François rongea son frein à Chenonceau jusqu’à la mi-novembre. Sourde aux soupirs de la Reine, aveugle aux billets délirants que l’amoureux désespéré lui faisait passer, Mlle de Hautefort entendait laisser la place libre au Roi dans l’espoir qu’il se déciderait à passer avec sa femme cette nuit que la Cour guettait depuis trois ans avec une avide curiosité. Malheureusement, il n’en était rien. Louis XIII faisait bon visage à son épouse, lui montrait tout le respect désirable mais ne se décidait plus à se comporter en mari. Et cela en dépit des objurgations dont l’accablait Marie dont le regain de faveur ne se démentait pas.
En revanche, au moins deux fois la semaine, il se rendait au couvent de la Visitation, rue Saint-Antoine, pour y causer avec sœur Louise-Angélique, naguère Louise de La Fayette. Il était seul admis à s’approcher de la grille dans l’obscur parloir. Elle lui apparaissait, ombre blanche derrière les barreaux où parfois il s’accrochait dans l’espoir insensé de la ramener auprès de lui.
En dépit des victoires qui se succédaient, l’atmosphère de la Cour redevenait irrespirable. D’abord, on était de nouveau en deuil : cette fois, il s’agissait du beau-frère du Roi, le duc Victor-Amédée de Savoie qu’il aimait beaucoup. Cette mort allait fort compliquer les affaires d’Italie, car le duc laissait pour héritier un enfant de cinq ans dont il faudrait défendre les droits.
Lasse de prier sans obtenir satisfaction, Marie de Hautefort décida qu’il était temps de faire plaisir à la Reine et rappela Beaufort qui accourut de toute la vitesse de son cheval. En même temps, elle se rendit au couvent de l’ancienne fille d’honneur, demanda à lui parler et resta avec elle de longues minutes. Elle en revint satisfaite et entreprit de préparer pour François un exploit périlleux : rejoindre la Reine la nuit et en plein Louvre.
Il s’y était déjà introduit une fois, déguisé en médecin, à propos du prétendu malaise de Stéfanille, mais il n’était resté qu’un moment, le temps d’un bref entretien et de prendre quelques lettres. À présent, il s’agissait de procurer aux deux amants un peu de vrai bonheur en priant Dieu qu’il soit fructueux. Par chance, le Roi continuait à galoper d’un château à l’autre aux alentours de Paris. Sa dernière fantaisie l’entraînait à se rendre fréquemment au petit château de Saint-Maur qui avait appartenu jadis à Catherine de Médicis. C’était, sur une boucle de la Marne, un endroit charmant où regrets et rêveries s’épanouissaient en une douce mélancolie. À deux ou trois reprises, déjà, il s’y était rendu depuis Versailles, sans oublier de faire une halte rue Saint-Antoine.
Les craintes de Marie se révélèrent vaines. La nuit où François vint, tout se déroula sans la moindre anicroche. Entré le matin au palais sous l’aspect terreux d’un garçon de maraîcher apportant des choux à la cuisine, il réussit de là – grâce à un cuisinier acheté ! – à gagner un réduit où un habit de laquais et une perruque brune l’attendaient. Il y resta tout le jour, jusqu’à ce que ce vieux Louvre truffé de cachettes et de passages secrets s’endorme enfin. Marie vint l’y chercher et assura qu’elle le ramènerait avant le jour levé. Ce qui se produisit point par point.
Le lendemain, la Reine était épanouie, s’efforçant toutefois de ne pas trop montrer sa joie intérieure à ces centaines d’yeux – filles d’honneur ou autres – qui ne cessaient de l’épier. Elle s’était réchauffée à la flamme de ce garçon, jeune et si amoureux qu’elle en retrouvait ses vingt ans et oubliait les quinze années qui les séparaient. Cependant, Marie n’était pas entièrement satisfaite :
— Je me demande si les choses ne se sont pas trop bien passées ! confia-t-elle à Sylvie qui l’interrogeait sur sa mine soucieuse.
— Mais qu’auriez-vous voulu qu’il se produise ?
— Je ne sais pas, mais dans une demeure comme celle-ci, la nuit, il y a toujours de menus incidents… des rencontres ! Or, aussi bien à l’aller qu’au retour, il n’a rencontré personne sinon des gens endormis, des gardes appuyés à leurs hallebardes aussi peu curieux que possible…
— Est-ce que vous n’exagérez pas ? Il était habillé en valet et accompagné par vous. Qui vouliez-vous qui s’intéresse à lui ?
L’Aurore passa sur son front pur une main blanche… qui tremblait.
— Il se peut que vous ayez raison, mais, Sylvie, l’aventure de cette nuit sera la seule à se dérouler ici. J’ai eu trop peur !
— Moi aussi, confessa la jeune fille, mais croyez-vous que tous deux se contenteront de ces quelques moments ? Je l’ai guetté, lui… et elle je l’ai vue au matin, quand je suis entrée dans sa chambre pour le lever. Le même bonheur était inscrit sur leurs visages…
Elle retenait ses larmes en achevant sa phrase. Marie, alors, eut pour elle un geste inattendu : chaleureux, plein d’affection. Elle emprisonna dans ses mains celles de sa jeune compagne.
— Pauvre chaton ! Je suis tellement attachée à sa gloire, à vouloir pour elle le plus grand triomphe d’une reine : donner un héritier à ce royaume contre vents et marées, que j’en oublie votre pauvre petit cœur qu’en amants égoïstes ils ne cessent de piétiner ! Et vous ne m’en voulez pas ? Et vous continuez de m’aider ?
— S’ils marchent sur mon cœur, ils marchent aussi sur le vôtre, mais leur excuse est qu’ils l’ignorent. Et puis, vous êtes la seule amie que je possède en ce palais. Dans ces conditions, que ne ferais-je pour vous aider ?
Un même élan les jeta dans les bras l’une de l’autre. Une étreinte sans phrases, sans mots inutiles, venue du cœur et qui scellait une sorte de pacte. Marie le contresigna en disant :
— Je prierai Dieu qu’il me donne de vous aider un jour… En attendant, la prochaine rencontre aura lieu au Val-de-Grâce ! Je serai plus tranquille.
— À l’abbaye ? Mais comment ferons-nous ? La supérieure a été changée, la porte murée…
— Mais le mur n’a pas été relevé. Avec une bonne corde, un garçon de vingt ans doit en venir à bout sans difficulté. Surtout s’il est aussi épris que l’est ce fou !
Trop heureuse pour ergoter, la Reine s’en remit à sa fidèle dame d’atour. Elle aussi aimait mieux le Val. Même avec une abbesse revêche ! On décida que le prochain revoir aurait lieu dès que le Roi annoncerait son intention d’aller passer quelques jours à Versailles. La Reine alors irait se recueillir dans son couvent favori. Elle n’y resterait qu’une seule nuit, afin de ne pas éveiller de nouveaux soupçons.
Le Roi étant parti le 1er décembre, ce fut le 2 que la Reine annonça son intention d’effectuer cette brève visite du jeudi 3 au vendredi 4, afin de se recueillir en un lieu qui lui était cher, au moment où l’on entrait dans le temps de l’Avent. Comme d’habitude, elle n’emmènerait que peu de monde.
À sa grande surprise, et à son grand soulagement, Sylvie ne fut pas du voyage. Au dernier moment, la Reine décida qu’elle serait accompagnée par sa dame d’honneur et sa dame d’atour. Ce qui fit ricaner les autres filles d’honneur. Elles y voyaient l’annonce d’une prochaine disgrâce, mais Marie de Hautefort fit taire tout cela en disant que, la Reine n’allant au Val que pour quelques heures, une aussi courte visite ne nécessitait pas la présence de sa chanteuse favorite : il n’y aurait à la chapelle que les offices ordinaires. Puis, elle prit Sylvie à part :
— Étant donné les derniers événements, une dame plus mûre était souhaitable. Ce qui ne changera rien à ce qui est décidé, ajouta-t-elle en riant. Mme de Senecey a besoin de beaucoup de sommeil et je puis vous assurer qu’elle dormira comme un ange. J’y veillerai !
Le bagage qu’elle emportait en ces circonstances étant prêt, Sylvie choisit d’aller passer la nuit chez son parrain. L’idée de rester au Louvre en la seule compagnie de ses pareilles, facilement jalouses et souvent en quête d’une méchanceté, ne lui souriait pas. Elle partit donc pour la rue des Tournelles, toujours flanquée de Jeannette…
Dame Nicole et Corentin les y reçurent à bras ouverts et essayèrent de compenser la déception qui l’y attendait : elle ne verrait M. le chevalier que le lendemain matin.
— M. Renaudot, qui est son ami, est venu le chercher il y a un moment, expliqua Corentin, comme cela lui arrive assez souvent. Ils soupent ensemble et ensuite je ne sais trop ce qu’ils font mais cela les mène toujours fort tard…
— Et vous ne savez pas où ils vont ? demanda Sylvie.
— Ma foi non. Cela me peine un peu, car j’ai dans l’idée qu’ils vont courir je ne sais quelles aventures et je n’aime pas beaucoup que M. Perceval me fasse des mystères…
— Des mystères ? À vous qui êtes son compagnon de toujours ?
— Eh oui ! Il dit qu’il ne veut pas que Nicole reste seule la nuit. Bien que le quartier soit élégant, il n’est pas toujours sûr. Mais c’est peut-être son ami qui ne veut pas de moi ?
— Qu’allez-vous chercher là ? s’écria Sylvie en riant. La première raison me paraît de beaucoup la plus valable. Vous devez veiller sur la maison. Cette nuit, vous veillerez aussi sur Jeannette et moi… et puis vous direz à Nicole que je souperai avec vous. J’espère qu’elle nous cuisinera quelque chose de bon ?
— N’ayez crainte, fit Corentin, sa bonne humeur retrouvée, elle est déjà plongée jusqu’au cou dans la pâtisserie !
La maison embaumait le beurre et le caramel. Sylvie alla se reposer dans sa chambre en attendant l’heure de passer à table. Le temps gris, maussade et venteux n’attirait pas vers le jardin où les feuilles étaient à terre.
L’absence de Perceval l’inquiétait tout de même. Était-il toujours à la recherche de ce mystérieux criminel auquel il avait fait allusion quand ils s’étaient rencontrés au bord de la Seine, près de la porte de Nesle ? Ce fut la question qu’elle lui posa quand, le lendemain matin, elle le retrouva devant la table du petit déjeuner.
On parla de choses et d’autres, mais ce fut seulement lorsque Perceval regagna son cabinet où Corentin venait d’allumer un bon feu que Sylvie posa la question qui lui brûlait les lèvres :
— Je n’ai pas oublié notre rencontre à la porte de Nesle, mon parrain. Vous m’aviez dit que vous cherchiez un assassin. Est-ce toujours à ses trousses que vous courez la nuit, avec M. Renaudot, ou bien est-ce un autre ?
Le visage fatigué de Raguenel s’étira en un sourire las :
— C’est toujours le même, malheureusement. Un monstre qui semble posséder le pouvoir de disparaître dans les ténèbres une fois son forfait accompli. Ce misérable s’attaque aux filles de joie qui travaillent dans les rues. Il les viole, les égorge et les marque au front d’un cachet de cire rouge où il imprime une lettre grecque : un oméga.
— Quelle horreur ! Mais vous vous attaquez là à une tâche démesurée. Paris est grand ! Le guet ne vous aide pas ?
— Ils ne sont pas assez nombreux pour surveiller tous les endroits dangereux. Et puis ils sont souvent corrompus. Il nous faudrait une vraie police !
— Mais enfin, pourquoi vous intéressez-vous au sort de ces malheureuses femmes ? Est-ce pour aider Mme de Vendôme qui se voue de plus en plus à leur rédemption ?
— Non. Je lui en ai parlé mais elle ne peut rien. Nous songeons, Renaudot et moi, à nous rendre une nuit dans le quartier des Innocents, à la cour des Miracles, pour rencontrer le Grand Coesre, le chef des truands, et tenter d’obtenir son aide…
— Vous êtes fous ! Vous n’en sortirez pas vivants !
Il lui offrit un sourire qui ressemblait assez à une grimace.
— C’est ce qui nous fait hésiter. Si l’on nous assassine pour nous détrousser, les pauvres victimes n’y gagneront pas grand-chose. Nous avons remarqué cependant que les meurtres avaient lieu surtout les nuits de pleine lune. C’est assez étonnant, car ce sont les nuits les plus claires…
Sylvie se laissa glisser à ses pieds et prit ses mains dans les siennes :
— Je vous en supplie, cessez de mettre votre vie en danger de cette façon ! Je sais bien que c’est affreux mais ces femmes savent qu’elles courent des risques puisque le plus simple promeneur attardé en court la nuit dans Paris. Et s’il vous arrivait quelque chose… je n’aurais plus personne au monde. Et… je vous aime beaucoup !
Touché, il la fit asseoir sur ses genoux comme lorsqu’elle était toute petite et l’embrassa doucement :
— Ne vous tourmentez pas, mon cœur ! Nous savons nous défendre et nous sommes toujours bien armés. Le pire, c’est cette loi du silence que l’on rencontre dans les bas-fonds. Personne ne veut nous aider parce que tout le monde a peur…
— Alors, renoncez !
— Non. C’est impossible ! Je ne peux pas renoncer : je l’ai juré et…
Il se tut en comprenant qu’il s’engageait dans un chemin épineux, mais Sylvie avait très bien entendu :
— Vous avez juré ? À qui ?
La voix de Corentin qui venait d’entrer sans qu’on l’entendît avec un panier de bûches s’éleva soudain :
— Vous devriez lui dire la vérité, monsieur le chevalier ! Elle est assez grande, maintenant, et comme elle vit à la Cour elle doit tout savoir d’elle-même afin de se mieux protéger.
— Tu crois ?
— Oui. Il est temps…
Perceval repoussa Sylvie pour lui faire prendre place dans le fauteuil en face de lui.
— Après tout, tu as raison.
Alors il raconta : son amitié pour les Valaines, le tendre sentiment qu’il vouait à Chiara et puis le drame de La Ferrière, le sauvetage de Sylvie par François, son installation chez les Vendôme et la décision prise de changer son nom et de ne rien négliger pour effacer de sa mémoire ce qui pouvait demeurer des souvenirs de sa petite enfance.
Elle l’avait écouté avec une attention passionnée mais, quand il eut fini, elle garda un moment le silence.
— Sylvie de Valaines ! soupira-t-elle enfin. C’est vrai que je m’appelais ainsi. Je me souviens maintenant ! C’est comme si vous veniez de déchirer un rideau de brumes accumulées autour de moi… Tout reparaît… Oh ! c’est étonnant ! Et Jeannette qui n’a pas parlé durant ce temps !
— Elle vous aime et elle a juré de se taire, comme vous allez me jurer de garder tout cela au fond de votre mémoire sans lui permettre jamais de revenir en surface. Ce serait trop dangereux ! Il suffit que ce La Ferrière sorti on ne sait d’où ait osé un jour demander votre main.
— Vous croyez qu’il sait ?
Perceval sourit tendrement à sa filleule :
— Il n’y a pas besoin de savoir pour avoir envie de vous épouser, mon petit chat ! Vous êtes si mignonne ! Demandez plutôt à notre ami d’Autancourt !
— Ainsi, vous pensez que le misérable qui assassine dans les rues est celui qui a tué ma mère ?
— J’en suis persuadé. Le procédé est le même, la signature est la même…
— Mais enfin, pourquoi ? Quand on aime quelqu’un…
— L’amour chez un être foncièrement mauvais peut être le pire des maux. Le malheur de votre mère est de s’être trouvée mêlée sans le vouloir à ce que l’on peut appeler un secret d’État.
— Déjà ? soupira Sylvie.
— Pourquoi déjà ?
