Juliette Benzoni La messe rouge

Première partie LES CHEVALIERS DE LA REINE

CHAPITRE I KETTERINGHAM HALL

S'il n'y avait eu le brouillard jaune, glacé et pénétrant, s'il n'y avait eu l'odeur familière mêlant les fumées de charbon aux relents de vase, Jean de Batz, en débarquant au dock de la Tour dont on ne distinguait même pas les chaînages blancs, eût peut-être douté de se trouver à Londres. L'atmosphère y était à l'opposé de ce dont il avait l'habitude : les Anglais toujours si froids, si distants, voire si méfiants pour ceux qui venaient de France, faisaient preuve à présent d'une incroyable sollicitude. Même l'Alien Office, le pointilleux Bureau des étrangers auquel on avait affaire au moment du passage à Custom House, l'Hôtel de la douane, se montra presque affectueux vis-à-vis du couple d'émigrés âgés, le comte et la comtesse de Saint-Gérand, que Batz avait pris dans son bateau à Boulogne.

Il était normal que leur fragilité, leur visible détresse eussent touché le baron, mais que des fonctionnaires britanniques en tinssent compte, cela tenait du miracle. On s'informa avec beaucoup de politesse de leur nom et de leur situation.

Avaient-ils en Angleterre des amis, de la famille, faute de quoi on pouvait leur indiquer les comités d'accueil fondés par des gens de la noblesse ou même de la riche bourgeoisie, qui se chargeraient de leur fournir un toit, des vêtements, de la nourriture, de quoi vivre enfin ? C'était le cas : leur fille et leurs petits-enfants séjournaient déjà chez lord Sheffield, dans le Sussex où ils étaient espérés. Ils ne s'en montrèrent pas moins émus d'un accueil auquel ils ne s'attendaient pas et auquel les douaniers mirent un comble en leur offrant des condoléances pour la " perte cruelle " qui les frappait.

Batz en reçut tout autant et ne cacha pas son étonnement : depuis le début de la Révolution, il était venu à plusieurs reprises en Angleterre où il avait des amis et c'était bien la première fois que l'on se montrait aussi courtois.

- A quelle perte faites-vous allusion, messieurs ? demanda-t-il.

Le fonctionnaire qui venait de s'incliner devant lui le fusilla aussitôt d'un regard indigné :

- Celle de votre Roi, sir ! Je supposais que sa fin affreuse vous peinait...

- Plus que vous ne sauriez le dire ! Mais je n'imaginais pas que la mort d'un souverain français pût nous valoir la sympathie des Anglais ?

- Cela prouve seulement que vous ne nous connaissez pas! Nous sommes gens de cour, sir. Et toute l'Angleterre, comme vous allez vous en convaincre rapidement, est profondément affligée par la mort du roi Louis XVI survenue il y a dix jours. C'est de la pure barbarie... et nous ne supportons pas la barbarie. Jamais vous ne verrez cela chez nous ! Votre passeport, sir ! ajouta le bureaucrate en lui rendant le précieux papier.

Le baron faillit céder à la causticité gasconne en faisant remarquer à cet homme vertueux qu'on avait déjà vu, environ un siècle et demi plus tôt, quelque chose d'assez semblable quand le " Protecteur " Cromwell avait fait décapiter Charles Ier, mais jugea plus sage de ne pas entamer une polémique. Si les fonctionnaires britanniques tournaient à l'angélisme, il fallait en profiter. Cela ne durerait peut-être pas longtemps !

En quittant Custom House, Batz appela un cab où il fit monter le vieux couple un peu désorienté en lui souhaitant bonne chance, à la manière anglaise, et surtout l'oubli rapide de ses souffrances et de ses angoisses. Enfin, il donna au cocher l'adresse de lord Sheffield, baisa une dernière fois la main sans bagues de la vieille dame en refusant ses remerciements, puis recula de quelques pas et salua, tandis que le conducteur faisait tourner son cheval et s'éloignait dans un crépuscule qui semblait installé sur la ville depuis le matin.

Rassuré sur le sort de ses compagnons de voyage, il allait faire signe à une autre voiture quand son regard fut attiré par une grande affiche placardée contre un mur sur laquelle un belliqueux appel contre la France flamboyait en lettres de deux pieds de haut : " War ! War ! French War ! " Le texte qui suivait invitait le gouvernement de M. Pitt à balayer de la surface de la terre le peuple sanguinaire qui avait osé massacrer son propre roi. Décidément, il y avait quelque chose de changé au royaume d'Angleterre.

Il acheva de s'en convaincre en faisant parler le cocher chargé de le conduire à Holborn où logeait son amie lady Atkyns lorsqu'elle se trouvait à Londres. Celui-ci assura que toute la ville portait plus ou moins le deuil du roi de France :

- Dès que la nouvelle a été sue, on s'est arraché les journaux. Le Moming Chronide surtout qui s'en prenait à la " conduite diabolique " de votre Convention... et à l'infâme assassinat de Louis le seizième...

- Hé là, doucement! Ce n'est pas ma Convention.

- Je vous en félicite, sir!... Certes nous n'avons pas toujours été frères mais les rois ne le sont-ils pas entre eux? Tout au moins quand ils s'écrivent en s'appelant Monsieur mon frère ? Notre George le troisième a été très choqué en apprenant le crime des Français. Je dirais même épouvanté. Il a ordonné un deuil sévère et la fermeture du théâtre royal. Toute l'Angleterre est avec lui, d'ailleurs, et vous pourrez vous en convaincre, sir ! Dans chaque carrefour vous allez voir des gens qui vendent le portrait de votre malheureux prince et aussi l'image de son martyre ! C'est trop affreux aussi ! Le Roi assassiné et tous ces pauvres gens qui doivent fuir pour ne pas connaître le même sort!...

Batz pensa qu'il était tombé sur le cocher le plus bavard de sa profession mais n'en éprouva pas moins un certain réconfort. Certes, il n'avait jamais aimé les Anglais, mais leur comportement en face de l'événement dont il souffrait si cruellement, l'accueil qu'ils réservaient aux émigrés lui rendaient l'espoir pour la suite de son combat : il trouverait sûrement toute l'aide désirable s'il réussissait à arracher la famille royale et surtout le jeune roi Louis XVII à leur prison. Un combat dans lequel il avait hâte de se replonger... Il craignait tellement que le temps soit compté à ceux que la tour du Temple retenait toujours entre ses murs !

Les aléas du voyage, les énergiques secousses d'une mer hivernale avaient réussi à tirer le baron du sombre désespoir où l'avaient plongé l'échec de sa tentative d'enlèvement de Louis XVI sur le chemin de l'échafaud et la mort de son roi. Tout au long de sa chevauchée vers Boulogne dans le vent glacé du nord, il avait remâché sa colère, son chagrin, sa déception et son besoin de vengeance. Il avait été trahi; il savait par qui et pour qui mais il possédait à un degré trop élevé le sens de ses responsabilités pour se lancer en aveugle à la recherche de la satisfaction brutale et peut-être un peu trop rapide que donne un coup d'épée bien ajusté. Tous les comptes se régleraient mais en leur temps, la priorité absolue c'était l'Histoire qui la réclamait et la façon dont lui, Jean de Batz, entendait l'écrire... D'abord, et avant tout, rejoindre Anne-Laure de Pontallec, alias Laura Adams, et son compagnon Ange Pitou, le journaliste-garde national, qui devaient avoir atteint Londres et l'attendaient sans doute chez Charlotte Atkyns où il leur avait donné rendez-vous. Tandis que lui-même venait par Boulogne où il possédait deux bateaux avec des équipages à toute épreuve et deux hangars discrets où l'on pouvait entreposer du matériel de navigation, des marchandises... et des candidats à l'émigration. Laura et Pitou partis pour Saint-Malo dans l'anonymat d'une diligence une grosse semaine avant lui comptaient s'embarquer pour Jersey d'abord, puis pour Londres à bord d'un des navires de Marie-Pierre de Laudren, la mère de la jeune femme. Cet itinéraire compliqué mais peu susceptible d'attirer l'attention se justifiait par la présence, dans un ourlet de robe, d'une des plus belles pierres précieuses de l'époque : le Grand Diamant bleu de Louis XIV dont Batz espérait tirer de quoi sauver la reine Marie-Antoinette, le petit Louis XVII, sa sour Marie-Thérèse et sa tante Madame Elisabeth.

Lorsque l'on fut à destination, les considérations politico-charitables du cocher avaient doucement glissé en long monologue sur les surprises de la condition humaine, présentant peut-être un énorme intérêt mais dont Batz, perdu dans ses pensées, n'entendit rien. A l'instant précis où il arrêtait son cheval, l'automédon achevait d'ailleurs sa péroraison :

- ... et c'est pourquoi je maintiens qu'il n'y a pas d'autre solution que de faire la guerre à ces sauvages! Vous êtes bien de mon avis, sir?

- Oh, tout à fait, dit Batz qui n'en était plus à cela près et dont l'attention se fixait à présent sur un personnage qui se tenait debout devant la porte de lady Atkyns, attendant qu'on lui ouvre.

II paya son cab, grimpa les marches du petit porche soutenu par des colonnes ioniques et rejoignit l'homme qui était grand et sec, en dépit de l'épaisse pelisse dont dépassaient des jambes maigres terminées par des souliers à boucle d'argent. Les cheveux étaient portés à l'ancienne mode mais le chapeau, penché sur une oreille, appartenait au temps présent. Un long nez à bosse promettait d'atteindre le menton agressif quand les dents ne seraient plus là pour les tenir à distance.

L'arrivée du baron apporta une diversion à une attente qui semblait se prolonger :

- On dirait qu'il n'y a personne, dit le personnage avec un demi-sourire qui fit remonter sa grande bouche vers l'oreille gauche, mais déjà la mémoire quasi infaillible de Batz mettait un nom sur ce visage affichant une perpétuelle bonne humeur, et qui rappelait le masque de la comédie :

- Peltier! s'exclama l'arrivant. Jean-Gabriel Peltier ! Je ne vous savais pas à Londres ?

Mais apparemment la mémoire de l'autre était aussi bonne que la sienne :

- Tiens, vous avez donc pris, vous aussi, le chemin de l'exil, mon cher baron ?

- Je ne crois pas vous avoir jamais été cher et je ne vois pas pourquoi cela changerait ici. Je viens simplement voir lady Atkyns...

- Besoin d'argent vous aussi ?

Le sourcil de Batz remonta d'un bon centimètre :

- On dirait que vous n'avez pas perdu l'habitude d'habiller les gens à vos couleurs ? Non, je n'ai pas besoin d'argent.

- Vous avez bien de la chance ! La vie est hors de prix ici...

- Elle l'est plus encore à Paris. Il y a longtemps que vous êtes arrivé ?

- Je suis parti le 21 septembre dernier quand on a déclaré que la France était désormais " république une et indivisible " alors que Mirabeau l'avait prophétisée " géographiquement monarchique ". J'ai pris mes jambes à mon cou et j'ai filé droit vers la côte où j'ai eu la bonne fortune de rencontrer le duc de Choiseul-Stainville. C'est lui qui m'a aidé à passer le Channel.

- Et depuis, que faites-vous ?

- Que peut faire un homme de plume ? Il écrit. Que peut faire un journaliste ? Il " journalise ". Dès mon arrivée, j'ai publié la suite de mon Tableau de Paris sous le titre Dernier tableau.

- Et que peigniez-vous ?

- Les horreurs du 10 août, les massacres de Septembre...

- Vous y étiez ?

- N... on, mais j'ai recueilli des témoignages bouleversants qui ont produit grand effet ici.

- Je n'en doute pas, fit Batz avec un mince sourire... Ainsi, vous avez renoncé aux Actes des Apôtres. Ils rencontraient pourtant un certain succès ?

Les Actes des Apôtres, dont le premier numéro parut en octobre 1789, était un curieux journal qui se voulait contre-révolutionnaire mais qui attaquait aussi bien les hommes de la Révolution que le roi et sa famille accusés de laisser se développer une situation de troubles. Le comte de Rivarol et Jean-Gabriel Peltier, fils d'un grand bourgeois nantais enrichi dans le commerce de Saint-Domingue et la traite des Noirs, en furent les premiers rédacteurs, à qui se joignirent par la suite nombre d'enthousiastes comme Lally-Tollendal, Boufflers, Champcenetz, Langeron, Mirabeau le jeune, Tilly, Lauraguais, Montlosier... Peltier poussa un énorme soupir :

- Les Apôtres s'étant éparpillés aux quatre coins de l'Europe, la fin était inévitable. Rivarol est à Hambourg, quelques-uns ici...

- Cela devrait vous suffire. Les apôtres du Christ n'étaient que douze et vous étiez une bonne quarantaine.

- Sans Rivarol je ne peux rien faire. N'étions-nous pas la cheville ouvrière? Cela ne m'empêchera pas de continuer à me battre contre les buveurs de sang qui tiennent le royaume et qui...

- Faites-moi grâce du reste ! Crier sur les toits ne sert à rien, surtout quand on est loin du champ clos. Mieux vaut agir.

- C'est votre intention ?

- Naturellement-Tout en parlant, Peltier n'avait cessé d'actionner

de temps en temps le marteau de cuivre étincelant de la porte.

- Vous voyez bien qu'il n'y a personne ! fit Batz, d'autant plus agacé qu'il était déçu.

Mais il en avait encore à apprendre sur la malignité des choses : à peine achevait-il sa phrase que ladite porte s'ouvrait, laissant passer la tête effarée d'un bonhomme à lunettes qui achevait de se débarrasser d'un vaste tablier sale :

- Ces messieurs sont là depuis longtemps? demanda-t-il avec inquiétude.

- Au moins des heures! lâcha Peltier sarcasti-que. Et qui êtes-vous d'abord ? Où est Blunt ?

- Moi je suis Smuts, le gardien. J'étais à la cave et c'est la raison pour laquelle je n'entendais pas ces Messieurs.

- On devine sans peine ce que vous y faisiez! Cela veut dire que votre maîtresse n'est pas là ?

- Milady finit toujours l'année dans le Norfolk-shire, fit Smuts sans relever l'insinuation mais en remarquant perfidement : Monsieur devrait le savoir si Monsieur est de ses amis...

- Bien sûr, je le sais, mais...

- Un instant, coupa Batz. Elle est partie depuis longtemps ?

- Deux jours avant Noël, sir... comme d'habitude !

- Est-ce que quelqu'un est venu la demander depuis : une jeune femme blonde accompagnée d'un... gentleman? Une Américaine?

Derrière leurs lunettes, les yeux de Smuts s'arrondirent :

- Moi je n'ai vu personne... Mais, ajouta-t-il, je n'ai repris mon poste qu'avant-hier. Milady a eu la bonté de me faire remplacer à cause d'un deuil de famille, en Cornouailles...

- Et qui vous remplaçait ? reprit Batz en faisant jouer une pièce d'argent au bout de ses doigts.

- Tom Weller, l'un des valets qui avait déjà la confiance de sir Edward. Il est reparti aussitôt pour Ketteringham Hall.

- Il ne vous a rien dit ?

- Il n'y avait pas de raison. Si quelqu'un est venu, c'est à lady Atkyns qu'il en aura rendu compte. Je peux encore vous aider en quelque chose, sir? fit le gardien en louchant sur la pièce d'argent qui ne se fit d'ailleurs pas prier pour rejoindre sa main.

- Non, merci. Je vais aller là-bas...

Sans plus s'occuper du journaliste, Batz tourna les talons et descendit les marches pour rejoindre son cab qui, à tout hasard, l'avait attendu, mais Peltier lui emboîta le pas :

- Vous allez à Ketteringham Hall ?

- Bien entendu.

- Ce soir c'est un peu tard... Vous avez un hôtel pour la nuit ?

- Sans doute.

- Puis-je demander lequel? insista Peltier avec un sourire engageant.

Batz s'arrêta, une botte sur le marchepied du cab :

- Que vous soyez journaliste, d'accord... mais n'avez-vous pas l'impression d'être un peu trop curieux?

- Déformation professionnelle, fit l'autre, la mine faussement contrite. Et je ne vois pas pourquoi l'adresse d'un hôtel serait secret d'État.

Le baron commençait à penser qu'il aurait du mal à se débarrasser du fâcheux, un curieux aussi invétéré étant la dernière personne qu'il souhaitât accrocher à ses basques :

- ... chez ce bon M. de la Sablonnière qui en a fait le rendez-vous de tous les émigrés un peu argentés ! Excellente cuisine... agréable logement... accueil vieille France !

- J'aurais été étonné que vous ne fussiez pas au courant.

- Oh, j'y suis tout à fait : c'est là que j'habite.

- Vous m'en direz tant! En ce cas montez! Je vous ramène.

Peltier ne se le fit pas dire deux fois. Tandis que Batz restituait son bagage au cocher, il se hâta de grimper et s'accota au fond de la voiture avec un soupir d'aise. Pour des raisons d'économie il ne s'autorisait pas souvent les cabs, usant le plus souvent de ses longues jambes, mais, dans la nuit tombante, la voiture était la bienvenue. Il entreprit d'en remercier son hôte par un état comparatif des diverses situations des émigrés récemment arrivés en Angleterre. Pris par ses propres pensées, Batz n'écoutait que d'une oreille un discours qui n'était cependant pas sans intérêt :

- On trouve ici, depuis les graves événements de l'été dernier, un assez joli échantillonnage du peuple français tout entier parce que cette deuxième vague de fuite à l'étranger constitue ce que j'appellerai l'émigration de panique. En 89, seule une partie de la noblesse s'est envolée sur les talons du comte d'Artois et des Polignac mais, à présent, avec une autre fournée de nobles, nous avons les anciens maîtres d'ouvre de la Révolution, les constituants avec ce fléau du clergé qu'est l'ex-évêque d'Autun accompagné par son ami Narbonne et aussi Mme de Staël. Et ce qui est plus grave à mon sens, c'est que nous arrivent aussi des commerçants : bouchers, boulangers, cordonniers, des artistes, et même des travailleurs manuels : des tailleurs de pierre, des ramoneurs, des maréchaux-ferrants. Pour ceux-là, je ne me fais pas de souci : ils trouveront toujours à gagner leur vie. Ils seront moins à plaindre qu'une duchesse désargentée ou qu'un courtisan dans la gêne... Mais j'ai l'impression que vous ne m'écoutez pas, baron?...

- Si, mentit Batz. Prenez que je me sente peu enclin à la discussion... et ne m'en veuillez pas ! Ah, nous arrivons !

L'hôtel de la Sablonnière était en vue et bientôt la voiture s'y arrêtait :

- Vous voilà chez vous, dit le baron en se penchant pour ouvrir la portière.

- Eh bien... et vous? fit l'autre interloqué.

- J'ai encore une petite course à faire. Nous nous verrons plus tard !

Le plus aimable sourire accompagnait l'invitation à descendre et l'importun fut bien obligé, quoi qu'il en eût, d'en passer par où le voulait celui dont il espérait bien faire son bailleur de fonds, au moins pour un temps, et se faire véhiculer par lui jusque chez lady Atkyns auprès de laquelle il était sûr de trouver la plus large hospitalité.

Avec un soupir à fendre l'âme, il réussit à s'extraire de la voiture et à prendre pied devant l'auberge :

- Voulez-vous que je demande une chambre pour vous ? proposa-t-il en désespoir de cause. Et peut-être aussi une table pour le souper ?

- La chambre je veux bien, le souper c'est moins sûr, répondit Batz toujours aussi gracieux. Il se peut que l'on me retienne...

- Ah... je peux déposer votre bagage, au moins? Peu patient quand ce n'était pas nécessaire, Batz

sentit la moutarde fort près de lui monter au nez mais, devinant sous cette insistance une possible détresse, il prit dans sa bourse une guinée :

- Merci, mais il y a dans ce sac un objet que je désire offrir. Ce que vous pouvez faire, s'il vous plaît, c'est demander qu'on vous ouvre une ou deux bouteilles de bon vin de Bordeaux... et buvez-les si je ne viens pas souper.

La pièce d'or représentait bien plus que quatre ou cinq verres du meilleur cru, mais le baron préservait ainsi l'amour-propre du journaliste qui accepta sans plus de façons. Le cab repartit et, une demi-heure plus tard, ayant échangé chez le loueur sa voiture citadine contre l'équivalent d'une chaise de poste française, Jean de Batz quittait Londres l'âme en paix en direction du nord-est. Ce qu'il avait à dire à son amie Atkyns n'était pas fait pour les longues oreilles d'un journaliste dont les idées politiques pouvaient se montrer fluctuantes... Laissant à son cocher le soin de le mener à bon port, il prit une couverture qui sentait le cheval, s'en enveloppa, se coucha sur la banquette, tira son chapeau sur ses yeux et s'endormit aussi tranquillement que s'il était dans son lit...

Il fallut toute la nuit et trois relais pour mener Batz des brouillards de la Tamise à ceux de la Yare, à une centaine de miles de la capitale. Les routes du Norfolk n'étaient pas meilleures que celles du nord de la France et le fog n'arrangeait pas les choses. Il était donc près de dix heures quand l'attelage franchit les grilles de Ketteringham Hall, vaste château de l'époque Queen Ann, pas vraiment beau mais donnant une assez bonne idée de la fortune qui l'avait construit. Grand propriétaire terrien en ce Norfolk aux horizons immenses voué à la culture où les fermes prenaient des allures de manoirs, sir Edward Atkyns l'entretenait avec un soin jaloux mais ne l'habitait pas, en laissant la jouissance à une épouse dont il vivait séparé.

Celle-ci était une ancienne actrice du théâtre de Drury Lane où, quelques années plus tôt, sa beauté rousse d'Irlandaise opérait des ravages plus encore qu'un talent s'épanouissant surtout dans les personnages les plus passionnés du répertoire. Au contraire de Nell Gwynn, autre rouquine et ancienne illustration du théâtre de St. Catherine Street, qui avait commencé par y vendre des oranges avant de monter sur la scène puis dans le lit du roi Charles II pour y décrocher un titre ducal, Charlotte Walpole était d'assez bonne famille : fille naturelle et reconnue de Thomas Walpole, proche parent de l'ancien Premier ministre et de l'écrivain qu'avait tant aimé Mme du Deffand, elle avait reçu éducation et instruction avant de devenir reine au théâtre et lady dans la vie quotidienne. Ayant jugé ce dernier avatar bien préférable au premier, elle abandonna les planches pour un statut de noble dame qui lui valut de suivre son mari dans ses voyages, d'être reçue à Versailles et présentée à la Reine. Un jour inoubliable pour elle qui marqua le début de l'admiration et même de l'attachement passionné qu'elle voua dès lors à Marie-Antoinette. La Reine devint son modèle, sa référence en toutes choses, et elle déplora de ne pouvoir prendre rang dans une cour qui la fascinait. Cependant, elle laissa son époux continuer seul un voyage à travers l'Europe et s'installa à Versailles d'abord, où elle fréquenta le cercle Polignac, puis à Paris, rue de Lille, afin d'être proche des Tuileries où vivait désormais son idole. Mais elle était anglaise et les débuts de la Révolution la renvoyèrent en Angleterre où d'ailleurs son mari exigeait son retour. Depuis, elle vivait l'oil fixé sur les événements de Paris et ouvrait facilement sa maison aux anciens amis émigrés avec l'espoir secret qu'un jour sa reine viendrait chercher refuge à son foyer.

Batz la connaissait depuis ce premier voyage qui avait été pour elle son chemin de Damas mais leurs relations s'étaient resserrées après le début du grand drame qui secouait la France. Il savait pouvoir compter sur elle et, à plusieurs reprises, l'un des deux bateaux boulonnais du baron avait relâché à Southwold ou à Lowestoft quelques malheureux fuyards dont la généreuse femme avait pris soin. Elle s'était ainsi constitué un petit cercle d'amis français reconnaissants auprès de qui elle recueillait tous les renseignements possibles touchant Marie-Antoinette. On était toujours certain, en abordant Ketteringham Hall, d'y trouver un ou deux émigrés roulés en boule au coin du feu pour y attendre des jours meilleurs.

Venu plusieurs fois au château, Batz y fut reçu par Brent, le majordome, avec le maximum d'enthousiasme que l'on peut attendre d'un serviteur britannique : une inclination du buste un peu moins raide, un demi-sourire au coin des lèvres et un :

- La venue de monsieur le baron est une grande joie en dépit des temps malheureux. Milady sera heureuse...

Le tout sur un ton de solennelle tristesse. Batz remarqua alors que Brent était tout vêtu de noir et que, à l'instar du roi George, Charlotte Atkyns avait mis sa maison en deuil : dans le hall d'entrée, bien visible à tous, un portrait de Louis XVI enguirlandé de crêpe noire trônait entre deux armures en pied dont les gantelets s'appuyaient sur des épées à deux mains fichées dans le socle, montant une garde pompeuse qui avait quelque chose de fan-tomal auprès de deux candélabres chargés de bougies.

Seuls les candélabres étaient allumés dans cette salle où régnait un froid glacial, la grande cheminée chargée de la réchauffer étant dépourvue d'un feu jugé sans doute trop gai pour les circonstances. Batz n'en fut pas surpris : chez les Anglais, une certaine fraîcheur et quelques courants d'air étaient considérés comme vivifiants, la canicule commençant un peu avant dix-neuf degrés. S'il fut touché de cette preuve de communion à sa propre peine, Batz, fils de la douce Gascogne, n'en évoqua pas moins avec nostalgie les bons feux qui flambaient, en France, dans ses propres cheminées : sa randonnée à travers le brouillard l'avait transi. Il avait hâte que le majordome revienne mais ce fut la maîtresse de maison en personne qui accourut et sa somptueuse chevelure rousse fit entrer le soleil dans le hall lugubre.

- Vous ici ? s'écria-t-elle d'une voix un peu basse mais chaleureuse. Ah, mon ami, vous n'imaginez pas le bien que votre présence m'apporte! Vous souhaitez pleurer avec moi, je suppose ?

Elle venait à lui les deux mains tendues et Batz, un instant, eut une sorte d'éblouissement : sa robe noire, son grand fichu et ses manchettes de mousseline devaient être exactement semblables à ce que Marie-Antoinette portait au Temple. La coiffure, sous le bonnet volante, était la même, et, comme la taille, la silhouette et aussi certains traits du visage rappelaient la Reine. Le baron eut l'impression fugitive de se trouver en face de sa malheureuse souveraine. Charlotte Atkyns était seulement un peu plus jeune et ses yeux bleus brillaient d'une vitalité que l'angoisse et le malheur avaient chassée de ceux de son modèle. Seule la couleur des cheveux brisait l'illusion mais, avec de la poudre, cette illusion pouvait se recréer : le bruit courait que les cheveux de la Reine avaient blanchi... Avec un respect involontaire, il baisa les mains offertes :

- Je n'ai pas de temps pour les larmes, lady Charlotte ! Mon roi est mort et j'ai cru, un instant, sombrer dans la folie. Mais j'en ai un autre à présent auquel je dois toute mon attention, tous mes efforts et toutes mes pensées.

- Sans doute, mais ne donnerez-vous pas la priorité à sa mère? C'est elle qu'il faut sauver maintenant. L'enfant-roi n'est que sa suite naturelle et c'est elle la plus menacée... Mais ne restons pas ici : vous devez avoir besoin de vous restaurer et l'on va sonner le breakfast dans un instant.

Une cloche, en effet, tinta dans les profondeurs du château comme la jeune femme finissait de parler, et elle glissa son bras sous celui de son visiteur pour l'emmener dans le salon où l'on servait toujours, vers dix heures, ce premier et important repas de la journée. Batz en connaissait le décor et le cérémonial et ne fut pas étonné de pénétrer dans une vaste pièce ornée de portraits de famille dans laquelle se trouvaient un billard, un piano, divers instruments de musique, des livres, et des journaux. Au milieu de tout cela, plusieurs tables à thé supportaient qui la bouilloire et le matériel nécessaire, qui des corbeilles de petits pains de plusieurs sortes, des pots de crème fraîche, de sucre, de confitures et du jambon, qui des plats chauds contenant des oufs, des saucisses et du porridge. On s'installait à sa convenance à d'autres petites tables, ce qui permettait de s'isoler un peu avec telle ou telle personne de son choix ou de venir à l'heure souhaitée. Il y avait toujours nombre d'invités dans les châteaux anglais et l'heure du petit déjeuner était celle de la liberté. Une fois rassasié, on pouvait sortir pour une promenade, lire, faire de la musique ou simplement regagner sa chambre.

Charlotte Atkyns installa son invité et appela un valet pour le servir après avoir lancé un aimable bonjour à la cantonade. Il y avait là plusieurs invités occupés à se sustenter. L'un d'eux, à l'entrée de Batz, sauta de sa chaise, abandonnant ses oufs brouillés, et vint vers lui les mains tendues comme tout à l'heure la maîtresse de maison :

- Mon cher baron ! Mais quelle chance de te voir ici ! Tu viens nous rejoindre !

- Non. Je ne fais que passer. Ensuite je rentre à Paris.

- Tu es courageux! Cela ne doit pas être bien beau, Paris en ce moment, et tu ferais mieux de rester avec nous toi qui es sans attaches...

- J'en ai plus que tu ne crois. Et surtout, j'ai une tâche à accomplir. Mais toi, que fais-tu ?

- Rien. Je vis... et je m'ennuie à mourir! Cela, Batz voulait bien le croire. Claude-Louis

de la Châtre, comte de Nançay, lieutenant général des armées du Roi, était un homme actif entre tous et le baron l'aimait bien en dépit du fait qu'il avait été, naguère, premier gentilhomme de Monsieur. Compromis dans l'affaire Favras où il était question d'enlever le Roi pour le remplacer par son frère, il avait dû prendre le large tandis que Monsieur abandonnait tranquillement Favras à la justice. On était alors en 1790 et le malheureux marquis n'eut pas droit à la mort d'un gentilhomme : on le pendit haut et court en place de Grève. La Châtre, lui, disparut, laissant en France ses amours et son épouse. Celle-ci, épousée sottement par un intérêt mal compris, était la fille decBontemps, le valet de chambre de Louis XVI. C'était aussi une mégère assez bien conditionnée avec laquelle le pauvre La Châtre s'entendit d'autant moins longtemps qu'il s'éprit d'une ravissante comtesse de Beaufort, épouse d'un émigré [i]. Mise au courant, Mme de La Châtre ne perdit pas une si belle occasion de jeter feux et flammes, exigea la séparation en attendant un divorce que les nouvelles lois rendaient possible. En même temps, elle intentait un procès à Mme de Beaufort pour une obscure raison de terrain que son époux aurait donné à sa belle. La grande surprise fut de découvrir que celle-ci était aussi atteinte du virus procédurier que l'épouse légitime. Il s'ensuivit un interminable débat dans lequel Batz joua un rôle effacé mais primordial en confiant, un an plus tôt, les intérêts de Mme de Beaufort à un certain Lul-lier, fort habile agent d'affaires de la rue Vendôme avant la Révolution et qui occupait à présent le poste important de procureur-syndic du département. Ainsi pourvu d'une façade hautement républicaine, Lullier gérait avec habileté - et honnêteté! - les biens de certains émigrés, dont La Châtre. Ce qui ne l'empêchait pas de donner à la Révolution toutes les assurances possibles sur son loyalisme et ses vertus républicaines : il avait même accepté de payer leur " salaire " à quatre égorgeurs de Septembre " pour avoir travaillé pendant deux jours " !

La mine affligée de son ami désola Batz :

- Et tu es venu t'ennuyer chez lady Charlotte? Ce n'est pas très gai sans doute ?

- Je m'ennuie à Londres. Jamais ici, ajouta le comte en prenant la main de son hôtesse pour la baiser.

- Pourtant tu vas y retourner bientôt. Nous allons avoir besoin d'agents actifs. Je sais que toi et Montlosier avez accès assez facile auprès du ministre Pitt : il va falloir ouvrer pour préparer l'Angleterre à recevoir le jeune roi Louis XVII...

- Et la Reine n'est-ce pas ? répéta Mme Atkyns. C'est elle la plus menacée, c'est elle qu'il faut sauver en premier !

- J'aurais dû dire : la famille royale ! Et sois tranquille, La Châtre, je te réserve un rôle! D'autant que tu es l'un des rares émigrés riches. Cela peut être utile...

- Moi aussi je le suis, dit Charlotte. Et je suis prête à engager ma fortune pour la Reine... et les siens.

- Je le sais. Cependant, mes prières dans l'instant présent n'iront pas au-delà d'un déjeuner. Je meurs de faim, ajouta-t-il en souriant.

- Seigneur! Nous sommes impardonnables, le comte et moi, de vous tenir debout ! Asseyez-vous ! Je vous sers !

Une fois son hôte nanti et La Châtre retourné à son propre breakfast, lady Atkyns s'assit près de Batz, une tasse de thé à la main :

- Dites-moi à présent en quoi je puis vous être bonne, mon ami. Pour franchir la mer en cette saison, il faut avoir une raison bien forte...

- En effet. Je pensais trouver chez vous une amie, une jeune Américaine qui transporte pour moi un... trésor.

La magie du mot opéra comme d'habitude :

- Un trésor ? Et vous vous en seriez déchargé sur une femme ? murmura Charlotte Atkyns avec, dans la voix, l'ombre d'une déception.

- Oui, parce que c'était la sagesse. Laura Adams porte, cousu dans l'ourlet de sa robe, le grand diamant bleu de Louis XIV volé au Garde-Meuble et que j'ai eu la chance de me faire rendre par le duc de Brunswick auquel la Toison d'Or de Louis XV, dont le diamant est la pièce maîtresse, avait été offerte pour qu'il renonce à marcher sur Paris.

- Le bruit en a couru chez la duchesse de Devonshire. Ainsi c'était vrai ?

- On ne peut plus vrai : le pillage des joyaux de la Couronne de France a été orchestré par Danton et peut-être aussi Roland pour acheter les Prussiens. A présent je ne vous cache pas que je suis inquiet : Laura Adams qu'accompagné mon ami le journaliste Ange Pitou devrait être chez vous. Je lui avais donné vos adresses comme point de ralliement...

- Vous êtes allé à ma maison de Londres ?

- Tout droit en débarquant : on n'y a pas vu mes voyageurs mais comme votre gardien n'ouvre pas facilement votre porte, j'ai pensé qu'ils avaient pu croire la maison vide et se décider pour votre château. Or, je constate avec chagrin qu'ils ne sont pas là.

- Quelle route devaient-ils prendre?

- Saint-Malo où ma messagère a des... facilités, et Jersey. Ils sont partis une bonne semaine avant moi et j'ai été retardé à Boulogne par une légère avarie à mon bateau, sans compter un malaise de Mme de Saint-Gérand que j'ai amenée ici avec son époux. Même avec une mer peu clémente, ils devraient être là...

Charlotte Atkyns s'empara de la théière pour resservir son hôte. Elle et Batz étaient seuls à présent. Voyant qu'ils s'étaient engagés de toute évidence dans une conversation intime, La Châtre et les trois autres personnes présentes s'étaient esquivés avec discrétion.

- Ce chemin-là est long, périlleux. Vous-même, avez-vous rencontré des désagréments? Mais j'y pense : pourquoi ne pas leur avoir indiqué votre hôtel de la Sablonnière ?

- Je l'ai indiqué, en spécifiant qu'ils ne devaient s'y installer que si vous n'étiez ni à Londres ni ici. C'est une excellente maison mais elle fourmille d'espions qui ne sont pas tous anglais. Oh! je ne vous cache pas que je suis inquiet... très inquiet même!...

- C'est fort compréhensible. Que comptez-vous faire à présent ?

- Certes pas m'endormir dans les délices de votre demeure, ma chère ! Il faut que je reparte.

- Et où voulez-vous aller?

- A leur rencontre... Il a dû se passer quelque chose...

- C'est insensé ! Retard ne signifie pas accident ou malheur ! Vous risquez seulement de les croiser sans les voir, donc de les manquer.

- Je ne peux pas rester ici à ne rien faire. A la marée de cette nuit, je ferai voile vers Jersey où j'avais indiqué quelques points de repère. Ainsi, je saurai au moins s'ils y sont passés. Ma chère amie, ajouta Batz en se levant, je vous remercie de ce moment délicieux à tous égards passé auprès de vous. Veuillez demander ma voiture !

En un instant, Charlotte fut presque en larmes : l'arrivée du baron signifiait pour elle tout autre chose qu'une visite éclair à la recherche de deux inconnus. Elle se pendit à son bras :

- Ne partez pas si vite, voyons! Attendez-moi! J'ai donné ordre de préparer mon bagage...

- Votre bagage ? Mais pour quoi faire ?

- Pour partir, bien sûr ! En vous voyant arriver et sachant avec quelle facilité vous passez le Channel, j'ai pensé qu'il y avait là une réponse à mes interrogations intimes ! Je veux aller à Paris parce que je veux travailler à la libération de la Reine ! On ne se hâtera jamais assez pour une telle cause...

- Il ne peut être question que vous m'accompagniez ce matin. Je vous l'ai dit, je vais à Jersey, pas à Paris. Ensuite, si Dieu le veut, je reviendrai pour me rendre chez William Gray, le joaillier de Bond Street...

- Fort bien. En ce cas, je vais vous suivre à Londres où j'attendrai de vos nouvelles mais... au cas où vous ne retrouveriez pas votre diamant...

- Si je ne le retrouve pas, c'est que Laura Adams et Ange Pitou seront morts, perdus en mer ou Dieu sait quoi, gronda Batz. Toute autre explication est impensable...

- Soit, soit! Ne vous fâchez pas! C'est une simple hypothèse. En ce cas, dis-je, souvenez-vous que je suis très riche et que ma fortune est au service de la Reine !

Touché, Batz lui sourit :

- Pardon ! Je sais quelle âme généreuse est la vôtre. N'oubliez cependant pas que vous avez un fils...

- Et ce fils a un père dont il héritera. Mais j'y pense, pourquoi ne viendriez-vous pas me chercher, que vous ayez pu faire affaire avec William Gray ou non ? Si le diamant est perdu, je vous donnerai, moi, l'argent nécessaire... et je pourrai repartir avec vous !

- Non, Charlotte ! Paris est devenu trop dangereux, surtout si l'Angleterre déclare la guerre à la France. Je ferai appel à vous si besoin est. Avant de prendre la vôtre, je possède encore une fortune... et le reste de la Toison d'Or ! Mais je promets de revenir vous voir si je reviens à Londres-Vingt minutes plus tard, Batz quittait Ketteringham Hall au désespoir de La Châtre qui, enfermé dans sa chambre, griffonnait fébrilement des lettres destinées à sa femme, à Lullier, et surtout à sa chère maîtresse dont la séparation lui était douloureuse. Il voulait la convaincre de le rejoindre comme elle aurait dû le faire depuis longtemps. Ce procès stupide lui tenait-il tellement à cour qu'elle le préférât à la vie tellement agréable qu'elle trouverait auprès de lui ? Il était prêt à toutes les folies pour elle et souhaitait en faire sa femme dès que le divorce serait enfin intervenu... Sur ce point, la Révolution avait du bon.

Mais l'encre du long plaidoyer n'était pas encore sèche quand le roulement de la voiture du baron sur le sable des allées vint lui apprendre que son messager d'amour était déjà parti...

