Troisième partie La déchirure

1804

Chapitre XI La colère de Guillaume

Le premier jour de l’an nouveau, Guillaume et ses fils vinrent embrasser la future mère et lui porter des présents : comme à Chanteloup, on s’occupait beaucoup, aux Treize Vents, de la prochaine naissance. Clémence Bellec et Lisette filaient et tricotaient. Elles faisaient cela le soir, parfois assez tard, lorsque Kitty était retirée pour la nuit auprès de sa maîtresse. Non par défiance véritable : comme les autres serviteurs de la maison, elles plaignaient plutôt la pauvre femme soumise à longueur de journée et de nuit aux caprices et aux humeurs de Lorna.

Partagée entre l’ancienne affection et la pitié, Kitty usait ses forces à satisfaire de son mieux les désirs d’une femme obsédée par une idée fixe : retrouver « son » enfant, obliger Guillaume à l’épouser pour, finalement, tirer de lui une vengeance qui la paierait d’une aversion qu’elle ne s’expliquait pas. En effet, sa beauté n’avait guère souffert des maux subis. L’éclat, sans doute, était moindre, mais Lorna s’acharnait à le récupérer, passant de longues heures à sa toilette puis vérifiant ensuite le résultat obtenu dans les regards éplorés du jeune Brent… Sur la vengeance en question, miss Tremayne ne donnait aucune explication, mais il n’était pas difficile de deviner qu’elle entendait devenir la maîtresse absolue des Treize Vents. Son orgueil, immense, n’admettrait jamais la défaite, et, à présent, il y mettait une sorte d’obstination maniaque. Il fallait que Guillaume s’ancre dans la tête qu’il devrait désormais et sa vie durant compter avec une femme prête à tout pour l’asservir.

Mieux valait donc, dans ces conditions, que Kitty fût tenue dans l’ignorance de l’événement à venir : de la meilleure foi du monde et en toute innocence, elle aurait pu, par mégarde, trahir le secret de la maison.

Avec leurs vœux pour une heureuse année 1804, les Tremaine apportaient aux dames de Chanteloup une pleine brassée de camélias blancs : toute la floraison particulièrement réussie de la serre des Treize Vents. Elisabeth en montra une joie d’enfant.

— Qu’ils sont beaux cet hiver ! remarqua-t-elle en enfouissant son visage dans les fleurs que le voisinage de leurs vigoureuses feuilles vernies faisait plus délicates encore. J’espère que les lilas de tante Rose sont aussi bien venus ?

— Nous ne sommes pas passés par Varanville, dit Guillaume brièvement. Cette année, notre présence ne pouvait y être la bienvenue.

— Oh ! père ! Où êtes-vous allé chercher cette idée ? Tante Rose va être bien triste si cette journée s’écoule sans qu’elle reçoive ses fleurs préférées ! C’est tout de même pour elle qu’on les fait fleurir à cette époque ! Et elle n’a pas mérité d’être punie ! Je vous en supplie, retournez vite les chercher… ou alors chargez-en Arthur ! Il fera diligence, j’en suis sûre.

— Je le voudrais, ma fille, mais c’est impossible.

— Allons donc ! J’ai dans l’idée que vous faites la mauvaise tête ! Serait-ce à cause de ce M. de La Morinière qui s’incruste chez elle ? ajouta la jeune femme avec un sourire taquin.

— La Morinière ou pas, c’est vraiment impossible, coupa Arthur qui entamait une partie d’échecs avec Mme de Chanteloup. Les lilas sont morts cette nuit du grand froid que nous avons eu avant-hier. Quelqu’un a ouvert la porte du compartiment de la serre où on les isolait pour les forcer. On a même brisé plusieurs carreaux. C’est Daguet qui s’en est aperçu au matin. Les fleurs étaient déjà noires.

— Qui a pu faire une chose pareille ?

— Va savoir ! grogna Guillaume en haussant les épaules avec agacement. Le vent peut-être… J’aimerais mieux que nous n’en parlions plus !

En fait, il s’en doutait : quand ils avaient quitté les Treize Vents, tout à l’heure, Lorna, qui était sortie faire quelques pas avec Brent, leur avait lancé un regard à la fois indigné et déçu en les voyant partir avec les camélias. Persuadée qu’ils allaient à Varanville, la coupable ne pouvait être qu’elle et sans doute regrettait-elle à cet instant de n’avoir pas démoli toute la serre. Cependant, Elisabeth ne s’avouait pas vaincue.

— Alors, portez au moins à tante Rose la moitié de nos fleurs ! Ce bouquet est beaucoup trop gros pour Mme de Chanteloup et moi. Nous serons heureuse de le partager avec elle.

— M’as-tu déjà vu reprendre ce que je donne ? Et je te trouve bien généreuse avec ce qui ne t’appartient pas tout à fait ! Gardez-vos fleurs, mesdames, et oublions tout ceci !

Il se pencha sur sa fille pour l’embrasser. Ce faisant, son regard rencontra celui de Mme de Chanteloup. Un regard vite détourné mais où il eut le temps de lire une espèce de pitié triste, et, comme elle faisait mine de s’absorber dans son jeu, il en conclut qu’elle en savait peut-être beaucoup plus qu’elle ne voulait le dire sur les intentions de sa nièce. Alors, Guillaume se sentit très malheureux tout en se félicitant de n’être pas allé à Varanville : l’idée de croiser l’œil ironique d’un heureux rival le révulsait.

Son humeur ne s’arrangea pas quand, rentré à la maison, il remit Sahib aux mains de Daguet. Elle empira plutôt lorsque celui-ci lui annonça que peu de temps après son départ pour Chanteloup, Mr. Brent était venu lui ordonner d’atteler un cabriolet pour qu’il puisse emmener Miss Tremayne faire un tour de promenade.

— Je lui ai d’abord demandé s’il avait votre permission mais il l’a pris assez mal, disant qu’il ne voyait pas pourquoi votre nièce devrait attendre une autorisation pour sortir, et que vous seriez sûrement très mécontent en apprenant que j’avais refusé. Alors… j’ai fini par céder, et ils sont partis tous les deux.

— Bien que je n’aime pas beaucoup cela, vous n’aviez pas vraiment de raison valable pour refuser, Daguet ! Après tout, c’est une bonne chose que miss Tremayne ait envie de prendre l’air. Est-ce qu’ils sont rentrés ?

— Il n’y a pas dix minutes, et c’est là que je me suis demandé si je n’avais pas eu tort de les laisser partir. Si vous aviez vu la tête que faisait le précepteur ! Il n’avait pas l’air dans son assiette.

— Et… ma nièce ?

— Elle ? C’était tout le contraire : on aurait dit qu’elle venait de conclure la meilleure affaire de sa vie.

— Eh bien ! fit Arthur qui avait entendu, il n’y a qu’une chose à faire, père, c’est d’interroger Mr Brent. Et moi je vais aller causer avec Lorna.

— N’en fais rien pour l’instant, Arthur ! Mieux vaut ne pas l’irriter, ces temps-ci. Nous savons trop comment cela peut finir. Je vais voir ton précepteur.

Il n’eut pas à aller bien loin pour le trouver : lorsqu’il pénétra dans le vestibule, Potentin vint lui dire que le jeune homme désirait lui parler, l’attendait dans le petit salon… et qu’il semblait très malheureux.

Guillaume en fut aussitôt convaincu : assis sur un tabouret, les coudes aux genoux et la tête dans ses mains, Jeremiah Brent offrait l’image même du chagrin. Et de la nervosité : il tressaillit quand le pas du maître des Treize Vents fit grincer les parquets, se leva et se tint devant lui comme un coupable devant son juge.

— Que se passe-t-il ? demanda Guillaume. On dirait… on dirait que vous avez pleuré.

— Oui, j’ai pleuré mais, monsieur Tremaine, cela tient à ce que je ne sais plus que faire de moi. Savez-vous où nous sommes allés ce tantôt ?

— J’étais sur le point de vous le demander.

— À la gendarmerie ! Oui… c’est là que miss Lorna m’a obligé à la conduire. Quand nous sommes partis, je ne savais pas où nous nous rendions. Elle avait dit « Saint-Vaast » pour faire un tour sur le port, mais une fois là il a bien fallu que je m’exécute.

— Et que voulait-elle y faire ? demanda doucement Guillaume qui commençait à s’en douter.

— Vous dénoncer, bien sûr ! Elle vous accuse, vous et le docteur Annebrun, d’avoir fait disparaître l’enfant qu’elle a mis au monde pendant qu’elle était inconsciente. J’ai essayé de la raisonner, d’atténuer ses imprécations, mais il aurait fallu pour que l’on m’écoute que je la déclare folle. Et cela je ne le pouvais pas ! Elle ne me l’aurait pas pardonné ! Oh ! j’ai honte de moi ! tellement honte ! Je ne suis qu’un pantin entre ses mains et elle le sait !

Il se laissa retomber sur son siège et se mit à sangloter désespérément, balbutiant des excuses, s’accusant d’avoir trahi la confiance que M. Tremaine lui avait toujours montrée. Si près d’ailleurs de la crise de nerfs que Guillaume n’hésita pas : empoignant le jeune homme, il le remit debout et lui administra une vigoureuse paire de claques qui le réduisit instantanément à un silence qui fit d’ailleurs grand bien au donateur. Puis, comme Jeremiah, sidéré, le regardait avec de grands yeux scandalisés, il lui sourit gentiment.

— Ça va mieux ?

— Je… oui, je crois mais…

— Le remède est un peu énergique et je vous en demande pardon, mais c’était, je crois, la meilleure solution. À présent, causons en gens sérieux : que vous ont dit les gendarmes ?

Fouillant dans sa poche, le précepteur en tira une petite feuille de papier jaune qu’il lui tendit :

— Pas grand-chose : ils m’ont donné ceci pour vous en disant que le plus tôt serait le mieux !

C’était une convocation à se présenter devant les autorités. Tremaine retint une grimace. Bien qu’absolument sûr de son innocence, il n’aimait pas beaucoup cela : de création récente, la gendarmerie de Saint-Vaast était commandée par un brigadier fraîchement importé qui ne connaissait guère les habitants de la région. Il venait de Caen et il s’était déjà taillé la réputation d’un homme peu commode.

— Eh bien ! soupira-t-il, le mieux est de ne pas se faire attendre : je vais y aller tout de suite.

— Je vous accompagne, décida aussitôt le jeune homme.

— Pensez-vous que miss Lorna vous pardonnera plus facilement de m’apporter votre aide maintenant plutôt qu’il y a deux heures ?

— Cela n’a plus d’importance. De toute façon, il faut que je parte. Après ce que j’ai laissé faire, ma présence ici n’est plus supportable pour personne. Surtout pour les garçons ! Arthur va m’exécrer.

— Pas si je lui explique moi-même ce qui s’est passé ! Et vous me serez plus utile en demeurant. Alors, pas question de m’accompagner ! Miss Lorna ne doit pas être mise au fait de votre crise de conscience. Vous restez ici ; vous ne changez rien à vos habitudes et nous parlerons ce soir. D’ailleurs, je ne vois pas bien où vous pourriez aller. Vous êtes anglais et nous sommes en guerre !

Quelques minutes plus tard, en selle sur Trajan, Tremaine prenait le chemin de Saint-Vaast-la-Hougue.

Proche de la mairie, la gendarmerie arborait un drapeau tricolore en tôle peinte qui grinçait dans le vent quand Guillaume attacha son cheval presque au-dessous. La nuit tombait déjà, mais le visiteur connaissait bien cette grosse maison où s’abritaient plusieurs ménages : celui du brigadier et ceux de ses hommes. La porte en était déjà close et il dut tirer la chaîne de la cloche qui tinta à l’intérieur en contrepoint de quelques bruits de casseroles.

Quelqu’un dut tirer sur la corde commandant le loquet, car le vantail s’ouvrit, découvrant un large couloir où, sous une porte, filtrait un rai de lumière. Guillaume frappa, entra sans qu’on l’y invite et se trouva en face d’un personnage en uniforme bleu sombre assis derrière une table surmontée d’un casier. Au-dessus de lui, une image du Premier Consul décorait le mur blanchi à la chaux et, sur celui qui formait angle, des patères portaient cinq grands bicornes et, dans leurs fourreaux, des sabres légèrement courbes.

Le brigadier Pelouse pouvait avoir une quarantaine d’années. Il leva sur le nouveau venu un visage verni comme une belle pomme sous une impressionnante moustache et d’épais sourcils couleur de châtaigne mûre.

— Qu’y a-t-il pour votre service, citoyen ?

L’appellation révolutionnaire sonna désagréablement aux oreilles de Guillaume : elle lui rappelait de trop mauvais souvenirs et, dans un pays où tous ceux qui ne l’appelaient pas monsieur lui disaient Guillaume, voire « le » Guillaume ou Tremaine tout court, elle lui donnait d’emblée une fâcheuse impression. Cependant, il tira de sa poche le papier jaune et le donna en déclarant :

— Vous m’avez envoyé ça ! Je m’appelle Guillaume Tremaine et je suis prêt à répondre à vos questions.

— Ah !

Les prunelles du gendarme, d’un gris-vert plutôt dur, jaugèrent l’arrivant. Sans lui offrir de s’asseoir, il recula sa chaise de façon à pouvoir se balancer légèrement.

— Pas fâché de vous voir, citoyen ! Je ne suis pas ici depuis bien longtemps, mais j’ai déjà beaucoup entendu parler de vous et de votre maison de La Pernelle. En quelque sorte, vous êtes le seigneur de par ici ?

— N’étant pas noble, je ne suis le seigneur de rien du tout. D’autres possèdent les parchemins qui leur donnent ce titre… quand ils n’ont pas été brûlés. Pour ma part, je suis un simple bourgeois.

— Mais riche… fort riche même, à ce que l’on dit.

Dans la bouche de Pelouse, le mot sonnait comme une insulte. Guillaume eut un étroit sourire et haussa les épaules.

— Dans nos pays normands on a souvent tendance à exagérer. Je possédais autrefois un chantier naval ici-même, des moulins dans le Val de Saire ; j’ai donné tout cela à ceux qui s’en occupaient dans l’espoir qu’ils rendraient mes bienfaits à d’autres.

— Et vous de quoi vivez-vous ? De l’air du temps ?

— Nullement. Je suis armateur et j’ai quelques terres. Mais, dites-moi, brigadier, je croyais être à la gendarmerie. Me serais-je par harsard trompé et seriez-vous le nouveau percepteur ?

— Quand on interroge un suspect, on a le droit de poser certaines questions. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, citoyen : il faut donc que je me renseigne.

— Un suspect ? Et de quoi, s’il vous plaît ?

— D’enlèvement d’enfant… peut-être d’assassinat !

— Pas moins ? Eh bien !

Avisant une chaise dans un coin, Tremaine alla la chercher et s’installa, ce qui lui valut une immédiate protestation :

— Je ne vous ai pas autorisé à vous asseoir !

— En ce cas, vous voudrez bien m’excuser, mais j’ai une mauvaise jambe et je suis resté dessus suffisamment pour aujourd’hui. Et comme nous avons à causer, je me sentirai l’esprit plus clair pour vous répondre. À présent, je vais vous faire gagner du temps : vous avez reçu tout à l’heure la visite d’une jeune dame, miss Tremayne, qui se trouve être ma nièce…

— … et qui a fort à se plaindre de vous et des vôtres. Après lui avoir fait un enfant et lui avoir promis de l’épouser après la naissance, vous avez profité d’un grave malaise dont elle a été victime et au cours duquel elle a accouché pour vous emparer du bébé. Alors la question est celle-ci : qu’en avez-vous fait ?

— Que puis-je faire de ce qui n’existe pas ? Miss Tremayne se croyait enceinte et ne l’était pas. Si vous en doutez, interrogez le docteur Annebrun !

— Cette dame assure qu’il est votre complice.

— Alors arrêtez-le ! Et pendant que vous y serez arrêtez aussi tous ceux de ma maison ! Tous vous diront la même chose : ma nièce a été victime de ce que l’on appelle une grossesse nerveuse.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Cela veut dire que lorsqu’une femme désire ardemment avoir un enfant et que son état nerveux n’est pas des meilleurs, elle peut à force d’y croire en présenter les marques sans en avoir la réalité. Consultez donc là-dessus n’importe quel médecin de Valognes, de Quettehou, de Cherbourg même, il vous dira que cela peut se produire. Interrogez aussi un vétérinaire ! C’est courant chez les animaux. Malheureusement, ma nièce, dont l’esprit n’est pas bien solide, est persuadée avoir mis au monde un bébé.

— Mmmm… ouais ! C’est une drôle d’histoire que vous me contez là ! Plutôt difficile à croire !

— Que puis-je vous dire d’autre ? C’est sa parole contre la mienne, et comme vous ne nous connaissez ni l’un ni l’autre…

— Je ne vous le fais pas dire. Pendant que j’y pense : qui c’est, l’homme qui l’accompagnait ? Et qui aurait bien voulu qu’elle ne parle pas, d’ailleurs ?

— Vous auriez pu le lui demander. Il se nomme Jeremiah Brent et c’est le précepteur de mes fils. Il est tout dévoué à ma nièce, mais il n’est pas du tout satisfait de sa dénonciation. Il voulait même revenir avec moi.

— Ça, c’est encore vous qui l’affirmez ! Mais au fait, ce bonhomme, il est anglais ? Et quand vous parlez de votre nièce vous l’appelez miss ?

— Oui. Elle est anglaise, elle aussi. Tous deux se trouvaient chez moi quand la guerre a éclaté : il ne leur a pas été possible de rentrer et…

Le brigadier se leva soudainement. La colère durcissait encore ses petits yeux couleur de granit moussu.

— Ça suffit comme ça ! Vous seriez un nid de conspirateurs, vous autres les gens des Treize Vents, que ça ne m’étonnerait pas !

— Soyez logique, brigadier ! Si nous étions des conspirateurs, nous ne nous dénoncerions pas les uns les autres !

— Voire ! On peut se détester aussi, quoi que je ne comprenne pas qu’on puisse vouloir du mal à une aussi belle dame ! De toute façon, j’en ai assez entendu pour ce soir, mais comme j’ai l’intention d’aller demain interroger tout ce beau monde, vous allez rester ici, sous bonne garde !

Tremaine se releva si brusquement que sa chaise oscilla.

— Sous bonne garde ? Autrement dit, vous m’arrêtez ? Mais vous n’en avez pas le droit !

— Dès qu’il est question d’un crime, j’ai tous les droits mais vous n’êtes pas encore arrêté. Je n’ai pas prononcé la formule.

— La différence m’échappe.

— C’est facile à comprendre cependant : je n’ai pas envie que vous remontiez là-haut vous mettre d’accord avec tous vos gens et vous allez passer la nuit ici afin de ne pas gêner mon enquête. J’ai besoin de voir clair dans tout ça, moi… et je ne vous conseille pas de résister ! Vous aggraveriez votre cas. Ensuite, et selon ce que j’apprendrai, j’aviserai.

— Je n’ai pas l’intention de résister, mais vous devriez tout de même vous montrer plus prudent… et prendre avis de vos supérieurs ! Je suis très connu dans la région.

— Je le sais, mais ça ne veut pas dire que vous n’avez rien à vous reprocher.

Il agita une sonnette. Deux gendarmes parurent presque aussitôt et Guillaume, en dépit de ses protestations, se retrouva peu après dans la petite pièce nue qui prenait jour par une étroite fenêtre grillée et meublée d’un bat-flanc où l’on enfermait habituellement les voleurs de poules et autres malandrins.

Il y passa quelques-unes des heures les plus pénibles de sa vie. À la stupeur de se voir traité avec une pareille désinvolture et un tel mépris du droit des gens succéda une colère bouillonnante qui lui ôta toute envie de dormir et lui tint compagnie jusqu’au cœur profond de la nuit. Une vague angoisse s’y mêlait à découvrir que l’obstination quasi démente d’une femme frustrée pouvait, en rejoignant les idées courtes d’un fonctionnaire soucieux de se faire valoir, mettre en péril l’œuvre patiente de toute une vie et peut-être même le mener à sa perte. Un moment, en proie au silence presque minéral de son réduit, il désespéra, crut que sa bonne étoile s’éclipsait, que le monde solide et chaleureux qui l’entourait venait de s’effondrer. « Je dois être en train de vieillir, pensa-t-il. Si j’en arrive à ne plus croire en quiconque et surtout en moi-même, c’est que la cuirasse est fendue et que je suis devenu vulnérable. »

Le pire était peut-être la haine, amère, écœurante, qui était en train de lui empoisonner l’âme, envers la responsable de sa déchéance : la femme accrochée comme un cancer aux entrailles de sa maison, poursuivant avec une espèce de logique une œuvre de destruction stupide mais qui devait satisfaire son besoin de vengeance. À celle-là, s’il s’en sortait, il ne ferait plus de cadeaux : il l’arracherait des Treize Vents. Par la force s’il le fallait ! Plus de pitié, plus d’atermoiements ! Elle aurait un abri, de quoi vivre, mais elle ne mettrait plus jamais les pieds dans sa demeure. Même si un horrible scandale en résultait !

Tremaine ruminait ainsi quand une rumeur s’enfla tout à coup près de la gendarmerie comme si la mer voisine lançait contre elle une marée inattendue. Il entendait vaguement des voix puis, soudain, sa porte s’ouvrit dans un vacarme de verrous tirés et de clefs tournées. Un gendarme effaré parut :

— Venez vite ! Sinon, ils sont capables de tout démolir.

En effet, dans la salle où on l’avait reçu la veille, le brigadier Pelouse faisait face à une petite foule agitée, au premier rang de laquelle il vit Anne-Marie Le Houssois, Pierre Annebrun, Arthur, Adam, Potentin et Daguet. Quant à ceux qui s’étaient rassemblés derrière eux, il n’y vit que des amis : les Quentin, les Calas, les Baude, le notaire Lebaron, quelques autres têtes de connaissance et, pour couronner le tout, le curé Jean Bidault. Tout ce monde parlant en même temps sans permettre au malheureux brigadier de placer un mot.

Il s’était passé ceci : en rentrant chez lui après la pêche, André Calas avait vu l’un des gendarmes détachant un cheval de l’anneau scellé près de la porte pour le mener à l’écurie. Le grand pêcheur reconnut instantanément Sahib, dont la robe noire était célèbre dans tout le pays. Naturellement, il posa une ou deux questions à laquelle le pandore répondit d’une façon qui lui fit dresser les cheveux sur la tête d’indignation : Guillaume Tremaine venait d’être emprisonné par le brigadier.

Comme leur chef, les gendarmes étaient tous des nouveaux dans le pays, aussi Calas ne s’attarda pas à ergoter avec celui-là. Touchant son bonnet de laine, il rentra en courant, prévint son père qui prévint les autres à son tour. La pensée générale était : « Si on laisse ces étrangers mettre les gens sous les verrous quand ça leur chante, plus personne ne sera à l’abri de leurs caprices. Et comme ils ne sont pas très intelligents… » On décida donc en premier lieu d’en référer à Mlle Le Houssois, considérée comme la détentrice d’une bonne part de la sagesse du pays, et constituant, de plus, un lien privilégié avec les Tremaine.

Quand ils y arrivèrent, ils rencontrèrent la cavalerie des Treize Vents : inquiets à juste titre de ne pas voir rentrer leur père, Arthur et Adam n’eurent aucune peine à extirper la vérité à leur précepteur, informèrent Potentin qui décida d’une descente à laquelle se joignirent Daguet et Jeremiah Brent, bien entendu. On se mit d’accord sur la stratégie à suivre : aller tirer Guillaume du mauvais pas où l’avait précipité la dénonciation de « l’Anglaise ». Mais, pour faire encore meilleure mesure, Potentin eut l’idée de recourir à l’abbé Bidault, saint homme s’il en fut, pour jouer le rôle du témoin de moralité, bien qu’il ne fût pas vraiment au courant de ce qui se passait aux Treize Vents ! Il aimait bien Guillaume dont, à maintes reprises, il avait pu apprécier le courage et la droiture en dépit du fait qu’il était un chrétien assez tiède.

Submergé par le concert de protestations qui l’avait tiré de son lit, Pelouse tenta tout de même de défendre son point ce vue.

— Mais enfin, cette dame est venue se plaindre. Elle réclame son enfant et tant qu’elle ne l’aura pas retrouvé…

— …le Guillaume restera sous les verrous ? s’écria Louis Quentin. Hé ben, il y est pour un bout de temps !

— Surtout, reprit Potentin, qu’on ne risque pas de retrouver l’enfant.

— Parce qu’il n’a jamais existé ! expliqua le docteur Annebrun avec lassitude. Sinon dans l’imagination de miss Tremayne. Une imagination malade, car l’esprit de cette jeune femme est malade. Elle veut à tout prix devenir la maîtresse des Treize Vents.

