Bérenger chantait. La voix de l'adolescent avait perdu la fraîcheur fragile de l'enfance mais, encore un peu enrouée par la mue finissante, trouvait déjà des sonorités chaudes qui vibraient agréablement quand il était joyeux comme en ce moment.
Quan vey la lauzeta mover De joy sas alas contra 7 rai, Que s'oblida e's laissa cazer Per la doussor qu'ai cor li vay Aï! tan grans enveya m'en ve De cui qu'en vey a jauzion Meravilhas ay, quar desse La cor de dezirier no 'm fan1.
1 Quand je vois l'alouette mouvoir de joie ses ailes à contrejour, qui s'oublie et se laisse choir pour la douceur qu'au cœur lui va hélas, je sens monter l'envie pour ceux que je vois heureux. C'est merveille qu'à l'instant le cœur de désir ne me fonde...
La langue d'oc sonore et musicale et surtout le ton de Bérenger prêtaient une gaieté à la célèbre chanson de Bernard de Ventadour dont le texte était plutôt mélancolique mais le page aimait cette chanson et il la lançai ^vigoureusement à tous les échos de ses montagnes natales.
Le long voyage s'achevait. On avait mis un grand mois à revenir des plaines de Flandre pour éviter le nord de Paris où les troupes du connétable de Riche- mont n'avaient pas encore fini de nettoyer le Vexin, les confins de la Picardie et les marches de Champagne des dernières garnisons anglaises et des assauts de Jean de Luxembourg, l'intraitable général bourguignon, le seul de son camp que le traité d'Arras n'eût pas satisfait. C'était dans la gloire d'un soir de juillet plein de chaleur, de bourdonnements d'abeilles et d'odeur de myrtille que Catherine, Gauthier et Bérenger achevaient leur dernière étape.
Mais que la dernière lieue de chemin était donc longue à parcourir !
Depuis la Croix de Thérondels, l'ancienne voie romaine, bien étroite et bien cahotante qui allait d'Aurillac à Rodez s'étirait capricieusement, rampait au long des croupes foisonnantes de châtaigniers chargés de leurs bizarres fleurs en forme d'étoiles pour roi mage en quête de divine vérité. Elle était déserte mais parfois le flot laineux d'un troupeau de moutons gagnant les hautes prairies par les drailles de menues pierres roulantes la traversait. Le berger alors saluait les voyageurs d'un geste de la main puis, sifflant ses chiens, reprenait son ascension patiente de son pas lent et régulier.
À l'idée de ce qui l'attendait à Montsalvy, le cœur de Catherine battait plus vite, à la fois d'espérance et de crainte. Espérance du foyer retrouvé, des rires de ses petits, de la chaude embrassade de Sara, de l'accueil des petites gens qui l'aimaient bien. Crainte de ce que seraient le premier mot, le premier geste d'Arnaud. Allait-il comme il l'avait juré la chasser loin de lui, la rejeter au hasard du chemin et des aventures sans fin ? Ou bien la douce et ferme influence de l'abbé Bernard lui aurait-elle enfin ouvert les yeux, fait comprendre que son épouse ne méritait pas le mal qu'il lui avait fait ? Mais peut-être ne serait-il même pas au logis ? Les derniers jours de son voyage avaient en effet appris à la jeune femme bien des choses inattendues concernant les événements de France.
Ainsi l'avant-veille, en arrivant à Aurillac pour y faire étape à la maison des hôtes de l'abbaye Saint- Géraud, les voyageurs avaient eu la surprise de trouver la ville en fête. Les consuls avaient ordonné prières publiques, ripailles non moins publiques et feux de joie pour célébrer la déconfiture définitive du plus dangereux, du plus tenace ennemi que la ville ait eu depuis les vingt dernières années, le charognard qui, si longtemps, avait dessiné dans son ciel ses cercles menaçants : le routier Rodrigue de Villa- Andrado.
En effet, revenant du long périple à travers la France qui l'avait amené jusqu'en Languedoc avec le dauphin Louis, Charles VII avait appris que le Castillan, profitant de son absence et toujours aussi sûr de lui, avait osé pénétrer en Berry et menacer la Touraine, la Touraine où résidaient la reine Marie et la dauphine Marguerite d'Écosse. On avait vu sa bannière impudente à Chatillon-sur-Indre, à huit lieues de Loches.
Les ravages et les incendies qu'il déchaînait sur son passage avaient jeté l'alarme dans les résidences royales et les deux princesses avaient, par deux fois, écrit au Castillan pour lui demander de s'éloigner. Ce dont, naturellement, il n'avait rien fait. Il avait en effet la partie belle : le connétable de Richemont était alors occupé à mettre de l'ordre autour de Paris où les garnisons de Saint-Denis, de Vincennes et de Lagny se mutinaient et se mettaient à piller autant et mieux que les Anglais eux-mêmes.
Le Roi alors, et pour la première fois de sa vie peut-être (mais ce ne serait pas la dernière !), était entré dans une grande colère. Il avait ordonné que l'on revînt vers la Loire à marches forcées.
Or comme ses fourriers arrivaient au château d'Hérisson, non loin de la ville de Montluçon, en terre bourbonnaise, pour y préparer les logis de leur maître, ils avaient été surpris par les routiers de Rodrigue, détroussés et mis à mal. C'était une grave imprudence car le Roi ramenait du Midi une véritable et puissante armée où Provençaux et gens d'Armagnac tenaient une large place. Charles courut sus au pillard, l'obligeant à chercher refuge jusqu'au-delà de la Saône, dans des terres appartenant à son beau-frère le duc de Bourbon. Après quoi Rodrigue avait été solennellement banni du royaume avec interdiction d'y revenir sous peine de la hache. Il ne lui restait plus qu'à regagner son comté espagnol de Ribadeo et à s'y faire oublier. C'était cela que fêtaient les gens d'Aurillac, heureux d'être à jamais délivrés de cette menace-là. Mais Catherine en avait tiré des conclusions toutes personnelles.
Puisque le Roi s'affirmait enfin comme chef de guerre, puisqu'il avait enfin pris la décision de mettre la main à la pâte et de poursuivre en personne la libération de son royaume, puisqu'il s'en allait à présent, à ce que l'on disait, assiéger Montereau-Fault- Yonne où le capitaine anglais Thomas Guérard tenait une puissante garnison, Arnaud très certainement n'aurait pas résisté à l'appel de la guerre, son insatiable maîtresse, et serait reparti avec ardeur pour faire sa paix avec son Roi et reprendre sa place parmi les capitaines...
A vrai dire, l'idée de retrouver Montsalvy sans son maître et livré à l'intelligente direction de l'abbé Bernard, coseigneur de la ville, lui souriait assez. Cela lui laisserait le temps de causer avec l'abbé, d'entendre ce que les gens de Montsalvy lui diraient touchant le comportement d'Arnaud et de préparer sa propre position pour le jour où il reviendrait. Et ce serait, somme toute, bien agréable de retrouver le calme de sa maison sans avoir à soutenir, après une si longue route, une joute oratoire violente telle qu'Arnaud savait si bien lui en imposer. Rien qu'une bonne nuit de sommeil serait déjà un bien inappréciable...
Bérenger chantait toujours en tête du petit cortège, laissant la bride sur le cou de son cheval qui suivait docilement le chemin. Mais soudain il s'arrêta et se dressant sur ses étriers désigna un point haut devant lui :
— Regardez, dame Catherine, voilà le grand chêne du Puy de l'Arbre ! Nous arrivons.
Le cœur de la jeune femme manqua un battement. Le page avait raison : encore quelques pas dans ce bois de châtaigniers et, après un large tournant, on pourrait apercevoir les tours, pas très élégantes mais solides, de Montsalvy, ses murailles de lave hérissées de douves de tonneaux taillées en pointe. Passé le Puy de l'Arbre, la route dévalerait en pente douce vers le barri Saint-Antoine, le petit faubourg au bout duquel s'ouvrait la porte d'Aurillac où se tenait le péage1. Alors, on verrait poindre le clocher de l'abbaye et, plus loin, les tours orgueilleuses du château que Catherine elle-même avait fait construire avec ses lignes sévères et pures, ses chemins de ronde... et le fouillis de plantes grimpantes que Sara s'obstinait à accrocher aux murailles comme s'il s'agissait de la maison d'un chanoine.
1 Clé du Rouergue, Montsalvy était une ville de passage où l'on payait.
— Vous verrez, Gauthier, dit Catherine à son écuyer qui ouvrait sur ce pays si neuf pour lui des yeux passionnés, vous aimerez notre Auvergne et plus encore ses habitants. Il y a ici une noblesse qui pousse de la terre même. Elle est faite de courage, de foi, de bon sens et de générosité vraie. Ici on sait garder fidélité sans se sentir esclave, servir sans se sentir amoindri... sans compter que certaines de nos filles sont bien jolies...
On venait de tourner la corne du bois quand un filet de musique nasillarde et mélancolique vint jusqu'à eux et fit tressaillir de joie Bérenger.
— Vous entendez, dame Catherine ? On nous joue un petit air de cabrette pour notre retour...
Et, incapable de maîtriser son impatience, il piqua son cheval qui partit d'un élan. Catherine le suivit, entraînant Gauthier, mais le tournant franchi trouva son page arrêté auprès d'un petit bonhomme en sarrau brun, bossu et contrefait, que cependant il embrassait avec ardeur.
— Regardez, dame Catherine ! s'écria-t-il en apercevant sa maîtresse, c'est notre innocent, c'est Étienne la Cabrette qui nous donnait la sérénade de bienvenue. Et il y a aussi Jacquot ! Eh bien... mais qu'est-ce que tu as ?
Lâchant l'innocent il se tournait vers un jeune homme, vêtu lui aussi comme un paysan, et qui était j debout auprès de lui. Ce garçon, Catherine le connais- 1 sait bien car il était l'aîné des fils d'Antoine Malvezin, le cirier de Montsalvy, et pourtant, au lieu de venir à elle avec un sourire de bienvenue, il la regardait avec une sorte d'épouvante et... mais oui, avec des larmes dans les yeux !
— Dame Catherine ! balbutia-t-il, dame Catherine ! C'est pas vrai !... fallait que ça m'arrive à moi !
Bérenger déjà le secouait comme s'il cherchait à l'éveiller d'un cauchemar.
— Enfin, Jacquot, ça ne va pas ? Bien sûr, c'est dame Catherine !... et c'est moi, Bérenger de Roquemaurel. On était amis avant mon départ.
— Oh ! je vous reconnais bien, gémit le garçon. Mais que ce soit moi qui sois là quand vous arrivez, que ce soit moi qui doive...
Le comportement de Jacquot était si extraordinaire que Catherine sauta à bas de son cheval et voulut s'approcher mais, à mesure qu'elle venait à lui, le jeune homme reculait et ses larmes redoublaient.
— Jacques ! s'écria-t-elle impatientée. Venez ici ! Que signifie cette comédie ? Vous me regardez comme si j'étais le diable !
— Non !... oh non, dame Catherine ! Croyez pas ça ! Mais... oh mon Dieu ! Faut que j'y aille !
— Mais où ?...
Toujours à reculons, sans cesser de la regarder et de pleurer, le jeune Malvezin allait prendre sa course vers la ville qui était en vue à présent. Ce que voyant, Gauthier lança son cheval, attrapa le garçon par le col de sa blouse et le ramena, gigotant, ses pieds touchant à peine terre, jusqu'à la jeune femme.
— Chez moi, mon garçon, quand la maîtresse pose une question on répond ! Alors, tu vas t'expliquer bien gentiment si tu ne veux pas tâter du fourreau de mon épée. Qu'est-ce que tout ça signifie ?
Jacquot regarda Catherine avec un mélange de désespoir et de crainte qui la bouleversa, se remit à pleurer, puis, finalement lâcha :
— Il faut... que j'aille prévenir le corps de garde que vous arrivez !
— Ça me paraît normal, commenta Gauthier, et il n'y a pas de quoi te mettre dans cet état.
— Oh... oh que si ! Je... je dois prévenir pour qu'on ferme les portes de la ville devant dame Catherine.
Il y eut un silence, si grand que l'on n'entendit même plus les respirations. Bérenger retenait la sienne et Catherine était suffoquée :
— Quoi ?... exhala-t-elle enfin. Que l'on ferme... les portes devant moi ?
C'est messire Arnaud qui le veut ! continua le malheureux visiblement au supplice. Oh, dame Catherine, je vous en supplie, m'en veuillez pas, je ne peux pas faire autrement ! Tous les jours, messire Arnaud envoie quelqu'un garder la route et on doit le prévenir tout de suite de votre retour. Celui... qui vous laisse rait approcher serait tué sur l'heure... lui et toute sa famille !
Catherine eut un cri d'horreur :
— Tué ? Avec toute sa famille ?... Mais c'est impossible ! Mais il est fou !...
— Je... je crois que oui mais c'est pas ma faute... Et il faut que j'y aille ! On doit nous voir, de là-bas...
— D'accord ! s'écria Gauthier. Je vais t'y ramener, moi, à Montsalvy, et tu vas pouvoir faire toutes les mauvaises commissions que tu voudras. Mais je vais entrer avec toi et ton messire Arnaud je vais aller lui dire ce que j'en pense !
— Non, Gauthier ! Je vous le défends !... Lâchez ce garçon... C'est un ordre, ajouta-t-elle si durement que l'écuyer finit par obéir. » Puis plus doucement : « Je ne veux pas être cause de la moindre effusion de sang... Tous ces gens d'ici, je les aime, je vous l'ai déjà dit !
— Si c'est ça leur fameux courage ! On leur ordonne de vous chasser et ils s'exécutent sans rien dire ? Je commence à croire que le personnage du capitaine la Foudre tient fort au cœur de votre époux !
Qu'allons-nous faire ? Rester ici ? Passer la nuit devant ces murailles, ces portes que l'on va refermer devant vous, comme si vous aviez la peste !... Regardez-le votre Jacquot ! Il court comme un lapin...
Le jeune Malvezin, en effet, avait déjà atteint les maisonnettes et galopait vers le pont-levis. Avec un geste découragé, Catherine prit son cheval par la bride et gagna le couvert des arbres. Ce coup si brutal l'assommait, anéantissant sa joie, lui enlevant tout courage...
Fallait-il qu'Arnaud l'ait prise en haine pour avoir donné des ordres aussi cruels, aussi impitoyables ? Tuer toute une famille si on la laissait approcher ? Tuer quelques-uns de ces gens de Montsalvy qu'il aimait, qui l'avaient vu naître, qu'il avait toujours défendus farouchement ? Mais que s'était-il passé ?... Et où étaient ses amis à elle : Josse et Marie Rallard qui avaient été ses compagnons d'aventures avant de prendre racine à Montsalvy ? Et l'abbé Bernard ?
Et Saturnin Garrouste, le vieux bailli, et Gauberte Cairou, la plus forte commère de la ville et son amie dévouée elle aussi ? Et Sara... Si Arnaud pourchassait ainsi ceux qui aimaient sa femme, Dieu seul savait...
L'angoisse qui lui tordit le cœur fut telle que, défaillante, elle se laissa tomber assise au pied d'un châtaignier non loin de l'innocent qui s'était remis à jouer de son instrument comme si de rien n'était.
Gauthier, exaspéré, allait lui arracher sa cabrette quand, soudain, sans cesser de jouer, il tira quelque chose de blanc de sa poche et, d'un geste habile, le jeta sur les genoux de Catherine. Un morceau de papier.
— L'est parti ! souffla-t-il— Personne peut voir ! Lire... Dame Catherine, lire... Etienne s'en va !
Il se levait en effet et sans plus s'intéresser aux autres que s'il avait été tout à fait seul, reprit son chemin sans cesser de jouer son petit air aigrelet qui sentait la pluie et le feu de bois.
Le papier portait quelques mots d'une écriture effroyable et d'une orthographe pire encore.
« Allai a ma granjeu deu laitan. Vitte ! Jeu viain... »
C'était signé : Gobairrete...
Cet invraisemblable message que Gauthier contemplait sans comprendre rendit miraculeusement courage à la jeune femme. Que Gauberte sache écrire c'était déjà un événement et une nouvelle mais il y avait là en outre quelque chose de réconfortant :
— La grange de l'étang, traduisit-elle pour ses deux compagnons.
Ce n'est pas loin. Allons-y ! Gauberte dit qu'elle va venir. Allons, Bérenger, secouez- vous ! Venez... Elle dit qu'il faut y aller vite.
Le jeune garçon, en effet, semblait changé en statue. Planté au milieu du chemin, il regardait la ville avec des yeux pleins d'horreur et d'indignation. Il tremblait comme une feuille, sous le soleil qui faisait briller les larmes sur ses joues.
cachait la clef afin qu'elle pût se mettre à l'abri en cas de pluie. En arrivant avec ses jeunes compagnons, la jeune femme n'eut aucune peine à la trouver à sa bonne place.
À l'intérieur il régnait une chaleur de four mais cela sentait bon le foin qui emplissait une grande partie du petit bâtiment et Bérenger alla d'un élan s'y jeter et s'y rouler comme s'il cherchait à intégrer son corps à cette masse odorante. Plus calmement, Catherine et Gauthier s'y assirent après avoir attaché les chevaux à l'abri des arbres et en avoir ôté les sacoches.
— Le soleil se couche, dit l'écuyer. Cela m'étonnerait que nous allions plus loin ce soir...
— Plus loin ? pourquoi irions-nous plus loin ? fit Catherine âprement. C'est ici ma terre, ma demeure. C'est ici que vivent mes enfants. Je ne veux pas m'en éloigner...
Avec un soupir de lassitude, Gauthier jeta au sol les derniers sacs contenant leurs affaires personnelles.
— Peut-être le faudra-t-il, ne fût-ce que pour mieux préparer votre retour... Vous ne pouvez pas camper ici...
— Non, mais peut-être bien devant la porte de Montsalvy, et y crier et y réclamer justice jusqu'à ce que l'on m'entende enfin, que l'on m'ouvre ces maudites portes...
— ... Ou que l'on vous tue ! Votre époux, comme bien des hommes, a la rancune d'autant plus tenace qu'il est, lui, dans son tort et qu'il déborde de mauvaise foi. Je vous avoue, dame Catherine, que je regrette de plus en plus de l'avoir soigné quand il a été blessé sous Châteauvillain. J'aurais dû le laisser crever !...
— Non !...
Elle avait crié l'instinctive protestation. L'amour qu'elle conservait, envers et contre tout et en dépit d'elle-même, à cet homme la lui avait soufflée. Mais elle reprit plus bas :
— Non... je n'aurais pas pu le supporter. J'en serais morte, je crois.
— Allons donc ! Vous auriez souffert, oui, mais vous auriez survécu en pensant à vos enfants. Et à cette heure vous seriez auprès d'eux... et depuis longtemps, ensevelie sous des voiles de deuil jusqu'aux talons peut-être et peut-être même jusqu'à la fin de vos jours mais vous auriez le cœur en paix et vous prépareriez calmement l'avenir de votre fils tout en priant pour l'âme de votre cher défunt.
Vous pourriez alors le parer tout à votre aise des qualités qu'il n'a jamais eues car cela devient toujours miraculeusement angélique, un mort !...
Elle ne répondit pas. La colère de Gauthier soufflait une vérité qu'elle se refusait encore à accepter. Curieusement elle rappelait à son esprit le souvenir assoupi de Gauthier le Normand, le sauvage bûcheron qui adorait les dieux barbares et qui l'avait aimée de si grand amour. Celui-là dormait au fond de son cœur sans y faire plus de bruit qu'autrefois car c'était un silencieux mais Catherine savait bien que sa colère à lui eût été plus violente encore et beaucoup plus redoutable que celle de son jeune homonyme. Servi par sa force herculéenne décuplée par les fureurs sacrées qui s'emparaient de lui parfois, il eût été capable, peut-être, d'enfoncer à lui seul ces portes qu'on lui refusait et de s'en aller au fond de son château arracher Arnaud pour revenir le jeter à moitié mort, sinon tout à fait, dans la poussière aux pieds de Catherine... Mais Gauthier le Viking n'était plus là. Son corps s'en était allé en fumée sur l'eau bleue de la Méditerranée et son âme d'enfant avait repris la grande route des cygnes et des oies sauvages...
— Les regrets ne servent à rien, Gauthier, mur- mura-t-elle enfin... ni la colère. Si je ne reste ici, je ne saurais où aller.
Bérenger étalé les bras en croix dans le foin sortit alors de son mutisme.
Chez nous ! dit-il... à Roquemaurel ! Ma mère et les frères seront trop heureux de vous recevoir, dame Catherine, et vous auriez dû y penser tout de suite !
Elle trouva pour lui un sourire. C'est vrai, elle n'y avait pas pensé... mais aurait-elle pu penser, il y avait seulement une heure, que Montsalvy tout entier se fermerait devant elle ?
— Croyez-vous ?... Mon enfant, vous avez pu voir tout à l'heure comme les choses peuvent changer, les choses et les gens.
Il se redressa instantanément, tout fumant d'indignation avec des brindilles de foin plantées dans ses cheveux bruns.
— Ne faites pas semblant de douter, dame Catherine ! Vous le savez parfaitement. Alors, si vous en êtes d'accord, demain matin nous rentrerons à la maison.
— C'est loin Roquemaurel ? demanda Gauthier.
— Quatre ou cinq lieues... On y sera vite. Mais est-ce qu'il n'y a rien à manger ? J'ai faim...
Sans oser le dire, le page regrettait aussi les derniers événements parce qu'ils avaient fait disparaître de son horizon le bon souper qu'il eût trouvé à Montsalvy où dame Sara s'entendait si bien à houspiller, dans la vaste cuisine, marmitons et servantes...
