la solitude, déménagé, faire tout pour rencontrer des gens, cela ne change rien. À la fin de la journée, chacun rentre chez soi. Ceux qui vivent en couple ne se rendent pas compte de leur chance. Ils ont oublié les soirées devant un plateau-repas, l’angoisse du week-end qui arrive, le dimanche à espérer que le téléphone sonne. Nous sommes des millions comme ça dans toutes les capitales du monde. La seule bonne nouvelle c’est qu’il n’y a pas de quoi se sentir si différents des autres.

Antoine passa la main dans les cheveux de sa meilleure amie. Elle esquiva son geste.

– Va travailler je te dis, j’ai plein de choses à faire.

– Tu viendras ce soir ?

– Je n’ai pas envie, répondit Sophie.

– J’organise ce dîner pour Mathias, Valentine s’en va à la fin de la semaine, tu dois venir, je ne veux pas être seul à table avec eux deux. Et puis je te préparerai ton plat préféré.

Sophie sourit à Antoine.

– Des coquillettes au jambon ?

– Huit heures et demie !

– Les enfants dîneront avec nous ?

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– Je compte sur toi, répondit Antoine en s’éloignant.


*


Assis derrière le comptoir de sa librairie, Mathias lisait le courrier du jour.

Quelques factures, un prospectus et une lettre de l’école qui l’informait de la date de la prochaine réunion de parents d’élèves. Un pli était adressé à Mr Glover, Mathias récupéra le petit bout de papier au fond du tiroir de la caisse enregistreuse, et recopia sur l’enveloppe l’adresse de son propriétaire dans le Kent. Il se promit d’aller la poster à l’heure du déjeuner.

Il appela Yvonne pour réserver son couvert. « Ne me dérange pas pour rien, lui répondit-elle, le troisième tabouret du comptoir est désormais le tien. »

La clochette de la porte retentit. Une ravissante jeune femme venait d’entrer dans sa librairie. Mathias abandonna son courrier.

– Vous avez la presse française ? demanda-t-elle.

Mathias indiqua le présentoir près de l’entrée. La jeune femme prit un exemplaire de chaque quotidien et avança vers la caisse.

– Vous avez le mal du pays ? demanda Mathias.

– Non, pas encore, répondit la jeune femme, amusée.

Elle chercha de la monnaie dans sa poche et le complimenta sur sa librairie qu’elle trouvait adorable. Mathias la remercia et lui prit les journaux des mains. Audrey regardait autour d’elle. En haut d’une bibliothèque, un livre retint son attention.

Elle se hissa sur la pointe des pieds.

– C’est le Lagarde et Michard littérature du XVIIIe siècle que je vois là-haut ?

Mathias s’approcha des étagères et acquiesça d’un signe de tête.

– Je peux vous l’acheter ?

– J’ai un exemplaire en bien meilleur état, juste devant vous, affirma Mathias en sortant un livre des rayonnages.

Audrey étudia l’ouvrage que lui tendait Mathias et le lui rendit aussitôt.

– Celui-là est sur le XXe siècle !

– C’est vrai, mais il est presque neuf. Trois siècles de différence, il est normal que cela se ressente. Regardez vous-même, pas une pliure, pas la moindre petite tache.

Elle rit de bon cœur et désigna le livre tout en haut de la bibliothèque.

– Vous me donnez mon livre ?

– Je peux vous le faire porter si vous voulez, c’est très lourd, répondit Mathias.

Audrey le regarda, interloquée.

– Je vais au Lycée français, juste au bout de la rue, je préfère l’emporter.

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– Comme vous voudrez, répondit Mathias, résigné.

Il prit la vieille échelle en bois, la fit coulisser sur son rail de cuivre jusqu’à la positionner au droit du rayon qui contenait le Lagarde et Michard.

Il inspira profondément, posa son pied sur le premier barreau, ferma les yeux et grimpa en enchaînant les gestes du mieux qu’il le pouvait. Arrivé à bonne hauteur, sa main chercha à tâtons. Ne trouvant rien, Mathias entrouvrit les yeux, repéra la couverture, se saisit du livre et se retrouva incapable de redescendre. Son cœur battait à tout rompre. Il s’accrocha de toutes ses forces à l’échelle, totalement paralysé.

– Ça va ?

La voix d’Audrey arrivait étouffée à ses oreilles.

– Non, murmura-t-il.

– Vous avez besoin d’aide ?

Son « oui » était si faible qu’il en était à peine audible. Audrey grimpa et le rejoignit. Elle récupéra délicatement le livre et le jeta à terre. Puis, posant ses mains sur les siennes, elle le guida en le réconfortant. Avec beaucoup de patience, elle réussit à le faire descendre de trois barreaux. Le protégeant de son corps, elle finit par le convaincre que le sol n’était plus très loin. Il chuchota qu’il lui fallait encore un peu de temps. Quand Antoine entra dans la librairie, Mathias enlacé à Audrey n’était plus qu’à un échelon du sol.

Elle relâcha son étreinte. À la recherche d’un semblant de dignité, Mathias ramassa le livre, le mit dans un sac en papier, et le lui tendit. Il refusa qu’elle le paie, c’était un plaisir de le lui offrir. Elle le remercia, et quitta la librairie sous l’œil intrigué d’Antoine.

– Je peux savoir ce que tu faisais exactement ?

– Mon métier !

Antoine le dévisagea, perplexe.

– Je peux t’aider ? demanda Mathias.

– Nous avions rendez-vous pour déjeuner.

Mathias remarqua les journaux près de la caisse. Il les ramassa aussitôt, pria Antoine de l’attendre un instant et se précipita sur le trottoir. Courant à perdre haleine, il remonta Bute Street, tourna dans Harrington Road, et réussit à rattraper Audrey au rond-point qui bordait le complexe scolaire. Essoufflé, il lui tendit la presse qu’elle avait oubliée.

– Il ne fallait pas, dit Audrey en le remerciant.

– Je me suis ridiculisé, n’est-ce pas ?

– Non, pas le moins du monde ; ça se soigne le vertige, ajouta-t-elle en fran-chissant la grille du lycée.

Mathias la regarda traverser la cour ; en repartant vers la librairie, il se retourna et la vit qui s’éloignait vers le préau. Quelques secondes plus tard, Audrey se retourna à son tour et le vit disparaître au coin de la rue.

– Tu as un sens aigu du commerce, dit Antoine en l’accueillant.

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– Elle m’a demandé un Lagarde et Michard, elle allait au lycée, donc c’est une enseignante, alors ne me reproche pas de me donner à fond pour l’éducation de nos enfants.

– Enseignante ou pas, elle n’a même pas payé ses journaux !

– On va déjeuner ? dit Mathias en ouvrant la porte à Antoine.


*


Sophie entra dans le restaurant et rejoignit Antoine et Mathias. Yvonne leur apporta d’autorité un plat de gratin.

– C’est plein à craquer chez toi, dit Mathias, ça marche les affaires !

Antoine lui asséna un coup de pied sous la table. Yvonne repartit sans dire un mot.

– Qu’est-ce qu’il y a, j’ai encore dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

– Elle a beaucoup de mal à s’en sortir. Le soir, il n’y a presque personne, dit Sophie en servant Antoine.

– Le décor est un peu vieillot, elle devrait faire des travaux.

– Tu es devenu expert en décoration ? demanda Antoine.

– Je dis ça pour aider. Avoue que le cadre ne date pas d’hier !

– Et toi tu dates de quand ? rétorqua Antoine en haussant les épaules.

– Vous êtes vraiment deux sales gosses.

– Tu pourrais t’occuper de la rénovation, c’est ton métier, non ? reprit Mathias.

– Yvonne n’en a pas les moyens, elle déteste les crédits, ancienne école oblige, répondit Sophie. Elle n’a pas tort, si seulement je pouvais me débarrasser des miens !

– Alors, on ne fait rien ? insista Mathias.

– Si tu mangeais et que tu te taisais cinq minutes ? dit Antoine.


*


De retour au bureau, Antoine s’attela à récupérer le retard accumulé dans la semaine. L’arrivée de Mathias avait quelque peu perturbé le cours de ses journées.

L’après-midi passa, le soleil déclinait déjà derrière les grandes fenêtres, Antoine regarda sa montre. Le temps d’aller chercher son fils à l’école, de faire quelques courses et il rentra préparer le dîner.

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Louis mit le couvert et s’installa dans le coin bureau pour faire ses devoirs, pendant qu’Antoine s’activait en cuisine en écoutant d’une oreille distraite le reportage que diffusait TV5 Europe sur la télévision du salon. Si Antoine avait levé les yeux, il aurait probablement reconnu la jeune femme rencontrée quelques heures plus tôt dans la librairie de Mathias.

Valentine arriva la première en compagnie de sa fille, Sophie sonna quelques minutes plus tard, et Mathias, en bon voisin, arriva le dernier. Ils prirent place autour de la table, sauf Antoine qui ne quittait pas ses casseroles. Vêtu d’un tablier, il sortit un plat brûlant du four et le posa sur le plan de travail. Sophie se leva pour venir l’aider, Antoine lui tendit deux assiettes.

– Les côtelettes haricots verts pour Emily, l’assiette de purée pour Louis ! Tes coquillettes sont prêtes dans deux minutes et le hachis parmentier de Valentine arrive.

– Et pour la 7, ce sera quoi ? demanda-t-elle, amusée.

– La même chose que pour Louis, répondit Antoine, concentré.

– Tu comptes dîner avec nous ? questionna Sophie en rejoignant la table.

– Oui, oui, promit Antoine.

Sophie le regarda quelques instants, mais Antoine la rappela à l’ordre, la purée de Louis allait refroidir. Il se résigna à abandonner ses quartiers, le temps d’apporter les plats de Mathias et de Valentine. Il les posa devant chacun et attendit leurs réac-tions. Valentine s’extasia devant son assiette.

– Tu n’en auras pas d’aussi bon, quand tu seras rentrée à Paris, dit-il en repartant vers la cuisine.

Antoine apporta aussitôt les coquillettes de Sophie et attendit qu’elle les eût goûtées pour retourner derrière ses fourneaux.

– Viens t’asseoir, Antoine, supplia-t-elle.

– J’arrive, répondit-il, une éponge à la main.

Les mets d’Antoine enchantaient la tablée mais son assiette était toujours in-tacte. Rangeant au fur à et mesure, il participait à peine aux conversations qui ani-maient la soirée. Les enfants bayant aux corneilles, Sophie s’éclipsa le temps de monter les coucher. Louis s’était endormi dans les bras de sa marraine, avant même qu’elle ne l’eût bordé. Elle repartit sur la pointe des pieds et revint sur ses pas, bien incapable de refréner l’envie d’une nouvelle série de baisers. Dans son sommeil, le petit garçon entrouvrit les yeux, balbutiant un mot qui devait ressembler à « Darfour ». Sophie répondit « Dors mon amour » et sortit en laissant la porte entrouverte.

De retour dans le salon elle jeta un regard discret à Antoine, qui essuyait la vaisselle, laissant Valentine et Mathias discuter.

Sophie hésita à reprendre sa place, mais Antoine avança vers la table pour dé-

poser un grand bol de mousse au chocolat.

– Tu me donneras la recette un jour ? demanda Valentine.

– Un jour ! répondit Antoine en repartant aussitôt.

La soirée s’acheva, Antoine proposa de garder Emily à dormir. Il accompagne-rait demain les enfants à l’école. Valentine accepta volontiers, il était inutile de réveil-

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ler sa fille. Il était minuit, bien trop tard pour qu’Yvonne leur fasse la surprise d’une visite, tout le monde s’en alla.

Antoine ouvrit le réfrigérateur, prit un morceau de fromage sur une assiette, son pendant de pain, et s’installa à la table pour dîner enfin. Des pas résonnaient sur le perron.

– Je crois que j’ai oublié mon portable ici, dit Sophie en entrant.

– Je l’ai posé sur le comptoir de la cuisine, répondit Antoine.

Sophie trouva son téléphone, le rangea dans sa poche. Elle regarda attentivement l’éponge sur l’égouttoir de l’évier, hésita un instant, et la prit dans sa main.

– Qu’est-ce que tu as ? demanda Antoine. Tu es bizarre.

– Tu sais combien de temps tu as passé avec ça, ce soir ? dit Sophie d’une voix pâle en agitant l’éponge.

Antoine fronça les sourcils.

– Tu t’inquiétais de la solitude de Mathias, reprit-elle, mais la tienne, tu y penses parfois ?

Elle lui lança l’éponge qui atterrit au beau milieu de la table, et quitta la maison.


*


Sophie s’en était allée depuis plus d’une heure. Antoine tournait toujours en rond dans son salon. Il s’approcha du mur de l’autre côté duquel vivait Mathias. Il gratta à la cloison, mais aucun bruit ne revint en écho, son meilleur ami devait dormir depuis longtemps.


*


Un jour, Emily confierait à son journal intime que l’influence de Sophie sur son père avait été déterminante. Louis ajouterait dans la marge qu’il était tout à fait d’accord avec elle.

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V

Valentine enroula le drap autour de sa taille et s’assit à califourchon sur Mathias.

– Tu as des cigarettes ?

– Je ne fume plus.

– Moi si, dit-elle, en fouillant dans son sac laissé au pied du lit.

Elle avança à la fenêtre, la flamme du briquet éclaira son visage. Mathias ne la quittait pas des yeux. Il aimait le mouvement de ses lèvres quand elle fumait, le tourbillon des volutes de fumée.

– Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-elle, le visage collé au carreau.

– Toi.

– J’ai changé ?

– Non.

– C’est terrible ce qu’Emily va me manquer.

Il se leva pour la rejoindre. Valentine posa sa main sur la joue de Mathias, caressant sa barbe naissante.

– Reste ! murmura-t-il.

Elle aspira une bouffée de sa cigarette, le tabac incandescent grésilla.

– Tu m’en veux toujours ?

– Arrête !

– Oublie ce que je viens de dire.

– Oublie ce que je viens de dire, efface ce que j’ai fait, c’est quoi pour toi la vie, un dessin au crayon ?

– Avec des crayons de couleur, ce ne serait pas si mal que ça ?

– Grandis, mon vieux !

– Si j’avais grandi, tu ne serais jamais tombée amoureuse de moi.

– Si tu avais grandi après, nous serions toujours ensemble.

– Reste, Valentine, donne-nous une seconde chance.

– C’est notre punition à tous les deux, je peux parfois être encore ta maîtresse, mais plus ta femme.

Mathias prit le paquet de cigarettes, il hésita et le laissa tomber.

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– N’allume pas la lumière, souffla Valentine. Elle ouvrit la fenêtre et inspira l’air frais de la nuit.

– Je prends le train demain, murmura-t-elle.

– Tu avais dit dimanche, quelqu’un t’attend à Paris ?

– Qu’est-ce que ça change ?

– Je le connais ?

– Arrête de nous faire du mal, Mathias.

– Là, c’est plutôt toi qui m’en fais.

