Après mûre réflexion, Henri IV avait décidé que cette affaire, délicate par certains côtés, ne se réglerait pas au Louvre, ce rendez-vous des courants d’air plus ou moins malveillants mais à l’Arsenal, chez son ami et néanmoins ministre, Sully, qui, outre ses fonctions de grand maître de l’artillerie et de surintendant des Finances, avait entre autres charges celle de médiateur au sein du ménage royal et cela plus souvent qu’à son tour.
L’Arsenal, c’était à la fois son poste de commandement et sa maison : un petit palais reconstruit par Henri en 1594 entre la Bastille – il en avait fait le coffre-fort de l’État – et la Seine dont le séparait une belle allée plantée d’ormes, le Mail. Le jardin était magnifique et, aux beaux jours, le Roi et son épouse aimaient y venir festoyer[17].Il arrivait même que la Reine lui empruntât sa Chambre Haute pour y monter l’un de ces ballets quelle adorait et où elle jouait généralement le premier rôle...
Au physique, Maximilien de Béthune, marquis de Rosny et duc de Sully, n’avait en rien la prestance d’un diplomate... Gros homme de quarante-six ans, son crâne chauve compensé par une longue barbe et l’œil bleu glacier, c’était un bourreau de travail, doué d’un caractère exécrable. Mais d’une France quasi ruinée par les guerres de Religion il avait fait un pays prospère. Seules les Affaires étrangères, fief du duc de Villeroy, qu’il détestait, lui échappaient. Une espèce d’oubli qu’il espérait bien réparer un jour.
Tel qu’il était, une indéfectible amitié le liait à Henri depuis l’âge de douze ans. Interrompue parfois par des chicanes mais tenant fermement le cap contre toutes les tempêtes.
C’est dans un beau salon jouxtant le cabinet du grand homme qu’un garde introduisit les dames d’Entragues, mère et fille, escortant Lorenza vêtue cette fois de velours et de fourrure noirs, le visage caché par un voile assorti épinglé sur sa couronne de nattes et facile à rejeter en arrière. Elle était pâle mais ne tremblait pas. Toutes trois prirent place sur les sièges qu’on leur indiqua, à la droite des fauteuils préparés pour les souverains. L’autre côté était occupé par plusieurs chaises. Le feu flambait dans la cheminée.
Sully les rejoignit presque aussitôt, l’air rogue à son habitude. Il salua les deux dames avec une certaine chaleur envers la mère et une extrême froideur à l’égard de la fille : il lui devait trop de nuits sans sommeil passées à trouver des arguments propres à recoller les morceaux du ménage royal. En revanche, Lorenza qu’il n’avait jamais vue parce qu’il n’était pas à Fontainebleau, eut droit à l’esquisse d’un sourire.
— Évidemment ! dit-il seulement après l’avoir regardée avec attention.
Mme de Verneuil ouvrait déjà la bouche pour lui demander de s’expliquer mais Jean d’Aumont et Jacques Sanguin, suivis des juges, effectuaient leur entrée amenant avec eux Thomas de Courcy et Antoine de Sarrance, libres de toute entrave mais portant les traces de leur séjour au Châtelet. Leurs yeux convergèrent sur la jeune fille et, si Thomas lui adressait un sourire radieux, elle ne reçut d’Antoine qu’un regard chargé de rancune qui la fit frissonner mais lui rendit sa combativité. Après tout, il ne valait pas plus cher que son père. Même mauvais caractère, même cruauté puisqu’il s’obstinait à vouloir sa mort... Dieu sait ce qu’il serait advenu d’elle entre les pattes de ce trop beau garçon !
L’entrée du couple royal détourna son attention. Tout le monde s’inclina.
— Serviteur, Messieurs ! lança Henri avec sa jovialité habituelle. Mesdames, je vous baise les mains ! Mon cher Sully, merci de nous accueillir pour tenter d’en finir avec des événements d’autant plus tristes qu’ils n’auraient dû engendrer que du bonheur !
— Drôle de bonheur ! rétorqua Mme de Verneuil, acerbe. Une pucelle de dix-sept ans unie à un barbare qui aurait pu être son aïeul !
Occupée à loger dans un fauteuil son imposant volume de velours châtaigne abondamment brodé d’or, de perles et fourré de martre, la Reine lui jeta un regard venimeux :
— Que fait-elle ici, celle-là ?
Henri sourit à sa maîtresse et tapota gentiment la main dodue de sa femme :
— Allons, ma mie, essayez de vous montrer un peu accommodante ! Madame d’Entragues et sa fille ont bien voulu venir jusqu’ici pour apporter leur témoignage dans le drame qui nous occupe...
Avec plus d’énergie que de distinction, Marie renifla :
— Elles jouent un rôle dans cette infamie ? Rien d’étonnant !
— Un rôle important ! Assena-t-il avec sévérité. Et tout à leur honneur puisqu’il s’agit de charité !
— Charitable, la Verneuil ? Voilà qui est nouveau et je voudrais bien savoir...
— Madame ! Coupa Sully en s’efforçant d’introduire une dose d’apaisement dans le ton de sa voix. Nous avons à débattre d’une affaire trop grave et trop douloureuse pour que Votre Majesté nous refuse son attention. Nous avons tous eu connaissance du procès qui s’est déroulé la semaine passée sous la présidence de M. le prévôt de Paris, procès qui s’est conclu par une condamnation à la décollation. Grâce à Dieu, elle n’a pas été suivie d’exécution, un témoin capital s’est présenté à l’ultime minute...
— On peut se demander pourquoi il a attendu si longtemps ? Croassa la Reine, maussade. Où était-il passé, cet envoyé du ciel ?
— Je pense qu’il va nous le faire savoir. Monsieur de Courcy ?
Thomas se leva et salua :
— Un accident stupide et dont je ne suis pas fier : envoyé à Londres par Sa Majesté le Roi pour en ramener au plus vite le fils du marquis de Sarrance, j’ai été désarçonné par mon cheval entré au galop en collision avec un tombereau chargé de pierres. Sur le coup, ma monture a été tuée net. Quant à moi, blessé à la tête, je suis resté sans connaissance pendant plusieurs jours...
— Où est-ce arrivé ? demanda le ministre.
— Près de Beauvais, Monsieur le duc !
— Je suppose que vous avez été soigné en quelque lieu ? Où était-ce ?
L’air soudain gêné de Thomas n’échappa à personne :
— Un... manoir aux environs de la ville...
— Et il s’appelle comment, ce manoir ? Intervint le Roi. Il a bien un nom je présume ?
— Oui, Sire, mais je demande humblement au Roi de ne pas me le demander... et de me croire sur parole.
— Mais pourquoi, Jarnidieu !
— Sire ! Piailla Marie, indignée, vous manquez à votre vœu ! N’avez-vous pas promis solennellement à votre confesseur, le père Coton, de ne plus jurer le nom du Seigneur !...
— Vous croyez que le moment est opportun pour me le rappeler ? Gronda Henri. Jarnicoton alors ! Et toi, jeune Courcy, explique-nous pourquoi tu te refuses à dire où tu as été soigné ?
— Par délicatesse, Sire ! En... en fait, quand j’ai été remis sur pied, je me suis sauvé ! avoua le malheureux devenu écarlate en piquant du nez. Que l’on veuille me comprendre ! Il s’agit... d’une dame.
L’éclat de rire d’Henri dont les yeux se mirent à pétiller détendit l’atmosphère :
— Si tu es devenu son amant il ne faut pas en faire un drame ! Elle t’avait si heureusement... soigné que tu as tout oublié ?
— Ce n’est pas cela ! Elle m’a soigné, oui, et admirablement même... mais après elle n’a plus voulu me laisser partir. Elle... elle voulait que je l’épouse et j’ai été enfermé jusqu’à ce que je trouve le moyen de m’échapper. J’ai alors volé un cheval.
Cette fois, Henri n’était plus seul à rire. Mais Marie, elle, s’indigna :
— Curieuse façon de prouver votre reconnaissance ! Elle était si laide cette malheureuse ?
— Pas... pas vraiment ! Elle avait seulement le double de mon âge. Au moins !
— Restons-en là ! Coupa Sully. Et revenons au rôle que vous avez tenu la nuit du meurtre de M. de Sarrance !
Thomas reprit son calme et sa couleur normale pour faire le récit de la tentative de suicide de Lorenza et ce qui s’était ensuivi, sa rencontre avec Mme de Verneuil, la décision de celle-ci de la confier à sa mère, sans pareille pour remédier aux maux les plus délicats...
Naturellement, la Reine, désagréable, trouva une objection :
— Pourquoi pas au Louvre ? Elle y eût reçu chez moi les soins de mon médecin, sans compter la signora Concini qui...
Pour le coup, elle avait réussi à mettre son époux en colère :
— Vous l’auriez secourue ? Vous si bigote et après une tentative de suicide ? Laissez-moi me gausser ! Vous auriez benoîtement attendu que la mort fasse son œuvre ! Sa bonne tante aurait été si enchantée de s’en occuper ! Au fait, où est-elle celle-là ? J’avais ordonné son arrestation, il me semble ?
— Ce n’était pas possible, Sire mon époux ! Elle avait perdu connaissance et je l’ai confiée...
— Elle doit être réveillée ! Qu’on l’amène ici !
— C’est que...
Pour la première fois depuis son entrée, la Médicis parut mal à l’aise.
— Eh bien ?
Elle toussota, se tortilla sur son siège, fouilla fébrilement dans sa manche à la recherche d’un mouchoir, s’essuya les narines délicatement puis, finalement, lâcha :
— Ce matin, ma Galigaï a trouvé sa chambre vide. Elle a parcouru tous les appartements sans que quiconque l’ait vue. Il semble qu’elle ait... disparu !
— Elle aussi ? Ventre-saint-gris ! Cela devient une habitude ! Il faut la retrouver et le plus tôt sera le mieux !
Le procureur Génin, qui n’avait encore rien dit, prit la parole :
— Ce n’est pas d’une grande importance, Sire ! Nous avons sa déposition écrite.
— Elle est fausse, soupira Lorenza. Elle n’est jamais venue à l’hôtel de Sarrance ! Je ne l’ai pas remarquée parmi les autres dames...
— Si elle se cachait, rien d’étonnant ! De toute façon, Vos Majestés, déclara Génin en se tournant vers le couple royal, ce que nous a appris le baron de Courcy ne l’infirme en rien...
— Ah, vous trouvez ? protesta l’intéressé. L’état dans lequel j’ai découvert donna Lorenza ne lui permettait absolument pas d’égorger un homme robuste comme l’était le marquis. Il était d’une force peu commune et il venait de la blesser sérieusement à coups de fouet...
— Vous n’omettez qu’un détail... que l’accusée a d’ailleurs admis : elle lui a jeté un bronze à la tête avec assez de force pour lui faire perdre connaissance. Quoi de plus facile, dès lors, que de passer une lame bien effilée sur le cou d’un homme inconscient ? Je vous rappelle qu’ensuite, elle a pu courir à travers les rues jusqu’à la Seine où elle a plongé poussée par... le remords, peut-être ? Ou la crainte de ce qui pourrait lui arriver : la noyade est une mort douce comparée à celle qu’inflige l’échafaud...
— Qu’en savez-vous ? lança Thomas, furieux. Vous avez déjà essayé ?
La peur se mêlait en lui à la colère. L’argument était de poids et rendait leur crédibilité aux déclarations venimeuses d’Honoria. Même si Lorenza affirmait que celle-ci n’était pas présente au soir de ses noces puisqu’elle assurait quelle était cachée... Le coup, d’ailleurs, avait porté. Il suffisait de voir le sourire narquois de la Reine, le pli soucieux entre les sourcils du Roi, l’air inquiet du clan d’Entragues, la mine satisfaite du procureur. Dans le silence qui suivit, s’éleva soudain la voix lasse de la jeune femme :
— Pourtant, je ne l’ai pas tué ! Sur le salut de mon âme, j’en fais serment ! Je ne suis pas coupable !
— Moi, je vous crois ! s’écria le Roi en frappant du poing le bras de son fauteuil. Je sais qu’il existe une force dans la terreur et le désespoir, capable de pousser à la fuite un être épuisé mais certainement pas pour s’agenouiller froidement auprès d’un corps inerte pour lui trancher la gorge ! Et vous étiez à demi morte quand je vous ai vue...
Il n’alla pas au bout de sa phrase. Une lueur guerrière dans le regard, soufflant la fureur par les naseaux, sa douce épouse venait de se dresser sur ses pieds :
— Vous l’avez vue ? Et où l’avez-vous vue sinon chez cette femme ? Brama-t-elle en tendant un index vengeur en direction de Mme de Verneuil.
— Et alors ? N’est-ce pas naturel ? Quand Courcy m’est venu dire ce qui s’est passé dans la nuit j’ai voulu me rendre compte par moi-même et pour cela il fallait bien me rendre où la malheureuse se trouvait. Courcy est venu avec moi. N’est-ce pas, baron ?
— En effet... et je n’ai pas quitté Sa Majesté, mentit Thomas avec un aplomb convaincant.
Rentré au Louvre, j’ai reçu l’ordre de partir pour l’Angleterre afin de rappeler M. de Sarrance et, surtout, de lui apprendre la vérité avant que ne lui parviennent les bruits malveillants déjà en train de se lever. Quant à donna Lorenza, elle respirait à peine et il était impossible de prévoir si elle ne s’éteindrait pas d’un instant à l’autre.
Après avoir émis un raclement de gorge d’une rare élégance, la Reine retourna au combat :
— Et Mme d’Entragues possède des connaissances en médecine suffisantes pour faire ressusciter une moribonde ?
La voix mélodieuse de la vieille dame contrasta agréablement avec les propos acerbes de Sa Majesté :
— Je ne suis pas assez savante, Madame, et il s’agissait d’un cas alarmant. Aussi avons-nous fait appel à l’ambassadeur Giovanetti qui a auprès de lui un médecin de grande valeur. Valeriano Campo a traité notre invitée avec le talent que l’on peut imaginer en la voyant.
— Malheureusement, il n’est plus dans les parages pour témoigner, fulmina le Roi... Je me demande ce qui vous a pris de renvoyer ce bon Giovanetti qui vous a si bien servie cependant ? Et sans attendre mon avis ?
— De toute façon, il aurait été rappelé : le nouveau grand-duc ne l’apprécie pas !
— Ah oui ? Et quel âge avait le nouveau grand-duc lorsque vous avez quitté Florence ? Huit ans ? Neuf ans ? C’est fichtrement précoce pour avoir des vues politiques à si longue distance, hé ?
Sentant accourir la scène de ménage, Sully se jeta dans la mêlée :
— Quoi qu’il en soit, cela n’a plus d’importance et nous sommes ici pour nous prononcer sur le meurtre du marquis de Sarrance. Je pense sincèrement que nous pouvons en décharger donna Lorenza ! Elle n’a pas pu le tuer !
— Mais elle a pu soudoyer quelqu’un !
Toutes les têtes se tournèrent vers Antoine qui se levait, visiblement animé d’une détermination farouche, et Lorenza sentit son cœur défaillir. Qu’avait-elle fait pour que celui qu’elle avait aimé au premier regard – et qui l’avait aimée aussi, elle en était certaine ! – soit devenu le plus implacable de ses accusateurs ?
— Où avez-vous été pêcher cette sornette ? demanda Sully avec la rudesse d’un homme qui déteste la contradiction. Vous n’avez rien vu : vous étiez à Londres !
— Thomas de Courcy, lui, était là, comme il vient de l’expliquer. Pourquoi donc ne serait-il pas... ?
Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Emporté par une rage irraisonnée, Thomas venait de lui allonger un maître coup de poing dans la mâchoire qui l’expédia sur le tapis et se serait jeté sur lui si leurs gardes n’avaient réussi à le maîtriser.
— En voilà assez, Sarrance ! Tonna le Roi. Vous n’allez pas l’accuser maintenant ?
— Non, Sire ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Il se trouve que jusqu’à présent nous avons partagé un même logement et un même valet qui est d’ailleurs le sien...
Il expliqua alors comment Gratien, après avoir suivi son maître au matin du drame, avait vu sortir de l’hôtel de Sarrance l’un des ivrognes miraculeusement remis sur pied, ce qui l’avait conduit rue des Poulies où il habitait. Par la suite, il avait pu le filer jusqu’à chez un armurier afin d’y récupérer une dague ornée d’un lys rouge qu’il avait donnée à réparer et qu’on lui avait rendue avec une lame neuve. Ce qui l’avait mécontenté parce qu’il avait trouvé cet échange un peu trop onéreux...
— Quel est son nom ? Le pressa Sully.
— Bruno Bertini. C’est un Florentin, fort joli garçon, soit dit en passant, et il a l’heur de plaire aux femmes...
Lorenza avait bondi :
— Qu’essayez-vous d’insinuer ? Je ne connais pas cet homme ! Je ne l’ai même jamais vu...
— Point n’est besoin de « voir » quelqu’un pour le charger d’une mission ! Une chose est certaine : ce Bertini a passé toute la nuit chez mon père. Quand il en est sorti, ses vêtements étaient couverts de vin, ce qui est une adroite manière de dissimuler le sang et la dague qu’il a remise à l’armurier est arrivée à Paris dans vos bagages, Madame... Si elle était ébréchée, c’est parce qu’elle avait servi précédemment à attaquer mon père à la veille des noces et que la cotte de mailles dont il s’était revêtu l’avait préservé. D’après votre récit, le malheureux vous l’a montrée, n’est-ce pas ? Et c’est ce qui vous a valu d’être flagellée...
