Première partie Philippe

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CHAPITRE I Ermengarde

Il était bien près de midi lorsque Catherine regagna la maison du lainier dans une litière que Jacques de Roussay avait amenée devant l'escalier du palais communal. Fermée d'épais rideaux de cuir, cette litière avait mis la jeune femme à l'abri des curieux. En approchant de son logis, Catherine faisait des vœux pour qu'Ermengarde seule se trouvât dans la maison. Elle craignait les yeux aigus, si malveillants de la jeune Vaugrigneuse. Et surtout, elle aspirait à se retrouver seule avec son amie dont elle avait appris, peu à peu, à priser les conseils. La maison lui parut étrangement silencieuse. Dans le vestibule, elle croisa une servante qui portait un plat de choux fumants. La fille lui adressa une rapide révérence et un regard que Catherine jugea inquiet sans se donner la peine de chercher à comprendre pourquoi. Sans doute était-elle d'un naturel peureux et facilement impressionnable... Haussant les épaules, elle releva sa robe à deux mains et grimpa alertement l'escalier sombre et raide. Sur le petit palier de l'étage, un rayon de soleil traversait le vitrail d'une étroite fenêtre en ogive, répandant sur le dallage blanc une large tache écarlate, lumineuse, qui mettait comme une touche de vie dans tout ce silence. On percevait seulement, venant du rez-de-chaussée, où le lainier et sa famille devaient être à dîner, un vague murmure de conversations, mais à l'étage il n'y avait pas de bruit.

Persuadée qu'aucune des autres dames d'honneur n'était là, Catherine poussa le vantail de chêne qui fermait sa chambre et entra. La pièce, en effet, était vide à l'exception de Garin. Il se tenait debout devant la fenêtre face à la porte et les mains au dos.

— Comment, vous étiez là ? fit Catherine surprise en s'avançant vers lui.

Elle lui avait souri, mais à mesure qu'elle approchait, son sourire s'effaçait. Jamais encore elle n'avait vu à son époux cette expression de rage.

Tous les traits de son visage en étaient bouleversés. Un tic nerveux relevait spasmodiquement le coin de ses lèvres au-dessous du bandeau noir. Pour la première fois, elle eut peur. Le visage de Garin avait quelque chose de démoniaque.

— D'où venez-vous ? demanda-t-il.

Les paroles sifflaient entre ses dents serrées. Dans les plis de sa robe, Catherine ferma les poings pour lutter contre cette terreur insidieuse qui se glissait dans ses veines.

— Je croyais que vous le saviez, fit-elle d'une voix claire. Je viens de chez le duc.

— De chez le duc, vraiment ?

Catherine, pensant que l'assurance était encore la meilleure méthode pour affronter un homme en colère et forte, par ailleurs, de la vérité de ses paroles, riposta avec un léger haussement d'épaules impatient :

— Demandez-le-lui. Vous verrez bien ce qu'il vous dira...

Elle se dirigeait vers le coffre où l'on rangeait ses coiffures pour y déposer le tambourin de velours qu'elle venait d'ôter de sa tête, tournant le dos à son époux, quand un cri de douleur lui échappa. Garin l'avait saisie par les cheveux et les tirait brutalement en arrière. Catherine tomba lourdement à terre aux pieds de Garin, protégeant instinctivement son visage de son bras replié. Lâchant les cheveux, Garin saisit ce bras qu'il broya, si fort que Catherine cria de nouveau. Il penchait sur elle un visage empourpré de colère. Dans son autre main, Catherine, terrifiée, vit qu'il tenait un fouet à chiens.

— De chez le duc ? Tu viens de chez le duc, petite traînée ! Comme si toute la cour ne t'avait pas vue entrer dans la tente de ce Montsalvy ?

Comme si Luxembourg ne t'avait pas trouvée presque dans ses bras ?...

Crois-tu que j'ignore que ce maudit Armagnac n'est pas rentré cette nuit à Guise ? Dans quel bouge es-tu allée te rouler avec lui, hein ? Tu ne le diras pas, bien sûr, mais moi je vais t'ôter l'envie de mentir, pour toute ta vie.

Il ne se possédait plus. Avant que Catherine, terrorisée, ait pu souffler un seul mot, le fouet s'abattait férocement sur son dos. Elle cria, se laissa choir complètement à terre, cachant sa tête sous ses bras repliés, se ramassant sur elle-même pour offrir moins de surface aux coups. Garin tapait comme un sourd, le fouet sifflait en l'air puis claquait sur le dos, les épaules ou les reins de Catherine. Elle ne criait plus, craignant d'exciter le furieux. Mais ce silence même parut porter la colère de Garin au paroxysme. Se penchant tout à coup sur la jeune femme prostrée, il saisit le haut de la robe, près de la nuque, tira un coup sec. La robe et la chemise se déchirèrent, dévoilant le dos et les reins de Catherine. Et le fouet siffla encore. Cette fois, il mordit la peau tendre si cruellement qu'elle se fendit. Catherine hurla, déchirée d'un trait de feu. Les coups maintenant pleuvaient comme grêle, sans que la colère de Garin tombât.

La jeune femme se traînait à terre, cherchant à s'abriter derrière un meuble, le lit ou un coffre. Mais elle trouvait chaque fois devant elle Garin qui, d'un coup de pied, la rejetait au milieu de la pièce. La robe en lambeaux ne protégeait plus du tout son corps qui se tordait sous le fouet. Elle n'était plus que souffrance aiguë, animale. Comme une bête affolée, elle cherchait éperdument un abri contre cette grêle atroce et déchirante. Est-ce que Garin ne cesserait jamais de taper ? A travers le brouillard rouge flottant devant ses yeux, elle ne voyait plus qu'une forme immense et noire, un bras qui se levait encore et encore... Il soufflait comme un forgeron à son enclume ! Il allait la tuer !... Catherine ne sentait même plus couler son sang. Elle ne criait plus. La vie s'en allait d'elle... les coups ne l'atteignaient plus qu'à travers une sorte d'ouate...

Elle fit un dernier effort en voyant vaguement, devant elle, l'entrebâillement de la porte. L'atteindre !... Se couler derrière !... Échapper à la torture... Mais quelque chose vint tout à coup boucher l'orifice sauveur... quelque chose de rouge qui bougeait. Avec un petit gémissement plaintif, Catherine s'abattit sur les pieds d'Ermengarde qui entrait...

Le cri d'horreur que poussa la Grande Maîtresse atteignit la malheureuse dans sa semi-inconscience. Elle devina un secours, se cramponna aux pieds solides.

— Par les tripes du Pape ! hurla Ermengarde, qui a jamais vu chose pareille ?

Dégageant ses pieds des mains crispées de Catherine, la grosse dame lança ses deux cents livres à l'assaut de Garin. La colère et l'indignation décuplaient ses forces. D'une irrésistible poussée, elle le rejeta au fond de la chambre, arracha de ses mains le fouet taché de sang, le lança loin d'elle, puis empoignant Garin par le col de son pourpoint, elle se mit à le secouer vigoureusement en déversant sur lui une bordée d'injures que n'eût pas désavouée un soudard. Mais il n'opposait aucune résistance et se laissait entraîner, presque porter, vers le palier, comme un mannequin de son. Sa colère furieuse de tout à l'heure semblait l'avoir vidé de ses forces.

Ermengarde le jeta dehors, hurla :

— Hors d'ici !... et que je ne vous y reprenne plus ! puis referma la porte.

Après quoi, elle revint s'agenouiller auprès de Catherine inerte, son large visage bouleversé de compassion. La malheureuse était dans un état pitoyable. Son corps saignant, rayé de longues traînées bleues ou noires, était à peu près nu à l'exception des quelques lambeaux de velours noir qu'elle serrait encore contre sa poitrine. Ses longs cheveux emmêlés collaient à son visage où la sueur et les larmes se mêlaient. La main blanche d'Ermengarde les rejeta doucement en arrière. Elle pleurait presque.

— Dans quel état, doux Jésus !... dans quel état il vous a mise cette brute, mon pauvre agneau !... Je vais vous porter sur le lit, accrochez-vous à mon cou...

Catherine leva les bras pour les nouer au cou de la comtesse mais son épaule déchirée lui fit si mal que, cette fois, avec un dernier cri, elle s'évanouit tout à fait.

Quand elle reprit connaissance, elle était couchée, incapable de bouger tant elle était empaquetée de pansements, et la nuit était venue. En ouvrant les yeux, elle vit Sara, assise au coin de la cheminée en train de faire cuire quelque chose dans une petite marmite. Cette vision la ramena plusieurs années en arrière. Combien de fois, en s'éveillant dans la masure de Barnabé, à la Cour des Miracles, avait-elle trouvé Sara assise ainsi au coin du feu avec cette expression attentive sur son beau visage ? Le souvenir d'enfance qui revenait ainsi lui fit du bien. Elle voulut remuer un bras pour repousser les couvertures remontées jusqu'à ses yeux. Son bras pesait comme du plomb et son épaule lui fit si mal qu'elle ne put retenir un gémissement. Aussitôt, la masse imposante d'Ermengarde se glissa entre le lit et le feu. La comtesse se pencha sur le lit, posa une main fraîche, étrangement douce, sur le front brûlant.

— Vous souffrez, mon petit ?

Catherine se força à sourire, mais cela aussi fut douloureux. Il n'y avait pas un muscle, en elle, pas une fibre de chair, si minime fût-elle, qui ne lui fît un mal affreux.

— J'ai chaud, soupira-t-elle, et tout mon corps me fait mal. C'est comme si j'étais couchée sur des épines. Tout me brûle !...

Ermengarde hocha la tête, s'écarta pour faire place à Sara qui approchait et se penchait à son tour sur le lit. Le visage de la tzigane avait une expression farouche et sévère.

— Cette brute t'aurait tuée, mon ange, si dame Ermengarde n'était arrivée à temps ! Je me doutais bien que quelque chose se préparait quand je l'ai vu arriver, ce matin. Il avait un visage terrible...

— Où étais-tu quand je suis rentrée ? demanda Catherine d'une voix faible.

Ce fut Ermengarde qui répondit.

Il l'avait enfermée dans l'appentis, sous l'escalier. C'est là que je l'ai trouvée en arrivant. Elle entendait vos cris et faisait un vacarme de tous les diables pour qu'on la délivre. Les gens de la maison n'osaient le faire. Garin les avait menacés de les faire jeter au cachot s'ils bougeaient seulement le petit doigt.

Quand je suis entrée chez eux pour réclamer de la charpie et des bandes, je les ai trouvés à moitié morts de peur dans leur soupe aux choux.

— Et vous les avez rassurés, ces pauvres gens ?

— Jamais de la vie ! s'écria la comtesse avec un rire énorme. J'ai achevé de les terroriser en leur disant qu'il y avait une grande chance pour que le duc les fasse écorcher vifs en apprenant ce qu'ils avaient laissé faire. Du coup, ils nous ont donné leur propre chambre et je ne suis pas sûre qu'ils ne soient en train de faire leurs paquets...

Catherine regarda plus attentivement autour d'elle. En effet, cette chambre n'était pas celle où elle avait logé, jusque-là, avec Ermengarde. Celle-ci était plus grande, plus confortable et tendue de deux belles tapisseries... Elle communiquait avec une autre pièce et l'idée d'être complètement à l'abri des curiosités de Marie de Vaugrigneuse fut agréable à la malade. Tandis que Sara retournait à la cheminée pour verser dans une écuelle de faïence le contenu de sa petite marmite, Ermengarde s'établit sur le pied du lit et raconta comment Sara et elle-même avaient dû enduire complètement Catherine de baume calmant avant de l'envelopper tout entière de toile fine...

— Vous êtes écorchée, tuméfiée de partout, fit-elle avec un bon rire, mais heureusement il n'y a rien de très profond. Sara pense qu'il ne restera que de très légères traces et rien, en tout cas, au visage. Je crois, Dieu me pardonne, que votre époux a été pris d'une crise de folie. Que lui avez-vous donc fait ?...

Ermengarde grillait de curiosité, mais Catherine se sentait faible comme un chat malade et n'avait aucune envie de raconter tout de suite les événements de la veille. Elle souleva ses mains bandées, les regarda avec une sorte de stupeur vaguement amusée. Le baume dont elle était enduite des pieds à la tête suintait en larges taches jaunes et graisseuses à travers la toile fine des pansements. Elle avait l'impression d'être transformée en une espèce de grande poupée de chiffons. Seuls ses cheveux soigneusement nattés qui s'étalaient sur la couverture devant' elle lui paraissaient vivre et faire vraiment partie de son corps. Elle soupira. Ermengarde comprit ce que voulait dire ce soupir.

— Vous avez raison, taisez-vous ! Vous êtes trop lasse maintenant, vous me direz plus tard...

Par contre, étant indemne, la comtesse se mit à bavarder avec animation.

Garin n'avait pas osé reparaître, mais son ami Nicolas Rolin était venu tout à l'heure prendre des nouvelles. Ermengarde l'avait reçu fraîchement en lui déclarant qu'elle se chargeait de veiller jusqu'à nouvel ordre sur la dame de Brazey et que moins elle entendrait parler de Garin ou de ses amis et plus elle serait contente. Rolin était parti sans demander son reste. La gardienne de Catherine avait dit quelque chose d'analogue, mais sur un ton plus affable, au page de Monseigneur quand il s'était présenté, une demi-heure plus tôt. Catherine haussa les sourcils sous son masque de pansements.

— Le duc a envoyé un page ?

— Oui, le jeune de Lannoy, son page favori. J'ai cru comprendre que Son Altesse espérait votre compagnie pour ce soir. Naturellement, je vous ai excusée.

— Qu'avez-vous dit, ma chère Ermengarde ?

— La vérité, tout simplement. J'ai dit que votre gracieux époux vous avait battue comme plâtre et que vous étiez à moitié morte. Cela vaudra à ce sauvage de Garin une mercuriale dont il se souviendra longtemps et qui lui ôtera probablement l'envie de recommencer.

— Miséricorde ! gémit la jeune femme accablée. Mais toute la ville va se moquer de moi ! Je n'oserai plus regarder quiconque en face quand on saura que j'ai été fouettée comme une esclave.

— Le petit Lannoy est gentilhomme, ma chère. Il sait que ce qu'on lui confie pour les oreilles de son maître n'a rien à faire dans celles des autres. Il ne soufflera mot ! J'ajoute qu'il était sincèrement indigné. Ce gamin vous admire beaucoup, ma belle... Il serait même un peu amoureux de vous que cela ne m'étonnerait pas. Mais buvez donc ceci.

Sara, en effet, apportait un bol de verveine dans lequel elle avait mélangé un certain nombre d'herbes mystérieuses. Avec bien de la peine, et l'aide d'Ermengarde, Catherine parvint à s'asseoir dans son lit. Le breuvage avait une saveur un peu acide qui n'était pas désagréable. C'était surtout chaud et réconfortant.

— J'ai mis une herbe qui te fera dormir, fit Sara. Quand on dort, la douleur, elle aussi, s'assoupit...

Catherine n'eut pas le temps de répondre. La porte de la chambre venait de s'ouvrir sous la main d'un homme vêtu et masqué de noir dont l'apparition fit sursauter les trois femmes. Il s'encadrait dans le chambranle de la porte sans plus bouger qu'une statue mais, à travers les trous du masque, on pouvait voir briller des yeux gris.

— Qui êtes-vous ? s'écria Ermengarde tout de suite sur la défensive. Et que voulez-vous ?

Elle se plia aussitôt en une profonde révérence car l'arrivant venait d'ôter son masque. C'était le duc Philippe. Mais son geste avait dû être machinal car, apparemment hypnotisé par le spectacle étalé sous ses yeux, Philippe était l'image même de la stupeur.

— Est-ce bien vous, Catherine ? s'exclama-t-il avec une nuance d'incrédulité. Ce n'est pas possible !

Sous ses pansements, la jeune femme se mit à rire. Elle imaginait sans peine l'effet produit sur Philippe, si épris de beauté, par son amas de pansements.

Il était accouru, pensant trouver une jeune femme dolente, un peu meurtrie, mais certainement pas dans un tel état ! Peut-être le jeune Lannoy n'avait-il pas répété les termes exacts employés par la comtesse car, toujours au seuil, le duc balbutia :

— C'est à ce point ?

— C'est encore pire, Monseigneur ! fit Ermengarde remontée des profondeurs de sa révérence. Dame Catherine est bleue ou noire des pieds à la tête, plus un bon nombre d'écorchures. Elle souffre beaucoup... et parler lui est pénible.

Philippe serra les poings, jura qu'il allait faire jeter Garin dans une basse-fosse, le livrer au bourreau. Il lançait feu et flammes et, en même temps, sous le coup de l'émotion, de grosses larmes couvraient ses joues.

Ermengarde, habituée, n'y prit pas garde, mais Catherine regardait avec curiosité pleurer le duc. La comtesse finit par le calmer en lui faisait remarquer que, seule, Mme de Brazey pouvait porter plainte et que, si Garin était un époux brutal, c'était un excellent serviteur... Philippe voulut bien se laisser convaincre de ne pas déclencher un scandale en faisant arrêter Garin.

Il vint s'asseoir sur le bord du lit, prit l'une des mains enveloppées de bandages avec d'infinies précautions.

— Je suis désespéré, mon cœur, de vous voir en cet état ! Moi qui vous attendais le cœur tout plein de vous... Il faut vous soigner et vous bien soigner...

Il se tourna vers Ermengarde et ajouta :

— Ma mère vous réclame, je crois, Madame de Châteauvillain ?

— En effet, Monseigneur. Madame la duchesse est souffrante. Son état semble s'aggraver et elle souhaite mon retour.

Retardez de quelques jours ce retour et emmenez avec vous Madame de Brazey que je désire éloigner quelque temps de son époux. À Dijon, elle se remettra mieux et, sous votre garde, je serai tranquille pour elle. Puis-je vous la confier ? Elle m'est... infiniment précieuse !

— C'est un honneur, Monseigneur, fit la comtesse avec un nouveau salut.

Catherine ne pouvait faire moins que remercier Philippe de sa sollicitude.

L'idée de repartir avec Ermengarde lui souriait ; elle était heureuse de s'éloigner de Garin... et aussi heureuse de quitter Philippe. Au moins, elle allait avoir quelque répit pour penser à elle-même et à ses propres problèmes. Tandis que Philippe, de plus en plus ému par son lamentable état, prenait congé d'elle avec force soupirs et de nouvelles larmes, elle sentit tout à coup qu'elle pardonnait à Garin la formidable raclée qu'il lui avait administrée puisque, grâce à elle, l'échéance si redoutable s'écartait encore une fois... et pour un temps indéterminé. Ce ne serait pas encore cette nuit qu'elle deviendrait la maîtresse de Philippe ! Elle était libre de remporter, à moitié brisé mais vierge, ce corps qu'elle aurait tant voulu réserver à l'homme qu'elle aimait.

Pourtant, si elle pardonnait, elle ne comprenait pas. Pourquoi Garin l'avait-il à moitié tuée parce qu'il l'avait crue, toute cette nuit, auprès d'un autre homme ? Il ne l'aimait pas, il ne la désirait pas et même il la destinait à Philippe. Alors ?

Finalement, Catherine abandonna la question. Elle souffrait trop de sa tête et de tout son corps. Et puis la drogue calmante de Sara commençait à faire son effet. Philippe n'avait pas quitté la chambre depuis cinq minutes, reconduit par Ermengarde jusqu'à la porte de la rue, qu'elle succombait au sommeil. Sara était retournée s'asseoir au coin de l'âtre. Ses yeux noirs fixaient les flammes comme pour y lire d'invisibles choses. La rue était silencieuse. On entendait seulement le pas du cheval de Philippe qui s'éloignait...

CHAPITRE II La mission de Jacques de Roussay

On quitta Arras quelques jours plus tard. Catherine était loin d'être remise, mais elle ne voulait pas retarder outre mesure son amie Ermengarde. De plus, elle avait hâte de rentrer chez elle et de s'éloigner, le plus vite possible, de cette cité dont elle ne conservait pas un souvenir excellent. Grâce aux soins vigilants de Sara et de la comtesse, aux nombreux baumes dont elles avaient enduit, deux fois par jour, ses blessures, la jeune femme avait vu s'alléger considérablement l'épaisseur des pansements. Le jour du départ, elle n'en conservait plus que trois ou quatre, un à l'épaule, deux aux cuisses et un emplâtre sur les reins. Du reste, Sara disait que le grand air activerait la guérison. Le matin du départ, elle s'était contentée d'habiller chaudement sa maîtresse car, bien que l'on atteignît les premiers jours de mai, le temps demeurait frais. Elle lui avait passé des gants doublés de peau fine, dont l'intérieur était oint d'une huile adoucissante, et pour cacher son visage où quelques ecchymoses demeuraient visibles, entre autres l'œil gauche résolument poché, elle lui avait entouré la tête d'un voile assez épais pour dérober le plus gros des dégâts.

Étant donné l'état de faiblesse de Catherine, le voyage devait se faire dans une grande litière traînée par des mules où la jeune femme pourrait voyager couchée. Ermengarde de Châteauvillain, malgré sa passion pour les chevauchées, devait la partager avec son amie pour lui tenir compagnie. Sara et les autres serviteurs suivraient à cheval. Une escorte armée était prévue, à cause des troubles des régions traversées et, lorsqu'au matin du départ, Catherine vit arriver cette escorte avec la litière qui lui était destinée, elle ne put s'empêcher de sourire. La litière était aux armes ducales et l'escorte aux ordres de Jacques de Roussay, épanoui de joie à la pensée d'une si agréable mission.

— Ce sera notre second voyage ensemble, fit-il en venant présenter ses devoirs à la jeune femme qu'à vrai dire il fut un peu étonné de trouver si bien empaquetée. Le premier fut si délicieux que celui-ci m'enchante à l'avance.

Il avait compté sans Ermengarde qui surgissait à cet instant de sa chambre en achevant de mettre ses gants.

— Modérez votre enthousiasme, jeune homme ! C'est moi qui suis chargée tout spécialement de Madame de Brazey et je me sens de taille à la distraire toute seule. Veillez à vos hommes, aux logis et à la route, vous aurez bien assez à faire...

Ainsi rabroué, le jeune homme fit le dos rond. Catherine lui tendit sa main gantée.

— Ne le rudoyez pas trop, Ermengarde ! Messire de Roussay est mon fidèle ami et sous sa garde nous serons en sûreté. Partons-nous maintenant ?

Tout ragaillardi, Jacques s'en alla faire boire à ses hommes le coup de l'étrier, tandis que l'on chargeait les bagages sur des mules et que les dames prenaient place dans la litière. Toutes deux, par crainte des voleurs, avaient conservé auprès d'elles leur coffret à bijoux. Celui de Catherine, qui renfermait le fameux diamant noir, représentait une fortune à lui tout seul.

La petite troupe s'ébranla vers le milieu de la matinée. Il faisait un temps un peu acide et le vent soufflait sur les plaines basses. Jacques, suivant les ordres reçus, fit un détour et prit par Cambrai au lieu de piquer droit au sud.

Il s'agissait d'éviter Péronne et le comté de Vermandois que tenaient les gens de Charles VII. Le jeune capitaine ne souhaitait pas voir tomber dans leurs mains un otage aussi précieux que Catherine...

Quoi qu'elle en eût dit, la compagnie d'Ermengarde n'était pas des plus distrayantes. À peine installée dans les coussins auprès de son amie, la comtesse, fidèle à ses habitudes, s'était profondément endormie et sa conversation, tout au long de l'étape, se borna à de vigoureux ronflements.

Par contre, aux relais, dans les auberges ou les couvents où l'on s'arrêtait, elle retrouvait toute sa vitalité et son formidable appétit.

Livrée ainsi à elle-même, Catherine eut tout le temps de réfléchir aux récents événements. Elle n'avait pas revu Garin. Chaque jour, il avait fait prendre de ses nouvelles, soit par un serviteur, soit, une ou deux fois seulement, par Nicolas Rolin. Mais l'orgueilleux chancelier n'aimait guère ce genre d'ambassade qui le mettait en contact forcé avec Ermengarde, toujours aussi peu aimable.

Hormis cette prise de nouvelles quotidienne, Garin n'avait rien fait pour tenter un rapprochement. Catherine avait appris son départ pour Gand et Bruges où il avait à faire, mais il avait quitté la ville la veille du départ de sa femme sans lui faire ses adieux. Cela n'avait d'ailleurs aucune importance pour la jeune femme qui préférait de beaucoup ne pas se retrouver trop tôt en face de son époux. Elle avait longuement cherché ce qui avait pu motiver la fureur de Garin et en était arrivée à cette conclusion qu'il craignait le déplaisir du duc lorsqu'il apprendrait la visite de Catherine au tref de Montsalvy.il ne pouvait y avoir d'autre solution. Il était impossible d'invoquer la jalousie dans le cas de Garin.

Le voyage se poursuivit sans histoire. Il y eut, comme à l'aller, la pénible traversée de la Champagne dévastée avec ses villages morts, ses visages faméliques et les troupes de réfugiés qui, avec le peu d'objets ou d'animaux sauvés du désastre, s'acheminaient le long des routes dans l'espoir de se réfugier sur les terres de Bourgogne, à l'abri des ravages. Sur leur chemin, Catherine et Ermengarde firent la charité autant qu'elles le pouvaient, mais, parfois, le capitaine de Roussay dut intervenir pour dégager un peu rudement la litière des hordes affamées qui l'assiégeaient. Le visage si nu, si effrayant de cette misère ravageait le cœur de Catherine.

Un soir comme la petite troupe, après avoir quitté Troyes, approchait des frontières de Bourgogne, et s'apprêtait à s'arrêter pour la nuit, elle rejoignit un groupe étrange. C'était un long cortège d'hommes et de femmes au teint basané qui, de loin, pouvaient ressembler à l'exode d'un village. Mais, en approchant, on s'apercevait que ces gens avaient un aspect insolite. Les femmes avaient toutes un turban de toile dont un pan passait sous le menton, des vêtements de laine bariolée sur une chemise de lin grossier, largement échancrée. Elles portaient de petits enfants bruns, à demi nus, dans des bandes d'étoffe accrochées à leurs épaules, ou d'autres encore dans des ! paniers qui battaient les flancs de leurs mules. Elles avaient des colliers de piécettes, des yeux de braise et des dents éclatantes. Leurs compagnons portaient d'épaisses barbes noires qui leur mangeaient tout le visage, des chapeaux de feutre délavés, des vêtements criards et souvent troués, mais ils avaient la dague et l'épée au côté. Des chevaux, des chiens, des volailles les suivaient et ils parlaient un langage étrange. Tout en marchant, ils chantaient en chœur une bizarre mélopée lente que Catherine eut l'impression immédiate d'avoir déjà entendue... Or, tandis que, relevant d'une main les rideaux de sa litière, elle se penchait pour mieux entendre, elle vit soudain la mule de Sara passer comme une flèche auprès d'elle. Sa cavalière, cheveux au vent, les yeux étincelants, galopait vers les étranges voyageurs en poussant des cris à rompre les oreilles.

— Qu'est-ce qui lui prend ? fit Ermengarde réveillée en sursaut. Elle est folle ? Elle connaît ces gens ?

En effet, parvenue à la hauteur de celui qui semblait le chef, Sara avait retenu sa mule et s'était mise à parler avec volubilité à cet homme, un garçon jeune, sec comme un sarment, mais dont l'allure, sous ses guenilles, était celle d'un roi. Jamais encore Catherine n'avait vu à Sara cette expression de joie. À l'ordinaire, la tzigane riait peu, parlait moins encore.

Elle était active, silencieuse, efficace surtout. Elle n'aimait perdre ni son temps, ni ses paroles. Une première fois, dans la taverne de Jacquot de la Mer, Catherine avait ouvert fugitivement une fenêtre sur l'âme secrète de Sara. Cette fois, en la voyant discourir avec volubilité, le visage éclairé d'un feu intérieur intense, en face de cet homme basané, elle sentit un petit pincement au cœur.

— Peut-être connaît-elle ces gens, répondit-elle à Ermengarde. Mais je croirais plutôt que ce sont là ses frères de sang et qu'elle les a reconnus.

— Quoi ? Vous voulez dire que ces gens dépenaillés, avec leurs couteaux et leurs yeux de charbon...

— ... sont, comme Sara elle-même, des tzingaras.

Je vous ai raconté, je crois, l'histoire de ma bonne et fidèle « nourrice ».

Roussay, sur un signe de Catherine, avait arrêté le ; cortège et chacun contemplait Sara. La tristesse montait de plus en plus dans l'âme de Catherine. Sara semblait avoir tout oublié. Elle était entièrement absorbée par ce garçon à la peau sombre. Soudain, elle se retourna, vit Catherine qui, à demi étendue dans sa litière, appuyée sur un coude, la regardait ; elle courut à elle.

Ce sont des gens de ma race, fit-elle joyeuse, volubile, jamais je n'avais espéré en revoir et voilà que l'événement prédit autrefois arrive : les tribus se sont mises en marche pour venir jusqu'ici. Celle-ci vient, comme moi, de la Grande mer bleue. Ils ont vu le jour dans l'île de Modon, au pied du mont Gype, et moi je viens de Chypre, l'île d'Aphrodite... Est-ce que ce n'est pas merveilleux ?

Tout à fait merveilleux, coupa Ermengarde, mais devons-nous rester là encore longtemps ?

Sara négligea de lui répondre et s'adressa à Catherine sur un ton de prière : Je t'en prie, accorde-moi de passer cette nuit avec eux. Ils vont camper au prochain village, là où nous devions, nous aussi, nous arrêter.

Cela te ferait tellement plaisir ?

Tu ne peux pas savoir... Je voudrais t'expliquer...

Catherine, d'un geste doux, lui imposa silence et sourit.

N'essaie pas. Je crois que je comprends. Va avec tes frères... mais ne m'oublie pas tout à fait.

Avec une vivacité de jeune fille, Sara se pencha, , effleura de ses lèvres la main de la jeune femme et s'en alla en courant rejoindre les siens. Elle avait laissé sa mule aux mains d'un soldat d'escorte. Catherine la vit marcher aux côtés du garçon Basané qui réglait son pas sur le sien. On aurait dit que Sara venait de retrouver un amoureux tant ses yeux brillaient et tant son sourire était joyeux. Ermengarde, la contemplant, hocha la tête.

— Je me demande si, demain matin, elle vous reviendra.

Catherine sursauta, regarda son amie avec effarement.

— Pourquoi ne reviendrait-elle pas ? Sa vie est ' avec moi, auprès de moi...

— Était ! Jusqu'ici cette femme était une déracinée, coupée des siens, sans espoir de les retrouver jamais. Vous étiez son havre de grâce. Mais elle a retrouvé ceux de sa race... Allons, ne pleurez pas, se hâta-t-elle d'ajouter en voyant s'embuer les yeux de son amie, elle vous aime... elle vous reviendra peut-être. En attendant, allons nous mettre à l'abri. J'ai faim et il commence à pleuvoir.

La petite caravane se remit en route vers le village dont on apercevait au bout du chemin la tour j carrée et la flèche de l'église.

Les Bohémiens avaient établi leur campement dans un champ qui ouvrait derrière l'auberge où étaient descendues Ermengarde et Catherine.

De la fenêtre de leur chambre commune, on dominait l'installation des errants et, après le souper, la jeune femme prit plaisir à les observer. Ils avaient allumé de grands feux sur lesquels des chaudrons avaient été posés. Les femmes, laissant les enfants gambader où bon leur semblait, s'étaient occupées à plumer les volailles et à éplucher les quelques légumes qu'on avait pu se procurer. Tous ces gens pieds nus et dépenaillés avaient une allure étrangement noble et la plupart des filles brunes étaient belles.

Catherine aperçut Sara, assise sur un tronc d'arbre abattu auprès du jeune chef. On paraissait faire grand cas de la nouvelle venue qui fut servie la première après le chef. Dans le crépuscule de printemps, les cris joyeux des enfants montaient, clairs, avec des notes aiguës qui vrillaient les oreilles, mais les adultes ne faisaient que peu de bruit. Ils parlaient calmement entre eux, mangeant avec lenteur, en gens pour qui chaque bouchée est une chose sérieuse ; parfois un rire fusait jusqu'à la fenêtre de Catherine qui, en l'entendant, se sentait de brusques envies de se joindre à ce cercle enchanté. À l'angle du champ, entre trois gros arbres, une grande toile avait été tendue pour servir d'abri, pendant la nuit, aux femmes et aux enfants. Mais ceux-ci ne manifestaient aucune envie de dormir. A demi vêtus et, certains, complètement nus avec de drôles de petits ventres ronds, ils se poursuivaient entre les feux ou bien se groupaient auprès des arbres, se tenant par la main, autour d'un grand garçon qui avait sorti un luth et l'accordait. Auprès du garçon, quelques filles aux cheveux noués en nattes agitaient impatiemment des tambourins, pressées, sans doute, de se jeter dans la danse.

Celle-ci débuta bientôt, sur un accord sauvage du musicien. Avec fougue, une douzaine de filles se lancèrent en avant, formant autour du plus grand des feux une ronde éperdue. La terre volait sous leurs agiles pieds bruns, leurs robes bariolées dansaient, tourbillonnaient autour de leurs longues jambes nues qu'elles découvraient de plus en plus haut, à mesure que le rythme se faisait plus ardent...

Le musicien pressait la cadence, les tambourins ronflaient sous les petits poings durs. Les nattes s'échevelaient sur les épaules brunes que les robes, dérangées par l'ardeur de la danse, découvraient. Quand la lune jaillit des nuages, joignant sa lumière pâle aux rougeoiements du brasier, les danseuses se déchaînèrent littéralement. Leurs pieds volaient si vite que nul ne pouvait saisir leurs mouvements. Elles ajoutaient d'autres flammes, vivantes et couronnées de nuit, à celles du bûcher. Elles se cambraient, se courbaient et se tordaient au milieu d'un cercle de regards scintillants qu'elles semblaient fasciner. Quant à Catherine, la splendeur sauvage du spectacle la captivait. Ces filles brunes, dansant dans le rayon de lune, n'étaient-elles pas les prêtresses d'un culte mystérieux ? Leurs visages aux yeux clos se levaient, offerts à la lumière argentée qui les inondait... La fièvre montait dans le cercle bohémien, le claquement des mains scandait la danse frénétique. Quelques villageois s'étaient approchés, assez craintivement, pour regarder. Ils se tenaient à l'ombre des murs de l'auberge et Catherine pouvait voir leurs visages à la fois avides et méfiants, juste sous sa fenêtre. Soudain, dominant le tintamarre enragé des tambourins et des claquements de mains, surmontant même la mélodie bizarre du luth, une voix s'éleva, chaude, ardente. Les paroles inconnues lui conféraient une puissance envoûtante que Catherine connaissait bien.

— Qu'est-ce que cela ? souffla Ermengarde qui s'était approchée derrière son amie.

— Sara ! Elle chante !

— J'entends bien... mais quelle voix extraordinaire ! C'est étrange... et magnifique !

Jamais Sara n'avait chanté comme ce soir. Dans la taverne enfumée de Jacquot de la Mer, elle chantait sa nostalgie, ses regrets. Cette fois, toute la joie violente de la vie libre, des espaces infinis, des folles chevauchées passait dans son chant. De son observatoire, Catherine pouvait la voir, assise, les mains nouées autour de ses genoux, lançant vers le ciel étoilé une mélodie échevelée, ponctuée de cris rauques et d'un refrain que toute la tribu reprenait en chœur. Elle se leva soudain, tendit les bras vers la grosse lune ronde, maintenant bien dégagée, comme pour la saisir. Le chant et la danse se conjuguaient, de plus en plus rapides, de plus en plus sauvages. Toute la tribu chantait maintenant et le chant déferlait sur la campagne endormie comme un roulement de tonnerre... Sur un cri aigu les danseuses, toutes en même temps, firent le même geste. Les robes tombèrent à terre, libérant les minces corps bruns luisants de sueur... Il y eut de l'agitation sous la fenêtre de Catherine. Les paysannes bousculaient énergiquement leurs époux qui résistaient pour les faire rentrer à la maison...

— Oh ! avait fait Ermengarde, mi-scandalisée, mi-admirative.

Catherine s'était contentée de sourire. Elle en avait trop vu à la Cour des Miracles et dans la taverne de Jacquot de la Mer pour s'offusquer du spectacle. Elle ne trouvait rien de choquant dans la nudité de ces filles, toutes jeunes, toutes belles. Leurs formes harmonieuses avaient une grâce sauvage, une beauté de statues animées par magie. Mais les yeux des gitans brillaient comme des charbons ardents. De gros nuages s'apprêtaient à engloutir la lune, le feu n'était plus que braises rougeoyantes... L'ombre, peu à peu, allait envahir le campement. Un homme accroupi au bord du feu bondit sur l'une des filles, l'enleva dans ses bras et l'emporta derrière le bouquet d'arbres. Un autre fit de même, puis un autre... Sara chantait toujours mais la nuit se peuplait de soupirs. Avec décision, Ermengarde tira Catherine en arrière et ferma la fenêtre. Catherine vit qu'elle était très rouge et se mit à rire.

— Oh, Ermengarde ! Vous êtes scandalisée ?

— Scandalisée, non !... mais j'aime autant ne pas avoir de cauchemars cette nuit. Un tel spectacle n'est bon ni pour une femme de mon âge... ni pour une femme du vôtre quand son mari est au loin.

Catherine ne répliqua pas. Elle sentait que la comtesse avait raison, qu'il était plus sage de se détourner de la bacchanale nocturne. Mais, une fois au lit, elle demeura longtemps les yeux ouverts, l'oreille au guet. De temps en temps, la voix de Sara se faisait entendre, fredonnant plus qu'elle ne chantait, accompagnée par les accords légers du luth. Puis, peu à peu, tout s'éteignit.

Le premier soin de Catherine, en s'éveillant le lendemain matin, fut de courir à la fenêtre. Repoussant le volet de bois, elle se pencha au-dehors dans l'air frais. Mais une exclamation déçue lui échappa. Il n'y avait plus trace du campement des bohémiens... à part peut-être des cercles noircis dans l'herbe, là où les feux avaient flambé. Ils avaient dû partir tôt, à l'aube même, évanouis dans la lumière rose du matin comme un rêve. La campagne était paisible, sereine. La bacchanale de la nuit s'était dissipée aussi aisément que la fumée des feux. Quelqu'un sifflait sous la fenêtre de Catherine qui ouvrait sur une porte de l'écurie. Elle vit que c'était l'un des soldats d'escorte et l'appela.

— Dites à messire de Roussay que je désire lui parler.

L'homme sourit, salua et disparut en courant à l'angle de la maison.

Quelques minutes plus tard, Jacques de Roussay frappait à la porte des deux dames et, sur la permission qui lui fut accordée, entrait. Drapée dans une robe du matin, Catherine l'attendait, debout auprès de la fenêtre. Quant à Ermengarde, elle était encore couchée. Les couvertures remontées jusqu'au nez, elle regardait la scène d'un œil farouche et nettement réprobateur. Mais le jeune capitaine ne s'en inquiéta pas. L'expression tendue de Catherine le tourmentait bien davantage.

— Avez-vous vu Sara, ce matin ? demanda-t-elle sans même prendre la peine de répondre au profond salut du jeune homme.

— Je ne l'ai pas vue, mais l'un de mes hommes l'a aperçue. Il était très tôt, peu après le lever du jour. Elle est partie avec les tziganes, en croupe derrière le chef.

— Partie ?...

Une peine profonde bouleversa soudainement la jeune femme. Une brusque envie de pleurer comme une petite fille abandonnée. Ermengarde avait eu raison. Rien n'avait plus compté pour Sara des vieux liens de tendresse en face de l'appel de la vie d'autrefois, de la tentation d'une vie errante et libre... Catherine était bien obligée d'admettre ce qu'elle avait tellement refusé de croire la veille au soir. Elle baissa la tête et Jacques put voir une larme rouler sur sa joue.

— Oh ! Vous pleurez ? s'écria-t-il bouleversé.

— Oui... mais cela passera. Je vous remercie, mon ami. Nous partirons dans l'heure. Veillez à ce que tout soit prêt.

Elle se détournait vers la fenêtre pour lui dérober ses larmes et, intimidé, il n'osa pas risquer une consolation. Du fond de son lit, Ermengarde haussa les épaules, fit signe à Jacques de s'éloigner. Quand il eut refermé la porte derrière lui, elle sortit de son lit et, sur ses pieds nus, trotta jusqu'auprès de Catherine qu'elle enveloppa tendrement de ses deux bras.

— Venez pleurer avec votre vieille amie, mon petit... Je ne pensais pas, hier au soir, avoir vu si juste ! Il ne faut pas croire que cette Sara ne vous aimait pas. Mais, voyez-vous, elle est de la race des oiseaux migrateurs. Ils ne savent pas résister à certains signes. Ils s'en vont... mais ils reviennent.

Catherine secoua la tête, réprimant un sanglot.

Elle ne reviendra pas ! Elle a retrouvé les siens, son élément... mais ce qui me fait le plus mal, c'est qu'elle soit partie ainsi... sans même un adieu.

— Elle a peut-être eu peur qu'un adieu lui rendît le départ impossible...

Habillez-vous, Catherine, et allons-nous-en ! Il fait trop triste ici !...

Une heure plus tard, la litière emportant les deux femmes s'ébranlait. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Jacques de Roussay caracolait à la portière sans oser même regarder Catherine. Elle portait si souvent à ses yeux son mouchoir de dentelle ! Le jeune homme se sentait malheureux d'être tellement impuissant devant ce chagrin. On poursuivit la route en silence.

Vers le milieu du jour, les frontières de Bourgogne furent franchies sans que l'on ait trouvé trace de Sara et de la troupe de Bohême. Il semblait qu'ils se fussent tous dissous dans les brouillards matinaux.

Catherine éprouva une vraie satisfaction à retrouver sa maison de la rue de la Parcheminerie et Abou- al-Khayr, toujours aussi affairé mais toujours aussi amical. Le petit médecin ne quittait guère son laboratoire où, grâce à la générosité de Garin, il avait tout ce dont il pouvait avoir besoin pour ses expériences. Continuellement, des courriers de Bruges ou de Venise lui apportaient des plantes, des herbes, des métaux et des épices dont il composait baumes et médicaments. Le retour de Catherine sous un voile et des bandages l'offusqua comme une atteinte à une œuvre d'art. Il entra dans une telle colère qu'elle n'osa pas lui avouer que Garin était l'auteur du chef-d'œuvre. Elle ne voulait pas entamer la reconnaissance et l'estime sincères que le médecin maure portait à son hôte. Elle lui raconta une fumeuse histoire de chute de cheval dans un fourré particulièrement épineux, dont Abou-al-Khayr ne fut aucunement dupe, mais qu'il fit semblant de croire par courtoisie.

Il exigea pourtant de se rendre compte de l'étendue des dégâts malgré la résistance choquée de Catherine et l'examina soigneusement, sur toutes les coutures, mais sans se livrer à aucun commentaire, ce qui soulagea grandement la jeune femme. Pourtant en passant un doigt soigneux le long du dos meurtri, il se permit une remarque :

— Curieux, l'effet de ces épines... ! Il faudra que je me rende tout exprès dans le Nord pour les examiner de près... fit-il avec un brin d'ironie et tant de bonhomie que Catherine se contenta de sourire sans répondre.

Par contre, il loua grandement l'emploi qu'avait fait Sara de son baume de Matarea, souverain pour toutes les blessures, se contentant seulement de préconiser, pour le visage, une pâte composée d'amandes douces, de bulbe d'iris du Levant, d'eau de rose, de myrrhe, de camphre et de graisse fine de porc, dont il lui remit un plein pot avec ordre de s'en servir matin et soir.

Il essaya, de même, d'adoucir la cuisante blessure laissée par le départ de Sara. Catherine ne parvenait pas à s'y faire. Elle souffrait de cet abandon brutal comme d'une injure et, peu à peu, la colère l'emportait sur le chagrin.

Depuis la fuite de Sara, une transformation s'opérait dans l'esprit de la jeune femme, une transformation en forme de révolte. Elle en avait plus qu'assez d'être le jouet que ballottent les événements. Il semblait que chacun prît à tâche de se servir d'elle, d'en user à son bon plaisir sans même lui demander si cela lui convenait. Philippe d'abord, qui s'arrogeait le droit de la marier contre sa volonté afin de pouvoir plus aisément se l'approprier. Garin, ensuite, qui l'épousait sans en faire sa femme et sans même se donner la peine d'expliquer les raisons de son attitude. Auprès de lui, Catherine en arrivait à ne plus bien savoir si elle était un objet d'art que l'on pare et que l'on expose ou une sorte d'esclave sur qui l'on a plein droit de vie et de mort.

Et, depuis la terrible correction qu'il lui avait infligée, elle penchait sérieusement pour cette dernière hypothèse car, sans l'arrivée opportune d'Ermengarde, il la tuait ou l'estropiait à jamais sans la moindre hésitation.

Que dire d'Arnaud qui l'attirait et la repoussait suivant son humeur changeante ? Celui-là abusait de l'amour immense de Catherine pour l'accabler de son mépris, se permettre de juger sa vie, sa conduite et même ses relations, tout en affectant de la traiter en créature inférieure. Et maintenant Sara, Sara qui avait toute sa confiance, qui était son amie et qui, sans un mot, sans un adieu, la quittait pour suivre une troupe errante qu'elle n'avait jamais vue, mais qui était de son sang !

La fuite de Sara était la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Catherine décida que le temps des concessions et des têtes courbées était terminé et que, désormais, elle conduirait elle-même son destin, comme bon lui semblerait, sans s'inquiéter de plaire ou de déplaire à qui que ce soit.

Puisque tous les autres considéraient qu'ils avaient droit, vis-à-vis d'elle, à une pleine liberté d'action, il n'y avait aucune raison pour qu'elle n'agît pas de la même façon...

Abou-al-Khayr avait suivi sur le visage mobile de Catherine le cheminement de sa pensée depuis le moment où il avait prononcé le nom de Sara. Tout en refaisant le pansement de sa main droite, il lui sourit et dit :

— Ton grand malheur est de trop croire aux choses et aux gens. La vie est une bataille où toutes les armes sont bonnes, une profonde forêt où le plus fort égorge le plus faible afin de se nourrir de sa chair.

— Je gage, fit Catherine avec un sourire en coin, qu'il y a dans votre pays un poète ou un philosophe qui a dit quelque chose là-dessus ?

— Il y en a beaucoup, c'est le fond de la philosophie la plus amère. Mais nous avons, en effet, un poète qui a dit :

Dans cette parade de foire, un ami ne le cherche pas, Ecoute ma parole, un refuge ne le cherche pas, Accepte la douleur, un remède ne le cherche pas, Vis joyeux dans les malheurs sans attendre qui te plaigne...

— C'est beau ! fit Catherine songeuse. De qui est- ce ? Hafiz encore ?

— Non. Omar Khayyâm... un ivrogne qui savait de quoi il parlait... la défection de ta servante te fait mal, mais puisque tu n'y peux rien, pourquoi te tourmenter ? La vie continue...

En effet, la vie continuait. Catherine reprit la sienne, partagée entre son service auprès de la duchesse-douairière, dont la santé déclinait de plus en plus, la tenue de sa maison et de nombreuses visites à sa mère et à son oncle Mathieu.

En juin, Catherine était complètement remise et ne portait plus trace de ses blessures, hormis une étroite et mince cicatrice rose sur le côté gauche du dos, assez bas, heureusement, pour ne pas déparer la splendeur de ses épaules. Mais elle n'avait aucune envie de se retrouver entre Philippe et Garin. Us assistaient, à Troyes, au mariage de la princesse Anne et du duc de Bedford, et, cette fois, sans le secours d'Ermengarde qui, pour rien au monde, n'aurait voulu quitter la duchesse-douairière gravement malade.

Après le mariage d'Anne, Marguerite de Guyenne revint auprès de sa mère tandis que Philippe accompagnait la nouvelle duchesse de Bedford à Paris où elle allait habiter le magnifique hôtel des Tournelles. Le mariage de Marguerite et de Richemont devait avoir lieu en octobre, à Dijon même.

Ainsi l'avait désiré la jeune femme pour être sûre de voir sa mère y assister, même de son lit. Catherine s'en réjouissait personnellement, car elle était à peu près certaine de ne pas revoir Garin avant cette date. Philippe avait à faire à Paris et en Flandres. Il ne reviendrait que pour le mariage. Garin resterait avec lui, comme d'habitude, vraisemblablement.

Au fond, Garin et ses agissements ne tourmentaient pas tellement Catherine parce qu'elle avait autre chose à faire. Il lui laissait une paix totale et c'était tout ce qu'elle lui demandait. Par contre, Philippe, lui ne se laissait pas oublier. Deux fois par semaine, environ, un messager couvert de poussière descendait, ou plutôt tombait de cheval, dans la cour de l'hôtel de Brazey. Il arrivait parfois que le cheval, exténué, s'abattît en même temps que son cavalier... Et, invariablement, la même cérémonie recommençait : l'envoyé mettait genou en terre, offrait d'une main une lettre, de l'autre un paquet.

Les lettres, en général, étaient courtes. Philippe le Bon n'était pas un grand épistolier. Quelques lignes tendres ou, le plus souvent, quelques vers empruntés à un poète. Mais les cadeaux étaient toujours d'une rare beauté...

Les chevaucheurs du duc n'apportèrent pourtant jamais de bijoux, Philippe considérant que c'eût été offenser Catherine. Seul un mari ou un amant pouvait offrir des joyaux. Ce qu'il envoyait, c'étaient de ravissants objets d'art, statuettes d'ambre, de jade, de cristal ou d'ivoire, reliquaires d'or aux émaux merveilleux, œuvres patientes des artisans limousins dont les couleurs concurrençaient les pierreries, ou encore des dentelles, des fourrures, des parfums, et même un automate : un jongleur vêtu de satin rouge qui lançait et rattrapait des balles dorées. En résumé, tout ce qui pouvait flatter la coquetterie d'une jolie femme ou attirer sa curiosité.

Catherine acceptait tout, remerciait d'un mot gracieux... et pensait à autre chose.

Depuis quelque temps elle avait, en effet, remarqué autour d'elle une agitation insolite. Des flâneurs faisaient les cent pas dans sa rue et, chaque fois qu'elle sortait, elle était à peu près sûre de retrouver l'un de ces flâneurs sur ses talons. Ils variaient. Parfois, c'était un soldat de la garde ducale, parfois un bourgeois d'apparence innocente, parfois encore une sorte d'étudiant, ou même l'un des jeunes copistes de ses voisins parcheminiers, ou encore un moine.

Ce manège ne tarda pas à agacer, puis à irriter la jeune femme, encore qu'elle ne sût à qui attribuer cette surveillance. L'auteur le plus vraisemblable en pouvait être Garin. Qui d'autre, en effet, qu'un mari soupçonneux aurait l'idée de la faire espionner ? Supposait-il donc qu'à Dijon, dans une ville où tout le monde la connaissait, Catherine pouvait se mal conduire ? Ou bien voulait-il s'assurer qu'elle ne recevait aucun messager de Montsalvy ? De toute façon la chose était fort désagréable et Catherine regrettait de ne savoir au juste où toucher son mari pour lui dire, une bonne fois, ce qu'elle pensait de sa conduite. De même, elle hésitait à interpeller l'un de ses suiveurs pour lui demander des explications, craignant de donner dans le ridicule. Mais, à mesure que les jours passaient, l'énervement de Catherine grandissait.

Or, un après-midi où elle rentrait chez elle après avoir déjeuné avec les Champdivers, elle reconnut, sous un habit de bourgeois, l'un des soldats de la garde ducale qui l'avaient escortée depuis Arras. Malgré le vaste chapeau à bords baissés qui couvrait sa tête d'une sorte d'entonnoir, l'homme avait une figure trop caractéristique pour que la jeune femme ne l'eût pas remarquée. Il avait le nez bourgeonnant d'un grand buveur, et, surtout, sous l'œil gauche, une large tache de vin violette qui lui mangeait presque toute la joue. Il arpentait le bourg à pas négligents lorsque Catherine, sur sa haquenée, était sortie de la rue Tâtepoire. Et, quand après avoir jeté la bride de sa monture aux mains de Tiercelin le majordome, Catherine était remontée dans sa chambre, elle avait pu voir, par la petite fenêtre de la tourelle donnant sur la rue, l'homme au chapeau en éteignoir qui arpentait ladite rue, toujours sur le même trajet. Il allait du coin de l'hôtel de Brazey jusqu'à la boutique de maître Aubin, le grand parcheminier chez qui Garin se fournissait, examinait d'un air innocent les belles peaux blanches, soigneusement préparées et ornées qui décoraient la devanture, puis repartait, pour revenir quelques instants plus tard. Songeuse, Catherine rentra chez elle, hésitant sur le parti qu'elle devait prendre. Si Sara ne l'avait pas quittée, elle l'eût envoyée directement trouver le bonhomme et, en un rien de temps, eût été renseignée. Nul ne s'entendait comme la tzingara à tirer les vers du nez des gens. Mais elle n'avait plus Sara et, une fois de plus, son absence se faisait cruellement sentir. Abou- al-Khayr était trop voyant et d'aspect trop pittoresque pour qu'on le chargeât d'une mission de ce genre et Catherine ne se voyait pas descendre dans la rue pour interroger l'espion.