Heureusement, le frère hôtelier de Saint-Géraud avait remis à Gauthier quelques provisions de route : un morceau de jambon séché, du pain de seigle et, pour Catherine, un petit panier de cerises que d'ailleurs on avait mangées en route avec délices. Restaient le jambon et le pain que les deux garçons attaquèrent avec ardeur et dont Catherine dut prendre sa part sous peine de voir ses jeunes compagnons jeûner.
— C'est surtout quand on a de la peine qu'on doit manger, lui dit Gauthier. L'estomac vide c'est aussi la tête vide.
Puis on s'installa dans le foin pour dormir ou pour attendre.
Il n'était pas loin de minuit quand un pas précautionneux se fit entendre au-dehors. La porte s'ouvrit en grinçant un peu pour livrer passage à une forme épaisse et noire puis un rayon de lumière jaune fusa d'une lanterne sourde, se mit à fouiller le tas de foin.
— Vous êtes là, dame Catherine ?...
L'instant suivant, la dame de Montsalvy et la femme de Noël Cairou, le maître toilier, s'embrassaient comme deux sœurs en pleurant comme des Madeleine.
— Notre pauv' dame ! ne cessait de répéter Gauberte en serrant sa châtelaine sur son vaste giron, notre pauv' dame ! Si c'est pas une pitié de voir ça !...
— Mais enfin qu'est-ce que tout cela veut dire ? s'écria Catherine quand la première émotion fut un peu calmée. Que s'est-il passé ici ?
— Ici ? Pas grand-chose. C'est plutôt dans la tête de messire Arnaud qu'il s'est passé quelque chose !... On ne le reconnaît plus, au village. Pire qu'un loup, il est devenu !
Avec un soupir à faire tomber les murs de bois, Gauberte se laissa choir dans le foin, réveillant Bérenger qui dressa aussitôt sa tête ensommeillée.
— Tiens, le page ! Il vous est resté fidèle, celui- là ? C'est déjà quelque chose !
Du geste, Catherine arrêta la protestation indignée du jeune garçon qui eût entraîné toute une polémique.
— Racontez, Gauberte... et surtout dites-moi bien tout !
Ayez crainte ! Je n' suis pas près d'oublier tout ça !... Quand messire Arnaud est rentré, la veille de la Chandeleur, on a commencé par le reconnaître, ou plutôt on ne l'a reconnu que d'un côté... parce que de l'autre il a une grande blessure qui le coupe en deux. Mais c'est pas seulement son visage qu'on a eu du mal à reconnaître. L'est plus le même, dame Catherine, l'est plus le même du tout ! Je crois que je le reverrai toujours comme je l'ai vu ce jour-là, franchir la porte d'Aurillac et descendre la grand-rue au pas de son cheval, sans regarder personne.
« La neige était tombée toute la nuit et y en avait épais. Alors on était toutes dehors, à déblayer, à balayer. Et tout à coup, on l'a vu s'avancer, tout vêtu de noir, à son habitude, avec son grand manteau étalé sur la croupe du cheval mais tête nue. Alors on a lâché les balais, on s'est précipitées mais il nous a écartées en disant seulement : « Bonjour ! bonjour... » Pas un sourire, pas un regard ! Et les hommes qu'il avait avec lui nous ont repoussées tout de suite. Il était si sombre, si glacé qu'on a cru à un malheur. On a cru... qu'il vous était arrivé quelque chose et quelqu'un a crié : « Et dame Catherine ? Où est notre dame Catherine ?... » Alors il s'est arrêté, il a tiré son épée et il a crié... pardonnez-moi, not' dame, il faut que je dise tout ! Il a crié : « Le premier qui ose prononcer devant moi le nom de cette putain, je lui mets les tripes à l'air !... » Et puis il a continué son chemin avec ces étrangers sur ses talons. C'est alors qu'on a vu la femme...
Le cœur de Catherine manqua un battement.
— La femme ?... Quelle femme ?
— Tout d'abord on n'a pas su. Elle était sur un cheval mais empaquetée, voilée avec en plus un capuchon qui lui descendait jusqu'au menton. Elle suivait sans rien dire et ils sont tous allés s'engouffrer dans le château qui s'est refermé comme un piège. Mais une heure après, nos hommes étaient convoqués dans la grande salle, comme autrefois, vous vous souvenez ? Ils y sont allés, conduits par notre bailli, Saturnin Garrouste... qui vous dit bien des amitiés, en passant ! Mais quand ils sont ressortis, ils pleuraient presque tous, sauf l'Antoine Couderc, le maréchal- ferrant qui roulait des yeux furibonds et crachait par terre comme s'il avait bu du poison. Messire Arnaud leur avait donné ses ordres devant la bande de ruffians de mauvaise mine qu'il a ramenés avec lui : quiconque vous permettrait d'entrer dans Montsalvy serait pendu immédiatement, qu'il soit homme, femme ou enfant ! Tous les jours, dès l'ouverture des portes, on devait envoyer un garçon veiller sur la route pour signaler votre arrivée afin qu'on referme ces portes et qu'on puisse vous préparer une réception dans les idées de votre gentil époux. Celui qui ne viendrait pas prévenir...
— Je sais, coupa Catherine. Jacquot Malvezin m'a dit...
— Alors moi j'ai décidé qu'on pouvait pas vous laisser tomber comme ça dans la gueule du loup et j'ai donné un petit mot d'écrit à Tiennou, l'innocent qui n'est pas si innocent qu'on pense et qui vous vénère presque autant que la Sainte Vierge depuis que - j vous avez failli mourir pour lui Lui, il est tout le temps dehors alors ça n'étonnait personne qu'il s'installe dans le bois. Là ou ailleurs !... Et j'ai eu raison... et vous, vous avez bien fait de suivre mon conseil et de venir ici tout de suite parce que à peine il a su votre venue que messire Arnaud est monté à cheval avec ses hommes... et la femme et ils sont sortis pour vous narguer et vous chasser.
— Qui est cette femme ? fit Catherine d'une voix blanche.
Vous le savez ?
— Si on le sait ! Rien d'autre que cette putain d'Azalais, la dentellière, vous vous souvenez ! Cette ribaude sans Dieu qu'il a dû récupérer dans les ordures de Béraud d'Apchier. Dame Catherine, bon sang ! Vous allez pas vous trouver mal ?...
Elle était en effet devenue blême et se laissait aller en arrière, les narines pincées. Gauthier la reçut dans ses bras.
— Si vous trouvez que c'est agréable à entendre, votre histoire ? gronda-t-il furieux. Fouillez dans son aumônière, il doit y avoir un cordial, du vinaigre... Qui c'est d'abord cette Azalais ?
1 Voir Belle Catherine.
— Pas grand-chose ! Une grande garce avec le feu aux fesses qui couchait avec le mari de sa mère et qui s'était ensauvée d'ici avec le Béraud d'Apchier, le Loup du Gévaudan quand il est venu nous assiéger. Une saloperie qu'avait comploté avec lui la mort de messire Arnaud et que maintenant cet âne bâté nous ramène... sans doute parce qu'il a pensé que c'était avec elle qu'il ferait le plus de mal à sa pauvre sainte femme ! Ah, tenez, mon gars, on dirait qu'elle revient !...
Vigoureusement soignée par Gauthier qui lui avait appliqué quelques claques avant de faire couler un peu de cordial entre ses lèvres blanches, Catherine en effet ouvrait les yeux cependant qu'un peu de couleur revenait à ses joues. Elle jeta autour d'elle un regard égaré qui se fixa enfin sur Gauberte dont le large visage était éclairé en plein par la petite flamme de la lanterne.
— Pardonnez-moi ! balbutia-t-elle... Je m'attendais si peu à ça !...
Mon Dieu !... Azalais !... Pourquoi Azalais ?...
— C'est ce que je viens de dire à ce garçon : probablement pour vous faire le plus de mal possible. Quand je vous dis qu'il est fou !
— Mais enfin, l'abbé Bernard ? Il l'a laissé amener cette fille à Montsalvy, après ce qu'elle a fait ? Il l'a laissé l'installer chez moi ?
Ça ne se serait sans doute pas passé comme ça s'il avait été là et c'est pour ça qu'elle est arrivée cachée comme un péché mortel. Mais quand messire Arnaud est revenu, notre abbé était parti depuis trois jours à Chirac, au chevet de sa mère qui était au mouroir et frère Anthime, le trésorier qui le remplace quand il est absent, a appris que sur la route du retour, il avait été attaqué par des brigands et laissé pour mort. Non, rassurez-vous, ajouta-t-elle très vite, il l'est pas ! Des gens l'ont trouvé et ramené au château de Saint-Laurent-d'Olt où on le soigne. Heureusement que le bon Dieu nous l'a pas repris celui-là, parce que c'est notre meilleur espoir... si toutefois il arrive à rentrer chez lui malgré les faillis chiens qui gardent messire Arnaud.
Serrant ses mains l'une contre l'autre à faire blanchir ses jointures, Catherine gémit, désespérée :
— Il est fou ! Il est complètement fou ! Et mes enfants... et Sara ?
Que leur a-t-il fait ? Oser amener une telle créature dans leur maison, les obliger à vivre avec elle...
De la plus imprévisible façon, étant donné le tragique de la situation, Gauberte partit d'un franc éclat de rire.
— Ça, il n'a pas eu le temps ! La nuit même de son arrivée, messire Michel et demoiselle Isabelle, Sara, Josse et Marie ont disparu du château. Voyez- vous il s'est pas méfié de ce que Sara et Josse connaissaient son château mieux que lui, surtout Sara qui l'a vu construire. Les souterrains, elle n'en ignore rien ni d'ailleurs de ceux que l'abbé Bernard avait fait rouvrir pour vous sous l'abbaye. Pendant qu'il y était l'abbé, il avait fait faire aussi une communication avec le château. Évidemment, au matin, quand notre sire a trouvé la cage vide il s'est mis dans une belle fureur et il a lancé ses hommes à leurs trousses, seulement il n'a rien retrouvé parce qu'il avait choisi le mauvais chemin. Il a cru que Sara était repartie pour Carlat où elle avait trouvé refuge après votre fuite et il est allé réclamer son monde à Mme de Pardiac1 qui ne lui a rien rendu parce qu'elle n'avait vu personne, bien sûr...
— Mais... où sont-ils ?
Gauberte parut s'épanouir encore davantage.
— On n'en sait rien du tout et on aime mieux ça ! C'est bien mieux pour éviter les fuites. Mais on fait confiance à Josse et à Sara pour avoir fait au mieux.
1 Voir Piège pour Catherine.
Tout ce qu'on sait, c'est que messire Arnaud a envoyé partout : à Cassaniouze, à Sénézergues, à Roquemau- rel, à Labesserette, à Ladinhac, au Fel, à Leucamp, à Vieillevie, à Villemur et à Montarnal... et que personne apparemment ne les a vus. Surtout pas celui qui les cache j'imagine. Voilà, dame Catherine, ajouta-t-elle avec un grand soupir, je crois qu'à présent vous savez tout ou à peu près tout...
Enfin une bonne nouvelle ! Le cœur de Catherine venait de s'alléger d'un poids intolérable puisque tous ceux qui lui étaient le plus cher étaient hors des griffes d'Arnaud de Montsalvy, diaboliquement transformé en ennemi de sa propre famille.
— Une question encore, ma bonne Gauberte. Vous avez dit que tout à l'heure mon... enfin messire Arnaud était sorti pour savourer sur moi la vengeance à laquelle il imagine avoir droit. Est-ce qu'il ne me cherche pas ?
— On vous a cherchée, mais pas longtemps. L'innocent a dit qu'il vous avait vue partir à bride abattue dans la direction de Carla, que vous étiez fort en colère et que vous aviez crié très fort que vous alliez demander asile et assistance à la comtesse Eléonore. Comme vous aviez de l'avance il a préféré ne pas aller plus loin. D'autant qu'il ne doit pas avoir tellement envie d'une explication avec la comtesse. Il ne s'est guère fait d'amis dans le pays ces temps derniers. Je dirais même qu'en ramenant cette traînée avec lui il s'est mis toute la région à dos.
Quand on vous saura de retour, il pourrait bien avoir de gros ennuis...
— Je ne suis pas venue faire une révolution, Gauberte. Je suis venue reprendre ma place et je la reprendrai, croyez-moi !
— Ayez crainte, on vous aidera ! À présent qu'on vous sait ici, les courages vont se réveiller. Mais, en attendant où allez-vous vous installer ? Saturnin Garouste est tout prêt à vous donner sa ferme du Puy de l'Arbre mais ça serait vous jeter dans la gueule du loup parce que c'est trop près. Quant à cette grange...
— On va chez nous ! coupa sévèrement Bérenger, à Roquemaurel.
J'ai deux mots à dire à mes frères pour avoir laissé sire Arnaud se comporter de la sorte...
Gauberte Cairou extirpa non sans peine ses quelque cent quatre-vingts livres du foin odorant, secoua ses cotillons et prit à sa ceinture un sac qu'elle y avait accroché.
— J'ai pensé que vous auriez peut-être faim et je vous ai apporté des cabecous1 et du pain. À présent, je me rentre au bercail et croyez-moi, dame Catherine, je vais y dormir de bon cœur... comme j'ai pas réussi à dormir depuis le retour de messire Arnaud.
De même qu'à son arrivée, Catherine embrassa la brave femme sur ses deux joues rebondies.
— Je savais déjà que je pouvais compter sur vous, Gauberte, mais cette fois vous pouvez être sûre que je n'oublierai jamais ce que vous faites pour moi. Dites bien à tout le monde, là-haut, que je ne les ai pas oubliés, ni eux... ni mes devoirs comme le prétend mon seigneur.
Dites-leur que je n'ai pas démérité et que je leur demande de me garder leur confiance, leur amitié...
— Ils savent tout ça depuis longtemps, pauvrette ! Marchez, dame Catherine, si votre époux n'avait pris la précaution de se ramener avec une bande d'affreux, il aurait pas eu longtemps la loi à Montsalvy et il en aurait entendu des vertes et des pas mûres. Quant à sa gaupe, on lui aurait frotté les fesses avec de bonnes poignées d'orties pour lui apprendre à vivre. Mais ça s'arrangera j'en suis sûre. La bonne nuit, notre dame !... et à bientôt !
— À bientôt, Gauberte. Mais, au fait, comment êtes-vous sortie et comment allez-vous rentrer ? Est-ce qu'on ne ferme plus la ville, la nuit ?
1 Petits fromages de chèvre. On en trouve encore à Montsalvy.
Sûr que si, mais le jour où un gars m'empêchera de sortir et de rentrer à ma convenance quand j'ai à faire avec vous, il pourrait bien regretter amèrement d'être venu au monde...
Ayant dit, elle disparut avec une prestesse et une légèreté dont on ne l'aurait jamais crue capable. Derrière elle Gauthier referma soigneusement la porte de la grange...
Roulée en boule dans le foin, Catherine s'apprêta à laisser le sommeil prendre enfin possession de son corps exténué. Les élancements si douloureux de son cœur, avant l'arrivée de Gauberte, s'étaient un peu calmés. Puisque ses enfants étaient hors de portée de l'homme qui la bafouait si cruellement et si publiquement, la blessure était moins cruelle. La colère la sauvait du chagrin et elle savait que demain, quand elle serait moins lasse, elle devrait lutter contre des envies de meurtre, contre la folle impulsion de rameuter les seigneurs d'alentour pour les jeter à l'assaut de son propre château... Mais, après tout, pourquoi donc lutter ? Ne serait-il pas temps, enfin, d'abandonner ce rôle d'épouse trop tendre et de faire payer, une bonne fois pour toutes, à son infernal époux tout ce qu'il lui avait fait endurer en six ans de mariage ?
Ce fut sur cette pensée réconfortante qu'elle s'endormit.
Quand l'aube d'un beau jour d'été habilla de mauve les lointains de la Châtaigneraie et fit surgir sur la première clarté du levant les murailles noires de Montsalvy, Catherine et ses compagnons avaient déjà quitté leur abri odorant et, après de rapides ablutions dans l'eau fraîche de l'étang, prenaient à travers champs pour rejoindre le chemin menant vers les profondeurs de la vallée du Lot, faille profonde au-dessus de laquelle se dressaient les tours antiques de Roquemaurel.
Tout en marchant, pas bien vite car le chemin étroit, encaissé et difficile, ne permettait guère les allures rapides, on fit honneur aux petits fromages et au pain de Gauberte et quand le soleil bondit comme une balle de feu par-dessus les monts on avait déjà fait un bout de chemin.
Jamais, la campagne n'était apparue aussi belle, aussi amicale à Catherine. L'été adoucissait les pentes rudes d'une chatoyante végétation. Les croupes rondes étaient roses de bruyère, éclataient dans la gloire dorée de leurs genêts cependant que des foisonnements verts jaillissaient de toutes les failles et tapissaient les étroites et mystérieuses vallées qui plongeaient vers la grande coupure du Lot.
Il n'y avait que peu de cultures. La terre légère et peu profonde sur son ossature de rochers ne produisait guère que du seigle et de l'avoine mais, dans les multiples petits ruisseaux qui bondissaient de rocher en rocher, les truites scintillaient et, à la bonne saison, les bois embaumaient le champignon... Le regard de la jeune femme fouillait l'horizon, s'attardant sur un filet de fumée voltigeant au-dessus d'un toit, sur la pointe aiguë d'une poivrière, les rares demeures de schiste et de grès qui ponctuaient l'immense paysage, cherchant à deviner quel toit Josse Rallard avait choisi pour abriter ses enfants. La tentation était grande de s'arrêter un peu partout, de demander, mais Bérenger l'en avait dissuadée.
— Je serais bien étonné que ma mère ne sache rien. Et si cela était nous lancerions mes frères à leur quête. Et puis... ils sont peut-être chez nous...
Pourquoi pas, en effet ! Les trois Roquemaurel : la mère, Mathilde et les deux garçons, Renaud et Amaury, étaient peut-être les seuls de la région dont les caractères fussent encore plus difficiles que celui de Montsalvy. Ni sa puissance ni ses talents d'homme de guerre ne les impressionnaient. Recueillir ses enfants contre sa volonté pouvait les séduire...
On passa donc sans s'arrêter près du bourg de Junhac, au-dessus des quatre tours de Sénézergues érigées au bord d'un gouffre de verdure, on aperçut de loin la masse redoutable de la puissante citadelle de Calvinet puis, par Cassaniouze, on dévala un petit sentier aux pierres instables qui semblait se perdre dans les profondeurs des gorges du Lot mais qui, en fait, n'allait pas plus loin que Roquemaurel. Après lui la montagne se faisait falaise et un précipice terminait la route...
Le vieux château fort dont les murs roussâtres avaient vu le départ des premiers croisés pour la Terre Sainte surgit devant eux dans la chaleur de midi avec ses tours hargneuses et son gros donjon, un peu écorné par le temps peut-être mais qui assis sur son éperon au bord du vertige gardait fière allure sous sa bannière d'azur où brillaient le chevron et les trois rocs échiquetés d'or de ses maîtres. Le ciel était si bleu d'ailleurs que chevron et rocs avaient l'air imprimés à même le ciel... Sous tant de splendeur Roquemaurel ressemblait à ces beaux vieillards qui rêvent au soleil, les yeux mi-clos, un vague sourire aux lèvres, paisibles et rassurants mais qui, lorsqu'ils se relèvent, déploient une taille imposante et des muscles encore redoutables, faits d'un vieux bois durci aux intempéries.
Son sourire, ce jour-là, c'était son pont-levis baissé, les deux soldats qui, tête nue et le pourpoint de cuir grand ouvert, jouaient aux dés sous l'ombre fraîche de la voûte et, dans la prairie en contrebas, une petite troupe de lavandières, cotillons retroussés, occupées à émailler l'herbe d'une grande lessive toute neuve. Debout au bord du sentier, une corbeille vide sur la tête et un poing à la hanche, une grande femme brune en camisole blanche et jupon de toile bleue leur inspirait l'ardeur au travail en les houspillant sévèrement :
— Trois heures pour étendre deux draps et une douzaine de torchons !... Si ce n'est pas malheureux ! Regardez-moi ces empotées !
Allons, la Nicole, un peu de nerf !... On nous attend là-haut.
Entendant rouler les pierres du chemin sous les pas des chevaux elle se tourna du côté où venait le bruit, abritant ses yeux de sa main sous le bavolet de sa coiffe de lin blanc.
— Qui nous arrive là ?...
Mais déjà elle le savait. Un cri jaillit de sa gorge, en contrepoint du
« Sara !... » qu'avait lancé celle de Catherine ivre de joie. La jeune femme sautait déjà à bas de son cheval et, trébuchant dans les ornières tant elle mettait de hâte, courut se jeter dans les bras de celle qu'elle avait toujours considérée comme sa seconde mère.
Figés auprès des chevaux, Gauthier et Bérenger regardèrent un long moment les deux femmes s'étreindre et s'embrasser, liées l'une à l'autre par leur profonde tendresse et qui semblaient ne plus jamais devoir se séparer.
Se souvenant alors de ses devoirs d'hôte, le page enveloppa le vieux bourg et le vaste paysage d'un geste plein d'orgueil.
— Comment trouves-tu Roquemaurel ? Ce n'est pas si mal, n'est-ce pas?...
— Maman est revenue ! Maman est revenue !...
Assis dans le lit qu'il partageait avec sa petite sœur, Michel se balançait en chantonnant pour lui tout seul et en contemplant avec ravissement Sara qui, armée d'une brosse et d'un peigne, était occupée à débarrasser la chevelure de Catherine de toutes les poussières du chemin. Il avait toujours adoré sa mère qui représentait pour lui quelque chose de fabuleux, une créature semi-divine à mi-chemin entre les fées qui peuplaient les contes de la vieille Donatienne et les anges dont on lui parlait au monastère.