— Et comme elle n’y arrive pas, conclut Mlle Anne-Marie, elle emploie tous les moyens. Croyez-moi, brigadier, ne vous laissez pas entraîner par elle dans une histoire fumeuse où vous n’avez rien à gagner sinon des ennuis ! Guillaume Tremaine est en assez bons termes avec le Premier Consul. Plusieurs de ses navires font la guerre de course contre l’Anglais et, si j’étais vous, je considérerais avec plus de méfiance les dires d’une demi-folle gardée aux Treize Vents par humanité mais n’en appartenant pas moins à un royaume ennemi… Ah ! j’allais oublier ! J’ai apporté un petit sirop d’herbes calmantes pour votre femme. Tous ces gens qui vous ont envahi en pleine nuit ont dû l’inquiéter et dans son état…

Madame Pelouse attendait en effet un heureux événement en vue duquel la vieille sage-femme avait été déjà appelée afin de surveiller le bon déroulement de la grossesse. Le petit discours que celle-ci venait de débiter possédait tout ce qu’il fallait pour faire réfléchir le brigadier. D’abord la référence à Bonaparte le fit changer de couleur, puis l’attentive sollicitude envers la future mère donnait à Pelouse une occasion de se sortir d’un mauvais pas sans trop de dommage aux yeux de ses concitoyens, et même en gagnant peut-être un rien de popularité dans un bourg où l’on avait plutôt tendance à le regarder avec méfiance. Pelouse était doté d’assez de jugeote pour comprendre où se trouvait son intérêt. En outre, il estimait beaucoup Mlle Le Houssois et puisque toute le monde lui assurait que la belle dame n’était pas dans son bon sens, Guillaume fut relâché sur l’heure aux acclamations de tous. Avec même un petit semblant d’excuses qu’il accepta en tendant une main sans rancune à son tourmenteur de la veille.

L’incident clos, et après avoir remercié chaudement ses vaillants défenseurs –, Tremaine n’en continua pas moins à couver sa colère. Elle explosa lorsqu’il atteignit sa demeure restée toute la nuit sur le pied de guerre. Sans grands éclats, d’ailleurs, mais avec une détermination froide qui ne laissait guère place à la discussion : Lorna allait être priée de quitter la maison le jour même…

La sentence tomba dans un silence général mais approbateur. Arthur se contenta de hausser les épaules en murmurant :

— Vous n’avez été que trop patient, père ! Je n’aurais jamais cru Lorna capable de ça !

Seul, Pierre Annebrun qui, connaissant bien son ami, sentait tout ce qu’il avait accumulé de fureur et craignait qu’il ne s’abandonnât à la violence, osa une mise en garde :

— Tu ne crains pas de la pousser à bout ? Tu sais déjà juqu’où elle peut aller…

— Je ne vois pas bien ce qu’elle pourrait faire de pire ! Sans votre aide à tous, je risquais de pourrir en prison pendant que la maréchaussée aurait mis ma maison et mon jardin au pillage pour chercher un corps de bébé, laissant ainsi à Pelouse le temps de porter la plainte de Lorna devant des juges, le procureur consulaire et Dieu sait qui ? Je ne peux plus supporter de la sentir dans ces murs occupée à manigancer Dieu sait quel traquenard nouveau…

— Veux-tu que je la prenne chez moi ?

— Mon pauvre vieux ! Elle te déteste presque autant que moi ! Elle serait capable de t’empoisonner avec l’une de tes mixtures. Mais je te remercie. Sois tranquille ! Je vais faire en sorte qu’elle s’éloigne suffisamment pour que nous puissions enfin vivre en paix. Et si tu veux le fond de ma pensée, je suis malgré tout assez satisfait du prétexte qu’elle me donne de pouvoir la renvoyer. J’ai trop peur qu’elle n’en vienne à découvrir la vérité au sujet d’Elisabeth.

— Tu as peut-être raison, après tout ! Mais fais attention !

Retirée dans sa chambre, Lorna, cachée derrière les rideaux, avait assisté au retour de Guillaume. Sachant bien qu’il allait sans doute lui demander des comptes, elle l’y attendait, tapie comme une araignée au cœur de sa toile, prête à combattre avec toutes ses armes l’homme dont elle ne savait plus très bien si elle le haïssait plus qu’elle ne le désirait.

Quand il entra, érigeant dans le cadre obscur de la porte sa haute silhouette menaçante, elle se tenait assise devant sa table à coiffer, examinant ses ongles avec une attention excessive.

— Je crois, fit la voix grave de Guillaume, que vous avez dépassé les bornes permises.

— Ils vous ont relâché ?

— Comme vous le voyez ! Vous n’imaginiez pas, je pense, qu’il suffisait d’une dénonciation pour me livrer pieds et poings liés à une justice qui a bien assez d’ouvrage sans s’occuper des innocents ?

— Je l’espérais pourtant ! Et vous n’êtes pas innocent : vous avez pris mon fils pour le faire disparaître et…

— Assez avec cette fable délirante et trop commode ! Vous n’avez jamais été enceinte et vous le saviez au fond de vous-même. C’est pourquoi vous ne vouliez pas consulter de médecin. Maintenant, vous êtes allée trop loin. Je ne veux plus de vous. Avant ce soir, vous aurez quitté ma maison pour n’y plus revenir.

Elle prit feu aussitôt.

— Vous prétendez me jeter dehors comme une servante malhonnête ? Et vous croyez que je vais me laisser chasser ?

— Je ne vois pas quelle résistance vous pourriez opposer. Kitty a déjà reçu l’ordre de préparer vos malles. Elle est dans la garde-robe de votre ancienne chambre en train de ranger vos vêtements.

— Et pour aller où, s’il vous plaît ? Dans quelque auberge où j’aurai pour seule perspective de mourir de faim ? Me chasserez-vous purement et simplement dans la campagne alors que nous sommes au cœur de l’hiver ?

— Après ce que vous avez fait, vous ne mériteriez pas mieux. Depuis un an, vous n’avez pas cessé un seul instant de travailler à la destruction de ma famille. Vous avez en partie réussi mais cela ne vous suffisait pas : vous venez de couronner votre œuvre en me dénonçant comme un vulgaire bandit de grand chemin dans le seul espoir de m’éloigner peut-être à jamais et de pouvoir régner seule ici. Ce qui était une lourde erreur : vous auriez trouvé tous ceux des Treize Vents dressés contre vous derrière Arthur, qui a tout ce qu’il faut pour devenir plus tard le maître du domaine et qui ne vous pardonne pas le mal accompli.

— Le mal ? Vous m’y avez bien un peu aidée, non ? Et surtout vous oubliez trop vite. Quand je suis arrivée ici, je vous plaisais. Peut-être même m’avez-vous aimée vraiment.

— Non, jamais Je me suis toujours méfié de vous, mais je reconnais que je me suis mal gardé. Vous me plaisiez, c’est vrai. Vous êtes trop belle pour ne pas retenir au moins un moment le regard d’un homme.

— Vous avez fait plus que me regarder. Il n’y a pas un pouce de mon coprs que vous n’ayez touché, caressé… Souvenez-vous de notre nuit aux Hauvenières ! Les instants brûlants vécus dans vos bras sont de ceux qui ne peuvent s’effacer. Pour ma part, je ne cesse de les revivre et je suis certaine, si vous voulez bien être franc, qu’il vous arrive d’y penser. Nous avons été marqués du même fer rouge, Guillaume. Alors pourquoi nier l’évidence ?

— Je l’ai répété cent fois : j’ai perdu la tête. Durant cette maudite nuit quelque chose m’a mis le sang en feu. C’était comme si j’avais bu un philtre et pendant quelques heures j’ai été fou, vraiment fou de vous, mais…

— Vous voyez bien ! s’écria-t-elle, triomphante.

— … mais je n’étais pas à une lieue de vous sur le chemin du retour que j’en éprouvais une honte affreuse. J’avais trahi avec vous et dans son lit l’amour que je portais à Marie, votre mère, et j’allais devoir affronter les regards de son fils et de mes autres enfants. Oh ! oui, je l’ai regretté, ce moment de délire et, malheureusement, vous avez tout mis en œuvre pour que ces regrets deviennent remords insupportables ! Croyez-moi ! Il est temps, grand temps que nous nous séparions. Vous savez très bien que la partie est perdue, que je ne vous épouserai jamais. Essayons de ne pas nous exécrer !

— C’est bien ce que je pensais : ce qui vous gêne, c’est votre conscience bourgeoise mais je sais, moi, que si j’étais votre femme je pourrais réveiller la passion devant laquelle vous reculez parce que je vous aime comme jamais personne ne vous a aimé. Pas même ma mère, cette sotte ! Elle pouvait être vôtre sa vie durant et elle a choisi ce terne sir Christopher qui…

La phrase s’acheva sur un cri de douleur. Incapable de se contenir devant l’insulte infligée à celle qu’il avait tant aimée, Guillaume venait d’assener à Lorna une gifle retentissante.

— Je vous interdis de parler de Marie, vous entendez ?

Sous le feu de la colère, les larmes qui emplissaient les yeux de la jeune femme séchèrent instantanément. Telle une vipère qui va mordre, elle se redressa et fit front.

— Frappez si ça vous chante, vous n’étoufferez pas pour autant la vérité même s’il y a des mois que vous vous débattez contre elle !

— Et quelle est cette vérité ?

— Ouvrez les yeux et vous la verrez ! La vérité, c’est que nous avons été l’un à l’autre dès le premier regard échangé et que nous n’y pouvons rien. La vérité, c’est que je vous appartiens toujours, qu’il vous suffit d’ouvrir les bras pour vous en convaincre… et que je ne veux pas vous perdre !

Un élan soudain la jeta contre lui, les bras noués autour de son cou, l’enveloppant du parfum dont, en effet, il gardait le souvenir, l’enlaçant si étroitement qu’il pouvait sentir chaque parcelle de son corps. Jamais peut-être Lorna n’avait été si belle qu’à cet instant où elle voulait forcer la victoire, s’emparer envers et contre tout de cet homme assez âgé pour être son père mais qu’elle désirait plus que tout au monde. Et Guillaume, l’espace de quelques secondes, sentit sa raison vaciller, mais soudain, à la place du visage qui s’offrait, il en vit un autre, ravissant et doux, dont les yeux couleur de mer lui souriaient… Rose ! Rose qui peut-être se détournait de lui mais que, pour rien au monde, il n’eût voulu décevoir jusqu’au dégoût.

Sans la moindre douceur, il détacha de lui la jeune femme qu’il jeta presque sur le lit où elle dut s’accrocher à une colonnette pour ne pas tomber.

— Vous ne pouvez pas me perdre puisque je ne vous ai jamais appartenu. Quant à m’aimer, je n’en crois rien. Vous tenez à moi parce que je vous oppose une résistance à laquelle personne jusqu’à présent ne vous a habituée. Votre imagination a fait le reste. Alors, cessez de gâcher votre vie et la mienne ! Vous avez vingt-huit ans, vous êtes toujours très belle, l’avenir est à vous. Quant à nous autres, gens des Treize Vents, vous nous oublierez assez vite quand vous nous aurez quittés.

— C’est impossible ! Même si vous ne croyez pas à mon amour, il y a Arthur. Puis-je oublier mon jeune frère ?

— Non, sans doute. Cependant, sachez qu’il représente une raison de plus pour vous éloigner si vous voulez qu’il vous rende l’affection d’autrefois. Vous l’avez beaucoup déçu. Plus tard, quand il sera un homme… quand le temps aura passé, il vous rendra peut-être l’ancienne tendresse. Essayez de la retrouver, elle en vaut la peine, croyez-moi !

— Que me chantez-vous là ? Arthur ne s’occupe plus de moi. C’est Elisabeth qu’il aime… peut-être un peu trop ! À cause d’elle, il s’est détourné de moi alors qu’il aurait dû être mon allié. Je n’ai que faire d’Arthur ! Notre grand-mère Vergor avait raison : il n’est rien d’autre qu’un bâtard…

— Comme si cette vieille chipie sans cœur était capable d’apprécier un garçon de sa qualité ! fit Guillaume en haussant les épaules. Mais brisons là ! Il est temps de nous séparer et de préparer votre départ. Tout ce que vous pourriez ajouter ne changera rien à ma décision.

— Même si je vous demandais pardon ? si je jurais de ne plus jamais chercher à vous nuire ?

— Non, parce qu’il m’est impossible d’avoir confiance en vous. Soyez raisonnable, Lorna, et tâchons d’en finir avec un peu d’élégance !

Elle marcha jusqu’à la cheminée pour offrir ses mains à la chaleur du feu. Elle lui tournait le dos à présent et il crut voir que ses épaules tremblaient légèrement.

— Et où voulez-vous que j’aille ? demanda-t-elle d’une voix lasse. Vers quelle misère allez-vous me jeter, seule et sans protection dans un pays ennemi ?

Il réprima un sourire : quel nouveau personnage allait-elle jouer maintenant ? Celui d’une victime sans doute ?

— Ne me faites pas plus noir que je ne suis ! Il n’a jamais été question de vous jeter dehors en traînant vos malles après vous ! Je ne veux pas qu’Arthur puisse un jour me reprocher une quelconque cruauté. Vous demeurez ma nièce et, à ce titre, je vais vous assurer une existence confortable jusqu’à ce qu’il vous soit possible de regagner l’Angleterre. J’ai envoyé Daguet à Valognes ; il va revenir avec une chaise de poste qui vous conduira à Paris.

— À Paris ? fit Lorna avec un petit rire qui ressemblait assez à un sanglot. Vous aviez promis de m’y emmener… en voyage de noces !

— Je n’ai rien promis de tel. Une fois de plus, nous nous sommes mal compris. L’idée m’en était venue parce que M. de Talleyrand souhaitait tellement vous revoir, qu’il est ministre des Relations extérieures et qu’il a gardé, même à présent, certaines relations avec l’Angleterre. Il peut vous aider à rentrer chez vous.

Elle fit soudain volte-face. Guillaume vit alors qu’elle avait rougi sous la poussée d’une nouvelle vague de colère.

— Voilà donc ce que vous prépariez, alors même que vous me croyiez enceinte ? Oh ! c’est indigne ! Et vous aviez promis de m’épouser ?… En réalité, vous avez toujours voulu vous débarrasser de moi.

Guillaume se traita mentalement d’imbécile. Ce qu’il venait de laisser échapper le mettait dans un mauvais cas. À présent, la franchise valait mieux que toute autre tactique :

— Je ne vous l’ai jamais caché, même si c’est désagréable à entendre. C’est vrai : j’espérais, en vous ramenant dans un monde qui vous est familier, au milieu de gens prêts à vous admirer, vous pousser à reconsidérer votre décision, parce que j’ai toujours su qu’un mariage entre nous serait un désastre. Je vous aurais seulement supportée. Et pendant combien de temps ?

— Non. L’enfant nous aurait unis et je me sens assez forte pour conquérir votre cœur.

— S’il était vacant peut-être, fit Guillaume avec un mince sourire, mais ce n’est pas le cas !

— Vous voulez dire que vous êtes amoureux de cette Rose de Varanville, de cette paysanne ? C’est une rivale négligeable.

— Quel orgueil insensé ! Vous n’êtes même pas digne de ramasser son mouchoir ! Son charme est infini et, en outre, elle est pure et bonne ; ce que vous ne serez jamais. En voilà assez maintenant : vous partirez tantôt pour Paris. Outre de l’argent, je vais vous donner une lettre pour mon ami le banquier Lecoulteux du Moley. Il veillera sur vous, trouvera un logis conforme à vos goûts et assurera votre existence en mon nom…

— Je sais qui il est : je l’ai déjà rencontré, mais… vous prenez de grands risques en faisant allusion à mes goûts : je suis tout à fait capable de vous ruiner !

— Lecoulteux n’est pas idiot. Il saura où placer les limites. D’ailleurs, une autre lettre que la poste va emporter lui annoncera votre arrivée et les dispositions que je compte prendre… jusqu’au jour où il vous sera possible de rentrer en Angleterre.

— Et si je ne veux pas aller à Paris ? Pourquoi, après tout, n’irais-je pas aux Hauvenières ? J’y serais presque chez moi !

— Non. C’est trop près ! Et la maison est à Arthur qui ne souhaite pas vous la prêter… Je crois que nous nous sommes tout dit et je vais, à présent, préparer ce que vous allez emporter. Je laisse la place à Kitty !

— Un instant encore, je vous prie ! Vous me faites partir seule avec Kitty ?

— Vous êtes venues seules, il me semble ?

— Sans doute, mais… je suis moins bien qu’alors. Voyager avec un homme me tranquilliserait. Si Jeremiah Brent pouvait m’accompagner ? Il s’est toujours montré si… attentif ! Et puis je le connais depuis longtemps. Si Arthur me refuse sa maison, il sera peut-être moins intransigeant pour son précepteur ?

Elle était retournée s’asseoir devant sa table à coiffer et parut soudain faible et vulnérable. Entre ses mains elle rassemblait les menus objets précieux de son nécessaire avec des gestes doux, comme si, vaincue et le sachant, elle cherchait à puiser un peu de force dans leur contact familier. Tremaine la considéra un instant d’un air pensif, puis, finalement, haussa les épaules et soupira :

— S’il y consent, je ne m’y oppose pas ! Je vous l’envoie.

— Merci.

En regagnant sa bibliothèque, Guillaume se sentait un peu perplexe. La bataille, certes, avait été chaude mais moins pourtant qu’il ne le craignait. Il s’attendait à plus de violence, peut-être à l’une de ces explosions furieuses que tous avaient appris à redouter, mais qu’il était déterminé à réduire par la force s’il le fallait. Or, il laissait Lorna plutôt calme, résignée même, en apparence, et c’était une attitude à laquelle il ne s’attendait pas. Un instant, il songea que cela cachait peut-être une stratégie, mais c’était tout de même improbable. Pourquoi ne pas croire, tout simplement que, comme lui-même, miss Tremayne était lasse d’une lutte désormais sans issue ? C’était tellement reposant de pouvoir enfin baisser les armes !

Ainsi qu’il le pensait, Jeremiah Brent accepta d’escorter la jeune femme jusqu’à Paris. Pour ce malheureux garçon écartelé entre un amour sans espoir et la loyauté qu’il devait à l’homme qui lui faisait toute confiance, les dernières heures avaient été particulièrement éprouvantes. Que Lorna lui ait pardonné sa défection de dernière minute au point de réclamer sa présence durant le voyage lui enlevait du cœur un poids énorme, ainsi qu’il l’avoua sans réticence :

— Merci de me permettre d’accompagner miss Lorna ! Quoi qu’elle ait fait, elle appartient à mon univers depuis trop longtemps pour que je ne souffre pas d’en être séparé pour toujours sans doute. De cette façon, ce sera moins pénible et, une fois rassuré sur son sort, je reviendrai l’âme en paix reprendre mon poste auprès de mes élèves.

— Êtes-vous bien certain d’en avoir le courage ? Laissez-moi vous dire ceci, Mr. Brent : si vous décidiez de demeurer aux côtés de ma nièce… disons jusqu’à son départ pour l’Angleterre, je ne vous en tiendrais nulle rigueur. Les garçons non plus. Peut-être d’ailleurs vais-je me résigner à les envoyer au collège. Adam, tout au moins, car, pour Arthur, je doute qu’il en accepte la discipline, mais de toute façon et quel que soit le moment choisi de votre retour, sachez que votre chambre et votre couvert vous attendront. J’aurai toujours de quoi vous occuper, ajouta-t-il avec un sourire en tendant la main au jeune homme.

Quand vint l’heure des adieux, seuls Guillaume, ses fils, Valentin et un jeune valet nouvellement engagé – ceux-ci portant les petits bagages légers – accompagnèrent les voyaeurs jusqu’à la chaise de poste lourdement chargée. Retranchés dans la cuisine, Potentin, Mme Bellec et Lisette se contentaient d’attendre que ce départ auquel personne ne croyait plus se soit enfin effectué. Les deux femmes priaient, égrenant silencieusement leur chapelet. Quant à Potentin, assis devant la cheminée dont il tisonnait distraitement le feu, il gardait l’oreille au guet, craignant à chaque instant d’entendre des cris ou toute autre manifestation obligeant la maison à conserver encore quelques temps l’indésirable.

— Tant qu’elle ne sera pas partie, j’y croirai pas ! marmottait-il de temps en temps.

Pourtant, rien d’imprévu ne se produisait. Devant le perron, Lorna, n’osant attirer Arthur contre elle, venait de prendre sa main et scrutait le regard sombre et réticent du jeune garçon.

— Tu ne m’aimes plus, n’est-ce pas ?

— Redevenez celle que vous étiez et je vous aimerai de nouveau ! C’était une erreur de venir ici où votre place n’était pas marquée, mais je vous souhaite sincèrement d’être heureuse puisque enfin vous l’avez compris.

— Nous verrons ce que l’avenir nous apportera !

Saluée courtoisement par Guillaume et par Adam, la jeune femme monta en voiture où elle prit place dans le fond auprès de Kitty, tandis que Jeremiah Brent s’installait sur le devant.

— Tout le monde y est ? cria le cocher. Alors, en avant !

Il desserra le frein, fit claquer son fouet et la voiture s’ébranla dans un grincement d’essieux et un cliquetis de gourmettes. Potentin, qui avait entendu, se précipita au-dehors.

— Ça y est ! Elle s’en va ! Dieu soit béni !

Au même moment, une violente rafale de vent se leva, si brutale qu’elle fit craquer des branches mortes, soufflant dans la direction de l’attelage comme si la nature elle-même voulait aider à chasser hors du domaine celle que celui-ci avait toujours refusée. Rangés, bras croisés, devant le portail des écuries, Daguet et ses hommes eux aussi surveillaient le départ. Aucun d’eux ne s’était avancé pour aider à l’embarquement : pour ces hommes simples et rudes, une dénonciation était le pire crime qu’un être humain puisse commettre. Ils auraient compris un coup de feu tiré de face ou encore une attaque au couteau, mais la parole sournoise employée comme arme leur faisait horreur.

Quand la chaise de poste eut disparu au tournant du chemin, Guillaume et ses fils rentrèrent. Le père tenant par l’épaule chacun de ses garçons, heureux de les sentir si proches de lui, soudés comme ils ne l’avaient pas éprouvé depuis des mois. D’un seul coup, l’atmosphère de la maison venait de s’alléger.

— Père ! dit soudain Arthur, pensez-vous qu’Elisabeth va revenir habiter ici à présent ?

— Plus rien ne s’y oppose, mais c’est à elle de décider. Nous irons demain lui porter la bonne nouvelle.

Pendant ce temps, à la cuisine, Clémence remettait son chapelet dans la poche de son devantier et se disposait à préparer du cidre chaud.

— Après une nuit et une journée pareilles, nous en avons tous besoin. Potentin, allez donc dire à monsieur Guillaume et aux garçons qu’ils nous fassent le plaisir de venir trinquer avec nous !

Comme elle s’approchait du feu abandonné par le vieux majordome, une longue flamme, si blanche qu’elle paraissait plus brillante que les autres, jaillit des bûches amoncelées, filant triomphalement vers le haut comme un signal. Elle flamba une grande minute, claire et joyeuse puis, doucement, retomba en exhalant une sorte de soupir.

Mme Bellac se signa, cherchant des yeux Potentin qui revenait et qui avait vu lui aussi. Ils échangèrent un sourire.

— Je crois, murmura le vieil homme, que nous aurons maintenant les nuits les plus paisibles qui soient. L’âme qui habite sous ce toit vient de nous dire qu’elle est contente.

Tandis que Clémence disposait les petits bols de faïence fleurie sur la longue table de chêne massif, Lisette, qui n’avait pas perdu une seconde pour aller chercher son tricot dans la lingerie, où elle avait l’habitude de le « serrer » au fond d’une des corbeilles, se réinstallait sur la petite chaise basse où elle aimait s’asseoir pour coudre et broder.

— Enfin ! déclara-t-elle avec satisfaction, on ne va plus être obligées de se cacher pour préparer la layette de notre petit prince ! Ça en devenait étouffant les derniers temps. Cette pauvre Kitty était bien gentille, mais je ne sais trop ce qu’elle aurait pensé si elle nous avait surprises en train de faire une brassière ou de tricoter des petits bas comme ceux que j’ai commencés. Avec sa maîtresse ç’aurait été pire : elle avait des yeux partout, celle-là. Il y a deux jours que je n’ai pu travailler.

Personne ne lui répondit : Tremaine et ses fils venaient d’entrer et un joyeux brouhaha s’élevait autour de la table pendant que Mme Bellec versait le liquide bouillant qui embaumait la pomme et la cannelle. Lisette, qui n’en buvait pas et d’ailleurs se parlait plutôt à elle-même, ne se formalisa pas. Elle déplia le linge blanc et en tira le jeu d’aiguilles fines chargées de soie blanche avec quoi elle tricotait un petit bas digne de chausser l’Enfant Jésus…

Elle allait continuer l’ouvrage commencé quand, voulant le comparer avec une pièce déjà achevée, elle la chercha en vain, secoua le linge et ne trouva rien :

— Qu’est-ce que j’ai pu en faire ? marmotta-t-elle. Il a peut-être glissé au fond de la corbeille ? Il faut que j’aille voir.

Mais elle eut beau retourner paniers, placards et tiroirs, il lui fut impossible de retrouver le bas manquant.

Comment aurait-elle pu deviner que, la veille, Lorna, à la recherche d’une de ses chemises favorites et en l’absence de Kitty, était venue elle-même fouiller la lingerie et qu’un hasard malencontreux lui avait fait découvrir ce que l’on désirait tellement lui cacher ?

