DEUXIÈME PARTIE LE TEMPS DES TRAHISONS

8 Un vent de Fronde…

C’était le dimanche 26 août, le temps était radieux et Isabelle s’apprêtait à vivre au côté de son mari un moment de gloire pure. Une semaine plus tôt, le 19, Gaspard était arrivé en trombe au Palais-Royal annoncer la magnifique victoire de Lens remportée par Condé1 sur les Impériaux. Victoire qui se soldait dans les rangs des Espagnols par trois mille tués, cinq mille prisonniers, la prise de tous leurs canons et plus de cent drapeaux et étendards, alors que les Français comptaient mille cinq cents hommes hors de combat. Dans la lettre de son chef que Gaspard remit à la Reine, Condé exposait la part prépondérante que Châtillon, devenu son bras droit, avait prise dans ce succès grâce aux charges furieuses de ses troupes contre l’ennemi dont il rapportait les drapeaux, et demandait que lui et la duchesse soient à l’honneur pour le Te Deum inévitable. Ce qui fut accordé.

Aussi Isabelle rayonnait-elle d’une joie enfantine en prenant place avec son héros dans le cortège, immédiatement après le carrosse royal. D’autant que les retrouvailles avec son époux les avaient quasiment ramenés au début de leur folle aventure conjugale. Elle était plus ravissante que jamais et lui, bronzé, tanné par des semaines de vie au grand air, était superbe, et bien des regards féminins le suivaient. Ils s’étaient aimés avec une sorte de violence née peut-être de la rancune lovée au fond du cœur d’Isabelle et, chez Gaspard, du mécontentement éprouvé quand, aux armées, une de ces affreuses lettres sans signature était venue lui apprendre que sa duchesse écoutait sans déplaisir les galanteries du séduisant duc de Nemours… Mais ils avaient trop envie l’un de l’autre pour user en disputes le temps qui leur était imparti, le duc devant rejoindre Condé aussitôt la fin des cérémonies.

A dix heures, le canon du Louvre tonna pour annoncer la sortie du Roi. Somptueusement vêtu d’azur et d’or, il apparut auprès de la majestueuse silhouette de sa mère toute de noir habillée, mais avec d’admirables joyaux de perles. Une formidable ovation salua au long du chemin ce bel enfant de dix ans, dont la fière attitude ne laissait de doute à personne sur la hauteur de son rang. Derrière le carrosse aux huit chevaux blancs, celui portant le duc et la duchesse de Châtillon. Isabelle en velours noir, satin blanc et dentelles neigeuses, chaussée de petits souliers rouges assortis à une superbe parure de rubis et diamants. Elle souriait à belles dents blanches à ce peuple en habits de fête qui saluait sa rayonnante beauté.

Toutes les cloches de Paris sonnaient en même temps, dominées par la voix grave du bourdon de Notre-Dame, et chacun se sentait joyeux, sauf peut-être ces messieurs du Parlement pour qui cette victoire inattendue représentait un démenti formel, puisque depuis plusieurs mois ils prétendaient se libérer des contraintes royales sous le prétexte que l’impôt servait à conduire une guerre que l’on ne gagnait jamais.

La cérémonie fut ce qu’elle devait être : grandiose. L’archevêque de Paris, Mgr de Gondi, et son coadjuteur – et neveu ! –, l’abbé de Gondi de Retz, avaient déployé la pompe idoine. Ce fut le neveu qui prononça le prône, faisant preuve de beaucoup de talent d’ailleurs, mais Isabelle – placée avec Gaspard en retrait du couple royal – comprit mal pourquoi, tout en remerciant Dieu d’avoir couronné les armes du Roi de France, il jugeait bon de mettre ce même souverain en garde contre les excès de l’autosatisfaction en lui rappelant que, le peuple payant déjà les guerres de son sang, il était injuste de l’obliger à payer une seconde fois au moyen des impôts. Résultat, en quittant la cathédrale, la Reine était furieuse et le cardinal Mazarin qui, même en essayant de se faire tout petit, avait recueilli sur son chemin plus de huées que de bénédictions, affichait une drôle de tête. Le jeune Louis XIV, lui, semblait très mécontent.

— M. le coadjuteur, dit-il à sa mère, me semble un peu trop ami de messieurs du Parlement pour être jamais des miens !

— C’est un homme dangereux dont il convient de se méfier…

Le solennel service de remerciements à Dieu achevé sans incidents et même au milieu d’un réel enthousiasme que Gaspard respirait avec délectation, on regagna le Palais-Royal où des buffets avaient été préparés en vue d’une collation debout. Gaspard, en effet, devait quitter Paris sitôt la cérémonie terminée pour rejoindre Condé qui soignait aux eaux de Forges une blessure plus gênante que vraiment inquiétante. François de Bouteville avait accompagné son beau-frère afin d’embrasser sa sœur et d’entendre ce Te Deum auquel sa bravoure lui permettait de prendre sa part.

Tandis que, dans le cabinet de la Reine, on entourait le Roi et sa mère avec d’autant plus d’empressement que Mazarin, toujours renfrogné, avait regagné le sien, François, s’étant approché d’une fenêtre ouverte, fronça le sourcil et se pencha au-dehors pour mieux entendre. Une rumeur inhabituelle montait en effet vers le ciel de Paris : des cris, des coups de feu accompagnant ce grondement sourd que produit la foule en train de s’assembler. Quand éclatèrent plusieurs détonations, il se retourna pour demander le silence.

— Qu’est-ce là ? s’enquit l’enfant-roi. M. de Bouteville, voyez-vous quelque chose ?

— Rien pour l’instant, Votre Majesté, mais ce que nous entendons ne saurait tromper : le peuple, au lieu de s’être dispersé après le passage du Roi, se rameute au contraire. Je dirais dans la Cité !

— Que Votre Majesté ne se tourmente pas ! conseilla la voix nasillarde de Mazarin qui entrait à cet instant. Votre auguste mère et moi nous attendions à un peu de bruit. Le Roi sait combien sa capitale est prompte à s’émouvoir…

— Mon fils, plaida Anne d’Autriche sur un ton enjoué, vous êtes trop jeune pour vous soucier de ces détails…

— Détails ? Mon peuple qui s’assemble ? Je voudrais tout de même savoir !

— Bien ! Après la cérémonie consacrant une si fulgurante victoire, la Reine a donné l’ordre que l’on arrête plusieurs membres de ce maudit Parlement qui ne cesse d’agiter le peuple contre l’autorité royale. Le vieux Broussel, que ces gens considèrent comme un saint, en est le meneur. C’est lui et son collègue Blancmesnil que l’on vient d’appréhender dans la Cité où il habite, et cela n’aurait pas dû provoquer tant de bruit, mais, depuis que le duc de Beaufort s’est évadé à la dernière Pentecôte, les Parisiens qui voient en lui leur héros sont devenus nerveux…

— Mon fils, coupa la Reine visiblement mécontente, M. le Cardinal est bien bon de vous faire toutes ces explications alors qu’il se donne tant de mal à vous bien servir…

— Voilà M. le coadjuteur de Gondi qui nous arrive en voiture ! cria François toujours à sa fenêtre. Le maréchal de La Meilleraye l’escorte… Mais on dirait qu’il a été molesté…

— Nous allons le recevoir, rassura Mazarin. Pendant ce temps, il faudrait que M. le duc de Châtillon et ce jeune homme qui voit si clair quittent le palais plus discrètement que prévu et rejoignent au plus vite M. le prince de Condé qui doit être averti de tout ce tapage…

— Je pars sur-le-champ, répondit Gaspard. Puis-je auparavant demander que Mme la princesse douairière de Condé et mon épouse soient raccompagnées à l’hôtel de Condé d’où elles pourront, j’espère, regagner Chantilly sans difficulté ?

— C’est trop naturel ! Après les avoir tant acclamées, ce peuple impossible ne devrait pas y voir d’inconvénients…

Isabelle n’écoutait plus, surtout occupée à s’empêcher de rire devant la grimace que sa princesse ne pouvait retenir chaque fois qu’elle entendait ce qualificatif de douairière qu’elle jugeait offensant. Elle n’aimait déjà pas beaucoup l’épouse de son fils, mais à présent elle la détestait franchement.

En effet, à peine son irascible mari devenu Prince de Condé, Claire-Clémence s’était hâtée de lui faire observer que « Madame la Princesse », c’était elle à présent et, comme Charlotte lui répondait qu’il serait plus séant qu’elle se fasse appeler princesse de Condé-fille, la nièce de Richelieu s’était révoltée, arguant qu’elle n’avait aucune raison de s’affubler de ce titre ridicule et de consentir des cadeaux à une belle-mère qui l’avait toujours dédaignée. Enfin que, la tradition lui attribuant l’appellation « douairière », il faudrait bien qu’elle s’en accommodât !

Comme, heureusement, on ne les voyait pas souvent ensemble et que Claire-Clémence vivait plutôt retirée, il était rare qu’on l’employât en s’adressant à Charlotte, encore si belle et ne portant pas son âge ! Et voilà qu’aujourd’hui, jour de triomphe de la famille, l’étiquette déplaisante lui était appliquée par Gaspard qu’elle avait autant dire adopté dans son cœur puisqu’il était l’époux d’Isabelle. Mais comme on était à la Cour, elle remit à plus tard de lui en faire la remarque. Elle se contenta de l’embrasser en le chargeant de mille tendresses pour son fils et le regarda sortir suivi de François, visiblement déçu de partir à un moment aussi intéressant. Ils venaient juste de disparaître, conduits par M. de Guitaut, quand le coadjuteur effectua son entrée, en rochet et camail – il n’avait pas eu le temps d’ôter ses vêtements sacerdotaux avant de quitter Notre-Dame – et tout ébouriffé, ce qui ne le changeait pas beaucoup. C’était un petit homme laid, noir, mal fait, myope et maladroit en toutes choses, sauf pour ce qui était l’esprit qui, chez lui, était habité par le génie de l’intrigue et de la conspiration. Il devait dire un jour : « Je sais bien que je ne suis qu’un coquin ! »

Mais un coquin doué d’un grand courage, d’une ambition et d’une volonté forcenées jointes à une façon très personnelle de pratiquer ensemble la dévotion et la débauche, car il adorait les femmes, et le plus étonnant était qu’il comptait quelques conquêtes flatteuses. Par exemple l’épouse du maréchal de La Meilleraye qui l’accompagnait au Palais-Royal était sa maîtresse, mais il est évident que le digne homme n’en avait pas la moindre idée ! Enfin, pour ce qui est de l’ambition, c’était fort simple : hormis le trône de France, il voulait tout ! Le chapeau de cardinal, le pouvoir, le gouvernement de Paris pour commencer et la place de Mazarin pour finir. On pourrait même dire toutes les places ! L’idée de devenir l’amant de la Reine lui souriant assez.

Il la salua d’ailleurs avec un respect qui frisait la vénération et lui demanda humblement pourquoi elle avait jugé bon d’arrêter le « bonhomme Broussel » alors que le peuple fêtait la splendide victoire qui allait permettre à la France de parler en maîtresse aux préliminaires du traité de Westphalie, lequel devait mettre un terme à la guerre de Trente Ans.

— Il faut, commença-t-il, que Votre Majesté ait était mal conseillée ! Broussel est un vieil homme en qui le Parlement voit une sorte de symbole. En outre il habite à deux pas de Notre-Dame. Enfin, on ne peut pas dire que le jeune Comminges ait fait preuve de doigté. Le bonhomme sortait de table en pantoufles. La famille, tout de suite éplorée, a supplié M. de Comminges de laisser un peu de temps à Broussel qui venait de se purger afin qu’il pût se retirer quelques instants avant de se rendre où le Roi l’envoyait… Ce qui fut accordé. Pendant ce temps, la servante s’est mise à hurler par une fenêtre ameutant le quartier ! Et Paris est en train de s’y joindre !

— Allons donc ! fit Anne d’Autriche en haussant les épaules. Que voilà de l’émotion pour l’agitation d’une ou deux rues ! L’autorité du Roi y mettra ordre !

Aussitôt applaudie par ceux qui l’entouraient. Seul Mazarin ne se joignit pas à eux.

— Plût à Dieu, Madame, que tout le monde parlât avec la même sincérité que M. le coadjuteur. Il craint pour son troupeau, pour la ville et la prédominance de Votre Majesté. Je suis persuadé que le péril n’est pas si grand qu’il l’imagine, mais le scrupule dont il témoigne est fort louable…

— Vraiment ? Et que conseille M. le coadjuteur ?

— De rendre Broussel, Madame ! Tout rentrera dans l’ordre et nous pourrons continuer à fêter la victoire !

— Jamais ! s’écria Anne d’Autriche, pourpre de colère. Vous voulez que je rende la liberté à Broussel ? Je préférerais l’étrangler de mes propres mains ! ajouta-t-elle en crispant ses beaux doigts blancs sous le nez de Gondi.

Le Cardinal s’approcha d’elle, lui parla à l’oreille, et on put la voir s’apaiser peu à peu. Mazarin promit aussitôt que Broussel serait libéré dès que le peuple serait dispersé et il fallut bien que Gondi se satisfît de cette promesse, que l’on accepta même de mettre par écrit.

— La parole de la Reine vaut mieux que tous les écrits ! énonça doctement Mazarin tandis qu’Anne d’Autriche se retirait. Allez rendre le repos à l’Etat ! Nous vous faisons entière confiance ! Et saurons vous remercier ! Que l’on raccompagne M. le coadjuteur avec tous les égards qui sont dus à un ministre plénipotentiaire.

Comprenant qu’il était battu, Gondi se résignait à quitter la place quand son regard accrocha Isabelle et Mme de Condé. Il s’immobilisa :

— L’hôtel de Condé est loin, dit-il, et les rues seront de moins en moins sûres ! Peut-être serait-il préférable de me confier Madame la Princesse et Mme la duchesse de Châtillon qui, avec son vaillant époux, a été acclamée ce tantôt ? Or l’atmosphère a changé, mais, sur mon honneur, je jure de les ramener chez elles en parfaite sécurité !

Monsieur, duc d’Orléans que l’on n’avait guère entendu jusque-là bien qu’il fût lieutenant général du royaume, se manifesta en haussant les épaules :

— Quelle sottise ! Chacun sait que l’hôtel de Condé est voisin de mon Luxembourg et je les ramènerai moi-même ! Que M. le coadjuteur le veuille ou non, elles pourraient devenir des otages ! Pensez ! La mère de Monsieur le Prince et l’épouse de son bras droit ! Quelle aubaine !

— Oh, mais quelle horreur ! protesta la « douairière ».

Comme elle ne trouvait rien d’autre à avancer, ce fut Isabelle qui la relaya :

— Monseigneur oublie que M. le coadjuteur est au service de Dieu avant d’être à celui du Roi ! Madame la Princesse et moi sommes persuadées qu’aucun mal ne peut advenir sous sa protection !

Cela dit, elle sourit à Gondi, offrit le bras à Charlotte et toutes deux, après avoir salué la compagnie, quittèrent le cabinet royal au milieu d’un silence pesant, et ce fut toujours en silence que l’on traversa le palais accompagnées par les gardes du corps. Dans la cour, on trouva la voiture qui avait amené Gondi et dans laquelle il les fit monter, en profitant pour baiser la main d’Isabelle au passage :

— Quelle joie vous me donnez, madame la duchesse ! Mais ce petit voyage vous montrera que vous avez eu raison de me faire confiance !

Et il grimpa à côté du cocher, mais resta debout.

La place du Palais-Royal était plus qu’à demi pleine d’une foule hétéroclite qui grossissait d’instant en instant, mais, juché sur la voiture, le coadjuteur lui délivrait d’une voix de bronze – c’était l’un de ses rares charmes ! – une courte harangue expliquant qu’il reconduisait chez elles la mère du vainqueur de Lens, de Rocroi et de tant d’autres batailles, et l’épouse de son plus vaillant capitaine qui lui faisaient l’honneur de se fier à lui, leur ami… En rappelant qu’il était d’Eglise, son accoutrement, bien qu’il eût déjà subi des dommages, acheva de convaincre et on l’acclama en lui laissant le passage. Ce fut presque du délire quand il eut transmis la promesse de libérer Broussel devenu en quelques heures le père du peuple…

Le parcours, effectué si joyeusement le matin, prouva aux deux femmes à quelle vitesse les Parisiens pouvaient se retourner complètement contre leur gouvernement. Partout les boutiques s’étaient fermées. Le sympathique brouhaha du Pont-Neuf, qu’il fallait bien traverser, s’était mué en un silence hostile et l’on avait commencé à tendre les chaînes qu’en période d’agitation on tirait pour fermer les rues. Toujours debout, le coadjuteur bénissait à tour de bras en alternance avec les beaux morceaux d’éloquence que la lenteur du trajet lui laissait largement le temps de distribuer.

Enfin on fut à destination, mais comme leur voiture était suivie par une foule compacte, Charlotte et Isabelle descendirent devant le portail que l’on referma aussitôt sur elles tandis que, après les avoir saluées, Gondi, assis sur le marchepied, entreprenait de confesser deux ou trois agités qui l’en priaient instamment. Avant de les quitter, il leur avait conseillé de partir pour Chantilly dès l’aurore. Le chemin serait beaucoup plus long car il leur faudrait contourner Paris et passer la Seine à Charenton afin de rejoindre la route du nord. Mais que ne ferait-on pas pour échapper à une ville prise de folie ?

Si elles espéraient trouver le calme en rentrant au logis, elles se trompaient lourdement. La majeure partie des serviteurs menait grand tapage dans le vestibule autour de Guérin, le majordome, parlant tous à la fois, ce qui n’ajoutait rien à la compréhension. Monté sur un tabouret, celui-ci ne parvenait pas à se faire entendre…

— Oh non ! gémit la Princesse. Moi qui, au sortir de ce vacarme, ne souhaitais rien d’autre que goûter un peu de tranquillité dans cette maison ! Et regardez ce qui s’y passe ! On se croirait dans la rue !

— Remontez chez vous où je viendrai vous retrouver et laissez-moi m’en occuper ! conseilla Isabelle.

Perçant résolument la petite foule, elle rejoignit le candidat orateur, le fit descendre, grimpa à sa place, puis, profitant de la surprise créée par son apparition, alluma son plus beau sourire et demanda :

— Peut-on savoir ce qui ce passe ici ? Lorsque nous sommes partis tout à l’heure, Madame la Princesse, mon époux et moi, nous allions au Palais-Royal prendre notre belle place dans le cortège du Roi et de la Reine mère qui allaient à Notre-Dame rendre grâce à Dieu pour la formidable victoire remportée à Lens par votre glorieux maître, et tout le monde était content. Alors que vous arrive-t-il ?

— A nous, rien ! répliqua Marcelline, une forte commère qui veillait à la lingerie. Mais il paraît que, pendant la cérémonie, le Mazarin a fait jeter en prison tous ces messieurs du Parlement en grand péril d’être pendus et que…

— En admettant que ce soit vrai, cela vous regarde en quoi, Marcelline ?

— On est du peuple et ils sont les défenseurs du peuple ! On doit les aider !

— Vraiment ? Que sont-ils donc pour vous ?

— Ben, j’ l’ai dit : nos défenseurs !

— Contre qui ? Vous maltraiterait-on ici ?

— Oh non… On serait même plutôt bien si on compare à d’autres maisons !

— Eh bien, tâchez d’y rester ! Jouer les émeutiers n’a jamais nourri personne ! Quant à ce qui s’est passé, voici la vérité : après le Te Deum, sur le chemin duquel le jeune Roi et madame sa mère ont été acclamés, Sa Majesté s’est en effet assurée des personnes de deux parlementaires qui l’ont offensée, mais il n’a jamais été question de les envoyer au gibet ! Il s’agit seulement de leur demander quelques explications et il y a de fortes chances qu’ils soient remis en liberté sous peu, la Reine exerçant ainsi son droit absolu envers quiconque l’offense. M. le coadjuteur de Gondi, qui nous a raccompagnées Madame la Princesse et moi-même, se charge de leur défense. Maintenant vous êtes au courant ! Je pense que chacun et chacune peut retourner à sa tâche… et je vous signale que Madame la Princesse, tourmentée par cette agitation alors qu’il fait si chaud, a un urgent besoin de vos soins ! Je vous rends votre perchoir, Guérin ! ajouta-t-elle en sautant à bas de son tabouret.

— Merci, madame la duchesse ! Chacun va reprendre son ouvrage… Puis-je me permettre de donner un conseil ? fit-il en baissant la voix tandis que les domestiques se dispersaient.

— Dites ! Vous m’avez toujours paru être un homme sage !

— Si Madame la Princesse se sent éprouvée, ne serait-il pas préférable qu’elle se rende à Chantilly ?

— Vous pourriez avoir raison, réfléchit Isabelle, hypocrite à souhait. Elle devrait y être, d’ailleurs, si n’avait été ce Te Deum… Il y fera sans doute plus frais qu’ici et je vais de ce pas lui en parler.

— Si je peux me permettre, c’est une vraie chance pour Madame la Princesse que madame la duchesse soit restée à ses côtés après son mariage alors que, pendant une année entière, Mme la duchesse de Longueville faisait ce long voyage.

En effet, on n’avait guère vu Anne-Geneviève depuis plus d’un an. Il y avait eu ce voyage en Westphalie et aux Pays-Bas pour accompagner son époux, au cours duquel elle avait rencontré une multitude de beaux esprits dont les doctes écrits lui avaient permis de briller d’un éclat nouveau à l’hôtel de Rambouillet : celui d’une penseuse éclairée dont les airs profonds joints à sa nonchalance habituelle donnaient à Isabelle une folle envie de lui taper dessus.

Depuis son retour, on ne la voyait pas davantage parce qu’elle avait accouché presque aussitôt d’une petite fille et que, au bout de peu de temps, elle s’était retrouvée enceinte… mais pas du même géniteur. Si la fillette – morte récemment – était bien de son époux, l’enfant à venir, s’il avait été légitimé, aurait pris place dans la noble lignée des La Rochefoucauld.

De plus Son Altesse n’appréciait pas la présence quasi constante auprès de sa mère de la jeune duchesse de Châtillon, mais, outre que la princesse Charlotte appréciait sa compagnie, Isabelle n’avait pas eu la possibilité de monter le train de maison auquel son rang – et la fortune héritée par Gaspard – lui donnait droit.

Bien qu’il fût immensément riche mais encore plus ladre que le défunt Prince de Condé, le vieux maréchal n’avait jamais jugé utile d’acheter un hôtel à Paris, partant de ce principe que le seul convenable pour quelqu’un de son nom eût été celui du défunt amiral de Coligny, l’aïeul massacré lors de la Saint-Barthélemy, sis rue de Béthisy, proche du Louvre. Or il appartenait maintenant au gouverneur de Paris, ce duc de Montbazon si copieusement trompé par sa femme. Gaspard s’était contenté d’un appartement de garçon où il résidait rarement.

Quant au château de Châtillon-sur-Loing, Isabelle n’y avait fait qu’une brève visite en compagnie de son époux, le temps de se faire mettre à la porte par une belle-mère atrabilaire qui n’avait jamais pardonné à Gaspard sa conversion. Mais comme ce vaste château ne possédait pas les grâces de Chantilly, Isabelle, qui adorait ledit Chantilly, ne s’en souciait pas trop et prenait la vie comme elle venait.

Une seule chose – importante il est vrai ! – avait changé pour elle : son titre de duchesse lui avait ouvert largement les portes de la Cour où elle n’était admise jusque-là qu’en tant que fille d’honneur de la princesse de Condé. Elle avait droit désormais au « tabouret », privilège envié qui permettait de s’asseoir en présence de Leurs Majestés. Isabelle avait pris possession du sien avec d’autant plus de joie qu’elle avait été accueillie avec un plaisir évident. Sa grâce, sa gentillesse, sa gaieté primesautière jointes à une éclatante beauté lui avaient valu d’y remporter tous les suffrages – ou presque ! –, et surtout les plus importants : de la Reine, de Mazarin et en particulier du jeune Louis XIV, déjà sensible à dix ans au charme féminin. Il aimait la regarder, respirer son parfum, la cajoler, ce qui fit réagir la muse de Benserade :

Si vous êtes prête

Pour une autre conquête,

Châtillon, gardez vos appâts,

Le Roi ne l’est pas !

Mais, en fait de conquêtes, elle en fit d’autres, et en tout premier le duc de Nemours, l’un des hommes les plus séduisants de la Cour. « Nul ne dressait avec plus de grâce une tête hardie sur la longue collerette de dentelles, nul ne jouait mieux de la rapière, nul n’excellait plus galamment aux bouts rimés ! » Il était marié à Elisabeth de Bourbon-Vendôme, sœur du duc de Beaufort, mais savait à merveille courtiser une femme sans que la sienne eût à s’en offenser. Un talent utile quand on s’adressait à l’épouse de l’un des plus valeureux guerriers de l’époque ! Isabelle l’écouta, lui sourit beaucoup, mais n’accorda d’autre faveur que sa main à baiser. Elle entendait rester sage. Pour le moment tout au moins !

Elle aurait eu pourtant quelques raisons. Quand Gaspard était à Paris pendant la période de repos du guerrier qu’engendrait l’hiver, celui-ci menait la vie la plus dissipée qui soit avec la bande des amis de Condé – y compris son jeune beau-frère François ! –, ne se souvenant de sa femme que par intervalles qui le précipitaient alors dans son lit aussi ardemment qu’au premier jour, sans lui cacher son espoir d’obtenir un fils de ce corps ravissant, puis repartait chez l’une ou l’autre de ses maîtresses, dont la principale demeurait Mlle de Guerchy.

Cet état de choses, s’il peinait de moins en moins Isabelle, entretenait chez Mme de Bouteville une fureur latente :

— C’était bien la peine de monter toute cette comédie, de bouleverser le ciel et la terre pour en arriver là ! fulminait-elle quand sa fille venait passer quelques jours à Précy. Il est vrai que l’on peut tout attendre de ces parpaillots mal blanchis ! Et si encore il vous couvrait d’or et de joyaux ! Mais vous n’en avez guère plus qu’au temps où vous étiez fille !

Et comme la philippique s’achevait en général par une référence à « l’excellent mariage » de sa sœur aînée qui en était déjà à son deuxième enfant, Isabelle espaçait ses visites parce qu’elle n’avait pas beaucoup d’arguments à opposer… et qu’elle se demandait parfois si, en vieillissant, Gaspard, si bien engagé sur le chemin du bâton de maréchal – il commandait en second l’armée de Condé –, ne suivrait pas aussi son père sur celui de la pingrerie.

Si la température ne baissa que d’un ou deux degrés dans la nuit, aucun bruit suspect ne vint la troubler. Pourtant on ne dormit guère à l’hôtel de Condé et, quand le petit jour s’annonça, Guérin fit dire à la Princesse par ses femmes qu’elle ne devrait pas différer plus longtemps son départ…

En effet le jour revenu éclaira les chaînes toujours tendues, les boutiques toujours fermées et les bourgeois toujours armés. On découvrit surtout les premières barricades élevées à la faveur de l’obscurité, mais ce n’était rien encore. Quand sur le quai des Grands-Augustins un émeutier reconnut le chancelier Séguier se dirigeant à pied vers le Parlement – il avait été contraint par les chaînes et barricades d’abandonner son carrosse –, il réussit à échapper en se réfugiant au fond d’un placard de l’hôtel de Luynes, alors inoccupé, en compagnie de son frère l’évêque de Meaux, auquel il se confessa, croyant sa dernière heure prochaine. Mais heureusement pour lui les rebelles fouillèrent l’hôtel sans le découvrir. Ce furent le maréchal de La Meilleraye et le lieutenant civil, appuyés par deux compagnies de gardes, qui les tirèrent de là, mais, par la ville, il y avait déjà des morts…

C’est ainsi que débuta la Fronde, une crise très grave qui allait durer quatre ans, dissimulée sous l’appellation anodine d’un jeu d’enfants parce que ni d’un côté ni de l’autre on n’imaginait qu’il s’agissait en réalité d’une guerre civile…

Cependant la voiture de Mme de Condé, qui avait franchi dès l’aurore la porte Saint-Jacques à laquelle on accédait rapidement de son hôtel comme du Luxembourg, roulait sans encombre sur la rive gauche de la Seine vers Charenton…

Ses occupants eurent la surprise de trouver à Chantilly plus de monde que d’habitude et, en premier lieu, Condé en personne… au fond de son lit ! Non seulement il subissait une nouvelle attaque de sa fièvre habituelle, mais en outre il avait essuyé devant Furnes une mousquetade qui l’avait atteint à la hanche, lui causant une blessure plus douloureuse que dangereuse mais qui l’empêchait tout de même de monter à cheval.

Guenault, son médecin de campagne, lui ayant conseillé d’aller prendre les eaux à Forges, il avait aussitôt choisi de rentrer à Chantilly, sachant bien que, grâce à la prévoyance de sa mère, on y entreposait en permanence nombre de bouteilles du fameux liquide.

Il pensait d’ailleurs l’y trouver entourée de sa cour habituelle et, en constatant qu’il n’en était rien, son humeur s’était faite plus noire encore qu’elle ne l’était. Aussi son arrivée lui causa une vraie joie qu’il se hâta d’ailleurs de dissimuler :

— Que diable faisiez-vous à Paris par ces temps de chaleur, ma mère ? Comme si vous ne saviez pas combien l’air y est malsain à cette époque de l’année ?

Elle le regarda avec stupeur.

— On me dit que vous êtes blessé à la hanche, mais êtes-vous certain de n’avoir rien à la tête ? Avez-vous donc oublié ce magnifique Te Deum où vous auriez dû paraître, mais dont vous avez galamment choisi de laisser la pleine gloire à votre ami Châtillon ? Ce doit être un effet de votre fièvre ?

— Mon Dieu, c’est vrai ! Pardonnez-moi ! La fête était belle ?

— Superbe… à cela près qu’elle a fini d’étrange façon. La Reine en ayant profité pour ordonner l’arrestation de deux de ces messieurs du Parlement qui lui causent tant de soucis, une véritable révolte s’est ensuivie et, à cette heure, Paris que nous avons dû fuir est hérissé de barricades. Quant à Châtillon, Sa Majesté l’a envoyé à votre recherche pour que vous veniez mettre bon ordre à toute cette agitation.

— J’en serais fort en peine pour le moment. Attendons que Châtillon arrive ! On le renverra alors avec assez de monde remettre de l’ordre chez ces fous de Parisiens. Avez-vous amené mon fils ?

— Vous auriez pu commencer par demander sa mère. C’eût été… courtois ?

— Non, hypocrite ! Vous savez que moins je la vois, mieux je me porte !

— Et comme vous n’êtes pas au meilleur de votre forme, elle a très bien fait d’aller passer quelques jours chez sa chère Mme Bouthillier en son château des Barres. Votre fils se porte comme un charme ! Vous le verrez plus tard, voilà tout ! En revanche, Mme la duchesse de Châtillon m’a accompagnée…

— Isabelle ?! Quelle heureuse nouvelle ! Faites-la venir !

La Princesse regarda son fils avec un franc dégoût.

— Sûrement pas ! Vous êtes sale à faire frémir et vous puez à quinze pas.

— Vous m’avez pourtant embrassé, vous, et sans faire la grimace.

— L’amour d’une mère est au-dessus de ce genre de détail… ce qui ne saurait être le cas d’une jeune femme raffinée ! A tout à l’heure ! Nous nous reverrons à souper.

Et elle sortit tandis que son fils appelait ses valets à grands cris.

Quand on se retrouva pour le repas, elle ne put s’empêcher de sourire. Curieux comme l’approche d’une jolie femme pouvait agir sur le comportement d’un homme ! En les rejoignant dans la moins vaste des salles de festin, Condé, propre ou à peu près, embaumait comme une cassolette indienne. Il était certes un peu pâle et s’appuyait sur une canne, mais ses yeux brillaient d’un feu brûlant en se posant sur Isabelle.

— Dieu que vous êtes belle, ma chère ! A chacun de nos revoirs je vous découvre plus séduisante que la fois précédente ! Quand je pense à la peine que je me suis donnée pour vous unir à Coligny, j’en viens à croire que j’étais fou ! J’aurais dû vous garder pour moi !

— Vous n’oubliez que deux choses, cousin. Un : on ne peut garder que ce qui nous appartient, et deux : j’aimais… et aime toujours mon époux !

— … qui vous trompe avec toutes les courtisanes de Paris !

— Il est votre frère d’armes, Louis, coupa sa mère. Ce n’est pas honnête de médire de qui ne peut se défendre. En outre, n’est-il pas votre bras droit ?

— Eh, que l’on me coupe ce bras ! Il m’en restera un pour enlacer cette taille si fine !

— … qui n’aurait aucune difficulté à vous repousser ! répliqua Isabelle. Il faut deux bras pour bien étreindre ! Et encore, à condition de rencontrer un consentement. Ce qui ne pourrait être !

— Vous me refuseriez ? gronda-t-il.

— Sans hésiter, et plutôt deux fois qu’une ! Par ma foi, je ne serai jamais à vous !

En même temps elle se levait pour s’agenouiller près de Charlotte, pétrifiée par l’explosion de violence de son fils.

— Ma Princesse ! Je vous demande pardon de cette scène ridicule à laquelle ni vous ni moi ne nous attendions ! Ayez la bonté de faire atteler pour que l’on me conduise chez ma mère. J’y serai assez proche pour répondre à votre premier appel et à distance suffisante pour n’être point importunée !

— C’est trop naturel ! Donnez vous-même les ordres que vous voudrez, et embrassez votre mère pour moi !

— Je vous interdis de sortir ! hurla Condé hors de lui. Vous êtes ici chez moi et…

— Non ! coupa sa mère. Chez moi ! Chantilly ne sera vôtre qu’à ma mort. Ne recommencez pas cette guerre stupide que je devais soutenir contre votre père… et aussi votre épouse, d’ailleurs ! Mais elle est sotte, alors que vous n’êtes pas idiot !

Tous trois étaient si bien enfermés dans leur querelle qu’ils n’entendirent pas le galop d’un cheval. Le ton continuait même à monter quand un serviteur s’encadra dans la double porte :

— Monsieur le duc de Châtillon demande si Monseigneur peut le recevoir.

L’effet fut miraculeux. Les deux femmes se rassirent et Condé alla au-devant de son ami auquel il donna l’accolade :

— Heureux de te voir, Châtillon ! Va saluer ma mère et ta belle épouse et prends un siège ! Tu soupes avec nous… Tu dois certainement te douter que je suis au fait des nouvelles que tu apportes ?

— Mais, Monseigneur…

— J’en sais même un peu plus, puisque tu es parti avant que Paris ne se hérisse de barricades.

— Des barricades ? Ils en sont là ?

Gaspard salua profondément la Princesse et se tourna vers sa femme dont le sourire s’effaça devant l’étrange ornement qu’il portait au bras : de ravissants rubans bleus ornés de perles qui de plus près se révélèrent être une jarretière de femme ! Elle se remit debout aussitôt, tourna le dos à son époux et fit une belle révérence.

— Avec la permission de Vos Altesses, je me retirerai, dit-elle calmement en se dirigeant vers la porte qu’un valet ouvrit devant elle.

Elle gagna l’appartenant qui lui était dévolu quand elle venait à Chantilly. Là, elle s’assit près de la cheminée et tendit ses doigts glacés au-dessus des flammes. Elle avait froid jusqu’à l’âme… En effet, si elle n’ignorait rien des frasques de son mari, elle n’y attachait pas autrement d’importance, pensant non sans raison que le cœur n’y prenait pas place. Mais ce trophée amoureux arboré à la face des armées dont Gaspard était l’un des chefs signifiait tout autre chose ! Depuis le Moyen Age, porter les couleurs d’une dame – même si c’étaient celles de son linge ! –, c’était lui dédier la gloire que l’on pouvait récolter au combat, ses pensées, ses désirs, c’était se proclamer son chevalier prêt à affronter tous les dangers pour l’amour d’elle… et c’était ravaler son épouse légitime, fût-elle une Montmorency, au rang plutôt terne de celles que l’on engrosse régulièrement pour en obtenir l’héritier souhaité par tout homme digne de ce nom.

— Tu l’attendras longtemps ! murmura-t-elle entre ses dents.

Elle resta un long moment devant l’âtre à contempler le feu, ne sachant quelle conduite adopter, quand elle tressaillit en entendant, au-dehors, des voix qui se répondaient. Elle alla ouvrir la fenêtre et se pencha. Condé était en bas, entre deux valets porteurs de torches éclairant Gaspard qui venait de se remettre en selle.

— Va leur dire que dans peu de jours j’aurai rejoint la Cour, le temps de pouvoir à nouveau enfourcher un cheval… Mais tiens-moi au courant !

— Ce sera fait, Monseigneur !

