Juliette Benzoni L’Exilé

Première partie La traque

Été 1803

Chapitre premier L’hiver d’un chevalier de Dieu

L’orage s’éloignait en grondant.

Il avait été violent, court, mais bienfaisant : l’air retrouvait de la fraîcheur. Un de ces orages d’été que l’on reçoit avec soulagement quand la terre desséchée n’a pas bu une seule goutte d’eau pendant des jours, que le soleil tape dur et que la chaleur devient étouffante.

Réfugié avec son cheval sous le surplomb d’un rocher, Guillaume Tremaine regrettait même que la grosse averse n’eût pas duré plus longtemps. L’herbe des pâtures en avait tellement besoin ! Cependant, à regarder le ciel changeant il pensa qu’elle pourrait bien ne pas tarder à reparaître. L’orage devait tourner en ce moment autour du signal d’Écouves qui est avec le mont des Avaloirs, comme chacun sait, l’un des deux sommets des pays de l’Ouest. Le roulement sourd semblait revenir sur ses pas… Dans ce cas, il fallait profiter de l’accalmie pour essayer d’atteindre Montrouvres. Pour ce qu’il en savait, le château ne devait plus être bien loin…

Tirant après lui l’étalon noir plutôt rétif – Sahib aimait le vent mais détestait le tonnerre et flairait son retour imminent –, Tremaine fit quelques pas en le menant par la bride, cherchant à s’orienter. La profonde forêt de chênes jetée comme un manteau sur la haute colline, d’où elle coulait jusqu’aux portes d’Alençon, ressemblait à un paysage sous-marin avec ses infinis d’un vert bleuissant. Son silence qui paraissait vieux de plusieurs siècles dégageait cependant une magie, une sérénité où Guillaume eût aimé s’attarder, mais le soir approchait. Il fallait arriver avant la nuit…

Retrouvant le sentier qu’il avait quitté pour s’abriter, le voyageur hésita un instant : la bourrasque semblait avoir brouillé le paysage mais, soudain, l’œil perçant de Guillaume découvrit une vieille croix de chemin. Très certainement celle qu’on lui avait indiquée à Carrouges. En ce cas, il était beaucoup plus près de Montrouvres qu’il ne le croyait.

Posant un pied à l’étrier, Guillaume se hissa un peu plus lourdement qu’autrefois et en grimaçant un brin : sa mauvaise jambe se rappelait de plus en plus souvent à son souvenir quand le temps devenait humide. Cela l’agaça, comme tout ce qui rappelait à sa mémoire le fait qu’il avançait en âge : en septembre prochain il aurait cinquante-trois ans. Aucun réflexe de coquetterie là-dedans : simplement la crainte sourde de perdre sa vitalité, de s’amoindrir, de voir se dégrader peu à peu l’image de lui-même qu’il entendait garder.

Se penchant sur l’encolure, il caressa la robe soyeuse de Sahib, la sentit frémir sous ses doigts : les grognements célestes revenaient vers eux.

— Nous serons à l’abri à temps, mon fils ! Même si notre entrevue se termine mal, le vieux forban ne nous refusera pas un toit, au moins pendant la tempête !

Parvenu à la mince patte-d’oie, Tremaine prit à main gauche vers le plus touffu du hallier, là où les bois étaient serrés comme les brins de laine d’un tapis, mais quelques minutes d’un trot allongé l’en firent sortir. La forêt s’éclaircit soudain. Il y eut une large allée carrossable bien qu’envahie d’herbes hautes, un étang mélancolique aux eaux verdies au bord duquel rêvait une vieille demeure enveloppée de tristesse.

En dépit de la façade qui laissait tomber son crépi par plaques, de certains carreaux manquants aux nobles fenêtres et des armoiries martelées par une fureur imbécile au-dessus d’une porterie médiévale, vestige d’une première bâtisse, le long château conservait la grande mine de quelque roi lépreux vivant ses heures dernières dans un abandon sans faiblesse… Aucune trace de vie ne s’y montrait.

Pourtant, il devait bien y avoir quelqu’un…

— Voici quatre ans passés, il est rentré au pays, avait dit le général Le Veneur lorsque Tremaine était venu en son château de Carrouges lui demander s’il recevait quelques nouvelles de son parent, le bailli de Saint-Sauveur. Le bruit de son retour a couru la région et fait événement.

— Est-il donc si célèbre ?

— Non. Encore que certains de ses exploits au service de la religion ou à celui du roi eussent parfois percé l’épaisseur de nos forêts, mais, avant les troubles, ceux de Montrouvres tenaient un état important, ce qui rendit leurs malheurs plus éclatants. Le marquis est mort de misère en émigration, les autres sur l’échafaud… même le jeune Paul, mon filleul, qui n’avait que quinze ans…

— Toute une famille ? C’est effrayant !…

— Oui. Il ne reste que le bailli. Il était alors à Malte. Quant au château, il a souffert en dépit des efforts de l’intendant qui l’a racheté lorsqu’il a été mis en vente comme bien national. Oh ! pas pour lui, bien sûr ! C’est un brave homme ainsi qu’il y en a beaucoup chez nous. Il ne se serait pas permis de l’habiter : il s’est installé dans la porterie et même il a essayé quelques réparations mais, après l’achat, il n’avait plus guère d’argent. Il y a vécu comme il pouvait. Et puis, en l’an VII…

— Je n’aime pas beaucoup le nouveau calendrier. Je n’ai jamais été capable de m’y retrouver…

Le général Le Veneur sourit. En dépit de son appartenance à la meilleure noblesse normande, il avait servi la République avec d’autant plus de passion qu’il était acquis aux idées des « philosophes » depuis la guerre d’Indépendance américaine. Il avait même, premier de tous, proposé l’abolition des privilèges dès le 20 mars 1789 ! Payé bien mal de son dévouement par une Convention qui semblait décidée à envoyer à l’échafaud ses meilleurs chefs de guerre, il avait tâté de la prison et ne devait son salut qu’à son ancien aide de camp : Lazare Hoche, fils d’un des gardes-chasse de son domaine de Tillières. Tout cela ne modifia aucunement ses idées politiques1.

— Vous êtes comme ceux d’ici, soupira-t-il. Eux non plus n’apprécient pas ces nouveautés. Disons qu’il est revenu en 1798.

— A-t-il pu quelque chose pour sa maison ? Je ne l’ai jamais connu riche…

— C’est un cadet. Il ne l’a jamais été et pas davantage à présent qu’étant le seul il est l’aîné. Je ne sais trop comment il vit. On le dit très amoindri…

— On le dit ? Ne l’avez-vous pas revu ?

— Oh ! non !

— Mais pourquoi ? Il vous est cousin, je crois ?

— En effet, et j’aurais aimé l’aider mais il préférerait accueillir le diable plutôt que moi. Pour ce vieux Maltais entiché de ses rois je ne suis qu’un traître, un rénégat. Il me méprise tellement que je ne suis pas certain qu’il trouve le courage de prier pour moi… De toute façon, il ne veut voir personne…

— Peut-être est-il mort ?

— Cela se saurait. Il ne vit pas absolument seul à Montrouvres. Il y a toujours Morel, l’intendant chien fidèle et puis une femme dont on ne sait ni qui elle est ni d’où elle vient ni même qui des deux a ramené l’autre. Ne me demandez pas non plus à quoi elle ressemble : ceux qui l’ont aperçue avec le bailli à l’arrivée de la diligence de Paris n’ont pas vu son visage voilé. Ils l’ont décrite grande et sans doute vigoureuse, car elle portait presque notre malheureux cousin avec l’aide d’un gamin d’une quinzaine d’années qui est peut-être son fils…

Arrêté à la corne de l’étang, Guillaume rêvait en se remémorant cette conversation toute récente quand un coup de tonnerre le rappela à la réalité. Sahib broncha, hennit furieusement et faillit prendre le mors aux dents mais son maître le maintint avec fermeté.

— Il est temps de nous mettre à l’abri, marmotta celui-ci tandis que de grosses gouttes de pluie commençaient à tomber. Un bref galop conduisit cheval et chevalier sous l’ogive de l’antique barbacane.

Un homme, aussitôt, surgit devant eux, bras et jambes écartés, barrant le passage. Ses cheveux et sa barbe presque blancs en faisaient un vieillard. Pourtant c’était tout de même un gaillard de plus de six pieds, qui évoquait les chênes d’Écouves et pouvait certainement déployer encore une force redoutable.

— Où allez-vous, Monsieur ? demanda-t-il avec rudesse.

— C’est l’évidence même, je crois ? Vous devez être Morel, l’intendant de monsieur le bailli de Saint-Sauveur ?

— En effet.

— Moi je suis M. Tremaine des Treize Vents près Saint-Vaast-la-Hougue. Ayez la bonté de m’annoncer à votre maître. Je veux lui parler.

D’un premier coup d’œil, l’intendant saisit la beauté du cheval et la monte irréprochable du cavalier. Le second seulement fut pour l’étroit visage au nez arrogant dont les traits semblaient sculptés dans un vieux bois, les yeux fauves brillants et dominateurs. Le gardien vit aussi les grandes mains maigres et musclées, les larges épaules sous le manteau de cheval négligemment rejeté en arrière révélant la redingote bien coupée et la blancheur du linge, les cheveux d’un roux foncé mais touchés de blanc aux tempes qui, courts et serrés, poussaient dru sur le crâne dont ils épousaient la forme.

L’examen n’avait rien de défavorable, cependant le gardien ne s’écarta pas.

— Monsieur le bailli ne reçoit personne, ne veut voir personne. Veuillez me pardonner, monsieur ! Je ne fais qu’exécuter les ordres.

— À moins qu’il ne soit le pire des ingrats, je peux vous assurer qu’il me recevra. Prenez au moins la peine d’aller lui porter mon nom. Je vous le répète : je m’appelle Tremaine !

L’homme laissa retomber ses bras, hésitant visiblement, quand un jeune garçon accourut. Il était beau comme une médaille avec des traits d’une pureté absolue et des boucles noires qui lui donnaient l’air d’un pâtre grec. Se hissant sur la pointe des pieds, il dit quelque chose à l’oreille de l’intendant qui haussa les épaules, mais s’effaça.

— Allez, monsieur, il paraît que vous êtes attendu. Vous pouvez me confier votre cheval : je saurai en prendre soin. On dirait que l’orage le rend nerveux…

— Oui. Prenez garde à ses réactions ! Il s’appelle Sahib.

— N’ayez crainte ! Lui, au moins, ne sera pas mouillé.

Tandis que Guillaume mettait pied à terre, il saisit la bride d’une main experte et de l’autre flatta la tête de l’animal avant de le conduire vers ce qui devait être une écurie.

La pluie, à présent, tombait en grandes rafales qui flagellaient les pavés disjoints et envahis d’herbe de ce qui avait été la cour d’honneur, mais l’adolescent y paraissait insensible bien qu’il fût seulement vêtu d’une culotte brune et d’une chemise ouverte sur la poitrine. Ayant remarqué que le voyageur appuyait sur une canne une légère boiterie, il le précéda sous l’averse d’un pas de sénateur qui agaça Tremaine :

— Je ne suis pas impotent ! cria-t-il. Cours ! je saurai bien te suivre !

Le garçon alors fila comme un trait d’arbalète vers une porte de côté demeurée ouverte et s’y tint en sentinelle jusqu’à ce que le visiteur fût entré. C’était un tout petit vestibule mal éclairé par une imposte : l’un de ceux dont on se sert pour les retours de chasse solitaire afin de ne pas maculer de boue les marbres de l’accès principal. Il donnait d’un côté sur une cuisine, de l’autre sur un vaste salon qui avait dû être somptueux. Cela se devinait aux ors ternis des boiseries Grand Siècle, aux peintures écaillées des grands panneaux dans la manière de Lebrun qui représentaient, si l’on en croyait les vestiges, des divinités sylvestres dansant sur la mousse. Deux lustres aux cristaux brisés pendaient du plafond à caissons dont la fureur des sectionnaires d’Alençon n’avait pas réussi à effacer complètement la richesse initiale de coloris.

Les rares meubles de cette pièce étaient groupés à l’une des extrémités aux abords d’une belle cheminée de marbre dont les cariatides avaient été privées de visage par la masse égalitaire d’un quelconque sans-culotte. C’étaient, pour la plupart, des reliques oubliées dans les greniers et remises en service malgré leur délabrement, mais Guillaume ne les vit pas, fasciné dès l’abord par ce qu’il découvrait : une image, quasi espagnole dans sa sévérité, que le Greco eût peut-être aimé peindre. Assis dans un antique fauteuil à haut dossier dont le cuir libérait ses crins par quelques crevés, le bailli de Saint-Sauveur, aussi droit qu’un personnage de portrait, le regardait venir. Sous la robe noire frappée de la croix blanche à huit pointes indiquant sa dignité dans l’ordre de Malte, il ressemblait à son propre fantôme. Pourtant, jamais Tremaine ne lui avait vu si grande mine. Les cheveux blanchis, le teint plombé, certaine crispation des traits aussi disaient la souffrance et la maladie, mais la bouche amincie gardait son pli dédaigneux, le profil en proue de navire sa superbe et les yeux gris leur dureté de granit. De toute évidence, si le corps s’en allait vers sa destruction, l’âme n’avait rien perdu de sa trempe.

La main posée sur le dossier du siège, une femme au visage hermétique se tenait debout à son côté, un peu en retrait. Grande et de belles proportions, elle était de celles dont on ne peut dire si elles sont belles ou laides. Plutôt laide, peut-être, en dépit d’un regard sombre où passaient des brillances. Imposante en tout cas, évoquant même assez bien l’ange de la mort dressé au-dessus du vieil homme. Du moins, Guillaume la ressentit-il ainsi…

Cependant, la voix du vieux bailli se faisait entendre alors même que Tremaine était encore à l’entrée du salon.

— Ainsi, monsieur Tremaine, vous avez réussi à découvrir ma tanière ? Je vous en fait mon compliment : ce n’est pas si aisé. D’autant que vous ignoriez mon retour ?

— C’était plus facile que vous ne le pensez. Pour avoir de vos nouvelles, il m’a suffi de me rendre à Carrouges. J’y ai appris que vous aviez regagné votre demeure ancestrale. Avec un peu d’étonnement, d’ailleurs : d’où vient que vous n’ayez pas jugé bon d’en avertir vos amis des Treize Vents ? Mais peut-être ne sommes-nous plus amis ? J’aurais tendance à le croire dès l’instant où vous me donnez du « monsieur Tremaine ». Jadis, vous disiez Guillaume.

L’ombre d’un sourire vint éclairer le visage las, cependant qu’une des mains, nouées par les rhumatismes, se tendait vers une vieille chaise d’ébène :

— Les temps ont changé et moi aussi. Pourquoi serais-je allé faire parade de ma déchéance devant vous et les vôtres ? J’aurais souhaité que vous gardiez l’image d’autrefois, mais puisque vous voilà, prenez donc place ! Theodosia voudra bien nous apporter le mait’cidre de la bienvenue, ajouta-t-il en se tournant, avec une visible difficulté, vers la grande femme brune qui s’inclina sans un mot et sortit, suivie des yeux par Tremaine.

Celui-ci, cependant, ne posa pas de questions. Il s’assit ainsi qu’on l’y invitait.

— Je ne suis pas certain de pouvoir accepter votre bienvenue, monsieur le bailli. C’est une affaire grave qui m’amène et, en fait, je n’ai qu’une question à vous poser. Où est-il ?

— Qui donc ?

— Prétendez-vous m’obliger à donner un nom que vous avez déjà deviné ? dit Guillaume avec rudesse. Je parle de ce garçon pour qui l’on peut mourir, et que j’ai cependant accepté sous mon toit…

La réplique partit comme un coup de fouet, cinglante :

— Ne renversez pas les rôles ! C’est Lui qui a bien voulu honorer votre maison d’une présence dont vous et vos descendants pourrez vous glorifier. Il était alors, il est toujours le maître où qu’il aille !

Guillaume se leva si impétueusement que la lourde chaise s’abattit derrière lui.

— Pas à ce point-là ! s’écria-t-il, laissant libre cours à la fureur mêlée d’angoisse qui l’habitait depuis tant de jours. Pas au point de se prendre pour les sultans de Versailles et de ressusciter leurs mœurs ! Pas au point de…

— Plus bas, je vous prie ! ordonna le bailli. D’aussi dangereuses paroles ne doivent pas éveiller les échos. Même dans une solitude ! Surtout dans une solitude ! Elles peuvent porter loin. Que voulez-vous de moi ?

— Je vous l’ai dit : savoir où il est en ce moment.

L’entrée de Theodosia porteuse d’un plateau chargé d’un pichet embué et de gobelets d’étain interrompit le dialogue. Elle versa le liquide blond et mousseux, interrogea le bailli du regard puis s’éloigna de nouveau, lente et silencieuse comme une ombre. Guillaume ne put s’empêcher de remarquer :

— Une personnalité surprenante au cœur de nos forêts normandes ! Celle du jeune garçon qui m’a introduit l’est à peine moins. Mais je me montre indiscret : veuillez me pardonner…

— Du tout ! Aucun secret en l’occurrence. Marcos est le fils de Theodosia. Elle a sauvé le peu de vie qui me reste et comme à cette occasion elle a tout perdu, je lui ai proposé l’abri du seul toit qui me restât sur cette terre. Elle et l’enfant semblent se plaire ici en dépit de l’humidité… Mais revenons-en à votre question et permettez-moi de vous en poser une autre. Pourquoi supposez-vous que je puisse vous répondre ?

Tremaine reposa son gobelet vide. Le cidre, délicieusement frais et parfumé, chassait un peu son humeur noire :

— Cela coule de source, il me semble ! N’étiez-vous pas son guide, son protecteur, son indispensable mentor ? Si quelqu’un peut me donner une piste, c’est vous.

Monsieur de Saint-Sauveur eut un haut-le-corps, cependant qu’un éclair de colère traversait son regard gris.

— Une piste ? Quel mot pour un prince ! Qu’est-il devenu pour vous ? Un vulgaire gibier ?

— Simplement un voleur ! Un « vulgaire » voleur ! Et tant pis si je vous choque. Il a pris ma fille, comprenez-vous ? Ma fille, enlevée sur une plage ! Celle-là même où vous avez embarqué avec lui. Voilà sa façon de reconnaître l’hospitalité reçue, les dangers courus et le sang versé.

L’armure glacée dont le bailli s’enveloppait depuis l’arrivée de Tremaine parut fondre soudain sous l’effet d’une réelle surprise.

— Votre fille ? Vous voulez dire Elisabeth ?

— Je n’en ai jamais eu d’autre. Elle séjournait alors chez Mme de Varanville et faisait chaque matin une promenade à cheval. Un jour sa monture est rentrée sans elle mais avec ceci.

D’un petit portefeuille Guillaume tira le dernier billet d’Elisabeth et l’épingle à la fleur de lys qui l’avait fixé au tapis de selle. Il tendit les deux objets au vieil homme qui parcourut des yeux le billet mais garda un moment entre ses doigts le mince bijou d’or. Finalement, il soupira :

— Que puis-je vous dire ? Si vous avez vu Alexis Le Veneur, il a dû vous apprendre que, depuis bientôt cinq ans, je vis ici, loin de tout et de tous. Comment saurais-je où se trouve mon roi ?

— Vous lui étiez tellement attaché ! D’où vient que vous l’ayez quitté… si vous l’avez quitté ? Après tout, il était en Normandie ces temps derniers et vous y êtes aussi ! Vous êtes certain de ne pas le cacher quelque part dans cette grande bâtisse ?

— Le cacher ? De qui, de quoi ? Oubliez-vous qu’on le dit mort au Temple en 1795 ? Personne ne le cherche. Quant à moi, je mourrais de honte si je devais l’abriter en si misérable demeure. Cherchez-le ailleurs, Monsieur Tremaine ! Il n’est pas ici. Dois-je engager ma foi de gentilhomme ? ajouta-t-il avec une hauteur qui gêna son visiteur.

— C’est inutile, et je vous fais excuse, mais essayez de me comprendre : depuis que ma fille a disparu je vis l’enfer. Elle n’a que seize ans et la voilà engagée dans une aventure dont elle ne mesure certainement pas la gravité. Je ne me suis pas assez méfié des sentiments qui couvent en elle depuis que votre protégé est venu aux Treize Vents. Elle l’a aimé tout de suite, d’une de ces amours d’enfant dont je sais d’expérience qu’elles peuvent marquer une vie. Elle n’a jamais pu l’oublier.

— Lui non plus. Je sais qu’il n’a pas cessé de penser à elle jusqu’au jour de notre séparation. S’il est revenu en Cotentin, ce ne pouvait être que pour elle.

— Pourquoi pas pour rassembler des partisans ? Ne portait-il pas le titre de duc de Normandie ? dit Guillaume avec amertume. Il a pu faire d’une pierre deux coups.

— Songez qu’il n’a que dix-huit ans, mon ami. À cet âge-là, on ne raisonne pas son cœur. Vous avez entrepris des recherches, j’imagine ?

— Bien entendu. J’ai fouillé la plage où ils se sont retrouvés, la côte en interrogeant pêcheurs et paysans. L’un d’eux seul a pu apercevoir un cotre qui approchait la grève dont Elisabeth faisait depuis quelques jours le but de sa promenade, mais il n’a vu qu’une coque noire et une voile blanche. Ensuite le bateau est reparti. Vers Cherbourg, semblait-il, et j’ai interrogé la ville et le port. Sans résultats ! La mer ne garde pas la trace des navires… Alors j’ai pensé que, peut-être, vous étiez toujours avec lui et j’ai voulu savoir si, par ici, l’on avait de vos nouvelles…

— Vous n’imaginez tout de même pas que si j’avais été à son côté j’aurais admis qu’il emmène Elisabeth ? Je conserve une tendresse pour vos enfants, Guillaume : celle du grand-père que j’aurais pu être… Croyez-en ma parole : lorsque je suis revenu à Montrouvres, il y avait plus d’un an que j’avais dû me séparer de lui à Malte.

— À Malte ?

Un coup de tonnerre particulièrement violent lui coupa la parole, presque immédiatement suivi de la zébrure aveuglante d’un éclair qui, un instant, illumina l’étang. L’orage n’en finissait pas, apparemment, de tourner autour du Signal d’Écouves. À cet instant, Theodosia reparut, portant un flambeau allumé. L’obscurité envahissait la vaste pièce et cependant les deux hommes ne s’en étaient même pas aperçus…

La femme prononça quelques mots dans une langue inconnue de Tremaine et pour la première fois le bailli eut un léger sourire.

— Théodosia me dit que, selon Morel, ce mauvais temps va durer. Et si elle a employé sa langue natale – le grec –, c’est pour me demander si j’ai l’intention de vous abriter cette nuit. Ce qui va de soi, si toutefois vous ne craignez pas une hospitalité quasi misérable. Ce que je vous conseille… au moins pour votre cheval. Si j’ai bien vu, Sahib déteste toujours autant l’orage ?…

— Vous l’avez reconnu et vous vous souvenez de son nom ? fit Guillaume, soudain ému.

— Je n’ai rien oublié des Treize Vents ni de ce que je leur dois d’heures chaleureuses. Soyez certain, Tremaine, que si je peux quelque chose pour que vous retrouviez Elisabeth je le ferai sans hésiter. À présent, Theodosia va vous montrer votre chambre. Nous nous reverrons dans une heure pour souper…

Avec l’impression que son hôte souhaitait tout à coup qu’il s’éloigne un moment, Guillaume suivit la femme en noir jusqu’à un vieil escalier de pierre qui, par une courte galerie dont les murs lépreux gardaient la trace de tableaux et de meubles disparus, le mena jusqu’à une pièce d’angle dont elle ouvrit la porte avec un air royal comme s’il s’agissait de l’appartement d’honneur d’un palais. En même temps, elle élevait le bougeoir dont elle avait guidé leur marche, étendant le cercle de lumière sur un antique parquet en point de Hongrie auquel on s’était efforcé de rendre quelque lustre sans parvenir à cacher des manques regrettables.

— C’est là ma chambre ? demanda Tremaine dans le seul but d’apprendre si Theodosia parlait seulement le grec.

Il fut tout de suite renseigné.

— La chambre rouge, oui… la plus belle ! Mon fils apportera de l’eau.

Comparativement au reste du château, cette pièce conservait un reflet de faste. Un lit de chêne à colonnes torses dont la couverture était de vieux damas d’un pourpre terni comme les tentures à festons, une table à pieds chantournés, deux chaises, une armoire dont les panneaux gardaient des traces d’enluminure, enfin une grande cheminée de pierre datant de la construction du château et à qui, en hiver, le feu pouvait donner une certaine richesse, tandis que dans le vide de l’été, les chenets noircis et les cendres oubliées donnaient un aspect des plus tristes, tel était le décor qui allait abriter la nuit de Guillaume. Il y avait aussi un paravent de damas effrangé masquant des ustensiles de toilette. Theodosia préleva un pot en annonçant qu’elle allait le remplir.

Resté seul, en attendant de pouvoir se rafraîchir, Tremaine s’approcha d’une des deux fenêtres à petits carreaux dont plusieurs étaient remplacés par du papier huilé et dont les rescapés n’avaient pas été lavés depuis longtemps. La crémone de la première fenêtre résista si vaillamment à sa poigne vigoureuse qu’il n’osa pas trop insister par crainte de voir l’ensemble s’écrouler. L’autre, par contre, se montra beaucoup plus complaisante et il put respirer l’air rafraîchi et l’odeur de la forêt mouillée.

Les nuages noirs encombraient le ciel en si grand nombre qu’il faisait presque nuit bien que l’heure ne fût pas tardive. La pluie tombait toujours et, de temps en temps, un éclair déchirait l’air enveloppant la porterie d’une lumière livide. À la faveur d’un de ces éclats, il vit Marcos courir vers l’antique bâtiment et en ressortir aussitôt en compagnie de Morel avec lequel il revint tout aussi vite. Le visiteur pensa que le bailli mandait son intendant et se désintéressa de la question. D’ailleurs, quelques instants plus tard, le jeune Grec faisait son entrée, portant avec précaution la cruche de faïence pleine d’eau.

Sa toilette achevée, Guillaume regarda sa montre, et, ne sachant plus que faire, s’étendit sur le lit pour y attendre l’heure de rejoindre son hôte. La couche était dure comme du bois et aussi peu confortable que possible, mais la position allongée fit du bien au voyageur. Cette sacrée humidité ne valait décidément rien à sa jambe abîmée !…

Il regrettait à présent d’être venu à Montrouvres. Tout ce qu’il y avait découvert, c’était la misère d’un homme qu’il avait toujours aimé et respecté. Une misère qu’il était sans doute pénible à celui-ci d’étaler au grand jour et surtout devant lui, dont Saint-Sauveur connaissait la richesse, mais, d’autre part, il eût été idiot de se refuser cette chance de relever une piste, fût-elle infime. Enfin, depuis la fuite d’Elisabeth, il ne pouvait plus supporter les Treize Vents. Il fallait qu’il bouge, qu’il cherche, qu’il agisse, même au risque de se blesser ou de se détruire. Les insondables ténèbres où s’était enfoncée son enfant bien-aimée le rendaient fou…

Comment oublier ce jour de printemps, si doux et si lumineux, où tout avait cependant basculé dans l’angoisse ? Appelé à Varanville par un billet d’une terrifiante brièveté, il avait trouvé Rose en larmes – jamais il ne l’avait vue pleurer ! –, ses filles consignées dans la cuisine avec Marie Gohel, la maîtresse des lieux, Béline, la gouvernante d’Elisabeth, plongée dans des prières frénétiques et le château lui-même, toujours l’image même de la joie de vivre, muré dans le silence des grandes catastrophes.

L’annonce de la fuite de sa fille assomma Guillaume. Dix fois peut-être, il relut la courte lettre rapportée par le cheval revenu seul à l’écurie pour arriver à se persuader qu’il n’était pas le jouet d’un cauchemar, mais l’écriture était ferme, et le sens dépourvu d’équivoque : « J’ai retrouvé celui que je n’espérais plus revoir. Il m’emmène et je veux le suivre. Pardonnez-moi, vous tous que j’aime ! C’est la meilleure solution… »

Un texte sibyllin pour tout autre que lui. Par une de ces combinaisons diaboliques dont le sort possède le secret, le jeune roi, pour qui le bailli de Saint-Sauveur avait demandé l’asile aux Treize Vents durant les quelques semaines précédant son départ vers la Hollande, venait de reparaître sur la côte cotentinoise à l’endroit même où lui et Elisabeth s’étaient dit adieu. Voyant dans cette rencontre incroyable un signe du destin, tous deux avaient dû l’interpréter comme un cadeau du Ciel. Surtout Elisabeth, bien sûr ! Ce cœur n’était pas de ceux qui se reprennent et l’amour lui revenait alors que, déracinée, chassée par sa propre volonté d’un foyer familial qu’elle jugeait souillé, elle se cherchait un devenir entre le détachement glacé d’un couvent et le cours trop tranquille d’un mariage qui ne la tentait plus…

Devant Rose de Varanville qui, désespérée, s’accusait de n’avoir pas su veiller sur l’enfant venue chercher refuge auprès d’elle, Guillaume s’était agenouillé.

— Je suis le seul coupable, Rose, le seul à blâmer. Jamais je n’aurais dû permettre qu’Elisabeth quitte les Treize Vents ni surtout que Lorna y reste… Tout ce qui arrive est ma faute : pour une nuit de folie, une seule, je vous ai perdue, vous que j’aime. Je perds à présent ma fille et peut-être aussi mes fils. Ni Arthur ni Adam ne me pardonnent le départ d’Elisabeth. Ils m’adressent à peine la parole et chacun de leurs regards est un reproche… Comment vont-ils réagir quand ils sauront ce qui vient de se passer ? Je suis maudit, Rose, maudit ! Je ne sais que meurtrir ceux qui me sont les plus chers…

Il pleurait lui aussi, avec des sanglots qui étaient presque des cris de douleur. Pour tenter de l’apaiser, la jeune femme alors fit taire son propre chagrin, lui parla doucement, tendrement, s’accordant l’amère douceur de laisser percer l’amour qu’elle lui portait. Un instant, elle le tint dans ses bras, posant sur son front, sur ses cheveux ses lèvres soyeuses, et, à ce contact, il se sentit revivre…

Ce moment d’autant plus délicieux, d’autant plus précieux qu’il avait perdu l’espoir d’en vivre jamais un semblable, Guillaume en gardait le souvenir enfoui au plus profond de son cœur. C’était son talisman contre le découragement et, aux moments les plus noirs de sa quête farouche, il l’appelait à lui, le caressait comme un avare son trésor et la force de continuer à se battre contre l’impossible lui revenait alors, avec la certitude qu’appuyé contre le cœur de Rose, il pouvait affronter les pires épreuves…

D’un commun accord, ils décidèrent de garder secret ce qui venait de se passer, arrêtèrent la version officielle à l’usage du commun mais aussi des enfants : Elisabeth, trop blessée par son exil volontaire et les regrets qu’elle en éprouvait, s’était brusquement résolue à chercher le refuge d’un couvent. Le caractère fier et passionné de la jeune fille rendait cette éventualité tout à fait plausible. D’ailleurs, les filles de Mme de Varanville, Victoire et Amélie, ne s’en montrèrent pas autrement surprises : depuis son arrivée chez leur mère, la jeune fille semblait rechercher chaque jour davantage la solitude et le silence. Qu’elle eût choisi de se retirer du monde, au moins pour un temps, lui ressemblait tout à fait…

Guillaume savait bien que ce serait moins facile chez lui. Surtout avec Arthur dont il connaissait l’attachement farouche à sa demi-sœur. Il craignait un éclat. Ce qui ne manqua pas.

— Elisabeth chez les nonnes ? Jamais je ne croirai ça ! s’écria le jeune garçon. Elle aime trop le mouvement, la vie, la liberté. Et d’abord, quel couvent ? Si c’est à Valognes…

— Elle n’en dit rien dans le mot qu’elle a laissé pour Mme de Varanville. Et ce n’est pas Valognes. J’en viens ! mentit Tremaine.

L’œil couleur de glace bleue de ce garçon de quatorze ans se fit incroyablement dur :

— Et vous vous en tenez là ? Comment se fait-il, mon père, que vous n’ayez pas encore donné d’ordres pour vos bagages ? Je suppose que vous n’avez pas l’intention de rester paisiblement ici en attendant je ne sais quel événement ? Il faut la chercher, il faut la trouver ! Nous allons partir…

Je vais partir, coupa Tremaine. Toi, tu restes ici. Si je t’emmenais, Adam voudrait venir aussi et, de toute façon, cette maison a besoin d’un maître au regard attentif. Tu as prouvé, la nuit de l’incendie, que tu pouvais me remplacer. Potentin se fait vieux et ses jambes ne sont plus ce qu’elles étaient…

Une flamme d’orgueil traversa la prunelle du garçon. Lui faire confiance était toujours la meilleure façon d’obtenir son obéissance.

— En ce cas, partez tranquille, je veillerai. Nous veillerons, corrigea-t-il en tendant la main vers Adam qui venait aux nouvelles…

À ses vieux serviteurs, Potentin Poupinel, l’intendant, et Clémence Bellec, la cuisinière, qui partageaient avec Mlle Le Houssois, la vieille sage-femme, et le docteur Pierre Annebrun, le plus profond de son amitié, Guillaume révéla la vérité. Béline la sachant déjà, c’eût été les insulter que vouloir la leur dissimuler.

Ils l’accueillirent dans un silence accablé dont Potentin sortit le premier :

— Qui pouvait imaginer ce retour, cette coïncidence ? le destin imagine de ces tours…

— Cela ne sert à rien d’épiloguer sur le destin, gronda Mme Bellec. Une chose est certaine : notre Elisabeth n’aurait jamais dû quitter cette maison, sa maison. « On » ne serait tout de même pas venu l’enlever d’ici, sous nos yeux. On n’aurait pas osé, j’imagine…

— Elle serait peut-être partie quand même, murmura Potentin. J’ai vu tout de suite qu’ils allaient s’aimer très fort, ces deux-là, quand le petit est arrivé ici et qu’ils se sont pris par la main.

— Quoi qu’il en soit, je vais partir, soupira Guillaume. Il faut que je les retrouve, même si je dois aller en Angleterre ou fouiller l’Europe. Ce jeune bandit royal ne me volera pas ma fille.

Comme une furie, Clémence Bellec se retourna soudain contre lui :

— Et si vous y parvenez, que ferez-vous alors, monsieur Guillaume ? Vous croyez qu’elle se laissera ramener ici, alors que l’Autre s’y prélasse toujours ? Vous allez la garder encore longtemps, celle-là ?

Armée d’une cuillère à pot qu’elle brandissait tel Jupiter sa foudre, la cuisinière désignait les poutres du plafond au-dessus duquel respirait Lorna Tremayne, la nièce de Guillaume et sa maîtresse d’une nuit, qui exigeait de lui le mariage à cause de l’enfant qu’elle attendait et dont la présence avait poussé Elisabeth à fuir les Treize Vents2.

— Le temps qu’il faudra, Clémence ! Et je compte sur vous deux pour qu’elle reçoive les soins nécessaires à son état. Voyez-vous, je pense qu’à chaque jour suffit sa peine. Le plus urgent est d’essayer de rattraper Elisabeth et de la sauver d’une situation dangereuse : si son… compagnon était arrêté, les gens de Bonaparte le feraient sûrement disparaître et Dieu sait, alors, ce qu’il adviendrait de ma fille.

À son tour, il désigna du doigt l’étage supérieur :

— Ici, vous seul savez la vérité. À aucun prix elle ne doit l’apprendre. Elisabeth est entrée au couvent, un point c’est tout !

— Elle sera enchantée ! marmotta la cuisinière. Elle ne pouvait rien souhaiter de mieux…

— Hum ! fit Potentin. Elle aurait intérêt, je crois, à ne pas montrer trop de contentement devant M. Arthur. Elle a beau être sa sœur, je crois bien qu’à présent il la déteste autant que nous autres. On peut lui faire confiance quand il s’agit d’être désagréable…

Le lendemain, Guillaume partit et, depuis, il cherchait…

Le son d’une cloche ramena Tremaine des profondeurs d’une songerie qui se préparait à le faire glisser sournoisement dans le sommeil. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’il était l’heure de rejoindre son hôte. Rajustant ses vêtements, il se dirigea vers l’escalier.

La table était mise dans la pièce attenante à celle où il avait été reçu. Nettement plus petite, elle était sans doute naguère encore un salon de musique si l’on en jugeait par les attributs des boiseries fendues et le cartouche oublié au-dessus de la porte. On y avait voiture le fauteuil à roulettes de l’infirme qui attendait devant une soupière fumante. Guillaume prit place en face du bailli qui, après une brève action de grâce, plongea une louche dans un potage de légumes auquel on avait ajouté, à la mode grecque, du jaune d’œuf et du blanc battu en neige :

— Vous trouverez peut-être la nourriture un peu fruste, dit M. de Saint-Sauveur, mais j’espère qu’elle vous sera réconfortante. Si pauvres que nous soyons, il nous reste tout de même un potager, un poulailler, des lapins et, en saison, du gibier dont Morel excelle à fournir notre table. Au moins ne mourrez-vous pas de faim chez nous, mon cher ami…

— Je ne l’ai jamais redouté. D’ailleurs, cette soupe est vraiment savoureuse…

— Elle est œuvre de Theodosia. Sans égaler les grands cuisiniers de l’Antiquité, le célèbre Archestrate, Agis de Rhodes, Nereus de Chio ou Chariadès d’Athènes, elle comptait parmi les meilleurs à Malte où elle servait chez le ministre de France, ce misérable Caruson dont les machinations n’ont pas peu contribué à faire tomber l’île aux mains du gouvernement consulaire en 1798…

Nullement désireux de subir une leçon d’histoire qui l’eût détourné de son but, Guillaume ne releva pas le propos et se consacra à son assiette. Ce fut seulement quand il l’eut vidée qu’il remarqua ;

— C’est la seconde fois que vous faites allusion à Malte, monsieur le Bailli. Si je vous ai bien compris, tout à l’heure, c’est là que vous avez quitté votre protégé. Consentirez-vous à me dire en quelles circonstances ?