L'aspect de l'homme dirigea ses soupçons vers le jeune et charmant capitaine des gardes qui se troublait si visiblement en sa présence. Elle pensa : il faut que j'en aie le cœur net !

Vers l'heure de sexte1, elle se rendit au Palais Ducal pour prendre son service auprès de la duchesse Marguerite. Cette fois, un mendiant sale et déguenillé était attaché à ses pas et la suivit presque jusqu'au corps de garde, mais elle n'y prêta pas autrement attention, entra au palais sans faire mine de l'avoir vu et monta chez la duchesse. Celle-ci venait de s'endormir, après un léger repas, engourdie par la chaleur de ce jour d'été, et Catherine ne trouva qu'Ermengarde qui, d'ailleurs, s'apprêtait visiblement à en faire autant. La Grande Maîtresse avait du mal à tenir les yeux ouverts.

— Si vous voulez faire un somme en notre auguste compagnie, dit-elle à Catherine, en étouffant un bâillement derrière sa belle main blanche, je n'y vois aucun inconvénient. Mais dans le cas contraire, allez donc profiter du soleil et revenez plus tard. Son Altesse dormira bien jusqu'après none2.

Enchantée de l'occasion qui lui permettait de mettre tout de suite à exécution le plan préparé à l'avance et qu'elle avait espéré réaliser en sortant de son service, Catherine la remercia et la quitta en disant qu'elle irait, dans ce cas, s'installer au jardin pour s'y reposer à l'air. Elle descendit, erra un moment dans les allées pavées qui entouraient le bassin où nageaient des poissons et les arabesques de petit buis formant massif, respira, aux arceaux fleuris, les roses rouges qu'affectionnait la duchesse Marguerite, puis obliqua résolument vers les dépendances du palais où étaient logés les soldats et où le capitaine des gardes avait sa chambre.

— Midi.

— Trois heures.

La chaleur était intense. Des mouches et des guêpes bourdonnaient un peu partout. Appuyés sur leur lance, le casque de travers, les gardes du palais dormaient debout. Catherine parvint sans difficulté à l'escalier qui menait chez Jacques de Roussay. Il y régnait Une température de four, parce que les garnitures de plomb des toitures chauffaient comme l'enfer. La jeune femme sentit la sueur couler le long de son corps, cependant à l'aise dans une légère robe de candal vert pomme rayé d'argent, d'une couleur acide et fraîche comme l'eau d'une fontaine. Ses cheveux étaient simplement roulés sur les oreilles et emprisonnés dans deux résilles d'argent retenues par un fil mince d'où pendait, au milieu du front, une perle en poire.

Dans l'escalier, un bruit de voix frappa ses oreilles et ralentit son pas. Elle reconnut celle de Jacques de Roussay. À cause de la chaleur, il avait dû laisser la porte de sa chambre ouverte.

— Laissons maintenant ceci, disait le capitaine. Je vais te dicter une lettre pour Monseigneur. Voici au moins deux jours qu'elle devrait être écrite et je ne peux différer plus longtemps car un chevaucheur part ce soir pour Gand. Il est vrai qu'il y a si peu à dire ! ajouta-t-il avec un soupir. Tu y es ?

— J'y suis ! fit une voix inconnue de Catherine.

Celle-ci, poussée par une irrépressible curiosité s'était arrêtée sur la dernière marche de l'escalier, juste avant le tournant d'où elle eût été visible. Son instinct lui disait qu'elle allait entendre des choses intéressantes.

« Très illustre et très puissant Seigneur, dictait Jacques, j'implore le pardon de Votre Altesse si mes lettres ne sont pas plus fréquentes, mais je la supplie de considérer que je n'ai, heureusement ou malheureusement, rien de bien intéressant à lui apprendre. La surveillance discrète que je fais exercer autour de la dame de Brazey... »

— Tu y es ou bien est-ce que je dicte trop vite ?

Sur son escalier, Catherine sentit la colère chatouiller sa gorge en même temps qu'une espèce de satisfaction d'avoir deviné si juste. « C'était donc bien lui ! pensa-t-elle. Oh, le petit misérable ! Surveillance discrète ?

Vraiment ? Si toute la rue ne s'est pas aperçue qu'il me surveillait c'est que j'ai de la chance. Voyons la suite de cette belle épître. »

— ... autour de la dame de Brazey, ânonnait l'invisible scribe.

«... me paraît réellement sans objet. Elle mène la vie la plus régulière, la plus rangée, ne voit que sa mère, son oncle et la famille de Champdivers.

Elle n'accepte ni ne lance aucune invitation et, hormis les visites aux personnes précitées, ne sort de chez elle que pour se rendre aux offices de l'église Notre- Dame... »

Le capitaine en était déjà aux longues et minutieuses formules de politesse que Catherine n'était pas encore venue à bout de sa colère. Mais, peu à peu, un sourire remplaça sur ses lèvres le pli de contrariété tandis qu'une idée naissait dans sa tête. Pour une fois, elle allait s'amuser un peu.

Sans faire le moindre bruit, empêchant à deux mains la soie de sa robe de froufrouter, elle redescendit quelques marches à pas de loup quand elle entendit le secrétaire de Jacques lui demander s'il n'avait plus besoin de lui.

Puis, lâchant sa robe, elle toussota et remonta l'escalier sans se presser en faisant, cette fois, autant de bruit qu'elle pouvait. Le résultat fut qu'en arrivant en vue de la porte, ouverte comme elle l'avait bien pensé, de Jacques, elle trouva le jeune homme debout dans l'encadrement.

Vous ? s'écria-t-il en rougissant jusqu'à la racine de ses cheveux blonds en désordre. Vous, chez moi ?

Catherine lui offrit son plus gracieux sourire et s'avança la main tendue et arrondie en col de cygne pour qu'il y posât ses lèvres.

— Pourquoi pas ? fit-elle d'un ton enjoué. Puisque vous ne venez pas me voir, il faut bien que ce soit moi qui vienne ! Savez-vous que je devrais vous en vouloir ? Nous faisons route ensemble pendant des jours, vous ne me quittez pas d'une semelle et, à peine sommes-nous arrivés, que vous disparaissez. Je ne vous vois même plus. Ce n'est pas gentil...

Écarlate de confusion, Jacques ne savait plus où se mettre. Derrière lui un petit clerc dont le nez imposant s'ornait de lunettes tendait le cou pour voir au-delà des larges épaules du jeune homme.

— Je ne vous dérange pas, au moins ? ajouta Catherine, s'avançant encore pour bien montrer qu'elle voulait entrer.

Jacques s'effaça devant elle et le petit clerc se confondit en révérences, en déclarant qu'il se sauvait tout de suite.

— Vous ne me dérangez pas du tout, bredouilla enfin le pauvre capitaine.

Je... je... je viens d'écrire à ma mère et le père Augustin que voilà me prête sa plume, exercice auquel je ne suis pas très fort.

— Je sais, fit Catherine avec un nouveau sourire. Vous êtes un vaillant, vous préférez l'épée. Mais c'est tout à fait charmant chez vous... tout à fait charmant !

En fait, il y régnait un affreux désordre. Les meubles étaient beaux et les tentures fraîches, mais des vêtements, des armes et des flacons traînaient un peu partout. Sur la table, où le clerc avait dû écrire la lettre, il y avait des papiers voisinant avec des gobelets salis et un pichet de vin dont la terre poreuse, tout embuée de gouttelettes, disait qu'il était au puits peu de temps auparavant. Le lit, ouvert, n'avait pas été fait, mais Catherine détourna vertueusement son regard d'un spectacle aussi choquant. Et, malgré la petite fenêtre ouverte sur la cour des écuries, il faisait très, très chaud.

— C'est tout à fait indigne de vous ! s'écria le jeune homme qui reprenait pied. Et ma tenue...

— Laissez donc. Vous êtes très bien ainsi. Par cette chaleur...

Le capitaine, en effet, n'était vêtu que de chausses vertes, collantes, et d'une chemise de fine toile ouverte sur sa poitrine jusqu'à la taille. Mais Catherine se dit qu'elle l'aimait mieux ainsi que sous ses uniformes de parade ou sous l'armure. Il avait dans cette tenue négligée l'air sain et vigoureux d'un jeune paysan et, s'il sentait un peu le vin et la sueur, ce n'était pas au point que ce fût désagréable. Et, à propos de vin, Catherine avisa soudain le pichet :

— Vous devriez m'offrir à boire, fit-elle en s'asseyant sans façon sur le pied du lit. Je meurs de soif et ce qu'il y a là-dedans semble si frais...

— C'est du vin de Meursault.

— Alors, donnez-moi du vin de Meursault, fit-elle avec un irrésistible sourire.

Il se hâta de s'exécuter, mit presque genou à terre pour lui offrir le gobelet plein qu'elle but à petits coups sans le quitter des yeux. Il paraissait tout à fait remis de sa surprise, mais son air émerveillé fit comprendre à la jeune femme qu'il n'arrivait pas à croire à sa chance.

— Pourquoi me regardez-vous comme cela ?

— Je n'arrive pas à réaliser que je ne rêve pas... que c'est bien vous qui êtes là, près de moi... chez moi.

Pourquoi n'y serais-je pas ? Nous sommes si bons amis, vous et moi !...

Mmmm... votre vin est délicieux ! Un peu traître, peut-être. Voilà que ma tête tourne légèrement ! Il vaut mieux que je ne reste pas ici...

Elle se leva, mais à peine debout, poussa un petit cri en portant la main à son front, vacilla sur ses jambes.

— Mais... que m'arrive-t-il ? Mon Dieu... Je me sens toute drôle...

Elle menaçait de tomber, mais Jacques, relevé d'un coup de rein, l'avait saisie à pleins bras, l'obligeait à se rasseoir sans pour cela la lâcher.

— Ce n'est rien, fit-il d'un ton rassurant. La chaleur... et aussi ce vin ! Il est très frais, le froid vous a surprise. Vous l'avez bu peut-être un peu vite...

— C'est que... j'avais tellement soif. Oh ! c'est affreux, j'étouffe...

Catherine portait maintenant ses mains tremblantes à son corsage comme si la mince carapace de soie verte, déjà largement décolletée, la serrait trop.

Elle fut tout de suite comprise. Jacques, n'écoutant que son désir de lui venir en aide, se mit à dénouer les lacets qui fermaient la robe, tandis que Catherine, comme si elle perdait connaissance, se renversait en arrière parmi les couvertures entassées. Ce mouvement fit jaillir hors de leur nid couleur de mer et presque sous le nez du jeune homme éperdu d'adorables rondeurs dont le parfum monta encore plus vite que le vin de Meursault à la tête de Jacques. Le malheureux garçon perdit à cette vue le peu de raison qui lui restait. Oubliant que le malaise de Catherine l'inquiétait fort, il étreignit vigoureusement la jeune femme et se mit à couvrir de baisers sa gorge découverte en murmurant des paroles incohérentes.

Les yeux apparemment clos, Catherine l'observait à travers ses cils et le laissa se griser d'elle quelques instants. Mais il fallait couper court à l'expérience avant qu'elle-même ne perdît la tête. Ce qui pouvait bien ne pas tarder à arriver car, après tout, Jacques était jeune, agréable sans être vraiment beau, et vigoureux comme un jeune chêne. Elle poussa un profond soupir et repoussa le jeune homme avec une vigueur qu'il eût sans doute trouvée étrange, chez une femme en faiblesse, s'il avait été de sang-froid.

Mais de sang-froid, il n'était plus question. Jacques en était au délire !

Quand Catherine se redressa, il voulut la reprendre dans ses bras, mais elle l'écarta doucement, jouant artistement la confusion devant le désordre de sa toilette.

— Que m'est-il arrivé ?... Mon Dieu... je me souviens, j'ai perdu connaissance. Cette chaleur... et puis ce vin ! Pardonnez-moi, mon ami (elle appuya perfidement sur le mot ami), je me suis conduite d'une façon lamentable. Je n'ai point coutume de m'évanouir ainsi

Mais il n'entendait rien. A genoux devant elle, il pétrissait sa main libre dans les siennes, l'implorant du regard.

— Ne partez pas encore. Restez... Reposez-vous un moment. Si vous saviez ce que votre présence est pour moi...

Elle dégageait malgré tout sa main, le repoussait doucement, se levait et s'avançait de quelques pas dans la chambre...

— Je sais, mon ami, je sais, fit-elle d'une voix mourante. Vous êtes le meilleur des amis. Je gage que, durant ce malaise, vous m'avez soignée avec toute l'habileté dont vous êtes capable. Car je me sens déjà mieux...

Il était toujours à genoux auprès du lit, mais incapable de supporter l'idée qu'elle allait s'éloigner, lui échapper alors qu'il avait été si près de réaliser un rêve bien doux et déjà ancien, il se leva, vint vers elle les mains tendues.

— Vous n'allez pas partir tout de suite, fit-il avec un sourire. Vous êtes encore faible... et il fait si chaud.

Catherine secoua la tête.

— Ne me tentez pas. Il faut que je rentre. Je ne sais même pas quelle heure il est.

— Il n'est pas tard. Buvez encore un peu de vin, proposa perfidement Jacques, cela vous remettra tout à fait. Et puis, vous ne m'avez pas encore dit ce qui me valait une si délicieuse visite.

Catherine, qui se dirigeait vers la porte, se retourna.

— Je n'ai plus soif. Et puis votre vin est dangereux, mon cher Jacques.

Quant à ce que j'avais à vous dire...

Elle prit un temps, lui adressa un sourire moqueur, puis, quittant le ton languissant qu'elle employait depuis un moment, retrouva sa voix normale, toute chargée d'ironie pour ajouter avec la plus traîtresse douceur :

— Je voulais simplement vous fournir quelque chose à raconter à Monseigneur Philippe sur la dame de Brazey. Je pense que, maintenant, vous avez de quoi écrire une longue et belle lettre au duc sur la manière dont vous entendez à la fois l'amitié... et les secours à porter aux dames évanouies. À votre place, je rappellerais le père Augustin. Ou bien préférez-vous que je l'écrive moi-même, votre lettre ? J'écris fort bien, vous savez ?

Mon oncle Mathieu prétend que j'en remontrerais à un bénédictin.

Après quoi, contente du tour qu'elle lui avait joué, elle s'enfuit vers l'escalier en éclatant d'un rire moqueur et dégringola les degrés au risque de se rompre le cou, poursuivie par les « Catherine ! Catherine ! » affolés du jeune capitaine. Mais elle ne s'arrêta pour reprendre haleine qu'une fois dans le jardin du palais.

Dans les jours qui suivirent, la Bourgogne eut besoin des forces, si chancelantes, de sa duchesse- douairière. Tandis que Philippe était occupé en Flandres, les troupes du roi Charles étendirent la guerre le long des frontières nord du duché. Les Armagnacs du bâtard de La Baume tenaient la campagne de l'Auxerrois et d'une partie de l'Avallonnais. Mais, désireux d'ouvrir au roi la route de Champagne, le connétable John Stuart de Buchant et le maréchal de Séverac mirent le siège devant Cravant. Il fallait faire face au danger.

Marguerite rassembla son courage, dépêcha les troupes dont elle disposait sous les ordres du maréchal de Toulongeon et adressa une lettre à son gendre Bedford pour lui demander de l'aide.

Le départ de la lettre de la duchesse pour Paris donna lieu à une scène tragique entre Marguerite et Ermengarde, scène dont Catherine fut le témoin désolé. Comme Ermengarde reprochait, avec douleur, à la malade de faire appel à l'Anglais, celle-ci tourna vers elle son visage creusé par la souffrance, se redressa sur ses oreillers avec l'aide de Catherine et tendit la main vers sa vieille amie :

— C'est la Bourgogne qui est attaquée, Ermengarde... La Bourgogne que mon fils, le duc régnant, m'a confiée... Pour la sauvegarder, pour la tenir intacte, et vivante, et sans souffrances, je serais capable de vendre mon âme au Diable et de l'appeler au secours. Si l'Anglais écarte le péril, l'Anglais qui est l'époux de ma fille, je rendrai grâce à l'Anglais.

Puis, à bout de force, Marguerite s'était laissée retomber sur son lit.

Ermengarde n'avait rien répondu. Mais pour la première fois, depuis qu'elle la connaissait, Catherine avait vu pleurer cette femme de fer, cette vivante image de la loyauté et du devoir qu'était la Grande Maîtresse.

Le 30 juillet, la bataille de Cravant eut lieu, désastreuse pour le roi de France grâce à l'aide des troupes envoyées par Bedford et que commandait Suffolk. Catherine, désespérée, avait appris le bilan de la bataille dont Nicolas Rolin, instigateur de l'appel à Bedford, vint rendre à la duchesse un compte minutieux : le connétable de Buchant avait eu un œil crevé, de nombreux morts jonchaient le champ de bataille et des prisonniers de choix avaient été faits. C'est ainsi que Catherine sut que Xaintrailles et Arnaud étaient prisonniers.

Elle n'aimait pas Nicolas Rolin, mais de cette minute elle le détesta pour la joie orgueilleuse qu'il étala, pour la louange qu'il fit, ostensible et impudente, de l'aide anglaise. Ermengarde dut quitter la chambre pour ne pas sauter à la gorge du chancelier. Quant à Catherine, la colère qu'elle en éprouva allait changer certaines choses dans son comportement et déterminer toute sa conduite des mois suivants. En outre, Nicolas Rolin fut, dès lors, rangé par elle au nombre de ses ennemis personnels.

Catherine, le matin, se rendait volontiers à la messe à Notre-Dame en souvenir de ses habitudes de jeune fille. Cela lui permettait aussi, après l'office, d'aller embrasser sa mère et son oncle. Elle aimait trotter par la ville, aux heures fraîches du matin, quand la grosse chaleur d'août ne pèse pas encore sur les rues. Vêtue d'une robe de toile fine, un voile léger sur la tête, un missel à la main et une servante sur ses talons, Catherine gagnait sa place dans l'église sombre et assistait à la messe avec autant de ferveur qu'elle y mettait jadis de distraction. La puissance infinie de Dieu lui semblait le seul recours pour débrouiller l'imbroglio de son cœur et, jour après jour, elle implorait du ciel l'aide dont elle avait tant besoin.

Depuis la défection de Sara, elle avait élevé au rang de première femme de chambre l'une des servantes chargées de sa toilette. Perrine était une fille de dix-huit ans, fraîche, aimable et entièrement dévouée à sa maîtresse pour laquelle elle se fût jetée dans le feu sans hésitation. Elle était simple et paisible, ne posait pas de questions et Catherine appréciait ses qualités.

Or, un matin où toutes deux occupaient leur place habituelle, non loin de la chapelle de la Vierge Noire, un moine vint s'agenouiller auprès de Catherine. Il portait un froc brun, ceint d'une grosse corde, poussiéreux, dont le capuchon, rabattu sur sa tête, cachait une partie de son visage. Le peu que l'on pouvait voir de ce visage était d'ailleurs sympathique. Tout y était rond, le nez, la bouche et même les joues bien remplies. Mais quand il releva la tête pour dévisager sa voisine, Catherine vit que le regard était étrangement vif. Il se pencha, chuchota :

— Pardonnez mon indiscrétion, mais vous êtes bien dame Catherine de Brazey ?

— C'est moi, en effet, mais...

Le moine, rapidement, porta un doigt à ses lèvres :

— Chut !... Parlez bas ! Vous êtes celle que je cherchais. Madame de Champdivers m'envoie à vous. Je viens de Saint-Jean-de-Losne et je me serais présenté à votre hôtel si je n'avais craint la curiosité de vos serviteurs... ou même de n'être point reçu. Alors, je me suis renseigné.

Catherine lui jeta un coup d'œil rapide.

— Avec la caution de mon amie Odette, vous n'aviez point à craindre de n'être pas reçu, mon père. Que puis-je pour vous ?

— M'accorder quelques instants d'entretien... privé.

— Vous n'aurez qu'à me suivre après l'office. D'ailleurs la messe se termine. Nulle part nous ne serons mieux que chez moi.

— C'est que... Dame Odette m'a bien recommandé d'éviter messire de Brazey.

— Mon époux est absent, vous ne le rencontrerez pas.

La messe, en effet, tirait à sa fin. A l'autel, le prêtre se tournait vers les fidèles pour la dernière bénédiction. Quand il se fut retiré dans l'ombre du maître-autel, Catherine se leva, fit une profonde génuflexion et gagna la sortie, escortée de Perrine et du moine. Ils se retrouvèrent bientôt tous trois au grand soleil de la rue. Renonçant, pour une fois, à se rendre rue du Griffon, Catherine rentra chez elle en hâte. Elle était curieuse de savoir pour quelle raison Odette lui adressait cet étrange messager et ce qu'il pouvait avoir à lui dire.

Rentrée à l'hôtel de Brazey, elle congédia Perrine et fit venir le moine dans sa chambre.

— Voilà, fit-elle en lui désignant un siège. Nous sommes seuls, nul ne nous écoute. Vous pouvez parler en toute sécurité. Que puis-je pour vous ?

— Nous aider. Mais d'abord il me faut vous dire qui je suis. Je me nomme Étienne Chariot et, comme vous pouvez en juger à mon costume, j'appartiens à l'ordre des Frères Mineurs fondé par François d'Assise. Je viens du mont Beuvray où je vis ordinairement avec quelques autres frères.

Il raconta comment, appelé auprès du malheureux roi Charles VI sur la réputation que lui avait faite sa connaissance des simples et des plantes médicinales, il était devenu l'ami d'Odette de Champdivers, si attachée à soigner le roi fou. La « petite reine » avait apprécié le solide bon sens bourguignon de ce moine à la fois doux et énergique. Les tisanes qu'il composait avaient adouci bien souvent le sommeil du roi. A la mort du souverain, il avait regagné son Mont Beuvray, tandis qu'Odette revenait vers sa Bourgogne natale. Mais Catherine ne tarda pas à comprendre que, ce faisant, tous deux avaient un but secret : servir le roi Charles VII avec autant de dévouement qu'ils avaient servi et aimé son père.

— Nous avons pensé, l'un comme l'autre, conclut le moine, que nous serions plus utiles à notre maître chez son ennemi plutôt que dans le domaine royal à prier pour le succès de ses armes. Nous eussions, dame Odette et moi-même, trouvé aisément accueil auprès de Monseigneur Charles, mais nous avons choisi de revenir. La situation géographique du Mont Beuvray, dans l'enclave de Château-Chinon, est, en effet, exceptionnelle. C'est une mince pièce de terre, relevant du duc Jean de Bourbon, encastrée dans les terres bourguignonnes, exactement entre le duché de Bourgogne et le comté de Ne vers...

— Je vois, fit Catherine avec un sourire : un poste d'espionnage remarquable !

— Dites : un poste d'observation, corrigea frère Étienne. Surtout un point de passage excellent !

Catherine examinait attentivement son visiteur. Vu ainsi, dans la pleine lumière d'un rayon de soleil, il était moins jeune qu'elle n'avait cru, tout à l'heure, dans l'église obscure. Son teint était frais, son visage rond et rose avec une peau bien tendue, mais les pattes-d'oie se marquaient aux yeux et la couronne de cheveux grisonnait. En tant qu'homme, il n'était pas beau, trop en courbes, mais l'intelligence que reflétait son visage plut à la jeune femme autant que la bonté de son regard. Elle interrompit avec un sourire le cours de géographie politique d'Étienne Charlot.

— Je comprends parfaitement tout ceci. Mais je ne vois pas bien quel rôle je puis jouer.

Frère Etienne leva vers elle son regard soudain grave.

— Nous aider, je vous l'ai dit. Dame Odette prétend que vos sympathies vont au roi Charles VII... et vous êtes introduite largement à la Cour de Bourgogne. Vous pourriez être pour nous une source infiniment riche d'informations... Non, ne froncez pas les sourcils, je devine ce que vous pensez et ce que vous allez me dire. Vous n'êtes pas une espionne, c'est bien cela ?

— C'est un plaisir de vous entendre exprimer les choses aussi clairement.

— Pourtant, je vous prie de considérer ceci : la cause du roi Charles VII est légitime et juste parce qu'elle est celle de la France, alors que le duc Philippe ne craint pas de tendre sa main à l'envahisseur, dans le seul but d'accroître son pouvoir et l'étendue de ses terres.

Ces mots-là, Catherine les connaissait bien. Si souvent Ermengarde avait exprimé une opinion semblable ! Et puis, à peu de chose près, ils étaient la copie fidèle de ceux qu'Arnaud avait jetés au visage de Philippe, à Amiens.

Mais frère Étienne continuait :

— Pour une cause juste, il n'est rien d'avilissant. Celle du roi est noble entre toutes et sacrée. Il est l'oint du Seigneur. Qui le sert oblige Dieu lui-même ! Et, à l'heure du triomphe, il saura récompenser ses serviteurs fidèles... bien que, ajouta-t-il avec un bon sourire, vous ne paraissiez pas être de ceux qui attendent quelque paiement de leurs actions.

— On dit pourtant le roi Charles léger, oublieux, tout occupé de fêtes et de femmes...

En effet et, pour ne vous rien cacher, je regrette fort de ne pouvoir vous conduire à sa Cour. Vous en feriez votre esclave. J'espère que vous pardonnerez une phrase si brutale chez un moine. Le roi est faible, c'est un fait, mais auprès de lui veille un ange. Le pouvoir, la sagesse sont aux mains d'une femme, sa belle-mère, une très grande et très noble dame : Yolande d'Aragon, reine de Sicile et de Jérusalem, comtesse d'Anjou et comtesse de Provence, la plus haute et la plus vaillante princesse de ce temps. C'est elle que je sers plus particulièrement et elle m'honore de sa confiance. Je puis vous affirmer que sa mémoire est fidèle, sa tête solide, son génie politique extrême... et qu'il fait bon la servir.

— Alors...

La phrase commencée, Catherine s'arrêta. Une idée venait de germer dans sa tête, soudaine et brillante comme une étincelle et si séduisante qu'elle en sourit inconsciemment. Frère Etienne, impatient, se penchait vers elle :

— Alors ?

— Si je demandais, dès avant de servir, une grâce, votre reine l'accorderait-elle ?

— Pourquoi non, si la chose est possible et raisonnable ? Yolande n'a point une âme de marchande. Elle est généreuse. Demandez toujours.

— A la bataille de Cravant, plusieurs seigneurs ont été pris par le comte de Suffolk. Certains sont... de mes amis. Que le roi paie rançon pour Arnaud de Montsalvy et Jean de Xaintrailles, qu'ils soient rendus à la liberté... et vous pourrez user de moi à votre gré. Odette ne vous a pas menti : je tiens la cause royale pour juste et digne d'être défendue.

Un éclair de joie brilla dans les yeux du moine. Il se leva, s'inclina profondément.

Grâces vous soient rendues, Madame ! Ce soir même, je partirai pour Bourges, je verrai la reine et délivrerai votre message. Ou je me trompe fort ou vous aurez satisfaction. Il se trouve que Sa Majesté prise beaucoup la bravoure et la loyauté de ces deux capitaines. J'espère vous apporter bientôt une bonne nouvelle...

— Vous me la rapporterez à Saint-Jean-de-Losne où je vais me rendre pour voir mon amie. En attendant, vous êtes mon hôte jusqu'à ce soir. Allons dîner, voulez-vous ? Nous avons encore bien des choses à nous dire...

Tendant la main à son nouvel ami, Catherine l'entraîna vers la salle à manger où le repas de midi allait être servi.

Le soir même, frère Étienne quitta Dijon. Le lendemain, Catherine en faisait autant pour se rendre à Saint-Jean-de-Losne auprès d'Odette. La duchesse Marguerite lui avait gracieusement accordé quelques jours de vacances. Ce petit voyage de sept ou huit lieues enchantait la jeune femme comme une escapade. Laissant l'hôtel de la rue de la Parcheminerie à la garde du majordome Tiercelin, et aussi d'Abou- al-Khayr, elle partit le matin, à cheval, escortée seulement de Perrine et de deux serviteurs chargés de veiller sur les bagages. Il faisait un temps radieux. Le soleil chauffait les vastes étendues de blé prêt pour la récolte et, au souvenir de la désolation champenoise, Catherine trouvait merveilleuse cette plaine un peu morne, coupée de bois, qui menait à la Saône.

Catherine trouva Odette à la rivière. L'ancienne favorite surveillait ellemême ses servantes occupées à la lessive. Vêtue d'une robe de toile aux manches retroussées, le cou et la gorge libres, ses cheveux blonds noués lâchement par un ruban du même bleu que sa robe, Odette avait l'air d'une jeune fille, malgré ses trente ans passés. Cela tenait à la minceur de sa taille, à la vivacité de ses mouvements et à la grâce de son sourire.

Les deux jeunes femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre et s'embrassèrent chaleureusement.

— Quelle merveilleuse surprise ! répétait Odette sans se lasser... Comme c'est gentil à vous de venir dans mon ermitage.

— J'y songeais depuis que votre mère m'avait dit la maladie de votre fille. Mais j'ai eu hier une visite qui m'a décidée tout à fait à venir vous déranger. Un autre ermite, tout justement.

Odette jeta un rapide coup d'œil autour d'elle et fit signe à Catherine de se taire. Puis, passant son bras sous celui de son amie, elle l'entraîna sur le chemin de sa demeure, après avoir ordonné aux servantes de continuer sans elle. Les deux jeunes femmes franchirent une poterne ouverte dans la muraille et remontèrent une courte ruelle au bout de laquelle se trouvait une porte ogivale surmontée d'un écusson, seule ouverture d'une haute tour.

— Je crains que vous ne trouviez ma maison bien austère, soupira Catherine. J'habite le châtel du capitaine de la ville qui a pris logement ailleurs, dans la grande rue. C'est froid, austère et pas très gai, mais en été, c'est acceptable.

Les vacances de Catherine commençaient joyeusement. Odette et ellemême avaient une foule de choses à se dire, Catherine surtout, car la belle recluse de Saint-Jean-de-Losne brûlait de connaître tous les détails des fêtes auxquelles son amie avait assisté. Catherine se mit en devoir d'apaiser sa fringale. Il était minuit qu'elle parlait encore...

Le lendemain, ce fut à Odette de se raconter, plus complètement qu'elle ne l'avait fait jusque-là. Odette parla du roi Charles et de son entourage qu'elle connaissait si bien. De son côté, Catherine osa parler d'Arnaud. Odette avait souvent vu le jeune homme à la Cour, dans l'entourage du duc d'Orléans.

Tu auras du mal à le faire revenir sur ses pré ventions, fit-elle à son amie. Il est entier, absolu en tout et d'un orgueil infernal. Il hait de bon cœur tout ce qui est bourguignon et si vraiment tu veux son amour, .il te faudra tout quitter : mari, faveurs, fortune...

Les deux jeunes femmes avaient, en effet, décidé d'abolir le vouvoiement entre elles. Leur amitié refusait de s'encombrer plus longtemps de protocole.

— Selon toi, soupira Catherine, je ferais mieux de renoncer à lui ? Mais c'est impossible. On ne renonce pas à laisser battre librement son cœur.

— Je ne dis pas que tu devrais renoncer. Je dis que tu auras du mal, qu'il te faudra du temps... et une angélique patience. Mais je t'en crois capable. Et puis... tu es si belle, si belle qu'il aura bien de la peine à t'échapper, si difficile soit-il...

Tout en parlant, Odette regardait Catherine, tout juste sortie de l'eau, tordre ses cheveux trempés et s'enrouler dans un grand drap blanc. Il faisait si chaud que les deux amies étaient descendues au fleuve pour s'y baigner.

Sous les murs mêmes de la ville, la Saône formait une petite crique, si bien abritée par la muraille que l'on pouvait s'y baigner sans être vu par qui que ce soit, sauf de la rive d'en face. Odette et Catherine avaient nagé un long moment dans l'eau, claire et transparente à cet endroit. Puis elles étaient sorties sous la protection des herbes et des roseaux, si hauts qu'ils cachaient leur corps presque jusqu'à la hauteur du cou. Odette, déjà drapée dans une pièce d'étoffe, s'était assise sur le sable pour peigner ses cheveux, tandis que Catherine se séchait.

— Est-ce que..., demanda Catherine avec une soudaine timidité, est-ce que messire de Montsalvy a beaucoup de succès auprès des femmes ?

Odette se mit à rire de bon cœur, tant du ton timide de son amie que de la naïveté de la question.

— Beaucoup de succès ? Le terme est faible, ma mie. Tu veux dire qu'il n'y a guère de femme ou de jeune fille qui ne se soit toquée de lui. Il suffit de le regarder, d'ailleurs. Je ne crois pas qu'il existe un homme plus séduisant dans toute l'Europe. Il moissonne les cœurs aussi aisément que la faux du paysan les épis de blé.

— Alors, fit Catherine, en s'efforçant d'avoir l'air détaché, je suppose qu'il a de nombreuses maîtresses...

Un brin d'herbe entre les dents, Odette s'amusait de lire la jalousie mal cachée sur le visage mobile de Catherine. Elle rit à nouveau, attira la jeune femme auprès d'elle pour la forcer à s'asseoir.

— Que tu es sotte ! Bien sûr, Arnaud de Montsalvy n'est pas vierge, et de loin. Mais il prend les femmes comme il boit un verre de vin, quand il en a envie. Et, l'envie passée, il ne s'en soucie pas plus que du gobelet vide reposé sur la table. Je ne sais pas s'il existe une femme au monde qui puisse se vanter d'avoir eu de lui autre chose qu'une nuit. Et j'en connais plus d'une qui a pleuré et pleure encore. Il ne s'attache jamais. Je crois qu'il méprise les femmes en bloc, hormis une seule : sa mère pour laquelle il professe une profonde et tendre admiration. Maintenant, si tu veux savoir toute ma pensée, je crois que, si une femme a une chance d'attacher enfin ce cœur insaisissable, cette femme-là n'est pas loin de moi. La difficulté sera seulement de l'obliger à en convenir... mais l'aide que tu apporteras à Yolande d'Aragon peut te servir auprès de lui. La reine de Sicile est honorée, à défaut d'amour, du profond respect et du dévouement de messire Arnaud...

Les jours passaient ainsi, paisibles et reposants pour les deux amies. En attendant le retour de frère Étienne, elles avaient laissé la politique de côté et donnaient à l'amour la préséance dans leurs entre tiens. Elles se levaient tard, descendaient à la rivière pour se baigner, paressaient dans l'eau avant de passer à table, faisaient une courte sieste puis retournaient se baigner à moins qu'elles ne décidassent de sortir à cheval dans la campagne. Le soir, après le souper, on écoutait les chansons d'un page ou bien les histoires d'un ménestrel de passage. Trois semaines passèrent ainsi sans autre fait saillant qu'une lettre d'Ermengarde racontant les derniers potins de la Cour, et les dernières nouvelles reçues :

« Une chose incroyable, ma chère Catherine !, écrivait la Grande Maîtresse. Est-ce que Monseigneur Philippe n'a pas été obligé de se rendre à Gand en toute hâte ? Une femme qui se donnait pour sa propre sœur, notre chère petite duchesse de Guyenne, y faisait scandale après avoir été reçue en princesse. En fait, il s'agissait d'une pauvre folle, une religieuse échappée d'un couvent de Cologne. Le duc l'a remise à l'évêque et il ne restera plus au digne prélat qu 'à la réexpédier à son abbesse. Mais ces avatars ont retardé le voyage de Monseigneur à Paris où il doit être à l'heure qu'il est. On dit qu'il s'y emploie à se faire payer par Bedford ce qui lui restait dû sur la dot de feu la duchesse Michelle, dont Dieu ait l'âme.

Cela donne d'assez jolis maquignonnages entre un prince français, quoi qu'il en dise, et le régent anglais, qui a déjà dû lâcher Péronne, Roye et Montdidier, plus deux mille écus, plus le château d'Andrevic... et le péage de Saint- Jean-de-Losne, ce qui devrait intéresser votre amie. Pour les trois villes, Philippe ne les tient pas encore, car il lui faudra les arracher aux troupes royales... »

La lettre continuait longtemps sur ce ton. Ermengarde n'écrivait pas souvent, mais, lorsqu'elle prenait la plume, elle couvrait des lieues de parchemin sur sa lancée... Odette en avait écouté la lecture avec un sourire amer.

— J'admire, dit-elle, la générosité du Régent qui paie ses alliés avec ce qui ne lui appartient pas. Il donne Saint-Jean-de-Losne qui est à moi et Monseigneur Philippe accepte. Il ne craint pas de me ruiner !

— Il ne le fera peut-être pas. Vous conserverez sans doute votre ville, Odette, dit Catherine.

Mais la jeune femme haussa les épaules avec mépris.

— Vous ne connaissez pas encore Philippe de Bourgogne. Son père m'avait fait donner cette ville parce que je lui étais utile auprès du roi Charles, mais maintenant qu'il est mort, que je ne sers plus à rien, on me reprend ce que l'on m'a donné. Philippe est comme son père, ma chère amie.

Rapace sous des dehors fastueux. Il ne donne qu'à bon escient et contre valeurs sûres...

— Il y a moi, riposta Catherine. Philippe prétend m'aimer. Il faudra bien qu'il m'entende...

Le soir même, frère Etienne Chariot se présenta au pont-levis et demanda à être reçu. Il était absolument gris de poussière, et dans leurs sandales, ses pieds noircis montraient plus d'une égratignure. Mais son sourire était rayonnant.

— Vous me voyez si heureux de vous trouver réunies, dit-il en saluant les deux femmes. La paix soit avec vous !

— Et avec vous aussi, frère Étienne, répondit Odette. Quelles nouvelles nous apportez-vous ? Mais d'abord asseyez-vous. Je vais vous faire apporter des rafraîchissements.

Ce ne sera pas de refus. La route est longue depuis Bourges et peu sûre à cette heure. Un capitaine d'aventures bourguignon, Perrinet Gressard, tient la campagne et marche sur La Charité sur-Loire... J'ai eu bien du mal à lui échapper. Mais les nouvelles que je rapporte sont bonnes, excellentes même pour Madame de Brazey. Le roi a payé rançon pour messire Jean Poton de Xaintrailles et pour le seigneur de Montsalvy qui, à cette heure, doivent avoir repris leur poste en Vermandois. Mais quelles sont vos nouvelles à vous ?

Pour toute réponse, sans hésiter même une seconde, Catherine lui tendit la lettre d'Ermengarde. C'était le premier geste de rébellion envers Philippe de Bourgogne qu'elle accomplissait, mais sa détermination était absolue maintenant. Yolande d'Aragon, en rachetant Arnaud, s'était attaché la fidélité de Catherine.

Le cordelier parcourut rapidement le parchemin couvert de l'extravagante écriture d'Ermengarde et hocha la tête :

— Bedford fait de bien grandes concessions. Il a besoin de Philippe... autant que le roi a besoin de répit !

— Ce qui veut dire ? demanda Catherine avec un peu d'involontaire hauteur.

Frère Etienne ne se formalisa pas du ton. Sa voix avait autant de douceur que son sourire quand il répondit :

— Que le duc Philippe a quitté Paris, qu'il marche sur Dijon à petites journées pour préparer les noces de Madame de Guyenne... et que le temps des vacances est terminé pour la femme du Grand Argentier de Bourgogne.

L'allusion était plus que transparente. Catherine détourna la tête, mais sourit :

— C'est bien. Je rentrerai à Dijon demain.

— Moi, je reste, fit Odette. Si le duc veut ma ville, il faudra qu'il vienne la prendre. Encore devra- t-il faire enlever mon cadavre des décombres...

— Soyez sûre qu'il n'y manquera pas, fit le moine avec un sourire narquois. Et la Saône est si près qu'il n'aura guère de peine à s'en débarrasser. Vous ne serez jamais la plus forte. Pourquoi vous obstiner ?

— Parce que...

Odette rougit, se mordit les lèvres et finalement éclata de rire.

— Parce qu'il est trop tôt. Vous avez raison, frère Etienne, je n'ai rien d'une héroïne épique et les grands mots ne me vont pas. Je reste simplement parce que j'attends un messager de Monseigneur le duc de Savoie qui ne renonce pas à réconcilier les princes ennemis. Lorsqu'il sera venu, je rentrerai moi aussi à Dijon, chez mes parents.

Retirée dans sa chambre, Catherine passa une partie de la nuit à sa fenêtre.

Il faisait un magnifique clair de lune. Sous les murs, la rivière roulait des flots couleur de mercure. Toute la plaine de Saône dormait dans la paix nocturne. Rien, si ce n'est l'aboiement lointain d'un chien et le cri d'une chouette dans un arbre, ne troublait le silence, mais Catherine sentait que les minutes fugitives qu'elle vivait pour l'instant ne se reproduiraient pas avant longtemps. Venaient des jours de combat, des jours d'angoisse et de crainte.

Elle était maintenant une espionne au service du roi de France. Jusqu'où donc l'amour d'Arnaud l’entraînerait-il ?

CHAPITRE III Le retour de Garin

Garin de Brazey rentra chez lui le jour de la Saint- Michel. Il était tôt le matin quand il sauta de cheval dans la cour de son hôtel, mais Catherine était déjà sortie, afin de se rendre à la messe. Pour une fois, elle avait abandonné Notre-Dame au profit de Saint- Michel puisque l'on célébrait ce jour-là la fête de l'Archange. Malgré l'inguérissable amour éprouvé pour Arnaud, elle n'oubliait pas Michel de Montsalvy qui avait été son premier, son plus pur amour, un amour quasi divin qui ne s'était vêtu de chair que pour le second des Montsalvy. Elle ne manquait pas, chaque 29 septembre, d'aller aux autels prier pour l'âme du jeune homme si injustement massacré et trouvait une douceur, un apaisement à sa torturante passion, en priant pour le frère bien-aimé d'Arnaud.

L'église Saint-Michel, située au bout de la ville, près du rempart, était une assez triste bâtisse : une tour carrée sur une vieille nef, des bas-côtés de bois, grossières réparations du dernier incendie, mais Catherine trouvait que la prière y était plus facile. Suivant son habitude, elle s'y attarda un moment avec Perrine et la matinée était déjà bien avancée quand elle rentra chez elle.

L'agitation de la rue, les mules et les chevaux qui l'encombraient, les portes de l'hôtel grandes ouvertes et toute la troupe des jeunes apprentis copistes, sortis de chez les parcheminiers voisins, qui bayaient aux corneilles devant les bagages, tout cela lui apprit le retour de son époux. Elle n'en fut pas surprise car elle s'attendait chaque jour à le voir revenir. Seulement contrariée. Elle eût préféré qu'il revînt plus tard dans la journée pour avoir le temps de se mieux préparer à une entrevue dont elle ignorait le déroulement.

Dans le vestibule, elle rencontra Tiercelin qui surveillait l'entrée d'un gros coffre clouté de fer.

— Mon époux m'a-t-il demandée ? fit-elle en ôtant le voile de ses cheveux.

Le majordome salua profondément et secoua la tête.

— Pas que je sache, Madame. Messire Garin est monté directement à son appartement. Je ne l'ai pas encore vu redescendre.

— Il y a longtemps qu'il est arrivé ?

— Une heure environ. Madame veut-elle que je le fasse prévenir ?

— Non, c'est inutile. Je préfère prendre le temps de changer de toilette.

Messire Garin n'aime guère les robes trop simples... ajouta-t-elle avec un sourire en désignant la robe de légère soie blanche qu'elle portait ce matin-là sur une sous-jupe vert feuille.

Rapidement, elle escalada les marches de pierre qui menaient à sa chambre, Perrine sur les talons.

— Viens vite me changer...

Mais, en entrant dans la chambre de Catherine, les deux femmes poussèrent un cri de saisissement. La chambre était transformée en quelque chose de magique et de démentiel, une sorte de caverne d'Ali Baba. Tous les meubles avaient disparu sous un amoncellement prodigieux de tissus merveilleux. Ce n'étaient, sur les fauteuils, les coffres, les tabourets et les crédences, que flots de brocarts de toutes couleurs, moirés d'or, givrés d'argent, brodés de pierres scintillantes, se déversant en une orgie fantastique de couleurs. Tombant du baldaquin, une cascade de blanches dentelles flamandes, de Bruges, de Malines, de Bruxelles, jetait sur tant de couleur sa neigeuse avalanche. Au milieu de la pièce, un gros coffre d'argent, grand ouvert, montrait des flacons d'or, de cristal, de jade et de cornaline qui emplissaient l'air d'un grisant mélange de parfums...

Médusée, Catherine s'avança au milieu de l'extraordinaire floraison soyeuse. Perrine, elle, était restée clouée au seuil de la porte, mains jointes et bouche bée. Catherine, en se tournant vers elle, la vit soudain plonger dans une profonde révérence et comprit que Garin approchait. Quelque chose trembla en elle, mais elle fit un effort pour se dominer, avala sa salive et, serrant ses mains sur le cuir doré de son missel, fit face à la porte, bien droite, attendant.

L'instant suivant, Perrine s'était esquivée et Garin était là, sans que Catherine ait pu percevoir son pas dans la galerie. Suivant son habitude, il s'arrêta dans le cadre de la porte, regardant sa femme sans faire un seul geste. Pour une fois, il était vêtu de violet foncé que relevait à peine une mince guirlande d'argent au bord de son pourpoint et de ses manches. Tête nue, il montrait sa courte calotte de cheveux noirs, touchés d'argent vers les tempes. Il n'avait pas encore pris le temps de changer de vêtements. Sa tunique montrait ses longues jambes musclées et ses bottes de cheval étaient couvertes de poussière. Les traits de son visage maigre étaient immobiles.

Jamais il n'avait tant ressemblé à une statue. Il se contentait de regarder Catherine.

Soudain, un léger sourire vint éclairer son visage sombre. D'un geste circulaire, il désigna le délirant décor de tissus.

— Aimez-vous votre chambre ainsi ?

— C'est... c'est merveilleux. Mais, Garin, pourquoi tout cela ?

Il quitta enfin le chambranle de la porte, s'avança lentement vers elle et posa ses mains sur les épaules de la jeune femme.

— Quelque chose me disait que je vous devais une réparation. Ceci est un tribut payé à ma victime, l'hommage que vous offre le remords... Et aussi, cela vous montrera que j'ai pensé à vous...

Tranquillement, sans émotion apparente, il l'approchait de lui, posait un baiser sur son front puis se détournait.

— Le remords ? fit Catherine. C'est un curieux mot dans votre bouche...

— Pourquoi donc ? C'est le mot exact. Je vous ai accusée à tort et je l'ai regretté. J'ai appris, en effet, que vous aviez passé la nuit chez Monseigneur... en toute tranquillité d'ailleurs.

Le détachement du ton qu'il employait irrita la jeune femme.

— Puis-je vous demander qui vous a si bien renseigné ?

— Qui voulez-vous que ce soit, sinon le duc lui- même ? Il m'a dit qu'il vous avait offert l'hospitalité... en tout bien tout honneur. Ma colère était donc injustifiée. Je vous croyais chez un autre et, encore une fois, je vous demande pardon.

— Pourtant, on m'avait vue entrer chez cet autre, n'est-il pas vrai ? Qui vous dit que vous aviez tellement tort ? lança nerveusement Catherine.

Sa colère montait de seconde en seconde. Plus que jamais elle se sentait humiliée, ravalée au rang d'objet de luxe par ce détachement avec lequel Philippe et son argentier discutaient du marché passé entre eux. Garin se mit à rire et haussa les épaules.

Personne, si ce n'est le bon sens... et les dernières nouvelles. Je doute que, prisonnier de vos charmes, le seigneur de Montsalvy agisse comme il le fait en ce moment.

— Que voulez-vous dire ? On m'avait dit qu'il était tombé aux mains des Anglais à la bataille de Cravant. La duchesse Marguerite nous a lu la liste des prisonniers.

— Il était captif, en effet, mais le roi Charles l'a racheté avec un autre seigneur... cet Auvergnat roux qui a un si effroyable accent. Non, je parle de son prochain mariage...

— Quoi ?

Garin affecta de ne pas remarquer la violence avec laquelle Catherine avait jeté le mot. Il avait pris entre ses mains une pièce de satin rayé vert amande et mauve tendre qu'il faisait chatoyer dans la lumière du soleil. Sans regarder sa femme, il ajouta ignorant l'interruption :

— ... avec Isabelle de Séverac, la fille du maréchal. Cette union était, à ce que l'on dit, projetée depuis quelque temps. Les futurs époux sont fort épris l'un de l'autre.... à ce qu'il paraît.

Catherine enfonça ses ongles dans la paume de ses mains pour ne pas se mettre à hurler. La douleur qui la traversait était atroce. Elle devait faire un effort désespéré pour ne pas laisser voir à Garin le mal qu'en quelques mots il venait de lui faire. D'une voix blanche, elle demanda :

— De qui tenez-vous ces nouvelles ? Je ne savais pas qu'en Bourgogne ou à Paris l'on s'occupait si activement de la Cour du roi Charles.

— Mon Dieu si !... Quand l'union est de cette importance. Elle intéresse toute la noblesse quand deux familles aussi anciennes et aussi fameuses s'allient. Par ailleurs, je tiens la nouvelle de notre bailli d'Amiens, Louis de Scorailles qui est parent des Montsalvy. Le mariage était prévu pour la Noël... comme fut le nôtre. Mais l'impatience des fiancés ne leur permet pas d'attendre jusque-là. Les noces doivent avoir lieu à Bourges d'ici un mois...

Voilà, je pense, de bonnes nouvelles aussi bien pour vous que pour moi.

Quand on a de l'amitié pour quelqu'un... comme vous pour le jeune Montsalvy, on est toujours heureux de partager son bonheur. Pour moi, la nouvelle est bonne aussi, bien entendu, car elle me rassure... tout en me faisant sentir combien j'ai été injuste envers vous. M'avez-vous pardonné ?

Il se rapprochait de sa femme et prenait sa main dans les siennes en se penchant pour scruter son visage. Catherine força ses lèvres à un pâle sourire.

— Bien sûr... je vous ai pardonné. N'en ayez pas souci. Et je vous remercie également pour toutes ces merveilles.

— J'ai pensé, fit Garin en posant un baiser léger sur la main froide qu'il tenait, que vous auriez besoin de nouvelles toilettes pour les noces qui se préparent. Faites-vous belle... très belle ! Je suis fier lorsque l'on vous admire.

Les compliments étaient rares, venant de Garin. Catherine s'obligea à un nouveau sourire. Elle avait la mort dans l'âme, mais l'orgueil la soutenait.

Pour rien au monde elle ne voulait que Garin sentît son désespoir. Peut-être parce qu'elle avait cru saisir, dans l'acuité de son regard posé sur son visage, qu'il espérait une réaction de désespoir... Pour se donner une contenance, elle se mit à examiner les dentelles qu'il avait apportées. Cela lui permettait de garder les yeux baissés. Ses yeux où elle sentait monter des larmes.

Catherine entendit Garin soupirer. Il s'éloigna vers la porte mais, avant de la franchir, se retourna et dit doucement :

J'oubliais : Monseigneur le Duc vous fait l'honneur de se souvenir de vous avec bonté. Il m'a chargé de vous dire qu'il serait heureux de vous rencontrer prochainement...

Ce que sous entendaient les paroles de Garin vint à bout de la résistance de Catherine. On ne pouvait lui faire sentir plus clairement sa lamentable condition de marchandise humaine. Qu'était-elle, simple fille de la roture, auprès d'une Isabelle de Séverac ? On pouvait marchander sa vie, faire commerce de son corps et sa pudeur... Quelle honte, quelle indignité !

Comment deux hommes pouvaient-ils agir ainsi envers une femme innocente ?

Elle tourna vers Garin un visage blanc de colère, des yeux étincelants :

— Je ne rencontrerai pas le duc, gronda-t-elle d'une voix basse et rauque.

Vous et votre maître pouvez, dès maintenant, faire votre deuil des jolis projets que vous avez échafaudés. Libre à vous de n'être qu'un mari postiche, libre à vous de vous déshonorer et de vous couvrir de ridicule, mais moi qui ne suis pas noble, moi qui ne suis qu'une petite bourgeoise sans importance, je vous défends de trafiquer de moi comme d'une marchandise !...

Brusquement, des larmes jaillirent de ses yeux, inondèrent son visage, mais sa fureur ne s'en calmait pas pour autant. Saisissant à pleins bras quelques-uns des tissus jetés autour d'elle, elle les lança à terre et les piétina rageusement.

— Voilà ce que je fais de vos présents ! Je n'ai pas besoin de tissus, pas besoin de robes que je ne porterai pas. On ne me verra plus à la Cour... plus jamais !