En dépit de sa colère, Isabelle admira l’élégance avec laquelle le cavalier faisait volter sa monture. Après un dernier salut, il s’élança au galop suivi de Bastille, ce géant qui l’avait enlevée, elle, et dont elle savait qu’il manifestait à son époux – et à lui seul ! – un dévouement de chien fidèle, qui vivait à l’écart des autres serviteurs et qu’en conséquence elle n’avait pas souvent rencontré, même durant le séjour à Stenay où, il est vrai, elle ne voyait pas grand-chose en dehors de la chambre où ils s’étaient tant aimés…

Ce départ la soulageait. Cela lui évitait, au cas où Gaspard serait venu frapper à sa porte, de le jeter dehors avec un fracas à la mesure de sa colère, mais elle ne s’en demandait pas moins s’il ne serait pas préférable qu’elle aussi s’éloigne. La proximité de Condé la gênait. Il n’aurait que trop beau jeu de lui démontrer qu’elle n’avait vraiment aucune raison de le repousser alors que son mari la bafouait si ouvertement, mais il eut l’intelligence de n’en rien faire.

Ce qui vint, ce fut Agnès, la camériste de la Princesse, qui venait s’enquérir si elle était déjà couchée.

— Madame la Princesse prie madame la duchesse de venir auprès d’elle.

— Je viens tout de suite, répondit la jeune femme en vérifiant dans son miroir que les larmes n’avaient pas laissé de traces révélatrices.

Charlotte était couchée.

— Venez près de moi ! invita-t-elle en tapotant le bord de son lit où Isabelle vint s’asseoir en essayant de sourire dans l’espoir de donner le change, mais en vain. Inutile de me faire accroire que vous n’avez pas pleuré. Les hommes sont ainsi : essentiellement polygames ! Même quand ils clament qu’ils vous aiment… J’ajoute que la personne en question ne mérite pas qu’une seule de vos larmes coule à son propos…

— Qui est-ce ?

— Mlle de Guerchy ! Vous n’en avez jamais entendu parler ?

— Si, mais je ne pensais pas qu’elle pût avoir quelque importance. Une courtisane, j’imagine ? Comme Marion de Lorme ?

— Oui et non. Peu de beauté, mais un aplomb du diable ! Joint à une vaste ambition !

— Que veut-elle ? Ma place ?

— Oh, elle la prendrait volontiers… faute de mieux ! Elle vise haut, beaucoup plus haut ! Que diriez-vous de la couronne d’Angleterre ?

— Qu’elle me paraît fort aventurée depuis qu’un certain Cromwell lui a déclaré la guerre. Je ne vois pas comment cette femme peut y accéder.

— N’auriez-vous pas oublié le jeune prince Charles qui est venu à la Cour au dernier printemps ? Il vous fit alors une cour aussi timide qu’émerveillée. C’est cela que la Guerchy ne vous a pas pardonné. Elle ne s’occupait que de lui et Dieu sait s’il en avait besoin ! Et puis vous êtes apparue… et il n’a plus vu que vous ! Aussi at-elle fait le maximum pour se venger…

— En me volant mon époux. Il semblerait qu’elle ait réussi, fit Isabelle avec amertume.

— N’y accordez pas trop d’importance et laissez votre Gaspard faire l’imbécile en exhibant sa jarretière ! Que ne donnez-vous plutôt la vôtre à ce charmant Nemours ? Il est fou de vous et une bonne moitié des femmes de la Cour vous l’envient ! A commencer, j’ai l’impression, par ma fille !

— Elle ? Mais il n’est bruit que de la passion qui l’unit au prince de Marcillac.

— L’un n’empêche pas l’autre. Son aventure avec François de La Rochefoucauld est née de leur haine commune envers Mazarin. Marcillac est un homme terrible dans ses inimitiés comme en amour. Il a déjà failli tuer en duel le jeune Miossens parce qu’il osait aimer Anne. Quant à elle, ce qu’elle ne pardonne pas à l’Italien sorti de rien, c’est que mon fils, un Condé, son frère bien-aimé, le serve…

— Mais… ce n’est pas Mazarin qu’il sert : c’est le Roi ! L’autre n’est que son serviteur.

— C’est ce que, tellement imbue de sa caste, elle n’arrivera jamais à comprendre. Et vous le savez pertinemment ! Partout où se lèvera un danger menaçant le ministre, elle y sera. Et si Paris se hérisse de barricades, soyez sûre qu’elle s’active au milieu…

— Elle est enceinte… avança Isabelle en se demandant ce qui lui prenait de plaider pour son ennemie.

— Oui, de cet homme dont la sombre passion la fascine et en qui elle se reconnaît ! Je ne vous cache pas qu’elle me fait peur, parfois…

On ne demeura pas longtemps à Chantilly. Une chaîne continuelle de courriers y apportait jour après jour des nouvelles de la capitale. Qui connut un succès : Broussel et Blancmesnil ne restèrent enfermés au château de Saint-Germain – et non à la Bastille comme on l’avait cru ! – que deux jours et Paris s’apaisa. Les barricades disparurent mais non les mauvais bruits qui couraient sur Mazarin, et cette fois sans oublier la Reine que des placards insultants appliqués nuitamment par des mains invisibles traînaient plus ou moins dans la boue.

Quelques jours plus tard, le Cardinal envoyait le Roi et son frère cadet au château de Rueil où il les suivit dans la nuit en compagnie de la Reine. Aux députés qu’envoya aussitôt le Parlement pour demander le retour du Roi, Anne d’Autriche répondit avec un parfait sang-froid que son fils, comme n’importe lequel de ses sujets, avait bien le droit de changer d’air et d’achever la belle saison à la campagne…

Le choix de Rueil rendait l’explication des plus valables. Richelieu, qui aimait à s’y retirer, en avait fait un endroit charmant pourvu d’une oisellerie, d’un jeu de paume, d’une orangerie, et surtout de jardins magnifiques où le Cardinal avait fait planter des marronniers, les premiers importés en France via Venise. On y rencontrait des grottes, des cascades, un nymphée, des jeux d’eau un peu partout et même des automates dont les enfants raffolaient, et puis des fleurs, des fruits. Jadis Louis XIII s’y arrêtait pour manger des tartes aux prunes au retour de la chasse. De mauvaises langues insinuaient bien qu’il recelait des oubliettes, mais certains ne pouvaient comprendre que l’homme à la poigne de fer pût aimer les plaisirs simples. En fait, Rueil appartenait à la duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu, mais elle le prêtait volontiers pour le plus grand bonheur des enfants royaux2 .

C’est là que, évitant Paris toujours sous pression, Condé vint rejoindre la Cour. On lui fit des « honnêtetés extraordinaires ». Le petit Roi l’embrassa en lui recommandant sa couronne, Mazarin se mit autant dire à son service et la Reine les larmes aux yeux l’appela son troisième fils. Très satisfait au fond de ce rôle de sauveur qu’on lui apportait sur un plateau, Condé prit la situation en main d’autant plus facilement que le coadjuteur et le Parlement avaient obtenu presque tout ce qu’ils voulaient. En outre, aux frontières, on allait signer le très important traité de Westphalie qui écartait pour de longues années – près de deux siècles jusqu’en 1870 – la menace d’un immense Etat européen centralisé au profit des Habsbourg.

A la fin du mois d’octobre, la Cour se réinstallait à Paris et, naturellement, l’hôtel de Condé se repeupla, le héros y ayant ramené sa mère, sa femme et bien entendu Isabelle, mais ni sa sœur déjà acquise à la Fronde soutenue par son amant, qui reprochait à la Reine d’avoir refusé à son épouse un tabouret de duchesse, ni son jeune frère, prince de Conti de dix-huit ans, voué en principe à l’Eglise mais en fait à sa sœur qu’il aimait – lui aussi ! – d’un amour fort peu fraternel.

En fait, à peine réintégrés, on s’aperçut qu’il n’y avait pas grand-chose de changé. Le peuple, mené par le coadjuteur, était toujours aussi nerveux, le Trésor plus vide que jamais et le Parlement plus audacieux. Du côté de la Cour, Longueville emboîtait le pas à sa femme dont il ignorait encore qu’elle était enceinte des œuvres d’un autre. Et, du côté Orléans, cela n’allait pas mieux. Monsieur, oncle du Roi, éternel conspirateur qui avait pourri la vie de son royal frère et abandonné régulièrement ses amis, voulait chasser Anne d’Autriche pour s’attribuer la régence. Quant à sa fille, que l’on appellerait bientôt la Grande Mademoiselle, l’héritière la plus riche de France, elle voulait épouser le jeune Roi ou à défaut quelque souverain étranger et, pour ce faire, entretenait sans permission une correspondance active frisant la haute trahison.

Partout on réclamait le renvoi de Mazarin en allant jusqu’à vilipender Anne d’Autriche. Au point que ni l’un ni l’autre n’osait sortir. Le peuple avait trop goûté aux joies de l’émeute pour y renoncer si facilement. En outre, l’hiver était là avec son cortège de misère et de souffrances.

Condé comprit que discuter ne servirait plus à rien. Une seule solution – affreuse ! – restait : réduire Paris par la force en l’assiégeant et en lui coupant les vivres. Mais, avant, en extraire le Roi, la Reine, Mazarin inévitablement ainsi que ceux de leur entourage. Et cette fois dans le plus grand secret. Pendant ce temps, l’armée prendrait position autour de la capitale.

Pour le départ clandestin, on choisit la nuit des Rois, celle du 5 au 6 janvier, et le secret en fut bien gardé. La soirée se passa selon la tradition : galettes, fèves et bonne humeur, après quoi, au Palais-Royal, on se coucha comme d’habitude. Pourtant, à trois heures du matin, carrosses et cavaliers se groupaient au Cours-la-Reine. Anne d’Autriche, ses deux fils et Mazarin venaient de franchir la porte de la Conférence. Derrière eux on vit arriver la princesse Charlotte, sa belle-fille, le petit duc d’Enghien porté par sa nourrice et Mme de Châtillon. La Reine accueillit son amie avec joie et la fit asseoir auprès d’elle.

— Mme de Longueville ne vous accompagne pas ?

— Elle a préféré rester. Sa grossesse l’incommode et il ne faut surtout pas qu’elle prenne froid. Mais mon gendre et mon fils Conti sont présents. Ainsi que Mme de Châtillon.

— Je l’en remercie. Bienvenue, duchesse ! ajouta-t-elle en tendant à Isabelle une main que celle-ci baisa avant de reprendre place auprès de Claire-Clémence. Ce qui n’enchantait ni l’une ni l’autre, mais à la guerre comme à la guerre, et son instinct lui soufflait que cette espèce de folie dont était saisi Paris pourrait en débuter une…

Le chancelier et les secrétaires d’Etat venaient se joindre à eux et l’on allait se mettre en marche quand Gaston d’Orléans (Monsieur) apparut en compagnie de sa fille visiblement fort mécontente et qui, invitée à monter dans le carrosse de la Reine, revendiqua la place du fond occupée par Mme de Condé. Agacée, Sa Majesté la rembarra. Obligée de s’incliner, Mademoiselle répliqua :

— Il est vrai que les jeunes gens doivent les bonnes places aux vieux…

Enfin on partit pour le château de Saint-Germain, la plus proche des résidences royales hors les murs. Quand on y parvint plus de deux heures après, ce fut pour constater que rien n’y était préparé pour recevoir les réfugiés… à l’exception de quatre lits de camp envoyés discrètement par Mazarin : un pour le Roi, un pour la Reine, un pour Monsieur et le dernier… pour lui ! En dehors de cela, le château était à peu près vide, l’habitude étant alors de le remeubler quand la Cour était annoncée. On se hâta donc de faire allumer les feux dans les cheminées et de se procurer à prix d’or des bottes de paille dans lesquelles les fuyards purent prendre quelque repos. Seuls les Condés s’en tirèrent facilement : la famille possédait en effet un hôtel proche du château et il leur fut possible de s’y installer une fois le jour revenu. Condé, lui, s’était déjà mis à l’ouvrage selon un plan préparé à l’avance : établir un réseau de postes fixes et de colonnes mobiles soutenus par sa cavalerie que commandait Gaspard de Châtillon, afin de fermer l’une après l’autre autour de Paris les routes par lesquelles on acheminait les vivres. Il se lança même dans cette tâche avec fureur quand, deux jours après l’arrivée à Saint-Germain, sa mère, éplorée, vint aux genoux de la Reine demandant à être envoyée en prison sur l’heure.

— Pourquoi, mon Dieu ?

— Pour avoir mis au monde des enfants misérables, et avoir pris un gendre qui ne vaut guère mieux. Cette nuit, mon fils Conti et le duc de Longueville se sont enfuis pour rentrer à Paris et se ranger aux côtés de leur sœur et épouse qui non seulement n’est pas souffrante, mais s’est déclarée pour les rebelles dont elle se veut l’égérie ! Je suis… déshonorée !

— Ce n’est pas votre faute et vous ne devez pas vous accuser. Ne nous avez-vous pas donné le héros de Rocroi et de tant d’autres batailles ? Cette poignée d’insurgés ne tiendra pas longtemps contre lui !

En apprenant la nouvelle, Condé entra dans une fureur telle que personne n’osait l’approcher. Après avoir brisé tout ce qui se trouvait à portée de sa main, il se précipita chez le Roi où il trouva Mazarin. Mais, quand il l’eut salué, il avisa un petit singe qui se tenait sur le dossier d’un fauteuil et, s’inclinant bien bas, il ricana :

— Salut au généralissime des Parisiens ! cracha-t-il, raillant la difformité de son frère.

Et retourna à son ouvrage…

Fin janvier, le blocus de Paris était quasi complet. Ne restait plus que Charenton, dont le pont était d’une extrême importance, la seule position extérieure encore aux mains des assiégés. Condé décida l’attaque.

Conscients du danger, les Parisiens réunirent vingt mille hommes place Royale, mais ils n’étaient plus que douze mille quand ils atteignirent le village de Picpus. Encore les braves qui arrivèrent jusque-là prirent-ils la fuite en apercevant l’armée royale. Pendant ce temps, M. de Clanleu, gouverneur de Charenton, s’efforçait, épaulé par une troupe de déserteurs, de contenir l’attaque furieuse menée par Gaspard de Châtillon. Sans grand espoir : Clanleu était un ancien soldat de Condé et il savait à qui il avait affaire. Il succomba et le dernier cordon ombilical de Paris fut emporté…

Condé accourait de Vincennes pour gérer la victoire quand il vit venir quelques hommes portant un brancard sur lequel gisait Châtillon, la vessie perforée et la colonne vertébrale brisée, mais toujours vivant. Bouleversé, les larmes aux yeux, il ordonna qu’on le ramène aussi doucement que possible à Vincennes, et pour s’en assurer tint à remplacer l’un de ceux qui portaient la civière. En même temps, il envoyait un messager prévenir sa femme à Saint-Germain.

Quand Isabelle arriva, à cheval – elle avait refusé un carrosse trop lent –, elle trouva son mari couché dans un lit dans l’une des chambres basses du château et, secouée de sanglots, s’agenouilla près de lui.

— Mon cœur ! murmura-t-elle en s’emparant d’une de ses mains… celle dont le bras portait toujours la jarretière bleue.

A cet instant, le mourant ouvrit les yeux, la reconnut et une larme roula sur son visage que la douleur crispait.

— Que vous êtes belle, ma mie ! Comment ai-je pu… même un instant… préférer d’autres liens… aux vôtres ? Je vous en demande… bien pardon !

Il fit alors un effort terrible pour tenter d’ôter les malencontreux rubans quand une main armée d’un couteau s’interposa, les trancha et les jeta à terre. Isabelle vit que son frère était près d’elle.

Comme Gaspard fermait les yeux, François la releva doucement, la prit dans ses bras et la berça, attendant que ses sanglots s’apaisent.

— Je suis là, Isabelle, et serai à vos côtés chaque fois que vous en aurez besoin. Venez vous reposer un peu ! Vous tremblez !

— C’est… le froid ! Mais je veux rester jusqu’au bout. Je voudrais qu’il sache… que j’attends un enfant !

— Et vous êtes venue à cheval ? C’est de la folie ! De combien de mois…

— Quatre ! Mais je suis solide !

Gaspard mourut le lendemain après d’interminables heures de souffrances et Isabelle ne le quitta pas.

La nouvelle causa une vive émotion à la Cour. La Reine ordonna que Gaspard soit porté à Saint-Denis. Seule la basilique où reposaient les Rois et les princes de France semblait convenir pour ce héros.

Le 19 les funérailles solennelles eurent lieu en présence du Roi, de la Reine, de Mazarin et de toute la Cour réfugiée à Saint-Germain. Une grand-messe fut dite par le prieur de l’abbaye après que le père Faure, évêque d’Amiens et prédicateur de la Reine, eut prononcé l’oraison funèbre. Ensuite le corps de Gaspard fut descendu dans la crypte où il fut inhumé à côté d’un pilier.

Isabelle portait un voile noir, mais était tirée à quatre épingles – ce qui parut anormal pour une veuve, un léger désordre vestimentaire étant considéré comme de bon ton. Pourtant les larmes qui glissaient continuellement sur son visage disaient assez son chagrin, réel en dépit des blessures de son amour-propre. Elle avait aimé son mari, plus sans doute qu’elle ne le pensait, et sa disparition lui était cruelle.

Il lui fallait aussi penser à l’enfant à naître dont jusqu’à présent elle s’était peu souciée parce qu’il ne la gênait en rien et qu’elle avait été la première surprise de se découvrir enceinte. Aussi convenait-il qu’elle s’éloigne du monde. Un couvent était, en général, le lieu choisi, mais elle avait à régler la succession de son époux et, après avoir demandé son congé à la Reine et à Madame la Princesse – qui lui promit d’ailleurs d’aller la visiter –, elle se disposa à partir pour Châtillon au lendemain des funérailles. Sa mère, dont elle aurait souhaité la présence, était malade et sa sœur qui, à Valençay, s’apprêtait à donner le jour était indisponible.

Il était temps pour elle de prendre possession de son château ducal – que sa belle-mère avait quitté quelques mois plus tôt pour un monde meilleur –, non pour l’ensevelir sous les crêpes funèbres, mais bien pour tenter de lui rendre le lustre qu’il devait avoir jadis avant qu’un couple d’avares trop assorti n’en prenne possession.

Elle pensait emprunter une voiture à sa princesse, mais, au matin choisi pour son départ, elle vit s’arrêter dans la cour de la maison des Condés, à Saint-Germain, celle – astiquée à miracle – dont Gaspard s’était servi pour l’enlever certaine nuit devant l’hôtel de Valençay, et, dans le cocher qui sauta du siège pour venir la saluer, elle reconnut le gigantesque Bastille qui semblait avoir disparu au soir de la mort de Gaspard. Arrivé devant elle, il mit genou à terre et, plantant dans les yeux de la jeune femme son regard gris, il dit avec un rien de solennité :

— Jusqu’à sa mort, j’ai servi mon seigneur Gaspard. Il m’avait sauvé des galères et ma vie était à lui. Elle est à toi à présent, madame la duchesse, et je te serai aussi fidèle que je l’étais à lui. Le veux-tu ?

— Quel est ton nom ?

— Il m’appelait Bastille.

— Pas celui-là. Le vrai.

— Si j’en avais un, je l’ai oublié.

— Tu étais aux galères ? Pourquoi ?

— Pas celles du Roi. Celles des Barbaresques.

— Comment se fait-il que je ne t’aie pas vu depuis le départ de mon cher époux ?

— Je cherchais celui qui l’a tué… et il n’est plus là pour s’en vanter !

Elle le considéra un instant en silence. Son visage rude aux traits accusés semblaient taillés dans du granit, comme ses yeux froids qui ne cillaient pas. Elle eut un sourire triste.

— Ton maître était un héros. Cela ne t’ennuie pas d’être au service d’une dame ?

— Tu n’es pas n’importe quelle dame et tu portes son enfant !

— Ce sera peut-être une fille.

— Non. Tu auras un fils. Les femmes comme toi portent des fils. Et je veillerai sur lui !

D’un mouvement instinctif, elle avança la main et la posa sur l’épaule de l’homme en un geste qui ressemblait à un adoubement.

— Sois le bienvenu en ce cas ! Attends-moi !

Bastille se releva et rejoignit la voiture où des serviteurs apportaient les bagages tandis qu’Isabelle rentrait pour aller embrasser une dernière fois sa chère princesse qu’elle trouva encore au lit et en larmes, visiblement désolée de se séparer d’elle.

— Vous ne voulez vraiment pas rester auprès de moi ?

— J’aimerais beaucoup, mais les temps sont trop difficiles pour que je vous impose un souci supplémentaire en gardant chez vous, et menant une vie mondaine, une veuve récente à laquelle on n’accorde d’autre choix qu’un séjour au couvent ou le retrait à la campagne !

— Justement ! Nous pourrions aller à Chantilly.

Bien que ce fût contraire à son personnage actuel, Isabelle ne retint pas un bref éclat de rire.

— Chantilly ? Palais de rêve pour toutes les folies, les jeux, les fêtes, les chansons, les poètes ? J’en serais réconfortée, mais il faut se plier à la dure réalité ! En attendant je vais essayer de rendre Châtillon plus aimable afin de pouvoir y recevoir plus dignement ma Princesse et sa cour ! J’espère de tout mon cœur que nous nous reverrons bientôt !

— Chez vous, en ce cas, parce que je serais fort surprise si mon Chantilly redevenait sous peu tel que vous le décrivez, alors que mon fils a entrepris d’affamer Paris afin de lui apprendre à crier « Vive Mazarin ! ». Quant à ma fille, elle s’est paraît-il installée à l’Hôtel de Ville avec la duchesse de Bouillon et, en attendant de mettre au monde l’enfant de Marcillac, elle passe en revue, casquée de plumes blanches, les milices bourgeoises !

— A l’Hôtel de Ville ? Mais pourquoi ?

— Elle prétend vouloir accoucher devant tout Paris comme les Reines devant la Cour ! Et, si c’est un fils, elle l’appellera Paris. Cette pauvre malheureuse devient folle ! Il lui faut sa ration d’acclamations quotidiennes ! Et son benêt de mari est allé admirer ces pitreries ! S’il veut se faire couronner Roi des cornards, il a toutes ses chances ! Partez maintenant, Isabelle, mais tâchez de revenir plus vite encore !



1 Son père étant décédé au lendemain de Noël 1646, le 26 décembre, Enghien portait désormais le titre de Prince de Condé, et on l’appelait Monsieur le Prince.

2 Le Roi et le petit duc d’Anjou.

9 Un appel au secours…

Ce n’était pas sans une certaine appréhension qu’Isabelle regardait défiler derrière les vitres de sa voiture la route au bout de laquelle était son duché de Châtillon. Le souvenir qu’elle gardait de sa précédente – et unique ! – visite n’était pas fait pour lui remonter le moral. C’était après la mort du vieux maréchal, survenue pendant l’été alors que Gaspard était en campagne au côté de Condé. Il n’avait donc pu assister aux funérailles, mais, dès son retour, s’était hâté de se rendre sur ce qui était désormais son fief, accompagné tout naturellement de son épouse. Hélas, le couple n’avait même pas réussi à franchir l’entrée du château. La vieille duchesse l’avait refusée à de « maudits papistes », qui, elle vivante, ne viendraient pas manger le pain d’une vraie croyante. Elle y avait ajouté un assortiment de malédictions parmi lesquelles le fantôme du grand amiral tenait la vedette. Le jeune couple, faute de mieux, s’était réfugié pour la nuit à l’auberge du village… où il avait été acclamé, avait reçu la visite du notaire et du curé – il y avait bel et bien une église tout ce qu’il y avait de catholique ! – qui leur avaient promis de les prévenir dès que la vieille duchesse aurait quitté ce monde…

Lorsque la vieille dame s’était éteinte, quelques mois après, Gaspard, alors au combat, s’était contenté d’envoyer un message donnant les ordres nécessaires et annonçant sa venue dès qu’elle serait possible, car, bien entendu, il n’était pas question qu’Isabelle s’y rende seule.

Un sort fatal ne lui en avait pas laissé le loisir d’y ramener solennellement sa duchesse, et c’était sous les voiles du deuil que celle-ci allait prendre possession de ses domaines en attendant d’y donner le jour à l’héritier. Si Dieu en décidait ainsi…

Elle savait donc n’avoir rien à redouter de ce qui l’attendait là-bas, pourtant elle s’avouait honnêtement qu’elle considérait comme un véritable cadeau du Ciel l’entrée dans sa vie du gigantesque Bastille, sans compter la présence à ses côtés d’Agathe de Ricous, l’une des femmes de chambre de la princesse Charlotte que cette dernière avait détachée à son service depuis qu’elle avait épousé Gaspard.

Mariée elle-même à Antoine de Ricous, officier des gardes de Condé, Agathe, de petite noblesse champenoise, avait tout de suite habillé1 Isabelle à ses couleurs. N’ayant guère que cinq années de plus que la nouvelle duchesse, elle était – mais avec plus d’expérience ! – aussi vive, aussi gaie et d’esprit aussi alerte que sa jeune « dame ». En outre, elle ne voyait aucun inconvénient à la suivre dans son duché et de vivre à l’écart d’un époux qu’elle ne voyait guère. Leur histoire d’amour se résumait à un coup de chaleur vécu sous les beaux ombrages de Chantilly qui – manque de chance ou maladresse du galant ! – avait eu une suite. On s’était donc dépêché de les marier, mais, l’enfant étant mort peu après, les deux partenaires, au lieu de se faire la guerre, avaient conclu une sorte d’association visant à se procurer un avenir aussi confortable que possible, mais sans manquer à la fidélité due à ceux à qui ils étaient inféodés.

Au physique, Agathe avait des cheveux blonds aux reflets roux, des yeux bruns plutôt vifs lorsqu’ils relevaient une paupière volontiers languissante. Assez jolie mais sachant à merveille se fondre dans le décor, elle promenait généralement un air dolent – voire exténué – cachant admirablement des réactions incroyablement rapides si le besoin s’en faisait sentir. En résumé, elle était pour sa pétulante duchesse la suivante idéale, son côté pratique sachant pallier avec discrétion les envolées lyriques de Mme de Châtillon.

Qui n’étaient pas au programme en ce jour de mars, sans pluie mais gris et triste n’augurant rien de bon du long séjour qui attendait celle-ci dans un vieux château, ducal sans doute, mais perdu au fond des campagnes où elle n’aurait d’autres distractions que de mettre un enfant au monde et s’intéresser aux variations de température alors qu’il se passait à Paris et à la Cour des choses tellement passionnantes dont elle ne verrait rien ! Même la flatteuse escorte de chevau-légers venue, au moment du départ et par ordre de la Reine, encadrer le carrosse pour assurer sa sécurité jusqu’à destination – et dont, en d’autres circonstances, elle eût été ravie – n’arrivait pas à venir à bout de son humeur noire. Elle en venait même à penser qu’elle en aurait éprouvé autant si elle avait été prisonnière d’Etat en route pour quelque forteresse aux confins du royaume ! Et cette Agathe qui, dans son coin, dormait béatement !

Soudain Isabelle entendit :

— On peut passer le temps très agréablement à la campagne, et même dans un vieux château ! Madame la duchesse ne devrait pas se tourmenter ainsi !

Les yeux grands ouverts, Agathe redressée la regardait en souriant.

— Je croyais que vous dormiez.

— Pas vraiment ! Je ne me permettrais d’ailleurs pas de dormir en présence de madame la duchesse !

— Pourquoi pas, mon Dieu ? Cela n’a rien d’offensant !

— Je dirais plutôt désagréable : il paraît que je ronfle ! fit Agathe en baissant le ton.

Sa mine confite parut si drôle à Isabelle qu’elle pouffa de rire.

— Ce n’est pas non plus une tare ! Tous les hommes ronflent à ce que l’on dit. Alors pourquoi pas les femmes ? Mon défunt mari émettait par moments une sorte de grondement sourd assez impressionnant mais qui ne me gênait pas. Mais si vous ne dormiez pas, à quoi pensiez-vous ?

— Justement au genre de vie qui attend madamela duchesse et en particulier quand elle aura accouché ! Jusque-là, évidemment, des précautions s’imposent, mais n’empêchent pas de prévoir la suite…

— Comment la voyez-vous ?

— Mais plus agréablement peut-être qu’elle ne le serait à Paris… en dehors du fait que le spectacle d’une Mme de Longueville casquée, muée en chef de guerre, ne doit pas être triste… jusqu’à – peut-être ? – que cela se termine mal ! Pour en revenir à ce qui nous occupe, une vieille bâtisse, cela se rénove et l’on doit pouvoir l’agrémenter d’un beau jardin, par exemple. Si madame la duchesse consent à me faire confiance, je peux dire que je m’y connais un peu. Avec le printemps qui vient, ces transformations seront du domaine du possible… Ensuite, après la naissance, on pourra nouer des relations avec les châteaux du voisinage. Saint-Fargeau, par exemple, qui est à Mademoiselle !

— Bel exemple, en vérité ! Je n’en suis pas certaine mais je parierais qu’elle me déteste !

— Alors oublions Saint-Fargeau ! Et que dirions-nous de Nemours ? Douze ou treize lieues, ce n’est pas le bout du monde…

En prononçant le nom de l’homme qui assiégeait à ce point Isabelle qu’une moitié de la Cour, sinon les trois quarts, était persuadée qu’il était son amant, celle-ci s’empourpra et fronça le sourcil :

— Seriez-vous cancanière, Agathe ?

L’autre ne se démonta pas pour si peu.

— Quand il le faut : sans aucun doute ! Surtout s’il s’agit de servir madame la duchesse. Je croirais volontiers M. de Nemours ravi que nous ayons choisi de vivre notre deuil à Châtillon !

— Je ne vois pas pourquoi ! Où que ce soit en France, ce n’en est pas moins un deuil, et cela oblige !

— Jusqu’à la naissance ! Ensuite…

— Ensuite nous aviserons ! Rendormez-vous ! Ou faites semblant ! Il me faut prier !

Agathe referma aussitôt les yeux tandis que sa maîtresse se signait. Celle-ci se demanda un instant si elle avait des bourdonnements d’oreilles ou si Mme de Ricous avait émis « … faire semblant ! » dans l’apparence d’un murmure. De toute façon, avec une telle compagne, Isabelle ne risquait guère cet ennui qu’elle redoutait si fort, et c’était revigorant.

Une autre surprise l’attendait.

La longueur du chemin ne permettant pas de le couvrir en une seule traite, Isabelle pensait que l’on ferait halte à Fontainebleau pour la nuit, mais, quand on y fut, M. de Loirans, qui commandait l’escorte, vint à la portière de la voiture remettre une lettre du duc de Nemours la priant d’accepter l’hospitalité de son château familial qui était à peu près à mi-parcours de sa destination où tout serait disposé pour recevoir les voyageuses :

« Si grand que soit mon regret, le bonheur de vous y accueillir ne me sera pas donné. Je ferai même en sorte que tout un chacun puisse constater ma présence à Saint-Germain afin de ne pas donner à clabauder alors qu’un deuil si cruel vient de vous frapper. Plus tard peut-être m’accorderez-vous la faveur d’aller vous rendre visite. Croyez-moi, pour toujours, madame la duchesse, votre très obéissant, très fervent, et très patient chevalier… »

— Nous nous arrêterons donc à Nemours, dit-elle à l’officier. M. le duc a donné des ordres pour nous recevoir. Sauf si vos hommes et vos chevaux sont trop fatigués ?

— Il leur arrive d’en voir de plus dures… Et l’hospitalité du duc est célèbre ! répondit-il avec une visible satisfaction.

Une réputation méritée. L’accueil que l’on y trouva fut au-delà de tout éloge, aussi bien pour l’escorte que pour les chevaux. Un appartement attendait les deux femmes. Son décor eût été un peu austère sans les nombreuses chandelles et les cheminées bien flambantes qui lui conféraient chaleur et gaieté. Sans oublier un souper simple mais délicieux et des lits dont la journée de carrosse – même avec de bons ressorts ! – leur permit d’apprécier la moelleuse douceur.

— Voilà un homme qui sait vivre ! apprécia Agathe quand on repartit. J’ajouterais volontiers qui…

— Vous n’ajoutez rien du tout ! Priez seulement pour que nous trouvions à Châtillon quelque chose d’approchant… Mais j’en doute ! soupira Isabelle en se réinstallant à sa place après avoir fait distribuer un généreux « remerciement » par M. de Loirans.

La petite ville de Châtillon-sur-Loing ne manquait pas de charme. Le soleil, encore un peu timide, qui avait pris possession du ciel dès son lever et qui à présent – sans doute satisfait de ce bel effort – se préparait à se coucher, éclairait la longue rue étirée sur les bords de la rivière avec ses belles maisons vieilles de deux siècles, son église que l’on avait entrepris de reconstruire mais que surveillait sur une colline un énorme donjon, dominant de sa masse médiévale le logis orgueilleux qu’avait voulu édifier sur une terrasse le fameux amiral que le massacre de la Saint-Barthélemy ne lui avait pas permis d’achever, mais qui, auprès d’un beau puits, œuvre de Jean Goujon, occupait malgré tout un espace assez satisfaisant pour l’orgueil de sa nouvelle maîtresse.

Evidemment les jardins – ou supposés tels ! – étaient presque retournés à l’état de friche et l’herbe poussait entre les pavés, mais, quand la cavalcade atteignit la forteresse dominant le bourg, quatre serviteurs aux livrées élimées s’alignèrent quand le carrosse s’arrêta. Un homme d’une cinquantaine d’années, le cheveu gris taillé au carré encadrant un visage aux traits agréables mais empreints de tristesse, vint la saluer.

— Seigneur ! gémit Isabelle, est-ce là toute ma domesticité ?

Il se présenta :

— Je me nomme Bertin et j’ai l’honneur d’être le majordome de madame la duchesse. C’est à ce titre que je la prie de bien vouloir permettre à ses serviteurs qui tous ont connu nos jeunes messieurs depuis leur naissance de lui exprimer notre douleur commune.

— Merci, Bertin, et merci à vous autres ! fit-elle, émue par le chagrin sincère peint sur ces figures tournées vers elle. Mais comment se fait-il que vous ne soyez pas plus nombreux ?

L’homme baissa la tête, visiblement gêné :

— Avant de retourner à Dieu, Mme la duchesse douairière nous a congédiés ! Seuls les plus vieux sont restés… parce qu’ils n’auraient pas su où aller !

— Pourquoi ? Parlez sans crainte ! Je suis désormais maîtresse de ces lieux et je peux… tout entendre !

— C’est que… justement…

Perdant patience, M. de Loirans avait mis pied à terre. Il s’approcha.

— Allons, parle, bonhomme ! Je suis M. de Loirans, chargé par Sa Majesté la Reine de veiller à ce que Mme la duchesse de Châtillon, veuve de votre dernier duc, puisse vivre son deuil en paix ! Ne pas obéir, c’est encourir la colère de Sa Majesté. Ce que je ne saurais tolérer…

Il devenait menaçant. Isabelle s’interposa :

— Laissez, capitaine ! Je crois que j’ai compris !

Elle rejeta son voile de crêpe afin qu’on la vit à visage découvert.

— Votre défunte maîtresse ne m’a jamais pardonné d’avoir épousé son fils selon la foi catholique à laquelle je ne pourrai renoncer ! Maintenant qu’il n’est plus – et je peux comprendre sa douleur ! –, elle m’a rejetée définitivement en faisant le vide dans cette maison afin qu’elle soit inhabitable ! Son unique excuse est d’avoir ignoré que je porte un enfant, et je j’entends l’élever ici, dans la maison de ses pères et selon son rang ! Aussi…

Elle n’alla pas plus loin. Une exclamation lui coupa la parole. C’était comme si ces gens reprenaient vie d’un seul coup. On se précipita pour lui ouvrir les portes, allumer les chandelles, le crépuscule étant déjà avancé.

— Eh bien, quelle réception ! soupira Agathe en offrant son bras pour qu’Isabelle – un peu pâle en vérité et visiblement fatiguée – s’y appuie. Allons-nous seulement trouver de quoi nous restaurer ? Sans compter notre escorte qui, après une journée de cheval, doit se sentir de l’appétit !

Ce fut la question que, sans plus attendre, elle posa à une femme d’une soixantaine d’années, vêtue et coiffée de noir, qui, au seuil, s’agenouilla presque en s’annonçant comme Jeanne Bertin, l’épouse du majordome. Son visage rayonnait de joie même si deux ou trois larmes s’y attardaient.

— Que madame la duchesse n’en ait pas souci ! Nous avons de bonnes réserves au château, du vin au cellier, sans oublier la ferme qui est sur le coteau !

— Une chance que votre douairière ne vous ait pas ordonné de détruire ces ressources et de pratiquer la politique de la terre brûlée ! ironisa Agathe.

— C’eût été offenser Dieu et elle ne serait pas allée jusque-là… Et puis, en bas, ils ne l’auraient pas permis… Elle-même serait partie plus heureuse si elle avait su qu’un enfant allait naître ! Mon Dieu, quel bonheur !

Isabelle s’efforça de sourire à ce visage dont la joie évidente corrigeait l’impression laissée par cette arrivée en milieu quasi hostile.

— Merci de votre accueil, commença-t-elle quand elle se sentit envahie par une immense lassitude, mais je voudrais… me reposer. Je suis…

Soudain ses forces l’abandonnèrent et elle aurait glissé sur les dalles si Bastille, qui la suivait, visiblement inquiet, ne l’avait saisie avant qu’elle ne touche le sol.