— Pourquoi pas ? Si vous voulez bien vous reporter à l’époque où nous nous sommes embarqués dans cette crique déserte, vous vous souviendrez sans doute de ce que je vous confiai alors : nous nous dirigions sur la Hollande où je pensais rejoindre le prince de Condé à Steinstadt…

« Si l’accueil du chef des armées royalistes fut ce que l’on pouvait en espérer quant à l’émotion et à l’enthousiasme, il n’en fut pas moins marqué du signe de la raison : il était impossible de révéler aux troupes la présence de Louis XVII sous peine de mettre sa vie en danger. Nombreux, en effet, étaient ceux qui préféraient se battre pour la cause des Princes, oncles du petit roi, que pour celle d’un enfant dont les partisans du sulfureux comte de Provence ne se gênaient guère pour prétendre qu’il n’était pas le fils de Louis XVI, mais du trop séduisant comte de Fersen. Monsieur, alors réfugié à Vérone mais toujours acharné à la poursuite d’une couronne dont il rêvait depuis l’enfance et pour la possession de laquelle il avait toujours été prêt à tous les crimes, entretenait nombre d’agents – plus souvent payés de promesses que d’argent d’ailleurs ! –, et gardait des connivences jusque dans les entours de la Convention. Conclusion : il fallait mettre le jeune roi hors d’atteinte. »

Le bailli reçut donc mission de le conduire à Rome où ses arrière-grand-tantes, Adélaïde et Victoire, filles de Louis XV, recevaient du pape Pie VI une généreuse hospitalité. En fait, c’était au Souverain Pontife en personne que le prince de Condé songeait à confier le précieux dépôt.

Précieux, mais encombrant. Même après l’annonce officielle de la mort au Temple du dernier des enfants substitués au fils de Marie-Antoinette. Le comte de Provence s’était alors proclamé roi sous le vocable de Louis XVIII et, depuis la chute de Robespierre, piaffait d’envie d’aller ramasser les morceaux du trône. Il fallait qu’il continue d’ignorer l’existence du rescapé : celui-ci devait donc être caché encore plus soigneusement. Or, en 1796 et du fait de la fulgurante campagne d’Italie menée par le général Bonaparte, la situation du pape commençait à devenir inconfortable.

— Le malheur, avec ce pauvre Pie VI, que j’ai bien connu quand il n’était que le cardinal Braschi, c’est qu’il s’est toujours montré timoré et indécis, soupira le bailli. Voyant en Buonaparte un fils de l’Antéchrist et persuadé que tôt ou tard il s’en prendrait à Rome, il vécut dès lors dans la crainte qu’en arrivant au Vatican, les troupes françaises ne pussent y découvrir le prince. C’est alors que j’ai proposé la dernière solution qui me parût acceptable : emmener Louis-Charles à Malte, chez les derniers chevaliers. J’étais persuadé que sous la double protection de nos remparts et du Grand Maître, Son Altesse Éminentissime Emmanuel de Rohan-Polduc, le dernier des rois de France pourrait achever de grandir et devenir un homme digne de sa race… Je regrettai même, après tant de déboires, de ne m’y être pas résolu plus tôt car j’y voyais un symbole…

— Lequel ?

— Lorsque, le 10 août 1792, la famille royale a dû fuir les Tuileries saccagées et noyées dans le sang des valeureux gardes suisses, elle s’est réfugiée d’abord au bout des jardins, à l’Assemblée, où on l’a installée dans la loge du logographe mais, ensuite, c’est au Temple qu’elle a été conduite…

— Je sais cela, fit Guillaume avec impatience.

— Laissez-moi donc continuer ! Vous ne savez peut-être pas qu’avant d’être menée au Donjon pour la nuit – et malheureusement les jours suivants ! –, elle a soupé au palais du Grand Prieur de France pour l’ordre de Malte qui était alors le prince de Conti, mais qui, bien sûr, n’était plus là pour l’y accueillir. La Religion3 eût-elle gardé quelque pouvoir dans ce pays devenu fou que le roi et les siens n’eussent jamais mis le pied dans la sinistre tour, mais le palais n’était plus qu’un bâtiment tombé aux mains des rapaces, et il n’a pas pu garder ce dépôt sacré. En confiant son fils au Grand Maître et à notre île-forteresse, il m’a semblé que ce serait une façon comme une autre de ramener les choses à leur point de départ. Avec l’accord de Sa Sainteté et une lettre de sa main, nous avons embarqué de nuit, à Civitavecchia, sur une tartane qui nous attendait…

— Apparemment, vous êtes arrivés tous deux à bon port ! constata Tremaine, qui ne désarmait pas, mais le bailli, repris par ses souvenirs, se trouvait trop loin pour ressentir l’ironie du ton. Ses yeux fatigués regardaient alors bien au-delà des murs lépreux, du jardin que la tempête achevait de rendre à la sauvagerie. Il voyait une île au soleil de la Méditerranée, des flots bleus, des murailles blanches, un étendard rouge frappé d’une croix claquant sur un ciel azuré…

— J’avoue que ce fut pour moi une grande joie, murmura-t-il. Après tant d’années !… Vous ne connaissez pas Malte, Guillaume ?

— Non, mais vous m’en avez parlé si souvent jadis qu’elle m’est devenue un peu familière, se hâta de dire Tremaine, peu désireux d’entendre une nouvelle description de ce fameux bastion de la Chrétienté planté au cœur des eaux barbaresques.

En effet, au cours de ses séjours aux Treize Vents, le bailli s’était montré prolixe à cet égard. Aussi Guillaume enchaîna-t-il avec un rien de précipitation :

— Et comment cela s’est-il passé là-bas ?

Redescendu de ses rêves, M. de Saint-Sauveur parut se recroqueviller sur lui-même.

— Plutôt mal ! Celui en qui j’avais placé tous mes espoirs s’en allait vers la mort. En partie paralysé du côté gauche depuis une attaque d’apoplexie survenue en 1791, sans d’ailleurs que son intelligence s’en fût trouvée amoindrie, le Grand Maître n’avait plus que peu de jours à vivre et cet état plongeait l’Ordre ainsi que la population de Malte dans une profonde affliction. Cependant, il nous accueillit, moi et le royal fardeau que je lui apportais, comme une particulière bénédiction, bien que ce souci s’ajoutât à tous ceux qu’il supportait déjà du fait des familles françaises, mais surtout provençales, qu’il abritait depuis la Terreur. Le bruit des victoires de Buonaparte venait de surcroît, car il devinait en lui un appétit de conquête insatiable. Certains de ses espions rapportaient même que le Corse caressait l’idée de se lancer un jour à l’assaut de l’Égypte et cela l’effrayait : la position stratégique de Malte a toujours été un point d’appui important sur la route d’Alexandrie.

— Il semble qu’il ait eu raison de craindre…

— Les mourants ont de ces pressentiments… Avant de fermer les yeux à la lumière de ce monde, il a dit : « Je suis le dernier Grand Maître d’un ordre illustre et indépendant… » Ce qui s’est passé depuis laisse supposer qu’il avait raison, et que l’Ordre ne sera plus jamais indépendant…

— On doit, en effet, rendre justice à sa clairvoyance, mais que fit-il de votre protégé ?

— Lorsque nous fûmes auprès de lui, il prit un temps de réflexion. L’incorporer à l’Ordre ne se pouvait. À douze ans, il était trop jeune. En outre, présenté comme un mien cousin, il était impossible d’apporter les preuves des quartiers de noblesse exigées. Enfin, l’île comportait alors des éléments peu sûrs entourant le détestable Caruson, l’homme du Directoire qui s’efforçait de travailler les esprits… même ceux de certains des nôtres. C’est alors que M. de Rohan-Polduc prit une étonnante décision : conduire le Roi Très Chrétien dans le seul asile au monde où nul n’aurait l’idée d’aller le chercher : en terre infidèle.

— Quoi ? Il ne l’a tout de même pas envoyé chez les Turcs ?

— Cela paraît impensable, n’est-ce pas ? Sauf peut-être lorsque l’on se souvient que François Ier fut l’allié de Soliman. De toute façon, ce fut un trait de génie…

— Qui demande tout de même quelques explications !

— Voici. Parmi les familles provençales réfugiées chez nous, il se trouvait un couple, dont je tairai le nom, qui souhaitait rejoindre à Smyrne un frère installé là-bas depuis peu avec l’intention d’y refaire sa fortune.

— Comment est-ce possible ? J’ai ouï dire que le sultan déteste les étrangers…

— Sauf les Français qu’il souhaite au contraire attirer chez lui…

— Flatteur mais inattendu, commenta Tremaine, qui commençait à se demander si le bailli n’était pas en train, avec sa belle histoire, de lui faire prendre le change, comme disent les chasseurs, en le menant sur des chemins bizarres…

— Vous comprendrez mieux quand vous saurez qu’une femme, une Française, règne sans partage sur le cœur de Selim et sur le palais de Topkapi. C’est une ancienne favorite de son père, le vieux Abdul-Hamid, dont elle a eu un fils. On l’appelle la sultane blonde, et on la dit extraordinairement belle. Sa splendeur lui a valu d’être capturée jadis par les Barbaresques d’Alger, puis conduite presque aussitôt au harem de Constantinople. Elle se nommait alors Aimée Dubucq de Rivery, née à la Martinique et cousine de cette vicomtesse de Beauharnais que Buonaparte a épousée. Grâce à elle, Selim voit nos compatriotes d’un œil favorable. Il leur accorde volontiers le droit de s’installer et de pratiquer commerce ou culture, principalement à Smyrne qui fut grecque, romaine et byzantine avant d’appartenir à l’Ordre et, finalement, à l’empire ottoman. La région est riche, le site superbe, le port important, actif, et les civilisations qui s’y sont succédé ont laissé de nombreuses traces. C’est vers ce lieu qu’au soir du 10 juillet 1797, j’ai vu partir mon roi auquel j’ai dit adieu sur les remparts de La Valette. Non sans chagrin : on ne vit pas impunément durant deux années auprès d’un enfant aussi attachant sans y attacher son cœur, mais il allait passer désormais pour le fils de ce couple auquel on le confiait, et je ne pouvais plus lui être d’aucune utilité… bien au contraire…

— Et ensuite ?

— Rien qui vous importe vraiment ! Je demeurai à Malte afin de contribuer de mon mieux à la défense de l’île si elle venait à être attaquée. J’aurais accueilli comme une faveur du Ciel la mort au combat sur une terre vénérée. Je n’ai trouvé en face de l’ennemi qu’une blessure : elle a fait de moi un invalide. Le Grand Maître, lui, est mort trois jours après le départ de notre prince, ruiné par les nombreux secours distribués sur sa fortune personnelle. Il faut dire que nous avions tant de réfugiés ! De tout ce que Monseigneur de Rohan-Polduc possédait jadis, il ne restait plus qu’une canne à pommeau de cristal et trente-cinq cachets de même matière gravés. Le bailli de Hompesch qui lui succéda ne lui ressemblait en rien et mena l’île à sa perte. Vous savez la suite4 !…

— On ne peut qu’admirer un tel homme, concéda Guillaume, mais pour en revenir à votre protégé, je comprends mal ce qu’il faisait en Cotentin ces temps derniers si, comme vous me le dites, il est allé vivre à Smyrne.

— Comment voulez-vous que je le sache ? Qu’il ait aimé Elisabeth n’a jamais fait de doute pour moi. On dit que l’amour, comme la foi, déplace les montagnes. Il peut aussi franchir les mers…

Guillaume réfléchit un instant puis revint à la charge :

— A-t-il, selon vous, pu garder le souvenir de ceux qui vous ont aidé dans son évasion ?

— Cela m’étonnerait : il était si jeune !

— Mais d’esprit net si je ne me trompe. Il peut chercher à les retrouver. Si vous consentiez à me confier quelques noms ?

M. de Saint-Sauveur parut se raidir davantage encore cependant qu’un sourire désabusé arquait ses lèvres blanches :

— Les noms sans les adresses ne signifient rien. Je vous avais parlé, je crois, de lady Atkyns, de l’avocat Cormier, dont j’ignore s’ils sont toujours vivants. En ce cas, l’une doit être en Angleterre : elle y possédait un château à Kettenringham. L’autre, en réalité le comte de Cormier, était maître de grandes terres près de Nantes. Peut-être y est-il retourné ?

— Et le chef de la conspiration, ce baron… de Batz, il me semble ?

— Votre mémoire est étonnante : Jean de Batz fut en effet l’âme de l’enlèvement… mais je ne sais ce qu’il est devenu. Peut-être s’est-il retiré en Auvergne.

— En Auvergne ? Je le croyais gascon ?

— En effet, mais c’est là pourtant qu’il s’est acheté un domaine lorsqu’il a eu maille à partir avec la Convention. Un château au sud de Clermont, près d’un village nommé Authezat. En réalité, il le destinait à recevoir l’enfant du Temple avant de le faire passer en Espagne, mais au dernier moment nous avons dû changer nos plans et la Normandie nous paraissait plus sûre. Ce en quoi nous avons eu raison…

Le repas s’achevait sur un dessert de confitures et dans un silence qu’au bout d’un moment le bailli souligna non sans amertume :

— Qui croirait qu’avant la Révolution cette demeure bruissait des allées et venues des chambrières, des appels de piqueux, des abois de la meute, des rires d’enfants et du murmure des conversations que relayait le son des violons, des harpes et des hautbois ? À présent, elle ne renferme plus que des ombres dont je ferai bientôt partie et, après moi, je ne sais ce qu’elle deviendra. Nous avions des cousins, certes, dont beaucoup ont été balayés par la tempête. Le mieux sera que Morelle reprenne. Mais je vous ennuie, mon ami, avec des jérémiades hors de saison. Quand vient la nuit, je deviens lugubre et assommant. Quittez-moi, il est temps que l’on me mène au lit…

— Puis-je vous aider ?

Le vieil homme refusa d’un geste courtois et d’un sourire dont son hôte saisit la signification. Il ne souhaitait pas que celui-ci, après avoir été le témoin de sa pauvreté, fût aussi celui de sa déchéance physique. Tremaine salua et se retira. Dans le couloir, il accepta une chandelle allumée des mains de Marcos et regagna sa chambre, heureux, au fond, de pouvoir mettre un peu d’ordre dans ses idées.

Il se sentait désorienté par ce qu’il venait d’entendre, inquiet aussi. Tant de bruits divers couraient déjà sur le sort de l’enfant du Temple – ceux tout au moins qui n’ajoutaient pas foi à sa mort dans la prison – qu’il avait peine à croire cette nouvelle version, même rapportée par celui dont il avait les meilleures raisons de respecter la parole. À moins que le bailli n’eût cherché à décourager sa poursuite en lui implantant l’idée que Louis-Charles s’était lancé dans ce voyage long et aventureux dans le seul but d’emmener Elisabeth avec lui jusqu’aux Échelles du Levant ? Autant dire au diable !

Sauf peut-être pour un homme comme lui, Tremaine, qui, pour avoir couru du Canada en France, de France jusqu’aux mers de Chine, ne craignait guère les longues distances ! Le bailli le croyait-il assez vieux pour reculer devant une expédition au bout de laquelle il aurait une chance de retrouver sa fille ? En ce cas, il se trompait lourdement : dût-il faire le tour du monde, Guillaume retrouverait sa petite Elisabeth et l’arracherait à un ravisseur né sous le signe du malheur, qui ne pouvait rien lui offrir sinon la honte et la douleur… Mais, tout au fond de lui-même, une voix lui soufflait que l’amour n’était pas le seul objectif du roi errant. Le fils de Marie-Antoinette ne renonçait certainement pas à recouvrer la couronne, et il avait l’âge où les pires folies semblent réalisables. Il devait être encore en France. Il fallait qu’il y soit encore ! Demain, Guillaume poursuivrait son chemin vers Paris, bien décidé cette fois à employer tous les moyens : sa fortune, la police et jusqu’au Premier Consul pour parvenir à ses fins…

Après avoir longtemps rêvé, il allait se résoudre à se coucher quand sa porte s’ouvrit lentement et qu’une longue forme noire s’y encadra :

— Pardonnez !… chuchota Theodosia. Je dois vous parler… mais chut !…

Un doigt sur la bouche, elle glissa sans bruit jusqu’à Tremaine après avoir refermé le vantail avec soin. D’un mouvement de tête, elle refusa la chaise qu’il indiquait :

— J’ai peu de temps, mais il faut que vous sachiez…

Elle prononçait les mots lentement, comme si elle les cherchait, mais cela venait certainement de ce qu’elle voulait éviter toute ambiguïté de langage.

— Que je sache quoi ? souffla Guillaume.

— Le jeune homme que vous cherchez… il est venu ici. Je ne me rappelle plus quel jour… trois semaines peut-être.

Le cœur de Guillaume manqua un battement tandis que ses poings se serraient à la pensée de la dissimulation dont le bailli venait d’user envers lui.

— Comment savez-vous que c’est celui que je cherche ? Il y avait une jeune fille avec lui ?

— Non. Il était seul mais c’est bien lui. Le maître l’appelait Monseigneur et a demandé pardon de ne pouvoir s’agenouiller devant lui. Je les ai laissés seuls mais j’ai écouté. Pas par mauvaise curiosité ! Le maître est trop bon et il est si faible à présent que j’ai toujours peur qu’on ne lui fasse du mal ! C’était un jeune homme blond, très beau et qui s’exprimait avec une grande douceur.

— Que voulait-il ?

— Des noms, des adresses, des gens capables de l’aider à retrouver son rang. Il disait aussi que trois personnes étaient avec lui mais qu’il les avait quittées dans une auberge à Alençon…

— Comment savait-il que le bailli était revenu ici ?

— Il ne le savait pas. Il l’espérait seulement.

— Mais enfin, d’où venait-il ?

— Je n’ai pas tout entendu. D’Angleterre, je crois… Si j’ai bien compris, il est retourné à Malte après l’arrivée des Anglais pour que ceux-ci lui permettent de rentrer en France. Ils ont dû l’envoyer chez eux et je pense qu’il est resté là-bas quelque temps…

— Jusqu’à la rupture de la paix d’Amiens, peut-être ? ironisa Tremaine. Ces maudits Anglais ont dû juger l’occasion excellente d’envoyer ce chien fou dans les jambes du Premier Consul. Et si, par hasard, il réussissait à gagner la partie, quelle bonne chose ce serait d’avoir à Paris un roi à leur dévotion !…

La colère s’enflait en Guillaume à mesure qu’il parlait, se nourrissant de la peur des dangers qu’une pareille aventure faisait courir à sa fille. Quand on va se battre, on n’emmène pas une enfant, même si elle se sent l’étoffe d’une héroïne ! Ce qui était sans doute le cas : Elisabeth avait dû trouver passionnante l’idée de voler avec l’homme qu’elle aimait à la reconquête d’un trône…

Cependant l’instant n’était pas aux éclats de voix. Le mécontentement du père, augmenté d’une soudaine méfiance, se tourna vers la Grecque :

— Pourquoi venez-vous me dire ces choses ? N’êtes-vous pas en train de trahir la confiance de ce maître que vous semblez vénérer ?

Plantés dans les siens, les yeux noirs de la femme ne cillèrent pas :

— Oui, mais c’est justement parce que je l’aime. Il a donné à ce beau jeune homme le peu qu’il possédait, et même, il a promis de vendre jusqu’à ce château s’il le fallait pour l’aider. Dois-je me résigner à le voir mourir à l’hospice ? En outre… je ne savais pas que le Monseigneur a enlevé une jeune fille. Et je ne supporte pas cette idée parce que, dans ma jeunesse, j’ai vécu une histoire comme celle-là avant d’épouser mon Branas, et je n’en ai retiré que de la souffrance…

— Votre maître ne le savait pas non plus. Cela peut changer ses intentions ?…

— Peut-être, mais je préfère ne pas courir de risques. Ce soir il a fait partir Morel qui doit prendre demain, à Alençon, la diligence pour Paris. Il emporte deux lettres destinées aux personnes dont il a donné l’adresse.

— Savez-vous le nom de ces personnes ?

— Oui. M. le comte de Cormier, rue du Rempart, et Mme Atkyns, rue de Tournon, numéro 5.

Deux de ceux dont on venait de parler ! Guillaume se traita mentalement d’imbécile. Eût-il cru les indications plutôt floues du bailli qu’il eût galopé au moins vers Nantes. Le vieil homme savait bien pourtant qu’il connaissait la maison de la rue du Rempart et son maître, grâce auquel Pierre Annebrun et lui-même avaient eu l’effrayant privilège de voir Agnès, sa femme, monter à l’échafaud. Quant à l’Anglaise qui avait voulu se substituer à la reine quand elle était à la Conciergerie et mourir à sa place avant de fréter des navires pour sauver son fils, il était plutôt étonnant d’apprendre qu’elle habitait Paris, mais il y avait de fortes chances pour qu’elle n’y soit plus : le gouvernement du Premier Consul vidait la capitale de ses compatriotes, même mariés à des Français ou des Françaises, et les assignait à résidence surveillée en province. Néanmoins, le bailli avait l’air d’en savoir beaucoup plus que son isolement forestier ne le faisait supposer…

Theodosia laissa Tremaine réfléchir quelques instants avant de reprendre le chemin de la porte.

— Je vous ai averti. À présent, je m’en vais, mais j’espère que vous retrouverez votre fille. Si elle reste avec ce Monseigneur si charmant mais par trop égoïste, elle sera brisée…

— Croyez-vous que je l’ignore ? Un instant encore ! Votre maître a-t-il remis quelque chose à son protégé ?

— Trois pièces d’or ! fit la femme avec rancune. Il n’en gardait que quatre et la dernière vient de partir avec Morel.

Elle allait sortir, mais il la retint une dernière fois, ouvrit sa bourse et y prit une pincée de « jaunets » qu’il mit dans sa main.

— Bien que votre maître ait tenté de me tromper, je ne veux pas qu’il ait trop à souffrir de son aveugle dévouement. Gardez cet or et veillez sur lui !

— Vous me garderez le secret, j’espère ? S’il savait ce que je viens de faire, il nous chasserait, mon fils et moi. Même en sachant bien que demeuré seul et sans soins il ne lui resterait plus qu’à attendre la mort par la faim, la soif, la misère…

— Je sais, mais vous n’avez rien à craindre ! Soyez seulement remerciée pour votre aide !

Au petit matin, Guillaume fit ses adieux, reçut des mains du jeune Marcos un Sahib admirablement soigné, et s’enfonça de nouveau dans la forêt d’Écouves pour rejoindre, à Alençon, la route de Paris.

Après son départ, le vieux guerrier de Dieu foudroyé ordonna qu’on le laissât seul et entra en prière pour que le Tout-Puissant protège à la fois le roi errant qu’il servait et la jeune fille dont son cœur gardait le souvenir attendri. Il espérait sincèrement qu’une de ses lettres au moins atteindrait son but et que Louis-Charles comprendrait qu’il ne pouvait garder Elisabeth auprès de lui, parce qu’il faut un esprit pur pour travailler à une grande œuvre et qu’une mauvaise action ne peut porter que de mauvais fruits…




1- Le général Le Veneur servit ensuite Bonaparte puis l’Empereur qui le fit vicomte. Son nom est gravé sous la voûte de l’Arc de Triomphe à Paris.

2- Voir tome III : L’Intrus.

3- On appelait ainsi l’Ordre de Malte.

4- Je dois à Bertrand Galimard-Flavigny, journaliste et historien, tous les détails concernant le Grand Maître, et j’ai plaisir à l’en remercier.

Chapitre II La voyante

Depuis dix ans, l’ancien chemin du Rempart n’avait guère changé. C’étaient toujours les mêmes maisons tranquilles au discret parfum de bourgeoisie cossue, le même alignement de gros pavés au bout duquel se profilaient les arbres du boulevard. Les têtes rondes de quelques marronniers débordaient des murs d’un couvent. Seule la silhouette austère de la tour du Temple semblait plus grise et plus sinistre que par le passé s’il était possible.

À y regarder de plus près, quelques-unes de ces vieilles demeures paraissaient inhabitées mais, à la satisfaction de Guillaume, ce n’était pas le cas de celle qui l’intéressait. Elle faisait même preuve d’une singulière activité. La porte cochère largement ouverte sur la cour montrait une grosse berline de voyage sur l’arrière de laquelle deux serviteurs amarraient des malles, tandis que d’autres empilaient des sacs et autres bagages. Un départ se préparait qui ressemblait assez à un déménagement, si l’on en croyait la tapissière rangée derrière la voiture et dans laquelle on chargeait des meubles légers soigneusement emballés.

— On dirait que j’arrive à temps, marmotta Guillaume, reste à savoir si le voyageur est Cormier.

Il n’eut pas à attendre longtemps une certitude. L’avocat sortait de la maison, portant une épaisse sacoche de cuir qu’il déposa lui-même à l’intérieur du véhicule. Le temps écoulé depuis le drame qui les avait réunis pour quelques heures, lui et Guillaume, s’était contenté de le doter d’un léger embonpoint et d’un peu plus de cheveux gris.

L’aspect du visiteur ne s’étant pas beaucoup modifié non plus, Cormier le reconnut au premier coup d’œil quand il pénétra dans la cour. Il eut d’ailleurs l’impression très nette que sa visite ne lui causait pas une grande joie. Cependant l’avocat vint à sa rencontre et réussit même un semblant de sourire :

— Monsieur Tremaine ? Quel événement ! Et comment croire qu’après tant d’années vous vous souveniez de moi ?…

— Après ce que nous avons vécu ensemble, c’est le contraire qui serait étonnant, fit Guillaume gravement. Mais je crains fort de vous déranger. Vous partez en voyage ?

— Disons que nous rentrons chez nous ! C’est miracle que vous me trouviez d’ailleurs : ma femme et moi ne faisons plus ici que de brefs séjours pour effectuer des achats, revoir d’anciens amis… Mme de Cormier préfère de beaucoup notre château près de Nantes, d’où nous sommes originaires l’un et l’autre…

— Je vois. Vous est-il tout de même possible de m’accorder quelques instants ?

La contrariété s’inscrivit en plis sur le front de Cormier, mais il était trop bien élevé pour en manifester davantage.

— Vous contenterez-vous de quelques pas dans cette cour ou bien désirez-vous entrer ? Vous n’y aurez guère plus de confort : les pièces n’ont plus de sièges…

— J’aime autant ici. Nous avons assez d’espace pour être assurés d’une certaine solitude…

— S’agit-il encore d’une affaire grave ?

— Assez, je le crains. Vous parliez à l’instant d’anciens amis. C’est de l’un d’eux qu’il me faut vous entretenir. Vous avez dû recevoir, il y a peu, la visite d’un jeune homme d’environ dix-huit ans, un jeune homme blond… très beau, dont nous avons l’un et l’autre contribué à changer le sort.

Par-dessus la tête de son hôte et à travers le portail ouvert, le regard de Tremaine fixa l’ancien donjon des Templiers, dont le soleil matinal faisait luire faiblement les poivrières d’ardoise. Ce coup d’œil en disait bien plus que des explications et l’avocat devint gris.

— Qu’est-ce qui a bien pu vous laisser supposer que je sache seulement ce qu’il est devenu ? balbutia-t-il. Personne au monde ne peut dire où il se trouve actuellement. Si même il est toujours vivant…

— À cette minute précise, sans doute. Cependant, je sais – et Tremaine appuya sur le mot – qu’il est passé ici dans le mois écoulé, envoyé vers vous par le bailli de Saint-Sauveur.

— Comment, après tant d’années et tant de sang répandu, le bailli aurait-il pu savoir que je n’étais pas mort et que j’habitais toujours cette maison ?

— Peut-être le supposait-il seulement ? Son… protégé est allé lui demander de l’aider à retrouver ses fidèles d’autrefois. C’est un homme usé à présent. Il a indiqué ceux dont il gardait le souvenir. Ainsi le prince n’est pas venu ?

— Non… non, je n’ai vu personne. En admettant que cette histoire soit vraie, il a pu hésiter… ou se présenter pendant une absence.

Cormier s’énervait. Son regard s’affolait, glissant autour de son interlocuteur comme s’il craignait de découvrir des oreilles indiscrètes tapies dans tel ou tel recoin de sa cour. L’homme avait peur, visiblement, pourtant Guillaume ne se tenait pas encore pour battu. Il joua sa dernière carte :

— Et vous n’avez pas reçu davantage, hier ou le jour d’avant, une lettre portée par l’intendant du bailli ?

— Non… Je vous l’ai dit, je n’ai vu personne, je n’ai reçu personne et ne sais plus rien de cette vieille histoire éteinte depuis longtemps.

— Dites que vous ne voulez pas vous en souvenir ! Je vous ai connu plus courageux, monsieur le comte de Cormier, puisque c’est là votre véritable nom.

Devenu très rouge, celui-ci détourna la tête, tira sa montre d’un geste nerveux et la consulta :

— Veuillez m’accorder vos excuses, monsieur Tremaine, mais il est temps de nous quitter. La santé de mon épouse n’est pas brillante et il me faut l’emmener au plus vite. Elle doit être en train de descendre en ce moment…

Il s’élançait déjà vers la berline quand Guillaume le retint par le bras d’une poigne irrésistible :

— Un dernier mot, s’il vous plaît, et je vous laisse. Le chef du coup de main, le baron de Batz, sauriez-vous par hasard ce qu’il est devenu ?

Cormier devint encore plus rouge, mais cette fois ce fut de colère.

— Je l’ignore et ne tiens pas à le savoir. Cessez donc de poser vos questions insensées, monsieur Tremaine ! Vous risquez seulement de déchaîner des catastrophes. Celui que vous cherchez n’a plus rien à espérer de ce pays, sinon encore un peu plus de sang versé ! Trop de vies ont payé pour sa liberté ! Trop de victimes sont tombées place de la Révolution, comme votre épouse, ou entre les colonnes de la place du Trône-renversé. Presque tous les anciens compagnons de Batz ont payé ! Alors, par pitié, tenez-vous tranquille et laissez vivre ceux qui ont eu la chance d’échapper à l’échafaud !

— Je le souhaiterais bien sincèrement, mais si je ne veux pas que ma fille coure les mêmes dangers que sa mère, il faut que je le retrouve, votre protégé. Il l’a enlevée et elle n’a que seize ans !

— Ah !… Une histoire d’amour ?

— Partagé ! Et c’est ce qui me fait si peur !

Un instant, l’avocat garda le silence, parut hésiter, puis lâcha finalement :

— Je sais que Batz a rejoint, un temps, l’armée du prince de Condé mais, depuis qu’elle n’existe plus, il a dû, s’il est encore vivant, regagner sa terre de Chadieu, près d’Authezat, au sud de Clermont d’Auvergne, mais je crois que vous perdriez votre temps en vous lançant sur cette longue route. Le baron a toujours eu le sens des réalités : il sait depuis longtemps que cette cause-là est perdue et chercherait plutôt à se rapprocher des Princes. Surtout de celui qui se fait appeler Louis XVIII. En quoi il aurait raison. Ce garçon est fou ! Enlever une jeune fille ! Ce n’est pas le moment de ressusciter Louis XV !… À présent, je vous souhaite bonne chance, Monsieur Tremaine ! Souffrez que je rejoigne la comtesse ! La voici qui sort…

Une femme vêtue d’un costume de voyage et coiffée d’un turban mauve enveloppé d’un voile de même nuance venait d’apparaître sur le seuil, appuyée au bras d’une personne qui devait être sa camériste. Son regard cherchait son époux, qui lui fit de la main un signe rapide tandis qu’aidée de la suivante elle prenait place dans la voiture. Le peu qu’en vit Tremaine lui fit constater que sa santé, en effet, devait laisser à désirer si l’on en jugeait par la pâleur du visage et les cernes sous les yeux.

— Mon épouse est d’origine créole, crut devoir expliquer Cormier. Sa famille, les Butler, vient de Saint-Domingue et Thérèse supporte mal le climat parisien. Je crois… que nous ne reviendrons plus.

Guillaume, pour sa part, en était persuadé. Ce départ ressemblait trop à une fuite, en dépit du prétexte invoqué. Il se demanda si la lettre du bailli, cette lettre que l’on n’avait point reçue, n’était pas la mèche qui avait mis le feu aux poudres.

Quittant l’avocat sur un salut, il rejoignit le coupé de louage qu’il avait retenu dès son arrivée à Paris et qui l’attendait presque au coin du boulevard, y monta mais ordonna au cocher de ne pas bouger jusqu’à nouvel ordre. Il voulait s’assurer que la berline se dirigeait bien vers la Bretagne. Ceci au cas où Cormier aurait dans l’idée de faire halte une ou plusieurs fois avant de prendre la route. Il commençait à en avoir assez des gens qui en savaient infiniment plus qu’ils ne le prétendaient.

Il n’eut guère le temps d’user sa patience. La voiture et la tapissière sortirent de la cour au bout de quelques minutes et prirent la direction de la rue Saint-Antoine. Tremaine commanda au cocher de suivre le petit cortège à distance respectueuse, puis se carra confortablement dans un coin. Son attelage était passé quand un homme surgit du porche profond d’une maison voisine, s’élança vers un petit cabriolet rangé dans une ruelle adjacente et prit, à son tour, la suite des deux premiers…

Arrivée à hauteur du Louvre, la tapissière tourna sur la gauche pour se rendre sans doute aux Messageries de la rue Jean-Jacques-Rousseau afin que son chargement fût embarqué sur un charriot de voyage. Guillaume la laissa aller. Seule la berline l’intéressait et elle continuait son chemin. Le cabriolet était toujours derrière lui. Il s’était aperçu de sa présence et commençait à s’en soucier. On alla ainsi jusqu’à la barrière de Chaillot.

Lorsqu’il eut vu le véhicule des Cormier franchir les « Propylées » de Ledoux qui abritaient l’octroi, il abandonna la poursuite, mais apparemment l’homme au cabriolet était plus difficile à convaincre : il continua, ce qui soulagea grandement Tremaine. Ce n’était pas à lui qu’il en voulait… Quant aux voyageurs, ils se dirigeaient bien vers l’Ouest. Guillaume se fit ramener à son hôtel.

Sur le conseil de son vieil ami, le banquier Lecoulteux du Moley, il avait pris logis à l’hôtel de Courlande, luxueuse auberge ouverte depuis ce printemps 1803 dans l’ancienne demeure du maréchal duc de Crillon alors émigré, et qui offrait un confort bien supérieur à ce que l’on pouvait trouver dans la majorité des hôtelleries parisiennes1. Qu’il fût situé sur l’ancienne place de la Révolution – rebaptisée en 1795 du nom purificateur de place de la Concorde – où s’était dressé jadis l’échafaud d’Agnès, son épouse, aurait pu faire reculer Tremaine. Or, il n’en était rien. Bien au contraire… De sa fenêtre, il découvrait toute la place et son regard était allé droit au pont tournant des Tuileries que précédait alors l’abominable machine près de laquelle lui et Pierre Annebrun avaient vécu une heure d’horreur absolue. Or, le souvenir de ce moment abominable, non seulement il ne le rejetait pas, mais au contraire il voulait se le rappeler plus que jamais, s’en imprégner même, afin de ne pas laisser refroidir la haine qu’il vouait au ravisseur de sa fille. Qu’il eût osé s’emparer de l’enfant d’une femme exécutée à cause de lui ne se pouvait pardonner.

Deux autres raisons renforçaient encore le choix de ce nouveau logis. Depuis longtemps, Guillaume ne descendait plus au Compas d’Or, rue Montorgueil, où s’attardait indéfiniment le parfum des quelques jours de passion vécus jadis auprès de Marie-Douce alors qu’elle venait d’épouser sir Christopher Doyle et que leur séparation définitive était inéluctable. Pour rien au monde, il n’aurait voulu y retourner. Il faisait même un détour lorsqu’il lui arrivait de passer dans le voisinage lors d’un séjour dans la capitale ; ce qui était rare. Ensuite, la raison officielle de son voyage étant ses affaires d’armement naval et les intérêts qu’il possédait dans la banque de Jean-Jacques Lecoulteux, celui-ci avait insisté sur l’avantage que son ami trouverait à descendre dans une maison déjà fort à la mode et courue aussi bien par les diplomates que par les financiers étrangers :

— Prenez un appartement et louez une voiture, un valet, tout ce qui peut donner une juste idée de votre fortune. Mon confrère Labouchère, avec qui nous avons l’un et l’autre des affaires, arrive d’Amsterdam dans un ou deux jours. Il sera à l’hôtel de Courlande. Cela vous permettra de vous rencontrer.

— Je n’aime guère à faire étalage, grogna Guillaume qui était venu d’Alençon avec des chevaux de poste après avoir confié Sahib à un de ses amis, notaire, qui possédait un beau domaine aux limites de la ville. Surtout devant quelqu’un qui me connaît déjà.

— Certes, mais il n’y a pas que lui. Il y a tous ceux qu’attire la toute nouvelle prospérité du pays et il est bon d’en montrer quelque apparence. Surtout si, comme vous me le disiez dans votre dernière lettre, vous avez l’intention d’armer à nouveau pour les îles de l’océan Indien, l’Afrique ou même les Indes. Je pourrai vous donner quelques conseils pour emplir vos cales au départ.