Elle haussa les épaules :
— Vous savez bien ce que je vous ai confié, mon parrain ! Je commence à me demander si les femmes de ma famille n’y sont pas vouées de mère en fille ! En tout cas, je viens, grâce à vous, de comprendre pourquoi, lorsque nous séjournions à Anet, on nous a toujours interdit d’aller du côté de ce château qui s’appelle La Ferrière…
En rentrant au Louvre, raccompagnée jusqu’au corps de garde par Perceval, Sylvie trouva la Reine et ses dames dans une grande et joyeuse agitation qui n’avait rien à voir avec ce qui avait dû se passer au Val-de-Grâce la nuit précédente : des courriers étaient arrivés de Rome, précédant un convoi de statues et de bronzes antiques destinés au Palais-Cardinal. Les sacs dont ils étaient chargés et dont la destinataire était la Reine venaient de révéler des trésors : gants, parfums, dentelles de Venise, brocarts de Milan, coraux destinés à faire des colliers et d’autres encore de ces menus objets très chers dont raffolaient les femmes. Le cabinet de la Reine, ce soir-là, ressemblait à une volière… ou à une boutique de mode.
— Cela vient de Rome ? s’étonna Sylvie. Est-ce le pape qui les envoie ?
Marie de Hautefort éclata de rire :
— Mais non, petite bécasse ! Ces présents viennent d’un personnage qui a trouvé le moyen d’être au mieux avec le Cardinal et de plaire à la Reine. C’est monsignore Mazarini…
— Je n’ai jamais entendu ce nom.
— Comment le pourriez-vous ? Il s’est fait remarquer par Richelieu au moment de l’affaire de Casale où il a joué un rôle diplomatique. Ensuite, il nous est revenu, voici… trois ans je crois, comme vice-légat de Sa Sainteté, et peu après le pape l’envoyait comme légat extraordinaire. Le Cardinal l’apprécie…
— Et malgré cela il plaît à Sa Majesté ?
— Eh oui ! Il est de petite naissance, mais il a beaucoup de charme et, si vous voulez tout savoir – l’Aurore se pencha sur sa jeune compagne pour murmurer à son oreille – il ressemble un peu au défunt duc de Buckingham !
— Mon Dieu, mais alors ?
— Tst tst tst ! Du calme. Personne n’est menacé par son souvenir. Encore que ce Mazarini fasse tous ses efforts pour qu’on ne l’oublie pas. D’après ce que je sais, il brûlerait de revenir en France… et même de se faire naturaliser pour travailler avec notre ministre dont il proclame partout que c’est le plus grand homme qu’il ait connu. Je le hais !
Cette opinion sans appel mettait fin au dialogue. Sylvie l’oublia vite. La Reine distribuait quelques-uns des présents romains qui, visiblement, l’enchantaient. Il y avait longtemps qu’on ne l’avait vue aussi gaie. Armée d’un ravissant miroir à main en ivoire ciselé, elle examinait son image avec un sourire plein de complaisance. Elle se trouvait belle et elle l’était…
— Inutile de demander si tout s’est bien passé cette nuit, murmura Sylvie qui rejoignait Marie auprès d’un cabinet à bijoux.
— Le mieux du monde. Bien que l’on ait perdu beaucoup de temps dans une pique de jalousie touchant Mme de Montbazon. Aussi notre amoureux n’était-il qu’à moitié content. Surtout parce que l’on ne se reverra pas avant longtemps. Nous sommes entrés dans l’Avent. Bientôt viendront les fêtes de la Nativité. Nous allons pouvoir nous reposer un peu, Sylvie. Surtout si demain les choses tournent comme je l’espère…
— Qu’y aura-t-il demain ?
— Vous le verrez bien. Enfin… je crois !
Sylvie n’osa pas insister. L’Aurore avait sa mine déterminée. Elle n’en dirait pas plus. Aussi la soirée s’étira-t-elle de façon interminable pour la jeune curieuse, encore que la Reine l’eût invitée à chanter. Anne d’Autriche se sentait surexcitée, le besoin d’une voix douce et d’une tendre musique se faisait sentir. Tandis que Sylvie interprétait une romance, elle se demandait à qui pouvait rêver celle qui l’écoutait en caressant distraitement les turquoises incrustées dans le beau miroir reçu ce tantôt : à celui qui l’avait envoyé, à l’amant de cette nuit, ou au souvenir mal éteint du bel Anglais dont, depuis des années, elle n’était pas parvenue à effacer l’image ?
Le lendemain se leva, gris, terne, traversé d’un vent aigre qui ne donnait guère envie de sortir. Les heures se traînèrent entre le lever, la messe et les différents exercices de dévotion, les audiences, les repas et les visites de l’après-dîner au nombre desquelles furent Mme de Vendôme et Élisabeth que Sylvie n’avait pas vues depuis longtemps. Elles revenaient de Saint-Lazare, où monsieur Vincent s’inquiétait du nombre croissant des enfants abandonnés, avec l’intention de faire appel à la générosité de la Reine. Ayant obtenu pleine satisfaction, elles ne prolongèrent pas leur visite et se contentèrent d’embrasser Sylvie avant de repartir. Le temps d’ailleurs se gâtait sous la poussée de vents tourbillonnants qui n’annonçaient rien de bon :
— Nous allons avoir un bel orage ! remarqua Hautefort en regardant, sur la Seine, les mariniers qui se hâtaient d’accoster. Puis, elle ajouta, tout bas : « Je commence à croire que le Ciel est avec nous ! »
Dès lors, elle resta sans bouger dans l’embrasure profonde d’une fenêtre, observant les progrès du mauvais temps. Vers quatre heures, l’orage éclata avec une violence qui fracassait les branches des arbres, arrachait les bâches des échafaudages dans la cour du Louvre et faisait envoler les ardoises de plusieurs maisons. Il dura longtemps, au point que le confesseur de la Reine conseilla aux dames de se mettre en prières. Seule Marie de Hautefort resta où elle était, mais si droite, si absente, si tendue vers le ciel noir dont elle semblait écouter les voix furieuses que nul n’osa la déranger…
Et puis, soudain, le vacarme du dehors s’augmenta de celui du palais. Des appels, des ordres après le galop d’un cheval, des claquements d’armes et l’annonce d’une approche relayée de porte en porte jusqu’à ce que celles de la Reine s’ouvrent devant un cavalier trempé dont, quand il salua, les plumes sans forme du chapeau envoyèrent des gouttes à tous les horizons.
— Eh bien, monsieur de Guitaut, que venez-vous nous dire en si grande hâte ? demanda Anne d’Autriche qui avait reconnu le capitaine des gardes.
— J’annonce le Roi, Madame… si toutefois Votre Majesté veut bien lui offrir l’hospitalité de son appartement ?
— Où se trouve mon époux ?
— Au couvent de la Visitation, Madame. Le Roi se rendait de Versailles à Saint-Maur où son service l’a précédé depuis ce matin, mais l’orage est si terrible que les dames du couvent ont supplié Sa Majesté de ne pas s’aventurer à travers la forêt de Vincennes où les arbres s’abattent. Le chemin est trop long. Le Louvre beaucoup plus proche…
Le sourire de la Reine alla rejoindre celui de Mlle de Hautefort qui s’était décidée à quitter son embrasure et l’avait rejointe avec un visage quasi rayonnant.
— Le Roi est partout chez lui, monsieur de Guitaut. J’espère qu’il ne doute pas du plaisir que je vais avoir à l’accueillir ?
— Non… En vérité non, mais le Roi craint de déranger fort Votre Majesté dans ses habitudes[24]. La Reine soupe tard, se couche tard et…
— Et mon époux n’aime ni l’un ni l’autre, conclut Anne d’Autriche en riant franchement. Retournez à son devant… ou plutôt envoyez quelqu’un de plus sec lui dire que les ordres vont être donnés et qu’il trouvera toutes choses à sa convenance.
— J’y vais moi-même car on ne peut être plus mouillé que je le suis ! Et je rends grâces à Votre Majesté !
Aussitôt, ce fut le branle-bas de combat. On envoya aux cuisines donner les ordres nécessaires à faire presser les préparations, on fit « mettre le chevet » dans la chambre de la Reine et le palais, avec la mine la plus riante qui soit, attendit son souverain dans une sorte de fièvre. L’événement que l’on attendait depuis si longtemps allait-il enfin se produire ? Le Roi se contenterait-il de dormir auprès de sa femme, ou bien… ?
Cette question, Sylvie ne put s’empêcher de la formuler tandis que, dans la garde-robe de la Reine, elle aidait la dame d’atour à rassembler les éléments de la toilette que leur maîtresse réclamait. Marie lui rit au nez :
— Comment voulez-vous que je vous réponde ? L’important c’est qu’il vienne et je suppose que notre sœur Louise-Angélique a dû tout faire pour en arriver là, comme je le lui avais demandé. Quant au reste, je peux seulement vous dire que notre roi dormira bien…
— Dormir ? Mais…
— Il n’a sûrement pas d’autre intention mais, sachez-le, on peut très bien dormir… et aussi faire de beaux rêves. J’y veillerai, soyez-en sûre !
L’air béat de la Cour contrastait fort avec celui, plutôt renfrogné, de Louis XIII quand il fit son entrée dans la cour Carrée à la tête de ses cavaliers. Le descendant de Saint Louis n’avait pas la figure de quelqu’un qui va faire de beaux rêves. Sans doute sa courtoisie fut-elle sans défaut et même exquise quand il fit compliment à sa femme de son teint, de son éclat et de ses ajustements, mais il ne souhaitait de toute évidence qu’une chose : que cette nuit à laquelle Louise et les éléments déchaînés le contraignaient passe le plus vite possible !
On soupa en petit comité, à la grande déception de la foule des courtisans qui pensait repaître sa curiosité de chaque parole, de chaque expression du royal visage. Après quoi Leurs Majestés se retirèrent pour la nuit, escortées de leurs dames et gentilshommes, en moins grand nombre sans doute mais comme cela s’était produit au soir de leur mariage. En fait, c’était un peu cela : il y avait trois ans pleins que le Roi n’était venu dans le lit de sa femme… Pourtant, la dernière image que l’on eut du couple royal n’avait rien d’encourageant : après avoir fait peser un regard noir sur les saluts et les révérences, Louis XIII souhaita la bonne nuit à la Reine, enfonça son bonnet sur ses yeux, s’établit dans son coin et s’endormit aussitôt, en homme qui a vécu une longue journée.
Chacun s’éloigna en commentant l’événement à voix basse afin de ne pas éveiller le Roi, mais surtout les échos du palais. Le bataillon des filles d’honneur bruissait comme un essaim d’abeilles. Sylvie se contenta, en rejoignant son amie, de lever de fins sourcils interrogateurs. Presque aussi laconique, Marie lui dédia un sourire goguenard :
— C’est long, une nuit ! murmura-t-elle.
Personne ne dormit au Louvre. Le Roi avait ordonné qu’on l’éveille de bonne heure afin qu’il pût aller rejoindre ses meubles et ses serviteurs à Saint-Maur. Pour ne pas manquer le moment où il se rendrait à la messe, les courtisans choisirent de ne pas rentrer chez eux et s’établirent du mieux qu’ils purent dans les antichambres, les galeries et les salles de réception. Gagné par la fièvre, le chapelain coucha là, lui aussi.
D’autres encore veillèrent. Dans la chapelle de la Visitation Sainte-Marie, comme au Val-de-Grâce, comme dans les communautés de Paris, on pria à la lumière des cierges qui n’arrivaient pas à réchauffer les dallages glacés. On pria heure après heure pour que le couple royal enfin réuni donne un héritier au royaume. Les prières de sœur Louise qui s’efforçait de faire taire en elle les cris d’un cœur en proie à une bien terrestre jalousie réclamèrent inlassablement à Dieu un fils. Surtout que ce soit un fils, pour que les supplications dont elle avait accablé son royal ami dans la journée ne soient pas à recommencer !
Enfin, le courant d’air ne s’étant pas limité aux abbayes et monastères, dans les tavernes on but gaillardement à la santé du Roi. Une nuit pas comme les autres, en vérité, qui déboucha sur un jour gris et froid mais calme. La violente tempête venue de la mer poursuivait son chemin vers l’est : il ne restait plus qu’à ôter les traces de son passage.
Lorsque Louis XIII fit son apparition, botté, sanglé dans ses vêtements de daim de coupe militaire, impeccable à son habitude, il laissa peser un instant son regard sombre sur la foule fripée, défaite et exténuée que pliaient devant lui les rites du protocole. Le spectacle devait être assez divertissant car l’ombre d’un sourire passa sous sa moustache :
— Si j’étais de vous, messieurs, j’irais dormir !
Et il passa avec ses gardes, ses cent-suisses, sa maison militaire qui, n’en étant pas à une nuit sans sommeil près, cachaient mal leur gaieté. Sans se décourager cependant, la Cour reprit sa faction : on n’avait rien pu lire sur le visage indéchiffrable du Roi ; il fallait voir celui de la Reine, et celle-ci dormit plus tard que d’habitude.
Tellement longtemps même que la plupart se décidèrent à rentrer faire un peu toilette quand on sut que la Reine entendait la messe dans son oratoire privé. Mais, dans la journée, le tout-Paris qui avait ses entrées à la Cour se précipita au Louvre dans le sillage du carrosse de Mme la princesse de Condé. Les plus hautes dames, les plus grands seigneurs – ceux qui n’étaient pas en exil, aux armées, auprès du Roi ou en poste en province – accoururent pour offrir leurs félicitations à la Reine comme si elle venait d’accomplir un exploit. La duchesse de Vendôme vint des premières. Emportée par son enthousiasme, elle serra Anne dans ses bras :
— Ma sœur ! Quel grand jour ! Je viens de voir monsieur Vincent. Il est transporté de joie. Il a eu, ces jours, la révélation que vous seriez grosse !
Le dernier à venir fut celui que l’on attendait le moins : François de Beaufort, à son tour, apportait ses hommages, mais son aspect lorsqu’il entra fit trembler Sylvie et ôta le sourire des lèvres de l’Aurore. En dépit de sa haute stature et de ses cheveux clairs, il ressemblait à une ombre. Somptueusement vêtu de velours gris brodé d’argent, il montrait sur la blancheur immaculée du collet empesé un visage tendu dont le hâle tournait au gris. Le chapeau d’une main, l’autre tourmentant le nœud de satin à la poignée de son épée, il s’avançait très droit, presque arrogant, et devant lui le cercle qui entourait la Reine se brisa, s’écarta.
— Mon Dieu, pria silencieusement Sylvie, faites qu’il ne commette pas de sottise ! Il a sa figure des mauvais jours…
— Ah, monsieur de Beaufort ! dit la Reine avec un grand sourire. Il y a longtemps qu’on ne vous a vu céans. Venez-vous aussi nous offrir vos compliments ?
— Certes, Madame ! J’ai appris avec une joie profonde que le Roi s’est enfin souvenu qu’il avait pour épouse la plus belle des dames. Et comme le bonheur est inscrit sur le visage de la Reine, je ne peux que m’estimer le plus heureux des hommes !
— Quel bon sujet vous faites, mon cher duc !
— Pas meilleur que les autres, Madame ! Je fais seulement comme tout le monde… Puis-je aussi complimenter Votre Majesté du ravissant éventail qu’elle manie avec tant de grâce ? Une très jolie chose en vérité !
— Et qui vient de loin. De Rome, pour ne vous rien cacher.
— Serait-ce mon oncle, le maréchal d’Estrées, qui en est l’envoyeur[25] ?
— Nullement. C’est un présent de monsignore Mazarini dont tous ici se souviennent avec plaisir, ajouta-t-elle en élevant la voix. Ce bibelot nous est arrivé avant-hier avec mille autres objets… N’est-ce pas qu’il est ravissant ?
De gris, Beaufort devint rouge brique. Ses yeux bleus étincelèrent de colère.
