DEUXIÈME PARTIE LES FLAMMES DE LA PASSION

1695-1696

CHAPITRE VIII UNE LETTRE DE DRESDE

La duchesse Eléonore rendue à ses obligations, son palais et son époux… ne se priva pas de faire entendre à celui-ci quelques vérités premières tant l’avait mise hors d’elle le fait qu’il se fût abaissé à autoriser que sa fille soit « confiée » à des Hanovriens sur les terres des Brunswick-Lunebourg :

- C’est tout bonnement intolérable à moins que vous ne me disiez dans quel placard se trouve le cadavre qui vous livre pieds et poings liés à Ernest-Auguste ? Ce n’est pas, je l’espère, celui de Koenigsmark ?

A sa surprise, elle le vit pâlir, ce qui n’était pas un mince exploit pour cette face perpétuellement empourprée par les abus de la table.

- Qu’allez-vous chercher là ? grommela-t-il en choisissant un fruit confit dans un drageoir placé à portée de sa main. Ses dents n’étant plus ce qu’elles avaient été, il le grignota avec autant de prudence que de délectation. Cet exercice lui procura les quelques secondes de réflexion rendues nécessaires par l’attaque brutale de sa femme.

- Eh bien ? s’impatienta celle-ci.

- Un moment, s’il vous plaît ! Nous sortons de table et vous devriez savoir qu’une digestion harmonieuse est indispensable au bon état de ma santé. Si vous étiez une épouse attentive, vous auriez à cœur de vous en soucier davantage ! Ce que ferait une honnête Allemande mais c’est notre très grande faute, à nous autres souverains, d’aller nous enticher de ces filles du Poitou français nourries au lait de la sorcellerie…

Il essayait de noyer le poisson mais, sachant qu’elle le rattraperait quand elle le voudrait, la duchesse entra dans son jeu :

- Vous autres souverains ? A qui faites-vous allusion ?

- A cet abominable Bourbon, Louis le quatorzième, empêtré entre sa Montespan qui voulait l’enherber et sa Maintenon qui le noie dans l’eau bénite ! Notez que vous m’en voyez ravi ! Plus elles le maltraiteront et mieux je me porterai…

- Quand vous vous livrez à des comparaisons vous n’y allez pas de main morte ! Entre vous et le Roi-Soleil, j’aperçois une légère différence. Mais revenons à notre propos ! Pourquoi notre fille est-elle servie chez nous par des Hanovriens ?

Il essaya de s’extraire de son fauteuil mais Eléonore avait, d’un geste, renvoyé les laquais et il n’y avait plus personne pour l’aider à en sortir. Il se résigna :

- Mon frère m’a fait observer - avec justesse il faut bien l’admettre ! - qu’un entourage fourni par lui serait plus apte à faire respecter les termes du divorce. Les gens de chez nous sont trop attachés à leur princesse. Elle aurait tout obtenu de leur indulgence. Peut-être même serait-elle déjà en fuite…

- Avec qui ? Un fantôme ? Philippe de Koenigsmark est le seul homme avec qui la liberté aurait du prix…

- « Etait » le seul homme. Grâce à Dieu, il est mort !

- Vous en êtes sûr ? Si c’est le cas, vous devriez en informer sa famille et aussi vos pairs que la comtesse Aurore appelle à son aide, sans compter le plus puissant : le jeune Electeur de Saxe qui pourrait venir chercher les armes à la main une réponse que l’on n’a pas encore eu le courage de lui donner. Quant à notre fille, elle est brisée par la douleur et n’a pas besoin d’une collection de bourreaux attachés à elle avec la bénédiction de son propre père ! Vous devriez penser qu’un jour vous aurez des comptes à rendre ! Pas à votre maudit frère mais à Dieu !

- Madame !

Mais elle n’était déjà plus là. Mince et restée souple, elle n’avait pas besoin d’aide pour quitter son fauteuil et avait choisi de laisser son époux à ses réflexions…

A la prière de Charlotte Berckhoff, Aurore resta quelques jours chez elle. Le temps étant redevenu exécrable, le prétexte était tout trouvé et l’excellente femme qui aimait Sophie-Dorothée depuis l’enfance, qui avait connu Philippe au temps de leurs fragiles fiançailles, était heureuse de pouvoir parler d’elle. Sous le manteau de l’âtre où flambaient des troncs de pins odorants, elles passaient de douces soirées à évoquer des souvenirs et renforçaient d’autant les liens de leur amitié.

Celle-ci se forgeait aussi dans leur inquiétude commune au sujet de Nicolas d’Asfeld. Commune et grandissante à mesure que passaient les jours sans apporter la moindre nouvelle du jeune homme. Avait-il réussi à se faire admettre chez la Platen, à la charmer en chantant à ses pieds accompagné de sa guitare ? Ou, démasqué au propre comme au figuré, avait-il été jeté en prison ou pis encore ? C’était l’une des raisons pour lesquelles Aurore s’attardait chez son amie : connaître quel destin le jeune homme avait rencontré chez l’abominable comtesse. L’autre étant qu'elle s’y trouvait bien…

Charlotte était de ces femmes qui, en déclarant à un hôte qu’il pouvait se considérer comme chez lui, énonçait une simple vérité. Prendre ses habitudes dans cette demeure bénie de Dieu était facile. Trop peut-être et au bout d’une semaine, Aurore émit des scrupules :

- Me gêner ? protesta la baronne. Alors que votre présence est une joie de chaque instant ? Vous me rendez ma jeunesse, ces jours d’insouciance que nous partagions Christine et moi Vous lui ressemblez énormément !

- C’est gentil de me le dire et j’avoue que j’ai peine à m’éloigner tant qu’Asfeld n’a pas donné au moins signe de vie.

- Je partage votre sentiment et vous en êtes consciente. Mais vous devriez écrire à votre sœur qui, elle aussi, doit s’inquiéter : le courrier pour Hambourg part demain matin. Un valet irait porter votre lettre.

Les postes impériales étaient le privilège des princes von Thurn und Taxis et, s’inspirant du modèle français1, reliaient entre elles par coureurs toutes les villes de quelque importance et fonctionnaient de façon satisfaisante. Cela supposait une vaste organisation et une cavalerie nombreuse mais les revenus qui en découlaient allaient assurer l’énorme fortune de la famille princière. La lettre partit donc et Aurore, qui, dans son anxiété, en venait à oublier le reste du monde, sentit ses remords à retardement s’apaiser.

On n’avait guère de nouvelles, non plus, du palais. La duchesse avait autorisé la baronne Berckhoff à poursuivre une convalescence qui, lors de leur voyage à Ahlden, lui était apparue insuffisante, ce dont on lui était reconnaissante car la présence constante de la maîtresse de maison préservait celle d’Aurore dont personne au palais ou en ville n’avait la moindre idée.

Eléonore vint deux fois, en plein jour et très officiellement, prendre des nouvelles de sa dame d’honneur et, la seconde, ne cacha pas son inquiétude :

- C’est tout de même étrange qu’Asfeld n’ait pas encore donné signe de vie. Il doit bien imaginer notre anxiété ?

- Cela ne lui est peut-être pas possible. S’il a réussi à plaire à la Platen, surtout si elle lui a découvert d’autres charmes que sa voix, il est possible qu’elle l’ait mis sous clé. Ce serait assez dans sa manière. Il y a de la mante religieuse dans cette femme.

- Voilà qui est rassurant, observa Aurore. Cependant la Chancellerie du palais ne reçoit-elle aucune dépêche, officielle ou autre, en provenance de Hanovre ?

- Les nouvelles officielles sont d’une platitude inouïe… quant aux autres, je n’ai jamais eu accès aux rapports des espions que mon époux et en particulier Bernstorff, son chancelier, entretiennent là-bas comme dans les autres cours souveraines. Ce dernier me déteste d’autant plus que je n’ignore pas ses bonnes relations avec le premier ministre Platen. En revanche, le silence que nous subissons présente, à y réfléchir, un bon côté : si une catastrophe quelconque avait eu lieu, il ne manquerait pas de m’en informer. Il y puiserait même une joie toute particulière.

- Dans ce cas, dit Aurore, je vais ressusciter Hugo von Mellendorf et retourner à Hanovre !

- A aucun prix ! lâchèrent avec un bel ensemble la duchesse et la baronne… Ce serait suicidaire, ajouta la première, et, en outre, si vous étiez prise vous pourriez nous mettre en danger - le mot n’est pas trop fort ! -, la baronne et moi-même.

- Me croyez-vous assez lâche ou assez sotte pour vous mettre en cause ? s’indigna la jeune fille. Je suis une…

- Koenigsmark, nous le savons, coupa Eléonore, mais ce que vous ignorez c’est de quoi ces gens sont capables. Ce qu’Ilse a subi ne vous en donne qu’une faible idée !

- Je ne suis pas Ilse et j’appartiens à la haute noblesse d’Europe. Ils n’oseront pas !

- Ils ont bien osé tuer votre frère.

- Non !

Ce fut un cri, un refus sorti de ses entrailles parce qu’il n’y avait pas en elle la moindre fibre qui acceptât cette hypothèse ! Charlotte Berckhoff en fut remuée :

- D’où tirez-vous cette foi, cette force ? De Dieu ?

- Certes je le prie, je l’implore de me rendre mon frère mais tant que je ne l’aurai pas vu mort, je n’y croirai pas ! Philippe est une force de la nature capable de tenir tête à n’importe quel ennemi !

- Sauf au poignard qui frappe dans le dos, à la main prétendument amie qui glisse le poison dans un verre avant de l’offrir, murmura la duchesse avec compassion. Il y a mille manières de faire passer de vie à trépas qui ne s’y attend point. Fût-il un surhomme ! Cela dit, gardez votre conviction ! L’amour peut abattre des montagnes… et peut-être avez-vous raison. En attendant, je vais envoyer une personne de confiance à Hilda Stohlen. Ce serait le diable si elle ne parvenait pas à apprendre quelque chose. Et vous, efforcez-vous à la patience ! C’est, croyez-moi, une grande vertu…

C’était aussi une grande parole, mais Aurore n’eut guère le temps de la mettre en pratique : vers le milieu de la matinée du lendemain, la voiture de Mme de Loewenhaupt menée par son cocher Gottlieb pénétrait dans la cour de la baronne Berckhoff. Elle apportait un mot d’Amélie priant sa sœur de rentrer à Hambourg pour une affaire urgente.

- Elle aurait pu m’écrire de quoi il s’agit, s’insurgea la jeune fille. Décidément, dans cette famille on cultive de plus en plus la manie du secret !

Mais bon gré mal gré il fallait obtempérer et deux heures plus tard, après avoir embrassé Charlotte trois ou quatre fois, en l’adjurant de la prévenir dès qu’elle saurait des nouvelles, Aurore monta en voiture pour reprendre le chemin de Hambourg. Son amie avait beau lui répéter qu’une nouvelle urgente ne signifiait pas forcément une mauvaise nouvelle, elle éprouvait quelque peine à s’en convaincre : il arrivait assez souvent à Amélie de faire une montagne d’une taupinière.

C’était vraiment une excellente nouvelle et, en arrivant à Hambourg, Aurore trouva sa sœur dans un état d’excitation inimaginable pour une personne dont le maintien habituel se départait rarement d’une certaine solennité. A peine descendue de carrosse, elle reçut dans ses bras une Amélie qui riait et pleurait tout à la fois :

- Enfin te voilà ! Mon Dieu ! j’avais l’impression que tu ne reviendrais jamais ! Pourquoi as-tu tant tardé ? Pourquoi…

- Un peu de calme, voyons ! Je t’ai écrit avant-hier une lettre où je t’expliquais… Mais tu n’as pas dû la recevoir encore, réfléchit-elle à haute voix. Gottlieb m’a ramenée à un train d’enfer comme s’il y avait le feu à la maison. Evidemment il n’a rien voulu me dire, te réservant la primeur de cette fameuse nouvelle !

- Il n’aurait plus manqué qu’il me prive de ce plaisir ! Tu vas être transportée de joie !

Aurore se sentit pâlir :

- Il s’agit de Philippe ?… allons, dis vite à présent ! Cela seul pourrait me transporter de joie…

Comprenant qu’elle en avait peut-être fait un peu trop, Amélie se calma aussitôt :

- Non… Non, hélas ! Pardonne-moi si j’ai pu te laisser espérer… Oh, c’est stupide à la fin ! Entrons d’abord ! Viens te réchauffer et je te montrerai les lettres !

Bras dessus bras dessous les deux sœurs pénétrèrent dans la maison, mais il était évident qu’Amélie avait peine à maîtriser son exultation bien qu’elle s’en voulût d’avoir causé une fausse joie. Elle la conduisit à sa chambre où Ulrica l’attendait. Beaucoup moins primesautière, celle-ci lui servit en guise d’accueil :

- Ah vous voilà tout de même ! Je commençais à me demander si l’on vous reverrait un jour !

Elle se hâta de la débarrasser de ses vêtements de voyage pour l’envelopper dans une confortable robe de chambre, des petites mules fourrées, et l’asseoir au coin du feu en annonçant qu’elle allait lui chercher du chocolat chaud. Pendant ce temps Amélie qui s’était éclipsée quelques instants reve nait, tenant une lettre à la main, et tirait un tabou ret capitonné pour s’installer en face de sa sœur :

- Il faut que je te dise, pour commencer, que le prince-électeur de Saxe, Frédéric-Auguste, vient de nommer mon époux général et il lui donne une maison afin de me permettre de tenir notre rang à sa cour. Il a eu la bonté de m’en informer personnellement et voici ce qu’il t’écrit à toi, conclut-elle en présentant une lettre dont le sceau brisé fronça le sourcil de sa cadette. Ce que voyant, elle se hâta d’expliquer :

- Excuse-moi d’en avoir pris connaissance mais ignorant où tu étais et s’il était même possible de te joindre, j’ai pensé, étant donné la qualité de celui qui t’écrit, qu’il fallait que je sache quoi répondre au cas où…

- Arrête ! Tu as eu entièrement raison. Voyons maintenant cette lettre.

En termes dont le ton officiel n’excluait pas une certaine chaleur, Frédéric-Auguste évoquait son amitié pour le comte de Koenigsmark ; et son très vif désir de recevoir à sa cour la comtesse Aurore, laissant entendre qu’il souhaitait lui apporter toute l’aide dont il pouvait disposer afin d’éviter de nouvelles larmes aux plus beaux yeux du monde…

- Enfin ! exhala la jeune fille en laissant l’épais papier armorié s’échapper de ses doigts. Depuis que Philippe a disparu j’espère ce geste, cette main tendue. Certes, un émissaire a été par lui envoyé en Hanovre, mais s’il a réclamé il n’a pas osé le faire avec fracas. A présent, cela va changer et je suis sûre qu’un aussi grand prince va tout mettre en œuvre pour retrouver Philippe !

- … et pour éviter d’autres larmes à d’aussi beaux yeux, ironisa Amélie. Il n’a pas l’air de se soucier autant des miens.

- Que veux-tu dire ?

- Qu’il se donnerait peut-être moins de mal si ta réputation de beauté n’était venue jusqu’à lui, fit-elle en riant. Le prince passe pour aimer les femmes et je suis persuadée qu’il s’empresserait moins auprès d’un laideron.

- Quoi qu’il en soit, il promet son aide et c’est ce que je veux retenir de sa lettre. Il ne nous reste plus qu’à préparer notre départ pour Dresde !

- A propos, si tu me disais ce que tu as fait pendant ton séjour à Celle ?

- Attends, je viens d’arriver et, pense ce que tu veux, je n’ai pas perdu mon temps. Ainsi, j’ai acquis la certitude que l’envoi annoncé par Philippe à Lastrop a été détourné par la Platen.

Suivit, naturellement, le récit que réclamait Amélie, assorti de l’inquiétude éprouvée par Aurore au sujet de Nicolas.

- Je t’avoue que nous ne savions plus que faire, Charlotte Berckhoff et moi, et, sans ta bonne nouvelle, je serais encore là-bas. En fait… elle ne sera vraiment bonne que lorsque j’aurai mesuré le secours que m’offre le prince.

Mais Amélie n’était pas revenue de la stupeur où l’avaient plongée les aventures d’Aurore :

- Tu es allée vraiment à Ahlden ? Tu as vraiment vu la princesse ?

Aurore sentit la moutarde lui monter au nez :

- Veux-tu me dire pour quelle raison je m’évertuerais à fabriquer pour toi un conte à dormir debout ? Je n’ai jamais menti, que je sache !

- Je te demande pardon, mais tu sais que depuis l’arrivée de ces lettres il m’arrive de perdre la tête et, je le confesse, il y a des moments où ton audace m’effraie…

- Alors je te conseille de t’y habituer parce que ce n’est que le commencement. Michel Hildebrandt assassiné, la Platen parée du rubis « Naxos », le calvaire de Sophie-Dorothée et la disparition d’Asfeld : tu ne crois pas que cela mérite toutes les audaces ?

Retirée dans sa chambre après le repas du soir, Aurore, avant de se coucher, écrivit une longue lettre à la chère baronne pour la mettre au courant de ce qui lui arrivait et la prier d’en informer la duchesse Eléonore…

Ensuite, elle chercha le paquet de lettres rapporté par le pauvre Hildebrandt, le posa sur son petit bureau et resta là un moment à le contempler sans oser l’ouvrir. Il allait falloir s’y résoudre pourtant, afin d’en faire parvenir deux ou trois à Sophie-Dorothée. Pas davantage pour qu’elles soient plus faciles à cacher - sans doute sous le baleinage d’un corsage - afin d’apporter un peu de chaleur à la séquestrée d’Ahlden. Mais lesquelles ? Lorsque, d’une lame prudente, elle eut fait sauter les sceaux, coupé les liens et défait le double emballage de forte toile et de papier, elle eut devant elle quatre paquets noués de rubans bleus, chacun représentant une année d’amour… En ouvrant le premier elle s’aperçut que la lettre était datée du 1er juillet 1690. Tout juste quatre années avant la nuit de Herrenhausen ! Elle vit là un signe et déplia la feuille avec précaution. Puis elle eut un instant d’émotion en découvrant la grande écriture de Philippe et son orthographe insensée qui aurait pu amuser si la passion exprimée ne s’était inscrite en lettres de feu.

« Je suis à présent à l’extrémité », écrivait-il d’Ath où il était alors cantonné, « et je n’ai d’autre moyen de me sauver qu’une lettre de votre incomparable main. Si j’étais assez heureux d’en recevoir je serais du moins un peu consolé. J’espère que vous serez assez charitable de ne point me refuser cette grâce et puisque vous causez mon affliction il est juste que vous me consoliez aussi… Si je n’écrivais à une personne pour laquelle j’ai autant de respect que d’amour je trouverais des termes qui exprimeraient mieux ma passion… »

La lettre achevée, Aurore en prit une autre puis une autre encore. Il y avait là ce que Philippe avait vécu durant quatre années et la jeune fille comprit qu’elle ignorait bien des choses concernant ce frère qu’elle croyait connaître comme elle-même. Tout y était exprimé en véritables cris de passion :

« Je ne pourrais jamais cesser de vous aimer et vous ferez tout le malheur de ma vie comme vous en faites tout le bonheur… » mais aussi des reproches et les échos d’une jalousie rongeante, douloureuse comme un cancer.

A la lecture des lettres de Philippe, elle pouvait deviner celles de Sophie-Dorothée, où s’exprimait sans doute autant d’amour mais peut-être aussi la peur de son entourage, de ces gens qui la haïssaient, de ces châteaux sinistres où elle étouffait…

« Qu’est-ce qu’une lettre d’amour sinon un certificat de souffrance, un témoignage écrit que le chemin de croix a été parcouru pas à pas avec ses paliers de jalousie, de soupçons et de terreurs par deux êtres que l’absence affole… »2

L'une après l’autre les lettres s’ouvraient, livraient leur charge d’amour et de douleur, puis se refermaient tel un oiseau repliant ses ailes. Ou comme le papillon auquel Philippe se comparait dans l’un des derniers billets :

« Vous me dites que vous êtes née pour m’aimer. Moi je crois être né aussi pour en mourir. Le papillon qui brûle à la chandelle sera mon sort. Je ne peux éviter mon destin. »

Une étrange impression d’irréalité se dégageait de ces papiers brûlants. Les deux amants avaient établi entre eux un code au cas où l’un d’eux s’égarerait. Assez puéril d’ailleurs et dont Aurore trouva la clé sans trop de peine. Elle découvrit que l’Electeur Ernest-Auguste était don Diègue, le mari le Réformeur, le duc de Celle le Grondeur et la duchesse le Pédagogue. A la Platen allait fort bien l’épithète de « Grosse Dondon » tandis que Sophie-Dorothée devenait « Cœur gauche » à cause d’une certaine propension à la maladresse. La belle-mère Sophie devait se contenter d’un chiffre : 200 (?). Koenigsmark était Tircis, encore que ce roi des tempêtes n’eût pas grand-chose à voir avec un aimable berger. Enfin, ce ne fut pas sans stupeur qu’Aurore se découvrit sous le vocable plutôt flatteur encore que mystérieux de la Sultane ou l’Aventurière. Ce dernier lui donna à penser que son frère la connaissait mieux qu’elle ne le faisait, peut-être parce qu’ils portaient en eux un égal goût du risque et du dépaysement…

La nuit s’achevait quand Aurore replia la dernière lettre et renoua les quatre rubans avant de reconstituer soigneusement le paquet en laissant de côté les trois billets qu’elle avait choisis : ceux où l’inguérissable amour de Philippe explosait avec le plus d’ardeur. Sophie-Dorothée en nourrirait sa douleur mais y réchaufferait son cœur…

Elle enveloppa son choix, le lia d’un ruban qu’elle scella de trois cachets verts à ses armes, y joignit une missive pour Charlotte Berckhoff et glissa le tout dans une poche intérieure de son ample cape de voyage. Il était inutile de les confier à la poste : la route qui allait les emmener en Saxe, elle et Amélie, passait par Celle avant de poursuivre par Brunswick, Halberstadt, Leipzig, pour s’achever à Dresde. Il serait facile - et surtout beaucoup plus sûr - de les livrer à domicile. En mains propres si possible, mais de toute façon à destination…

Quelques jours plus tard, on fermait la maison de Hambourg et les deux sœurs accompagnées de leurs gens quittaient la ville sans imaginer un instant qu'elles n’y reviendraient pas de sitôt et que, pour Aurore, la route qui s’ouvrait sous un soleil encore timide mais déjà printanier n’était autre que celle du destin…

Dans sa hâte d’arriver, Aurore appréhendait la longueur du voyage. Pourtant, lorsque l’on eut laissé derrière soi l’immense plaine du Nord avec ses maigres bouleaux, ses gravières et ses éternels champs de choux, tirant davantage sur le jaune que sur le vert, elle s’intéressa au paysage devenu plus aimable, plus accidenté aussi. Comme le printemps avançait au rythme de la voiture - moins vite tout de même encore que le mauvais état des chemins fût une sérieuse cause de ralentissement -, l’herbe reverdissait et les arbres fruitiers se couvraient de fleurs à mesure que l’on descendait vers le sud-est. L’air aussi se faisait plus doux. Tous agréments qui apportèrent un apaisement à l’humeur d’Ulrica, qui passa du noir au gris et du gris à une sorte de blanc légèrement bleuté, mais qui n’alla jamais jusqu’au rose. Même lorsque, en atteignant Dresde après des jours et des jours, elle découvrit la ville tendrement enserrée dans une boucle de l’Elbe mais une Elbe si claire, si bleue qu’elle refusa de croire que c’était réellement le même fleuve qu’à Hambourg. Ce n’était pas possible : son Elbe à elle était au moins deux fois plus large et d’une teinte nuancée d’ocre. Amélie lui expliqua patiemment que l’on était plus près des sources nées dans les montagnes proches, mais elle tenait à son idée qu’elle étayait sur le postulat qu’elle ne voyait pas pourquoi, si c’était bien le même cours d’eau, l’on ne s’était pas contenté de le suivre, ce qui eût été plus agréable : au moins on serait resté au même niveau au lieu de cette perpétuelle succession de montées et de descentes qu’on l’avait obligée à endurer et qui lui mettait « l’estomac à l’envers »… Ce qui ne l’empêchait cependant pas de dévorer dans les auberges où l’on faisait halte.

Aurore, elle, se désintéressait du débat. Elle regardait Dresde et s’en enchantait. Que cette ville, encadrée par les collines verdoyantes que l’on appellerait plus tard la Suisse saxonne, avait de charme ! Les alentours composaient un cadre romantique de rocs, d’eaux vives et de forêts à la riche cité encore défendue par de claires murailles au-dessus desquelles s’enlevait le vieux château-palais, le Residenzschloss, dominé par une tour si haute que la jeune fille ne se souvenait pas d’en avoir vu de telles3.

Amélie, de son côté, connaissait Dresde où elle avait séjourné à plusieurs reprises avec son époux. Elle donna donc à Gottlieb les indications nécessaires pour trouver la maison accordée par le prince à son général. Ce qui était la simplicité même puisqu’elle se situait au bord du fleuve et presque au pied de la résidence princière. Pas très vaste, elle était faite de pierre blanche, qui changea Aurore des étemelles briques foncées du Nord. Sa façade élevée à pignon étagé s’ornait de peintures en grisaille que le rouge vermillon du toit à double pente faisait ressortir avec élégance. Une cour, un jardinet et des écuries la complétaient.

Les voyageuses venaient de pénétrer dans leur nouvelle demeure, guidées par un certain Kempen qui semblait cumuler les fonctions de gardien et de majordome, quand Loewenhaupt fit son apparition dans tout l'éclat de son nouveau grade pour leur souhaiter une hâtive bienvenue : il était retenu ce soir au palais mais reviendrait les chercher le lendemain afin de les présenter à la mère et à la femme de l’Electeur ainsi que l’exigeait le protocole pour les dames appelées à la cour.

Lui toujours si compassé faisait preuve d’une fébrilité nouvelle. Après les avoir embrassées, conduites à vive allure à travers la maison et ramenées dans le salon principal où il leur précisa que Kempen se chargerait de leur présenter leurs nouveaux serviteurs, il s’apprêtait à s’esquiver quand Amélie, qui l’observait d’un œil d’abord surpris puis légèrement réprobateur, le saisit par sa manche :

- Un instant s’il vous plaît ! Vous voilà bien pressé.

- Je vous ai déjà dit, ma chère, que Son Altesse m’a accordé un moment pour venir vous saluer dès que nous avons été prévenus de votre arrivée mais que nous étions en plein conseil !…

- Cinq minutes de plus ou de moins ne changeront rien à l’affaire et je suppose que « Son Altesse » ne tient pas son regard fixé sur une pendule pour mesurer la durée de votre absence ?

- En… en effet, mais pourquoi tenez-vous tant à me retenir ?

- Pour vous dire que si je trouve cette maison charmante, je la trouve aussi un peu petite. Quatre chambres, ce n’est pas suffisant ! Et puisque vous êtes à poste fixe maintenant, je pensais faire venir les enfants ? Depuis le temps qu’ils sont chez les vôtres, ils finiront par ne plus reconnaître leur mère !

- Il n’est pas question de les faire venir actuellement. Quant à cette maison, mettez-vous dans la tête que nous avons de la chance de l’avoir. Sachez que Dresde compte quelque quarante mille habitants et qu’il en arrive de nouveaux chaque jour. Monseigneur envisage des travaux énormes pour l’embellissement de sa capitale et c’est la raison pour laquelle architectes et maîtres d’œuvre nous arrivent en nombre. Sans compter la noblesse de Saxe attirée par la réputation de faste et de générosité de notre prince. Alors estimez-vous heureuse qu’il vous donne cette « petite » maison ! Pas si petite d’ailleurs…

- Ah, vous trouvez ? On en logerait trois comme elle dans notre hôtel de Hambourg et je ne parle pas d’Agathenburg…

Frédéric s’approcha de sa femme, lui prit la main qu’il tapota gentiment avant de poser dessus un baiser rapide :

- Allons, prenez patience ! Vous verrez que vous finirez par la trouver très suffisante ! Cela dit, je vous prie de m’excuser ! Je viendrai vous chercher demain aux environs de quatre heures. Soyez prêtes et vous, ma chère sœur, faites-vous très belle !

- Pourquoi moi ? demanda Aurore qui peinait à reconnaître son beau-frère. Il me semble que pour aller saluer des princesses, les atours de votre femme sont aussi importants que les miens. En outre, nous savons ce qui convient !

Loewenhaupt rosit, ce qui était la façon de rougir chez cet homme au teint pâle et qui, dans les mauvais jours, virait au blême :

- Pardonnez-moi ! La langue m’a fourché ! Cela vient de ce que je suis préoccupé par trop d’idées. Naturellement je voulais vous recommander de briller de tous vos feux. Pour… pour l’honneur de la famille ! Sur ce, je vous donne le bonsoir.

Elles restèrent face à face, aussi perplexes l’une que l’autre.

- Qu’est-ce qui lui prend ? émit Aurore l’œil fixé sur la porte par laquelle venait de s’esquiver son beau-frère. Je ne l’ai jamais vu ainsi.

- Moi non plus, avoua Amélie, mais au fond il est peut-être simplement heureux de son avancement et de la faveur marquée que lui montre le prince à travers nous. C’est bien naturel !

- Pas au point de changer le sien. On dirait qu’il mijote quelque chose. Quant à savoir quoi ?

Mais Amélie, fatiguée, refusait de discuter plus longuement :

- Réfléchis tant qu’il te plaira mais moi, si tu veux le savoir, je vais faire avancer le souper et me jeter ensuite dans mon lit. Je suis rompue…

- Tu as raison. Demain il fera jour…

Comme promis, Frédéric ne reparut que le lendemain à l’heure dite, mais dans un carrosse de la Cour. Cependant, avant d’y faire monter « ses » femmes, il passa une sorte d’inspection qui eut le don d’agacer Aurore :

- Que vous arrive-t-il, mon frère ? Dirait-on pas que vous vous disposez à nous faire vendre au marché ?

- N’y voyez pas offense, ma sœur. La cour de Saxe est infiniment plus brillante et plus fastueuse que les autres, à l’exception peut-être de la Bavière. Il convient de se mettre à l’unisson… mais je dois avouer que vous êtes parfaites, mesdames, ajouta-t-il avec satisfaction.

Il n’exagérait pas. Elles avaient joué le contraste et l’effet était réussi : le gris tourterelle très doux enrichi de superbes dentelles de Malines convenait à la blondeur d’Amélie. Quant à Aurore : velours noir et satin blanc relevés d’agrafes de perles et de rubis du même rouge que ses mules de satin dépassant l’ourlet de sa robe, des bijoux identiques aux oreilles et dans son épaisse chevelure noire dont elle avait banni la « fontange » qui, selon elle, n’avait que trop duré dans la mode allemande. Aucun joyau ne venait rompre la ligne ravissante de son cou gracieux ni de sa gorge dont la blancheur était à elle seule une parure. Elle était à peindre.

Il suffit de quelques minutes pour les mener à la vaste cour d’honneur du Residenzschloss dont les dimensions surprirent Aurore. Bâti au temps de la Renaissance, il s’y ajoutait déjà la marque du temps présent et plusieurs ailes se rejoignaient pour composer un ensemble impressionnant de majesté et d’harmonie grâce aux « sgraffites », ces peintures en grisaille qui unissaient le tout, s’enroulant avec élégance autour de la tour d’escalier.

L’intérieur était d’une surprenante richesse. L’or s’y étalait à profusion et les meubles, souvent florentins, étaient incrustés d’écaille, d’ivoire, de malachite, de lapis-lazuli, de corail et de diverses pierres semi-précieuses. Un chambellan attendait les visiteuses au pied du grand escalier de marbre et Loewenhaupt s’effaça tandis qu’elles suivaient le dignitaire jusqu’aux appartements de l’Electrice douairière qui tenait sa cour comme d’habitude en lieu et place de sa belle-fille qu’une timidité quasi maladive en rendait incapable. Elle se contentait d’y assister, sagement assise auprès de sa belle-mère.

Quand la double porte de la salle de réception s’ouvrit devant les visiteuses, ce fut celle-ci qu’elles aperçurent en premier sur un fauteuil à haut dossier placé sur une estrade au fond d’une longue pièce où se tenait beaucoup de monde. Lequel se fendit par le milieu pour livrer passage à Aurore et à Amélie à l’annonce de leurs noms.

Veuve de l’Electeur Jean-Georges III, la princesse Anna-Sophia, fille du roi de Danemark, avait seule en Saxe le droit de porter le titre d’Altesse Royale, mais elle le portait avec une fierté exempte d’arrogance. Encore jeune cependant, sa blondeur nordique était devenue blancheur à la suite du drame qui avait coûté la vie à son fils aîné Jean-Georges IV. Ce malheureux était tombé sous l’emprise d’une belle intrigante, Mlle de Neitsch, qui avait pris sur lui un empire absolu et entendait le conserver même après son mariage avec une cousine, charmante d’ailleurs. Pour mieux l’assurer, la Neitsch avait convaincu Jean-Georges que sa femme se consolait avec son frère cadet, Frédéric-Auguste, l’ami de Koenigsmark, dont les conquêtes féminines faisaient déjà parler de lui. Les deux frères eurent une violente dispute à la suite de laquelle Jean-Georges se précipita chez sa femme l’épée à la main dans l’intention de l’embrocher. Avec sa force herculéenne, le cadet l’avait empêché de commettre ce crime en l’emportant furieux dans sa chambre où il l’enferma. Après quoi, laissant leur mère apaiser les esprits, Frédéric-Auguste partit pour l’Espagne, y causa une tragédie - sa maîtresse du moment fut empoisonnée par un mari jaloux -, revint en Allemagne où à Bayreuth il s’éprit de la fille du margrave de Brandebourg, la mignonne et timide Christine-Eberhardine qu’il ramena à Dresde pour l’épouser au milieu de grandes fêtes qu’un deuil imprévu vint interrompre : la Neitsch contracta la petite vérole et en mourut en quelques jours. Désespéré, Jean-Georges rééditant Jeanne la Folle refusa de se séparer du cadavre qu’il ne cessait d’étreindre et qu’il fallut bien lui arracher pour procéder aux funérailles, mais à ce régime il avait contracté l’horrible mal et mit sept jours à en mourir. Frédéric-Auguste devenait Electeur, d’où de nouvelles fêtes auxquelles Philippe de Koenigsmark participa avec joie. Mais la douleur de la mère fut extrême. Elle l’endura avec une exemplaire dignité, assistée par la douceur de sa timide belle-fille et l’affection du nouveau prince. Grâce à Dieu, ce ménage-là marchait bien !

Amélie et Aurore avaient trop l’habitude des cours pour être impressionnées par ce chemin ouvert devant elles au milieu d’une assistance curieuse et de ses chuchotements. Elles s’avancèrent calmement jusqu’à l’espèce de trône où siégeait la princesse et, côte à côte, plongèrent à la même seconde et à la distance prescrite par l’étiquette dans de parfaites révérences. Dont elles furent remerciées par une inclinaison de la tête et un double sourire.

- Comtesse de Loewenhaupt, comtesse de Koenigsmark, soyez les bienvenues à notre cour, déclara Anna-Sophia d’une voix étonnamment grave pour une femme. Il y a longtemps que nous souhaitions vous y voir. Votre place, Madame de Loewenhaupt, s’y trouve naturellement marquée auprès du général, votre époux, dont nous apprécions la valeur. Mais il était tout aussi naturel que vous demeuriez quelque temps auprès de votre sœur afin de partager de façon plus étroite le deuil qui vous frappe. A présent, il nous est apparu que le moment était venu de réunir sous notre protection une famille si cruellement touchée. Nous avons pensé qu’ici, loin de ce Hanovre qui, de toute façon, fut le théâtre d’un drame, vous trouveriez plus facilement l’oubli.

La voix d’Aurore s’éleva, respectueuse mais ferme :

- Avec la permission de Votre Altesse Royale, je ne cherche pas l’oubli, Madame… mais la vérité et, selon ce qu’elle serait, la vengeance…

- La vengeance appartient à Dieu, comtesse ! Laissez-la-lui et songez à vous-même ! Vous êtes très belle, jeune… Et à ce propos, quel âge avez-vous ?

La question était peu courtoise et il fallait être quasi-reine pour la poser, surtout en public, mais elle fit sourire Aurore :

- Vingt-six ans, Madame.