— Y a-t-il au moins un lit convenable dans cette maudite bicoque ! brama-t-il en s’élançant vers l’escalier qu’il venait de repérer. Deux jours de cahots sur les mauvais chemins quand on est enceinte, c’est énorme ! Surtout pour être reçue comme une calamité ! Passez devant, je vous suis ! Après, vous irez lui chercher du lait chaud ou ce que vous aurez ! Elle est glacée !

Un instant plus tard, il déposait Isabelle sur un lit qu’Agathe se hâta d’ouvrir, constatant non sans surprise que les draps, d’une blancheur impeccable, exhalaient une odeur de lessive récente.

— J’espère, dit-elle en flairant l’air comme un chien qui lève une piste, que cette chambre n’est pas celle de cette douairière barbare ?

— Non, non ! répondit Jeanne. C’était celle de notre Monsieur Gaspard ! Dire qu’il est allé se faire tuer dans une embuscade, à ce qu’on raconte, et qu’on ne sait pas où repose son pauvre corps… J’ai du lait chaud ! Je descends en chercher !

Elle allait partir, mais Agathe la rattrapa.

— Une minute ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire, et qui vous l’a racontée ?

— Celui qui est venu annoncer sa mort ! Un messager de M. le prince de Condé ! Mme la duchesse était déjà bien malade. Je crois que ça l’a achevée. Elle a piqué une grosse colère et c’est juste avant de mourir qu’elle a ordonné qu’on abandonne le château ! Et même qu’on le démolisse pour être sûre que… qu’elle ne l’habiterait jamais, ajouta-t-elle avec un mouvement de tête vers Isabelle.

— Madame la duchesse ! corrigea Agathe.

— Même qu’en bas, au bourg, ils ne savent pas trop quoi faire. Le château, c’est tout de même beaucoup ! Même si les pierres pouvaient être fort utiles…

— Cela suffit ! Au fait ! Il s’appelait comment, votre messager ?

— Attendez ! Il s’appelait… M. de Ricous ! Oui, c’est ça !

Si la surprise secoua Agathe, elle ne la déstabilisa pas. C’était une femme qui savait garder les pieds sur terre et, grâce à Dieu, il n’était pas trop tard pour tirer cette affaire au clair ou tout au moins essayer d’en trouver un fil conducteur. Ce qui était avéré, c’était que quelqu’un en voulait à la petite duchesse. Elle était trop belle pour ne pas avoir d’ennemies, mais il se pouvait qu’il y eût aussi un homme…

En attendant que Jeanne remonte, elle ouvrit l’un des bagages que Bastille venait d’apporter, puis, quand le lait arriva, elle déshabilla rapidement Isabelle avec l’aide de Jeanne et lui fit boire le contenu du bol que l’on avait mis près de la cheminée. La jeune femme se laissa faire comme une poupée de chiffons, entrouvrit seulement un œil souriant et les lèvres pour dire merci, et enfin s’abandonna avec un sourire ravi dans le lit où l’on n’avait pas manqué de placer une brique bouillante enveloppée d’une serviette.

Rassurée sur ce point, Agathe pria Bastille de lui quérir M. de Loirans alors occupé au cantonnement de ses hommes, qui eux pansaient leurs chevaux, et lui demanda de venir s’asseoir dans une pièce ronde, prise dans une tourelle et dépendant de la chambre où dormait Isabelle. Bastille resta debout. Là elle les mit au courant de ce qu’elle avait appris. Loirans réagit le premier.

— C’est insensé ! Pourquoi Monseigneur de Condé aurait-il envoyé quelqu’un raconter une telle série de mensonges à une pauvre femme près de mourir ?

— Aussi ne l’a-t-il pas fait ! Le Prince a bien un messager nommé Robert de Ricous, mais il ne ressemble absolument pas à la description qu’elle m’en a donnée ! Et pour cause ! Ce n’était pas lui !

— Vous le connaissez ?

— Mieux que quiconque : c’est mon beau-frère ! Alors je crois, capitaine, qu’avant d’aller rendre compte de votre mission à Sa Majesté, il serait préférable de faire crier par les rues, dès demain, que vous attendez les notables de Châtillon, ceux qui ont une importance, du moins, afin de leur donner à entendre la vérité, et de leur éviter de se salir les mains sur les pierres d’un vénérable château. Et comme vous parlerez au nom de Sa Majesté – à qui vous ne manquerez pas, je l’espère, de relater l’histoire – sans omettre qu’en fait de sépulture inconnue leur duc repose à Saint-Denis auprès des Rois de France où on l’a inhumé en présence de toute la Cour !

— Vous pouvez compter sur moi ! Quant à vos croquants, je me charge de faire entrer dans leurs caboches mon point de vue de façon très convaincante ! On n’a pas le droit d’entacher la mort d’un chef de cette valeur !

— Pendant que vous y serez, essayez de récupérer les domestiques de la maison !

Tandis que la duchesse prenait le repos dont elle avait un si essentiel besoin, M. de Loirans descendit à l’église où, sans rien demander à personne, il se mit à sonner le tocsin, ce qui fit accourir d’abord le curé, puis en quelques minutes à peine une foule de gens effarés venus tels qu’ils étaient – certains en bonnet de nuit ! –, tremblant à l’avance de ce qui allait leur tomber sur la tête. Là, sautant sur une borne pour être vu de tous, il leur intima l’ordre de se présenter au château le lendemain à midi tapant saluer leur nouvelle maîtresse venue y attendre la naissance de son enfant. Quant à ceux qui avaient servi au château jusqu’à la mort de la défunte maréchale, ils étaient priés d’aller reprendre leurs fonctions au plus vite. Sauf évidemment ceux qui étaient déjà partis se placer ailleurs. Auquel cas on verrait à s’en chercher d’autres, à Montargis par exemple !

Un homme, presque aussi grand que l’orateur, osa protester :

— Pour quoi faire ? La vieille duchesse nous a dit qu’on ne serait pas payés parce qu’il n’y a plus d’argent !

— Paix à son âme, mais c’est ce qu’elle voulait que vous croyiez ! J’ajoute que Mme la duchesse est une très grande dame protégée par Leurs Majestés la Reine et le jeune Roi. Et je vous répète qu’elle attend un enfant ! Vous avez donc intérêt à obéir. Les autres peuvent retourner se coucher !

En sautant de son piédestal, il se trouva nez à nez avec le curé :

— C’est vrai qu’elle est catholique ? demanda ce dernier.

— Comme vous et moi, mon père ! Ainsi que l’était devenu feu M. le duc, converti pour l’amour d’elle ! Vous pourriez devenir son confesseur et l’aumônier du château ?

— Avec joie ! J’accompagnerai mes ouailles demain matin !

Aussi, quand Isabelle se réveilla après une longue nuit de sommeil réparateur, elle dut se pincer pour se persuader qu’elle ne rêvait pas. Tandis qu’Agathe tirait les rideaux pour laisser entrer le soleil, une fraîche servante en bonnet et tablier blancs, rose d’émotion, vint déposer sur ses genoux un plateau supportant le lait, le pain, le beurre et le miel dont elle avait l’habitude, puis sortit après une petite révérence.

— D’où la sortez-vous ? demanda Isabelle.

— Du bourg, comme les autres !

— Les autres ?

— Hier, vers les dix heures de relevée, la domesticité dans son intégralité – ou peu s’en faut ! – a réintégré le château et à présent elle est à l’ouvrage. C’est Bastille qui a réussi ce beau travail. Et étant donné qu’à midi les notables vont venir saluer madame la duchesse, j’ai pris sur moi de faire préparer un bain dans le cabinet voisin !

— Un bain ? Dans une baignoire ? Où l’avez-vous dénichée ?

— En cherchant ! C’est plutôt une cuve, un peu grande et un brin rustique, mais elle conviendra parfaitement !

— Décidément, je ne remercierai jamais assez Madame la Princesse…

— … douairière ! Il ne faut pas l’oublier !

— Qu’avons-nous eu besoin de faire plaisir à une petite dinde vaniteuse ? Chez moi, la princesse Charlotte sera toujours Madame la Princesse ! Un point c’est tout !

Le reste de la journée se déroula comme si le château n’avait jamais été condamné à l’abandon, et le lendemain le capitaine de Loirans vint, avant de reprendre la route de Paris, saluer la duchesse dans un cadre qui, débarrassé d’une poussière déjà ancienne, révélait de très beaux meubles et tapisseries jadis réunis par le glorieux amiral, pour qui être protestant ne signifiait pas vivre entre des murs nus. Il suffisait pour s’en convaincre de contempler le portrait qui trônait dans la grande salle, arrogant à souhait. C’était le seul que l’on eût soigné et récuré régulièrement avec toute la piété souhaitable !

Pendant quelques jours, château, chapelle, terrasses et jardins bourdonnèrent d’activité et la maîtresse des lieux put envisager de façon plus souriante l’exil imposé par un deuil qu’elle jugeait excessif, mais de moins en moins pénible à mesure que sa grossesse avançait.

Le 14 juillet 1649, jour de la Sainte-Camille, elle mit au monde avec une facilité déconcertante un petit garçon blond qu’elle appela Louis-Gaspard. L’abbé Cordier, le curé, l’ondoya en attendant qu’on lui trouve les parrain et marraine dignes de sa haute naissance. En attendant mieux, on fêta le futur duc au château en présence de la quasi-totalité du bourg… On but, on mangea, on chanta, on célébra la gloire des ancêtres, tout en prédisant au marmot une carrière éblouissante, et puis tout rentra dans l’ordre et Isabelle commença à s’ennuyer…

Pourtant les événements se succédaient. Un mois après la naissance de Louis-Gaspard, Condé ramenait enfin le Roi dans sa capitale. Le 18 août, il était dans le carrosse royal, au côté de celui-ci, de la Régente et du cardinal Mazarin, mais, à l’exception du jeune Louis XIV, c’était à lui que s’adressaient les acclamations. C’était lui le héros du jour, la Reine et son ministre jouant un peu les comparses. Durant tout le parcours jusqu’au Palais-Royal, il fut porté par un véritable délire qui, comparé aux rares ovations qu’obtenait la Reine – même Mazarin eut droit à quelques vivats ! –, donnait la juste mesure d’un pouvoir qu’il savourait sans pudeur… et sans remarquer l’attitude figée et hautaine de l’adolescent de treize ans qui, deux ans plus tard, atteindrait sa majorité et dont le regard froid enregistrait tout cela et ne l’oublierait plus !

La concorde entre les passagers du carrosse ne dura pas longtemps. Monsieur le Prince, porté aux nues dans toute la France comme le sauveur de la royauté, vainqueur des ennemis du dedans comme du dehors, voulut agir en maître, disposer à son gré des honneurs et des places. Mazarin, soutenu par la Reine, s’opposa à lui et il en fut exaspéré. De là une haine implacable entre les deux hommes et une guerre sourde qui se traduisit, dès le retour, par divers incidents…

Ce fut d’abord l’affaire du marquis de Jarsay, un fat qui s’était mis en tête de devenir l’amant de la Reine et, ayant été traité par elle selon son mérite, l’insulta et fut ouvertement protégé contre la colère légitime de Sa Majesté par Condé, qui osa traiter cette atteinte à la majesté royale en plaisanterie et obtint – pour ne pas dire exigea ! – le pardon de l’insolent et son retour à la Cour… Puis il y eut celle des tabourets suscitée par Mme de Longueville, réconciliée avec son frère bien-aimé et qui voulait obtenir le tabouret de duchesse pour la femme de son amant Marcillac et pour Mme de Pons2 . La Reine et le cardinal durent accepter, mais il s’éleva parmi la noblesse un tel tollé que l’on révoqua les nominations. Mme de Longueville alla bouder à Chantilly. Condé s’en mêla et la Reine dut la rappeler…

D’autres exemples, il y en eut beaucoup. Condé prétendait gouverner, ses amis menaient grand tapage, marchaient sur les pieds de tout le monde, les injures contre Mazarin pleuvaient et même les pires insultes contre la Régente que les pamphlétaires ne cessaient d’attaquer dans sa vie privée, intime, en des termes à faire rougir une compagnie de mousquetaires et qui inondaient Paris de leurs libelles infâmes. A la fin la coupe déborda : le 18 janvier 1650, M. de Comminges, lieutenant aux gardes en place de M. de Guitaut, malade, arrêtait le prince de Condé, son jeune frère le prince de Conti et son beau-frère le duc de Longueville et les escortait jusqu’au donjon de Vincennes où ils furent incarcérés sans avoir compris ce leur arrivait.

Un autre ordre visait la duchesse de Longueville, mais, prévenue à temps par son amie Anne de Gonzague, qui la cacha dans la nuit dans une petite maison du faubourg Saint-Germain, elle réussit, déguisée, à s’enfuir en Normandie, le gouvernement de son époux, en compagnie de son amant Marcillac devenu La Rochefoucauld par la mort de son père. Leur intention était de soulever la province. Ce à quoi ils ne purent réussir… La duchesse dut partir se réfugier en Angleterre après une odyssée frisant le ridicule.

Le 21 janvier, la neige fit son apparition vers la fin de la matinée pour la plus grande joie des gamins de Châtillon, mais le cavalier couvert de mouchetures blanches qui arriva au château à la nuit close semblait à moitié gelé et commença par éternuer à plusieurs reprises, ce qui apporta une modification sensible à son élocution. Bertin, qui le reçut, finit par comprendre qu’il s’agissait du duc de Nemours, le salua bien bas et, le laissant devant le feu crépitant qui réchauffait la salle principale, courut prévenir sa maîtresse qui descendit aussitôt.

— Vous, mon ami ? s’exclama-t-elle avec un sourire radieux en lui tendant les deux mains. Mais quelle charmante surprise !

— Vous la devez tout entière à une catastrophe… dont je ne serai jamais assez reconnaissant à Mazarin. Dieu que vous êtes belle ! Plus belle encore que la dernière fois…

— La dernière fois remontant à près d’un an, cela prouve seulement que vous m’aviez un peu oubliée ! fit-elle en riant tandis qu’il couvrait ses mains de baisers légèrement mouillés. On va vous préparer une chambre et puis, en soupant, vous me raconterez cette catastrophe qui semble vous faire tellement plaisir !

Une demi-heure plus tard, en lui offrant son bras pour passer à table, débarrassé de son aspect de barbet trempé, le jeune duc était redevenu le fringant Nemours que tant de femmes rêvaient de s’attacher, et Isabelle se demandait s’il ne serait pas temps pour elle de récompenser une aussi longue patience. Il lui paraissait d’autant plus séduisant qu’il apportait avec lui l’atmosphère de la Cour et de la vie brillante et mouvementée de la capitale…

Pourtant son sourire s’effaça quand elle prit connaissance de la catastrophe en question : les princes emprisonnés peut-être pour longtemps, voire menacés de mort par la vindicte d’un ministre sans doute trop maltraité mais qui ne pouvait pas supporter les insultes à une Reine dont on clamait qu’il était l’amant et peut-être même l’époux !

— Madame la Princesse vous appelle à son secours, duchesse, ajouta Nemours en lui offrant un billet cacheté dont elle prit connaissance rapidement. Elle n’a auprès d’elle, continua-t-il, que sa belle-fille, qui lui porte sur les nerfs, et son petit-fils que Mme de Bouteville votre mère lui a ramené après l’avoir enlevé et gardé par-devers elle à Précy quand Paris est devenu dangereux. Et vous savez quelle attention elle vous porte. Je crois qu’elle n’a confiance qu’en vous….

— Et mon frère, où se trouve-t-il ?

— A Chantilly justement où il s’efforce de mettre de l’ordre dans tous ces gens qui s’y sont précipités sans trop savoir pourquoi. C’est lui qui m’a convoqué pour m’envoyer vous voir ! Et j’allais oublier que lui aussi m’a remis un message pour vous ! Le voici !

Ledit message était court et si bien dans la manière de François qu’il ramena le sourire sur les lèvres d’Isabelle.

« J’ai choisi Nemours pour vous porter ces quelques mots, ma sœur ! Il m’est apparu en effet que dix mois de solitude sous les crêpes du deuil étaient plus que suffisants ! Et cet homme-là est tout à vous… François. »

Un peu rougissante mais ravie au fond d’elle-même, Isabelle glissa l’aimable bénédiction fraternelle dans son corsage et, au cœur de la nuit, laissa son visiteur la rejoindre dans son lit et lui prouver, avec une ardeur passionnée, qu’il avait l’art de faire l’amour aussi expertement que son défunt époux et qu’être adorée comme une déesse avant de se soumettre comme n’importe quelle femme était fort agréable…

Le lendemain matin, à l’aube, Isabelle quittait Châtillon où elle laissait son fils de quelques mois solidement entouré, n’emmenant qu’Agathe de Ricous et Bastille qui menait en longe le cheval du duc de Nemours, invité à partager son carrosse pour une raison tout à fait terre à terre : il tombait de sommeil ! Même pour un homme jeune, une nuit de folie suivant une longue et fatigante chevauchée pouvait être éprouvante, et le bel Amédée, une fois dans le carrosse, s’y installa avec une évidente satisfaction, se roula en boule dans son coin et se rendormit aussitôt sous l’œil amusé des deux femmes. Isabelle se sentait, certes, un peu lasse, mais l’excitation de l’aventure qui allait venir lui donnait toute son énergie et tous les courages.

Elle comprit qu’elle en aurait besoin quand, arrivée à Chantilly, elle s’aperçut que le côté paradisiaque du sublime domaine s’était changé en une incroyable pagaille composée principalement de femmes plus ou moins affolées, parmi lesquelles son frère François, devenu cependant un véritable meneur d’hommes, se déclarait incapable de ramener le calme, lui-même ne songeant qu’à diriger un coup de force contre Paris afin d’en extraire l’infâme Mazarin qu’il voulait pendre en place de Grève à la même potence que le coadjuteur avant d’aller chercher son chef vénéré au donjon de Vincennes.

— Quand vous aurez vu Madame la Princesse Charlotte – il ne parvenait pas, lui non plus, à employer le terme douairière –, vous verrez que votre présence est vraiment nécessaire !

En effet, quand elle la rejoignit dans sa chambre où elle se tenait pelotonnée auprès de l’âtre en robe de chambre, tenant dans ses doigts un mouchoir qu’elle ne cessait de porter à ses yeux, Isabelle eut peine à la reconnaître. Où était la magnifique Charlotte, mordant dans la vie à belles dents, toujours éclatante et tirée à quatre épingles ?

Dès qu’elle la vit, celle-ci se précipita dans ses bras, pleurant à sanglots redoublés :

— Oh, mon Isabelle ! Enfin vous voilà ! Enfin je vais pouvoir dormir…

— Dormir, ma Princesse ? Est-ce bien le moment ?

— Dormir sans cauchemars ! Ils m’assaillent dès que mes yeux se ferment. Il y a tous ces gens qui me harcèlent, me demandent de prendre des décisions à propos de n’importe quoi, et moi je ne sais plus que faire… Mes fils au fond d’une geôle et cette pauvre misérable, leur sœur, qui se prend pour la Reine et sème le désordre partout… Il faut m’aider, Isabelle, il faut m’aider !

— C’est la raison pour laquelle je suis venue ! Mais, d’abord, il vous faut redevenir vous-même, la merveilleuse princesse de Condé, et je vais appeler vos femmes pour qu’elles vous accommodent comme il convient ! Ensuite on vous servira une collation…

En sortant de l’appartement, elle se trouva nez à nez avec Pierre Lenet, le Bourguignon, depuis si longtemps le meilleur conseiller de Condé.

— Ah, madame la duchesse, je vous cours après depuis Châtillon par où j’ai fait un crochet en revenant de Bourgogne. On a besoin de vous ici !

— C’est mon frère Bouteville qui m’a appelée et je suis d’autant plus contente de vous rencontrer que je vous avoue ne rien comprendre à ce qui se passe dans ce château. On dirait un asile de fous…

— Il présente certaine ressemblance, j’en conviens, mais accordez-moi quelques instants d’entretien dans votre appartement et je vous conterai ce qu’il en est.

Le logis d’Isabelle à Chantilly se composait d’une chambre, dont Agathe venait de prendre possession, et d’un cabinet de conversation où l’on s’installa près de la cheminée. Un en-cas, qui fut le très bienvenu pour Isabelle, les attendait. Là, Lenet traça pour elle le tableau de ce Chantilly qu’elle avait du mal à reconnaître.

— Je ne parlerai pas de notre chère Princesse : vous venez de la voir. Je me bornerai seulement à vous apprendre qu’en dépit d’une totale indécision, elle refuse cependant d’abandonner même une miette de son pouvoir à sa belle-fille ! Celle-ci pourtant se révèle courageuse, soucieuse de protéger son fils et animée des meilleures intentions, mais Madame la Princesse, qui n’a pour elle ni estime ni affection, trouve assez de ressort pour la tenir à l’écart. Chantilly est à elle et il n’est pas question de le laisser ignorer à qui que ce soit. Pourtant, certains ici cherchent à prendre de l’influence sur elle.

« A commencer par son aumônier, l’abbé Roquette, que vous ne connaissez pas. C’est un jeune prêtre insinuant, adroit, à la mine douce et dévote3 . Il excelle à rapporter des nouvelles de la Cour et de la ville qu’il se procure Dieu seul sait comment ! Il ne cesse de brandir la volonté de Dieu et de prôner une soumission excessive.

« Ensuite nous avons M. de La Roussière, premier gentilhomme du jeune prince de Conti, qui applaudit à tout rompre à chaque mot prononcé par elle sans rien proposer de valable.

« Puis Dalmas, le capitaine des gardes du château, qui ne demande qu’à vivre au repos et dont la devise pourrait être : “ Surtout pas d’histoires ! ” En cas d’attaque, il se ferait tuer le plus vaillamment du monde, mais en attendant il se contente de bayer aux corneilles.

« Nous avons encore la présidente de Nesmond, une “ amie ” qui, sur les conseils de son mari, recommande de laisser agir le temps sans rien faire…

« En face – si j’ose dire ! –, il y a le comte de Bouteville qui, lui, brûle d’en découdre et songe à préparer un coup de main pour faire évader son chef vénéré de Vincennes. Les deux autres, il s’en moque un peu, mais le Grand Condé, lui, est sacré ! J’ajoute que, pour ce faire, il aurait dans l’idée d’enlever les nièces de Mazarin. Enfin, dans ceux qui s’efforcent de trouver la voie de la sagesse, il ne reste que Mme la comtesse de Tourville et le Dr Bourdelot, que vous connaissez bien. Mais c’est tout !

— Ah, il est là ? Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas entrepris de soigner Madame la Princesse ?

— … douairière ! rappela Lenet avec un sourire.

— Si vous y tenez, mais je ne m’y ferai jamais ! Quoi qu’il en soit, elle a besoin de mon aide, sinon elle risque de devenir folle !

— Il est vrai que son esprit semble avoir perdu ses repères. Tantôt elle craint d’être arrêtée comme ses enfants, tantôt qu’on les empoisonne si l’on attaque, tantôt que leur emprisonnement ne dure plus que sa vie et de ne plus les revoir !

— Même son gendre ? Elle n’en raffole pas, pourtant !

— M. de Longueville ? Celui-là, je vous l’accorde. En bref, elle ressemble à une boussole qui a perdu le nord et dont l’aiguille, affolée, tourne dans tous les sens !

— A nous deux, nous devrions pouvoir le lui faire retrouver ! Merci, monsieur Lenet ! Je vais passer cette soirée avec elle seule, mais, demain, on se met au travail si vous avez l’obligeance de réunir tout ce monde dans la salle du Conseil afin de donner un rien de solennité à ce que nous allons décider. N’oubliez pas, bien sûr, la jeune princesse ! Nous ne nous aimons guère, mais, en face du drame que nous vivons, il faut se soutenir !

Ce soir-là, après un long moment auprès d’une Charlotte qui avait déjà meilleure figure, à parler un peu à bâtons rompus pour la détendre, Isabelle retrouva son lit avec bonheur, et sans les services d’Agathe qu’elle avait envoyée rejoindre un mari qu’elle n’avait pas vu depuis plus d’une année et tenter d’éclaircir l’affaire du messager de Châtillon.

Le lendemain à dix heures, Charlotte, pomponnée et d’un calme surprenant, entra dans l’imposante salle escortée d’Isabelle et de Lenet, répondit avec grâce au salut de ceux qui l’y attendaient et vint prendre place dans le haut fauteuil de la présidence. Sa belle-fille, qui entra juste derrière elle, vint s’asseoir à sa droite, Isabelle à sa gauche, tandis que Lenet restait debout à son côté. Il lui remit alors une grande feuille de papier sur laquelle il avait écrit les « décisions » qu’elle était censée avoir prises dans la nuit dont tout un chacun savait qu’elle portait conseil. Après quoi elle donna lecture d’une voix ferme qui fit sourire François.

C’était d’ailleurs lui que concernait la première : M. le comte de Bouteville et ceux dont il ferait le choix devaient se rendre dans les provinces du centre de la France afin d’y provoquer une agitation violente, voire des soulèvements armés contre Mazarin qui avait osé emprisonner le glorieux vainqueur de Rocroi et autres batailles. Pendant ce temps, M. le conseiller Lenet irait négocier avec le coadjuteur de Gondi, les autres frondeurs, le Parlement et aussi la Cour afin de diviser le parti du cardinal en promettant aux uns des places, aux seconds des honneurs ou de l’argent, à la condition expresse qu’ils réclameraient la liberté des princes.

— Selon les résultats obtenus, conclut-elle en laissant reposer son papier tandis que son regard étonnamment ferme faisait le tour de ces visages stupéfaits, nous verrons à prendre les décisions ultérieures qui s’imposeront. Je veux croire que tous sont d’accord ?

Des applaudissements nourris lui répondirent. Claire-Clémence, elle, souriait, visiblement délivrée d’un poids. Un seul, plutôt stupéfait, resta sans réaction : l’abbé Roquette qu’Isabelle désigna à son complice. Celui-là, que tous deux soupçonnaient de jouer double jeu, ne devrait plus bouger de Chantilly où il conviendrait même de le surveiller.

François, lui, exultait. Il ne perdit pas une seconde pour mettre à exécution sa part du programme, commençant par envoyer plusieurs courriers, et quitta dare-dare Chantilly afin de rejoindre son monde au point choisi…

De son côté, Lenet repartait pour Paris où il avait nombre d’amis. Et pendant des jours il se dépensa sans compter, allant même jusqu’à faire offrir à Mazarin un mariage entre une de ses nièces et le prince de Conti. Rien n’y fit. Il échoua partout. Nul ne voulait s’entremettre pour Condé. Son intraitable orgueil en avait fait trop voir aux gens de Paris, mais surtout à la Reine – donc au jeune Roi qui ne disait rien mais enregistrait beaucoup – et au cardinal. Personne n’avait envie de le revoir.

Découragé, il rentrait à Chantilly quand il fut rejoint par Gouville, secrétaire du duc de La Rochefoucauld, envoyé offrir ses services à la mère de sa bien-aimée duchesse de Longueville toujours en fuite… Le sombre seigneur proposait de lever une armée en Poitou et d’occuper la ville de Saumur, point stratégique important dans le pays de Loire. Mais il fallait trois mille pistoles que la duchesse de Châtillon lui remit au nom de la Princesse. Pendant deux mois d’ailleurs, c’est Isabelle qui mènera le jeu, en conseillant discrètement Charlotte mais en évitant de se mettre en lumière.

Cependant elle a affaire à forte partie : Mazarin est loin d’être un enfant de chœur et trouve des parades. Ainsi, pour juguler les insurrections, il promène le jeune Louis XIV en Normandie, en Bourgogne et ailleurs, sachant bien quel enthousiasme suscite la majesté naturelle de l’adolescent. Mais il en faut davantage pour décourager notre duchesse. Toujours en accord avec Lenet, elle conçoit un projet audacieux : conduire sous bonne escorte la Princesse « douairière » au Parlement pour y dénoncer les crimes du cardinal et réclamer hautement la mise en liberté de ses fils et de son gendre. Pendant ce temps, Claire-Clémence quittera discrètement Chantilly avec son fils – qui ferait un si précieux otage – et ira s’enfermer dans la place forte de Montrond, en Bourbonnais, qui appartient en propre à Charlotte et où celle-ci partira la rejoindre au cas où elle n’obtiendrait pas justice du Parlement, afin de créer un nouveau soulèvement.

On prend aussitôt les dispositions nécessaires : des relais sont disposés, des carrosses préparés, mais, en dépit du soin que l’on y met, Mazarin est averti de ces menées et, le 11 avril au matin, on apprend que plusieurs compagnies de Gardes suisses et de chevau-légers sont en train de prendre position autour de Chantilly.

Mais si le cardinal a au moins un espion, Isabelle ne manque pas d’imagination. Après en avoir discuté avec Lenet, on tient, dans sa chambre même, une sorte de conseil étroit qui décide de faire évader d’abord la jeune princesse avec son petit duc d’Enghien, puis la princesse Charlotte. Et les ordres sont immédiatement donnés.

Il était temps. Vers dix heures du soir, le capitaine Dalmas vient annoncer qu’un gentilhomme porteur de lettres de la Reine pour chacune des princesses demande à être reçu personnellement afin de remettre ses épîtres en mains propres.

Pure courtoisie d’apparence ! L’homme est suivi d’une troupe d’archers de la prévôté qu’il a postés aux deux ponts-levis donnant accès au château, et la situation pourrait être dramatique. Elle fait seulement sourire Isabelle : grâce à Dieu, ces gens ignorent qu’il y a une autre issue partant des caves. Celles-ci ouvrent sur une poterne d’où l’on rejoint la terre ferme au moyen d’une légère passerelle enjambant l’étang et aboutissant à la ferme du Bucan. On va s’en servir !

L’officier qui commande les envahisseurs se nomme Du Vouldy, « gentilhomme ordinaire » aux ordres de Mazarin. Aussitôt Isabelle imagine une brillante comédie. A Du Vouldy qui tient à remettre ses lettres, elle demande un peu de temps pour accommoder les princesses : en effet, toutes deux sont malades et désirent être au moins présentables pour le recevoir. Ce qu’il accorde volontiers.

Claire-Clémence, qui est vraiment patraque, est déjà couchée. Or c’est elle la plus importante en la circonstance. Isabelle la fait lever et couvrir chaudement pour ne pas aggraver son mal. A sa place, elle fait coucher une de ses filles d’honneur, Mlle Gerbier, une Anglaise très intelligente qui saura jouer son rôle. Du Vouldy ne l’ayant jamais rencontrée n’y verra que du feu… Quant à son fils, le petit duc d’Enghien, on le remplace par le fils du jardinier. Cela réglé, Isabelle oblige Charlotte, qui tremble comme une feuille, à se mettre au lit.

— Vous n’avez rien à craindre ! affirme-t-elle. Pour vous rassurer, Lenet et moi allons nous glisser dans la ruelle de votre lit pour faire face à toute éventualité.

Aussitôt dit, aussitôt fait, et quand Mme de Brienne, la dame d’honneur, introduit Du Vouldy, Charlotte est languissante et tousse à fendre l’âme. Il la salue comme il convient – il la connaît bien, l’ayant vue souvent à la Cour ! – et remet la lettre qui déclenche les hauts cris tandis que Bourdelot arrive à la rescousse armé d’une tisane fumante.

— Je ne réponds pas des jours de Madame la Princesse, et si elle quitte sa chambre par ce temps humide et froid…

Du Vouldy lui assure alors que rien ne presse et qu’il va s’installer au château en attendant que Madame soit assez forte pour supporter le voyage en Berri où les dames de Condé sont assignées à résidence. Cela posé, il lui souhaite bonne nuit, meilleure santé, et passe chez Claire-Clémence où la pièce est plutôt sombre et où celle qu’il croit l’épouse de Condé est couchée, présentant une mine affreuse – c’est tout juste si Isabelle, qui l’a maquillée, ne l’a pas repeinte en vert. Mais la « malade » lui jette sa lettre à la tête avec indignation. Elle est à bout de forces, restitue tout ce qu’elle avale et se sent près de sa fin. Ne peut-on la laisser mourir en paix ?

Du Vouldy se hâte de la tranquilliser. La Reine ne veut que du bien à ses chères cousines et lui-même patientera le temps qu’il faudra. Là-dessus il va chez le petit duc, voit un enfant en train de réciter ses prières avec sa gouvernante et se retire sans aller plus avant.

Satisfait, il trouve à sa sortie la duchesse de Châtillon qui lui annonce qu’on lui a préparé un souper, que ses hommes sont logés dans les communs et qu’un appartement chauffé à souhait l’attend. Beaucoup plus plaisant que ses cantonnements habituels. Et Du Vouldy de banqueter agréablement après quoi il prendra dans des couettes douillettes un repos qu’il estime pleinement mérité…

Trois heures plus tard, Claire-Clémence et son fils, accompagnés de Mme de Tourville, de Lente, de Bourdelot, de La Roussière et de quelques serviteurs, traversent en silence le château obscur, descendent dans les caves où la poterne est ouverte, s’engagent sur la passerelle qui paraît dangereusement fragile par cette nuit sans lune, rejoignent la rive de l’étang et la forêt où attendent chevaux et voitures et s’enfoncent dans les ténèbres.

Quarante-huit heures après, le 14 avril à minuit, le cortège pénétrait dans Montrond, place forte appartenant à la princesse Charlotte à quelque quatre-vingts lieues de Chantilly.

Pendant ce temps, Du Vouldy savourait les agréments d’un château quasi royal au petit printemps. Le 17 avril, il écrivait à son ministre Le Tellier4 une longue épître lui confirmant que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, alors qu’il n’avait plus rien à garder : la nuit précédente, Isabelle avait fait suivre à sa princesse le chemin de la passerelle et de la forêt accompagnée d’Agathe de Ricous et de Mme de Brienne.

Elles avaient gagné Paris, où le duc de Saint-Simon leur offrit l’hospitalité de son hôtel.

En effet, Mme de Condé ne souhaitait pas rejoindre sa belle-fille qu’elle savait en sûreté. Ce qu’elle voulait, c’était porter hautement plainte devant les cours souveraines contre le cardinal Mazarin dont la vindicte osait s’emparer de la personne des princes du sang pour assurer sa vengeance en les laissant croupir au fond de sordides prisons. Le moment paraissait judicieusement choisi : la Régente, ses fils et Mazarin n’étaient pas là. Celui qui assumait le pouvoir en leur absence était – le diable seul sait pourquoi – le duc d’Orléans, Monsieur, l’éternel conspirateur que son art d’abandonner ses complices au dernier moment avait permis d’amasser une jolie fortune car, en plus et en digne fils de Marie de Médicis, il se faisait payer… grassement ses retours à la fidélité.

Or Monsieur, fier comme Artaban d’être plus ou moins investi du pouvoir suprême, était dans l’une de ses – rares ! – périodes de fidélité à la Couronne. Alors que Madame la Princesse douairière, accompagnée de la duchesse de Châtillon, était venue en personne devant le Parlement « implorer » sa justice pour le glorieux vainqueur de Rocroi et de tant d’autres batailles si injustement incarcéré avec son frère et son beau-frère, et menacé peut-être d’un discret attentat à sa vie, alors que le président Viole, l’un des plus éminents magistrats – et un fervent admirateur d’Isabelle –, prenait la parole avec la dernière énergie en faveur des plaignantes, allant jusqu’à exiger qu’elles soient logées dans l’enceinte même du Palais afin de les soustraire à quelque attentat que ce soit.

Monsieur demeurait invisible. Ce en quoi il avait tort, car, à peine fut-elle installée dans l’appartement de M. de La Grange-Neuville qu’Isabelle entreprenait d’appeler au secours à sa manière en déroulant un tapis rouge à sa fenêtre où elle ne cessait de paraître en lançant des pièces d’or. Elle rencontra un vif succès avec l’aide de Nemours qui ne la quittait pas d’une semelle. Tout Paris vint voir ces dames et, parmi les premières, Julie d’Angennes, devenue marquise de Montausier, et son époux venus porter une lettre de Mme de Rambouillet.

Depuis la mort de Voiture survenue dix-huit mois plus tôt, le célèbre salon allait sur son déclin en dépit de deux nouvelles recrues des plus intéressantes : la jeune marquise de Sévigné et Mme de La Fayette. Mais l’esprit n’y était plus. Les troubles de la Fronde ainsi que le mariage d’Angélique, la sœur de Julie, l’avait achevé. De plus en plus souffrante, Mme de Rambouillet se retirait dans le silence de sa douce maison et se tournait vers Dieu, mais elle souhaitait que sa très chère princesse sût qu’elle lui était toujours aussi fidèlement attachée. On vit aussi apparaître Mlle de Scudéry, empanachée et le verbe haut, faire entendre ce qu’elle pensait de ces messieurs du Parlement et de leur façon de traiter les princesses du sang !

Bref, pendant quelques jours, on put se croire ramené aux temps légers et insouciants d’autrefois, où d’un sonnet on faisait un triomphe, où l’on se battait pour un sourire, où les jours passaient dans la joie de vivre…

Inquiet de cet afflux, le Parlement supplia Monsieur de venir régler une affaire aussi délicate. Il se fit encore tirer l’oreille pendant deux ou trois jours, puis se décida à répondre à leur appel et à venir faire entendre sa voix auguste.

