- David? Vous êtes allée voir David?
La colère qui vibrait dans la voix de Batz n'annonçait rien de bon. Le seul nom du peintre la déchaînait et Laura en éprouva un choc : c'était la première fois que Jean s'emportait contre elle. Elle n'en fit pas moins face avec détermination :
- Et pourquoi pas, s'il vous plaît ? Entre artistes on se doit de s'aider et cet homme peut faire libérer Marie. Talma m'a dit...
- Ce que peut dire Talma n'a aucune importance. Le malheureux a déjà suffisamment à faire entre ses amis girondins menacés de mort et l'accusation qui lui est faite d'avoir dénoncé ses anciens camarades de la Comédie-Française.
- Je suis certaine qu'il n'en a rien fait !
- Je le crois aussi mais, à moins de tâter lui-même de la prison, il aura du mal à s'en laver. Alors, comme il ne savait comment se débarrasser de vous, il vous a envoyée à son bon ami David?
- Vous n'y êtes pas du tout ! C'est moi qui lui ai demandé d'intervenir auprès de David. Lui et Julie m'ont alors répondu que je réussirais mieux si je m'en occupais moi-même.
- Et que vous a dit le maître? fit Batz avec un sourire féroce.
- Qu'il y apporterait ses soins si je lui permettais de faire mon portrait. Il a d'ailleurs jeté quelques traits sur des feuilles de papier.
- Votre portrait! Vraiment? Et, bien entendu, il viendra vous peindre ici, dans votre cadre ?
- Non. Ses toiles sont grandes en général. J'ai vu le portrait inachevé de Mme Chalgrin. Admirable quoique un peu grand. Je dois aller chez lui, mais je n'irai que lorsque Marie sera libérée !
- Vous êtes vraiment d'une innocence ! fulmina Batz. Je vais vous expliquer, moi, comment cela va se passer : il vous fera venir encore et encore en vous distillant l'espérance. Vous dites qu'il a fait le portrait de Mme Chalgrin ? Je ne sais comment il a pu obtenir cela d'elle, car je peux vous assurer qu'il lui inspire une peur affreuse. Sans doute en marchandant je ne sais quelle grâce! Mais elle ne l'aura, cette grâce, que lorsqu'elle aura accepté de devenir sa maîtresse. Et il vous en pend tout autant au nez, miss Adams !
Laura pâlit. Elle se souvenait trop bien de la scène violente dont elle avait été le témoin en arrivant au Louvre : Emilie Chalgrin s'échappant de l'atelier à demi dévêtue, poursuivie par les injures et les menaces d'un homme qui ressemblait davantage à un satyre qu'à un génie du pinceau.
- Il n'osera pas. Il me croit une étrangère plus ou moins protégée par le gouvernement actuel. En outre, si Marie n'est pas libérée quand j'y retournerai, je lui dirai que je ne reviendrai plus. Je refuse l'idée que Marie reste longtemps en prison.
- Alors il vous mettra le marché en main : ou vous couchez avec lui, ou il abandonne Marie à son sort!
- Eh bien, s'il faut en arriver là, je coucherai avec lui...
La gifle lui coupa le souffle. Les yeux soudain emplis de larmes, elle considéra avec stupeur le visage convulsé de fureur qui lui faisait face et porta d'un geste machinal sa main à sa joue endolorie. Alors il lui tourna le dos :
- Pardonnez-moi ! Vous imaginer dans les bras de cet homme m'est insupportable! Je vous défends d'y retourner, vous m'entendez? Je vous l'interdis ! Je... je n'ai pas besoin de vous pour sortir Marie de prison. J'ai déjà pris des dispositions.
- Je n'en doute pas, murmura-t-elle confuse, mais... êtes-vous certain qu'elles seront efficaces?
- Je le crois... Je l'espère de tout mon cour!
Elle se rapprocha de lui qui ne la regardait toujours pas, posa une main timide sur une épaule solide mais qu'elle sentit pourtant frémir.
- Et si cela ne suffisait pas ? demanda-t-elle doucement. Deux précautions valent mieux qu'une et je me crois assez forte pour amener David à nous aider sans courir trop de risques.
- Jurez ! gronda-t-il. Jurez que vous n'y retournerez pas !
- Si je n'y vais pas au moins une fois, cela peut être imprudent. Si je déchaîne sa colère...
Cette fois il se retourna et elle vit son regard plein d'une sombre fureur :
- Êtes-vous folle ou faut-il tout vous dire? Le danger d'être violée par David n'est pas le seul que vous puissiez courir chez lui.
- Et quoi encore? fit-elle avec un haussement d'épaules en pensant qu'il la prenait vraiment pour une petite fille devant qui l'on peut agiter tous les épouvantails de la terre.
- Vous pourriez y rencontrer... votre époux.
- Mon... époux? Vous voulez dire... Pontallec?
- Je ne vous en connais pas d'autre, dit-il avec une grimace, conscient d'avoir enfin touché une corde sensible. Lui et David sont... sinon d'excellents amis, du moins de grandes relations d'affaires. Médusée, elle réussit tout de même à articuler :
- Mais... comment savez vous cela?
- Je vais vous le dire.
Et Batz raconta comment, à l'établissement thermal de Passy, il lui avait été donné de surprendre une conversation entre les deux hommes et les conclusions qu'il en avait tirées :
- Il m'est apparu qu'il valait mieux ne rien vous révéler. Si, pour s'emparer des affaires de celle qu'il a tuée, Pontallec est descendu - ou a fait semblant de descendre car il demeure certainement attaché au comte de Provence -jusqu'à s'acoquiner avec Lecarpentier, le bourreau du Cotentin, il est plus dangereux que jamais et je ne voulais pas que vous vous lanciez à l'assaut d'une forteresse dont le premier contact vous aurait brisée. Or telle que je vous connais, vous n'auriez rien voulu entendre. Surtout pas la voix de la raison !
Laura garda le silence un moment, s'efforçant d'assimiler ces extraordinaires révélations. C'était pire encore que ce qu'elle supposait : Pontallec la main dans la main avec des assassins, des terroristes ! Cela dépassait vraiment l'imagination.
- Quoi que vous en pensiez, murmura-t-elle enfin, je ne suis pas folle. Me jeter dans la gueule du loup n'est pas ce que je désire. Tout au moins pour le moment, ajouta-t-elle avec tristesse. Et puisque vous avez besoin de moi...
L'instant d'après elle était dans ses bras. Jean s'était saisi d'elle avec une violence qu'il ne mesurait pas mais qui traduisait trop bien le tumulte de son âme :
- Oui, j'ai besoin de vous ! Tellement plus que vous ne pouvez le supposer ! Pour mener à bien ma tâche, sans doute, mais aussi parce que je ne peux plus imaginer de ne plus vous sentir auprès de moi, de ne plus vous regarder, toucher votre main de mes lèvres ! Oh ! Laura, Laura ! Il y a si longtemps que je lutte contre cette passion que vous m'inspirez ! Depuis le jour, je crois, où je vous ai ramenée chez moi...
Il enfouit son visage contre le cou de la jeune femme que ses lèvres caressèrent. Éblouie, émerveillée par la soudaine réalisation de ce rêve qu'elle s'était efforcée d'étouffer, de cacher, elle se laissa aller contre lui, les yeux clos, uniquement consciente de cette caresse qui éveillait en elle une sensation à la fois terrible et délicieuse. Leurs lèvres s'unirent et le temps s'arrêta...
Ce fut un moment de griserie totale, d'oubli de tout ce qui existait autour du couple soudé qu'ils venaient de se reconnaître comme si, de tout temps, ils étaient destinés l'un à l'autre.
Ils étaient comme un arbre battu par une tempête dont ils ne voulaient s'apercevoir mais qui les poussait tout de même vers l'accomplissement absolu. Il faisait nuit, il était tard et autour d'eux la maison n'était que silence, attente de cet événement divin d'un amour qui s'éveille à la vie et va prendre son essor... Et Jean allait emporter Laura vers la chambre tiède, la douceur soyeuse du lit ou il allait la déposer pour la faire sienne, quand soudain un éclair de conscience transperça la jeune femme, lui arrachant un cri :
- Marie! Nous ne pouvons pas faire cela à Marie!
Aussitôt, il la lâcha si soudainement qu'elle manqua perdre l'équilibre et sans un mot alla s'asseoir au bord d'un canapé où il cacha sa figure dans ses mains. Laura put voir que ces mains tremblaient. Quand il releva la tête pour la regarder, il y avait des larmes dans ses yeux :
- Pourquoi ai-je laissé échapper mon secret? Je m'étais juré que vous ne sauriez jamais rien de cet amour et puis... je ne suis qu'un homme ! Il va falloir oublier... oublier que vous aussi vous m'aimez ! Cela va être beaucoup plus difficile...
- Ce sera peut-être plus facile pour vous que pour moi. Vous aimez Marie, quels que soient les sentiments que je vous inspire.
- C'est vrai. Je l'aime... aussi mais pas de la même façon : avec une infinie douceur, une infinie tendresse. Pas avec la violence que je ressens auprès de vous. Laura, croyez-moi... il n'y aura plus jamais dans ma vie d'autre femme que vous ! Et Laura alors s'entendit répondre avec autant de surprise que si une voix étrangère parlait en elle:
- Quelle part, dans tout cela, réservez-vous à votre fiancée ?
Un instant de silence, celui des grandes stupeurs, puis :
- Ma fiancée ? Je n'ai jamais eu de fiancée ! D'où la sortez-vous ?
- De la douleur de Marie qu'une jeune fille vêtue de noir est venue voir à Charonne, il y a peu... pour vous réclamer à elle. Une jeune fille qui a dit s'appeler Michèle Thilorier...
- Elle est allée à Charonne ? Elle a osé ? Mais de quel droit?
- De celui que vous lui avez donné sans doute ? De toute façon, ajouta Laura avec une rancune dont elle ne fut pas maîtresse, vous avez l'air de savoir très bien qui elle est ?
- Ce que je sais surtout, c'est ce qu'elle n'est pas ! gronda Batz, qu'une nouvelle colère envahissait. Jamais, je vous le jure, je n'ai demandé sa main à ses parents !
- Vraiment ? Alors pourquoi est-elle enceinte de vous?
- Par tous les diables de l'enfer, qu'est-ce encore que cette histoire de fous ? Michèle enceinte... et de moi ? Trouvez-moi quelque chose à boire, Laura ! Quelque chose de fort! J'en ai besoin...
Elle se rendit à la salle à manger, revint avec un flacon plein d'un liquide d'une belle couleur ambrée : l'eau-de-vie de raisin que les paysans faisaient en pays d'Armagnac et dont Jean lui avait donné une bouteille. Elle la lui tendit avec un petit verre qu'il emplit et avala d'un coup. Ce qui pour lui était une hérésie et donnait la mesure de son trouble. Ensuite il prit une profonde respiration et ordonna :
- Maintenant, dites-moi tout !
- C'est à vous, il me semble, de parler. Pourquoi cette demoiselle irait-elle inventer pareille chose si vous ne lui étiez rien ?
- Soit : Michèle Thilorier est fille d'un couple d'amis : lui, Jacques, était avocat au Parlement de Paris, elle, nettement plus jeune, d'une bonne famille de Bordeaux. Sa sour aînée a épousé le petit d'Epremesnil, fils d'un de mes amis. Je les voyais beaucoup avant les troubles, mais j'avoue les avoir un peu négligés tous ces temps... Dût ma modestie en souffrir, Michèle qui doit être un peu plus âgée que vous s'est amourachée de moi au point de me relancer, l'an passé, dans mon logis de la rue Mesnard qui est désormais sous scellés. Elle déteste Marie sans en savoir autre chose que le lien qui m'attache à elle.
- Au point de venir raconter n'importe quoi ?