– Alors maintenant tu comprends ce que j’ai ressenti ; et encore, à l’époque nous n’étions pas séparés.

– Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ?

– Qu’est-ce que ça peut faire ?

– Et quand tu couches avec lui, c’est bien aussi ?

Valentine ne répondit pas, elle lança la cigarette dans la rue et referma la fe-nêtre.

– Pardonne-moi, murmura Mathias.

– Je vais m’habiller et je rentre.

On tambourina à la porte, ils sursautèrent tous les deux.

– Qui est-ce ? demanda Valentine.

Mathias regarda l’heure au réveil posé sur la table de nuit.

– Aucune idée, reste là, je descends voir, je remonterai tes affaires.

Il passa une serviette autour de sa taille et sortit de la chambre. Les coups sur la porte d’entrée redoublaient d’intensité.

– J’arrive ! hurla-t-il en descendant l’escalier.

Antoine, bras croisés, fixait son ami d’un air déterminé.

– Alors écoute-moi bien, il y a un truc auquel je ne dérogerai jamais : pas de baby-sitter à la maison ! Nous nous occupons nous-mêmes des enfants.

– De quoi tu parles ?

– Tu veux toujours que nous partagions le même toit ?

– Oui, mais peut-être pas à cette heure-là ?

– Ça veut dire quoi « pas à cette heure-là » ? Tu veux faire un temps partiel ?

– Je veux dire que nous pourrions en reparler plus tard !

– Non, non, on en parle tout de suite ! Il va falloir qu’on instaure des règles et que l’on s’y tienne.

– On en parle tout de suite, mais demain !

– Ne commence pas !

– Bon, Antoine, d’accord pour toutes les règles que tu veux.

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– Comment ça tu es d’accord pour toutes les règles que je veux ? Alors si je te dis que c’est toi qui promènes le chien tous les soirs, tu es aussi d’accord ?

– Ah ben non, pas tous les soirs !

– Alors tu vois que tu n’es pas d’accord pour tout !

– Antoine… on n’a pas de chien !

– Ne commence pas à m’embrouiller !

Valentine, enveloppée dans le drap, se pencha à la balustrade de l’escalier.

– Tout va bien ? demanda-t-elle, inquiète.

Antoine leva les yeux et la rassura d’un signe de tête, elle retourna dans la chambre.

– Ah oui, tu es vraiment très seul à ce que je vois, marmonna Antoine en repartant.

Mathias referma la porte de la maison. À peine fit-il un pas vers le salon qu’Antoine frappait à nouveau. Mathias ouvrit.

– Elle reste ?

– Non, elle part demain.

– Alors maintenant que tu as repris une petite dose, ne viens surtout pas pleurnicher pendant six mois parce qu’elle te manque.

Antoine descendit les marches du perron et les remonta pour entrer chez lui, la lumière du porche s’éteignit.

Mathias récupéra les affaires de Valentine et alla la rejoindre dans la chambre.

– Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda-t-elle.

– Rien, je t’expliquerai.


*


Le matin, la pluie avait renoué avec le printemps londonien. Mathias était déjà assis au comptoir du bar d’Yvonne. Valentine venait d’entrer, elle avait les cheveux trempés.

– Je vais emmener Emily déjeuner, mon train part ce soir.

– Tu me l’as déjà dit hier.

– Tu vas t’en sortir ?

– Le lundi elle a anglais, le mardi judo, le mercredi je l’emmène au cinéma, le jeudi c’est guitare et le vendredi…

Valentine n’écoutait plus. Par la vitrine, elle avait aperçu Antoine, sur le trottoir d’en face, qui entrait dans ses bureaux.

– Qu’est-ce qu’il te voulait au milieu de la nuit ?

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– Tu prends un café ?

Mathias lui expliqua son projet d’emménagement commun, détaillant tous les avantages qu’il y voyait. Louis et Emily s’entendaient comme frère et sœur, la vie sous un même toit serait plus facile à organiser, surtout pour lui. Yvonne, effondrée, préfé-

ra les laisser seuls. Valentine rit plusieurs fois et abandonna son tabouret.

– Tu ne dis rien ?

– Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Si vous êtes sûrs d’être heureux !

Valentine alla chercher Yvonne dans la cuisine et la prit dans ses bras.

– Je reviendrai te voir bientôt.

– C’est ce qu’on dit quand on part, répondit Yvonne.

De retour dans la salle, Valentine embrassa Mathias, et sortit du restaurant.


*


Antoine avait attendu que Valentine ait tourné au coin de la rue. Il quitta son poste d’observation à la fenêtre de son bureau, dévala les escaliers, traversa la rue et déboula chez Yvonne. Une tasse de calé l’attendait déjà sur le comptoir.

– Comment ça s’est passé ? demanda-t-il à Mathias.

– Très bien.

– J’ai envoyé un mail cette nuit à la mère de Louis.

– Tu as eu une réponse ?

– Ce matin en arrivant au bureau.

– Alors ?

– Karine m’a demandé si, à la prochaine rentrée des classes, Louis devrait mettre ton nom dans la case « conjoint » sur sa fiche scolaire.

Yvonne récupéra les deux tasses sur le comptoir.

– Et aux enfants, vous leur en avez parlé ?


*


La transformation des mews était économiquement impossible, mais Antoine expliqua à Mathias, croquis à l’appui, l’idée qu’il avait eue pendant la nuit.

La cloison qui divisait leur maison ne soutenait aucune structure porteuse. Il suffisait de l’abattre pour redonner son aspect original à la demeure et créer un grand

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espace commun au rez-de-chaussée. Quelques reprises au niveau des parquets et des plafonds seraient nécessaires, mais les travaux ne devraient pas prendre plus d’une semaine.

Deux escaliers accéderaient aux chambres, ce qui, après tout, offrirait à chacun la sensation d’avoir son « chez-soi » à l’étage. McKenzie se rendrait sur place pour valider le projet. Antoine repartit vers ses bureaux et Mathias vers sa librairie.


*


Valentine alla chercher Emily à l’école. Elle avait décidé d’emmener sa fille dé-

jeuner chez Mediterraneo, une des meilleures tables italiennes de la ville. Un bus à impériale les conduisait sur Kensington Park Road.

Les rues de Notting Hill étaient baignées de soleil. Elles s’installèrent en terrasse, Valentine commanda deux pizzas. Elles se promirent de se téléphoner tous les soirs pour faire le point sur leurs journées respectives et d’échanger des tonnes d’e-mails.

Valentine commençait un nouveau travail, elle ne pourrait pas prendre de vacances à Pâques, mais cet été elles feraient un grand voyage, rien qu’entre filles. Emily rassura sa maman : tout se passerait bien, elle veillerait sur son père, vérifierait avant d’aller se coucher que la porte d’entrée était bien fermée et que tout était éteint dans la maison. Elle promit de mettre sa ceinture de sécurité en toutes circonstances, même dans les taxis, de se couvrir les matins où la température serait fraîche, de ne pas passer son temps à traîner à la librairie, de ne pas abandonner la guitare, tout du moins pas avant la rentrée prochaine, et finalement… finalement, quand Valentine la redéposa à l’école, elle-même tint sa promesse. Elle ne pleura pas, tout du moins jusqu’à ce qu’Emily fût rentrée dans sa classe. Un Eurostar la ramena le soir même à Paris. Gare du Nord, un taxi l’entraîna vers le petit studio de fonction qu’elle occupe-rait dans le IXe arrondissement.


*


McKenzie pratiqua deux trous dans le mur de séparation et fut ravi de confirmer à Mathias et à Antoine qu’il n’était pas porteur.

– Il m’énerve quand il fait ça ! râla Antoine en allant chercher un verre d’eau dans la cuisine.

– Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda Mathias, perplexe, en suivant son ami.

– Son numéro avec sa perceuse, pour vérifier ce que j’avais dit ! Je sais encore reconnaître un mur porteur, merde à la fin, je suis architecte autant que lui, non ?

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– Sûrement, répondit Mathias d’une petite voix.

– Tu n’as pas l’air convaincu ?

– Je suis moins convaincu par ton âge mental. Pourquoi me dis-tu ça à moi ?

Dis-le-lui directement !

Antoine retourna vers son chef d’agence d’un pas déterminé. McKenzie rangea ses lunettes dans la poche haute de son veston et ne laissa pas le loisir à Antoine de parler le premier.

– Je pense que tout pourrait être fini dans trois mois et je vous promets que la maison aura retrouvé son aspect d’origine. Nous pouvons même réaliser un moulage des corniches… pour les raccords.

– Trois mois ? Vous comptez démolir cette cloison avec une cuillère à café ?

demanda Mathias dont l’intérêt pour la conversation venait de redoubler.

McKenzie expliqua que dans ce quartier tout chantier était soumis à des autorisations préalables. Les démarches prendraient huit semaines, au terme desquelles l’agence pourrait demander aux services du stationnement d’autoriser une benne à venir ôter les gravats. La démolition, elle, ne prendrait que deux ou trois jours.

– Et si on se passe d’autorisation ? suggéra Mathias à l’oreille de McKenzie.

Le chef d’agence ne prit même pas la peine de lui répondre. Il récupéra sa veste et promit à Antoine de préparer les demandes de permis dès ce week-end.

Antoine regarda sa montre. Sophie avait accepté de fermer sa boutique pour aller chercher les enfants à l’école et il fallait la libérer de sa garde. Les deux amis arrivèrent au magasin avec une demi-heure de retard. Assise en tailleur à même le sol, Emily aidait Sophie à effeuiller des roses, pendant que Louis triait, derrière le comptoir, les liens de raphia par ordre de taille. Pour se faire pardonner, les deux pères la convièrent à dîner. Sophie accepta à la seule condition qu’ils aillent chez Yvonne. Comme ça, Antoine dînerait peut-être en même temps qu’eux. Il ne fit aucun commentaire.

Au milieu du repas, Yvonne les rejoignit à table.

– Je serai fermée demain, dit-elle en se servant un verre de vin.

– Un samedi ? questionna Antoine.

– J’ai besoin de repos…

Mathias se rongeait les ongles, Antoine lui asséna une pichenette sur la main.

– Tu vas arrêter ça !

– De quoi tu parles ? demanda innocemment Antoine.

– Tu sais très bien de quoi je parle !

– Et dire que vous allez vivre ensemble ! reprit Yvonne, un sourire au coin des lèvres.

– Nous allons abattre une cloison, il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire.


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*


Ce samedi matin, Antoine emmena les enfants au Chelsea Farmers Market. Se promenant dans les allées de la pépinière, Emily choisit deux rosiers pour les planter avec Sophie dans le jardin. Le temps virait à l’orage, décision fut prise de se rendre à la Tour de Londres. Louis les guida pendant toute la visite du musée des Horreurs, se faisant un devoir de rassurer son père à l’entrée de chaque salle. Il n’y avait vraiment aucune raison de s’inquiéter, les personnages étaient en cire.

Mathias, lui, profitait de sa matinée pour préparer ses commandes. Il consultait la liste des livres vendus au cours de cette première semaine, satisfait du résultat.

Alors qu’il cochait dans la marge de son cahier les titres des ouvrages à réassortir, la mine de son crayon s’arrêta devant la ligne où figurait un exemplaire d’un Lagarde et Michard, XVIIIe siècle. Ses yeux se détournèrent du cahier et son regard alla se poser sur la vieille échelle accrochée à son rail de cuivre.


*


Sophie étouffa un cri. La coupure s’étendait sur toute la longueur de sa pha-lange. Le sécateur avait ripé sur la tige. Elle alla se réfugier dans l’arrière-boutique. La brûlure qu’infligea l’alcool à 90 degrés fut saisissante. Elle inspira profondément, aspergea de nouveau la blessure, et attendit quelques instants pour recouvrer ses esprits. La porte du magasin s’ouvrait, elle attrapa une boîte de pansements sur l’étagère de l’armoire à pharmacie, repoussa la vitre et retourna s’occuper de sa clientèle.


*


Yvonne referma la porte de l’armoire de toilette au-dessus du lavabo. Elle passa un peu de blush sur ses joues, remit de l’ordre dans ses cheveux, et décida qu’un foulard s’imposait. Elle traversa la chambre, récupéra son sac à main, mit ses lunettes de soleil et descendit le petit escalier qui conduisait au restaurant. Le rideau de fer était descendu, elle entrouvrit la porte qui donnait sur la cour, vérifia que la voie était libre et longea les vitrines de Bute Street, se gardant bien de s’attarder devant celle de Sophie. Elle monta dans l’autobus qui filait sur Old Brompton Road, acheta un ticket auprès du contrôleur et monta s’installer à l’étage. Si la circulation était fluide, elle serait à l’heure.

L’autobus à impériale la déposa devant les grilles du cimetière d’Old Brompton. Le lieu était empreint de magie. Le week-end, les enfants sillonnaient à bicyclette

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les travées verdoyantes, croisant des joggeurs. Sur les pierres tombales, vieilles de plusieurs siècles, des écureuils attendaient sans crainte du promeneur. Perchés sur leurs pattes arrière, les petits rongeurs attrapaient les noisettes offertes et les grigno-taient au plus grand plaisir des couples d’amoureux allongés sous les arbres. Yvonne remonta l’allée centrale jusqu’à la porte qui donnait sur Fulham Road. C’était son chemin préféré pour se rendre au stade. Le Stamford Bridge Stadium se remplissait déjà. Comme chaque samedi, les cris qui s’élèveraient des gradins viendraient égayer pendant quelques heures la vie paisible du cimetière. Yvonne prit son billet au fond de son sac et ajusta son foulard et ses lunettes de soleil.


*


Sur Portobello Road, une jeune journaliste buvait un thé à la terrasse de la brasserie Electric, en compagnie de son cameraman. Le matin même, dans la maison louée à Brick Lane par la chaîne de télévision qui l’employait, elle avait visionné tous les enregistrements réalisés pendant la semaine. Le travail accompli était satisfaisant.

À ce rythme, Audrey aurait bientôt fini son reportage et pourrait rentrer à Paris s’occuper du montage. Elle régla la note que lui présentait le serveur et abandonna son équipier, décidée à profiter du reste de l’après-midi pour faire les boutiques ; le quartier n’en manquait pas. En se levant, elle céda le passage à un homme et à deux enfants affamés et fourbus après une matinée bien remplie.


*


Les supporters de Manchester United se levèrent tous en même temps. Le ballon avait rebondi sur la cage des buts de l’équipe de Chelsea. Yvonne se rassit en tapant dans ses mains.

– Non mais quelle occasion ratée ! C’est une honte !

L’homme assis à ses côtés sourit.

– Crois-moi, du temps de Cantona cela ne se serait pas passé comme ça, enchaîna-t-elle furieuse. Tu ne vas quand même pas me dire qu’avec un peu plus de concentration, ils n’auraient pas pu marquer, ces imbéciles ?

– Je ne dirai rien, reprit l’homme d’une voix tendre.