En rentrant à Londres, Batz conserva sa voiture de louage dont on changea les chevaux et le cocher tandis qu'il se rendait à l'hôtel de la Sablonnière d'où - et il en bénit le Ciel - Peltier était absent. Là, il s'assura que l'on n'y avait pas vu le couple qu'il cherchait et prit toutes dispositions pour qu'on le retienne au cas où il apparaîtrait pendant son absence. Tranquille de ce côté, le baron se fit conduire au port où il donna d'autres ordres au capitaine Grimaud, patron de la Marie-Jeanne, l'un des deux lougres boulonnais qui lui appartenaient. Un détail que tous ses amis de Paris, y compris Marie Grandmaison, sa maîtresse et chère compagne, ignoraient. Grimaud devait l'attendre tranquillement dans le port de Londres tandis qu'il se rendrait à Portsmouth puis, de là, à Jersey, par le chemin normal, celui qu'empruntaient les bateaux assurant plus ou moins la liaison entre les îles anglo-normandes et le royaume britannique. Cela diminuait les risques de manquer Laura et Pitou au cas où ils seraient en route. En effet, toujours méticuleux lorsqu'il établissait un plan, Batz avait indiqué aux deux jeunes gens les auberges de Saint-Hélier à Jersey et de Portsmouth qui pouvaient leur servir de relais. Mais quand, au bout des quelque quatre-vingts miles qui séparaient la capitale de son plus grand port militaire, il atterrit à l'auberge du Soient, il n'avait trouvé trace des voyageurs dans aucun relais et l'aubergiste ne les avait pas vus davantage.

A mesure que le temps passait, que les espoirs s'envolaient l'un après l'autre, Jean de Batz sentait l'angoisse le gagner. Une angoisse qui s'attachait bien davantage au sort de Laura et de Pitou qu'au diamant transporté par la jeune femme. En dehors de la mer, remarquablement calme pour un début de février, il y avait toujours à craindre un accident quelconque, ou le refus de Mme de Laudren de confier une fille retrouvée par miracle alors qu'elle la croyait morte à de nouveaux périls. Dans ce cas, il aurait fallu recourir à l'un de ces passeurs courageux mais parfois avides, et toujours imprévisibles, qui chargeaient, de nuit, des groupes d'émigrés dans leurs barques pour leur permettre d'atteindre les cutters ou les bricks anglais qui s'aventuraient le long des côtes pour récupérer ces malheureux. La vive imagination de Batz, encouragée par la prédiction de Bonaventure Guyot [ii], ne cessait de lui offrir un éventail de catastrophes allant parfois à la limite du vraisemblable.

Le moral du baron baissait à vue d'oil quand il s'embarqua pour Jersey. En parlant avec le capitaine, il apprit que la population de l'île augmentait de jour en jour. Beaucoup de prêtres surtout, venus se mettre sous la protection des évêques de Bayeux et de Tréguier émigrés depuis que l'on avait tenté de leur imposer le serment constitutionnel. Cette invasion catholique posait même quelques problèmes à lord Beleare, le gouverneur de l'île, protestant bon teint qui n'avait aucune envie de voir son territoire virer au papisme. Heureusement, quelques émigrés riches achetaient des propriétés ou faisaient construire ce qui leur permettait de loger une grande partie de ces gens auxquels il avait bien fallu accorder une certaine liberté de culte. A la grande satisfaction de la garnison, presque entièrement irlandaise. Jersey pouvait compter en outre, pour sa défense, sur nombre de jeunes gentilshommes avides de se battre venus rejoindre l'aimable prince de Bouillon occupé à installer une sorte de boîte aux lettres entre la France et l'Angleterre, en attendant de pouvoir mettre cet organisme au service du comte d'Artois... Mais au milieu de tout ce monde, le digne marin n'avait pas vu passer le couple qu'on lui décrivait...

Le vent de noroît soufflait mais il faisait presque beau le matin où Batz prit pied sur l'île. Un soleil hivernal, clair et pâle, jouait à cache-cache avec les nuages de tous les tons de gris qui parcouraient le ciel bleuté d'un bout à l'autre de l'horizon. On était en hiver et il ne faisait pas chaud, pourtant la petite ville ronde de Saint-Hélier reposait presque printanière dans le nid de verdure que formaient autour d'elle ses collines où s'étageaient des jardins, à l'abri de puissantes levées de rocs. Des chaussées rocheuses dont l'une prolongeait la jetée du port, et l'Elizabeth Castle aux murs massifs dressés au-dessus des remparts à la Vauban, complétaient ses défenses.

Tout y était marqué au coin de l'Angleterre avec ses maisons basses aux couleurs variées, aux enseignes rouillées par le vent de mer mais joyeusement peinturlurées. Un navire de Sa Majesté, ancré dans le port au milieu des bateaux de pêche, ressemblait à une poule au milieu de sa couvée, et sur les quais l'activité était intense. On construisait à tour de bras pour loger les réfugiés dont certains ne repartiraient plus. La vocation de Jersey qui aurait pu s'appeler l'île aux bannis n'était-elle pas de donner asile depuis que la révolution de Cromwell avait poussé vers elle les deux fils de Charles Ier, le roi décapité, et nombre de leurs fidèles ? A présent elle accueillait avec bonhomie ceux que chassaient un autre séisme et l'ombre d'un autre roi, double tragique du Stuart assassiné...

Batz repoussa son inquiétude dans un coin de son esprit. Cette île d'où, comme ce jour-là, on apercevait les côtes de France, mais que celle-ci n'avait jamais réussi à soumettre, ce caillou où s'assemblaient hommes de Dieu et hommes d'épée, pourquoi donc ne serait-elle pas l'abri rêvé pour un petit roi fugitif comme elle l'avait été pour de jeunes princes pourchassés ?... Un plan déjà s'ébauchait dans l'esprit fertile du baron tandis qu'il se dirigeait vers la London Tavern qu'il avait indiquée comme point d'atterrissage à Pitou. Il serait plus facile qu'en Angleterre d'y rassembler l'armée de braves soldats nécessaire à la reconquête du trône...

A quai, un cutter arrivé depuis peu sans doute débarquait quelques personnes : deux femmes dont l'une âgée que l'on aidait à franchir la planche, un prêtre et deux jeunes garçons avec de maigres bagages. Ces gens offraient du malheur une image si frappante que Batz, machinalement, se découvrit et salua. Puis, avec un haussement d'épaules découragé, il tourna les talons et piqua droit sur la taverne, franchit le seuil, fouilla la salle des yeux et eut une exclamation de joie : il y avait là un homme qui buvait quelque chose dans un bol et dont il reconnut aussitôt les cheveux de paille et l'épi rebelle : Ange Pitou, mais il était seul et rien, aucune tasse abandonnée, n'indiquait que, l'instant précédent, il y eût quelqu'un en face de lui. Il alla s'y asseoir.

- Heureux de vous voir, mon ami ! Je commençais à désespérer.

Par-dessus le rebord de faïence, les yeux bleus, fatigués, du jeune homme s'arrondirent d'une surprise où entrait du soulagement :

- Pas tant que moi, baron, pas tant que moi ! Par quel miracle m'apparaissez-vous ce matin ?

- C'est tout simple : ne vous ayant trouvé ni à Londres ni dans le Norfolk, je venais à votre rencontre. Où est Laura ?

Le journaliste reposa son bol vide et eut un geste évasif :

- Restée là-bas... à Cancale ! Mais rassurez-vous, ajouta-t-il en baissant la voix de plusieurs tons, j'ai le diamant...

Batz examina mieux la figure de son ami et la trouva bizarre. Il n'aimait pas beaucoup l'air faussement détaché qu'affichait Pitou et derrière lequel il croyait déceler une douleur.

- A Cancale? Qu'y faisiez-vous alors que vous deviez embarquer à Saint-Malo ?

Une servante - figure ronde et fraîche, bonnet et tablier de toile blanche sentant bon la lessive -apparut entre les deux hommes et sourit à Batz qui lui rendit de ses yeux noisette :

- Que puis-je vous servir, sir? Si comme ce monsieur vous arrivez, vous devez avoir faim ?

- Bien deviné ! Avez-vous du café ?

- Bien sûr! Nous sommes la meilleure auberge de l'île. On mange même mieux chez nous que chez le lieutenant-gouverneur !

- Alors du café, du pain, du jambon et un peu de votre délicieux beurre qui sent la violette.

La fille éloignée, le sourire de Batz s'effaça.

- Revenons à nos moutons ! Pourquoi Cancale ?

- Parce qu'à Saint-Malo une surprise nous attendait : au moment où nous frappions à l'hôtel de Laudren, une jeune servante en est sortie. Elle était la femme de chambre de... Mme de Pontallec avant qu'elle ne devienne Laura Adams, et elle l'a reconnue tout de suite. Avec terreur, d'ailleurs, parce qu'elle l'a prise pour un fantôme... Comme nous voulions entrer tout de même, elle a paru encore plus effrayée et nous avons dû l'emmener à l'abri d'une auberge un peu plus loin pour qu'elle se décide à dire de quoi il retournait. Je crois que vous ne devinerez jamais, baron, la raison pour laquelle nous ne pouvions pas voir Mme de Laudren ?

- Ce matin je n'ai pas l'esprit très ouvert aux devinettes. Elle est très malade et la servante craignait que la réapparition subite de sa fille ne la tue? Pitou ne put s'empêcher de rire :

- Si ce n'était que ça ! Je vous ai dit que vous ne trouveriez pas. Non seulement Mme de Laudren n'est pas malade le moins du monde, mais elle nage dans le bonheur : elle vient d'épouser son gendre...

- Qu'est-ce que vous dites ?

- Oh, vous avez très bien entendu : Mme de Laudren croyant sa fille morte et enterrée s'est laissé prendre au charme de Pontallec et ils se sont mariés il y a peu...

Batz garda le silence quelques secondes, digérant la nouvelle qu'il fit glisser avec une gorgée de café brûlant avant de demander :

- Et elle, Laura ? Comment a-t-elle reçu cela ?

- Aussi mal que possible. Elle est partie de l'auberge en courant mais devinant ses intentions, je me suis jeté derrière elle et, en effet, je l'ai rattrapée juste avant qu'elle n'arrive chez sa mère. La jeune Bina, la servante, nous avait suivis, terrifiée. A nous deux, nous avons réussi à ramener Laura à l'auberge. Là j'ai envoyé la petite à ses affaires, en lui recommandant la plus grande discrétion, et j'ai commencé à parler. A batailler plutôt : Laura voulait absolument faire irruption dans sa maison d'enfance pour s'y déclarer bien vivante et dénoncer les crimes de Pontallec... Vous imaginez les réactions que son entrée aurait pu déclencher! D'après Bina - et je veux bien la croire -, elle ne serait pas restée très longtemps en vie.

- Un accident " regrettable " ? La mère aurait peut-être émis quelques protestations ?

- Pour ce que j'en sais, elle n'a jamais été une mère très chaleureuse. En outre, je la crois aveuglée par l'amour et c'est toujours grave quand une femme épouse un homme plus jeune qu'elle. Je suis persuadé qu'elle n'aurait rien cru de ce que sa fille a souffert de Pontallec, et lui aurait joué l'innocence. Peut-être d'ailleurs la croyait-il morte de bonne foi ?

- Peut-être... Il s'est trouvé en face d'elle, au château de Hans, et il ne l'a pas reconnue [iii]. Quoi qu'il en soit, comment avez-vous convaincu Laura de ne pas courir leur clamer sa vérité ?

- Je lui ai rappelé que nous avions une mission à remplir et que le mal étant fait, mieux valait remettre à plus tard ses affaires de famille. Le problème que nous avions à résoudre était celui de l'embarquement pour Jersey puisque nous ne pouvions plus compter sur l'aide de la nouvelle marquise. C'est Laura qui a trouvé la solution.

- A Cancale.

- Oui. Vous vous souvenez, je pense, de Joël Jaouen, cet homme de confiance de Pontallec dont j'avais fait la connaissance au club des Amis de la Liberté dans les débuts de la Révolution...

- Comment voulez-vous que je l'oublie ? fit Batz en haussant les épaules. C'est grâce à lui et à la confiance qu'il avait mise en vous que nous avons su ce qui se passait rue de Bellechasse et que nous avons pu intervenir pour soustraire cette malheureuse aux entreprises de son époux...

- Pardonnez-moi! Je suis tellement tourmenté que je n'ai plus vraiment ma tête à moi ! Toujours est-il qu'en ramenant... Anne-Laure de Pontallec de l'enterrement discret de sa petite fille, Jaouen, qui avait tenté vainement de l'empêcher de rentrer chez elle, lui avait dit qu'au cas où elle aurait besoin d'un refuge, elle pourrait se rendre à Cancale, dans un petit bien qu'il possède là-bas et qui s'appelle le Clos Marguerite dont une voisine et cousine possédait la clef. Il avait même ajouté que si le danger se rapprochait d'elle, il serait toujours possible de la faire passer à Jersey. Nous sommes donc allés à Cancale. A mon grand soulagement, je l'avoue : l'air de Saint-Malo me semblait aussi malsain que possible...

- Je veux bien le croire. Vous êtes donc allés là-bas?

- Oui, dans la carriole d'un marchand d'huîtres tout fier de trimballer un garde national... et une jolie femme ! Il nous a aussi indiqué la maison de Nanon Guénec, la cousine de Jaouen. C'est vers la pointe du Grouin, un endroit un peu sauvage où il n'y a guère que trois maisons, y compris le Clos Marguerite.

- Et cette Nanon Guénec vous a fait bon accueil ?

- Nous avons trouvé mieux : Jaouen lui-même... mais combien changé! Tout d'abord, nous avons cru à une erreur...

La voix du journaliste venait de baisser jusqu'au murmure et durant un instant il se tut, revivant l'instant où une porte s'était ouverte sur les profondeurs obscures d'une maison barrées par la grande forme d'un homme qui semblait avoir habillé son visage avec le chaume de son toit tant la barbe, la moustache et les sourcils rejoignaient les longs cheveux qui n'avaient pas dû rencontrer le peigne depuis longtemps. Un homme en guêtres, en sabots et en blouse sale dont l'une des manches pendait, vide...

Sous cette broussaille, les yeux devaient voir clair car lui reconnut ses visiteurs. Avec un grondement qui ressemblait à un sanglot, il voulut refermer le vantail qu'il n'avait pas lâché mais Pitou fut plus rapide, avança un pied chaussé de l'épais brodequin d'uniforme et coinça la porte :

- Ne nous chasse pas, Jaouen ! On a besoin de toi...

Alors il les avait laissés entrer, mais sans dire un mot, et il était allé s'asseoir dans l'âtre allumé, à même les cendres...

- Eh bien ? s'impatienta Batz.

- Jaouen a perdu, à Valmy, un bras et ses rêves de gloire. Il aurait préféré mourir mais, par extraordinaire, il a été soigné... et bien soigné, mais on l'a renvoyé dans ses foyers. Alors il est revenu vers cet asile qu'il voulait offrir à une autre pour y vivre comme un sauvage ou presque. Si sa maison est à peu près propre, c'est parce que la vieille Nanon s'en occupe un peu quand il le permet...

- Je me souviens de lui. Une telle force ! Une si grande vitalité ! Par quel miracle a-t-il accepté de survivre ?

- On peut chérir les idées de liberté, d'égalité et de fraternité sans abdiquer la foi chrétienne. Pour Jaouen, le suicide est le crime sans pardon. Alors il vit... Notre arrivée l'a bouleversé. Laura est sans doute la dernière femme qu'il aurait souhaité rencontrer dans l'état où il se trouve...

- Il l'aime toujours ?

- Toujours et davantage encore, mais elle a pris les choses en main avec beaucoup d'intelligence et de détermination. Pendant plus de deux heures elle lui a parlé en marchant sur le sentier qui domine la mer. Moi je suis resté dans la maison et j'en ai profité pour changer mon uniforme contre le costume civil que j'avais emporté. Sans doute lui a-t-elle dit ce qu'il avait besoin d'entendre. Quand ils sont revenus, les yeux de Jaouen avaient retrouvé un peu de lumière sous leurs arcades broussailleuses. Elle m'a dit qu'il allait faire en sorte que je puisse gagner Jersey et, comme je protestais qu'elle devait m'accompagner, elle m'a répondu : " Non, je reste. Je ne suis plus indispensable pour la réussite de notre projet et Joël a besoin de moi. Il faut que je le sorte de ce marasme où il vit depuis sa blessure... "

- Vous n'avez pas tenté de la convaincre ?

- Non, parce que je sentais que cela ne servirait à rien. Elle s'est contentée de découdre l'ourlet de sa robe et m'a remis le diamant en disant que je n'aurais qu'à revenir la chercher au retour.

Batz, qui retenait sa respiration depuis un instant, lâcha un soupir de soulagement :

- Ouf!... D'après ce que vous venez de dire, j'ai cru un moment qu'elle voulait s'implanter dans ce coin... si proche de Saint-Malo. Qu'est-ce que quatre lieues ?

- Je l'ai cru aussi, mais non : elle se sent seulement une dette de reconnaissance envers cet homme qui a tenté de lui ouvrir les yeux sur son époux, qui voulait la sauver de lui... et d'elle-même. Je n'ai pas lutté contre sa volonté : j'étais soulagé, je crois, de ne pas l'exposer aux périls de la mer. Qui était mauvaise quand nous sommes arrivés à Cancale... J'ai dû attendre quelques jours avant que Jaouen ne me dise que tout était prêt, que ce serait pour la nuit suivante...

- Autrement dit hier soir?

- En effet. Vers dix heures, il m'a accompagné à une petite grève que l'on appelle le Saucey. Il y avait là une barque et un pêcheur. Peu après nous avons aperçu le cutter anglais ancré à quelques encablures. Je suis parti... et me voilà!

Pour la première fois depuis qu'ils s'étaient retrouvés, Batz sourit à son fidèle lieutenant. L'angoisse s'était enfin envolée. Grâce à Dieu, Laura ne gisait pas au fond de la mer ou victime d'une mauvaise rencontre et il en éprouvait une joie extrême, plus vive qu'il ne l'aurait cru...

- Tout est donc bien! Vous allez me remettre la pierre et je vais repartir avec le bateau qui m'a amené... Vous n'avez aucune envie d'aller à Londres, n'est-ce pas? ajouta-t-il avec une soudaine douceur.

Le visage de Pitou s'éclaira tandis que s'enfuyaient les nuages assombrissant son regard bleu dans lequel Batz lisait à livre ouvert.

- Vous... vous n'avez pas besoin de moi ?

- Pas plus que de Laura, dès l'instant où la pierre est hors de France. Et puis, n'avez-vous pas annoncé à nos amis que vous alliez revenir?

- Oui. De toute façon il faut que je repasse par Cancale : j'ai jugé plus prudent de laisser là-bas mon uniforme de garde national. Je dois aller le rechercher...

- Mais comment donc ! fit Batz.

Et il éclata de rire, appela la servante pour demander des chambres : son navire ne repartait en effet que le lendemain. Quant à Pitou, il devrait sans doute attendre plusieurs jours avant qu'un bateau anglais ne s'aventure aux approches de la côte bretonne.

La journée que Batz passa à Jersey - en compagnie de Pitou, bien entendu ! -, il en employa une partie à rendre visite au prince de Bouillon, réfugié à Saint-Aubin dans le domaine acheté par son père adoptif, le duc Godefroy, prince de Turenne.

C'était un curieux personnage que ce prince, adopté avec l'assentiment des États de Bouillon en 1791. Pur natif de Jersey, il se nommait à l'origine Philippe Dauvergne, fils d'Elisabeth Le Gueyt, une jolie fille de l'île, et d'un simple lieutenant de la marine anglaise qui prétendait se rattacher à la famille du conquérant de Jérusalem par une branche fort ancienne remontant au xine siècle. Lesdites prétentions devaient offrir assez de vraisemblance pour que le vieux duc eût décidé d'en faire son fils et de confirmer cette décision dans ses dispositions testamentaires.

Marin dans l'âme, comme son père naturel, le jeune Philippe assumait le poids d'une des plus illustres lignées européennes avec un plaisir évident et un naturel parfait. Intelligent, il avait l'âme chevaleresque, le cour sensible et généreux. Les malheureux qui débarquaient à Jersey trouvaient auprès de lui un accueil compréhensif. Le cheveux blond, l'oil bleu, la carrure normande pour ne pas dire britannique, c'était aussi un joyeux luron dont les aventures galantes ne se comptaient plus. Seul petit travers, il tenait absolument à ce titre de prince qui lui chatouillait agréablement les oreilles et régnait sur une petite cour où il avait instauré une étiquette quasi versaillaise.

Il reçut ses visiteurs inattendus avec un enthousiasme qui eût réchauffé le cour le plus glacé mais qui se teinta de gravité quand Batz l'informa de ses projets : faire sortir la famille royale du Temple, en ordre dispersé pour ne pas renouveler les erreurs de Varennes, mais surtout le petit roi Louis XVII sur qui reposaient à présent tous les espoirs de ceux que l'on pourchassait sur le territoire français. Le prince accepterait-il d'offrir à l'enfant-roi l'asile inexpugnable dont il avait besoin et de rassembler autour de lui les forces nécessaires à la reconquête du trône ?

A peine eut-il achevé de parler que des larmes montèrent aux yeux du prince. D'abord trop ému pour parler, il posa ses mains sur les épaules de Batz et l'embrassa :

- Moi, devenir le chevalier du Roi ? Son protecteur et son plus humble serviteur? Jamais on ne m'a rien offert de plus magnifique et de plus exaltant !

- C'est moi qui suis heureux, monseigneur! Je n'ai pas douté un instant de votre acceptation, mais entendons-nous bien : il s'agira du Roi et du Roi seul ! En aucun cas, le comte de Provence, qui se fait appeler régent de France, ne devra se le faire remettre ou venir vivre avec lui. La Reine seule - avec sa fille bien entendu - si cela est possible, et vous savez qu'elle exècre son beau-frère...

Bouillon ne savait rien du tout, n'ayant jamais mis les pieds à la Cour, mais à l'évocation de Marie-Antoinette dont beaucoup d'hommes rêvaient, son regard étincela tandis que s'ébauchait déjà dans sa tête un roman dans la grande tradition de l'amour courtois.

- Je saurai les défendre tous deux contre le monde entier, je vous en engage ma foi et mon honneur ! Nous restez-vous quelque temps, baron ?

- Non, je pars pour Londres demain matin mais mon ami Pitou qui, lui, retourne en France, sera là quelques jours encore. Si Votre Altesse a un message à faire parvenir en Bretagne, il sera à la London Tavern jusqu'au départ du prochain " courrier céleste ", ainsi que les malheureux qui attendent appellent vos navires...

- Où veut-il toucher terre ?

- Près de Cancale.

- Je vais y veiller en personne ! On le ramènera à bon port !

Une semaine plus tard, par un ciel sans lune et une mer houleuse, un guetteur posté sur la falaise du Grouin comme presque chaque nuit aperçut un navire louvoyant avec précaution le long de la côte. Il agita alors une lanterne sourde dont il libéra la lumière selon un code bien établi. Le brick, de son côté, lâcha trois signaux lumineux. L'homme prit sa course vers quelques " maisons de confiance " où, dans des cachettes, des étables, des greniers, des réfugiés attendaient pour se rendre à la grève du Saucey. Depuis la mort du Roi, ils se faisaient de plus en plus nombreux...

Pendant ce temps, le navire anglais mettait à la mer une yole montée par deux marins. Pitou y descendit et l'on rama avec force vers le point de débarquement. En approchant, plusieurs silhouettes noires apparurent. Il y avait là une femme portant un enfant dans ses bras, deux prêtres, un homme armé jusqu'aux dents et deux jeunes filles-Pitou sauta à terre mais, avant de s'éloigner, il prit l'enfant des bras de sa mère pour que celle-ci pût embarquer avec plus de facilité, puis le lui remit sans qu'il s'éveille. C'était un bébé soigneusement enveloppé de lainages qui ne laissaient dépasser qu'un petit bout de nez. Pitou sourit à la jeune femme :

- Tout ira bien, dit-il. Ayez confiance ! C'est un bon bateau.

- C'est de la mer que j'ai peur. Les vagues sont fortes...

- Les vagues sont l'affaire du marin et ceux-ci sont excellents. Bonne chance !

Cependant, il resta un moment sur place, regardant la yole s'éloigner en dansant sur les flots. Une rafale de vent s'engouffra dans son ample manteau qu'il gonfla comme une voile, et faillit emporter son chapeau. Il eut l'impression que les vagues se faisaient plus hautes et, machinalement, fit un signe de croix en invoquant mentalement la Vierge Marie que la jeune femme de tout à l'heure lui rappelait. Bientôt, il ne vit plus rien que la silhouette floue du brick à la voilure réduite. Enfin, après un temps qui lui parut incroyablement long, les voiles reprirent du volume et le navire sauveur se fondit dans la nuit. Pitou découvrit alors qu'il avait froid et s'élança dans le sentier dont, à l'aller, il avait bien remarqué l'entrée. Quelques minutes plus tard, il courait sur la lande vers la maison de Jaouen. Il avait hâte à présent de retrouver Laura, le sourire de ses yeux noirs quand il lui dirait que tout allait bien et que le dangereux diamant bleu de Louis XTV était en sûreté entre les mains du baron. Il avait hâte aussi de l'emmener loin de ce pays breton qui lui avait valu une autre déception, une autre blessure.

Mais il eut beau frapper, cogner, appeler même, à la porte et aux volets, personne ne répondit. Le vent emporta sa voix jusqu'aux oreilles de Nanon Guénec. La vieille femme dormait peu, et pas du tout les nuits de mauvais temps : elle priait pour les inconnus qu'elle abritait parfois et qui préféraient toujours le péril de la mer à la rage des hommes. Elle prit sa grosse mante de bure, ses sabots mais point de lanterne : la lande, elle la connaissait comme personne et le Clos Marguerite était proche.

- Pourquoi menez-vous tout ce tapage? cria-t-elle en rejoignant l'homme dont elle avait repéré la silhouette. Et d'abord qui êtes-vous ?

- C'est moi, Ange Pitou ! Vous savez bien? Pourquoi est-ce que l'on ne me répond pas ? On dirait qu'il n'y a personne ?

- Il n'y a personne...

- Où sont-ils, alors?

- Venez avec moi. J'ai pour vous une lettre... et votre uniforme.

Nanon retournait déjà vers sa maison. Pitou la suivit sans rien dire, l'esprit bourré de points d'interrogation, mais conscient de sa fatigue après une traversée difficile et avide de retrouver un coin de feu.

Débarrassé de son manteau mouillé, il alla s'asseoir sur l'un des sièges ménagés dans le granit de la grande cheminée et prit avec bonheur entre ses mains glacées le bol de cidre chaud que lui offrait son hôtesse. Le liquide était brûlant mais il l'avala avec avidité sans prendre garde aux protestations de son osophage : c'était bon, cette flamme qui lui coulait dans le corps !

- Ils sont partis tous les deux... ou bien Jaouen accompagne seulement Laura... quelque part?

Le " quelque part " ne pouvait signifier pour lui que Saint-Malo où elle avait dû vouloir retourner.

- Je crois qu'ils sont partis. Joël s'est enfin rasé et a fait toilette. Ils avaient tous les deux un sac et il m'a donné les clefs du clos comme il fait toujours. Mais lisez ! Ça vous en apprendra peut-être davantage!

Elle lui tendait un billet simplement plié parce que la confiance ne s'embarrasse pas de cachets de cire ou autres barrières. Elle ne l'avait pas lu. Il n'y avait du reste pas grand-chose à lire :

" Pardonnez-moi de ne pas vous avoir attendu, écrivait la jeune femme. Nous avons une tâche à accomplir, Jaouen et moi. Faites-nous l'amitié de ne pas nous chercher et de rentrer à Paris. Nous nous y retrouverons un jour, soyez-en certain... "

Avec un soupir excédé, Pitou replia la lettre.

- Pas difficile de deviner où ils sont allés! Ils sont partis comment, et dans quelle direction ?

- Par là, dit Nanon en tendant le bras vers l'ouest. Et à pied !

- Ben voyons ! Quatre lieues, ce n'est pas grand-chose... murmura-t-il en se souvenant de la trotte exécutée entre Hans et Pont-de-Sommevelles en un temps record par Laura et lui-même. La fausse Américaine était solide sous ses apparences délicates...

Tournant et retournant la lettre entre ses doigts comme s'il espérait en extraire de nouvelles informations, Pitou se sentit désemparé. Ce fut peut-être à cet instant qu'il prit conscience de son amour pour Laura, caché à ses propres yeux comme à ceux des autres - du moins il voulait le croire ! - sous le masque de l'amitié et de la sollicitude. Il retrouvait l'angoisse éprouvée quand on l'avait laissée aux mains des Prussiens [iv], à quoi, cette fois, se mêlait un affreux sentiment de jalousie : c'était avec Jaouen qu'elle était partie, Jaouen dont Pitou n'avait jamais ignoré les sentiments passionnés que lui inspirait l'épouse de Josse de Pontallec. Et il n'était pas difficile de deviner à quelles intentions ils obéissaient en s'enfuyant ainsi sans attendre son retour, ils savaient parfaitement que Pitou se serait opposé de toutes ses forces à une quelconque action, à Saint-Malo ou ailleurs, contre le nouveau couple. Ainsi, Laura rejetait sa protection, le soutien sans faille qu'il voulait être pour elle, afin de courir une aventure insensée... et avec un manchot de surcroît!

De derrière ses lunettes, Nanon Guénec observait son visiteur sans rien dire, devinant fort bien ce qui se passait dans sa tête. Au bout d'un moment, il se tourna vers elle :

- Voulez-vous me rendre mon uniforme, s'il vous plaît? Avec votre permission, je vais me changer...

Elle lui apporta ce qu'il demandait, lui indiqua la petite réserve attenante à la grande salle commune pour qu'il s'y retire. Puis elle activa le feu sous la marmite qu'elle avait préparée la veille, chercha des galettes de sarrasin et du lard, disposa un couvert :

- Quatre lieues c'est quatre lieues! dit-elle quand Pitou reparut. Vous les sentirez moins avec l'estomac bien calé. Vous allez les rejoindre, bien sûr?

- Non. Elle me l'a défendu ! Je vais seulement à Saint-Malo prendre le coche de Rennes pour retourner à Paris.

- Par la diligence? Elle ne part pas tous les jours...

- J'attendrai, fit Pitou, redoutant et espérant à la fois cette attente. Qu'en ferait-il ?

Mais il n'y eut pas d'attente. En arrivant dans la cité corsaire, Pitou apprit que la diligence quittait Rennes le surlendemain et il n'eut que deux heures à tuer avant le coche. Il passa à l'auberge du maître de poste, mangeant sans plaisir, écoutant seulement les bruits, les bribes de conversations qui ne lui apprirent rien, résistant avec une farouche volonté puisée dans sa colère et son chagrin à l'envie d'aller observer les alentours de l'hôtel de Laudren, ne s'autorisant même pas une question à la gentille servante visiblement attendrie par sa mine mélancolique et ses yeux bleus... Sans plus se préoccuper de ceux qui l'aimaient, Laura Adams venait de choisir, selon lui, de redevenir Anne-Laure de Pontallec. Il n'avait plus le droit de se mêler de ses affaires.

La mort dans l'âme, il alla s'installer dans le coche et, le jeudi matin à cinq heures, il reprenait sa place près du cocher sur le siège du " carrosse " qui le ramènerait à Paris en une longue semaine. Il aurait bien préféré une voiture plus rapide à ce retour interminable dont chaque étape lui rappellerait un aller tellement agréable, mais, outre qu'un garde national voyageant seul en grande poste eût paru suspect, il n'avait plus assez d'argent pour une aussi folle dépense. Au moment de leur séparation, Laura et lui avaient partagé la somme remise par le baron de Batz, et il n'en restait plus grand-chose...

CHAPITRE II LES INQUIÉTUDES DU CITOYEN LEPITRE

Enfoncée dans une bergère au coin de la cheminée de son joli salon ovale, Marie Grandmaison regardait danser les flammes et rougeoyer les braises. Pour la première fois depuis des semaines, elle se sentait bien, détendue, l'esprit débarrassé de toutes les pensées noires qui l'encombraient depuis le départ de Batz, lui ôtant le sommeil et l'appétit. Mais, grâce à Dieu, c'en était fini d'avoir peur ! Au moins pour un temps, et c'était ce temps-là que la jeune femme voulait savourer tout en sachant qu'il ne durerait pas, son amant n'étant pas de ceux qui rompent un combat avant sa conclusion. Tôt ou tard, il repartirait et elle retrouverait ses angoisses, mais l'instant présent était merveilleusement lisse et doux : Jean était là, à quelques pas d'elle, dans son cabinet de travail où il faisait ses comptes, classait des notes et dépouillait les gazettes empilées pendant son absence.

On était le vendredi 15 février 1793. Dehors il faisait froid. La neige ouatait le jardin, doublait l'épaisseur des toits, changeait la terre noire et les chemins défoncés en un magnifique tapis blanc que griffait parfois la patte d'un oiseau. Elle était tombée en abondance aux petites heures du jour, créant un grand silence. Un magnifique écrin pour la coquille de douce chaleur et de bonheur où Marie se pelotonnait comme un chat...

Jean était arrivé vers minuit, presque sans bruit selon son habitude, mais l'oreille fine de la jeune femme avait perçu le léger grincement du portail, le pas du cheval sur les graviers encore secs de la cour, avant même que la dégringolade éperdue de Biret-Tissot dans l'escalier n'éveille les échos de la maison. Le fidèle valet, lui non plus, ne dormait guère ces derniers temps : il supportait mal que son maître allât courir les grands chemins sans lui, mais pour ce voyage outre-Manche, Batz s'était montré inflexible : la protection de Marie passait avant toute chose. Surtout depuis l'attentat dont elle avait été victime le jour de l'exécution du Roi...

Le temps d'enfiler des pantoufles, de jeter une mante sur sa chemise de nuit et Marie courait elle aussi vers l'arrivant, pleurant à la fois de joie et de soulagement. Enfin, il était là !

Il la reçut dans ses bras, la gronda de sortir si peu vêtue par le froid qui cette nuit mordait, l'enleva de terre et l'emporta jusque dans sa chambre en lançant à Biret :

- Prépare-moi quelque chose ! Je meurs de faim !

Certes, il avait faim, il avait soif, il avait froid mais que c'était bon d'enfouir son visage gelé dans la soie vivante d'une chevelure, de sentir le cour de Marie battre contre le sien! Depuis Boulogne où l'avait jeté plus que déposé une mer devenue hargneuse, il pensait à elle, à son sourire, sa douceur, son corps. Et quand il l'eut contre lui, ce corps si tendre, il ne songea plus qu'à se fondre en lui dans le bienheureux anéantissement où s'effaçaient lassitude, déception, souffrances de toutes sortes. Il lui fit l'amour en affamé, avec une violence qui la surprit et l'enchanta parce qu'elle pouvait y mesurer le besoin qu'il avait d'elle...

- Je suis une brute, confessa-t-il, contrit. En plus je dois sentir le cheval... le bouc ! Pardonne-moi !

- Quelle que soit la façon, l'important c'est que tu m'aimes ! Et je n'ai pas trouvé cela si déplaisant ! fit-elle en riant. Puis-je te rappeler à présent que tu as faim?... et que le plateau qu'a dû apporter Biret doit être froid?

- Aucune importance ! La discrétion est une trop grande vertu chez un serviteur pour se plaindre du résultat...

Le plateau était là, en effet, déposé devant la porte, mais aucun plat chaud n'y était disposé près de la bouteille de vin de Champagne : une terrine de lièvre, du fromage, du pain et des confitures devraient réussir à rassasier le voyageur qui mit le plateau sur le lit après avoir rempli de bulles savoureuses les deux flûtes accompagnant ce petit repas.

- Mmmm! Que c'est bon! savoura Marie les yeux clos en buvant son vin à petits coups.

- Le Champagne est fait pour la joie, mon cour, et encore plus pour l'amour. Il donne toujours envie de recommencer. Et comme cela, c'est encore plus délicieux, ajouta-t-il en faisant tomber sur la gorge de la jeune femme quelques gouttes que ses lèvres recueillirent; mais elle se défendit contre d'autres entreprises.

- Mange d'abord, et puis raconte-moi ! C'est une honte d'être si heureux quand d'autres sont malheureux !

- Je n'y vois rien de honteux ! Que nous goûtions cet instant ou non ne changera rien au sort de ceux qui sont en danger. D'ailleurs, il se peut que nous le soyons nous-mêmes un jour prochain. Alors, vivons autant que nous le pourrons !

Il se mit à dévorer, avec l'appétit d'un homme qui avait des heures de cheval dans les jambes et, pendant un moment, Marie se contenta de le regarder.

Enfin, elle demanda :

- L'expédition a été satisfaisante ?

- En tous points... enfin presque ! William Gray, le joaillier de New Bond Street, a oublié son flegme en voyant ce que je lui apportais. Il n'a même pas discuté le prix. Pour l'excellente raison qu'il a su tout de suite à qui le vendre...

- A la Couronne d'Angleterre, je suppose ?

- Tu supposes mal. Ce serait risquer une très mauvaise affaire, tandis qu'il doit avoir dans sa manche un client extrêmement fortuné. Il a payé. J'aurais pu recevoir la somme en bonnes guinées sonnantes et trébuchantes, mais j'ai préféré des lettres de change sur... plusieurs banques. Nous avons à présent, outre une fortune, de quoi préparer des évasions augustes...

- Oh, j'en suis très heureuse ! A présent, parle-moi de Laura et Pitou. Ils te suivent en diligence depuis Boulogne, j'imagine ?

Batz considéra le morceau de brie piqué sur sa fourchette comme s'il lui en voulait personnellement.

- Non. Si j'ai dit que le voyage m'avait presque satisfait et pas tout à fait, c'est Laura qui en est la cause. Oh, bien involontaire! Je ne l'ai pas vue depuis qu'elle nous a quittés ici même. Elle est restée en Bretagne et c'est Pitou qui a apporté le diamant. Jusqu'à Jersey seulement.

Un nuage d'inquiétude assombrit les yeux clairs de la comédienne :

- Il ne lui est pas arrivé malheur, au moins ?

- Non, mais il lui est arrivé " un " malheur. Peu ordinaire d'ailleurs...

Batz restitua à Marie le récit qu'il avait entendu à la London Tavern. Il le conclut en disant que Pitou était reparti pour la Bretagne afin d'y retrouver Laura et de la ramener.

- Quelle histoire! soupira la jeune femme. Ce Pontallec me paraît une assez bonne imitation du diable ! Et la mère de notre pauvre Laura doit être folle!

Jean haussa des épaules désabusées.

- Crois-tu? Examinons-la avec lucidité. L'ex-Mme de Laudren a atteint la quarantaine et, pour ce que j'en sais, elle est encore belle. Depuis la mort d'un époux qu'elle aimait, elle a voulu étouffer sa douleur dans le travail en reprenant sa place à la tête d'une importante affaire d'armement naval. Elle ne s'est souvenue qu'elle était mère que sous le coup d'une nouvelle blessure : lorsqu'elle a appris que son fils Sébastien venait de périr en mer. Quant à sa fille, elle ne l'intéressait guère. Elle la laissait à ses serviteurs, à un couvent, à une marraine, un parrain.