- Je la crois prête à tout pour nous séparer. Je lui dois cependant une excuse : elle ne m'a pas vu depuis des mois, même lorsque son père est mort peu après le Roi. J'étais en Angleterre et, au retour, je ne suis pas allé les voir, elle et sa mère, qui est d'ailleurs une très jolie femme dont mon ami Jean-Jacques d'Epremesnil, le beau-père de sa fille aînée, est épris depuis longtemps. Un poète, Parny, a chanté sa beauté, et je ne vous cache pas que si j'avais dû m'éprendre d'une de ces trois femmes, c'eût été de Françoise Thilorier. Avant de rencontrer Marie j'en ai même été un peu amoureux. Voilà, vous savez tout !
- C'est vraiment tout ?
- Sur mon honneur ! Michèle a inventé cette histoire d'enfant à naître parce qu'elle veut que je l'épouse. Et moi, vous le savez, je ne me reconnais pas le droit de me marier... en admettant que je le veuille. Ce qui n'est pas le cas.
Il s'était levé, marchait à pas nerveux à travers le salon pour finalement s'arrêter devant Laura dans les yeux de laquelle il plongea son regard mais sans la toucher.
- Vous me croyez, au moins?
Bien sûr elle le croyait ! Son soulagement était si grand qu'elle aurait pu rire et chanter tant elle était heureuse de pouvoir lui rendre cette belle confiance que l'histoire de cette Michèle avait si cruellement entamée. Mais au fond des yeux noisette qu'elle aimait tant, il lui sembla apercevoir un autre visage, doux et désolé...
- Oui, dit-elle enfin, je vous crois, mais c'est Marie qu'il faudrait rassurer! J'ai la conviction qu'en refusant de fuir avec vous, en se laissant arrêter, elle s'est sacrifiée. Cette fille voulait le champ libre, ajouta-t-elle avec colère. Eh bien, elle le lui laisse... à elle et à son enfant!
- Vous avez raison. Il faut qu'elle sache la vérité ! Et vite ! Il faut lui rendre l'envie de se battre.
- Et d'abord la tirer de prison ! Qu'avez-vous fait pour cela pendant que... j'allais au Louvre?
Au regard noir qu'il lui lança, elle comprit que la plaisanterie n'était pas de mise.
- J'ai vu Lullier, un de mes amis. Il est procureur-syndic de la Commune. Il m'a promis de faire diligence.
Lullier tint sa promesse : deux jours plus tard, Marie quittait Sainte-Pélagie, à la condition de ne pas sortir de Paris. On lui assignait résidence dans son appartement de la rue Ménars où il serait plus facile de la surveiller : les chemins de Charonne ouvraient un peu trop largement sur la libre campagne...
- Je n'ai pas pu obtenir davantage, expliqua Lullier. Il semble que Robespierre ait l'oil sur Marie Grandmaison parce qu'il voit en elle le meilleur moyen de vous atteindre. Vous êtes, mon cher Batz, en train de devenir sa bête noire.
- Autrement dit, Marie est la chèvre attachée à un piquet pour attraper le tigre ?
- L'image est peu flatteuse mais exacte, soupira Lullier. Et je vous déconseille très fortement de vous approcher de votre ancien logis. Tenez-vous pour satisfait qu'elle ait échangé une prison sordide pour une demeure confortable !
- Vous avez raison et je ne vous remercierai jamais assez. Cependant, je n'aime pas la savoir seule. Ne pouvez-vous obtenir, puisque les serviteurs ont pu rentrer à Charonne, que Nicole, sa femme de chambre, et Biret-Tissot la rejoignent ?
- Il n'y a rien contre eux! Cela doit être possible... mais vous n'essaierez même pas de lui écrire? Le moindre billet pourrait permettre de remonter jusqu'à vous. Songez que moi aussi je joue ma tête dans cette histoire. Alors, votre parole ?
- Vous l'avez !
- Merci... Ah, j'allais oublier! J'ai fait arrêter Maillard pour lui apprendre à user de pouvoirs qu'il n'a pas. Un peu de prison lui fera du bien, même s'il n'y reste pas très longtemps. Et j'ai pensé que cela vous ferait plaisir....
Pendant ce temps, Chabot nageait dans le bonheur. Son mariage était fixé au 14 octobre (5 vendémiaire) et, quelques jours plus tôt, il était monté à la tribune des Jacobins pour annoncer la nouvelle et inviter la société à nommer une députation pour assister à la cérémonie et au banquet civique dont on la régalerait ensuite.
- Je préviens, clama-t-il, qu'aucun prêtre ne souillera ma noce et que nous n'emploierons que la municipalité. La députation voudra bien s'y rendre à huit heures afin que tout soit terminé à neuf heures (Quoi ? le banquet aussi ?) car je ne veux pas m'absenter de la Convention et ma femme m'a dit qu'elle cesserait de m'aimer si cela me faisait négliger une seule fois la Convention et les Jacobins [xxiv].
Ce vertueux discours tomba à plat, au milieu d'un de ces grands silences qui n'annoncent rien de bon. C'est qu'avant de formuler son invitation, l'ex-capucin n'avait rien trouvé de mieux que faire le panégyrique de sa future épouse en énonçant le chiffre de sa dot - deux cent mille livres! - qui allait plonger dans l'opulence l'indigent qu'il était. Et par la même occasion, il chanta ses propres louanges de citoyen sans peur et sans reproches, pauvre mais honnête.
Tout de même, les Jacobins décidèrent d'envoyer quelques-uns d'entre eux -tous volontaires, surtout pour le banquet! - les représenter à ces étranges épousailles d'un moine défroqué avec une Juive autrichienne et millionnaire. Et le 14 octobre, la noce rentrait à l'hôtel Frey pour y faire bombance...
Delaunay était de la partie et aussi Julien de Toulouse. Batz avait envoyé un présent au jeune couple mais s'était excusé : son père, souffrant, le réclamant en Gascogne, il était censé avoir quitté Paris, où sa présence d'ailleurs n'était pas indispensable pour frapper le coup le plus violent qu'il comptait assener à ceux qu'il voulait détruire. Ce fut donc Delaunay qui, après un repas copieux, entreprit le nouveau marié pour lui proposer une nouvelle affaire, la plus juteuse de celles auxquelles on l'avait associé jusqu'à présent : il s'agissait d'appuyer à la Convention la proposition de mise en liquidation des quarante mille actions de la Compagnie des Indes que, sur l'ordre de Batz, il avait lancée à la Convention au cours d'une intervention incendiaire. C'était sans doute l'affaire la plus fructueuse du siècle.
Dire la nouvelle Compagnie des Indes serait plus près de la vérité. Louis XVI l'avait ressuscitée le 14 avril 1785. Elle succédait à celle créée par Law en 1717 [xxv] et dont les privilèges avaient été suspendus en 1769 à la suite des guerres de Succession d'Autriche et de Sept Ans. La dissolution suivit. Calonne proposa sa survivance sur de nouvelles bases : uniquement commerçante, sans pouvoirs civils et militaires. Déchargée des services de la guerre et pourvue pour sept ans du monopole du commerce avec tous les pays situés au-delà du cap de Bonne-Espérance (moins l'île de France et l'île Bourbon [xxvi]), elle prospéra rapidement. Batz, son ami d'Eprémesnil et le curieux abbé d'Espagnac qui dirigeait encore l'importante compagnie des Charrois comptaient parmi ses principaux actionnaires. La Compagnie avait naturellement perdu ses privilèges au début de la Révolution, mais elle demeurait toujours des plus rentable.
- Nous poumons tirer d'énormes bénéfices de la liquidation, plaida Delaunay. Toi surtout. Tu comprends, nous tes amis sommes peines de te voir entrer dans cette maison un peu en parent pauvre en dépit de ce que nous avons pu te faire gagner. Là, tu pourras vraiment t'affirmer si tu nous soutiens.
- Je ne demande pas mieux, bien sûr, mais comment est-ce possible ?
- Rien n'est plus simple : je vais t'expliquer. Ma proposition de dissolution portera la terreur dans l'âme des administrateurs et des actionnaires de la Compagnie. Cela fera baisser les actions. A l'occasion de cette baisse, Benoist et Batz les rachèteront à vil prix. Ensuite, nous soumettrons à la Compagnie deux projets de décrets. L'un plus doux, l'autre plus rigoureux, et nous lui dirons : " Choisissez ! Il faut donner tant pour un décret qui vous sera favorable [xxvii]. "
- Et alors?
- Alors ? Cette somme servira à Benoist et à Batz pour leurs spéculations et nous en aurons les profits. Tu vois, c'est très facile à comprendre.
Du moment qu'on lui parlait argent, Chabot aurait compris l'incompréhensible. Il applaudit des deux mains, jura qu'il " en était ", et s'abandonna aux douceurs de ce jour de noces qui mettait la ravissante Léopoldine dans son beau lit doré. Ce qu'il ignorait, c'est que, ce soir-là, aux Jacobins - où bien sûr il n'était pas venu ! - Hébert, le redoutable rédacteur du Père Duchesne, daubait sur son compte et faisait de l'esprit en parlant de " l'Autrichienne de Chabot ".
Cela aurait pu n'être qu'une plaisanterie, mais le terrible événement du jour lui donnait une couleur singulièrement menaçante : en effet, à l'heure où Chabot revenait rue d'Anjou escorté de ses amis et sa jolie femme au bras, la Reine comparaissait pour la première fois devant le Tribunal révolutionnaire. L'un des procès les plus infâmes de l'Histoire commençait, et c'était Hébert qui allait porter contre cette mère désespérée la plus ignoble des accusations.
Le surlendemain, 16 octobre, la Reine de France, à son tour, allait mourir...
Dès avant le lever du jour, vers cinq heures, Paris entra en rumeur : grondement métallique des roues de canon qui s'en allaient prendre position, pas cadencé de trente mille soldats commis à la garde tout au long du chemin de la Conciergerie à la place de la Révolution, roulements de tambour, piétinement des hommes coiffés de bonnets rouges et armés de piques, volontaires pour aider les soldats en cas d'attaque, et puis la foule qui s'est levée tôt et se met en marche pour s'assurer une " bonne place ", là où il sera possible de ne rien manquer du spectacle.
Il faisait froid. Moins qu'en janvier tout de même, mais assez pour faire trembler dans sa prison celle que la petite Rosalie Lamorlière a réveillée en lui portant un peu de bouillon chaud - dont elle n'a pu absorber que quelques cuillerées - puis a aidée à s'habiller, à changer sa chemise tachée de sang [xxviii] en essayant de la dissimuler un peu au regard éhonté du gendarme " qui ne doit pas la quitter des yeux ". Marie-Antoinette a revêtu un jupon noir, mais ses vêtements de mort seront blancs parce que c'est le deuil des reines et qu'elle l'a voulu ainsi : une sorte de déshabillé ou manteau de lit avec un grand fichu de mousseline croisé haut sous le menton.
Encore un long moment - on prend son temps quand on assassine une reine : il faut faire durer le plaisir! -, puis il faudra commencer à gravir les marches du calvaire : le prêtre " jureur ", l'abbé Girard dont la Reine refusera l'assistance - " Dieu y a pourvu, monsieur ! " -, le greffier qui vient lire la sentence, le bourreau qui enlève la douce mousseline blanche, massacre les cheveux encore si beaux, replante à la diable le bonnet blanc sur son " ouvre " et, enfin, lie les mains jusqu'au coude en les tirant cruellement derrière le dos. La corde, il la gardera dans sa main jusqu'à l'échafaud, se donnant ainsi l'air de tenir la Reine en laisse. Enfin, la sortie dans la cour - il est alors environ onze heures -et le mouvement d'horreur devant la voiture qui attend : une charrette à fumier qu'on n'a même pas pris la peine de nettoyer...
Batz a remonté la rue Saint-Honoré sur toute sa longueur, cherchant sans trop y croire l'endroit propice d'où il pourrait délivrer Marie-Antoinette de ce cauchemar sans y laisser une vie qu'il doit à Louis XVII. Sous sa redingote gris fer il y a un pistolet chargé, mais la foule est déjà dense, le cordon de troupes serré, et il est interdit de se mettre aux fenêtres qui doivent rester fermées. Il avait pensé aux marches de l'église Saint-Roch d'où il aurait pu s'enfuir à travers le sanctuaire dont il connaît bien les issues, mais une troupe épaisse de " tricoteuses " y campe pratiquement, grotesque et sinistre avec ses bonnets rouges et les piques qui, en l'honneur de l'événement, remplacent les aiguilles de buis. Même chose à l'entrée du passage qui mène aux Jacobins et que décore une curieuse inscription : " Atelier d'armes républicaines pour foudroyer les tyrans. " Lorsqu'il arrive à la hauteur de la rue Saint-Florentin, il a compris que toute intervention serait une folie et qu'il n'y a plus rien à faire. D'ailleurs, quand la Reine en sera là, sa voie douloureuse sera presque achevée...