Quand il entra dans la grande salle, Charlotte alla se jeter à ses pieds en sanglotant… et en dépit des efforts d’Isabelle, indignée. Non sans raison, il refusait d’écouter et voulut sortir. Le duc de Beaufort, qui l’escortait avec le coadjuteur de Gondi, tenta de l’en empêcher, mais il lui imposa silence. Isabelle alors n’y put tenir. Tandis que le duc relevait Charlotte, elle lança, furieuse :

— Monseigneur doit avoir besoin de lunettes ! Ce n’est pas une mendiante qui lui a fait l’honneur de plier le genou devant lui, c’est une princesse du sang, la mère du vainqueur de Rocroi !

« J’en ai failli mourir de honte ! », écrira le coadjuteur dans ses mémoires.

Mais, avec l’obstination des lâches, Monsieur s’entêtait : il lâcha un bref discours rappelant les dangers que la rébellion des Condés avait fait courir à la France. Représentant la Régente et le jeune Roi, sa parole était déterminante. Condamnée à l’exil, Charlotte de Montmorency, princesse douairière de Condé, était assignée à résidence au château de Châtillon-sur-Loing.

— Dire que vous avez mis Paris à feu et à sang pour un Broussel et que vous vous faites les valets d’un prince sans honneur ! clama Isabelle hors d’elle à la face du Parlement. Vous ne devez pas en avoir beaucoup plus que lui !

Sa voix s’étranglait à cause des larmes de rage qui lui venaient. Nemours, qui avait enfin réussi à fendre la foule, l’entraîna vivement au-dehors où Bastille attendait avec la voiture. Beaufort, lui, s’était chargé d’une Charlotte à ce point secouée de sanglots qu’il finit par l’emporter dans ses bras pour la déposer dans le carrosse de voyage.

Tandis qu’après un profond salut le duc de Beaufort regagnait la Grande Salle où régnait un silence de mort, Nemours enfourchait le cheval qu’un serviteur lui tenait prêt.

— Moi et mes gens allons escorter ces dames jusqu’à Châtillon, cria-t-il avec une allégresse fort peu compatible avec une aussi dramatique situation. Il ne manquerait plus qu’on tente, en chemin, de leur faire un mauvais parti !

— Ce qui vous vaudra sans doute une bien douce récompense ? ironisa François de Beaufort. Je changerais volontiers de place avec vous !

— Je n’en doute pas un instant ! Mais merci de votre aide.



1 Les femmes de chambre d’une princesse ne lavaient ni ne repassaient. Elles étaient surtout des « suivantes », accompagnant et veillant à la coiffure ainsi qu’à la parure de leurs maîtresses.

2 La sœur de Marthe du Vigean.

3 Plus tard, il aurait inspiré à Molière son Tartuffe.

4 Le père de Louvois.

10 Isabelle et sa princesse














Isabelle n’était pas vraiment amoureuse de Nemours – le serait-elle un jour d’un autre que Condé ? –, mais le temps qui passait l’attachait un peu plus à lui. Il était le meilleur compagnon qu’une femme pût avoir et, en dehors de leurs heures d’intimité où le plaisir toujours intense se vivait dans la bonne humeur – car il aimait rire tout autant qu’elle-même –, il se révélait dans les heures difficiles aussi solide qu’attentionné. Ainsi ce voyage de retour vers Châtillon en compagnie d’une Charlotte parvenue au fond du désespoir fut-il presque une partie de plaisir.

Il y avait le mois de mai, bien sûr, un printemps d’abord timide et grincheux mais qui s’efforçait à présent de cacher les traces laissées par un état de guerre quasi permanent et de refleurir courageusement, mais il y avait surtout celui qui, galopant devant la voiture, veillait à tout, faisait arrêter le carrosse pour que les dames puissent faire quelques pas afin de se dégourdir les jambes, envoyer des messagers, chez lui d’abord où l’on passerait la nuit, puis à Châtillon afin qu’en arrivant tout fût prêt à recevoir les voyageuses. Peut-être parce qu’il espérait d’Isabelle la plus douce des récompenses. Que celle-ci d’ailleurs ne lui marchanderait pas. Elle n’osait penser à ce qui aurait pu advenir sans lui, après l’arrêt insensé et inutilement cruel que Monsieur avait osé imposer. Charlotte, en effet, retombait dans la prostration dont Isabelle l’avait sortie lors de sa venue à Chantilly. A cette mère venue implorer qu’on lui rende ses fils, le Parlement qui réclamait naguère encore son indépendance avait répondu par une sentence d’exil. Et cela pour complaire à un prince dont nul n’ignorait ce qu’il valait. C’était en vérité à n’y pas croire !

Après l’agréable étape à Nemours où Amédée tint à servir lui-même la Princesse comme il l’eût fait pour la Reine, la fin du voyage s’acheva dans une sorte d’apothéose. Quand les remparts de Châtillon apparurent au bout de la route, un guetteur perché sur une tour emboucha une trompe et la citadelle s’anima. Tandis que les cloches se mettaient à sonner, les portes s’ouvrirent devant une délégation de notables venus au-devant de leur duchesse sans doute, mais surtout souhaiter la bienvenue à Son Altesse Madame la Princesse de Condé.

Des jeunes filles lui offrirent des fleurs, et ce fut au milieu des acclamations et des souhaits que Charlotte, un sourire tremblant aux lèvres, traversa la ville et monta au château où Isabelle, prestement descendue de voiture, la remercia de l’honneur fait à sa maison en lui offrant sa plus belle révérence avant de lui présenter son fils qu’elle prit des mains de sa nourrice. Non sans fierté, car le petit Louis-Gaspard était magnifique.

— Encore un qui ne connaîtra jamais son père ! soupira la Princesse en caressant d’un doigt la joue soyeuse du bébé. Les hommes sont effrayants : quand ils ne sont pas en guerre, ils s’entretuent dans leurs duels stupides ! Vous en savez quelque chose, ma petite ! ajouta-t-elle pour Isabelle.

— Oui, pourtant, sans l’avoir connu, j’adore mon père… Mais rentrons ! Nous avons toutes besoin d’être réconfortées…

C’est ainsi que Charlotte entra chez Isabelle, qu’elle considérait comme sa propre fille – et même plus tendrement depuis que Mme de Longueville jouait les héroïnes de roman –, et s’y trouva bien ! Par le truchement de Nemours, Isabelle avait ordonné qu’on lui prépare sa propre chambre, parce que c’était de toutes la plus jolie et la plus confortable, elle-même s’installant dans la chambre voisine tandis que celle de l’autre côté allait à Mme de Brienne, sa dame d’honneur, afin que l’exilée se trouve environnée d’affection, ce dont la malheureuse avait le plus besoin…

Cette nuit-là, Nemours reçut une récompense qu’il n’aurait pas osé réclamer étant donné la promiscuité, mais Isabelle lui avait conseillé, au moyen d’un billet glissé discrètement, de ne pas fermer sa porte à clé…

— Qu’allez-vous faire à présent ? demanda-t-il alors qu’après l’amour ils reposaient tous deux sur les draps où s’attardait le parfum d’Isabelle. Eponger indéfiniment les larmes de cette pauvre femme ?

— Je ne supporte pas qu’on l’appelle ainsi, elle qui – il n’y a pas si longtemps ! – n’était qu’éclat et joie de vivre. Aussi vais-je faire en sorte, avec l’aide de Mme de Brienne qui est loin d’être sotte, qu’elle puisse se croire ici la source de toutes les décisions, comme je l’ai fait à Chantilly. Et vous allez m’aider.

Soudain redressé, il se pencha sur elle pour un long baiser. Auquel elle mit fin en le repoussant.

— Voulez-vous être un peu sérieux ?

— Rien n’est plus sérieux… ni plus tendre que mon amour pour vous… Mais rien n’est plus ardent que mon désir…

En dépit d’une défense vite amollie, il la soumit de nouveau. Et quand il se laissa retomber à côté d’elle en gardant un bras sous son cou, prêt à se laisser aller à la somnolence, il l’entendit rire.

— Nous n’en sortirons jamais !

— Comment l’entendez-vous ?

Avant de lui répondre, elle enfila sa robe de chambre, ses pantoufles, et se planta debout, une main accrochée à une colonne du lit dans lequel Nemours s’assit, l’air si mécontentent qu’elle rit de nouveau.

— Je ne vois pas ce que j’ai de si drôle ? marmotta-t-il.

— Vous avez surtout besoin de dormir ! Alors, en deux mots, voici ce que nous allons faire demain… ou plutôt tout à l’heure avant votre départ…

— Déjà ? protesta-t-il. Mais je n’ai aucune envie de partir si tôt ! Vous admettrez vous-même que j’ai fait du bel ouvrage, et vous ne m’accordez même pas quarante-huit heures de bonheur en récompense ?

— Quand je dis que nous n’en sortirons pas, je crains fort d’avoir raison, soupira-t-elle. Soit ! Je reprends : demain, après cette bonne nuit de repos, je vais tenir conseil sous la présidence de notre princesse. C’est elle qui prendra les décisions… que je lui soufflerai ! C’est important ! Et, à présent, monsieur le duc, dormez bien puisque vous en avez si grand besoin ! ironisa-t-elle.

Il lui rendit sourire pour sourire en s’étirant dans le lit.

— Merci, ma chère ! Ne faut-il pas, en effet, que je reprenne des forces… pour la nuit prochaine ?

— Que voulez-vous dire ? fit-elle, l’œil soudain orageux.

— C’est clair pourtant ! Cette porte restera ouverte…

— Inutile ! Je ne la franchirai pas.

— Non ? En ce cas, j’irai frapper à la vôtre !

— Vous ne ferez pas cela !

— Non ? Vous voulez parier ?

— Cela causerait un affreux scandale !

— Tant pis !

Pour un homme fatigué, il devait avoir encore de bonnes réserves, car il bondit sur elle, l’arracha à sa colonne tout en la dépouillant de son vêtement avant de l’enlacer étroitement.

— Tu me mets le sang en feu, murmura-t-il contre sa bouche. Il suffit que j’évoque ton corps pour que le désir s’empare de moi.

Le baiser qui suivit s’acheva comme le précédent, après quoi il dit, encore haletant :

— Imaginez un peu, madame la duchesse, que je laisse aller mon imagination en plein conseil. Le bel effet que ferait cet étalage d’instinct… bestial sur Mme de Brienne par exemple ! Alors ? Vous me rejoindrez la nuit prochaine ?

— Et moi qui vous prenais pour un romantique ! Un…

— Un esclave soumis ? C’est vrai, je suis tout à vous ! Mais vous me marchandez par trop les récompenses ! Ayez un peu pitié d’un adorateur affamé !

— Ce n’est pas ainsi que je vous imaginais…

— Et qu’imaginiez-vous ?

Elle ne répondit pas. Simplement parce qu’elle n’en savait rien et qu’elle avait besoin de réfléchir. Ce qui venait de se passer lui donnait une sensation de malaise en dépit de la bienheureuse lassitude où flottait son corps. Elle venait de découvrir un Nemours inattendu, voire inquiétant. Jusque-là, elle ne voyait en lui qu’un amant parfait doublé d’un ami dévoué, attentif à ses moindres désirs, un beau toutou de Cour, élégant et décoratif, mais s’il se mettait à parler en maître, il allait falloir se méfier… d’elle-même. Ce qui était grave ! Ne venait-elle pas de lui permettre d’imposer sa loi de mâle ? En outre, elle avait ressenti un plaisir violent à s’y abandonner, et c’est ce qui était inadmissible parce que cela pouvait la conduire à sa perte et qu’elle n’aimait pas assez le jeune homme pour lui laisser prendre barre sur elle. Elle n’accorderait jamais ce droit qu’à un seul… et celui-là avait besoin d’aide !

Le lendemain, tout en faisant auprès de sa princesse office de dame d’atour après que les caméristes se furent retirées, elle entreprit de lui faire apprendre la leçon préparée pour elle et que l’on pouvait résumer en quelques mots : sous couleur de faire savoir aux amis restés à Paris, comme à la famille, que la « douairière » était arrivée à bon port, il s’agissait de jeter les bases d’une entente visant à soulever suffisamment de rébellions – parisiennes ou provinciales – pour inquiéter Mazarin et l’obliger à rendre leur liberté aux princes… Avec l’accord de Mme de Châtillon, qui proposait sa ville, solidement fortifiée et bien ravitaillée, comme centre nerveux de soulèvement.

Ce fut moins difficile qu’elle ne le craignait. Après une bonne nuit de repos, Charlotte avait repris du poil de la bête et la perspective de combattre pour ses fils l’enchantait… Ce fut d’une voix assurée qu’elle distribua les rôles, peu nombreux pour l’instant, mais Isabelle comptait sur l’effet boule de neige… Des lettres étaient déjà préparées.

En résumé, tandis que le duc de Nemours rentrerait à Paris pour s’entendre avec le président Viole, le coadjuteur et quelques autres, un messager partirait pour Montrond joindre Claire-Clémence et surtout Lenet, qui avait tenu à la suivre afin de veiller sur son fils, invitant la mère et l’enfant à rejoindre Châtillon pour y réunir la famille tandis que Montrond se situerait au centre des combats que l’on espérait efficaces. La place appartenant toujours à Charlotte, elle était parfaitement en droit d’en disposer comme elle l’entendait. Enfin, un troisième messager – ce serait Bastille qu’Isabelle savait capable de se tirer de n’importe quelle situation – se rendrait à Stenay où Mme de Longueville avait séduit – le mot était faible ! – le grand Turenne jusqu’à lui faire abandonner son devoir envers un Roi coupable d’avoir Mazarin comme ministre.

— C’est toi qui as le plus difficile, lui dit plus tard Isabelle, usant du tutoiement qu’il avait demandé en souvenir de Gaspard son maître. Mme de Longueville me hait, mais je veux espérer que sa mère représente encore quelque chose à ses yeux et que nous sommes avant tout au service de ses frères… et accessoirement de son époux. Voici, enfin, une dernière lettre que tu remettras au comte de Bouteville, mon frère, si tu parviens à savoir ce qu’il est devenu, mais qui devrait s’être mis au service de M. de Turenne. Il l’admirait presque autant que Condé !

Elle lui remit de l’argent en souhaitant que Dieu l’accompagne, puis s’en alla rejoindre Charlotte qui, après ce bel effort, se promenait sur la terrasse avec Mme de Brienne. Elle s’apprêtait à sortir du château quand Nemours se dressa devant elle, visiblement très mécontent :

— Je sais que vous avez dicté à Madame la Princesse douairière chacune des paroles qu’elle nous a fait entendre. Cela permet de supposer qu’il en va de même pour le supplément d’entretien que je viens d’avoir avec elle ?

— Ayant eu des ordres à donner, je ne comprends pas à quoi vous faites allusion. Je ne lui dicte tout de même pas chacune des paroles qu’elle prononce. Que vous a-t-elle dit ?

Son visage était un miracle d’innocence, mais le jeune homme ne se dérida pas :

— « Dit » me paraît faible ! Elle m’a presque supplié de partir aujourd’hui même, tant elle est anxieuse de recevoir des nouvelles de ses fils ! Et j’ai peine à croire que vous n’y soyez pour rien ! Si je vous insupporte à ce point, vous pouviez me l’apprendre vous-même !

— C’est ce que je n’aurais pas manqué de faire si c’était le cas, mais je ne suis pas à l’origine de la prière – bien normale – d’une mère angoissée.

— Vous le jureriez ?

— Oh, sans la moindre hésitation : je vous le jure !

Le plus fort est qu’elle ne mentait pas et que Charlotte avait agi de son propre chef, même si cela rendait service à son hôtesse. Afin d’atténuer sa déception, elle ajouta :

— Ne regrettez rien ! Je ne serais pas venue vous rejoindre… quelque envie que j’en aie !

— Pourquoi ? Mais pourquoi ?

— Peut-être parce que j’ai honte de m’être donnée à vous sous le même toit que mon fils et que cette mère crucifiée ! C’est… c’est offenser Dieu ! murmura-t-elle, découvrant avec stupeur qu’elle était sincère quand une larme lui monta aux yeux.

— Cela signifie que vous ne voulez plus de moi ?

Ce ton plaintif lui rendit une bienheureuse colère.

— Quand cesserez-vous de détourner les mots de leur signification ? Nous ne serons pas toujours ici et on ne renonce pas aisément aux délices que nous vivons ensemble ! Mais ne vous avisez plus de me tutoyer comme vous l’avez osé ce matin !

Il partit.

Les jours qui suivirent furent des jours de détente dont tous avaient besoin.

Le temps était délicieux et la jolie vallée du Loing dévoilait tous ses charmes au soleil. Le château lui-même, un rien rébarbatif quand Isabelle s’y était installée, offrait à présent un visage plus souriant par la grâce des plantations ordonnées par la jeune duchesse sur la terrasse et des coupes ainsi que des aménagements dans l’espèce de bois qui tenait lieu de parc. L’intérieur lui aussi présentait plus de confort et de gaieté et, même s’il ne pouvait se comparer à Chantilly, la princesse Charlotte et le très restreint groupe de personnes qui l’accompagnaient ne cachaient pas qu’elles l’appréciaient. D’autant mieux que Jeanne Bertin avait produit un sien neveu, repêché par son époux dans une auberge de Montargis où il venait d’être battu comme plâtre par son patron pour avoir osé rehausser une sauce, avant de la servir, d’un jaune d’œuf battu dans la valeur d’une cuillère à entremets de vin doux. Bertin s’était hâté de ramener la victime dans une région plus hospitalière – à savoir la cuisine de Châtillon ! –, où Jérémie avait toute latitude à laisser s’épanouir un talent qui apportait un plus de chaleur au cœur des « réfugiés ».

Un réconfort qui se révéla vite utile, car si le soleil continuait à briller, si l’air respiré restait aussi doux, les nouvelles que l’on reçut étaient franchement détestables.

Pas trop de Paris où le président Viole répondit à Isabelle, entre deux protestations de dévouement où l’obligeait l’amour grandissant qu’il lui portait, que le temps n’était pas venu de libérer Condé, le peuple – et le coadjuteur donc ! – n’ayant pas encore digéré ses colères et la rudesse de ses traitements quand il tenait la capitale.

Evidemment, Nemours écrivait aussi – dans un style beaucoup plus… lyrique –, jurant de sa ferme intention de préparer l’évasion du prince à défaut de sa libération et de mourir plutôt que de voir couler un pleur des beaux yeux de sa déesse…

— Il a dû rencontrer Mlle de Scudéry, Benserade ou Dieu sait quel thuriféraire des Précieuses, commenta Isabelle pour Agathe, son unique confidente. Je n’ai pas besoin qu’il meure ! Tout au contraire, je le veux bien vivant ! Et actif ! A quoi pourrait-il servir au fond d’un tombeau ?

Autrement dit : côté Paris, c’était le statu quo. Il n’en allait pas de même à Montrond. Lenet écrivait qu’il n’était pas question que Claire-Clémence et son fils se rendent à Châtillon. S’ils sortaient de leur abri, ce serait pour aller à Bordeaux y rencontrer don José Osorio qui devait arriver d’Espagne escorté de trois frégates, nanti d’un demi-million de livres. En outre, l’on s’apprêtait à renforcer les remparts de Montrond contre l’armée royale si elle s’y aventurait…

La lettre étant adressée à Madame la Princesse douairière, il était impossible de la lui dissimuler… Isabelle craignait les larmes de désespoir ; elle eut droit à une violente colère et à un ordre de reprendre la plume. En termes énergiques, Charlotte rappelait à sa belle-fille que Montrond lui appartenant en propre, qu’elle lui interdisait de l’opposer à l’armée royale et que d’ailleurs son époux repousserait fermement et violemment quelque accord que ce soit avec l’ennemi du royaume. Plus encore d’en recevoir de l’or.

Elle rappelait du même coup à Lenet – et aussi durement – qu’il était au service des princes de Condé et non à ceux d’une gamine irresponsable dont la mère était morte folle…

Restait à savoir ce qui se passait à Stenay !

Le chemin étant beaucoup plus long, on ne le sut que bien après, quand Bastille revint…

Il reparut un matin à l’aube, alors que les portes de Châtillon venaient juste de s’ouvrir et que la Princesse dormait encore. Mais il demanda à voir Mme la duchesse.

Isabelle, qui se levait aux aurores, le reçut dans sa chambre, habillée de pied en cap. La mine sombre de son messager la frappa, même si elle n’en montra rien.

— Alors ? fit-elle.

— Les nouvelles ne sont pas bonnes, répondit-il.

— Seulement pas bonnes ou franchement mauvaises ?

— A vous de juger : Mme de Longueville m’a remis un message pour madame sa mère et je le lui remettrai…

— Tu sais ce qu’il contient ?

— Je le sais, mais d’abord il faut vous dire que le maréchal de Turenne en est amoureux fou, tout dévoué à ses ordres et prêt à affronter l’armée royale. Mais il y a mieux. Tous deux ont désormais partie liée avec l’Espagne, qui a promis des troupes et de l’or. Le duc de Bouillon, frère du maréchal qui est là-bas, est lui aussi…

— … vendu aux Espagnols ! Bien que ce soit une honte, je n’en attendais pas moins de celui-là… C’est tout ? Non, si j’en juge ton air embarrassé, ce n’est pas tout ! Parle ! L’attente n’a jamais adouci les nouvelles catastrophiques !

Il détourna les yeux avant de lâcher :

— Monsieur le comte de Bouteville, lui aussi, a…

— N’en dis pas plus ! Laisse-moi à présent et va te reposer !

Avec un regard inquiet à ce visage devenu blême, il murmura :

— Je vous ai fait du mal. Voulez-vous que j’appelle ?

— Non… rien ! Merci de ton dévouement ! Va !

Il se retira à regret, frappé par le changement que si peu de mots venaient d’opérer en elle. La jeune duchesse ressemblait à un animal blessé. En fait, c’était un passé menaçant qui venait de remonter d’un seul coup, avec ses traces sanglantes. François, son François, le cher petit frère, traître à son Roi comme l’avait été le frère de la princesse Charlotte, Henri de Montmorency, le dernier duc, mort sur l’échafaud de Toulouse, comme son père à elle, décapité à Paris pour simple désobéissance ! Sur quel drap noir de quelle ville François laisserait-il sa tête, perdant ainsi la dernière chance pour lui, le dernier de la race, de relever le titre ducal ? François, si vif, si gai – le caractère l’était aussi –, et que dire du cœur ?

Un soupçon lui venant, elle fit rappeler Bastille.

— J’ai encore une question à te poser. Mon frère est-il tombé lui aussi sous le charme de Mme de Longueville comme M. de Turenne ?

— Oh, que non ! Il la connaît depuis trop longtemps !

— Alors c’est pour imiter le maréchal qu’il a toujours admiré ?

— Mais moins que M. le Prince de Condé ! S’il accepte l’or espagnol, voire des troupes, c’est pour voler à son secours, l’arracher à sa prison et le ramener triomphalement à la tête des armées, et chasser définitivement le Mazarin en qui il voit l’ennemi juré du royaume. L’or espagnol pour chasser un Italien lui paraît de bonne guerre !

— L’or espagnol ? Condé n’en voudrait à aucun prix ! Pour lui, l’Espagne, c’est l’adversaire perpétuel qu’il n’a cessé de combattre à Rocroi et ailleurs ! Il ne peut pas se renier à ce point… Et Mazarin finira bien par disparaître comme un mauvais rêve !

— Mais pour l’instant il est là et bien là ! déplora la Princesse quand Isabelle l’eut mise au courant. Il a tous les pouvoirs sur ses prisonniers. Qui pourrait dire que demain, ou quelque autre jour, on ne les retrouvera pas morts dans leur affreuse cellule déjà fatale à tant d’illustres personnages ? Pourtant, je sais que tous trois refuseraient avec horreur de devoir la liberté à l’Espagnol ! Mon Dieu, que faire ?

L’inquiétude de la pauvre femme se changea en affolement quand Isabelle apprit par une lettre de Viole que le jeune prince de Conti, le plus fragile des deux, était très souffrant. Ne sachant trop quelle pourrait être la réaction de la Reine, elle pria Viole de remettre au ministre Le Tellier, qui avait fait arrêter ses fils, une lettre où elle implorait que l’on permît à ce garçon de vingt ans, qui était d’une constitution délicate, d’aller prendre les eaux de Bourbon – sous bonne garde évidemment ! –, comme il était accoutumé de le faire depuis l’enfance. Pour Condé et son beau-frère, elle priait aussi instamment qu’on les autorisât à monter quotidiennement « prendre l’air au sommet du donjon ». Mais ne reçut aucune réponse : Le Tellier avait d’autres chats à fouetter.

On apprit aussi qu’au même moment Turenne était en train d’envahir la Champagne à la tête d’une armée franco-espagnole, cependant que Bordeaux accueillait avec tous les honneurs dus à son rang Claire-Clémence venue accompagnée de Lenet et de quelques autres recevoir don José Osorio et ses trois frégates : un vrai triomphe dont Charlotte pensa mourir de fureur et de honte !

Du côté de l’Est, les nouvelles étaient aussi alarmantes : François de Bouteville, à la tête d’une avant-garde de cavalerie, était arrivé à La Ferté-Milon, à dix lieues de Paris, et se proposait d’investir le château de Vincennes et de libérer les princes. C’était le 27 août…

Le résultat fut que, deux jours plus tard, Le Tellier les en extirpait et les transférait sous bonne escorte dans la forteresse de Marcoussis où ils seraient mieux à l’abri d’un coup de main.

Mais le succès des Condéens ne dura guère. Turenne, qui n’avait pas reçu les renforts promis par l’Espagne, n’osa pas s’aventurer au-delà de Reims, et Bouteville, ne se sentant plus soutenu, revint prendre position auprès de son chef. A Bordeaux, on essuyait aussi des déceptions. L’or espagnol n’avait pas excédé quarante mille écus vite épuisés et l’on manquait d’argent. Lenet se résigna à négocier secrètement avec Mazarin. Le 15 septembre, il fut convenu que la ville serait rendue au Roi et que l’on mettrait bas les armes moyennant une amnistie générale.

Le 1er janvier, l’amnistie était proclamée au profit de la jeune princesse de Condé, des ducs et de leurs partisans, qui, de leur côté, juraient de ne plus faire alliance avec l’Espagne et de servir fidèlement le Roi de France ! Cependant – car il y avait un inconvénient de taille ! –, il était admis, selon Lenet, de ne rien respecter de ces engagements vis-à-vis du cardinal. Et le 3 octobre le marquis de Lusignan s’esquivait secrètement afin de porter une missive de Claire-Clémence au Roi d’Espagne dans le but de s’entendre avec lui en vue d’entreprendre une nouvelle campagne… Enfin, comme la place forte de Montrond devait être démantelée et remise aux troupes royales, Lenet se précipita à Châtillon avertir la légitime propriétaire de s’en abstenir.

Il s’attendait à trouver en face de lui une malheureuse femme éplorée, écrasée par le chagrin et l’angoisse. Il fut reçu dans la salle du Conseil par une souveraine admirablement parée qui déversa sur lui le trop-plein d’une colère depuis longtemps contenue.

— Montrond m’appartient en propre, M. Lenet, et je suis libre d’en disposer à ma guise. Aussi, sachez que je ne tolérerai pas davantage que l’on use de ma ville pour en faire le théâtre de la guerre. En foi de quoi elle sera démantelée et remise à Sa Majesté le Roi quand il lui plaira d’y envoyer ses troupes ! Quant à cette pauvre sotte qui se prend pour une héroïne de roman, dites-lui que son comportement ne m’étonne guère de la fille d’une folle et que je souhaiterais que mon petit-fils soit remis à des mains plus sérieuses. Enfin que, pour avoir la jouissance de mes biens, il lui faudra attendre que je sois morte ! Seul le parlement de Paris qui a décrété l’arrestation de mes fils peut me les rendre !

De chaque côté d’elle siégeaient l’abbé Roquette et l’abbé de Cambiac qui approuvèrent ses paroles. Lenet eut beau plaider, palabrer, supplier même, rien n’y fit. Il dut ravaler une colère que le demi-sourire de Mme de Châtillon, debout derrière le siège de Charlotte, maniant un éventail pour rafraîchir cette dernière, attisait. En dépit de l’épaisseur des murs, la chaleur, en effet, se faisait sentir. Lenet n’eut aucune peine à deviner d’où la Princesse retirait cette force nouvelle tellement inattendue.

Détestant jusqu’à l’idée de repartir vaincu d’une « maison » où jusqu’à présent ses avis étaient suivis à la lettre, il demanda une entrevue à la duchesse de Châtillon qui la lui accorda en faisant quelques pas sous une charmille et, d’entrée de jeu, il lui reprocha de donner à sa « vieille amie » des conseils contre l’intérêt des prisonniers.

Elle s’arrêta pour ouvrir calmement au-dessus de sa tête une ombrelle de soie blanche.

— Pensiez-vous en donner de meilleurs à la stupide épouse de mon cousin en l’emmenant jouer les Amazones de tréteaux ambulants à Bordeaux ? Etant donné le résultat obtenu, on peut dire que votre « génie » avait pris des vacances ! Et vous vous surpassez en venant « conseiller » à Madame la Princesse…

— Douairière, ne l’oubliez pas !

— Si vous entendez par là « retournée en enfance », il vous faut des bésicles ! Elle n’a pas encore cinquante-sept ans, ne l’oubliez pas, et ses idées sont des plus nettes ! Vous ne parviendrez jamais à la convaincre de renier la foi jurée sous prétexte qu’elle l’a été à Mazarin ! Elle le déteste comme nous le détestons tous, mais ce n’est pas lui le Roi de France, et c’est au nom de Louis XIV…

— Un marmot qui…

— … sera majeur l’an prochain et je vous conseille de regarder plus attentivement quand vous aurez l’honneur d’être en sa présence ! Je serais fort étonnée qu’il soit un souverain facile à manier ! Quoi qu’il en soit, jamais vous n’obtiendrez de notre princesse qu’elle manque à la parole donnée. D’autant que ce ne serait pas rendre service aux fils qu’elle aime tendrement ! Redevenez ce que vous étiez, monsieur Lenet : le bon et fidèle conseiller des princes de Condé, et tous nous applaudirons vos décisions ! Moi la première !

Lenet protesta alors de son dévouement à ceux qui nécessitaient le plus son aide : le petit duc d’Enghien de sept ans et sa jeune mère « si fragile ». Il promit de suivre les directives que l’on venait de lui donner et quitta Châtillon sans plus attendre. Mais, une fois revenu à Montrond, il se garda bien de transmettre l’ordre de reddition. La place ne fut ni démantelée ni désarmée1 .

Croyant cette affaire réglée, Charlotte et Isabelle revinrent à leur unique préoccupation : tirer Condé et Conti de leur prison. Justement, une proposition du gouverneur du Bourbonnais, le vicomte de Saint-Gérand, leur arriva par le truchement d’une lettre du comte de Chavagnac, proche des Valençay, et à qui l’on pouvait accorder toute confiance. Moyennant une assez forte somme, M. de Saint-Gérand assurait pouvoir obtenir la libération tant souhaitée.

Ne pouvant réunir à Châtillon les deux cent mille écus demandés, Charlotte décida de gager ses joyaux et rendez-vous fut pris avec Chavagnac à Angerville-la-Rivière pour lui remettre la somme convenue. En compagnie d’Isabelle et sous bonne protection, elle se présenta au rendez-vous, remit aussi à Chavagnac une lettre pour ses fils, puis revint à Châtillon avec un nouvel espoir.

Qui ne dura guère : deux semaines plus tard, l’intermédiaire ramenait l’argent à la Princesse. Il avait appris que des espions de Mazarin le surveillaient et, ayant reçu l’avis qu’il allait être arrêté, il s’était échappé de Paris en catastrophe pour restituer ce qu’on lui avait confié…

Ce nouveau choc fut si dur pour la pauvre mère qu’elle tomba malade assez gravement pour inquiéter Isabelle et Mme de Brienne. Et d’autant plus que le médicastre local n’avait pas l’air d’y comprendre grand-chose.

— C’est Bourdelot qu’il nous faut ! décréta Isabelle. Il n’a rien à soigner à Montrond quand nous avons un tel besoin de lui ! Je vais envoyer Bastille avec une lettre pour… la Princesse. Il serait normal qu’elle vienne visiter sa belle-mère et lui amène son petit-fils… ainsi que son médecin.

Mais Bastille revint bredouille à l’exception d’une courte lettre de Claire-Clémence : elle était souffrante elle-même et craignait que son mal n’aggrave celui de sa belle-mère. Quant à Bourdelot, il s’était rendu en Bourgogne dans sa famille.

Celui qui vint, ce fut Nemours. Inquiet d’être sans nouvelles, il se découvrit une foule de choses urgentes à régler chez lui et poussa jusqu’à Châtillon où il trouva Isabelle et Mme de Brienne rongées d’inquiétude. Sachant, en effet, qu’elles n’avaient rien à espérer de Montrond, elles avaient écrit à la Reine pour lui demander de dépêcher en consultation son médecin, M. Votier, afin qu’il se rende compte par lui-même de l’état de la Princesse.

— Nous n’avons d’autre réponse qu’un bruit venu jusqu’ici nous apprendre que le Cardinal doutait de la véracité de mes intentions. Je chercherais seulement à apitoyer Sa Majesté : qu’elle me permette de ramener notre princesse à la Cour ou, tout au moins, à Chantilly où l’air de la forêt serait peut-être plus bénéfique pour elle… et où elle aurait le réconfort d’être chez elle ! Mais, sacrebleu, s’écria-t-elle, emportée soudain par la colère, si je demande M. Votier, c’est justement pour qu’il puisse constater par lui-même son état ! Qu’est-ce qui vous prend de rire bêtement ? Vous ne me croyez pas, vous non plus ?

— Pardon ! Vous vous trompez ! C’est de vous entendre jurer…

— Vous trouvez ça drôle ?

— Oui et non, fit-il en reprenant son sérieux. Faut-il que vous soyez bouleversée pour en arriver là…

— Avouez qu’il y a de quoi, monsieur le duc ! coupa Mme de Brienne. En dehors de l’inquiétude où nous sommes au sujet de nos princes, les autres membres de la famille opposent l’indifférence à nos invitations à venir nous rejoindre. Elle aimerait tant revoir son petit-fils. De Montrond, Lenet nous écrit – car Madame la Princesse ne daigne pas prendre la plume – que le temps n’est pas assez beau pour déplacer l’enfant ! Nous sommes fin novembre, je l’admets, mais il ne fait pas plus froid à Châtillon qu’à Montrond !

— Et Mme de Longueville ?

Isabelle haussa des épaules méprisantes.

— Il paraît qu’elle guerroie dans l’Est entourée d’une cour d’hidalgos éblouis par son panache blanc et ses prouesses équestres, sans oublier MM. de Turenne et de La Rochefoucauld qui sont toujours prêts à s’entretuer pour elle. Alors sa mère…

Etait-ce la présence de Nemours pour lequel Charlotte avait de l’amitié, les deux jours qui suivirent apportèrent une nette amélioration qui releva le courage d’Isabelle et de Mme de Brienne. Le jeune homme se comportait d’ailleurs avec une infinie discrétion et, devant l’anxiété de son amie, faisait taire sa passion afin de ne lui offrir que la tendresse d’un grand frère, un bras pour la soutenir, une épaule sur laquelle pleurer quand l’angoisse lui nouait les nerfs.

Pour l’instant, elle était tout à l’espoir. Dès que sa malade serait capable de voyager, même couchée, elle la ramènerait dans son cher Chantilly y achever ses jours – dont il était à craindre qu’ils ne soient plus très nombreux ! –, dans ce cadre de beauté dont on aurait pu croire qu’il avait été créé pour elle.

— Quand elle y sera, confia-t-elle à Nemours, vous m’accompagnerez chez la Reine ! Qu’elle me prive de liberté, d’accord, moi je suis jeune, mais qu’au nom de leur ancienne entente elle lui accorde de mourir dans la douceur de sa maison…

— Je vous escorterai, et serai fort étonné que la Reine vous expédie à la Bastille ! Mais, avant, peut-être faudrait-il adresser un message à Montrond pour que sa bru se décide à lui mener son petit-fils ?

— C’est fait depuis avant-hier, et comme j’ai dépêché Bastille, il ne va sûrement pas tarder à rentrer !

Il était là deux heures plus tard… avec Lenet.

— Ce n’est pas vous que j’attends ! s’emporta Mme de Châtillon. Cela signifie qu’elle ne vient pas, n’est-ce pas ? Quelle excuse a-t-elle encore inventée ?

— Elle vous le dit dans cette lettre ! répondit-il en présentant le pli scellé aux armes des Bourbons-Condés… Enfin, je le suppose, car je n’ai pas eu d’explications. Uniquement l’ordre de la porter.

