Debout sur le château arrière de la galère, les bras croisés sur sa poitrine retenant les plis de son ample cape noire, Lorenza regardait approcher Marseille sans aucune joie mais cependant avec un certain soulagement. Le voyage depuis Livourne lui avait paru interminable. En effet, par crainte des pirates barbaresques qui infestaient la Méditerranée même après leur défaite à Lépante en 1571, les trois navires florentins avaient longé la côte au plus près afin de s’assurer constamment un refuge facile. C’est ainsi que l’on avait fait escale à Portofino, Gênes, Alassio, San Remo, Antibes et Toulon. Ce cabotage peu glorieux présentait au moins l’avantage de se procurer des vivres frais et de reposer la chiourme.
Cette dernière avait été mise à rude épreuve à cause d’une absence quasi totale de vent, une rareté en septembre. Impossible de hisser une voile et les quelque cent vingt rameurs, esclaves, condamnés ou prisonniers turcs enchaînés par trois aux quarante longues pales rouges érodées par le sel, avaient trimé sans relâche, leurs dos nus brûlés par le soleil et parfois déchirés par les coups de fouet des comites. En dépit des seaux d’eau de mer dont on les arrosait, leur odeur pouvait être insupportable même avec les boules de senteur dont usaient les passagers. Et encore, ceux de Florence, et ceux des chevaliers de Malte n’étaient-ils pas les plus mal traités parce qu’un galérien solide valait mieux – surtout dans les combats ! – qu’un être épuisé par la faim ou les mauvais traitements. Pourtant, leur vue n’en était pas moins pénible à Lorenza et elle ne sortait sur le haut pont qu’à proximité d’un port.
Ce soir, c’était la toute première fois qu’elle se trouvait seule sur le château arrière. Ser Filippo Giovanetti, ambassadeur en France du grand-duc Ferdinand de Médicis, à qui elle était confiée, ne manquait jamais de l’accompagner et veillait avec le plus grand soin à ce que le manteau et la capuche l’enveloppent entièrement, et ne laissent libre que son visage :
— Vos grands yeux noirs sont déjà bien suffisants pour ajouter aux regrets, donc aux souffrances de cette, misérable horde, expliquait-il. L’éclat de votre superbe chevelure d’or fauve pourrait les rendre fous !
Elle remerciait d’un petit sourire machinal cette curieuse preuve de charité chrétienne. S’il avait osé l’affubler d’une paire de bésicles il n’y aurait sûrement pas manqué mais, en ce dernier jour, une violente migraine terrassait cet homme – charmant au demeurant ! – et le tenait cloué au lit en compagnie de son médecin qui lui posait des compresses froides sur les yeux. Cette occupation enchantait ce disciple de Galien : elle le changeait des heures passées au chevet de donna Honoria, tante détestée mais chaperon obligé de la jeune Lorenza, et dont le mal de mer s’était emparé dès qu’elle avait posé le pied sur la galère. Un malaise que les effluves ambiants n’arrangeaient pas. Le résultat était désastreux : acariâtre et malveillante à l’état normal, la grosse dame atteignait des sommets dans les criailleries, entrecoupant ses nausées de malédictions et d’injures. Aussi les escales avaient-elles été les bienvenues mais, en dehors de ces heures bénies, Valeriano Campo, le médecin, se risquait à faire ingurgiter à sa « patiente » du vin additionné d’un peu de poudre d’ellébore qui la calmait un moment pour la rendre plus malade ensuite. Elle pleurait alors comme une fontaine en jurant de faire jeter au bûcher cet assassin dès que l’on aurait touché terre !
Enfin on y était. Tandis que les trois galères traçaient leur chemin entre des îles roussies de soleil dont l’une portait la tour mélancolique d’une petite citadelle, Lorenza admettait que sa première découverte d’un pays où elle passerait peut-être le reste de ses jours aurait pu être pire encore. Posée comme une couronne sur le bleu intense de la mer, Marseille, avec ses maisons étroites et colorées dégringolant d’une montagne ornée en son sommet d’une chapelle et d’un fortin, jusqu’à son port dessiné naturellement par l’embouchure du fleuve Lacydon au bord duquel s’ancraient les puissantes murailles de ses remparts, ressemblait à l’une de ces vignettes dont les moines ornaient encore leurs précieux manuscrits. Le paysage de Provence alentour ne différait guère de ceux que la jeune voyageuse avait connus jusque-là.
C’était, après tout, de bon augure même si l’ambassadeur ne lui avait pas laissé ignorer que le chemin serait long entre cette ville écrasée de soleil et Paris, la capitale du roi Henri IV où se nouerait son destin, où elle allait devenir une autre et porter un nom dont elle préférait ne pas se souvenir parce qu’il désignait ce qu’elle serait désormais : un pion sur l’échiquier politique de Ferdinand de Toscane, son oncle de la main gauche.
Pour l’heure présente, elle s’appelait encore Lorenza Davanzati. Sa mère, Madalena, morte quand elle avait quatre ans, avait été une Médicis, fille bâtarde mais reconnue du premier Cosme à avoir coiffé la couronne grand-ducale de Toscane. Son père, Bernardo Davanzati, mort du chagrin d’avoir perdu sa belle épouse, faisait remonter son origine loin dans la suite des siècles et laissait une grande fortune que la banque Médicis gérait avec une loyauté exemplaire. Ce qui n’était pas si fréquent à l’époque...
A l’exception des deux fils légitimes de Cosme, François et Ferdinand, qui s’étaient succédé sur le trône de Florence, il ne restait à l’orpheline que deux parents, un oncle, Jean de Médicis, autre bâtard de Cosme... et sa tante, Honoria Davanzati. Aussi laide que désagréable, elle était demeurée vieille fille en dépit de la rente confortable inscrite dans le testament de son frère, assortie, naturellement, de l’autorisation de résider dans le palais familial et la villa de Fiesole pour elle et ses éventuels époux et descendants. Malgré ces avantages alléchants, aucun prétendant n’avait tenté l’aventure.
Sagement, Ferdinand et son épouse Christine de Lorraine, élevée à la cour de France par sa grand-mère Catherine de Médicis, avaient confié l’éducation de la petite Lorenza au couvent des Murate[1] où Catherine elle-même avait longuement séjourné. Seul le nom était sinistre, l’enfant s’y était trouvée bien. Le vaste jardin des bords de l’Arno était magnifique et les religieuses, qui ne cessaient de se chamailler, essentiellement distrayantes outre qu’elles n’étaient pas sans culture, loin s’en fallait. Lorenza avait beaucoup appris chez elles et surtout elle y avait trouvé l’affection de Mère Maria-Annunziata, la supérieure, parce qu’elle ressemblait à la petite fille que celle-ci avait perdue avant d’entrer en religion. C’était une Strozzi – l’une des plus nobles maisons de Florence – et quand Lorenza atteignit ses seize ans, elle songea à lui faire épouser l’un de ses neveux, Vittorio, qui en avait deux de plus. Il lui semblait en effet qu’ils formeraient le plus beau des couples et qu’ils étaient faits pour s’entendre. En outre, les deux jeunes gens étaient égaux sur le plan de la fortune et l’on aurait au moins l’assurance que celle de Lorenza n’irait pas courir l’aventure en dehors de la ville du lys rouge...
La Mère s’en était ouverte à la grande-duchesse Christine à laquelle la liait une solide amitié. Cette dernière en avait parlé à son époux et, trois mois environ avant que les galères ne quittent Livourne, Lorenza échangeait sa cellule aux Murate pour une chambre au palais Pitti[2] et rencontrait Vittorio au cours d’une de ces fêtes nocturnes dont Florence avait le secret.
Une habile stratégie les avait menés à se trouver l’un en face de l’autre près du bassin d’une fontaine dont le jet d’eau fusait vers le ciel en gerbe scintillante avant de laisser retomber ses gouttes cristallines. Lorenza avait vu venir vers elle un garçon beau comme un ange blond. Des traits fins composaient le visage le plus aimable et le plus souriant qui soit, et il portait avec élégance, à défaut d’une paire d’ailes, un pourpoint richement brodé d’argent du même bleu que ses yeux. De son côté, le jeune homme n’avait pas caché son éblouissement devant celle qu’il crut un instant la divinité du jardin, si rayonnante de jeunesse dans une robe de satin blanc d’une simplicité voulue afin de mieux mettre en valeur la splendeur d’une somptueuse chevelure d’or traversée d’éclairs de feu, retombant en boucles soyeuses à la hauteur des reins, mais retenue autour du front par une couronne de lauriers d’or, d’émeraudes et de perles. Le contraste avec les longs yeux noirs légèrement étirés vers les tempes et qui le regardaient en souriant était frappant.
Trop ému pour parler, il avait mis genou en terre :
— Êtes-vous réelle ou serais-je en train de rêver ?
— Nous ne rêvons ni l’un ni l’autre, dit-elle gaiement. Je vous prenais bien pour un ange !
Le grand-duc avait annoncé leurs fiançailles le soir même tandis que les pluies d’étoiles d’un feu d’artifice embrasaient le ciel... Le mariage – pourquoi attendre puisqu’il s’annonçait sous d’aussi heureux auspices ? – devait avoir lieu un mois après... Mais la veille, les soldats du Bargello[3] découvraient, peu avant l’aube, le corps sans vie de Vittorio, un poignard planté dans le cœur...
La grande-duchesse Christine s’était chargée de prévenir Lorenza. Elle l’avait trouvée plongée avec Bibiena, qui avait été sa nourrice, dans la plus agréable des occupations : elle surveillait le rangement de son trousseau dans les coffres en bois de santal avant le transport au palais Davanzati où le jeune couple devait vivre. Après que le mariage eut été décidé, des équipes d’ouvriers s’étaient relayées afin de rafraîchir cette belle demeure inoccupée depuis tant d’années sauf par la tante Honoria, laquelle s’était hâtée de se transporter à Fiesole non sans emplir l’air de ses protestations indignées – et d’autant plus malvenues qu’on ne devait pas toucher à son appartement.
Couturières, brodeuses, lingères, chausseurs et bijoutiers s’activant au même rythme que les artisans du palais, la chambre de Lorenza ressemblait à une caverne des Mille et Une Nuits. La jeune fille elle-même, en train de respirer le bouquet de fleurs que son fiancé lui envoyait chaque jour, était l’image de la joie de vivre. Un rai de soleil faisait scintiller la grande émeraude carrée que Vittorio avait glissée à son doigt et le cœur de Christine se serra en pensant qu’elle s’apprêtait à éteindre d’un seul coup cette gaieté et faire pleurer les beaux yeux de la jeune fille...
Blonde, avec un visage plein, la grande-duchesse ressemblait indéniablement à sa redoutable grand-mère dont elle avait hérité les mains et les jambes admirables mais elle possédait aussi une grâce, une vivacité et un cœur compatissant qui n’avaient jamais été le fait de la reine Catherine. Alors que Lorenza s’inclinait pour baiser sa main, elle la releva pour la prendre dans ses bras et la faire asseoir auprès d’elle sur le lit couvert de brocart bleu :
— Tu aimes beaucoup ton fiancé, n’est-ce pas ?
— Comment pourrait-il en être autrement ? Il est tellement charmant ! s’écria-t-elle, rieuse.
— Sans doute, mais pourrais-tu envisager de vivre sans lui ?
Lorenza, soudain sérieuse, fronça les sourcils :
— Je ne sais pas puisque je n’ai jamais vécu avec lui. Mais... m’apporteriez-vous une nouvelle fâcheuse, Madonna ?
Christine se rendit compte qu’elle comprenait vite et que le mieux serait de ne pas tourner autour du pot. L’enfant était de qualité, elle le savait :
— Pire que cela, et il va te falloir du courage. Vittorio est mort cette nuit. Il a été assassiné.
Elle sentit la jeune fille se raidir contre elle mais sans un cri, sans une larme. Elle pleurerait sans doute plus tard. Lorenza se contenta de répéter :
— Assassiné ?... Mais pourquoi ? Mais comment ?
— Pourquoi ? Personne n’en sait rien encore. Comment ? Un coup de poignard au sortir du palais Ricci où l’on venait d’enterrer joyeusement sa vie de garçon. D’après le Bargello il n’a pas dû souffrir. Le meurtrier n’a porté qu’un seul coup dans le dos mais il a atteint le cœur.
— Dans le dos ? Alors c’est un lâche ! fit Lorenza avec dégoût. Vittorio ne méritait pas cela !
Elle s’était levée pour aller vers la fenêtre ouverte sur les beaux jardins où ils s’étaient rencontrés, passant devant Bibiena qui, elle, pleurait à gros sanglots, et entamait même le lamento accompagné de coups sur la poitrine comme des mea culpa, rituel chez les femmes du peuple. Lorenza lui mit dans les mains les fleurs qu’elle tenait toujours :
— Va les porter à la chapelle ! Moi je ne veux plus les voir !
Et elle resta là, immobile, devant l’admirable décor d’arbres, de plantes, d’eaux vives et d’œuvres d’art, incapable de faire un geste, incapable de pleurer. Ce qu’elle éprouvait était moins une douleur qu’une bizarre impression de vide. Elle ne souffrait pas mais c’était comme si le monde venait de perdre ses couleurs, ne laissant qu’une grisaille trouble. L’ange blond, ses rires, ses baisers, les chansons qu’il composait pour elle, avait emporté vers le ciel les rêves de celle qui lui avait donné sa main et promis d’être à lui. ! Que dire de plus ?
En s’approchant de la jeune fille pour l’embrasser, Christine vit que des larmes silencieuses glissaient vers les coins de ses lèvres sur un visage totalement immobile. Alors elle lui caressa la joue et se retira...
Dans les jours qui suivirent, Lorenza ne quitta pas sa chambre, suivant en cela les conseils de la grande-duchesse qui souhaitait lui éviter les condoléances plus ou moins hypocrites de la Cour. En vérité, elle ne savait plus que faire de sa personne. Regagner le palais Davanzati sans Vittorio lui causait une répugnance. La vie aurait pu être si gaie, si insouciante avec ce charmant compagnon ! Comment surtout s’accommoder de la présence d’Honoria qui ne manquerait pas d’accourir afin de jouer avec jubilation un rôle de porte respect qui n’avait plus sa place chez les Médicis et Christine – qui la détestait ! – lui avait déclaré sans ambages qu’elle-même suffirait à la tâche. Elle aurait aimé se retirer à Fiesole à condition d’y être seule. Cela voulait dire convaincre la tante de déménager vers le lungarno[4] familial, ce qui relevait de l’utopie. Alors ? Retourner aux Murate ? Si cher que lui fût le couvent de son enfance, Lorenza n’avait nulle envie d’y faire profession ou seulement de s’y installer ad libitum dans un rôle de demi-veuve qu’elle refusait. A mesure que coulaient les heures, elle découvrait que si la perte de son fiancé lui causait une lourde peine elle ne la plongeait pas dans le désespoir générateur des renoncements héroïques. Le jour où l’on avait porté Vittorio en terre, elle avait rendu au père du jeune homme l’émeraude dont elle avait été si fière et qu’elle avait portée si peu de temps. En un mot, elle avait encore le désir de vivre mais où... mais comment ?
Elle en était à ce point de ses réflexions quand un chambellan vint l’informer que le grand-duc désirait lui parler. Elle le suivit sans poser de questions auxquelles il n’aurait certainement pas répondu. C’était un homme imbu de sa dignité qui ne déplaçait sa vaste personne qu’avec une lenteur solennelle à laquelle il lui fallut bien se plier pour traverser les somptueux appartements du palais – salles de l’Iliade, de Saturne, de Jupiter, de Mars, d’Apollon et de Vénus – et atteindre enfin la salle des Perroquets où, devant un portrait de la duchesse d’Urbino par le Titien, le grand-duc examinait un remarquable bronze de Giambologna que l’on venait de lui livrer.
A cinquante-neuf ans, Ferdinand de Médicis était un homme corpulent doué d’une incontestable majesté due peut-être aux années qu’il avait passées sous la pourpre cardinalice. En effet, second fils de Cosme Ier, il était monté sur le trône à la suite de la mort tragique de son frère François, empoisonné avec sa seconde épouse, Bianca Capello, celle que les Florentins avaient surnommée la Sorcière de Venise et à laquelle ils ne pardonnaient pas la mort de Jeanne d’Autriche, la première femme. Jusque-là, Ferdinand avait mené à Rome une existence fastueuse de mécène éclairé dans l’admirable villa Médicis qu’il avait fait construire. N’ayant jamais été ordonné prêtre, il avait pu envoyer aux orties la soutane rouge pour convoler avec Christine de Lorraine.
Sous ses cheveux gris coupés court, le visage massif du grand-duc, embelli par l’éclat des yeux magnifiques des Médicis, allongé par une courte barbe et des moustaches tombantes, se fit plus souriant pour relever la jeune fille qui avait plongé dans sa révérence et la faire asseoir avec autant de sollicitude que si elle eût été une fragile porcelaine :
— Comment va ton cœur, Lorenzina mia ? s’enquit-il avec bonté.
Elle leva sur lui un regard désolé :
— En vérité, je ne sais, Monseigneur. Je me sens désorientée... perdue même. C’est comme dans un rêve. J’étais dans un jardin de roses, plein de parfums et de musique, et en me réveillant je me suis retrouvée dans un lieu obscur, triste et froid. Je ne sais plus où j’en suis, ajouta-t-elle avec franchise.
— C’est trop naturel mais si j’ai parlé de ton cœur c’est pour savoir si la mort de ton fiancé l’a brisé ou s’il peut battre encore ?
— Cela non plus je ne le sais pas. J’étais heureuse auprès de lui mais j’ignore si ce que j’éprouvais était vraiment l’amour. Peut-être ne l’ai-je pas connu assez longtemps ?
— Je préfère cela. Nous redoutions, la grande-duchesse et moi, que tu ne viennes nous demander de te faire nonne... bien que ce puisse être une solution.
— Je ne comprends pas.
— Tu vas comprendre. Lorsque j’ai retrouvé le corps de Vittorio, l’arme qui l’a tué avait fixé ceci sur lui.
Dans un des tiroirs d’un cabinet d’ébène et d’ivoire, Ferdinand prit un petit rouleau de papier et un poignard dont la vue inspira un mouvement de recul à la jeune fille.
— Est-ce avec cette arme ?...
— Oui. Comme tu peux le constater, c’est une très belle dague – la garde s’ornait en effet d’une fleur de lys en rubis – et celui qui l’a ainsi abandonnée doit être un homme riche, puissant aussi – ou qui veut le faire croire ! – puisqu’il a osé signer son crime de l’emblème de notre cité. Lis maintenant son message !
Avec stupeur, la jeune fille déchiffra : « Quiconque osera prétendre à la main de Lorenza Davanzati recevra la mort de ma main. » Pas de signature sur cette espèce de déclaration de guerre qui eut sur Lorenza une action répulsive. Elle se hâta de la rendre :
— C’est un fou, je pense, fit-elle avec dégoût. Qu’importe ses menaces d’ailleurs puisque je ne me marierai jamais !
— Tu es bien jeune pour en juger. Ils sont nombreux ceux qui, ici même, enviaient ton promis ! Reste à savoir lequel est capable de ne pas reculer devant le crime pour t’avoir...
— Moi ou ma fortune ? Quoi qu’il en soit je ne veux pas les connaître. Après Vittorio, aucun ne saurait me plaire !
— Cela peut changer ! Tu es si jeune ! Jusqu’à ce jour on a respecté ton chagrin mais je peux te prédire que l’émulation va être rude parmi les jeunes hommes de la Cour... et les moins jeunes peut-être !
— Ceci pourrait être dissuasif ? répondit la jeune fille en désignant l’arme.
— Tous les Florentins ne sont pas des lâches. En outre, tu es trop belle pour ne pas susciter des passions suffisamment fortes pour braver cet assassin. Je ne te cache pas que cela me soucie ! On a le sang chaud chez nous : des troubles pourraient se produire.
— Pourquoi ne pas d’abord chercher l’assassin ?
— Le Bargello s’y emploie et il ne manque pas de finesse. Les Strozzi aussi d’ailleurs mais les investigations peuvent demander du temps et...
— Pardonnez-moi, Monseigneur, mais ne serait-il pas plus simple que Votre Altesse me fasse entendre clairement ce qu’elle attend de moi et que je crois deviner : que je me retire aux Murate... et n’en sorte plus ?
— Non !... Pas du tout ! Je souhaite au contraire que tu te maries ! Mais pas à Florence !
— Où donc alors ?
— En France ! Et tu apporterais à notre politique étrangère une aide précieuse.
— Moi ?
— Eh oui ! Laisse-moi t’expliquer. Filippo Giovanetti, notre ambassadeur auprès du roi Henri IV, est revenu quelques jours avant la mort de ton fiancé, envoyé par la reine Marie, notre nièce et ta marraine. En un mot, elle appelle au secours !
— Au secours ? La Reine ? Mais de quoi est-elle menacée ?
— De répudiation. Le roi Henri serait décidé à nous la renvoyer parce qu’il ne peut plus supporter son mauvais caractère !
— Après tout ce temps ? Ne lui a-t-elle pas donné d’enfants ?
— Quatre ! Le dernier est né au printemps. Il n’empêche qu’il ne veut plus d’elle parce qu’elle fait de sa vie un enfer !
— Il aura été long à s’en apercevoir !
Huit ans plus tôt, en effet, Henri IV, roi de France et de Navarre, avait épousé Marie de Médicis, nièce de Ferdinand, réalisant ainsi la meilleure affaire de sa vie. Après la mort d’Henri III, le dernier Valois qui l’avait courageusement désigné comme son successeur, il avait dû conquérir son royaume à la pointe de l’épée. D’autant plus durement qu’il était protestant et que les guerres de Religion faisaient encore rage. Il ne s’était converti que devant Paris[5] mais sur le plan financier la banque Médicis ne lui avait jamais fait défaut. Depuis Laurent le Magnifique et Louis XI, l’amitié liant Florence à la France avait perduré, cimentée par le mariage d’Henri II avec Catherine de Médicis et celui de Ferdinand avec Christine. En outre, la dot de Marie avait de quoi faire rêver un monarque impécunieux : 600 000 écus alors qu’il en devait déjà les deux tiers au grand-duc de Toscane ! Mais tout s’était arrangé au mieux et, en 1600, Marie partit pour Paris, escortée d’une suite imposante, avec un véritable trésor. Même la galère qui la portait était incrustée de pierres précieuses ! On devine l’effet sur les Marseillais et la traînée de poudre qui précéda la nouvelle reine au long de son chemin ! On annonçait une nouvelle de reine de Saba. Elle fut follement acclamée.
Tout cela Lorenza le savait comme le reste du pays, les murs d’un couvent étant plus perméables que l’on ne pourrait le supposer. Elle avait d’ailleurs assisté au mariage par procuration au Duomo[6]. Elle n’était à cette époque âgée que de neuf ans mais le faste déployé l’avait impressionnée. Sa marraine devenait une grande reine et voilà que maintenant on voulait la renvoyer comme une servante qui a cessé de plaire ? C’était intolérable et elle le dit, ajoutant que cela n’arriverait pas parce que le pape ne le permettrait pas ! Ferdinand sourit :
— Je ne crois pas que ses foudres pourraient arrêter Henri. Il s’est fait catholique du bout des lèvres et il n’y a pas si longtemps qu’un roi d’Angleterre, Henri VIII, a plongé son royaume dans le schisme afin de se débarrasser de son épouse, Catherine d’Aragon, pour convoler avec une jolie fille de sa cour, Anne Boleyn, qui lui avait mis le feu au sang !
— Et le roi de France a le feu au sang ?
— C’est chez lui un état permanent. On ne compte plus ses maîtresses et il leur permet trop souvent d’exercer sur lui une influence déplaisante. Avant d’épouser Marie, il était passionnément épris d’une très belle jeune fille, Gabrielle d’Estrées, qui lui a donné trois enfants, reconnus, et dont il aurait légalisé la situation si elle n’était morte fort opportunément la veille de la célébration du mariage.
— Par le poignard ?
— Non, un accouchement difficile et le poison... Henri l’a beaucoup pleurée... jusqu’à ce qu’il en rencontre une autre : Henriette d’Entragues dont il a fait une marquise de Verneuil, moins belle peut-être mais plus séduisante parce que bourrée d’esprit et sachant le manier avec une habileté diabolique. Il lui avait même signé une promesse de mariage – alors que les pourparlers d’union avec ma nièce étaient déjà engagés ! – si elle lui donnait un fils dans l’année. Par bonheur, l’enfant n’a pas vécu et Henri a épousé Marie. Depuis, il ne cesse d’aller de l’une à l’autre et les deux femmes se haïssent ouvertement. Marie accable Henri de scènes épouvantables oubliant un peu trop souvent qu’il est le Roi et le ministre Sully passe son temps à jouer les bons offices et à les réconcilier mais, cette fois, Marie a dépassé les bornes et Henri veut s’en débarrasser. On vient de me faire savoir qu’il a écrit au pape en ce sens. Voilà où nous en sommes !
Le grand-duc ayant terminé l’exposé de la situation, un silence s’ensuivit que Lorenza employa à assimiler ce qu’elle venait entendre. Enfin, elle se risqua :
— Monseigneur, je suis flattée de la confiance que Votre Altesse me témoigne en me racontant ces faits mais je ne vois pas en quoi je pourrais le servir ? A moins que...
Elle ne put réprimer une grimace qui en disait plus long qu’un discours et Ferdinand éclata de rire :
— Si tu t’imagines que je veux t’envoyer séduire le roi de France, tu te trompes, Lorenza mia. Je respecte le sang qui nous est commun !...
A ce moment, les portes s’ouvrirent à deux battants pour livrer passage à la grande-duchesse visiblement préoccupée. Ferdinand fronça le sourcil mais n’en alla pas moins à sa rencontre, lui offrit la main et la mena à son fauteuil. Christine l’en remercia d’un léger sourire :
— Pardonnez-moi cette intrusion, mon seigneur époux, mais j’apprends que vous avez fait mander Lorenza. Vous savez qu’elle m’est chère et...
— ... et j’aurais dû vous inviter à l’accompagner ! Soyez sans crainte, je ne lui ai encore rien dit de très important sinon les raisons pour lesquelles nous pouvons craindre une rupture de nos bonnes relations avec la France.
— Et le retour de cette chère Marie, reprit Christine qui ne devait pas apprécier particulièrement la reine de France si l’on en jugeait l’expression peu enthousiaste qu’elle ne parvenait pas à dissimuler. Ce sera notre tour de vivre l’enfer et peut-être faudrait-il songer à une résidence... un peu éloignée ?
Le grand-duc se mit à rire :
— Je n’ai pas plus envie que vous de la voir revenir mais nous pensons avoir trouvé un moyen, Giovanetti et moi... si toutefois Lorenza veut bien s’y prêter ? ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille.
— S’il ne s’agit pas d’essayer de séduire le Roi, fit celle-ci, toujours méfiante.
— Dans un sens, si, mais pas comme tu l’entends. En deux mots, je voudrais te marier au fils du marquis Hector de Sarrance qui est peut-être son plus ancien compagnon de guerre, un fidèle ami et son conseiller le plus écouté avec son ministre Sully. Or, jusqu’à présent, la reine Marie et Sarrance sont à couteaux tirés : toujours ce fichu caractère ! Et c’est dommage parce que le gentilhomme déteste la marquise de Verneuil...
— Et vous estimez qu’en unissant Lorenza à son fils...
— En mariant la filleule de Marie à son fils ! Rectifia Ferdinand. Oui, je suis persuadé – et Giovanetti aussi – que Sarrance ne pourrait faire autrement que plaider la cause de la souveraine auprès de son époux... Et cela avec d’autant plus d’allégresse que l’argent compte énormément pour lui !
— Il est pauvre ? demanda Christine.
— Pas tout à fait, bien que le Roi ne soit guère généreux envers ses amis. Mais avare, oui ! Ta fortune, Lorenza, a de quoi faire rêver !
— Et vous voulez que j’épouse le fils d’un tel homme ? protesta la jeune fille. S’il ressemble à son père...
— Non. Absolument pas ! Je le crois digne de toi, Lorenza : jeune, beau, vaillant, fier et d’une compagnie des plus agréables d’après notre ambassadeur... Je pense sincèrement que tu pourrais être heureuse tout en sauvant de la honte ta marraine et notre alliance ! Enfin... ce pourrait être salutaire d’oublier ce détail, précisa-t-il en reprenant la dague au lys rutilant. Cet assassin veut que Lorenza et sa fortune restent à Florence. La comtesse de Sarrance devenue française mais dont notre banque continuera à gérer la majeure part des biens, l’intéressera moins !
— Vous êtes gracieux, vous ! répliqua la grande-duchesse. Elle est assez belle pour inciter n’importe quel homme à la folie !
— Sans nul doute mais les passions s’éteignent avec le temps. Pas celle de l’or. Voilà, Lorenza, tu as en main les données du problème. Si tu ne souhaites pas un autre destin, veux-tu te dévouer au service de Florence... et, je te le répète, avoir une chance d’être heureuse ?
Heureuse ? La jeune fille ne pensait pas que ce fût encore possible mais la perspective d’horizons différents et d’une vie nouvelle éveillait sa curiosité et l’éventualité de ne pas finir ses jours entre les quatre murs d’un couvent la tentait. Après tout, c’était une réponse valable aux questions qu’elle ne cessait de se poser. Elle accepta :
— A une condition, cependant, si Votre Altesse veut bien me le permettre...
Ferdinand releva un sourcil. Il n’aimait pas beaucoup les conditions :
— Laquelle ?
— Je voudrais emporter cet objet, fit-elle en désignant la dague aux rubis. Il me semble que là où je vais, je pourrais en avoir besoin...
— La cour de France n’est pas un coupe-gorge ! s’exclama Christine, peinée...
— Loin de moi cette idée, Madonna ! Il y a des armes dans chacune de nos demeures mais si je réclame celle-ci, qui me faisait horreur avant mon consentement, c’est parce que j’ai le sentiment que le sang de Vittorio me protégera.
— Elle est à toi, conclut le grand-duc en la lui tendant.
Quelques jours plus tard, Lorenza quittait Florence en compagnie de l’ambassadeur... Ce dernier était pourtant venu par voie de terre et le plus vite possible mais le grand-duc souhaitait donner au voyage de sa nièce un certain apparat tout en protégeant autant que faire se pourrait les coffres de sa dot.
Malheureusement, il avait fallu embarquer aussi la tante Honoria. Celle-ci l’avait exigé, revendiquant hautement son droit de chaperonner sa nièce comme le voulaient les convenances au lieu de laisser celle-ci courir les mers « dans les bagages » de Giovanetti. En outre, elle désirait revoir la reine Marie quelle avait connue enfant et prétendait « aimer beaucoup », ce qui faciliterait les premiers contacts. Devant le manque d’enthousiasme de Lorenza, elle avait menacé de la précéder, par les chemins de terre ferme, pour annoncer elle-même sa venue.
— Dieu sait ce qu’elle pourrait raconter ! avait expliqué la grande-duchesse à la jeune fille révoltée. J’aurais aimé t’accompagner moi-même et revoir ma famille mais c’est impossible. Quant à Honoria, à moins de l’enfermer – et sous quel prétexte ? – on ne peut l’empêcher d’aller à Paris. Souhaitons seulement qu’elle ne provoque pas de catastrophe avant que ton futur époux refuse de s’en encombrer et nous la renvoie. Ce qui serait préférable pour toi.
Il avait bien fallu en passer par là et Lorenza avait alors redouté la longue cohabitation du voyage mais, grâce à Dieu, le mal de mer, en clouant la dame dans son lit, l’avait débarrassée de sa présence. Elle allait la saluer matin et soir et pour le reste, Bibiena, dont rien ne pouvait entamer la bonne humeur, s’en chargeait avec l’aide du médecin car, bien entendu, Nona, la vieille camériste d’Honoria, était aussi malade que sa maîtresse.
Les galères allaient aborder l’entrée du port gardé de chaque côté par une tour quand Lorenza entendit derrière elle la voix de Giovanetti :
— Alors, Madonna, que vous semble la terre de France ?
Surprise, elle se retourna :
— Vous êtes guéri ?
— Comme vous voyez ! Quand on le traite avec la considération due à son savoir réel, Valeriano Campo est un excellent médecin. Votre tante s’en serait aperçue si elle s’était prêtée à ses soins autrement qu’en le couvrant d’injures.
— Il la faisait dormir, ce n’était déjà pas si mal !
— C’était uniquement pour que nous puissions en faire autant. Sinon il l’aurait peut-être laissée vomir ses tripes jusqu’au bout de ses forces. Il est un peu vindicatif, vous savez ?
— Et le fameux serment d’Hippocrate ?
— Il estime qu’il a des limites. Par exemple, quand il s’agit d’une de ces créatures qu’il considère comme une plaie pour le genre humain. Il faut admettre que donna Honoria en est une représentation fort réussie...
— La campagne ressemble à celle de Toscane et la ville paraît belle. Mais nous n’y resterons pas ?
— Non, hélas ! Paris possède aussi son charme et le Roi s’efforce de l’embellir mais le climat n’est pas le même. Il faut seulement espérer que nous y arriverons par beau temps. D’ailleurs, nous nous arrêterons avant parce que la Cour n’y sera pas.
— Où sera-t-elle ?
— A Fontainebleau, à la chasse, je pense. Je vous signale que le palais est plein de charme.
— C’est là que je vais rencontrer...
— Celui qu’on vous destine ? Sans doute. Un récent courrier m’a appris que son père avait accueilli favorablement les ouvertures de Son Altesse le grand-duc et qu’il s’employait à faire en sorte que le Roi soit en de meilleures dispositions envers son épouse.
— Si j’ai bien compris, cet homme est prêt à servir la Reine qu’il n’aime pas en échange des biens que j’apporte ?
— Ce n’est pas exactement cela. S’il a l’oreille du Roi, le marquis de Sarrance n’aime pas particulièrement la Reine qu’il trouve sotte et désagréable -ce qui est un peu vrai ! En revanche, il déteste franchement la favorite, la marquise de Verneuil, qu’il juge dangereuse, mais comme il tient beaucoup à l’amitié du Roi il s’est gardé jusqu’ici de prendre parti. Si vous voulez, il suffit qu’on le pousse un peu pour découvrir à Marie de Médicis toutes les vertus et tous les charmes qu’elle n’a pas et desservir sa rivale de tout son pouvoir. L’idée qu’elle pourrait devenir reine de France le rend malade. D’un autre côté, s’il se brouillait avec le Roi, il prendrait le risque d’être renvoyé dans son château béarnais qui crie misère par toutes ses fissures. Alors la perspective d’une bru telle que vous, pour ainsi dire dorée sur tranche, lui donne toutes les audaces. Il a juste besoin d’encouragement...
— Et je suis cet encouragement. Son fils lui ressemble-t-il ?
— Absolument pas ! Au point que certaines mauvaises langues insinuent que la défunte marquise Elisabeth lui avait donné, pendant quelque temps, un... coadjuteur infiniment plus séduisant ! Si le père est de taille moyenne, grisonnant, revêche, le fils a l’air sorti d’un roman de la Table Ronde. Seul point commun : la bravoure. Ils sont tous deux d’une vaillance exceptionnelle et l’ont démontré en maintes occasions aussi bien en duel qu’à la guerre. Quand j’ai quitté Paris, il était question de donner un régiment au père afin que, plus tard, il devienne maréchal de France.
— Quel âge a...
— Antoine de Sarrance ? Vingt-sept ou vingt-huit ans, je pense.
— S’il est tellement séduisant pourquoi n’est-il pas encore marié ?
Giovanetti hésita mais ce ne fut qu’un instant :
— Autant que vous le sachiez tout de suite, dit-il en haussant les épaules. C’est uniquement de son fait. Les candidates ne manquent pas mais il estime qu’il a le temps.
— Il a une maîtresse j’imagine ?
— Le contraire m’étonnerait... Il est de ceux qui mordent la vie à belles dents – les siennes sont magnifiques ! – sans jamais se lasser. Et c’est un joyeux compagnon. En toute honnêteté, Madonna, je crois que vous formerez un beau couple et que vous avez une chance d’être heureuse !
— J’en suis moins sûre que vous, ser Filippo ! Enfin, nous verrons et tant que nous ne sommes pas au pied de l’autel...
— Vous me faites trembler, Madonna ! Il serait plus sage, si vous avez des objections à formuler, de ne pas attendre d’en arriver là.
— Ai-je droit à des objections ?
Giovanetti renifla délicatement cependant que ses lourdes paupières, qui retombaient habituellement sur des yeux bruns singulièrement vifs, se levaient d’un seul coup trahissant une inquiétude que la jeune fille avait appris à repérer durant les interminables parties d’échecs dont tous deux avaient agrémenté le voyage. Or, elle ne voulait pas l’inquiéter davantage parce qu’il avait su attirer sa sympathie, ne fût-ce qu’au cours de ses passes d’armes avec une Honoria que son statut d’ambassadeur n’empêchait pas de traiter du haut de sa grandeur bien qu’elle soit nettement plus petite que lui
— On dirait un héron endormi ! avait-elle déclaré lorsqu’ils avaient fait connaissance.
Ce n’était pas tout à fait faux. Filippo Giovanetti était en effet un homme longiligne, tout en nez et en jambes que les approches de la cinquantaine courbaient légèrement, ce qui l’obligeait, par temps humide, à recourir à une canne, mais il avait des traits réguliers, des yeux intelligents et son sourire ne manquait pas de charme. A l’instant présent, il lui fallait répondre à la question de Lorenza. Il s’y résolut après quelques secondes de réflexion :
— En principe, oui...
— Mais en principe seulement ?
— C’est un plaisir de parler avec vous, Madonna, car vous saisissez très vite les nuances et c’est important à la Cour où vous évoluerez. Certes, vous gardez votre liberté de dire non mais je vous prierai instamment de prendre en compte l’importance de ce mariage sur le plan diplomatique. Si vous refusez, vous risquez de rentrer à Florence dans la suite d’une reine répudiée qui ne vous le pardonnera pas. Votre sort, alors, ne serait pas enviable car vous n’imaginez pas à quel point Sa Majesté peut se montrer désagréable dans certaines circonstances !