— Quelle audace chez ce fils de laquais qui n’est même pas prêtre d’oser faire des présents à la reine de France ! N’y a-t-il pas assez de bons gentilshommes chez nous pour offrir à notre souveraine tout ce qui pourrait lui plaire ?
Ce fut au tour de la Reine de rougir :
— Vous oubliez à la fois qui vous êtes et à qui vous parlez ! Vous insultez un absent, ce qui est grave puisqu’il ne peut vous répondre, et, ce qui l’est davantage encore, vous vous permettez de critiquer nos amitiés !
— Amitié ? Ce Mazarini est fort lié avec M. le Cardinal. Je ne savais pas que Votre Majesté partageait ses goûts.
— Il suffit, monsieur ! Retirez-vous. Votre présence ne nous est pas agréable !
L’apparition d’un couple retardataire – le gouverneur de Paris et sa femme, la ravissante duchesse de Montbazon – vint détendre l’atmosphère. François, très malheureux, recula, et plus encore qu’il ne l’eût voulut car Marie de Hautefort l’avait discrètement saisi par la ceinture et le tirait après elle jusqu’à ce qu’ils trouvent l’asile d’une encoignure où Sylvie vint les rejoindre.
Coincé entre une cariatide soutenant la grande tribune des musiciens et l’angle de la galerie, l’endroit, un peu à l’écart du tohu-bohu, était bien choisi. Quand Sylvie y arriva, Marie venait de passer à l’attaque :
— N’êtes-vous pas fou de venir ici avec une mine longue d’une aune et de vous en prendre à Sa Majesté comme si elle vous devait quelque chose ? En vérité, mon cher duc, je commence à regretter de m’être déclarée de votre parti. Vous n’êtes bon qu’à faire des sottises !
Aussitôt, Sylvie se glissa dans la robe de l’avocat :
— Ne soyez pas trop dure, Marie ! Ne voyez-vous pas qu’il est au supplice ?
— Et pourquoi, s’il vous plaît ? Parce que nous avons enfin obtenu que la Reine soit hors du danger d’être répudiée ? Vous venez là avec des airs de propriétaire et c’est tout juste si vous ne faites pas une scène de jalousie en règle.
— Quand on souffre, on ne raisonne pas vraiment… Il faut avoir pitié et consoler plutôt que d’accabler !
Vivement, François saisit la main de Sylvie pour y poser un baiser dévotieux puis la garda dans la sienne.
— Vous ne pouvez pas savoir ce que j’ai enduré cette nuit à la pensée de ce qui se passait ici. Je les imaginais dans les bras l’un de l’autre, je…
— Vous avez beaucoup trop d’imagination, duc ! fit l’Aurore. Et pas assez de cervelle ! Quand donc comprendrez-vous que cette nuit était nécessaire pour qu’on ne risque pas d’être chassée pour adultère ?
— Sans doute, mais, depuis qu’elle est à moi, je ne supporte plus l’idée qu’un autre entre dans son lit.
— Un autre ? Le Roi ? souffla Marie indignée. Pour le coup, mon ami, vous êtes fou !
— Peut-être, mais je regrette surtout de vous avoir écoutée à Chantilly. J’aurais dû l’enlever et, à cette heure, elle serait gouvernante des Pays-Bas et…
— Elle serait surtout une femme salie, décriée, abandonnée peut-être comme l’est la reine mère…
— Jamais ! Je lui aurais conquis un royaume…
— Balivernes ! Vous oubliez l’Inquisition ! Croyez-vous qu’une fois aux Pays-Bas, elle aurait toléré votre adultère affiché ? Le Cardinal-Infant non plus et, à cette heure comme vous dites, vous auriez sans doute été remis à des séides de notre Cardinal, à moins que l’on ne vous ait proprement tranché la gorge dans quelque coin bien noir !
— Vous êtes impitoyable ! Dites-moi au moins… comment cela s’est passé, car je suppose que vous avez épié le couple royal toute la nuit ?
— Il est vrai que je n’ai guère dormi mais je ne vous dirai rien de ce que je sais. Il s’agit de mes souverains et je suis leur fidèle sujette !
— Et vous ? Me direz-vous ? pria François en attirant Sylvie presque contre lui. Vous deviez être là, vous aussi ?
— Pour qui me prenez-vous ? coupa Marie. Les secrets d’alcôve ne conviennent pas à d’aussi innocentes oreilles. Sur mon ordre, Mlle de L’Isle est allée se coucher. C’est, je suppose, la seule à avoir bien dormi cette nuit !
— Quand la reverrai-je ?
— Pas de sitôt, je le crains. Ou plutôt je le souhaite. D’une part nous entrons dans l’Avent et ensuite, si Dieu le veut, la Reine sera trop surveillée. Il faut vous éloigner !
— Ne me demandez pas l’impossible !
— Je vous demande l’indispensable pour sa sécurité… et la vôtre ! De toute façon et jusqu’à nouvel ordre, il ne faut plus compter sur moi… ni sur Sylvie bien entendu. Tâchez de vous distraire, faites un voyage, allez vous battre sous un nom d’emprunt ou mariez-vous !
Les yeux de François flambèrent de colère :
— Merci de votre aide, madame ! Je vais suivre, je crois, votre dernier conseil et songer à ma propre lignée !
Lâchant la main de Sylvie après l’avoir portée une dernière fois à ses lèvres, il se dirigea vers le groupe qui entourait la princesse de Condé. Sylvie et Marie le regardèrent s’éloigner.
— Ouf ! fit la seconde qui ajouta d’une voix bizarre : « Fasse le Ciel que l’enfant qui viendra – si il vient ! – ne lui ressemble pas trop !… »
Comme la dame d’atour retournait avec décision vers la Reine, Sylvie ne put que suivre sans demander l’explication de ces paroles sibyllines. Explication qu’on ne lui donnerait sans doute pas. Le secret de la nuit royale était aussi celui de Marie et elle ne le partagerait avec personne. Surtout si, comme Sylvie le supposait, elle avait fait avaler au Roi, durant le souper ou dans le vin aromatisé du soir, une drogue quelconque…
À dater de ce jour, la Cour comme la Ville retinrent leur souffle. C’est tout juste si, dans les demeures royales, on ne marchait pas sur la pointe des pieds de peur d’effaroucher les fragiles esprits présidant à la gestation. La Reine passait en prières plus de temps que d’habitude. Le Roi, lui, changea de confesseur : au lendemain de la fameuse nuit, le père Caussin qui avait été aussi celui de Louise, se méprenant sur le contenu des recommandations de la jeune novice, crut bon de venir demander à son auguste pénitent de rappeler la reine mère d’exil, de rompre ses alliances avec les Hollandais et les princes protestants d’Allemagne, de baisser les impôts et de faire la paix avec l’Espagne : en résumé, de renvoyer Richelieu voir du côté de Luçon si l’herbe poussait mieux. Pour un jésuite, le digne homme faisait preuve de peu de discernement : Louis XIII l’envoya, non sans humour, discuter de ses projets avec le Cardinal, après quoi, une lettre de cachet exila l’imprudent à Rennes où il fut d’ailleurs traité avec beaucoup de respect. Un autre jésuite, le père Sirmond, prit sa place. Celui-là était d’âge canonique, un peu dur d’oreille, ce qui obligea Louis XII à clamer ses confessions, mais au moins il ne se mêlait pas des affaires de l’État.
Quant à François, il entreprit de noyer son chagrin dans les plaisirs. On le vit beaucoup à l’hôtel de Condé, près du Luxembourg, et plus souvent encore place Royale, dans le tripot de luxe tenu par la Blondeau. Il y jouait gros jeu, buvait comme une éponge mais sans jamais perdre le contrôle de lui-même, ce qui lui permettait au moins d’éviter des querelles souvent fatales. Inquiet, son frère aîné voulut le ramener à une plus sage conception des choses :
— Vous êtes en train de devenir un « libertin », mon frère ! Croyez-vous que ce soit le bon moyen d’obtenir la main de Mlle de Bourbon-Condé ?
— Qui vous dit que j’en aie envie ?
— Quand vous n’êtes pas chez la Blondeau, vous bourdonnez autour d’elle comme une abeille autour d’une fleur. Elle vous plaît, j’imagine ?
— Elle est très belle mais son humeur me déconcerte : elle est plus froide et plus hautaine encore que Mlle de Hautefort, et offre un bizarre mélange d’infernale coquetterie et d’austère dévotion…
— Auriez-vous quelque chose contre la dévotion ? Notre mère en souffrirait beaucoup.
— Rien. Je suis moi-même un homme pieux, mais j’estime qu’il ne faut pas mélanger les genres. En résumé, mon frère, je n’ai pas très envie de devenir l’époux de la belle Anne-Geneviève. En revanche, il me plaît assez que l’on m’y croie très disposé…
Mercœur n’insista pas. Il savait que la logique de son jeune frère n’était pas celle de tout le monde. François retourna à ses plaisirs.
Les fêtes qui marquèrent la fin de cette année 1637 si favorable aux armes de la France furent brillantes. Il y eut bal à Saint-Germain : Mlle de Hautefort, que le Roi s’était remis à courtiser, y brilla de mille feux et Mlle de L’Isle, dont la voix se fit entendre à plusieurs reprises, dansa pour la première fois avec une grâce qui enchanta la Cour. Cependant, comme François n’y vint pas – et pas davantage Jean d’Autancourt qui avait rejoint son père en Provence –, elle ne prit pas autant de plaisir qu’elle l’aurait cru à ce petit triomphe. En effet, amie de la favorite et proche d’une reine que tous adulaient à présent, la petite fille aux pieds nus de jadis devenait, sinon une puissance, du moins quelqu’un de tout à fait charmant qu’il était bon de courtiser… D’autant que le Cardinal n’avait pour elle que des sourires.
Son Éminence, elle aussi, participait à la gaieté générale. En son château de Rueil, Richelieu donna une grande fête où le Roi qui s’occupait volontiers de monter ces grands spectacles de Cour donna – et dansa – son ballet des Nations, dans lequel se produisirent toutes les belles dames. Sylvie, elle aussi, y joua un petit rôle, cependant que l’Aurore éclipsait les autres femmes par son éclat.
Et puis… et puis, dans sa première gazette de février 1638, Théophraste Renaudot écrivit : « Le 30 tous les princes, seigneur et gens de condition se sont allés conjouir avec Leurs Majestés à Saint-Germain, sur l’espérance conçue d’une très heureuse nouvelle à laquelle, Dieu aidant, nous vous ferons part dans peu de temps. »
Enfin ! La Reine était enceinte ! Paris éclatait de joie. Soulagées d’un grand poids, Marie et Sylvie en pleurèrent dans les bras l’une de l’autre. François, lui, se soûla comme toute la Pologne à lui tout seul. Au point qu’il fallut que ses écuyers le ramènent, inconscient, à l’hôtel de Vendôme.
Il prétendit ensuite que c’était sa façon à lui de fêter l’événement, mais son « allégresse » ressemblait beaucoup à celle de Monsieur. Au château de Blois, en effet, on s’efforçait de faire contre mauvaise fortune bon cœur devant une nouvelle qui abattait les espérances du duc d’Orléans. Des espérances que, cependant, il s’efforçait de ranimer en pensant que la Reine n’avait fait jusqu’à présent que des fausses couches et que, au pire, si elle s’obstinait à garder son enfant, celui-ci avec une chance sur deux d’être une fille. Aussi les prières de l’héritier inquiet ainsi que ses confessions prirent-elles une drôle de tournure.
Dans la première quinzaine de février, on porta chez la Reine, en grande pompe, la ceinture de la Vierge du Puy-Notre-Dame – au sud de Saumur – qui, rapportée de Jérusalem au temps des Croisades, possédait, assurait-on, le pouvoir de diminuer les douleurs de l’enfantement. De ce jour, les appartements d’Anne d’Autriche embaumèrent l’encens au point qu’il fallut souvent ouvrir les fenêtres.
Ce fut au lendemain de ce beau jour que Corentin, ravagé d’angoisse, accourut à Saint-Germain pour annoncer à Sylvie une terrible nouvelle : la nuit précédente, Perceval de Raguenel avait été arrêté par le guet et le Lieutenant civil en personne pour avoir assassiné une prostituée…
Cette nuit-là qui était de pleine lune, Perceval et son ami Théophraste visitaient du côté de la porte Saint-Bernard les abords du Petit Arsenal où le Roi avait installé depuis peu la fabrication de poudre à canon, jusqu’alors intégrée au Grand Arsenal des environs de la Bastille. De ce fait, le lieu, désert et plutôt inquiétant, avait été adopté par des truands avides de tranquillité et quelques courageux cabarets où se traitaient de fructueuses affaires. Tout naturellement, des filles s’étaient intégrées à cette faune.
Le hasard n’entrait pour rien dans le choix de ce nouveau terrain d’exploration : un court billet griffonné sur du papier sale et froissé était arrivé sur la table du gazetier. L’écriture tremblée laissait supposer que le correspondant inconnu mourait de peur. Celui-ci recommandait d’ailleurs à Renaudot la plus grande prudence, le tueur au cachet de cire étant dangereux.
— Pourquoi vous prévenir, vous ? objecta Raguenel qui trouvait le procédé bizarre. Vous ne remplacez pas, j’imagine, les archers du guet ?
— Je ne sais pas si vous l’avez remarqué mais, chez ces messieurs chargés de la paix nocturne de Paris, on n’est pas très courageux. Et cette histoire répand un parfum de soufre bien propre à glacer la moelle des os. Et puis, il se peut aussi que notre correspondant n’ait pas la conscience très pure et ne souhaite pas approcher de trop près des autorités portées parfois à confondre indicateur et coupable.
— C’est sagement pensé. Nous irons donc ce soir.
Humide et doux pour la saison, le temps annonçait déjà le printemps quand la barque de Renaudot déposa les deux hommes au port Saint-Bernard. Des nuages se poursuivaient d’un bout à l’autre du ciel, cachant parfois le disque blanc de la lune. Le Petit Arsenal, long bâtiment flanqué de maisons basses, apparaissait dans une sorte d’isolement silencieux mais le quartier voisin offrait une collection de masures plus ou moins lépreuses où l’on n’avait pas l’air de dormir : quelques lumières brillaient derrière les carreaux sales et, dans une taverne dont l’enseigne grinçait, quelqu’un chantait…
Les deux amis parcouraient les ruelles creusées d’ornières d’où émergeaient plus de détritus que de pavés sans avoir rien rencontré de suspect quand, soudain, un cri, le terrible cri qu’ils connaissaient déjà, se fit entendre.
— C’est par là ! souffla Théophraste en indiquant une artère qu’ils avaient visitée peu de temps auparavant.
Ils s’élançaient, guidés par un gémissement qui se poursuivait, quand un autre cri, plus affreux encore que le premier, éclata dans la direction opposée. Cette fois, c’était près de l’Arsenal…
— Continuez seul ! J’y vais, décida Perceval qui prit sa course vers le bâtiment militaire. En tournant le coin, il aperçut une ombre qui, tel un rat, se faufilait dans un boyau entre deux maisons basses, et naturellement l’y suivit. Mais à peine était-il entré dans l’étroit passage qu’il buta sur quelque chose et tomba de tout son long sur ce qui était un cadavre encore chaud. Au même instant, il recevait sur le derrière du crâne un coup violent qui lui ôta toute conscience.
Naturellement, de ce qui s’était passé en réalité, Corentin ne savait rien. Il ne put donc rapporter à Sylvie que ce que lui avait confié l’exempt de police Desormeaux, qui était le bon ami de Nicole Hardouin et qui, par chance, avait été chargé de la perquisition au domicile du prétendu coupable. Une chance, en effet, parce que, grâce à lui, les chers livres et papiers de Perceval, sa jolie maison, n’avaient subi que peu de dommages. Il n’empêche que ce qu’avait dit Desormeaux était grave : le guet, prévenu par un billet anonyme, s’était porté à l’endroit indiqué et avait trouvé le chevalier évanoui sur le corps d’une fille égorgée et portant au front le fameux cachet de cire. Le couteau qui avait servi était à portée de sa main, comme s’il s’en était échappé, et, mieux encore, on avait trouvé dans sa poche un morceau de cire à cacheter, un briquet, une chandelle et un petit sceau ciselé à la lettre oméga. Ce dernier détail mit un comble à l’indignation de Sylvie :
— Et personne ne s’est demandé qui avait pu l’assommer ? À moins qu’il n’ait fait ça tout seul ?