Isabelle fit sauter le cachet, parcourut le texte – très bref en vérité ! – puis, d’une voix tremblante de colère le relut :

« Je prie madame ma belle-mère et tous mes amis et amies étant auprès d’elle d’avoir toute créance à ce que dira de ma part M. Lenet, lui ayant confié toutes mes intentions. Claire-Clémence de Maillé2 »

— Ses intentions ? explosa Isabelle en jetant le papier à la figure du messager. Quelles intentions peut bien avoir cette pauvre folle à qui ses délires de Bordeaux en compagnie des Espagnols ont fait tourner ce qui lui restait de cerveau ? Allez donc lui dire, monsieur Lenet, qu’ici elle n’a pas d’amis !

Nemours ramassa la lettre et la tendit sans un mot à l’envoyé visiblement très soucieux.

— Je vous jure, madame la duchesse, que j’ignorais ce qu’elle avait écrit. Jamais je ne me serais chargé d’un tel message !

— Eh bien, allez le lui dire !

— Avec votre permission, je vais rédiger sur l’heure une lettre qu’un messager plus jeune que moi lui portera. Je vieillis, madame la duchesse, et par ces temps d’hiver la route est rude…

— Soit ! Rédigez et Bastille repartira. On va vous loger…

Naturellement, on cacha ce qui venait de se passer à la malade. Peut-être en eut-elle connaissance avec cette étrange prescience qui est parfois le lot de ceux dont la mort approche. Vers deux heures du matin, ce fut, au château, une espèce de branle-bas de combat : Madame la Princesse ordonnait que l’on aille sur-le-champ lui chercher un notaire. Bertin et Nemours allèrent réveiller celui de Châtillon qu’une voiture amena pour apprendre que Madame la Princesse douairière de Condé voulait ajouter un codicille à son testament : elle léguait à sa chère Isabelle de Montmorency-Bouteville, duchesse de Châtillon, qu’elle aimait comme sa fille, son château de Mello, proche de Chantilly, terres, meubles, seigneuries et autres dépendances. Elle lui léguait en outre parmi ses joyaux son « gros tour de perles, sa grosse chaîne de perles et sa grande boîte de diamants, le tout en reconnaissance de l’amour que ladite dame duchesse a eu pour elle et de l’assistance qu’elle lui a rendue et rend encore à présent dans ses malheurs et afflictions… ». S’y ajoutaient diverses donations à ceux qui l’avaient accompagnée à Châtillon… Lenet, qui, lui, ne recevait rien, devait par la suite l’accuser de « parcimonie » !

Ensuite, elle remercia le tabellion et les gens dont elle avait écourté la nuit avant de se rendormir, apaisée…

La nouvelle lettre de Claire-Clémence arriva datée du 30 novembre. Toujours adressée à Lenet :

« Je suis si touchée des nouvelles de votre courrier que je ne le saurais exprimer ; jusques à présent j’avais toujours eu espérance. Maintenant je n’en ai plus et je vous assure que je suis au désespoir de la savoir à cette extrémité, mais je n’en ai pas la force et c’est tout ce que je puis vous dire… »

— C’est une honte ! s’indigna Mme de Brienne. Pas un mot pour vous ni quiconque d’ailleurs ! Si elle pense se concilier ainsi le cœur d’un époux qui la déteste, elle se trompe lourdement !

Deux jours plus tard, le 2 décembre 1650, Marguerite Charlotte Louise de Montmorency, princesse douairière de Condé, âgée seulement de cinquante-six ans, rendait son âme à Dieu dans les bras d’Isabelle. De son lit de mort, elle avait fait écrire à la Reine pour la conjurer d’avoir compassion de ses enfants, puis, tendant la main à Mme de Brienne, elle lui avait dit :

« Ma chère amie, mandez à cette pauvre misérable qui est à Stenay l’état où vous me voyez et qu’elle-même apprenne à mourir… »

Le jour même du décès et sous la surveillance de Lenet, on procéda en présence de seize témoins à l’inventaire des joyaux, dont ceux offerts à Isabelle n’étaient qu’une partie et pas la plus importante dans l’énorme quantité de diamants, perles, saphirs, rubis, émeraudes et bijoux de toutes sortes qui était en possession de la défunte. C’est cependant le tout qui fut envoyé à Montrond, sans qu’Isabelle levât le petit doigt pour prélever ce qui lui revenait.

Dès le matin, tandis qu’à Châtillon Isabelle faisait procéder à la toilette post mortem de sa vieille amie, Nemours partait pour Paris, la suite des cérémonies devant être ordonnée par la Reine selon les désirs de la défunte. En même temps un courrier galopait vers Le Havre où l’on venait de transférer les illustres prisonniers – le duc de Longueville, gouverneur de Normandie, trouva la pilule amère ! –, emportant une lettre de Lenet pour Condé.

Le 21 décembre, le corps de la Princesse prenait le chemin de Paris avec Isabelle, Mme de Brienne et toutes les personnes de son entourage. Il fut déposé dans l’église Saint-Louis des Jésuites, rue Saint-Antoine3 , où se rendirent « force dames des plus grandes de la Cour et de la ville et force princes de Lorraine et de Savoie et autres grands seigneurs ».

Le lendemain, le service funèbre eut lieu avec la pompe digne d’une aussi noble princesse et, sous ses voiles de crêpe, Isabelle, appuyée sur Mme de Brienne, pleura de tout son cœur celle qu’elle aimait plus que sa propre mère. Ensuite, au milieu d’une foule énorme et silencieuse, le lourd cercueil traversa la Seine pour rejoindre sa sépulture chez les Grandes Carmélites de la rue Saint-Jacques où Charlotte aimait à faire retraite dans le petit pavillon qu’elle avait fait construire. Mais ce fut quand le cercueil eut disparu dans la tombe ouverte qu’Isabelle réalisa enfin que sa princesse ne reviendrait plus. Secouée de sanglots, elle se laissa tomber à genoux sur les dalles4 .

Ce furent sa mère et Mme de Brienne qui l’en relevèrent et la ramenèrent à l’hôtel de Valençay que Marie-Louise mettait à la disposition de l’une comme de l’autre quand elles séjournaient à Paris. Mme de Montmorency-Bouteville avait en effet le cœur trop haut placé pour prendre ombrage de l’affection qui s’était nouée au fil des années entre Isabelle et celle qui l’avait élevée. Madame de Valençay, pour sa part, n’avait pu assister à la cérémonie. Elle attendait un nouvel enfant et il eût été dangereux de s’aventurer sur les mauvaises routes de l’hiver… Mme de Brienne les y accompagna avant de rejoindre sa propre famille, mais les liens tissés entre elle et Isabelle étaient désormais solides et ce fut en s’embrassant chaleureusement qu’elles se séparèrent en se promettant de se revoir bientôt.

Se retrouver seule avec sa mère dans le calme d’une demeure dont Mme de Bouteville avait donné l’ordre que l’on écarte curieux et importuns – au moins pendant quelques jours ! – fit du bien à Isabelle. Le lent cheminement des années avait apporté à sa mère l’apaisement à la terrible douleur qui, lorsqu’elle avait à peine vingt ans, avait failli la rendre folle. Elle avait alors tant souffert qu’elle avait considérablement amoindri sa capacité de souffrance et elle pouvait compatir pleinement à ce qu’endurait son Isabelle, veuve elle aussi à vingt et un ans et qui maintenant venait de perdre son plus ferme soutien, surtout contre une famille qui ne devait guère accepter les cadeaux vraiment princiers de la défunte. Et, en effet, Isabelle eut à subir une avanie dont son vieil ami, le président Viole, vint lui donner connaissance : l’épouse de Condé refusait de lui remettre les joyaux qui lui revenaient, se retranchant derrière une lettre anonyme accusant Mme de Châtillon de n’avoir cessé d’entretenir une liaison amoureuse avec le duc de Nemours.

— Et, en admettant que ce soit vrai, s’insurgea la mère, voulez-vous me dire en quoi cela eût entaché l’amitié de la Princesse pour ma fille ? L’aventure retentissante de sa jeunesse avec le Roi Henri l’a toujours préservée de condamner les amours des autres. Rien qu’avec sa propre fille elle aurait eu fort à faire ! Quant à sa bru, cette jeune sotte n’a pas hérité de suffisamment de bijoux ?

— Ce sont peut-être mes perles qu’elle préfère ? Elles sont si belles !

— Alors, si elle veut les garder, vous n’irez pas les lui réclamer ?

— Je ne sais pas encore, mère… J’avoue que je me sens lasse ! Je crois que j’ai surtout besoin de repos et de calme ! Voyez-vous, parfois, je suis fatiguée de me battre !

— Déjà ? Alors que vous êtes si jeune ? Si c’est cela, restez avec moi autant qu’il vous plaira, dit Mme de Bouteville en prenant sa fille dans ses bras. Voulez-vous que nous fassions venir mon petit-fils ? J’en serais si heureuse !

— Moi aussi, mais plus tard peut-être. Je redoute pour lui ce temps de frimas et les chemins difficiles. Dès que le temps le permettra, je l’enverrai chercher. Retrouver une vie de famille me fera le plus grand bien !

Elle était sincère jusqu’envers elle-même. Pourtant une bonne nouvelle vint la sortir de son marasme. Le cher président Viole revint la voir. Il apportait une lettre de Lenet, un simple billet d’ailleurs accompagnant un pli couvert de l’écriture de Condé.

« Dites au président Viole, écrivait le Prince, que j’ai donné ordre aux sieurs Ferrand et Lavocat d’ajuster les choses avec Mme de Châtillon afin qu’elle ait tout ce que Madame lui a donné et que cela n’embarrasse pas notre accommodement de mon frère et de moi. Voyez les mêmes là-dessus pour qu’elle puisse en être en possession au plus tôt et “ avec honneur ” ! J’attends leur réponse pour ordonner à ma femme de lui envoyer les pierreries et eux donneront ordre pour les meubles. Assurez bien Mme de Châtillon de notre service et priez-la de nous vouloir écrire souvent. Ce nous sera une grande consolation… »

Isabelle en pleura de joie, car elle voyait une preuve d’attachement de la part de celui qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer et dont les réactions pouvaient se révéler parfois – et sans la moindre raison – d’une rare violence.

Mme de Bouteville, elle, exulta :

— Vous allez pouvoir prendre possession de ce charmant château de Mello qui est apanage des Montmorency et qui est, à une lieue près, aussi proche de Chantilly que l’est notre Précy5 ! Mais auparavant accordez-vous quelques jours de détente !

— Vous avez raison, mère, je crois en vérité que ce me sera nécessaire.

— Faut-il que vous soyez fatiguée pour en convenir…

Le repos n’allait pas durer. Bien que Mme de Bouteville se fût efforcée de le lui cacher, une bribe de conversation surprise entre sa mère et le cher président Viole venu prendre de ses nouvelles lui apprit qu’il lui restait encore un sujet de tourmente : tandis que la princesse Charlotte mourait à Châtillon, le grand Turenne, rencontrant près de Rethel l’armée royale commandée par le maréchal du Plessis-Praslin, subissait une écrasante défaite. Mais, ce qui était plus grave aux yeux d’Isabelle, son frère François de Bouteville devenu le bras droit de Turenne avait été blessé et fait prisonnier ! Elle ne resta pas davantage derrière la porte imprudemment entrouverte où elle s’abritait :

— François blessé ? François captif ? Et vous ne m’en avez rien dit, mère ?

— Je l’aurais fait si la blessure avait été préoccupante ! Quant à la prison, c’est la Bastille où nombre de gentilshommes ont séjourné sans dommage et…

— … Et mon père qui a été exécuté pour une peccadille ? Et notre cousin Henri ? Il est vrai que lui c’était à Lyon, mais…

— Mais le chef d’accusation était plus grave : haute trahison !

— Et qu’a fait François de différent en rejoignant Turenne… et les Espagnols ? Cher Président, si vous avez quelque amitié pour moi, obtenez-moi d’aller le visiter ! s’écria Isabelle.

— Mieux vaudrait se rendre auprès de la Reine pour lui demander sa grâce !

— L’un n’empêche pas l’autre ! Et moi je veux voir mon frère. Je suis certaine de pouvoir le ramener à la raison ! C’est le sort imparti à son chef bien-aimé qui l’a conduit à cette extrémité… Quant à la Reine, la défaite de Rethel devrait l’enchanter : n’est-ce pas une victoire pour son bien-aimé Mazarin ?

— Si nous nous aventurons sur ce terrain, nous n’en sortirons pas ! trancha Mme de Bouteville. Cher Président, pouvez-vous essayer de donner satisfaction à ma fille ?

— Je promets d’essayer. Elle sait bien que lui plaire est ce que je souhaite le plus au monde.

Isabelle eut son entrevue…

En suivant le geôlier dans l’escalier qui montait au troisième étage de la tour Bertaudière à la Bastille, le cœur d’Isabelle battait si fort sous ses vêtements et ses voiles de deuil6 qu’elle s’avoua qu’elle était inquiète. Il y avait une éternité, en effet, qu’elle n’avait rencontré son jeune frère et elle se demandait si leur ancienne et parfaite entente subsistait. Si même il en restait une bribe… et si François jouait encore de la guitare.

Quand la porte s’ouvrit et que le gardien s’effaça pour la laisser entrer, elle ne le vit pas tout de suite, seulement le feu qui flambait dans la cheminée. Ce fut sa voix moqueuse qui la fit se retourner vers le lit où il était à demi étendu, habillé, un oreiller sous sa jambe blessée.

— Une femme ? s’exclama-t-il joyeusement. Mais quelle heureuse surprise ! J’espère que vous êtes jolie, madame ?

— Pour quelqu’un dont la vie est menacée, vous me semblez de bien gaillarde humeur ! dit-elle en se débarrassant de l’ample cape noire à capuche qui l’enveloppait de la tête aux pieds.

En la reconnaissant, il eut un cri de joie.

— Isabelle ? Mais quel bonheur ! Je vous croyais au fin fond de vos terres !

Il voulut se lever, mais elle le repoussa gentiment.

— Restez tranquille ! Puisque votre jambe vous y oblige, profitez-en !

— Embrassez-moi, au moins !

Elle posa ses lèvres sur son front, puis s’assit au bord du lit cependant qu’il grognait, déçu :

— Quel enthousiasme ! Vous avez pris à tâche de me démolir le moral ? Et puis tout ce noir ! Vous êtes en deuil ou quoi ?

— Oui. Et vous devriez l’être aussi ! Je viens de ramener aux Grandes Carmélites le corps de notre princesse Charlotte…

— Elle est morte ?! Oh, non ! réagit-il, envahi par le chagrin. Et je n’y étais pas !

— Ni vous, ni ses fils, ni sa fille, ni sa belle-fille, ni son petit-fils qu’on ne lui a pas accordé la joie d’embrasser une dernière fois… Rien que Mme de Brienne, moi et les gens de Châtillon que sa bonté avait conquis ! Quant à vous, je considère comme une chance qu’elle ne vous ait pas vu et, surtout, qu’elle ait ignoré, ainsi que notre famille, que le dernier des Montmorency va bientôt laisser sa tête sur l’échafaud !

— L’échafaud ? Perdriez-vous le sens ? Je suis prisonnier de guerre…

— On ne met pas des prisonniers de guerre à la Bastille ! Mais des traîtres, oui ! Comme le fut, hélas, notre cousin Henri ! Il avait fait pacte avec les Espagnols, tout comme vous…

— J’ai suivi mon chef, c’est le devoir d’un bon soldat. M. de Turenne ne s’est employé qu’à chercher les moyens de libérer le royaume du pire fléau qu’il ait jamais connu.

— Non ! D’imposer votre loi à vous ! La France entière, je pense, déteste Mazarin au même degré qu’elle a détesté Richelieu dont chacun s’accorde à présent pour reconnaître qu’il fut grand…

— Mais il était français ! Vous entendez, ma sœur ? Français !!! Et il ne couchait pas avec la Reine qui, entre parenthèses, est espagnole !

— Elle a cessé de l’être en épousant Louis XIII ! Et vous n’oubliez qu’un détail, messieurs les mutins ! Qu’elle est la mère du Roi et que Mazarin en est le ministre !

— Un ministre dont il sera ravi d’être débarrassé…

— Qu’en savez-vous ? Vous aurait-il fait l’honneur de vous le confier ? Vous ne l’avez pas vu depuis longtemps, n’est-ce pas ? A votre place, je prendrais garde.

— A quoi ? Il nous remerciera, vous dis-je !

— De mettre son royaume à feu et à sang, et, pour réaliser cette belle prouesse, de faire appel à l’ennemi héréditaire. Dans quelques mois seulement, il atteindra la majorité royale et sera sacré à Reims. Dès à présent je me méfierais de lui ! En ce qui me concerne, je n’oublierai jamais le regard qu’il a posé sur le coadjuteur de Gondi au premier soir de la Fronde. Louis XIV sera un maître omnipotent… A moins que vous ne laissiez vos chers Espagnols l’assassiner ?

— Etes-vous folle ? Pour qui nous prenez-vous ? Nous sommes tous fidèles sujets de Sa Majesté…

— Allons donc ! Vous n’êtes même pas capables de vous en remettre à l’avis du plus grand d’entre vous ! Jamais, vous m’entendez, jamais le vainqueur de Rocroi ne se vendra au Roi d’Espagne auquel il a si glorieusement fait mordre la poussière ! Parce que lui n’est pas un traître ! Pensez-y quand vous vous agenouillerez devant l’épée du bourreau, François de Montmorency-Bouteville ! Qu’importe, après tout, si votre mère et vos sœurs en meurent de chagrin et de honte ! Geôlier !

Saisissant sa mante au passage, elle courut à la porte que l’homme ouvrit et s’élança dans l’escalier au risque de se rompre le cou. Aveuglée par ses larmes, elle se fût abattue au seuil de la tour si l’un des gardes ne l’avait saisie à temps et remise à Agathe qui l’attendait dans la voiture.

— Nous rentrons ! cria celle-ci au cocher.



1 Un an plus tard, les troupes royales durent en faire le siège.

2 L’usage voulait qu’une femme signe toujours de son nom de jeune fille. Lettre tirée des papiers de Lenet à la Bibliothèque nationale.

3 Aujourd’hui église Saint-Paul-Saint-Louis.

4 Bien des années plus tard, elle devait écrire dans son testament : « […] quelque lieu que je meure, je veux que l’on prenne mon cœur sans m’ouvrir tout à fait et qu’on le porte au couvent des Carmélites, près du corps de Madame la Princesse qui m’a tendrement aimée et qui m’a fait du bien dont je conserverai la reconnaissance jusqu’au tombeau… On mettra un marbre dessus qui en fera mention et l’on donnera deux mille livres aux religieuses pour qu’elles aient la bonté de le permettre… »

5 Les trois domaines forment en effet un triangle rectangle dont Chantilly et Précy forment la base et Mello le sommet.

6 Elle portait toujours celui de la Princesse.

11 La châtelaine de Mello

En reprenant contact avec la vie parisienne, Isabelle, semblable à une lectrice de roman-feuilleton à la feuille qui a manqué quelques publications, s’aperçut qu’à l’abri feutré des salons on n’avait pas cessé de comploter contre Mazarin.

Ainsi une amie de Mme de Longueville, Anne de Gonzague, princesse Palatine1, s’était efforcée de réunir autour d’elle ceux des mécontents qui pouvaient avoir une quelconque importance dans cette histoire de fous : frondeurs comme Beaufort et le coadjuteur de Gondi, amis de Condé comme Nemours et La Rochefoucauld, ambitieux de tous poils avec en tête Monsieur, duc d’Orléans, le pire de tous, sans oublier les parlementaires tirés de l’obscurité comme Broussel devenu plus enragé que les autres. Agissant dans divers milieux, ceux-là poursuivaient un unique objectif : Mazarin, dont ils avaient juré la perte à l’unanimité ! Or la bataille de Rethel, en écrasant Turenne et en envoyant Bouteville blessé à la Bastille, représentait un éclatant triomphe pour le ministre exécré et presque une injure personnelle envers le duc d’Orléans qui se voyait assez bien Régent, même si la majorité royale n’était plus très éloignée.

Ce fut ce qu’expliqua Nemours à Mme de Châtillon au lendemain de sa visite à François, quand elle put constater que la populace se remettait à crier : « Sus au Mazarin ! » et que Paris reprenait le visage menaçant d’autrefois.

— En ce moment même, le Parlement envoie une députation à la Reine pour lui demander la liberté des princes. Une forte députation, précisa-t-il. Il se pourrait que dès ce soir nous soyons débarrassés de cet Italien de malheur…

— C’est seulement maintenant que vous me racontez cela ? coupa-t-elle l’œil orageux.

— Moi qui pensais vous faire plaisir… Ne croyez-vous pas qu’avec ce que vous viviez à Châtillon il aurait été du dernier mauvais goût de vous rebattre les oreilles des problèmes que nous suscitons à ce faquin ? Vous connaissez Mme de Gonzague, il me semble ?

— C’est de Mme de Longueville qu’elle est l’amie. Cependant j’aurai plaisir à la revoir. Ne fût-ce que pour la remercier d’être venue prier aux Grandes Carmélites au jour des funérailles…

— Permettez-moi de vous conduire chez elle !

— Ma foi, non ! Allons, ne faites pas cette tête ! Vous m’y conduirez plus tard. Pour le moment, je vous l’avoue, j’ai besoin d’un temps de réflexion.

— Vous n’allez tout de même pas rentrer à Chantilly alors que nous sommes à la veille de renvoyer ce parvenu ?

— Croirait-on que c’est au bout du monde ? Non, je ne vais pas là-bas. Je reste ici pour dormir encore un peu ! C’est aussi bête que cela ! Dormir ! Vous n’imaginez pas à quel point j’y aspire ! Tant de nuits sans sommeil à veiller ma Princesse !

— Vous me surprenez ! Je pensais, au contraire, qu’après cette entrevue avec votre frère vous cracheriez feu et flammes pour le sortir de là.

— Eh bien, non ! Pendant qu’il est « neutralisé », au moins, il ne commet pas de sottises supplémentaires… Il ne jure que par l’Espagne ! Je vous demande un peu !

— Cela lui passera quand il retrouvera Monsieur le Prince ! Vous savez que c’est son dieu ! Et il se peut que notre délivrance soit rapide, vous savez ?

— Je veux y croire autant que vous… et je ne vous défends pas de m’apporter de bonnes nouvelles !

— Pourrai-je espérer obtenir… ma récompense ?

Il avait baissé le ton et se tenait à présent tout près d’elle, mais elle le repoussa d’un doigt.

— Nous verrons à ce moment-là !

— Isabelle !

— Il s’agit d’une récompense ? Méritez-la !

La délégation devait en effet être suffisamment persuasive, car, la nuit suivante, Mazarin, qui avait pris peur, s’enfuit à Saint-Germain avec une forte escorte.

Trois jours plus tard, les Cours souveraines réunies rendaient un arrêt prononçant le bannissement du ministre assorti d’une interdiction de revenir jamais en France et, cela posé, chargeait quatre des leurs de faire signer par la Reine un ordre de mise en liberté des princes puis de le leur envoyer porter dès le lendemain.

Averti, Mazarin crut de bonne guerre d’aller lui-même les délivrer et arriva avant l’envoyé de la Reine. Pour un homme aussi habile et aussi fin, c’était la bévue à ne pas commettre : au lieu de le remercier, Condé lui rit au nez et le traita avec un mépris tel que le Cardinal ne devait jamais oublier. Mais, comprenant qu’il était perdu s’il s’attardait et que son escorte n’était pas un luxe inutile, il remonta dans son carrosse et se dirigea vers l’Allemagne où il trouva refuge près de l’Electeur de Cologne.

Quand on sut que les princes revenaient, Paris, qui avait explosé de joie quand on les avait emprisonnés mais qui n’en était pas à une explosion près, explosa derechef et se lança au-devant d’eux. A partir de Pontoise, la route était encombrée de carrosses et la traversée de Saint-Denis, débordant d’une foule hurlante, présenta des difficultés jusqu’à ce que l’on rencontre M. de Guitaut qui venait, au nom de la Reine, présenter ses compliments aux revenants, et, ensuite, à La Chapelle, Monsieur, duc d’Orléans, les fit monter dans sa voiture afin de les conduire au Palais-Royal saluer la Reine… qui les reçut sur son lit. Enfin on gagna l’hôtel de Condé où s’entassait une grande partie de la Cour. Seul Nemours, une fois les princes rentrés au bercail, se rendit à l’hôtel de Valençay pour y recevoir la divine récompense qu’il pensait avoir si bien méritée, mais dut s’en retourner passablement dépité.

Après avoir, le matin même, appris du président Viole la libération de son frère, Mme la duchesse de Châtillon était partie prendre possession de son château de Mello…

Il faut avouer qu’il en valait la peine !

Mello2 , Isabelle le connaissait depuis toujours, et depuis toujours il lui plaisait, plus même que le magnifique Chantilly. Peut-être parce que, en dépit des deux tours d’origine, il possédait cette grâce et ce charme qui sont l’apanage des châteaux de femmes. Il avait été confisqué au moment de l’exécution d’Henri de Montmorency mais rendu très vite à sa sœur, lui apportant aussi un peu de consolation. Quant à Isabelle, c’était pour elle le nid rêvé, même si elle avait réussi à rendre presque confortable son rude Châtillon.

Bâti sur une colline au-dessus de la charmante vallée du Thérain, pur joyau de la Renaissance fait de pierres blanches et de toits d’ardoises, ouvert par ses nombreuses fenêtres sur la petite ville couchée à ses pieds comme un gros chat paisible, Mello avait tout ce qu’il fallait pour séduire une femme de goût, y compris un ameublement et des serviteurs, peu nombreux sans doute pour l’intérieur mais de qualité. Avec eux la propriétaire pouvait s’absenter plusieurs années, il n’y aurait pas de mauvaises surprises au retour. Et la dernière avait été cette femme exquise qu’était Charlotte.

Isabelle s’y installa donc avec une vive satisfaction et la curieuse impression de rentrer chez elle. Son premier soin, bien sûr, fut d’envoyer Bastille à Châtillon, chargé de ramener son petit garçon, sa nourrice et sa « maison », tandis que l’on préparerait une chambre près de la sienne. On était au début du printemps ; tout allait refleurir et le moment paraissait heureusement choisi pour débuter la nouvelle vie que la jeune duchesse voulait brillante, mais aussi familiale, puisqu’elle était à peu près à égale distance de Précy et de Chantilly.

Autour d’elle, en tout cas, il n’y avait que des gens satisfaits. Mme de Bouteville était ravie du voisinage de sa fille et Agathe enchantée d’avoir enfin une vie conjugale presque normale. Elle pouvait rencontrer son époux quand elle le voulait et il ne se passait guère de jours sans que son jeune beau-frère, Jacques, vienne lui porter un message ou recevoir de ses nouvelles.

Tout cela mis à part, grâce aux nombreuses lettres du président Viole – qui prenaient sensiblement mais de façon incontestable le ton de messages d’amour – et aux courants d’air arrivés d’un peu partout, la jeune duchesse n’ignorait rien de ce qui se passait à Paris.

L’allégresse y était générale, sauf au Palais-Royal où la Reine était, sinon isolée, du moins à l’écart d’une liesse populaire qu’elle admettait d’autant moins qu’elle n’y comprenait rien. Les anciens prisonniers étaient quasi déifiés. De jour comme de nuit – ou presque –, l’hôtel de Condé rénové voyait s’allonger à sa porte des files d’adorateurs. Pour leur donner du grain à moudre, Monsieur le Prince avait fait chercher à Montrond son épouse dégoulinant d’orgueil et son fils qui allait sur ses huit ans. Pendant ce temps-là, Monsieur le Prince vaquait à ses plaisirs. L’argent ne lui manquait pas car il s’était fait remettre, à titre de dédommagement pour son « emprisonnement injuste » et ses arriérés de pensions, la coquette somme de un million trois cent mille livres. Cela lui permettait de tenir table ouverte à Paris et de festoyer à Saint-Maur ou ailleurs en compagnie de Beaufort et de Nemours, et de donner une fête à tout casser pour le retour de Mme de Longueville, sa sœur bien-aimée que nimbait à présent une auréole façon Jehanne d’Arc, la pureté en moins.

On porta le couple aux nues, ce qui eut le don d’indisposer de plus en plus le duc de Longueville, le troisième captif qui en avait subi autant que les autres mais qui passait à peu près inaperçu ! Sa fille, Marie d’Orléans-Longueville, eut beau jeu de lui faire remarquer qu’avoir épousé une déesse traînant toujours derrière elle un minimum de deux amants n’était pas une si bonne affaire. Même avec une sérieuse différence d’âge, les ramures d’un cerf étaient aussi gênantes pour mettre un chapeau que pour coiffer la couronne ducale.

Quant au jeune Conti, qu’il était question de marier à la ravissante fille de la dangereuse duchesse de Chevreuse, il se roula aux pieds de sa sœur, plus énamouré que jamais.

— Quelle famille ! soupira Mme de Brienne venue passer quelques jours chez sa jeune amie. Autrefois l’inceste vous menait droit à l’échafaud, mais, les trois Condés se considérant « comme des dieux3 », ils ne sauraient bien sûr faire leur une morale qu’ils doivent juger regrettablement bourgeoise !

— Bah, laissons-leur un peu de temps pour les retrouvailles. C’est un grand moment pour eux…

— Vous êtes bien indulgente, dites-moi ! Cela ne vous ressemble guère.

— J’essaie d’être juste, soupira Isabelle. C’est aussi la première fois qu’ils se rassemblent depuis la mort de notre princesse. Tous l’adoraient !

— Les garçons surtout ! Ils étaient si fiers de sa beauté. Dès qu’Anne-Geneviève a pris conscience de la sienne, elle s’est écartée de sa mère. Peut-être afin d’éviter les comparaisons. Elle avait pour elle une rayonnante jeunesse, mais Madame la Princesse possédait un charme, une gaieté, une joie de vivre que n’aura jamais une fille sans cesse à la recherche de sa propre gloire, et qui n’est même pas effleurée par l’idée qu’elle devrait porter le deuil, comme elle aurait dû être présente au chevet de sa mère mourante.

Une voix claironnante lui coupa la parole. Mme de Longueville, qui avait interdit que l’on prévienne de sa visite, s’avançait dans la pièce vêtue et empanachée de ce bleu turquoise si semblable à la couleur de ses yeux.

— Un rôle que vous avez accepté avec délectation, n’est-ce pas, ma cousine ? L’occasion était trop belle aussi ! Les fils en prison, la fille à la guerre… et plus personne entre la cousine pauvre et le fabuleux héritage. Comment résister à pareille tentation ? Mais aussi, quel résultat, persifla-t-elle en virant sur ses talons, une main levée désignant le remarquable plafond à caissons bleu et or.

Mme de Brienne s’apprêtait à faire entendre sa protestation, mais Isabelle, d’un geste et d’un sourire, l’en dissuada. Puis :

— Vous avez bientôt fini ?

— C’est selon le temps que vous mettrez à comprendre que votre place n’est nullement ici !

— Ah non ? Et pourquoi, je vous prie ?

— Mais parce que c’est l’évidence ! Le plus joli de nos châteaux après Chantilly en échange de quelques jours de soins et d’hospitalité on ne peut plus naturels entre cousins ? Mello ne peut appartenir qu’à nous !

— Vous, les Condés ? C’est là que vous faites erreur. Depuis des décennies, Mello est un bien Montmorency ! C’est la raison pour laquelle il appartenait en propre à notre princesse. Et, que vous le vouliez ou non, je suis une Montmorency. Il vous sied de venir réclamer ce qui ne vous a jamais appartenu… et en cet équipage ! Non seulement vous n’êtes pas accourue au chevet de votre mère agonisante, mais en plus vous ne lui faites même pas l’honneur de porter son deuil !

— Deuil de façade destiné à l’édification de la galerie ! Ce n’est pas difficile ! Quant à ma mère, je sais qu’elle avait beaucoup décliné et perdait l’esprit !

— Moi, je ne le crois pas, intervint Mme de Brienne. Permettez-moi, Isabelle, de mettre les choses au point. J’ai un message à délivrer à madame la duchesse de Longueville, car c’est à moi que Madame la Princesse l’a confié. Je n’avais pas l’intention d’en faire état, mais, après ce que je viens d’entendre, je ne souhaite plus me taire. Avant de rendre à Dieu son âme si généreuse, votre mère s’est adressée à moi : « Ma chère amie, dites à cette pauvre misérable qui est à Stenay qu’elle apprenne à mourir ! »

Sous le choc des paroles sévères, Mme de Longueville pâlit et eut un bref mouvement de recul, mais la colère réapparut aussi vite et elle voulut s’en prendre à sa cousine. Mais celle-ci s’était approchée d’une fenêtre et regardait au-dehors. Cependant Mme de Brienne remontait au créneau :

— Encore que faible, votre seule, votre seule excuse est l’éloignement. Il n’en va pas de même en ce qui concerne l’épouse de Monsieur le Prince, qui non seulement a refusé à la mourante d’embrasser une ultime fois son petit-fils – Montrond n’est pas à cent lieues de Châtillon ! –, mais en plus a adressé ses derniers messages à Lenet ! En revanche, elle a fort bien su s’approprier la totalité des joyaux de votre mère jusques et y compris ceux qui ne lui revenaient pas !

— Comme si cette fille avait jamais présenté le moindre intérêt !

Abandonnant sa fenêtre, Isabelle refit face :

— Elle agit pourtant comme si elle était une puissance, puisqu’elle n’a pas tenu compte des ordres de votre mère à qui Montrond appartient et qui entendait que sa ville reste fidèle au Roi !

— Pour cette fois je lui donne raison. Etre fidèle au Roi ne s’entend plus comme avant, puisque son auguste personne sert d’abri à Mazarin. C’est nous qui, en réalité, lui sommes le plus fidèles en voulant le débarrasser de ce plat valet italien…

L’altière duchesse semblait à présent disposée à discuter, mais Isabelle était excédée. Elle rompit les chiens brutalement :

— Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, nous ne serons jamais d’accord ! Merci de votre visite, madame la duchesse de Longueville !

Celle-ci réagit aussitôt :

— Je ne suis pas de celles que l’on congédie sans plus de façons ! Alors retenez ceci : vous n’êtes pas de taille à vous affronter à moi et vous découvrirez vite que vous êtes seule dans votre joli château maintenant que ma mère n’est plus là pour vous abriter, tandis que, outre mon époux…

— … dont on dit qu’il supporte de plus en plus difficilement le rôle grotesque auquel vous le condamnez…

— … mes frères, et singulièrement Condé sur qui j’ai toute puissance ! Sans oublier votre frère, qui est entièrement acquis à notre cause !

— Et qui en attendant végète à la Bastille et est en danger de mort ! rétorqua Isabelle.

— Il n’y restera plus longtemps et ce sera pour nous rejoindre.

— Non, c’est M. de Turenne qu’il rejoindrait, mais, depuis que le Grand Condé est revenu, il se détournera de la trahison !

— N’y comptez pas ! Mon frère fera ce que je veux et Bouteville aussi ! Pourquoi d’ailleurs ne serait-il pas mon amant ?

— Comme Turenne, comme La Rochefoucauld, comme…

— Comme ce charmant Nemours que je vais vous enlever ! Vous allez être très seule, ma chère ! Et vous devriez retourner auprès de votre fils – qui est bien celui de ce pauvre Gaspard au moins ? – dans votre bourbeux Châtillon qui est encore beaucoup trop important pour la petite intrigante que vous êtes !

— La petite intrigante préfère être ce qu’elle est plutôt qu’une fieffée putain comme vous, madame la duchesse de Longueville !

Un rire grinçant lui répondit, suivi de pas qui s’éloignaient. A bout de forces, Isabelle se laissa tomber dans un fauteuil, les coudes aux genoux et le visage entre ses mains glacées. Il y eut un silence durant lequel Mme de Brienne retint sa respiration, hésitant sur l’attitude à prendre. Enfin elle se décida, vint poser sa main sur l’épaule d’Isabelle qui, la croyant partie, tressaillit à son contact, mais posa aussitôt dessus la sienne comme pour la retenir.

— Pardon ! murmura-t-elle. Pardon de m’être oubliée à ce point en votre présence !

— Pardon ? Mais j’aurais été désolée de manquer cela ! Vous avez eu le dernier mot, ma chère petite, et c’est ce qui compte !

— Vous croyez ?

— Disons que vous lui avez bien rivé son clou !

En dépit des applaudissements de celle qui, pour Isabelle, continuait un peu sa chère princesse et, malgré tout, de sa propre conscience dont aucun reproche ne lui parvenait, elle entama une mauvaise nuit à se faire des reproches. Comment avait-elle pu imaginer que, dès la libération de ses frères – qui avait valeur d’amnistie ! –, l’insupportable Anne-Geneviève n’accourrait pas les rejoindre ? Ne fût-ce que pour s’assurer qu’elle les tenait toujours en son pouvoir ? « Comme des dieux ! » Il y avait des lustres qu’à l’hôtel de Condé elle avait entendu cette arrogante affirmation tomber des lèvres de son ennemie ! A l’époque, elle n’avait fait qu’en rire en haussant les épaules, n’y voyant qu’une boutade d’orgueil presque naturel de la part d’une fille qui osait déclarer qu’elle n’aimait pas les plaisirs innocents ! Maintenant, ses dernières illusions s’étaient envolées, elle savait à quoi s’en tenir : cette femme avait décidé de tout lui arracher de ce qu’elle aimait. Amant, amour, frère même, elle ne lui laisserait rien… Que ce charmant Mello devenu son incontestable propriété où s’attardait encore l’écho du rire inimitable de Charlotte…

« Il est toujours possible de le faire incendier », souffla alors une voix intérieure qui réveilla Isabelle, soudain assise dans son lit et trempée de sueur.