— Comme par exemple, dans ses relations avec le Roi ?
— Exactement. Je reconnais volontiers qu’il est difficile pour une femme – surtout aussi orgueilleuse qu’elle ! – d’endurer les sarcasmes, les tracasseries d’une maîtresse qui la nargue sans pudeur mais elle est reine de France, que diable ! Et ce n’est pas en accablant son époux de reproches et d’injures – sinon pire ! – qu’elle obtiendra d’être couronnée dans la cathédrale de Reims ainsi qu’elle ne cesse de le réclamer. Un mépris glacé serait beaucoup plus digne et plus efficace, à mon avis. Malheureusement, il faut bien admettre que Marie est loin d’être intelligente ! Enfin vous verrez bien !
— Pourrais-je au moins compter sur vos conseils et votre assistance ? J’ai l’impression que ce me sera nécessaire !
Il lui prit la main :
— Voilà une question que je ne pensais pas entendre, reprocha-t-il gentiment. Sauf si le roi Henri me chasse ou que le grand-duc me rappelle, je resterai auprès de vous aussi longtemps que vous le souhaiterez, Madonna. Mais peut-être serait-il temps que nous nous préparions à débarquer ?
Précédant ses escorteuses, la Maria Santissima vint s’embosser au pied de la puissante abbaye fortifiée Saint-Victor dont un Médicis avait été l’abbé avant de devenir le pape Clément VII et d’y revenir bénir le mariage de sa nièce Catherine avec le deuxième fils de François Ier. Depuis un moment déjà, une foule se massait sur le quai prête à fêter les nouveaux venus. Marseille connaissait de longue date les couleurs et les armes de Florence car, outre le fait que la cité du Lys rouge y possédait des entrepôts, elle n’avait pas oublié l’arrivée sensationnelle de la fantastique galère incrustée de pierreries qui, huit ans plus tôt, amenait une seconde reine à la France. Bien que l’embarcation fût plus modeste, le viguier[7] n’en vint pas moins accueillir en personne ceux qu’elle portait en compagnie d’Angelo Rossi, le représentant des Médicis, chez qui les voyageurs résideraient seulement vingt-quatre heures avant de partir pour Paris : Giovanetti était pressé.
Présentés à Lorenza tandis que celle-ci remerciait le capitaine du navire de les avoir conduits à bon port, les deux notables entamèrent une sorte de duo tout méridional, vantant à tour de rôle la perfection de son teint d’ivoire rosé, la splendeur de sa chevelure étroitement tressée cependant sous une coiffure de dentelle à trois pointes, les diamants noirs de ses yeux, le rose tendre de ses lèvres, tant et si bien que l’ambassadeur leur fit remarquer un peu sèchement qu’ils s’adressaient à une demoiselle de noble maison dont il convenait de ménager la modestie. A cet instant d’ailleurs, donna Honoria fit une apparition chancelante soutenue par Bibiena et Nona et ce fût la fin du concert. Même le plus imaginatif des thuriféraires aurait perdu ses moyens devant ce lourd visage au teint encore jauni par les récentes nausées que le voisinage de la fraise blanche n’arrangeait pas, les petits yeux durs en pépins de pomme et l’ample silhouette carrée emballée de soie noire dont les baleines du corset ne parvenaient pas à dessiner la taille. Ayant retrouvé quelque aplomb depuis que la galère avait cessé de s’agiter, elle répondit à leur salut consterné par une vague inclinaison de la tête agrémentée d’un coup d’œil furibond et d’une réplique désagréable.
— Cela m’étonnerait que je me plaise dans ce pays sauvage. Il faut avoir perdu l’esprit pour quitter Florence au bénéfice d’une de ces contrées du nord dont on a rien d’autre à attendre que des rhumatismes ! Maintenant je voudrais un vrai lit... si toutefois vous savez ce que c’est !
Tandis qu’Angelo Rossi lui assurait qu’elle aurait satisfaction sous peu, Lorenza, gênée de son impolitesse, se risquait à offrir des excuses arguant d’une traversée pénible. Mal lui en prit :
— De quoi te mêles-tu ? Une dame de ma condition n’a que faire des avis d’une fille comme toi ! Tu devrais me remercier à genoux de m’être imposée ces souffrances insupportables afin que tu n’arrives pas ici comme un simple bagage dans la suite de ser Filippo !
La jeune fille rougit de colère. Le boulet qu’elle allait traîner promettait d’être encore plus lourd qu’elle ne le craignait :
— Vous me rendrez cette justice, tante Honoria, que je n’ai jamais réclamé votre présence pour...
— ... pour pouvoir te comporter avec tous ces hommes comme le fit jadis ta mère et...
Cette fois c’en était trop ! Les yeux sombres lancèrent des éclairs :
— Comment osez-vous ? Ma mère était une Médicis !
— Bâtarde ! Tu ferais mieux d’éviter d’en parler !
Mais l’ambassadeur estimait qu’il était temps d’intervenir :
— Je crains, dit-il sévèrement, que ce genre de propos ne soit guère apprécié à la cour de France. Aussi dois-je vous prier, dès à présent, Madonna Honoria, de vous engager à ne plus vous y livrer. Sinon...
— Sinon ? clama-t-elle.
— J’aurais le regret d’engager vos femmes à vous reconduire dans votre cabine pour y attendre que la galère reprenne la mer. Je remettrais une lettre pour le grand-duc Ferdinand au capitaine Rossi !
— Vous auriez l’audace ?
— Sans hésiter. Son Altesse désire que sa nièce ne reçoive en France que des marques de respect et d’amitié. Dans ces conditions, mon devoir exige que je me montre ferme... et aussi très clair ! Me suis-je bien fait comprendre ?
Il n’eut pas besoin de réponse : la défaite s’inscrivait nettement sur le visage renfrogné de la virago. Elle haussa les épaules.
— Que de bruit pour un mot ! Ça va ! Que l’on me fasse descendre de ce cercueil ! Et pronto !
Comme à Livourne, il fallut un brancard et deux paires de bras solides pour que donna Honoria pût quitter le navire en toute sécurité, tandis que Giovanetti, après l’avoir saluée, offrait sa main à Lorenza pour lui éviter d’avoir l’air d’être à la suite de la mégère. Une litière attendait sur le quai. Force fut à la jeune fille d’y monter à ses côtés mais le trajet n’était pas long entre le port du Lacydon et la rue Droite, la plus importante de la cité phocéenne où Angelo Rossi habitait une belle maison auprès de ses entrepôts.
Quand on y parvint, Lorenza, laissant deux valets porter sa tante à l’étage où elle partagerait une chambre avec Nona, retint l’ambassadeur au bas de l’escalier :
— Comment avez-vous prévu le voyage jusqu’à Paris ? demanda-t-elle.
— En carrosse naturellement. Nous avons deux cents lieues devant nous...
— Et qui y prendra place ?
— Vous-même, les deux caméristes et donna Honoria, bien entendu !
— Et vous ?
— Avec votre permission, je ferai la route à cheval.
— Vous avez ma permission mais à une condition : m’en trouver un ! Vous n’imaginez que je vais parcourir tout ce chemin en compagnie de ma tante ? Je ne suis pas sûre que nous y arriverions vivantes toutes les deux.
— Vous montez, Madonna ?
— Très bien même. A califourchon ou en amazone[8]. Ce n’est qu’une question de vêtements.
Il leva un sourcil surpris mais sourit :
— On en apprend des choses au couvent des Murate !
— Au couvent non mais dans notre villa de Fiesole, oui. Nous y avons un vieux palefrenier qui m’a transmis son savoir. Vous pourriez être surpris.
— Je le suis déjà !... Et ravi puisque nous voyagerons de conserve ! Mais je vais dès maintenant demander à Rossi de se procurer une selle d’amazone. J’ose à peine penser à ce que dirait donna Honoria en vous voyant habillée en homme. Elle pourrait trépasser d’un coup de sang !
— Vous croyez ? Si seulement j’en étais sûre je crois que je tenterais l’aventure.
L’ambassadeur se mit à rire mais le jeune visage restant sérieux, il se contenta de poursuivre :
— Je vais faire mon possible ! Cela va être une vraie joie, pour moi, d’être votre compagnon de route pendant tous ces jours. Surtout si le temps se maintient au beau. La pluie vous ferait peut-être changer d’avis ?
— Même un ouragan n’y parviendrait pas ! N’importe quoi plutôt qu’être enfermée avec elle à longueur de journée ! A l’écouter gémir, pester ou me chercher querelle pour un oui ou pour un non ! Ses récriminations, quand elle me verra renoncer à sa présence, suffiront. On l’entendra jusqu’au port !
— Vous allez cependant devoir vivre sous le même toit, quand vous serez à Paris ! A moins que la Reine ne vous garde au palais ? En quels termes êtes-vous avec Sa Majesté ? Je suppose qu’elle vous aime.
— J’avoue l’ignorer. J’avais huit ans lors de son départ pour la France. Jusque-là, elle ne m’a jamais accablée de démonstrations d’affection. Elle se contentait de me tapoter la joue quand elle me rencontrait et de m’offrir deux florins d’or pour la Noël et l’an nouveau. Elle avait alors vingt-sept ans, je crois, et je n’étais qu’une gamine. Toute son attention elle la réservait à cette compagne qu’on lui avait donnée, cette Leonora Dori ou Dosi sortie de rien et que l’on avait fait adopter par un vieux gentilhomme sans descendance pour lui permettre de figurer convenablement dans les entours d’une princesse. Elle est toujours auprès d’elle je présume ?
— La Galigaï qui est devenue la signora Concini ? Je pense bien !
— Elle est mariée ? Elle n’est pourtant pas belle : sèche, noiraude...
— Elle a pourtant épousé celui qui est sans doute le plus beau parmi les Florentins que la Reine a amenés avec elle... Le plus pervers aussi et il faudra vous en méfier car leur influence sur leur maîtresse est absolue. Même le roi Henri les redoute, lui qui n’a peur de personne ! Il a tenté à plusieurs reprises de s’en débarrasser mais on lui a opposé de telles fureurs qu’il y a renoncé. Maintenant que vous m’y faites penser, le couple devrait vous voir arriver d’un bon œil : si leur protectrice était répudiée, ils seraient bien obligés de la suivre.
— Autrement dit vous aurez travaillé pour eux comme pour la reine Marie ?
— Cela, je ne veux pas le savoir, dit Giovanetti avec une nuance de sévérité. Je suis aux ordres de Son Altesse le grand-duc Ferdinand et de nul autre !
— Pardonnez-moi ! Je ne voulais pas vous offenser !
Il la rassura d’un sourire et l’escorta jusqu’à sa chambre où Bibiena s’occupait déjà à lui préparer un bain dans lequel elle venait de plonger un sachet d’herbes odorantes :
— Voilà qui va vous changer des pestilences du bateau... et moi aussi par la même occasion ! La cabine de donna Honoria puait comme charogne ! Enfin, pour moi, la pénitence est terminée, conclut-elle avec satisfaction.
— Pas tout à fait ! Émit Lorenza un peu honteuse. Je viens de demander à ser Giovanetti de me procurer un cheval, je préfère risquer de faire le chemin par mauvais temps plutôt que partager le carrosse où elle prendra place... et toi aussi bien sûr !... Eh bien, mais où vas-tu ?
Le visage rond de l’ancienne nourrice, auquel un double menton et une implantation de cheveux en pointe sur le front donnaient l’apparence d’un cœur, se ferma d’un seul coup. Elle s’essuya les mains, redescendit les manches de sa robe qu’elle avait roulées et se dirigea vers la porte :
— Implorer Son Excellence de me dénicher une mule costaude. J’aime mieux arriver à Paris les fesses tannées comme un vieux cuir qu’épuisée d’avoir lutté toute la journée contre l’envie de l’étrangler ! Ce qui pourrait arriver, auquel cas il ne vous resterait plus qu’à faire dire des messes pour mon âme après que l’on m’aura pendue haut et court !
Et sur ce, Bibiena claqua la porte.
Le lendemain, vêtue de petit drap gris clair avec fraise et manchettes au point de Venise, une toque de velours assortie ornée d’une insolente plume de héron solidement amarrée sur ses tresses brillantes, Lorenza, le défi au fond des yeux, faisait joyeusement volter son cheval sous le regard amusé de l’ambassadeur avant de se diriger avec lui vers la sortie de Marseille. Derrière elle, Bibiena suivait à califourchon sur une mule digne de porter un évêque. Enfin, venait le lourd carrosse où s’étaient installées donna Honoria et sa fidèle Nona. Celle-ci avait choisi de se réfugier dans la prière, ce qui était un moyen astucieux d’avoir la paix tout en sachant bien qu’à la première occasion se déchaînerait la tempête qui couvait sous le silence menaçant de la dame. Celle-ci n’avait pas pipé tout à l’heure en découvrant que sa nièce allait lui échapper tout au long de ce voyage dont elle espérait tirer un certain plaisir, mais point n’était besoin de la connaître beaucoup pour deviner que l’orage éclaterait à un moment ou à un autre...
Tandis que Lorenza caracolait sur les routes de France par un temps d’une douceur exquise et sous un soleil qui s’efforçait de masquer les traces laissées par les récentes guerres de Religion, deux hommes faisaient, à pas lents mais en causant avec animation, le tour du grand parterre du château de Fontainebleau. Bien que l’un eût une tête de plus que l’autre et un certain nombre d’années en moins, ils se ressemblaient assez pour que nul ne doutât qu’Antoine de Sarrance fût bien le fils de son père. Cela tenait à la forme du visage, au front haut, au nez imposant, à la forme des yeux quoiqu’ils fussent de couleur différente : verts chez le plus jeune et du même gris que les cheveux pour le plus âgé. Autre différence, celui-ci portait courte barbe et moustache comme le Roi, son modèle depuis l’adolescence, alors que le beau visage arrogant du garçon était strictement rasé. Il n’en avait pas toujours été ainsi mais, depuis qu’un coup d’épée reçu en duel lui avait balafré la joue gauche, Antoine, constatant qu’autour de la cicatrice, les poils s’étaient mis à pousser de façon anarchique, avait renoncé définitivement à cet ornement auquel, d’ailleurs, il n’avait jamais été fort attaché. Le bel officier des chevau-légers avait aussi à cœur de protéger la peau délicate de ses maîtresses. Il avait, vu le nombre de celles-ci, dû mettre, en de multiples occasions, flamberge au vent, ce qui avait le don d’exaspérer son colonel, le comte de Sainte-Foy :
— Si vous avez tellement envie de vous faire occire, Sarrance, lui disait-il, allez rejoindre un régiment de frontières, votre mort servira peut-être à quelque chose ! Quand on a l’honneur de veiller sur la personne du Roi, on évite autant que possible de décimer ses sujets sous le prétexte fumeux que l’on a les mêmes goûts en matière de gent féminine !
En cet instant, l’une d’elles motivait la discussion plutôt vive entre le père et le fils : car leurs caractères se ressemblaient aussi.
— Ne vous faites pas plus bête que vous n’êtes, mon fils ! Si je ne vous ai pas expliqué dix fois l’importance de ce mariage, je ne l’ai pas fait une fois ! Vous êtes bouché, ma parole !
— Et moi je vous ai répondu que j’aime Mlle de La Motte-Feuilly, qu’elle m’aime aussi et que nous ne souhaitons rien de mieux que vous donner ensemble tous les petits-enfants que vous voudrez !
— Baste, vous les ferez avec une autre ! Votre La Motte-Feuilly n’est pas vilaine mais elle n’a pas trois sous vaillants, et moi je veux reconstruire Sarrance ! La Florentine nous en donnera les moyens et, si vous tenez tellement à une vaste marmaille, au moins le toit qui les abritera ne fuira pas !
— En vérité, je ne vous reconnais plus, Monsieur ! Les ancêtres d’Elodie ont combattu à Mansourah avec le saint roi Louis ! Voulez-vous me dire où étaient ceux de cette fille ? En train de chercher pâture dans les ruisseaux de Florence ?...
Le teint du marquis Hector vira au rouge vif :
— D’où tenez-vous cette ânerie ? C’est une Médicis ! La propre nièce du grand-duc Ferdinand et de la petite-fille de notre défunt roi Henri II. J’ajoute que les Médicis possèdent sans doute la plus grosse fortune d’Europe...
— Nièce oui, mais de la main gauche ! Vous voulez me faire épouser une bâtarde ?
— Reconnue ! Ce qui change tout ! Vous savez très bien que de nos jours la barre senestre n’a plus guère d’importance. Notre Reine est sa marraine !
— Notre Reine ? s’écria Antoine en riant. Comme vous voilà devenu respectueux tout à coup ! Je croyais que vous la détestiez ?
— Je ne suis pas le seul mais nos sentiments n’ont rien à voir là-dedans si l’on considère ce que cela va coûter au royaume au cas où son époux la répudie. En outre, le pape est un parent : il vous siérait que le Roi soit excommunié et le royaume frappé d’interdit ? Elle est exaspérante, je vous l’accorde, mais elle est la mère de ses enfants...
— Pas tous ! Il y a les petits Vendôme, le petit Verneuil, tout ce monde babillard que l’on élève avec le Dauphin au château de Saint-Germain. On dirait que le Roi s’est donné à tâche d’entretenir la mauvaise humeur de sa femme !
— En viendriez-vous à partager mon point de vue ?
— Récent alors ? Il n’y a pas si longtemps vous disiez...
— Je sais ce que je disais ! A présent, répondez à une simple question !
— Laquelle ?
— Avez-vous vraiment envie de voir cette peste de Verneuil prendre sa place sur le trône ? Le bel effet que cela ferait sur le peuple... et, plus grave, sur les autres cours européennes !
— Ne généralisez pas ! La reine Elizabeth d’Angleterre n’est-elle pas la fille d’Henri VIII et d’une jolie gourgandine pour laquelle il a tourné le dos au pape et créé un schisme ?
— N’ergotez pas et restons en France, sacrebleu ! D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi je discute avec vous. J’ai déjà plaidé la cause de la Reine auprès de son époux et je pense avoir réussi. A vous maintenant d’exécuter votre part du contrat ! La Florentine ne va plus tarder et vous l’épouserez parce que je vous en donne l’ordre ! Ne faites pas la fine bouche : il paraît qu’elle est belle !
— Sûrement pas autant qu’Elodie ! Et c’est elle que j’aime.
— Maudite tête de pioche !
Et levant sa canne, Hector de Sarrance en assena une grêle de coups sur la tête et les épaules de son rejeton qui, naturellement, prit du champ avant de revenir faire face :
— Ne me forcez pas dans mes derniers retranchements, monsieur mon père ! Gronda-t-il. Je suis capable de vous les rendre...
— Il ne manquerait plus que ça ! Je suis encore de taille à me faire respecter, mon petit monsieur !
La canne allait entrer à nouveau en danse quand un éclat de rire figea le mouvement :
— A qui feras-tu croire, Sarrance, que ton fils est encore en âge de recevoir une correction ?
Magnifique à son habitude, M. de Bellegarde – Roger de Saint-Lary, duc de Bellegarde et de Terme, Grand Ecuyer de France ! – sortit de derrière un buisson pour envahir de sa présence la scène du drame. Même quand il n’y mettait pas du sien c’était un homme qui ne passait jamais inaperçu. A quarante-six ans, il demeurait l’un des plus beaux de la Cour et toujours splendidement accommodé – velours brun brodé d’argent et dentelles de Venise, panache brun et blanc pour ce jour. M. le Grand[9] répandait le même parfum d’ambre qu’il avait adopté dans l’entourage du défunt roi Henri III qui était, comme chacun le savait, le souverain le plus raffiné du monde. Ce dernier aimait beaucoup Bellegarde, au point de l’avoir confié à son successeur avec des larmes dans la voix ! Le plus étonnant étant que celui-ci – le moins raffiné du monde, odeur sui generis et relents d’ail ! – en avait fait l’un de ses fidèles compagnons. En raison de son immense bravoure et de son heureux caractère, Bellegarde ne l’avait-il pas laissé lui subtiliser sa fiancée – l’éblouissante Gabrielle d’Estrées ! – le plus galamment qui soit ? Ce sont des choses qui attachent.
Une vieille amitié liant Bellegarde à Hector de Sarrance, le père outragé reposa sa canne et fit une grimace qui pouvait passer pour un sourire :
— Je pourrais te dire de te mêler de ce qui te regarde, Monsieur le Grand, mais ce garçon m’insupporte. Il ne sait qu’inventer pour me contrarier !
— En quoi ? Bonjour, Antoine !
— Il ne veut pas épouser celle que je lui destine sous prétexte qu’il en aime une autre !
— Ah ? Et qui donc ?
— La petite La Motte-Feuilly ! Je te fais juge : elle n’a que la peau sur les os et pas un liard !
— Mon père est injuste, Monsieur le Grand ! protesta le jeune homme. Elle n’a que seize ans et les années la feront moins fragile. Elle est tout bonnement ravissante et...
— ... et tu l’aimes ! Vieille chanson que celle-là ! Mais vous devriez en référer au Roi... qui m’envoie te chercher, marquis ! Il rentre de la chasse et il est d’excellente humeur !
Une soudaine rougeur envahit les joues tannées de Sarrance :
— Le Roi ? Mais il n’est pas au courant...
— ... de ton petit marché avec la Reine ? Pauvre innocent ! Comment ne sais-tu pas encore, à ton âge, que cette cour est truffée d’espions de tout poil et que le congé qu’a réclamé Giovanetti dure plus longtemps que prévu ? Au lieu de ratiociner, va le voir, te dis-je ! Tu sais très bien qu’il n’aime pas attendre !
— Où est-il ?
— Dans son cabinet des armes ! Pendant ce temps, je vais faire un tour avec ton fils. Il me parlera de ses amours et je lui parlerai... de Florence tiens !
Bellegarde connaissait parfaitement la cité du Lys rouge. C’est lui qui, en 1600, y était allé présider au mariage par procuration de Marie de Médicis avec son maître et avait ramené la nouvelle reine jusqu’à Lyon où avait eu lieu la rencontre des deux époux.
Le Roi était bien dans ledit cabinet mais, au lieu de s’occuper des armes, il était en train d’écrire ou plutôt de griffonner fébrilement sur la table couverte de velours qui en occupait le centre. A l’entrée de son vieux compagnon, il ne s’interrompit pas, se contentant de lancer de sa voix chaleureuse qui conservait de solides traces d’accent gascon :
— Assieds-toi, assieds-toi ! Je suis à toi dans l’instant !
Hector obéit sans mot dire mais sans retenir non plus un sourire narquois. A voir l’ardeur qu’il y mettait et la coloration écarlate de ses pommettes, il n’était pas difficile de deviner qu’Henri écrivait à la Verneuil, sa favorite, l’un de ces billets enflammés dont il était coutumier.
A cinquante-cinq ans, les cheveux du Vert Galant grisonnaient à peine même si sa courte barbe en collier était presque blanche. Pas grand mais mince et solidement bâti, il avait la peau recuite par des décennies de chevauchées par tous les temps et creusée de rides profondes mais, sous les sourcils en broussaille, l’œil bleu foncé était vif et flamboyait souvent. Son sourire était celui d’un faune et ses dents intactes comme l’énergie dont il semblait toujours sur le point de déborder. Surtout quand un accès de goutte le clouait au fond d’un fauteuil, écumant de rage !
Finalement il jeta sa plume, sabla son message, le secoua, le cacheta, le posa devant lui sans ajouter de suscription puis se tourna vers son visiteur :
— Çà, causons ! Elle n’est toujours pas arrivée la Florentine cousue d’or que ma femme veut marier à ton fils ?
Le marquis s’attendait à tout sauf à ce discours et, de surprise, faillit s’étrangler avec sa salive :
— Mais, Sire..., bêla-t-il. Je ne pensais pas...
Henri éclata de son grand rire sonore :
— Eh bien, quoi ? Tu n’imaginais pas que j’ignorerais toujours la raison pour laquelle tu t’es mis à me chanter les louanges d’une épouse que tu ne semblais pas apprécier jusqu’à ces temps derniers ? Ni pourquoi Giovanetti avait disparu sans dire au revoir. Curieuse attitude quand on est ambassadeur. Quant à toi, quitte donc cette mine effarée. Je te rassure tout de suite, je ne t’en veux pas. C’est toi qui avais raison.
— Je suis bien heureux de l’entendre, Sire !
— Oui. Il aurait fallu rendre la dot et Sully en aurait fait une maladie. En outre, il y a les enfants. Le mieux serait peut-être que je lui en fasse encore un. Neuf mois de tranquillité, c’est appréciable !...
Mais il faut avouer que, cette fois, elle avait fait ce qu’il fallait pour me mettre hors de moi. J’ai pris l’habitude de ses hurlements et de ses criailleries mais qu’elle ait osé me gifler ! C’est difficile à avaler.
Sarrance prit un air patelin qui ne lui allait pas du tout :
— Je reconnais que le cas était grave. J’ignorais que la Reine fût allée jusque-là !
— Menteur ! Bien sûr que tu le savais ! Comme les autres d’ailleurs mais toi tu as eu... le courage – si, si le courage ! Et il en fallait pour plaider sa cause quand je brûlais de la jeter dans la Seine !... Giovanetti a dû te promettre monts et merveilles ?
Hector piqua du nez :
— La plus grosse fortune de Florence après celle des Médicis ! Cela compte quand on est aussi peu argenté que je le suis !
— N’exagère pas. Je t’ai tout de même offert ton hôtel près d’ici et tu as ton traitement militaire...
— ... mais mon château tombe en ruine !
— Tu vas pouvoir le reconstruire en or, vieux filou ! Et si la fille n’est pas trop repoussante...
— Il paraît même qu’elle est belle mais il y a un obstacle fâcheusement imprévu.
— Lequel ?
— Antoine, mon fils, ne veut pas l’épouser. Son cœur serait pris ailleurs !
— Par qui ?
— La petite La Motte-Feuilly qui est à la Reine !
— Je ne l’ai jamais remarquée. A quoi ressemble-t-elle ?
— Petite, blonde, un joli visage mais timide comme une souris et sans dot si Sa Majesté ne s’en charge pas !
— Et sa générosité n’est pas proverbiale pour les dames. Je verrai ton fils et lui parlerai !
— Il résistera. Il dit qu’il a donné sa foi !
— Sans ton approbation ni la mienne ? Il n’a pas le droit ! Qu’il épouse celle qu’on lui destine et il n’aura qu’à garder l’autre comme maîtresse !
— Vous n’y pensez pas, Sire ! C’est une pure jeune fille qui ne se donnera qu’en mariage !
— Elles disent toutes ça... au début ! Si elle aime ton fils, elle le laissera se marier selon ses intérêts puis le consolera. Surtout s’il épouse un laideron ! Grosse fortune et grande beauté ne vont guère ensemble ! Allons ! Cesse de te tourmenter et voyons d’abord ce que Giovanetti nous ramène ! Mais j’y pense : pourquoi ne l’épouserais-tu pas toi-même, la filleule de la Reine ?
— Moi ? Le Roi veut rire ! Je me trouve fort aise d’être veuf et n’ai aucune envie de subir à longueur de journée les caprices d’une gamine sous prétexte qu’elle est riche !
Henri IV se mit à rire, se leva et vint prendre son vieux compagnon par le bras :
— Tu feras ce que tu veux. De toute façon – et je peux bien te le confesser maintenant ! –, quand tu es venu plaider pour Marie, il y a au moins une décision que j’avais prise : que je la renvoie ou non, j’en avais fini avec Mme de Verneuil. Il n’était donc plus question que je l’épouse !
— Oh ! Émit Sarrance, abasourdi. Tout de bon cette fois ? Parce que si ma mémoire est bonne il me semble avoir déjà entendu à plusieurs reprises...
— Tout de bon ! Que je t’explique, mon compère : je ne l’aime plus !
— J’ai peine à le croire. Que s’est-il passé, si je puis me permettre ?
— Rien... ou pas grand-chose ! Un matin, au réveil, je me suis aperçu de ce que je n’avais plus envie d’elle... ni même d’aller la voir ! Elle m’en a trop fait, aussi ! Et je lui ai trop pardonné ! Jusqu’à cet infâme complot contre ma vie ourdi par ses frères pour me supprimer et mettre le petit Verneuil, son fils et le mien, sur le trône à la place du Dauphin ! J’étais fou, je crois !...
— Et vous n’en avez rien dit ? Se plaignit Sarrance avec une nuance de tristesse. Autrefois vous me faisiez l’honneur de me prendre pour confident ?
— Il n’y a rien de changé, rassure-toi ! Mais il fallait que je sois sûr de moi !
— Et à M. de Sully, vous ne vous êtes pas confié ? C’est pourtant lui qui vous sert de truchement dans vos démêlés avec la Reine.
— Justement pour cela ! Il aurait couru la rassurer et je tenais à ce qu’elle reste encore un moment dans l’expectative. Et puis, je ne voulais pas non plus te faire perdre une fortune ! Voilà, tu sais tout ! Allons souper maintenant !
Sarrance désigna la lettre abandonnée sur la table :
— Est-ce que vous n’oubliez rien, Sire ?
— Ce poulet ? Un retour de flamme pour une autre... mais cela peut attendre. Vois-tu, le pire est que je me sens le cœur affreusement vide et je déteste cela... Alors, en écrivant des fadaises, je me donne l’illusion.
Pendant ce temps, Bellegarde chapitrait Antoine :
— Crois-moi ! Les filles de Florence sont souvent jolies...
— Pas toutes ! Regardez plutôt la Reine ! Cette taille épaisse, ces yeux globuleux... mais je ne vais pas me lancer dans des détails qui seraient inconvenants.
— Disons que c’est un mauvais exemple. Les Médicis sont beaux en général mais il y a chez elle ce sang Habsbourg qui gâte tout et sa mère, Jeanne d’Autriche, en était une. Ce qui n’est pas le cas de celle qu’on te destine. Et puis, fais-moi confiance, une belle fortune aide à négliger bien des inconvénients !
— Sans doute, mais je ne peux pas l’aimer puisque j’en aime une autre !
— Personne ne te demande d’aimer mais d’épouser afin que ton père puisse reconstruire son château bien-aimé.
— Si le Roi le fait maréchal de France comme je l’espère, il aura les moyens d’assurer le train de vie approprié !
— N’en sois pas trop sûr ! Notre Sire est généreux avec les petites gens, ses maîtresses et aussi la Reine, par force, bien qu’elle soit plus riche que lui, mais pour le reste il est plutôt pingre. Exception faite pour son armée !
— Justement ! Maréchal de France...
— C’est un couronnement, pas un grade ! Mais revenons à tes amours. Tu as eu quantité de maîtresses, il me semble, avant de t’enticher de cette petite ?
— En effet mais je n’ai jamais désiré les épouser alors que je ne souhaite rien de mieux que d’en faire ma femme !
— Une femme dont tu seras peut-être lassé dans un an ou deux ! Surtout si elle te donne des marmots ! Le premier embellit la mère mais les suivants sont plus ravageurs habituellement ! Et si, de surcroît, vous êtes dans la gêne... Je te laisse conclure !
— Pardonnez-moi, Monsieur le Grand, mais j’ai bien peur que vous ne sachiez pas ce que c’est que d’aimer ! déclara Antoine avec le bel aplomb de la jeunesse mais en omettant sagement d’ajouter une allusion aux nombreux succès féminins du Grand Ecuyer.
Cette naïveté aurait dû faire rire ce dernier mais il n’en fut rien. Au contraire, ce fut avec une soudaine gravité qu’il dévisagea son compagnon :
— Si ! Quoi que tu en penses, j’ai aimé... la plus éclatante jeune fille qui soit et qui je crois m’aimait.
— Que s’est-il passé ? Les parents vous l’ont refusée ?
— Non. Elle était même ma fiancée mais... le Roi s’est pris pour elle d’une furieuse passion et il m’a supplié- tu entends bien ? – supplié de me retirer. Elle s’appelait Gabrielle d’Estrées !
— Oh !... Alors, elle ne vous aimait plus ?
— Si... du moins le disait-elle, mais elle a vite compris qu’elle pouvait tout obtenir de lui. Jusqu’à devenir reine de France. Ce qu’elle a bien failli être...
— Et vous avez continué de servir le Roi sans arrière-pensée ?
— Eh oui ! Vois-tu, lui aussi je l’aime. Autrement, évidemment ! J’ai trop d’admiration pour son courage, son... panache, cette incroyable ardeur à vivre et ce génie grâce auquel il a su conquérir un royaume d’abord hostile, se faire aimer quand le peuple a compris qu’il voulait lui donner une vie meilleure et lui rendre la prospérité après tant de ruines ! Et surtout la paix !
Changeant brusquement de ton, il ajouta :
— Au fait, j’y pense ! Il pourrait bien t’advenir la même aventure au cas où ta Florentine serait réellement belle ? Son cœur est libre.
— Je n’aurais guère de mérite à la lui céder... à condition qu’il lui en fasse épouser un autre !
La promenade faite à pas lents s’achevait. On était revenu aux abords du château. Bellegarde s’arrêta pour considérer la haute silhouette de son jeune ami :
— Ton père a raison ! Tu as vraiment une tête de mule béarnaise. Ce sont les plus têtues qui soient ! J’aurais dû le laisser s’acharner à t’administrer des coups de canne !
— Je ne pense pas que cela aurait changé quelque chose !
Mais Bellegarde s’éloignait déjà. L’heure du souper était proche et il devait y tenir sa place qui consistait, parmi d’autres intimes, à deviser, plaisanter si possible avec Leurs Majestés pendant qu’elles prenaient leur repas seules à une table abondamment fournie en vaisselle d’argent. La Reine, pour sa part, ne participait pas à ces conversations parfois grivoises qui l’agaçaient. Elle préférait écouter les quinze musiciens qui faisaient de leur mieux pour dominer la voix sonore et les éclats de rire du Roi. Heureusement le public – moins nombreux qu’à Paris ! – admis à contempler les agapes de ses souverains était tenu à garder le silence sinon l’antichambre royale où l’on soupait aurait ressemblé à une foire aux bestiaux...
Le seul intérêt d’Antoine dans ce rituel eût été de pouvoir contempler sa bien-aimée, debout au milieu du petit escadron des filles d’honneur mais c’était, selon lui, un plaisir incomplet et il préféra aller rêver d’elle dans le cadre infiniment plus poétique des jardins en espérant que, tout à l’heure peut-être, la blonde Elodie pourrait s’y aventurer...
L’opulente hostellerie de la Ronce Couronnée était, sans discussion possible, la mieux achalandée de la petite ville royale. Cela tenait sans doute à la réputation de sa cuisine surveillée par Pierre Bonhommet, maître queux et propriétaire, et les soins que donnait à ses chambres sa plantureuse épouse, Julienne. Peut-être aussi à son voisinage avec la demeure où logeaient les ambassadeurs lorsqu’ils étaient admis à suivre le Roi dans son palais campagnard. Maître Bonhommet était alors invité à fournir la table du diplomate et de son entourage, les quelques serviteurs français que l’État y entretenait à demeure s’arrangeant de leur subsistance comme ils l’entendaient.
Ce soir-là, le logis était vide depuis plusieurs jours, le dernier occupant – l’ambassadeur espagnol, don Pedro de Tolède, dont on pouvait se demander ce qu’il était venu faire en France – ayant préféré regagner Paris après l’une de ces escarmouches à fleurets non mouchetés qui l’opposaient quasi quotidiennement au Roi sous couleur d’agencer des mariages entre les enfants de France et les infants d’Espagne dont Henri IV ne voulait pas. S’il ménageait un peu la chèvre et le chou, celui-ci ne prenait d’ailleurs pas la peine de celer l’aversion que lui inspirait cet hidalgo bourré de morgue. Il n’y avait donc rien à voir dans le logis de Fontainebleau, pas même le plus infime lumignon, tandis que le coup de feu battait son plein à la Ronce Couronnée.
Pourtant – et Dieu seul savait pourquoi ! –, un jeune homme attablé près d’une des fenêtres de l’auberge ne parvenait pas à en détacher ses yeux tandis qu’il faisait disparaître une énorme omelette aux croûtons bientôt suivie d’un poulet qu’il récura jusqu’aux petits os, le tout arrosé d’une pinte de clairet et sans que la trajectoire de son regard bleu sombre déviât d’une ligne. Pourquoi ?
Que Thomas de Courcy soit curieux ne faisait de doute pour personne, encore que ce léger travers n’allât pas jusqu’à l’obsession mais, surtout, il était sujet aux pressentiments et, ce soir, une voix intérieure lui soufflait qu’il allait se passer quelque chose à l’hôtel des ambassadeurs.
Et il n’avait pas tort ! Alors qu’il faisait un sort à son fromage de Brie, des cavaliers escortant un carrosse de voyage et suivi d’un chariot à bagages s’arrêtèrent devant le portail. L’un d’eux sauta de sa monture et actionna la chaîne pendue à un pilier, ce qui fit accourir un valet armé d’une torche et suscita un sourire de satisfaction sur le visage du curieux. Enfin, le Florentin était de retour et il y avait gros à parier que le carrosse renfermât l’héritière qu’il était allé chercher au-delà des Alpes.
Cependant, le valet au flambeau, gêné par les flammes que le vent rabattait sur son visage, ne parvenait pas à ouvrir le lourd portail. Il réclama le secours du cocher mais celui-ci, engourdi sans doute par un trop long parcours, dormait à moitié et ne l’entendit pas. L’un des cavaliers mettait déjà pied à terre pour l’aider quand les mantelets de cuir du carrosse se relevèrent sur une figure féminine furibonde qui se mit à déverser un chapelet d’imprécations avec un fort accent italien. Son apparition arracha un hoquet d’horreur à Thomas tant elle lui parut laide... et un second quand il entendit l’ambassadeur exhorter « Madonna Davanzati » à la patience.
Ce n’était pas possible ! Cette gorgone sans âge – plus de trente ans assurément – ne pouvait pas être la future épouse d’Antoine ? Elle ne pouvait pas non plus être sa mère ou une parente quelconque puisque la demoiselle n’avait pas de famille. Il en était là de ses réflexions quand un joyeux éclat de rire détourna son attention sur un cavalier qui se tenait au côté de Giovanetti mais, entre le manteau de cheval et le chapeau noir orné d’une plume rouge, Thomas ne distingua pas grand-chose sauf l’éclair des dents très blanches. Les lourds vantaux ayant fini par s’ouvrir, le petit cortège s’engouffra dans la cour. Tout disparut et la nuit reprit ses droits.