Rigide, glacial, Garin assistait sans broncher à l'explosion de colère de Catherine. Il se contenta de hausser les épaules.

Nul ne choisit son destin, ma chère... et le vôtre, à mon sens, n'est pas si misérable que vous voulez bien le dire.

— C'est votre avis, pas le mien... De quel droit m'avez-vous été tout ce qui fait le bonheur, la vie réelle d'une femme : l'amour, les enfants...

— Le duc vous offre l'amour...

— Un amour adultère que je refuse. Je ne l'aime pas, moi, et il ne m'aura pas. Quant à vous... allez- vous-en !... sortez d'ici ! Vous voyez bien que je ne veux plus supporter même votre vue ? Mais allez- vous-en donc ?

Garin ouvrit la bouche pour dire quelque chose, la referma aussitôt et, avec un nouveau haussement d'épaules, sortit de la pièce dont il ferma la porte derrière lui. Alors, comme si elle n'avait attendu que ce départ pour s'abandonner à son désespoir, Catherine s'abattit à plat ventre sur son lit et se mit à sangloter éperdument. La cascade de dentelles se décrocha du baldaquin et retomba sur elle, l'ensevelissant sous un flot de mousse...

Cette fois, tout était bien fini, plus rien n'avait de sens dans cette vie stupide qu'on lui avait créée ! Arnaud marié... Arnaud perdu pour elle à tout jamais puisqu'il en aimait une autre, une autre qui était jeune, belle, digne de lui, une autre qu'il pouvait estimer, dont il serait fier d'avoir des enfants, alors qu'il n'aurait jamais que mépris pour la fille des Legoix, la femme de l'argentier parvenu et complaisant, la créature qu'il avait trouvée dans le lit même de Philippe ! Catherine se sentait abominablement seule. Elle était abandonnée au milieu d'un désert sans route tracée et sans étoiles, ne sachant plus de quel côté était le salut. Il ne lui restait plus rien... pas même l'épaule de Sara pour y cacher sa tête. Sara qui, comme tous les autres, l'avait délaissée, dédaignée, comme l'avaient dédaignée Arnaud et Garin, comme la délaisserait et l'abandonnerait Philippe lorsqu'il aurait assouvi le désir qu'il avait d'elle.

Les sanglots nerveux déchiraient sa poitrine en passant Les larmes brûlaient tellement ses yeux qu'elle ne voyait plus clair... Elle se redressa légèrement, se trouva prise sous le réseau de dentelles et les empoigna à deux mains pour les déchirer. Puis elle se leva. La chambre parut tournoyer autour d'elle. Elle s'agrippa à une colonne du lit. C'était comme le jour où, chez l'oncle Mathieu, elle avait bu trop de vin doux. Elle avait été affreusement malade, alors, mais, sur le moment, le vin doux l'avait rendue gaie, tandis que, maintenant, elle était ivre de désespoir et de douleur... En face d'elle, sur un dressoir, il y avait un coffret en forme de châsse garnie d'émaux bleus et verts. Les mains tendues, elle se lança vers ce coffret comme vers un secours, le prit sur son cœur et se laissa tomber à terre. Dans sa poitrine son cœur battait à se rompre. Ce dernier mouvement qu'elle avait fait avait achevé d'épuiser ses forces. Elle ouvrit le coffret, en tira un petit flacon de cristal enfermé dans un étui d'or...

Ce poison, Abou-al-Khayr le lui avait donné quand il était arrivé chez elle, comme un précieux trésor.

— Il tue instantanément, sans aucune douleur, lui avait-il dit. C'est mon chef-d'œuvre et je tiens à t'en offrir car, dans ces temps terribles où vit l'Occident, toute femme devrait avoir le moyen d'échapper à un sort effrayant qui, à tout instant, peut s'abattre sur elle. Si j'avais une épouse chérie, je lui aurais offert le flacon comme je te l'offre à toi... qui es chère à mon cœur.

C'était la première et la seule fois que le petit médecin avait fait allusion à ses sentiments pour elle et Catherine en avait été touchée. Fière aussi, car elle connaissait les préventions qu'il nourrissait contre les femmes.

Aujourd'hui, grâce à l'amitié du médecin maure, elle tenait le moyen d'échapper à un sort dont elle ne voulait plus, à un avenir qui ne l'intéressait pas. Elle tira le flacon de sa gaine d'or. Le liquide qu'il contenait était incolore, transparent comme de l'eau pure. Rapidement, la jeune femme se signa. Son regard alla chercher, au mur, le grand crucifix d'ivoire accroché entre les deux fenêtres.

— Pardonnez-moi, mon Dieu... murmura-t-elle.

Puis, elle leva la main pour porter le flacon à ses

lèvres. Dans un instant tout serait fini. Ses yeux seraient clos, sa mémoire éteinte et son cœur douloureux aurait cessé de battre.

Le goulot de cristal allait toucher ses lèvres quand le flacon fut arraché de ses mains.

— Ce n'est pas pour t'en servir maintenant que je te l'avais donné, gronda Abou-al-Khayr, que Catherine n'avait pas entendu entrer. Quel danger terrible te menace ?

— Le danger de vivre ! Je n'en peux plus !

— Folle que tu es ! N'as-tu pas tout ce qu'une femme peut désirer ?

— Tout, sauf ce qui est important... sauf l'amour, sauf l'amitié. Arnaud se marie... et Sara m'a abandonnée !

— Tu as mon amitié, même si elle te semble sans valeur. Tu as une mère, une sœur, un oncle. Tu es belle, tu es jeune, tu es riche et tu te dis seule au monde, ingrate !

— Qu'est-ce que tout cela, du moment que je l'ai perdu, lui, et pour toujours ?

Abou-al-Khayr, songeur tout à coup, fronça les sourcils, tendit une main à la jeune femme pour l'aider à se relever. Ses yeux rouges, hagards, son visage bouleversé forçaient la pitié.

— Je comprends maintenant pourquoi ton mari m'a envoyé vers toi en me disant que tu étais en danger. Viens avec moi. Où?

— Viens, te dis-je. Nous n'allons pas loin, seulement chez moi.

Le paroxysme de douleur où elle se débattait depuis le retour de Garin avait brisé chez Catherine toute résistance. Elle se laissa emmener comme une enfant, par la main.

La chambre aux griffons avait beaucoup changé depuis que le médecin maure en avait pris possession. Le faste de son décor n'était aucunement amoindri, bien au contraire : une foule de coussins, de tapis, répandus un peu partout, en faisaient une orgie de couleurs. Mais la plupart des meubles avaient disparu. Seule, une grande table basse, tenant tout le milieu, gardait un air occidental. Encore disparaissait-elle sous d'énormes livres, des paquets de plumes d'oie et des godets d'encre. Sur le manteau de la cheminée et sur des étagères, une infinité de fioles, de pots, de cornues, de bocaux s'empilait.

La pièce voisine, dans le mur de laquelle Garin avait fait ouvrir une porte pour qu'elle communiquât avec la chambre, était garnie de la même façon et tout embaumée par les sacs d'épices et les paquets d'herbes dont Abou-al-Khayr avait toujours une ample provision. Elle contenait, en plus, une sorte de grand fourneau noir sur lequel bouillaient en permanence d'étranges mixtures.

Mais ce n'est pas dans cette pièce, où s'affairaient ses esclaves noirs, que le médecin fit entrer Catherine. Au contraire, il en ferma soigneusement la porte, fit asseoir la jeune femme sur un coussin auprès de la cheminée, et alla jeter une poignée de brindilles sur les braises du feu. Celui-ci se remit à brûler avec de hautes flammes claires. Sur une étagère, il prit une boîte d'étain et une paire de ciseaux, puis revint vers la jeune femme qui, les yeux perdus, regardait danser les flammes.

— Permets que je coupe une boucle de ces magnifiques cheveux, dit-il doucement.

Elle lui fit signe, sans répondre, d'agir comme bon lui semblerait. Il coupa, près de l'oreille gauche, une mèche dorée, la tint un moment entre ses doigts, le regard tourné vers les solives du plafond, récitant à mi-voix des paroles incompréhensibles. Intriguée, malgré elle, Catherine le regardait faire...

Soudain, il jeta la mèche dans le feu, ajouta une pincée de poudre prise dans la boîte d'étain. Etendant les mains vers les langues de feu qui montaient maintenant, plus hautes et plus ardentes, avec un reflet d'un bleu-vert magnifique, il prononça une sorte de conjuration puis se pencha, fixant les flammes avec intensité. On n'entendait plus, dans la grande pièce calfeutrée, que le crépitement du brasier... La voix d'Abou-al-Khayr s'éleva, prophétique, toute différente de ce qu'elle était d'habitude :

— L'esprit de Zoroastre, maître du passé et de l'avenir, me parle par les voix du feu, son divin conducteur. Ton destin, ô jeune femme, est de traverser la nuit pour aller vers le soleil, comme fait la terre notre mère. Mais la nuit est profonde et le soleil encore lointain. Pour l'atteindre — car tu l'atteindras — il te faudra plus de courage que tu n'en as encore jamais déployé. Je vois des difficultés, du sang... beaucoup de sang. Les morts jalonnent ton chemin comme les autels du feu jalonnent la montagne de Perse. Les amours aussi... mais tu passes, tu passes toujours. Tu pourras être presque reine, mais tu devras tout rejeter si tu veux vraiment saisir le bonheur...

— Catherine toussa. Les fumées sulfureuses qui s'échappaient de la cheminée l'étouffaient à moitié. A mi-voix, impressionnée, elle demanda : Y a-t-il vraiment un bonheur possible pour moi ?

— Le plus grand, le plus absolu mais... oh ! quelle chose étrange. Écoute: tu toucheras enfin à ce bonheur quand tu verras flamber les fagots d'un bûcher...

— Un bûcher ?...

Abou-al-Khayr perdit son attitude hiératique et raidie. Il essuya, du revers de sa large manche, son front en sueur.

— Je ne peux t'en dire plus. J'ai vu le soleil au-dessus d'une fournaise où brûlait une forme humaine. Tu dois être patiente et forger toi-même ton destin. La mort ne t'apporterait que le néant dont tu n'as nul besoin...

Il alla vers la fenêtre qu'il ouvrit en grand afin de faire partir l'épaisse fumée de soufre accumulée dans la pièce. Catherine se releva et secoua machinalement sa robe froissée. Son visage demeurait tendu, son regard triste.

— Je déteste cette maison et tout ce qu'elle représente.

— Va chez ta mère quelques jours. Tiens, dans cette maison où les paysans m'avaient apporté comme un paquet ! Le temps des vendanges est venu. Va rejoindre les tiens, ta mère et mon vénérable ami Mathieu pour quelques jours.

— Mon mari ne me laissera pas quitter sa maison.

— Seule, peut-être pas. Mais j'irai avec toi. Il y a longtemps que j'ai envie de voir comment se fait ici la cueillette du raisin. Nous partirons ce soir... mais auparavant tu me rendras ce flacon que je t'ai imprudemment donné.

Catherine hocha la tête et adressa à son étrange ami un pâle sourire.

— Inutile ! Je ne m'en servirai plus... Vous avez ma parole ! Mais je tiens à le garder.

Dans l'après-midi, pendant que Garin s'était rendu chez Nicolas Rolin, Catherine quitta son hôtel avec Abou-al-Khayr après avoir remis à Tiercelin une lettre pour son mari. Quelques heures plus tard, tous deux arrivaient à Marsannay où Mathieu et Jacquette les accueillirent chaleureusement.

En fait de coin tranquille pour y guérir un cœur endolori, Marsannay, durant les vendanges, n'était pas l'idéal. DuMorvan voisin, garçons et filles étaient descendus par bandes joyeuses pour aider à la récolte, comme à Gevrey, à Nuits, à Meursault, à Beaune et dans tous les villages de la Côte.

Il y en avait partout, couchant dans la paille des granges ou sous tous les auvents, comme le permettait le temps encore doux. Et cela créait un continuel tintamarre de rires, de chants, de plaisanteries plus ou moins grivoises. D'un bout à l'autre de la journée, les vendangeurs ployés sous les hottes débordantes de grappes noires au grain serré chantaient à pleine gorge:

Aller en vendanges, Pour gagner dix sous,

Coucher sur la paille, Ramasser des poux...

ce qui était de la fausse mauvaise humeur, car la chanson était joyeuse. Il y avait, d'ailleurs, toujours à l'arrière-plan la voix gaillarde d'une fille ou d'un garçon pour proclamer :

Le vin est nécessaire,

Dieu ne le défend pas,

Il eût fait la vendange amère...

Mais Catherine se tenait résolument à l'écart de tout ce tohu-bohu quelque peu débraillé. Elle demeurait toute la journée dans la chambre haute de ta maison, assise auprès de sa mère, filant comme autrefois ou tissant la toile en laissant, de temps en temps, son regard errer sur l'étendue rousse des vignes. Elle aimait, le matin, regarder se déchirer les écharpes de brume sous les flèches du soleil et, le soir, contempler l'incendie que le couchant allumait sur le vignoble. Celui-ci, lentement, passait de l'or au pourpre à mesure que le temps coulait.

Jacquette Legoix n'avait posé aucune question à sa fille quand elle l'avait vue arriver, pâlie et les traits tirés. Une mère devine toujours la souffrance de son enfant, même quand cette souffrance est bien cachée. Elle se contentait de dorloter Catherine comme une convalescente et jamais ne lui parlait ni de Garin, qu'elle n'aimait guère, ni de Sara qui l'avait profondément déçue. Catherine était venue chercher la paix familiale, un total dépaysement d'avec le milieu dans lequel son étrange mariage l'avait jetée, c'était cela que Jacquette s'employait à lui donner... Quant à l'oncle Mathieu et son ami arabe, on ne les voyait pas de la journée. Tant qu'il y avait au ciel un rayon de lumière, Mathieu parcourait ses vignes, manches retroussées, aidant ici et là, prêtant la main pour débarrasser une hotte ou emplir un haquet. Et Abou- al-Khayr, ses fantastiques turbans remplacés pour une fois par une calotte de laine, les pieds enfouis dans des brodequins qui l'engloutissaient jusqu'à mi-jambe et une souquenille de grosse toile passée sur ses vêtements de soie, il trottait tout le jour sur les talons de son ami, les mains au dos, l'air prodigieusement intéressé, grappillant continuellement. À la nuit close, tous deux rentraient exténués, rouges de chaleur, sales à faire frémir et heureux comme des rois.

Catherine, cependant, ne s'illusionnait guère sur le temps que durerait sa tranquillité. Que huit jours se fussent écoulés sans apporter aucune nouvelle de Dijon était déjà extraordinaire. Tôt ou tard, Garin tenterait de la ramener puisqu'elle était l'enjeu de la meilleure affaire jamais conclue par lui. Et chaque soir, lorsqu'elle se couchait, elle s'étonnait que la journée se fût écoulée sans avoir vu paraître sa silhouette sombre.

Mais ce ne fut pas Garin qui arriva le premier. Celui qui ouvrit la série des visiteurs de Marsannay fut frère Etienne. L'absence de Catherine tourmentait le cordelier. Il s'était présenté trois ou quatre fois à l'hôtel de Brazey inutilement. Sa rencontre avec Catherine, dans le jardin potager de l'oncle Mathieu, ne fut pas plus fructueuse. La jeune femme lui déclara sans ambages qu'elle n'avait aucune intention de rentrer à Dijon, qu'elle ne voulait plus entendre parler de la Cour, ni du duc Philippe et encore moins de la politique. Elle en était arrivée à regretter amèrement d'avoir fait délivrer Arnaud des geôles de Suffolk puisque cela avait servi seulement à précipiter plus vite le jeune homme dans les bras d'Isabelle de Séverac. Et elle en voulait à frère Étienne d'avoir été l'instrument de cette libération, de lui avoir fait faire, somme toute, un marché de dupe.

— Je ne suis pas douée pour ce genre d'intrigues, lui dit-elle, je ne pourrais causer que des catastrophes.

A son grand étonnement, le cordelier n'insista pas. Il se contenta de s'excuser de l'avoir dérangée, salua poliment mais, avant de s'éloigner, déclara doucement :

Votre amie Odette va quitter, sous peu, son château de Saint-Jean que le duc lui reprend. Elle doit revenir s'installer chez sa mère et, la dernière fois que je l'ai vue, elle était bien découragée et bien triste. Dois-je lui dire, à elle comme à la reine Yolande, que son sort ne vous intéresse plus ?

Un peu de remords se glissa dans l'âme de Catherine. Elle regretta la légèreté égoïste de ses paroles, comprit qu'elle n'avait pas le droit, pour une déception amoureuse même très cruelle, d'abandonner ceux qui avaient foi en elle.

— Ne lui dites rien, fit-elle au bout d'un moment. Ni à elle... ni à la reine.

Je viens de subir un choc moral pénible et j'ai besoin de calme et de solitude pour m'en remettre. Laissez-moi un peu de temps.

Un sourire effaça, sur le visage aimable de frère Étienne, les plis soucieux qui s'y étaient creusés.

— Je comprends, fit-il avec bonté. Pardonnez-moi d'avoir été importun... mais ne nous délaissez pas trop longtemps...

Catherine ne voulait pas se laisser fixer une date. Elle se retrancha derrière un évasif :

— Plus tard... plus tard, je reviendrai.

Et le frère Étienne fut bien obligé de s'en contenter.

Le lendemain, ce fut Ermengarde qui fit son entrée. Une entrée piaffante et tumultueuse comme à son habitude. Elle embrassa sans cérémonie Catherine et sa mère, complimenta l'oncle Mathieu sur la tenue de sa maison et sur sa bonne mine, visita les caves en connaisseuse, goûta le vin doux à la sortie du pressoir dans un tâte-vin grand comme une soupière et s'invita à dîner sans cérémonie.

Mais, tandis que l'oncle Mathieu et Jacquette, rouges d'orgueil d'héberger une dame de cette qualité, couraient faire préparer un festin digne d'elle, Ermengarde s'établit auprès de Catherine, sous la tonnelle couverte de vigne du jardin, et entreprit de la chapitrer :

Votre retraite champêtre est charmante, lui dit- elle, mais vous faites une sottise. Vous ne paraissez pas imaginer que, depuis votre départ, la vie au Palais Ducal est devenue intenable. Le duc ne décolère pas...

— Je vous arrête tout de suite, coupa Catherine. C'est lui qui vous envoie ? — Pour qui me prenez-vous ? On ne m'envoie pas. Je m'envoie moi-même quand j'estime la chose nécessaire. Voulez-vous me dire ce que vous faites ici ? C'est charmant, les vendanges, mais cela n'a qu'un temps... Vous ne songez pas, je pense, à passer votre hiver à la campagne ?

— Pourquoi pas ? Je m'y plais mieux qu'en ville.

Ermengarde poussa un soupir à faire crouler les murs. Elle avait rarement rencontré quelqu'un d'aussi têtu.

— J'ai cru, tout d'abord, à une manœuvre de coquetterie. Rien de plus amusant, n'est-ce pas, que faire attendre un homme, surtout quand cet homme est prince ? Mais il ne faut rien exagérer. La patience n'est pas la vertu dominante de Monseigneur.

— Mais qu'il perde donc patience, c'est tout ce que je demande. Et qu'il m'oublie, qu'il m'oublie vite !

— Vous ne savez pas ce que vous dites. Quand nous avons quitté Arras, vous étiez tout près de lui céder. Et maintenant vous ne voulez plus le voir.

Que s'est-il passé ? Pourquoi ne voulez-vous pas me le dire ? A moi ?

— Parce que c'est tellement stupide... j'ai peur que vous ne compreniez pas.

— D'une femme, fit Ermengarde péremptoire, je peux tout comprendre.

Surtout les pires folies. Y aurait-il encore du Montsalvy là-dessous ?

Catherine lui adressa un pauvre sourire et, pour cacher son embarras, se mit à tirailler une vrille verte qui pendait au-dessus de sa tête.

— Vous devinez toujours tout, mon amie. Il est perdu pour moi, à tout jamais... il se marie !

Le ton de la jeune femme était douloureux, presque. Tragique, et pourtant Ermengarde partit d'un véritable fou rire qui mit un bon moment à se calmer. Sous l'œil indigné de Catherine, la Grande Maîtresse aussi rouge que sa robe, les joues inondées de larmes, se tenait les côtes et s'étouffait à moitié.

— Ermengarde ! s'écria Catherine froissée. Vous rendez-vous compte que vous êtes en train de vous moquer de moi ?

— Je m'en rends parfaitement compte, ma chère ! fit celle-ci quand elle eut réussi à retrouver sa respiration. Mais c'est qu'aussi la chose est trop drôle ! C'est le mariage de notre héros qui vous a envoyée aux champs avec cette mine de petite nonne, qui vous fait ces yeux battus, ces joues pâles ?

Ah çà, mais vous êtes folle ! Est-ce qu'il n'est pas normal qu'un garçon de son rang et de son nom se marie ? Il doit, à lui-même et aux siens, de continuer sa race. Il lui faut des fils, une descendance. Et qui voulez- vous qui la lui donne sinon une femme ?

— Mais moi je l'aime ! Moi je me gardais pour lui, je ne voulais que lui !

s'écria Catherine, fondant déjà en larmes qui n'émurent aucunement Ermengarde.

Ce en quoi vous aviez grand tort ! Une femme comme vous est faite pour l'amour, je me tue à vous le dire depuis des mois. Votre Arnaud se marie ?

La belle affaire ! Vous le prendrez comme amant quand cette guerre stupide sera enfin finie... et vous n'en serez pas plus malheureuse. Qu'espériez-vous donc ? L'épouser vous-même. Mais votre mari, ma mignonne, est bien vivant et certainement pas décidé à défunter avant de nombreuses années. Laissez donc le jeune Montsalvy épouser quelque petite oie blanche bien riche et bien titrée qui lui fabriquera des moutards à longueur d'années... et soyez celle qui dispense les délices des amours défendues... tellement plus excitantes que le pot-au-feu conjugal !

Cette étrange leçon de morale avait laissé Catherine pantoise mais à moitié consolée. La terrible Ermengarde avait une manière réaliste de voir les choses qui non seulement ne manquait pas de charme, mais encore s'avérait étrangement efficace. Elle concluait d'ailleurs son sermon en disant:

— Ne vous condamnez pas à une vie stupide à cause d'un dadais qui prend femme, si beau soit-il. Philippe vous aime, il vous veut et il vous aura, croyez-m'en. Pourquoi ne pas essayer de prendre quelque plaisir à la chose ?

Il est jeune, il est beau à sa manière, il est charmant quand il veut, il est puissant en tout cas... et aucune de ses maîtresses ne s'est jamais plainte de lui, bien au contraire. Il a toujours toutes les peines du monde à s'en débarrasser ! C'est d'ailleurs un peu pour cela que je suis venue vous voir...

Ainsi donc, dame Ermengarde avait un but. Catherine réprima un sourire moqueur. L'art avec lequel elle avait glissé négligemment sur les derniers mots était à lui seul un chef-d'œuvre diplomatique. Sans beaucoup de peine, maintenant, Catherine parvint à savoir le fin mot de l'histoire. En fait, Ermengarde, qui « ne s'envoyait qu'elle-même », venait en messagère de la duchesse Marguerite inquiète d'avoir vu réapparaître à Dijon la dame de Presles, la maîtresse en titre de Philippe, dont elle n'ignorait pas l'ambition.

Vous vous souvenez, je pense, de cette créature blonde qui avait si bien décoré de son écharpe ce niais de Lionel de Vendôme... précisa Ermengarde.

C'est d'elle qu'il s'agit. Et la duchesse-douairière se tourmente. Cette femme s'est mis en tête d'être duchesse. Elle est intrigante, habile... et elle connaît son Philippe sur le bout du doigt. Dieu sait ce qu'elle est capable d'obtenir si vous lui laissez le champ libre ! Que cette femme, tout acquise à l'Anglais, parvienne à ses fins et nous en viendrons aux pires catastrophes. Jamais France et Bourgogne ne se rejoindront. En résumé...

La comtesse se leva, dominant son amie de toute la moitié supérieure de son corps. Grave, soudain, elle posa sa belle main blanche sur l'épaule de la jeune femme et acheva, avec une douceur inaccoutumée :

— ... Votre duchesse vous appelle à son secours, Catherine de Brazey.

Vous n'avez pas le droit de la décevoir. Elle est si malade !

Catherine baissa la tête sans répondre. Des sentiments confus l'agitaient.

Elle comprenait maintenant qu'elle se trouvait au centre d'un inextricable écheveau d'intérêts qui allaient bien plus loin que sa jolie personne. De grands personnages, par l'entremise de ses amis de chaque jour, réclamaient son aide. C'était la reine de Sicile, par Odette et frère Étienne, la duchesse Marguerite, par la voix d'Ermengarde... et chacune parlait de devoir, de mission respectable qui, au fond, se ramenaient toutes deux à la même chose: faire cesser la haine entre Philippe et le roi Charles.

L'arrivée de l'oncle Mathieu, qui accourait annoncer le dîner, la dispensa de répondre. Durant tout le repas auquel elle fit honneur avec son magnifique appétit habituel, Ermengarde s'abstint de parler politique. Par contre, elle fit l'admiration de Mathieu par ses connaissances en matière de commerce. Quand elle fut sur le point de partir, ce fut à qui la prierait de revenir bientôt.

— C'est selon..., fit-elle avec un coup d'œil significatif vers Catherine.

Celle-ci se contenta de sourire.

— Je vous promets de réfléchir, Ermengarde.

Et, comme frère Étienne, la comtesse fut bien obligée de se satisfaire de cette demi-promesse. Mais, après son départ, Catherine resta songeuse. Les paroles d'Ermengarde, avec leur positivisme un peu brutal, traçaient en elle leur chemin. Elles conseillaient d'accepter l'amour de Philippe et, dans ce soir d'automne, si doux et si doré, qui tombait sur elle, Catherine se révoltait moins que d'habitude contre cette idée.

Pour être plus seule avec ses pensées, elle retourna au jardin. C'était, de tout le domaine, son refuge, son coin préféré. Avec sa vigne et ses bordures sages, il n'avait rien d'extraordinaire, mais le cadre de campagne qui l'entourait lui conférait un charme profond. Près des murs relativement bas qui le séparaient du vignoble, de grands pins noirs l'abritaient sur un côté et des buissons de roses, poussés un peu à la diable, l'habillaient d'une grâce un peu sauvage. La jeune femme erra un moment près des pins où la fin du jour faisait les ombres plus denses. Sa robe balayait avec un bruit doux les premières feuilles tombées. Tête penchée, elle se dirigea vers le grand puits rond, datant des Romains à ce que l'on disait, qui tenait le milieu de l'enclos, et s'y appuya. L'exceptionnelle douceur de ce crépuscule apportait un apaisement aux profondeurs bouleversées de son être. Détendue, presque souriante, elle laissa son regard errer au-delà des murs... et soudain tressaillit: à la lisière des pierres brutes, elle venait de voir passer une plume noire qui ne pouvait appartenir qu'à une coiffure d'homme. La plume longea le mur, revint sur ses pas. Assise sur la margelle du puits et tapie contre le chèvrefeuille défleuri qui enlaçait le couronnement de fer forgé, Catherine retenait son souffle, observant ces étranges évolutions. La plume s'arrêta, parut monter. Un chaperon gris apparut, puis un front, puis deux yeux dont Catherine ne put distinguer la couleur dans la lumière pauvre. Le visiteur inconnu inspecta soigneusement le jardin sans se montrer davantage. Il ne vit pas la jeune femme que le .chèvrefeuille cachait complètement. Puis la tête redescendit. Seule la plume demeura visible, glissant rapidement le long du mur.

Catherine, alors, quitta sa cachette, se précipita sur le mur, l'escalada sans peine. Certaines pierres, sous l'action des plantes grimpantes, s'en détachaient. Mais, quand elle parvint au faîte, elle vit seulement une silhouette masculine, enveloppée d'un manteau sombre, qui s'éloignait rapidement vers un bouquet d'arbres sous lequel un cheval attendait. Le curieux sauta en selle, piqua des deux sans se retourner vers la maison de Mathieu Gautherin et partit au galop en direction de Dijon.

Lorsqu'il eut disparut, Catherine resta un moment assise au sommet de son mur, réfléchissant. Ce visiteur prudent devait appartenir encore à la troupe de Jacques de Roussay. Le jeune capitaine des gardes, sans aucun doute sur l'ordre de son maître, continuait à la faire surveiller. On n'avait, décidément, aucune confiance en elle, en haut lieu, car cet espionnage à domicile ne pouvait venir de Garin. Elle avait reçu de lui, le matin même, une lettre brève et impersonnelle dans laquelle son époux l'informait de la date exacte du mariage princier, dans les derniers jours d'octobre, et lui annonçait qu'en son absence, il s'était permis de faire confectionner pour elle les toilettes qu'il jugeait utiles pour la circonstance. Dame Gauberte avait ses mesures, connaissait ses goûts, elle saurait travailler presque aussi bien qu'en la présence de Catherine... En résumé, une lettre fort calme et fort incolore dans laquelle rien n'indiquait que Garin vît dans l'absence de sa femme autre chose qu'une visite à sa famille. Non, Garin n'était pour rien dans la visite de ce soir...

La voix de sa mère l'appelant du seuil de la maison fit rentrer Catherine.

Mais elle se promit bien de faire meilleure garde à l'avenir. Elle désirait demeurer encore quelques jours à Marsannay, ne fût- ce que par amour-propre, pour ne pas avoir l'air de se rendre trop vite aux raisons d'Ermengarde.

Toute la journée du lendemain, après la messe matinale qu'elle avait coutume d'entendre dans la petite église du pays, elle s'établit au jardin avec un travail de broderie. Mais la chasuble de soie blanche destinée au curé de Marsannay n'avança guère ce jour-là parce que Catherine était plus que distraite. Sans cesse, elle levait la tête penchée sur la gerbe d'épis de blé que son aiguille traçait au fil d'or pour tenter de surprendre une ombre sur le mur ou le rapide passage d'une mince plume. En pure perte. Rien ne vint troubler, sinon le chant lointain des vendangeurs, la paix profonde de cette journée d'automne, que Catherine, inconsciemment peut-être, savourait par toutes les fibres de son être. L'automne bourguignon, l'un des plus beaux du royaume, le plus opulent à coup sûr, s'épanouissait en gloire fastueuse. La terre y étalait insolemment sa richesse et sa fécondité.

Quand on l'appela pour le souper, Catherine rangea son ouvrage, mais ne quitta le jardin qu'à regret. Elle avait l'impression qu'il lui devait quelque chose et se promettait d'y revenir à la tombée de la nuit. D'ailleurs, le repas s'achevait quand elle crut entendre le galop étouffé d'un cheval. L'inconnu de la veille, sans doute, qui revenait... Sans attendre que l'oncle Mathieu eût dit les grâces, elle s'éclipsa, bien décidée à en finir une bonne fois avec cet importun, prétextant une subite vapeur. Nul ne prêta attention à son départ.

Jacquette, fatiguée par une longue journée de lessive, où, avec les servantes, elle avait charrié des baquets et des baquets de linge, somnolait sur sa chaise. Quant à l'oncle, il discutait avec Abou- al-Khayr les qualités futures du vin que l'on avait mis ce jour-là au pressoir et qui provenait de la partie la plus éloignée de sa propriété, tout au fond d'une combe... Ni l'un ni l'autre ne virent sortir la jeune femme...

En traversant le vestibule, elle aperçut dans un coin, appuyé contre un mur, le gourdin que Mathieu emportait toujours avec lui quand il allait dans les vignes et s'en empara. Il était fait d'une branche de chêne droite, mais terminée par un gros nœud formant poignée. La main de l'oncle, depuis des années qu'il le possédait, avait poli, adouci le bois rude, mais le gourdin demeurait lourd. Un homme vigoureux pouvait en faire une arme redoutable.

Ainsi équipée, Catherine retourna au jardin, un pli de décision au coin de la bouche. L'indiscret, s'il revenait, allait trouver à qui parler... Pourtant, aucun bruit ne se faisait entendre. La campagne sommeillait. La nuit était presque complète. Catherine fit quelques pas vers le mur, s'abritant dans l'ombre très noire des pins. Ce silence l'inquiétait, car elle aurait juré avoir distingué le galop d'un cheval... il est vrai qu'il semblait lointain. Ce n'était peut-être qu'un cavalier attardé qui regagnait Dijon avant la fermeture des portes... Malgré tout, elle resta à son poste d'observation, silencieuse et immobile.

Elle n'y était pas depuis dix minutes qu'une pierre roula et qu'un pas léger fit crisser les cailloux du chemin, au-delà du mur. Quelqu'un approchait avec précaution. Retenant son souffle, Catherine assura le gourdin dans sa main et attendit...

Doucement, en prenant bien soin de ne pas faire crier le gravier sous ses pas, elle s'approcha du mur, escalada deux ou trois pierres en profitant de l'abri d'un buisson de noisetiers, de manière à en dominer la crête. La plume noire de la veille s'agitait à quelques pas d'elle. Catherine entendit souffler l'homme qui devait chercher un point d'escalade. Sa silhouette demeurait vague dans les ombres de la nuit. Mais la jeune femme pouvait voir le chaperon qui la coiffait s'élever peu à peu, masquant la tête. Cette fois le visiteur semblait décidé à franchir le mur et à pénétrer chez Mathieu...

Les yeux fixés sur la forme noire, Catherine leva son gourdin avec un sentiment de délectation, celui de la chatte qui voit l'innocente souris s'approcher de sa griffe. Quand la tête du nouveau venu lui parut à bonne portée, elle frappa de toutes ses forces. Avec un cri étouffé, un froissement de feuilles et une dégringolade de pierres, le visiteur nocturne s'effondra sur le chemin. Emplie d'une intense sensation de victoire, Catherine mit son bâton sous son bras et, après s'être assurée que l'homme ne bougeait pas, s'en alla jusqu'à la maison chercher une lanterne.

Quand elle revint, deux ou trois minutes plus tard, en passant, cette fois, par la porte du jardin, sa victime commençait à s'agiter. Catherine, qui n'avait pas lâché son gourdin, s'agenouilla pour voir à qui elle avait affaire.

D'un coup de doigt preste, elle fit sauter le chaperon à la plume noire, approcha sa lanterne du visage et recula avec une exclamation de surprise en constatant qu'elle avait assommé le duc Philippe en personne.

CHAPITRE IV Les arguments de Philippe

Catherine ne réalisa pas tout de suite ce qu'elle avait fait, mais pendant un instant elle ne sut plus à quel saint se vouer. Heureusement Philippe s'agitait faiblement, sinon, elle eût pu croire qu'elle l'avait tué... Mais aussi, comment deviner que le tout-puissant duc de Bourgogne se cachait sous le simple uniforme d'un soldat de sa propre garde ? Retrouvant un peu de présence d'esprit, elle posa sa main sur le front de l'homme étendu. Il était chaud, mais sans excès et ne montrait aucune blessure. Sans doute, Philippe devait-il une fière chandelle à l'épaisseur de son chaperon dont le drap solide avait amorti considérablement le choc du gourdin, car Catherine avait tapé de toutes ses forces.

Elle hésita à revenir à la maison chercher du secours. Si Philippe se cachait avec tant de soin c'est qu'apparemment il ne tenait pas à ce que sa présence fût divulguée. Se souvenant du puits du jardin, elle courut en tirer un seau d'eau, y trempa son mouchoir et revint l'appliquer sur le front de Philippe. Le remède fit merveille. Le puits était profond, l'eau très fraîche.

Au bout d'un instant, le duc ouvrit les yeux et sourit en reconnaissant la jeune femme.

— Je vous trouve enfin, belle vagabonde ? fit-il en riant. Ce n'est pas sans peine. Où donc vous cachiez-vous ? Le moins que l'on puisse dire c'est que vous êtes bien gardée... Houh !... ma tête ! fit-il en portant la main à son crâne. Que m'est-il arrivé ?

— On vous a assommé, Monseigneur...

— Et l'on n'y a pas été de main morte. À qui dois-je cette aventure ?

Catherine baissa le nez pour cacher sa confusion et prit, derrière son dos, le gourdin qu'elle avait abandonné :

— A ceci, Monseigneur... et à moi ! Si vous voulez bien me pardonner...

Une seconde, Philippe, suffoqué, resta muet puis, brusquement, il éclata de rire. Un vrai fou rire de gamin qui n'avait rien de princier.

— Je ne pensais pas vous devoir ce genre de souvenir, ma mie... Ce sera sans doute la plus belle bosse de ma vie. La plus précieuse, en tout cas...

Il se redressait tout à fait et, assis, s'emparait de la main de Catherine qu'il portait à ses lèvres. Gênée, la jeune femme voulut retirer sa main, mais Philippe tenait bon.

— Ah, non, pas de fuite ! Vous me devez bien cela ! Quand donc cesserez-vous de vous mettre hors la loi, ma chère ? La première fois que je vous ai vue, vous faisiez du scandale sur la voie publique en pleine procession. Ensuite, vous avez forcé ma porte pour m'arracher des prisonniers... Et maintenant, voilà que vous me tapez dessus avec un gourdin? Ne croyez-vous pas que vous êtes un peu ma débitrice ?

— Je l'avoue, Monseigneur. Mais je ne sais comment m'acquitter...

En me répondant franchement. Pourquoi cette fuite, cette retraite à la campagne ? Quand nous nous sommes quittés à Arras, j'ai cru que tout était aplani entre nous... que l'entente régnerait à l'avenir et que... vous cesseriez enfin de jouer les rebelles.

Doucement, Catherine retira sa main et se leva, nouant.ses mains derrière son dos.

— Je l'ai cru aussi, Monseigneur. Mais j'ai compris, depuis, que nous ne considérions pas les choses du même point de vue. Les formes même du... contrat que Votre Altesse passa autrefois avec mon mari...

Pour la rejoindre, Philippe s'était levé, mais une fois debout, il eut un étourdissement, ses jambes se dérobèrent sous lui et il s'appuya à l'épaule de Catherine.

— J'aimerais mieux continuer cette conversation assis... fit-il avec un demi-sourire... à moins que cela ne vous ennuie. Sinon, offrez-moi votre bras, pour une fois, et allons nous asseoir dans un coin tranquille. Non, pas dans votre jardin. Je ne tiens pas à ce que l'on nous surprenne. Mais si vous vouliez m'accompagner jusqu'à ce bouquet d'arbres où j'ai attaché mon cheval...

Lentement, à pas prudents, ils redescendirent vers l'endroit indiqué.

Catherine, prise d'un vague remords, prenait un soin extrême à guider Philippe sans se rendre compte que les pas du duc se raffermissaient de seconde en seconde. Il est vrai qu'il continuait à peser aussi lourdement sur son bras, mais c'était surtout pour pouvoir mieux respirer l'odeur des cheveux de la jeune femme. Arrivés à l'endroit où le cheval attaché attendait tranquillement, il s'assit dans l'herbe, entraînant Catherine avec lui. Les arbres leur cachaient le ciel et leurs troncs les enfermaient presque aussi bien que dans une maison... Il n'y avait pas de vent et la nuit était tiède, autant qu'une nuit d'été. Seulement un peu plus sombre. Le visage de Catherine et son cou faisaient une tache claire à laquelle se rivait le regard du prince. Il avait gardé dans les siennes la main de la jeune femme et, la sentant vaguement émue, grâce à cette science étrange qu'il avait des réactions féminines, il ne voulut pas l'effaroucher.

— Causons, maintenant, fit-il doucement et réglons nos comptes une bonne fois. Nous sommes seuls et bien seuls. Aucune curiosité intempestive, aucune entrave de cour ou de protocole. Il n'y a plus ici un duc et une sujette, mais un homme et une femme. Il y a vous, Catherine, et il y a moi, Philippe.

Dites-moi, bien franchement, ce que vous me reprochez.

Bien entendu, sur le moment, Catherine ne trouva plus rien à dire. Il en est toujours ainsi lorsque l'on accumule des griefs durant des semaines : on se trouve pris de court lorsque l'on est calmement prié de les exposer. Le moyen de se mettre en colère avec un homme qui parlait si doucement, qui mettait tant de bonne grâce à supprimer, entre lui et son interlocutrice, les distances ? Comme la jeune femme se taisait toujours, ce fut encore Philippe qui demanda :

— Mon amour vous offense donc tellement ? Ou bien est-ce que je vous déplais si fort ?

— Ni l'un ni l'autre, fit-elle franchement. En fait, Monseigneur, j'en aurais sans doute été touchée... si l'on ne me l'avait présenté comme une obligation. Depuis le moment où j'ai su que je devais épouser Garin de Brazey, j'ai su aussi qu'il me faudrait encore...

Elle s'arrêta, n'osant poursuivre. Une fois de plus, le duc vint à son secours en souriant.

— Qu'il vous faudrait encore passer par mon lit. Devrais-je vous rappeler que vous y avez dormi une grande nuit... dans mon lit, et qu'il ne vous est advenu aucun mal ?

— C'est vrai, Monseigneur et, je le confesse, sur le moment, je n'ai pas compris...

— C'était pourtant bien simple. Ce soir-là, j'ai voulu mettre à l'épreuve votre... dirai-je, obéissance de fidèle vassale ? Vous avez obéi. Mais j'eusse été le dernier des hommes si j'en avais lâchement profité. Si je me suis montré brutal, c'est simplement parce que j'étais jaloux. Mais, mon cœur, ce que je veux que vous sachiez bien, c'est que je ne vous contraindrai jamais.

C'est de vous, et de vous seule, que je veux vous tenir.

Il s'était penché vers elle pour lui parler de plus près. Son haleine chaude caressait la nuque inclinée. Dans la nuit qui les environnait, sa voix prenait une chaleur, un charme que Catherine ne lui avait encore jamais connus.

Elle sentait qu'à cet instant il était sincère et elle se défendait mal contre le trouble que faisait naître en elle la musique des mots d'amour murmurés dans l'ombre. Pour secouer le charme, elle voulut rappeler sa rancune.

— Pourtant, ce marché que vous avez conclu avec Garin ?

— Quel marché ? demanda Philippe avec une nuance de hauteur involontaire. C'est la seconde fois que vous y faites allusion. Je n'ai passé aucun marché avec Garin de Brazey. Pour qui donc nous prenez-vous, l'un et l'autre ? J'ai ordonné à l'un de mes plus fidèles serviteurs d'épouser une jeune fille admirablement belle et dont j'espérais parvenir à me faire aimer, mais cette espérance je ne lui en ai point fait confidence. Je le répète, j'ai ordonné. Et lui, en sujet de valeur, il a obéi sans discuter. Voilà tout ! Ai-je vraiment commis un crime en voulant que vous fussiez riche, noble, à la place qui vous convient ?

Catherine secoua la tête et frissonna. Ce dont Philippe s'autorisa pour entourer ses épaules d'un bras en prétextant qu'elle devait avoir froid. Elle ne protesta pas. Les yeux perdus dans le vague, sensible seulement à la pression de ce bras autour d'elle et incapable de retrouver trace de sa colère, elle murmura :

— Un sujet de valeur en effet... d'une fidélité à toute épreuve et qui, si vous ne lui avez rien demandé, a dû comprendre à demi-mot. Car, enfin, Monseigneur, en me donnant un mari, vous deviez supposer qu'il exercerait ses droits ? Pourtant, il n'en a rien fait. Il a même toujours refusé farouchement de me toucher.

— Le lui avez-vous donc demandé ?

Catherine tourna la tête vers lui pour tenter de scruter ce visage d'ombre. Le défi sonna dans sa voix.

— Je me suis offerte à lui, un soir. Offerte dans des conditions telles qu'aucun homme n'aurait résisté. Il a failli succomber mais il s'est repris en disant que c'était impossible, qu'il n'avait pas le droit de me toucher. Vous voyez bien qu'il me considère comme vous appartenant.

Elle avait senti, avec une joie méchante, le bras de Philippe se crisper autour de ses épaules, mais il n'y avait aucune colère dans sa voix quand il répliqua :

— Je vous l'ai dit, jamais ce sujet n'a été évoqué entre lui et moi. Et peut-être ne pensait-il pas à moi en prononçant ces paroles.

— À quoi alors ? Ou à qui ?

Philippe ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait peut-être. Enfin, il dit brièvement :

— Je ne sais pas !

Un silence tomba entre eux. Au fond de la campagne, un chien aboya, une chouette hulula, mais cela ne diminua pas l'impression de Catherine qu'elle et le duc étaient pour le moment seuls au monde. Il était tout contre elle maintenant, la tenant appuyée contre sa poitrine.

Il l'avait, tout en parlant, enveloppée de ses deux bras et, instinctivement, elle avait appuyé sa tête sur l'épaule du prince. Cet instant était doux et Catherine en avait momentanément assez des combats stériles. Puisque Arnaud l'oubliait dans les bras d'une autre, pourquoi refuserait-elle un amour si ardent, un amour sincère et qui ne cherchait rien d'autre qu'assurer son bonheur. Un léger parfum d'iris se dégageait des vêtements de drap grossier portés par Philippe. Il la berçait doucement, comme un tout petit enfant, et elle lui était reconnaissante de ne pas tenter de caresses plus précises. Mais elle sentait son souffle dans ses cheveux et sur son cou, à travers l'épaisseur des nattes qui tombaient de chaque côté de sa tête. Les yeux clos, elle demanda doucement :

— Souffrez-vous encore, Monseigneur ?

— Cessez de m'appeler Monseigneur. Pour vous, je ne suis que Philippe.

Je veux oublier tout le reste. Quant à souffrir, non je ne souffre plus. Au contraire, je suis heureux... heureux comme je ne l'ai pas été depuis longtemps. Vous êtes là, je vous tiens dans mes bras et vous ne me jetez plus de paroles dures. Vous m'avez laissé vous parler et vous ne me repoussez plus. Catherine... ma belle, ma merveilleuse Catherine. !... Est-ce que... Est-ce que je peux espérer un baiser ?

Dans l'ombre, Catherine sourit. Le ton humble et presque enfantin qu'il employait la touchait plus qu'elle ne voulait l'admettre. Elle se souvenait de l'orgueilleux seigneur qui savait si bien agir, parler en maître, qui l'avait tutoyée à première vue comme si elle lui appartenait déjà. Ce soir, il n'était plus qu'un homme passionnément épris...

Elle fit un tout petit geste qui mit sa bouche presque contre celle de Philippe.

— Embrassez-moi, dit-elle seulement, sans la moindre hésitation.

Tout était simple soudain. Elle se souvenait, avec un certain plaisir, du baiser d'Arras et quand les lèvres de Philippe touchèrent les siennes, elle poussa un léger soupir et ferma les yeux. Elle sentait, instinctivement, qu'avec cet homme à la fois froid et passionné, la joie d'amour était une affaire sûre. Il savait amener sa partenaire à l'oubli progressif des choses et des êtres parce qu'il savait dominer ses impulsions. Son baiser était d'une extraordinaire douceur, un chef-d'œuvre de patience et d'ardeur. En amour, il était le maître que toute femme attend inconsciemment et Catherine, tout de suite subjuguée, se laissa emporter sans résistance sur les vagues d'un océan de plaisir et de caresses sous lesquelles elle ne tarda pas à défaillir. Car, la sentant enfin à sa merci, Philippe ne s'en tint pas au baiser si timidement demandé. Et bientôt, le vent léger qui traversait le bosquet entraîna avec lui les soupirs et les tendres mots chuchotés pour en éparpiller le secret à la campagne endormie. Seul, le cheval du prince fut témoin de la victoire totale de son maître.

Au moment où Catherine connut la réalité charnelle de l'amour, ses yeux s'ouvrirent démesurément sur la voûte de branches encore feuillues qui s'entrelaçaient au-dessus de sa tête. La lumière argentée de la lune à son lever glissa au travers et montra à Catherine le visage grave et tendu de son amant. Il lui parut, à cet instant, d'une beauté surhumaine, mais elle ne sut pas que son propre visage était illuminé par la passion. Sous un baiser, Philippe étouffa le bref cri de douleur de la jeune femme, vite changé en un long gémissement de plaisir.

Quand, enfin, ils se séparèrent, Philippe enfouit son visage dans la masse des cheveux soyeux qu'il couvrit de baisers fous. Passant ses mains sur ses joues, Catherine sentit qu'elles étaient mouillées de larmes :

— Tu pleures ?

— De bonheur, mon amour... et de reconnaissance. Je ne croyais pas que ce don de toi-même serait aussi splendide, aussi complet... que je serais vraiment le premier...

Elle appuya sa main sur sa bouche pour lui imposer silence.

— Je t'ai dit que mon mari ne m'avait pas touchée. Qui voulais-tu ?

— Tu es si belle... Les tentations ont dû être nombreuses...

— Je sais me défendre, fit Catherine avec une moue si adorable qu'elle lui valut un nouveau baiser.

Puis, comme un rayon de lune éclairait maintenant en plein son corps dévêtu, Philippe alla chercher une couverture roulée au troussequin de sa selle et l'en enveloppa tout en l'enfermant à nouveau dans ses bras. Il se mit à rire.

— Quand je pense que je voulais pour notre première nuit toutes les splendeurs de mon palais, les fleurs les plus rares, le décor le plus fastueux... et je n'ai su t'offrir, mon pauvre amour, que l'herbe humide et le vent de la nuit où tu risques de prendre froid. Quel triste amoureux je fais !

— Tu n'en penses pas un mot ! fit Catherine en se blottissant plus étroitement contre lui. D'abord je n'ai pas froid et ensuite quel décor vaut la pleine nature ? Enfin, tu ne pouvais pas deviner en venant que je t'assommerais.

Tous deux se mirent à rire comme des enfants et le cheval, tout près, hennit pour ne pas être en reste. Puis le silence retomba sous le bosquet au bord du chemin qui menait à la maison de Mathieu Gautherin.

Mais, malgré l'impatience de Philippe de lui voir regagner Dijon, Catherine dut rester trois ou quatre jours de plus à Marsannay parce qu'elle avait attrapé un bon rhume.

— Quelle idée aussi de rester au jardin si tard et de s'y endormir, avait bougonné l'oncle Mathieu en la regardant avaler une bolée de tisane bouillante. Je ne t'ai même pas entendue rentrer tant il devait être tard !

Quant à Abou-al-Khayr, il avait baissé modestement la tête pour que Catherine ne vît pas le sourire qui montait à ses yeux vifs. Le petit médecin avait vu, tard dans la nuit, un cavalier redescendre le chemin vers la grande route de Dijon à Beaune et une forme blanche debout au bord du sentier, qui n'était rentrée à la maison qu'après l'avoir perdu de vue.

Quelques jours plus tard, Catherine de Brazey, éblouissante de beauté, assistait dans la Sainte-Chapelle du palais ducal au mariage de Marguerite de Guyenne et d'Arthur de Richemont. Vêtue de velours vert étoilé d'or et garni de blanche hermine, elle offrait une éclatante image de jeunesse et de grâce. Son teint semblait pétri de lumière, ses yeux rayonnaient sous leurs longs cils courbes, éteignant presque l'éclat des émeraudes, d'une pureté d'eau profonde, qui brillaient à son cou et à ses oreilles. Cette parure était un cadeau de Philippe dont l'amour pour elle se montrait maintenant au grand jour.

La dame de Presles, la maîtresse de Philippe, était repartie, la rage au cœur, pour les Flandres et Marie de Vaugrigneuse avait été priée de se retirer dans ses terres pour quelque temps.

Il avait suffi pour cela que le duc surprît une phrase malveillante qui se rapportait à Catherine et sa qualité de filleule de la duchesse douairière n'avait pas sauvé la jeune fille. De même, chacun avait pu constater le rang occupé par Catherine de Brazey à la chapelle. Il était notablement plus élevé que celui auquel sa qualité lui donnait droit. Enfin, comment ne pas voir qu'à chaque instant Philippe tournait les yeux vers elle et qu'une flamme semblait alors les traverser ?

Debout parmi les hommes, de l'autre côté de l'allée centrale de la nef, Garin, les bras croisés, ne regardait jamais sa femme. Depuis qu'elle était rentrée de Marsannay, il avait eu envers elle une attitude parfaitement courtoise mais froide. Il ne la voyait qu'aux repas et encore n'échangeaient-

ils que des banalités lorsque le médecin maure ne se joignait pas à eux. Avec Abou-al-Khayr, il discutait de sujets scientifiques auxquels la jeune femme ne comprenait rien, mais c'était seulement à ces moments-là qu'il paraissait s'intéresser à quelque chose. Parfois, Catherine croisait son regard. Il le détournait alors très vite et il était impossible à la jeune femme d'en sonder les profondeurs.

L'avant-veille du mariage, quand le page de Philippe, le jeune Lannoy, était venu à l'hôtel de Brazey apporter à Catherine la fameuse parure d'émeraudes, Garin traversait le vestibule au moment où sa femme descendait l'escalier. Il avait donc assisté à la remise du présent, mais n'avait marqué aucune surprise. Il s'était contenté de répondre au salut respectueux du jeune garçon et avait passé son chemin sans commentaires.