— On a conclu que quelqu’un l’avait surpris au moment de son forfait mais, terrifié par le spectacle, avait préféré se sauver.
— On n’a pas pensé non plus que le cachet et le reste pouvaient avoir été glissés dans ses poches par le meurtrier dont nous savons très bien, vous et moi, que ce ne peut pas être lui. Au fait, et M. Renaudot qui était avec lui ? Il n’a rien trouvé à dire ?
— Il en est incapable, car il est au lit avec une forte fièvre. On l’a découvert à quelques toises de l’Arsenal, couché à terre, avec une blessure à la tête. Lui aussi a dû être assommé.
— Et c’était aussi sur une femme égorgée ?
— Non. Il n’y avait rien. Le Lieutenant civil pense que notre maître a dû se prendre de querelle avec lui et qu’il a voulu le tuer avant d’aller commettre son forfait.
— Cela n’a pas de sens ! Tous deux cherchaient l’assassin au cachet de cire et, même s’il a une forte fièvre M. Renaudot doit pouvoir dire la vérité ?
— Eh non ! Il en est incapable car il n’a pas sa connaissance…
Terrifiée, Sylvie tourna vers Jeannette un regard lourd d’angoisse. Celle-ci demanda :
— Où est M. le chevalier à cette heure ?
— Au Grand Châtelet où on l’a ramené avec le corps. Mais comme il est gentilhomme, on va le conduire à la Bastille pour y instruire son procès.
— C’est ridicule ! Un homme comme lui, arrêté pour ces crimes abjects ? Il faut être fou ou idiot pour ne pas croire ce qu’il dit !
— Les gens de police, vous savez, croient ce qu’ils voient sans chercher plus loin. Si Desormeaux s’est laissé aller à nous aider un peu, c’est parce qu’il tient à Nicole et qu’il sait très bien ce qu’elle lui réserverait s’il en allait autrement. Déjà, ce matin, elle a voulu lui taper dessus avec une bassinoire !
— Il doit exister un moyen de faire reconnaître son innocence ? La seule idée qu’il est aux mains de cet abominable Laffemas m’épouvante. C’est un homme affreux !
— Oui, mais… il est au service du Roi.
— Le Roi ! s’écria soudain Sylvie, éclairée par ce que venait de dire Corentin. Il faut que je voie le Roi !
— Vous n’ignorez pas, mademoiselle Sylvie, que le Roi est parti tôt ce matin pour Versailles.
— La Reine alors ! Maintenant qu’elle attend un enfant, son époux n’a rien à lui refuser !
— La Reine ne peut rien dans ce cas, objecta Corentin, et je serais étonné qu’elle fasse quelque chose ! En outre, on dit à Paris que notre Sire n’est pas aussi content qu’on pourrait le croire… Si j’osais vous donner un conseil…
— Eh bien, donnez ! Ne traînez pas !
— Ce serait de voir le Cardinal. Vous êtes en bons termes avec lui. Et puis, Rueil n’est pas aussi loin que Versailles ?
Sylvie, qui s’était mise à marcher de long en large en serrant ses mains l’une contre l’autre pour les empêcher de trembler, s’arrêta net.
— Vous pourriez bien avoir raison. Je vais y aller ! Mais il faut d’abord que j’obtienne la permission de sortir. Et puis il nous faut une voiture !
— Je ne suis pas venu à pied, mademoiselle Sylvie. J’ai pris la nôtre. Elle attend dehors sous la garde d’un gamin.
En se rendant chez la Reine, Sylvie avait dans l’idée de lui raconter l’histoire, dans l’espoir qu’elle parlerait à son époux. La malchance voulait que Marie de Hautefort, le meilleur avocat souhaitable pour plaider la cause de l’innocent Perceval, soit absente pour quelques jours, rappelée par sa famille au chevet de sa grand-mère, Mme de Flotte, dont elle avait reçu la survivance en tant que dame d’atour. Son influence sur le Roi était certaine et – Sylvie du moins le pensait – les choses avec elle se fussent arrangées plus aisément. Hélas, la jeune fille ne savait même pas où elle se trouvait. En outre, lorsqu’elle rejoignit le Grand Cabinet de la Reine, la pièce était remplie de monde, et pas des moins malveillants à son égard. Depuis l’annonce de la future naissance, la popularité d’Anne d’Autriche était remontée en flèche. Sylvie se contenta donc de demander à Mme de Senecey la permission de s’absenter du château pour quelques heures.
Elle entretenait de bonnes relations avec la dame d’honneur qui lui montrait beaucoup de gentillesse. Celle-ci n’eut besoin que d’un coup d’œil au charmant visage, toujours si souriant, du « petit chat » pour comprendre qu’il devait faire face à un problème sérieux.
— Vous n’avez pas l’air bien, mon enfant ! Que se passe-t-il ? Où voulez-vous aller, alors qu’il est déjà tard ?
— Je vais à Rueil, madame !
— Chez le Cardinal ? Vous a-t-il demandée ?
— Non. Pourtant, il faut que je le voie. Mon parrain, le chevalier de Raguenel, vient d’être arrêté pour un crime dont il est innocent. Je dois voir le Cardinal pour lui donner des explications qui, je l’espère, le convaincront.
— Mais, ma pauvre petite, on n’obtient pas une audience aussi facilement ! Il vous faut d’abord écrire, puis attendre une réponse, favorable ou non. Dans le premier cas, on vous indiquera une date, une heure…
— Quand il y va de la vie d’un homme, madame, c’est beaucoup trop long ! Chaque minute compte…
Sylvie montrait une telle détermination qu’elle impressionna Mme de Senecey.
— Bien ! soupira-t-elle. Dans ce cas, acceptez au moins un conseil. Quand vous serez à Rueil, essayez de savoir si M. de Chavigny se trouve au château. C’est, rappelez-vous, l’un des deux secrétaires d’État qui m’entouraient lorsque le Cardinal est venu à Chantilly. C’est un homme de bien et nous sommes amis. Je ne saurais trop vous conseiller de lui présenter votre affaire, mais s’il n’y est pas et puisque votre hâte est si grande, demandez le père Le Masle qui est le secrétaire de Son Éminence. Peut-être obtiendra-t-il que l’on vous reçoive ?
Vivement, Sylvie plia le genou pour une rapide révérence et, ce faisant, prit la main de la dame où elle déposa un baiser reconnaissant.
— Merci ! Oh ! merci, madame ! Je suivrai ce conseil-là !
Puis elle disparut dans un tourbillon de velours brun et de jupons blancs. Un moment plus tard, le petit carrosse de Perceval conduit par Corentin dévalait les hauteurs de Saint-Germain pour franchir la Seine au Pecq. À l’intérieur, Sylvie, enveloppée dans sa grande mante et assise auprès d’une Jeannette bien décidée à ne pas la quitter, s’efforçait avec peine de retrouver le calme obligatoire pour affronter l’homme le plus puissant du royaume dont elle savait qu’il pouvait être si redoutable. Afin de s’y aider, elle avait pris dans sa poche un chapelet et en égrenait les prières à mi-voix…
Pour y avoir figuré dans le ballet des Nations, quelques semaines plus tôt, Sylvie connaissait déjà le château de Rueil dont le Cardinal-duc avait fait un monument à sa gloire, si magnifique que d’importants événements s’y étaient déroulés, tels l’approbation des statuts de l’Académie française ou la signature du traité qui réunissait Colmar à la France. La demeure n’était pas immense, mais ses dépendances l’étaient. Entourée comme Limours de fossés profonds, elle disposait d’une chapelle, et aussi d’une oisellerie, d’un jeu de paume, d’une orangerie, de grandes écuries et surtout de jardins somptueux, plus beaux encore que ceux du Palais-Cardinal. Des grottes, des jeux d’eaux, des cascades les animaient, comme cette ravissante fontaine en forme de rose et cette haute « gerbe » jaillissant, devant la façade, d’un bassin octogonal. L’endroit était si charmant que le Roi aimait à s’y arrêter au retour de la chasse, pour causer avec son ministre en mangeant des tartes aux prunes.
Mais s’il lui était arrivé de le subir, ce charme, ce n’était plus le cas pour Sylvie, ce soir-là. Dans sa mémoire revenaient des récits entendus parfois, à voix basse, dans la chambre de la Reine. On disait que, sous le beau château, il y avait des oubliettes où le Cardinal faisait disparaître ceux qui le gênaient. On parlait d’exécutions secrètes, d’enterrements discrets dans le parc, de bourreaux masqués… Des légendes peut-être, mais à cette heure quasi nocturne où le jour déclinait, où les ombres prenaient de l’épaisseur, ces récits macabres devenaient singulièrement vivants et, dans son grand manteau, Sylvie frissonna.
Jeannette non plus n’était pas très rassurée. D’une voix un peu tremblante, elle murmura :
— Dieu que j’ai peur ! Pas vous, mademoiselle Sylvie ?
— Oh si ! Mais il faut y aller. Tu m’attendras dans la voiture.
M. de Chavigny n’était pas à Rueil, mais les gardes de la porte ne firent aucune difficulté pour aller prévenir le secrétaire de Son Éminence auprès de qui on la conduisit. C’était un religieux aimable, un peu replet, qui ne ressemblait en rien au père Joseph du Tremblay, fort heureusement. Il accueillit Mlle de L’Isle avec une surprise certaine mais une entière courtoisie.
— Son Éminence vous aurait-elle fait demander pour la distraire un moment ?
— Non, mon père. C’est moi qui, m’autorisant de la bonté qu’elle m’a toujours témoignée et, je l’avoue, avec une audace que je ne me serais pas permise en d’autres circonstances, souhaite obtenir d’elle un entretien.
— Maintenant ? Il est déjà plus de cinq heures et…
— Je sais qu’il est tard mais je vous supplie de croire qu’il s’agit d’une affaire très grave ! Dès l’instant où la vie d’un homme est en jeu…
— Ah ! Un homme ? Et qui vous touche de près ?
— C’est mon parrain ! Je l’aime et le respecte de tout mon cœur et il se trouve en ce moment victime d’une terrible erreur.
— Comment s’appelle ce bienheureux ?
— Bienheureux ? Alors qu’il risque l’échafaud ! Oh ! mon père !
— Ne vous offusquez pas. Je le disais bien heureux d’avoir su s’attirer tant d’affection de la part d’une si charmante jeune fille ! Alors, son nom ?
— Le chevalier Perceval de Raguenel. J’ajoute qu’il est un ami de M. Théophraste Renaudot que M. le Cardinal connaît bien.
— Et qui est fort malade, d’après ce que nous savons ? fit le secrétaire d’un ton plus froid. Eh bien, attendez ici ! Je vais voir si Son Éminence consent à vous recevoir…
Guidée par le chanoine-secrétaire, Sylvie parcourut de riches appartements sans y prêter attention : le Palais-Cardinal et la soirée du mois de janvier l’avaient habituée aux fastueux décors dont aimait s’entourer le ministre. La seule chose qui l’étonna fut de ne rencontrer nulle part Mme de Combalet. Ce qui d’ailleurs la soulagea d’un grand poids. S’il avait fallu s’expliquer devant cette jolie femme au sourire cruel, l’épreuve eût été plus rude encore que prévu.
Autre surprise, la porte que l’on ouvrit devant elle était celle de la chapelle qu’une courte galerie reliait au bâtiment principal. Il y faisait assez sombre, le lieu n’étant éclairé que par une poignée de cierges brûlant devant un extraordinaire crucifix d’ébène et d’or et par la lampe signalant la Présence. Une longue forme rouge qui priait, agenouillée sur un prie-Dieu, se redressa au bruit des pas et se tint debout devant elle tandis que le chanoine s’éclipsait. Elle semblait barrer le chemin de l’autel, pourtant la jeune fille choisit de l’ignorer délibérément pour s’agenouiller un instant et adresser au Ciel une courte oraison qui était un appel au secours. Et ce fut seulement une fois relevée qu’elle offrit au Cardinal la protocolaire révérence qu’il attendait et dont il ne se pressa pas de la relever :
— Dieu premier servi ! murmura-t-il. C’est trop juste… et c’est très bien ainsi. Relevez-vous !
— Monseigneur, exposa Sylvie, je demande mille pardons à Votre Éminence d’avoir osé venir ici sans y être invitée. Je la supplie de croire qu’il m’a fallu une raison bien… terrible pour justifier une si grande audace. Et de la trouver ici ajoute à mon angoisse, car je crains vraiment d’être importune. Votre Éminence priait…
— Vous avez été surprise que l’on vous amène ici ?
— En effet, monseigneur…
— Vous qui disiez n’avoir pas peur de moi, je crois que ce soir, vous avez peur. Est-ce à cause de la présence de Dieu ?
La jeune fille planta dans celui du Cardinal son regard limpide.
— Je confesse que je suis pleine de crainte mais pas de Dieu qui est suprême justice, suprême miséricorde, parce que je sais qu’il lit en moi. Je voudrais tant que Votre Éminence puisse en faire autant !
— Pourquoi pas ? C’est difficile de mentir dans une chapelle. Surtout à votre âge. On y… confesse, comme vous venez de le dire. Eh bien, je vous écoute, ajouta-t-il en gagnant la haute chaise disposée à la gauche de l’autel et d’où il suivait les offices. Sylvie alors se trouva séparée de lui par la table de communion en bronze doré et les deux marches qui y menaient. Elle se sentit d’autant plus mal à l’aise, ne sachant plus par où commencer. Peut-être éprouva-t-il un mouvement de pitié pour cette enfant fragile qu’il avait placée dans une situation d’accusée, car il commença avec un peu d’impatience :
— On me dit que vous voulez m’entretenir du cas – grave ! – d’un sieur Raguenel, convaincu d’avoir commis en la ville de Paris plusieurs crimes d’inspiration satanique ?
« Seigneur ! pensa Sylvie affolée. Du satanisme à présent ? S’ils le condamnent, ce sera au bûcher ! »
L’horreur de la situation de son cher parrain lui rendit tout son courage. Elle commença par abandonner la troisième personne.
— Permettez, monseigneur, que je rectifie vos paroles. Le « chevalier » de Raguenel est un homme de bien. Sans doute le meilleur que j’aie jamais connu. Il craint Dieu, vénère son Roi, respecte Votre Éminence et jamais n’eut rien à voir avec… le démon. Là, elle se signa rapidement avant de reprendre avec force : « Il est d’autant plus innocent des horribles choses dont on l’accuse que voilà des mois qu’avec son ami M. Renaudot, il cherche à atteindre l’assassin… »
— Disons qu’il a fait semblant pour mieux commettre ses forfaits et, pour finir, il a assommé mon pauvre gazetier qui avait dû finir par comprendre.
— Et quoi encore ? s’écria Sylvie soudain hors d’elle au point d’en oublier où elle se trouvait. Il est facile, me semble-t-il, d’interroger M. Renaudot !
— Le Lieutenant civil n’y manquera pas, soyez-en sûre. Encore faudrait-il que le malheureux sorte de l’état lamentable où il se trouve par une autre porte que celle de la mort… ou de la folie. Mais, dites-moi ce qu’est pour vous ce Raguenel ?
— Mon parrain. Mon tuteur aussi de par la volonté de Mme la duchesse de Vendôme dont il était l’écuyer et qui le connaît bien. Peut-être pourriez-vous l’entendre elle aussi ?
Richelieu haussa les épaules :
— La duchesse est à la fois une brouillonne et une sainte femme. Quand elle prend quelqu’un sous sa protection, elle dirait n’importe quoi, la main sur la Bible, pour le sauver.