— Volontiers, mais…

— D’ailleurs, reprit le banquier avec un étroit sourire, au cas où votre voyage aurait un autre but que celui de retrouver ma compagnie, il est bon que la police ne mette pas en doute celui que vous annoncez.

— La police ? Je croyais que Bonaparte, depuis qu’il a été nommé consul à vie, en avait supprimé le ministère ?

— Et fait du redoutable Fouché un paisible sénateur d’Aix, ce qui vaut aux honnêtes citoyens que nous sommes de respirer plus librement ? Vous n’avez pas tout à fait tort, mais pas vraiment raison non plus. Il ne faut pas tomber dans l’erreur d’un de mes correspondants, agent royaliste, qui m’a écrit : « Il n’est plus question de Fouché. » Eh bien ! je peux vous assurer, moi, qu’il en est toujours question ! En fait, nous avions naguère une police omniprésente, infiltrée partout, mais maintenant nous en avons trois : celle, peu gênante, qui expédie les affaires courantes à l’hôtel de Juigné vidé de ses dossiers importants par le nouveau sénateur, celle, à peu près sourde et aveugle, instaurée par le Grand Juge Régnier, cet incapable à qui Bonaparte a confié la succession de Fouché… et la dernière, occulte, cachée, invisible mais beaucoup plus active qu’on ne pourrait le croire. La France et surtout Paris sont truffés par les agents de Fouché.

— C’est impossible, voyons ! Privé du pouvoir, comment pourrait-il entretenir tout ce monde ?

— Le plus simplement du monde. En le « remerciant », Bonaparte lui a fait don, à titre gracieux, du reliquat des fonds de la police, soit deux millions quatre cent mille francs. Soyez sûr que notre renard s’en sert à bon escient. D’ailleurs ses hommes savent attendre presque aussi bien que lui-même. Ils n’ignorent pas qu’en congédiant son ministre, le Consul a commis une énorme bêtise et qu’un jour ou l’autre, quand il sera las de servir de cible à tous les chevaliers du poignard rendus à l’espérance par le départ de leur bête noire et la reprise des hostilités avec l’Angleterre, il rappellera Fouché. Surtout s’il conserve l’intention de changer son titre de consul à vie pour celui d’empereur !

— Empereur ? Vous pensez qu’il irait jusque-là ?

Lecoulteux hocha la tête, étalant sur sa grosse figure un large sourire quelque peu narquois :

— D’une charge héréditaire au trône, il n’y a qu’un pas. Soyez sûr que Bonaparte le franchira dès qu’il sera certain que le rétablissement d’un trône ne prendra pas trop les Français à rebrousse-poil.

— C’est insensé ! Dix ans seulement après avoir exécuté le roi, la reine, Mme Elisabeth et la moitié de la noblesse ? Il faudrait que les Français soient devenus fous !

— Il y a toujours eu une dose de folie chez les Français. Et surtout un grand amour du changement. À cause de leur versatilité, ils sont peut-être le peuple le plus difficile à gouverner. Bonaparte leur a rendu la richesse, l’orgueil et le goût de la vie : vive Bonaparte ! Quant à vous, mon ami, je ne saurais trop vous conseiller de sortir un peu plus souvent de votre province et de vous tenir au fait des grandes affaires ! Venez souper chez moi demain, puisque vous ne voulez toujours pas accepter notre hospitalité et, en attendant, allez vous loger à l’hôtel de Courlande ! Sans oublier d’ouvrir vos yeux et vos oreilles !

Tremaine y alla, s’installa confortablement, loua une voiture et s’assura les services d’un des valets de la maison, puis, ayant sacrifié aux conseils du banquier, se rendit comme l’on sait, rue du Rempart.

Rentré place de la Concorde, il se fit servir un repas dans son petit salon, devant une fenêtre grande ouverte sur le vaste espace ensoleillé – ces derniers jours d’août semblaient avoir renoncé à l’alternance de la canicule et des orages pour une température beaucoup plus agréable ! –, cerné par les marronniers des Champs-Élysées, le pont qui menait droit à l’ancien hôtel des ducs de Bourbon et les jardins des Tuileries flanqués du Jeu de paume et de l’Orangerie. En dépit de ses soucis, il s’accorda de goûter quelques instants la douceur de cette belle journée qu’animaient les allées et venues des passants, femmes en robes claires et hommes vêtus de tissus légers, et le passage des barges et des chalands sur la Seine d’où lui parvenaient les cris joyeux des baigneurs. Il éprouvait le besoin de faire le point, refusant cependant de se laisser impressionner par son échec du matin, parce qu’à bien réfléchir, il y voyait malgré tout une sorte d’encouragement : que Cormier eût jugé bon de déménager avec autant de précipitation – sans doute après la visite de Morel, qui avait dû arriver avant Tremaine retardé pendant plusieurs heures par un essieu brisé – indiquait nettement que Louis-Charles devait être quelque part dans Paris et que l’avocat souhaitait mettre la plus grande distance possible entre un personnage aussi dangereux et sa propre personne.

Il était étrange de constater, d’ailleurs, à quel point la seule évocation du roi errant plongeait ses anciens fidèles dans une crainte voisine de la terreur. À l'exception du bailli, trop proche de son terme pour s’en soucier, ceux qui étaient encore en vie tenaient de toute évidence à le rester : les temps héroïques étaient loin…

Ce serait peut-être différent avec cette Mme Atkyns dont le courage n’était plus à prouver. À condition, bien sûr, qu’elle ne soit pas retournée en Angleterre. Si elle était seulement en résidence surveillée dans quelque ville de province, Guillaume était bien décidé à s’y rendre. Il y avait là une chance qu’il voulait tenter. S’il échouait encore une fois, il ferait peut-être le voyage d’Auvergne pour interroger Batz.

Pensant que le mieux était d’attendre l’heure du souper pour aller reconnaître les lieux, il usa sa journée en se faisant conduire aux Bains Chinois, boulevard des Italiens où, dans un bâtiment en forme de pagode, on recevait des soins, assez onéreux sans doute, mais bien propres à effacer toute trace de fatigue après un long voyage. Les salles de bains étaient encore rares dans les hôtels même les plus confortables. Ensuite, il fit une visite à Mme Lecoulteux, qui recevait chaque après-midi vers cinq heures autour d’un thé à l’anglaise. Enfin, de retour au Courlande, il congédia sa voiture jusqu’au lendemain, changea de vêtements, patienta jusqu’au crépuscule et sortit du pas paisible d’un homme qui s’en va souper chez un traiteur en vogue. Au coin de la rue de la Concorde – ex-Royale ! –, il arrêta un fiacre et se fit conduire rue de Tournon à l’adresse indiquée par Theodosia.

Il faisait presque nuit quand il arriva. Sur le parcours, on allumait les grosses lanternes à réverbères accrochées au milieu des rues à peu près tous les cinquante mètres, mais beaucoup de fenêtres étaient ouvertes et les lumières des tables familiales apportaient une note de gaieté.

Ayant repéré le n° 5, il fit arrêter sa voiture un peu plus loin, au coin de la rue Saint-Sulpice, paya, rebroussa chemin et considéra un instant la maison en question. C’était un immeuble bourgeois construit au siècle précédent et orné d’assez jolies ferronneries. Un porche sous la voûte duquel brillait un lumignon ouvrait sur une cour étroite vers laquelle Guillaume se dirigea d’un pas ferme dont l’écho fit sortir d’une loge obscure un individu coiffé d’un bonnet de coton et qui devait être le portier.

Connaissant depuis longtemps la manière de se concilier ses pareils, Tremaine mit ostensiblement la main à la poche, geste qui attira le personnage comme une mouche vers un pot de miel.

— Vous cherchez quelque chose, citoyen… euh… je veux dire monsieur2 ?

— Quelqu’un comme vous, justement. Vous êtes là depuis longtemps ?

— Une paire d’années !

— Ce n’est pas beaucoup. Vous ne pourrez peut-être pas me renseigner, dit Tremaine, jouant négligemment avec une de ces belles et récentes pièces d’argent à l’effigie de Bonaparte.

— Essayons toujours ! proposa l’autre, la mine engageante. Je suis là depuis peu mais je suis un enfant du quartier.

— Voici ! Autrefois, une dame de mes amies habitait ici, une dame anglaise, Mme Atkyns. Sauriez-vous me dire si elle y est toujours ou si elle a dû s’éloigner ?

— Elle n’est plus là, hélas ! Une si bonne personne ! Si généreuse et toujours si polie ! Mais, avec cette guerre qui recommence, il a fallu qu’elle parte.

— Et vous ne sauriez pas me dire où elle est ?

Le portier jeta autour de lui des regards circonspects comme s’il s’attendait à voir une armée d’espions surgir des pavés de la rue ou de ceux de la cour et baissa la voix jusqu’au chuchotement :

— Malheureusement, non ! Elle n’a pas voulu me le dire pour ne pas me faire tort si on m’interrogeait. Quand on ne sait pas, on se montre plus convaincant, disait-elle. Mais, il y a dans cette maison quelqu’un qui sait. C’est une de ses amies, et elle habite là, dans la cour, la porte au-dessus du petit perron à deux marches que vous voyez à main gauche. Vous n’avez qu’à frapper et dire que je vous envoie : elle vous répondra sûrement.

— Elle s’appelle comment, cette dame ?

— C’est écrit sur la porte. Vous verrez. Vaut mieux pas prononcer de noms la nuit.

Tremaine ne le fit pas attendre plus longtemps le salaire qu’il escomptait visiblement. La pièce passa de sa main dans celle de l’homme.

— Merci, mon ami !

Il escalada les deux marches. Une lanterne éclairait le vantail brun soigneusement verni sur lequel un écriteau annonçait le « Cabinet de Correspondance de Mademoiselle Lenormand ». Le nom, qui fleurait bon sa province bien-aimée, plut à Tremaine, qui songea un instant à rappeler l’obligeant concierge pour lui demander si cette personne faisait métier d’écrivain public. Celui-ci ayant disparu, il actionna la sonnette placée à main droite.

L’imposante servante en bonnet blanc qui apparut le considéra sévèrement avant de lui annoncer d’un ton bourru qu’à cette heure tardive les êtres sublunaires ne se manifestaient plus, et que leur auguste prêtresse venait de se retirer dans ses appartements. Quant au visiteur, il n’aurait qu’à revenir le lendemain en début d’après-midi s’il ne voulait pas attendre trop longtemps.

Si cet étrange discours surprit celui-ci, il préféra tout de même en remettre l’éclaircissement à plus tard.

— Veuillez prier votre maîtresse d’excuser mon insistance. Je ne m’intéresse pas à quelque correspondance que ce soit. Je souhaite simplement lui parler un instant. Il s’agit d’une amie à elle et c’est le portier qui m’envoie.

— Mmmmm… oui ! Vous vous appelez comment ?

— Tremaine. Si elle porte bien son nom elle me recevra : je viens de Normandie.

— Entrez là !

La domestique poussa devant lui la porte d’un petit salon meublé d’un canapé et de chaises en velours rouge, d’une table ronde en citronnier et de deux pendules, l’une posée sur la cheminée et l’autre accrochée au mur. En désaccord parfait, d’ailleurs. Mais ce n’était pas là le plus bizarre du lieu : c’étaient les gravures et tableaux qui ornaient le papier de tapisserie à motifs antiques. Louis XVI et Charles Ier d’Angleterre, réunis sans doute par l’identité de leur tragique destin, encadraient un énorme sphinx dont les yeux louchaient. Quant à l’Enfant Jésus, il voisinait avec un Mercure ailé à la mine futée, mais le morceau de bravoure de l’endroit était un portrait représentant une femme en robe de velours vert, assise devant une sphère avec, à ses pieds, un chien qui ressemblait furieusement à un lièvre. Sur la table, quelques feuilles imprimées proclamaient que Mlle Lenormand, auteur-libraire, résidait rue de Tournon au faubourg Saint-Germain.

Guillaume n’eut guère le temps de se perdre en conjectures. Une porte venait de s’ouvrir, livrant passage à la dame du portrait, forte personne d’une trentaine d’années, plutôt courtaude, coiffée de cheveux blond paille qui eussent été jolis, si on ne les avait frisés avec férocité. La figure gardait une fraîcheur campagnarde en dépit d’un début d’enluminure dû au fait que la dame ne buvait certainement pas que de l’eau… En résumé, l’ensemble, emballé de velours vert, était plutôt vulgaire, mais Guillaume n’en salua pas moins avec une parfaite courtoisie, en s’excusant d’oser se présenter à l’heure du souper. Il eut droit, en récompense, à un grand sourire :

— Mon assistante me dit, monsieur, que vous désirez me parler d’une amie ?

— Oui. D’une dame anglaise qui était aussi votre voisine et que j’ai beaucoup connue autrefois. Sauriez-vous me dire où elle se trouve à présent ?

— Voulez-vous que nous passions dans mon cabinet ? Nous y serons plus à l’aise…

Le cabinet en question était, en réalité, la chambre à coucher de Mlle Lenormand, mais le lit était à demi dissimulé par une sorte de paravent où figuraient la lune, le soleil, des étoiles sous lesquelles une femme pensive se tenait armée d’une baguette. De chaque côté d’une table couverte d’un tapis sur lequel on pouvait voir trois jeux de cartes et une boule de cristal, étaient disposés un fauteuil et une chaise.

— Prenez place ! dit la demoiselle en désignant la chaise, tandis qu’elle-même s’installait dans le fauteuil.

Guillaume, qui venait de comprendre à quel genre de correspondance se livrait son hôtesse, s’assit en retenant de son mieux une forte envie de rire.

— Vous dites la bonne aventure ? fit-il avec un sourire qu’il espérait aimable.

— Je suis « la » Prophétesse ! corrigea-t-elle sévèrement. Que vous ne le sachiez pas est à peine croyable ! Tout Paris connaît Mlle Lenormand qui a prédit leur sort tragique et mérité à Danton, Saint-Just et Robespierre. Nombreux sont les grands personnages qui viennent me consulter. La générale Bonaparte est, j’ose le dire, de mes fidèles, et…

— Pardonnez-moi mon ignorance. Je l’ai dit à votre… assistante, je viens du Cotentin.

— À plus forte raison : on me connaît dans mon pays natal. Je suis d’Alençon, mon cher monsieur ! Cette sublime et malheureuse Charlotte de Corday était ma cousine. Mais revenons à votre affaire. Je suppose que vous voulez parler de lady Atkyns, qui est en effet une amie chère.

— C’est bien elle. A-t-elle été assignée à résidence dans quelque ville de province ?

— Pas du tout. Elle est repartie pour l’Angleterre dès le début de la guerre.

— En ce cas, soupira Tremaine, je ne vois pas pourquoi votre portier m’a conseillé de vous déranger. Il aurait aussi bien pu me le dire lui-même.

Il se leva pour partir mais elle tendit vers lui par-dessus la table une main grassouillette, assez blanche cependant.

— Allons ! Ne soyez pas si vif ! Elle est partie, c’est entendu, et en l’annonçant bien haut, mais il est possible qu’elle revienne, ou même qu’elle soit déjà revenue, ajouta la devineresse d’un air mystérieux. C’est une dame qui ne tient pas en place. Même quand elle habitait ici, elle était toujours par les chemins…

L’espoir revenait. Guillaume se rassit.

— Sauriez-vous m’aider à la retrouver ?

— Peut-être…

Avec un bon sourire, Mlle Lenormand prit l’un des paquets de cartes et se mit à les battre :

— Nous allons voir ce qu’en pensent mes esprits. Vous voulez une consultation à quel prix ? Cela va de dix à cent francs.

Tremaine faillit se fâcher. Cette bonne femme ne prétendait tout de même pas le renseigner à l’aide de ses morceaux de carton ? Puis l’idée lui vint que c’était sans doute une façon comme une autre de se faire payer ses services. En ce cas, autant se montrer généreux !

— Cent francs ! annonça-t-il en tirant l’argent de sa bourse.

— À la bonne heure ! Nous allons sûrement faire du bon travail. Prenez ce jeu et coupez de la main gauche !

Guillaume s’exécuta, tandis que la voyante se levait et se dirigeait vers une commode sur laquelle reposait un cabinet à liqueurs où elle remplit deux verres en expliquant :

— Je me sens un peu lasse à cette heure et j’éprouve le besoin de me stimuler. Vous boirez bien un doigt de ce vin d’Espagne ? Il est excellent : c’est Mme Bonaparte qui me l’envoie.

Guillaume pensa que le portrait de la belle Joséphine aurait dû trôner avec les autres génies tutélaires de Mlle Lenormand mais, décidé à tout pour obtenir ce qu’il voulait, il se garda de refuser. Revenue à sa place, celle-ci commença par vider son verre d’un trait, puis étala les cartes qu’elle se mit à scruter avec attention. Son visiteur but à son tour avec un certain plaisir : le vin était bon…

— Vous êtes un homme riche, murmura la devineresse d’une voix différente, et pas seulement en biens ou en or ! Riche en femmes aussi ! Vous les attirez comme la lumière fait des papillons. Donnez-moi votre main gauche !

Elle scruta pendant un moment la paume ouverte de son visiteur, l’ouvrant et la refermant tour à tour sans rien dire. Guillaume, qui commençait à s’ennuyer, bâilla.

— Pour l’instant, je m’intéresse à une seule : celle dont je vous ai parlé.

— Nous y viendrons ! Je vous dirai si vous allez la rencontrer bientôt mais, avant, laissez-moi vous parler un peu de vous-même, car en vérité vous êtes un personnage étonnant. Je vois deux mariages… Un qui est déjà derrière vous et s’est achevé tragiquement…

L’attention flottante de Tremaine se fixa soudain. Comment cette grosse femme pouvait-elle savoir ça ?

— Et l’autre ? s’entendit-il demander.

— Je ne crois pas qu’il soit très proche. Oh ! comme c’est étrange ! Que d’amour, que de passion, que de haine aussi !… Vous avez beaucoup voyagé mais vous voyagerez encore… au loin ! Je vois des dangers… des ennemis puissants… une conspiration. Oh !… je vois la folie.

Ce fut le dernier mot que Tremaine entendit. Pris d’une insurmontable envie de dormir, il s’abattit sur la table, la tête au milieu du jeu étalé.

En bonne professionnelle, Mlle Lenormand considéra un instant la disposition des cartes ainsi modifiée, haussa les épaules puis, s’extrayant à nouveau de son fauteuil, alla pousser une porte donnant sur le vestibule :

— C’est fait, dit-elle. Vous pouvez venir !

Un cahot ramena Guillaume à la conscience. Ouvrant péniblement les yeux, il constata que l’obscurité où il se trouvait était singulièrement remuante. Le bruit du galop des chevaux acheva de le renseigner : il était dans une voiture roulant à grande allure dans la campagne nocturne. Dire qu’il se sentait bien aurait été une contre-vérité absolue : il avait les lèvres sèches, la bouche pâteuse comme après trop boire, les tempes douloureuses, les poignets aussi à cause de la corde qui les serrait, et il respirait péniblement une horrible odeur de vieux tabac refroidi jointe à celle, si caractéristique, des corps mal lavés.

Encore dans les brumes, il voulut se pencher en avant pour regarder par la portière mais les deux hommes qui l’encadraient – et qui sentaient si mauvais – le repoussèrent au fond de la voiture d’un même mouvement dépourvu de douceur :

— On se tient tranquille ! grogna l’un d’eux.

— Mais qui êtes-vous ?… Qu’est-ce que je fais ici ?… Où m’emmenez-vous ?

— Faut pas poser trop d’questions. C’est mauvais pour la santé.

— Dites-moi au moins où nous allons.

— Vous l’saurez toujours assez tôt et quand on arrivera y aura quelqu’un pour vous répondre.

— Qui ?

— Ça suffit ! grogna l’autre malandrin (ces hommes ne pouvaient être rien d’autre) Taisez-vous si vous ne voulez pas qu’on vous bâillonne !

Le prisonnier se le tint pour dit. Parler lui était pénible, d’ailleurs, car les mots résonnaient douloureusement dans son crâne. Le silence l’aiderait peut-être à se retrouver lui-même pour affronter ce qui l’attendait au bout de cette route inconnue.

On roula encore pendant quelque temps, puis l’un des hommes se pencha pour regarder au-dehors : il abaissa même une vitre pour mieux se repérer.

— Nous ne sommes plus très loin. Tu peux lui mettre le bandeau.

Avant d’être aveuglé, Tremaine eut le temps de voir que l’intérieur de la voiture s’obscurcissait parce qu’elle plongeait dans un épais couloir végétal. Sans doute un bois ou une forêt. Sensible aux odeurs et habitué à celle des grandes étendues sylvestres de son pays, il identifia des résineux mêlés à d’autres espèces persistantes. Il respira ces senteurs avec délices : elles changeaient agréablement des remugles de ses compagnons.

Le voyage tirait en effet à sa fin. Un sol sablé succédait aux ornières de la route. Quelques secondes plus tard, la voiture s’arrêtait.

Les ravisseurs firent descendre Guillaume, le prirent chacun sous un bras et soutinrent sa marche vers ce qui devait être l’intérieur d’une maison où flottait une vague odeur de poulet rôti rappelant désagréablement à Guillaume qu’il n’avait pas soupé. Il y eut d’abord les dalles d’un vestibule, puis les craquements légers d’un parquet plutôt glissant. On assit le prisonnier sur une banquette placée contre un mur, ses deux gardiens restant de chaque côté, et l’on attendit là un laps de temps qui parut interminable. Enfin une porte grinça, et l’on conduisit Guillaume dans une pièce où il eut la satisfaction de sentir un tapis sous ses pieds. Puis un fauteuil sous son séant.

— Le bandeau, passe encore, fit une voix sèche et un peu enrouée, mais pourquoi l’avoir lié, puisqu’il dormait ?

— Ça valait mieux, monsieur. On a eu des ennuis avec le dernier parce qu’on n’avait pas cru devoir le ligoter. Il a failli nous échapper, et celui-ci est encore plus vigoureux.

— Enlevez-moi tout ça !

Rendu à la lumière, Guillaume vit, en face de lui, assis derrière un bureau chargé de papiers, un homme vêtu d’une robe de chambre en velours vert olive, un cache-nez autour du cou et un châle de laine grise brochant sur le tout, ce qui était beaucoup, étant donné la douceur de cette nuit d’août, mais, en dépit de cet accoutrement, le personnage n’avait rien de risible. Le visage en lame de couteau, aux lèvres minces, aux lourdes paupières tombantes, offrait un curieux mélange d’impassibilité et d’intelligence. Le menton, qui reposait sur les plis de l’écharpe tricotée à la main, annonçait l’énergie mais l’expression des yeux, leur couleur même étaient indéchiffrables sous la frange des cheveux plats, d’un blond fortement grisonnant qui collait au front en mèches courtes. Il se dégageait de cet homme à la peau blême une impassibilité sous laquelle on devinait une inflexible volonté. Cependant, il en fallait davantage pour impressionner son visiteur forcé, revenu en pleine possession de lui-même et qui ne voyait aucune raison de ne pas donner libre cours à sa colère :

— Voulez-vous me dire ce que je fais ici et de quel droit ces gens m’ont enlevé ? s’écria-t-il en se dressant sur ses pieds.

— Asseyez-vous, monsieur Tremaine, soupira l’homme d’un ton las. C’est bien votre nom, n’est-ce pas ?

— Vous en savez plus long que moi à cet égard, puisque je ne connais pas le vôtre, grogna l’interpellé.

— Je ne manquerai pas de vous l’apprendre dès que nous aurons éclairci certains de vos agissements.

— Mes agissements, mes agissements ? Qu’ai-je fait de si extraordinaire ? Je suis venu à Paris pour affaires.

— Reste à savoir lesquelles.

— Permettez-moi de vous dire que cela ne vous regarde pas ! Je ne vois, en effet, aucune raison de répondre aux questions d’un personnage en robe de chambre qui, sans le moindre titre, sans la moindre raison, use envers moi de la plus odieuse contrainte sous le prétexte de contrôler mes faits et gestes. Vous n’êtes pas, que je sache, le Premier Consul – vous n’en avez ni l’âge ni la tête ! –, et pas davantage le Grand Juge Régnier qu’il m’est arrivé de croiser. Ou alors vous avez beaucoup changé.

Un éclair de colère filtra entre les paupières mi-closes du personnage.

— Vous ne devriez parler que pour dire des choses pertinentes, monsieur Tremaine. Mais peut-être ne tenez-vous pas à retrouver votre fille ?

Sous son hâle, Guillaume se sentit pâlir. Cet homme à la mine glacée venait de toucher le point sensible. Une idée, à cet instant, lui traversa l’esprit.

— Pour savoir que je la cherche, il faut que vous soyez le diable… ou Joseph Fouché.

Plus il le regardait, plus il en était sûr. Les paroles de Lecoulteux lui revenaient en mémoire : l’ancien ministre entretenait une police à lui ainsi qu’un réseau d’espions étendu partout en France. Les lèvres minces de l’interpellé se plissèrent en ce qui pouvait passer pour un sourire :

— Vous êtes plus intelligent que je ne le pensais, fit-il gracieusement, mais vous me permettrez de préférer la seconde proposition.

— Que savez-vous de moi et des miens ?

— Pas mal de choses ! Vous êtes une personnalité dans votre Cotentin et mes services – enfin, mes anciens services ! – ont toujours eu pour règle de s’intéresser aux gens importants. Alors, voici ! Vous vous appelez Guillaume Tremaine, né le 3 septembre 1750 à Québec. Après la perte de la Nouvelle France, vous êtes revenu avec votre mère à Saint-Vaast-la-Hougue, sa terre natale, où elle a été assassinée. Vous n’avez échappé que de peu à la mort et vous êtes parti pour les Indes d’où vous êtes revenu, il y aura bientôt vingt ans, avec une belle fortune qui vous a permis de construire votre manoir des Treize Vents. Vous avez épousé une jeune femme noble, Agnès de Nerville, veuve du baron d’Oisecourt, et vous en avez deux enfants : Elisabeth, et Adam. Pendant la Révolution, vous vous êtes tenu tranquille. Plus que votre femme qui, convaincue faussement d’avoir voulu tuer Robespierre mais en réalité pour avoir participé au complot destiné à enlever du Temple le Dauphin, a été exécutée le 8 février 1794… ou dirons-nous le 20 pluviôse an II, pour employer ce fichu calendrier qui est toujours en vigueur bien que tant de gens s’y perdent encore ? Si j’avais su à l’époque ce que j’ai appris depuis, vous auriez eu du mal à vous en tirer, car j’ai acquis l’intime conviction qu’au moment où tombait la tête de votre épouse, votre maison abritait l’évadé, sinon je ne vois pas où il aurait pu connaître votre fille. Ce n’étaient encore que des enfants, mais ces attachements-là sont parfois très forts. J’ajoute que, depuis, votre famille s’est agrandie d’un fils bâtard né de vos amours avec lady Astwell et ramené d’Angleterre après la mort de celle-ci. C’est bien ça ?

— Au terme bâtard près ! Personne ne l’accepterait chez nous. Arthur est mon fils, un point c’est tout !

Fouché reposa sur sa table le feuillet dont il venait de lire le contenu.

— Venons-en, s’il vous plaît, à ce qui vous a conduit à Paris et… amené ici…

— J’avais à voir mon banquier.

— Monsieur Lecoulteux du Moley, je sais, et vous êtes descendu à l’hôtel de Courlande. Rien que de très normal. Ce qui l’est moins, c’est ce que vous êtes allé faire ce matin chez le citoyen Cormier, qui n’est pas plus banquier que commerçant ou quoi que ce soit d’autre.

— Je l’avais rencontré autrefois dans des circonstances tragiques. Je désirais le revoir…

— … toutes affaires cessantes ! Est-ce que ce ne serait pas plutôt à cause du contenu de cette lettre ? De même que l’urgent besoin que vous aviez, ce soir, de rencontrer Mme Atkyns, agent royaliste s’il en est, tient tout entier dans cet autre message qui dit, d’ailleurs, à peu près la même chose que le premier.

Dans un tiroir de son bureau, Fouché prit deux papiers identiquement pliés qu’il vint lui-même mettre sous le nez de son prisonnier. Celui-ci n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître les missives dont Morel avait été chargé par le bailli. D’autant qu’avec son sens du panache, et pour qu’il n’y ait aucun doute sur leur provenance dans l’esprit de ses correspondants, le vieil homme n’avait pas hésité à les signer en toutes lettres au risque de se perdre. Le texte, d’ailleurs, était à peu près le même.

« Vous avez eu tort, Monseigneur, de me cacher qu’une jeune fille vous accompagnait dans votre entreprise et plus grand tort encore de l’avoir emmenée dans les conditions que l’on m’apprend. Lorsqu’il s’agit d’écrire l’Histoire, il n’est pas bon de lui donner comme préface le récit d’amours scandaleuses. Pour ma part, je n’aurais jamais accepté de vous aider si j’eusse su qu’Elisabeth T. vous attendait avec vos compagnons à l’auberge d’Alençon, et vous le saviez très bien. Maintenant, je vous demande de pardonner à votre vieux serviteur s’il ose vous parler le langage de la sagesse et de la fermeté et vous dire que vous commencez mal. Renvoyez à son père cette enfant de seize ans dont je connais le courage mais qui n’a que faire dans cette aventure d’hommes ! Renvoyez-la, vous dis-je, avant que son père ne vous retrouve, car sa colère pourrait vous perdre. Il s’est lancé à votre poursuite. Il est ici, ce soir, et bien que je ne lui aie rien dit de votre visite, vous pouvez être certain qu’il n’abandonnera pas. C’est un rude chasseur. Il vous hait, à présent, et il peut être impitoyable. Ne le mésestimez pas plus que cet avis donné par celui qui demeurera jusqu’à son dernier jour votre plus fidèle serviteur et qui prie Dieu de vous avoir en Sa sainte garde. Saint-Sauveur. »

La croix à huit pointes accompagnait la signature sur laquelle Guillaume passa un doigt attendri. Pauvre vieil homme si cruellement atteint dans tout ce qu’il avait de plus cher ! Après la Marine royale qui s’était défaite presque sous ses yeux, après l’Ordre, sacré entre tous, auquel il avait voué sa vie et dont la convoitise des hommes de guerre venait de réduire à rien la puissance naguère souveraine, il lui restait ce prince dans lequel il avait mis ses espérances et qui se révélait triste descendant de Louis XV, le roi couvert de femmes, bien plus que fils du sage Louis XVI. Perclus et quasi réduit à la misère, allait-il, de surcroît, achever sa vie au fond d’une prison ? Guillaume n’éprouvait plus trace du ressentiment emporté de Montrouvres. Il souhaitait à présent protéger le bailli autant qu’il allait lui être possible dans la situation où il se trouvait.

— Puis-je demander comment ces lettres sont venues en votre possession, monsieur le ministre ? Et ne me dites pas que vous ne l’êtes plus : votre puissance, pour être occulte à présent, me paraît intacte.

— Je vous ai déjà dit que vous étiez intelligent. Au surplus, et puisque, d’après ceci, nous sommes du même côté de la barricade, je ne vois aucune raison de ne pas vous répondre.

Fouché toussa, sortit une boîte où il prit deux pilules qu’il avala avec un peu d’eau, puis s’éclaircit la voix :

— Depuis qu’il est consul à vie, que sa puissance s’étend déjà sur d’autres pays environnants et que le pays semble calme, le général Bonaparte est persuadé – certains se sont d’ailleurs appliqués à l’amener à cette conclusion ! – qu’il n’a plus rien à craindre des conspirateurs de tout poil dont il était la cible.

— D’où la suppression de votre charge…

— … jugée sans objet et même offensante pour la majorité des Français. Or, jamais le danger n’a été plus grand, surtout depuis que nous sommes à nouveau en guerre avec l’Angleterre, où Pitt s’empresse de lâcher la bride aux conspirateurs émigrés qu’il a tenus en laisse tant qu’a duré la paix d’Amiens.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit au Premier Consul ?

— Je me suis contenté de lui faire savoir que je jugeais « l’air plein de poignards ». Il a dû penser que je voulais seulement me faire valoir et lui donner des regrets. N’ayant pas reçu de réponse, je n’ai pas insisté, mais j’ai décidé de veiller au grain autant qu’il me serait possible, afin de lui éviter de payer trop cher la sottise qu’on lui a fait commettre… Je tiens à ce qu’il reste en vie, même s’il doit devenir empereur, ce qui est contraire à mes convictions républicaines.

— Et alors ?

— Certains renseignements me sont parvenus d’outre-Manche. Le Foreign Office a donné le vol au plus redoutable des ennemis de Bonaparte… et de mon repos. Georges Cadoudal – un pur héros à sa manière parce qu’il est incorruptible ! – est peut-être déjà en France. Je m’attends tous les jours à apprendre qu’il a débarqué. Aussi ai-je décidé de faire surveiller un certain nombre de personnes dont on pouvait craindre qu’elles ne lui apportent leur aide. Votre ami Cormier est de celles-là. C’est près de chez lui que nous avons pris l’autre soir l’homme qui était chargé de ces deux lettres. Elles m’ont valu la plus grande surprise de ma carrière : je cherchais un agent des Princes mais, je vous l’avoue, j’étais à cent lieues de m’attendre à un retour de l’Enfant du Temple dont la trace est perdue depuis bien longtemps.

— Vous n’avez pas douté de son identité ?

— Pas un instant ! Justement parce qu’il surgit de nulle part, contrairement à deux ou trois autres qui essaient de se faire passer pour lui et dont je n’ignore pas grand-chose. Il y en aura d’autres, d’ailleurs, mais celui-là, je suis certain que c’est le vrai. Et il me le faut !

— Qu’en ferez-vous ?

— Je ne crois pas que ça vous regarde ! Qu’il vous suffise de savoir que nous traquons le même gibier et, dans ce cas, nous pourrions peut-être collaborer ?

Tremaine fronça le sourcil. Le mot lui déplaisait et plus encore l’idée de mettre une main dans celles un peu trop sanglantes de l’ancien responsable des mitraillades de Lyon. Il haïssait Louis-Charles pour ce qu’il avait fait, mais aider ce bourreau lui soulevait le cœur. Il eut cependant assez de sagesse pour ne pas brusquer les choses.

— Je ne vois pas ce que je pourrais vous apporter. Vous avez devant vous mes deux seules chances alors que, grâce à vos multiples renseignements, vous devez en posséder d’autres.

— Aucune en ce qui concerne ce revenant ! Depuis bientôt dix ans, la piste est refroidie. Presque tous ceux qui ont participé à l’enlèvement sont morts ou ont su se refaire une virginité. Sauf peut-être celui-ci ? ajouta-t-il en frappant du doigt sur la croix à huit pointes.

— Et Mme Atkyns ? se hâta d’avancer Tremaine qui ne tenait guère à ce que l’on revienne trop vite au vieux bailli dont il cherchait encore comment il allait pouvoir assumer la défense.

— Oh ! celle-là est bien vivante. Aux dernières nouvelles, elle se trouvait dans son domaine de Ketteringham, dans son pays natal. J’ajoute qu’il y a beau temps qu’elle n’habite plus la rue de Tournon. Les souvenirs de M. de Saint-Sauveur sont un peu anciens.

— Ils vous ont cependant permis d’installer l’espèce de souricière où je me suis fait prendre. J’imagine que cette Lenormand est de vos fidèles ?

Fouché sourit et, pour la première fois, ouvrit les yeux suffisamment pour que son vis-à-vis constate avec surprise qu’ils étaient d’un assez joli bleu.

— Elle est amusante. D’autant plus qu’elle prédit parfois des choses étranges… et justes ! J’avoue que, cette fois, j’espérais un plus gros gibier, mais vous rencontrer est une agréable compensation. Si je dis que j’ai besoin de vous, ajouta-t-il en changeant subitement de ton, c’est d’abord parce que j’ignore à quoi ressemble votre fille.

Guillaume bondit :

— Si vous comptez sur moi pour vous donner son signalement…

— Vous m’en donneriez certainement un tout à fait différent. Ce que j’attends de vous, d’abord, est que vous me racontiez en quelles circonstances celui qui nous intéresse et Mlle Tremaine se sont retrouvés et ont décidé de partir ensemble.

— J’ai bien peur que vous ne m’accusiez de fabuler. Cela s’est passé de façon à peine croyable.

— Dites toujours !

Guillaume n’hésita qu’à peine. Le risque d’être poursuivi pour l’aide apportée jadis n’existait plus. En outre, mentir pouvait au contraire se révéler dangereux.

— Voilà. Ainsi que vous le savez déjà, l’enfant royal a séjourné quelques semaines chez moi et y a lié avec ma fille une tendre amitié dont je ne me suis pas soucié, d’ailleurs, sinon pour consoler Elisabeth quand l’inévitable séparation a eu lieu. Une séparation qui serait définitive, quel que puisse être le destin réservé à ce malheureux enfant. Et, de fait, jusqu’au début de juillet, nous avons tout ignoré de lui.

Guillaume raconta ensuite comment, à la suite d’une brouille entre Elisabeth et lui sur laquelle il choisit de ne donner aucun détail, la jeune fille avait séjourné chez une amie et usé son désœuvrement en longues promenades à cheval. Sans en indiquer l’emplacement, il parla de la crique d’où le prince était parti et dont elle faisait son but favori. Il dit aussi comment, un matin, elle l’y avait vu reparaître et ce qui s’en était suivi. Non sans répugnance mais parce que c’était nécessaire, il montra le dernier billet d’Elisabeth.

Fouché le lut attentivement et même en prit copie, puis le lui rendit.

— Ceci était attaché au tapis de selle du cheval ?

— Vous pouvez voir la trace de l’épingle : une fleur de lys… que je n’ai pas sur moi. C’est, pour l’instant, tout ce qui me reste d’elle.