Mais, quand la cérémonie nuptiale tira à sa fin et que les invités se firent face, de part et d'autre de la nef pour former une haie sur le passage du cortège, Catherine croisa enfin le regard de Garin et sursauta. Même le jour où il l'avait battue si sauvagement, elle ne lui avait pas vu cette expression de fureur. Il était blême et un tic nerveux déformait son visage du côté de sa blessure. Si effrayante était sa figure que Catherine, troublée, détourna la tête avec un involontaire frisson. Cette fois, elle eut, très nette, l'impression que Garin la haïssait. Car c'était bien de la haine qui enfiévrait son œil unique. Mais la nouvelle comtesse de Richemont, toute rose d'émoi sous son voile, s'avançait, la main dans celle de son époux, et Catherine plongea dans une révérence qui la délivra de ce bref cauchemar. Quand elle se releva, Garin avait disparu dans la foule et, sur les pas du cortège, les invités se dirigeaient vers la sortie sous les clameurs déchaînées de l'orgue. La cérémonie avait été longue et tout le monde avait faim. On se précipitait vers le festin préparé.

Catherine n'avait pas d'appétit. Elle se dirigea lentement vers la grande salle, flânant un peu le long de la galerie pour regarder, par les fenêtres, les dernières roses dans le jardin et les évolutions du marsouin de la duchesse Marguerite. Elle n'avait aucune envie de se mettre à table car son rang la plaçait tout de même assez loin de Philippe. Ermengarde, demeurée auprès de Marguerite, de plus en plus malade, ne paraîtrait pas non plus et le récent regard de son époux lui ôtait toute envie de le retrouver immédiatement.

La grande galerie se vidait rapidement. En dépassant Catherine, les courtisans la saluaient mais ne s'en hâtaient pas moins. Comme la jeune femme passait en face d'une des portes donnant sur les appartements privés de la famille ducale, portes gardées chacune par deux archers, celle-ci s'ouvrit, livrant passage à un homme jeune et vigoureux, tout vêtu de vert.

C'était l'un des chevaucheurs de la Grande Écurie, revenant sans doute de prendre un ordre de la duchesse, car il glissait un parchemin sous son tabard armorié. Il ne regardait aucun de ceux qui se trouvaient dans la galerie. Il allait seulement la traverser pour gagner soit le grand escalier de la tour Neuve, soit, au-delà, celui qui menait aux étuves et aux écuries. Mais le visage de Catherine s'était éclairé et elle se hâta de tourner le dos à la salle du festin pour se lancer sur sa trace parce qu'elle venait de reconnaître Landry, son ami d'enfance. Depuis qu'elle l'avait aperçu chez la duchesse, au jour de sa présentation, elle n'avait pu, malgré le très vif désir qu'elle en avait, joindre le chevaucheur ducal. Cette fois, il ne lui échapperait pas !

Elle le rattrapa juste comme il allait s'engager dans le grand degré de pierre. L'escalier était vide. Elle l'appela :

— Landry... Attends-moi !

Il s'arrêta net, mais ce fut très lentement qu'il lui fit face. Aucun sourire, aucun signe de reconnaissance n'éclairait son visage fermé.

— Que désirez-vous, Madame ?

Le visage tout animé, les yeux brillants de joie, elle le rejoignit, se plaça entre l'escalier et lui afin qu'il pût la voir en pleine lumière. Elle se mit à rire.

— Madame ? Voyons, Landry, ne me dis pas que tu ne me reconnais pas? Aurais-je donc tellement changé, en dix ans ? Ou bien as-tu perdu la mémoire ? Toi, tu es toujours le même... seulement plus grand et plus fort.

Mais tu as l'air d'avoir toujours aussi mauvais caractère.

À sa grande surprise, Landry ne sourcilla pas. Il se contenta de hocher la tête.

— Vous me faites beaucoup d'honneur, noble dame. Ma mémoire est, je crois, excellente, pourtant je ne me souviens pas vous avoir jamais rencontrée...

— Alors, c'est que j'ai vraiment beaucoup changé, fit Catherine avec bonne humeur. Très bien, dans ce cas, je vais te rafraîchir la mémoire. As-tu donc oublié le Pont-au-Change et la Cour des Miracles, et l'émeute de l'hôtel Saint-Pol ? As-tu oublié Catherine Legoix, ta petite amie de jadis ?

— J'ai, en effet, connu tout cela, Madame. J'ai connu aussi une petite fille qui portait ce nom... mais je ne vois pas le rapport.

— Quelle tête de bois ! Ah non, tu n'as pas changé... Mais, nigaud, je suis Catherine, voyons ! Secoue-toi... Regarde-moi mieux !...

Elle s'attendait à une exclamation, à des cris de joie même. L'ancien Landry eût dansé sur place, eût fait mille folies. Mais le chevaucheur ducal demeura de glace. Rien ne vint animer son regard indifférent.

— Ne vous moquez pas de moi, Madame. Je sais fort bien qui vous êtes : la dame de Brazey, la femme la plus riche de la ville... et l'amie précieuse de Monseigneur. Je vous demanderai donc en grâce de cesser ce jeu.

— Un jeu ? Oh Landry ! s'écria Catherine peinée. Pourquoi ne veux-tu pas me reconnaître ? Si tu sais qui je suis, si tu connais mon nom, tu dois bien savoir aussi que je m'appelle Catherine, qu'avant d'épouser Garin de Brazey par ordre de Monseigneur, j'étais seulement la nièce de Mathieu Gautherin, le drapier de la rue du Griffon. Une nièce qui s'appelait Catherine Legoix ?

— Non, Madame, je ne le sais pas.

— Alors, va chez mon oncle. Tu y trouveras ma mère. Je pense que tu la reconnaîtras, elle.

Le jeune homme s'écarta en descendant deux marches, juste comme Catherine, pour le mieux convaincre, s'approchait de lui. Il s'inclina brièvement :

— C'est inutile, Madame. Cette visite ne m'apprendrait rien. J'ai connu autrefois Catherine Legoix, mais vous ne pouvez être cette Catherine- là...

Maintenant, je vous prie de vouloir bien m'excuser. J'ai une mission à remplir et n'ai pas le loisir de flâner. Pardonnez-moi...

Il allait reprendre la descente de l'escalier. Elle le retint encore.

— Qui m'eût dit qu'un jour Landry ne reconnaîtrait pas Catherine ? Car vous êtes bien Landry Pigasse, n'est-ce pas ?

— Pour vous servir, Madame...

— Me servir ? fit-elle douloureusement. Autrefois nous partagions tout, les friandises comme les taloches... Nous étions amis, presque frère et sœur et, s'il me souvient bien, nous avons même risqué nos vies ensemble. Tout cela pour que vous rejetiez tout ce passé au bout de dix ans et sans que je puisse même en deviner la raison.

Mais elle avait la sensation que ses paroles venaient buter contre un mur.

Landry était entouré d'une invisible cuirasse d'indifférence, d'oubli volontaire peut-être, dont elle cherchait en vain le défaut. C'était incompréhensible. Elle tenta un ultime effort, murmura avec amertume, revenant pour un instant à l'ancien tutoiement :

— Si seulement Barnabé était là... il saurait bien, lui, t'obliger à me reconnaître ! Au besoin, il te taperait dessus.

Depuis quelques secondes il s'était détourné d'elle mais, au nom de Barnabé, il lui fit face, la regardant avec colère.

— Barnabé est mort sous la torture, pour s'être attaqué à votre mari, Madame ! C'est du moins ce que j'ai appris au retour d'une mission en Flandres. Et vous venez me dire que vous êtes Catherine Legoix ? Vous ?

Non... vous n'êtes pas Catherine et je vous défends d'employer son nom.

D'ailleurs... vous ne lui ressemblez même pas ! Je vous salue, Madame!

Avant que Catherine, pétrifiée par sa soudaine violence, eût seulement ouvert la bouche, Landry s'était lancé dans l'escalier qu'il dévalait maintenant au risque de se rompre le cou. Elle entendit décroître rapidement le claquement métallique de ses solerets de fer. Bientôt, il n'y eut plus aucun bruit dans le vaste escalier. La rumeur de la fête était lointaine. La jeune femme demeura figée à la place où elle se trouvait un long moment. Ce qui venait de se passer lui était totalement incompréhensible et profondément douloureux. Pourquoi Landry refusait-il de la reconnaître ? Car c'était bien cela : il refusait carrément, repoussant l'évidence même. Était-ce à cause de Barnabé ? Sa colère quand elle avait prononcé le nom de leur vieil ami expliquerait assez bien son refus d'entrer en relations avec la dame de Brazey. Mais il n'avait pas bronché quand elle lui avait donné son ancien nom. Il était bien évident que, comme tout le reste de la ville, il avait eu connaissance de ce mariage si peu conforme aux règles établies. Il savait depuis longtemps qu'elle était la Catherine d'autrefois... seulement il ne l'aimait plus. Mieux ! Il lui en voulait, la rendant responsable au même titre que Garin de la mort de Barnabé. Responsable, certes, elle l'était, et plus encore que Landry ne l'imaginait ! Ce n'était pas la première fois que le remords et le chagrin venaient l'assaillir au souvenir du Coquillart envoyé pour rien à une mort affreuse !

Autre chose encore intriguait Catherine. Si Landry et Barnabé avaient renoué des relations, pourquoi donc Barnabé ne lui en avait-il jamais parlé ?

Et pourquoi Landry n'était-il jamais venu chez l'oncle Mathieu revoir son amie d'enfance, lorsqu'elle était encore fille ? Catherine poussa un profond soupir. Toutes ces questions ne pouvaient, à l'heure présente, que demeurer sans réponse. Elle se torturait l'esprit bien en vain.

Une voix froide vint interrompre ses réflexions et la fit sursauter.

— Puis-je vous demander ce que vous faites ici ? On vous réclame au banquet.

Debout sur le palier, Garin la regardait. Sans bouger d'où elle était, Catherine leva vers lui un visage las et un pauvre sourire.

— Je n'ai pas envie d'y aller, Garin. Cela ne m'amuse pas et je n'ai pas faim. Je préférerais aller rejoindre, chez la duchesse, Madame de Châteauvillain.

Un sourire sarcastique éclaira d'un jour peu agréable le visage fermé du Grand Argentier.

— Ce qui vous amuse ou non n'a aucune espèce d'importance, dit-il brutalement. Et vos préférences n'ont pas leur place ici. Je vous dis que l'on vous réclame. Ayez au moins le courage d'occuper le rang que l'on vous donne et d'accepter les conséquences de vos actes...

Il tendait la main vers elle pour la conduire au festin. Avec un soupir de lassitude, Catherine remonta les quelques marches descendues à la suite de Landry, posa sa main sur celle de son mari.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien d'autre que ce que je dis : votre place, à cette heure, n'est pas dans l'escalier !

Il la conduisit ainsi jusqu'à la salle des festins, brillamment illuminée à cause du jour bas et gris. Un vacarme assourdissant y régnait. Le repas de noces était des plus gais et nombre d'invités étaient déjà ivres. Les rires, les cris, les plaisanteries fusaient de l'une à l'autre des trois immenses tables disposées en U qui faisaient le tour de la salle. Une armée de valets faisait le service, transportant des plats immenses que des marmitons apportaient des cuisines du rez-de-chaussée. Les officiers de bouche, les échansons s'activaient... Seuls, les nouveaux mariés et le duc Philippe étaient silencieux. Richemont et Marguerite, la main dans la main, se regardaient et ne songeaient même pas à manger. Philippe, taciturne, regardait droit devant lui d'un air absent. Il fut le seul à remarquer l'entrée de Catherine que Garin menait à sa place. Instantanément son visage s'éclaira. Il sourit tendrement à la jeune femme...

— Vous voyez bien que l'on vous attendait ! souffla Garin à l'oreille de sa femme. Votre présence fait des miracles, ma parole ! Regardez un peu l'air gracieux de Monseigneur ! Je vous assure que, jusqu'ici, il était parfaitement sinistre.

Le ton de persiflage de son mari eut le don d'agacer Catherine qui n'avait nul besoin d'un surcroît d'énervement. Elle haussa les épaules.

— Dans ces conditions, vous devez être vous- même fou de joie. Voilà votre but atteint !

En prenant place à table, elle rendit son sourire à Philippe.

Le repas lui parut interminable. Jamais, de toute sa vie, elle ne s'était autant ennuyée. Pourtant, cette journée de noces lui réservait encore une autre surprise. Il était à croire que tous les témoins de son passé s'étaient donné pour tâche de revenir vers elle au même instant ! À la réception qui suivit le festin et à laquelle s'écrasa la noblesse de toutes les provinces ducales, plus bon nombre d'Anglais, beaucoup de Bretons et même quelques Français, la jeune femme ne tarda pas à remarquer un prélat que l'on entourait beaucoup, et qui, d'ailleurs, se distinguait par le faste tout particulier de ses vêtements.

Il n'était que brocart violet, dentelles et broderies d'or. Une magnifique croix pectorale en diamants brillait sur son ventre rebondi. Il devait avoir entre cinquante et soixante ans. Toute sa personne respirait l'orgueil et la prospérité. Grand et fortement charpenté, envahi par une graisse abondante, il eût été majestueux sans la désagréable expression de ruse de son visage à la fois long et plat. Le personnage parlait haut avec un accent rémois qui rappela quelque chose à Catherine. Elle avait déjà vu cette tête-là quelque part. Mais où ?

Se penchant vers sa voisine, qui était Mme de Vergy, elle désigna l'évêque et demanda :

— Qui est-ce ?

Alix de Vergy tourna vers elle un regard surpris et vaguement condescendant.

— Se peut-il que vous ne connaissiez pas l'évêque de Beauvais ? Il est vrai que vous n'êtes pas à la Cour depuis très longtemps.

— Je ne connais peut-être pas l'évêque de Beauvais, riposta Catherine, mais je connais cet homme- là. Comment s'appelle-t-il ?

— Pierre Cauchon, voyons ! L'une des lumières de notre siècle et l'un des plus chauds partisans de l'alliance anglaise. On a beaucoup parlé de lui, voici quelques années, au Concile de Constance et, depuis quelques mois, le régent Bedford lui a donné le titre d'aumônier de France. Un homme remarquable...

Catherine réprima une grimace. Pierre Cauchon ! L'associé de Caboche l'Écorcheur, aumônier de France ? C'était à mourir de rire ! Sa bouche rouge eut une moue de dégoût qui stupéfia Mme de Vergy.

— On parlait beaucoup de lui, à Paris aussi, il y a quelques années. Il s'était acoquiné avec les bouchers et faisait pendre les honnêtes gens qui avaient le seul tort de ne pas penser comme lui ! Et le voilà évêque ? Une digne recrue que le Seigneur a faite là ! Présentez-le-moi, voulez-vous ?

Éberluée, Alix de Vergy s'exécuta. L'assurance de cette petite bourgeoise anoblie la sidérait. Et plus encore qu'elle osât parler avec ce mépris d'un prélat comme Monseigneur de Beauvais, qui jouissait de la faveur ducale.

Quelques instants plus tard, Catherine était admise à baiser l'anneau pastoral de l'évêque. Elle le fit en réprimant une grimace de dégoût parce que ledit anneau ornait des doigts boudinés et gras. Mais un sentiment de défi la poussait à entrer en relations avec Cauchon.

— Madame de Brazey, fit l'évêque avec onction, vous me voyez heureux de vous connaître. Nous apprécions beaucoup au Conseil votre mari qui est un très remarquable financier. Quant à vous, je n'ai pas encore eu l'honneur de vous rencontrer car je m'en souviendrais. Outre que je n'oublie jamais un visage, le vôtre est de ceux qui ne s'effacent pas de la mémoire d'un homme... même s'il est prêtre.

— Votre Révérence est trop bonne ! fit Catherine, jouant à merveille la confusion. Pourtant, elle m'a déjà vue. Il est vrai qu'il y a longtemps.

— Vraiment ? Vous m'étonnez !

Tout en parlant, tous deux avaient fait quelques pas et l'entourage du prélat, devinant qu'il souhaitait s'entretenir seul un instant avec la belle Catherine, s'était écarté, Alix de Vergy comme les autres. Catherine décida de profiter de cette demi-solitude. Cauchon reprenait :

— Messire votre Père était peut-être l'un des grands serviteurs du duc Jean, dont Dieu ait l'âme ? Il était mon bien cher ami ! J'aimerais que vous eussiez la grâce de me rappeler votre nom de jeune fille-Catherine secoua la tête avec un petit rire.

— Messire mon père n'était pas de l'entourage de Jean sans Peur, votre Révérence, et si je puis vous affirmer que vous l'avez connu, ce n'est certes pas dans les circonstances que vous imaginez. En fait, Monseigneur... vous l'avez fait pendre!

Cauchon eut un haut-le-corps.

— Pendre ? Un gentilhomme ? Madame... si pareille chose était arrivée par mon ordre, je m'en souviendrais !

Aussi n'était-il pas gentilhomme, poursuivit Catherine, tranquillement, mais avec, dans sa voix, une inquiétante douceur. Ce n'était qu'un simple bourgeois... un modeste orfèvre du Pont-au-Change à Paris..C'était il y a dix ans. Il se nommait Gaucher Legoix, un nom qui doit vous rappeler quelque chose. Vous et votre ami Caboche l'avez fait pendre parce que moi, pauvre innocente, j'avais caché un jeune homme dans notre cave... un autre innocent que l'on a massacré sous mes yeux.

Au nom de Caboche, deux plaques rouges s'étaient dessinées sur les joues grasses et pâles de l'évêque de Beauvais. Dans sa nouvelle dignité épiscopale, il n'aimait pas ce rappel à d'anciennes relations très peu flatteuses. Mais ses petits yeux jaunes s'attachèrent au visage de Catherine avec insistance.

— Voilà pourquoi votre visage me rappelait quelque chose. Vous êtes la petite Catherine, n'est- ce pas ? Je suis excusable de ne vous avoir point reconnue car vous avez beaucoup changé. Qui eût pu supposer...

— ... qu'une modeste fille d'artisan évoluerait à la Cour de Bourgogne ?

Ni votre Révérence, ni moi, certes. Pourtant, il en est ainsi. Le destin est une chose étrange, n'est-ce pas, Monseigneur ?

— Très étrange ! Vous me rappelez des choses que je voudrais oublier.

Vous voyez que je suis franc ? Je vais l'être encore davantage : je n'avais aucune animosité personnelle contre votre père. Je l'eusse peut-être sauvé, si la chose eût été possible. Mais elle ne l'était pas !

— Êtes-vous bien sûr d'avoir tout fait pour lui éviter la corde ? Vous aviez coutume, alors, de balayer ce qui vous gênait. Or, il vous gênait...

Cauchon ne broncha pas. Son lourd visage demeura impassible. Son regard était dur comme une pierre d'ambre pâle.

Il me gênait, en effet ! Le temps n'était pas aux demi-mesures. Après tout, peut-être avez-vous raison. Je n'ai pas cherché à le sauver parce que je n'en voyais pas l'utilité.

— Voilà qui est franc !

Ils étaient arrivés dans l'embrasure profonde d'une fenêtre. L'évêque posa sa main sur l'un des carreaux, suivant distraitement du doigt les méandres de plomb qui le sertissaient, le regard au loin.

— Acceptez que je vous pose une question ? Pourquoi avez-vous désiré me rencontrer ? Vous devez me haïr ?

— Je vous hais, en effet, répondit Catherine imperturbablement calme.

J'ai seulement voulu vous voir de près... et aussi vous dire que j'existais.

Enfin, je vous dois quelques remerciements car votre corde a épargné à mon père une fin aussi pénible mais infiniment plus longue...

— Laquelle ?

— Mourir de chagrin ! Il aimait trop son pays, son Roi et sa ville de Paris pour endurer d'un cœur paisible d'y voir régner l'Anglais.

Une flambée de colère fit briller momentanément le regard atone de Pierre Cauchon.

— L'Anglais y règne par droit de naissance et par héritage royal ! Il est notre très légitime souverain, né d'une fille de France et choisi par ses grands- parents, tandis que le bâtard de Bourges... n'est qu'un aventurier !

Le rire bref et insolent de Catherine lui coupa la parole.

A qui ferez-vous croire cela ? Pas à moi, en tout cas... et pas même à vous !

Votre Révérence n'ignore pas que le roi Charles VII ne l'aurait certes pas choisie pour être aumônier de France. L'Anglais est moins difficile... et pour cause ! Il n'a guère le choix ! Mais permettez-moi de vous faire remarquer que, pour un prêtre de Dieu, vous ne vous y entendez guère à distinguer celui qu'il a élu par droit de naissance pour régner sur la France.

— Henri VI, seul, est vrai Roi de France...

L'évêque semblait proche de l'apoplexie, mais

Catherine lui adressa son plus délicieux sourire.

— L'ennui, avec vous, Monseigneur, c'est que Votre Révérence aimerait sans doute mieux périr que reconnaître qu'elle s'est trompée ! Allons, souriez, Monseigneur ! On nous regarde... singulièrement le duc Philippe.

On a dû vous dire que nous sommes de grands amis.

Au prix d'un effort surhumain, Pierre Cauchon réussit à unifier son visage. Il sourit même, mais du bout des lèvres, et siffla entre ses dents serrées :

— Soyez sûre que je ne vous oublierai pas, Madame !

Catherine s'inclina légèrement puis murmura, suave :

— J'en suis heureuse. Quant à moi, je n'ai jamais oublié votre Révérence.

C'est avec intérêt que je suivrai sa carrière.

Et, laissant là sa victime, Catherine s'en alla, lente et gracieuse, traînant derrière elle la vague verte et blanche de sa robe, pour retrouver Philippe qui, depuis un moment, suivait avec étonnement, de loin, son aparté avec l'aumônier de France. La voyant se diriger vers lui, il vint à sa rencontre et lui offrit la main. Nul ne s'avisa de le suivre. L'instinct des courtisans était trop sûr pour n'avoir pas compris que, désormais, Catherine de Brazey devait être l'objet de toutes les attentions et de tous les égards.

— Qu'aviez-vous donc de si important à dire à notre évêque de Beauvais? demanda-t-il en souriant. Vous étiez graves, tous deux, comme prélats en concile. Discutiez-vous un point de saint Augustin ? J'ignorais même que vous le connussiez...

Nous discutions... un point d'histoire de France, Monseigneur ! Il y a fort longtemps que je connais Sa Révérence, dix ans à peu près. Nous nous sommes beaucoup rencontrés, jadis, à Paris. C'est ce temps-là que je lui rappelais...

S'interrompant, elle leva sur le duc son regard vide, brusquement humide de larmes et reprit, une colère contenue faisant vibrer sa voix :

— ... comment pouvez-vous employer... estimer un tel homme ? Un prêtre qui a pris des bains de sang pour se hisser à son trône épiscopal ?

Vous, le grand-duc d'Occident ?... C'est un misérable !

Philippe adorait qu'on lui donnât ce beau titre qui le flattait. Et l'émotion de Catherine le touchait au plus profond. Il se pencha vers elle afin d'être sûr de n'être entendu de personne :

— Je le sais, mon cœur ! Et si je l'emploie, c'est qu'il m'est utile. Mais de là à l'estimer, non ! Voyez- vous, lorsque l'on est prince souverain, il faut parfois se servir de toutes sortes d'instruments. Maintenant... souris-moi et viens ouvrir le bal ! Plus bas encore il ajouta : « Je t'aime plus que tout au monde ! »

Un pâle sourire revint dans les yeux et sur les lèvres de Catherine. Les musiciens, dans leur tribune, attaquaient une pavane. Elle se laissa entraîner par le duc au milieu du vaste cercle, à la fois admiratif et envieux, que formaient les assistants.

CHAPITRE V Nunc dimittis

Le jour des funérailles de Marguerite de Bavière, Catherine crut mourir de froid et d'angoisse à la fois. La duchesse douairière s'était éteinte rapidement, le 23 janvier 1424, trois mois après le mariage de sa fille, dans les bras d'Ermengarde. Philippe, qui se trouvait alors à Montbard avec Arthur de Richemont, était revenu trop tard pour revoir sa mère vivante et, depuis, une sombre désolation s'était abattue à la fois sur le palais et sur la ville où la défunte laissait de grands et sincères regrets. Quelques jours plus tard, par un froid noir, la dépouille mortelle fut conduite à sa dernière demeure, sous les voûtes admirables de la Chartreuse de Champmol, aux portes de Dijon. Là reposaient déjà son époux, Jean sans Peur, son beau-père, Philippe le Hardi, et sa belle-fille, la douce Michelle de France.

Lorsque, tôt le matin, alors que le jour n'était pas encore levé, Perrine avait habillé sa maîtresse en vue de la longue journée de cérémonies, elle avait été effrayée par la pâleur de Catherine.

— Madame devrait rester ici, se faire excuser...

C'est impossible ! Dans une semblable occasion, il faut être à la mort pour se dispenser d'assis ter aux funérailles. Ce serait offenser le duc dans sa douleur, répondit Catherine.

— Même Madame... dans son état ?

Catherine avait souri tristement.

— Oui, Perrine. Même moi !

Deux personnes seulement, dans l'entourage de Catherine, savaient qu'elle était enceinte : sa petite servante et Abou-al-Khayr qui, le premier, avait diagnostiqué la raison profonde d'un brusque évanouissement de la jeune femme aux environs de Noël. Depuis, la santé de Catherine était très chancelante, malgré les efforts qu'elle faisait pour le cacher. Elle supportait très mal son état et de fréquentes nausées, depuis cette première perte de conscience, la torturaient. Elle ne pouvait plus endurer les odeurs de cuisine et, quand elle traversait le bourg, les relents des chaudières des tripiers la révulsaient. Mais elle luttait courageusement pour tenter de cacher la vérité, le plus longtemps possible, à son mari.

C'est que, depuis les fêtes du mariage, ses relations avec Garin s'étaient singulièrement détériorées. Le Grand Argentier ne se départissait plus, envers elle, d'une glaciale politesse en public et, dans le privé, du moins quand il était là, il ne lui adressait presque jamais la parole, sinon sur un ton blessant auquel Catherine ne comprenait rien. Évidemment, il savait, comme tout Dijon, la nature exacte de ses nouvelles relations avec le duc, mais qu'il songeât à s'en montrer offensé, voilà qui dépassait l'entendement de la jeune femme. N'avait-il pas tout fait, tout mis en œuvre pour qu'il en fût ainsi ?

Alors, pourquoi cette attitude méprisante que Catherine supportait mal ?

D'autant plus mal que, depuis un mois et demi, elle n'avait pratiquement pas revu Philippe, occupé aux soins de ses états et toujours par les chemins. La tendresse passionnée qu'il lui montrait, la vigilante protection qu'il étendait sur elle lui devenaient peu à peu indispensables. En outre, il avait éveillé son corps à l'amour et la jeune femme était bien obligée de s'avouer qu'elle avait vécu auprès de lui des heures de délire difficiles à oublier... difficiles à ne pas souhaiter voir renouveler !

Perrine achevait d'habiller Catherine aussi chaudement que possible.

Obligée, comme toute la Cour au deuil intégral, elle était vêtue de noir de la tête aux pieds, mais une fortune en zibeline réchauffait le velours épais de ses vêtements. Un lourd voile noir tombait de l'atour à bourrelets de fourrure qui la coiffait. De courtes bottes fourrées, dissimulées par la robe et la cape, et des gants de velours de même couleur complétaient cet équipement dont aucun bijou ne relevait l'austérité. En principe Catherine était bien protégée, mais il faisait si froid ! La jeune camériste, peu rassurée, avait hoché la tête en regardant par la fenêtre l'épaisse couche de neige qui couvrait les toits et se transformait peu à peu dans les rues, sous les pas des citadins, en boue glaciale ou en plaques dangereusement glissantes. Or, Catherine aurait à parcourir, à pied, un long trajet.

La messe solennelle, célébrée à la Sainte-Chapelle tendue de noir, avait été mortellement longue. Malgré la forêt de cierges disposés autour de l'autel et du catafalque, il y régnait un froid intense. Toutes les haleines fumaient.

Mais le pire avait été l'interminable cortège qui, au pas, avait serpenté à travers la ville. Catherine avait gravi là un vrai calvaire !

Sous le jour livide, on avait défilé entre les maisons drapées de noir, au son des trompettes funèbres tandis que toutes les cloches de la ville sonnaient un glas qui ne finissait pas. La seule tache de couleur, dans ce cortège nocturne, était le char funèbre que Philippe avait voulu tout semblable à celui de son père : six chevaux le traînaient et le corps embaumé de la duchesse défunte reposait sous un drap de brocart d'or barré d'une grande croix de velours rouge. Aux quatre coins du char flottaient des bouquets de bannières de soie bleue brodée d'or. Soixante porteurs de torches et une véritable armée de moines, pleurant et psalmodiant, l'entouraient. Philippe venait derrière, tête nue malgré le gel, très pâle et les yeux fixes. Toute la Cour, puis toute la ville avec les bannières des corporations suivaient.

L'aspect du duc avait achevé de glacer le cœur de Catherine. Il avait l'air d'un automate. Brusquement, sous l'empire du chagrin, Philippe était redevenu pour elle le souverain inquiétant... à qui, cependant, il allait falloir demander une difficile grâce, et le plus vite possible ! La veille au soir, Colette, la vieille camériste de Marie de Champdivers, était venue trouver Catherine, en toute hâte, et lui avait appris la terrible nouvelle : quelques heures plus tôt, Odette et frère Étienne avaient été arrêtés au couvent des Cordeliers tandis qu'un ordre d'exil immédiat frappait les parents de la jeune femme. Seule, Colette était restée en arrière pour avertir Catherine en qui Marie voyait son unique et dernier recours.

Le cas était grave. Le duc de Savoie avait obtenu une nouvelle trêve entre les princes ennemis. Or, sur l'instigation d'Odette, un turbulent chef de routiers que l'on appelait le bâtard de La Baume avait rompu cette trêve en attaquant un village de Bourgogne. Pris et peu soucieux de laisser sa peau dans si mince affaire, le bâtard avait tout confessé. La riposte n'avait pas tardé : Odette, Étienne Chariot et un marchand de Genève qui était leur complice avaient été jetés en prison où la torture, puis la mort les attendaient.

Catherine ne parvenait pas à comprendre ce qui avait pu pousser Odette à une telle folie. On disait même que le complot ambitionnait jusqu'à l'assassinat du duc Philippe ! Était-ce l'annexion de sa ville ou bien la hâte de voir triompher plus tôt la cause du roi Charles VII à qui Dieu avait accordé un fils le 3 juillet 1423'? De toute façon, Catherine se refusait à laisser son amie sous pareille menace, dût-elle y risquer sa propre vie.

La Chartreuse de Champmol s'élevait hors des murs de la ville, entre la route de l'ouest et le cours de l'Ouche. Encore neuve, elle avait été bâtie par le grand-père de Philippe, le duc Philippe le Hardi, sur les plans de l'architecte Drouet de Dammartin. Bien souvent, Catherine avait entendu vanter les merveilles de ce couvent, l'une des plus grandes réussites de l'époque, mais n'avait encore jamais eu l'occasion d'y entrer. Seuls les hommes pouvaient pénétrer chez les Chartreux et les femmes n'étaient admises à la chapelle qu'en des occasions comme celle-ci. Cette chapelle avait remplacé celle de Cîteaux en tant que sépulture des ducs de Bourgogne.

Quand on eut traversé la porte d'Ouche, la saussaie aux arbres noircis et tordus par le gel, le grand enclos des Pères chartreux et le jardin, il faisait presque nuit et Catherine ne se soutenait plus qu'à grand-peine.

Continuellement, elle puisait dans les pilules ou bien respirait le flacon de vulnéraire que lui avait remis Abou-al-Khayr. Car, malgré ses lourds vêtements, un froid mortel se glissait en elle. La fumée des torches la faisait tousser. En franchissant le seuil de la chapelle, elle buta, faillit tomber. La main d'Ermengarde la retint juste à temps sous l'effigie de pierre de Philippe le Hardi qui priait orgueilleusement au fronton de la chapelle, en face de son épouse. Catherine lui adressa un regard reconnaissant. Elle n'avait pas osé appeler son amie à son secours. Comme Philippe lui-même, Ermengarde paraissait un fantastique fantôme noir aux yeux figés.


I. Le futur Louis XI.


La mort de sa duchesse avait cruellement frappé la Grande Maîtresse. Sous ses voiles noirs, elle était une autre femme... Mais sa main demeurait chaude et vigoureuse. Catherine en tira un regain de courage. Elle en avait grand besoin.

Elle ne vit à peu près rien de la chapelle, merveille de l'imagier flamand Claus Sluter, ni les vitraux en grisaille armoriée, ni, dans le chœur, le joyau de pierre qu'était le tombeau de Philippe le Hardi, ni les anges autour de l'autel, portant des candélabres et les instruments de la passion, ni, à la pointe de l'abside, l'archange d'or qui tenait déployée la bannière ducale.

Elle ne voyait que Philippe, son visage immobile qui ne la regardait pas, ses yeux gris qui ne cillaient pas. Autour d'elle, il n'y avait plus que des visages de pierre, des statues noires qui se mirent à tourbillonner... Planant au-dessus, les voix profondes des moines invisibles se mirent à psalmodier un chant funèbre, œuvre de Jacques Vide, un jeune valet de chambre de Philippe. Les paroles s'enflèrent dans les oreilles bourdonnantes de Catherine avec un bruit d'orage et de menace.

« Nunc dimittis servum tuum, Domine, secundum verbum tuum in pace.

Quia viderunt oculi mei salutare tuum... » « Maintenant, Seigneur, vous pouvez, selon votre parole, laisser votre serviteur s'en aller en paix, car mes yeux ont vu votre salut... »

Catherine sentit, à cet instant précis, qu'elle aussi s'en allait... Elle chancela. Le bras d'Ermengarde vivement passé autour de sa taille l'empêcha de choir au milieu de la cérémonie et la maintint fermement.

— Petite sotte ! lui chuchota-t-elle avec une rude affection. Vous ne pouviez pas le dire ?

— Quoi ? balbutia Catherine défaillante.

Que vous attendiez un enfant ! C'est inscrit en toute lettre sur votre figure.

Et moi qui ne voyais rien !... Courage, c'est bientôt fini, je ne vous lâche pas.

Ermengarde avait subitement retrouvé toute son humanité et Catherine pensa que, sans elle, elle fût morte sur place... En effet, la cérémonie s'achevait. Le duc Philippe, qui s'était tenu tout ce temps dans la chapelle privée de la famille du côté de l'Evangile, remettait la dépouille de sa mère au prieur de l'abbaye. Bientôt, Marguerite de Bavière s'en irait rejoindre son époux, sous la dalle de marbre noir qui marquait leur tombeau provisoire...

Mais, une seconde, Catherine avait senti son regard sur elle... un regard inquiet et tendre qui l'avait rassérénée. Son malaise se dissipait. La force d'Ermengarde paraissait s'insinuer en elle. Sa poitrine était moins oppressée... Pourquoi fallut-il qu'à cet instant, elle croisât l'œil de Garin. La haine y brûlait et lui communiqua un long frisson. Le visage contracté de l'Argentier était celui d'un fou. Catherine aurait juré l'entendre grincer des dents... Heureusement, cette impression de terreur fut très fugitive...

Quelques secondes plus tard, toujours soutenue par Ermengarde, elle se retrouvait à l'air libre. La nuit était complète et sibérienne mais du moins la jeune femme était-elle débarrassée des odeurs de cire brûlante et des lourdes volutes d'encens stagnant dans la chapelle.

— Cela va mieux ? demanda Ermengarde.

Elle la remercia d'un sourire confiant.

— Bien mieux ! Comment vous remercier ? Sans vous, je me couvrais de ridicule.

— Bah ! laissez donc ! Mais vous auriez dû me dire ce qu'il en était. Est-ce que... le duc sait ?

— Pas encore !

Toutes deux avaient fait quelques pas vers les bâtiments conventuels déployés au sud et à l'ouest de la chapelle. Des torches brûlaient en se tordant dans leurs griffes de fer devant le logis du prieur, mais tout le reste de l'immense monastère était noir et silencieux.

— Il fait sinistre ici ! fit Ermengarde avec un frisson. Partons !... Je me félicite d'avoir ordonné à mes gens de venir me prendre avec une litière.

Refaire tout ce chemin dans la neige est au-dessus de mes forces. Voulez-vous que je prévienne votre mari que je vous emmène ?

— C'est inutile ! répondit Catherine en hochant la tête. Mes faits et gestes n'intéressent pas mon époux.

— C'est qu'il est stupide ou sans cœur ! Mais il y a longtemps que j'ai renoncé à comprendre quelque chose à messire Garin ! Venez, ma chère !

Les deux femmes, en distribuant force saluts, avaient atteint le grand portail ouvert de l'abbaye. Elles allaient monter dans le lourd véhicule quand un page s'approcha d'elles. Il tenait un papier à la main et le tendit à Catherine :

— De la part de Monseigneur ! chuchota-t-il.

La jeune femme reconnut le petit Jean de Lannoy. L'adolescent lui sourit, salua profondément et s'éloigna pour rejoindre les équipages de son maître.

Les deux femmes montèrent en voiture et s'ensevelirent dans les coussins.

Ermengarde glissa un chaude-doux sous les pieds de son amie qui, déjà, dépliait le petit billet et le lisait à la lumière incertaine d'une chandelle plantée dans un anneau doré contre la paroi de la litière. Les rideaux de cuir protégeaient bien de l'aigre bise du dehors. Catherine, glacée jusqu'aux os, claqua des dents encore quelques instants. Mais le billet de Philippe l'enchanta.

«Je t'en supplie, écrivait le duc, viens! Viens ce soir!... J'ai un terrible besoin de te voir et je ne reste que trois jours. Pardonne-moi de te presser.

Je t'aime trop, vois-tu ! Lannoy t'attendra jusqu'à minuit à la porte du jardin... »

Ce n'était pas signé mais Catherine n'avait aucun besoin "de signature.

Elle froissa le papier en boule dans sa main et le fourra dans son aumônière.

Tout à coup, elle respirait mieux. Le poids d'angoisse qui l'étreignait depuis la veille s'allégeait. Une lueur d'espoir lui venait de sauver bientôt son amie.

Quand elle songeait à la frêle et délicate Odette, jetée au fond d'un cachot par ce froid, chargée de chaînes, pleurant de peur et de désespoir, elle s'affolait. Mais, grâce au ciel, cette nuit même, elle pourrait implorer la pitié de Philippe, arracher la liberté de son amie ! Les nausées qui l'avaient torturée toute la journée, la sensation de glace infiltrée dans ses veines, tout cela s'estompa en songeant à cette perspective. Et puis, cette nuit, il y aurait Philippe... l'amour de Philippe, ses mains douces, ses mots tendres !

Aussi Catherine était-elle presque gaie quand la litière d'Ermengarde la déposa rue de la Parcheminerie.

Le jeune Lannoy était bien à son poste quand Catherine frappa trois coups à la petite porte prise dans le haut mur du pourpris ducal. Le crève-feu était sonné depuis longtemps, mais la nuit était moins froide que ne l'avait été le jour, grâce à une abondante chute de neige tombée après complies. Depuis son séjour à Marsannay, Catherine avait pris l'habitude de ces promenades nocturnes, qui non seulement ne l'effrayaient pas, mais l'amusaient, un peu comme une partie d'école buissonnière. Elle ne craignait rien du danger sournois des ruelles, des soldats ivres ou des coupe-bourses de Jacquot-de-la- Mer. Une fois pour toutes, Abou-al-Khayr avait mis à sa disposition ses deux esclaves nubiens dont la gigantesque présence et les visages, plus noirs que la nuit elle-même, mettaient en fuite les téméraires qui eussent tenté de s'attaquer à une femme ainsi escortée. Bien nourris, chaudement vêtus, les deux noirs muets valaient à eux seuls toute une troupe armée. Catherine le savait et pouvait ainsi se rendre, libre de toute crainte, aux rendez-vous de Philippe. C'était de beaucoup la solution la plus pratique.

Jean de Lannoy sautait d'un pied sur l'autre dans la neige du jardin en se battant les flancs de ses bras pour se réchauffer. Il ouvrit avec enthousiasme à la visiteuse.

— C'est gentil à vous d'être venue si vite, dame Catherine ! chuchota-t-il malicieusement. Il fait un froid de loup...

— C'est pour toi que je me suis hâtée. J'ai craint que tu ne prennes froid...

— Autrement dit, Monseigneur me doit des remerciements, conclut le page en riant. D'autant plus qu'il vous attend avec impatience.

— Comment est-il ?

Lannoy eut une grimace qui signifiait « ni bien, ni mal », et prit la main de Catherine pour la guider à travers le jardin. La neige était si épaisse qu'il fallait bien connaître les lieux pour ne pas tomber dans les massifs. Sous la voûte du palais, la jeune femme confia au page, comme d'habitude, Omar et Ali, ses gardes du corps, et s'élança dans le petit escalier en spirale, pris dans une tourelle aveugle, qui menait droit chez le duc. Des chandelles de cire parfumée éclairaient ce colimaçon tapissé de velours. Quelques instants plus tard, Catherine tombait dans les bras de Philippe. Il l'étreignit avec passion, sans prononcer une parole, couvrant de baisers fous son visage froid. Au bout d'un long moment, il la lâcha, rabattit le capuchon de fourrure sur les épaules de la jeune femme, puis reprit son visage entre ses deux mains pour l'embrasser encore.

— Comme tu es belle ! chuchota-t-il d'une voix étranglée par l'émotion... et comme tu m'as manqué ! Quarante-cinq jours sans toi, sans ton sourire, sans tes lèvres. Mon amour... quelle éternité !

— Puisque je suis là, dit Catherine souriante en lui rendant son baiser, il faut oublier tout cela.

— Tu oublies si vite les mauvaises heures ? Pas moi... Et, malgré l'envie violente que j'avais de te retrouver, j'ai hésité, tantôt, à t'imposer cette sortie nocturne. Tu étais si pâle à la chapelle ! J'ai bien vu que tu avais failli te trouver mal...

— Le froid ! Toi aussi, tu étais pâle...

Il l'était encore. Contre elle, Catherine sentait trembler le grand corps maigre. Elle ne voulait pas lui annoncer tout de suite l'enfant à naître parce qu'il n'eût peut-être pas osé la toucher. Et elle sentait qu'il avait besoin d'elle, impérieusement. Un besoin physique... Sa figure était creusée par les larmes récentes. Sur le corps de sa mère, il avait répandu un torrent de pleurs qui l'avaient épuisé. Mais son air malheureux ne le rendait que plus cher à Catherine. Elle n'était pas encore parvenue à démêler le sentiment bizarre qui la liait à Philippe. L'aimait-elle ? Si l'amour était cette torture mentale, cette faim douloureuse qu'elle éprouvait chaque fois qu'elle évoquait le visage d'Arnaud, alors non, elle n'aimait pas Philippe. Mais s'il était seulement tendresse, douceur, puissant attrait physique, peut-être Philippe avait-il réellement pris un peu de son cœur.

Il l'avait soulevée de terre, après l'avoir débarrassée de son ample manteau et l'emportait vers le grand lit sur lequel il l'assit. Puis, il s'agenouilla devant elle pour la déchausser, il ôta doucement les petites bottes de cuir noir, les bas de soie fine qui montaient jusqu'aux genoux. Un moment, il garda entre ses mains les minces pieds nus, posant un baiser sur chacun des ongles roses.

— Tu as froid, fit-il tendrement, je vais aviver le feu.

Trois troncs d'arbres empilés flambaient dans la cheminée, mais pour que les flammes fussent plus hautes et plus ardentes, le duc alla lui-même chercher une brassée de branchages dans un débarras voisin et les empila sur les rondins. Le feu bondit... Philippe revint alors à Catherine et commença à la dévêtir. Il apportait toujours un soin et une délicatesse extrêmes à lui ôter ses vêtements. Ses gestes, doux et caressants, étaient tout pleins d'une dévotieuse adoration. C'était une espèce de rituel lent, un peu solennel, auquel tous deux se complaisaient parce qu'il exaspérait le désir et rendait plus violente la tempête des sens qui suivait. Philippe ne se prosternait que pour mieux dominer ensuite...

Lorsque, longtemps après, Catherine s'éveilla de la délicieuse torpeur où s'était noyé son corps, sa joue reposait sur la poitrine de Philippe. Mais lui ne dormait pas. Légèrement redressé sur un coude, il jouait avec la masse soyeuse des cheveux de sa maîtresse étalés sur la soie blanche des oreillers comme une nappe d'or pur dans laquelle jouaient les flammes. Voyant qu'elle avait les yeux ouverts, il lui sourit avec ce charme que prenait, dans le sourire, son long visage hautain, un peu sévère.

— Pourquoi est-ce que je t'aime autant ? Tu mets du feu liquide dans mes veines comme aucune autre ne l'a jamais fait. Dis-moi ton secret ? Es-tu sorcière ?

— Je suis seulement moi, fit Catherine en riant.

Mais Philippe était redevenu grave. Pensivement, il la considérait avec une espèce de respect.

C'est vrai. Cela dit tout. Tu es toi... un être d'exception, moitié femme, moitié déesse... une entité rare et précieuse pour la conquête de laquelle des armées pourraient s'affronter. Il y a eu, jadis, une femme comme cela.

Pendant dix ans deux peuples se sont entr'égorgés parce qu'elle avait abandonné l'un pour l'autre. Une grande capitale a brûlé, des hommes ont péri par milliers pour que l'époux délaissé retrouvât son bien. Elle s'appelait Hélène... Elle était blonde, comme toi, moins que toi sans doute... Quelle autre femme, même notre mère Eve, a jamais eu plus belle chevelure que la tienne... ma Toison d'Or !

— Quel joli nom ! s'écria Catherine. Qu'est-ce que cela veut dire ?

Philippe la reprenait dans ses bras, la ramenait contre lui et la faisait taire d'un baiser.

— C'est encore une histoire de l'Antiquité. Je te la raconterai un autre jour...

— Pourquoi pas maintenant ?

— Devine..., fit-il en riant.

Le craquement des bûches reprit pleinement possession de la chambre tandis que Philippe et Catherine oubliaient une nouvelle fois le monde extérieur.

Quand elle lui apprit qu'elle attendait un enfant, il resta d'abord muet de surprise puis manifesta aussitôt une joie exubérante, la remerciant comme d'un rare présent.

— Tu m'enlèves tout remords ! s'écria-t-il. J'étais honteux de t'avoir appelée ici le soir même où ma mère... mais cette vie que tu m'annonces absout la faute. Un enfant... un fils, n'est-ce pas ?

— Je ferai ce que je pourrai, fit Catherine en riant. Tu es heureux ?

— Tu le demandes ?

Il sautait du lit et allait remplir, sur un dressoir, deux coupes d'or, dont il tendit l'une à Catherine.

— Du vin de Malvoisie ! Buvons à notre enfant !

Il leva sa coupe, la vida d'un trait puis se recoucha pour regarder Catherine boire son vin à petits coups.

— Tu as l'air d'une chatte devant un bol de crème, fit-il en se penchant pour recueillir, des lèvres, une goutte de vin qui roulait sur la gorge nue de Catherine. Maintenant, dis-moi comment je peux te rendre un peu de la joie que tu m'as donnée.

Il l'avait installée à nouveau contre sa poitrine. Près de son oreille, Catherine entendait battre le cœur de son amant. Mais ce fut le sien, à elle, qui battit un peu plus vite. Le moment était venu... elle se reprochait déjà d'avoir trop tardé. Dans les délices de cette nuit d'amour, elle avait failli oublier la détresse d'Odette. Collant sa tête plus étroitement contre Philippe, elle murmura :

— J'ai... j'ai quelque chose à te demander.

— Dis vite, c'est accordé d'avance.

Elle se redressa, posa sa main sur la bouche du duc, hochant tristement la tête.

— Ne promets pas trop vite ! Tu n'aimeras sans doute pas ce que je vais te dire. Il se peut... que tu te fâches.

Elle attendit l'effet de ses paroles et son inquiétude grandit en voyant que Philippe se mettait à rire.

— II n'y a pas de quoi rire, je t'assure, fit-elle, offusquée vaguement.

— Oh si ! car je pourrais te dire moi-même ce que tu vas me demander.

Gageons... tiens, un baiser !... que je sais ce que tu veux !

— C'est impossible !

— Mais non ! Il suffit seulement de te bien connaître. Tu as toujours dans ta manche une grâce « impossible » à me demander... même quand tu n'as pas de manches. Crois-tu que j'ignore ton amitié pour cette sotte d'Odette de Champdivers ? Ma police est mieux faite que cela, belle dame.

— Alors ? fit Catherine, la gorge soudain serrée.

Qu'est-ce que le duc de Bourgogne va faire des conspirateurs ?

— Le duc de Bourgogne n'en fera rien du tout, pour ne pas faire pleurer les beaux yeux que voilà. La fille, le moine et le trafiquant iront se faire pendre ailleurs. On les libérera... mais je ne peux faire moins que les expulser. Ton Odette devra quitter la Bourgogne. Elle ira en Savoie où on la casera quelque part. Le moine retournera à son mont Beuvray avec interdiction de franchir nos frontières et le marchand regagnera Genève. Tu es contente ?

— Oh ! s'écria Catherine débordante de reconnaissance, les yeux brillants comme des étoiles. Oh oui !

— Alors, je te rappelle que tu me dois un gage. J'ai deviné juste. Paie, maintenant !

Catherine paya avec enthousiasme et tant d'ardeur que Philippe fut bientôt comblé.

Matines devaient être chantées depuis longtemps au couvent Saint-Etienne, voisin du palais, quand Catherine, ses muets sur les talons, regagna sa demeure. La nuit était d'un noir d'encre et le froid cinglait son visage sous le capuchon baissé, mais la joie qu'elle emportait lui tenait chaud. Elle savait que, dans la matinée, Odette serait libérée, qu'elle pourrait la garder chez elle vingt-quatre heures puis la remettre à l'escorte chargée de la mener aux frontières de Bourgogne. L'exil n'aurait rien d'affreux car la jeune femme se promettait de bien munir son amie et le moine de manière à ce qu'ils ne manquassent de rien...

Elle était très fatiguée. Une journée de cérémonies écrasantes ajoutée à une nuit de plaisir, il y avait là de quoi abattre quelqu'un de plus solide. Mais, en se hâtant vers sa maison chaude, Catherine songeait avec plaisir à son lit douillet, bien clos, à la douceur de ses draps. Elle se sentait extraordinairement bien, malgré son état... détendue comme cela ne lui était pas arrivé depuis la Noël. Elle était sûre de dormir comme un ange.

Rentrée dans sa chambre, elle se hâta de se dévêtir et de se glisser dans le lit que Perrine, réveillée en sursaut, s'était précipitée pour lui bassiner pendant qu'elle se déshabillait. Tout était tranquille dans la maison. On n'entendait aucun bruit.

— Ne me laisse pas dormir trop longtemps demain matin, recommanda Catherine à la jeune fille. Il faut que j'aille à la prison vers le milieu de la matinée pour y chercher dame Odette. Et je suis si lasse que je pourrais dormir jusqu'au soir.

Perrine promit, se retira sur une révérence. Catherine, bien protégée derrière ses rideaux de soie, ne tarda pas à tomber dans un profond sommeil.

Elle fut tirée de sa bienheureuse inconscience par un fait étrange et brutal.

Des mains s'étaient saisies d'elle, l'empoignaient aux épaules et aux cuisses, la soulevaient dans les airs, l'emportaient. Ses yeux gros de sommeil devinèrent, dans une pénombre grisâtre, qui était peut-être le tout petit jour, des formes sombres et confuses qui s'agitaient. Sa chambre, qu'elle avait peine à reconnaître, semblait pleine de fantômes. Ces ombres ne faisaient pas le moindre bruit et ce silence ajoutait à l'impression de cauchemar.

Comme pour sortir d'un rêve, Catherine voulut crier. Mais, si sa voix s'arrêta sur ses lèvres, ce ne fut pas à cause de l'étrange impuissance née d'un songe pénible, mais bien parce qu'une main s'était abattue sur sa bouche. Elle comprit, alors, qu'elle ne rêvait pas, qu'on l'enlevait bel et bien. Mais qui ?

Toutes ces ombres portaient des masques... D'autres mains, sans douceur, la roulaient dans une couver ture qu'on rabattit sur sa tête. Une obscurité totale, étouffante, engloutit la jeune femme terrorisée.

Elle perçut un vague chuchotement puis on l'emporta. En pensée, elle suivait le chemin parcouru, la galerie, l'escalier... marche à marche. Les deux hommes qui la portaient, sans précautions, la secouaient comme un panier. Elle ne pouvait crier car on l'avait bâillonnée... Une brusque bouffée d'air glacial lui apprit qu'elle était dans la cour. Tout cela n'était que trop réel et pourtant la sensation de rêve absurde demeurait. Comment pouvait-on l'enlever dans cette maison pleine de monde ? Il y avait Perrine, Garin, Abou et ses muets... Il y avait Tiercelin... et cependant on l'emportait comme un sac sans qu'aucune voix se fît entendre...