- Je sais tout cela. Elle n'a même pas assisté à son mariage dans la chapelle de Versailles...

- Justement! Son gendre, elle ne le connaissait pas, ou presque pas. Peut-être même ne l'avait-elle jamais vu avant qu'il se présente à elle après la prétendue mort de sa fille et l'affaire de Somme-Tourbe où je lui ai mis quelques pouces de fer dans le corps : le mariage avait été arrangé par l'entourage de la Reine [v]. Or, si tu n'as jamais vu Pontallec, je peux t'assurer qu'il est très séduisant et qu'il n'a que huit ou neuf ans de moins que la dame. Il n'a pas dû avoir beaucoup de mal à conquérir ce cour solitaire, comme on dit dans les romans. Il paraît qu'elle en est folle !

En écoutant son amant, Marie, les bras croisés, s'était mise à marcher à travers la chambre. A la fin, elle dit :

- Je sais que Pitou ne pouvait pas agir autrement puisqu'elle tenait à s'occuper de cet homme à la dérive, mais je n'aime pas du tout l'idée de l'avoir laissée en arrière. Tu crois vraiment que cette charité soudaine est la vraie raison? A sa place...

- Eh bien ? Qu'aurais-tu fait à sa place ?

- Je crois... que j'aurais tenté quelque chose pour mettre un terme à ce scandale... et sauver ma mère - même si les liens n'ont jamais été étroits ! -parce que, avec un tel homme, cette femme est en danger si elle a réussi à garder une fortune.

- Oh, j'ai pensé à tout cela. Pitou aussi qui brûlait de rejoindre Laura...

Il se leva, prit Marie dans ses bras pour l'obliger à s'asseoir auprès de lui sur le lit :

- S'ils ne sont pas encore revenus à Paris, cela ne saurait tarder. Et j'ai pleine confiance dans Pitou... Il l'aime trop pour ne pas tout faire pour la protéger. Fût-ce d'elle-même!... Revenons à nous, ma douce, ma belle, ma tendre petite Marie !

La suite appartint à ces moments d'amour que Marie, au fond de sa bergère, revivait avec délices. Il y en avait eu beaucoup depuis le coup de passion qui les avait jetés dans les bras l'un de l'autre, depuis que Jean avait arraché Marie au théâtre des Italiens où elle rencontrait le succès pour l'installer dans cette jolie demeure de Charonne - achetée au nom de son frère, directeur des Postes à Beauvais, mais appartenant en réalité au baron de Batz comme plusieurs autres maisons dans Paris. Elle y était châtelaine, recevait avec grâce ceux qu'il lui demandait d'accueillir, mais c'était en fait le plus sûr comme le plus chaleureux repaire du conspirateur et, jusqu'à présent, seuls les fidèles du Roi, les vrais amis, en connaissaient l'adresse et s'y retrouvaient.

La cloche du porche interrompit l'agréable rêverie de la jeune femme. Les visites diurnes n'étaient pas vraiment nombreuses et l'hiver les rendait plus rares encore. C'était surtout à la nuit tombante que l'on venait chez Batz où des chambres étaient toujours prêtes pour les hôtes que la fermeture des barrières de Paris empêchait de rentrer. Marie se leva pour voir l'arrivant, mais Biret-Tissot était déjà en train d'accueillir l'homme qui se présentait. Elle ne le connaissait pas et ne fut donc pas surprise qu'il ne vienne pas au salon mais gagne directement le cabinet où travaillait le baron.

Cependant, elle était trop femme pour n'être pas curieuse et, quand elle entendit les pas du valet sur les dalles du vestibule, elle sortit pour le rejoindre.

- Qui est-ce ? demanda-t-elle sans élever la voix. Biret se rapprocha d'elle sur la pointe des pieds et chuchota :

- Le citoyen Lepitre... Il est l'un des commissaires de la Commune qui veillent à la tour du Temple. C'est grâce à lui que... miss Laura et Mme Cléry avaient pu s'installer dans la rotonde, près du mur d'enceinte [vi]. Je l'ai vu à deux ou trois reprises et M. le baron le connaît bien.

- Il n'est jamais venu ici, que je sache ?

- Non, et il faut une raison bien sérieuse pour qu'il s'aventure chez nous. Il m'a dit qu'il avait le plus urgent besoin de s'entretenir avec le maître...

- En effet. Je ne le connais pas mais le moins que l'on puisse dire est qu'il n'avait pas l'air tranquille. En traversant la cour, il regardait de tout côté comme quelqu'un qui craint d'être vu...

Que Lepitre soit inquiet, cela avait sauté aux yeux de Biret quand il lui avait ouvert le portail et n'échappa pas à Batz lorsqu'on l'introduisit dans son cabinet. Jetant sa plume, il se leva vivement et vint au-devant de lui.

- Vous ? Ici ?... Que se passe-t-il mon ami ? Vous semblez affreusement troublé... hors d'haleine... et gelé, ajouta-t-il après avoir touché la main glacée de son visiteur. Seriez-vous poursuivi ?

- Non... Non, grâce à Dieu !... Je vous demande-excuse de venir... vous importuner, mais il le fallait...

- Asseyez-vous et prenez le temps de vous reposer. Vous dînerez avec nous tout à l'heure mais, en attendant, buvez ceci !

Batz lui mit entre les mains un verre d'eau-de-vie de raisin que fabriquaient les paysans de son pays d'Armagnac et dont il avait une petite provision. Lepitre accepta avec une grimace reconnaisante, avala le contenu du verre d'un seul trait, s'étrangla, devint violet et, finalement, retrouva sa couleur normale et une mine plus sereine.

- Merci!... C'est très bon... mais c'est fort!

- Cela ne se boit pas non plus comme ça ! commenta le baron en lui versant une nouvelle ration. Chauffez un peu le verre entre vos mains... et dites-moi ce qui vous amène !

- On est en train de monter un complot pour sauver la famille royale... et j'en suis !

Les sourcils bruns remontèrent au milieu du front du baron.

- Comment se fait-il que, moi, je n'en sois pas ?

- Le bruit court qu'après la tentative d'enlever le Roi avant l'échafaud, vous avez fui en Angleterre...

- J'ai effectué un voyage en Angleterre, corrigea Batz sèchement. Je n'ai pas fui. Ce n'est pas mon style et ceux qui me connaissent le savent bien. Qui est à la tête?

- Le chevalier de Jarjayes et Toulan...

- Toulan? Un de vos collègues commissaire au Temple ? Et l'un des plus rigoureux ? Il a toujours traité les prisonniers sans grossièreté mais avec sévérité.

- Eh bien, il paraît qu'il a la confiance de la Reine !

Et Lepitre raconta comment, le 2 février dernier, le général-chevalier de Jarjayes avait reçu chez lui un homme dont il avait toute raison de se méfier et qui, cependant, s'affirmait le messager de la veuve royale et portait d'ailleurs un billet de sa main.

Que Marie-Antoinette eût choisi Jarjayes pour demander du secours n'avait rien d'extraordinaire. Ce militaire de haut rang, nommé maréchal de camp et chef adjoint du dépôt de la Guerre en 1791, était sans doute l'un des plus dévoués à la cause royale et l'avait prouvé à maintes reprises. Par sa femme, épousée en 1779 - il avait alors trente-quatre ans ! - il devint familier de Versailles.

Lorsqu'il fut nommé à l'état-major avec le grade de colonel, il s'était trouvé souvent proche des souverains. En effet, Louise Quelpée de La Borde était l'une des douze premières femmes de chambre de la Reine, celles, comme Mme Campan, qui veillaient à ses joyaux et à ses finances. Un mariage en tout point assorti car Louise n'était pas une jouvencelle à peine sortie d'un couvent : elle était veuve en premières noces de Philippe Hinner, le maître harpiste de la Cour dont Mme Cléry avait été l'élève. Le Roi et la Reine eurent donc souvent l'occasion de voir le chevalier de Jarjayes et d'en apprécier la valeur. D'un esprit droit, d'une intelligence rapide, d'une fidélité sûre et d'un dévouement à toute épreuve, Jarjayes savait concilier le respect le plus profond et la franchise la plus sincère, ne craignant pas de dire, à l'occasion, certaines vérités difficiles à entendre. Louis XVI savait pouvoir compter sur lui et, comme Batz lui-même, le chargea de diverses missions. Après Varennes, il devint l'intermédiaire discret entre la Reine et le jeune député Barnave, imbu des idées nouvelles et même fondateur du club des Jacobins mais qui, durant le terrible voyage de retour de Varennes, tomba sous le charme de Marie-Antoinette avec laquelle il échangea une correspondance : le chevalier recevait dans ses poches les communications de Barnave, la Reine les y prenait et mettait ses réponses à la place. Ces échanges cependant n'aboutirent à rien. Voyant que la Reine n'adoptait aucun de ses avis, Barnave regagna sa ville natale de Grenoble qui était aussi celle de Jarjayes. Par la suite, la Reine quasi prisonnière aux Tuileries utilisa souvent le chevalier pour sa correspondance secrète. Entre autres avec l'ambassadeur d'Autriche, le comte Mercy-Argenteau, retiré à Bruxelles. Il n'était donc pas étonnant qu'après la mort de son époux et se sachant en péril, Marie-Antoinette eût songé, en l'absence de Batz dont elle ne savait pas s'il rentrerait ou non, à faire appel à son fidèle courrier.

Toulan, c'était une autre histoire.

Ce Toulousain de trente-deux ans, libraire et marchand de musique de son état, installé d'abord rue Saint-Honoré puis rue du Monceau-Saint-Gervais pour être plus près de l'Hôtel de Ville, était l'un des plus chauds partisans de la Révolution. Doué d'un esprit vif et volontiers gouailleur, il s'était fait connaître par quelques discours incendiaires prononcés debout sur une chaise au Palais-Royal et par sa participation active aux journées du 20 juin et surtout du 10 août : il était entré dans les premiers aux Tuileries. Intelligent et d'âme bien placée, il s'affirmait l'adversaire farouche de la royauté en général et du Roi en particulier. Tous titres qui lui avaient valu d'être nommé à la surveillance du " tyran " emprisonné au Temple. Or que se passa-t-il? Entré en fonction avec l'horreur d'une famille royale qui appréhendait son arrivée, il ne lui fallut que deux jours à peine pour changer sa haine et ses préjugés en une profonde admiration pour la bonté des prisonniers, leur douceur et leur extrême dignité dans d'aussi affreuses circonstances. Tout en gardant des dehors sévères -et ses convictions républicaines -, François Toulan changea d'attitude sans donner l'éveil à ses collègues. La mort du Roi l'emplit de chagrin, d'horreur et de crainte pour le sort des trois femmes et du petit garçon demeurés captifs. Et une idée s'imposa à lui : il fallait les tirer de là et leur permettre de quitter la France où ils n'avaient plus aucun rôle à jouer. Dans son esprit, le petit roi ne portait pas le titre pompeux de Louis XVII, et il combattrait toute tentative de l'installer sur le trône. Ce n'était qu'un enfant malheureux dont il souhaitait qu'il pût vivre libre une existence comme tout le monde...

- Je connais Toulan depuis son installation à Paris avec sa jeune femme Françoise, dit Lepitre.

Quand j'y suis arrivé - peut-être ne savez-vous pas que j'étais professeur de rhétorique au collège de Lisieux? - j'ai, ouvert un pensionnat rue Saint-Jacques et, en 1790, j'ai été nommé professeur de belles-lettres au collège d'Harcourt... qui va fermer d'ailleurs ! Bien que ce ne soit pas mon quartier, je suis allé souvent chez Toulan et nous nous sommes retrouvés à la Commune. Nous avions plaisir à dialoguer en latin, à réciter ensemble des ouvres de Pindare, à...

Devinant que son hôte partait pour l'un de ces discours fleuris de citations qui étaient son péché mignon, Batz l'interrompit :

- Allons au principal, mon cher ami ! Je sais déjà tout cela, car vous pensez bien qu'avant d'admettre quelqu'un dans mon particulier, je me renseigne. Dites-moi plutôt ce que votre Toulan est venu proposer à Jarjayes.

- Un plan qu'il a conçu pour faire évader la famille royale. Évidemment, le chevalier ne s'est pas laissé gagner aussi vite, mais Toulan avait un petit billet écrit par la Reine en personne et Jarjayes connaît bien son écriture. Elle y disait entre autres choses que, pour elle, Toulan s'appelait Fidèle... Difficile de douter encore après cela, n'est-ce pas ?

- Difficile en effet ! La suite ?

- Le chevalier a émis une exigence : voir lui-même la Reine !

- N'était-ce pas trop demander et courir un grand risque ?

- Sans doute, pourtant Toulan a réussi. Le chevalier de Jarjayes est entré au Temple au soir du 7 février sous les habits de l'allumeur de quinquets qui vient chaque fin de journée sa perche sur l'épaule. Habituées à sa présence régulière, les sentinelles le laissent passer le plus souvent sans lui demander sa carte.

- Excellent ! s'écria Batz. Une idée géniale ! Donc il a vu la Reine ?

- Oui, et il a pu échanger quelques mots avec elle tandis que Toulan s'occupait du ménage Tison, ces affreux qui sont censés servir les prisonnières mais qui ne sont que de bas espions, pleins de haine et de fiel. Dont la Reine se méfie comme du feu ! Depuis, Toulan a pu apporter deux autres billets et l'on est tombé d'accord sur le plan définitif.

- Eh bien ?

- Voilà ! Un soir prochain, quand la garde sera, par exemple, sous la responsabilité de votre ami Cortey, l'allumeur de quinquets qui vient parfois avec un ou deux de ses gamins sera remplacé de nouveau par le chevalier. Il arrivera plus tôt que d'habitude puis reviendra en père affolé qui a oublié sa progéniture (la garde ne sera plus la même), et il fera sortir le Roi et sa sour sous les habits crasseux de ses enfants. En même temps, la Reine et Madame Elisabeth sortiront sous les uniformes que nous aurons apportés par morceaux. Elles auront aussi les laissez-passer habituels des gardes.

- Et les Tison pendant ce temps-là ? Ils se croiseront les bras ?

- On doit les neutraliser, murmura Lepitre d'une voix qui se mit tout à coup à chevroter.

Ce qui affecta désagréablement l'oreille fine du baron : Lepitre ne devait pas aimer beaucoup le rôle qu'on lui réservait...

- Ensuite, une fois la famille royale hors du Temple?

- Elle se changera dans la petite maison que les Jarjayes ont à Vaugirard et partira pour l'Angleterre. Le chevalier fera ce qu'il faut mais...

- Mais quoi? Lepitre baissa le nez.

- Pour réaliser tout cela, il faut de l'argent et nous n'en avons guère. Les Jarjayes sont autant dire ruinés et Toulan n'est pas riche. La Reine a bien conseillé de s'adresser à M. de La Borde, l'ancien fermier général...

Batz sauta au plafond :

- Laborde ? Sa Majesté a l'excuse de n'être plus au fait des réalités, sinon elle saurait qu'on ne peut rien espérer de cet homme qui a déjà refusé d'aider le Roi... et aussi ses frères d'ailleurs ! Il ne doit plus croire beaucoup à un retour de la monarchie...

- Cela, nous le savons tous les trois, et nous n'en sommes pas moins dans l'embarras...

- ... et vous avez pensé à moi?

- Oh, monsieur le baron, vous savez bien qu'on a pensé à vous dès le début, mais encore une fois vous n'étiez pas là et si je suis venu ce matin, c'est à tout hasard.

- Vous avez bien fait, dit Batz en riant. Je verrai le chevalier de Jarjayes. A présent, apaisez vos craintes! Nous allons dîner, et cela achèvera de vous remettre.

Le professeur de belles-lettres leva sur lui un regard de chien malheureux.

- Vous savoir avec nous est certes un grand réconfort, pourtant je ne suis pas tranquille.

- Dans ce genre d'entreprise, il est difficile d'être tranquille, mais il est vrai que vous me semblez mal à l'aise. Quel rôle vous a-t-on attribué en propre ?

- Procurer les costumes, les faire entrer au Temple de compte à demi avec Toulan... et réduire les Tison au silence !

- En ce qui concerne les frais tels que l'achat des uniformes et le reste, je m'en charge. Ce que j'ai l'intention d'apprendre au chevalier, c'est que je suis prêt à financer l'entreprise car il ne suffit pas de les faire sortir du Temple, il faut aussi emmener nos chers prisonniers hors de France. C'est... l'affrontement avec les Tison qui vous tourmente ?

Lepitre se tortilla sur son siège comme s'il avait froid, frottant ses mains l'une contre l'autre, et finalement lâcha :

- Oui... Je ne suis pas un homme de main, moi... et encore moins un héros. Je suis un modeste professeur de belles-lettres... et je meurs de peur!

Sa mine était si piteuse que Batz ne put s'empêcher de rire.

- Vous ne me ferez pas croire ça! Qui a sauvé Mme Cléry et miss Adams du danger que représentait le municipal Marinot ?

- J'éprouvais un irrésistible besoin de les aider. Quant à Marinot, je n'ai fait que vous avertir. Ce n'est pas moi qui l'ai tué...

- Non, c'est moi! Mais vous étiez des nôtres dans notre malheureuse tentative pour le Roi et...

- J'y étais de cour mais je n'ai rien fait du tout. J'étais terrifié et au matin du 21 janvier je suis resté terré chez moi...

- ... en compagnie de deux gardes, je sais.

- Non. En compagnie de ma femme. Aucune force humaine n'aurait pu me faire sortir de chez moi. Alors je préfère vous prévenir, baron : à mesure que le plan se développe, la terreur me gagne...

C'était fâcheux en effet et Batz pensa à la fameuse phrase du Roméo et Juliette de Shakespeare : " Je n'ai peur que de ta peur. " Lepitre devait la connaître mais se garda bien de l'exprimer à haute voix. Dans ce genre d'entreprise, l'ancien professeur représentait un chaînon faible qui, en lâchant, pouvait tout perdre...

- Pourtant, bredouillait le malheureux presque en larmes, je voudrais tant vous aider! Je m'en veux, vous savez, je m'en veux ! Mais je suis sans défense contre moi-même !

- Allons, calmez-vous! Dès l'instant où nous le savons, nous pouvons alléger votre fardeau. Les uniformes vous posent-ils un problème ?

- N... on! Non... je peux le faire mais...

- Vous craignez les Tison? Je verrai cela avec M. de Jarjayes. Passons à table en attendant : voilà la cloche qui nous y invite-Mais Lepitre avait encore quelque chose à dire :

- J'allais oublier ! Toulan et le chevalier comptent aussi sur moi pour les passeports de la famille royale. Je suis président du comité qui les délivre...

Batz qui se dirigeait vers la porte pour l'ouvrir devant son hôte se détourna, soudain cassant :

- Et alors ? fit-il. Que voyez-vous là de difficile ? Vous avez tout sous la main : les imprimés, les tampons et peut-être des actes tout signés par la Commune ?

- Sans doute mais...

- Si vous craignez que votre main tremble en les remplissant, apportez-les-moi. Je saurai, soyez-en certain, les rendre conformes en tout point. Plus vrais que les vrais !

- Dans ce cas...

Lepitre avait répondu du bout des lèvres, pas convaincu le moins du monde, et ce détail n'avait pas échappé au baron. Il n'en fit pas moins bonne figure à son invité tout en pensant qu'il fallait soit le surveiller, soit l'écarter du complot. Cette dernière solution, radicale, ne le satisfaisait pas : commissaire au Temple et à la tête du service des passeports officiels - on pouvait toujours en fabriquer et Batz connaissait la manière, mais les fugitifs ne seraient jamais mieux protégés que sous l'égide procurée par leurs ennemis -, Lepitre était difficile sinon impossible à remplacer... On verrait donc à le surveiller mais à qui en confier le soin ? L'idéal serait le garde national Pitou à qui son uniforme permettait d'aller partout. Seulement, où se trouvait Pitou et quand rentrerait-il? Toulan et Jarjayes devaient souhaiter enlever les précieux prisonniers le plus tôt possible et Batz les approuvait... Le mieux serait peut-être de rassurer Lepitre ?

L'instant semblait favorable. Réconforté par le bon repas, les vins chaleureux et le sourire de Marie, le professeur, enclin à s'attendrir sur lui-même, confiait à son auditrice qu'il avait composé, en compagnie de Mme Cléry, une romance, " La piété filiale ", inspirée par la mort du Roi et dédiée au jeune Louis XVII, romance qu'il avait présentée à la Reine. Et même, tirant un papier de sa poche, il entreprit d'en donner lecture :

" Eh quoi tu pleures, ô ma mère ? Dans tes regards fixés sur moi Se peignent l'amour et l'effroi. J'y vois ton âme tout entière... "

A mesure que les vers se déroulaient, des larmes emplissaient ses yeux. Il acheva, en reniflant furieusement, son texte dont la fin était consacrée à Madame Elisabeth :

" Ah, souviens-toi des derniers voux Qu'en mourant exprima ton frère ; Reste toujours près de ma mère Et ses enfants en auront deux. "

Pour lui donner le temps de se remettre quand il eut fini, aidé d'un vaste mouchoir pour étancher son émotion, Marie applaudit avec enthousiasme, intimant d'un oil sévère à Jean d'en faire autant.

- C'est vraiment très beau ! s'écria-t-elle. Quelle âme dans ce poème et comme vous le dites bien ! La Reine a dû sentir une vraie consolation à l'entendre...

- Je le crois car j'en ai reçu le plus beau des remerciements. Lorsque je suis revenu au Temple huit jours plus tard, on me fit entrer dans la chambre de Madame Elisabeth et j'ai eu la joie inexprimable d'entendre ma romance chantée par le jeune roi accompagné au clavecin - un vieux clavecin trouvé par moi dans le grenier du Temple et que j'ai fait accorder! - par la petite Madame Royale... Ah, quel instant! Sa Majesté ne retenait pas ses larmes et, d'ailleurs, nous pleurions tous...

Batz, qui trouvait l'anecdote un peu forte, faillit demander si le ménage Tison pleurait aussi et comment il avait apprécié un instant si émouvant. Il se retint : il fallait utiliser au mieux l'émotion où baignait Lepitre, portée à son comble par les louanges de Marie. Le professeur de belles-lettres goûtait là un instant d'intense admiration pour lui-même...

- Cher ami, reprocha-t-il doucement, il me semble que vous avez pris de bien grands risques en cette occasion que j'ignorais. Étant donné les projets que vous m'avez confiés, vous avez peut-être fait preuve d'une noble imprudence et il vous faut maintenant jouer plus serré... vous tenir un peu plus en retrait, ouvrer dans une ombre plus épaisse. En vérité, il serait tragique que votre dévouement vous mette trop en danger...

- Vous voulez que je me retire ? suggéra Lepitre, une note d'espérance dans la voix.

- Non, je vous crois indispensable. Mais je vais vous faire une proposition et je vous supplie de n'y voir aucune offense, aucune atteinte à votre désintéressement. Je tiens absolument à vous remettre ces jours prochains une... certaine somme... en or, afin qu'au jour même où nous réaliserons notre plan, vous puissiez quitter le pays avec Mme Lepitre et vivre hors des frontières de la façon qui vous conviendra...

- M'exiler? Mais... et mon école?

- Je crains que, tôt ou tard, vous ne soyez obligé d'y renoncer. Alors autant prendre les devants. Vous n'aurez qu'à en ouvrir une autre, à Londres par exemple pour les nombreux enfants émigrés, puis, quand tout sera fini - car tout finira un jour ! -, revenir rue de l'Observatoire... à moins que le nouveau roi, reconnaissant à juste titre, ne vous propose la direction d'un collège royal. Ou mieux encore, une chaire au collège de France ?

A cette glorieuse évocation, les étoiles se multiplièrent dans les yeux un peu ternes de Lepitre. Il n'avait jamais été séduisant : la taille courte, le ventre rondelet, en outre affligé d'une légère claudication, le brave garçon n'avait rien d'un Apollon, mais devant les perspectives ouvertes par Batz, il devint presque beau. Son hôte glissa le dernier argument :

- Naturellement, vous partirez en même temps que la famille royale. J'y veillerai personnellement...

Les étoiles tenaient toujours bon quand le professeur de belles-lettres prit congé.

- Eh bien, mon ami, soupira Marie quand il eut disparu, vous en avez fait un autre homme.

- C'est ce que j'espérais. Heureux que vous l'ayez remarqué.

- Il était triste à mourir en arrivant. Mais vous êtes vraiment en train de comploter avec lui ? Ce n'est guère rassurant.

- Lorsqu'il est entré, tout à l'heure, j'ignorais tout de ce complot, mais je le trouve intéressant...

- Et c'est lui qui en est l'âme ? Batz se mit à rire :

- Dieu du ciel, non! Ce malheureux est tiraillé entre son désir de se dévouer au service du Roi et sa crainte des dangers que cela lui fait courir. Tant que les plans restent sur le papier, il se sent la force d'un lion, mais dès qu'ils prennent consistance, il devient peureux comme un lièvre. Cela dit, mon ange, je vais à Paris... en passant par le couvent.

Comme si le froid extérieur venait d'entrer dans la maison, Marie resserra autour de ses épaules le châle en laine fine et poil de chèvre du Tibet, d'un beau rouge profond, que Jean lui avait rapporté de Londres.

- Traduction : je ne vous verrai pas ce soir... ni peut-être de plusieurs jours ?

- Pas ce soir, en effet. Le chevalier de Jarjayes que je veux rencontrer habite rue Helvétius [vii] comme notre ami Roussel. Je dormirai chez lui. Embrassez-moi tant que j'ai encore quelque chance de vous plaire. Ce ne sera plus le cas d'ici une heure...

Une heure plus tard, en effet, dans la " loge de théâtre " qu'il avait aménagée dans la sacristie du couvent déserté de la Madeleine de Traisnel, rue de Charonne, Batz procédait à l'un de ces changements de personnalité dont il avait le secret. Dédaignant pour ce soir le ronchonnant citoyen Agricol ou le silencieux porteur d'eau de la rue des Deux-Ponts, il opta pour le citoyen Hans Mùller, jeune Alsacien candide mais fervent républicain, venu de son Colmar natal pour se placer à Paris afin d'y voir de plus près les grandes choses qui s'y déroulaient et les grands acteurs de ces faits admirables. Ce résultat était obtenu au moyen d'une perruque blonde et frisée, d'énormes lunettes qui ressemblaient à des tessons de bouteilles, de boules de latex placées dans les joues pour arrondir le visage et de vêtements étriqués mais chauds - fils du Sud-Ouest, Batz était frileux ! -, pouvant convenir aussi bien à un domestique de bourgeois modestes qu'à un petit instituteur. Un furieux accent tudesque déguisait entièrement sa voix. En effet, outre sa connaissance de l'allemand, de l'anglais et de l'italien, un de ses talents consistait à emprunter de façon tout à fait naturelle tel accent qui lui plaisait. Pour ce costume, la neige justifiait les bottes courtes, le gros manteau porté sur une carmagnole bien-pensante et le tricorne usagé, à l'ancienne mode, enfoncé jusqu'aux sourcils, et même la grosse canne, en bois noueux, qui pouvait servir de gourdin et renfermait aussi un long et solide poignard.

Ainsi équipé, Batz s'enfonça d'un bon pas dans les rues enneigées en essayant d'éviter le caniveau central où la blancheur était devenue boue noire. Le chemin était long mais les jarrets d'acier de cet homme de trente-deux ans lui permettaient de couvrir de grandes distances avant d'éprouver une vraie fatigue. La nuit était close, cependant, et sous de rares lanternes apparaissaient des flaques de clarté entourées d'ombres denses quand il tira la cloche de l'hôtel qui avait jadis appartenu à Lulli. Une femme vint lui ouvrir, sans doute une servante. Batz lui demanda le " citoyen Jarjayes de la part du citoyen Toulan... ". Sans dire un mot, la femme l'enveloppa d'un coup d'oil critique puis disparut, le laissant seul dans un vestibule glacial. Au bout d'un instant, un battant de la double porte du fond s'ouvrit, laissant passer un homme vêtu de noir dont l'allure était bien celle d'un militaire et le visage, un peu sévère, celui d'un être intelligent et réfléchi. Après avoir examiné un instant son visiteur, il le fit entrer dans un petit salon où, par la grâce d'un bon feu et de grands rideaux de lampas bleu soigneusement tirés, régnait une agréable chaleur.

- Que se passe-t-il ? demanda le chevalier. Pourquoi Toulan ne vient-il pas lui-même ? Et d'abord qui êtes-vous ? On m'a dit " Mùller " ? C'est bien ça?

- C'est bien ce que j'ai dit, mais ce n'est qu'un pseudonyme. Je suis le baron de Batz.

- Vous ne lui ressemblez guère.

- Cest ça le charme! fit Jean en riant. Est-ce qu'ainsi vous me reconnaîtrez ? ajouta-t-il en ôtant sa perruque et ses lunettes fumées. Je n'aimerais pas cracher devant vous les balles qui m'arrondissent les joues...

Mais déjà, le général se détendait :

- C'est mieux ainsi. Veuillez vous asseoir... et remettre tout ceci : c'est plus prudent. Ainsi, vous avez vu Toulan ?

- Non. J'ai vu, aujourd'hui même, Lepitre qui est venu chez moi à tout hasard, dans l'espoir que je serais rentré.

- Mais c'est vrai, on vous a dit émigré. Ce qui était prudent après votre folle tentative d'arracher le Roi à son sort. Tentative pour laquelle j'aurais aimé que vous rissiez appel à moi.

- Pourquoi donc ? Pour que le traître qui nous a dénoncés ajoute un nom à sa liste ?

- Peut-être aurais-je su le démasquer? Je m'y entends à juger mes contemporains.

- Je croyais m'y entendre aussi mais l'homme est faillible comme vous le savez sans doute... et je ne viens pas ici discuter de ce que vous appelez ma " folle tentative " qui aurait sans doute droit à l'étiquette héroïque si elle avait réussi. J'ajoute que je n'ai pas émigré : je suis seulement passé en Angleterre afin d'y régler une affaire d'argent. Cet argent dont vous avez grand besoin si j'en crois Lepitre. A ce propos, savez-vous que celui-ci pourrait être le maillon faible de votre ouvrage ? Il meurt de peur.

- Je crois que vous exagérez. Certes, il n'est pas Bayard, mais il a tellement à cour de se dévouer pour la Reine et ses enfants qu'il lutte de son mieux contre une faiblesse bien humaine, et je demeure persuadé qu'il y parviendra. Au surplus, il nous est indispensable...

- Pour les passeports ?

- En effet. Ceux qu'il peut nous procurer résisteront à tout examen sérieux, ce que l'on ne saurait attendre de faux papiers, si bien exécutés qu'ils soient.

Batz se garda de dire qu'il avait pris soin de conforter les sentiments royalistes du professeur en découvrant devant lui de bien sympathiques horizons. De toute évidence, M. de Jarjayes n'était pas facile à manier. Il était de ces hommes qui, leur décision arrêtée, ne se laissent retenir par aucun obstacle et n'acceptent aucune critique. Ceux qu'il admettait à travailler avec lui devaient être inattaquables. Batz choisit de passer à un autre sujet :

- Lepitre m'a appris que votre plan est achevé mais que le point faible en est l'argent. Je suis prêt, moi, à vous donner tout ce dont vous avez besoin. Je dispose de fonds importants, destinés d'ailleurs au salut du Roi et des siens... Encore dois-je être persuadé qu'ils seront employés à bon escient. Et d'abord, d'où vient cette grande confiance que vous avez accordée à ce Toulan que je ne connais que comme l'un des plus irréductibles républicains attachés au Temple... Il vous aurait donné un billet?

Jarjayes alla jusqu'à un secrétaire, fit jouer un tiroir caché et y prit un petit papier qui avait dû être étroitement plié et défroissé avec peine.

- Le voici. Connaissez-vous l'écriture de la Reine ?

- Oui... c'est bien la sienne, confirma Batz, pris d'une soudaine émotion en lisant ce mince fragment sur lequel Marie-Antoinette avait écrit :

"Vous pouvez prendre confiance en l'homme qui vous parlera de ma part en vous remettant ce billet. Nous l'appelons Fidèle. Ses sentiments me sont connus : depuis cinq mois il n'a pas varié. Mais ne vous fiez pas trop à la femme de l'homme qui est enfermé ici avec nous. Je ne me fie ni à elle, ni à son mari... "

- Je crois que Sa Majesté a tenu, dès cette entrée en matière, à vous prévenir contre les Tison, ce couple hypocrite et haineux prétendument attaché à son service. Ils représentent l'obstacle le plus difficile à franchir... et le principal sujet d'épouvanté de Lepitre. Vous lui auriez confié la tâche de les " éliminer "? Il n'y parviendra jamais...

- Je sais, c'est le gros problème. D'autant que la Reine refuse que l'on s'en débarrasse de façon radicale...

- Vous avez réussi, m'a-t-on dit, à vous entretenir avec elle durant quelques instants ?

- Oui, je l'avais exigé avant de donner ma confiance entière à Toulan. Ah, baron, comment vous dire ce que j'ai éprouvé en la retrouvant dans cette chambre mal carrelée, aux murs recouverts d'un mauvais papier vert à grands dessins! Les meubles ne valent guère mieux et l'on a jugé plaisant de placer sur la cheminée une pendule repré-sant la Roue de la Fortune ! Quelle dérision !

Sous l'influence d'une émotion soudaine, la carapace glacée du chevalier venait de craquer, pour la plus grande satisfaction de Batz qui se sentit tout à coup plus à l'aise.

- A-t-elle changé ? demanda-t-il avec douceur.

- Oui et non. Elle est toujours très belle, très digne, très fière mais ses cheveux sont blancs et son visage porte les traces de ses chagrins.

- Il faut faire en sorte que d'autres douleurs ne s'ajoutent pas à ce qu'elle a déjà subi. Je vous suis acquis, général. Me confierez-vous le détail de votre plan?

- Merci... du fond du cour! A présent, voici ce que nous avons décidé à ce jour. Lepitre vous a-t-il parlé des uniformes de municipaux ?

- Oui. Je peux vous en procurer si vous ne savez comment y parvenir.

- J'avais pensé les faire confectionner par ma femme et Mme Lepitre mais la difficulté vient des chapeaux...

- Il vous en faut deux : le plus simple serait que Toulan et Lepitre oublient les leurs chez les prisonnières à quelques jours d'intervalle. Vous aurez vos uniformes dans trois jours...

- On les emportera là-bas pièce par pièce. La Reine et Madame Elisabeth les revêtiront. Sa Majesté sortira la première, en compagnie de Lepitre. La garde du Temple n'est pas à craindre : il suffit de montrer sa carte pour que les sentinelles ne se dérangent point. En outre, les municipaux portent une écharpe tricolore qui ôte tout soupçon. Quelques minutes plus tard, Ricard...

- Qui est celui-là ?

- Le cousin de Toulan, tout acquis lui aussi. Il jouera le rôle de l'allumeur de quinquets venu rechercher son gamin qu'il aurait oublié dans la tour en faisant sa tournée. Ce gamin, ce sera

Madame Royale déguisée avec des vêtements sales : pantalon, carmagnole, vieux chapeau avec perruque :

- Madame Elisabeth?

- Elle partira la dernière sous l'habit d'uniforme en compagnie de Toulan. Quant au petit roi, il nous pose un problème parce qu'il est trop jeune, trop curieux, trop bavard aussi pour tenir bien son rôle dans notre affaire, mais Toulan a eu une idée : comme il est plutôt fluet et léger, c'est Turgy qui l'emporterait dans un panier de linge sale. Vous connaissez Turgy?

- Oh oui! Et je me demandais pour quelle raison je ne voyais pas paraître ce fidèle serviteur qui a tenu à se faire enfermer au Temple pour continuer à veiller à la nourriture de Leurs Majestés et éviter d'éventuelles tentatives d'empoisonnement. L'idée me paraît bonne mais il faudra endormir l'enfant. Et, à ce propos, pourquoi ne pas endormir tout simplement les Tison eux aussi ?

- Parce qu'ils prennent leurs repas à tour de rôle en bas, avec les municipaux...

- Diable ! Et ils n'ont pas... un faible quelconque pour un vin ou quelque autre produit un peu particulier?

- Si. Le tabac d'Espagne. Ils en raffolent et pour les amadouer si peu que ce soit, Toulan leur en apporte de temps en temps...

- Voilà ce qu'il nous faut ! Je vous en procurerai... de ma façon, et je peux vous assurer qu'ils dormiront bien. Ainsi, la Reine sera satisfaite et le sang ne sera pas versé. Mais revenons à la sortie de la Reine. Pourquoi la confier à Lepitre qui peut craquer ?

- Justement ! Il ne " craquera " pas s'il est en sa compagnie car il lui voue une sorte de culte et la force d'âme de Sa Majesté l'empêchera de faiblir.

- Oui, fit Batz sans autre commentaire. La suite, maintenant ?

- Une fois sortis du Temple, tout le monde me rejoindra dans la rue de la Corderie où j'attendrai avec une voiture.

- Une seule pour tout ce monde ? Vous voulez rééditer Varennes ?

Pour la première fois, Batz vit sourire Jarjayes :

- La Reine a dit exactement la même chose que vous. Cela m'ennuie de diviser la famille, mais je pense qu'il faudra s'y résoudre. Peut-être trois cabriolets : un pour la Reine, le Roi et moi-même, le deuxième pour la petite Madame et Lepitre, le troisième pour Toulan et Madame Elisabeth. Turgy et Ricard rentreront au Temple le lendemain matin comme si de rien n'était...

- Et où irez-vous en cet équipage ?

- Ce n'est pas encore décidé. Peut-être Le Havre où l'un de mes amis pourrait me procurer un bateau. C'est là que le manque d'argent...

Batz se leva et alla vers la glace de la cheminée pour recoiffer sa perruque, ses lunettes, et s'assurer que son déguisement était de nouveau parfait :

- Je vois qu'il me reste de l'ouvrage. Occupez-vous uniquement de la sortie du Temple, je me charge de tout le reste : voitures, route, relais, bateau... Le Havre ne me dit rien : les ports les plus proches de Paris seront surveillés dès que la fuite sera connue. Je préfère les chemins creux du Cotentin et l'embarquement pour Jersey où le prince de Bouillon se prépare déjà.

- C'est plus long, donc plus dangereux...

- ... et c'est bien pour cette raison que je le trouve préférable.

- Je ne suis pas d'accord! Il faut que nous en reparlions. De toute façon nous devrons en discuter avec nos associés. Des réunions sont prévues rue de l'Observatoire, chez Lepitre...

- Encore ? Il sera mort de peur avant la date prévue ! Et à ce propos, y a-t-il déjà une date prévue ?

- Dans les premiers jours de mars. Il faut faire vite ! Le Roi mort, les haines se tournent vers la Reine... Où puis-je vous atteindre?

- A quelques maisons d'ici habite mon ami Balthazar Roussel. Il saura toujours où me trouver. Je vais d'ailleurs passer la nuit chez lui.