Ce qui lui restait d’appétit coupé, Thomas vida son pichet, régla sa dépense et reprit le chemin du château. A cette heure, son ami, qui avait cependant prévu de souper avec lui, ne viendrait plus. D’ailleurs, Courcy ne l’avait guère attendu, sachant qu’Antoine ne perdait jamais une occasion de se rapprocher de la demoiselle de ses pensées qui devait assister au souper des souverains à son rang de fille d’honneur. Peut-être même, si le repas royal était achevé, aurait-il réussi à l’entraîner dans le parc pour une de ces romantiques – mais courtes ! -promenades où il pourrait lui murmurer des mots tendres qu’elle écouterait les yeux baissés en émettant des gloussements nerveux et quelques paroles dont l’indiscret n’avait jamais réussi à saisir le sens. Parce que, bien entendu, Thomas ne s’était jamais gêné pour observer le couple et cela, pour la meilleure des raisons : il n’aimait pas beaucoup la jeune Elodie, ses mines confites, ses prudes effarouchements dans une cour où la verdeur du langage était monnaie courante, ses paupières papillotantes et cette façon qu’elle avait de vous regarder par en dessous avec une timidité trop tenace pour n’être pas feinte. Jolie sans doute avec ses boucles blondes, ses yeux bleus, sa petite bouche rouge et son visage en forme de cœur mais Thomas ne réussissait pas à comprendre par quelle alchimie Antoine, qui avait tenu dans ses bras certaines des plus séduisantes femmes de la Cour, avait pu s’éprendre- on pourrait dire jusqu’au gâtisme – de cette petite chose fragile dont on ignorait si elle était réelle ou si elle cherchait seulement à en donner l’impression :
— C’est un ange ! répondait régulièrement Sarrance chaque fois qu’il s’était aventuré sur le sujet. Elle ne ressemble à aucune des autres filles, coquettes, effrontées, qui cherchent seulement le plaisir... Elle possède toutes les vertus nécessaires à une épouse...
— Sauf la surface adéquate ! Tu as déjà couché avec elle ?
— Thomas ! Comment oses-tu ?...
— Je n’ose pas, je me renseigne ! Quel âge a-t-elle ?
— Un peu plus de quinze ans, je crois.
— Alors, le cas n’est pas désespéré : elle peut grandir encore.
— Grandir ? Ça te paraît important ?
— Plutôt, oui ! Vous vous êtes regardés ensemble dans un miroir ? Si tu l’épouses, tu pourras vraiment dire qu’elle est ta moitié. Avant la nuit de noces, tu devras lui faire donner les derniers sacrements parce que, quand tu te coucheras sur elle, tu l’aplatiras comme une crêpe ! Et si elle survit à ton étreinte destructrice, il faut espérer pour elle qu’elle ne mette que des filles au monde : si des garçons se développent dans ce ventre miniature, et à moins d’être nains, le premier ne manquera pas de le faire éclater !
Antoine ne put s’empêcher de rire :
— Il faut toujours que tu exagères ! De nous deux c’est pourtant moi le méridional ! Alors que tu es un homme du Nord !
Les châteaux qui les avaient vus naître se situaient en effet aux deux bouts du pays : le Béarn, comme le Roi, pour Antoine, et dans le val d’Oise pour Thomas, tous deux orphelins de mère, ils s’étaient rencontrés dix ans plus tôt à la porterie du Louvre où ils devaient retrouver leurs pères respectifs avant d’entrer chez les pages d’où on les avait versés aux chevau-légers une fois l’âge atteint. Bâtis sur le même gabarit – six pieds environ, longues jambes et épaules de corsaires ! –, ils trouvaient le moyen d’être totalement différents car si le large visage couronné de cheveux roux de Thomas évoquait le lion, celui d’Antoine tenait à la fois de l’aigle et du loup. De ces contrastes, ils avaient forgé une solide amitié, de celles qui permettent de tout se dire... Ce à quoi Thomas ne manquait pas :
— L’origine ne fait rien à la chose, répondit-il, je suis seulement logique. Aime-la si tu veux mais épouses-en une à ta taille !
On peut comprendre que, dans ces conditions, l’affaire du mariage florentin eût enchanté Thomas. D’autant que cela mettrait fin à la gêne financière dans laquelle le vieux Sarrance laissait végéter son fils alors que Thomas jouissait de revenus confortables. D’où l’impatience avec laquelle Courcy s’était attaché à guetter le retour de l’ambassadeur florentin.
Maintenant, tandis qu’il rejoignait dans les dépendances du château le logis attribué aux chevau-légers de service et où il partageait une chambre avec son ami, il ne savait trop que penser. Pour ce qu’il en savait il n’existait qu’une seule Davanzati puisque la candidate au titre de comtesse de Sarrance était seule au monde. D’autre part, et à moins d’avoir perdu l’esprit, comment imaginer que la mégère entrevue tout à l’heure puisse être la jeune fille annoncée ? Si c’était le cas, Antoine lui éclaterait de rire au nez et s’accrocherait plus que jamais à son Elodie ?
Malgré tout – et justement à propos de rire –, il y avait celui qu’il avait entendu pendant les palabres, si jeune, si frais, en même temps que lui revenait à la mémoire l’élégante silhouette du jeune cavalier et l’éclat de deux yeux noirs dans la lumière incertaine des torches. Un proche de l’ambassadeur, sans doute, pour avoir osé s’amuser ouvertement de son dialogue avec la gorgone mais il se pouvait aussi que ce soit un... intime ami ? Giovanetti était vieux garçon, italien – en France on appelait ça le vice italien ! Et on ignorait ses goûts secrets.
Thomas en était là de ses cogitations quand Antoine rentra, si visiblement soucieux que son ami s’inquiéta :
— Que se passe-t-il ? Tu as l’air de porter Dieu en terre.
— Dieu non... mais mon plus beau rêve peut-être.
— Pourquoi, ton Elodie ne t’aime plus ?
— Oh si ! Pauvre ange ! Elle avait tout à l’heure des larmes dans les yeux en me disant que nous ne pourrions jamais être l’un à l’autre. La Reine a fait mander sa mère et, avec l’amabilité qu’on lui connaît, elle lui a ordonné que cessent les relations entre nous sous peine d’être chassée de la Cour. Et comme Mme de La Motte-Feuilly évoquait le lien profond qui nous unit et auquel ne manque que la bénédiction de l’Eglise, la « grosse banquière » a tranché net en ajoutant que le bien du royaume était en jeu ! Le bien du royaume, je te demande un peu ! En quoi notre amour, notre mariage même, pourraient nuire à la France ? Nous sommes si insignifiants !
— Il suffit d’un grain de sable pour enrayer une grande machine ! Et puis, ne fais pas l’innocent ! Tu sais parfaitement qu’à la veille d’être répudiée, la Reine s’est assurée le secours du plus intime confident du Roi – autrement dit ton père ! – en lui offrant pour toi la main de la plus riche héritière de Toscane, que celui-ci a consciencieusement rempli sa part du contrat et que... et que Giovanetti est rentré ce soir à Fontainebleau.
— Comment le sais-tu ?
— Je le sais parce que je l’ai vu. Tiens : il n’y a pas une demi-heure.
— Et il ramenait...
— Un carrosse qui transportait quelqu’un. Une dame, précisa-t-il prudemment.
— Tu surveillais donc le logis des ambassadeurs ?
— On peut dire ça ainsi ! Las de t’attendre à la Ronce Couronnée où, entre parenthèses, tu devais venir me rejoindre, je me suis mis à table et c’est de là que j’ai vu un petit cortège flanqué de nombreux bagages, un carrosse couvert de poussière et Giovanetti en personne franchir le seuil du portail de la maison.
Antoine parut se décomposer à vue d’œil et, débouclant son épée, se laissa tomber sur son lit :
— Déjà !... C’est affreux !... Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ? J’espérais tant qu’elle ne viendrait pas !
— A part la fuite qui pourrait faire de toi un déserteur ou la rébellion ouverte qui te vaudrait sans doute l’échafaud, je ne vois pas d’autre issue que le mariage. Après tout, ce n’est jamais qu’un mauvais moment à passer !
— On voit que tu n’es pas à ma place, ricana Antoine. Et ma douce amie ? Que va-t-elle devenir après... une telle trahison ?
— Si elle se montre raisonnable, il est probable qu’on la mariera... avec un barbon mieux pourvu d’écus que de puissance génitale. Ensuite, vous pourrez vous aimer autant qu’il vous plaira... et tout le monde sera content. Même la Reine. A ce propos, qu’est-ce qui te prend de l’appeler la grosse banquière ? Tu es devenu un thuriféraire de Mme de Verneuil ?
Antoine rougit, ce qui lui arrivait rarement.
— J’avoue lui avoir rendu visite... pour lui demander d’user de son influence sur le Roi...
— Pour plaider ta cause ? Ah, bravo ! Ça c’est un coup de maître ! Ton Elodie te rend idiot, ma parole !
— Mesure tes paroles, s’il te plaît ! La belle Henriette est une femme charmante dont chacun sait qu’elle tient le Roi captif de ses charmes...
— Qu’elle tenait ! Ta pendule retarde, mon bon ! Le Roi a cessé de l’aimer. Elle lui en a trop fait voir ! Toujours est-il qu’il ne la voit plus et même qu’il ne lui écrit plus. C’est la belle Moret qui l’occupe !
Antoine haussa les épaules et se dirigea vers le meuble où l’on rangeait les bouteilles et se servit un verre de vin.
— Ce n’est pas la première fois ! Leurs brouilles ne se comptent plus mais il revient toujours à elle, plus amoureux que jamais !
— Eh bien, cette fois, cela m’étonnerait qu’il revienne.
— Pas moi... ni elle d’ailleurs ! Elle m’a reçu avec une grâce infinie, m’a même invité à revenir en me disant qu’elle serait toujours enchantée de me recevoir.
— Dans son lit, par exemple ? fit Thomas, goguenard. Je gagerais tout ce que tu voudras que tu lui plais...
Outré, Antoine se leva et reprit son chapeau :
— Que cela te convienne ou non, je retournerai la voir ! Mais, en attendant, je vais essayer de me tirer d’affaire tout seul.
— Où vas-tu ?
— Chez Giovanetti ! Il faut que je parle à cette fille avant que l’on nous mette face à face chez le Roi où je serai pieds et poings liés !
— As-tu une idée de l’heure qu’il est ?
— Aucune importance ! Un ambassadeur doit se tenir prêt à recevoir des messagers à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.
Il allait claquer la porte en sortant mais Thomas se précipita :
— Je t’accompagne ! Ne fût-ce que pour t’empêcher de faire de trop grosses bêtises !
Un quart d’heure plus tard, Antoine agitait la cloche du logis et, à la voix ensommeillée qui lui répondit, les annonça comme des officiers du Roi désirant s’entretenir en urgence avec Son Excellence !
Le portail s’ouvrit devant leurs chevaux. Guidés par un valet muni d’un flambeau, ils se retrouvèrent bientôt dans un cabinet convenablement meublé mais dans un style assez impersonnel pour convenir aux occupants successifs de l’hôtel... Filippo Giovanetti les y rejoignit peu après. Il était encore en tenue de voyage et visiblement peu satisfait de cette visite intempestive :
— Monsieur de Sarrance ? Monsieur de Courcy ? Puis-je demander ce qui vous amène à une heure aussi tardive ? J’arrive de voyage...
— Je sais, dit Thomas, je soupais à la Ronce Couronnée et je l’ai remarqué. D’abord, veuillez nous pardonner cette incursion bien peu protocolaire mais mon ami ici présent a quelque chose d’important à vous dire avant que vous ne voyiez le Roi.
— Serait-il devenu subitement muet pour vous confier le soin de parler pour lui ? fit l’ambassadeur avec une nuance de mépris qui n’échappa pas à Antoine, lequel répondit :
— Nullement, Excellence ! Mais c’est Courcy qui a été témoin de votre entrée ici escortant un carrosse et c’est au sujet de la personne qui se trouvait à l’intérieur que j’avais si grande hâte de vous rencontrer !
— Continuez ! L’encouragea Giovanetti dans l’œil duquel une étincelle de gaieté venait de s’allumer.
— Je sais qu’à la demande de Sa Majesté la Reine vous avez pris la peine de retourner à Florence afin d’en ramener une demoiselle que... qui me serait destinée en mariage. Or, avant que l’on nous présente l’un à l’autre, devant le Roi, la Reine ou les deux ensemble, j’ai tenu à venir au plus tôt vous apprendre que l’on prétend me contraindre à une union qui ne peut que me déplaire pour la raison que je suis épris d’une autre demoiselle et qu’elle a bien voulu se promettre à moi ! Mon père ne veut rien entendre... Le Roi non plus d’ailleurs et, voulant éviter à tout prix de blesser publiquement une personne venue de si loin, je pense que le mieux pour tout le monde serait que le refus émane d’elle. Nous ne nous sommes jamais vus et il n’y a aucune raison pour que je lui plaise...
N’ayant pas l’habitude des longs discours, il s’arrêta pour reprendre son souffle. Le diplomate se détourna pour cacher son envie de rire et toussota deux ou trois fois :
— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il y avait une demoiselle dans la voiture ?
— Courcy l’a aperçue. Elle semblait fort mécontente et...
— Il vous l’a décrite ?
— Non, Monsieur, pas du tout !
— Pourquoi n’en avoir rien fait, monsieur de Courcy ?
— Pardonnez-moi mais je pensais que... ce n’était pas la peine, du moment que Sarrance refusait d’épouser. Pourquoi offenser inutilement ? ajouta-t-il sur un ton vague. Cette personne était seule dans le carrosse et vous l’avez appelée « Madonna Davanzati »...
— Évidemment ! Eh bien, Messieurs, vous avez fort bien fait de vous confier à moi. Je vais rapporter votre visite... et vos sentiments à donna Lorenza et nous verrons ensemble quelle conduite adopter pour ne pas déplaire à Leurs Majestés ! Je vous donne le bonsoir !
— Je ne saurai jamais assez-vous remercier, Excellence ! dit Antoine, soulagé. Vous me rendez la vie !
— J’essaierai, Monsieur, j’essaierai !
En allant reprendre son cheval, Antoine se sentait rasséréné. Son père serait sans doute furieux mais lui, au moins, aurait droit à la douce existence dont il rêvait auprès de sa tendre amie ! Et cette démarche avait été si facile ! Ce Florentin était vraiment un brave homme...
— Au fait ! dit-il soudain à Thomas. Pourquoi t’a-t-il demandé si tu m’avais décrit la voyageuse ? Elle est si belle que cela ?
— Tout le contraire ! C’est une virago qui doit être aussi large que haute. Elle est laide comme le péché et certainement plus mûre qu’on ne le prétend. Ce qui devrait expliquer pourquoi la plus grosse fortune florentine après celle des Médicis n’ait pas encore trouvé preneur ! Si Giovanetti avait refusé de t’entendre, je t’aurais prévenu...
— C’est quand même bizarre ! Si elle est la filleule de la Reine, elle ne devrait pas avoir plus de... voyons ! Marie de Médicis a dans les trente-six ans...
— On peut être marraine au berceau ! Cela se fait chez les princes...
Courcy renifla et prit un air inspiré :
— Qu’est-ce que la beauté au fond sinon une vue de l’esprit ? On peut être séduisante pour quelqu’un et déplaire profondément à quelqu’un d’autre. Comme dit le proverbe : « Des goûts et des couleurs on ne peut discuter ! »
— Je ne peux que te donner raison bien qu’il y ait une limite.
— Très juste ! Et, à ce propos, tu ne devrais pas te réjouir trop vite.
— Pourquoi ?
— Rien ne dit qu’elle acceptera de rentrer benoîtement chez elle avec son magot ? Tu pourrais lui plaire, toi ? Tu es loin d’être vilain, mon bon !
— N’exagérons rien. Je ne suis pas Apollon et, comme tu viens de le dire : « Des goûts et des couleurs... » Ne t’inquiète pas, je ferai en sorte d’être aussi malgracieux que possible !
Ils cheminèrent encore un moment en silence puis Thomas lâcha un soupir et déclara en guise de conclusion :
— On verra ! Pour l’instant, allons dormir. Toi, je ne sais pas mais, moi, je meurs de sommeil !
Cependant, à l’hôtel des ambassadeurs, on avait observé leur départ et, quand Giovanetti remonta l’escalier, il découvrit Lorenza debout près d’une fenêtre donnant sur la cour. Les bras croisés sur la poitrine, retenant les plis d’une sorte de dalmatique de soie blanche dans une attitude qui lui était familière, la masse soyeuse de ses cheveux répandus sur ses épaules, elle le regarda gravir les dernières marches.
— Lequel était-ce ? demanda-t-elle. Le lion ou le loup ?
Filippo se mit à rire. Elle était bien une fille d’Eve, mère de la curiosité, et il ne chercha pas à finasser. Restait à savoir si elle avait écouté la conversation.
— Le loup ! Vous devriez le savoir si vous nous avez entendus ?
Elle eut un sourire de dédain :
— J’ai ouï les noms quand vous les avez rejoints mais je n’ai pas coutume d’espionner... et je comptais sur vous pour m’enseigner. Que voulaient-ils ?
— Avant que je ne vous réponde, j’aimerais vous poser une question : comment le trouvez-vous ? Beau, j’imagine ?
— Pas vraiment, mais il est mieux que ça ! Il y a en lui un je-ne-sais-quoi d’inquiétant qui n’est pas sans charme. Cette balafre au visage peut-être ?... Et sa voix est si belle ! Ce doit être amusant d’asservir ce genre de fauve..., continua-t-elle, soudain rêveuse.
Qu’elle fût séduite ne fit aucun doute pour l’ambassadeur mais il en éprouva une irritation qui le surprit :
— Je ne sais pas si l’occasion vous en sera donnée, Madonna. Il ne veut pas vous épouser, lâcha-t-il brutalement.
— C’est de cela dont il voulait vous entretenir ?
— Non seulement cela mais d’une autre chose encore : il souhaite que le refus vienne de vous !
— De moi ? Il a perdu l’esprit ?
— On pourrait en effet l’expliquer ainsi mais, en fait, il est amoureux d’une autre jeune fille et veut en faire son épouse. Un projet auquel son père et le Roi s’opposent bien entendu.
— En ce cas, ne devrait-il pas se soumettre ?
— Assurément et d’autant plus qu’il est officier mais c’est un obstiné doué d’un aussi mauvais caractère que le marquis Hector, son père. C’est devenu proverbial. Leurs disputes sont célèbres ! Il faut souligner qu’Antoine réussit l’exploit de faire entendre ses quatre vérités à son géniteur sans jamais manquer au respect !
— Je vois ! Et... l’autre ? Le lion ?
— Thomas de Courcy, son ami depuis qu’ils étaient chez les pages, son alter ego. Ils servent tous les deux aux chevau-légers et sont quasiment inséparables.
— Oreste et Pylade ?
— Si vous voulez ! A ce propos, il faut tout de même que je vous fasse part d’un détail que j’ai trouvé extrêmement amusant. Thomas le rouquin n’est pas étranger au refus de son ami.
— Mais je vous en prie ! J’ai très envie d’être amusée.
— Voilà : quand nous sommes arrivés ici ce soir, Thomas soupait à l’auberge voisine. Il a pu nous observer et l’esclandre de donna Honoria ne lui a pas échappé et pas davantage qu’elle occupait seule le carrosse puisque vous aviez choisi de vous habiller en garçon après que votre selle de dame se fut brisée.
— Et alors ?
— Et alors il l’a prise pour vous !
— Il l’a... Vous voulez dire... qu’il croit que c’est elle que son ami doit épouser ?
— Tout juste !... Avouez que c’est drôle ?
Les éclairs de colère qui traversaient les yeux noirs de Lorenza se changèrent en pétillement de gaieté et elle éclata d’un rire si joyeux qu’elle ne dit plus rien. Elle riait encore en regagnant sa chambre. Les jours à venir pourraient être divertissants.
La reine Marie aimait beaucoup le palais de Fontainebleau qui lui rappelait un peu son Italie natale. Elle savait que le Primatice, qui l’avait construit pour le roi François Ier, était un compatriote et puis, avec ses magnifiques jardins, ses miroirs d’eau, ses volières, sa forêt et la Seine proche, le séjour en était infiniment agréable... Bien plus que celui du Louvre, encore féodal en dépit des grands travaux réalisés par les Valois, singulièrement par Catherine de Médicis, et poursuivis par Henri IV lui-même.
Elle n’était pas près d’oublier l’horreur qui s’était saisie d’elle quand, débarquant à Paris après son mariage à Lyon où l’avait laissée son époux, elle avait visité le vieux palais – où d’ailleurs nul ne l’attendait ! – lugubre à souhait avec ses meubles branlants, ses peintures sales, ses tentures effilochées, le tout sous un éclairage sinistre. Croyant à une mauvaise farce, elle en avait pleuré d’indignation et s’était réfugiée chez les Gondi, ancienne famille de banquiers florentins arrivés en France dans le sillage de la reine Catherine. Là, elle avait pour ainsi dire retroussé ses manches et ordonné les travaux nécessaires. Elle était riche, savait ce qu’elle voulait et, quand le Roi la rejoignit enfin, la transformation lui avait sauté aux yeux : cette demeure fastueuse était enfin digne d’abriter la royauté !
Après tant d’années de guerre, Henri IV ramenait avec lui la paix. Une paix durable et dont le peuple qu’il avait dû conquérir à la pointe de l’épée lui était reconnaissant. Enfin la prospérité allait renaître ! Il en avait profité pour doter le Louvre d’une longue galerie destinée à le relier aux Tuileries. En même temps, il édifiait de nouveaux bâtiments à Fontainebleau, son château de prédilection où il pouvait s’adonner autant qu’il le voulait à sa passion pour la chasse. Aussi, le couple passait-il chaque année les mois de septembre et d’octobre dans ce joli palais. Il arrivait que Marie y vienne seule au printemps...
Ce matin-là, il faisait un temps radieux. Vêtue de soie légère, coiffée d’un grand chapeau de paille d’Italie orné de taffetas, elle était occupée à discuter avec son jardinier en chef quand l’une de ses femmes vint l’informer que l’ambassadeur de Toscane la priait de bien vouloir lui accorder un moment. C’était une bonne nouvelle et elle donna l’ordre qu’on le conduise à la volière où elle le rejoindrait.
— Alors, ser Filippo ? s’écria-t-elle employant avec joie sa langue natale et le tutoiement florentin. Nous apportes-tu de bonnes nouvelles ? Ma filleule est-elle avec toi ?
— Elle est là, en effet, Madame, toute soumise au bon vouloir de Votre Majesté ! Mais nous l’avons, si j’ose dire, échappé belle !
— Comment cela ?
— Si j’étais arrivé à Florence quinze jours plus tard, elle était mariée !
— Déjà ? Quel âge a-t-elle ?
— Elle vient d’avoir dix-sept ans. Et elle est ravissante...
— Mariée à qui ? Je la croyais encore au couvent ?
— Au jeune Vittorio Strozzi. Leurs Altesses avaient ménagé leur rencontre au cours d’une fête au palais et ils sont tombés amoureux dès qu’ils se sont vus. Les noces devaient avoir lieu une semaine après mon arrivée mais, la veille, le fiancé a été assassiné... Alors qu’il quittait sa dernière fête de garçon, quelqu’un lui a planté une dague dans le cœur en laissant un billet affirmant que quiconque prétendrait épouser donna Lorenza subirait le même sort !
Les yeux bleus globuleux de la Reine – héritage Habsbourg oblige ! –, s’arrondirent encore :
— A-t-on retrouvé le coupable ?
— Non, Madame... Aussi le grand-duc Ferdinand a-t-il accueilli très favorablement l’idée d’envoyer la jeune fille en France afin de la mettre non seulement à la disposition de Votre Majesté mais aussi à l’abri !
— Sainte Mère de Dieu ! Cela veut dire qu’elle pleure à longueur de journée ?
— Non pas, Madame. Donna Lorenza est une personne sensée... En outre, je crois que, tout ayant été très rapide, trop rapide peut-être, elle n’a pas eu le temps de s’attacher profondément à ce beau jeune homme. Et comme elle ne souhaitait nullement réintégrer les Murate...
— Voilà qui est bien ! De toute façon, elle ne perd pas au change. Je ne connaissais pas le jeune Strozzi mais celui qu’on lui destine est... des plus séduisants ! Tout est donc pour le mieux !
Giovanetti ouvrit la bouche pour émettre des doutes sur le mieux en question mais, à la réflexion, préféra se taire. Il connaissait bien la Reine, la savait peu intelligente – sinon bornée ! –, orgueilleuse, violente, obstinée, acariâtre, rancunière mais facile à gouverner pour qui savait s’y prendre. Aussi une voix intérieure lui soufflait-elle de ne rien rapporter des propos qui s’étaient échangés la veille chez lui. Toutefois, il risqua :
— L’idée est-elle venue à Votre Majesté que le jeune Sarrance pourrait aimer ailleurs ? Il rencontre beaucoup de succès auprès des dames !
De sa petite main grasse, elle balaya la suggestion d’un geste désinvolte :
— Justement ! Une de plus ne devrait pas lui faire peur. En prime, il disposera d’une belle fortune. Que demander de plus ? Tu dis qu’elle est jolie ?
Giovanetti savait qu’il ne fallait pas trop vanter devant Marie les charmes d’une autre femme et regrettant un peu le « ravissante » de tout à l’heure venu spontanément à ses lèvres, il décida de ne pas en rajouter :
— Elle l’est, Votre Majesté, assura-t-il sobrement. La Reine devrait en être satisfaite...
— Et... le Roi ?
Devinant ce qu’elle avait derrière la tête, il opta pour une sorte de naïveté :
— Le... le Roi de même, je pense ? Émit-il comme s’il ignorait les appétits du Béarnais.
En fait, il s’était déjà posé la question sans trop oser y répondre. A chaque jour suffisait sa peine. Si Henri gratifiait la jeune Florentine d’un œil lubrique, ce serait à Sarrance de s’en arranger. Lui-même estimait avoir rempli de son mieux sa mission. Le reste ne le regardait pas...
Il reprit le ton officiel :
— Puis-je demander à Votre Majesté quel moment elle a choisi pour la présentation de donna Lorenza ?... et de sa tante ? ajouta-t-il précipitamment.
— Sa tante ? Qui est-elle celle-là ?
— Donna Honoria Davanzati, la sœur de son père. Elle n’est ni belle, ni même agréable, mais étant la seule parente de la jeune fille, elle a tenu à l’accompagner afin d’assurer le respect des convenances. Je n’ai pu faire autrement que de l’emmener. Elle ne cesse de clamer d’ailleurs son désir de revoir, portant la couronne de France, la jeune princesse qu’elle admirait tant et de l’assurer de son dévouement !
— Donna Honoria ?... Je ne vois pas... Oh si ! Je me souviens ! Elle était laide comme le péché ?
— Elle l’est plus encore si j’ose dire et son caractère ne s’est pas amélioré. A mon grand regret, c’est un vrai dragon ! Elle est pire, je crois, qu’une duègne espagnole !
— Et elle proclame nous être dévouée ? fit Marie avec un petit sourire.
— C’est ce qu’elle m’a répété au moins cent fois !
— Tu as bien fait de la faire venir. Qu’elle veille sur ma filleule ne peut être qu’une bonne chose. En outre, l’époux en fera ce qu’il voudra... Quant à la présentation, tu sais que nous donnons audience en fin de journée entre la promenade et notre souper. Venez à ce moment-là ! A présent, je voudrais rester seule... mais je suis contente de toi, ser Filippo !
Il ne restait plus qu’à saluer et se retirer.
Proche de l’appartement de la Reine, le Salon ovale, de par sa forme et son décor de superbes tapisseries – Marie de Médicis en raffolait et en faisait accrocher partout ! –, était l’un des plus agréables. Les souverains s’y tenaient chaque soir, sauf quand il y avait bal, pour y recevoir de façon moins formelle que dans la salle du Trône. On y revenait aussi après le souper pour s’y livrer à toutes sortes de jeux. L’or y coulait alors à flots.
Le cœur de Lorenza lui battait un peu vite quand, sa main sur celle de l’ambassadeur, elle en franchit les portes peintes de couleurs vives et d’or. Plus chatoyante encore était la société qui s’y trouvait. De petits groupes d’où s’échappaient parfois des rires ou des éclats de voix bavardaient mais l’ensemble se brouillait en une sorte de kaléidoscope étincelant où son étrange émotion l’empêchait de rien distinguer, sauf la Reine qu’elle trouva différente du souvenir que ses yeux d’enfant avaient jadis enregistré... Plus petite qu’à l’époque – mais elle avait elle-même beaucoup grandi- elle lui parut plus majestueuse dans sa robe de brocart bleue toute cousue de perles mais en aucune façon séduisante. Sous ses cheveux blonds frisés et relevés au-dessus du front, le visage à la peau très blanche était lourd, les yeux à fleur de tête et sans éclat, la bouche serrée, têtue. Elle était singulièrement dépourvue de grâce. Il ne devait pas être facile de s’y attacher ! L’idée que son sort allait en dépendre la fit frissonner tandis qu’après l’annonce aboyée par un huissier de la chambre, elle s’avançait lentement entre deux rangées de courtisans que la curiosité avait muselés. Giovanetti s’en aperçut :
— Vous tremblez ? Chuchota-t-il du coin de la bouche. Vous avez peur ?
— Oui... non ! Je ne sais pas...
— Je vous tiens bien. C’est le moment !
Il lui avait en effet expliqué comment on devait se présenter. Elle plongea dans une profonde révérence et bénit en son for intérieur la main qui la soutenait. Il fallait maintenant aller quasiment se prosterner devant Sa Majesté afin de baiser le bas de sa robe. Un exercice qui l’effrayait dans le silence à peine troublé par un imperceptible murmure où elle se mouvait comme dans un cauchemar. Et soudain, alors que, lâchée par Filippo, elle posait ses lèvres sur le lourd tissu emperlé, une voix joyeuse dotée d’un redoutable accent tonitrua :
— Ventre-saint-gris ! La belle cousine que nous avons-là grâce à vous, ma mie ! Vous permettez que je l’embrasse ? En vérité, j’en connais qui ont de la chance !
Sitôt relevée par une poigne vigoureuse, elle se retrouva en contact avec un visage barbu dont le propriétaire dégageait une forte odeur d’ail. Le Roi !
Quand il l’écarta de lui pour la tenir à bout de bras et mieux la voir, il débordait si visiblement d’enthousiasme que la petite bouche de sa femme se pinça tandis qu’autour d’elle les dames chuchotaient derrière les éventails dont elles n’avaient nul besoin par une soirée aussi douce sinon pour écarter des odeurs déplaisantes. Toutes se demandaient visiblement si l’entrée en scène de cette éblouissante jeune fille ne sonnait pas le glas de la marquise de Verneuil. La Reine dut le penser également car, après quelques paroles d’une bienvenue sans chaleur accompagnées d’un demi-sourire qui ne montait pas jusqu’aux yeux, elle déclara :
— Comme vous venez de le faire remarquer, Sire, ma jeune cousine est venue ici pour se marier. Le voyage a été long et elle doit avoir hâte de rencontrer celui qu’on lui destine.
— Sans doute, ma mie, sans doute ! Vous avez raison comme toujours. Holà, Antoine de Sarrance ! Viens çà contempler de plus près le beau présent que le Seigneur Dieu t’envoie !
— Sire, gronda Marie déjà en colère. Songez à respecter les usages ! Nous ne sommes pas ici dans la maison d’un croquant !
— Et vous, ne soyez pas si gourmée et ne malmenez pas les croquants. Ils sont enfants de Dieu comme vous et moi ! Holà, Sarrance !
Antoine qui se tenait à quelques pas avec Thomas secoua l’espèce d’hypnose qui l’avait pétrifié quand la jeune Florentine était entrée. Il était alors occupé à admirer son Elodie, qui se tenait modestement les yeux baissés au milieu des filles d’honneur de la Reine. Un énergique coup de coude de Thomas qui venait de lâcher un juron enthousiaste l’avait ramené sur terre mais ce fut pour recevoir un choc tel qu’il n’aurait jamais cru l’éprouver. Elle ne pouvait appartenir qu’au monde du rêve, l’éblouissante jeune fille que l’ambassadeur conduisait vers la Reine. Aucun bijou, aucun ornement superflu sur l’ample robe de brocart abricot et de satin blanc à la mode florentine – c’est-à-dire dépourvue du disgracieux vertugadin à l’espagnole tout juste bon à épaissir la taille la plus fine... Rien au cou, rien aux poignets mais sur son front pur une grosse perle en poire retenue par un fil d’or qui se perdait dans la masse somptueuse de la chevelure brillante massée en lourdes tresses sur l’arrière de la tête. On ne voyait rien des yeux sinon la douce courbe des longs cils noirs qui ombraient les joues d’ivoire à peine rosi.
L’appel du Roi et un nouveau coup de coude de Thomas qui marmonnait des choses indistinctes concernant l’injustice du sort le réveillèrent. Il prit son élan :
— Me voici, Sire !
La jeune fille se tourna vers lui et il vit sourire les plus longs et les plus beaux yeux qu’il eût jamais vus... mais quelqu’un l’avait précédé : son père qui, plus proche du Roi, lui barra le passage et mit genou en terre :
— Sire, fit-il d’une voix forte, j’implore votre clémence pour mon fils !
— Ma clémence ? Pourquoi, diantre, en aurait-il besoin ?
— Mademoiselle est d’une grande beauté mais son cœur est pris ailleurs et ce serait malhonnête à lui d’accepter cette jolie main venue de si loin. Pardonnez-lui !... et vous aussi, Mademoiselle, ajouta-t-il pour Lorenza qu’une bouffée de colère embrasait.
Le Roi, lui, semblait fort mécontent :
— Vous m’en avez déjà touché mot, marquis, mais cela ne tirait pas à conséquences et je suis mal satisfait !
— En revanche, reprit Sarrance qui s’était remis debout, et afin d’effacer l’offense faite à donna Lorenza... ainsi qu’à Sa Majesté la Reine, je demande sa main pour moi-même !
— Père ! protesta Antoine qui n’osa pourtant pas aller plus loin.
Elodie se tenait à quelques pas derrière Marie de Médicis. Elodie qu’il contemplait amoureusement un instant plus tôt... dans une vie antérieure !
Hector cependant reprenait, décidé à tout pour cette fille qui venait de lui enflammer le sang :
— Je suis veuf comme le savent Vos Majestés et encore gaillard et en âge – le même que le vôtre, Sire, sauf votre respect ! – de satisfaire une jeune fille inexpérimentée et d’en obtenir des fruits vigoureux ! Ainsi mon fils pourra épouser celle qu’il aime et... tout le monde sera heureux !
— Pas moi ! Je refuse !
Lorenza venait de s’exprimer à haute et fort intelligible voix, soulevant les réactions diverses de la Cour mais elle s’en moquait. Un scandale ne la ferait pas reculer. Après ce que lui avait confié Giovanetti, elle s’était fait un plaisir, presque un devoir envers elle-même de séduire l’homme qu’on lui avait tant vanté mais il n’avait jamais été question d’entrer dans le lit d’un barbon. L’instant suivant, elle pliait le genou devant le couple royal médusé :
— Avec la permission de Leurs Majestés, je prends congé... et retourne à Florence ! Messer Giovanetti ! Appela-t-elle en se relevant, si vous voulez bien me ramener.
Ne sachant trop quelle contenance prendre, celui-ci s’avança mais la Reine intervint avec sa brutalité coutumière :
— Je vous l’interdis, ser Filippo ! C’est sur mon désir que cette union a été arrangée avec la famille de Sarrance et je suis décidée à y garder la main. Que ma filleule épouse le père au lieu du fils est sans importance : le mariage aura lieu dès notre retour à Paris. En attendant, ma chère filleule demeurera ici avec les dames et demoiselles de ma maison. J’espère, Sire, que nous sommes d’accord ? Assena-t-elle à son époux avec l’un de ces coups d’œil qui d’habitude l’agaçaient prodigieusement mais cette fois, il se contenta d’opiner avec un large sourire dont il gratifia Lorenza. Il avait déjà oublié le refus de la jeune fille occupé qu’il était à la détailler, et il n’était pas difficile de deviner ce qu’il pensait. Mariée à Antoine, cette belle enfant eût été hors de portée mais unie à ce vieil Hector, son compère et son contemporain, elle serait beaucoup plus accessible et redonnerait vie à son cœur déplorablement vide depuis qu’il s’écartait de Mme de Verneuil.
Cependant, si elle ne brillait pas des feux d’une vaste intelligence, Marie de Médicis n’était pas complètement idiote et sa jalousie toujours en éveil flaira le danger. Elle s’adressa à l’ambassadeur :
— Ser Filippo, ronronna-t-elle, ne m’avez-vous pas dit, ce matin, que donna Honoria Davanzati accompagnait sa nièce ?
— En effet, Majesté, mais j’avais cru comprendre que la Reine...
— Rien du tout ! Si sa présence ne s’imposait pas pour cette première entrevue, elle devient indispensable dès l’instant où ma filleule demeure au palais. Faites-la chercher sur l’heure ! Leurs bagages suivront demain ! Vous pouvez vous retirer, ma filleule ! Madame de Guercheville, continua-t-elle en se tournant vers sa dame d’honneur, veuillez conduire donna Lorenza dans nos appartements et veiller à lui trouver un endroit où dormir. Nous sommes un peu à l’étroit ici mais... qu’y a-t-il encore ?
La question s’adressait à la jeune fille qui, mettant son orgueil de côté, venait de s’agenouiller devant elle :
— Je demande pardon à Votre Majesté mais je la supplie de me laisser rentrer à Florence ! J’avais accepté ce mariage offert par Leurs Altesses grand-ducales bien que je vinsse de perdre un fiancé que j’aimais en espérant justement y trouver l’apaisement mais, puisqu’il s’agit désormais de quelqu’un d’autre, je requiers l’autorisation de partir ! Là-bas, je retournerai aux Murate !