— Un faux serment ? Et sur le Livre saint ? Oh ! monseigneur ! On voit que vous ne la connaissez pas !
— Je la connais très suffisamment ! Est-ce tout ce que vous aviez à me dire pour la défense de votre… parrain ? Que c’est un brave homme ? Vous n’imaginez pas quelles tares se cachent parfois sous les aspects les plus bénins…
— Je n’ai pas seulement dit cela. Si Votre Éminence veut bien s’en souvenir, j’ai mentionné tout à l’heure que M. de Raguenel cherchait l’assassin au cachet de cire rouge depuis plusieurs mois. Je devrais dire depuis des années…
— Des années ? Pour ce que nous en savons, ce misérable ne sévit que depuis le dernier printemps…
— Il avait déjà sévi une fois au moins, il y a onze ans, aux environs d’Anet…
— … qui est fief des Vendôme dont ce Raguenel était le serviteur. Je ne vois pas en quoi cette circonstance le déchargerait des crimes actuels ? Il me semble au contraire que cela l’accuse davantage.
— La victime était ma mère, que M. de Raguenel aimait. Elle et ses enfants ont été massacrés par une troupe d’hommes masqués afin de reprendre des lettres d’une grande importance pour un haut personnage. Leur chef était cet homme-là ! Et M. de Raguenel a juré de l’abattre un jour. C’est le hasard et M. Renaudot qui lui ont fait découvrir qu’à Paris l’homme commettait les mêmes meurtres…
— Votre mère et ses enfants ont été massacrés ? Et vous, alors ?
— Veuillez me pardonner : j’ai été la seule exception grâce à ma nourrice qui m’a couverte de son corps et ensuite à François de Vendôme qui m’a trouvée errant dans la forêt. J’avais quatre ans et lui dix !
Le Cardinal quitta soudain son siège, franchit la table de communion et prit Sylvie par le poignet :
— Venez avec moi ! Ce lieu sacré n’est pas fait pour que l’on y proclame de telles horreurs !
— N’entend-il jamais personne en confession ? Moi je dis la vérité et, ce faisant, je ne crains pas la colère de Dieu !
— Peut-être, mais je préfère que nous ne poursuivions pas ici. Vous comprendrez que nous allions dans mon cabinet…
Sylvie n’insista pas. La grande pièce de travail serait plus confortable pour cet homme vieilli avant l’âge dont la pâleur et les traits tirés, visibles en dépit d’un léger maquillage destiné à donner le change, l’avaient frappée lors du ballet. Et, de fait, revenu chez lui avec Sylvie à sa remorque, Richelieu enleva de son fauteuil de bureau son chat favori qui, réveillé, protesta. Le Cardinal s’installa à sa place et garda l’animal sur ses genoux. Quelques caresses le calmèrent rapidement.
— Il y a quelque chose de singulier dans votre histoire, mademoiselle de L’Isle. Je vous croyais originaire du sud du Vendômois où sont vos terres. Or vous me parlez d’un… château aux environs d’Anet ?
— En effet. Je porte un nom qui m’a été donné afin de me protéger…
— Êtes-vous en train de me dire que la Reine vous a prise à son service sans savoir votre identité véritable ?
— J’ignore ce qui s’est dit entre Mme la duchesse de Vendôme et Sa Majesté. Si elle sait, elle n’en a jamais rien témoigné. C’est d’ailleurs depuis peu que l’on m’a révélé ce qu’il en est de moi. Je m’appelle Sylvie de Valaines. Ma mère, une Florentine nommé Chiara Albizzi, était cousine de la reine Marie qui la prit à son service avant de la marier au baron de Valaines, mon père. Celui-ci n’était plus de ce monde quand le drame a eu lieu. Ma mère était seule à La Ferrière avec mon frère, ma sœur et moi, avec aussi nos serviteurs, dont ma nourrice. Tous ont été massacrés mais, avant de mourir, ma pauvre mère a subi un traitement ignoble : son assassin l’a violée et marquée au front d’un cachet de cire rouge portant la lettre oméga…
Et soudain, avant même que le Cardinal eût pu placer un mot, une bouffée de colère l’enflamma :
— Et que l’on ne vienne pas me dire que ce misérable était Perceval de Raguenel qui adorait ma mère et qui, ce jour-là, n’a pas quitté un instant Mme la duchesse de Vendôme ! Personne n’a oublié ce jour horrible, à Anet, et tous pourront en témoigner ! Il n’est allé là-bas que sur l’ordre de la duchesse après que le prince de Martigues m’eut ramenée au château, pieds nus et vêtue d’une chemise ensanglantée. Ce qu’il a vu à La Ferrière l’a bouleversé, ravagé de chagrin, et il a juré de retrouver le bourreau pour lui faire payer son forfait…
— Et il l’a retrouvé ?
— Vous savez bien que non. C’est l’autre qui l’a trouvé et qui veut le charger de ses crimes ! Et maintenant, on prétend les lui faire payer ? Comment un homme de Dieu comme Votre Éminence peut-il condamner ainsi sans savoir ? Oh ! c’est infâme, c’est infâme !
La colère de Sylvie cassa net. Sa résistance nerveuse aussi et elle s’écroula sur le tapis, secouée de sanglots convulsifs. Richelieu se leva et vint jusqu’à elle mais laissa passer, sagement, le plus gros de l’orage. Ce fut seulement quand les sanglots commencèrent à s’espacer qu’il se pencha pour lui prendre le bras :
— Allons, levez-vous ! Il est temps de vous calmer ! Nous avons encore à causer…
Elle obéit à la légère traction qu’il exerçait sur son bras et se laissa guider jusqu’à un siège sur lequel elle se laissa tomber, vidée de ses forces. Le Cardinal considéra le flot de velours brun au milieu duquel la fragile silhouette semblait perdue. Quinze ans et déjà, derrière elle, une histoire si terrible ! Même un cœur cuirassé comme le sien pouvait s’en émouvoir…
Obéissant à un sentiment de pitié, il alla, comme elle l’avait fait plusieurs fois lorsqu’elle venait chanter pour lui, verser dans un verre un peu de malvoisie :
— Tenez… Buvez, mon enfant, vous vous sentirez mieux ! Il faut vous ressaisir.
Elle leva sur lui ses yeux inondés de larmes mais, en prenant ce qu’on lui offrait, rougit brusquement. Elle pensait soudain à la petite fiole de poison remise par le duc César et dont elle ne s’était pas débarrassée avec l’idée qu’un jour, cette porte ouverte sur la mort pourrait lui être secourable si elle en venait à trop souffrir. Ce soir, elle n’avait pas songé à l’emporter. Pour quoi faire, d’ailleurs ? Elle-même devait rester bien en vie pour veiller sur Perceval et la mort du Cardinal n’aboutirait qu’à précipiter son trépas. On le ferait disparaître sans la moindre hésitation !
Chassant ces pensées débilitantes, elle but un peu de vin et, en effet, se sentit mieux :
— Que de bonté, monseigneur ! Je prie Votre Éminence de me pardonner mon mouvement de colère ! Il tient tout entier dans la tendresse que je porte à mon parrain…
— C’est bien ainsi que je l’ai compris. Restez assise, à présent, et causons !… Tout d’abord, comment s’appelle le château de votre enfance ?
— La Ferrière, monseigneur ! Il appartient maintenant au baron du même nom qui, voici peu, souhaitait obtenir ma main. Il estimait, paraît-il, que les Valaines n’y étaient que des intrus et il a réussi à obtenir de… du Roi qu’on le lui donne.
En dépit de son désarroi, Sylvie avait eu assez de présence d’esprit pour attribuer à Louis XIII un cadeau dont elle savait pertinemment qu’il venait du Cardinal. Les yeux de celui-ci parurent se rétrécir :
— Connaissiez-vous cela quand vous avez refusé M. de La Ferrière ?
— Nullement, monseigneur. Je n’ai su la vérité qu’il y a quelques semaines seulement. Je l’ai refusé parce que je ne l’aimais pas et que, même, il me faisait un peu peur. Non sans raison, car il n’a pas renoncé à me poursuivre. Cet été, à la place Royale, M. de Cinq-Mars s’est interposé entre lui et moi…
— Et il a bien fait ! Ce ne sont pas des procédés ! Autre chose, à présent ! À propos de la mort tragique de votre mère, vous parliez de lettres que l’on voulait lui reprendre. Savez-vous ce qu’étaient ces lettres ?
— Je ne sais pas grand-chose, monseigneur. Simplement qu’elles étaient de la main de la reine mère. C’était un peu normal, me semble-t-il, puisque ma mère lui était cousine, mais j’ignore ce qu’elles contenaient et à qui elles étaient adressées. Peut-être à ma mère ?
Le Cardinal eut une moue dubitative :
— Il faudrait qu’elles eussent contenu des confidences graves. Ce que j’ai peine à croire. Ne disiez-vous pas qu’elles étaient importantes pour un haut personnage ? De celui-ci, que savez-vous ?
— Rien du tout ! J’ai seulement pensé que c’était peut-être Sa Majesté le Roi, puisqu’il s’agissait de sa mère ?
— Le Roi eût envoyé des soldats commandés par l’un de ses grands serviteurs. Or, non seulement les gardes royaux n’ont pas vocation de massacrer les femmes et les enfants, mais vous avez mentionné des… inconnus masqués ?
— Oui, monseigneur. On a parlé d’une douzaine de cavaliers masqués et habillés de noir et…
— … et mes gens à moi sont vêtus de rouge et je n’emploie pas de spadassins ! fit sèchement Richelieu.
— Pardonnez-moi, monseigneur, mais le Roi et Votre Éminence ne sont pas les seuls que de telles lettres pouvaient intéresser et les hauts hommes sont assez nombreux qui disposent de troupes plus ou moins régulières, ajouta Sylvie qui, sachant ce que lui avait appris Perceval, ne doutait pas que les meurtriers eussent agi pour le compte du ministre. Elle admettait cependant volontiers que leur chef, agissant en même temps pour son compte personnel, eût outrepassé ses ordres. Le malheur voulait qu’il soit impossible de donner le fond de sa pensée et d’interroger le Cardinal. Savoir le nom de celui qu’il avait chargé de récupérer la dangereuse correspondance, c’était savoir celui de l’assassin au cachet de cire !
Sa réponse d’ailleurs avait l’air de convenir. Le dur visage se détendait un peu. Richelieu réfléchissait. Soudain, il demanda :
— Jureriez-vous sur l’Évangile qu’en cela vous m’avez dit la vérité ?
— Sans hésiter une seule seconde, monseigneur. Mettez-moi à l’épreuve !
Le regard sombre fouilla les prunelles claires au fond desquelles il ne réussit à déceler aucune ombre. Richelieu n’en avait pas encore fini pourtant avec l’affaire de La Ferrière.
— Ces cavaliers masqués, qui donc les a vus pour si bien les décrire ?
— Le village tout entier qu’ils ont terrifié. Ils sont venus en plein jour…
— C’est stupide ! Pour ce genre d’expédition, la nuit n’est-elle pas préférable ?
— Sans doute mais, dans la journée, surtout en été, portes et fenêtres sont ouvertes. En outre et pour ce que j’en sais, La Ferrière garde des défenses médiévales, des douves, un pont-levis…
— Pour ce que vous en savez ? N’y êtes-vous jamais retournée ?
— Jamais. Mme la duchesse de Vendôme tenait beaucoup à ce que j’oublie tout de ma petite enfance. Nous avions défense de diriger nos promenades de ce côté lorsque nous séjournions au château d’Anet.
— Et dans vos souvenirs, il n’y a rien ?
— C’est très vague. Depuis que je connais la vérité sur moi, je me suis efforcée de me rappeler, mais ce sont surtout des visages qui sont restés au fond de ma mémoire. Pour le reste, j’ai vu depuis tant de jardins et d’appartements qu’il m’est difficile de démêler tout cela…
— N’essayez pas ! Quand il s’agit de mauvais souvenirs, mieux vaut les laisser dormir !
— Pourtant, j’aimerais retrouver mon nom véritable, tout raconter à Sa Majesté la Reine. J’ai l’impression de porter un masque moi aussi !
— Outre que Mme de Vendôme ne donnerait sans doute pas son accord, je pense qu’il vaut mieux rester Mlle de L’Isle comme devant. Trop de questions se poseraient. Il faudrait expliquer trop de choses et, bien que vous n’y soyez pas depuis très longtemps, vous avez appris ce qu’est la Cour. Les secrets y sont difficiles à garder. Une excellente raison pour les préserver au mieux.
— Ne puis-je au moins me confier à la Reine ? Il m’est pénible de lui mentir…
— C’est tout de même préférable. Mais venons-en à Sa Majesté, puisque vous l’évoquez. Vous lui êtes dévouée, n’est-ce pas ?
— Tout à fait, monseigneur.
— Autant que Mlle de Hautefort dont vous êtes d’ailleurs l’amie ? Ce dont je vous félicite : ce n’est pas facile mais c’est un vrai privilège. Cela vous a valu de partager les secrets de votre maîtresse.
Le cœur de Sylvie manqua un battement devant le chemin dangereux que le Cardinal ouvrait à présent devant elle. Pourtant, l’attitude de celui-ci était bénigne, aimable même. Il la regardait avec l’un de ses rares sourires dont, en homme habitué à compter ses armes, il connaissait le charme. Mais ce charme, Sylvie n’y fut pas sensible. La peur lui revenant, elle ne vit qu’une chose : Son Éminence avait les dents jaunes !
— Encore faudrait-il que la Reine ait des secrets, répondit-elle. Ou, si c’est le cas, qu’elle juge à propos de les partager avec une fille de quinze ans. À cet âge… on n’est pas très fiable, peut-être ?
— Vous me donnez envie d’en juger. Parlez-moi un peu de vos séjours au Val-de-Grâce ! Vous y êtes allée à plusieurs reprises, il me semble ?
— Oui. Sa Majesté désirait m’entendre chanter avec les religieuses. Cela me plaisait beaucoup, c’était très beau…
— Et puis le jardin ne manque pas d’agréments. Et puis la petite porte était si commode, sous sa couverture de lierre ?
Sylvie se sentit frémir mais s’appliqua à garder bonne contenance. De toute façon, nier eût été stupide. Elle réussit à trouver un sourire :
— Ce n’était pas un bien grand secret. Elle permettait à la Reine de recevoir des nouvelles de sa famille et de son amie Mme de Chevreuse sans que tout le couvent en soit informé. Il y a parfois de mauvaises langues chez les moniales. Après tout, la Reine était chez elle dans cette maison qu’elle a construite, ajouta-t-elle audacieusement. Il était normal qu’elle y mène une vie moins épiée qu’au Louvre ou à Saint-Germain… et je ne comprends pas pourquoi la porte, comme je l’ai appris, a été murée sans qu’on lui demande son avis.
Les yeux du Cardinal se rétrécirent jusqu’à n’être plus que deux fentes brillantes, tandis qu’il considérait cette toute jeune fille dont il n’arrivait pas à démêler si elle était réellement ou faussement naïve. Pour en savoir plus, il choisit l’attaque brutale :
— Dans tout le royaume, le Roi est chez lui avant la Reine. Cette porte ne servait pas qu’à d’innocents courriers. Combien de fois l’avez-vous ouverte pour M. de Beaufort ?
L’épouvante qui se peignit sur le charmant visage encore mal rompu aux roueries de la Cour le renseigna mieux qu’un long discours. Et aussi la voix faiblissante, quand Sylvie demanda :
— Pourquoi M. de Beaufort ?
— Parce qu’il est l’amant de la Reine. Ne me dites pas que vous ne le connaissez pas ?