Elle avait dû crier car Agathe apparut au même instant un chandelier à la main, un bonnet sur la tête et en robe de nuit. Et se précipita vers elle.

— Mon Dieu ! s’exclama-t-elle en la découvrant quasi hagarde. Madame la duchesse est souffrante ?

Sans attendre la réponse, elle déposait son bougeoir, cherchait un cordial que l’on refusa, puis, constatant que sa maîtresse était humide et glacée, lui arracha sa chemise trempée qu’elle remplaça par une autre après l’avoir frictionnée avec des serviettes aussi vigoureusement que si elle avait été un cheval. Isabelle ne disait rien, se laissait étriller. Ce fut seulement quand Agathe l’eut enveloppée d’une vaste écharpe de laine pour la conduire près du feu vivement rallumé qu’elle demanda :

— Quelle heure est-il ?

— Une heure du matin, mais que…

— J’ai fait un méchant rêve… Un affreux cauchemar ! balbutia-t-elle encore sous le coup de la terreur. J’ai rêvé que ce château flambait… Des flammes si hautes qu’il n’était pas possible de savoir si quelqu’un y respirait encore… Et puis je les ai vues s’approcher de moi… Et plus je reculais, plus elles avançaient en grondant. En même temps elles parlaient et je comprenais leur langage… Elles disaient…

— Non ! Ne le dites pas ! Ce n’est pas difficile à deviner… Elles avaient la voix de cette Longueville, j’en jurerais. Mais vous ne devez pas en avoir peur !

— Elle a juré de m’enlever tout ce qui m’était cher ! Tout, vous entendez ?

— Oh, j’ai entendu ! Ai-je déjà confessé à madame la duchesse que j’ai la mauvaise habitude d’écouter aux portes quand vient quelqu’un que je n’aime pas ? Je n’aurais eu garde de manquer à cette visite. On a peine à croire qu’une femme aussi odieuse soit la fille de Madame la Princesse ! Et, à ce propos, il se peut qu’elle ne dorme pas bien elle non plus, mais pas pour une idée fumeuse. Ce qu’elle a entendu de la bouche de Mme de Brienne donnait à penser à une malédiction ! A sa place, j’y prendrais garde !

— Elle se veut au-dessus du commun des mortels !

— Peut-être, mais plus dure sera la chute ! On y veillera !

— C’est surtout sur mon fils qu’il faut veiller. J’ai peut-être eu tort de le faire venir ici ? Derrière les murailles de Châtillon, il serait plus difficile sinon impossible de l’atteindre, mais j’avais tellement envie de l’avoir près de moi !

— C’est on ne peut plus naturel… Et il est si mignon !

A bavarder ainsi à bâtons rompus, Isabelle, réchauffée, réconfortée, reprit son équilibre et finit par regagner son lit où elle acheva la nuit assez paisiblement.

Le jour amena un beau soleil et lui rendit son optimisme habituel. Elle employa son temps de fort agréable façon à faire l’inventaire de son nouveau domaine et de tout ce qu’il contenait, et, à l’issue de l’inspection, en conclut que le cadeau était vraiment royal et que, additionné à ce qu’elle possédait déjà, elle pouvait se considérer comme une femme riche. Même s’il lui fallait faire le deuil des célèbres perles que, très certainement, on ne lui donnerait jamais en dépit des ordres du Prince. Elle était trop coquette pour ne pas les regretter, mais avait acquis suffisamment de sagesse pour ne pas s’y attacher.

Mme de Brienne repartit en début d’après-midi pour rentrer à Paris. Comme la défunte princesse Charlotte, elle était liée à la Reine par une réelle amitié et se souciait de la savoir à présent seule avec son jeune Roi pour affronter une situation des plus déplaisantes. Que l’on aimât ou non Mazarin, il la déchargeait du plus lourd du gouvernement de l’Etat, et que tous deux soient unis par de tendres liens – voire des liens conjugaux ! – ne changeait rien au fait qu’elle n’avait plus personne sur qui s’appuyer pour faire face à un peuple qui, ayant goûté aux joies de l’agitation, ne semblait pas décidé à y renoncer de sitôt !

— J’ai toujours su qu’elle était courageuse, avait dit la comtesse avant de monter en voiture, mais je pense qu’un peu de chaleur d’amitié sera peut-être la bienvenue !

Isabelle avait alors répondu :

— Voulez-vous me mettre à ses pieds et lui dire que je suis tout à son service au cas où elle aurait besoin de moi ? Et sans rien demander en échange. Simplement en mémoire de notre chère princesse !

— Soyez sûre que je ne manquerai pas de le lui dire… et je crois qu’elle en sera contente…

La journée se passa donc paisiblement et s’acheva par une lente promenade dans les jardins – le château intérieur et extérieur avait toujours été soigneusement entretenu – avec le petit Louis-Gaspard qui commençait à marcher. Etayé d’un côté par sa mère et de l’autre par Agathe, il lançait ses petites jambes dans tous les sens en riant aux éclats et il ressemblait si fort à son père – blond comme lui et ses beaux yeux bleus ! – que sa mère se sentait fondre quand il la regardait en penchant sa tête de côté, et plus encore quand il lui entourait le cou de ses bras potelés pour entamer un discours totalement hermétique mais qui ne pouvait qu’être des plus tendres.

En rentrant, elle le remit à Jeannette, sa nourrice, et regagna son appartement où elle avait l’intention de se faire servir un souper léger et de se coucher tôt afin d’effacer par une nuit réparatrice les traces de la précédente.

Or elle trouva Bastille qui l’attendait dans ce qui devenait son cabinet d’écriture.

— Tu m’attendais ? Pourquoi ne pas m’avoir rejointe au jardin si tu avais quelque chose d’urgent à me communiquer ?

— En vous portant cela ? Je ne pense pas que vous auriez apprécié.

Il désignait un coffre de bois précieux et de moyennes dimensions que l’on avait posé sur un siège. Un large ruban scellé d’un cachet rouge le mettait à l’abri des curiosités et le cœur d’Isabelle battit plus vite en reconnaissant les armes des Bourbons-Condés.

— Il vient de Chantilly, ajouta Bastille, imperturbable. J’ai aussi cette lettre…

L’écriture en était extravagante et, cette fois, la jeune femme sentit une chaleur lui monter au visage. Sans regarder son serviteur, elle prit un coupe-papier pour faire sauter le cachet, lut… et devint ponceau.

« Cette nuit je viendrai à onze heures. Veillez à écarter vos domestiques et à laisser votre fenêtre ouverte ! Surtout ne refusez pas ! Je pars demain… »

En levant les yeux, elle vit que Bastille regardait au-dehors, mais sans bouger d’une ligne.

— Eh bien, merci ! Qu’attends-tu ?

— De savoir s’il y a une réponse, fit-il calmement.

— Aucune. Tu as ton couteau ?

Il le tira de la gaine accrochée à sa ceinture et le lui tendit en le tenant par la lame, mais elle désigna le coffre.

— Coupe ce ruban !

Le couvercle se soulevant révéla le contenu qu’elle espérait. Les perles ! Les magnifiques perles de Charlotte avec la « grande boîte de diamants » ! De grosses perles rondes, légèrement rosées, pour le tour de cou et d’autres, énormes, en forme de poires, en une longue chaîne que l’on pouvait draper sur une robe selon la fantaisie du moment. Isabelle, les mains jointes, les contempla à satiété avec un immense plaisir. Elle avait été tellement certaine de ne jamais les revoir sinon sur celles en qui elle ne pouvait plus voir que des ennemies : la Longueville et la « petite dinde » qui, depuis son équipée de Bordeaux, éclatait d’orgueil ! Et maintenant ces splendeurs étaient là, devant elle, à elle…

— Vous ne les essayez pas ? avança Bastille qui la regardait avec un demi-sourire au coin des lèvres.

— Non… J’ai toute la vie pour le faire ! Mais elles ne m’iront jamais mieux qu’à la princesse Charlotte… Ces perles roses surtout ! Elles avaient l’air de refléter son teint et elle les adorait. Mais il est temps de les ranger, décida-t-elle en se relevant. Et je te remercie infiniment pour cette joie que tu me procures… Au fait, qui te les a remises ?

— Monsieur le Prince en personne avec la lettre et dans son cabinet de travail.

— Je vais lui écrire pour le remercier et tu porteras mon message demain.

Elle rapporta la cassette dans sa chambre où Agathe effectuait de menus rangements et lui confia la précieuse boîte en lui recommandant de l’enfermer avec ce qu’elle avait de plus précieux. Celle-ci comprit aussitôt de quoi il s’agissait.

— Ah ! jubila-t-elle. On s’est décidé à vous les rendre ? Je ne l’aurais pas cru après la scène d’hier soir !

— Moi non plus, mais quand le maître ordonne !

— Il doit espérer un beau remerciement…

— Il fera mieux ! Il a l’intention de venir le chercher cette nuit ! Lis !

— Son Altesse semble savoir ce qu’elle veut, émit Agathe en rendant le billet. On dirait presque une injonction.

— Absolument… Et je ne le supporte pas. Nous allons cependant préparer le chemin comme on le souhaite, mais c’est dans mon cabinet que je l’attendrai… Et, à la réflexion, vous allez y reporter les joyaux ! Puis vous veillerez à ce que la maison soit telle qu’il espère la trouver. Après quoi vous reviendrez me coiffer ! Vous pouvez mettre Bastille dans la confidence, de façon qu’il veille à ce que Son Altesse ne rencontre personne !

— Il ne va pas aimer ! Il vous surveille comme du lait sur le feu !

— Si cela l’amuse ! L’important est qu’il exécute mes ordres… Ah, vous préparerez quelques friandises et du vin d’Espagne. Quels que soient l’heure ou l’endroit, Son Altesse est toujours affamée…

Sur ce Isabelle alla s’asseoir devant sa table à coiffer afin d’y méditer sur ce qu’elle allait mettre, tandis qu’Agathe partait suivre les directives de sa maîtresse en marmottant au sujet d’appétits qu’une assiette de petits gâteaux n’avait aucune chance d’apaiser…

Il était onze heures tapantes quand Condé attacha son cheval à un arbre en vue d’un château qu’il connaissait bien. Tout y était éteint à l’exception de deux fenêtres donnant accès à ce qui devait être la chambre de la châtelaine. Son sourire s’élargit en constatant qu’une main sans doute affectueuse avait prévu une échelle de corde arrimée au balcon. La nuit promettait d’être aussi belle qu’il la rêvait depuis longtemps… Le ciel de mai lui-même, d’un bleu profond piqué d’étoiles, dont l’une devait être la sienne, lui paraissait un encouragement.

L’escalade ne fut qu’un jeu pour lui, et en quelques secondes il eut atteint la fenêtre en écartant les rideaux à demi tirés…

— Me voici ! commença-t-il à voix contenue, mais son discours s’arrêta net en découvrant le chandelier à longues bougies roses qui brûlait au chevet du lit, celui-ci était encore recouvert de sa courtepointe bleue brodée d’argent.

Rendu méfiant tout à coup, il s’approcha, appela :

— Isabelle ! Où êtes-vous ?

— Ici, Monseigneur ! Si vous voulez bien venir jusqu’à moi…

Au seuil de la pièce voisine, elle exécutait la plus parfaite révérence. Tellement parfaite qu’elle permit à Son Altesse de plonger dans le large décolleté de la robe de velours noir dont les amples manches retroussées laissaient voir les mêmes bouillonnés de satin blanc que ceux encadrant les épaules et la gorge. Pas de bijoux, si ce n’est à la base du long cou gracieux un rang de perles qu’il n’eut aucune peine à reconnaître. Rien non plus dans les cheveux bruns coiffés lâche, aussi brillants que des coques de châtaignes…

Trop surpris pour trouver quelque chose à dire, il la suivit dans le petit salon voisin où, comme dans la chambre, un joyeux feu de bois crépitait dans la cheminée de marbre blanc. Il prit aussi le fauteuil qu’elle lui désignait tandis qu’elle-même s’installait dans son semblable… de l’autre côté de la table sur laquelle était disposée une collation.

Le sourire qu’elle lui offrait était positivement angélique, mais il n’en fut pas dupe à cause de cette pointe de malice qui brillait dans les beaux yeux sombres.

Sans répondre à son salut et pas davantage à son sourire, il prit une noix dans une corbeille, brisa la coque entre ses doigts, la mangea et en prit une deuxième. Son œil où brillait la colère ne quittait pas la jeune femme.

— Ce n’est pas ce que j’attendais ! fit-il sèchement.

— Et qu’attendiez-vous donc ? demanda-t-elle en se levant pour emplir d’un vieux bourgogne un verre d’épais cristal qu’elle lui tendit et qu’il avala d’un trait.

Isabelle fit entendre alors un petit claquement de langue réprobateur quand il lui rendit le verre vide. Elle ne le lui remplit qu’à moitié.

— Ce vin de la Romanée mérite plus de respect, Monseigneur ! Naturellement, si j’avais su plus tôt votre venue, j’aurais fait préparer un festin, invité quelques amis…

— Cessez de vous moquer de moi ! gonda-t-il. Vous saviez ce que j’attendais, sinon pourquoi ce château plongé dans l’obscurité, cette échelle de corde ?

Quand les yeux du prince, déjà difficiles à soutenir en temps normal parce que toujours habités d’éclairs, atteignaient la fulgurance, il pouvait devenir dangereux, mais elle n’avait jamais eu peur de lui. A son tour elle avala quelques gouttes de vin, mais garda le verre entre ses mains.

— Cartes sur table, Monseigneur ! Je suis consciente de ce que vous vouliez en remerciement de ces joyaux que vous m’avez envoyés ! Au lieu de cette table servie, vous espériez mon lit ouvert et moi dedans à moitié nue.

— Pourquoi à moitié ? ricana-t-il. Je vous ai écrit que je partais demain, donc je suis pressé…

— Et donc vous vous hâtez de récupérer vos créances ? Au fond, ce billet court et quasi insultant que vous m’avez fait tenir aurait pu se réduire encore ! Par exemple à : « En échange de ces bijoux, je veux coucher avec vous ! »

— Et alors ?

— On n’en use pas ainsi avec une Montmorency ! Mon sang vaut le vôtre, à cette différence qu’il est plus ancien et plus pur ! Mon père n’a cessé de croiser le fer contre quiconque en doutait ! Quant à ce trésor que je n’espérais plus, je vous en remercie, naturellement, mais cela ne vaut pas que je le paie de mon corps. Relisez le testament de votre mère ! C’est à moi et à moi seule qu’elle a légué ces perles et ce château. On ne fait pas de présents, et encore moins de marchés, avec ce qui ne nous appartient pas !

— Balivernes ! Que venez-vous ici me parler de marché ? Comme si vous ne saviez pas que je vous aime !

Inattendu, le mot frappa Isabelle. C’était si peu ce qu’elle avait pu prévoir ! D’autre part, elle savait que ce n’était pas la première fois qu’il le disait et elle ne baissa pas sa garde :

— Vous m’aimez ? C’est tout récent alors ?

— Ne l’avez-vous pas compris à chacun de nos revoirs ? Et avant même votre mariage avec Châtillon ?

Il s’attendait à n’importe quoi de cette étrange fille, sauf qu’elle éclate de rire, et c’est pourtant ce qu’elle fit. Ce qui le fâcha :

— Qu’ai-je dit de si risible ?

— Soyez plus précis, Monseigneur ! Et plus honnête ! Aurais-je dû tenir pour vraies vos galanteries quand je vous servais de chandelier au temps de vos amours avec Mlle du Vigean ?

— De chandelier ? De qui le tenez-vous ?

— Mais de celle qui vous connaît le mieux ! Votre propre sœur ! Comment mettre en doute une telle source ?

— Plus que toute autre au contraire ! Elle vous hait !

— Si vous pensez m’apprendre quelque chose ! Mais je le lui rends au centuple.

— Essayez de ne pas trop lui en vouloir ! Elle ferait l’impossible pour me protéger parce qu’elle m’aime profondément… et qu’elle vous trouve dangereuse pour ma paix intérieure !

— Le suis-je ?

— Je viens de vous le dire ! Isabelle ! Me laisserez-vous partir…

— Oh, c’est vrai ! J’allais oublier ! Où donc allez-vous ?

— A Paris ! Et ne riez pas ! Ce n’est pas loin, je le sais, mais tout y va de travers…

En effet, en dépit des fêtes, ballets et divertissements qui se succédaient depuis la libération des princes, la brouille s’insinuait entre les frondeurs, le duc d’Orléans et Condé lui-même, chacun se plaignant de l’inexécution des fameuses conventions secrètes de janvier dernier. Le mariage du jeune Conti avec la fille de la duchesse de Chevreuse était brisé, cependant que Monsieur qui, du rang de lieutenant général du royaume se voyait bien passer à celui de Roi, supportait de plus en plus mal de se voir barrer le passage par Condé ; quant au coadjuteur de Gondi, furieux de ne pas avoir encore coiffé le chapeau de cardinal qu’il croyait tenir, il n’avait pas hésité à offrir ses services à Mazarin toujours en exil. Ainsi d’ailleurs – à ce que l’on chuchotait – d’Anne de Gonzague, qui s’était offerte comme correspondante secrète de celui dont la Reine déplorait tant l’absence et qu’elle aidait de tout son pouvoir.

Tout cela, Isabelle n’en ignorait pas grand-chose, même si elle entendait prolonger son séjour à Mello, mais le rapide tableau qu’en traça son visiteur l’inquiéta sérieusement.

— C’est pourquoi je répète ma question : qu’allez-vous chercher là-bas sinon un surplus de soucis ? Laissez donc Monsieur, le Parlement, Gondi et la Reine s’affronter à fleurets plus ou moins mouchetés et attendez à Chantilly que l’on vienne vous soumettre des problèmes dont je me demande qui pourrait en venir à bout ! C’est vous que l’on a porté en triomphe lors de votre retour de Normandie. Vous pourriez devenir le dernier recours.

— Ou la première victime. Savez-vous qu’en fait de recours on pourrait m’appréhender de nouveau, voire me faire assassiner ?

— Quelle horreur ! Mais d’où tenez-vous cela ?

— Des nombreux agents que les miens entretiennent dans Paris, ainsi que des amis que j’y conserve. Leurs rapports sont inquiétants et, autour de moi…

— Oui, au fait ! Que dit-on autour de vous ?

— Que je ne dois pas attendre d’être pris au piège et qu’il faut se battre dès à présent.

— Déclencher une nouvelle Fronde à peine éteinte la première ? Avec le soutien de quelles forces ?

— Tous mes partisans – et j’espère que vous en êtes – m’adjurent d’accepter l’aide non négligeable que propose le Roi d’…

— Espagne ? Qui ose vous présenter comme un bienfait les armes de l’ennemi… Celui-là même que vous avez écrasé à Rocroi ?

— Qui ? Mais tous ceux qui m’aiment : ma sœur, mon jeune frère… le vôtre qui est des plus ardents…

— François ? Je le croyais à la Bastille…

— Il en est sorti et il se soigne à Chantilly !

— Et il n’est même pas venu jusqu’ici ?

L’esquisse d’un sourire vint éclairer le sombre visage du prince.

— Il a bien trop peur de vous ! Vous êtes, j’en suis certain, le seul être au monde qu’il redoute !

— Quelle sottise ! Nous avons toujours été complices, mais il sait que, chez nous, la fidélité au Roi ne se marchande pas !

— A condition d’en avoir un. Celle qui règne est espagnole…

— Elle est sa mère !

— Acoquinée à un aventurier italien…

— Il est son ministre et, dans quatre mois, le Roi sera majeur. Oserez-vous encore lever les yeux sur lui quand vous aurez fait déchirer son bien par l’ennemi héréditaire ?

— S’il est intelligent, il nous dira merci !

— Ou il signera votre arrêt de mort ! Faut-il que vous soyez aveugles, vous et mon étourneau de frère ?

— … et toute la haute noblesse de France alors ? Beaufort, La Rochefoucauld, Nemours, Bouillon, Conti mon frère, Longueville mon beau-frère…

— Dites sa femme et vous serez plus près de la vérité ! Ce dont je suis sûre, en tout cas, c’est que jamais vous n’auriez pu impliquer Gaspard de Châtillon-Coligny dans ces menées ! Il s’est fait tuer en combattant pour vous, mais jamais il n’aurait accepté pour maître l’Espagnol ! Jamais, vous m’entendez ? Jamais !

Emportée par une émotion plus forte que sa volonté, elle eut un sanglot, cacha son visage dans ses mains et se laissa tomber à genoux.

— Je vous en supplie, ne vous laissez pas entraîner à franchir le seuil infâme de la trahison ! Ne ternissez pas la gloire si pure qui a fait de vous l’idole de tout un peuple ! Chassez Mazarin si vous le voulez, mais en vous servant de vos propres armes, vos propres forces ! Songez à vos victoires passées !

Il s’était précipité vers elle, la relevait et refermait ses bras autour de ses épaules.

— Isabelle ! murmura-t-il, les lèvres dans ses cheveux. J’étais venu vous prier d’amour, tout simplement ! Il y a si longtemps que je rêve de vous faire mienne, et voyez où nous en sommes ? Par pitié…

— Pitié ? Pour vous ?

— Pour nous deux ! Vous savez que je vous aime et je crois que vous m’aimez aussi ! Le temps s’écoule et viendra bientôt l’heure de nous quitter.

A ce moment, quelqu’un fit entendre au-dehors un sifflement modulé qui lui arracha un grondement de colère.

— Pas déjà ! On ne peut pas me demander de vous quitter si vite, quand je vous tiens dans mes bras, que je sens battre votre cœur et que me torture le désir que j’ai de vous…

Il se mit à l’embrasser avec une sorte de fureur, passant de son cou à sa gorge… Mais le sifflement reprit, se fit plus insistant. Isabelle se ressaisit.

— Il va réveiller tout le château ! Il faut voir ce qu’il en est !

— Pas avant de t’avoir possédée !

Il ne voulait rien entendre et cherchait à déchirer sa robe, mais elle rassembla toute son énergie pour le repousser.

— Non ! Il faut savoir de quoi il retourne !

Et, glissant de ses mains, elle courut à la fenêtre d’où pendait toujours l’échelle. En bas, elle distingua une silhouette tenant deux chevaux par la bride. Une silhouette qu’elle reconnut aussitôt.

— François ? Que venez-vous faire ici ?

— Désolé de troubler votre… entretien, ma sœur, mais il faut que Monseigneur rentre immédiatement ! Un courrier est arrivé et…

— S’il vient d’Espagne, vous pouvez le renvoyer d’où il vient !

— Non. Il vient de Paris et c’est urgent. Sinon vous devez bien penser que je ne me serais pas permis…

— Au revoir, ma belle…

Posant un rapide baiser sur les lèvres d’Isabelle, Condé enjamba l’appui de la fenêtre et précisa :

— Je serai bientôt de retour et vous dirai la suite, mon amour ! Je vous veux tout à moi !

Elle retrouva assez de lucidité pour répondre :

— Il en sera selon le choix que vous ferez !

— C’est ce que nous verrons…

Déjà il avait sauté à terre, enfourchait son cheval. Les deux cavaliers disparurent aussitôt dans la nuit. Isabelle remonta l’échelle qu’elle mit dans un coffre et referma la fenêtre, mais ne se coucha pas.

Quand, au lever du jour, Agathe pénétra dans l’appartement sur la pointe des pieds pour pallier le désordre que laisse souvent une nuit d’amour mouvementée, elle trouva Isabelle dans son cabinet d’écriture, profondément endormie dans le fauteuil qu’avait occupé Condé auprès d’un verre au fond duquel restait encore un peu de vin et d’une assiette où il n’y avait que des noyaux de cerises. Elle était seulement décoiffée, mais sa robe toujours ajustée. Agathe en conclut… qu’il ne s’était rien passé d’important. Ce qui la surprit, mais elle n’était pas femme à s’attarder longtemps sur une idée et commença par réveiller sa maîtresse. Sans réussir malgré tout à retenir la question qu’elle avait sur le bout de la langue :

— Madame la duchesse ne s’est pas couchée ?

— Je n’en avais pas envie…

— Il faudrait peut-être songer à prendre quelque repos. Si je compte bien, c’est la seconde nuit blanche de madame la duchesse. Il est vrai qu’à l’âge de madame la duchesse…

— Cessez de vous tourmenter pour des broutilles. Je dormirai mieux la nuit prochaine ! En revanche, un bain me plairait. Mais d’abord faites-moi chercher Bastille !

Il ne devait pas être loin : deux minutes plus tard, il était là, astiqué, harnaché, botté et le chapeau à la main.

— Que veut madame la duchesse ?

— Il t’arrive quelquefois de dormir ? fit-elle, surprise.

— Jamais quand madame la duchesse ne dort pas !

— Merveille d’être servie avec tant de zèle ! Et davantage encore que tu sois prêt à partir ! Ecoute : Monsieur le Prince et mon frère sortent d’ici. En principe, ils se rendent à Paris, mais j’aimerais en être certaine !

— Vous le serez !

— Ce n’est pas tout ! S’il ne s’agit pas d’un simple aller-retour, s’ils s’installent à l’hôtel de Condé… ou ailleurs. Envoie-moi un messager rapide et préviens à l’hôtel de Valençay que j’arrive !

— Vos ordres seront exécutés mais… Paris n’est pas un séjour fort agréable.

— La Reine y est bien, pourquoi pas moi ?

— Pourquoi pas, en effet !

— Et comme je pense que je ne tarderai guère à te suivre, je vais dire de préparer mes coffres !

Bastille disparut aussitôt. Isabelle alors se tourna vers Agathe qui se tenait à la tête de son fauteuil, immobile et muette. Elle ne bougea pas davantage quand il eut quitté la pièce, se contentant de fixer la porte qui venait de se refermer sur lui. Isabelle comprit qu’elle le suivait en pensée et se garda d’en faire la remarque. Au fond, qu’y avait-il d’étonnant à ce que sa suivante de seulement cinq ans son aînée, aimable et assez joliment tournée – mariée sans doute à un homme qu’elle ne voyait pas souvent et auquel la liait une relation affectueuse ! –, ait laissé son cœur s’en aller vers ce garçon hors du commun, aussi bien par la stature que par le courage et la loyauté ? D’autant qu’il n’était pas laid…

— Agathe, fit-elle enfin. Je pense qu’il serait sage de nous préparer au départ ! J’ai l’intuition que Bastille ne devrait pas tarder à nous appeler…

Le messager arriva le lendemain même à l’heure du dîner et, une heure après, laissant son fils à la garde du château et de ses serviteurs, Isabelle s’élançait vers Paris de toute la vitesse de ses chevaux.

Le soir même elle était à destination accompagnée de la seule Agathe. Or, en arrivant, la première chose qu’elle remarqua fut l’atmosphère de la ville.

En apparence elle semblait fonctionner normalement : les rues n’étaient plus barrées de chaînes, les commerçants s’activaient comme d’habitude, mais, aux carrefours, on s’attroupait autour d’un orateur improvisé et de petites bandes armées parcouraient les rues, s’intéressant particulièrement à ce qu’il y avait dans les carrosses. L’une d’elles arrêta celui d’Isabelle et un jeune homme seulement vêtu de ses chausses, d’un chapeau troué et d’un large baudrier soutenant une longue colichemarde sauta à l’intérieur.

— Que voulez-vous ? demanda Isabelle.

— Qu’on enlève les masques4 !

Retenant du geste Agathe qui s’apprêtait à répondre, Isabelle s’en chargea :

— La raison ?

— Des fois qu’ vous seriez la Reine en train d’ fuir !

Elle lui rit au nez.

— En train de s’enfuir après avoir franchi la porte Saint-Denis en se dirigeant vers Notre-Dame ? Vous voulez rire ?

— J’ demande pas mieux, mais d’abord le masque. Après Notre-Dame, y a la rue Saint-Jacques, et après la rue Saint-Jacques, y a la porte Saint-Jacques !

— Vous avez une logique irréfutable et je vois qu’il vous faut contenter. Voilà ! ajouta-t-elle en ôtant l’objet du litige, ce qui fit éclore un large sourire sur la figure de l’énergumène soudain en extase.

— Hou ! Qu’elle est mignonne ! Hé, les manants, r’gardez un peu le beau poisson que j’ai pêché !

Aussitôt, d’autres figures apparurent aux portières que le cocher et le valet assis près de lui s’efforcèrent d’écarter, l’un avec son fouet, l’autre avec son bâton. Leur entreprise eût été vouée à l’échec si des cavaliers venant en sens inverse n’avaient volé au secours du carrosse naufragé. En quelques coups de plat d’épée, on dispersa les agresseurs à l’exception du premier qui, monté dans la voiture, voulait à toutes forces embrasser Isabelle en dépit des efforts d’Agathe. La victime n’y aurait peut-être pas vu d’inconvénients, car le garçon était jeune et beau, s’il n’avait senti aussi mauvais.

Libérée, elle reconnut son sauveur qui en faisait autant et des deux côtés la surprise fut totale :

— Monsieur le coadjuteur ?

— Madame la duchesse de Châtillon ? Mais quelle heureuse rencontre !

— Surtout pour moi et Mme de Ricous ! Sans votre aide, je ne sais ce que nous serions devenues ! Mais vous n’êtes plus d’Eglise ? s’étonnat-elle, en considérant la tenue quasi militaire que portait Gondi.

— Si, naturellement mais… dans certains cas, il est préférable de ne pas trop se faire remarquer. Où allez-vous, si je peux me permettre ?

— Chez ma sœur, à l’hôtel de Valençay, où je vais séjourner !

— Ce qui me vaudra, j’espère, le plaisir d’aller vous y visiter ! Pour l’instant, occupons-nous de vous amener à bon port.

Puis, au lieu de rejoindre son cheval, il s’installa sur le devant du carrosse en face des deux femmes. Isabelle en profita pour essayer d’en apprendre un peu plus sur la situation actuelle.

— Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ces gens tenaient à ce que je me démasque. Ils pensaient que j’étais peut-être la Reine fuyant Paris. Cela n’a pas de sens. Nous ne nous ressemblons vraiment pas ! Ou alors ils n’ont jamais vu Sa Majesté.

— Ils ne sont pas très physionomistes, surtout après boire. A ne vous rien cacher, le peuple est sur le qui-vive ces jours-ci parce que l’on vend à l’encan tous les biens de ce pauvre Mazarin : les meubles, les tableaux, sa magnifique bibliothèque, pour être sûr qu’il ne reviendra pas les chercher. Et comme la Reine, que l’on a obligée à signer la mise définitive du Cardinal hors du royaume, ne peut être que dans l’affliction, on redoute qu’elle ne veuille s’enfuir et le rejoindre !

— On lui a infligé cela ? s’écria Isabelle, horrifiée. On l’a contrainte, elle, souveraine couronnée, à chasser celui en qui elle voyait son plus fidèle serviteur ? Qui a osé ?

— Le Parlement, Monsieur, d’autres encore !

Le geste évasif dont Gondi accompagna son discours laissait supposer une perte de mémoire – tout à fait inimaginable de la part d’un homme dont nul n’ignorait qu’il en possédait une digne d’un éléphant jointe à la ruse du renard !

Cette fois, pourtant, elle choisit de ne pas répondre. Elle avait besoin d’en savoir davantage… et aussi de réfléchir à l’expression qu’il avait employée un instant plus tôt et qui n’avait l’air de rien : ce « pauvre Mazarin ! ». Se pourrait-il, comme le bruit en était venu jusqu’à elle, que le malin coadjuteur se soit mis à penser qu’un cardinal dûment reconnu serait peut-être plus utile que quiconque pour obtenir certain chapeau dont tout un chacun savait que Gondi rêvait parce qu’il pourrait l’amener au siège archiépiscopal de Paris ?

On arrivait à destination. Isabelle remercia de nouveau en ajoutant l’espérance de recevoir une visite un jour prochain. Gondi promit, lui baisa la main d’une mine inspirée et rejoignit ses cavaliers tandis que Bastille ouvrait les portes de l’hôtel devant le carrosse…

C’était toujours avec plaisir qu’Isabelle se retrouvait chez les Valençay, parce que l’atmosphère que l’on y respirait lui convenait. Servant surtout de pied-à-terre lorsque l’on venait à Paris, la demeure, de dimensions moyennes, privilégiait le confort et n’accueillait de faste que dans les deux pièces de réception. Encore n’étaient-elles pas surdorées mais affichaient un luxe de bon aloi parce qu’il restait discret. Un petit jardin, où des plantes fleuries se succédaient au rythme des saisons, lui assurait un charme tranquille auquel les visiteurs se montraient d’autant plus sensibles qu’ils savaient que, chez les Valençay, toute la splendeur était réservée au château que l’on ne cessait d’agrandir et d’embellir.

Quatre serviteurs plus un gardien suffisaient à maintenir la maison en état, et les chambres de la duchesse comme de sa mère y étaient toujours prêtes à les recevoir.

Ce soir-là, Isabelle était l’unique occupante et, après avoir échangé ses habits de voyage contre la fraîche robe d’intérieur en taffetas azuré qu’autorisait la douceur de la température, elle allait commander de lui monter un souper froid quand Agathe vint lui annoncer que le président Viole demandait à la voir.

— Déjà ? Comment sait-il que je suis ici ?

— Il a vu arriver la voiture et reconnu les armes !

— Doux Jésus ! Il ne peut pas attendre à demain ? S’il a vu les portières, il n’a pas dû manquer de voir aussi la poussière.

— Je peux lui dire de revenir.

— Je ne suis pas certaine du résultat. Il est capable de camper devant chez nous.

— Il s’excuse beaucoup sur certaines choses graves qu’il aurait à faire entendre !

— Je les connais, ses choses graves. Il va me raconter qu’il m’aime et le répéter à satiété en s’ingéniant à changer les tournures de phrases !

— Alors ne vaut-il pas mieux s’en débarrasser tout de suite ?

— Après tout, pourquoi pas ? Je viens !

Mais comme chez elle la coquetterie ne perdait jamais ses droits, elle jeta un coup d’œil au miroir, ajouta quelques gouttes de son parfum de rose, une touche de poudre sur le bout de son nez et descendit.

Le président Viole était un homme d’une quarantaine d’années, de belle tournure et qui, en général, plaisait aux femmes de par son allure élégante, le soin qu’il prenait de sa personne – ce qui n’était pas si fréquent – et le charme de son sourire montrant des dents parfaites – pas si fréquent non plus !

A l’entrée d’Isabelle, il balaya le tapis des plumes rouges de son chapeau en la suppliant de pardonner une intrusion à un moment où elle souhaitait peut-être se reposer.

— … mais il fallait que je vous parle, madame la duchesse ! Nous vivons ici des heures trop graves pour ne pas tout tenter afin d’éviter le pire !

Elle lui offrit sa main à baiser, ce qu’il fit, mais ensuite oublia de la lui rendre. Ce qui la fit rire.

— Seriez-vous devenu médecin ?

— Pourquoi ?

— Ma main ! Désirez-vous en prendre le pouls ?

— Oh pardon ! s’excusa-t-il en rougissant. Lorsque j’ai le bonheur de vous rencontrer, je suis si heureux que mes idées se brouillent !

— Il ne manquerait plus que vous vous trouviez mal ! Asseyons-nous et apprenez-moi sans plus tarder ce qui vous amène !

Elle s’attendait à ce qu’il lui parle du coadjuteur, mais il n’en fit rien.

— Il s’agit de Monsieur le Prince. Vous savez quelle amitié me lie depuis toujours à la maison de Condé…

— … ainsi qu’à mon grand-père le président de Vienne !

— Je… oui… oh ! Vous me ramenez à mon enfance et c’est malheureusement du présent que je souhaite vous entretenir. En un mot comme en cent, Monsieur le Prince est en train de perdre la tête ! Du moins je le crains !

— Dites-moi ?!

— Eh bien, voilà ! Depuis qu’il est arrivé ici, il a appris que la Reine non seulement regrettait de l’avoir libéré, mais en plus songerait à le faire emprisonner de nouveau – et même, en cas de résistance trop vigoureuse, à l’assassiner !

Cette histoire de meurtre, Isabelle commençait à en être excédée.

— L’assassiner ? La Reine ? Ma parole, si certains d’entre vous ajoutent foi à une telle ânerie, c’est que Condé n’est pas le seul à devenir fou !

— Non. J’avoue que, personnellement, je n’y crois pas. Mais une nouvelle incarcération, je ne jurerais pas… Elle voit en lui le principal responsable du départ de Mazarin et de la suite qu’on lui donne.