— Vous m’ennuyez, ma chère et je n’aime pas à me répéter. Vous resterez et vous épouserez le marquis. Sinon ce n’est pas dans un couvent que nous vous enverrons mais à la Bastille comme la rebelle que vous seriez alors ! Emmenez-la, Guercheville ! Cela a assez duré !
Avec douceur, la dame prit la main de Lorenza pour l’aider à se relever :
— Venez ! dit-elle. Il ne faut pas contrarier la Reine.
Elle n’en dit pas davantage mais la jeune fille lut dans les yeux clairs de cette femme d’un certain âge au visage aimable une totale compréhension et se laissa emmener puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire pour ce soir...
Tandis que Lorenza vaincue mais non résignée quittait le Salon ovale, Hector de Sarrance recevait les félicitations de ses pairs avec une satisfaction qui en indisposa plus d’un.
— Regardez-le donc ! fit Joinville, frère du duc de Guise, à Bellegarde. On dirait un paon qui fait la roue !
— Paré de plumes un rien défraîchies ! Il faut avouer qu’il a de quoi être content : une fille éblouissante et une grosse fortune ! Je me demande ce qu’en pense son fils ? Visiblement, il ne semble pas enchanté ! Pourtant, il devrait l’être. Il m’a dit ce tantôt être amoureux de la petite La Motte-Feuilly et vouloir l’épouser.
— C’était avant d’avoir vu la belle Lorenza ! La jouvencelle en question est gentille mais ne supporte pas la comparaison et le malheureux pourrait bien se trouver victime du plus imprévu des coups de foudre ! Cela arrive...
— Moi, si j’étais le marquis Hector je ne me rengorgerais pas comme il le fait en oubliant que la Roche Tarpéienne est toujours près du Capitole. Je ne lui donne pas... disons deux mois avant d’être cocu !
— Par son fils ?
— Oh non ! Si j’en crois la mine d’Antoine, il serait plutôt tenté par le parricide ! Par le Roi, mon cher ! Notre Vert Galant regardait la petite comme un matou une jatte de crème. Tout juste s’il ne se léchait pas les babines !
Le prince de Joinville n’était pas le seul à avoir observé la physionomie d’Henri IV. Si Antoine, lui, pris à son propre piège, n’avait rien vu, Courcy n’en avait pas perdu une miette. Tandis qu’Hector proclamait ses intentions matrimoniales, il s’était hâté, profitant de la stupeur générale, de tirer son ami en arrière afin de lui éviter, soit un geste soit des paroles inconsidérées.
Au moment où la jeune fille était apparue, Thomas avait pressenti une catastrophe. Il connaissait trop bien Antoine et ses nombreuses aventures pour l’imaginer de glace et l’œil terne devant tant de rayonnement juvénile ! Qu’il soit tombé amoureux de La Motte-Feuilly au point de vouloir l’épouser l’avait laissé perplexe. La petite était charmante, c’était une chose entendue, mais dans le genre fragile – selon Thomas, il ne devait pas y avoir beaucoup de rembourrage entre la peau quasi translucide et les os ! – et jusqu’à présent les goûts d’Antoine l’avaient attiré vers les belles plantes. Il le voyait mal passer sa vie à contempler un bibelot que les années dessécheraient rapidement. Mais tout venait de changer avec l’apparition de cette Lorenza et Thomas sentait poindre à l’horizon une longue suite de problèmes, peut-être douloureux.
Tandis qu’il l’écartait du devant de la scène, Antoine avait eu pour son ami un regard éperdu :
— Dis-moi que je suis en train de rêver... que je vais me réveiller de ce cauchemar avant de devenir fou !
— Je crains fort que non ! Il va falloir que tu te fasses à l’idée que cette ravissante créature va devenir ta belle-mère !
L’œil du jeune homme flamba :
— Ne sois pas bêtement cruel ! Ce qui m’arrive est épouvantable.
— Si tu crois que je n’ai pas compris ! Elle te plaît, n’est-ce pas ?
— Me plaire ? Quel mot ridicule quand on vient d’être frappé par la foudre ! Comment aurais-je pu penser qu’elle était si belle... surtout après ton rapport grotesque ! Mais où avais-tu les yeux, bon Dieu, quand tu observais le retour de Giovanetti ?
Une demoiselle mûre, laide comme les sept péchés capitaux de surcroît ! Et moi qui t’ai cru comme un imbécile ! Tu avais trop bu ?
Même s’il en avait toujours une petite réserve au service de son ami, la patience n’était pas la vertu cardinale de Courcy. Son poing se referma comme un étau sur le poignet d’Antoine :
— On se calme ! Je t’ai seulement rapporté ce que j’ai vu dans le carrosse. En revanche... pendant que cette mégère vitupérait, j’ai entendu rire un jeune cavalier qui se tenait près de l’ambassadeur et qui m’est apparu si beau que je me suis demandé si ser Filippo n’avait pas un faible pour les jolis garçons. Quel idiot j’ai été. Ce devait être elle déguisée en garçon ! Mais c’est trop bête, tu as raison...
Antoine n’eut pas le temps de répondre. Son père les abordait et lui tapait sur l’épaule :
— Eh bien, monsieur mon fils, vous voilà heureux, j’espère ? Je vous ai évité un mariage qui vous déplaisait et nous sommes riches ! Vous allez pouvoir épouser votre Elodie même si elle ne nous apporte pas un liard !... et vous serez accompagnés de ma bénédiction en plus ! Je vais même demander sa main sans plus tarder afin qu’on nous marie le même jour ! Ce sera charmant !
Thomas vit Antoine blêmir et retint sa respiration mais celui-ci s’était repris assez pour répliquer :
— Rien ne presse, Monsieur ! Il ne faut jamais trop se hâter... et je crains que vous ne vous soyez laissé emporter par votre... désir de m’aider mais cette jeune fille a trente ans de moins que vous et...
Le marquis éclata d’un rire sauvage. Simultanément, ses pupilles se rétrécirent et Thomas comprit, avec effroi, qu’il avait parfaitement compris l’émoi de son fils et qu’il le savourait même avec un plaisir démoniaque :
— Et après ? Allez donc demander au Roi si un tendron lui ferait peur ? Pas à moi, en tout cas, et je le prouverai en agrandissant notre famille ! Ce jeune corps devrait produire de beaux fruits !
Thomas se lança dans la bataille pour secourir son ami. Il se mit à son tour à rire en feignant la joie :
— Je vous fais confiance ! Mais prenez garde, Monsieur, que le Roi ne souhaite partager le festin. Il est évident que la beauté de votre future épouse l’a ému. Il la regardait de façon fort douce... et l’on dit qu’en ce moment son cœur est libre...
Non seulement Hector ne fit pas chorus mais ses lèvres se serrèrent jusqu’à ne plus former qu’une mince ligne :
— Je ne le lui conseille pas ! Soyez sûr, mon garçon, que je saurai garder ce qui est à moi !
— Pas encore ! Lâcha Antoine, exaspéré. Vous oubliez qu’elle vous a refusé et réclamé son retour à Florence !
— Elle changera d’avis, voilà tout ! La Reine y veillera ! Quant à vous, mon fils, ne songez qu’à vous réjouir ! Je vais travailler à votre bonheur !
Et sur ces mots où planait une vague menace, il tourna les talons en sifflotant un air de chasse. Les deux jeunes gens le regardèrent s’éloigner en silence. Ils découvraient l’un et l’autre qu’en revendiquant la main de Lorenza le vieil homme n’avait pas obéi au simple désir de renflouer ses finances précaires et de s’assurer la dot royale qui risquait de lui échapper, mais à une impulsion tout aussi humaine mais infiniment plus primitive parce que animale : le rut du vieux mâle devant la plus jolie femelle du troupeau. Riche ou pas, il voulait Lorenza dans son lit et entendait l’y retenir envers et contre tous. La beauté chaleureuse de la jeune fille avait éveillé en lui une de ces passions sans amour que l’âge peut rendre redoutable.
— Que vas-tu faire ? S’inquiéta Thomas.
— Me resterait-il quelque chose à faire ?... A part peut-être me passer l’épée au travers du corps pour m’éviter d’embrocher mon père !
— Allons ! Tu n’en penses pas un mot !
— Si ! Je te jure que si... Mais j’ai l’impression d’être en train de devenir fou !... Pardonne-moi, il faut que j’aille prendre l’air ! J’étouffe !
L’instant d’après, il avait disparu, fendant la masse des courtisans sans leur accorder un regard ni se soucier d’en bousculer deux ou trois. De quoi s’attirer quelques duels mais les personnes en question n’étaient sans doute pas d’humeur belliqueuse. Il est vrai aussi que la carrure du jeune officier et sa réputation de bretteur pouvaient dissuader quiconque de la provoquer.
Sachant qu’il était au-delà de tout raisonnement, Thomas se contenta de le suivre du regard bien qu’il eût souhaité volontiers aller respirer l’air frais des jardins plutôt que celui, saturé, d’un salon où les parfums se contrariaient le plus souvent mais présentaient au moins l’avantage de masquer tant bien que mal des effluves moins suaves. S’y mêlaient, en effet, des odeurs de cuisine : le souper royal devait avoir commencé. Or, non seulement il n’avait pas faim – chose rare parce que son appétit était réglé sur une horloge – mais cet amalgame lui donna mal au cœur, ce qui le décida à faire un tour lui aussi. Entre le jardin de Diane, celui des Eaux, les parterres et le parc, il y avait suffisamment d’espace pour qu’Antoine ne l’accuse pas de le poursuivre.
Il se dirigeait vers l’escalier quand une voix féminine l’appela :
— Monsieur de Courcy ! Monsieur de Courcy !... Un mot, s’il vous plaît !
Retenant à deux mains ses jupes élargies par le disgracieux vertugadin hérité de la mode espagnole, la jeune Elodie accourait à sa rencontre. Plus rose encore que sa robe et visiblement au comble de l’excitation, elle serait peut-être allée droit dans un mur s’il n’avait été là pour la retenir :
— Où... où... où est Antoine ? Je veux dire... M. de Sarrance ?
— Je n’en sais rien, Mademoiselle, répondit-il, sincère. Mais vous voilà bien émue ?
— Il... il y a de quoi ! Je suis tellement... tellement heureuse !
— A ce point ?... Allons, remettez-vous !
— Je n’ai pas le temps ! Il faut que je le voie... que je lui apprenne...
— Et quoi, mon Dieu ?
— Le marquis son père vient de... demander ma main à ma mère ! Nous allons nous marier ! Et sans se soucier de l’avenir puisque lui-même épouse la riche Florentine !... C’est... merveilleux !
Ses jolis yeux pervenche brillaient d’une joie qui, lorsqu’elle avait commencé à parler, avait inspiré de la pitié à Thomas qui pensait que son bonheur était en miettes avant d’éclore au soleil, mais la fin du discours tempéra cette émotion : se soucie-t-on d’argent quand on réalise un rêve que l’on croyait impossible ?
— Tous mes vœux de bonheur, Mademoiselle ! Quant à Sarrance, je peux seulement vous dire que... Monsieur le Grand est venu le prendre par le bras pour lui confier une chose d’importance, mentit-il dans le but de la faire tenir tranquille au moins pour ce soir, Antoine ayant vraiment besoin de calme pour essayer de savoir où il en était. Il lui a certainement annoncé la nouvelle et...
— Mais cela a eu lieu il n’y a pas dix minutes !
— Comme si vous ne saviez pas que le Grand Ecuyer est toujours au fait des tout derniers bruits. Avant même les intéressés, je crois bien ! En outre, il s’agissait d’une affaire sérieuse !
— Notre mariage n’est-il pas une affaire sérieuse ?
La voilà vexée, pensa Thomas. Comment l’amour a-t-il pu aveugler cet imbécile d’Antoine au point de ne rien deviner de sa nature profonde égoïste et vaine ?
— Bien entendu ! fit-il, conciliant. Mais vous savez que nous partageons la même chambre, lui et moi. Je vais attendre et, à son retour, j’aurai le plaisir de lui dire que vous le cherchiez... Nul doute qu’il n’accoure vers vous dès le lever du jour ! Pour ce soir, il vaut mieux que vous rentriez chez la Reine. Elle sera sûrement heureuse de vous féliciter !
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr ! La persuada-t-il avec un large sourire. Vous ne pouvez pas errer toute la nuit dans le château et la ville. Ce ne serait pas convenable ! Et que dirait Sa Majesté ?
En vérité, Marie de Médicis confondait le plus souvent ses filles d’honneur avec des éléments d’ameublement mais toutes savaient aussi que s’il lui passait par la tête d’en appeler une, il était préférable pour elle d’être à sa disposition.
— Vous avez sans doute raison. Je vais aller reprendre ma place. Merci à vous, Monsieur de Courcy !
— Mes vœux vous accompagnent.
On échangea salut et révérence puis chacun alla de son côté : elle, vers la grande antichambre où se déroulait le souper, lui, vers l’escalier au bas desquels il interrogea les gardes suisses. Il lui fallait absolument retrouver Antoine avant qu’il n’apprît son « bonheur » d’un quidam bien informé et ne fasse une sottise. Heureusement, il avait choisi le jardin de Diane sur lequel donnaient les fenêtres de la Reine et il n’était pas loin.
Assis sur un banc de pierre auprès d’une statue de nymphe, les coudes aux genoux et le visage levé vers l’appartement éclairé de lumières douces, il guettait une ombre, une silhouette mais aucune ne ressemblait à celle qui venait, de façon si soudaine, d’arracher son cœur aux jolies mains d’Elodie. Il y avait eu surtout ce regard ! Le seul qu’ils aient pu échanger mais qui contenait tant de promesses éblouissantes ! Une joie espiègle de la part de Lorenza, vite changée en un univers de scintillante félicité. Un instant sublime où ils s’étaient donnés l’un à l’autre aussi formellement que si elle s’était jetée dans ses bras... Et puis, à peine tissé, le fil s’était brisé, le rêve avait fait place à une réalité absurde à la limite du grotesque : elle allait devenir sa belle-mère ! En vérité, si ce n’avait été si tragique c’eût été à mourir de rire !
Antoine s’aperçut qu’il pleurait quand un mouchoir essuya ses larmes :
— Tu te fais du mal, murmura Thomas. Et j’ai peur d’en être responsable ! Si je ne t’avais pas rapporté l’arrivée du carrosse trimballant la tante je ne sais plus qui, tu aurais réagi différemment !
— Que nenni ! J’étais tellement certain de ne vouloir rien au monde que la main d’Elodie ! Tu n’as rien à te reprocher. Je n’ai à m’en prendre qu’à moi seul !
— Je te remercie mais ça n’arrange rien ! Afin que tu saches bien où tu en es, je suis venu t’informer que ton père a demandé pour toi la main de la dénommée Elodie et que la demoiselle et sa mère sont dans la joie !
— La mère aussi ? Elle a changé d’avis ?
— Cela t’étonne ? Te voilà baigné dans la lumière que dispense l’auréole dorée de ton père.
De candidat famélique, tu es devenu un gendre des plus souhaitables !
— Mais moi, je ne le souhaite plus ! Le double mariage qui réjouit tant mon cher père me répugne ! Il ne me reste donc qu’une seule voie de salut : m’en aller le plus loin possible !
— Tu veux déserter ? Tu es un soldat...
— Seulement changer d’affectation. N’importe quel poste frontière fera l’affaire... mais le plus loin possible !
— Le Roi a ramené la paix. On ne se bat plus nulle part ! Tu périras d’ennui !
— De ça ou d’autre chose... De toute façon, la guerre reviendra un jour...
Sans quitter les attirantes fenêtres des yeux, il se leva :
— J’ai stupidement détruit ma plus belle chance de bonheur. A moi d’en payer le prix ! Demain je solliciterai une audience du Roi !...
Quand Sarrance employait un certain ton, Courcy savait que tenter de discuter serait du temps perdu. D’ailleurs, finalement, ce n’était pas une si mauvaise solution. A deux ou trois cents lieues, il serait à l’abri des mauvaises rencontres et du moins, de lui-même !
— C’est à toi de voir et tu n’as peut-être pas tort ! Nous sommes dans l’urgence et il faut parer au plus pressé... En attendant, tu devrais aller dormir. Tu as eu ton compte d’émotions pour la journée... et il convient d’éviter des explications... inopportunes !
— Tu crois vraiment que je pourrai dormir ?
— Si l’on veut rêver je ne connais pas d’autre moyen !
— Et toi ? Tu ne rentres pas ?
— Pas maintenant !... Il y a... un détail que je voudrais vérifier ! Je t’en parlerai plus tard...
Il aurait été bien en peine d’en dire davantage car ce qu’il avait en tête tenait en peu de mots : voir le roi pour éviter à son ami une réaction qui pourrait être fâcheuse. Si bienveillant qu’il soit en général, Henri IV pouvait trouver agaçants les états d’âme à transformation des deux Sarrance. Tandis qu’Antoine regagnait docilement leurs quartiers après un ultime regard aux fenêtres de la Reine, Thomas se mit à la recherche du souverain...
Et le trouva aisément. La soirée était consacrée aux jeux qu’Henri IV adorait même s’il perdait le plus souvent, et parfois des sommes importantes qui mettaient en fureur son ministre Sully. Thomas le trouva en train de jouer et, par miracle, il gagnait, ce qui le mettait d’excellente humeur. Thomas regarda le plafond doré pour en remercier le Ciel et se prépara à une longue attente. Or, il n’en fut rien... La partie en cours s’achevant, Henri se leva et ramassa ses gains :
— Continuez sans moi, Messieurs ! J’ai à faire...
Tandis que les autres restaient à leur place, il se dirigea vers la porte sans hâte excessive, distribuant un mot ici ou là avec sa bonne grâce habituelle. Thomas saisit l’occasion et se précipita afin de la franchir avant lui, ce qui lui permit de l’attendre dans l’antichambre :
— Sire ! Puis-je solliciter un instant d’entretien ? Sinon maintenant du moins avant demain matin ?
Une surprise amusée souleva l’un des épais sourcils royaux :
— Courcy ? A cette heure ?... Accompagnez-moi et confiez-moi ce qui vous tourmente ! Mais faites vite et sans fioritures !
— Merci, Sire ! Demain matin, mon ami Antoine de Sarrance...
— Les Sarrance ? Encore eux ? Est-ce que ce n’est pas beaucoup pour la même soirée ?
— Sans doute et j’en demande bien pardon au Roi mais il est des circonstances si imprévues !... Voilà : demain Antoine viendra demander à Votre Majesté de l’envoyer dans un régiment des frontières... Le plus loin possible de Paris !
— Serait-il en train de perdre l’esprit ? Alors que son père a fait en sorte qu’il puisse épouser sa douce amie ?
— C’est peut-être difficile à croire, Sire, pourtant c’est de ce mariage qu’il ne veut plus. Lorsque ce tantôt il a vu venir la filleule de la Reine, il a...
— N’en dites pas davantage : j’ai compris ! Mlle de La Motte-Feuilly ne supporte pas la comparaison.
— Ni lui l’idée que donna Lorenza va devenir sa belle-mère ! Alors il voudrait servir le Roi... ailleurs ! J’ajoute que le marquis vient de demander la main de Mlle Elodie !
— Le vieux paillard n’a pas perdu de temps ! Il est vrai que mettre dans son lit ce miracle de grâces nantie d’une fortune par-dessus le marché, il faudrait être de marbre pour y résister ! Malheureusement, je ne peux plus empêcher cette union. Ce serait un affront qu’Hector de Sarrance ne mérite pas ! J’aurais agi comme lui !
— Alors, Sire, faites en sorte que son fils soit à des lieues quand cela arrivera !
Il y avait une angoisse dans la voix du jeune homme et les paillettes de gaieté qui brillaient dans le regard d’Henri s’éteignirent :
— Pauvre garçon ! Si l’on songe que son autre belle-mère pourrait être Mme de La Motte-Feuilly !... Je vais y réfléchir !
— Puis-je demander encore que le Roi ne fasse pas état de mon intervention ?
Cette fois, celui-ci se mit à rire :
— J’ai bien envie de vous attacher à mon service particulier, mon petit ! C’est précieux, un ami de votre qualité ! Et il passa son chemin laissant Thomas, soulagé d’un grand poids, rentrer chez lui un peu rassuré.
Ce qu’Antoine ignorait quand il contemplait avec une telle ferveur les fenêtres de Marie de Médicis c’est que derrière elles, n’évoluaient que les dames et les servantes de la Reine et que Lorenza n’avait fait que traverser l’appartement. Et cela pour une bonne raison : il était impossible de lui trouver un coin pour dormir. Ce dont d’ailleurs Mme de Guercheville ne doutait pas mais quand la Reine donnait un ordre, il ne fallait jamais discuter. On se contentait d’obéir... ou de faire semblant.
C’est qu’au palais de Fontainebleau, l’ameublement était trop succinct pour le confort de la maîtresse. Aussi, à chaque séjour, faisait-elle entasser sur les barges qui remontaient la Seine, les nombreux coffres contenant sa garde-robe et les multiples objets « indispensables », ses sièges, le contenu de son oratoire, ses tapisseries préférées, ses tapis et les matelas pour ses femmes de chambre ou de service plus une foule de choses dont elle refusait de se passer. Si cette pléthore tenait aisément dans les immensités du vieux Louvre, il n’en allait pas de même « à la campagne » où l’entourage campait le plus souvent. D’ailleurs, quand elle invitait des amies comme la duchesse de Guise, la princesse de Conti ou Mme de Montpensier, celles-ci étaient priées d’apporter leurs meubles.
Le résultat était que, même en cherchant soigneusement, il était impossible d’ajouter la moindre couche sans obstruer un passage. Et cet état de fait, Mme de Guercheville le connaissait mais se gardait de discuter un ordre de Marie, c’eût été imprudent. Par acquit de conscience, la dame d’honneur alla conférer avec Catherine Forzoni, la femme de chambre favorite. Puis, lui laissant la jeune fille en garde, elle revint vers le Salon ovale.
Quand elle y entra, Filippo Giovanetti en sortait et elle le pria de retarder son départ : il y avait gros à parier que la jeune fille regagne la ville avec lui. De fait, quelques instants plus tard, elle lui ramenait Lorenza soulagée au moins de ce poids-là.
— Sa Majesté vous rend sa filleule, Monsieur l’ambassadeur. Il ne lui était pas venu à l’esprit que nous rentrons à Paris dans deux jours et que la retenir ici causerait trop de dérangement. On ne peut tout de même pas la faire coucher sur le palier ou dans un escalier, n’est-ce pas ? Vous nous la ramènerez... la semaine prochaine ? conclut-elle avec un bon sourire à l’adresse de la jeune fille.
— Vous m’en voyez ravi, Madame. Cette décision, un peu brusque peut-être, me tourmentait. Je craignais que le dépaysement ne soit trop rapide surtout après un long voyage. Donna Lorenza a besoin de se remettre...
— ... et pas seulement d’un changement de logis ! Soupira la dame d’honneur en baissant le ton. Pauvre petite ! ajouta-t-elle en caressant la joue de la jeune fille qui, aussi raide qu’une statue et apparemment absente, n’avait pas soufflé mot depuis son éclat au cours de la présentation. Elle était quand même en droit de s’attendre à un autre sort !
— Je partage votre opinion, comtesse ! Aussi ai-je l’intention dès demain de demander audience au Roi...
— N’ayez pas trop d’espoir ! Sarrance est son vieux frère d’armes et son confident, outre le fait qu’il est béarnais comme lui. Il ne lui infligera pas ce camouflet !... Croyez que je suis désolée ! Elle et le jeune Antoine auraient formé un si beau couple !
Ce n’est qu’une fois installée dans la voiture que Lorenza retrouva la parole :
— Je suis heureuse de pouvoir rentrer avec vous, ser Filippo, mais je le serai plus encore lorsque je repartirai pour Florence !... et le plus tôt sera le mieux !
La voix était sèche, dure, déterminée et Giovanetti s’inquiéta :
— Madonna !... Je crains que...
— Rien du tout ! Je n’ai pas changé d’avis et je refuse d’épouser ce vieil homme ! Qu’il prenne ma dot puisque aussi bien c’est ce qu’il désirait mais qu’on me laisse rentrer chez moi !
— Comme si vous ne saviez pas que c’est impossible ! Dès l’instant où Leurs Majestés ont approuvé vous ne pouvez pas revenir en arrière. Ce serait aller à l’encontre de la politique du grand-duc Ferdinand !
— En quoi, mon Dieu, puis-je intéresser cette politique ? Le but recherché est atteint puisque le Roi garde son épouse. Que M. de Sarrance souhaite la récompense de ses bons offices, j’en suis d’accord mais puisqu’il voulait de l’argent, exauçons-le ! Et, j’y pense, pourquoi donc n’épouserait-il pas ma tante Honoria ? Leurs âges concordent...
En dépit de ses soucis, Giovanetti ne put s’empêcher de rire :
— Qu’ai-je dit de si drôle ? demanda Lorenza, acerbe.
— Vous êtes une enfant, Madonna ! Et vous ne vous rendez pas compte de ce que vous proposez ! L’âge conviendrait, certes, et aussi la dot mais qu’on les fasse se rencontrer et je peux vous prédire ce qui se passera : le marquis refusera tout aussi hautement que vous l’avez fait !
Giovanetti reprit son sérieux : J’ai observé attentivement ce qui s’est passé dans le Salon ovale ! Quoi qu’il en ait dit hier, le jeune Sarrance a tout oublié de ses projets matrimoniaux quand il vous a vue et il allait s’approcher pour vous recevoir des mains de la Reine quand son père l’a devancé.
— Vous croyez ?
— J’en suis plus que certain ! J’ai vu comment il vous a regardée ! Malheureusement, le marquis aussi vous a regardée...
— Et alors ?
— Faut-il vraiment vous mettre les points sur les i ? A cet instant, c’est votre personne qu’il a voulue... plus encore que votre dot !
— C’est ridicule !
— Non ! C’est hélas humain ! Vous êtes plus que belle, mon enfant ! Trop, je le redoute, pour votre marraine. Son œil n’avait rien d’affectueux lorsque je vous ai menée à elle. En revanche, la requête du marquis l’a enchantée.
— Je ne vois pas pourquoi !
— Mais parce qu’il voudra vous garder pour lui seul et ne vous exposera guère aux lumières d’une cour dont les mœurs sont... libres, pour ne pas dire plus !
Lorenza se donna le temps de peser ses paroles. Et soudain une idée lui vint :
— Le marquis sait-il qu’il court un grand danger ? Et vous-même, ser Filippo, savez-vous comment est mort mon cher fiancé ?
Giovanetti ne répondit pas tout de suite :
— Par le poignard, j’ai appris ?
— Dont la lame fixait un message menaçant d’un sort semblable qui oserait m’épouser !
— Je l’ignorais, fit l’ambassadeur brièvement en détournant les yeux. Cela peut être la raison pour laquelle Leurs Altesses vous ont laissées partir si aisément, vous et votre fortune. Elles doivent penser que la menace s’éteindra en dehors de Florence.
— Ou alors que cet homme aura le même sort et qu’il ne restera plus qu’à me rapatrier avec ou sans ma fortune ? Vous devriez en aviser M. de Sarrance, ironisa-t-elle avec un petit rire sec.
— Pensez-vous réellement qu’un poignard puisse faire reculer un homme de sa trempe ? Le père comme d’ailleurs le fils sont cités en exemple pour leur vaillance. Elle leur est chevillée au corps... et pas uniquement pour fournir une rime aux poètes !... Je pense, au contraire, qu’affronter son fils pourrait l’amuser en donnant un piment sinistre à votre possession.
— Vous plaisantez ?
— Absolument pas ! Il n’y a pas là matière à plaisanterie.
Elle eut un mouvement de colère, se rejeta au fond du carrosse et ne parla plus jusqu’à l’arrivée à l’hôtel des ambassadeurs où elle se contenta de souhaiter une bonne nuit à son compagnon, refusant le souper qu’il proposait de faire venir de la Ronce Couronnée. Elle regagna sa chambre et se coucha sans répondre aux questions de sa Bibiena dévorée de curiosité.
Elle avait besoin de réfléchir.
Le surlendemain, on partait pour Paris où – elle l’espérait de toutes ses forces – les opportunités d’échapper à un mariage qui lui faisait horreur seraient peut-être plus nombreuses.
En demandant à être reçu par le Roi à la sortie du Conseil, le lendemain matin, Antoine n’en menait pas large. Il redoutait de passer pour un imbécile velléitaire aux yeux d’un souverain qu’il aimait et admirait de tout son cœur. Tellement même qu’à l’approche des appartements royaux, il s’enquit auprès de M. de Surienne, Maître ordinaire de l’hôtel du Roi, de l’humeur de Sa Majesté. Il fallait vraiment qu’il se sentît mal à l’aise pour s’adresser à un personnage jugé par lui jusque-là insipide et vaniteux.
— Comment est le Roi, ce matin ?
— Vous voulez dire quand il est sorti de la chambre de la Reine ?
— Par exemple... oui !
— Comme à son accoutumée !
— Mais encore ?
— Ni gai ni triste.
Justement, un comportement aussi terne n’avait rien d’habituel chez Henri dont le visage pouvait refléter les impressions les plus diverses en un rien de temps. En général, il aimait aborder les promesses d’un nouveau jour. Même quand sa femme lui avait cherché querelle dans la nuit parce que c’était alors une espèce d’évasion... Remerciant Surienne d’un signe de tête, Antoine s’en alla patienter devant la porte du Conseil. Henri apparut peu après, causant avec animation avec le ministre Villeroy, principal conseiller, après Sully, depuis des années. Et le cœur d’Antoine tressauta : le Béarnais semblait de très mauvaise humeur et Antoine pensa qu’il valait peut-être mieux se retirer. Mais, soudain, Henri l’aperçut et, chose inouïe, il se détendit instantanément tandis qu’une étincelle d’amusement s’allumait dans son regard.
— Ah, jeune Sarrance ! Suivez-moi !... Nous réglerons les termes de la lettre au pape ce soir avant le souper ! ajouta-t-il à l’adresse de Villeroy puis il partit à pas rapides – si rapides que les longues jambes d’Antoine peinaient à le suivre ! – en direction de son cabinet d’armes, saluant au passage d’un « Serviteur untel !... Serviteur ! » Ceux de ses courtisans qu’il reconnaissait.
Après être entré dans la pièce, il alla s’asseoir sur une haute chaise et prit sur la table voisine un pistolet damasquiné qu’il se mit à examiner. Enfin il se tourna vers son visiteur :
— Vous n’avez guère bonne mine, mon garçon ! J’espérais que vous veniez me faire part de votre bonheur...
— Mon bonheur ? répéta le jeune homme visiblement au supplice et à cent lieues d’imaginer que le Roi avait décidé de s’amuser un peu.
— Eh bien oui ! Puisque votre père va épouser celle dont vous ne vouliez pas, vous allez mener à l’autel Mlle de La Motte-Feuilly dont vous êtes éperdument épris. C’est bien cela ?
A mesure qu’il parlait, Antoine se sentait pâlir. Il cherchait avec effort des mots qui se dérobaient...
— Alors ? fit Henri en dardant sur lui un regard étincelant.
En désespoir de cause, le malheureux plia le genou mais ne baissa pas la tête :
— Non, Sire... et j’en demande bien pardon au Roi... Je suis venu lui demander de m’envoyer dans un régiment des frontières qui lui conviendra mais le plus loin possible de Paris et de préférence dans l’un des lieux les plus exposés si la guerre reprenait...
— Autrement dit là où vous aurez le plus de chances d’être tué ? Vous êtes le seul fils de votre père : il faut songer à continuer le nom...
— Depuis hier, M. le marquis n’a plus besoin de moi. Il compte même donner naissance à une nombreuse descendance et...
Il courba la tête pour cacher les larmes de colère qui lui venaient mais ne put s’empêcher de renifler.
— Relevez-vous !
Il obéit machinalement avec une lassitude qui toucha Henri, trop coutumier des coups de passion imprévus pour ne pas comprendre ce que ce garçon endurait :
— Seulement, reprit-il d’un ton plus familier, tu n’imaginais pas le mauvais tour que te préparait le destin ! Hier encore, tu ne voyais rien de mieux dans la vie qu’épouser une petite fille assez jolie sans doute mais en rien comparable à celle dont tu ne voulais pas ? Vénus en personne t’a frappé de sa flèche et les portes du Paradis s’entrouvraient devant toi quand le beau... dévouement de ton père à votre lignée t’a anéanti. D’où ce grand... et si pressant besoin de voir du pays ? Tu es trop honnête, n’est-ce pas, pour provoquer en duel le premier quidam venu et te faire embrocher sur son épée ?
— Sire ! Balbutia Antoine qui se sentait revivre. Comment le Roi a-t-il pu deviner...
— Sonder les reins et les cœurs est indispensable quand on veut régner et je ne te permettrai pas de chercher une fin obscure et inutile dans quelque coin perdu du royaume. Demain M. de Beauvoir repart pour l’Angleterre où il nous représente auprès du roi Jacques[10]. Tu veilleras à sa protection en quelque sorte. Résider à Londres n’est pas toujours de tout repos...
— Oh, Sire ! Vous me rendez la vie et...
— Un instant ! (Et le ton du roi devint tout à coup sévère.) Il est bien entendu qu’auparavant tu feras tes adieux à Mlle de La Motte-Feuilly et qu’il ne saurait être question de partir en catimini !
Tout en admettant que c’eût été une attitude indigne, Antoine aurait pourtant préféré éviter de revoir Elodie. Son hésitation dut être perceptible car Henri reprit sèchement :
— C’est bien entendu ?
— Oui, Sire ! Je la verrai.
— Ce n’est pas toujours devant l’ennemi qu’il faut le plus de courage, ajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire. Si cela peut t’aider, je t’autorise à dire que le Roi s’oppose à ce mariage.
Soumis ainsi au régime de la douche écossaise, Antoine ne savait plus trop où il en était. Perturbé, il osa avancer :
— Ne va-t-elle en demander la raison ?
— Depuis quand un souverain est-il tenu de donner ses raisons ? Prépare-toi à lui faire tes adieux ainsi qu’à ton père ! conclut Henri en lui tendant une main qu’Antoine baisa à demi étouffé par l’émotion, avant de sortir à reculons. Sur le seuil, il s’arrêta pour reprendre un souffle qui lui manquait comme s’il venait de parcourir une longue route. Il n’osait encore croire à la chance qu’on lui donnait si généreusement et, pour un peu, il en aurait pleuré de bonheur. Ce fut le regard amusé d’un des Suisses de garde qui lui évita le ridicule. Il recoiffa son chapeau en se redressant et, la main appuyée sur le pommeau de son épée, quitta l’appartement du Roi pour se diriger vers celui de la Reine. Là, on lui apprit que Sa Majesté faisait avec ses dames une promenade au jardin afin d’en profiter le plus possible avant le retour à Paris où l’espace lui était beaucoup plus mesuré.
Ces dames se trouvaient au grand parterre. Marie de Médicis, parée comme une châsse, à son habitude, marchait au bras de sa meilleure amie, la duchesse de Montpensier, dont elle appréciait la douceur et le caractère serein. Née Catherine de Joyeuse, elle n’avait qu’un défaut : l’inquiétude perpétuelle que lui inspirait sa santé. Le moindre éternuement et elle se voyait à l’agonie. On ne sait trop comment elle avait survécu aux douleurs de l’enfantement. Aussi n’avait-elle qu’une fille que Marie de Médicis chérissait et dont elle avait d’ailleurs décidé de faire l’épouse de son second fils. C’était tout simple : l’enfant était la plus riche héritière de France !
On allait à petits pas précédés d’Albert et Marguerite, le couple de nains que la Reine emmenait partout avec elle. Derrière, venaient quelques dames et trois filles d’honneur – Mlles d’Urfé, de Sagonne et de La Motte-Feuilly – fermaient la marche en chuchotant derrière leurs mains des propos qui semblaient les amuser beaucoup. En les voyant, Antoine faillit battre en retraite. Pour ce qu’il avait à dire, un public moqueur était bien la dernière chose qui lui convînt mais il craignait que le Roi ne considérât sévèrement cette petite lâcheté. Il déboucha à vive allure d’un bosquet taillé, agita son chapeau à bout de bras pour attirer l’attention de la jeune fille. Elle le repéra enfin et, après deux mots à ses compagnes, le rejoignit derrière les lilas :
— Enfin, vous voici Monsieur ! En vérité, je ne savais que penser puisque, au lieu de venir vous réjouir avec moi de la bonne nouvelle, vous avez disparu. M. de Courcy ne vous a-t-il pas fait savoir que je vous cherchais ?...
— Je ne l’ai pas vu, mentit Antoine, il ne pouvait donc rien m’apprendre.
— Et où étiez-vous ?
Le ton, singulièrement sec, fut désagréable aux oreilles du jeune homme. Jusqu’à présent, Elodie ne s’était adressée à lui qu’avec une infinie douceur, une telle retenue pleine de timidité qu’il redoutait vraiment de lui briser le cœur. Or, ce matin, elle était transformée : sûre d’elle, un rien autoritaire même, elle savourait visiblement un triomphe qu’elle n’espérait pas si rapide puisque, la veille encore, celui qu’elle aimait était destiné à une riche inconnue. Or cette Florentine allait devenir sa belle-mère !
— Ailleurs ! M. de Bellegarde voulait me parler...
— Vous n’avez pas causé toute la nuit, je suppose ? Et votre ami Courcy ne vous a rien dit ? C’est incroyable ! Toute la Cour est au courant et pas vous ? Oh, Antoine, j’espérais tant que nous pourrions, dès cette nuit, échanger notre premier baiser de fiançailles !
Il crut déceler dans ces propos une note de douleur et retrouva son malaise :
— C’eût peut-être été... prématuré.
— Prématuré ?
— Je vous en supplie, Elodie, ne me regardez pas comme cela ! Mon père a peut-être fait preuve d’une trop grande hâte. Je vous cherchais pour vous saluer avant mon départ. J’accompagne en Angleterre M. de Beauvoir qui rejoint son ambassade auprès du roi Jacques Ier. Croyez-moi sincèrement désolé mais ce sont les ordres du Roi.