— Exactement. Elle ne pouvait donc pas être en possession de ce...
— Il l’aura trouvée dans la chambre après votre fuite...
— Ainsi cet homme, payé par moi, aurait deviné ce qui allait se passer, m’aurait laissée tranquillement être déchirée par le fouet de ce monstre – il a dû entendre mes cris, pourtant ! – sans même venir voir ce qu’il en était ?
— Au milieu d’autres braillards avinés ce n’est pas évident...
— Faut-il que vous me haïssiez pour imaginer que j’ai pu, même terrifiée, même rendue à moitié folle par la souffrance, me pencher sur un homme inconscient pour...
— Je veux bien admettre que vous n’avez pas frappé personnellement mais que vous ayez rétribué ses services, oui !
— Et je l’aurais connu où et quand ? Je ne suis jamais venue à Paris avant d’y être conduite par ser Filippo Giovanetti et entre notre arrivée et ce maudit mariage voulez-vous me dire combien de temps m’a été donné pour parcourir la ville, rencontrer cet homme qui – à ce que j’ai cru comprendre ! -est l’un de ceux qui ont accompagné la Reine quand elle s’est mariée- il y a neuf ans ! –, le convaincre d’accomplir ce meurtre, lui donner la dague et le payer alors que je ne disposais plus d’un liard ?
— C’est un compatriote. Vous pouviez l’avoir connu antérieurement.
— J’ai été élevée au couvent des Murate à Florence, pas dans un bouge. On n’y rencontre guère d’assassins à gages !
— Il était au festin de noces. Ce n’est donc pas un truand ! Et pourquoi pas un ami de votre famille ?...
Le « oh ! » indigné de Lorenza fut couvert par la voix sèche du Roi :
— Vous proférez des âneries, Antoine de Sarrance, et vous devriez avoir honte ! Tant d’acharnement n’est pas digne d’un gentilhomme ! Aussi Monsieur le prévôt, nous vous saurions gré de faire chercher ce Bertini et de nous l’amener...
— L’ordre d’arrestation est déjà parti, Sire ! La rue des Poulies n’est pas loin et la maison de la Maupin connue du guet ! En attendant, j’oserai demander au Roi s’il entend faire droit à la revendication de M. de Courcy se réclamant sur l’échafaud de l’antique loi d’Hugues Capet exprimant sa décision d’épouser donna Lorenza !
— Je m’y oppose ! Rugit Antoine. Qu’elle le veuille ou non, elle est la veuve de mon père, je suis le seul à pouvoir en disposer !
— C’est nouveau ça ! Gronda Sully. Ce damné mariage fait de vous l’héritier de votre père, donc de la dot de son épouse mais pas de sa personne !
— Je ne veux pas de la dot !
— Libre à vous mais la suite ne regarde que la justice du Roi ! Veuve de votre père, elle est la sujette du Roi ! Un point c’est tout !
— Si je peux encore donner mon avis, intervint Lorenza avec tristesse, je remercie de tout mon cœur M. de Courcy de son offre si généreuse mais je refuse qu’il sacrifie son avenir, presque son honneur, par compassion et pour m’éviter le trépas. En ce qui me concerne, je le libère de cette parole.
— Même si ce refus devait vous ramener au bourreau ?
— Même, Monsieur le prévôt ! Si j’en juge par ce que j’ai vécu depuis ma sortie du couvent, je ne suis pas faite pour le bonheur et j’en viens à penser que... que je porte malheur. Deux hommes ont payé de leur vie leur volonté de m’épouser. Tous deux sont morts... et je ne veux pas avoir à me reprocher son trépas !
— Ne vous tourmentez pas pour cela ! La rassura Thomas avec un grand sourire. Je sais parfaitement prendre soin de moi... et je serais heureux d’avoir le droit de veiller sur vous, ajouta-t-il avec une soudaine gravité. Aucune compassion là-dedans, je vous le jure...
— On a aucun mal à te croire, lança Antoine, hargneux. Si elle était affligée d’une bosse dans le dos, d’un nez de travers et d’yeux bigleux, tu ne t’y intéresserais pas si noblement ! Il faut un courage louable, voire admirable, pour mettre dans son lit une aussi belle fille... même un peu abîmée par la correction qu’elle a encaissée !
— Sire ! s’écria Lorenza, je vous supplie d’intervenir ! C’est... c’est intolérable !
Elle se leva, le visage inondé de larmes et se jeta aux pieds du souverain :
— Donnez-lui ma tête, Sire, puisque c’est son désir ! Qu’il me haïsse s’il croit que j’ai tué son père mais qu’il ne m’insulte pas !
Son désespoir était si visible que Mme d’Entragues la rejoignit, passant un bras autour d’elle :
— Un peu de pitié, Sire, je vous en conjure ! Elle est bien jeune pour endurer autant !
Haussant les épaules, Marie de Médicis fit entendre un petit rire :
— Comedia !
Henriette de Verneuil laissa échapper un oh ! D’indignation, rejoignit les deux femmes mais resta debout :
— Il est de notoriété publique que vous n’avez pas de cœur... Madame ! lança-t-elle véhémente. Tout ce que vous savez faire c’est parader en portant votre poids de joyaux. C’est faible charge pour une reine de France !... Quant à vous, Sire, et avec votre permission, nous ramenons Mme de Sarrance chez nous ! Elle en a suffisamment entendu pour aujourd’hui et, si vous décidez finalement de la tuer, au moins attendra-t-elle ce scandale en paix ! Mais je me réserve le droit de dire ce que je pense de votre justice ! Venez, mère ! Nous rentrons ! Acheva-t-elle tout en se penchant pour aider Lorenza à se relever.
Tandis que son épouse éclatait en imprécations, Henri, l’œil soudain pétillant, eut un bref éclat de rire :
— Allez, marquise, allez ! Vous n’avez pas tout à fait tort. Il y a des limites à ce qu’une jeune personne peut supporter ! Mais peut-être pourriez-vous accorder une once de respect à Sa Majesté royale, hé ?
— On récolte ce que l’on a semé, Sire ! répondit-elle en plongeant dans la plus gracieuse des révérences qu’elle accompagna sournoisement d’une œillade assassine. Quant à moi, rien n’altérera jamais le respect que je dois à mon Roi !... Le respect et l’amour ! fit-elle en baissant la voix jusqu’au murmure.
— J’irai très bientôt vous donner des nouvelles, chuchota-t-il en la caressant du regard. (Puis, haussant le ton et à la cantonade :) Que l’on accompagne ces dames à leur voiture avec tout le respect qui convient.
Elles sortirent dans un silence oppressant... qui ne dura pas. D’abord suffoquée d’indignation, la Reine entamait les préliminaires d’une de ces crises de nerfs dont elle avait le secret, agrémentés de halètements et de petits sanglots étouffés. Henri se tourna vers elle, lui prit la main, la tapota et appela :
— Madame de Guercheville !
La dame d’honneur apparut dans l’instant :
— Sire ?
— Ramenez la Reine au Louvre ! Elle ne se sent pas bien... son état sans doute ?
Quand il employait un certain ton, Marie savait qu’il n’était pas bon d’insister et choisit d’entrer dans son jeu : dolente, maintenant, elle abandonna la place au bras de Guercheville mais sans rien perdre de sa majesté, respectueusement escortée par le maître de maison. En attendant le retour de celui-ci, le Roi en revint aux deux garçons :
— A nous à présent ! Et je veux des réponses sans équivoque ! Marquis, vous êtes intimement persuadé de la culpabilité de donna Lorenza ?
— Oui, Sire ! Elle n’a pas commis l’acte elle-même mais je crois que ce Bertini a été son instrument, payé ou par simple dévouement. Nous ignorons qui est cet homme mais il suffit de la regarder pour savoir que sa beauté lui donne le pouvoir de déchaîner des passions...
— A commencer par la vôtre ! Ai-je rêvé ou m’avez-vous supplié de vous envoyer vous faire étriper le plus loin possible afin de ne pas être contraint d’assister aux joyeuses épousailles de votre père avec celle dont, cependant, vous ne vouliez pas entendre parler étant « follement » épris d’une autre demoiselle ?
— Non, Sire... Tout cela est vrai. Lorsque j’ai vu donna Lorenza il m’a semblé que mes yeux s’ouvraient...
— Ventre-saint-gris, mon garçon ! On dirait que vous les avez refermés depuis en y ajoutant des œillères pour être bien sûr de ne pas les rouvrir ! Et maintenant vous réclamez sa tête à cor et à cri ? Vous ne seriez pas un peu fou par hasard ?
Le ton était sévère. Antoine renâcla :
— Fou non, Sire ! Mais ensorcelé, je le redoute ! Florence semble une ville curieuse ! Les filles n’ont-elles pas la réputation de s’adonner à la magie ou même à la sorcellerie ?
Surpris, Thomas allait émettre une protestation mais Henri, lui, partit d’un énorme éclat de rire :
— Vous imaginez la Reine enfourcher un balai et se coiffant d’un chapeau pointu pour se rendre au sabbat ?... Oh, non que c’est drôle ! Volant dans les airs... elle qui a le vertige ? Il faudrait qu’il soit costaud le balai !...
Il en pleurait presque sous l’œil effaré de Jean d’Aumont, du procureur Génin et de Thomas qui, après un instant, lui firent chorus. Seul, Sarrance ne riait pas. On se moquait de lui et s’il ne s’était agi de son souverain il n’aurait pas hésité à en demander raison. Au lieu de cela, il tenta d’expliquer que Sa Majesté n’était pas en cause mais sa sulfureuse dame d’atour, cette Leonora Galigaï laide comme le péché, qui hantait les appartements royaux sous son voile noir comme une ombre maléfique. Et Henri cessa de rire :
— Pour ce coup, je ne vous donne pas tort ! Il arrive que cette femme me fasse peur ! Mais je vous ferai observer qu’il est difficile de trouver le moindre point commun avec cette ravissante enfant que vous poursuivez d’une hargne incompréhensible ! Il serait temps que vous essayiez de voir clair en vous-même, mon garçon !
Il venait d’employer les mêmes mots que l’étrange sœur Doctrovée qu’Antoine avait rencontrée en place de Grève. Celle-là semblait tellement convaincue de l’innocence de Lorenza... Le Roi reprenait :
— Passons à vous, Thomas de Courcy qui vous êtes déclaré son champion si hautement ! N’avez-vous obéi qu’à un mouvement de compassion en la réclamant pour épouse au moment où sa tête allait tomber ?
Thomas réfléchit un instant puis, ses yeux dans ceux du Roi :
— Je ne sais pas, Sire !
— Allons donc ! marmotta Antoine.
— Ou vous vous taisez, Sarrance, ou je vous expédie de nouveau au Châtelet. Quant à vous, Courcy, tâchez de vous expliquer ! Je vais formuler ma question différemment : aimez-vous donna Lorenza ? D’amour, j’entends !
Thomas mit un genou en terre :
— Pardonnez-moi, Sire, si je ne peux répondre autrement ! Quand j’ai su le crime qui se fomentait en place de Grève, quand je l’ai vue, elle, maniée par le bourreau qui s’apprêtait à lui décoller la tête, j’ai été envahi par la pitié sans doute mais surtout par une horreur sacrée comme si l’on allait assassiner un ange. Il m’a semblé que si elle mourait, un rayon du soleil déserterait cette terre. Que pour moi, en tout cas, rien ne serait plus comme avant et que cette scène abominable hanterait mes nuits...
Brusquement, il s’adressa à Sarrance :
— Et toi, qu’éprouvais-tu tandis que, caché dans la foule, tu regardais s’accomplir un crime de l’injustice et de l’imbécillité contre une pauvre enfant dont on avait osé se servir comme monnaie d’échange, qu’on avait frappée plus ignominieusement qu’une esclave et chargée des pires forfaits sans pitié pour sa jeunesse et dont le seul péché était d’être trop belle ?
— J’espérais ma délivrance ! J’espérais que, morte, elle cesserait de me hanter...
— Ce sont les morts qui hantent, pas les vivants !
— Elle, si ! Elle a détruit ma vie, celle de mon père...
— Un instant, s’il vous plaît !
Jean d’Aumont à l’oreille de qui un serviteur entré sur la pointe des pieds venait de parler, se leva et s’inclina :
— Sire, veuillez me pardonner cette interruption mais je viens d’apprendre un nouveau drame !
— Encore ? Qu’est-ce que c’est cette fois ?
— Les hommes que j’ai envoyés rue des Poulies appréhender le sieur Bertini et sa dague, y ont rencontré une escouade du guet : Bertini et la Maupin, sa maîtresse, ont été assassinés cette nuit dans leur lit. Égorgés tous les deux ! Avec une arme qui a disparu... Peut-être celle que nous cherchions.
Sully, qui revenait après avoir accompagné la Reine et sa dame d’honneur, regarda l’un après l’autre ceux sur qui la nouvelle venait de tomber. Tous, tant qu’ils étaient, semblaient pétrifiés. Il rejoignit le Roi qui se tourna vers lui :
— Vous avez entendu, Monsieur le grand maître ?
— Oui, Sire... et je crois en mon âme et conscience que ce double meurtre fait table rase de toutes les accusations portées jusqu’à présent sur... Madame la marquise de Sarrance ! Il est impossible qu’elle y soit impliquée !
— Je le crois aussi, Messieurs, ajouta-t-il à l’intention des magistrats présents. Avez-vous quelque objection à formuler ?
— Non, Sire, répondit Génin en s’inclinant. La cause est entendue et nous abandonnons les poursuites !
Ils se retirèrent aussitôt menés par le prévôt, visiblement ravis d’une issue aussi heureuse qu’inattendue et parlant tous à la fois. Sully les rappela à l’ordre :
— Ne perdez tout de même pas de vue qu’il s’agit maintenant de rechercher le ou les auteurs d’un double homicide...
— Je vais m’y attacher, Monsieur le grand maître, le rassura d’Aumont... Mais c’est bien la première fois qu’un meurtre m’enchante !
— Je partage votre sentiment, approuva Henri. Et avant de rentrer au Louvre, je vais faire un tour chez les dames d’Entragues afin de les informer. La jeune Lorenza n’a pas besoin d’une mauvaise nuit de plus... Eh bien, et vous, Sarrance, qu’en pensez-vous ? Vous ne dites rien ?
— C’est qu’en vérité je ne sais que dire, Sire !
— Ah non ? Vous avez le soupçon tenace, j’ai l’impression ?
— C’est que... demeure l’accusation formelle de donna Honoria qui a disparu comme par enchantement. L’assassinat de Bertini et de sa maîtresse pourraient n’être... qu’une coïncidence... et n’avoir aucun rapport avec la mort de mon...
L’agression de Thomas lui coupa la parole. Blême de colère, son ancien ami venait de lui sauter à la gorge en l’empoignant par la fraise de son pourpoint :
— Pour le coup, je crois que je vais t’étrangler ! Que t’a fait donna Lorenza pour que tu t’acharnes ainsi contre elle ? Tu détestais ton père, tu le maudissais pour t’avoir soufflé sous le nez la merveille que tu dédaignais quelques heures plus tôt faute de l’avoir vue !
Ils roulèrent sur le tapis mais ne luttèrent qu’un instant, vite séparés et remis sur pied par le ministre et le Roi sans être calmés pour autant.
— Tu es le pire idiot que je connaisse, hurla Thomas ! Assez borné pour croire qu’on a tué Bertini pour le faire taire ?...
— Ce que je crois ne te regarde pas !
— Oh que si ! Quand tu refuses de voir l’évidence !...
Echappant à ceux qui les maintenaient, ils s’empoignèrent de nouveau et, cette fois, ce fut la garde qui les sépara. Ils étaient de force sensiblement égale et l’on ne pouvait prédire l’issue du combat mais, même maîtrisé par trois hommes, Antoine ne se calmait pas :
— Si tu t’imagines que tu vas l’avoir pour toi, tu te trompes ! Je t’étriperai avant...
Le Roi se dressa devant lui :
— ... et tout de suite après, je vous dépêcherai à l’échafaud, Marquis !...
— Oh ! Si le Roi le protège !
— Je ne protège personne sinon l’innocence. Et vous, j’ai bonne envie de vous envoyer réfléchir à la Bastille puisque apparemment le Châtelet ne vous a pas suffi.
— Avec lui, j’espère, cracha Antoine en désignant Thomas d’un mouvement de tête.
— Non. Vous avez délibérément provoqué sa colère et il aura droit aux arrêts de rigueur. J’en conférerai avec le comte de Sainte-Foy ! En outre, sachez que j’interdis formellement toute provocation en duel ! Une désobéissance vous conduirait en place de Grève... là où vous tenez tellement à envoyer une belle jeune fille...
A ce moment, emporté par l’une de ces fureurs qu’il ne savait pas contrôler, Antoine ricana avec insolence :
— Que vous avez gaillardement l’intention de mettre dans votre lit un jour prochain ?... Avec mon père ce n’eût...
La gifle l’interrompit. Henri l’avait appliquée à toute volée et la joue de l’impudent s’empourpra :
— Tudieu, si vous n’étiez pas le Roi..., gronda-t-il, les poings serrés.