Soudain, en face de lui, de l'autre côté de la rue, Batz a distingué un visage : Rougeville ! Pâle, les traits tirés, vêtu comme un ouvrier et un ouvrier sale - les carrières de Montmartre ne sont guère propices à la propreté -, il est là et c'est ce que Batz ne s'explique pas. Comment peut-il être là ? Comment a-t-il su? Ceux qui le ravitaillent avaient ordre de ne rien dire mais il faut croire que les carrières sont d'énormes caisses de résonance capables de capter les bruits de la ville.
Batz voudrait bien rejoindre son ami dont il redoute qu'il se livre à quelque excès, comme se suicider au passage du cortège, mais traverser la rue est impossible. D'ailleurs, il est trop tard. La condamnée approche, cernée de gendarmes, plus encore par les cris de haine qui fusent ici et là.
En apercevant le véhicule, Batz a un haut-le-cour en se souvenant de la prédiction de Lenoir. Pas de carrosse pour l'Autrichienne! Elle y est assise sur une planche, le dos à la marche, avec auprès d'elle l'abbé Girard qui prie, les yeux sur un petit crucifix d'ivoire. Devant la charrette, ce n'est pas Santerre qui caracole sur un gros cheval : c'est un comédien sans talent, un certain Grammont qui joue là le rôle de sa vie et que les femmes applaudissent.
Lorsque la charrette arrive à sa hauteur, Batz demeure un instant figé par l'admiration et le respect : la femme qui passe devant lui n'est plus que l'ombre de la plus éclatante des reines, mais quelle grandeur, quelle dignité ! Quelle incroyable majesté ! Les yeux clos, elle se tient très droite, portant comme une couronne le bonnet blanc mal enfoncé sur sa chevelure massacrée. Alors, il oublie toute prudence et, comme au matin du 21 janvier, sa voix de bronze tonne :
- Chapeaux bas !
Et si puissante est la volonté de cet homme qu'on lui obéit, machinalement. Un seul n'a rien entendu : David qui, à une fenêtre d'en face, dessine avec au coin de la lèvre un pli mauvais.
Grammont, alors, braille du haut de son cheval :
- La voilà, l'infâme Antoinette ! Elle est foutue, mes amis !
" Celui-là, pense Batz, je le tuerai ! " Mais son intervention n'a pas été du goût de tout le monde. Deux hommes armés de piques lui tombent dessus pour lui faire un mauvais parti. Les autres ne se soucient pas de perdre une miette du spectacle. Jeté à terre, il va être embroché par les piques quand, soudain, ses agresseurs l'abandonnent tandis qu'une voix autoritaire déclare :
- Pas touche, les amis! Il est à moi. Y a assez longtemps que je le cherche !
Celui qui le sauve, c'est Jaouen. Carmagnole sur le dos et bonnet rouge en tête, il ne peut qu'inspirer la confiance à ces gens mais, surtout, il y a son crochet de fer qu'il a planté près du cou d'un des hommes, là où bat la jugulaire. Il suffirait d'un rien pour que le sang jaillisse...
- Ça va, citoyen! Il est à toi, mais arrange-toi pour qu'il ne nous empêche plus de nous amuser.
La presse est si grande qu'il n'est pas facile de se dégager. Jaouen parvient pourtant à entraîner Batz dans la rue Saint-Florentin où il n'y a pas grand-monde, puisqu'il n'y a rien à voir.
- Merci, dit Batz. Mais pourquoi m'avez-vous sauvé ? Vous me détestez !
- Oui. Mais elle je l'aime et je ne veux pas qu'elle pleure encore! Et puis... j'apprécie le courage-même s'il est inutile. Enfin, celle qui va mourir avec tant de grandeur a droit à mon respect !
Arrivés au bout de la rue, il leur fut impossible de passer : la place était noire de monde. Les deux hommes alors se hissèrent qui sur le réverbère au coin de la rue, qui sur les pierres du Garde-Meuble. Et ils virent...
L'échafaud entouré d'un quintuple cordon de soldats n'était pas loin, juste à l'alignement de l'ex-rue Royale. Les aides du bourreau y paradaient. La charrette parut, saluée par des acclamations féroces. Chapeaux et bonnets rouges volaient en l'air. Cramponné à son mur, Batz vit Marie-Antoinette en descendre, suivie de l'abbé Girard. Elle était toujours aussi droite, toujours aussi digne et, la température s'étant un peu réchauffée avec le soleil, elle ne tremblait pas. On la vit, non sans surprise, monter rapidement l'échelle fatale, se précipiter littéralement sur l'échafaud, avec tant de hâte qu'elle perdit l'un de ses petits souliers couleur prunelle, marcha sur le pied de Sanson :
- Je vous demande excuse, monsieur. Je ne l'ai pas fait exprès.
Mais cela, Batz ne l'entendit pas. Il vit encore les aides s'emparer de la condamnée qui d'un vif mouvement de tête envoyait son bonnet dans le vent qui se levait, la lier sur la planche, mettre un temps infini à refermer la lunette sur son cou mince... toujours pour le plaisir! Un éclair enfin, un choc sourd et la tête dégouttante de sang reparut, pendue par les cheveux, à la main du bourreau qui la promena comme un trophée autour de l'échafaud tandis qu'éclataient les cris, qu'une bande de tricoteuses dansait de joie et que le canon tonnait...
Batz sauta à terre mais, quand il chercha Jaouen, celui-ci avait disparu. Là-bas, la charrette emportait le corps vers le cimetière de la Madeleine [xix] où l'on avait déjà jeté Louis XVI. En y arrivant, le charretier vit que rien n'était préparé, qu'il n'y avait même pas de tombe ouverte. Il était tard - bien plus de midi ! - et cet homme avait faim. Il se contenta de tirer le corps par les pieds, de le jeter sur l'herbe, la tête entre les jambes. C'était au tour du fossoyeur de faire son travail.
Pendant ce temps, au Temple, Simon trinquait avec son " élève " à la santé de la Nation et lui faisait chanter le " Ça ira ".
En rentrant rue du Mont-Blanc, Batz trouva Laura dans son jardin. Ses yeux étaient rougis et les traces de sable sur sa robe montraient qu'elle avait dû s'agenouiller devant le banc de pierre pour prier en entendant les canons.
- Vous ne l'aimiez pas, pourtant, remarqua-t-il.
- Non, mais ce qu'on lui a fait est abominable ! Toutes les femmes devraient pleurer sur elle. Vous n'avez pas réussi ? ajouta-t-elle en voyant Batz sortir son pistolet et le poser sur le banc.
- Non, c'était impossible et je risquais de tuer quelqu'un d'autre. Quant à moi, je n'en serais pas sorti vivant. Déjà j'ai failli être embroché par une pique simplement pour l'avoir saluée, et sans votre Jaouen...
- Jaouen ? Il était là-bas ?
- Oui et il m'a sauvé. Je voudrais le remercier.
- Je ne l'ai pas vu. Il ne doit pas être encore rentré.
Il apparut à cet instant et vint vers eux. Jamais il n'avait été aussi pâle et son pas, si délibéré d'habitude, avait quelque chose d'automatique. Batz alla au-devant de lui :
- J'ai dit à miss Adams ce que vous avez fait pour moi et je veux vous en remercier...
- C'est inutile. J'en aurais fait autant pour n'importe qui. Tenez ! J'ai réussi à voler ça...
Il lui tendit un objet enveloppé dans un sac en papier dont, à la forme, le baron devina ce que c'était : un petit soulier de peau couleur prunelle dont Laura accueillit l'apparition par un cri :
- Mon Dieu, c'est...
- Oui, la Reine l'a perdu en arrivant sur l'écha-faud. C'est vous qui le garderez, Laura. Un jour vous le remettrez à son fils... ou à sa fille ! Deux fois merci, Jaouen ! Mais pourquoi avez-vous fait cela ?
- Pour que vous cessiez de vous défier de moi, l'un comme l'autre. Oui, je suis républicain mais un peuple qui commet de tels actes se déshonore. Il est devenu capable du pire... et il faut sauver les enfants. Je vous aiderai si vous le souhaitez !
- Alors, pour la troisième fois : merci !
Quand Joël Jaouen se fut retiré, Batz revint lentement vers la maison avec Laura. Il tenait toujours entre ses mains l'émouvante relique et ne cessait de la contempler :
- Savez-vous quel est le nom de cette couleur?
- Naturellement : c'est prunelle !
- Le nom entier, c'est " prunelle à la Saint-Huberty ". Comme vous l'ignorez sûrement, la Saint-Huberty était une cantatrice de l'Opéra. Très célèbre ! Mais depuis trois ans, elle est l'épouse de l'homme que je hais le plus au monde : le comte d'Antraigues. Un intrigant pervers qui, de son repaire suisse où il n'a rien à craindre, dirige une agence d'espionnage au service des Princes, mais surtout du comte de Provence. C'est lui qui a fait échouer toutes nos tentatives de sauver la Reine pour qu'elle ne puisse réclamer la régence. Mais je ne lui laisserai pas le Roi ! Il se peut que je parte bientôt...
- Avec lui ?
- Pas encore. Son départ nécessite une préparation minutieuse qui peut demander quelques mois.
Quand l'affaire que je mène en ce moment n'aura plus besoin de moi, je compte me rendre en Auvergne où l'un de mes amis, un Suisse, est en train d'acheter en mon nom un très beau domaine où j'installerai Marie quand je pourrai la faire sortir de Paris. Un château cette fois, ajouta-t-il en souriant à une image, et qui au cour de la France pourra accueillir le jeune roi quand nous le ramènerons conquérir son royaume.
- Vous voyez loin ! murmura Laura avec un rien d'amertume parce que, dans cet avenir-là, Jean ne semblait pas lui réserver de place, puis changeant de ton : Où comptez-vous conduire le Roi quand il quittera le Temple ?
- Jersey... l'Angleterre... peut-être même l'Amérique ainsi que me le propose notre ami Swan. L'important est de le sortir de ce coupe-gorge qu'est devenu son royaume.
- Le plus loin possible de ses oncles, je suppose ? Où se trouve Monsieur?
- Pour ce que j'en sais encore, à Hamm, en Allemagne, mais il aurait dans l'idée de venir à Toulon où sont les Anglais. Depuis la mort de son frère, il fatigue les chancelleries européennes pour se faire reconnaître régent, un titre qui revient de droit à la mère du Roi parce que la régence n'est pas soumise à la loi salique. En vain jusqu'à présent ! Dans cette affaire toute l'Europe soutient le point de vue de l'Autriche; mais maintenant...
Il imaginait sans peine ce que serait la réaction de Monsieur quand lui parviendrait, bientôt, la nouvelle de l'exécution de la Reine. Il croyait l'entendre et, de fait, en recevant le courrier de Paris, celui-ci a laissé tomber avec un sourire sar-castique :
- Nous verrons bien si la cour de Vienne refusera encore de me reconnaître pour régent.
Laura, cependant, essayait d'en savoir un peu plus sur les projets de celui qu'elle aimait :
- Vous êtes certain qu'une fois en Auvergne vous ne serez pas tenté d'aller plus loin ? Pour remercier votre ami suisse, par exemple?
- Et attaquer Antraigues dans son repaire ? Mais il a quitté Mendrisio en juillet dernier pour s'installer à Venise auprès de son ami Las Casas, l'ambassadeur d'Espagne auprès de la Sérénissime, qu'il a persuadé de l'attacher officiellement à ses services. De là, il peut communiquer plus facilement avec l'Angleterre, l'Autriche, la Russie, ce qui augmente de beaucoup ses rémunérations. Toulon ne lui paraissant pas sûr, il essaie de convaincre Monsieur de venir à Vérone où il l'aurait sous la main.