— Qu’allez-vous faire là-bas ?
La déception qui se lisait sur ce joli visage qu’hier encore il adorait, navra le jeune homme. Il détestait ce rôle qu’il avait pourtant bien cherché.
— Je n’en sais rien. Ce sont des ordres et je suis un soldat !
— Pardonnez-moi si je me montre indiscrète mais dites-moi au moins quand vous reviendrez ? La date du mariage n’ayant pas été fixée attendra votre retour.
— Je l’ignore. On ne m’a pas indiqué la durée de ce séjour...
Dieu que cela devenait difficile ! Il répugnait pourtant à s’abriter derrière la volonté royale comme on l’y avait pourtant autorisé car il craignait de la blesser réellement. D’ailleurs, les larmes coulaient à présent :
— En vérité, cela ne semble pas vous soucier beaucoup, fit-elle d’une voix où la colère perçait sous le chagrin. Que vous est-il arrivé Antoine ? Vous n’êtes plus le même !
Ce n’était que trop vrai. Mais comment lui dire qu’un seul regard avait changé son cœur sans la blesser trop cruellement ? Au moins dans son orgueil. Il ne restait plus que les échappatoires, le mensonge et puis laisser faire la vie. Avant tout, gagner du temps. A une jolie fille, les amoureux ne manquaient pas et il le savait.
— Non, Elodie, je n’ai pas changé. Et le mariage de mon père me met dans une situation difficile parce qu’il me déplaît de vivre sur la fortune de sa nouvelle épouse !
— Cette fortune sera à votre père. Il n’y a là rien que de très naturel puisque vous êtes son seul héritier.
— A cela près qu’il souhaite s’en donner d’autres ! Non, Elodie, avant de songer à me marier, je dois d’abord me faire une place, un nom autre que celui de fils du marquis de Sarrance !...
Le chagrin qu’il redoutait tant fit place à un petit rire un rien déplaisant :
— Me faudra-t-il donc attendre que vous deveniez maréchal de France ou ambassadeur ou Dieu sait quoi ?
— C’est ridicule ! Demandez donc à votre mère ce qu’elle en pense ?
— Ma mère ? Que vient-elle faire ici ?
— Sans y être tout à fait hostile, notre mariage ne lui convenait guère, il me semble ?
— Quelle mère ne souhaite pour sa fille l’établissement le plus favorable ? D’ailleurs, avant que le marquis ne se dévoue, elle ne vous considérait plus comme un prétendant valable puisque c’était vous qui deviez épouser cette fille de... de... de commerçants.
— Nièce d’un grand-duc et filleule d’une reine de France ! Vous avez le dédain facile ! Quant à moi, n’ai-je pas assez clamé que je ne voulais pas renoncer à vous ?
— C’est bien pourquoi je suis surprise ! Plus rien ne vous y oblige à présent. Votre père a demandé ma main, nous pouvons nous marier demain et vous partez pour l’Angleterre ! En vérité, Monsieur, vous vous moquez ! Je ne suis pas de celles dont on peut se jouer !
Elle n’avait que trop raison et Antoine en était conscient. Il était normal qu’elle se sente offensée...
— Loin de moi cette pensée ! Soupira-t-il avec lassitude. Je vous ai...
Prenant soudain conscience de ce qu’il était sur le point de formuler- je vous ai trop aimée ! –, il corrigea à temps :
— ... toujours trop respectée pour l’ignorer. Et je ne vous ai dit que la vérité : le Roi m’envoie à Londres !
— Sans explication ? Et vous ne vous êtes pas rebellé ?
Poussé dans ses derniers retranchements, il lâcha :
— Puisque vous voulez le savoir, le Roi s’oppose à notre mariage !
La surprise la laissa sans voix un moment qui parut un siècle à Antoine jusqu’à ce qu’elle articule :
— La raison ?
— Allez la lui demander ! Il m’a répondu que les rois n’avaient pas à expliquer leurs décisions...
Le silence qui s’ensuivit pesa très lourd. Ils restaient là, face à face, séparés par un fossé qui allait s’agrandissant sans ébaucher le moindre mouvement l’un vers l’autre et, brusquement, tout vola en éclats :
— Je vous hais, Antoine de Sarrance ! Je vous hais et vous haïrai ma vie entière ! hurla-t-elle avant de s’enfuir en courant...
La journée était froide et grise. Le temps, hier encore clément, avait changé pendant la nuit. Au vent violent qui s’était soudain levé avait succédé une pluie fine et pénétrante qui détrempa tout autant et mieux qu’un gros orage parce qu’elle s’installa. Gris et bas, le ciel avait l’air de pleurer et Lorenza n’était pas loin d’en faire autant lorsque l’on atteignit la capitale du royaume de France.
Enfermée dans sa noire ceinture de murailles médiévales qui portaient encore les traces du dernier siège – celui que son maître actuel avait dû lui imposer pour la conquérir –, Paris ressemblait à une grosse femme étouffant dans son corset trop serré et sur le point d’exploser : des fumées lui sortaient par les naseaux et aussi une rumeur faite de tant de bruits divers qu’il était difficile d’un distinguer un seul... Tout autour, des collines étaient piquées de moulins, de bois, de vignes, de villages et, à leur pied, les faubourgs étaient comme un trop-plein débordant.
Passé le barrage militaire de la porte Saint-Jacques, gardée avec nonchalance par des soldats qui regardaient défiler d’un œil blasé le flot habituel de ceux qui entraient ou sortaient, on débouchait dans une rue pavée, bordée de bâtiments sévères – des collèges, deux ou trois églises –, et de laquelle débouchaient d’étroites venelles obscures répandant une boue noirâtre faite de poussière et de détritus qui se reformait dès qu’il pleuvait et répandait une odeur pénible. Pourtant, au bas de cette artère en pente apparaissaient les tours d’une grande église, la cathédrale Notre-Dame, imposante et belle certes, mais qui ne pouvait rivaliser avec l’image venue aussitôt à l’esprit de Lorenza : Florence telle qu’elle en gardait le souvenir, vue depuis le jardin de sa maison de Fiesole avec ses toits que le soleil dorait ou rosissait selon l’heure, la coupole du Duomo, ses campaniles, ses jardins... Évidemment, la voirie n’y était pas plus active qu’ici mais la poussière restait poussière le plus souvent et il y avait tout le reste... ce dont se compose l’atmosphère d’une ville ! Et des larmes vinrent aux yeux de la jeune fille. Faudrait-il vivre dans cette grisaille nauséabonde ?...
A ce moment, la tête d’Honoria surgit du carrosse :
— Quelle horreur !... C’est ça, Paris ? Avons-nous fait tout ce chemin pour habiter ce bourbier ?
Cette voix glapissante, criarde !... C’en était trop pour Lorenza qui se retourna sur sa selle :
— Si vous êtes ici, c’est que vous l’avez voulu, tante ! Personne ne vous oblige à y rester et vous, au moins, vous pouvez repartir quand vous voulez ! J’aimerais pouvoir en dire autant !
— Allons, mesdames ! Intervint Giovanetti sur un ton apaisant. Ne jugez pas à première vue ! Surtout par ce temps ! Quand nous atteindrons la Seine, vous verrez que Paris est une ville plus belle que vous ne le pensez et que le Roi y applique tous ses soins.
En effet, à mesure que l’on avançait on découvrait des chantiers, des échafaudages chargés d’ouvriers dont beaucoup, insoucieux de la pluie, sifflaient ou chantaient. On construisait, on rénovait, on décorait et, quand la petite troupe atteignit le fleuve, une éclaircie se produisit comme par miracle découvrant la majesté de Notre-Dame, du vieux palais de la Cité, des tours du Louvre encore médiévales mais allégées par le long bâtiment neuf qui les joignait au palais inachevé des Tuileries. Et aussi un pont magnifique dépourvu – grande nouveauté ! – de maisons et offrant l’élégance de ses balcons arrondis de part et d’autre d’une chaussée grouillante de vie.
— Le Pont-Neuf ! commenta l’ambassadeur. Le Roi l’a inauguré il y a deux ans et la Grande Galerie du Louvre l’a été ce printemps. Sa Majesté aime sa ville conquise au prix de tant de peines et lui consacre toutes ses attentions afin d’en faire la plus belle capitale d’Europe. J’avoue que je m’y plais assez... quand il fait beau du moins !
— Eh bien, vous n’êtes pas difficile ! grogna donna Honoria. Et où nous conduisez-vous présentement ? Au palais, j’imagine ?
— Pas en l’absence de la Reine, voyons.
Enchantée de trouver une nouvelle raison à sa mauvaise humeur, la dame n’y manqua pas :
— Mais elle est partie de Fontainebleau hier. Elle rentre à pied ?
— Non, Madonna : en bateau ! fit l’ambassadeur qui ne put s’empêcher de rire. Outre que le parcours est fort plaisant, la Seine, au contraire des chemins, n’a ni pierrailles ni ornières et la barge royale est des plus confortables... Seulement elle va plus lentement qu’un cheval !
— Alors où allons-nous ? Encore dans une auberge ?
— Non pas ! Depuis le mariage de Sa Majesté, le grand-duché a établi son ambassade dans une belle demeure de la rue Mauconseil, pas très loin du Louvre. J’ose espérer que vous vous y trouverez bien !
— Rue Mauconseil ? Drôle de nom pour une ambassade !
— S’il fallait s’arrêter à ce genre de détail ! Ce qui compte c’est que l’endroit est plaisant, les bâtiments voisins ont moins de cent ans à l’exception d’une vieille tour. Rentrez à présent, Madonna, si vous ne voulez pas être importunée ! Nous allons emprunter le Pont-Neuf ! Toute la ville s’y donne rendez-vous !
Une véritable foule l’encombrait. Lorenza fut amusée par ses couleurs et sa diversité. Il y avait là des badauds attirés par la nouveauté de l’endroit, des religieux venus quêter, des gentilshommes empanachés entourés de leurs gens, des marchands d’oiseaux, des vendeurs d’orviétan, des tondeurs de chiens, des arracheurs de dents, des tireurs d’horoscopes mais aussi des tire-laine, coupeurs de bourses et autres truands, des filles de joie cherchant à aguicher les bourgeois un rien solennels dont les yeux luisaient alors même qu’ils les repoussaient d’un air dégoûté, enfin des étudiants braillant des chansons à boire sans compter les chevaux et les voitures qui ne pouvaient avancer qu’au pas. Horrifiée, donna Honoria avait fait baisser les mantelets de cuir mais avec ses vêtements masculins Lorenza imita Filippo Giovanetti, joua le jeu, répondant aux œillades des filles et aux plaisanteries des jeunes hommes avec bonne humeur, salua quand son compagnon saluait et attrapa au vol la belle pomme que lui lançait avec une plaisanterie qu’elle ne comprit pas une grosse marchande aux joues aussi rouges que ses fruits.
— On dirait que vous avez du succès ? remarqua Filippo. C’est un présage, j’espère.
— Dois-je donner une pièce de monnaie ?
— Surtout pas ! Vous vexeriez cette brave femme qui n’a d’ailleurs rien d’une miséreuse. C’est un hommage spontané à votre beauté !
Elle envoya alors un baiser et mordit à belles dents dans la chair juteuse. Sa mauvaise impression de tout à l’heure avait disparu et s’il n’y avait eu la perspective de ce mariage odieux, elle eût adopté sans hésiter l’idée de vivre au cœur de ce peuple bon enfant qui l’accueillait sans la connaître.
On mit un moment à franchir le pont qui formait un goulet d’étranglement mais ensuite, on fut assez vite à destination. La rue Mauconseil était en effet très convenable. Moins d’un siècle plus tôt, le roi François 1er avait fait diviser en lots le vaste terrain occupé jadis par l’hôtel des ducs de Bourgogne dont il ne subsistait plus qu’une haute et étroite tour quadrangulaire au sommet de laquelle le duc de l’époque, Jean sans Peur, avait installé sa chambre afin de s’y protéger du poignard des assassins que le meurtre brutal de son cousin et rival, le duc d’Orléans, avait dressés contre lui. A quelque vingt mètres au-dessus du sol, il pensait être mieux à l’abri[11]. Telle qu’elle était, cette tour, noircie par le temps, avait quelque chose de sinistre comparée aux constructions récentes qui l’entouraient. Parmi elles, une salle de spectacle, leur contemporaine, accueillait la troupe des Enfants sans Soucis qui mettait dans le quartier une animation certaine[12].
L’hôtel de l’ambassade n’était pas très grand mais bien décoré de tentures, de meubles et d’objets que l’on devinait choisis par un homme de goût désireux de recréer autour de lui une ambiance florentine encore que résolument masculine à laquelle Lorenza fut sensible : elle n’avait jamais aimé les fanfreluches. Sa chambre était suffisamment vaste pour qu’elle s’y sente à l’aise avec Bibiena pour laquelle on dressa un lit de camp. En revanche, Honoria ronchonna qu’elle n’avait pas l’habitude de coucher dans un corps de garde, ce qui était très exagéré comme le lui fit observer sa nièce. Elle n’en alla pas moins se plaindre à Giovanetti. Celui-ci lui répondit qu’elle ferait aussi bien de s’y habituer : l’hôtel de Sarrance n’abritait que des hommes à l’exception des servantes. Apparemment, elle n’avait pas encore examiné la question mais cette perspective lui parut tout à coup si affreuse qu’elle jugea utile de s’évanouir sur-le-champ. Sa manière à elle était assez particulière par rapport à ce qu’on pouvait observer chez les autres femmes : elle commençait par rouler les yeux afin de ne présenter que le blanc, puis écartant les bras en un curieux mouvement de flottement, elle se laissait tomber d’un seul coup sachant bien que la masse de ses jupes amortirait le choc sur le plancher. Elle ne pâlissait pas le moins du monde.
Ser Filippo considéra un instant le phénomène puis tira un cordon de sonnette pour que l’on aille quérir le médecin à l’étage au-dessus. Occupé à reprendre possession de son petit logis, celui-ci s’exécuta mais sans retenir un énorme soupir : les vacances étaient terminées...
Durant tout le temps du voyage qu’il s’était imposé de faire à cheval en dépit de rhumatismes naissants, il avait réussi à se tenir à distance de son cauchemar. Aussi, durant le séjour à Fontainebleau, il partait tous les matins herboriser dans la forêt ramassant plus de champignons que de simples et ne rentrant qu’à la nuit.
Parvenu dans le cabinet de l’ambassadeur, il considéra la « malade », leva les yeux au plafond, et, avant de faire quoi que ce soit, demanda, sûr d’être entendu :
— Ces dames vont rester ici longtemps ?
— Jusqu’au mariage... à moins qu’on ne les loge au Louvre évidemment, ce qui serait normal. Mais l’autre soir, je n’ai pas eu l’impression que la Reine souhaitait beaucoup la présence de donna Lorenza dans son entourage. Elle est stupide mais pas au point de ne pas remarquer de quel œil son époux a considéré la nouvelle venue. Cela dit, tu ne vas pas me la laisser dans les jambes ? ajouta-t-il en désignant la grasse forme inerte étalée sur son tapis.
Pour seule réponse, Valeriano Campo appela deux valets solides, fit transporter Honoria sur son lit. Là, sans même prendre la peine de la dégrafer, il lui administra deux claques puis lui mit un flacon de sels sous le nez. Ce fut magique. La malade s’assit comme une trappe se soulève et, de toute sa force, assena une gifle sur la joue du médecin :
— Où avez-vous appris, malotru, à soigner une noble dame ? Vous n’êtes qu’un âne !
— J’ai pourtant le sentiment d’opérer des cures miraculeuses, fit-il avec son sourire en coin, mais puisque vous voilà à nouveau vaillante, souffrez que je me retire !
— Il n’en est pas question ! J’ai besoin de soins !
— Rien que votre camériste ne puisse vous prodiguer ! Si ce malaise vous reprenait, je crois que vous n’apprécieriez pas le traitement suivant.
— Et qu’est-ce ?
— Une jatte d’eau froide... dans la figure ! Mais je ne saurais trop vous recommander une tisane de tilleul au coucher !
Sur le seuil, il croisa Bona qui s’efforçait d’entrer en passant inaperçue et l’arrêta pour lui glisser une petite boîte dans la main :
— Dans la tisane, mettez deux grains de cet ellébore ! Elle dormira bien... et vous aussi d’ailleurs... ainsi que le reste de la maison !
Cet incident vaguement grotesque n’avait pas échappé à Lorenza mais elle s’était bien gardée de s’en mêler. Les lubies de sa tante ne l’amusaient plus en admettant que cela eût déjà été le cas. Tandis que Bibiena sortait des coffres de quoi s’habiller pour le souper, elle regardait derrière la fenêtre le petit jardin qu’éclairait un quartier de lune, gagnée par un accès de mélancolie. Il perdait ses feuilles comme elle-même ses illusions. L’avenir qui, un instant, lui était apparu si séduisant quand son regard avait croisé celui d’Antoine et qu’il avait voulu s’élancer vers elle, s’était changé en farce sinistre. Tant qu’elle serait à l’abri dans cette maison où elle foulait encore le sol natal tout irait bien, mais pour combien de temps ? Au lieu du superbe garçon qui avait si vite effacé l’image du charmant Vittorio, on allait la livrer, dépouillée de ses biens car, de surcroît, elle payait pour ce mauvais marché, à ce vieil homme qui l’avait couvée d’un regard lubrique... Et que durerait cette attente ? Deux jours ? Trois jours ? Un peu plus peut-être puisqu’on était bien obligé de laisser à la Reine le temps de se réinstaller, mais sans doute cela n’excéderait pas une semaine. Il était visible que le vieux bouc brûlait d’impatience de toucher le prix de ses bons offices en se gorgeant de l’or des Davanzati et en la mettant, elle, dans son lit.
— Jamais ! Grinça-t-elle entre ses dents serrées. Jamais je ne lui permettrai de me toucher ! J’aimerais mieux...
Quoi ? Mourir ? Sa jeunesse, son envie de vivre se cabraient contre cette idée. Le tuer lui vaudrait l’échafaud et reviendrait au même... en plus désagréable.
Au souper qu’elle prit seule avec son hôte – Honoria avait exigé d’être servie chez elle avant de prendre la tisane prescrite ! –, Lorenza toucha à peine aux plats que, en raison de leur arrivée tardive, Giovanetti avait fait venir d’un cabaret voisin, et garda un silence dont l’ambassadeur n’eut aucun mal à deviner la source. Quand on eut apporté le dessert composé de compote de prunes et de craquelins, il renvoya d’un geste le valet, considéra un instant son jeune vis-à-vis, eut un soupir et finalement étendit le bras à travers la table pour saisir la main abandonnée sur la nappe :
— Vous me navrez, mon enfant ! fit-il avec une infinie douceur. N’y a-t-il rien qui puisse chasser ces lourds nuages sur votre front ?
Elle eut pour lui un bref regard :
— Pourquoi poser une question dont vous connaissez parfaitement la réponse ? Éloignez de moi ce mariage immonde et il n’y aura plus de nuages.
— Si seulement je savais comment m’y prendre mais comme vous je me suis trouvé pris au piège...
— A cette différence près que ce n’est pas vous qui allez payer le prix. Je croyais qu’un diplomate pouvait répondre à toutes les questions ?
— Ce serait trop beau. Nous ne sommes que des hommes, Madonna, avec tout ce que cet état comporte de limites.
— Ne pouvez-vous au moins gagner du temps ? Celui d’en référer au grand-duc Ferdinand ? Le mariage que j’avais accepté n’est pas celui qui est aujourd’hui prévu. Vous le savez et il le sait ! Envoyez-lui un courrier, que diable ! lança-t-elle, exaspérée.
— S’il y avait là l’ombre d’une chance, ce serait déjà fait, mais nous approchons de l’hiver et vous connaissez la distance qui nous sépare de Florence...
— Ce qui veut dire que je serai mariée avant même qu’il n’y parvienne ?
— Exactement !
— Alors aidez-moi à fuir ! Mieux encore, faites de moi ce messager !
— Vous ne savez pas ce que vous demandez. C’est un métier que celui de courrier et un métier rude ! Vous n’arriveriez pas vivante !
— Je suis prête à tenir le pari ! De toute façon, s’il m’arrivait malheur ce ne serait pas pire que ce qui m’attend ! Je vous en supplie, laissez-moi partir... ou plutôt m’enfuir si vous préférez, ce qui aurait l’avantage non négligeable de ne pas engager votre responsabilité.
— S’il n’y avait que cela, je n’hésiterais pas un instant. On n’envoie pas un ambassadeur au bourreau. Tout ce qu’il peut risquer c’est un traquenard au coin d’une rue nocturne, le coup de poignard assené par une main invisible mais je ne peux accepter l’idée de vous laisser vous perdre dans une ville inconnue, dangereuse même pour ses habitants, dans un pays dont vous ignorez tout. Croyez-moi, vous n’iriez pas loin et la pensée de votre mort obscure, misérable voire cruelle m’est insupportable ! Ne me demandez pas cela !
— Et moi c’est la pensée de me retrouver dans le lit de ce barbon qui m’insupporte. Et vous le savez bien d’ailleurs ! Alors qu’avez-vous à me proposer, vous qui vous prétendez mon ami ?
Tout en parlant elle avait retiré la main qu’il couvrait toujours. Visiblement peiné, il n’essaya pas de la reprendre, réfléchit un moment puis soupira :
— J’espérais ne plus avoir à vous le prouver. Cependant, je vais faire une nouvelle tentative auprès du Roi. Sans grand espoir, je ne vous le cache pas, pour la raison que vous lui plaisez et qu’il refusera sûrement de vous voir partir, mais c’est un homme de bonne race, un cœur généreux... et il prendra peut-être en pitié vos angoisses.
Les yeux sombres flambèrent de colère :
— Pitié ! Angoisse ! Quand il ne s’agit que d’une vulgaire transaction mercantile ! Une affaire de gros sous ! J’estime qu’en abandonnant ma dot en échange de ma liberté, je fais preuve de générosité moi aussi. Si cet homme en veut davantage, qu’il épouse Honoria !
— De grâce, ne revenez pas là-dessus ! Je vous ai déjà tout dit à ce sujet ! C’est de l’enfantillage !
— Pardonnez-moi ! Il n’y a pas tellement longtemps que je suis sortie de l’enfance !
Elle pressa ses deux mains sur son visage pour ne pas éclater en sanglots devant lui, repoussa son siège et regagna sa chambre en courant. Il ne chercha pas à la suivre ni même à la retenir sachant bien que cela ne servirait à rien mais, pleinement conscient du degré d’affolement qu’elle atteignait – celui-là même d’un oiseau englué ! –, il envoya chercher son médecin. Fatigué, celui-ci s’apprêtait à se coucher après avoir avalé une soupe et la moitié d’un poulet mais il n’en arriva pas moins sur-le-champ en achevant de boutonner son pourpoint :
— Encore besoin de moi, ser Filippo ? Il me semble pourtant que la maison est tranquille et que Madonna Honoria...
— Il ne s’agit pas d’elle mais de donna Lorenza. L’état de ses nerfs est tel que l’on peut redouter le pire...
— Il y a de quoi, non ? Un drame lui a fait perdre celui qu’elle allait épouser et qu’elle aimait. Là-dessus on la convainc d’accepter une nouvelle alliance avec un jeune homme possédant suffisamment de charme pour lui faire oublier le premier et, au bout du voyage, c’est à un barbon qui pourrait être son grand-père qu’on va la donner !
— Je le sais, répondit Giovanetti, agacé. Aussi vais-je, dès demain, faire une nouvelle tentative auprès du Roi...
— Tu vas perdre ton temps ! Le vieux Sarrance est son ami d’enfance, son compagnon de toujours, il n’acceptera jamais de lui arracher un si friand morceau au moment même où il est sur le point de mordre dedans.
— Tu as de ces mots ! Ça aussi je le sais et si je t’appelle c’est pour te demander de veiller sur elle.
— Je ne vois pas ce que je pourrais faire. C’est à Bibiena qu’il faut le dire. Elle au moins couche dans sa chambre. Ce qui n’est pas mon cas... hélas !
L’ambassadeur considéra un instant l’étroit visage du médecin, sa barbiche, ses yeux vifs et son sourire moqueur. Les deux hommes se connaissaient de longue date, et une ancienne amitié les liait, même si le médecin avait vingt ans de plus que le diplomate :
— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ?
— Hé, hé ! Elle a de quoi faire rêver même un aveugle et je ne suis pas de bois ! Assez plaisanté maintenant ! Que veux-tu au juste ?
— D’abord que, par le truchement de sa nourrice, tu arrives à l’apaiser sans qu’elle en ait vraiment conscience. Cela ne devrait pas être difficile pour toi sans aller jusqu’au remède que tu appliques à sa tante. Ensuite, si le mariage est inévitable – ce dont je suis certain – il faudrait songer à faire en sorte de... comment dirai-je ?... de calmer les ardeurs du mari !
— Tu veux que je l’empoisonne ? Je ne vois pas comment cela pourrait se faire !
— Au banquet nuptial, par exemple... mais sans aller jusque-là ! C’est elle que l’on accuserait sans hésiter et le remède serait pis que le mal... N’y aurait-il pas un moyen de... de...
— De lui couper les siens ? Acheva Valeriano, impavide. Pour employer une autre formule : de lui nouer l’aiguillette comme on dit dans ce pays ? C’est possible : il boira sans doute beaucoup cette nuit-là et les beuveries génèrent le désordre mais veux-tu me dire en quoi cela rendrait service à la jeune épouse ? A moins de ne lui en faire avaler jour après jour, il s’en occupera la nuit suivante ou celle d’après. Ce serait, si j’ose dire, reculer pour mieux sauter. Sans compter le risque de la faire accuser de sorcellerie avec tous les désagréments que cela comporterait. C’est dangereux un homme frustré, tu sais ?
— Et celui-là le serait peut-être davantage en raison de son âge. Que faire, mon Dieu ?
— Tu l’as dit toi-même : une nouvelle tentative auprès du Roi. Il est le seul capable de faire lâcher prise à Sarrance. Moyennant finance évidemment... Et sur un autre ton que jusqu’à présent. Mais veux-tu me permettre une question indiscrète ?
— Tu es mon ami. Pas d’indiscrétion entre nous ! Parle !
— Tu t’intéresses beaucoup à donna Lorenza, n’est-ce pas ?... Un peu plus même qu’il ne conviendrait à un diplomate ?
Giovanetti détourna son regard mais cette réaction spontanée renseigna Campo au-delà de ses espérances.
— Je vois. Alors il est grand temps de te donner un bon conseil... qui pourrait tout arranger.
— Lequel ? Dis vite !
— Celui qui te serait venu à l’esprit naturellement si tu ne te laissais sombrer dans les abysses de la désolation. Tu voudrais la sauver mais tu ne le peux pas ? Tout simplement parce que tu oublies qui tu es... et surtout ce que tu représentes. Tu as des armes, sacrebleu ! Sers-t ‘en !
— Que veux-tu dire ?
— Que tu représentes ici Ferdinand de Médicis, une puissance plus riche que bien des rois et qui possède en Méditerranée une flotte puissante tandis que la marine royale française n’est forte que d’une seule galère. Alors, essaie de réfléchir : comment le grand-duc et encore plus la grande-duchesse vont-ils apprécier la façon dont les choses tournent ici ? Tu as rempli l’essentiel de ta mission puisque Henri ne répudie plus sa mégère. Aussi nos princes pourraient-ils s’indigner du sort que l’on veut réserver à une jeune fille qu’ils affectionnent et, qu’après la mort de son fiancé, on prétende lui imposer un mariage qui n’a rien à voir avec ce qu’on lui avait promis ? N’oublie pas que la France a une dette avec Florence et que son envoyé pourrait montrer quelque sévérité au lieu de faire le gros dos sans piper !
— Tu crois ?
— Je rêve ou est-ce toi qui dors debout ? As-tu oublié que donna Lorenza a hautement et devant toute la cour refusé le mariage auquel on prétend la soumettre ! Dès cet instant, tu aurais dû te ranger à son côté au lieu de laisser courir ! Et maintenant, te voilà en train de chercher je ne sais quel moyen fumeux de la soustraire aux griffes du vieux Sarrance, alors que tu devrais faire entendre la voix de ton maître. Ou elle épouse le jeune Antoine ou tu la ramènes chez elle... en laissant bien sûr un joli dédommagement au vieux grigou pour le consoler !
— Tu l’as dit toi-même : Henri n’a rien à lui refuser !
— Sauf ce qui ne lui appartient pas ! Un peu de nerf, que diantre ! Tu as une mission. Arrange-toi pour qu’on ne te la sabote pas !
Giovanetti garda le silence un moment. Il avait l’air d’un homme qui sort d’un mauvais rêve :
— Mais c’est que tu as raison ! Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?
— Je pensais que cela te viendrait tout seul. C’est toi l’ambassadeur. J’admets que tu pouvais être décontenancé, débordé par la rapidité des événements mais, à présent, il faut te reprendre !
— Et, par le sang du Christ, c’est ce que je vais faire. Cependant...
— Cependant, quoi ?
— Imagine que le Roi revienne à son projet initial ?
— Renvoyer la grosse Marie ? Allons donc ! Ils viennent de faire la paix ! Il est trop tard. En outre, c’est avec un vif plaisir qu’il a vu arriver la filleule de sa femme...
— Si tu penses me rassurer ! Il ne demande qu’à la partager avec son vieux camarade...
— Cela, tu n’es pas censé le savoir. Tu t’en tiens au marché conclu un point c’est tout !... Je peux retourner me coucher maintenant ?
— Va ! Mais passe d’abord chez elle pour qu’elle puisse au moins passer une bonne nuit... en attendant la suite.
— J’y vais !... Et essaie de dormir toi aussi ! On se bat mieux quand on a l’esprit clair. Je peux t’y aider si tu veux ?
— Merci non ! Tu as raison : j’ai besoin de voir clair... et j’ai presque envie d’aller voir le Roi dès ce soir. Il est déjà rentré, lui, il n’est pas homme à se prélasser sur une barge au fil de l’eau...
— Va dormir, te dis-je ! Tu en as besoin et tu peux être sûr que notre Vert Galant profite de cette nuit où son épouse navigue en musique pour investir le lit de quelque jolie fille.
Avec un soupir accablé, Giovanetti montra la porte à son trop sagace médecin :
— Dehors ! Tu ne peux pas savoir à quel point quelqu’un qui a toujours raison peut être fatigant !
En fait, Filippo Giovanetti ne ferma pas l’œil de la nuit. Il la passa tout entière à chercher par quel biais avoir cette conversation avec un souverain qu’il n’avait jamais considéré comme bien redoutable étant donné l’excellence des relations établies avec la Toscane depuis plusieurs années. Il n’en était que plus conscient du fait qu’il allait devoir le contrarier.
Il s’en persuada davantage encore lorsque en haut de l’escalier du Roi qui desservait les appartements du souverain, il vit en sortir son confrère espagnol, don Pedro de Tolède, tout ébouriffé de colère. Il traînait derrière lui son habituelle escorte de conseillers lugubres, entièrement vêtus de noir à l’exception des gigantesques fraises « en roue de moulin » qui leur enserraient le cou, rendant impossible toute communication entre les membres et la tête et obligeant ainsi ces majestueux seigneurs à se rendre mutuellement de menus services comme de se moucher ou de se gratter le crâne. Spectacle qui d’habitude divertissait beaucoup l’envoyé florentin mais qui, cette fois, ne lui arracha même pas un sourire. Après un entretien avec ces gens-là, Henri devait souffler la fureur par les naseaux ! Aussi fut-il immensément soulagé quand, alors qu’il pénétrait dans le cabinet du Roi, il l’entendit rire à gorge déployée :
— Venez, venez, messer Giovanetti ! s’écria-t-il en lui rendant son salut. Un visage aimable est tout juste ce qu’il me fallait pour me remettre les humeurs en place après ces longues figures ibériques !
— Je ne les ai pourtant point trouvées particulièrement drôles, avança-t-il prudemment.
— C’est parce que vous ne voyez pas les choses comme moi. Le dialogue que j’entretiens depuis plusieurs mois avec don Pedro est d’une accablante monotonie. Il réclame toujours la même chose : le mariage du Dauphin avec l’Infante et celui de ma fille Elisabeth avec le prince des Asturies. Je lui réponds toujours non mais il ne se décourage jamais. Cette fois, il devait être de plus mauvais poil que d’habitude parce qu’il m’a menacé d’une guerre entre nos deux pays.
— Rien que cela ! Et... puis-je demander ce que Votre Majesté lui a répondu ?
— Que si son maître s’y avisait j’aurais plus tôt le cul sur la selle que lui le pied à l’étrier ! Mais voyons ce qui vous amène.
L’ambassadeur maudit intérieurement l’hidalgo qui l’avait précédé. Sa mission était déjà assez difficile sans que l’Espagnol se mêlât de venir la lui compliquer car il n’y avait pas à se tromper sur la bruyante gaieté du Béarnais. Il le connaissait suffisamment pour détecter l’agacement sous le rire. Il respira profondément et prit son courage à deux mains :
— Sire, commença-t-il avec toute la suavité dont il était capable, je crains fort d’être presque aussi importun que le seigneur de Tolède !
— Vous ? Allons donc ! Vous êtes l’un de ceux que j’ai le plus de plaisir à entendre. Qu’est-ce qui vous tourmente ?
— Un autre mariage, Sire ! J’ai grand peur de devoir prier Votre Majesté de me laisser ramener donna Lorenza Davanzati à Florence !
La flamme rieuse dans l’œil d’Henri s’éteignit comme une chandelle que l’on souffle :
— Je croyais que nous étions bien d’accord ! Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
— Deux choses. D’abord un courrier reçu ce matin en provenance du palais Pitti, mentit-il avec suffisamment d’aplomb pour être crédible. Le grand-duc – comme la grande-duchesse d’ailleurs – y exprime l’espoir qu’en envoyant ici leur jeune parente, elle y aura retrouvé la joie de vivre dont l’a privée la mort brutale de son fiancé. Son Altesse souhaite vivement que cette jeune fille n’ait pas fait l’objet d’un marché de dupes et que, en échange de sa beauté comme de la fortune qu’elle apporte, elle soit aussi heureuse que possible de devenir sujette de Votre Majesté...
— Avez-vous cette lettre ?
— Non, Sire. Votre Majesté doit comprendre qu’il s’agit d’un courrier interne où mon maître traite de diverses autres affaires...
Il se sentit rougir mais, par bonheur, Henri ne le regardait pas. Il lui tournait même le dos, s’étant dirigé vers une fenêtre donnant sur les Tuileries... Après un instant de silence, Giovanetti entendit :
— Votre maître fait-il allusion à son... déplaisir au cas où cette jeune fille serait mal satisfaite ?
— Pas formellement mais il n’en insiste pas moins sur le prix que la grande-duchesse et lui-même attachent au bonheur de donna Lorenza.
— Et vous venez de me demander de la laisser regagner Florence. Ce qui signifie qu’elle n’est pas heureuse ?
— Comment le serait-elle ? Le Roi a-t-il oublié que, dès le premier instant, elle a protesté en disant qu’elle refusait ?
— Et elle refuse toujours ?
— Plus que jamais. Elle me supplie de la renvoyer chez nous. Sans sa dot bien entendu. Consciente du désappointement qu’elle cause à son prétendant, elle estime normal de lui laisser ce dédommagement. Après tout, c’est une fortune que recherchaient surtout Messieurs de Sarrance !
— A l’origine, sans nul doute. Il n’en est plus de même à présent. L’éclat de ce tendron ne saurait laisser indifférent. Le marquis Hector en a été victime et comme son fils dédaignait...
— Dédaignait ? Ce n’est pas l’impression qu’il m’a donnée lorsque donna Lorenza est apparue. Je sais que, auparavant, il était épris d’une autre mais depuis...
— ... il a repris sa parole et s’est autant dire enfui avec mon ambassadeur à Londres... où il tombera peut-être amoureux de nouveau de quelque jeune lady. Que voulez-vous, il aime les femmes et je reconnais que jusqu’ici il n’en a guère rencontré de cruelles. Hector de Sarrance connaît bien son fils et votre protégée...
— Une Médicis par sa mère, Sire ! Elle m’a été confiée mais ne saurait être ma protégée.
— Soit ! Mais donna Lorenza devrait être reconnaissante au marquis de lui avoir évité l’humiliation d’être refusée publiquement...
— Le Roi sait pertinemment qu’il n’en a rien été. Le visage du garçon s’est illuminé lorsqu’il l’a vue et a eu un mouvement vers elle. Malheureusement, son père, plus proche sans doute, a été plus rapide. Et voilà un bonheur détruit dès sa naissance !
Henri IV se retourna tout d’une pièce dardant sur le diplomate un œil soudain flamboyant :
— Vous autres Florentins aimez un peu trop les mots ronflants et le théâtre. Qu’est-ce que cette jeune personne reproche donc au marquis ? D’être trop vieux ?
Filippo se sentit pâlir. La question était un piège cachant un défi puisque l’âge que le Roi jetait sur le tapis était le sien. Il s’accorda quelques brèves secondes avant de répondre :
— Non, Sire. En aucune façon. D’ailleurs elle ne lui reproche rien... sinon de n’être pas celui qu’on lui avait promis, qu’elle avait eu l’occasion de voir et qui lui plaisait. Il faut comprendre, Sire ! Lorenza Davanzati est florentine jusqu’au bout des ongles. Or la richesse et la puissance de notre cité sont nées des tractations commerciales d’un homme de génie, Cosme l’Ancien...
— Vous paraît-il bien judicieux de le rappeler, Monsieur l’ambassadeur ? fit le Roi avec un petit rire.
Mais Giovanetti était lancé :
— ... elle fut propulsée au pinacle de la splendeur par un successeur lui aussi génial, Laurent le Magnifique, dont un roi de France s’honorait d’être l’ami au point de lui avoir offert, pour ses armes, une fleur de lys. Mais tout cela ne s’est fait que par le respect de la parole donnée !
Cette fois, le Roi partit d’un grand éclat de rire :
— Depuis ces temps héroïques, Florence a fichtrement changé. On y a joué de l’épée et du poignard plus souvent que de la plume d’oie ! On s’y est même étripé joyeusement durant plusieurs périodes troublées entre cousins ou autres parents !