— Eh bien, que feriez-vous ?
— Je vous enverrais rejoindre vos ancêtres !...
— Et vous, vous vous retrouveriez en place de Grève... mais pour y être tiré à quatre chevaux !
— Vous avez osé me souffleter ! Moi, un gentilhomme...
Terrifié, Thomas tenta d’intervenir :
— Tu es malade ! Reprends-toi !
— Mêles-toi de tes affaires ! Il m’a humilié !
— Un gentilhomme qui insulte son roi n’en est pas un pour moi ! Gronda Henri. Rien d’autre qu’un traître !...
— C’est le moment ou jamais de me reléguer à la Bastille !
— Non ! Allez-vous-en, Monsieur de Sarrance ! Je ne veux plus vous voir ! Votre père avait un caractère exécrable mais il était fidèle ! Je ne peux plus admettre que ce soit encore votre cas ! Rentrez chez vous !
— Giflé, banni ! Le Roi me gâte !
— Estimez-vous heureux qu’il vous laisse libre !
— Sire, protesta Sully ! Faites-lui tâter de la Bastille ! Au moins le temps qu’il s’apaise !
A demi fou de rage et d’orgueil blessé, Sarrance brisa son épée sur son genou, en jeta les morceaux aux pieds du Roi :
— Surtout ne changez rien, Sire ! La liberté a du bon... et, à ce propos, je pense qu’elle sera encore meilleure agrémentée de l’héritage de mon père comprenant, bien entendu, la dot de ma ravissante belle-mère ! Fallait-il avoir été assez sot pour la refuser !
Et il s’en fut laissant derrière lui un silence consterné, que Thomas eut le courage de rompre le premier :
— Il a perdu l’esprit, Sire ! Son comportement ne peut s’expliquer autrement. Moi qui le connais depuis notre prime jeunesse, je n’arrive pas à croire ce que je viens d’entendre et de voir !... Et j’ai peur d’en être responsable. Après tout, c’est moi qui l’ai attaqué le premier. Je... je n’ai pas supporté de l’entendre pour la énième fois mettre en doute l’intégrité de...
— De celle que vous aimez, Courcy ? C’est bien naturel ! Si vous le souhaitez toujours, épousez-la donc !
— Ce serait pour moi un bonheur infini... mais après ce qu’elle vient de subir, l’idée d’une nouvelle union ne doit guère la séduire.
Il semblait si gauche, tout à coup, si malheureux aussi qu’Henri retrouva le sourire :
— Puisque je vais de ce pas chez Mme d’Entragues, j’essaierai de savoir ce qu’elle en pense !
— Merci, Sire ! Mais que le Roi veuille bien lui dire que je souhaite seulement le droit de la protéger de ses ennemis dont je crains que le nombre n’augmente de façon inquiétante et que... je serai pour elle... comme un frère ! J’en fais serment !
Les sourcils du Béarnais remontèrent jusqu’au milieu de son front tandis qu’une flamme de gaieté animait son regard :
— Comme un... Ventre-saint-gris, mon ami, vous vous avancez peut-être un peu beaucoup ? Ou alors, vous avez une sacrée force de caractère. J’en connais un qui en serait incapable...
— C’est pourtant facile à expliquer : je prends conscience que je l’aime ! J’avoue qu’en arrivant au lieu du supplice, j’aurais inventé n’importe quoi pour l’arracher au bourreau...
— De la chevalerie pure, en quelque sorte ?
— Je ne sais pas... mais ce que je sais, maintenant, c’est que je désire par-dessus tout la voir sourire... me sourire et s’en remettre à moi de sa sécurité !
— C’est ce que je disais : de la chevalerie ! D’un autre âge sans doute mais que je me réjouis de voir encore fleurir. Pas vous, Sully ?
— C’est une question épineuse à se poser quand on vit à la Cour !
— Quoi qu’il en soit, je me ferai votre interprète, mon garçon !
Le ministre se racla la gorge, renifla et enfin hasarda :
— Faut-il vraiment que vous rendiez visite à ces dames ce soir, Sire ?
— Évidemment qu’il le faut ! Je viens de vous le dire. Et puis...
— Et puis ?
Henri allongea une bourrade dans les côtes du grand maître :
— Vous ne croyez pas, mon bon, que j’ai largement mérité une petite récompense ?
— Vous n’allez tout de même pas larmoyer jusqu’à la fin des siècles ! protesta Mme de Verneuil en voyant Lorenza, assise en face d’elle de l’autre côté de la cheminée, effacer du bout du doigt – discrètement cependant – une nouvelle larme.
La jeune fille tressaillit :
— Pardonnez-moi ! Je... je pleure sans m’en rendre compte. Mes nerfs, je pense...
— Laissez-la tranquille, ma fille ! Plaida Mme d’Entragues. Tout ce qu’elle vient d’entendre, surtout après le calvaire qu’elle a enduré, en abattrait de plus coriaces. Cette hargne dont la poursuit le jeune Sarrance est incompréhensible.
— Je vous le concède. Ce garçon ne sait pas ce qu’il veut. Il a supplié le Roi de l’envoyer au loin afin de ne pas assister, en témoin impuissant, aux accordailles de son vieux père avec celle dont il venait de découvrir qu’elle lui plaisait après l’avoir refusée parce qu’il était épris d’une autre, et le voilà qui réclame sa tête à tous les échos ? Cela n’a aucun sens et il doit être stupide. C’est dommage quand on est si beau ! déplora-t-elle avec un soupir qui était peut-être un regret...
Marie d’Entragues étendit une main qu’elle posa sur celles de Lorenza :
— Je suis d’accord avec vous, ma fille, mais je pense que cette enfant a vécu le plus dur. On peut faire confiance au Roi...
L’instant suivant, celui-ci entrait sans qu’on l’ait entendu venir et, tout sourire, s’adressa à Mme d’Entragues :
— Comme c’est heureux, Madame, d’avoir aussi bonne opinion de moi. Me direz-vous ce qui me vaut cette confiance ?
— Ma mère pensait, Sire, que vous avez sans doute su ramener Antoine de Sarrance à la raison !
— Cela, ma chère, c’est tout à fait impossible car, de raison, il n’en a plus guère. Il en est à nier l’évidence... Les gens du prévôt, partis appréhender le sieur Bertini, sont revenus nous apprendre qu’il avait été assassiné la nuit dernière avec sa maîtresse. Ce qui innocente définitivement votre protégée...
— Oh, quelle joie, Sire ! s’écria Lorenza. Ainsi je suis libre ?... Et je vais pouvoir regagner Florence ?
Henri IV la regarda un instant : l’idée qu’il allait encore lui faire du mal le peinait :
— Libre, oui, mais que ferez-vous à Florence où Ferdinand n’est plus et où Christine de Lorraine s’est retirée dans l’une des villas médicéennes ? En outre, votre fortune ne vous sera pas rendue... Le nouveau marquis de Sarrance... qui ne fait plus partie de nos proches a finalement décidé de la garder ! Il est toujours persuadé de votre culpabilité. Pardonnez-moi d’ajouter à vos douleurs ! fit-il en lui prenant la main.
Le geste alerta la marquise qui se hâta d’aller prendre le bras libre d’un amant qu’elle entendait conserver pour elle seule :
— Il y a là un mystère ! Comment se peut-il ?
— C’est tout simple, mon cœur. Ce blanc-bec a dépassé les limites jusqu’à m’insulter. Je l’ai giflé et chassé !
— Pourquoi ne l’avoir pas envoyé à la Bastille ? protesta Henriette.
— Je l’ai frappé à la tête et il est gentilhomme. Si je n’étais le Roi, nous en aurions décousu sur le pré. Il m’a paru plus juste de l’éloigner de mon service.
— Tout de même ! C’est faire preuve de...
Lorenza n’écoutait plus. De ce qu’avait dit le Roi elle retenait seulement qu’Antoine demeurait convaincu de sa culpabilité. C’était tellement navrant qu’elle avait peine à le croire. La voix de la marquise se faisant plus aiguë à mesure que sa colère montait l’atteignit d’autant mieux qu’elle la tenait par les épaules :
— Et celle-ci, alors, que va-t-elle devenir ? Elle perd tout dans cette machination montée par votre grosse pondeuse !
— Sauf l’amour d’un noble cœur ! Thomas de Courcy a réitéré son offre de vous épouser, ma chère enfant !
— Je ne veux de la pitié de personne !
— Ce n’est pas de la pitié mais de l’amour et le plus pur qui soit ! Les Courcy sont de très ancienne et très noble maison. Leur tortil de baron vaut la couronne d’un duc et ils n’ont nul besoin d’augmenter leur fortune. Thomas est fils unique. Le baron Hubert ne s’est jamais remis de la perte de son épouse mais ne s’est pas enseveli pour autant dans les larmes. Dans son magnifique château sur l’Oise... pas très loin de Verneuil, précisa-t-il, avec un sourire à sa maîtresse. Il vit avec sa sœur et préfère cultiver son jardin et sa bibliothèque plutôt que la mélancolie... Vous pourriez, un jour, être heureuse...
— Et eux, le seraient-ils avec moi ? Je ne porte pas bonheur !
— Vous n’avez pas eu de chance, voilà tout ! Je crains, malheureusement, d’y avoir joué un rôle – et que dire de mon épouse ! Ce mariage ferait de vous une grande dame et serait peut-être votre meilleure revanche sur la vie ?...
— Si le Roi le dit... mais il y a dans le mariage des... réalités...
— Qui vous effraient ? Rassurez-vous ! Courcy vous aime assez pour vivre avec vous comme un frère ! Il me l’a juré... et j’ai toutes les raisons de le croire ! Rien ne vous presse, d’ailleurs ! Réfléchissez !
Ayant dit, il se tourna vers Henriette et passa un bras autour de sa taille...
— Si nous nous occupions un peu de nous, mon cœur ? Déposer les soucis du pouvoir entre vos belles mains est ce à quoi j’aspire le plus maintenant. C’est chose si facile et si douce auprès de vous !
— Le croyez-vous vraiment ? Il m’a semblé, parfois, que vous pensiez différemment ?
— C’est que je n’étais pas moi-même mais vous me connaissez mieux que je ne le fais et vous savez bien que vous êtes... incomparable !
Il l’attira à lui, l’embrassa dans le cou et ils sortirent tous deux en se tenant enlacés sans plus se soucier de Mme d’Entragues ni de Lorenza mais la première était habituée et la seconde perdue dans ses pensées...
Un devin passant à l’hôtel d’Entragues à ce moment aurait fort surpris Henri en lui prédisant que, le lendemain, à la même heure, il serait complètement guéri – et cela de manière irrévocable ! – de la passion chamelle qui l’enchaînait depuis tant d’années et qui, même après les pires tempêtes, le ramenait toujours dans les bras de Mme de Verneuil.
Et pourtant...
Henri IV était de mauvaise humeur.
D’abord parce qu’il n’avait pour ainsi dire pas dormi. Ou si peu !
Rentré tard, avec le plus de discrétion possible en caressant l’espoir que Marie serait endormie, il avait eu la surprise de la trouver assise sur son lit entre un plateau de fruits confits et Leonora Galigaï à visage découvert cette fois, qui lui parlait de façon intime en agitant des papiers qui semblaient lui tenir fort à cœur. L’irruption du Roi la fit disparaître comme par enchantement, voile réajusté et papiers escamotés. Henri, qui avait sommeil, se garda bien de poser la moindre question et se coucha avec un soupir de soulagement après avoir repoussé le plateau au pied du lit. Fâcheuse idée ! Sa royale épouse ouvrit la bouche mais non pour croquer la prune qu’elle tenait du bout des doigts, hélas ! C’était parti pour la scène de ménage que l’on tenait au chaud depuis la séance chez Sully. Tout y passa à commencer par la « parodie de justice » donnée à l’Arsenal jusqu’à la présence de la marquise « poutane » à cette réunion... et ce qui s’ensuivait touchant ses relations avec Henri, et sans omettre la « criminelle » mansuétude envers une meurtrière avérée qui ne tarderait sans doute pas – si ce n’est déjà fait ! – à le recevoir dans son lit...
Après avoir vainement tenté de changer en duo conciliateur ce solo vengeur, Henri se leva, enfila sa robe de chambre, ses pantoufles, prit son oreiller sous le bras et s’en alla finir chez lui – où les feux étaient éteints ! – le peu qu’il restait de la nuit...
Son travail de la matinée s’en ressentit. En outre, le temps était froid, gris et il neigeait. Enfin, alors qu’il examinait le dernier rapport de son ambassadeur en Espagne, des flots de musique envahirent le palais et changèrent son humeur noire en humeur massacrante : le ballet ! Le foutu ballet les Nymphes de Diane que la Reine avait mis en répétitions pour le mardi gras où il serait interprété dans la Chambre Haute de l’Arsenal. Il ne manquait plus que ça !
Marie raffolait de ces ballets pour lesquels le premier rôle lui était toujours réservé- la « grosse banquière » en Diane, il fallait imaginer ! –, les autres étant tenus généralement par les plus jolies filles de la Cour.
La musique sautillante envahissant son cabinet et ses oreilles, Henri décida d’abandonner la place et d’aller demander à dîner à Sully. Accompagné par son capitaine des gardes, M. de Montespan, et par son ami Bellegarde, son Grand Ecuyer récupéré au passage, le Roi, les mains nouées dans le dos, la tête dans les épaules et sans rien regarder, fonçait à travers la grande galerie où évoluaient ces demoiselles pour gagner le vestibule quand Bellegarde s’exclama :
— Voyez donc, Sire ! Mademoiselle de Montmorency est admirable !
Il leva alors les yeux... et le monde entier bascula. A cet instant, les Nymphes, fort légèrement drapées de quelques voiles transparents, brandissaient des javelots qu’elles faisaient mine de lancer. Juste en face de lui, Henri crut voir un ange blond dont les yeux d’azur, les lèvres tendres souriaient en dirigeant l’arme vers son cœur... Ce qu’il ressentit fut si violent qu’il vacilla sur ses jambes et fût peut-être tombé si Bellegarde ne l’avait soutenu.
— Vous êtes souffrant, Sire ?
— Non... Émerveillé... Ébloui ! Son regard m’a brûlé !... Ramène-moi dans mon cabinet !
Plus tard, revenu à une claire conscience, il essaya d’analyser ce qui venait de lui arriver. Jamais il n’avait ressenti pareil choc. Si le javelot de l’adorable fille ne l’avait pas atteint, il n’en avait pas moins été foudroyé, ensorcelé et, à présent, il se retrouvait à cinquante-cinq ans amoureux éperdu d’une exquise enfant de quatorze ans. De quoi faire rire en vérité ! Aussi voulut-il donner une couleur plus respectable à une attirance qui l’était beaucoup moins : Charlotte était la fille du Connétable de Montmorency, un de ses plus vieux amis ; il l’avait connue nourrissonne (même s’il ne l’avait jamais vue) et cet amour si soudain ne pouvait être que paternel !...
Comme pour le conforter dans cette illusion en lui rappelant les dures réalités de l’âge, il était pris, le soir même, d’une crise de goutte qui l’envoya dans son lit pour quinze jours. Laissant Sully et Villeroy se débrouiller avec les affaires de l’Etat, il y employa son temps à rêver un peu et à se faire lire, par Bassompierre et Grammont, le nouveau et retentissant succès littéraire du moment : L’Astrée d’Honoré d’Urfé. On y traitait d’amours platoniques, de bergeries amoureuses et délicates. L’œil humide, Henri habilla une passion qu’il ne mesurait pas encore à ces aimables images, en tentant de se persuader qu’il vouait à Charlotte une tendresse toute paternelle... Qu’il lui confia quand, avec sa tante, la duchesse d’Angoulême, elle vint lui faire une visite sur son lit de douleurs...
Malheureusement, en dépit de son jeune âge, Charlotte était déjà fiancée. Et à qui ? Au jeune et séduisant Bassompierre qu’Henri aimait beaucoup. Cette idée le tourmenta si bien que, peu de temps après, remis sur pied, il lui demanda si elle était heureuse d’épouser le jeune homme. Sinon, il s’arrangerait pour mettre fin à ce projet.
Or, Charlotte, non seulement ne songeait pas à tourner en ridicule l’amour de ce barbon, mais en était, au contraire, extrêmement fière et toute prête à y répondre. Aussi quand le Roi lui posa la question, elle rougit et répondit d’une voix un peu triste :
— Si c’est la volonté de mon père, Sire, je m’estimerai fort heureuse avec lui...
Mais le ton était celui de la résignation et elle avait ponctué sa phrase d’un soupir qu’elle accompagna d’un regard désolé de ses beaux yeux. Henri flamba comme un brandon. Après une nuit de cauchemars où il se débattit en vain contre sa passion et sa jalousie, il fit appeler l’heureux « promis » de cette merveille et lui tint à peu près ce discours :
— Vous savez l’affection que je vous porte ainsi qu’à votre famille. Il m’est donc apparu que je ne saurais trop faire pour ajouter à votre illustration... Aussi m’est-il venu l’idée de vous marier à Mlle d’Aumale, ce qui me permettra de rétablir le duché d’Aumale en votre faveur. Vous serez duc, mon cher !
— Sire ! fit Bassompierre éberlué, voilà que vous me voulez bailler deux femmes ?