– De toute façon, tu ne comprends rien au football.

– J’aime le cricket.

Yvonne posa sa tête sur son épaule.

– Tu ne comprends rien au football… mais j’aime quand même être avec toi.

– 46 –


– Te rends-tu compte ? Si l’on apprenait dans ton quartier que tu es pour Manchester United ? chuchota l’homme à son oreille.

– Pourquoi crois-tu que je prenne autant de précautions quand je viens ici !

L’homme regardait Yvonne, elle avait les yeux rivés sur la pelouse. Il feuilleta le dépliant posé sur ses genoux.

– C’est la fin de la saison, non ?

Yvonne ne répondit pas, trop absorbée par le match.

– Alors, j’ai peut-être une chance que tu me rejoignes le week-end prochain ?

ajouta-t-il.

– On verra, dit-elle en suivant l’attaquant de Chelsea qui avançait dangereu-sement sur le terrain.

Elle posa un doigt sur la bouche de son compagnon et ajouta :

– Je ne peux pas faire deux choses à la fois et si quelqu’un ne se décide pas à barrer la route à cette andouille, ma soirée est foutue et la tienne aussi !

John Glover prit la main d’Yvonne et caressa les taches brunes que la vie y avait dessinées. Yvonne haussa les épaules.

– Elles étaient belles mes mains, quand j’étais jeune.

Yvonne se leva d’un bond, le visage crispé, retenant son souffle. Le ballon fut dévié in extremis et renvoyé à l’autre bout du terrain. Elle souffla et se rassit.

– Tu m’as manqué cette semaine, tu sais, dit-elle, radoucie.

– Alors viens le week-end prochain !

– C’est toi qui as pris ta retraite, pas moi !

L’arbitre venait de siffler la mi-temps. Ils se levèrent pour aller chercher des rafraîchissements à la buvette. En montant les marches des gradins, John lui demanda des nouvelles de sa librairie.

– C’est sa première semaine, ton Popinot s’adapte, si c’est ce que tu veux savoir, répondit Yvonne.

– C’est exactement ce que je voulais savoir, répéta John.


*


Rentrés de bonne heure, les enfants jouaient dans leur chambre en attendant un goûter digne de ce nom. Antoine, vêtu d’un tablier à carreaux, appuyé au comptoir de sa cuisine, lisait attentivement une nouvelle recette de crêpes. On sonna à la porte.

Mathias attendait sur le perron, droit comme un piquet. Intrigué par son accoutre-ment, Antoine le regarda fixement.

– Je peux savoir pourquoi tu portes des lunettes de ski ? demanda-t-il.

– 47 –


Mathias le poussa pour entrer. De plus en plus perplexe, Antoine ne le quittait pas des yeux. Mathias laissa choir à ses pieds une bâche pliée.

– Où est ta tondeuse à gazon ? questionna-t-il.

– Qu’est-ce que tu veux faire avec une tondeuse dans mon salon ?

– Ce que tu peux poser comme questions, c’est épuisant !

Mathias traversa la pièce et ressortit dans le jardin à l’arrière de la maison, Antoine lui emboîta le pas. Mathias ouvrit la porte de la petite remise, sortit la tondeuse et, au prix de mille efforts, la hissa sur deux billots de bois abandonnés. Il vérifia que les roues ne touchaient plus le sol et s’assura de l’équilibre de l’ensemble. Après avoir mis la poignée de l’embrayage au point mort, il tira sur le cordon du démarreur.

Le moteur à deux temps se mit à tourner dans un vrombissement assourdis-sant.

– J’appelle un médecin, hurla Antoine.

Mathias repartit en sens inverse, traversa la maison, déplia la bâche et retourna chez lui. Antoine resta seul, les bras ballants au milieu de son salon, se demandant quelle mouche avait pu piquer son ami. Un coup terrible fit trembler le mur de séparation. Au second coup de masse, un trou de dimension très honorable y laissa apparaître le visage réjoui de Mathias.

Welcome home ! s’exclama Mathias rayonnant en agrandissant encore l’ouverture dans la cloison.

– Tu es complètement fou, hurla Antoine, les voisins vont nous dénoncer !

– Avec le bruit qu’il y a dans le jardin, ça m’étonnerait ! Aide-moi au lieu de râ-

ler. À deux, on peut finir avant la tombée de la nuit !

– Et après ? hurla Antoine en regardant les gravats qui s’entassaient sur son parquet.

– Après, on mettra le mur dans des sacs-poubelle, on les planquera dans ta remise, et on les écoulera en quelques semaines.

Un autre pan de la cloison venait de s’effondrer ; et pendant que Mathias poursuivait son œuvre, Antoine réfléchissait déjà aux finitions qui seraient nécessaires pour que son salon retrouve un jour un semblant de normalité.

Dans la chambre à l’étage, Emily et Louis avaient allumé la télévision, convaincus que les informations ne tarderaient pas à relater le séisme qui frappait le quartier de South Kensington. La nuit tombée, déçus que la Terre n’ait pas vraiment tremblé, mais fiers d’avoir été mis dans la confidence, ravis aussi de veiller si tard, ils aidèrent à remplir les sacs de gravats qu’Antoine portait au fond du jardin. Le lendemain, McKenzie fut appelé en urgence. Au ton d’Antoine, il avait compris la gravité de la situation. Devoir oblige, il accepta de les retrouver, même un dimanche, et arriva avec la camionnette du bureau.

À la fin du week-end, en dépit des quelques raccords de peinture qui restaient à faire au plafond, Mathias et Antoine venaient officiellement d’emménager ensemble. Toute la bande fut conviée à fêter l’événement et quand McKenzie apprit qu’Yvonne avait accepté de ressortir de chez elle pour l’occasion, il décida de rester avec eux.

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La première discussion entre amis porta sur la décoration de la maison. Les meubles d’Antoine et de Mathias cohabitaient étrangement dans la même pièce. Au dire de Mathias, le rez-de-chaussée était d’une sobriété qui frisait le monacal. Bien au contraire arguait Antoine, le lieu était très accueillant. Tout le monde aida à transporter les meubles. Un guéridon appartenant à Mathias trouva sa place entre deux fauteuils club qui, eux, appartenaient à Antoine. Après un vote remporté à cinq voix contre une (Mathias ayant été le seul à voter pour et Antoine ayant eu l’élégance de s’abstenir), un tapis d’origine persane selon Mathias, d’origine plutôt douteuse selon Antoine, fut roulé, ligoté et rangé dans l’appentis du jardin.

Pour assurer la paix du ménage, McKenzie prit le commandement de la suite des opérations, seule Yvonne avait un droit de veto sur ses injonctions. Non qu’elle en ait décidé ainsi, mais dès qu’elle émettait un avis, les joues du chef d’agence avaient une tendance certaine à virer au pourpre, et son vocabulaire à se réduire à « Vous avez tout à fait raison, Yvonne ».

À la fin de la soirée, le rez-de-chaussée avait été entièrement réorganisé. Ne restait plus qu’à régler la question de l’étage. Mathias trouvait sa chambre moins belle que celle de son meilleur ami. Antoine ne voyait pas en quoi, mais il promit de s’en occuper au plus vite.


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VI

À l’euphorie du dimanche succédait la première semaine de vie commune. Elle débuta naturellement par un petit déjeuner à l’anglaise préparé par Antoine. Avant que toute la famille descende, il glissa discrètement un mot sous la tasse de Mathias, essuya ses mains sur son tablier, et cria à qui voudrait bien l’entendre que les œufs allaient refroidir.

– Pourquoi tu parles si fort ?

Antoine sursauta, il n’avait pas entendu Mathias arriver.

– Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi concentré sur la cuisson de deux toasts.

– La prochaine fois tu les feras griller toi-même ! répondit Antoine en lui tendant son assiette.

Mathias se leva pour se servir une tasse de café et aperçut le mot laissé par Antoine.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

– Tu liras tout à l’heure, assieds-toi et mange pendant que c’est chaud.

Les enfants arrivèrent en trombe et mirent un terme à leur conversation. Emily désigna la pendule d’un doigt autoritaire, ils allaient être en retard à l’école.

La bouche pleine, Mathias se leva d’un bond, enfila son pardessus, prit sa fille par la main et l’entraîna vers la porte. Emily eut à peine le temps d’attraper la barre de céréales qu’Antoine lui lançait depuis la cuisine, qu’elle se retrouva, cartable au dos, courant sur le trottoir de Clareville Grove.

Alors qu’ils traversaient Old Brompton Road, Mathias lut le mot qu’il avait emporté et s’arrêta net de marcher. Il prit aussitôt son portable et composa le numéro de la maison.

– C’est quoi exactement cette histoire de rentrer au plus tard à minuit ?

– Donc je recommence, règle n° 1, pas de baby-sitter ; règle n° 2, pas de femme à la maison et règle n° 3, on peut dire minuit et demi si tu préfères mais dernier ca-rat !

– J’ai une tête de Cendrillon ?

– Les escaliers craquent, et je n’ai pas envie que tu nous réveilles tous les soirs.

– J’enlèverai mes chaussures.

– De toute façon, j’aimerais mieux que tu les enlèves en entrant.

Et Antoine raccrocha.

– 50 –


– Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda Emily en le tirant vigoureusement par le bras.

– Rien, maugréa Mathias. Et pour toi, ça s’annonce comment la vie de couple ?

demanda-t-il à sa fille en traversant la rue.


*


Le lundi, Mathias alla chercher les enfants à l’école. Le mardi, ce fut au tour d’Antoine. Le mercredi, à l’heure du déjeuner, Mathias ferma la librairie pour se joindre, en tant que parent accompagnateur, à la classe d’Emily qui visitait le musée d’Histoire naturelle. La petite fille dut se faire aider de deux amies pour le faire sortir de la salle où étaient exposées les reproductions en taille réelle des animaux de l’ère jurassique. Son père refusait de bouger tant que le Tyrannosaurus mécanisé n’aurait pas lâché le Trachodon qu’il secouait dans sa gueule. Bien que la maîtresse d’école s’y opposât fermement, Mathias insista jusqu’à obtenir gain de cause pour que chaque enfant puisse essayer au moins une fois avec lui le simulateur de tremblement de terre. Un peu plus tard, sachant que Mrs Wallace refuserait aussi qu’ils assistent à la naissance de l’univers, projetée sur la voûte du planétarium à douze heures quinze, il se débrouilla pour la semer vers douze heures onze au moment où elle s’était absentée pour aller aux toilettes. Quand le chef de la sécurité lui demanda comment elle avait pu égarer vingt-quatre enfants d’un coup, Mrs Wallace comprit soudain où se trouvaient ses élèves. En sortant du musée, Mathias offrit une tournée générale de gaufres, pour se faire pardonner. La maîtresse de sa fille accepta d’en goûter une, et Mathias insista pour qu’elle en prenne une seconde, nappée de crème de marrons, cette fois-ci.

Le jeudi, Antoine était en charge des courses, Mathias s’en occupa le vendredi.

Au supermarché, les vendeurs ne comprirent pas un mot de ce qu’il s’évertuait à leur demander, il alla chercher de l’aide auprès d’une caissière qui se révéla être espa-gnole, une cliente voulut lui porter assistance, elle devait être suédoise ou danoise, Mathias ne le sut jamais, et cela ne changeait rien à son problème. Au bout du rou-leau et de l’allée des surgelés, il prit son portable, appela Sophie devant les rayons pairs et Yvonne devant les impairs. Finalement, il décida que le mot « côtelettes »

griffonné sur la liste pouvait très bien se lire « poulet », après tout Antoine n’avait qu’à mieux écrire.

Le samedi fut pluvieux, tout le monde resta à la maison, studieux. Dimanche soir, un immense fou rire éclata dans le salon où Mathias et les enfants jouaient.

Antoine leva la tête de ses esquisses et vit le visage épanoui de son meilleur ami et, à ce moment-là, il pensa que le bonheur s’était installé dans leur vie.


*


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Lundi matin, Audrey se présenta devant les grilles du Lycée français. Pendant qu’elle s’entretenait avec le proviseur, son cameraman filmait la cour de récréation.

– C’est derrière cette fenêtre que le général de Gaulle a lancé l’appel du 18

Juin, dit M. Bécherand, en pointant la façade blanche du bâtiment principal.

Le lycée français Charles-de-Gaulle dispensait un enseignement renommé à plus de deux mille élèves, depuis l’école primaire jusqu’au baccalauréat. Le proviseur lui fit visiter quelques salles de classe et l’invita, si elle le souhaitait, à participer à la réunion des maîtres d’école qui se tiendrait l’après-midi même. Audrey accepta avec enthousiasme. Dans le cadre de son reportage, le témoignage des enseignants serait des plus précieux. Elle demanda à interviewer quelques professeurs, M. Bécherand lui répondit qu’elle n’aurait qu’à s’entendre directement avec chacun d’entre eux.


*


Comme tous les matins, Bute Street était en pleine agitation. Les camionnettes de livraison se succédaient, approvisionnant les nombreux commerces de la rue. À la terrasse du Coffee Shop, qui jouxtait la librairie, Mathias sirotait un cappuccino en lisant son journal, détonnant un peu au milieu de toutes les mamans qui se retrouvaient là, après avoir déposé leurs enfants à l’école. De l’autre côté de la rue, Antoine, lui, était à son bureau. Il ne lui restait plus que quelques heures pour compléter une étude qu’il présenterait en fin d’après-midi à l’un des plus gros clients de l’agence, de plus il avait promis à Sophie de lui rédiger une nouvelle lettre.

Après une matinée sans relâche, et l’après-midi était déjà entamée, il invita son chef d’agence à faire une pause-déjeuner bien méritée. Ils traversèrent la rue pour aller chez Yvonne.

Le répit fut de courte durée. Les clients étaient attendus dans l’heure et les plans n’étaient toujours pas imprimés. À la dernière bouchée avalée, McKenzie s’éclipsa.

Sur le pas de la porte il susurra un « Au revoir Yvonne » auquel elle répondit, les yeux plongés dans son livre de comptes, par un « Oui, oui c’est ça, au revoir McKenzie ».

– Tu ne veux pas lui demander de me lâcher un peu, à ton chef d’agence ?

– Il est amoureux de toi. Qu’est-ce que j’y peux ?

– Tu as vu mon âge ?

– Oui, mais il est britannique.

– Ça n’excuse pas tout.

Elle referma son registre et soupira.

– J’ouvre un bon bordeaux, tu veux un verre ?

– Non, mais je veux bien que tu viennes le boire avec moi.

– 52 –


– Je préfère rester ici, c’est plus convenable pour les clients.

Le regard d’Antoine parcourut la salle déserte ; vaincue, Yvonne déboucha la bouteille et le rejoignit son verre à la main.

– Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda-t-il.

– Je ne vais pas pouvoir continuer longtemps comme ça, je suis trop fatiguée.

– Prends quelqu’un pour t’aider.