- Je vois, soupira Laura dont ce flot de renseignements n'apaisait pas les doutes. Mais y a-t-il si loin de la Suisse à Venise ? Est-ce suffisant pour vous éviter la tentation ?
Batz prit la main de Laura pour y poser un baiser infiniment tendre que n'arriva pas à atténuer son sourire moqueur :
- Ce n'est qu'une fois affronté à elle que l'on mesure s'il est possible d'y résister. J'admets qu'elle sera forte, mais pour le moment j'ai encore à faire ici.
II fallait pousser à la roue l'affaire de la Compagnie des Indes que Chabot, perdu dans les délices de sa lune de miel, semblait avoir un peu perdue de vue. Or, comme celui-ci l'avait annoncé, il était toujours assidu aux séances de la Convention comme des Jacobins.
Deux jours après les noces, Delaunay passait à la seconde phase de l'action décidée. Sans se soucier de troubler un tendre tête-à-tête, il débarqua au petit matin rue d'Anjou, le front soucieux.
- Désolé de te déranger, dit-il quand l'autre apparut en déshabillé galant c'est-à-dire à moitié nu et le cheveu en broussaille, mais on parle, au Comité de sûreté générale, de te mettre en accusation.
- Moi ? Et qui donc ?
- Amar, Panis, David... Je suis désolé de te le dire, mais ton mariage avec une Autrichienne fait un effet déplorable.
- Comment ça, déplorable ? Ils le savaient bien tous que Poldine était autrichienne ? D'abord, elle ne l'est plus, puisque ma femme ne saurait être que française et même ses frères ont obtenu notre nationalité. En outre, leur civisme ne fait de doute pour personne. Junius est un grand homme.
- Eh bien, justement... pas si grand que ça! On dit que sa fortune est fictive et qu'en fait de recevoir deux cent mille livres de dot, c'est toi qui les aurais apportées, et qu'elles sont le fruit de tes spéculations.
- Mais c'est ridicule ! souffla Chabot abasourdi. Tout le monde sait que les Frey sont riches, bien connus à Vienne et...
- Bien connus, oui... mais pas comme on le croyait. En fait, ils ne seraient ni Frey, ni riches. Ce sont des Juifs de Moravie nommés Drobuska, célèbres pour leurs malversations. Ils auraient même fui l'Autriche en y laissant leur famille pendant qu'on les pendait en effigie au Kohlmarkt.
- Leur famille? Mais elle est ici leur famille : c'est Léopoldine !
- Eh non ! La femme de Junius et ses deux filles seraient restées en Autriche. Il a aussi un fils de seize ans qu'il a amené en France et qui sert dans l'armée.
- Ce n'est pas son fils, c'est son neveu et il est bien la preuve vivante de leur patriotisme puisqu'il est soldat?
- Il serait surtout espion !
- Oh! C'est ignoble! Quelle infamie! Et ma Poldine, elle serait quoi ? Une espionne elle aussi ?
Delaunay prit un petit temps, comme s'il hésitait à assener la suite, puis soupira :
- Ça, c'est plus ennuyeux encore. Elle est peut-être leur sour, la plus jeune. Il y en aurait deux autres dont l'une végète en Autriche et l'autre est richement entretenue par un baron allemand. Quant à Léopoldine, les dénonciations qui affluent au Comité prétendent qu'elle sort du lit de l'empereur d'Autriche à qui ses frères l'ont vendue tout enfant. Moi, je n'en crois rien, tu penses bien, ajouta-t-il en voyant Chabot se décomposer sous ses yeux.
- Des dénonciations, balbutia-t-il, mais d'où sortent-elles ?
- Va savoir? Ton mariage a fait du bruit et il vaut toujours mieux ne pas susciter l'envie. La jalousie ne désarme jamais.
- Moi qui croyais n'avoir que des frères ! pleurnicha l'ex-capucin.
- Il y a frères et frères! Écoute, nous sommes tout de même quelques-uns à te soutenir. Et Batz a une grande influence sur le Comité. Seulement, si tu le mécontentes sur l'affaire de la Compagnie des Indes, il pourrait bien te lâcher et alors...
- Tu penses comme j'ai la tête à m'occuper de ça!
- Eh bien, c'est un tort ! surtout si ta femme n'a pas de dot. On va te mettre tout de suite dans l'affaire sans attendre les résultats. Benoist te donnera cent mille francs et tu pourras les placer immédiatement sur sa tête. Et de toute façon, tu auras ta part quand on rachètera les actions.
Delaunay avait gagné. Chabot, outré des " calomnies " répandues sur " sa famille ", se mit en campagne pour défendre le décret proposé par Delaunay. Celui-ci, cependant, essuyait non une défaite mais un sérieux contretemps. Quelqu'un s'élevait contre le projet tel qu'il le présentait et qui portait, en conclusion, que les administrateurs de la Compagnie des Indes procéderaient eux-mêmes à la liquidation. Ce qui fournirait à la Compagnie un bon prétexte pour rester en vie. Ce quelqu'un, c'était Fabre d'Eglantine, le proche de Robespierre. Et Fabre d'Eglantine, lui, exigeait que la Convention se charge elle-même de la liquidation. Ce qui démolissait le beau plan de Batz... Indignation, protestations, grands mouvements oratoires et grands gestes, la Convention finit par renvoyer le projet devant une commission chargée de la rédaction définitive. Une commission composée de Delaunay lui-même, de Chabot, de Ramel, de Cambon et de Fabre d'Eglantine. Cambon et Ramel étant des hommes probes et fermés aux joies de l'agiotage, l'affaire semblait mal partie : ces deux-là voteraient avec Fabre. Delaunay alla aux ordres rue du Mont-Blanc :
- Il nous faut la majorité, dit Batz, et pour cela il nous faut Fabre. Alors achetons-le !
- Tu crois que c'est possible ?
- C'est le seul possible. Sous les airs de révolutionnaire pur et dur qu'il se donne pour plaire à Robespierre, ce n'est jamais rien qu'un comédien raté, un chanteur d'opéra sans succès qui a vivoté de son mieux à travers l'Europe avec quelques séjours en prison. Tout est faux en lui. La seule chose vraie, c'est le coup de génie qu'il a eu en écrivant " II pleut bergère... ". Cette ravissante chanson lui a valu de mener la grande vie pendant quelque temps, au point d'être menacé de prison pour dettes. C'est le Roi, poussé par la Reine, qui la lui a évitée. En reconnaissance, il s'est mué en farouche sans-culotte. Il s'est lié avec Danton qui l'a pris comme secrétaire au ministère de la Justice et l'a logé à la Chancellerie. Pas longtemps il est vrai, mais suffisamment pour " faire fabriquer dix mille paires de souliers à semelles de carton que son crédit lui permit de placer aux fournisseurs des armées en réalisant un bénéfice de trente-cinqmille livres. Cette preuve de civisme lui valut un siège à la Convention [xxx] ". Maintenant, il est installé dans un magnifique hôtel d'émigré, rue de la Ville-l'Evêque, et y vit somptueusement avec Caroline Rémy, une comédienne du théâtre de la République. Il a toujours besoin d'argent. Crois-moi, celui-là, je l'aurai et c'est Chabot qui va s'en charger...
- Chabot ? Il est à la fois lâche et maladroit.
- Oui, mais maintenant qu'il a mis le nez dans la souricière, il faut qu'il y passe tout entier, ce rat !
Ayant dit, Batz rédigea de sa main le projet de décret tel qu'il le voulait et le donna à Delaunay pour que celui-ci le soumette à Fabre.
- Chabot n'aura qu'à lui dire que s'il l'approuve, il y aura cent mille francs pour lui.
Le lendemain, aux Tuileries où siège la Convention, Chabot aborde Fabre dans la salle de la Liberté et lui tend le projet, en lui disant qu'il n'a plus qu'à signer mais sans ajouter qu'on lui en serait reconnaissant de substantielle façon. Dans ses poches, en effet, il a cent mille francs en assignats. Fabre lit le papier, fronce le sourcil :
- Ce n'est pas exactement ce que je veux, marmotte-t-il.
Et prenant dans sa poche " un crayon ", il pose le pied sur une chaise et corrige ici et là différents paragraphes. Chabot qui le regarde faire a un moment d'hésitation : il serait temps d'offrir l'argent dont l'autre -Batz l'a su - a grand besoin. Mais il réfléchit et ne dit rien : le crayon, cela s'efface... et les cent mille livres sont tellement mieux dans sa poche que dans celle de Fabre ! Au fond, que le décret de la Compagnie des Indes mène celle-ci à la ruine, il s'en moque. L'important, c'est que lui soit riche. En outre, il ne risque plus d'être accusé de corruption...
Un moment plus tard, rejoignant Delaunay et Julien, il leur rend le papier qu'ils regardent sans comprendre :
- Qu'est-ce que ce gribouillage? dit Julien de Toulouse. Il a refusé l'argent ?
- Non, non, il l'a pris, mais tu comprends bien qu'il ne pouvait avoir l'air de se ranger à notre avis, sans rien faire. Nous n'étions pas seuls. Et il a fait ça au crayon. Le crayon ça se gomme...
- Certes mais mieux vaut quand même réécrire, dit Delaunay qui relisait attentivement. En se servant de ce qu'il a écrit, on peut tourner la difficulté... par exemple en mettant que la Compagnie serait liquidée " selon ses statuts et règlements ", ce qui lui donne le droit de se liquider elle-même.
Quelques heures plus tard, le texte était prêt. Chabot courut chez Fabre, le trouva au lit avec son amie, ce qui ne le disposait guère à la clarté d'esprit. Il parcourut le texte des yeux et, y retrouvant sa " patte ", ne chercha pas plus loin et signa.
Peu de temps après, Chabot touchait la commission promise : cent mille livres qui allèrent rejoindre celles qu'il avait gardées en se félicitant de s'être montré si habile. Il avait roulé tout le monde, même Batz, mais, puisque celui-ci avait son décret, il n'avait aucune raison de se plaindre.
Quant à lui, il allait pouvoir couler des jours tranquilles entre sa Poldine et sa jolie fortune qu'il se refusait à placer à l'étranger ainsi que ses " amis " le lui conseillaient. Il était tellement plus fort, plus intelligent qu'eux tous ! Qu'ils gardent donc leurs conseils, se contentent de payer ses services, et le laissent mener sa barque comme il l'entendrait !
Les événements le confortèrent d'ailleurs dans ses certitudes. Quelques jours plus tard, le 24 octobre, s'ouvrait le procès des Girondins que l'on avait pu capturer et, à la Convention comme aux Jacobins, on avait autre chose à faire que s'occuper de lui. Surtout Hébert qui, dans son Père Duchesne, faisait entendre sa " Grande Joie ", un long cri de haine triomphante : " La France entière vous accuse. Vous n'échapperez pas au supplice que vous avez mérité... Eh vite donc, maître Sanson, graisse tes poulies et dispose-toi à faire faire la bascule à cette bande de scélérats que cinq cent millions de diables ont vomis et qui auraient dû être étouffés dans leur berceau ! "
Ils furent vingt et un à comparaître, tous députés d'un département entre la Somme et le Var, tous révolutionnaires de la première heure, signataires de la Déclaration des droits de l'homme, tous gens d'une certaine qualité, tous dans la force de l'âge. Chabot lui-même y parut comme témoin à charge le troisième jour du procès, délivrant un interminable discours destiné surtout à sa propre gloire et dénonçant au passage un " complot " des accusés auquel il aurait vertueusement refusé de s'associer. Il vécut là, devant ce tribunal dont la sentence était déjà prête, un intense moment d'autosatisfaction, persuadé qu'en écrasant des hommes impuissants il se mettait au-dessus de toute attaque. Dans la nuit du 30 au 31 octobre, tous furent condamnés mais vingt seulement montèrent à l'échafaud, Valazé s'étant poignardé au moment de la sentence. Ils s'embrassèrent au pied de la guillotine et moururent avec panache.