— Depuis qu'elle avait disparu de son univers enfantin, le petit garçon, en dépit de la tendresse que lui manifestaient toutes les femmes de son entourage, éprouvait une curieuse impression d'abandon. Il y avait un vide dans son « intérieur » comme il avait essayé de l'expliquer à Sara, un vide que le retour de son père n'avait pas comblé...
En revoyant Arnaud, d'ailleurs, il n'avait pas eu réellement conscience que ce fût là son père. Cet homme sombre qui l'avait serré contre sa poitrine avec une âpreté sauvage, cet homme dont il ne reconnaissait qu'un profil pouvait-il être le même que le joyeux compagnon de l'an passé qui se roulait avec lui dans les champs pleins de pâquerettes roses lorsque personne ne les voyait ?
Mais quand, tout à l'heure, Catherine était apparue au bras de Sara dans la cour du château où il jouait avec un tas de sable, son cœur avait bondi dans sa poitrine parce que, dans le grand ruissellement de soleil qui l'enveloppait, sa mère était bien telle qu'il l'avait toujours attendue. Et il n'avait pas compris du tout pourquoi elle s'était mise à pleurer en l'embrassant. On pleure seulement quand on a du chagrin, ou bien quand on s'est fait mal. Et encore ! Même dans ce cas-là, un vrai garçon se devait à lui-même de retenir ses larmes !... En tout cas, une chose était certaine : Michel était merveilleusement heureux ce soir et d'autant plus que maman avait promis, solennellement, qu'elle ne partirait plus jamais...
Pour Isabelle, ce retour constituait une sorte de problème. Elle n'avait qu'une dizaine de mois lors du départ de sa mère et ce n'était encore qu'un bébé. A présent, elle avait deux ans et elle avait du monde une perception bien personnelle. Souvent Sara, ne sachant comment s'y prendre pour créer entre l'enfant et sa mère absente les liens qui devaient exister, avait conduit Isabelle dans le petit oratoire devant l'Annonciation peinte par Jean Van Eyck et, lui désignant la petite Madone blonde, lui avait inlassablement répété « C'est Maman... Maman !... »
La petite était intelligente et plus qu'éveillée. Aussi quand Catherine s'était penchée sur elle pour l'enlever de terre, la ressemblance lui était apparue immédiate. Evidemment, elle n'avait pas bien compris, elle non plus, comment l'image de bois s'était tout à coup animée mais elle avait gazouillé :
— Maman !... Maman !...
Alors Catherine avait pleuré de plus belle, rejetant l'enfant à d'étranges conjectures car, du coup, elle ne reconnaissait plus du tout son image.
Pour le moment, assise sur les genoux de sa mère, elle suivait avec un intérêt passionné le va-et-vient des objets de coiffure dans les mains habiles de Sara qui, sourcils froncés, s'activait énergiquement, s'efforçant de rendre aux cheveux qu'elle avait lavés avec des herbes leur couleur d'or éclatant.
— Il était temps que tu reviennes ! marmotta-t-elle. Tu as des cheveux dans un état impossible...
— Ils n'ont pas été ma plus grande préoccupation, tu sais, sourit-elle en contemplant sa fille avec ravissement car c'était tout juste si elle la reconnaissait.
Elle avait quitté un bébé, elle retrouvait une petite fille, toute petite bien sûr, mais qui s'affirmait déjà comme un personnage et qu'elle trouvait la plus jolie chose du monde.
Pour le moment, Isabelle, sommairement vêtue d'une petite chemise courte qui ne cachait pas grand- chose de son petit corps dodu, jouait avec une mèche des cheveux de sa mère. Elle avait des doigts déjà fuselés et des pieds minuscules. Ses yeux très noirs variaient suivant son humeur, tantôt brillants de lumière, tantôt presque opaques. Mais à cette minute ils rayonnaient positivement dans son petit visage rond et doré qui sortait des fronces de sa chemise comme une fleur de son calice.
— Ils sont adorables tous les deux ! murmura Catherine en serrant l'enfant contre elle pour l'embrasser une mille ou deux millième fois.
— C'est une chose à ne pas dire devant eux ! Ils comprennent beaucoup trop de choses ! décréta Sara sévèrement. Allons, demoiselle, il est temps d'aller au lit ! Si vous continuez à tripoter comme cela les cheveux de votre mère, je n'en finirai jamais.
— Oh, déjà ? protesta Catherine, frustrée, tandis que Sara enlevait la petite fille et la rapportait près de son frère. Je les ai encore à peine vus...
J'espère bien que tu auras maintenant toute la vie pour les voir. Et il faut que je finisse de te pré parer. On va corner l'eau avant longtemps... Tu reviendras les embrasser tout à l'heure.
Et, pour être certaine que les enfants allaient dormir, elle entraîna Catherine et son matériel de coiffure dans la petite pièce voisine où d'ailleurs on avait dressé un lit pour elle.
— Là, fit-elle en la réinstallant sur un autre tabouret. Continuons.
D'ailleurs, nous serons plus tranquilles pour causer. Que comptes-tu faire à présent ?
Redescendue de son petit paradis enfantin et rendue à l'amère réalité, Catherine haussa les épaules.
— Honnêtement je n'en sais rien ! Tout cela a été si brutal, si soudain et surtout tellement inattendu ! Je crois qu'il faut que je réfléchisse, que j'essaie de voir clair mais je t'avoue que, pour l'instant, je m'en sens bien incapable. Je n'arrive pas à comprendre comment Arnaud a pu ramener cette fille, cette Azalais, à Montsalvy, chez nous...
— C'est ce qui te tracasse le plus on dirait ?... bien plus que le fait qu'il te refuse l'entrée de ta maison !
— Bien sûr ! Ça ne te tracasse pas, toi ? J'aimerais bien savoir ce que tu as pensé en le voyant arriver avec elle ?
— Qu'il était devenu complètement fou... ou qu'il s'était découvert
- Dieu sait où - une nouvelle raison de t'en vouloir, tout aussi boiteuse que les précédentes d'ailleurs. Je n'ai jamais voulu te le dire mais il m'est souvent venu à l'idée que ton beau chevalier n'était peut-être pas aussi intelligent que tu te l'imaginais. Il a plus d'orgueil et de préjugés que de bon sens...
— Peut-être, fit Catherine tristement, mais jusqu'à présent je croyais qu'il m'aimait autant que je l'aimais.
— Voilà pourquoi je dis qu'il n'est pas tellement intelligent. Je suis persuadée qu'il t'aime et même qu'en dehors de lui-même il n'a jamais aimé que toi... et ses enfants bien sûr. Mais il aimerait mieux se faire couper bras et jambes plutôt que l’admettre, Jolie façon de le prouver : ramener une catin à son foyer ! J'aimerais bien savoir comment il l'a retrouvée, celle-là...
— Voilà une bonne question ! fit du seuil une voix joyeuse et fraîche. Une question à laquelle je vais pouvoir répondre je crois.
Et Marie Rallard, la jeune épouse de Josse, fit son entrée, portant sur ses bras étendus une légère robe de cendal1 rayé vert et blanc tout nouvellement repassée et qui paraissait fraîche comme une laitue.
Blonde, rose, pleine de vivacité et de gentillesse, l'ex-Marie Vermeil était plus jolie encore qu'au temps où elle était l'un des plus savoureux ornements du harem du sultan de Grenade2 mais enceinte jusqu'aux yeux et à bien peu de semaines de son terme, elle avait doublé de volume. Depuis qu'elle avait retrouvé Catherine elle avait repris tout naturellement son rôle de dame de parage chargée de la garde-robe de la châtelaine, garde-robe dont elle avait d'ailleurs trouvé le moyen de sauver les bijoux et quelques robes en fuyant Montsalvy.
— Tu n'aurais pas voulu que je laisse une putain mettre ses doigts sales sur tes affaires ? avait-elle déclaré à Catherine.
A présent, elle apportait l'une des robes en question, qu'elle s'était hâtée de repasser, et alla l'étendre sur le lit.
— Comment sais-tu cela ? demanda Catherine.
— Par Josse, bien sûr. Quand messire Arnaud est arrivé avec ces hommes de mauvaise mine, mon cher époux a reconnu l'un d'eux comme ayant fait partie de la troupe de Béraud d'Apchier quand ce démon est venu assiéger Montsalvy. Au lieu de monter sur ses grands chevaux et d'aller dire à ton époux ce qu'il mourait d'envie de lui dire, Josse a préféré se tenir à l'écart et lier conversation avec l'homme en question. Naturellement il l'a fait boire et comme ce sont de 1 Soie légère.
1 Voir Catherine et le temps d'aimer.
véritables brutes que messire Arnaud a recrutées, il n'a eu aucune peine à le faire boire plus que de raison. Après quoi il l'a interrogé et il a compris à peu près ceci : avant de rentrer à Montsalvy, messire Arnaud entendait régler ses comptes avec Béraud d'Apchier. Il voulait lui demander raison du siège de sa ville et se donner le plaisir de lui apprendre que son bâtard, Gonnet, avait quitté ce monde de sa main.
« Mais quand il est arrivé à la tour de Saint-Chély chez Béraud, le Loup du Gévaudan gisait dans son lit, blessé et à moitié mort. Un combat avec lui était donc impossible.
« Par contre il y a retrouvé Azalais qui était devenue la concubine de Jean, le fils aîné de Béraud, puis celle de son père quand Jean est parti guerroyer je ne sais où. Elle a supplié messire Arnaud de l'emmener et, afin de mieux l'en persuader, elle a employé les moyens que tu devines. Et comme elle n'est pas laide...
— Elle n'a pas dû se forcer beaucoup, observa Catherine sèchement. Il y a des années qu'elle en mourait d'envie.
— Quoi qu'il en soit, il a accepté de l'emmener et d'autant plus volontiers qu'elle a débauché, pour lui, les meilleurs soudards de Béraud, de saintes gens s'y connaissant comme personne en tuerie et en pillage et qui se trouvaient misérablement inactifs depuis la blessure de leur maître. C'est donc tout ce beau monde qui nous est arrivé à Montsalvy, un soir, dans les circonstances que tu sais.
— Et il l'a installée chez moi, dans la maison que j'ai bâtie, gémit Catherine toute prête à se remettre à pleurer. Dans ma chambre sans doute...
Ah non, protesta Sara, pas dans ta chambre ! Quand j'ai vu ce qu'il nous ramenait, j'ai été me planter devant ton époux et je lui ai montré la clef de ton appartement que je venais de fermer. Je l'avais attachée à mon cou par une chaîne. « On dirait que vous avez des invités ? messire, lui ai-je dit. Mais il faudra que vous leur trouviez un logis autre que celui de notre dame. Il n'est pas disponible... »
« Il m'a dit alors de lui donner cette clef mais je l'ai fourrée dans mon corsage et j'ai répondu qu'avant de l'en enlever il faudrait m'enlever la tête... Je crois qu'il en a eu envie un moment d'ailleurs mais je l'ai regardé bien droit dans les yeux en lui rappelant que les zingaras s'entendent aux malédictions et qu'une vieille zingara comme moi est plutôt plus venimeuse qu'une jeune ! Alors il n'a pas insisté et il a tourné les talons sans rien dire. Cette clef, je l'ai apportée ici.
Le son d'une trompe qui mugissait dans les profondeurs du château lui coupa la parole.
— On corne l'eau ! dit Marie. Il faut vous dépêcher, dame Sara.
— Je sais, je sais ! Mais comme la dame de Roquemaurel et ses fils ont décidé que ce serait, ce soir, grand apparat, ils m'accorderont bien un petit instant de retard...
Elle se mit à tresser les cheveux de la jeune femme avec une vélocité incroyable, escamotant littéralement leur masse soyeuse pour en faire une large couronne sur laquelle elle épingla une coiffe aérienne. Pendant ce temps, Marie aidait Catherine à passer sa robe...
— Au fait, marmotta Sara des épingles plein la bouche, où as-tu trouvé ce nouveau Gauthier ?
— A Paris, je te raconterai. Oh, j'ai tant de choses à te raconter !...
Il y en a bien pour huit jours...
— Il a la couleur de cheveux du premier, ce pauvre garçon que je n'aimais guère et qui pourtant t'était si dévoué. Mais en dehors de cela, il ne lui ressemble pas beaucoup...
Catherine sourit au miroir que lui tendait Marie mais plus à ses souvenirs qu'à ce qu'elle y voyait car il était trop petit pour y contempler autre chose que le nez et les yeux.
Il lui ressemble beaucoup plus que tu ne l'imagines ! Sachez en tout cas ceci : Gauthier m'est tout dévoué et je sais que je peux lui demander tout ce que j'aurais pu demander au cher ami d'autrefois.
Mais tu devrais t'entendre avec lui : quand je l'ai sorti de prison, à Paris, il faisait des études de médecine. Cela t'intéresse...
Si elle avait espéré impressionner Sara elle en fut pour ses frais. La femme issue des tribus errantes ne croyait absolument pas à la médecine officielle. Elle le prouva en crachant à terre avec la mine de quelqu'un qui vient d'avaler une amère potion.
— Les médecins... pouah ! J'en sais plus long qu'eux !
— Eh bien, vous n'aurez qu'à comparer vos talents.
Ayant dit, Catherine ramassa sur son bras la traîne de sa robe et prit le chemin de l'escalier pour se rendre au souper.
La grande salle de Roquemaurel ne pouvait se comparer pour la magnificence à celle des châteaux royaux ou ducaux, ni même à celle de Montsalvy car on n'y voyait pas la moindre tapisserie d'Arras et pas le plus petit hanap d'or serti de pierreries. La famille pourtant avait été jadis fort riche et puissante en conséquence.
Issue d'Ithier, comte d'Auvergne par la volonté de Charlemagne, ils avaient combattu aux Croisades et bien failli se tailler un fief au pays de Moab. S'ils n'y étaient pas parvenus ils avaient tout de même rapporté suffisamment d'or pour asseoir leur sourcilleux donjon au-dessus des eaux tumultueuses du Lot. Le dernier éclat de leur fortune avait été jeté par le grand- père Jean, sénéchal du comte de Rodez.
Mais, depuis, la richesse avait fondu. La pauvreté des terres et les incessants ravages, tant ceux des Anglais que ceux des routiers de tout poil, en étaient la cause. Peut-être aussi la grande passion pour les beuveries et les horions qui avait habité le défunt comte Ausbert, époux de la présente châtelaine. Une passion que d'ailleurs dame Mathilde comprenait parfaitement et qu'eux deux avaient transmise, intacte, avec tous ses jaillissements incontrôlables, à leurs deux fils aînés, Renaud et Amaury.
Mais, si Dame Mathilde ne disposait plus de moyens princiers, elle n'en demeurait pas moins une excellente maîtresse de maison, et si sa salle de festin n'étincelait pas d'or et de soieries du moins offrait- elle un accueil avenant avec ses nappes éclatantes de blancheur, ses étains tellement bien astiqués qu'ils ressemblaient à de l'argent, ses tapisseries aux vives couleurs brodées à la main par une demi-douzaine de châtelaines en attente de croisés et le fabuleux jaillissement des genêts d'or qui explosait un peu partout dans des auges ou des mortiers de pierre.
Dame Mathilde elle-même, sanglée dans une belle robe de velours prune dans laquelle elle devait étouffer par cette chaleur, attendait son invitée, assise bien droite dans un haut siège de châtaignier sculpté au dossier duquel la double corne de sa coiffure lui interdisait de s'appuyer. Ses deux fils aînés l'encadraient, si hauts et si massifs que le jeune Bérenger disparaissait entièrement derrière eux.
Il ne leur ressemblait d'ailleurs en aucune façon et quand on le voyait, brun comme une châtaigne et vif comme un écureuil auprès de ces deux géants aux cheveux couleur de paille, il arrivait à des esprits malins de se demander par quelle opération du Saint- Esprit leur mère avait pu se constituer une couvée aussi disparate, d'autant que Bérenger ne ressemblait pas plus à sa mère qu'à feu Ausbert.
En l'honneur de la visiteuse, Renaud et Amaury avaient visiblement fait toilette. Leurs cheveux taillés à l'aide d'une écuelle formaient une curieuse auréole autour de leurs visages identiques, tannés et recuits par tous les vents, tous les soleils de la montagne cependant que sur leurs joues, des coupures fraîches proclamaient qu'on leur avait raclé scrupuleusement la barbe. Ils se ressemblaient tellement qu'ils avaient eu recours à leur système pileux pour se différencier et si Renaud était totalement imberbe, Amaury arborait une moustache floconneuse digne de Vercingétorix.
Cérémonieusement, Renaud alla prendre Catherine par la main quand elle apparut au seuil de la salle pour la mener à sa place à table.
Il était à présent le maître du domaine et ladite place était à la droite de son fauteuil seigneurial. Dame Mathilde s'installa à sa gauche et les autres convives qui étaient Josse Rallard, Gauthier, le chapelain du château, Bérenger et Marie Rallard et les principaux officiers du domaine, s'installèrent un peu au petit bonheur. Puis, le chapelain ayant invoqué la bienveillance du Seigneur, on attaqua le souper en gens qui ont fait autre chose de leur journée que rêvasser assis sous un arbre.
Ce fut seulement après avoir fait disparaître une paire de poulets, la moitié d'un sanglier et la valeur d'un seau de soupe aux châtaignes que Renaud de Roquemaurel, se décidant à ouvrir la bouche pour autre chose que pour y engouffrer de la nourriture, apprit à Catherine les dispositions que son arrivée lui avait inspirées.
— J'ai envoyé dans tous les châteaux d'alentour aviser de votre arrivée, dame Catherine, et dire que dimanche prochain nous tiendrons ici un conseil de tous ceux à qui la bonne santé physique et morale de Montsalvy importe autant que la leur. Ce qui se passe là-haut prouve surabondamment que le seigneur Arnaud est tombé présentement sous l'emprise du démon. Il convient de l'en débarrasser au plus tôt car lorsque les choses vont mal chez vous, elles ne peuvent pas aller tout à fait bien chez les autres. Notre fidèle ami Gontran de Fabrefort sera ici dès demain avec ses gens de Labesserette. Mais nous avons prié aussi Archambaud de La Roque, de Sénézergues, en lui demandant d'envoyer message à son père, Jean de La Roque, bailli des Montagnes d'Auvergne, afin qu'il donne au moins sa caution. J'ai envoyé aussi à Leucamp prévenir Guillaume de Sermur, à Cours, chez Jean de Méallet, à Ladinhac chez Messire Hughes. J'ai même dépêché messager à La Salle mais je doute que cette vieille garde de Cibille s'intéresse à vos ennuis. C'est une Vieillevie et encore qu'on la dise brouillée avec sa parenté chacun sait ici ce que vaut cette maison-là..., ajouta-t-il en laissant planer sur l'assemblée un regard qui la prenait à témoin de ses paroles.
Nul n'ignorait en effet qu'une haine solide opposait, depuis des temps immémoriaux, les Roquemaurel à leurs cousins de Vieillevie et il fallait que l'affaire fût grave pour que Renaud ait consenti à adresser un mot d'écrit à une femme affligée d'un nom aussi exécré.
Jugeant qu'il avait assez parlé, Renaud tendit sa coupe à son écuyer pour qu'il la remplît à ras bord et la vida d'un trait. Cependant, Catherine qui n'avait pas écouté sans surprise ce bel exposé cessa de jouer avec la boulette de pain qu'elle roulait entre ses doigts et relevant son regard pensif sur son hôte :
— Est-ce donc une armée que vous souhaitez lever, ami Renaud ?
— Une armée, nous ne le pourrions pas. Mais quelques bonnes troupes tout de même et quelques compagnons aguerris qui sauront vous entourer pour que vous puissiez faire entendre raison à votre époux...
— C'est ce que vous pensez, vous qui êtes mon ami, mais croyez-vous que ceux d'alentour jugeront de même ? Mon époux est maître et seigneur de son fief, le plus grand de la région. Il peut y faire ce qu'il veut... Croyez-vous donc que nos voisins vont s'émouvoir parce que le seigneur de Montsalvy refuse de recevoir sa femme légitime et préfère vivre avec une gourgandine ? Cela m'étonnerait beaucoup.
Vous n'y êtes pas, Catherine, coupa dame Mathilde. Ce rassemblement nous l'aurions fait depuis longtemps si l'abbé Bernard avait été là mais au nom de qui cette levée de boucliers alors que l'autre co- seigneur gît sur son lit à des lieues de là et que vous étiez plus loin encore ? Au nom de votre fils, bien sûr. Mais dévoiler sa présence ici c'était prendre un trop grand risque...
Catherine hocha la tête.
— L'abbé Bernard prendra la tête d'une coalition contre Montsalvy ? Je n'y crois pas. Admettez qu'avec tous vos amis nous allions mettre le siège là-haut - et c'est, vous en conviendrez la seule manière d'atteindre Arnaud et la bande qu'il a ramenée avec lui - que croyez-vous qui se passera ? Mon époux mettra sa ville en défense, lancera aux murailles les hommes valides, et même les femmes, et il faudra bien qu'ils lui obéissent, même si c'est à contrecœur, s'ils ne veulent pas encourir sa colère qui me paraît devenue singulièrement redoutable. Cela fera des morts innocents dans le peuple... et cela je n'en veux à aucun prix. Mieux vaut perdre à jamais mon nom et mon rang si je dois l'acheter au prix du sang d'un seul des gens de Montsalvy !