- Et pas encore mariée ? Auriez-vous vécu parmi des aveugles ?

- Non pas. J’ai eu de nombreux soupirants mais n’en ai accepté aucun.

- Et pourquoi ?

- Que Votre Altesse Royale me pardonne mais aucun ne me plaisait. Ma sœur s’est mariée par amour. J’ai prétendu faire de même et m’en tiens là.

- Bravo ! clama depuis la porte une voix sonore. Grande parole ! Le mariage sans amour doit être une chose horrible !

En même temps, le parquet grinçait sous le pas solide d’un homme de très haute taille en costume de chasse vert, le chapeau sur la tête et une cravache à la main, devant lequel l’assistance se courba comme un champ de blé sous un vent violent. Aurore comprit que le prince-électeur de Saxe effectuait son entrée et s’inclina à l’exemple des autres. En quelques enjambées il eut rejoint sa mère qu’il embrassa après avoir jeté son chapeau à terre d’un geste désinvolte. Il embrassa ensuite sa femme devenue cramoisie avant de revenir aux visiteuses.

- Heureux de vous revoir, Madame de Loewenhaupt ! fit-il en offrant sa main à Amélie pour la relever avant d’en faire autant pour Aurore dont, cette fois, il garda la main dans la sienne : « Voici donc enfin la comtesse Aurore ! »

Un silence soudain s’étala sur une longue minute : celui que l’on appelait déjà Auguste le Fort regardait la sœur de Philippe avec une intensité qui la fit rosir mais elle ne baissa pas les yeux. Pas par défi ou hardiesse malséante, mais parce qu’il la fascinait.

- Comme vous lui ressemblez ! murmura-t-il. Et pourtant aucune des grâces de la femme ne vous manque alors qu’il était la virilité personnifiée !… Je suis infiniment heureux de vous recevoir !

La gorge serrée, elle ne trouva pas de réponse mais il n’en attendait pas. Simplement il leva la main d’Aurore jusqu’à ses lèvres avant de la laisser retomber… et repartit comme il était venu sans rien ajouter. Tous ceux qui étaient présents suivirent une sortie qui les prit de court : il ne leur laissa même pas le temps de saluer mais quand il eut disparu un chuchotement passa sur la salle telle une risée sur un lac… Aurore, elle, n’avait pas bougé. Sentant qu’il fallait faire quelque chose, Amélie se retourna vers les deux princesses et sourit :

- Je sens que le moment est venu de nous retirer, dit-elle d’une voix soyeuse à force de douceur. Ma sœur et moi ne voulons pas abuser du temps de Vos Altesses… ni de leur bonté !

Elle n’aimait pas beaucoup, en effet, le fugitif froncement de sourcils d’Anna-Sophia ni l’air suffoqué de sa belle-fille. Cependant, la douairière retrouva aussitôt un sourire :

- Votre visite nous a fait grand plaisir, comtesses, et nous espérons que vous la renouvellerez souvent ! N’est-ce pas, ma fille ? ajouta-t-elle à l’adresse de Christine-Eberhardine qui approuva d’un signe de tête.

Leur congé étant ainsi accepté, les deux sœurs repartirent sans plus de hâte qu’à l’arrivée et le murmure les accompagna jusqu’à l’escalier où, d’ailleurs, elles ne retrouvèrent pas Loewenhaupt. Et ce fut seulement lorsqu’elle eut repris place dans le carrosse qu’Aurore réagit.

- Que s’est-il passé ? demanda-t-elle en passant la main sur ses paupières comme si elle s’éveillait.

- Il semble que tu aies fait grande impression sur le prince.

- Tu crois ?

- Oh, j’en suis certaine et tout le monde s’en est rendu compte. Je n’ai jamais vu une présentation se dérouler ainsi. C’est pourquoi j’ai préféré écourter. Je ne nous voyais pas vraiment échanger des propos mondains avec les princesses après qu’elles s’étaient aperçues que l’Electeur venait de tomber amoureux de toi !

Le mot fit tressaillir la jeune fille mais elle haussa les épaules :

- Amoureux ?… Ne plaisante pas ! Ce n’est pas possible !

- Oh, que si ! fit Amélie en riant.

- Alors c’est affreux ! Jamais plus je ne vais oser me rendre au palais. Les princesses vont me détester et…

- Tu as vécu deux ans à la cour faisandée de Hanovre et tu es encore aussi naïve ? Il se peut que la jeune Christine te batte froid. Si toutefois elle l’ose ! Mais Anna-Sophia en a déjà vu d’autres et elle connaît parfaitement son fils. C’est le cœur le plus inflammable qui soit ! Souviens-toi de ce qu’en disait Philippe ! Ils ont assez couru le guilledou ensemble ! Cela dit, j’aimerais savoir si tu n’as pas été victime du même coup de foudre ?

- Quelle folie ! J’avoue que je l’ai trouvé… impressionnant ! Oui c’est le mot : impressionnant ! Il doit avoir une forte personnalité… Et puis, tu as entendu : il n’oublie pas son ami et tant mieux si je peux toucher son cœur ! J’espère qu’il va m’aider dans mes recherches et qu’enfin, grâce à lui, nous arriverons à retrouver Philippe ! C’est tout ce que j’attends de lui…

Ayant dit, elle tourna la tête vers la vitre et Amélie n’insista pas. Rendue à elle-même, Aurore essaya de comprendre quelque chose à l’émotion bizarre ressentie quand le regard du prince, à la fois ébloui et dominateur, s’était enfoncé dans le sien. Jamais elle n’avait rien éprouvé de semblable en face d’un homme, fût-ce les plus séduisants. Celui-là était à la limite de la laideur avec sa peau basanée, ses énormes sourcils noirs en surplomb, son grand nez et sa bouche à la fois sensuelle et dédaigneuse, mais quelle laideur puissante sur laquelle le front dégagé d’où tombait une sombre crinière de lion mettait une lumière ! Il n’avait que vingt-quatre ans mais il ne restait rien en lui de la jeunesse. C’était un homme en pleine possession de ses moyens, achevé, complet, un homme dont elle savait qu’il pouvait tordre un fer à cheval entre ses deux mains. De belles mains, puissantes, des mains de prince dont il ne semblait guère prendre soin mais entre lesquelles la sienne avait frissonné…

Cette nuit-là Aurore dormit mal, flottant parfois dans un demi-sommeil peuplé de songes étranges dont le souvenir au réveil lui mit le rouge au front.

Mis au courant par son épouse de la façon dont s’était déroulée ce qu’il fallait bien appeler une audience, Loewenhaupt se contenta de commenter avec un mince sourire :

- C’est un peu de ce que j’attendais…

Sans vouloir s’en expliquer davantage.

Cependant, retiré dans leur chambre avec Amélie qui le pressait de questions, il finit par laisser tomber :

- J’étais sûr qu’Aurore l’éblouirait…

- Qui cela ?… Le prince ? Mais il est marié, Frédéric, et encore jeune marié. J’ajoute que ce fut un mariage d’amour…

- Ce fut. Ce l’est moins ! Regardez la princesse ! A peine dix-sept ans, charmante, je l’admets mais abominablement timide. Elle s’empourpre dès que son époux pose les yeux sur elle et je peux vous assurer que l’amour dont vous parlez n’est plus qu’affection. Il y a déjà quelque temps que lui cherche ailleurs. D’où cette invitation adressée à votre sœur qui passe pour la plus belle fille d’Allemagne. Il a voulu voir. Il a vu… et l’effet produit se révèle indéniable.

Amélie qui buvait un verre d’eau manqua s’étrangler :

- Vous rendez-vous seulement compte de ce que vous êtes en train de dire, mon ami ? Vous, un homme de principes, un chrétien, vous envisagez de mettre votre sœur dans le lit d’Auguste ? Et avec une certaine satisfaction, dirait-on ?

- Ce sont les temps qui le veulent ! Notre prince est un dévoreur de femmes. Il en faut une auprès de lui qui soit à sa hauteur.

- Aurore n’a jamais dévoré personne, que je sache !

- Là où ses pas l’ont portée, ils ont laissé quantité de ravages… dont elle ne s’est pas rendu compte, n’ayant en tête que le malheureux Philippe. Il est temps qu’elle revienne chez les vivants.

- Vous aussi le croyez mort ?

- Cela me paraît l’évidence. On a dû enfouir son corps quelque part et il est possible qu’on ne le retrouve jamais. Nous, nous sommes vivants et si nous ne voulons pas qu’une autre famille s’empare du pouvoir par favorite interposée, Aurore est notre meilleure arme. Elle a largement ce qu’il faut pour faire une souveraine remarquable.

- Mais encore une fois, il est marié !

- Chez nous, par bonheur, on peut divorcer. Faites-moi confiance ! Il faut à présent laisser faire les choses !

- Vous n’en n’oubliez qu’une : Aurore ! Elle a refusé un nombre incroyable de partis dont plusieurs étaient prestigieux et elle a trop d’orgueil pour se contenter d’être une favorite ! Auguste se cassera les dents sur elle.

- Cela ne le rendra que plus acharné. C’est un chasseur… mais aussi un charmeur quand il le veut… et je pense qu’il le voudra. Nous aurons bientôt des nouvelles…

Plus tôt même qu’il ne le croyait. Dès le lendemain, un messager du palais apportait un pli destiné à la comtesse de Koenigsmark : c’était, signé de la main du prince, un brevet lui octroyant l’honneur de prendre rang parmi les dames de Son Altesse Royale la princesse douairière. Un logis dans l’enceinte du palais était mis à sa disposition…

- Que vous disais-je ? chuchota Frédéric à sa femme tandis que la jeune fille lisait les documents à haute voix.

- Attendez ! Elle n’a pas encore accepté…

Aurore, en effet, ne réagit pas tout de suite. Elle s’accorda un instant de réflexion, puis déclara qu’elle était sensible à l’honneur de servir une si noble dame mais ne voyait pas pourquoi elle irait s’installer au château.

- Il est à deux pas et les dames, sauf quand elles sont de quartier, auquel cas on leur dresse un lit dans l’appartement de la souveraine, n’habitent pas le château. Je ne vois aucune raison de créer pour moi une exception.

Ayant ainsi tranché, elle alla se préparer à gagner son nouveau poste et à présenter ses remerciements. Le messager était reparti avec sa réponse.

Une heure plus tard, tirée à quatre épingle dans le style un rien austère convenant à la maison d’une princesse douairière - fontange en tête, satin violet, décolleté discret et parure d’améthystes - elle se faisait déposer par Gottlieb devant l’entrée de l’aile réservée à la veuve de Jean-Georges III.

Celle-ci était à sa toilette dans le désordre mesuré habituel à ce genre de cérémonie. Ses caméristes, sous la direction de la dame d’atour, apportaient les éléments de l’habit choisi pour ce jour tandis qu’assise devant une glace, Anna-Sophia livrait sa tête aux soins de sa coiffeuse. Un peignoir de soie blanche l’enveloppait. Trois dames se tenaient en demi-cercle derrière elle pendant qu’une quatrième, penchée sur un coffre à bijoux, choisissait les parures de la journée selon les indications de sa maîtresse… L’air sentit l’iris et le benjoin accolés à cette odeur particulière des cheveux chauffés au fer à friser.

Invitée à s’approcher, Aurore fit une profonde révérence que les yeux clairs de la Danoise suivirent avec attention. Puis elle eut un sourire :

- Soyez la bienvenue, comtesse ! Je suis heureuse que l’on vous ait détachée auprès de moi car je vous sais cultivée, poétesse, musicienne et donc d’agréable compagnie. Du moins je l’espère…

- Ce que j’espère, moi, c’est donner entière satisfaction à Votre Altesse Royale.

- Fort bien ! En ce cas, commencez par m’apprendre pourquoi vous avez refusé l’appartement que l’on vous offrait ? J’ai peine à croire qu’il ne vous convenait pas puisque vous ne l’avez pas vu. Je vous assure qu’il est des plus plaisants, ajouta-t-elle avec une pointe d’ironie qui n’échappa pas à la nouvelle dame pour accompagner…

- Oh, c’est simple, Madame. En dehors des heures où Votre Altesse Royale requerra ma présence, il me semble naturel de rester parmi les miens plutôt que dans les fastes de la Cour. Sans être vraiment en deuil puisque nous ignorons encore le sort subi par le comte Philippe-Christophe, nous préférons vivre ensemble ce temps d’incertitude et d’angoisse… qui nous rend peu récréatifs. Je n’en remercie pas moins Votre Altesse Royale !

- Je n’y suis pour rien, ma chère. C’est le fait du prince, mon fils. Je ne sais comment il le prendra mais, en ce qui me concerne, j’approuve et apprécie votre attitude ainsi que votre modestie.

- Votre Altesse Royale ne cesse de remuer ! se plaignait la coiffeuse qui s’efforçait d’implanter une fontange de dentelle blanche amidonnée. Je n’y arriverai jamais !

- Mais si, ma bonne Mina !… Dès cet instant, je ne bouge plus. Asseyez-vous sur ce tabouret, comtesse ! Je ferai les présentations dès que ce fragile édifice sera en place ! Ensuite nous irons entendre le service à la chapelle et, enfin, nous parlerons…

Aurore retint un soupir de soulagement. Allons, les choses se passaient mieux qu’elle ne l’avait craint ! Mais elle ne pouvait s’empêcher de se demander si l’accueil eût été le même au cas où elle aurait accepté de loger au palais…

CHAPITRE IX LA NUIT DE MORITZBURG

Aurore devinait que son refus d’habiter le Residenzschloss contrarierait Frédéric-Auguste. Il devait avoir l’habitude des conquêtes faciles et l’installation à domicile de l’élue devait être pour lui le premier acte d’une stratégie simplette - si même on pouvait l’appeler stratégie ! - qui se poursuivrait sans doute par l’arrivée nocturne du prince en pantoufles et robe de chambre chez l’élue éblouie à qui il ne resterait plus, sa révérence achevée, qu’à laisser glisser sa chemise et accueillir le maître des lieux dans son lit… Or ce n’était pas ainsi qu’elle l’entendait, bien qu’elle s’avouât honnêtement l’attirance qu’il exerçait sur elle. Pour obtenir ce qu’elle voulait, il fallait jouer d’autant plus serré qu’elle se sentait troublée…

Deux jours passèrent sans amener de réaction. Aurore accomplissait avec exactitude son service auprès d’Anna-Sophia. Elle avait aussi ébauché une amitié avec la baronne Elisabeth de Mencken, dame d’atour et épouse d’un des proches de l’Electeur. D’âge équivalent, les deux jeunes femmes s’entendirent d’autant mieux qu’elles aimaient l’une et l’autre les lettres et la musique. En outre, elles posaient sur le monde le même regard ironique et clairvoyant.

Au soir du troisième jour, tandis qu’après le souper on écoutait un divertissement à cordes dans l’un des salons de la princesse en présence d’une partie de la Cour, Mme de Mencken agita un moment son éventail sur le mode rêveur puis, se penchant vers Aurore assise à côté d’elle, chuchota :

- Vous n’êtes pas surprise de ce que le prince ne vous ait pas encore fait appeler pour vous demander les raisons de votre refus d’habiter au palais ?

- Mon Dieu, non ! Je suppose que sa mère les lui a exposées. Elles sont bien naturelles, il me semble ?

- A vous, oui, mais certainement pas à lui ! S’il n’a pas réagi, c’est simplement parce qu’il n’est pas là. Il est parti chasser à Moritzburg et rentre demain matin… ou cette nuit ou plus tard. Avec lui on ne sait jamais. C’est l’homme le plus imprévisible qui soit !… Je peux cependant prévoir que, pour vous, les vacances sont finies ! Le jour où vous aurez affaire à lui est proche.

- Vous croyez ?

- Je ne crois pas : je suis sûre ! Vous lui avez fait trop grande impression pour qu’il s’en tienne là !

- Pensez-vous qu’il ait l’intention de… me faire la cour ?

Les branches d’ivoire de l’éventail étouffèrent le gloussement de la jeune femme :

- La cour ? Quelle innocente vous faites ! Il va vous déclarer sa passion et vous donner rendez-vous pour la nuit suivante. Où, je ne sais pas puisque vous avez refusé son hospitalité… mais faites-lui confiance : il trouvera !

- Quoi ? Si vite ? lâcha Aurore très choquée. Mais pour qui me prend-il ?

- Pour la femme dont il a faim, et il a un sacré appétit ! Soyez-en persuadée !

- Eh bien, c’est ce que nous verrons… mais merci de m’avoir prévenue !

Elisabeth ouvrait la bouche pour ajouter quelque chose mais un « chut » énergique lui coupa la parole. Elle se retourna avec un grand sourire d’excuses et l’on s’en tint là.

Or Frédéric-Auguste rentra dans la nuit.

Le lendemain, en arrivant à l’heure prescrite pour le lever de la princesse douairière, Aurore n’eut pas le temps de descendre de voiture. Il y avait là une personne qui lui offrit la main pour mettre pied à terre et la pria de bien vouloir la suivre chez Frédéric-Auguste pour un entretien des plus urgents. Naturellement, elle voulut discuter : il lui fallait assister au lever d’Anna-Sophia…

- Vous serez en retard, ce n’est pas un problème ! fit l’homme avec une désinvolture qui déplut :

- Qui êtes-vous pour me dicter mon devoir ?

- Seulement la voix de mon maître, mais j’ai nom Haxthausen et l’honneur d’être l’intendant de Monseigneur !

- Très bien. Je vous suis.

Elle n’en était pas moins mécontente. Ce coup d’autorité n’avait rien pour lui plaire et, quand elle franchit le seuil du grand cabinet - magnifique comme il se doit - dont les fenêtres donnaient sur la ville et la courbe du fleuve, son attitude s’en ressentit : elle plongea dans sa révérence et ne se releva pas :

- Aux ordres de Votre Altesse Electorale !

Tout de suite il fut près d’elle et se pencha pour prendre sa main :

- Relevez-vous, comtesse, je vous en prie. Vous n’avez que faire de rester à mes pieds.

- Dès l’instant où Votre Altesse Electorale use de force avec moi, l’humilité s’impose, fit-elle sèchement.

- Si l’on a prononcé le mot « ordre », ce n’est pas mon fait. J’ai voulu que l’on vous « prie » de venir jusqu’à moi. J’ai tant de choses à vous dire !…

La tenant toujours par la main, il la fit asseoir dans un fauteuil placé en face de sa table de travail où quelques roses s’épanouissaient dans un cornet de cristal.

- Tant que cela, Monseigneur ?

- Et plus encore ! J’espérais, en rentrant de Moritzburg, vous trouver installée dans l’appartement que j’avais choisi pour vous en ordonnant qu’on le rende aussi agréable que possible…

- J’en suis convaincue et j’en rends grâce à Votre Altesse Electorale, mais je préfère continuer à vivre auprès de ma sœur et de mon beau-frère ainsi que je l’ai expliqué à la princesse mère…

- Vous refusez d’être le plus bel ornement de ce palais ?… en attendant celui que je vais faire construire ?

- Dans la lettre que j’ai reçue il n’en était nullement question et je pensais que Votre Altesse Electorale…

Un pli de colère souda les épais sourcils du prince :

- Oubliez l’altesse électorale et la troisième personne ! Cela alourdit la conversation et, encore une fois, j’ai beaucoup à dire !

- Soit ! Je pensais que mon beau-frère Loewenhaupt vous avait rapporté ma douleur et ma plainte et qu’en me faisant venir vous souhaitiez m’assurer l’aide puissante dont j’ai tant besoin… et que je vous supplie de m’accorder. Les Hanovre ont fait disparaître Philippe de Koenigsmark de telle façon que je ne sais où chercher sa trace. On le dit mort mais en se gardant bien de préciser où et comment il a perdu la vie. Si c’est le cas, il a le droit de reposer au milieu des siens, dans l’église d’Agathenburg.

Adossé bras croisés à sa table de travail, Frédéric-Auguste regardait Aurore en se rongeant l’ongle du pouce. L’entretien ne tournait pas selon ses vœux. Son œil s’assombrit :

- J’ai déjà envoyé le général Banner réclamer le retour d’un de mes meilleurs soldats. La réponse de l’Electeur Ernest-Auguste était à peine courtoise…

- Et vous vous en êtes satisfait alors que la Saxe est infiniment plus puissante que le petit Hanovre ? En vérité, Monseigneur, vous me décevez !

Le ton était plus raide encore que les paroles et une étincelle de colère s’alluma au fond de la profonde arcade sourcilière. Quittant sa pose détendue, le prince se mit à marcher lentement à travers la pièce, peut-être pour échapper à la fascination que la jeune fille exerçait sur lui.

- Le petit Hanovre, hein ? Savez-vous, comtesse, qu’en Angleterre les enfants de la reine Anne tombent les uns après les autres et que la couronne, l’une des plus importantes d’Europe, se rapproche chaque jour de ce « petit » Hanovre ?

- Rien ne dit qu’elle l’atteindra jamais ? Quant à moi je ne sais qu’une chose : ces gens ont osé disposer de mon frère comme d’un objet à eux après quoi ils ont fouillé, pillé et vendu sa maison, assassiné son secrétaire Michel Hildebrandt dont le pasteur Cramer m’a montré le corps sans vie. Ils ont également volé la fortune que Philippe, aux dernières heures, avait envoyée au banquier de Hambourg, Lastrop ! Et de cela j’ai la preuve : l’odieuse comtesse Platen étale sans vergogne sur sa peau grenue le rubis « Naxos » naguère offert à notre oncle Othon-Wilhelm de Koenigsmark par le doge de Venise, Francesco Morosini.

- Le doge Morosini est mort à Nauplie l’hiver dernier, précisa machinalement Frédéric-Auguste, ce qui suscita la colère d’Aurore :

- Entendez-vous par là me faire remarquer qu’il ne peut plus être question d’en appeler à son témoignage ? En ce cas, Votre Altesse Electorale m’insulte et je ne resterai pas une minute de plus.

Sans même songer à saluer, elle courut vers la porte mais il la rattrapa et saisit ses deux bras pour l’immobiliser :

- Calmez-vous, je vous en supplie ! Cette idée ne m’a pas effleuré un instant et je sais parfaitement qu’à défaut de Morosini, nombreux sont les capitaines de Venise qui peuvent en témoigner. Et à Dieu ne plaise que je mette jamais votre parole en doute. Simplement, je réfléchissais à ces faits étranges que vous m’apprenez. Comment savez-vous que la Platen possède cette magnifique pierre ?

- Parce que je l’ai vue ! Vue de mes yeux alors que j’avais réussi à m’introduire au Leineschloss où je m’étais cachée parmi les serviteurs lors d’un festin offert au duc de Hesse-Cassel. Veuillez me lâcher, Monseigneur ! Vous me faites mal !

S’il l’entendit, il ne traduisit pas sa plainte comme elle le voulait. A la tenir si près de lui, il subissait la fascination de ces deux lacs d’azur traversés d’éclairs de fureur, de ce teint éclatant, de ces lèvres si roses et du parfum qui s’en dégageait. S’il lâcha ses bras, ce fut pour refermer les siens sur elle, l’étreindre avec une force qui la fit crier. Elle tenta vainement de le repousser mais il éteignit sa protestation sous un baiser avide, exigeant, trop brutal pour ne pas en ôter le charme et la révolter. Elle essaya encore de se dégager en appuyant ses deux mains sur le haut de sa poitrine, avec l’impression désespérante de s’attaquer à un mur. Elle était sans force contre ce géant dont la bouche aspirait son souffle. En même temps, il la soulevait pour la plaquer contre la porte qu’elle n’avait pas eu la possibilité d’atteindre et, affolée, elle comprit qu’il allait la violer là, debout, quand elle sentit l’une de ses mains agripper ses jupes pour les relever, atteindre sa peau nue dont le contact le fit gronder de plaisir, cherchant son intimité. Exaspérée, elle griffa le visage de ce fauve qui prétendait la dévorer.

- Pour qui me prenez-vous ? fulmina-t-elle.

Sous la douleur, le prince lâcha prise. Elle en profita pour le repousser. Il trébucha, faillit tomber mais, sans attendre son reste, elle avait déjà franchi le seuil et s’élançait en courant vers l’escalier, s’efforçant de maîtriser sous sa main les battements affolés de son cœur…

En débouchant dans la cour, elle vit que sa voiture s’y trouvait toujours. A quelques pas, Gottlieb bavardait avec deux palefreniers :

- A la maison ! lui cria-t-elle en se précipitant dans le carrosse. Comprenant que ce n’était pas le moment de tergiverser, il sauta sur son siège et enleva ses chevaux. Cinq minutes plus tard, sans ralentir son allure de tempête, Aurore s’engouffrait dans sa chambre où Ulrica inquiète la rejoignit sans attendre. Pour constater qu’elle s’était jetée en travers de son lit où elle sanglotait éperdument…

Après l’avoir contemplée un moment, la vieille femme vint s’asseoir près d’elle mais sans la toucher et en prenant bien soin de garder ses mains sur ses genoux. Elle resta dans cette position, sans rien dire, laissant Aurore se vider de sa peine. Seulement quand les sanglots s’espacèrent, elle effleura les beaux cheveux en désordre.

- C’est le prince, n’est-ce pas ? murmura-t-elle.

Un silence. Total. Puis :

- Comment le sais-tu ?

- Ce n’est pas difficile à deviner. Sa réputation court les rues : il ne peut pas approcher une jolie femme sans avoir envie d’elle. Alors vous !

La jeune fille releva sur elle un visage tuméfié par les larmes mais dans les yeux duquel la colère flambait toujours :

- C’est un rustre ! Un bouc !… Pendant que je le priais de m’aider à retrouver Philippe, il a voulu s’emparer de moi, me violenter comme si j’étais une fille publique !… Prépare mes bagages !

- Où allons-nous ?

- A Hambourg, évidemment !… ou plutôt non ! A Celle, chez une amie. Où j’aurais peut-être une chance d’avoir des nouvelles…

- De qui ?

- Contente-toi d’exécuter mes ordres ! Les bagages et vite ! Je vais prévenir ma sœur.

Elle se relevait, en tapant sur ses jupes pour les faire retomber. Le miroir qui lui faisait face au-dessus de la cheminée lui renvoya l’image déplaisante d’une créature hirsute, rouge et presque défigurée par les pleurs qui, d’ailleurs, continuaient de couler, mais dont les yeux lançaient des éclairs.

Ulrica se remit sur pied avec effort puis porta ses mains à son dos en grimaçant de douleur, mais sa voix resta aussi paisible, aussi unie :

- Vous avez tort ! Outre que vous allez placer les vôtres dans une situation délicate, je vous rappelle que les Koenigsmark n’ont jamais fui devant l’ennemi.

- Peut-être, mais si je reste il va me faire mettre en prison. Songe que je l’ai griffé au visage pour lui faire lâcher prise !

- En prison pour cela ? Vous rêvez, mon ange ! Une tigresse va lui paraître plus désirable encore. Croyez-moi ! Restez… et écrivez-lui ! Une plume à la main vous êtes capable de grandes choses ! Une belle lettre de noble dame offensée mais paisible qui lui fasse comprendre qu’il s’est trompé d’adresse !

Aurore réfléchissait et peu à peu retrouvait son calme. Elle alla se laver les mains, passer de l’eau fraîche sur sa figure et surtout sur les paupières qui la brûlaient. Puis elle s’assit à son petit secrétaire où elle prit une plume - dont elle vérifia la taille - et du papier, réfléchit un instant avant d’écrire :

« Monseigneur, je m’étais flattée en venant ici que je n’aurais qu’à me louer de la générosité de Votre Altesse Electorale et je ne croyais pas que ses bontés dussent me faire rougir. Je la supplie donc de vouloir bien s’abstenir de discours et de gestes qui ne peuvent que diminuer ma reconnaissance et la haute estime que j’ai conçue de sa personne1… »

Lorsqu’elle eut achevé, signé, sablé et cacheté sa lettre, elle se sentit mieux mais elle avait été trop durement secouée par l’attaque de Frédéric-Auguste pour avoir envie de participer à la vie quotidienne de la maison et singulièrement aux repas. Elle décida donc de se coucher et, après avoir donné son message à Ulrica pour qu’elle le fasse parvenir à destination, elle se déshabilla et gagna son lit en demandant qu’on ne la dérange pas : elle avait une affreuse migraine et voulait dormir. Ce à quoi elle s’efforça honnêtement, mais ce n’est un secret pour personne qu’il suffit de désirer le sommeil pour que l’esprit, aux prises avec un problème, le repousse. Aussi, quand Amélie, après avoir gratté discrètement, passa la tête par l’entrebâillement de la porte, elle prit le parti de faire semblant… Cela lui valut une demi-journée et une nuit de tranquillité.

Dès le surlendemain, il fallut bien reparaître à la lumière du jour et d’abord, expliquer à sa sœur qu’elle se sentait toujours souffrante et lui demandait de faire porter ses excuses à la princesse douairière qui, ne l’ayant déjà pas vue la veille, se posait peut-être des questions. Ou ne s’en posait pas du tout si le bruit de sa sortie tumultueuse lui était parvenu.

Ce fut cette dernière hypothèse qui prévalut quand, dans l’après-midi, alors qu’Amélie s’était rendue chez son tapissier, Elisabeth de Mencken fit une apparition tellement enjouée qu’Aurore, ne voulant pas la garder enfermée, la fit conduire au jardin où elle la rejoignit. La jeune femme rayonnait positivement et, quand son amie vint s’asseoir près d’elle sur un banc de pierre à l’ombre d’une charmille, elle éclata de rire :

- Vous avez la plus belle mine du monde, ma chère ! De quoi donc souffrez-vous ?… Attendez ! Laissez-moi deviner !… Si j’en juge par la marque infamante dont vous avez orné le visage de notre cher prince, je dirai… de vertu offensée !

- Comment le savez-vous ?

- Oh ce n’est pas difficile à deviner. Vous n’avez guère mis votre lumière sous le boisseau et les chats du palais n’auraient jamais l’idée de monter si haut ! En outre, nous vivons dans les courants d’air et le moindre bruit a vite fait le tour des appartements. A plus forte raison une tempête !

- Par pitié ne vous moquez pas ! Je me sens déjà assez… gênée !

- Eh bien, vous avez tort ! Vous êtes l’héroïne du jour et notre princesse vous fait son compliment. Quant à la petite épouse de votre victime, l’on m’a assuré qu’elle avait pleuré d’attendrissement en apprenant votre exploit. Enfin une créature de Dieu qui, lorsque notre sultan lui jette le mouchoir, s’en sert pour le moucher ! Admirable !

- Je ne le sens pas ainsi et, à ne rien vous cacher, mon premier mouvement en revenant ici a été de demander mes malles et ma voiture.

- Fuir ? Normal quand on est prude femme comme l’on disait jadis mais inutilement fatigant ! Monseigneur a les meilleurs chevaux de l’empire et vous aurait vite rattrapée.

- Il ne m’en veut donc pas ?

- Lui ? Sûrement pas ! C’est votre race que vous avez signée sur sa joue et pour cet inlassable chasseur vous êtes devenue le gibier de choix, le phénix qu’il faut conquérir ou mourir !

- Vous dites des folies !

- Pas tant que cela ! Il pourrait accepter de passer de vie à trépas si votre possession était à ce prix ! Sérieusement, Aurore, il faut vous attendre à un siège non pas en règle mais où tous les coups seront permis. Puis-je vous demander… enfin… que pensez-vous de lui ?

Hésitante, Aurore regarda son amie et, sur son charmant visage, ne décela pas la moindre trace d’ironie :

- Qu’il est beaucoup trop séduisant pour la paix de mon âme, soupira-t-elle. Vous voyez bien qu’il me faut fuir, même s’il reste ma seule chance de savoir ce qu’il est advenu de mon frère…

- Non. Il finirait par vous détester et vous risqueriez de tout perdre… Ce qu’il faut c’est lui tenir la dragée haute suffisamment longtemps pour en obtenir ce que vous voulez. Ensuite… et puisqu’il vous plaît - ce que je comprends aisément -, donnez assez de prix à votre reddition pour qu’elle soit inoubliable et accordez-vous à vous-même un peu de bonheur !

- Qu’il me faudra payer du mépris général.

- Certainement pas ! Qui vous attirera, certes, des jalousies, des haines mais ce sera à vous de vous défendre. Quant à la princesse douairière, elle sait que les forces humaines ont des limites et elle préfère une favorite de haut rang et d’âme élevée à d’autres qui rêvent de s’approprier son fils. J’en réponds !

- Répondez-vous aussi de l’épouse ?

- Christine-Eberhardine ? Elle a appris qu’avec un tel homme il faudra partager. N’essayez pas de l’évincer et tout ira bien… Me croirez-vous si je vous dis que, dans une vie, il est stupide de dédaigner les instants de bonheur que le destin place sur notre route ? L’important est d’aimer ! Sachez l’amener à vous aimer avec son cœur autant qu’avec ses sens et vous gagnerez !

Un silence suivit ces paroles où Aurore crut deviner une sorte de nostalgie. Qui ressemblait de très loin à la rieuse comtesse de Mencken. Elle posa sa main sur celles de la jeune femme.

- Elisabeth !… Vous aurait-il aimée ?

Elle détourna la tête, sans doute pour qu’Aurore ne vît pas son regard s’embuer :

- Oui… il y a longtemps. Et puis je me suis mariée et assez heureusement pour n’avoir point de regrets. Peut-être que je lui garde un sentiment qui ne m’empêche pas de souhaiter qu’il s’attache à vous. Il y sera dans de bonnes mains… et le pays ne s’en portera que mieux.

Cette visite laissa Aurore songeuse mais aussi satisfaite. Elle venait de se découvrir une véritable amie. Il fallait, en effet, qu’Elisabeth en fût une pour avoir eu le courage de se confier. En ayant appris davantage sur son adversaire - pour l’heure présente elle ne pouvait le considérer autrement - elle voyait son chemin s’éclairer mais la balle était désormais dans le camp du prince et il ne restait plus à la jeune comtesse qu’à attendre le résultat de sa lettre.

Il vint le lendemain sous les traits aimables, élégants et diserts d’un vieux monsieur légèrement asthmatique qui n’était rien de moins que le chancelier Beuchling. Que le prince l’eût choisi au lieu d’un simple messager portant un plaidoyer était un honneur en soi. Aurore l’apprécia à sa juste valeur. Elle voulut le recevoir dans le grand salon après avoir prié Amélie, rongée de curiosité, de lui en laisser l’exclusivité momentanée mais, désignant la verdure et les roses qui encadraient les fenêtres ouvertes, il demanda en grâce que l’on se rendît au jardin.

- Je respire mal entre les murs d’une maison, comtesse, et je ne manque jamais une occasion de profiter du soleil et des fleurs !

Elle accéda volontiers à sa requête et même accepta son bras pour le conduire jusqu’au banc où Elisabeth, la veille, lui avait délivré une leçon d’amour en forme de confession. Il s’y installa avec un soupir de satisfaction :

- Ah !… Que je me sens à l’aise ici et vous remercie d’avoir accédé si gracieusement à la demande d’un vieil homme blanchi sous le poids des années et aussi de la politique qui en double la charge. Cependant, la démarche qui m’a mené auprès de vous, comtesse, est pour moi d’une extrême importance et je l’ai acceptée avec joie. D’abord parce qu’elle me permet de vous contempler. Ensuite parce qu’elle va marquer la fin de ma carrière…

- La fin ? Qu’est-ce à dire ?

- L’âge, ma chère, l’âge ! J’aspire à profiter enfin, l’esprit libre et dans mes domaines campagnards, du temps que le Seigneur aura la bonté de m’accorder encore. Mais je partirais plus heureux si je pouvais rendre à mon jeune maître la joie de vivre qui l’a quitté…

Aurore ne répondit pas tout de suite pour permettre au valet qui venait de les rejoindre de servir du vin blanc des coteaux de l’Elbe dans des cornets de cristal aussitôt embués de fraîcheur.

- Son Altesse Electorale serait-elle malade ? dit-elle en offrant l’un des verres à son visiteur. Qui se donna le temps d’y goûter, de faire claquer sa langue puis d’en avaler la moitié :

- Ah ! Délicieux ! Absolument délicieux ! Avec cette chaleur qui nous arrive, un vin frais est le meilleur des remèdes. Malheureusement, cet agréable dictame est impuissant contre le mal qui ronge mon prince… sinon un moment d’oubli et un sommeil de plomb quand on en abuse. Et c’est souvent ! Le prince souffre en effet d’un mal d’amour qui ne lui laisse ni trêve ni repos.