— Le Prince ? Mais il n’était même pas à Paris. En revanche, monsieur le président Viole, il semblerait que ce soit le Parlement, donc les vôtres, qui ait osé commettre un véritable crime de lèse-majesté en obligeant la mère du Roi à chasser honteusement celui qu’elle considère comme son plus fidèle serviteur !

Viole prit un air fin et le ton de la plaisanterie :

— Au lit, c’est bien possible ! On dit…

La gifle qu’Isabelle lui assena à la volée lui coupa une parole dont elle s’empara.

— Si vous osez répéter cette ignominie, je ne vous reverrai de ma vie ! Vous vous autorisez vraiment tout, messieurs les robins ! Mon aïeul, auquel je faisais allusion il n’y a pas un instant, en était un, mais il avait de sa charge une idée trop élevée pour tolérer ce genre de propos ! Que dire de mon père ! Vous auriez déjà quelques pouces de fer dans le ventre ! Quant à moi…

— Oh non ! Je vous en supplie ! Je voulais être drôle !

— Soyez content : vous l’êtes ! Un drôle ! Maintenant, dites une bonne fois ce que vous voulez et disparaissez !

— Que vous voyiez la Reine… et aussi le Prince, quoique pour lui ce sera plus compliqué. Il a transformé son hôtel en camp retranché tant il craint qu’on ne l’enlève !

— Craindre ? Condé ? Cela va mal ensemble, mais, dès demain, j’irai vers lui ! Je vous souhaite le bonsoir, monsieur le Président !

— Et… vous me pardonnerez ?

— Peut-être…



1 Rien à voir avec la célèbre Palatine, Elisabeth-Charlotte de Bavière, qui fut la seconde belle-sœur de Louis XIV. Celle-là – beaucoup plus belle ! – était française et sœur de la Reine de Pologne et mariée à l’électeur palatin.

2 On disait alors Merlou, ce qui semble difficile à comprendre puisque son fondateur, au IXe siècle, était le sire de Mello. Par la suite il passa aux Nesle puis aux Montmorency, et à la duchesse de Châtillon. Confisqué durant la Révolution, il fut acquis enfin par le baron Sellières qui l’a laissé à ses enfants.

3 Ainsi en jugeait Mme de Longueville.

4 Les dames portaient en effet des masques pour sortir afin de préserver leur teint… et d’éviter d’être reconnues parfois.

12 Majorité royale !

— La Reine, dit Mme de Brienne, n’apprécie pas particulièrement Monsieur le Prince et cela se conçoit. Il change d’avis telle une girouette, suivant l’estime où il tient son interlocuteur. A cela s’ajoute sa difficulté à trancher dans le vif une situation épineuse. Sa Majesté regrette que cet incontestable génie des batailles ait tendance à l’incertitude. Donc elle se défie de lui, mais de là à préméditer son assassinat ! Non, je n’y crois pas ! Pas elle ! Elle est trop haute dame pour s’abaisser à de tels procédés.

— Même si, depuis sa retraite, Mazarin le lui soufflait ?

— Non. Si vous voulez le fond de ma pensée, elle se contente de laisser passer le temps. Bientôt, le Roi sera majeur et c’est là ce qu’elle attend : déposer le fardeau si lourd d’une régence dont elle est excédée à présent que son conseiller n’est plus auprès d’elle.

— Le Roi ne sera pas devenu un homme pour autant !

— Il est plus mûr qu’on ne l’imagine ! Ce qu’il a vécu depuis la mort de son père, ces fuites perpétuelles, cette obligation de se cacher parfois ou de jouer un rôle l’exaspèrent. Notamment la dernière avanie d’il y a quelques mois : le peuple envahissant le Palais-Royal en pleine nuit, persuadé qu’il n’était plus là, exigeant de le voir…

— Je ne l’ai pas su.

— C’est assez récent, vous dis-je ! Toujours est-il qu’on a autorisé une dizaine de meneurs à défiler au pied de son lit où il feignait de dormir.

— Mon Dieu ! Et que se serait-il passé si l’un d’eux avait porté la main sur lui ?

— Il serait mort. Caché au chevet du lit, veillait un lieutenant aux mousquetaires, M. d’Artagnan, son épée nue à la main, et prêt à frapper !

— Et vous pensez qu’au matin du 7 septembre le climat changera ?

— Certes, et surtout dans le peuple. Celui qui n’est encore que le fils de l’Espagnole, l’otage de l’Italien, les rejettera dans l’ombre. Il sera le Roi, promis au sacre, le représentant de Dieu sur la Terre, et tout laisse supposer à ceux de son entourage qu’il endossera la charge d’un seul coup… mais sera impitoyable à qui lui manquera. Alors dites à Monsieur le Prince qu’il oublie tous les mauvais conseils qu’on lui souffle et que, ce jour-là, il vienne loyalement plier le genou devant lui et lui offrir son épée en lui jurant fidélité !

— Et Mazarin ?

— Il n’est rien d’autre qu’un ministre en exil. Il ne possède même plus un liard à cette heure. La meilleure manière de le faire rappeler serait de manifester d’autres exigences.

— Ne pourrais-je voir la Reine ?

— Pas maintenant. Elle sait que vous œuvrez dans le bon sens et que vous n’avez pas de plus cher désir que ramener Condé dans le droit chemin. Elle sait aussi que vous avez fort à faire avec une sœur trop aimée qui se prend pour une déesse…

En sortant de l’hôtel de Brienne, Isabelle se sentait un peu réconfortée, même si elle regrettait de ne pas aller au Palais-Royal, mais, après les assurances qu’elle venait de recevoir, le plus urgent était d’aller voir le rebelle et d’essayer au moins de le rassurer sur cette stupide histoire d’assassinat. Y penser lui rappela alors que sa vieille amie ne s’était pas prononcée au sujet d’une nouvelle arrestation…

— A l’hôtel de Condé ! dit-elle à Bastille pour qu’il transmît au cocher.

Son fidèle garde du corps l’avait prévenue qu’il la suivrait partout tant qu’elle évoluerait dans cette espèce de chaudron de sorcière qu’était devenu Paris.

— Attention en arrivant ! Il paraît que Monsieur le Prince en a fait un camp retranché.

Or cela n’y ressemblait guère. Devant le portail grand ouvert, François de Bouteville était en train de passer un savon au concierge et à un garde qui riaient tous les deux à gorge déployée et que même sa colère n’arrivait pas à endiguer. Naturellement, le jeune homme finit par leur taper dessus. Isabelle mit la tête à la portière.

— Que vous ont-ils fait, mon frère ?

— Des crétins ! Des imbéciles qui ricanent bêtement de n’importe quoi ! Mais qu’est-ce qui vous amène, ma sœur ?

— Quel accueil, pour un frère ! Vous m’avez habituée à plus d’affection !

Elle sauta à terre et lui tendit la joue pour qu’il l’embrasse. Ce qu’il exécuta à la va-vite et sans changer d’humeur.

— Voilà ! Que venez-vous chercher en ce lieu ?

— Pas vous, en tout cas ! Un vrai chardon ! Je veux voir Monsieur le Prince, naturellement !

— Vous n’avez pas de chance, il est absent !

— Où est-il ?

— Cela ne vous regarde pas !

— François, vous oubliez qui je suis ? Et surtout pas un suppôt de Mazarin ! Pour un hôtel en état de guerre, je trouve que l’on y est bien gai ce matin. Sauf vous évidemment.

Il eut un bref éclat de rire.

— S’il s’agissait d’un autre, je trouverais l’aventure réjouissante, mais notre Prince !

— Oh, racontez ! Vous me faites griller d’impatience !

— Remontez dans votre voiture, je vous rejoins.

Il se cala dans les coussins, poussa un énorme soupir puis raconta que, dans la nuit, un serviteur était venu avertir Monseigneur que deux compagnies de gardes françaises marchaient sur le faubourg Saint-Germain dans l’intention manifeste de le capturer de vive force pour le conduire à la Bastille. En même temps, on signalait des cavaliers galopant vers l’hôtel dans la plaine de Montrouge.

— Monseigneur n’a pas hésité un instant, il s’est habillé et armé en hâte puis a sauté à cheval avec une poignée de fidèles pour escorte. Moi, je devais faire front et attendre la venue de ces messieurs…

— Et alors ? demanda Isabelle qui ne riait plus. Ils l’ont rejoint ?

— Ils n’en avaient pas la moindre intention !

— Comment le savez-vous ? Ils sont venus ici, je suppose ?

— Oh non ! J’ai dépêché aux renseignements et…

Le concierge s’étant éloigné, il se remit à rire.

— Savez-vous ce qui a mis en fuite Monsieur le Prince ?

— Dites toujours !

— Les gardes françaises allaient tout bonnement à la barrière chercher un convoi de vin. Quant aux gens de Montrouge, il ne s’agissait que de maraîchers s’en allant aux Halles et…

Le rire d’Isabelle fusa, et pendant un moment le frère et la sœur, leur vieille amitié retrouvée, s’y adonnèrent sans contrainte.

— La terreur des Espagnols mise en fuite par des choux, des carottes et des tonneaux de vin ! lâcha Isabelle. C’est à mourir de rire ! J’espère que vous allez vous hâter de lui apprendre l’affreuse vérité. Au fait, où est-il ?

— Je ne suis pas sûr d’être autorisé à vous le révéler.

La gaieté de la jeune femme disparut d’un seul coup.

— Vous plaisantez, j’espère ?

— C’est que… hésita-t-il, embarrassé, je crois qu’il s’est cherché un refuge.

— Pas contre moi, j’imagine ? Je ne suis pas M. de Guitaut et je ne traîne pas une centaine des gardes dans mon sillage. Alors ?

— Il a décidé de se diriger vers Meudon…

— Pourquoi Meudon ? Il n’y possède rien.

— Non. C’est pour brouiller les pistes. En réalité, il va à Saint-Maur ! Le château est sûr, bien gardé, bien fortifié…

— Je connais, figurez-vous ! Et j’y vais sur l’heure ! J’ai certaines choses à lui dire. Je vous emmène ?

— Merci, mais je dois fermer la maison. Je vous rejoindrai !

— Encore une question : la Longueville s’y trouve ?

— Non. Je ne dis pas qu’elle ne viendra pas, mais pour le moment non !

— Parfait ! A bientôt, petit frère ! Et tâchez de vous monter plus raisonnable à l’avenir et d’oublier la guerre ! Ce n’est pas Bouteville que vous devriez vous appeler, mais Boutefeu !

— Pas mal ! Que voulez-vous, lança-t-il avec son grand rire retrouvé, on ne se refait pas ! Notre père, dont Dieu ait l’âme vaillante, en méritait autant !

— Oui, mais lui ne se trompait jamais d’ennemi ! dit-elle doucement. Vous devriez y penser Ce n’est pas Louis de Bourbon-Condé dont vous vous apprêtez à déchirer le royaume : c’est Louis XIV, fils de Saint Louis ! Songez-y !

Ce fut sans aucun plaisir qu’Isabelle revit le château de Saint-Maur. Comment oublier l’agonie désespérée de Maurice de Coligny, son beau-frère posthume, entre les torrents de larmes versés par sa maîtresse, la belle Longueville, pour laquelle il s’était battu, et celles de son meilleur ami Marcillac, qui étaient déjà en train de tomber amoureux l’un de l’autre et le cachaient à peine !

Cette fois, le joli château de Catherine de Médicis ressemblait à une forteresse guettant l’ennemi. On n’y voyait que des gens armés jusqu’aux dents arpentant les murs d’enceinte et scrutant l’horizon. Quant aux artilleurs qui veillaient aux quelques canons, c’était tout juste s’ils ne se promenaient pas une mèche allumée à la main. Néanmoins, Mme la duchesse de Châtillon et son beau sourire eurent droit à un accueil des plus courtois et plus d’un frisèrent leur moustache en la regardant. Elle apprit sans peine que Monsieur le Prince était dans son cabinet de travail. Toutes les portes s’ouvrirent devant elle, bien qu’elle n’eût guère besoin de guide pour retrouver son chemin. Enfin, il y en eut une dernière et une voix de stentor l’annonça.

Condé était là, penché sur une carte, entouré de deux de ses capitaines pour lesquels il indiquait de l’index un point sans doute important. L’annonce de Mme la duchesse de Châtillon lui fit lever la tête. Froncés de prime abord, ses sourcils se détendirent tandis que ses officiers prenaient un air béat.

— Ma belle cousine ? Mais quel heureux hasard !

— Qui pourrait avoir l’idée de passer ici par hasard ? Je viens vous voir, mon cousin, tout simplement ! Mais je crains d’être importune. Vous travailliez… quand il fait si beau ! Bonjour, messieurs !

Elle-même rayonnait de fraîcheur dans une robe de soie légère jaune clair brodée de fleurettes blanches, comme les dentelles moussant à ses coudes et autour d’un décolleté des plus convenables. Des gants blancs et une ombrelle assortie à la robe complétaient sa toilette.

— Je vous présente le chevalier de Bury et le baron de Charlier ! Mes amis, vous pouvez saluer Mme la duchesse de Châtillon… et disparaître ! Nous finirons ceci plus tard !

Les deux hommes saluèrent jusqu’à terre avant de s’éclipser avec un regret évident. Condé s’approcha de sa visiteuse, baisa sa main et lui offrit un fauteuil.

— Vous êtes aussi fraîche qu’une source et vous illuminez mon univers présent !

Elle faillit lui rétorquer que lui, en revanche, n’était pas frais le moins du monde. Sa barbe était longue, ses habits maculés et l’odeur qu’il dégageait regrettablement guerrière : celle d’un homme qui se lavait rarement, et que les bains n’attiraient que quand la température était caniculaire et qu’il rencontrait une rivière. Mais elle n’était pas venue pour lui faire la leçon. Celle-là, en tout cas ! Et quand il lui demanda quel joli vent l’amenait, elle commença par lui retirer sa main dont ses lèvres ne décollaient que pour glisser sournoisement le long du bras.

— Je viens de votre hôtel, dit-elle, où j’ai vu François… qui d’ailleurs va arriver sous peu, et je voudrais savoir depuis quand le dieu des batailles détale devant des barriques de vin, des choux, des navets, des carottes et des bottes de poireaux ?

Le « dieu des batailles » empêcha Condé de se mettre en colère, mais ses sourcils se froncèrent tout de même.

— Vous plaisantez, j’espère, fit-il sèchement.

— Pas le moins du monde ! Les cavaliers que l’on vous a fait prendre pour des chevau-légers s’en allaient escorter un convoi de vin ; quant à ceux de Montrouge, ils transportaient aux Halles une charge de légumes ! François vous en dira tout autant que moi !

— Si l’on m’a trompé, je sévirai !

— Alors ne tardez pas, mais ce n’est pas seulement pour le plaisir de rire un moment avec vous que je suis venue. C’est pour vous poser une question…

— Laquelle ?

— J’ai appris que vous craigniez de retourner à Vincennes ou à Marcoussis, voire même d’être assassiné ?

Il s’éloigna d’elle pour entamer une lente promenade, les mains derrière le dos.

— Je n’ai aucune raison de le cacher : c’est vrai ! J’en ai reçu l’assurance !

— Et de qui ?

— C’est sans importance… mais j’y crois !

— Pour ce qui est de l’assassinat, on vous a abusé. Jamais la Reine n’aurait recours à un moyen aussi vil pour mater un sujet rebelle ! De cela je suis sûre. Quant à vous renvoyer en prison, ce serait surprenant. Elle ne prendra pas un nouveau risque de mettre la moitié de Paris dans la rue, si ce n’est Paris tout entier, alors qu’il lui suffit d’attendre !

— Quoi ? La fameuse majorité ?

— Ne me dites pas que vous ne pensez pas à cet événement capital ? Sa Majesté, en tout cas, l’attend avec impatience, car cela va lui permettre de déposer enfin le fardeau écrasant d’un pouvoir qu’elle est seule à assumer ! Que vous ne cessiez de la défier en voulant obtenir un pouvoir suprême auquel vous n’avez aucun droit est sans importance à présent ! Dans peu de temps, elle s’effacera derrière le Roi ! Et ne venez pas me dire que ce n’est qu’un enfant, qu’il est trop jeune pour avoir une volonté affirmée, car je peux vous prédire que vous vous trompez lourdement. Si vous entrez en guerre contre le Palais-Royal, ce sera contre lui, et personne d’autre ! D’ailleurs, n’avez-vous pas obtenu tout ce que vous vouliez ? Mazarin chassé, son palais ravagé et tous ses biens vendus jusqu’au dernier tabouret et au dernier livre ?

— Il possède encore le cœur de la Reine !

— Mais pas celui du Roi, qui n’a guère eu à se louer d’une ladrerie qui les réduisait presque à la misère, lui et son frère ! Ecoutez-moi, Louis ! Attendez comme Anne elle-même que sonne l’heure de la majorité…

— Ah oui ? Et que devrais-je faire, selon vous ?

— Ce jour-là, le 7 septembre, allez vers votre Souverain, non en grand apparat mais tel que vous étiez à Rocroi, à Lens et ailleurs ! Allez lui offrir votre épée et jurez-lui fidélité ! Mais pas du bout des lèvres, et sans arrière-pensée !

— Et s’il me tourne le dos ?

— On ne tourne pas le dos à un homme de votre valeur à moins d’être pauvre sire. Ce que ne sera pas celui-là ! En revanche, si vous le leurrez, craignez tout de sa rancune !

— En admettant que je vous écoute, que puis-je espérer ?

— Pourquoi pas l’épée de Connétable que nos aïeux Montmorency ont portée avec panache ?

— Pourquoi pas, en effet ! Le malheur, c’est qu’il n’en a jamais été question jusqu’à preuve du contraire !

— Et pour cause : seul le Roi, chef des armées, peut la conférer ! Alors vous savez ce qu’il vous reste à faire…

— Oui. L’amour ! Je n’ai déjà que trop patienté !

Il avait bondi sur elle et l’enserrait d’une étreinte de fer contre laquelle Isabelle se défendit avec plus de forces qu’il ne l’aurait prévu…

— N’y comptez pas ! Et lâchez-moi, sinon je crie !

— Crie, ma belle ! Tu n’en seras que plus désirable !

Repoussant des deux mains et martelant la poitrine de son agresseur, elle fournissait une belle défense en détournant la tête afin d’éviter son baiser.

— Je serai à vous au soir de la majorité quand… vous aurez fait votre paix avec…

— Le carrosse de Mme la duchesse de Longueville vient d’entrer dans la cour d’honneur ! annonça une voix calme… qui sauva Isabelle dont l’énergie faiblissait.

— Il ne manquait plus qu’elle ! ragea-t-elle en parfaite contradiction avec elle-même.

— Je ne vous le fais pas dire ! acquiesça Condé en riant. Mais je ne te tiens pas quitte !

— Aux conditions que j’ai posées ! Et j’ai horreur que l’on me tutoie ! Pensez-y !

— Pécore !

— Ruffian !

Mme de Longueville avait dû reconnaître la voiture de sa rivale : elle apparut en un temps record sans prendre celui de se faire annoncer, mais son frère s’était déjà retranché derrière sa table de travail et sa visiteuse semblait sur le point de repartir.

Un instant, les deux femmes se toisèrent sans sonner mot, composant à leur insu le plus joli tableau qui soit, l’une vêtue de soleil et l’autre d’azur. Mais leur haine réciproque était quasi palpable. Puis, dans un ballet bien réglé, elles plongèrent en même temps dans une impeccable révérence, après quoi Isabelle partit sans se retourner…

Cependant elle était songeuse en regagnant sa voiture. Certes l’arrivée de la Reine de la Fronde l’avait sauvée de ce qui aurait pu ressembler à un viol, car elle était résolue à fournir une défense vigoureuse, mais pendant combien de temps ? Cet homme, elle l’aimait jusque dans ses défauts, et qui pouvait dire si elle n’aurait pas fini par trouver un plaisir pervers à son assaut brutal ?

Elle se hâta cependant de chasser une suite de cogitations qui ne menaient nulle part pour se concentrer sur le principal : la divine Anne-Geneviève dont elle ne connaissait que trop l’influence sur Condé… Celui-ci serait-il assez sage pour ne pas lui communiquer ce qu’Isabelle venait de lui apprendre ? Il était toujours si faible devant elle !

L’impression fut si forte qu’elle fit stopper son carrosse et ordonna à Bastille de guetter l’apparition de Bouteville qui ne devait pas être bien loin :

— Il faut que je lui parle ! Arrange-toi comme tu veux !

Sans répondre, il alla se placer au milieu de la route et, quand apparut un cavalier portant des plumes rouges à son chapeau, il agita ses longs bras en tonitruant « halte » et saisit au mors le cheval que son cavalier avait déjà freiné.

— Vous attaquez les gens sur les grands chemins à présent ? ironisa-t-il en reconnaissant sa sœur. Vous n’avez pas vu Monsieur le Prince ?

— Si, et je crois l’avoir ébranlé. Malheureusement la Longueville vient d’arriver et…

— … et vous pensez qu’elle va le retourner comme un gant ?

— J’en ai peur et je voudrais au moins en être informée. J’étais assez satisfaite de ce que j’avais obtenu quand elle a débarqué.

Elle lui décrivit les arguments qu’elle avait déployés et, bien entendu, il se mit à rire.

— L’épée aux fleurs de lys ? Vous n’y allez pas de main morte !

— Non, parce que je pense sincèrement qu’il la mériterait !

— Au bout de combien de temps ? Vous savez à quel point nous aimons nous battre, l’un comme l’autre !

— Mais pas pour n’importe qui. Vous n’avez pas envie d’être un jour maréchal de France ? De France, retenez bien cela ! La place de l’Espagnol est au bout de vos armes… pas à vos côtés !

— Ça vous ressemble tout à fait de distribuer les plus hautes récompenses au bord d’une route ! Mais redevenons sérieux ! Vous voulez que je vous tienne au courant de ce que votre « chère amie » veut obtenir de lui ?

— N’y voyez pas de trahison, François ! Vous avez dû deviner que je l’aime… et que je le veux grand !

— Et… Nemours ?

— Je mentirais si je disais qu’il ne m’est rien ! Je l’aime… différemment et j’avoue qu’il me manque.

— Il se bat je ne sais où dans le Nord, à ce que j’ai appris. Avec le maréchal d’Hocquincourt. Qui est amoureux de vous, je crois !

— On dirait que vous savez beaucoup de choses ! D’où sortez-vous celle-là ?

— Pas d’un salon, évidemment ! Mais on papote dans les camps, vous savez ? Mieux vaudrait cependant que Nemours n’en apprenne rien ! Bon ! Je vous dirai ce qu’il en est, mais seulement jusqu’à la majorité du Roi. Après, je n’en aurais peut-être plus le droit !

Aussitôt elle s’alarma :

— François ! Ne me dites pas que, s’il entrait en dissidence, vous le suivriez ?

— D’honneur, je l’ignore ! murmura-t-il soudain très sombre. Depuis mon plus jeune âge il me fascine, et j’ai peine à m’imaginer sous les ordres d’un autre chef que lui !

— Et M. de Turenne ? Il semblait vous convenir ?

— C’était pendant que Monseigneur était prisonnier. Nous nous étions entendus pour le délivrer.

— Il voulait surtout plaire à la Longueville ! Pourtant il a fait sa soumission et vous pourriez vous retrouver face à face ! Cela vous plairait ?

— Ne dites pas de stupidités ! gronda-t-il. Et poursuivez votre chemin ! Ah, pendant que j’y pense, laissez de côté vos habits de deuil ! Il est grand temps que la ravissante duchesse de Châtillon brille à nouveau dans les salons ! Là aussi vous pourriez entendre des potins intéressants !

Ayant dit, il posa un baiser sur la joue de sa sœur, sauta à cheval et disparut au tournant de la route. La poussière fit tousser Isabelle qui se hâta de remonter dans sa voiture. Il ne restait plus qu’à attendre la date fatidique…

Cette période, Isabelle la vécut dans une sorte d’état second. Toutes ses pensées étaient tendues vers Saint-Maur où Condé, aux prises avec ses vieux démons, n’arrivait pas à se déterminer dans un sens ou dans un autre. Par le président Viole, elle avait su qu’il avait fait deux apparitions au Parlement, pour affirmer son loyalisme envers le Roi et la Régente, mais sur un ton qui laissait percer une incertitude. Par François, elle apprit que, outre la Longueville, Claire-Clémence et son fils étaient arrivés et que les deux femmes soufflaient le feu et la fureur à l’unisson. Par le jeune Ricous, enfin, le beau-frère d’Agathe, elle apprit qu’au fort du mois d’août il s’était rendu au château de Limours, le repli d’été de Monsieur, qui, décidément calmé, avait prêché la conciliation et lui avait offert son entremise auprès de la Reine. Notre Ricous était en effet pourvu de vastes oreilles et d’un talent certain pour les laisser traîner partout. Enfin une visite éclair de François qui se tourmentait pour sa sœur et, voyant l’état de nerfs où elle se débattait, se hâta de lui communiquer une nouvelle qu’elle jugea encourageante : flanqué du seul Bouteville, Condé s’était rendu au château de Trie chez son beau-frère Longueville et, là, avait rencontré une nette opposition. Ce qui était assez naturel : le duc avait perdu le peu qui lui restait de jeunesse. Il ne s’embarquerait pas dans une nouvelle aventure et engageait fortement son beau-frère à s’en retirer.

— Qu’avez-vous à faire du chapeau de cardinal de Gondi, du mariage de votre frère Conti avec la petite Chevreuse qui, d’ailleurs, est déjà la maîtresse du coadjuteur. Quant à ma femme, elle est folle ! Elle se prend pour Antiope, la Reine des Amazones, et ne rêve que plaies et bosses.

On peut comprendre que, dans ces conditions, Isabelle brûlât d’envie d’aller rejoindre celui qu’elle aimait, mais le tirer du milieu de tous ces gens ne l’enthousiasmait guère.

Elle n’était même pas sûre que son petit frère partageât sa façon de voir les choses : il aimait tellement se battre ! On pouvait même dire qu’il avait la guerre dans le sang.

Cependant une vraie joie lui fut accordée. Chez Mme de Brienne, elle retrouva Marie de La Tour son amie d’autrefois, du temps où toutes deux faisaient partie de la joyeuse troupe de filles d’honneur qui formait autour de la princesse une guirlande aussi enjouée que parfumée. Depuis Marie s’était écartée de la Cour. Devenue vicomtesse de Saint-Sauveur, elle était veuve, comme Isabelle, à cette différence près que c’était en duel et en tant que second qu’Emmanuel de Saint-Sauveur avait rencontré la mort. Sans enfants et pourvue de quelques biens, Marie était revenue vivre à l’hôtel de Brienne, chez une marraine à laquelle l’attachait une affection réciproque.

Ce retour avait enchanté Isabelle à qui son éclat et sa beauté attiraient plus d’involontaires rivalités que d’amitié sans qu’elle fît rien pour cela. Le meilleur exemple en était la fille de Monsieur, Mlle de Montpensier, cousine du Roi et sans doute le plus beau parti de France, mais assez mal partagée sur le plan physique. Elle invitait volontiers Mme de Châtillon dont elle appréciait la gaieté et l’esprit – on pourrait même dire qu’elle était fascinée par elle –, mais ne résistait pas à l’envie de la dénigrer, en paroles ou par écrit, dès qu’elle en était éloignée.

Ce n’était pas le cas de Marie. Aussi rousse que son amie était brune, mais dotée d’un charmant visage et de magnifiques yeux bleus, elle offrait avec Isabelle un assez joli contraste qui ne manquait jamais de soupirants. A commencer par le frère d’Isabelle qui, trouvant la jeune veuve tout à fait à son goût, entreprit de lui faire une cour pressante.

Durant ces quelques semaines d’été auxquelles la majorité royale allait apporter une sorte de point d’orgue, on les vit beaucoup ensemble, dans les salons ou aux endroits élégants comme le célèbre traiteur-pâtissier-glacier Renart, qui tenait ses assises à l’extrémité des jardins des Tuileries et chez qui la Reine elle-même ne dédaignait pas de se rendre.

Le début de septembre ramena à Paris tous ceux – ou à peu près – qui s’étaient mis au vert dans leurs châteaux. Pour sa part, Isabelle s’était contentée d’emmener Marie visiter Mello, ce qui lui permit d’embrasser un fils dont elle était fière tant l’enfant était beau. Elle sut ainsi que Chantilly ressemblait à une ruche vers laquelle convergeaient les mécontents qui avaient plus ou moins à se plaindre du pouvoir ou qui faisaient semblant de l’être dans l’espoir d’une nouvelle Fronde qui pourrait être fructueuse.

Cependant Condé demeurait à Saint-Maur avec sa sœur et son frère Conti. A l’hôtel de Brienne où Isabelle effectuait de petits séjours, on savait en gros que, si Mme de Longueville générait une intense activité, Monsieur le Prince demeurait songeur durant de longues périodes.

— Il est impossible de savoir ce qu’il pense ! soupirait Bouteville. Même à moi il ne dit mot !

— Et à sa sœur ?

— Guère plus. Il s’enferme… Mais parfois on l’entend jouer de la guitare !

— Et Longueville supporte cela ?

— Elle sait qu’il y a des moments où il peut être… presque dangereux de l’importuner !

L’avant-veille de la date fatidique, Isabelle remit une lettre à François.

— Ce n’est que pour lui seul, précisa-t-elle.

— Soyez sans crainte, personne d’autre ne la lira ! promit le jeune homme en l’embrassant.

Puis, redevenu sérieux :

— N’oubliez pas cependant, Isabelle, que je suivrai sa fortune. Quelle qu’elle soit !

— Je sais ! Et il ne me reste qu’à prier Dieu de vous garder !

Sans trop savoir pourquoi, elle avait les larmes dans les yeux en le regardant s’éloigner…

Le message ne contenait que peu de mots : « Je vous aime et serai à vous ce soir même si vous jurez fidélité à la France et à son Roi ! Isabelle. »

Un soleil éclatant inonda Paris dès le matin de ce septième jour de septembre. Toute la ville était dehors, contenue par les longues files de Gardes suisses et de Gardes françaises de chaque côté des rues menant du Palais-Royal au Parlement. Naturellement il y avait du monde sur les toits et aux fenêtres, cependant que la Cour assistait au départ dans les jardins mêmes du palais. Au premier rang Isabelle et ses deux compagnes attendaient elles aussi. Tous les grands officiers de la Couronne étaient présents… sauf un seul dont l’absence lui serra le cœur…

— Le jeune Conti est là, souffla Mme de Brienne. C’est peut-être suffisant.

— A condition que Condé soit mourant !

Elle était de plus en plus inquiète.

Le Roi parut, salué par une acclamation. Mince, droit et élégant dans un habit tellement brodé d’or que l’on n’en voyait pas la couleur, le soleil le faisait rayonner. Un panache de plumes blanches à son chapeau, il sourit à sa Cour tandis qu’on lui amenait son cheval, un barbe isabelle, plein de feu…

Il allait se mettre en selle quand le prince de Conti s’approcha et, en saluant profondément, lui tendit une lettre de son frère aîné en murmurant quelque chose qu’Isabelle n’entendit pas. Son cœur battait à tout rompre, résonnant jusque dans ses oreilles…

Le Roi fronça le sourcil, prit la lettre, mais, au lieu de l’ouvrir, il la tendit à un écuyer.

— A M. de Villeroy ! Je verrai cela plus tard…

En cavalier consommé, il s’enleva en selle, fit volter son cheval et, en franchissant le seuil du palais, ôta son chapeau qu’il garda à la main « afin de saluer mon peuple ! », expliqua-t-il plus tard. Et, suivi du carrosse, doré lui aussi, où avaient pris place celle qui devenait la Reine mère accompagnée de son fils cadet et de Monsieur, il franchit enfin la voûte, déchaînant la vibrante ovation qui allait l’accompagner tout au long du parcours. Il était jeune, il était beau comme l’espérance et ce peuple qu’il avait connu si hargneux tomba d’un seul coup à ses pieds…

Au Parlement, après que le Chancelier l’eut accueilli, sa mère lui remit le pouvoir monarchique en une courte allocution à laquelle il répondit :

« Madame,

« Je vous remercie du soin qu’il vous a plu de prendre de mon éducation et de l’administration de mon royaume. Je vous prie de continuer à me donner vos bons avis et je désire qu’après moi vous soyez le chef de mon Conseil. »

Avec ensemble, les parlementaires, un genou en terre, rendirent l’hommage à leur souverain. La Reine voulut en faire autant, mais il l’en empêcha en l’embrassant.

Cependant Isabelle, laissant ses deux amies participer à la fête du Palais-Royal, choisit de rentrer. En elle la colère le disputait au chagrin, mais elle ne pleurait pas. Les yeux secs, tordant ses gants entre ses mains, elle aurait voulu pouvoir hurler afin d’alléger ce poids qu’elle portait au cœur.

— L’imbécile ! grondait-elle entre ses dents. Le redoutable imbécile ! Comment n’a-t-il pas compris qu’en se conduisant ainsi il va ouvrir une nouvelle guerre civile risquant de ruiner la France, et qu’en mettant son épée au service de l’ennemi, lui le vainqueur de Rocroi, il va salir cette épée si glorieuse ?

Elle aurait donné cher pourtant pour savoir ce que contenait cette maudite lettre, mais ne doutait pas un seul instant de qui l’avait dictée. Cela signifiait que non seulement elle n’exprimait pas le moindre regret, mais qu’en plus on avait dû la rédiger avec cette insolence à la limite de la stupidité qui caractérisait la Longueville ! Condé aurait encore de la chance si une vingtaine de mousquetaires n’allaient pas, ce soir même, s’assurer de sa personne !

Rentrée à l’hôtel de Valençay, elle passa sa journée à tenter d’user sa colère à laquelle se mêlait une amère douleur en pensant à son frère ! Celui-là s’apprêtait à sacrifier sa vie encore à son aurore pour attacher sa fortune à celle de celui qui n’était plus qu’un ancien héros ! Si seulement, au lieu d’envoyer Conti, il était venu lui-même ! S’il avait pu voir ce jeune homme si manifestement royal, elle était certaine qu’il aurait suivi les autres… tous les autres ! Tomber à genoux ! A condition, évidemment, de ne pas se croire « l’égal des dieux » !

La suite lui apprit qu’elle avait raison. Le lendemain même, Condé, comme si de rien n’était, prétendit s’opposer à la formation d’un nouveau ministère et Monsieur, toujours fidèle à lui-même, voulut l’appuyer. Mal leur en prit. Le Roi demanda les sceaux au chancelier Séguier et signa la nomination des trois hommes qui devaient entrer au Conseil. Il y avait vraiment quelque chose de changé au royaume de France. Encore fallait-il le comprendre !

Monsieur se hâta de faire patte de velours en se présentant dès le lendemain au lever de son neveu. Au même moment, Condé, furieux, partait pour Chantilly afin d’y mettre à exécution les plans prévus tandis qu’il rongeait son frein à Saint-Maur. Il renvoya sa femme et son fils à Montrond, confia à François de Bouteville le commandement de la place de Bellegarde puissamment armée, chargea sa sœur de « recruter des soldats » – ce qui peut paraître étrange –, mais aussi de se concerter avec l’Espagne. Après un ultime conseil de guerre, il donna ses derniers ordres dont le principal était la levée des troupes. Lui-même devait quitter Chantilly dès le lendemain pour se diriger vers le Midi.

Depuis la veille, Isabelle, prévenue par les quelques mots d’adieu que lui avait fait tenir son frère, était revenue à Mello où elle s’était hâtée d’ordonner de hisser ses couleurs signalant sa présence. Après avoir assisté à la remise de la fameuse lettre par Conti, elle redoutait le pire et le court billet griffonné par François n’était pas pour la rassurer. Ne restait-il qu’une toute petite chance de retenir les deux hommes qu’elle aimait le plus au monde sur la pente de la haute trahison, il fallait qu’elle la tente. Aussi, pour être certaine que Condé saurait sa présence, envoyat-elle Agathe bavarder avec son mari. Puis elle attendit après avoir pris les mêmes dispositions qu’à leur dernière entrevue nocturne. Mais cette fois sa robe était d’épaisse soie blanche sans autre ornement qu’un piquet de roses tardives au creux de son décolleté. Quant à son corps, elle en avait pris un soin aussi méticuleux que pour une nuit nuptiale – bain, massages, etc. – et elle embaumait la rose fraîche. Cependant elle avait passé, sur sa robe, un peu trop échancrée peut-être, un mantelet en faille verte à manches courtes. Puis elle attendit, à l’endroit de leur dernière entrevue.

Il était minuit juste quand il s’encadra dans le chambranle de la porte, plus sombre encore que d’habitude.

— Quelque chose me fait supposer que vous m’attendiez ! dit-il.

— Ce quelque chose avait raison. J’ai appris que vous partiez… pour longtemps sans doute ?

La voix était dure, le ton amer et, dans les yeux fauves, brillait une lueur qu’Isabelle n’y avait jamais vue. Cependant elle esquissa un sourire en versant du vin dans un verre.