On la jeta dans quelque chose qui devait être une litière car cela se mit à bouger. Catherine se débattait avec une énergie si farouche que, malgré les liens serrés autour de la couverture, elle parvint à dégager un bras.

— Faites vite, chuchota une voix étouffée...

Catherine prit pour elle le conseil, redoubla d'énergie, découvrit sa tête à demi. Elle était dans une charrette bâchée et pleine de paille. Le jour se levait... Elle put voir un coin de la rue, très peu. Un homme occupait tout son champ de vision... et cet homme était Landry Pigasse. Un ultime effort et elle put libérer sa bouche, hurla :

— À moi... Landry !

Le cri s'étrangla dans sa gorge, étrangement faible. Ses ravisseurs avaient dû s'apercevoir qu'elle s'était quelque peu libérée. Un coup violent s'abattit sur sa tête et Catherine s'effondra dans la paille, sans connaissance cette fois.

Elle ne sut pas que la charrette franchissait la porte d'Ouche et s'engageait sur la route de l'ouest.

CHAPITRE VI La chambre du donjon

Une sensation de froid réveilla Catherine en même temps qu'une violente douleur à la tête. Étroitement ligotée, elle était incapable de bouger mais du moins son visage était-il découvert. Cela ne l'avançait pas beaucoup car le bâillon avait été replacé sur sa bouche et, profondément enfoncée dans la paille qui garnissait la charrette, elle ne voyait rien que le ciel et les deux hommes assis près d'elle. Mais sa tête était à peu près à la hauteur de leurs pieds.

Jamais, encore, elle ne les avait vus. Avec leurs houppelandes en peau de mouton, leurs chapeaux de feutre enfoncés sur les yeux, leurs mains rouges aux doigts carrés appuyées sur leurs gros genoux, ils avaient l'air de paysans... et semblaient totalement insensibles. Ils se laissaient aller au roulement de la charrette et, quand Catherine gémit pour attirer leur attention, ne tournèrent même pas les yeux vers elle. Si leur respiration n'avait fait fumer leur haleine, on aurait pu les prendre pour des statues de bois. Mais bientôt, Catherine se désintéressa d'eux car elle se sentait de plus en plus mal. Les cahots de la carriole se répercutaient douloureusement dans tout son corps. Ses mains et ses pieds étaient glacés et son estomac vide se tordait, aux prises avec d'atroces nausées. Le bâillon l'étouffait. Les cordes qui la liaient étaient serrées si fort qu'elles meurtrissaient sa chair malgré l'épaisseur de la couverture...

Tout près de là, une voix cria :

— Au galop !... Plus vite, Rustaud ! Fouette tes chevaux !

La voix n'était pas reconnaissable et, d'ailleurs, Catherine ne chercha pas à l'identifier. Elle plongea brutalement dans un univers de souffrances qui laissa bientôt en arrière ses précédents malaises. La mauvaise charrette se mit à bondir dans les ornières profondes de la route, secouant sans miséricorde le corps douloureux de la malheureuse Catherine à peine protégée des planches par un peu de paille. Des flèches de feu parcouraient son ventre, son dos, ses reins. Elle rebondissait comme un sac de sable à chaque cahot. De grosses larmes qu'elle ne pouvait plus retenir roulaient sur ses joues. Ses deux gardiens contemplaient maintenant son supplice avec une joie bestiale et répondaient par de gros rires à chacune de ses plaintes...

Torturée, écartelée, elle souhaita être morte... Que signifiait tout cela, cette épouvantable aventure ? À qui devait-elle ce traitement barbare ?

Mais l'excès même de sa souffrance finit par venir à son secours. Comme le chariot passait à toute allure sur une pierre et retombait avec une violence qui envoya la tête de Catherine sonner contre un montant de bois, la malheureuse poussa un cri et s'évanouit à nouveau...

En revenant à elle, Catherine se crut au fond d'une cave. Elle était encore couchée sur de la paille, mais dans un lieu obscur dont elle distinguait mal les détails. Une haute voûte de pierre se perdait dans l'ombre, loin au-dessus d'elle. En tournant la tête pour voir ce qui l'entourait, quelque chose de froid et de dur la gêna et fit un bruit métallique. Portant les mains à son cou, elle sentit un collier de fer et aussi que ce collier était attaché à une chaîne assez longue pour permettre une certaine liberté de mouvements, mais rivée dans le mur. Avec un cri d'horreur, Catherine se redressa, assise sur la paille, et se mit à tirer instinctivement des deux mains sur la chaîne, dans un effort dérisoire pour l'arracher de la muraille. Un éclat de rire salua cette misérable tentative.

— Elle est solide et bien attachée. Vous ne risquez ni de l'ôter, ni de lui échapper, fit une voix froide. Comment trouvez-vous votre nouveau palais ?

Catherine se leva d'un bond malgré les douleurs de son corps meurtri. La chaîne retomba le long de ses jambes. Avec stupeur, elle reconnut Garin debout devant elle.

— Vous ? C'est vous qui m'avez enlevée, amenée ici ? Mais où sommes-nous ?

— Vous n'avez nul besoin de le savoir. Qu'il vous suffise d'apprendre que, dans ce lieu, personne ne viendra vous délivrer, ni n'entendra vos cris s'il vous prend fantaisie de crier. Ce donjon est haut, solide et convenablement isolé...

Tandis qu'il parlait, le regard de Catherine faisait le tour de la vaste pièce ronde qui devait tenir toute la superficie du donjon. Une étroite fenêtre en ogive, encore réduite par deux barreaux en croix, l'éclairait seule. Il n'y avait aucun mobilier, excepté un escabeau posé auprès d'une grande cheminée dans laquelle l'un des hommes en veste de mouton était occupé à allumer un maigre feu. Rien que la litière de paille sur laquelle Catherine s'était retrouvée ! De sa prison, car c'en était bien une, Catherine passa à l'examen de sa propre personne. Elle était vêtue d'une chemise de toile, d'une robe de bure brune grossière, d'une paire de bas de laine et de sabots de bois !

— Qu'est-ce que tout cela veut dire ? demanda-t-elle avec une intense surprise. Pourquoi m'avez- vous conduite ici ?

— Pour vous punir !

Garin se mit à parler et, à mesure que les paroles sortaient de sa bouche, son visage se crispait, se tordait sous l'empire d'une haine folle.

— Vous m'avez ridiculisé, couvert de honte... vous et votre amant ! Je me doutais, à voir votre visage, vos yeux cernés, que vous étiez pleine comme une chienne, mais votre malaise d'hier m'a éclairé tout à fait. Vous êtes enceinte de votre amant, n'est-ce pas ?

— De qui voulez-vous que ce soit ? lança Catherine avec surprise. Pas de vous, en tout cas ! Et je trouve étrange que vous preniez ombrage de l'état actuel des choses. C'est bien ce que vous vouliez pourtant : me jeter dans les bras du duc ? M'y voici. Je porte son enfant...

Son ton était glacial et sentait le défi. Frissonnante dans sa grossière robe, Catherine s'approcha de la cheminée. La chaîne la suivit avec un bruit sinistre. L'homme qui soufflait sur le feu s'écarta pour la regarder avec un mauvais sourire.

— Qui est celui-là ? demanda-t-elle.

Ce fut Garin qui répondit.

— Il s'appelle Fagot... et il m'est tout dévoué. C'est lui qui va s'occuper de vous. Evidemment, ce n'est pas un seigneur. Votre délicatesse trouvera qu'il est moins parfumé que le duc mais, pour ce que je veux faire, il sera parfait...

Catherine ne reconnaissait pas Garin. Son œil unique était fixe et ses mains tremblaient. Sa voix avait un débit haché, montant parfois à un aigu insolite. La peur se glissa dans les veines de la jeune femme, balayant sa colère. Elle voulut pourtant donner encore le change.

— Que voulez-vous donc au juste ? demanda-t-elle en tournant le dos à Fagot.

Garin se pencha vers elle, grinçant des dents...

— Vous faire perdre cet enfant que vous portez parce que je ne veux pas, moi, donner mon nom à un bâtard. Je pensais que la petite promenade jusqu'ici aurait suffi pour une fausse couche. Mais j'oubliais que vous êtes solide comme une truande. Il se peut que nous n'arrivions pas à vous débarrasser avant le temps. Alors il ne me restera plus qu'à attendre la naissance... et à supprimer le gêneur quand il paraîtra. En attendant, vous resterez ici avec Fagot. Et, croyez-moi, il saura bien rabattre votre caquet.

En fait... je lui ai donné tout pouvoir sur vous...

Des tics nerveux tiraillaient les traits de l'Argentier, leur conférant une apparence démoniaque. Le rictus de ses lèvres minces, le pincement de ses narines, sa voix qui atteignait le fausset firent comprendre à la jeune femme terrifiée qu'elle se trouvait en présence d'un autre homme. Garin était fou...

ou peu s'en fallait ! Il n'y avait qu'un fou pour concevoir ce plan diabolique : la remettre aux mains d'une brute pour tenter de lui faire perdre son fruit.

Tuer l'enfant si besoin était ?... Elle voulut, cependant, essayer de le raisonner.

— Revenez à vous, Garin ! Vous délirez ! Avez- vous songé aux conséquences de votre acte ? Croyez- vous que personne ne s'inquiétera de moi, ne me cherchera. Le duc...

— Le duc part demain pour Paris et vous le savez aussi bien que moi. Je saurai parler de votre santé chancelante... et ensuite de votre accident...

— Croyez-vous donc à mon silence, une fois délivrée ?

Je crois surtout que, lorsque vous aurez passé quelques mois entre les mains de Fagot, le duc n'aura plus envie de vous... car vous n'aurez plus rien de commun avec ce que vous étiez. Et il n'aime que la beauté. Il vous oubliera vite, croyez moi...

L'affolement s'emparait de Catherine. S'il était fou, du moins avait-il tout prévu. Elle tenta une ultime chance.

— Et ceux qui vivent autour de moi ?... Les miens, mes amis ? Ils me chercheront...

— Pas si je fais courir le bruit que Philippe de Bourgogne vous a secrètement emmenée avec lui. Qui donc s'en étonnera après les trop visibles marques d'amour dont il vous a comblée ?...

La terre se dérobait sous les jambes de Catherine. Elle crut sentir le monde vaciller autour d'elle, un abîme s'ouvrir devant ses yeux. Des larmes de colère impuissante montèrent à ses yeux. Mais elle se refusait encore à croire Garin totalement insensible. Instinctivement, elle joignit les mains.

— Pourquoi me traitez-vous ainsi ? Que vous ai-je fait ? Souvenez-vous : c'est vous... et vous seul qui m'avez dédaignée quand je m'offrais à vous.

Nous aurions pu être heureux mais vous avez refusé. Il vous fallait me jeter dans les bras de Philippe... et maintenant, vous m'en punissez ? Pourquoi...

mais pourquoi ? Me haïssez-vous donc ?

Les deux mains de Garin se refermèrent autour des minces poignets. Il se mit à secouer férocement la jeune femme :

— Je vous hais... oh oui, je vous hais ! Depuis que j'ai été forcé de vous épouser, j'ai souffert mille morts à cause de vous... Et maintenant il me faudrait endurer de vous voir étaler devant moi sous mon toit votre ventre insolent ? Il me faudrait servir de père à un bâtard ? Non... cent fois, mille fois non. J'ai dû obéir, j'ai dû vous épouser ! Mais j'ai préjugé de mes forces.

Le reste, je ne peux pas l'accepter...

— Alors laissez-moi aller chez ma mère... À Marsannay ?

D'une brutale secousse, il la jeta à terre. Elle tomba rudement sur les genoux, tirant sur la chaîne qui meurtrit son cou et gémit :

— Ayez pitié...

— Non... Personne n'a eu pitié de moi... Vous expierez... ici... ensuite vous pourrez aller vous cacher dans un couvent... quand vous serez laide.

Alors c'est moi qui rirai... Je n'aurai plus votre insolente beauté sous les yeux... votre corps impudique dont vous n'avez pas craint de faire étalage jusque dans mon lit... Laide ! Hideuse !... voilà ce que vous serez quand Fagot en aura fini avec vous...

Écroulée à terre, protégeant instinctivement sa tête de ses bras, Catherine, à bout de nerfs, sanglotait maintenant sans retenue. Tout son corps lui faisait mal et le désespoir l'envahissait.

— Vous n'êtes pas un homme... vous êtes un malade... un dément, hoquetait-elle. Quel homme digne de ce nom agirait comme vous ?

Seul, un grognement lui répondit. Levant alors vivement la tête, elle vit que Garin était parti. Elle était seule avec Fagot. C'était lui qui avait poussé ce grognement. Debout devant le feu qu'il avait enfin réussi à allumer, il la regardait de ses petits yeux noirs qui avaient l'air de deux clous dans sa figure flasque et couperosée. Un rire idiot le secouait tout entier. Il se dandinait d'un pied sur l'autre, à la manière d'un ours, les bras pendants de chaque côté de son gros corps. Une vague de peur, écœurante comme une nausée, serra Catherine au ventre. Elle se releva, recula sans quitter des yeux l'homme qui avançait. Jamais, de toute sa vie, elle n'avait éprouvé pareille terreur, frayeur aussi abjecte ! La conscience de sa faiblesse, de son impuissance en face de cet homme qui n'avait d'humain que la forme extérieure... et encore ! Cette chaîne de fer qui l'attachait à la muraille... trop courte pour lui permettre d'atteindre la fenêtre... Dans un réflexe enfantin d'effroi,, elle se tapit contre le mur, se protégeant de ses bras. Fagot marchait sur elle, un peu penché en avant, les mains ouvertes, comme s'il se disposait à l'étrangler. Catherine crut sa dernière heure venue. L'homme était son assassin et les discours de Garin avaient pour seul but de prolonger son angoisse.

Mais, quand les grosses pattes de Fagot s'abattirent sur elle, Catherine comprit que ce n'était pas à sa vie qu'il en voulait. Il la renversa dans la paille où il la maintint d'une main, tandis que, de l'autre, il essayait de relever sa robe... Une effroyable odeur de sueur, de graisse rance et de vin aigre emplit les narines de la jeune femme qu'une nausée faillit bien vider de toute sa force. Mais l'instinct du danger imminent la galvanisa. Un hurlement lui échappa.

— Garin ! Au sec...

Le cri s'étrangla dans sa gorge. Garin, s'il était encore là, ne pourrait que se réjouir de sa frayeur. Il savait parfaitement ce qu'il faisait en abandonnant la jeune femme au pouvoir de cette brute. Catherine serra les dents pour mieux rassembler son énergie. La paume rugueuse de Fagot qui palpait ses cuisses la soulevait d'horreur. Elle se battit alors, farouchement, sans un cri, luttant contre le poids qui l'écrasait avec l'acharnement d'une bête prise au piège. Surpris par la vigueur qu'elle déployait, l'homme voulut appuyer sa main sur son visage pour mieux la plaquer au sol. Elle le mordit si sauvagement qu'il beugla de douleur, se rejeta en arrière. Sentant le poids s'envoler, Catherine se releva d'un bond, réunit dans sa main une longue boucle de chaîne. Cela formait une sorte de matraque qui pouvait être redoutable.

— Si tu approches, siffla-t-elle entre ses dents serrées, je t'assomme !

L'autre recula, effrayé par la lueur de folie meurtrière qu'il avait vue dans le regard de sa prisonnière. Il se retrancha vers la porte, hors d'atteinte de Catherine, et parut hésiter. Puis il haussa les épaules, ricana :

— Mauvaise !... Pas manger ! Pas manger tant que Fagot aura pas eu son plaisir...

Puis il sortit en suçant sa main blessée où coulait un filet de sang.

Catherine entendit grincer de pesants verrous. Un pas descendit lourdement l'escalier et la captive se laissa retomber sur sa litière de paille, brusquement vidée de toute la force nerveuse qui l'avait soutenue pendant l'affreuse lutte.

Elle enfouit sa tête dans ses mains et se mit à sangloter spasmodiquement.

Garin l'avait bel et bien condamnée à la plus affreuse des morts en la remettant à cette brute bestiale. Si elle ne lui cédait pas, il la laisserait mourir de faim... Déjà son estomac vide la torturait. Le maigre feu allumé tout à l'heure par Fagot n'avait plus que quelques tisons auprès desquels la malheureuse alla s'accroupir, tendant ses mains gelées. Il faisait nuit maintenant et la fenêtre n'était plus qu'une vague découpure plus claire dans l'obscurité profonde de la tour. Quand les dernières braises s'éteindraient, Catherine serait livrée aux ténèbres, au froid, à la peur aussi de voir revenir l'abominable geôlier choisi par Garin...

Toute la nuit, elle la passa recroquevillée sur elle- même, les yeux écarquillés dans le noir, l'oreille au guet, n'osant dormir. Elle avait ramené la paille de sa litière autour d'elle pour essayer d'avoir moins froid. Mais quand le jour se leva, Catherine n'en était pas moins transie.

Les trois jours qui suivirent furent, pour la prisonnière, un épouvantable calvaire. Affaiblie par le manque de nourriture, glacée jusqu'aux os car les quelques brindilles allumées chaque jour par Fagot ne donnaient guère de chaleur, elle devait encore lutter contre les assauts de son gardien. Son estomac rétréci, brûlé par les crampes, lui faisait endurer une intolérable torture que n'apaisait guère l'eau saumâtre et glacée que lui servait Fagot pour tout réconfort... Elle se risqua, cependant, à dormir, quand elle eut constaté que les verrous de sa porte faisaient un épouvantable vacarme quand on les tirait ou qu'on les repoussait. Elle n'avait pas à craindre, de la sorte, une attaque sournoise... mais, quand la brute se jetait sur elle, la défense lui était de plus en plus cruelle, de plus en plus douloureuse... Ses bras, ses mains n'avaient plus de forces. Elle devait à sa solide constitution, à sa magnifique santé, de tenir encore et de trouver au fond de son être les forces désespérées qu'il lui fallait pour se défendre. Mais la faim creusait en elle son sinistre sillon, abolissant sa volonté, abattant son courage... Le temps n'était plus loin où, pour subsister, pour apaiser ses souffrances, elle accepterait n'importe quoi... même Fagot !

Au matin du quatrième jour, Catherine n'avait plus même la force de lever le bras. Quand Fagot entra dans sa prison, elle resta couchée dans la paille, inerte, incapable d'un geste. Un vague sentiment de fatalité l'avait envahie.

Toutes ses réserves d'énergie étaient usées. Des éclairs rouges passaient devant ses yeux quand elle fermait les paupières et, quand elle les ouvrait, des papillons noirs dansaient sur sa vision des choses... Elle se rendit vaguement compte que Fagot s'agenouillait auprès d'elle... Quand il posa la main sur son ventre pour voir si elle réagirait, une sorte de désespoir glissa en elle, mais sans provoquer l'impossible réaction. Au contraire, peu à peu, le détachement venait. Plus rien n'avait d'intérêt... Bientôt, elle serait morte.

Ce serait pour demain... ou pour le jour suivant, à moins que ce ne soit pour la nuit à venir... Qu'importait, après tout, ce que le misérable ferait de son corps. Peu à peu, à force de souffrir, il s'engourdissait. Un seul point, douloureux avec acuité, demeurait sensible : son cou que le cercle de fer écorchait et brûlait... Mais, pour essayer d'oublier, de retomber dans la bienheureuse torpeur qui, de plus en plus souvent, s'emparait d'elle, Catherine ferma les yeux. Elle sentit vaguement que Fagot ouvrait sa robe, arrachant les lacets du corsage dans son impatience, qu'il déchirait sa chemise. Le froid glissa sur sa peau nue que parcouraient les mains brutales du gardien. Il grognait comme un porc, tout contre elle...

Catherine eut un vague geste de défense pour se protéger contre l'ultime profanation, mais elle avait l'impression de se mouvoir dans des masses de coton. Un poids intolérable l'écrasa... mais, soudainement, il se passa quelque chose. Fagot se releva brusquement, abandonnant Catherine grelottante sur son grabat. Comme à travers une brume, elle vit Garin debout devant son tas de paille, un fouet à la main... C'était le fouet qu'il avait fait claquer sur les épaules de Fagot pour l'arracher à la jeune femme.

Maintenant, il s'accroupissait auprès d'elle, posait la main sur son sein gauche. Les oreilles de Catherine bourdonnaient mais elle comprit parfaitement ce qu'il disait :

— Elle est aux trois quarts morte ? Que lui as-tu fait?

La réponse de l'idiot lui parvint aussi :

— Pas mangé... Voulait pas être gentille avec Fagot...

— Tu ne lui as pas donné à manger depuis quatre jours ? Triple imbécile! Je t'ai dit de la dresser, d'en faire ce que tu voulais. Mais pas de la tuer !

Dans deux ou trois jours elle sera morte... Va me chercher de la soupe, et tout de suite...

Garin se penchait vers elle, recouvrait son corps amaigri en étendant dessus la chemise, puis la robe. Ses mains étaient douces et Catherine sentit un vague espoir lui revenir. Avait-il un peu de regret de ce qu'il avait fait ?

Elle se sentait encore capable de pardonner s'il l'arrachait à son enfer.

Quelques minutes plus tard, Fagot revenait, portant une écuelle de bois où fumait quelque chose. Garin souleva Catherine pour la faire boire.

— Doucement... Buvez d'abord un peu de bouillon.

Avec avidité, la malheureuse trempa ses lèvres sèches dans le bouillon chaud. Une gorgée, deux gorgées... La vie, peu à peu, coulait en elle, réveillant les sensations de son corps douloureux. Quand il n'y eut plus une goutte de bouillon dans l'écuelle, Catherine se sentit mieux et poussa un profond soupir. Elle ouvrait la bouche pour remercier Garin d'avoir eu pitié d'elle, mais, la voyant mieux, il ricana.

— Si vous pouviez vous voir ! Certes, aucun prince, que dis-je ? aucun homme ne ferait ses délices de vous. Vos cheveux sont ternes, sales, votre peau est grise... et vous êtes prête à n'importe quoi pour manger... comme une bête affamée ! Ma parole, je regrette d'avoir empêché Fagot de vous prendre. Vous êtes juste à point pour lui...

Avec la vie, la colère revint dans l'âme de Catherine. Elle n'ouvrit même pas les yeux, se contenta de murmurer :

— Allez-vous-en ! Vous êtes un misérable... Je vous hais !

— J'espère bien, s'écria Garin avec cette bizarre voix de fausset qui lui venait si naturellement depuis quelque temps. Mon seul regret c'est que votre amant ne puisse vous voir dans l'état où vous êtes ! Certes, il aurait du mal à vous reconnaître. Où est l'éblouissante dame de Brazey ? La fée au diamant noir ? Il n'y a ici qu'une génisse maigre à la panse pleine... Un bien doux spectacle pour moi ! Je pourrai dormir, maintenant, sans être hanté par votre éclat...

Il continua pendant un moment à l'insulter, mais Catherine ne l'écoutait pas.

Qu'il s'en aille, qu'il la laisse mourir, c'était tout ce qu'elle demandait. Elle gardait les yeux fermés, regrettant de ne pouvoir fermer aussi les oreilles.

Garin finit par se lasser... Au bout d'un moment, le silence se fit. La porte claqua, puis les verrous... Il n'y eut plus rien qu'un vague crépitement.

Catherine ouvrit les yeux. Elle était seule... Garin et Fagot avaient disparu.

Dans la cheminée une brassée de bois brûlait et auprès de la paillasse de la jeune femme une assiette avait été posée contenant quelques légumes et un morceau de viande sur lesquels elle se jeta, oubliant tout orgueil, mue par l'unique instinct de conservation... Affamée, elle trouva encore le courage de s'obliger à ne pas manger trop vite, mâchant de son mieux chaque bouchée.

L'eau glaciale de son bol de terre habituel lui parut délicieuse sur ce mince repas. Sa faim n'était pas encore apaisée, et de loin, mais elle se sentait moins faible, put se redresser, remettre sa chemise et sa robe et même se traîner jusqu'à la cheminée où elle s'étendit sur la pierre de l'âtre. Les flammes pénétraient chaque fibre de son corps d'une bienfaisante chaleur.

Hélas, cela ne durerait guère car il n'y avait pas de grosses bûches dans le tas de branchages qu'avait enflammé le gardien. N'importe ! La revigorante ardeur du feu s'insinuait dans les membres glacés et douloureux de la jeune femme. La cheminée était un havre de salut, un coin de paradis... Pour achever.de se trouver moins mal, Catherine déchira le bas de sa chemise, enroula autour du collier de fer la bande de grosse toile. Le tissu râpait mais, du moins, ne blessait-il pas comme le cercle tout juste martelé. Elle se recoucha avec un soupir de soulagement, replia son bras sous sa tête et s'apprêta à dormir. Elle aurait bien aimé profiter encore un peu de ce beau feu qui serait éteint quand elle s'éveillerait, mais elle se sentait lasse. Le sommeil fermait ses paupières irrésistiblement...

Elle les rouvrit presque aussitôt. Une toux violente se faisait entendre au-dessus de sa tête. Quelque chose de lourd tomba dans les flammes, faisant jaillir une gerbe d'étincelles. Catherine se rejeta en arrière pour ne pas être atteinte, écrasant sa bouche prête à crier sous sa main. C'était un homme qui venait de tomber dans le feu et se hâtait d'en sortir en jurant abominablement.

Dans l'ombre de la tour qu'envahissait le crépuscule, Catherine vit une silhouette vigoureuse qui s'administrait des claques un peu partout pour éteindre les brindilles enflammées accrochées à ses vêtements.

— C'était le seul moyen, grogna le nouveau venu. Mais, tête-Dieu ! Quel sale chemin !

Croyant à un nouveau rêve, né de sa fièvre, Catherine n'osait rien dire, mais la forme sombre revenait vers le feu, se penchait sur la jeune femme tapie contre l'un des piliers de l'âtre. Elle reconnut aussitôt, malgré la couche de suie, la figure goguenarde couronnée de cheveux noirs bien raides.

— Landry ! fit-elle faiblement. C'est bien toi ? Ou bien est-ce que je rêve encore ?

— C'est bien moi, fit gaiement le jeune homme.

Mais j'en ai eu du mal à te retrouver ! L'espèce de piqué que tu as pour mari avait bien calculé son coup !

Malgré ces affirmations, Catherine ne pouvait croire à la réalité de ce qu'elle voyait et entendait :

— Je ne peux pas croire que ce soit vraiment toi, balbutia-t-elle. Landry ne veut pas me reconnaître. Landry a oublié Catherine.

Il s'assit près d'elle et entoura de son bras les épaules frissonnantes.

— Landry n'avait rien à faire avec la femme de Garin de Brazey... avec la maîtresse du tout-puissant Duc. Mais tu es une victime, tu es malheureuse, tu as besoin de moi. Tu es redevenue Catherine...

La jeune femme sourit et laissa sa tête reposer sur l'épaule de son ami. Ce secours, cette amitié tombés littéralement du ciel, étaient tellement inattendus.

— Comment m'as-tu retrouvée ? Et où suis-je ?

Au château de Mâlain que Garin a dû se faire prêter par l'abbé de Saint-Seine. Comment je t'ai retrouvée, c'est une autre histoire. Un matin où je rentrais au logis après une nuit de ripaille au cabaret, j'ai vu une charrette sortir de l'hôtel de Brazey. J'ai entendu une femme crier dans cette charrette... un seul cri. Mais j'étais ivre encore et j'étais à pied... J'ai laissé courir. Une fois dégrisé, cette histoire m'a trotté dans la tête. Je suis allé chez toi, j'ai demandé à te parler. J'ai vu seulement une petite servante, une nommée Perrine, qui pleurait comme une fontaine. Elle m'a dit que tu étais partie, au petit matin, sans même la réveiller. Que tu devais suivre le duc à Paris... mais elle n'avait pas l'air d'y croire beaucoup à cause de tes robes qui étaient toutes là. Je n'ai pas pu l'interroger plus longuement, parce que le Garin revenait. Mais tout ça ne me paraissait pas clair. J'ai surveillé ton mari, un jour, deux jours et la suite. Finalement, ce matin, je l'ai vu partir à cheval et je l'ai suivi de loin. Nous sommes arrivés jusqu'ici et quelque chose m'a dit que j'avais trouvé ce que je cherchais. Dans le village, au bas de cette butte, on n'a pas très bonne opinion du château. On m'a dit, à l'auberge, qu'on y avait entendu des cris, des plaintes... une voix de femme.

Les bonnes gens croient aux fantômes. Ils n'ont pas cherché beaucoup plus loin. La nuit, ils s'enfermaient chez eux en faisant le signe de croix, voilà tout... J'ai cherché comment entrer ici. La bâtisse est en ruine, facile à escalader. J'ai vu, dans la cour intérieure, le cheval de Garin à l'attache, j'ai vu aussi sortir une espèce d'ours qui est allé dans une cabane chercher une écuelle de soupe. Personne ne s'occupait de moi. J'ai pu escalader le donjon en toute tranquillité... J'ai vu la cheminée et me voilà. Il faut dire que j'ai toujours une corde à la selle de mon cheval. Tu sais tout. Maintenant, viens, je t'emmène...

Il se levait d'un bond, tendait la main pour l'aider à se relever. Mais elle secoua tristement la tête.

— Je ne peux pas, Landry... je suis trop faible. L'écuelle de soupe était pour moi. Mon gardien ne m'avait rien donné à manger depuis quatre jours pour m'obliger à lui céder. Et puis... regarde : Garin a pris toutes ses précautions.

Elle montrait la chaîne que les plis de sa robe brune avaient dissimulée jusque-là à la vue de Landry. Le jeune homme resta court, changea de couleur. S'agenouillant, il toucha avec une sorte d'horreur craintive la chaîne et le collier.

— Le misérable ! T'avoir livrée à ce sanglier, pauvrette ! Il a osé t'enchaîner, t'affamer, t'exposer aux assauts d'un cochon !

— Tu vois bien que je ne peux pas te suivre.

— Voire !

Attentivement, le jeune homme examinait le collier, la chaîne. Celle-ci était épaisse. La limer représenterait un gros travail. Mais le collier portait une serrure.

— Où est la clef ? demanda Landry.

— Je ne sais pas. C'est peut-être Fagot qui l'a.

— Fagot ? Le gros bonhomme que j'ai vu ?

— Sans doute... mais je ne suis pas sûre qu'il la possède. Son intelligence ne va pas loin et je crains bien que cette maudite clef ne soit quelque part dans une poche de Garin.

Le visage de Landry se rembrunit. Il avait songé que la meilleure manière de délivrer Catherine était de tuer le geôlier, de lui prendre la clef et de sortir tranquillement par la porte. Mais, tout compte fait, il était peu probable qu'il l'eût. Quant à emmener Catherine, comme il l'avait tout d'abord projeté dans l'ignorance de son état, c'est-à-dire par la cheminée, il n'y fallait pas compter.

Affaiblie comme elle l'était, la jeune femme ne pourrait jamais fournir l'effort nécessaire pour qu'il pût l'aider à se hisser dans le conduit de fumée...

sans parler de la descente le long du mur du donjon, ni du franchissement de l'enceinte écroulée. Tout ce qui, pour ses muscles entraînés de chevaucheur professionnel, n'était qu'un jeu un peu difficile devenait pour la prisonnière autant d'obstacles infranchissables... Quelques minutes de réflexion persuadèrent Landry qu'il fallait remettre au lendemain son projet.

— Ecoute, fit-il... je vais être obligé de repartir par où je suis venu te laissant là. Je pourrais tuer ton geôlier, mais cela ne servirait à rien, car je n'ai aucun outil me permettant de te délivrer de cette chaîne. Tu dois rester encore ici jusqu'à demain soir. Je reviendrai avec des limes pour, au moins, couper le collier, et je pourrai te préparer une retraite dans la campagne...

— J'aurai tous les courages, promit Catherine, puisque je sais que tu es là, que tu veilles sur moi. Tu as raison, Garin pourrait revenir, il n'est peut- être pas loin et nous ignorons si d'autres hommes ne veillent pas en bas. Dans la charrette, ils étaient deux hommes.

L'un était Fagot, l'autre lui ressemblait... Je peux rester une journée de plus.

Le plus dur, c'est le froid...

Elle claquait des dents. Le feu était éteint et la nuit de février était loin d'être clémente. Le reflet pâle qui venait de la fenêtre disait assez qu'il devait y avoir de la neige au-dehors.

— Attends, fit Landry.

Vivement, il déboucla sa ceinture, ôta la veste de cuir épais qu'il portait sur son pourpoint, la jeta, toute chaude encore, sur les épaules tremblantes de Catherine qui s'y blottit avec délices.

— Avec ça, tu auras moins froid ! Il te suffira de la cacher dans la paille quand tu entendras entrer ton geôlier.

— Mais toi... tu vas geler ?

Le sourire de Landry rendit d'un seul coup à Catherine le bon compagnon d'autrefois, celui qui n'était jamais à court d'inventions et avec qui il faisait si bon courir les rues de Paris !

— Moi, je suis en parfait état, je ne suis pas une pauvre petite fille affamée, gelée...

— ... et enceinte, compléta Catherine.

Le mot pétrifia Landry. Catherine ne pouvait le voir dans cette obscurité qui les enveloppait tous deux, mais à son souffle plus court, elle sentit ce qui se passait en lui.

— De qui ? demanda-t-il la voix brève.

— De qui veux-tu que ce soit ? De Philippe, bien sûr !... Garin n'est qu'un mari postiche. Il ne m'a jamais touchée.

Le soupir que poussa Landry fit un bruit de soufflet de forge.

— J'aime mieux ça ! Et je commence à comprendre. C'est parce que tu attends cet enfant, n'est- ce pas, qu'il t'a conduite ici ? Son orgueil n'a pas pu en supporter davantage ? Alors, raison de plus pour t'arracher à lui. Demain, à la nuit tombée, je reviendrai avec ce qu'il faut pour te délivrer. La seule chose que je te demande, c'est d'éteindre ton feu, si ton gardien t'en allume un. J'ai cru étouffer dans la fumée en descendant.

— Entendu. A la tombée du jour j'éteindrai le feu.

— Parfait. Maintenant, prends ça... Au moins, tu auras quelque chose pour te défendre.

Catherine sentit qu'il lui glissait dans la main quelque chose de froid... une dague. Se souvenant que c'était la seule arme de Landry, elle voulut refuser.

— Mais toi ? Si tu rencontres Fagot ?

Le rire de Landry était décidément très réconfortant.

— J'ai mes poings... et je ne peux supporter l'idée de te savoir sans défense aux mains de cette brute. Va te coucher, maintenant. Je repars. Dors le plus que tu pourras pour être aussi forte que possible. D'ailleurs, je t'apporterai quelque chose à manger...

Catherine sentit les mains de Landry tâtonner sur ses épaules. Elles s'y appuyèrent un instant. Un baiser se posa sur son front.

— Courage ! souffla Landry... À demain !

Elle l'entendit marcher vers la cheminée, piétiner les brindilles craquantes et jurer sourdement tandis qu'il cherchait le bout de la corde qu'il avait laissée pendre dans le conduit de fumée. Ensuite, il y eut l'espèce de gémissement qu'il poussa dans son effort pour s'enlever à la force des poignets, la chute molle de la suie arrachée par son passage, puis plus rien... Une fois encore Catherine se retrouvait livrée à la nuit, au froid... à la solitude. Elle se pelotonna de son mieux dans l'épaisse casaque du jeune homme ramenant la paille tout autour d'elle, et voulut essayer de dormir. Mais le lourd sommeil qui l'avait envahie au moment de l'arrivée de son ami paraissait enfui bien loin. Catherine ne pouvait même pas clore les paupières. L'espoir, en revenant à elle, avait causé en même temps un invincible énervement. Les heures qui la séparaient du retour de Landry lui semblaient monstrueusement longues... une éternité de minutes, de secondes. Et, chose encore plus étrange, la peur revint du même coup.

L'imagination en mouvement de Catherine se mit à trotter comme une folle. La somme de périls courus par le jeune homme lui parut énorme et son cerveau surchauffé s'en exagéra la gravité. Il pouvait tomber dans sa périlleuse descente, rencontrer l'énorme Fagot, d'autres hommes peut-être...

Toute sa vie à elle, tout son espoir étaient suspendus à cette unique existence d'un homme jeune et courageux, mais qui pouvait trouver plus fort que lui.

Si Landry périssait, soit en sortant, soit en revenant le lendemain, nul ne saurait ce qu'il était advenu d'elle. Catherine serait livrée, sans défense, à l'abominable Fagot, aux caprices sadiques de Garin sans que personne d'autre pût venir à son secours...

Comme pour augmenter ses angoisses, un long hurlement éclata au-dehors dans les profondeurs de la nuit et la prisonnière retint un cri de terreur...

Il lui fallut un moment pour se rendre compte qu'il s'agissait seulement de l'appel d'un loup et non pas d'un râle d'agonie. Et les battements affolés de son cœur ne se calmèrent qu'après de longues minutes. En se serrant peureusement contre la muraille, elle sentit sous sa main le poignard que Landry lui avait laissé, s'en empara et le glissa dans son corsage. Le froid de la gaine de cuir lui fit du bien. Cette arme, c'était une présence rassurante...

c'était surtout, s'il arrivait malheur à Landry, le moyen d'en finir une bonne fois avec la souffrance, la peur, la faim... L'idée d'avoir maintenant une porte de sortie, désespérée mais définitive, raffermit son courage. Ses muscles douloureux et crispés se détendirent, un peu de chaleur revint à ses doigts glacés. La main sur son corsage, comme pour mieux protéger la dague salvatrice, elle s'étendit en arrangeant le collier de fer de la manière la moins gênante et ferma les yeux. Un sommeil léger, nerveux s'empara d'elle, coupé de sursauts et de brefs cauchemars.

Un rai de lumière sous la porte et le grincement des verrous précautionneusement tirés l'arrachèrent brusquement à ce mauvais sommeil et la jetèrent contre le mur, hagarde, le cœur fou et la sueur à l'échiné. La nuit était toujours aussi noire et Catherine n'avait aucun moyen de savoir à quel point de son cours elle en était. La jeune femme ne devinait que trop ce qui allait suivre. Les précautions mêmes prises par Fagot pour entrer chez elle disaient assez qu'il espérait la trouver endormie... Le grincement continuait, léger, léger... Si Catherine n'avait dormi d'un sommeil aussi inquiet, elle eût pu ne rien entendre.

La porte s'entrebâilla peu à peu. La repoussante figure de Fagot se glissa dans la fente, à contrejour. Il avait dû accrocher quelque part au-dehors la torche dont les flammes dansantes dessinaient des ombres fantastiques sur la porte... Une fois entré, il repoussa le battant derrière lui. La nuit devint opaque mais Catherine, terrifiée, pouvait entendre le souffle court de la brute. Elle chercha fébrilement dans son sein la dague de Landry, la tira de sa gaine et la tint serrée dans sa main. L'odeur affreuse de Fagot emplit ses narines au moment où les grosses mains moites s'abattaient sur elle avec une effrayante décision.

L'une la saisit à la gorge, l'autre cherchait à se glisser autour de sa taille...

Prise de panique, le cœur soulevé de dégoût, Catherine cessa de raisonner.

Son bras s'éleva, s'abattit... Fagot poussa un hurlement de douleur et la lâcha.

— Va-t'en..., souffla Catherine entre ses dents, va-t'en ou je te tue si tu oses encore me toucher...

Sans doute la douleur avait-elle déclenché la crainte dans le cerveau épais du geôlier, car il se mit à gémir comme un animal, à petits halètements courts... Mais il s'éloignait. La porte se rouvrit, Catherine le vit s'enfuir en tenant sa main sur son épaule... Ses plaintes lui parvinrent encore quelque temps et elle constata que, dans son affolement, il n'avait pas refermé la porte complètement, car les verrous n'avaient pas fait de bruit... L'alerte passée, Catherine décida d'attendre le jour. Elle avait eu trop peur pour pouvoir encore dormir.

L'aube grisâtre vint après un temps qui lui parut interminable. Elle poussa un soupir de soulagement en voyant l'ogive de la fenêtre devenir de plus en plus claire. Enfin, le jour revenait et chassait les terreurs de la nuit !

Catherine reprit confiance. Si tout allait bien, la nuit qui se terminait serait la dernière vécue par elle dans cette prison... Elle se sentait affreusement lasse et malade. A nouveau la faim la torturait mais l'espoir qui soulève les montagnes la soutenait. Elle savait qu'il la soutiendrait ainsi jusqu'au soir mais que, si Landry manquait au rendez-vous, la déception serait si cruelle qu'elle entraînerait avec elle tout ce qui restait en Catherine du goût de vivre.

Cette nuit, elle serait libre, ou elle serait morte...

La journée se traîna, d'autant plus longue que Fagot, peureux ou assoiffé de vengeance, oublia une fois de plus de porter à manger à la prisonnière.

Catherine dut se contenter d'un peu d'eau et songea avec tristesse qu'elle n'aurait aucun mal à éteindre le feu dans la cheminée. Le froid semblait plus vif que la veille, mais la casaque de cuir de Landry la protégeait assez bien contre ses morsures. Quand le bref jour encore hivernal commença à décroître, Catherine se sentit devenir fébrile. Dans combien de temps Landry viendrait-il ? Attendrait-il que la nuit fût bien installée, qu'il n'y eût plus à craindre d'être vu de qui que ce soit dans la campagne ? Catherine ne pouvait répondre à cette question, mais elle penchait pour une arrivée tardive.

Landry, sans doute, voudrait mettre toutes les chances de son côté. De même que, le matin, elle avait regardé avec joie s'éclairer sa fenêtre, elle la regarda se dissoudre dans l'ombre sans pouvoir se défendre d'une vague appréhension. La nuit n'avait pas perdu pour la prisonnière son pouvoir maléfique de ramener l'angoisse...

Un bruit de pas dans l'escalier du donjon la fit sursauter. Quelqu'un montait... deux personnes au moins, car elle pouvait distinguer deux voix dont l'une était celle, à peine distincte, de Fagot. Catherine n'en pouvait plus d'avoir peur et, à la crainte de ce qui s'approchait d'elle à cet instant se joignait une atroce déception. C'était peut-être Garin qui revenait... qui avait trouvé un autre moyen de la torturer... Qui pouvait savoir quelle nouvelle invention aurait germé dans ce cerveau malade ? S'il avait décidé tout à coup de la changer de prison, de l'enfoncer dans quelque cachot souterrain sans air et sans lumière où nul, pas même Landry, ne pourrait plus l'atteindre ? Le cœur de Catherine lui faisait mal à force de cogner dans sa poitrine. Quand la porte s'ouvrit, elle faillit crier.

Deux hommes entrèrent dont l'un portait une torche et l'autre une corde.

Les yeux agrandis de terreur, Catherine reconnut Fagot dans l'homme à la torche. L'autre n'était pas Garin, mais le deuxième complice de son enlèvement, celui qu'elle avait vu dans la charrette auprès de Fagot. Il lui ressemblait, d'ailleurs, curieusement. Mais il était peut-être encore plus repoussant, car ce qui chez le geôlier n'était qu'hébétude, visible abrutissement, revêtait chez l'autre tous les aspects d'une méchanceté sans mesure. Certes, celui-là n'avait pas l'air d'un idiot, mais la lueur qui brillait dans ses petits yeux annonçait une astuce dangereuse.

Goguenard, balançant sa corde d'une main, il s'approcha de Catherine, se courba vers elle.

— Voilà la mignonne ! Alors, on fait la méchante ? On ne veut pas essayer de distraire un peu le pauvre Fagot, un si brave garçon ?...

Fagot, qui se tenait à distance respectueuse, la torche haute, désigna la jeune femme avec rancune.

— Couteau !... dit-il seulement.

Catherine vit qu'en effet un pansement entourait son épaule gauche. Mais elle n'en eut aucun remords, regrettant seulement de n'avoir pas frappé plus fort.

— Un couteau, hein ? fit le nouveau venu avec une ignoble douceur... eh bien, on va le lui prendre !

Avant que Catherine ait pu deviner son geste, il avait empoigné la chaîne reliée au collier de fer et la tirait vers lui brutalement. Catherine crut que sa tête sautait. Elle hurla de douleur mais cela ne parut pas impressionner le misérable qui n'en tira que plus fort pour jeter la jeune femme hors de sa couche de paille. Elle roula à terre et, dans sa chute, la dague qu'elle tenait à la main lui échappa.

Ramasse, Fagot ! fit l'autre. Voilà le couteau en question ! Tu n'as plus rien à craindre. Bon sang ! Quel dommage que j'aie dû te laisser seul avec cette coquine ! Messire Garin devait pourtant bien savoir que, sans ton petit frère, tu ne valais pas cher. Mais maintenant, il est là, le bon Pochard... et on va bien voir qui c'est qui va faire la loi ici. Et d'abord, s'agirait de savoir comment cette mignonne s'est procuré son joli petit couteau... et aussi cette belle casaque de cuir. Ce n'est pas venu tout seul ici, tout ça... et quelque chose me dit qu'elle va nous le raconter bien gentiment. Pas, ma belle ?

Et une nouvelle fois, il donna une secousse au collier de fer, étranglant à demi la malheureuse Catherine.

— Tu vois, ricana le misérable, comme elle est déjà douce et gentille ?

On va s'entendre très bien nous deux. Mais d'abord, Fagot, allume-nous du feu, ça pourra toujours servir... ne serait-ce qu'à lui mettre les pieds dedans si elle ne veut pas parler. Et puis, il fait vraiment un peu frais ici, pour moi tout au moins parce que Madame est un peu rouge. Elle doit avoir chaud.

En effet, le sang à la tête, Catherine étouffait à demi car Pochard la tenait soulevée par le collier de fer. Brutalement, il la laissa retomber à terre, mais ce fut pour s'emparer de ses deux mains qu'il ligota derrière son dos.

— Comme ça, commenta-t-il goguenard, on ne craindra pas ses griffes !

Maintenant, on va la faire respirer un peu. Viens çà, Fagot, et laisse ton feu un moment, ça peut attendre. Puisqu'elle te plaît tellement, cette donzelle, je vais te faire plaisir. Je vais te la tenir pendant que tu en useras à ton gré. Et si elle est aussi gironde que tu le dis, je passerai après toi si ça me chante.

Attends... je vais te la dépouiller.

Il commençait à déchirer la misérable robe de Catherine quand un râle d'agonie le fit sursauter et ranima Catherine effondrée. Comme Fagot allait sortir de la cheminée, Landry était tombé sur son dos et, sans autre forme de procès, lui avait planté une dague entre les deux épaules. L'idiot s'affala dans les cendres, face contre terre, crachant un flot de sang...

Landry enjamba le corps d'un bond souple après avoir arraché son arme de la blessure. Maintenant, penché en avant, bras écartés, ses yeux noirs brillants de haine dans son visage barbouillé de suie, il faisait face à Pochard.

— À nous deux, crapule !... siffla-t-il entre ses dents. Je te jure que tu ne sortiras pas vivant d'ici.

— Voire ! ricana Pochard en tirant un long couteau de sa ceinture. On va être deux, à ce jeu-là, mon joli ramoneur. Et j'ai d'autant plus envie d'avoir ta peau que j'aimais beaucoup mon petit frère...

Catherine, oubliée par lui, se hâta de se traîner dans son coin pour dégager ses mains. Heureusement Pochard n'avait pas beaucoup serré la corde. Elle était si faible et si endolorie qu'elle ne savait plus si elle devait remercier le ciel d'avoir envoyé Landry à temps ou trembler pour lui. Il était jeune, souple et sans doute entraîné aux armes comme tous les hommes de la Grande Ecurie, mais Pochard avait la tête en plus que lui et une force dangereuse se dégageait de toute sa massive personne. Landry, pourtant, ne paraissait pas inquiet. A la lumière de la torche que Fagot avait plantée dans un anneau de fer du mur, Catherine put voir briller ses dents au milieu de sa figure noire ; il souriait... Les deux hommes s'observaient, tournant sur place en une bizarre figure de danse. Puis, brusquement, ils s'empoignèrent.

Catherine cria en se rendant compte que Landry était tombé sous la masse de son adversaire. Les deux hommes avaient roulé sur les dalles poussiéreuses et s'y enchevêtraient en un corps à corps furieux. Leurs grognements de rage étaient ceux de deux fauves aux prises et leurs mouvements si violents que Catherine les distinguait mal. Ils étaient inextricablement emmêlés l'un à l'autre...

Cela dura un temps qui parut interminable à la prisonnière épouvantée.

Mais, soudain, Pochard réussit à terrasser son adversaire. Catherine le vit avec horreur agenouillé sur le ventre de Landry. Il le tenait à la gorge, il serrait, il allait l'étrangler...

Alors, rassemblant tout ce qui pouvait lui rester de forces, Catherine saisit une boucle de sa chaîne, la leva et, avec autant de violence qu'elle put, la laissa retomber sur le crâne de Pochard qui s'écroula... Aussitôt Landry fut debout ; d'une bourrade, il renversa le frère de Fagot puis, se penchant sur lui, froidement, il lui trancha la gorge. Le sang gicla jusque sur la robe de Catherine qui, à demi morte, s'était laissée tomber à terre.

— Voilà qui est fait, fit Landry avec satisfaction. Maintenant, à nous deux, Cathy... je te dois la vie. Sans toi, ce pourceau m'étranglait...

Debout, il respirait fort, reprenant peu à peu son souffle que la violence de la bataille avait écourté. Du pied, il repoussa loin de Catherine le cadavre sanglant de Pochard, puis s'agenouilla auprès de son amie dont il caressa les cheveux emmêlés et poisseux.

— Pauvrette ! Tu n'en peux plus. Attends que je te délivre de ce carcan... mais dans quel état il t'a mise. Tu as le cou en sang...

En effet, le cou mince saignait à plusieurs endroits, écorché par les brutales tractions exercées par Pochard sur le collier de fer. Landry déchira un morceau de la chemise de Catherine ou de ce qu'il en restait pour en faire un gros tampon qu'il interposa entre le collier et le cou blessé, puis, à l'aide d'une grosse lime qu'il avait apportée avec lui, se mit en devoir de scier le collier. Car la fouille du cadavre de Fagot n'avait rien donné. Il n'avait pas trouvé la clef. L'opération fut longue et pénible pour Catherine malgré les précautions prises par Landry. Le bruit irritant de la lime mordant l'acier crispait les nerfs de la jeune femme surexcitée par l'impatience. Enfin, le moment vint où le carcan tomba et où Catherine, libre, put se relever. Elle voulut se jeter au cou de Landry pour le remercier mais il la repoussa doucement.

— Tu me remercieras plus tard. Maintenant, il faut filer d'ici et vite... Je ne crois pas qu'il y ait d'autres gardiens...

Soutenant par la taille son amie chancelante, il l'entraîna vers la porte, mais au moment de franchir le seuil de sa chambre de torture, la jeune femme eut une défaillance. Elle était arrivée au dernier degré de l'épuisement.

— Quel idiot je suis ! s'écria Landry. As-tu mangé quelque chose aujourd'hui ?

— Non... rien, juste un peu d'eau.

Landry tira de sa poche un flacon plat dont il mit le goulot à la bouche de la jeune femme.

— Bois un peu de ça ! C'est du vin de Beaune, ça te donnera un coup de fouet. Et, tiens, mange cette galette. Je l'avais apportée pour toi mais dans l'affolement de te trouver aux prises avec ces vilains oiseaux, j'ai complètement oublié de te la donner

Le vin emplit l'estomac de Catherine d'une chaleur instantanée mais lui donna également mal au cœur. Elle grignota quelques bribes de galette, se sentit tout de même un peu plus forte et voulut faire quelques pas. C'était impossible. Elle retomba à terre en vomissant ce qu'elle venait d'avaler, secouée par une terrible nausée.

— Tu n'en peux plus ! constata Landry sans s'émouvoir. Alors aux grands maux, les grands remèdes !

Il se baissa et, enlevant la jeune femme dans ses bras aussi aisément que si elle n'avait rien pesé, il s'élança dans l'escalier. La vis de pierre, prise dans l'épaisseur de la muraille, était éclairée de loin en loin par des brûlots de poix dans des cages de fer. En quelques instants, Landry et son fardeau furent dans la cour du château.

— Le plus difficile est fait, chuchota Landry avec un petit rire. L'enceinte de ce palais est en ruine. Il y a une brèche là, tout près.

A peine consciente, Catherine vit des pans de murs noircis qui se détachaient vigoureusement sur la neige. Des plaques blanches ouataient les pierres croulantes sur lesquelles Landry grimpait avec la sûreté d'un chamois. Bientôt, l'enceinte fut franchie et la campagne libre s'étendit, à perte de vue, blafarde sous le ciel noir, devant les yeux de la fugitive. On était maintenant sur la pente de la colline au bas de laquelle quelques masures se tassaient frileusement. Sans lâcher Catherine qu'il tenait étroitement serrée contre sa poitrine, Landry siffla trois fois. Une ombre sortit de derrière un enchevêtrement de ronces et de cailloux.