- Vraiment ?… Cela ne doit pas être aussi grave que vous le présentez ? fit Aurore en s’emparant de la carafe pour le resservir afin de se donner une contenance, mais un observateur attentif eût remarqué le tremblement de sa main. Et Beuchling était cet observateur-là. Sa voix sombra d’un degré :

- Son entourage et moi-même craignons que ce ne soit pire. Le jour il chasse tel un forcené et il passe ses nuits à écrire des lettres qu’il déchire à l’aube, il mange peu, boit trop, somnole en Conseil et a cessé de fréquenter le lit de sa jeune épouse qui se lamente comme bien vous le pensez. Quand il s’assoit à sa table de travail, il ne prend connaissance d’aucun rapport, d’aucun dossier. Il y reste des heures, accoudé au milieu des papiers, le menton dans ses mains et l’œil perdu dans le vague, rêvant…

- De moi ? fit la jeune fille avec un sourire amusé.

- Et de qui d’autre ? Ma chère comtesse…

Elle l’interrompit d’un geste cependant que le sourire s’effaçait :

- S’il vous plaît, Monsieur le chancelier ! Ce que vous m’apprenez est sans doute préoccupant, mais votre prince n’est plus un enfant. Vous prétendez qu’il m’aime ?

- A la passion ! Une passion qui le dévore…

- Il n’en serait pas là s’il avait daigné écouter la prière que je lui adressai ce matin où il m’a fait conduire à son cabinet de travail. Une pièce, vous l’admettrez, aussi peu propice que possible à… certaines manifestations de la nature. Le sort du comte Philippe de Koenigsmark, mon frère bien-aimé, me tient dans l’angoisse depuis une année. A cette prière douloureuse il a répondu par un geste… un geste immonde dont rougirait le plus humble de ses sujets et que, cependant, il n’a pas craint de m’imposer à moi, la sœur de son ami perdu dont le sang vaut bien le sien ! Et vous voulez me faire croire à son amour ?

- J’ai prononcé le mot de passion, Mademoiselle, et ne m’en dédis pas. J’ignore quel est ce geste qui vous a si fort déplu…

- Dans n’importe quelle langue du monde cela s’appelle une tentative de viol, Monsieur le chancelier ! Vous admettrez qu’il y ait de quoi me « déplaire » ?

- Il est certain que tout ceci est infiniment regrettable mais veuillez considérer l’âge du prince, sa force physique et la violence des appétits qu’elle génère ? Et puis regardez-vous dans un miroir, jeune dame ! Ce que vous y verrez vous fera peut-être comprendre - si vous consentez à mettre de côté une fausse modestie ! - qu’en face d’une telle beauté, l’ardeur du sang puisse aller jusqu’à l’oubli du simple respect de soi…

- Et de l’autre !

- Sans doute… Sans doute ! La faute initiale revient à l’image du miroir dont la réputation s’étend sur l’empire. Il a voulu juger par lui-même et vous a invitée.

- Je pensais qu’il obéissait au souvenir d’une longue amitié ! murmura Aurore avec amertume.

- La mémoire n’en était pas absente mais je le répète, il brûlait de vous contempler de ses propres yeux. Ne lui reprochez pas d’avoir été ébloui jusqu’à la folie ! Au surplus… - Beuchling tira de son justaucorps de satin gris soutaché d’argent une lettre qu’il offrit sur le plat de sa main -, je crois venu le temps de le laisser plaider sa cause. Il saura trouver ces mots venus du cœur que le meilleur des ambassadeurs ne saurait imaginer.

Elle prit le pli cacheté trois fois dont la suscription éveilla sa curiosité :

- Quelle étrange couleur d’encre, Monsieur le chancelier ?

- Ce n’en est pas, comtesse. C’est du sang !

Etendue sur son lit, Aurore laissait son esprit vagabonder, regardant les feux du soleil couchant mourir derrière l’horizon de forêt, encadré par la fenêtre ouverte. L’approche du soir apportait une douce fraîcheur qu’elle ne ressentait pas. La lettre gisait sur la courtepointe de damas bleu, près de la main qui l’y avait abandonnée. Mais parfois elle la reprenait pour la lire et relire encore ces mots, ces phrases qui la troublaient si délicieusement afin de mieux les imprimer dans sa mémoire :

« Vous avez fait couler mon sang et vous aviez raison. Lui seul est digne de laver l’offense que j’ai osé vous infliger. N’est-il pas d’ailleurs tout à vous comme mon âme et ce corps malheureux de vous déplaire qui cependant ne cesse de vous appeler ? Je vous aime… oh oui je vous aime ! Comme un forcené mais je souffre encore plus de votre absence. Ne me privez pas par pitié, du bonheur de vous apercevoir auprès de ma mère, de vous admirer de loin, d’effleurer peut-être votre main… Mon beau tourment ayez pitié d’un malheureux qui rêve de se noyer dans l’eau si pure de vos grands yeux et d’y adoucir les feux de la passion que vous avez allumés en lui… »

Il y en avait deux pages comme cela ! Deux pages où Frédéric-Auguste faisait alterner les serments d’obéissance avec les cris d’amour. Enfin - et surtout ! - il promettait d’envoyer une nouvelle et forte ambassade à Hanovre pour obtenir au moins les restes de Koenigsmark…

Le lendemain, Aurore arrivait au palais à l’heure prescrite par le protocole pour assister au lever d’Anna-Sophia…

Si elle y fit sensation, les marques en furent discrètes. Son Altesse Royale lui sourit en se déclarant satisfaite de constater qu’elle ne souffrait plus du malaise qui l’avait écartée ces derniers jours. Les autres dames eurent un regard approbateur pour les moires prune et les mousselines blanches de sa toilette à la fois élégante et sobre. Elisabeth de Mencken l’embrassa. Quant à l’épouse de Frédéric-Auguste, elle venait de se fouler une cheville et brillait par son absence. Sa belle-mère envoya prendre de ses nouvelles - qui étaient satisfaisantes d’ailleurs ! - et déclara que l’on irait la visiter dans l’après-midi afin de lui porter le réconfort moral dont la pauvre avait besoin. Quant au prince on ne le vit pas davantage. Il s’était rendu, une fois de plus, à son château de Moritzburg qui, décidément, semblait tenir une grande place dans sa vie.

- Il faut avouer que c’est un très bel endroit, commenta Elisabeth en prenant son amie par le bras tandis que la soyeuse escorte des dames accompagnait la lente promenade de la douairière sur la terrasse fleurie d’où l’on découvrait la courbe de l’Elbe. Il y a déjà donné quelques jolies fêtes et je ne serais pas étonnée s’il en préparait une autre… Avez-vous eu de ses nouvelles ? chuchota-t-elle à l’abri de son éventail.

Machinalement, la main d’Aurore glissa au bord de son décolleté comme pour s’assurer que la lettre tant de fois relue à présent était toujours là invisible et rassurante, protégée par les baleines de son corsage.

- Il m’a écrit, murmura-t-elle enfin.

- A merveille ! Et vous lui avez répondu ?

- Pas encore.

- Il le faut pourtant.

- J’espère y parvenir…

Cette réponse, elle ne cessait d’y penser et, chose étrange si l’on considérait la facilité habituelle de sa plume, elle n’arrivait pas à en écrire une qui la satisfît.

Le soir même, Beuchling lui apportait un nouveau message : le prince disait ne s’être écarté d’elle que pour y penser plus librement. Il osait espérer que son « crime » était absous, faute de quoi le désespoir s’emparerait de son âme et il ne lui resterait plus qu’à mourir, seule façon d’échapper à tant de tourments…

Cette fois, il fallait se lancer. D’ailleurs le vieux chancelier avait prévenu qu’il passerait le lendemain.

- Quoi qu’il en soit, je dois rapporter à Son Altesse votre sentiment… Vous ne pouvez la laisser ainsi dans l’expectative. Ce serait trop de cruauté !

Après mûre réflexion - et le sacrifice d’une dizaine de feuilles de brouillon - la jeune fille choisit de laisser transparaître son émotion au travers d’un respect plein de diplomatie :

« Il convient si peu à une particulière de juger des souverains que je ne sais quel parti prendre à l’égard de Votre Altesse Electorale. On ne condamne pas aisément ceux que l’on estime ; à plus forte raison on ne veut point leur mort. Jugez, Monseigneur, si je dois désirer la vôtre moi qui joins à l’estime beaucoup de reconnaissance et de respect2. »

D’aucuns pourraient penser que c’était là une épître bien protocolaire dans laquelle Aurore ne prenait guère de risque mais le mot « estime » en disait plus alors sur les battements d’un cœur qu’il ne le ferait plus tard. C’était en fait un aimable euphémisme permettant tous les espoirs. C’est ainsi que Frédéric-Auguste le reçut…

Cependant, les allées et venues de Beuchling dans leur maison ne pouvaient échapper aux Loewenhaupt mari et femme. Ils n’avaient rien paru remarquer les deux premières fois mais, sous peine de passer pour des complaisants aveugles à leurs yeux, ils réagirent à la troisième. Ce fut, naturellement, Amélie qui fut chargée d’aller aux nouvelles. Ce n’était évidemment pas la place de son époux qui se contentait de se ronger les ongles.

Comme elle n’était pas femme à s’encombrer de circonlocutions, elle employa la manière directe :

- Où en es-tu avec Monseigneur ? demanda-t-elle. Je suppose que le chancelier Beuchling ne vient pas t’entretenir de l’état de l’Europe ?

- Que veux-tu que je te réponde ? Je l’ignore complètement.

- Allons donc ! Ne peux-tu me faire confiance ou bien ai-je démérité ? Il n’est bruit à la Cour et à la Ville que de la trace de tes ongles sur son visage et je suppose que la visite d’un si haut personnage n’avait d’autre but que t’apporter des excuses ?

- En effet.

- Alors pourquoi revient-il ? Aurais-tu omis de répondre ? Je te supplie de ne voir dans ma question que le reflet d’une inquiétude. Je te connais trop pour n’avoir pas remarqué à quel point tu étais troublée ces jours-ci et de troublée à malheureuse il n’y a qu’un pas.

- Malheureuse ? Non, je ne le suis pas. Au contraire je redoute de ne pas l’être assez mais tu as eu raison de penser que je n’avais pas répondu. Simplement parce que je ne savais pas que dire. Mais une autre lettre est arrivée et cette fois j’ai écrit. A présent, advienne que pourra !

- Est-ce que… tu l’aimes ?

- J’en ai peur. Très peur même ! Mais pas de lui : de moi !

- Il ne faut pas ! Il n’arrive jamais que ce qui doit arriver et tu dois suivre ton destin.

- Et me déshonorer publiquement ou peu s’en faut en lui cédant. Tu devrais demander à ton époux de quel œil il me verrait devenir la maîtresse du prince ?

A sa surprise Amélie s’empourpra :

- Je crois qu’il y a déjà pensé, dit-elle la voix curieusement enrouée tout en faisant toute une affaire de chercher son mouchoir dans la manche de sa robe et en détournant les yeux.

- Et alors ?

- Alors, rien !… ou plutôt si, se décida Amélie dans un soudain élan de vérité. Il pense que Frédéric-Auguste a beau être un géant d’une incroyable force physique, il est trop soumis à la recherche de ses plaisirs pour être un grand souverain. Il lui est nécessaire d’avoir auprès de lui une volonté claire et lucide. Beuchling est trop vieux et Christine-Eberhardine n’a guère plus de cervelle qu’un petit pois. Une femme qui saurait attacher à la fois son cœur et ses sens pourrait devenir toute-puissante et lui inspirer les bonnes décisions, les lois justes…

Aurore n’écoutait plus, frappée par la similitude de ces propos avec ceux d’Elisabeth. Pourtant, quand sa sœur ajouta que la comtesse de Koenigsmark était d’aussi honorable maison que la fille du margrave de Brandebourg et que, faute d’enfant, un divorce pouvait amener une favorite au rang suprême comme Eléonore de Celle ou la tsarine Catherine Ire ramassée par Pierre le Grand dans une auberge, elle comprit qu’en cédant au désir du prince - comme au sien propre ! - son histoire d’amour pouvait se changer en affaire d’Etat et elle se laissa envahir par une espérance pleine de joie…

Dès lors elle se prépara en vue de la minute où elle le reverrait. Selon ce qu’elle lirait dans ses yeux, elle savait que ce moment serait décisif.

Peu de jours après, un coup de tonnerre éclata sur le petit monde clos de la cour de Saxe. Le prince était effectivement en train de préparer une fête à Moritzburg, et la reine en serait la comtesse Aurore de Koenigsmark…

Cela fit un bruit énorme. Les Loewenhaupt s’efforcèrent de cacher leur satisfaction bien qu’ils ne fussent pas parmi les invités. Ceux-ci furent triés sur le volet et se recrutèrent en grande partie dans la jeunesse de la Cour et aussi les amis les plus chers du prince. Cela fit pousser bien des soupirs tant était forte la curiosité suscitée par l’événement, mais surtout, cela respectait à peu près les convenances puisque la princesse Anna-Sophia ne serait pas présente et pas davantage sa belle-fille Christine-Eberhardine, n’étant pas encore remise de son accident. Il y eut des murmures, des déceptions mal cachées, mais que pouvait-on contre la condition sine qua non : la jeunesse ?

Peut-être effrayée, du moins inquiète, Aurore voulut savoir ce qu’en pensait celle dont elle était toujours fille d’honneur et demanda un entretien privé. Après l’approbation qui avait résulté de sa défense contre les entreprises de Frédéric-Auguste, cette démarche lui semblait la moindre des choses.

Fidèle à sa manière de parler sans détour, elle exposa franchement son dilemme : devait-elle accepter de se rendre à Moritzburg ou pas ? Pendant un moment, la vieille dame l’observa sans répondre. Finalement, elle hocha la tête et laissa tomber :

- Vous vous trompez en pensant que vous avez le choix. La fête est donnée en votre honneur. Vous devez y aller !

- Votre Altesse Royale ne peut-elle deviner mon inquiétude ?

- En face de quoi ? Vous pensez que mon fils a trouvé ce moyen - dispendieux mais élégant ! - de vous mettre dans son lit ? N’en doutez pas ! Je l’ai déjà vu amoureux - et il n’y a pas si longtemps ! - mais jamais encore possédé de cette espèce de fureur et il n’est pas patient… A la réflexion je me suis trompée il y a un instant en vous disant que vous n’aviez pas le choix. Vous l’avez mais c’est entre partir ou rester. Si vous lui infligez le camouflet public de refuser, il ne vous le pardonnera pas…

- Pourtant, je supplie Votre Altesse Royale de croire qu’en venant à Dresde je n’avais d’autre pensée en tête qu’obtenir une aide puissante afin d’apprendre enfin le sort de mon frère.

- Je sais. Vous êtes une fille honnête, mais faite comme vous l’êtes et compte tenu de la réputation du prince, vous deviez vous douter qu’il ne resterait pas indifférent ?

Aurore planta son regard droit dans celui de la Danoise :

- Non, mais il y a beaucoup de jolies femmes ici. Leur beauté…

- Ne finassez pas ! La vôtre est aussi célèbre que les appétits de l’Electeur de Saxe. C’est à cause d’elle qu’il vous a fait venir et il n’a pas été déçu. Au contraire ! J’admets que vous avez fourni une défense qui vous honore mais à présent, et puisque, ainsi que je viens de vous le dire, vous êtes une fille honnête, il vous reste à montrer votre franchise. Avez-vous peur de celui qui vous attend à Moritzburg ?

- Non, Madame !

- Voilà de la bravoure ! Mais peut-être ne mérite-t-elle pas tant de louange ? L’aimez-vous ?

Cette fois, la jeune fille baissa la tête et cacha son visage dans ses mains :

- Oui, hélas ! Et c’est la première fois que j’aime.

Anna-Sophia laissa retomber le silence mais quand elle se décida à conclure, il y avait de la pitié dans ses yeux :

- Alors prenez garde de ne pas l’aimer trop !

Au matin du jour glorieux dont l’empreinte ne s’effacerait plus jamais de la mémoire d’Aurore et tandis qu’elle hésitait sur la tenue qui conviendrait le mieux, des serviteurs du prince apportèrent une toilette emballée soigneusement et un écrin. La robe de satin, du rose légèrement orangé, irisé et changeant de l’aurore, était toute semée de perles dans de délicats entrelacs d’or. Des petits souliers assortis l’accompagnaient. Quant à l’écrin il contenait une fabuleuse parure de perles, de rubis pâles et de diamants.

Son premier geste fut de refuser mais outre que les messagers étaient repartis, Elisabeth de Mencken arrivait sur leurs talons avec l’un des plus jolis carrosses de la Cour. Devinant que la fierté de Mlle de Koenigsmark pouvait se rebeller contre la magnificence de ces présents, le prince avait décidé qu’elle accompagnerait son amie. C’était une sage précaution : lorsqu’Elisabeth entra dans sa chambre, Ulrica, scandalisée par ce qu’elle appelait « les présents du démon », était déjà en train de remballer le tout. Elisabeth la mit dehors sans plus de façons puis, se tournant vers Aurore :

- Ne me dites pas que les servantes font la loi chez vous ? Que ce soit votre nourrice et qu’elle vous soit entièrement dévouée ne lui donne pas le droit de trancher dans votre vie. Dépêchons-nous ! Nous allons être en retard.

Elle prêta main forte aux chambrières et en un tournemain Aurore se trouva métamorphosée en princesse de conte de fées, surprise elle-même par l’image que renvoyaient les miroirs. Mme de Mencken, elle, en fut frappée :

- Vous êtes belle comme un rêve ! murmura-t-elle en lui tendant les gants et l’éventail assortis à sa toilette. Ne pensez plus qu’à celui qui vous attend… Aujourd’hui vous êtes reine !

A trois lieues de Dresde, le château de Moritzburg était, comme Versailles, un ancien pavillon de chasse que l’on avait agrandi jusqu’à en faire un palais porté sur une terrasse et auquel quatre énormes tours rondes coiffées de coupoles d’un beau corail clair donnaient des airs d’Orient. Il semblait posé sur un grand étang discipliné au milieu d’une verte région de forêts et de marais peuplés de milliers d’oiseaux.

Cependant, ce ne fut pas là que le carrosse déposa les jeunes femmes mais à l’orée du bois devant une construction baroque en forme d’arc de triomphe fait de drap d’or, de branches et de fleurs d’où surgirent de prétendues nymphes qui, en vers galants, saluèrent l’arrivée de l’Aurore. Le dieu Pan se présenta pour l’aider à quitter le carrosse, à franchir cette porte de la forêt où l’attendaient des veneurs avec une légère voiture découverte et fleurie garnie de coussins de brocart rose. Puis on prit le galop pour courre un magnifique cerf aux bois dorés qui après avoir fourni une honorable course dans une parodie de chasse, finit par se jeter comme par hasard dans un étang où on le laissa barboter. Au milieu de l’eau il y avait une île que l’on gagnerait au moyen de gondoles dorées et empanachées rangées près d’une rive. Alors parut le dieu Mercure qui, après quelques pas de danse, remit un billet invitant la « déesse du matin » à traverser l’étang pour rejoindre l’île enchantée3 où l’attendaient des merveilles.

Elle prit donc place sur la mieux ornée des embarcations et, au son d’une barcarolle, on vogua vers un embarcadère d’où partait un chemin couvert de tapis précieux menant à une immense tente à la turque dont l’intérieur était partagé en deux parties. L’une était occupée par un buffet somptueux où la joyeuse troupe accompagnant Aurore la servit tout en y faisant honneur.

L’atmosphère douce, un peu mystérieuse mais pleine de gaieté offrait ceci d’étrange que le prince n’avait pas fait son apparition ni d’ailleurs ceux de sa Cour qui avaient été invités. Seule Elisabeth était là. Encore disparut-elle comme par enchantement quand Aurore monta dans la gondole et poursuivit seule ce chemin peuplé de poèmes, de chansons et de musique émis par des nymphes et des faunes.

La collation terminée, on la mena dans la seconde partie de la tente où se trouvait un théâtre tendu de soie avec scène, rideaux et musiciens mais un seul siège : une sorte de trône doré. Elle y prit place et sa bruyante escorte s’installa autour d’elle sur des coussins posés à même le sol pour assister à un ballet oriental où parurent d’abord des bayadères aux voiles scintillants. Elles exécutèrent des danses qui se voulaient exotiques, bientôt rejointes par des Turcs enturbannés qui avec elles dansèrent un ballet avant de s’immobiliser sur un double rang. Alors d’invisibles trompettes sonnèrent et le Sultan, couvert de pierreries, s’avança, une main sur son yatagan, l’autre jouant avec un mouchoir de soie blanche. Il vint jusqu’à la rampe lumineuse bordant la scène, jeta ledit mouchoir à une Aurore devenue soudain rouge de confusion et ôta son masque. Cette fois, c’était bien le prince…

La jeune femme plongea dans une profonde révérence dont il la releva en cherchant son regard qu’il ne lâcha plus tandis qu’il lui baisait les mains :

- Venez ! dit-il tendrement. Venez prendre possession de votre royaume !…

Sans cesser de la regarder mais sans dire un mot, il la ramena jusqu’à la gondole accompagné par les musiciens et la Cour puisqu’un rôle avait été attribué à chaque invité, homme ou femme. Rôle qu’ils remplissaient avec l’enthousiasme propre à la jeunesse.

Au débarcadère, on retrouva la voiture où les deux héros prirent place pour revenir au château. L’air était plein de douceur, de musique et de parfums. Le soleil illuminait en les caressant les tissus précieux et arrachait des éclairs aux diamants, aux rubis, aux émeraudes et aux saphirs comme pour en composer un fabuleux tableau. La nature entière embaumait et chantait la joie. A l’unisson du cœur d’Aurore, mais celui-ci moins à cause du faste déployé pour elle que pour la simple présence de l’homme qu’elle aimait. Ils gardaient le silence, trop occupés à se regarder pour avoir envie de parler, mais les mots qu’ils ne disaient pas, leurs yeux savaient si bien en exprimer le sens ! Ceux de Frédéric-Auguste brûlaient d’une passion qu’il maîtrisait encore, se contentant de baiser par instants la douce main qui semblait si petite dans la sienne…

La distance était courte et l’on fut bientôt au château. Le prince alors mena sa belle dame dans un magnifique appartement tendu de soie couleur d’aurore jusqu’à une chambre dont les peintures murales représentaient les amours de Tithon et d’Aurore4. Là, il mit genou en terre et jeta son turban :

- C’est ici que vous êtes vraiment souveraine, s’écria-t-il, et sa voix profonde parut résonner jusqu’au fond du parc. Et moi, de Grand Seigneur que j’étais je deviens votre esclave ! Ordonnez, commandez ! Tout ici est à vous et moi plus que tout autre et de toute mon âme !

- Oh, Monseigneur, dans quelque état que vous vous présentiez à mes yeux vous êtes en droit de dire que je vous appartiens !

Elle se pencha pour poser un court instant ses lèvres sur les siennes mais sans le toucher autrement. Il eut, en se relevant, un large sourire d’enfant heureux :

- Prenez quelque repos avant de vous préparer pour le souper et pour le bal, ma déesse ! Celle-ci vous y aidera, ajouta-t-il en frappant dans ses mains pour faire apparaître une jeune femme brune, vêtue d’un costume oriental, qui du seuil s’inclina profondément en croisant les mains sur sa poitrine. « Elle s’appelle Fatime et je vous l’offre. C’est une esclave turque. Pas comme celles de tout à l’heure… une vraie, précisa-t-il en riant. Désormais elle est à vous et je pense que son service vous plaira.

- Une esclave ? fit Aurore choquée. Je ne savais pas que l’on en pût trouver chez nous ?

- Il en existe, voyez-vous. Quant à Fatime, elle sera auprès de vous ce que vous voudrez. Je l’ai fait acheter à Venise à cause de sa valeur… mais vous pourrez la faire baptiser si vous le souhaitez.

Fatime pouvait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans. Elle n’était pas belle mais possédait de splendides yeux noirs, brillants d’intelligence, et un charmant sourire. Quand le prince se fut retiré, elle s’inclina devant sa nouvelle maîtresse pas encore revenue de sa surprise, et lui prit la main pour la conduire dans une pièce voisine où des servantes achevaient de remplir d’eau parfumée une baignoire d’argent. Fatime déshabilla Aurore puis l’aida à s’y étendre et la laissa s’y délasser un moment. Après quoi, elle l’en sortit en l’enveloppant d’un drap de coton très doux, l’essuya et la fit étendre sur une table prévue à cet effet. Après un massage lent et apaisant, elle parfuma son corps avant de la ramener dans la chambre. Le tout sans avoir proféré la moindre parole. Elle semblait ne savoir s’exprimer que par des sourires et des gestes. Craignant qu’elle ne fût muette, Aurore voulu en avoir le cœur net :

- Est-ce que tu ne parles pas ? demanda-t-elle.

Nouveau sourire pimenté cette fois d’une pointe d’amusement :

- Si, maîtresse. Mais seulement lorsque c’est nécessaire. Pourquoi emplir tes oreilles du bruit de mes propos ?

- Tu es sage en dépit de ta jeunesse ! Cela dit, je crois que nous nous entendrons, assura-t-elle en se demandant, vaguement inquiète, de quel œil son Ulrica considérerait cette chambrière inattendue dont elle appréciait déjà le savoir-faire. Jamais encore elle ne s’était sentie aussi bien, aussi légère, aussi heureuse de vivre…

On revint dans la chambre où une autre surprise l’attendait : sur le lit étaient disposées les pièces d’un ravissant costume de princesse turque : des pantalons bouffants de mousseline rose pâle diaprée de perles de cristal ; un long caftan de toile d’argent légèrement nacrée étroitement serré jusqu’à la hanche par des boutons de diamants, dont les manches ouvertes et pendantes se refermaient par trois fois sur les bras au moyen d’agrafes semblables. Le décolleté révélait généreusement les rondeurs des épaules et des seins. Aucune chemise sous ce costume étrange et, peu habituée à être nue sous ses robes, Aurore frissonna. Elle pensait remettre son collier mais Fatime s’y opposa, se contentant de lui passer des bracelets de diamants aux poignets et de fixer sur sa tête une sorte de petit tambourin de même étoffe que la robe, entouré d’une guirlande de rubis et de diamants. Un long voile y était attaché dans lequel la nouvelle camériste lui montra comment se draper avant de la mener devant un miroir en pied au reflet duquel la jeune fille sourit sans retenue : jamais elle n’avait été plus belle !

Ce fut aussi ce que lui exprimèrent les yeux du Sultan quand il vint l’accueillir à l’entrée de la salle des festins pour la conduire à sa place qui était juste en face de lui, comme si cette soirée préludait à une nuit de noces. Une véritable ovation avait salué son entrée à laquelle elle répondit par une révérence pleine de grâce. Mais l’homme qui avait voulu pour elle cette fête plus magnifique que bien des noces royales lui réservait encore une surprise : lorsqu’elle prit sa serviette, elle trouva sur son assiette un bouquet de fleurs faites de rubis, d’émeraudes, de saphirs et de perles qu’Elisabeth, soudain reparue sous le costume oriental qu’elle avait revêtu en arrivant au château, vint attacher sur sa poitrine aux acclamations des convives.

Le souper fut ce qu’il devait être, joyeux, abondant et copieusement arrosé. Bruyant aussi mais cette gaieté isolait les héros de la fête qui mangeaient peu et se regardaient beaucoup, anticipant le moment enivrant entre tous où ils seraient enfin l’un à l’autre.

Après le souper, le bal. Ils l’ouvrirent en dansant une pavane un rien solennelle mais déjà langoureuse puis, quand la foule des danseurs eut pris possession de l’espace, Frédéric-Auguste saisit Aurore par la main et ils s’esquivèrent par une porte discrète.

Un instant plus tard, ils étaient seuls, face à face dans la grande chambre aux couleurs de l’aurore. Lentement, comme s’il accomplissait un rite, il se pencha sur elle pour ce premier baiser dont l’attente la faisait presque défaillir mais sans la toucher autrement. Puis, s’agenouillant comme tout à l’heure, il ouvrit une à une les agrafes scintillantes, posant ses lèvres à mesure sur la peau qu’il découvrait. Le caftan tomba, suivi de la mousseline qui enveloppait les longues jambes et les hanches. Alors seulement il la porta sur le lit, arracha ses propres vêtements avec impatience et vint s’allonger contre elle pour la couvrir de caresses et de baisers. C’était un amant merveilleux qui savait jouer d’un corps féminin en artiste et celui-là était un superbe instrument. Il sut se maîtriser pour amener le désir de sa compagne au niveau du sien. Alors il vint sur elle et la prit. Au cri qui échappa à la jeune fille, il comprit qu’il venait de la déflorer. Il ne put retenir un grondement de triomphe :

- Vierge ! Toi, si belle, tu t’es gardée vierge pour moi ! Jamais plus je ne te laisserai partir… Je t’épouserai.

Il en pleurait de bonheur et d’orgueil. Ce fut une longue, longue nuit d’amour. Entre les bras de son amant, Aurore s’abandonnait dans la joie profonde d’avoir enfin atteint son refuge…

CHAPITRE X LA FAVORITE

En s’éveillant au matin dans la chambre somptueuse inondée de lumière Aurore vit que le soleil était déjà haut mais qu’auprès d’elle, le lit était vide. Elle en éprouva une déception : c’eût été tellement délicieux d’ouvrir les yeux dans les bras de Frédéric-Auguste ! En revanche, deux femmes étaient à son chevet : Fatime qui lui tendait une tasse de thé et, assise au pied du lit ravagé, son amie Elisabeth qui la regardait en souriant :

- Avons-nous bien dormi ?… Pas beaucoup peut-être ?

Aurore s’étira voluptueusement mais, ce faisant, vit qu’elle était nue et se hâta d’attraper un drap pour se cacher puis se pelotonna dans ses oreillers de soie.

- Pas assez ! Je me sens… divinement bien mais je meurs de sommeil ! Laissez-moi me rendormir par pitié !

- C’est la dernière chose à faire. Ecoutez ! Il chasse !

Par les fenêtres ouvertes le son d’un cor rebondit trois fois, affaibli par la distance.

- Depuis longtemps ?

- Plus de deux heures. Il est près de onze heures !

- Grand bien lui fasse ! Moi, je dors !

- Certainement pas ! Je viens de vous dire que ce serait une grave erreur de ne pas aller le rejoindre ! Commencez par boire ce thé ! Ensuite une toilette rapide…

- Mais je ne veux pas !

La tasse était sous son nez ; elle en avala le contenu, puis voulut se recoucher. Elisabeth alors fit un geste : deux solides femmes de chambre enlevèrent la jeune femme avec son drap, la portèrent dans la pièce voisine et, en dépit de sa résistance, la plongèrent dans la baignoire tandis qu’une troisième ramassait en hâte ses cheveux dans un bonnet. Mais si l’eau en était toujours aussi suavement parfumée elle était pratiquement froide et Aurore poussa un cri :

- C’est glacé !

- Oui, mais cela réveille ! Et vous n’allez pas y rester une éternité !

En effet, au bout d’une dizaine de secondes, on l’enleva du bain pour la sécher en la frottant vigoureusement… Pendant ce temps, Mme de Mencken poursuivait son propos :

- Ecoutez-moi, jeune dame, et d’abord retenez ceci : « Il » a la paresse en horreur ! Alors si vous voulez le garder, il faut fournir quelques efforts. Dépêchons-nous ! Un cheval vous attend en bas…

En un tournemain, Aurore fut introduite dans un costume de chasse noir relevé de vert et d’or, coiffée avec habileté de façon suffisamment lâche pour qu’au vent de la course, ses cheveux finissent par se dénouer afin de corriger ce que le vêtement, de coupe quasi militaire, avait de sévère. En outre, sa chevelure noire et lustrée était l’une de ses plus belles parures.

Un moment plus tard, Aurore suivie d’Elisabeth galopait en direction de la chasse, guidée par le son des trompes. En la voyant apparaître dans un rayon de soleil le teint animé, l’œil étincelant et la bouche rieuse, le prince eut une exclamation de joie et poussa son cheval à sa rencontre, mais elle ne lui laissa pas le temps de parler :

- Pourquoi m’avoir laissée dormir, Monseigneur ? Ne savez-vous qu’être auprès de vous, partager vos plaisirs fait tout mon bonheur ?

- Vous étiez si belle dans votre sommeil !

- Ne le suis-je plus ?

Il se pencha vers elle, passa un bras autour de sa taille et l’enleva de selle sans le moindre effort pour l’asseoir devant lui :

- Diablesse ! Comme si tu ne le savais pas ? murmura-t-il avant de lui donner un long baiser aux applaudissements des chasseurs rangés autour d’eux. « Messieurs, tonna-t-il ensuite, j’ai pris, vous le voyez, la plus belle des biches et je vous laisse le cerf ! Nous nous retrouverons à la halte pour faire collation ! »

Et, resserrant son étreinte autour de la jeune femme, il piqua des deux et fonça au galop à travers la forêt jusqu’à une clairière où une fontaine chantonnait au milieu des lys d’eau. Ce fut devant elle qu’il coucha Aurore dans une flaque de soleil pour l’éplucher sommairement en pestant contre tous ces jupons dont les femmes jugeaient bon de s’encombrer, ce qui la fit rire :

- Je pensais que franchir ces légères barrières ajoutait au plaisir celui de la découverte et qu’un homme de goût…

- Foutaises ! fit-il sobrement. Il suffit que je t’aperçoive pour avoir envie de toi !

Il le lui prouva à trois reprises presque sans respirer. Plus de mignardises, cette fois ! Il s’en repaissait goulûment sous l’emprise d’une sorte de fureur qui, par instant lui arrachait des cris qu’il étouffait sous ses baisers.

Lorsque le calme revint, la belle amazone noir, vert et or ne ressemblait plus à grand-chose et quand Frédéric-Auguste remit Aurore debout en la tirant par la main, elle ressemblait assez à un arbre qui perd ses feuilles à l’automne. Seuls les bas de soie retenus à mi-cuisse par des jarretières de ruban et de dentelle tenaient bon. Ce qui les fit rire tous les deux :

- Eve au premier matin ! déclara-t-il pour ajouter, d’un ton pensif qui inquiéta sa maîtresse : « Dieu, que tu es belle ! »

- Contenez-vous, Monseigneur ! Ce n’est pas le moment de jouer Adam dans le jardin d’Eden. Il faut que nous rentrions, affirma-t-elle en drapant autour de sa taille un morceau de jupe. Bientôt on va nous chercher !

- Tu crois ? dit-il d’un ton bizarre.

- J’en suis sûre ! Convenez qu’il m’est difficile de rentrer au château dans l’état où je suis ! Avez-vous donc envie que les hommes de votre cour puissent voir à leur aise ce qui n’est que pour vos yeux ?

L’argument porta. Il se secoua comme pour chasser un souci puis, ramassant son justaucorps, il en enveloppa la jeune femme qu’il couvrit jusqu’aux chevilles :

- Vous êtes parfaite ainsi ! Assez convenable même pour aller prier au temple !

- Pas pour affronter les regards mal disposés. Votre force est incroyable, ajouta Aurore en faisant un ballot de son linge et de son casaquin inutilisables pour les fourrer sous un buisson

- N’est-ce pas ? fit-il ravi. Venez à présent, ma princesse, que je vous soustraie aux regards libidineux de mes gentilshommes !… C’est égal, je ne serais pas contre l’idée d’aller jouer à nos premiers parents pendant un ou deux jours ? Il y a près d’ici une petite grotte qui…

Il l’avait replacée sur son cheval et se remettait en selle. Quand il y fut, elle se blottit tendrement contre lui :

- Pourquoi pas ? Un jour où il ferait très chaud par exemple… Retrouver la simplicité biblique !…

Ils partirent au grand galop en riant comme des enfants.

A l’instar des noces princières, les fêtes de Moritzburg durèrent une dizaine de jours : une succession de chasses, de festins, de ballets, de promenades à pied, à cheval ou en gondole, de déjeuners sur l’herbe, de théâtre et de bals. Cela commençait dans les premières heures de la mati née pour durer jusqu’à l’aube suivante. L’amour aussi régnait en maître et le couple Aurore-Frédéric-Auguste n’était pas le seul à pratiquer les escapades pour aller s’aimer là où l’idée leur en venait. La nuit, les violons, les harpes et les flûtes accompagnaient à part égale les pas des danseurs et les soupirs des amants.