– Je ne fais pas assez de couverts, si j’embauche, je mets la clé sous la porte, et je peux te dire qu’elle n’est déjà pas loin du paillasson.

– On devrait rajeunir ta salle.

– C’est la patronne qu’il faudrait rajeunir, soupira Yvonne, et puis avec quel argent ?

Antoine sortit un stylomine de la poche de sa veste et commença à crayonner une esquisse sur la nappe en papier.

– Regarde, j’y pense depuis longtemps, je crois qu’on peut trouver une solution.

Yvonne fit glisser ses lunettes sur le bout de son nez et ses yeux s’éclairèrent d’un sourire plein de tendresse.

– Tu penses depuis longtemps à ma salle de restaurant ?

Antoine décrocha le téléphone sur le comptoir et appela McKenzie pour lui demander de commencer la réunion sans lui. Il aurait un peu de retard. Il raccrocha et retourna vers Yvonne.

– Bon, je peux t’expliquer maintenant ?


*


Profitant d’un moment de calme dans l’après-midi, Sophie était venue rendre visite à Mathias pour lui apporter un bouquet de roses de jardin.

– Une petite touche de féminité ne fera pas de mal, lui dit-elle en posant le vase près de la caisse.

– Pourquoi, tu trouves que c’est trop masculin ici ?

Le téléphone sonnait. Mathias s’excusa auprès de Sophie et décrocha.

– Bien sûr que je peux aller à la réunion de parents d’élèves. Oui, j’attends que tu rentres pour me coucher. C’est toi qui vas chercher les enfants alors ? Oui, moi aussi je t’embrasse !

Mathias reposa le combiné sur son socle, Sophie le regarda attentivement et repartit travailler.

– Oublie tout ce que je viens de dire ! ajouta-t-elle, en riant.

– 53 –


Elle referma la porte de la librairie.


*


Mathias arriva en retard. À sa décharge, la librairie n’avait pas désempli.

Quand il entra dans l’école, la cour de récréation était déserte. Trois maîtresses qui s’entretenaient sous le préau venaient de regagner leurs salles respectives. Mathias longea le mur et se hissa sur la pointe des pieds pour regarder par une fenêtre. Le spectacle était assez étrange. Derrière les pupitres, des adultes avaient remplacé les écoliers. Au premier rang, une maman levait la main pour poser une question, un père agitait la sienne pour que la maîtresse le voie. Décidément, les premiers de la classe le resteraient toute leur vie.

Mathias n’avait aucune idée de l’endroit où se rendre ; s’il manquait à sa promesse de remplacer Antoine à la réunion de parents d’élèves de Louis, il en entendrait parler pendant des mois. À son grand soulagement, une jeune femme traversait la cour. Mathias courut vers elle.

– Mademoiselle, les CM2 A, s’il vous plaît ? demanda-t-il, pressé.

– Vous arrivez trop tard, la réunion vient de se terminer, j’en sors à l’instant.

Reconnaissant soudain son interlocutrice, Mathias se félicita de la chance qui s’offrait à lui. Prise de court, Audrey serra la main qu’il lui tendait.

– Vous avez aimé le livre ?

– Le Lagarde et Michard ?

– J’ai besoin que vous me rendiez un immense service. Je suis CM2 B, niais le père de Louis a été retenu à son bureau, alors il m’avait demandé de…

Audrey avait un charme indiscutable et Mathias quelques difficultés à maîtriser son propos.

– La classe, bon niveau ? murmura-t-il.

– Oui, je crois…

Mais la conversation fut interrompue par la cloche de l’école qui venait de re-tentir. Les enfants avaient déjà envahi la cour. Audrey dit à Mathias qu’elle avait eu plaisir à le revoir. Elle s’éloignait quand un attroupement se forma au pied d’un platane. Ils levèrent tous les deux la tête, un enfant avait grimpé dans un arbre et se trouvait maintenant coincé sur l’une des plus hautes branches. Le petit garçon était en équilibre précaire, Mathias se précipita et, sans hésiter, il s’accrocha au tronc et disparut dans les feuillages.

Audrey entendit la voix du libraire qui se voulait rassurante.

– C’est bon, je le tiens !

Le visage blême, cramponné en haut de l’arbre, Mathias fixait le gamin assis sur une branche en face de lui.

– 54 –


– Bon, eh bien, maintenant on est comme deux cons, dit-il au petit garçon.

– Je vais me faire engueuler ? demanda l’enfant.

– Tu ne l’auras pas volé si tu veux mon avis.

Quelques secondes plus tard, les feuilles se mirent à froufrouter et un surveillant apparut en haut d’une échelle.

– Comment t’appelles-tu ? demanda l’homme.

– Mathias !

– Je demandais ça au petit…

L’enfant se prénommait Victor. Le surveillant le prit sous son bras.

– Alors écoute-moi bien Victor, il y a quarante-sept barreaux, on les compte ensemble et tu ne regardes pas en bas, d’accord ?

Mathias les vit tous deux disparaître dans la frondaison. Les voix s’estompèrent. Seul, tétanisé, il fixa l’horizon.

Quand le surveillant l’invita à descendre, Mathias le remercia sincèrement.

Quitte à être monté aussi haut, il allait profiter un peu de la vue. Il demanda néanmoins à ce dernier s’il ne voyait pas d’inconvénient à lui laisser l’échelle.


*


La réunion venait de s’achever. McKenzie raccompagna les clients jusqu’au palier. Antoine traversa l’agence et ouvrit la porte de son bureau. Il y retrouva Emily et Louis qui l’attendaient sur le canapé du hall, leur calvaire s’achevait enfin. Le moment était venu de rentrer à la maison. Ce soir, Cluedo et pommes frites compense-raient l’heure perdue. Emily accepta le marché et rangea ses affaires dans son cartable, Louis courait déjà vers les ascenseurs, slalomant entre les tables à dessin. Le petit garçon appuya sur tous les boutons de la cabine et après une visite inopinée des sous-sols, ils débouchèrent enfin dans le hall de l’immeuble.

Derrière sa vitrine, Sophie les regardait remonter Bute Street, les deux enfants tiraient sur les pans de la veste d’Antoine. Il lui envoya un baiser depuis le trottoir d’en face.

– Où est papa ? demanda Emily en voyant la librairie fermée.

– À ma réunion de parents d’élèves, répondit Louis en haussant les épaules.


*


Le visage d’Audrey apparut dans le feuillage.

– On recommence comme la dernière fois ? dit-elle à Mathias d’une voix apaisante.

– 55 –


– On est beaucoup plus haut, non ?

– La méthode est la même, un pied après l’autre et vous ne regardez jamais en bas, promis ?

À cet instant de sa vie, Mathias aurait promis la lune à qui l’aurait voulue. Et Audrey ajouta :

– La prochaine fois que vous voudrez que l’on se voie, ce n’est pas la peine de vous donner tout ce mal.

Ils firent une pause au vingtième échelon, puis une autre au dixième. Quand ses pieds touchèrent enfin le sol, la cour était dépeuplée. Il était presque vingt heures.

Audrey proposa à Mathias de l’accompagner jusqu’au rond-point. Le gardien referma la grille derrière eux.

– Cette fois, je me suis vraiment ridiculisé, n’est-ce pas ?

– Mais non, vous avez été courageux…

– Quand j’avais cinq ans, j’ai glissé d’un toit.

– C’est vrai ? demanda Audrey.

– Non… ce n’est pas vrai.

Ses joues reprenaient des couleurs. Elle le fixa longuement, sans rien dire.

– Je ne sais même pas comment vous remercier.

– Vous venez de le faire, répondit-elle.

Le vent la faisait frissonner.

– Rentrez, vous allez attraper froid, murmura Mathias.

– Vous aussi vous allez attraper froid, répondit-elle.

Elle s’éloignait, Mathias aurait voulu que le temps s’arrête. Au milieu de ce trottoir désert, sans qu’il sache pourquoi, elle lui manquait déjà. Quand il l’appela, elle avait fait douze pas, elle ne le lui avouerait jamais, mais elle avait compté chacun d’entre eux.

– Je crois que j’ai une édition XIXe du Lagarde et Michard !

Audrey se retourna.

– Et moi, je crois que j’ai faim, répondit-elle.

Ils prétendaient être affamés, pourtant, quand Yvonne débarrassa leur table, elle s’inquiéta de voir leurs assiettes à peine entamées. Scrutant depuis son comptoir le regard que Mathias posait sur les lèvres d’Audrey, elle comprit que sa cuisine n’était pas en cause. Tout au long de la soirée, ils se confièrent leurs passions respectives, celle d’Audrey pour la photographie, celle de Mathias pour les vieux manuscrits.

L’an dernier, il avait fait l’acquisition d’une lettre rédigée de la main de Saint-Exupéry. Ce n’était qu’un petit billet griffonné par le pilote au départ d’un vol, mais pour le collectionneur qu’il était, le tenir entre ses mains procurait un plaisir indes-criptible. Il avoua que parfois le soir, dans sa solitude parisienne, il sortait la note de son enveloppe, dépliait le papier avec une infinie précaution, puis il fermait les yeux, et l’imagination le transportait sur la piste d’un terrain d’Afrique. Il entendait la voix du mécanicien crier « Contact », se hissant à la pale de l’hélice pour lancer le moteur.

– 56 –


Les pistons se mettaient à vrombir, et il lui suffisait de pencher la tête en arrière pour sentir les vents de sable griffer ses joues. Audrey comprit ce que Mathias ressentait.

En plongeant dans de vieilles photographies, il lui arrivait de se retrouver dans les années 1920, marchant dans les ruelles de Chicago. Au fond d’un bar, elle prenait un alcool en compagnie d’un jeune trompettiste, musicien de génie, que ses copains appelaient Satchmo.

Et quand la nuit était calme, elle écoutait un disque et Satchmo l’emmenait se promener sur les lignes de quelques partitions. D’autres soirs, d’autres photographies l’entraînaient dans la fièvre des clubs de jazz ; elle dansait sur des ragtimes endiablés, se cachait quand la police y faisait des descentes.

Penchée des heures sur une photo prise par William Claxton, elle avait retrouvé l’histoire d’un musicien si beau, si passionné qu’elle s’en était amourachée. Sentant un peu de jalousie dans la voix de Mathias, elle ajouta que Chet Baker était mort en tombant du deuxième étage de sa chambre d’hôtel à Amsterdam, en 1988, à l’âge de cinquante-neuf ans.

Yvonne toussota depuis son comptoir, le restaurant fermait déjà. La salle était vide. Mathias régla la note et tous deux se retrouvèrent dans Bute Street. La vitrine derrière eux venait de s’éteindre. Il eut envie de marcher le long du fleuve. Il était tard, elle devait le quitter. Demain, une grosse journée de travail l’attendait. Ils s’aperçurent tous deux qu’au cours de la soirée, ils n’avaient parlé ni de leur vie, ni de leur passé, pas plus que de leur métier. Mais ils avaient partagé quelques rêves et des moments d’imaginaire ; après tout, c’était une belle conversation pour une première fois. Ils échangèrent leurs numéros de téléphone. En la raccompagnant jusqu’à South Kensington, Mathias fit les louanges du métier d’enseignante, dédier sa vie aux enfants témoignait d’une générosité incroyable ; pour la réunion de parents d’élèves, il se débrouillerait. Il n’aurait qu’à inventer quand Antoine l’interrogerait. Audrey ne comprenait pas du tout de quoi il parlait, mais le moment était doux, et elle acquies-

ça. Il lui tendit une main maladroite, elle posa un baiser sur sa bouche ; un taxi l’emmenait déjà vers le quartier de Brick Lane. Le cœur léger, Mathias remonta Old Brompton.

Quand il entra dans Clareville Grove, il aurait juré que les arbres qui s’inclinaient au vent le saluaient. Aussi idiot que cela paraisse, fragile et heureux à la fois, il leur retourna un signe de tête. Il monta les marches du perron à pas de loup, la clé tourna lentement dans la serrure, la porte grinça à peine, et il entra dans le salon.

L’écran de l’ordinateur illuminait le bureau où travaillait Antoine. Mathias enleva sa gabardine avec mille précautions. Chaussures à la main, il avançait vers l’escalier quand la voix de son colocataire le fit sursauter.

– Tu as vu l’heure ?

Antoine le tançait du regard. Mathias fit demi-tour et avança jusqu’au bureau.

Il prit la bouteille d’eau minérale qui s’y trouvait, la but d’un trait et la reposa en forçant un bâillement.

– Bon, j’y vais, dit-il en étirant ses bras. Je suis crevé comme tout.

– Tu vas où exactement ? demanda Antoine.

– Ben chez moi, répondit Mathias en lui montrant l’étage.

– 57 –


Il renfila son imperméable et se dirigea vers l’escalier, et à nouveau, Antoine l’interpella.

– Comment ça s’est passé ?

– Bien, enfin je crois, répondit-il avec l’air de quelqu’un qui ne savait pas du tout de quoi on lui parlait.

– Tu as vu Mme Morel ?

Le visage tendu, Mathias referma le col de sa gabardine.

– Comment le sais-tu ?

– Tu as bien été à la réunion de parents d’élèves, oui ou non ?

– Évidemment ! répondit-il avec assurance.

– Donc tu as vu Mme Morel ?

– Mais bien sûr que je l’ai vue Mme… Morel !

– Parfait ! Et puisque tu te posais la question, je le sais puisque c’est moi qui t’ai demandé d’aller la voir, reprit Antoine d’une voix volontairement posée.

– Voilà ! C’est exactement ça, c’est toi qui me l’as demandé ! s’exclama Mathias, soulagé d’apercevoir un semblant de lumière au bout d’un long tunnel obscur.

Antoine se leva et fit les cent pas dans son bureau ; les mains croisées derrière le dos lui donnaient un air professoral qui n’était pas sans intimider son ami.

– Donc, tu as vu la maîtresse de mon fils, ce qui est bien ; maintenant concen-trons-nous, essaie de faire un dernier petit effort… pourrais-je avoir un compte-rendu de la réunion de parents d’élèves ?

– Ah… Tu m’attendais pour ça ? demanda Mathias, d’un air innocent.

Au regard que venait de lui lancer Antoine, Mathias comprit que sa marge d’improvisation se réduisait de seconde en seconde, Antoine ne garderait pas longtemps son calme, l’attaque était la seule défense possible.

– Mais dis donc j’y suis allé en mission commandée, ne monte pas sur tes grands chevaux comme ça ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

– Ce que la maîtresse t’a raconté serait un bon début, voire même une bonne fin… à l’heure qu’il est.

– Il est parfait ! Ton fils est absolument parfait, dans toutes les matières. Sa maîtresse a même eu un peu peur au début de l’année qu’il soit surdoué. C’est flatteur pour les parents quoique très dur à gérer. Mais je te rassure, Louis est juste un excellent élève. Voilà, je t’ai tout dit, tu en sais autant que moi. J’étais tellement fier que je lui ai même laissé croire que j’étais son oncle. Tu es content ?