— Dieu soit loué ! fit une voix tremblante d'émotion. Tu as réussi !

Comment est-elle ?

— Pas brillante ! Il faut la coucher tout de suite.

— Tout est prêt. Viens...

Si faible qu'elle fût, Catherine avait tout de même soulevé ses paupières au son de la voix. Elle était trop épuisée pour éprouver encore de la surprise et les derniers jours vécus en enfer avaient émoussé quelque peu ses sensations mentales, mais elle voulait s'assurer qu'elle n'était pas le jouet d'une illusion.

Non, elle ne se trompait pas. C'était bien Sara qui venait de réapparaître aussi inopinément, sortant de la nuit comme si c'eût été la chose du monde la plus naturelle. Mais n'osant encore y croire, Catherine étendit la main pour toucher le visage penché sur elle.

— C'est bien toi ? Tu es revenue ?...

Sara saisit cette main et la couvrit de baisers et de larmes.

— Si tu savais comme j'ai honte de moi, Catherine... _

Mais Landry coupa court aux retrouvailles et aux explications.

— Plus tard, je t'expliquerai comment nous nous sommes retrouvés, fit-il en assurant mieux son fardeau dans ses bras. Pour le moment, il faut filer. Il a beau faire nuit, on peut nous voir, sur cette pente blanche. Je vais te déposer, Catherine, puis je reviendrai effacer les traces de mes pas dans la neige.

— Où allons-nous ? demanda Catherine.

— Pas loin, rassure-toi... à Mâlain même. Garin n'aura pas l'idée de te chercher si près de ta prison...

— Il sera inutile de revenir, fit Sara, je vais effacer les traces et d'ailleurs... (Elle s'interrompit, tendant un doigt vers le ciel...) la neige recommence à tomber. Elle aura tôt fait de combler nos pas...

En effet, de grosses mouches blanches voletaient doucement autour des trois personnages, lentes et rares d'abord, puis de plus en plus serrées...

— Le ciel est pour nous, fit Landry joyeusement. Dépêchons !

Il se hâta de dégringoler la butte que couronnait la silhouette sinistre du vieux château. Le silence enveloppait tout. Il n'y avait, en effet, plus d'autres gardiens, au donjon, que les deux cadavres déjà froids dont le sang figeait sur les dalles de la prison.

Courant presque, Landry traversa le maigre village, Sara sur les talons, dirigeant ses pas vers une chaumière où brillait une faible lumière et qui s'élevait en lisière d'un bois à flanc de colline. Sous la neige qui l'ensevelissait à moitié, la maisonnette formait une grosse boursouflure blanche, mais il y avait quelque chose d'amical et de rassurant dans la petite fenêtre barbouillée d'or par la lumière intérieure. Confiante, rassurée, Catherine se laissait emporter. Les bras de Landry avaient une vigueur, une chaleur auxquelles il faisait bon se confier... Un chien aboya près de la maison. La porte s'ouvrit aussitôt, découpant la silhouette noire d'une femme sur le fond éclairé.

— C'est nous ! fit Landry. Tout a bien marché...

— Vous l'avez délivrée ?

La voix était agréable, bien timbrée avec des inflexions graves. Elle roulait légèrement les « r », mais l'accent bourguignon en était léger.

— Entrez vite, fit la femme en s'effaçant pour les laisser passer.

CHAPITRE VII L'envie de la sorcière

La femme qui avait ouvert, devant Catherine, la porte de sa maison se nommait Pâquerette et passait pour sorcière. Mais c'était une bien étrange sorcière qui n'avait aucun point commun avec l'affreuse vieille, sordide et édentée, des légendes. Sa modeste maison au sol de terre battue était d'une propreté flamande, le chaudron de fer, pendu à la crémaillère au-dessus des flammes de l'âtre, brillait comme de l'argent. Quant à Pâquerette, elle ne devait pas avoir beaucoup plus d'une vingtaine d'années. C'était une de ces belles Bourguignonnes blondes, saines et drues comme de jeunes arbres avec un teint de fleur sauvage et un chaume épais et doré en guise de chevelure, si vigoureux que le bonnet de toile blanche n'y tenait qu'en instable équilibre.

Le corps était à l'avenant : des formes pleines sans lourdeur sous une peau au grain serré. En s'écartant pour le sourire, les lèvres rondes de Pâquerette montraient l'ivoire solide et blanc d'une dentition sans défaut.

Mais, tous ces détails, Catherine ne les avait pas notés en entrant dans la maisonnette. Elle n'avait vu que deux choses : le beau feu qui dansait sur la pierre jaune de l'âtre et le lit, si blanc sous ses rideaux de serge rouge, que l'on ouvrait devant elle. Après avoir absorbé la tasse de bouillon de poule offerte par son hôtesse, Catherine y avait dormi d'un sommeil de plomb, oubliant d'un seul coup ses souffrances et l'abjecte terreur qui, pendant des jours, l'avait mordue aux entrailles. Elle fut tout étonnée, le matin revenu, de s'éveiller dans ce décor simple et rassurant au lieu de la grisaille sinistre du donjon. Il lui fallut faire un effort pour se souvenir de ce qui s'était passé durant cette nuit terrible, si fertile en événements prodigieux : la mort des deux gardiens, sa fuite, la miraculeuse réapparition de Sara... Mais, penché sur le lit, Landry guettait son réveil et lui sourit tendrement en remarquant l'instinctif mouvement de recul qu'elle avait eu en ouvrant les yeux :

— Allons, fit-il doucement, n'aie donc pas peur ! Tu n'as plus rien à craindre ! Tu es en sûreté ici !...

Catherine n'avait pas l'air d'y croire. Ses yeux erraient autour d'elle, se posant sur chaque objet familier mais revenant toujours au feu... ce feu dont le manque l'avait tant fait souffrir ! Au-dehors, la neige avait cessé de tomber et même un timide rayon de soleil se montrait. Sa réverbération sur l'épaisse couche immaculée illuminait l'intérieur de la petite maison.

— Du soleil... du feu ! soupira Catherine avec un léger sourire.

Sara et Pâquerette, revenant de l'étable où elles étaient allées traire les chèvres, rentrèrent à cet instant, l'une avec un seau à demi plein de lait, l'autre avec des fromages. Voyant que Catherine était éveillée, Sara courut l'embrasser en pleurant, se lamentant sur sa maigreur et son aspect misérable.

Pâquerette, elle, regardait avec curiosité en pleine lumière la rescapée du château. Landry lui avait dit qu'elle était la femme du Grand Argentier, la maîtresse du tout-puissant duc de Bourgogne mais, à contempler cette créature amaigrie, au teint terreux, aux cheveux ternes et emmêlés, sale à faire peur, elle se prenait à en douter. Sara, d'ailleurs, la première émotion passée, contemplait la jeune femme avec désespoir. Ce visage ravagé, ce cou saignant... comment reconnaître l'éblouissante dame de Brazey ?

— Comme te voilà faite ! gémit-elle. Dans quel état, doux Jésus !

— Elle est surtout sale comme un peigne ! fit Landry goguenard. Si j'étais vous, je lui donnerais un peu de lait pour la remettre et puis je la récurerais consciencieusement.

— Je vais faire chauffer une marmite d'eau, approuva Pâquerette en décrochant un chaudron pour aller le remplir au puits du jardin.

Tandis que Catherine buvait son lait à petits coups et que Sara préparait tout pour la nettoyer, on en vint aux explications. Landry raconta comment, le surlendemain de l'enlèvement de Catherine, il avait rencontré Sara chez Jacquot-de-la-Mer où parfois le chevaucheur ducal allait passer la soirée.

Elle y était arrivée dans la journée, ayant laissé dans la forêt de Pasques la tribu de Stanko, le gitan qu'elle avait suivi et pour qui elle avait abandonné Catherine.

— Elle n'osait pas aller chez toi, ajouta le jeune homme.

— J'avais honte, fit Sara franchement, et regrets aussi ! J'avais besoin de te revoir et pourtant je craignais de rencontrer ton regard. Mais Dijon m'attirait irrésistiblement. Alors, j'étais allée d'abord chez Jacquot, pour voir venir. Quand j'ai su que tu avais disparu, j'ai cru que je devenais folle... et aussi que Dieu me punissait d'avoir manqué à mes devoirs. J'ai supplié Landry de me laisser l'aider à te chercher.

Nous avons fait le guet ensemble, conclut Landry, l'un relayant l'autre. Tu connais la suite. Dans la nuit, après t'avoir quittée au château, je suis revenu à Dijon la chercher. Quant à Pâquerette...

Il attirait la jeune fille à lui, entourant familièrement sa taille de son bras, et posait sur son cou un baiser claquant.

— ... c'est aussi à la taverne de Jacquot que je l'ai connue, voici plus d'un an. Elle habitait Fontaine, avec sa mère, mais la vieille a été prise et brûlée comme sorcière. Pâquerette a dû se sauver. Elle s'est réfugiée chez Jacquot.

Seulement, à Dijon, elle ne pouvait pas respirer. Il lui fallait les champs, la campagne. Jacquot avait justement un cousin qui venait de mourir ici ; il a donné sa cabane à Pâquerette et voilà ! Elle n'a rien à craindre à Mâlain, sauf si le duc décidait d'envoyer une troupe pour détruire tout le village, et encore.

— Pourquoi donc ? demanda Catherine. Est-ce que cette terre est lieu d'asile ? Domaine d'église, peut-être ? Ne m'as-tu pas dit que le château appartenait à l'abbé de Saint-Seine ?

— Le château, oui, encore que le saint homme s'en désintéresse vertueusement, fit Landry en riant. Quant à être un lieu d'asile, c'en est un, en effet, mais pas comme tu l'entends. Ce serait même tout le contraire.

Mâlain est un village que l'on ne fréquente guère parce que presque tous ses habitants sont sorciers. La chose est bien connue... Aussi, une de plus une de moins ! Pâquerette y vit tranquille et ton époux savait ce qu'il faisait en t'enfermant dans ce vieux château. Les bons paysans des alentours ne s'approchent pas volontiers de ce coin-là. Le château passe pour hanté et le village est plus ou moins maudit...

Pendant ce temps, Sara avait rempli d'eau un grand baquet de bois qu'elle avait traîné devant le feu.

Assez parlé, maintenant, fit-elle en empoignant Landry par les épaules pour le mettre dehors. Va faire un tour ! Nous n'avons pas besoin d'un garçon pour baigner Catherine !

Avec, un soupir, Landry enfila la casaque de cuir qu'il avait récupérée, glissa une dague à sa ceinture et siffla le chien de Pâquerette.

— C'est bon, je vais faire un tour dans le bois ! J'y rencontrerai peut-être un gibier quelconque. La viande est rare, en hiver...

Lorsqu'il fut sorti, Sara aida Catherine à se lever, lui ôta sa chemise plus qu'à moitié déchirée et l'aida à s'accroupir au fond du baquet. Au contact de l'eau tiède, la jeune femme poussa un profond soupir de volupté. Après le repos dans un bon lit, la douceur de l'eau était ce qu'elle désirait le plus.

Jamais elle ne s'était sentie aussi sale, et, quand elle regardait sa peau ou ses cheveux, elle éprouvait à la fois de la honte et du dégoût. Certes, si elle avait dû rester plusieurs mois dans cette abominable prison, elle en fût sortie irrémédiablement flétrie !... Elle se laissa aller dans l'eau et, tandis que Sara nettoyait avec précaution son cou blessé avant de l'enduire de baume, elle regarda, à travers la fenêtre, Landry qui s'éloignait, le chien sur les talons.

Pâquerette était sortie avec lui pour l'accompagner et Catherine pouvait la voir s'appuyer tendrement sur l'épaule du jeune homme.

— Cette Pâquerette, demanda-t-elle à Sara, tu crois que c'est la bonne amie de Landry ?

— Elle est sa maîtresse et j'ai bien l'impression qu'elle est folle de lui.

Mais je ne saurais te dire ce que Landry en pense. L'aime-t-il ? C'est difficile à dire.

— Tu crois qu'elle est réellement sorcière ? Elle en a si peu l'air...

C'est une maladie qui se transmet de mère en fille, paraît-il. Même si elle ne l'est pas, personne ne voudrait le croire parce que c'est dans l'ordre des choses.

— Mais toi, tu le crois ?

Sara haussa les épaules et enduisit copieusement de savon un morceau de toile pour en frotter le corps de Catherine. Peu à peu, il retrouvait sa couleur normale, malgré les bleus et les ecchymoses qui le marbraient.

— Je ne sais pas ! Mais je le croirais volontiers. C'est une drôle de fille, tu sais ! Je l'ai vue plusieurs fois chez Jacquot-de-la-Mer. Les hommes la craignaient à cause de son regard.

Se rappelant les yeux étranges de Pâquerette, de couleurs différentes, l'un bleu et l'autre brun, Catherine songea qu'il y avait peut-être un peu de quoi, mais, toute au plaisir de redevenir propre, elle oublia bientôt son hôtesse.

Sara la sortit de l'eau et l'assit devant le feu pour la sécher. Puis elle reprit de l'eau pour lui laver la tête. Catherine se laissait faire comme un petit enfant.

C'était délicieux de s'abandonner aux mains habiles de Sara, comme autrefois, quand elle n'était qu'une gamine poussée trop vite. La crasse et la fatigue s'en allaient en même temps. La jeune femme se sentait renaître.

Lorsque Pâquerette rentra, un peu plus tard, elle resta un instant au seuil de la porte, un fagot dans les bras, figée de surprise par le spectacle qu'elle découvrait. Assise sur un escabeau auprès du feu qui rosissait sa peau, enveloppée d'une pièce d'étoffe qui laissait à nu ses jambes fines et ses belles épaules, Catherine, les yeux mi-clos, avait l'air de sommeiller. Debout derrière elle, Sara peignait et repeignait une masse d'or encore humide qui était sa chevelure, la plus belle, la plus longue que la jeune fille ait jamais vue. Était-ce vraiment la triste épave de la nuit précédente, cette chose grise et maculée de sang qui s'était transformée soudain en une ravissante créature.

— Soyez gentille de fermer la porte, fit Sara en se détournant à demi, il fait si froid...

Machinalement, Pâquerette claqua le battant. Mais ses étranges yeux bicolores s'étaient curieusement rétrécis et Sara surprit le regard dont elle enveloppait Catherine. La beauté soudain découverte de la fugitive avait frappé Pâquerette comme un soufflet et Sara sentit comme si elle l'eût touchée du bout du doigt l'envie se glisser dans l'âme de la sorcière ; elle se promit de ne pas trop lui faire confiance et de la surveiller sans en avoir l'air.

Landry rentra tard dans la soirée, couvert de sang et courbé sous le poids d'un jeune sanglier qu'il avait tué au couteau. Il était éreinté et ravi. Mais, en découvrant Catherine, redevenue fraîche et charmante dans une simple robe de laine bleue appartenant à Pâquerette, sa joie éclata avec exubérance. Il la saisit par la taille à deux mains et l'enleva en l'air.

— Enfin, te revoilà semblable à ton image ! Comme tu es jolie, ma Cathy ! La plus jolie fille que j'aie jamais vue... ! Tu es un peu trop maigre, mais ça ne durera pas...

Plantant un baiser sur chacune des joues de la jeune femme, il la reposa à terre puis se tourna vers Pâquerette :

— J'ai faim, dit-il.

— Tout de suite ! La soupe est prête !

La voix de la jeune fille était unie et calme comme une eau tranquille, mais Sara avait vu l'éclair de colère qui avait traversé son regard quand Landry avait embrassé Catherine. Décidément, la fille était jalouse et Sara n'en augurait rien de bon !

Après le souper, on tint un conseil de guerre. Rien n'avait bougé au château où nul n'avait dû encore découvrir les cadavres. Mais Garin reviendrait peut-être bientôt et l'on ne pouvait laisser Catherine à la merci d'une dénonciation toujours possible, si quelqu'un remarquait sa présence dans la maison de Pâquerette.

— Le mieux, fit Landry, est de prévenir Monseigneur Philippe.

Seulement ça va demander quelque temps. Il est à Paris en ce moment.

— Et messire de Roussay ? dit Catherine, est-il à Dijon ?

— Je crois que oui ! Mais il ne pourra pas grand- chose pour toi. Que tu le veuilles ou non, Garin est ton mari. Il a tous les droits sur toi et nul homme ne peut l'empêcher de te reprendre, pas même le capitaine des gardes. Il n'y a guère que le duc dont Garin n'osera pas braver la puissance.

Je partirai demain pour Paris...

C'était évidemment la seule solution pratique, mais Catherine ne put se défendre d'une appréhension à la pensée de voir Landry s'éloigner. Auprès du jeune homme, elle ne craignait rien. Il était fort, courageux et si gai !... Le Landry d'autrefois lui était revenu tout entier.

— Pourquoi ne pas attendre tranquillement ici que le duc revienne ? Il ne sera peut-être pas longtemps absent.

— Avec lui, on ne sait jamais ! fit Landry. De plus, j'ai mon service que je ne peux abandonner longtemps. Il faut que j'aille le trouver à Paris. Il donnera les ordres nécessaires pour te mettre à l'abri et empêcher ton mari de nuire. Si tu n'étais pas... dans cet état, je t'aurais emmenée avec moi, mais le chemin est trop long d'ici à Paris, les routes trop dangereuses. Moi, je passerai sans peine et je reviendrai bien vite. Allons, souris-moi ! Tu sais bien que ton salut m'importe plus que tout au monde.

Il avait mis tant de chaleur dans ces quelques mots que Sara chercha instinctivement le regard de Pâquerette. Mais celle-ci tenait ses paupières obstinément baissées. Elle ramassait les écuelles pour les laver. Son visage était aussi immobile qu'une pierre.

— Je te préparerai quelque chose pour la route, dit-elle seulement sans regarder Landry.

Dans la nuit, Sara, qui partageait avec Catherine le lit abandonné généreusement par Pâquerette, se réveilla soudainement, avertie par ce sixième sens que les races nomades possèdent à si haut degré. Le feu était éteint, la maison obscure, mais la tzingara sentait une présence auprès du lit.

Elle retint son souffle. Pâquerette devait dormir dans la soupente, au-dessus de leur tête et Landry dans l'étable, avec son cheval et les chèvres. Mais un léger frôlement se faisait entendre du côté de Catherine qui dormait profondément comme l'attestait sa respiration régulière. Il y avait là quelqu'un, Sara en aurait juré. Elle allait sauter hors du lit pour courir allumer une chandelle quand des pas, prudents mais très perceptibles, s'éloignèrent vivement. La porte de la maison s'ouvrit sans un bruit et, sur le fond plus clair du dehors, Sara distingua une silhouette de femme. Mais la porte fut vivement refermée. La bohémienne n'hésita pas. Enfilant hâtivement ses bas, ses souliers, elle jeta une couverture sur ses épaules et, prenant bien soin de ne pas éveiller Catherine, sortit à son tour. Juste à cet instant, Pâquerette sortait du poulailler, cachant quelque chose sous la mante noire qui l'enveloppait, et Sara n'eut que le temps de se rejeter dans l'ombre de la porte pour n'être pas surprise.

La sorcière s'éloigna rapidement sous le couvert du bois auquel était adossée sa maison. Là, elle s'arrêta et Sara put la voir allumer une lanterne qu'elle tenait cachée sous sa mante avant de s'enfoncer plus avant sous les arbres.

Ce manège parut si étrange à Sara qu'elle décida de la suivre. Où donc allait Pâquerette par une nuit si noire ? La température, vers la fin du jour, s'était considérablement radoucie et la neige fondait, sur la terre et dans les arbres, d'où tombaient de temps en temps de froids paquets blancs déjà à demi liquides. Pâquerette marchait vite et Sara dut presser le pas pour la suivre, mais la lumière dansante de la lanterne la guidait à travers les arbres. Le chemin suivi par la fille, à peine tracé mais visible cependant, grimpait à flanc de colline, contournant de gros rochers glissants d'eau et se dirigeant droit vers le sommet de l'épaulement boisé. Soudain, la lumière disparut, comme engloutie par la terre, et Sara hésita, livrée tout à coup à l'obscurité.

Elle reprit néanmoins sa marche en avant, dans la direction où elle avait vu la lumière s'effacer. Ses yeux s'habituaient à l'obscurité et elle pouvait se diriger sans trop de peine. Bientôt Sara comprit pourquoi la lumière avait disparu. Le sentier longeait une gigantesque roche dans laquelle s'ouvrait une faille assez large pour livrer passage à un corps humain. Persuadée que Pâquerette s'était glissée dans ce trou, Sara s'arrêta, tendit l'oreille, croyant bien distinguer un bruit de voix étouffées. Elle regretta de n'avoir pas songé à se munir d'une arme, mais s'engagea tout de même, courageusement, dans l'étroit passage, tâtant le rocher de ses mains. Bientôt, elle dut étendre les bras car le boyau s'élargissait mais le reflet d'une lumière vive lui apparut en même temps que s'enflait le bruit des voix. Dans les profondeurs de la terre, quelque part au bout de l'étroite galerie, un chant bizarre se faisait entendre.

Sara pressa le pas, encouragée par la lumière plus efficace. Le chemin plongeait résolument en profondeur, rendu glissant et malaisé par les infiltrations d'eau. Mais une sensation de chaleur par venait maintenant à Sara. Le couloir lit un coude, puis montra une grande déchirure claire, à moitié bouchée par un éboulement de roches derrière lesquelles la tzingara alla se tapir pour regarder au-delà.

Ce qu'elle vit la fit se signer précipitamment. L'éboulement ouvrait sur une caverne assez spacieuse au milieu de laquelle un feu était allumé.

Derrière ce feu, érigée sur une sorte d'autel taillé dans le roc, il y avait une grossière statue de bois qui avait le corps d'un homme et la tête d'un bouc entre les cornes duquel brûlaient trois chandelles de cire noire. Une douzaine d'hommes et de femmes, de tous âges, vêtus comme des paysans, étaient assis à terre en demi-cercle de chaque côté de la statue. Ils étaient rigoureusement immobiles et Sara les eût pris pour des statues si un chant monotone aux paroles à peine distinctes n'avait jailli de leurs lèvres. Seul, un grand vieillard à cheveux blancs aussi longs que ceux d'une femme était debout devant la grimaçante idole. Les mains au fond des manches de la longue robe noire, peinte de signes cabalistiques rouges, qui l'habillait du cou aux talons, il se penchait vers Pâquerette. La jeune fille avait rejeté le capuchon de sa mante sombre. Elle se tenait à genoux devant le vieillard, tête nue. Elle lui parlait et il lui répondait, mais Sara était trop loin pour entendre ce qu'ils disaient. La bohémienne avait compris qu'elle se trouvait là en face de l'assemblée des sorciers de Mâlain, dans le temple secret où ils célébraient le culte de Satan, leur maître...

Sara vit soudain Pâquerette tendre quelque chose de brillant à son interlocuteur : une mèche de cheveux dorés, et réalisa que c'étaient là des cheveux de Catherine. La sorcière avait dû les couper tout à l'heure, au moment où Sara s'était éveillée et avait senti une présence. Le vieil homme partagea la mèche en deux, en fit disparaître la moitié sous sa robe et fit brûler l'autre moitié, conservant les cendres soigneusement. Pâquerette toujours à genoux lui tendit alors une poule noire qui expliqua à Sara sa visite au poulailler. Le sorcier posa la poule sur l'autel, lui trancha la tête d'un coup de couteau. Un jet de sang jaillit et le sacrificateur en recueillit dans un bol de bois. Il en mêla une partie aux cendres des cheveux, en forma une sorte de pâte à laquelle il ajouta un peu de farine puis, se tournant vers le bouc, il éleva jusqu'à sa bouche grimaçante l'espèce de galette ainsi formée. Pâquerette s'était prosternée, face contre terre, tandis qu'à la ronde les sorciers chantaient plus fort, se balançant en cadence sur leurs hanches.

Sara fut obligée de se secouer pour échapper à l'envoûtement maléfique de la scène. Elle comprenait que Pâquerette, doutant sans doute de ses propres sortilèges, était venue demander, contre l'ennemie qu'elle s'était découverte, le secours de quelqu'un de plus fort qu'elle.

Ses invocations terminées, le vieillard revint à Pâquerette, la releva et marqua son visage, en croix, avec le sang de la poule noire. Se penchant davantage, il l'embrassa sur la bouche puis, tirant de sa robe un sachet qui devait contenir une poudre, il le lui tendit en murmurant quelque chose à son oreille, avant de se détourner d'elle en désignant la sortie du doigt.

Le geste alerta Sara. Pâquerette allait partir. Il fallait fuir avant d'être découverte ! A toutes jambes, courant presque, sans prendre garde aux angles vifs où elle se heurtait dans sa précipitation, Sara regagna la sortie.

L'air vif du dehors lui fit du bien. Elle eut l'impression de remonter des enfers. Son instinct de fille des champs et des bois lui fit retrouver le sentier avec la sûreté d'un chien de chasse sur la trace du gibier, talonnée qu'elle était par le désir d'être rentrée bien avant Pâquerette. Elle atteignit enfin la lisière du bois, puis la maison. Aucun bruit ne s'y faisait entendre. Catherine dormait toujours paisiblement. Sara arracha ses vêtements plutôt qu'elle ne les ôta, se glissa sous les couvertures. Le froid de ce corps qui arrivait contre elle réveilla légèrement Catherine. Elle murmura quelques mots indistincts, se tourna de l'autre côté et se rendormit. Quelques secondes plus tard, Pâquerette rentrait à son tour. Bien réveillée, cette fois, les yeux grands ouverts dans le noir, Sara entendit craquer l'échelle au moyen de laquelle la sorcière grimpait dans sa soupente. Un moment plus tard, il n'y eut plus aucun bruit dans la maisonnette. Mais Sara ne parvint pas à se rendormir. Ce qu'elle avait vu l'avait confirmée dans l'idée que Pâquerette, jalouse de Catherine, ferait tout au monde pour lui nuire. Elle ne croyait guère aux enchantements de ces sorciers de campagne et ne s'inquiétait pas des effets qu'ils pouvaient avoir sur Catherine. Il suffirait de veiller au grain ! Mais le sachet remis par le vieillard l'inquiétait. Elle craignait que ce ne fût un poison.

Elle fut, sur ce point, assez vite rassurée. Quand le jour commença à grisailler à la fenêtre de la petite maison, Sara vit redescendre Pâquerette. Sans s'occuper des deux dormeuses, la jeune fille prit une écuelle, y versa de la farine blanche et se mit à pétrir des galettes qu'elle fit cuire au feu dans une grande poêle noire à longue queue. Entre ses paupières mi-closes, Sara qui l'observait avait fort bien remarqué qu'en pétrissant la pâte, la jeune sorcière y avait ajouté le contenu du sachet qu'elle portait dans son corsage. Quand les galettes furent prêtes, Pâquerette coupa de larges tranches d'un jambon pendu dans l'âtre, empaqueta le tout dans un linge blanc et glissa ce colis dans la sacoche que Landry, tout à l'heure, pendrait à l'arçon de sa selle. Sous ses couvertures, Sara sourit ironiquement : la poudre était destinée à l'en-cas que le jeune homme devait emporter pour se restaurer en route. Elle ne pouvait donc être qu'un philtre d'amour. Les regards un peu trop tendres que le chevaucheur avait adressés, la veille, à son amie d'enfance avaient dû persuader son inquiétante maîtresse qu'il en avait le plus grand besoin!

Deux heures plus tard, Landry, avec un étrange ravitaillement, embrassait les trois femmes et sautait en selle sur un joyeux « au revoir».

La boue que la neige fondue avait formée avec la terre du chemin vola sous les sabots de son cheval. Catherine, un peu mélancolique, le vit diminuer sur le sentier, passer au pied de la butte où le château érigeait sa masse menaçante et noire, puis disparaître derrière la colline. Il emportait son espoir, et, tout à coup, Catherine retrouva au fond de son cœur un désir profond de revoir Philippe. Il était le seul être auprès de qui la vie fût facile et douce...

La neige fit place à une pluie diluvienne qui transforma la terre en cloaque, les chemins en bourbiers et la lumière en une grisaille humide ; un incessant, un déprimant rideau tendu devant les petites fenêtres. Le ciel suait l'ennui et le désespoir et les trois femmes, enfermées dans les limites restreintes de la maisonnette, maintenues à l'intérieur par ce temps affreux, supportaient mal cette claustration. Landry s'était à peine éloigné que la pluie s'abattait sur le pays comme si elle voulait retrancher Catherine et ses compagnes du reste des vivants. Au bout de quelques jours, ce fut intolérable.

Sara était nerveuse, Pâquerette taciturne et Catherine inquiète sans trop savoir pourquoi. Chaque fois qu'elle jetait les yeux par la fenêtre, son regard se heurtait au château installé au milieu de son horizon, silencieux, hostile, gardant le secret de ses deux corps. Aucun mouvement ne s'y était fait depuis la nuit de la fuite. Sara, discrètement, avait surveillé, guettant le retour de Garin. Mais le Grand Argentier ne s'était pas montré. Rien n'avait bougé au château.

Catherine avait repris des forces. Son état la fatiguait toujours, mais les nausées avaient cessé avec la fin du troisième mois d'attente. Elle se portait mieux qu'elle ne l'avait fait depuis longtemps et tuait le temps comme elle pouvait en s'occupant aux soins du ménage. Elle trouvait une sorte de plaisir à pétrir la pâte pour le pain, filer le chanvre ou la laine, ou bien s'initier à la fabrication des fromages de chèvre, humbles tâches dont elle avait perdu l'habitude dans l'hôtel de la rue de la Parcheminerie.

Les habitants de Mâlain ne se montraient guère. Personne ne vint chez Pâquerette dans les quatre premiers jours qui suivirent le départ de Landry.

Les maisons basses du village tassaient leurs murs faits de blocs de granit sous le chaume pisseux ou la lauze luisante de leurs toits. On devinait, à l'intérieur, les paysans frileusement tapis, guettant le ciel derrière les petits carreaux de gros verre ou de parchemin huilé des fenêtres.

Le cinquième jour, pourtant, un homme franchit le seuil de Pâquerette, tandis que la jeune fille, profitant d'une éclaircie, était allée en forêt ramasser du bois mort. Sara, occupée à faire une lessive à la cendre, reconnut avec une certaine inquiétude le grand vieillard qu'elle avait vu dans la grotte de la forêt. Instinctivement, elle s'interposa entre l'arrivant et Catherine qui, assise sur la pierre de l'âtre, filait une quenouille de chanvre.

— Que voulez-vous, brave homme ? demanda la tzigane.

— Je suis un ami de Pâquerette. Elle n'est pas là?

Sara étendit le bras en direction du bois.

— Elle est dans la forêt à ramasser du bois. Mais vous pouvez l'attendre...

Un peu d'énervement se trahissait dans la voix de la tzingara en constatant que les yeux clairs, d'un bleu délavé du sorcier, s'attachaient à Catherine avec insistance. Le vieillard haussa les épaules sous sa houppelande de grosse toile brune doublée de peau de mouton.

— Non, je reviendrai. Mais...

Il allait sortir, se ravisa au moment d'ouvrir la porte :

— ... Vous pouvez lui dire que Gervais est venu et que j'ai fait faire la commission dont elle m'avait chargé.

— Quelle commission ? demanda hardiment Sara dont la méfiance s'était éveillée.

L'homme eut un geste évasif.

— Rien d'important ! Elle comprendra. Le bonsoir à toutes deux...

— Le bonsoir !

Lorsque Pâquerette rentra, Sara imperturbable lui transmit les paroles du visiteur. Elle constata que, malgré son empire sur elle-même, la fille rougissait. Les soupçons qu'elle traînait avec elle depuis la réunion des sorciers se confirmèrent. Elle se souvenait du geste du bonhomme, enfouissant sous sa longue robe noire une partie des cheveux blonds que Pâquerette lui avait remis. Dans quel but ce geste ? Un acte secret de sorcellerie, une nouvelle incantation ? Sara n'y croyait guère. Gervais, comme d'ailleurs Pâquerette elle-même, devaient se fier, en fait de maléfice, à l'immonde galette placée dans la bouche de l'idole. Les cheveux, très certainement, avaient une autre destination. Mais laquelle ? Irritée de ne pas trouver de réponse plausible à cette question, Sara ne ferma pas l'œil de la nuit. Vers le matin, pourtant, elle s'endormit d'un lourd sommeil qui la fit plonger au fond d'un puits insondable où ne parvenaient ni les bruits ni la lumière. Cette perte de connaissance ne dura pas longtemps, mais assez tout de même pour qu'il fît grand jour quand elle ouvrit les yeux. Catherine, déjà levée, épluchait les choux pour la soupe. Pâquerette était invisible.

— Où est-elle ? demanda Sara de but en blanc.

— Qui ? Pâquerette ? Elle est sortie il y a un moment. Elle n'a pas dit où elle allait. Je l'ai vue se diriger vers le bout du village.

Sara l'intriguait. Elle n'avait pas l'air à son aise. Catherine la trouvait nerveuse, agitée. Elle la vit se lever, s'habiller tout de travers, en pensant visiblement à autre chose, puis coller son nez aux carreaux en refusant du geste la tasse de lait que Catherine lui offrait.

— Enfin, qu'est-ce que tu as ? s'impatienta la jeune femme. Tu ne tiens pas en place. On dirait que tu as peur de quelque chose.

Sara ne répondit pas. Elle inspectait le ciel, dégagé à demi. Des nuages y couraient mais ils étaient moins sombres que ces jours derniers ; quelques-uns même portaient encore la trace rose de l'aurore. Il ne pleuvait plus, mais de grandes flaques d'eau émaillaient la campagne, reflétant les teintes incertaines du jour. Mue par une impulsion qu'elle eût été bien incapable d'expliquer, Sara s'enveloppa dans sa grande cape noire, saisit la claie sur laquelle on avait disposé, la veille, les pains prêts à cuire.

— Je vais au four banal, expliqua-t-elle à Catherine. Pâquerette aurait dû y aller ; je ne comprends pas qu'elle n'ait pas emporté les miches puisqu'elle se rendait au village !

Avant que Catherine ait pu lui demander une explication, Sara avait franchi la porte et s'éloignait à grands pas dans le chemin détrempé. Le four banal se trouvait au milieu du village, entre l'église croulante et la vieille croix de pierre aux marches verdies. De là, on pouvait voir le chemin qui passait sous la butte du château et rejoignait la route de l'ouest, creusée le long du lit de l'Ouche. Quelques femmes attendaient déjà leur tour, les corbillons sous le bras, emmitouflées sous leurs mantes et leurs coiffes, parlant peu à cause du vent encore aigre. Elles se tassaient contre le mur du four comme de noirs oiseaux frileux. Mais Sara ne les regardait pas. Ses yeux perçants lui avaient permis de voir, arrêtée à l'entrée du chemin qui montait au château, une robe bleue et une coiffe blanche qu'elle croyait bien reconnaître. Que faisait Pâquerette, assise sur la vieille borne romaine ? Elle avait l'air d'attendre.

Mais quoi ?

Brusquement, Sara poussa une exclamation étouffée. Une troupe de cavaliers venait d'apparaître à l'épaulement du chemin. Ils étaient une vingtaine, portant des justaucorps de cuir couverts de plaques de métal qui luisaient faiblement sous la lumière pauvre. En tête chevauchait une silhouette noire qui fit battre le cœur de la bohémienne sur un rythme accéléré. Cet homme, tout de noir vêtu, si grand, si maigre !... Sara hésitait encore mais, quand elle vit que le cavalier s'arrêtait pour parler à Pâquerette, que celle-ci faisait un geste en direction de sa maison, qu'elle paraissait donner des explications, Sara n'hésita plus. L'homme noir, c'était Garin...

Garin que la maudite sorcière avait dû faire prévenir ! Le sang de Sara ne fit qu'un tour. Malgré la bonne envie qu'elle avait de foncer sur Pâquerette pour lui administrer la raclée méritée par si noire trahison, la bohémienne ne perdit pas une seconde, s'en remettant à Landry de punir plus tard la mauvaise hôtesse. Posant la claie et les pains sur la margelle du puits voisin, elle fit demi-tour et prit sa course vers la mai son, laissant voler derrière elle les grandes ailes noires de sa cape.

Chez Pâquerette, Catherine s'apprêtait à écumer la soupe quand elle vit Sara entrer en trombe et nota sa pâleur.

— Que se passe-t-il donc encore ?

Sans répondre, Sara bondit sur une mante accrochée à un clou, en enveloppa Catherine et l'entraîna au-dehors par la petite porte qui donnait directement sur l'étable.

— Il faut fuir ! fit-elle haletante. Garin !... Il arrive ! Pâquerette a dû le prévenir ! Elle le ramène ici...

Tout de suite l'affolement saisit Catherine, lui coupant les jambes.

— Fuir, mais où ? s'écria-t-elle les larmes aux yeux, épouvantée à la pensée de ce qui l'attendait si Garin remettait la main sur elle. En un kaléidoscope effrayant repassèrent devant ses yeux la chambre du donjon, la litière de paille, la chaîne, le carcan, les cadavres des deux brutes qui la gardaient.

— Ce n'est pas le moment de faiblir ! gronda Sara. Il faut fuir, tu m'entends, il y a la forêt... Courons !...

Saisissant fermement par la main la jeune femme défaillante, elle l'entraîna sans même oser regarder derrière elle. La peur rendit brusquement à Catherine toute sa vaillance. En quelques secondes, elles eurent atteint la lisière du bois, s'y enfoncèrent. Instinctivement, Sara reprenait le sentier qu'elle avait suivi l'autre nuit, sur les talons de Pâquerette. Elle espérait retrouver la caverne secrète où, elle en avait la ferme conviction, Pâquerette n'oserait pas entraîner Garin et ses hommes d'armes par crainte du bûcher que lui vaudrait immanquablement la découverte de la statue à tête de bouc.

Il fallait, à tout prix, atteindre cet asile. Cela permettrait, du moins, de parer au plus pressé. Se retournant, tandis que Sara l'entraînait, Catherine vit que le danger était encore plus grand qu'elle ne le croyait. A travers les rayures sombres des arbres, elle distinguait des silhouettes d'hommes qui mettaient pied à terre devant la maisonnette de Pâquerette. Elle entendait les hennissements des chevaux...

— Plus vite ! souffla Sara. Plus vite !...

C'était malaisé. Le chemin montait et les pluies récentes l'avaient rendu extrêmement glissant. Et puis la vue de ces soldats glaçait Catherine de terreur. Un ressaut de rochers derrière lequel tournait le sentier à peine tracé lui déroba cette perspective inquiétante. Elle redoubla d'efforts. Le danger était encore si proche que l'on pouvait entendre les voix fortes des hommes d'armes. Un cri de Pâquerette les domina :

— Dans le bois... elles ont dû s'y cacher !

Une autre voix vint et c'était celle de Garin :

— Allez-y !... Séparez-vous en plusieurs groupes !

— Le jour où je rattraperai cette Pâquerette, grogna Sara, elle s'en souviendra ! Quittons le sentier. Je crois que j'ai trouvé...

En effet, elle apercevait en haut de la montée un amoncellement de roches grises qui, selon elle, devaient receler la caverne souterraine. Rester sur le sentier était dangereux. Elle obligea Catherine à passer à travers les arbres sur le tapis de feuilles pourries qui ne garderait pas de traces. Mais cet itinéraire les obligeait à escalader quelques rochers et Catherine n'en pouvait déjà plus. Elle glissa sur une roche humide couverte de mousse, se heurta douloureusement le genou et serra les dents pour ne pas crier. Sara était déjà à côté d'elle et l'empoignait sous les aisselles pour l'aider à se relever.

Ecoute ! fit la bohémienne pour galvaniser son courage. Ils sont déjà sous le couvert. Le salut est là-haut, mais il faut l'atteindre !

La farouche volonté de Sara jointe à la terreur qu'éprouvait Catherine en entendant les pas des soldats écraser les feuilles du sous-bois l'obligèrent à fournir un ultime effort. Un dernier obstacle se dressait devant elles, un rocher au-dessus duquel apparaissait la faille salvatrice. Elle s'arc-bouta sur la pierre mouillée, s'accrocha des deux mains à un roncier qui lui déchira les doigts et se retrouva en haut. Il était temps : entre les branches à peine bourgeonnantes, on pouvait voir luire les casques des soldats. Sara jeta Catherine plutôt qu'elle ne la fit entrer dans le couloir rocheux, mais en prenant bien soin d'effacer la trace de leurs pas dans la boue de l'entrée avec une branche d'arbre. Il faisait moins noir que la bohémienne ne l'avait craint dans le boyau de terre et de pierre. De petites anfractuosités laissaient filtrer la lumière du jour et les deux femmes purent s'enfoncer profondément. Elles parvinrent sans encombre à la grande caverne où un peu de jour tombait d'un trou garni de ronces, foré dans la voûte. Il y régnait une obscurité relative à laquelle les yeux s'habituaient aisément. Et, quand Catherine découvrit la statue à tête de bouc, Sara eut tout juste le temps de lui appliquer la main sur la bouche pour l'empêcher de crier.

— Tais-toi ! Ils ne sont pas loin, chuchota-t-elle. Ici, je ne pense pas que Pâquerette osera les conduire. Elle risquerait trop gros...

Les yeux dilatés de Catherine contemplaient l'ignoble dieu du mal comme elle eût regardé un fantôme. Jamais encore elle n'avait vu chose semblable et elle n'était pas loin de craindre l'asile découvert par Sara autant que ses poursuivants.

— Qu'est-ce que cela ? fit-elle en dirigeant vers l'idole un doigt tremblant.

— Satan ! fit Sara brutalement. Et cette caverne est le lieu ou se rassemblent les sorciers de Mâlain. L'autre nuit, j'ai suivi notre amie Pâquerette jusqu'ici. Mais, tais-toi... j'entends des voix, ils ne sont pas loin.

En effet, les soldats approchaient mais dans leur position, au centre d'un amas rocheux, les deux fugitives ne pouvaient pas déterminer avec certitude l'endroit où ils se trouvaient. Ils semblaient très près puis tout à coup plus éloignés. Serrées l'une contre l'autre, Sara et Catherine retenaient leur souffle. Les battements désordonnés de son cœur emplissaient les oreilles de la jeune femme d'un bruit d'orage.

— S'il me reprend, je me tuerai, Sara... je jure que je me tuerai, murmura-t-elle avec un désespoir si farouche que Sara lui serra le bras pour la calmer.

La bohémienne devinait la terrible tension éprouvée par son amie. S'il fallait encore longtemps guetter ces bruits du dehors, Catherine était capable de se mettre à hurler comme un animal acculé dans un trou. Mais Sara, malgré tout son empire sur elle- même, fut à deux doigts d'en faire autant en voyant une forme noire sortir de derrière la statue de bois.

— Ne restez pas là, dit calmement l'homme qui venait d'apparaître et dont on ne pouvait distinguer le visage dans cette ombre. Venez avec moi...

Les deux femmes étaient trop terrifiées pour pouvoir articuler un seul mot. Quand l'homme s'approcha d'elle et qu'elle put mieux le voir, Sara eut un mouvement de recul instinctif parce qu'elle venait de reconnaître la barbe blanche et le nez busqué de Gervais, le chef des sorciers. Il dut sentir l'effet qu'il produisait, car il hocha la tête, saisit avec une irrésistible autorité la main de la gitane.

N'ayez donc pas peur ! Suivez-moi en confiance. Gervais n'a jamais livré quiconque se réfugiait sous son toit.

— C'est possible, fit Sara froidement, récupérant d'un coup tout son aplomb. Mais, pour m'en convaincre mieux, dites-moi ce que vous avez fait des cheveux que Pâquerette vous a confiés l'autre nuit... ceux que vous avez cachés sous votre robe.

— Mon neveu les a emportés à Dijon. Ils ont été remis au seigneur de Brazey comme preuve que sa femme était bien cachée au village, fit-il calmement.

— Et vous osez me le dire ? s'indigna Sara. Et vous croyez que je vais vous suivre maintenant, vous confier mon sort et celui de ma maîtresse ?

— Vous n'avez pas le choix ! Et d'ailleurs, les choses sont différentes.

Libre à Pâquerette de trahir les lois sacrées de l'hospitalité, de livrer l'hôte venu sous son toit chercher refuge. Elle est venue me demander secours contre une ennemie, je lui ai accordé ce secours. Aujourd'hui, c'est vous qui prenez asile dans ma demeure. Car c'est ici que j'habite. Vous m'êtes sacrées et je vous sauverai si je le puis. Venez-vous ? La haine de Pâquerette est si forte qu'elle ira peut-être jusqu'à conduire les soldats dans cette salle.

Catherine avait écouté sans comprendre la courte conversation de Sara et du vieillard. Mais comme elle voyait Sara hésiter encore, elle s'écria :

— Il faut le suivre ! Rien ne peut être pire que ce qui nous attend si nous sommes reprises.

— Et s'il te livre ?

Le regard de Catherine croisa celui de Gervais. Ce qu'elle y lut dut la satisfaire car elle affirma :

— Il ne me livrera pas. Je crois en lui. Ma vie ni ma mort n'importent à un homme de cet âge qui a choisi de vivre ici, au cœur de la nature.

— Je te remercie, jeune femme ! Tu as raison, fit gravement Gervais.

Il guida les deux femmes derrière la statue où un passage s'ouvrait, un long boyau étroit qui communiquait avec une autre salle où il avait, de toute évidence, son logis. Un logis bien étrange et meublé plus que sommairement d'une paillasse et de quelques escabeaux autour d'une table où s'entassaient des objets hétéroclites. De gros livres poussiéreux occupaient un coin, auprès d'un fourneau allumé. Une bizarre odeur de soufre et de fumée emplissait cet antre éclairé par des trous dans le rocher et par le feu flambant dans le fourneau. Gervais fit asseoir ses visiteuses puis versa dans deux écuelles des portions d'une soupe épaisse qui cuisait dans une marmite sur le fourneau.

— Mangez, dit-il. Ensuite vous vous reposerez jusqu'à la nuit. Quand l'obscurité reviendra, je vous conduirai par un chemin connu de moi assez loin de Mâlain pour que les archers ne vous retrouvent pas.

Catherine, au passage, saisit la main qui lui offrait la nourriture et la serra un instant dans les siennes.

— Comment pourrais-je vous remercier de ce que vous faites ?

Un mince sourire éclaira le visage sévère du vieillard.

— En venant éteindre mon bûcher le jour où il plaira au prévôt ducal de me faire griller. Mais j'ai bon espoir de finir ma vie ici, au sein de la terre mère... Mange, petite, et dors ensuite. Tu en as grand besoin.

Catherine était si lasse qu'elle ne demandait pas autre chose. Sa soupe expédiée, elle s'étendit sur la paille et s'endormit aussitôt. Gervais se tourna vers Sara.

— Et toi ? Ne feras-tu pas comme elle ? As-tu moins de confiance ?

J'ai autant de confiance, fit Sara tranquille ment, mais je n'ai pas sommeil.

Causons, si tu n'as rien de mieux à faire.

Quand la nuit fut tombée et que la lune monta dans le ciel, .Gervais réveilla Catherine, lui donna une nouvelle portion de soupe, tandis que lui-même et Sara mangeaient à leur tour. Puis, s'enveloppant d'une cape noire, il saisit un bâton, jeta des cendres sur son feu.

— Venez, maintenant. Le moment est venu.

Bien longtemps Catherine devait se souvenir de cette marche nocturne à travers la vieille forêt. La peur l'avait quittée. Tout était si calme autour d'elle ! A travers les branches, elle pouvait voir la lune qui fuyait de nuage en nuage, déversant sa lumière bleutée sur toutes choses. La paix des bois était profonde et les hauts fûts des arbres formaient comme les colonnes de quelque cathédrale mystérieuse au fond de laquelle éclatait le cri d'une bête en chasse ou le vol rapide d'un oiseau. La hache du bûcheron n'avait pas encore taillé dans la vieille sylve primitive qui avait gardé toute sa splendeur sauvage et vierge. Des chênes énormes, de noirs sapins dont les jupes piquantes traînaient jusqu'à terre s'y entremêlaient avec des ressauts rocheux habillés de ronces et de mousse. Parfois, la chanson d'une source se faisait entendre, mais le vivant silence était si merveilleusement apaisant que Catherine retenait sa respiration pour ne pas le troubler. Elle marchait derrière Gervais qui allait lentement, au pas lourd et mesuré des paysans économes de leur souffle. Derrière elle, Sara fermait la marche et la jeune femme ne se posait même pas de questions. Où Gervais les conduisait- il ?

Qu'allait-elle devenir? Autant de choses qui n'avaient, pour le moment, aucune importance. L'important, c'était d'être libre, de se sentir en sûreté. Et Catherine eût marché des heures et des heures ainsi, derrière le grand vieillard. Gervais avançait sans jamais hésiter, droit devant lui, à travers la forêt sans même se soucier des sentiers. Il semblait connaître chaque pierre, chaque arbre et marchait hardiment. De temps en temps un chevreuil, un daim ou un sanglier croisaient la route des trois voyageurs. L'animal sauvage s'arrêtait parfois, comme s'il reconnaissait le vieillard. Il était, parmi les habitants de la forêt, comme un pasteur au milieu de ses troupeaux.

Dans toutes les fibres de sa chair, Catherine sentait le prochain printemps gonfler la terre d'une vie nouvelle, avec une acuité qui venait peut-être du fait qu'elle-même attendait un enfant. Le renouveau se dessinait dans l'odeur puissante de la glèbe mouillée, dans l'éclatement encore timide des bourgeons sur la rudesse noire des branches, dans le cri plus rauque des bêtes appelées par l'amour.

A la pointe du jour, Catherine et ses compagnons se trouvèrent devant une étroite rivière qui roulait des flots tumultueux entre des croupes rocheuses, chevelues d'arbres. Dans le bouillonnement neigeux de l'eau, de grosses pierres grises traçaient un gué.

— Voici le Suzon ! dit Gervais en désignant le ruisseau de son bâton.

C'est là que je vous abandonne. Quand vous l'aurez traversé, vous piquerez droit au nord. À deux lieues d'ici, environ, vous trouverez l'abbaye de Saint-Seine, lieu d'asile s'il en est. Le prieur en est messire Jean de Blaisy. Il est homme de bien et de grande charité. Il vous accueillera.

Cette suggestion ne semblait pas agréer beaucoup à Catherine. Elle objecta que l'abbé de Saint-Seine était possesseur du château de Mâlain, qu'il l'avait prêté à Garin pour l'y enfermer. Mais Gervais rétorqua : Je gagerais que messire Jean ignorait à quelles fins le Grand Argentier destinait son domaine. Plus que certainement, Garin de Brazey le lui a emprunté sous un prétexte. Tu peux te rendre sans crainte à Saint-Seine.

Serais-tu la pire ennemie de sa famille que Jean de Blaisy t'accueillerait sans hésiter. Pour lui, le -malheureux qui vient s'agenouiller au seuil de son église est l'envoyé de Dieu lui-même et le duc en personne n'oserait venir lui arracher son hôte. Va, te dis-je. Tu ne peux continuer à courir les chemins. Il te faut un port de salut. À Saint-Seine tu ne craindras rien...

Catherine réfléchissait. La longue marche nocturne l'avait fatiguée car on avait parcouru deux bonnes lieues en terrain difficile. Mais peu à peu son visage s'éclaira. Elle se souvenait maintenant que ce Jean de Blaisy était le cousin d'Ermengarde et cela lui rendait confiance. Et puis Gervais avait raison en disant qu'elle ne pouvait errer ainsi pendant des jours et des jours.

La trahison de Pâquerette pouvait se reproduire. Garin était riche. Quelques sacs d'or ne lui coûteraient pas pour reprendre sa victime. Elle tendit la main au vieillard.

— Tu as raison. J'irai à Saint-Seine. Mais toi, si tu vois revenir au village un jeune homme vêtu de vert, un chevaucheur de la Grande Écurie...

— Je sais, coupa Gervais brusquement, l'amant de Pâquerette. Je lui dirai où tu es. Car il doit revenir te chercher, n'est-ce pas ?

— Il doit revenir, en effet. Maintenant, je veux te dire merci. Je n'ai rien pour te prouver ma gratitude, mais plus tard, peut-être, je pourrai le faire et...

Gervais lui coupa la parole d'un geste sec.

— Je ne te demande rien et ne veux rien. En te sauvant, j'ai seulement réparé le mal que Pâquerette m'avait fait commettre. Nous sommes quittes.

Je te souhaite d'être heureuse.

Ayant dit, le vieillard s'éloigna rapidement, revenant sur ses pas. Catherine et Sara virent sa silhouette imposante se dissoudre parmi les arbres. Elles se retrouvèrent seules auprès du ruisseau tumultueux.

— Allons ! fit seulement Sara.