De ce joli désordre, Aurore était la reine incontestée. Elle portait des robes fabuleuses, sans cesse renouvelées, des bijoux de rêve. En fait, ils n’ajoutaient guère à une beauté qui, devenue femme, s’épanouissait triomphalement dans l’ivresse de l’amour comblé. Son prince était fou d’elle, ne s’estimant jamais repu, et elle partageait l’ardeur de sa passion, ayant à peu près tout oublié de ce qui n’était pas ces heures divines où elle se donnait à lui.

Pourtant, les plus belles choses ayant une fin, il fallut bien songer à regagner Dresde, assez proche cependant pour que les affaires de l’Etat ne souffrissent pas de l’éloignement. Des courriers arrivaient chaque matin mais Son Altesse Electorale, occupée à ses belles amours, montrait une nette tendance à les négliger. Un jour, apparut le comte de Fleming…

C’était le conseiller le plus écouté de Frédéric-Auguste.

De trois ans plus âgé que le prince - et d’un de plus qu’Aurore ! - c’était à la fois un Prussien, un guerrier et un fort bon négociateur. Depuis sa prime jeunesse, il était auprès de Frédéric-Auguste qui le traitait en ami bien qu’il le trouvât légèrement ennuyeux. Une sorte de rivalité l’opposait alors à l’autre ami, Philippe de Koenigsmark, dont Fleming détestait la fougue, le panache, l’intense vitalité, et enviait les succès féminins. La disparition de son cauchemar l’avait secrètement ravi mais l’arrivée d’Aurore l’avait épouvanté, d’autant plus que la beauté de la jeune femme ne le laissait pas indifférent. Or, elle l’avait à peine regardé, ce qui constituait une grave offense pour un orgueil tel que le sien. Aussi, ayant compris qu’elle s’était vouée à la recherche de son frère et mettait ses espoirs dans la puissance saxonne pour faire plier le Hanovre, s’efforça-t-il de retenir, voire de modifier le sens des messages adressés à l’Electeur Ernest-Auguste. Mais il ne réussit pas à détourner les regards de son maître de celle que l’on disait la plus belle fille d’Europe.

Plus fin qu’il ne le pensait, le prince, avant de monter ce que l’on pourrait appeler l’« opération Moritzburg » contre la vertu d’Aurore, l’avait expédié en ambassade à Varsovie où la santé du valeureux roi Jean Sobieski ne cessait de décliner, dans le but d’y planter les jalons de sa candidature au trône devant la Diète de Pologne.

Fleming était parti rongé d’angoisse. Il était trop intelligent pour n’avoir pas flairé qu’il se passait quelque chose. Rentré de la veille à Dresde, il n’eut pas besoin de demander où était son maître : il n’y était bruit que des fêtes splendides données en l’honneur de la comtesse de Koenigsmark et il ne faisait de doute pour personne que la belle y était devenue la maîtresse du prince.

Il aurait pu se dire que cela ne faisait jamais qu’une de plus - ce n’était pas et de loin la première ! - et que cela ne tirait pas à conséquence, mais son flair lui soufflait que cette fois c'était différent et qu’il pourrait bien avoir affaire à une favorite, dûment établie, et avec laquelle il faudrait compter. Certaine demeure proche du palais que l’on était en train d’aménager pour elle le confirmait. Au matin, après une nuit sans sommeil, il prit un cheval et galopa jusqu’à Moritzburg.

Il y arriva au moment où la petite cour s’apprêtait à partir pour la chasse. Les deux amants étaient en selle et le prince arrêta d’un geste les trompes qui allaient sonner le départ :

- Vous voilà déjà, Fleming ? fit-il en maîtrisant d’une main ferme la fougue de sa monture. Je ne vous attendais pas si tôt.

- Le temps ne dure guère lorsque l’on est heureux, répondit l’ambassadeur avec un rien d’aigreur, et Votre Altesse Electorale l’est de si évidente façon qu’elle me contraint au vilain rôle d’importun…

En même temps son regard glissait sur Aurore, et il frémit. Jamais encore elle n’avait mieux mérité son nom. Le splendide épanouissement de sa beauté l’éblouit et l’atterra. Quelle adversaire il allait avoir en elle ! D’autant plus redoutable qu’elle réveillait en lui, en plus cuisant peut-être, le désir qu’elle lui avait inspiré avant son départ. D’un autre côté, joueur d’échecs émérite, il supputait une partie passionnante… Cependant, Frédéric-Auguste venait de lui dire quelque chose qu’il n’avait pas saisi et s’impatientait :

- Eh bien, vous ne répondez pas ?

- Mille pardons, Monseigneur ! J’avoue n’avoir pas entendu. La faute en est à l’admiration où m’a plongé Mme de Koenigsmark, s’excusa-t-il avec un salut à l’adresse de la jeune femme en prenant soin d’appuyer sur le Madame…

- Je vous demandais la raison de cette hâte ?

- Elle est à Wilanov, Monseigneur. Le roi Jean, le vainqueur des Turcs à Vienne, le géant qui a sauvé l’Europe occidentale de la menace ottomane, s’en va vers sa fin au milieu d’un incroyable tissu d’intrigues menées pour une grande partie par la Reine, cette Française insatiable et rouée qui se soucie d’elle-même plus que de la Pologne1

- Allez au fait ! Que voulez-vous au juste ?

- D’abord que Votre Altesse Electorale rentre à Dresde…

- C’est à deux pas…

- Sans doute, mais l’atmosphère de la Chancellerie et des affaires d’Etat ne fait pas bon ménage avec celle - ô combien délicieuse ! - qui règne en ce château. Sans doute faudrait-il faire, en personne, le voyage de Varsovie…

- Monseigneur, intervint doucement Aurore, je crois qu’il faut écouter M. de Fleming. Nous venons de vivre des jours inoubliables… et Votre Altesse sait bien qu’à Dresde comme ici, je ne cesserai d’être sa dévouée servante !

Le front chargé de nuages du prince retrouva sa sérénité. Il tendit la main pour prendre celle de la jeune femme qu’il baisa :

- Vous êtes incomparable, Madame ! Vous êtes ma folie et voilà que vous pouvez être aussi ma sagesse ! Rentrons puisque vous le voulez… d’autant que je vous réserve une surprise au retour ! Nous rentrerons demain matin. Pour l’heure présente, en chasse mes amis ! Le sanglier n’a que trop attendu !

A sa confusion, Aurore regagna la capitale dans la même voiture que son prince. Ce grand honneur la flattait mais officialisait aussi un statut de maîtresse déclarée qu’elle ne souhaitait pas. Ce fut pis encore quand l’équipage, au lieu de rentrer au palais ou de la déposer chez les Loewenhaupt, vint s’arrêter devant l’entrée d’une des plus jolies maisons des bords de l’Elbe, point trop grande et plutôt discrète dans sa sobre élégance, où résonnait d’ailleurs encore le marteau des tapissiers :

- C’est trop, Monseigneur !

- Comment cela, trop ? riposta-t-il d’un ton où pointait l’offense.

- L’amour que m’inspire Votre Altesse souhaite demeurer discret sinon secret. Je crains trop de blesser deux dames que je respecte infiniment.

- Ne comprenez-vous pas, vous qui êtes si intelligente, qu’il serait infiniment plus blessant pour elles que nos amours s’étalent au palais même, sous leurs yeux ? En outre, je me vois mal pénétrant à pas de loup chez Loewenhaupt après avoir escaladé une fenêtre. Céans vous êtes chez vous et je peux vous rejoindre en toute liberté. Cela dit, j’apprécie à leur valeur votre tact et votre bon cœur. Acceptez ce que je vous offre, ma douce ! Cette maison de toute façon ne pourrait convenir à personne d’autre. Sa décoration s’y partage entre la couleur de l’aurore et celle de vos yeux…

Que dire après une telle déclaration sinon remercier ? Sa nouvelle demeure enchanta la jeune femme. Elle y trouva un majordome, quatre valets, un cocher et des palefreniers pour les six chevaux d’attelage blancs et les trois de selle ou de chasse qui peuplaient les écuries, du personnel de cuisine, etc. Côté femmes de chambre, il y avait Fatime avec trois autres jeune filles. Et aussi, au seuil du salon, sa vieille Ulrica, plus raide que jamais dans sa robe noire avec col, manchettes et cornette de fine toile blanche des Flandres. Les mains croisées sur son giron, la bouche serrée et les sourcils tellement froncés qu’ils n’en faisaient plus qu’un, elle offrait une parfaite image de la réprobation, même si un trousseau de clés pendait dans les plis de sa jupe à une bélière d’or attachée à la ceinture, signant ainsi son nouveau rôle de gouvernante.

Quand elle vit arriver le couple, elle plongea dans une révérence aussi profonde que le lui permettait l’arthrose de ses genoux, mais s’arrangea de façon que nul n’en ignore la destination : le prince, un point c’est tout. Aurore dut se contenter d’une vague inclinaison assortie d’un coup d’œil orageux, mais la jeune femme n’eut pas le temps de tirer l’affaire au clair. Frédéric-Auguste l’entraînait par la main à travers la maison afin qu’elle la découvrît avec lui. Il était heureux comme un gamin et, en quittant celle qui était maintenant sa favorite, il lui annonça qu’il viendrait souper avec elle.

Restée seule dans sa chambre aux tentures d’azur et d’or où un soin amoureux avait accumulé tous ces riens ravissants indispensables à la toilette d’une jolie femme : flacons de cristal, boîtes d’or ou d’émaux, peignes et brosses de vermeil et une multitude d’autres objets, elle ne fit cependant que les effleurer du regard, s’assit dans un petit fauteuil de brocart et envoya chercher Ulrica. Qui arriva sans se presser et se tint debout devant elle dans la même attitude que précédemment : la mine toujours aussi butée.

- Quelque chose ne va pas ? demanda Aurore. Tu devrais être heureuse ? De nourrice à la retraite te voilà gouvernante de notre demeure et…

- Là où règne le péché ne saurait être ma demeure ! laissa-t-elle tomber.

La patience n’étant pas la vertu dominante d’Aurore, cette statue de la vertu offensée lui fit l’effet d’une fausse note dans la radieuse symphonie de son bonheur et l’amena aussitôt aux abords de la colère :

- La maison du péché ? Que ne l’as-tu dit au prince tout à l’heure au lieu d’accepter d’en prendre la direction… Sans me demander mon avis, d’ailleurs. Ce qui serait normal puisque je suis ici chez moi !

- Beau cadeau ! Dommage que vous l’ayez payé de votre honneur ! Vos ancêtres doivent se retourner dans leur tombe et votre noble mère la première ! Et aussi le comte Philippe…

Blême de colère, Aurore se leva pour lui faire face :

- Je t’interdis d’en parler ! Le prince est le seul qui ait jamais consenti à m’aider. Il envoie une nouvelle ambassade à Hanovre !

- Il aurait pu le faire sans venir dans votre lit ! Quel effet cela fait-il d’être sa putain ?

La gifle partit, si violente qu’elle imprima les doigts d’Aurore sur la joue couleur de parchemin de la vieille femme. Qui recula sous le choc et porta sa main à son visage :

- Vous m’avez frappée ! gronda-t-elle indignée.

- Et je vais faire encore mieux : rends-moi ces clés et retourne chez ma sœur ! Je ne veux pas de toi chez moi !

- Sûr que je vais y aller ! répliqua la vieille femme en décrochant la bélière d’or d’une main que la fureur rendait malhabile. Elle y parvint cependant et les jeta aux pieds d’Aurore : « Tenez, les voilà, vos clés. Vous allez pouvoir en faire présent à cette infidèle sortie on ne sait d’où. Une esclave sans doute ? Achetée très cher pour ses talents d’entremetteuse. C’est tout juste ce qu’il vous faut à vous qui vous êtes vendue au prince. Vous allez pouvoir vous rouler dans la boue avec elle, mais prenez garde à la colère de Dieu ! »

- Prends-y garde toi-même ! Je croyais à ton affection mais tu n’es qu’une vieille bourrique au cœur sec, bornée et intransigeante ! Tu devrais te mettre au service d’un pasteur ! Vieux garçon de préférence, ajouta-t-elle pensant soudain à la servante du sinistre Cramer. Vous pourriez rancir ensemble ! Mais je ne suis pas certaine que cette odeur convienne au Seigneur !

Aveuglée par la fureur, elle ne s’était pas aperçue du départ d’Ulrica et sa conclusion vengeresse tomba dans le vide. Comme sa colère qui fit place, très vite, à la mélancolie. L’attitude puritaine de sa nourrice n’était-elle pas le prélude aux avanies que réservaient à la nouvelle favorite les courtisans qui n’avaient pas eu droit aux fêtes de Moritzburg et peut-être aussi le peuple qui jamais n’aima ses pareilles ?… Il lui sembla qu’un voile gris venait de tomber sur les joyeuses couleurs de son bonheur…

Heureusement, Amélie arriva quelques minutes après la sortie d’Ulrica. Elle l’avait d’ailleurs rencontrée et, voyant des larmes dans les yeux de sa sœur, n’eut aucune peine à établir la relation de cause à effet. Sans perdre de temps à demander des explications dont elle n’avait nul besoin, elle se contenta de prendre Aurore dans ses bras :

- Tu ne vas pas permettre à cette folle de te mettre la tête à l’envers ?

- Si tu savais comment elle m’a traitée !

- Oh, je sais ! J’en ai vu le résultat sur sa figure, ajouta-t-elle en riant. Je lui ai dit de rentrer à la maison mais je n’ai pas l’intention de l’y garder.

- Tu ne vas pas la chasser ? A son âge et…

- Mais non, bonne âme que tu es ! Je vais seulement la renvoyer à Hambourg. Cela la fera réfléchir et toi tu seras à l’abri de ses sottises.

- Pas si sottes qu’il y paraît ! Il est vrai que j’ai fait bon marché de ma réputation… et de mon honneur !

- Nous ne sommes plus au Moyen Âge ! Dismoi seulement une chose : es-tu heureuse ?

- Je l’étais… ô combien jusqu’à ce que…

- Oublie Ulrica. Tu aimes et tu es aimée ?

- Je le crois !… oh oui, je l’aime. Sais-tu qu’il a même dit qu’il m’épouserait !

- Tu es d’assez grande maison pour cela, mais ce n’est pas à souhaiter. Une épouse, on la relègue dans un coin du palais mais pour la femme que l’on aime c’est différent ! D’autant que tu seras sans doute appelée à jouer un rôle - important peut-être ! - dans la politique de la Saxe.

- Mon Dieu ! Tu ne vas pas un peu loin ?

- Absolument pas et c’est d’ailleurs l’avis de Frédéric. Ton prince est un homme bon, généreux, vaillant et fascinant. Sa stature en impose mais sa volonté n’est pas à la hauteur de sa carrure. Il est trop ami des plaisirs pour qu’il ne lui soit pas nécessaire d’avoir auprès de lui une présence attentive, d’une vive intelligence, capable de lui suggérer les bonnes décisions à prendre. C’est un indécis, tu sais et par cela un faible ! Il a besoin d’un tuteur et jusqu’ici le vieux Beuchling a parfaitement joué ce rôle, mais il est vraiment très âgé et il faut au Conseil, quelqu’un de jeune et d’énergique.

- Tu te rends compte de ce que tu dis ? Jamais je ne siégerai au Conseil !

- Non, mais tu seras là pour l’écouter quand il en sortira comme le fait une épouse digne de ce nom…

- Elle existe, cette épouse !

- Cette pauvre Christine-Eberhardine ? Tu la vois donner des avis à son époux alors qu'elle en est encore à rougir jusqu’à la racine des cheveux quand il la regarde ou lui prend la main ? Toi tu as tout ce qui lui manque et tu sauras t’en servir. Et nous serons toujours à tes côtés pour t’épauler !

Rassurée sur les réactions de sa famille - même si celle d’Ulrica lui laissait un goût amer ! - Aurore s’inquiéta de celles d’Anna-Sophia - pas vraiment, si elle se souvenait de leurs derniers entretiens ! - et de Christine-Eberhardine ! Elle ne pouvait raisonnablement s’attendre que l’épouse aussi fastueusement trompée lui saute au cou. La princesse ne tenait pas beaucoup plus de place qu’une souris, mais elle était si évidemment amoureuse de son gigantesque mari qu’elle ne pouvait qu’en souffrir.

Aurore voulait s’ouvrir de ses réflexions à Elisabeth de Mencken quand elle accourut vers quatre heures pour admirer l’installation de son amie, mais celle-ci avait déjà les réponses :

- Sérions les questions ! déclara-t-elle doctement. Son Altesse Royale m’a chargée de vous faire savoir que vous ne faites plus partie de ses dames. C’est la moindre des choses et ne doit pas vous étonner. En revanche, elle vous verra sans déplaisir venir à sa cour… à moins que votre influence sur son fils ne se révèle néfaste. Ce qu’elle ne pense pas, au contraire. Si vous voulez mon avis, elle aimerait assez vous voir prendre auprès d’elle certains conseils que le prince accepterait plus facilement venant de vous.

- En un mot : elle compte se servir de moi pour influencer son fils ?

- On ne saurait mieux dire ! fit Elisabeth en riant. Et comme c’est une femme de sagesse et d’expérience, votre collaboration pourrait être chose salutaire pour le pays. Reste l’épouse bafouée !

- Elle doit m’exécrer ! J’avoue qu’en pensant à elle je me sens honteuse…

- Vous vous y ferez ! Quant à savoir ce qu’elle a en tête, c’est difficile : elle pleure dès qu’elle a fini de prier et elle prie dès qu’elle a fini de pleurer. Il lui arrive parfois de faire les deux en même temps ! Mais c’est une bonne fille qui ignore la méchanceté. Il n’y aurait donc pas grand-chose à craindre de ce côté s’il n’y avait Fleming.

- Fleming ? Qu’a-t-il à voir ?

- Il s’est institué son conseiller, son soutien. C’est lui qui a demandé sa main pour notre Electeur et mené à bien les négociations du mariage.

- Ce n’est pas ce que l’on m’a dit : le prince serait tombé amoureux d’elle après sa rupture avec son frère ?

- Certes… mais pas au point d’épouser, bien qu’il fût seulement à cette époque le frère plus ou moins héritier de Jean-Georges IV. La fille était charmante encore qu’un brin bécasse mais, surtout, la dot était assez mince et la jeune Brandebourgeoise n’aurait guère eu de chances de devenir princesse saxonne si Fleming ne s’en était mêlé : en bon Prussien, il avait tout intérêt à installer à Dresde une presque compatriote follement amoureuse d’Auguste. Une marionnette qu’il tiendrait dans sa main au cas où Jean-Georges viendrait à disparaître prématurément. Ce qu’il n’a pas manqué de faire. A présent, Christine est devenue Altesse Electorale et ne jure que par Fleming. Or celui-ci est redoutable.

- Un simple conseiller peut-il l’être ?

- Un conseiller très écouté et qui pourrait d’ici peu prendre la place de Beuchling… Ne vous y trompez pas et, surtout, ne commettez pas l’erreur de l’attaquer auprès du prince, qui a de l’estime pour lui et même de l’attachement…

- Cet homme ne m’a encore donné aucune raison de m’en plaindre mais merci de votre mise en garde. Je m’en souviendrai…

L’avertissement arrivait à temps : le soir même, alors que les amants reprenaient souffle dans le lit dévasté en buvant du champagne, Frédéric-Auguste qui, appuyé sur un coude contre le corps d’Aurore, s’amusait à y faire tomber quelques gouttes de vin qu’il recueillait ensuite avec sa bouche, soupira :

- Je regrette d’avoir quitté Moritzburg où je pouvais ne penser qu’à toi. Nous y avons vécu des jours inoubliables… et de plus belles nuits encore. Pourtant…

- Oh, que voilà un mot qui sonne mal !

- Préfères-tu « cependant » ?

- Ni l’un ni l’autre parce qu’ils expriment une restriction. Voyons si je devine : vous êtes assez satisfait d’être rentré ?

- Satisfait non, mais… reconnaissant à Fleming d’avoir osé venir m’y chercher. Un prince souverain n’a pas le droit d’oublier entièrement ses devoirs… même dans les bras d’une ensorcelante sirène. Certaines affaires exigeaient ma présence…

- Si importantes que cela ? hasarda Aurore en espérant une confidence mais il n’avait nullement l’intention de lui en faire :

- Et davantage ! Mais j’aurais scrupule à fatiguer ta jolie tête avec ce fatras.

Tout en parlant, il avait recommencé à la caresser. Elle s’abandonna, reprise par le désir sans plus penser à rien, uniquement attentive aux sensations profondes d’un corps dont il savait si bien se rendre maître…

La première lettre arriva le lendemain.

Fermée par un sceau de cire rouge, sans gravure pour l’identifier, elle vint se poser dans la matinée entre le miroir vénitien et un flacon de parfum filigrané d’or sur la table devant laquelle Aurore se faisait coiffer. L’instant était délicat et la jeune femme remit à plus tard de l’ouvrir. Elle s’y décida enfin quand Fatime eut parfait son chef-d’œuvre avec un nuage de parfum. Pour la lâcher aussitôt avec dégoût : il lui avait suffi d’un coup d’œil pour saisir le texte, fort court :

« Tu te crois au pinacle, Aurore, mais tu es déjà sur la pente descendante. Ton amant a toujours préféré la chasse à la possession… »

- Qui a porté ça ? demanda-t-elle en désignant le message resté entrouvert.

Fatime se précipita aux renseignements et revint encore plus vite :

- Personne. L’un des valets a trouvé cette lettre sous le portail d’entrée devant la loge du gardien…

Après une brève hésitation, la main un peu tremblante de la jeune femme reprit le vilain message. Elle le tourna et le retourna dans l’espoir d’y découvrir un quelconque indice, mais ne trouva rien. Le papier était de qualité. L’écriture aussi, bien qu’elle évoquât un homme plus qu’une femme. Au prix d’un effort, Aurore s’obligea au calme et rangea soigneusement l’affreuse épître dans son secrétaire, se réservant d’en parler à Elisabeth qui avait promis de venir chaque jour afin de la soutenir dans sa nouvelle existence. Or, celle-ci ne fit qu’en rire et, prenant le billet, le déchira de haut en bas, puis continua jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un minuscule tas qu’elle jeta au feu :

- Voilà ce que ça mérite ! Vous n’aviez pas, j’espère, l’intention de le montrer au prince ?

- Non. Bien sûr que non, mais peut-être à ma sœur ?

Elisabeth prit les mains de son amie pour l’obliger à s’asseoir auprès d’elle sur un canapé du salon de musique où elles se trouvaient alors. Aurore avait choisi cette jolie pièce pour son usage personnel. Elle en aimait en effet les claires boiseries bleu pâle rechampies d’or dont les meubles principaux étaient un clavecin peint de fleurs et de personnages chinois et une harpe à la courbe harmonieuse derrière laquelle elle aimait déjà prendre place.

- Cela ne vous avancerait à rien et l’inquiéterait sans raison.

- Sans raison ? Vous trouvez ?

Mme de Mencken dévisagea son amie sans songer à cacher sa surprise :

- Je répète : sans raison ! Et je m’étonne de vous voir affectée comme vous l’êtes, vous qui avez vécu à la cour de Hanovre qui passe pour la plus dépravée de l’empire. Dites-vous bien que vous venez d’accéder à un statut nouveau pour vous mais qui, en tous temps, a toujours véhiculé les mêmes inconvénients et, par définition, a fait de vous la cible de toutes les jalousies, de tous les désenchantements. Auguste vous a placée en pleine lumière. Vous lancer de la boue va devenir l’occupation préférée d’une foule de gens. Alors, autant vous y faire tout de suite parce que vous pouvez être certaine qu’il y en aura d’autres.

- Agréable perspective !

Cependant elle se rangea sans trop de peine à l’avis d’Elisabeth : le mieux était de dédaigner.

Les jours qui suivirent la consolèrent vite et elle remercia silencieusement son amie d’avoir détruit le venimeux papier. Existait-il au monde bonheur plus grand que le sien ? Le prince semblait ne plus pouvoir se passer d’elle. Il l’emmenait partout : à la chasse ou sur les chantiers qu’il commençait à entreprendre, et parfois même il évoquait devant elle certains soucis politiques. Avec beaucoup de finesse, elle sut être l’amie en même temps que la maîtresse. Une amie drôle et spirituelle qui l’amusait autant qu’elle le charmait. En outre, il lui était reconnaissant de son attitude discrète et des relations pleines de respect qu’elle entretenait avec sa mère et avec sa femme. Enfin il était fière d’elle, de sa beauté dont il demeurait captif et qu’il se plaisait à parer. Elle eut des bijoux magnifiques, des robes somptueuses. Qu’elle refusait de porter le plus souvent sauf pour le seul plaisir de ses yeux à lui et de ses mains quand il la déshabillait car leurs nuits demeuraient ardentes quoiqu’il arrivât parfois à la jeune femme d’avoir peine à se mettre à l’unisson d’un appétit apparemment insatiable.

La seconde lettre vint un matin de janvier où Dresde semblait sommeiller sous un manteau de neige étouffant les bruits.

Pelotonnée dans la douce chaleur de son lit où elle s’attardait à la suite d’une de ces nuits agaçantes où l’on ne dort pas sans en connaître la raison, Aurore vit arriver Fatime chargée du plateau de son petit déjeuner. La lettre y était étayée par le pot de miel. C’était la même suscription et la même écriture.

Après l’avoir considérée un moment avec une méfiance teintée de crainte, Aurore avança deux doigts et la pêcha par un coin :

- Qui a apporté ça ? demanda-t-elle à la jeune Turque occupée à redresser ses oreillers derrière son dos.

- On ne sait pas. Un homme l’a remise à l’un de ceux qui balaient la neige devant le porche et celui-ci l’a donnée au portier. Tu as peur que ce soit une mauvaise nouvelle, maîtresse ?

- Crois-tu que l’on se donne autant de mal pour une bonne ?

Une angoisse lui serra le cœur tandis qu’elle faisait sauter le cachet, anonyme comme le précédent. Cette fois, le mystérieux correspondant - ou « la » - écrivait :

« La roche Tarpéienne est toujours aussi proche du Capitole mais elle semble diminuer chaque jour la distance. “Il” n’est pas venu hier soir, n’est-ce pas ? Et ce n’est qu’un début. Certes il te couvre de présents mais ce que tu désires profondément il ne te le donne pas. Aucune ambassade n’est partie pour Hanovre et je ne te conseille pas de la réclamer. Tu ne ferais que l’ennuyer. Et Dieu sait qu’on l’ennuie aisément !… A ce propos, as-tu déjà entendu parler de Mlle de Kessel qui t’a précédée dans son lit et dans son cœur ? Non ? Tu devrais. Son histoire est pleine d’enseignement… »

Quand elle eut fini de lire, Aurore avait les larmes aux yeux.

Le malfaisant inconnu était bien renseigné. C’était vrai que cette nuit, et pour la première fois, Frédéric-Auguste n’était pas venu la rejoindre. Vrai aussi que l’on n’avait plus guère parlé de rechercher Philippe et cela Aurore se le reprochait. Enfouie dans son bonheur comme au creux d’un soyeux cocon, elle s’était laissé griser par l’élixir d’amour qu’on lui versait à longs traits. Une seule fois, elle avait évoqué le Hanovre et son amant avait éludé la question avant de lui fermer la bouche d’un baiser et de ce qui s’ensuivait. Vrai encore que l’on n’avait plus parlé mariage lorsqu’ils étaient seuls ensemble. C’était cette suite de vérités qui bouleversaient la jeune femme parce que, dans ce cas, il n’y avait aucune raison de mettre en doute la fin de la lettre. Restait à savoir qui était cette Kessel jamais vue à la Cour et dont le nom lui était inconnu ?

Repoussant le plateau après y avoir seulement prélevé une tasse de lait, elle se livra à ses femmes pour sa toilette, habituellement longue et minutieuse. Fatime y veillait, sachant que sa maîtresse tenait à n’offrir qu’une image parfaite quelle que soit l’heure où on la surprenait. Aurore prenait plaisir d’ailleurs à ces soins raffinés qui détendaient son corps tout en lui laissant l’esprit libre. Ce matin-là, pourtant, elle demanda que l’on abrège parce qu’elle voulait sortir. Il lui resta tout de même assez de temps pour un examen de conscience. Elle avait laissé sa passion lui faire oublier le reste du monde. Depuis quand n’avait-elle pas reçu de nouvelles de Charlotte Berckhoff ? Avait-elle seulement répondu à sa dernière lettre ? Pourtant son amie y exprimait l’inquiétude croissante où elle était du sort de Nicolas. On ne l’avait pas revu à Celle où l’on ne savait plus rien de ce qui se passait à Hanovre, sinon que l’on y semblait pris d’une frénésie de fêtes. Elles s’enchaînaient les unes aux autres, créant un désordre où il était difficile de se reconnaître. Aurore se souvenait d’avoir partagé un moment cette anxiété… mais un moment seulement ! Ce jour-là, son prince l’avait autant dire enlevée pour passer trois jours à Moritzburg. Trois jours plus enivrants que n’importe quelle fête parce qu’ils y étaient seuls avec une domesticité réduite et quasi invisible permettant toutes les folies comme danser nus au son d’un violon caché ou s’aimer une nuit entière sur des peaux d’ours jetées devant l’âtre flambant de l’immense salle des festins… Le tout arrosé de flots de champagne.

A les évoquer à présent, le rouge de la honte montait au front d’Aurore, mais sans lui éviter un délicieux frisson.

Une fois prête, elle se fit conduire chez Elisabeth qui gardait la chambre avec une bronchite attrapée dans les éternels courants d’air du palais. Quand son amie y pénétra, elle venait de se faire saigner et, la tête sous une serviette, prenait une fumigation dont l’odeur piquante emplissait l’air ambiant.

- J’en ai pour un instant. Asseyez-vous ! nasilla-t-elle du fond de sa serviette.

Aurore se débarrassa de sa pelisse ourlée et doublée de zibeline, mais garda le manchon assorti et alla s’asseoir près de la cheminée en conseillant à Elisabeth de prendre son temps. Cinq ou six minutes plus tard, celle-ci sortit de son abri un petit visage rouge et suant surmonté d’un bonnet de dentelles et de rubans roses.

- Ah ! Je me sens mieux ! Merci de votre patience ! A présent venez près de moi… Dieu que vous êtes belle ! ajouta-t-elle quand Aurore se fut posée au pied de son lit. Mais Dieu que vous êtes triste !

Pour seule réponse, celle-ci tira la lettre de son manchon et la lui tendit ouverte.

- Ah, je vois ! Le corbeau a encore frappé !… et je n’ai guère de peine à imaginer ce que vous venez me demander, compléta-t-elle lecture faite. Vous voulez que je vous parle de la Kessel !

- Si vous en avez la possibilité.

- Elle a fait suffisamment de bruit pour qu’on ne l’oublie pas. Ce qui m’étonne, c’est que personne, dans cette cour où chacun clabaude à qui mieux mieux…

- Vous en connaissez une qui ne clabaude pas ?

- Non. Je disais donc que je suis surprise que personne ne soit venu vous servir ce plat croustillant ! Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de quoi vous tourner les sangs. Vous n’avez pas l’innocence de penser être la première maîtresse de notre Frédéric-Auguste ? Il n’a jamais tenu sa lumière sous le boisseau et l’écho de ses frasques a dû s’étendre jusqu’en France et en Angleterre. Passons à cette Kessel qui vous a précédée… disons comme le brouillon précède la lettre parfaite…

- Voilà, il me semble un bien long préambule !

Elisabeth sortit son mouchoir, en usa et reprit :

- J’en ai fini. Vous ne l’ignorez pas, le mariage avec la petite Brandebourgeoise fut un mariage d’amour et, comme le couple s’entendait bien, tout un chacun jugea que l’Electeur s’était rangé. Sans trop y croire cependant avec une telle force de la nature. Et non sans raison. Bref, le ménage roulait sur une belle allée sablée quand la princesse Anna-Sophia prit au nombre de ses dames une demoiselle de Kessel. Cela à la demande de Mme de Friesen, épouse d’un des conseillers, sous le prétexte que cette fille de bonne famille mais pauvre était ce que l’on appelle « méritante ». La douairière se méfia d’autant moins que la demoiselle était jolie, certes, mais pas d’une foudroyante beauté et se parait peu, faisant montre au contraire d’une grande timidité. Dans le genre de la fameuse La Vallière chez le roi de France. A cette différence près que La Vallière était vraiment timide, modeste et aussi peu sûre d’elle que possible. Ce qui n’était absolument pas le cas de la Kessel.

Une fois installée au palais, elle et la Friesen passèrent au second acte d’une comédie soigneusement réglée : la bienfaitrice se mit à entretenir Frédéric-Auguste des nombreux tracas de sa protégée en vue de lui faire obtenir une pension, ce qui lui permettrait de tenir son rang dans une cour si élégante alors qu'elle ne possédait rien, ou si peu. Elle en parla même tellement que le prince voulut voir de ses yeux cette merveille. Un soir, en se rendant chez sa mère, il s’attarda dans son antichambre avec ladite Kessel… Qui lui plut tellement qu’il prit l’habitude de venir bavarder avec elle tous les soirs. Des bavardages, comme bien vous devez le penser, qui n’étaient en fait qu’un long plaidoyer destiné à faire connaître à la belle la chaleur de ses sentiments. Mais, dûment chapitrée, la mâtine résistait, s’abritant derrière une vertu qui, à l’entendre, était son unique bien. La pension fut naturellement accordée. Gratitude, remerciements trempés de pleurs, soupirs, déclaration de part et d’autre, pourtant la « vertu » se défendait encore. Alors, on alla chercher… devinez qui ?

- Beuchling ? fit Aurore qui écoutait l’histoire avec un mélange de curiosité et d’agacement.

- Tout juste. Il vint plaider la cause de son maître, comme il l’a fait avec vous d’ailleurs !

- C’est agréable à entendre !

- Notre prince n’a pas une imagination débordante, vous savez ? Pourtant, il en a déployé pour vous beaucoup plus que pour quiconque, d’où vous pouvez déduire qu’il n’a jamais aimé la Kessel comme il vous aime. Beuchling convainquit la demoiselle d’accepter une entrevue dans la propriété des Friesen à une lieue de Dresde. Le lendemain, elle rencontrait comme par hasard, en se promenant à la limite de la forêt, le prince qui chassait en compagnie de Beuchling.

- Il tient encore à cheval, ce vieillard ?

- Oh, il est capable d’en faire davantage pour garder sa place de confident. On causa puis Mme de Friesen se montra et tout le monde rentra au château où les intéressés prirent le thé dans un petit salon tandis que la Friesen papotait avec son compère dans un autre. La conclusion ne pouvait manquer d’être proche : trois jours plus tard, Frédéric-Auguste envoyait à la Kessel une parure de diamants dont elle le remercia de la façon que vous imaginez.

« Les choses auraient pu continuer discrètement à l’écart d’une épouse qui commençait à se plaindre d’un mari moins assidu qu’auparavant, mais cela ne faisait pas l’affaire de la donzelle. Elle rêvait mariage et ne trouva rien de mieux qu’arriver un beau soir chez Christine-Eberhardine parée telle une châsse de tous les diamants qu’elle s’était fait donner. Notre princesse, du coup, prit feu et chassa l’insolente de ses salons en la traitant de dévergondée non sans lui avoir administré quelques gifles. La victime courut droit se plaindre à qui vous pensez. Furieux “comme un jeune lion”, celui-ci se rua chez sa femme afin de lui donner sa manière de penser, mais tomba sur sa mère occupée à calmer l’épouse offensée.. Devant cette coalition le coupable perdit contenance, demandant ce qu’il fallait faire : “Cela coule de source, répondit la douairière. Mariez-la à quelqu’un d’un peu éloigné. ” A sa surprise - c’est elle qui me l’a raconté - son fils ne protesta que mollement. A le régaler de tant de larmes et de cris, la Kessel devait avoir perdu quelque peu de son éclat. D’autant qu’il a toujours détesté les gémissements. Il laissa donc sa mère s’arranger comme elle l’entendrait et partit se “reposer” dans le cher Moritzburg… »

- Il y avait emmené cette femme ? murmura Aurore choquée.