- Est-il prudent de mettre d'autres personnes dans la confidence ?

Le regard du baron devint glacial :

- Roussel était de ceux qui ont risqué leur vie le 21 janvier. Il devait escorter le faux Louis XVI en sachant parfaitement qu'il serait repris, ce qui permettait au Roi de fuir en paix. Si vous le refusez, vous me refusez aussi.

- Je n'ai pas le choix. Vous m'apportez ce dont j'ai besoin.

- Voilà qui est franc au moins ! A vous revoir, monsieur de Jarjayes !

Les inquiétudes du citoyen Lepitre

Lorsqu'il rejoignit la rue obscure, Batz emportait un sentiment de malaise qu'il n'expliquait pas, ou pas tout à fait. Ce n'était pas un manque de confiance en Jarjayes. Il le savait droit comme une lame d'épée, un vrai chevalier dans l'esprit du Moyen Age, un homme d'une absolue bravoure servie par un total mépris du danger. Son point faible, c'était de croire peut-être un peu trop facilement les autres taillés sur le même patron que lui. Et Batz regrettait que l'on eût attribué à Lepitre un rôle beaucoup plus important que celui primitivement annoncé : les habits, les passeports, les réunions chez lui et, par-dessus le marché, la responsabilité de l'évasion de la Reine! Cela faisait vraiment beaucoup, ainsi qu'il l'expliquait à son ami Roussel.

Celui-ci était le plus joyeux compagnon qui fût. Vingt-cinq ans, rentier en quelque sorte, il vivait largement sur la fortune que lui avait laissée son père, gros négociant en produits des îles d'Amérique auxquels les événements des dernières années l'avaient convaincu de renoncer. Joli garçon brun, aimant les filles et les vins de choix, les chevaux et le danger, il avait choisi de conspirer par amour du sport et du piment violent que le danger apportait à sa vie de grand bourgeois. A cause de cette disposition d'esprit assez seigneuriale, il vouait à Batz une admiration absolue et un dévouement total, tant pour sa folle bravoure que pour une intelligence et un sens du théâtre qu'il partageait. Toujours admirablement vêtu en dépit des modes bizarres imposées par les sansculottes, il n'hésitait pas à se transformer en ramoneur ou en égoutier si les circonstances l'exigeaient.

Il accueillit son chef dont il ignorait le retour avec enthousiasme :

- Je désespérais de vous revoir un jour, baron... et je m'ennuyais à périr. Paris n'est plus Paris quand vous n'y êtes pas !

- Parce que vous trouvez que le Paris actuel ressemble à celui d'autrefois ? Vous ne me flattez guère en m'y assimilant !

- Bah, il est peut-être moins élégant mais il est plus passionnant. On y risque sa vie chaque fois que l'on met le pied hors de chez soi.

- Vous ne croyez pas si bien dire, approuva Batz en se laissant tomber dans une confortable bergère avec un soupir de bonheur. Un de vos voisins est en train de concocter une entreprise - pas bête du tout d'ailleurs ! -pour délivrer la famille royale.

- Que voilà une bonne nouvelle ! Vous en êtes, naturellement, et moi aussi par la même occasion ! Je parie que le voisin en question est le chevalier de Jarjayes. Il a la mine distante et ténébreuse qui sent le conspirateur à quinze pas...

- Pariez, vous gagnerez! Plaisanterie mise à part, il y a dans ce projet des lacunes... ou plutôt des incertitudes qui m'inquiètent.

- Racontez. Nous avons tout le temps car, bien sûr, vous soupez avec moi?

- Et même, si cela ne vous dérange pas, je passerai la nuit chez vous. Le retour à Charonne serait trop dangereux.

- Encore une bonne nouvelle ! Vous me gâtez. Je vais dire à Taupin de préparer une chambre.

La maison était vaste, en effet, confortable et même luxueuse. Elle avait jadis appartenu à la Gourdan, célèbre patronne d'une maison de prostitution élégante qui avait compté dans ses pensionnaires la jeune et ravissante Jeanne Bécu, avant qu'elle ne devînt comtesse du Barry et favorite royale. Pour donner quelques gages aux temps troublés, Roussel en avait fermé la plus grande partie, ne gardant en activité qu'un appartement de trois pièces où Batz aimait se retrouver.

Les deux amis soupaient tranquillement en parlant du projet Toulan-Jarjayes quand la porte extérieure retentit de coups violents, en même temps qu'une voix puissante criait :

- Ouvrez ! Au nom de la Nation !

Un instant interdits, les deux hommes n'échangèrent qu'un regard avant que Balthazar Roussel ne se précipite vers une fenêtre donnant sur la rue qu'il ouvrit. Il y avait là une troupe de sectionnaires armés de sabres. Le pommeau de l'un d'eux servait de heurtoir.

- Que voulez-vous ? cria le jeune homme. Celui qui paraissait le chef leva la tête :

- On vous a déjà dit d'ouvrir ! Qu'est-ce que vous attendez ?

- De savoir ce qui me vaut une visite aussi flatteuse, riposta Roussel avec insolence.

- Vous cachez un émigré dangereux! Le ci-devant baron de Batz qui vient de rentrer à Paris. Ouvrez, sinon on enfonce la porte !

- J'y vais ! fit Batz prenant une soudaine décision. Dites à Taupin de se cacher !

- Vous voulez vous livrer?

- Pas du tout ! Je vais jouer les bons serviteurs, mon ami. Je suis Hans Mùller, votre "officieux alsacien ".

- Seigneur ! fit Roussel en riant. J'aurai tout vu ! Mais déjà Batz dévalait l'escalier un flambeau à la main et faisait jouer verrous et serrures :

- Endrez, zitoyens, s'écria-t-il de son plus bel accent. Fous être les pienvenus ! Inutile de gasser la boite !

- Qui es-tu, toi? demanda le barbu enrubanné de tricolore qu'il trouva devant lui.

- Hans Mùller, de Golmar, zitoyen. Che travaille chez le zitoyen Roussel...

- Et tu dis que nous sommes les bienvenus ?

- Fous chercher Patz, ze missérable qui voulait zauver Gapet? Alors che répète : fous êtes les pienvenus. Fenez ! che fous montre le gemin...

Et il précéda aimablement les quatre hommes dans l'escalier, parlant d'abondance et obtenant même qu'on lui confie le mandat d'arrêt que, chemin faisant, il lut comme si c'était le plus beau des textes. Sous sa conduite, la maison fut visitée de fond en comble, sans que l'on brise quoi que ce soit. Jouant le jeu, Roussel lui-même les reçut avec une parfaite indifférence et les regarda faire tandis qu'ils fouillaient sa maison, assis dans un petit fauteuil. Il savait que la cachette dans laquelle était enfermé Taupin, derrière une bibliothèque, n'était pas facile à déceler. Et, de fait, on ne la trouva pas.

La visite terminée, " Miiller ", sur l'ordre de son maître, alla à la cuisine faire chauffer du vin à la cannelle que Roussel, sans rancune, offrit aux " bons citoyens " qui, pour accomplir leur pénible devoir, sortaient de nuit et par un froid dont on se défendait mieux dans son lit. On lui en fut reconnaissant :

- Tu dois avoir des ennemis, citoyen, commenta le chef de l'expédition. Quelqu'un qui te veut du mal a dû te dénoncer faussement dans l'espoir de te créer des soucis.

- Oh, de nos jours, c'est le pain quotidien. On a de plus en plus de mal à savoir si celui à qui l'on serre la main est un ami ou un ennemi.

- Le mieux, si tu veux m'en croire, est de ne serrer la main à personne. Bonne nuit, citoyen ! Allez, vous autres ! On rentre-Les sectionnaires repartis, Batz et Roussel n'accordèrent que peu de temps à un accès de franche gaieté et à quelques compliments mutuels. Cette descente policière n'était guère rassurante.

- Je ne suis rentré à Paris que la nuit dernière, fit Batz. Comment peut-on savoir déjà mon retour?

- La peur, mon ami ! Voilà le grand ennemi. Elle pourrit ceux que l'on pourrait croire les plus déterminés.

- Peut-être. Pourtant, j'ai peine à croire que l'homme dont j'ai vu la signature au bas de l'ordre d'arrestation soit devenu un ennemi. Ce n'est pas son intérêt.

- Qui est-ce ?

- Lullier, l'agent d'affaires qui tenait cabinet rue de Vendôme avant la Révolution. Il a obligé bien des jeunes étourdis de la noblesse et de la bourgeoisie en peine d'argent, et même des moins jeunes. Il gère les biens d'émigrés et je lui ai même confié les intérêts de Mme de Beaufort, la dame de cour de mon ami La Châtre. Personnellement, j'ai toujours entretenu d'excellentes relations avec lui et je ne vois pas du tout pour quelle raison il se met à me courir sus ! Vous êtes trop jeune, trop riche pour avoir eu affaire à lui.

- Si c'est le même Lullier qui est procureur-syndic de la Commune, ses nouvelles fonctions lui ont sans doute fait changer sa façon de voir les choses...

- C'est ce que nous allons savoir bientôt. Demain, en sortant d'ici, je vais chez lui.

- Sous cet aspect ?

- Non. Vous me prêterez bien un habit?

- C'est de la folie ! Il va vous faire arrêter sur-le-champ...

- C'est ce que nous verrons! Allons, mon ami, ajouta Batz avec un bon sourire, cessez de vous tourmenter ainsi pour votre habit ! Vous le reverrez ! Je suis un homme très soigneux !

Au matin, en effet, ayant troqué son vieux tricorne pour un élégant chapeau rond à haute forme et sa carmagnole pour un frac gris fer sous le manteau noir passe-partout qu'il portait en arrivant, Batz, une canne à la main, quittait discrètement la maison de la rue Helvétius et gagnait la place du Palais-Égalité où il prit un fiacre en indiquant qu'il se rendait à l'Hôtel de Ville. La distance n'était pas bien grande, il aurait pu la couvrir à pied sans aucune peine. Mais le temps s'était radouci dans la nuit, la neige fondait un peu partout, transformant les rues en bourbiers noirâtres que tout homme soucieux de ses vêtements se devait d'éviter. En outre, il convenait à son personnage d'entrer en voiture dans la cour de la maison commune...

CHAPITRE III OÙ LES CHOSES SE COMPLIQUENT

Le redoutable siège de la Commune sur laquelle régnait le Suisse Pache, le Rousseau du pauvre reconverti dans les excès révolutionnaires, était gardé par une sorte d'armée peu rassurante recrutée parmi les coupe-jarrets de Héron et les tape-durs de Maillard. A l'homme hirsute, pas rasé et armé comme un vaisseau de guerre qui lui barrait le passage, Batz se contenta de déclarer :

- Je dois voir d'urgence le citoyen Lullier pour affaire intéressant la Commune.

Le tout d'un ton si tranchant et accompagné d'un regard si glacial que le préposé marmotta quelque chose entre ses chicots et, comme le visiteur n'avait pas l'air de comprendre, lui fit signe de le suivre. Une minute plus tard, Batz pénétrait dans un vaste bureau croulant sous les paperasses, les registres et les dossiers. Au milieu de tout cela, un petit bonhomme chafouin, blafard, qui semblait beaucoup trop petit pour l'immense chapeau empanaché posé sur un siège, signait à tour de bras le tas de feuillets posé devant lui après avoir parcouru le document d'un oil expert.

A l'entrée de l'élégant visiteur que ses yeux vifs reconnurent instantanément, il retint avec difficulté un mouvement pour se lever comme il le faisait naguère pour ses bons clients, se souvenant juste à temps de l'importance de son personnage.

- Encore en train de signer n'importe quoi? s'écria Batz avec bonne humeur. Vous devriez faire attention, mon cher Lullier : cette manie peut devenir dangereuse... Par exemple quand vous vous laissez aller à signer un ordre d'arrestation me concernant.

Tous les signes de l'innocence calomniée s'affichèrent aussitôt sur la figure du procureur syndic :

- Moi ? Un ordre vous concernant ? Jamais !

- D'après ce que vient de me raconter mon ami Roussel, le papier que brandissaient ceux qui ont, cette nuit, envahi son domicile de la rue Helvétius, y ressemblait de façon frappante.

- Mais c'est impossible, impossible! Oh, monsieur le b... monsieur Batz, ce ne peut être qu'une erreur !

- Je le pense aussi, et c'est pourquoi je suis venu vous voir en toute simplicité. Il serait tellement dommage qu'une ombre aussi déplaisante vînt ternir nos excellentes relations passées, présentes... et futures. A ce propos, avez-vous des nouvelles de la citoyenne Beaufort? Son procès contre la citoyenne La Châtre est-il en bonne voie ?

- J'ai quelque espoir. Dès l'instant où la citoyenne La Châtre veut recourir au divorce républicain, les choses devraient s'arranger et nous arriverons, j'en suis certain, à un accord tout à fait équitable et qui devrait satisfaire tout le monde.

Aussitôt que l'on parlait affaire, Lullier se transformait, retrouvait tout naturellement, derrière le fonctionnaire pointilleux, l'agent d'affaires habile et aimable. C'était en effet avec un talent extrême et sans oublier son profit personnel qu'il gérait dans la discrétion les biens de certains émigrés. Aussi fut-ce avec beaucoup de naturel qu'il conclut son discours :

- Mais vous parliez à l'instant du futur? Auriez-vous quelques idées... intéressantes ? ajouta-t-il en baissant la voix de plusieurs tons.

- Oui, répondit Batz jouant le même jeu. J'ai réalisé récemment certains biens pour le placement desquels j'aurais besoin de conseil. D'autre part, je crois savoir que des denrées comme le savon et la chandelle vont bientôt manquer et...

- Chut ! fit Lullier en mettant son doigt sur sa bouche. Il vaut mieux éviter ici ce genre de sujets.

- Bah! je vous prends où je vous trouve, mon cher ami, et c'est vous qui dirigez le débat.

- Je ne demande pas mieux, mais ailleurs. Pourquoi ne viendriez-vous pas un soir prochain, chez moi ? Nous y serions parfaitement tranquilles : je n'ai toujours ni femme ni enfants ! Et je ne sors jamais.

- Avec joie, mon cher Lullier ! C'est donc dit : je viendrai rue Vendôme... ou n'est-ce pas rue de la Grande-Truanderie, comme on me l'a assuré ?

Lullier ne put s'empêcher de rire :

- Cette dernière adresse ne pouvait convenir à un homme occupant mes fonctions, dit-il en désignant son chapeau. C'est désormais au n° 15, rue

Où les choses se compliquent

Louis-le-Grand. Sachez que vous y serez toujours reçu... en toute sécurité et quelles que soient les circonstances, ajouta-t-il avec un regard qui fit passer un frisson de joie le long de l'échiné du baron.

- Je n'en ai jamais douté, dit-il doucement. Mais, alors, cet ordre d'arrestation ?

- Même s'il porte ma signature je n'y suis pour rien, et je vais essayer de savoir qui est derrière tout ça !

Les deux hommes se serrèrent la main, comme pour signer un pacte, puis se séparèrent. Batz quitta l'Hôtel de Ville en fredonnant un petit air. Non seulement il venait de parer à un grave danger, mais il s'était acquis une retraite dans le camp même des enragés qui faisaient à Paris la pluie et le beau temps. Aussi était-il d'excellente humeur en regagnant le cher ermitage de Charonne. Il pensa même que la journée était vraiment heureuse quand Biret-Tissot lui apprit qu'Ange Pitou venait d'arriver et qu'il était avec Marie dans le salon ovale.

- Miss Adams n'est pas avec lui?... Elle a dû monter dans sa chambre...

- Non, monsieur le baron. Il est seul.

- Seul?

La joie de l'instant précédent s'effaça avec une soudaineté qui lui fit peur, mais il ne s'attarda pas à cette impression tellement inhabituelle. Si Laura n'était pas revenue avec Pitou, il fallait savoir pourquoi.

En pénétrant dans la grande pièce tiède et accueillante, il vit Pitou assis près de la cheminée avec Marie. Celle-ci tenait les mains du jeune homme avec, sur son charmant visage, le reflet du chagrin inscrit en toutes lettres sur celui du journaliste. Batz se sentit pâlir :

- Où est-elle ? demanda-t-il sans s'encombrer de périphrases. Elle n'est pas... morte, au moins?

- Non, dit Marie. Seulement, personne ne peut savoir où Laura se trouve à cette heure-ci. Mais Pitou vous en dira davantage...

Celui-ci tendit à son chef le dernier billet de Laura en se contentant de préciser :

- En arrivant à Cancale, j'ai trouvé porte close. Nanon Guénec, la voisine, m'a donné ça...

- Sang du Christ! gronda Batz lorsqu'il eut achevé sa brève lecture. J'aurais dû me douter qu'elle mijotait quelque chose dans ce goût lorsque je ne l'ai pas vue à Jersey ! Avez-vous cherché à la joindre ?

- Elle ne le voulait pas, fit Pitou avec un haussement d'épaules accablé. J'avoue lui avoir obéi sans beaucoup de peine : je me sentais tellement las, tellement découragé ! Je m'en veux aujourd'hui : la voilà dans la nature sous la seule protection d'un manchot...

- Non. Vous avez bien fait! Votre temps et la cause que nous défendons sont trop précieux pour les dépenser en recherches d'une femme que je finirai par croire complètement folle !

- Ne soyez pas trop dur, Jean, plaida Marie. Imaginez un peu ce qu'elle a dû ressentir en apprenant que sa propre mère s'est laissé séduire par Pontallec au point de prendre sa place encore chaude dans le lit de celui-ci ?

- Vous avez de ces images ! grommela Batz. J'admets que ce doit être horrible, mais je la crois capable des pires sottises dès l'instant où cet homme apparaît à son horizon. A Hans, j'étais persuadé qu'elle l'aimait encore, et cela confirme mon jugement [viii] !

- Il n'est pas facile de juger une femme comme elle, dit Marie, et je ne crois pas que l'amour entre pour quelque chose dans la décision qu'elle a prise. Je pencherais plutôt pour une envie de vengeance... ou peut-être de protéger sa mère... de lui ouvrir les yeux ?

- Elles n'ont jamais été proches. Si la mère est amoureuse, elle n'aura qu'une envie : se débarrasser de sa fille. Ou alors, elle chassera peut-être Pontallec mais Laura redeviendra Anne-Laure... et la victime désignée de ce misérable.

- Non, assura Marie. Moi je lui accorde toute ma confiance. Elle dit, d'ailleurs, qu'elle reviendra. Je pense qu'il nous faut à présent attendre, et prier Dieu ! L'homme qui l'accompagne est-il sûr, Pitou ?

- Joël Jaouen? Très sûr, bien qu'il ait été le compagnon d'enfance de Josse de Pontallec et son factotum. Je le connais et je sais quel amour sans espoir il porte à notre amie. Il se fera tuer pour la défendre, mais ce qui était une force de la nature est amputé d'un bras. On est beaucoup plus facile à éliminer dans ces conditions. Si Pontallec met la main sur lui, il ne lui fera pas de quartier car il a la rancune tenace. Et une fois Jaouen mort... Laura ne pèsera pas lourd !

- Oh, je m'en doute! soupira Batz. Pourtant, dans les circonstances actuelles, je ne peux envoyer personne à Saint-Malo. Nous avons beaucoup à faire ici. Où est Devaux ?

- Dans votre cabinet de travail. Il y a des messages qu'il doit décoder.

- Venez, Pitou, nous allons le rejoindre et je vous raconterai ce que m'a appris le chevalier de Jarjayes...

Le moins que l'on puisse dire est que le plan d'évasion, dans l'état où il se trouvait ce jour-là, ne souleva pas l'enthousiasme de Michel Devaux, le fidèle secrétaire de Batz, ni celui de Pitou. Si les projets de Toulan et du chevalier leur parurent généreux, intelligents et même habiles, l'annonce des hésitations angoissées de Lepitre fit le plus mauvais effet :

- Un homme aussi peu sûr ne peut que tout faire rater, déclara Devaux. Pour qu'un tel plan réussisse, il n'y faut pas la moindre faille. Or j'en vois une énorme. Lepitre est un brave homme, débordant de bonnes intentions, mais ce n'est pas un homme brave, et fonder tant d'espoirs sur un sursaut de courage est insensé. On ne devrait pas se mêler de ça, baron !

Il y avait un reproche dans la voix du jeune homme, et Batz y fut d'autant plus sensible que ces remarques répondaient à ses pensées intimes.

- Je vais me borner à assister à l'une de ces fameuses réunions, à leur donner l'argent dont ils ont besoin et à préparer la sortie de France des prisonniers... mais à ma façon. Pas question de les faire partir tous ensemble et par le même chemin !

- Sans doute, mais il se peut que nous n'ayons pas le temps de mettre cela en place. Vous rentrez tout juste de Londres et peut-être ne vous a-t-on pas dit encore qu'ici les choses changent vite. Ce que je crains, c'est que la surveillance de la Reine soit renforcée. Nous avons là un billet venu d'Allemagne : sitôt connue la mort du Roi, son frère, Monsieur, a donné tous les signes d'une grande douleur, pris le deuil, mais s'est d'abord déclaré régent de France, avec la bénédiction des princes du Rhin mais pas celle de l'empereur d'Autriche : celui-ci réclame la régence pour la reine Marie-Antoinette, sa sour, et la réclame très haut. Comme ses armées sont aux frontières, le peuple de Paris le prend très au sérieux et les têtes se montent contre " l'Autrichienne ". Nos vaillants conjurés vous ont-ils dit que, chaque jour, des énergumènes vont hurler à la mort sous les fenêtres de sa prison?

- Non. Ils ont oublié ce... détail, marmotta Batz dont le visage s'était rembruni. Vous avez raison, il faudrait faire vite...

- Et ce n'est pas tout! D'autres encore aimeraient s'attribuer la régence : les Girondins, dont plusieurs sont de nos " amis ". Ils ont voté la mort du Roi afin de s'en débarrasser. A présent, ils verraient bien le " prince royal " comme on l'appelle sous le manteau, porté à un trône constitutionnel dont ils rêvent depuis la Législative, avec un Conseil de régence composé de plusieurs d'entre eux!

- J'aurais pu adhérer à ce projet comme à un moindre mal, fit Batz les yeux à terre. Mais qu'ils aient envoyé mon roi à l'échafaud, je ne peux l'admettre. Cependant, ajouta-t-il en relevant brusquement les paupières, ce que vous venez de m'apprendre suppose un début de fracture au sein de la Convention. On peut essayer d'en profiter...

- Qu'allez-vous faire?

- Moi? Rien... mais le citoyen Agricol va reprendre du service et aller rejoindre ce soir sa vieille amie Lalie la tricoteuse au cabaret de la Truie-qui-file. Il faut savoir ce qui se passe aux Jacobins... et aussi dans le peuple de Paris.

- Le peuple? lâcha Devaux avec brutalité, il commence à crever de faim. Cela n'arrange pas son humeur...

C'était le moins que l'on puisse dire. Lorsque, plusieurs heures plus tard, le " citoyen Agricol " embouquait du pas chaloupé habituel à ce personnage toujours entre deux vins la rue de la Tixe-randerie où se trouvait son cabaret préféré, il fut arrêté par un attroupement composé surtout de femmes en colère occupées à assiéger une boulangerie, ou plutôt un boulanger qui, visiblement terrifié, s'efforçait de ses deux bras en croix de protéger son magasin d'une immanquable dévastation. Mais ses adjurations au calme, ses yeux pleins de larmes, les supplications de son épouse épouvantée n'arrivaient même pas aux oreilles des femmes hurlantes qui le traitaient de profiteur, d'affameur du peuple, de mauvais citoyen et même - Dieu sait pourquoi? - de suppôt des aristocrates. Le malheureux avait beau s'époumoner, crier qu'il n'avait pas reçu de farine et que, sans ce matériau majeur, il ne pouvait pas faire de pain, il prêchait dans le désert. Bientôt d'ailleurs, les plus forcenées - pas les plus désespérées : celles-là se contentaient de pleurer de découragement à l'écart du tohu-bohu - s'emparèrent de lui en se servant de ses bras étendus et, tandis qu'une troupe envahissait la boutique, le portèrent sous une lanterne avec l'intention visible de l'y pendre haut et court. Le citoyen Agricol jugea alors qu'il était temps d'intervenir.

- Citoyennes ! Citoyennes ! clama-t-il d'une voix de stentor qui aurait pu donner à penser à qui avait déjà entendu la voix asthmatique du personnage, qu'allez-vous faire ? Est-ce ainsi que se comportent celles qui doivent être, pour le monde, le modèle des femmes républicaines ?

Le solide gourdin qu'il tenait à la main l'aida beaucoup à parvenir au premier rang, juste devant le boulanger qui, libéré de ses soutiens forcés, s'effondra sur le pavé boueux en embrassant les jambes de ce secours inespéré. Les meneuses reculèrent machinalement. Sous son apparence de sans-culotte bon teint, avec son abondant système pileux gris et hirsute, sa carrure prolongée par un ventre factice, sa grosse carmagnole et son bonnet rouge orné d'une énorme cocarde, Batz, qui était de taille moyenne mais bâti en athlète, devenait assez formidable. L'une des mégères cependant l'apostrophait.

- De quoi tu te mêles, toi? Le modèle des femmes républicaines, il a faim...

- Toi, au moins, t'as pas l'air tellement affamée. Tu s'rais même plutôt... rondelette, apprécia-t-il avec un sourire qui découvrit ses dents jaunes et noirâtres.

Cependant, la femme qui était à la limite de l'obésité parut apprécier l'euphémisme qui fit rire ses compagnes...

- C'est pas tellement pour moi que j'parle ! fit-elle sur un ton moins agressif. Moi, je m'contente de pas grand-chose... mais c'est toutes les autres! Elles ont des gamins qui crient la faim...

- Et tu crois vraiment qu'ils seront rassasiés quand vous aurez pendu ce pauvre citoyen ?

- C'est pour l'exemple.

- L'exemple de quoi? Un boulanger, si y vend pas d'pain, y vivra d'quoi? Y fait pas ça par dilettantisme, tu sais, parce que c'est un dur métier.

La femme marqua un temps d'arrêt, les yeux en point d'interrogation :

- Dillettan... Ça veut dire quoi, ça?

- Par plaisir ! fit Batz, partagé entre l'envie de rire et celle de se donner des claques.

Intelligent d'employer un mot comme ça en face de ces furies ! " C't'un mot de ma province ", ajouta-t-il.

Il en avait oublié le boulanger toujours à ses pieds, mais celui-ci se rappela à son souvenir en se redressant :

- Mais, citoyen, mon métier, je l'fais un peu par plaisir. Parc'que je l'aime et je suis assez malheureux d'pas pouvoir faire de pain.

Ces quelques mots recueillirent un murmure d'approbation. Malheureusement, à cet instant, l'une des femmes qui fouillait la boulangerie en ressortit, brandissant un petit sac de farine gros à peu près comme un melon...

- Tu peux toujours en faire avec ça? A moins qu'tu préfères l'garder pour toi, affameur, brigand !

Une nouvelle flambée de colère jeta les femmes sur le pauvre homme qui vit sa dernière heure arriver beaucoup trop vite. En un instant, Batz succomba sous le nombre, n'osant se servir du gourdin pour assommer les furieuses, et le boulanger se retrouva juché sur une échelle venue on ne sait d'où, tandis que quelqu'un courait chercher une corde. Encore quelques minutes et il serait pendu. Il sanglotait à fendre l'âme, sans entamer la résolution de ses assaillantes, quand une voix nouvelle se fit entendre : froide et coupante, c'était celle d'une grande femme qui pouvait avoir quarante-cinq ans, avec un visage aux traits accusés mais presque sans expression. Vêtue comme n'importe quelle femme du peuple, ses cheveux gris bien rangés sous un bonnet blanc, elle tricotait tout en marchant, sa pelote de laine se déroulant dans la large poche de son tablier bleu. Sa voix venait de crier :

- Y en a-t-il une parmi vous qui sait faire le pain?

Toutes les têtes se tournèrent vers elle. Lalie Briquet, la tricoteuse, était bien connue dans le quartier à cause de l'excellence de son ouvrage et de son assiduité aux séances du club des Jacobins ou de la Convention. On disait même qu'elle était bien avec Robespierre qui lui adressait toujours un petit signe de tête amical quand il passait près d'elle. En plus, elle impressionnait par son calme, sa froideur, ce visage immobile où ne paraissait aucun sentiment. Peut-être d'ailleurs n'en éprouvait-elle plus depuis qu'elle avait perdu son mari et sa fille ? Son seul défaut : elle aimait boire un bon coup, mais elle n'était pas la seule et d'ailleurs ne perdait jamais le contrôle d'elle-même.

- Pourquoi tu demandes ça, Lalie ? dit l'une des femmes. Tu le sais bien qu'on ne sait pas boulanger. Sinon on ne serait pas ici...

- Et vous voulez tuer le boulanger?

- Oui, parce qu'il a gardé dla farine pour lui.

- T'en frais pas autant si t'avais une femme et deux gosses? Ce que vous avez trouvé, c'est tout juste assez pour un pain...

- Peut-être, mais c'était son d'voir de l'donner et puisque d'toute façon y sert plus à rien, autant le pendre.

Lalie, qui en tricotant avait rencontré une petite difficulté, releva ses yeux gris et froids sur la femme :

- T'es qu'une sotte, Euphémie! Si tu veux dla farine t'as qu'à aller en chercher où y en a... par exemple chez le citoyen Hulot, rue des Deux-Portes. Il n'a pas de famille et son cour est aussi sec qu'une pierre, mais y manque de rien. Y a de tout dans sa cave... Si vous voulez pendre quelqu'un vaudrait mieux que ce soit lui...

- Oui, fit la femme, une lueur de crainte dans les yeux, mais c'est un des membres dla Commune et il a l'bras long...

- Toi aussi... dès l'instant où tu prétends disposer de la vie d'un innocent !

La réplique tomba dans un silence absolu. Oubliant le boulanger mourant de peur sur son échelle, les femmes se regroupèrent pour un conciliabule animé d'où il sortit que l'on allait délivrer le boulanger et rendre une petite visite au citoyen Hulot. L'une d'elle lança à l'ex-future victime :

- Va faire chauffer ton four ! On va te rapporter ce qu'il te faut...

Le bonhomme fila comme un lapin poursuivi et, tandis que la cohorte féminine se dirigeait vers son nouvel objectif, Lalie et le citoyen Agricol se retrouvèrent seuls.

- Eh bien, ma chère, bravo ! apprécia ce dernier. On peut dire que vous avez la manière. Le citoyen Hulot risque de passer un mauvais quart d'heure...

- Amplement mérité, croyez-moi ! Plus avare et plus égoïste que lui ne saurait se trouver, fit d'un ton tout différent celle qui était en réalité la comtesse Eulalie de Sainte-Alferine, reconvertie en femme du peuple pour pouvoir épier afin d'en tirer vengeance le conventionnel Chabot qui avait violé et tué sa fille.

Mais ce ne fut qu'un instant, après lequel Lalie Briquet reprit le devant de la scène : " T'as pas soif, citoyen Agricol? Moi j'boirais bien quelque chose ! "

Bras dessus bras dessous, les deux complices prirent tranquillement le chemin de la Truie-qui-file où Rougier, le patron, les recevait toujours avec plaisir. Chemin faisant, cependant, on parla.

- Les choses vont mal à la Convention, dit Lalie, et, aux Jacobins, le chaudron menace de bouillir. La lutte a recommencé entre les Girondins et les hommes de Robespierre, Danton et Marat. Les seconds accusent les premiers de monarchisme larvé et les premiers accusent les seconds de vouloir instaurer la Terreur en étouffant toute liberté. L'ensemble ne se retrouve que pour crier " haro " sur la Convention que l'on accuse d'incapacité à gouverner. Il est vrai que l'on a beau clamer l'annexion du duché des Deux-Ponts, sur le Rhin, du comté de Nice et de la principauté de Monaco, on ne sait trop ce qu'il en est sur place, tandis que l'armée du Rhin commence à perdre les places conquises. Dumouriez tient encore la Belgique, mais on pense à demander sa tête : il songerait à rendre le territoire aux Autrichiens et à passer à l'ennemi...

- Dans l'espoir que la Reine, si elle devenait régente, le ferait duc? ricana Batz... à moins qu'il ne se tourne vers le " régent " qui s'est intronisé lui-même...

- Peut-être. En tout cas, c'est très mauvais pour la Reine...

Des hurlements lui coupèrent la parole. Une troupe de sans-culottes armés de sabres et de piques, accompagnés de femmes plus féroces qu'eux peut-être, croisa le couple pour gagner la rue Vieille-du-Temple. Tous ces gosiers braillaient à qui mieux mieux : " A mort l'Autrichienne ! A mort la louve et ses louveteaux!... "

- C'est comme cela tous les jours, murmura sombrement Lalie. On la rend responsable de la misère qui croît et qui soulève des fureurs aveugles, mais aussi des défaites subies par les armées face à ses compatriotes.

- La Reine est française à présent !

- Allons, Batz, à qui ferez-vous croire ça? Pas même à vous-même. Elle n'a jamais été française et ce n'est pas maintenant qu'elle va le devenir.

- Il le faudrait pourtant, pour son fils !

- Croyez-vous qu'elle pense le voir arriver au trône? Dans l'état actuel des choses, on peut se demander combien de temps la garde du Temple pourra résister aux flots d'enragés qui viennent quotidiennement battre ses murailles...

- Nous avons un plan pour faire fuir toute la famille...

- Il est au point, votre plan ?

- Ce n'est pas le mien, mais je le crois bon.

- Il a une chance de réussir si vous faites vite, très vite... De toute façon, si vous avez un rôle pour moi, je suis prête...

- Je n'en doute pas mais... vous êtes infiniment précieuse là où vous êtes...

On arrivait au cabaret. Là, en buvant un petit vin de " derrière les fagots " que Rougier gardait pour ses plus fidèles clients, on parla de choses et d'autres sans jamais aborder de sujets inquiétants. Personne, regardant ou écoutant ce couple entre deux âges qui étalait de si vigoureuses convictions révolutionnaires, n'eût imaginé qu'en réalité il s'agissait de ce que l'on pouvait trouver de plus dangereux en fait de conspirateurs royalistes. On but, et on rebut, à la santé de la Nation, tandis qu'à quelques rues de là, les clientes du boulanger mettaient joyeusement à sac les réserves du citoyen Hulot à moitié mort de peur...

En quittant son amie Lalie, Batz n'en était pas moins songeur. Il l'était plus encore en se rendant, le lendemain soir, rue de l'Observatoire à la réunion chez Lepitre.

L'endroit n'était pas mal choisi. La rue de l'Observatoire, ou plus exactement le cul-de-sac de Longue-Avoine, où le professeur de belles-lettres avait installé sa pension pour garçons, était un lieu désert, isolé, enveloppé par les jardins d'anciens couvents désaffectés où l'on n'entendait d'autre bruit que le miaulement d'un chat désireux de fuir les rigueurs de l'hiver et de regagner son coin de feu. On ne risquait pas d'y voir paraître les municipaux et autres sectionnaires qui n'aimaient guère s'aventurer, surtout la nuit venue, au-delà de la barrière Saint-Jacques. Le seul inconvénient était la distance pour des hommes venant de la rue Helvétius comme Jarjayes, du Temple ou de la rue du Monceau-Saint-Gervais comme Toulan, Batz lui-même ayant toujours la latitude de passer la nuit dans sa maison de la rue de la Tombe-Issoire, assez proche.

Toulan lui plut. C'était, comme lui, un Méridional mais de Toulouse ! Sa figure fine, son regard franc, l'accent du pays que gardait sa voix sonore, sa bonne humeur qui rappelait celle de Pitou formaient un ensemble comme le baron les aimait. Entre les deux hommes, l'entente fut tout de suite parfaite. Pour Toulan, Batz était une sorte de héros :

- Puisque vous êtes avec nous, lui dit-il, nos chances de réussite sont beaucoup plus grandes. M. de Jarjayes m'a dit que vous vouliez bien nous aider financièrement ?

- Oui. Je vous apporte ce dont vous avez besoin, dit Batz en tirant de sa poche un sac de dimensions moyennes mais plein d'or. Par ailleurs, mon secrétaire est parti pour le Cotentin afin d'y préparer un bateau grâce auquel notre jeune roi pourra gagner Jersey sous ma conduite. D'autre part, la Reine...

- La Reine n'acceptera pas d'être séparée de son fils, coupa Jarjayes qui visiblement n'aimait pas beaucoup voir le nouveau venu s'adjuger la direction des opérations. Et nous sommes convenus de faire partir Leurs Majestés par Le Havre... et directement en Angleterre...

- Il faut que la Reine sache que la séparation est indispensable pour la réussite du plan. Le Roi peut partir avec Madame Elisabeth, sa tante, mais certainement pas avec une rnère. Il est l'espoir de la France et l'on ne peut prendre le risque de le faire partir avec une mère sur qui se concentrent à présent des haines plus fortes encore que celles dont on honorait Louis XVI. Un enfant se dissimule plus facilement qu'une femme dont le visage est beaucoup trop connu... A Jersey, le prince de Bouillon réunit des forces et l'attend. De toute façon, il y sera plus en sûreté qu'en Angleterre. Pour la Reine, et suivant votre souhait, j'ai envoyé l'un de mes amis préparer un autre bateau, un autre passage. Par la suite Sa Majesté pourra rejoindre son fils. Cela dit, si vous n'acceptez pas, je me retire...

- Le baron a raison, coupa vivement Toulan. Il vaut mieux qu'il en soit ainsi et je me range à son avis... Puis se tournant vers Batz : Pensez-vous être prêt à temps? Nous avons estimé que la date du 7 mars pourrait convenir. Ce soir-là, nous serons de service moi et Lepitre, et la garde comportera quelques sympathisants.

- Dans dix jours ? Cela me paraît bien. Reste à savoir où nous en sommes. Les uniformes ?

- L'un des deux a été livré en grande partie. Il en faut encore un : celui que doit passer Lepitre.

- Il n'est pas encore terminé, dit précipitamment l'interpellé. Ce n'est pas si facile à faire. Ni à glisser sous le nez des gardiens. Le plus difficile, ce sont les chapeaux...

- Je me suis déjà arrangé pour laisser le mien chez Madame Elisabeth, dit Toulan. Pourquoi n'en as-tu pas encore fait autant?

- J'ai essayé l'autre soir, mais la femme Tison me garde à l'oil dès que j'apparais chez les prisonnières. Je n'ai pas pu...

- Très bien, dit Toulan. Je m'en charge. Où sont les passeports ?

- Ah, ça, c'est une autre histoire! fit le professeur de plus en plus nerveux. Depuis que l'Angleterre nous a déclaré la guerre, on numérote les passeports et, même pour moi, c'est très difficile d'en sortir. D'autant que j'ai l'impression d'être surveillé depuis quelque temps...

- Ne vous ai-je pas dit de m'apporter des formules en blanc? coupa Batz. Nous verrons ensemble pour jouer sur les numéros et je vous ai expliqué que j'avais le moyen de les remplir...

- Oui... oui, c'est vrai ! Bon, écoutez ! Je... je vais essayer la semaine prochaine.

- Pourquoi la semaine prochaine ?