– Aux anges ! dit Antoine en se rasseyant, furieux.

– Tu es incroyable ! Je te dis que ton fils est au top de sa carrière d’écolier et toi tu fais la gueule, dis donc tu n’es pas facile à satisfaire, mon vieux.

Antoine ouvrit un tiroir pour y prendre une feuille de papier. Il l’agita au bout de ses doigts.

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– Je suis fou de bonheur ! En tant que père d’un enfant qui n’a pas la moyenne en histoire-géo, à peine un 11 en français et tout juste un 10 en calcul, je suis vraiment surpris et flatté du commentaire de sa maîtresse d’école.

Antoine posa le bulletin scolaire de Louis sur le bureau et le fit glisser dans la direction de Mathias, qui, dubitatif, s’approcha, le lut et le reposa aussitôt.

– Ben, c’est une erreur administrative, il y en a plein avec les grands je ne vois pas pourquoi les petits y échapperaient ! commenta-t-il avec une mauvaise foi qui frisait l’indécence. Bon, je vais me coucher, je te sens tendu et je n’aime pas du tout quand tu es tendu. Dors bien !

Et cette fois, Mathias se dirigea d’un pas décidé vers l’escalier. Antoine le rappela pour la troisième fois. Il leva les yeux au ciel et se retourna de mauvaise grâce.

– Quoi encore ?

– Comment s’appelle-t-elle ?

– Qui ?

– C’est toi qui vas me le dire… Celle qui t’a fait rater la réunion de parents d’élèves, par exemple. Elle est jolie au moins ?

– Très ! finit par avouer Mathias, embarrassé.

– C’est déjà ça ! Quel est son nom ? insista Antoine.

– Audrey.

– Joli aussi… Audrey comment ?

– Morel…, souffla Mathias d’une voix à peine audible.

Antoine tendit l’oreille, avec l’infime espoir de ne pas avoir bien entendu le nom que Mathias venait de prononcer. L’inquiétude se lisait déjà sur ses traits.

– Morel ? Un peu comme dans Mme Morel ?

– Un tout petit peu…, dit Mathias cette fois terriblement embarrassé.

Antoine se leva et regarda son ami, saluant sarcastiquement l’exploit.

– Quand je te demande d’aller à une réunion de parents d’élèves, tu prends ce-la vraiment très au sérieux !

– Bon, je le savais, je n’aurais pas dû t’en parler ! dit Mathias en s’éloignant.

– Pardon ? hurla Antoine, parce que là tu m’en parles ? Ôte-moi d’un doute, dans la liste des conneries à ne jamais faire, tu crois que tu vas encore en trouver une ou tu penses les avoir toutes épuisées ?

– Écoute Antoine, n’exagérons rien, je suis rentré tout seul et même avant minuit !

– Parce que, en plus, tu te félicites de ne pas avoir ramené l’institutrice de mon fils à la maison ? Formidable ! Merci, comme ça il ne la verra pas un tout petit peu à poil quand il prendra son petit déjeuner.

Ne trouvant d’autre issue que la fuite, Mathias monta à l’étage. Sur chacune des marches, ses pas semblaient scander les réprimandes que lui faisait Antoine.

– Tu es pathétique ! cria-t-il encore dans son dos.

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Mathias leva la main en signe de reddition.

– Bon arrête, ça va, je vais trouver une solution !

Quand Mathias entra dans sa chambre, il entendit Antoine au rez-de-chaussée qui l’accusait, en plus, d’avoir très mauvais goût. Il referma la porte, s’allongea sur son lit et soupira en déboutonnant le col de sa gabardine.

Dans son bureau, Antoine enfonça une touche sur le clavier de son ordinateur.

Sur l’écran, une Formule 1 percuta le rail de sécurité de plein fouet.


À trois heures du matin, Mathias faisait toujours les cent pas dans sa chambre.

À quatre heures, en caleçon, il s’assit derrière le secrétaire disposé près de la fenêtre et commença à mâchonner son stylo. Un peu plus tard, il rédigea les premiers mots d’une lettre à l’intention de Mme Morel. À six heures, la corbeille accueillait le onzième brouillon que Mathias venait d’y jeter. À sept heures, les cheveux ébouriffés, il relut une dernière fois son texte et le glissa dans une enveloppe. Les marches de l’escalier craquaient, Emily et Louis descendaient dans la cuisine. L’oreille collée à la porte, il guetta les bruits du petit déjeuner, et quand il entendit Antoine appeler les enfants pour le départ à l’école, il enfila un peignoir de bain à la hâte et se précipita au rez-de-chaussée. Mathias rattrapa Louis sur le perron. Il lui remit la missive mais, avant qu’il n’ait eu le temps de lui expliquer quoi que ce soit, Antoine saisit la lettre et demanda à Emily et à Louis d’aller l’attendre un peu plus loin sur le trottoir.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il à Mathias en agitant l’enveloppe.

– Un mot de rupture, c’est bien ce que tu voulais, non ?

– Parce que tu ne peux pas faire tes commissions toi-même ? Tu as besoin de mêler nos enfants à ça ? chuchota Antoine en tirant Mathias un peu plus à l’écart.

– Je pensais que c’était mieux ainsi, balbutia ce dernier.

– Et lâche, en plus ! s’esclaffa Antoine, avant de rejoindre les enfants.

En montant dans la voiture, il rangea quand même le mot dans le cartable de son fils. Le cabriolet s’éloigna, Mathias referma la porte de la maison et monta se préparer. En entrant dans son bain, il affichait un drôle de sourire.


*


La porte du magasin venait de s’ouvrir. Depuis son arrière-boutique, Sophie reconnut les pas d’Antoine.

– Je t’emmène prendre un calé ? dit-il.

– Oh, toi, tu as ta mine des mauvais jours, répondit-elle en essuyant le revers de ses mains sur sa blouse.

– Qu’est-ce que tu t’es fait ? demanda Antoine en regardant la gaze tachée de sang noir sur le doigt de Sophie.

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– Rien, une coupure mais ça ne cicatrise pas, c’est impossible avec toute cette eau.

Antoine lui prit la main, ôta le sparadrap et fit une grimace. Ne laissant pas à Sophie le temps de discuter, il l’entraîna vers l’armoire à pharmacie, nettoya la plaie et refit un pansement.

– Si ce n’est pas guéri dans deux jours, je t’emmène voir un médecin, grommela-t-il.

– Bon, on va prendre ce café, répondit Sophie en agitant la poupée qu’elle avait maintenant au bout de l’index, et puis tu me raconteras ce qui te tracasse ?

Elle ferma le verrou, mit la clé dans sa poche et entraîna son ami par le bras.


*


Un client attendait, impatient, devant la librairie. Mathias remontait Bute Street à pied, Antoine et Sophie marchaient à sa rencontre ; son meilleur ami ne lui adressa pas le moindre regard, et entra dans le bistrot d’Yvonne.


*


– Qu’est-ce qui s’est passé entre vous deux ? demanda Sophie en reposant sa tasse de café crème.

– Tu as une moustache !

– Je te remercie, c’est gentil !

Antoine prit sa serviette et essuya les lèvres de Sophie.

– On s’est un peu engueulés ce matin.

– La vie de couple, mon vieux, ça ne peut pas être parfait tous les jours !

– Tu te moques de moi ? demanda Antoine en regardant Sophie qui avait du mal à contenir son rire.

– Quel était le sujet de votre dispute ?

– Rien, laisse tomber.

– C’est toi qui devrais laisser tomber, si tu voyais la tête que tu fais… Tu ne veux vraiment pas me dire de quoi il s’agit ? Un conseil de fille ça peut toujours aider, non ?

Antoine regarda son amie et se laissa gagner par le sourire qu’elle affichait maintenant sans gêne. Il fouilla les poches de sa veste et lui tendit une enveloppe.

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– Tiens, j’espère qu’elle te plaira.

– Elles me plaisent toujours.

– Je ne fais que retranscrire ce que tu me demandes d’écrire, reprit Antoine en relisant son texte.

– Oui, mais tu le fais avec tes mots et, grâce à toi, les miens prennent un sens que je n’arrive pas à leur donner.

– Tu es sûre que ce type te mérite vraiment ? Parce que je peux te dire une chose, et ce n’est pas parce que je les écris moi, mais si je recevais des lettres comme ça, quelles que soient mes obligations personnelles ou professionnelles, je peux te jurer que je serais déjà venu t’enlever.

Le regard de Sophie se détourna.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire, reprit Antoine désolé, en la prenant dans ses bras.

– Tu vois, tu devrais faire attention à ce que tu dis de temps en temps. Je ne sais pas quel est le sujet de votre brouille, mais c’est forcément une perte de temps, alors prends ton téléphone et appelle-le.

Antoine reposa sa tasse de café.

– Pourquoi est-ce que c’est moi qui devrais faire le premier pas ? bougonna-t-il.

– Parce que si vous vous posez la même question tous les deux, vous allez vous gâcher la journée pour rien.

– Peut-être, mais là, c’est lui qui est en tort.

– Qu’est-ce qu’il a bien pu faire de si grave ?

– J’ai le droit de te dire qu’il a fait une connerie mais ce n’est pas pour autant que je vais le balancer.

– Deux mômes !… Et pas un pour racheter l’autre ! Il s’est excusé ?

– D’une certaine façon, oui…, répondit Antoine, repensant au petit mot que Mathias avait confié à Louis.

Sophie décrocha le téléphone sur le comptoir et le fit glisser sur la table.

– Appelle-le !

Antoine reposa le combiné sur son socle.

– Je vais plutôt passer le voir, dit-il en se levant. Il régla les cafés, tous deux ressortirent dans Bute Street. Sophie refusa de regagner son magasin avant d’avoir vu Antoine franchir la porte de la librairie.

– Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demanda Mathias en levant les yeux de sa lecture.

– Rien, je passais comme ça, voir si tout allait bien.

– Tout va bien, je te remercie, dit-il en tournant une page de son livre.

– Tu as du monde ?

– Pas un chat, pourquoi ?

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– Je m’ennuie, chuchota Antoine.

Antoine retourna le petit panneau suspendu à la porte vitrée, côté « Fermé ».

– Viens, je t’emmène faire un tour.

– Je croyais que tu croulais sous le travail ?

– Arrête de discuter tout le temps !

Antoine sortit de la libraire, il s’installa à bord de sa voiture garée devant la vitrine et klaxonna deux fois. Mathias reposa son livre en râlant et le rejoignit dans la rue.

– Où va-t-on ? demanda-t-il en grimpant à bord du cabriolet.

– Faire la librairie buissonnière !

L’Austin Healey remontait Queen’s Gâte, elle traversa Hyde Park et fila vers Notting Hill. Mathias trouva une place à l’entrée du marché de Portobello. Les trottoirs étaient envahis par les étals de brocanteurs. Ils descendirent la rue, s’arrêtant à chaque stand. Chez un fripier, Mathias essaya une veste à grosses rayures et la cas-quette aux motifs assortis, il se retourna pour demander son avis à Antoine. Celui-ci s’était déjà éloigné, bien trop gêné pour rester à côté de lui. Mathias reposa le vêtement sur son cintre et déclara à la vendeuse qu’Antoine n’avait aucun goût. Ils s’installèrent à la terrasse de la brasserie Electric. Deux jolies jeunes femmes descendaient la rue en tenue d’été. Leurs regards se croisèrent, elles leur sourirent tout en passant leur chemin.

– J’ai oublié, dit Antoine.

– Si c’est ton portefeuille, ne t’inquiète pas je t’invite, dit Mathias en prenant l’addition dans la coupelle.

– Ça fait six ans que je vis dans ce costume de papa poule, et je me rends compte que je ne sais même plus comment on aborde une femme. Un jour mon fils me demandera de lui apprendre à draguer et je ne saurai pas lui répondre. J’ai besoin de toi, il faudrait que tu me réapprennes tout depuis le début.

Mathias but son jus de tomate d’un trait et reposa le verre sur la table.

– Il faudrait savoir ce que tu veux, tu refuses qu’une femme entre dans notre maison !

– Ça n’a rien à voir, je te parlais de séduction, bon laisse tomber !

– Toute la vérité ? Moi aussi j’ai oublié, mon vieux.

– Dans le fond, je crois que je n’ai jamais su ! soupira Antoine.

– Avec Karine tu as bien su, non ?

– Karine m’a fait un fils et ensuite elle est partie s’occuper des enfants des autres. Comme réussite sentimentale, il y a mieux, non ? Allez viens, allons travailler.

Ils quittèrent la terrasse et remontèrent la rue, marchant côte à côte.

– Ça t’embête si j’essaie à nouveau cette veste, et cette fois tu me donnes vraiment ton avis !

– Si tu me jures de la porter devant nos enfants, c’est même moi qui te l’offre !

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De retour dans South Kensington, Antoine rangea l’Austin Healey devant son bureau. Il coupa le contact et allendit quelques instants pour sortir de la voiture.

– Je suis désolé pour hier soir, je suis peut-être allé un peu trop loin.

– Non, non, rassure-toi, je comprends ta réaction, dit Mathias d’une voix pincée.

– Tu n’es pas sincère, là !

– Ben non, je ne suis pas sincère !

– C’est bien ce que je pensais, tu m’en veux encore !

– Bon, écoute Antoine, si tu as quelque chose à dire sur ce sujet, dis-le, là j’ai vraiment du travail !

– Moi aussi, reprit Antoine en sortant du cabriolet.

Et alors qu’il entrait dans ses bureaux, il entendit la voix de Mathias dans son dos.

– Merci d’être passé, ça me touche beaucoup.

– Je n’aime pas quand on s’engueule, tu sais, répondit Antoine en se retournant.

– Moi non plus.

– N’en parlons plus alors, c’est derrière nous.

– Oui, c’est derrière nous, reprit Mathias.

– Tu rentres tard ce soir ?

– Pourquoi ?

– J’ai promis à McKenzie de l’emmener dîner chez Yvonne… pour le remercier d’être venu nous aider à la maison, alors si tu pouvais garder les enfants, ce serait bien.

De retour dans sa librairie, Mathias décrocha le téléphone et appela Sophie.


*



Le téléphone sonnait. Sophie s’excusa auprès de sa cliente.

– Bien sûr que je peux, dit Sophie.

– Ça ne te dérange pas ? insista Mathias à l’autre bout du fil.

– Je ne te cache pas que je n’aime pas l’idée de mentir à Antoine.

– Je ne te demande pas de lui mentir, mais juste de ne rien lui dire.

Pour Sophie, la frontière entre mensonge et omission était bien mince, mais elle accepta quand même de rendre le service que Mathias lui demandait. Elle ferme-rait son magasin un peu plus tôt et le rejoindrait comme promis vers sept heures.

Mathias raccrocha.