C’est même à cause de cette étrange trouvaille que la jeune femme s’était décidée à dénoncer Tremaine et n’avait opposé qu’une résistance assez faible quand on lui avait signifié son départ. Elle flairait un nouveau mystère, mais une voix secrète lui soufflait que si elle voulait en trouver la clef il valait mieux qu’elle s’éloigne. Au moins pour un temps. Se croyant délivrés d’elle, les gens des Treize Vents abandonneraient toute méfiance… peut-être toute prudence.

En tout cas, s’ils croyaient qu’elle quittait la partie, ils se trompaient lourdement.

Chapitre XII Des nouvelles inquiétantes

C’est au fort de l’hiver, pendant la nuit des « coulines », que vint un voyageur.

Ce qu’on appelait les coulines, c’était le passage du feu purificateur dans les clos, grands ou petits, de toute la Normandie. Sur chaque domaine, les hommes s’armaient de torches et s’en allaient en courant dans les vergers tourner autour des pommiers ou autres arbres fruitiers. Ils approchaient la flamme des troncs tout en chantant une espèce de cantique paysan dont la teneur pouvait varier selon les régions. Il s’agissait là d’une survivance des anciens âges, d’une formule magique en quelque sorte, destinée à chasser des cultures et des arbres les animaux nuisibles, après quoi l’on réunissait tous les brandons en un grand feu de joie.

Aux Treize Vents, on n’aurait eu garde de manquer la cérémonie qui était toujours pleine de gaieté. Brandissant leurs torches, les Tremaine parcouraient la grande propriété avec leurs serviteurs mâles en chantant :

« Couline – vaulot !

Taupes et mulots

Sortez de d’dans mon clos

Ou j’vous mets l’feu su l’dos ! »

Le tout avec le meilleur accent local et sans manquer à la tradition qui voulait que l’on tentât d’éteindre sa torche, par manière de plaisanterie, dans le dos de son voisin… Après quoi on buvait tous ensemble à la santé des futures récoltes ainsi préservées des prédateurs.

Cette année-là, ils y participaient avec plus d’enthousiasme encore que de coutume en dépit du souvenir de l’incendie qui, un an plus tôt et juste après les coulines – celles-ci se situaient à une date variable entre la fête des Rois et le début du Carême –, avait détruit les écuries et endommagé la maison. Parce qu’ils éprouvaient tous le vif sentiment d’avoir débarrassé celle-ci du plus dangereux des destructeurs, celui qui s’attaque à l’âme… Potentin traduisit à sa façon le sentiment général en marmottant :

— Si j’étais sûr que ça l’empêcherait définitivement de revenir, not’couline à nous, je n’hésiterais pas à aller promener c’brandon sur les murs de la maison…

— Il n’y a aucune raison qu’elle revienne, fit Guillaume qui avait entendu.

Potentin ne répondit pas, préférant garder ses impressions pour lui. Il y avait six grandes semaines que l’Anglaise avait quitté la maison. Or, non seulement Mr. Bent n’était pas revenu, mais on n’avait pas de lui la moindre nouvelle. Et ça, ça ne lui disait rien qui vaille…

Après le feu de joie, Guillaume ramena son monde à la cuisine, où Clémence avait dû tout préparer pour le réconfort des vaillants chasseurs de maléfices. On s’y entassa joyeusement autour de la cheminée et de la table couverte de crêpes, de douillons et autres friandises, mais lorsque chacun fut nanti d’un verre ou d’un bol suivant ses goûts, la cuisinière tira son maître à part :

— Vous étiez parti depuis une demi-heure tout juste quand un gentilhomme est arrivé, demandant à vous voir. Il vous attend dans la bibliothèque où je lui ai servi un petit en-cas.

Tremaine fronça le sourcil :

— Vous savez que je suis attaché à nos traditions d’hospitalité, Clémence, mais pourquoi ne pas l’avoir gardé auprès de vous ? Je n’aime pas que l’on ouvre mon cabinet devant n’importe qui.

— Il ne veut rencontrer que vous, monsieur Guillaume. Et puis, ce n’est pas n’importe qui. Si j’ai dit un gentilhomme, c’est parce qu’il m’a donné son nom et tous ceux de par ici connaissent M. le chevalier de Bruslart. Il a mis lui-même son cheval à l’écurie.

— Bruslart ? Ici ? Sacrebleu, Clémence, vous avez eu raison. J’y vais ! Ah ! peut-être devriez-vous préparer une chambre ?

— C’est déjà fait.

C’était bien Bruslart qui somnolait dans un fauteuil, les pieds aux chenêts et les mains nouées sur le giron. Guillaume reconnut au premier coup d’œil les cheveux noirs et crépus, le long nez pâle émergeant de la barbe rude qui dévorait les joues jusqu’aux yeux clos. Les hautes bottes étaient boueuses mais les manchettes et le jabot émergeant de l’habit de beau drap gris fer d’une parfaite blancheur. Dernier signe distinctif enfin, l’habituel arsenal de pistolets et de couteaux était toujours planté dans la large ceinture de cuir. Posé à terre auprès de lui, un plateau où ne restait pas la moindre miette de nourriture attestait qu’il avait fait honneur à ce qu’on lui avait servi.

Lorsque Guillaume mit le pied sur le parquet, Bruslart fut debout instantanément, un pistolet dans chaque main. Pour cet homme habitué à être continuellement aux aguets c’était un réflexe, mais il éclata de rire en reconnaissant le maître des Treize Vents, et remit ses armes en place avec une rapidité stupéfiante.

— Pardonnez-moi ! Le qui-vive est ma seconde nature. S’il n’en était pas ainsi je ne serais plus en vie depuis longtemps.

— Autrement dit, si mon majordome ou un valet était entré au lieu de moi, vous le transformiez en passoire ?

— Tout de même pas ! Je sais instantanément à qui j’ai affaire. Cependant, je reconnais que ce genre de réaction m’a sauvé la vie à plusieurs reprises.

— Je le crois sans peine, mais reprenez votre siège, je vous en prie. L’état de vos bottes proclame que vous devez avoir grand besoin de repos.

— C’est on ne peut plus vrai. J’ai débarqué à Quinéville après une traversée un peu éprouvante.

— Vous venez d’Angleterre ?

— Oui, j’ai pris la mer à l’île de Wight après avoir quitté Londres un peu précipitamment. Je ne suis pas près d’y retourner. Les Anglais ont un certain sens de l’hospitalité mais il disparaît subitement lorsqu’ils croient leurs intérêts menacés. Oublions tout cela, je vous en parlerai tout à l’heure ! En arrivant, j’ai demandé à vous voir mais c’est surtout votre fille… Je veux dire Mme la duchesse que je viens saluer…

— Elle n’est pas ici : elle séjourne chez une amie. Je vous y conduirai demain matin si vous le désirez.

Bruslart poussa un soupir de soulagement qui n’eut cependant pas la vertu de dissiper les nuages de son visage.

— Non. Dans un sens, je préfère qu’elle ne soit pas là et que la nouvelle lui soit portée par vous, son père. Vous saurez peut-être la rendre moins cruelle. Moi, je suis plutôt brutal.

— Quelle nouvelle ? émit Guillaume, inquiet de la tournure prise soudain par la conversation.

— La pire pour une jeune femme éprise de son époux : le prince est mort.

— Mort ? souffla Guillaume abasourdi. Mais comment est-ce possible ?

— Oh ! tout est possible aux temps que nous vivons ! À peine arrivé en Angleterre, Louis-Charles, au lieu d’être conduit à Londres comme je le pensais, a été emmené dans l’île de Wight et enfermé au château de Carisbrooke en dépit de mes protestations. Il a été abattu en tentant de s’évader. C’est aussi bête que ça ! Voilà ce que vous allez devoir dire à sa jeune épouse. Moi, je ne m’en sens pas le courage.

Tandis que Bruslart débitait ses quelques phrases, Tremaine, le choc passé, l’observait. Quelque chose clochait. Le ton du chevalier surtout ! On aurait dit qu’il récitait une leçon en se dépêchant, comme s’il souhaitait s’en débarrasser. Pour essayer d’en savoir plus, Guillaume choisit le sarcasme :

— Vous voilà bien délicat tout à coup ! Pourtant vous étiez contre ce mariage : vous le jugiez stupide, inconvenant…

— Inconvenant, non. Stupide, oui. Quand on veut devenir roi on ne commence pas par épouser une bergère.

— Pour laquelle, d’ailleurs, vous ne débordiez pas de sympathie. Alors, pourquoi vous décharger sur moi d’une mission qui vous incombe ? Demain, je vous conduirai auprès de ma fille et vous lui direz ce qu’il en est. Avec les détails bien sûr, car elle va vous en demander. Et beaucoup !

— Je ne serai plus là demain matin. Je repars tout à l’heure.

— Déjà ? Mais vous avez besoin de repos. On vous a préparé une chambre et…

— Le repos viendra plus tard. Il faut que je sois à Valognes avant le jour.

— À merveille ! Je vous accompagne. Nous passons au château où réside ma fille et vous atteindrez la ville à temps. Ce n’est qu’un léger détour.

— Non, je vous remercie, mais vous saurez mieux que moi trouver les mots. J’ai horreur de voir pleurer une femme.

— Je serais là pour vous assister, fit Guillaume avec un sourire qui ne présageait rien de bon. Et de fait il changea de ton brusquement : « Voulez-vous que je vous donne la vraie raison pour laquelle vous ne tenez pas à voir la “duchesse” ? C’est parce que vous craignez son regard trop clairvoyant et surtout ses questions ».

— Je ne vois pas pourquoi je pourrais redouter…

— Oh ! que si ! Et cela parce que vous ne m’avez pas dit la vérité. Votre histoire sonne faux.

— Qu’est-ce qui peut vous faire penser cela ?

— Disons que j’ai un flair étonnant pour déceler un mensonge. Alors, la vérité et vite ! Il est vraiment mort ?

Bruslart se livra visiblement à un débat intérieur avant d’avouer, de mauvaise grâce :

— Non, mais il vaudrait mieux qu’il le soit. Et d’abord pour votre fille.

— Je ne vois pas pourquoi.

— C’est à la fois l’évidence et votre chance. Elle n’a que seize ans. Veuve, elle peut se refaire une autre vie.

— Je vous croyais respectueux de la religion, monsieur le chevalier de Bruslart. Tenez-vous pour foutaise le mariage célébré par l’abbé Nicolas ?

— Dieu m’en garde ! Mais, sans votre approbation, il demeure entaché d’illégalité. En cas extrême, Rome aurait le pouvoir de le dissoudre, et n’y aurait pas manqué si le prince était parvenu à reconquérir son trône. Alors, croyez-moi ! Mieux vaut qu’il soit mort pour elle. De toute façon, il s’écoulera peut-être peu de temps avant qu’il ne le soit réellement.

Peut-être crut-il avoir convaincu son interlocuteur, car celui-ci alla agiter une sonnette qui fit apparaître Valentin.

— Apportez-nous du café, des eaux-de-vie. À moins que mon hôte ne préfère du vin ? ajouta-t-il avec un coup d’œil interrogateur à l’adresse de Bruslart.

— Non, le café ira très bien… mais…

— Nous avons à parler et moi, en tout cas, j’en ai besoin… Maintenant reprenez votre place et racontez-moi tout !

— À quoi bon ? Ces deux êtres ne vivront plus jamais ensemble. Comprenez donc ! Il vaut mieux qu’elle le croie mort ! Elle oubliera plus vite.

— Elisabeth n’est pas de celles qui oublient. En outre, elle a la meilleure raison de garder le souvenir de son époux : elle sera mère au mois de juin.

— Mon Dieu ! Il ne pouvait rien arriver de pire !

Dans son fauteuil, Bruslart, tassé sur lui-même, semblait avoir rétréci. Il semblait vraiment accablé. Au point que Tremaine eut pitié de lui.

— Est-ce que vous n’exagérez pas un peu ? Pourquoi serait-ce le pire ?

— Oh ! pas pour lui ! Il est probable qu’il ne saura jamais qu’il est père. Mais elle… Comprenez donc, Tremaine, que si l’on apprend à Londres l’existence de cet enfant, il sera en danger continuel. Sa mère aussi. Sauf si la duchesse a le bon esprit de mettre au monde une fille.

— Si vous m’expliquiez ?

Lorsque Valentin eut servi ce qu’on lui demandait, le chevalier de Bruslart, comprenant enfin qu’il ne s’en tirerait pas si facilement, entama son récit.

— Vous savez déjà que Londres a exigé le retour du prince sous le prétexte que l’affaire lui semblait mal engagée et que les chances de réussite diminuaient de jour en jour, mais ce que vous ne savez pas, c’est que derrière l’aide accordée par l’Angleterre, il y avait une femme.

— Si. Madame de Vaubadon me l’a appris.

— Tant mieux. Elle vous a donc dit que cette dame proche de la famille royale possède à la fois fortune et crédit auprès de William Pitt que la reprise de la guerre a ramené au pouvoir. Jeune et belle, lady Lucy – vous me permettrez de ne pas donner son nom – s’est éprise du prince dès leurs première rencontre lorsqu’il est arrivé de Malte. Elle l’a autant dire recueilli avec l’approbation du gouvernement et il a séjourné longtemps dans son château d’Écosse. Naturellement, elle l’a soutenu dans son désir de reconquête avec peut-être l’arrière-pensée, sinon de devenir reine, ce qui présenterait peut-être quelques difficultés – et encore ! –, tout au moins d’obtenir de la reconnaissance du nouveau roi, ou de son amour, une place rappelant celle de Diane de Poitiers auprès d’Henri II bien que la différence d’âge soit beaucoup moindre. Il semble même que des liens assez tendres sur l’étendue desquels nul ne peut se prononcer les aient unis l’un à l’autre au début mais, naturellement, le prince n’a jamais laissé supposer qu’une autre image habitait son cœur, comme disent les poètes. C’est également lady Lucy qui a confié le soin de veiller sur le prétendant au baron de Sainte-Aline, un émigré aux dents longues qui était de ses amis…

— Était ? Sont-ils brouillés ?

— Pas le moins du monde ! Mais ne m’interrompez pas pour des futilités. Je n’ai jamais été un conteur ! Voilà donc le petit groupe, augmenté de deux ou trois hommes rompus aux aventures, qui passe en France pour y connaître la fortune assez piteuse que vous savez. En effet, une fois à pied d’œuvre, Sainte-Aline, qui ne visait rien de moins qu’un poste de Premier ministre, mais n’est pas tout à fait idiot, s’est vite rendu compte de la minceur des succès que l’on pouvait attendre. Surtout après la célébration du mariage avec votre fille !

— Vous aussi, à ce que l’on m’a dit.

— Je ne l’ai jamais caché et je continue à penser que c’était la sottise à ne pas commettre, tout en comprenant parfaitement les sentiments du prince lorsque j’ai vu Mme Elisabeth. Mais Sainte-Aline, lui, l’a détestée d’emblée. Il a tout fait pour s’en débarrasser. À Paris, par exemple, il s’est arrangé pour qu’elle reste en arrière quand la police et arrivée chez Quentin Crawfurd, et il espérait bien que Fouché ne la lâcherait pas de sitôt, mais il avait compté sans vous.

« C’est à ce moment-là qu’il a fait envoyer un message à lady Lucy lui conseillant de mettre un terme à l’aventure en faisant récupérer le prince sur la côte normande. Sans évoquer, bien sûr, le fameux mariage dont il espérait bien que sa bailleuse de fonds n’entendrait jamais parler. Vous savez ce qui s’est passé sur la plage de Vierville, mais ce que vous ignorez sans doute, c’est que la duchesse avait été droguée par une servante de Mme de Vaubadon pour qu’elle n’oppose pas de résistance au moment de la séparation et qu’au retour la même servante, payée par Sainte-Aline, était chargée de l’empoisonner purement et simplement.

— Et Mme de Vaubadon savait ça ? s’écria Guillaume, horrifié.

— Non. Elle aime l’argent, mais son mari, dont elle est séparée, ne l’en laisse pas manquer. Elle ne ferait jamais une chose pareille. C’est une royaliste fervente et une femme du monde. Venons-en à présent aux aventures en Angleterre. La frégate qui croisait sous les îles Saint-Marcouf nous a déposés à Portsmouth, où l’équipage de lady Lucy nous attendait pour nous conduire à Londres : le prince et Sainte-Aline dans le magnifique hôtel que celle-ci possède dans Mayfair, moi… chez une amie assez proche de lady Lucy à tous les sens du terme.

« Inutile de dire que, durant tout le voyage, le prince était profondément abattu, en dépit des efforts de Sainte-Aline pour le réconforter et, surtout, pour obtenir de lui qu’il ne dise mot de son mariage, sachant bien quelles pourraient être les réactions d’une femme amoureuse. Et, les premiers jours, il put croire avoir été entendu. Lady Lucy attribuait tout naturellement la sombre mélancolie de son hôte à l’échec trop récent pour n’être pas cuisant. Elle se montrait d’une remarquable discrétion, ne posant pas de questions, respectant ses silences. C’est quand elle voulut secouer cette incurable tristesse que tout se gâta : avide malgré tout de se confier, comme un enfant malheureux qui cherche les bras de sa mère, le prince, croyant que cette amie si affectueuse, si attentive, pouvait tout comprendre finit par avouer la raison de son chagrin… et son mariage, par-dessus le marché. Ce fut la catastrophe.

« Sainte-Aline reçut le premier les éclats d’une colère que l’on sut dissimuler encore un peu au coupable. Il plaida les ordres reçus, l’impossibilité où il était d’empêcher la réalisation du bon plaisir d’un jeune homme qui se croyait déjà roi. Puis il abandonna complètement une cause qu’il jugeait perdue et ne fit rien pour dissuader l’amoureuse offensée d’assouvir une vengeance peu élégante. Dès l’instant où elle le sut marié, Lucy ne vit plus dans son protégé qu’un aventurier dangereux, allant même jusqu’à mettre en doute sa qualité royale alors que Pitt n’en doutait pas un instant. Elle le dénonça comme élément subversif capable de troubler la paix publique, exigea son arrestation, ne reculant même pas devant l’envahissement de sa demeure par les hommes de police. Cependant, et grâce au Premier ministre, l’affaire n’eut pas l’éclat exigé par lady Lucy. Persuadé qu’il avait affaire au véritable fils de Louis XVI, celui-ci refusa positivement de le traîner devant des tribunaux plus ou moins imbéciles, comme l’exigeait sa belle amie. Mais bien attendu, la tentative ayant échoué en France, il ne pouvait continuer à lui donner son appui. Le prince fut donc arrêté. C’était la seule façon de faire taire celle qui était désormais son ennemie jurée, mais tout se passa en pleine nuit et dans la plus grande discrétion. Dans l’unique souci, d’ailleurs, de préserver la vie de ce malheureux jeune homme, car tout transpire autour de la cour de Saint-James et les amis du comte d’Artois avaient eu vent de l’affaire : ils commençaient à s’agiter. Le prisonnier fut donc transféré directement au château de Carisbrooke comme je vous l’ai dit tout à l’heure.

— Il y avait donc du vrai dans votre récit, un peu trop laconique, de tout à l’heure ?

— Naturellement. C’est difficile d’inventer dans une telle histoire ! Un autre fait réel : la tentative d’évasion. Le malheureux garçon était à moitié fou de désespoir : il ne parvenait pas à croire qu’une amie si affectueuse ait pu changer de façon si radicale. Puis, il ne supportait pas de se retrouver entre les murs d’une prison. Carisbrooke, où le roi Charles Ier a séjourné avant l’échafaud de Whitehall, date de la même époque environ que la tour du Temple à Paris. Les souvenirs qu’il réveillait étaient par trop affreux ! Enfin… il se savait dans une île, au bord de cette mer au-delà de laquelle respirait sa jeune femme : il se fût peut-être jeté au bas des tours quand on le menait à la promenade sous bonne escorte si quelqu’un ne l’avait pris en pitié. Comme dans notre chanson du prisonnier de Nantes, le geôlier avait une fille au cœur sensible et votre serviteur n’était pas loin.

— Pardonnez-moi de vous interrompre encore, chevalier, mais comment pouviez-vous être là ?

— J’ai un certain nombre d’amis outre-Manche. D’abord, cette amie de lady Lucy dont je vous parlais : j’ai appris beaucoup de choses par elle. Ajoutez-y tous les émigrés irréductibles qui s’obstinent à refuser ce brigand de Bonaparte, puis lord Grenville. Enfin, ajouta-t-il avec une fausse modestie absolue, il m’est arrivé de rencontrer le grand Pitt en personne et d’en être parfois écouté. J’ai su tout ce que je voulais savoir. Aussi ai-je suivi le prince dans l’île pour voir s’il était possible de le tirer de là. J’ai appris qu’il y avait une femme dans la forteresse et je me suis arrangé pour la rencontrer. Les choses allaient assez bien et je formais quelques espoirs…

— Mais vous avez échoué ?

— Oui. Et par la faute de ce Sainte-Aline, que Dieu veuille damner ! Je ne me suis pas aperçu de sa présence, mais lui aussi, grâce à l’argent de lady Lucy, s’était ménagé des intelligences. Un complot était monté, en parfaite connaissance du mien d’ailleurs : on devait nous laisser faire puis abattre le prince au moment où il s’évaderait. Grâce à Dieu, j’ai compris à temps et je me suis sauvé tandis qu’on le ramenait dans sa prison. J’ajoute que j’ai bien failli tuer en duel cette pourriture de Sainte-Aline, mais il a réussi à trouver un trou de souris pour s’y faufiler au moment où j’allais l’embrocher proprement ; il ne perd rien pour attendre. J’arriverai bien à le trucider un jour.

— Au cas où il me tomberait sous la main avant que vous n’ayez ce plaisir, vous m’accorderez bien celui de m’en charger ? fit Guillaume. C’est un misérable et j’aimerais en débarrasser la surface de la terre.

— Pourquoi pas ? L’important c’est qu’il paie un jour, cet opportuniste qui se tourne à présent vers le gros Louis XVIII et qui, naturellement, emploie ses méthodes. Tuer son neveu a toujours été le rêve de l’ex-comte de Provence et la pauvre Marie-Antoinette le savait bien.

— Je crois que tout le monde le savait. Êtes-vous certain, cependant, que le prince n’a pas été exécuté discrètement par ses geôliers ?

— Certain. Les ordres de Pitt étaient formels : on ne devait en aucun cas maltraiter le prisonnier, encore moins attenter à sa vie. L’abattre pour l’empêcher de fuir eût été la seule excuse acceptée. Et encore ! Sachant à quel point sont fluctuantes les amours des peuples et singulièrement celles des Français, le Premier ministre est décidé à garder le fils de Louis XVI en son pouvoir. En outre, il ne voudrait à aucun prix verser un sang qu’il sait royal : cela ne porte pas chance et il tient à la sienne…

— Louis-Charles est donc toujours à Carisbrooke ?

— Non. Mis au courant de la tentative, Pitt, qui songeait d’ailleurs à l’éloigner, a décidé de brusquer les choses : il y a quelques jours – plutôt quelques nuits ! –, un vaisseau de ligne, l’Essex, est venu mouiller dans le Soient. Le prince y a été transporté sous bonne garde. Tout ce que j’en sais à présent, c’est qu’il a fait voile au sud-ouest… Mais on ne peut guère faire autrement pour sortir du Soient. Destination inconnue !

— Même pour vous ? Personne dans vos multiples relations n’a pu vous renseigner ?…

— Non, car cette fois il s’agit d’un secret d’État. C’est déjà beau que j’aie pu apprendre le départ, alors que la version officielle est la mort. Même pour lady Lucy ! Seuls le Premier ministre et le commandant du navire savent où l’on conduit… notre roi.

Sur ce dernier mot, le chevalier émit un son bizarre qui ressemblait assez à un sanglot. Il tira son mouchoir et se moucha bruyamment.

— Vous voyez bien qu’il vaut mieux qu’elle le croie mort, conclut-il.

— Et vous n’avez vraiment aucune idée de l’endroit où on l’emmène ?

— Allez savoir ! Gibraltar, Malte, Sainte-Hélène ou Dieu sait quelle autre possession anglaise ! De toute façon, il aura droit à une prison sévère même s’il est bien traité. Et il n’en sortira plus jamais ! Il ne faut pas laisser votre fille rêver sur ce destin : les voiles de veuve seront moins cruels. Bien ! À présent, permettez-moi de vous quitter !

— Vous ne voulez vraiment pas finir la nuit ici ?

— Non. Je suis attendu à Valognes et je ne veux pas perdre de temps avant de me remettre à l’ouvrage.

— Cela veut-il dire que vous allez continuer à traquer le Premier Consul ?

— Avant qu’il n’ait le temps de se faire empereur ? Oh ! oui ! Voulez-vous demander mon cheval, s’il vous plaît ?

— Tout de suite ! Pourtant, avant que vous ne partiez, apprenez ceci : vous avez ici une maison amie prête à vous accueillir chaque fois que vous le désirerez.