- Parce qu'il y a au service des passeports quelqu'un dont je me méfie... et qui alors ne sera pas là.

Le poing de Batz s'abattit sur la table autour de laquelle les quatre hommes étaient assis sous l'éclairage de deux bougies. Tout, autour d'eux, n'était qu'ombres mouvantes.

- En voilà assez! Vous mourez de peur, Lepitre, et cette peur nous met tous en danger. Voulez-vous, oui ou non, accomplir votre part du travail ?

- Je n'ai jamais dit que je ne voulais pas faire ce qu'on me demande, cria soudain le professeur d'une bizarre voix aiguë. Et je suis tout à fait conscient des dangers que nous courons tous. C'est justement pour cela que j'entends prendre toutes les précautions nécessaires ! La Reine sait à quel point je lui suis dévoué. Ne m'en a-t-elle pas déjà remercié en m'envoyant de ses cheveux, de ceux du Roi, du petit prince, de Madame Royale et de Madame Elisabeth, que j'ai fait enfermer dans cette bague ?

Il étendit une main tremblante ornée d'un large chaton vitré dans lequel des mèches de différentes couleurs étaient arrangées harmonieusement.

- Elle a remercié trop vite ! fit Batz, implacable. Et je vous rappelle que je vous ai, moi, offert sauvegarde et argent en terre étrangère.

Mais Lepitre n'entendait rien. Il s'était lancé dans un long discours, rappelant tous ses bons offices envers les prisonniers, que Batz n'écoutait pas. Son siège était fait : cet homme qui avait aidé avec tant d'intelligence Laura et Mme Cléry quand elles étaient venues du Temple, qui même les avait sauvées, semblait avoir usé toutes ses réserves de courage. La peur en grandissant arrive à de tels résultats. Le baron n'essaya même plus de discuter. En quittant la pension, un moment plus tard, il dit, serrant la main de Toulan, puis de Jarjayes :

- Vous avez de l'argent. Quant à ce que j'ai promis, ce sera prêt à temps. Je peux même si vous le souhaitez, faire préparer des voitures... mais je pense qu'il nous faut agir comme si ce malheureux n'existait pas.

- Il est indispensable ! trancha le chevalier. Vous oubliez qu'il est le seul, avec Toulan, à pénétrer au Temple chaque jour. J'admets qu'il traverse une période comme nous en connaissons tous avant l'action, mais je suis certain que, le moment venu, il tiendra sa partie sans faiblir.

- Dieu vous entende ! Mais il n'y croyait plus.

Et il avait raison. Quand vint le 7 mars, les uniformes n'étaient pas au complet, il manquait deux passeports sur quatre... et Lepitre, au fond de son lit, tremblait d'une fièvre dans laquelle entrait plus de peur que de mal. A Batz venu constater le phénomène de visu, il jura que c'était la mauvaise chance et que d'ailleurs, il ne fallait pas désespérer. Seulement repousser une date trop proche et prendre les mesures plus sérieuses réclamées par les derniers événements. Depuis que les députés " Montagnards " accusaient les " Giron-dams " de vouloir rétablir le trône, constitutionnel sans doute mais un trône tout de même, depuis que le peuple de Paris travaillé par les uns et les autres comptait s'en prendre un jour prochain à la Convention qu'il jugeait incapable, on avait renforcé la garde du Temple. Il était plus difficile d'y entrer et surtout d'en sortir...

En quittant le " malade ", Batz s'en alla trouver son vieil ami Le Noir, l'ancien lieutenant de police du royaume au temps de l'affaire du Collier de la Reine. Cet homme de soixante ans, d'esprit subtil et bon observateur de ses contemporains, avait su garder une sorte de réseau d'amis et de correspondants qui en faisait encore l'un des hommes les mieux informés. Sa maison de la rue des Blancs-Manteaux renfermait quantité de dossiers et documents, et il savait toujours beaucoup de choses sur beaucoup de gens.

Dans la grande pièce qui lui servait de bureau et de bibliothèque et où il vivait le plus souvent, il reçut Batz avec son sourire un peu caustique et la petite lueur familière qui brillait toujours derrière ses lunettes quand il le voyait venir. De même, Batz eut droit automatiquement au verre de bourgogne que lui servit, à peine assis, l'ancien malfrat reconverti au service de celui qui l'avait tiré du bagne :

- Eh bien, mon cher baron? Vous voici donc revenu d'Angleterre.

- Ne me dites pas que vous l'ignoriez? J'ai toujours pensé que vous aviez des yeux partout...

- Non, mais je m'arrange pour en apprendre le plus possible sur les faits et gestes des gens qui m'intéressent... et dont vous êtes. La charmante Marie va bien? Elle a dû être heureuse de vous revoir.

- Elle ne doutait pas de moi, contrairement à d'autres qui ont jugé bon de m'inscrire sur la liste des émigrés. J'avoue d'ailleurs que, depuis mon retour, j'ai l'impression d'avoir été absent des années. Tout change si vite en ce pays !

- Il paraît que c'est ce qui fait son charme...

- Un charme qui m'échappe un peu. J'ai laissé une ville inquiète sur les conséquences du crime qu'elle avait commis, silencieuse, furtive, et je l'ai retrouvée prête à se jeter sur cette Convention qu'elle a portée au pouvoir avec tant d'enthousiasme.

- Comme d'habitude, elle se laisse mener. Dès l'instant où les gens de ladite Convention ont décidé de se dévorer entre eux. Ce qui devait arriver, d'ailleurs : c'est l'éternelle lutte des Parisiens contre les provinciaux. Surtout les Girondins, bien sûr!

- Drôles de Parisiens! Robespierre est né à Arras, Danton à Arcis-sur-Aube, Marat dans la principauté de Neufchâtel et Hébert à Alençon...

- Bah, les Girondins en ont autant à votre service. Brissot, leur fondateur, est le fils d'un aubergiste de Chartres, Pétion l'ancien maire de Paris est aussi beauceron et Vergniaud est né à Limoges, mais tous ces gens-là se sont trouvé un lien commun. Ce qui leur permet de revendiquer le pouvoir chacun pour son clan. Danton a lancé la bagarre en réclamant une nouvelle conscription de trois cent mille hommes pour rétablir la situation des armées qui sont en train d'évacuer la Belgique... par la faute des Girondins, traîtres à la Patrie. Il a envoyé des commissaires dans toutes les sections pour informer le bon peuple de ce qui se passe. Du coup, celui-ci voit rouge. En outre, nos Montagnards ont trouvé mieux encore devant le peu d'enthousiasme soulevé par cette nouvelle ponction : la création d'un Tribunal révolutionnaire chargé de juger tous les ennemis de l'intérieur et de permettre aux nouvelles troupes de partir tranquilles sur leurs arrières...

- Un tribunal révolutionnaire ?

- Oui. Pour " mettre fin à l'audace des grands coupables et des ennemis de la chose publique " ! C'est en ces termes qu'aujourd'hui même le peintre Louis David et le pasteur Jean Bon Saint-André ont présenté la chose à l'Assemblée comme un vou de la section du Louvre. Mais c'est Bentabole et Tallien qui en ont eu l'idée les premiers... Cela veut dire que plus personne ne pourra se dire en sûreté sur le territoire de Paris... et même de la France, car cette juridiction d'exception va sans doute faire des petits.

- Seigneur! Vers quoi allons-nous?

- Vers des temps encore plus difficiles. Tout d'abord, très certainement, la mise à mort des Girondins, premiers visés, et après... vous, moi, la Reine...

- La Reine ? Elle, devant ce genre de juges ?

- Qui seront sans doute assez... expéditifs. Oh, vous pouvez être sûr qu'elle n'aura pas droit aux mêmes égards que le Roi. On la hait et la malheureuse vivra un calvaire si...

- Si on ne la sauve pas. Croyez-vous que je n'y pense pas ?

- Je sais que vous y pensez. Il n'y a même guère que vous qui puissiez réussir un tel tour de force. Et encore !

- Que voulez-vous dire ?

- Qu'il vous faudra des complicités sûres, des hommes sans faille capables d'aller jusqu'au bout de leur engagement...

- Je sais. Je viens d'en avoir l'exemple !

- Ah!

Le Noir quitta son fauteuil, prit la canne posée à côté de lui et se mit à marcher dans son cabinet, une main derrière le dos. Finalement, il s'arrêta devant Batz :

- C'était donc vrai ? On a chuchoté à propos d'un complot.

- Dont j'étais et même que je finançais... fit Batz qui n'avait aucune raison de ne pas dire la vérité à ce vieil ami.

Celui-ci eut un petit rire :

- Le diamant bleu s'est bien vendu ?

- Je ne suis pas mécontent. Quant au projet que vous venez d'évoquer, il n'a pu se réaliser par la faute d'un seul. Plein de bonne volonté mais mort de peur aux approches de la date fixée, il a préféré aller se coucher.

- A éviter absolument, bien sûr ! Cependant, il se peut que vous eussiez rencontré des... obstacles inattendus. Je le répète, il faut que vous soyez sûr de chacun de vos compagnons comme de vous-même.

- Vous pensez à Lemaitre que j'avais introduit chez moi si imprudemment?

- Bien entendu! Car, ne l'oubliez pas, vous n'aurez que peu de chance de savoir si, parmi ceux qui prétendent vous aider, ne se glissera pas un autre agent du comte d'Antraigues...

Batz eut un geste d'impatience :

- Par pitié, ne m'accablez pas ! J'ai fait preuve d'inconscience en me laissant entraîner par une sympathie et je ne cesse de me le reprocher. Si je n'avais accepté ce Lemaitre, mon roi serait peut-être encore vivant... et libre !

- Ne vous faites pas de reproches! Vous avez vraiment pris des risques énormes et le Destin sans doute était contre vous. Dans le cas présent, votre tâche est au moins aussi difficile, et c'est pourquoi je vous rappelle que le comte d'Antraigues est toujours bien vivant et que, de son refuge de Mendrisio, en Suisse, il continue à guider des agents parisiens dont nous ignorons à peu près tout... et qui sont prêts à n'importe quoi pour empêcher que la Reine ne recouvre la liberté. Surtout si le petit roi est avec elle...

- A cause de la régence ? interrogea Batz, assombri.

- Bien entendu! Monsieur qui s'est proclamé régent durant la minorité de son neveu n'a que faire d'une concurrente que les forces autrichiennes appuieraient en masse alors qu'il n'obtient qu'une aide bien chiche des princes allemands. Que la Reine disparaisse et que l'enfant meure de maladie... ou d'autre chose, et le comte de Provence deviendrait le roi Louis XVIII dans la minute suivante, rassemblant désormais autour de lui toutes les forces royalistes. Soyez sûr que les agents d'Antraigues ne sont pas là pour aider Marie-Antoinette à s'enfuir...

- Savez-vous où est Lemaitre en ce moment ?

- Non. Il a disparu depuis l'assassinat du Roi. Je crois savoir qu'il se cache en province. Où, je l'ignore, mais cela m'étonnerait qu'il ne revienne pas sous peu...

- Paris est grand! soupira Batz. Mais, au fait, vous aviez évoqué pour moi, après l'échec de ma tentative, un cabaret où se réuniraient volontiers les hommes d'Antraigues et où il " recruterait même " quand il se risque ici sous le pseudonyme de Marco Filiberti. Un cabaret dont vous n'aviez pas voulu me donner le nom sous le prétexte qu'en m'y précipitant, je risquais de grands désagréments. Cela pourrait m'être utile à présent.

Le Noir n'hésita qu'à peine :

- En fait, il y en a deux : le Procope et celui des Trois-Pampres rue de la Lanterne.

- Le Procope? Le quartier général de Danton, Marat, Camille Desmoulins, Legendre et Fabre d'Églantine qui y viennent en voisins ?

- Justement! Où se trouve-t-on mieux caché que chez l'ennemi... ou supposé tel puisque les hommes d'Antraigues entretiennent des relations occultes avec ces gens-là? Je sais que le chevalier Despomelles et Duverne de Praile s'y rendent assez souvent. En outre Zoppi, le patron, est italien comme Corazza. Les gens qui viennent de la Péninsule sont assurés de s'y faire entendre. Je vous conseille, cependant, de n'y pas aller vous-même. Vous êtes leur principal adversaire et ils vous connaissent trop bien! Quant aux Trois-Pampres, c'est un coupe-gorge et je vous le déconseille fortement.

Batz réfléchit quelques instants, pesant ce qu'il venait d'entendre. Puis il se leva et tendit la main à son vieil ami.

- Chez Procope, j'enverrai Pitou renifler l'air. Merci de m'aider comme vous le faites, mon cher Le Noir. J'apprécie d'autant plus que vous êtes franc-maçon et que vous ne devez pas porter la Reine dans votre cour!

- Parce que, me trouvant " partial " envers ce benêt de cardinal de Rohan, elle m'a fait retirer ma lieutenance et transformer en bibliothécaire? Je n'étais pas mécontent, au fond, de me sortir de cette histoire insensée. Et puis, même si je suis maçon, ce qu'elle endure depuis des mois... et surtout ce qui l'attend lui donne droit à ma pitié. Si je peux vous aider à la sauver, je le ferai...

- Et le petit roi ?

- Pauvre enfant! Je doute qu'il monte jamais sur le trône. Il a trop d'ennemis... et de toutes sortes mais, à lui aussi, à lui surtout, je voudrais éviter un sort trop dramatique. Pour en finir avec les cabarets dont nous parlions, les hommes de main se recrutent surtout aux Trois-Pampres.

- J'irai moi-même, sous un déguisement... Mais, dites-moi, cher ami, vous ne songez pas à émigrer?

- Pourquoi le ferais-je et pour aller où ? Crever de misère au bord d'un fleuve étranger? Je suis bien chez moi. En outre, à mon âge, on ne craint plus grand-chose. Il y a aussi mon insatiable curiosité : j'aime voir choses et gens de près. Et puis... tant que mes rares amis auront besoin de moi...

En quittant la rue des Blancs-Manteaux, Batz se mit à la recherche de Pitou pour l'envoyer prendre le vent au café Procope, mais il ne le trouva pas.

- Il est de garde je ne sais où, lui apprit sa logeuse, une accorte personne d'une quarantaine d'années qui ne cachait pas son penchant pour son pensionnaire, mais il ne devrait pas tarder. Il ne bouge plus guère du logis à présent, ajouta-t-elle avec un sourire complice laissant entendre que les charmes de la maison l'emportaient enfin sur les tentations de l'extérieur...

De fait, Batz n'avait pas vu le garde-journaliste depuis un moment, mais l'idée ne lui serait jamais venue d'attribuer cette absence à une quelconque romance avec une créature de cet acabit. Et puisque Pitou ne devait " pas tarder ", il décida d'aller l'attendre dans la rue, en s'intéressant à la boutique du libraire voisin par exemple.

Pitou était justement en contemplation devant ladite boutique et ne semblait guère pressé de rentrer chez lui. Batz le rejoignit.

- J'ai du travail pour vous, commença-t-il. J'aimerais que vous alliez...

- Il m'est impossible d'aller où que ce soit, coupa le jeune homme, les yeux sur les livres de l'étalage. La Garde nationale, quand elle n'est pas de service, doit pouvoir répondre à toute réquisition, de jour comme de nuit. C'est la loi depuis la tentative d'investissement de la Convention qui a avorté ces jours-ci. Ainsi en a décidé Garât, le nouveau ministre de l'Intérieur. Nous ne sommes pas aux arrêts mais c'est tout juste !

- Pourquoi ne pas me l'avoir fait savoir? Vous pouviez m'envoyer un mot. Je commençais à être inquiet...

- Oh, je vous aurais donné des nouvelles un jour ou l'autre, mais je ne vous cache pas que je m'interroge depuis quelques jours. J'ai envie de donner ma démission...

- Vous êtes fou ? Ce serait signer votre perte. On vous reprochait déjà de vous absenter un peu trop, si vous démissionnez, vous devenez suspect...

- Je sais, fit Pitou entre ses dents et toujours sans regarder son compagnon, mais j'en ai assez de vivre autant dire comme un soldat à la caserne. J'ai besoin d'air.

Batz ne commenta pas tout de suite. Prenant Pitou par le bras, il l'obligea à quitter sa contemplation pour faire quelques pas avec lui en direction de sa demeure. Du coup, celui-ci reporta son attention au bout de ses brodequins bien cirés.

- Et, cet air dont vous avez tant besoin, vous aimeriez sans doute qu'il ait un goût salé ? Comme celui que l'on respire en Bretagne ?

- Oui, fit le jeune homme après une toute légère hésitation. Ne m'en veuillez pas mais la pensée qu'elle est seule, là-bas, en face de ce bandit de Pontallec, sous la protection d'un manchot me rend malade. Je... je n'en dors plus!

La main de Batz serra plus fort le bras où elle s'appuyait et sa voix devint plus chaude.

- Croyez-vous que je n'y pense pas, moi aussi ? Si les événements ne prenaient aussi mauvaise tournure je serais le premier à vous dire de jeter votre uniforme aux orties et de prendre la malle de Rennes. J'irais peut-être même avec vous, ajouta-t-il avec un soupir qui, cette fois, fit relever les yeux de Pitou.

- Vous? Pourquoi agiriez-vous ainsi? Vous l'avez sauvée du massacre et recueillie par pitié, mais est-elle pour vous autre chose qu'un pion sur votre échiquier?

Après avoir considéré quelques secondes ce regard bleu où il lisait une accusation, le baron sourit :

- Elle est quelqu'un que j'aime bien... et Marie aussi, se hâta-t-il d'ajouter. En outre, nous avions conclu un pacte tous les deux... Un peu de patience, Pitou! Pour l'instant, tous nos efforts doivent tendre vers un seul but que vous connaissez... et j'ai besoin que vous restiez à votre poste où vous pouvez être d'une extrême utilité ! Ensuite...

Il eut de la main un geste évasif que Pitou traduisit :

- Nous pourrons aller où il nous plaira si nous ne sommes pas morts ?

- C'est assez ça! Rentrez chez vous. Votre logeuse vous attend avec impatience.

- Oh, celle-là ! fit Pitou en haussant les épaules. Si elle ne faisait pas si bien le ménage j'aurais déjà déménagé. Pendant que j'y pense où en est votre... dernier projet ?

- A l'eau ! Grâce à quelqu'un qui n'est pas parvenu à vaincre sa peur... A bientôt Pitou! Donnez de vos nouvelles à Marie...

C'était à elle, en effet, qu'appartenait en nom la maison de Charonne, même si c'était Batz qui l'avait payée, et c'était à son nom que l'on adressait le courrier. Seule une pliure des lettres un peu différente indiquait le véritable destinataire. En dehors de son appartement de la rue Ménars, sur lequel les scellés avaient été apposés après la mort de Louis XVI, le baron n'avait plus aucun domicile légal, ce qui ne l'empêchait pas de posséder plusieurs autres maisons sous des prête-noms et un certain nombre d'amis toujours prêts à lui offrir l'hospitalité. Mais il est bien évident que son foyer véritable était à Charonne et auprès de Marie.

En y revenant, ce jour-là, il eut la surprise de trouver dans la cour une chaise de voyage passablement boueuse et Biret-Tissot occupé à en décharger les bagages en compagnie de Biaise Papillon, le petit valet de quinze ans frère de la Marguerite du même nom qui avait été l'habilleuse de Marie Grandmaison et veillait à la lingerie.

- Qui nous arrive là? demanda Batz.

- Une dame Meelemunster de Delft, le renseigna Biret avec un clin d'oil en désignant de la tête le cocher qui enlevait une grosse malle avec l'aide purement décorative de Biaise car il était bâti sur le même patron que Biret lui-même, une large trogne de buveur de bière en plus. " C'est une amie de Madame du temps où elles jouaient au théâtre l'une et l'autre... "

- Connais pas! Elle a l'intention de séjourner longtemps, si j'en crois tout cela ?

- C'est ce que je ne sais pas, monsieur le baron, répondit Biret reprenant le ton compassé d'un serviteur de grande maison. Mais je ne doute pas que monsieur le baron ne l'apprenne très vite : ces dames sont au salon ovale...

Laissant les deux autres s'arranger du chargement, Biret précéda son maître dans le vestibule, le débarrassa de son chapeau et de son manteau à double collet avant d'ouvrir devant lui la porte du salon. Marie s'y tenait en effet, en compagnie d'une femme que Batz ne vit d'abord que de dos mais la cascade de cheveux roux tombant sur la robe de velours brun garnie d'un immense fichu et de manchettes en dentelle de Malines ainsi que la voix s'exprimant en français mais avec un curieux accent qui se voulait flamand sans parvenir à se débarrasser tout à fait de son origine britannique ne pouvaient appartenir qu'à une seule personne.

- Ma chère Charlotte, s'écria-t-il, c'est un vrai miracle de vous voir ici ?

La dame se retourna avec une exclamation joyeuse et, se levant vivement, elle se précipita vers lui les deux mains tendues comme elle l'avait fait à Kettenrigham Hall.

Où les choses se compliquent

- Mon ami ! Dieu que c'est bon de vous revoir ! Vous n'imaginez pas à quel point ce voyage m'a paru interminable !

Il baisa les deux mains offertes puis en garda une pour ramener la visiteuse auprès de Marie.

- Je veux bien le croire. On me dit que vous arrivez de Delft... affublée d'un nom que je n'ai pas réussi à retenir. J'espère que vous me le pardonnerez?

- Même pour moi ce n'est pas si facile ! dit-elle en riant, mais le seul moyen pour une Anglaise de se rendre à Paris était de passer par la Hollande. Depuis que M. Pitt a déclaré la guerre à votre gouvernement, il est impossible d'obtenir des passeports pour la France qui, d'ailleurs, ne serviraient qu'à m'envoyer en prison une fois passé le Chan-nel. Or, il se trouve que j'ai de bons amis en Hollande. Ils m'ont donné tout ce qu'il me fallait : faux-vrais papiers, voiture, cocher à toute épreuve et tout ce qui pouvait faire de moi une fille des Pays-Bas très convenable...

- Vous m'étonnerez toujours ! Cependant, pourquoi teniez-vous tellement à venir ici? Vous ne doutez pas, j'espère, d'y être la très bienvenue, mais pourquoi courir tant de risques ?

- Oh, c'est tout simple, dit-elle sans quitter son sourire, je viens sauver la Reine et le petit roi...

Comme si c'était la chose la plus simple du monde ! Mais elle le dit avec tant de conviction que Batz ne put retenir un sourire :

- Voilà des semaines que nous ne pensons qu'à cela, que nous tirons des plans, que nous essayons sans jamais parvenir au résultat espéré. Et vous...

- Moi je vous apporte une idée... et de l'or.

- De l'or ? Comment avez-vous fait ?

- Bien simplement. Cette grande malle si lourde qui fait peiner vos gens a un double fond assez difficile à déceler. Ce double fond est plein d'or.

- Ce n'est pas ce qui nous manque le plus, approuva Batz mais, dans ce genre d'entreprises, plus on en a, mieux cela vaut ! Voyons votre idée ?

Avant de répondre, Charlotte alla se planter devant un grand miroir Régence placé au-dessus d'une console, s'y contempla un instant, non sans complaisance, puis demanda :

- Comment me trouvez-vous ?

- Mais... très belle, dit Marie.

- Si l'on s'en tient aux portraits que j'ai pu voir, ne trouvez-vous pas que je présente quelque ressemblance avec la reine ? Même taille, même port de tête, même... Oh, je sais bien que mes cheveux sont roux et les siens blonds, mais on peut éclaircir...

- Mon Dieu! interrompit Marie qui venait de comprendre. Vous n'auriez pas dans l'idée de vous substituer à elle ?

- Bien sûr que si, murmura Batz avec une admiration qu'il ne chercha pas à cacher. Une idée sublime de dévouement car prendre sa place c'est vous condamner à mort, ma chère Charlotte...

- C'est un risque à courir, dit lady Atkyns avec bonne humeur. On pourra peut-être négocier ma liberté contre rançon. Je suis encore très riche, vous savez? Et puis vous trouverez peut-être le moyen de m'arracher à l'échafaud si l'appât du gain ne suffit pas ?

- J'ai peu de chance, ces temps-ci, avec ce genre d'aventure, fit Batz avec amertume. Mais... de toute façon, je ne crois pas que votre plan soit réalisable. La Reine a beaucoup changé... Ainsi ses cheveux sont blancs et, à ce que l'on m'a dit, ses beaux yeux sont à présent décolorés par trop de larmes. Et puis...

- Et puis je suis comédienne... et une bonne. Je vous parie que je peux arriver à lui ressembler assez pour tromper ses gardiens au moins pendant quelques heures... celles qui lui permettront de s'enfuir.

- Mais enfin pourquoi feriez-vous cela ? protesta Marie. Vous êtes encore jeune, toujours belle, vous êtes riche, aimée, et vous avez un fils ?

- Disons que c'est... par amour du sport ! s'écria lady Atkyns avec bonne humeur puis, changeant de ton : Quant au reste, peut-être suis-je moins aimée que vous ne le pensez. Je ne crois pas que je manquerais beaucoup à mon fils que son père couve... et puis l'âge vient qui emportera bientôt l'image que je vois ici. Pour ce qui est de l'amour, il ne fait plus guère partie de ma vie. Enfin j'aimerais que l'on me laisse jouer ce rôle... le plus beau de toute ma carrière et, s'il me mène à votre guillotine, j'aurai l'impression exaltante de mourir en scène. L'échafaud n'est qu'un théâtre en plein air. Bien ou mal, on n'y joue qu'une scène, une scène que l'on ne bissera jamais, fût-elle sublime...

Toujours debout devant la glace, la comédienne redressée de toute sa taille contemplait avec une sorte d'orgueil son reflet qui venait de revêtir une indéniable majesté. Lentement, elle porta sa longue main soignée à son cou fragile comme pour mesurer sa résistance au fer. Enfin elle sourit :

- Oui... je crois que je jouerai très bien ce rôle ! Pour toute réponse, Jean de Batz alla vers elle, prit cette même main et la porta à ses lèvres avec un infini respect.

- S'il n'y a pas d'autre moyen, Charlotte, nous poumons essayer. Mais seulement s'il n'y en a pas d'autre !

- Il faut à tout prix en trouver au moins un, s'écria Marie dont les yeux s'étaient remplis de larmes. La seule idée de ce sacrifice est insoutenable !

- Si la liberté de la femme que j'admire plus que tout au monde est à ce prix, dit lady Atkyns, je crois que vous la soutiendrez parfaitement. D'abord parce que vous appartenez vous aussi au théâtre, ensuite parce que vous saurez que je mourrai heureuse.

Au matin suivant, Marie reçut, par un commissionnaire, une lettre de Pierre Roussel destinée en réalité à Batz. Elle en contenait une autre, écrite par Lullier, qui tenait sa promesse : " Celui qui vous a dénoncé se nomme Louis-Guillaume Armand. C'est l'un de ces bas policiers bons à tout, propres à rien dont l'espionnage est le métier et la délation le plaisir. Je vous en parlerai plus à loisir quand je vous verrai mais ne venez pas maintenant ce serait dangereux. Quant à Armand, il vous aurait reconnu il y a quelques jours au relais d'Abbeville. Je l'ai fait jeter en prison pour outrage à magistrat et dénonciation calomnieuse touchant un citoyen aussi honorablement connu que le citoyen Roussel... mais comme il passe son temps à épier les autres détenus et à jouer les moutons, il y est bien connu et il en sortira. Méfiez-vous! Cet homme vous hait ! "

Batz n'eut pas besoin de relire ce billet sans signature qu'il fit brûler aussitôt au feu de la cheminée. Il était inutile que Lullier lui dépeigne cet Armand qu'il connaissait aussi bien que lui sinon mieux. Originaire de Château-Porcien dans les Ardennes et âgé d'une trentaine d'années, il avait servi un temps dans les dragons puis dans la gendarmerie royale. Déserteur au début de la Révolution, il s'y était épanoui comme une plante parasite sur des ruines, y trouvant l'atmosphère qui convenait à son âme trouble. Il s'était fait agent provocateur et montra de quoi il était capable dans une affaire de faux assignats dont il était complice et qu'il dénonça, envoyant à la mort plusieurs de ses compagnons. Naturellement il avait été acquitté, après quoi on l'avait beaucoup vu au Palais-Royal où il dépensait sur les tables de jeu les deniers de Judas. Batz qui ignorait ce détail l'avait rencontré au fameux 50 de la galerie Montpensier, chez les dames de Sainte-Amaranthe. L'homme était d'assez bonne mine et affichait des idées royalistes qu'il était loin d'éprouver mais auxquelles, un temps, Batz se laissa prendre. Il le crut sincère, l'invita chez lui, rue Ménars. Il y rencontra Marie qui y habitait alors et la sombre passion qu'elle éveilla en lui révéla la réalité de son caractère à la fois brutal et faux. En même temps, Benoist d'Angers qui, lui, était au courant de l'histoire des faux assigats, mit son ami en garde. Le même jour, Batz en arrivant chez Marie trouva l'individu en train d'embrasser de force la jeune femme et le jeta dehors après lui avoir appliqué une volée sévère. Il ne l'avait jamais revu.

Le misérable avait sans doute appris à se grimer et à se dissimuler sous des aspects différents, et c'était cela qui inquiétait le plus Jean. Si Armand l'avait vu à Abbeville, comment lui-même dont le regard était si acéré, si perspicace, ne l'avait-il pas reconnu ?

A l'avenir, il lui faudrait se garder davantage. Et surtout garder Marie !

CHAPITRE IV UN SOUPER CHEZ TALMA

Batz ne revit le chevalier de Jarjayes qu'une seule fois chez celui-ci. Devant l'impossibilité d'enlever toute la famille de Louis XVI, Toulan et lui-même, écartant enfin Lepitre, s'étaient résolus à enlever la Reine seule : de toute évidence, elle était la plus exposée. Pendant quelques jours, ils purent croire à la réussite de leur plan : sur les instances de sa belle-sour et de sa fille, Marie-Antoinette avait accepté de fuir seule ; mais, la veille du jour qui devait voir sa libération, le petit roi se trouva souffrant. Le séjour de la tour n'avait rien de salubre. Toute la nuit, sa mère et sa tante restèrent à son chevet et, le matin venu, la mère sentit qu'elle ne pourrait jamais acheter son salut au prix d'une si cruelle séparation. Même si elle savait qu'entre sa tante et sa sour, l'enfant aurait tout l'amour, tous les soins possibles, c'était lui demander de s'arracher le cour que l'emmener loin de lui. Alors, elle écrivit l'un de ces billets si fragiles, si aisés à chiffonner, si petits aussi, où elle réussissait à faire tenir bien des choses. Jarjayes le tendit à Batz lors de cette dernière entrevue.

" Nous avons fait un beau rêve, voilà tout, écrivait Marie-Antoinette, mais nous y avons beaucoup gagné en trouvant dans cette occasion une nouvelle preuve de votre dévouement pour moi. Ma confiance en vous est sans bornes... mais je ne pourrais jouir de rien en laissant mes enfants et cette idée ne me laisse pas de regret. "

Batz rendit le billet aux doigts tremblants d'émotion qui le lui avaient offert :

- Et... vous vous en tenez là? Vous abandonnez le combat?

- Il le faut bien. Le problème est insoluble. Sans Lepitre...

- Il est guéri celui-là? persifla le baron avec dédain.

- Il est désespéré. Il s'en veut de sa peur mais les derniers événements ne font que l'augmenter.

- Je lui avais offert une chance d'y échapper pour toujours en émigrant avec les augustes prisonniers. Une petite fortune lui était promise et j'envoyais sa femme le rejoindre. Cet imbécile n'a pas voulu comprendre que, faute d'agir en homme pendant quelques semaines, il se condamne à vivre sa peur aussi longtemps que vivra ce gouvernement... à moins qu'il ne finisse à l'échafaud. Qu'allez-vous faire à présent ?

- Partir. Sa Majesté a réussi à me faire parvenir par Toulan les derniers objets que le Roi n'a pu remettre à son épouse avant de mourir : il s'agit de son cachet aux armes de France, de son anneau de mariage et d'un petit paquet contenant des cheveux du Dauphin, de Madame Royale, de Madame Elisabeth et de la Reine qui ne le quittaient jamais depuis qu'on l'avait isolé des siens. Ils étaient déposés au greffe de la prison dans un emballage que Toulan a pu défaire, puis refaire à l'identique après y avoir substitué des babioles. Je dois les emporter à Bruxelles et les remettre au comte de Fersen. Batz fronça les sourcils.

- Fersen ? Pourquoi lui ?

- Parce que nous nous connaissons bien, parce qu'il a toujours entretenu de bonnes relations avec Mgr le comte d'Artois que la Reine apprécie, au contraire de son frère Provence. C'est à lui en définitive que sont destinés l'anneau et le cachet, les cheveux aussi. Et, en outre, j'emporterai une lettre de la Reine et une de Madame Elisabeth. Mais vous pourrez toujours compter sur Toulan...

Batz garda un moment le silence. Il n'avait rien contre le Suédois sinon le fait que l'on avait trop souvent rapproché son nom de celui de la souveraine, au point que Monsieur avait osé déposer une requête auprès du Parlement de Paris pour que les enfants du Roi soient déclarés bâtards. En fait, il voyait dans cette mission un prétexte pour donner des nouvelles à Fersen, et peut-être l'appeler au secours. Il eût été plus simple d'expédier Jarjayes directement à Hamm, auprès du comte d'Artois; mais, au fond, il se pouvait que le chevalier eût servi de boîte aux lettres entre la Reine et le Suédois, un rôle qu'il avait joué pour la correspondance jadis entretenue avec le député Barnave...

- Bien! soupira-t-il en se levant pour prendre congé. Il me reste à vous souhaiter bon voyage. Mme de Jarjayes part avec vous ?

- Non, elle ne restait que pour notre projet. Elle va rejoindre ses parents et notre fille à Livry. D'ailleurs, elle ne veut pas émigrer. Mais vous-même, baron, que comptez-vous faire ?

- Oh ! moi, je suis comme Toulan : un Méridional têtu.

- Vous allez continuer? fit Jarjayes, un éclair dans le regard.

- Bien entendu! Je reconnais qu'il est impossible de faire sortir toute la famille royale du Temple en une seule fois mais je ne renonce ni pour la Reine, ni surtout pour Louis XVII. C'est lui l'espoir de la France... même si celle-ci ne s'en rend pas compte. Dieu et saint Christophe vous aident ! Si Mme de Jarjayes a besoin d'aide, dites-lui de s'adresser à votre voisin Roussel. Il sait toujours où me trouver.

Il n'était pas content. Cette histoire d'anneau et de cachet lui déplaisait. Que la Reine souhaite faire sortir du pays ce dépôt sacré n'avait rien que de naturel : il fallait les mettre à l'abri des rapacités et des souillures des sans-culottes. Mais les confier à Fersen qui n'était pas fort ami de Louis XVI pour les envoyer à cette tête à vent d'Artois, il y avait là quelque chose de choquant. A son avis, il eût mieux valu les confier à Dieu en attendant qu'ils reviennent, le moment venu, au nouveau roi de France. Celui-ci, entre autres, avait une tante, Marie-Elisabeth, de douze ans plus âgée que Marie-Antoinette, femme de haute piété et de grande sagesse depuis longtemps en religion et abbesse à Innsbruck. Encore fallait-il que la Reine y pensât, mais il semblait que son cour et son esprit fussent attachés plus fermement à Axel de Fersen qu'à sa propre sour. Enfin, l'important était que lui, Batz, sût où chercher ces reliques lorsque le temps en serait venu.

En attendant, le paysage s'assombrissait encore. Ainsi que le craignaient Le Noir et Batz, le nouveau Tribunal révolutionnaire, présidé par Montané, n'allait pas tarder à inspirer une crainte qui, au fil des mois, se changea en terreur. Un certain Fouquier-Tinville en avait été élu - à une voix de majorité ! - accusateur public, et il fut vite évident qu'il n'y avait ni véritable justice ni pitié à attendre de cet homme qui d'ailleurs ignorait à peu près tout du droit.

Or, tandis que la Convention accouchait de ce tribunal qui, dans le mois à venir, allait se transformer en entreprise de massacre, la Vendée se soulevait sous le prétexte de résister à la conscription forcée. En réalité pour combattre ceux qui avaient osé tuer le Roi et qui pourchassaient Dieu. Pour la première fois dans l'Histoire, ce furent les paysans qui allèrent chercher leurs seigneurs pour qu'ils les mènent à la bataille. Cent mille hommes se levèrent et commencèrent à pourchasser les gens d'une république dont ils ne voulaient pas et qui, pour eux, représentait l'ouvre de Satan.

Aux frontières, les choses n'allaient pas mieux. Dumouriez, qui avait menacé de marcher sur Paris avec ses troupes pour établir Louis XVII, s'est fait battre à Neerwinden par le prince de Cobourg - avec lequel il va bientôt s'entendre. Et quand la Convention envoie des commissaires lui demander des comptes, il va purement et simplement les faire arrêter par les Autrichiens.

Pourtant, à Paris, une certaine vie mondaine existait toujours autour des hommes en vue, des rares ambassades et des milieux du théâtre, en dépit des difficultés d'approvisionnement, de la cherté des aliments et des produits de nécessité comme le savon ou la chandelle. La misère, comme d'habitude, s'attaquait au petit peuple sans toucher au confort de qui pouvait payer.

C'est ainsi que, dans le charmant hôtel qu'elle possédait rue Chantereine, au bout d'une allée de verdure tracée entre deux grandes demeures, la danseuse Julie Careau, épouse du tragédien Talma, aimait à recevoir ses amis dont la plupart appartenaient à ce groupe girondin sur qui les nuages noirs commençaient à s'amonceler. Elle tenait littéralement table ouverte, la table en question ne cessant d'être servie, desservie puis resservie pour ceux, toujours nombreux, qui arrivaient pour dîner ou pour souper entre amis. Ce train de vie dispendieux convenait à Julie qui était fort riche.

Au temps, pas très éloigné, où elle était une des étoiles de l'Opéra, Julie que les mauvaises langues disaient volontiers " galante " avait eu quelques aventures fort rentables avec, par exemple, le comte Alexandre de Ségur, dont elle avait eu un enfant, le duc de Chartres et deux ou trois autres amants aristocratiques - on disait aussi Mirabeau mort dans une maison lui appartenant ! -, ce qui ne l'avait jamais empêchée de professer hautement les idées nouvelles. Cette reine de la danse et du plaisir était fermement accrochée à ses convictions républicaines et en discutait souvent avec passion.

Ayant délaissé la scène, Julie tenait à présent un salon fort couru, surtout depuis que, deux ans plus tôt, elle avait épousé Talma, le célèbre comédien tragique, héros du théâtre de la rue de la Loi (exRichelieu) où avec l'aide de son ami, le peintre David, il avait imposé le costume d'époque pour les drames et tragédies qu'il jouait [ix]. D'époque romaine essentiellement, le noble drapé des toges convenant à un physique tellement césarien que l'on pouvait se demander si son dentiste de père y était vraiment pour quelque chose. Quelques jours après le mariage, Julie, qui avait sept ans de plus que son époux, lui donnait des jumeaux que l'on prénomma Castor et Pollux dans la meilleure tradition des contemporains de Virgile et d'Horace.