- Non, rassurez-vous ! Il ne l’y a jamais emmenée. C’est son jardin secret à lui. Pendant ce temps-là, Anna-Sophia réglait la question en la mariant à un maréchal de camp appartenant à l’illustre famille des Hauchwitz, ce qui était plus qu’honorable. En outre, l’homme ne manquait pas de qualités et enfin il habitait Wittenberg2. Plus de Kessel ! Je ne suis pas certaine qu’elle ait été fort regrettée. Et puis vous êtes arrivée et vous avez tout balayé… On dirait même que vous avez aussi balayé mon rhume. Je me sens beaucoup mieux ! Vous êtes une magicienne !

- Ne dites pas de sottises ! C’est la fumigation… Cela dit, que pensez-vous de cette mauvaise lettre ?

- Ce que je pensais déjà de la première : que sa destination naturelle est dans le feu.

- Je n’en suis pas sûre ! Celui qui l’envoie me paraît en savoir long. A commencer par le fait que… qu’il n’est pas venu hier soir !

- Ne bâtissez rien là-dessus ! Ce n’était pas difficile à deviner. Même moi qui n’ai pas quitté ce lit, je le sais et vous ne me ferez pas croire que vous ignorez qu’il y avait fête au palais en l’honneur de notre princesse électrice…

- … et que je n’y avais pas ma place. Natu rellement, je suis au courant, mais les réjouissances ont-elles duré jusqu’au matin ? Et même en ce cas, il lui est déjà arrivé de me surprendre à l’aube. Il m’a dit souvent qu’une journée ne pouvait être bonne si elle n’avait commencé par l’amour…

Elisabeth glissa hors de ses draps pour venir plus près de son amie qu’elle enveloppa d’un bras compatissant :

- Ne me dites pas qu’il n’y a jamais manqué ? Par exemple après s’être soûlé royalement au point de ne pouvoir regagner son lit sans le secours de ses valets ? Je l’ai vu de mes yeux ! J’ajoute que les Brandebourgeois ont une rare capacité d’absorption et il se devait de les accompagner !… Allons, cessez de vous tourmenter ! Allez plutôt vous regarder dans la glace, c’est le meilleur réconfort que je puisse vous suggérer. Frédéric-Auguste est fou de vous et ne manquera pas de vous en faire souvenir avant que le soleil se couche.

- Il faudrait pour cela qu’il commence par se lever ! Il neige…

CHAPITRE XI DES NOUVELLES DE CELLE

Frédéric-Auguste était parti pour Leipzig et Aurore s’ennuyait. C’était la première fois qu’il partait sans elle, alléguant le temps affreux et les mauvais chemins.

- Vous serez beaucoup mieux au chaud de votre maison, lui avait-il assuré en l’embrassant. Et moi je serai plus tranquille…

Plus tranquille ou plus libre ? Le second mot eût été malsonnant mais Aurore n’aimait pas beaucoup plus le premier. Jamais, jusqu’à présent, il n’avait été question de tranquillité entre eux. Le vent, l’orage, la tempête, voire l’ouragan, oui ! C’était leur climat normal, celui de la passion coupée parfois de fous rires, chacun d’eux possédant un égal sens de l’humour bien que celui du prince fût plus cruel que celui de sa favorite. Mais la tranquillité, non, cent fois non !

Sachant à quel point il détestait la contradiction, elle n’avait pas insisté quelque envie qu’elle en eût… Avec une belle inconscience masculine, il lui avait recommandé de se reposer, d’éviter de sortir le soir, sinon avec sa sœur, et aussi de donner à souper ou à danser chez elle durant son absence. Cette fois elle avait réagi : il allait tout de même un peu trop loin.

- Que ne m’enfermez-vous dans un couvent ? Je ne suis pas malade et n’ai aucune raison de rester cloîtrée ?

- Certes, certes, mais je n’aime pas trop, pendant mon absence, que le monde vous envahisse. Cela vous oblige à vous parer et je n’ignore pas qu’ils sont nombreux, ceux qui souhaitent vous approcher de plus près ! Promettez-moi d’être très sage, de ne penser qu’à moi ! J’ai besoin de vous sentir tout contre moi, ajouta-t-il en l’enlaçant pour un baiser qu’elle évita en détournant la tête :

- Que ne m’emmenez-vous alors ? fit-elle, logique.

- Je vous ai donné mes raisons ! répondit-il sans insister. N’oubliez pas que vous êtes à moi et qu’un seul regard masculin sur votre gorge m’est une offense !… Je vous rapporterai des fourrures !

Il était parti là-dessus, la laissant désorientée par ce mélange de jalousie - on ne pouvait l’interpréter autrement ! - et de sens aigu de la propriété. Ce fut pis encore quand elle apprit qu’il avait donné des ordres à son portier : aucun homme, hormis les fournisseurs, ne devait être autorisé à pénétrer auprès de la comtesse de Koenigsmark, et ce jusqu’à son retour.

- Que ne me fait-il porter une ceinture de chasteté ? déclara-t-elle à Elisabeth qui prit le parti d’en rire :

- C’est plutôt flatteur, cette jalousie ! Elle rend hommage à votre beauté. Il est vrai que depuis le début de vos amours, elle atteint un éclat incroyable qu’il n’a pas envie d’étaler à Leipzig où règne une atmosphère de foire perpétuelle.

- Insensé ! J’en viens à penser qu’il a pris au sérieux ce rôle de sultan qu’il interprétait à Moritzburg lorsque, selon la tradition des maîtres de harem, il m’a lancé le mouchoir. Vais-je devoir vivre cloîtrée en compagnie d’autres femmes parmi lesquelles il viendrait choisir chaque soir sa compagne de lit ?

- Même si l’idée aurait de quoi le tenter, il n’ira jamais jusque-là. N’oubliez pas qu’il est chrétien ! Allons, ne vous fâchez pas et acceptez avec le sourire ce caprice qu’il vous impose. Vous en rirez tous les deux plus tard… il ne va pas rester absent pendant dix ans !

- Cela va être d’un drôle !

Il ne lui fallut que deux jours pour s’ennuyer, en dépit des soins de Fatime qui employait ce repos forcé en multipliant les bains, les longs massages et les soins minutieux usités justement dans ces harems que sa maîtresse redoutait tellement.

- Quand le maître reviendra, il faut qu’il te trouve encore plus belle et désirable qu’à son départ. Chasse les mauvaises pensées et laisse ton corps s’épanouir comme une rose qui, en s’ouvrant, libère ses parfums ! Il en sera plus que jamais captif…

C’était au fond assez agréable à entendre même si ce n’était guère enrichissant pour l’esprit. Fatime n’avait pas tort d’affirmer qu’il fallait profiter de ce temps libre. Lorsque le prince était là, Aurore devait toujours être prête à le suivre n’importe où et à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Aussi accepta-t-elle de se laisser soigner, meublant le reste de ses loisirs avec des livres à moins qu’elle ne composât des vers - elle savait en faire de ravissants ! - ou jouât aux échecs avec Elisabeth à qui elle avait d’ailleurs proposé d’expérimenter les services de la jeune Turque…

Ce soir-là, qui se situe une semaine après le départ du prince, Aurore allait se coucher quand elle entendit tinter la cloche d’entrée. Allant à la fenêtre pour voir ce qu’il en était, elle aperçut dans l’encadrement du portail ouvert et la lumière jaune du portier un cavalier qui mettait pied à terre. C’était un voyageur sans doute, si l’on en jugeait par les sacoches et l’ample manteau destiné à couvrir la croupe du cheval. Elle le vit parlementer avec Joachim le concierge qui, bien entendu, refusait de le laisser entrer, fidèle en cela à ses consignes : pas d’hommes et surtout pas la nuit ! Cependant, quelque chose dans la tournure de l’arrivant éveillait un souvenir chez la jeune femme et, comme le portail allait se refermer sur l’inconnu, elle l’entendit soudain entamer le grand air d’Orphée et n’y tint plus : ouvrant sa fenêtre, elle cria :

- Oubliez les consignes, Joachim et faites monter ce monsieur !

- Mais, madame la comtesse, Monseigneur a expressément spécifié qu’aucun mâle…

- Cela ne concerne pas ma famille ! Faites monter, vous dis-je. J’en prends la responsabilité…

Les mains tremblantes de joie, elle referma le panneau vitré et se précipita vers l’escalier. Nicolas ! Ce ne pouvait être que Nicolas ! Enfin elle allait savoir quelque chose ! Elle avait l’impression merveilleuse qu’une grande bouffée d’air frais lui arrivait. Relevant sa robe à deux mains elle dévala les marches à toute allure, si vite qu’elle tomba presque dans les bras du nouveau venu qui la retint de justesse. Mais ce geste ne prêtait pas à conséquence puisqu’elle l’avait annoncé « de la famille ».

- Nicolas ! Quelle surprise ! Dieu que je suis heureuse !…

- Je… Moi aussi… ma cousine !

Elle l’embrassa sur les joues sous l’œil pas tellement rassuré de Joachim, puis l’entraîna pour le faire grimper à l’étage tout en criant que l’on prenne soin du cheval et que l’on monte de la nourriture et du vin chaud ! Un valet apparut au bruit, prit les ordres et courut aux cuisines, cependant qu’Aurore introduisait le jeune homme dans son cabinet d’écriture. Elle lui laissa à peine le temps d’ôter son épais manteau craquant de neige et le tricorne noir où les flocons commençaient à fondre, et confia l’ensemble à Fatime en lui recommandant de ne pas les déranger. Enfin, désignant un fauteuil placé près d’une petite table, elle invita Nicolas à s’asseoir. Alléguant le protocole, il voulut refuser mais elle insista :

- De quoi aurions-nous l’air si vous vous adressiez à moi comme à une altesse quelconque ?

- On dit que vous pourriez le devenir ? Même sur les routes on en parle et le bruit court d’un divorce de l’Electeur Frédéric-Auguste en votre faveur…

Aurore fronça le sourcil. Où diable avait-il pu pêcher cela ? Qui expliquait peut-être une attitude plus empesée encore qu’au jour de leur première rencontre.

- Laissons ces racontars, si vous le voulez bien. Vous arrivez de Celle ou de Hanovre ?

- De Celle où j’ai appris votre haute position. J’ai d’ailleurs une lettre de Mme la duchesse et une autre de la baronne Berckhoff, répondit-il en produisant les deux messages. Aurore les prit et les posa sur un meuble en disant qu’elle les lirait plus tard.

- Ce que je veux savoir, c’est ce qui s’est passé à Hanovre durant votre long séjour. Vous êtes revenu depuis quand ?

- Environ un mois.

- Et vous venez seulement maintenant ?

Elle dut s’interrompre : Fatime que la curiosité devait dévorer revenait avec un plateau si chargé qu’elle pliait sous le poids. Aurore lui ordonna de poser le plateau sur la table et de disparaître sur un ton ne laissant pas de place à la discussion. Puis elle servit elle-même son visiteur qui ne se départait pas de son attitude guindée. Elle le laissa se restaurer jusqu’à ce que, jugeant que c’était suffisant, elle revienne à la charge :

- Si vous êtes venu dans l’intention de vous faire arracher les paroles, mieux valait rester auprès de la duchesse Eléonore !

Mais elle lui vit tout à coup l’air si malheureux que sa colère retomba :

- C’est ma nouvelle situation qui vous gêne ?

Il devint ponceau, reposa le verre qu’il tenait et détourna la tête :

- Je l’avoue ! Pardonnez-moi si j’ai parlé trop hâtivement et si c'est la fiancée d’un prince que j’ai devant moi.

- Et si je ne l’étais pas ? Si je n’étais que…

- Sa maîtresse ? Oh non ! Pas vous !

- Et pourquoi pas moi ?

- Vous si fière de votre nom et de votre personne ! Vous qui avez repoussé tant d’homme éminents, vous auriez cédé…

- A l’amour ! lança-t-elle avec orgueil. Rien qu’à l’amour, Asfeld. Un amour partagé qui ne s’encombre pas des contingences vulgaires. Certes, on m’a dit que l’on m’épouserait mais je ne suis pas certaine d’y croire… A présent, assez parlé de moi alors que vous avez une foule de choses à m’apprendre ! D’abord, comment avez-vous été reçu par la Platen ?

- Oh, avec enthousiasme ! Que j’aie choisi de tout quitter pour revenir vers elle en faisant fi d’autres palais l’a emplie de joie et de vanité ! Elle en a conclu que j’étais épris d’elle bien qu’elle n’ait pas posé la question. J’ai été logé, à « Monplaisir », dans un appartement près du sien et, pendant des jours… et quelques soirées, j’ai dû chanter pour elle seule assis sur des coussins au pied du lit de repos où elle s’étendait dans des tenues plutôt légères, mais jamais elle ne m’a produit devant un public, même restreint. Elle me cachait au contraire !

- Et le masque ? Vous a-t-elle finalement ordonné de l’enlever ?

- Oui, mais assez tard. Elle y trouvait un mystère séduisant. Il est vrai que je m’étais annoncé comme une sorte de monstre.

- Et quand lavez-vous enlevé ?

- C’est elle qui me l’a ôté, la nuit où…

Il détourna la tête avec une crispation du visage plus évocatrice qu’un discours. Aurore comprit :

- Mon pauvre ami ! soupira-t-elle. Souvenez-vous cependant que la duchesse Eléonore avait évoqué ce qui était plus qu’une possibilité avec une créature de cette espèce. Cela n’a pas été trop… pénible ?

- Elle boit énormément et il est obligatoire d’en faire autant. En outre, elle dispose d’un arsenal impressionnant de philtres, de pilules, que sais-je ?… J’ai vécu quelques semaines dans un état second. Et puis il y a eu le drame.

- Quel drame ?

- Vous le saurez tout à l’heure ! S’il vous plaît, laissez-moi raconter à ma manière, pria-t-il. Sinon je risque de m’embrouiller. Je ne suis pas un orateur et, en outre, je suis las.

Elle le regarda mieux et vit qu’en effet il n’était plus vraiment le même. Etait-ce le résultat des drogues de la Platen ou de cette vie dissolue qu’il avait dû accepter pour la servir, mais il avait un peu vieilli. C’était comme une fine poussière grise, un voile de mousseline, une brume étendue sur sa personne. Il avait perdu de ses couleurs cependant que ses traits s’étaient creusés. Et où était passée sa belle joie de vivre ?… Elle eut honte, soudain, de la vivacité dont elle avait fait preuve. Etendant le bras, elle posa une main chaude sur la sienne :

- Pardon ! Préférez-vous prendre du repos auparavant ? Je vais vous faire préparer une chambre !

Elle se levait pour sonner mais il la retint et, cette fois, avec le sourire de naguère :

- Pour attirer sur nous deux les foudres du prince ? Si j’ai bien compris votre portier, vous n’auriez pas dû me recevoir.

- Laissez cela et racontez ! dit-elle en lui tendant le verre de vin qu’elle venait de lui verser.

- Voilà. C’était il y a un peu plus de deux mois et je venais de prendre la décision de partir. Je prenais cette femme en répulsion et, en outre, grâce aux renseignements donnés par Ilse, j’avais fouillé quasiment toute la maison…

Il fut impossible à Aurore de retenir la question qui la brûlait :

- Avez-vous eu des renseignements concernant mon frère ?

- Rien sur son sort mais j’ai acquis l’assurance que le fameux envoi à Lastrop est réellement parti mais que seul l’argent est arrivé chez le banquier. Eh oui ! La Platen a conclu un arrangement avec lui pour investir cette somme dans ses affaires et elle a gardé les bijoux, ainsi que nous l’avions pensé…

- Il fallait s’attendre à une vilenie de ce genre ! Continuez !

- A ce moment, l’Electeur a donné une série de réjouissances en l’honneur de sa fille mariée au prince héritier de Prusse. Le clou devait en être une fête nocturne costumée au cours de laquelle on avait imaginé de ressusciter le fameux festin du Romain Trimalcion dont un comédien tiendrait le rôle. La Cour entière devait participer, y compris l’ambassadeur anglais Cressey et le maître à penser de l’Electrice, le philosophe Leibniz… Ces deux-là n’avaient pas l’air à leur aise, car ce fut la plus incroyable beuverie que j’aie jamais vue.

- Vous y étiez donc ?

- Je m’étais arrangé pour me mêler aux serviteurs. Ceux du palais n’étaient pas en nombre suffisant et on avait pris des renforts… Imaginez la grande salle du Leineschloss décorée de colonnes reliées entre elles par des guirlandes de fleurs et de fruits avec des trophées d’armes faits de bouteilles vides. On y avait installé autant de lits que de convives. Le service était assuré par des « esclaves » en tuniques fort courtes. Quant au motif central, il était composé de neuf mets de parade, installés juste pour le décor. Au milieu, il y avait un plat de poissons vivants sur lequel deux « satyres » versaient de l’eau, comme s’il s’agissait d’une sauce. De chaque côté étaient des corbeilles remplies de paille où des poules pondaient, puis un âne portant des sacs de salade et d’olives, un énorme pâté contenant des oiseaux vivants, enfin un lièvre rôti portant des ailes d’envergure dans le genre de Pégase.

» A leur entrée dans la salle, les convives trouvaient un esclave qui leur ordonnait d’entrer du pied droit. Quand tous furent installés, Trimalcion parut, précédé d’un chasseur et suivi de pages déshabillés en esclaves et portant des cierges allumés, l’ensemble accompagné du son des clairons et des tambours. Une fois couché, Trimalcion a ordonné que l’on serve du « vin de Falerne » qui était en réalité du tokay. Naturellement, des tables chargées de nombreuses victuailles étaient disposées devant les lits. Des torches et des pots à feu placés au-dessus des colonnes éclairaient cet invraisemblable festin que les nobles invités, à commencer par l’Electeur et sa famille, parurent apprécier au plus haut point.

» Et la fête battit son plein. On s’empiffra, on but jusqu’à ne plus y voir clair. Je dois dire que l’Electrice et sa fille eurent le bon goût de. se retirer avant que ça ne dégénère, mais les Platen menèrent cette sarabande de fous. Je m’éloignai, moi aussi, et décidai de rentrer. C’était la dernière nuit que je devais passer à Hanovre et j’avais préparé mon départ. Mais lorsque je quittai le palais, je ne trouvai pas les rues désertes auxquelles je pouvais m’attendre à cette heure tardive. Il y avait un grand concours de peuple massé sur la place… Dans un profond silence il écoutait, ce peuple, le vacarme des convives, il regardait aux fenêtres rougeoyantes du palais s’agiter des ombres frénétiques. Elle était impressionnante, croyez-moi, cette assemblée obscure et muette. Je sentis le malaise des sentinelles dans leurs guérites. Vêtu modestement comme je l’étais je pensais passer inaperçu de ces gens dont les regards étaient fixés sur les vitres illuminées. Cependant, un homme s’approcha de moi. Il était de haute taille, puissant, et à son tablier de cuir roussi, je reconnus un forgeron. Dans son poing il tenait un marteau.

» - Tu étais là-dedans ? demanda-t-il d’une voix rude.

» - J’y faisais mon service mais j’en ai assez ! Je m’en vais !

» - Que se passe-t-il exactement ? D’ici on entend, on voit un peu mais le reste on l’imagine. Alors parle !

» Je le lui dis sans oublier de mentionner le départ de l’Electrice et de la princesse de Prusse. Dans l’ombre je vis un éclair dans les yeux de l’homme.

» - Et les Platen ? Ils sont toujours là ?

» - Ce sont eux qui ont organisé la fête. Bien sûr qu’ils sont toujours là… mais lucides c’est une autre histoire ! Puis-je te poser une question ?

» - Tu veux savoir ce que nous faisons ici ?

» - C’est naturel il me semble. A cette heure, les honnêtes gens sont dans leurs lit.

» - Nous sommes des honnêtes gens ! Seulement nous sommes écœurés ! Ce qui se passe dans ce palais fait déborder le vase. Ce beau monde bâfre, rit, danse, chante et se soûle tandis que dans son lugubre château des marais de l’Aller, notre princesse Sophie-Dorothée est tenue en étroite prison, vouée à la solitude et au désespoir ! On lui a même arraché ses enfants pendant que son époux se vautre avec sa Mélusine. Ça commence à suffire !

» - Que voulez-vous faire ? Attaquer le palais ? Il y a des gardes et eux ne sont pas ivres…

» - Non. En dépit des fêtes qu’il ne cesse de donner depuis qu’on a enfermé la princesse, nous n’en voulons pas à l’Electeur. Il est vieux et on le dit malade. Ce qu’il faut, c’est débarrasser le Hanovre des Platen ! Lui il est ministre et elle, cette charogne, achève d’épuiser le prince ! Ce sont eux qui ont le pouvoir ! Alors on va leur faire vider les lieux…

» A ce moment, un valet sortit du Leineschloss et rejoignit l’homme au tablier de cuir. Il annonça que Platen venait d’avoir un malaise et que sa femme le ramenait chez lui…

» Le forgeron éclata d’un rire énorme et, se retournant, clama vers la foule :

» - Le gibier rentre au gîte ! On attend un peu et on y va !

» Pendant quelques secondes il conféra avec trois hommes qui étaient derrière lui. Au même instant, des torches s’allumèrent ici et là. L’une d’elles se retrouva dans le poing du forgeron et je profitai du remous pour disparaître. Ce qu’ils se préparaient à faire était évident pour moi : mettre le feu à « Monplaisir » et si possible quand les maîtres y seraient !… Je n’avais rien contre mais j’avais laissé mon cheval sellé à l’écurie et il fallait que je l’en sorte avant que la vague ne déferle. Mon bagage, je l’avais porté dans la journée à l’auberge Kasten où mon valet Josef se morfondait depuis des semaines… J’y courus et arrivai là-bas juste à temps pour voir les Platen regagner leur logis… L’attaque n’allait pas tarder. Aux écuries, je trouvai le chef palefrenier debout et lui conseillai de libérer les chevaux. Quand on incendie une demeure, il est bien rare que l’on s’arrête aux dépendances. Et une rumeur montait déjà du fond de la nuit… Cet homme me demanda si je partais. Je lui répondis que oui et lui conseillai d’en faire autant, ajoutant que le peuple en voulait uniquement aux Platen. De vous à moi, je me tenais prêt à lui sauter dessus s’il faisait seulement mine d’aller donner l’alarme. Mais il se mit à rire alors en disant que ce n’était pas trop tôt et se précipita pour lâcher l’écurie entière dans le parc de Herrenhausen. Je le suivis et cherchai un point d’où l’on pourrait voir ce qu’il se passerait. Juste à temps : le forgeron et ses justiciers déferlaient sur le château. Ils avaient marché en silence jusqu’à ce qu’ils soient à proximité, puis une clameur éclata et les torches s’envolèrent, tellement nombreuses que les domestiques n’essayèrent même pas de lutter. Ils s’enfuirent et, quand je revins vers l’auberge, les flammes de « Monplaisir » embrasaient la nuit. Un terrible spectacle. C’était comme si la terre venait de s’ouvrir pour laisser jaillir les reflets de l’enfer…

Un silence suivit la conclusion du récit. La vive imagination d’Aurore lui avait permis de visualiser ce qu’Asfeld lui relatait. La fin illumina son visage :

- Ils sont morts ? murmura-t-elle. Mais si vous êtes parti immédiatement après le feu, vous ne le savez peut-être pas ?

- Vous pensez bien que j’ai attendu. A l’auberge j’avais repris mon nom et mon apparence et dès le matin il n’était bruit que de l’incendie. « Monplaisir » est détruit aux trois quarts… mais eux sont à peu près saufs.

- A peu près ?

- Ils sont vivants, sauf que lui a perdu la vue et qu’elle est brûlée au visage et aux épaules. Elle n’est pas belle à voir, d’après Hilda Stohlen qui a pu l’apercevoir…

- J’imagine qu’après cette action l’Electeur a ordonné des châtiments exemplaires pour les incendiaires ? fit Aurore avec amertume.

- Non. Les meneurs se sont livrés d’eux-mêmes. Mon ami le forgeron a déclaré hautement au nom du peuple qu’il respectait et honorait ses princes mais qu’il ne supportait plus la mainmise des Platen sur le Hanovre. Il aurait dû être pendu : l’Electeur s’est contenté de l’incorporer avec deux ou trois autres dans le bataillon qu’il prépare pour le louer à l’empereur…

- En vertu du principe qu’un homme mort ne rapporte rien tandis qu’un soldat vigoureux se vend bien ? ricana Aurore. Ils ne reviendront sans doute pas mais ils auront enrichi leur bon souverain. Cela dit, je suis contente que ces gens courageux aient échappé à la corde. Partir pour Vienne leur évitera la vengeance des Platen !

Pour la première fois depuis son arrivée, Nicolas eut un large sourire :

- De ce côté-là, il n’y avait pas de crainte à avoir. L’Electrice Sophie et son fils se sont fait entendre pour exiger leur départ. Pour ce que j’en sais, ils n’ont eu guère de peine à l’obtenir : le vieil homme est fatigué. Peut-être aussi de la férule d’une maîtresse par trop envahissante et devenue affreuse. Le couple aurait reçu l’ordre de se retirer dans une terre qu’il possède je ne sais où. Et ils ne sont plus rien.

Aurore joignit les mains comme pour une prière. Ne convenait-il pas de remercier Dieu d’avoir enfin abattu ces gens, cette femme surtout qui avait été le mauvais génie de Philippe, qui l’avait volé de façon honteuse mais qui détenait sans doute encore la clé de sa disparition. Y aurait-il un espoir de la faire parler maintenant qu’elle ne disposait plus de cette armée de serviteurs et d’espions grâce auxquels son pouvoir s’étendait telle une griffe sur le pays et sur son prince ?

- C’est une nouvelle merveilleuse que vous m’apportez là, Nicolas, et je vous en sais un gré infini, mais vous devriez la compléter en y ajoutant le nom de l’endroit où l’on peut les trouver. J’ai besoin qu’elle parle, vous comprenez ? J’ai besoin de savoir ce qu’elle a fait de mon frère. Je suis sûre que tout le mal vient d’elle…

- Moi aussi j’en suis sûr, mais l’endroit où ils se sont retirés relève du secret d’Etat ! Et, comme Aurore ouvrait la bouche pour protester : « L’Electeur l’a voulu ainsi, peut-être dans un ultime souci de protéger celle qu’il a aimée à la folie. Vous n’êtes pas sa seule ennemie, tant s’en faut. Quant à moi et avant de prendre congé, il me reste à vous remettre ceci. »

D’une poche intérieure de son habit, Nicolas sortit un sachet de peau dont il fit couler le contenu sur la table couverte d’un brocart blanc où il fit naître une tache de sang. Un sang singulièrement brillant, car il se mit à jeter des feux sous la lumière du candélabre voisin. Aurore eut un cri :

- Le rubis « Naxos » !… Mon Dieu, comment avez-vous pu le reprendre ?

- C’est simple. J’ai attendu que la Platen sorte pour se rendre à ce dernier festin qui a causé sa perte et, renseigné par Ilse, je savais où étaient ses bijoux et j’avais réussi à apprendre la manière d’ouvrir l’armoire où elle les cachait, je n’ai eu qu’à me servir, mettre mon butin dans une écharpe de soie, en faire un paquet qui a pris aussitôt le chemin de mes sacoches puis celui de l’auberge Kasten.

- Vous avez tout emporté ?

- Uniquement le rubis et les pièces dont la duchesse Eléonore m’avait donné la description parce qu’elles étaient celles de sa fille. J’ai laissé le reste et vous n’imaginez pas à quel point ce fut facile ! Tous les serviteurs de « Monplaisir » s’étaient précipités au Leineschloss sur les pas de leur maîtresse pour voir le spectacle. Evidemment, j’ai dû abandonner ceux que la femme portait sur sa tunique à la romaine, mais ils ne m’intéressaient pas parce qu’ils étaient récents : elle s’était fait faire pour la circonstance un diadème et des girandoles.

Occupée à caresser le joyau qu’elle avait pris dans ses mains, Aurore toute à sa joie écoutait d’une oreille distraite. Pourtant elle remarqua :

- Et durant plusieurs jours, vous avez gardé un tel trésor dans une auberge ?

- Je ne vois pas où est la difficulté dès l’instant où les Platen étaient effacés du paysage ? Sans l’émeute je serais parti plus tôt et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu assister à cette pitrerie. Il me fallait être certain que le couple avait atteint ce degré d’ivresse où l’on ne voit plus clair. C’était une affaire sûre avec eux, à cette différence près que selon les circonstances cela demandait plus ou moins de temps… Ah, j’ajoute que j’ai remis les autres joyaux à la duchesse Eléonore. Elle doit vous en parler dans sa lettre. A présent, il se fait tard et je vous laisse vous reposer… Je vais me chercher un logis… On m’a recommandé une excellente hôtellerie place du Marché ?

- J’aurais préféré vous héberger mais vous avez raison lorsque vous dites que ce ne serait guère raisonnable. Allez-vous rester plusieurs jours ?

- Un ou deux : le temps de prendre du repos… et d’attendre vos ordres si vous en avez.

- Mes ordres ? Je ne suis plus en mesure de vous en donner, répondit la jeune femme avec mélancolie. D’ailleurs, en donne-t-on à un ami ? Je me contenterai de vous faire porter mes réponses à ces deux lettres, si vous acceptez de vous en charger ?

Elle lui tendit sa main sur laquelle il s’inclina pour y poser ses lèvres, visiblement trop ému pour parler, et se dirigea vers la porte. Qu’il n’eut pas le temps d’ouvrir. Elle le fit d’elle-même en apparence mais avec une telle violence qu’il faillit la prendre en pleine figure tandis que s’y encadrait la gigantesque silhouette de Frédéric-Auguste, à l’évidence furieux et soufflant le feu par les naseaux. Sa voix tonna au point de faire tinter les cristaux bohémiens du lustre :

- Un homme chez vous à cette heure de la nuit ? En vérité, Madame, vous faites bon marché de mes ordres !

Si elle s’était sentie pâlir devant une entrée aussi fracassante qu’inattendue, Aurore savait trop bien se contrôler pour montrer la moindre crainte. Qui lui eût été fatale. Sa révérence fut un modèle de calme, de grâce sereine qu'elle accompagna d’un léger sourire :

- Votre Altesse a le génie des coups de théâtre, Monseigneur. C’est un signe de la spontanéité que j’ai toujours admirée chez elle. Cela dit, je ne me souviens pas qu’elle m’eût fait l’honneur de me donner des « ordres ».

- Ce sont vos gens qui les ont reçus. A vous, je m’étais contenté de recommandations dont vous vous êtes empressée de faire fi ! Qui est cet homme ?

- Le baron Nicolas d’Asfeld, des gardes de Mme la duchesse de Celle… et un mien cousin. J’ajouterai, afin d’éviter à Votre Altesse la peine de poser la question suivante, qu’il est venu me rendre compte d’une mission à lui confiée par la duchesse Eléonore et votre servante.

- Une mission ? Vraiment ? Et peut-on savoir où ?

- A Hanovre ! Votre Altesse Electorale peut en voir le résultat : ces deux lettres - l’une de la duchesse, l’autre de mon amie la baronne Berckhoff - et regardez !…

Sur sa paume ouverte, le gros rubis parut concentrer toute la lumière de la pièce. L’œil du prince s’enflamma, ce qui ne surprit pas la jeune femme : elle connaissait son goût pour les pierres précieuses. Celle-ci n’eut aucune peine à le fasciner : il tendit deux doigts pour la prendre mais déjà Aurore était en train de la fixer à son cou :

- Le rubis « Naxos », dit-elle. Donné il y a quelques années à mon oncle Othon-Wilhelm par le doge Morosini et volé par la Platen avec le reste de la fortune de mon frère.

L’apparition du joyau avait fait tomber d’un seul coup la colère de Frédéric-Auguste. Les yeux sur sa maîtresse, il demanda :

- Comment avez-vous fait pour le reprendre, baron ?

Mais ce fut Aurore qui se chargea de la réponse :

- L’histoire est longue et le baron très fatigué. Si Votre Altesse Elec… si Votre Altesse consent à lui permettre de rejoindre son auberge pour se reposer, je m’en chargerai volontiers.

Le regard du prince se posa tour à tour sur la jeune femme et sur l’officier : la première, tirée à quatre épingles, vêtue d’une robe de velours du même bleu que ses yeux et coiffée à ravir, le second, portant les traces visibles d’une épuisante chevauchée, n’évoquaient en rien les prémices d’ébats illicites. Puis revint à Aurore.

- Faites ! dit-il seulement, mais il alla vers le plateau, remplit le verre de Nicolas, le lui tendit et prit pour lui celui dans lequel Aurore avait bu.

- Buvons ! fit-il. Je vous suis reconnaissant de la joie que vous avez apportée à la comtesse. Avez-vous pu obtenir des renseignements au sujet de son frère ?

- Rien, Monseigneur. L’avis général veut qu’il soit mort.

- Et vous, qu’en pensez-vous ?

- En vérité, je ne sais que penser. Peut-être Votre Altesse Electorale déduira-t-elle un éclaircissement de ce que va lui raconter ma cousine ?

- Peut-être…

Ils trinquèrent, vidèrent leurs verres, à la suite de quoi Nicolas salua et sortit, non sans qu’Aurore lui eût recommandé de revenir le lendemain chercher les réponses aux deux lettres. Elle était satisfaite de la façon dont s’achevait une scène qui pouvait être dramatique avec le caractère autoritaire et volontiers vindicatif du prince. Elle se demandait s’il n’y entrait pas une dose de méfiance : cette arrivée nocturne alors qu’elle le croyait encore à Leipzig pour quelques jours…

Lorsqu’elle se retourna vers lui une fois la porte refermée sur Nicolas, elle le vit répandu plus qu’assis sur le canapé d’où il la fixait d’un œil sombre. Elle comprit qu’en évoquant la méfiance elle avait vu juste et que la façon dont elle s’était tirée de ce mauvais pas ne l’avait pas complètement convaincu. Aussi, au lieu d’attendre les coups pour se défendre, choisit-elle d’attaquer. Les bras croisés sur la poitrine, ironique, elle lança :

- Après ces jours de silence je devrais être heureuse de vous voir, Monseigneur ? Cependant il n’en est rien.

Tout de suite il fut debout, la dominant de sa haute taille, sa lourde paupière retenant encore les éclairs qui s’amoncelaient dessous :

- Voilà au moins de la franchise même si elle est peu agréable à entendre. Je veux bien croire que vous ne m’attendiez pas et je me demande ce que j’aurais trouvé si j’étais arrivé une heure plus tard !

- Après les ordres voici l’insulte ? Votre Altesse Electorale me gâte ! J’avais l’impression de l’avoir convaincue de l’innocence de mes relations avec le baron d’Asfeld…

- Pas entièrement…

- Alors pourquoi cette comédie ? Pourquoi lui avoir fait l’honneur de boire avec lui ? Votre Altesse n’y croit peut-être pas, mais l’amitié peut exister entre un homme et une femme…

- Ce garçon vous aime.

- Et moi je l’aime… bien ! Cela dit, la chancellerie de Votre Altesse n’a pas l’air très au fait de ce qui se passe dans les Etats voisins.

- A quoi faites-vous allusion ?

- Allusion ? Oh non, Monseigneur ! J’affirme qu’à la suite d’une émeute consécutive à une fête plus que scandaleuse, l’Electeur de Hanovre a exilé son ministre Platen, dont le château de « Monplaisir » a été ravagé par un incendie, et s’est, par la même occasion, débarrassé de sa vieille maîtresse. Vous le saviez ou non ?

- Oui, fit-il en détournant la tête avec une gêne évidente : mais il se reprit rapidement et fit front à nouveau avec une parfaite mauvaise foi. Votre situation auprès de moi ne m’oblige pas, que je sache, à vous tenir informée jour par jour de ma politique extérieure ?

- Ah non ? Il vous est arrivé cependant de prendre parfois mon avis ? Quant aux affaires de Hanovre, vous savez à quel point je m’y intéresse. En particulier ce qui concerne le couple infernal qui a osé dépouiller mon frère. Ne me dites pas que je ne vous ai jamais parlé de ce joyau ? ajouta-t-elle en désignant le rubis. Asfeld me l’a rapporté après avoir remis à la duchesse de Celle les bijoux de sa fille qu’il a sauvés de l’incendie. Pendant ce temps, je croyais que vous faisiez tous vos efforts pour apprendre enfin le sort réservé à mon frère Philippe et il n’en était rien ! C’était pourtant votre ami ? Mais a bien raison le dicton qui affirme « Loin des yeux, loin du cœur… » ! Oh, c’est indigne !… Indigne !