Mais plus impressionnant sans doute fut le supplice de leur égérie, la jeune et belle Mme Roland, qui mourut huit jours plus tard, vêtue d'une robe blanche à fleurs rosés. A aucun moment elle ne perdit son sourire, relevant même le courage de celui qui mourut avec elle, le directeur de la fabrique officielle des assignats-Chabot pouvait se croire tranquille quand, le lendemain 9 novembre (19 brumaire), Julien de Toulouse vint le réveiller - à tous les sens du terme. Celui-ci aimait bien l'ancien pasteur en qui il voyait un confrère assez sage pour comprendre que la religion ne menait à rien si l'on n'avait pas les moyens d'occuper les postes élevés. Il le reçut donc avec un enthousiasme qui s'éteignit comme une chandelle à la vue de son visage sévère.
- Il y a encore quelque chose qui ne va pas? demanda-t-il.
- Oui. Toi. Il est temps que tu comprennes que, dans les temps où nous vivons, il n'est pas possible de jouer sur deux tableaux. Tu as cette belle maison, une jolie femme - contre laquelle d'ailleurs Hébert se déchaîne chaque jour un peu plus ! -, tu es riche mais tu n'as pas encore saisi où se trouve ton intérêt.
- Et où veux-tu qu'il soit sinon ici? Entre ma maison, ma femme, mes frères de la Convention et des Jacobins...
- Il y en a quelques-uns à qui tu auras du mal à faire croire que tu es leur frère et, comme ceux-là ne se taisent pas, il y en aura chaque jour un peu plus qui seront persuadés que tu n'es qu'une brebis galeuse. Remarque, ce n'est qu'un mauvais moment à passer : quand ils seront tous morts tu seras tranquille... A moins que tu ne le sois aussi.
- Mais qu'est-ce que tu me racontes là? Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Que la contre-Révolution est en marche et que tu en es, que tu le veuilles ou non. Alors, tu ferais mieux de mettre tes biens à l'abri et -pourquoi pas ? - de vous y mettre aussi, toi et ta femme.
Chabot essaya de plaisanter :
- Tu veux rire ? Moi, contre-révolutionnaire ?
- Et quoi d'autre, puisque tu travailles avec nous à la destruction de la Convention ? Je vais te dire ce qui se passera dans un avenir proche. A l'exception de nos amis - et tu n'en connais pas la moitié ! -tous les conventionnels sont voués à l'échafaud. D'abord les amis " modérés " des Girondins. Ensuite viendra le tour de Danton, de Camille Desmoulins et des leurs. Après eux mourront Thu-riot, Basire... Chabot lui-même. On fera une hécatombe des commissaires aux armées contre lesquels on fabrique des dénonciations aux bureaux de la Guerre. On en viendra à Billaud-Varenne qu'on a intéressé dans quelques marchés de blé et, si la corruption de Robespierre ne peut être prouvée, au moins on établira celle d'un homme de son intimité. On décimera ainsi la représentation nationale et, quand les départements verront qu'on guillotine les députés, aucun suppléant ne consentira à quitter sa province pour venir les remplacer. Alors, la Convention sera réduite à une poignée d'hommes inconnus et méprisés dont on se servira ou que l'on dissoudra à volonté [xxxi]!
En achevant sa philippique, Julien s'était dressé de toute sa taille et, le bras tendu au-dessus de sa tête, jouait assez bien l'ange exterminateur devant lequel Chabot s'écroula.
- Je rêve ! Ce n'est pas possible ! C'est un cauchemar! Pourquoi toutes ces catastrophes arriveraient-elles ?
- Parce que tu n'es pas le seul à t'être laissé acheter, mon bonhomme, fit Julien avec une soudaine suavité. Dis-toi bien qu'outre les nôtres, les agents de Pitt sont partout mais surtout à la Commune, dans l'armée, au ministère de la Guerre...
Chabot eut un cri d'horreur. Pitt! Autant dire l'Antéchrist ! Et il allait passer pour l'un des siens ?
- Mais que dois-je faire?
- Ce qu'on t'a dit! Va-t'en avec tout ce que tu possèdes avant qu'on ne voie en toi sinon un homme de Pitt, du moins celui de l'Autriche. N'oublie pas que tu as succédé à l'empereur dans le lit de ta femme. Ce sont des choses qui rapprochent...
Et Julien, de Toulouse, quitta l'hôtel Frey d'un pas paisible, laissant son " arni " effondré.
Pendant vingt-quatre heures de marasme, Chabot ne sortit pas de chez lui, mangea à peine, but beaucoup et, chose tout à fait inhabituelle, rudoya Léopoldine quand elle s'inquiéta de son comportement bizarre. Il ne savait plus du tout où il en était et cherchait fébrilement ses repères. Que faire ? Comment se tirer d'une situation dans laquelle, ébloui de mirages dorés, il s'était laissé enfermer ?
Après une nuit sans sommeil, il décida d'aller prendre le vent à la Convention, revêtit sa défroque de sans-culotte bon teint en y ajoutant une confortable pelisse parce qu'il faisait froid et humide - brumaire méritait bien son nom - et s'en alla aux Tuileries. L'Assemblée était déjà en séance quand il y arriva. Gagnant sa place avec le plus de discrétion possible, il se mit à examiner ses confrères l'un après l'autre tandis que tournait dans sa tête la terrible révélation de Julien : " Les agents de Pitt sont partout... " Alors il les regardait, ces hommes qu'il pensait si bien connaître, qu'il tutoyait et qu'il croyait ses frères, se demandant chaque fois avec angoisse, surtout pour ceux qui semblaient le plus fortunés : " Est-ce que c'en est un ? "
Et soudain, Philippeaux monta à la tribune avec cette mine grave et sévère qu'on lui connaissait. Ce juriste de trente-sept ans, né en Seine-Maritime, comptait parmi les députés les plus rigoureux. Il avait voté avec enthousiasme la mort du Roi, mais avec sursis et, depuis, envoyé en mission en Vendée, avait eu de graves démêlés avec ses collègues et les généraux, surtout Westermann, qui avec ses " colonnes infernales " confondait trop souvent répression et génocide. Il les avait déjà attaqués à la tribune et, de toute façon, chacun savait qu'il n'y montait jamais pour ne rien dire. Ce jour-là, il allait prononcer de terribles paroles :
- Il faut, martela-t-il de sa voix froide, que les masques tombent, que la vertu se montre toute nue, que le peuple sache si tous ceux qui se disent ses amis travaillent en effet pour son bonheur. Mais commençons par être sévères pour nous-mêmes. Je demande que chacun des membres de la Convention... soit tenu de présenter, dans l'espace d'une décade, l'état de sa fortune avant le commencement de la Révolution et, s'il l'a augmentée depuis, d'indiquer par quels moyens il l'a fait... Je demande que les membres de la Convention qui n'auront pas satisfait aux dispositions de votre décret soient déclarés traîtres à la Patrie et poursuivis comme tels.
Un tumulte suivit ces paroles. Pour ou contre, tout le monde parlait à la fois sans que le président Laloi pût ramener le calme. Chabot, lui, était terrifié : pâle jusqu'aux lèvres, il avait écouté la diatribe comme il eût écouté sa condamnation à mort. Frappé par la foudre, il n'arrivait pas à comprendre pourquoi, justement ce jour-là, Philippeaux manifestait de telles exigences. Il ignorait, bien sûr, que la veille des dénonciations anonymes un peu trop explicites étaient arrivées à la Convention et que le moyen drastique préconisé par l'orateur était sans doute le seul existant pour sauver l'honneur de la Convention.
Il passa sur son visage une main qui tremblait un peu, ferma les yeux un instant mais, quand il les rouvrit, il s'aperçut qu'Hébert le regardait avec un méchant sourire qui lui fit froid dans le dos. Ce qu'il ne vit pas, c'est la tricoteuse qui, au premier rang du public, le dévorait du regard. Pour la comtesse de Sainte-Alferine, alias Lalie Briquet, le supplice qu'endurait Chabot était un vrai régal. Et ce n'était qu'un début.
- Je vous jure qu'il va payer ! lui avait dit Batz. Et que d'autres vont payer avec lui !
La séance terminée, Chabot prit son ami Basire par le bras pour l'entraîner sur la terrasse.
- Tu as entendu ce qu'a demandé Philippeaux?
- Oui, mais je ne vois pas pourquoi je me tourmenterais. Je suis le plus pauvre de nous tous.
- Peut-être, mais ce n'est pas sûr. Je t'ai tout de même fait profiter un peu de mes bonnes fortunes. Si ça se sait, tu pourrais avoir des ennuis...
- Ce serait tout de même un peu fort ! Que proposes-tu ?
- De te calquer en tout sur moi. Je vais faire en sorte de nous mettre à l'abri. Tu n'auras qu'à m'emboîter le pas quand je te le dirai...
- Et il va aller où, ton pas ?
- Chez Robespierre ! Ce que je lui apprendrai lui prouvera que je suis un bon et vrai patriote.....
- On y va tout de suite ? fit l'autre avec une grimace.
- Non. J'irai seul. Toi, tu te contenteras d'écrire ce que je te dicterai. Pour l'instant, je rentre chez moi où j'ai des affaires à mettre en ordre.
Il avait surtout besoin de réfléchir dans le calme pour mettre au point la tactique soufflée par son cerveau enfiévré et qui tenait en quatre mots : trahir tout le monde !
Les visites matinales étant de plus en plus à la mode en ces temps troublés, ce fut au tout petit matin que Chabot, le 14 novembre, se rendit rue " Honoré " dans l'espoir de trouver Robespierre au saut du lit. Ce qui déjà n'était pas une bonne idée : très soucieux de son apparence, l'Incorruptible avait horreur de se montrer en robe de chambre. Il n'était donc pas de la meilleure humeur quand il se trouva en face d'un Chabot bafouillant presque du soulagement d'être reçu sans témoins et qui, tout à trac, lui déballa le récit, un peu incohérent, de la plus grande conspiration qui eût jamais été montée contre la République. Avec la hâte de qui se débarrasse d'un fardeau trop lourd, Chabot accusa tous ses nouveaux amis, les protagonistes du dîner de Charonne, Batz en tête, mais en y ajoutant son ennemi Hébert, Fabre d'Eglantine et quelques autres et en proposant de les réunir chez lui pour les faire tous arrêter en même temps. Robespierre, le visage glacé à son habitude, l'écouta sans mot dire jusqu'à ce qu'il ait besoin de reprendre son souffle.
- Comment as-tu appris tout cela?
- Je pensais que tu avais compris? J'ai feint d'entrer dans ces plans monstrueux afin de les mieux découvrir. Autrement, c'était impossible.
- Tu as des preuves ?
- Oui. Ça !
Et il prit sur une chaise le paquet qu'il y avait déposé en entrant : les cent mille livres en assignats destinées primitivement à Fabre.
- Voilà un paquet qu'on m'a remis pour que je tâchasse (sic) de déterminer un membre de la Montagne à se désister des oppositions qu'il avait apportées aux projets de la clique. Je n'ai pas voulu rejeter cette commission pour ne pas me mettre dans l'impossibilité de dévoiler le fond de la conspiration mais mon intention était d'aller de ce pas au Comité de sûreté générale et de dénoncer les traîtres [xxxii].
- Excellente idée, coupa Robespierre. Vas-y donc et fais diligence !
Chabot s'attendait à un tout autre accueil et il n'avait prononcé le nom du Comité que pour mieux accréditer ses dires, alors qu'il espérait que l'affaire resterait entre Robespierre et lui. Il se voyait si bien devenu le bras droit du seul homme capable de le protéger efficacement...
- Tu ne m'as pas laissé finir ma phrase. J'ai dit mon intention " était " mais, ayant préféré venir d'abord à toi, je pensais que tu prendrais en main toute l'affaire ?
- Si elle est aussi grave que tu le dis, elle regarde le pays tout entier. Le Comité est là pour le protéger. Vas-y donc et porte-lui ceci ! ajouta-t-il en désignant du doigt le paquet ouvert auquel il n'avait pas touché.