— Comme partout ailleurs sans doute, Sire, mais donna Lorenza n’a que dix-sept ans. Elle a été élevée dans un couvent et se fie aux vertus de la parole donnée !
A cet instant, la porte du cabinet royal s’ouvrit à deux battants pour livrer passage à la Reine avant même que l’huissier puisse l’annoncer. Elle s’avançait même à une telle allure que le déluge de perles tombant de son cou et de son corsage cliquetait à chaque pas et elle arborait une mine à ce point triomphante que Giovanetti ressentit une vague inquiétude qui se précisa quand il comprit qu’elle savait de quoi il retournait :
— Elle a raison et ne doit pas se sentir déçue : on lui a promis qu’elle épouserait un Sarrance et elle va en épouser un ! Et le plus important. Et le plus tôt sera le mieux ! Par exemple... dans trois jours ?
Mal revenu de sa surprise, Henri ne trouva rien à répondre mais Filippo protesta :
— Que la Reine me permette de lui faire remarquer que c’est aller un peu vite. Je venais justement dire au Roi...
— Je sais ce que vous êtes venu dire au Roi, ser ambassadeur. Je l’avais prévu d’ailleurs, aussi ai-je pris mes précautions : Mlle du Tillet vient de se rendre chez vous avec un carrosse et un chariot de bagages pour en ramener Lorenza. Elle est désormais dans nos appartements où nous allons faire le nécessaire pour la cérémonie...
— Vous auriez pu m’en parler avant... ma mie ! remarqua Henri que cette hâte n’avait pas l’air d’enchanter.
— Pour quoi faire ? N’étions-nous pas tous d’accord avant de quitter Fontainebleau où je vous rappelle que je n’ai pas pu la garder chez moi faute de place ? Maintenant tout est rentré dans l’ordre ! conclut-elle avec satisfaction.
— Et... Mlle du Tillet n’a rencontré aucune résistance ? S’enquit le Florentin.
Marie de Médicis le toisa du haut de sa superbe :
— Il ne manquerait plus que cela ! Et pour quelle raison, je vous prie ?
Apitoyé peut-être, le Roi vola au secours du diplomate :
— Pour la raison que ce cher Hector ne plaît pas à votre filleule et qu’elle souhaite rentrer à Florence... en abandonnant toutefois sa dot à titre de compensation !
— Le beau prétexte que voilà ! Est-ce que vous me plaisiez quand nous nous sommes mariés ? Je ne m’en suis pas moins comportée comme une bonne épouse ! Quant à cette fille, elle me doit obéissance comme elle la devrait à sa mère ! Dans trois jours, elle sera mariée ici où la nuit de noces aura lieu également. Le marquis doit être à cette heure en train de préparer son hôtel parisien à la recevoir...
Sans rien ajouter, l’imposante Majesté tourna les talons pour repartir comme elle était venue mais Giovanetti, d’autant plus furieux qu’il venait de mesurer son impuissance, ne put se retenir :
— J’espère que Mlle du Tillet a pris la peine d’emmener aussi donna Honoria ! Pour ma part, je me refuse à la garder plus longtemps. Je rappelle respectueusement à Votre Majesté qu’elle est censée représenter la famille...
— Oh ! Cette femme ! Que voulez-vous que j’en fasse ?
— Lui donner la place qui lui revient, émit alors le Roi pas mécontent de contrarier son épouse. Il faudra vous en satisfaire, ma mie. Et Sarrance tout pareil : elle fait partie du lot ! Arrangez-vous comme vous le pourrez !
Filippo Giovanetti rentra rue Mauconseil hors de lui mais arrivé à destination, son humeur ne s’améliora pas. Ses serviteurs s’affairaient à remettre de l’ordre après le passage des gens de la Reine, trop expéditifs pour n’avoir pas été quelque peu dévastateurs. Cette Mlle du Tillet devait être fort pressée : on avait raflé sans discernement ce qui était censé appartenir à Lorenza et à sa tante. Celle-ci, n’étant d’ailleurs pas prévue à l’origine, avait ajouté au désordre en exigeant de faire partie du voyage et il avait fallu l’emmener sans plus de préparatifs, en camisole et bonnet de nuit sous un grand manteau à capuchon.
Laissant ses gens à leur ouvrage, ser Filippo Giovanetti chercha refuge dans son cabinet de travail où il trouva son médecin occupé à ranimer le feu, assis au coin de la cheminée :
— Rassure-toi, personne n’est entré ici. J’y ai veillé, dit-il sans le regarder.
— Il n’aurait plus manqué que cela. Cette femme se croit vraiment tout permis depuis qu’elle est reine. Elle pouvait envoyer chercher Lorenza en y mettant plus de formes...
— On devait craindre ton retour inopiné ! Si je comprends bien, ta démarche de ce matin n’a servi à rien ?
— J’aurais peut-être réussi si la grosse Marie n’était arrivée sans s’annoncer pour se vanter de son coup d’éclat. Le mariage aura lieu dans trois jours au Louvre, comme la nuit de noces, après quoi Sarrance pourra mettre sous clef dans son hôtel parisien une épouse trop belle pour que l’on souhaite la voir évoluer à la Cour ! Pauvre enfant ! Dans quel piège l’ai-je entraînée ! Si j’avais su !
— Tu ne te serais jamais donné tant de mal ! A propos, dans leur hâte de faire place nette, les ravisseurs – on peut difficilement les appeler autrement ! – ont oublié ou plutôt n’ont pas trouvé ceci qui était sous les oreillers du lit !
A plat sur sa main, Valeriano présentait la dague ornée d’une fleur de lys en rubis, instrument du meurtre de Vittorio Strozzi. S’il fut surpris, Giovanetti ne le montra pas sauf qu’un sourcil se releva légèrement :
— C’est donc elle qui l’avait ? Elle a dû se la faire donner par le grand-duc. Je ne vois pas d’autre explication... mais dans quel but ?
— En souvenir d’un fiancé qu’elle aimait... ou pour s’assurer un moyen de se défendre ? Ou bien d’échapper... à un sort déplaisant ?
L’étroit visage du diplomate pâlit brusquement :
— Contre elle-même ?... Non ! Ce n’est pas possible ! Elle n’était pas éprise du jeune Strozzi à ce point ! Et elle craint Dieu !
— Elle le croyait peut-être quand elle a pris l’arme. Depuis, les choses ont beaucoup changé puisqu’elle envisageait avec un certain plaisir d’épouser Antoine de Sarrance.
— Mais il ne s’agit plus d’Antoine et Dieu sait ce qu’elle avait dans la tête en gardant cette arme si près d’elle ! Qu’en penses-tu ?
— Qu’il pourrait y avoir un signe du destin dans le fait qu’elle n’a pas eu le temps de l’emporter ? Après tout, celui qui a abattu Vittorio menaçait quiconque oserait épouser donna Lorenza...
— La menace visait les candidats florentins. Ainsi du moins en a jugé Ferdinand.
— Conforté dans cette idée par le meurtrier, dit Valeriano. Il aurait été trop bête de laisser l’héritière des Davanzati se marier chez elle au moment où la femme d’Henri IV avait tant besoin de sa dot. Allons, ne me regarde pas ainsi ! Tu sais très bien que mon amitié pour toi est de celles qui ne faillissent jamais. J’ai toujours su que c’était ton œuvre et je ne peux que t’approuver ! Je ne t’en aurais jamais parlé d’ailleurs si je n’avais retrouvé la dague mais les circonstances sont telles que je me demande si elle ne pourrait pas servir à nouveau... Il me semble qu’il y aurait là une manière de justice à rendre à donna Lorenza. L’arme l’a empêchée d’être heureuse ; pourquoi donc ne l’empêcherait-elle pas d’être malheureuse ?
Giovanetti se pencha sur le feu afin de réchauffer ses mains soudain glacées. Son regard ne quittait pas celui du médecin comme s’il y cherchait une vérité qu’il connaissait déjà. Jamais il ne lui viendrait à l’idée de douter de cette amitié maintes fois éprouvée par le passé.
— Hélas, nous ne sommes plus à Florence où l’on connaît tout le monde et où, avec de l’or, on sait à qui s’adresser sans crainte de se tromper. Ici, c’est différent... et d’autant plus que nous pourrions bien être surveillés...
— Je ne vois pas pourquoi. Ta mission est accomplie et la jeune fille chez la Reine. N’importe comment, si l’on surveille quelqu’un ce sera toi. Qui donc se soucierait d’un modeste médecin ?
Voyant qu’il reprenait la dague pour la glisser dans sa ceinture, Filippo s’inquiéta :
— Que veux-tu en faire ? Dois-je te rappeler...
— Quoi ? Le serment d’Hippocrate ? Un médecin n’a pas le droit de donner la mort ? J’en suis entièrement d’accord mais je n’ai pas l’intention de me salir les mains plus que tu ne l’as fait. Je suis plus âgé que toi, ser Filippo, je connais Paris bien mieux que toi et si tu peux disposer de quelques ressources sonnantes et trébuchantes, je crois savoir où m’adresser.
L’ambassadeur alla jusqu’à une cachette qu’il avait fait pratiquer dans un mur lorsqu’il avait acheté l’hôtel au nom du grand-duché de Toscane. Il y prit dans un coffre une poignée de pièces d’or qu’il glissa dans une bourse dont il tira les lacets puis tendit le tout à Valeriano :
— Tu penses que cela suffira ?
— Cela devrait. La vie est rude chez les truands ! Il te reste à me faire connaître le texte exact que l’on a abandonné sur le corps du jeune Strozzi ! Il importe qu’il soit identique.
Sans répondre, l’ambassadeur s’assit à son bureau, rédigea ledit message en contrefaisant son écriture et le tendit à Campo :
— Sois prudent surtout ! Lorenza m’est chère, je n’ai aucune raison de te le cacher...
— ... d’autant que je le savais depuis que nous avons embarqué à Livourne.
— Mais je tiens à toi aussi !
— Tu peux me faire confiance. J’ai le plus grand respect pour ma peau même si elle n’est plus de toute première fraîcheur ! Quand dis-tu que le mariage doit avoir lieu ?
— Dans trois jours. Trois nuits pour être plus précis puisque selon la tradition c’est à minuit qu’à Saint-Germain-l’Auxerrois ce couple aberrant doit recevoir la bénédiction.
— Donc, si Sarrance offre à ses amis le rituel enterrement de son célibat ce sera après-demain. Reste à savoir où...
— ... et s’il sacrifiera au rite. Il est aussi avare qu’un prêteur sur gages juif !...
— Avec la pluie d’or qu’il va recevoir ? Tu veux rire, ser Filippo ! S’il s’en dispensait, il perdrait la face ! D’autant qu’il devra même inviter le Roi. Ce serait normal car celui-ci adore ce genre de frairie. Reste à savoir où les agapes auront lieu...
— Comme ce ne sera pas un secret d’État, je crois pouvoir te renseigner. Mais encore une fois sois très prudent. L’homme frappera au nom de Florence et c’est vers nous que la justice se tournera automatiquement. Il ne s’agit pas d’y laisser la vie...
Lorenza sut, d’emblée, qu’elle détesterait toujours Mlle du Tillet. L’autoritarisme dont elle avait fait preuve envers elle, cette manière de se comporter comme en pays conquis dans l’ambassade florentine, le peu de soin que l’on avait pris de ses affaires jusqu’à l’humiliation subie par Honoria qui n’avait même pas eu le temps de s’habiller, sans compter cette façon de l’appeler « ma fille » comme si elle n’était qu’une servante, tout cela l’avait indisposée au plus haut point. Même si la dame, petite, brune, sèche et déjà âgée, était élégante, elle ne lui reconnaissait pas le droit de la traiter comme elle venait de le faire. Aussi, à peine assise auprès d’elle dans le carrosse qui les emmenait au Louvre, ne lui cacha-t-elle pas ce qu’elle en pensait :
— J’ai peine à croire que la Reine, ma cousine et ma marraine, vous ait ordonné de vous emparer de mes biens comme de ma personne avec la brutalité dont vous venez de faire preuve.
— Brutalité ? Où avez-vous pris cela, petite sotte ? Quand la Reine ordonne elle entend être promptement obéie ! Si j’avais laissé faire vos servantes nous en aurions eu jusqu’au soir !
— Est-ce une raison pour traiter donna Honoria de la sorte ? Son âge, sa qualité...
— N’ayant pas reçu d’ordres la concernant, elle peut s’estimer heureuse que je l’ai emmenée...
— ... avec la domesticité et les bagages ? C’est tout simplement indigne !
— Je ne le pense pas. Il se peut d’ailleurs qu’on la renvoie au cas où elle ne plairait pas à Sa Majesté. Ce qui ne m’étonnerait guère ! Quelle vieille chipie ! Pourquoi, diantre, vous en êtes-vous encombrée ?
C’était une question que Lorenza s’était posée plus d’une fois mais pour rien au monde elle n’aurait voulu abonder dans le sens de cette femme. L’honneur et son amour-propre la poussaient au contraire à rompre les lances avec elle :
— Donna Honoria Davanzati, sœur de mon défunt père, est le seul membre de ma famille qui me reste du côté paternel.
— Il n’y a pas de quoi vous en vanter ! Elle ne vous ressemble guère et c’est tant mieux pour vous. A présent, cessez de récriminer ! Vous m’empêchez de penser donc vous m’ennuyez ! Si vous avez des plaintes à formuler, adressez-vous à la Reine... si vous en avez le courage et sur un autre registre ! Elle ne vous aime déjà guère !...
La jeune fille faillit riposter que la réciproque était vraie mais c’était peut-être tout ce que la du Tillet souhaitait entendre et comme elle n’aurait rien de plus pressé que de le répéter à qui de droit, Lorenza allait droit vers l’enfer.
Comme elle ne répondait rien, sa compagne se pencha pour la regarder sous le nez :
— On dirait que cela ne vous surprend pas ? Une bonne marraine ne devrait-elle pas déborder d’affection pour l’enfant qu’elle a tenue sur les fonts baptismaux ?
Lorenza haussa les épaules :
— Entre mon baptême et son mariage auquel j’ai eu l’honneur d’assister bien que fort jeune, nous ne nous sommes guère rencontrées. Difficile d’aimer dans ces conditions !
— Eh bien, soyez sûre, ma petite...
— Je ne suis ni votre petite ni une chambrière ! Mes ancêtres portent les armes depuis des siècles !
Elle s’attendait à quelque sarcasme. A sa surprise, Mlle du Tillet éclata d’un rire joyeux qui s’acheva en sourire... et ce sourire était charmant :
— Bravo ! Vous ne manquez pas de caractère mais évitez de le montrer. Si je vous ai dit que la Reine ne vous aimait pas c’est seulement pour vous avertir. Vous êtes beaucoup trop belle pour lui plaire et une fois mariée, cela m’étonnerait que l’on vous vît souvent à la Cour.
— Je n’ai aucune envie de m’y montrer. Je veux retourner chez moi à Florence !
— Vous êtes sincère ? Pourtant, si vous savez vous y prendre, vous pourriez vous faire un bel avenir. Il est on ne peut plus flagrant que vous plaisez au Roi !
— Mais il ne me plaît pas plus que M. de Sarrance ! s’écria Lorenza, exaspérée. J’ai dix-sept ans,
Madame ! Qui, à mon âge, peut souhaiter être donnée à un vieillard ?
— Plus bas, voulez-vous ? Et perdez cette manie de proclamer vos sentiments à tout bout de champ ! Cela peut être dangereux !
— Si vous saviez à quel point cela m’est égal !
— Mais pas à moi qui suis toute ouïe ! La Cour est un lieu redoutable où les paroles que l’on profère sans discernement risquent d’être aussi meurtrières pour la bouche qui les émet que pour les oreilles qui les écoutent ! Si vous voulez vivre – simplement vivre vous m’entendez ? – apprenez à vous taire... ou du moins à savoir à qui vous vous adressez !
Toute sa superbe éteinte, elle semblait inquiète tout à coup. Lorenza haussa les épaules :
— Vous avez peur ? Qui pourrait bien vous accuser ? Les laquais ?
— Allez-vous enfin cesser d’émettre des sottises ? Je ne vous veux aucun mal et j’avoue m’être trompée sur votre compte. A présent, je m’interroge...
— Je ne vois pas pourquoi...
— N’essayez pas de comprendre ! Suivez plutôt mon conseil : quand vous serez devant votre marraine, montrez-lui respect et soumission. Elle est la Reine après tout ! Et ravalez vos récriminations ! Elles ne serviraient qu’à resserrer la surveillance autour de vous jusqu’à ce que vous soyez remise à votre époux. Après, elle se souciera de vous comme d’une guigne parce qu’elle espère bien ne plus vous voir grâce au vieil Hector qui vous gardera sous clef. C’est une chose entendue entre eux. Vous n’aurez donc pas à soutenir un effort interminable, conclut-elle avec une satisfaction qui effaça chez la jeune fille le semblant de sympathie que lui avait inspiré le sourire de tout à l’heure.
— Je ferai de mon mieux ! Siffla-t-elle entre ses dents, après quoi le silence régna jusqu’à ce que l’on fût dans la cour du Louvre.
Normalement, seules les princesses étaient autorisées à y pénétrer avec leurs équipages mais la voiture appartenant à Marie de Médicis, le corps de garde la laissa passer et s’arrêter à l’entrée de l’escalier particulier de la Reine où veillaient des gardes en bleu et blanc.
Si le vieux Louvre était imposant de loin, il perdait les trois quarts de sa magnificence quand on y entrait à cause de ses murs d’un gris terne et sale. Mais la nouvelle venue eut à peine le temps de se demander comment une femme aussi amie du faste que Marie de Médicis pouvait s’en accommoder : le temps de franchir une porte et l’antique demeure dégradée – bien qu’il y eût tout de même, dans un coin de la cour, des échafaudages annonçant des travaux ! – se changeait comme par magie en demeure de conte de fées. Tout le luxe florentin associé à un certain goût français s’y révélait : escalier de marbre, tapis, tentures murales, miroirs, statues d’albâtre ou de bronze, meubles dorés, riches livrées. Plus encore qu’à Fontainebleau, il s’étalait ici avec profusion. Sur l’ensemble flottait une odeur de cuisine plutôt incongrue :
— Leurs Majestés sont à table, annonça Mlle du Tillet. Je vais vous conduire à votre logis. Provisoire puisque c’est l’une des amies de la Reine qui vous hébergera en attendant votre mariage. Sans le savoir d’ailleurs...
Les appartements de la Reine s’étendaient tout le long de la Seine et à l’étage supérieur se trouvaient les pièces dont pouvaient disposer les personnes qu’elle honorait de son amitié comme la princesse de Guise et sa fille, la princesse de Conti, ou encore Mme de Montpensier. Un autre était à la disposition des dames de service par quartiers quand elles n’habitaient pas dans le proche environnement du Louvre. Un autre encore était attribué à sa sœur de lait.
— Vous disposez d’un appartement, je suppose ? demanda Lorenza pensant qu’elle allait demeurer sous la tutelle de la dame.
— Non. Je réside tout près d’ici mais, jusqu’au mariage, vous logerez dans deux pièces appartenant à Mme de Montpensier qui est la meilleure personne du monde et qui est absente de Paris en ce moment. Vous y serez bien. Veillez seulement à ne pas faire de bruit.
— Je n’ai nulle raison d’en faire. Pourquoi ?
— Vous allez être la voisine de la favorite de Sa Majesté.
— Vous voulez dire de la maîtresse du Roi ? fit Lorenza, abasourdie.
— Mais non, pauvre sotte ! Qu’allez-vous chercher là ? Celle de la Reine. Le terme est peut-être un peu fort mais on peut l’appeler ainsi ! expliqua Mlle du Tillet avec un ricanement déplaisant. En outre, c’est une femme de chez vous : une nabote, sèche, noiraude, laide comme le péché, qui porte presque toujours un voile noir assez lugubre.
— Elle est si hideuse que cela ? demanda Lorenza qui savait parfaitement de qui il était question mais souhaitait apprendre ce qu’en pensait cette femme.
— Le voile n’est pas destiné à la cacher mais à la préserver du mauvais œil. Elle est consciente qu’on la déteste et aussi qu’on la redoute : le voile lui permet de fuir les regards. Elle vit le plus souvent dans son appartement – dont on dit qu’il est fastueux ! -et n’en sort que le soir quand la vie de cour prend fin. Elle descend alors rejoindre la Reine par un escalier intérieur et ce sont de longs conciliabules en tête à tête dont rien ne transpire sauf lorsqu’au matin la Reine a changé d’avis sur une affaire quelconque, mais nul ne s’en étonne. Tout le monde ici sait que la Galigaï tient la Reine entre ses mains !
— Comment est-ce possible ? Ma cousine n’a-t-elle pas un confesseur pour la conseiller ?
— L’un n’empêche pas l’autre. C’est quand celui-ci s’est retiré que l’égérie fait son entrée. Souvent tard dans la nuit... C’est d’autant plus étonnant qu’elle est dame d’atour.
— Pardonnez-moi, mais je ne comprends pas ! Le Roi ne passe-t-il pas la nuit avec son épouse ?
— Si... en principe, mais il accorde peu de temps au sommeil. Il joue, va chez la maîtresse de l’heure ou s’enferme avec un ministre. De toute façon, il se couche toujours tard et sa femme compense en se levant tard...
— Comment s’appelle la femme au voile ?
— C’est la dame Concini. Elle a réussi à épouser le plus beau garçon parmi les Florentins que l’on nous a amenés mais c’est la plus ancienne amie de notre souveraine...
Les deux femmes passaient alors devant la porte d’un appartement qui s’ouvrit au même instant pour livrer passage à un jeune homme vêtu avec la dernière élégance de velours grenat brodé d’argent. Brun, la moustache conquérante et l’œil de feu, il arborait un large sourire à belles dents blanches. A la vue de ces femmes, il salua avec une grâce de danseur :
— Mademoiselle du Tillet ! Quel plaisir extrême !... Et en aussi charmante compagnie ! Cette demoiselle doit être celle dont tout le monde parle et que le vieux Sarrance va avoir la chance incroyable d’épouser ? En vérité, c’est grand dommage de donner tant de beauté à un barbon et...
— Faites attention à ce que vous dites, signor Concini ! Ce barbon pourrait vous couper les oreilles s’il vous entendait...
— Mais il ne m’entend pas ! Au surplus, il se pourrait que ce soit moi qui les lui coupe un jour ! Faire une veuve d’une telle beauté ! Quelle tentation !
— Belle idée ! Vous devriez en parler à votre épouse... Venez, ma chère, nous n’avons perdu que trop de temps !... Quel rustre, en vérité ! s’écria-t-elle quand il eut disparu au bout de la galerie. Je ne comprendrai jamais ce que la Reine peut trouver d’amusant en ce bellâtre. Le Roi, lui, déteste le couple et il a tenté à plusieurs reprises de s’en débarrasser, mais son épouse pousse les hauts cris dès qu’il met le sujet sur le tapis ! Il a dû en passer par toutes les exigences que la femme souffle à la Reine : non seulement il a autorisé le mariage mais il leur a donné de l’argent et il a accepté que la conjointe occupe l’une des charges les plus importantes de la maison de Sa Majesté. Que ne ferait-on pas pour avoir la paix dans son ménage !
— Il me semblait pourtant que, voici peu, il voulait répudier ma bonne marraine, ce qui l’eût débarrassé de tout le monde ! Et je comprends d’autant moins ce que je fais ici !
Debout au milieu de la chambre où elle venait de l’introduire, Mlle du Tillet prit un temps pour regarder la jeune fille d’une façon bizarre. Un peu comme si elle la découvrait :
— Décidément vous êtes plus intelligente que je ne croyais ! Lâcha-t-elle au bout d’un instant...
— Vous me faites beaucoup d’honneur ! Dois-je vous remercier ?
— Si vous voulez, mais faites en sorte que l’on ne s’en aperçoive pas ! Surtout la Reine ! Auprès d’elle, mieux vaut passer pour une bécasse que pour une lumière !
— Vous avez déjà dit qu’elle ne m’aimait pas ! Qu’est-ce que cela changerait ?
— Peut-être que... mais il est vrai qu’elle n’aura pas longtemps à vous supporter ! Bon ! Vous voici chez vous jusqu’au mariage. Installez-vous ! Des valets vont apporter vos coffres et ensuite on vous servira à dîner car vous ne devez pas bouger d’ici. La Reine viendra vous voir ce tantôt !
Et, sans plus d’explications, elle disparut dans un grand froissement de taffetas. La porte ne s’était pas même refermée qu’Honoria, entrée sur les talons de la comtesse, entamait la litanie de ses récriminations :
— Est-ce là l’hospitalité d’une souveraine ? Deux chambres, deux lits et presque pas de meubles ? Il est vrai qu’une fois les coffres arrivés on ne pourra plus bouger ! On se marchera sur les orteils.
Pour une fois, elle avait raison mais Lorenza, plus lasse que si elle venait de faire le tour de Paris en courant, n’avait pas envie de discuter :
— Je ne demande pas mieux que de rentrer à l’ambassade et vous laisser la place ! Malheureusement...
— Ne comptez pas me voir regagner ce trou à rats si c’est ce à quoi vous pensez ! Je me réserve seulement de me faire entendre de la Reine ! Cette Madame de je ne sais quoi...
— Du Tillet !
— Si vous voulez ! Cette du Tillet a dû interpréter ses ordres n’importe comment !
Elle disserta sur ce thème jusqu’à ce que vienne le repas... qui ne lui plut pas et qu’elle jugea insuffisant... Ce qui était vrai d’ailleurs : on n’avait prévu que pour une personne mais comme Lorenza n’avait pas faim, sa tante put reprendre suffisamment de forces en vue de l’auguste visite de l’après-midi. Aussi, quand la porte s’ouvrit sur l’ample silhouette de Marie de Médicis, ne perdit-elle pas une seconde pour se jeter à ses pieds :
— Ah, Madame !... Ah, Votre Majesté ! Que la Reine est donc bonne de venir à nous ! Elle va pouvoir constater par elle-même du peu de cas que l’on fait de nous et comment l’on interprète les ordres de la Reine ! Oser nous entasser dans ces deux chambres ridicules...
Les gros yeux bleus se posèrent sur elle avec un franc dégoût :
— Retournez d’où vous venez ! Vous n’avez pas été invitée !
— Mais je...
— Sortez ! On y verra plus clair ! Où es-tu, Lorenza ?
— Ici, Madame ! fit la jeune fille en sortant de derrière les rideaux du lit.
— Je veux que l’on vide tes coffres devant moi afin de m’assurer que tu as ce qu’il faut pour figurer convenablement à tes épousailles !
— Votre Majesté ne devrait pas s’inquiéter. La grande-duchesse Christine y a veillé elle-même et je crois ne manquer de rien !
— C’est ce que nous allons voir ! Allons ! Que l’on se hâte ! Ouvrez tous ces coffres !
Ce qui suivit tint du cauchemar. On fit sortir Honoria, Bibiena et Bona. Puis deux des caméristes de la Reine vidèrent le contenu des lourdes malles de voyage mais Lorenza comprit vite qu’il ne s’agissait pas de vérifier s’il ne lui manquait rien mais bien d’inventorier toutes les richesses venues de Florence. Chaque robe était dépliée, présentée à Marie qui ne cessait de s’extasier sur l’habileté des couturières florentines, regrettant visiblement qu’aucune de ces choses ravissantes ne soit à sa taille. Enfin on passa aux cassettes à bijoux qui n’étaient pas à dédaigner. Outre les joyaux qu’elle tenait de sa mère et de ses aïeules, Lorenza avait reçu du couple grand-ducal de magnifiques présents en vue de son mariage avec Vittorio, présents qu’on ne lui avait pas repris. Seuls l’émeraude des fiançailles et les autres dons des Strozzi avaient été rendus.
L’inventaire dura un moment... L’œil émerillonné, la narine frémissante, Marie de Médicis prenait les pièces l’une après l’autre, les comparait, les posait sur son poignet, sa gorge ou ses doigts. Quand ce fut fini, elle avait mis de côté une parure de perles roses et de petits diamants, deux bracelets assortis de saphirs, d’émeraudes et de perles et une agrafe de manteau composant un bouquet de fleurs multicolores réalisé en pierres précieuses.
— Je t’emprunte ces bijoux ! décida-t-elle. Ils sont tellement jolis que je veux les faire copier afin d’avoir les mêmes. J’espère que tu n’y vois pas d’inconvénient ? Tu es assez bien fournie pour pouvoir t’en passer pendant quelque temps !
Et, sans attendre une réponse que Lorenza, suffoquée d’une telle audace – si elle revoyait ces joyaux ce serait certainement en rêve ! –, n’arrivait pas à formuler, elle mit son butin dans l’une des cassettes qu’elle confia à Mlle du Tillet puis quitta la chambre qu’elle laissait dans un incroyable désordre, rien de ce qui avait été sorti n’ayant été rangé. Sur le seuil cependant, elle se retourna :
— Tu seras mariée après-demain soir. Jusque-là tu ne bouges pas d’ici ! On t’apportera tout ce dont tu pourrais avoir besoin.
Puis elle disparut avec ses femmes caquetantes, chacune donnant son avis comme si elles venaient d’assister à une présentation de mode. Lorenza resta seule avec une Bibiena d’autant plus indignée qu’elle avait été obligée de se taire tant que Marie de Médicis avait occupé les lieux. Elle grommelait entre ses dents tout en repliant et rangeant les robes, manteaux, lingeries et autres accessoires de toilette féminine empilés sur le lit. Lorenza essaya de l’aider tout en réfrénant sa colère contre cette grosse femme dont on avait fait une reine de France alors qu’elle n’était même pas capable de respecter les lois de l’hospitalité chères à tous les cœurs florentins de bonne souche. Elle, une Médicis !
— Il va falloir nous arranger pour cette nuit puisque nous n’avons que deux lits, dit-elle enfin quand le dernier coffre fut refermé. Tu dormiras avec moi dans celui-ci et donna Honoria avec... mais, au fait, où est-elle passée ? Dieu sait que je ne l’aime guère mais la façon dont elle a été traitée est indigne !
— Je crois qu’elle est restée dehors. Je l’ai entendue pleurer...
— J’y vais !
Honoria était bien là, en effet. Assise sur une des bancelles qui composaient, avec quelques torchères en bois doré, l’ameublement de la longue galerie desservant les appartements, repliée sur elle-même au point de ne plus former qu’une masse indistincte, ses mains cachant son visage, elle pleurait à gros sanglots mais elle n’était pas seule : penchée sur elle, une femme entièrement recouverte d’un voile noir lui parlait tout bas. La forme voilée se redressa à l’approche de la jeune fille et celle-ci put voir qu’elle tenait un gobelet à la main.
— Je voudrais lui faire boire un peu de ce cordial mais elle n’a même pas l’air de m’entendre.
— C’est dommage, fit Lorenza trop surprise pour n’être pas sincère. Vous avez une bien belle voix !
Chaude, profonde et d’une extrême douceur, c’était un timbre presque envoûtant. Cela expliquait peut-être l’influence que cette femme exerçait sur Marie de Médicis dont elle était l’indispensable compagne depuis la prime jeunesse.
— Vous êtes Leonora Galigaï, n’est-ce pas ? poursuivit-elle.
— Je l’étais. A présent, je suis Leonora Concini ! répliqua l’autre avec orgueil. Et il m’est apparu naturel de porter secours à une dame de chez nous !
Le dialogue des deux femmes avait percé le bruyant désespoir d’Honoria. Elle cessa de pleurer, les regarda tour à tour, renifla puis tendit la main vers le gobelet – d’or ! – que Galigaï lui offrait.
— C’est bien réconfortant de rencontrer enfin dans ce pays quelqu’un qui sache reconnaître une dame de la noblesse... alors que la Reine... une fille de Toscane pourtant !... Elle me fait autant dire... enlever de chez messer Giovanetti sans me laisser le temps de m’habiller et une fois dans ce lieu ci me renvoie comme... comme une souillon ! Moi ! Une Davanzati !... Que vais-je devenir ? Que vais-je devenir, mon Dieu ?
Et elle se remit à pleurer de plus belle, quoique faisant montre d’un talent moins convaincant, et à se lamenter sur son sort.
— Calmez-vous, tante Honoria ! Nous allons nous arranger puisqu’il s’agit seulement de deux jours, ajouta-t-elle avec amertume. Vous prendrez l’un des deux lits avec Bona...
— Il est hors de question que je dorme avec ma servante !
— Alors ce sera avec moi ! concéda Lorenza, résignée...
— Jamais de la vie. Moi je veux un lit rien que pour moi...
— Voulez-vous me permettre de jeter un coup d’œil ? demanda la Concini.
Elle pénétra dans la chambre et en ressortit aussitôt. Elle releva sa mousseline funèbre révélant un visage aux traits vulgaires, au nez trop long, au menton têtu, aux petits yeux noirs sans cesse en mouvement sous des cheveux frisottés au fer et d’un blond artificiel destiné sans doute à masquer des mèches grisonnantes. Une grande bouche et une peau jaunâtre, ce qui était le fait d’une mauvaise santé, complétaient le portrait. Sa laideur expliquait peut-être sa longue faveur auprès de Marie.
— Quelle idée a eu Sa Majesté de vous loger là-dedans ? dit-elle. C’est à peine suffisant pour une seule personne et si vous voulez bien accepter mon hospitalité, donna Honoria, je serais heureuse de vous offrir une chambre plus digne de vous que ce débarras...
— Vraiment ? Oh, que ce serait aimable à vous ! Mais que dira la Reine ?
— Ne vous en souciez pas ! Je me charge de tout arranger avec elle. Soyez sûre que, dès demain, elle reconnaîtra son erreur ! Si vous voulez bien envoyer la servante, donna Lorenza, on lui trouvera un lit...
Un peu suffoquée tout de même, la jeune fille les regarda s’éloigner en bavardant comme si elles se connaissaient depuis toujours alors que, jusqu’à présent, et notamment au cours du voyage quand Giovanetti avait évoqué la favorite de la Reine, Honoria n’avait manifesté que du dédain, sinon du mépris pour cette femme de rien, ou de bien peu...
En effet, née Leonora Dori, fille d’un fabricant de cercueils et d’une blanchisseuse qui avait eu l’honneur d’allaiter la jeune Marie, elle avait été placée auprès de celle-ci qui relevait de maladie, pour la distraire d’une mélancolie tenace. Vive, enjouée autant que la malade était amorphe et languissante, la jeune Leonora s’était vite rendue indispensable. Au point de songer à la pourvoir d’une origine plus reluisante lorsque le mariage avec le roi de France s’était profilé à l’horizon. Cette origine, Leonora l’avait d’ailleurs trouvée toute seule. Les libéralités de Marie lui ayant déjà constitué une fortune, elle avait déniché un vieux gentilhomme, très noble mais quasiment réduit à la misère, Guido Galigaï, dont un ancêtre avait été fait chevalier par
Charlemagne et qui avait été ravi de l’adopter moyennant un sac d’or. Devenue Leonora Galigaï, pourvue d’un blason et d’une pléthore d’ancêtres, la fille du menuisier et de la blanchisseuse, pouvait suivre la tête haute une future reine de France.
Depuis, souvent invisible mais toujours présente, elle régentait la vie de Marie sans oublier pour autant d’amasser une fortune. Tombée follement amoureuse du beau Concini, elle avait su l’amener au mariage peut-être parce que ce ruffian avait compris qu’elle pouvait obtenir de sa maîtresse tout ce qu’elle voulait et serait son meilleur instrument, à lui, pour atteindre des sommets jugés inaccessibles lorsqu’il avait débarqué à Paris au milieu des quelque deux mille Italiens aux dents longues qui composaient la suite de la nouvelle reine. Comme, de son côté, il avait entrepris de séduire cette dernière, le couple se sentit bientôt de taille à braver tout fût-ce la colère d’un roi qui les détestait, et brûlait d’envie de les renvoyer au-delà des Alpes mais n’y arrivait pas parce que ses amours extraconjugales le mettaient continuellement dans une situation d’infériorité et déchaînaient des fureurs que seule, Leonora savait calmer.
Lorsque sa passion pour l’intrigante Henriette d’Entragues, marquise de Verneuil, s’était enfin essoufflée, il y avait bien eu cette soudaine poussée d’autorité qui avait placé Marie à deux doigts de la répudiation mais Leonora y avait paré en conseillant d’acheter le plus vieux compagnon d’Henri au moyen d’une union avec une belle jeune fille cousue d’or. Et le ministre Sully, vieil ami aussi en charge des finances du royaume dont le Roi réclamait toujours les bons offices pour raccommoder son ménage, avait compris qu’il ne serait jamais débarrassé de la « grosse banquière », ni des Concini dont il avait conclu à la longue que le Roi, brave entre tous les braves, en avait peur.
Lorenza, pour sa part, put mesurer l’influence de la femme au voile noir dès le lendemain de son entrée au Louvre. Alors qu’elle se morfondait dans son logis sans que quiconque parût s’occuper d’elle sauf pour lui porter ses repas, elle vit accourir, dans l’après-midi, une Honoria transformée : des profondeurs de son bruyant désespoir, elle était remontée jusqu’à une sorte de rayonnement d’orgueil satisfait :
— C’est le Ciel, en vérité, qui nous a conduites dans le voisinage de donna Leonora ! Ce matin, elle m’a menée chez la Reine qui m’a fait le meilleur accueil et même s’est excusée de m’avoir traitée comme elle l’a fait. Elle se sentait souffrante...
— Souffrante ? Il n’y paraissait pas quand elle faisait mettre mes coffres au pillage et prélevait une part de mes bijoux.
— Quel mauvais esprit vous anime, ma chère ? Ne vous a-t-elle pas dit qu’elle souhaitait les faire copier ? Et puis même si elle désire les garder ce serait, me semble-t-il, une compensation bien dérisoire en regard des soucis que vous lui causez...
— Moi ? Des soucis ? Quelle ineptie ! Je croyais y avoir mis fin puisque le Roi a renoncé à...
— La répudier ? Une fable ! Il n’en a jamais été question. C’est elle au contraire qui a pris en pitié l’état de pauvreté dans lequel son époux laissait croupir la famille de son plus vieux compagnon en proposant un mariage avec vous...