— Cela vous fait honneur, dame Catherine, coupa Josse qui n'avait pas encore ouvert la bouche, et cela ne m'étonne pas de vous mais le siège, si siège il y avait, ne durerait guère. Il se trouverait bien vite quelqu'un pour ouvrir l'une des portes, Saturnin Garrouste, par exemple, ou Gauberte. Vos gens vous aiment de tout leur cœur parce que vous avez toujours été proche d'eux, que vous avez vécu avec eux, souffert avec eux et que pour les sauver vous avez pris les plus grands risques. Ils ne peuvent en dire autant de messire Arnaud. Certes, ils admirent sa valeur, ses hauts faits... mais, vous en conviendrez, depuis qu'il est maître et seigneur de Montsalvy on ne l'y a pas tellement vu...
Gauthier, qui était son voisin, regarda avec sympathie ce compatriote rencontré si extraordinairement au fond de l'Auvergne 1 et qui tenait un langage selon son cœur.
— On dirait que vous ne portez pas le seigneur Arnaud dans votre cœur ? murmura-t-il tout en versant à Josse une bonne rasade de clairet. J'avoue que cela me ferait plutôt plaisir...
— Pourquoi ? Vous ne l'aimez pas ?
— Je ne l'ai guère rencontré mais quand cela a été, les circonstances n'étaient pas de celles qui forcent la sympathie. Et ce que j'ai pu voir ici en arrivant me conduit même à penser que c'est non seulement une brute mais un fieffé imbécile...
Josse considéra l'écuyer de Catherine avec ce curieux sourire en demi-lune, à lèvres closes, qui conférait à son visage brun, strié de petites rides courtes malgré son jeune âge, une sorte de charme ironi-que.
— Ouais ! Je crois que je peux vous comprendre étant donné ce que vous en savez. Pourtant, je dois vous mettre en garde contre un jugement un peu hâtif. Le diable, voyez-vous, c'est que, quand on connaît dame Catherine, on se trouve instantanément enclin à considérer son maître et seigneur d'un œil antipathique. Un œil qui le serait peut-être moins si elle avait moins de charme et de beauté.
Néanmoins, je peux vous dire deux choses : Arnaud de Montsalvy est l'un des hommes les plus vaillants que je connaisse et l'amour qu'il porte à sa femme n'a fait jamais pour moi le moindre doute.
— Allons donc !...
— Mais si. Je dirai même qu'il l'aime trop et que cet amour empoisonne sa vie parce qu'il l'oblige à ne pas penser qu'à lui seul, à sa vie d'homme de guerre, aux grandes actions héroïques, à toute cette existence fracassante qui est celle des seigneurs de notre siècle sans pitié.
1 Voir Catherine et le temps d'aimer.
Sa Catherine, il la porte plantée en lui, au plus profond de sa chair comme un carreau d'arbalète aux barbes trop larges. Jamais il ne pourra l'arracher et il le sait. Alors tous les prétextes lui sont bons pour le lui faire payer.
— C'est effrayant ! Il est peut-être capable de la tuer en ce cas !
— Peut-être mais je n'y crois pas. Il sait bien qu'ensuite il ne connaîtrait plus un instant de repos. Une fois déjà il a essayé, à ce que Sara m'a raconté. Il a failli devenir fou. Je crois que, ce qu'il faut, c'est les remettre face à face. Voilà pourquoi je pense que pour l'obliger à la regarder au fond des yeux, même le siège de Montsalvy ne serait pas de trop...
Tandis que les deux hommes causaient en aparté, la discussion était devenue générale. Chacun donnait son opinion en s'efforçant de crier plus fort que son voisin. Seule Catherine, silencieuse, paraissait se désintéresser du débat.
Tout cela lui paraissait inutile, oiseux, encore que les ardeurs guerrières de ceux qui l'entouraient constituassent une évidente preuve d'affection puisque apparemment il n'était pas un homme présent qui ne fût prêt à rompre des lances afin de lui rendre son bonheur. Mais voilà ! Est-ce que défier Arnaud en lutte ouverte serait vraiment le bon moyen de réparer son ménage ? A mesure que le temps passait et que la réflexion lui venait, elle en doutait de plus en plus.
Et puis elle avait appris, à ses dépens, que les décisions prises sous l'empire de la colère ne sont jamais bonnes.
Elle le dit à Sara quand elle remonta auprès d'elle pour la nuit.
— Si tous ces gens viennent ici dimanche, comme Renaud l'espère, j'ai l'intention de leur demander de ne rien faire. Cela n'aurait d'autre résultat qu'envenimer davantage encore les choses.
— Pourraient-elles l'être davantage ? Ton charmant époux a juré de te chasser à coups de fouet si tu osais seulement reparaître devant lui...
— Il ne sait ce qu'il dit quand il est hors de lui...
— Peut-être mais, ne serait-ce que par orgueil, il serait très capable de le faire. Oserais-je te rappeler qu'il a bien failli te faire pendre haut et court ?...
Catherine se laissa tomber sur le bord de son lit et, d'une main lasse, ôta la coiffe de mousseline, cependant bien légère mais dont le poids à cette heure lui semblait écrasant.
— Alors, toi aussi, tu me conseilles de prendre la tête d'une troupe armée, d'une bande dont une partie sera sans doute animée des meilleures intentions mais dont une autre pourrait bien ne voir dans l'aventure qu'une excellente occasion de piller un peu Montsalvy dont la richesse fait envie, sans parler de ce que contient notre château ?
En quelques gestes rapides de prestidigitateur, Sara défit les tresses de Catherine et se mit à lui masser la tête doucement d'abord puis de plus en plus fort.
— Je te conseille de dormir, de te reposer et de réfléchir. Depuis hier soir tu n'as guère dû en avoir le temps. Bien sûr que non, je n'ai pas envie de livrer cette bonne petite ville à des appétits toujours difficiles à contrôler. Je veux seulement que tu essaies de voir les choses en face et surtout, surtout que tu cesses de ne croire ta vie possible qu'à travers ton mari. Ne peux-tu apprendre l'égoïsme, toi aussi ? Cela ferait tellement de bien à tout le monde car c'est toi, ici-bas, qui as charge d'âmes bien plus que lui !
— Tu as raison, soupira Catherine. Je vais dormir. Ensuite je verrai peut-être plus clair. La nuit, bien souvent, m'a porté conseil...
Elle n'y manqua pas, cette fois encore et, en s'éveillant au matin sous la caresse d'un rayon de soleil qui lui chauffait le bout du nez, Catherine avait acquis la certitude qu'elle ne devait pas accepter d'être ramenée chez elle par la coalition des barons du voisinage parce qu'elle risquerait d'y perdre l'amitié et la confiance des gens de Montsalvy. Les seuls hommes sur les pas desquels il lui serait permis de rentrer la tête haute, c'était l'abbé Bernard, coseigneur de la ville ou encore le seigneur suzerain d'Arnaud, Bernard d'Armagnac, comte de Pardiac et de Carlat plus connu de ses amis sous le sobriquet de Cadet- Bernard, parce que eux seuls possédaient l'autorité légitime.
Et, quand vint le dimanche et ceux que Renaud de Roquemaurel avait conviés - car ils vinrent tous à l'exception du bailli des Montagnes qui était naturellement le plus important et de la dame de La Salle - la dame de Montsalvy après en avoir longuement conféré avec Sara, Gauthier, Josse et dame Mathilde, avait pris une décision et entendait s'y tenir. Elle le dit clairement quand, après la messe, tous se retrouvèrent réunis dans la grande salle de Roquemaurel autour des fouaces chaudes et du vin aux herbes qu'on leur servait en attendant le repas.
— Il ne me sera jamais possible, messeigneurs, de vous exprimer la reconnaissance et l'émotion que j'éprouve à vous trouver tous ici réunis. Je veux y voir la preuve d'une amitié qui m'est précieuse entre toutes. Aussi, avant de vous donner mon sentiment sur l'affaire qui nous occupe je tiens à vous dire que, ce geste généreux, ni moi ni mes enfants ne l'oublierons jamais et que, tant qu'il nous restera un souffle de vie, vous pourrez compter, en retour, sur notre fidèle amitié...
Elle s'arrêta un instant pour permettre à son regard de se poser sur chacun de ces visages si différents, jeunes ou vieux, beaux ou laids, mais de façon à ce que chacun puisse supposer qu'elle s'adressait à lui tout particulièrement. Les naïvetés de la jeunesse l'ayant quittée depuis beau temps, elle savait, à présent, le pouvoir de ses yeux couleur de violette et celui plus grand encore de son sourire. Mais quand elle regarda Archambaud de La Roque, celui-ci en profita pour remarquer :
— Ce préambule n'est pas très encourageant, dame Catherine.
Encore qu'il soit fort agréable à entendre.
Devons-nous en conclure que vous n'êtes pas décidée à rentrer chez vous par la force de nos armes ? Ce serait dommage. Nous sommes tous prêts à mourir pour vous, ajouta-t-il galamment.
C'était un très beau garçon d'environ trente-cinq ans, aussi brun que pouvait l'être Arnaud à qui d'ailleurs il ressemblait un peu grâce à un cousinage lointain ; mais ses yeux noisette avaient une douceur et un humour qui avaient toujours été fort étrangers au seigneur de Montsalvy. Et en dépit de ses propositions belliqueuses, c'était un lettré, un artiste et son aspect avait une élégance qui tranchait vigoureusement sur celui, beaucoup plus rude, de ses compagnons.
Catherine lui sourit :
— Je vous ai dit mon émotion, messire Archambaud. Mais il est vrai que je regrette la hâte affectueuse apportée par nos amis Roquemaurel à vous appeler aux armes. Ce sont moyens rudes et irrémédiables que l'épée, la lance et la hache et, avant d'y recourir, je crois qu'il faut d'abord épuiser tous les autres moyens, ceux qui sont sans danger pour quiconque. J'entends par là le raisonnement, la diplomatie, la patience, la prière...
— Le jour où l'on verra Montsalvy sensible à ce genre d'arguments, je veux bien qu'on m'ôte la tête ! s'écria Gontran de Fabrefort qui était l'inséparable complice des Roquemaurel en beuverie, coups de mains et autres réjouissances hautement édifiantes.
Aura raison celui qui sera capable de lui faire entrer son point de vue dans la tête à coups de masse d'armes.
— Il aura peut-être raison mais mon époux sera mort et ce n'est pas ce que je souhaite ! répliqua Catherine sèchement. Comprenez donc qu'en parlant raison je veux surtout éviter que la mésentente s'installe par la suite dans la région. Messire Arnaud, mon époux, ne vous pardonnerait pas de vous faire mes champions. Vous êtes ses compagnons de bataille, ses amis de toujours et je ne suis après tout qu'une étrangère, même si je suis aussi sa femme.
— En admettant que ce soit vrai, votre fils n'est pas un étranger, lui, coupa Hughes de Ladinhac, vieux seigneur aux cheveux blancs et au profil d'oiseau de proie. Or, son père manque à la loyauté en ramenant sur nos campagnes qu'ils ravageaient hier encore les écorcheurs de Béraud d'Apchier. Pardonnez-moi mes paroles, dame Catherine, mais la femme qu'il a ramenée ne nous intéresse pas.
Chacun de nous est libre d'avoir une ou plusieurs concubines et il est peu de maisons seigneuriales sans bâtard. Mais en introduisant lui-même d'anciens ennemis dans sa ville, Montsalvy rompt le contrat féodal et ses vassaux sont en droit de le récuser. Or, comme ces braves gens en sont bien incapables, c'est à nous, ses pairs, qu'il appartient de lui rappeler ses devoirs.
— Alors tous en groupe, tels que vous êtes, allez le voir et faites-lui entendre ce que vous venez de me dire !
— Certains y sont allés parmi ceux qui avaient combattu avec lui sous Paris : Amaury de Roquemaurel, Fabrefort, La Roque... cela n'a servi à rien.
— Montsalvy nous a clairement laissé entendre qu'il souhaitait nous voir nous mêler de ce qui nous regardait, soupira ce dernier, moyennant quoi nous continuerions à entretenir les meilleures relations. Il est bien certain que, seuls, sans quelqu'un d'autorisé nous étions sans pouvoir puisque l'abbé Bernard est réduit à l'impuissance. Mais vous êtes là à présent et vous possédez tous les droits légitimes de votre fils.
— Peut-être... Cependant je ne veux pas dresser le fils contre le père. Pas encore tout au moins ! Ne pouvons-nous attendre un peu ?
— Attendre quoi ? riposta âprement Jean de Méallet qui n'avait encore rien dit. Qu'Arnaud s'avise de votre présence ici... et cela ne saurait tarder, croyez- moi ! Qu'il attaque Roquemaurel avec sa bande, le réduise, vous reprenne et vous tue ?
— Même s'il en arrivait là, il ne tuerait pas son fils...
— Et, si vous le permettez, grogna dame Mathilde, je doute qu'il ait raison si aisément de Roquemaurel. Le château est vieux, c'est entendu, mais il en a vu d'autres et, grâce à Dieu, il est encore solide et capable de casser les dents à une bande de routiers ! Bien sûr que Montsalvy saura bientôt où se trouve sa femme, s'il ne le sait déjà !
Mais je ne lui conseille pas de venir ici la réclamer.
— Bien ! reprit Méallet sarcastique. En ce cas, que faisons-nous ?
— Je vous propose d'attendre, dit Catherine. Je désire, je vous l'ai dit, épuiser toutes les chances de conciliation. Ainsi pourquoi ne pas faire appel au comte de Pardiac ? Si quelqu'un est capable de faire entendre raison à mon époux, c'est bien lui !
— Ça aussi nous y avons songé, soupira Renaud. Mais pour trouver Cadet-Bernard il faut maintenant galoper à la queue du cheval du Roi.
— Le Roi combat. C'est normal qu'il soit auprès de lui mais il ne manquera pas de revenir avec l'automne pour passer la mauvaise saison à Carlat auprès de la comtesse Eléonore et des enfants.
— Non, il ne reviendra pas hiverner en Auvergne. Cadet-Bernard a été nommé gouverneur de Monseigneur le Dauphin Louis. Il ne quittera son élève que parvenu à sa majorité. Voulez-vous, dame Catherine, attendre des années ?
Le cœur de Catherine se serra. Allait-elle donc devoir reprendre les grands chemins, retourner vers la Loire pour demander l'aide de ce vieil et puissant ami ? Encore prier, encore demander. Et que pourrait Bernard d'Armagnac ? Il n'allait pas venir sous Montsalvy en traînant après lui l'héritier royal ?
— Soit ! Eh bien il reste encore une carte à jouer. Je vais aller rejoindre l'abbé Bernard. Il faut que je le voie, que je lui parle et Saint-Laurent-d'Olt n'est pas si loin. Sait-on de ses nouvelles ?
— Il se remet lentement, bien lentement hélas, dit Fabrefort.
Mon cousin d'Estaing que j'ai rencontré à Curières, la semaine passée aux noces de la fille de Raymond de Mommaton, l'avait vu trois ou quatre jours avant. Il ne se lève pas encore et il est bien éloigné de reprendre la route. Si encore le Lot était navigable !...
— Qu'il soit au lit ne l'empêchera pas de m'entendre. Il a toujours été pour moi le meilleur des amis, le plus sûr des conseillers, dit Catherine. Et c'est cela que je veux : son conseil ! Suivant ce qu'il me dira de faire j'agirai. S'il me dit d'attaquer j'attaquerai mais seulement s'il me le dit ! Je partirai demain.
— Il n'y a qu'un malheur, fit Renaud en se renversant dans son fauteuil, c'est que vous ne pourrez pas passer. Pour aller à Saint-Laurent il faut suivre la vallée, si l'on ne veut pas faire un énorme détour par l'Aubrac. Or, Montsalvy a tout de même trouvé des alliés dans la région : ces foutroudasses de Vieillevie tiennent la rivière sous leurs tours et le Diable sait qu'à cet endroit elle est facile à défendre.
Vous pensez bien qu'ils seront prévenus de votre présence dans la région et qu'ils ne vous laisseront pas passer... Ils vous connaissent !
— Mais moi ils ne me connaissent pas, coupa Gauthier.
Dame Catherine n'a pas besoin de se déranger et de parcourir encore un long chemin, d'affronter d'autres dangers. Qu'elle me donne une lettre pour l'abbé et je lui ramènerai une réponse. C'est là le rôle d'un bon écuyer.
— Vous ne connaissez pas du tout le pays, dit Renaud...
— Moi tu ne diras pas que je ne le connais pas ? intervint Bérenger. Je lui servirai de guide et crois- moi, Gauthier, je saurai bien te faire passer le barrage de Vieillevie...
En dépit de ses inquiétudes Catherine retint un sourire. Le page avait laissé ses amours dans la vallée du Lot. Combien de fois, l'an passé, avait-il disparu de Montsalvy pour descendre jusqu'au fond de la gorge, passer la rivière à la nage et s'en aller conter fleurette à sa jolie cousine Hauvette de Montarnal ? Ces amours avaient été difficiles, traversées de mille dangers car c'étaient des amours défendues : Montarnal et Vieillevie en effet c'était tout un et les deux frères aînés eussent sans doute joyeusement assommé leur cadet s'ils avaient seulement imaginé quelle image il cachait dans son cœur... Certes, Bérenger connaissait parfaitement la vallée, ses gués et ses passages et il serait pour Gauthier le meilleur des guides. Mais saurait-il résister à l'envie de revoir Hauvette à présent qu'il devenait tout doucement un homme ? Catherine ne se sentit pas le courage de le lui interdire mais se promit de lui recommander la plus extrême prudence : il fallait que sa lettre parvînt à l'abbé Bernard.
Le banquet qui suivit le colloque manqua d'enthousiasme.
Visiblement la plupart des participants étaient déçus, car la joyeuse fête guerrière qu'ils se promettaient semblait bien remise aux calendes grecques. Les deux Roquemaurel étaient franchement moroses.
— Ils pensent qu'en cas de besoin ils auront peut- être plus de mal à rameuter tout ce monde, commenta dame Mathilde. Ils craignent que la belle occasion soit perdue...
— Et vous, dame Mathilde, pensez-vous de même ?
La grosse châtelaine lui sourit du haut de sa taille imposante.
— Que non pas ! Qui donc peut être assez fou pour souhaiter brûler sa maison avant d'y rentrer ? Un homme peut-être, mais une femme, jamais !... Vous avez parlé sagement, mon amie. Mais n'était-ce pas tentant ?
Catherine haussa les épaules et s'approcha d'une fenêtre pour regarder sans bien le voir le prodigieux paysage d'alentours, si bleu, si calme en cette fin de journée.
— Tentant ? Oui certes... Lorsque je suis arrivée chez vous l'autre midi j'aurais voulu abattre Arnaud de mes propres mains, incendier ma maison profanée par la présence d'une gueuse... Personne ne saura jamais avec quelle ardeur je l'ai souhaité ! Mais... en admettant que j'aie pu faire tout cela, commettre ces irréparables folies, me laisser emporter par le vin violent de la vengeance, que me serait-il resté ensuite sinon des cendres, des regrets et des larmes plus amères encore... Voyez-vous, dame Mathilde, ce dont j'ai le plus besoin à présent, c'est de paix. Mais comment trouver cette paix si, d'abord, je ne l'obtiens pas de moi-même ?...
Affectueusement, Mathilde glissa son bras sous celui de Catherine, l'embrassa puis l'entraîna avec elle.
— Allons rejoindre vos petits ! dit-elle avec une douceur dont elle semblait bien incapable. Eux vous diront que vous avez fait le meilleur choix...
Cette nuit-là, deux heures avant le lever du soleil, Gauthier et Bérenger quittèrent Roquemaurel à pied, vêtus comme des pèlerins de Saint-Jacques dont les chemins sillonnaient tout le pays et, par les difficiles sentiers à chèvres que le page connaissait si bien, s'enfoncèrent dans les profondeurs vertigineuses de la gorge.
En quittant les deux garçons, en les laissant partir seuls pour la première fois vers une aventure peut-être dangereuse et dont elle ne prendrait pas sa part, le cœur manqua à Catherine qui, au dernier moment, tenta de les retenir.
— C'est folie ! leur dit-elle. Et puis c'est sans doute inutile. Je sais d'avance ce que sera le conseil de l'abbé. Jamais il ne préconisera la force et l'emploi des armes... S'il existe un véritable saint quelque part, c'est bien lui !
Gauthier se mit à rire.
— Sainteté ne veut pas dire faiblesse, dame Catherine. Rappelez-vous que le Christ lui-même s'est servi d'un fouet pour chasser les marchands du temple. Les hommes les plus pacifiques de nos temps sans pitié savent bien qu'il est parfois nécessaire d'employer la force.
Aussi demeurez en repos et gardez-vous bien puisque je ne serai pas là pour le faire.
Elle l'embrassa sur le front et le laissa partir... Il avait raison : qui pouvait se vanter de connaître les voies du Seigneur?
Les jours qui suivirent s'étirèrent, interminables, dans la chaleur de plus en plus lourde de l'été qui s'abattait sur la Châtaigneraie comme une chape de plomb. Les champs roussissaient sous un ciel chauffé à blanc. Les petits ruisseaux qui serpentaient paresseusement à travers les prairies ou qui chantaient si joyeusement en bondissant de rocher en rocher se raréfièrent ou même s'asséchèrent ; ce devint un travail de Romain d'abreuver les bêtes. Heureusement, les profondes citernes des châteaux et des bourgs, creusées à même le roc au temps jadis par des générations de serfs, possédaient de belles réserves ; mais elles n'étaient pas inépuisables. Si la sécheresse s'installait, comme cela était arrivé cinquante ans plus tôt, la situation pourrait s'aggraver et devenir tragique.
Pourtant, les grandes salles sombres de Roquemaurel défendues par des murailles de deux mètres, gardaient de la fraîcheur. Les femmes n'en sortaient guère qu'aux petites heures plus fraîches du matin pour emmener les enfants courir et jouer tout à leur aise autour du château.