L’ancien ministre quitta son bureau et vint s’y adosser, face à son visiteur forcé. Ses yeux étaient, cette fois, grands ouverts.

— Je vous remercie d’une sincérité dont je ne doute pas un instant, monsieur Tremaine. Tout cela confirme ce que je pensais. S’il a touché terre dans le Cotentin, c’est qu’il venait d’Angleterre.

— J’ai tout lieu de le croire.

L’ancien ministre passa sur sa joue mal rasée une main songeuse qui vint ensuite tortiller sa lèvre inférieure.

— Pitt jouerait donc sur deux tableaux : Louis XVIII… et Louis XVIII marmotta-t-il, pensant tout haut. L’un contre l’autre ou l’un à côté de l’autre, en se réservant d’éliminer celui qui ne gagnerait pas ? Je ne crois pas qu’il prenne le second vraiment au sérieux : trop jeune, trop inexpérimenté, alors que l’autre est un vieux renard, vaniteux mais rusé. Il est certain que les Anglais s’y intéressent beaucoup plus qu’à son neveu ; cependant celui-ci peut apporter une diversion. Aussi, serais-je assez tenté de croire que sa trace pourrait être retrouvée dans les alentours d’un des rares Britanniques installés depuis longtemps en France, apparemment coupés de toutes relations avec leur mère patrie, et qui bénéficient de la protection ouverte du ministre des Relations extérieures. Comptez-vous M. de Talleyrand-Périgord au nombre de vos connaissances parisiennes ?

— Je n’ai pas cet honneur.

— Votre ami Lecoulteux, comme tous les hommes d’argent, entretient d’excellents rapports avec lui. J’aimerais qu’il vous présente et que vous vous arrangiez pour gagner sa sympathie afin d’être invité facilement.

— Vous devriez être invité en permanence, monsieur le ministre !

— Ne croyez pas ça ! Nous nous exécrons cordialement. Il déteste en moi l’ancien Jacobin, et moi je hais en lui l’ex-évêque d’Autun, le grand seigneur pervers. Il est l’un des trois hommes qui ont convaincu le Premier Consul d’abolir mon ministère. Quand vous serez dans ses salons, recherchez donc un certain Quentin Crawfurd, un Écossais tombé voici longtemps amoureux de la reine Marie-Antoinette et qui ne s’en est jamais guéri. Il lui voue un culte. De là à penser qu’il pourrait le reporter sur un fils qu’elle adorait, il n’y a qu’un pas.

— Pourquoi ne faites-vous pas surveiller cet homme ? Même si vous n’êtes pas personna grata chez M. de Talleyrand, cela doit vous être facile.

— Soyez sûr que je n’y manque pas. Mais entre ce qui se passe dans la rue et ce qui se passe dans un salon, il y a une grande différence. D’autant que je n’ai pas accès chez Crawfurd. Ses quelques serviteurs sont anciens et à toute épreuve. Quelque chose me dit que vous pourriez faire bonne chasse rue du Bac. Par exemple, il serait bon de voir comment Crawfurd ou certains de ses amis réagiraient en entendant votre nom. Que dites-vous de mon idée ?

— Elle est à considérer, à ce détail près que j’ai en horreur le rôle d’espion ! lâcha Tremaine, hautain.

— Vous n’avez pas le choix ! coupa Fouché, cassant. Si vous m’aidez à mettre la main sur le prince, vous ramènerez votre fille chez vous dans la plus grande sécurité. En revanche, si je retrouve le petit couple sans vous et, surtout, si vous vous avisiez de travailler pour votre seul compte, Mlle Tremaine serait traitée en complice de conspiration, donc en prisonnière d’État. Elle pourrait peut-être même… disparaître : les policiers sont si maladroits !

— Si vous faisiez ça !… gronda Guillaume les poings serrés.

— Calmez-vous et tâchez de me comprendre ! En fait, c’est moins le prince que Talleyrand qui m’importe : si je peux le convaincre aux yeux de Bonaparte de protéger des ennemis de la Nation, je lui aurai amplement rendu la monnaie de sa pièce. Qu’en dites-vous ?

— Répondez d’abord à une question : qu’avez-vous fait du messager de M. de Saint Sauveur ?

— Il est au frais, mais sain et sauf, rassurez-vous ! Il vous intéresse ?

— J’aimerais que vous le relâchiez quand tout ceci sera fini. Ce n’est qu’un fidèle serviteur dont son maître a besoin pour vivre. Et surtout, je voudrais que le bailli ne soit pas inquiété. C’est un homme infirme, usé, à qui on est venu demander plus qu’il ne pouvait donner. Laissez-le achever sa vie entre Dieu et sa demeure aussi ruinée que lui-même ! Puis-je avoir votre promesse ?

Fouché scruta le regard fauve que la flamme des bougies faisait étincelant, puis soupira :

— Si vous me faites l’honneur de croire en ma parole, je vous la donne. Je renverrai ce Morel dans quelques jours. Quand à votre vieux « Maltais », il pourra mourir tranquille si je n’entends plus parler de lui et si vous faites ce que je vous demande. À présent, on va vous reconduire à Paris.

Il saisit un cordon de sonnette qui pendait près de la cheminée et tira trois fois. Presque aussitôt un jeune homme apparut. Sa tenue n’était pas celle d’un valet mais plutôt d’un garçon appartenant à la bonne société. Mince et de taille moyenne mais bien bâti, il avait un visage où rien ne semblait vraiment d’aplomb, ce qui ne lui en donnait pas moins une physionomie extraordinairement mobile. Le menton était carré, volontaire, la bouche se relevait d’un côté en une curieuse expression d’ironie et les yeux trop enfoncés sous l’orbite en surplomb pour qu’on pût en lire la couleur annonçaient un chasseur, tant leur regard était acéré. Cette figure-là laissait supposer que le personnage était intelligent, sans doute d’esprit vif, avec peut-être un certain goût pour la raillerie. Les cheveux bruns et plats étaient coiffés à la dernière mode ; une légère odeur de verveine se dégageait du linge d’une impeccable blancheur ; quant à la seule main qui ne fût pas gantée, elle était fine, nerveuse, presque aristocratique.

Le nouveau venu salua en entrant puis se tourna vers Guillaume sans rien dire mais en accentuant le pli moqueur de ses lèvres.

— Je vous présente Victor Guimard, dit Fouché. C’est l’un des plus jeunes mais aussi des meilleurs parmi les agents qui me sont demeurés fidèles. Il va vous ramener à votre hôtel et il sera désormais chargé d’assurer la liaison entre vous et moi. Chaque matin, il flânera dans le grand vestibule de l’hôtel de Courlande. Vous pourrez alors lui remettre tel message que vous jugerez bon. De son côté, il vous donnera les nouvelles susceptibles de vous aider.

— Est-ce que cette rencontre journalière ne finira pas par paraître bizarre ?

— Vous ne serez pas obligé de lui parler si vous n’avez rien à dire. D’autre part, il ne se présentera pas toujours à vous sous l’apparence que vous lui voyez.

— Même déguisé, Monsieur doit être facile à reconnaître, fit Tremaine avec un léger dédain.

— Ah ! vous croyez ? Alors, dites-moi si vous reconnaissez en lui l’un de vos deux compagnons de voyage lorsque vous êtes arrivé ? Vous savez, ces hommes qui puaient tellement le vieux tabac et la crasse.

Aussitôt une voix épaisse, affreusement vulgaire, se fit entendre :

— Faut pas poser trop d’questions ! C’est mauvais pour la santé. – Puis, changeant du tout au tout, la voix, devenue douce et cultivée, reprit :

— Vous ai-je convaincu, Monsieur, ou tenez-vous vraiment à ce que j’aille reprendre ma défroque de tout à l’heure ?

Guillaume ne put s’empêcher de rire.

— Inutile, je suis tout à fait persuadé. Mes félicitations ! Mais si vous vous transformez, à quoi vous reconnaîtrai-je ?

Ce fut l’ancien ministre qui se chargea de la réponse :

— Vous vous apercevrez à l’usage que Victor n’est pas bavard. Les quelques paroles qu’il vient de prononcer représentent un long discours pour lui. Quant au signe, je vous conseille de remarquer ce petit brin de bruyère qu’il porte à sa boutonnière. Il en aura toujours un semblable sur lui et si vous avez de bons yeux… ce que je crois !

Quelques instants plus tard, Guillaume Tremaine, aux premières lueurs de l’aube, quittait, dans un élégant coupé, le petit château des bois où Fouché, qui l’avait acheté pour sa femme l’année précédente, achevait de passer l’été. Ce domaine s’appelait Ferrières et se composait d’une de ces aimables gentilhommières que le XVIIIe siècle avait semées comme autant de fleurs sur la vieille terre de France, et surtout d’un parc forestier superbe, étalé autour d’un grand étang que la lumière naissante faisait miroiter.

Le ciel où s’attardait l’étoile du berger était pur. La journée s’annonçait belle et Guillaume, satisfait au fond de cette entrevue commencée de si inquiétante façon, se sentait soulagé et même rendu à une certaine confiance. L’aide d’un homme tel que Fouché n’était pas à dédaigner. Cependant, il ne se dissimulait pas qu’il aurait à jouer serré s’il arrivait à retrouver la piste des fugitifs car il serait sans doute difficile d’arracher Elisabeth à celui qu’elle aimait. Au fond de lui-même, Guillaume craignait fort que sa fille ne fût de l’étoffe dont on bâtit les héroïnes de roman qui préfèrent la mort avec l’homme aimé à une séparation déchirante.

À présent, Guillaume sentait la fatigue de la nuit l’envahir. Il respirait avec délices l’air frais du matin, mais éprouvait de plus en plus de peine à tenir les yeux ouverts.

— Sommes-nous loin de Paris ? demanda-t-il à son compagnon.

— Six lieues environ… Vous devriez dormir un peu !

Le père d’Elisabeth ne se le fit pas dire deux fois. Il se cala dans son coin, ferma les yeux et tomba aussitôt dans un profond sommeil. Son jeune voisin, pour sa part, écoutait avec un demi-sourire le chant d’une alouette qui montait droit vers le ciel.




1- L’hôtel de Courlande, qui abrita un temps l’ambassade d’Espagne, fut rendu à la famille de Crillon à la Restauration, et y demeura jusqu’à ce qu’en 1907 la Société des magasins du Louvre l’achète pour en faire le plus beau des palaces parisiens : l’actuel hôtel Crillon.

2- L’appellation redevenait habituelle.

Chapitre III La maison de l’Écossais

Selon la prédiction de Fouché et en dépit de la hâte qui le tenaillait, ce fut seulement dans la première quinzaine de septembre que Guillaume, flanqué de Jean-Jacques Lecoulteux du Moley, franchit l’imposant portail donnant accès au ministère des Relations extérieures, situé alors rue du Bac1.

Jusque-là, il s’était efforcé de tuer le temps aussi intelligemment que possible, peaufinant son image de riche armateur provincial venu à Paris traiter quelques affaires importantes, rencontrer des clients, voir d’anciens amis, sans négliger de se distraire un peu. Le nouvel état de guerre permettait à Lecoulteux de mettre en valeur la situation intéressante de son ami Tremaine, posté à la pointe extrême du Cotentin, face à l’Angleterre, alors que Bonaparte rassemblait des troupes à Boulogne pour tenter de renouveler l’exploit de Guillaume le Conquérant et d’envahir le sol ennemi. Le banquier prônait aussi la qualité des navires de Guillaume, la valeur de ses capitaines, de ses équipages et la confiance que l’on pouvait placer en eux. Comme il l’avait annoncé, Tremaine rencontra le financier Labouchère entre deux tasses de café au Courlande et réussit à traiter, par son entremise, une importante commande de bois du Nord destiné justement à ce camp de Boulogne où Bonaparte faisait mettre en chantier toute une flotte de bateaux plats destinés au transport de ses troupes et au débarquement. Cette affaire l’occupa pendant deux ou trois jours où il ne quitta guère la plume afin de passer des ordres précis à ses employés de Cherbourg. Il s’agissait en effet d’envoyer chercher le précieux bois jusque dans les pays scandinaves.

Grâce à Bougainville qu’il alla surprendre un après-midi au Bureau des Longitudes où siégeait le grand navigateur, il fit aussi la connaissance d’un curieux personnage, un ingénieur américain nommé Robert Fulton qui, deux semaines auparavant, avait fait évoluer sur la Seine un bizarre engin : un bateau armé de deux grandes roues posées sur un essieu, derrière lesquelles était une espèce de grand poêle avec un tuyau formant une petite pompe à feu destinée à mouvoir les roues et le bateau lui-même. Paris s’était beaucoup diverti avec le « grand poêle de M. Fulton », mais n’y avait pas attaché plus d’importance qu’à une nouvelle attraction foraine. Et, malheureusement pour le génie méconnu, Bonaparte s’était montré tout aussi réfractaire.

— Il y a dans toutes les capitales une foule d’aventuriers et d’hommes à projets offrant à tous les souverains de prétendues merveilles qui n’existent que dans leur imagination, déclara-t-il à Monge qui le pressait d’accorder une chance à cette invention. Ce sont autant de charlatans et d’imposteurs : cet Américain est du nombre. Ne m’en parlez pas davantage !…

Ce qui, selon Guillaume, était fort injuste. Ce Fulton, rencontré au château de Suisnes, chez Bougainville où l’avait conduit le savant Laplace, président du Bureau des Longitudes, pour le consoler un peu de sa déconvenue, semblait capable d’ouvrir à la marine une ère nouvelle. D’autant qu’en 1801, ce mécanicien qui avait dû étudier Léonard de Vinci était arrivé à faire évoluer, à Brest, un navire sous-marin long d’un peu plus de six mètres et baptisé Nautilus. Pour Guillaume, curieux par nature, ces inventions offraient un intérêt certain et il déplorait qu’elles soient ainsi condamnées par le simple fait que le Premier Consul refusait d’y attacher la moindre importance. Mais, pour aider Fulton, il aurait fallu risquer une fortune que Tremaine se sentait peu disposé à jeter ainsi à la mer, même s’il trouvait l’homme sympathique. Il causa beaucoup avec lui et souhaita même correspondre quand il serait de retour en Amérique.

Pour sa part, Bougainville se montrait moins enthousiaste :

— Je pense que vous venez trop tôt, dit-il à l’Américain. Tant que votre machine sera moins rapide que nos cathédrales de toile, on ne pourra s’en remettre à elle pour l’issue d’un combat naval. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire, vous permettrez bien au vieux marin que je suis de préférer la splendeur de nos vaisseaux, la blancheur des voiles dans le soleil du matin, la chanson du vent dans les haubans…

Ce dimanche à Suisnes laissa au cœur de Guillaume une poignante impression de tristesse. Le petit château, avec son parc verdoyant environné des centaines de rosiers implantés par le navigateur et son jardinier pour la prospérité de cette partie de la Brie, semblait créé pour le bonheur, la joie de vivre, les yeux aussi d’une femme aimée et d’une heureuse famille. Hélas ! de cette pièce écrite avec tendresse par l’amiral ne restait plus que le décor : les personnages se fondaient peu à peu dans les brumes du chagrin. L’ombre d’Armand de Bougainville, le fils cadet, trouvé noyé dans l’étang du château l’année précédente alors qu’il venait d’avoir seize ans, planait sur ses parents et sur le domaine en dépit des efforts du père pour maintenir les habitudes de vie et l’atmosphère de la maison.

Celui-ci réussissait assez bien à donner le change : il restait mince, droit et élégant malgré ses soixante-quatorze ans, mais l’air de jeunesse conservé si longtemps s’était effacé sous le poids de la profonde tristesse réfugiée dans ses yeux las.

Guillaume sentit toute l’intensité du drame lorsque, seul parmi les quelques invités de ce jour, il fut admis à saluer la maîtresse de maison qui ne quittait ses appartements que pour se rendre sur la tombe de son fils. Là, il reçut un choc : celle qui avait été l’éclatante, la ravissante Flore de Montendre, cousine de Rose de Varanville et presque aussi rieuse qu’elle, n’était plus qu’une ombre grise aux traits creusés, aux cheveux prématurément blanchis. Bien que de trente ans sa cadette, elle semblait aussi âgée que le mari épousé par amour vingt-deux ans plus tôt.

Un instant, Guillaume avait été amoureux de sa rayonnante blondeur et de ses grands yeux bleus et, en s’inclinant sur la main diaphane qu’elle lui tendit avec une ébauche de sourire, il eut beaucoup de peine à retenir des larmes. L’entrevue fut brève d’ailleurs. Flore, après quelques paroles où l’amitié perçait encore malgré tout, s’excusa de ne pas rejoindre les invités de son époux, chargea son visiteur de mille tendresses pour sa « chère Rose et les petites », et laissa entendre, finalement, qu’elle souhaitait rester seule dans le boudoir où elle l’avait reçu et où elle vivait en compagnie du portrait de l’enfant défunt.

En rejoignant les autres, Guillaume s’avouait que si cette immense douleur l’impressionnait, le touchait même, il ne parvenait pas à la comprendre. Armand n’était pas le seul fils, loin de là. Certes, l’aîné Hyacinthe, sorti de l’École polytechnique, servait à présent dans la Marine et le troisième, Alphonse, entrait dans l’armée, ce qui les éloignait du foyer paternel ; mais le plus jeune, Adolphe, était encore au collège et son absence, en cette période où s’achevaient les vacances, était plutôt étonnante. Sa mère n’aurait-elle pu chercher auprès de lui un palliatif de sa douleur ? Or, il se trouvait chez sa tante de Baraudin sans que quiconque songeât à expliquer cette anomalie. Sa mère n’avait-elle d’amour que pour le disparu ou bien sa mort tragique, en concentrant toute la capacité de souffrance de Flore, réduisait-elle à des ombres encore chères mais plus lointaines les personnalités des autres garçons ? Certes, lui-même consacrait tout son temps, toutes ses pensées à sa petite Elisabeth, et s’il devait la perdre, peut-être réagirait-il comme Mme de Bougainville. Pourtant, il gardait la certitude qu’Adam et Arthur lui deviendraient peut-être plus précieux encore mais, évidemment, il n’était pas une femme. Et puis Elisabeth vivait toujours, Dieu merci !

Lorsqu’il regagna la bibliothèque où l’on discutait ferme sur l’avenir de la marine, son regard croisa celui de l’amiral où il lut une interrogation. Il y répondit par un sourire : tout allait bien. En revanche, il posa une question : où donc était passé son vieil ami Joseph Ingoult, le platonique amoureux de Flore, qui, depuis des années, vouait sa vie, son temps de vieux garçon riche, à la dame de ses pensées, dans la meilleure tradition d’un chevalier du Moyen Âge, occupant dans la famille une place située entre le génie tutélaire et l’oncle toujours prêt à se dévouer.

— Vous vous êtes peut-être croisés sur la route, expliqua Bougainville. Ce cher ami a dû voici quelques jours partir pour Cherbourg afin de veiller à je ne sais quel procès de bornage que lui intente un voisin peu commode. Il semblerait que même les anges gardiens aient à tremper parfois leurs ailes dans l’encre de la paperasserie, ajouta-t-il avec un sourire, mais si vous nous restez encore quelque temps, il se peut que vous le voyiez revenir.

— J’en serais très heureux. Il y a des mois que je ne l’ai vu.

En fait, et pour la première fois, il n’y tenait pas vraiment. Il craignait l’esprit essentiellement curieux et plus vif que nature de l’avocat sans cause. Ingoult savait poser les questions gênantes. Or, si grande que fût la confiance qu’il mettait en lui, Guillaume ne voulait pas partager le secret de l’aventure d’Elisabeth. Ni avec lui, ni avec Bougainville ni avec qui que ce soit d’autre : il y avait déjà suffisamment de gens au courant.

Durant ces quelques jours d’attente, il rencontra chaque matin l’homme au brin de bruyère : parfois sous son aspect normal de jeune homme élégant venu goûter à l’excellent café de l’hôtel de Courlande, parfois déguisé en travailleur ou en militaire flânant sous les arcades de la Concorde, parfois même sur le siège de sa propre voiture.

— Votre cocher, expliqua-t-il, m’a quelques obligations. Il me cédera sa place quand je le voudrai et d’autant plus volontiers qu’il est toujours agréable de toucher double salaire.

— Est-ce que vous ne vous livrez pas, pour l’instant, à des dépenses inutiles, puisque je n’ai toujours aucune information présentant le moindre intérêt ?

— Rien n’est inutile. D’abord j’aime à m’assurer que mon système fonctionne de façon satisfaisante. En outre, ajouta-t-il avec un sourire qui lui rendait ses quinze ans, je commence à croire que vous intéressez plus de gens que nous ne le croyions. Vous êtes suivi, mon cher monsieur !

— Par qui ?

— Je n’en sais encore rien. Pas par un policier, en tout cas. Je connais tous ceux qui sont restés en place et, en général, ils sont visibles comme le nez au milieu de la figure. Vous les auriez repérés tout de suite. Celui-là est plus habile : c’est un petit bonhomme sans aucun signe distinctif. Le passant anonyme s’il en est, mais, où que vous alliez, il trouve moyen de lire son journal dans les environs. La gazette change de temps en temps mais pas lui… Soyez tranquille, je vais essayer d’en savoir plus.

— Si je vous comprends bien, vous me suivez vous aussi ?

Guimard eut un haussement d’épaules et un bref sourire qui montra un instant l’éclair de ses dents blanches :

— Parbleu ! Vous ne vous en doutiez pas un peu ?

Aussi Guillaume ne fut-il qu’à moitié surpris quand, pénétrant dans les salons du ministère, il aperçut son ombre admirablement vêtue d’un frac noir, sur lequel éclatait l’irréprochable blancheur de la chemise et de l’immense cravate où reposait son menton. Des breloques d’or brillaient à la chaîne barrant son gilet de satin blanc. Des bas de soie gainaient des jambes bien dessinées terminées par des pieds élégamment chaussés d’escarpins vernis. Plus étonnant encore, passant auprès du petit groupe qu’il formait avec deux autres jeunes gens, il entendit l’un d’eux l’appeler en riant « mon cher baron »…

Tremaine remit à plus tard l’examen de ces bizarreries, estimant que l’éclat de la réception requérait toute son attention. Et surtout ceux qu’il allait y rencontrer.

Grand seigneur jusqu’au bout des ongles, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, qui par sa naissance appartenait à la plus haute noblesse française, avait toujours été un maître de maison accompli, se distinguant en cela de la plupart des collaborateurs du Premier Consul. Ayant quitté son hôtel de la rue d’Anjou pour celui de son ministère, il entendait faire oublier que, sous Robespierre, des gens moins reluisants : les citoyens Bruhot, Mangourit, Miot et Colchen, l’y avaient précédé. Il accordait cependant une petite exception indulgente au citoyen Charles Delacroix dont la ravissante épouse avait su le séduire au point de lui faire un enfant2. Et y réussissait parfaitement.

Élevé en partie aux Indes, Guillaume ne se laissait pas facilement émouvoir par le faste. Cette fois, cependant, il dut s’avouer quelque peu impressionné. Franchie la cour d’honneur où voitures et carrosses se pressaient au point qu’il fallut attendre un moment pour aborder le perron, on accédait à un large escalier éclairé par de hauts candélabres de bronze et tellement couvert de fleurs qu’il ressemblait à l’allée triomphale de quelque jardin de rêve. Au-delà, sous des lustres de cristaux scintillants, s’ouvraient des galeries à colonnes et des salons parfumés à l’ambre, décorés de grands feuillages dorés, regorgeant déjà d’invités : les hommes en habits brodés avec leurs ordres, les femmes vêtues le plus souvent de blanc, satin, crêpe, mousseline ou velours ; quelques-unes, d’âge certain, en dentelles noires mais toutes avec beaucoup de diamants. À travers cette foule, des laquais en livrée amarante naviguaient habilement avec de grands plateaux d’argent chargés de flûtes remplies de vin de Champagne.

— Que de monde ! grogna Tremaine déçu. Vous êtes certain d’avoir bien choisi votre jour pour cette rencontre ? Ce personnage n’accordera pas la moindre attention au provincial que je suis.

— Il accorde toujours son attention à ceux qu’il invite et vous l’êtes. Dites-vous qu’il y a des réunions semblables deux fois la semaine et ceci n’est qu’un petit comité : quelques ambassadeurs, les familiers du ministre, ses belles amies aussi qui appartiennent toutes à l’ancienne et haute noblesse. Rien d’exceptionnel ! Si vous aviez vu la fête que Talleyrand a offerte à Madame Bonaparte après la signature du traité de Campo Formio, vous vous feriez une idée plus exacte du faste de la maison : je n’ai jamais rien vu de plus somptueux : les salons étaient entièrement décorés de lauriers vert et or. Mais nous approchons du maître. Dernière recommandation : n’oubliez pas de perdre galamment quelques louis s’il vous invite à sa table de whist !

— Comptez sur moi ! Comme tous les bons joueurs, je fais cela très bien.

Annoncés par un gigantesque valet de pied, les deux amis pénétrèrent dans la grande pièce où le ministre et son épouse recevaient leurs invités. Tremaine vit soudain devant lui un personnage extraordinaire qui, dans son habit de velours pourpre à large broderie d’or, des plaques endiamantées sur la poitrine, ressemblait à quelque empereur sans couronne. C’était un homme blond légèrement grisonnant, dont les cheveux mi-longs, soyeux et frisés, encadraient un curieux visage dont la peau pâle semblait adhérer à l’ossature parfaite jusqu’à donner une idée de ce qu’il serait dans le tombeau. Très grand et d’une suprême élégance naturelle, Talleyrand avait un menton fort, une lippe méprisante qui lui donnait un air de hauteur et d’impertinence, des pommettes saillantes, un nez droit un peu retroussé et plein d’insolence, une bouche sensuelle et des yeux de saphir dur qui semblaient toujours sommeiller sous de lourdes paupières. L’ensemble était à la fois impressionnant et plein de séduction. Surtout quand il souriait, ce qui fut le cas en voyant approcher le banquier et son protégé :

— Bonsoir, cher du Moley ! fit-il avec un geste d’excuse qui ne congédiait pas, mais retenait au contraire l’homme âgé avec lequel il parlait. Voici donc cet ami que vous m’avez vanté si chaleureusement, hé ?

Talleyrand avait coutume de ponctuer ses phrases de cette interjection, qui était moins une interrogation qu’une habitude acquise au cours de sa carrière de diplomate. Elle avait l’avantage de provoquer, sans qu’ils s’en doutent, l’assentiment de ses interlocuteurs. La voix était lente, profonde, peu disposée aux éclats. On sentait qu’elle ne devait jamais sortir d’un certain registre, donnant ainsi la mesure de l’extrême maîtrise de soi que possédait son propriétaire. Elle se chargea d’une note plus aimable encore en s’adressant à Guillaume.

— Soyez le très bienvenu, monsieur Tremaine ! Je suis heureux d’accueillir en vous l’un des hommes qui s’efforcent de contribuer à la prospérité de notre pays. D’autant plus que votre nom m’est familier. Vous avez des parents anglais, je crois ?

— En effet, monsieur le ministre, acquiesça Guillaume plutôt étonné. Des… neveux.

— C’est cela : une famille canadienne séparée après la chute de Québec. Vous êtes revenu en France tandis que votre frère choisissait le camp anglais, hé ?

— C’est tout à fait exact, mais je me sens à la fois flatté et plutôt surpris d’être si bien connu d’une des plus importantes personnalités de l’État !

Talleyrand se mit à rire :

— Je n’oublie jamais une jolie femme, surtout lorsqu’elle est aussi belle que l’Honorable Lorna Tremayne. Elle était très jeune lorsque je l’ai connue chez lady Shelburne, pendant mon temps d’émigration en Angleterre, et j’ai eu la grande joie de la recevoir à l’automne dernier. Elle s’apprêtait à vous faire visite dans votre château du Cotentin avant de rentrer pour épouser le duc de Lenster, hé ?

Devoir parler de Lorna ne causait aucun plaisir à Tremaine, mais si celle qu’il considérait comme sa Némésis personnelle pouvait lui être de quelque utilité pour une fois, dans sa recherche d’Elisabeth, il ne fallait pas manquer l’occasion. Il s’entendit répondre qu’en effet, les Treize Vents avaient reçu, à Noël, la visite de Lorna. Visite qui se poursuivait, malheureusement, la jeune femme s’étant trouvée trop souffrante pour supporter une traversée quand il en était encore temps avant la reprise de la guerre.

— Ce m’est un souci, ajouta-t-il sans mentir tout à fait. Je serais profondément navré que le mariage de ma nièce soit ainsi remis aux calendes grecques et, bien entendu, qu’elle ait à souffrir des récents décrets touchant les Anglais résidant en France.

— Pour cela, n’ayez aucune inquiétude ! J’en fais mon affaire. Quant à son retour, nous en reparlerons à loisir, mon cher ami, quand vous viendrez souper en petit comité. J’ai quelque influence, ajouta-t-il avec un sourire dont un couple qui approchait reçut la moitié. Voici tout justement mon cher ami, Sir Crawfurd, vieux Parisien s’il en est, et qui nous est revenu depuis peu d’un exil en province.

— Grâce à vous, mon cher ministre, grâce à vous qui m’avez sauvé. Je respire mal loin de Paris.

On avait peine à croire que ce vieil homme, bâti comme un ours et qu’un bon début de calvitie faisait ressembler à Benjamin Franklin, pût respirer mal quelque part si l’on considérait la largeur de sa poitrine d’où sortait une voix rude à l’accent des Hautes Terres. Il formait avec sa femme un couple quelque peu baroque. C’était une Italienne demeurée très belle, en dépit de son embonpoint, grâce surtout à de magnifiques yeux noirs, à des traits délicats et à un teint de camélia. Sa vie tenait du roman : née à Lucques, Anne-Leonora Franchi avait d’abord fait partie d’une troupe de danseurs, dont, à quinze ans, elle épousait le premier sujet. Les voyages de ladite troupe la menèrent du lit du duc de Wurtemberg, dont elle eut deux ou trois enfants, à celui de l’empereur d’Autriche Joseph II puis du chevalier d’Aigremont, un diplomate français ; après quoi, veuve, elle épousa un Irlandais nommé Sullivan qui l’emmena aux Indes. C’est là qu’elle rencontra Crawfurd qui avait fait là-bas, au service de la Compagnie des Indes, une grande fortune. Et quand, en 1780, l’Écossais décida de revenir en France, l’Italienne planta là son Irlandais et suivit son amant en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Italie et finalement à Paris où le couple se fixa. Vite reçus dans la meilleure société, Leonora et Quentin eurent l’honneur d’approcher la reine, à Versailles, grâce à lord Strathavon et surtout à certain Suédois célèbre, le comte Axel de Fersen, le grand amour de Marie-Antoinette, ce qui ne l’empêchait pas d’être l’amant de Leonora.

Dès lors, Mrs Sullivan – elle devait garder ce nom, même après avoir épousé son compagnon, parce que c’était celui sous lequel on la connut au temps de l’héroïsme – se dévoua corps et âme à la reine, participant activement aux préparatifs du malheureux voyage de Varennes, et ne cessant, au risque de se perdre, de donner mille preuves de son dévouement. Quant à l’Écossais, devenu le dévot, plus que l’amoureux, d’une souveraine qu’il vénérait, il ne devait plus jamais quitter cette religion-là. Enfin, et si étrange que cela puisse paraître, Fersen et les Crawfurd finirent par former au sein du danger une sorte de ménage à trois parfaitement admis de leur entourage et dont naquit une profonde amitié.

Mrs Sullivan, avec sa robe d’un rouge éclatant et la masse de ses cheveux noirs couronnés d’un diadème fulgurant, tranchait vigoureusement sur les autres femmes vêtues de blanc ou de noir, mais elle devait y être habituée ; on la sentait tout à fait dans son élément. Sa voix chantante s’éleva joyeusement tandis que son regard s’attachait avec audace à celui de Guillaume :

Dio mio ! s’écria-t-elle. Enfin un nouveau visage que j’ai envie de connaître ! Présentez-nous donc monsieur, cher ami !

— J’allais le faire, chère Leonora. Votre hâte flatteuse me prend de vitesse. Qu’en dites-vous, monsieur Tremaine ?

— Que je suis à la fois confus et flatté d’être remarqué par une si belle dame…

— Ainsi donc, j’ai le plaisir de vous présenter, chers amis, M. Guillaume Tremaine, l’un de nos grands armateurs normands qui nous vient du… mais qu’avez vous, Leonora ? Vous sentez-vous incommodée ?

La dame, en effet, venait de pâlir, retirant même, dans un geste instinctif, la main qu’elle offrait avec empressement l’instant précédent. Son mari, dont l’œil de Guillaume notait le rapide froncement de sourcils, vint à son secours.

— Voilà que ce malaise vous reprend, Leonora ? C’est cette température orageuse que nous avons depuis deux jours… Peut-être n’auriez-vous pas dû sortir ?…

Talleyrand s’empressait, offrait son bras pour conduire Mrs Sullivan jusqu’à un fauteuil où elle se laissa aller avec un soupir de soulagement, en assurant qu’un peu de champagne la remettrait tout à fait. Son époux resta en face de Guillaume et des Lecoulteux, auxquels se joignirent plusieurs personnes. Quand il les rejoignit, Talleyrand fut assailli de questions touchant le château que le Premier Consul souhaitait voir acquérir par son ministre des Relations extérieures. Bonaparte voulait, en effet, que celui-ci pût réunir dans une demeure de prestige les étrangers de distinction, comme le duc de Choiseul faisait autrefois à Chanteloup. Tous y mettaient tant d’ardeur que Talleyrand éclata de rire.

— Si je vous entends bien, vous désirez savoir où je vous inviterai un jour à partager avec moi les joies de la campagne ? Alors, soyez rassurés : j’ai trouvé !

Prenant la main de la duchesse de Laval (Mme de Vaudémont, Mme de Jaucourt et elle constituaient un trio d’inséparables), il l’effleura d’un baiser où la galanterie se mêlait à quelque chose de plus intime.

— Alors, dites-nous vite ! Où est-ce ? s’écria la duchesse.

— À Valençay, un fort bel endroit du Berry qui appartient encore à M. le comte de Luçay, mais que je pense acheter un jour prochain. En revenant de notre habituelle saison de bains à Bourbon-l’Archambault, nous avons fait un détour pour nous y arrêter, Mme de Talleyrand et moi. C’est une grande terre étendue sur près de vingt mille hectares et vingt-trois communes. Quant au château, s’il est moins original que Chenonceaux et moins fantastique que Chambord, il est tout aussi imposant. Il offre, en équerre, deux grands corps de logis aux lignes puissantes mais harmonieuses. C’est, à mon sens, une œuvre capitale de la Renaissance française, et nous y aurons une trentaine d’appartements de maîtres. J’ai hâte de vous le montrer.

Guillaume n’écoutait plus. Il regardait Crawfurd et Crawfurd le regardait. Au-delà du petit discours de Talleyrand décrivant sa future demeure estivale, quelque chose passait entre ces deux hommes : un courant ou se mêlaient méfiance et inquiétude d’un côté, ardente curiosité et instinct du chasseur de l’autre. Pour Tremaine, les réactions différentes du couple à l’annonce de son nom étaient significatives : ces gens ne l’entendaient pas pour la première fois ; ils savaient quelque chose. Peut-être même où se cachaient Louis-Charles et Elisabeth.

Soudain l’Écossais tressaillit : le maître de maison s’adressait à lui.

— Ayez donc la bonté, mon cher Crawfurd, d’aller présenter M. Tremaine à Mme de Talleyrand ! Voilà Montrond qui nous arrive et j’ai deux mots à lui dire avant le souper. Présenté par vous, ce nouvel ami sera accueilli favorablement… du moins je l’espère ! ajouta-t-il mezzo voce.

Le mariage de l’ancien évêque d’Autun avec la belle Mme Grand, sa dernière passion, conclu l’année précédente, eût été le scandale du siècle en d’autres temps, mais, selon les mœurs relâchées du Directoire qui avait vu naître leur liaison, on la considérait alors avec une certaine indulgence. Talleyrand n’en était pas à sa première maîtresse. Malheureusement, la liaison dura en dépit du fait que cet homme d’esprit s’était entiché d’une femme passablement sotte. Avec le Consulat, la morale publique reprit du poil de la bête : Bonaparte tenait à la parfaite respectabilité d’un entourage dont il songeait déjà à faire une cour. Talleyrand fut mis en demeure d’épouser sa maîtresse s’il tenait à la garder. Or, même après les débordements de la Révolution, marier un évêque dûment sacré présentait un problème épineux. D’autant qu’à la fin de l’année 1800 s’étaient ouvertes les négociations pour le Concordat qui devait ramener la religion en France et les cloches dans leurs clochers.

Ce Concordat, Talleyrand y prit une part d’autant plus active qu’il en espérait sa sécularisation pure et simple : n’était-il pas, au fond, entré dans les ordres sans en avoir la vocation, presque de force, parce que c’était la seule voie possible pour un cadet de famille, boiteux de surcroît ? Hélas ! en dépit des instances personnelles du Premier Consul – ne s’agissait-il pas de son ministre des Relations extérieures ? –, soutenu d’ailleurs par le cardinal Consalvi, secrétaire d’État, tout ce qu’on put obtenir fut un bref papal où l’on accordait à Talleyrand son admission dans la communion des laïques, le droit de porter des habits séculiers et de remplir des fonctions publiques. Du mariage, pas un mot ! Bonaparte n’en fit pas moins enregistrer ledit bref par le Conseil d’État, et, le 9 septembre 1802, Talleyrand épousait sa belle amie dans la villa qu’il possédait à Neuilly, et, le lendemain, il faisait « bénir » son mariage par un prêtre complaisant dans une petite église d’Épinay-sur-Seine. Depuis, l’ex-Mme Grand trônait avec délices dans le bel hôtel de la rue du Bac, n’ayant cure de ce qu’avait bien pu devenir son premier mari, M. Grand, divorcé et envoyé se faire oublier au fin fond de l’Afrique australe avec une situation et une somme d’argent suffisantes pour qu’il s’estime satisfait. Talleyrand pour sa part allait regretter ce mariage dès sa conclusion…

Renseigné par Le Coulteux, Guillaume connaissait à peu près l’histoire mais, tandis qu’au côté de Crawfurd il se dirigeait vers l’héroïne, il demanda :

— D’où vient que votre parrainage soit si important auprès de notre hôtesse ? Est-elle de votre famille ?