Un mois d'avril frileux mais plutôt clair remplaçait les rigueurs de l'hiver quand, ce soir-là, Batz, le chapeau sur l'oreille et la canne à la main, suivait d'un pas nonchalant l'allée sablée qui menait au pavillon du ménage Talma. C'était au café Corrazza qu'environ deux ans plus tôt, il avait fait la connaissance du tragédien que lui avait présenté son ami le député-pasteur Julien de Toulouse, lui-même grand admirateur de Julie Careau et habitué de la rue Chantereine. Les deux hommes avaient sympathisé par le biais de goûts littéraires communs. Batz qui avait toujours aimé le théâtre admirait en connaisseur le jeu du comédien et ses efforts pour " dépoussiérer " le répertoire et les habitudes de la scène française. En outre, tous deux connaissaient bien l'Angleterre, y comptaient des amis et appréciaient Shakespeare. C'était au grand Will, d'ailleurs, que le jeune François-Joseph Talma, qui ses études achevées avait rejoint à Londres son père chirurgien-dentiste pour y apprendre le métier, devait de s'être détourné des mâchoires plus ou moins odorantes de ses contemporains pour prendre conscience de sa propre vocation et se tourner vers le théâtre où il entama une carrière après avoir rejoint le sol natal. Homme intelligent, non dépourvu d'humour, Talma représentait une sorte de récréation dans la vie tumultueuse et chargée d'obscurités du conspirateur dont il ignorait d'ailleurs tout. Connaissant les idées tranchées de Julie - idées partagées par son époux -, Batz s'était toujours gardé de le mettre si peu que ce soit dans le secret de ses activités. Et, ce soir, il allait donc chez Talma pour se délasser un peu l'esprit, boire un verre en grignotant quelque chose et bavarder de tout et de rien... tout en sachant fort bien qu'il y rencontrerait au moins une demi-douzaine de Girondins, ce qui lui permettrait de prendre le vent de l'actualité conventionnelle.

En débouchant dans la cour où l'élégant pavillon précédé d'un large perron en demi-lune s'encadrait de deux bâtiments séparés contenant les communs et la cuisine, il vit que Talma lui-même marchait devant lui. Il allait le héler sur le mode cordial quand il le vit obliquer sur la gauche au lieu de piquer droit sur la maison et, après un seul regard aux fenêtres éclairées comme s'il craignait d'être aperçu, se précipiter dans la cuisine. Intrigué, Batz le suivit sur la pointe des pieds et tenta de jeter un coup d'oil à l'intérieur. Mais l'humidité embuait les carreaux et, ne voyant rien, il se décida à entrer après avoir frappé discrètement à la porte.

Le spectacle qu'il découvrit le fit sourire : une grosse femme en tablier, bonnet et cheveux blancs, qui était Cunégonde la cuisinière, venait de débarrasser le comédien de son long manteau à grands revers et l'installait dans un fauteuil placé sous le manteau de la cheminée, sur le feu de laquelle une marmite noire laissait échapper une fumée odorante.

- C'est un bouillon de poule, mon canard, disait-elle au moment où Batz faisait son apparition. Je vais vous en donner tout de suite un bon bol... Qu'est-ce que vous voulez, vous ?

La fin du discours s'adressait évidemment à l'intrus. Celui-ci sourit, ôta son chapeau et salua :

- Bavarder un moment avec le cit... je veux dire monsieur Talma, corrigea-t-il sans craindre qu'on le ramène aux valeurs révolutionnaires tant cette cuisine avec ses cuivres étincelants, ses faïences bleues et blanches et ses armoires anciennes bien astiquées fleurait bon l'ancien régime et les temps paisibles où l'on prenait celui de bien vivre. " Je l'ai aperçu qui marchait devant moi dans l'allée et j'ai seulement voulu le rejoindre.

- Pouvez pas le laisser un peu tranquille, non ? c'est souvent qu'il vient ici après les répétitions, pour se reposer, manger quelque chose et échapper un peu à la cohue qui assiège cette maison vingt-quatre heures sur vingt-quatre... Ici c'est chez moi et je suis la seule à prendre soin de sa santé !

- Alors veuillez me pardonner d'avoir ainsi envahi votre domaine. Je vais me retirer...

- N'en faites rien, mon cher baron! s'écria Talma en riant. Cunégonde a l'air féroce mais elle ne mord pas. Et elle a raison quand elle dit que je viens ici chercher un peu de paix. C'est même dans ce fauteuil que j'étudie mes rôles la plupart du temps. Prenez plutôt place près de moi et acceptez un verre de vin.

- Pourquoi pas une tasse de bouillon pour lui aussi ? intervint Cunégonde déjà séduite par le sourire charmant qui faisait pétiller les yeux noisette du nouveau venu.

- Que voilà une bonne idée ! Il ne fait pas chaud du tout ce soir, accepta Batz. Et il sent tellement bon, votre bouillon !

Un instant plus tard, le nez dans des bols jumeaux, les deux hommes dégustaient une sorte de délicieux consommé capable de rendre des forces à un agonisant. Durant quelques instants, Batz goûta le calme reposant de cet entracte au coin du feu. Comme le disait Cunégonde, cette cuisine-là était son chez elle. Son lit même s'y trouvait à la mode campagnarde mais, par une porte épaisse qui se trouvait au fond de la salle, on pouvait avoir accès à l'office et à l'autre cuisine, pleine de bruit et d'agitation, où entraient et sortaient presque sans interruption des serveurs chargés de plats, de compotiers, de corbeilles de pain destinés à ceux qui entretenaient dans la maison un brouhaha tout à fait perceptible depuis le havre de Cunégonde.

- On dirait qu'il y a foule, ce soir, chez vous, cher ami? remarqua Batz en acceptant une seconde tasse.

- Comme si vous ne saviez pas que c'est comme ça presque tous les soirs, mais j'admets qu'aujourd'hui il y en aurait plutôt plus que d'habitude. C'est que les choses vont mal à la Convention pour nos amis de la Gironde. J'ai entendu qu'il était question d'élire un Comité de salut public composé d'une dizaine de personnages qui achèveraient d'ôter à l'Assemblée le peu de pouvoir réel qu'elle a encore. Alors, sachant que j'allais trouver chez moi tous les opposants à cette brillante idée, je suis venu ici...

- Et vous avez bien fait, mon canard ! opina la cuisinière. Laissez donc Madame Julie s'occuper d'eux : elle adore ça...

- Un Comité de salut public? répéta Batz songeur. Cela veut dire que la France va se donner un maître à plusieurs têtes, comme l'hydre de Lerne... et le Conseil des Dix de Venise? Que devient la république dans tout cela ?

- Venise est aussi une république, soupira Talma non sans logique. La différence vient de ce qu'elle est sérénissime... ce qui est loin d'être le cas de la nôtre.

- Il y a déjà un Comité de sûreté générale qui agit contre les particuliers pour la Convention et sans lui rendre de comptes. Que fera celui-là? La même chose sans doute, mais cette fois contre la Convention. Qui a proposé cette nouvelle machine d'oppression ?

- Je ne sais pas au juste, fit Talma en haussant les épaules, mais on peut toujours tenter de deviner : je verrais assez bien Marat, Hébert et Danton à l'origine du projet. Si vous voulez en savoir plus, allez jusqu'à la maison...

Il n'avait pas fini sa phrase que la porte extérieure s'ouvrait sous une main déterminée : enveloppée d'un châle jeté sur la robe de satin rouge qui faisait chanter son teint de brune, Mme Talma fit son apparition. Ou plutôt la citoyenne Talma car les nouvelles règles de la civilité puérile et honnête entrèrent avec elle, chassant la bienséance désuète :

- Je me doutais bien que tu étais là! s'écria-t-elle. Tout le monde ce soir est bouleversé, et toi tu restes là à boire ta soupe comme un vieux paysan qui rentre des champs ! Et toi, citoyen Batz, tu es là aussi ?

- Nous sommes arrivés ensemble plaida l'interpellé en se levant dans l'intention de baiser la main de la maîtresse de maison mais celle-ci gardait ses bras farouchement serrés sur son châle et une poitrine que l'on aurait aimée un peu moins enfantine.

- Il y a des moments où j'aimerais bien être un vieux paysan qui rentre des champs, grogna le tragédien. D'ailleurs, j'en suis un ! Je laboure de toutes mes forces les champs de la sublime littérature théâtrale et il m'arrive d'avoir besoin de repos...

- Est-ce que j'en prends, moi? Je suis tout entière au service de nos amis et de la liberté !

- Celle des autres. Pas la mienne ! En tout cas, c'est moins éprouvant de faire marcher ses jambes que son cerveau. Et tu n'as même plus l'excuse de danser !

- Vas-tu me le reprocher, à présent ?

- Chère amie, coupa Batz qui détestait pardessus tout se trouver en tiers dans une scène de ménage, je ne demande qu'à te suivre mais peut-être pourrions-nous laisser le maître se reposer un peu? Il a eu une journée fatigante...

- Impossible! Il faut qu'il vienne! Nous avons là tous nos amis : Condorcet, Vergniaud, Brissot, Barbaroux, Gensonné, Buzot, Pétion, Roland-David va arriver et peut-être Mme Roland !

- Une femme au milieu de ta cour! Et surtout celle-là ? Grande nouveauté ! ricana Talma.

En effet, fort peu de femmes, voire pas du tout, s'aventuraient dans le salon de l'ancienne étoile de l'Opéra qui leur préférait de beaucoup la société des hommes où elle était toujours assurée de jouer le premier rôle.

- Ne sois pas ridicule ! Je ne refuse pas la société des femmes, au contraire! Il se trouve que certaines, comme Mme Roland, ne jugent pas ma maison digne de leur présence. Heureusement, elles ne sont pas toutes de cet avis et ce soir nous avons miss Adams !

Batz qui achevait son bouillon avala de travers et s'étrangla.

- Miss Adams ? émit-il quand la voix lui revint après que Cunégonde lui eut tapé dans le dos avec autant de vigueur que si elle battait un tapis. Quelle miss Adams ?

- Laura Adams, renseigna gracieusement Julie qui savait être charmante. C'est une jeune Américaine à qui je viens de louer l'une de mes maisons de la Chaussée-d'Antin. Elle est de Boston mais elle nous arrive de Bretagne où elle avait une affaire de famille à régler. Elle était parente de ce pauvre amiral John Paul-Jones que nous avons perdu l'an dernier...

Si invraisemblable que cela paraisse, le doute n'était plus possible. D'ailleurs, pouvait-il exister une autre Laura Adams que celle inventée par Batz?

- Ah ! je serais heureux de la rencontrer ! s'écria-t-il. Je compte pas mal d'amis chez les Américains de Paris et si c'est une personne agréable...

- Agréable ? Elle est tout bonnement adorable ! renchérit Talma. Je ne l'ai vue qu'une fois lorsqu'elle est venue signer son bail mais elle nous a séduits, Julie et moi !

- Je ne demande qu'à me joindre à ce chour admiratif, fit Batz avec un sourire qui, pour une fois, n'atteignit pas ses yeux.

- Venez alors ! dit Julie en prenant son bras. Extrait de son fauteuil et de sa cheminée, Talma suivit, tout requinqué à l'idée de revoir la charmante Américaine dont Batz avait encore peine à croire que ce fût vraiment celle qu'il avait mise au monde d'un coup de baguette magique, un jour de l'été précédent-Mais c'était bien elle, vêtue d'une jupe de léger satin ivoire sous un " pierrot " de même tissu vert amande à longues manches terminées par des manchettes d'organdi. Assise sur une méridienne, une flûte de Champagne à la main, Laura bavardait gaiement avec un très beau jeune homme que Batz connaissait de vue, comme tout Paris, pour l'avoir applaudi à la salle Favart, mais qui était aussi une relation, sinon un ami, de Marie avec laquelle il avait chanté et joué plusieurs fois quand elle était encore au théâtre : c'était le ténor Jean Elleviou dont raffolaient toutes les femmes. Non sans quelque raison d'ailleurs : bâti comme Adonis - en plus viril peut-être - avec de magnifiques cheveux coupés court mais d'un blond si éclatant qu'on pouvait les croire passés à la feuille d'or, un visage régulier au teint coloré, au sourire éblouissant, il possédait des yeux d'un bleu foncé dont le regard pouvait être ensorcelant. En s'approchant, Batz aurait juré que le beau chanteur était justement en train de se livrer sur la fausse Américaine à une entreprise de séduction. Ce qui le mit tout de suite de mauvaise humeur. Aussi, quand Julie l'amena devant la jeune femme pour faire les présentations, se contenta-t-il d'un salut très sec et d'un :

- Oh ! j'ai déjà eu l'honneur de rencontrer miss Adams ! Nous avons... des amis communs mais je la croyais repartie pour les États-Unis...

S'il pensait embarrasser Laura, il se trompait. Si ses yeux noirs étincelèrent, si ses joues rosirent, ce fut tout simplement de plaisir.

- Mais que vous êtes donc protocolaire, mon cher baron ! dit-elle en anglais tout en lui tendant une main sur laquelle il fut bien obligé de s'incliner. Vous savez très bien que je n'avais aucune intention de me rendre dans un pays où je n'ai rien à faire. Comment va Marie ?

- Bien. Je ne pensais pas que vous vous souviendriez encore d'elle... et de nous?

- J'ai une excellente mémoire et j'avais bien l'intention d'aller la voir. Mais je suis à Paris depuis peu... juste le temps de m'installer.

- Vous devriez parler français, intervint Talma qui possédait parfaitement lui aussi la langue de Shakespeare. Nous avons déjà de très suffisantes raisons de passer pour des originaux !

Puis, sans souffler, il ajouta en français :

- Les autres sont déjà à table si j'en crois le vacarme qui vient de la salle à manger. Pourquoi n'êtes-vous pas avec eux?

- Justement, ils crient trop ! fit le ténor avec une petite grimace. Et j'étais heureux de bavarder un instant avec miss Laura ! D'autant que je ne vais pas pouvoir rester : il faut que je retourne au théâtre. Vous me gâchez ces quelques instants...

- Ne regrettez rien ! dit Laura en riant. Venez plutôt me voir chez moi. J'habite rue du Mont-Blanc, numéro 44, ajouta-t-elle, les yeux sur Batz. N'étant pas complètement installée, je ne sors guère.

- Voilà une invitation que je n'aurai garde de refuser ! s'écria Elleviou avec un bel enthousiasme méridional qui ne rencontra guère d'écho dans le cour du baron. Celui-ci se contenta d'offrir à miss Adams un salut un peu raide :

- Aurai-je l'honneur de vous conduire à table, miss? demanda-t-il.

- Non, veuillez m'excuser. Je suis seulement venue passer un moment auprès de Mme Talma, mais il y a effectivement beaucoup de bruit et je ne comprends rien à la politique française. Si vous le permettez, je vais me retirer...

La belle Julie - en fait elle ne l'était pas vraiment, tellement mince qu'elle paraissait grêle et que son décolleté montrait de regrettables " salières " -s'associa à ce vou avec d'autant plus d'enthousiasme qu'elle avait hâte, justement, de rejoindre le champ clos où l'on débattait, entre les huîtres et les terrines, de ce nouveau Comité de salut public qui ne semblait pas recruter beaucoup d'adeptes. Confiant Laura à Talma en lui enjoignant de les rejoindre dès qu'il aurait mis leur amie en voiture, elle glissa son bras orné de larges bracelets d'or sous celui de Batz qu'elle entraîna dans la salle du festin.

- Venez faire entendre votre voix! Nous avons grand besoin ce soir d'un observateur impartial !

- Croyez-vous que je le sois vraiment? Je suis gascon, ma chère hôtesse et, chez nous, on aurait plutôt tendance à prendre parti et à le défendre avec la dernière énergie. Il se pourrait seulement que j'ajoute au tumulte...

- Il se pourrait que cela m'amuse ! Ainsi, vous ne changez jamais de convictions ?

- Jamais... depuis la nuit des temps ! La devise de ma famille est " In omni modo fidelis ". Ce qui veut dire...

- ... De toute manière fidèle ! C'est assez beau... Puis-je vous rappeler cependant au code de la civilité qui est le nôtre à présent? Voilà un bon moment que nous oublions les lois et parlons comme à Versailles.

Batz arrondit le bras en s'inclinant devant son hôtesse :

- Me feras-tu l'honneur, citoyenne Talma, d'accepter mon bras pour te conduire aux agapes républicaines ?

Ce qu'elle fit en riant, et tous deux franchirent le seuil de la salle à manger tandis que Talma reconduisait Laura au petit cabriolet léger et élégant qui attendait au bout de l'allée avec d'autres voitures. Le cocher qui se tenait sur le siège en dégringola pour ouvrir la portière.

- Nous rentrons, Jaouen ! lui dit-elle après avoir offert sa main au baiser de Talma qui, ce devoir accompli, se hâta de regagner la cuisine où l'attendaient Cunégonde et ses petits plats !

On criait vraiment trop fort chez lui et il n'avait aucune envie de se casser la voix pour essayer de se faire entendre. A ce propos... il avait senti une petite fêlure, tout à l'heure, en reprenant le monologue de Charles IX... Un lait de poule serait peut-être judicieux ?

- Je vais vous faire ça tout de suite, mon canard, approuva la vieille femme. Rien de tel pour la souplesse d'une belle voix !

Ceux qui peuplaient l'élégante salle à manger de Julie et s'agitaient autour de la longue table chargée de fleurs et de candélabres pleurant leurs longues bougies rosés auraient eu peut-être grand besoin de l'innocent remède, car c'était à qui crierait le plus fort. Tous ces hommes étaient encore sous le coup de l'émotion qui s'était emparée d'eux à la Convention quand le projet de Comité de salut public avait été proposé, et entendaient la faire partager à leur hôtesse.

- Je leur ai dit, clamait Buzot, que leur projet était dangereux parce qu'il donnait à une poignée de privilégiés un droit spécifique à l'Assemblée : celui de faire des lois puisque le Comité pourra prendre des mesures provisoires qui sont toujours des lois définitives en matière de salut public ! Ce à quoi Marat m'a répondu...

Mais Batz n'écoutait pas. Sa voix à lui, cette voix de bronze qui pouvait se faire entendre au plus fort d'une bataille, resta muette. Son corps seul était présent à ce souper délirant. Son esprit demeurait attaché à Laura, partagé qu'il était entre la colère et une joie de l'avoir revue qu'il n'imaginait pas si vive. Pourtant, la colère l'emportait. Depuis combien de temps était-elle à Paris ? Et par quel tour de magie la retrouvait-il, élégante et parée, dans un salon où elle n'avait que faire, y jouissant apparemment du statut flatteur de riche étrangère ? Une maison - même louée - dans le quartier de la Chaussée-d'Antin coûtait cher, la voiture et les vêtements aussi et, sur la gorge de Laura comme à ses poignets, il avait vu scintiller des diamants sertissant une parure de fort beaux camées. Qui payait tout cela ? Un homme sans doute - elle lui était apparue tout à fait ravissante! -mais lequel ? Pour la première fois de sa vie, Jean éprouvait un sentiment bizarre, amer et profondément désagréable, qu'il n'arrivait pas à analyser mais sur lequel n'importe quelle femme l'eût renseigné : cela s'appelait la jalousie... Sans doute aurait-il eu de la peine à l'admettre.

Soudain, entre deux énergiques participations à la discussion, Julie s'aperçut de l'étrange comportement de son invité :

- Que t'arrive-t-il, citoyen? On ne t'entend pas, tu ne manges pas, tu ne bois pas... tu n'as même pas l'air d'être avec nous ! Ce qui se dit ici ne t'intéresse pas?

- Si, bien sûr mais cela me soucie beaucoup. J'aie peur que tes... que nos amis n'aillent vers de gros ennuis. Déjà, l'on dit dans les places et les cafés que Robespierre, Marat, Danton et les autres veulent se débarrasser des Girondins.

- C'est certain mais ils sauront se défendre, dit-elle avec exaltation. Et Talma en sera aussi!... mais, au fait, où est-il celui-là?

- Il raccompagnait miss Adams aux dernières nouvelles...

- C'est un peu long ! Il faut qu'il nous rejoigne ! David doit venir et s'il n'est pas là pour l'accueillir, il sera très mécontent...

Elle semblait réellement inquiète tout à coup. Batz n'avait jamais fait qu'entrevoir le peintre des Serments - celui des Horaces d'abord puis celui du Jeu de paume qui connurent un immense succès -, mais cela lui avait suffi pour déceler un orgueil frisant l'arrogance et un caractère vindicatif qui ne devaient pas le rendre facile à vivre. Qu'il soit un intime de la maison et l'inspirateur de la révolution costumière de Talma ne changeait sans doute rien à l'accueil qu'il devait attendre à chacune de ses visites : le tapis rouge et le ménage Talma prosterné dessus.

- Rassure-toi! dit-il en se levant. Je vais chercher ton époux.

N'était-ce pas, en effet, une merveilleuse occasion de s'esquiver? En passant par le vestibule, il prit son chapeau, sa canne, et fonça droit sur la cuisine où, comme il s'y attendait un peu, il trouva le tragédien dans son fauteuil, une couverture sur les épaules, un bol bien serré entre ses mains et sirotant avec délices le lait de poule demandé. L'entrée de Batz lui fit lever un sourcil dubitatif :

- Elle me réclame ?

- Oui. Elle dit que David ne devrait plus tarder et que si vous n'êtes pas là pour le recevoir...

- Mon Dieu, je l'avais oublié celui-là ! Je l'aime bien et j'admire son immense talent, mais j'aimerais qu'il ne se prenne pas toujours pour Jupiter ! Il faut que nous y allions ! ajouta-t-il, en rendant le bol et la couverture à la vieille femme.

- Pas moi. J'étais venu en passant. Il faut que je rentre. J'ai à faire avec Lecoulteux que vous connaissez! Présentez mes excuses à votre adorable épouse et allez vite où le devoir vous appelle ! Nous nous reverrons bientôt.

Et il s'élança au-dehors tandis que Talma regagnait en soupirant sa maison illuminée. Il était grand temps : dans l'allée, Batz croisa un homme qui marchait avec la solennelle dignité d'un sénateur romain, portant haut une tête assez belle en dépit d'une bouche charnue épaissie par une légère tumeur qui lui donnait un air de dédain plutôt déplaisant, à mi-chemin entre un long nez et une mâchoire volontaire. Les yeux froids fixaient la plupart du temps d'une façon hautaine mais ne firent qu'effleurer Batz avec insolence, comme s'il s'agissait d'un objet sans importance ne méritant pas le moindre salut.

Rendant dédain pour dédain, celui-ci haussa ostensiblement les épaules en s'attendant presque à ce que l'autre lui demande raison, l'espérant même : une bonne querelle et pourquoi pas un joyeux duel lui eussent apaisé les nerfs. Mais cette imitation de Romain n'avait certainement jamais manié autre chose que des pinceaux dans lesquels - il fallait bien l'admettre -passait parfois l'éclair du génie. Il serait dommage, après tout, de priver l'Art d'un tel homme! Un instant plus tard, Batz retrouvait son cheval, l'enfourchait et quittait la rue Chantereine.

Pas pour aller bien loin. L'élégante artère dite rue du Mont-Blanc dont le nom remplaçait depuis peu celui de Mirabeau était assez proche et Batz savait bien qu'il ne pourrait trouver le sommeil s'il n'avait auparavant réglé ses comptes avec l'ex-marquise de Pontallec. Quelques minutes plus tard, il était devant chez elle.

La maison, pourvue d'un petit jardin, était de dimensions modestes comparée aux vastes et magnifiques demeures qui l'entouraient : hôtel Necker, hôtels d'Épinay ou de la Guimard, toutes proclamaient la puissance de l'argent. La plus proche était celle où mourut Mirabeau. Elle avait été ornée d'une plaque de marbre noir sur laquelle, à la demande de Talma, le poète Chénier avait fait graver :

" L'âme de Mirabeau s'exhala en ces lieux Hommes libres pleurez ! Tyrans baissez les yeux ! "

Les temps ayant changé en même temps que l'image du tribun dans l'esprit du peuple, la plaque venait d'être enlevée tandis que l'on remplaçait le nom de la rue, attribuée provisoirement à un sommet alpin dont la pureté ne pouvait être contestée. Ce qui n'était pas le cas de Mirabeau.

Quant à la demeure de miss Adams, son ordonnance était simple : un corps central marqué par des refends et surmonté d'un arrondi, des fenêtres à consoles et une porte ornée d'un mascaron. La cour ne pouvait contenir que deux voitures et le jardin dont on apercevait les frondaisons au-dessus de l'unique étage ne devait pas être beaucoup plus grand. A l'entrée, une grosse cloche que Batz, sans quitter sa selle, agita avec autorité.

Quelques instants d'attente, puis un pas sur les pavés de la cour, et enfin une voix peu aimable demandant qui venait à cette heure de la nuit.

- Il n'est pas si tard, fit le baron sèchement. Et miss Adams que j'ai vue chez Talma et qui vient de rentrer peut certainement me recevoir.

- C'est possible, mais cela ne me dit pas qui vous êtes.

- Jean de Batz, annonça celui-ci en évitant de faire sonner son titre aux échos de la nuit. Quelque chose me dit que miss Adams s'attend à ma visite...

Preuve qu'il avait raison, la porte s'ouvrit presque aussitôt sous la main unique d'un homme taillé en force, vêtu avec la sobriété d'un majordome ou d'un intendant, dont le bras gauche était prolongé par un crochet de fer qui devait en faire une arme redoutable. Les yeux, froids et gris, dévisagèrent le nouveau venu :

- Je crois en effet qu'elle vous attend ! dit-il avec lenteur.

Mais Batz savait déjà à qui il avait affaire :

- Vous êtes Joël Jaouen, n'est-ce pas ? Pitou m'a parlé de vous.

- C'est un bon ami. Entrez, je vais m'occuper de votre cheval. Miss Adams est dans le salon de musique, la deuxième porte à gauche dans le vestibule...

Batz trouva sans peine et, après avoir frappé discrètement, pénétra dans une pièce qui devait son appellation à une grande harpe dorée dressée près d'un tabouret recouvert de soie verte et aux cartouches qui, au-dessus des portes, composaient des bouquets d'instruments enrubannés. Laura elle-même était assise sur une chauffeuse près de la cheminée, les bras croisés sur la poitrine, habillée d'un long vêtement d'intérieur en fin lainage blanc, simple comme la robe d'une novice, dont les amples manches cachaient les mains. Elle ne se leva pas pour accueillir le visiteur, se contentant de lui désigner une bergère placée en face d'elle :

- Venez vous asseoir là. On va nous apporter du café.

Mais il se donna le temps d'examiner la pièce, petite et charmante avec ses boiseries d'un vert doux relevé de légers filets d'or, ses rideaux de velours ivoire et ses meubles tendus de soie. Il eut un petit rire assez déplaisant :

- Vous êtes bien logée. Qui paie tout cela ? L'intention blessante alluma un éclair dans les yeux noirs de la jeune femme mais elle ne broncha pas.

- Moi-même. Chez qui donc croyez-vous être?

- Auriez-vous fait fortune ?

- Le mot est vaste. Disons que j'ai retrouvé quelques biens. Mais si vous vouliez prendre place devant moi au lieu d'arpenter ce salon en évaluant chaque chose comme un marchand, je pourrais peut-être expliquer ce que vous ne comprenez pas ?

Il se décida à poser les yeux sur elle, rencontra un regard dont la gravité le surprit après le ton léger dont elle avait usé dans ses premières paroles, puis vint lentement occuper le siège qu'on lui désignait. A cet instant, Bina entra, portant un plateau chargé de tasses et d'une cafetière qu'elle vint déposer sur un petit guéridon placé entre les deux personnages.

Batz considéra la jeune fille avec intérêt :

- Si je ne me trompe, cette jeune personne était votre... je veux dire la femme de chambre de Mme de Pontallec ?

- Vous ne vous trompez pas. C'est Bina, en effet. Elle a... définitivement je crois, rejoint ma cause. Merci, Bina, je vais servir, ajouta-t-elle en se levant.

L'instant suivant appartint à l'odeur de l'excellent café dont Batz but une première tasse avec un plaisir visible.

- Si vous m'expliquiez ? soupira-t-il enfin. Je ne comprends plus rien.

- Oh, mon histoire est assez simple. Disons que la chance y est peut-être pour quelque chose. Mais d'abord donnez-moi des nouvelles de Pitou. Vous a-t-il rejoint sans problèmes, et ensuite est-il bien rentré ?

Cette fois, Batz trouva un sourire pour cette femme dont il n'arrivait plus à démêler si elle l'agaçait plus qu'elle ne l'enchantait.

- C'est bien de commencer par lui. Une autre se serait peut-être inquiétée du diamant bleu...

- Le diamant n'est qu'une pierre et Pitou un cour d'or. C'est sans aucune commune mesure...

- Alors sachez que tout va bien de ce côté. Pitou a repris son service mais il est plus ou moins consigné chez lui. Il est aussi très malheureux...

- Pas à cause de moi, tout de même ?

- Et pour qui d'autre ? J'ai eu beaucoup de peine à l'empêcher de retourner en Bretagne. Il était persuadé que vous y étiez en danger...

- Tant que vivra Josse de Pontallec, je crois que je le serai, mais c'est la règle du jeu après tout. Je le hais autant que je l'ai aimé, je crois, mais à présent j'ai juré sa perte. Ce sera lui ou moi, car il n'y a pas assez de place sur terre pour tous les deux.

- A cause de son mariage avec votre mère ?

- Non. Parce qu'il l'a tuée ! A présent, écoutez-moi!

Laura était sincère quand, en quittant Pitou, elle lui avait déclaré vouloir demeurer à Cancale afin d'essayer d'arracher Jaouen à l'enfer qu'il vivait depuis la perte de son bras et de ses espoirs de devenir un jour un grand soldat mais, à peine éloigné le bateau qui emmenait son ami à Jersey, elle comprit qu'elle avait gardé une arrière-pensée et que tout son être refusait la monstruosité d'un mariage hors nature. Bien qu'elles n'eussent jamais été très proches, elle n'en voulait pas à sa mère, sachant de cruelle expérience quel charme dégageait Josse de Pontallec lorsqu'il voulait s'en donner la peine. Elle savait aussi qu'il ne faisait jamais rien sans une intention soigneusement calculée et, en l'occurrence, facile à deviner : mettre la main sur les biens des Laudren qui demeuraient entiers puisque la nouvelle marquise de Pontallec n'avait jamais émigré. Les demeures, la maison d'armement, tout devait être encore à portée de ses griffes, et séduire une femme plus âgée que lui, n'ayant guère connu de la vie qu'un travail acharné pour lutter contre le chagrin laissé par la mort de son époux et surtout par celle de son fils, n'avait pas dû présenter beaucoup de difficultés.

Au lendemain du départ de Pitou, Laura dit à Jaouen :

- Il faut que je retourne à Saint-Malo. Venez-vous avec moi?

- Où que vous alliez, j'irai. J'étais certain, d'ailleurs, que vous me le proposeriez...

Et ils étaient partis avec la carriole du marchand d'huîtres, celle-là même qui avait amené Laura et Pitou. A Saint-Malo, après qu'ils eurent fait contrôler, elle son passeport américain, lui sa carte de civisme, ils avaient pris logis à cette auberge de la Morue-Joyeuse, située à quelques pas de l'hôtel de Laudren, où Bina avait révélé à son ancienne maîtresse l'étrange état de sa famille. Sans crainte d'être reconnue par l'aubergiste Le Coz : l'enfance d'Anne-Laure s'était déroulée surtout à La Laudre-nais, la malouinière familiale, à Komer, le petit château en forêt de Paimpont, et dans le couvent qu'elle avait quitté pour épouser Pontallec dans la chapelle de Versailles. Dans la rue Dugay-Trouin, on ne la connaissait pas beaucoup.

La raison invoquée pour son séjour était le désir d'une fille des libres États unis de l'Amérique septentrionale de retrouver une racine familiale bretonne dont on avait bercé son enfance bostonienne. En outre, accompagnée qu'elle était par un héros de Valmy, elle se trouvait à l'abri de toute méfiance de la part des autorités. Elle s'installa donc dans une chambre judicieusement choisie en fonction d'une fenêtre d'où l'on pouvait surveiller les allées et venues de l'hôtel familial.

Des mouvements à peu près nuls les deux premiers jours, jusqu'à ce que Joël Jaouen, qui lui n'avait aucune raison de se cacher, réussisse à mettre la main sur Bina et à l'amener jusqu'à son ancienne maîtresse. Sans difficulté aucune : de tout temps, la petite Bretonne avait été amoureuse de lui. Depuis des mois, elle ignorait ce qu'il était devenu et le retrouver soudain dans une rue de Saint-Malo, même avec un bras en moins, l'avait transportée de joie. Oh, elle n'ignorait rien des sentiments que Jaouen portait à la jeune marquise mais, tête légère et cour simple, Bina se contentait de peu : vivre auprès de lui en espérant qu'un jour il finirait par remarquer combien elle était charmante lui suffisait. Elle le croyait mort et, en le revoyant soudain debout devant elle et bien vivant, elle éprouva une telle joie qu'elle l'aurait suivi au bout du monde. Ce ne fut que jusqu'à l'auberge du père Le Coz pour y rencontrer miss Adams, mais c'était tout de même un moment de bonheur.

Ce que Bina lui apprit inquiéta la jeune femme : l'avant-veille, alors qu'elle revenait seule de la Lau-drenais sur les arrières de Saint-Servan, la légère voiture que conduisait sa mère avait été arrêtée par des individus de mauvaise mine au moment où elle s'engageait sous la porte de Dinan. Après l'avoir molestée, ces gens lui avaient conseillé de quitter la ville au plus tôt si elle ne voulait pas voir ses entrepôts, les deux navires qui attendaient à quai et même sa maison de ville flamber jusqu'aux fondations.

- Madame Marie-Pierre n'est pas peureuse, poursuivit Bina, et vous le savez bien, Mademoiselle Anne-Laure - elle n'était jamais parvenue à l'appeler autrement - mais, quand il est rentré, M. le marquis a poussé les hauts cris. Selon lui la menace était sérieuse et il a fini par convaincre Madame de s'éloigner, au moins pour quelque temps, en laissant ses affaires à ce bon M. Bedée que vous connaissez et qui est son bras droit depuis la mort de son époux.

- Et elle a accepté ? fit Laura à qui cette histoire de voiture attaquée rappelait quelque chose [x]. Cela ne lui ressemble guère.

- Elle a eu vraiment peur, je crois. Et puis M. le marquis a été très ferme : ou bien il lui permettait de la conduire à Jersey ou bien il s'en irait rejoindre le frère du Roi, Mgr de Provence, qui est en Allemagne, afin d'être sûr au moins de servir à quelque chose. Il lui a assuré que, si elle acceptait, il ferait la navette entre Jersey et Saint-Malo pour veiller à leurs intérêts, et lui servirait en quelque sorte de courrier. Il a ajouté qu'au moins il n'aurait pas à se tourmenter pour celle qui lui était plus chère que tout au monde...

- Dis-moi, Bina, intervint Jaouen, tu en sais des choses ! On dirait que tu n'as pas perdu cette bonne habitude d'écouter aux portes ou de regarder par le trou des serrures?

- Quand on aime les gens on s'intéresse à eux, protesta la jeune fille offensée...

- Et puis, coupa Laura, il arrive que cela soit utile. Continue, Bina!

- Ben... il n'y a pas grand-chose d'autre à dire. La nuit dernière, ils sont partis tous les deux à pied et en grand secret pour rejoindre un bateau que M. le marquis a fait préparer quelque part.

- C'est vague, ça ! grogna Jaouen.

- Tu penses qu'on ne m'a pas mise dans le secret, s'insurgea la jeune fille. C'est déjà bien beau que je sache où ils sont allés...

La nouvelle de ce départ atterra la fille de Marie-Pierre. Moins à cause du lieu où sa mère avait accepté de se rendre que par cette acceptation même. Se laisser mener ainsi par Pontallec, accepter de lui n'importe quoi, même d'abandonner tout ce qui faisait l'intérêt de son existence : cette maison d'armement naval qu'elle maintenait avec la poigne d'un homme contre vents et marées et qu'elle avait réussi jusqu'à présent à protéger des prédateurs du nouveau régime. Comment n'avait-elle pas compris qu'en se rendant à Jersey, cependant si proche, elle n'en devenait pas moins une émigrée dont les biens tombaient automatiquement sous le coup de la loi et pouvaient être saisis ? Et, plus incompréhensible encore, le jeu que jouait Pontallec. Ces biens qu'il convoitait sans doute possible, comment entendait-il se les approprier? Certes, le brave Hervé Bedée qui connaissait les rouages de la maison Laudren aussi bien que sa patronne était l'honnêteté même et, en outre, il en savait assez sur les méthodes de Marie-Pierre pour les continuer, mais il y avait là une faille, un trou, quelque chose qui échappait tout à fait à Laura... A moins que Pontallec - elle n'arrivait même plus à lui donner son prénom ! - eût partie liée avec certains des nouveaux maîtres? Elle savait depuis longtemps, par ce qu'en avait dit Batz, les relations occultes que le frère du Roi - celui que Marie-Antoinette appelait Caïn! - avait entretenues avec certains députés de la Constituante, puis de la Législative. Qu'en était-il de la Convention? Les agents de ce renard prêt à tout, même au crime, pour obtenir enfin la Couronne, ne négligeaient certainement pas le nouveau pouvoir et Pontallec était de ceux-là !

- Que faisons-nous ? avait alors demandé Jaouen tandis que Bina rentrait au logis. Allons-nous à Jersey ?

- Il va falloir, je pense, nous y préparer. Il faut que je voie ma mère !

- Alors, pour cela, mieux vaut peut-être retourner à Cancale? Nous y aurons plus de facilités qu'ici.

- Sans aucun doute. Nous partirons demain matin.

- Pourquoi pas tout de suite ?

- Je voudrais essayer d'avoir une entrevue avec M. Bedée. Il m'a toujours montré beaucoup de bonté quand j'étais enfant. C'est lui qui s'est occupé du paiement de ma dot et je pense qu'il pourrait peut-être m'aider à y voir un peu plus clair.

- Vous lui révélerez qui vous êtes ?

- Il saura se taire mieux encore que Bina. J'ai toute confiance en lui...

Mais il était écrit quelque part que Laura n'irait pas voir M. Bedée et ne repartirait pas davantage pour Cancale. Au moment où elle sortait de l'auberge pour se rendre aux bureaux du port, un cortège apparut dans la rue, formé surtout de curieux autour de deux pêcheurs portant un corps enveloppé de couvertures sur un brancard de fortune. Une brusque agitation dans cette rue calme, qui s'arrêta devant l'hôtel de Laudren où l'un des deux municipaux qui l'escortaient frappa à coups redoublés. Un brusque pressentiment jeta Laura vers cette troupe, vite suivie par Jaouen.

- Que se passe-t-il? demanda celui-ci après avoir écarté la jeune femme d'une main autoritaire.

- C'est la Marie-Pierre... enfin j'veux dire la citoyenne Laudren. Un pêcheur de Rothéneuf qui la connaît bien l'a trouvée sur les rochers, comme si la marée l'y avait apportée...