Le reste du temps on leur attribuait la cour et l'ombre des remparts où ils n'auraient pas à craindre les morsures de vipères que la grande chaleur rendait plus agressives encore. Deux jours après le départ des deux garçons, l'une des servantes avait été piquée en étendant le linge et, en dépit des soins rapides de Sara qui lui avait ouvert la jambe et sucé le sang, la pauvre fille était encore entre la vie et la mort.
En même temps que la chaleur, le silence s'était refermé autour.de la vieille forteresse où aucune nouvelle de nulle part n'arrivait. En effet, malgré ce que certains avaient pu penser, aucun homme d'armes en provenance de Montsalvy, et Arnaud moins encore que quiconque, n'était venu jusque-là alors que l'on s'attendait à ce que le seigneur de là-haut mît la contrée en coupe réglée pour s'emparer de l'épouse présumée coupable. Apparemment rien ne bougeait dans la cité du plateau et la vie continuait exactement comme si de rien n'était, comme si Catherine ne s'était pas approchée un soir de ses remparts...
Dans le tréfonds de son cœur celle-ci en éprouvait une amère déception. Les choses n'avaient jamais été faciles entre Arnaud et elle mais Catherine n'avait jamais craint le combat contre l'homme qu'elle aimait. Au contraire, elle y puisait des forces nouvelles, sachant bien que les pires fureurs recèlent toujours une parcelle d'amour. Si Arnaud ne se souciait même plus d'elle, de ce qu'elle pouvait devenir, alors oui, la cause devenait désespérée car c'était le spectre glacé de l'indifférence que cela annonçait. Et il n'y aurait plus pour elle d'autre ressource que le couvent le jour où il viendrait exiger qu'on lui remette son fils.
Le soir, quand le soleil meurtrier consentait enfin à faiblir et à s'étendre rougissant derrière les vallonnements du pays de la Dordogne, Catherine, solitaire, montait lentement la vis de pierre noire qui menait au sommet du donjon. Là, perdue en plein ciel, adossée à un merlon, elle cherchait vers le nord-est une couronne rougeoyante posée sur l'épaisse chevelure noire de la forêt : les tours de Montsalvy dont, à défaut de ses yeux, son cœur pouvait réciter chaque détail...
Elle restait là jusqu'à la nuit noire, jusqu'à ce que tout disparût, puis, le pas alourdi par le poids de ses nostalgies avivées, elle redescendait vers sa chambre solitaire, sans voir Sara qui, cachée dans l'ombre de l'escalier, la regardait passer sans rien dire, serrant les poings quand elle apercevait des larmes sur les joues pâles de la jeune femme. Et puis, quand le bruit que faisait le loquet de sa porte en retombant s'était fait entendre, la zingara descendait aux cuisines, y prenait une chandelle et gagnait le recoin des caves où elle entreposait ses plantes, ses fioles, ses macérations, ses onguents et ses poudres.
C'était un endroit sombre et inquiétant que l'on aurait pu prendre aisément pour l'antre d'une sorcière mais, si Sara n'ignorait rien de l'art redoutable des maléfices, elle s'était toujours refusé à s'y livrer.
Ce qu'elle pratiquait, elle, c'était la magie blanche, celle des parfums, des prières et des invocations et ce n'était pas à Satan qu'elle offrait cela mais à des esprits bienfaisants vers lesquels tendaient toutes les ressources de son art en échange de l'apaisement des souffrances de celle qu'elle considérait toujours comme son enfant chérie.
Pourtant, certain soir de la fin août, Sara, avant de gagner son repaire souterrain, se munit cette fois d'un morceau de cire d'abeilles et d'une pelote d'épingles...
Ce jour-là avait été particulièrement morne et sombre. Les bêtes commençaient à crever dans les pacages du fait des loups qui, assoiffés, les égorgeaient pour boire leur sang. Le niveau de l'eau baissait dangereusement dans la citerne du château où bientôt, si le ciel n'envoyait pas la pluie, on en viendrait à la bourbe. Enfin, il y avait six longues semaines, jour pour jour, que Gauthier et Bérenger étaient partis pour Saint-Laurent et aucune nouvelle n'en était arrivée.
Us s'étaient pour ainsi dire évanouis dans l'épaisseur des taillis, des forêts et des landes. Personne ne savait dire ce qu'ils étaient devenus.
Vers la fin du jour, Sara, en remontant de la basse- cour, rencontra Renaud qui rentrait. A le voir chevaucher le dos rond, avec sa blouse de toile ouverte jusqu'à la taille sur les muscles velus de sa poitrine, l'œil mauvais fiché entre les oreilles de sa monture et mâchonnant à belles dents le manche de sa houssine, il était facile de deviner qu'il couvait une colère.
Comme lesdites colères étaient toujours redoutables, Sara allait passer son chemin, peu désireuse d'en faire les frais, mais il l'appela.
— Venez ici, Sara ! J'ai à vous parler...
Il sauta de son cheval, lança sa bride à un garçon de ferme qui accourait puis, après s'être assuré que personne d'autre n'était en vue, il prit Sara par le bras et l'entraîna vers l'armurerie, déserte à cette heure.
— Je viens de voir Arnaud de Montsalvy ! lâcha- t-il répondant au coup d'œil interrogateur de la zin- gara dont le visage d'ailleurs demeura de marbre.
— Ah !... Et... vous lui avez parlé ?
— Oui... J'étais allé jusqu'à Sénézergues pour voir comment La Roque s'arrangeait de cette damnée sécheresse et si les loups avaient fait leur apparition chez lui aussi quand, en sortant du chemin creux qui mène à l'église, je me suis trouvé nez à nez avec Montsalvy... Le chemin n'est pas large à cet endroit et l'on ne peut pas y passer à deux de front. Il fallait donc que l'un de nous deux cède le pas. Je n'en avais pas envie et lui non plus apparemment car un moment on s'est regardés sans rien dire mais avec autant d'amitié que deux molosses devant un quartier de charogne. J'ai cru un instant qu'il allait se jeter sur moi. Comme il n'était pas plus vêtu que moi, j'ai pu voir les muscles de ses épaules se ramasser tandis qu'une de ses mains cherchait déjà le pommeau de l'épée pendue à sa selle. Alors j'allais en faire autant quand il s'est ravisé. Il s'est redressé, a caressé l'encolure de son destrier pour le calmer et puis il m'a lancé avec un mauvais regard:
« — Alors ? Il paraît que la Catherine a trouvé refuge chez toi ?
« — Comment le sais-tu ?
« Il a haussé les épaules.
« — Les nouvelles vont vite dans nos campagnes. Il y a un mois que je le sais. Tu as même toute la famille, paraît-il, puisque cette sorcière de Sara s'est permis de t'amener les enfants qu'elle m'a enlevés.
« — Ils ne doivent pas te faire manque puisque tu n'as pas jugé bon de venir les réclamer ?...
« — Je viendrai, sois tranquille, mais plus tard, quand j'en aurai fini avec la garce que j'ai épousée.
« Là, je me suis mis à rigoler.
«— Quand t'en auras fini ? Mais faudrait d'abord que tu commences, mon gros ! Si t'entends par là venir la tirer de chez nous à notre nez à notre barbe, tu risques d'avoir des surprises. Ça vaut peut-être pas Montsalvy mais c'est encore solide Roquemaurel et ni moi, ni mes frères, ni mes hommes nous ne sommes des pourris !
«— T'inquiète pas, Renaud! Tu n'auras même pas à tirer l'épée ni moi non plus. Tu la laisseras partir bien gentiment avec sa sorcière à la peau noire qu'on enverra au bûcher quand l'official de Rodez viendra la réclamer comme épouse adultère...
« — Adultère ! Elle est forte celle-là ! On dirait que tu renverses les rôles, l'ami ! C'est pas Catherine qui vit publiquement avec une putain, c'est bien toi il me semble, sans parler de ta bande de coupe-jarrets qui terrifient le plateau et qui maraudent un peu partout !
« — Je sais ce que je dis : j'ai des preuves, des témoins...
« — Des témoins ? Je me doute de ce que ça peut être tes témoins et d'où tu les tires... Ils ne valent pas cher !
« — Ils vaudront en tout cas assez cher pour que l'évêque et l'official les croient. Et c'est le clergé, à ma demande, qui ira sortir la Catherine de chez toi pour l'enfermer à vie dans un couvent quand je l'aurai répudiée. On lui tondra ses beaux cheveux dorés, son meilleur piège...
«Alors là, dame Sara, mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai tout oublié de l'amitié d'autrefois et même de la pitié que j'éprouvais à lui voir cette grande balafre rouge qui l'abîme d'un côté et j'ai hurlé si fort que j'en ai fait fuir les corneilles.
«— T'as la mémoire courte, Montsalvy, et tu me donnes envie de vomir ! Dire qu'on te considérait jadis comme la fleur des chevaliers de par ici ! Tu étais dur et froid comme la lame de ton épée mais tu étais aussi droit qu'elle. Son meilleur piège, hein ? Tu as bien oublié le glas des cloches de Carlat et l'homme qu'on emmenait en léproserie avec dans les mains une masse vivante de soleil... le meilleur piège de
« cette garce » qui t'adorait assez pour se massacrer pour toi et qui cent fois a failli périr à cause de toi...
— Qu'a-t-il dit, coupa Sara, qui avait pâli au souvenir que Roquemaurel venait d'évoquer tel qu'on le racontait encore dans les villages, depuis Aurillac jusqu'à Rodez.
— Rien. Mais il est devenu tout pâle et je l'ai vu un instant fermer les yeux. Alors j'en ai profité pour l'achever.
« — Écoute-moi bien, que je lui ai dit, la dame de Montsalvy...
Parce que c'est comme ça que tout le monde l'appelle par ici et continuera de l'appeler ! - elle restera chez nous autant qu'il plaira à Dieu mais tu pourras prévenir ton officiai que s'il ose venir perpétrer son déni de justice sur mes terres, il trouvera à qui parler. Vaudra mieux pour lui s'amener avec autre chose que des croix et des bannières parce que c'est pas tout à fait assez solide pour les parpaings, la poix fondue et l'huile bouillante, sans parler des flèches... qu'on ne lui ménagera pas !
« — Tu seras excommunié !
«— M'en fous ! Avec la vie qu'on mène depuis dix ans aux chanoines de Saint-Projet, Amaury et moi, y a beau temps que ça aurait dû m'arriver. Et ça ne m'empêchera pas d'aller droit chez le Seigneur le jour où il trouvera que j'ai suffisamment fait de bruit sur la terre parce que, lui, il doit être intelligent !
« Alors, Montsalvy a tout d'un coup fait volter son cheval et puis il est reparti par où il était venu. Il sera rentré chez lui en faisant un détour. Mais quand il a piqué des deux je l'ai bien entendu qui criait :
«— C'est ce qu'on verra !... Tu peux la prévenir de ce qui l'attend et après je reprendrai mes enfants !... » Voilà, Dame Sara, je vous ai tout dit. Je voulais vous en parler avant de raconter ça à cette pauvre petite...
— Surtout gardez-vous-en bien ! Elle souffre assez comme cela.
Mais dites-moi : croyez-vous qu'il puisse mettre sa menace à exécution, qu'à Rodez on puisse être assez stupide ?...
— Pour avaler n'importe quelle couleuvre débitée avec conviction par quelques imbéciles pompeux et bien nés ? J'en mettrais ma main au feu !
— À qui pensez-vous ?
— À des gens que je connais bien... les ribauds de Vieillevie par exemple ou ce grigou de Montarnal. Imaginez que l'Arnaud ait laissé entendre qu'une fois débarrassé de sa pauvre adorable femme, il épouserait volontiers une des filles du coin, la Marguerite de Vieillevie ou l'Hauvette de Montarnal ? Ils seraient prêts alors à jurer par la messe, ces truands, qu'ils ont vu, de leurs yeux vu, cette pauvre Catherine coucher avec la moitié de la Châtaigneraie !...
— Je vous crois ! dit Sara. Eh bien ! messire Renaud, je m'en tiens à ce que je vous ai demandé : pas un mot à Catherine de ce qui vient de se passer. Ça lui ferait trop de mal car j'ai bien peur qu'elle aime encore cet abominable personnage ! Et puis nous n'en sommes pas encore à jeter de l'huile bouillante sur l'évêque de Rodez.
Ce fut donc cette nuit-là que Sara, enfouie dans les entrailles de Roquemaurel à la lueur des torches, pétrit de ses mains habiles deux figurines de cire, l'une vêtue comme une femme, l'autre comme un homme, deux figurines de cire à travers lesquelles, les yeux durs et les lèvres murmurant des paroles étranges dans une langue aux secrets perdus, elle enfonça de longues aiguilles qu'elle avait fait auparavant rougir au feu. Des parfums âcres brûlaient en dégageant une fumée noire sur les braises d'un réchaud et l'ombre de Sara s'étirait sur la muraille salpêtrée comme le fantôme même de la haine...
Lorsqu'elle eut achevé son terrible ouvrage, elle enferma les figurines dans un coffret qu'elle enterra dans un coin du caveau, éteignit ses torches, reprit sa chandelle et remonta lentement vers la tour où elle avait son logis. Ses mains, toujours si sûres, tremblaient mais son visage, aussi gris et aussi dur que les vieilles murailles qu'elle longeait, était brillant des larmes qu'elle ne pouvait retenir car, pour sauver celle qu'elle aimait plus que sa vie, Sara la Noire venait de mettre en péril de damnation son âme immortelle...
Trois jours passèrent encore jusqu'à ce qu'un matin les portes de Montsalvy crachassent un flot désordonné d'hommes, de femmes, d'enfants poussant des bestiaux et tirant des charrettes où l'on avait empilé, à la hâte, ce que l'on avait de plus précieux... Le soleil brillait haut dans le ciel serein, impitoyablement serein. Pourtant toute cette foule portait la terreur inscrite sur son visage innombrable. Les cloches de l'église abbatiale sonnaient dans l'air immobile un glas sinistre qui s'en alla porter loin sur la campagne, jusqu'aux murailles des bourgades, jusqu'aux tours des châteaux, préludant le cri énorme qui volait devant la foule éperdue.
— La peste !... Il y a la peste à Montsalvy !
Écroulée dans les bras de Catherine, au bord du chemin, ses jupes traînant dans la poussière, Gauberte sanglotait sans parvenir à s'arrêter. La terreur, le poids du jour et les difficultés de la route avec un pareil chargement, avaient eu raison de son endurance et elle hoquetait avec de longs beuglements qui en d'autres circonstances eussent peut-être fait sourire tandis que les larmes traçaient des rigoles noires sur son visage verni de chaleur. Derrière elle, empilés dans deux chariots, pêle-mêle avec les rouleaux de toile neuve, les objets de cuisine et les outils de tisserand, ses dix enfants la regardaient pleurer sans agiter un doigt, cependant qu'étendu les bras en croix dans l'herbe roussie de l'autre côté du chemin, son époux le toilier Noël Cairou haletait, écrasé par l'effort fourni. Un peu plus loin sur le sentier on voyait d'autres charrettes : celle de Martin Cairou, le frère de Noël et son associé, celles de Joseph Delmas, le chaudronnier, et de sa femme Toinette, Antoine Couderc, le maréchal- ferrant et d'autres encore. Les gens de Montsalvy, ceux d'entre les murailles, se déversaient sur Roquemaurel à la recherche de celle qu'ils considéraient toujours comme leur protectrice naturelle : Catherine.
Lorsque dans le crépuscule mauve elle les avait vus, depuis les chemins de ronde, s'approcher péniblement du château, pauvre cortège exténué et hagard, elle avait dégringolé l'escalier et voulu s'élancer vers eux pour les accueillir, bras ouverts, cœur ouvert mais elle s'était heurtée au pont relevé de Roquemaurel et à la puissante stature de Renaud qui lui barrait le passage.
— Que faites-vous ? avait-elle crié, pourquoi leur fermez-vous vos portes ? Ne voyez-vous pas qu'ils ont besoin d'aide ?... Il faut aller au-devant d'eux !...
Mais il n'avait pas bougé.
— En toute autre circonstance j'accueillerais la région entière avec joie mais pas cette fois ! La peste est à Montsalvy et peut-être l'apportent-ils avec eux. Je ne la ferai pas rentrer chez moi.
— Ils sont venus ici parce qu'ils ont confiance en vous.
— Pas en moi ! En vous, Catherine, en vous qui ne pouvez rien.
Songez à vos enfants. Voulez-vous les voir gonfler, noircir et mourir dans d'affreuses souffrances ?
L'image qu'il évoquait était si atroce que Catherine crut la voir. Elle appliqua ses deux mains sur ses yeux pour y échapper. Mais au-dehors des cris s'élevaient, des appels :
— Notre dame... notre dame !... Dame Catherine !
— Mon Dieu ! gémit-elle. C'est moi qu'ils appellent...
— Ils vous appelaient moins fort, l'autre soir, quand ils ont toléré que leurs portes se ferment devant vous. Vous auraient-ils épargné l'humiliation que vous réservait leur maître ? Non. Dans le danger chacun pour soi et Dieu pour tous. Restez tranquille Catherine !
Il a raison, intervint Sara. Ils n'ont rien fait quand ton époux est rentré avec cette gaupe et ses truands. Ne les écoute pas. Ils n'ont pas le droit de te demander ta vie.
— Mais ils ne me la demandent pas ! Ils me demandent seulement de les aider, de les réconforter. Et c'est Gauberte qui marche en tête, Gauberte qui m'a aidée, elle...
— À moindre frais, lança Sara impitoyable. Depuis le temps que messire Arnaud a ramené sa bande, ne me dis pas qu'il n'était pas possible de la faire fondre, cette bande. S'il n'y avait eu les enfants, crois-moi, je m'en serais chargée et les hommes seraient morts, l'un après l'autre, grâce à la bonne nourriture que je leur aurais servie. Les coups qui viennent de nulle part ça existe, tu sais ? As-tu oublié les planches de hourd que le beau-père d'Azalais avait enlevées devant toi, sur le chemin de ronde, pour te jeter au fond des fossés ? Crois-moi, s'ils avaient vraiment voulu, tes bons sujets, ils pouvaient t'aider à rentrer chez toi.
— La peur est humaine et Arnaud me semble devenu une bête fauve. Peut-être m'ont-ils évité le pire en ne l'obligeant pas à me revoir. Il demeure qu'ils ont besoin de moi et que je n'ai pas le droit de les décevoir. Si vous ne voulez pas les recevoir, Renaud, ce que je comprends, dites-moi au moins où je peux les conduire pour qu'ils trouvent un abri ? En les regardant approcher j'ai aperçu des nuages en formation vers l'ouest. Peut-être la pluie va-t-elle enfin venir...
— Eh, ma belle, qu'ils aillent donc chez les bons chanoines et les bonnes dames de Saint-Projet ! Les communautés religieuses c'est fait pour ça et la charité chrétienne c'est leur travail, à eux !
Il y eut un silence que meublèrent bientôt les cris qui s'élevaient au-dehors, les appels et les supplications. Catherine alors se raidit, serrant ses deux mains l'une contre l'autre.
— Ouvrez-moi la porte, Renaud ! Je veux aller vers eux !
— Non !
— Je vous en supplie ! Qu'importe si je risque ma vie. J'ai le droit d'en faire ce que je veux... et je ne suis pas sûre qu'elle ait encore quelque chose à m'apporter. Ouvrez !
Renaud plongea son regard furieux dans les yeux de la jeune femme.
— Si j'ouvre, Catherine, je refermerai... et vous ne pourrez plus rentrer. Vous devrez rester avec eux.
Bien droite, elle soutint calmement son regard, s'efforçant de cacher la peur qui se glissait en elle car il n'était pas de chose plus redoutable que la peste.
— Je le sais mais, une dernière fois, je vous demande de m'ouvrir cette porte. Je suis la dame de Montsalvy, leur dame et c'est mon devoir d'aller vers eux pour les aider.
Un concert de protestations, de supplications s'élevait autour d'elle, mais elle refusa de les entendre se dirigeant vers la poterne d'un pas ferme.
— Attendez-moi ! Je vais avec vous ! cria quelqu’un.
Et Josse dégringolant des chemins de ronde accourut auprès d'elle, repoussant d'un geste doux mais ferme les bras de Marie qui essayait de le retenir. Alors, dans un grand silence soudain, Renaud abaissa lui-même le petit pont, ouvrit la porte basse par laquelle tous purent apercevoir la longue file des fugitifs.
— Prends soin de mes enfants, Sara ! cria Catherine.
Et, suivie de Josse, elle se mit à courir vers ceux que le droit féodal et l'amitié faisaient siens. L'apercevant alors, Gauberte courut vers elle et s'abattit, sanglotante, dans ses bras...
Sous la main de Catherine qui, à l'aide de son mouchoir et d'un peu d'eau tirée des deux outres que Josse avait apportées sur son dos pour donner à boire aux arrivants, essuyait doucement son visage maculé, Gauberte se calmait petit à petit et parvenait à raconter ce qui s'était passé. Cela tenait d'ailleurs en assez peu de mots.
Toute la nuit le vacarme qui se faisait au château avait tenu la cité éveillée. Depuis deux jours on y fêtait l'arrivée de trois hommes qui étaient venus du sud avec un chariot contenant des femmes dont la peau sombre disait assez qu'elles avaient dû voir le jour quelque part dans le sud de la Méditerranée. En franchissant la porte d'Entraygues, l'homme qui semblait le chef avait dit que ces femmes étaient des esclaves qu'il devait offrir au duc de Bourbon de la part de son maître, le roi d'Aragon Alphonse V le Magnifique, et qu'il venait de Marseille. Il demandait l'abri pour la nuit et l'abri il l'avait eu plus qu'il ne l'espérait car les portes du château s'étaient instantanément refermées sur les femmes. Les nouveaux compagnons d'Arnaud de Montsalvy n'étaient pas hommes à laisser passer pareille aubaine sans en profiter abondamment, l'expéditeur du cadeau et le destinataire ne signifiant strictement rien à leurs yeux en regard de leur bon plaisir.