Henri prit alors une profonde respiration et se lança :
— Écoute, je veux te parler en ami. Je suis devenu non seulement amoureux mais furieux et outré de Mlle de Montmorency. Si tu l’épouses et qu’elle t’aime, je te haïrai ; si elle m’aimait tu me haïrais[18]...
Et d’ajouter qu’il avait dans l’idée de la marier à son neveu, le prince de Condé, et de la garder auprès de la Reine afin qu’elle soit la « consolation » de ses vieux jours. Moyennant quoi, le jeune Condé, fort impécunieux, recevrait cent mille francs par an pour s’adonner autant qu’il voudrait aux plaisirs de la chasse qu’il préférait de beaucoup au commerce des dames.
Ce n’était pas si mal imaginé, bien que l’astuce fût un peu grosse. Le jeune Condé – Monsieur le Prince pour la Cour où il était seul à porter le titre – préférait ouvertement les garçons aux filles. Avec lui Henri était à peu près sûr que la nuit de noces serait purement théorique et que rien ne s’opposerait à ce qu’il cueille lui-même la fleur si fraîche qui le tentait...
Mais on n’en était pas là. Bon garçon encore qu’un peu surpris, Bassompierre répondit à son maître qu’il avait toujours cherché une occasion de se dévouer à son service et n’en pouvait trouver une plus haute que de renoncer à ce beau mariage et à la jeune fille qui lui plaisait tant. Après quoi, Henri l’embrassa en pleurant. Il ne restait plus qu’à mettre son projet à exécution.
On ne perdit pas de temps : le soir même, alors que le Roi jouait aux dés avec Bellegarde assis à son chevet, il vit entrer la duchesse d’Angoulême[19] accompagnant sa nièce, les fit approcher et, sans plus attendre mais à voix basse, leur apprit ce qu’il venait de décider. Charlotte, toute rougissante mais souriante, se déclara prête à obéir aux ordres du Roi et la duchesse ne put moins faire que lui emboîter le pas. Du coup, Henri aux anges se sentit pousser des ailes mais ce fut alors Bassompierre qui mesura son malheur : en le croisant dans la chambre du Roi, Charlotte avait haussé les épaules avec une moue de dédain... Sans oublier la mercuriale sévère dont le régala le duc d’Epernon sur la coupable faiblesse dont il venait de faire preuve. En vieillissant, l’ancien mignon d’Henri III se voulait le parangon de toutes les vertus tout en s’efforçant de devenir l’homme le plus puissant et le plus riche de France. Acquis secrètement à la cause espagnole, il détestait le Roi mais avait l’oreille de sa femme, ce qui faisait de lui un personnage inquiétant avec lequel il fallait compter. Ainsi honni quasi publiquement, le pauvre Bassompierre rentra chez lui tellement désolé que, de deux jours, il ne put ni manger, ni boire, ni dormir...
Le Roi, lui, ressuscitait à vue d’œil... Il allait terminer en apothéose une carrière amoureuse des mieux remplies. Aussi, quand vint la représentation des Nymphes de Diane dans la Chambre Haute de l’Arsenal, rayonnait-il positivement, tout en velours de soie, tiré à quatre épingles, baigné, frisé et répandant autour de lui, au lieu de son odeur intime agrémentée d’ail, des fragrances d’ambre et de musc. Le parfum même de Bassompierre dont c’était l’une des meilleures armes auprès des femmes...
Ainsi accommodé, il put contempler à loisir les gracieuses évolutions de l’adorable Charlotte dont les charmes étaient à peine voilés par une tunique transparente. Il était même tellement transporté de joie que, dès le lendemain, il fit chercher le poète Malherbe pour qu’il lui concocte quelques vers célébrant les attraits infinis de sa bien-aimée...
Pendant ce temps, à Verneuil où elle s’était retirée afin d’y attendre l’une des longues visites que son amant définitivement reconquis – du moins le croyait-elle ! – ne manquerait pas lui rendre, la marquise ignorait tout, occupée qu’elle était aux embellissements de son château, commencé au siècle précédent par Androuet du Cerceau pour Jacques de Boulainvilliers, et achevé par le duc de Nemours[20]. Elle avait l’intention d’en faire une demeure vraiment royale et plus accueillante encore pour abriter le renouveau de leurs amours. Le printemps ne venait-il pas d’arriver ?
Quand elle se laissait aller à sa gaieté naturelle -et c’était le cas ! –, Henriette pouvait être la plus charmante des hôtesses. Lorenza vécut alors, entre sa mère et elle, des jours pleins d’agréments au fil desquels s’apaisa son esprit, toujours empêtré dans les cauchemars nés de la prison et de la perspective de l’échafaud. En outre, elle se retrouvait lavée de tout soupçon : le Roi lui-même, en présence de la Reine, des ministres, de Jean d’Aumont et de toute la Cour, avait proclamé son innocence et donné lecture de la lettre d’excuses qu’il lui adressait chez l’amie compatissante qui l’avait secourue, soignée et qui, à présent, lui offrait l’asile de son château de Verneuil afin qu’elle y trouve le repos, la paix et si possible l’oubli...
Ainsi réhabilitée, elle pouvait redevenir elle-même dans les toilettes qui lui avaient enfin été rendues grâce à la diligence pleine de compassion de Mme de Guercheville... sur « ordre » de la Reine ! Officiellement du moins ! La cassette de bijoux manquait à l’appel mais, pour le moment, la rescapée ne s’en souciait pas. L’important était d’essayer d’effacer les heures noires qu’il lui avait fallu traverser et redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une jeune fille de dix-sept ans qui pouvait goûter les joies simples de la vie, le ciel bleu, la terre en train de renaître, les pousses aux branches des arbres, le chant d’une alouette au matin, celui des jardiniers au travail dans les beaux parcs et le retour des hirondelles.
L’avenir, elle se refusait à y penser. Il lui suffisait de se sentir sereine. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle parviendrait peut-être à effacer la brûlure infligée par le mépris et la haine d’Antoine de Sarrance, son beau-fils puisqu’elle était devenue marquise « douairière » de Sarrance ! Un titre grotesque sur lequel elle préférait ne pas s’attarder...
La quasi-béatitude dans laquelle on baignait à Verneuil ne résista pas, hélas, à l’innocente visite de Claude de Joinville venu bavarder, comme il aimait le faire avec celles qu’il appelait ses « belles dames ». Il était porteur en effet de la plus inattendue, la plus effarante des nouvelles. Si peu futé qu’il soit, il ne pouvait douter que non seulement elle ne plairait pas à la maîtresse de ces lieux mais encore qu’elle soulèverait une tempête. Il estimait cependant de son devoir de mettre une si délicieuse amie au fait des derniers événements du Louvre... ainsi que de son indignation, en bon
Lorrain, du camouflet infligé par le Roi au cher Bassompierre en rompant ses fiançailles avec Mlle de Montmorency.
— Ils allaient former un si beau couple ! Soupira-t-il avec âme. Et tout ce gâchis pour la donner à l’affreux petit Condé qui n’a ni sou ni maille, dont la naissance est incertaine, qui est méchant comme teigne et qui, de surcroît, n’approche jamais une femme ! Cela pourquoi ? Parce que notre Sire est tombé sous le charme de la fiancée ! N’est-ce pas insensé ?
— Incroyable en vérité ! répliqua Henriette d’un ton pincé qui aurait dû mettre Joinville en garde. Mais pris par son sujet, le bon Claude ne fit grâce d’aucun détail à une dame dont la colère gonflait à vue d’œil. Inquiète, Mme d’Entragues observait le phénomène en cherchant désespérément un moyen de le pallier quand, soudain, tout se calma. L’orateur développait sa péroraison :
— Dans ces conditions, on peut s’attendre que le mariage étant annulé par l’Église faute de consommation, le Roi se fasse démarier lui-même pour faire une reine de son enchanteresse !
— Une de plus ! Persifla Henriette d’une voix anormalement soyeuse. Ne conviendrait-il pas de compter avec celle qui occupe la place depuis bientôt dix ans et qui attend un sixième enfant ?
— Il est certain qu’elle émettra au moins une protestation. D’autant que tout ne va pas au mieux dans le couple...
— Cela ne va jamais au mieux ! Et dans les circonstances actuelles...
— Vous n’y êtes pas ! La croyant en position de moindre résistance à cause de sa future maternité, il lui a proposé une sorte de traité.
— Un... traité ?
— Absolument ! Il s’engageait à n’avoir dorénavant plus de maîtresse à condition qu’elle renvoie les Concini en Italie et qu’elle renonce à faire venir de Sienne cette nonne Pasithée qui ne cesse de prophétiser sa mort prochaine à lui !
— Et alors ?
— La Reine a fait une vague concession pour Pasithée mais a refusé tout net de se séparer du couple !
— Ce n’est pas la première fois ! Mais pourquoi a-t-il repris feu contre eux ?
— Ils ne cesseraient de lui rendre les plus mauvais offices. Ainsi, il est persuadé que c’est la Galigaï qui a fait disparaître donna Honoria Davanzati et qui la tient soigneusement cachée quelque part à couvert, ajouta-t-il en se tournant vers Lorenza.
— Pourquoi aurait-elle fait cela ? murmura celle-ci désagréablement ramenée à ce qu’elle s’efforçait d’oublier.
— Je ne saurais vous le dire mais il est certain que ces gens-là ne font jamais rien sans une excellente raison et toujours en leur faveur ! Eh bien, chère marquise, que faites-vous donc ? S’étonna-t-il en voyant Henriette se lever. Vous me chassez ?
— Pas du tout ! Restez ici tant que vous voudrez à tenir compagnie à ces dames. Moi, je rentre à Paris ! Mère, voulez-vous, s’il vous plaît, prévenir d’Escoman que je l’emmène ? Je vais avoir besoin d’elle.
— Vous n’allez pas imposer une scène au Roi au moins ?
— Moi ? Me connaissez-vous si mal ? Je laisse ce plaisir à la grosse banquière. Je ne le verrai même pas. Vous savez que je ne suis pas la bienvenue au Louvre... Ah ! Pendant que j’y pense, vous devriez rappeler à ce cher Bassompierre qu’il a fabriqué un petit garçon à ma jeune sœur Marie et promis formellement de l’épouser. Alors, que ses touchantes fiançailles soient cassées sans compter sur moi pour pleurer dessus ! Il aura d’ailleurs à en répondre devant la justice et n’a reçu, après tout, que ce qu’il mérite.
Un moment plus tard, elle partait en compagnie de celle de ses suivantes qu’elle avait réclamée. Étant donné que, lors de son premier séjour à l’hôtel d’Entragues, elle avait été tenue quasiment au secret, Lorenza ne l’avait découverte – comme le reste du personnel ! – que récemment et n’avait pu s’empêcher de la remarquer. Jacqueline d’Escoman eût été, en effet, une assez jolie fille si elle n’avait été affligée d’une bosse dans le dos et d’une légère boiterie, que compensaient un peu des yeux bruns, vifs et intelligents, et un sourire timide qui n’était pas sans charme.
Jusqu’à ce qu’elle entre au service de Mme de Verneuil, la vie ne l’avait pas plus gâtée que la nature. Fille d’un greffier, elle avait épousé le sieur d’Escoman, soldat aux gardes qui, non content de la battre et de la prostituer, l’avait abandonnée sans un sou vaillant avec un enfant qu’elle avait été obligée de mettre en nourrice. Pour survivre, il lui fallait se placer chez une dame d’importance. Intelligente, née pour guider et soutenir les intrigues amoureuses, elle savait voir, entendre sans rien répéter...
La reine Margot, la première à qui elle s’était proposée, ne l’avait pas retenue. Ses amours – et Dieu sait qu’en dépit de son âge elle ne s’en privait pas -ne débordaient plus les murs de son petit palais parisien ou de son château d’Ivry où elle entretenait quelques jolis jouvenceaux blonds dont elle faisait couper les cheveux pour s’en faire des perruques. Jacqueline trouva donc à se caser chez la sœur cadette de Mme de Verneuil, cette Marie-Charlotte d’Entragues, charmante au demeurant, qui s’était fait piéger par Bassompierre. Elle y remplissait les fonctions de « dariolette », à la fois messagère discrète, arrangeuse de rendez-vous et même confidente, à l’entière satisfaction de la jeune femme. Henriette la lui avait empruntée mais ne la lui avait pas rendue. C’était une femme précieuse pour qui avait, comme elle, le goût de l’intrigue. D’autant qu’elle ne manquait pas d’esprit, pouvait être amusante et Lorenza avait déjà éprouvé du plaisir à bavarder avec elle.
— Je n’aime pas beaucoup ce départ précipité ! commenta Mme d’Entragues en regardant s’éloigner la voiture du haut d’un balcon. Quelle idée aussi de venir lui raconter tout à trac la nouvelle folie du Roi ? reprocha-t-elle à Joinville qui n’avait pas bougé et buvait à petites gorgées le rossolis qu’on lui avait servi.
— Il n’y avait pas cinquante moyens de le lui apprendre et il était nécessaire qu’elle le sache. Depuis combien de temps le Roi ne l’a-t-il pas vue ?
— Vous le savez aussi bien que moi ! Depuis que nous avons ramené Mme de Sarrance à Verneuil.
— Donc j’ai eu raison. Elle n’aurait sans doute pas tardé à revenir à Paris pour savoir ce qui le retenait loin d’elle. Au moins c’est un ami qui l’a renseignée... et non quelque langue venimeuse !
— La nouvelle n’en a pas été plus agréable pour autant ! Dieu sait ce qu’elle est capable d’inventer ! Vous auriez dû l’accompagner.
— Oh, vous me chassez ? Moi qui espérais pouvoir bavarder aussi avec Mme de Sarrance !
— Y a-t-il quelque chose que j’ignore ? dit celle-ci avec un sourire amusé. Cela m’étonnerait puisque le Roi a eu la bonté de mettre un terme définitif à une célébrité dont je me serais passée... aisément !
— Il n’est pas question de vous directement mais de votre... beau-fils ! Je veux parler d’Antoine, se hâta-t-il d’ajouter devant la légère grimace de la jeune femme.
Cette fois, Marie d’Entragues se mit à rire :
— Vous devriez laisser de côté le lien parental ! Si vous croyez que c’est agréable de se retrouver douairière à dix-sept ans ! Mais passons ! Qu’a-t-il encore fait celui-là ?
— Des folies et je crains, justement, que le douaire de donna Lorenza ne soit fort aventuré. Le... marquis s’occupe à refaire entièrement l’hôtel de Sarrance dont il a brûlé tous les meubles pour en racheter d’autres afin qu’aucune trace ne subsiste de la tragédie, et il ne regarde pas à la dépense. En outre, depuis qu’il n’est plus aux chevau-légers il fait sa compagnie habituelle des membres les plus turbulents des fêtards parisiens et des filles avec lesquelles ils frayent. Il joue gros jeu, il boit... Il fréquenterait même le Concini.
— Voulez-vous me dire ce que j’y peux ?
— Au moins demander au Roi d’y mettre le holà ? Il va vous réduire à la misère ?
— Il me restera toujours mon palais à Florence et ma villa...
— Il est tout à fait capable de vous en délester. Je vous répète qu’il va jusqu’à hanter cet ancien croupier que le Roi abomine sans parvenir toutefois à s’en débarrasser ! La Reine s’y refuse formellement...
— ... et comme, si je vous ai bien compris, notre Sire n’a plus en tête que la petite Montmorency, il tente de maintenir un semblant d’entente dans son ménage ! Soupira Mme d’Entragues. Or la grosse banquière n’est pas prête à lâcher prise : les prédictions qui n’accordent au Roi que peu de temps à vivre courent les rues. Et, évidemment, elle persiste à vouloir être couronnée ?
— C’est son discours préféré, Madame ! fit Joinville en hochant la tête avec tristesse... (Il se resservit du rossolis avant de demander à Lorenza :) Veuillez me pardonner mais... pourquoi n’épousez-vous pas Thomas de Courcy ? Vos intérêts...
— Un mot que je ne veux pas entendre ! En dehors du fait que j’ai eu mon compte de mariage, jamais je ne me lierai par intérêt ! Surtout pas avec un homme de cette qualité ! Il mérite beaucoup mieux !...
Emportée par son indignation et soudain nerveuse, elle allait et venait à travers le salon, les bras croisés sur sa poitrine, et ne vit pas s’ouvrir la porte, pas plus qu’elle n’entendit l’annonce du valet. En revanche, la voix de celle qui venait d’entrer l’arrêta net :
— Si vous lui laissiez le soin d’en juger ?
Lorenza vit alors devant elle une dame déjà âgée, toute ronde mais distinguée comme une reine. Elle avait dû être d’une surprenante beauté car, en dépit de son menton empâté, elle avait un profil d’une grande délicatesse et les pattes d’oie qui griffaient ses yeux – d’une rare nuance violette – ne parvenaient pas à la vieillir. Sa peau avait la teinte de l’ivoire mais un sang resté vif la teintait aux pommettes d’un rose de bonne santé.
— Madame..., fit la jeune femme désorientée en reculant pour la saluer.
— Je suis sa tante, précisa la dame. C’est dire que je connais à fond mon sujet !
— Madame la comtesse de Royancourt ! s’exclama Marie d’Entragues dans l’échange des révérences. Elle est un peu notre voisine. Mais quel plaisir inattendu !