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VII

Yvonne profitait du calme de l’après-midi pour faire un peu de rangement dans sa réserve au sous-sol. Elle regarda la caisse devant elle, le château-labe-gorce-zédé était son vin préféré et elle conservait précieusement les trop rares bouteilles qu’elle possédait pour de grandes occasions. Mais de grandes occasions, elle n’en avait pas eu à célébrer depuis de longues années. Elle passa la main sur la fine couche de poussière qui recouvrait le bois, se remémorant avec émotion ce soir de mai où Manchester United avait remporté la coupe d’Angleterre. La douleur la saisit à la base du sein, sans prévenir. Yvonne se plia en deux à la recherche de l’air qui lui manquait soudain. Elle s’appuya à l’échelle qui grimpait vers la salle et chercha ses médica-ments dans la poche de son tablier. Ses doigts engourdis avaient du mal à retenir le flacon. Avec difficulté, elle réussit à faire sauter le capuchon, versa trois comprimés dans le creux de sa main et les lança au fond de sa gorge, penchant la tête en arrière pour mieux déglutir.

Épuisée de souffrance, elle s’assit à même le sol et attendit que la chimie opère.

Si Dieu ne voulait pas d’elle aujourd’hui, se dit-elle, son cœur s’apaiserait dans quelques minutes et tout irait bien ; elle avait encore tellement de choses à faire. Elle se promit d’accepter la prochaine invitation de John dans le Kent, enfin, s’il la renou-velait, elle avait dit non tant de fois. En dépit de sa pudeur, en dépit de ses refus, cet homme lui manquait. C’était fou d’ailleurs à quel point il lui manquait. Fallait-il donc que les gens s’éloignent pour que l’on se rende compte de la place qu’ils prenaient dans nos vies ? Chaque midi, John s’installait dans la salle, avait-il remarqué que son assiette était différente de celle des autres clients ?

Il devait bien l’avoir deviné, John était un homme discret, aussi pudique qu’elle, mais il était intuitif. Yvonne se réjouissait que Mathias ait repris sa librairie.

Quand John lui avait annoncé qu’il allait partir à la retraite, c’était elle qui avait parlé d’un successeur, pour que le travail de toute une vie ne disparaisse pas. Et puis, elle avait vu là une occasion parfaite pour Mathias de retrouver les siens ; alors, elle avait suggéré l’idée à Antoine, pour qu’elle fasse son chemin, pour qu’il se l’approprie, jusqu’à croire qu’elle venait de lui. Quand Valentine lui avait annoncé son envie de rentrer à Paris, elle en avait imaginé tout de suite les conséquences pour Emily.

Elle détestait l’ingérence, mais, cette fois, elle avait bien fait de se mêler un tout petit peu de la destinée de ceux qu’elle aimait. Il n’empêche que sans John rien n’était plus pareil. Un jour, c’était certain, elle lui parlerait.

Elle leva la tête. L’ampoule accrochée au plafond se mit à tourner, entraînant chaque objet de la pièce, comme dans un ballet. Les murs ondulaient, une force terrible pesait sur elle, la poussant en arrière. L’échelle lui échappait, elle inspira profondément et ferma les yeux avant que son corps ne bascule sur le côté. Sa tête se

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posa lentement sur la terre meuble. Elle entendit les battements de son cœur résonner dans ses tympans, et puis plus rien.

Elle portait une petite jupe à fleurs et un chemisier en coton. C’était le jour de ses sept ans, son père la tenait par la main. Pour lui faire plaisir, il avait acheté deux tickets au guichet de la grande roue en bois et quand le garde-corps s’était abaissé sur leur nacelle, elle s’était sentie plus heureuse que jamais. Tout en haut, son père avait tendu son doigt au loin. Ses mains étaient magnifiques. Caressant les toits de la ville d’un seul geste, il lui avait dit des mots magiques : « Désormais la vie t’appartient, rien ne te sera impossible, si tu le désires vraiment. » Elle était sa fierté, sa raison de vivre, la plus belle chose qu’il avait faite de sa vie d’homme. Et il lui fit promettre de ne pas le répéter à sa mère qui en serait peut-être un peu jalouse. Elle avait ri, car elle savait que son père aimait sa maman tout autan qu’elle. Au printemps suivant, par un matin d’hiver, elle avait couru derrière lui dans la rue. Deux hommes en costume sombre étaient venus le chercher à la maison. Ce n’est que le jour de ses dix ans que sa mère lui avait avoué la vérité. Son père n’était pas parti en voyage d’affaires. Il avait été arrêté par la milice française et il n’était jamais revenu.

Pendant les années d’Occupation, dans la soupente qui lui servait de chambre, la petite fille imaginait que son papa s’était évadé. Pendant que les sales types avaient le dos tourné, il avait défait ses liens, brisé la chaise sur laquelle on le torturait. Réu-nissant ses forces, il avait fui par les souterrains du commissariat et s’était éclipsé par une porte laissée ouverte. Après avoir rejoint la Résistance, il avait gagné l’Angleterre.

Et pendant qu’elle et sa mère se débrouillaient comme elles le pouvaient dans cette France triste, il travaillait auprès d’un général qui n’avait pas renoncé. Et tous les matins en se levant, elle imaginait son père rêvant de l’appeler. Mais dans le réduit où elle se cachait avec sa mère, il n’y avait pas de téléphone.

L’année de ses vingt ans, un officier de police vint sonner à sa porte. À cette époque, Yvonne vivait dans un studio au-dessus de la laverie qui l’employait. Les restes de son père avaient été retrouvés dans une fosse au milieu de la forêt de Ram-bouillet. Le jeune homme était sincèrement confus d’être porteur d’une si triste nouvelle, et plus encore de ce que le rapport d’autopsie confirme que les balles qui avaient servi à lui faire exploser le crâne sortaient du canon d’un pistolet français.

Yvonne, souriante, l’avait rassuré. Il s’était trompé, son père était probablement mort puisqu’elle n’avait pas de nouvelles de lui depuis la fin de la guerre, mais il était en-terré quelque part en Angleterre. Arrêté par la milice, il avait réussi à s’échapper, il avait rejoint Londres. Le policier prit son courage à deux mains. On avait retrouvé des papiers dans la poche du mort, et ceux-ci attestaient sans aucun doute de son identité.

Yvonne prit le portefeuille que l’inspecteur lui tendait. Elle ouvrit la carte jaunie, tachée de sang, caressa la photo, sans jamais se départir de son sourire. Et, refermant la porte, elle se contenta de dire d’une voix douce que son père avait dû les abandonner au cours de son évasion. Quelqu’un les avait dérobés, c’était aussi simple que cela.

Elle attendit le soir pour déplier la lettre cachée sous le rabat de cuir. Elle la lut, fit rouler dans ses doigts la petite clé d’une consigne que son père y avait jointe.

À la mort de son premier mari, Yvonne revendit la laverie qu’elle avait rachetée au prix d’heures de travail hebdomadaires qu’aucun membre de la section syndicale à laquelle elle appartenait n’aurait crues possibles. Elle embarqua à Calais sur un ferry

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qui traversait la Manche et arriva à Londres par une après-midi d’été, avec une valise pour tout bagage.

Elle se rendit devant la façade blanche d’un grand bâtiment dans le quartier de South Kensington. Agenouillée au pied d’un arbre qui ombrageait un rond-point, elle creusa un trou dans la terre avec ses mains. Elle y déposa une carte d’identité jaunie, tachée de sang séché, et murmura « On y est arrivés ».

Quand un policier lui demanda ce qu’elle faisait, elle se redressa et répondit en pleurant :

– Je suis venue rapporter ses papiers à mon père. Nous ne nous étions pas vus depuis la guerre.


Yvonne reprenait connaissance, elle se releva lentement. Son cœur avait retrouvé un rythme normal. Elle monta l’échelle de meunier et, en arrivant dans la salle, décida de changer de tablier. Alors qu’elle le nouait dans son dos, une jeune femme entra et vint s’installer au comptoir. Elle commanda un alcool, le plus fort qui soit. Yvonne inspecta son allure, lui servit un verre d’eau minérale et vint s’asseoir à côté d’elle.

Enya avait émigré l’an dernier. Elle avait trouvé un travail dans un bar de So-ho. La vie ici était si chère qu’elle avait dû partager un studio avec trois étudiants qui, comme elle, faisaient de petits boulots par-ci, par-là. Enya n’étudiait plus depuis longtemps.

Le restaurateur sud-africain qui l’employait ayant eu le mal du pays, il avait fermé boutique. Depuis, un travail dans une boulangerie le matin, un poste à la caisse d’un fast-food à l’heure du déjeuner et des distributions de prospectus en fin de journée lui avaient permis de vivre. Sans papiers, son lot était la précarité. En deux semaines, elle venait de perdre tous ses emplois. Elle demanda à Yvonne si elle n’avait rien pour elle, elle servait bien en salle et n’avait pas peur du travail.

– Et c’est en commandant à boire au comptoir que tu fais tes démarches pour trouver un job de serveuse ? demanda la patronne.

Yvonne n’avait pas les moyens d’embaucher qui que ce soit, mais elle promit à la jeune fille d’interroger les commerçants du quartier. Si quelque chose se présentait, elle le lui ferait savoir. Enya n’aurait qu’à repasser de temps en temps. Voulant compléter la liste de ses qualités, Enya ajouta qu’elle avait aussi travaillé dans une laverie.

Yvonne se retourna pour la regarder. Elle resta silencieuse quelques secondes et annonça à Enya que, jusqu’à des temps meilleurs, elle pouvait venir prendre ici un repas de temps en temps ; il n’y aurait pas d’addition, à condition qu’elle ne le dise à personne. La jeune femme ne savait comment la remercier, Yvonne lui dit de ne surtout pas le faire et elle retourna à ses fourneaux.


*


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En début de soirée, Antoine était attablé dans la salle en compagnie de McKenzie qui ne cessait de dévorer Yvonne des yeux. Il prit son portable pour envoyer un texto à Mathias : Merci de t’occuper des enfants. Est-ce que tout va bien ?

Il reçut aussitôt une réponse : Tout est OK. Enfants ont dîné, brossage de dents en cours, au lit dans 10 minutes.

Quelques instants plus tard, Antoine reçut un second message : Travaille aussi tard que tu veux, m’occupe de tout.

La lumière venait de s’éteindre dans la salle de cinéma de Fulham et le film commençait. Mathias coupa son portable, et plongea la main dans le sachet de pop-corn qu’Audrey lui tendait.


*


Sophie ouvrit la porte du réfrigérateur pour en examiner le contenu. Sur la clayette du haut, elle trouva des tomates bien rouges, alignées en ordre si parfait qu’elles ressemblaient à un bataillon de soldats d’une armée de l’Empire. Des tranches de viandes froides empilées parfaitement dans un papier cellophane cô-

toyaient un plateau de fromages, un bocal de cornichons et un ramequin de mayon-naise.

Les enfants dormaient à l’étage. Chacun avait eu droit à son histoire et à son câlin.

À onze heures, la clé tourna dans la serrure, Sophie se retourna pour voir Mathias sur le pas de la porte, un sourire béat au milieu du visage.

– Tu t’en tires bien, Antoine n’est pas encore la, dit Sophie en l’accueillant.

Mathias déposa son portefeuille dans le vide-poches à l’entrée de la maison. Il alla s’asseoir auprès d’elle, l’embrassa sur la joue et lui demanda comment s’était passée la soirée.

– Extinction des feux avec une demi-heure de retard sur l’horaire habituel mais c’est le droit des baby-sitters incognito. Louis a un truc qui cloche, il était très contrarié, mais je n’ai rien pu savoir.

– Je vais m’en occuper, dit Mathias.

Sophie récupéra son écharpe accrochée au portemanteau. Elle l’enroula autour de son cou et désigna la cuisine.

– J’ai préparé une assiette pour Antoine, je le connais, il va rentrer le ventre vide.

Mathias s’en approcha et croqua un cornichon. Sophie lui tapa sur la main.

– Pour Antoine j’ai dit ! Tu n’as pas dîné ?

– Pas eu le temps, répondit Mathias, je suis rentré en courant juste après le ci-néma, je ne savais pas que le film durait aussi longtemps.

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– Ça valait le coup, j’espère ? dit Sophie d’un ton narquois.

Mathias regarda l’assiette de viandes froides.

– Il y en a qui ont de la chance !

– Tu as faim ?

– Non, file, je préfère que tu sois partie avant qu’il arrive, sinon il va se douter de quelque chose.

Mathias souleva la cloche à fromages, prit un morceau de gruyère et le mangea sans grand appétit.

– Tu as visité l’étage ? Antoine a tout refait de mon côté. Comment trouves-tu la nouvelle décoration ? demanda-t-il la bouche pleine.

– Symétrique ! répondit Sophie.

– Qu’est-ce que ça veut dire, symétrique ?

– Ça veut dire que vos chambres sont pareilles, même les lampes de chevet sont identiques, c’est ridicule.

– Je ne vois pas ce qu’il y a de ridicule ! rétorqua Mathias, vexé.

– Ce serait bien que quelque part, dans cette maison, « chez toi » veuille dire

« chez toi » et pas « j’habite chez un copain » !

Sophie mit son manteau et sortit dans la rue. La fraîcheur de la nuit la saisit aussitôt, elle frissonna et se mit en marche. Le vent soufflait dans Old Brompton Road. Un renard – la ville en compte beaucoup – l’accompagna sur quelques mètres, à l’abri des grilles du parc d’Onslow Gardens. Dans Bute Street, Sophie vit l’Austin Healey d’Antoine, garée devant ses bureaux. Sa main effleura la carrosserie, elle releva la tête et regarda quelques instants les fenêtres éclairées. Elle resserra son écharpe et continua son chemin.

En entrant dans le studio qu’elle occupait à quelques rues de là, elle n’alluma pas la lumière. Son jean glissa le long de ses jambes, elle le laissa roulé en boule à même le sol, jeta son pull au loin et se faufila aussitôt sous ses draps ; les feuilles du platane qu’elle voyait par la petite lucarne au-dessus de son lit avaient pris une couleur argentée sous la clarté de la lune. Elle se tourna sur le côté, serrant son oreiller contre elle, et attendit que vienne le sommeil.


*


Mathias grimpa les marches et colla son oreille à la porte de la chambre de Louis.

– Tu dors ? chuchota-t-il.

– Oui ! répondit le petit garçon.

Mathias tourna la poignée, un rai de lumière s’élargit jusqu’au lit. Il entra sur la pointe des pieds et s’allongea à côté de lui.

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– Tu veux bien qu’on en parle ? demanda-t-il.

Louis ne répondit pas. Mathias tenta de soulever un pan de la couette, mais l’enfant enfoui au-dessous la retenait fermement.

– T’es pas toujours drôle, tu sais, parfois t’es même un peu lourd !

– Il faut que tu m’en dises un peu plus, mon vieux, reprit Mathias d’une voix douce.

– J’ai pris une punition à cause de toi.

– Qu’est-ce que j’ai fait ?

– À ton avis ?

– C’est à cause du petit mot pour Mme Morel ?