— J’ai dit tout à l’heure qu’il m’avait sauvée la vie toute enfant et Votre Éminence n’ignore pas que j’ai été élevée en partie auprès de lui. Mais, ajouta Sylvie en s’obligeant à reprendre pied, je ne le connais que comme serviteur dévoué de Sa Majesté. Je devrais dire Leurs Majestés car, lorsqu’il m’est arrivé de le rencontrer à la Cour, il s’est plaint souvent de ce qu’il n’avait plus le droit de combattre pour la plus grande gloire des armes du royaume.
— Jureriez-vous que vous ignorez tout de ses relations réelles avec votre maîtresse ?
— Je jurerais sans hésiter que je n’en ai jamais rien vu. Et je ne crois que ce que je vois !
— Autrement dit, vous ne croyez pas en Dieu ?
— Oh ! monseigneur, cette question est cruelle car elle me fait sentir que je me suis mal exprimée. Non, je n’ai jamais vu Dieu mais je n’ai pas à y croire ou non. Depuis toujours je sais qu’il est présent en toutes choses, depuis le plus petit brin d’herbe jusqu’à la plus brillante étoile, et que je suis son enfant. Est-ce que l’on croit en son père ?… À ce propos, moi qui n’ai jamais connu le mien, puis-je demander humblement à Votre Éminence qu’elle veuille bien me rendre celui qui m’en tient lieu ?
— Je ne suis pas encore convaincu de son innocence. J’attendrai pour m’en assurer qu’il soit possible d’entendre M. Renaudot.
— Mais… s’il venait à mourir ?
— Priez ce Dieu dont vous sentez si bien la présence afin qu’il revienne à lui au plus tôt ! Le chevalier de Raguenel, lui, demeurera à la Bastille. Rassurez-vous, il ne lui sera fait aucun mal… Quant au duc de Beaufort dont il est évident que vous l’aimez, sachez qu’avant peu il rejoindra l’armée du nord…
— Il va en être si heureux !
— … où il restera aussi longtemps qu’il le faudra. Il ne serait pas convenable, en effet, qu’on le voie dans les entours de la Reine durant sa grossesse dont je veux croire qu’elle donnera le résultat espéré. Sauf actions d’éclat exceptionnelles, il vaudra mieux qu’il s’y fasse oublier…
— Il a trop de bravoure pour cela, monseigneur !
— Je n’en ai jamais douté. Peut-être pourrait-il même y trouver une fin héroïque, grâce à quoi il deviendrait un exemple et la Reine pourrait chérir son souvenir en toute tranquillité !
— Une fin héroïque ? gémit Sylvie au bord des larmes. Votre Éminence souhaite qu’il se fasse… tuer ?
— Ce serait la meilleure solution… Ah ! j’y pense, vous saluerez Mlle de Hautefort lorsque vous la reverrez. Vous ajouterez qu’elle n’est pas aussi grand stratège qu’elle l’imagine et que, dans l’affaire des cuisines du Louvre par exemple, elle a reçu une aide qu’elle ne soupçonne même pas. Conseillez-lui donc de se taire à jamais sur ce qui s’est passé ces derniers mois si elle veut s’éviter un grand malheur. Quant à vous, je compte sur votre silence… total ! Sachez que le moindre bavardage intempestif serait une menace, non seulement pour votre vie mais, avant tout, pour celle de ce parrain qui vous est si cher ! Vous m’avez bien entendu ?
Devenue très pâle, Sylvie comprit que tout était dit, que l’audience était achevée, et elle plongea dans une profonde révérence :
— J’ai bien entendu, monseigneur ! murmura-t-elle en s’efforçant de ravaler ses larmes.
— Souvenez-vous toujours que rien n’est plus meurtrier qu’un secret d’État ! Je vais vous faire raccompagner à votre voiture.
Richelieu agita une petite cloche posée sur sa table de travail et dont le son eut la vertu de faire apparaître un valet.
— Qui garde mon antichambre ?
— M. de Saint-Loup et M…
— Le premier suffira. Conduisez-lui Mlle de L’Isle et priez-le de l’accompagner.
Une dernière révérence et Sylvie, à peine plus rassurée qu’à son entrée, suivit son guide. Elle n’emportait qu’une assurance : celle que Perceval ne souffrirait aucun autre mal que la prison et, à la Bastille, il était toujours possible d’adoucir le sort d’un captif. Et puisque ce sort dépendait d’elle encore plus que de Théophraste Renaudot, si elle avait bien saisi la pensée du Cardinal, son cher parrain n’avait rien à craindre. Il n’en allait pas de même pour François. En le renvoyant aux armées, l’homme à la robe rouge n’avait d’autre idée que de l’expédier à la recherche d’un trépas qu’on l’aiderait peut-être à trouver. Comment attendre autre chose de Richelieu, puisqu’il n’ignorait rien des amours de la Reine ? Et Sylvie pensa soudain aux inquiétudes de Marie, au lendemain de la nuit du Louvre. N’avait-elle pas dit que les choses lui avaient semblé trop faciles, d’où sa décision de retourner au Val pour le dernier revoir des deux amants ? C’était folie, en effet, qu’espérer échapper à l’incessant espionnage qui était le climat même du palais ! C’était à croire vraiment que les murs, les portes, les fenêtres, les tentures étaient munis d’yeux et d’oreilles et qu’il n’existait de sûreté dans aucun recoin de l’antique demeure des rois de France…
Sans même prêter attention au garde en tabard rouge que l’on avait chargé d’elle, Sylvie parcourut sans les voir davantage les pièces somptueuses du château de Rueil. Ce n’est qu’en arrivant au grand escalier qu’elle sortit de ses tristes pensées, quand une voix désagréable se fit entendre à son côté :
— Monsieur de Saint-Loup, Son Éminence vient de changer d’avis. C’est à moi qu’elle confie Mlle de L’Isle ! Soyez donc remercié de votre obligeance et veuillez aller reprendre votre poste !
Avec horreur, Sylvia reconnut Laffemas. À la lumière des candélabres éclairant les nobles degrés, il lui parut encore plus sinistre et plus laid qu’à la Croix-du-Trahoir ou dans le parc de Fontainebleau. Pourtant, il s’efforçait d’être aimable. Le garde que l’on avait chargé d’elle s’inclinait déjà pour obéir au nouvel ordre qu’il recevait, et aussi pour la saluer.
— Venez, mademoiselle ! dit le Lieutenant civil en offrant une main qu’elle fit semblant de ne pas voir.
— Comment se fait-il, demanda-t-elle, que le Cardinal vous ait envoyé à la place de ce Saint-Loup ? Auriez-vous quelque chose à me dire ? ajouta-t-elle en se rappelant que c’était lui qui avait arrêté Perceval. Peut-être, pensa-t-elle aussitôt, devrait-elle faire quelque effort pour ne pas lui montrer à quel point il l’effrayait ? Même s’il était cruel, celui que l’on surnommait le « grand gibecier » n’était peut-être pas dépourvu de tout sentiment et pourrait lui donner des nouvelles du chevalier de Raguenel ?
— À vrai dire, fit Laffemas, c’est à ma demande que Son Éminence a bien voulu m’accorder le plaisir que j’ai ôté à son serviteur. J’aimerais vous entretenir de… différentes choses qui pourraient être pour vous d’un intérêt extrême…
— Je veux bien vous croire, mais il se fait tard…
— Un moment ! Seulement un moment !
Ils arrivaient dans la grande cour mais, au lieu de la laisser se diriger vers sa voiture toute proche dont Corentin ouvrait déjà la porte, Laffemas s’empara de son bras et l’entraîna vers un autre carrosse qui se trouvait à quelques pas de là. Le procédé déplut à Sylvie :
— Que faites-vous, monsieur ? Si vous avez à me parler, faites-le maintenant.
— Pas au milieu de la cour. Il y a toujours tant de monde ! Venez jusqu’à ma voiture. Nous y serons tranquilles et je vous ramènerai tout aussi bien à Saint-Germain ! Allons, ne m’obligez pas à insister ! Il faut, vous entendez, il faut que nous causions ! Dites à vos gens d’aller vous attendre là-haut ! Ou plutôt, je vais le faire moi-même. Holà ! le cocher ! Je ramène Mlle de L’Isle au château. Allez à vos propres affaires !
Un instant plus tard Sylvie, moitié de gré moitié de force, se retrouvait sur les coussins de cette grande machine noire dont un valet claquait la porte. La peur la saisit et elle voulut réagir, appeler Corentin en se penchant au-dehors, mais déjà une main brutale la rejetait sur les coussins.
— Taisez-vous, petite sotte ! On ne résiste pas aux ordres du Cardinal !
— Qu’est-ce qui me prouve que ce sont les siens ? Il a dit que M. de Saint-Loup me ramenait à ma voiture !
— Et à moi, il m’a donné celui de vous ramener chez vous !
— Jusqu’au château ? Nous avons tant à dire ?
— Plus que vous ne pensez !
Tirée par de puissants chevaux, la voiture partait déjà au galop. Tout s’était passé si vite que Corentin ne réagit pas mais Jeannette, qui attendait sagement sa jeune maîtresse à l’intérieur, surgit de la voiture et se jeta sur son ami. Elle était pâle comme une morte :
— Corentin ! L’homme qui vient de la faire monter dans cette voiture noire… je le connais !
— Moi aussi. C’est le Lieutenant civil !
— Tu ne comprends pas, s’écria-t-elle. C’est l’assassin de Mme de Valaines. J’en jurerais devant Dieu ! J’ai reconnu sa voix ! C’est lui, j’en suis sûre, c’est lui… et il l’emmène.
— Tu crois qu’il l’enlève ?
— Il faut le suivre… à tout prix ! Et sa voiture est plus rapide que la nôtre. Oh ! mon Dieu !
Et elle éclata en sanglots tandis que Corentin comprenait que le jeu ne serait pas égal.
— Arrange-toi pour ramener la nôtre au château et préviens la Reine ! Il faut que je le rattrape !
Sans rien ajouter, il courut vers un cheval sellé qui devait attendre l’un des gardes sous un arbre de la cour, sauta dessus en voltige, rassembla les guides et partit à fond de train mais, quand il franchit les douves de Rueil, l’attelage du Lieutenant civil était déjà loin… Pas assez toutefois pour que les yeux aigus du Breton n’arrivent à distinguer deux circonstances alarmantes : d’abord, au lieu de continuer tout droit vers Saint-Germain, on avait obliqué à gauche en direction de Marly, et d’autre part deux cavaliers, sortis on ne savait d’où, escortaient maintenant le véhicule. Corentin comprit qu’à un contre quatre, certains bien armés, il ne serait pas de taille, mais son rôle était tracé : il fallait suivre, suivre à tout prix et où que l’on aille ! Par chance, il venait de voler un bon cheval et il n’était pas sans argent, mais son cœur se serrait en pensant à la petite Sylvie, si jeune, si fragile et qui se trouvait livrée à l’assassin le plus terrifiant du royaume…
Le mécontentement éprouvé par Sylvie quand Laffemas la contraignit à l’accompagner se changea en inquiétude quand elle vit que celui-ci s’accotait dans son coin sans sonner mot.
— Eh bien, qu’attendez-vous ? Je croyais que vous vouliez me parler ?
— Oh ! nous avons tout le temps !
— Le chemin n’est pas si long qui mène à Saint-Germain !
— J’ai dit que je vous ramenais chez vous. Saint-Germain appartient au Roi, il me semble !
— Chez moi ? Je n’ai pas de chez moi, sinon un vieux château en ruine au sud de Vendôme et que je n’ai jamais vu. Allez-vous répondre, à la fin ! Que signifie tout ceci ?
Il haussa les épaules avec un méchant sourire en relevant à peine ses lourdes paupières :
— Vous le verrez bien !… Puis, quittant soudain sa pose nonchalante, il se redressa pour prendre dans les siennes l’une des mains de son invitée forcée : « Allons, ne vous effrayez pas ! Je ne veux que votre bien… et même votre bonheur ! »
Ce simple contact eut le don de révulser Sylvie qui arracha sa main en criant :
— Vous mentez ! Vous n’avez fait que mentir depuis tout à l’heure ! Je veux descendre ! Arrêtez cette voiture ! Arrêtez !
Par deux fois, il la gifla, ce qui eut pour effet d’arrêter ses cris et d’augmenter sa colère. Elle se jeta alors sur la portière pour l’ouvrir, mais il se contenta de ricaner :
— Vous avez envie d’être foulée aux pieds des chevaux ?
En effet, un cavalier galopait presque contre la voiture et Laffemas mit son hésitation à profit en la tirant en arrière et en l’obligeant, avec une force insoupçonnée chez cet homme de peu d’apparence, à avaler le contenu d’une fiole qu’il lui enfonça presque jusqu’au fond de la gorge.
— En souvenir de notre première rencontre, grogna-t-il, j’aimerais assez voir l’effet que produiraient les fers de ces nobles animaux sur votre joli visage, mais il se trouve que j’ai pour vous d’autres projets.
— Quels que soient ces projets, cria-t-elle, il faudra bien que vous y renonciez car je ne vous obéirai en rien ! Et vous oubliez que je ne suis pas seule au monde. On me cherchera…
— Qui « on » ? Votre cher Raguenel ? Il n’est guère en état de s’opposer à moi !
— Je suis fille d’honneur de la Reine. Elle me fera chercher !
— Vous en êtes sûre ? C’est une personne fort oublieuse que Sa Majesté, surtout quand il s’agit de femmes. Demandez plutôt à Mme de Fargis qui fut un temps sa dame d’atour grâce au Cardinal et qui, ayant choisi de servir la Reine et non son bienfaiteur, dépérit en exil à Louvain ? Loin des yeux, loin du cœur ! Telle est la devise de notre Reine et je ne jurerais pas que Mme de Chevreuse n’en fasse un jour l’expérience !… Non, la Reine est tout entière à sa joie d’être grosse et n’essaiera pas de vous retrouver. On saura d’ailleurs quoi lui dire…
— Et quoi ?
— Ce n’est d’aucun intérêt pour vous ! Ah ! vous bâillez ? Le sommeil vous gagne ? N’essayez pas de lutter. L’opiacé que vous avez bu est une drogue efficace… Et moi, je vais pouvoir prendre un peu de repos en votre aimable compagnie.
Malgré ses efforts, Sylvie avait de plus en plus de peine à garder les yeux ouverts. Quelques secondes encore, et elle s’endormit. Elle dormit même si bien qu’elle ne s’aperçut pas de l’accident qui immobilisa durant plusieurs heures, chez un charron de village, la voiture qui avait perdu une roue, et n’entendit pas davantage les imprécations de Laffemas…
Lorsqu’elle se réveilla, elle n’était pas au mieux : la puissante drogue en se dissipant lui laissait la tête lourde et la bouche pâteuse. On était en plein jour. Un jour, à vrai dire, peu réjouissant. Le ciel uniformément gris ressemblait à un couvercle posé sur la terre où l’herbe commençait à renaître, encouragée par les grandes pluies de février. Le premier mouvement de Sylvie fut d’écarter le rideau de cuir pour voir au-dehors, mais le paysage plat ne lui apprit rien.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle sans regarder le compagnon qui lui faisait horreur.
— Nous serons bientôt à destination. Voulez-vous un peu de lait ? J’en ai demandé pour vous au relais. Vous devez être affamée.
— Quelle sollicitude ! Avez-vous versé dedans une autre dose de votre drogue ?
— Non. Il est fort innocent. J’espère, d’ailleurs, ne plus en avoir besoin. Vous devez comprendre que votre intérêt est de vous tenir tranquille…
Elle n’avait pas faim mais seulement très soif et le lait lui parut d’autant plus délicieux qu’il lui rendit des forces. Ensuite, elle s’installa le plus commodément qu’elle put et garda le silence. Elle avait besoin de réfléchir et, par chance, son odieux compagnon respecta sa méditation. Sans doute pensait-il qu’elle commençait à s’engager dans le chemin de la résignation. Ce qui était une lourde erreur : Sylvie ne pensait qu’à trouver au plus vite un moyen de lui échapper.