— Je vous prie d’excuser ce qui ressemble à une intrusion étant donné que je ne me suis pas fait annoncer mais il fallait que je vienne. Je ne dirai pas que je regrette l’absence de Mme de Verneuil parce qu’en fait c’est vous que je souhaitais rencontrer... ainsi que cette belle jeune fille !
— C’est un réel plaisir pour moi, renouvela Marie d’Entragues. Sachez donc, Lorenza, que Mme de Royancourt, sœur du baron de Courcy, nous est un peu voisine depuis qu’après son veuvage, elle a rejoint le château familial qui est à deux petites lieues d’ici. Une magnifique demeure en vérité !
— Oui, ce n’est pas mal, admit l’arrivante en s’installant dans le fauteuil que Joinville lui avançait avec un large sourire.
Il devait la connaître car ils s’étaient salués en gens qui ne se rencontrent pas pour la première fois. D’ailleurs, en lui offrant aussitôt un verre de rossolis, ce qui lui permit de se servir une fois de plus, il s’enquit :
— Comment se porte le cher baron ? Toujours occupé de ses plantes ?
— Pour le moment, il est beaucoup trop tracassé par la goutte qui martyrise ses orteils ! Il jure et sacre à longueur de journée ! Sinon, il serait sans doute venu avec moi étant immensément curieux de rencontrer celle que son héritier désire tant lui offrir comme fille alors que, jusqu’à présent, Thomas semblait décidé à rester vieux garçon ! J’avoue, ajouta-t-elle en souriant à Lorenza, que je viens de comprendre ce qui l’a fait changer d’avis. Vous êtes extrêmement belle, ma chère ! Quel homme ne souhaiterait...
— Ne vous y trompez pas, Madame ! En proposant de m’épouser, votre neveu a seulement suivi l’élan de son cœur généreux ! Songez à ce que je viens de vivre, à toutes les injures dont on m’a couverte ! En dépit de la volonté du Roi qui m’a innocentée de si éclatante façon – ce dont je ne le remercierai jamais assez ! – on a voulu faire de moi une criminelle et sans le baron Thomas – qui m’avait déjà sauvé la vie la nuit de mes lamentables noces ! -j’aurais péri sur un échafaud comme... comme...
— Allons, calmez-vous, mon enfant ! Le crime fait la honte et non pas l’échafaud ! Et criminelle vous n’êtes point et n’avez jamais été ! Et si vous vous imaginez qu’en vous offrant son nom, Thomas se soumet à une chevalerie qui n’est plus de mode, vous vous trompez ! Il vous aime, un point c’est tout ! C’est aussi bête que cela ! Et pour en venir à vos propos lorsque je suis entrée il n’a aucun doute sur votre qualité ! Un prince pourrait vous épouser sans déchoir !...
— C’est pourtant vrai ! s’exclama Joinville avec la conviction d’un croyant qui découvre une vérité essentielle. Moi, par exemple, je me sens tout disposé à faire de vous la mère de mes enfants à venir ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ?
— Mon cher ami, soupira Mme de Royancourt, vous êtes certainement l’un des hommes les plus charmants que je connaisse mais aussi le plus étourdi. Ce n’est pas parce que vous collectionnez les maîtresses que vous connaissez quelque chose à l’amour ! Même si vous pouvez être le meilleur des amis, modula-t-elle pour atténuer ce que ses paroles pouvaient avoir d’abrupt. Bien sûr, vous épouseriez volontiers Mme de... donna Lorenza, mais comme vous aimeriez vous parer d’un joyau ! C’est votre vanité qui serait satisfaite, pas votre cœur ! Et... en parlant de cœur – pardonnez-moi, Madame, ce manquement à la plus élémentaire politesse ! –, j’aimerais pouvoir m’entretenir un moment, seule à seule...
— Avec Lorenza ? s’écria Marie d’Entragues en se levant. Mais c’est trop naturel, voyons. J’aurais dû vous y inviter moi-même ! Allons, suivez-moi, Joinville ! Je vais vous montrer les nouveaux embellissements que ma fille a commandés...
Quand ils se furent éloignés en bavardant à bâtons rompus, le silence régna quelques instants dans le salon. Mme de Royancourt observait Lorenza et celle-ci, consciente de ce regard fixé sur elle, se sentait mal à l’aise. Enfin, elle se décida :
— C’est lui... euh... votre neveu qui vous envoie ?
— Thomas ? Dieu non ! Il ne sait même pas que je suis venue ici. Il doit être à Fontainebleau. En résumé, je me suis déléguée toute seule ! A mon tour, à présent, de poser une question en dehors des réticences – d’une délicatesse remarquable, j’en conviens – dont vous venez de faire preuve. Pourquoi n’avez-vous pas encore répondu à la demande de Thomas ? Il vous déplaît ? Si c’est le cas, il faut me le dire sans barguigner : j’abandonne la place et je retourne dans mes foyers !
— Me déplaire ? Oh non, Madame ! Je ne vois pas comment ce serait possible !
Sur le miroir de sa mémoire, elle le revit soudain tel qu’il lui était apparu au soir de son arrivée à Fontainebleau quand elle les avait observés du haut de l’escalier mais sans être vue, tandis qu’accompagné d’Antoine de Sarrance il s’entretenait avec Giovanetti. Le lion et le loup ! Elle aurait pu décrire aussi bien de jour que de nuit la crinière d’un blond tirant sur le roux du premier contrastant avec les cheveux noirs du second, le visage plus large – plus gai – et l’autre plus aigu et plus sombre. Les silhouettes, elles, ne différaient guère : même taille élevée – un peu plus peut-être chez Thomas ! –, même corps puissant mais sans lourdeur... Quoi encore ?... Les yeux ! D’un vert métallique chez Sarrance, ils étaient, chez Courcy, d’un bleu outremer dont, à première vue, on ne remarquait pas la profondeur à cause des paillettes de gaieté qui y dansaient le plus souvent. Elle-même ne l’avait remarqué que depuis peu... Non, en vérité, il n’y avait rien chez Thomas qui pût lui déplaire et n’eût-elle pas rencontré Sarrance, elle l’eût peut être aimé... Mais il y avait eu ce regard échangé dans le Salon ovale de Fontainebleau qui l’avait marquée pour son plus grand malheur ! Même maintenant, après tout le mal qu’il lui avait fait et qu’il continuait de lui faire, elle n’arrivait pas à démêler ce qui subsistait d’un amour qui l’avait prise au vol et sans même qu’elle en eût réellement conscience...
— Alors ? reprit la comtesse qui s’efforçait de deviner ce qui se passait dans cette jeune tête. Ne me répétez pas vos scrupules d’un autre âge qui prouvent seulement votre qualité d’âme. Thomas ne s’attend pas à ce que vous preniez feu pour lui. Ce qu’il souhaite, c’est seulement le droit de vous protéger, de vous rendre ce que l’on vous a arraché sans pitié ni scrupules, de procurer un havre de paix à un petit navire courageux démâté par un ouragan. En échange, il ne demande rien... que votre confiance !
— Il l’a déjà ! Comment pourrait-il en être autrement ?
— Bon ! Alors ? Vous ne pourrez pas végéter ici indéfiniment ! Si bonne que soit Mme d’Entragues, elle n’y est pas chez elle et la générosité n’est pas la vertu dominante de sa fille. Un jour viendra où votre jeunesse et votre beauté l’insupporteront.
Elle se leva sur ce dernier mot, s’approcha de Lorenza et posa sur son épaule une main potelée singulièrement chaude :
— Vous pouvez, certes, attendre que ce jour vienne ! J’ajoute qu’au cas où vous tiendriez essentiellement à retourner en Toscane, nous sommes prêts à vous en offrir les moyens...
— Madame ! Mais à quel titre ?
— Celui de l’amour. Thomas vous aime suffisamment pour ne vouloir que votre bonheur. Il est ainsi, que voulez-vous !... Allons, je vais vous laisser réfléchir ! Si vous désirez me revoir, faites-moi tenir un mot ! Nous poumons... faire quelques promenades ensemble !
Et comme la jeune fille levait sur elle un regard interrogateur, elle sourit :
— Pour vous montrer le pays, vous faire connaître Courcy et son maître ! A lui tout seul, mon frère mérite le déplacement ! C’est un original ! Cela lui vaut d’être parfois exaspérant mais jamais ennuyeux ! Un aspect de la question à considérer au cas où vous accepteriez d’entrer dans notre famille !
Elle caressa d’un doigt léger la joue de la jeune fille :
— A y repenser, je ne vois pas pourquoi vous devriez m’écrire pour que je vienne vous chercher. Laissons de côté le mariage et essayons de nous connaître mieux ! Vous êtes charmante et quelques moments en votre compagnie me plairaient beaucoup ! Et vous ?
— Oh, à moi aussi ! s’écria spontanément Lorenza avec le sourire joyeux qu’elle n’avait plus depuis longtemps.
— Alors, c’est entendu ! Je viens vous chercher... dans une semaine pour vous montrer un peu de notre vallée !... Soyons au moins amies ! C’est de cela, je pense, que vous avez le plus besoin...
Tandis qu’elle la raccompagnait à son carrosse – un véhicule sans faste mais élégant avec sa caisse bleue sobrement frappée d’armoiries, attelé de magnifiques chevaux ! – Lorenza éprouvait une sorte de regret de voir partir cette femme dont elle ignorait encore l’existence deux heures plus tôt, et quand l’équipage franchit le pavillon où s’abritait le porche, elle eut l’impression qu’il lui manquait quelque chose !
En disant qu’elle avait besoin d’une amie, Mme de Royancourt avait émis une vérité première car des amies, Lorenza n’en avait aucune depuis les Murate, où elle s’était séparée de Chiara Albizzi, un peu plus jeune qu’elle mais qui lui avait inspiré une véritable affection. Payée de retour d’ailleurs mais à laquelle il avait bien fallu renoncer : Chiara, appartenant à une nombreuse famille, était destinée à passer sa vie dans le couvent des bords de l’Arno. Depuis, aucune jeune fille n’avait cherché à attirer sa sympathie. Il est vrai qu’on l’avait précipitée de but en blanc, dans un monde peuplé surtout d’hommes, dans lequel aucune femme – à la seule exception de Marie d’Entragues, mais celle-ci demeurait sous la coupe de sa fille – ne lui avait tendu la main. La tante de Thomas n’était plus jeune, elle non plus, mais il se dégageait d’elle une chaleur, une ardeur à vivre, une vitalité communicative telle qu’on n’en rencontrait guère même chez les adolescentes. Quant à Bibiena qui lui manquait tellement, on ne pouvait l’assimiler à une amie : c’était presque une mère mais au moment du plus grand péril, on l’avait éloignée d’elle et Dieu seul savait si elle la reverrait un jour !
— Eh bien ? fit Marie d’Entragues qui l’attendait sur le seuil du salon où la visiteuse l’avait saluée en partant. Qu’en pensez-vous ? J’ai l’impression que vous avez sympathisé toutes les deux ! C’est une femme étonnante, n’est-ce pas ?
— Tout à fait, et combien charmante !
— Pourtant ma fille Henriette ne l’aime pas mais, ajouta-t-elle avec une pointe de tristesse, il faut avouer qu’elle déteste les autres femmes en général ! Sauf moi, quoique cela dépende si elle est bien ou mal lunée !
— Elle a une sœur pourtant ?
— Marie ? Elles s’associent volontiers pour faire face à ce qu’elles considèrent comme leurs rivales et la chance veut qu’elles n’aient encore jamais aimé le même homme. Le Roi a certes fait une ou deux incursions dans le lit de ma cadette mais cela n’a pas tiré à conséquence d’autant qu’elle est tombée amoureuse de Bassompierre dès son apparition à la Cour. Mais pour en revenir à la comtesse, je suis ravie qu’elle vous plaise et, plus encore je crois, qu’elle vous attire.
— Vous avez dit qu’elle est étonnante. Pourquoi ?
— Parce qu’elle l’est vraiment ! Tous les Courcy d’ailleurs et vous en serez convaincue lorsque vous aurez rencontré son frère, le vieux baron ! Mais je préfère vous en laisser la surprise car un jour ou l’autre on vous emmènera au château. Quant à la comtesse Clarisse, elle devait avoir seize ans lorsqu’elle s’est fait enlever de son couvent par le cadet des Royancourt. Tous deux s’aimaient passionnément. Tellement qu’il a fallu les marier malgré les réticences de son père qui trouvait l’alliance un peu mince : un cadet, en général, est destiné à l’Eglise mais il aimait sa fille et ne voulait pas la voir malheureuse... Ils ont eu sept ans de bonheur jusqu’à ce que le vicomte se fasse tuer à la bataille d’Arques. Malheureusement, il n’y avait pas d’enfants. Clarisse est rentrée chez son frère, veuf depuis peu lui aussi, mais il avait Thomas sur lequel ils ont concentré l’amour qu’ils ne pouvaient plus donner à leurs défunts.
— C’est en effet assez surprenant. A l’époque où nous vivons, l’amour n’a guère de chance de durer longtemps...
— Et pourtant ils en sont l’exemple ! J’ajoute que leur château est sans conteste le plus beau de la région après Chantilly, qu’ils sont follement riches et que, s’ils accueillent volontiers leurs amis chez eux – le Roi les a visités à plusieurs reprises ! –, ils ne mettent jamais les pieds à la Cour... En revanche, ils entretiennent des liens étroits avec le connétable de Montmorency... et donc avec Chantilly. C’est plutôt drôle parce que Montmorency est quasi illettré et Courcy considéré comme un savant, mais il paraît qu’ils s’entendent tout de même à merveille ! Pourquoi pas après tout ?... Si je vous parle de tout cela, ma chère, c’est pour que vous sachiez vers quoi vous vous dirigeriez si vous acceptiez d’entrer dans la famille.
— Est-ce un conseil ?
L’ancienne favorite royale resta songeuse un court instant puis sourit avec un soupçon de mélancolie et baissa la voix :
— C’en est un ! Le meilleur sans doute que je puisse vous donner... à moins que votre cœur ne soit pris ailleurs, mais après la tempête que vous venez d’essuyer, je ne vois pas de havre plus sûr !
— Même ici ?
— Je ne dirai pas « surtout ici ! » mais je crains fort que les jours à venir ne soient pas aussi sereins que l’on peut le souhaiter...
Henriette rentra deux jours plus tard et la sérénité ne fut plus en effet qu’une métaphore. Elle soufflait le feu et la fureur presque sans discontinuer. Elle ne jugea pas utile de s’en expliquer, sinon à sa mère lors d’un bref entretien toutes portes closes dans son cabinet d’où ne filtrèrent que deux ou trois éclats de voix... Et qui fut bref. En revanche, elle passa des heures dans ledit cabinet à rédiger des lettres qu’elle confiait à des messagers à cheval – pour les longues distances certainement ! – ou à la seule Escoman qui, plus bossue que jamais, semblait courber le dos en filant comme une souris poursuivie par le chat, porter quelque billet dans un lieu mystérieux.
Chose étrange et alors qu’elle avait à peine paru s’apercevoir de la présence de Lorenza, elle se dérida en apprenant la visite de Mme de Royancourt et les liens qui semblaient se tisser entre elle et son invitée :
— Être recherchée par ces gens-là est ce qui pouvait vous arriver de mieux ! lui déclara-t-elle de but en blanc. J’espère que vous n’allez pas commettre la folie de les décourager !
Et elle tourna les talons sans laisser à Lorenza le temps de dire ouf !
Par Joinville qui accourut trois jours après dans l’intention quasi proclamée d’apporter quelques consolations, et qui bavardait sans déplaisir à tort et à travers, on en sut un peu plus. La passion du Roi pour l’ensorcelante petite Charlotte – qui d’ailleurs ne cachait pas la satisfaction qu’elle en éprouvait – prenait des proportions dévastatrices. Décidé à la marier, coûte que coûte, au jeune Condé – qui lui n’en voulait pas ! – Henri avait eu avec ce « futur » récalcitrant et son gouverneur, le comte de Belin, une scène retentissante au cours de laquelle il les avait insultés tous les deux, accusant Belin d’avoir été l’amant de la princesse douairière, une la Trémoille qui, soupçonnée d’avoir empoisonné son époux, avait tâté de la prison, et Condé lui-même de n’être qu’un bâtard issu des amours de sa mère avec le page Belcastel.
Naturellement, le Roi avait eu le dernier mot et les fiançailles – fastueuses au demeurant ! – venaient d’être célébrées dans la grande galerie du Louvre en présence de la Cour au grand complet et d’une épouse royale qui n’arrivait pas à cacher sa colère entre deux nausées. Henri, lui, rayonnait dans des atours inhabituels : pourpoint, chausses de velours et satin gris, sous le ruban bleu du Saint-Esprit, fraise et manchettes de dentelle précieuse, la barbe et les cheveux savamment taillés, soigné, adonisé et parfumé d’ambre. L’œil pétillant d’allégresse, il avait l’air aussi heureux que s’il s’était agi de ses propres fiançailles. Le terme n’était pas trop fort puisqu’il tenait pour acquis le cœur de la belle enfant et une virginité que l’on n’aurait pas le mauvais goût de lui disputer...
Le contraste était frappant entre la mine rechignée du « petit Condé » et celle, catastrophée, du pauvre Bassompierre. Comment ne pas éprouver de regrets devant l’éclatante beauté qui lui échappait ? Et qui paraissait tellement heureuse !