Virant sur ses talons, elle s’enfuit dans sa chambre dont la porte claqua derrière elle tandis qu’elle allait s’abattre sur son lit pour y sangloter à son aise. Elle n’y était pas depuis une minute que Fatime venait s’agenouiller auprès d’elle, armée d’un flacon et d’une serviette :

- Il ne faut pas pleurer ! Surtout pas ! fit-elle, visiblement épouvantée. Les hommes détestent les larmes… et les princes encore plus !… Arrêtez par pitié ! Vous allez être laide !…

Une bouffée de colère redressa Aurore :

- Si tu crois que cela m’importe ! Qui prétend m’aimer doit m’aimer comme je suis ! Ce n’est pas un sultan et je ne suis pas une odalisque, une poupée, un objet de plaisir que l’on soumet sans lui accorder le droit à la parole ! Va le lui dire !

A travers les larmes qui lui brouillaient la vue, elle crut voir Fatime rétrécir puis disparaître pour laisser place au prince qui lui tendit une lettre ouverte :

- Essuyez vos yeux et lisez !

Aurore obéit machinalement mais dut s’y prendre à deux fois pour déchiffrer le message. Enfin elle put prendre connaissance de ce qui n’était, en somme, qu’une version pour un amant princier de ce qu’elle avait déjà reçu :

« S’il est normal, Monseigneur, que Votre Altesse Electorale souhaite s’éloigner d’une favorite devenue envahissante, il l’est moins que vous lui laissiez la bride sur le cou. Ce dont elle se hâte de profiter pour recevoir dans la maison que vous lui avez offerte des hommes qui n’ont rien à y faire. Mais on ne peut changer sa nature et nombreux sont, en Allemagne, ceux qui peuvent en témoigner… »

A peine eut-elle achevé sa lecture qu’Aurore la laissait tomber avec dégoût :

- C’est une assez jolie infamie, soupira-t-elle. Et la présence de Votre Altesse Electorale prouve qu’elle y a ajouté foi. Ce qui me navre. Qu’un grand prince suive les conseils d’un être suffisamment lâche pour lui écrire sous le masque de l’anonymat, c’est là ce qui me blesse… Ce genre de choses se jette aux ordures sans se donner la peine de vérifier… Pourtant, Monseigneur a voulu vérifier…

- Et il y avait un homme chez vous !

Elle haussa des épaules lasses et alla s’asseoir devant son miroir. Elle avait ce don rare de pleurer avec grâce sans en être autrement enlaidie.

- Dans ce cas, Monseigneur, il faut suivre le conseil implicite de votre précieux correspondant et m’abandonner à ma vie dissolue. Ce soir je suis trop fatiguée pour soutenir une controverse, dit-elle en levant les bras pour ôter un à un les peignes et les épingles qui soutenaient sa coiffure et lui faisaient mal à la tête. Les soyeuses boucles noires glissèrent lentement sur ses épaules.

- C’est tout ce que vous trouvez à répondre ?

- Je pensais m’être clairement exprimée jusque-là, mais puisque vous semblez y tenir j’ajouterai qu’en dépit de vos interdictions, je suis heureuse de les avoir transgressées. Pourquoi ?… Parce que Nicolas d’Asfeld avec ses faibles moyens et son seul courage a plus fait pour me rendre la paix de l’âme que vous, Monseigneur !

- N’avais-je pas promis…

- La parole est facile, l’action l’est moins… et Votre Altesse Electorale n’a jamais été avare de promesses… ni de présents d’ailleurs. Elle est infiniment généreuse sauf avec ce qu’elle promet !

- Prenez garde à m’offenser !

- Au point où j’en suis, Monseigneur, cela n’a plus beaucoup d’importance parce que cette belle ambassade qui devait aller, les aimes à la main, exiger la vérité sur le sort de mon frère n’est jamais partie et ne partira jamais ! Et je ne parle pas du mariage que vous me fîtes miroiter certain soir !

- Un prince ne peut pas toujours réaliser ses vœux dans l’immédiat. Je pensais que vous l’aviez compris…

- Je le pensais aussi mais…

- Mais ?…

Elle prit une brosse en vermeil et commença à la passer dans ses cheveux avec des gestes doux, presque méditatifs.

- Mais en passant à l’action, les intérêts de trop de gens se trouveraient gênés. Je ne pense pas seulement à votre noble épouse… à laquelle je m’en voudrais de causer la moindre peine, mais à d’autres plus sournois et dont l’auteur de ce chiffon me semble la meilleure illustration. Celui-là ne nous laissera en paix ni l’un ni l’autre. Aussi, Monseigneur, je pense que le mieux pour nous deux serait d’en finir…

- J’admire votre sagesse, mais peut-être pourriez-vous me demander mon avis ?

Il lui enleva la brosse des mains, et entreprit de lisser l’opulente chevelure semblable à de la soie vivante. Elle le laissa faire et même ferma les yeux quand, lâchant l’instrument, il prit sa tête entre ses deux mains qu’il resserra légèrement :

- Qu’y a-t-il derrière ce beau visage et sous ce crâne têtu ? Qu’en sortirait-il si j’appuyais assez fort pour le faire éclater ? fit-il en augmentant la pression jusqu’à ce qu’elle proteste :

- Vous me faites mal, Monseigneur !…

Il relâcha aussitôt mais ce fut pour emprisonner ses épaules. Alors, sans cesser de le fixer dans le miroir, Aurore reprit :

- Point n’est besoin de me briser le crâne pour savoir ce que je pense. Cela tient en peu de mots : je vous aime et je suis toujours vôtre mais…

- Voilà un « mais » qui gâche tout !

- Cela dépend uniquement de vous. Peut-être avez-vous cru que je ne vous cédais que pour obtenir votre aide dans ma quête douloureuse ? Sachez alors que vous n’auriez rien obtenu de moi si vous ne m’aviez d’abord conquise. Je vous ai aimé et je me suis donnée. Ce n’est pas compliqué à comprendre. A présent, je veux bien faire table rase des promesses qui ne seront jamais tenues mais je ne veux à aucun prix devenir le jouet de vos courtisans et je préfère vous quitter plutôt que vivre dans l’attente de plus en plus angoissée de sales petits papiers où rien n’est vrai sinon la haine qui les inspire. En un mot je veux…

- Ton amour seul compte. L’idée qu’un autre pourrait te caresser, te posséder me rend fou. Tu es en moi comme une flèche aux barbes trop larges pour qu’on puisse l’arracher sans me tuer. Je t’aime, ma divine Aurore… et je ne cesserai jamais de t’aimer.

Elle eut un rire doux et posa vivement ses doigts sur la bouche de son amant :

- Chut !… Plus de promesses !

Il joignit son rire au sien :

- Si. Une ! Si tu tiens à cette robe, enlève-la sinon dans un instant elle sera en lambeaux…

Il se disposa à la quitter aux petites heures de l’aube. Mais, tandis qu’il se rhabillait, le spectacle d’Aurore endormie sur le ventre dans le lit dévasté, de sa chair dorée par la lumière de la veilleuse contrastant si joliment avec l’ébène lustré de sa chevelure réveilla un appétit qu’il n’eut pas le courage de réfréner et le ciel pâlissait au-dessus de Dresde quand il se décida à rentrer au palais…

Reprise par le sommeil, Aurore ne s’éveilla qu’à midi. Elle ne se rendit même pas compte de la présence de Fatime qui s’efforçait de remettre de l’ordre dans la chambre et dans le lit mais, quand enfin elle ouvrit les yeux, elle retrouva intacte la merveilleuse sensation d’accomplissement et de béatitude que lui avait donnée cette nuit irréelle où l’amour qu’elle redoutait de voir tiédir s’était révélé plus ardent encore. Elle n’en voulait pour preuve que ce regain du matin où, enfin apaisé, il lui avait soufflé à l’oreille :

- De ma vie je ne pourrai me passer de toi, diablesse ! Je reviendrai ce soir…

La journée qui suivit fut délicieuse. Aurore en donna une partie aux soins de son corps dont Fatime avait l’art de s’acquitter. Elle s’attarda dans son bain et sur la table de massage, hésita longuement sur la robe qu’elle allait mettre puis fit condamner sa porte sous le prétexte d’un malaise passager.

Elle prit cependant le temps de répondre aux lettres apportées par Nicolas. Celle de la duchesse de Celle lui exprimait sa satisfaction d’avoir pu récupérer les diamants de sa fille qu’elle comptait lui faire remettre… Puis assurait la comtesse de Koenigsmark de son amitié et du plaisir qu’elle aurait toujours à la recevoir, mais avec ce ton de cour usité dans les messages officiels. Plus chaleureuse - ô combien ! - était celle de Charlotte Berckhoff ! La charmante femme s’y inquiétait de la santé de son amie et, si elle évoquait avec tact sa haute mais inconfortable position actuelle, c’était pour lui rappeler qu’au cas où le besoin s’en ferait sentir, elle trouverait toujours chez elle la chaleur d’une amitié, le refuge d’un foyer où l’on ne demandait qu’à l’accueillir.

Assise devant sa table à écrire, Aurore prit son temps pour répondre, mais ce ne fut pas Eléonore qui l’occupa le plus longtemps. Celle-ci eut droit à une épître pleine de respect où l’on s’estimait heureuse d’avoir contribué à rendre un peu de paix de l’âme à une grande princesse que l’on n’hésiterait jamais à servir. Nulle, en effet, ne s’entendait comme elle à mettre des révérences en paroles…

Tout autres furent les pages - il y en avait six ! - destinées à la baronne. Aurore y déversa son cœur, racontant tout de son histoire. A cette femme intelligente et généreuse elle ne cacha rien de son bonheur mais aussi de ses craintes. De ses espoirs enfin qui se résumaient en une courte phrase : garder l’amour d’un homme que l’on savait volage, réussir à l’attacher par des nœuds d’autant plus solides qu’ils sauraient se faire plus discrets. « Il n’est rien, écrivait-elle, que je ne me sente prête à accomplir pour que nos liens restent harmonieux. Même quand, avec le temps, les feux de la passion auront perdu de leur ardeur. Dans très, très longtemps !… »

Vers la fin du jour, elle se disposait à envoyer chercher Nicolas à son auberge quand il se présenta de lui-même ! Il souhaitait partir dès l’aube suivante et venait prendre le courrier afin d’éviter de déranger trop tôt… Aurore le fit monter dans son cabinet et, durant quelques minutes, ils demeurèrent face à face sans trouver quoi que ce soit à se dire. La jeune femme parce qu’elle percevait la tristesse de ce garçon devenu au fil des jours un ami cher et que, à court de mots pour la première fois de sa vie, elle ne savait comment le lui exprimer. Lui parce qu’il devinait qu’elle attendait son amant et que sa beauté mise en valeur par une robe de satin nacré et des dentelles mousseuses lui serrait le cœur. Il prit les lettres aux cachets de cire bleue qu’il glissa sous son justaucorps.

- Reviendrez-vous ? demanda-t-elle enfin.

- Non… à moins que vous n’ayez besoin de moi. Vous êtes heureuse et je vous prie de me pardonner si j’ai peine à le supporter ! Veuillez me permettre de prendre congé !

Comme il s’inclinait, elle lui tendit une main qu’il prit après une brève hésitation et y posa ses lèvres qui parurent brûlantes, salua une dernière fois et sortit en courant. Aurore eut soudain l’impression d’être moins heureuse que tout à l’heure.

Et cette impression persista. Même quand, le soir venu, elle retrouva les bras de son prince…

CHAPITRE XII L’AFFREUSE VÉRITÉ…

Quinze jours plus tard, Aurore eut un malaise.

Le matin, en se levant, elle crut sentir le sol se dérober sous ses pieds et dut s’accrocher aux rideaux de son lit tandis que son cœur s’affolait. Elle se rassit et les choses se stabilisèrent mais ce fut pour affronter une nausée. Au gémissement qu’elle poussa Fatime accourut, comprit ce qu’il se passait et se munit juste à temps d’une cuvette. Elle aida ensuite sa maîtresse à se recoucher et lui bassina les tempes avec de l’eau fraîche.

- Repose-toi ! déclara-t-elle. Je vais aller te chercher ton déjeuner…

- Noooon ! clama Aurore que la seule idée de nourriture renvoya dans la cuvette.

Fatime se mit à rire :

- Je ne te l’ai proposé que pour être certaine ! Ce jour est un grand jour ! Tu vas avoir un fils !

- Tu veux dire que je suis… enceinte ?

- Bien entendu. Ce sont les premiers signes… Tu n’as pas pensé que cela pouvait arriver ?

- Non. J’avoue n’y avoir jamais pensé… Mais pourquoi dis-tu que ce sera un garçon ?

- Seuls les garçons rendent leur mère malade dans les débuts.

Elle avait sans doute raison. Amélie aussi avait souffert de ces abominables nausées lorsqu’elle attendait ses enfants. Ayant souvent partagé sa vie, Aurore la revoyait, blême jusqu’aux yeux, le cœur soulevé par certaines odeurs, se tramant de son lit à sa chaise longue et vice versa. La future mère trouvait un peu de rémission quand elle pouvait descendre dans les jardins d’Agathenburg, étayée par sa sœur et par Ulrica, et cela quel que soit le temps, parce qu’elle pouvait y respirer un air débarrassé des effluves de la maison dont, en hiver, on n’ouvrait guère les fenêtres. Même un palais pouvait sentir mauvais.

Sur le coup, la nouvelle l’atterra. Evoquant la triste mine de sa sœur, elle se sentit terrifiée et se hâta de demander un miroir. Devinant ses pensées, Fatime lui en apporta un mais prévint :

- Tu es pâle, c’est normal mais il ne faut pas te tourmenter : il est rare que les malaises aillent au-delà du troisième mois…

- Et tu trouve cela réconfortant ? Trois mois ! Trois mois à être affreuse… languissante ?

- Tu ne seras jamais affreuse !…

Aurore la chassa d’un geste, enfouit son visage dans ses oreillers et se mit à pleurer, épouvantée à l’idée des réactions de Frédéric-Auguste, tellement épris de beauté, en face d’une copie délavée de son éclatante maîtresse… Ce fut dans cet état que la trouva Elisabeth qui passait souvent bavarder avec elle aux heures consacrées à cette importante affaire des jolies femmes : la parure.

Avec autorité, elle commença par l’extraire de son refuge, la cala contre son épaule et réclama de quoi réparer le plus gros des dégâts :

- D’abord cessez de pleurer ! intima-t-elle. Vous avez vraiment envie d’être laide ?

- Oh ! Un peu plus tôt un peu plus tard, je le serai !… Autant m’y habituer tout de suite !

- Vous êtes folle, ma parole ! Et j’avoue ne pas comprendre ce gros chagrin. Vous devriez être heureuse d’avoir un enfant de lui ! Son premier enfant et de plus un fils, si Fatime voit juste !

- S’il cesse de m’aimer, je ne serai plus jamais heureuse ! Et si je ne peux plus répondre à son désir, celui-ci cessera. Quel regard pensez-vous qu’il aurait pour moi s’il me voyait en cet instant ?

- Mais il ne vous voit pas et ne vous verra pas ! C’est surtout au lever que nausées et vertiges se manifestent et cela ne devrait pas durer. En outre, votre grossesse ne sera visible que dans trois ou quatre mois. Enfin, vous avez en Fatime une camériste hors pair. Laissez-la faire et ne pensez qu’à vous ! Ayez la volonté de rester belle ! Gardez sur vous une « pomme de senteur » pour vous éviter les relents fâcheux et songez à la gloire que vous aurez de mettre son premier fils dans ses bras !

- En espérant seulement qu’il ne m’en chassera pas !

- Doux Jésus, Aurore ! Reprenez-vous ! Où est passée la guerrière, la chasseresse, la conquérante que nous connaissons tous ? Ne comprenez-vous pas ce que la venue de ce marmot peut signifier pour vous ? Le prince n’a-t-il pas déjà dit qu’il vous épouserait ?

- Certes, il l'a dit… une ou deux fois mais il n’a plus l’air d’y penser…

- Cela pourrait revenir ! Entre un mariage avec sa maîtresse et un avec la mère de son fils, il y a une grande marge…

- Vous croyez ? murmura Aurore à qui l’espoir relevait la tête avec la perspective inattendue que venait d’ouvrir son amie.

- Oh oui ! Et je vous aiderai. Dites-vous que la bataille débute ce soir. Il y a bal au Residenzschloss ! Vous y danserez parée de votre plus jolie robe et de votre plus beau sourire !

- Sûrement pas !… J’en suis incapable !

- Que si ! Pour l’instant reposez-vous, détendez-vous et ensuite au combat !

Si forte était la puissance de conviction que dégageait Elisabeth que la future mère déjà se sentit mieux. Non seulement elle put mener à bien sa toilette mais elle réussit à manger des tartines rôties avec du beurre frais, une poire d’hiver et un verre de vin. Le soir même, ainsi que l’avait prédit son amie qui d’ailleurs vint la chercher, ce fut la tête haute et le sourire aux lèvres, avec l’assurance d’une Montespan, qu’elle fit son entrée parée d’une sublime robe de satin blanc brodé d’or. A dire le vrai, elle se sentait tout de même un peu faible mais puisa un regain de force dans le regard plein d’orgueil dont l’enveloppa son amant…

Ils dansèrent ensemble et chacun admira, une fois de plus, le couple qu’ils formaient, et leur double révérence finale fut applaudie avec d’autant plus d’enthousiasme que Christine-Eberhardine n’assistait pas à la fête, retenue chez elle par l’un des nombreux malaises qui l’affligeaient avec une régularité suspecte : mais quelle femme éprise de son mari accepte joyeusement de le voir se pavaner avec une créature de rêve ?

Quelqu’un cependant, ne se joignit pas à l’admiration générale : adossé à une fenêtre, les bras croisés sur la poitrine, le nouveau chancelier Fleming attendait que la favorite fût allée s’asseoir dans le fauteuil qui lui était réservé non loin de la douairière Anna-Sophia pour rejoindre le cercle qui l’entourait et réclamer son attention :

- Après Monseigneur, vous inviter à danser serait de l’outrecuidance, Madame. D’autant que je ne brille pas dans cet exercice, mais j’aimerais infiniment bavarder avec vous. Ne fût-ce que pour faire connaissance ?

- C’est vrai, nous nous connaissons fort peu, mais je suis heureuse que l’occasion me soit donnée de vous féliciter, Monsieur le chancelier, pour votre récente nomination…

- C’est d’autant plus aimable à vous, Madame, que vous êtes liée d’amitié avec mon prédécesseur. Et comme la jeune femme approuvait d’un mouvement de tête et d’un sourire, il poursuivit : « Aussi ai-je tenu à vous faire savoir que je me sens porté à vous servir ainsi qu’il le faisait…

- Me servir ? Vous ? fit-elle sceptique car elle n’avait jamais éprouvé beaucoup de sympathie pour cet homme jeune et d’aspect plutôt agréable mais qu’elle devinait froid et calculateur.

- Pourquoi pas dès l’instant où nous établissons entre nous une sorte de traité d’entente ?… Mais je manque à la plus élémentaire courtoisie en ne vous demandant pas de nouvelles de votre santé ? Vous étiez souffrante ce matin, m’a-t-on dit ?

En dépit de son empire habituel sur elle-même, Aurore ne réussit pas à cacher sa surprise :

- Qui a pu vous dire cela ?

- Oh, je ne sais trop !… Un bruit ! Il en court tellement autour des princes, répondit-il avec un geste de la main qui se voulait désinvolte. Par exemple, un autre suggère que le nôtre pourrait faire rompre son mariage afin de vous donner auprès de lui la place que vous occupez dans son cœur.

La jeune femme fronça les sourcils. Où voulait-il en venir à la fin ?

- Je n’ai rien à dire sur ce sujet, fit-elle sèchement. Nous ne devons pas entendre les mêmes bruits vous et moi !

Il lui offrit un sourire plein d’aménité cependant que ses yeux demeuraient froids :

- C’est possible. Cependant il vaudrait mieux que ce dernier courant d’air disparaisse. Le roi de Pologne Jean Sobieski est en train de mourir. Nombreux vont être les prétendants à son trône vacant, mais les lois de nature comme celles de proximité placent en premier notre prince sur les marches du trône. Un divorce annihilerait toutes ses chances…

- Elles me semblent minces. Notre prince est luthérien et la Pologne catholique…

- Une couronne vaut bien une conversion, mais qui ne servirait pas à grand-chose si le mariage princier se trouvait brisé.

Aurore garda un moment le silence. Autour des deux interlocuteurs la fête battait son plein, cependant ses flonflons venaient se briser sur l’espèce de bulle qui enfermait le chancelier et la favorite. Celle-ci ouvrit son éventail et, sans regarder son voisin, murmura :

- Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire, Monsieur de Fleming ?

- Presque. Il se peut que vous ayez les meilleures raison de souhaiter devenir princesse. Si vous y renonciez de vous-même, vous pourrez compter sur mon appui et…

Elle se leva si brusquement que, penché sur elle, il dut se rejeter vivement en arrière.

- Je ne crois pas en avoir besoin. Seul l’amour du prince donne du prix à ma vie. C’est à lui de décider ce que je dois en faire…

- Vous refusez mon amitié ?

- Certes non… Mais je ne veux pas l’acheter.

Elle se détourna pour rejoindre sa sœur, mais le prince s’interposa. Il la prit par la main pour l’entraîner à l’écart du bal. Il semblait très joyeux et elle crut un instant qu’il voulait danser encore, mais il lui fit quitter la salle et ne s’arrêta que dans sa chambre. Là, il la prit dans ses bras et enfouit son visage dans son cou :

- Chaque fois que je te vois, je te trouve plus belle, chuchota-t-il en laissant ses lèvres remonter vers celles d’Aurore. Ce soir tu es à damner un saint.

- Ce que vous n’êtes pas, Dieu merci ! souffla-t-elle, déjà pâmée.

Commencé de la sorte, l’entretien ne pouvait que se poursuivre à l’ombre des courtines pourpres du it où ils se laissèrent emporter par la vague de leur passion commune. Et ce fut seulement quand elle se retira, les laissant épuisés sur la plage soyeuse des draps chiffonnés, que Frédéric-Auguste demanda :

- Que voulait mon chancelier ? Vous avez parlé bien longtemps tout à l’heure…

- De quoi aurions-nous pu parler sinon de vous ?

- Mais encore ?

- Il me proposait une alliance afin de mieux vous servir, vous et le pays…

- Et qu’as-tu répondu ?

- Que cela allait de soi. Ne sommes-nous pas tous deux vos dévoués serviteurs ? répondit Aurore en se laissant glisser du lit pour se mettre à la recherche de ses vêtements. « Peut-être serait-il temps que vous retourniez au bal ? »

Il bâilla largement en s’étirant :

- S’il n’est pas fini il ne doit pas en être loin. Reviens près de moi !

- Non. Il est préférable que je rentre ! Vous-même, essayez de prendre du repos pour être dispos au Conseil. Autrement, votre chancelier en aurait de la peine.

En fait, elle n’avait plus qu’une hâte : regagner sa demeure. En effet, au moment où elle mettait pied à terre, un vertige avait failli la rejeter sur le lit. Redoutant ce qui ne pouvait manquer de suivre, elle s’habilla aussi vite qu’elle put et se précipita hors de la chambre en priant Dieu de lui éviter de s’évanouir avant d’avoir atteint la voiture. Elle eut juste le temps de s’effondrer sur les coussins, révulsée par la première nausée du, matin.. Les jours à venir allaient être difficiles à vivre…

Ils le furent plus encore qu'elle ne l’imaginait. Durant deux semaines, elle fut malade à mourir, dut garder le lit et fit condamner sa porte sous le prétexte d’avoir pris froid et d’en avoir tiré une mauvaise fièvre. Aucune visite n’était admise et surtout pas celle de Frédéric-Auguste, mais de ce côté-là elle n’avait pas grand-chose à craindre. Vaillant au combat, dur au mal quand il s’agissait de blessures, le prince avait une peur bleue de la maladie qui transforme l’homme en réceptacle de sanies aussi répugnantes que contagieux. Il ne vint donc pas, envoya des fleurs et s’en alla passer quelques jours dans le Harz pour y chasser.

Ce fut un immense soulagement pour Aurore. L’esprit plus libre, elle n’eut à s’occuper que d’elle-même et peu à peu les désagréables manifestations de sa future maternité parurent diminuer. Elle put se lever, s’habiller et quitter enfin sa chambre pour s’installer dans le cabinet attenant où elle aimait à se tenir pour écrire, broder ou chantonner en s’accompagnant à la guitare et en regardant les flammes danser dans la cheminée.

C’était justement à cela qu’elle s’occupait quand un vacarme éclata dans la maison, mais elle n’eut pas le loisir d’allonger le bras pour attraper la sonnette. Violemment poussée, la double porte livra passage au dieu des tempêtes, Frédéric-Auguste en personne, tout fumant de colère et tout crotté par la chevauchée forcenée qu’il venait de mener à travers la campagne détrempée par trois jours de pluies incessantes. Et visiblement d’une humeur massacrante. Rejetant la guitare qui protesta plaintivement, il saisit les deux mains d’Aurore et la mit debout :

- Oh, Monseigneur, quelle joie… commença celle-ci, pensant qu’il allait l’embrasser mais il n’en fit rien, lâcha l’une de ses mains et se servit de l’autre pour la faire pivoter tandis qu’il l’examinait.

- Vous êtes grosse n’est-ce pas ? clama-t-il en dardant sur elle un œil furibond. Et n’essayez pas de mentir !

Cette attaque brusquée eut le privilège de rendre aussitôt sa combativité à la jeune femme.

- Je n’y songe même pas !… En revanche, si Votre Altesse Electorale consentait à reculer un peu, je pourrais la saluer comme il convient…

- Au diable vos salutations ! Répondez seulement ! Etes-vous enceinte oui ou non ? Il n’y paraît guère.

- Ce n’est pas étonnant, à deux mois et demi.

- Donc vous l’êtes ! Pourquoi n’avoir rien dit ?

- Parce que je voulais être certaine de mon état… A ce propos, puis-je vous demander, Monseigneur, de crier moins fort ? A moins que vous ne souhaitiez être entendu de la ville entière !

- Elle doit être au courant, la ville. En fait j’étais le seul à l’ignorer. Il paraît que tout le monde en parle !

- En dépit des soins que j’ai pris pour le cacher ? s’écria la jeune femme qui commençait à perdre patience. J’aimerais savoir qui, en particulier, vous a renseigné ?

- Aucune importance ! Ce qui me met hors de moi, c’est votre dissimulation !

- Dissimulation ? Alors que j’étais souffrante et que Votre Altesse était en train de galoper dans le Harz ? Je n’allais tout de même pas lui courir après ?

- Maladie commode et qui ne semble pas vous avoir laissé des traces indélébiles ! Un peu pâle peut-être mais sans plus ! Puis-je savoir à présent quand vous comptiez faire état… de votre état ? Ne cherchez pas d’excuse oiseuse, je le sais déjà !

- Votre Altesse a de la chance ! Si elle voulait me le confier.

- Mais voyons, cela coule de source : quand il eût été trop tard pour un avortement !

Le mot la souffleta et la mit hors d’elle :

- Jamais je ne prêterai à ce crime !

- Oh, mais je n’en doute pas un seul instant ! Il ne me restait plus qu’à divorcer pour vous épouser ! C’était savamment imaginé…

- C’est indigne !

- Non très malin au contraire ! Ce qui n’est pas surprenant : on a le goût de l’intrigue chez vous.

La gifle partit à une telle vitesse qu’Aurore n’eut pas le temps de se rendre compte de son geste. Tandis que le prince se frottait la joue, elle recula jusqu’à son fauteuil pour s’y laisser tomber en cachant son visage dans ses mains.

- Pardon ! murmura-t-elle. Ça a été plus fort que moi : je n’ai jamais supporté que l’on insulte les miens à travers moi !

- C’est la seconde fois que vous portez la main sur votre prince !

Elle releva la tête pour le regarder droit dans les yeux et eut un petit rire :

- Votre Altesse n’a jamais su compter ! Il me semble l’avoir fait de nombreuses fois durant tous ces jours, toutes ces nuits où nous nous sommes aimés. Cela n’avait pas l’air de lui déplaire…

Il se calma d’un seul coup, détourna la tête afin d’échapper à ce regard si bleu, si brillant de larmes retenues. Pour la première fois elle lui semblait fragile en dépit de la défense qu’elle lui opposait… fragile et ravissante dans cette robe d’intérieur en douce laine blanche où couraient de fins rubans de satin azuré semblables à ceux de l’amusant bonnet posé comme un point d’orgue sur la masse de ses boucles sombres. Il fit un pas vers elle, esquissant le geste de tendre les bras, mais peut-être parce qu’il avait conscience d’être sale et puant la sueur, il repoussa la tentation et se dirigea vers la porte où il se retourna :

- J’avais promis de t’épouser, je le sais mais… même si je le voulais encore, je ne le pourrais plus : mon épouse, elle aussi, attend un enfant…

Aurore ferma les yeux, libérant ainsi les larmes qui coulèrent le long de ses joues tandis que s’éloignait le grincement des parquets sous les bottes de Frédéric-Auguste. Elle avait l’impression que le monde s’écroulait.

A la nuit, cependant, il revint…

Les semaines qui suivirent, si elles apportèrent une sensible diminution des malaises matinaux, laissèrent à la jeune femme une grande lassitude et lui firent mesurer tout à coup la fragilité du statut de favorite. Elle vit moins son amant - encore était-ce dans la journée et pas la nuit ! - et ne vit plus un certain nombre d’« amis » qui n’étaient en réalité que des courtisans, mais de ceux-là elle ne se souciait nullement, les ayant jaugés à leur valeur. Seules Amélie et Elisabeth franchirent quotidiennement le seuil de la maison de la future mère. La première pour veiller à ce qu’Aurore reçût les soins dont elle avait besoin - elle finit même par s’installer auprès d’elle ! - la seconde pour lui apporter les potins d’une cour qui, selon elle, était loin d’être aussi récréative qu’au temps où Aurore régnait sur elle. Il semblait que ce dernier bal où elle avait brillé d’un tel éclat eût marqué une sorte d’entrée en carême :

- S’il n’y avait pas les chasses on y mourrait d’ennui, lui confia-t-elle. On se déplace sur la pointe des pieds, on chuchote comme dans une église. Il faut dire que si votre grossesse vous fatigue, celle de notre princesse-électrice l’exténue. Il lui faut du calme, du silence, des promenades mesurées étayées par deux de ses dames. En outre, elle ne se nourrit que de laitages et de fruits, ayant un dégoût absolu de quelque autre forme de nourriture que ce soit. Enfin, le médecin de la Cour l’a déclarée fragile. Aussi, notre cher prince qui en espère un héritier fait-il vivre tout son monde comme dans un couvent. Vous voyez que vous n’avez rien à regretter ?

- Croyez-vous ? Au moins il s’occupe d’elle, il la ménage. Moi, quand par hasard il vient me voir c’est avec le secret espoir que je vais ressusciter d’un seul coup, sauter sur un cheval pour galoper avec lui à travers champs ou esquisser un pas de contredanse en réclamant un bal. Et comme il est toujours déçu… Eh oui, ma chère, pouvez-vous constater que j’ai perdu mon pouvoir…

- Je ne le pense pas. Si c’était le cas, il ne viendrait plus jamais et se contenterait de faire prendre des nouvelles…

Ce fut, à peu de chose près, le discours que lui tint la princesse douairière qui fit à Aurore l’insigne honneur d’une visite privée :

- Mon fils est fait du même bois que la plupart des hommes bien portants : il a en horreur tout ce qui touche à la maladie…

- Attendre un enfant n’a jamais été une maladie !

- Il arrive que cela y ressemble fort. Demandez plutôt à ma bru ce qu’elle en pense. Il passe chez elle une fois par jour mais la plupart du temps il ne la voit pas. Vous, il vient vous voir. Pas souvent peut-être mais il vient. Et il se soucie de vous.

- Pourquoi, mon Dieu ?

- Peut-être parce qu’il vous garde une tendresse ?…

- Mais d’amour il n’est plus question…

- Savez-vous qu’il vient de faire choix d’un prénom au cas où vous mettriez au monde un fils ?

- Lequel ?

- Maurice ! En souvenir de Moritzburg m’a-t-il dit. Qu’en pensez-vous ?

L’émotion qui noua la gorge d’Aurore l’empêcha de répondre mais fit monter des larmes à ses yeux. La vieille princesse se leva en lui faisant signe de rester assise et posa une main chargée de bagues sur son épaule :

- Vous l’aimez toujours ?

- Plus que jamais, j’ai l’impression…

- Souvenez-vous de ce que je vous avais dit : ne l’aimez pas trop, et j’y ajouterai : pensez d’abord à vous… et à cet enfant qui sera aussi le sien ! Si c’est un garçon et s’il lui ressemble…

Se penchant, elle posa un baiser sur le front de la jeune femme, lui tapota la joue et sortit en lui laissant enfin un sentiment de réconfort. Aurore mit ses mains sur son ventre qui commençait à s’arrondir et le caressa longuement…

Si l’on ne dansait plus à Dresde, en revanche, les parades militaires et les bruits de bottes s’y multipliaient. L’interminable conflit qui, depuis des années, opposait l’empire à la Turquie se réveillait comme un volcan mal éteint. Celle-ci reprenait l’offensive à un moment où l’armée impériale commandée par le peu brillant prince de Croÿ n’était pas au mieux de sa forme. L’empereur appelait au secours ses meilleurs soldats et en premier l’Electeur de Saxe dont il connaissait la valeur pour lui confier le commandement de l’armée de Hongrie. Sans avoir même pris le temps d’une visite d’adieu, Frédéric-Auguste, au début du mois de mai, quittait Dresde avec huit mille hommes dont Loewenhaupt. Quelques jours après, le chancelier Fleming se présentait chez la comtesse de Koenigsmark.

Comme il ne s’était pas annoncé ainsi qu’il eût été convenable, à moins d’être un intime, celle-ci le fit patienter une bonne demi-heure dans son salon d’apparat, celui dont on ne se servait guère que pour les fêtes et qui, de ce fait, s’il était vaste et décoré de façon ravissante aux couleurs de la maison de ces lieux, était peu meublé.

Quand elle le rejoignit, tirée à quatre épingles et arborant un sourire de commande, elle eut la satisfaction de constater qu’il avait apprécié le traitement à sa juste valeur : les mains au dos, il arpentait la vaste pièce de long en large avec une évidente agitation.

- Croyez que je suis désolée de vous avoir fait patienter, Monsieur le chancelier, mais c’est malheureusement le risque que l’on court lors d’une visite impromptue… et matinale.

- Ce que j’avais à vous dire, Madame la comtesse, ne souffrait aucun retard d’où une hâte à me présenter que, je l’espère, vous aurez la bonté d’excuser… Cette attente diminue malheureusement l’heure que je comptais utiliser pour… adoucir les angles que vous ne goûterez peut-être pas beaucoup, et que voici : il serait souhaitable que vous quittiez Dresde le plus tôt possible.

- Moi ? Quitter Dresde ? Et pour quelle raison ?

- Pour mettre fin à une situation délicate et qui le deviendra davantage au fil des mois à venir. La princesse Christine-Eberhardine attend un enfant comme vous-même et, selon les prévisions, vos délivrances devraient avoir lieu à peu près à la même époque. Ce ne serait pas convenable ! conclut-il avec une emphase qui irrita Aurore :

- Il était inutile de vous déranger pour me le faire remarquer et il entrait dans mes intentions de m’éloigner mais un peu plus tard.

- Un peu plus tard pourrait être trop tard, et Monseigneur désire que vous ne différiez pas plus longtemps votre départ.

- Ah ! C’est Monseigneur ?

- Et qui d’autre ? Je ne me serais pas permis une telle démarche si les ordres ne venaient de lui. J’ajoute qu’il regrette profondément de ne pas avoir eu la possibilité de venir s’en entretenir avec vous avant de partir. Mais les choses se sont faites si vite !…

- Admettons ! dit la jeune femme d’autant plus agacée que l’autre prenait un visible plaisir à sa mission. Eh bien, c’est entendu, je m’en vais…

- Pour où ?