— Merci. Veillez bien sur notre petite duchesse et, surtout, sur le fruit précieux qu’elle porte ! Au fait : allez-vous suivre mon conseil ?

— Non. Je ne lui dirai rien du tout. Elle est en paix et je veux l’y garder le plus longtemps possible.

— Après tout… le silence est peut-être encore la meilleure solution ! Dieu vous garde, Guillaume Tremaine ! Vous et les vôtres.

Armé d’une lanterne, Guillaume accompagna son visiteur jusqu’au perron puis le regarda se dissoudre dans la nuit que les dernières braises des feux de torches piquaient comme des lucioles. Ce fut en se retournant pour rentrer qu’il vit Potentin derrière lui.

— Quelque chose me dit qu’on ne vous apportait pas une bonne nouvelle, murmura le vieil homme.

— Non… mais c’est bien la première fois que je me réjouis de l’absence d’Elisabeth.

La jeune femme, en effet, était toujours à Chanteloup. Même sachant que son ennemie était enfin partie, elle s’était refusée à bouger.

— Tant que mon époux n’est pas à mon côté, il vaut mieux que je reste ici. Au moins jusqu’à ma délivrance, expliqua-t-elle à ses frères qui s’étaient précipités dans l’espoir de la ramener. Chez nous, il me serait plus difficile de cacher mon état. Et puis, je ne veux pas faire cette peine à Mme Chanteloup. Elle est profondément heureuse d’une naissance pour laquelle tout est préparé. Je ne veux pas la priver de cette joie. Ce serait de l’ingratitude. Je rentrerai ensuite.

— Même si ton mari n’est toujours pas là ? fit Arthur, qui cachait mal sa déception.

— Bien sûr ! Je sais qu’alors les langues marcheront, mais je suis bel et bien mariée et je n’ai pas à rougir. J’espère, d’ailleurs, que mes frères sauront faire taire les commérages, ajouta-t-elle avec un sourire.

— Compte sur nous ! firent-ils d’une seule voix.

Au retour, les deux garçons furent surpris de constater que leur père approuvait Elisabeth.

Ce soir-là, Guillaume se félicitait franchement d’une décision sans laquelle la visite de Bruslart n’eût pas échappé à la future mère. Il aurait fallut lui donner des explications et Guillaume entendait lui cacher le plus longtemps possible le sort de son époux. Définitivement même, s’il était possible ! À moins qu’on ne réussît à apprendre des nouvelles par la suite. Pour sa part, il comptait se livrer à de discrètes recherches en se servant de ses correspondants étrangers et de ceux de la banque Lecoulteux. Un vaisseau de ligne ne s’escamote pas si facilement, bien que, dans l’immensité océane, il soit impossible de relever sa trace. Et même si l’on pouvait apprendre la date du retour de l’Essex en Angleterre et obtenir ainsi une indication de la longueur du voyage aller et retour, celle-ci demeurerait vague, le navire n’accomplissant peut-être pas que cette seule mission… En fait, il fallait surtout tabler sur la chance et Guillaume savait d’expérience que cette aveugle divinité se révélait souvent bien décevante. Alors, le silence, comme l’avait dit Bruslart ? Une bonne solution sans doute s’il était possible qu’il engendre l’oubli. Avec un être comme Elisabeth, c’était bien difficile à espérer.

La voix bougonne de Potentin, qui devait brûler d’en savoir plus sur la « mauvaise nouvelle » apportée par Bruslart, le tira de sa songerie :

— Vous avez l’intention de rester dehors toute la nuit ?

Guillaume tressaillit, se retourna, tendit la lanterne à son vieux compagnon mais prit, en échange, son bras pour rentrer dans la maison.

— Viens ! Je vais te dire, à toi, ce qu’il en est, mais tu garderas ça pour toi. Les autres – même Clémence ! – n’auront droit qu’à ceci : personne ne doit apprendre que le chevalier de Bruslart était ici ce soir.

— Je ne leur ferai pas l’offense de leur dire ça ! fit Potentin avec sévérité. Tout le monde ici sait trop bien que si la nouvelle venait aux grandes oreilles du brigadier Pelouse, toute la maisonnée serait bonne pour la prison et la maison pour la pioche des démolisseurs !

Un moment plus tard et après que Guillaume lui eut révélé ce qu’il venait d’apprendre, Potentin ne cacha pas son inquiétude.

— Si le Seigneur Dieu écoute nos prières, il ferait bien d’envoyer une fille à notre Elisabeth, parce que si c’est un garçon nous n’avons pas fini de nous faire du mauvais sang ! Imaginez que les ennemis de son père découvrent son existence ? Des faillis chiens comme ce Sainte-Aline seraient capables de lui faire un mauvais parti !

— Je sais tout ça, Potentin, et je suis comme toi : j’aimerais mieux une fille. De toute façon, dès la naissance, on ramène Elisabeth ici et, à ce moment-là, on avisera. Peut-être faudra-t-il envisager de le faire élever ailleurs.

— Loin de sa mère ? Elle n’acceptera jamais !

— Il y a peut-être une autre solution, reprit Tremaine, rêveur. On pourrait… oui, pourquoi pas ?… On pourrait le faire passer pour une fille. Cela nous donnerait le temps d’envisager son avenir et le temps, c’est ce dont nous avons le plus besoin !

— Pas une mauvaise idée ! fit Potentin. Ça pourrait se faire, puisque Mme Elisabeth ne cesse de dire qu’elle veut allaiter son enfant elle-même : aucune nourrice ne saurait ce qu’il en est ! Tout de même, ajouta-t-il après un instant de réflexion, je me sentirai plus tranquille quand la mère et l’enfant seront ici, sous notre garde à nous ! À Chanteloup ils sont tous bien gentils et bien dévoués, mais il faut tout de même dire ce qui est : il n’y a là-bas que des vieux ! conclut ce jeune homme de soixante-quatorze ans.

Dans les semaines qui suivirent, les nouvelles venues de Paris ne firent qu’augmenter les inquiétudes des deux hommes. La lecture du Moniteur n’était pas vraiment réconfortante pour des gens qui attendaient la naissance de ce que la police de Bonaparte appellerait tout de suite un conspirateur. Le complot de Cadoudal, découvert par trahison en février et couronné par l’arrestation du chef, le 9 mars, avait donné lieu à des arrestations en chaîne s’étendant jusqu’aux abords du Premier Consul ou tout au moins ses pairs, avec l’incarcération des généraux Pichegru et Moreau, ce dernier étant d’ailleurs le rival le plus dangereux de Bonaparte dans l’esprit du peuple : un véritable héros !

Une frénésie s’empara de la police toujours aux ordres de l’incapable juge Régnier. La Haute-Normandie et le Vexin normand se couvrirent d’argousins et même de troupes, parce que l’on avait découvert que le débarquement clandestin des conjurés se faisait par la falaise de Biville près de Dieppe. Heureusement, perquisitions et visites domiciliaires ne dépassèrent pas l’estuaire de la Seine. Cependant, les deux guetteurs du Cotentin n’eurent guère le temps de respirer : l’affaire du duc d’Enghien leur fit éprouver une véritable terreur.

On sait les faits : le fils du prince de Condé, installé dans la bourgade d’Ettenheim, sur les terres du margrave de Bade, en pays neutre et de l’autre côté du Rhin, était arrêté le 15 mars par une troupe ayant traversé nuitamment le fleuve-frontière au mépris de toute légalité. Presque aussitôt, on dirigea le prisonnier sur la forteresse de Strasbourg puis sur celle de Vincennes, où il arriva le 20 mars pour passer en jugement devant une commission militaire la nuit suivante. Condamné, le prince était fusillé dans les fossés du château à trois heures du matin. La raison de cette exécution ? Une vague accusation de participation au complot de Cadoudal visant à l’assassinat du Premier Consul et au changement de régime. Sans, bien entendu, le moindre commencement de preuve ; le duc entretenait bien une petite troupe autour de lui mais c’était davantage pour sa propre sauvegarde que dans l’intention de s’en prendre à l’énorme puissance armée de Bonaparte. Bien mieux, il s’était toujours élevé contre la politique d’assassinats chère au comité royaliste de Londres comme au cabinet de Saint-James.

La raison de ce déni de justice, dont Fouché devait dire : « C’est plus qu’un crime, c’est une faute… » tenait dans la véritable terreur inspirée au Premier Consul par Cadoudal, dont on venait de découvrir qu’il avait vécu cinq mois à Paris, sous son nez, sans que quiconque s’en aperçoive. Les papiers saisis à Ettenheim prouvèrent de façon surabondante que le prince n’appartenait ni de près ni de loin au fameux complot, mais le mal était fait. Qu’importe d’ailleurs à celui qui allait gravir la dernière marche du pouvoir absolu : c’était un Bourbon, donc un crime suffisant aux yeux du Maître. Il payait pour les autres, voilà tout !

Un Bourbon ! Le mot était lâché, et c’est ce mot-là qui tourmentait Guillaume et Potentin sur leur acropole normande. D’autant que le 18 mai, le Premier Consul devenait l’empereur Napoléon Ier… et que, dans son sillage, revenait l’ineffable Fouché ! Celui-ci avait si bien su faire valoir ses services occultes que le nouveau souverain, persuadé qu’il serait mal assis sur son trône s’il n’était soutenu par ce maître renard, l’avait rétabli dans son ministère. Et Guillaume Tremaine se doutait bien que le revenant ne devait pas porter son souvenir dans son cœur. Seule petite lueur d’espoir peut-être : l’amour que portait à Elisabeth le baron policier Victor Guimard. Guillaume espérait fermement que si un nuage menaçant se dirigeait vers les Treize Vents, cet ami qui avait fait ses preuves saurait l’en avertir. Mais pouvait-on vraiment compter sur lui ?

À mesure que le temps passait, Guillaume sentait croître sa nervosité, ne sachant trop à quel parti se rendre. Fallait-il envisager d’emmener Elisabeth et son petit loin de ce Cotentin qu’elle aimait tant ? Mais où ? Durant ses nuits d’insomnie, les souvenirs revenaient assaillir le maître des Treize Vents. Il revoyait Porto-Novo, la côte de Coromandel et le petit palais de son père adoptif Jean Valette où s’était écoulée son adolescence, où Potentin, naufragé d’un galion portugais, avait débarqué un beau matin. L’idée d’y retourner avec tous les siens le traversait… mais sans s’arrêter. C’était impossible de revenir en arrière ! L’Anglais exécré fermait devant lui cette porte-là comme il avait fermé jadis celles de Québec. Venait aussi la conscience de sa propre fatigue.

— Tout recommencer ? M’expatrier ? Non. Je suis trop vieux ! Et surtout je n’en ai pas envie.

Potentin non plus, à qui il confiait ses angoisses mais qui ne voyait pas les choses sous le même angle.

— Vous ne pouvez pas abandonner tout ce que vous avez bâti sur ce coin de terre et surtout pas ceux qui espèrent, comme moi, y laisser leurs os. Ce qu’il faut faire, c’est se préparer au pire, agir comme si nous devions abandonner la maison d’un jour à l’autre : tenir des bagages prêts, engranger des armes, des munitions et puis peut-être convaincre le capitaine Lécuyer de quitter Cherbourg et de ramener l’Elisabeth dans les eaux de Saint-Vaast en l’équipant pour un voyage aux Antilles. Avoir sous la main un aussi bon marcheur peut toujours être utile et n’étonnera personne. Songez qu’en cas de malheur, vous pourriez emmener pas mal de monde.

— Tu n’oublies qu’une chose : le brick a subi quelques dommages en revenant de Scandinavie avec une cargaison de bois pour le camp de Boulogne : il est au radoub. Et pour quelqu’un qui ne veut pas partir, tu me tiens là un étrange discours !

— Non, je ne veux pas partir ! Si l’urgence se faisait sentir et que vous deviez emmener notre petite et son bébé, moi je resterais ici avec Clémence. Nous garderions la maison en attendant qu’un jour vous reveniez. Et peut-être qu’on laisserait tranquilles deux petits vieux inoffensifs.

— Jamais, mon Potentin ! S’il fallait partir, on partirait tous ensemble… en quelque direction que ce soit. Mais tu as raison : je vais prendre mes précautions. De toute façon, le terme d’Elisabeth n’est plus très éloigné maintenant. Et tu sais bien que si c’est une fille, on pourra dormir tranquilles ! Ni l’Empereur ni Fouché n’auront à se soucier d’une gamine.

Chapitre XIII Le vol

Pendant la nuit de la Saint-Jean, à l’heure même où s’allumaient les feux traditionnels, les douleurs de l’enfantement s’emparèrent d’Elisabeth. Elle les accueillit avec une joie profonde mêlée d’anxiété. Non par appréhension des souffrances qu’elle savait très vives, mais à cause de ce grand désir qu’elle avait de donner le jour à un garçon. Comme si elle pressentait qu’il n’y aurait pas d’autres enfants, elle mettait toute sa volonté, toute son énergie dans cette espérance pour laquelle, durant toute sa grossesse, elle avait prié avec ardeur, avec passion.

Depuis quatre jours déjà Mlle Le Houssois campait auprès d’elle, à l’affût des premiers symptômes et toute la maison était en alerte. Dès que l’on approcha de la date prévue, Mme de Chanteloup fit tenir dans son écurie, de jour comme de nuit, un cheval tout sellé prêt à partir pour les Treize Vents où Daguet avait pris les mêmes dispositions pour le relayer afin que le docteur Annebrun pût être prévenu dans les délais les plus brefs.

Cependant, les précautions les plus minutieuses n’étant pas toujours en accord avec les mouvements de la nature, le coureur de Chanteloup partit bien ventre à terre dès qu’Elisabeth eut poussé son premier gémissement, arriva dans un temps fort honorable chez Guillaume, où celui-ci le relaya pour se lancer à la recherche de son ami mais, lorsqu’il arriva comme un boulet de canon au Hameau-Saint-Vaast, ce fut pour y apprendre de Sidonie Poincheval, la gouvernante du médecin, que celui-ci se trouvait au fort de La Hougue en train de soigner l’un des officiers qui avait fait une chute malencontreuse.

— Il a pris quoi : son cheval ou sa voiture ? demanda Tremaine.

— Le cheval tout seul mais…

— Encore heureux !

Et Guillaume repartit à la même allure d’enfer, atteignit le vieux fort au bout de la longue jetée, se fit arraisonner par les sentinelles mais déchaîna un tel vacarme que l’un des soldats se résolut à aller prévenir le docteur qu’on le réclamait d’urgence aux Treize Vents. Leur maître s’attendait à voir Annebrun accourir sans délai, pourtant il lui fallut patienter près de trois quarts d’heure, assis sur le parapet de la digue en se rongeant les ongles jusqu’au sang au son endiablé des violons et des musettes qui faisaient rage près du grand feu allumé sur le port et autour duquel garçons et filles dansaient déjà depuis un moment en attendant celui de sauter, deux à deux, par-dessus.

Il était presque en transe quand, enfin, le médecin parut. Il se rua sur lui :

— Mais qu’est-ce que tu foutais ! glapit-il, hors de lui. On ne t’a pas dit que j’avais besoin de toi ?

— Bien sûr que si, mais le pauvre gars, qui s’était embroché sur une baïonnette, en avait encore plus besoin. Qu’est-ce qui se passe ?

— Tu n’as pas encore compris ? rugit Guillaume, outré. Mais ma fille est en train d’accoucher, malheureux ! Ça veut dire que sa vie est en danger et toi, tu restes là, planté comme un piquet à sourire bêtement.

Non seulement Annebrun souriait, mais il se mit à rire franchement.

— Ce n’est pas la première femme de ta famille qui va mettre un gamin ou une gamine au monde ! Tu n’as jamais fait tant d’histoires !

— Ce n’était pas pareil, bougonna Tremaine en se remettant en selle. Cette fois c’est de mon Elisabeth qu’il s’agit et si, par ton inconscience, il lui arrive quelque chose, je suis capable de te tuer…

— Pas moins ? Mais elle est en parfaite santé, ta fille. C’est une Tremaine, ce qui veut tout dire et, en plus, elle a Mlle Anne-Marie auprès d’elle, sans compter une espèce de cour de vieux serviteurs presque gâteux d’adoration. Alors que veux-tu qu’il arrive ?

— Elle est très jeune et c’est son premier petit.

— Dans une minute tu vas te mettre à pleurer ! On y va, mon Guillaume, et au galop si ça peut te rassurer !

Les deux cavaliers partirent à fond de train, dévorant l’espace, les sentiers, la forêt. Talonné par la hâte de son maître, Sahib volait littéralement, suivi sans trop de peine par le cheval du médecin qui était d’ailleurs un produit des écuries de La Pernelle. En dépit de la nuit ils firent plus que diligence. Pourtant, quand ils arrivèrent en vue du château, illuminé comme s’il y avait fête, Béline, accourue au bruit de leur galop, les accueillit avec un grand sourire assorti d’une belle révérence : « Monsieur Louis » venait de naître et c’était le plus beau bébé que l’on puisse voir.

C’est ainsi que Guillaume Tremaine sut qu’il était grand-père.

Le bonheur qu’il en éprouva lui parut d’une qualité nouvelle. Fierté, orgueil même s’y mêlaient à un curieux sentiment de possession fait, sans doute, de la conscience aiguë d’une lourde responsabilité. Il savait, seul au milieu de tout ce monde, que le père tant attendu ne viendrait probablement jamais et qu’il allait devoir, lui Tremaine, veiller doublement sur cet enfant qui était à la fois son petit-fils… et peut-être son futur roi ! Avec tous les dangers qui pouvaient en découler, mais à cet instant, il ne voulait pas y penser.

Dans la grande chambre habillée de soie bleue où la jeune mère reposait sous un baldaquin dont les rideaux azurés coulaient d’une simple fleur de lys en bois doré qui pouvait passer pour un ornement, Arthur, arrivé depuis un moment, puisqu’il n’avait pas eu à courir après le médecin, était assis sur une chauffeuse, contemplant avec une sorte d’émerveillement le charmant tableau de sa sœur, toute blanche dans ses batistes, dentelles et rubans, couvant du regard ébloui des mères l’enfançon que Mlle Le Houssois venait de nicher au creux de son épaule.

Lorsque Guillaume, Annebrun et Potentin – arrivé sur les talons des deux premiers pour apporter un plein panier de présents envoyés par les femmes des Treize Vents – s’approchèrent de son lit, Elisabeth leur sourit :

— Venez voir comme il est beau ! Il ressemble à son père et je suis sûre que l’Enfant Jésus lui-même n’était pas plus joli !

Mlle Anne-Marie se mit à rire.

— Je ne connais pas une nouvelle mère qui n’ait fait référence à Jésus, même si le nouveau-né est affreux !

Puis, jetant un vif coup d’œil aux trois hommes qui entraient sur la pointe des pieds, encombrés des cadeaux que Potentin leur avait distribués généreusement :

— Je dois dire que, dans le cas de celui-ci, la ressemblance est frappante : voilà les Rois Mages !

Tout le monde rit. Seul Guillaume ne le fit que du bout des lèvres, peu séduit par cette ressemblance évangélique : la visite des rois n’avait-elle pas été suivie, pour Marie, Joseph et l’Enfant par la fuite en Égypte ? Un précédent qu’il n’appréciait guère.

En dépit de la joie qui régnait, cette naissance ne ressemblait à aucune autre : les vieux domestiques qui, bien après minuit, servirent une collation aux visiteurs, portaient tous leur livrée des grands jours ; les femmes avaient leurs plus hautes coiffes précieusement brodées, cependant que Mme de Chanteloup, quand elle enleva l’enfant à sa mère pour le confier à Béline, promue au rang provisoire de gouvernante, le fit avec des gants blancs, et ne passant devant le berceau débordant de dentelles qu’en lui adressant une petite génuflexion comme s’il s’agissait du maître-autel.

À l’aube, vint le curé de Chanteloup, un vieux prêtre échappé par miracle au couteau révolutionnaire, qui procéda à l’ondoiement de « monsieur Louis-Charles-Guillaume-Jean » avec des mains tremblantes d’émotion et des yeux pleins de larmes, osant à peine faire couler l’eau lustrale – qui mettrait le nouveau-né à l’abri de toute mésaventure en attendant le baptême sur la petite tête sommée d’une courte mèche d’un blond presque blanc. Puis il dit une messe sur l’un de ces autels portatifs comme en cachaient, aux heures noires, beaucoup de maisons chrétiennes. Tous ceux du château y assistèrent à genoux en dépit des rhumatismes. Les Tremaine, le médecin et la sage-femme s’y associèrent tandis qu’Elisabeth, un sourire aux lèvres, s’abandonnait à un sommeil réparateur. Enfin, les visiteurs se disposèrent à rentrer chez eux.

Sous sa joie, Guillaume sentait pointer une déception : il espérait vaguement que Rose de Varanville serait prévenue et qu’il pourrait la voir un moment loin de ses insupportables visiteurs. En effet, les La Morinière n’avaient pas encore jugé bon de mettre un terme à leur séjour, ce qui agaçait Guillaume au suprême degré et commençait à faire jaser. Dès lors, Guillaume n’avait guère rencontré celle qu’il aimait d’un amour d’autant plus douloureux qu’il ne nourrissait plus d’espoir. Il savait qu’elle venait assez souvent à Chanteloup, mais sa mauvaise étoile s’était ingéniée à ne jamais faire coïncider les visites de la jeune femme avec les siennes. Cette nuit de la Saint-Jean, qui est une nuit bénie, comme chacun sait, celle des miracles, des bonnes herbes cueillies au moment favorable et des échanges de promesses entre amoureux, s’achevait sans lui laisser la plus petite de ses flammes pour lui réchauffer le cœur.

La soudaine tristesse de son ami frappa Pierre Annebrun. Tandis qu’ils revenaient ensemble après avoir chargé Arthur d’aller prévenir à Varanville, il essaya d’en savoir la raison.

— Est-ce que tu ne devrais pas avoir l’air plus joyeux ? C’est ton premier petit-fils et c’est une réussite.

— Sans doute ! Pourtant, je lui aurais souhaité une origine moins écrasante et Louis de Varanville, par exemple, m’aurait rendu plus heureux… moins inquiet surtout que Louis de Bourbon !

— Tel que je te connais, tu aurais même préféré Louis Tremaine.

— Et qu’Elisabeth soit fille-mère ? Merci beaucoup ! Non, si tu veux savoir le fond de ma pensée, j’aurais mille fois préféré une fille.

— En voilà une idée ! Avoir un fils est toujours un triomphe pour une mère.

— Normalement, oui, mais il faut songer aux conséquences et, dans le cas présent, celles-ci peuvent devenir dramatiques. Tu oublies que nous avons un empereur à présent et que Fouché a repris du poil de la bête. En outre, il y a cette visite que j’ai reçue fin février, pendant la nuit des coulines. Aujourd’hui Elisabeth nage en plein bonheur, en plein rêve, mais qu’en serait-il si je lui apprenais qu’elle ne reverra jamais son époux ?

— Quoi ? Mais…

— Reste un moment chez moi avant de rentrer, je te dirai tout. Ici les bois peuvent avoir des oreilles. Tu me donneras peut-être un conseil. Je t’avoue que je ne sais plus très bien où j’en suis.

Un moment plus tard, quand Annebrun redescendit vers sa maison dans la gloire d’une aurore dont la mer reflétait les moirures roses, il laissait derrière lui un Tremaine moins tendu, presque apaisé. Il lui avait suffi pour cela du solide bon sens que lui avaient légué sa mère écossaise et son Normand de père.

— La peur n’évite pas le danger, Guillaume, et tout ce que vous avez échafaudé, toi et Potentin, ne tient pas. D’abord, Elisabeth n’acceptera jamais de faire passer son gars pour une fille. Surtout, si tu ne veux rien lui dire de ce que t’a confié le chevalier. Quant au danger, je ne nie pas qu’il puisse exister mais je ne crois pas qu’à Paris on s’occupe beaucoup en ce moment d’une jeune femme nichée à la pointe extrême du Cotentin. Il vaut mieux faire en sorte de ne pas attirer l’attention sur vous, ce que ne manquerait pas de susciter l’espèce de déménagement auquel vous avez pensé. Mais je te conseille vivement de ramener ta fille ici. Nulle part elle ne sera mieux protégée que sous ton aile patriarcale.

Le mot fit sourire Guillaume.

— Tu crois ?

Il est temps qu’elle rentre au bercail, et ne me dis pas que ça ne va pas te combler de joie : tu vas avoir ta fille et son petiot pour toi tout seul sans t’encombrer d’un gendre que tu aurais sans doute fini par trouver pesant. Sans compter que toutes ces révérences dont on entoure le gamin à Chanteloup pourraient bien finir par causer une catastrophe. Quand on veut cacher quelqu’un on ne l’installe pas sur un trône. Alors Versailles, la Cour, l’étiquette, il faut oublier tout ça ! Ce n’est pas sain !

— Oui, mais à moins d’enfermer Elisabeth, il va bien falloir trouver un semblant d’explication à son nouvel état !

— Facile ! Ta fille a fait une fugue : elle s’est mariée, sans ton autorisation, sans doute, mais elle est mariée. Tu mettras le curé dans la confidence et quand on la verra aller à l’église, il ne viendra à l’idée de personne d’en douter : le mari, lui, a dû s’expatrier pour avoir comploté contre Bonaparte. Au fond vous ne mentirez guère. Et ça fera bien dans le pays !