— Pire encore ! Compatit le bon Claude. Le roi l’a tenu près de lui et s’est même appuyé sur son épaule durant tout le temps de la cérémonie ! Dieu sait que je l’aime et lui suis dévoué mais je ne peux m’empêcher de juger le traitement cruel !
— Bassompierre n’a que ce qu’il mérite ! Lâcha la marquise qui entrait chez sa mère à cet instant. Il n’avait qu’à défendre sa cause : cette petite dinde lui était promise.
— Quand le Roi veut quelque chose, il n’en démord pas ! Un refus eût sans doute coûté trop cher à l’imprudent ! D’autant que la fiancée ne dissimule pas qu’elle se promet d’être toute au Roi !...
— Qu’espère-t-elle ? Grinça Henriette. Que le mariage étant blanc, il sera facilement cassé par l’Eglise, que ce vieux fou d’Henri obtiendra aussi du pape l’annulation afin de pouvoir l’épouser ? C’est faire par trop bon marché de la Reine ! Elle saura défendre sa place sur le trône...
Lorenza tressaillit en se demandant si elle avait bien entendu. La Reine ? Elle avait dit la Reine ? C’était vraiment la première fois qu’elle usait du titre pour désigner une femme à qui elle n’attribuait jamais assez d’épithètes injurieuses ! Mais elle poursuivit ainsi un grand moment en dépit des regards inquiets de sa mère.
— Calmez-vous, Henriette, je vous en conjure ! Finit-elle par assener. Que vous soyez déçue, indignée même, je peux le comprendre mais vous savez que la colère ne vous vaut rien et qu’elle est le plus souvent mauvaise conseillère.
Débordant d’une bonne volonté touchante, Joinville voulut arranger les choses et les aggrava comme d’habitude :
— Votre mère a tout à fait raison, ma chère ! C’est à vous que vous faites du mal ! Ce n’est pas parce que le Roi a refusé de vous recevoir...
Elle braqua sur lui le double tir de son regard fulgurant :
— Vous feriez mieux de ne pas clabauder cela partout, Joinville, sinon je ne vous reverrai de ma vie ! Mais d’abord, je vais épouser votre frère aîné et nous verrons alors si ce vieux bouc puant osera refuser sa porte à la duchesse de Guise !...
Là-dessus elle sortit d’un pas outragé enfonçant presque la double porte que le valet n’eut pas le temps d’ouvrir devant elle.
— Miséricorde ! Gémit le coupable. Je crains que nous n’allions au-devant d’une catastrophe ! Mon frère confiait hier tout justement qu’il songeait à épouser Mademoiselle de...
— Taisez-vous, malheureux ! s’écria Mme d’Entragues. Vous voulez qu’elle démolisse le château avec ses dents ? Quand elle est dans cet état, elle est au-delà de tout raisonnement et vous auriez intérêt à rentrer à Paris !
— Oh ! Vous croyez ? Moi qui lui ai toujours souhaité tous les bonheurs, je voudrais qu’elle sache...
— Mais elle sait tout cela et vous le lui direz plus tard ! A bientôt !... Et n’allez pas rapporter au Roi ce qui se passe ici !
Il ouvrit de grands yeux innocents :
— Pourquoi pas ? Je suis certain qu’il l’aime toujours au fond de lui-même. Il serait désolé, j’en suis persuadé, de la savoir si troublée ! Il est tellement bon !
Ce fut au tour de la vieille dame de s’emporter :
— Tellement que mon fils Angoulême croupit à la Bastille et n’en sortira pas tant que sera vivant votre « bon » Roi ! Allez donc en parler aussi à Bassompierre dont il s’est attribué la fiancée. A ce pauvre Condé – prince du sang cependant mais impécunieux ! – à qui il réserve le rôle dégradant de mari postiche avant d’en faire la risée de la Cour en lui plantant la plus belle paire de cornes qui se soit jamais vue...
Lorenza n’en entendit pas davantage. Comprenant que l’on avait oublié sa présence et qu’il était préférable de ne pas rester là plus longtemps, elle avait cherché discrètement l’abri d’un paravent puis la porte de la pièce voisine qu’elle ouvrit précautionneusement, descendit l’escalier et, par les salons du rez-de-chaussée, sortit dans les jardins dont s’environnait Verneuil. Sans savoir pourquoi elle éprouvait un urgent besoin d’air frais et celui de ce beau temps revenu l’était merveilleusement.
S’enveloppant d’une mante qu’elle avait prise en passant au vestiaire du vestibule, elle fit quelques pas parmi les parterres descendant vers la rivière avec l’intention d’aller s’asseoir un moment sur un banc qu’elle affectionnait près d’un bouquet d’aulnes mais une armée de jardiniers était à l’œuvre en train de réparer les dégâts causés par la tempête qui s’était abattue sur la région deux jours auparavant. Alors elle choisit de quitter le domaine en suivant le cours de l’Oise dans la direction de la route de Paris. Elle rencontra bientôt un petit bois et s’assit sur une souche pour regarder couler l’eau. Là au moins on n’entendait que les oiseaux et le léger friselis du flot autour d’un tronc d’arbre abattu par le vent et cela l’apaisa. Elle se sentait en effet assez désorientée par la face cachée de cette vieille dame qu’elle aurait juré n’être que douceur. Son subit éclat de fureur, tellement semblable à ceux de sa fille aînée, l’avait stupéfiée parce qu’elle révélait une acrimonie – pour ne pas dire une haine ! – envers ce roi qui avait si longtemps donné la première place à cette même fille mais, évidemment, tenait son époux en résidence à Malesherbes et son fils au fond d’une prison qu’il ne quitterait peut-être jamais, refusant d’admettre qu’après une double conspiration contre la vie même du souverain, la captivité était peu de chose. Si le bâtard royal avait la réputation d’être une dangereuse bête fauve, pour Marie, il était son fils... et rien que son fils !
Elle resta là, sans bouger, à regarder couler la rivière en s’efforçant de faire le vide dans son esprit, mais c’était difficile... Une intuition lui faisait pressentir que vivre chez les dames d’Entragues pouvait le devenir plus encore. Ne leur avait-elle pas été confiée par le Roi ?...
Un bruit de voix vint interrompre sa rêverie. Un homme et une femme discutaient – ou plutôt se disputaient ! – derrière elle dans l’épaisseur du petit bois... Même leurs voix n’étaient pas en accord car, si la femme chuchotait, l’homme, qui semblait mécontent, ne s’encombrait pas d’assourdir un timbre sonore encore qu’un peu enroué.
— Pourquoi ne voulez-vous pas que je voie Mme la marquise ? Vous savez pourtant que je viens de loin et que M. le duc d’Epernon m’envoie !
Lorenza ne put percevoir la réponse de la femme. Se levant tout doucement, elle s’avança sous les arbres, jusqu’au tronc épais d’un chêne derrière lequel elle se dissimula. Elle se trouvait, en effet, suffisamment proche du couple pour mieux entendre mais aussi pour avoir sur ces gens une vue assez nette. La femme, immédiatement reconnue en dépit de la mante qui la recouvrait à moitié, était Jacqueline d’Escoman mais elle n’avait jamais vu l’homme, un grand diable au poil roux habillé d’un épais tissu de laine verte un peu élimé, un bonnet de même couleur drapé sur ses cheveux hirsutes comme sa barbe. Ses chausses, ses gros souliers poussiéreux et le bâton sur lequel il s’appuyait révélaient qu’il avait dû effectuer un long trajet à pied. Il semblait fort mécontent.
— L’an dernier, vous vous étiez occupée de moi et voilà que vous me renvoyez ?
— Parce que vous ne deviez pas revenir ! Vous m’aviez promis de ne plus penser à ces folies !
— C’est vrai... j’avais promis... mais les voix sont revenues. Elles annonçaient que le temps approche où je devrai accomplir la volonté de Dieu !
— Ces voix vous trompent !
— Ce n’est pas ce que disent mon confesseur et les bons pères ! Quand Dieu ordonne, il faut obéir ! Je voudrais que Mme la marquise – qui avait été si bonne pour moi, souvenez-vous, quand elle a envoyé le valet de son père me conduire ici depuis Malesherbes –, je voudrais qu’elle me garde jusqu’à ce que viennent le jour et l’heure où je saurai qu’il faut frapper l’Antéchrist...
— C’est impossible, vous dis-je ! Allez-vous-en ! Retournez à Angoulême et ne revenez plus !
— Mais M. le duc d’Epernon assure...
— Je ne veux pas le savoir ! Je ne vois pas d’ailleurs pourquoi il vous envoie ? Il n’a qu’à vous garder chez lui !
— Il y a trop de monde et il ne veut pas. Il dit que si on me voyait, cela pourrait gâter l’affaire. Alors il m’envoie chez Mme la marquise. C’est une campagne tranquille et le château est grand. Ce sera facile de me cacher...
— Et pendant combien de temps ?...
— Il ne sait pas encore... Ah si !... J’oubliais !...
L’homme leva un doigt et les yeux vers le ciel :
— Le sacre de la Reine ! Ce sera le signe... et de grands malheurs seront évités !
— Oh alors ! s’exclama la dariolette qui parut soulagée. Ce n’est pas pour demain ! Si même cela vient un jour, cela demandera un long temps de préparation ! Croyez-moi, Ravaillac ! Rentrez chez vous, priez pour que le Seigneur vous éclaire davantage !
— Mais...
— Pas de mais ! Croyez-moi !... Vous aurez largement le temps de revenir quand il sera question de la couronner ! Venez avec moi jusqu’au château. Je vous ferai donner de quoi manger et aussi un peu d’argent puis vous repartirez ! Mais surtout pas un mot de ce que vous venez de me dire !
— Et si je vois Mme la marquise ?
— Vous ne la verrez pas. Les murs ont des oreilles chez nous et vous pourriez non seulement vous perdre mais la perdre aussi.
— Ah bon !
— Venez !
Ils quittèrent le bois pour rejoindre l’entrée de Verneuil. Lorenza alors sortit de derrière son arbre et retourna s’asseoir au bord de la rivière, étourdie de ce qu’elle venait d’entendre et qui n’avait pas besoin d’explications laborieuses : cet homme projetait de tuer le Roi ! Il était envoyé à Mme de Verneuil, ce qui ne pouvait signifier qu’une entente entre elle et M. d’Epernon. Évidemment, d’Escoman s’était efforcée d’écarter le danger et Lorenza se demandait pourquoi. De l’humeur dont était la marquise, elle ne voulait aucun bien à son ancien amant... Mais ne lui en avait-elle pas voulu dès l’instant où elle avait compris qu’elle ne serait pas reine même si elle faisait encore semblant d’y croire ? D’ailleurs, même à l’époque de leurs folles amours, n’avait-elle pas participé à ces deux conspirations contre la vie du Roi ourdies par son père et son demi-frère ? Seule la passion d’Henri avait sauvé leurs têtes...
Lorenza rentra au château fort troublée avec l’idée de poser quelques questions discrètes à Joinville mais il était déjà reparti et cela aussi l’étonna : quand il prenait la peine de se déplacer depuis Paris, il passait la nuit au château...
Dans les trois jours qui suivirent, la jeune fille abandonna ses dernières illusions. En admettant qu’il lui en restât encore ! Il était évident qu’elle n’était plus que tolérée à Verneuil. Henriette lui adressait à peine la parole. En revanche, le nom de « la Reine » revenait de plus en plus souvent dans ses discours. Seule Mme d’Entragues conservait envers elle le même comportement ou tout au moins essayait, mais surtout en dehors de la présence de sa fille... Le reste du temps, elle devenait curieusement silencieuse.
Dans cette atmosphère en train de devenir irrespirable, il aurait fallu que Lorenza fût idiote pour ne pas comprendre qu’elle était gênante... Bientôt sans doute on la mettrait à la porte et il lui faudrait chercher un autre asile... Elle n’attendrait pas d’en être là. Il lui restait encore une carte à jouer.
Vint le matin où Mme de Royancourt devait l’emmener visiter Courcy...
Posé comme un nénuphar blanc sur l’eau miroitante d’un étang, le château de Courcy enchanta Lorenza quand elle le découvrit au tournant d’une route forestière. Verneuil était joli mais celui-là ressemblait à un château de légende avec ses tours immaculées coiffées d’ardoises bleutées, ses girouettes dorées, ses hautes fenêtres dont les vitres renvoyaient les rayons du soleil. Autour, et jusqu’à la lisière des bois, s’étendaient des jardins parfaitement entretenus et, un peu à l’écart, un élégant bâtiment sans étages abritant les écuries et aussi une orangerie[21].
— Que c’est beau ! S’extasia Lorenza, incapable de contenir sa surprise admirative.
— Cela vous plaît ? fit sa compagne avec un sourire ravi.
— C’est peu de le dire ! Je ne trouve pas les mots... mais je comprends pourquoi, comme je l’ai appris, vous n’allez jamais à Paris !
— Si, quelquefois pour voir des amis comme notre ancienne reine Marguerite mais non au Louvre. C’est une question d’atmosphère ! J’avoue que j’y respire mal et mon frère pas du tout ! Il prétend que le soleil n’y a pas la même couleur !
— Je veux bien le croire !
Cette matinée, en tout cas, était radieuse et Lorenza en goûtait chaque minute depuis que l’on avait quitté Verneuil. Lorsque Mme de Royancourt était arrivée, elle n’avait pu se défendre d’une inquiétude sur la façon dont elle serait reçue par une marquise d’une humeur si sombre qu’un simple détail pouvait déchaîner une colère latente. Or, il n’en avait rien été : Henriette avait même déployé ses grâces, poussant l’amabilité jusqu’à inviter la nouvelle venue à s’entretenir avec elle en son particulier. Mais la jeune fille n’avait été vraiment rassurée qu’à la fin en voyant les deux dames se saluer avec des sourires. Et puis l’on était parti... Lorenza avait alors éprouvé une sensation neuve : celle d’être en vacances.
Tout au long du chemin d’environ une lieue et demie, son hôtesse lui fit découvrir un pays qu’elle aimait et connaissait à fond. C’était en effet une charmante région que cette vallée de l’Oise... Elle savait en parler.
Le carrosse à présent franchissait le pont amarrant le château à la terre ferme, gagnait la vaste cour intérieure et venait se ranger devant le perron où attendaient deux laquais en livrée vert foncé soutachée de rouge. L’un ouvrit la portière tandis que l’autre abaissait le marchepied et offrait une main gantée de blanc pour aider la comtesse à descendre avant de rendre le même service à son invitée.
A ce moment, un personnage portant un chapeau de paille et un tablier de jardinier escalada le perron à toute vitesse et s’engouffra dans le vestibule en faisant le dos rond. Au passage, il tendit un panier à un troisième valet et disparut sans qu’il ait été possible de voir sa figure. Mme de Royancourt se mit à rire :
— Il a dû oublier l’heure et n’a aucune envie de se montrer à vous dans cet appareil, mais c’est mon frère ! confia-t-elle.
En pénétrant dans le vestibule dallé de marbre blanc, rouge et noir, Lorenza se souvint des paroles du Roi : « Les Courcy ne sont pas de petits sires. Leur tortil de baron vaut couronne ducale. » Leur demeure mêlant harmonieusement les flamboyances d’un Moyen Age finissant aux grâces de la Renaissance le proclamait hautement : où que se posât le regard, on découvrait un meuble, une tapisserie chatoyante, un objet précieux, ou un portrait de grande mine grâce auquel on remontait le temps. Pas d’accumulation fastueuse comme au Louvre où l’or était omniprésent mais une harmonie de nuances, un accord parfait entre le décor et ce qu’il renfermait.
— Je vous ferai visiter ce tantôt, promit la comtesse en prenant le bras de Lorenza. Nous allons d’abord monter chez moi ôter les poussières de la route et nous rafraîchir avant de passer à table !
A l’étage, elles furent accueillies par une femme aux cheveux argentés, au regard assuré, que, hormis son tablier de soie noire à la ceinture duquel pendait une bélière supportant un trousseau de clefs, on aurait pris facilement pour un membre de la famille.
— Voilà dame Benoîte, présenta la châtelaine. Elle est ma femme de chambre mais elle règne aussi sur le personnel féminin de la maison. Pour les hommes, c’est Chauvin, le majordome que vous avez dû apercevoir au rez-de-chaussée !
Tandis qu’une jeune Guillemette à la mine éveillée les aidait à se débarrasser de leurs manteaux, leur donnait quelques coups de brosse et qu’une autre – Sidonie ! – apportait les bassins pour se laver les mains, Lorenza se demandait pourquoi on jugeait bon de lui présenter des serviteurs mais ne fit aucun commentaire, se contentant de remercier d’un sourire tout en admirant le décor chaleureux où dominaient l’incarnat et le vert amande.
Quand, enfin, on le rejoignit, le baron Hubert, vêtu cette fois de velours brun avec fraise et manchettes d’un blanc irréprochable, faisait les cent pas, les mains derrière le dos, dans la salle où le couvert était dressé.
— Ah ! fit-il seulement en entendant arriver les deux femmes qu’il regarda approcher par-dessus les bésicles dont son nez était chaussé. Voilà donc notre invitée ? Soyez la très bienvenue, jeune dame !