L'orgie avait donc fait rage pendant trois nuits, mais quand le soleil s'était levé ce matin les paysans qui arrivaient au marché avaient pu voir un spectacle épouvantable : un homme qui était sorti du château en titubant et en hurlant, un homme entièrement nu dont tout le corps était marbré de larges plaques noires. Il avait fait quelques pas puis il s'était abattu de tout son long dans la poussière, vomissant une horreur noire qui avait tout de suite renseigné ceux qui regardaient.
— La peste !...
Le cri d'alarme avait, en un rien de temps, fait le tour de la ville, semant une folle panique. Et tous n'avaient plus eu qu'une seule idée : fuir, emporter leur vie le plus loin possible de ce château sur lequel venait de s'abattre la malédiction du ciel, refusant d'entendre les exhortations des moines de l'abbaye qui leur conseillaient de s'enfermer chez eux et qui d'ailleurs, devant leur impuissance à endiguer l'exode, s'étaient barricadés à l'abri de leurs propres murailles derrière lesquelles on avait bientôt pu voir s'élever les fumées des paquets de plantes balsamiques qu'ils brûlaient pour assainir l'air.
— Le frère Anthime, conclut Gauberte en reniflant, c'est pas l'abbé Bernard ! Lui, le pauvre saint homme, il serait entré dans ce damné château pour voir ce qui s'y passait mais le trésorier, il pense autrement : il s'est contenté de faire enclouer la porte, entasser devant une montagne de madriers et boucher le souterrain qui donne sur la vallée pour que rien, et surtout pas le mal maudit, puisse sortir du château.
Brusquement, Catherine se releva. Elle était devenue aussi blanche que sa robe de toile.
— Enclouer la porte ? Mais... et mon époux ?... Et messire Arnaud ?
Gauberte eut un geste d'impuissance en détournant les yeux.
— Il est dedans !... souffla-t-elle enfin... mais il est peut-être déjà mort à cette heure. Ça va vite, la peste, dame Catherine, terriblement vite !... Le frère Anthime a dit qu'on n'ouvrirait le château que dans quarante jours... et pour y mettre le feu ! Qu'est-ce qu'on va faire, dame Catherine ?...
Elle recommençait à pleurer, s'accrochant à la robe de la jeune femme qui ne semblait plus l'entendre. Le regard perdu, Catherine imaginait l'horreur de ce château enfermé dans l'étau de la peur, de ces gens qui mouraient à cette heure dans d'atroces souffrances. Elle vit, comme s'il était devant elle, son époux couché à terre, râlant et pourrissant tout vivant sans même le secours de Dieu. Et devant cette image effrayante Catherine oublia tout le mal qu'il lui avait fait, qu'il allait peut-être lui faire encore...
Brusquement l'horreur en elle se changea en colère. Tournée vers la longue file des fuyards elle cria :
Ce que vous allez faire ? Je n'en sais rien !... Qu'aviez-vous besoin de quitter vos maisons puisque le frère Anthime a si bien pris soin de Montsalvy en condamnant à mort votre seigneur ? Allez où vous voulez... à Saint-Projet par exemple ! Il y a là des moines, des nonnes qui vous aideront peut-être. Moi, je retourne là-haut... » Puis faisant volte-face vers le château, elle interpella Renaud dont l'immense silhouette s'érigeait entre deux créneaux : « Envoyez- moi un cheval et dites à Sara de me faire descendre tout ce qu'elle peut de remèdes.
Je vais à Montsalvy !
— Vous êtes folle, Catherine. Vous n'en sortirez pas vivante.
— C'est ce que nous verrons. Faites ce que je vous demande. Je ne laisserai pas mourir le père de mes enfants sans avoir tenté l'impossible pour le sauver.
— Mais il doit être déjà mort. La peste va...
— Très vite, je sais ! Mais je ne croirai à sa mort que lorsque je l'aurai vu.
— Folle que vous êtes ! Vous dévouer pour cet homme ? Savez-vous qu'il veut vous répudier, vous faire arracher d'ici par l'official de Rodez et jeter à Vin pace comme adultère ? On fera votre procès et on vous enfermera jusqu'à la fin de vos jours tandis qu'il épousera une autre femme...
Furieux, Roquemaurel avait jeté tout cela du haut de sa tour comme un panier de pierres, souhaitant que ses projectiles eussent assez de poids pour clouer Catherine au sol de sa terre. Mais elle ne broncha pas. Droite comme une lame d'épée, elle releva la tête plus haut encore puis, calmement, déclara :
— C'est affaire entre Dieu et lui, mais tant que je serai sa femme je ferai mon devoir !... Allons, Renaud, assez causé ! Hâtez-vous de me donner ce que je veux... et puis prenez soin de mes enfants si je ne reviens pas.
— C'est bon, dit Renaud. Vous allez avoir ce que vous voulez...
Et il disparut du créneau.
Un moment plus tard la poterne s'ouvrait de nouveau, livrant passage cette fois non à un cheval mais à trois mules aux flancs desquelles pendaient des paniers couverts de linges. Sur l'une de ces mules, Sara, aussi calme que si elle s'en allait au marché vendre des choux, était assise.
En l'apercevant, Catherine fendit le cercle suppliant qui l'entourait en l'adjurant de ne pas se sacrifier inutilement, courut à elle et l'apostropha :
— Que fais-tu là ? Rentre ! Je ne veux pas de toi ! Ton devoir est de t'occuper des enfants.
— Mon devoir est et a toujours été de te suivre où que tu ailles. La dernière fois, tu es partie sans moi et cela ne t'a pas tellement réussi il me semble ? Cette fois, je viens. Tu auras besoin de moi.
— Je le sais parfaitement, mais les enfants...
— Marie s'en occupera aussi bien que moi surtout avec l'aide de dame Mathilde qui m'en a fait promesse et qui les adore. Et puis cela sert à quoi de tergiverser ? Nous ne sommes pas encore mortes et si tu veux savoir je n'ai aucunement l'intention de mourir, pas plus que de te laisser passer, sans combattre, de vie à trépas. Et maintenant en route ! Josse nous accompagne ?
— Cette question ! marmotta l'interpellé en haussant les épaules et en envoyant un baiser au chemin de ronde.
— Parfait ! Vous autres, ajouta la zingara en s'adressant à la foule répandue dans l'herbe sèche de chaque côté du chemin, avec la mine éreintée des moutons qui attendent le couteau du boucher, la dame de Roquemaurel m'envoie vous dire de rebrousser chemin jusqu'aux vieilles métairies que vous voyez là-haut. Elles sont un peu ruineuses mais elles vous offriront un abri suffisant s'il venait à pleuvoir, ce que je nous souhaite à tous. En outre, il y a une citerne où il y a encore de l'eau.
Josse aida Catherine à enfourcher sa mule, s'installa sur la troisième et prit la tête du petit cortège devant lequel chariots et bétail s'écartaient.
— Dame Catherine ! cria Gauberte les mains en porte-voix.
La jeune femme se retourna.
— Oui, Gauberte ?...
— S'il n'y avait que moi, j'irais avec vous je le jure !... mais j'ai dix gosses et j'ai peur... on a tous peur ! Vous ne savez pas ce que c'est que la peste, vous !
— Si, je le sais, répondit Catherine qui se souvenait trop bien de son bref séjour entre les murs de Chartres durant une épidémie et y puisait curieusement une sorte de réconfort. C'est pour ça que je rentre. Mais ne vous tourmentez pas : quarante jours sont vite passés... On se reverra peut-être !...
Et sans plus se retourner elle rejoignit Sara et Josse s'efforçant de ne plus voir ce château où elle laissait la plus tendre partie d'elle-même, ses petits qu'elle venait peut-être de se condamner à ne plus jamais revoir, s'efforçant aussi de lutter contre la peur que lui inspirait la mort noire... et aussi ce qu'elle allait découvrir quand elle aurait obligé frère Anthime à ouvrir devant elle les portes de sa maison prématurément transformée en tombeau.
Tout en marchant auprès d'elle, Sara l'observait du coin de l'œil, émue par ce petit pli de détermination qui marquait ses lèvres douces, des lèvres qui ne pouvaient, malgré tout, s'empêcher de trembler. Au bout d'un moment, elle n'y tint plus et tout bas, pour que Josse n'entende pas, elle murmura :
— Comme tu l'aimes encore en dépit de tout ce qu'il t'inflige !
— Ne dis pas de sottises ! J'accomplis mon devoir, rien que mon devoir ! fit Catherine, sans tourner la tête pour ne plus rencontrer le regard noir, trop perspicace, dont elle connaissait bien le pouvoir sur son esprit : jamais elle n'avait réussi à mentir à Sara.
Nul, pas même Dieu, ne peut exiger d'une femme qu'elle sacrifie sa propre vie pour voler au secours de l'homme qui la rejette.
— Le jour où je l'ai épousé, j'ai juré de le servir, de l'aider, de le secourir...
— Tu as surtout juré de l'aimer et je reconnais que tu es incroyablement fidèle à ton serment. Essaie de voir la vérité en face, Catherine. Tu es en train de prendre la mesure de ton amour, tout simplement.
— Quelle stupidité !
— Stupidité ? Crois-tu ? Ce n'est pourtant pas un imbécile qui a dit cela : « La mesure de l'amour c'est d'aimer sans mesure... » L'abbé Bernard qui m'a un jour cité cette parole, à ton sujet d'ailleurs, disait qu'elle était de saint Augustin...
Il faisait nuit noire quand ils arrivèrent à Montsalvy vers trois heures du matin et la ville ressemblait à un fantôme noir sur le ciel ténébreux. Seule, une fumée grise à reflets rougeâtres montait le long du clocher de l'église et l'éclairait un peu : les feux qu'avaient allumés les moines. Le vent d'ailleurs apportait leur odeur balsamique. Le silence était profond, les chemins de ronde déserts, privés de leurs feux de veille et de l'écho du pas ferré des sentinelles. Mais ce fut la vue de sa maison qui serra le plus cruellement le cœur de Catherine car aucune lumière n'y paraissait, aucun bruit n'en sortait... Les fenêtres du logis que l'on pouvait apercevoir par-dessus la muraille qui doublait celle de la ville, étaient obscures elles aussi.
— Y a-t-il encore quelqu'un de vivant ? murmura Catherine en se signant. Il est difficile d'y croire !
— Il faut y aller voir, marmotta Josse et pour cela nous faire ouvrir d'abord la porte de la ville. Les moines ont jugé inutile d'assurer une garde quelconque, avec juste raison d'ailleurs car la peur est bien la meilleure des protections, mais ils ont tout de même pris soin de refermer les portes.
Décrochant de sa ceinture une trompe en corne cerclée d'argent il la porta à sa bouche et par trois fois en tira un long mugissement qui fit frissonner Catherine. Puis il attendit un instant et recommença.
— Il faut leur laisser le temps d'arriver, murmura Catherine.
Espérons qu'ils oseront venir et ouvrir...
L'attente lui parut interminable. À Josse aussi d'ailleurs car au bout d'un moment, impatienté, il allait répéter son appel quand la flamme d'une torche apparut sur le chemin de ronde éclairant une forme noire qui se déplaçait rapidement et qui s'arrêta au-dessus de la porte. À la lumière de sa flamme, Catherine reconnut le frère Anthime en personne.
— Qui va là ? cria-t-il d'une voix mal assurée.
Celle de Josse éclata comme un tonnerre.
— Très haute et très noble dame Catherine, comtesse de Montsalvy qui vous requiert, frère Anthime, de lui ouvrir les portes de sa ville.
L'exclamation du moine tourna en gargouillis affolé.
— Da... dame Catherine ? bredouilla-t-il. Mais c'est... tout, tout à fait impopo... impopo... impossible ! La peste nous accable et...
— Je sais tout cela ! cria Catherine à son tour. Il n'empêche que je veux entrer, mon frère. Ouvrez cette porte, c'est un ordre et en l'absence de l'abbé Bernard je suis en droit de vous l'adresser...
Il n'hésita qu'un instant, maté sans discussion possible par le ton autoritaire de la châtelaine.
— C'est bon !... Je viens mais n'en prenez qu'à vous s'il vous arrive malheur...
Un instant plus tard la petite poterne s'ouvrait devant les trois cavaliers, découvrant le trésorier du couvent qui élevait sa torche pour éclairer la voûte et, en même temps, s'assurer qu'il s'agissait bien de Catherine. Du haut de sa mule, celle-ci le considéra sévèrement.
— Vous n'auriez pas dû les laisser partir. Toute la ville est sur les chemins par cette chaleur accablante.
J'aurais voulu vous y voir, dame ! Dieu lui- même n'aurait pas pu les empêcher. Ils étaient comme fous quand ils ont vu mourir l'homme.
— Qu'avez-vous fait du corps ?
— Nous l'avons brûlé, bien sûr, prenant en cela un risque bien suffisant. J'ai trente moines à l'abbaye et j'en dois compte à Dieu...
Tout en parlant, Catherine avait franchi la voûte et découvrait le portail surmonté d'un châtelet crénelé qui commandait l'entrée du château : des madriers empilés sur toute sa hauteur en bouchaient l'entrée.
— Et ceux qui étaient ici, n'en devez-vous pas compte aussi ? Et le seigneur de cette ville qui, à cette heure peut-être, est mort sans secours, sans confession, sans Dieu... n'en deviez-vous pas compte ?
L'abbé Bernard, lui, n'aurait pas édifié cette montagne de terreur...
— Qu'en savez-vous ? se rebiffa le moine. L'abbé Bernard aurait voulu, lui aussi, sauver le plus de vies humaines possible, le plus de vies qui le méritaient, tout au moins... mais ce qu'il y avait dans votre demeure, dame comtesse, c'était une bande de Satan !
— L'abbé Bernard n'aurait pas fait la différence et ce n'est pas à vous d'en juger. Allez chercher vos précieux moines et enlevez-moi tout ça. Je veux qu'on ouvre cette porte ! Je veux voir s'il est encore possible de sauver messire Arnaud...
Mais, au lieu d'obéir, frère Anthime se posa jambes écartées et bras croisés devant l'énorme tas.
— Jamais ! Cette porte est condamnée, elle le demeurera durant quarante jours ainsi que le veut la loi en cas de peste... D'ailleurs, il ne doit plus y avoir un seul être vivant à l'intérieur. Cette porte, vous le savez aussi bien que moi, donne accès à la cour et nous n'y sommes pas entrés. Personne n'est apparu dans les hourds du châtelet, personne n'a appelé... Et puis ne sentez-vous pas l'odeur ?
— Auriez-vous ouvert en ce cas ? J'en doute. À présent j'exige que vous ouvriez...
— Non, cent fois, mille fois non !
Exaspéré, Josse repoussant Catherine empoignait déjà le moine par son col quand Sara s'interposa.
— C'est inutile ! D'ailleurs il faudrait des heures pour ôter tout cela. S'il y a encore quelqu'un de vivant là-dedans il faut faire vite.
— Comment veux-tu faire vite si l'on ne peut pas entrer ?
— Par ici, non. Mais Josse oublie le souterrain de l'abbaye que l'abbé Bernard, après ton départ, a fait prolonger jusque sous le château. Toi, tu ne le connais pas.
— Mais Gauberte m'en a parlé ! Eh bien, nous nous contenterons du souterrain, frère Anthime, et vous allez nous y mener au plus vite...
Sans rien dire, Josse tira sa dague, en posa la pointe sur la gorge du trésorier puis, avec un doux sourire, susurra :
— Au plus vite !...
Entre la mort immédiate et un danger différé, le trésorier n'hésita qu'un instant.
— Suivez-moi...
Catherine revit la cour de l'abbaye, et ses feux odorants. On y laissa les mules débarrassées de leurs paniers. Elle revit le cloître avec son petit jardin où l'abbé Bernard cultivait si amoureusement la sauge, la rue, la camomille, l'absinthe, le marrube, le fenouil, la livèche, le pavot et d'autres bonnes plantes encore, enfin l'entrée du souterrain par lequel, une nuit d'angoisse, l'abbé l'avait fait fuir de Montsalvy. Le cercle était refermé. A présent c’était par ce même souterrain prolongé qu'elle allait regagner sa demeure...
Derrière le frère Anthime qui armé de sa torche montrait le chemin, Josse, Catherine et Sara, chargés des paniers, s'enfoncèrent dans les entrailles de la terre. On ouvrit devant eux, au bout d'un couloir assez court, une épaisse porte de châtaignier armée de fer et doublée d'une grille. L'odeur vaguement nauséabonde qui flottait dans le souterrain leur sauta au visage mais ils n'en furent pas trop incommodés car Sara, avant de descendre l'escalier, leur avait posé sur la figure des linges imbibés de vinaigre et les avait obligés à enfiler des gants. Le frère pour sa part tenait un tampon sur son visage.
Parvenu à cette porte, il alluma l'une des torches posées à terre et indiqua l'escalier que l'on apercevait au fond du couloir.
— Vous trouverez une trappe en haut des marches... À présent vous trouverez bon que je referme. Mais avant de continuer je tiens à vous avertir, ajouta- t-il d'un ton raide, que lorsque vous aurez pénétré dans le château, je n'ouvrirai plus cette porte avant quarante jours.
Ainsi, réfléchissez encore...
— C'est tout réfléchi ! riposta Josse. En tout cas, je ne féliciterai pas l'abbé Bernard pour le courage et la charité chrétienne de son trésorier...
Le frère Anthime eut un mince sourire qui, dans l'éclairage mouvant de la torche, parut sinistre à Catherine.
— Nous ne savons ce qu'il est advenu de notre père abbé... Dieu peut-être l'a déjà rappelé à lui...
Ce fut dit avec une parfaite componction mais Catherine en vint à se demander si le frère Anthime n'était pas tout autre qu'elle avait pu se l'imaginer jusqu'alors et si sous le silence plein d'humilité qu'il observait généralement ne couvait pas une ambition d'autant plus redoutable qu'elle s'était cachée trop longtemps. L'abbé Bernard, éloigné pour toujours peut-être, Arnaud de Montsalvy mort, cela représentait de longues années de pouvoir absolu jusqu'à la majorité de Michel...
Les portes du souterrain refermées sur les emmurés volontaires, Sara traduisit à sa façon directe l'impression pénible de Catherine.
— On pourrait supposer que l'arrivée de la peste constitue pour ce bon frère Anthime une occasion inespérée ! Comme on peut se tromper parfois sur les gens tout de même !...
Essayons d'oublier ça, fit Josse. Je vous jure bien qu'il ne m'empêchera pas de sortir d'ici quand j'en aurai envie ne fût-ce qu'en sautant du haut du châtelet avec des cordes...
Il était arrivé en haut de l'escalier et pesait vigoureusement sur la trappe qui le coiffait et qui s'ouvrit non sans augmenter la puanteur ambiante.
— Doux Jésus ! souffla Josse quand il eut passé la tête par l'ouverture et regardé autour de lui.
La trappe en effet s'ouvrait dans un angle de la salle des gardes du château et cette salle, dans la lumière blême du jour levant, offrait un spectacle abominable : une dizaine de cadavres noircis gisaient dans leurs déjections au milieu des reliefs d'un repas sur lesquels s'était vidé un grand tonneau de vin dont la bonde ouverte laissait dégoutter encore un mince filet. Il y avait là, entremêlés, des hommes à peu près nus et des femmes qui l'étaient complètement. Visiblement, la mort avait frappé au plein d'une orgie avec la brutalité de la foudre et l'odeur eût été insoutenable si la porte donnant sur la cour n'était maintenue ouverte par le corps d'un homme qui s'était abattu en travers.
Avec angoisse, Josse regarda les deux femmes qui attendaient en bas de l'escalier qu'il les fît monter. Son parti fut vite pris.
Assujettissant son masque plus étroitement sur son visage il dit à Sara:
— Donnez-moi votre flacon de vinaigre et attendez là un moment.
Je vais aller ouvrir les fenêtres et vous faire un passage jusqu'à la cour.
Sara lui donna ce qu'il désirait et y ajouta une poignée de baies de genièvre en lui enjoignant de les mâcher. Josse disparut, refermant la trappe derrière lui pour plus de sûreté en dépit des protestations de Catherine que Sara dut maintenir de force.
— S'il te dit de rester là, il faut obéir ! Si tu t'évanouissais au milieu de l'horreur que je devine, cela n'arrangerait rien.
Elles attendirent assez longtemps, trop au gré de Catherine qui s'apprêtait à monter malgré Sara quand la trappe enfin se releva.
— Donnez-moi la main, dit Josse et surtout, surtout, marchez derrière moi jusqu'à la porte en essayant de ne pas trop regarder.
Il avait déjà fait du bon travail. À l'aide de crocs de fer il avait traîné au-dehors les cadavres des pestiférés et les avait empilés sous un hangar à bois, jetant sur eux des fagots auxquels tout à l'heure il mettrait le feu. La salle était encore ignoble à voir et surtout à sentir mais les deux femmes inondées de vinaigre et bourrées de genièvre purent la franchir sans perdre connaissance. Derrière Josse, elles coururent jusqu'à l'air libre et en avalèrent de grandes goulées avides. Mais aussitôt Catherine jeta un coup d'œil craintif vers l'amoncellement affreux que les fagots ne cachaient pas complètement.
— Arnaud ? souffla-t-elle. L'avez-vous vu ?
Josse fit signe que non, ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais Catherine filait déjà comme une flèche vers l'escalier qui menait à la grande salle et aux logis des châtelains.