— J’aimerais vous entendre répéter cette sornette devant messer Giovanetti !
— Lui ? C’est un idiot qui n’a rien compris !
— Ce n’est pas l’impression qu’il m’a donnée. Il agissait en pleine conformité avec ce que m’avaient dit Leurs Altesses grand-ducales !
— Taratata ! Il s’est arrangé pour se réserver le beau rôle ! Dites-moi donc pourquoi, s’il souhaite tellement ce mariage, il s’est rendu hier matin chez le Roi pour lui demander de vous laisser rentrer à Florence ?
— ... en abandonnant ma dot à titre de dédommagement pour que le vieil homme n’ait pas tout perdu !
— Le vieil homme ? Ce n’est pas parce qu’il n’a rien d’un freluquet comme son fils qu’on doit le traiter ainsi. Il est... dans la force de l’âge !
— S’il vous plaît tant, épousez-le vous-même ! Je vous fais cadeau de ma dot !
— Cessez donc de proférer des âneries ! M. de Sarrance vous veut pour femme, c’est son droit. Quant au Roi, il aurait mieux valu qu’il ne vienne pas faire cette proposition... indécente à la Reine. C’est pour cela qu’elle se sentait indisposée et on peut la comprendre !
— Indécente ? Pour quelle raison ?
— Mais parce qu’il veut vous mettre dans son propre lit ! Sa Majesté ne s’y est pas trompée, elle ! Aussi, attendrez-vous ici que l’on vienne vous habiller pour la cérémonie. Ensuite vous serez en puissance d’époux et ce sera à lui de veiller sur son bien ! A lui... et à moi !
— Comment cela à vous ?
— Je vais, comme il se doit, habiter l’hôtel de Sarrance. La Reine attache énormément de prix à ce que je reste auprès de vous. Ainsi elle sera assurée que son mari ne viendra pas rôder autour de vos jupons !
La vague de colère et de dégoût qui souleva Lorenza la sauva de l’envie de s’écrouler en larmes comme si les caissons rouge et or du plafond venaient de s’abattre sur elle. Elle était honteuse aussi que cette mégère abdiquât son rang, son orgueil pour se faire l’agent d’une fille de bas étage en échange d’un peu de vin dans un gobelet d’or et d’une chambre. Rien, en vérité, ne rappelait chez Honoria qu’elle était la sœur de ce parfait gentilhomme qu’avait été Francesco Davanzati, le père de Lorenza dont Florence gardait le souvenir comme ceux de ses plus nobles enfants. Elle n’avait jamais aimé Honoria – elle eût bien été la seule dans ce cas d’ailleurs ! – mais maintenant, alors qu’elle osait s’annoncer comme sa geôlière, elle lui aurait volontiers craché au visage :
— Quel changement ! fit-elle avec un sourire méprisant. De quels termes usiez-vous donc au sujet de la Galigaï lorsque nous avons quitté Florence ? Les plus tendres étaient, si ma mémoire est bonne, maquerelle, rebut de l’humanité, excrément du diable ? Et vous voilà devenue... quoi au juste ?
Son obligée, sa plus chère amie, sa fervente admiratrice, son esclave, vous, une Davanzati ?
En dépit de la joie mauvaise quelle affichait, Honoria devint écarlate sous ce regard noir qui la clouait à un invisible pilori. Elle haussa les épaules avec ce qu’elle espérait être de la désinvolture :
— Il faut prendre les gens pour ce qu’ils peuvent vous apporter. J’avoue avoir écouté avec trop de complaisance les méchants bruits qui courent les ruisseaux de notre ville. Cette Leonora n’est pas mauvaise après tout ! Et c’est d’un esprit vil que se faire l’écho de tous les ragots tramant par les rues. Le cas qu’en fait la Reine est significatif et je ne saurais trop vous conseiller de la traiter en conséquence. C’est grâce à elle si notre pauvre souveraine subit si chrétiennement les injures dont l’abreuve son mari, cet hérétique, ce...
— Si elle est reine c’est grâce à cet hérétique puisqu’il est le Roi. Alors, à mon tour de vous donner un conseil : un peu de respect s’il vous plaît !
— Il ne me plaît pas. On respecte ceux qui le méritent et...
Elle n’eut pas le loisir d’en dire davantage. Lorenza, incapable de la supporter plus longtemps, l’avait empoignée par le bras et mise à la porte en dépit de ses protestations et sans oublier de tirer l’élégant verrou de bronze doré. Après quoi, laissant ses nerfs l’emporter, elle se jeta sur son lit et pleura jusqu’à ce que Bibiena vînt s’asseoir auprès d’elle et la prenne dans ses bras pour la bercer sans rien dire mais en lui caressant les cheveux comme elle le faisait autrefois lorsqu’elle était une petite fille.
Blottie dans ce vaste giron rassurant, la jeune fille se calma peu à peu tandis que son cœur affolé reprenait son rythme normal. Finalement, elle se redressa, accepta le carré de batiste que Bibiena lui offrait, se moucha puis, regardant sa nourrice d’un air désolé :
— Tu as entendu, je suppose ?
— Elle crie assez fort pour cela.
— Cette fichue garce se range résolument du côté de mes ennemis. Parce qu’il ne faut plus conserver la moindre illusion : je n’ai rien à attendre des gens d’ici que de mauvais procédés ! La Reine me déteste sans même me connaître...
— Elle est sotte, vaine et méchante. Et tu es si belle ! En plus, tu as osé t’opposer à sa volonté en refusant d’épouser le vieil homme.
— J’aurais été plus sage de me taire. Demain soir, je serai sa propriété et il m’enfermera dans sa maison sous la garde d’Honoria... et ma vie va devenir un enfer ! Oh, si seulement je pouvais m’enfuir... mais personne ne veut m’aider. J’ai supplié messer Giovanetti de me donner les moyens de rentrer chez nous mais il a refusé...
— Et pourtant, il t’aime celui-là !
— Où as-tu pris cette idée ?
— Je ne parle pas beaucoup mais j’ai de bons yeux et je sais m’en servir. Je te dis qu’il t’aime !
— Alors il le montre bien mal ! Je suppose qu’il a peur de perdre son poste. N’oublie pas que c’est cette affreuse femme qui l’a envoyé me chercher !
— Je suis sûre qu’il voudrait t’aider. Sinon on ne t’aurait pas enlevée de chez lui comme on l’a fait ! Et justement pendant qu’il allait parler au Roi. En outre, si j’ai bien compris, celui-là a essayé de convaincre le vieux de renoncer à toi ?
— Il est le Roi, sacrebleu ! Il pouvait ordonner ! Mais non ! Je ne peux compter que sur moi-même ! Aussi demain...
— Que vas-tu faire ? Tu m’effraies !
— Il ne faut pas. Je vais me servir de la seule arme qu’on me laisse. A ce propos, sais-tu où est la dague au lys rouge que je cachais sous mes oreillers ? Quand cette matrone est venue nous chercher, elle a mis un tel désordre que je crains de l’avoir oubliée...
— Qu’as-tu besoin de ce poignard qui a déjà fait tant de mal ?
— Pour éviter que l’on ne m’en fasse encore ! C’est une sécurité, comprends-tu ?
— Contre les autres ou contre toi-même ? C’est une arme d’homme et elle m’a toujours fait peur !
— Ne sois pas sotte ! J’ai l’impression que dans cette cour, il faut se préserver de tout comme de tous... Mais pour en revenir à la dague, elle a dû rester chez messer Filippo. Demain, tu iras la réclamer !
— A condition de pouvoir sortir. As-tu seulement remarqué les gardes postés aux deux bouts de la galerie ? Ils doivent bien être là pour quelque chose !
— Alors tentons l’expérience : donne-moi un manteau, des gants, habille-toi et sortons !
— Je suis sûre qu’on ne nous laissera pas passer !
Elle n’avait que trop raison. En les voyant approcher, les deux gardes croisèrent leurs pertuisanes pour leur interdire le passage et, comme la jeune fille protestait en disant qu’elle voulait se rendre à l’église, l’homme lui sourit :
— Désolé, Madame, mais les ordres sont formels : vous ne devez quitter le palais sous aucun prétexte !
— Mais enfin, je veux aller prier !
— Pourquoi pas chez vous ? Dieu est partout, ajouta-t-il vertueusement mais avec une expression admirative qui rendait hommage à sa beauté.
— Et ma servante ? Je voudrais qu’elle fasse quelques achats...
— Elle les fera demain ou plus tard ! Encore une fois j’ai des consignes, Mademoiselle, et je serais chassé si je les transgressais ! On vous en dirait tout autant là-bas au bout !
— Mais enfin, je ne suis pas seule à habiter cette partie du palais ?
— Pour le moment, si. Madame la duchesse de Montpensier n’est pas à Paris et la signora Concini possède un escalier privé qui la mène directement chez la Reine. Mais pourquoi ne pas vous adresser à elle ? Conseilla-t-il en la voyant s’assombrir. Elle fait la pluie et le beau temps ici, déplora-t-il en baissant la voix de plusieurs tons.
— C’est justement pour cette raison que je ne lui demanderai rien ! Merci, Monsieur... ?
L’interrogation appelait une réponse. Le jeune homme rougit sous son casque mais ses yeux se mirent à briller tandis qu’il répondait :
— ... d’Ouchy ! Matthieu d’Ouchy pour vous servir de mon mieux mais en d’autres circonstances, Mademoiselle ! J’aimerais tellement vous faire plaisir !
C’était l’évidence même mais Lorenza n’en rentra pas moins dans son logis provisoire où, aidée de Bibiena, elle entreprit de tout ranger dans l’espoir de retrouver la dague. On vida de nouveau les coffres mais en vain : l’arme n’y était pas. Lorenza avait caressé un instant l’idée d’aller, une fois son service achevé, prier Matthieu d’Ouchy de venir la voir mais elle renonça vite : il n’était pas seul en faction à ce bout de la galerie et le visage de son compagnon était demeuré de glace tout le temps qu’avait duré le court entretien. Il eût donc été stupide de lui créer un problème dont les suites pourraient être dangereuses.
La journée s’écoula sans que personne, en dehors des valets du service de la bouche, ne franchisse le seuil de sa chambre, et il fut impossible de tirer de ceux-ci le moindre renseignement... La femme au voile noir et sa reine semblaient avoir ourdi autour d’elle une conspiration du silence !
La nuit qui suivit et le lendemain matin se ressemblèrent sur ce point. Ce fut seulement dans l’après-midi que Mlle du Tillet reparut à la tête d’une véritable escouade de valets et de filles de chambre.
— C’est ce soir que vous vous mariez, lança-t-elle dès qu’elle eut franchi le seuil sans plus s’encombrer de vaines formules de politesse. Il est temps de vous y préparer ! Dans quel coffre se trouve la robe nuptiale ?... Bien ! Tous les coffres seront portés demain à l’hôtel de Sarrance où vous serez conduite sitôt la cérémonie célébrée...
— Je croyais que la première nuit se passait ici ?
— En effet, mais les dispositions ont changé de par la volonté de votre futur qui, souhaitant préserver votre intimité de couple, en a décidé ainsi. On y vaque en ce moment aux préparatifs du festin... Ainsi vous pourrez prolonger votre nuit de noces aussi longtemps que vous le désirerez ! Plusieurs jours même ! Ce qui est possible si j’en crois l’ardeur...
— Où est cette maison ?
— Vous connaissez Paris ?
— Pas du tout, mais...
— Dans ce cas, je ne vois pas ce que cela peut vous faire mais je consens à vous répondre : rue de Bethisy. C’est proche de l’église où vous serez mariée. Donc vous irez sous bonne garde et cela évitera à ce pauvre Sarrance une autre mésaventure...
— Quelle mésaventure ? De grâce, Madame, expliquez-vous plus clairement. Il faut vous arracher les paroles ! S’impatienta la jeune fille.
Charlotte du Tillet ne s’en formalisa pas et même se mit à rire :
— Peu de chose en vérité : vous avez failli être veuve avant d’être mariée...
— Quoi ?
— ... Hier soir, un malandrin que l’on n’a pu retrouver a voulu tuer votre promis tandis qu’il rentrait chez lui à pied avec pour seule escorte un valet. En lui plantant un poignard dans le dos ! A ce propos, il paraît que vous êtes dangereuse, ma chère ? Avec le poignard il y avait un mot rédigé en toscan disant que tous ceux qui oseraient prétendre à votre main devaient mourir... Allons ! Remettez-vous !... Vous voilà toute pâle !
En effet, les jambes fauchées, Lorenza venait de s’asseoir sur son lit pour essayer de retrouver son souffle. La du Tillet lui tapota les joues :
— On dit qu’à Florence, déjà, on a tué de cette manière le jeune homme que vous deviez épouser ? Heureusement, Sarrance avait ouï cette histoire et prenait ses précautions, ne tenant nullement à faire le second...
— Il... il est vivant ?
— Plus que cela ! Tout frétillant ! Il faut dire que votre ambassadeur lui avait conté l’histoire et qu’il s’est prémuni en portant sous son pourpoint une cotte de mailles qui le couvrait entièrement des cuisses au col ! Venez maintenant. On va vous donner un bain et tous les soins nécessaires pour que la douceur de votre peau et les parfums de votre jeunesse lui fassent oublier cette vilaine aventure. On finira bien par retrouver l’assassin et il paiera son forfait sur l’échafaud. Peut-être même en un moment où le vieux bouc sera en train de vous chevaucher !
Dans les brefs instants passés à la cour, Lorenza avait pu s’apercevoir que l’on y usait d’un langage beaucoup plus vert qu’au palais Pitti mais, cette fois, l’image évoquée fut si précise qu’elle en eut un haut-le-cœur et se hâta de cacher son visage dans ses mains pour se remettre. Ainsi, le mystérieux assassin qui l’avait à jamais séparée de Vittorio l’avait suivie en France afin d’y poursuivre son dessein meurtrier ? Malheureusement, il avait manqué son coup ! Malheureusement, oui ! Elle ne craignait pas de s’avouer qu’elle eût été cette fois aussi heureuse qu’elle avait été attristée du meurtre de Vittorio ! Elle eût été libérée de cet odieux mariage et c’était tout ce qui comptait même si le mystérieux assassin risquait de faire peser une menace sur le reste de sa vie...
Une chose la réconfortait : l’homme – un compatriote sans aucun doute ! – n’avait pas été capturé. Il était toujours libre, ce qui laissait un espoir !... Bien ténu assurément car il savait à présent que Sarrance se protégeait contre ses coups. En outre, il n’y avait aucune chance de réussite avant qu’elle ne lui soit livrée puisque toute la Cour allait entourer le couple jusqu’au seuil de la chambre nuptiale...
Ce qui suivit fut comme l’un de ces mauvais rêves dont on essaie vainement de se libérer sans que le retour à la réalité apporte un apaisement. On la baigna, on la massa, on la parfuma, on l’habilla et enfin on la coiffa avant de la conduire chez la Reine où son entrée fit sensation. Dans la robe de satin blanc brodée d’or qu’elle aurait dû revêtir pour rejoindre Vittorio Strozzi au Duomo afin de lui jurer à jamais amour et fidélité, elle était belle à couper le souffle en dépit de sa pâleur. Suivant la mode de Florence, l’ample jupe se terminait par une courte traîne dépouillée des disgracieux vertugadins, et la grande collerette en éventail – de délicate dentelle parfilée d’or – encadrait avec grâce un cou de cygne le long duquel des grappes de perles tremblaient jusqu’aux douces rotondités de jeunes seins qu’aucune baleine n’aplatissait. Des peignes et des épingles ornés de perles remontaient la masse somptueuse des cheveux tressés en nattes soyeuses sous une résille d’or et de perles d’où partait un voile court de la même dentelle qui composait la collerette. A l’exception des pendants d’oreilles, aucun autre bijou n’altérait la ligne pure de la gorge. Pas davantage aux poignets, aux doigts, à la ceinture ou sur le devant d’une robe dont la magnificence n’avait nul besoin de cette surcharge.
Enfermée dans son désespoir, Lorenza ne vit aucun de ceux à qui on la présentait, même les souverains auxquels elle rendit comme une somnambule l’hommage mécanique des révérences. Le seul visage qu’elle cherchât, celui de Giovanetti, ne parut pas et quand le cortège se mit en marche pour gagner l’église voisine de Saint-Germain-l’Auxerrois, elle prit place machinalement entre les deux femmes qui allaient la mener à l’autel : sa tante Honoria, raide d’orgueil sous des moires quasi épiscopales cousues d’améthystes et de petites perles, et Mme de Guercheville représentant la Reine. Avant de sortir cependant, une main inconnue disposa un manteau sur ses épaules, ce qui la réchauffa car elle se sentait glacée.
Dehors, il faisait froid et humide mais le trajet était court jusqu’aux portes de l’église où, dans le chœur brasillant de cierges allumés, attendait l’époux auprès duquel ses deux compagnes la conduisirent. C’est à cet instant que se déchira l’espèce de cocon brumeux qui l’enveloppait depuis des heures. Allait-on vraiment la donner à cet homme grisonnant qui la regardait avec une concupiscence qu’il ne cherchait même pas à dissimuler ?
Il s’était fait beau pour la circonstance : pas beaucoup plus soucieux de son apparence que le Roi lui-même en temps habituel, le marquis Hector arborait ce soir-là pourpoint et chausses de velours feuille-morte soutachées ton sur ton sous une fraise de dentelle raide d’empois donnant l’impression que sa tête était posée sur un plateau. Une tête aux cheveux taillés courts, à la barbe soignée et dont le large sourire, tandis qu’il regardait venir celle qu’on lui offrait, prouvait qu’il avait dû se laver les dents. Il répandait une puissante odeur d’ambre qui acheva de ramener Lorenza sur terre en la faisant éternuer à plusieurs reprises, ce qui suscita quelques rires étouffés dans l’assemblée. Mais le prêtre en chasuble rouge s’avançait à présent vers les « fiancés » escorté d’un premier enfant de chœur balançant un encensoir et d’un second portant les anneaux sur un petit plateau... L’orgue se tut alors afin que tous puissent entendre les paroles sacramentelles.
Hector affirma d’une voix forte et triomphale sa volonté d’épouser la demoiselle Davanzati mais quand vint le tour de Lorenza et qu’il se tourna vers elle, il n’obtint que le silence. Un silence d’autant plus profond que tous, à cet instant, retenaient leur souffle pour n’en rien perdre.
L’officiant fronça le sourcil, se racla la gorge afin d’attirer l’attention de cette mariée qui regardait obstinément la croix dominant l’autel.
— Veuillez me faire face et répondre, demoiselle ! fit-il avec sévérité. Acceptez-vous de prendre pour époux Hector-Louis-Joseph, marquis de Sarrance ici présent ? Jurez-vous de lui être...
A ce moment, Lorenza se tourna vers lui et exhala un « non » faible encore que très net mais qui ne satisfit pas le célébrant :
— Je n’ai pas entendu ! Veuillez répéter, ma fille !
Lorenza redressa le front pour le regarder dans les yeux et allait lâcher, cette fois, un refus formel quand une main s’abattit brutalement sur sa nuque l’obligeant à courber la tête – signe d’assentiment ! – tandis que la surprise lui arrachait un léger cri qu’avec beaucoup de bonne volonté on pouvait prendre pour un oui déformé... et dont le prêtre voulut bien se contenter. Quelques secondes plus tard, elle était unie à Hector de Sarrance. Après le coup, évidemment, elle avait tenté de voir de qui il provenait mais ne vit qu’une foule chamarrée dont les yeux étaient fixés sur les grands cierges de l’autel. Elle était bel et bien prise à un piège impitoyable où sa volonté, sa personnalité même n’existaient plus. Ces étrangers l’avaient dépouillée de tout. De sa fortune comme de son nom et tout à l’heure elle allait entrer dans la maison de cet homme qui n’avait pas lâché sa main depuis qu’il y avait passé l’anneau quelque tentative qu’elle eût faite pour la lui retirer et qui, la cérémonie – assez brève d’ailleurs ! – achevée, la posa sur son bras et l’y maintint fermement pour sortir de l’église.
En dépit de l’heure tardive, il y avait dehors une petite foule pour acclamer la mariée mais aussi le Roi et ses gentilshommes – la Reine rentrait au Louvre ! – et l’on fit largesse aux pauvres. Tous ces inconnus semblaient incroyablement heureux et nul ne s’aperçut que sous le voile rabattu sur le visage de cette trop belle mariée, les larmes coulaient en silence.
Au son d’une musique allègre, on gagna l’hôtel de Sarrance illuminé mais dont Lorenza ne vit rien parce que, le portail à peine franchi, elle s’écroula sur le chemin de fleurs qu’on y avait jeté...
La sensation de délivrance ressentie en perdant connaissance – comme c’était la première fois elle s’était crue en train de mourir ! – ne dura pas. La réalité s’imposa quand, rouvrant les yeux, elle vit plusieurs visages féminins penchés sur elle, inconnus pour la plupart et qui parlaient tous à la fois. L’odeur des sels d’alcali lui piquait le nez cependant qu’une main anonyme lui appliquait des claques sur les joues. Pour couronner le tout, la voix sèche d’Honoria se fit entendre :
— Veuillez-vous reculer, Mesdames, vous allez l’étouffer.
Les visages disparurent. Leur succéda celui de Bibiena qui lui bassina les tempes avec de l’eau de senteur en marmonnant des réflexions guère flatteuses. Enfin, on lui fit boire quelque chose de fort et de sucré qui lui brûla la gorge mais acheva de la ramena à la réalité.
Peu souriante, la réalité ! On l’avait étendue sur une sorte de chaise longue devant le feu flambant d’une chambre lambrissée de bois sombre sous un plafond à caissons rouge, noir et or, assortis aux couleurs d’un vaste lit à colonnes ouvert dont les draps étaient parsemés de petites fleurs. Entre ce monument et elle, des dames allaient et venaient en bavardant comme dans un salon et examinaient au passage un meuble ou un objet. Il flottait une odeur de peinture fraîche. Des profondeurs de la maison, parvenaient les échos d’une bacchanale : cris, jurons et chansons mêlés sur un fond musical qui s’efforçait courageusement de prendre le dessus.
En se redressant avec l’aide de Bibiena, Lorenza vit, en face d’elle, Mlle du Tillet, les bras croisés sur la poitrine qui l’observait. Aussitôt elle appela :
— Elle est revenue à elle, Mesdames ! Je crois que nous allons pouvoir procéder au coucher. L’époux ne devrait plus tarder ! M. de Termes doit veiller à ce qu’il ne boive pas plus que de raison !
En dépit des protestations vigoureuses de Bibiena et de la faible défense de la jeune fille, les dames s’emparèrent d’elle pour la dévêtir, l’une ôtant la collerette, l’autre la robe, d’autres encore les jupons, les souliers et les bas de soie retenus par des jarretières brodées de perles jusqu’à ce que la jeune fille ne soit plus couverte que de sa chevelure dont la nourrice avait réussi à s’assurer l’exclusivité non sans quelque vigueur afin que ces mains impatientes ne lui tirent trop les cheveux. Puis on la mit debout pour lui passer une longue et fine chemise de mousseline et de dentelles qui ne cachait pas grand-chose de son corps. Au supplice, la malheureuse dut supporter les commentaires admiratifs ou graveleux de ces femmes qui se comportaient comme si elle n’était qu’une poupée et non un être de chair et de sang. L’idée générale tournait autour du plaisir que le vieux Sarrance aurait à disposer à sa guise d’une aussi fraîche beauté. Lorenza cacha son visage dans ses mains pour que ces harpies ne la voient pas pleurer. Enfin, une voix courtoise mais autoritaire la délivra :
— Il suffit, Mesdames ! Respectez au moins l’innocence et retirez-vous ! D’ailleurs, nous repartons sur l’heure, même donna Honoria et la femme de chambre ! Ainsi le veut le marquis !
Quand elle la prit par la main pour la conduire vers le lit, Lorenza reconnut Mme de Guercheville qui lui sourit avec gentillesse en lui offrant un mouchoir :
— Elles sont plus sottes que méchantes, dit-elle. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne le soient pas aussi ! Je dirais : surtout envieuses.
La jeune fille s’efforça de lui rendre son sourire :
— Envieuses ? Je céderais ma place sans hésiter à celle qui le voudrait... avec bonheur même !
— Je n’ai aucune peine à vous croire ! Si cela peut vous consoler, dites-vous que, dans cette cour comme dans tous les entourages royaux, les mariages d’amour se comptent sur les doigts d’une seule main...
— Et pourtant... cela aurait pu être !
— Je sais. Essayez de n’y plus penser... et glissez-vous vite dans les draps. Le Roi et ses gentilshommes sont déjà dans l’escalier pour escorter votre époux.
Comprenant ce qu’elle sous-entendait, Lorenza ne se le fit pas répéter. La dame d’honneur se pencha alors sur elle pour déposer un baiser sur son front :
— Courage ! Pensez que cela aurait pu être pis ! Sarrance n’est pas un mauvais homme... au fond !
L’écho des chansons accompagnées au luth se rapprochait. La porte s’ouvrit. D’un geste instinctif, Lorenza remonta le drap jusque sous son menton et s’y cramponna en s’efforçant de maîtriser un soudain tremblement.
Le Roi entra donnant le bras au marié qui avait échangé son velours feuille-morte pour une robe de chambre à grands ramages noir et rouge. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, ils étaient sobres l’un et l’autre mais alors que le premier était très souriant, le second semblait mal à son aise.
— Belle dame, voilà votre époux que je vous amène ! clama Henri de son bel accent gascon. Soyez-lui douce et accueillante ! Je crois, ventre-saint-gris !, qu’il a un peu peur de vous, lui qui n’a jamais craint qui que ce soit au monde ! Madame de Guercheville, je suis bien votre serviteur ! Voulez-vous accepter mon bras pour que je vous ramène chez la Reine ?
— Un tel honneur ! Avec joie, Sire !
— Allons-y donc et laissons le marquis et la marquise à un tête-à-tête que nous espérons fort doux ! Et point de révérences, s’il vous plaît ! Nous sommes déjà partis !
L’instant suivant, la porte se refermait sur une clameur faite de rires et de vœux de bonheur qui alla en diminuant avant d’envahir la rue et de disparaître finalement dans le lointain. Lorenza était seul avec l’homme à qui l’on venait de la vendre. Ses doigts glacés à force de se crisper serrèrent plus fort le drap...
Un long moment, appuyé à l’une des colonnes du lit, Hector regarda Lorenza dont il ne voyait plus, à présent, que les yeux démesurément agrandis au-dessus de la toile blanche du drap sous lequel elle tremblait. Il avait bu sans doute mais pas assez pour perdre le contrôle de soi-même et jouissait visiblement de la peur qu’il inspirait... Il s’en pourléchait même, sa langue ne cessant d’humecter ses lèvres sèches. On aurait dit un loup retranché derrière un arbre savourant d’avance un agneau terrifié et ses yeux luisaient sous l’aplomb broussailleux des sourcils, pleins d’une méchanceté inattendue qui n’avait plus rien à voir avec le désir.
Soudain il se pencha, empoigna le drap si brutalement qu’il le déchira sur toute sa longueur mais il n’eut pas le temps de s’abattre sur sa proie. Avec un cri de terreur, Lorenza avait sauté du lit et cherché refuge derrière l’un des rideaux de velours rouge tirés sur les fenêtres mais de même qu’il était plus fort qu’elle ne l’avait cru, il était aussi plus agile et d’un saut il fut sur elle, l’arracha d’une main à son refuge précaire tandis que, de l’autre, il la dépouillait de sa chemise avant de l’envoyer sur le carrelage devant la cheminée :
— Garce ! Cracha-t-il alors, tu as imaginé te débarrasser de moi en me faisant assassiner, hein ? Mais tu vas me le payer, ma belle ! C’est bien à toi ça ?
Et elle eut sous les yeux la dague au lys rouge dont la pointe était brisée. Pensant qu’il allait l’en frapper, elle voulut reculer mais elle était à terre et trop près du feu dont la brûlure la repoussa d’instinct. Alors, Hector la traîna par les cheveux jusqu’aux deux marches surélevant le lit. Leurs angles meurtrirent sa nuque et son dos, la rendirent plus consciente. Il tira avec force sa chevelure, se pencha sur elle en lui soufflant à la figure son haleine avinée, et reprit :
— Tu vas répondre, bougresse ? C’est bien à toi ?
Elle gémit tandis que la douleur lui arrachait des larmes :
— Le grand-duc Ferdinand... me l’a donnée. Elle avait tué Vittorio Strozzi mon cher fiancé... mais je l’ai perdue... et ce n’est pas moi qui vous ai frappé...
— Alors c’est un homme à toi ? Ton amant sans doute ? Tu en as eu combien, sale petite putain ?
— Jamais !... Aucun !... Et je me demande, si c’est ce que vous croyez, pourquoi vous avez voulu m’épouser ?
— C’est bien facile à vérifier !
Il la repoussa pour se débarrasser de sa robe de chambre. Son corps était sec, abondamment poilu, portant la trace d’anciennes blessures ; il exhibait entre ses cuisses, avec un sourire vaniteux, un appendice violacé aussi répugnant qu’un serpent mais dont il n’eut pas le temps de se servir. Affolée, Lorenza roula sur elle-même, se releva, s’empara de la dague qu’il avait laissée tomber et voulut fuir sans se soucier de sa nudité. Mais la porte était fermée et le mari en avait glissé la clef dans la poche de sa robe de chambre. Il revint vers elle avec un mauvais sourire :
— Si tu t’imagines que tu vas pouvoir m’échapper, tu te trompes la belle !
Elle plaça le tranchant de la lame épointée contre son cou :
— Avancez seulement d’un pas et je me tue !
Non seulement il n’avança pas mais il recula et elle éprouva une impression de triomphe parce que, cette fois, il ne rit pas devinant sans doute sa détermination. Mais cela ne dura qu’un instant : une douleur brûlante enveloppa son corps et lui fit lâcher la dague : derrière l’homme se trouvait un coffre et sur ce coffre un fouet, une longue lanière de cuir qu’il avait empoignée et qui venait de s’abattre sur elle. Elle hurla. Un second coup semblable à un ruban de feu, puis un troisième... D’un geste instinctif, elle leva les mains pour protéger son visage tout en courbant le dos afin de préserver sa poitrine... Il se mit à rire à grands éclats, frappant encore et encore, l’écume à la bouche, crachant des insultes, saisi d’une véritable folie meurtrière. Déchirée, ensanglantée, Lorenza voulut rechercher l’abri dérisoire des rideaux quand sa main rencontra un objet en bronze posé sur un coffre bas, s’en saisit et, avec tout ce qui lui restait de force, le jeta à la tête de son bourreau alors qu’il levait le bras pour la cingler encore... et crut rêver en le voyant s’écrouler : la statuette l’avait atteint à la tempe. Et ce fut le silence.
Elle resta là, incrédule, à le regarder, claquant des dents et frissonnant de tous ses membres à la torture. Le sang ruisselait qu’elle épongea machinalement avec un lambeau de drap. Elle comprit alors qu’il lui fallait se sauver, fuir à tout prix cette maison qui lui faisait horreur presque autant que ce corps inerte, mort peut-être, mais elle n’essaya même pas de le savoir. Ce qu’il lui fallait, c’était un vêtement, n’importe lequel. Or, à part la robe de chambre à ramages elle n’en voyait pas : les folles de tout à l’heure avaient tout emporté à l’exception de ses souliers de satin. Il y avait aussi la chemise de noces, déchirée mais encore portable et elle se hâta de l’enfiler, endossant par-dessus la robe de chambre dans la poche de laquelle était la clef. La ceinture de même tissu lui permit de resserrer suffisamment le vêtement trop large après quoi elle se rechaussa puis, sur la pointe des pieds, alla entrouvrir la porte pour écouter les bruits de la maison.
A l’exception de quelques ronflements émis par des ivrognes en train de cuver, elle n’entendit rien. Pas même le plus petit tintement de vaisselle ou d’argenterie. Les domestiques étaient sans doute allés se coucher, remettant les rangements au lendemain.
Le cœur battant à tout rompre et le corps au supplice, elle gagna l’escalier et le descendit sans rencontrer âme qui vive. Les invités de la noce étaient partis après qu’ils eurent accompagné l’époux à la chambre nuptiale. Restaient seulement, parmi les reliefs du festin, ou sous la grande table, ceux trop profondément endormis pour que l’on eût pris la peine de les emporter... Dans les chandeliers, les bougies affaissées étaient près de s’éteindre.
La cour était déserte. Attelages et chevaux avaient disparu et le portail était bien fermé mais personne n’avait songé à tirer les verrous de la porte piétonne. Avec une immense impression de délivrance, Lorenza l’ouvrit, la franchit, et la referma. Elle dut s’adosser une minute contre le mur afin d’apaiser les battements de son cœur affolé.
Quand elle ne l’entendit plus résonner jusque dans ses oreilles, elle partit en courant, droit devant elle. Comme elle ne connaissait pas la ville, elle ignorait comment rejoindre la rue Mauconseil, le seul asile possible pour elle qui venait peut-être de tuer son mari. Sa confiance en Giovanetti était absolue. C’était l’unique ami qu’elle se connût et, peut-être, devant l’urgence, réussirait-il au moins à la cacher jusqu’à ce qu’il pût lui faire quitter Paris. Mais de quel côté se diriger ?
Après ce qu’elle venait d’endurer, ses idées étaient brumeuses. Une seule dominait : fuir le plus loin serait le mieux... Elle prit une rue puis une autre, espérant rencontrer quelqu’un pour lui demander son chemin mais la nuit était trop avancée. La demie de trois heures venait de sonner dans le voisinage et il n’y avait personne dans les parages.
Soudain, elle aperçut une silhouette qui sortait d’une maison et venait dans sa direction. Elle voulut l’arrêter :
— S’il vous plaît, Madame ! Je voudrais aller rue Mauconseil, où est-ce ?
La femme sursauta, émit un cri de frayeur et tendit deux doigts en forme de corne pour conjurer une apparition qu’elle avait dû juger maléfique :
— Passe ton chemin, démon ! Lâcha-t-elle en se signant précipitamment à plusieurs reprises. Je suis bonne chrétienne...
— Moi aussi et par pitié dites-moi comment aller rue Mauconseil ?
— C’est par là ! cria la femme en désignant la direction qu’elle ne prenait pas elle-même.
Et elle s’éloigna en courant.
Terrifiée parce qu’elle devinait vaguement qu’accoutrée comme elle l’était – avec sa figure maculée sans doute de taches de sang et ses cheveux répandus sur ses épaules – elle devait offrir une image peu engageante, Lorenza ne chercha plus qu’un coin où se cacher. Tout son corps la torturait, sa gorge était sèche et elle tremblait de se sentir ainsi perdue dans la nuit mais elle reprit sa fuite en avant, enfilant une rue après l’autre, tournant en rond peut-être jusqu’à ce que l’interminable et obscur dédale de pierre s’ouvre devant elle et découvre l’immensité du ciel au-dessus du large ruban de la Seine. Un peu d’espoir lui revint : elle allait réussir à se repérer. Il lui semblait reconnaître les tours de Notre-Dame mais, derrière elle, éclatèrent de gros rires, des clameurs avinées, des bribes de chansons à boire et ce brouhaha se rapprochait... Et soudain, elle entendit :
— J’te dis que j’la voie ! On va l’avoir ! En avant !...
Elle buta contre une pierre, tomba, se releva, endurant un surcroît de souffrance. Les cris de ses poursuivants lui parurent tout proches. Alors, dans un effort désespéré, elle piqua droit vers le fleuve et n’écoutant plus que sa terreur, enjamba le parapet, fit un signe de croix et se laissa tomber...
L’eau était glacée, et, après sa course éperdue elle la trouva bonne, mais elle était épuisée, à bout de forces et elle ne savait pas nager. L’idée la traversa que la mort serait encore la meilleure solution. Alors elle s’abandonna. La Seine se referma sur elle...
— Vous êtes sûr que c’est elle ?
— Oh, il n’y a aucun doute, Madame. Ce visage, cette chevelure.
— Et vous dites qu’on l’a mariée cette nuit ?
— A Saint-Germain-l’Auxerrois. Après quoi, il y a eu festin à l’hôtel de Sarrance !
— C’est à peine croyable ! Elle devrait être dans son lit en train de satisfaire les caprices libidineux de ce vieux bouc... Et regardez dans quel état elle est ! On dirait qu’elle a été rouée à coups de fouet.
— Maintenant le plus pressant est de la réchauffer... Elle va prendre la mort si ce n’est déjà fait !
— Et vous aussi ! Vous êtes trempé...
— Mais heureux d’être arrivé à temps après l’avoir vue sauter dans le fleuve...
Jamais Lorenza n’avait eu si froid. Parcourue de frissons incoercibles, ce qui lui fit comprendre qu’elle était encore en vie, elle sentit qu’on la débarrassait de lambeaux de linge mouillés puis qu’on la recouvrait d’un tissu un peu rêche mais chaud. Elle ouvrit les yeux sur deux visages penchés sur elle : celui d’une jolie dame dont les cheveux scintillaient de joyaux dans la lumière dansante d’une torche et d’un jeune homme encore dégouttant d’eau qui devait être son sauveur. Et ce visage-là, elle croyait bien l’avoir déjà vu. Mais il avait entrepris de la frictionner ce qui raviva les brûlures de son corps et lui arracha un cri et de nouvelles larmes.
— Doucement ! protesta la dame. Vous n’êtes pas en train de bouchonner un cheval !
— Je sais mais il faut la réchauffer sinon...
— Le mieux serait encore de la ramener près d’un feu mais où ? Pas chez elle en tout cas. Si c’est là le résultat de sa nuit de noces...
— Pourquoi pas chez l’ambassadeur florentin ? Il est son ami et on dit qu’il a auprès de lui un excellent médecin...
— Comme nous ignorons ce qui s’est passé exactement, ce serait peut-être le mettre dans un mauvais cas...
— Pourquoi pas chez la Reine alors ? C’est sa marraine.