— Pour atteindre quel but ? Ravager un peu plus qu’il ne l’est déjà le beau royaume de France ? Jeter son jeune Roi à bas de son trône ? Pour mettre qui à sa place ? Ce pleutre de Monsieur qui tourne à tous vents ? Mauvais marché pour la France ! Ses ambitions brouillonnes ont laissé derrière lui la trace sanglante de ceux qui ont fini sur l’échafaud pour avoir servi ses délires pendant qu’il comptait les pièces d’or qu’avaient coûtées au Trésor ses « scrupules » de dernière minute ?

— Pourquoi pas moi ? Je suis un Bourbon, moi aussi, et mon sang vaut celui de Monsieur !

— Pas tout à fait… Et je dirais même que la balance pencherait plutôt de votre côté. Vous êtes né de la femme la plus merveilleuse que j’aie eu le bonheur de connaître. Lui d’une des plus néfastes de nos Reines : la grosse Marie de Médicis qui aimait tant le pouvoir qu’après avoir laissé assassiner son époux, elle livra le royaume à un misérable Florentin. Mais le décor change quand il s’agit du Roi. Il est fils d’une infante…

— … qui ne vaut pas plus cher que la Médicis. Elle aussi a son Italien sorti de rien ! Jeu égal !

— Vraiment ? Je n’ai pas l’impression qu’Henri IV eût été votre grand-père et, voyez-vous, Monsieur le Prince, c’est en France ce qui compte pour porter la couronne ! Et moi, Isabelle de Montmorency, je vous reproche d’entraîner le dernier de ma race, mon cher petit frère, dans votre trahison !

— C’est un homme à présent, et des meilleurs ! Un chef… et que ses soldats adorent, ce qui est une rareté ! Quant à vous, cessez de jouer les nourrices !

— Alors écoutez bien ceci : si par malheur il perdait la vie dans l’un de vos injustes combats, prenez garde à la vôtre car je vous tuerai ! Cela étant, et puisque votre décision est irréversible, il ne me reste qu’à vous dire adieu !

Elle prit le verre qu’elle avait servi et y trempa ses lèvres, mais il le lui arracha et l’envoya se briser contre le marbre de la cheminée.

— Oh, mais non ! grinça-t-il. Je suis venu pour vous faire mienne et, par tous les diables de l’enfer, je vous aurai !

Il bondit sur elle, l’enleva de terre, la déposa sur le lit et voulut l’enlacer, mais, glissant telle une anguille, elle lui échappa et se replia vers la fenêtre.

— Jamais, vous entendez ? Jamais je ne serai à un traître ! Mazarin n’est plus là qui nous obligeait à bonne conscience ! A présent Louis XIV règne et je suis sa fidèle sujette ! Approchez si vous l’osez !

Il constata alors qu’elle le menaçait d’une petite dague, prise sans doute dans un pli de sa robe, et dont la pointe était dirigée vers lui. Cela le fit rire, mais d’un rire qu’elle n’apprécia pas du tout.

— Si tu crois m’impressionner… A nous deux, ma belle !

La peur soudaine qui vint à Isabelle lui arracha un cri, mais il l’immobilisait déjà et lui tordait le bras afin de lui faire lâcher prise. L’arme lui échappa. Comprenant qu’il allait la violer, elle hurla :

— A l’aide !

Presque instantanément, Bastille jaillit de la fenêtre. Il ramassa la dague… et mit un genou en terre.

— Par pitié, Monseigneur, ne m’obligez pas à m’en servir ! J’ai juré à mon maître mourant de veiller sur Mme la duchesse tant qu’il me resterait un souffle de vie. Elle a appelé au secours… Il faudra me tuer avant de vous en prendre à elle…

La colère de Condé tomba d’un seul coup.

— Je te connais, toi. Tu étais le serviteur du duc Gaspard ?

— C’est bien moi. En trépassant, il m’a confié son épouse et l’enfant qu’elle portait !

— Il savait ce qu’il faisait ! Je donnerais cher pour avoir un homme tel que toi auprès de moi, mais un serment ne se reprend pas, n’est-il pas vrai ? Tu peux te retirer ! Je vais partir…

Le regard de Bastille interrogea celui d’Isabelle et elle répondit par un sourire.

— Je n’ai plus rien à craindre. Merci, Bastille !

Rendant le poignard à la jeune femme, il s’inclina et disparut aussi vite qu’il était apparu… Isabelle et Condé restèrent face à face :

— Vous m’avez joué, madame !

— Je ne vois pas en quoi, car je ne vous ai jamais menti. Je serais venue à vous les bras ouverts si vous aviez fait votre devoir de prince français…

— Je l’ai fait. J’ai envoyé Conti porter une lettre… que l’on a dédaignée.

— Ne jouez pas sur les mots ! Vous avez pris une échappatoire indigne de vous et surtout de celui à qui elle s’adressait. Mais vous avez choisi de servir l’Espagne au lieu d’associer votre gloire à l’aurore d’un grand règne. Pensez-y au moment où vous courberez l’échine pour saluer le vieux Philippe IV, votre nouveau maître !

— Je n’ai pas de maître ! Je traite de puissance à puissance ! Vous oubliez que je suis un Condé.

Isabelle le regarda avec accablement. L’orgueil de cet homme n’avait plus de limites et elle savait d’où cela venait. « Comme des dieux ! » C’était le nouveau code d’un homme asservi par une sœur diabolique et elle n’y pouvait plus rien ! Lasse, soudain, elle alla s’asseoir.

— Un détail manque à votre discours ! Vous avez oublié Bourbon ! De toute façon, cela ne vous donne pas plus de droits au trône de Saint Louis ! Allez-vous-en, Monseigneur ! Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire !

Il reprit son chapeau posé sur un meuble et s’en recoiffa avec une arrogance qui était en fait un défi.

— Libre à vous d’y croire ! Moi, je peux vous prédire que vous n’avez pas fini d’entendre parler de moi !

— Je ne suis pas certaine qu’à présent cela ait de l’importance…

Raidie dans un effort de volonté, elle le regarda enjamber la fenêtre et ce fut seulement quand le galop de son cheval se fut éteint dans la campagne qu’elle donna libre cours à son chagrin et pleura longtemps pendant la nuit sur la blessure de cet amour qu’elle portait en elle depuis des années et qui ne voulait pas mourir…

Dans la matinée du lendemain, 10 septembre, Condé prenait la route du Midi, mais curieusement s’arrêtait à Angerville, puis à Bourges, comme s’il attendait quelque chose. Le 15 il rejoignait à Montrond sa femme et sa sœur – ou plutôt sa sœur et sa femme, car il n’accorda pas beaucoup d’attention à celle-ci qui cependant ne cessait de se dévouer pour lui. Peut-être un peu trop ! Il n’est jamais bon d’accabler de passion un époux de nouveau réticent !

Quoi qu’il en soit, ce que l’Histoire appellerait la Fronde des princes commençait. Condé trahissait ouvertement sa patrie en signant, le 6 novembre, un honteux traité d’alliance avec l’Espagne, concrétisé par un envoi de troupes et d’or. Auprès de lui, Anne-Geneviève faisant fi de son époux demeuré à Trie-Château, vivait ouvertement avec François de La Rochefoucauld, mais, pour la France, le contexte politique ne se présentait plus de la même façon. Le maréchal de Turenne, revenu assez vite de son erreur, commandait les troupes royales… et Mazarin n’allait plus tarder à rentrer en France, et en plein accord avec le Roi et sa mère, pour y prendre la tête d’une petite armée. Eh oui ! Le Cardinal n’était pas seulement un administrateur et un fin diplomate, il avait aussi révélé des qualités de chef de guerre au temps où, devant Casale, il avait rencontré Richelieu, il y avait déjà un certain nombre d’années.

Au commencement de l’hiver, Isabelle revint à Paris avec son fils qu’elle ne voulait pas laisser loin d’elle afin que l’idée d’en faire un otage ne vînt à l’esprit de personne. Non qu’elle redoutât un coup de main de Condé : même furieux, il n’était pas homme à faire la guerre aux enfants ! Mais elle craignait tout de sa rivale…

En outre, Paris avait retrouvé un visage plus aimable depuis la majorité royale. Les fêtes s’y succédaient, comme celle donnée le 16 novembre par l’ambassadeur de Venise.

Isabelle y fut, naturellement, en compagnie de Marie de Saint-Sauveur, et rencontra un vif succès car elle était sans doute la plus jolie femme de l’assemblée. Ses nombreux amoureux lui reprochaient une trop longue absence. Elle souriait à tous mais n’en encourageait aucun. Nemours lui manquait. On savait qu’il guerroyait quelque part dans le Nord en dépit de l’hiver, mais on ignorait où. Isabelle ressentit cette absence plus qu’elle ne l’aurait cru, mais, après la douloureuse rupture avec Condé, elle eût aimé retrouver le refuge de ses bras. Il savait si bien l’aimer qu’auprès de lui elle aurait oublié la petite flèche cuisante plantée dans son cœur et qui faisait si mal quand on l’effleurait. Au fond, elle venait à penser qu’elle aimait Nemours, autrement sans doute que son Prince à demi sauvage, mais de façon infiniment plus tendre. Et il n’était pas là !

Il y eut un intermède durant la visite en France du Roi Charles II d’Angleterre et de son frère, le duc d’York. Elle et lui avaient flirté ensemble quand, jeune prince errant à travers l’Europe avant l’exécution de son père, il cherchait de l’aide auprès des autres souverains pour chasser Cromwell. Il avait déjà un goût très affirmé pour les jolies femmes, à l’instar de son grand-père Henri IV le Béarnais, et la toute jeune Isabelle l’avait subjugué. En la retrouvant à une splendide fête donnée par Mademoiselle au palais du Luxembourg, le jeune Roi sans royaume sentit revenir l’attirance très vive qu’il avait eue pour elle et lui fit la cour ouvertement.

— Savez-vous que vous pourriez devenir Reine d’Angleterre ? lui dit Marie en rentrant du bal dont Mademoiselle espérait obtenir une demande en mariage qui l’eût comblée1 .

— La couronne me plairait assez, répondit Isabelle. Le prince aussi, mais c’est le pays qui ne me tente guère. A-t-on idée de vouloir régner sur des gens qui n’ont pas hésité à envoyer leur souverain au bourreau ?

Elle n’ajouta pas que, même si le Roi était séduisant, elle ne pourrait jamais renoncer, pour lui, à ses amours présentes… A son cher Nemours… A Condé même dont elle ne désespérait pas encore de le ramener dans le droit chemin…

Le droit chemin, Isabelle en vint peu à peu à se demander si les Parisiens réussiraient un jour à s’y tenir en dépit du choc réel éprouvé au soleil de la majorité royale. Incontestablement, ils s’étaient pris à admirer et à aimer leur jeune souverain, mais les bruits couraient sur un retour de Mazarin. Des mains invisibles placardaient des affiches accusant celui-ci de vouloir affamer le peuple, appuyant leurs dires sur la misère grandissante qui sévissait dans les campagnes et même dans les bas quartiers de la capitale. Cela laissait le champ libre à la racaille qui annexait le Pont-Neuf, alors la grande artère de Paris, et fouillait les carrosses sous prétexte que le Cardinal pouvait s’y cacher.

C’est ainsi qu’Isabelle tomba, un soir, sur une scène d’une rare violence. Des gens de mauvaise mine venaient de s’en prendre au duc de Brancas que le duc de Beaufort – chéri des Parisiens et que l’on surnommait le Roi des Halles – avait provoqué en duel. Le malheureux allait être jeté au fleuve quand, du haut de son propre carrosse, la jeune femme se lança dans un discours passionné, rappelant à ces gens qu’ils avaient à présent un Roi peu disposé à laisser son bon peuple faire n’importe quoi, y mêlant un appel à la charité chrétienne et en terminant par une espèce de déclaration d’amour à ce « beau peuple » qu’elle avait toujours connu et qui « se devait de rester fidèle à sa grandeur et à toutes ces belles qualités que le monde entier lui reconnaissait »…

Sans doute parce qu’elle était ravissante, on l’écoutait bouche bée quand Beaufort, qui n’était pas loin, se matérialisa soudain auprès d’elle et clama :

— Faites à la volonté de Mme la duchesse de Châtillon, car elle parle d’or, et rendez-lui un peu de tout cet amour qu’elle vous porte… et dont je la remercie, souligna-t-il en baisant la main d’Isabelle. Je n’aurais pas mieux dit qu’elle. Et d’autre part, l’honneur me commande à moi de régler mes comptes en personne ! Remettez M. de Brancas dans sa voiture et acclamons la plus belle des duchesses !

— Vous allez vous susciter des ennemies, monsieur le duc, prédit Isabelle tandis que les vivats éclataient de partout.

Il lui sourit de toutes ses belles dents blanches. C’était en effet un homme superbe et qui ne rencontrait guère de cruelles.

— J’en ai déjà tellement, alors un peu plus un peu moins ! Où vous rendiez-vous ?

— Au Palais-Royal, où Mme de Brienne doit me rejoindre pour aller saluer la Reine !

— Alors n’oubliez pas de me mettre à ses pieds ! dit-il, devenu très grave. Je hais Mazarin, mais je la vénère ainsi que mon Roi !

Nemours reparut le soir même. Il était environ dix heures quand la cloche d’entrée se fit entendre. Encore sous le coup de son action d’éclat, Isabelle était restée au logis comme elle aimait à le faire parfois et elle s’y trouvait en la seule compagnie d’Agathe qui l’aidait à se préparer pour la nuit. La femme de chambre s’occupait à brosser la soyeuse chevelure quand un valet vint annoncer le visiteur. Elle allait dire que Mme la duchesse ne recevait plus à une heure aussi tardive, mais Isabelle, rose de joie, l’arrêta :

— Allez me le chercher ! Il est tout juste celui que je souhaitais voir ! Et veillez à ce que l’on monte une collation… avec du vin de Loire, qu’il aime particulièrement. Puis qu’on ne me dérange plus !

Le ton était sans réplique. Agathe se contenta de sourire, sortit chercher l’arrivant qu’elle introduisit dans la chambre avant de refermer la porte sur lui en esquissant une révérence… après quoi elle colla son oreille au panneau de bois afin d’entendre au moins les premières paroles échangées, mais elle n’entendit rien et se retira sur la pointe des pieds.

Il n’y avait en effet rien à entendre. Debout l’un en face de l’autre, Isabelle et Nemours se regardaient, mais ils n’avaient pas besoin de mots tant était ardente la passion que le regard de ce dernier exprimait. Puis Isabelle ouvrit les bras et se laissa emporter.

Ils s’aimèrent longtemps sans s’exprimer autrement que par les gémissements, les soupirs, les cris mêmes que l’amant éteignait sous ses lèvres. Pourtant leur dernière rencontre ne remontait pas si loin, mais il leur semblait qu’il y avait une éternité et que jamais ils ne pourraient assouvir la faim à la limite de la douleur qu’ils avaient l’un de l’autre. A peine apaisé, un baiser ou même un simple effleurement faisait renaître le désir et minuit était passé depuis… un certain temps quand ils s’abandonnèrent enfin sur le lit, haletants… Sans se donner la peine de voiler son corps, Isabelle alla prendre le plateau qu’Agathe avait dû placer dans le cabinet voisin et revint le poser sur les draps…

— Vous devez mourir de faim et de soif ! dit-elle en emplissant un verre d’un joli vin à peine doré qui pétillait légèrement.

Il l’avala d’un trait.

— C’est de vous que j’avais faim et soif au point de ne plus sentir qu’il me fallait reprendre des forces…

— Vous voilà comblé, j’espère.

— N’en croyez rien, vous le savez ! Il me suffit de vous regarder pour que tout mon être vous appelle ! Et pourtant je dois vous quitter !

— Pour cette nuit sans doute où vous devez rentrer chez vous, mais demain…

— Demain il y a fête chez Monsieur.

— Je le sais. Je suis invitée et ravie que vous y soyez aussi, mais ensuite…

— Ensuite je repars ! En réalité ce bal est donné en mon honneur et, entre deux danses, il est prévu que je reçoive des lettres importantes.

— Des lettres importantes ? Mais pour qui ?

— Mon ange ! fit-il en riant. Il est à croire que, comme toutes les femmes, les folies de la Terre vous importent peu ! Des lettres pour Monsieur le Prince, voyons ! En fait, je ne fais que traverser Paris pour aller le rejoindre… Mais qu’avez-vous ?

Elle venait de glisser du lit, enfilait son peignoir, ses mules et, soudain glacée, s’accroupit près du feu qu’elle tisonna furieusement sans répondre. Il s’inquiéta :

— Vous n’êtes pas bien ? Vous voilà toute changée ?

— Des lettres pour Monsieur le Prince ? Et de qui ?

— De Monsieur, voyons ! Condé ayant décidé de reprendre le combat, il a besoin de tous ses amis. Quant à Monsieur lui-même, il se charge de Paris où des placards reparaissent, à ce que j’ai pu voir… Mais vous m’inquiétez ! Venez près de moi, Isabelle !

— Non ! Ainsi tout recommence et vous n’avez rien compris ! Mais vous êtes idiots ou quoi ? Condé a besoin de tous ses amis ? Et pour quoi faire ? Pour consommer sa énième trahison en ravageant un peu plus le royaume ?

— Il le faut, mon cœur ! Mazarin…

— Au diable Mazarin ! riposta-t-elle. Même exilé, même ruiné vous continuez à le voir partout ! C’est Croquemitaine, ma parole ! Alors maintenant répondez à ma question : celui qui dort à cette heure au Palais-Royal sans s’imaginer un instant que vous vous acharnez à le dépouiller de son héritage avec l’aide de son ennemi, qu’est-il pour vous ?

— Mais… le Roi !

— A vous entendre, je me prends à en douter ! Ceux qui devraient être ses fidèles sujets préfèrent être les inféodés d’un traître ! Et le plus éclatant de tous puisque, après avoir fait mordre superbement la poussière à l’Espagne, il lui vend son épée contre les deniers de Judas !

Il sauta à bas du lit et voulut la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa si brusquement qu’il trébucha et retomba sur le lit cependant qu’elle poursuivait :

— La régence est de l’histoire ancienne, monsieur le duc de Nemours ! Et le règne de Louis XIV a commencé, mais vous trouvez plus commode de vous cacher la tête derrière le petit doigt ? Et ne me servez pas qu’il n’est encore qu’un enfant, parce que ce n’est plus la réalité ! Avez-vous seulement rencontré son regard ? Non, n’est-ce pas, sinon je doute que vous puissiez le soutenir !

— Vous êtes bien une femme ! sourit-il, indulgent. Il est jeune, beau, et il vous émeut mais…

— Et je vous croyais intelligent ! Alors répondez à cette question : que ferez-vous quand, menant vos Espagnols au combat, vous vous trouverez sur quelque route de France devant cet « enfant » et de ceux qui lui restent fidèles ? Vous braquerez votre pistolet dans sa direction ? Vous tirerez votre valeureuse rapière pour foncer sur lui en criant « Sus à l’ennemi » ? Parce que si vous le manquez, vous perdrez votre seule chance d’échapper au sort des régicides : les « préparatifs » préliminaires et quatre chevaux attelés à vos membres ! Et vous ne l’aurez pas volé ! Pendant que vous implorerez « grâce ! » à la face du Ciel, Monsieur, duc d’Orléans et prince des fourbes, comptera benoîtement l’argent qu’il aura réussi à extorquer en vendant l’un ou l’autre de ses bons amis… sinon tous ! Il est des plus habiles à ce jeu ! Allez-vous-en !

— Isabelle !

— Il n’y a plus d’Isabelle !

— Mais enfin, regardez-moi, au moins !

— Je sais ! Vous êtes très beau ! Mais ne comptez pas sur votre corps pour vous rendre le mien. Ne pensez-vous pas qu’il est temps d’aller vous reposer ? Ce soir vous vous rendez au bal ! Il vous faut montrer à votre avantage !

— Vous viendrez ?

— Pourquoi pas ? Votre femme y sera aussi, je présume2 ?

A une lueur qu’elle vit soudain s’allumer dans le regard bleu qui ne la quittait pas, elle sentit qu’il était prêt à se jeter sur elle et, sans plus attendre, courut dans la pièce voisine dont elle ferma la porte à clé avant de s’y adosser. Elle était au bord des larmes, mais sa détermination ne faiblissait pas… même s’il lui était dur de tourner aussi cette page-là ! Beaucoup plus dur qu’elle ne l’aurait supposé…

Le lendemain, Isabelle n’alla pas au bal de Monsieur.

Elle en était incapable, à la surprise de Mme de Brienne qui savait combien elle aimait danser, se parer pour attirer les hommages masculins. Comme elle s’en inquiétait, Isabelle répondit :

— Il ne me semble que, si j’y allais, je m’avancerais en pays inconnu !

— Vous connaissez tout le monde, cependant.

— Je le croyais. En fait il n’en est rien ! J’ai encore dans les oreilles le tonnerre des acclamations qui ont accueilli le Roi lors de sa majorité. Monsieur se pavanait dans le carrosse de la Reine mère. Mazarin exilé, le peuple était heureux, la France était heureuse, et voilà que la belle image de ce jour mémorable se fendille et s’effrite pour laisser apparaître une bien triste réalité : Monsieur s’est remis à conspirer…

— Cela est inhérent à sa nature ! Même à l’agonie, je vous parie qu’il trouvera un moyen de discuter avec Dieu. Je gage qu’il se débarrassera de ses péchés sur le dos de quelqu’un d’autre : sa femme par exemple qui, en bonne Lorraine, ne cesse de chanter la gloire des ducs de Guise et de leurs droits à la couronne ! Elle est stupide, mais elle en trouve de plus stupides qu’elle pour l’applaudir !

— Oh, je ne gardais pas beaucoup d’illusions sur lui, mais voir ceux que j’aime, à commencer par mon propre frère, ouvrir à l’ennemi les portes du royaume et demander son aide pour le ravager, voilà ce que je ne puis souffrir… et encore moins comprendre !

— Les hommes sont difficiles à comprendre…

— Et à nous ils ne laissent que des larmes, le jour où leur tête roule sur un échafaud tendu de noir ! Dans notre famille, on finira par en prendre l’habitude… Quant au peuple qui se disposait à adorer le Roi, il a suffi de quelques affiches venimeuses pour qu’il recommence à gronder…

— Cela aussi est dans sa nature ! Savez-vous ce que vous devriez faire au lieu de vous ronger les sangs ? Venir de temps en temps avec moi chez la Reine. Vous savez combien elle aimait notre chère princesse Charlotte, nous en parlons souvent ! Venez donc ! Vous serez surprise !

Deux jours après, Isabelle gravissait les degrés du Palais-Royal encadrée par Mme de Brienne et Marie de Saint-Sauveur, qui, elle aussi, était une habituée et se montrait ravie d’emmener Isabelle.

— Vous verrez ! On y respire un air différent !

Et, de fait, la jeune femme eut peine à cacher sa surprise quand, introduite par Mme de Motteville – qui était la confidente dévouée d’Anne d’Autriche – et tenant la main de Mme de Brienne, elle entendit la Reine lui dire en la relevant de sa révérence :

— Je suis heureuse, duchesse, que vous ayez laissé Mme de Brienne vous amener ici, où vous veniez souvent jadis avec cette chère princesse ! Mais prenez place ! Vous connaissez tout le monde, je pense ?

Non sans surprise, la jeune femme reconnaissait en effet la duchesse de Vendôme née Vaudémont-Lorraine, dont la vie se partageait entre l’amour qu’elle portait à son époux César, fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées – qui d’ailleurs préférait les garçons –, et à son œuvre de rédemption des filles publiques qui la menait parfois dans les plus crasseux bourdeaux. Son César n’avait guère cessé de comploter. Quant à leur fils Beaufort, il était prêt à tout pour effacer Mazarin de la surface de la Terre, mais se contentait d’être l’idole du peuple et refusait l’alliance avec l’Espagne. Il y avait aussi la duchesse de Nemours, sa sœur, dont le sourire charmant fit rougir Isabelle : il n’était pas facile de se retrouver côte à côte avec l’épouse de son amant ! Pourtant Elisabeth se comporta comme si elles étaient amies de longue date… Elle vit aussi… Gondi ! A peine reconnaissable sous les moires cardinalices qu’il portait gonflé d’un orgueil proche de l’arrogance. Il sourit de toutes ses dents en offrant sa bague ornée d’un gros saphir aux lèvres des arrivantes :

— Monseigneur de Gondi ? ne put retenir Isabelle. Mais j’ignorais…

— Ma chère duchesse, sachez que je ne suis plus le même homme ! Ainsi de mon nom ! Je suis à présent le cardinal de Retz et tout au service de Leurs Majestés… et on ne peut plus ravi de vous revoir ! Nous parlions de vous hier encore avec le président Viole !

Dans cette atmosphère élégante et un peu feutrée, Isabelle passa un moment des plus agréables. La Reine se montrait charmante et, en outre, elle découvrit avec stupeur que son antichambre était le meilleur endroit pour se tenir au courant des opérations. Aussi y revint-elle plusieurs fois avec plaisir.

C’est ainsi qu’elle sut que les troupes royales commandées par les maréchaux de Turenne et d’Hocquincourt affrontaient celles des princes dans la région de Montargis. Il y aurait même eu bataille à Bléneau… Des nouvelles qui ne laissèrent pas d’inquiéter la jeune duchesse : son Châtillon en était à deux pas !

Mais elle n’eut même pas le temps d’en apprendre davantage. Le cardinal de Retz, après s’être entretenu un instant avec un de ses secrétaires, annonçait que le duc de Nemours, gravement blessé, avait été transporté à Montargis et réclamait un chirurgien.

Sa femme éclata en sanglots, gémissant et pleurant qu’elle voulait aller le rejoindre tout de suite !

— Dans l’état où elle est, c’est impossible, dit Mme de Brienne. Elle n’aura plus que le souffle en arrivant !

Aussitôt la décision d’Isabelle fut prise :

— Je vais l’emmener, moi. Depuis hier je pensais me rendre à Châtillon dont je n’ai aucune nouvelle. Je déposerai la duchesse à Montargis en passant ! Et quand je serai assurée que ma maison n’a pas subi de dommages, je reviendrai la chercher…

A l’aube du lendemain, le carrosse de voyage de Mme de Châtillon, que menait son cocher assisté de Bastille armé jusqu’aux dents, emmenait Mme de Nemours plus fébrile et larmoyante que la veille, qu’Isabelle s’efforçait de réconforter mais ce n’était pas facile : cette malheureuse adorait visiblement son volage époux et sa compagne ne pouvait se défendre d’un remords en pensant qu’à son dernier passage à Paris, Nemours n’avait sans doute accordé que peu d’instants à sa femme alors qu’il lui avait consacré une nuit entière. Et quelle nuit ! Même si elle s’était terminée par une rupture, elle laissait un souvenir trop brûlant pour qu’Isabelle pût l’effacer de sa mémoire. Dans une autre voiture suivaient Agathe de Ricous, la camériste de Mme de Nemours et le chirurgien que la duchesse de Vendôme envoyait à son gendre.

On fut à Montargis à la tombée de la nuit. La ville s’était transformée en camp retranché, mais l’officier qui veillait à la porte nord accueillit les voyageuses avec beaucoup d’égards et même se montra optimiste. L’état de Nemours, que l’on avait installé au château, n’avait pas empiré. Après quoi il les fit escorter jusqu’au poste de garde où l’on s’occupait d’allumer les feux. Mais à peine y fut-on que la pauvre éplorée parut ressusciter et, oubliant Isabelle, exigea d’être menée sur l’instant à son époux… et seule avec le chirurgien. Isabelle resta dans la salle voisine, où brûlait un bon feu et où M. de Pons, qui les avait reçues, s’occupait d’elle avec empressement après avoir mené Mme de Nemours au chevet du blessé. Il lui proposa du vin chaud pour la réconforter. Ce qu’elle accepta volontiers…

Il venait à peine de s’éclipser quand, à sa stupeur, elle vit Mme de Longueville sortir de la chambre et qui ne cacha pas sa surprise :

— Tiens ? Vous êtes là, vous ? On ne m’en a pas informée !

— Pourquoi l’aurait-on fait ? Commanderiez-vous ici ?

— En l’absence de mon frère, chacun m’y obéit !

— Vraiment ? Et où est Monsieur le Prince ?

— Même si je le savais, je ne vous le dirais pas ! Et d’ailleurs vous n’avez pas répondu à ma question : quelle est la raison de votre présence ?

— C’est moi qui ai amené Mme de Nemours ! Satisfaite ?

— Il fallait bien que quelqu’un s’en soit chargé ! Pourquoi pas vous ? D’autant que votre boueux Châtillon n’est pas loin ! Aussi pouvez-vous repartir !

— Pas avant d’avoir eu des nouvelles !

— Oh, si ce n’est que cela ! Une mousquetade a atteint le duc à la hanche. Il souffre, mais ses jours ne sont pas en danger ! Je vous donne le bonsoir !

Emportée par la colère et incapable de supporter plus longtemps l’insolence de cette harpie, Isabelle s’élança, prête à gifler ce visage dont le sourire la narguait quand une main vigoureuse la retint, tandis que la Longueville sortait en haussant les épaules.

— Non ! Ne faites pas cela ! Vous le regretteriez, car c’est indigne de vous ! Même si c’est amplement mérité…

Elle reconnut alors François de La Rochefoucauld, l’amant en titre d’Anne-Geneviève. Un La Rochefoucauld plus ténébreux que jamais !

— Vous êtes là, vous aussi ? Une vraie réunion de famille ! Mais… que voulez-vous dire ?

— Que nous sommes trahis l’un et l’autre, Madame, et que je ne suis céans que pour en recueillir la preuve !

— A vous voir, j’ai peine à croire que vous plaisantez !

— Je n’aime pas plaisanter ! Nous sommes trahis l’un et l’autre ! Nemours est l’amant de Mme de Longueville ! Pourquoi ne nous vengerions-nous pas de concert ?

C’était tellement inattendu qu’Isabelle se permit un bref éclat de rire :

— Mille grâces, Monsieur ! Je préfère des vengeances plus réfléchies et moins faciles ! Et je saurai attendre ! Voulez-vous prier d’avancer ma voiture ! Je repars pour Châtillon !

— Par pitié… pour vous-même, n’en faites rien ! La région vient de subir une bataille. Elle n’est pas sûre en plein jour. Imaginez ce qu’il peut en être à la nuit !

— Bien ! Je ne resterai en ce lieu ni pour or ni pour argent, mais je ne veux pas que vous ayez souci de moi : pour cette nuit, je vais demander asile au couvent des Filles Sainte-Marie que je connais !

— Merci ! Mais faites mieux encore ! Souffrez que je vous escorte jusqu’à vos domaines… Et n’y voyez que l’offre d’un ami ! Vous en aurez besoin… Croyez-moi !

Elle avait accepté pour ne pas le désobliger, mais elle n’en fit rien. Devinant que quelque catastrophe l’attendait au bout du chemin, elle ne voyait pas quel réconfort elle pourrait attendre de cet homme à la beauté d’ange déchu mais habité par une soif trop amère pour qu’elle voulût courir le risque de s’en rapprocher davantage… Et si elle alla demander l’hospitalité du couvent, elle n’en ordonna pas moins à Bastille de se tenir prêt à partir dès le lever du jour.

Le premier rayon d’un soleil timide la trouva sur la route défoncée par les charrois militaires. La guerre s’inscrivait en traces sinistres sur cette jolie région, hier encore si séduisante. Et, à mesure qu’elle progressait, elle sentait son cœur peser plus lourdement dans sa poitrine. Assise auprès d’elle, Agathe priait en silence. Elle-même en était incapable ! Ce n’était partout que champs dévastés, chaumières pillées, voire brûlées, paysans sans doute réfugiés dans les bois car aucun ne se montra. Partout la ruine ! Partout la misère ! Sur le siège, elle pouvait entendre Bastille gronder et jurer…

Enfin Châtillon fut en vue et elle éprouva une sorte de soulagement en voyant ses remparts intacts et là-bas, plus haut, la silhouette puissante de son château ducal. Ce soulagement ne dura pas… A peine entrée, elle eut l’impression que sa voiture voguait sur une mer humaine qui pleurait et l’acclamait en même temps. Bloquée, la voiture stoppa. Bastille sauta à terre, ouvrit la portière et, enlevant Isabelle, la déposa sur le siège du cocher.

— Il faut leur parler ! Ils en ont besoin…

— Encore faut-il savoir ce qu’il s’est passé ! Demande-leur ! Ta voix porte plus que la mienne. Je répondrai ensuite !

Ce n’était pas évident à première vue : tous parlaient en même temps.

— Pas tous à la fois ! tonna Bastille. Comment voulez-vous que Mme la duchesse vous entende ? Qui parle le plus fort ?

— Moi ! clama le forgeron Paillon, qui était aussi un des échevins, en grimpant sur l’un des montoirs à chevaux de la halle. Et ça tient en peu de mots. Au soir de la bataille on a vu arriver le Prince de Condé, couvert de poussière et de sang. Quelques gentilshommes seulement l’accompagnaient. Il a crié qu’il prenait possession de notre ville, qu’on laisse entrer ceux des siens qui le suivaient, puis il a grimpé à cheval le grand escalier qui monte aux terrasses du château où il s’est installé… Presque tout de suite après ça a été l’enfer. Des soldats, il en affluait sans cesse, affamés, blessés ou non. On nous a dit qu’ils venaient de vaincre les troupes du maréchal de Turenne, mais on ne les a pas crus !

— Pourquoi ?

— Ils n’avaient pas vraiment l’air de vainqueurs. Et plein d’Espagnols avec eux ! Et pendant une grande semaine on nous a pillés pour nourrir tous ces gens !

— Je ne vois pas de traces d’incendies ! Ils n’ont rien brûlé ?

— Non. Monsieur le Prince l’avait défendu en disant qu’ils étaient « chez des amis » ! Et qu’il ne fallait pas abîmer la ville en mémoire de feu le duc Gaspard !

— De quoi vous plaignez-vous dans ce cas ?

— De ce que l’on n’a plus rien à manger… et aussi…

— Quoi, aussi ? Parlez, sacrebleu ! Il faut vous arracher les paroles !

— J’ai dit ce que j’avais à dire… Mais madame la duchesse devrait monter au château !

— On y va ! Prends les rênes, Bastille ! Je veux y entrer la première !

Elle invita son cocher à descendre et s’assit tandis que Bastille menait debout, mais, à mesure que l’on progressait sur la pente, son cœur se serrait de plus en plus. En franchissant les tours de garde, restées intactes, elle eut un soupir qui allégea ses craintes, mais ce ne fut qu’un trop bref instant. Déjà les chevaux atteignaient la grande terrasse et, là, elle dut enfoncer ses doigts dans la paume de ses mains pour ne pas crier. Il ne restait strictement rien du beau jardin qu’elle avait planté, ni des arbres du petit bois, ni des vignes étendues sur le haut du coteau. On avait dû tout brûler, car des traces de flammes apparaissaient sur les murs.

Comme au jour de son arrivée, elle vit accourir Jeanne Bertin et son époux, suivis de trois serviteurs – âgés d’ailleurs ! – que Condé leur avait laissés. Tous les autres, il les avait enrôlés…

Silencieuse, elle embrassa l’un et l’autre et rentra chez elle…

Là, ce fut pire encore. A l’exception des portraits d’ancêtres, heureusement respectés, pas une salle n’avait été épargnée, pas une chambre qui ne montrât des tentures déchirées, des murs et des sols souillés parfois de déjections, des meubles cassés, des tapis roussis… Elle entendit Jeanne s’excuser en pleurant de ne pas avoir pu faire si peu de ménage que ce soit, puis demanda, et sa voix lui parut curieusement lointaine :

— Quand Condé a-t-il quitté les lieux ?

— Il y a trois jours.

— Et où allait-il ?

— Vers le sud. Peut-être à Saint-Fargeau ?

Saint-Fargeau qui était à Mademoiselle, la fille de Monsieur, ce qui voulait tout dire !

— On a laissé ceci ! intervint Bastille en lui tendant la lettre qu’elle n’avait pas vue bien qu’elle eût été en évidence sur la cheminée de la salle principale.

« Vous m’avez dit que vous m’aimiez, mais que jamais vous ne seriez à un traître. Pourtant vous vous êtes donnée à Nemours qui l’est tout autant que moi. Savourez à présent le prix de votre perfidie ! Et ne venez pas vous plaindre ! Vous n’êtes qu’une menteuse ! »

Luttant contre la fureur qui menaçait de l’étouffer, elle se força à replier calmement le billet injurieux et le glissa dans son corsage. Et, se tournant vers ceux qui épiaient sa réaction, elle ne fit qu’un seul commentaire :

— Il est temps, je crois, de nous mettre au travail !

Elle les dispersa d’un geste, puis, tapotant le message sous le velours de sa robe, elle pensa, vindicative : « Quant à vous, Monseigneur, vous ne perdez rien pour attendre ! »

Saint-Mandé, juin 2012.



1 Et qui, de ce jour, détesta celle qu’elle croyait être sa rivale.

2 Nemours avait épousé Elisabeth de Vendôme, la sœur du duc de Beaufort.

Загрузка...