- Elle est morte? demanda Laura d'une voix blanche.

- Non... mais l'en vaut guère mieux à c'qu'on dit! Quant à savoir c'qu'elle faisait là-bas, toute trempée et toute déchirée...

- Elle aura voulu fuir le pays, dit quelqu'un, et aura manqué son coup.

- S'enfuir? Ça lui ressemble pas! La Marie-Pierre, c'est de la pierre dure, comme celle de chez nous ! L'aurait fallu la tuer pour lui faire abandonner son commerce, ses bateaux... et ses hommes!

- A propos d'hommes! Ousqu'il est l'nouveau mari?

C'est justement la question que se posait Laura, tout en craignant fort de trop bien connaître la réponse... Soudain, sa décision fut prise. La porte de l'hôtel venait enfin de s'ouvrir, révélant les figures effarées de Bina, de Mathurine sa mère et de deux serviteurs déjà âgés ; elle s'élança à la suite du brancard sans permettre à Jaouen de la retenir :

- J'y vais! dit-elle seulement. Puis, un instant après : Laisse-moi entrer, Bina !

L'air effaré, la jeune servante restait figée. Sa mère, alors, s'en mêla :

- Qui êtes-vous?... D'où connaissez-vous ma fille?

C'était une dure à cuire, Mathurine. Depuis le temps qu'elle servait Mme de Laudren, elle s'était peu à peu calquée sur elle, il arrivait même que son ton fût plus cassant, ses manières plus autoritaires encore que son modèle.

- Allons, Mathurine, fit-elle sèchement, ne me dis pas que tu ne me reconnais pas ? Bina l'a bien fait... et elle est moins intelligente que toi... Et pour l'amour du Ciel, ne pousse pas de clameurs !

Un pâle rayon de soleil s'insinuant entre les hautes façades grises éclaira vivement à cet instant le visage de la jeune femme. Les yeux soudain écar-quillés, Mathurine ébaucha un signe de croix qu'elle retint juste à temps :

- Seigneur! C'est pas Dieu possible? Mad...

- Pas de nom ! souffla Joël Jaouen. On entre et on causera là-haut !

Avec autorité, il repoussa hors des murs ceux qui prétendaient entrer à la suite des brancardiers. On se dirigeait vers le grand escalier de bois tourné magnifiquement terminé par une ancienne figure de proue ayant appartenu à un navire appelé la Fortune et que de patients astiquages avaient débarrassée des attaques du sel et des embruns. C'était le père d'Anne-Laure qui l'avait placée là comme le double symbole du sort et de la richesse.

Bina précédait les porteurs pour ouvrir devant eux les portes. Laura et Mathurine suivaient avec Elias et Guénolé, les deux serviteurs qui regardaient la jeune femme avec une joie mêlée de crainte, se tenant un peu à l'écart comme si elle était un être surnaturel revenu de l'au-delà. Personne ne parlait. On n'entendait que les pas sur le bois et les gémissements de celle que l'on rapportait ainsi dans sa chambre.

Sans un regard au décor sévère, quasi espagnol mais magnifique encore qu'assez peu féminin, dont Marie-Pierre de Laudren avait fait son intimité - devenue " armateur " elle s'était contentée de reprendre la chambre du maître! - Laura remercia généreusement les porteurs dont l'un était le pêcheur qui avait ramassé sa mère. Elle leur remit un peu de l'or qu'elle gardait encore, ce qui les fit rougir de plaisir mais surtout, elle laissa parler sa reconnaissance, sachant bien que ce qui venait de jouer en faveur de Marie-Pierre c'était la vieille solidarité des gens de mer et non l'appât du gain... Ensuite, elle revint vers le lit où Mathurine et Bina déposaient leur maîtresse et coupaient avec de grands ciseaux et le maximum de précautions les vêtements déchirés et mouillés. Marie-Pierre devait souffrir de plusieurs fractures car, en dépit de son inconscience, des gémissements douloureux lui échappaient et sa respiration semblait difficile.

Au physique, la nouvelle Mme de Pontallec ne ressemblait pas à sa fille. Elle était petite, brune, d'apparence fragile en dépit d'une extraordinaire majesté naturelle qui lui permettait de dominer tous ceux qui travaillaient sous ses ordres, même les capitaines les plus boucanés. On la savait intelligente, juste mais inflexible dès l'instant où elle prenait une décision. En dépit d'un durcissement des traits dû à l'habitude du commandement, elle gardait des traces d'une beauté plus proche du soleil espagnol que des brumes bretonnes. C'était d'elle que sa fille tenait ses grands yeux noirs si profonds et si expressifs...

- Qu'est-ce qui a bien pu se passer? se lamentait Mathurine en lavant, avec une infinie douceur, le sang séché de plusieurs blessures. Et lui, le beau monsieur, où est-ce qu'il est?

Se rappelant brusquement qui l'aidait en ce moment dans sa tâche, elle offrit à celle-ci un regard plein de chagrin :

- Faites excuses, Mademoiselle Anne-Laure, je n'aurais peut-être pas dû dire ça ?

- Pourquoi? Parce que cet homme était mon époux avant de devenir le sien? Vous n'en direz jamais la moitié du mal que j'en pense. J'espère de tout mon cour qu'il a péri dans ce qui a dû être un naufrage...

- La mer était formée cette nuit mais pas trop forte, dit le médecin que Guénolé introduisait à cet instant. Et Tudal, le pêcheur qui l'a trouvée, n'a remarqué aucune trace de naufrage... C'est tout de même bizarre, non ? Voyons un peu les dégâts !

Laura connaissait le docteur Pèlerin qui s'était occupé de la famille bien avant sa naissance. C'était un ancien chirurgien de marine qui avait beaucoup bourlingué, beaucoup vu et surtout beaucoup retenu. De ses voyages, il avait rapporté une connaissance des plantes et de la mécanique humaine qui lui était fort utile depuis qu'à trente ans, il avait dû mettre sac à terre à la suite d'une vilaine blessure au genou droit qui le laissait boiteux mais, à cet inconvénient près, en pleine possession de ses moyens.

Débarrassé de son manteau et de son habit, il s'emparait de sa patiente sans regarder quiconque et commençait son examen, palpant de ses doigts courts et larges mais extraordinairement légers les membres et le corps. Et son visage s'assombrissait à mesure de sa progression.

- Elle a plusieurs fractures mais surtout la cage thoracique enfoncée. D'où cette respiration pénible et bruyante. C'est une chance qu'elle soit inconsciente parce que à part la bourrer d'opium et remettre les os des jambes en place, je ne vois pas ce que je pourrais faire pour elle...

- Cela veut dire que ma mère va mourir? demanda Laura.

A ces paroles, Pèlerin releva la tête et resta muet quelques instants, considérant avec stupeur le visage tendu vers lui de l'autre côté du lit :

- La petite Anne-Laure! s'exclama-t-il enfin. Vous n'êtes donc pas morte ?

- Comme vous pouvez le voir !

- Pourtant... c'est bien votre mari que Mme de Laudren a épousé il y a quelques semaines ? On a dit que vous aviez été massacrée devant la prison de La Force en même temps que la malheureuse princesse de Lamballe.

- Pourtant je vis... mais j'ai fait en sorte que l'on me croie morte. Surtout M. de Pontallec! Il s'est donné tant de mal pour devenir veuf que je lui devais bien cette satisfaction, ironisa-t-elle. Évidemment, je n'imaginais pas un instant qu'il oserait épouser ma mère...

- Il a essayé de vous tuer?

- A plusieurs reprises.

- Cela ne m'étonne pas. L'homme est mauvais, du moins je l'ai toujours jugé ainsi, mais... il a du charme et tout ce que j'ai pu dire à votre mère pour la détourner de ce mariage est resté lettre morte. Vous savez comment elle était lorsque quelque chose lui tenait à cour? Et où est-il à présent?

- Tout ce que je sais est qu'avec ma mère, ils se sont embarqués la nuit dernière pour Jersey, fit Laura avec un geste d'ignorance. Peut-être est-il noyé?

- Vous y croyez ?

- En dépit de ce que je souhaite, j'ai peine à y croire...

- Moi aussi. Aucun naufrage n'a été signalé entre ici et Cancale.

- Alors dites-moi comment elle en est arrivée là... et en cet état?

Le médecin hocha la tête avec une moue significative tout en reprenant son travail. Pendant une grande heure on n'entendit plus rien sous les courtines de velours pourpre sinon parfois un faible gémissement, mais les yeux de la patiente restaient clos et sa respiration semblait aller s'affaiblissant. Lorsque ce fut fini et que la blessée reposa enfin, soigneusement bandée dans du linge immaculé, le médecin revint à la jeune femme.

- Êtes-vous venue dans l'intention de reparaître... de façon officielle?

- Je ne sais pas encore. Jusqu'à présent j'ai vécu sous un nom et une personnalité d'emprunt... qui me servent encore ici.

- Alors un bon conseil : gardez-les ! Et obtenez de ceux d'ici qu'ils se taisent.

- Vous nous prenez pour qui, docteur? s'insurgea Mathurine.

- Je ne parlais pas de vous, fit-il en lui tapant sur l'épaule avec un sourire. Mademoiselle Anne-Laure doit rester ce qu'elle est... au fait qui êtes-vous à présent ?

- Laura Adams, de Boston, Massachusetts.

- Une Américaine? Ce n'est pas une mauvaise idée. Eh bien, restez-le jusqu'à ce que l'on soit certain que Pontallec est mort. Jusque-là...

- Je sais, docteur! Voyez-vous, j'ai l'habitude. En attendant, je veux rester ici... jusqu'au bout! ajouta-t-elle avec un regard vers sa mère.

- Alors portes closes, ma chère! Portes bien closes! Je ne crois pas d'ailleurs que ce sera très long. Je reviendrai à l'aube.

- Anne-Laure...

La voix était faible, pourtant elle réussit à percer le sommeil, fragile à vrai dire, où la jeune femme avait sombré peu après minuit. Elle se redressa dans son fauteuil placé près du lit et vit que sa mère la regardait, la tête légèrement tournée vers elle. Aussitôt elle fut à genoux près d'elle.

- Mère ! murmura-t-elle sans se rendre compte que des larmes montaient à ses yeux. Vous m'avez reconnue ?

- Une mère... reconnaît toujours son enfant-même... une mère... comme moi!... J'ai soif!...

Il restait un peu de tilleul dans la tisanière éteinte posée à l'un des chevets. Laura y ajouta du miel et, passant son bras sous l'oreiller, souleva le buste qui lui parut léger. La blessée but quelques gorgées puis se laissa aller en arrière.

- Vous vous sentez un peu mieux?...

- Non... chaque souffle est plus épuisant... que le précédent... J'ai... peu de temps ma fille! Tout à l'heure je vous ai entendus... avec le médecin mais je ne pouvais pas parler... Je sais... à présent... que j'ai épousé... un criminel...

- Où est-il maintenant?... Vous avez fait naufrage?

- Je... je ne crois pas. Sur le bateau... j'étais malade... II... il m'a donné quelque chose à boire... et je me suis réveillée dans l'eau... J'ai cru que j'allais mourir mais je sais nager... et en me débattant j'ai... heurté un morceau de bois... une planche où je me suis accrochée. Il faisait noir... je ne voyais rien et la mer... se formait... des vagues plus dures... plus hautes... c'est l'une qui m'a jetée sur les rochers... à plusieurs reprises... la douleur!... Une douleur terrible... et je ne sais plus.

- Un pêcheur vous a trouvée à Rothéneuf. Il savait qui vous étiez. Il a demandé du secours et l'on vous a ramenée. Mais il n'y avait pas trace de naufrage... ni de Pontallec.

- II... doit être... à Jersey... C'est un... monstre! Un monstre et je vous avais donnée à lui...

- Je le retrouverai, mère ! Je " nous " vengereai !

- Songez d'abord à vivre !... Écoutez !... Oh, mon Dieu... encore un peu de force... par pitié! Écoutez ! avant... ce mariage impie... j'avais pris des précautions... réalisé quelques affaires et rassemblé... de l'or. J'ai mis tout cela... à l'abri... à Komer... chez vous. Allez voir Conan Le Calvez! Il vous remettra... tout ce que... j'avais mis de côté... pour les mauvais jours... que je sentais venir! Ramassez tout... et puis allez-vous-en!... Ne le cherchez pas! II... il sera toujours... le plus fort!...

- Non ! Non ! Un jour viendra où il paiera ! J'en fais le serment !

Elle avait presque crié et ce cri rappela Mathurine et Bina qu'elle avait envoyées se reposer un moment. Elles virent la jeune femme agenouillée auprès de sa mère et celle-ci qui agrippait ses mains dans un geste qui était une supplication. Elles s'arrêtèrent au seuil.

- Non, souffla Marie-Pierre. Abandonnez-le à Dieu ! Je vais mourir... et je ne réclame pas vengeance...

Avec douleur, Laura lut, dans les yeux sombres de sa mère si semblables aux siens, une prière ardente qui la révolta :

- Vous l'aimez encore ? Après tout cela ?

- Pardonnez-moi!... mais... c'est vrai!... Je crois que je l'aime encore...

- Ce sont les derniers mots qu'elle a prononcés, soupira Laura. Ils avaient dû lui coûter un terrible effort. Elle étouffait et, peu après, elle a vomi une grande quantité de sang, juste au moment où le docteur Pèlerin revenait. La fin est intervenue très vite... et je me suis aperçue que j'avais du chagrin... beaucoup plus que je ne l'imaginais...

Visiblement, elle revivait ces derniers instants auprès d'une mère qu'elle avait si peu connue. Batz respecta un moment ce silence avant de demander doucement :

- Vous êtes repartie aussitôt?

- Non. Tant qu'elle est restée dans sa maison, je n'ai pu me résoudre à la quitter. Quelque chose m'en empêchait. Nous ne pouvions pas la garder longtemps. Je me suis souciée de l'enterrement, mais comment faire? Il n'y a plus d'église ni de prêtres dignes de ce nom... C'est alors que Mathurine m'a remis les dernières volontés de ma mère. Elles étaient surprenantes mais bien dans son caractère : n'ayant jamais pu enterrer mon frère aîné Sébastien disparu dans l'océan Indien, elle demandait que son corps soit confié à la mer, sans faste aucun, comme celui d'un simple matelot... Jaouen est allé au port avec M. Bedée et il n'a eu aucune peine à obtenir ce qu'il voulait : une barque de pêcheur qui, de nuit, a conduit le corps de ma mère au large... et l'y a laissé. A bord, sous la veste du matelot, il y avait un prêtre, un vrai... Ensuite, je suis allée à Komer.

- Et vous êtes revenue ici. Mais pourquoi pas chez nous ? Si je ne vous avais pas rencontrée ce soir, pendant combien de temps aurions-nous ignoré votre retour?

- Pas longtemps, je le jure ! J'étais déterminée à me rendre à Charonne un jour prochain. Pour embrasser Marie d'abord, vous confier ensuite le soin de ma petite fortune...

Batz se mit à rire :

- Jamais les femmes n'ont tant souhaité me donner de l'argent. L'autre jour, c'était lady Atkyns chez qui nous devions nous retrouver à Londres et qui a débarqué avec de l'or anglais pour sauver la Reine. Et aujourd'hui...

- Acceptez de m'aider! plaida Laura. Je n'ai confiance qu'en vous...

Il se leva et, se penchant sur elle, vint appuyer ses mains au bras du fauteuil où elle se trouvait :

- Alors pourquoi tout ceci, fit-il d'une voix basse et intime. Pourquoi n'être pas venue directement à moi?

Il était si proche qu'elle pouvait sentir son odeur de lavande, de cuir et de tabac blond. Mais il lui était impossible de lui avouer qu'elle supportait de moins en moins l'idée de se trouver en tiers chez lui, témoin quotidien de son amour pour Marie, de leur complicité tendre. En le revoyant tout à l'heure elle avait eu un coup au cour, et ce cour s'était mis à chanter de joie. Et comme il répétait : "Pourquoi?" elle eut un petit rire gêné qu'elle jugea stupide et se recroquevilla dans son fauteuil.

- Je ne suis pas revenue seule. J'ai avec moi Jaouen et Bina. Il était impossible de vous encombrer de la sorte...

- Mauvaise raison : la maison est grande.

- Et puis... je suis engagée dans une autre guerre à présent. J'ai juré d'abattre ce Pontallec de malheur et je n'ai pas le droit de vous entraîner dans cette aventure-là.

- Autre mauvaise raison ! Oubliez-vous que je lui ai déjà enfoncé quelques pouces de fer dans les côtes ? Et qu'étant l'agent du comte de Provence il fait partie de mes ennemis personnels? Oubliez-vous enfin notre pacte ?

C'en était trop. D'un geste brusque elle le repoussa, l'obligeant à lui livrer passage :

- Je n'oublie rien de tout cela mais, ayant une vengeance à assouvir, je vous retire le droit que je vous avais donné de disposer de ma vie. C'est pourquoi j'ai voulu avoir une existence à moi puisque le Ciel m'en donnait les moyens. M. Bedée qui a désormais tous mes secrets m'a donné une lettre pour un ami sûr, notaire à Paris. C'est lui qui m'a trouvé cette maison et mise en rapport avec Julie Careau. Nous avons sympathisé.

Un instant déstabilisé par l'attaque de Laura, Batz était allé s'adosser à une console et, les bras croisés sur la poitrine, contemplait la jeune femme si charmante avec ses magnifiques cheveux blond cendré qu'elle laissait retomber sur ses épaules. Il pensait que Pontallec était sans doute un rude imbécile, mis à part ses instincts prédateurs, mais qu'il avait tout de même quelques excuses : en passant de son personnage de petite marquise effacée et timide à celui de libre Américaine, l'ex-Anne-Laure s'était épanouie, modifiée d'extraordinaire façon. Élégante, sûre d'elle, on la sentait en pleine possession de ses moyens... et que ces moyens étaient donc jolis ! En l'entendant revendiquer son droit à disposer d'elle-même, il ne put s'empêcher de sourire, de ce curieux sourire de loup, à belles dents blanches, qui mettait des flammes dans ses yeux noisette. Leur regard était si intense que Laura détourna le sien.

- Je n'ai jamais envisagé de vous envoyer à la mort, dit-il doucement. Je voulais simplement vous arracher à vous-même. Le pacte est donc moralement déchiré... mais ne croyez-vous pas que nous poumons encore travailler ensemble ?

La réaction fut spontanée :

- Je ne demande que cela ! Au fond, si j'ai loué cette maison c'est aussi afin de vous offrir un asile de plus dans Paris et dans un quartier que vous aimez puisque votre logis de la rue Ménars est maintenant sous scellés.

Il releva un sourcil ironique, prit une de ses mains qu'il ouvrit pour en baiser la paume :

- Pour moi ? Vraiment ? Pas pour moi seul, tout de même? Je suppose que vous y réservez une petite place à... Elleviou par exemple?

Passant de l'attendrissement à la colère, Laura rougit et arracha sa main :

- Pour qui me prenez-vous ?

- Pour une séduisante jeune femme... et qui aime à plaire, ce qui est bien naturel. Quant à notre ténor, il est loin d'être repoussant. Vous devriez l'entendre dans " Alexis ou le déserteur ", il y est irrésistible. C'est du moins ce que prétendent les femmes...

- Je l'ai vu et j'ai fort bien résisté !

- Vous sembliez pourtant très proches l'un de l'autre tout à l'heure? Et vous l'avez invité...

- Mais de quoi vous mêlez-vous ? N'aurais-je pas droit à quelques amis? Je le trouve charmant... mais c'est tout.

Le soupir que poussa Batz aurait pu éteindre le grand lustre de cristal accroché au-dessus de leurs têtes s'il avait été allumé :

- Acceptons-en l'augure et tenez-vous-en là. Vous risqueriez de vous lancer dans une aventure inutile et même... dangereuse.

- Dangereuse? fit Laura en haussant les épaules. Où allez-vous chercher cela ?

- Rue de la Loi ! C'est là qu'habité sa maîtresse, la danseuse Clothilde Mafleuroy, de l'Opéra. Elle est fort belle mais c'est la femme la plus jalouse, la plus vindicative que je connaisse et elle est folle de son amant. Elle serait très capable d'envoyer une rivale à l'échafaud !

- Vous n'exagérez pas un peu ?

- En bon Méridional que je suis ? Même pas. Si vous avez un faible pour ce garçon, gardez-vous de la Mafleuroy! En outre, je n'aimerais pas voir la grande dame que vous êtes jouer à son insu le rôle déplaisant du chandelier.

- Qu'est-ce que cela veut dire ?

- Qu'Elleviou est amoureux d'une très jeune femme qui vous ressemble un peu d'ailleurs et que je connais bien. Elle est mariée à Sartine, le fils du dernier lieutenant de police, mais, avant les massacres de Septembre, elle et sa mère animaient une luxueuse maison de jeu du Palais-Royal appartenant à un riche créole, M. Aucane, qui est le protecteur avoué des dames de Sainte-Amaranthe.

Depuis les troubles elles se sont retirées à Sucy dans une propriété appartenant aussi à Aucane... et l'on m'a rapporté qu'Elleviou se rend souvent, en secret, à Sucy après le spectacle. Alors, de deux choses l'une : ou il essaie, en courtisant une autre femme, de détourner sur elle la colère de sa Clothilde, ou bien il espère, en vous séduisant... oublier cette exquise Emilie. De toute manière, vous voilà prévenue !

- Dieu que c'est agréable à entendre, ce que vous venez de me confier! murmura Laura. Vous êtes quelqu'un dans le genre d'Attila, n'est-ce pas? Là où vous passez les illusions ne repoussent plus ?

Il se mit à rire, puis, prenant le visage de la jeune femme entre ses mains, il posa sur ses lèvres un baiser, le plus doux qu'elle eût jamais reçu :

- Vous m'êtes trop chère pour que je vous laisse vous fourvoyer avec des gens indignes de vous...

Et s'en fut...

CHAPITRE V UN CORDONNIER NOMMÉ SIMON

Le 14 juin, dans l'escalier de la tour du Temple, un garde national qui prenait pour la première fois sa faction au troisième étage regardait autour de lui, comme quelqu'un qui découvre un monde inconnu. C'en était un, en effet, puisque à cet étage étaient enfermés la Reine, les princesses et le petit roi. Le garde faisait partie de la section Le Pelletier où il était connu sous le nom de Forget. C'était Jean de Batz.

Depuis deux heures déjà, il allait et venait, le fusil à l'épaule, près des étroites portes vitrées et garnies de rideaux blancs plissés qui lui dissimulaient les prisonniers. Ces portes séparaient l'escalier de l'antichambre et l'antichambre des autres pièces. Tout à l'heure, " Forget " entrerait dans cette antichambre pour relever un autre garde. En attendant, il ne perdait pas une minute de ce temps qui lui était alloué, notant mentalement des détails comme la largeur de l'escalier, le nombre des sentinelles disposées dans l'étroite vis de pierre, constatant aussi avec colère que la surveillance était plus étroite qu'au temps où Louis XVI vivait là ses derniers jours. Déjà, à cette époque, le patriote Palloy, le démolisseur de la Bastille, avait édifié autour de l'enclos du vieux donjon médiéval un mur de six mètres de haut, percé d'une seule porte gardée jour et nuit. Et, dans la tour elle-même, il y avait encore plus de monde qu'auparavant...

Le rez-de-chaussée était occupé par les municipaux et leurs commissaires, délégués de la Commune à la surveillance des captifs. A intervalles réguliers, quatre ou cinq d'entre eux montaient relayer leurs camarades, la surveillance des prisonniers devant être constante, de jour comme de nuit. Au premier étage, il y avait un autre poste occupé par les gardes nationaux dont les officiers logeaient dans les tourelles d'angle. Le deuxième, où le Roi avait habité avec son fidèle Cléry, était vide depuis le départ de celui-ci, un mois environ après l'exécution. Enfin, au troisième, étaient emprisonnés l'enfant royal et les trois femmes qu'épiait de façon constante le ménage Tison, chargé officiellement de les servir mais en réalité les plus actifs espions que la haine pût susciter. Alors, que pouvaient espérer Batz, ses mesures et ses observations en face d'un dispositif aussi lourd ? Eh bien, justement beaucoup de choses.

L'une des chevilles ouvrières de son plan d'évasion était son ami Cortey, l'épicier de la rue de la Loi qui avait courageusement accepté, le 21 janvier dernier, de jouer un rôle prépondérant dans l'enlèvement du Roi, dont il avait la corpulence, sur le chemin de l'échafaud. C'était un royaliste dans l'âme et il ne variait pas. Entré très tôt dans la Garde nationale, sa valeur, son sens de la justice et son ascendant sur les hommes en avaient fait un chef obéi et respecté. Il commandait la section de la rue Le Pelletier, chargée plus spécialement de la surveillance du Temple où, avec sa troupe, il prenait souvent la garde. Ami de longue date de Batz, c'était encore lui qui l'avait inscrit sur les rôles sous le nom de Forget dont l'apparence était celle d'un homme d'une trentaine d'années aux cheveux filasse tressés en cadenettes et à la longue moustache gauloise. Depuis son " enrôlement ", le garde Forget remplissait ses devoirs avec une grande exactitude. Ce qui obligeait le baron de Batz à ne pas mettre souvent les pieds à Charonne.

Bien différente mais tout aussi précieuse était la seconde cheville ouvrière : le citoyen Michonis, ancien limonadier qui avait donné suffisamment de gages de civisme à la Commune pour s'être vu octroyer le poste de directeur des prisons. Il se vantait même, pour asseoir son personnage, d'avoir siégé à l'un de ces " tribunaux " d'enragés chargés de " juger " les prisonniers lors des massacres de Septembre. Agé de cinquante-huit ans - vingt ans de plus que son ami Cortey! - il cachait sous un aspect rébarbatif de " sans-culotte " bon teint de véritables convictions royalistes... et un grand amour de l'argent. Batz l'avait rencontré chez Cortey et savait qu'il pouvait compter sur lui autant que sur l'épicier lui-même. Avec de tels hommes, il espérait parvenir à ses fins...

En dépit des apparences, il remporta de sa faction au Temple une vraie satisfaction et la certitude que malgré la surveillance renforcée - et bien que Toulan eût disparu du paysage pour se mettre à l'abri -, l'évasion de la famille royale était possible, le point important étant de choisir un soir où Cortey et ses hommes - plusieurs d'entre eux étaient gagnés à la cause - seraient de garde en même temps que Michonis dont le titre de directeur des prisons se doublait de celui de commissaire municipal. Ce qui lui permettait de revenir très fréquemment au Temple.

Il en rapporta aussi une tristesse mêlée de colère car, durant cette journée, il lui fut donné d'apercevoir enfin les nobles prisonners. Il vit la Reine, toujours imposante et belle sous ses crêpes noirs et ses cheveux blanchis, faire lire le petit roi qui lui parut un peu pâle. Il vit Madame Elisabeth et sa nièce, les manches retroussées et les mains dans une cuvette, laver quelques lingeries fragiles avec une assurance qui le confondit. Ces jeunes femmes n'avaient jamais connu que la splendeur des palais royaux - Versailles l'inimitable ! - servies par une nuée de serviteurs attentifs à leurs moindres désirs et elles acceptaient cet incroyable retournement du sort avec une patience, une soumission absolue à la volonté de Dieu. Un moment, Batz entendit même rire Madame Royale et pensa à Laura qui, depuis leur rencontre aux Tuileries, vouait à la fillette une vraie tendresse, celle d'une mère pour son enfant perdue...

Depuis deux mois, Batz n'avait pas revu la jeune femme et Marie pas beaucoup plus : il se vouait tout entier à ce personnage du garde Forget qui lui permettait d'être au cour du complot. Cortey, en effet, le logeait dans une dépendance de son épicerie. De là, il poursuivait le tissage de cette toile d'araignée qu'il avait entrepris de tendre sur Paris. Grâce aux fonds importants dont il disposait, il s'était assuré des complaisances, voire des complicités, dans les milieux les plus divers allant de la basse police à la Commune et à la Convention. Sans compter, bien sûr, un solide noyau de jeunes nobles brûlant de se dévouer à la cause royale. Sa grande habileté consistait à tenir tous ces gens à l'écart les uns des autres. A de rares exceptions près, chacun d'eux ignorait tout des autres conjurés. Batz, en effet, se demandait encore s'il n'avait pas commis une énorme erreur en provoquant dans les caves de la Tombe-Issoire et à la veille de la mort de Louis XVI une réunion trop fournie : quelque cinq cents personnes. C'était vraiment ouvrir la porte à la trahison : une vingtaine auraient suffi peut-être, mais il avait été pris par le temps. Personne n'imaginait que l'exécution suivrait de si près la condamnation à mort... Cette fois, il était décidé à n'opérer que par actions ponctuelles nécessitant seulement un nombre réduit de participants.

En attendant, son travail de sape contre la Convention donnait déjà des résultats : le 31 mai dernier, Lullier, procureur-syndic de la Commune -et son ami - avait par un discours enflammé soulevé l'assemblée contre les Girondins, des modérés cependant, mais à qui Batz ne pardonnait pas d'avoir voté la mort du Roi. Lullier avait eu la tâche facile : le général Dumouriez, qui était des leurs, venait de passer définitivement à l'ennemi auquel il avait livré les commissaires à lui envoyés par le gouvernement. En même temps, les faubourgs travaillés par quelques orateurs particulièrement convaincants - dont Danton et Marat, jouant ainsi sans le savoir sur l'échiquier du baron - s'étaient lancés à l'assaut de la Convention établie aux Tuileries. Résultat : à cette heure, les Girondins en fuite et poursuivis s'étaient égaillés à travers les provinces pour y rameuter leurs sympathisants. Leur égérie, la jeune et charmante Mme Roland, était emprisonnée à l'Abbaye et, cela, Batz le regrettait un peu parce qu'elle était femme, mais elle avait répété trop souvent qu'elle comptait prendre un vif plaisir au spectacle de la Reine descendant toujours plus bas dans l'enfer de la déchéance et de l'humiliation.

Batz savait ce que pouvait peser l'amour ou la haine d'une femme sur le comportement d'un homme. Belle, intelligente, cultivée, placée au centre du monde politique dans ce ministère de l'Intérieur dont un époux à sa dévotion - parce que beaucoup plus âgé - était le titulaire, Manon Roland fascinait les Girondins dont plusieurs étaient épris d'elle. Elle se voulait la muse de l'idéal révolutionnaire et, dans son salon, on parlait beaucoup de vertu, de justice, de liberté, de stoïcisme et de Plutarque, mais elle était farouchement hostile à toute forme de royauté, fût-elle constitutionnelle. Ses aspirations allaient à un gouvernement idéal où tout serait clair, net, propre, qui veillerait surtout à la dignité d'un peuple qu'elle déclarait alors " abruti, courant à des fêtes ridicules et à se rassasier du supplice de malheureux livrés à sa féroce défiance ".

S'il lui reconnaissait une réelle valeur, Batz n'aimait pas Mme Roland. Elle avait joué, elle avait perdu et, à présent, il lui restait à attendre un procès d'où elle ne sortirait sans doute que pour aller porter sa tête charmante à la machine de mort installée désormais en permanence sur la place de la Révolution, en face d'une énorme et grotesque Liberté en carton-pâte qui trônait sur le piédestal de la statue de Louis XV. Presque quotidiennement, en effet, le Comité de salut public et son corollaire le Tribunal révolutionnaire y envoyaient leurs victimes. Ils étaient en train d'élever un régime de terreur au niveau d'une règle de gouvernement. Tant pis pour ceux qui, même dans les meilleures intentions du monde, avaient ouvré pour qu'on en vienne là...

Quand la garde fut relevée au Temple, Batz en reprenant le chemin de la section Le Pelletier se retrouva dans les rangs auprès de Pitou que Cortey avait réclamé à la section du Louvre pour l'incorporer comme " excellent élément ". Mais les deux compagnons n'échangèrent qu'un coup d'oil et ce fut seulement une fois rendus à la liberté qu'ils purent parler sans contrainte tout en se dirigeant vers un cabaret où les hommes de la section avaient leurs habitudes.

- Alors ? demanda Pitou. Quel résultat ?

- Les choses se présentent bien. Il nous reste seulement à régler quelques détails et à attendre que nous soyons de garde au Temple en même temps que Michonis. Et vous, où en êtes-vous avec la petite Tison?

Grâce à Lullier, en effet, Batz avait déniché l'endroit où la Commune tenait sous surveillance la jeune fille qui était le meilleur gage de la fidélité de ses parents : tout simplement dans l'ancien logis des Tison, rue Portefoin, sous la surveillance de leur ami Bourdon qui leur avait procuré leur poste au Temple et de l'épouse de celui-ci. Tous deux étaient des " purs " et personne n'aurait mis en doute leur civisme. Ils veillaient donc sur Pierrette avec sollicitude mais le père Bourdon aimait le bon vin - devenu plutôt rare, surtout pour les bourses modestes! - et le tabac fin, cependant que son épouse avouait en rougissant un faible pour les liqueurs douces et les pralines.

Sur les conseils du baron, Pitou s'arrangea pour rencontrer Bourdon au cabaret, engagea la conversation, laissa entendre qu'il avait un oncle dans l'épicerie, et réussit finalement à se faire inviter rue Portefoin où il apparut un beau jour, portant deux bouteilles de bordeaux provenant de la cave de Charonne et un sac de pralines fournies par les réserves de la maison Cortey. Il se montra respectueux envers les dames, discrètement admiratif envers la jeune Pierrette qui d'ailleurs était charmante, fut invité à revenir et en deux semaines devint l'ami de la maison. Les Bourdon auraient volontiers vu en lui un bon parti pour la jeune fille mais elle n'était pas leur fille et seuls les Tison pouvaient en décider. Connaissant leur caractère difficile et la rage permanente où les maintenait la séparation d'avec leur enfant, on jugea plus prudent de ne pas leur faire part des assiduités du citoyen Pitou. Il serait bien temps d'en parler quand on en aurait fini avec la Louve et ses Louveteaux ! A la question de son chef, Pitou fit la grimace et haussa les épaules :

- Disons que tout va bien de ce côté-là aussi, mais je ne vous cache pas que j'aimerais que cela ne dure pas trop longtemps. Elle est gentille, cette petite, et je ne voudrais pas qu'elle ait trop d'illusions! D'ailleurs, je ne fais rien pour cela et me cantonne dans un rôle de grand frère attentionné, ce qui rassure ceux qu'il faut bien appeler ses gardiens. Le père Bourdon surtout car sa femme, qui prétend encore à la séduction, semble s'imaginer que je viens en réalité pour elle !

- Et... ce n'est pas le cas ?

- Vous voulez rire ? Elle a de la moustache.

- Pauvre Pitou! Mais rassurez-vous! Encore quelques jours de patience et vous pourrez... être obligé de vous rendre dans votre famille en province. Vous connaissez notre plan ?

- Par cour ! assura Pitou qui se mit à réciter : le jour venu, je m'arrange pour emmener la citoyenne Bourdon et Pierrette manger des glaces et faire quelques courses au Palais-Royal. Comme c'est l'endroit le plus encombré de Paris, je m'arrange pour perdre la dame à la moustache et me faire arrêter par deux compères qui m'emmèneront dans un endroit tranquille où nous resterons toute la nuit. On s'évadera au matin, mais auparavant l'un des nôtres ira clamer au Temple que Pierrette a disparu. Cela affolera ses parents et les précipitera hors de la tour assez longtemps pour vous permettre d'enlever la famille royale... et au fait, où comptez-vous les emmener?

- Voici : des voitures différentes seront postées rue Chariot et rue du Temple. La Reine viendra chez moi, à Charonne. Le petit roi, sous la conduite d'Hyde de Neuville et de Roussel, partira immédiatement pour le château d'Abondant, chez les Tourzel, d'où il gagnera Jersey. Je le rejoindrai avant l'embarquement et après avoir fait partir sa mère pour les Pays-Bas chez sa sour Marie-Christine, en compagnie de lady Atkyns et sous la garde de mon ami Rougeville que vous ne connaissez pas.

- Le chevalier qui est amoureux de Marie-Antoinette ? Il n'a donc pas émigré comme Fersen ou les Polignac ?

- Il était emprisonné aux Madelonnettes depuis le procès du Roi. C'est Michonis qui l'en a tiré. Depuis, il se cache à Vaugirard, chez son amie Sophie Dutilleul, la comédienne. Il brûle de se dévouer pour la Reine !

- Restent Madame Royale et Madame Elisabeth.

- Elles iront chez Laura. Notre ami " Sévignon " les conduira. Elles y resteront quelques jours, le temps que les remous se calment. Ensuite elles iront en Angleterre, par Boulogne où j'ai tout prévu, et se rendront à Ketteringham Hall où Charlotte Atkyns sera revenue. Peut-être avec la Reine si Sa Majesté le souhaite...

- Elle souhaitera surtout rejoindre son fils.

- Sans doute mais, dans l'immédiat, il vaut mieux qu'ils ne soient pas ensemble. Le roi Louis XVII vient d'avoir huit ans. Il faut le protéger et non en faire un otage de l'Autriche. A Jersey l'imprenable, il sera protégé par des forces françaises et anglaises. Suivant les événements et si nous remportons la victoire, sa mère reviendra auprès de lui pour devenir régente.

- Il est trop jeune pour vivre seul au milieu des hommes, s'insurgea Pitou.

- Mme de Tourzel et sa fille Pauline passeront elles aussi à Jersey. Et, bien entendu, Madame Elisabeth et la petite Marie-Thérèse s'y rendront quand elles le voudront.

- Voilà qui me semble bien organisé, grogna Pitou. Et moi, dans tout cela, qu'est-ce que je fais ? Je reste à Paris et je deviens le gendre des Tison ? Jolie perspective !

- Seulement si cela vous chante, fit Batz en riant. Je vous propose de m'attendre à Charonne en jouant aux cartes avec Marie et ses deux gardes du corps, Devaux et Biret-Tissot. La Grandmaison n'a aucune raison de quitter sa demeure. Et, croyez-moi, elle va être heureuse de s'y trouver enfin sans invitée. Voir lady Atkyns repartir vers les brouillards de Londres est son plus cher désir.

- Elles ne s'entendent pas ? Cela me semble difficile à croire : Marie est une hôtesse... parfaite, si gracieuse, si aimable...

- C'est que l'Anglaise s'est révélée franchement envahissante. La maison de Charonne n'a pas grand-chose à voir avec un château anglais et Charlotte s'y sentant à l'étroit ne le laisse pas ignorer. En outre, elle ne rêve que de courir au Temple, de se jeter aux pieds de la Reine et de la supplier de lui laisser prendre sa place.

- C'est assez courageux, il me semble?

- J'avoue y avoir pensé un instant mais, si grand que soit son talent, ce n'est plus possible. La Reine a trop changé : elle a maintenant quelque chose d'immatériel, d'usé, qui est très difficile à rendre sans une longue période d'observation, les airs de tête ne suffisent pas... Et puis nous en arrivons toujours au même point : la Reine ne veut pas abandonner ses enfants.