Sara la suivit tandis que Josse, poursuivant son affreux travail de nettoyage, se disposait à enflammer son bûcher puis à chercher dans les magasins du château de la chaux vive qu'il voulait répandre dans toute la salle des gardes.
Malheureusement le drame ne s'arrêtait pas là. Dans la grande salle où les hommes de plus d'importance avaient festoyé, il y avait d'autres morts. Assaillie par l'horreur, Catherine dut s'appuyer à la muraille et vomit tout ce qu'elle avait dans l'estomac. Mais, quand le malaise fut un peu passé, elle se força à regarder l'un après l'autres tous ces morts affreux. Sur huit hommes, il y en avait trois à la peau brune, très certainement les envoyés d'Aragon. Il y avait aussi deux femmes dont tout ce que l'on pouvait voir c'est qu'elles devaient être très jeunes. Soudain, la voix de Sara résonna, dominant le cauchemar.
— Catherine ! Regarde ! Il y en a une qui est encore vivante.
En effet, tapie dans le recoin de la grande cheminée, une fille très brune qui pouvait avoir treize ou quatorze ans était recroquevillée sur elle-même, les yeux grands ouverts. Vêtue seulement de ses cheveux elle tremblait comme une feuille et se laissa emmener sans résistance quand Sara la tira de son refuge. C'était visiblement une Mauresque mais elle était trop profondément terrifiée pour pouvoir répondre aux questions, simples cependant, que Catherine lui adressait dans sa propre langue... Seulement, elle leva une main, indiquant le chemin d'une des tours, celle justement où le seigneur de Montsalvy avait son logis. Mais, cette fois, quand Catherine voulut s'élancer de ce côté-là, Sara l'en empêcha.
— Reste avec elle !... Tu en as assez vu comme ça ! Je reviens.
Sans trop savoir pourquoi elle obéissait, peut-être parce qu'elle était, elle aussi, frappée de stupeur devant la mort étalée à ses yeux sous sa forme la plus atroce, Catherine prit le bras de la petite pour la faire asseoir, aperçut une robe abandonnée sur un escabeau et qui n'était pas polluée et revint l'en envelopper. Au même instant, Sara reparut.
— Viens ! dit-elle. Il est atteint, mais il est encore vivant...
Suivies par la Mauresque trop heureuse de revoir des vivants, elles gravirent l'escalier sur les marches duquel un homme agonisait. Les affreuses taches noires truffaient tout son corps et sous son aisselle, un énorme bubon se gonflait, turgescent, noirâtre, horrible...
— Il n'en a pas pour longtemps ! dit Sara. Il n'y a rien à faire à ce stade.
— Mais Arnaud ?...
— Tu vas voir ! Je te préviens, la dentellière est là, elle aussi...
mais morte !
En effet, en entrant dans la chambre de son époux, le corps d'Azalais fut la première chose que Catherine aperçut. Complètement nue, un bubon gonflant son aine droite et les lèvres retroussées dans un rictus de souffrance, la fille gisait dans la masse noire de ses cheveux dénoués en travers des deux marches qui surélevaient le lit seigneurial sur lequel Arnaud était étendu, inconscient...
Vivement, Catherine s'élança vers lui, se pencha tandis que son cœur cognait lourdement dans sa poitrine et que ses yeux s'emplissaient de larmes... Tout d'abord elle ne le reconnut pas car son visage tourné de côté ne laissait voir que sa joue blessée. Une profonde balafre la labourait, depuis le coin de l'œil qu'elle tirait un peu vers le bas jusqu'à la commissure de la lèvre. Elle ressortait, blanchâtre, sur la peau très rouge. Mais Arnaud bougea la tête et la blessure disparut aux yeux de Catherine...
Vêtu seulement de ses chausses noires et d'une chemise complètement ouverte mais qu'une sueur âcre collait à la peau, Arnaud était étendu les bras en croix sur le lit souillé de vomissements. Sa respiration était haletante et de temps en temps, il toussait légèrement puis retombait au pouvoir de la fièvre violente qui le tenait.
Relevant les yeux, Catherine rencontra le regard de Sara qui debout auprès du lit avait saisi le poignet du malade et lui tâtait le pouls avec le sérieux d'un médecin confirmé.
— Alors ?
La zingara haussa les épaules.
— Je ne peux rien dire. Le pouls est rapide et il a une fièvre de cheval. D'ailleurs, il délire.
En effet des mots sans suite, prononcés d'une voix pâteuse qui les rendaient totalement incompréhensibles sortaient de la bouche d'Arnaud.
— Que faut-il faire ?...
— D'abord le sortir de cette chambre. On ne peut pas nettoyer !
tout est sali, pollué. Il faudra tout brûler !
— Portons-le chez moi ! Si personne n'y est entré cela doit être propre. Tu as la clef...
Mais Sara hocha la tête.
— C'est trop près d'ici. Le mieux serait de l'installer dans la cuisine où nous aurons tout sous la main. On ira chez toi prendre des matelas, des couvertures, des draps... Il faut qu'il soit tenu au propre le plus possible et les étuves sont près de la cuisine. Appelons Josse !
Il accourut aussitôt et, tandis que Sara descendait aux cuisines pour préparer l'installation, il alla avec Catherine prendre chez elle ce qui pouvait être utile. L'appartement de la jeune femme avait, en effet, été respecté et toutes ses affaires s'y trouvaient rangées, dans un ordre parfait. Pendant ce temps aux cuisines Sara s'activait.
Les deux longues salles basses où se préparait la nourriture de tout le château étaient dans un désordre extraordinaire mais aucune trace de la maladie ne les souillait. Les serviteurs qui logeaient en ville pour la plupart avaient dû s'enfuir à temps...
Empoignant un balai, Sara commença par faire la chasse aux détritus qui encombraient les dalles afin que le sol fût propre pour y déposer les matelas qui allaient venir. Puis elle prit du bois dans le bûcher voisin, alluma un grand feu et mit une vaste marmite d'eau à chauffer pour laver tout ce qu'il serait possible de laver. Dans une plus petite elle mit aussi de l'eau destinée à faire une tisane qu'elle voulait faire avaler au malade.
Jamais elle n'avait travaillé avec cette rapidité et quand Catherine et Josse, traînant après eux la petite Mauresque qui les suivait comme un automate, arrivèrent courbés sous le poids des draps, des couvertures et d'une foule de serviettes, il était déjà possible de commencer l'installation.
Il faisait une chaleur de four dans cette cuisine et Catherine, pour respirer, dut arracher son masque, crachant les baies de genièvre qui lui brûlaient le palais.
Puis elle se mit à préparer le lit avec une ardeur sauvage et à continuer le nettoyage de la salle tandis que Sara et Josse remontaient chercher Arnaud. Cette activité dévorante l'empêchait de penser et elle s'appliquait à centrer uniquement son esprit sur son travail car il ne fallait pas permettre au désespoir de s'emparer d'elle. Il lui fallait en quelque sorte s'échauffer à la manière des guerriers avant le combat...
Quand Josse et Sara apportèrent Arnaud roulé dans une couverture, ils le déposèrent d'abord à même le sol afin de le débarrasser de ses vêtements et de le laver. Son linge était en effet d'une curieuse teinte jaune et dégageait une odeur de sueur très forte et très pénible. On le déshabilla complètement mais lorsque Sara lui tira ses chausses collantes elle montra sous la peau de l'aine gauche une enflure rouge.
— Le bubon ! Il commence à pousser...
Tandis qu'on le lavait à grande eau, Montsalvy ouvrit les yeux et Catherine put voir que l'iris en était très brillant et tout le reste strié de veinules rouges. Son cœur se serra : le mal semblait faire des progrès rapides, et elle n'ignorait pas avec quelle rapidité foudroyante il pouvait frapper. C'était déjà un miracle de retrouver Arnaud vivant, alors que presque tous les autres étaient déjà morts. Sans doute son extraordinaire solidité de constitution et sa vitalité y étaient- elles pour beaucoup mais Sara lui enleva ses illusions à ce sujet.
— Il devait être ivre mort ! C'est peut-être ce qui a retardé le processus de la maladie...
Lavé, vêtu d'une chemise propre, Arnaud fut couché sur le matelas préparé par sa femme et aussitôt vomit plusieurs fois coup sur coup et avec violence. Il sortit de cette crise baigné de sueur et totalement épuisé mais il fallut recommencer à le nettoyer.
Quand ce fut finit il se mit à râler et recommença à s'agiter emporté par le délire mais, cette fois, Catherine crut comprendre qu'il avait soif.
Donne-lui de cette tisane, dit Sara en apportant une petite écuelle pleine d'un liquide d'un vert brunâtre qui fumait. Je crois qu'elle n'est plus trop chaude...
Appuyant la tête brûlante de son époux contre son épaule, Catherine le fit boire, luttant contre l'émotion qu'elle éprouvait à le tenir contre elle, comme autrefois. Pourtant c'était seulement une enveloppe charnelle privée de conscience qu'elle étreignait, un corps dont le cœur ne lui appartenait plus et, à cette idée, des larmes coulèrent de ses yeux jusque sur la joue du malade qui buvait docilement.
Quand elle le recoucha, tout doucement, il entrouvrit les yeux et sa bouche enflée parut chercher l'air. Puis un mot, un seul s'exhala, intelligible...
— Ca... therine !...
Ce fut tout ce qu'elle put comprendre. D'autres mots suivirent, incompréhensibles mais un peu de courage était revenu au cœur désolé de la jeune femme. L'avait-il vraiment reconnue ou bien faisait- elle partie des fantômes qui peuplaient son affreux délire ?
Elle resta là un long moment, assise sur le coin du matelas, à le regarder se battre contre la mort.
Pendant ce temps, Sara préparait un repas. Heureusement le château était bien approvisionné et les soudards d'Arnaud n'avaient pas tout dévoré. Il y avait du seigle et du blé, du lard et des jambons dans le saloir. Un saut au poulailler apprit à la zingara que la catastrophe n'empêchait nullement les poules de pondre. Elle les en récompensa en se hâtant de les nourrir. Josse de son côté continuait à brûler les morts, entretenant dans la cour un feu d'enfer dont les fumées épaisses, noires et nauséabondes obscurcissaient le ciel. À
Catherine revenaient les soins de son malade et, durant des heures, elle dut recommencer à le laver, à l'abreuver, à le changer. Le mal lui semblait empirer d'instant en instant.
Quand la nuit vint, les trois compagnons étaient épuisés de fatigue et Arnaud allait plus mal. Sa langue enflée emplissait toute sa bouche, ses yeux étaient jaunes et sa peau sèche et brûlante. Néanmoins il fallait le tenir aussi au chaud que possible et Catherine n'arrêtait pas de remonter les couvertures autour de lui, d'enduire ses lèvres craquelées avec de la pommade et d'essayer de le nourrir avec du bouillon et des œufs battus dedans comme le lui indiquait Sara. Mais le bubon de l'aine gonflait de plus en plus et atteignait à présent la grosseur d'un œuf. Sara montra à Catherine comment confectionner un cataplasme avec de la moutarde, de la farine, du miel et du vinaigre qu'il fallait appliquer sur la grosseur.
— Sa seule chance de survie c'est que ce bubon mûrisse vite et crève. Alors, peut-être, on pourra le sauver...
Mais Catherine ne croyait pas que ce fût encore possible.
— Il va mourir, balbutia-t-elle à travers les larmes qu'elle ne pouvait plus arrêter, je sais qu'il va mourir...
— S'il doit te faire souffrir encore, cela vaudra sûrement mieux !
gronda Sara. Il ne mérite pas le mal que tu te donnes, le danger que tu cours, que nous courons tous... En attendant, tu vas t'étendre sur un matelas et tu vas dormir.
— Non. Je veux le veiller. Il faut s'en occuper continuellement.
— « Je » vais veiller, tout au moins les premières heures. Ensuite ce sera Josse, puis toi. Je te promets de te réveiller si... si quelque chose se passait...
En fait personne ne dormit vraiment cette nuit-là, sinon par à-coups.
La souffrance rendait le malade à peu près fou et sans cesse il fallait le remettre dans son lit, le faire boire, le nettoyer. En outre, la chaleur nocturne aggravée par le bûcher de la cour et par le feu qu'il fallait bien entretenir dans la cheminée était insupportable. Pour avoir un peu de fraîcheur, Catherine, traînant un matelas au-dehors le plus loin possible du brasier, réussit à y dormir deux heures. Josse sommeilla auprès d'un de ses feux car, pour en finir plus vite, il en avait allumé un autre dans la vaste cheminée de la salle des gardes. Là aussi des corps brûlaient. Heureusement le bois et les broussailles très secs ne manquaient pas et peu à peu les morts vénéneux se fondaient en inoffensives cendres.
Quand le jour revint, Catherine, titubante de fatigue, quitta son matelas et alla aider Sara à soigner Arnaud. Le malade était calme à présent, mais d'un calme plus inquiétant encore que son agitation de la nuit. Ses yeux dont le blanc était devenu jaune étaient profondément enfoncés sous l'orbite et son corps demeurait inerte, comme s'il était déjà mort... Néanmoins il fut encore secoué de quelques violentes nausées et, cette fois, Catherine épouvantée vit du sang couler de sa bouche et de son nez. Le bubon, lui, sur lequel on ne cessait de renouveler les cataplasmes, grossissait toujours, distendant presque monstrueusement la peau qui semblait s'amincir à vue d'œil.
— Nous n'y arriverons pas ! sanglotait Catherine, nous n'y arriverons jamais ! Par moments, il ne respire plus ! Il faut faire quelque chose... il le faut.
Elle piquait une crise de nerfs que Sara combattit aussitôt à l'aide de quelques gifles et d'un seau d'eau.
— Tu vas te reposer ! ordonna-t-elle quand la jeune femme revint à elle. Sinon toi aussi tu vas tomber malade et je te jure que si cela t'arrive, j'achève immédiatement ton époux !...
Josse rentrait à ce moment-là. Dès qu'il avait fait jour, il avait escaladé le châtelet d'entrée et à l'aide de sa trompe avait fait sortir un moine du monastère.
— Allez dire au frère Anthime que nous sommes encore vivants, que messire Arnaud aussi est encore vivant et que je veux du lait, vous entendez ? Du lait ! Je vais descendre un seau avec une corde.
Un moment plus tard il avait ce qu'il avait demandé et à présent il revenait avec son butin, heureux de cette petite victoire, en dépit de son visage ravagé de fatigue et de ses habits roussis d'un peu partout.
Sara fit boire du lait à Catherine et à la petite Mauresque. On l'avait oubliée durant la nuit affreuse et elle s'était tapie entre un coffre à farine et une jarre d'huile mais au matin, quand elle avait vu Sara empoigner son balai pour nettoyer sa cuisine, elle était sortie de sa cachette et, avec un sourire timide, le lui avait pris des mains.
Sara la considéra un instant avec stupeur, puis, relevant du revers de sa main une mèche de cheveux noirs, trempés de sueur qui tombait de son bonnet, elle lui sourit à son tour.
— Comment t'appelles-tu ?... Moi, c'est Sara, ajouta-t-elle en se désignant elle-même du doigt. « Sara !... »
— Moi... Fatima ! » Puis avec un effort visible : « Parler... petit peu !
— Merveilleux, s'écria Sara ! Viens que je te donne à manger et à boire, ma fille, après tu pourras travailler ; mais d'abord aide-moi à tirer ce matelas à côté, dans la pièce des étuves pour que dame Catherine y dorme !
Il fallut bien que Catherine en passât par où Sara le voulait.
D'ailleurs on la menaçait de l'enfermer. Elle but donc son lait puis rejoignit son matelas et s'y endormit d'un sommeil de bête harassée...
Elle fut réveillée par un fracas de fin du monde qui la jeta tremblante hors de sa couche, tâtonnant dans une obscurité presque totale. Elle crut qu'il faisait nuit et se traîna vers la porte donnant sur la cour qu'elle ouvrit au moment précis où un nouveau coup de tonnerre éclatait. Elle vit alors qu'il faisait encore jour mais que le ciel était couvert de gros nuages noirs d'où partaient des éclairs effrayants. Le feu brûlait toujours et elle aperçut Josse qui se précipitait en courant vers la cuisine au moment précis où la foudre s'abattait sur l'appentis d'une petite remise qui en un instant fut en flammes. Josse ressortit avec un seau d'eau mais à cet instant le ciel creva et de véritables trombes se déversèrent, si brutales et si violentes que les flammes du bûcher s'éteignirent, crachant une épaisse fumée noire.
Un élan jeta Catherine vers Josse.
— La pluie ! La pluie ! Enfin la pluie !... Doux Jésus ! Nous n'allons donc pas mourir étouffés ?...
En un rien de temps, ils furent tous deux trempés jusqu'aux os mais cette violente averse leur semblait si bonne qu'ils demeurèrent dessous avec ivresse, tendant les bras et criant de joie, tant et si bien qu'à leur tour Sara et Fatima vinrent les rejoindre.
— Nous ne sommes donc pas complètement maudits ? s'écria Sara en saisissant Catherine dans ses bras pour l'embrasser... Et si nous pouvons arrêter la peste... sauver ton époux, même s'il ne le mérite pas...
Un hurlement atroce lui coupa la parole et les précipita tous affolés et ruisselants dans la cuisine où un spectacle effrayant les attendait : Arnaud avait réussi à se lever. Dans un paroxysme de souffrance il avait arraché sa chemise, ses pansements et debout devant la cheminée, il titubait en poussant des râles d'agonie...
— Il va tomber dans le feu, hurla Catherine et elle se rua vers lui mais Sara l'empoigna au passage et la rejeta en arrière.
— Regarde ! Le bubon ! Il vient de crever !... C'est ça qui le rend fou. Va me chercher de la charpie, beaucoup de charpie et reviens avec tes gants.
Pendant ce temps, elle et Josse allèrent saisir Arnaud par-derrière et l'obligèrent à se recoucher. En effet, de son aine ouverte un liquide noir et épais coulait le long de sa cuisse en même temps qu'une épouvantable odeur emplissait la pièce. Le malade n'opposa pas de résistance. La douleur, qui lui avait fait fournir l'effort surhumain de se lever, et l'éclatement du bubon qui en avait résulté, semblaient l'avoir complètement épuisé. S'y ajoutait le sang qui coulait à présent, succédant aux sanies et au pus.
Catherine revenait, des gants aux mains, avec une brassée de charpie qu'elle tendit à Sara. Ses yeux n'étaient qu'une prière.
— Est-ce que... est-ce qu'à présent... il a une chance ?
Le visage trempé de Sara s'éclaira d'un vague sourire.
— À présent, oui... je crois... s'il ne perd pas trop de sang ! Mais encore une fois il est solide ! C'est vigoureux la mauvaise herbe !...
L'heure qui suivit se passa tout entière à éponger et à assainir la plaie tandis que Fatima épluchait des choux, des carottes et des pois pour faire un potage. Et quand la nuit tomba Arnaud, soigneusement pansé, gisait sur son lit propre ; ses infirmiers bénévoles avaient mis des vêtements secs et pouvaient enfin s'asseoir autour de la grande table de bois rude pour prendre un vrai repas, le premier, en écoutant avec ravissement les cataractes du ciel se déverser en crépitant sur les lauzes des toits.
Catherine, qui avait dormi la plus grande partie de la journée, exigea de prendre la première garde et personne ne la lui disputa. Tous devinaient qu'elle serait heureuse d'un moment de solitude avec l'homme qu'elle s'obstinait à aimer et, tandis qu'ils s'installaient, qui dans un coin de la cuisine, qui dans les étuves, elle vint s'asseoir sur un coin du matelas qui supportait Arnaud et, sortant de sa poche le petit chapelet d'ambre que dame Béatrice lui avait donné à Bruges et qu'elle gardait toujours avec elle, Catherine se mit à prier, doucement, presque paisiblement pour la première fois depuis bien longtemps.
Elle pria pour que la peste en abandonnant le corps de son époux emporte aussi le mal qui rongeait son esprit et son cœur. Dieu avait fait justice mais l'orgueilleux maître de Montsalvy saurait-il comprendre et subir cette justice ?
— Qu'il m'entende, au moins ! suppliait la jeune femme, qu'il me laisse lui parler, lui expliquer !...
Mais lui expliquer quoi ? Tout ce qu'elle avait enduré depuis que Béraud d'Apchier était venu mettre le siège devant Montsalvy pour en piller les richesses ? Elle avait déjà essayé, dans cette grange près de Châteauvillain où ils s'étaient retrouvés, et il n'avait pas voulu l'entendre. Accepterait-il enfin, à présent que l'amour de sa femme venait de l'arracher à la plus horrible des morts ?...
Doucement, elle prit la main inerte qui reposait sur le drap et la garda dans la sienne. Elle était chaude encore mais son contact ne brûlait plus et Catherine plus doucement encore la porta à ses lèvres...
Non, elle n'expliquerait rien, elle ne présenterait ni défense ni plaidoirie car il lui faudrait encore mentir, dissimuler ce qui s'était passé la nuit des Rois au palais de Lille. Après tout, il avait raison : elle était une épouse adultère... même s'il avait moins que tout autre le droit de le lui reprocher !
« Lorsqu'il reprendra conscience, pensa Catherine, lorsqu'il pourra me reconnaître, je verrai bien ce que sera son premier regard. S'il est ce que je crains, je m'en irai sans rien dire, je m'en irai pour toujours !
Je ne veux pas entre nous d'un lien qui ne serait que reconnaissance et pitié après tant d'amour et de passion ! »
La pluie tomba toute la nuit et toute la journée du lendemain cependant qu'une vie régulière s'organisait pour les enfermés volontaires. Depuis que la sanie avait quitté son corps Arnaud gisait inerte, épuisé, incapable de faire seul le moindre mouvement. Délire et violence avaient disparu. Demeurait une curieuse prostration qui n'était plus le coma mais qui n'était pas encore la conscience, du moins pour autant que l'on en pouvait juger. Le malade avalait docilement tout ce qu'on lui ingurgitait mais n'ouvrait jamais les yeux si bien qu'il était impossible de distinguer les périodes de véritable sommeil ou de simple somnolence.