— Pas du tout, mais j’ai longtemps vécu aux Indes, et elle-même y est née, à Tranquebar, une petite ville peu éloignée de Pondichéry. C’est un détail qu’elle apprécie.

— Alors, elle m’appréciera peut-être aussi, fit Tremaine avec une apparente bonne humeur : j’ai passé de nombreuses années à Porto Novo.

— Je s…

L’Écossais retint le mot qu’il allait prononcer et qui n’échappa pas à son compagnon, bien qu’il le corrigeât en enchaînant aussitôt :

— Je suggère que vous le lui disiez tout de suite. Cela vous vaudra sans doute la fameuse réplique dont s’est tissée sa réputation dans la société : « Je suis d’Inde ! » Vous voilà prévenu ! Cela vous évitera de rire…

En s’inclinant devant Catherine de Talleyrand, Guillaume l’admira sans réserve, pensant qu’une telle beauté méritait la peine que son époux s’était donnée pour elle. Sous une forêt de cheveux blond clair comme on n’en avait jamais vus, elle était la perfection faite femme : une grande statue digne de Praxitèle, un ravissant visage spiritualisé par un charmant petit nez retroussé et d’énormes prunelles d’un azur ravissant, qui eussent été irrésistibles si leur expression ne se fût apparentée à celle de la race bovine. Merveilleusement habillée de surcroît, elle possédait le teint le plus éclatant du monde.

Elle accueillit Guillaume avec d’autant plus d’enthousiasme que les invités de son mari ne se bousculaient pas autour d’elle. Sans d’ailleurs qu’elle en souffrît vraiment : du moment qu’on l’admirait et qu’on lui accordait les prérogatives dues à son rang, elle se tenait pour satisfaite, mais celui qu’on lui présentait eut l’heur de lui plaire. Elle le retint auprès d’elle tandis que Crawfurd allait rejoindre sa femme, et lui parla longuement de Porto Novo et de toute cette côte de Coromandel qu’elle connaissait bien. Elle en causait même avec une sorte de nostalgie qui lui valut la sympathie de son interlocuteur. Il pensa que l’on était peut-être injuste envers cette femme indolente et gracieuse, bonne très certainement si cela ne lui demandait pas trop d’efforts. Et, naturellement, il profita de l’occasion pour amener la conversation sur l’Écossais qui faisait, lui aussi, partie de ses souvenirs.

— C’est un homme généreux et aimable mais fatiguant : il ne tient pas en place, même maintenant qu’il commence à se faire vieux. Je n’ai jamais vu tant de vitalité chez un être humain : il a toujours été prêt à courir à l’autre bout du monde pour satisfaire ses caprices ou ses passions. De toutes, il lui en reste une seule : celle qu’il voue à Marie-Antoinette, et il ne cesse de rechercher des objets lui ayant appartenu.

— Serait-il prêt à risquer sa vie pour un… objet particulièrement précieux, particulièrement cher à la reine défunte ?

— Sans aucun doute.

Tremaine allait peut-être tenter de préciser sa pensée quand on annonça le souper. Il se retira pour retrouver ses amis Lecoulteux.

La soirée se termina tard dans la nuit. On joua au whist, en gens que ce jeu passionne, et Guillaume enchanta son hôte en perdant sans sourciller une assez jolie somme d’argent.

— Vous êtes un homme comme je les aime, monsieur Tremaine, lui dit Talleyrand en lui serrant la main à la mode anglaise. Venez donc un soir prochain souper ici en petit comité. Disons… mercredi ? Je serais très heureux que vous me parliez encore de votre belle nièce !

À dire vrai, Guillaume se sentait aussi peu enclin aux mondanités qu’à entendre chanter les louanges de Lorna, cause première de ses graves ennuis ; cependant il s’entendit accepter en donnant toutes les marques d’une grande satisfaction. Dieu seul savait où il se trouverait dans cinq jours ! Il était décidé, en effet, à surveiller la maison de ce Crawfurd et à ne lâcher prise qu’après avoir acquis une certitude : la présence ou l’absence d’Elisabeth dans ses murs.

Le jour se levait quand la voiture de Lecoulteux le déposa devant l’hôtel de Courlande où les femmes de ménage étaient déjà à l’œuvre, lavant à grande eau les dallages de marbre. Seul un noctambule, appuyé à l’un des pilastres, fumait un cigare en suivant d’un œil rêveur les volutes bleues de la fumée. Une fumée qui s’éteignit comme par miracle dès que la voiture eut tourné le coin de la rue des Champs-Élysées3.

— Auriez-vu du feu, sir ? fit le jeune Guimard avec un furieux accent britannique. Cette… chose vient de s’éteindre.

— Ne vous fatiguez pas, mon vieux ! grogna Tremaine. Il n’y a personne que des matous attardés qui rentrent chez eux.

— Ces femmes ont des oreilles. Je le sais : il m’est arrivé d’en faire partie. Je suis divin en ménagère !

— Vous avez quelque chose à me dire ? fit Guillaume en s’efforçant de ranimer le tabac éteint.

— Oui. Vous ne me verrez pas demain… enfin, tout à l’heure, ni d’ailleurs le jour d’après. Une mission particulière. Alors, si vous avez des révélations à me confier ? On dirait que vous avez fait merveille ce soir ! Je vous ai vu avec Crawfurd. Vous voilà amis ?

— Oh ! non ! Je ne crois pas qu’il m’aime beaucoup. J’ai même l’impression que mon nom ne lui a pas plu du tout.

— À sa femme non plus, d’ailleurs, fit le policier avec un sourire en coin tout en exhalant une bouffée voluptueuse. Ces gens-là savent quelque chose.

— Si vous avez remarqué ça, pourquoi me posez-vous des questions ?

— Peut-être… pour vérifier la qualité de votre coopération. Allons, ne vous fâchez pas ! se hâta-t-il d’ajouter en voyant Tremaine devenir aussi rouge que le ciel où se levait l’aurore. S’il y a quelque chose que vous désirez savoir, c’est le moment de le demander.

— Oui. L’adresse de ces gens.

— Facile. Rue de Varenne, vers le milieu. Crawfurd habite un petit palais derrière de grands murs et un énorme porche arrondi où il y a écrit « Hôtel de Matignon ». Vous ne pouvez pas le manquer.

— Un palais ?

— Princier. Il appartenait au prince de Monaco. N’exagérons rien, tout de même : ce n’est pas Versailles, mais c’est joli. Que voulez-vous faire ?

— Voir d’abord. Entrer ensuite, si c’est possible.

— Prenez garde ! Les serviteurs mâles sont des espèces d’ours assez bien stylés. Certains sont indiens, et il y a aussi les enfants que le couple a eus ici ou là, chacun de son côté, d’ailleurs. Enfin, il est probable que si le prince est là, il n’est pas tout seul…

— Soyez tranquille ! Je sais me garder. Mon intention est d’entrer par la grande porte. La première fois tout au moins.

— Quel prétexte allez-vous invoquer ?

Le sourire de Tremaine fut un poème d’ironie dédaigneuse :

— Curieuse question pour un homme du monde, mon cher… baron ? À propos, il faudra que vous m’expliquiez ce titre un de ces jours. Lady Crawfurd a eu un léger malaise cette nuit. Il est normal que j’aille prendre de ses nouvelles…

En fait, il avait une autre idée qu’il préféra garder pour lui. Sur un « au revoir » rapide, il rentra chez lui et se coucha pour quelques heures de sommeil indispensables s’il voulait avoir l’esprit clair et mener à bien son plan.

Quelques minutes après dix heures, il pénétrait dans le cabinet de travail de Lecoulteux où celui-ci l’accueillait d’un joyeux :

— J’espère que vous venez me demander à dîner ? Avec ce jeu d’enfer, vous n’avez guère eu le temps de me confier vos impressions. Comment trouvez-vous notre ministre ?

— Tout à fait remarquable ! Un personnage exceptionnel, mais ce n’est pas lui qui motive cette visite matinale, encore que je vous doive de grands remerciements. Pas davantage d’ailleurs la gourmandise… Je veux vous demander un service un peu particulier.

— Encore mieux ! Si c’est possible, c’est fait, si ce ne l’est pas, cela se fera, comme disait M. de Calonne à la défunte reine.

— Vous êtes charmant comme toujours… et un peu devin peut-être, car c’est justement son souvenir qui m’amène.

— Marie-Antoinette ? C’est Crawfurd qui déteint sur vous ?

— Disons… qu’il m’a rappelé quelque chose. Ma nièce Lorna, dont M. de Talleyrand a gardé un souvenir si enthousiaste, voue une sorte de culte à cette malheureuse femme. Avant mon départ elle m’a demandé d’essayer de trouver un objet quelconque lui ayant appartenu. Vous qui connaissez tout le monde ici, sauriez-vous me dire où je pourrais avoir une chance d’exaucer son souhait ? J’ai pensé un instant m’adresser à cet Écossais, mais…

— Vous auriez perdu votre temps, Guillaume ! Le bonhomme ne se séparerait même pas d’un centimètre de dentelle déchirée. Voyons un peu qui serait disposé, parmi ceux que je sais plus ou moins collectionneurs, à vous céder une babiole ? La reine possédait tant de choses qu’il en reste beaucoup éparpillées dans diverses maisons, mais il y a ceux qui considèrent ces reliques comme objets sacrés et ne s’en déferaient pour rien au monde : inutile d’essayer ! Restent ceux qu’une affaire pourrait séduire et qui, peut-être, vous arracheraient la peau du dos.

— C’est sans importance ! Je voudrais vraiment lui faire plaisir.

— Le chiendent est que je n’en connais pas beaucoup. Laissez-moi réfléchir un instant…

La méditation dura dix bonnes minutes, à l’issue desquelles le banquier jaillit de son fauteuil et quitta son bureau en courant presque, tellement absorbé par ses pensées qu’il ne prit même pas le temps d’annoncer où il allait.

Lorsqu’il reparut, un sourire éclairait son large visage et il semblait plutôt satisfait :

— Pardon de vous avoir abandonné, mais il m’est revenu tout à coup une idée et je tenais à m’en éclaircir dans nos livres. Nous comptons au nombre de nos anciens clients un homme qui traverse en ce moment une période difficile. C’est un ancien conventionnel, l’un de ceux qui ont voté la mort du roi, ce qui ne l’a pas empêché de jouer un rôle assez important le 9 thermidor pour qu’on lui ait confié l’examen des papiers de Robespierre ainsi que ce qui se trouvait dans les bureaux de Fouquier-Tinville. Je sais qu’il s’est emparé de certaines pièces plutôt compromettantes pour des gens actuellement en place, afin de s’assurer une tranquillité d’esprit. Et aussi qu’il a gardé quelques souvenirs enlevés aux victimes de l’échafaud. Il doit avoir deux ou trois objets qui devraient vous intéresser. Voulez-vous que j’aille le voir ?

— Je vous en saurai un gré infini, cher ami… surtout si vous vouliez bien vous y rendre le plus tôt possible. Aujourd’hui, par exemple.

— Vous êtes pressé à ce point ? Votre nièce doit être en effet bien belle.

— Elle l’est, mais surtout je n’ai pas l’intention de m’attarder encore longtemps à Paris. Aussi j’aimerais être fixé rapidement, afin de chercher ailleurs si votre ancien conventionnel nous décevait… ou si Crawfurd était déjà passé par là.

Un valet vint annoncer que le dîner était servi. Lecoulteux prit son ami par le bras :

— Allons nous mettre à table ! Mme du Moley déteste attendre. Après le café nous irons chez cet homme, mais vous resterez dans la voiture pour ne pas l’effaroucher. Seul, d’ailleurs, j’obtiendrai de meilleures conditions. Quant à Crawfurd, je ne crois pas qu’il soupçonne seulement l’existence de ce Courtois, qui se garderait bien d’ailleurs de nouer la moindre relation avec un Anglais.

L’ancien client du banquier détenait en effet plusieurs objets ayant appartenu à la famille royale4 mais ne se montra guère disposé à s’en séparer. Après bien des palabres, il finit tout de même par accepter de mettre à la disposition de son acheteur un petit peigne de poche venant de la reine et un gant d’enfant, jadis propriété du Dauphin. Le tout, bien sûr, à prix d’or. Prudent, Le Coulteux acheta le peigne et ne cacha pas sa surprise quand Guillaume le renvoya chercher aussi le gant.

— Vous trouvez que vous n’avez pas encore dépensé assez d’argent ? s’indigna-t-il. Il me semblait que seule la reine vous intéressait.

— Un objet de coiffure n’a qu’une importance relative pour une mère, mais le moindre des petits riens laissés par l’enfant qu’on lui a arraché doit lui être infiniment cher.

— J’y vais ! Vous avez fichtrement raison ! Voulez-vous que je rende le peigne ?

— Non. Je le donnerai à ma nièce. Quant au gant, je sais déjà à qui je vais l’offrir.

Vers la fin de l’après-midi, Tremaine se faisait conduire rue de Varenne, trouvait sans peine l’adresse indiquée par Guimard, mais se faisait arrêter un instant à quelque distance afin d’examiner la maison.

Un sifflement d’admiration lui échappa. Il fallait que l’Écossais fût vraiment riche pour s’offrir une demeure de cette dimension ! De la rue il était impossible d’apercevoir les bâtiments d’habitation, défendus par de hauts murs qui s’incurvaient en demi-lune autour d’un gigantesque porche arrondi, encadré de deux paires de colonnes ioniques. Essayer de pénétrer dans ce monument sans l’aveu du propriétaire relevait de la pure folie, à moins que l’on n’eût pris la précaution d’acheter la valetaille au complet ou d’amener des canons. On comprenait sans peine les difficultés d’un ancien ministre de la Police privé de la majeure partie de ses moyens ! Mais, ayant déjà opté pour une première visite de courtoisie – il fallait qu’il pût voir l’intérieur et surtout la fameuse collection qui l’amènerait à parler de ce qu’il possédait lui-même ! –, Guillaume fit avancer sa voiture jusqu’à l’immense porte cochère et ordonna à son cocher de demander au portier si Sir Quentin Crawfurd se trouvait chez lui et voulait bien recevoir M. Guillaume Tremaine.

L’équipage de location était élégant et la mine altière de son occupant plaidait largement en sa faveur, mais le cerbère – une sorte de heiduque moustachu comme un vrai Hongrois dans la meilleure tradition viennoise – ne consentit à ouvrir ses énormes vantaux qu’après de longues minutes meublées par le tintement d’une cloche et sans doute l’avis du majordome. Enfin l’attelage pénétra dans une vaste cour encadrée de belles dépendances, au fond de laquelle on découvrait une superbe demeure. La façade, surmontée d’une balustrade ajourée, présentait un avant-corps central semi-circulaire avec consoles sculptées supportant un beau balcon orné de trophées qui rappelaient les victoires du maréchal de Luxembourg, pour le fils de qui l’hôtel avait été construit. Par-dessus le toit les frondaisons d’un parc apparaissaient5.

« Même un roi couronné pourrait se contenter d’un logis comme celui-là, pensa Guillaume, à plus forte raison un roitelet errant… » Mais l’idée que sa fille habitait peut-être là ne lui causait aucune joie ni fierté.

Lorsque Tremaine y pénétra, la maison lui parut curieusement sombre et silencieuse, sans doute à cause des grands rideaux de velours garnissant les hautes portes-fenêtres du vestibule. Un laquais impassible en sévère livrée brune le précéda dans un large escalier de marbre ourlé d’une très belle rampe de bronze doré jusqu’au palier de l’étage, sur lequel ouvrait une enfilade de salons. Un serviteur en turban blanc veillait devant une porte qu’il ouvrit en s’inclinant devant le visiteur. Celui-ci se trouva dans une sorte de grand cabinet tellement empli de meubles, de tableaux, de livres et d’œuvres d’art de toute sorte que, s’il n’était venu à sa rencontre, Guillaume aurait sans doute eu quelque peine à découvrir la silhouette lourde et la calvitie de l’Écossais. D’autant que les rideaux étaient déjà fermés et que de longues bougies plantées dans des candélabres précieux accentuaient le côté sanctuaire de la pièce.

À leur lumière, Tremaine put voir que tableaux et œuvres d’art représentaient tous le même personnage. En bronze, en toile, en marbre, en albâtre, en argent, c’était partout le beau visage altier de Marie-Antoinette que rencontraient les yeux du visiteur. Les meubles faisaient sans doute partie, jadis, du mobilier de Versailles ou du Petit Trianon et, dans les vitrines, s’épanouissaient éventails, flacons, tabatières, mouchoirs. Un peu partout, des livres portant soit les armes soit le monogramme de la souveraine et, sur les murs tendus de soie grise, quelques billets écrits de sa main, encadrés d’or, alternaient avec ses effigies.

— Pardonnez-moi de ne pas vous recevoir dans un salon d’apparat, dit Crawfurd en indiquant un siège, mais je me tiens plus volontiers dans ce cabinet.

— Croyez que j’apprécie, au contraire, l’honneur que vous me faites, et c’est à moi d’offrir des excuses pour me présenter chez vous impromptu, mais je désirais beaucoup prendre des nouvelles de lady Leonora. Son malaise d’hier au soir m’a inquiété d’autant plus que j’ai craint, sans trop savoir pourquoi, d’en être la cause.

— Qu’est-ce qui a pu vous donner cette idée ?

— Les circonstances. Souvenez-vous, je venais de lui être présenté, elle me tendait déjà la main quand elle l’a retirée en devenant très pâle. J’ai même cru un instant qu’elle allait s’évanouir. Je ne me savais pas si effrayant ou si antipathique.

Cette fois l’Écossais se mit à rire :

— Ni l’un ni l’autre, mon cher monsieur. Vous avez simplement été victime d’une coïncidence. Mon épouse, qui est italienne, a le malheur d’être extrêmement sensible aux différences de température et, surtout, aux parfums. Au moment de votre rencontre, elle a senti une odeur de tubéreuse qu’elle ne supporte pas. Vous voilà rassuré, j’espère ?

L’explication eût été valable pour quelqu’un pourvu d’un nez moins sensible que celui de Tremaine. Il ne voyait pas bien comment on pouvait démêler une senteur bien définie au milieu de toutes celles qui encombraient des salons plus fleuris qu’un jardin au mois de juin. Cependant son infaillible odorat lui assurait qu’à cet instant précis personne ne sentait la tubéreuse autour de leur groupe. C’était donc bien lui qui avait suscité l’émotion de la dame, et cette émotion ne pouvait avoir qu’une seule cause. Il fallait toutefois continuer à jouer le jeu.

— Tout à fait rassuré. Aurai-je, ce soir, le plaisir de lui offrir l’hommage de mon respect ?

— Malheureusement non. Elle est sortie. Croyez qu’elle le regrettera infiniment.

Il y eut un silence que Guillaume n’eut pas de peine à interpréter : son hôte n’avait qu’une hâte, c’était de le voir tourner les talons. Mais il n’était pas venu pour le seul plaisir d’échanger des banalités, et, pour la première fois de sa vie, il se conduisit en homme mal élevé. Il se leva comme s’il se disposait à sortir, mais ce fut pour aller se planter devant l’une des vitrines dont il examina le contenu en prenant bien son temps, avant de consacrer son attention à l’un des billets encadrés d’or et à un ravissant pastel représentant Marie-Antoinette au temps où elle était Dauphine. Finalement, il se tourna vers son hôte forcé dont depuis un moment il sentait le poids du regard dans son dos :

— Mes compliments ! fit-il avec suavité. J’avais entendu vanter votre collection mais je ne pensais pas qu’elle fût si importante.

— Le mot collection me choque, monsieur ! Vous ne voyez ici que des témoignages de dévotion à la mémoire d’une femme admirable. Depuis le jour où j’ai eu l’honneur de lui être présenté, je voue à la reine martyre un culte dont vous constatez ici les effets. De son vivant, j’ai tout tenté pour l’arracher à ses ennemis. À présent, j’essaie d’arracher à des mains trop souvent indignes les objets dont elle s’entourait ou qui lui étaient chers.

Le ton était rude mais Tremaine, bien décidé à ne pas s’offenser, se contenta d’un sourire amer et d’un dédaigneux haussement d’épaules.

— Vous ne pensez pas être le seul dans ce cas ? Chez nous aussi nous vénérons son souvenir. Vous n’avez aucune raison de le savoir, mais mon épouse est au nombre des victimes de la Terreur. Il est vrai que la reine était déjà morte quand elle est montée à l’échafaud… pour son fils ! Nous possédons aussi quelques objets.

Une lueur d’intérêt s’alluma dans l’œil gris de l’Écossais qui perdit du même coup son attitude ennuyée. La passion montra le bout de l’oreille.

— Vraiment ?… De quoi s’agit-il ?

— Comme je n’ai pas l’intention de m’en séparer, il est inutile d’en parler. Ah ! si, peut-être ! J’ai acquis tout récemment, ici même, deux petites choses : un peigne d’ivoire, et un gant d’enfant qui a appartenu au Dauphin. Nous autres Normands, ajouta-t-il avec une totale hypocrisie, aimons à nous rappeler qu’il était notre duc. Mais je ne désespère pas de trouver mieux encore : l’homme qui me les a cédés détiendrait le testament de la reine.

La froide réserve de Crawfurd fondit comme neige au soleil. Son regard flamba.

— Qui le détient ? Je veux le savoir ! Pour le posséder, je donnerais une fortune.

— Tout beau, monsieur ! Me prenez-vous pour votre rabatteur ? Je ne vous ai révélé ces détails que pour vous prouver que nous sommes entre gens sérieux. Et je suis assez riche pour payer le prix que l’on me demanderait.

— Encore faudrait-il être certain de son authenticité. De même pour vos dernières acquisitions, fit Crawfurd, redevenu maussade. Dans les temps où nous vivons, tous les moyens sont bons pour obtenir de l’argent, et les faussaires…

— L’authenticité ne fait aucun doute pour moi. Voulez-vous que je vous montre mes achats ?

— Vous les avez sur vous ?

— Vous plaisantez, je pense ? Mais, ajouta-t-il avec un sourire, je vous les apporterai si vous le souhaitez. Je suis encore ici pour quelques jours. Voulez-vous demain ?

La rapidité de la dernière phrase ne laissait pas à l’Écossais le temps de proposer de se rendre lui-même chez Tremaine. Il ne pouvait qu’accepter. Ce qu’il fit de meilleure grâce que l’on ne pouvait s’y attendre :

— J’en serais très heureux ! Demain donc ! Voulez-vous à la même heure ?

Le mouvement qu’il ébauchait raccompagnait déjà le visiteur. Quelque envie qu’il eût de s’attarder, il fallut bien que celui-ci se résigne. Cette maison où l’on n’entendait aucun bruit, pas même un crissement de parquet ou le tintement d’un objet, l’angoissait un peu et l’irritait en même temps. Son instinct lui soufflait qu’elle gardait un secret et que, de toute façon, il n’y était pas le bienvenu. Il fallait que la passion de l’Écossais fût bien forte pour qu’il eût accepté de le recevoir de nouveau ! Mais cette fois, Guillaume était bien décidé à en savoir un peu plus : il jouerait le tout pour le tout.

Il avait formé le projet de demeurer chez lui ce soir-là pour réfléchir, se préparer à ce qui allait venir mais, son souper expédié, il lui fut impossible de tenir en place : la maison de l’Écossais l’attirait comme un aimant. Il fallait qu’il y retourne.

Ayant renvoyé sa voiture dès son retour, il prit un fiacre et se fit conduire rue de Varenne en admettant volontiers que c’était idiot : en pleine nuit, les abords de l’hôtel, ses « remparts », étaient plus muets encore que dans la journée. On n’y voyait même pas un chat attardé…

Tremaine resta là un moment, écoutant, regardant. La rue demeura obstinément déserte. Aucun passant et, dans l’hôtel, aucun mouvement…

Soudain, le guetteur se souvint de ce que lui avait dit Guimard : derrière cette demeure princière s’étendait le plus grande parc privé de Paris. Ce jardin devait bien aboutir quelque part, il pouvait être intéressant d’y aller voir. Appelant son cocher, il lui tendit une pièce d’or qui fit ouvrir des yeux ronds au bonhomme, puis, désignant l’hôtel de Matignon :

— Savez-vous sur quelle rue aboutit le parc de cette maison, en admettant qu’il y en ait une au bout ?

— Bien sûr, monseigneur ! La rue de Babylone. Vous voulez voir ?

— Pourquoi pas ?

Mais il n’y avait rien à voir… sinon des murs, encore des murs. Percés d’une porte sans doute mais qui, pour être plus petite que la principale, semblait au moins aussi solide.

— C’est l’entrée de service, j’imagine ?

— Oh ! non ! l’hôtel est beaucoup trop loin. Il y a là, derrière les murs, un pavillon que l’on appelait le Petit Trianon de M. de Matignon. Un endroit commode… et discret pour recevoir des dames !

— Comment savez-vous ça ? fit Tremaine, éberlué par la science de ce vieil homme dont l’aspect extérieur ne laissait guère entendre qu’il eût fréquenté les palais. Sauf peut-être pour les envahir au temps joyeux des sans-culottes. Mais il n’avait pas affaire à un révolutionnaire.

— Oh ! c’est tout simple. Mon défunt père était valet de pied à l’époque du prince de Monaco, et moi-même j’ai fait là-dedans mes débuts comme gâte-sauce. Ça m’a pas plu et j’ai cherché pâture ailleurs, mais je connais bien la maison.

Ainsi encouragé, Guillaume posa encore deux ou trois questions puis rentra, bien décidé à revenir pour tenter de s’introduire dans le parc la nuit suivante, dans les heures noires qui précèdent le matin, s’il n’était pas satisfait de sa seconde visite à Crawfurd…

Il fut exact au rendez-vous et le cérémonial de la veille se renouvela. La maison était exactement comme il l’avait laissée : sombre et silencieuse. Le même valet le conduisit au palier, le même serviteur hindou s’inclina en ouvrant la même porte. Seul l’accueil de l’Écossais fut un peu plus cordial :

— J’ai regret, dit-il, de vous avoir laissé vous déranger. Il eût été si simple… et plus courtois que je passe chez vous.

— Parler d’objets sacrés dans un vulgaire appartement d’hôtel ? Il me semble que c’eût été manquer au respect qui leur est dû. Ici… ils sont… en famille.

— C’est trop juste ! Prenez place, je vous en prie.

Il s’installa lui-même sur une chaise proche du fauteuil de son visiteur. Sans un mot, celui-ci tira de sa poche deux petites boîtes recouvertes de velours noir, ouvrit la première, découvrant un peigne d’ivoire marqué, en fil d’argent, de deux initiales entrelacées. S’il avait eu le moindre doute sur l’authenticité de cet achat, Guillaume l’eût perdu en voyant trembler les mains couvertes de taches brunes de Crawfurd quand, avec autant de douceur que si de blonds cheveux y demeurassent attachés, il prit le mince objet et le caressa longuement.

— Vous avez eu de la chance, dit celui-ci d’une voix enrouée. Il s’agit bien d’une pièce authentique. Je possède moi-même un polissoir à ongles provenant du même nécessaire de voyage. Dieu sait où se trouve le reste ! Je donnerais cher pour le retrouver…

— Voici à présent le gant. Qu’en pensez-vous ?

L’amoureux de la reine se contenta d’un regard sur la petite pièce de soie blanche, ternie par le temps et peut-être aussi par les larmes versées dessus, où ressortait à peine le monogramme brodé en bleu et or. Ses yeux l’examinaient, mais il semblait ne pouvoir détacher ses doigts du peigne d’ivoire. Au bout d’un instant, d’ailleurs, il détourna la tête et reprit sa manipulation quasi maniaque.

— Eh bien ? fit Guillaume avec un peu d’impatience. Cet objet est-il aussi véridique que celui-ci ?

Crawfurd parut sortir d’un rêve :

— Comment ?… Ah ! Ce… tout à fait véridique. J’ai vu moi-même, à Versailles, Monseigneur le Dauphin en porter de semblables… Monsieur Tremaine, consentiriez-vous à me vendre ce bibelot ?

Guillaume s’attendait à cela depuis un moment et s’était préparé.

— Je viens de l’acheter, monsieur Crawfurd. Il n’a jamais été question de vous vendre quoi que ce soit. En revanche, je pensais vous faire cadeau du gant. Il n’a pas l’air de vous intéresser et je m’en étonne : la reine a dû le caresser plus d’une fois après la cruelle séparation qu’on lui a imposée.

— Ce n’est qu’une supposition, tandis que sa main a dû tenir ceci bien souvent. Je vous l’ai dit : je recherche le nécessaire. Je suis prêt à payer…

— Brisons là, monsieur ! Je ne suis pas venu vous vendre quoi que ce soit. Pourtant, si vous tenez absolument à ce que nous passions un marché, je vais vous en proposer un : je suis prêt à vous donner ce peigne.

— Donner ? Vous n’avez aucune raison pour cela.

— Croyez-vous ? Attendez au moins la fin : je vous le donne si vous me rendez ma fille ! Ou tout au moins si vous me dites où je peux la rejoindre.

Devenu très pâle, Crawfurd se leva si brusquement que le parquet cria, rayé par les pieds de la chaise.

— Votre fille ? Êtes-vous fou ? Qu’est-ce que je sais de… ?

— Vous savez où elle est parce que vous l’avez vue, parce que vous connaissez son nom : le mien ! C’est en l’entendant que votre femme a failli s’évanouir et si ce gant ne vous intéresse pas, c’est parce que vous approchez sans doute son propriétaire aussi souvent que vous le voulez ! Je me trompe ?

Soudain, Guillaume sentit contre son dos le choc d’un objet qui ne pouvait être qu’un pistolet. En même temps, une voix nonchalante soupirait :

— Que vous vous trompiez ou non est sans importance, mon cher monsieur ! Vous avez commis une grosse sottise en venant fourrer votre nez dans cette maison. Avec vos grands airs et vos belles paroles, vous n’êtes rien d’autre qu’un espion… Et les espions…

— Eh bien ! fit Tremaine avec un haussement d’épaules et un rire méprisant, je vous croyais gardien de musée, monsieur Crawfurd, mais il paraît que vous tenez en réalité un coupe-gorge ! Quant à vous, l’homme au pistolet, montrez-vous donc ! Quand on veut tuer les gens, on a au moins le courage de les regarder en face.

— Qu’à cela ne tienne ! D’autant qu’un de mes compagnons garde la porte…

L’homme qui, sans lâcher son pistolet, vint se placer devant Guillaume ne ressemblait en rien à un bandit de grand chemin : plutôt petit, il avait un visage rond, affable, que des favoris d’un joli châtain clair s’efforçaient d’allonger. Bien habillé avec cela, des mains parfaites sentant son gentilhomme d’une lieue, mais certain éclat métallique dans les yeux noisette dénonçait la bonhomie apparente : ce personnage devait être capable d’abattre qui le gênait sans l’ombre d’une hésitation.

— Bien ! fit Guillaume. À présent, dites-moi ce que vous comptez faire de moi.

— J’hésite encore. Vous êtes trop curieux, monsieur Tremaine.

— Ne le seriez-vous pas si votre fille avait été enlevée ?

— Je n’ai pas de fille. De toute façon, la vôtre n’a pas été enlevée. Elle a agi de son plein gré. Je le sais : j’y étais. Me croirez-vous si je vous affirme qu’elle ne regrette rien, qu’elle est heureuse ?

— Pourquoi pas ? Mais combien de temps le sera-t-elle ? C’est une nature fière, entière, passionnée, qui ne pourra s’accommoder longtemps de vivre cachée, traquée…

— Personne ne la traque… excepté vous ! Aussi, pour répondre à votre question touchant ce que nous comptons faire de vous, je vais vous proposer un marché.

— Le joli mot !

— J’ai pour habitude d’employer ceux qui me paraissent les plus simples. Si vous nous donnez votre parole… disons de gentilhomme, car, pour ce que j’en sais, vous en êtes un à votre manière, que vous allez quitter cette maison en oubliant tout ce que vous venez d’y voir, d’y entendre et, naturellement, ce que vous soupçonnez de ses secrets, il ne vous sera fait aucun mal. Vous repartirez comme vous êtes venu, vous achèverez tranquillement votre séjour à Paris et vous regagnerez enfin votre manoir normand en toute tranquillité.

— Vous n’imaginez pas un instant que je vais accepter ça ? Tant que je n’aurai pas retrouvé ma fille, je n’aurai ni trêve ni repos.

— Même si je vous promets de vous faire tenir de ses nouvelles aussi souvent qu’il sera possible sans compromettre notre cause ?

— Qui me dit que vous tiendrez parole ? Ces nouvelles, je les veux de sa bouche. Autrement dit, je veux la voir, l’entendre… Faites-la-moi rencontrer et nous aviserons…

— Avec un homme comme vous c’est beaucoup trop dangereux, donc impossible. Je vous en prie, ajouta l’inconnu en accentuant le verbe, acceptez ce que je vous offre ! Donnez-moi votre parole et partez. Plus tard, vous la reverrez.

— Plus tard ? Quand ? À cause de cette aventure où vous l’entraînez, qu’est-ce qui vous permet d’assurer qu’elle sera encore vivante dans six mois, dans un an ? Je ne suis pas le seul à vous rechercher.

— Et qui donc ? La police ? Elle n’est plus bien inquiétante, et puis elle a d’autres chats à fouetter.

— Êtes-vous fou ou aveugle et sourd ? La police officielle, je vous l’accorde, mais croyez-vous que Fouché se croise les bras ?

Pour la première fois, Crawfurd se mêla au dialogue :

— Fouché ? Qu’en savez-vous ? grogna-t-il.

— Je le sais ; cela doit vous suffire.

— Alors, c’est que vous êtes encore plus dangereux que je ne le croyais ! dit l’homme au pistolet. En ce cas, j’ai bien peur de ne plus pouvoir vous laisser le choix. Soyez certain que je le regrette, mais nous sommes en guerre… ou peu s’en faut. Veuillez vous retourner, monsieur Tremaine, et marcher vers la porte ! Le parc est vaste et plein d’ombres douces : vous y reposerez en paix…

Avec un haussement d’épaules, Guillaume fit ce qu’on lui ordonnait et se trouva en face de deux autres armes à feu braquées sur lui.

— Vous avez une curieuse façon d’honorer les lois de l’hospitalité, Mr Crawfurd, dit-il avec mépris, mais je ne suis pas sûr, voyez-vous, que ma fille apprécie cet épisode de son roman d’amour.

— Elle n’en saura rien.

L’un des conspirateurs mettait déjà la main à la poignée de la porte quand celle-ci s’ouvrit à deux battants, si violemment qu’elle cogna contre le mur.

— Vous imaginiez-vous un seul instant, messieurs, que j’allais vous laisser assassiner mon père ? s’écria Elisabeth.




1- Cette belle demeure, qui fut celle du marquis de Galliffet avant la Révolution, ouvrait alors sur la rue du Bac et occupait un grand espace. Elle est, de nos jours, située au 73 de la rue de Grenelle et abrite le consulat général d’Italie.

2- Talleyrand est en effet le père du grand peintre Eugène Delacroix.

3- Aujourd’hui, rue Boissy-d’Anglas.

4- Dont le « testament authentique » de Marie-Antoinette (Mémoires du baron de Frénilly).

5- En 1808, Crawfurd échangea avec Talleyrand cette trop grande demeure contre l’hôtel que possédait celui-ci rue d’Anjou.

Chapitre IV Un curieux policier

Guillaume ne s’attendait pas à se trouver si soudainement en face de sa fille, mais était-ce vraiment sa fille ? La longue et gracieuse silhouette appartenait bien à Elisabeth. À elle aussi, le fin visage au teint de fleur couronné de cuivre blond ; à elle toujours, les larges prunelles d’un gris nuageux, mais le regard hautain, glacé, de ces yeux-là, mais le ton impérieux de la voix familière étaient nouveaux et rappelaient Agnès.

— Madame, dit le petit homme rond avec une nuance de respect ennuyé qui n’échappa pas à son prisonnier, vous ne devriez pas être là.

— Mais j’y suis, monsieur de Sainte-Aline, et fort heureusement ! Je ne vous aurais jamais pardonné un tel crime, et Monseigneur non plus.

— Voilà qui est réconfortant ! soupira Tremaine. Je suis heureux de te revoir, Elisabeth ! J’ai bien cru que ce ne serait plus jamais possible. Tes amis ne semblaient pas disposés à favoriser une rencontre.

— Ils ont outrepassé leurs ordres. Moi aussi, je suis heureuse de vous revoir, même si ce n’est que pour un instant puisque, malheureusement, nous appartenons désormais à des camps…

— Ne dis pas le mot ! Je ne serai jamais ton ennemi et tu le sais…

— Madame, intervint Sainte-Aline, nous nous trouvons dans une situation très délicate. Que vous soyez attachée à votre père…

— Le terme est faible, vicomte ! Je l’aime tout simplement et quelle que soit la situation, elle n’y changera rien.