Et, la première, elle s'engagea dans le chemin de pierres qui franchissait les eaux blanches. Le passage du gué s'effectua sans encombre. Parvenues sur l'autre rive, les deux femmes mangèrent un peu de pain que Gervais leur avait remis, burent de l'eau du ruisseau et se trouvèrent prêtes à se remettre en marche. Sara coupa deux fortes branches avec le couteau qu'elle avait toujours sur elle, en fit deux bâtons et donna l'un à Catherine.

— Nous avons encore deux lieues à faire et le chemin est difficile, dit-elle. Lentement, l'une derrière l'autre, elles commencèrent à remonter la pente du val du Suzon en direction de Saint-Seine. Le soleil se levait, le premier vrai soleil depuis tant de jours. Bientôt ses rayons enveloppèrent la terre encore transie d'une belle couleur dorée qui magnifiait toutes choses.

Quelques heures plus tard, au creux profond d'un plissement du plateau de Haute Bourgogne où courait une petite rivière, Catherine et Sara, exténuées mais heureuses, découvraient les grands toits gris de l'abbaye de Saint-Seine, la haute tour carrée couronnée d'échafaudages de l'église abbatiale et, tout auprès, comme une couvée de poussins auprès d'une mère poule grise et blanche, le moutonnement doux des toits brunis d'où s'échappaient de minces panaches de fumée.

— Nous sommes arrivées, fit Sara. Il était temps, je n'en pouvais plus !

Elles descendirent le versant pelé du coteau, les yeux fixés sur la tour que les ouvriers abandonnaient. Les cloches appelaient les moines à quelque office, égrenant dans l'air calme leurs notes hautes et graves. Malgré un peu de repos pris vers le milieu du jour, Catherine ne sentait plus ses pieds. Les souliers qu'elle tenait de Pâquerette avaient plus d'un trou et chaque pas lui causait une souffrance. Mais la terreur de Garin était plus forte que toutes les douleurs. Elle courait presque, malgré l'écrasante fatigue, en dévalant la pente qui menait au couvent, avide du refuge des hauts murs et d'un peu de paille où s'étendre.

Une demi-heure plus tard, les deux fugitives s'écroulaient plutôt qu'elles ne s'agenouillaient devant le vantail de chêne noir armé de fer de la porterie.

Les femmes du village avaient regardé avec méfiance ces deux créatures aux vêtements déchirés par toutes les ronces de la grande forêt, aux visages salis et tirés par la fatigue. On s'attroupait, on les regardait et à travers les rues du village on les suivait. Des gamins déjà ramassaient des pierres pour les leur jeter. Catherine sentit la menace qui pesait sur elle et sur Sara. On n'aimait pas les vagabonds dans cette bourgade riche, aux poulaillers bien garnis, aux jardins bien entretenus. Et Sara avec ses cheveux bleus, son teint bistré n'inspirait pas confiance. La peur, toujours latente au fond de son âme depuis son enlèvement, s'enfla en Catherine comme un vent de tempête. Elle se pelotonna contre Sara, baissant la tête pour éviter la première pierre qu'un gamin aux joues rouges lançait déjà. Elles étaient prises entre les paysans qui les entouraient et la porte close de l'abbaye vers laquelle elles tournaient des yeux affolés. Derrière la petite fenêtre étroite de la tour, Sara crut voir la tête rase d'un moine. Entourant les épaules de Catherine d'un bras, elle cria d'une voix enrouée :

— Asile... Pour l'amour de Dieu ! Asile !

Une autre pierre tomba. Mais, lentement, le lourd portail tournait sur ses gonds. La silhouette austère d'un moine en robe noire, un scapulaire sur les épaules, apparut. La troisième pierre lancée contre les deux femmes vint rouler à ses pieds. Il la repoussa de sa sandale, laissant peser sur les gamins et les commères un regard sévère, puis s'approcha du groupe lamentable et terrorisé que formaient Catherine et Sara dans les bras l'une de l'autre.

— Entrez ! fit-il d'une voix grave. L'asile vous est ouvert !

Mais cette ultime frayeur avait eu raison de la résistance de la jeune femme. Il fallut l'emporter, évanouie, jusqu'à la maison des hôtes du monastère.

CHAPITRE VIII L'attaque

Jean de Blaisy, abbé de Saint-Seine, était bien tel que Gervais l'avait décrit : d'une charité sans limite. Deux femmes avaient demandé asile, il leur accordait sans condition le refuge de son monastère. Mais en apprenant que l'une des deux mendiantes admises à la maison-Dieu, enclose dans l'abbaye pour le réconfort du pèlerin et les soins aux malades, demandait à lui parler, il montra quelque étonnement. Malgré la tonsure et la bure noire qui le vêtait, il demeurait un homme de haute naissance et n'était pas complètement parvenu à se défaire d'un sentiment de distance envers les gens de basse caste, les misérables, dont, cependant, au jour du Jeudi Saint, il lavait lui-même les pieds, humblement agenouillé dans la poussière. Pourtant, comme l'étrangère se réclamait de sa cousine Ermengarde de Châteauvillain, il donna l'ordre qu'elle fût conduite à l'église où il la rencontrerait, le lendemain matin, après avoir dit sa messe.

Tandis qu'il achevait l'office divin, Catherine s'était tapie contre l'une des pierres tombales dressées le long du mur et attendait patiemment. Quand elle vit s'avancer vers elle le grand moine-seigneur, si imposant dans l'austère froc noir d'où émergeait une tête étroite cerclée d'une mince couronne de cheveux gris et dont le profil était celui d'un oiseau de proie, elle tomba à genoux mais ne baissa pas la tête. Debout devant elle, les mains dans les manches de sa robe, l'abbé considéra avec attention le visage menu entre les lourdes nattes blondes.

— Vous avez demandé à me parler, dit-il. Me voici, parlez !

— Très Révérend Père, fit Catherine sans quitter sa posture de suppliante, je vous dois la vie. Hier, vous avez permis que les portes de cet asile s'ouvrissent devant deux femmes traquées, poursuivies. C'est cette protection que je veux vous demander de me continuer, au nom de votre cousine.

Un sourire sceptique étira les lèvres minces de Jean de Blaisy. Il ne pouvait se défendre de trouver outrecuidante cette paysanne en haillons qui se réclamait de l'une des plus hautes dames de la province, encore qu'elle le fît en termes choisis et que sa distinction fût indéniable.

— Vous connaissez Madame de Châteauvillain ? Vous m'étonnez...

— Elle est mon amie... ma meilleure amie. Révérend Père, vous ne m'avez demandé ni mon nom ni d'où je viens. Je vous dois ces deux marques de confiance. Je m'appelle Catherine de Brazey, j'étais dame de parage de feu la duchesse Marguerite. C'est là que j'ai connu Ermengarde. Et si vous me voyez ainsi, fugitive, en haillons, c'est parce que je fuis l'affreuse prison où mon mari m'avait jetée... dans le donjon de votre château de Mâlain...

L'abbé fronça les sourcils. Se penchant, il releva Catherine, puis, s'apercevant que quelques femmes du village, venues entendre la messe, regardaient de ce côté avec curiosité, il l'entraîna vers la sacristie.

— Venez par ici. Nous serons mieux pour parler.

Dans l'étroite pièce qui sentait l'encens, l'huile sainte et le linge amidonné, il la fit asseoir sur un tabouret, prit place dans un banc à haut dossier après avoir renvoyé d'un geste les moinillons qui s'activaient à ranger les ornements.

— Racontez-moi votre histoire. Et d'abord, pourquoi avez-vous été enfermée à Mâlain ?

Lentement, en pesant bien ses mots pour ne pas risquer d'être prise pour une folle, Catherine raconta son aventure. L'abbé, le menton appuyé sur la paume de sa main, l'écouta jusqu'au bout sans l'interrompre. L'histoire était fantastique, mais la femme qui parlait avait, dans ses yeux violets, une flamme de sincérité qui ne trompait pas.

— Je ne sais plus que faire, dit enfin Catherine lorsqu'elle eut terminé son récit. Je dois à mon mari de le suivre et de lui obéir. Mais revenir chez lui c'est aller à la mort. Il me renfermera dans une geôle plus profonde, plus terrible encore, dont je ne pourrai sortir. Le duc seul...

L'abbé posa vivement sa main sèche sur celle de Catherine et l'interrompit:

— N'ajoutez rien, ma fille. Vous devez bien comprendre que vos relations adultères avec le duc ne sauraient trouver secours auprès de moi. Je reconnais que votre cas est difficile à trancher pour un prêtre. Votre époux a tous droits sur vous et, s'il vous réclame, je n'ai pas celui de vous refuser.

Mais, d'autre part, vous êtes en danger de mort et vous avez réclamé l'asile...

Il s'était levé, arpentait lentement les dalles blanches de la sacristie.

Catherine suivait avec angoisse cette promenade monotone.

— Ne me livrez pas, mon Père, je vous en supplie ! Si vous avez quelque pitié pour une femme malheureuse, ne laissez pas Garin me reprendre !

Songez que je porte un enfant, qu'il veut tuer cet enfant.

— Je sais !... Écoutez, je ne puis prendre de décision en quelques minutes. Il me faut réfléchir, examiner dans le calme ce qu'il convient de faire pour régler ce difficile problème. Je vous ferai savoir ce que j'ai décidé.

En attendant, demeurez ici, en paix. Je ferai donner des ordres pour que vous et votre suivante soyez séparées des malades de notre maison Dieu et installées dans une chambre convenable...

— Mon Père... commença Catherine aussi peu rassurée que possible.

Mais il l'arrêta d'un geste, traça sur sa tête un signe de croix qui l'obligea à se courber.

— Allez en paix, ma fille ! Vous êtes dans la main de Dieu. Cette main ne se peut tromper.

Il n'était pas possible de poursuivre l'entretien. Catherine n'insista pas mais, en rejoignant Sara, elle était plus angoissée qu'elle ne voulait le laisser paraître. Si l'abbé décidait qu'il lui fallait suivre son mari, rien, elle en avait l'absolue certitude, ne pourrait la sauver d'un sort pire que la mort. Or, un prêtre pouvait-il séparer ce que Dieu avait uni ? Pouvait-il sous le prétexte de l'asile refuser à un époux de reprendre sa femme légitime ? De plus, Catherine n'était pas bien sûre qu'il eût accordé pleine créance à son récit. Il ne la connaissait pas, ne pouvait savoir si elle n'était pas l'une de ces femmes perverties dont la vie dissolue est la honte des familles et les oblige parfois à prendre de sévères mesures. Elle regretta de ne pas l'avoir supplié d'écrire à Ermengarde pour lui demander une garantie...

Mais sans doute Jean de Blaisy cachait-il derrière ses traits austères plus de finesse que Catherine ne le supposait, car le lendemain soir la grande porte de l'abbaye s'ouvrit à l'appel d'une sonnerie de trompettes. Une cavalcade s'engouffra dans la première cour en soulevant un nuage de poussière. En tête, sur un immense cheval blanc d'écume, agitant au bout de sa main gantée un fouet à manche d'or, galopait une grande femme vêtue de rouge et de noir qui faillit se rompre le cou en sautant à bas de sa monture.

Ermengarde de Châteauvillain en personne !

Avec des cris de joie, la bouillante comtesse se jeta dans les bras de Catherine qui l'avait reconnue et accourait. Elle riait et sanglotait tout à la fois, tellement émue que, dans son désarroi, elle embrassa Sara aussi vigoureusement que Catherine elle-même. Puis, revenant à son amie :

— Petite misérable ! s'écria-t-elle. Où diable étiez-vous passée ? Je me suis rongé les sangs pendant des jours et des jours. Mordiable !...

— Je vous serais très reconnaissant de ne pas jurer comme un capitaine de routier quand vous franchissez le seuil de mon monastère, Ermengarde, coupa derrière elle la voix paisible et distinguée de l'abbé de Blaisy qui arrivait à son tour, prévenu de l'entrée tumultueuse de sa cousine. Je ne pensais pas, en vous envoyant ce message, que vous nous feriez l'honneur d'une visite particulière. Vous m'en voyez ravi cependant...

La majesté du prieur ne devait pas impressionner beaucoup Ermengarde car elle lui rit au nez sans cérémonie.

— Vous n'avez pas honte de mentir de la sorte, Jean ? Vous, un moine ?

Vous n'êtes pas ravi du tout de me voir. Je fais trop de bruit, je tiens trop de place et je perturbe toujours votre vie tranquille. Mais le cas était grave et, autant vous le dire tout de suite, vous allez encore être perturbé !

— Parce que ? fit l'abbé avec un haut-le-corps.

Parce qu'avant de rendre cette pauvre enfant à sa brute d'époux, il vous faudra me passer sur le corps, mon ami, acheva tranquillement Ermengarde en ôtant ses gants de cheval et en tirant de son aumônière un immense mouchoir de soie brodée dont elle s'épongea le visage avec énergie.

Maintenant, faites- nous donc servir à dîner car je meurs de faim, moi ! Et j'ai à parler avec Catherine.

Ainsi mis en demeure par sa terrible cousine, Jean de Blaisy se retira en soupirant. Il allait franchir la porte cintrée qui menait de la grand-cour à son logis, quand Ermengarde le rappela.

— N'oubliez pas, cousin, si Garin de Brazey se présente à votre porte, vous fermez cette porte et vous refusez de le laisser entrer.

— Je n'en ai pas le droit, je le crains !

— Vous le prendrez ! Vous ferez ce que vous voudrez, vous armerez s'il le faut vos bénédictins et nous soutiendrons un siège en règle si besoin est, mais retenez bien ces deux choses : d'abord le droit d'asile est inviolable, pour qui que ce soit. Même le roi ne saurait passer outre. Ensuite... la meilleure manière de vous faire un mortel ennemi de Philippe de Bourgogne sera de remettre Madame de Brazey à son aimable époux.

— Ermengarde, vous êtes insupportable ! fit aigrement l'abbé en haussant les épaules. Soutenir un siège ! Comme vous y allez !

Ce que l'abbé avait pris pour une boutade d'Ermengarde n'allait cependant pas tarder à prendre les couleurs d'une cruelle réalité. À l'heure où les bénédictins, revenus des champs à l'appel de l'Angélus, se rangeaient deux par deux sous les arches romanes du cloître et entonnaient un chant à la gloire de Dieu, à l'heure où le frère portier repoussait les grands vantaux de la porte charretière, roulant sur leurs gonds avec un bruit de tonnerre et où Ermengarde, Catherine et Sara se disposaient à aller prier à la chapelle, un terrible cortège entra dans Saint- Seine et s'avança jusqu'à la porte de l'abbaye.

C'était une troupe de soudards, armés jusqu'aux dents de longues lances, de larges épées solides et de haches, montés sur de lourds chevaux capables de porter cent livres de fer en plus de leur cavalier. Les hommes étaient de mauvaise mine et appartenaient visiblement à l'une de ces bandes de routiers dont il était facile de se procurer, alors, les services pourvu que l'on eût la bourse pleine. Gens de sac et de corde, sans foi ni autre loi que l'or et la ripaille, qui portaient le crime inscrit sur chaque trait de leurs figures brutales. Leurs casaques de cuir, protégées de plaques de fer aux endroits vulnérables, montraient des taches de sang séché, des traces de brûlures et leurs casques de bon acier étaient bosselés à maints endroits, mais ils offraient un aspect redoutable, si effrayant que, sur leur passage, les gens de Saint- Seine se barricadèrent en hâte, entassant derrière leurs portes les meubles les plus lourds, priant Dieu de leur épargner la colère de ces gens.

La troupe avait débouché si subitement dans la vallée que nul n'avait pu donner l'alarme et que l'on n'avait pas eu le temps de chercher refuge à l'abbaye comme cela se faisait au temps jadis, au temps des Grandes Compagnies qui traînaient après elles le meurtre, le viol et l'incendie. L'effet de surprise avait joué à plein. Endormis dans la paix prospère que leur valait la sage administration de leur duc, les Bourguignons en général et les gens de Saint-Seine en particulier avaient oublié le chemin du sûr refuge de jadis.

Tapis derrière leurs étroites fenêtres, les paysans regardèrent défiler dans le crépuscule l'effrayante troupe.

En tête chevauchaient deux hommes. L'un était vêtu à peu près comme le reste de la bande, mais l'expression arrogante de sa figure et la chaîne d'or pendue sur sa poitrine indiquaient qu'il en était le chef. L'autre était Garin.

Tout de noir vêtu à son habitude, le chaperon enfoncé sur les yeux, un manteau noir l'enveloppant jusqu'au cou, il avançait sans rien regarder de ce qui se passait autour de lui. Mais, ce qui terrifia le frère-portier en voyant la troupe monter vers l'abbaye, ce furent les deux prisonniers que traînaient les chevaux de tête. Deux lambeaux humains encore doués de vie titubaient, enchaînés aux selles de Garin et de son compagnon : un homme et une femme. Tous deux avaient été traités avec une atroce barbarie. Les longs cheveux blonds de la femme, souillés de sang et de poussière, cachaient mal son corps nu, zébré de coups de fouet. L'homme était un vieillard comme l'attestaient ses cheveux et sa barbe blanche. Il portait une longue robe noire en lambeaux qui laissait voir ses jambes maigres, ses pieds nus. Ses membres portaient des traces de brûlures au fer rouge. De longues traînées de sang séché traçaient des rigoles sur les figures des deux suppliciés. On leur avait crevé les yeux...

Tout courant, épouvanté de voir la bande faire halte devant la porte de l'abbaye, le frère-portier s'en alla prévenir le père-abbé qui commençait l'office du soir à la chapelle et qui accourut. Ermengarde, Catherine et Sara, mues par le même pressentiment, le suivirent ainsi qu'une bonne partie des moines.

Quand ils parvinrent aux créneaux dominant le grand portail, Ermengarde d'un geste brusque, rejeta Catherine derrière son large dos, laissant Jean de Blaisy s'avancer seul. La nuit était presque tombée mais, au-dehors, les routiers avaient allumé des torches qui jetaient sur leur groupe et sur leurs misérables prisonniers une lueur sanglante.

— Que voulez-vous ? lança l'abbé d'une voix rude. Que signifient ces armes, cet homme et cette femme torturés ?

— Que signifie, seigneur abbé, cette porte fermée ? répondit une voix que Catherine reconnut avec un frisson.

L'attrait de la peur fut plus fort en elle que la peur même. Tendant le cou, elle regarda entre Ermengarde et le merlon auquel la comtesse s'appuyait, vit la figure pâle de Garin éclairée par les lueurs d'incendie. De son mari, son regard glissa sur les deux victimes aveugles qui s'étaient laissées tomber sur le sol, plus qu'à demi mortes. Malgré le sang qui maculait leur visage, elle les reconnut avec un cri rauque qui s'étrangla dans sa gorge : c'étaient Pâquerette et Gervais ! Sara, rapide comme l'éclair, étouffa ce cri sous sa main, tirant Catherine en arrière d'un bras énergique. Un silence profond s'était fait sur le village et le vallon. La voix calme de l'abbé en prit une résonance plus profonde :

— Ma porte se ferme chaque fois que le soleil se couche, dit-il, Es-tu donc un tel mécréant pour ignorer les coutumes des maisons de Dieu ?

— Je ne les ignore pas. Je désire seulement entrer.

— Pour quoi faire ? Demandes-tu l'asile ? J'en doute à te voir ainsi entouré. Les armes des hommes doivent tomber au seuil du Seigneur. Si tu veux entrer, Garin de Brazey, tu entreras... mais seul !

Le compagnon de Brazey prit la parole. Sa voix éraillée passa comme une lime sur les nerfs tendus de Catherine.

— Pourquoi me refuserais-tu l'entrée, moine ? Je suis le Bègue de Pérouges.

Je le sais, fit Jean de Blaisy sans s'émouvoir. Je t'ai reconnu et je connais le chemin de sang qui est le tien : les femmes égorgées, les enfants embrochés et les villages en flammes ont depuis longtemps crié vers le ciel contre toi.

Tu es une bête puante et les bêtes puantes n'entrent pas ici ! Jette tes armes, couvre ta tête de cendres et demande pardon à Dieu. Alors seulement tu entreras. Je reconnais ta marque à ces deux malheureux que tu traînes à ta suite. Si tu veux que je t'écoute, laisse mes frères les recueillir.

L'autre eut un gros rire insultant.

— Tu perds ta pitié, moine ! Deux sorciers adorateurs de Satan, des traîtres de surcroît ! Seul le bûcher peut leur convenir !

Mais Garin s'impatientait de cette discussion. Il éleva la voix, se dressant debout sur ses étriers.

— Trêve de bavardages, sire abbé ! Je suis venu te réclamer ma femme, Catherine de Brazey qui se cache dans ton abbaye. Rends-la-moi et nous passerons notre chemin. Je te promets même d'égorger sur l'heure et sans souffrances ces deux misérables qui l'ont cachée, guidée jusqu'ici.

— Sans souffrances ? fit dédaigneusement l'abbé. As-tu perdu l'esprit, Grand Argentier de Bourgogne ? Crois-tu que ton maître te pardonnera de t'être acoquiné avec le bandit que voilà ? De quel droit viens- tu ici me parler en maître ? Oublies-tu qui je suis ? Mon sang est plus noble que le tien et je suis homme de Dieu, passe ton chemin. Ta femme, épuisée, à demi morte à cause de toi, est venue ici. Elle a invoqué le droit d'asile que tout malheureux, quel qu'il soit, est en droit de réclamer au seuil des abbayes. Et je lui ai accordé ce droit. Elle ne quittera cette maison que de son plein gré.

Malgré l'horreur où l'avait plongée le sort affreux de Pâquerette et de Gervais, Catherine ne pouvait se défendre d'admirer la fière contenance du prieur. Sa mince et haute silhouette noire se dressait sur le fond rougeoyant de la nuit éclairée par les torches. Il était debout au bord de cet abîme au fond duquel les visages haineux de Garin, du Bègue de Pérouges et de leurs hommes semblaient autant de démons vomis par l'enfer. Il était pareil à l'ange sombre du Jugement en face des réprouvés, étendant sur eux ses grandes ailes, pour rejeter ou pour accueillir.

— Je suis la Résurrection et la Vie ! murmura Sara d'une voix troublée, et Catherine comprit que sa vieille amie éprouvait la même sensation qu'elle-même.

Quant à Ermengarde, la joie et l'orgueil éclataient sur son visage. Elle était fière de l'abbé. C'était toute sa race qui parlait là, sans colère mais non sans hauteur !

— Écoute bien, Jean de Blaisy, s'écria Garin dont la voix se mit à monter, tremblante de fureur, jusqu'à un insoutenable fausset. Je te donne jusqu'à l'aube pour réfléchir. Nous allons camper ici et ne ferons aucun mal à ton village si tu te montres raisonnable... mais seulement jusqu'à l'aube. Quand le jour se lèvera, ou bien ta porte s'ouvrira pour livrer passage à ma femme, ou bien nous raserons le bourg, brûlerons ses maisons et donnerons l'assaut à ton abbaye.

C'était plus qu'Ermengarde n'en pouvait endurer. Elle bondit en avant, reçut en plein visage le reflet des flammes qui lui conféra une sauvage grandeur.

— Brûler un village, donner l'assaut à une abbaye ? Qui donc, après ces hauts faits, te sauvera de la colère de Philippe de Bourgogne, Garin de Brazey ? Crois-tu qu'il laissera ta maison debout, ton château entier, tes terres intactes et ta tête maudite sur tes épaules ? C'est le bourreau qui t'attend si tu oses lever la torche ou le glaive contre cette terre d'Église.

Garin éclata de rire.

— J'aurais dû me douter que vous étiez là, dame Ermengarde. En vérité vous veillez fidèlement sur les amours de votre maître. Le beau rôle que celui de mère maquerelle pour une Châteauvillain !

— Le beau rôle que celui de boucher pour un Brazey ! répliqua Ermengarde sans se laisser démonter. Mais, je me trompe, tu n'es pas un Brazey. On ne fait pas un cheval de bataille avec un mulet !

Le visage de Garin, malgré la couleur rouge, des flammes qui l'environnaient, parut à Catherine virer au vert. Un affreux rictus déforma sa joue blessée. Il allait hurler une injure ignoble mais le Bègue de Pérouges s'interposa :

— Assez palabré maintenant ! Tu as entendu ce que Brazey t'a dit, moine? Ou bien tu nous livres la colombe ou bien demain ton bourg ne sera plus que cendres fumantes et ton monastère un tas de pierres. Et je te promets, moi, de te pendre, de mes mains, à la croix de ton église ! J'ai dit.

Maintenant, retirons-nous sur la place pour la nuit.

— Un instant ! coupa Jean de Blaisy. J'accepte ton défi. Demain à l'aube, je te dirai ce que j'ai décidé. Mais pour l'heure j'ai quelque chose à faire...

Il se retira, murmura quelque chose à l'oreille d'un frère qui se tenait auprès de lui et, faisant signe à Ermengarde de demeurer, il descendit l'escalier du chemin de ronde.

— Que veut-il faire ? demanda Catherine.

Ermengarde fit un signe d'ignorance. Sourcils froncés, elle examinait la troupe menaçante qui était entassée sur le parvis en pente du monastère. Inquiète sans doute, elle appela le chef des dix hommes d'armes formant son escorte, la veille, à son arrivée. L'homme revint un instant plus tard avec ses soldats. Ils portaient tous un grand arc en bois d'if et, sur un signe de la comtesse, se postèrent chacun à un créneau, bandant les arcs.

— Je crois que je devine ce que veut faire mon cousin, expliqua-t-elle tranquillement à Catherine. Je prends mes précautions.

À cet instant, un chant religieux éclata sous leurs pieds, joint au grincement caractéristique du portail. D'un même élan, les trois femmes se penchèrent au créneau. En bas, aucun des hommes ne songeait à les regarder. Ils étaient stupéfaits par le groupe qui venait d'apparaître. Trois moines en robes noires sortaient de l'abbaye, de front, chantant à pleine voix : « Libéra me de sanguinibus, Deus, Deus salutis mea et exultabit lingua mea justitiam tuam!... » Celui du centre portait une grande croix de chêne. Derrière eux, crosse en main, mitre en tête, recouvert jusqu'aux talons d'une grande chape brodée d'or marchait l'abbé... Il était si majestueux sous la pompe des ornements sacrés que, l'un après l'autre, les routiers mirent pied à terre, comme sous l'emprise d'un charme. Certains s'agenouillèrent. Seuls Garin et le Bègue de Pérouges demeurèrent en selle. Mais ils semblaient changés en statue. La croix et l'abbé se dirigèrent droit sur eux, approchèrent sans qu'ils bougeassent.

Du haut de la muraille, Catherine bouleversée vit Jean de Blaisy se pencher sur les misérables corps qui avaient été un homme, une femme et qui n'avaient pas encore cessé de souffrir. Maintenant que le chant des moines et les cris des hommes s'étaient tus, on pouvait distinguer leurs faibles plaintes. La main maigre de l'abbé se leva, traça un signe de croix sur les visages torturés. Catherine devina sur ses lèvres les paroles de pardon, vit à travers les larmes qui brouillaient ses yeux le geste d'absolution. Puis l'abbé s'écarta. De son ombre sortit un homme en tablier de cuir portant un couteau. Ce fut très bref. Par deux fois la lame se leva, étincela, plongea dans un cœur. Les plaintes cessèrent. Le calvaire de la petite sorcière et du grand vieillard de la forêt était terminé.

Sans un regard pour les bourreaux, l'abbé de Saint-Seine s'en retourna lentement vers son monastère. Les grandes portes se refermèrent sur lui. Les archers d'Ermengarde abaissèrent leurs armes. Un grand silence enveloppait maintenant le village menacé et le vallon plongé dans la nuit. Quand elles regagnèrent leurs chambres, Catherine pleurait sans contrainte et de grosses larmes coulaient sur les joues de la comtesse.

— S'ils avaient osé toucher à un seul cheveu de l'abbé, grogna-t-elle entre ses dents, ils n'auraient pas vécu assez longtemps pour s'en vanter ! Il y avait une flèche pour Garin, une autre pour son digne compagnon !

La nuit fut, pour Catherine, une nuit d'angoisse et de larmes. Elle était épouvantée du danger couru, à cause d'elle, par ce village et cette abbaye.

Dans son désespoir, elle voulait se livrer sur l'heure, en finir une bonne fois avec la poursuite et les terreurs. Puisque Garin, de toute manière, serait le plus fort, à quoi bon tout cela, toutes ces souffrances ? Pourquoi faire courir de nouveaux risques à d'autres innocents ? La mort affreuse de Gervais et de Pâquerette, torturés, aveuglés, traînés comme des bêtes au long d'un chemin dont Catherine devinait le martyre, l'emplissait d'horreur et de remords.

Pâquerette l'avait trahie, mais auparavant elle l'avait accueillie, soignée et, si la jalousie l'avait égarée, elle n'avait tout de même pas mérité un sort aussi cruel. Catherine ne voulait pas voir brûler les maisons de Saint- Seine. Elle refusait, farouchement, de laisser couler le sang. Elle allait rejoindre son mari. Au surplus, les derniers événements l'avaient brisée et elle éprouvait envers l'existence un étrange détachement...

Mais Ermengarde veillait. La comtesse sentait ce qui se passait dans l'âme de la jeune femme et ne la quittait pas plus que son ombre. Et quand Catherine, enfin, la supplia de la laisser aller, elle se fâcha.

— Ma chère, dans cette affaire, vous n'êtes plus seule en cause. Je dirai même, sans vouloir vous offenser" que vous êtes devenue accessoire ! Que votre Garin se soit présenté pacifiquement à la porte de cette maison, eût demandé un entretien à mon cousin, lui eût calmement réclamé sa femme et Jean ne pouvait lui refuser au moins de vous rencontrer. La suite des événements eût dépendu de cette entrevue. Mais il est venu en armes, accompagné d'un bandit notoire, l'insulte et la menace à la bouche. Voilà ce que nous ne pouvons tolérer. Il y va de notre honneur. On ne menace pas un Blaisy dont le père a tenu en respect le duc Philippe le Hardi en personne, pas plus qu'une Châteauvillain.

— Mais alors, que va-t-il se passer ? gémit Catherine au bord des larmes.

— Honnêtement, je n'en sais rien ! Il faut attendre. Les murs de ce monastère sont solides et capables de soutenir un siège. Or, je n'ai pas remarqué chez nos adversaires la moindre machine d'assaut. Pas le moindre mangonneau, pas le plus petit trébuchet et encore moins de tours roulantes.

Donc, en principe, tant que cette porte demeurera close nous ne risquerons rien. Le problème va être de défendre les gens du village contre la furie de ces démons...

— Vous voyez bien qu'il faut que j'y aille !

Ne répétez donc pas toujours la même chose, fit Ermengarde avec lassitude.

Je vous dis, moi, que vous resterez ici. Même si pour cela je dois vous enfermer. Laissez faire l'abbé. Vous l'avez vu à l'œuvre tout à l'heure. Au surplus, il sera temps pour vous de parlementer avec Garin quand viendra l'aube... mais du haut du rempart. Jusque-là, tenez- vous tranquille et, comme je devine que vous ne pourrez pas dormir plus que moi, faisons la seule chose sensée : allons à la chapelle et prions. Au surplus mon intuition me dit que votre reddition ne changerait rien. Ces gens flairent le sang !

Il n'y avait rien à répondre à ce discours. Catherine baissa la tête et suivit Ermengarde. Tandis qu'elles gagnaient la grande église encore inachevée, une activité intense s'emparait de l'abbaye. Dans la cour d'entrée, de grands feux avaient été allumés sous d'énormes marmites de fer dans lesquelles une chaîne de moines versaient de pleines jarres d'huile ou faisaient fondre de la poix. On sortait des granges les fourches et les faux, des ateliers les marteaux et tous les outils tranchants. Au milieu de toute cette activité, Jean de Blaisy allait et venait, sa robe relevée dans sa ceinture révélant des bottes et des éperons d'or, car, dans sa jeunesse et avant d'entrer dans les ordres, il avait reçu l'investiture chevaleresque. Il était transformé, l'abbé de Saint-Seine ! L'ardeur à la bataille des guerriers dont il portait le sang dans ses veines se réveillait avec la menace. Si le Bègue de Pérouges et Garin de Brazey osaient porter le fer et le feu sur la maison du Seigneur, ils seraient reçus par le fer et par le feu. L'homme de prière s'était mué en homme de guerre et ses moines, séduits peut- être par l'action violente qui se préparait et qui tranchait si crûment sur leur vie de travail et de méditation, se joignaient à lui d'un seul élan. Il n'était pas un seul de ces vigoureux Bourguignons voués au service du Seigneur qui ne se sentît pousser une âme de Templier... La cour était pleine de crânes rasés, de robes noires qui, à l'exemple de l'abbé, se relevaient sur des jambes musculeuses et de larges pieds étalés par le port des sandales. Lorsque l'on eut chanté matines, car Jean de Blaisy n'entendait pas que Dieu fût lésé dans cette histoire, une sorte de conseil de guerre réunit chez l'abbé les différents dignitaires du couvent pour aviser aux dispositions encore à prendre. Mais, bien entendu, les trois femmes n'y eurent point part.

Dans la chapelle, agenouillée auprès d'Ermengarde qui priait de tout son cœur, la tête dans ses mains, Catherine essayait vainement de s'adresser à Dieu. Une invincible appréhension de ce qui allait se passer la tourmentait.

Les bruits vagues parvenant jusqu'à elle, à travers les murs épais de l'Église, augmentaient peu à peu son angoisse jusqu'à une terreur profonde. Elle savait que l'abbaye pouvait se défendre, que ses murailles étaient puissantes et que le Bègue de Pérouges aurait du mal à les franchir. Jean de Blaisy était un homme résolu, ses moines ardents et courageux. Mais c'était aux malheureux habitants du village qu'elle pensait surtout ! Elle devinait la peur de ces pauvres gens que rien ne défendait contre la troupe sanguinaire. Ils avaient pu voir, en Gervais et en Pâquerette, un atroce échantillon de sa barbarie et supputaient sans doute ce qui les attendait, le jour venu. Et pourquoi ? A cause d'une femme poursuivie par son mari. Combien, quand tomberait sur eux le glaive ou la torche, mourraient en la maudissant ?

Une envie de voir ce que faisaient les routiers saisit Catherine. Est-ce qu'au mépris de leur parole, ils ne commençaient pas à molester les pauvres paysans ? Savait-on jamais quel crédit pouvait être accordé aux gens de cette sorte ? Elle jeta un coup d'œil à Ermengarde. La comtesse priait avec une ardeur, une concentration qui lui étaient toute conscience de ce qui se passait autour d'elle. La tête dans ses mains, elle ne voyait rien. Catherine bougea, s'écarta doucement sans qu'Ermengarde tournât la tête vers elle. Sans bruit, la jeune femme fit quelques pas dans la nef, s'éloignant sans perdre de vue son amie. La porte de l'église demeurée entrouverte lui facilita la tâche. Elle se glissa dehors et constata que les grands feux allumés n'éclairaient pas le portail. L'abbé était renfermé chez lui à tenir conseil, les moines s'activaient autour des marmites, violemment éclairés par les flammes dansantes. Nul ne faisait attention à elle.

Rapidement, Catherine traversa la cour, gagna les degrés de pierre qui menaient au chemin de ronde, monta... Il n'y avait personne, derrière les créneaux de l'abbaye. Mais, en bas, sur la place du village, une agitation insolite régnait. Les routiers avaient fait des feux de bivouac autour desquels certains se reposaient. Catherine reconnut Garin et le Bègue de Pérouges, assis auprès du plus important de ces feux, mangeant et buvant. Par contre la plus grande partie de la troupe s'activait et ce qu'elle faisait arracha une exclamation d'horreur à la jeune femme.

À l'aide de planches et de clous qu'ils avaient dû prendre chez le charpentier de Saint-Seine, ils étaient occupés à condamner les portes et les fenêtres des maisons, pour empêcher les habitants de sortir. D'autres, venant du bout du village, apportaient d'énormes brassées de paille et de bois mort qu'ils entassaient devant les maisons au fur et à mesure que leurs compagnons achevaient leur travail de clôture. L'effroi glissa dans les veines de Catherine comme un ruisseau de glace. Elle ne comprenait que trop bien ce qui allait se passer, demain matin, quand l'abbé refuserait de la rendre.

Quelques torches jetées dans ces brasiers tout préparés et le village en entier flamberait d'un seul coup. Les braves gens enfermés à l'intérieur grilleraient tout vivants, avec leurs enfants, leur bétail, leurs modestes richesses...

Catherine sentit qu'elle ne pourrait le supporter. S'il lui fallait, pour se garder de Garin, contempler la ruine de ce pays, entendre les hurlements des innocents sacrifiés, jamais plus elle ne pourrait dormir !

Bien sûr, les raisons d'Ermengarde étaient bonnes. Peut-être même avait-elle raison en disant que sa reddition ne sauverait pas le village menacé. Mais, ce risque Catherine n'avait pas le droit de l'éviter. Même si cela ne lui servait qu'à mourir avec les autres, elle préférait encore cette solution-là... Du moins mourrait-elle sans se mépriser !

Sans plus réfléchir, Catherine dégringola le raide escalier. Elle avait remarqué, vers les étables de l'abbaye, une petite porte ouvrant directement sur les champs. Elle était dans un renfoncement, donc peu visible, et l'abbé n'avait peut-être pas songé à la faire garder comme le grand portail où veillaient les hommes d'Ermengarde. Rapidement, rasant les murs pour ne pas être vue, la jeune femme s'éloigna vers l'ombre des bâtiments. Si forte était sa résolution de se sacrifier qu'elle n'avait même pas peur. Ce qu'elle ressentait, c'était une sorte d'exaltation comme devaient en éprouver les victimes offertes en holocaustes sur les autels barbares. C'était pour que d'autres vivent qu'elle allait mourir...

La porte, qu'elle atteignit presque à tâtons, n'était pas gardée, mais elle était fermée par une lourde barre de fer passée dans des gâches et qu'il ne devait pas être facile de faire glisser. Catherine, pourtant, s'y attaqua. Tirant de toutes ses forces sur le loquet de cette barre, s'y écorchant la paume des mains, elle parvint à la faire bouger. Lentement, lentement, la barre glissa, quitta son logement. Les mains de Catherine étaient en sang, son visage couvert de sueur quand, enfin, elle reposa la barre à terre. Plus rien, maintenant, ne l'empêchait de sortir... Au-delà du mur, elle prendrait sa course vers Garin, se jetterait à ses pieds s'il le fallait, s'humilierait pour fléchir sa colère...

Elle tira, non sans peine, la lourde porte à elle.

Mais une main sortie de l'ombre appuya vivement sur le battant entrouvert qui retomba.

— Il est formellement interdit à qui que ce soit de sortir de l'abbaye ! fit une voix paisible. C'est l'ordre de Monseigneur l'abbé !

Un moine qui portait sous le bras un gros paquet de paille se tenait devant elle. Il devait être dans l'étable pour y prendre de quoi allumer un nouveau bûcher tandis qu'elle essayait d'ouvrir la porte... Dans l'ombre, elle vit une forme courte et trapue, un crâne rond et lisse sur la blancheur duquel tranchait une mince couronne de cheveux. Tranquillement, le moine jetait à terre son ballot, ramassait la barre de fer et la réengageait dans ses gâches.

Eperdue, Catherine l'implora :

— Je vous en supplie, laissez-moi sortir. Il faut que j'aille trouver ces gens, là, dehors. C'est moi qu'ils cherchent ! Une fois qu'ils me tiendront, ils n'auront plus aucune raison d'attaquer l'abbaye. Le village sera sauvé ! On ne peut pas laisser faire une chose pareille !...

Mais le religieux secoua la tête, doucement. Sa voix était toujours aussi paisible quand il dit :

— Ce que fait notre abbé est bien fait, ma sœur ! Et les desseins de Dieu sont insondables. S'il a décidé que nous péririons tous demain, nous et tout le village, c'est qu'il a ses raisons que je ne veux pas chercher à connaître. Pour moi, j'ai fait vœu d'obéissance. Et, quand Monseigneur l'abbé ordonne, j'obéis, bien humblement. Venez, ma sœur...

Calant sa paille sous un bras, il prenait de sa main libre le bras de Catherine et l'entraînait irrésistiblement. Elle eut beau prier, supplier, le moine ne se laissa pas fléchir. Il la ramena vers les feux. A cet instant, de l'église sortait Ermengarde très agitée. Apercevant Catherine, elle courut à elle.

— Où étiez-vous passée encore ! J'étais morte d'inquiétude !

— Je l'ai arrêtée au moment où elle allait franchir la porte des étables, fit le petit moine tranquille. Elle voulait sortir et se livrer, mais l'abbé a interdit à quiconque de sortir. Alors, je la ramène. Puis-je vous la confier ?

— Vous pouvez, mon père, vous pouvez ! Et je vous garantis qu'elle ne m'échappera plus.

Ermengarde paraissait furieuse. Sans rien vouloir entendre des explications de Catherine éplorée, elle l'entraîna vers la maison des hôtes et, sans un mot, s'enferma dans sa chambre avec sa captive.

— Comme cela, dit-elle, je serai tranquille. Vous resterez là !

À bout de forces, Catherine se laissa tomber sur son lit et y versa toutes les larmes de son corps sans parvenir à attendrir sa geôlière qui, assise, bras croisés, la contemplait sans rien dire !

Et la nuit s'acheva.

Quand le jour revint, illuminant les bâtiments de l'abbaye, Catherine et Ermengarde, en sortant de leur logis, ne reconnurent pas le décor paisible de la veille. Sur les murs, les moines veillaient auprès de chaudrons qu'ils y avaient transportés et dont l'odeur empestait l'air pur du matin. D'autres, dans la cour, entretenaient de grands feux ou bien affûtaient les lames des faux sur des meules. D'autres encore amenaient des pierres de taille prises au chantier de l'église. Et, au milieu de tout cela, les mains au dos, l'abbé se promenait, comme un général inspectant ses troupes.

En voyant les femmes apparaître, il vint droit à elles.

Vous devriez retourner dans l'église, dit-il. Vous y seriez plus à l'abri. Il est temps pour moi de monter au rempart pour voir ce qu'il en est de nos assaillants.

— Je vais avec vous, s'écria Catherine. Ce n'est pas l'heure pour moi de me cacher et si vous ne voulez pas que je me livre, permettez au moins que je parle à mon mari ! Je parviendrai peut-être à le faire changer d'avis.

Jean de Blaisy hocha la tête avec un sourire sceptique.

— Je doute que vous y parveniez. S'il était seul en cause, peut-être... mais je connais le Bègue de Pérouges. Lui et ses hommes flairent le sac d'une riche abbaye. Le prétexte leur semble bon et d'autant meilleur qu'ils se contenteraient de bien moins. Vous allez courir là, inutilement, le risque d'une flèche perdue.

— Je tiens cependant à le courir.

— Comme vous voudrez. Venez donc...

Comme la veille, tous trois, car Ermengarde ne voulait plus quitter Catherine — Sara aidait le frère apothicaire à préparer des pansements à la cuisine —, montèrent au créneau, jetèrent un coup d'œil sur le village d'où parvenaient un cliquetis d'armes et des jurons.

Le soleil rouge qui se montrait derrière le versant où s'adossaient les bâtiments conventuels éclaira les préparatifs des routiers du Bègue. Ils en avaient terminé avec leur infernale besogne de la nuit : toutes les portes étaient enclouées et toutes les maisons disparaissaient à demi sous la paille et les fagots. Quelques routiers se tenaient devant ces tas de paille, une torche allumée à la main. Leur attitude ne laissait place à aucune équivoque.

Le reste se formait en troupe serrée autour d'une gigantesque poutre qu'ils avaient trouvée on ne savait où. Garin et son acolyte montèrent à cheval. Ils se dirigèrent lentement vers le portail fermé. Le Grand Argentier portait cette fois une armure sur ses vêtements noirs et l'on ne pouvait dire lequel, de lui ou du Bègue, était le plus sinistre. Il leva la tête vers le créneau, aperçut l'abbé et sourit.

— Alors, seigneur abbé ? Quelle est ta réponse ? demanda-t-il calmement. Vas-tu me rendre ma femme ou bien préfères-tu le combat ?

Comme tu vois, nous avons pris quelques précautions utiles !

Jean de Blaisy allait répondre mais Catherine le devança. Elle se glissa entre l'abbé et le créneau et s'écria :

— Pour l'amour de Dieu, Garin, cessez ce jeu cruel ! N'êtes-vous pas las de verser le sang ? Pourquoi des innocents devraient-ils périr à cause de nos querelles ? Est-ce que vous ne sentez pas combien tout cela est injuste, odieux !

— Je me demandais, riposta Garin avec un sourire sarcastique, combien de temps vous mettriez à vous montrer. Si quelqu'un est à blâmer dans cette affaire, c'est vous et non pas moi. Je suis votre mari, vous devez me suivre au lieu de fuir devant moi...

— Vous savez parfaitement pourquoi je l'ai fait, vous savez qu'il me fallait sauver ma vie, celle de mon enfant et ma liberté aussi. Si vous ne m'aviez traitée avec cette cruauté, jamais je ne serais partie- Mais tout peut encore se réparer. Je ne vous demande rien pour moi. Mais pouvez-vous me donner votre parole que, si je vous rejoins, vous épargnerez ce bourg et ce monastère ?

Avant que Garin ait pu répondre, le Bègue s'était avancé.

— Sortez d'abord, lança-t-il goguenard. On verra ensuite à discuter... Je n'aime pas beaucoup que l'on me dérange pour rien...

L'abbé tira Catherine en arrière avec autorité.

— Vous perdez votre temps et vos peines, dit-il.

Ils désirent nous attaquer et vous péririez sans sauver personne. Ne l'avez-vous pas compris ?...

Désespérée, Catherine se tourna vers Ermengarde et vit avec surprise qu'elle souriait béatement. La comtesse n'avait pas l'air d'être présente à la scène qui se déroulait devant elle. La tête levée, l'air ravi, elle écoutait...

— Oh, Ermengarde, reprocha Catherine douloureusement, comment pouvez-vous sourire quand des hommes vont mourir ?

— Écoutez ! fit Ermengarde sans répondre. Est- ce que vous n'entendez rien ?

Instinctivement, Catherine tendit l'oreille. Un bruit sourd, lointain encore, roulait doucement sur le plateau. Il fallait une ouïe fine pour le saisir, mais Catherine le perçut nettement.

— Je n'entends rien ! fit l'abbé à mi-voix.

— Moi si ! Gagnez du temps, cousin, parlementez le plus longtemps possible !

Sans chercher à comprendre, l'abbé obéit. S'avançant au créneau, il se mit à adjurer les routiers d'épargner un village innocent et la demeure du Seigneur. Mais ils l'écoutaient avec impatience et Catherine comprit que la parole ne retiendrait plus longtemps ces hommes avides de sang et de pillage.

Une voix furieuse vint d'en bas. Celle du Bègue de Pérouges.

— Assez de patenôtres ! Nous ne sommes pas au prêche ! Vous ne voulez pas lâcher la donzelle, nous attaquons...

Le cri d'horreur de Catherine en voyant une torche tomber dans un tas de paille qui s'enflamma aussitôt fut couvert par un autre cri, de triomphe celui-là, poussé par Ermengarde.

— Regardez ! s'écria-t-elle le bras tendu vers le haut de la côte où serpentait la route de Dijon. Nous sommes sauvés !

Son cri fit retourner tout le monde, même les routiers. Dévalant du rebord du plateau, une puissante troupe d'hommes d'armes se dirigeait vers Saint-Seine..Le soleil faisait briller les armures, les salades et les lances. En tête marchait un chevalier empanaché de plumes blanches, dont Catherine, défaillante de joie, reconnut les couleurs au pennon de la lance.

— Jacques !... Jacques de Roussay !... Et la garde ducale avec lui !

— Ils y ont mis le temps, bougonna Ermengarde derrière son dos.

Heureusement, encore, que j'avais eu la bonne idée de lui faire tenir la lettre de l'abbé, à cet étourdi ! J'avais le pressentiment que quelque chose irait mal...

Dès lors, délivrés de leur angoisse, les occupants de la muraille purent suivre le déroulement des opérations. Le Bègue de Pérouges était brave, c'était une justice à lui rendre. Il ne songea même pas à tourner bride devant le secours, imposant cependant, qui arrivait à ses ennemis. Ses hommes firent volte-face, se rangèrent en bataille. Catherine vit Garin faire comme eux, tirer son épée. Elle ne put se retenir de crier.

— Ne vous battez pas, Garin ! Si vous tirez l'épée contre les gardes de Monseigneur, vous êtes perdu !

Elle ne comprenait pas elle-même quelle obscure pitié la poussait à se préoccuper du destin de celui qui avait voulu la réduire à néant. D'ailleurs, cette pitié était dépensée en pure perte. Garin ne répondit que par un dédaigneux haussement d'épaules, piqua des deux en direction des arrivants, suivi de toute la troupe.

Le combat fut acharné, mais bref. La supériorité numérique de Roussay était écrasante. Malgré les prodiges de valeur des routiers, qui se battaient en hommes qui savent n'avoir à attendre ni pitié ni merci, ils tombèrent l'un après l'autre sous les coups des hommes d'armes ducaux. Les spectateurs de l'abbaye virent le duel farouche que se livrèrent le Bègue de Pérouges et Jacques de Roussay, tandis que Garin se mesurait à un cavalier, armé comme les autres soldats, mais qui combattait tête nue. Catherine reconnut Landry...

En un quart d'heure tout fut réglé. Roussay blessa son adversaire qui roula à terre et, sans perdre une minute, le fit pendre au premier arbre venu.

Quelques minutes plus tard, Garin, écrasé sous le nombre, se rendait...

Tandis que les soldats de la garde s'activaient à dégager les portes des maisons, l'abbé ordonna d'ouvrir en grand le portail et descendit accueillir en personne le vainqueur. Catherine n'osa pas le suivre. Elle resta sur le chemin de ronde avec Ermengarde. Jacques de Roussay montait, seul, le casque sous le bras, vers l'abbaye. Plus loin, deux hommes d'armes faisaient remonter Garin sur son cheval après lui avoir attaché les mains derrière le dos... Le Grand Argentier se laissait faire passivement. Il paraissait se désintéresser de son sort et ne tourna même pas la tête vers le monastère. Cette attitude dédaigneuse déchaîna en Catherine une colère folle. Elle avait eu si peur, si mal, elle avait tant souffert et deux innocents avaient péri, mais cet homme ne paraissait pas se soucier du mal qu'il avait fait. Une haine violente monta de son cœur, emplit sa bouche d'un goût amer et la fit trembler. Sans Ermengarde qui se tenait auprès d'elle, immobile et silencieuse, elle se fût précipitée vers le prisonnier pour lui crier sa fureur et son mépris. Elle éprouvait une joie féroce à la pensée qu'il s'était condamné lui-même, qu'il allait bientôt périr de sa propre folie criminelle. Et, cette joie, elle aurait voulu la lui jeter au visage...

CHAPITRE IX Le secret de Garin

Le soir même, Jacques de Roussay repartait pour Dijon, emmenant son prisonnier. Garin appartenait désormais à la justice du prévôt de Bourgogne et devait être incarcéré sitôt arrivé sous l'inculpation de haute trahison, atteinte à la sûreté de l'État, sacrilège et tentative de meurtre sur la personne de sa propre épouse. Plus qu'il n'en fallait pour l'envoyer sans recours possible à l'échafaud ! Jacques de Roussay ne l'avait pas caché à Catherine au cours de la brève entrevue qu'il avait eue avec elle. En attaquant l'abbaye, Garin de Brazey avait considérablement aggravé son cas de plusieurs chefs d'accusation car, jusque-là, les ordres que Landry avait rapportés au capitaine de la garde portaient seulement d'assurer la sécurité de Catherine et d'enfermer Garin dans sa propre maison.

— Malheureusement, dit Jacques à Catherine, je ne peux vous autoriser à rentrer chez vous, Madame de Brazey. Votre mari devenant un prisonnier d'État, tous ses biens doivent être mis sous scellés. Sans doute... pourrez-vous rentrer chez votre mère ?

Elle viendra chez moi, intervint Ermengarde. Croyez-vous que je la laisserai se rendre à la merci de toutes les commères du quartier Notre-Dame ? On va être trop content, chez certains, de la chute du Grand Argentier. Dans une maison bourgeoise, je ne suis pas sûre que Catherine soit parfaitement garantie. Elle le sera chez moi !

Roussay n'avait rien à objecter. Il accorda à Catherine la permission de résider à l'hôtel de Châteauvillain. L'attitude du jeune capitaine était devenue étrangement distante envers la femme de Garin. En fait, il ne savait plus bien s'il avait affaire à l'épouse d'un criminel ou à l'amante de son maître. Il s'en ouvrit secrètement à Ermengarde.