- Chez moi, naturellement ! A Hambourg ou au palais d’Agathenburg où je suis née… Non ?

Fleming venait en effet de hocher négativement la tête :

- Un enfant du sang de Saxe, même bâtard, se doit de naître en Saxe. Monseigneur a fait le choix de Goslar, dans le Harz. La ville est charmante, réputée pour ses eaux. Une résidence d’été idéale qu’ont toujours appréciée nos princes.

- Tellement qu’ils n’y vont jamais ! Il est vrai que c’est plutôt éloigné. La frontière doit être à deux pas ?

- Disons trois, susurra le chancelier avec un mince sourire. Il va de soi que vous n’habiterez pas le vieux palais, malcommode et trop vaste, et qui serait peu adapté à l’événement. On a loué pour vous l’une des plus belles maisons de la ville et sans doute la plus agréable. Elle appartient au bourgmestre Henri-Christophe Winkel. Lui seul connaîtra votre nom. Pour tous, vous serez une noble dame inconnue, venue soigner un mal… de langueur par exemple. Vous devez comprendre l’importance que le prince attache à ce que la naissance demeure secrète, surtout s’il s’agit d’un garçon. Cela pourrait poser dans l’avenir un problème de succession qu’il est salutaire de prévoir… J’ajoute qu’une voiture de la Cour vous conduira.

- Incroyable ! coupa Aurore que la colère envahissait. Tout Dresde sait que je suis enceinte et de qui ! Alors que venez-vous me parler de secret ?

- Il n’est pas si rare qu’une grossesse ne parvienne pas à son terme. En outre, après quelques semaines Dresde vous aura oubliée et n’aura d’yeux que pour l’héritier à naître. Plus tard vous pourrez revenir.

- Vous êtes bien bon !

- C’est Son Altesse qui est bien bonne, rectifia-t-il en prenant un air finaud qui ne lui allait pas. De toute façon, soyez assurée que l’on prendra grand soin de vous et de l’enfant s’il vient à terme. Vous trouverez à Goslar un médecin ainsi qu’une maison complètement équipée. Une femme de chambre suffira donc… à condition que ce ne soit pas Fatime. Trop voyante pour une petite ville. Elle demeurera ici avec le reste de vos gens…

- De mieux en mieux ! Puis-je au moins emmener ma sœur ?

- Ouuuuui ! Si elle se plie à la même discipline : ne sortir en aucun cas de la propriété. Mais je ne saurais que le lui déconseiller. Là-bas, il lui sera difficile d’avoir des nouvelles de M. de Loewenhaupt parti en guerre… Mais elle pourra vous écrire… aux soins du bourgmestre !

Fleming achevait à peine sa phrase qu’Amélie faisait son apparition, surprise que sa sœur reçût dans ce désert.

- Quand on doit recevoir les ordres d’un prince, il convient d’y apporter l’apparat désirable ! expliqua Aurore visiblement à bout de nerfs. Monsieur le chancelier est venu m’intimer celui de quitter la ville pour une autre au fin fond du Harz où je vais vivre cloîtrée en attendant la naissance. Et je n’ai même pas le droit d’emmener qui me plaît !…

Amélie l’embrassa et, la sentant trembler, garda un bras autour d’elle pour s’adresser à Fleming :

- Je pense que vous devriez vous retirer, Monsieur le chancelier, fit-elle avec sévérité. Vous n’avez plus rien à faire ici ! Soyez assuré que je ne manquerai pas de rendre compte à Monseigneur de votre zèle…

Il ne se trompa pas sur la raideur du ton, salua et sortit précipitamment cependant qu’Amélie entraînait sa sœur par une autre porte :

- Allons dans ta chambre ! Tu as besoin de te remettre.

Elle lui tendit son mouchoir mais Aurore n’avait pas de larmes. La fureur qui l’habitait les séchait avant que d’être nées, mais elle tremblait à présent de tous ses membres. Inquiète, Amélie la fit étendre, respirer des sels - qu’elle repoussa en marmonnant qu’elle ne s’évanouirait pas ! - et ordonna à Fatime d’aller chercher de l’eau-de-vie. Finalement, Aurore leva sur sa sœur un regard où le chagrin se mêlait à la colère :

- As-tu entendu quelque chose de ce qu’il a osé me dire ?

- Une bonne partie ! J’ai écouté à la porte avant de faire mon entrée au moment où il prononçait mon nom. Mais rassure-toi, je t’accompagnerai.

- Non ! C’est trop loin ! Tu serais coupée de ton époux, de tes enfant aussi, pendant plusieurs mois. Tu seras plus utile en restant ici à surveiller la maison. En outre, tu pourras peut-être me faire tenir des nouvelles…

- Aux soins du bourgmestre ? ricana Amélie. Ecoute, nous allons couper la poire en deux : je pars avec toi dans la voiture de la Cour et elle me ramènera. Ce que je veux c’est voir, de mes yeux, dans quelles conditions tu seras logée et comment sont les alentours. Chemin faisant nous pourrions convenir d’un code permettant sous des mots banaux d’en dire davantage. Et, par exemple, si tu souhaites écrire à quelqu’un je me chargerai de ta correspondance… Qu’en penses-tu ?

- Que tu es la meilleure sœur que l’on puisse avoir ! Et dans l’immédiat, il faut que je choisisse une autre camériste que Fatime…

- Cela aussi je vais m’en charger !

Elle repartit. Deux heures plus tard, Ulrica toujours aussi austère se matérialisait sur le tapis de la chambre. Véritable statue de la respectabilité, elle arborait cependant un œil frondeur qui ne résista pas longtemps à la vue de la tristesse de sa « nourrissonne » :

- Si vous voulez encore de moi, murmura-t-elle en reniflant son émotion, je m’occuperai de vous et de l’enfant et vous pouvez être sûre que je ferai bonne garde ! Je goûterai tous vos plats et le lait de la nourrice s’il le faut ! Et je…

Cette fois, Aurore se mit à rire :

- Je ne pense pas que l’on pourrait aller jusque-là ! Viens m’embrasser !

Au début de la semaine suivante, elle quittait Dresde sans avoir revu Elisabeth qui séjournait sur ses terres…

En annonçant que Goslar était une ville charmante, Fleming était largement en dessous de la vérité. C’était l’une des plus jolies cités d’Allemagne1.

Située sur les contreforts boisés du Harz, sertie dans ses remparts médiévaux, elle égrenait autour de vieilles églises une étonnante collection de maisons à colombages aux couleurs variées2 dont beaucoup possédaient des jardins. Le centre en était, comme d’habitude, la place du Marché qu’ennoblissait une imposante fontaine sommée de l’aigle impériale. La trace de l’empire se retrouvait aussi dans l’antique palais évoquant les temps héroïques des Burgraves et la légende des Nibelungen. Il se situait en dehors du centre névralgique de la cité, et la maison qui allait accueillir la future mère n’en était pas éloignée. Longtemps liée à la Ligue hanséatique, la cité devait ses richesses aux mines de cuivre, de zinc et d’argent ouvertes dans la montagne.

En temps normal, Aurore eût apprécié un cadre aussi séduisant. Elle y bénéficierait du calme nécessaire à son état ainsi qu’un décor plaisant à contempler, mais ce qui l’irritait c’était de s’y trouver en résidence surveillée, presque aussi captive que Sophie-Dorothée dans son humide château des brouillards. Le bourgmestre Winkel qui vint la saluer - discrètement - au soir de son arrivée ne lui laissa aucune illusion : elle n’avait pas le droit de sortir de la propriété dont les quelques serviteurs, triés sur le volet, ne savaient qu’une chose : ils devaient veiller sur une haute dame dont ils ignoraient le nom et faire en sorte que personne ne l’approche en dehors, bien sûr, de l’indispensable médecin - qui se trouvait être son beau-frère ! Quant aux visites, elles étaient interdites. Quiconque souhaitait lui porter une nouvelle importante devait d’abord en passer par lui. De même pour le courrier.

- Vous auriez mieux fait de me dire tout de suite que je suis prisonnière, Monsieur le bourgmestre ! soupira-t-elle, agacée.

- Ce n’est pas ainsi que vous devez voir les choses, rectifia-t-il avec une gentillesse inattendue. J’ai reçu mission de veiller sur… un trésor fragile auquel un grand prince attache le plus haut prix. Pardonnez-moi de m’en acquitter selon mes instructions, mais je tiens à ajouter que je suis à votre disposition pour apporter une solution à tout problème qui pourrait se présenter… et pour vous rendre ce séjour forcé aussi agréable que possible. Ce ne sera d’ailleurs pas si long ! Quelques mois sont vite passés !

Ce petit discours fit fondre les préventions de la jeune femme. Elle comprenait qu’elle avait affaire à un brave homme partagé entre l’orgueil d’avoir été choisi pour veiller sur elle et la crainte qu’elle ne fût malheureuse. Elle lui tendit la main :

- Essayons donc de les vivre au mieux ! Merci de vos bonnes paroles mais quelles sont vos instructions pour… après ?

- Je ne saurai le dire : elles ne me sont pas encore parvenues… Je suppose que vous nous quitterez ?

- Je le suppose aussi…

Dans les jours qui suivirent, Aurore chercha seulement à se reposer. Le voyage l’avait beaucoup fatiguée et, après le départ d’Amélie, un peu rassurée sur son sort, elle dormit le plus possible sous la garde vigilante d’Ulrica. L’air était excellent à Goslar, la maison charmante et le jardin ombragé et plein de fraîcheur, idéal pour supporter les lourdes chaleurs de l’été. On installa pour elle une chaise longue garnie de coussins en prenant la précaution de la mettre à l’abri des regards. D’ailleurs, le naturel mouvement de curiosité suscité par son arrivée tomba rapidement : on savait que la maison Winkel abritait une dame malade, venue prendre les eaux et confiée aux soins du docteur Trumph qui était bien l’homme le moins bavard de la terre. Quant aux domestiques - une cuisinière, un valet, deux femmes de service et un jardinier choisi par le bourgmestre en personne, ils étaient tous d’âge mûr, et l’imposante Ulrica n’eut aucune peine à en prendre la direction. Ils étaient discrets, silencieux au point qu’Aurore, la plupart du temps, ne s’apercevait même pas de leur présence. En revanche elle s’avouait que Fatime et ses mains si habiles lui manquaient. Moins pour les soins qu'elle apportait à l’éclat d’une beauté dont, pour le moment, elle n’avait que faire que pour sa connaissance des bonnes plantes jointe à ce talent d’apaiser les douleurs, les migraines et cette foule de petits maux de peu d’importance mais qui s’entendent si bien à vous gâcher la vie.

A mesure que le temps passait, la grossesse de la jeune femme prenait de l’ampleur, malgré son manque d’appétit, et se faisait de plus en plus pénible. L’enfant se manifestait en donnant des coups singulièrement impérieux et qui souvent la tenaient éveillée.

- Ce sera un garçon, j’en suis certaine, confia-t-elle à Ulrica. Une fille ne serait pas si encombrante ! J’ai l’impression d’abriter un géant dans mon sein !

- Quand on connaît le père ça n’a rien d’étonnant ! Mais vous devriez manger davantage sinon vous n’aurez plus que la peau sur les os quand il se décidera à sortir !

Le docteur Trumph n’était pas vraiment du même avis et préconisait plutôt une nourriture légère faite de laitages, de compotes de fruits et de légumes en excluant le chou qu’Aurore avait pris en horreur. Sa simple odeur venue de la cuisine lui donnait la nausée…

Vers la fin de l’été, elle se sentait si lourde qu’elle avait toutes les peines du monde à se déplacer, réussissant juste à faire quelques pas dans le jardin, solidement soutenue par Ulrica. En dehors de cela, elle n’allait plus que de son lit à la chaise longue et vice versa. Le temps d’ailleurs se gâtait. Il y eut des pluies interminables que chassaient parfois des vents violents. Il fit plus froid et les feux se rallumèrent dans les poêles.

Aurore à présent comptait les jours : la naissance était prévue pour la fin d’octobre, pourtant elle cultivait l’impression déprimante que cela n’arriverait jamais. En fait, elle s’ennuyait. Les lettres d’Amélie étaient rares, sans doute parce qu’elle n’avait pas beaucoup à dire et qu’en l’absence de son prince Dresde devait être aussi calme que Goslar. Le fameux code ne servait donc pas à grand-chose…

Un soir, cependant, le docteur Trumph ne vint pas seul : un homme d’apparence austère l’accompagnait, qui avait obtenu de Winkel l’autorisation de franchir la sévère clôture dont on entourait la future mère. Le médecin entra le premier, afin de savoir si sa patiente était en état de recevoir.

- Il s’agit d’un ministre de Dieu qui a déclaré vous avoir déjà rencontrée : le pasteur Cramer. Il vient de Hanovre.

Aurore qui somnolait, étayée par deux oreillers, se redressa surprise :

- Le pasteur Cramer ? Vous a-t-il donné la raison de sa venue ?

- Ce qu’il a à dire n’est que pour vous mais il m’a montré une lettre de Madame la duchesse de Celle demandant qu’on vous l’amène et il a consenti à nous confier qu’il avait à vous parler de votre frère…

- Oh, mon Dieu ! Mais qu’il entre ! Qu’il entre vite ! s’écria-t-elle tremblant soudain d’impatience.

Trumph prit son poignet pour interroger le pouls :

- Etes-vous assez forte pour l’entendre ? Il n’a pas caché que les nouvelles ne sont pas fameuses et c’est la raison pour laquelle j’ai tenu à l’accompagner.

Elle ferma les yeux, écoutant se réveiller en elle la vieille angoisse. Ce qu’elle venait d’entendre ne pouvait signifier qu’une seule chose : elle ne reverrait jamais Philippe…

- Il est mort n’est-ce pas ? Si c’est tout ce qu’il veut m’annoncer…

- Non, il sait aussi ce qui s’est passé.

- Alors je veux l’entendre ! Soyez tranquille, docteur !

- Je resterai à côté… au cas où vous auriez besoin d’aide.

- J’espère que non.

Elle demanda quelques instants pour mettre ordre à sa toilette, coiffer d’un bonnet de dentelle ses cheveux en désordre, se donner une contenance enfin comme le font les âmes fortes sur le point d’affronter l’échafaud. Elle savait que ce qui allait venir serait cruel mais elle y était préparée et quand, enfin, Ulrica introduisit Cramer, elle se tenait assise, très droite dans les coussins qui la soutenaient, les mains sagement posées sur la légère couverture qui s’efforçait de cacher son état. Elle accueillit son visiteur courtoisement mais sans sourire : de cela elle était incapable.

- Merci d’avoir pris la peine de venir jusqu’à moi, Monsieur le pasteur. On me dit que vous avez des choses graves à m’apprendre ?

- En effet et je vous demande de croire que j’en suis le premier navré mais, après vous avoir rencontrée, j’ai compris que vous étiez de celles pour qui la vérité, fût-elle rude, est préférable à l’incertitude.

- Je vous sais gré de votre jugement. Ainsi, vous savez à présent ce qu’il est advenu de mon malheureux frère ?

- Exactement. La connaissance m’en est venue à la suite de l’incendie qui a ravagé le château de « Monplaisir ». J’ai été appelé au chevet d’un mourant, un certain Buschmann, traban de la garde du prince-électeur mais entièrement dévoué à la comtesse de Platen. Il a tenu à décharger devant moi sa conscience en me demandant de vous répéter sa confession afin d’obtenir votre pardon. Et voilà ce que j’ai appris de lui :

« Le retour inopiné du comte de Koenigsmark à Hanovre et surtout le fait qu’il y revenait mettre ordre dans ses affaires paraissait suspect à Mme de Platen et d’autant plus qu’il refusait de la voir. Le réseau de ses espions se resserra autour de votre frère. C’est ainsi qu’elle sut que le comte avait reçu un billet de Mlle de Knesebeck, rédigé au crayon et l’appelant pour la nuit suivante chez la princesse Sophie-Dorothée. Vers onze heures du soir, il se dirigeait, sous un déguisement, vers une petite porte du palais de Herrenhausen où Mlle de Knesebeck l’attendait comme elle en avait l’habitude de le faire. Dès qu’elle le sut au palais, Mme de Platen se précipita chez l’Electeur afin de le mettre au courant des amours adultères de sa belle-fille. Celui-ci se laissa arracher un ordre d’arrestation et lui donna une demi-douzaine de trabans de sa garde dont Buschmann… La comtesse les conduisit dans la salle des Chevaliers où elle avait préparé ce qu’il fallait pour faire du punch au rhum. Après leur avoir fait jurer le secret sous peine de pendaison, elle leur ordonna de se tenir prêts à attaquer toute personne qu’elle leur désignerait, assurant agir sur l’ordre d’Ernest-Auguste. Puis elle leur fit boire le contenu du grand bol dont les flammes bleues éclairaient la scène. Lorsqu’elle pensa qu’ils étaient à cette limite de l’ivresse où l’on a tendance à se laisser mener sans chercher à comprendre, elle les fit se cacher sous le manteau de l’immense cheminée en leur recommandant de ne pas faire de bruit et d’attendre son signal. Elle-même se porta à l’entrée de l’escalier menant aux appartements princiers. Elle avait fait auparavant verrouiller l’accès sur le parc que les deux amants avaient coutume d’emprunter.

« Buschmann m’a dit que l’attente avait été longue et qu’il n’était pas loin de s’endormir quand enfin elle donna l’alerte. Quelqu’un venait en étouffant ses pas, craignant sans doute qu’ils ne résonnent trop dans le vide de la salle. La porte s’ouvrit, une silhouette parut :

- C’est lui, hurla la comtesse. Tuez-le !

Assenée maladroitement, une première attaque manqua le comte. Il put se rejeter en arrière et le combat s’engagea, féroce, entre ces gens imbibés d’alcool et cet homme seul qui cependant fournissait une belle défense. Deux trabans tombèrent mais, fatigué peut-être par les moments d’amour qu’il venait de vivre, le comte finit par succomber sous le nombre et s’abattit percé de plusieurs coups. On l’entendit alors murmurer : “Epargnez la princesse ! Sauvez l’innocente… ”

« Il n’en dit pas plus : la Platen venait de lui enfoncer le talon de son soulier dans la bouche, tournant de tout son poids comme pour écraser un cafard, arrachant ainsi un dernier râle… »

Cramer arrêta son récit pour se pencher sur Aurore, devenue si pâle qu’il la crut sur le point de s’évanouir :

- Voulez-vous que j’appelle le médecin ?

- Non… non… ces… ces révélations… ne sont que pour moi. Donnez-moi seulement un peu d’eau !

Il l’aida à boire, inquiet de constater qu’elle tremblait de la tête aux pieds et que ses dents s’entrechoquaient contre le cristal :

- J’aurais dû vous épargner cette dernière abomination, regretta-t-il.

- Non ! Il faut vraiment que je sache la vérité, même la pire ! Ce Buschmann a-t-il su ce que l’on avait fait… du corps ?

- Oui, parce qu’il était l’un de ceux que l’argent dévouait à la comtesse… Ils étaient là à regarder cet homme qui avait été leur colonel et qu’ils avaient assassiné quand l’Electeur est arrivé. Quand il a vu ce qui s’était passé, il est entré dans une colère terrible contre Mme de Platen :

- J’avais permis son arrestation, pas sa mort. Votre victime est célèbre dans l’Europe entière. Les cours vont s’émouvoir. Cela risque de causer un énorme scandale…

- On peut l’emporter, l’enfouir au fond d’un bois.

Il a répondu que c’était impossible, qu’il allait faire jour, qu’on ne pouvait pas l’enlever de la salle des Chevaliers. Il fallait qu’il y reste ! Alors, il a donné l’ordre d’aller chercher de la chaux vive tandis qu’il faisait jouer un mécanisme ouvrant dans la cheminée l’entrée d’un souterrain dont les princes de Hanovre se transmettaient le secret de génération en génération. Le même existait au Leineschloss. Il n’y avait dans la salle à ce moment-là que le prince, sa maîtresse, Buschmann et un camarade. Ceux-ci portèrent le corps dans ce qui allait être son tombeau et le recouvrirent de chaux. Puis tout se referma et la vie reprit ses droits, mais pour Buschmann le souvenir de cette nuit effrayante allait devenir son cauchemar, le ronger lentement dans la crainte du châtiment éternel. C’est pourquoi, se sentant touché par la mort il m’a demandé…

- Il vous connaissait ?

- Comme Michel Hildebrandt, il était originaire des environs du temple Saint-Thomas.

- Je vois…

En fait, elle ne voyait absolument rien. Ses paroles obéissaient machinalement à l’impulsion de son cerveau. Tandis que son corps semblait changé en pierre. Le seul signe de vie, c’étaient les larmes qui débordaient de ses yeux, glissant sur ses joues sans interruption, sans qu’elle esquisse le moindre geste pour les essuyer. Effrayé, Cramer recula, appela pour faire entrer Ulrica et le médecin. Elle ne parut pas s’apercevoir de son départ. Elle était devenue la personnification de la douleur bien qu’elle ne la ressentît pas encore : la violence du choc encaissé l’avait en quelque sorte anesthésiée. Un moment on put la croire en catalepsie, mais sa faible respiration disait que ce n’était pas le cas.

Ulrica et le Dr Trumph durent cependant batailler longtemps avant que l’effrayante raideur ne cède et qu’Aurore se laisse enfin aller dans leurs bras, secouée de sanglots si violents qu’ils semblaient lui arracher le cœur…

CHAPITRE XIII LA NAISSANCE D’UN HÉROS

Eût-elle été dans son état normal, Aurore eût laissé sa haine l’emporter avec les démons de la vengeance. Elle eût tout abandonné pour se consacrer uniquement à la recherche de l’immonde Platen afin de lui faire payer son crime le plus cher possible, mais elle était en état de moindre résistance, rendue à peu près impotente par le poids de son ventre, et ce fut la douleur qui la submergea. Prostrée à longueur de journée sans plus de goût à rien, ses nuits étaient traversées d’un cauchemar, toujours le même, où, liée à une colonne de la salle des Chevaliers, elle voyait indéfiniment la mégère enfoncer son haut talon dans la gorge de Philippe en riant comme seules savent rire les furies. Elle en sortait hurlante, trempée de sueur et pleurant, pleurant jusqu’à l’épuisement de ses larmes. Quasiment impuissants et épouvantés par l’approche de l’accouchement, Ulrica et le Dr Trumph prièrent le bourgmestre d’envoyer un courrier rapide à Mme de Loewenhaupt. Celle-ci accourut de toute la vitesse de ses chevaux, terrifiée à la pensée de ce qui l’attendait à Goslar. A en croire la lettre de Winkel, Mme de Koenigsmark était à l’article de la mort. Aussi, en arrivant à destination, elle se précipita hors de la voiture pour tomber dans les bras d’Ulrica :

- Dis-moi si j’arrive à temps ! Est-elle vivante ?

- Oui, Dieu merci ! Mais je ne sais pas si elle aura encore assez de forces pour résister à l’accouchement !

- Mais enfin pourquoi ? Sa santé était parfaite. Que lui est-il arrivé ?

- Un pasteur venu de Hanovre. Il savait tout sur la mort de notre pauvre comte Philippe. Et il lui a « tout » dit, hélas ! soupira la nourrice en appuyant sur le mot.

- Sois plus claire ! Que veux-tu dire ?

- Qu’il aurait pu lui épargner les détails ! C’est pourtant un homme de Dieu mais, même consacré à son service, un homme reste ce qu’il est : ni pitié, ni délicatesse !

Pour que la puritaine et pieuse Ulrica en vînt à juger ainsi un ministre du culte, il fallait que ce fût grave, mais quand elle eut entendu le résumé de l’affreuse nuit de Herrenhausen rapporté avec les mots sans nuance de la nourrice, Amélie chancela et dut chercher l’appui d’une chaise. Elle aussi avait aimé son frère, moins sans doute que sa cadette mais elle n’en comprit que mieux les ravages causés par une telle révélation sur une femme déjà épuisée…

Quand la nausée qui lui avait fauché les jambes se fut apaisée, elle avala d’un trait le verre de schnaps que lui tendait Ulrica et se mit debout :

- Occupe-toi de mes bagages ! Je vais la voir !

Dans sa chambre Aurore reposait, inerte, les yeux fixés sur la fenêtre derrière laquelle le jour baissait rapidement. Ses mains se croisaient sur son ventre où l’enfant s’agitait avec plus de vigueur encore que d’habitude. En l’examinant tout à l’heure, le médecin en avait auguré que la naissance approchait.

Lorsque Amélie entra chez elle, Aurore ne tourna pas la tête, pensant que c’était Ulrica. Perdue au fond de son chagrin, elle n’avait pas entendu l’arrivée de la voiture et ce fut seulement quand sa sœur se pencha sur elle pour l’embrasser qu’elle s’aperçut de sa présence :

- Amélie !… Tu es venue ? Puis aussitôt elle ajouta avec l’ombre d’un sourire : « Ils ont si peur que cela ?… »

- Ne dis pas de sottises ! Ton terme est proche et je t’avais dit que je serais là. Alors, me voilà !

Tout en parlant, Mme de Loewenhaupt écartait les rideaux du lit et allumait un candélabre afin de mieux voir le visage qu’Aurore tenait dans l’ombre. Ce qu’elle découvrit lui fit froncer les sourcils :

- Tu as une mine affreuse, constata-t-elle. Et Ulrica m’a dit qu’il fallait te supplier pour que tu manges si peu que ce soit ! Un accouchement, cela demande des forces, j’en sais quelque chose. Et tu n’as pas l’air d’en garder beaucoup.

- L’important c’est que j’en aie assez pour mettre au monde cet enfant dénaturé qui ne cesse de frapper sa mère… Ensuite… oh, la suite n’a pas d’importance !…

- Ah, tu trouves ?

- Oui. Je n’ai plus envie de vivre, Amélie. C’est toi qui seras sa mère…

- Qu’est-ce que ce langage ? s’emporta l’aînée. Tu portes l’enfant d’un prince souverain, tu es une Koenigsmark et tu viens me sortir que la vie ne t’intéresse plus ?

- C’est vrai. Il faut que tu saches que j’ai appris…

- Et moi je viens d’apprendre comment est mort Philippe ! C’est… abominable !… cela n’a même pas de nom tant c’est affreux mais c’est une raison de plus pour vouloir vivre ! D’abord pour le bébé qui va venir ! Et puis pour la vengeance, que diable !

La violence du ton alla chercher Aurore au fond du marasme désespéré où elle s’enfonçait. Elle se redressa dans son lit et considéra sa sœur d’un œil nouveau :

- Toi, Amélie, tu veux…

- Faire payer son forfait à cette garce ? Ah oui, alors ! Et plutôt deux fois qu’une si c’est possible ! Quant à toi, je ne te quitte plus et je te jure que tu vas te battre !

Emportée par sa conviction, la sage épouse de Loewenhaupt, avait empoigné l’une des minces colonnes soutenant le dais du lit et, de l’autre, pointait vers le plafond un doigt qui en appelait au Ciel. Elle était si drôle ainsi qu’Aurore lui sourit :

- Tu ressembles à une walkyrie armée de sa lance ! On aurait dû t’appeler Brunehilde !

Amélie lâcha sa colonne et s’assit sur le bord du lit pour envelopper sa jeune sœur d’un bras maternel :

- Nous sommes toujours filles et nièces de héros comme l’Histoire en connaît rarement et il y en a peut-être un autre dans ton ventre ! Si c’est un fils - et je jurerais que c’en est un pour te bousculer de la sorte ! -, il les dépassera tous ! Et… qui sait s’il ne ressemblera pas à Philippe ?

Là, elle avait gagné. Aurore lui rendit son étreinte. Et si des larmes lui revinrent, elles étaient de soulagement : c’était bon de retrouver cette force inattendue pour y appuyer sa peur, elle qui prétendait ne pas la connaître… Car, elle venait juste d’en prendre conscience, elle redoutait cet inconnu rageur qu’abritait son énorme ventre ! Le plus gros qu’elle eût jamais vu…

Tout alla bien pendant une petite semaine. Aurore reprenait des forces et même put recommencer à faire quelques pas dans le jardin, soutenue par Amélie et Ulrica. Par chance, dans cette seconde quinzaine d’octobre, le temps restait clément. La journée, le soleil jaunissait les feuilles de bouleau, qui se détachaient lentement de leurs branches pour rejoindre la terre où elles composaient un tapis frissonnant, mais les nuits, plus froides, rappelaient que l’automne était présent et dans les maisons hermétiquement closes on n’en dormait que mieux. Délivrée de son cauchemar - au moins pour un moment ! -, Aurore reprenait vie dans ce sommeil réparateur.

Et puis, dans la nuit du 26 au 27 octobre, elle fut réveillée par une sensation d’humidité, voulut se lever, mais une vive douleur la rejeta au milieu de ses oreillers. Au gémissement qu'elle poussa, Ulrica qui dormait près d’elle accourut, élevant une veilleuse au-dessus du lit ouvert :

- Vous avez perdu les eaux, constata-t-elle. L’enfant s’annonce ! Je vais prévenir !

Elle disparut, vite remplacée par Amélie en robe de chambre et bonnet de nuit tandis qu’au-dehors, la porte grinçait sous la main du valet qui s’en allait prévenir le docteur Trumph. Celui-ci examina sa patiente et déclara :

- Le terme est proche. Vous pouvez préparer le nécessaire pour la délivrance mais l’enfant ne se présentera pas avant plusieurs heures…

On avait changé la chemise d’Aurore puis on la porta sur le « lit de travail » que l’on tenait prêt dans une pièce voisine. Se souvenant des premières couches de sa sœur que l’on avait installée sur la traditionnelle « chaise » percée aussi peu confortable que possible encore en usage en Allemagne, Aurore avait demandé pour les dernières que l’on prépare, à Agathenburg, un lit étroit et rigoureusement plat - une planche était introduite entre deux matelas - muni de poignées comme l’on en usait en France pour les princesses. Amélie s’en était trouvée satisfaite et, dès son arrivée à Goslar, la future mère avait obtenu qu’on lui en agence un semblable. Précaution dont elle n’allait pas tarder à se féliciter… en admettant qu’elle gardât conscience de quoi que ce soit.

Car les douleurs, d’abord espacées de dix en dix minutes, se rapprochèrent rapidement et se firent si intenses que bientôt Aurore ne pensa plus, ne raisonna plus, n’entendit plus pour n’être qu’une masse de souffrance, un animal écartelé. Cramponnée à la main d’Amélie dont elle broyait les phalanges, elle souffrait avec une telle intensité que le bourreau avec sa hache lui fût apparu comme l’ange de la délivrance. C’était insupportable, intolérable, et cela dura, dura…

Parfois, à travers les larmes qui lui brouillaient la vue, elle percevait une forme noire et blanche penchée sur sa couche de douleur. Elle sentait alors quelque chose de frais qui, sur son visage, remplaçait un instant la brûlure des larmes tandis qu’une douce senteur dominait l’odeur fade du sang et de la sueur. De temps en temps, tout de même, le mal accordait une trêve et le corps harassé plongeait alors dans une torpeur délicieuse. Trop brève, hélas, et vite chassée par les crocs du fauve qui lui déchirait les entrailles.

Ce furent des heures d’un enfer dont la malheureuse pensait ne jamais voir la fin. Du fond de son esprit exténué, le cauchemar revint. Elle retrouva venu du fond des ténèbres le visage haineux de la Platen et celui, torturé, de Philippe…

A un moment, elle perçut la voix du docteur Trumph :

- L’enfant est fort et, en outre, il se présente par le siège. Il faut le retourner… Courage, Madame ! Cramponnez-vous aux poignées !

La parturiente qui se croyait au comble du martyre comprit qu’il n’en était rien. Le médecin introduisit sa main pour aller chercher la tête du bébé et la faire basculer. Le hurlement qu’elle poussa dut s’entendre au bout de la petite ville. Pourtant, ce n’était pas encore suffisant… Après une période impossible à définir, elle entendit Amélie chuchoter :

- Elle s’épuise en vain ! Elle va mourir si vous ne tentez rien. Cet enfant doit être un monstre !

- Non, mais il a une bonne tête et sa mère est plutôt étroite. D’autre part, elle n’a plus la force de pousser… M’autorisez-vous à inciser ?

- Faites ce que vous voulez mais qu’on en finisse !

Haletante, Aurore sentit la brûlure du scalpel entamant sa chair, immédiatement suivie d’un paroxysme de souffrance, tellement violent qu’elle perdit enfin connaissance…

Le paradis chassa l’enfer, la lumière balaya les ténèbres et Aurore revint à la vie dans un pâle rayon de soleil. Tout était blanc autour d’elle : son lit où on l’avait remise, la fine toile qui la vêtait et les formes qui s’agitaient dans sa chambre. Et surtout, elle se sentait légère, légère, même si une sensation de brûlure témoignait qu’elle appartenait toujours à un monde imparfait. La lourde barge engluée dans la vase que son corps représentait naguère s’était arrachée à sa lise mortelle et voguait librement sur la mer…

Elle passa les mains sur son ventre redevenu plat avec un soupir d’aise. Aussitôt, la figure d’Ulrica s’encadra dans son champ de vision :

- Comment vous sentez-vous ?

- Bien ! Merveilleusement bien !… A ceci près qu’il me semble ne plus avoir la moindre force !

- Pas étonnant avec ce que vous avez enduré ! Mais ça en valait la peine, croyez-moi ! Neuf livres qu’il pèse, notre petit prince !

- C’est donc un garçon ? Je veux le voir !

- Soyez patiente, sa nourrice est en train de l’allaiter ! Et il y va de bon cœur, le petit bougre ! En attendant, je vais vous rafraîchir et vous chercher de quoi manger. Faut vous remonter à présent !

- Quelle heure est-il ?

- Cinq heures de l’après-midi !

- Par conséquent il est né le 27 octobre 1696 ?…

- Non. Le 28. Il lui a fallu vingt-sept heures pour se décider à paraître !

- Vingt-sept heures ? Et tu les as passées avec moi ?

- C’est naturel, je crois… Nous sommes tous restés ! Mais le résultat est si beau !

Quelques minutes plus tard le « résultat » faisait son entrée dans les bras d’Amélie qui vint, avec un sourire d’orgueil, le déposer dans ceux de sa mère :

- Il est magnifique ! dit-elle émue. Tu peux en être fière !

C’était, en effet, un superbe bébé. Il n’était ni rouge ni fripé comme le sont souvent les nouveau-nés et Aurore étreinte d’une émotion nouvelle put contempler au creux de son bras la frimousse ronde de ce personnage tout neuf dans lequel son sang se mêlait à celui de Frédéric-Auguste et qui trouvait le moyen de ressembler à la fois à son père et à son oncle Philippe… Du premier il avait le teint mat, le haut front intelligent, la bouche bien dessinée dont les coins se relevaient comme si elle était prête à sourire. Du second le nez, le menton creusé d’une fossette, la forme allongée des yeux dont il était encore impossible de distinguer la couleur… Il était trop tôt. D’ailleurs il dormait avec une majesté qui amusa sa mère. Elle glissa un doigt dans le minuscule poing vite refermé sur lui et, soudain bouleversée de tendresse, posa ses lèvres sur une joue duvetée :

- Mon fils ! murmura-t-elle de ce ton émerveillé des mères qui découvrent leurs œuvres. Mon petit Maurice !

- Maurice… de Saxe ? proposa Amélie.

- Pas encore, hélas ! Un jour peut-être…

En effet, le registre de la paroisse de Goslar reçut dans la journée, à la rubrique baptismale, le court texte suivant : « Aujourd’hui, dans la maison de Henri-Christophe Winkel est né d’une haute et noble dame un enfant de sexe masculin qui a été baptisé sous le nom d’Hermann-Maurice. » Les témoins furent Winkel lui-même et le Dr Trumph !

C’était maigre mais Aurore s’en souciait peu. Elle vivait des jours de pur bonheur, découvrant qu’elle aimait déjà de toute son âme ce bout d’homme dont elle avait - non sans raison ! - tellement redouté la venue au monde. A présent elle le voulait sans cesse auprès d’elle, exigeant d’Ulrica qu’elle changeât ses couches et fit sa toilette sur son lit au risque de l’inonder, mais elle ne se lassait pas de contempler les petits bras et les petites jambes, d’admirer les proportions parfaites du corps on ne pouvait plus masculin dont Ulrica prédisait en bougonnant qu’il courrait les filles plus souvent qu’à son tour. Et puis, surtout, elle avait découvert qu’il avait les yeux aussi bleus que les siens ou ceux de Philippe et rien n’était plus délicieux que le voir sourire.