Incontestablement, il ressemblait à son fils – ou plutôt son fils lui ressemblait ! C’étaient les mêmes cheveux roux mais panachés de gris et de blanc que l’on retrouvait dans la moustache et la barbe. Le même visage, encore que la fermeté des traits soit en voie d’affaissement, le même sourire à cela près que les dents n’étaient plus au complet ! – et sans doute la même taille si le dos, rendu un peu courbe par le jardinage et la lecture, avait pu se redresser. En revanche, les yeux différaient : le bleu outremer de Thomas faisant place à une couleur noisette, mais une pareille malice y pétillait.
Ayant pris la main de Lorenza, il la conduisit cérémonieusement à sa place avant de rejoindre la sienne et de déclarer :
— C’est gentil à vous d’avoir accepté de venir jusqu’ici. Sans cela, je ne vous aurais jamais vue et c’eût été dommage ! Diantrement belle, hein, Clarisse ?
— Hubert ! protesta sa sœur. On dirait qu’avec l’âge, l’éducation que l’on vous a donnée s’en va en charpie !
— Ne me fatiguez pas avec ça ! C’est justement un privilège de l’âge de pouvoir dire ce que l’on veut ! Je vous ai choquée, jeune dame ?
— Pas du tout ! répondit Lorenza en riant.
— Là ! Vous voyez bien ! (Puis revenant à la jeune femme :) Je disais donc que je ne vous aurais jamais vue ! Il faudrait me ficeler sur un cheval pour m’obliger à me rendre chez cette Verneuil ! Une vraie mégère ! Et capable de tout et de n’importe quoi ! Je n’ai jamais compris que « nouste Henri » comme s’appellent les paysans, soit tombé si éperdument amoureux de cette teigne !... Non, vous pouvez refermer la bouche, Clarisse ! Vous ne me convaincrez pas du contraire ! Comment réussissez-vous à la supporter, jeune dame ?
— Je lui dois de la reconnaissance, baron. Elle s’est montrée compatissante envers moi... quand j’étais dans une telle détresse.
— Compatissante ? Vous ne me ferez jamais avaler ça ! Elle devait avoir quelque raison cachée !
— Je ne sais pas. En tout cas, il est plus aisé d’aimer Mme d’Entragues. C’est elle, surtout, qui s’est occupée de moi !
— Celle-là je la crois bonne, en effet ! Et douce, et patiente. Il faut l’être pour avoir réussi à dompter jadis ce demi-fou qu’était Charles IX. Quant à la fille, elle doit souffler le feu par les naseaux ! Son règne est fini et bien fini cette fois ! Il est ardu de lutter contre un tendron de quinze ans qui pardessus le marché ne demande qu’à être séduite. Sans compter que le mariage avec Condé va être un véritable désastre ! Le vieux Montmorency se fait du souci et il y a de quoi. Il m’en parlait l’autre jour...
Délaissant son pâté d’anguille à la sauce verjus, Mme de Royancourt gémit :
— Pour l’amour du Ciel, Hubert ! Notre jeune amie va vous prendre pour un vieux cancanier ! Ce qu’à Dieu ne plaise il n’est pas, sachez-le, ma chère...
— Trêve d’hypocrisie, Clarisse ! Vous l’êtes plus que moi ! Et la vérité n’a jamais fait de mal à personne ! Où en étais-je ? Ah oui ! Montmorency ! Ce bon connétable se fait même un sang d’encre parce que le petit Condé est pauvre comme un rat d’église et qu’il est lui-même avare comme il n’est pas permis ! Sans sa tante, la duchesse Diane, la mignonne Charlotte irait toute nue. « Nouste Henri » va devoir mettre la main à l’escarcelle pour arroser tout ce monde. Au fait, je me demande si je ne devrais pas faire un tour à Paris pour examiner ça de plus près ? Ce doit être distrayant...
— Restez donc tranquille ! Je ne suis pas sûre que cela vous plairait ! Moi non plus d’ailleurs. Le nouvel amour du Roi fait osciller la Reine entre l’hystérie et la peur...
— Que craint-elle ?
— D’être empoisonnée ! Si elle trépassait, le Roi ferait l’économie d’une annulation papale qui lui coûterait la peau du dos ! Alors elle fait tester tous ses plats. Elle songerait même à les faire cuisiner dans ses appartements !
— Ça, c’est à mourir de rire ! Inutile de chercher qui lui souffle ces niaiseries ! Les joyeux Concini, bien sûr ! Mais si nous causions un peu de vous, jeune dame ? Nous cancanons, nous cancanons ! Cela ne doit pas vous amuser beaucoup ?
— Plus que vous ne pensez ! J’avoue... ne guère aimer la reine Marie et chez Mme de Verneuil, on m’adresse à peine la parole.
— Pourquoi y restez-vous alors ? Venez ici ! Ce n’est pas la place qui manque. En outre, vous êtes tout à fait charmante et...
Une quinte de toux de sa sœur l’interrompit, trop forte pour être naturelle :
— Que vous arrive-t-il, Clarisse ? Il n’y a pas d’arêtes dans la longe de veau ?
— Ce... ce n’est pas cela !...
Elle le fixait et il crut comprendre :
— Ah ! Vous voulez parler de Thomas ?
— ... non ! Absolument pas !
— Je ne vois pas pourquoi on n’en parlerait pas ! Ce n’est pas parce qu’il aimerait vous épouser – ce que je comprends tout à fait ! – que cela doit vous empêcher de vivre parmi nous. A part le fait qu’il est le plus souvent à Paris et en service dans son régiment, vous ne le verrez que si vous le souhaitez... et sur le plan aussi amical que vous le voudrez. Pour ce que j’en sais, vous ne devez pas tenir le mariage en haute estime après ce que vous avez enduré ! Voyez-vous... Allons bon ! Clarisse, ça vous reprend ? Buvez un peu d’eau, que diable !
— Ce qui m’agréerait surtout c’est prendre la parole et, quand vous vous y mettez, Hubert, ce n’est pas évident ! Or, sur ce point de votre discours j’ai quelque chose à dire.
— Eh bien dites-le ! Je me tais... provisoirement !
La comtesse eut alors un sourire où entrait l’ombre d’une gêne :
— Ma chère Lorenza, vous avez dû observer que, tout à l’heure, Mme de Verneuil a désiré s’entretenir avec moi en privé... J’avoue que le procédé m’a déplu bien que le fond du propos aille dans le sens de mes vœux.
— Elle vous a parlé de moi ?
— Oui. En gros, elle m’a demandé de vous garder à Courcy quelques jours, elle-même devant s’absenter. C’était assez cavalier et j’ai préféré attendre que vous ayez vu la maison... et ce qu’elle contient avant de vous en toucher un mot car je ne veux nullement vous contraindre. Si cela ne vous convient pas...
— Oh si, cela me convient !
Elle avait dit cela si spontanément quelle rougit mais l’idée de passer un moment loin de Verneuil qui commençait à l’étouffer l’enchantait !
— Eh bien voilà ! s’écria le baron en levant son verre ! Sachez, jeune dame...
— On m’appelle Lorenza !
— J’y penserai !... Sachez donc que vous êtes doublement bienvenue ici ! Et j’espère que vous resterez longtemps ! Il faut faire préparer une chambre, Clarisse !
— Benoîte s’en occupe ! On doit y avoir porté le bagage dont un laquais avait chargé la voiture. A votre insu ! Ce que je regrette parce que je n’ai pas compris le pourquoi de cette cachotterie : Mme de Verneuil aurait aussi bien pu ne pas en faire mystère devant vous...
Elle comprit mieux quand, vers le milieu de l’après-midi, un chariot vint déposer au perron les coffres et sacs contenant la totalité de la garde-robe de la jeune femme accompagnée de deux billets : l’un pour elle, l’autre pour Mme de Royancourt. Sous une forme un brin différente – plus alambiquée pour la comtesse –, Henriette se débarrassait purement et simplement d’une invitée permanente dont la présence chez elle risquait de déplaire à la Reine.
— Déplaire à la Reine ? S’étonna Clarisse de Royancourt, perplexe. Voilà une tournure inédite, n’est-ce pas ? Jusqu’à présent, lorsqu’elle y faisait allusion, Mme de Verneuil usait de formules plus... plus...
— Plus imagées ! Compléta son frère. Qu’est-ce qui lui prend ? Je sais que la petite Montmorency l’a balayée du devant de la scène mais le Roi existe toujours, il me semble ? Et avec l’aide de Dieu, j’espère qu’il régnera encore un bout de temps en dépit des prétendues prédictions qui courent la ville et la campagne ! Vous voilà bien rouge, tout à coup, jeune dame ?
Au souvenir de ce qu’elle avait vu et entendu dans le petit bois, Lorenza en effet s’empourprait de plus en plus, affreusement mal à l’aise tout à coup et ne sachant que répondre. Raconter ce qu’elle avait surpris serait trahir la maison qui lui avait donné asile et se taire priverait peut-être un roi qu’elle aimait bien, à présent, d’une aide ou d’un avertissement capable de le sauver.
— Sauriez-vous quelque chose ? Insista-t-il.
— Ne la tourmentez donc pas, Hubert ! Ce matin encore, elle s’est réveillée sous le toit de Verneuil !
— ... qui vient de s’en débarrasser comme d’un meuble encombrant ! Que cette femme souhaite la mort d’Henri n’a rien de surprenant. Avez-vous oublié les deux conspirations tramées par son père, son frère, quelques mécontents... et elle par-dessus le marché ? Le maréchal de Biron y a laissé la tête, Entragues n’a sauvé la sienne que de justesse grâce aux charmes de sa fille, le bâtard de Charles IX végète à la Bastille sans grande chance d’en sortir avant la mort du Roi et la chère Henriette elle-même devrait être à cette heure au fond d’un couvent, le crâne rasé avec le seul droit de dire merci parce qu’elle méritait bel et bien le billot ! Tout ce beau monde complotait benoîtement l’assassinat d’Henri et de son petit Dauphin pour mettre à leur place le gamin de Verneuil avec sa maman dans le rôle de reine-mère. Alors que vous faut-il de plus ?
— Vous avez entièrement raison mais...
— Pas de mais quand il s’agit de la vie du meilleur souverain que nous ayons eu depuis des décennies ! Il nous a rendu la paix et nous l’aimons tous les deux !
Cela décida Lorenza :
— Moi aussi ! affirma-t-elle. Je ne sais pas ce que vous en penserez ni même si cela présente quelque importance...
Et elle rapporta la conversation qu’elle avait surprise. Elle avait à peine fini que le baron Hubert réagissait :
— Vous vous demandiez si cela avait de l’importance ? J’en suis persuadé, jeune dame ! L’homme vient d’Angoulême qui est dans le gouvernement du duc d’Epernon...
— Je ne le connais pas.
— Nous si ! Depuis l’assassinat du feu roi Henri III – qui n’était pas aussi mauvais qu’on s’est plu à le répandre ! – il n’a jamais aimé personne que lui-même et n’a d’autre but dans la vie qu’accumuler les biens de toutes sortes ! Plus arrogant que lui ne se peut trouver ! En le recommandant à son successeur, Henri III, qui s’illusionnait sur son compte, lui a fait – sans le savoir ! – un cadeau empoisonné. Quant aux « bons pères » auxquels l’individu a fait allusion, il ne peut s’agir que des Jésuites qui ont, là-bas, une maison prospère...
— Mais le Roi a été sacré par l’Église ?
— Oh ! Ce détail ne les dérange pas ! Et pas davantage que le Roi les ait rappelés et rétablis dans leur puissance après dix années d’exil que leur avait valu l’attentat de Jean Chastel, un de leurs élèves ! Pour eux, Henri n’est qu’un parpaillot converti pour régner. Et ils n’avaient été bannis que d’une partie du royaume. Vous voyez que ce dialogue « sans importance » que vous avez surpris en a sûrement plus que vous ne le supposez ! Et, à propos d’Epernon, vous devez connaître l’une des dames de la Reine qui s’appelle du Tillet ? On dirait même que le souvenir n’est pas fameux ? ajouta-t-il en voyant Lorenza ébaucher une grimace.
— En effet ! C’est elle qui m’a pour ainsi dire « enlevé » de l’ambassade de Toscane ! Et sans ménagement !
— Elle est la maîtresse d’Epernon !
— Et je l’ai vue venir à l’hôtel d’Entragues !
— Là vous comprenez ! Triompha le baron. En tout cas, ce qui est important aussi c’est l’allusion au sacre de la Reine !
— Il semble qu’il n’y ait pas beaucoup de chances ! Intervint sa sœur. Il paraît que le Roi ne veut pas en entendre parler et si sa bonne épouse en est à faire la cuisine dans ses appartements...
— Vous savez bien qu’elle est à moitié idiote ! Elle est enceinte, ce qui la met à l’abri de tout attentat. En admettant que son époux souhaite sa mort – ce que je ne croirai jamais, il aime trop ses enfants pour risquer d’en abîmer un ! Quant au sacre – qu’elle ne cesse de réclamer, je vous l’accorde ! –, il est peut-être plus proche que nous ne le pensons.
— Pour célébrer la naissance attendue ?
— Ou au cas où nous aurions la guerre ! Et sur ce, si nous abandonnions ces gens pour procéder à l’installation de... Lorenza ! conclut-il en tendant à la jeune fille une main où elle mit la sienne avec un sourire.
D’invitée, celle que l’on rejetait se changea rapidement en membre à part entière de Courcy... Elle s’y intégra comme la pierre tombée d’un mur qu’un maçon soigneux scelle à nouveau, avec un naturel qui ne laissa pas de la surprendre. C’était un peu comme si elle rentrait chez elle après un long et pénible voyage : une délicieuse impression de délassement et d’insouciance ! Le port tant désiré peut-être ?
Le charme du château opérait toujours. Plus élégante que vraiment fastueuse – l’or n’y coulait pas de la moindre corniche ou si peu ! –, la nouvelle demeure n’entassait pas meubles et bibelots précieux comme chez la Reine ou chez Mme de Verneuil mais donnait à chacun la place qui lui convenait le mieux pour le mettre en valeur et nuançait les couleurs selon l’effet que l’on en attendait.
En outre, le baron Hubert et ses jardiniers ne la laissaient pas manquer de fleurs que l’orangerie fournissait en abondance en attendant les beaux jours.
D’emblée, elle avait adoré sa chambre. Située dans l’une des tours, elle ouvrait par deux balcons sur l’étang aux cygnes. Ses tentures de brocart jaune soleil orné de passementeries blanches renvoyaient la lumière qui entrait à flots. Il y avait des livres dans une petite bibliothèque, des lilas blancs dans un vase, des flacons de parfum sur une table à coiffer, une cheminée de marbre blanc et, dans un cabinet voisin, des commodités en faïence ainsi que, encastré dans un mur, un vaste placard pour le rangement des vêtements. Les coffres à bagages prenaient, une fois vidés, le chemin des greniers. La jeune Guillemette qui avait à peu près l’âge de Lorenza veillait sur tout cela à l’entière satisfaction de celle-ci parce qu’elle avait en permanence le sourire aux lèvres et savait coiffer à la perfection.
Au fil des jours, l’invitée put constater que, loin d’être isolé, Courcy entretenait des relations avec les châteaux des environs. Et en particulier Chantilly, propriété royale mais assez mal entretenue du connétable de Montmorency qui, s’il était trop ladre pour recevoir, aimait beaucoup venir partager le pain et le sel avec son vieil ami Courcy, ce qui lui permettait de jouir de sa cuisine – et surtout de sa cave ! – sans débourser un liard. En échange, on ne manquait jamais de nouvelles au château, ce qui expliquait comment, sans bouger de chez lui, le baron Hubert était au courant de tout ce qui se passait à la Cour. Par Montmorency lui-même, qui, s’il s’y rendait rarement, était renseigné par sa belle-sœur, la duchesse d’Angoulême, celle-ci faisant volontiers le voyage entre son hôtel de la rue Pavée et le domaine familial, s’arrêtant parfois à Courcy pour déverser ses soucis dans le giron compatissant de la comtesse Clarisse...
Dans ces cas-là, Lorenza ne se montrait pas. Consciente d’une situation un peu en porte-à-faux et soucieuse de laisser oublier au plus vite la tourmente qui avait failli l’emporter, elle avait obtenu sans peine de se retirer chez elle lorsque quelqu’un venait. Elle se refusait, en effet, à être présentée en tant que marquise de Sarrance et son nom florentin ne devait pas être complètement effacé des mémoires.
— Et baronne de Courcy, cela ne vous tenterait pas ? Lança un soir le baron en prenant un air finaud qui attira la réaction immédiate de sa sœur.
— Je sais que vous êtes têtu comme un âne rouge, Hubert, mais j’aimerais ne pas être obligée de vous rappeler que nous avons promis à Lorenza- comme d’ailleurs à Thomas ! – de la traiter en fille de la maison mais sans essayer le moins du monde de lui en faire accepter le statut réel ?
Il fit le dos rond et lui offrit un regard de chien battu :
— Je sais, je sais, Clarisse ! Mais on a le droit de rêver.
— Rêvez tant que vous voulez mais en silence !
La main de la jeune fille vint alors se poser sur celle de son hôte :
— Une fille ne pourrait vous aimer plus que je vous aime, dit-elle avec douceur. Vous me donnez la vie que je souhaitais en venant en France.