L'entretien était clos. Il fallut bien que Chabot replie son paquet et quitte la maison Duplay avec l'impression que le fardeau de tout à l'heure lui était revenu en plus lourd ! Il savait que plusieurs membres du Comité étaient des amis de Delaunay, d'Hébert... et aussi de Batz. Qu'allaient-ils faire de sa dénonciation?
Pas grand-chose apparemment. Quand Chabot se fut enfin débarrassé de ses assignats, il répéta son récit devant trois hommes qui lui parurent ressembler beaucoup aux juges des Enfers : Amar, Jagot et Voulland. Ils l'écoutèrent en effet sans conviction apparente, se contentant de lui ordonner de mettre tout cela par écrit.
Il fallut bien s'exécuter et, dans la nuit, il revint avec ses papiers auxquels il avait joint la dénonciation dictée à l'innocent Basire. On lui donna quittance de ce bel ouvrage et on le renvoya persuadé que les ordres d'arrestation allaient suivre. Afin d'être certain qu'Hébert, son plus dangereux accusateur, n'échapperait pas, il voulut même s'assurer qu'il était bien chez lui. Il y était, et rien n'annonçait aux alentours le moindre signe d'arrestation. Furieux, Chabot retourna au Comité, y trouva Jagot et laissa éclater sa colère :
- Si vous n'agissez pas, je dénoncerai le complot à la Convention nationale dès demain.
- Nous saurions te répondre, fit Jagot si froidement que Chabot y sentit une menace. Alors il baissa pavillon :
- Écoute-moi, voyons ! Je ne demande que vingt-quatre heures pour faire saisir les conspirateurs et leurs preuves !
- Cesse de t'en occuper! Tout cela regarde le Comité....
A l'aube du 17 novembre, Chabot était arraché à son nid douillet, aux bras de sa Poldine éplorée, et conduit à la prison du Luxembourg où le pauvre Basire le rejoignit dans la journée. D'autres ordres d'arrestation furent lancés mais comme par hasard aucun ne réussit à atteindre ceux qu'ils visaient. Sauf un seul...
- Delaunay a été pris, annonça Batz soucieux. Il était chez Louise Descoings où la police est allée tout droit, alors que le billet qui le prévenait attendait chez lui.
- Et les autres ? demanda Pitou.
- Tous partis! Benoist pour la Suisse. Depuis longtemps il avait pris ses précautions et tout était prêt. Julien, lui, n'était pas rue Saint-Georges chez Mme de Beaufort mais à Courtalain où il s'occupe de la manufacture de papiers. Par chance, sa femme arrivée de Toulouse il y a deux jours a dit qu'il était absent de Paris. Elle a dû le faire prévenir.
- Et les Frey ? Et Léopoldine ?
- Pas encore arrêtés mais cela ne saurait tarder. Si j'étais eux je prendrais le large, soupira le baron en tendant ses mains au feu de la cheminée et en les frottant doucement.
- Mais enfin, dit Laura, lui offrant une tasse de café, comment cela a-t-il pu se produire ? C'est une catastrophe, non?
- Pas tant que nos " complices " sont encore en place. J'admets que je ne croyais pas Chabot à ce point stupide et lâche : aller raconter tout ça à Robespierre en déclarant bien haut qu'il y est mêlé, c'est pour le moins inattendu. Peut-être Julien a-t-il été un peu trop vigoureux quand il lui a fait comprendre qu'il ne pouvait plus reculer mais devait marcher avec nous jusqu'où je voulais l'emmener. Juste un peu plus loin ! Cependant je pense que le mal est fait : la Convention est bel et bien gangrenée et c'est un mal irréversible...
- A moins de trancher la partie malade ?
- C'est ce que Robespierre ne manquera pas de faire, mais il va falloir qu'il taille très profondément et beaucoup de nos chers députés vont y passer, ajouta-t-il avec le froid sourire qu'il avait parfois et que Laura n'aimait pas.
- On n'a tout de même pas arrêté Hébert et Fabre ? reprit Pitou.
- Non, mais cela viendra. Quand les Frey seront arrêtés, par exemple ! Caroline Rémy, la maîtresse de Fabre, est l'amie de Léopoldine. Elle fréquente la rue d'Anjou et Fabre lui-même s'y rend de temps en temps. Robespierre saura tout cela, s'il ne le sait déjà. Quant à Hébert, il se contente d'être inquiet et cette inquiétude, nous allons l'utiliser à notre profit. Laura, ma chère, je vais prendre congé de vous pour quelque temps. Je dois faire un petit voyage en province.
- Celui dont vous m'aviez parlé? s'inquiéta Laura.
- Non. Les choses se précipitent et je n'ai malheureusement pas le temps. Je vais, plus simplement, en Normandie. De vaux viendra avec moi et je l'y laisserai peut-être.
- C'est grand, la Normandie, grogna Pitou avec un regard sur Laura. Ça touche même la Bretagne pas bien loin de Saint-Malo...
La jeune femme tressaillit et ouvrait déjà la bouche pour dire qu'elle voulait y aller aussi, mais Batz alla prendre sa main sur laquelle il mit un baiser.
- Soyez tranquille, j'ai, pour l'instant, d'autres chats à fouetter que courir sus au sieur Pontallec. Il aura son tour mais pour le moment je vais préparer les relais pour la fuite du Roi. Il ne peut plus être question de Jersey. Lecarpentier fait régner la terreur sur toutes les côtes qui pourraient servir de points d'embarquement. Louis XVII gagnera l'Angleterre...
- Par Boulogne ? compléta Pitou. Sur l'un de vos deux navires ?
- Laissez votre imagination tranquille, Pitou! C'est moi que Robespierre cherche en premier et vous pensez bien qu'il doit savoir ce qu'il en est de ma petite organisation. J'ai d'ailleurs rendu leur liberté à mes hommes en leur faisant cadeau des bateaux. C'est Swan qui se charge de la traversée de la Manche. On embarquera sur la côte au nord de Caen et moi je vais d'abord à Carrouges où l'enfant pourra prendre un peu de repos. C'est une vraie forteresse au bord de la grande forêt d'Ecouves et il y a des souterrains en cas d'alerte.
- Carrouges, Carrouges, reprit le journaliste. Ça appartient au général Le Veneur, ça? Et il est en prison à Amiens, si ma mémoire est bonne
- Eh oui! C'est ainsi que la République récompense les nobles qui ont commis l'imprudence de la servir, mais je ne suis pas très inquiet pour Alexis Le Veneur que je connais bien. D'abord, il a toujours été sincère dans ses convictions et n'a jamais trahi. Ensuite, son aide de camp, Lazare Hoche qui vient de prendre un grand commandement, est le fils d'un de ses gardes-chasse et il mourra plutôt que laisser son général aller à l'échafaud.
- Et vous voulez conduire le Roi dans son château?
- Eh oui. Le Veneur n'y est pas mais la comtesse Henriette, sa femme, y est. Et elle est, elle, royaliste. Je sais où je vais, Pitou, ajouta-t-il doucement. Et, sur ce, à bientôt mes amis !
Un cri de Laura le retint au seuil du salon :
- Et Marie?
- Tant que je ne cherche pas à l'approcher, elle est en sécurité rue Ménars.
- Puis-je aller la voir ?
- Dès l'instant où je ne suis plus chez vous, pourquoi pas ?
- Ne lui dirai-je rien de votre part? Vous savez combien elle vous aime !
Un instant de silence, puis Batz eut un sourire infiniment tendre :
- Vous savez très bien ce que vous lui direz. Il faut qu'elle oublie Michèle Thilorier !
Laura pensa qu'elle avait déjà bien du mal à l'oublier elle-même. Cependant, elle ne mettrait jamais en doute la parole de Batz.
- Je lui rappellerai votre devise : " In omni modo fidelis ", murmura-t-elle presque machinalement mais pour le regretter aussitôt devant la grimace douloureuse dont il tenta de faire un sourire. Cela ressemblait trop à un sarcasme. Elle voulut se racheter, le rappeler mais il avait déjà disparu.
Dans le vestibule, Batz rencontra Jaouen :
- Je m'en vais, lui dit-il, et je ne sais quand je reviendrai. Veillez bien sur elle !
- Une recommandation superflue! De toute façon, si vous vous éloignez, le danger en fait autant. Mais que Dieu vous garde !
Batz alors tendit une main que Jaouen serra sans hésiter. Par-delà les sentiments contraires, les hommes d'honneur se reconnaissent toujours...
Le lendemain, au moment où Laura se disposait à sortir pour se rendre chez Marie et parlementait avec Jaouen qui prétendait l'accompagner, Jean Elleviou fit son apparition. Un mouchoir de soie et une énorme écharpe blanche de laine tricotée compromettaient un peu son élégance habituelle. En outre, il avait le nez rouge, l'oil aqueux et un chat semblait avoir élu domicile dans sa gorge.
- Miséricorde! gémit-il. Vous sortez? Moi qui venais vous demander un moment de paix, un coin de feu et peut-être une tisane! Je suis enroué comme vous pouvez l'entendre et plutôt patraque !
- Plutôt oui. Vous devriez être dans votre lit.
- Je voudrais bien... si j'avais l'assurance d'y être seul! Mais depuis qu'elle me sait malade, la Mafleuroy campe dans ma chambre avec des intentions tellement évidentes que c'en est écourant. Cette femme ne comprendra donc jamais que je ne l'aime plus ?
- C'est sûrement la chose que les femmes ont le plus de peine à comprendre, sourit Laura. Mais entrez, mon ami ! Le coin de feu vous est ouvert et vous aurez votre tisane! Comment avez-vous fait pour sortir?
- Par la fenêtre de la cuisine et je n'ai pas cessé de courir depuis la rue Marivaux. Je suis rompu ! ajouta-t-il d'un ton si lamentable que Laura le prit par le bras pour le conduire au petit salon de musique où flambait un bon feu. Et l'installa sur le canapé avec force coussins.
- Bina va prendre soin de vous.
Il interrompit un soupir de soulagement pour s'inquiéter :
- Vous sortez?
- Oui. Je vais voir Marie Grandmaison, rue Ménars.
- Ce n'est pas prudent. On dit qu'elle est très surveillée.
- Elle a tout de même le droit de recevoir une amie, je suppose ?
- Je ne suis pas certain que vous supposiez bien. Au moins faites-vous accompagner par cet homme des bois qui vous sert de majordome ! Les rues sont de moins en moins sûres...
Cela, Laura l'avait déjà remarqué. Depuis la mort de la Reine, chaque jour le grincement sinistre des roues des charrettes emmenant des condamnés à l'échafaud faisait frémir les habitants de la rue Saint-Honoré et de la rue Royale. Il y avait eu les Girondins, Mme Roland, l'ex-duc d'Orléans, Bailly l'ancien maire de Paris, le séduisant Barnave qui se disait pourtant " l'enfant chéri de la Révolution "... et qui avait aimé la Reine, mais ils étaient les vedettes en quelque sorte et d'autres malheureux plus ou moins anonymes, comme l'ancien ministre de la Justice Duport-Dutertre mort avec Barnave, les accompagnaient ou les suivaient sur les degrés de la guillotine. La police était partout et plus personne ne pouvait s'affirmer à l'abri d'une dénonciation. La peur comme les brouillards glacés de ce mois de novembre finissant s'étendait peu à peu sur la ville...
Laura se laissa en fin de compte convaincre de sortir avec Jaouen, et cela d'autant plus qu'elle allait désormais à pied. La moindre voiture ressemblait à présent à une provocation, et même les fiacres étaient moins employés parce que leur usage signifiait une certaine aisance. Enveloppée d'une grande cape noire à capuchon qui la défendait aussi bien du froid vif que de l'humidité, Laura se rendit donc rue Ménars munie comme elle l'eût fait pour une malade d'un pot de miel et de deux pots de confitures, celles que l'on avait faites avec les prunes de Charonne ! Jaouen les portait dans un panier avec un bouquet de marguerites d'automne mais quand ils arrivèrent devant la maison de Marie, Laura n'eut même pas le temps de tirer la sonnette : un municipal surgit aussitôt :
- Qu'est-ce que tu veux, citoyenne ?