Ses chances étaient minces contre un homme qui avait derrière lui la puissance du Cardinal. Où qu’il aille à travers le royaume, il lui suffisait sans doute d’invoquer son terrible maître pour que les dos se courbent et que naissent toutes les complaisances. C’est un si grand pouvoir que celui de la peur ! La pauvre Sylvie, engluée comme une mouche dans cette effrayante toile d’araignée, emmenée loin de Paris dans un endroit dont elle ignorait tout, ne voyait pas dans l’immédiat la moindre porte de sortie. Sur la route, en tout cas, il n’y en avait aucune : les cavaliers étaient toujours là, tout vêtus de noirs, aussi sinistres que l’équipage et que leur maître ! « Le mieux est d’attendre d’être arrivée, pensa-t-elle. À moins que l’on ne me jette dans quelque forteresse perdue au fond des provinces, je parviendrai peut-être à trouver un trou par où me glisser. Et même là, il faudra encore tenter d’en sortir… »
Pensées amères qui n’arrangeaient pas son moral. Des images défilaient dans sa tête : celle de Marie de Hautefort, sa chère amazone. Celle de François surtout ! Elle aurait eu tellement besoin de la force et du courage de « monsieur Ange » ! Mais il n’y avait aucune chance pour qu’il ait abandonné le tripot de la Blondeau et ses camarades de plaisirs frelatés pour jouer les chevaliers errants dans une campagne inconnue…
Soudain, quelque chose attira son regard absent, perdu dans le vague du paysage découpé par les rideaux de cuir : des toits bleus, des girouettes dorées, un foisonnement de magnifiques frondaisons… Anet ! Ce ne pouvait être qu’Anet tel qu’on le découvrait en arrivant de Paris. Le nom chanta dans son cœur mais ne franchit pas ses lèvres. Était-ce là qu’on la menait ? Ce serait trop beau car, au château comme dans le village, elle connaissait beaucoup de monde.
Elle étouffa cette magnifique lueur d’espoir. Qu’irait faire le suppôt du Cardinal dans un domaine des Vendôme, ses pires ennemis ? D’ailleurs, le carrosse s’engageait dans un chemin qui faisait le tour d’Anet et Sylvie ne put retenir un soupir que l’affreux Laffemas traduisit sans peine.
— Non, nous n’allons pas chez vos chers protecteurs ! Souvenez-vous de ce que je vous ai dit hier ! Je vous ramène chez vous… mademoiselle de Valaines !
Au prix d’un effort surhumain, Sylvie réussit à rester calme :
— De quoi parlez-vous ? Je m’appelle Sylvie de L’Isle.
— Mais non. Et vous le savez. Pas depuis très longtemps, je veux bien l’admettre, mais vous le savez tout de même…
— C’est le Cardinal qui vous a dit ça ? Il n’a pas perdu de temps pour vous renseigner !
Il la regardait avec le sourire du chat qui s’apprête à gober une souris.
— Ce n’est pas lui. Je m’en doutais depuis le jour où je vous ai rencontrée avec Mme la duchesse de Vendôme à la Croix-du-Tahoir. Votre visage, même si la ressemblance était lointaine, m’en a rappelé un autre… qui m’était infiniment cher… et jamais oublié. Voyez-vous, petite Sylvie, j’ai aimé votre mère avant même qu’on ne la marie à ce benêt de Valaines. Le souvenir de sa beauté est de ceux qui ne s’effacent pas…
— Mais elle ne vous aimait pas. C’eût été surprenant. Même quand vous aviez vingt ans ! Il y a une laideur, celle de l’âme, à laquelle on ne s’habitue pas. Le malheur pour ceux qui en sont affligés veut qu’elle s’étale aussi sur leur visage.
Les yeux jaunes se plissèrent et le sourire se changea en une grimace que Sylvie lui préféra. Cette figure-là n’était pas faite pour le charme et l’amabilité.
— Est-ce que ça compte, la beauté chez un homme ? Pas plus que l’âge. Il suffit d’être riche et puissant. À ce moment, les plus belles n’ont qu’à s’incliner. Ce qu’elles peuvent penser est sans importance dès l’instant où elles ont été choisies. Moi, j’avais choisi Chiara Albizzi… Et Marie de Médicis, la grosse putain florentine, l’a donnée à un autre.
Ce soudain déferlement de haine ouvrit devant l’esprit de Sylvie des perspectives terrifiantes. Une idée abominable lui vint qu’elle exprima aussitôt d’une voix détimbrée :
— Et c’est vous qui l’avez tuée !
Ce n’était pas une question mais une certitude, une constatation lourde de chagrin et d’épouvante. Laffemas n’essaya même pas de nier. Il se sentait assez fort pour se passer de masque :
— Oui. Avec d’autant plus de joie qu’auparavant je l’avais faite mienne…
La jeune fille ferma les yeux. Elle comprenait qu’elle était désormais au pouvoir d’un démon et qu’elle devait abandonner toute espérance. Avec un regret poignant, elle songea à la fiole de poison qui reposait à Saint-Germain dans le baldaquin de son lit. Que ne l’avait-elle emportée ? Au moins, il lui resterait un moyen d’échapper au sort qu’on lui réservait et qui n’était certainement pas enviable… Elle n’eut même pas l’idée de chercher une prière. Pense-t-on à Dieu quand les portes de l’enfer vont se refermer sur vous ?
Elle n’eut pas besoin de demander le nom du château devant lequel on arriva peu après. Bien qu’elle ne l’eût jamais approché depuis tant d’années, elle savait que c’était La Ferrière. Les souvenirs de sa petite enfance se réveillaient et, avec le cadre, lui restituaient les personnages. Quand on eut franchi le vieux pont-levis qu’on n’osait plus trop manœuvrer, elle revit le temps d’un éclair les servantes se rendant au lavoir avec les lourds paniers de linge, une belle dame qui était sa mère lisant au jardin ou bien se rendant à la messe dans la petite chapelle. Elle revit Nounou, immense et débonnaire, la tenant par la main pour la promener puis l’enlevant soudain de terre pour lui plaquer de gros baisers sur les joues avant de l’installer confortablement sur son bras solide pour qu’elle pût voir choses et gens d’un point de vue plus élevé. Avec le souvenir revint la tendresse enfouie si profond dans son cœur qu’elle avait fini par s’y assoupir. C’est ainsi qu’elle se souvint de deux enfants plus grands qu’elle, un frère, une sœur, dont l’image avait dû se fondre, dans le temps, avec celle de François et d’Élisabeth de Vendôme…
Ainsi, comme il l’avait annoncé, Laffemas la ramenait chez elle ou ce qui l’était jadis. En fait, il lui mentait, puisque l’on avait donné le château à l’homme qui en portait le nom comme si c’eût été chose toute naturelle et comme s’il s’agissait de rétablir un ordre perdu dans la nuit des temps ou d’un dédommagement. Alors qu’il n’en était rien. Jamais aucun La Ferrière n’avait possédé le domaine. Perceval l’affirmait : le nom venait d’ailleurs.
Et bien entendu, quand on descendit de voiture, il était là pour lui offrir la main, ce Justin de La Ferrière que Sylvie détestait. Elle refusa d’y mettre la sienne mais il ne se fâcha pas, se contentant de la regarder avec un sourire goguenard. Et, tout de suite, elle prit feu.
— Voulez-vous m’expliquer ce que je fais ici ? s’écria-t-elle presque sous le nez du Lieutenant civil. Je n’y suis plus chez moi et vous le savez très bien !
— Sans doute, mais vous le serez bientôt. Il est apparu à Son Éminence qu’il était dangereux pour elle de vous laisser retourner à la Cour, surtout sous un nom d’emprunt.
— Ce n’est pas un nom d’emprunt. Il m’a été conféré bel et bien par Mgr le duc de Vendôme. Et je n’ai rien à faire dans une demeure étrangère…
— Dans quelques heures, vous en serez la châtelaine. Si je vous y ai amenée, c’est pour vous marier. Vous allez épouser ce soir même le baron de La Ferrière… Par ordre du Cardinal ! ajouta-t-il pour couvrir sa protestation, mais il était difficile de faire taire Sylvie quand elle avait quelque chose sur le cœur :
— Vous mentez ! Le Cardinal m’a lui-même promis qu’il ne serait plus jamais question de ce mariage dont il sait que je ne veux pas.
— Ne pourrions-nous traiter cette affaire à l’intérieur ? intervint le baron. Il fait plutôt frais et même il commence à pleuvoir.
C’était vrai et mieux valait, en effet, rentrer. Le coup d’œil circulaire de Sylvie venait de lui montrer que s’enfuir de ce piège relevait de l’impossible. Elle pensa un instant à la petite fille qui était partie un soir en courant maladroitement sur ses pieds nus vers un destin meilleur et se dit qu’elle avait eu de la chance. Aujourd’hui, on ne lui en laissait aucune : outre Laffemas et son hôte, il y avait des serviteurs dont la mine ne lui disait rien, deux solides commères qui devaient être des chambrières et enfin les cavaliers d’escorte toujours en selle, immobiles et indifférents comme des statues équestres. Avec un soupir, elle rentra dans la maison de ses pères et se laissa conduire à une grande salle où l’on était en train de dresser le couvert. Cependant que des cuisines venaient des odeurs de pain chaud et de viandes rôties.
— On prépare le festin de nos noces, ricana La Ferrière. Vous voyez : vous étiez attendue.
— Vous pouvez garder votre festin. Jamais je ne vous épouserai. Jamais, vous entendez ?
— Mais si, ma chère, vous allez l’épouser et je vais avoir la grande joie d’être votre témoin. Le prêtre est arrivé ?
— Il se repose un peu cependant que l’on achève de parer la chapelle…
— La chapelle, notez-le bien, jeune dame, où reposent vos parents. Cela devrait vous sembler de bon augure ? Voyez-vous, Son Éminence pense que vous savez trop de choses à cette heure et qu’il convient de vous remettre aux mains d’un époux qui saura non seulement vous garder auprès de lui, mais vous empêcher de revenir vous mêler de ce qui ne vous regarde pas !
La jeune fille haussa les épaules avec une grimace de mépris.
— Alors il me tuera, car je ne consentirai jamais à…
— Si vous êtes trop insupportable il faudra peut-être en venir là mais, pour l’instant, nous vous offrons une chance de vivre… de façon fort agréable auprès d’un époux aimant qui ne vous quittera plus.
— Pourquoi ? Il ne fait plus partie des gardes du Cardinal ?
— Non. Plus pour le moment. Un jeune époux se doit à sa femme.
— Cessez cette comédie ! Vous pouvez me traîner dans la chapelle, vous ne m’obligerez pas à dire oui. Pour le reste, enfermez-moi… ou mieux tuez-moi et n’en parlons plus !
— Faut-il vraiment renoncer à vous convaincre ? chuinta Laffemas avec un sourire mielleux.
— Faut-il vraiment vous le répéter ? D’ailleurs, je ne dirai plus un seul mot.
— Je crois que si… Au moins celui que nous attendons de vous et je suis certain que vous allez très vite reconsidérer la question…
Cette fois, il n’eut droit qu’à un haussement d’épaules. Sylvie était décidée à ne plus faire entendre sa voix, mais il ajouta :
— À propos de question, M. de Raguenel n’y a pas été soumis. Pas encore. C’est une chose terrible, la question, vous savez. Le bourreau possède tout un arsenal propre à délier les langues les plus obstinées…
Sylvie sentit son cœur trembler mais, fidèle à sa ligne de conduite, elle tourna le dos au misérable pour aller tendre ses mains glacées au feu de la cheminée. Cependant, le Lieutenant civil la suivit :
— Il y a les coins qui font éclater les os des jambes, l’eau qui gonfle le corps jusqu’à l’insupportable, les tenailles brûlantes… Les plus durs cèdent… ou meurent ! Il est très possible de mourir sous la torture.
Il prit un temps, cependant que Sylvie ôtait ses mains de la bonne chaleur pour qu’il ne les vît pas trembler et les serrait l’une contre l’autre.
— Si l’on pousse au-delà de certaines limites, murmura Laffemas, la mort survient, mais… elle peut aussi prendre son temps, se faire attendre… désirer. Oh oui ! comme on la désire quand tout le corps n’est plus qu’une plaie, que les ongles sont arrachés, les yeux…
— Assez ! éclata Sylvie incapable d’en supporter davantage car, à mesure qu’il parlait, elle voyait son parrain subir ces horreurs. Je ne veux plus vous entendre !
Et, appuyant ses poings sur ses oreilles, elle courut vers la porte, s’y heurta à l’une des deux maritornes qu’elle avait aperçues en arrivant. Le Lieutenant civil reprit :
— Je vous en ai assez dit ! Suivez donc Gudrun ! Elle va vous conduire à votre chambre où vous vous préparerez pour la cérémonie… Ah ! n’essayez pas de causer, elle n’entend que l’allemand. Comme sa sœur Hilda.
La femme, dont le visage était à peu près aussi expressif que celui d’une gargouille en pierre, prit Sylvie par le bras sans trop de douceur et la conduisit à l’escalier qu’elle lui fit monter. À l’étage, la prisonnière retrouva la chambre qui avait été celle de sa mère, celle où Chiara avait vécu son martyre. Elle eut un regard pour la cheminée où Jeannette s’était cachée. Personne, cette fois, n’y était tapi, qui pourrait un jour rendre compte de son calvaire à elle.
Sur le lit, une robe était étalée et Sylvie eut un haut-le-corps en la reconnaissant. C’était l’une des siennes, sa plus belle, la robe blanche brodée d’argent, don d’Élisabeth de Vendôme, qu’elle portait le soir du Cid. Comment ses ravisseurs avaient-ils pu se la procurer ?
Elle ne s’attarda pas sur la question. Il y en avait trop qu’elle se posait depuis son enlèvement dans la cour de Rueil. Ces démons semblaient posséder le pouvoir d’agir à leur guise non seulement chez le Cardinal leur maître, mais aussi dans le palais des rois… L’idée lui vint cependant qu’en dépit de ce qu’on lui avait dit, Richelieu n’était peut-être pas à l’origine de cette aventure. Pourquoi l’avoir confiée à M. de Saint-Loup pour la faire récupérer ensuite par son sbire ? Cela ne lui ressemblait pas, mais, au point où en était Sylvie, que le Cardinal fût d’accord ou non ne changerait rien. On le mettrait devant le fait accompli et l’affreux Laffemas était suffisamment retors pour lui présenter son inqualifiable conduite sous un jour flatteur pour lui.
Dans un geste de colère, la jeune fille arracha la robe, la roula en boule et la jeta dans un coin de la chambre, puis s’assit à sa place, bras croisés, dans l’intention de ne plus bouger. Gudrun qui avait achevé ses préparatifs se retourna, la regarda, puis, sans s’émouvoir le moins du monde, alla appeler sa sœur. À elles deux, elles se saisirent d’une Sylvie qui tenta bien de se défendre mais dut s’avouer vaincue : le « petit chat » n’était pas de force contre les deux molosses, en dépit de ses griffes. En un tournemain, elle se retrouva dépouillée de ses vêtements, lavée et introduite dans la jolie robe qui découvrait de façon si charmante ses épaules fragiles et ses petits seins ronds encore menus. Puis on la recoiffa et, l’enveloppant de son manteau, on la fit sortir, gagner la chapelle dont les vitraux bleus et rouges brillaient comme des yeux dans le soir tombant.
Le château n’était pas grand, la chapelle ne l’était pas non plus, pourtant les quelques personnes qu’elle contenait firent à Sylvie l’effet d’une foule agglutinée devant un échafaud sur lequel La Ferrière, vêtu de velours pourpre, jouait assez bien le rôle du bourreau. En outre, il y régnait un froid humide qui la fit frissonner. Dès lors, la pauvre enfant, vaincue par la fatigue et le désespoir, n’entendit rien, ne vit rien de ce qui se déroulait sous ses yeux. Elle pensait à tous ceux qu’elle aimait et qu’elle ne reverrait plus. Comme ils étaient loin ! Ils s’enfonçaient dans une brume toujours plus épaisse, dans une mer toujours plus profonde sur laquelle surnagea finalement le seul Perceval dont le sort, à présent, dépendait d’elle. Il fallait le sauver, plus encore de l’horreur que de la mort dont elle savait qu’il ne la craignait pas ! Ensuite… le chemin semblait tout tracé.