— Mais le nom ? Quel nom va-t-elle porter ? Je ne me vois guère l’annoncer altesse royale et duchesse de Normandie !

— Tu verras ça avec Mme de Chanteloup. Elle connaît son armorial comme sa poche, la chère femme, et saura bien te dire quel nom Elisabeth peut porter sans encourir le déplaisir du mari… au cas où il reviendrait… Quant au gamin, tâche donc d’en faire tout bonnement un brave homme ! Un Tremaine, tiens ! Ça vaut tous les Bourbons de la terre ! Et sa vie sera tellement plus facile !

Ainsi réconforté, Guillaume alla enfin se coucher. Il était mort de fatigue mais, pour la première fois depuis bien longtemps, il dormit d’un sommeil confiant, paisible, rassuré, net de tout cauchemar. Et sans imaginer un seul instant qu’il n’allait avoir droit qu’à huit jours de tranquillité. Huit petits jours ! Pas un de plus…

Le cavalier qui, au matin du 30 juin, arriva devant le perron des Treize Vents était blanc comme un linge et tremblait de tous ses membres. C’était ce même piqueux plus très jeune qui était venu annoncer le début de l’accouchement ; il servait la comtesse depuis l’enfance et comme les autres serviteurs faisait quasiment partie de la famille. Aussi avait-il des larmes plein les yeux quand il arriva, mais il refusa de répondre aux questions de Daguet. Ce fut seulement en présence de Tremaine qu’il lâcha :

— On a volé l’enfant !… Je veux dire monsieur Louis !

Ce fut au tour de Guillaume de pâlir. Attrapant aux épaules le messager dont les jambes étaient en train de fléchir, il l’assit sans trop de douceur sur l’un des sièges du vestibule :

— Répétez-moi ça !… mais lentement, s’il vous plaît !

— C’est… c’est la malheureuse vérité, m’sieur Tremaine ! Tout à l’heure, quand Mlle Béline, qui dort près du bébé, s’est réveillée et a voulu le prendre afin de le porter à Mme Elisabeth pour la première tétée, elle a trouvé le berceau vide. Il faut que vous veniez vite ! Tout le monde est affolé et Mme la comtesse s’est évanouie. Pour de bon cette fois, et même qu’elle n’a pas bonne mine du tout !

Guillaume ne l’entendait déjà plus. À grands cris, il ameutait la maison avant de se ruer aux écuries pour sonner le branlebas de combat. Quelques minutes plus tard, laissant à Potentin terrifié le soin de veiller au logis et de réconforter le piqueux exténué d’émotion, il fonçait sur Chanteloup au galop de charge avec, sur ses talons, Arthur, Daguet et tous ses palefreniers. Pour sa part, Adam avait reçu mission d’aller chercher le docteur Annebrun dont les soins devaient être nécessaires à une jeune mère désespérée ainsi qu’à la vieille dame. Un tel drame dans sa maison et à son âge !

Les Tremaine s’attendaient à trouver le château dans la fièvre, ils le trouvèrent dans l’accablement. Le silence y régnait comme s’il y avait un mort et, sous les nuages de pluie que le vent d’ouest avait charriés pendant la nuit, les grands toits d’ardoise semblaient faire le gros dos sous le poids d’une espèce de malédiction. Il n’y avait âme qui vive dans la cour. Personne ne parut pour prendre soin des chevaux à l’exception d’une vieille femme qui, à la vue des cavaliers, s’enfuit en clopinant.

L’impression de cauchemar augmentait mais quand Guillaume et les siens pénétrèrent dans ce château pétrifié, ils perçurent soudain une voix féminine haute, claire, précise, qui fit bondir le cœur du maître des Treize Vents : Rose !… Rose était là et apparemment en train de prendre les choses en main ! Au fond de son anxiété, il sentit quelque chose qui ressemblait à de la joie, poussa la porte du grand salon et la vit. Elle se tenait debout, bras croisés au milieu de toute la domesticité, posant des questions. Elisabeth aussi y était mais son père ne l’aperçut pas tout de suite, au contraire d’Arthur qui la cherchait alla droit vers elle : assise auprès de Béline dans un coin de la vaste pièce, elle pleurait, sa tête rousse appuyée sur l’épaule de son ancienne gouvernante.

— Il faut rassembler vos souvenirs, disait Mme de Varanville. Avez-vous, ces derniers jours, remarqué des figures inconnues autour de la maison ?

— Ces derniers jours, non, répondit Étiennette Heurteloup qui était la première femme de chambre, mais il y a trois bonnes semaines, oui. C’étaient des bohémiens fabricants de paniers comme il en passe toujours au printemps. Ceux-là n’étaient pas bien dangeureux, sûrement : un vieil homme, deux femmes et un jeune garçon qui n’ont pas bougé d’auprès de l’église où d’ailleurs ils allaient prier bien honnêtement. Et personne ne s’est plaint d’avoir été volé. Pas même d’une poule !

— Vos bohémiens, nous les avons eus après vous, à Varanville mais ils ne sont restés que deux ou trois jours à cause de Félicien Gohel qui ne les aime pas. Et je suis de votre avis, Étiennette : ils n’ont certainement rien à voir dans ce drame… Ah ! Guillaume, vous voici ! ajouta Rose d’un ton aussi naturel que si elle l’avait vu la veille et non plusieurs mois auparavant. Nous avons un très grand besoin de vous et j’ai peur que nous n’ayons bien des excuses à vous offrir…

Il prit sa main qu’elle lui laissa à peine le temps d’effleurer de ses lèvres avant d’ajouter avec une grande tristesse :

— Je crains surtout que vous n’en veniez à vous méfier de nos demeures. Il semblerait qu’elles soient incapables de garder convenablement les dépôts précieux que vous leur confiez.

— Vous dites des bêtises, Rose ! Moi, me méfier de vous alors que vous vous êtes toujours montrée la meilleure, la plus attentive des amies ? Vous me faites peine avec ces paroles : souvenez-vous que l’an passé Elisabeth a quitté Varanville de son propre mouvement et que c’était à elle de se faire pardonner. Quant au drame qui se joue aujourd’hui, je ne vois pas comment vous auriez pu l’éviter.

— Avec plus d’attention peut-être. Les portes étaient bien fermées mais, par les nuits d’été, il est naturel de laisser les fenêtres ouvertes. Une imprudence sans doute mais qui est en train de rendre malade ma pauvre tante : elle a dû se mettre au lit.

— Je ne veux pas que vous vous tourmentiez ainsi. J’ai amené du monde et nous allons fouiller les alentours…

Il se rapprochait d’elle pour s’emparer de ses deux mains mais elle les passa vivement derrière son dos en s’écartant un peu.

— Allez d’abord embrasser votre fille ! On dirait que vous ne l’avez pas vue. C’est elle surtout qui a besoin de votre secours.

La honte qu’il éprouva de n’avoir même pas cherché sa fille en arrivant atténua un peu le chagrin que causait à Guillaume l’attitude de Rose. Il n’y avait vraiment plus rien de la tendresse d’autrefois : elle ne lui permettait même plus de plonger ses regards dans ses grands yeux verts. Sans répondre, il alla prendre Elisabeth dans ses bras où elle se blottit avec un soupir douloureux.

— Qui a pu faire cela, père ? Qui a pu voler mon bébé ? Et pourquoi ? Si l’on allait lui faire du mal !

— Il ne faut pas y penser, ma chérie ! Nous allons tout mettre en œuvre pour le retrouver. Ces bohémiens sont tout de même suspects. Leur peuple a la réputation d’enlever des enfants, surtout s’ils sont beaux, pour les élever, leurs apprendre des tours, les faire travailler pour eux.

— Pas des enfants de quelques jours, tout de même ?

— Qui peut savoir ? dit Arthur. De toute façon, nous nous mettons tout de suite en campagne pour les retrouver. Nos chevaux sont rapides et ils n’ont pas dû avoir le temps d’aller bien loin.

Au fond de lui-même, Guillaume n’y croyait guère, à ces romanichels voleurs d’enfants. Les errants à la peau bistrée, vanniers et diseurs de bonne aventure qui se déplaçaient de village en village quand venait l’été pour participer aux foires et aux marchés, étaient trop facilement repérables pour qu’ils se risquent à un tel forfait. Il craignait beaucoup plus que la grossesse d’Elisabeth ne fût plus connue que ne le laissaient supposer les grandes précautions prises et que le coup ne vînt de plus loin, de plus haut. Si le ou les ravisseurs étaient arrivés d’Angleterre, on pouvait redouter que le petit Louis ne soit déjà embarqué sur un bateau… ou pire !

Les heures qui suivirent semblèrent confirmer cette terrible impression. Tandis que Pierre Annebrun, accouru ventre à terre, donnait ses soins à Mme de Chanteloup et à Elisabeth en proie à une violente crise de nerfs, Guillaume, ses fils et ses gens battaient le pays en se partageant les directions, cherchant des traces, interrogeant les gens rencontrés. Tremaine avait formellement interdit que l’on prévînt les gendarmes : il se méfiait par trop du brigadier Pelouse et de ses préventions envers lui : qu’on vienne lui annoncer un second rapt de nouveau-né et Dieu seul pouvait savoir à quelles extrémités les idées étroites du personnage étaient capables de le mener !

Ce fut Daguet qui retrouva les bohémiens suspects. Il était déjà tard quand il revint aux Treize Vents avec Nicolas. Guillaume venait d’y ramener Elisabeth sur laquelle la maison se refermait comme un coffre sur un trésor. Si les craintes secrètes de son père étaient fondées, elle y serait plus en sûreté qu’à Chanteloup et Chanteloup serait plus en sûreté sans elle. La vieille comtesse était laissée aux soins de Rose qui d’ailleurs comptait la faire transporter à Varanville, dès qu’elle se sentirait un peu mieux.

Toute la journée, Tremaine s’était livré avec ses fils à une fouille minutieuse des environs du château. Sans succès, d’ailleurs : personne n’avait rien vu, rien entendu, rien remarqué. C’était à devenir fou ! On aurait dit qu’un esprit désincarné était venu enlever le petit Louis sans seulement toucher terre avant de s’envoler par la fenêtre.

À prime abord, le retour de Daguet n’apportait guère d’éclaircissements. Les romanichels campaient près de Gouberville le plus paisiblement du monde. Ils se montrèrent terrifiés que l’on pût les accuser d’un tel forfait et n’opposèrent aucune objection à la fouille de leur roulotte.

— Ils ont l’air de gens plutôt paisibles, conclut Daguet. D’autant qu’ils ne sont guère nombreux ! Tout juste trois personnes : un vieil homme, une femme assez jeune et un gamin d’une dizaine d’années. Et vous, monsieur Guillaume, avez-vous trouvé quelque chose ?

— Rien du tout ! J’ai bien peur que ce rapt ne soit l’œuvre de gens beaucoup trop habiles et n’ayant pas grand-chose à voir avec ces miséreux. Mais j’ai encore plus peur de ne pas retrouver mon petit-fils vivant : privé du lait de sa mère, un enfant si jeune ne doit pas pouvoir résister longtemps. Il faut une femme…

— Pardonnez-moi de vous couper la parole, père ! intervint Arthur. Vous venez bien de dire, Daguet, qu’il n’y avait qu’une femme au campament des bohémiens ?

— Oui, monsieur Arthur. Une seule, qui doit être la mère du garçon.

— D’après Étiennette Heurteloup et Mme de Varanville, deux femmes habitaient le chariot quand ces gens étaient installés sur leurs terres. Alors, où est passée l’autre ?

— Tu as raison : il faut élucider ça et au plus vite ! s’écria Tremaine. Daguet, allez me seller un cheval frais !… ou plutôt deux, ajouta-t-il, voyant qu’Arthur ouvrait déjà la bouche. Tout compte fait ça fera trois : dites à Nicolas de se préparer à nous accompagner !

— Pourquoi pas moi ? se rebiffa le maître cocher.

— Parce que j’ai besoin de vous ici. Mme Elisabeth est désormais parmi nous et, croyez-moi, elle a grand besoin d’être gardée attentivement. Adam veillera sur elle de l’intérieur avec Potentin. Puisque Nicolas était avec vous, il saura nous guider jusqu’auprès de ces gens ! Faites vites ! Nous allons prendre des armes.

En ces temps encore hasardeux où la loi de Bonaparte n’était pas encore suffisamment établie partout, il n’était jamais bon de s’aventurer sans précautions par les chemins nocturnes. Même s’ils étaient moins dangereux que par le passé, les vestiges de l’antique et immense forêt de Brix servaient encore de repaire à nombre de malfaiteurs : soldats déserteurs, contrebandiers, brigands de tout poil, dissimulés parfois sous l’aspect innocent de charbonniers ou de bûcherons, qui avaient assez souvent à se plaindre d’eux.

Guillaume vérifiait les amorces d’une paire de pistolets quand le galop d’un cheval résonna. Arthur, qui s’était précipité à une fenêtre, eut une exclamation de stupeur :

— Mais… c’est Mr. Brent ! Et dans quel état !

Il se rua au-dehors pour revenir presque aussitôt avec son précepteur à peu près hors d’haleine, sans chapeau et dont les vêtements semblaient avoir souffert d’une course à travers fourrés et branches basses. Son visage aux yeux creux, aux traits ravagés, lui donnait beaucoup plus que son âge. Jeremiah avait peine à se soutenir et, sans l’appui de son élève, il se fût sans doute effondré aux pieds de Guillaume.

— Je n’arrive pas à lui tirer une parole, père. Je crois qu’il faudrait lui donner quelque chose à boire, dit Arthur en laissant tomber son fardeau sur un canapé où il se répandit plutôt qu’il ne s’assit, tandis que Guillaume allait remplir un verre de rhum à un petit cabaret.

— Buvez ça ! ordonna-t-il en tendant le verre que Brent prit d’une main tremblante et vida d’un seul coup, avant de lever sur le maître des Treize Vents un regard plein d’épouvante en balbutiant des paroles incroyables :

— Il faut… que vous veniez avec moi, monsieur Tremaine ! Vous me… jugerez plus tard mais… si vous voulez retrouver l’enfant, il faut se hâter ! Elle… elle doit embarquer… à la marée du matin !

Guillaume vit rouge. Empoignant le précepteur par les revers de son habit, il le hissa jusqu’à lui souffler sa fureur au visage :

— Elle ? Qui ça, elle ? Tout de même pas ?

— Si. Miss Lorna…. C’est elle qui a volé le bébé… Nous… nous sommes dans la région… depuis plus de deux mois ! Oh !… je crois que je vais m’évanouir…

Il mollissait en effet dans les poings de Guillaume qui glapit :

— Mais c’est qu’il le ferait, ma parole !

Et, lâchant sa proie, il lui administra à la volée une paire de claques retentissantes. Arthur, lui, paraissait changé en statue.

— Lorna ? exhala-t-il. Elle serait coupable d’un tel crime ? Mais comment est-ce possible ?

— C’est ce que cet intéressant jeune homme va nous dire.

— Plus tard ! gémit Brent à qui les gifles et un deuxième verre de rhum rendaient des couleurs. Il faut y aller maintenant !…

— Où se trouve-t-elle, au juste ?

Ayant reçu le renseignement qu’il demandait, Guillaume tira sa montre.

— Nous partirons dans une demi-heure. Pendant ce temps-là vous allez tout nous raconter en mangeant quelque chose. Sinon vous ne tiendrez pas à cheval et, pour plus de sûreté, vous allez nous guider.

— Cette chiffe ? laissa tomber Arthur avec un mépris qui écrasa son ancien précepteur. Il est capable de nous trahir au dernier moment. Moi, je sais où se trouve le vieux pavillon…

— Je préfère tout de même l’emmener. Va donner des ordres à Daguet pour qu’on soit prêt dans un moment… Et puis, préviens Potentin et Adam ! Dis-leur que nous allons partir…

— Adam voudra peut-être venir !

— Cela m’étonnerait ! Même s’il s’efforce de devenir un cavalier convenable pour ne pas perdre la face devant son amie Amélie, il n’est pas vraiment taillé pour ce genre d’expédition, fit Guillaume avec l’ombre d’un sourire…

En fait, Arthur brûlait d’envie d’entendre l’histoire de Brent et n’appréciait qu’à moitié les missions dont on le chargeait mais, devant le regard timidement reconnaissant que lui adressait celui-ci, Guillaume comprit qu’il ne souhaitait guère étaler devant son élève préféré le récit de sa déchéance…

En effet, l’histoire qu’il raconta était celle, navrante, d’un homme tombé au pouvoir d’une femme adorée de loin depuis trop longtemps. Après leur départ des Treize Vents, il ne fallut pas longtemps à Lorna – quelques jours, tout au plus ! – pour s’emparer totalement de l’esprit de ce garçon qu’elle avait ébloui une fois pour toutes. Devenu son amant dès leur arrivée à Paris, Jeremiah ne vécut plus que pour elle, ne vit plus que par elle, acceptant dès lors tout ce qu’elle lui imposa mais confessant volontiers que ces premiers jours dans la capitale furent pour lui un enchantement.

Il était tellement heureux qu’il ne comprenait pas pourquoi Kitty le suppliait sans cesse, dès qu’ils se trouvaient seuls, de rentrer chez les Tremaine et de les laisser là. Il finit même par croire que la pauvre femme était un peu folle ou, en tout cas, jalouse de sa maîtresse. Lorna rencontrait, en effet, tellement de succès dans les rares maisons où elle se rendait !

Le banquier Lecoulteux se montra pour elle l’homme le plus serviable qui soit. Outre un agréable appartement rue de La Ville-l’Évêque, il ouvrit un généreux crédit à la nièce de son ami Tremaine. Crédit où elle puisa assez largement, moins pour les dépenses naturelles à une jolie femme que pour mettre de l’argent de côté. Elle ne sortait guère, d’ailleurs, prétextant l’amour tout neuf qui la liait à Jeremiah et disant que la vie mondaine ne la tentait pas. Certes, elle rendit visite à M. de Talleyrand qui se déclara plus que jamais son admirateur, mais elle lui fit comprendre qu’elle souhaitait surtout prendre un temps de repos avant de se lancer dans l’aventure de son retour en Angleterre. Dans cette perspective, et sous le prétexte d’aller, en été, prendre les eaux d’Aix comme il était de bon ton de le faire, elle obtint de lui un passeport français avec un « nom tout ordinaire », celui de Mme Lécuyer, qui était d’ailleurs celui d’un des capitaines de Guillaume. En vérité, elle souhaitait plus que tout au monde passer inaperçue ! Quant à Jeremiah Brent, il était divinement heureux et oubliait totalement sa promesse de donner de ses nouvelles aux Treize Vents, ne se voyant guère faire confidence de sa félicité à Guillaume Tremaine… Jusqu’au jour où sa maîtresse lui annonça, vers la fin mars, qu’ils allaient repartir pour le Cotentin.

Sur le coup, il ne comprit pas : quelle idée de vouloir retourner là-bas où personne ne souhaitait les revoir !

— Aussi n’est-il pas question d’aller du côté de Saint-Vaast, expliqua Lorna. Je tiens au contraire essentiellement à ce que notre retour passe inaperçu, et je veux m’installer plus au nord-ouest. Voyez-vous, ces temps derniers je me suis procuré un ouvrage de géographie traitant de la région et je pense que Saint-Pierre-Église, par exemple… ou Tocqueville pourraient me convenir !

— C’est beaucoup trop dangereux ! Saint-Pierre – où l’on ne va guère, j’en conviens ! – n’est qu’à trois lieues à peine de La Pernelle. Pourquoi ne pas rester ici jusqu’à notre départ pour Londres ? Nous ne serons jamais plus heureux !

— Parlez pour vous, mon cher ! Moi – et vous devriez me connaître suffisamment pour cela ! –, je ne suis pas de celles que l’on renvoie ou que l’on congédie. Aussi ai-je l’intention de m’occuper de Varanville et de sa charmante châtelaine. Si Guillaume songeait à la prendre pour épouse j’éprouverais un vif plaisir à mettre quelques traverses à un si bel amour.

Ni prières ni raisonnements ne purent la faire changer d’avis : ou bien son amant allait lui jurer de l’aider à réaliser son projet de vengeance ou bien elle se séparait de lui immédiatement. La nuit d’amour qui suivit acheva d’amener le jeune homme à une plus juste compréhension de ses intérêts sentimentaux : Lorna ne jurait-elle pas qu’une fois passé ce « caprice », elle et lui ne se quitteraient plus ? En fait, ce qui attirait surtout la jeune femme à Varanville, c’était la quasi-certitude que c’était là que l’on avait caché l’enfant qu’elle était toujours persuadée d’avoir mis au monde. À force d’y penser, elle en était venue à cette conclusion : on ne pouvait avoir confié un fils de Guillaume Tremaine qu’à une amie chère et sûre, un Tremaine devant toujours être considéré comme un fruit précieux. Pour qui d’autre, sinon, les femmes des Treize Vents tricoteraient-elles des petits bas de soie blanche ? Mais, sachant bien ce qu’on lui répondrait, Lorna se garda bien de faire partager ses soupçons à ses compagnon.

On partit donc pour le Cotentin. Transformée en Mme Veuve Lécuyer au moyen d’une perruque brune, d’un adroit maquillage, de vêtements noirs et de ces voiles si impressionnants pour autrui et tellement pratiques pour dissimuler un visage, miss Tremayne et les siens gagnèrent Cherbourg par la diligence, y louèrent une voiture et se rendirent à Saint-Pierre-Église, gros bourg situé près de la côte. Là, on s’installa provisoirement dans l’auberge la plus convenable mais, à peine arrivée, Lorna dépêcha Brent, devenu son frère pour la circonstance, chez le notaire du lieu afin de s’y enquérir d’une maison convenable à vendre ou à louer, de préférence aux alentours de Tocqueville. Sa sœur, selon lui, souhaitait y retrouver des souvenirs, mais il convenait que ce soit un logis un peu à l’écart afin que la jeune veuve ne soit pas importunée par une curiosité déplacée. Et de servir au tabellion l’histoire imaginée par Lorna.

Il raconta donc que Mme Lécuyer, anglaise de naissance, était mariée à un Normand qu’elle avait eu la douleur de perdre quelques jours avant la rupture de la paix d’Amiens. Apprenant la nouvelle, lui-même la sachant isolée à Paris s’était précipité en France pour la rejoindre et, si possible, la ramener à Londres quand il en était encore temps, mais elle ne se résignait pas à s’éloigner du tombeau de celui qui était toute sa vie. La situation devenant difficile et après bien des hésitations, le bon frère réussit tout de même à la convaincre de quitter Paris où elle n’était plus en sécurité. Elle finit par accepter mais à la condition de partir pour cette belle région du Cotentin où, pendant la Révolution, elle et son cher Gérard s’étaient rencontrés, aimés et avaient vécu des jours inoubliables. En outre, si près de la mer, il serait peut-être possible, un jour ou l’autre, de trouver un moyen de rentrer en Angleterre malgré la guerre.

Une brève rencontre avec la belle et si touchante Mme Lécuyer acheva la conquête du notaire, vieux garçon au cœur tendre qui ne mit pas en doute un seul instant la véracité de ce qu’on lui confiait. La Révolution, avec le grand exode des émigrés, n’avait-elle pas engendré bien des histoires encore plus romanesques où les Anglais se trouvaient mêlés ? Il dénicha presque instantanément une demeure conforme aux souhaits de sa cliente, offrit ses services pour faciliter son installation dans le pays et même laissa entendre qu’il devait être possible de trouver un bateau pour ramener chez eux les pauvres exilés. Pas trop tôt tout de même, la belle saison étant si agréable à vivre dans ce beau pays !

La maison qu’il proposait dépendait du château de Tocqueville. Le comte y logeait une vieille parente, ancienne religieuse morte récemment. Protégée par un petit bois et une étendue de lande, elle offrait toutes les garanties de silence et de discrétion. L’intendant du château accepta de la louer pour un prix raisonnable, assez content de trouver des gens convenables qui au moins l’entretiendraient. Et l’on s’installa après avoir acheté un cheval et une carriole pour que Kitty ou Brent puissent ravitailler la maison.

Quant à Lorna, on ne la vit plus. En revanche, on vit beaucoup un jeune paysan en blouse bleue, guêtres de toile et grand chapeau noir défraîchi et cabossé : elle partait tôt le matin, à pied le plus souvent, et s’en allait errer autour de Varanville, distant de trois quarts de lieue, observant les habitudes du château, liant même amitié avec l’une des filles de cuisine, Jeannette, de naturel plutôt simplet et toute heureuse des attentions d’un aussi joli garçon que ce Colas. Dans les premiers temps, elle en revenait assez désappointée : la baronne y vivait des plus paisiblement en compagnie de sa maisonnée habituelle et de trois personnes : les demoiselles de La Morinière et leur frère, M. Auguste, dont on chuchotait qu’il pourrait bien devenir le prochain époux de Rose. Quant à monsieur Tremaine, dont on avait si longtemps espéré qu’il épouserait Mme la baronne, on ne le voyait plus jamais. Et c’était fort triste parce que, ce La Morinière, on ne l’aimait pas beaucoup !