- Voir la citoyenne Grandmaison. C'est bien là qu'elle habite ? répondit-elle en forçant un peu son accent étranger qui fit aussitôt froncer le sourcil de son interlocuteur :
- Tu es quoi, toi? Tout de même pas une Anglaise ?
- Non. Je suis américaine. Je m'appelle Laura Adams, ajouta-t-elle en montrant sa carte de civisme, et Marie Grandmaison est mon amie. Aussi je viens lui faire visite.
- Eh ben, je suis désolé mais tu la verras pas. La citoyenne Grandmaison ne se visite plus ! ajouta-t-il avec un gros rire. Elle a pris une mauvaise fièvre, alors on la garde au chaud !
- Elle est malade? interrogea Laura déjà inquiète.
- On peut appeler ça comme ça ! Elle a pris la mauvaise fièvre royaliste. Ça pardonne pas souvent ces temps-ci !
- Autrement dit, elle est prisonnière dans sa maison, intervint Jaouen qui s'impatientait. Dans ce cas, ce n'était pas la peine de la tirer de S... de Pélagie ?
- Si t'étais à sa place tu dirais pas ça. Elle est tout de même mieux dans ses meubles que dans ceux de la République. Et d'abord tu es quoi, toi ? Un larbin ?
Jaouen lui mit sous le nez son crochet qui lui fit faire un saut en arrière :
- Un ancien de Valmy ! Armée Kellermann, et je te conseille de me parler avec un peu plus de respect, blanc-bec !
- Fais excuses, camarade! C'est point écrit sur ta figure mais je serais heureux de serrer la main d'un de nos braves, ajouta-t-il en offrant une paume crasseuse dans laquelle Jaouen mit sa main valide. Seulement, pour c' qui est de la citoyenne Gandmaison je peux rien te dire d'autre : elle est gardée de jour comme de nuit, des fois que son amant, un méchant celui-là, voudrait lui donner de ses nouvelles.
- Et elle se nourrit comment? La manne lui tombe du ciel? Ou bien a-t-elle tout de même le droit de faire ses courses ?
- Non. Elle bouge pas. Les courses, c'est son officieux qui les fait... sous bonne garde pour qu'y prenne contact avec personne. Alors j' suis désolé mais vous la verrez pas.
- Au moins, pria Laura, pouvez-vous lui donner ce que nous avions apporté pour elle ?
- Y a rien d'écrit, là-dedans ?
- Voyez vous-même : du miel et des confitures qu'elle m'avait données. Cela vient de son jardin. Dites-le-lui ! Cela lui fera plaisir. Et dites-lui aussi que c'est de la part de Laura et que...
- Ça suffit! coupa le municipal. J'en dirai pas plus ! C'est déjà beau que j'accepte ça..
Jaouen tira de sa poche quelques assignats dont il montra le bout.
- Même avec ça? murmura-t-il.
- Oui. Même avec ça ! Faut comprendre, camarade : ces temps-ci, le rasoir national rase de trop près ! Donnez-moi ça et filez !
Ils n'insistèrent pas et s'éloignèrent mais, chemin faisant, Jaouen donna libre cours à sa mauvaise humeur.
- Quelle stupidité! marmotta-t-il. Si c'est comme ça qu'ils espèrent prendre le baron, ils se trompent. La maison devrait être surveillée mais de loin et surtout pas de façon aussi évidente. Ils ne sont même pas fichus de monter une souricière convenable !
- Vous devriez leur donner des leçons ! fit Laura caustique. Si j'avais su, j'aurais mis un message dans la confiture. Marie a davantage besoin des quelques mots que je voulais lui dire que de se faire des tartines.
- C'est si important que cela?
- Oh oui, c'est important ! Marie croit que Batz en aime une autre.
- C'est assez vrai, je crois ? Il " vous " aime !
- Il ne s'agit pas de moi mais d'une autre qui est allée lui raconter qu'elle est sa fiancée et même qu'elle en attend un enfant. Au fait, c'est loin d'ici, la rue Buffault ?
- Ce n'est pas loin de chez nous par la rue Chantereine, dit Jaouen qui connaissait Paris comme sa poche et singulièrement le quartier qu'il habitait. D'ici, il faut rejoindre la rue du Faubourg-Montmartre : ça donne les trois côtés d'un triangle. Mais qu'est-ce que vous voulez aller faire là-bas ?
- C'est là qu'habité cette Michèle Thilorier. Il faut que je lui parle.
Jaouen avait bien envie de faire remarquer à Laura que cette histoire ne la regardait pas vraiment - ou la regardait trop - mais il savait d'expérience ce que signifiait certain pli buté qui venait d'apparaître entre ses sourcils.
- Va pour la rue Buffault ! soupira-t-il.
Mais il était écrit que, ce matin-là, Laura ne délivrerait aucun de ses messages. Quand ils arrivèrent dans la rue composée surtout d'assez belles maisons avec jardins comme il s'en trouvait beaucoup sur les pentes de Montmartre, ils virent devant l'une d'elles un attroupement composé de badauds et de gendarmes autour d'une voiture fermée : l'appareil habituel d'une arrestation.
- Seigneur ! souffla Laura, c'est " la " maison où je voulais aller.
- On dirait que la rivale de Mademoiselle Marie a des ennuis ?
Ils se mêlèrent à la petite foule et Jaouen réussit à s'assurer que le fiacre était encore vide. L'instant d'après, une femme vêtue de noir et blanc, élégante, très belle aussi mais très pâle, sortit, entraînée sans douceur superflue par deux policiers qui la jetèrent dans la voiture où ils montèrent. Celle-ci démarra aussitôt, enveloppée par les chevaux des gendarmes. Badauds et voisins restèrent seuls avec les deux nouveaux venus. Laura ne comprenait pas : la dame que l'on venait d'emmener ne pouvait être Michèle car elle devait avoir une quarantaine d'années.
- Qui est-ce? demanda-t-elle à une femme en tablier qui, armée d'un balai, retournait nettoyer le seuil d'une maison d'en face.
- C'est la citoyenne Epremesnil ! Paraît que son mari est compromis dans des magouilles financières à propos de bateaux et de leurs chargements. On l'a pas trouvé, lui, alors on l'emmène, elle!
- Mais... je croyais qu'à ce numéro habitait l'avocat Thilorier ? Je venais le voir pour une affaire que j'ai...
La femme se mit à rire :
- Ben, si j'étais toi j'en chercherais un autre : le Thilorier il est au cimetière depuis quelques mois déjà. Celle que tu viens de voir, c'est sa veuve.
- Tu viens de me dire qu'elle s'appelle... comment déjà?
- Epremesnil. L'est pas restée veuve longtemps. L'avait un coquin qu'elle a marié vite fait. Le plus beau c'est qu' c'est le beau-père de sa fille aînée. C' qui fait qu'elles sont deux à s'appeler comme ça.
- Sa fille aînée ? Elle a d'autres enfants ?
- Oui. Une autre, la Michèle qu'est pas mariée. On l'a pas vue depuis un moment : doit être chez sa sour quéque part en Normandie.
- Je vois. Et... tu ne connaîtrais pas un autre avocat ? demanda Laura fidèle à son personnage.
- J'vais t' dire, citoyenne : moi et les " bavards " on va pas ensemble. Et j'te plains si t'as affaire à eux ! Tu frais aussi bien de t'adresser tout droit au Comité de salut public. Y t'en trouverait peut-être un... s'il en reste! D' toute façon, ça t' coûtera moins cher. L'argent ça mérite respect...
Comprenant ce que cela voulait dire, Laura mit un billet dans la main de la femme et repartit sans ajouter un mot. Durant tout le chemin qui la ramenait rue du Mont-Blanc, elle garda le silence. Le doute, ce doute affreux qui, toujours à l'affût, ne perd jamais une occasion d'attaquer l'amour, venait de se manifester sur un simple mot. Michèle était en Normandie et Batz partait pour la Normandie ! Ce n'était sans doute qu'une simple coïncidence, mais elle suffisait à empoisonner ce jour déjà si gris. Et Laura aurait donné cher pour apprendre où résidait cette autre Mme d'Epremesnil. Que le beau duché dont le petit Louis XVII avait porté le titre fût vaste, cela ne suffisait pas à la rassurer.
Chez elle, une troisième surprise désagréable l'attendait : c'était le jour, apparemment! Alors qu'elle aspirait au silence douillet de sa maison, à la douce chaleur de son coin de feu près duquel Elleviou devait dormir du sommeil d'un homme enfin rendu à la tranquillité, de furieux éclats d'une voix féminine l'atteignirent dès la traversée de la cour. Ces sons affreux ne pouvant être émis par Bina, il fallait bien que ce fût par un autre gosier. - Miséricorde! s'exclama-t-elle. Cette femme a dû le suivre jusqu'ici, et maintenant elle fait du scandale !
En effet, debout devant le canapé où se recroquevillait le " malade ", une sorte de statue grecque en longue redingote de drap bleu, un chapeau noir assez masculin porté cavalièrement sur une masse de cheveux d'un admirable blond doré s'agitait sur le mode frénétique.
- ... et je te retrouve là, vautré chez cette catin américaine comme si tu ne disposais pas d'une demeure charmante et confortable où je suis prête à te soigner jour et nuit ! Tu l'aimes à ce point ? Je voudrais bien savoir ce qui te manque rue Marivaux, à moins que ce ne soit son lit?
- Le silence ! gémit le malheureux. Le silence et la paix ! Et je te ferai remarquer que ceci est un canapé : pas un lit !
- Ça viendra plus tard! Où est-elle, d'ailleurs, cette greluche, que je m'occupe d'elle ?
- Elle est ici ! coupa la voix glacée de Laura. Ici où vous n'êtes pas la bienvenue et d'où je vous prie de sortir !
L'autre se retourna et Laura vit se diriger sur elle les fulgurances de deux yeux de saphir étincelant. Plus un sourire méchant.
- " Vous " ? Je vois : nous sommes une aristocrate pour qui le tutoiement républicain est une déchéance ?
- Nous sommes une Américaine dans la langue de qui le tutoiement n'existe pas, sauf quand on s'adresse à Dieu. Cela mis au point, je vous prie à nouveau de sortir!
- Si je veux ! Tu ne sais pas qui je suis, ma belle !
- Oh si ! Je vous ai vue danser à l'Opéra dans... le Jugement de Paris, je crois ? Vous y incarniez une Vénus très convaincante... et j'ai applaudi. Je le ferai encore si vous voulez bien mettre un terme à cette comédie grotesque. Le citoyen Elleviou est l'un de mes amis et il est seulement venu chercher ici une tranquillité que vous lui refusez. Curieuse façon d'aimer un homme !
- Apparemment tu saurais mieux que moi? ça ne prend pas, tu sais? Elleviou est à moi, tu entends, et je ne laisserai jamais personne me le prendre. Ni toi ni cette mijaurée d'Emilie de Sar-tine qui l'a enjôlé en jouant les saintes nitouches au point de lui faire oublier qu'avant son mariage, elle faisait la putain dans les salons du vieil Aucane et de sa mère, au Palais-Royal ! Alors tiens-le-toi pour dit et toi, mon beau malade, tu te lèves et tu viens avec moi! J'ai une voiture en bas...
Il fallut bien s'y résigner. Avec un soupir à fendre un iceberg, Elleviou abandonna son cocon douillet pour suivre Clothilde qui sortait du salon avec l'allure d'une reine barbare tramant un captif à son char de guerre. Ce qui fit rire Jaouen, pourtant peu coutumier de cet exercice.
- Grand chanteur peut-être mais pauvre homme ! commenta-t-il. Se laisser mener en laisse de la sorte ! Ce genre de fille se dresse à coups de cravache mais il n'a rien dans le ventre !
- Peut-être que si, fit Laura songeuse en allant à la fenêtre pour regarder sortir le couple, mais il a peur de cette femme. Elle est méchante et il la sait capable de tout. En lui obéissant - en venant ici aussi ! - il cherche à détourner son attention de ses amours réelles.