– T’as écrit à beaucoup d’autres maîtresses ? Je peux savoir pourquoi tu dis à la mienne que sa bouche te rend fou ?

– Elle te l’a répété ? C’est moche !

– C’est elle qui est moche !

– Ah non, tu ne peux pas dire ça ! s’insurgea Mathias.

– Ah bon ! Elle est pas moche Séverine la pingouine ?

– Mais c’est qui cette Séverine ? demanda Mathias, inquiet.

– T’es amnésique de la mémoire ou quoi ? reprit Louis furieux en sortant la tête des draps. C’est ma maîtresse ! hurla-t-il.

– Mais non… elle s’appelle Audrey, répliqua Mathias convaincu.

– Tu permets quand même que je sache un peu mieux que toi comment elle s’appelle, ma maîtresse.

Mathias était mortifié, quant à Louis, il s’interrogeait sur l’identité de cette fameuse Audrey.

Son parrain décrivit alors avec moult détails la jeune femme au timbre de voix si joliment éraillé. Louis le regarda, effondré.

– C’est plutôt toi qui dérailles, parce que elle c’est la journaliste qui fait un reportage sur l’école.

Et comme Louis ne disait plus rien, Mathias ajouta :

– Ah merde !

– Ouais, et c’est toi qui nous as mis dedans, je te ferai remarquer ! ajouta Louis.

Mathias se proposa de recopier lui-même les cent lignes de « Je ne remettrai plus jamais de mots grossiers à ma maîtresse », il falsifierait la signature d’Antoine au bas de la punition, en échange de quoi Louis garderait cet incident sous silence. Après réflexion, le petit garçon trouva que le marché n’était pas assez avantageux. Mais si son parrain ajoutait les deux derniers albums de « Calvin et Hobbes », il serait éven-tuellement disposé à reconsidérer son offre. L’accord fut conclu à onze heures trente-cinq et Mathias quitta la chambre.

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Il eut juste le temps de se glisser sous ses draps. Antoine venait de rentrer et montait l’escalier. Apercevant la lumière qui filtrait sous la porte, il frappa et entra aussitôt.

– Merci pour le plateau, dit Antoine, visiblement touché.

– Je t’en prie, répondit Mathias en bâillant.

– Il ne fallait pas te donner tout ce mal, je t’avais dit que je dînais avec McKenzie.

– J’avais oublié.

– Ça va ? demanda Antoine en scrutant son ami.

– Formidable !

– Tu as l’air bizarre ?

– Épuisé, c’est tout. Je luttais contre le sommeil en t’attendant.

Antoine lui demanda si tout s’était bien passé avec les enfants.

Mathias lui dit que Sophie était venue lui rendre visite, ils avaient passé la soirée ensemble.

– Ah oui ? demanda Antoine.

– Ça ne t’embête pas ?

– Non, pourquoi ça m’embêterait ?

– Je ne sais pas, tu as l’air bizarre.

– Donc tout s’est bien passé ? insista Antoine. Mathias lui suggéra de parler moins fort, les enfants dormaient. Antoine lui souhaita bonne nuit et repartit. Trente secondes plus tard, il rouvrit la porte et conseilla à son ami d’enlever son imperméable avant de dormir, il ne pleuvrait plus ce soir. À l’air étonné de Mathias, il ajouta que son col dépassait du drap et referma la porte sans autre commentaire.

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VIII

Antoine entra dans le restaurant, un grand carton à dessins sous le bras.

McKenzie le suivait, traînant un chevalet en bois qu’il installa au milieu de la salle.

Yvonne fut conviée à s’asseoir à une table pour découvrir le projet de rénovation de la salle et du bar. Le chef d’agence installa les esquisses sur le chevalet et Antoine commença de les détailler.

Heureux d’avoir enfin trouvé le moyen de capter l’attention d’Yvonne, McKenzie faisait défiler les planches, courant s’asseoir à côté d’elle dès que l’occasion s’offrait, pour lui présenter tantôt les catalogues de luminaires, tantôt les éventails de gammes de couleurs.

Yvonne était émerveillée et bien qu’Antoine se soit gardé de lui présenter tout devis, elle devinait déjà l’entreprise bien au-delà de ses moyens. Quand la présenta-tion fut achevée, elle les remercia du travail accompli et demanda à l’ineffable McKenzie de la laisser seule en compagnie d’Antoine. Elle avait besoin de lui parler en tête à tête. McKenzie, dont le sens des réalités échappait souvent à ses proches, en conclut qu’Yvonne, bouleversée par sa créativité, voulait certainement s’entretenir avec son patron du trouble qui la gagnait à son sujet.

Sachant qu’elle partageait avec Antoine une complicité indéfectible et dépour-vue de toute ambiguïté, il reprit le chevalet, le carton à dessins et repartit, non sans se cogner à l’angle du comptoir une première fois et au chambranle de la porte une seconde. Le calme revenu dans la salle, Yvonne posa ses mains sur celles d’Antoine.

McKenzie épiait la scène derrière la vitrine, hissé sur la pointe des pieds, il s’agenouilla brusquement en remarquant l’émotion dans le regard d’Yvonne…

L’affaire était en bonne voie !

– C’est merveilleux ce que vous avez accompli, je ne sais même pas quoi te dire.

– Il suffit que tu m’indiques le week-end qui te conviendrait, répondit Antoine.

Je me suis arrangé pour que tu n’aies pas à fermer le restaurant en semaine. Les ouvriers prendront possession des lieux un samedi matin et tout sera fini le dimanche soir.

– Mon Antoine, je n’ai pas le premier sou pour payer ne serait-ce que la peinture d’un mur, dit-elle, la voix fragile.

Antoine changea de chaise pour venir s’asseoir plus près d’elle. Il lui expliqua que les sous-sols de ses bureaux étaient encombrés de pots de peinture et d’accessoires récupérés sur les chantiers. McKenzie avait conçu le projet de rénovation du restaurant à partir de ce stock qui les encombrait, c’était d’ailleurs ce qui donnerait un petit côté baroque mais terriblement à la mode à son établissement. Et quand il ajouta qu’elle ne se rendait pas compte du service qu’elle lui rendrait en le

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débarrassant de tout ce fatras, les yeux d’Yvonne s’embuèrent. Antoine la prit dans ses bras.

– Arrête Yvonne, tu vas me faire pleurer moi aussi ; et puis l’argent n’a rien à voir là-dedans, c’est juste du bonheur, pour toi et puis surtout pour nous tous. Les premiers à profiter de ta nouvelle décoration, c’est nous qui déjeunons ici tous les jours.

Elle sécha ses joues et le réprimanda de la faire pleurer comme une jeune fille.

– Tu vas me dire aussi que les appliques rutilantes que m’a montrées McKenzie sur son catalogue tout neuf sont des matériaux de récupération.

– Ce sont des échantillons que les fournisseurs nous offrent ! répondit Antoine.

– Qu’est-ce que tu mens mal !

Yvonne promit d’y réfléchir, Antoine insista, il avait déjà réfléchi pour elle. Il commencerait les travaux dans quelques semaines.

– Antoine, pourquoi fais-tu tout ça ?

– Parce que ça me fait plaisir.

Yvonne le regardait au fond des yeux, elle soupira.

– Tu n’en as pas marre de t’occuper de tout le monde ? Quand vas-tu enfin te décider à décrocher le tonnelet que tu as sous le cou ?

– Quand j’aurai fini de le boire.

Yvonne se pencha et prit ses mains dans les siennes.

– Qu’est-ce que tu crois, mon Antoine, que les gens t’apprécient parce que tu leur rends service ? Je ne vais pas moins t’aimer parce que tu me feras payer mes travaux.

– J’en connais qui vont à l’autre bout du monde pour faire le bien ; moi, j’essaie de faire comme je peux auprès des gens que j’aime.

– Tu es un type bien, Antoine, arrête de te punir parce que Karine est partie.

Yvonne se leva.

– Alors, si je dis oui à ton projet, je veux un devis ! C’est clair ?

En sortant sur le trottoir pour vider un seau d’eau dans le caniveau, Sophie s’étonna de voir McKenzie agenouillé devant la vitrine du restaurant d’Yvonne, et lui demanda s’il avait besoin d’aide. Le chef d’agence sursauta et la rassura aussitôt, son lacet avait un peu de mou, mais il venait de rectifier la chose. Sophie avisa la paire de vieux mocassins qu’il portait aux pieds, haussa les épaules et fit demi-tour.

McKenzie entra dans la salle. Il avait un petit doute sur les appliques qu’il avait présentées à Yvonne et cela le préoccupait beaucoup. Elle leva les yeux au ciel et retourna dans sa cuisine.


*


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L’homme avait les ongles noirs, et son haleine empestait l’huile rance des fish and chips dont il se gavait à longueur de journée. Derrière le comptoir de cet hôtel sordide, le regard libidineux, il reluquait la deuxième page du Sun. Une pin-up anonyme s’y exposait comme chaque jour, presque nue, dans une position sans équivoque.

Enya poussa la porte et avança jusqu’à lui. Il ne leva pas les yeux de sa lecture et se contenta de demander, d’une voix vulgaire, pour combien d’heures elle souhaitait disposer d’une chambre. La jeune fille demanda le prix des locations à la semaine, elle n’avait pas beaucoup d’argent mais elle promettait de payer son dû chaque jour.

L’homme reposa son journal et la regarda. Elle avait belle allure. Lèvres pincées, il expliqua que son établissement n’offrait pas ce genre de prestation, mais il pouvait la dépanner… d’une façon ou d’une autre, il y avait toujours moyen de s’arranger.

Quand il posa sa main sur son cou, elle le gifla.

Enya marchait, les épaules lourdes, haïssant cette ville où tout lui manquait.

Ce matin, son logeur l’avait chassée, elle n’avait pas acquitté son loyer depuis un mois.

Les soirs de solitude, et ils étaient nombreux, Enya se remémorait la texture d’un sable chaud et fin qui glissait entre ses doigts quand elle était enfant.

Drôle de destin que celui d’Enya ; toute son adolescence, elle, qui avait manqué de tout, avait rêvé de connaître ne serait-ce qu’un seul jour, une seule fois, le sens du mot « trop » et aujourd’hui, c’en était trop.

Elle avança au bord du trottoir et regarda le bus à impériale qui remontait l’avenue à grande vitesse ; la chaussée était humide, il suffisait de faire un pas, un tout petit pas. Elle inspira profondément et se lança en avant.

Une main solide l’agrippa par l’épaule et la fit vaciller en arrière. L’homme qui la tenait dans ses bras avait l’allure d’un gentleman. Enya tremblait de tout son corps, comme au temps des grandes fièvres. Il ôta son manteau et lui en recouvrit les épaules. Le bus marqua l’arrêt, le chauffeur n’avait rien vu. L’homme grimpa à bord avec elle. Ils traversèrent la ville, sans rien se dire. Il l’invita à partager un thé et un repas. Assis près d’une cheminée dans un vieux pub anglais, il prit tout le temps d’écouter son histoire.

Quand ils se séparèrent, il ne la laissa pas le remercier ; il était d’usage dans cette ville de veiller aux piétons qui traversaient la rue. Le sens de la circulation diffé-

rait du reste de l’Europe et bien des accidents étaient évités avec un peu de citoyenne-té. Enya avait retrouvé le sourire. Elle lui demanda son nom, il répondit qu’elle trouverait sa carte dans la poche du manteau qu’il lui laissait bien volontiers. Elle refusa, mais il jura que c’était lui rendre un immense service. À son tour de lui faire une confidence. Il détestait ce pardessus, sa compagne l’adorait, alors l’avoir bêtement oublié sur un portemanteau… elle lui pardonnerait bien vite. Il lui fit promettre de garder le secret. L’homme s’éclipsa aussi discrètement qu’il était apparu. Un peu plus tard, lorsqu’elle mit ses mains dans les poches du manteau, elle ne trouva pas de carte de visite, mais quelques billets qui lui permettraient de dormir au chaud, le temps de trouver une solution pour s’en sortir.


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*


Mathias raccompagnait un client, il courut vers son comptoir pour décrocher le téléphone.

– French Bookshop, j’écoute ?

Mathias demanda à son interlocuteur de bien vouloir parler plus lentement, il avait un mal fou à le comprendre. L’homme s’en agaça un peu et répéta en articulant du mieux qu’il le pouvait. Il voulait commander dix-sept collections complètes de l’encyclopédie Larousse. Son souhait était d’offrir le même cadeau à chacun de ses petits-enfants pour qu’ils apprennent le français.

Mathias le félicita. C’était une belle et généreuse idée. Son client demanda s’il pouvait passer commande, il posterait son règlement l’après-midi même. Mathias, fou de joie, prit un stylo et un bloc de papier et commença à inscrire les coordonnées de celui qui serait sans aucun doute son plus gros client de l’année. Et il fallait que cette vente fût importante pour qu’il s’acharne à décrypter un charabia aussi incompréhensible. Mathias comprenait au mieux une phrase sur deux prononcées par son interlocuteur, incapable d’identifier cet accent si étrange.

– Et où souhaitez-vous que l’on vous livre les collections ? demanda-t-il d’une voix empruntée qui honorait un client d’une telle importance.

– Dans ton cul ! répondit Antoine hilare.

Plié en deux à la fenêtre de son bureau Antoine avait bien du mal à cacher à ses collaborateurs les spasmes de rire qui le secouaient et les larmes qui coulaient sur ses joues. Toute son équipe le regardait. De l’autre côté de la rue, accroupi derrière son comptoir, Mathias, gagné par le même fou rire, essayait de retrouver un peu d’air.

– On emmène les enfants au restaurant ce soir ? demanda Antoine en hoque-tant.

Mathias se redressa et essuya ses yeux.

– J’ai un travail de dingue, je comptais rentrer tard.

– Arrête, je te vois depuis mon bureau, il n’y a pas un chat dans la librairie.

Bon, je vais chercher les enfants à l’école, ce soir je fais des quenelles et ensuite on regarde un film.

La porte de la librairie s’ouvrit, Mathias reconnut aussitôt Mr Glover. Il posa le combiné et alla l’accueillir. Son propriétaire regarda autour de lui. Les rayonnages étaient parfaitement agencés, le bois de la vieille échelle était ciré.

– Bravo Popinot, dit-il en le saluant. Je ne faisais que passer, je ne veux en aucun cas vous déranger, vous êtes ici chez vous maintenant. J’étais en ville pour régler quelques affaires courantes. Je me suis laissé surprendre par une bouffée de nostal-gie, alors je suis venu vous rendre visite.

– Monsieur Glover, insista Mathias, arrêtez de m’appeler Popinot !

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Le vieux libraire regarda le porte-parapluie près de l’entrée, désespérément vide. D’un geste parfaitement maîtrisé, il y lança le sien.

– Je vous l’offre. Belle journée, Popinot.

Mr Glover quitta la librairie. Il avait vu juste, le soleil venait de percer les nuages et les trottoirs moirés de Bute Street luisaient sous ses rayons, c’était une belle journée.