Lorna sut aussi que Varanville et ses dépendances n’abritaient aucun enfant en bas âge. Elle commençait même à échafauder une autre vengeance quand, un beau soir, Jeannette fit mention des nombreuses visites que la baronne rendait au château de Chanteloup, proche voisin, et du fait étrange qu’au lieu de passer l’hiver chez sa nièce comme elle en avait l’habitude, la vieille comtesse était rentrée chez elle peu avant Noël afin d’y recevoir une amie. Du coup, le faux Colas décida d’explorer aussi cet endroit-là, poussé par une curiosité qu’il ne s’expliquait pas vraiment mais qui devint singulièrement claire lorsque, dans un chemin creux, il évita de justesse Sahib et son maître, lancés à fond de train. Miss Tremayne comprit alors qu’elle venait de découvrir un passionnant pot aux roses, quand elle put apercevoir Elisabeth se promenant à petits pas dans le jardin au bras de Béline… et constater qu’elle était enceinte.

— C’est à ce moment-là qu’elle rencontra les bohémiens dont elle n’eut aucune peine, en les payant bien, à se faire des alliés dévoués. Au point de les convaincre de l’accepter chez eux sous des habits gitans.

— La seconde femme, c’était elle ? fit Guillaume.

— En effet. Je n’ai jamais su ce qu’elle avait pu leur dire pour obtenir ce résultat mais, dès lors, elle fut constamment absente de la maison. Elle séjourna d’abord à Chanteloup puis à Varanville pour la vraisemblance mais, de jour comme de nuit, il y avait toujours soit elle-même soit l’un de ses nouveaux amis posté avec une lunette marine de façon à ne rien perdre de ce qui se passait au château.

— Et vous, pendant ce temps-là, que faisiez-vous ? gronda Arthur qui naturellement était revenu au plus vite.

— Rien d’autre que l’attendre. Ni Kitty ni moi ne savions ce qu’elle avait décidé, sinon je vous jure que nous ne l’aurions pas laissée faire. J’espérais d’ailleurs que nous allions bientôt partir, parce qu’elle m’avait demandé de me mettre en quête d’un bateau plus ou moins contrebandier qui pourrait nous conduire jusqu’à l’île de Wight. Mais nous avons compris quand, la nuit dernière, elle est revenue, cachant sous sa blouse un nouveau-né richement emmailloté…

— C’est elle-même qui l’a volé ? Comment a-t-elle fait ?

— Les romanichels ont un gamin agile comme un singe. Il a escaladé la façade du château, pénétré par une fenêtre ouverte, puis est allé ouvrir la porte des cuisines. Miss Tremayne est entrée par là. Tout le monde dormait. Enlever le petit fut, paraît-il, « un jeu d’enfant ». Ensuite, on se dispersa : la bohémienne et son fils rejoignirent la roulotte, miss Lorna notre maison…

— Père ! coupa Arthur, un œil sur la pendule de la cheminée, il serait temps d’y aller !…

— Aussi allons-nous partir ! Nous réglerons nos comptes plus tard, Mr. Brent ! Vous devez être assez reposé…

Il restait peu à dire, d’ailleurs. À son retour, Lorna dut faire face à l’effroi scandalisé de ses compagnons, mais elle en vint à bout assez facilement.

— Il est temps que je vous dévoile mes intentions. Vous n’imaginez pas, je pense, que je veuille supprimer ce bambin ? Je veux seulement l’emmener avec nous. Une fois en Angleterre, j’enverrrai un messager à mon bel oncle lui disant que s’il veut récupérer le bâtard de sa fille, il devra venir le chercher lui-même ! Chez moi ! Et comme nous embarquons à la fin de la nuit prochaine, tu voudras bien, Kitty, t’en occuper. Moi, les nourrissons ne m’ont jamais intéressée…

La pauvre femme fut bien obligée d’accepter : le bébé avait grand besoin de soins et personne d’autre ne pouvait les lui donner. Lorna le savait bien. En revanche, elle jugea plus prudent d’enfermer Brent dans une ancienne laiterie dont elle garda la clef : il avait mis à ses protestations un peu trop d’ardeur pour qu’elle lui fasse confiance et il devait y rester jusqu’à l’heure du départ…

Mais, la nuit venue, Kitty, profitant de ce que sa maîtresse dormait, subtilisa la clef et vint délivrer le jeune homme : il fallait qu’il aille prévenir les Treize Vents ! On ne pouvait pas laisser miss Lorna commettre un tel forfait ! D’autant que l’enfant risquait de mourir pendant la traversée. Par précaution, elle avait enveloppé de chiffons les sabots du cheval qu’elle avait attaché derrière la maison… Elle n’eut pas besoin de plaider longtemps : ce que Lorna venait de faire avait dégrisé le jeune homme. Quelques instants plus tard, il s’élançait dans la nuit.

C’était un bon cavalier, mais l’obscurité et l’émotion lui brouillaient les idées. Il se trompa de chemin, piqua à travers bois dans ce qui lui semblait être la bonne direction, franchit des endroits difficiles, et finalement réussit à raccourcir son trajet au grand dommage de ses habits.

— Après tout, Dieu était peut-être avec moi, conclut-il en se hissant sur sa monture avec quelque difficulté.

— Alors, priez-le pour que nous puissions sauver mon petit-fils, gronda Guillaume, sinon je vous jure de vous faire regretter d’être né !

La lune s’était levée, éclairant la campagne : aussi les cavaliers, guidés par Brent, n’eurent-ils pas beaucoup de peine à trouver le pavillon. Entouré de petites dépendances, il s’adossait à un bois avec lequel ses murs gris se confondaient. C’était l’image même de l’innocence : un toit d’ardoises luisantes et des volets qui ressemblaient à des paupières closes. Tout était même si calme que Tremaine s’inquiéta.

— On dirait qu’il n’y a personne. À quelle heure doit elle embarquer ?

— La marée est à cinq heures et il n’est que deux heures dix ! Miss Lorna est sûrement là puisqu’on ne devait partir qu’une heure avant, et j’ai l’unique cheval…

— Là, sur le côté, il y a un peu de lumière, dit Arthur qui s’était déplacé silencieusement. La fenêtre donne sur quoi ?

— La chambre de Kitty, qui doit veiller. Il faut frapper au volet d’une certaine façon – trois coups longs, deux brefs – et elle ouvrira.

— L’enfant est avec elle ?

— Non. Miss Lorna s’est enfermée avec lui jusqu’au départ. Elle n’a plus guère confiance en nous, vous savez ! Sa chambre, à elle, donne de l’autre côté.

— Bien, j’y vais, fit Guillaume en mettant pied à terre et en faisant signe à ses hommes de contourner la maison qui était enclose d’une haie vive.

Il se dirigeait vers la fenêtre quand Arthur le retint :

— Laissez-moi y aller d’abord, père ! C’est ma sœur, après tout, et j’arriverai peut-être à lui faire entendre raison. Ce ne serait pas la première fois… Accordez-moi ça !

— Je veux bien, mais n’oublie pas : j’aurai Louis… par la force s’il le faut.

Arthur indiqua qu’il avait compris. Il alla frapper au volet selon le code indiqué par Brent. Kitty devait se tenir aux aguets : elle ouvrit presque aussitôt et poussa un soupir de soulagement en reconnaissant, derrière Arthur, la haute silhouette de son père et celle, moins impressionnante, du précepteur.

— Dieu soit loué, Mr. Brent, vous avez réussi !

Le jeune homme eut un pauvre sourire. Il tremblait comme une feuille et, soudain, Guillaume eut pitié de lui. Une idée lui venait :

— Vous êtes sûre que votre maîtresse n’a pas bougé ? chuchota-t-il.

— Tout à fait sûre ! On ne sort de sa chambre que par cette porte ou la fenêtre et je n’ai rien entendu.

— Bien. Donnez-moi la clef de la laiterie ! Nous allons y renfermer Mr. Brent de façon qu’on ignore toujours qu’il en est sorti.

— Pourquoi faites vous ça, père ?

L’éclair de joie qui brilla un instant dans les yeux du malheureux Jeremiah constituait la meilleure réponse : il avait eu un sursaut de révolte, mais s’il devait vivre à jamais séparé de celle qu’il aimait si passionnément, il en mourrait d’une façon ou d’une autre. Guillaume, d’ailleurs, expliqua brièvement :

— Même s’il a été un instant dégrisé, on ne guérit pas de ce genre d’amour ! Kitty, pendant que je l’emmène, vous allez appeler votre maîtresse en disant que vous avez entendu un bruit suspect. Quand elle ouvrira, Arthur entrera. Il veut lui parler le premier. Je rapporte la clef dans un instant. Vous n’aurez qu’à la laisser tomber dans la chambre lorsque vous y pénétrerez.

Kitty approuva de la tête et s’approcha de la porte tandis que Guillaume entraînait Brent en prenant soin de tirer la fenêtre derrière lui. Lorna ne répondit pas tout de suite, et Arthur se demanda si elle n’était pas déjà partie par l’autre fenêtre, mais la voix ensommeillée qu’elle fit enfin entendre le rassura.

— Que veut-tu, Kitty ? Il n’est pas encore l’heure !

— Je vous en supplie, ouvrez-moi ! Il y a du bruit autour de la maison… des pas de chevaux ! J’ai peur…

— Je viens…

Aussitôt, Arthur, d’un geste vif, tira un pistolet et le braqua sur Kitty avec un sourire rassurant. Il était bon que Lorna la crût menacée et il comptait beaucoup sur l’effet de surprise.

Celle-ci joua pleinement. En ouvrant la porte, la jeune femme eut un cri, voulut refermer mais déjà son frère s’était jeté sur elle pour la repousser à l’intérieur : une chambre dont le lit n’était pas défait. Miss Tremayne s’y était simplement étendue. Le même coup d’œil montra au jeune homme la grande corbeille posée tout près qui servait de berceau : le petit Louis y dormait d’un sommeil assez paisible. Mais déjà Lorna reprenait ses esprits.

— Que viens-tu faire ici ? demanda-t-elle sèchement.

— Vous empêcher de commettre un crime !

— Où vois-tu un crime ? Personne n’est mort, que je sache et je n’ai fait, après tout, que rendre aux Tremaine le mal qu’ils m’ont fait. Oui, j’ai pris cet enfant et j’ai bien l’intention de le garder ! Il va remplacer celui que vous m’avez volé.

— On ne peut voler ce qui n’existe pas et ce bébé existe. Il nous appartient et vous allez nous le rendre ! Lorna, ajouta-t-il plus doucement, que s’est-il passé pour que vous en veniez à de telles actions, à tant de duplicité ? Ne vous arrive-t-il jamais de songer à notre mère ? Qu’aurait-elle pensé de vous ?

— Ne me parlez pas de notre mère ! Elle a eu ce que je voulais tellement et je crois qu’à présent je déteste son souvenir. Mais dis-moi, petit frère, comment es-tu ici ? Qui t’a prévenu ?

Arthur s’attendait à la question. Sa réponse était prête :

— Nous n’avons eu aucune peine à retrouver vos amis les bohémiens : ils n’ont pas résisté longtemps à nos questions !

— Ces misérables ont parlé ? Je les avais pourtant bien payés !

— Disons… que nous les avons payés plus cher encore ! Il faut en finir, Lorna ! Un bateau vous attend, je crois ?

— Oui, et j’ai bien l’intention de le prendre ! Et avec ça !

Elle s’était précipitée sur la corbeille et d’un geste vif en avait arraché le bébé qui se mit aussitôt à hurler.

— Prenez garde, miss Lorna ! gémit Kitty qui venait d’entrer. Il n’est déjà pas si bien, ce petit ! Il faut le laisser.

— Donnez-le-moi, Lorna ! s’écria Arthur. Vous n’avez aucune chance de quitter cette maison. Avec lui tout au moins. Elle est cernée. Vous pensez bien que je ne suis pas venu seul.

— Vous auriez une armée que vous me laisseriez tout de même passer. Kitty, va chercher Brent ! Nous partons et je défie quiconque de nous en empêcher. Sinon… sinon je jette ce petit bâtard sur ces dalles pour qu’il s’y fracasse le crâne !

— Vous ne ferez pas ça ! gémit Arthur qui tremblait de tous ses membres devant la lueur de folie qui venait de s’allumer dans les yeux de sa sœur.

Celle-ci éclata de rire :

— Croyez-vous ?… Je peux même faire mieux ! Tout, vous entendez, tout plutôt que vous rendre votre précieux trésor !

Virant sur ses talons, elle alla vers la cheminée où Kitty avait allumé du feu pour combattre la fraîcheur et surtout l’humidité de la nuit. Son intention n’étant que trop évidente, Arthur se jeta en avant avec un cri d’horreur au moment même où claquait un coup de feu. Son pied butta sur un carreau déchaussé et il s’étala devant Lorna à l’instant même où la douleur lui faisait lâcher le bébé qui tomba sur lui. Debout au seuil de la chambre, véritable statue de la Justice, Guillaume venait de tirer. Son bras était encore tendu.

Jetant l’arme, il se précipita vers son fils tandis que Kitty enlevait le petit Louis qui, surpris sans doute par tout ce vacarme, ne criait plus.

— Tu n’as rien ? demanda Guillaume épouvanté. Sans ce bout de faïence brisé, j’aurais pu l’atteindre.

— Sûrement pas ! Vous êtes un trop bon tireur, fit Arthur en se relevant pour revenir vers sa sœur.

Celle-ci venait de s’asseoir sur une chaise en comprimant son bras blessé. Elle regardait Guillaume avec un mélange de fureur et de désespoir.

— Vous avez tiré sur moi. Faut-il que vous me haïssiez ?

— Vous n’avez rien épargné pour ça !

— Au point d’essayer de me tuer ?

— Si j’avais voulu vous tuer, croyez bien que vous seriez morte. Je ne manque jamais ma cible. Faites en sorte, à l’avenir, que je ne le regrette pas ! Kitty, donnez ce petit à Arthur et voyez la blessure de votre maîtresse !

Ce n’était pas grave : la balle que l’on retrouva sur le sol n’avait fait que traverser la chair du bras. Les mains habiles de la camériste eurent vite fait de confectionner un pansement confortable.

— Voilà ! dit-elle. Je pense que ça ira ?

— C’est parfait, dit Guillaume. Je suis sûr que tout se passera parfaitement jusqu’en Angleterre.

— Vous voulez que je parte ? s’écria Lorna. Alors que je suis blessée ?

— Pas au point de vous permettre de rester plus longtemps, et estimez-vous heureuse que je ne fasse pas pire ! Préparez-vous ! Je vais vous conduire moi-même jusqu’au bateau afin de m’assurer que ce départ-là sera définitif.

La mer était au plus haut et la nuit proche de sa fin. Les derniers reflets de la lune argentaient le flot couleur d’ardoise qui, paisible, clapotait doucement.

— La traversée sera facile, observa Tremaine en aidant Lorna à descendre de cheval pour aller vers la grève.

— À condition qu’on ne nous attaque pas. La guerre n’est pas finie que je sache, fit-elle acerbe.

— Elle ne vous tourmentait guère quand il s’agissait d’enlever mon petit-fils ! Je peux en tout cas vous assurer que vous serez en de bonnes mains. Bien qu’il porte cette nuit la marque des îles anglo-normandes pour approcher sans risques la côte britannique, je connais ce bateau. Il est de Barfleur et le patron est un excellent marin. Vous avez bien choisi.

Laissant Jeremiah et Kitty guider la jeune femme dans le petit chemin après avoir ordonné à Nicolas et à ses deux camarades de rester hors de vue, il marcha droit vers l’homme qui attendait, assis sur un rocher et qui se leva en le voyant venir à lui.

— Monsieur Tremaine ?… On ne m’avait pas parlé de vous.

— Rien d’étonnant à cela, Quentin. C’est ma nièce que vous allez emmener. Elle est anglaise et, pour la sécurité de la famille, elle ne tenait pas à ce que je m’en mêle. Je n’ai été prévenu qu’hier soir de son départ. Inutile de vous dire que je vous demande de veiller sur elle tout particulièrement. Je sais qu’on peut vous faire confiance.

Pour mieux accréditer encore ladite confiance, Guillaume glissa quelques pièces jaunes dans la main du marin qui eut un large sourire.

— Vous faites point d’soucis ! On la déposera à Wight en bon état.

— J’y compte ! Ah ! pendant que j’y pense, s’il lui arrivait de changer d’avis et de vous demander de la ramener ici, n’en faites rien. À aucun prix ! Elle ne le sait pas mais elle est en danger et vous le seriez aussi !

— Suffit qu’vous l’disiez ! Soyez tranquille ! Voulez-vous que je vienne vous rendre compte au retour ?

— Ça me rassurera. Merci, Quentin ! Allons-y maintenant !

Tous deux rejoignirent le sloop sur lequel trois hommes composaient l’équipage. Selon l’habitude des pêcheurs du Cotentin qui veulent toujours être debout à la lame, sa proue était tournée vers le large. Il était à trois ou quatre brasses de la plage mais quand l’un des hommes voulut la prendre dans ses bras pour la faire embarquer, Lorna le repoussa.

— Encore un instant ! Rien qu’un mot à dire…

Elle attira Guillaume un peu à l’écart.

— Ne me ferez-vous pas vos adieux ?

— Ils sont faits depuis longtemps. Ce ne serait qu’une redite. Il faudra vous contenter d’un simple vœu : je vous souhaite d’arriver enfin à être heureuse. Quoi que vous en pensiez et en dehors de cette petite blessure, je ne vous ai jamais voulu aucun mal !

— Moi je vous souhaite l’enfer ! Un enfer à la mesure de mon amour pour vous. Adieu, Guillaume ! Je te souhaite de souffrir un jour autant que je souffre !

Elle le regardait intensément mais, comme il ne répondait pas, elle éclata en sanglots. Tremaine la regarda rejoindre ses compagnons. Kitty, qui pleurait elle aussi, se retourna pour lui faire un signe de la main. Quant à Jeremiah Brent, il salua du chapeau. Tout à l’heure, avant d’arriver, il l’avait remercié tout bas, avec un peu de honte, mais soulagé qu’il ait préservé le pauvre bonheur puisé auprès de cette femme, et Guillaume le plaignit.

L’embarquement s’achevait. Les hommes hissèrent la grand-voile que la brise gonfla aussitôt. Le bateau s’éloigna et, quand vint l’aube, il n’était plus qu’un petit point en route vers l’horizon. Guillaume alors remonta vers ses gens avec au cœur une véritable joie, une véritable paix… À cette minute, Arthur et Daguet devaient être de retour aux Treize Vents et les bras d’Elisabeth refermés sur son enfant. À l’est le feu de Gatteville brûlait encore et Guillaume sourit à ce lumineux présage…

Chapitre XIV Anniversaire

« Décidément, c’est une vraie plaie que l’amour ! » pensait Guillaume en déambulant dans les rues de Cherbourg. « Un chiendent, une mauvaise herbe qui pousse n’importe où, n’importe comment, capable avec ses racines en forme de griffes de faire éclater des murailles. »

Il venait de quitter, à la porte de la taverne Ouistre où ils avaient soupé, son ami Joseph Ingoult qu’il n’avait pas vu depuis longtemps et, en dépit des traditionnels coquillages et homards grillés toujours aussi admirables qu’ils avaient partagés, Guillaume ne réussit pas à retrouver l’atmosphère joyeuse et détendue qu’ils partagaient également lorsqu’ils s’attablaient ensemble sous les lambris de chêne, culottés comme une bonne pipe, de la célèbre taverne. Joseph n’était plus ce qu’il était. L’amour désespéré qu’il portait à Mme de Bougainville était en train de le détruire à mesure que le chagrin rongeait les forces vives d’une mère inconsolable.

— Je sais que Flore s’en va vers la mort. Elle le sait aussi, et non seulement elle ne fait rien pour l’empêcher mais elle la souhaite, elle l’attend, elle l’espère, tentait-il d’expliquer.

— Mais enfin, elle a d’autres enfants et son mari l’adore…

— C’est étrange, n’est-ce pas ? Pourtant, nous avons tous l’impression que seul comptait celui qui est parti. Elle pense, je crois, que ni ses garçons ni l’amiral n’ont plus besoin d’elle, mais qu’Armand est perdu dans les ténèbres et qu’il l’appelle.

— Et toi ? Est-ce une raison pour tout sacrifier de ta vie ? Je sais bien que tu l’aimes et que tu en as les moyens, mais on ne te voit plus que rarement ici, tu n’habites presque plus ta maison, au point que ta gouvernante se demande si elle ne va pas te quitter. Ton existence doit-elle s’arrêter quand prendra fin celle de Mme de Bougainville ?

— Je suis incapable de te le dire. Une chose seulement est certaine : je veux être auprès d’elle le plus possible. Après ?…

Le geste qui appuyait le mot laissait le champ libre à toutes les suppositions et Guillaume fronça le sourcil :

— J’espère que tu n’as pas l’intention de te tirer un coup de pistolet sur sa tombe ? ricana-t-il. Ce serait une offense pour l’amiral et pour la mémoire de cette femme exquise. Sans compter le ridicule !

— Un gâchis inutile, n’est-ce pas ? Mais, dis-moi, toi qui prêches si bien, tu es orfèvre en cette matière : ta vie sentimentale n’est pas un modèle de sagesse…

Tremaine en convint volontiers, admettant même qu’on ne pouvait pas grand-chose contre les surprises du destin ni, surtout, contre les mouvements souvent désordonnés du cœur humain :

— Je sais que je suis mal venu à te faire la morale. Mon amour pour Marie a peut-être tué Agnès et, pour quelques heures d’aberration, j’ai perdu la femme que j’aime, la seule qui pouvait me faire oublier Marie… Alors, agis à ta guise, mais pense de temps en temps que tu as ici des amis qui tiennent à toi !

On se sépara là-dessus sans trop savoir quand on se reverrait. Joseph Ingoult quittait Cherbourg par la diligence, tôt le matin. Guillaume, lui, passait la nuit en ville, ayant rendez-vous dans les premières heures avec le maire, Pierre-Joseph Delaville. Il regagna donc l’ancienne auberge des Ducs de Normandie rebaptisée Guillaume le Conquérant, où il avait gardé quelques habitudes. Il était déjà tard, pourtant les rues, nouvellement éclairées par des reverbères grâce au docteur Delaville – grand maire s’il en fut ! –, demeuraient animées à cause de l’immense chantier ouvert par Bonaparte.

Obsédé, en effet, par les « merveilles de l’Égypte », ses monuments cyclopéens et surtout le fameux lac artificiel Moeris, situé à quarante-cinq mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée, celui-ci venait d’ordonner des « travaux pharaoniques » destinés à transformer l’ancien « Pré du Roi » en une suite de bassins défendus par des écluses tandis que l’on achèverait la grande digue. De nombreux ouvriers avaient été appelés et aussi les soldats de deux régiments. Tout ce monde créait dans la ville un mouvement perpétuel auquel, ce jour-là, s’ajoutait l’agitation causée par l’arrivée d’un navire américain, le Delaware, dont le drapeau étoilé flottait allègrement au milieu de la rade. Ce bateau était chargé de coton destiné aux filatures récemment implantées dans la région : une entre Valognes et Nègreville et deux dans le Val de Saire, innovations qu’appréciait fort Tremaine, toujours disposé à contribuer au développement du Cotentin. Ainsi devait-il rejoindre le lendemain, chez le maire, le filateur Philippe Fontenillat pour une histoire d’entrepôt à partager.

Guillaume n’avait pas très envie d’aller se coucher. En ce premier jour de septembre dont on avait espéré qu’il apporterait de la fraîcheur, il faisait aussi chaud et lourd que pendant tout un été qui n’avait connu qu’une succession de canicules et d’orages. Parfois redoutables d’ailleurs et générateurs de violentes tempêtes, comme celle du 20 juillet où des bateaux s’étaient fracassés dans les ports un peu partout et où là-haut, dans le Nord, à Boulogne, l’obstination de l’Empereur à vouloir passer, en pleine mer, la revue des bâtiments destinés à l’invasion de l’Angleterre malgré l’opposition formelle de l’amiral Bruix, avait causé une catastrophe : Bonaparte – on n’était pas encore habitué à l’appeler Napoléon ! – avait failli se noyer et plusieurs bateaux s’étaient perdus corps et biens.

En dépit de ce tragique précédent, un bon orage eût été le bienvenu, et Guillaume l’appelait de tous ses vœux. Ayant mis bas son habit et dénoué sa cravate, il approchait de son auberge à une centaine de pas derrière un personnage allant dans la même direction quand il vit soudain deux malandrins surgir d’un coin sombre et se jeter sur lui. L’un d’eux le frappa à la tête tandis que l’autre fouillait rapidement ses poches. Le malheureux s’écroula sans un cri mais Tremaine se mit à hurler « Au voleur ! A l’aide ! » en s’élançant aussi vite que le permettait sa mauvaise jambe mais, naturellement, quand il arriva auprès de la victime les bandits avaient disparu.