C’était la simple vérité ! En dehors du temps accordé au sommeil, il ne se passait pas une minute dans la journée où elle n’était pas avec l’un ou l’autre de ses commensaux. Sous l’égide d’Hubert, elle s’appliquait à la botanique, s’initiait aux plantes et à leurs vertus, le regardait procéder à des croisements de plantes ou encore, dans la librairie, lisant avec lui un texte qu’il appréciait particulièrement ou faisant elle-même des découvertes parmi les centaines de volumes amassés là depuis des lustres. Avec la comtesse Clarisse, elle s’adonnait à la musique, apprenait à jouer de la guitare et du luth, visitait les alentours, bavardait de choses et d’autres tout en brodant une chasuble somptueuse destinée à l’abbé Joufflot, le curé du village voisin. Elle avait réappris à rire, à chanter et les jours passaient sans même qu’elle s’en rende compte. Tous ensemble, on commentait les nouvelles qu’apportaient lettres ou visiteurs. La situation apparemment ne s’améliorait pas : le Roi trépignait en attendant la dispense papale nécessaire pour marier d’aussi proches cousins que Condé et Charlotte, ouvrait largement sa bourse pour constituer un trousseau convenable à une future princesse de Condé, Mme d’Angoulême lui ayant appris, en effet, qu’à cause de l’avarice du connétable, elle manquait de tout et ne possédait « même pas une chemise de rechange ».
Le 17 mai, enfin, les Courcy, frère et sœur, magnifiquement accommodés, montèrent dans leur plus beau carrosse pour se rendre à Chantilly où le mariage de Charlotte devait avoir lieu « dans l’intimité ». Ils s’étaient fait précéder d’un beau collier de perles destiné à la mariée.
Quand ils rentrèrent assez tard le soir, ils en riaient encore :
— Ça, pour de l’intimité, c’en était ! confia le baron Hubert à Lorenza qui les avait attendus. Il y avait la famille et nous, un point c’est tout ! Une vraie noce de campagne à cette différence près qu’à celles-là on dispense généreusement les produits de la ferme et le vin ! Chauvin, ajouta-t-il à l’adresse de son majordome, faites-nous donc servir un petit en-cas, la comtesse et moi sommes presque morts d’inanition !
— Le Roi n’était pas présent ?
— Ni la Reine ni la Cour. Tout le monde est à Fontainebleau où l’on prépare les noces de César de Vendôme, l’aîné des fils que le Roi a eus de Gabrielle d’Estrées, avec Françoise de Lorraine, commenta Mme de Royancourt. Nous étions les seuls invités « extérieurs ».
— La mariée était belle au moins ?
— Exquise ! Et parée à ravir ! Je n’en dirai pas autant du jeune Condé. Il était visiblement d’une humeur de chien... d’un chien de manchon, j’entends... et cela ne l’arrangeait pas ! Je me demande à quelle nuit de noces la pauvre enfant va avoir à se soumettre ?
— Ne vous tourmentez pas pour ça ! fit son frère. Il m’étonnerait qu’il lui fasse grand mal. C’est tout juste s’il l’a regardée deux fois. Quant à la jeune Charlotte, elle avait dans l’œil une lueur de défi fort peu prometteuse d’accomplissements éblouissants. Elle aurait, paraît-il, fait serment de ne se donner qu’au Roi ! Cela dit, si l’on ne s’est pas gobergé, c’était un mariage assez gai ! On a dansé ! Même nous et même le vieux Montmorency et Mme d’Angoulême. Enfin, voilà qui est fait ! Soupira-t-il en se laissant aller dans un fauteuil. Reste à attendre la suite du roman ! Que regardez-vous donc, Clarisse ?
Elle s’était approchée, pendant qu’il pérorait, d’une des fenêtres ouvertes :
— Nos jardins si beaux ! Ils débordent de fleurs ; c’est un enchantement alors que ceux de Chantilly sont à peine entretenus ! Quelle pitié !
— Quelle honte, oui ! Je m’échine à chapitrer Montmorency sur le sujet ! Il est loin d’être miséreux pourtant et je suis persuadé qu’il empile les sacs d’écus dans un coin. Enfin, il faut espérer que son fils saura les trouver !
— Il n’a que quatorze ans mais c’est un bien charmant garçon ! Je suis sûre qu’il aura du succès auprès des dames ! affirma Clarisse d’un ton rêveur.
— Ne vous inquiétez pas, il en a déjà ! fit le baron d’un ton moqueur. Allons Clarisse ! Contentez-vous de votre neveu ! Thomas aussi est un charmant garçon !
— Et qui prétend le contraire ? J’aime énormément Thomas et vous le savez ! Je regrette seulement de ne pas le voir plus souvent...
Elle rougit soudain, consciente qu’elle venait de gaffer, mais Lorenza sourit :
— J’espère, dit-elle, que ce n’est pas ma présence à Courcy qui le retient à l’écart. J’en serais sincèrement désolée... et d’autant plus que l’occasion ne m’a pas été donnée de lui exprimer ma profonde gratitude. Il m’a sauvée par deux fois et en prenant des risques inouïs. J’aimerais... j’aimerais pouvoir le lui dire !
— En vérité ?
Le visage de Clarisse venait de s’illuminer :
— En vérité ! Moi aussi je pense qu’il est charmant !
— Alors je vais lui écrire ce soir même !
— Allez plutôt vous coucher ! Conseilla gracieusement son frère. Vous avez dansé comme une folle ! Moi aussi d’ailleurs ! Vous écrirez demain matin !
Pourtant les jours continuèrent de couler sans ramener le jeune homme. En revanche, on vit beaucoup Mme d’Angoulême fort inquiète de la tournure que prenait le mariage de sa nièce. Qu’il eût été consommé ou non était de peu d’importance. Mais le petit Condé développait à l’encontre de sa ravissante épouse une jalousie quasi maladive :
— Une jalousie sans amour ! déplora-t-elle. La pire de toutes car elle ne ménage pas notre
Charlotte ! Refusant toujours de la mener à Fontainebleau, il la tient sous bonne garde à Paris !
— Et elle ? Comment réagit-elle ? demanda la comtesse. Elle pleure ?
— Point du tout ! Elle tient tête et elle écrit ! Des lettres absolument passionnées où elle appelle son soupirant « Astre que j’adore ». Vous vous rendez compte ?
— C’est assez surprenant mais il faut croire qu’elle l’aime. Ce sont des choses qui arrivent. Mais si le prince fait si bonne garde, comment ces missives parviennent-elles à leur destinataire ?
— Par mon entremise, évidemment ! Et par celle d’un ou deux serviteurs fidèles ! A l’exception de la Reine qui enfle à vue d’œil, il n’est personne à la Cour qui ne soit prêt à se dévouer pour favoriser de si belles amours ! Au cas où Henri irait jusqu’au bout de son propos en la faisant reine de France !
— Et lui ? Comment réagit-il ?
— Outre qu’il convoque régulièrement Condé pour l’abreuver d’injures et lui annoncer qu’il ne lui donnera plus un écu, il se comporte comme un amoureux d’une chanson de geste, soigne sa toilette comme il ne l’a jamais fait et se livre à toutes les folies que lui inspire sa passion. Imaginez que voici une semaine il est allé se cacher sous le balcon de Charlotte, afin de l’apercevoir. Prévenue, naturellement, elle s’est montrée audit balcon, ses magnifiques cheveux épars sur les épaules, entre deux femmes portant des chandelles allumées. Il a failli s’évanouir à cette vue.
— Et elle ?
— Elle était ravie et s’est mise à rire. « Mon Dieu qu’il est fou ! » s’est-elle écriée avant de lui envoyer des baisers du bout des doigts et aussi son mouchoir. Lui, de son côté, lui fait tenir des vers que ne cesse de composer son poète Malherbe ! Nous nageons en plein roman, vous dis-je ! Mais moi je trouve cela plutôt amusant...
— Amusant, amusant ! grogna le baron après le départ de la duchesse. Il faut être une femme pour trouver cette situation drôle ! Surtout avec quelqu’un d’aussi teigneux que le petit Condé ! Moi, je n’aime pas beaucoup qu’Henri perde à ce point la raison et joue les damerets pour une jouvencelle sûrement flattée d’être la cause de tout ce tintouin...
— Il en a fait d’autres ces dernières années, plaida sa sœur, indulgente. Et c’est sans doute son dernier amour.
— Peut-être, mais le moment est mal choisi quand des rumeurs de guerre nous arrivent des frontières.
En effet, depuis le mois de mars, la mort sans héritier du duc de Clèves et de Juliers, abandonnant ses riches duchés et comtés de Juliers, Clèves, Berge, La Marck, Ravensberg et Ravenstein, offrait une proie de choix à l’appétit de ses puissants voisins. D’autant plus que ces territoires occupaient une position stratégique idéale entre la France, la Hollande, les Pays-Bas espagnols et l’Allemagne rhénane. L’équilibre entre catholiques et protestants en Allemagne dépendrait du nouveau souverain.
Le catholique empereur Rodolphe – comme il en avait le droit d’ailleurs – avait mis l’héritage sous séquestre mais envoyé un peu trop de troupes pour ne pas inquiéter les princes allemands -protestants – candidats à l’élection. Or, ils étaient les alliés de la France – et de la Hollande ! – et celle-ci diligentait déjà une armée vers lesdites principautés. L’investissement devait être complet à la fin de cette année 1609.
— Cela signifie qu’en attendant l’élection, notre Béarnais va déclarer la guerre aux Habsbourg d’Autriche, d’Espagne et des Pays-Bas, conclut le baron. Une guerre qui sera considérée comme impie par la Reine, Epernon, les Jésuites et tous ceux du parti catholique inféodés au pape !
— C’est entendu, concéda la comtesse sur le mode apaisant, mais je ne vois pas ce que la divine Charlotte et son triste époux viennent fabriquer là-dedans ?
— Oh, c’est simple : Condé songerait à se réfugier aux Pays-Bas avec sa trop séduisante épouse et à se mettre sous la protection de l’archiduc Albert si on ne le laisse pas tranquille. Il va d’un château ami à un autre mais il est toujours surveillé... Et maintenant Lorenza, venez donc avec moi ! Il faut que nous allions à l’orangerie voir où en sont nos derniers greffons !
Thomas arriva le lendemain soir.
Le galop de son cheval fit lever les yeux de Lorenza qui lisait sur le balcon de sa chambre. D’un geste machinal, elle referma son livre pour s’accouder sur l’appui et le regarder approcher. Le soleil à son déclin était encore chaud. Le jeune homme avait ôté son pourpoint et chevauchait tête nue pour mieux profiter du vent de la course. L’ayant aperçue, il leva un bras afin de la saluer et elle lui répondit spontanément, un peu étonnée de se sentir tout à coup plus joyeuse !
Ce n’était pas faute, pourtant, de s’être interrogée à son sujet. Il avait trop fait pour elle et il dégageait trop de joie de vivre pour qu’elle n’éprouve pas pour lui une amitié réelle mais son image, occultée par celle d’Antoine de Sarrance, demeurait un peu floue. Cette fois, elle le voyait nettement et surtout ne voyait que lui : ce « lion », crinière au vent, dont elle pouvait distinguer à présent le grand sourire à belles dents blanches était un magnifique cavalier que plus d’une fille, sans doute, souhaiterait s’attacher. Or c’était elle qu’il aimait et elle le savait...
Sans plus réfléchir, elle s’élança pour le rejoindre, sortit de sa chambre et courut vers l’escalier, mais s’arrêta au moment de s’y engager. Elle n’avait pas le droit de priver ses parents de ce premier instant de retrouvailles ! Clarisse, relevant ses jupes à pleines mains, traversait déjà le vestibule aussi vite que lui permettaient ses pieds menus dont elle était fière et qu’elle chaussait peut-être un peu à l’étroit. Elle disparut dans la cour cependant que tout le château se mettait à bruisser et qu’éclatait au-dehors la voix de basse-taille du baron. La maison entière, relayant le salut allègre des jardiniers, accueillait le jeune maître !
En descendant l’escalier à pas comptés, la jeune fille s’intégra sans même en avoir conscience à la joie générale et quand Thomas apparut enfin à l’entrée entre son père et sa tante accrochée à son bras, ce fut sans hésitation qu’elle alla à sa rencontre les deux mains tendues.
— Enfin vous voilà ! dit-elle gaiement. Vous n’imaginez pas comme je suis heureuse de vous voir !
Il s’inclina pour prendre les mains offertes qu’il baisa l’une après l’autre sous l’œil ravi de la famille. Son regard bleu étincelait de joie :
— Et moi donc ! Être accueilli par ce beau sourire dans cette maison dont je sais qu’elle vous a adoptée est un vrai bonheur !
— Plus tard les bavardages ! Brama le baron qui reniflait une larme discrète. Va te changer ! Tu sens la sueur et l’écurie ! On passera à table ensuite !
— Ce que vous pouvez être agaçant, Hubert ! Morigéna sa sœur. Laissez-leur le temps de se dire bonjour !
— Je croyais que c’était déjà fait ? De surcroît, il ne va pas repartir tout de suite ! Tu nous restes un moment, mon garçon ?
— Deux jours, père.
— Pas plus ?
— Malheureusement non ! Encore en suis-je redevable à Monsieur de Sainte-Foy ! Le Roi bouge beaucoup en ce moment. Les chevau-légers aussi !
— Il a vraiment besoin d’un régiment pour courir sur les traces de sa belle ?
— Tout de même pas ! fit Thomas en riant, mais nous sommes quotidiennement en manœuvre au cas où...
— Où nous aurions la guerre. Tu le penses, toi ?
— A mon tour de dire : plus tard les bavardages ! Intervint Clarisse. Ce garçon a besoin de se rafraîchir et nous avons faim ! Assena-t-elle en passant son bras sous celui de Lorenza.
Ces deux jours défilèrent comme dans un rêve et Lorenza en goûta chaque instant. Le château n’engendrait guère la mélancolie en temps normal mais, avec Thomas, tout semblait s’épanouir et l’on n’y rencontrait que des visages souriants. Comment ne pas être à l’unisson ? A son égard, il était d’un naturel parfait, comme si elle avait appartenu à la famille depuis sa naissance. Il ne cherchait pas à s’isoler avec elle. Pas davantage à lui faire la cour. Et s’ils firent ensemble une promenade à cheval, ce fut au galop, une course née d’un défi qu’il eut la galanterie de lui laisser gagner. Ce qu’elle lui reprocha vertement.
En vérité, elle se sentait bien auprès de lui et, retirée aux heures de sommeil, elle s’interrogeait sur ce qu’elle éprouverait lors de son départ. Du regret sans aucun doute ! Alors pourquoi ne pas lui confier sa vie à demi brisée ? Pourquoi ne pas s’intégrer définitivement à cette famille qui lui avait ouvert les bras et où elle se plaisait tant... et plus encore quand elle était auprès de lui ?
L’envie de retourner à Florence l’avait quittée. Pour y trouver quoi ? Même le jardin des Murate avait perdu de son charme étouffé sous les roses que le baron Hubert faisait foisonner un peu partout. Il en était fou et ne cessait de rechercher de nouvelles espèces, se livrant à une alchimie compliquée pour laquelle, peu à peu, elle-même se passionnait. Pourquoi, enfin, ne pas rendre une part de la joie de vivre qu’on lui avait restituée ? Et la rendre pleinement : avec son cœur et avec son corps ! Elle ne marchanderait pas sachant que la venue d’un enfant les comblerait tous de bonheur ! Ce serait sans erreur possible la meilleure façon d’effacer le douloureux souvenir qu’elle portait en elle.
Aussi, le soir précédant le départ du jeune homme, elle lui proposa de faire quelques pas le long de l’étang. La nuit était tiède, constellée d’étoiles, romantique à souhait. Ils marchèrent plusieurs minutes côte à côte sans se parler. Thomas partait à l’aube. Il ne fallait pas gâcher cet instant mais les circonlocutions n’étaient pas dans la nature de Lorenza. C’est pourquoi elle dit sans préambule :
— Souhaitez-vous toujours faire de moi votre femme, Thomas ?
— Vous n’avez pas changé ? Alors moi non plus ! répondit-il d’une voix calme mais que l’émotion enrouait.
Ils s’étaient immobilisés l’un en face de l’autre et se turent. Ils se regardèrent un instant sans rien dire comme s’ils hésitaient au bord des mots mais, cette fois, ce fut lui qui rompit le silence :
— Je vous aime plus que jamais ! murmura-t-il. Assez pour respecter...
— Non, l’interrompit-elle en lui posant un doigt sur la bouche. Ce serait avilissant pour tous les deux. Au soir du mariage, je serai à vous tout entière, sans arrière-pensée, sans regret et, je crois, avec bonheur !
— Lorenza !... En vérité ?
— Prenez-moi dans vos bras, Thomas, serrez-les très fort... et ne les ouvrez plus jamais !
— Tant que je vivrai, Lorenza ! Tant que je...
Leur premier baiser étouffa le dernier mot...
Ce fut la veille du mariage que la lettre arriva portée par un messager à cheval qui la lança à un valet avant de repartir. Elle était adressée à donna Lorenza Davanzati et ne contenait que deux courtes phrases ainsi qu’un dessin reproduisant minutieusement la dague au lys rouge :
« Si tu l’épouses, il mourra comme les autres ! Tu seras à moi ou à personne ! »
Frappée au cœur mais sans un cri, elle s’écroula...
Saint-Mandé, janvier 2010