— Sans doute, mais il nous a laissé entendre que Fouché s’intéressait à nous, et vous savez quel danger ce regard peut faire courir à notre cause.

— Encore faut-il savoir à qui vous avez affaire ! Pensez-vous que mon père s’abaisserait à renseigner un ancien régicide, l’un de ceux qui furent les bourreaux de ma mère ? On voit bien que vous ne le connaissez pas…

— Peut-être est-ce vous qui le connaissez mal, madame. Je lui ai proposé de le libérer contre sa parole de nous oublier. Je lui ai même dit que nous lui ferions parvenir de vos nouvelles…

— … et moi je vous ai dit, coupa Guillaume, que je voulais voir ma fille, parler avec elle. Nous avons, voyez-vous, beaucoup de choses à nous dire.

— Très bien. Vous l’avez vue ! À présent, que faisons-nous ?

La nervosité du garde du corps, puisque c’était sans doute son rôle, parut amuser Tremaine.

— Vous êtes bien pressé de vous débarrasser de moi ! Je la vois, c’est entendu, mais nous n’avons pas échangé vingt paroles.

— Et, de toute façon, ce n’est pas à vous de prendre une décision sur un sujet aussi grave. (Puis, se tournant vers Guillaume :) Je pense en effet que nous avons à causer, père. Voulez-vous que nous allions au jardin ? Nous y serons plus tranquilles. Vous voudrez bien, messieurs, nous y laisser seuls et ne pas franchir les limites des portes-fenêtres.

Retrouvant d’instinct un geste qui lui était habituel depuis qu’elle était assez grande pour le faire, Elisabeth glissa son bras sous celui de son père. Aussitôt, celui-ci répondit comme il le faisait toujours en coiffant de sa grande main les doigts fragiles posés sur sa manche, heureux de retrouver leur chaleur et leur douceur, après ces mois de séparation. Il se sentait fort, tout à coup, même s’il allait avoir à livrer un difficile combat, mais que ne ferait-il pas pour garder cette petite main dans la sienne ?

Ils descendirent ainsi, traversèrent un salon déjà envahi par les ombres du soir, gagnèrent le parc. La fin de ce jour était grise et triste. Des nuages roulaient sur Paris depuis le matin, apportant un peu de pluie. L’automne s’annonçait, il faisait presque froid.

L’immense jardin où aucune statue n’accrochait plus le regard – elles avaient été enlevées ou brisées pendant la Révolution – ressemblait à une avenue triomphale avec sa pelouse étendue presque à perte de vue entre de hautes charmilles et d’épais bosquets. Tout au bout cependant, mais noyée dans la grisaille crépusculaire, un petit bâtiment sans étages, une de ces folies dont avait été si prodigue le siècle précédent, montrait sa silhouette imprécise et que l’on n’eût sans doute pas remarquée si un peu de lumière n’avait brillé derrière l’une des fenêtres.

— Quelque chose me dit que tu habites là, murmura Guillaume, et ce furent les premiers mots prononcés.

— Oui. Allons de ce côté en prenant bien soin de rester à découvert. Inutile de donner de l’inquiétude à ceux qui nous observent. Père… pourquoi êtes-vous venu jusqu’ici ?

Il ne répondit pas, préférant suivre sa pensée.

— J’espère que tu y vis seule, en ce cas.

Elle s’arrêta, lâcha le bras de Guillaume et lui fit face.

— Pourquoi vivrais-je seule ? Vous savez bien qui j’ai suivi.

Guillaume sentit monter en lui l’une de ces rares colères dont ceux des Treize Vents avaient appris à craindre la brutalité. À celle-là s’ajoutait un affreux sentiment de frustration, de déception, et même de honte. N’avait-il donc parcouru tant de chemin que pour découvrir chez l’enfant qu’il aimait par-dessus tout les signes de la dépravation, de la perversité peut-être, venue de l’odieux grand-père1 ?

— Tu oses me dire ça ? gronda-t-il.

— Je ne vous ai jamais menti. Pourquoi commencerais-je ?

Elisabeth connaissait trop son père pour ne pas deviner la fureur qui lui venait ; pourtant elle ne courba pas la tête, bien au contraire : sous la masse rutilante de la chevelure, celle-ci se redressa davantage et le clair regard demeura ferme.

— Toi, ma fille, tu vis avec un homme et tu me le déclares sans même rougir ! Qu’il soit prince, roi ou Dieu sait quoi ne change rien à la souillure que tu m’infliges. Est-ce que tu te rends compte seulement ?…

— Et vous ? Est-ce que vous vous rendez enfin compte de ce que vous avez fait en engrossant votre nièce, la fille de votre maîtresse, et cela chez nous ? Au fait, l’avez-vous épousée ?

Elle s’était mise à parler avec la violence d’un torrent qui déborde, soulageant ainsi son cœur d’une amertume accumulée depuis trop longtemps. Furieux, Guillaume faillit la gifler. Seule, la crainte de mettre entre eux l’irréparable le retint. Peut-être aussi la conscience de sa propre misère.

— Non. Je l’ai dit et répété : pas tant que l’enfant ne sera pas né viable !

— Et vous êtes content de cette morale-là ? Avant de jeter l’anathème sur les autres, regardez un peu où vous en êtes ! Ainsi cette chère Lorna étale toujours son ventre dans les fauteuils de ma mère ? J’espérais, en vous voyant, que vous veniez me dire que c’en était fini du cauchemar, qu’elle était enfin partie… Mais, s’il n’en est rien, qu’aviez-vous donc à m’annoncer de si urgent pour me courir après ? Rien n’a changé chez nous, alors à quoi bon me poursuivre ? Vous savez très bien que sans cette horrible histoire je n’aurais jamais quitté la maison.

— Vraiment ? Aurais-tu refusé de suivre ce jeune misérable ?…

— Je vous défends de l’insulter !

— Tu n’as rien à me défendre ! Réponds plutôt : qu’aurais-tu fait si, au lieu de te rencontrer par hasard sur une plage déserte, il était venu jusqu’aux alentours des Treize Vents ?

— Il ne se serait pas contenté des alentours : il serait même venu jusqu’à la maison. Il s’y rendait lorsque nous nous sommes retrouvés.

— Pour quoi faire ? Me remercier de l’asile accordé, des dangers courus, du sacrifice de ta mère ?

— Ne croyez-vous pas que vous devriez être le dernier à évoquer ce souvenir ? Elle est morte pour ses convictions, sans doute, mais aussi, mais surtout, parce que vous l’aviez trahie. Alors, je vous en prie, laissez-la reposer en paix ! Quant à moi…

— Tu veux que toi aussi je te laisse reposer en paix auprès de ton amant ? ricana Guillaume. Tu es ma fille, tu es mineure et je viens te chercher…

— Me chercher ? Pour m’emmener où ? Pas à la maison, puisque votre maîtresse y est toujours ! À moins que vous ne prétendiez m’enfermer. Alors ? Chez tante Rose ? Pauvre adorable tante Rose ! Elle est la seule qui m’ait inspiré quelque remords car j’ai dû lui faire beaucoup de peine, mais croyez-vous qu’elle m’accueillerait encore, après ce que je viens de vivre ? Vous n’oseriez même pas le lui demander.

— Si, parce que la crois capable d’accepter. Elisabeth ! Elisabeth, tu ne peux pas continuer sur ce chemin où tu risques de te briser.

— Nous devons tous être brisés un jour ou l’autre ! Et moi je suis heureuse, vous entendez, heureuse ! Je vis avec celui que j’aime, je l’accompagne sur le difficile chemin qui le ramènera peut-être au trône et j’en éprouve un immense bonheur.

— Admettons qu’il arrive à le récupérer, ce trône, ce dont je doute fort ; qu’adviendrait-il de ce grand bonheur ? Il s’écraserait contre les marches que ton bel ami aurait gravies et au sommet desquelles l’attendrait quelque princesse royale.

— Pourquoi ne lui dites-vous, ma douce, que vous êtes ma femme devant Dieu et que nous sommes mariés ?

Emportés par leur querelle, Guillaume ni Elisabeth ne l’avaient entendu ni vu venir. Pourtant il était là, sortant de l’ombre épaissie des arbres, longue forme noire érigeant comme une fleur sur une tige un beau visage où le nez bourbonien et la lèvre autrichienne trouvaient le moyen de former une séduisante harmonie sous les courts cheveux blonds que le vent dérangeait.

— Mariés ? souffla Guillaume abasourdi.

— Mais oui ! J’aime trop Elisabeth et depuis trop longtemps pour oser lui offrir le rôle dégradant que vous supposiez, monsieur Tremaine. Je l’ai bel et bien épousée. Sans votre permission, bien sûr…

— Ce qui peut frapper ce mariage d’invalidité. Sans compter le nom d’emprunt que vous avez dû annoncer.

— Père ! s’écria Elisabeth. Ce que vous dites là est indigne.

— Alors, apprenez-moi où, quand, comment ?

Guillaume se contenait avec peine, mais le jeune homme sourit et le charme de ce sourire crucifia le père. Comment une enfant de seize ans aurait-elle pu lui résister ? Louis-Charles prit la main de sa compagne sur laquelle il posa un baiser plein de tendresse.

— À l’exception de votre consentement, ce qui pour un roi ne présente pas un empêchement majeur, notre mariage a eu lieu dans toutes les formes requises. Nous avons été unis le 8 juillet dernier, jour de la Sainte Elisabeth, par monsieur l’abbé Nicolas, curé de Vierville et en son église. Quatre témoins dont je tairai les noms par prudence peuvent attester que moi, Louis-Charles de France, duc de Normandie, dauphin de Viennois, roi de France et de Navarre par tradition monarchique, j’ai épousé Elisabeth-Mathilde Tremaine devant Dieu et devant les hommes afin que nous soyons liés jusqu’à ce que la mort nous sépare.

La voix paisible qui prononçait, comme toutes naturelles, des paroles empreintes d’une telle grandeur, assomma Guillaume. Cependant, il était de ceux qui réagissent vite.

— Je ne doute pas de votre parole, soupira-t-il. Ce dont je doute – et très fortement ! –, c’est qu’au cas où vous parveniez à vos fins vous ayez l’audace de faire de ma fille une reine de France.

— Et pourquoi pas ? Nous vivons un temps où un petit officier d’artillerie corse songe sérieusement à devenir empereur. Elisabeth est ma femme, monsieur Tremaine, et je l’aime profondément. Jamais je ne renoncerai à elle… même s’il vous paraît difficile de voir en moi un fils, ajouta-t-il en teintant cette fois d’ironie son sourire.

— Et moi, appuya la jeune femme, je ne renoncerai jamais à mon époux. Père, il faut comprendre et admettre.

— Quoi ? Que je doive désormais m’incliner devant toi en t’appelant Votre Altesse ? lança Guillaume avec rage. N’y compte pas ! Tout cela me fait l’effet d’un affreux cauchemar…

— Ne dites pas de sottises, Père ! fit tendrement Elisabeth en venant à lui. Je ne serai jamais pour vous que votre fille, une fille qui vous aime… Oh ! papa, ajouta-t-elle en se haussant un peu pour l’embrasser, vous savez bien que dans notre famille, on n’est pas vraiment faits pour une destinée paisible et sans relief. Vous avez vécu tant d’aventures, tant de drames…

— Excellente raison pour t’éviter d’en connaître de semblables !

Incapable de résister plus longtemps, il avait pris sa fille dans ses bras pour poser ses lèvres sur ses cheveux comme il aimait tant à le faire avant leur séparation. La douceur retrouvée fit fondre sa colère et ce fut avec une certaine amabilité qu’il s’adressa au jeune homme :

— Si vous l’aimez tant, pourquoi vouloir à tout prix l’entraîner dans votre quête ? Vous êtes environné de dangers : tenez-vous vraiment à les lui faire courir à elle aussi ? Songez qu’elle pourrait y laisser la vie !

— Soyez certain que j’y pense. Nous sommes une poignée d’hommes résolus, et elle une fragile jeune femme. J’aimerais pouvoir vous la confier.

— Mais moi je ne le veux pas ! trancha Elisabeth. On nous a mariés pour le meilleur et pour le pire. Pour l’instant, c’est peut-être le meilleur mais, croyez-moi, père, il vaut la peine que l’on risque le pire. Je ne veux pas être séparée de mon époux. Je le suivrai jusqu’au bout.

— En prison, vous pourriez être séparés pendant des années.

— Espérons que cela ne nous arrivera pas ! Et puis, ajouta-t-elle en offrant à son jeune mari un rayonnant sourire, au cas où les choses tourneraient mal, nous aurons toujours la ressource de repartir vers le pays d’où Louis est venu. Il a là-bas une maison, des amis, presque une famille et il paraît que Smyrne est un endroit plein de beauté.

À nouveau, Guillaume se sentit envahi par la douleur et l’amertume.

— Si loin ? Tu pourrais aller vivre si loin de nous, de ta maison, de tes frères ?

— Vous savez ce que je pense de la maison, père. Il faut laisser le temps au temps. Oh ! mon ami ! ajouta-t-elle vivement en rejoignant Louis-Charles, je vois M. de Sainte-Aline qui descend les marches. Il faut que vous sachiez tout : quand je suis arrivée, il méditait d’abattre mon père et de l’enterrer dans ce jardin…

— Soyez sûre qu’il n’en fera rien. L’ordre que je vais donner ne saurait être transgressé. Quant à vous, monsieur Tremaine, je n’oublie pas ce que je vous dois et je vous supplie de chasser vos craintes. Elisabeth a trop d’imagination et, avant de faire voile vers la Méditerranée orientale, il nous reste bien heureusement d’autres moyens. À commencer par ma Normandie, où nous avons des amis et pourrions nous retrancher. Soyez en paix, je vous en supplie ! C’est peut-être moi qui ramènerai Elisabeth aux Treize Vents… En attendant, vous aurez de nos nouvelles. Embrassez votre fille et donnez-moi la main !

Comme dans un rêve, Guillaume serra la main offerte. Il se sentait presque subjugué par l’étrange autorité émanant de ce garçon de dix-huit ans. Il se savait battu et, cependant, n’en éprouvait pas autant de tristesse qu’il l’aurait imaginé. Peut-être parce qu’il comprenait l’amour qu’Elisabeth lui portait. Un amour dont elle pouvait être fière : le roi errant était digne d’elle. Il n’en fut pas plus heureux pour autant.

Mais il en eut une autre preuve lorsque Sainte-Aline les rejoignit. D’un ton où perçait la hauteur de sa mère, Louis-Charles fit entendre sans ambages qu’il ne tolérerait pas la moindre atteinte à l’intégrité physique de celui qui se retrouvait son beau-père. M. Tremaine devait être ramené à sa voiture avec toute la déférence due à un homme de son courage et de sa qualité. Néanmoins, têtu comme un Breton, le petit baron essaya encore de discuter :

— Je n’en ai jamais douté. C’est pourquoi je lui avais demandé sa parole…

Ce fut Guillaume qui lui répondit :

— Je vous la donne ! Personne ne saura jamais ce que j’ai vu dans cette maison ni qui j’ai rencontré. Souvenez-vous seulement que je vous confie Elisabeth, Monseigneur, et qu’il pourrait m’arriver de vous en demander compte.

Cela dit, il s’inclina, tourna les talons et remonta vers la maison où s’allumaient les lumières, emportant avec lui la double image de ces deux êtres jeunes et beaux, identiquement vêtus de noir comme s’ils portaient déjà le deuil d’espoirs insensés.

— De toute façon, lui confia Sainte-Aline en le remettant aux soins de l’habituel valet de pied, nous ne resterons plus longtemps ici. L’endroit commence à être un peu trop fréquenté. (Puis, comme il allait descendre vers sa voiture, il le retint :) Veuillez attendre un instant ! Vous oubliez les objets que vous aviez apportés. Vous n’avez pas, j’imagine, l’intention d’en faire cadeau à Mr Crawfurd ?

— Sûrement pas ! Bien qu’il en ait grande envie, mais je me sens peu enclin à lui être agréable. Dites-lui de les offrir à leur légitime propriétaire. Moi, je n’en ai plus besoin. Encore un conseil cependant : partez d’ici le plus vite que vous pourrez ! J’ai tout lieu de croire que l’on s’intéresse à la maison de Mr Crawfurd…

— Merci, mais soyez tranquille ! Nous avons d’autres refuges.

La portière claqua tandis que la porte cochère s’ouvrait sans un grincement. La nuit était tombée mais la pluie revenait, fine, drue, glissant sur le vernis de la voiture qui, le cintre de pierre franchi, s’enfonça dans l’humide obscurité où s’affairait de son mieux un allumeur de réverbère attardé. Le résultat obtenu par deux lanternes jaunes ne changea d’ailleurs pas grand-chose à l’atmosphère lugubre. Des ténèbres encore plus froides, encore plus épaisses, régnaient dans l’âme de Guillaume. Une grande lassitude aussi, et il ne se retourna pas une seule fois pour regarder l’endroit où il venait d’abandonner un morceau de son cœur. Mais que faire d’autre ? Comment lutter contre ce double amour, cette double volonté, puisque ces deux enfants avaient mis Dieu de leur côté ? Pas grand-chose, sinon essayer, tout au moins, de les protéger de son mieux.

S’il n’avait écouté que son désir profond, il fût reparti le soir même pour rentrer aux Treize Vents où l’attendait Lorna, cet autre problème qu’il devenait urgent de régler. Comment, il n’en savait rien, mais il était décidé à y réfléchir sérieusement : il fallait que les Treize Vents puissent accueillir Elisabeth et son époux au cas où ils y chercheraient asile. Avec cette Anglaise hostile, ce serait impossible.

En attendant, il fallait demeurer : un départ brusqué serait trop significatif aux yeux de Fouché et de sa bande. S’il voulait réussir à les duper, il devait rester, continuer en apparence ses recherches, aller souper chez Talleyrand, se montrer avec les du Moley, être à l’écoute des murmures et des bruits de Paris et, peut-être, finalement, prendre la route d’Auvergne afin d’entraîner les policiers à la suite. Demain, le jeune Guimard se montrerait pour avoir des nouvelles. Il en aurait, mais soigneusement épluchées.

Quand il descendit de son appartement, vers neuf heures, Tremaine n’eut pas à chercher longtemps : le jeune policier au brin de bruyère, en costume d’équitation – habit gris souris, culotte blanche finement rayée de gris et bottes à revers jaune –, dégustait une tasse de café dans le salon que l’hôtel de Courlande réservait à cet effet.

Comme les gens de la maison les avaient déjà vus causer ensemble, Guillaume alla droit vers lui, appela un valet pour se faire servir, et se carra dans un petit fauteuil « cabriolet », les mains nouées sur l’estomac :

— Alors ? fit-il. Cette mission ?

— Satisfaisante. Et vous ? Avez-vous pu mener à bien ce plan dont vous me parliez ?

— Absolument. À deux reprises, je me suis rendu rue de Varenne : avant-hier sous le prétexte courtois de prendre des nouvelles de Mrs Sullivan, dont le malaise m’avait inquiété chez le ministre. J’ai été reçu… sans grand enthousiasme, il faut bien le dire : ces gens-là me font l’effet d’être les plus casaniers qui soient. Qu’ils soient riches, je n’en doute pas, mais on économise beaucoup sur la lumière comme d’ailleurs sur les paroles. Pourtant, j’y suis retourné hier… et sur invitation.

— Que leur avez-vous fait ? Vous avez séduit la dame ? fit Guimard, les yeux au ras de sa tasse.

— Plutôt le mari ! Il m’avait accordé l’honneur de me recevoir dans la pièce… l’une des pièces où se trouve rassemblée sa collection de souvenirs de la reine, et c’est surtout de cela que nous avons parlé. J’avais réussi à me procurer, grâce à un ami, certain petit objet provenant d’un nécessaire de voyage de Marie-Antoinette acheté soi-disant pour ma nièce : il a naturellement demandé à le voir ; je me suis donc fait un plaisir de le lui apporter… et même de le lui revendre. Du coup, nous sommes devenus les meilleurs amis du monde. Madame m’a offert le thé ; j’ai visité les salons, le parc…

— Et le pavillon qui est au fond, vous l’avez vu aussi ?

— Bien sûr. Un joli petit bâtiment dont Crawfurd songe à refaire un salon de musique. Vous aviez raison en m’annonçant une superbe demeure.

— Je vous félicite sincèrement… mais n’avez-vous rien d’autre à m’apprendre ?

Un serviteur se penchait sur le guéridon placé entre les deux hommes pour y déposer une tasse, une cafetière et un sucrier.

— Laissez ! je me servirai moi-même, dit Tremaine tout en offrant à son vis-à-vis un sourire désabusé. Rien, malheureusement ! poursuivit-il, soupirant. J’ai vu bien des choses : des serviteurs indiens, d’autres un peu mulâtres, mais rien qui permette de supposer une présence cachée. Ou alors dans des placards…

— On ne vous a tout de même pas conduit dans les chambres ?

— Si. Pour me montrer certains portraits, et en outre je suis cordialement invité à revenir quand il me plaira. (Puis, quittant le ton léger pour revenir au soucieux :) Je crois que nous avons fait fausse route en nous fixant sur ce vieux couple. Ils vivent dans le passé.

— Et quelle meilleure occasion de le ressusciter qu’en abritant un survivant prestigieux ?

— Possible, mais pas certain. C’est de Marie-Antoinette que Crawfurd est entiché ; pas de son fils. J’ai même l’impression qu’il ne l’intéresse guère. J’ai dit que l’on m’avait offert un gant lui ayant appartenu et il a refusé d’un geste qui balayait la chose comme sans importance. Je me demande s’il ne croirait pas à cette fable selon laquelle le Dauphin ne serait pas le fils de Louis XVI.

— Il aurait sans doute la meilleure des raisons, puisqu’il fréquentait beaucoup Fersen. Ce qui ne veut pas dire qu’il l’aimât. Comment comptez-vous agir à présent ?

— J’ai passé une partie de la nuit à y réfléchir. Peut-être retournerai-je rue de Varenne demain avant d’aller souper chez M. de Talleyrand, avec qui j’aimerais causer en tête à tête. Je me demande si en lui faisant certaines confidences…

— Méfiez-vous ! C’est l’homme le plus habile et le plus fin qui soit. Il est capable de vous rouler dans la farine.

— Je ne suis pas complètement idiot non plus, riposta Tremaine, abrupt. Cela dit, si je ne découvre pas d’autre piste, je me déciderai peut-être pour le voyage d’Auvergne. Après tout, rien ne confirme que ce jeune homme et les siens soient encore à Paris.

— Monsieur Fouché en est persuadé. Moi aussi, d’ailleurs, mais lui se trompe rarement et nos plus fortes présomptions s’attachaient à l’Écossais. Maintenant, il est possible que votre première visite ait effarouché nos oiseaux et qu’on les ait transférés ailleurs. Au moins pour pouvoir vous faire visiter la maison…

Il réfléchit un moment tout en finissant son café puis, se levant, prit le chapeau, le stick et les gants déposés sur une chaise.

— Agissez à votre guise, conseilla-t-il. Moi, je vais rue du Bac !

— Au ministère des Relations extérieures ?

— Non, mais pas loin. Quand il a quitté la police, M. Fouché s’est d’abord installé rue Basse-du-Rempart puis dans la rue en question, pas bien loin de son « ami » Talleyrand. Il a quitté sa terre de Ferrières et a regagné Paris il y a cinq ou six jours.

Resté seul, Guillaume le regarda s’éloigner, fouettant martialement ses bottes du bout de sa cravache. Il espérait s’être montré suffisamment convainquant sans en être absolument persuadé : marier la vérité et le mensonge représentait un exercice qu’il maîtrisait assez mal, mais il fallait compter aussi avec la chance.

Pour se remettre les idées en place, il pensa – l’équipage de Guimard lui en ayant donné l’idée – qu’un temps de galop lui ferait le plus grand bien et il se rendit au bureau de l’hôtel pour demander qu’on lui trouve un cheval de selle tandis qu’il allait changer de costume.

Par la grande avenue au sol irrégulier dont l’une des rives était encore presque en friche et que l’on appelait les Champs-Élysées, il gagna la barrière de Chaillot puis la promenade de Longchamp redevenue à la mode depuis que le pays retrouvait une certaine prospérité. Pourtant, ce matin-là, il n’y avait pas grand monde : quelques cavaliers assez hardis pour affronter le mauvais temps – il avait plu tout la nuit et, par instants, les averses revenaient –, et de rares voitures. Pour sa part Guillaume, en bon Cotentinois, ne se souciait jamais des intempéries lorsque l’envie lui prenait d’enfourcher un cheval et de courir la campagne. Celle-ci, moins sauvage et moins belle que ses paysages habituels, lui fit tout de même grand bien et quand il rentra, trempé mais détendu, il se sentait l’esprit plus clair. Une espèce d’euphorie qu’il n’allait pas conserver au-delà du vestibule où l’attendait Victor Guimard avec une tête qu’il ne lui connaissait pas encore : celle d’un homme très mécontent.

— Je dois vous conduire séance tenante chez M. Fouché, lui déclara-t-il sans autre préambule.

— Pour quoi faire ?

— Il vous le dira lui-même, mais il vaudrait mieux ne pas tarder : il y a déjà un moment que je patiente ici.

— Vous allez patienter encore. Vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais je suis mouillé. En outre, j’ai faim.

— Vous mangerez plus tard. Je veux bien vous accorder quelques minutes pour vous changer, mais à condition de vous accompagner.

— Cela veut dire quoi ? s’écria Guillaume outré. Que vous m’arrêtez ?

— Je n’en ai pas mandat. En revanche, j’ai celui de vous ramener au plus vite, et vous avez tout intérêt à ne pas pousser M. Fouché à quelque extrémité regrettable.

Tremaine n’insista pas. Quelque chose s’était produit qui, si l’on en jugeait par la mine sévère de ce garçon plutôt affable d’ordinaire, ne laissait rien présager de bon.

— Très bien. Venez avec moi : je n’en ai pas pour longtemps.

Ils montèrent tous deux jusqu’à l’appartement de Guillaume, mais alors que celui-ci pensait laisser son gardien dans le petit salon, Guimard pénétra d’autorité dans la chambre. Tremaine allait protester, mais le policier mit un doigt sur sa bouche :

— Habillez-vous pour un voyage et préparez votre plus petit sac avec juste le nécessaire. Abandonnez le reste ici ! Je m’arrangerai pour vous le renvoyer un peu plus tard. Vous me remettrez ce qu’il faut pour régler l’hôtel.

— Qu’est-ce que ça signifie ? Je n’ai pas du tout l’intention de m’en aller !

— Je vous expliquerai dans la voiture. Nous n’avons que trop perdu de temps. Si vous vous opposez à ce départ, vous risquez de coucher en prison. Alors, choisissez mais choisissez vite !

C’était sérieux, apparemment. Tremaine fit ce qu’on lui conseillait et, quelques minutes plus tard, il quittait l’hôtel de Courlande dans le cabriolet que le policier conduisait lui-même. Mais, au lieu de prendre le pont de la Concorde, chemin logique vers la rue du Bac, l’attelage tourna résolument à droite et embouqua les Champs-Élysées.

— Où m’emmenez-vous ? s’inquiéta Guillaume.

— À Versailles, où vous serez libre de prendre une malle-poste pour rentrer chez vous ou de vous cacher suffisamment pour qu’on vous croie parti. Restez tranquille, bon sang ! Qu’est-ce que vous faites ?

Guillaume, en effet, venait d’empoigner les rênes et obligeait la légère voiture à s’arrêter.

— Vous le voyez ! Mon cher monsieur, je ne suis pas de ces gens que l’on peut expédier comme un simple paquet sans un mot d’explication. Alors, ou vous parlez ou je descends et je rentre à pied pour aller voir votre ex-ministre qui, bien sûr, ne m’attend pas.

— Justement si, il vous attend, mais il vous attendra toute la journée s’il le faut. Quand je retournerai chez lui, je lui dirai que vous avez disparu.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? souffla Tremaine abasourdi. Et pourquoi ne voulez-vous pas m’emmener rue du Bac, surtout si c’est la mission dont vous êtes chargé ?

— Parce que si vous y allez, vous n’en sortirez que dans une voiture cellulaire à destination du Temple !

Puis, brusquement, le jeune homme laissa éclater sa colère :

— Et ne me demandez pas pourquoi je fais ça, alors que vous vous êtes fourré vous-même dans ce pétrin en me mentant comme vous l’avez fait ce matin.

— En quoi ai-je menti ?

— Oh ! c’est simple : non seulement vous avez acquis la certitude de la présence chez Crawfurd de ceux que nous recherchons, mais vous avez vu votre fille et le prince. Vous vous êtes entretenu avec eux dans le parc de Matignon.

— Comment savez-vous ça ? tonna Guillaume sans se soucier des rares passants. Je croyais qu’il vous était impossible de pénétrer dans cette maison. En outre, je vous croyais en « mission » ?

— J’y étais. Et si vous voulez tout savoir, Fouché trouvait que ça marchait un peu trop bien, vous et moi, que… je vous montrais trop de sympathie, peut-être. C’est pourquoi, il m’a expédié à Fontainebleau pour deux jours. En fait, j’étais pour vous une sorte de leurre chargé de dissimuler votre vrai suiveur : l’inspecteur Pasques, le policier le plus redoutable de ceux qu’il a formés, conclut-il avec une amertume qui n’échappa pas à son compagnon. Il venait de découvrir que le renard s’était servi de lui, et il n’aimait pas ça.

— Et ce Pasques est entré chez Crawfurd ?

— Non, mais il a trouvé le moyen d’avoir un œil dessus. Hier, quand vous étiez au jardin, vous n’avez pas imaginé un instant que vous étiez surveillé à la longue-vue depuis la cime d’un des grands arbres de l’hôtel de Rohan-Rochefort, un voisin immédiat dont il a réussi à éloigner les propriétaires pour une semaine. Fouché savait ce qu’il faisait en vous lançant sur la piste de Crawfurd, il savait que vous ne lâcheriez pas tant que vous n’auriez pas une certitude, et vous avez mâché la besogne à Pasques. La suite n’a été qu’un jeu.

— La suite ? fit Tremaine qui se sentit pâlir.

— Vers la fin de la nuit, des hommes à nous ont franchi le mur mitoyen pour investir le « Petit-Trianon ». L’un des deux hommes qui veillaient aux abords a été tué ; l’autre a pu avertir ses compagnons. Il y a eu un rapide combat : l’un des serviteurs du prince a été pris.

— Et lui ?

— S’est échappé grâce au dévouement de ce même serviteur… et de quelqu’un d’autre. Il doit y avoir un passage dans la cave mais on n’a pas eu le temps de le chercher pour ne pas donner l’éveil aux gens de la grande maison.

— Vous voulez dire que ce coup de main s’est effectué sans qu’on s’en aperçoive chez Crawfurd ?

— Vous avez vu la distance entre les deux bâtiments ? En outre, ce n’est pas la police officielle qui a opéré : celle-ci ne possédait pas de mandat.

— Et ma fille ? Elle est partie avec lui, bien entendu ?

— Non. Elle a voulu rester pour retarder les assaillants…

Guimard avait détourné la tête mais, l’instant suivant, il étouffait à demi sous la poigne d’un Tremaine devenu apoplectique :

— Et il l’a laissée derrière lui, ce misérable ? Où est-elle ? Qu’est-elle devenue ?

— Elle va bien, rassurez-vous. Quant à lui, il n’a pas eu le choix : ses compagnons l’ont assommé pour l’emporter. Lâchez-moi ! ça ne vous avancera à rien de m’étrangler.

— Quand vous aurez répondu à ma question : où est-elle ?

— Chez M. Fouché. Tout au moins, elle y était lorsque j’y suis arrivé après notre… entretien.

Guillaume le libéra, mais ce fut pour reprendre les rênes et faire tourner la voiture.

— Et vous vouliez m’empêcher d’y aller ? cria-t-il, furieux. Et vous vouliez me renvoyer chez moi ?

Cette fois, ce fut au jeune homme d’essayer d’arrêter l’attelage mais, surtout lorsqu’il était en colère, Tremaine possédait une force peu commune. Une violente bourrade lui suffit pour se débarrasser de son compagnon, qui manqua rouler hors du cabriolet mais réussit cependant à s’y maintenir.

— Pour l’amour du Ciel, écoutez-moi ! s’écria-t-il. Vous allez perdre toute chance de sauver votre fille !

— J’en aurai toujours plus qu’en reprenant la diligence !

— Je vous avais aussi proposé de vous cacher et je savais bien que vous poseriez des questions. À présent, pour l’amour du Ciel, laissez-moi en finir !

— Allez-y ! Vous avez le temps jusqu’à ce que nous arrivions.

Le jeune policier s’exécuta. Il raconta comment, arrivant chez Fouché pour lui faire son rapport touchant Tremaine, il avait reçu de celui-ci un accueil goguenard. On l’avait écouté avec un aimable sourire, puis l’ancien ministre avait soupiré : « J’avais bien raison de ne pas accorder confiance à ce Tremaine. Cependant, il a joué sa partie de façon tout à fait satisfaisante. Et comme il vient de vous mentir effrontément, nous n’avons plus de gants à prendre avec lui… ni avec sa fille. Alors, à présent, vous allez me le chercher afin que nous ayons ensemble une bonne conversation ! »

— Naturellement, je tombais des nues, soupira Clément, et j’ai demandé que l’on veuille bien éclairer ma lanterne. J’ai eu alors toute satisfaction. On m’a tout raconté en prenant cependant quelques précautions afin de ménager ma susceptibilité : le rôle que je venais de jouer ressemblait beaucoup à celui d’un imbécile, et je ne cachai pas ce que j’en pensais. On m’a même félicité en disant que je n’aurais pas si bien agi si le plan m’avait été révélé dans sa totalité, ajouta-t-il avec une amertume qui réussit à percer la couche de colère dont s’enveloppait Tremaine.

Il y avait, dans les derniers mots, un accent de sincérité qui forçait l’attention mais qui, alors, soulevait de nouvelles questions. Guillaume ralentit la course du cheval :

— Que vous soyez vexé, je peux le comprendre, mais cela n’explique pas pourquoi, au lieu de me conduire tout droit chez Fouché, vous avez voulu m’emmener à Versailles. Vous cherchez à me sauver, ou quoi ?

— C’est un peu ça. Si vous êtes emprisonné – et c’est ce qui va vous arriver si vous vous obstinez –, Mlle Tremaine n’aura plus la moindre chance de retrouver l’air libre.

— Et ça vous tourmente ? Vous, un policier ? lâcha Guillaume avec un dédain qui fit rougir le jeune homme.

— Oui, moi, un policier ! Je sers le Premier Consul de mon mieux ; je traque ses ennemis et les conspirateurs. Si j’avais pu mettre la main sur le prince, je l’aurais fait sans bouger un sourcil… mais cette toute jeune femme si fière… si belle ! Elle n’a commis aucun crime, que je sache ! Elle ne menace pas la vie du général Bonaparte.

— Vous l’avez vue ? demanda Guillaume qui commençait à comprendre.

— Oui. Fouché me l’a montrée, assise en face de Pasques dans la petite pièce voisine de son cabinet de travail dont il se sert quand il a quelqu’un à interroger. Elle ne m’a même pas regardé. Elle ne regardait personne, d’ailleurs. Je n’ai pas davantage entendu le son de sa voix : elle opposait aux questions un silence méprisant. En vérité… elle avait l’air d’une reine !

— On ne lui a pas fait de mal, j’espère ?

— Non. De ce côté, rien à craindre. Ce n’est pas le genre de la maison. Et puis, Fouché a besoin d’elle : il espère bien s’en servir pour piéger son gibier.

La voiture venait de tourner le coin du quai et de la rue de Bac. Cette fois, ce fut au tour du jeune homme de retenir les chevaux.

— Je vous en prie, n’y allez pas ! D’abord, Fouché a dû la transférer au Temple.

— Mais enfin, de quel droit ? Il n’est plus ministre. Ce n’est plus son affaire d’arrêter les gens.

— C’est toujours celle de Pasques. Lui n’a pas quitté la police officielle, ce qui ne l’empêche pas de travailler toujours avec son ancien patron. Il peut obtenir tous les ordres d’incarcération qu’il veut. Il en irait de même pour vous. À présent, si cela vous tente…

— Pas le moins du monde, mais alors que faisons-nous ?

Clément se laissa aller au fond de son siège, ferma les yeux en poussant un soupir de découragement.

— Je n’en sais rien du tout ! Si seulement vous m’aviez fait confiance ce matin, vous auriez pu réclamer hautement votre fille, puisque vous auriez rempli votre contrat, mais à présent…

— Vous êtes certain qu’on me l’aurait rendue ? Vous venez de dire que Fouché compte sur elle pour appâter son… compagnon.

Il avait failli dire : son époux, mais se retint à temps. Si ce garçon, visiblement victime d’un violent coup de foudre, savait Elisabeth mariée, il serait peut-être moins tenté de jouer les paladins.

— D’autre part, ajouta-t-il, elle me haïrait à jamais, si elle pouvait me croire à l’origine de la catastrophe de cette nuit.

— Êtes-vous certain qu’elle ne le croira pas ? L’intervention de Pasques a suivi votre visite de si près…

— J’avais donné ma parole. Cela doit lui suffire. Maintenant, dites-moi plutôt comment faire pour la tirer de prison.

— Aucune idée ! Il y faudrait une intervention venue de très haut et je vous rappelle que, dans l’état actuel des choses, vous ne savez même pas où vous allez coucher ce soir. Il faudra tout de même qu’avant la nuit j’aille dire à mon patron que vous avez disparu. De cet instant, on vous cherchera.