— La grosse banquière ? Vous rêvez, mon ami, ou vous ne la connaissez pas du tout. Il n’y a pas en elle une once de compassion. Elle refuserait de la recevoir. Non, je pense que ce qu’il y a de préférable pour cette pauvre fille c’est de l’emmener chez moi. Elle y recevra tous les soins nécessaires, ma mère s’y entend mieux que bien des médicastres mais je vous demanderai le secret, Monsieur de Courcy. Personne jusqu’à nouvel ordre ne doit savoir où elle se trouve !
— Vous avez ma parole, Madame. Je pense d’ailleurs que c’est la sagesse. Tout au moins tant que nous ne saurons pas ce qu’il s’est passé à l’hôtel de Sarrance...
— Dès que vous serez informé, soyez assez aimable de venir me l’apprendre. Vous n’imaginez pas quel plaisir j’aurai à lui faire tâter de la colère du Roi si, comme nous le supposons, c’est lui qui a mis sa jeune épouse dans cet état. Le bruit m’est venu qu’en lui faisant épouser cette Florentine dorée sur tranche, il avait dans l’idée d’y goûter un peu, lui aussi. Tenir une proie si convoitée en ma maison va m’amuser énormément !
— Je me disais aussi ! pensa Thomas tout en achevant d’emballer la rescapée dans la couverture pour la déposer dans le carrosse.
La marquise de Verneuil – Henriette de Balzac d’Entragues ! – n’était pas citée parmi les grandes âmes charitables de la Cour, surtout quand il s’agissait d’une jolie fille. Maîtresse tyrannique d’un roi qu’elle menait par le bout du nez depuis la mort de Gabrielle d’Estrées, c’était une puissance avec laquelle il fallait compter même si le bruit commençait à courir qu’Henri se lassait d’elle. Ce qu’elle se refusait à admettre, ayant obtenu de lui toutes les faiblesses, toutes les concessions, tous les pardons même après deux conspirations où d’autres avaient laissé leur tête et dont le but était de supprimer le Roi et le Dauphin pour installer sur le trône le petit Gaston de Verneuil, le fils qu’elle avait donné à Henri et dont elle avait tant espéré que sa naissance ferait d’elle une reine de France. Une ambition qui ne lui paraissait pas excessive puisque Gabrielle l’eût été si la mort ne l’avait fauchée presque à la veille des épousailles et en dépit de la haine que le peuple lui portait. Henriette avait bien failli coiffer la couronne. D’ailleurs, l’amoureux Henri lui avait signé une promesse de mariage si elle lui donnait un fils dans l’année. Hélas, la foudre tombant dans la chambre de la future mère avait provoqué un accouchement prématuré et la venue au jour d’un enfant mort-né. Henri, qui regrettait son imprudence, s’était hâté de convoler avec Marie de Médicis mais Henriette avait conservé l’imprudent papier...
On pouvait dire qu’elle avait inspiré au Roi une folle passion bien qu’elle soit, physiquement, l’antithèse de Gabrielle et de Marie. Aussi brune qu’elles étaient blondes, piquante et vive, toujours prête à rire et experte aux jeux de l’amour, elle avait la dent dure, le cœur sec et l’ironie à fleur de peau. Tout cela, Thomas le savait comme tout le monde et considérait que c’était déjà un exploit d’avoir obtenu son assistance alors qu’il transportait Lorenza sur une berge où il n’y avait pas âme qui vive sinon les valets de Mme de Verneuil qui revenait d’une nuit de fête chez celle que la France entière appelait la reine Margot[13]...
Après avoir refusé l’hospitalité momentanée que lui offrait Mme de Verneuil, Thomas regarda les lumières du petit cortège disparaître dans la nuit puis renonça à rejoindre les camarades qu’il avait laissés derrière lui quand, sortant d’un cabaret, il avait aperçu cette silhouette de femme qui courait vers la Seine. Une silhouette qui, sans qu’il sache pourquoi, lui avait fait battre le cœur un peu plus vite. Et maintenant encore, il n’arrivait pas à croire que la chance lui eût été donnée de sauver l’éblouissante jeune fille qui avait causé tant de ravages dans le cœur de son ami Antoine.
Son sang n’avait fait qu’un tour tout à l’heure en découvrant, avec Mme de Verneuil, l’état dans lequel Sarrance avait mis la jeune fille car ce ne pouvait être que lui. Quel autre avait eu le privilège de dénuder ce corps tellement émouvant dans sa grâce et sa perfection ? Thomas n’avait même pas besoin de fermer les yeux pour revoir les longues traces à vif laissées par le fouet sur cette peau si tendre. L’incroyable bonheur qui lui était échu avait dû rendre ce vieil homme à moitié fou si ce n’est complètement et, eût-il été moins trempé, Courcy se fût précipité rue de Bethisy pour voir ce qu’il en était mais c’était un garçon réfléchi qui cédait rarement à ses premières impulsions, au contraire d’Antoine. Il lui fallait en premier lieu revêtir des vêtements secs. Ensuite seulement, il s’y rendrait. Très certainement, il y trouverait la brute endormie, cuvant son vin et sa cruauté au milieu d’une chambre dévastée. Suivant le cas, on verrait alors quelle conduite s’imposait. La plus honorable étant sans doute d’en découdre avec lui l’épée à la main... encore qu’au plus profond de lui-même, Thomas caressât amoureusement la pensée de lui infliger la sévère correction que méritait sa sauvagerie. Oh, la joie d’aplatir à coups de poing ce nez arrogant, de pocher cet œil lubrique dont il avait osé lorgner Lorenza le soir de Fontainebleau ! Et pourquoi pas de l’étrangler ? Qu’il fût le père de son ami ne le gênait pas. Il partait de ce principe que lorsqu’on rencontre une bête puante, le devoir de tout homme de bien était de l’écraser. Après quoi, il s’en expliquerait avec Antoine mais au moins la pauvre petite Florentine serait sauve et hors de danger...
Pour rentrer chez lui, Courcy n’avait pas un long trajet à parcourir. Il habitait, près du couvent des Grands Augustins, un agréable logement que lui louait, pour un prix des plus raisonnables, un ancien procureur au Châtelet, M. Regnaud de Villepinte, avec lequel il entretenait des relations fort courtoises. Cet homme d’âge mûr, veuf et sans enfants, y menait à l’étage noble une existence partagée entre les soins d’une bibliothèque qu’il ne cessait d’enrichir en concurrence avec son ami Pierre de l’Estoile et une cave où il puisait l’amour de la vie et la vivacité d’un esprit dont il était à juste titre fier.
Jusqu’au départ d’Antoine, Thomas partageait avec lui l’appartement commode et bien aéré – il donnait sur un jardinet – composé de deux belles chambres, d’une pièce commune aux dimensions modestes et d’une mansarde assez grande pour deux valets mais qu’occupait seul Gratien, le serviteur de Thomas, qui se partageait entre les deux garçons, la ladrerie d’Hector n’ayant jamais permis à son fils de disposer d’un serviteur. Depuis le départ précipité pour l’Angleterre, Thomas en restait l’unique occupant. Ce qui ne l’enchantait pas. Son ami lui manquait mais il se consolait en pensant qu’Antoine ne resterait pas outre-Manche toute sa vie.
Cependant, cette nuit et tandis qu’avec l’aide de Gratien il se changeait de pied en cap, l’idée lui venait que ce retour tant espéré se ferait attendre suffisamment pour laisser au drame, dont venait de se jouer le premier acte, le temps de perdre de sa puissance vénéneuse. Sauf, évidemment, s’il en arrivait à laisser sur le carreau le cadavre de Sarrance le vieux proprement embroché, auquel cas l’honneur commanderait d’en rendre raison à Sarrance le jeune, ce qui sonnerait le glas d’une amitié qui lui était précieuse.
Picard comme le maître dont il avait été le frère de lait, Gratien, entre autres qualités, savait garder le silence, même et surtout dans les occasions où il était dévoré de curiosité. Il usait alors de phrases sobres et en apparence innocentes pour se renseigner. Ainsi, en aidant Thomas à se sécher se garda-t-il de poser la moindre question qui eût été mal venue eu égard à la mine sombre du jeune homme. Mais quand, une fois l’opération terminée et ledit maître dûment rhabillé, il donna un coup de brosse à son chapeau avant de le lui rendre, il murmura, mine de rien :
— Monsieur le baron est de service ce matin ?
— Non, fit Thomas, l’esprit ailleurs.
— En ce cas, Monsieur le baron n’a pas besoin de son chapeau et je suis stupide de le lui préparer...
— Hein ?
— Le chapeau ? Je le range...
— Non. Tu me le donnes.
— Que Monsieur le baron m’excuse. S’il ressort, il est évident qu’il a besoin de son chapeau...
— Je ressors en effet. Quelle heure est-il ?
— L’église Saint-André n’a pas encore sonné 5 heures...
— Évidemment !...
Sur ce mot énigmatique, Thomas prit son feutre, ne s’en coiffa pas, alla à la fenêtre pour regarder le ciel, revint, tourna deux ou trois fois dans sa chambre et finalement, se couvrit et sortit en marmonnant :
— Il faut que j’aille voir ! Je ne serai pas tranquille tant que je ne saurai pas...
Et sur cette phrase sibylline, il disparut en claquant la porte.
Ce comportement était tellement inhabituel que Gratien, après s’être accordé un bref instant de réflexion, prit son bonnet, son pelisson et son bâton et, après avoir soigneusement refermé l’appartement, se lança sur la trace de son maître dont la carrure et la haute taille se distinguaient facilement dans la grisaille du petit matin.
L’un derrière l’autre, ils traversèrent ainsi le Pont-Neuf d’où l’approche du jour chassait les truands toujours à l’affût d’un mauvais coup et où d’ailleurs deux de leurs confrères, les Chevaliers de la Courte Epée et les Frères de la Samaritaine, commençaient à prendre leurs habitudes qui consistaient à se taper dessus quand il n’y avait aucun gibier à se disputer. Ne resteraient que les tire-laine toujours prêts à explorer les poches de la nombreuse population qui s’y presserait jusqu’à la nuit close. Au moment présent l’endroit le plus fréquenté était la pompe de la Samaritaine où venaient s’approvisionner les porteurs d’eau qui allaient entamer leurs tournées.
Le pont franchi, maître et valet – celui-ci obligé de courir pour compenser les longues enjambées de celui-là – piquèrent droit sur la rue de Bethisy où il fut vite évident qu’il se passait quelque chose : deux cavaliers et quatre archers à pied du guet royal maintenaient un petit attroupement à distance de l’hôtel de Sarrance dont le portail ouvert laissait voir qu’il y avait de la lumière et du monde à l’intérieur. Thomas s’avança vers l’entrée mais une pertuisane lui en barra aussitôt le passage :
— Faites excuses, mon gentilhomme, mais on n’entre pas. M. d’Aumont, prévôt de Paris, vient d’arriver et il ne veut pas être dérangé.
— Je n’ai pas l’intention de le déranger mais comme il se trouve que je le connais – c’est un ami de mon père – allez lui dire que je souhaite le voir !
— Qui êtes-vous ?
— Baron de Courcy, des chevau-légers de Sa Majesté ! Il sait que je suis un proche de MM. de Sarrance...
— Un instant !
L’archer partit en courant et revint à la même allure :
— Entrez, lieutenant ! Monsieur le Prévôt vous attend...
Non seulement il l’attendait mais il vint au-devant de lui avec un empressement qui traduisait un gros souci :
— En vérité, c’est le Ciel qui vous envoie, Courcy ! Vous avez, je suppose, assisté cette nuit aux noces de M. de Sarrance ?
— Non, j’étais de garde, mentit Thomas qui, en réalité, s’était refusé à cautionner par sa présence un événement qu’il jugeait scandaleux. Que s’est-il passé ?
— Moi qui espérais que vous alliez pouvoir me renseigner. Venez voir !
Il conduisit Thomas jusqu’à l’escalier en travers duquel gisait le corps nu et couvert de sang d’Hector de Sarrance, une énorme bosse au front et la gorge tranchée presque d’une oreille à l’autre. Si endurci que soit Courcy comme tout soldat ayant connu l’horreur d’un champ de bataille, il ne put retenir un hoquet de dégoût. Moins à cause de l’affreuse blessure que de l’expression du mort dont les yeux restaient grands ouverts. Les traits étaient littéralement tordus par la haine.
— C’est affreux, n’est-ce pas ? Murmura d’Aumont. Qui a pu faire cela à cet homme et la nuit même de ses noces. Et il y a encore autre chose...
— Quoi ? demanda Thomas qui, d’instinct, referma d’une main compatissante les paupières fripées, ce qui atténua un peu l’insoutenable expression.
— Sa jeune épouse a disparu. Ce qui fait d’elle la première suspecte.
— Une jouvencelle de dix-sept ans ? Il était l’un des hommes de guerre les plus résistants qui soient. C’est impossible voyons ! Elle n’en aurait pas eu la force, répondit Thomas qui savait mieux que quiconque à quoi s’en tenir. Je suppose que le meurtrier a dû l’enlever. Avez-vous trouvé l’arme du crime ?
— Non, elle a disparu. Venez avec moi voir la chambre où s’est déroulée cette incroyable nuit de noces !... Mais auparavant il faut que je fasse emporter le cadavre au Châtelet !
Des brancardiers arrivaient à cet instant. La dépouille d’Hector fut placée sur une civière et recouverte d’une forte toile pour être déposée provisoirement à la morgue du Grand Châtelet. Le passage vers l’étage supérieur était désormais libre et les deux hommes gravirent deux ou trois marches à la fois afin d’éviter les flaques visqueuses.
Il était clair que la chambre nuptiale avait été le théâtre d’un drame. Les draps pendant du lit, déchirés et sales, les meubles bousculés, les taches de sang sur les rideaux, les tapis et enfin, revenu sur son coffre, le fouet à la lanière gluante de sang à peine sec, parlaient d’eux-mêmes. Pourtant Thomas en fit un tour minutieux. Sa curiosité naturelle jointe à un certain don d’observation le poussaient à ne négliger aucun détail. Il n’avait guère de peine à imaginer Lorenza cherchant à se protéger des coups qui pleuvaient sur elle et une vague de dégoût lui souleva le cœur... Sous son air bonhomme, le vieil Hector avait été une brute peu ordinaire et Courcy retrouvait au fond de sa mémoire l’un de ces potins de cour auquel il n’avait pas, à l’époque, prêté attention par amitié pour Antoine : un bruit, vite étouffé par la crainte des réactions de Sarrance, avait laissé entendre que la marquise Elisabeth, mère d’Antoine, était morte dans des conditions suspectes...
Grâce à Dieu, la nouvelle épouse était vivante mais après avoir subi quel martyre ? Et comment avait-elle réussi à s’échapper ? Le regard de Thomas tomba alors sur la statuette de bronze abandonnée à terre. Il la redressa pour l’examiner mais elle ne portait aucune trace de sang. En se rappelant la bosse que le mort présentait près de la tempe, il pensa qu’elle avait pu être causée par cet objet suffisamment lourd pour étourdir un homme, même dans la main d’une jeune fille. C’était peut-être cela qui lui avait permis de s’échapper. En revanche, l’horrible blessure n’avait pas été infligée dans la chambre mais bien dans l’escalier où tout le sang s’était répandu. Sarrance, à moitié assommé seulement, avait-il essayé de poursuivre Lorenza ? Son poids joint à sa rage lui auraient procuré l’avantage sans difficulté. Thomas voyait pourtant mal la jeune femme, déjà blessée et terrifiée, se retournant pour ouvrir la gorge de son bourreau. Et avec quoi ? Où diable aurait-elle pu trouver une arme capable de causer une telle blessure ? Celle-ci devait être l’œuvre d’une tierce personne mais qui ?
— Qu’en pensez-vous ? demanda le Prévôt qui l’avait observé sans mot dire.
Comme il le faisait souvent quand une question l’embarrassait, Thomas répondit par une autre :
— Comment avez-vous été prévenu à cette heure matinale ?
— Par le guet lui-même alerté par les cris des femmes de ménage qui, sachant qu’elles auraient beaucoup d’ouvrage au lendemain d’un festin, s’étaient levées plus tôt. Les valets, eux, avaient disparu en emportant sans doute quelques objets...
— Il faudrait peut-être les rechercher ? Le meurtrier pourrait être parmi eux ?
Tout en parlant, ils redescendirent au rez-de-chaussée. Thomas, profitant du trouble évident de M. d’Aumont, avait discrètement subtilisé le fouet. Le Prévôt s’en aperçut d’autant moins qu’en arrivant dans le vestibule, ils virent s’encadrer dans la porte ouvrant sur l’enfilade des salles de compagnie un personnage élégamment vêtu encore que débraillé, à l’équilibre instable, sale à faire peur, son pourpoint gris étant couvert de vin, et qui, le regard brumeux, brandissait un bouteille vide. Il brama :
— Holà, vous autres !... A boire !... Y a plus une... hic... goutte de vin... par-là !
L’effort fourni dut avoir raison de ses forces car, glissant le long du chambranle, il se retrouva assis mais sans lâcher pour autant sa bouteille. Une minute plus tard, il se rendormait le nez sur son pourpoint dégrafé.
— Qui est-ce ? Interrogea le prévôt.
— Aucune idée ! Mais il a peut-être des compères qui...
Enjambant l’ivrogne, ils pénétrèrent dans la salle du banquet où le jour, levé à présent, éclairait une table en U sur laquelle régnait un indescriptible désordre. Sur les nappes décorées de taches variées se mêlaient les reliefs du repas, les fleurs fanées, des bouteilles vides et des verres cassés. Sans oublier deux hommes qui se faisaient face à chaque bout et ronflaient en chœur la tête sur leurs bras ainsi que trois autres sous la table.
— Que s’est-il passé ici cette nuit ? fit d’Aumont avec une grimace de dégoût. J’ai déjà vu des ripailles de noces mais ceci ne ressemble à rien... Et s’il y avait des dames...
— Vous croyez que ce qui a eu lieu là-haut et dans l’escalier ressemble à quelque chose ? Il faudrait savoir qui assistait à ces noces insensées et les interroger. On en apprendrait peut-être un peu plus...
— Je vais me rendre de ce pas chez le Roi, dit le Prévôt. Sarrance était pour lui un vieux compagnon et je suppose qu’il est resté un moment ici à boire à sa santé avant de rentrer au palais. Il ne va pas être content !
— C’est le contraire qui serait étonnant. Je ne vous envie pas, Monsieur le Prévôt... Avez-vous encore besoin de moi ?
— Non pas, je vous remercie mais il se peut que je vous appelle à témoigner au sujet de ce que nous avons découvert ensemble.
— Je suis, bien entendu, à votre entière disposition.
Tandis que les gens du guet entreprenaient de dessaouler les derniers fêtards afin de les lâcher dans les rues avant de fermer la maison et de la garder, Thomas, le fouet dissimulé sous son manteau, reprit plus calmement le chemin de son domicile. L’assassinat d’Hector de Sarrance changeait les données du problème et il lui fallait y réfléchir.
Pas un instant, bien sûr, il ne crut à la culpabilité de Lorenza. Dans les conditions où il avait repêché la malheureuse, il la voyait difficilement tranchant la gorge de son bourreau après s’être plus ou moins battue avec lui dans l’escalier. Donc il devait orienter ses recherches ailleurs. Mais où ?
La première démarche à faire était de retourner chez Mme de Verneuil. D’abord pour prendre des nouvelles de la rescapée, ensuite pour s’entendre avec la marquise sur la conduite à tenir puisque celle-ci, en décidant d’emmener Lorenza chez elle, avait spécifié qu’elle entendait qu’on ne le sût pas. Que la dame fût moins bien en cour et que sa réputation ne fût pas des meilleures ne devait pas être pris en considération : elle s’était montrée charitable et généreuse en accueillant la blessée, il ne fallait pas le lui faire regretter. L’avertir que la situation était encore pire qu’on ne le craignait semblait à Thomas la moindre des choses...
En rentrant chez lui, il trouva Gratien un peu essoufflé mais trop d’idées se bousculaient dans sa tête pour qu’il s’y arrêtât. Il réclama à manger tout en apportant quelques modifications à sa toilette, puis envoya son valet seller son cheval et sortit de la maison sans donner plus d’explications...
Quand elle ne résidait pas dans son château et marquisat de Verneuil situé près de Senlis, l’ensorcelante Henriette résidait dans l’hôtel familial d’Entragues, rue de la Couture-Sainte-Catherine, au Marais, belle demeure que l’on quitterait plus tard pour l’un des magnifiques pavillons neufs de la place Royale. Elle y vivait seule pour le moment en compagnie de sa mère. Son père, le comte d’Entragues, se tenait à l’écart du Louvre où sa présence n’était plus souhaitée. Depuis la dernière conjuration familiale, il ne quittait plus son château de Malesherbes. Encore devait-il s’estimer heureux que les larmes et les caresses de sa fille – impliquée elle aussi cependant ! – eussent sauvé sa tête.
La mère, née Marie Touchet, était à elle seule une puissance. Issue de la bourgeoisie orléanaise, cette ravissante blonde avait su prendre dans ses filets le roi Charles IX, sorte de fauve aux fureurs dangereuses qu’elle seule savait apaiser au point de tirer de son nom ce tendre anagramme : « Je calme tout. » Le fils qu’il lui avait fait, Charles, comte d’Auvergne, n’en était pas moins aussi inquiétant que lui. Sombre personnage hanté de folie meurtrière, il avait par deux fois tenté de tuer Henri IV et toutes les grâces de "sa sœur n’avaient pu convaincre le Roi de le relâcher dans la nature. Il occupait alors une chambre à la Bastille d’où il n’était pas près de sortir. Enfin, dernier membre de la famille, une sœur, Marie, aussi blonde qu’Henriette était brune, avait entamé avec le jeune et séduisant Bassompierre, favori du Roi, une histoire passionnée dont le fruit était l’enfant qui arrondissait le ventre de la belle et qui allait empoisonner des années durant l’existence de son imprudent géniteur. Mais elle logeait ailleurs.
La demeure, entre cour et jardin, était fort agréable, les dames d’Entragues étant toutes femmes de goût. Thomas fut introduit par un valet dans une pièce dont les tentures de velours vert encadraient de hautes fenêtres d’où l’on découvrait une fontaine muette à cette heure, et un carré d’herbe roussie presque entièrement recouvert par les feuilles dorées tombant silencieusement d’un orme.
Il n’attendit pas longtemps. La marquise parut presque aussitôt, lui offrit sa main avec un charmant sourire et de l’autre lui désigna un siège :
— Vous venez m’apporter des nouvelles ? J’espère qu’elles sont bonnes !
— Malheureusement non. La situation est pire encore que nous ne l’imaginions mais puis-je, Madame, vous en demander de... votre protégée ?
— Je crains qu’elles ne soient pas meilleures. La fièvre s’est emparée de cette pauvre fille et notre médecin qui se trouve en ce moment auprès d’elle s’interroge visiblement. Mais voyons ce que vous avez à m’apprendre !
— En vous quittant, je suis rentré me changer puis je me suis rendu à l’hôtel de Sarrance que j’ai trouvé gardé par le guet. Le prévôt de Paris, M. d’Aumont, que mon père connaît bien, était dans l’hôtel et m’a permis d’entrer...
— Que s’était-il passé pour qu’il soit là ?
— M. de Sarrance a été tué. Il était étalé sur l’escalier sans autre vêtement que le sang qui avait coulé de sa gorge tranchée.
Les beaux yeux outremer de la marquise s’agrandirent d’effroi :
— La gorge... mais qui a fait cela ? Pensez-vous que ce soit... elle ? ajouta-t-elle en regardant le plafond.
— Étant donné l’état où elle se trouvait, elle n’en aurait pas eu la force. Ne vous a-t-elle rien confié ?
— Si. Quand elle a été réchauffée, elle a pu me raconter que ce monstre l’avait accusée d’avoir voulu le faire assassiner et qu’il était resté en vie grâce au port d’une cotte de mailles ; qu’il a voulu ensuite la violer et, comme elle tentait de lui échapper, il s’est emparé d’un fouet et l’a mise dans l’état que vous savez. Par chance, en tentant de se protéger, elle a pu prendre sur un coffre un objet en bronze qu’elle lui a jeté à la tête. Il s’est écroulé et c’est alors qu’elle a pu s’enfuir... Mais si je comprends bien, en fait de statuette, c’est d’un poignard dont elle aurait usé ?
— Non. J’ai oublié de vous dire que le cadavre a été frappé au front par quelque chose de très dur qui a laissé des traces. Donc elle a dit vrai mais quelqu’un d’autre a dû se charger de finir le travail. Si l’on en croit donna Lorenza c’est dans sa chambre que Sarrance est tombé ?
— En effet, mais...
— Et c’est dans l’escalier qui en est assez éloigné qu’on l’a découvert. Quant à moi j’ai récupéré dans la chambre le fouet gluant de sang dont cette brute s’est servie. Pourrais-je la voir ?
— Plus tard. On lui a donné un opiacé afin qu’elle dorme un peu. Nous ne parvenions pas à la calmer... Mais quelle terrible histoire !
— C’est pourquoi j’ai pensé venir vous en rendre compte aussi vite que possible puisque, cette nuit, vous ne souhaitiez pas que le bruit de sa présence chez vous se répande...
— Et je le souhaite encore moins qu’hier ! s’écria Mme de Verneuil dont la nervosité grandit d’un seul coup. Ne nous y trompons pas, mon cher, il n’y aura qu’une seule voix au Louvre pour l’accuser du crime ! Si on la sait chez moi, je serai celle qui abrite une meurtrière ! De là à ce qu’on m’envoie rejoindre mon frère à la Bastille !... Je me suis mise dans une situation insensée ! Quelle idée ai-je eue, mon Dieu, de m’en inquiéter !
Un petit rire se fit entendre à l’entrée de la salle :
— Vous n’allez tout de même pas prier M. de Courcy de l’emporter sur son dos pour aller la remettre à l’eau ? Voyons, ma fille, reprenez-vous ! Je vous ai connue plus combative.
Une dame d’une soixantaine d’années s’avançait, claudiquant légèrement, la main sur une canne à pommeau d’or. Le velours noir dont elle était vêtue, éclairé d’un col et de manchettes en dentelle blanche, rendait pleine justice à un joli visage resté frais en dépit de quelques rides fines.
L’ancienne favorite de Charles IX eut un sourire pour le jeune homme et vint s’asseoir dans un fauteuil tendu de tapisserie au point de Hongrie. Henriette haussa les épaules :
— Je crois l’être toujours autant, ma mère, mais je n’ai guère de raisons de rompre des lances pour cette fille qui ne m’est rien et que j’aurais même de bonnes raisons de détester. N’est-elle pas le prix payé par Florence pour empêcher le Roi de répudier cette grosse harpie ?
— Elle n’y est pour rien, la malheureuse. Elle n’imaginait certainement pas qu’on la menait à sa propre perte. Quant à vous, je m’étonne que votre finesse naturelle ne vous fasse pas saisir l’occasion qui se présente à vous de faire preuve d’une vraie grandeur d’âme.
— J’avoue avoir quelque peine à vous suivre !
— Je vais vous éclairer... Depuis combien de temps le Roi vous laisse-t-il sans nouvelles ?
— Je n’en sais rien ! lança Henriette avec un coup d’œil vers Thomas qui commençait à sentir un peu de gêne. C’est d’ailleurs sans importance !
— Tant mieux si vous le voyez ainsi, mais si vous m’en croyez-vous allez prendre votre plus belle plume pour le prier de venir vous voir...
— Moi ! Que je le prie de... vous rêvez, ma mère !
— ... Avec le plus de discrétion possible, pour vous entretenir avec lui d’une affaire grave, poursuivit Mme d’Entragues sans se laisser démonter.
— Et que voulez-vous que je lui dise ?
— Décidément, il faut tout vous expliquer ! N’est-ce pas d’une grande âme d’avoir recueilli celle dont la fortune vous a enlevé votre dernière chance de devenir reine et, dont, en outre, on chuchote que ce cher Henri ne l’avait donnée à Sarrance qu’avec l’arrière-pensée de la mettre dans son lit... à votre place ? Lui apparaître sous ce jour nouveau pourrait changer bien des choses... surtout si vous lui donnez l’occasion de vous revoir sans blesser son amour-propre. Il faut avouer, ma fille, que vous lui en avez fait voir de toutes les couleurs ! Mais je jurerais qu’en vous revoyant, il ne résistera pas.
— Vous croyez ? fit Henriette ébranlée. Il demandera à voir cette fille qui lui plaît tant.
— Dans l’état où elle est, vous ne risquez pas grand-chose ! M. de Courcy, ajouta-t-elle en se tournant vers Thomas avec un sourire charmant, vous êtes aux chevau-légers et, ami, me semble-t-il, d’Antoine de Sarrance ?
— En effet, Madame, un frère ne serait pas plus proche...
— De plus, si j’ai bien entendu, vous avez en votre possession le fouet dont s’est servi cet étrange époux ?
— Vous avez bien entendu.
— Le Roi vous voit d’un bon œil, je pense ?
— Sa Majesté m’a toujours honoré d’un accueil favorable chaque fois qu’il m’a été donné de la rencontrer.
— Parfait. Vous chargeriez-vous de lui porter la lettre dont je viens de parler ? Sans cacher votre rôle dans le drame de cette nuit, bien sûr. Peut-être choisirait-on de vous accompagner ici sur l’heure auquel cas vous accepteriez peut-être de vous munir du fameux fouet ?
— Je n’y vois aucun inconvénient, Madame... bien au contraire puisque, au lieu de chercher quelle solution adopter pour donna Lorenza, nous n’aurons plus qu’à suivre les ordres de Sa Majesté.
Le sourire de la vieille dame s’élargit tandis que ses yeux bleus – les mêmes que ceux d’Henriette ! – brillaient d’un éclat plus vif :
— Vous avez tout compris ! Vous aussi, ma fille ?
— Je vais dans l’instant écrire cette lettre. Si vous voulez bien patienter un moment, baron, je vais vous faire servir du vin d’Espagne pour agrémenter votre attente.
Une demi-heure plus tard, la lettre en poche, Thomas s’apprêtait à reprendre son cheval quand il vit arriver le prince de Joinville qu’il savait des familiers de la maison.
Comme tout un chacun d’ailleurs, le plus jeune des princes lorrains était de ces heureuses natures ennemies jurées de toute dissimulation, qui entendent vivre au grand jour sans se soucier du qu’en-dira-t-on. Peut-être parce qu’il n’était pas follement intelligent !... C’était une âme simple, ennemie de l’intrigue[14], un épicurien sans le savoir, volontiers batailleur et prenant un plaisir extrême à en découdre avec ses contemporains que ce soit en duel ou à la guerre mais sans être le moins du monde sanguinaire. Il aimait par-dessus tout le Roi, auquel il vouait une fidélité indéfectible – une rareté chez les princes lorrains ! –, ainsi que les femmes, associant curieusement l’un et les autres dans son cœur car il prenait plaisir à devenir l’amant de celles qu’Henri avait honorées de ses faveurs et c’est ainsi que Mme de Verneuil avait accepté de lui quelques consolations quand le Béarnais boudait. Sans trop se faire prier d’ailleurs : jeune, de haute taille, bien bâti, blond avec des traits fins et des yeux bleus un peu globuleux, le futur duc de Chevreuse plaisait presque autant aux dames que son ami Bassompierre, autre séducteur, autre Lorrain aussi avec lequel Claude de Joinville avait fait son entrée à la cour de France.
La rencontre fut cordiale. Appartenant à la même génération, les deux hommes se connaissaient et s’appréciaient comme il arrive souvent entre soldats.
— Tiens, Courcy ! s’exclama jovialement Joinville. C’est bien la première fois que je vous vois ici.
— Sans doute parce que c’est la première fois que j’y viens. Un ami m’avait chargé d’une commission pour Mme de Verneuil...
— Un ami ? Ce n’est pas Antoine de Sarrance tout de même. Il ne peut pas être déjà au courant ?
— Au courant de quoi ?
— Mais du drame, mon bon !
— Quel drame ?
— Mais la mort du vieux Sarrance ! Sa jeune et belle épouse l’a proprement égorgé la nuit même de ses noces. Le bruit court dans tout Paris à une vitesse de courant d’air. Elle doit en faire autant, entre nous, parce que personne ne sait ce qu’elle est devenue... Cela va beaucoup intéresser la marquise et j’adore intéresser les jolies femmes...
— Le Roi le sait ?
— Ça, je l’ignore. C’est Bois-Tracy qui m’a raconté l’affaire. Il venait de passer rue de Bethisy en allant à la salle d’armes de Gaucher où je l’ai rencontré. Le bruit est énorme dans le quartier et je ne veux pas que cette chère Henriette l’apprenne par n’importe qui.
— Elle n’est pas de sa famille, que je sache ?
— Non, mais les dames adorent être mises au fait des événements avant leurs amies. En outre, cette nouvelle-là devrait lui faire... plutôt plaisir. Alors, je cours...
Il s’engouffra dans l’hôtel d’Entragues après un petit signe de la main et Thomas reprit sa monture, très contrarié par ce qu’il venait d’apprendre. Si la nouvelle était aussi répandue, il devenait encore plus urgent que le Roi sache la vérité. La vie de Lorenza pouvait en dépendre.
La chance était avec lui ce matin-là : sauf aux abords du Louvre, les rues étaient moins encombrées que d’habitude... Après avoir confié son cheval à un palefrenier, il s’enquit du Roi, qui devait être normalement au Conseil, apprit qu’il en était ressorti à la demande urgente de son épouse et s’était rendu à son invitation... avec un soupir, pensant certainement qu’elle allait le régaler d’une scène de ménage.
Bravement, Thomas se hâta de prendre le même chemin mais à peine eut-il posé le pied dans l’antichambre que des éclats de voix lui apprirent que les craintes d’Henri n’étaient que trop fondées : sa « douce moitié » hurlait littéralement, empruntant au toscan les mots qui lui manquaient en français ce qui, joint aux aigus de ses cordes vocales, donnait une sorte de sabir assez peu compréhensible.
Il hésitait sur la conduite à tenir quand il vit Mme de Guercheville quitter l’appartement, visiblement très soucieuse. En effet, la porte refermée, elle s’y adossa pour respirer à deux ou trois reprises. Thomas n’hésita pas :
— Pardonnez-moi, Madame, mais il faut que je voie Sa Majesté dans l’instant ! C’est très urgent !
Elle leva vers lui un regard accablé :
— Vous voulez lui parler maintenant ? Vous ne l’entendez donc pas hurler ? Croyez-vous que le moment soit bien choisi ?
— Pardonnez-moi, je me suis mal exprimé. C’est au Roi que je veux dire un mot. On m’a dit chez lui qu’il était là !
— Bien sûr qu’il est là... le pauvre ! S’il n’était pas venu, nous n’aurions sûrement pas réussi à empêcher la Reine d’aller le chercher en plein Conseil ! Comme s’il y était pour quelque chose !
Il fallait vraiment que la dame d’honneur soit très émue pour se laisser ainsi aller, elle dont le maintien irréprochable était un exemple pour toutes les autres femmes.
— Pardonnez-moi si je me montre indiscret mais consentiriez-vous à m’apprendre... de quoi il s’agit ?
— Comment, Monsieur de Courcy, vous ignorez ce qu’il s’est passé cette nuit à l’hôtel de Sarrance, vous qui êtes l’intime ami d’Antoine ?
Thomas baissa le ton afin qu’elle seule pût l’entendre :
— Si, je sais... et c’est même pour cela que je dois le voir... tout de suite, si possible ! Et sans témoin, bien entendu !
— Autrement dit, vous voulez que je retourne... dans l’arène ? Chuchota-t-elle avec l’ébauche d’un sourire.
— Si ce n’est pas trop vous demander...
— Non... Non. Tout compte fait, une diversion ne sera peut-être pas malvenue. Je ne prononcerai pas votre nom et me contenterai d’annoncer... un messager... d’où, mon Dieu ?
— ... du pape ? avança Thomas amusé.
— Doux Jésus ! Surtout pas ! C’est elle que vous verriez vous arriver dessus pour recevoir bonne première et à genoux la lettre pontificale. Je vais dire plutôt... l’Angleterre ! Elle considère les Anglais comme un ramassis puant d’hérétiques. Mais ne restez pas ici. Allez attendre dans la grande galerie. Et maintenant priez pour moi !
Mme de Guercheville rouvrit la porte précautionneusement, laissant passer une bouffée d’imprécations qui semblaient gagner en violence d’instant en instant. Puis il y eut un silence et Thomas tourna les talons afin de gagner la galerie en courant.
Il n’y était pas depuis deux minutes qu’Henri, la fraise de travers et les cheveux ébouriffés comme s’il venait d’essuyer une tempête, le rejoignait en s’efforçant de remettre un peu d’ordre dans sa toilette. Son œil s’assombrit en reconnaissant Thomas.
— On m’annonce un envoyé d’Angleterre et c’est vous que je vois là, Courcy ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Que nous avons pris, Mme de Guercheville et moi, le premier prétexte venu pour que je puisse remettre au Roi ce message urgent, répondit-il en sortant la lettre de la marquise qu’il présenta en pliant le genou.
Les joues tannées d’Henri rougirent légèrement en reconnaissant l’écriture et il décacheta le message d’un doigt nerveux, le lut – il était assez court ! – et revint à Thomas :
— Vous savez pourquoi cette dame veut me voir ?
— Oui, Sire. Et, si je peux me le permettre, je crois que le Roi devrait se rendre à son invitation. Il s’agit d’une affaire très grave... celle-là même, je pense, qui a déchaîné la colère de la Reine.
— Et Mme de Verneuil sait à quoi s’en tenir ?
— Oui, Sire, sans aucun doute. Je suis certain que le Roi sera satisfait de ce qu’elle veut lui apprendre.
— Comment diable peut-elle en savoir plus que tout le monde ?
— Simplement parce qu’elle y a pris une part importante... par pure charité chrétienne d’ailleurs.
— Charité chrétienne ? La marquise ? Vous vous moquez, Courcy !
— Oh non, Sire ! Pas du tout !
Perplexe, Henri considéra le jeune officier pratiquement au garde-à-vous...
— Mais c’est qu’il a l’air d’y croire ! conclut-il. C’est bon ! Venez avec moi, je vous emmène !