Dire que Marie souhaitait voir lady Atkyns repartir pour l'Angleterre relevait de l'euphémisme. En dépit de sa patience et de son cour généreux, elle trouvait le temps long, elle en arrivait presque à souhaiter quitter une maison qu'elle adorait mais où elle ne se sentait plus chez elle pour regagner son appartement de la rue Ménars. L'Anglaise était partout, se mêlait de tout, trouvant toujours un moyen de ramener choses et conversations au sujet qui l'obsédait : Marie-Antoinette. Elle en parlait à longueur de journée, jouait sur la harpe les airs qu'elle aimait, entretenait sans fin Marie de ce jour inouï, à Versailles, où elle avait rencontré la Reine. En outre, les rares retours de Batz au logis ne permettaient plus aucun instant d'intimité : Charlotte accaparait le baron avec toujours plus d'insistance sur la question qu'elle ne cessait de formuler : quand comptait-il l'emmener au Temple ? Comme s'il était facile d'y répondre !

Dans son impatience, Charlotte avait souhaité se rapprocher de la tour où s'étiolait sa reine et s'installer chez son ami, l'avocat Yves Cormier, qui habitait rue du Rempart à l'enclos du Temple. Pressenti par Batz tout à fait conscient de ce que subissait Marie, celui-ci venait de décliner l'honneur avec courtoisie mais fermeté, expliquant son refus par la santé chancelante de son épouse, une fragile créole fille d'un armateur nantais spécialisé dans le " bois d'ébène ". Sujette à des crises nerveuses et maladivement jalouse, Mme Cormier ne supportait aucune femme dans son entourage, à la seule exception d'une camériste âgée qui l'avait élevée. Ce qui n'empêchait pas l'avocat breton d'être toujours prêt à se dévouer pour la cause.

Ce soir-là pourtant, après un rapide passage rue de la Loi, le garde national Forget prit le chemin du vieux couvent de la Madeleine : le baron de Batz en sortit à la nuit tombante et gagna au pas de promenade sa maison de Charonne. La nouvelle qu'il apportait emplit Marie de joie et d'appréhension tandis que Charlotte Atkyns éclatait en sanglots avant d'adresser au Ciel une fervente prière d'action de grâce : l'enlèvement de la famille royale était fixé au 21 de ce mois de juin.

Ce fut une belle nuit pour Marie : elle eut enfin son amant à elle toute seule et il l'aima avec une passion qui traduisait mieux que des mots à quel point elle lui avait manqué. Il semblait ne pouvoir se rassasier d'elle. Pourtant, à mesure que coulaient les minutes magiques, Marie se sentait envahir lentement par la tristesse et, quand il s'endormit enfin, elle contempla longuement le visage de cet être qui était toute sa vie. Comme il arrive à beaucoup d'hommes d'action, le sommeil n'arrivait pas à le vaincre entièrement. Sous la sérénité du repos on sentait, à d'imperceptibles mouvements du nez, sensible comme celui d'un chien de chasse, ou de la bouche, qu'il suffirait d'un rien pour qu'il s'éveille en pleine lucidité, la main déjà tendue vers l'épée qui ne quittait guère son chevet. Marie sentait que des jours et des jours allaient s'écouler avant que ne revienne un instant de bonheur comparable à ce qu'elle venait de vivre. Elle savait qu'il ne lui appartenait pas entièrement, peut-être parce qu'il ne s'appartenait pas à lui-même. Cette belle mécanique, cette puissance au repos, ce cour fier et noble étaient tout entiers au service du Roi, même et surtout s'il n'était qu'un petit garçon de huit ans. Il fallait bien s'y résigner ! Tenter de retenir Batz sur le chemin qu'il s'était choisi, c'était risquer de le perdre à tout jamais et Marie savait qu'elle était prête à accepter n'importe quoi, n'importe quelle séparation, n'importe quelle blessure, pour la joie de sentir encore ce cour battre contre le sien, ce souffle se mêler au sien. Avec une infinie douceur, elle voulut se lever comme elle en avait l'habitude pour aller faire un peu de toilette. Elle savait qu'il aimait en s'éveillant la trouver fraîche, ravissante et parfumée, ses beaux cheveux bruns, aussi lisses et brillants que de la soie, retenus par un ruban de satin clair. Mais cette fois, il ne lui permit pas de s'écarter de lui. D'instinct, ses bras se resserrèrent autour d'elle :

- Reste! murmura-t-il sans ouvrir les yeux. Je veux te garder le plus longtemps possible...

Avec un soupir de bonheur, elle se coula de nouveau contre lui. L'aurore était encore loin... du moins elle voulait le croire.

Pendant ce temps, Pitou était allé avertir Laura d'avoir à se tenir prête pour la date choisie... et constater une fois de plus la difficulté qu'il y avait à rencontrer la jeune femme seule à seul. Jaouen était toujours là, jaloux et soupçonneux, veillant sur elle comme un chien sur son os. De l'amitié qui avait lié naguère les deux hommes, il ne restait pas grand-chose. Depuis qu'il avait retrouvé Laura et l'avait aidée à rejoindre sa mère, le Breton montrait une nette tendance à la considérer comme sa propriété. Sa jalousie s'attachait à tout homme convenablement tourné qui se présentait rue du Mont-Blanc et Laura s'était vue contrainte à plusieurs reprises de lui faire des observations. Mais il avait alors une telle façon de dire " Je ne veux plus que l'on vous fasse du mal ! " qu'elle se laissait facilement gagner par l'indulgence tout en reconnaissant qu'il fallait tout de même veiller au grain : il était très capable de faire le vide autour d'elle si elle n'y prenait garde.

Ce soir-là, Pitou dut parlementer presque autant que s'il s'agissait de la reddition d'une ville et se fâcha :

- Tu deviens impossible, camarade ! Au train où tu vas, on ne pourra bientôt plus approcher cette maison sans agiter un drapeau blanc. Tu sais pourtant que je suis un ami ?

- Es-tu sincère seulement? Depuis que tu es passé à l'ennemi...

- Moi ? Je suis passé à l'ennemi ?

- C'est l'évidence il me semble? Tu n'es plus républicain.

- Parce que toi, tu l'es encore? souffla Pitou suffoqué. La République t'a pris ton bras et ne t'a rien donné en échange. Pas même une pension minime !

- C'était la guerre et la guerre a de mauvais hasards. Être manchot ne change pas la façon de penser et je pense toujours que Liberté, Égalité et Fraternité sont les plus beaux mots de la langue française...

- A condition de ne pas les mettre à toutes les sauces. J'ai pensé comme toi mais j'ai vu trop d'horreurs et couper des têtes me paraît un bien mauvais moyen de pratiquer l'égalité! La République des buveurs de sang ne m'intéresse pas... et tu oublies que... miss Laura a bien failli en être la victime !

- Elle a surtout failli être la victime de Pontallec, ce damné chien ! C'est de lui qu'il faut que j'arrive à la débarrasser ! Ensuite, je crois qu'elle en viendra à penser comme moi et à regarder vers un avenir où il n'y aura plus de rois, plus d'aristocrates, plus...

- ... plus d'obstacles entre le fils d'un garde-chasse et la fille des Laudren, ex-marquise ? insinua doucement Pitou qui commençait à comprendre.

Mais Jaouen n'était pas prêt à dévoiler entièrement ses intentions même si pour le journaliste elles semblaient claires comme de l'eau de roche.

- Ne dis pas de sottises, grogna-t-il. Je sais que révolution ou pas, et même affublée d'une ridicule identité américaine, elle reste une trop grande dame pour moi, mais ce que je ne veux pas c'est qu'on la mette de nouveau en danger en l'entraînant dans je ne sais quelle conspiration...

L'agacement de Pitou se changea en inquiétude :

- Qui parle de conspiration? fit-il sèchement.

- Toi peut-être ? renvoya Jaouen avec un curieux sourire. En tout cas, ce maudit baron de Batz qui avait osé lui confier une mission dangereuse en l'envoyant en Angleterre... Celui-là, je voudrais qu'il ne mette plus jamais les pieds ici !

- Tu oublies que sur le chemin de Londres elle était sous ma garde à moi et que, sans toi, elle y serait toujours. Qu'est-ce qui t'arrive, Jaouen? Tu n'es plus capable de distinguer le vrai du faux, toi que j'ai connu avisé et intelligent ? Batz l'a sauvée d'une mort horrible, celle de la malheureuse princesse de Lamballe dépecée vivante. Je le sais : j'y étais pendant que tu courais aux frontières te battre pour tes idées. Alors tu es bien mal venu de donner ici des leçons ! Et j'aimerais bien savoir ce que... miss Adams pense de ta façon de voir les choses. En attendant, va donc lui dire que je suis là!

- Qu'est-ce que tu lui veux?

- Ça ne te regarde pas !...

Jaouen allait sans doute discuter encore lorsque Laura apparut dans le vestibule où se déroulait la scène, venant du jardin où elle était allée cueillir les fleurs. A la vue de son ami, son visage un peu soucieux s'éclaira :

- Pitou! Enfin, vous vous décidez à venir me voir ! Je commençais à m'inquiéter, n'ayant plus de nouvelles de personne...

- Vous voyez qu'il ne faut jamais désespérer. J'ai eu beaucoup à faire, dit-il avec une désinvolture que démentait le coup d'oil en direction de Jaouen. Il faut que je vous parle. Pouvons-nous faire un tour au jardin? L'air est si doux...

- Plus que vous ne sauriez le croire ! J'en viens mais ne demande qu'à y retourner, dit Laura en tendant ses fleurs à Jaouen. Allons nous asseoir sous les arbres ! Joël, dites à Bina de nous apporter du vin frais.

- Je l'apporte moi-même.

- C'est inutile, se hâta de déclarer Pitou qui n'avait aucune envie que le majordome vînt patrouiller autour de lui. Merci mais je n'ai pas soif et j'ai même un peu de migraine...

- Alors pas de vin ! Venez, fit Laura en glissant son bras sous celui de son ami, la fraîcheur vous fera du bien...

Ils marchèrent quelques instants en silence sur le sable doux, gagnant à pas paisibles un banc de pierre sous un berceau feuillu. Ce fut seulement une fois assise que Laura demanda après avoir scruté le visage soucieux de son compagnon :

- Est-ce une simple visite d'amitié ou bien avez-vous quelque chose à me dire ?

- J'ai quelque chose à vous dire mais je ne vous cache pas que j'hésite à présent...

- Pourquoi, mon Dieu ?

- A cause de Jaouen! Je viens d'avoir une... oh, presque une altercation avec lui. D'abord il ne voulait pas que je vous voie, et ensuite il n'a pas caché qu'il déteste Batz et que son plus cher désir est que vous n'ayez plus le moindre contact avec lui... ni avec moi d'ailleurs ! On dirait qu'il cherche à vous garder pour lui seul.

- Quelle sottise ! s'écria Laura devenue soudain très rouge. J'admets volontiers qu'il fait un peu trop de zèle et que j'ai déjà dû le réprimander. Ainsi, je l'ai envoyé porter des excuses à Elleviou qu'il a presque jeté dehors il y a quelques jours...

- Vraiment ? Ce n'est pourtant pas pour manque de républicanisme ?

- De républicanisme? Non, c'est parce qu'il ne voit en lui qu'un histrion indigne de fouler le sol d'une maison honnête... En fait, il ne supporte guère que les femmes...

- C'est bien ce que je pensais : il est amoureux de vous et Othello est un apprenti à côté de lui. Malheureusement, dans le cas qui m'amène ce soir, cela risque d'être dangereux. Est-il au courant de ce que Batz vous a confié lors de votre dernière entrevue ?

- Non. Ce qu'il m'a dit n'était que pour moi et je n'ai aucune raison de le répéter à qui que ce soit. Il s'agissait... d'un événement important?

- Très, et vous savez que vous et cette maison devez y jouer un rôle...

- J'ignore encore lequel. Je me doute qu'il doit être question de... recevoir quelqu'un?

- Oui. Deux femmes mais en vérité, je vais conseiller à Batz de leur chercher un autre asile. Avec Jaouen, votre maison n'est plus sûre. Savezvous qu'il ne rêve que de vous convertir aux " idées nouvelles " parce qu'il considère que c'est votre seule chance de vivre enfin sinon heureuse du moins tranquille?

- Oh, je m'en doute depuis longtemps, fit Laura en riant. Il m'en a parlé pour la première fois alors que, revenant de Bretagne, il tentait de me convaincre de fuir Pontallec. Il doit bien en garder quelque chose mais il me connaît assez maintenant pour savoir qu'il est difficile de me faire changer d'avis. Le régime actuel me fait horreur. Julie Talma est venue me voir hier : elle qui les possède à fond, ces idées, pleurait sur ses amis girondins pourchassés et menacés de mort. Elle en vient à avoir peur pour Talma et ses enfants. Alors je ne suis pas près de me convertir. Mais, vous disiez deux femmes? Qui donc? Serait-ce...

Elle pensait à la Reine et Pitou le comprit :

- Non. Pas elle... mais sa fille et sa belle-sour. Vous comprendrez sans peine qu'après ce que je viens de subir, je doive prévenir le baron...

Mais Laura ne l'écoutait pas. Les larmes aux yeux, elle souriait à une image qui visiblement l'emplissait de bonheur :

- Marie-Thérèse ! souffla-t-elle les mains jointes comme pour une prière. Elle viendrait chez moi, près de moi ? Oh, mon Dieu !

Pitou, impitoyable, doucha cet enthousiasme.

- N'y comptez plus! Chez vous oui, mais dans une maison où un révolutionnaire avoué fait la pluie et le beau temps, n'y pensez pas. Et oubliez ce que je viens de vous dire !

II se levait, s'inclinait pour prendre congé avec une froideur toute nouvelle, mais elle tendit les mains, s'accrocha à sa manche d'uniforme :

- Ne partez pas ! Par pitié, Pitou, restez ! Laissez-moi le temps de me remettre. J'étais si heureuse il y a un instant...

- C'est aussi ce que pensait le baron mais, encore une fois, il vaut mieux n'y plus songer. Jamais Batz ne fera courir pareil risque à ces pauvres femmes déjà tellement éprouvées !

- Qui les amènerait ? Batz ?

- Non. Le marquis de La Guiche! Alors vous imaginez !

Les larmes de la jeune femme séchèrent d'un seul coup. A son tour elle se leva, bien droite dans sa robe de mousseline blanche à grand fichu largement ouvert sur son cou et la naissance de ses épaules.

- Ne dites rien à Batz ! intima-t-elle. Je vous jure sur la mémoire de ma fille qu'elles seront ici en parfaite sûreté ! Je chasserai plutôt Jaouen.

- Ce serait la dernière chose à faire. Il se vengerait.

- Vous avez raison... alors je m'y prendrai autrement. Je suis prête à tout sacrifier au monde pour cette petite fille, pour la joie de la voir sous ces arbres, en ce jardin. Ne me privez pas de ce bonheur-là, Pitou! Je vous jure que j'en serai digne.

Elle l'implorait, levant sur lui ses grands yeux noirs auxquels il savait depuis longtemps qu'il ne pouvait guère résister, mais il y avait aussi son amitié pour Batz et sa loyauté sans faille à son égard comme à leur cause. Il y avait aussi ce serment prêté un jour d'été à Marie-Antoinette lorsqu'elle vivait encore aux Tuileries [xi]...

- Je vous crois, dit-il doucement, et je ferai tout pour que vous ne soyez pas privée de cette grande joie... mais ne me demandez pas de ne rien dire à Batz ! C'est à lui de décider.

- Je ferai en sorte d'éloigner Jaouen. Plaidez ma cause, je vous en prie! J'aimerais mieux mourir que...

- N'allez pas jusque-là, sourit Pitou. Nous avons encore besoin de vous...

Il baisait sa main, se détournait; elle le retint encore :

- Pouvez-vous me dire... quel jour ce sera?

- Le 21, dans la soirée...

Fidèle à sa parole, Pitou rapporta à Batz ce qui s'était passé dans le jardin de Laura. Le baron l'écouta avec attention, réfléchit un instant puis déclara :

- Je vais m'occuper de Jaouen.

- Qu'allez-vous faire?

- Le retirer de la vie active... pour quelque temps : lorsque cette chère Laura et les princesses seront en sûreté hors de France, on lui rendra la liberté.

- Il peut s'échapper.

- Cela m'étonnerait et j'ai besoin de la maison de miss Adams. Le temps manque pour préparer un autre asile... Je pourrais certes envoyer les princesses à Seine-Port, chez mon ami Gouverneur Morris, l'ambassadeur américain, mais le moindre jupon un peu joli le met en transe : il serait capable de faire la cour à la fille de Louis XVI et Madame Elisabeth n'accepterait pas de rester dans Une maison où l'on fait la fête tous les soirs.

- Ce serait pourtant une sacrée couverture! apprécia Pitou songeur.

- Oh, c'est certain, mais Madame Elisabeth serait capable de ramener sa nièce au Temple faute de pouvoir la conduire dans un couvent...

Dans la journée du 21 juin, Joël Jaouen qui, suivant les ordres de sa maîtresse, était allé faire des emplettes dans les boutiques du Palais-Egalité, disparut subitement. Prévenue, Laura ne le chercha pas, soulagée au fond de pouvoir se consacrer tout entière à l'attente du moment merveilleux que la nuit à venir lui apporterait...

Ce jour-là, qui était celui du solstice d'été, le temps était humide et frais. La lune à son dernier quartier n'apparaîtrait que vers le matin et ne serait pas gênante. Vers six heures du soir, trente hommes quittaient la section Le Pelletier sous le commandement de Cortey. Poncés, astiqués, le fusil sur l'épaule, les gardes nationaux défilaient en belle ordonnance sur le boulevard en direction du Temple. Comme la pluie menaçait et que -par une chance incroyable! - il ne faisait pas chaud, ces hommes portaient la capote réglementaire sur leurs uniformes bleus croisés de buffleteries blanches. Jean de Batz ou plutôt le soldat Forget, marchait au milieu de ses camarades. Il s'efforçait de ne penser à rien, seulement attentif à bien jouer son rôle. Pourtant, lorsque l'on passa devant la porte Saint-Denis, il ne put s'empêcher de tourner la tête vers l'immeuble en proue de navire qui marquait le coin de la rue de la Lune. Il se revoyait, cinq mois plus tôt jour pour jour, debout à cet endroit, une lunette marine à l'oil, cherchant désespérément dans la foule les visages de ceux qu'il attendait tandis que sortait de la brume le carrosse vert emportant le Roi vers l'échafaud. Il entendait le sinistre, l'incessant roulement des tambours et son propre cri appelant un peuple pétrifié de terreur au secours d'un homme bon et juste dont le seul tort était de n'avoir pas permis que l'on tirât sur ses sujets... Et il retrouvait intacts la rage et le désespoir qui s'étaient emparés de lui en se découvrant impuissant. Ce soir, il fallait réussir !

Au son d'un tambour - allègre cette fois ! - la petite escouade poursuit sa marche sous l'oil débonnaire des passants, escortée par une troupe de gamins qui s'efforcent de l'imiter. Enfin, on arrive à la tour du Temple et Batz prend une profonde inspiration au moment d'en franchir le seuil, usé par tant de pas depuis qu'y résonnaient les solerets de fer des chevaliers au blanc manteau frappé d'une croix rouge...

Les formalités habituelles s'accomplissent : la garde descendante remet ses postes, Cortey impassible en apparence reçoit le mot de passe et, tandis que s'éloignent ceux qui rentrent chez eux, une partie des nouveaux venus va s'installer dans la salle du premier étage. Les autres montent. A ce moment Michonis apparaît, serre la main de Cortey et salue les autres. Il est souriant. Tout va bien. Le soir tombe. Et puis soudain, des cris éclatent, des sanglots et aussi une galopade : les Tison qui viennent d'apprendre que leur fille a disparu. Quand ils dévalent l'escalier, on dirait qu'ils sont devenus fous. La femme crie, hoquette au milieu de ses larmes; l'homme exige qu'on les laisse aller à sa recherche. Les municipaux qui trouvent ce bruit excessif essaient de les calmer, rien n'y fait. Alors, avec un sourire agacé, Michonis laisse enfin tomber :

- Allez-y ! Mais arrangez-vous pour revenir vite, sinon c'est vous qui pourriez bien disparaître. Qu'on les laisse passer ! ordonne-t-il.

Le couple s'éclipse en même temps que Michonis, obligé un instant à la sévérité, retrouve un sourire débonnaire. Il faut bien se montrer indulgent, de temps en temps!... Restent les guichetiers. Tout est si calme et il fait si chaud dans leur espace clos qu'ils iraient volontiers boire quelque chose de frais dans les tavernes qui pullulent autour du Temple et puis, la nuit, on n'a pas vraiment besoin d'eux. Rassurés par la réputation sans défaut de Cortey et de Michonis, ils se hasardent, sur le conseil discret d'un des gardes, à demander une petite permission qu'on leur accorde volontiers. Et les voilà partis ! Et le temps passe : c'est à minuit, quand on va changer les factionnaires des prisonnières, que Batz et ceux qui sont dans le complot vont monter habiller les trois femmes des longues capotes que l'on a mises ce soir. L'enfant-roi, Batz se fait fort de le sortir en l'attachant contre lui, sous le manteau qui est ample. Louis XVII est petit, léger, presque fluet et, dans la tour qui n'est déjà pas claire en plein jour, les ombres sont nombreuses et denses lorsque la nuit est tombée...

Quant à Simon, on a prévu de se débarrasser de lui le temps nécessaire à l'opération. Simon, en effet, représente un danger aussi grand que les Tison. Cet ancien cordonnier d'une cinquantaine d'années qui n'était guère qu'un savetier n'avait jamais réussi dans la vie. La cordonnerie ne marchant pas très fort, il avait tâté de la " restauration " en ouvrant une gargote rue Dauphine. Sans grand succès. Veuf et encombré d'une fille de sa défunte, il s'est remarié à Marie-Jeanne Aladame, femme de ménage, une solide commère dure à l'ouvrage et qui le fait bien, comme la cuisine et les soins à donner en cas de maladie. Cela lui avait valu de soigner les Marseillais blessés le 10 août dans l'ancien couvent des Cordeliers proche de son logis. Car la grande chance de Simon a été de s'installer avec son épouse dans ce qu'on pourrait à peine appeler un appartement -une pièce et deux réduits sans fenêtre ! - à deux pas de Danton, de Marat, de Fabre d'Églantine, de Chaumette et de quelques autres avec qui il s'est lié d'amitié. Haïssant le pouvoir royal, il a vu dans la Révolution une occasion de se tirer d'affaire et, de fait, il doit à ses nouveaux amis le poste de commissaire de la Commune chargé principalement du Temple et quitte le moins possible un poste qui flatte sa vanité en lui permettant de jouir à longueur de journée des " humiliations de l'Autrichienne, des deux autres garces et du louveteau ". Protégé personnellement par Marat et même Robespierre, il se sait intouchable et en abuse volontiers. On n'aime guère Simon chez les soldats du Temple, et quelques-uns comme Cortey ou Michonis le détestent tout en s'en méfiant. Il importe donc d'écarter, pour ce soir-là, ce personnage aussi encombrant que déplaisant. A onze heures du soir, c'est chose faite. Un billet de Marat dont il croit connaître l'écriture lui est porté par un " municipal ". Son " ami " lui demande de le rejoindre d'urgence pour affaire grave.

Simon n'hésite qu'un instant. Tout est si calme, ce soir! Et puis on peut compter sur Cortey et Michonis, ces " purs ", pour veiller au grain au cas où il s'annoncerait.

- J'y vais ! confie-t-il à Michonis. J'en ai pas pour longtemps.

Il faudra tout de même celui de gagner à pied le quartier de l'Odéon et d'en revenir... Vers minuit, les gardes qui vont monter relever ceux du troisième étage se préparent. Batz et les deux autres désignés pour les portes donnant sur l'escalier réendossent leurs grandes capotes.

- Tout le monde est prêt? demande Cortey. Alors en avant !

La petite troupe quitte la salle de garde, s'engage dans la sombre vis de pierre quand, soudain, en bas, des cris éclatent :

- Halte! Halte!... Que personne ne bouge! Cortey étouffe un juron. Cette voix est celle de Simon, de Simon revenu par extraordinaire, de Simon qui grimpe l'escalier quatre à quatre, qui rejoint la petite troupe :

- Halte! lâche-t-il encore, à demi étranglé par l'essoufflement. Il faut qu'on fasse l'appel des hommes. Il a dû se passer quelque chose d'anormal mais heureusement tu es là, ajoute-t-il à l'adresse de Cortey.

- Pourquoi l'appel ? demande celui-ci.

- Parce que ! Après on s'occupera de Michonis. C'est un traître. Qu'est-ce que tu veux, toi ?

Les derniers mots s'adressent à Batz. Pâle comme un mort, le baron qui voit s'écrouler ses espoirs par la faute de ce triste espion tient le long de sa jambe un pistolet dans sa main crispée. Cortey, qui a compris, interpose sa carrure entre lui et Simon :

- Il te veut rien. Faut comprendre, citoyen Simon, Michonis est son " pays ". Puis, s'adressant à Batz : Calme-toi, mon gars, il doit y avoir une erreur. Ça va s'arranger...

- Ça m'étonnerait, grince Simon. Il doit aller sur l'heure à l'Hôtel de Ville s'expliquer. Il est là-haut?

- Oui, il est là-haut, répond Cortey qui lui-même résiste mal à l'envie d'étrangler le maudit savetier mais dans la tour tout le monde est en alerte, à commencer par les municipaux. On aboutirait seulement à une catastrophe.

- Bon, j'y vais ! Mais, avant tout, fais donc l'appel !

- Je n'en vois pas la raison mais si ça peut te faire plaisir...

Et il procède à l'appel, sans danger aucun, puisque les princesses n'ont pas encore pris la place des gardes. Personne ne bronche et, comme les autres, Batz répond présent quand Cortey crie " Forget "...

Satisfait, Simon continue son ascension, accompagné de quatre municipaux qui vont escorter Michonis à l'Hôtel de Ville. Quelques instants plus tard, les hommes redescendent, en encadrant un Michonis qui n'a pas l'air autrement inquiet.

- Tu parles d'une ânerie! lance-t-il à Cortey. Moi, un traître, avec tout ce que j'ai donné comme preuves de mon loyalisme !

- Il doit y avoir une erreur quelque part...

- Bien entendu ! Ne te tourmente pas, je saurai bien le fin mot de l'histoire.

- Où est Simon?

- Là-haut, bien sûr. Il a pris ma place... mais je te jure qu'il ne la gardera pas !

Il n'en dit pas davantage, les municipaux trouvant qu'il parlait un peu trop l'entraînaient, avec tout de même quelques ménagements. Cortey échangea un regard avec Batz :

- Bon, l'incident est clos. Il faut tout de même aller relever les camarades de là-haut.

Le ton était teinté d'une imperceptible interrogation que Batz saisit : cela voulait dire que l'on allait rester un bon moment en compagnie du malencontreux Simon. Se sent-il capable de le supporter ? Bien sûr ! Cela pourrait même être intéressant. D'un léger signe de tête, il approuve et on reprend le chemin de l'escalier.

Au troisième étage, tout est tranquille. La relève s'effectue et les hommes relevés redescendent. " Forget " a été affecté aux portes vitrées devant lesquelles Simon marche de long en large comme un tigre dans sa cage. Derrière, Batz imagine avec désespoir les trois femmes qui n'en sortiront pas cette nuit et dont la déception doit être affreuse. Il regarde avec horreur l'homme trapu, à la taille courte, au faciès vulgaire, inquiétant même avec ses grosses lèvres et ses yeux un peu exorbités... Pourtant il se décide à lui parler :

- C'est une chance, citoyen Simon, que tu aies pu être avisé d'une manigance !

- Qu'est-ce que tu dis ? fait le savetier qui est un peu dur d'oreille et qui interprète mal quand il n'est pas en face de son interlocuteur.

- Que tu as eu une vraie chance de déjouer ce complot, hurle Batz en forçant la voix nasillarde qui accompagne le personnage de Forget.

L'autre lui jette un regard furieux :

- C'est pas dla chance. C'est parce qu'on sait qu'en s'adressant à moi, on trouve un homme de bien, un vrai patriote...

- Ah ça, c'est sûr! Mais comment c'est arrivé, cette... chance?

- Ça te regarde pas ! Occupe-toi donc à monter ta garde et arrête de gueuler, tu m'casses les oreilles !

L'envie de corriger le grossier personnage était brûlante mais Batz se le tint pour dit et poursuivit son calvaire jusqu'à l'heure de la relève. En regagnant la section Le Pelletier au petit matin au milieu d'une troupe moins disciplinée que la veille et où l'on commentait beaucoup les événements de la nuit, il réussit à s'approcher de Cortey :

- Et... nos amis qui attendaient au-dehors?

- Ils ont été prévenus. Sous le prétexte de m'assurer que tout était tranquille dans le quartier j'ai fait une ronde... avec seulement sept hommes, ceux dont je suis sûr. On s'est partagé le travail et on est rentrés.

Tout en marchant, Batz se retourna pour jeter un coup d'oil au vieux donjon. Dans la lumière rouge d'une aurore annonciatrice de vent, il lui parut plus sinistre encore que d'habitude.

- Ne regarde pas ! marmotta Cortey. C'est mauvais pour le courage. Ce que je voudrais savoir, moi, c'est comment et par qui Simon a pu être prévenu?

- Ça je m'en charge ! chuchota Batz.

Il savait, en effet, qu'il ne pourrait pas dormir tant qu'il ignorerait d'où venait le croche-pied sur lequel il venait de trébucher mais, pour l'instant, l'inquiétant était le sort de Michonis. Il se promit d'aller voir Lullier à l'Hôtel de Ville dès qu'il serait débarrassé de sa défroque de garde national. C'était ça le plus important ! Ensuite il rentrerait à Charonne prendre un peu de repos, faire le point. Ceux qui l'y attendaient, ainsi que Laura rue du Mont-Blanc, devaient savoir déjà par leurs amis postés autour du Temple que le coup était manqué, et point n'était besoin d'une vaste imagination pour deviner leur déception.

Transgressant pour une fois ses habitudes dans sa hâte de savoir ce qu'il était advenu du directeur des prisons, Batz se disposait à changer d'aspect dans la maison de Cortey dont l'avantage était de présenter plusieurs issues, mais il n'eut pas à prendre ce risque supplémentaire. Michonis en personne apparut dans la cuisine de l'épicier où celui-ci et son compagnon reprenaient des forces avec du café, du pain et du jambon. Il fut reçu avec le soulagement et la joie que l'on imagine :

- On te croyait déjà en route pour l'échafaud! dit Cortey en lui tendant une tasse de café...

- Je l'ai cru un moment mais vous pensez bien tous les deux que je me suis défendu comme un diable, n'hésitant pas à traîner dans la boue ce vieux démon de Simon que j'ai accusé de boire un peu trop et d'avoir des visions. Il est tellement teigneux qu'il n'a guère d'amis et ma chance a été que Pache, le maire, soit au fond de son lit avec une vilaine toux...

- Devant qui avez-vous comparu? demanda Batz.

La figure de Michonis se fendit alors d'un large sourire.

- Devant le citoyen procureur-syndic Lullier, voyons! fit-il d'un ton suave. Un homme charmant ! Tellement compréhensif ! Et je ne crois pas qu'il tienne Simon en haute estime... On dirait que votre organisation tient bon, baron? Mes félicitations !

- Je ne suis pas certain de les mériter. Notre chance, dans le cas présent, est que Lullier soit sujet aux insomnies et qu'il considère plus commode de vivre dans son bureau la majeure partie du temps.

- En attendant, il faudrait savoir d'où est venue la subite clairvoyance du savetier...

- Soyez tranquille, nous le saurons bientôt.

A l'instar de Lullier, Simon ne quittait guère la tour du Temple et ne faisait, rue des Cordeliers, que des apparitions assez brèves. Son titre de commissaire le fascinait et, dès le matin suivant la nuit où il avait joué un rôle plus important encore qu'il ne l'imaginait, il décida de s'y installer à demeure : on lui trouverait bien un coin pour dormir et Marie-Jeanne n'aurait qu'à lui apporter tout ce dont il pouvait avoir besoin comme, au temps du Roi, faisaient Cléry et sa femme. Néanmoins, comme l'été était là, que la chaleur commençait à envahir Paris, il ne résistait pas à l'envie de sortir, à la nuit tombée, pour aller boire du vin frais aux environs de l'Enclos. Après, bien sûr, s'être assuré que tout était en place dans la forteresse et que les prisonniers étaient en de bonnes mains.

Les cabarets étaient nombreux aux alentours, mais il avait ses préférences pour l'Épi-Scié, sur le boulevard du Temple, pas bien loin du Cabinet des figures de cire du sieur Curtius. On y buvait du vin de Suresnes qui n'était sûrement pas le meilleur de France mais que Simon appréciait. En outre, le patron, Guérin, était originaire de Troyes comme le cordonnier. Enfin, la femme du cabaretier, Fanchon, était une belle créature d'une quarantaine d'années, blonde et plantureuse mais qui posait sur choses et gens un regard froid, indéchiffrable. En outre, elle ne parlait que rarement et ce silence l'enveloppait d'un mystère qui impressionnait beaucoup Simon. Il venait là pour elle autant que pour le vin mais c'était seulement plaisir des yeux car il se serait bien gardé de la moindre avance : ceux qui s'y étaient hasardés avaient vite découvert qu'elle pouvait griffer.

Une fois installé au Temple quasi à demeure, il se rendait chaque soir à l'Épi-Scié, y passait une heure et, quand l'horloge du cabaret marquait la demie de dix heures, il repartait prendre ce qu'il appelait son " poste de commandement ", laissant volontiers entendre que, sans sa vigilance, le vénérable donjon ne serait qu'une vaste pétaudière... Naturellement, nul n'ignorait quel rôle important il venait de jouer dans une immense conspiration destinée à faire évader celles qu'il appelait gracieusement les " salopes ". Bien qu'il ne dît jamais comment la connaissance dudit complot lui était venue.

Ce soir-là, à l'heure habituelle, Simon vida son verre, donna le bonsoir à la compagnie et quitta le cabaret pour rentrer au Temple. Tout le jour, un orage avait menacé mais s'était contenté de quelques coups de tonnerre. La nuit était chaude et noire, juste un peu plus fraîche sous les arbres du boulevard. Simon s'y arrêta un instant avant de plonger dans le trou noir de la rue Chariot. Il ôta son bonnet rouge pour s'éponger le front à la manche de sa chemise... et se retrouva à plat ventre, le nez dans la poussière, tandis que des doigts qui lui parurent durs comme du fer le serraient à la gorge : un homme qu'il ne pouvait voir pesait de tout son poids sur son dos.

- Alors Simon ? fit à son oreille une voix grave, profonde, qu'il n'avait jamais entendue. Tu viens encore de te vanter de tes exploits ! Seulement tu ne dis pas tout et moi je veux en savoir davantage. Qui t'a prévenu, le soir du 21 ?

A demi étranglé, le savetier ne put émettre que des borborygmes informes. Batz, alors, lâcha une main, l'autre maintenant d'une poigne solide la tête de l'homme contre la terre. Simon respira, toussa, puis gémit : la main libre s'était armée d'une lame dont il sentit le tranchant contre son cou...

- Je ne sais pas, dit-il enfin... Quelqu'un m'a abordé et mis un papier dans la main en disant qu'il fallait que je retourne au Temple.

- Et que disait le papier?

- Que Michonis... est un traître !

- Et c'est tout?

- Ben... Oui... aïe!

L'arme commençait à entamer son cou.

- Tu mens! gronda l'homme dont les genoux pesaient si douloureusement sur son dos. Alors, que s'est-il passé cette nuit-là? Parle ou je te tranche la gorge... mais pas d'un seul coup comme cette guillotine que tu aimes tant!... doucement... petit à petit.

Simon eut un râle de terreur. Le boulevard était désert et il était seul au pouvoir de ce démon qui allait le tuer.

- Arrête, citoyen!

- Je ne me sens nullement citoyen et j'ai horreur qu'on me tutoie. Tu parles ?

- Oui... Oui... voilà! Un homme m'a abordé comme je descendais la rue du Temple. Il a dit... ce que je viens de dire... mais il a ajouté qu'on allait lâcher les prisonniers cette nuit... que Michonis avait tout décidé parce qu'on lui a promis... beaucoup d'argent...

- Qui était cette bonne âme ?

- Je... je n'en sais rien!

- Allons donc ! Je suis sûr que tu le connaissais sinon tu l'aurais emmené à la Commune pour déposer, mais il a dû te dire qu'il voulait que la gloire retombe sur toi...

- Oui... oui c'est ça!

- Ça pouvait être un piège et tu ne l'aurais pas cru s'il s'agissait d'un inconnu. Alors, son nom !

Plus persuasive que jamais, la lame fit couler le sang :

- Il s'appelle... Sourdat! C'est... un " pays ".

- Il est de Troyes en Champagne comme toi ? Le lieutenant de police de là-bas ?

- Il l'est plus, gémit Simon. Il habite Paris, maintenant...

- Où?

- J'en sais rien.

- Oh ! mais si tu le sais... Ce brave homme a dû te dire où tu pourrais le trouver... en cas de besoin ? Quelqu'un de si bien renseigné, c'est précieux. Alors, encore un petit effort !

- A... à Chaillot! Rue du Cour-Volant... 634!

- Eh bien voilà!... Encore une petite question : c'est un royaliste, ce Sourdat, un mauvais parce qu'il sert Provence mais un royaliste tout de même. Comment l'as-tu connu ?

- A Troyes... on a eu affaire ensemble...

- Quand il était dans la police et toi fils de boucher ? Ça va bien ensemble quelques fois ! Eh bien bonne nuit, Simon! Mais, un bon conseil, ne te relève pas tout de suite ! Compte jusqu'à cent et ne tourne pas la tête : je suis très capable de te planter ce couteau entre les épaules d'une distance... suffisante !

Docilement, Simon commença à compter tandis que Batz se relevait et, sans faire plus de bruit qu'un chat, disparaissait dans les ombres plus denses générées par les marronniers. D'assez loin, il observa sa victime, le vit se relever après avoir crié " cent ! " et foncer dans les profondeurs de la rue Chariot.

Ce qu'il venait d'apprendre était d'une extrême importance. Il n'avait pas besoin de retourner interroger Le Noir. Celui-ci, depuis la mort du Roi, lui avait appris nombre de détails encore ignorés sur ces " royalistes " d'un genre particulier, sur ce véritable clan ennemi qui, pour mieux servir Monsieur, était décidé à détruire la Reine, le petit roi et, pourquoi pas, sa sour et sa tante. Nicolas Sourdat, pour Batz, cela voulait dire Antraigues. Comment l'araignée de Mendrisio et ses séides pouvaient-ils éventer si aisément ses plans à lui, Batz, c'est ce qu'il fallait essayer de savoir.

Mais, tout en rejoignant, du pas d'un paisible promeneur, la rue Helvétius et le logis de son ami Roussel, Batz commençait à se demander si le plus simple ne serait pas de se rendre en Suisse et d'embrocher proprement un homme qu'il haïssait depuis toujours. Morte la bête, mort le venin...

Seulement, la Suisse c'était loin et Batz n'avait pas de temps à perdre avec les aléas d'une longue route. On avait besoin de lui à Paris.

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