Guillaume écarta d’un geste une circonstance, déplaisante sans doute, mais dont il ne se souciait guère. Une idée lui venait tandis que le cabriolet remontait lentement la rue du Bac. Une idée que concrétisa soudain l’apparition d’un portail connu : celui du ministère des Relations extérieures. Les portes en étaient larges ouvertes, laissant entrer ou sortir des voitures d’apparence diverse.

— Il y a peut-être là une solution, marmotta-t-il, et, sans plus hésiter, il se dirigea vers la grande cour.

— Que faites-vous donc ? s’écria Guimard, effrayé.

— Vous le voyez : je vais voir M. de Talleyrand. Il est l’ennemi de votre Fouché, n’est-ce pas ?

— Oui, mais est-ce bien prudent ?

— Dès l’instant où ma fille est en danger, j’irais voir le diable en personne. Attendez-moi ici !

Rangeant le modeste cabriolet auprès d’une luxueuse calèche, il sauta à terre et grimpa quatre à quatre les marches en haut desquelles veillaient deux portiers galonnés.

Il lui fallut parlementer un moment pour obtenir d’être conduit à un huissier qui tenait ses assises au bas du grand escalier. À cette heure, le ministre était à table. En outre, il y avait déjà plusieurs visiteurs annoncés pour le début de l’après-midi, expliqua cet imposant fonctionnaire. Il serait plus sage de revenir le lendemain.

— Demain, expliqua Tremaine avec impatience, je dois souper avec M. de Talleyrand qui m’a invité, et si je veux le voir maintenant c’est parce qu’une raison grave ne me permettra pas d’être présent.

— Vous êtes un visiteur privé, alors ? En ce cas, montez l’escalier et demandez à parler à M. d’Hauterive. Il saura ce qu’il doit faire.

Le ton indiquait clairement que l’on ne voyait pas pourquoi il faudrait déranger l’un des grands du régime pour un quelconque M. Tremaine. Le secrétaire du ministre devrait faire l’affaire. Décidé à faire preuve de la plus grande patience pour parvenir à ses fins, Guillaume demanda le personnage en question, mais refusa de prendre place sur la banquette de palier qu’on lui indiquait. Son costume de voyage soulignait d’ailleurs le fait qu’il n’avait pas de temps à perdre. Il eut même une exclamation de mauvaise humeur en constatant que le valet revenait seul, mais il s’agissait seulement de le guider à travers deux salons qu’il connaissait déjà jusqu’à la double porte d’une bibliothèque que l’on ouvrit en l’annonçant. À sa surprise, il se trouva en face de Talleyrand lui-même :

— Entrez, monsieur Tremaine ! fit la voix profonde et nonchalante. Je suis heureux de vous voir.

— Monsieur le ministre, je vous offre mes excuses d’oser ainsi me présenter chez vous et vous déranger à une heure aussi peu protocolaire. Croyez…

— Allons, laissez les excuses ! Un homme de votre qualité ne se présente pas impromptu chez moi sans une raison grave. Cela valait bien d’interrompre un repas avec un banquier helvétique parfaitement insipide, d’ailleurs. Il faut espérer seulement que Mme de Talleyrand ne s’ennuira pas trop, hé ?

— J’en serais sincèrement désolé.

— Ne le soyez pas ! Si son interlocuteur l’admire, elle assume parfaitement ce genre de situation. Prenez place et dites-moi ce qui vous amène : à votre costume je vois que le temps vous est compté.

— Comme il est compté, lorsque l’on doit fuir et se cacher pour échapper au mécontentement de M. Fouché.

Une rapide étincelle s’alluma dans l’œil de saphir pâle du diplomate.

— Fouché ? Tiens donc ! Que lui avez-vous donc fait ?

— À lui, rien. En tant qu’être humain, tout au moins, et si c’en est vraiment un ! Monsieur le Ministre, l’histoire que je vais vous raconter est celle d’un secret d’État auquel se trouve mêlé l’honneur et peut-être la vie d’une famille : la mienne. C’est à votre cœur autant qu’à l’homme de gouvernement que je la confie.

— Je suis l’être le moins bavard de la terre, monsieur Tremaine. L’Église dont je viens… comme notre cher Fouché d’ailleurs, remarqua Talleyrand avec un mince sourire, m’a appris la valeur du silence et l’intangible loi du secret. Vous venez à moi spontanément ; c’est une démarche que j’apprécie. Parlez sans crainte !

À l’exception de ses propres démêlés avec Lorna, Guillaume raconta tout, depuis l’arrivée aux Treize Vents d’un enfant arraché à la prison jusqu’aux événements de cette matinée, sans être interrompu une seule fois. En vérité, Talleyrand savait écouter. Assis dans un fauteuil, sa mauvaise jambe posée sur un tabouret, on aurait pu le croire changé en statue de pierre s’il n’avait tapoté de temps à autre son soulier du bout de sa canne d’ébène. Dans son pâle et beau visage, le regard à demi caché sous les lourdes paupières ne quittait pas le narrateur. Quand ce fut fini, il garda le silence durant quelques instants puis soupira :

— Louis XVII vivant ! Ce dont j’étais persuadé, d’ailleurs, mais Louis XVII à Paris, c’est là une affaire trop grave pour la laisser dans les seules mains du sieur Fouché. S’il s’en emparait, le malheureux n’aurait à en attendre pitié ni merci : il l’abattrait sans hésitation pour le simple bonheur d’aller ensuite offrir sa tête au Premier Consul ! Si j’en crois votre récit, le roi était bien caché : qu’elle folie d’être revenu ! Il n’a rien à espérer d’un avenir sur lequel brille la seule étoile de Bonaparte.

— Si vous le permettez, je me soucie peu de lui. La seule qui m’intéresse, c’est ma fille. C’est elle qui est prisonnière, elle qui risque sa vie.

— Je vous entends bien. De mon côté, je ne supporte pas l’idée de cet enfant qui a déjà tant souffert, abattu dans quelque ruelle par un sbire ou croupissant au fond d’une basse-fosse. Le sang du roi et de la reine pèsera déjà suffisamment lourd sur la France… (Puis, changeant soudain de ton :) Dites-moi, mon ami, avez-vous confiance dans ce policier qui vous attend en bas ?

— Oui, parce que rien ne l’obligeait, bien au contraire, à me sauver à tout prix. Il y risque sa carrière, peut-être sa vie, mais je crois qu’il est tout simplement tombé amoureux d’Elisabeth. Amoureux comme on peut l’être quand on est jeune.

— Pourquoi pas, mon Dieu ! L’amour entraîne à de bien redoutables sottises.

— Il y a aussi votre ami Crawfurd, avança Tremaine presque timidement. Il est peut-être déjà arrêté à cette heure.

La canne frappa le parquet d’un coup violent.

— Allons donc ! Fouché n’oserait pas se lancer, sans y avoir le moindre droit, dans ce genre d’aventure. Entre un coup de main de Pasques contre un pavillon isolé sous le prétexte de poursuivre un conspirateur et une descente de police en règle dans la maison d’un homme que je protège, il y a un monde. Jamais le Grand Juge Régnier ne signerait un tel ordre sans m’en avertir. Il est de ceux qui m’ont aidé à arracher les plus grosses griffes de Fouché. Cependant…

Il se leva, resta un instant immobile le poing fermement serré sur le pommeau d’or, réfléchissant puis, brusquement, décida :

— Il n’y a qu’un être au monde qui puisse régler cette affaire, vous rendre votre fille et faire souvenir à Fouché qu’il n’est plus ministre : c’est Bonaparte.

— Le Premier Consul ?

— Et qui d’autre ? Seulement, je ne vous cache pas qu’aller lui raconter ce que je viens d’entendre comporte des risques pour vous et les vôtres…

— Pour vous aussi peut-être ? suggéra doucement Guillaume.

— Non. Il a trop besoin de moi. Il protégera même mon vieux Crawfurd, eu égard à sa manie… collectionneuse. Vous, c’est autre chose, et vous allez dépendre de son humeur. S’il est mal luné où si sa femme a rêvé qu’un attentat était imminent, vous pouvez vous retrouver en prison vous aussi.

— Si c’est au Temple, j’aurai au moins la satisfaction d’être auprès de ma fille.

— Ce serait justement une excellente raison pour vous envoyer à Vincennes. À présent, il faut agir, et vite : nous ne devons pas laisser à Fouché le temps de suggérer un songe providentiel à Joséphine Bonaparte !

— Il a accès auprès d’elle ?

— Vous voulez dire qu’il s’en sert depuis des années contre argent comptant : la malheureuse est toujours couverte de dettes inavouées. Mais d’abord, chapitrer votre ange gardien !

Une sonnette fit apparaître un valet vêtu de velours noir, majestueux comme un évêque, mais dont le sourire montrait assez qu’il était très proche de son maître :

— Mon bon Courtiade, dit celui-ci, vous trouverez dans la cour un cabriolet et, à l’intérieur, un jeune homme d’assez bonne mine, paraît-il. Au fait, comment s’appelle-t-il ?

— Victor Guimard, monsieur le ministre.

Peu de temps après, le jeune homme faisait son entrée dans la bibliothèque et les yeux de Talleyrand s’arrondissaient.

— Le baron de Clacy ? Vous êtes policier, vous ?

— Sous le nom de ma mère, Excellence. J’espérais que vous ne me reconnaîtriez pas.

— Je connais tous ceux que j’invite. Votre petit groupe de jeunes fous élégants est de ceux qu’une maîtresse de maison aime avoir chez elle pour s’occuper des dames, mais j’étais à cent lieues d’imaginer…

Le curieux visage asymétrique du jeune homme s’éclaira d’un sourire.

— N’allez pas en conclure que je suis un espion. Des soirées comme les vôtres, monsieur le ministre, me permettent de me retrouver moi-même, de me détendre, en quelque sorte. J’y rencontre des amis bien éloignés, eux aussi, de supposer un seul instant de quelle façon je gagne ma vie mais, que voulez vous, il faut bien vivre et je n’ai reçu en héritage que de vieux bouquins, quelques ouvrages impubliables et la nostalgie des temps anciens. Ajoutez à cela que l’armée ne me tente pas et que j’ai toujours éprouvé pour le mystère et les énigmes à résoudre un attrait particulier. Il paraît que je travaille bien ! ajouta-t-il avec un clignement de paupières sous lequel filtra un éclair moqueur.

— Pourquoi n’être pas venu me demander un poste ?

— Parce que je n’aime pas demander à ceux qui me donnent déjà plus que je ne mérite, dit Victor avec fierté. Le hasard m’a fait rencontrer un jour le citoyen Fouché que j’ai tiré d’une situation désagréable. Il m’a proposé de travailler pour lui. J’avoue que j’admire son habileté. De son côté, il sait qu’il ne peut pas m’employer à n’importe quelle besogne… M. Tremaine vient d’en avoir la preuve : en cette affaire, j’ai été « doublé » par Pasques.

— J’aime votre franchise. Jusqu’à nouvel ordre nous ne changerons donc rien à nos relations et je garderai votre secret. Il se peut d’ailleurs que je vous demande un service un jour ou l’autre. Mais revenons à notre affaire : j’emmène M. Tremaine à Saint-Cloud…

Guimard fit la grimace.

— Vous êtes certain de le ramener ?

— J’accepte n’importe quel risque si l’on m’offre une seule chance de sauver ma fille, coupa Guillaume. Sans doute nous disons-nous adieu ici, M. de Clacy. Mon destin devient incertain à partir de cette minute et je ne veux pas vous compromettre.

— Ne vous souciez pas de moi. Je tiens beaucoup à savoir la conclusion que le Premier Consul va donner à l’aventure. Je vais vous suivre en voiture. Ou plutôt, non : je rentre chez moi, je change d’aspect et je vais attendre à Saint-Cloud la voiture de M. de Talleyrand. Ne vous étonnez pas si vous voyez un militaire vous en approcher.

— C’est une espèce de Protée, expliqua Tremaine. Il change d’aspect comme il veut.

— Il a de qui tenir. Comment vont votre mère et M. Despreaux ? s’enquit le ministre.

— Bien, je vous remercie. Ils vieillissent, et ils ne sont pas riches mais ils sont ensemble, alors ils sont heureux.

Sancta simplicitas ! Déposez mes hommages à ses pieds charmants lorsque vous la verrez ! Elle est de celle que l’on ne peut oublier.

Dans la voiture qui les emportait vers Saint-Cloud, Talleyrand apprit à son compagnon l’histoire de ce policier pas comme les autres. Il était le fils de la Guimard, la grande étoile de la danse sous Louis XV. Déjà mère d’une fille, mariée au comte de la Borde, elle avait eu cet enfant par inadvertance – et alors qu’elle était la maîtresse du prince de Soubise – d’un petit baron picard versé dans une obscure poésie qui se voulait renouvelée de la Pléiade, sublunaire et charmant au demeurant, qui avait su jouer le ver de terre amoureux d’une étoile avec tant de véracité que la danseuse avait consenti à « couronner sa flamme ». Pendant un court laps de temps, bien sûr, mais cependant suffisant pour laisser une trace dont il avait été impossible de se débarrasser : le futur limier avait su se tapir assez habilement dans les entrailles maternelles pour résister à toute tentative de l’en extraire. Il avait donc bien fallu le mettre au monde le plus discrètement possible, afin de ne pas attirer l’attention du fastueux Soubise que sa belle maîtresse était d’ailleurs en train de ruiner tranquillement. Sitôt né, le jeune Victor fut confié à son père auprès duquel, à l’exception d’un assez long séjour chez une nourrice, il vécut à peu près convenablement jusqu’à la mort du poète. La Révolution n’avait pas inquiété – ni appauvri – un baron qui n’avait pas grand-chose. À sa disparition, Victor vendit le peu de bien dont il se trouvait maître et gagna Paris pour y chercher fortune. Pour y chercher aussi sa mère dont le défunt baron lui avait légué, avec une miniature, l’image éblouie qu’il en gardait : celui d’une créature ravissante, une poupée radieuse cousue de satin, de diamants et de perles. Quand il la retrouva, sans trop de peine d’ailleurs, elle s’appelait Mme Despreaux, ayant épousé un mois après la prise de la Bastille son amoureux de toujours, ancien inspecteur des théâtres de la Cour. Tous deux vivaient rue Ménars, dans un appartement bourgeois assez modeste où le jeune baron apporta une joie inattendue. À ce couple déjà âgé et sans enfants – la fille de la Guimard était morte depuis longtemps ! – il ramenait un peu de jeunesse avec le reflet du bel autrefois. Même aux vieux amis on ne le déclara pas comme fils pour ne pas gêner le vieil époux : il fut un « neveu », tout simplement.

Ces détails, Tremaine les apprit par la suite, Talleyrand se contentant de raconter ce qu’il savait, s’attardant même à plaisir sur l’histoire de la célèbre danseuse plus que sur celle du baron poète. C’était pour lui une façon comme une autre de faire une incursion dans ce XVIIIe siècle dont il disait volontiers que pour connaître la douceur de vivre, il fallait y avoir vécu.

Le palais de Saint-Cloud, mais surtout son cadre et ses jardins, séduisirent Guillaume, sensible depuis toujours à la beauté d’un bâtiment, au charme d’un parterre. L’ancien château de Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV, puis de Marie-Antoinette qui l’avait acheté sur le tard et trop près de la Révolution pour qu’on ne le lui reprochât point, étalait sur une succession de terrasses d’où l’on dominait la Seine et tout Paris, l’ordonnancement harmonieux de ses pilastres corinthiens entre lesquels des bas-reliefs symbolisaient, au-dessus des fenêtres, les douze mois de l’année. L’avant-corps central se composait de quatre colonnes surmontées des figures de la Force, de la Sagesse, de la Prudence et de la Guerre placées sous un fronton où le Temps, accompagné des quatre parties du Jour, découvrait une superbe horloge. L’air y était remarquablement pur, cependant que l’automne commençait à dorer les cimes des arbres formant écrin aux bâtiments ainsi qu’à un vaste bassin habité de jets d’eau. L’espace entre les uns et l’autre grouillait de domestiques en livrée et de soldats de la Garde consulaire :

— Le général Bonaparte n’avait-il pas acheté la Malmaison, la propriété de notre ami Le Coulteux pour ses séjours d’été ?

— Il l’a toujours mais ce n’est plus suffisant pour sa gloire. L’an passé, il s’est installé ici après y avoir fait quelque six millions de travaux. C’est tout un programme que cette demeure… royale, notez-le bien ! Depuis, il a élu les Tuileries pour l’hiver.

— S’il veut vraiment devenir empereur, pourquoi pas Versailles ?

— Il n’oserait. Et je crois même qu’il n’osera jamais. Le palais du Roi-Soleil est un fantôme trop impressionnant. Même pour lui ! Mais nous voici arrivés ! Le cabinet du Premier Consul se trouve dans l’aile gauche, de plain-pied avec la terrasse que vous apercevez de l’autre côté.

— Croyez-vous qu’il nous recevra ?

— Lorsque je demande à lui parler, il me reçoit toujours. Vous me laisserez d’ailleurs aller seul et m’attendrez dans le salon des aides de camp.

La voiture était connue. Des laquais en livrée verte s’empressaient, bientôt relayés par deux préfets du palais. Conduits par eux, les visiteurs franchirent une porte gardée militairement, de chaque côté de laquelle s’alignaient des orangers en caisses. Cette entrée privée était un privilège accordé aux conseillers immédiats du Premier Consul. Au seuil d’un salon, un jeune homme brun aux yeux vifs et au visage aigu portant une liasse de papiers à la main vint à leur rencontre et salua :

— Est-ce que M. le Premier Consul vous attend, monsieur le ministre ?

— Non, monsieur Méneval. Je n’en souhaite pas moins lui parler pour une affaire urgente… et grave.

— Cela devrait être possible. Mais je vous préviens : il est de fort méchante humeur.

— Acceptons-en le risque ! soupira Talleyrand. Voulez-vous m’annoncer et trouver un coin pour M. Tremaine que voici ? Il se peut que le général souhaite lui parler.

— Aucune difficulté ! Veuillez m’attendre un instant.

Le jeune homme repartit dans la direction d’où il venait.

— C’est le secrétaire du Premier Consul, souffla le diplomate. Bonaparte l’a « soufflé » à son frère Joseph quand il a dû se séparer de Bourrienne, qu’il aimait bien cependant. Toujours décidé à aller jusqu’au bout ?

— Plus que jamais !

L’attente fut brève. Méneval revint au bout d’une ou deux minutes et pria les deux hommes de le suivre dans le salon voisin où, devant une double porte, veillait une sorte de génie des Mille et Une Nuits enturbanné de blanc et fastueusement vêtu de drap bleu brodé d’argent : le mameluck Roustan, que Bonaparte avait ramené d’Égypte. Tremaine fut laissé sous la surveillance de son œil presque aussi menaçant que le long poignard arabe qui lui barrait le ventre. Il choisit de s’approcher des fenêtres. Peut-être pour ne rien distinguer des éclats de voix qui s’élevèrent soudain à l’intérieur du cabinet de travail.

Un siècle s’écoula. Enfin, Méneval reparut dans l’encadrement de la porte.

— Voulez-vous venir ?

Guillaume marcha vers lui, prit une profonde respiration et franchit le seuil redouté.




1- Voir tome I, le Voyageur.

Chapitre V La justice de Bonaparte

En pénétrant dans la vaste pièce largement ouverte sur le parc, Guillaume eut l’impression d’entrer dans le soleil lui-même. Soudain sortis d’un nuage, les rayons encore chaleureux intensifiaient le jaune éclatant des tentures et des sièges. Et il était là, lui, l’homme du miracle, le génie qui à la force du poignet ramenait la France du fond de ses ténèbres sanglantes, rebâtissait, décidait, créait, essayait aussi de réconcilier, de rassurer, porté par une gloire telle qu’on n’en connaissait plus depuis des siècles. Il était là, debout devant une table couverte de papiers sur lesquels voguait l’immense carte d’un port. Tête baissée, les mains nouées au dos, sourcils froncés, il scrutait ce plan comme s’il lui en voulait personnellement. Au bout d’un instant, il s’y appuya des deux poings, poursuivant son examen sans se soucier de celui qui venait d’entrer. Quand il releva la tête, ce fut pour s’adresser à Talleyrand assis dans un fauteuil :

— Comprenez donc ! Les préparatifs du camp de Boulogne ne vont pas assez vite ! Les Anglais en profitent ! Savez-vous qu’ils sont allés bombarder Granville ? Heureusement, la 24e légère sur ses bateaux canonniers a pu leur courir sus et les disperser. Il faut en finir avec ce piratage, et pour cela il nous faut une quantité de bateaux !

Brusquement, il tourna la tête vers Guillaume, dardant sur lui son regard gris bleuté qui, à cet instant, avait l’exacte couleur de l’acier.

— Vous êtes armateur, je crois ?

— Oui, monsieur le Premier Consul.

— On dit citoyen Premier Consul !

— Veuillez me pardonner. Je n’ai jamais pu m’habituer à cette appellation qui, d’ailleurs, si vous le permettez, ne vous va pas… citoyen Premier Consul.

— Cela ne m’étonne pas que vous soyez un ami de Taillerand. Lui non plus n’aime pas ça, mais lui, c’est un grand seigneur (Et soudain, avec dans l’œil une étincelle d’espièglerie :) Comment souhaiteriez-vous donc m’appeler ?

Tremaine devinait ce que Bonaparte souhaitait entendre. Cependant il se résignait mal à la flatterie. Ce fut un coup d’œil suppliant de Talleyrand qui le décida :

— Si l’avenir s’accomplit selon des vœux que j’entends de plus en plus souvent, pourquoi pas Sire ?

— Vraiment ? Vous pensez que cela m’irait ?

Guillaume s’accorda le temps de considérer ce petit homme dont le pâle visage au front haut, au menton puissant, aux traits d’une régularité remarquable sous les cheveux châtains coupés court et déjà un peu clairsemés à la partie supérieure de la tête, surmontait de larges épaules et un buste d’une grande noblesse qui aurait pu servir de modèle pour celui d’un empereur romain. Aussi fut-ce avec une totale sincérité qu’il répondit enfin :

— Oui, je le crois.

Quittant sa table et nouant à nouveau les mains dans son dos, Bonaparte se mit à arpenter le ravissant tapis de la Savonnerie couvrant le plancher de son bureau. Il fit ainsi quelques allées et venues pour se planter finalement devant son visiteur, qu’il toisa de la tête aux pieds.

— Ce sont de curieux propos chez un royaliste.

— Je n’ai jamais été royaliste au sens plein du terme. J’entends que je n’ai jamais éprouvé de grande passion pour les rois.

— Un révolutionnaire, alors ?

— Pas davantage. Vous me comprendrez mieux si je dis que, né en Nouvelle-France et l’ayant vue mourir, j’ai détesté presque autant le roi Louis XV qui nous abandonnait que le roi anglais qui nous asservissait. En fait, je souhaite seulement la paix et la grandeur de mon pays, quel que soit son régime. Cette grandeur, vous la lui apportez, monsieur le Premier Consul.

— Mais votre famille est royaliste, elle ?

— Mon épouse, Agnès de Nerville, l’était passionnément : elle l’a payé de sa vie. Mes fils sont trop jeunes encore pour avoir une opinion tranchée. Quant à ma fille, son amour va à un homme beaucoup plus qu’à un prince.

— Voulez-vous dire qu’elle l’aimerait même s’il n’était qu’un simple pêcheur ou Dieu sait quoi d’autre ?

— Sans aucun doute. Elle n’a jamais triché ni raisonné avec son cœur. J’admets qu’à l’origine, lorsque l’enfant du Temple s’est réfugié chez nous, l’auréole d’une destinée si tragique ait pu influencer une imagination qu’elle a vive et ardente, mais l’attirance de cette petite fille et de ce petit garçon a été visible dès qu’ils se sont vus. À présent, elle l’aime comme on aime à seize ans et qu’on s’appelle Elisabeth Tremaine : elle donnerait sa vie pour lui.

— À cet âge, on a tous les courages, toutes les audaces, toutes les certitudes. Heureusement, cela passe.

La voix nonchalante de Talleyrand se fit entendre :

— Pas si on la laisse en prison ! Les âmes bien nées se forgent davantage dans l’épreuve quand s’y mêle le goût de l’héroïsme. Une femme trouve plus de difficultés à oublier un homme pour qui elle a souffert ; plus encore une jeune fille : son amant se double alors du paladin dont elle espère le retour du bonheur avec la liberté.

Dans la voiture qui les conduisait à Saint-Cloud, le diplomate avait réussi à convaincre Tremaine de ne parler à aucun prix du mariage d’Elisabeth. Bonaparte se laisserait peut-être persuader de libérer une adolescente partie sur un coup de tête à la suite d’un prince charmant, mais il y regarderait peut-être à deux fois avant de lâcher l’épouse de qui ne pouvait être pour lui qu’une menace, un rival que sa jeunesse et les légendes courant déjà autour de lui pouvaient rendre dangereux. Néanmoins, à ce mot d’amant il sentit que son cuir tanné rougissait comme si Talleyrand venait d’infliger une flétrissure à la pureté de sa fille.

Un silence suivit ses paroles. Bonaparte réfléchissait. Il chercha parmi le désordre de sa table une tabatière d’or, y prit une pincée de tabac qu’il aspira par les narines, non sans en répandre une partie sur son uniforme vert à parements rouges porté sur un gilet bleu assez long. Curieusement, ce mélange de couleurs lui seyait, sauvé d’ailleurs de l’excès par le noir des culottes et des bas de soie. Après avoir humé voluptueusement son tabac, il revint à Guillaume :

— Je vais vous rendre cette jeune folle, monsieur Tremaine.

— Comment vous dire ma reconnaissance, monsieur le Premier Consul ? murmura Guillaume, ému.

— N’essayez pas pour le moment : je ne vous la libère pas sans conditions. Qu’allez-vous en faire dans l’immédiat ? La ramener chez vous, j’imagine ?

— Naturellement ! approuva sans hésiter Guillaume, remettant à plus tard l’examen de ce problème-là. Nous rentrerons chez nous, à Saint-Vaast-la-Hougue.

— Un tragique et sublime souvenir dans l’histoire de la marine ! Ceux de chez vous l’ont-ils gardé ?

— Fidèlement ! L’image de M. de Tourville et de ses vaisseaux assassinés par l’Anglais n’est pas près de s’effacer.

— J’espère fermement lui faire payer ça avec le reste ! À présent, voici mes conditions : vous me répondrez de la conduite de votre fille sur votre propre liberté ainsi que sur vos biens.

Tremaine eut un haut-le-corps et bénit le hâle profond qui le mettait à l’abri d’une certaine pâleur.

— Mes biens ?

— Oui. Vous êtes, m’a-t-on dit, un homme riche, et j’entends que cette fortune ne profite pas à ce jeune présomptueux que l’Angleterre nous envoie. Aucune aide, vous m’entendez ? De quelque sorte que ce soit ! Et pas davantage d’hospitalité au cas où, poussé par la nécessité ou le désir de revoir votre fille, ou les deux, l’ex-Dauphin viendrait vous demander asile. Je veux votre parole… mais n’allez pas vous imaginer que le fait d’habiter les confins de la France peut vous permettre une certaine latitude. Je sais toujours ce que je veux savoir et j’aurai un œil sur vous !

La voix, où subsistaient les traces de l’accent corse, martelait les paroles pour mieux les enfoncer dans le crâne de Tremaine. Celui-ci devinait que les jours à venir ne seraient pas faciles, mais il était prêt à tout pour sauver une Elisabeth dont il savait d’expérience qu’elle n’était pas facile à manier. Son regard fauve plongea dans celui de cet aigle naissant peu disposé apparemment à refréner son instinct de prédateur.

— Vous avez ma parole… citoyen Premier Consul !

Il avait appuyé sur l’appellation détestée. Bonaparte en eut conscience et fronça le sourcil, tenté peut-être de revenir sur sa clémence, mais il avait déjà dit qu’il libérait Elisabeth et il y avait un témoin : Talleyrand, qui semblait pourtant se désintéresser du débat et faisait toute une affaire de suivre avec sa canne le contour d’une des fleurs du tapis.

— Bien. Soyez partis ce soir ! Mais entendons-nous bien ! Je ne vous exile pas et vous pourrez revenir à Paris vous occuper de vos affaires.

Puis, élevant la voix, il appela :

— Méneval !

Le secrétaire reparut instantanément :

— Voyez donc si le Grand Juge Régnier est arrivé ! Je l’ai convoqué pour cette-heure-ci.

Un instant plus tard, Méneval introduisait une personne à la mine solennelle qui pénétra dans le rayon de soleil. C’était un homme déjà âgé portant ses cheveux blancs coupés et légèrement hérissés sur le devant, mais réunis en queue à l’ancienne mode sur la nuque. Une coiffure qui, au fond, était tout un programme. Les saluts échangés, Bonaparte fit savoir au Grand Juge que la fille de M. Tremaine ici présent venait d’être arrêtée par erreur et conduite au Temple. Il importait donc au Premier Consul, qui venait de griffonner de sa main un ordre d’élargissement, que le Grand Juge le fît exécuter dès son retour à Paris.

— Notre cher Fouché aurait-il fait du zèle ? marmotta Régnier du ton de condescendante indulgence dont il usait lorsqu’il était question de son prédécesseur. Puis-je savoir qui a procédé à l’arrestation ?

— L’inspecteur Pasques, sussura Talleyrand.

— Il serait temps qu’il apprenne qui est son chef et qui ne l’est plus, fit le Grand Juge offensé. Pasques – l’un de nos meilleurs éléments, d’ailleurs – a d’autres chats à fouetter que courir sus à des jeunes filles. Je veillerai à ce que cela ne se reproduise pas.

— Veillez d’abord à faire exécuter mes ordres. M. Tremaine attendra sa fille devant la prison à six heures. Restez un instant, Monsieur le Grand Juge, puisque vous avez demandé à me parler ! Ces messieurs allaient partir.

Déjà debout, Talleyrand se rapprocha de Guillaume, à qui Bonaparte tendait un nouveau papier.

— Voici un passeport qui vous permettra de quitter Paris sans être importuné. Songez seulement que vous m’avez donné votre parole !

— Je ne l’oublie pas… et je vous remercie infiniment.

— Peut-être pourriez-vous le faire de façon plus concrète ? Nous sommes en guerre et vous possédez des navires. Il serait bon qu’ils servent…

Tremaine s’offrit alors le luxe d’un étroit sourire et d’une interruption :

— Tous mes navires sont armés. Pour eux, comme pour tous les capitaines cherbourgeois, la « course » contre l’Anglais est une seconde nature.

Soudain, les nuages qui assombrissaient le visage du Premier Consul disparurent. Son regard s’adoucit. À son tour, il sourit, et Guillaume ressentit soudain l’extraordinaire magie que dégageait cet homme.

— Voilà ce que j’aime entendre ! Quand j’en aurai le loisir, je me rendrai à Cherbourg dont j’ai décidé de faire un grand port. Je serai alors heureux de vous revoir, monsieur Tremaine !

— Quel curieux personnage ! exhala celui-ci, tandis qu’avec le ministre, il regagnait la cour d’honneur. Il menace de me réduire à la misère et, l’instant d’après, il me dit qu’il sera enchanté de me revoir.

— Soyez certain qu’il est également sincère dans les deux cas ! Je croirais volontiers d’ailleurs que vous l’avez séduit.

— Grâce à vous, je pense. Vous aviez dû bien déblayer le terrain devant moi. Je vous ai une profonde reconnaissance, monsieur le ministre.

— Prouvez-la-moi en venant, lors d’un prochain voyage, me demander à dîner… en compagnie de Miss Tremayne, fit Talleyrand avec un sourire de faune. Un de ses regards me paiera amplement de ma peine. En attendant, ajouta-t-il d’un ton plus sérieux, acceptez un conseil. Voyez avec Le Coulteux à placer une partie de vos biens à l’étranger. Nous n’avons dit qu’une demi-vérité. Vous risquez de vous trouver acculé à une situation difficile et il faut tout prévoir. Mais à présent il faut faire vite !

Comme il l’avait annoncé, on retrouva Guimard au-delà des grilles du palais. Déguisé en courrier, il faisait boire son cheval au bassin d’une fontaine. Mis au courant de ce qui venait de se passer, il conclut comme Talleyrand qu’il n’y avait pas de temps à perdre :

— Si M. de Talleyrand veut bien vous ramener à l’hôtel de Courlande, vous y réglerez votre note et ferez vos bagages. De mon côté, je vais vous louer une chaise de poste avec laquelle je viendrai vous chercher à cinq heures et demie. Soyez prêt !

— Ne deviez-vous pas aller rendre compte à Fouché ? dit Tremaine.

— Je vais lui faire porter un billet disant que je vous ai cherché toute la journée, que je viens seulement de vous retrouver au moment où vous quittiez l’hôtel en chaise de poste et que j’ai décidé de vous suivre. Comme il apprendra dans la nuit, au plus tôt, que le Premier Consul est intervenu, il ne pourra que louer mon zèle. Et moi, je m’assurerai qu’il ne vous arrive rien pendant le voyage. Je serai votre cocher.

Le jeune homme semblait extraordinairement heureux et Tremaine retint un sourire. Il n’était pas difficile de deviner à qui s’adressait tant de sollicitude. C’était sans doute la perspective de passer quelques jours dans les environs immédiats d’Elisabeth qui le mettait de si belle humeur.

Talleyrand aussi était satisfait. En usant de ces demi-vérités et de ces astuces dont il avait le secret, il avait réussi à sauver la mise à son vieil ami Crawfurd, « contraint par les armes d’une bande de conspirateurs plus encore que par la puissance d’un amour posthume à ouvrir sa demeure au fils de Marie-Antoinette ». L’Écossais et les siens ne seraient pas inquiétés.

— Où diantre Méneval a-t-il pris que le Consul était de mauvaise humeur ? conclut-il en tapotant le bout de son soulier. Je l’ai trouvé charmant, hé ?

Six heures sonnaient à l’horloge de la prison quand la chaise de poste pénétra dans la cour du Temple et vint se ranger au pied de la petite tour qui s’adossait à la plus grande. En dépit de la douceur de l’air en cette fin d’après-midi, Guillaume se sentit frissonner. Il n’avait jamais approché le donjon. Voir s’élever au-dessus de lui le formidable assemblage de pierres noircies par le temps, les étroites fenêtres défendues par d’épais barreaux rouillés et, là-haut, en plein ciel, les flèches noires des poivrières, était plutôt terrifiant. Surtout lorsqu’il imaginait son enfant prisonnière de ce piège médiéval où tant de vies s’étaient brisées. Elle n’y était pas depuis vingt-quatre heures, mais c’était encore trop. Guillaume se sentit pris d’une hâte fébrile de l’en arracher, de l’emmener avec lui le plus loin possible. Une crainte, en même temps, lui venait : Fouché ne possédait-il aucun moyen de retourner l’esprit de Bonaparte ? Ignorait-il vraiment tout ce qui s’était passé durant cette affolante journée ? Une fois, déjà, il avait fait « doubler » Guimard. Peut-être ses agissements avaient-ils été espionnés ?

Ses craintes, Guillaume en avait fait part au jeune policier quand il était venu le chercher à l’hôtel, mais celui-ci s’était contenté d’en rire.

— On ne me prend pas deux fois au même piège. Soyez-sûr que depuis ce matin je n’ai cessé d’observer nos entours. Et puis, tout de même, il ne faut pas prendre le Premier Consul pour une girouette. Fouché le sait bien. En revanche, vous risquez dans la suite des temps d’avoir en lui un ennemi dangereux. Si d’aventure il retrouvait son ministère, il faudrait vous garder, mais nous n’en sommes pas là et apparemment rien de semblable ne se dessine à l’horizon.

Seul dans la voiture – craignant une réaction d’Elisabeth si elle le voyait au greffe de la prison, il avait envoyé son faux cocher s’assurer que l’ordre de mise de liberté avait bien été porté depuis le ministère de la Justice –, il s’efforçait de ne pas compter les secondes, les minutes. Il vit relever la garde, passer une blanchisseuse, un panier au bras. Quand la porte s’ouvrait, son cœur s’arrêtait puis repartait, plus péniblement, en constatant que ce n’était pas encore celle qu’il attendait. Le jour commençait à baisser, ajoutant à son angoisse.

Et puis, tout à coup, Guillaume eut l’impression que le ciel s’ouvrait pour laisser passer une belle lumière chaude : la porte basse venait de se rouvrir, livrant passage à Guimard, qui s’effaça aussitôt devant la silhouette noire d’une femme enveloppée d’un grand manteau dont le capuchon encadrait la tête rousse qu’il espérait.

Tous deux passèrent devant les factionnaires, rejoignirent la voiture dont Tremaine, se penchant vivement, venait d’ouvrir la portière. Elisabeth monta mais, en reconnaissant son père, elle eut un mouvement de recul.

— Comment ? C’est vous ?

Aucune joie dans cette froide interrogation ! Plutôt une déception qui frappa Guillaume.

— Qui voulais-tu donc que ce soit ? murmura-t-il.

— Je ne sais pas… quelqu’un des nôtres.

— Montez, mademoiselle ! souffla Guimard, que cette station sur le marchepied inquiétait. Nous n’avons pas de temps à perdre !

Elisabeth obéit machinalement, prit place à côté de son père, tandis que Guimard sautait en voltige sur le siège. On entendit claquer son fouet. Les chevaux enlevèrent la voiture. Avec une tristesse grandissante, Guillaume considéra le profil immobile de sa fille.

— Tu ne m’embrasses pas ?

— Dans les circonstances présentes, je m’étonne que vous le demandiez.

— Les circonstances ? Il est vrai que tu ne me considères pas comme étant « des vôtres », mais je viens tout de même de te tirer de prison.