— Je ne sais trop quel parti prendre, comtesse. Monseigneur Philippe m'a donné l'ordre d'assurer la sûreté de Madame de Brazey, d'empêcher son époux de lui nuire, mais il ignore tout des derniers événements. Il est toujours à Paris et je me demande comment il prendra la nouvelle de l'attaque de cette abbaye, lui si pieux ! Il sera indigné et je crains que sa colère ne retombe sur la jeune femme, qu'il ne la rende responsable, complice même...

— Ah çà, mon ami, mais vous rêvez tout debout ! Avez-vous oublié l'amour profond que Monseigneur porte à Catherine ? Ne savez-vous pas qu'elle règne sur son cœur... et cela sans partage ?

Jacques de Roussay se gratta la tête sans cérémonie. Visiblement quelque chose le tourmentait. Il détournait les yeux, l'air gêné.

— C'est que... je n'en suis plus si sûr. On dit qu'à Paris, Monseigneur Philippe est fort empressé auprès de la belle comtesse de Salisbury. Vous le connaissez aussi bien que moi. Il est volage, il aime les femmes avec passion et j'ai peine à l'imaginer fidèle à une seule. Dame Catherine est dans une mauvaise posture, d'autant plus que son état ne l'embellit pas. Et je crains...

Et vous craignez pour votre avenir ! Vous avez peur de faire une bourde, acheva Ermengarde ironique. Vrai-Dieu, mon ami, vous n'avez pas beaucoup de courage pour un soldat ! J'en aurai donc pour vous. Je prends Catherine sous mon toit et sous ma responsabilité. Si le duc se fâche, je saurai lui répondre. Faites ce que vous voudrez des biens de Brazey, mais vous me ferez le plaisir de conduire chez moi la chambrière de Catherine, son médecin maure flanqué de ses esclaves... et d'y joindre tous les objets personnels de Madame de Brazey : toilettes et bijoux. J'ai dit ! Pour le reste, je m'en charge ! Il ferait beau voir qu'une Châteauvillain manquât à l'amitié.

Si Philippe, après avoir fait le malheur de cette pauvre petite, s'avise de lui chercher d'autres noises, je vous donne ma parole qu'il trouvera à qui parler.

Châteauvillain est une rude forteresse sur laquelle plus d'un s'est cassé des dents. Philippe y laissera les siennes avant de reprendre Catherine, dans ce cas... De plus, je me réserve alors le droit de lui dire ma façon de penser.

Il n'y avait rien à ajouter à cela ! Roussay capitula. Il connaissait trop la comtesse pour ne pas savoir qu'elle exécuterait point par point ses menaces.

Elle était capable de traiter le duc comme un gamin désobéissant. En quittant Saint-Seine, le jeune capitaine pensait que, dans ce cas, il plaindrait sincèrement Philippe s'il devait avoir affaire à sa terrible vassale. Pour son compte, il préférait se mesurer à une armée turque plutôt qu'à Mme de Châteauvillain quand elle était en colère...

Catherine et Ermengarde devaient quitter l'abbaye le lendemain. La jeune femme avait besoin d'une bonne nuit de repos et, de plus, la comtesse ne tenait pas à ce qu'elle rentrât à Dijon à la suite de son mari enchaîné. Mais, au moment où elles se préparaient à monter en litière après avoir salué et chaleureusement remercié Jean de Blaisy, Catherine eut la sur prise de voir Landry venir à elle. Depuis la fin du combat, elle n'avait que très peu rencontré le jeune homme. Il l'avait embrassée affectueusement mais il avait coupé court à ses remerciements et s'était retiré très vite dans la cellule que l'abbé avait mise à sa disposition. Catherine avait attribué à la fatigue du chemin et de la bataille son extrême pâleur et ses traits tirés. Mais quand il s'approcha d'elle, sa mine lui parut encore plus mauvaise.

— Je suis venu te dire adieu, Catherine, fit-il simplement.

— Adieu ? Mais pourquoi ? Je pensais que tu nous accompagnais à Dijon?

Il secoua la tête, détournant les yeux pour que Catherine n'y vît pas briller des larmes.

— Non. Je ne retournerai pas à Dijon. Je quitte le service.

Un silence suivit ces mots. Catherine ne parvenait pas à réaliser ce que Landry voulait dire.

— Tu abandonnes la Grande Écurie ? Quelle idée ! Es-tu mécontent ?

T'a-t-on fait tort ou bien es-tu las de servir Monseigneur Philippe ?

Landry secoua la tête. Malgré son empire sur lui- même, deux grosses larmes rondes roulèrent sur ses joues brunes. Catherine en fut bouleversée.

Jamais elle n'avait vu pleurer son ami d'enfance. Il promenait dans la vie une inaltérable bonne humeur, une joie de vivre communicative. C'était une force de la nature.

— Je ne veux pas que tu sois malheureux, s'écria-t-elle chaleureusement.

Dis-moi ce que je peux faire, comment je peux t'aider, toi, qui m'as sauvée ?

T'avoir sauvée sera ma grande joie, fit Landry doucement. Mais tu ne peux rien pour moi, Catherine. Je vais rester ici, dans cette abbaye. J'ai déjà demandé à l'abbé de me recevoir parmi ses frères. Il a accepté. C'est un homme selon mon cœur. Il me sera doux de lui obéir.

— Tu veux te faire moine ? Toi ?

La foudre tombant d'un ciel sans nuages n'aurait pas plongé Catherine dans une telle stupeur. Landry, le joyeux Landry sous la bure des bénédictins ! Landry, tonsuré, agenouillé jour et nuit sur les dalles froides d'une chapelle, servant les pauvres et travaillant la terre, lui qui aimait tant le cabaret, les filles et la ripaille ! Lui qui se moquait de Loyse, jadis, quand elle parlait d'entrer au couvent !

— C'est drôle, hein ? reprit le jeune homme avec un pâle sourire devant le silence atterré de Catherine. Mais c'est la seule vie que je désire. Vois-tu...

j'aimais Pâquerette et je crois qu'elle m'aimait vraiment, elle aussi. J'espérais bien, un jour, arriver à la sortir de ses bêtises, lui ôter de la tête ses idées de sorcellerie, en faire une brave femme, une bonne ménagère avec plein de gosses autour de nous, l'enlever à ce pays maudit. Elle était bizarre mais je crois que nous nous comprenions. Alors, maintenant qu'elle n'est plus là...

Le geste las, désenchanté, du jeune homme accabla Catherine sous le poids d'un écrasant remords. Elle eut honte, tout d'un coup, d'être vivante après tant de douleurs. Sa vie à elle, cette vie sans utilité, valait-elle la peine de répandre tant de sang ? Elle baissa la tête.

— C'est ma faute ! dit-elle douloureusement. C'est à cause de moi qu'elle est morte. Oh, Landry, j'aurai fait ton malheur, à toi ?

— Non. Tu n'as aucun reproche à te faire. Pâquerette a scellé elle-même son destin. Si elle n'avait pas commis, par jalousie, ce crime impardonnable de prévenir Garin, rien ne serait arrivé. Il était juste qu'elle fût punie... Mais pas de cette manière atroce ! Et maintenant qu'elle n'est plus là, moi, je n'ai plus envie de rien, sinon de paix et de solitude. Toi, tu as encore un long et beau chemin devant toi...

Les larmes qui coulaient sur les joues de Catherine cessèrent brusquement.

— Tu crois ? lança-t-elle avec violence. Que penses-tu que j'aie encore à espérer ? Mon mari va mourir, je vais être ruinée, à cause de moi tu vas t'enterrer au fond d'un cloître. L'homme que j'aime me méprise. Je porte malheur, je suis maudite, maudite... Il faut se détourner de moi...

La crise de nerfs était proche. Ermengarde s'en aperçut, éloigna Landry d'un geste rapide et obligea Catherine secouée de frissons à monter dans la litière.

— Allons, mon petit, ne vous tourmentez pas comme cela ! Ce garçon est sous le coup d'un chagrin. Mais il est jeune et les vœux définitifs ne sont pas pour demain ; il peut changer d'avis, reprendre goût à l'existence. Faites confiance au cousin Jean pour cela : si ce garçon n'a pas une vraie vocation, il saura bien le lui faire comprendre plus tard.

Ces sages paroles produisirent un effet calmant sur Catherine. Ermengarde avait raison. Landry ne resterait peut-être pas toute sa vie au couvent. Pour le moment, il y trouverait le meilleur repos, le grand silence où les âmes se retrouvent, décantent leur lie et leur fiel. Elle se laissa emmener sans autre résistance. Le grand portail de l'abbaye s'ouvrit devant la litière qu'escortaient Sara, juchée sur un mulet prêté par l'abbé, et quelques hommes joints par Jacques de Roussay à ceux qui appartenaient à Ermengarde. Bientôt dans le soleil déjà doux qui chauffait les tendres pousses de l'herbe nouvelle, le cortège des deux femmes escalada la route du plateau. Les toits de Saint-Seine brillèrent encore un instant sous les fumées légères de leurs cheminées puis tout disparut au tournant du chemin. Sur les échafaudages de la tour carrée, à l'église du couvent, les maçons avaient repris leur travail et sifflaient, déjà oublieux de la menace qui avait pesé un instant sur leurs foyers.

Le soir même, on entra à Dijon par la porte Guillaume. Mais, en passant devant le château de la ville, Catherine détourna la tête, prise d'un tremblement. C'était là que, la veille, Jacques de Roussay avait conduit son prisonnier. Garin était quelque part derrière ces murailles rébarbatives percées de rares meurtrières. Et Catherine ne pouvait s'empêcher de songer avec un mélange de tristesse et de colère que c'était le mariage voulu par Philippe qui avait mené là le Grand Argentier de Bourgogne.

Or, Catherine se trompait. Ce n'était pas dans le vieux bastion qui était censé garder le mur d'enceinte que Jacques de Roussay avait conduit son captif mais bien à la prison du vicomte-mayeur dont les affreux cachots s'ouvraient dans les fondations d'une ancienne tour romaine, la Tournote, derrière la maison du Singe qui était l'hôtel de ville de Dijon. Cette maison du Singe, ainsi nommée à cause d'un bas- relief placé au-dessus de la porte et représentant un singe qui jouait avec une boule, s'adossait au rempart entre deux hôtels seigneuriaux, dont l'un était celui des La Trémoille, l'autre celui des Châteauvillain. Ainsi, sans le savoir, Catherine vint-elle habiter tout auprès de l'endroit où était emprisonné son mari.

Elle ne l'ignora pas longtemps. Dès le lendemain de son arrivée chez Ermengarde, les hérauts de la ville parcoururent les rues, annonçant le crime commis par Garin et son prochain jugement par le conseil du vicomte-mayeur, Philippe Mâchefoing, valet de chambre, conseiller et frère de lait du duc.

Cette criée emplit Catherine d'une joie amère à laquelle se joignit un sentiment de frustration. Elle haïssait Garin de tout son cœur, mais elle ne parvenait pas à comprendre quel enchaînement de sentiments avait pu produire cette folie. Garin l'avait toujours si obstinément repoussée qu'elle ne pouvait croire à sa jalousie. Et pourtant ? Quel nom donner aux crises de rage folle qui s'étaient emparées de lui lorsqu'il l'avait sue enceinte ?

Catherine évoquait aussi, pour elle-même, cette soirée où elle était allée le provoquer jusque dans sa chambre. Comment avait-elle pu, ensuite, le croire indifférent alors qu'il avait si bien perdu la tête entre ses bras ? Il était jaloux, fou de jalousie même... et pourtant il ne l'avait jamais faite sienne. Le mystère endormi au fond de l'âme de Garin irritait Catherine et la torturait à la fois.

Vers la fin de ce premier jour, elle vit arriver à l'hôtel de Châteauvillain une petite caravane dirigée par Jacques de Roussay en personne. Elle était composée de mulets chargés de nombreux coffrets. Quatre chevaux portaient Perrine, Abou-al-Khayr et ses deux esclaves noirs. Le capitaine obéissait ponctuellement à l'ordre d'Ermengarde, ce dont la noble dame daigna le remercier.

— La maison ? demanda-t-elle. Qu'en faites- vous ?

— Le greffier du conseil de la ville est en train d'y apposer les scellés du vicomte-mayeur et du prévôt. Elle est vide d'êtres humains mais rien de ce qu'elle contient ne sera touché avant le jugement. Il en sera de même pour le château de Brazey et toutes les autres possessions de Garin.

Tout en parlant, le jeune homme évitait de regarder Catherine ; elle se tenait debout, très droite dans une robe de velours noir qui était déjà de deuil, auprès de son amie. Il finit par prendre son courage à deux mains, se tourna vers elle et la fixa dans les yeux :

— Je suis désolé, Catherine... fit-il seulement.

Elle eut un haussement d'épaules, un petit sourire triste.

— Vous n'y pouvez rien, mon pauvre ami. Vous avez déjà tant fait pour moi. Comment vous en voudrais-je ? Quand aura lieu le jugement ?

— D'ici une huitaine. Le duc est toujours à Paris et Messire Nicolas Rolin avec lui. Il était l'ami de votre époux et, peut-être, aurait-il pu lui venir en aide...

Ermengarde haussa les épaules avec dédain.

— N'y comptez pas ! Jamais Nicolas Rolin n'aidera un homme qui s'est mis dans un cas semblable, fût-il son propre frère. Garin tombe sous le coup de la justice ducale, il ne connaît plus Garin... c'est aussi simple que cela.

Jacques de Roussay ne répondit pas. Il savait qu'Ermengarde disait la vérité et il répugnait à donner de faux espoirs à Catherine. Pour lui comme pour toute la ville, le jugement ne faisait aucun doute. C'était, pour le Grand Argentier, la mort de la main du bourreau, la confiscation de tous ses biens, son nom rayé de l'armoriai, ses armes brisées et, sans nul doute, sa maison de ville rasée comme l'avait été celle de son prédécesseur en tant que gardien des joyaux de la couronne, Philippe Jossequin, impliqué dans le meurtre du pont de Montereau, qui avait été exilé et était mort misérablement en Dauphiné. Cette charge, apparemment, ne portait pas bonheur !

Lorsque le capitaine se fut retiré, Ermengarde laissa Catherine en compagnie d'Abou-al-Khayr, tandis que Sara s'en allait aider les chambrières à ranger les affaires de sa maîtresse. La tzingara avait repris sa place mais Perrine n'en fut pas pour autant reléguée à son premier état de baigneuse. Il fut convenu que la jeune fille partagerait avec Sara la garde et l'entretien des robes et des joyaux.

Il y avait longtemps que Catherine et son ami arabe ne s'étaient trouvés face à face. Ils restèrent un moment sans parler puis, tandis que le médecin s'installait dans un fauteuil, la jeune femme alla tendre ses mains froides aux flammes de la cheminée.

— Quel gâchis que tout cela ! soupira-t-elle. Par la folie de cet homme que l'on m'a donné pour mari, j'ai failli perdre la vie et nous voici, tous deux, sans logis, presque proscrits. Sans Ermengarde je serais à la rue sans doute, montrée du doigt, n'osant peut- être même pas entrer chez ma mère par crainte de la mettre en danger. Et tout cela, pourquoi ?

— Tout cela à cause de la pire folie qu'Allah ait laissée se glisser dans le sang et la raison des hommes : à cause de l'amour ! répliqua tranquillement Abou-al-Khayr en regardant obstinément le bout de ses doigts qu'il entrelaçait puis relâchait tour à tour.

Catherine se retourna vers lui d'un seul mouvement :

— L'amour? À qui ferez-vous croire que Garin m'aimait ?

— À toi peut-être, si toutefois tu voulais bien réfléchir ! L'intelligence de ton mari était grande, et de haute qualité. Un homme de sa valeur ne se rabaisse pas au rang d'une bête furieuse sans une raison bien puissante. Il savait qu'il y risquait sa fortune, sa réputation, sa vie... tout ce qu'il a perdu ou va perdre. Et pourtant il a commis ces folies. Comment croire que la jalousie, donc l'amour, ne furent pas les raisons profondes de tout cela ?

— Si Garin m'aimait, lança Catherine furieusement, il eût fait de moi sa femme, par la chair aussi bien que devant Dieu. Or, il n'a jamais tenté de s'approcher de moi. Bien plus, il m'a repoussée...

Et c'est cela que tu ne lui pardonnes pas ! Par Mahomet, tu es plus femme que je ne croyais. Tu t'es donnée sans amour à un homme, tu reproches à un second de ne t'avoir point soumise à lui... et pourtant c'est un troisième que tu aimes. Le sage a bien raison de penser qu'il y a plus de raison dans le vol d'un oiseau aveugle que dans la cervelle d'une femme ! fit le Maure avec amertume.

Catherine fut sensible à la nuance de dédain qui transparaissait dans la voix du médecin. Des larmes de colère lui montèrent aux yeux.

— Ce n'est pas cela que je ne lui pardonne pas ! s'écria-t-elle. C'est son odieuse attitude envers moi ! Il m'a jetée dans les bras de son maître et ensuite il a tenté de m'avilir, de me tuer. Et je ne comprends pas pourquoi !

Vous qui semblez posséder l'universelle sagesse, pouvez-vous me dire la raison de mon mariage blanc... avec un homme qui, cependant, me désirait !

J'en ai eu la preuve !

Abou-al-Khayr secoua la tête. Des plis soucieux s'étaient creusés dans son front lisse et à la naissance de son absurde barbe blanche.

— Quel sage pourra jamais connaître le secret du cœur d'un homme ? fit-il avec un geste d'impuissance. Si tu veux savoir ce que cache l'âme de ton mari, quel secret il est sur le point d'emporter dans sa tombe, que ne vas-tu le lui demander ? Sa prison est voisine. Et j'ai entendu dire que le geôlier des prisons, un certain Roussot, est un homme dur mais avare et très sensible à la chanson de l'or.

Catherine ne répondit pas. Elle était revenue vers la cheminée et contemplait à nouveau les flammes. L'idée de se retrouver en face de Garin lui faisait horreur. Elle craignait de n'avoir pas la force de garder son sang-froid, de se laisser aller à sa colère et à sa haine. Pourtant, elle reconnaissait que le médecin avait raison. La seule façon possible de connaître le secret de Garin, s'il en avait un, et n'était pas seulement tombé dans une folie subite, c'était de le lui demander. Mais il lui fallait vaincre auparavant cette répugnance qu'elle éprouvait à l'idée de le revoir et, cela, c'était son problème à elle. Nul ne pouvait l'aider à le résoudre.

Une semaine plus tard, la cour du vicomte-mayeur et des échevins se réunit dans le cloître de la Sainte- Chapelle. Les magistrats de la ville y tenaient leurs assises plus volontiers qu'à la maison du Singe où la proximité des prisons sordides et des salles à donner la question rendait le séjour assez répugnant et fort peu propice à la méditation. Au surplus, la nature du cas à juger leur paraissait nécessiter une sorte de huis-clos peu facile à obtenir dans la petite salle du conseil de la ville.

Le procès de Garin ne dura pas longtemps. Tout juste une journée. Il reconnut tout ce dont on l'accusait et ne daigna même pas se défendre. Quant à Catherine, elle avait refusé, par une pudeur qui ressemblait fort à de la répugnance, de comparaître. Quels que pussent être ses sentiments de rancune envers son mari, elle ne voulait pas se faire, elle- même, son accusatrice. Ermengarde avait chaudement approuvé cette attitude.

— Ils le condamneront bien sans vous, ma belle ! lui assura-t-elle.

Et de fait, au soir du jugement, Jacques de Roussay vint, en personne, informer Catherine de la sentence. Garin de Brazey était condamné à être pendu, malgré sa qualité de noble, pour le sacrilège commis en attaquant une abbaye. Il devrait subir la torture préalable puis il serait traîné sur la claie au Morimont qui était le lieu du supplice. Ses biens seraient confisqués, son hôtel et son château rasés...

Un profond silence accueillit cette terrible nouvelle. Catherine, les yeux secs et fixes, semblait changée en statue. Ermengarde, frissonnante, s'approcha du feu dont le crépitement emplissait seul la grande pièce d'apparat. La voix sans timbre de Catherine s'éleva :

— Quand sera-t-il exécuté ?

— Demain, vers le milieu du jour...

Comme les deux femmes retombaient dans un silence obstiné, Jacques de Roussay se troubla, perdit contenance. Il salua profondément en demandant la permission de se retirer. Sur un signe d'Ermengarde, il quitta la pièce.

Quand le bruit de ses éperons se fut éteint dans les profondeurs de l'hôtel, Ermengarde revint vers Catherine qui n'avait pas bougé.

— À quoi pensez-vous, Catherine ? Que méditez- vous ?

La jeune femme tourna lentement son regard vers son amie. La comtesse y lut une soudaine résolution.

— Il faut que je le voie, Ermengarde. Il faut que je le voie, avant...

— Croyez-vous une entrevue bien utile ?

— A lui, non ! A moi, oui ! fit Catherine avec une soudaine violence. Je veux savoir. Je veux comprendre... Je ne peux pas le laisser ainsi s'enfuir de ma vie sans qu'il m'ait dit le pourquoi de tout cela. Je vais à la prison. Le geôlier est sensible à l'or à ce que l'on dit. Il me laissera lui parler.

— Je vais avec vous...

— Je préférerais que vous n'en fissiez rien ! Vous êtes bien assez compromise dans cette affaire, mon amie. Laissez-moi aller seule. Sara m'escortera et m'attendra.

Comme vous voudrez ! fit Ermengarde en haussant les épaules. Tout en parlant, elle allait à un coffre, en tirait une bourse de cuir assez ronde et la tendait à Catherine.

— Prenez ceci ! Je vous devine toute prête à jeter l'un de vos joyaux dans la patte de ce rustre puisque vous n'avez plus rien d'autre. Ce serait dommage ! Vous me rendrez ceci plus tard, voilà tout !

Sans fausse honte Catherine prit la bourse, la glissa à sa ceinture, embrassa son amie et regagna sa chambre pour y prendre un manteau sombre et demander à Sara de l'accompagner.

Quelques minutes plus tard, les deux femmes, étroitement enveloppées de mantes noires, le visage masqué, sortaient de l'hôtel de Châteauvillain et se dirigeaient vers la maison voisine. La nuit était totale et il pleuvait à plein temps. C'est dire qu'il n'y avait personne dans la rue. Avec décision, Catherine se dirigea, Sara sur les talons, vers la maison de ville, entra dans la cour où veillait un soldat somnolent dans la main duquel elle glissa une pièce d'or. En franchissant la porte, elle s'était efforcée de ne pas voir le carcan et la machine à donner l'estrapade qui étaient attachés en permanence à l'angle de l'hôtel de La Trémoille et qui se rouillaient lentement. Tout de suite réveillé par la vue de l'or, le garde ne fit aucune difficulté pour conduire les deux femmes jusqu'au fond de la cour où se dressaient des murailles rébarbatives, aveugles, trouées seulement à la base d'une petite porte basse.

— Je veux voir le geôlier qu'on appelle Roussot ! fit Catherine.

Quelques instants plus tard, Roussot émergeait de la porte basse. C'était un personnage aussi large que haut, à peu près carré, vêtu de cuir taché et déchiré. Un bonnet crasseux se drapait sur les mèches raides et malodorantes qui lui servaient de cheveux, ses longs bras noueux pendaient plus bas que la normale. Même avec la plus intense bonne volonté, on ne pouvait distinguer dans ses petits yeux gris la moindre lueur d'intelligence mais le son de l'or dans la bourse de Catherine y alluma quelque chose qui ressemblait à une chandelle. Il jeta dans un coin l'os de gigot qu'il rongeait, s'essuya la bouche d'un revers de main et s'enquit obséquieusement de ce qu'il pourrait faire pour « être agréable à Madame ».

— Je veux voir, seule à seul, le prisonnier qui doit mourir demain ! répondit-elle.

L'homme fronça les sourcils, se gratta la tête mais plusieurs ducats brillaient dans la main de la jeune femme et Roussot n'avait jamais vu tant de métal jaune devant lui. Il hocha la tête, prit son trousseau de clefs à sa ceinture d'une main, et tendit l'autre pour recevoir les belles pièces luisantes.

— Ça va ! Suivez-moi ! Seulement faudra pas rester trop longtemps. Le père cordelier doit venir vers la fin de la nuit pour le préparer à bien sauter le pas...

Il partit d'un gros rire sans que rien ne bougeât dans le visage figé de Catherine. Laissant Sara l'attendre dans la cour, la jeune femme s'enfonça à la suite du geôlier dans un escalier raide et glissant d'humidité qui plongeait en spirale dans les entrailles de la terre. Une bouffée d'air froid, visqueux et chargé d'odeurs méphitiques sauta à son visage. Elle sortit son mouchoir pour l'appliquer sur son nez.

— Dame ! Ça sent point la rose ici ! commenta Roussot.

L'escalier s'enfonçait toujours sous les fondations de la vieille tour gallo-romaine et les murs suintaient l'eau. Ils dépassèrent plusieurs portes closes d'énormes verrous. Une vague angoisse serra la gorge de Catherine. La torche portée par Roussot prêtait vie à d'étranges choses sur les murs luisants.

Est-ce encore loin ? demanda Catherine d'une voix étouffée.

Non. On arrive ! Vous pensez bien qu'un prisonnier de cette importance, on l'a pas mis dans n'importe quel cachot. L'a eu droit au crot...

— Au crot ?

— La fosse, si vous préférez. On y est !...

L'escalier, en effet, n'allait pas plus loin. Il débouchait dans une sorte de cul-de-sac boueux. Au fond, se dessinait une porte si basse qu'on ne pouvait la franchir que plié en deux. Des barres de fer épaisses de trois doigts garnissaient le vantail de chêne noirci et crevassé par l'humidité. Roussot s'activait à les ôter, ouvrait le battant qui gémit lugubrement. Puis, allumant une torche à celle qu'il portait, le geôlier la tendit à Catherine.

— Voilà ! Entrez, maintenant... mais pas longtemps ! Je vais rester dans l'escalier et je viendrai taper à la porte quand faudra vous en aller.

Catherine répondit d'un signe de tête et se baissa pour franchir la porte.

Elle était si basse que la jeune femme faillit brûler son masque à la flamme de sa torche. Elle avait l'impression de plonger dans un inconnu menaçant, quelque chose comme un tombeau subitement ouvert devant elle. La porte passée, Catherine se redressa, leva sa torche pour essayer de distinguer ce qui l'entourait.

— Je suis ici ! fit une voix calme qu'elle reconnut avec un frisson.

Se tournant du côté d'où venait la voix, elle aperçut Garin. Mais, si endurcie qu'elle fût contre lui par sa rancœur, elle ne put retenir une exclamation de stupeur. Il était assis au fond de l'immonde caveau où l'eau stagnait en flaques noires, sur une pourriture qui avait dû, jadis, être de la paille. On l'avait enchaîné à la muraille par une ceinture et un collier de fer et, pour plus de sûreté, on lui avait mis les ceps aux pieds et aux mains. À peu près incapable de bouger, il était adossé à la muraille, dans son pourpoint noir déchiré qui laissait voir sa chemise sale et en lambeaux. Une barbe grisâtre commençait à dévorer ses joues. Ses cheveux avaient poussé et s'emmêlaient sur sa tête. Depuis son arrestation, il avait perdu le bandeau noir qu'il portait sur l'œil et, pour la première fois, Catherine vit sa blessure à nu. L'œil était remplacé par un trou noir de petite dimension, autour duquel s'irradiaient des rides de peau rose tranchant avec la pâleur du visage. Incapable de faire un seul geste, Catherine restait debout auprès de la porte, levant la torche et le regardant sans parvenir à en détacher ses yeux. Le rire de Garin la fit sursauter.

— Est-ce que vous hésiteriez à me reconnaître ? Moi, je n'hésite pas, malgré ce masque prudent qui couvre votre joli visage, ma chère Catherine !

Le ton persifleur lui rendit sa colère. Ainsi, c'était toujours le même ! Rien ne pourrait donc l'abattre ? Au fond de la plus atroce misère, il gardait son ironie, cette irritante supériorité.

— Soyez sans crainte, fit-elle durement. Je vous reconnais. Bien que vous soyez fort changé, Garin... Qui donc soupçonnerait dans ce prisonnier, dans cette loque humaine, le riche et hautain Garin de Brazey ? Et que pensez-vous de ce retour des choses ? Il n'y a pas si longtemps que vous m'enchaîniez, sans pitié, au fond d'une prison aussi dure que celle- ci, et vous riiez ! C'est à moi maintenant de rire quand je vous vois ici, pieds et poings liés, incapable de nuire à jamais. Demain, on vous traînera par la ville, on vous pendra comme on aurait dû le faire depuis longtemps, on vous...

Elle nourrissait sa colère de ses paroles, mais un soupir du prisonnier, un énorme soupir lui coupa la parole.

Ne soyez donc pas vulgaire ! fit Garin d'un ton ennuyé. Vous avez l'air d'une commère battue par son mari qui se réjouit de le voir revenir entre deux archers du guet. Si c'est tout ce que vous avez appris auprès de moi, vous m'en voyez navré ! J'avais espéré faire de vous une grande dame... Il paraît que j'ai échoué...

Le dédain ironique et calculé des paroles doucha brutalement la fureur de Catherine. Sur le moment, elle ne trouva rien à répondre. Ce fut Garin qui reprit l'initiative des opérations. Il eut un léger sourire en coin qui étira sa joue blessée. Son calme, ce détachement qui touchait la désinvolture, stupéfiaient Catherine. Elle sentait que jamais cet homme ne lui serait compréhensible et pourtant c'était cela qu'elle désirait plus que tout : comprendre.

— Vous êtes venue voir dans quel état m'avaient réduit les gens de notre bon duc ? reprit le prisonnier. Eh bien, vous avez vu ! Si j'ai bien saisi le sens de vos paroles, vous êtes satisfaite ! Alors, ma chère, dites-moi adieu et laissez-moi à mes méditations. Il ne me reste plus tellement de temps.

« Mais, pensa Catherine, il me renvoie ! Il me congédie comme une indésirable. » Que cet homme enchaîné, dépouillé de tout, pût garder ce ton de seigneur, voilà qui ne pouvait s'admettre ! Mais elle comprit que, si elle se laissait aller à sa rage bien naturelle, il ne parlerait pas. Ce fut donc très calmement qu'elle s'approcha de lui, s'assit sur une grosse pierre, seul ameublement du cachot avec les chaînes et les ceps qui entravaient Garin.

— Non, fit-elle d'une voix sourde en plantant sa torche auprès d'elle dans la terre boueuse. Je ne suis pas venue me repaître de vos souffrances. Vous m'avez fait du mal et je vous en veux. Cela est humain, je crois... Mais je suis venue vous demander de m'expliquer...

— Quoi ?

Tout ! l'absurdité de notre mariage, l'incohérence de notre vie commune. J'ai l'impression, depuis que nous avons été unis, d'avoir vécu l'un de ces songes fantastiques et extravagants où rien ne se tient. Par moments, ils donnent la sensation d'une profonde réalité, on croit tenir la vérité... et puis ils se déforment, s'effilochent, se fondent en images grotesques et incompréhensibles. Vous allez mourir, Garin, et j'ignore tout de vous. Dites-moi la vérité... votre vérité ! Pourquoi n'ai-je été votre femme que de nom et jamais dans la réalité ? Non... ne me parlez pas du duc ! Il n'y a pas eu, entre lui et vous, que ce marché dégradant auquel vous avez voulu me faire croire.

Je le sais... je le sens. Il y a autre chose ! Quelque chose que je n'arrive pas à comprendre et qui empoisonne ma vie...

Une émotion inattendue brisa sa voix. Elle regarda Garin. D'où elle était assise, elle ne pouvait voir de lui qu'un profil immobile, le côté intact de son visage, quelques lignes nettes à l'expression méditative.

— Répondez-moi ! implora-t-elle.

Lentement, il tourna la tête vers elle. Il n'y avait plus trace d'ironie sur ce visage pensif.

— Otez votre masque ! ordonna-t-il doucement.

Elle obéit, sentit glisser sur sa joue le tissu soudain humide.

— Vous pleurez ? fit Garin avec une immense surprise. Pourquoi ?

— Je... je ne sais pas ! Je ne pourrais pas vous le dire.

— C'est sans doute mieux ainsi ! Je conçois votre étonnement, les questions que vous avez pu vous poser. Vous n'avez rien compris, n'est-ce pas, à cet homme qui refusait votre incroyable beauté ?

— J'ai fini par penser que je vous déplaisais... fit Catherine d'une petite voix timide.

Non, vous ne le pensiez pas et vous aviez raison. Car je vous ai désirée comme un forcené, comme l'homme enchaîné et mourant de soif désire la cruche ruisselante posée devant ses yeux mais hors de portée de sa main. Je n'aurais pas été sur le point de devenir fou de haine et de rage si je vous avais moins désirée... si je vous avais moins aimée !

Il parlait maintenant d'une voix sans timbre, monocorde, qui touchait Catherine plus qu'elle ne voulait l'admettre.

— Alors... pourquoi ces refus perpétuels... à vous- même et à moi ?

Garin ne répondit pas tout de suite. Tête inclinée sur la poitrine, il paraissait réfléchir profondément. Mais il la redressa brusquement comme quelqu'un qui a pris un parti.

C'est une vieille et assez lamentable histoire, mais vous avez le droit de la connaître. Il y a près de trente ans... vingt-huit exactement ce mois-ci, j'étais un jeune étourdi de seize ans qui ne rêvait que plaies, bosses et jolies filles.

J'éclatais d'orgueil parce que écuyer du comte de Nevers, le futur duc Jean, je me préparais à l'accompagner à la croisade. Vous êtes trop jeune pour avoir entendu parler de cette folle aventure qui entraîna vers les plaines de Hongrie, à l'appel du roi Sigismond attaqué par les Turcs infidèles, toute une armée de jeunes et bouillants chevaliers français, allemands et même anglais. Le comte Jean et le jeune maréchal de Boucicaut commandaient cette cavalcade d'une dizaine de milliers d'hommes. De plus brillante, de plus folle non plus, je n'en ai jamais vu ! Les harnachements, les bagages étaient somptueux, la moyenne d'âge se situait entre dix-huit et trente ans et tout le monde, comme moi-même, était enchanté. Quand l'armée quitta Dijon, le 30 avril 1396, pour se diriger vers le Rhin, on aurait pu croire à un départ pour quelque gigantesque tournoi. L'or, l'argent, l'acier étincelaient, les soieries bruissaient dans le vent et chacun racontait à l'avance, à grands cris, les retentissants exploits qu'il se proposait d'accomplir, pour son honneur et l'amour de sa dame. J'étais comme les autres... _

— Est-ce à dire que vous... étiez amoureux ? demanda Catherine.

Mais oui... pourquoi pas ? Elle s'appelait Marie de La Chesnel, elle avait quinze ans et elle était blonde, comme vous... moins que vous pourtant et, sans doute, moins belle ! Nous partîmes donc et je vous ferai grâce du récit de cette lamentable expédition où la jeunesse et l'inexpérience causèrent la catastrophe. Il n'y avait aucune discipline. Chacun de nous ne pensait qu'à se couvrir de gloire, sans songer au bien commun et malgré les remontrances du roi Sigismond de Hongrie, inquiet des folies que nous débitions. Il avait, sur nous, l'avantage de connaître son ennemi, cet Infidèle dont il avait pu mesurer la valeur guerrière et la ténacité. Les Turcs étaient commandés par leur sultan, Bayézid, qu'ils surnommaient Ildérim, ce qui veut dire l'Eclair.

Et, croyez-moi, il portait bien son nom ! Ses spahis et ses janissaires tombaient comme la foudre sur le but fixé par leur maître, si rapidement que, bien souvent, la surprise jouait. Devant Nicopolis, nous eûmes affaire aux escadrons de Bayézid Ildérim. Et la défaite fut totale. Non par manque de bravoure car les chevaliers de la folle armée firent merveille. Jamais, peut-être, tant de vaillance n'avait éclaté sous le soleil. Mais, quand tomba le soir de ce 28 septembre, huit mille chrétiens étaient prisonniers du sultan dont trois cents chevaliers appartenant aux plus illustres maisons de France et de Bourgogne : Jean de Nevers, et votre serviteur, Henri de Bar, les comtes d'Eu et de La Marche, Enguerrand de Coucy, le maréchal de Boucicaut, presque tous ceux qui n'avaient point trouvé la mort. Mais, du côté des Turcs, les pertes étaient sévères, nous leur avions tué tant de monde, que le sultan entra en fureur. La plus grande partie des prisonniers fut massacrée sur place... et je n'ai jamais oublié l'horreur tragique de cet immense bain de sang. Je dus à la protection du comte Jean d'être épargné et envoyé avec lui dans la capitale de Bayezid, à Brousse, de l'autre côté de l'ancienne Propontide. On nous y enferma dans une forteresse, en attendant l'arrivée des rançons énormes exigées par le sultan. Nous y restâmes de longs mois et j'eus tout le loisir d'y soigner mon œil qu'une flèche avait crevé. Mais la cruelle leçon que nous venions de recevoir ne nous avait pas calmés, moi tout au moins. La prison, l'inaction me pesaient. Je cherchai à me distraire. Dans l'intérieur de la forteresse nous étions assez libres et j'en profitai pour essayer d'approcher les filles du bey qui en avait la garde.

L'idée était bien d'un fou. Je fus surpris comme j'essayais d'escalader le mur d'un jardin, saisi, chargé de chaînes et traîné devant le bey. Il voulait me faire trancher la tête sur l'heure mais le comte Jean, averti, intervint. Non sans peine, il obtint grâce pour ma vie ! Mais je n'en fus pas moins livré au bourreau pour expier l'offense dont je m'étais rendu coupable. Lorsque je sortis d'entre ses mains j'étais vivant, mais j'avais cessé d'être un homme !

On soigna ma blessure suivant le mode barbare usité pour les futurs gardiens de harems : on m'enterra dans le sable jusqu'au cou pendant plusieurs jours.

Je faillis en mourir... mais mon heure n'était pas venue. Je rentrai en France, retrouvai les miens... et laissai Marie de La Chesnel en épouser un autre...

Muette maintenant, les yeux agrandis d'horreur, Catherine regardait son mari comme si elle le voyait pour la première fois. Il n'y avait plus trace de colère en elle, rien qu'une immense pitié qui montait du plus profond de son cœur pour s'en aller rejoindre cet homme dont, cette fois, elle comprenait le calvaire. Un lourd silence vint remplacer, au fond du caveau, la voix étrangement calme et lente de Garin. Seule, une goutte d'eau tombant de la voûte suintante vint le troubler. La gorge serrée, oppressée, Catherine cherchait en vain des mots qui ne fussent pas stupides ou offensants car elle devinait en Garin une sensibilité d'écorché vif. Pourtant, ce fut elle qui parla la première, d'une voix contenue, teintée d'un inconscient respect :

— Et... le duc connaissait votre blessure quand il vous a ordonné de m'épouser ?

— Bien entendu ! riposta Garin avec un sourire amer. Seul, le duc Jean connaissait ma honte et m'avait juré le secret. Ce secret, Philippe l'a appris fortuitement, un jour où, dans un engagement, j'avais été blessé auprès de lui. Nous étions seuls, écartés du reste de l'escorte. Il m'a soigné de sa main, ranimé, sauvé en me faisant emporter rapidement. Mais il savait... Lui aussi me promit le secret. Et il a tenu parole... pourtant, j'ai cessé de lui en être reconnaissant le jour où il s'en est souvenu pour vous lier à moi. Je crois que c'est la nuit même de notre mariage que j'ai commencé à le haïr, quand j'ai eu la révélation totale de votre beauté. Vous étiez si merveilleuse !... et vous me demeuriez à jamais interdite... inaccessible ! Et moi, je vous aimais, je vous aimais comme le fou que j'ai failli devenir...

Sa voix s'enrouait, il avait détourné la tête, mais à la lueur tremblante de la torche, Catherine vit une larme, une seule, rouler sur la joue mal rasée et se perdre dans les poils hirsutes. Bouleversée, elle se jeta à genoux auprès de l'homme enchaîné, tira son mouchoir et, doucement, essuya la petite traînée humide.

— Garin, murmura-t-elle... pourquoi ne me l'avez-vous pas dit plus tôt !

Pourquoi ce silence ?

N'aviez-vous pas compris que je pouvais vous aider? Je jure que, si j'avais su cette navrante histoire, jamais le duc ne m'aurait touchée, jamais je ne vous aurais infligé cette honte, ce supplice barbare !

— Et vous auriez eu tort, ma mie ! Vous êtes faite pour l'amour, pour le bonheur et pour donner la vie. Avec moi, votre existence était engagée dans une impasse...

La colère de Catherine changeait de but. C'était à Philippe qu'elle en voulait maintenant, pour ce froid et cruel calcul dont Garin avait été la victime. Comment avait-il osé se servir du lamentable secret que le hasard lui avait fait découvrir ? Par contrecoup, toute rancune s'était abolie en elle envers son mari.

— Je ne peux pas vous laisser mourir, chuchota-t-elle très vite. Il faut faire quelque chose... Cet homme, votre geôlier... il aime l'or. En lui offrant une fortune, il vous laisserait fuir pour peu qu'on lui assure une retraite...

Écoutez : je n'ai pas d'argent mais j'ai tous mes bijoux, tous ceux que vous m'avez donnés et même votre diamant noir. N'importe lequel d'entre eux représente une énorme fortune pour un homme comme celui-là et...

— Non ! coupa brusquement Garin. N'en dites pas plus ! Je vous remercie de cette pensée que vous dictent votre cœur et votre sens de la justice, mais je n'ai plus envie de vivre ! Au fond, en me condamnant à mort, Philippe Mâchefoing et ses échevins m'ont rendu service. Vous ne savez pas à quel point je suis las de la vie...

Les yeux de Catherine se rivèrent aux deux mains de Garin, emprisonnées dans la cangue de bois du cep. Elles donnaient une extraordinaire impression d'abandon et de fragilité.

La liberté ! murmura la jeune femme... la liberté, c'est une si belle chose !

Vous êtes encore jeune, plein de vie, riche si vous le voulez. Avec ce que j'ai sauvé vous referez une fortune, ailleurs... loin d'ici, vous aurez une nouvelle vie...

— Et qu'est-ce que j'en ferai ? Continuer à endurer ce délicieux et infernal supplice de Tantale que vous représentez ? Rester ce Prométhée enchaîné par l'impuissance et dévoré tout vif par le vautour du désir, interminablement, jusqu'à ce que vienne la vieillesse ? Non, Catherine, merci ! J'ai fait ma paix avec vous, du moins, je le crois, je peux mourir et, croyez-moi, je mourrai heureux !

Elle voulut tenter encore de le convaincre, désespérée maintenant de savoir sa fin si proche. Tout cela lui paraissait monstrueusement injuste !

Elle en oubliait de bon cœur que, par sa faute, elle avait connu des tourments plus cruels encore que ceux endurés par lui. Mais des bruits de pas se faisaient entendre dans l'escalier, puis le son de deux voix.

— On vient ! fit Garin qui avait entendu. Le geôlier et, sans doute, le père qui vient m'exhorter ! Il vous faut partir. Adieu, Catherine... pardonnez-moi de n'avoir pas su vous rendre heureuse. Et pensez quelquefois à moi, dans vos prières. Moi, je mourrai en prononçant votre nom.

Son visage blessé s'était figé comme s'il était devenu de pierre. Des larmes jaillirent des yeux de Catherine. Elle tordit nerveusement ses mains l'une contre l'autre.

— Ne puis-je vraiment rien pour vous... rien ? Moi qui voudrais tellement...

Une lueur s'alluma brusquement dans l'œil unique de Garin.

Peut-être, chuchota-t-il très bas. Ecoutez ! je ne crains ni la potence ni la torture... mais la claie me fait horreur. Etre traîné comme une bête crevée dans la poussière, à la hauteur des pieds de la foule, sous les immondices et les crachats d'une populace imbécile... cela, oui, j'en ai très peur ! Si vous pouvez me l'épargner, je prierai Dieu de vous bénir...

— Mais comment ?

La porte du cachot s'ouvrait, livrant passage à Roussot et à un moine cordelier dont les mains disparaissaient sous les manches de bure brune de la robe, le visage sous le capuchon baissé.

— C'est l'heure ! fit le geôlier à l'adresse de Catherine. Je ne vous ai laissée que trop longtemps. Mais le bon père ne dira rien. Venez...

— Un moment encore ! s'écria Garin.

Puis, levant vers la jeune femme un regard qui suppliait qu'on lût en lui :

— Avant d'en finir avec la vie, je voudrais boire encore une fois une pinte de vin de Beaune... de celui que s'entend si bien à soigner mon sommelier Abou ! Demandez à cet homme de vous permettre de m'en faire parvenir un pot.

Roussot éclata d'un gros rire et se tapa sur les cuisses.

— Sacré Bourguignon, va ! Tu ne veux pas sauter le pas sans avoir bu un dernier coup ? C'est une chose que je comprends moi ! Le vin de Beaune, j'aime ça !

— Mon fils ! fit le moine scandalisé. Une telle préoccupation avant de paraître devant Dieu...

— Appelez cela, plutôt, un dernier adieu à la terre qu'il a faite si belle !

répliqua Garin avec un sourire.

Catherine ne dit rien. Elle avait compris ce que voulait Garin. Elle se dirigea vers la porte, escortée du geôlier, mais, sur le seuil, se retourna. Elle vit que le regard de son mari était toujours rivé à elle et, cette fois, avec une telle expression d'amour et de désespoir qu'un sanglot s'étrangla dans sa gorge.

— Adieu, Garin !... murmura-t-elle les larmes aux yeux.

Du fond du caveau, la réponse de l'homme enchaîné lui parvint.

— Adieu, Catherine...

Elle se jeta hors de la geôle, courut vers l'escalier mais s'arrêta sur la première marche et fit face au geôlier qui l'avait suivie.

— Pour lui donner cette ultime joie qu'il demande, combien veux-tu ?

L'homme n'hésita pas. La cupidité flambait au fond de son regard morne.

— Dix ducats d'or !

— Et tu jures qu'il aura son vin ? Prends garde de ne pas me tromper !

— Sur mon âme éternelle, je jure de le lui donner !

— C'est bien. Tiens : voilà l'or ! Une femme, celle qui m'attend dans la cour, va revenir dans quelques instants avec un pot de vin.

Dix pièces d'or passèrent de la main de Catherine dans celle du geôlier puis elle se hâta de remonter le dangereux escalier. Dans la cour, elle retrouva Sara qui attendait en faisant les cent pas.

— Viens, dit-elle seulement.

À peine rentrée chez Ermengarde, et sans même prendre le temps d'ôter sa mante sombre, Catherine fit appeler Abou-al-Khayr et lui fit part de la dernière volonté de Garin.

— Il a demandé du vin de Beaune. Mais c'est du poison qu'il veut pour éviter la honte d'être traîné sur la claie. Pouvez-vous lui en donner ?

Le médecin maure avait écouté la jeune femme sans qu'un muscle bougeât dans son visage. Il hocha la tête.

— J'avais compris. Fais-moi donner une pinte de vin de Beaune. Je n'en ai que pour peu d'instants.

Sara s'en alla chercher le vin qu'elle remit à l'Arabe. Il se retira dans sa chambre, revint au bout d'un moment, portant toujours le pot d'étain que Sara lui avait donné. Il le mit dans les mains de Catherine.

— Tiens ! fit-il. Voilà ce que tu m'as demandé. Fais-le-lui porter immédiatement.

Catherine considérait avec un mélange de curiosité et d'horreur le liquide rouge sombre qui emplissait le pichet.

— Et... il ne souffrira pas ? demanda-t-elle d'une voix mal assurée.

Abou-al-Khayr hocha la tête et sourit tristement.

— Il s'endormira... et ne s'éveillera plus. La moitié du vin contenu dans ce pot suffirait. Va !...

D'un geste brusque, Sara enleva le récipient des mains de Catherine.

— Donne ! fit-elle. Ces choses ne doivent point passer par tes mains...

Cachant le pot d'étain sous sa cape noire, la gitane disparut dans l'escalier de l'hôtel. Catherine et le médecin restèrent seuls, face à face. Au bout d'un instant, Abou s'approcha de la jeune femme et toucha ses yeux d'un doigt léger.

— Tu as pleuré ! constata-t-il. Et les larmes ont entraîné le fiel qui emplissait ton cœur. Tu retrouveras la paix et le calme, un jour.

— Je ne crois pas ! s'écria Catherine. Comment oublier tout cela ? Tout est tellement affreux... tellement injuste !

Abou-al-Khayr haussa les épaules et se dirigea vers la porte au seuil de laquelle il s'arrêta.

— Le temps fait oublier les douleurs, éteint les vengeances, apaise la colère et étouffe la haine ; alors le passé est comme s'il n'eût jamais existé.

Quand le jour du 6 avril 1424 se leva, Catherine, qui avait passé en prières le reste de la nuit, se leva et alla se poster à une étroite fenêtre donnant sur la rue. La lumière était d'un gris sale et un rideau de pluie fine enveloppait la ville comme un voile de brume. Mais, malgré le temps et l'heure matinale, des gens s'attroupaient déjà devant la maison du Singe, avides du spectacle sanglant qui leur était promis. La prière avait fait beaucoup de bien à la jeune femme. Elle y avait puisé un réconfort, un calme perdu depuis bien longtemps. De tout son cœur elle avait imploré la clémence divine pour l'homme dont, enfin, elle avait déchiffré l'énigme. Une lamentable énigme, un mystère de souffrance et de honte ! Elle savait que, maintenant, elle pourrait songer à lui avec une sorte de tendresse. En lui devenant accessible, Garin lui était devenu cher. Une seule inquiétude demeurait en elle : le geôlier avait-il bien rempli sa mission ?

Un remous dans la foule la tira de sa méditation. Un piquet d'archers de la Prévôté, fauchard à l'épaule, le visage caché sous des salades luisantes d'eau, s'approchait, escortant un homme déjà âgé mais vigoureux en qui elle reconnut avec un frisson Joseph Blaigny, le bourreau... Il venait prendre livraison du condamné...

Quand les nouveaux venus s'engouffrèrent dans la maison du Singe, le cœur de Catherine se mit à battre à grands coups sous son corsage de laine noire. Elle avait peur, tout à coup, de voir Garin paraître, debout entre les archers, vivant ! Déjà, un gros cheval de labour, d'un blanc pisseux, s'arrêtait devant la maison de ville. Il était attelé au grossier treillage de bois rude qui composait la claie sur laquelle le condamné devait être lié pour être traîné à travers la ville. Un murmure de satisfaction accueillit l'attelage...

Quelques minutes passèrent, interminables pour Catherine. Elle sentit, auprès d'elle, plus qu'elle ne le vit, la présence de Sara et d'Ermengarde venues la rejoindre. Au-dehors, un murmure de stupéfaction, vite changé en grondement de colère, se faisait entendre.

Joseph Blaigny venait de reparaître. Il portait dans ses bras une longue forme pâle, le corps nu, à l'exception d'une sorte de pagne tordu autour des reins, d'un homme inerte qu'il jeta rudement sur la claie. C'était le corps de Garin et Catherine mordit son poing pour ne pas crier.

— Il est bien mort ! fit Sara tout près d'elle.

En effet, c'était seulement un cadavre que le bourreau ligotait soigneusement sur la claie et la foule ne s'y était pas trompée. C'était ce qui motivait sa déception et sa colère. Voir pendre un corps qui avait cessé de souffrir était sans intérêt...

A la fenêtre, les trois femmes se signèrent lentement mais la main de Sara resta en suspens.

— Oh ! Regardez ! fit-elle en désignant la porte de la maison du Singe.

Deux archers venaient d'en sortir, portant entre eux un autre corps sans vie, dans lequel Catherine reconnut avec étonnement le geôlier Roussot. En un éclair elle comprit ce qui s'était passé. Roussot avait bien remis le vin empoisonné à Garin, mais, poussé par sa goinfrerie, n'avait pu se tenir d'y goûter. Il avait payé de sa vie son avidité.

— Lui aussi est mort ! fit Catherine.

Derrière elle, la voix paisible d'Abou-al-Khayr qu'elle n'avait pas entendu entrer, déclara :

— C'est tant mieux ! Au moins, nous serons assurés qu'il ne parlera pas !

Mais Catherine ne l'écoutait pas. Toute son attention était concentrée sur Joseph Blaigny. Le bourreau avait fini de lier le cadavre sur le treillage de bois. D'une main, il prit la bride du cheval, de l'autre un fouet passé à sa ceinture et cingla la croupe de l'animal. L'attelage s'avança au milieu de la foule qui s'écartait pour le laisser passer. La claie commença à glisser, en rebondissant légèrement, dans la boue grasse de la rue qui ne tarda pas à maculer le long corps inerte. La tête et les pieds pendaient de chaque côté...

La pluie se mit à tomber avec une soudaine violence, brouillant les lignes, noyant les couleurs. A travers les larmes qui emplissaient ses yeux, Catherine regarda s'éloigner, sous les huées de la foule, et sous l'averse torrentielle, la forme pâle de l'homme qu'un caprice avait lié à elle et qui était mort de son impossible amour...

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