Sans chercher à leur courir après, ce qui n’eût servi à rien, il s’agenouilla, souleva la tête de l’homme et, sous le coup de la surprise, faillit bien la laisser retomber : c’était sans aucun doute possible son vieil ami François Niel, son compagnon d’enfance québecquoise, qui venait de se faire assommer sous ses yeux !

Il n’eut cependant pas le temps de se poser beaucoup de questions car, fort heureusement, le Canadien possédait un crâne solide et il n’était qu’étourdi. Ramené dans la salle de l’auberge, il reprit rapidement ses esprits grâce aux effets conjugués d’un pot d’eau fraîche et d’un verre de rhum. Il n’eut même pas l’air vraiment surpris en découvrant le visage de Tremaine penché sur lui.

— Tiens, Guillaume ? Je ne pensais pas te voir si tôt ! Oh ! que cette brute m’a fait mal ! grogna-t-il en se redressant pour prendre la position assise. Je vais avoir une bosse énorme.

— Disons qu’elle est en bonne voie, fit Tremaine en tâtant le crâne de son ami, mais j’espère qu’elle n’aura pas de suite. Cela ne me dit pas ce que tu fais à Cherbourg ?

— Je suis venu te souhaiter ton anniversaire ! C’est bien après-demain que tu auras cinquante-quatre ans ? Moi, je les ai depuis trois mois.

— Tu es venu de Londres pour ça ? Mais comment as-tu fait et pourquoi est-ce que je te retrouve ici plutôt que chez moi ? Aurions-nous fait la paix avec les Anglais ?

— Du tout, mais je n’arrive pas d’Angleterre, je viens de New York avec le bateau qui est dans la rade… et qui m’appartient en partie.

— Toi, un navire américain ? Alors que tu vomissais ces gens-là presque autant que moi ? Comment est-ce possible ?

— C’est une histoire intéressante… mais si tu veux que je te la raconte, j’aimerais mieux qu’on s’installe ailleurs. J’ai une chambre ici.

— Moi aussi. J’y passe la nuit à cause de mes affaires qui, si j’ai bien compris, doivent être un peu les tiennes.

— Possible ! Allons chez moi, commande-nous du vin frais et quelques tranches de pâté : je n’ai pas soupé ce soir…

Un moment plus tard, installé devant la fenêtre largement ouverte sur la mer nocturne, François Niel, tout à fait remis, allumait sa pipe après celle de son ami et entreprenait l’explication de ce voyage-surprise.

— Lorsque j’ai séjourné chez toi, voici bientôt deux ans, je ne t’ai pas parlé de mon ami John Dawson, parce que, sachant ton peu de sympathie pour les Yankees, je craignais que ton fichu caractère ne prenne feu et que tu me taxes de trahison, mais, en fait, il y a sept ou huit ans que nous nous connaissons. C’est un négociant d’Albany, un homme droit, bon et généreux, dont la grand-mère, d’ailleurs, était native de Trois-Rivières. Je l’ai rencontré dans une tribu Mohawk avec laquelle j’entretiens de bonnes relations pour la traite des fourrures. Lui ne les connaisait pas du tout ; c’était la première fois qu’il tentait l’aventure de ce côté-là et, naturellement, il n’avait pas su s’y prendre. Résultat, il était en grand danger de perdre son scalp quand je suis arrivé chez le chef Homobok. Naturellement, j’ai réussi à le tirer de là et nous sommes devenus amis. Pour me remercier, il m’avait proposé de travailler ensemble et, pendant un certain temps, j’ai refusé, craignant des complications avec les gouverneurs anglais. Et puis l’idée a fait son chemin dans mon esprit : m’associer discrètement avec Dawson, c’était la possibilité d’échapper à l’obligation de ne commercer qu’avec l’Angleterre et, la guerre ayant repris avec la France, le reste de l’Europe nous était interdit à nous autres gens du Québec. C’était tellement tentant que je n’ai pas résisté : nous avons acheté un bateau en commun ; nous l’avons chargé de coton pour Cherbourg où mon ami a des clients et voilà le résultat ! Le Delaware est ici !

— Mais vos relations, comment pouvez-vous les entretenir ?

— La vallée de l’Hudson est un passage commode entre Montréal où j’ai un comptoir et Albany, donc New-York, même si le passage du lac Champlain, où les Anglais conservent Pointe-Couronne est encore délicat, mais nous avons l’un et l’autre des gens habiles à notre service. Moi-même j’arrive à me rendre assez souvent à Albany, et je suis en train de devenir vraiment riche !

— J’en suis très heureux, François, mais peut-être ce soir l’es-tu un peu moins ? On t’a volé beaucoup ?

— L’argent que j’avais sur moi : quelques dollars américains. Le plus gros est resté à bord. Alors, suis-je invité à fêter le 3 septembre aux Treize Vents ?

— Bien sûr ! Je t’emmènerai demain. Mais, j’y pense ! Si ton ami Dawson est à bord, il faudrait peut-être songer à l’emmener aussi ?

— Non. Il est resté là-bas, mais sachant quel port rejoignait le Delaware je n’ai pas pu y tenir. Dawson m’a procuré un passeport américain : je suis officiellement son cousin Jeff Dawson et je vais passer quelques jours ici, le temps que l’on décharge et que l’on embarque une cargaison de vins, de soie et autres produits de la douce France ! Tu ne peux pas savoir à quel point j’en suis heureux ! Revoir les Treize Vents ! Un vrai bonheur !

— Seulement les Treize Vents ? Je suis touché que tu aies songé à mon anniversaire mais… est-ce que, dans ton plan, il n’y aurait pas une petite place pour Varanville ?

L’aimable visage de François rougit. Plein et agréablement coloré d’habitude sous la couronne de cheveux blonds grisonnants, il vira au rouge brique. Guillaume comprit qu’il touchait un point toujours sensible et que le souvenir de Rose ne s’était pas effacé dans le cœur, resté simple et naïf, de son ami, en dépit de ses talents de négociant. Trop ému même pour parler, François pensa se contenter d’un sourire timide mais finit tout de même par murmurer :

— C’est vrai. Est-ce bête, hein, à mon âge ?

— Nous avons le même et j’en suis au même point que toi. Seulement si tu veux présenter tes hommages à Rose, il te faudra aller à Varanville : elle ne vient plus que rarement chez moi. Encore est-ce à ma fille et à mon petit-fils qu’elle réserve ses visites toujours très brèves…

— Elisabeth est mariée ?

— Oui… Oui et non ! Je vais te raconter ça en détail parce que toi tu es presque mon frère et que des aventures pareilles, ça n’arrive qu’à moi. Mais pour en finir avec Rose, j’ai bien peur qu’on ne représente plus rien pour elle ni l’un ni l’autre. Elle reçoit depuis des mois un certain La Morinière et ses sœurs qui m’ont tout l’air d’être installés là pour l’éternité. Tout le monde est persuadé que ça va finir par un mariage… Je ne te cache pas que j’aimerais cent fois mieux qu’elle t’épouse, toi, parce que le personnage ne m’inspire pas confiance. Ce n’est pas convenable de vivre ainsi aux crochets d’une dame !

— Tu le connais ?

— Non, je n’ai jamais voulu le rencontrer. D’ailleurs je ne mets plus les pieds à Varanville.

— Alors, tu ne peux pas juger en conscience. Rose n’est pas femme à se tromper.

Tremaine regarda son ami avec admiration :

— Quel brave homme tu fais ! Il n’y a pas une once de méchanceté en toi alors que tu devrais le haïr d’instinct, ce voleur !

— Pourquoi donc ? Toi aussi tu aimes Rose et pourtant tu m’es toujours aussi cher, fit François avec simplicité. Et je continue à penser que tu as tort : ce n’est pas en cédant le terrain à l’ennemi qu’on se bat. Moi, j’ai bien l’intention d’aller au château et de dire ce que j’ai à dire.

— Qui sait, tu réussiras peut-être parce qu’elle t’aime bien mais tu iras seul : il n’y a pas que La Morinière : Alexandre, que l’on a toujours considéré comme fiancé à Elisabeth, n’a pas supporté son mariage et ne veut plus la rencontrer. Tu vois que les relations sont devenues difficiles.

— Alors, parle-moi d’Elisabeth si tu veux que je comprenne.

La nuit s’avançait quand Guillaume acheva ses confidences que François écouta sans manifester autrement de surprise : habitué depuis l’enfance, comme Guillaume lui-même, aux événements tragiques et aux heures dangereuses, sachant bien d’autre part que la pitié était le dernier sentiment que souhaitait inspirer Tremaine, il se contenta d’une simple conclusion :

— En dépit de l’honneur, on ne peut pas dire que cette histoire soit une vraie chance mais tu as les épaules assez larges pour l’assumer. Et tu as autour de toi bien des gens dévoués. À propos, comment ceux des environs ont-il pris la naissance d’un enfant dont ils n’ont jamais vu le père ?

— Beaucoup mieux que je ne le craignais. Nous avons fait ce qu’il fallait, je crois.

En effet, dès le retour de sa fille, Guillaume s’était rendu auprès de l’abbé Gaudin, desservant de La Pernelle et de l’abbé Bidault, curé de Saint-Vaast-la-Hougue et, sans leur faire l’injure d’exiger le secret de la confession, il leur avait montré le certificat de mariage délivré à Elisabeth par l’abbé Nicolas, curé de Vierville. Aussi quand on vit les deux prêtres témoigner à la jeune femme, d’une dignité parfaite dans ses robes noires ou blanches, respect et amitié, les quelques langues disposées à s’agiter de façon malveillante se trouvèrent muselées. De vagues bruits ayant d’ailleurs transpiré des murs de Chanteloup, on devina que la jeune mère portait le poids d’un destin auguste mais tragique, et quand Mme de La Haye-Richemont – Guillaume s’était souvenu de ce nom attribué par le bailli de Saint-Sauveur à son protégé après la fuite du Temple – se rendait aux offices, il y avait plus de larmes que d’ironie dans les regards qui la suivaient. La finesse et la discrétion naturelles des gens du Cotentin jouèrent pleinement, leur goût des légendes et des grandes histoires s’en délecta, leur compassion et leur fidélité au malheur furent totalement acquises. Les gens de Saint-Vaast étaient les dignes cousins de ceux de Saint-Pierre qui, pendant la Terreur, étaient allés chercher en délégation leur marquis de Saint-Pierre à la prison de Coutances pour le ramener chez lui. Parce qu’ils l’aimaient bien…

On aimait bien aussi « les gamins des Treize Vents ». Et, si quelques commères venimeuses tentèrent de se manifester, au marché par exemple, elles trouvèrent toujours quelqu’un pour leur boucler le bec. Il ne s’agissait pas que de mauvais bruits aillent réveiller la hargne du brigadier Pelouse – ce horsain ! – qui n’avait pas encore bien digéré la façon dont on l’avait obligé à rendre sa liberté à Guillaume Tremaine.

Elisabeth vécut donc ces deux mois d’été dans la paix et le bonheur qu’elle éprouvait à se retrouver chez elle et à cajoler son petit Louis qui poussait comme un champignon. L’absence de nouvelles de son époux la tourmentait bien un peu mais elle avait assez de sagesse pour comprendre que, séparée de lui par une mer et une guerre, beaucoup de temps s’écoulerait peut-être avant qu’ils puissent se rejoindre. Au moins par écrit ! Elle en parlait parfois mais son père, même s’il débordait intérieurement de compassion, continuait à garder le secret.

François Niel l’approuva. À la place de Guillaume il en ferait tout autant mais, à causer ainsi le temps passait vite et il était fort tard quand les deux hommes décidèrent de faire place au sommeil en attendant de prendre ensemble, leurs affaires respectives réglées, le chemin des Treize Vents.

Pour être familial, l’anniversaire de Guillaume n’en revêtait pas moins cette année un caractère un peu exceptionnel. D’abord parce que la famille était enfin au complet, débarrassée de toute présence hostile et même augmentée d’un membre que tout le monde adorait déjà. Bébé sage, aimable et toujours souriant, « Loulou » régnait du haut de son berceau sur une maisonnée qui l’eût dévoré de baisers à longueur de journée si sa mère et Guillaume n’y avaient mis le holà. Elisabeth, ses frères, Potentin et Clémence avaient donc décidé que, cette fois, on ferait doublement la fête puisque l’an passé personne n’y avait eu le cœur en l’absence d’Elisabeth. Le programme était simple d’ailleurs : on commencerait par entendre une messe particulière célébrée en l’honneur de Guillame dans l’église de La Pernelle puis, avec les meilleurs amis du héros, on dégusterait le festin que Mme Bellec préparait depuis trois jours dans sa cuisine d’où elle chassait à peu près tout le monde. Seule abstention – et non des moindres évidemment ! –, Mme de Varanville s’était excusée : elle attendait son fils qui devait arriver de Bretagne où il était allé séjourner chez des cousins. En revanche Mme de Chanteloup promettait de venir : aucune force au monde n’aurait pu l’empêcher de saisir cette occasion de vénérer son « petit prince », comme elle s’obstinait à l’appeler en dépit des supplications de Guillaume. Et puis c’était aussi une façon d’apaiser un peu la déception de Guillaume, mal convaincu par le prétexte invoqué par Rose bien qu’il fût sans doute l’expression de la vérité ; tous ceux des Treize Vents savaient bien qu’Alexandre, profondément blessé par le mariage d’Elisabeth, ne voulait plus se trouver en sa présence.

Autour de la table se réuniraient aussi Mlle Le Houssois, le docteur Annebrun, les Rondelaire, le notaire Le Baron et sa femme, les Quentin, les Calas et, bien entendu, l’abbé Gaudin. Ce qui faisait déjà pas mal de monde, mais l’arrivée tellement inattendue de François Niel n’enchanta pas moins la maisonnée. D’abord parce qu’on l’aimait, que l’on était heureux de le revoir et aussi parce qu’il apportait deux grandes malles de cadeaux. Et pas seulement pour Guillaume ! Celui-ci se tailla bien la part du lion avec une superbe pelisse en martre mais d’autres fourrures étaient destinées à la famille. Il y avait aussi des feutres et des cuirs brodés de couleurs vives par les femmes indiennes, des statuettes de stéatite sorties des mains habiles des Esquimaux du Grand Nord, un magnifique herbier contenant à peu près toutes les plantes du Canada destiné à Adam, mais qui mit une larme dans les yeux de son père parce qu’il lui rappelait les courses à travers les bois de son enfance en compagnie de son ami indien Konoka. Enfin trois bouteilles de sirop d’érable afin que Mme Bellec puisse lui confectionner les crêpes et les tartes dont il se régalait jadis. Et là encore, en faisant couler, pour y goûter, l’épais liquide brun dans une cuillère, le maître des Treize Vents faillit bien se mettre à pleurer.

Quand le soleil se leva après un glorieux orage nocturne qui brisa définitivement la pesante chaleur, lava la campagne de sa poussière et gonfla d’aise toutes les poitrines, chacun se prépara à fêter dignement les cinquante-quatre ans de Guillaume Tremaine. Non seulement les invités mais tous les pauvres d’alentour qui savaient bien qu’ils en recevraient leur part. Un des plus hauts usages des grandes familles normandes voulait, en effet, que l’on distribuât aux pauvres une somme équivalente à ce que l’on dépensait pour une réception et, depuis son mariage, Guillaume avait adopté cet usage. Par générosité naturelle d’abord mais aussi en souvenir de son épouse, Agnès de Nerville, dont l’alliance apparentait ses enfants à l’ancienne noblesse et dont le sang gardait quelques traces de celui du Conquérant. Alors, tout à l’heure, grimperaient vers les Treize Vents les plus miséreux de ce coin du Contentin, sachant bien qu’ils ne repartiraient pas les mains vides. Ils viendraient plutôt vers la fin de la journée pour ne pas encombrer ni trop se montrer, avec cette pudeur et cette délicatesse de ceux qui savent le poids d’une existence vraiment difficile.

La journée fut une réussite. Sous un soleil redevenu clément, elle se déroula comme dans un joli rêve à la satisfaction de tous. Un instant même, Guillaume put croire qu’elle allait lui offrir le plus doux des présents. Tandis que, la plupart des invités partis et cependant que Potentin présidait près des cuisines à la distribution d’aumônes, de nourriture et de friandises, il s’attardait au jardin en compagnie de Mlle Anne-Marie, de François Niel et de Pierre Annebrun, il lui sembla être le jouet d’une illusion : la voiture de Mme de Varanville franchissait la grille… Seulement, ce n’était pas une illusion.

Envahi par une chaude bouffée de joie et persuadé que Rose venait lui porter ses vœux avec son sourire, il courut et se jeta à la tête des chevaux mais il n’eut même pas le temps d’ouvrir la portière. Celle-ci se rabattit et le jeune Alexandre sauta presque sur les pieds de Guillaume qui eut peine à cacher sa déception :

— Je vous apporte un de vos amis que j’ai trouvé sur la route ! Il est blessé mais, avant de s’évanouir, il m’a demandé de l’amener, assurant que c’était une question de vie ou de mort, dit le jeune homme.

— Allez chercher le docteur Annebrun, s’il vous plaît ! Il se promène dans la roseraie, fit Guillaume en grimpant dans la voiture.

Un homme, en effet, était étendu sur les coussins. Pâle, les yeux clos, respirant difficilement avec, sur la poitrine, une large tache de sang, Victor Guimard avait tout l’air d’être en train de mourir.

— Qu’est-ce qu’il fait là et qu’est-ce qui a bien pu se passer ? s’écria Arthur accouru sur les talons de son père.

— Je ne sais pas. Alexandre dit qu’il l’a trouvé sur la route.

Au son de cette voix connue, le blessé ouvrit les yeux tandis que sa bouche s’étirait en un faible sourire :

— J’arrive… à temps, j’espère ? Ils ne sont pas là, n’est-ce pas ?

— Qui donc, mon ami ?

— Sainte… Sainte-Aline… et son valet…

— Mais non. Est-ce qu’ils devraient être ici ?

— Sont… sûrement pas loin !

— Descends de là et laisse-moi l’examiner ! coupa Pierre Annebrun qui tirait Arthur en bas pour monter à son tour. Va donner des ordres pour un brancard, une chambre. Il faut le sortir de cette boîte !

Sur un coup d’œil de son père, Arthur partit comme une flèche vers la cuisine où le personnel aidait Potentin et Clémence dans leur tâche charitable au milieu d’un vrai vacarme : le majordome s’efforçait de se débarrasser d’un mendiant qui poussait de grandes clameurs et tenait absolument à lui raconter ses derniers malheurs. Le bonhomme était pittoresque et la joute oratoire amusait tout le monde. Ce que voyant, Arthur se contenta de récupérer Valentin et Sylvain pour transporter le blessé et prit Lisette à part en lui demandant d’ouvrir une chambre.

Il sortait de l’office avec elle quand une petite paysanne pauvrement vêtue acheva de descendre l’escalier en courant, se jetant presque dans ses jambes :

— Eh bien, Annette, qu’est-ce que tu fais là ? s’étonna-t-il.

— Oh ! M’sieur Arthur… y a un vilain homme qui vient d’monter. C’est un mendiant… Il était avec c’lui qui brait si fort…

Le cœur du jeune homme manqua un battement.

— Allez chercher mon père, Lisette ! Dites-lui de venir vite, et avec des armes ! Ma sœur est là-haut avec le petit. Elle est en danger… moi je monte ! Ah !… Qu’on s’empare de l’homme qui discute avec Potentin !

Empoignant au passage un chandelier de bronze, faute de mieux, Arthur s’élança dans l’escalier, accélérant même l’allure lorsqu’un cri étouffé lui parvint depuis la chambre de sa sœur. Il s’y jeta tête baissée, épouvanté par le spectacle qu’il découvrit : un homme grand et fort, qu’en dépit de sa défroque misérable il n’eut aucune peine à identifier pour l’avoir vu à l’œuvre sur la grève de Vierville, tenait Elisabeth à la gorge. Les jambes de la jeune femme ne soutenaient plus son corps et elle n’émettait que des sons faiblissants. À ses pieds, Adam, qui adorait chanter des petites chansons à son neveu et avait dû être surpris auprès de lui, gisait inanimé ainsi d’ailleurs que Béline dont la bouche saignait.

Arthur vit rouge. S’élançant sur l’agresseur, il le frappa de son chandelier mais ne réussit qu’à lui égratigner la tête sans l’assommer. Il y avait quelque chose des monstres préhistoriques dans cet être bâti comme une montagne. Pourtant, l’attaque du jeune homme parvint à lui faire lâcher prise. Abandonnant Elisabeth qui tomba sur le tapis avec la mollesse d’une étoffe, il se tourna vers ce nouvel ennemi, les mains ouvertes, un rictus démoniaque au coin de sa bouche grimaçante.

En dépit de son courage, Arthur recula, terrifié. Ce qui marchait sur lui n’avait rien d’humain. Un démon, une créature de l’enfer stupide et malfaisante animée par le seul désir de tuer. Il pensa qu’avec un peu de chance il réussirait à franchir la porte, que son père allait arriver mais, fasciné par le monstre, il ne discernait plus à quel endroit de la chambre il se trouvait au juste et, soudain, il buta contre un tabouret bas, tomba sur le dos. Avec un grognement de triomphe, l’autre se jeta sur lui. Arthur sentit une odeur fade de crasse et de sueur tandis que, sous le poids qui faisait craquer ses côtes, le souffle lui manquait. Il allait perdre connaissance à son tour quand sa poitrine fut soudain libérée tandis qu’un véritable barrissement éclatait à ses oreilles. À la place de l’affreux visage aux yeux exorbités qui disparut de son champ de vision, il vit François Niel et un valet attelés à l’énorme carcasse pour le libérer.

— Tu n’as rien ? demanda le premier en lui tendant la main pour l’aider à se relever.

— Non, mais comment avez-vous fait ? Cet homme possède la force d’un ours.

— C’est bien pour ça que je l’ai traité comme un ours, répondit le Canadien en montrant du doigt le monstre abattu, un couteau de chasse planté entre les épaules.

— Merci, monsieur Niel, merci beaucoup ! Mais, les autres ?… Elisabeth, mon Dieu ! Il l’a tuée.

Il la cherchait des yeux dans la chambre à présent pleine de monde. Il vit Guillaume enlever sa fille dans ses bras pour la porter sur son lit tandis que Mlle Le Houssois donnait des soins à Béline. Adam, déjà ressuscité, vint aider son frère à s’asseoir :

— T’inquiète pas pour Elisabeth : elle respire. Mais toi, est-ce que ça va ?

— Mieux, merci, seulement je boirais bien quelque chose. Et toi, au fait ? Tu n’étais pas frais quand je suis entré !

— Cet affreux bonhomme m’avait allongé un coup de poing au menton mais ça c’est rien : qu’est-ce que j’ai eu peur quand je l’ai vu arriver sur le berceau ! Parce que c’était à lui qu’il en voulait, c’était à Loulou… notre Loulou ! gémit Adam qui, ses nerfs lâchant, éclata en sanglots.

Cependant, personne n’était gravement atteint. La gorge d’Elisabeth resterait bleue et elle aurait du mal à avaler pendant quelques jours, Béline avait une énorme bosse à la tête et la bouche d’Adam commençait à enfler, mais le docteur Annebrun, qui avait abandonné Guimard un instant pour constater les dégâts, ne diagnostiqua rien de grave. Néanmoins, Arthur n’était pas encore tranquille.

— Et l’autre, père ? demanda-t-il à Guillaume qui semblait ne plus pouvoir se résoudre à lâcher la main de sa fille. Est-ce que vous avez pris l’autre ?

— Bien sûr ! Grâce à la petite Annette que nous irons remercier chez ses parents, on le tient. Alexandre, Daguet et ses hommes lui sont tombés dessus, avec l’aide aussi de ces pauvres gens auxquels ces deux misérables ont osé se mêler afin de s’introduire ici : ils l’ont empêché de s’échapper en se refermant derrière lui comme un mur. À présent, Sainte-Aline est dans la « pucherie1 » et sous bonne garde, tu peux me croire ! On va y aller voir dans un instant.

— Qu’allez-vous en faire ? Le tuer ?

— Le juger d’abord ! Je n’aime pas l’idée de tuer un homme de sang-froid, même un démon comme celui-là.

— Et celle de le relâcher pour qu’il puisse nuire encore, elle vous séduit ? fit Arthur avec rudesse.

— Non, rassure-toi ! Il n’a fait que trop de mal.

Il en avait même fait plus encore que Guillaume ne l’imaginait à cet instant ! Un peu plus tard, convenablement pansé et réconforté, Victor Guimard, dont la blessure était sérieuse mais moins grave que l’on n’aurait craint et la faiblesse due surtout à la perte de sang, put apporter, sur le personnage, un supplément de lumière sinistre.

Trois jours plus tôt, alors qu’il rentrait au ministère après une tournée d’inspection à Notre-Dame de Paris où l’on faisait de grands travaux en vue du sacre, il rencontra l’inspecteur Pasques dans le vestibule et celui-ci, avec lequel il entretenait jusque-là des relations polies mais sans éclat, parut tout à coup incroyablement heureux de le voir, le prit par le bras sans lui demander si cela lui convenait et l’entraîna faire quelques pas sur le quai Malaquais :

— Cette jeune femme que j’ai arrêtée chez Quentin Crawfurd en septembre dernier, vous vous y intéressez, je crois ? fit-il sans autre préambule. Mlle Tremaine, si je me souviens ?