Elle tourna la tête, et il eut soudain devant lui l’image même de la colère et de la douleur mêlées.

— Qui vous dit que je ne souhaitais pas y rester sachant que vous avez tout fait pour nous y envoyer ?

Guillaume sentit un manteau de glace tomber sur ses épaules. Pouvait-elle vraiment croire que… ?

— Moi ? Moi, je t’ai jetée en prison ? Veux-tu dire par là que tu me soupçonnes de vous avoir dénoncés ?

— Qui d’autre pouvait le faire ? Comme par hasard, la police nous a envahis quelques heures seulement après votre visite. Votre culpabilité n’a fait de doute pour personne, et moi j’ai cru mourir de honte !

— Tu as pu croire une chose pareille, croire au point d’avoir honte alors que je vous avais donné ma parole ? J’espérais que tu me connaissais mieux.

— Moi aussi, mais, depuis le Noël dernier, force m’a été de constater que je ne vous connaissais pas autant que je le pensais.

— Et que penses-tu, maintenant ?

— Que la satisfaction de vos volontés comme de vos désirs passe avant tout. Vous avez pris Lorna sans vous soucier des conséquences, et, comme je vous ai échappé, vous n’avez eu de cesse de me ramener dans l’obéissance. Par n’importe quel moyen !

Ainsi on en était là ! L’enfant qu’il aimait tant venait de se changer en ennemie ! La douleur qu’en éprouva Guillaume fut si vive qu’il faillit se mettre à pleurer. Une brusque poussée de fureur l’en sauva.

— Tu n’es pas encore reine, que je sache, alors, quitte un peu tes grands airs ! Je connais mes fautes, mais toi, il serait temps que tu considères un peu les tiennes ! N’importe quelle fille convenable qui se serait enfuie avec un garçon éprouverait au moins un peu de gêne, de remords peut-être pour le chagrin qu’elle a causé, mais pas toi ! Tu es trop haute, n’est-ce pas ? Tu tranches, tu juges, tu décides, alors que tu ne sais rien. Bien sûr, je t’ai cherchée mais quel père n’en aurait fait autant ? Je te l’ai dit d’ailleurs. Bien sûr, je voulais que tu reviennes. Dans ce cas, je ne vois pas comment je pouvais espérer te ramener en t’envoyant d’abord en prison avec l’accusation de complot contre la sûreté de l’État ?

— Il semble que vous m’en ayez fait sortir avec une grande facilité. Cet épisode – ô combien dramatique – n’en était qu’un dans la pièce que vous avez conçue. On m’arrête ; vous me sauvez… et je tombe dans vos bras en pleurant de soulagement et de reconnaissance ! C’était bien imaginé.

La gifle claqua. Une seule mais si violente que la tête d’Elisabeth rebondit contre le capiton de la voiture. C’était la première que Guillaume appliquait à sa fille. Elle le laissa tremblant, vaguement terrifié à l’idée de ce qu’il venait de faire. La jeune femme, elle, ne broncha pas, se contentant de porter sa main à sa joue marquée d’une grande tache rouge.

— Pardonne-moi ! murmura Guillaume. Tu sais qu’il peut être dangereux de me mettre hors de moi. Je ne voulais pas faire ça !

— Si vous en éprouvez quelque soulagement, j’aurais tort de me plaindre.

Toujours ce ton froid, détaché, distant ! Guillaume haussa les épaules, découragé.

— Tu es plus butée qu’une mule. Cependant, écoute ceci : sur la tête de tes frères, je jure que je n’ai parlé à personne de notre rencontre. L’attaque dont vous avez été victimes est due à des policiers qui avaient réussi à prendre pied dans l’hôtel voisin de celui des Crawfurd après en avoir éloigné les propriétaires. Vous avez été observés depuis les cimes des arbres. D’ailleurs… réfléchis un peu ! Veux-tu me dire par quelle magie j’aurais pu convaincre ces gens-là de ne prendre que toi et de laisser fuir le plus important ? Car il s’est enfui, lui, en te laissant aux mains des argousins !

Le petit visage morose s’éclaira soudain d’une lueur de joie.

— Il a vraiment pu leur échapper ? Ces gens n’ont pas réussi à le prendre ?

— Non. Il court encore. Peut-être pas pour très longtemps, mais il est libre. Tu as été prise seule, ou plutôt non : avec je ne sais quel comparse… Tout le reste s’est envolé !

— Et les Crawfurd ? Ils ont été arrêtés eux aussi ?

— Non. Ils bénéficient de hautes protections et ils ont la chance que leur hôtel soit très éloigné du pavillon. Sans compter que les policiers ont agi sur l’ordre d’un ancien ministre et non d’un ministre en exercice. Comme ces deux-là se font la guerre, c’eût été d’un effet déplorable ! M. de Talleyrand ne l’aurait pas supporté.

Elisabeth tressaillit.

— Vous connaissez le Diable boiteux ?

— C’est grâce à lui que tu es ici à cette heure. Ce tantôt, il m’a conduit à Saint-Cloud, jusque chez le Premier Consul qui a bien voulu voir dans ton équipée l’une de ces folies de jeunes filles…

— Peste ! s’écria Elisabeth avec un petit rire. Libérée par Bonaparte en personne ! Quelle gloire ! Est-ce qu’il sait qui je suis ?

— Es-tu folle ? Nous nous sommes bien gardés de mentionner ton mariage, fit Guillaume en baissant considérablement la voix. Ainsi l’a voulu Talleyrand. Non sans raison : il se voyait mal réclamer la grâce consulaire pour une soit-disant reine de France. C’eût été te condamner à la prison à vie.

Il y eut un silence. La tête appuyée contre les coussins, Elisabeth fermait les yeux à présent. Au bout d’un moment, elle murmura :

— La prison à vie ? C’est cela qui attend Louis-Charles s’ils le capturent ?

— Je l’ignore. Peut-être.

— Si ce grand malheur arrivait, j’irais le rejoindre. Rien ne doit plus nous séparer.

— Tu l’aimes à ce point ?

— Je ne supporte pas l’idée de vivre sans lui, désormais. Vous devriez me comprendre, vous qui avez aimé la même femme pendant plus de quarante ans.

Guillaume sentit son cœur fondre. Les paroles étaient celles d’une femme déterminée, mais la voix appartenait à une petite fille encore bien fragile.

— Je te comprends, fit-il avec une grande douceur, mais je ne veux pas que tu te sacrifies.

— Il faut vous faire à l’idée que maintenant je suis son épouse avant tout.

— Cela veut-il dire que nous ne comptons plus pour toi ?

— Aucun amour ne pourrait vous arracher de mon cœur, vous, les garçons et tous ceux de là-bas. Vous en êtes le tissu même. De toute façon vous saviez bien que je me marierais un jour.

— Oui, mais Varanville n’est qu’à une petite lieue, alors que tu as choisi les hasards des grands chemins. Cela fait une considérable différence.

— On ne choisit pas son destin… À propos, où me conduisez-vous ? J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénients à ce que j’essaie de rejoindre mon époux ?

— Parce que tu sais où il est ?

— Non, mais nos amis ont prévu deux ou trois lieux de repli en cas de malchance. Souvenez-vous-en ! Il vous l’a dit lui-même. Tout ce que vous avez à faire est de me conduire au début de la rue… Saint-Honoré ! C’est bien ça ! Ensuite, je trouverai mon chemin facilement.

Guillaume contempla sa fille avec une profonde stupeur.

— Mais tu es devenue complètement folle ! Est-ce que tu t’imagines par hasard que l’on m’a permis de venir te chercher dans le seul but de te faire un bout de conduite jusqu’à une autre adresse ? Mais c’est du délire !

— Pas du tout ! C’est de la confiance : n’est-ce pas pour vous la meilleure façon de me prouver combien nous avons été injustes envers vous ? Tenez, je vais même vous dire chez qui je vais. Il s’agit d’un ecclésiastique anglais qui habite Paris depuis… Aïe !

Il avait pris sa main et la serrait au point de lui faire mal. En même temps, il grondait entre ses dents :

— Assez ! Je ne veux pas en entendre davantage ! Écoute ceci à présent : l’ordre du Premier Consul est formel. Toi et moi devons quitter Paris pour la Normandie ce soir même ! C’est l’une des conditions de ta libération.

— Et les autres ? C’est quoi ?

— Tu n’as pas besoin de le savoir. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, nous sommes dans une chaise de poste ; pas dans un fiacre !

— Et vous m’emmenez en Normandie ? Pas aux Treize Vents tout de même ? Vous savez ce que j’en pense.

— Je n’oublie rien. Tu n’iras pas davantage à Varanville : après ce que tu as fait à Rose, je n’oserais même pas le lui demander.

— Chère tante Rose ! Elle a été mon plus grand remords !… Elle m’en veut beaucoup ?

Pour la première fois depuis qu’elle avait rejoint son père, la voix d’Elisabeth se chargeait de douceur, de tendresse même.

— La rancune est un sentiment qui lui a toujours été étranger, grogna Tremaine. Tout ce qu’elle désire, c’est qu’on te retrouve : elle ne cesse de se reprocher de n’avoir pas su veiller sur toi, mais nous en parlerons plus tard. J’ai longuement pensé à ta destination immédiate : tu as le choix entre la maison d’Anne-Marie Le Houssois, qui elle aussi se tourmente, celle de ton parrain ou, si tu trouves Saint-Vaast trop proche des Treize Vents, je peux te confier à notre ami Joseph Ingoult. Tu pourrais vivre à Cherbourg jusqu’à ce que…

Il n’acheva pas sa phrase. De toutes ses forces il pensait « jusqu’à ce que j’aie enfin convaincu Lorna de quitter la maison », mais il savait qu’il allait se heurter à de grandes difficultés, qu’il y faudrait du temps, de la réflexion et de l’habileté.

— Je ne crois pas que j’irai jusque-là, fit Elisabeth doucement. Non, ne montez pas sur vos grands chevaux ! Je veux bien aller en Normandie, mais pas chez nous, pas trop près non plus. Quelle est la version officielle de mon départ ?

— Une retraite dans un couvent de Bayeux, fit Guillaume de mauvaise grâce. C’est là qu’il y en a le plus et c’est assez éloigné de Saint-Vaast pour décourager un peu les curieux.

Elisabeth eut une exclamation joyeuse.

— Bayeux ! Quelle chance ! C’est le Ciel qui vous a inspiré. Nous y avons des amis… ceux-là mêmes qui ont assisté à notre mariage. C’est chez eux que j’aurai le plus de chances de recevoir des nouvelles de mon époux et j’espère que vous ne verrez pas d’inconvénients à m’y emmener ?

— Qui sont ces amis ? Me crois-tu assez fou pour te laisser chez des inconnus ?

— Tous ne sont pas des inconnus, même pour vous ! Autrefois, chez Mme du Mesnildot, vous avez bien rencontré sa fille ? Charlotte de Vaubadon est royaliste dans l’âme. C’est l’amie la plus sûre et la plus courageuse que l’on puisse trouver.

— Mme de Vaubadon !

La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était en 1791, alors qu’après sa saison en enfer aux mains de Nicolas Valette, il se remettait lentement dans la maison de Pierre Annebrun1. Moitié par curiosité, moitié par intérêt, elle était venue le visiter avec sa mère afin de savoir s’il lui serait possible de faire passer leurs maris en Angleterre. C’était alors une jeune dame de dix-sept ans, pas vraiment jolie, mais pleine de séduction avec son teint très blanc, sa chevelure fauve et ses yeux câlins. Son plus grand charme était sa voix, d’une extraordinaire musicalité : une vraie voix de sirène à laquelle cependant il avait fort bien su résister.

Il savait peu de chose d’elle : élevée chez les dames bénédictines de Coutances, elle était alors mariée depuis deux ans à M. Le Tellier de Vaubadon, fort riche et assez aimable, qui lui avait fait, à Bayeux, un sort des plus enviables. Auquel elle tenait beaucoup apparemment puisqu’afin de protéger ses biens de la loi contre les émigrés, elle avait alors demandé le divorce « de convenance » auquel se résignaient bien d’autres dames de la noblesse dont les époux avaient dû fuir. Sa mère elle-même l’avait alors approuvée : ce divorce républicain n’était qu’un chiffon de papier incapable de rompre un mariage chrétien. La tourmente passée, les époux le tiendraient pour nul et non avenu, quitte à se remarier si la loi l’exigeait. Depuis, Jeanne du Mesnildot ayant disparu, la société de Valognes s’était dispersée aux quatre vents et Tremaine ne savait plus rien de sa fille qui, d’ailleurs, ne l’intéressait guère. Apparemment elle habitait toujours Bayeux puisque Elisabeth souhaitait l’y rejoindre. Mais il n’était pas tout à fait certain d’avoir vraiment envie de lui confier sa propre fille. La belle Charlotte avait une façon bien à elle et assez inoubliable de regarder un homme.

— C’est chez elle que tu veux habiter ? demanda-t-il enfin.

— Pourquoi pas ? Elle possède un hôtel particulier ravissant, mais si elle ne vous plaît pas, je n’aurai que l’embarras du choix. Je peux aller chez Mme Amfrye qui est bien un peu sévère mais pleine de bonté, ou encore chez Mme de Chivré. Croyez-moi, père, dans la situation ou nous nous trouvons, c’est la meilleure solution.

— On dirait que le pire est toujours la meilleure solution pour toi ! murmura Guillaume en touchant, contre sa poitrine, le billet qu’Elisabeth avait épinglé à la selle de son cheval avant de s’enfuir avec son prince. Je veux croire que ce ne sera pas le cas cette fois.

Il prit quelques instants de réflexion puis déclara :

— Il se peut que je fasse ce que tu me demandes, mais à une condition : je veux que tu me jures de ne pas bouger de Bayeux sans m’en avertir. Il faut que je sache toujours où tu te trouves et assez proche pour que nous puissions nous rejoindre rapidement.

— Cela peut créer des difficultés. Si mon époux m’appelait…

— J’ose espérer qu’il aura assez de sagesse… et d’amour à l’avenir pour te tenir à l’écart de ses propres dangers. Tu ne dois quitter la Normandie sous aucun prétexte.

— Mais enfin, pourquoi ?

— Puisqu’il faut tout te dire, j’ai dû répondre de ta conduite non seulement sur ma liberté mais aussi sur mes biens. Que tu soies prise à nouveau dans ce que le Premier Consul ne pourrait considérer que comme une conspiration, et il ne restera rien des Treize Vents ni peut-être de ceux qui l’habitent. Alors, si ta famille représente encore quelque chose pour toi…

L’obscurité ne permit pas à Tremaine de voir pâlir sa fille, mais il la sentit frémir.

— C’est un affreux chantage ! murmura-t-elle.

— J’en demeure d’accord et je ne t’en aurais rien dit si j’étais seul en cause, mais il y a tes frères, et la maison, et tous ceux à qui elle est aussi nécessaire que l’air et le pain. Tu n’as pas le droit de…

— N’en dites pas plus ! Je jure de ne rien faire qui puisse mettre ma famille en péril. Louis-Charles garde des Treize Vents un trop bon souvenir pour ne pas comprendre lorsque je le lui dirai.

Depuis un moment déjà, la voiture roulait dans le bois de Boulogne en direction de Saint-Cloud quand, soudain, elle ralentit, s’arrêta. Victor Guimard sauta de son siège, ôta son chapeau et vint à la portière.

— Nous changerons de chevaux au relais de poste de Poissy, dit-il. Je pense que vous souhaiteriez vous y restaurer et même y passer la nuit. Mademoiselle doit avoir besoin d’un peu de repos après la journée qu’elle vient de vivre. Nous avons quitté Paris ; nous sommes donc en règle. À moins que vous ne soyez particulièrement pressés ?

— Le repos sera le bienvenu, approuva Elisabeth. Je pense, en outre, qu’il vaut mieux nous comporter tout à fait comme des voyageurs ordinaires. Souper avec mon père me fera plaisir… et puis aussi faire un peu de toilette. Malheureusement, je n’ai rien pour me changer.

— J’ai pris la liberté de passer rue de Varenne chercher votre bagage, auquel Mrs. Crawfurd a joint quelques petits cadeaux. Il est à l’arrière de la chaise.

Elisabeth se mit à rire, ce qui fit à Guillaume un plaisir infini.

— Mais qui donc êtes-vous au juste, monsieur qui veillez si attentivement sur moi ?

— Une sorte d’ange gardien, justement ! fit Guillaume. C’est lui qui m’a averti de ce qui s’était passé à l’hôtel de Matignon et qui m’a aidé à en arriver là. Je te présente… le baron de Clacy, un ami de M. de Talleyrand.

Par-dessus la vitre baissée, Elisabeth tendit spontanément au jeune homme une main sur laquelle il s’inclina :

— Je pense qu’au cours de ce voyage j’aurai le temps de vous dire toute ma reconnaissance, baron, fit-elle avec un sourire trop éclatant pour ne pas achever la conquête de l’ange en question.

Il offrit, en retour, son curieux sourire asymétrique.

— Oubliez le baron ! conseilla-t-il. Dans la vie quotidienne, je suis seulement Victor Guimard. Tout à votre service, mademoiselle !

Un instant plus tard, la chaise de poste repartait à vive allure.

— Quel homme charmant ! soupira la jeune femme. Mais, si c’est un ami, pourquoi m’appelle-t-il mademoiselle ? Est-ce qu’il ne sait pas… ?

— Non ! fit Guillaume. Et il ne doit pas savoir… Tu comprendras peut-être mieux si j’ajoute que, dans la vie quotidienne comme il dit, c’est un policier, et même l’un des meilleurs limiers de Fouché.

— Un quoi ?… Je comprends de moins en moins, souffla Elisabeth abasourdie. Mais pourquoi fait-il tout ça ?

— Pour une raison vieille comme le monde, soupira Guillaume. Je le soupçonne d’être tombé amoureux de toi ce matin. En outre, il n’est pas particulièrement satisfait des procédés de son patron. D’après Talleyrand, c’est un homme d’honneur. N’empêche qu’il vaut tout de même mieux garder quelque prudence. Il est tout dévoué à Bonaparte et s’il est prêt à se dévouer pour toi, il ne verrait aucun inconvénient, bien au contraire, à coffrer ton… royal époux ! Te voilà prévenue.

Il était déjà tard lorsque l’attelage fumant franchit l’antique pont jadis jeté sur la Seine par Saint Louis et atteignit la maison de poste de Poissy, proche voisine des deux tours à poivrières, seuls vestiges de la puissante abbaye à laquelle s’attachait le souvenir des grands rois capétiens. L’hôte qui vint accueillir les voyageurs, la serviette sur le bras, s’empressa néanmoins.

— Nous n’avons pas trop de monde, ce soir. Vous aurez bon souper et bon gîte. Vous pouvez passer à table tout de suite. Quant à votre cocher…

— Il soupera avec nous, coupa Guillaume sans donner d’explication.

Ils trouvèrent place à l’un des bouts de la longue table d’hôtes, l’autre extrémité étant occupée par les voyageurs de la diligence de Caen. Entre les deux groupes, un marchand de vins de Bordeaux qui effectuait une tournée en Normandie salua poliment les arrivants et reprit son repas en leur signalant que la soupe au chou était excellente, mais que la cave de la maison gagnerait beaucoup en s’approvisionnant chez lui. Guillaume échangea quelques paroles aimables avec lui mais, devinant l’un de ces bavards dont il est difficile de se débarrasser, il prit soin de ne pas s’installer trop près.

Ce souper, parfaitement bon au demeurant, devait lui laisser une impression bizarre et, surtout, lui faire non seulement découvrir une nouvelle facette du caractère de sa fille mais regretter de lui avoir confié le sentiment tout neuf que lui portait Guimard. Cette jeune femme sûre d’elle et de son pouvoir était-elle bien la même que sa petite fille franche jusqu’à la brutalité, plutôt moqueuse mais totalement dépourvue de cruauté ? Or, tout au long du repas, elle joua en comédienne consommée avec le jeune policier, posant des questions, répondant aux siennes, bien sûr, mais de façon qu’il ne pût rien supposer de la situation familiale des Tremaine à cette époque. Elle fut la charmante jeune fille qui vient de commettre une sottise mais qui la regrette, n’ayant d’autre désir que de retrouver bientôt sa place encore chaude au foyer paternel. Avec tant de naturel d’ailleurs que Guillaume en vint à se demander s’il n’avait pas rêvé le mariage insensé qui la liait désormais à l’héritier du sang de France.

Lorsque, armés de chandelles, ils gagnèrent leurs chambres respectives, il ne put s’empêcher de lui en faire la remarque :

— Il me semble que tu as dépensé beaucoup d’amabilité ce soir, et j’irais même jusqu’à dire d’amabilité un rien suspecte. Que cherches-tu à obtenir de ce garçon ?

— Je voulais d’abord savoir si vous aviez raison lorsque vous disiez que je l’intéresse mais, surtout, j’essayais de m’en faire un ami. Ce qui n’est pas à dédaigner dans sa profession.

— Un ami ? Permets-moi de te dire que ce n’est pas la bonne manière. C’est un amoureux fou que tu es en train de te créer, un amoureux qui n’aura rien de plus pressé, si d’aventure il se trouve en face de ton époux, que de lui lâcher un coup de pistolet ou de lui passer une épée en travers du corps afin de faire place nette autour de toi.

— Est-ce que vous n’exagérez pas un peu ? Après tout, c’est un gentilhomme.

— C’est surtout un homme, un vrai, pas un gamin comme Alexandre de Varanville, Julien de la Rondière… ou ton beau prince encore bien jeune avec ses dix-huit ans, même si plus de la moitié de ces années-là ont été forgées au feu du malheur. Celui-là est habitué au combat de l’ombre comme au corps à corps et nous ne savons rien, ni toi ni moi, de son âme profonde. Crois-moi, Elisabeth, ne joue pas avec lui ! Tu pourrais obtenir le contraire de ce que tu espères.

Elle haussa les épaules et retrouva le sourire espiègle de naguère.

— Dieu ! que vous êtes sévère, papa ! Vous êtes tout simplement en train de m’accuser de la pire rouerie féminine.

— Et ce n’est pas vrai ?

— Pas tout à fait. Pour ne rien vous cacher, je trouve votre baron policier très sympathique. Il y a en lui quelque chose de fort, de rassurant. Un peu comme vous.

Que répondre à cela ? Guillaume se contenta de pousser un soupir puis, ouvrant devant Elisabeth la porte de sa chambre, de poser un baiser sur son front en lui souhaitant une bonne nuit. Pour sa part, il était presque certain que la sienne ne vaudrait rien et que ses pensées l’empêcheraient de dormir. L’idée de laisser Elisabeth chez Charlotte de Vaubadon ne lui disait rien qui vaille. La jeune femme était charmante, mais il revenait à la mémoire de Guillaume certains bruits touchant sa vertu dont la vieille Mme de Chanteloup s’était faite l’écho.

— Si ce que l’on dit est vrai, il vaut mieux que sa pauvre mère ne soit plus de ce monde, avait émis la tante de Rose. Certes, Jeanne du Mesnildot aimait à plaire, mais cela ne tirait pas à conséquence. Ce qui ne serait pas le cas de sa fille. Elle étendrait ses sentiments royalistes à tous ceux des nôtres qui viennent lui demander asile. On lui prête déjà une demi-douzaine d’amants, dont le fameux chevalier de Bruslart qui a juré de se battre un jour en duel avec Bonaparte. Évidemment, personne n’a tenu la chandelle et vous me direz que les gens sont méchants.

Inquiétante perspective pour une toute jeune femme ! Mais que faire d’autre ? Mariée, Elisabeth était parfaitement en droit de choisir l’habitation convenant à son époux. En outre, employer la force et l’autorité ne servirait de rien : à moins de l’enfermer à double tour et de la surveiller jour et nuit, Elisabeth, en vertu de ce principe que l’amour donne des ailes, trouverait le moyen de s’échapper d’une façon ou d’une autre ; puis, il y avait cette promesse faite à Bonaparte : ne donner asile au jeune roi errant sous un aucun prétexte aux Treize Vents. Si la jeune femme y revenait, comment en refuser l’accès à son mari ? D’autant que les lois de l’hospitalité étaient en Normandie d’une rigueur absolue : qui leur manquait se mettait au ban de la société ou peu s’en fallait !

Tout en fumant sa pipe, les pieds sur les chenêts de la cheminée, Guillaume pensa soudain que ce dernier problème pouvait s’arranger. Dès son retour chez lui, il enserrait des ouvriers à la maison du Galérien pour la faire remettre en état, la redécorer même, afin d’en chasser les fantômes inquiétants des derniers habitants2. Il irait même jusqu’à la faire bénir, voire exorciser, par le curé de Morsalines ! En même temps, il verrait son notaire afin que la propriété soit désormais au nom d’Elisabeth seule. Jusque-là, elle faisait partie de l’héritage de sa mère, Agnès de Nerville, indivis entre la jeune fille et son frère Adam. Il suffirait de consentir à celui-ci un avantage équivalent et, désormais chez elle, Elisabeth pourrait tout à loisir y vivre avec son époux aussi longtemps que tous deux le jugeraient bon sans que Tremaine manque à sa parole.

— Demain, pensa-t-il, je lui ferai part de ces dispositions. Elles l’inciteront peut-être à revenir plus vite au pays… Évidemment, cela ne m’évitera pas de la laisser à Bayeux au moins pour un temps !

Un peu rasséréné, Guillaume eut soudain envie de respirer de l’air frais. Il sortit sur la galerie de bois où donnaient les chambres de l’auberge afin de fumer une dernière pipe. Ensuite il se coucherait. Peut-être alors arriverait-il à dormir ?

La nuit, grâce à un beau clair de lune, était presque aussi lumineuse que le petit jour. Elle était fraîche aussi et Guillaume, avant d’allumer le tabac, respira son parfum d’herbe mouillée, de feu de bois et de crottin de cheval. Il s’approcha du garde-corps courant jusqu’à l’escalier extérieur, voulut s’y appuyer mais, ayant jeté un œil dans la cour, il recula aussitôt : un gros arbre où, dans la journée, on attachait les montures des voyageurs de passage, occupait le milieu et sous cet arbre il y avait un banc fait d’une planche posée sur d’anciens montoirs. Or, sur ce banc, un homme était assis.

Ce fut d’abord le point rouge de son cigare qui attira l’attention de Tremaine. Il se détachait bien dans l’ombre formée par les branches encore feuillues. Parmi ceux qui avaient pris place autour de la table d’hôte, un seul homme fumait le cigare : c’était Victor, et Guillaume voulut s’accorder le loisir de l’examiner un instant. Retranché derrière l’un des piliers de bois, il plongea dans la cour un regard accoutumé dès l’enfance à percer les ténèbres. Il n’eut pas à se donner beaucoup de mal. Le jeune homme se leva soudain et s’approcha de la maison, étirant une grande ombre sur la flaque de lumière que la cour formait sous la lune. Lentement, la tête levée, il s’avança vers l’endroit où se trouvait la porte d’Elisabeth, à peu près à angle droit de celle de Guillaume, et il resta là, regardant cette porte avec une intensité qui fit sourire l’observateur. Ce garçon aimait avec passion une fille qu’il n’avait jamais vue vingt-quatre heures plus tôt.

Un moment, les deux hommes restèrent sur leurs positions : l’un contemplant, l’autre observant. Une idée, petit à petit, prenait forme dans l’esprit de Tremaine. Une impulsion plutôt : pourquoi ne pas faire entière confiance à ce jeune homme capable de risquer la colère et la rancune d’un homme aussi redoutable que Fouché pour venir en aide à la belle de ses pensées ? Pourquoi ne pas lui confier une garde qu’on ne lui permettrait pas, à lui le père, d’exercer ?

Guillaume retourna pendant un moment cette pensée dans sa tête, puis soudain se décida : longeant la galerie sans faire plus de bruit qu’un chat, il atteignit l’escalier, descendit dans la cour où il fit quelques pas, s’arrêta et se mit à bourrer sa pipe. Ayant entendu le bruit de ses bottes sur le gravier, Guimard se retourna.

— Oh ! vous êtes là ? fit Guillaume jouant la surprise. Est-ce que, par hasard, cette fichue pleine lune vous empêcherait de dormir vous aussi ? D’après mon médecin, j’ai des nerfs trop sensibles et chaque mois l’astre des nuits me vaut une bonne insomnie…

— Ce n’est pas mon cas. Cependant, je n’avais pas sommeil.

— C’est une heureuse coïncidence ! Je souhaitais vous parler sans témoins et je n’osais pas vous déranger. Voulez-vous que nous nous asseyions sur ce banc ? Nous devrions y être presque invisibles pour tout amateur de promenades nocturnes.

— Si vous voulez.

Les deux hommes fumèrent quelques instants en silence. Guillaume cherchait comment entamer la conversation. Enfin il se décida :

— C’est de ma fille que je veux vous parler, Clacy.

— Je préfère que vous m’appeliez Guimard.

— Pas en cette circonstance : c’est au gentilhomme que je m’adresse ; pas au policier. J’ai un grand service à vous demander, mais comme il s’agit d’une chose grave, je veux être certain que vous oublierez mes paroles s’il vous est impossible de me le rendre. Je ne veux pas apporter le malheur à des innocents…

— Vous avez ma parole ! fit le jeune avec gravité.

— Voilà : Elisabeth ne veut à aucun prix rentrer à la maison et cela pour une raison que je vous dois d’expliquer. Elle ne l’habitait plus lorsqu’elle a rencontré le prince et a décidé de le suivre.

Guillaume n’était pas l’homme des longs discours ; il savait dire l’essentiel en quelques mots et il lui fallut peu de temps – juste celui de fumer sa pipe – pour expliquer à son compagnon la situation qui était la sienne aux Treize Vents.

— Vous comprenez, conclut-il, que je suis mal placé pour articuler des exigences et elle ne veut aller chez aucun de nos amis. Il m’est bien venu l’idée d’une solution, mais il me faut de la patience pour la réaliser. Or, Elisabeth désire se rendre chez des amis à elle.

— Qui se trouvent où ?

— Je vous le dirai plus tard. Selon ce que vous répondrez…

— C’est assez juste, mais devez-vous vraiment souscrire à toutes ses exigences ? Après tout, si vous avez commis une faute – assez excusable chez un homme –, elle en a commis une beaucoup plus grave. Et elle n’a que seize ans…

— Je sais, mais je ne me reconnais plus le droit de lui refuser son destin.

Il prit un temps comme le nageur qui va plonger et retient son souffle. Tout allait se jouer dans un instant. Il ne restait plus qu’à prier Dieu de le frapper de mutisme au cas où il serait en train de commettre une énorme sottise.

— Je ne le sais que depuis peu, mais le mal n’en est pas moins irréparable : Elisabeth et… le fugitif se sont mariés.

— Ah !

Que craignait-il au juste ? Une explosion de colère ? Des reproches ou toute autre réaction née d’une grande déception ? Il n’entendit qu’un profond soupir, puis :

— Je ne pense pas que vous ayez donné votre consentement ?

— Ne vous ai-je pas dit que je viens de l’apprendre ? Est-ce que cela change quelque chose ?

— Au point de vue de la validité du mariage, sans aucun doute. Surtout s’il s’agit d’une simple bénédiction religieuse. Dans quelques mois vous aurez doublement la loi pour vous. On parle beaucoup de ce Code civil auquel le Premier Consul est très attaché, mais je suppose qu’en me posant votre dernière question vous ne faisiez pas allusion au côté légal de ce mariage. Vous voulez savoir si cela ne change rien pour moi ?

— En effet. J’ai cru m’apercevoir… que ma fille ne vous est pas totalement indifférente.

— Vous êtes franc, je le serai aussi. C’est vrai, je l’aime et ce sont de ces choses qui vous arrivent sans prévenir ; mais qu’elle soit mariée ou non ne change rien à mes sentiments. J’ai, au contraire, plus grande envie que jamais de la protéger, puisque apparemment elle vous en refuse le droit, mais…

— C’est ce que je voulais vous demander ! exhala Tremaine, tandis que sa poitrine se dégonflait. Dieu soit loué, vous m’avez compris !

— Vous ne m’avez pas laissé finir. J’allais dire : mais cette protection ne saurait s’étendre à son époux que je considère toujours comme un ennemi de l’ordre et de la paix en ce pays. Si je peux mettre la main dessus…

— Faites attention ! Elle vous haïrait et je crois qu’elle sait très bien haïr.

— Je n’en doute pas, mais je ferai mon devoir. Tout ce que je peux vous promettre, c’est de tout essayer pour ne pas opérer moi-même.

— Il y a aussi ceux qui vont la recevoir. S’ils étaient arrêtés, elle serait immanquablement compromise. Je n’ai guère confiance en eux, sans les connaître. Elisabeth pourrait être dénoncée.

— Entre subtiliser un suspect et procéder à une rafle, il y a une grande marge. Les ordres du Grand Juge Régnier sont formels : il faut s’emparer du prince presque en secret, en évitant surtout un scandale qui ferait refleurir une légende particulièrement dangereuse. J’ajoute qu’en aucun cas, il ne doit être porté atteinte à sa personne sous peine de graves sanctions. L’arrêter oui, le tuer, non ! Bonaparte a toujours déploré que l’on ait fait tomber les têtes du roi et de la reine : il ne veut pas de ce sang-là sur les mains… Vous savez tout, à présent. Toujours prêt à me faire confiance ?

— Je crois que oui. C’est à Bayeux qu’Elisabeth veut se rendre. Je ne sais pas au juste chez qui et vous comprenez bien qu’il n’est pas question de l’y conduire moi-même.

Dans l’ombre des branches, Guillaume vit briller les yeux sombres et les dents blanches du fils de la danseuse.

— D’autant qu’elle n’ignore pas ma profession. Je suis certain que vous le lui avez dit… Elle a été envers moi d’une amabilité un brin suspecte.

— Ne vous mésestimez pas ! Elle vous trouve très sympathique. Il y aurait même quelque ressemblance entre vous et moi…

— C’est toujours agréable à entendre. À présent, mettons-nous d’accord ! Le mieux, pour la vraisemblance, est qu’elle prenne la fuite à un moment ou à un autre de la route. Je suggère… un relais après Bayeux, assez proche de la mer pour que l’on puisse supposer un embarquement.

— Isigny, sur les Veys. C’est l’estuaire de la Vire et de l’Aure. De là on gagne facilement les îles Saint-Marcouf désertes depuis le départ des Anglais.

— À merveille ! Je m’arrangerai pour que nous passions la nuit à ce relais. Jusque-là vous lui aurez conseillé d’agir de la sorte. À moins que vous ne craigniez pour elle une chevauchée de… ?

— Vous plaisantez ? Elle est pratiquement née dans une écurie et monte comme un hussard. Sept à huit lieues ne sont pas pour lui faire peur.

— De mieux en mieux. En ce qui nous concerne, nous nous séparerons après son départ. Vous rentrerez chez vous où je vous ferai tenir des nouvelles dès que ce sera possible. Moi, je suivrai… notre jeune reine sous un déguisement quelconque. Cela vous convient-il ?

— Tout à fait. Je la ferai partir à l’aube. La nuit est trop dangereuse.

— De toute façon, je ne serai pas loin derrière…

Tout était dit. Guillaume se leva, vida sa pipe en la tapant contre le talon de sa botte, la fourra dans sa poche puis se retournant, tendit la main à Victor.

— Vous allez avoir en garde ce que j’ai de plus précieux au monde. Sachez-le ! S’il devait lui arriver malheur…

Le jeune homme serra sans hésiter la grande main offerte.

— Vous me tueriez ! Je le sais. Mais soyez tranquille : tant que je vivrai elle sera protégée. D’elle-même s’il le faut.

Dans la matinée du lendemain, on repartit. Par Mantes, Pacy, Évreux, La Commanderie, Lisieux et Croissanville on atteignit en moins de deux jours la ville de Caen où l’on prit logis au Lion d’Or. Le voyage se poursuivait agréablement, les relations entre Elisabeth et Victor ayant pris une tournure presque amicale. Durant les repas, ils causaient volontiers ensemble et il arrivait qu’aux relais, la jeune fille descendît de voiture pour bavarder un instant avec le cocher occasionnel.

— C’est vraiment dommage qu’il soit dans la police ! confia-t-elle à son père. Ce serait tellement agréable d’en faire un véritable ami !

— On peut être policier sans être obligatoirement une brute. Je peux dès à présent t’assurer que Guimard est un véritable ami. Tu peux compter sur lui.

— J’en doute un peu. Comment va-t-il réagir lorsque je vous aurai faussé compagnie ?

— Ça, c’est mon affaire ! Je le connais suffisamment maintenant pour savoir comment m’y prendre, mais toi, songe à tenir ta promesse !

— Je suis votre fille et je suis aussi sa femme. Là où il m’a placée, une promesse doit être sacrée…

Il y avait tant d’orgueil dans ces derniers mots que Guillaume sentit son cœur se serrer. Cette enfant imaginait-elle seulement qu’il pouvait lui arriver un jour d’être elle-même sacrée ? Peut-être ! Il y a tant de démesure dans les rêves de la jeunesse ! Une chose était certaine pour lui : sa petite fille ne trouverait pas le bonheur dans ce mariage avec une ombre.

Il y pensait encore à l’aube du surlendemain en donnant la clef des champs à Elisabeth après avoir grassement payé l’achat discret d’un des chevaux de poste. Ce fut ce qui le retint de la garder de force, au dernier moment. Sous peine de se faire détester, il fallait la laisser se croire absolument libre d’aller vers son rêve et puis s’en remettre à l’habileté de Victor plus encore qu’à la grâce de Dieu.




1- Voir tome II : Le Réfugié.

2- Voir tome III, l’Intrus.

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