Tous les matins, Catherine lui faisait une toilette soigneuse, changeait son linge que Fatima lavait dans la cour. Elle le rasait même, en prenant bien soin d'appliquer un baume sur la balafre que le mal avait mise à vif. Elle trouvait à ces soins un plaisir douloureux qui faisait hausser furieusement les épaules de Sara derrière son dos mais qui, parfois aussi, lui tiraient des larmes qu'elle essuyait avec rage au coin de son tablier.
Du dehors, on ne savait rien. Chaque matin, Josse grimpait au châtelet pour demander aux moines ce dont ils avaient besoin en fait de nourriture fraîche, qu'on lui apportait d'ailleurs avec un grand luxe de précautions. Visiblement, les moines dont on pouvait suivre les phases de l'existence grâce aux tintements des cloches qui les rythmaient n'avaient aucune envie de prendre le moindre risque bien que le château, après une semaine de travail forcené, eût été presque assaini. Les corps de ceux qui avaient composé la triste garnison ramenée par Arnaud et ceux des malheureuses dont ils avaient fait leurs compagnes de débauche par force avaient été brûlés et ce qui n'avait pas été consumé à cause de la pluie avait été enterré. La salle des gardes avait été passée à la chaux et lavée à grande eau quand quatre ou cinq jours de pluie incessante eurent ramené l'abondance de ce côté. Manquant de chaux à la fin, Josse avait dû se contenter de fermer autant que possible les pièces et l'escalier pollués. On verrait plus tard.
Pour Catherine les jours se firent plus calmes, plus monotones aussi.
Avec Sara et Fatima, elle donnait des soins aux bêtes, poules, lapins, chevaux, qui occupaient les dépendances de la basse-cour, s'occupait de laver ou de repasser le linge, épluchait les légumes et surtout soignait Arnaud. Quand elle n'était pas occupée elle s'asseyait auprès de Sara sur un banc et à mi-voix toutes deux causaient. Sara ne cessait d'interroger la jeune femme sur tous ces mois qu'elle avait vécus loin de Montsalvy et Catherine s'efforçait de satisfaire cette subite et si étonnante curiosité sans toutefois tout révéler. Arnaud avait beau être inconscient il n'était pas possible à Catherine d'évoquer devant lui sa nuit d'amour avec Philippe de Bourgogne, cette nuit qui lui avait été si délicieuse et qu'à présent elle se reprochait comme un crime. Il fallait que cela demeurât un secret entre Dieu et elle. Même Sara ne devait pas savoir. Par contre, elle libéra son cœur de l'horrible souvenir du Moulin-Brûlé et y trouva un immense réconfort.
Sara, d'ailleurs, n'en parut même pas offusquée et s'étonna des remords qui avaient si longtemps tenaillé la jeune femme.
— Tu t'es considérée comme déchue, comme avilie et définitivement perdue de réputation parce que tu as été violée par une bande de soudards ? Ma pauvre enfant, si tu savais combien de femmes, de par le monde, ont subi une épreuve semblable, tu en serais surprise. J'en connais moi, et qui sont aussi grandes dames que toi...
Pour certaines même ce n'est pas un si mauvais souvenir d'ailleurs.
— Libre à elles. Pour moi cela restera le plus abominable moment de toute ma vie... Je ne sais pas si, un jour, je pourrai en venir à oublier...
Quand le neuvième jour de claustration se leva sur un grand ciel bleu et pur qui laissait présager une belle journée, Josse qui s'apprêtait, dans la fraîcheur du petit matin, à grimper comme d'habitude au châtelet pour appeler l'abbaye, eut la surprise en traversant la cour d'entendre un véritable vacarme dans la rue. C'étaient des coups retentissants assez semblables à ceux que fait un bélier en frappant la porte d'une ville. On entendait aussi des exclamations, des bruits de voix, des grincements d'essieux. C'était comme si une foule entière se pressait au-dehors...
Emporté par un espoir soudain, il escalada quatre à quatre les hautes marches de pierre, atteignit son archère habituelle, se pencha au-dehors... C'était ça ! C'était bien ça ! La rue était pleine de monde, pleine de gens qu'il reconnaissait, des hommes, des enfants, tout Montsalvy revenu et là, étendu sur un chariot, un moine en robe blanche qui semblait donner des ordres à une troupe d'hommes. Un à un, ils faisaient tomber puis emportaient les madriers qui barraient la porte... Josse le reconnut, ce moine, avec un transport de joie.
— L'abbé ! L'abbé Bernard !... Vive Dieu qui nous ramène Votre Révérence ! Alléluia !... Quel bonheur ! Quel merveilleux bonheur !...
— On l'a ramené ! cria la voix perçante de Gauthier surgissant de derrière le chariot dans le premier rayon du soleil qui se levait à l'horizon des hauts plateaux de l'Aubrac. Ça n'a pas été sans mal car il est encore bien faible ! Mais il a voulu venir avec nous, tout de suite...
Comment ça va, là-dedans ?
— Dame Catherine, Sara et moi sommes sains et saufs, ainsi qu'une des petites esclaves. Quant à messire Arnaud, il vit toujours mais il n'a pas encore repris connaissance... Dépêchez-vous ! Je vais prévenir dame Catherine et Sara ! Elles vont être si heureuses.
— Nous aussi ! hurla Gauberte qui, déjà en nage, aidait les hommes à libérer la porte. On a fini par avoir honte de les avoir laissés partir pour cet enfer tandis qu'on se cachait à Roquemaurel.
Alors on est revenus ! Et tant pis pour ce qui peut nous arriver !
Un enthousiasme égal à la panique de naguère soulevait tous ces braves gens qui refusaient à présent de considérer le danger toujours possible. Ils ne savaient qu'une chose : leur châtelaine avait plongé, sans peur, au cœur du mal, elle avait bravé le terrible fléau et depuis neuf jours elle vivait à l'endroit même où la peste avait éclaté. Et puis aucun autre cas ne s'était déclaré, ni à l'abbaye, ni autour de Montsalvy où étaient demeurés ceux dont les maisons étaient en pleins champs comme le bailli Saturnin Garrouste qui, maintenant encourageait en riant ceux qui voulaient libérer le château. Tous, à présent, brûlaient de se racheter à leurs propres yeux et à ceux de leur châtelaine...
Un instant plus tard Catherine et Sara accouraient pour voir se rouvrir, par la volonté d'un peuple fidèle et chaleureux, les portes condamnées par les moines. Serrées l'une contre l'autre, elles écoutaient le fracas des madriers qui tombaient un à un et les ahans rauques des hommes qui s'y attelaient pour les traîner le long de la rue et les ramener au monastère. Celui-ci d'ailleurs, peut-être pour se faire pardonner, lâchait la volée à toutes ses cloches dont le carillon joyeux emplissait l'air bleu.
Réunis dans la cour, les trois prisonniers volontaires attendaient les larmes aux yeux et la joie au cœur l'instant où le dernier madrier emporté, le lourd portail armé de fer allait s'ouvrir livrant passage à ceux qui revenaient de si touchante façon reformer, au mépris du danger, le cœur chaleureux de Montsalvy.
Enfin, les dernières planches clouées au-dehors cédèrent. L'huis s'ouvrit sous la poussée. Déjà, entraînée par Gauberte et Antoine Couderc, la première vague s'élançait, traînant après elle le chariot où reposait l'abbé quand, du fond de la cour, une voix autoritaire les cloua sur place.
— N'entrez pas ! Je vous interdis de franchir ce seuil !...
Au cri de stupeur de Catherine, de Sara et de Josse la foule fit écho puis se tut, comme devant un miracle et, en fait c'en était un à leurs yeux : appuyé d'un côté à la porte de la cuisine, de l'autre à l'épaule de Fatima qui pliait sous son poids encore considérable, Arnaud de Montsalvy venait d'apparaître. Sa haute silhouette osseuse drapée d'une longue chemise blanche, son visage creusé par la maladie et ses yeux sombres, profondément enfoncés sous les orbites bleuies, lui donnaient l'aspect d'un spectre. Tous crurent voir Lazare sortant du tombeau et un même élan jeta les gens de Montsalvy à genoux autour du chariot aux montants duquel l'abbé Bernard, presque aussi pâle que le revenant, se cramponnait pour mieux se redresser.
Catherine aussi se laissa tomber à genoux, mais ce fut d'émotion.
— Arnaud ! souffla-t-elle. Vivant ! Vivant !... Dieu tout-puissant !
Mais il ne la regardait pas. Toujours appuyé à la petite esclave et de l'autre à Josse qui s'était précipité vers lui, il s'avançait, traînant ses pieds nus dans la poussière de la cour inondée de soleil, marchant péniblement mais de toute sa volonté vers ses vassaux qui ne savaient trop s'ils devaient louer le Seigneur ou s'enfuir en criant au secours.
— Allez-vous-en ! ordonna-t-il. Refermez ces portes et rentrez chez vous ! J'ai la chance d'être encore vivant mais le danger n'est pas encore passé. Cette demeure retient encore les miasmes de la peste et ce serait trop grande pitié si l'un de vous devait à présent en être atteint. Allez-vous-en... mes enfants ! ajouta- t-il avec une douceur inattendue. Quand le temps sera venu ces portes se rouvriront et nous nous retrouverons.
— Nous ne pouvons refermer ces portes, mon ami, dit l'abbé. Je suis revenu pour faire cesser le scandale dont mes frères donnaient l'exemple. Au lieu de songer à protéger leur vie qui n'appartient qu'à Dieu, ils devaient tout faire pour sauver ceux qui avaient tant besoin de secours. Vous êtes sauvé, vous, et désormais à l'abri, mais pouvez-vous jurer que ceux dont le dévouement est venu à vous dans un si grand danger et au pire des périls, ne paieront pas de leur vie leur abnégation si vous les gardez ici sans autre protection que leur courage ? Vous allez quitter ce château, achever votre guérison à l'abbaye où dame Catherine, Sara et Josse pourront être isolés et soignés si le besoin s'en faisait sentir...
— Non, mille fois non !... Je ne peux accepter ! Nul ne sortira d'ici !
Une flamme de colère brilla dans les yeux bleus du moine et son corps affaibli parut se redresser plus encore.
— Il n'est pas question de vous, Arnaud de Montsalvy, et je l'ai déjà dit ! Il est question de deux femmes... d'une surtout... à qui vous n'aviez vraiment donné aucune raison valable de se sacrifier pour vous ! Venez ici, dame Catherine ! Venez près de moi, mon enfant... ma pauvre enfant !
Il tendait vers elle une main pâle en lui souriant avec tant de bonté qu'instinctivement la jeune femme, demeurée à genoux au milieu de la cour, se releva, attirée par cette chaude amitié qui lui revenait. Bernard de Calmont d'Olt la connaissait depuis longtemps et il avait toujours su la comprendre. A présent, il lui offrait son appui, le refuge de son affection... alors qu'Arnaud n'avait pas eu un regard pour elle ! Ce dédain, cette indifférence disaient clairement qu'elle avait réellement cessé d'exister pour lui. En dépit de son abnégation, du sacrifice qu'elle voulait lui faire de sa vie, il continuait à l'ignorer... Bien sûr, il n'oserait plus lui faire porter le poids de sa colère par crainte de tous ces gens qui le regardaient à présent avec un mélange de crainte superstitieuse et d'horreur mais elle devait avoir cessé d'exister à ses yeux. Au lieu de sa rancune, il lui ferait la charité d'une indifférence qui l'assimilait à ses autres sujets.
Son cœur creva dans sa poitrine et elle sentit le flot tumultueux des larmes qui enflait dans sa gorge. Un instant elle ferma les yeux pour chercher en elle- même un peu de courage, serra ses mains l'une contre l'autre puis releva ses paupières qui libérèrent leurs larmes.
Tournant le dos à son époux, elle fit un pas, deux pas... Elle allait s'élancer vers l'abbé qui déjà, péniblement, descendait de son chariot pour lui tendre les bras quand un mot brutal la cloua au sol :
— Non ! Elle restera ici !
La foule gronda tandis que l'abbé indigné s'écriait :
— Vous n'avez pas le droit ! Dieu vous regarde !
— J'ai tous les droits ! Elle me les a tous donnés !
Quant à Dieu... eh bien ! qu'il regarde ! Allons, vous autres, faites-moi avancer ! Menez-moi auprès d'elle, ordonna-t-il à ceux qui le soutenaient.
Mais Josse n'obéit pas.
— Que voulez-vous faire, messire ? Si elle doit souffrir encore par vous, allez-y tout seul !
Il allait lâcher le grand corps qu'il sentait trembler contre lui mais celui-ci s'accrocha irrésistiblement à son épaule tandis que Montsalvy grondait :
— J'ai dit de me mener là-bas !
— Obéissez, dit l'abbé. Nous verrons bien !
Alors ils s'approchèrent. Lentement, un pas après l'autre, Josse et Fatima firent avancer leur fardeau. Massée contre le portail ouvert, la foule retenait son souffle. Pétrifiée, Catherine n'osait plus faire un pas mais son cœur cognait lourdement dans sa poitrine menaçant d'éclater. Qu'allait-il lui faire encore ? Quelle avanie publique allait-il lui infliger ? Elle le regardait venir avec une angoisse où se mêlait pourtant une obscure et tenace pitié à le voir se traîner si péniblement...
Parvenu à deux pas d'elle, Montsalvy donna un autre ordre :
— Mettez-moi à genoux ! dit-il gravement.
Le regard de Josse s'effara.
— Vous voulez ?...
— J'ai dit : à genoux ! Là... dans la poussière, à ses pieds ! Je le veux !
Dans le silence énorme, ils obéirent et Catherine éperdue vit soudain devant elle un grand pénitent, pieds nus et en chemise, auquel il ne manquait que la corde au cou... Mais cette corde, Arnaud de Montsalvy allait se la passer lui-même, moralement. Restant accroché à Josse et à Fatima pour ne pas s'effondrer face contre terre, il rassembla ce qu'il pouvait de force pour crier :
Vous tous qui m'écoutez, je veux que vous soyez témoins de ma honte et de mon repentir ! Je veux que vous m'entendiez tous demander pardon à votre dame, la meilleure et la plus grande dame qui ait jamais régné sur la terre ! Catherine, je t'ai honnie, je t'ai trahie de toutes les façons, je t'ai injuriée, vilipendée, je t'ai fait souffrir au-delà de ce qu'un être humain peut endurer ! Emporté par les démons de mon orgueil j'ai voulu t'arracher ta maison, tes enfants, ta vie même et pourtant quand la main du Seigneur s'est appesantie sur moi en grande justice, toi tu as offert ta vie pour essayer de sauver la mienne, tu es venue à moi au péril de la plus horrible des morts, tu as tout abandonné et tu es venue !... Je sais ce que tu as souffert car, vois-tu... depuis trois jours où j'ai repris conscience, je t'ai regardée vivre, je t'ai écoutée... Oh ! Comme je t'ai écoutée dire le cruel chemin qui t'a ramenée ici ! Et je me suis détesté, maudit.
— Non !... Ne dis pas cela !...
— Laisse-moi achever... j'ai peu de forces ! Je ne savais plus que faire de moi ! Peut-être... s'ils n'étaient pas venus, ceux-là, aurais-je gardé le silence, continué à jouer l'inconscience jusqu'à ce que redevenu assez fort je puisse m'en aller, discrètement, m'enfuir lâchement loin de toi. Et c'est ce que je vais faire, à présent. Je t'ai fait trop de mal et j'ai creusé entre nous un abîme qui ne peut plus se combler. Alors, c'est moi qui vais te rendre ta liberté... Je partirai tandis que tu resteras ici, avec tes enfants, tes vassaux, tous ceux qui t'aiment tant ! Montsalvy n'aura plus de seigneur jusqu'à ce que Michel soit en âge de me succéder mais il aura une dame, haute et noble, pure et bonne, qui saura le guider. Moi je n'ai plus besoin que d'un monastère pour y vivre ma pénitence tant qu'il plaira à Dieu de me laisser sur cette terre. Mais toi, Catherine, toi, douce dame de Montsalvy, avant que nous ne nous séparions pour toujours, dis-moi que tu me pardonnes, dis-moi...
C'en était trop ! Incapable d'entendre plus longtemps cette voix lasse, humble et triste qui priait à ses pieds, Catherine éclatant en sanglots venait elle aussi de se jeter à genoux.
— Mais tais-toi ! tais-toi donc ! Pourquoi me dis-tu tout cela ? Qu-'ai-je à faire de pardonner... de régner... d'être seule. Il n'y a qu'une chose, une seule que je veuille entendre de toi ; je veux savoir ce que je suis pour toi ? Je veux savoir si tu m'aimes encore ?...
Les mains jointes, elle sanglotait à présent en face de cet homme épuisé dont les yeux laissaient couler des larmes brûlantes qui brillaient, rouges contre la joue blessée.
— Je t'en supplie, réponds-moi ? Au nom du Dieu vivant, dis-moi la vérité, ta vérité ! M'aimes-tu encore ? Reste-t-il encore quelque chose de l'amour d'autrefois ?
Alors il tendit vers elle ses grandes mains amaigries qui tremblaient, les posa de chaque côté de son visage.
— Ma douce... mon incomparable ! T'aimer ? Mais je t'ai adorée toute ma vie et je ne cesserai jamais de t'aimer... Jamais ! Tant qu'il me restera une pensée, un souffle, je t'aimerai...
Au-dessus de ces deux êtres agenouillés une alouette passa, montant tout droit vers le ciel en chantant à perdre haleine le retour du soleil, tandis que les bras de Catherine, doucement, se refermaient autour de l'homme qu'elle était sûre, à présent, d'avoir conquis pour l'éternité. Ils allaient pouvoir reprendre ensemble le chemin qu'elle avait cru impossible, le chemin qui les mènerait à la sagesse, à la confiance, aux cheveux blancs aussi mais peut-être - pourquoi pas ? -
au simple bonheur quotidien... en admettant que les Montsalvy puissent être vraiment faits pour le simple bonheur quotidien !
Huit jours plus tard, Arnaud et Catherine serrés l'un contre l'autre regardaient brûler le logis de leur château. À travers les élégantes fenêtres lancéolées on pouvait voir les flammes bondir à l'assaut des plafonds et des murs, ronflant furieusement dans leur ardeur à effacer toute trace, non seulement de la peste mais encore, mais surtout, de l'esprit démoniaque qui, durant des mois, avait régné dans cette demeure.
Ainsi l'avait voulu le maître de Montsalvy :
— Il ne restera rien de ma folie ! Aucune boiserie, aucune tapisserie, aucun meuble souillé par des mains indignes ! Lorsqu'il n'y aura plus que les murs, alors nous reconstruirons mais, pour la vie que je veux mener désormais, pour ma femme et mes enfants, je veux tout recréer... tout refaire ! Alors seulement nous pourrons recommencer notre vie.
À présent, debout en face de cet autodafé, il le regardait s'accomplir avec un sentiment de délivrance, une joie nouvelle qui l'étonnait. Était-il donc si simple de faire table rase du passé ?
Contre son épaule, Catherine regardait aussi mais en dépit de son bonheur présent, un peu de regret pesait sur elle. Certes, son appartement avait été vidé de tout ce qu'il contenait, de tout ce que rien ni personne n'avait pu toucher, mais ce logis, ces meubles, ils avaient été son œuvre, son choix et elle ne les voyait pas partir en fumée sans un pincement au cœur.
Pour retrouver courage, elle appuya sa tête blonde contre le cou d'Arnaud qui, sentant peut-être ce regret, resserra son étreinte et posa un baiser sur son front.
— Il fallait que ce soit fait, ma douce ! Il y a des maux que l'on n'en finit pas de combattre, des fantômes qui chassent la paix du cœur si on écoute leur plainte. Je te rendrai tout ce que je t'enlève aujourd'hui. Mais surtout, je te rendrai tant d'amour que tu en viendras un jour à penser, quand nous serons vieux tous deux, que notre longue histoire, notre cruelle histoire ce n'était peut-être justement... qu'une histoire, un conte arrivé à d'autres, une légende née de l'imagination d'une aïeule !
Brusquement, la dame de Montsalvy se haussa sur la pointe des pieds pour mettre un baiser sur la joue blessée de son époux.
— Pourquoi dis-tu notre cruelle histoire ? Moi, je l'ai trouvée belle ! Et pourquoi en parles-tu au passé ? Sommes-nous si vieux ?
Es-tu bien sûr qu'elle soit finie ?...
Arnaud se mit à rire.
— Je l'espère ! Il faut qu'il en soit ainsi, même si parfois le regret des grands chemins te prend. Il le faut parce que les gens heureux n'ont pas d'histoire et qu'à présent je veux être heureux, entre toi et nos enfants. Je ne veux plus être qu'heureux !
Il l'entraîna, tournant avec décision le dos à l'incendie qui d'ailleurs s'apaisait. Derrière eux, il y avait les gens de Montsalvy, toute la ville massée comme un bouquet qui les accueillit d'une longue acclamation tandis que le premier vent d'automne se levait, balayant le haut plateau, emportant les premières feuilles qui bientôt prendraient toutes les teintes de l'or et de la pourpre avant de disparaître sous les neiges de l'hiver, cet hiver que les seigneurs de Montsalvy passeraient à la maison des hôtes du monastère tandis que l'on préparerait les plans du nouveau logis.
Au printemps, quand la terre enfanterait ses dons et que la nature réveillerait l'amour, tout refleurirait...
Saint-Mandé, 3 septembre 1978.