— Je l’avoue, oui, dit Guimard après une courte hésitation car il ne savait pas très bien jusqu’à quel point il pouvait faire confiance à cet homme taciturne et plutôt hermétique, mais je n’en ai pas eu de nouvelles depuis près d’un an.

— Monsieur Fouché, lui, vient d’en avoir et, autant vous l’apprendre tout de suite, elle est en danger.

En effet, le matin même, un commissionnaire avait déposé à l’intention du ministre une lettre anonyme. Tout y était en bonne et due forme : le mariage avec le prince dans l’église de Vierville, de départ du Temple avec la grâce de Bonaparte, le refuge à Bayeux chez Mme de Vaubadon, le départ de Louis-Charles grâce au chevalier de Bruslart et à une frégate anglaise, enfin le retour de la jeune femme dans la région de Saint-Vaast et finalement la mise au monde d’un enfant mâle désormais seul espoir des partisans du duc de Normandie, puisque celui-ci avait trouvé la mort en Angleterre.

— J’ai ordre d’arrêter toute la bande, conclut Pasques, et Victor sentit le cœur lui manquer.

— Qu’est-ce que Fouché entend par toute la bande ? articula-t-il péniblement.

— Le curé, la Vaubadon, la « duchesse » avec son enfant, Bruslart bien entendu si je peux mettre la main dessus, et quelques comparses dont l’honorable scripteur de la lettre donne les noms.

— Y a-t-il dedans la famille de Mme Elisabeth ?

— Non. Fouché n’est pas fou. Il sait que ce Tremaine a su séduire l’Empereur, qu’il possède des navires dont la conduite est sans défaut. L’opération doit être menée discrètement et les prisonniers mis au secret. Tremaine sera prié de ne pas venir japper à la porte de Sa Majesté s’il ne veut pas que tout ce monde disparaisse, sans espoir de retrouvailles. Je vais donc partir pour la Normandie, mais seulement demain soir. Cela vous laisse le temps de la mettre à l’abri… un abri lointain, hors de France, parce que je fouillerai partout. Vous avez compris ?

— Non, dit Guimard. Pourquoi faites-vous ça ?

— Je pourrais répondre que ça me regarde. Disons que cette petite m’a plu quand je lui ai mis la main dessus : si jeune, si vaillante aussi ! Alors, qu’elle soit emmurée vivante avec son gamin au fond d’une forteresse quelconque, je ne supporte pas cette idée-là ! Et puis… (Il resta songeur quelques instants et finalement lâcha :) J’avais une fille qui aurait son âge, je l’ai perdue et j’en ai trop souffert ! Cela dit, hâtez-vous ! Lorsque je partirai, j’accomplirai ma mission sans plus connaître personne. Ça veut dire que je vous tuerai sans hésiter si vous essayez de vous y opposer… Vu ?

Dans l’heure suivante, Victor quittait Paris, décidé à sauver le plus de monde possible. À Bayeux, il se contenta de déposer un mot d’avertissement à la belle Charlotte alors absente puis, sans s’attarder, fonça sur Vierville. Il aimait bien l’abbé Nicolas qu’il voulait convaincre de prendre sa barque pour gagner le large. Ce qu’il trouva dans le petit presbytère au bord de la mer le révulsa : un cadavre sanglant, encore chaud ! Le malheureux prêtre avait été étranglé et poignardé : auprès de lui, son registre paroissial traînait à terre, montrant bien qu’une page avait été déchirée.

— C’est son vieux sacristain qui venait de le découvrir, dit Guimard. En arrivant il avait pu voir les meurtriers sauter sur des chevaux et s’enfuir au galop, mais la description qu’il m’en fit, car il avait encore de bons yeux, fut lumineuse pour moi : on n’oublie pas M. de Sainte-Aline et le dragon qui lui sert de valet. Alors, persuadé qu’ils se rendaient ici, je me suis lancé sur leurs traces, talonné par le besoin d’arriver avant eux, mais quelques précautions que j’aie pu prendre, ils m’ont éventé, tendu un piège… et bien failli me tuer. Sans ce jeune homme qui m’a recueilli, j’étais perdu.

— Et nous avec ! conclut Guillaume. Merci, mon ami, merci de ce que vous avez fait ! Je vous dois la vie de ma fille et de mon petit-fils.

Le blessé qui, fatigué par l’effort fourni, venait de se laisser aller sur ses oreillers, se redressa encore, l’angoisse au fond des yeux.

— Souvenez-vous qu’elle n’est pas hors de danger pour autant ! Pasques est parti. Il va venir et s’il la trouve…

— Je n’ai pas oublié, fit Tremaine tristement. Je n’ai en effet guère de temps pour me réjouir. Quand sera-t-il ici, selon vous ?

— J’avais plus de vingt-quatre heures d’avance sur lui mais j’en ai perdu plusieurs avec cette blessure. D’autre part, s’il a suivi le même parcours que moi – ce qui est certain ! –, il a dû s’arrêter plus ou moins longtemps à Bayeux, à Vierville. Disons demain soir… plutôt après-demain sans doute ! Qu’allez-vous faire ?

— Pour mes enfants je ne sais pas encore mais, dans l’immédiat, rendre et sans plus tarder la justice qui s’impose ! Avec un bandit comme ce Sainte-Aline, les grands principes frisent le ridicule.

Deux torches éclairaient la « pucherie » quand Guillaume s’y rendit accompagné de ses fils, de Potentin, de François Niel, de Pierre Annebrun et d’Alexandre de Varanville. Bien qu’il fît déjà nuit, celui-ci s’était refusé à quitter les Treize Vents avant le dernier acte du drame qui s’y jouait ce soir-là.

— Ma mère ne s’inquiétera pas de mon retard, dit-il seulement. Elle pensera que la diligence n’était pas à l’heure, ce qui n’est pas rare, et que la voiture m’attend… et à moins que vous n’en ayez pas fini cette nuit ?

— Ce ne sera pas long, fit Guillaume. Tout doit être prêt…

En effet, un chariot à foin attendait près de la petite bâtisse à la porte de laquelle veillaient deux palefreniers. Le corps de l’exécuteur des basses œuvres de Sainte-Aline y reposait sous une bâche. Daguet et Nicolas étaient à l’intérieur, surveillant le prisonnier étroitement ligoté et couché sur le sol de terre battue.

À l’entrée des sept hommes, Sainte-Aline souleva la tête et ricana :

— Voilà bien du monde ! dit-il. Même réduit à l’impuissance, on dirait que je vous fais encore peur ?

— Je ne suis pas l’un de vos pareils qui assassinent un voyageur au coin d’un bois ou un prêtre sans défense dans une maison déserte, dit Guillaume avec un dédaigneux haussement d’épaules. Ceux-ci sont vos juges et moi je suis votre accusateur, parce que je tiens à ce qu’ils sachent quel misérable ils ont devant eux.

— Des juges ? Alors que vous me laissez entendre que je suis condamné d’avance ?

— Des témoins si vous préférez car, en effet, je ne vous laisserai pas plus de chance que vous n’en avez laissé à vos victimes. Redressez-le, vous autres ! ajouta Guillaume s’adressant à ses gens. Je veux qu’il écoute debout ce que j’ai à dire.

Fermement maintenu par Daguet et Nicolas, Saint-Aline fut adossé au grand chaudron que l’on accrochait au-dessus du foyer de pierres plates les jours de lessive. En dépit du rougeoiement des torches, on put voir qu’il blêmissait et que la sueur coulait sur sa figure. Avec une joie féroce, Tremaine lut la peur dans ses yeux.

— Rien que pour vos crimes des deux derniers jours, vous méritez dix fois la mort ! Vous avez assassiné le curé de Vierville, l’abbé Nicolas, dans son presbytère.

— Je ne l’ai même pas touché !

— Non, c’est votre valet, mais l’ordre est venu de vous. Lui n’était qu’un bourreau. Ce matin vous avez tiré comme un lapin, sur la route de Valognes, le baron de Clacy qui serait mort sans l’aide qu’il a reçue de M. de Varanville.

— Un argousin, un bas policier ! Est-ce que ça compte ?

— Pour les gens normaux, oui, mais vous avez fait mieux encore en voulant faire assassiner ma fille, mon petit-fils, sans compter ceux qui ont tenté de les défendre. Ajouterai-je qu’auparavant vous les aviez dénoncés au ministre de la Police au moyen d’une lettre anonyme ?

— Ah ? Vous savez cela ? Bigre, on est bien renseigné dans ce pays perdu !

— Et vous ne niez même pas ? cracha Guillaume écœuré. Et vous vous prétendez gentilhomme ? Mais ce n’est pas tout, hélas : voici quelques mois, sur le sol anglais, vous avez donné toute votre mesure en trahissant et en tentant de faire abattre le prince qui croyait en vous, qui s’était confié à vous et que le seul excès de ses malheurs et de ses souffrances aurait dû vous rendre sacré si vous ne respectiez pas en lui le sang royal.

Cette fois, le prisonnier éclata d’un rire grinçant, insultant :

— Le sang royal ? Soyons sérieux, mon bon monsieur ! Que ça vous arrange de croire votre fille duchesse de Normandie, on peut le comprendre, mais de là à avaler toutes ces couleuvres… Ce malheureux n’était qu’un pauvre fou mégalomane, un illuminé, un….

La gifle, assenée à toute volée, lui coupa la parole et stupéfia Guillaume, parce que c’était Alexandre qui venait de frapper. Blanc comme un linge, le jeune homme dardait sur Sainte-Aline ses yeux noirs étincelants de fureur :

— Tu sais très bien que tu mens, Judas, et que tu as vendu ton maître, le fils des rois martyrs, celui qui seul a le droit de régner sur la France ! Dieu sait que je le déteste, ce prince qui m’a pris celle que j’aime ! Mais un Varanville ne ménage ni sa fidélité ni son respect ! Monsieur Tremaine, ajouta le jeune homme en se tournant vers Guillaume, je demande que l’on en finisse ! Ce misérable, en d’autres temps, aurait été tiré à quatre chevaux. Contentons-nous d’en débarrasser la terre normande. Et puisque je suis ici le seul représentant d’une noblesse qu’il déshonore…

— Tu n’est pas le seul ! protesta Adam. Par ma mère, je suis un Nerville !

— C’est vrai. Pardonne-moi, mais laisse-moi achever ! Puisque en outre vous m’avez fait juge, j’exerce mon droit et je vote la mort !

— Moi aussi !

Deux mots prononcés d’une seule voix par ceux qui étaient là, mais ce furent les dernières paroles que l’on entendit dans la pucherie. Il n’y eut plus qu’un bruit unique, bref, violent : celui du coup de pistolet qui raya le baron de Sainte-Aline du nombre des vivants. Ce n’était pas Guillaume qui l’avait tiré mais Potentin, désireux d’éviter à ceux qu’il aimait de se salir les mains. Après, ce fut le silence.

Tandis que Daguet et ses hommes emmenaient le corps vers un bas-fond forestier et un marais où toutes choses se perdaient à jamais, que Pierre Annebrun regagnait le Hameau et qu’Alexandre de Varanville rentrait chez lui malheureux et inquiet, Guillaume et François se retiraient dans la bibliothèque. Autour d’eux la maison effaçait l’une après l’autre les traces de la fête si mal terminée.

Un long moment, les deux amis restèrent silencieux. Non que le souvenir de la scène dont ils venaient d’être les acteurs leur pesât ; ils l’oubliaient déjà pour s’absorber dans la menace à venir : une prison peut-être à vie pour Elisabeth et son enfant !

Machinalement, le Canadien avait tiré sa pipe et la bourrait mais sans l’allumer, l’esprit ailleurs. Avec une immense pitié, il regardait son ami dont il sentait la souffrance. S’il voulait qu’elle reste libre, Tremaine allait devoir se séparer de l’enfant qu’il aimait par-dessus tout ainsi que de ce petit garçon devenu si cher à son cœur en quelques semaines.

Conscients de la présence au-dessus de leur tête de la jeune mère qui venait d’échapper à un si grave danger et qui reposait sous l’opiat miséricordieux donné par le médecin, ils n’osaient parler ni l’un ni l’autre. Et puis, soudain, François prit son courage à deux mains :

— Pourquoi ne dis-tu pas ce que tu penses, Guillaume ? Je sais bien ce que tu endures et toi tu sais qu’il y a une solution et peut-être la seule : mon bateau.

Guillaume tressaillit comme un homme que l’on éveille.

— Qu’est-ce que tu as dit ?

— Je viens de te proposer d’emmener Elisabeth. Songe que le Delaware bat pavillon américain – celui que l’on respecte le plus dans les ports français ! –, que rien ne s’oppose à ce que j’y embarque des membres de ma famille sur lesquels je veillerai comme un père, et qu’en tout état de cause l’autre côté de l’Atlantique n’est jamais qu’à trois ou quatre semaines de navigation !

Guillaume passa une main lasse sur son visage aux traits tirés et vint s’asseoir auprès de son ami.

— J’avoue que l’idée m’est venue de te le demander, soupira-t-il, mais je n’osais pas. Et puis… mes enfants chez ces Américains que je déteste presque autant que les Anglais…

— Tu aimeras John Dawson ! Il faudra bien d’ailleurs que tu t’y fasses si tu veux venir voir tes enfants : de longues années passeront avant qu’un bateau français puisse pénétrer dans le port de Québec2. Pas d’interdit dans celui de New York, bien au contraire ! Un navire aux trois couleurs y est accueilli en frère. Rien n’empêchera les tiens d’y venir autant que tu voudras. Quant à moi, j’ai une maison à Albany où Elisabeth pourra rester jusqu’à ce que j’aie tout mis en place pour la ramener officiellement au Canada. Ce qui prendra un peu de temps !

— Que diront tes filles ? Elles pourraient trouver cette intrusion plutôt amère ?

— Je te rappelle que l’une est religieuse. Quant à l’autre, c’est la meilleure créature du monde. Que ce soit à Albany ou à Québec, Elisabeth sera entourée, protégée. À présent, si tu vois une autre solution, ajouta François du bout des lèvres comme s’il craignait que, justement, Guillaume n’en eût trouvé une.

— Non, dit celui-ci, mais un inconvénient tout de même. Le Delaware est venu décharger et charger. Il ne peut mettre à la voile dans les vingt-quatre heures ?

— Avec la saison qui avance nous n’avions prévu qu’une escale d’une semaine. Si tu es d’accord, j’emmène Elisabeth demain soir et je fais presser le mouvement. De toute façon une fois à bord, c’est-à-dire en territoire américain, elle n’aura plus rien à craindre de M. Fouché.

— Demain ! dit Guillaume avec quelque chose qui ressemblait à un sanglot. Demain déjà ? Oh ! mon Dieu !

— Préfères-tu attendre l’arrivée de l’inspecteur Pasques ?

— Non… Non, tu as raison ! C’est mon égoïsme qui se plaint alors que je devrais te remercier à genoux ! François, François… tu sauves ma fille et moi je gémis ! Mais c’est fini ! Je vais prendre les dispositions nécessaires à son départ.

— À mon tour, je te remercie de ta confiance, mais crois-tu qu’Elisabeth sera d’accord ?

— Il le faudra bien ! Il n’y a plus de temps pour nos états d’âme. Au surplus, elle était prête à suivre son époux jusqu’en Turquie. Pour son fils, elle acceptera cette nouvelle séparation.

Cette nuit-là Guillaume ne se coucha pas. Jusque très tard, il resta assis à sa table de travail, examinant des papiers, en rédigeant d’autres, taillant dans sa fortune une part pour ceux qui allaient partir avec l’horrible impression de faire un testament à l’envers. Dans une serviette de maroquin vert, il rangea une lettre de change sur les caisses Lecoulteux que n’importe quelle banque américaine accepterait, quelques participations à différentes entreprises hollandaises ou hanséatiques dont il expliquerait la valeur à François Niel, une somme en pièces d’or et enfin l’acte de mariage dressé en double exemplaire par l’abbé Nicolas à l’intention des jeunes époux et dont seul celui-là, confié par Elisabeth à son père, subsistait sans doute. Il écrivit aussi une longue lettre pour celle qui allait le quitter, après quoi, armé d’une chandelle, il sortit de son cabinet de travail, remonta silencieusement jusqu’à sa chambre et s’y enferma.

Posant sa bougie sur une table, il la déplaça, rabattit un coin du tapis et, à genoux sur le parquet, en souleva une lame à l’aide d’un canif, découvrant un petit coffre d’acier dont la clef ne quittait jamais sa chaîne de montre. C’était une petite boîte tout juste assez grande pour ce qu’elle contenait : une autre clef qu’il garda dans sa main pour se rendre dans son cabinet de toilette.

Là, derrière une boiserie mobile, se trouvait une cachette aménagée par Potentin et lui-même peu de temps après la construction de la maison et dont eux seuls connaissaient la présence. Il y avait des années que Guillaume ne l’avait ouverte : elle renfermait ce qui avait été le trésor de Jean Valette, son père adoptif, rapporté des Indes peu d’années avant la Révolution : une collection de très belles pierres non montées : rubis, saphirs et émeraudes, plus trois diamants roses jadis offerts au négociant de Porto Novo par son ami le nabab Hayder Ali.

Jamais Guillaume n’avait pu se résoudre à y toucher, même dans ses plus grandes difficultés : il réservait ces merveilles à ses enfants mais cette nuit, le moment était venu d’en faire le partage. Triant soigneusement les pierres dont l’éclat scintillait sous la douce lumière de la bougie, il en fit trois parts égales, en enveloppa une dans un petit sac de daim, rangea les autres et remit tout en place.

Revenu dans sa bibliothèque, il déposa le petit sac dans le maroquin. S’asseyant dans le grand fauteuil d’ébène et d’ivoire à têtes d’éléphants qui avait été celui de Jean Valette, il éteignit tout et, laissant enfin le chagrin l’envahir, il compta l’une après l’autre chacune des minutes de cette dernière nuit d’Elisabeth aux Treize Vents et attendit le jour. Quand le soleil brillerait, il monterait chez elle pour lui apprendre que si elle voulait garder une chance d’être heureuse il lui fallait partir.

Il craignait une révolte, un refus, des larmes peut-être. En tout cas une réaction violente, mais il n’en fut rien et il comprit qu’elle avait changé plus encore qu’il ne le croyait. Elisabeth écouta son père sans mot dire puis elle alla prendre son fils dans le berceau et le serra tendrement contre sa poitrine :

— Il n’y a rien d’autre à faire ? demanda-t-elle.

— Rien, hélas ! Nous devons penser seulement que l’arrivée de François est une vraie chance ! Sans lui…

— Je sais mais… mon époux quand il viendra ?

— Il y aura toujours un bateau pour te l’amener. Je te le promets.

Elle eut un petit sourire triste, releva un instant les yeux sur son père. Guillaume vit alors qu’ils étaient pleins de larmes.

— Et vous… et tous ceux d’ici ? Vous reverrai-je ?

— Tu peux en être sûre ! Aucune tyrannie ne pourra jamais faire que nous soyons à jamais séparés, nous les Tremaine !

— Jurez-le ! Jurez que vous me rejoindrez ou que je reviendrai !

— Sur ma vie, sur la tienne, je te le jure !

Alors, tenant toujours l’enfant endormi, elle vint se blottir dans ses bras et ils restèrent un long moment étroitement embrassés. C’est ainsi qu’ils se dirent adieu…

Quand la voiture, escortée à cheval par Arthur, Adam et Daguet, eut disparu au tournant de la grille, Guillaume, appuyé d’une main sur sa canne et de l’autre sur Potentin qui semblait vieilli de dix ans, rentra chez lui. Dans le vestibule, il n’y avait plus personne. À sa demande, les femmes s’étaient rassemblées dans la cuisine autour de Mlle Anne-Marie pour lui laisser le dernier regard. Elles savaient qu’il avait besoin d’être seul pour mieux suivre par la pensée le chemin si connu qu’allaient emprunter la berline chargée de bagages et ses occupants. Car, bien sûr, Elisabeth ne partait pas seule : outre François Niel, Béline avait pris place auprès d’elle pour partager désormais son sort.

— Elle aura besoin de moi autant que j’ai besoin d’elle et du petit, déclara cette femme simple que l’on avait crue sotte beaucoup trop longtemps.

En fait, la difficulté avait été d’empêcher d’autres volontaires de se joindre à l’expédition. Arthur d’abord, que cette nouvelle séparation désespérait et puis Victor Guimard qui, du fond de son lit, suppliait qu’on lui permette d’embarquer, lui aussi jurant qu’il ne voulait plus servir la police de Fouché et qu’en mer les blessures guérissaient beaucoup plus vite. Il fallut lui administrer un calmant pour le faire tenir tranquille. Encore s’endormit-il en jurant qu’une fois guéri, personne ne pourrait l’empêcher d’aller chercher fortune en Amérique, singulièrement dans la vallée de l’Hudson…

Guillaume lui enviait cette espérance, lui qui n’avait même pas le droit d’accompagner jusqu’au bateau ses enfants bien-aimés. Ne fallait-il pas qu’il soit là quand l’inspecteur Pasques ferait son apparition dans une heure, un jour, plusieurs jours ? Son absence pouvait avoir des conséquences trop dramatiques.

Au seuil des salons, il abandonna le bras de Potentin qui demanda :

— Voulez-vous que je reste un peu avec nous ?

— Non, mon vieil ami. Je suis comme les animaux, tu sais. Je cherche la solitude quand ça va mal.

Lentement, il traversa les pièces désertes dont les fenêtres grandes ouvertes laissaient entrer toutes les odeurs du jardin. La journée avait été magnifique et cette fin d’après-midi pleine de douceur. En passant, Guillaume détaillait comme s’il les voyait pour la première fois les meubles et les objets, les tentures et les coussins qui ornaient sa demeure. Que tout cela allait être triste à présent sans la grâce d’une maîtresse de maison ! Un jour, bien sûr, il en viendrait une : la femme d’Arthur, ou celle d’Adam, mais en attendant combien d’années allaient-elles s’écouler ?

D’un pas pesant, il gagna sa « tanière », le refuge du vieux fauteuil et s’y laissa tomber les coudes aux genoux, la tête dans ses mains, essayant vainement de se raisonner, de retenir de nouvelles larmes. Que lui arrivait-il pour se montrer si faible ? Il possédait la puissance de l’argent, des bateaux, toutes les possibilités de revoir sa fille tous les ans s’il le voulait. Et puis il y avait les garçons ! Est-ce qu’il avait cessé de les aimer ? Est-ce que celle qui s’en allait avec son petit prince exilé emportait tout son cœur avec elle ? Bien sûr que non ! Pourtant l’affreuse pensée que les Treize Vents venaient de perdre leur âme à tout jamais ne cessait de le ronger.

Un grincement du parquet, un léger froissement d’étoffes vint le chercher au fond de sa misère et lui arracha un grognement mouillé :

— Pardonnez-moi, Anne-Marie, mais je ne veux pas être dérangé, pas ce soir !

— Et moi je ne veux pas que vous restiez seul ! Ni maintenant ni plus tard.

Il laissa tomber ses mains, vit devant lui une robe de soie qu’il saisit comme s’il craignait qu’elle ne fût une illusion et ne disparût.

— Rose ! Est-ce que je rêve ?

— Peut-être mais, en ce cas, nous allons rêver ensemble !

— Comment êtes-vous ici ? Je n’ai rien entendu…

— Parce que je suis là depuis au moins une heure, à errer sous vos arbres. Ce midi, Elisabeth m’a fait porter une lettre pour me dire adieu. Alors j’ai su qu’il fallait que je vienne. Guillaume, mon cher Guillaume, ne soyez pas malheureux ! Vous la retrouverez. Il suffit seulement de savoir attendre.

— Si vous attendez avec moi j’aurai toutes les patiences. Mais, Rose, avez-vous vraiment dit que vous ne vouliez plus que je sois seul, plus jamais ?

Il s’était levé pour mieux admirer le reflet de soleil dans ses cheveux d’or rouge, dans le scintillement de ses yeux verts, mais il n’osait pas encore la prendre dans ses bras.

— Plus jamais, Guillaume ! Je l’ai dit…

— Vous m’aimez donc encore un peu ?

— Je n’ai jamais cessé de vous aimer. Surtout, je crois, quand je voulais tellement vous détester !

Alors, il osa. Et l’on n’entendit plus que le cri d’une mouette perchée sur le toit des Treize Vents… les Treize Vents qui garderaient leur âme.

Le samedi 4 décembre 1804, Guillaume Tremaine épousait Rose de Montendre dans l’église de La Pernelle, à l’heure même où, dans Notre-Dame illuminée, Napoléon Bonaparte recevait l’onction du sacre. Bien loin de là, de l’autre côté du grand océan, un enfant du sang des rois, exilé, commençait une nouvelle existence.

Les Tremaine, eux, continuaient.


Saint-Mandé, février 1994

FIN




1- Petit bâtiment situé généralement près du lavoir, où se trouvaient les grandes cuves dans lesquelles, deux fois l’an, on faisait bouillir le linge.

2- Jusqu’en 1856.

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