D’ailleurs, tout laissait supposer qu’il serait d’un naturel aimable. C’était un bébé gai, un rien turbulent, qui ne pleurait guère et ne se mettait en colère que pour réclamer le sein de sa nourrice. La maison retentissait alors de ses cris indignés car il avait un solide appétit, ce qui ne laissait pas d’inquiéter Johanna, la nourrice, qui se demandait si elle allait suffire longtemps à contenter ce jeune goinfre…

Dans ce bonheur, il y avait malheureusement un bémol. Aurore se remettait trop lentement, traînant une fatigue inhabituelle et, par moments, une vive douleur intime en dépit des cataplasmes d’huile de noix et d’œuf que l’on appliquait deux fois le jour sur la blessure.

Trumph, qui admirait beaucoup sa patiente et avait même noué avec elle des liens d’amitié teintés chez lui d’un sentiment plus tendre, désira un matin, après les soins, rester seul avec elle. A sa mine soucieuse, Aurore comprit qu’il allait lui dire quelque chose de désagréable :

- Vous n’êtes pas content de moi, n’est-ce pas, mon cher docteur ?

- Non. Vous ne vous nourrissez pas assez, surtout pour votre taille, élevée chez une femme. Je n’aime pas cette faiblesse qui ne vous ressemble pas mais dans laquelle j’ai peur de reconnaître l’empreinte de la nature et la trace de ce qu’il m’a fallu vous faire subir.

- Qu’essayez-vous de me faire comprendre ? Que je ne pourrai plus quitter ce lit où je gis depuis dix jours ? Il me semble que toutes les femmes ne sont pas égales devant le temps des relevailles ? A ma sœur, il faut au moins quinze jours !

- Sans doute mais je vous trouve chaque matin presque aussi lasse qu’après votre accouchement. Nul plus que moi ne sait à quel point il a été rude mais j’espérais que vous mettriez votre énergie à en surmonter les séquelles. Or vous refusez la moitié des plats que l’on vous propose. Pourquoi ?

- Pour une raison qui coule de source : j’étais énorme quand j’attendais mon fils, et j’aimerais retrouver ma taille de naguère. Ce qui sera impossible si j’absorbe tout ce que ma sœur et Ulrica veulent me faire avaler pendant que je suis couchée. Et puis il faut avouer que je n’ai pas faim.

- Donc nous tournons en rond et je vais devoir vous dire la vérité. Une vérité pour laquelle je fais appel à votre courage. La naissance vous a laissé des traces irréversibles. J’ai dû retourner l’enfant qui se présentait mal et aussi inciser. Evidemment je vous ai recousue de mon mieux mais…

- Essayez-vous de me dire que je ne pourrai plus en avoir d’autres ? Ce n’est pas grave. Maurice me suffit et me suffira toujours !

- Vous m’enlevez une partie du poids mais pas entièrement. Je crains que désormais - ou du moins pas avant longtemps ! - l’acte d’amour ne vous soit pénible.

- Ah ! Puis un instant plus tard : « Cela signifie que… je n’y prendrai plus de plaisir ? »

- … et que l’intromission vous sera douloureuse. Comprenez-moi ! se hâta-t-il d’ajouter en la voyant blêmir. En vous disant la vérité j’ai pensé provoquer un sursaut ! Vous savez à présent pourquoi vous souffrez - cette douleur finira sans doute par s’atténuer et disparaître à la longue mais votre affaiblissement retarde la guérison. Il faut réagir, vous refaire des muscles…

Aurore ne l’écoutait plus. Infirme ! Voilà ce qu’elle était devenue ! Même si elle réussissait à retrouver son apparence, elle ne serait plus jamais comme avant puisqu’elle ne pourrait plus connaître les éblouissements de l’amour charnel et qu’au contraire recevoir en elle l’homme aimé lui deviendrait souffrance En outre, ressentirait-elle encore le désir de l’amant, l’appel intime d’où naissaient de si merveilleux épanouissements ? La passion qui les avait jetés l’un vers l’autre, Frédéric-Auguste et elle, n’avait atteint une telle intensité que par la magie d’un accord si total qu’il tenait du miracle. Mais qu’en serait-il désormais ? L’amour attire l’amour sans doute mais le sien serait-il assez fort pour l’accueillir non seulement sans crainte mais en dissimulant sa souffrance sous un simulacre de félicité ? Il pouvait être merveilleux mais aussi parfois impatient et brutal. Et se souvenant de sa violence, à certains moments, elle se sentit pleine d’effroi. Qu’en serait-il si elle venait à s’évanouir ? Peut-être en perdant du sang ?…

La nuit suivante fut pénible. Incapable de trouver le sommeil, Aurore revécut presque heure par heure les jours triomphants de Moritzburg où son prince la traitait tantôt comme une idole, tantôt comme une courtisane mais où leur complicité était totale. Ils avaient bousculé joyeusement toutes les convenances, tous les tabous pour vivre un amour sans frein mais plein de gaieté. Ils s’amusaient presque autant qu’ils s’aimaient, entraînant leur cour dans un tourbillon de plaisirs et c’était d’autant plus inoubliable que cet enchantement ne pourrait se reproduire…

Cependant, après avoir bien regretté, bien pleuré, Aurore se retrouva face à elle-même et à la question cruciale : et maintenant ? Qu’allait-elle faire de sa vie ?

Le berceau où le bébé Maurice dormait en souriant aux anges apportait une première réponse. Elle l’aimait déjà de tout son cœur et la place qu’il allait tenir dans sa vie ne cesserait de grandir, mais ce n’était pas une raison pour que la mère étouffe la femme… Quittant son lit non sans un léger vertige, Aurore prit la chandelle de son chevet, se dirigea vers sa table à coiffer et s’assit devant le miroir, scrutant son visage aminci, les cernes sous ses yeux, sa pâleur aussi et ce pli à peine visible mais réel que la souffrance avait inscrit aux coins de ses lèvres. Grâce au poêle de faïence, sa chambre était chaude. Comme jadis à Agathenburg, elle laissa glisser sa chemise et ce qu’elle vit l’effraya : Trumph avait raison de la mettre en garde. Elle était trop maigre : des salières marquaient ses épaules et si sa poitrine demeurait ravissante elle lui parut amenuisée. Elle eut peur alors en évoquant ce que penserait son amant s’il la voyait en cet état. Il fallait à tout prix retrouver l’image d’autrefois. Il fallait pouvoir rentrer à Dresde la tête haute et avec les honneurs de la guerre ! Son amie Elisabeth lui avait dit, pendant sa grossesse, qu’une femme gagnait toujours en éclat après son premier enfant. Il n’y en aurait pas de second mais Aurore décida cette nuit-là de lui donner raison. Et tant pis s’il fallait souffrir pour garder son prince !

En regagnant son lit, elle s’arrêta près du berceau pour contempler son fils, remonter la couverture qu’il avait repoussée, et se pencha pour poser un baiser sur un minuscule poing fermé :

- Je suis fière de toi, mon petit prince ! Mais il faut que toi aussi, tu sois fier de moi !

Et la nuit si mal commencée, presque achevée, se termina par deux heures de vrai repos. Aurore s’était retrouvée en décidant de faire ressusciter pour son retour à Dresde la sublime comtesse de Koenigsmark. Dût-elle n’être qu’une apparence ! Au moins y retrouverait-elle Fatime, ses recettes magiques et ses mains miraculeuses…

Mises en pratique dès le réveil, les belles résolutions d’Aurore manquèrent s’écrouler quelques jours plus tard.

Parfois neigeux, le temps de cette mi-novembre se contentait d’être gris et relativement doux. Sa toilette terminée, Aurore venait de décider de descendre au jardin en compagnie d’Amélie pour y faire sa promenade du matin. Depuis qu’elle s’était autant dire arrachée du lit trop moelleux où elle s’étiolait, c’était un rituel auquel elle sacrifiait matin et soir. Pour son plus grand bien, du reste : stimulée par sa volonté retrouvée, sa jeunesse lui revenait presque d’heure en heure.

Elle se sentait même si bien, ce matin-là, qu’elle voulait pousser jusqu’à l’église où son petit Maurice avait été baptisé afin d'y rendre grâces comme il était normal après les relevailles. Peut-être aussi pour y prendre conseil de la prière. A mesure qu'elle sentait la vie lui revenir, grandissait le désir de ce retour à Dresde dont l’évocation avait déterminé sa réaction… Consultée, Amélie s’était montrée dubitative :

- Rien ne presse. Le chemin est long et nous devons nous assurer que tu es suffisamment forte pour le supporter. Nous sommes dans la mauvaise saison et…

- Toi, tu es en train de chercher des raisons de me retenir ici. Pourquoi ?

Amélie avait hésité avant de répondre pour finalement déclarer :

- Le bourgmestre n’a reçu aucune nouvelle directive vous concernant, toi et ton fils. Pourtant je suis certaine que l’on connaît à Dresde la naissance de Maurice. Ne crois-tu pas qu’il serait sage d’attendre les intentions de son père ? Il a pris trop de soin à la cacher pour ne pas se soucier de la suite qu’il convient d’y donner. N’oublie pas que dix jours avant toi, son épouse lui a donné un héritier.

- Oh, je suis au courant ! Et, si j’en suis heureuse pour sa pauvre épouse, je ne peux m’empêcher d’être déçue. J’avais espéré qu’elle lui donnerait une fille…

- Ce qui aurait pu ouvrir de superbes perspectives devant Maurice ? Comme il n’en est rien, je ne suis pas sûre que Frédéric-Auguste le voie d’un œil tranquille s’installer avec sa mère au pied du Residenzschloss !

- Pourquoi pas ? Les princes gardent volontiers leurs bâtards à leur Cour, ils en font des guerriers…

- Ou des parasites dangereux ! Le tien est de la graine des héros. C’est un Koenigsmark et Frédéric-Auguste a conscience de ce que cela signifie. En outre et sans savoir à qui ressemble l’enfant de Christine-Eberhardine, je jurerais que notre Maurice est plus beau. Il y a des comparaisons qu’il vaut mieux éviter si l’on tient à conserver la paix chez soi…

- Alors que dois-je faire ? Rester dans ce coin des années durant ?

- Evidemment non ! Simplement attendre, voir venir et ne rien précipiter…

Amélie parlait d’or et au fond d’elle-même, Aurore sentait qu’elle avait raison, mais elle détestait à présent cette vie confinée qui durait depuis des mois. Elle avait un combat à mener et brûlait de s’y jeter. C’est pourquoi, ce matin, elle était en route pour l’église, frileusement enveloppée comme Amélie, dans une ample mante à profond capuchon qui la dissimulait entièrement. Mais il était écrit qu’elle n’irait pas jusque-là.

Les deux femmes n’avaient pas fait trois pas qu’un carrosse de voyage à quatre chevaux déboulait en trombe pour freiner des seize fers et s’arrêter devant la maison dans un vacarme de grincements, de sonnailles, de gourmettes entrechoquées et d’imprécations. Ces dernières proférées par un vieux gentilhomme qui se plaignait d’endurer mille morts tandis que deux laquais l’extrayaient de la voiture couverte de boue et qu’un troisième se pendait à la cloche :

- Mais c’est Beuchling ! s’exclama Aurore. Rentrons vite !

Elles arrivèrent au moment où Ulrica ouvrait devant le voyageur les portes de la salle des hôtes où brûlait un feu de bois vers lequel il se précipita en réclamant du vin chaud à la cannelle.

- Monsieur le chancelier ? sourit Aurore, sachant pertinemment qu’il ne l’était plus mais respectant en cela la tradition. Quel bon vent vous amène ?

Il voulut se lever pour la saluer mais, le voyant exténué, elle le repoussa gentiment de la main, ce dont il lui fut si reconnaissant qu’il en eut les larmes aux yeux :

- Oh non, comtesse, ce n’est pas un bon vent ! Je précède même la tempête mais suffisamment j’espère pour l’empêcher de nuire ! Je viens chercher votre fils avec son berceau, sa nourrice et tout ce qui s’ensuit. Il faut qu’avant une heure nous soyons repartis…

- Chercher mon fils ? s’écria Aurore déjà prête à la bataille. Il n’en est pas question ! Et par ordre de qui d’abord ? Si c’est son père…

- Non. Il est encore à Vienne. L’ordre vient de Son Altesse Royale la princesse Anna-Sophia… A propos, elle vous écrit, ajouta-t-il en lui tendant une lettre dont elle se hâta de briser le cachet. Le texte en était court mais d’autant plus inquiétant :

« Il m’est revenu, ma chère enfant, que le comte de Fleming partira demain pour se rendre auprès de vous dans l’intention de vous enlever votre enfant dont il juge l’existence préjudiciable à celle de mon petit-fils nouvellement né. Je vous envoie sur l’heure Beuchling avec des ordres précis : conduire votre petit Maurice en sûreté… N'hésitez pas à le lui confier ! Je serais désespérée qu'il lui arrivât malheur. Faites vite !… Il est, lui aussi - mon petit-enfant… Anna-Sophia. »

Passant la lettre à Amélie, la jeune femme, s'efforçant de rester calme, demanda :

- Quelle avance pensez-vous avoir sur… l'ennemi ?

- Une dizaine d’heures. Je suis parti alors que l’encre de ce billet était à peine sèche : juste le temps de rassembler un bagage et de faire atteler mais avec les mauvais chemins et les intempéries j’ignore s’il a rattrapé ou perdu du temps. N’importe comment, il faut se dépêcher !

- Je donne les ordres sur-le-champ pendant que l’on va vous servir une collation. Veux-tu t’en occuper, Amélie ? Moi je vais faire préparer le nécessaire. Car naturellement je viens avec vous !

Beuchling bondit aussi lestement que s’il n’avait pas été perclus de rhumatismes réveillés par l’humidité ambiante.

- Surtout pas ! La princesse a été formelle : le bébé, sa nourrice et c’est tout ! Fleming ne tentera rien contre vous : cela pourrait lui coûter trop cher tandis qu’un nouveau-né, mille choses peuvent lui arriver. Non, croyez-moi, il faut que vous soyez présente quand Fleming arrivera !

- Mais enfin, où voulez-vous l’emmener ?

- Son Altesse préconise Hambourg où vous avez des biens…

- Soyez certain que le chancelier ne manquera pas d’y penser !

- Sans doute, mais n'oubliez pas que Hambourg est ville libre donc terre d’asile défendue par des lois sévères qu’il n'oserait transgresser…

- Mais enfin, émit Aurore au bord des larmes, nous n’allons pas le laisser seul avec une nourrice qui sera dépaysée et sans aucune protection ?

- Je l'accompagne ! décida aussitôt Amélie.

- Pardonnez-moi, comtesse, mais vous non plus ! Il faut que vous restiez pour soutenir votre sœur. De plus, la présence de votre voiture dans l'écurie sera probante… On sait que vous êtes ici !

- Alors qui ?

- Moi !

Et Ulrica dont personne n’avait remarqué l'entrée vint se planter devant l’ancien chancelier :

- Ce sera moi ! fit-elle avec une autorité inattendue. J’ai élevé des enfants Koenigsmark, j’élèverai celui-là ! Car c’en est un, n’en doutez pas ! Et à Hambourg je suis presque autant chez moi que les comtesses…

Aurore n’hésita qu’à peine. C’était incontestablement la solution du problème. Lorsque Fleming serait reparti, personne ne l’empêcherait de rejoindre son petit dans la maison au bord du Binnenalster…

- C’est toi qui as raison Ulrica ! Viens, il faut faire vite !

Tandis que la vieille femme enfournait dans des sacs de cuir le trousseau du bébé, Aurore entreprenait sa nourrice et ce fut moins facile qu’elle ne le pensait : n’ayant jamais quitté Goslar, Johanna considérait le monde comme autant de lieux de perdition. Elle était persuadée que son âme serait en danger dès l’instant où elle mettrait le pied hors de l’enceinte protectrice.

- Dans ce cas, tu n’aurais pas dû proposer ton lait pour un enfant de haut rang ! Jusqu’à son sevrage tu es à son service et là où il va, tu vas !

- Mais, mon époux, ma famille…

- Tu les retrouveras… et il m’étonnerait qu’ils te fassent bon accueil si tu renonçais à ce que te rapporte ta position actuelle ! Alors, assez de jérémiades et va te préparer ! Je préviendrai les tiens ! De toute façon, Ulrica part avec toi et je vous rejoindrai bientôt !

La question réglée, Aurore dut faire face à l’instant cruel de la séparation. En dépit des objurgations d’Amélie répétant qu’il était stupide de le réveiller, elle prit le bébé dans son berceau pour le tenir un instant contre elle, baiser sa frimousse, ses menottes. Réveillé, il parut apprécier les caresses et émit un gazouillis satisfait…

- Aurore ! insista Amélie. Il faut se hâter ! Songe au danger qu’un retard peut lui faire courir…

- Je sais, je sais… mais je ne croyais pas que ce serait si difficile.

Elle avait les larmes aux yeux. Ulrica alors lui enleva l’enfant pour l’envelopper plus chaudement tandis que l’on portait le berceau dans la voiture que l’on avait amenée dans le jardin. Encore sa mère tint-elle à le porter jusque-là pour sentir encore son poids, sa chaleur de bébé bien portant. Après un dernier baiser elle le coucha elle-même déclenchant aussitôt des hurlements indignés.

- Là ! Qu'est-ce que je disais ! soupira Amélie. On va l’entendre jusqu’à l’hôtel de ville !

Ulrica s’installa au fond de la voiture et le cala contre sa vaste poitrine, rabattant sur lui un pan de sa mante noire, ce qui le fit taire. Johanna prit place sur le devant à côté du berceau. Il ne manquait plus que Beuchling.

Réconforté par un court mais délicieux repas, le vieux gentilhomme allait monter quand Aurore le retint :

- Je ne vous remercierai jamais assez ! dit-elle en l’embrassant, ce qui le fit rougir de plaisir. Ni vous ni Son Altesse Royale ! Dites-lui que je lui suis à jamais dévouée et que je la remercie… Je vais prier Dieu qu’il vous mène à bon port et qu’il vous bénisse ! Et surtout que ce voyage ne vous fatigue pas trop !

Elle l’aida à se hisser à l’intérieur où il se laissa tomber sur les coussins à côté d’Ulrica.

- Je suis déjà fatigué, ma chère enfant, mais ne me prenez pas de ce fait pour un héros. Vous n’imaginez pas le plaisir que j’ai à jouer ce tour au jeune Fleming, ce galopin qui se prend pour le prince en l’absence de Monseigneur ! C’est incroyablement vivifiant !

Les portières claquèrent, le cocher retint ses chevaux pour sortir du jardin et franchir la porte sud de la ville qu’il allait contourner pour rejoindre la route de Wolfenbüttel et de Brunswick où, ayant changé de principauté, on serait à l’abri des entreprises saxonnes. Sur la carte du moins, les débordements discrets restant possibles. De là cependant on gagnerait Hambourg sûrement sans problème.

La voiture devait s’être éloignée d’un bon quart de lieue qu’Aurore était toujours au seuil de la maison, croyant encore entendre le pas des chevaux et le roulement du carrosse. Elle avait froid jusqu’à l’âme, avec l’impression déprimante qu’elle ne reverrait pas son petit garçon avant longtemps. Si elle le revoyait jamais… La boule familière des jours d’angoisse se nouait dans sa gorge.

Amélie vint derrière elle pour l’envelopper d’une épaisse écharpe de laine :

- Ne reste pas là ! Tu vas attraper la mort.

- Je commence à croire que cela arrangerait une foule de gens !

- Tu ne penses pas ce que tu dis. Du moins je veux l’espérer, sinon je pourrais me sentir offensée ainsi que ceux qui se dévouent pour toi. Et maintenant tu as ce bel enfant…

- Que l’on vient de m’enlever !

- Pour mieux te le rendre. Préférerais-tu le laisser à Fleming ?… Tu sais bien, Aurore, que dans nos grandes familles les garçons ne restent que peu de temps dans les jupes des femmes. Ils doivent apprendre le plus tôt possible leur métier d’homme. Regarde les miens ! Je ne les vois guère que deux fois l’an.

Ce fut au tour d’Aurore de se pencher sur sa sœur pour l’entourer d’un bras repentant :

- Pardonne mon égoïsme ! Cela vient de ce que je n’ai pas l’habitude ! Allons à présent nous préparer à recevoir l’envahisseur !

Elle avait d’abord pensé faire place nette dans la maison, comme s’il n’y avait jamais eu d’enfant mais à la réflexion, elle choisit une autre politique et donna ses ordres en conséquence.

A la nuit tombante alors que la brume se faisait plus dense et le froid plus vif, la voiture attendue arriva mais cette fois escortée de quatre cavaliers. Un coup d’œil à la pendule permit à Aurore de constater qu’elle n’avait repris que deux heures sur l’avance de Beuchling et que ses fugitifs devaient avoir atteint au moins Wolfenbüttel, la principauté catholique où il leur serait possible de prendre du repos. C’était très réconfortant et elle ne s’en prépara à jouer son rôle qu’avec plus d’assurance.

Quand, après s’être fait ouvrir d’un poing autoritaire, Fleming s’encadra dans la porte de la salle des hôtes, botté et le tricorne sur la tête, il vit deux femmes assises de chaque côté du feu, le visage défait, un mouchoir entre les doigts et qui ne parurent pas s’apercevoir de sa présence. Il toussota sans plus de résultat :

- Madame de Koenigsmark, Madame de Loewenhaupt ! lança-t-il alors et sa voix forte résonna comme une incongruité dans cette pièce qui semblait renfermer toute la douleur du monde.

D’un même mouvement, elles tournèrent la tête en sa direction. Aurore se leva mais ne s’avança pas.

- Monsieur le chancelier ? fit-elle comme si elle n’y croyait pas. Puis soudain, elle se jeta vers lui : « Oh, mon Dieu ! C’est le Seigneur qui vous envoie… Courez, je vous en supplie, courez ! Vous arriverez peut-être à les rattraper !

- Mais… mais qui ?

- Ceux qui ce tantôt ont enlevé mon enfant et sa nourrice, voyons ! Courez, je vous en supplie !

A son tour Amélie s’avançait, une égale expression chagrine sur le visage…

- Vous ne pouvez rester insensible au désespoir d’une mère ! fit-elle. D’autant que les ravisseurs ont agi sur ordre du prince-électeur…

- Un ordre ? Mais c’est impossible !

- Oseriez-vous nous traiter de menteuses ? Nous l’avons vu, vous dis-je ! Sinon, jamais nous ne les aurions laissés emporter le petit ! Avec le peu de gens dont nous disposons nous nous serions battues au besoin. Comment imaginer que Monseigneur soit aussi cruel envers une femme qu’il prétendait aimer à la folie !

Planté au milieu de la pièce, Fleming semblait changé en statue.

- Qui étaient-ils ? articula-t-il enfin.

- Comment le saurions-nous ? intervint Aurore. Ils étaient masqués et je ne pense pas avoir entendu leurs voix jusqu’à présent. Ils étaient trois, armés jusqu’aux dents. Pendant que l’un d’eux nous tenait sous la menace de son pistolet, les autres fouillaient la maison. Cela faisait un bruit horrible… Tout juste comme en ce moment ! continua-t-elle, désignant de la main la porte ouverte sur l’écho de cris et de protestations…

Brusquement elle parut sortir d’un rêve, recula et remarqua sèchement :

- Au lieu de courir après les ravisseurs, vous ne bougez pas ? Et pendant ce temps vos trabans… Que veniez-vous faire ici, Monsieur le chancelier de Saxe ?

Il tira du large revers de sa manche un document qu’il déplia pour mettre en évidence le sceau rouge :

- Ce que l’on vous a montré ressemblait-il à ceci ?

- En tous points, répondit Amélie. Ainsi, ajouta-t-elle avec une répugnance qu'elle ne chercha pas à cacher, vous veniez accomplir la même vilaine besogne : arracher un enfant à sa mère ?

- Oui… mais pour son bien ! Monseigneur entend que son fils bâtard soit élevé où et comme il l’entend en un lieu où il ignorera l’identité de ses parents ! Cela dans l’intérêt de l’Etat ! Il existe à Dresde un prince héritier. Et l’on sait trop à quels excès pourrait conduire un homme dans les veines de qui coule le sang des Koenigsmark !

- Il vaut mieux que celui des Wettin1, lança Aurore indignée. Chez nous on n’a jamais fait la guerre aux enfants ! Je ne sais qui sont au juste les voleurs de mon fils mais vous et votre maître ne valez pas plus cher qu’eux…

L’un des trabans vint rejoindre Fleming :

- On ne trouve rien, Monsieur le chancelier, sinon les traces qu’un rapt a réellement eu lieu.

- Continuez de chercher ! Fouillez le jardin et les dépendances ! Il se peut, fit-il avec un froid sourire, que l’on nous joue en ce lieu quelque comédie…

La gifle qu’Aurore lui assena lui coupa la parole cependant qu’un filet de sang marquait sa joue à l’endroit où la bague de la jeune femme l’avait égratignée. Il y porta sa main gantée, regarda, puis les yeux dans ceux de son adversaire, l’essuya au dossier de soie d’un fauteuil :

- Voilà un geste que vous regretterez jusqu’à la fin de votre vie ! J’y veillerai !

- Comment le pourriez-vous ? Vous n’êtes pas le maître en Saxe, que je sache ? Vous abusez seulement de l’absence du prince. Et si vous pensez que nous jouons je ne sais quelle comédie, je peux, moi, supposer que cet ordre est un faux ! Rien ne s’imite mieux qu’une signature. Allez-vous-en, Monsieur le chancelier, vous n’avez plus rien à faire ici ! Soyez certain que je vais m’efforcer, avec mes faibles moyens, de retrouver mon fils.

- J’ai tout lieu de penser que j’y parviendrai avant vous et que force restera à la loi du prince !

Amélie qui se tenait en retrait de sa sœur, vint passer un bras autour de sa taille. Elle prit conscience de la tension que celle-ci subissait en sentant la raideur de son corps.

- Nulle famille n’est plus respectueuse de la loi du prince que nous avons choisi librement, dit-elle en appuyant intentionnellement sur les derniers mots. Nous ne sommes ni des émigrés ni des réfugiés…

- Dirons-nous des mercenaires ?

- Voilà un mot malvenu dans votre bouche puisque vous-même n’êtes pas autre chose. Prussien alors que nous sommes suédois ? Cela devrait inciter l’Electeur Frédéric-Auguste à tenir la balance égale entre nous. Soyez sûr que nous saurons l’en faire souvenir !

Fleming esquissa le geste d’applaudir :

- Belles paroles, Madame de Loewenhaupt ! Dignes de l’épouse d’un vaillant soldat. Ce qui n’est pas le cas de votre sœur. Moi, je suis l’ami de Monseigneur et j’ai sa confiance. Elle n’est… qu’une ancienne maîtresse ! Ce qui fait une différence énorme ! Mesdames, j’ai bien l’honneur de vous saluer !

Il se décida enfin à ôter son chapeau pour le faire virevolter selon les règles, s’esquiva, mais pour revenir un instant plus tard :

- J’allais oublier ! Vous devrez rester jusqu’à nouvel ordre ! Le bourgmestre Winkel va recevoir des instructions précises en ce sens et aura à répondre, si besoin est, de leur exécution… Pendant ce temps je vais m’appliquer à rechercher votre jeune fugitif.

Pour mieux marquer sa détermination, la porte claqua derrière lui. Les bruits de pas quittèrent la maison puis ce furent les roulements du carrosse et le claquement des sabots… Aurore ferma les yeux en portant la main à son front. Amélie crut qu’elle allait s’évanouir et la fit asseoir. Elle voulut aller chercher de l’eau, mais Aurore la retint :

- Reste, je t’en prie ! Il m’est indispensable de te savoir là !…

C’était profondément vrai. Aurore à cet instant ressentait avec une sorte de gratitude la force du lien qui l’unissait à son aînée. Leurs différences faisaient ressortir leur complémentarité - en dépit de la parenthèse Loewenhaupt - elles étaient toujours les sœurs Koenigsmark…

Elles restèrent longtemps assises côte à côte sur le canapé, la main dans la main, sans rien dire, laissant s’éteindre en elles l’écho des paroles menaçantes de Fleming. Enfin Aurore soupira :

- Crois-tu qu’il puisse encore les rattraper ?

- Non. Ils doivent être loin à présent et Fleming ignore qu’il court après Beuchling. On peut compter sur celui-là pour savoir s’assurer de l’aide en cas de nécessité. Après tout, s’il n’est plus chancelier il reste conseiller du prince et il agit sur la volonté d’Anna-Sophia. Rassure-toi et viens te reposer ! Je vais te faire monter un plateau…

- Non, merci ! Je préfère souper avec toi puis rester un peu au coin du feu. Je sais trop ce qui m’attend dans mon lit…

La nuit fut, en effet, telle qu’elle la redoutait : épuisante. Vers trois heures du matin, lasse de se tourner et de se retourner dans ses couvertures qui lui semblaient étouffantes, Aurore finit par se lever et descendit à la cuisine se faire chauffer du lait. Elle en tira de l’apaisement mais aucune solution à ses problèmes. Elle ne cessait de passer par des alternances de colère et d’abattement dues à la conscience de son impuissance en face de Fleming. Pendant l’absence de Frédéric-Auguste, il s’arrogeait tous les droits et l’on ne pouvait que courber la tête pour éviter les coups…

Et soudain, elle eut envie de fuir, de tourner une bonne fois le dos à cette Saxe dont elle avait tant espéré… à ce prince qu’elle aimait toujours et qui semblait ne plus se soucier d’elle. D’autre part, l’hiver approchait et il n’était pas d’usage de guerroyer à la mauvaise saison. Si Frédéric-Auguste n’était pas encore rentré à Dresde, il ne pouvait plus tarder ? Lui parler, ne fût-ce qu’un instant, et peut-être que les choses s’arrangeraient ?…

Elle eut conscience du marasme où elle se débattait et de son impossibilité à choisir la bonne décision. En quelques minutes elle venait de passer du désir de regagner Hambourg pour s’y réchauffer aux petites mains de son fils à celui de courir jusqu’à Dresde afin d’y renouer des liens relâchés par l’absence. Cela ne pouvait durer ! Mais d’abord, prendre connaissance des dernières consignes laissées par Fleming !… Au matin, elle envoya demander au bourgmestre de venir la voir, pendant qu’Amélie s’était rendue à l’église.

Il vint aussitôt mais Aurore n’eut pas besoin d’y regarder à deux reprises pour remarquer les plis soucieux dont se creusait sa figure si joviale. Depuis son arrivée à Goslar, elle entretenait avec lui des relations proches de l’amitié comme il est normal entre braves gens tournés par nature à la sympathie. Henri-Christophe Winkel s’était ingénié à adoucir de son mieux ses ordres concernant la jeune femme qu’il ne pouvait s’empêcher de plaindre. Qu’en était-il encore après le passage de Fleming ?

Après l’avoir prié de s’asseoir et lui avoir fait servir le vin chaud à la cannelle dont il était friand, Aurore entra dans le vif du sujet :

- Vous avez reçu hier, Monsieur le bourgmestre, la visite du chancelier ? En partant, il m’a dit son intention de se rendre à l’hôtel de ville pour vous parler de moi. Rien qu'à vous voir, je devine que cette visite ne vous a pas été agréable.

- C’est le moins qu’on puisse dire, Madame la comtesse, répondit-il l’air franchement malheureux.

- Quelles instructions vous a-t-il données ?

- Oh, elles sont toujours dans la ligne des précédentes mais en plus sévères. Vous n’avez plus le droit de recevoir des lettres, même par mon entremise. Je dois garder sous ma main la totalité de ce qui arrivera. Il en est de même pour les visites : plus personne sauf moi et Trumph n’a le droit de vous approcher. En outre, il vous est interdit de sortir dans le jardin et je dois faire garder la maison jour et nuit par des hommes de notre milice locale. Oh, Madame la comtesse, je ne peux vous dire à quel point je suis désolé…

- Il ne faut pas ! Sachez en outre que je ne vous en veux pas le moins du monde. Je suis prisonnière, voilà tout ! Disons que… cela pourrait être pire. Ce qui me navre c’est la suite : on m’a prévenue que vous répondriez de moi sur… votre vie ?

Il baissa la tête sans rien dire mais la réponse était claire.

- Le misérable ! murmura-t-elle. Il a décidément de l’audace et je ne suis pas certaine que Son Altesse entérine ce qui est, soyez-en sûr, un abus de pouvoir !

- C’est possible mais…

- Mais le prince est loin et vous devez obéir ? Rassurez-vous, je ne ferai rien qui puisse vous mettre en danger. Simplement, je voudrais savoir ce qu’il en est de ma sœur ?

Plus désolé que jamais, Winkel chercha son chapeau qu’il avait posé sur le parquet près de son siège et le roula entre ses mains avec une nervosité inhabituelle chez cet homme tranquille :

- Si vous ne m’aviez fait chercher, Madame la comtesse, je serais venu de moi-même : Mme de Loewenhaupt doit quitter Goslar demain matin pour regagner Dresde où elle est attendue…

- Par qui ? Son époux est aux armées et, à moins que l’Electeur ne soit revenu ?…

- Je n’en sais pas plus. Sinon qu'elle devra dès son retour se présenter à la Chancellerie… Pardonnez-moi, s’il vous plaît, d’être porteur de si mauvaises nouvelles ! ajouta-t-il au bord des larmes.

Aurore lui tendit la main spontanément :

- Il n’y a rien à pardonner ! Vous ne faites que votre devoir, mon ami…

En apprenant ce qui s’était passé durant son absence, Amélie jeta feux et flammes :

- Te laisser seule ici ? Jamais !… Si l’on veut me ramener à Dresde sans toi il faudra venir me chercher !

- Tu as un époux, des enfants. C’est à eux que tu dois penser en premier ! Ils pourraient pâtir de ta révolte… Et puis, tu sais, je ne serai pas beaucoup plus seule qu’avant mon accouchement !

- Ulrica était là ! Cela faisait une énorme différence. Tu ne vas plus avoir autour de toi que des étrangers… Et je ne pourrai plus t’écrire… Si au moins je pouvais te laisser Gottlieb…

- … la voiture et les chevaux ? Ce sont eux, principalement, dont on veut me priver. Je n’aurai plus de moyen de fuir sinon à pied ! Et si j’en avais la force, Fleming sait que je ne le ferais pas. Ce serait condamner ce pauvre Winkel à mort…

Mais Amélie n’était pas convaincue. Elle venait d’avoir une idée :

- Pourquoi ne pas agir comme la duchesse de Celle quand elle t’a introduite à Ahlden ? C’est toi qui partiras à ma place…

- Non. Je t’arrête : ce n’est pas faisable. Tu peux être certaine que ton départ sera contrôlé…

Amélie alla vers le miroir placé au-dessus d’une commode, s’y regarda un instant puis se détourna avec un geste de colère.

- Je n’ai jamais tant regretté de ne pas te ressembler ! Si j’étais aussi belle que toi…

Aurore la prit dans ses bras et un moment, elles se tinrent serrées l’une contre l’autre, mêlant leurs larmes qu’aucune des deux ne pouvait retenir mais puisant du réconfort dans leur mutuelle tendresse. Finalement, Amélie s’écarta pour prendre le visage d’Aurore entre ses mains :

- Au fond, ce n’est pas une si mauvaise idée de m’obliger à rentrer ! Fleming me verra mais aussi la princesse douairière et surtout cet homme à qui tu as tout donné et qui t’en paie en t’enfermant telle une criminelle !

- N’exagère pas ! s’efforça de sourire Aurore. Je ne suis pas sur la paille humide des cachots…

- Il ne manquerait plus que ça ! Je te jure qu’il m’entendra. Dussé-je le poursuivre jusque chez l’empereur !

Amélie de Loewenhaupt quitta Goslar le matin suivant.

Le temps était détestable. Une pluie fine mais obstinée, incessante et froide, noyait la ville aussi sûrement qu’un épais brouillard. La voiture s’y enfonça lentement, comme à regret…

Aurore resta seule…

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