La fiancée forcée s’intéressait si peu à la cérémonie qu’elle n’entendit pas le prêtre lorsqu’il lui demanda si elle consentait à épouser Justin de La Ferrière. Elle restait là, droite, immobile, quasi tétanisée, regardant sans le voir cet homme en chasuble brodée… Alors, une main de fer saisit sa tête par-derrière et l’obligea à s’incliner, selon la méthode employée jadis par le roi Charles IX, sur le parvis de Notre-Dame, pour extirper le consentement plus que réticent de sa sœur Margot au moment où elle épousait le Béarnais. Comme ce jour-là, l’officiant s’en contenta, bâcla la suite, et Sylvie se retrouva dehors, marchant au bras de son époux, vers le logis éclairé – assez modestement pour une noce ! – où il lui fallut prendre place à un festin dont elle ne mangea rien ou presque, se contentant d’un peu de ce vin de Loire que François aimait tant… L’idée lui vint d’en boire plus que de raison afin d’essayer d’oublier dans quelle situation abominable elle se trouvait. Autour d’elle on baffrait, on buvait sans retenue. L’homme qui était à présent son époux buvait même plus que les autres, plus surtout que son « témoin » qui restait curieusement sobre. Sylvie pensa que c’était sans doute parce qu’il devait repartir après le souper : en revenant de l’église, elle avait remarqué la voiture noire que personne n’avait conduite aux remises. Seuls les chevaux avaient été changés. Tout à l’heure, Sylvie resterait avec Justin et cette pensée la révulsait. Un espoir, bien faible, suscité par la quantité de boisson qu’il ingurgitait : qu’il soit ivre-mort, donc incapable de l’assaillir. Oh ! s’il pouvait ne pas la rejoindre cette nuit, il ne la rejoindrait plus jamais, car le jour ne la trouverait pas vivante !
Laffemas, cependant, s’impatientait. Il trouvait le temps long et ce fut lui qui, se levant, déclara que cela avait assez duré, même pour un repas de noces, et qu’il était temps de conduire la mariée à son lit. Puis, sans attendre la réponse de La Ferrière qui avait entrepris, non sans peine, de se mettre debout, il alla prendre Sylvie par la main :
— Venez ! Vos femmes vous attendent. Et moi je n’ai pas toute la nuit !
— Pourquoi voulez-vous empêcher ce digne gentilhomme de fêter sa forfaiture ? Vous devez rentrer à Paris ? C’est parfait : partez ! Vous m’avez fait tout le mal que vous pouviez…
Il se contenta de la regarder sans répondre en se mordant les lèvres.
— Je ne partirai qu’en vous laissant au lit ! Appelez les femmes ! Qu’elles viennent chercher leur maîtresse ! dit-il à un valet. Voyez-vous, ma chère, il vous serait trop facile, moi parti, d’échapper à votre nuit de noces, vu l’état de votre époux. Or quand je fais quelque chose, je le fais bien… et jusqu’au bout.
Il fallut en passer par où il le voulait. La mort dans l’âme, Sylvie se laissa emmener par ses deux gardiennes. Quel autre nom donner à ces créatures aux visages fermés qui n’avaient pas la moindre ressemblance avec la rieuse Jeannette. Cependant, elles connaissaient leur métier. Dépouillée de ses vêtements, la nouvelle épousée fut par elles parfumée, glissée dans une longue chemise de soie ornée de lourdes dentelles. On libéra ses boucles de leurs rubans, on défit le chignon de sa nuque et Sylvie fut couverte de la masse soyeuse de ses cheveux dont le châtain clair prenait de si jolis reflets sous la lumière des chandelles. Le miroir devant lequel on l’avait assise lui renvoyait une image charmante. À cet instant, ce ne fut pas à François que Sylvie pensa mais à Jean d’Autancourt, et pour le regretter ! Pourquoi ne l’avait-elle pas écouté ? À cette heure, elle serait sans doute mariée, mais à un homme jeune, tendre, délicat, qui eût su ménager l’enfant qu’elle était encore. Rien de semblable à attendre de la brute qui allait venir !
Assise dans le grand lit à colonnes dont la veilleuse allumée au chevet faisait vivre les personnages sur les tentures en tapisserie des rideaux, Sylvie, glacée jusqu’à l’âme en dépit du grand feu allumé dans la cheminée, attendit… Les deux Allemandes s’étaient retirées, emportant avec elles ses vêtements et jusqu’à ses chaussures, ce qui lui parut étrange mais elle n’en était plus à une mauvaise surprise près.
L’oreille tendue, elle guettait le pas des chevaux, le roulement de la voiture qui emporterait enfin Laffemas vers Paris, la laissant au seul pouvoir d’un reître pris de boisson. Mais rien ne venait…
Ce qui vint, ce fut le léger grincement de la porte qui s’ouvrait lentement, lentement. Le moment terrible auquel elle espérait encore que le vin lui permettrait d’échapper pour cette nuit était venu. Mais la silhouette qui s’encadra dans le chambranle sculpté était celle de Laffemas.
Une bouffée de colère étouffa la peur de Sylvie :
— Que venez-vous faire ici ? On m’a mise au lit, comme vous le voyez, pour y attendre votre ami. À présent, vous pouvez partir ! Votre vilaine besogne est accomplie.
— Pas tout à fait…
Au lieu de s’en aller, en effet, il s’avançait dans la chambre et s’approchait du lit. Il y avait dans ses yeux jaunes une lueur trouble, cependant qu’il se pourléchait à la manière d’un gros matou. Épouvantée par ce qu’elle lisait sur cette figure diabolique, Sylvie recula dans le lit jusqu’à ce que la tête de chêne l’arrête. Elle voulut s’y accrocher.
— Sortez !… Sortez, cria-t-elle. Je vais appeler !
— Qui donc, ma jolie ! Ton époux ? Il est ivre mort et d’ailleurs en serait-il autrement qu’il ne viendrait pas. Il était bien entendu entre nous, et cela depuis longtemps, que si j’arrivais à te livrer à lui, je pourrais exercer le droit du seigneur !… Avoir tes prémices, ma jolie ! Quel moment délicieux nous allons vivre ensemble ! Il y a des mois que j’en rêve… Allons, sors de ce lit !
Elle s’y accrocha de plus belle. Alors, se penchant, il l’en arracha avec une force dont elle ne l’aurait pas cru capable. Elle tomba sur le tapis mais il la relevait déjà, maîtrisait ses mains qu’il maintint derrière son dos avec une seule des siennes, cependant que l’autre dénouait le ruban de la chemise, la faisait glisser jusqu’aux poignets meurtris et commençait à la caresser :
— Le beau petit corps ! La jolie fille !… Veux-tu que je te dise, petite, tu me plais plus encore que ta mère ! Oh ! elle était belle… très belle ! Mais toi tu es exquise ! Une biche affolée ! Et puis tu es neuve, toi ! Une fleur à peine éclose !… Un bouton de rose que je vais ouvrir !
Ce qui suivit fut abominable. Tout en imposant à la malheureuse un baiser qui la révulsa, il lui griffa le ventre, lui mordit les seins, se déchaînant davantage encore en l’entendant crier. Puis il la jeta sur le lit et s’enfonça en elle avec tant de brutalité qu’elle poussa un véritable hurlement. La douleur fut si violente que Sylvie perdit enfin connaissance. Il ne s’en aperçut même pas et continua sa danse infernale en vomissant des torrents d’injures où il la mêlait à sa mère et à toutes les malheureuses qu’il avait égorgées aux rives de la Seine. Cette ultime horreur, au moins, fut épargnée à sa victime…
Quand elle reprit connaissance, il se rajustait, debout au milieu de la chambre. Le retour à la conscience lui arracha une plainte. Alors il se retourna vers elle, ricana, et jeta :
— C’était bon, tu sais ?… On se reverra, ma petite caille !… Sois tranquille ! Je reviendrai… et plus d’une fois ! Tu es à moi, maintenant !
Ce furent ses derniers mots. L’instant d’après, il quittait le théâtre de son infamie et, quelques minutes plus tard, Sylvie entendit enfin le roulement de voiture et le pas des chevaux qu’elle avait tant espérés. Puis plus rien. Un silence tellement épais que l’on aurait pu croire le château abandonné. Sylvie, alors, bougea, doucement. Tout son corps lui faisait mal. C’était comme si on l’avait enfermée dans une boîte avec des chats sauvages. Sur les draps, des taches de sang témoignaient du traitement barbare qu’on lui avait infligé. Mais, petit à petit, sa jeunesse et sa vitalité profonde reprirent le dessus. Elle aperçut la chemise restée à terre et glissa vers elle avec l’impression qu’en recouvrant son corps meurtri, elle souffrirait moins.
Une fois debout et réenveloppée, elle s’aperçut que sa tête ne tournait pas, qu’elle pouvait marcher. Elle vit alors, sur un coffre, un plateau sur lequel étaient posés deux verres et un flacon de vin. L’un des verres avait servi. Elle prit l’autre, y versa quelques gouttes qu’elle avala d’un trait, en éprouva un certain bienfait et s’en versa un peu plus.
Autour d’elle, le château était toujours aussi silencieux. Elle pensa qu’il lui fallait en sortir au plus vite. Pas pour chercher un secours qu’elle ne pouvait plus espérer de personne, puisqu’elle était mariée à l’immonde La Ferrière, mais pour aller vers la mort. La rivière n’était pas loin, cependant l’idée lui vint que sa fin serait plus douce si elle la trouvait dans la pièce d’eau d’Anet, celle où nageaient les beaux cygnes qu’elle aimait regarder lorsqu’elle était enfant. Et puis, là au moins, on trouverait son corps et on lui donnerait une sépulture convenable. Il était en si mauvais état que nul n’imaginerait qu’elle s’était suicidée…
Sylvie se sentit réconfortée. L’idée de sa fin prochaine non seulement ne l’effrayait pas, mais lui était douce parce que c’était le seul moyen de rejoindre François qu’elle ne ferait, après tout, que précéder de peu. Il n’y avait aucun doute à garder sur le sort que le Cardinal réservait à l’amant de la Reine : celui-ci allait retrouver les champs de bataille qui lui manquaient, et quelque jour, à l’issue de quelque bataille, on l’y ramasserait, frappé par l’ennemi ou par une main invisible venue de son propre camp…
Mais, pour sortir de la vie, il fallait d’abord sortir du château. Tout le monde devait dormir, les ivrognes sur leur vin, les serviteurs sur leur fatigue. Elle commença par chercher quelque chose qui puisse la vêtir mais ne trouva rien, hors les draps du lit. On avait tout emporté. En outre, la porte était fermée. Elle alla donc à la fenêtre avec l’idée d’y attacher les draps, dans la meilleure tradition des grandes évasions. Comme la chambre se situait au premier étage, leur longueur devrait suffire. Mais elle trouva mieux : une épaisse couche de lierre montait à cet endroit le long des murs de la maison, et elle savait depuis l’enfance comme il était aisé d’escalader au moyen de cette plante si solide. Descendre devait être aussi facile. Même pieds nus et en chemise !
En traversant son esprit, les mots s’y arrêtèrent, réveillant la mémoire. Elle ne portait rien de plus quand, à quatre ans, son instinct de petit animal l’avait jetée hors de La Ferrière ! Seulement, en aurait-elle la force ? Le bébé de jadis était vif, en pleine santé. Elle n’était plus qu’une trop jeune femme brisée traînant un corps en loques…
Elle s’y décida, cependant, réussit à se glisser – elle était si mince ! – entre le chambranle et le meneau de pierre, chercha une branche un peu épaisse et lentement, lentement, se hissa au-dehors, trouva sous ses pieds une autre branche, puis une autre encore et une quatrième, jusqu’à ce qu’enfin, au bout de ce qui lui parut un siècle, elle rencontrât la terre ferme. Là, elle s’assit un instant contre le tronc tordu pour laisser son cœur reprendre son rythme normal.
À ce moment, la lune en son dernier quartier sortit de derrière les nuages et lui montra la cour déserte, la porte ouverte sur un pont-levis qui ne servait plus depuis longtemps. Sylvie y vit une invite à poursuivre son lugubre projet. Elle se releva avec peine. L’envie de se coucher là, après l’effort qu’elle venait d’accomplir, était grande, mais sa volonté veillait : avant tout, sortir de cette demeure à jamais maudite ! Et elle se mit en marche…
Enfin, le chemin de la forêt s’ouvrit devant elle, obscur, traversé pourtant, par endroits, des flèches blafardes de la lune. Mais qu’il fut cruel à ses pieds nus ! Sa première fuite avait eu lieu en juin où l’herbe et les petites plantes étaient drues. L’hiver durcissait la terre dont le squelette se montrait à nu avec ses pierres coupantes et ses ronces cruelles. Et il faisait si froid ! Pourtant, Sylvie marchait, marchait noyée de larmes et gémissante, mais poussée en avant par un désespoir bien plus grand qu’elle. Son esprit ne raisonnait plus. Elle ne voyait que ce tunnel d’arbres morts qu’il lui fallait franchir pour trouver la fraîcheur de l’eau… de l’eau… de l’eau ! Elle buta contre quelque chose, poussa un cri et s’abattit de tout son long, face contre terre où elle agrippa ses mains avec le sentiment qu’elle ne pourrait plus jamais se relever. Ses oreilles étaient pleines de bruit, un bruit de galop qui lui rappela, avant de s’évanouir de nouveau, le moment merveilleux où, dans sa détresse enfantine, « monsieur Ange » lui était apparu !
Elle ne vit pas surgir du taillis les deux cavaliers que son cri précipitait. Ils l’aperçurent cependant juste à temps : François qui galopait en tête fit cabrer son cheval pour l’éviter, le détournant du même coup du corps étendu vers lequel il se précipita.
— Sang du Christ ! C’est elle !… C’est Sylvie ! Mais dans quel état ! Elle est glacée ! Je ne l’entends même pas respirer… nous arrivons trop tard !
— « Je » suis arrivé trop tard, monseigneur ! Et je ne me le pardonnerai jamais !… Pauvre, pauvre petite ! gémit Corentin au désespoir.
— Ce n’est pas votre faute si votre cheval s’est tué contre un tronc d’arbre et si vous avez mis des heures à en trouver un autre. En plus, il vous a fallu vous faire ouvrir le château, me réveiller…
— Dire que j’étais si heureux d’apprendre que vous étiez à Anet !…
Beaufort, cependant, agenouillé auprès de Sylvie, retournait doucement son corps inanimé dont la lumière pâle lui montrait les traces de sang, les meurtrissures sous le fin tissu déchiré par endroits. Une vague de tendresse, de douleur aussi, le submergea tandis qu’il la serrait contre lui…
— Mon petit chat !… mon pauvre petit chat ! murmura-t-il, les lèvres sur son front, sans pouvoir retenir davantage ses larmes… Je te vengerai ! Je jure devant Dieu que je te vengerai !
Soudain, il entendit un souffle :
— François…
Saisi, il l’écarta de lui juste à temps pour voir s’ouvrir les yeux qu’il croyait à jamais fermés, et la joie l’envahit.
— Dieu soit loué ! Vous êtes vivante !… Regardez, Corentin ! Elle vit !
Mais Sylvie ne voyait pas Corentin. Elle ne voyait que ce qu’elle croyait un rêve né de son désir désespéré que tout recommence comme autrefois :
— Vous… êtes venu !… Vous êtes là…
Et elle perdit conscience pour la troisième fois.