Mathias entendit la voix d’Antoine qui hurlait dans le combiné. Il reprit l’appareil.

– Va pour tes quenelles, je m’arrangerai. Tu iras chercher les enfants, je vous rejoindrai à la maison.

Mathias raccrocha, regarda sa montre et décrocha à nouveau pour composer le numéro d’une journaliste qui devait déjà l’attendre.


*


Audrey patientait devant la porte principale du Royal Albert Hall. Ce soir, on y donnait un concert de gospel. Elle avait pu obtenir deux billets, les places étaient situées dans l’arène, l’endroit le plus prisé du grand hémicycle. Sous son imperméable serré à la taille, elle portait une robe noire, décolletée, simple et élégante.


*


Antoine passait devant la vitrine accompagné des deux enfants. Mathias fit semblant de se replonger dans son livre de comptes, attendit qu’ils aient remonté la rue, avança jusqu’au pas de la porte pour vérifier que la voie était libre, et retourna le panonceau. Il ferma à clé et courut dans la direction opposée. Il sauta dans un taxi arrêté devant l’entrée du métro de South Kensington et tendit le papier sur lequel il avait griffonné l’adresse de son rendez-vous. Il appela Audrey en vain, son portable ne répondait pas.

La circulation était si dense sur Kensington High Street que les voitures y roulaient au pas depuis Queen’s Gate. Le chauffeur de taxi informa poliment son passager qu’un concert devait avoir lieu au Royal Albert Hall, c’était certainement ce qui causait un tel embouteillage. Mathias lui répondit qu’il s’en doutait un peu puisque, précisément, il s’y rendait. Ne tenant plus en place, Mathias acquitta le montant de la course et décida de faire le reste du chemin à pied. Il se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait et arriva essoufflé devant l’entrée principale. Le hall du grand théâtre était désert. Seuls quelques agents de contrôle s’y attardaient encore. L’un d’eux l’informa que le spectacle avait commencé. À grand renfort de gestes, Mathias tenta de lui ex-

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pliquer que la personne qui l’accompagnait était dans la salle. En vain. On ne pouvait pas le laisser entrer sans ticket.

Une vendeuse de programmes qui parlait français vint à son secours. Enya as-surait un remplacement. Elle lui dit que le rideau retombait en principe aux alentours de minuit. Il lui acheta un programme et la remercia.

Impuissant, Mathias décida de rentrer. Dans la rue, il reconnut le taxi qui l’avait déposé, leva la main, mais la voiture poursuivit sa route. Il laissa un message sur le portable d’Audrey, balbutiant quelques mots d’excuse maladroits, et perdit le peu de sang-froid qui lui restait quand la pluie se remit à tomber. Trempé, en retard, il arriva chez lui.

Emily se leva du canapé pour venir embrasser son père.

– Tu peux enlever ton imperméable, tu ruisselles sur le parquet ! dit Antoine depuis la cuisine.

– Bonsoir, répondit Mathias maussade.

Il prit un torchon et essuya ses cheveux. Antoine haussa les yeux au ciel. Peu enclin à une scène de ménage, Mathias alla rejoindre les enfants.

– On passe à table ! dit Antoine.

Tout le monde s’installa autour du dîner. Mathias regarda la casserole de riz blanc.

– On n’avait pas dit des quenelles ?

– Si, à huit heures et quart on avait dit des quenelles, mais à neuf heures et quart, elles sont brûlées.

Louis se pencha à son oreille pour lui demander s’il ne pouvait pas arriver plus souvent en retard quand son père faisait des quenelles, il avait horreur de ça. Mathias se mordit la langue pour ne pas rire.

– Qu’est-ce qu’il y a d’autre dans le frigo ?

– Un saumon entier, mais il faut le faire cuire.

Mathias ouvrit le réfrigérateur en sifflotant.

– Tu as des sacs de congélation ?

Perplexe, Antoine désigna l’étagère au-dessus de lui. Mathias posa le saumon sur le plan de travail, l’assaisonna, le fit glisser dans le sachet en plastique et referma la fermeture à glissière. Il ouvrit le lave-vaisselle, plaça le poisson ainsi emballé au milieu du panier à verres et claqua la porte. Il lit tourner la molette et alla se laver les mains à l’évier.

– Cycle court, c’est prêt dans dix minutes !

Et dix minutes plus tard, sous les yeux ébahis d’Antoine, il rouvrit le lave-vaisselle et sortit, d’un nuage de vapeur, un saumon parfaitement cuit.

TV5 Europe rediffusait La Grande Vadrouille, Mathias tourna sa chaise pour améliorer son angle de vision. Antoine prit la télécommande et éteignit l’écran.

– On ne regarde pas la télé à table, sinon on ne se parle plus !

Mathias croisa les bras et fixa son ami du regard.

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– Je t’écoute !

Un silence s’installa pendant quelques minutes. Avec un air de contentement qu’il ne tenta pas de dissimuler, Mathias reprit le boîtier de la commande et ralluma l’écran. Le dîner terminé, tout le monde s’installa dans le canapé, tout le monde sauf Antoine… qui rangeait la cuisine.

– Tu couches les enfants ? demanda-t-il en essuyant un plat.

– On regarde la fin et on monte, répondit Mathias.

– J’ai vu ce film cent trente-deux fois, il y en a encore pour une heure, il est tard, tu n’avais qu’à rentrer plus tôt. Tu fais comme tu veux, mais Louis va au lit.

Emily, qui faisait souvent preuve d’une maturité plus perceptible que les deux grands qui se chicanaient depuis le début de la soirée, décida que l’atmosphère am-biante justifiait pleinement qu’elle monte se coucher en même temps que Louis. Soli-darité oblige, elle prit son copain par la main et grimpa l’escalier.

– Tu es vraiment chiant ! dit Mathias en les regardant disparaître dans leurs chambres.

Il monta à son tour, laissant Antoine en plan.

Mathias redescendit dix minutes plus tard.

– Les dents sont brossées, les mains sont lavées, je n’ai pas fait les oreilles, mais on attendra la révision des 15 000 !

Antoine vint vers lui.

– C’est important que nous parlions d’une même voix devant les enfants, dit-il d’un ton conciliant.

Mathias ne répondit pas, il prit un cigare dans la poche de sa veste et alluma un briquet.

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda Antoine.

– Monte Cristo Spécial n°2, désolé j’en ai qu’un.

Antoine le lui ôta des lèvres.

– Règle n 4, tu ne fumes pas dans la maison ! dit Antoine en reniflant la cape.

Mathias reprit le cigare des mains d’Antoine et sortit, exaspéré, dans le jardin.

Antoine prit la direction opposée et alla s’asseoir derrière son bureau, il alluma son ordinateur, soupira, et rejoignit Mathias. Quand il s’assit sur le petit banc à côté de lui, Mathias faillit lui dire qu’il comprenait pourquoi la mère de Louis était partie vivre aussi loin qu’en Afrique, mais l’amitié qui liait les deux hommes les protégeait l’un l’autre des coups bas.

– Tu as raison, je crois que je suis chiant, dit Antoine. Mais c’est plus fort que moi.

– Tu m’as demandé de te réapprendre à vivre, tu te souviens ? Alors commence par te détendre. Tu donnes trop d’importance aux choses qui n’en ont pas.

Qu’est-ce que ça pouvait bien faire que Louis veille ce soir ?

– Demain à l’école, il aurait été crevé !

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– Et alors ? Tu ne crois pas que de temps en temps le souvenir d’une belle soirée d’enfance vaut tous les cours d’histoire du monde ?

Antoine regarda Mathias, l’air entendu. Il lui prit le cigare des mains, l’alluma et tira une longue bouffée.

– Tu as les clés de ta voiture ? demanda Mathias.

– Pourquoi ?

– Elle est mal garée, tu vas prendre un P V.

– Je pars très tôt demain.

– Donne-les-moi, dit Mathias en tendant la main, je vais trouver une bonne place.

– Puisque je te dis que ça ne craint rien la nuit…

– Et moi je te dis que tu as dépassé ton quota de « non » pour la soirée.

Antoine tendit le trousseau à son ami. Mathias lui tapota l’épaule et s’en alla.

Dès qu’il fut seul, Antoine tira une nouvelle bouffée, le bout rougeoyant s’éteignit, une averse aussi violente que subite venait de s’abattre.

Les rangées de fauteuils se vidaient déjà. Audrey remonta l’allée principale et se présenta à l’officier de sécurité qui gardait l’accès aux coulisses. Elle présenta sa carte de presse, l’homme vérifia son identité sur un registre, elle était attendue, il s’effaça pour la laisser passer.


*


Les essuie-glaces de l’Austin Healey chassaient la pluie fine. Se remémorant le parcours emprunté par le taxi, Mathias remonta Queen’s Gâte, suivant les autres automobiles pour ne pas se tromper de sens de circulation. Il se rangea le long du trottoir du Royal Albert Hall et gravit les marches en courant.


*



Antoine se pencha à la fenêtre. Dans la rue, il y avait deux places de stationnement inoccupées, l’une devant la maison, l’autre un peu plus loin. Incrédule, il éteignit la lumière et alla se coucher.



*

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Les alentours du théâtre étaient déserts, la foule s’était dispersée. Un couple confirma à Mathias que le spectacle était fini depuis une demi-heure. Il retourna vers l’Austin Healey et découvrit une contravention collée sur la vitre. Il entendit la voix d’Audrey et se retourna.

Elle était sublime dans sa robe de soirée, l’homme qui l’accompagnait avait la cinquantaine et belle allure. Elle présenta Alfred à Mathias et lui dit que tous deux seraient ravis qu’il se joigne à leur souper. Ils iraient à la brasserie Aubaine qui servait tard le soir. Et comme Audrey avait envie de marcher, elle suggéra à Mathias de les devancer en voiture, les tables du dernier service étaient très courtisées, il fallait faire la queue. Chacun son tour ! Elle l’avait fait au guichet pour récupérer les billets…

À la fin de la soirée, Mathias en savait probablement plus sur les gospels et sur la carrière d’Alfred que son imprésario. Le chanteur remercia Mathias de l’avoir invité. C’était un minimum, répondit Audrey à sa place, il avait pris un tel plaisir pendant le concert… Alfred les salua, il devait les quitter, demain il chantait à Dublin.


Mathias attendit que le taxi ait tourné au coin de la rue. Il regarda Audrey qui restait silencieuse.

– Je suis fatiguée, Mathias, je dois encore traverser tout Londres. Merci pour ce dîner.

– Je peux au moins te déposer ?

– À Brick Lane… en voiture ?

Et pendant tout le trajet, la conversation se limita aux indications que lui donnait Audrey. À bord du vieux coupé, leurs silences étaient émaillés de « droite »,

« gauche », « tout droit », et parfois de « tu roules du mauvais côté ». Il la déposa devant une petite maison toute en briques rouges.

– Je suis vraiment désolé pour tout à l’heure, je me suis laissé piéger dans un embouteillage, dit Mathias en coupant le contact.

– Je ne t’ai fait aucun reproche, dit Audrey.

– De toute façon ce soir, un de plus ou un de moins…, reprit Mathias en souriant. Tu m’as à peine adressé la parole pendant tout le repas, la vie de ce ténor nar-cissique aurait été celle de Moïse, tu n’aurais pas été plus passionnée par ce qu’il racontait, tu buvais ses paroles. Quant à moi, j’ai eu l’impression d’avoir quatorze ans et d’être au piquet toute la soirée.

– Mais tu es jaloux ? dit Audrey, amusée.

Ils se regardèrent fixement, leurs visages se rapprochaient peu à peu et, quand l’esquisse d’un baiser leur vint aux lèvres, elle inclina la tête et la posa sur l’épaule de Mathias. Il caressa sa joue et la serra dans ses bras.

– Tu vas retrouver ton chemin ? demanda-t-elle à voix feutrée.

– Promets-moi que tu viendras me chercher à la fourrière avant qu’ils me piquent.

– File, je t’appellerai demain.

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– Je ne peux pas filer, tu es encore dans la voiture, répondit Mathias en retenant la main d’Audrey dans la sienne.

Elle ouvrit la portière et s’éloigna toute en sourire. Sa silhouette disparut dans le jardin qui bordait la maison. Mathias reprit le chemin du centre-ville, la pluie tombait à nouveau. Après avoir traversé Londres d’est en ouest, du nord au sud, il se retrouva par deux fois devant Piccadilly Circus, fit demi-tour devant Marble Arch, et se demanda un peu plus tard pourquoi il était de nouveau en train de longer la Tamise. À

deux heures et demie passées, il finit par promettre vingt livres sterling à un chauffeur de taxi si ce dernier acceptait de lui ouvrir la route jusqu’à South Kensington.

Sous bonne escorte, il arriva enfin à destination, vers trois heures du matin.

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IX

La table du petit déjeuner était déjà garnie de céréales et de pots de confiture.

Imitant les attitudes de son père, Louis lisait le journal pendant qu’Emily révisait sa leçon d’histoire. Ce matin elle avait un contrôle. Elle leva les yeux de son livre et vit Louis qui avait mis sur son nez les lunettes qu’utilisait parfois Mathias. D’une pichenette, elle lui envoya une boulette de pain. Une porte s’ouvrait à l’étage. Emily sauta de sa chaise, ouvrit le réfrigérateur et prit la bouteille de jus d’orange. Elle servit un grand verre qu’elle posa devant le couvert d’Antoine, aussitôt fait, elle attrapa la cafetière et remplit la tasse. Louis abandonna son magazine pour venir lui prêter main-forte, il glissa deux tranches de pain dans le toaster, appuya sur le bouton et tous deux retournèrent s’asseoir comme si de rien n’était.

Antoine descendait l’escalier, le visage encore ensommeillé ; il regarda autour de lui et remercia les enfants d’avoir préparé le petit déjeuner.

– C’est pas nous, dit Emily, c’est papa, il est remonté se doucher.

Épaté, Antoine récupéra les toasts et s’installa à sa place. Mathias descendit dix minutes plus tard, il conseilla à Emily de se dépêcher. La petite fille embrassa Antoine et récupéra son cartable dans l’entrée.

– Tu veux que j’emmène Louis ? demanda Mathias.

– Si tu veux, je n’ai pas la moindre idée du pays où est garée ma voiture !

Mathias fouilla la poche de sa veste, posa les clés et une contredanse sur la table.

– Désolé, hier je suis arrivé trop tard, tu avais déjà pris une prune !

Il fit signe à Louis de se dépêcher, et sortit en compagnie des enfants. Antoine récupéra l’amende et l’étudia attentivement. L’infraction pour stationnement sur une zone d’accès aux pompiers avait été commise sur Kensington High Street à zéro heure vingt-cinq.

Il se leva pour se resservir une tasse de café, regarda l’heure à la montre du four et monta en courant se préparer.


*


– Pas trop le trac pour ton contrôle ? demanda Mathias à sa fille en entrant dans la cour.

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