- Il vous l'a dit?
- Oui, il me l'a avoué un jour comme aujourd'hui où il n'osait pas rejoindre celle qu'il aime à Sucy où elle se cache avec les siens. Le jour où la Mafleuroy aura la certitude qu'il aime uniquement l'ex-Émilie de Sainte-Amaranthe, elle n'hésitera pas à la dénoncer. J'ai déjà accepté d'être sa messagère.
- Vous êtes allée chez ces femmes-là, vous ?
- Oui. Avec Bina. Elles sont charmantes, et que la petite Emilie est donc jolie ! Elle a aussi un jeune frère de seize ans qui ne dépare pas la famille.
- Eh bien, je crois que vous devriez vous en abstenir désormais.
- Il le faudra bien. La rue m'effraye à présent, si l'on ne peut plus sortir sans tomber sur des policiers en train d'arracher une femme à sa maison sans la moindre raison. Ou peut-être même des enfants! C'est un spectacle que je supporte mal. Rien ne justifie tant de haine, tant de cruauté...
Jaouen aurait pu argumenter jusqu'à un certain point, mais il savait que Laura ne l'aurait pas écouté. D'ailleurs, il n'était pas mauvais qu'elle eût un peu peur. Elle se tiendrait peut-être plus tranquille ?
Durant les semaines qui suivirent, Laura, en effet, ne bougea plus, écoutant avec une inquiétude grandissante les bruits de la grande ville en folie qui venaient battre son îlot paisible, apportés par Jaouen - le seul qui sortît de la maison -, par Pitou ou par Swan. L'uniforme de l'un, l'égide de la Convention étendue sur l'autre par intérêt leur permettaient d'aller partout, de tout voir et de tout entendre. Laura sut ainsi qu'après avoir violé les sépultures royales de Saint-Denis, le " peuple tout-puissant " avait jeté les cendres de Mirabeau hors du Panthéon mais, en revanche, y avait installé Marat, que l'on avait exécuté la Du Barry, si épouvantée qu'elle était miséricordieusement évanouie quand on la lia sur la planche, qu'autour des dénonciations éperdues de Chabot visant pêle-mêle Pitt, Cobourg, et tous ceux que l'on sait, Robespierre, ce renard, avait concocté une " Conspiration de l'Étranger " confortée par les fluctuations de la guerre vendéenne, qui faisait frémir les gens en place et jouait le rôle de Croquemi-taine chez les petites gens. Hébert et Danton se trouvaient attaqués de plus en plus souvent, à l'instigation d'un Robespierre candidat à la dictature. C'était au point que Danton, parti filer le parfait amour à Arcis-sur-Aube avec sa jeune et ravissante épouse, en revint précipitamment, rappelé par un Camille Desmoulins de plus en plus inquiet, sans pour autant perdre quoi que ce fût de son assurance. Ce géant de la tribune, confiant dans sa force comme dans son génie de la parole et de la repartie, méprisait superbement les gnomes avides qui s'accrochaient à lui pour le faire trébucher.
Du côté des amis, cela n'allait guère mieux. Julie Careau vivait terrée chez elle avec ses jumeaux, tremblant de voir arriver la police ou les section-naires : Talma venait d'être arrêté. Quelqu'un s'était souvenu qu'après les victoires de Dumouriez dans l'Est, une fête avait été donnée en son honneur rue Chantereine et qu'en tout état de cause, Talma était l'ami des défunts Girondins. Seule la protection de David préservait Julie, mais réussirait-elle à sauver le grand tragédien ?
Anne-Marie de Beaufort qui venait parfois de sa rue Saint-Georges et dont Laura appréciait l'esprit volontiers frondeur et l'étonnante vitalité, avait disparu à la suite de Julien de Toulouse. Pitou lui-même, en dépit de ce qu'il espérait, ne réussissait pas à atteindre Marie toujours enfermée chez elle. Tout ce qu'il en savait, c'est qu'un policier nommé Armand venait la voir presque chaque jour... et qu'il n'apportait pas de fleurs. Quant à Batz, plus personne ne pouvait dire ce qu'il advenait de lui.
La veille de Noël, un homme qui semblait marcher avec peine en se tenant courbé sur une canne quittait la rue Neuve-de-1'Egalité [xxxiii] pour pénétrer dans la vaste cour des Forges, ainsi nommée à cause des ateliers de ferronnerie qui, au centre, occupaient un marché couvert destiné primitivement à la poissonnerie mais qui n'avait jamais vu la queue d'un merlan. Il est vrai que le fracas des marteaux sur le métal ne s'y faisait guère plus entendre que le bagout des marchandes à la criée : qui donc en ces temps misérables songeait à faire orner sa demeure d'élégantes volutes de fer ou de balcons fleuronnés dans un quartier qui, d'ailleurs, n'en manquait pas? En outre, l'endroit n'avait jamais eu très bonne réputation depuis le sévère nettoyage opéré un siècle plus tôt par Nicolas de La Reynie, lieutenant de police de Louis XIV, contre la vermine de la grande cour des Miracles dont c'était l'emplacement. Le sang avait coulé et certains esprits faibles assuraient que des fantômes hargneux s'y promenaient encore. Un voisinage qui ne gênait guère le citoyen Hébert et sa famille, installés depuis peu dans un pavillon situé au fond de la cour. C'est vers ce pavillon que se dirigeait le vieil homme.
Négligeant l'imprimerie du rez-de-chaussée d'où sortait chaque jour le fulminant, le répugnant Père Duchesne,i\ monta à l'étage en homme qui connaît les lieux, sonna à une porte repeinte de frais et soigneusement astiquée. Une femme d'environ trente-cinq ans, grande, maigre mais habillée avec soin d'une robe bleue avec fichu et manchettes de fine toile blanche, vint lui ouvrir :
- Oh, monsieur l'abbé ! fit-elle à voix contenue, vous avez pris la peine de venir jusqu'ici par ce vilain temps ?
- Ce temps est celui de la Nativité, ma chère fille, et j'ai pensé que cela vous ferait plaisir d'en parler avec moi. Et puis j'arrive de Carrouges d'où je vous ai apporté un petit présent, ajouta-t-il en tirant d'une poche intérieure de sa houppelande un flacon d'eau-de-vie de pomme gardant encore les traces de poussière de la cave. La citoyenne Le Veneur vous l'envoie avec ses bonnes pensées...
- La chère âme! Mais entrez donc, monsieur l'abbé, et prenez place auprès du feu, dit la femme en s'effaçant pour laisser son visiteur entrer dans une petite antichambre puis dans une salle étince-lante de propreté où la table était déjà mise pour le souper sur une nappe bien blanche et fraîchement repassée. Tout dans cet endroit proclamait les qualités ménagères de la citoyenne Hébert, une ancienne religieuse que le " Père Duchesne " avait épousée dans les premiers jours de l'année précédente. Pas un grain de poussière sur les meubles bien cirés ; pas une tache sur le tapis couvrant le carrelage rouge. Une bonne odeur de soupe venait de la cuisine et, dans la pièce voisine, le vagissement d'un bébé se faisait entendre. Dix mois plus tôt, l'épouse d'Hébert avait donné le jour à une petite fille, prénommée curieusement Scipion-Virginie et dont l'ami Chaumette était le parrain. Ses parents l'adoraient.
Ce n'était pas la première fois que l'abbé d'Alençon venait cour des Forges. A plusieurs reprises, déjà, il y était arrivé " à l'occasion d'un voyage à Paris " où il avait un pied-à-terre rue Hel-vétius. Il apportait à l'ex-Marie-Françoise Goupil, ex-religieuse au couvent de la Conception, rue Saint-Honoré, le salut, voire un petit cadeau de ses protecteurs, le général Le Veneur de Carrouges et son épouse. Depuis toujours ces nobles normands veillaient sur Françoise, née à Paris mais fille d'une lingère de leur région. Le général lui servait même, depuis la mort de sa mère, une pension de six cents livres par an qui avait été versée au couvent tant qu'elle y était restée, et récupérée depuis par le ménage Hébert. De mauvaises langues prétendaient que la lingère était jolie et le futur général pas aveugle. Si Françoise, elle, n'était pas un prix de beauté, cela pouvait s'expliquer par la franche laideur de son géniteur supposé. Quoi qu'il en soit, Hébert n'avait vu que des avantages à épouser la " fille adoptive " d'un des plus brillants soldats de la Révolution. Il était lui-même né à Alençon où sa sour vivait toujours et il était bon, selon lui, de garder les racines provinciales. Aussi ne voyait-il aucun inconvénient à ce que son épouse reçoive la visite d'un prêtre, " jureur " bien entendu. C'était un lien avec la Normandie ancestrale... et le " Père Duchesne " avait la faiblesse de tenir aux six cents livres annuelles.
Il savait bien d'ailleurs que sa Françoise, même si elle s'était jetée avec ardeur dans les idées nouvelles quand on l'avait expulsée de son couvent, gardait un fond chrétien. Tout comme elle avait conservé quelques meubles de la Conception : son lit à baldaquin tendu de serge grise, sa commode, quelques sièges, deux ou trois objets qui n'avaient jamais appartenu à sa cellule... et aussi la gravure accrochée dans la salle et qui retraçait l'épisode des Pèlerins d'Emmaùs. Hébert s'était contenté d'exorciser l'inquiétante image en écrivant dessous " Le sans-culotte Jésus soupant avec deux de ses disciples dans le château d'un ci-devant ".
- Votre époux n'est pas encore rentré, mon enfant ? demanda le visiteur en prenant place sur la chaise qu'on lui offrait, avec un soupir qui traduisait sa lassitude.
- Pas encore hélas ! Les séances à la Convention se prolongent de plus en plus tard. Ce qui me soucie, parce que cela le fatigue beaucoup.
- J'en suis désolé. D'autant plus que, ce soir, je souhaitais lui parler. Me permettez-vous de l'attendre ?
- Naturellement! Mettez-vous à l'aise. Nous allons prendre un petit verre de ratafia ensemble...
Elle sourit d'un air naïf à son visiteur. Elle ne le fréquentait pas depuis longtemps, bien qu'il prétendît l'avoir connue fillette dans la boutique de sa mère et l'avoir vue, plus tard, dans son couvent, mais il avait quelque chose qui lui plaisait. Il semblait si vieux et si las, avec ses cheveux et sa barbe blanche qui mangeaient presque toute sa figure rougeaude et ridée, son dos voûté et ses mains couvertes de mitaines effrangées laissant passer des bouts de doigts jaunis... En fait, le peu de jeunesse qui lui restait paraissait réfugié dans les prunelles noisette abritées par les paupières rougies et des lunettes rondes en fil de fer.
Ils n'eurent pas longtemps à patienter : le ratafia n'était pas achevé qu'Hébert opérait son retour. On l'entendit crier, dans l'antichambre où il déposait son manteau et son chapeau rond :
- Ça sent bon, citoyenne Hébert ! Une soupe au chou bien chaude, c'est tout ce dont j'ai besoin... Ah! acheva-t-il en pénétrant dans la salle, nous avons une visite ?
- C'est l'ab... le citoyen Alençon dont je t'ai parlé. Il arrive de Carrouges pour apporter de l'eau-de-vie de pomme.
Pour qui ne le connaissait pas, le " Père Duchesne " avait de quoi surprendre ses lecteurs. Ils l'imaginaient semblable au personnage imprimé sur l'en-tête : un colosse en carmagnole, deux pistolets à la ceinture et un sabre au côté, brandissant une hache sur un petit prêtre agenouillé à ses pieds. En réalité, il était petit avec des membres grêles, le teint pâle, la figure assez fine sous des cheveux bruns coupés court. Il avait des mains délicates, l'oil gris plutôt doux, et s'habillait avec un soin frisant l'élégance. Son éducation aussi était supérieure à ce qu'on imaginait : fils de petits négociants d'Alençon, il avait fait de bonnes études chez les Jésuites, savait parler un langage châtié quand il ne vociférait pas à la tribune, et jouait de la flûte pour endormir sa petite fille.
- C'est aimable à toi, citoyen, surtout par ce vilain temps. Tu soupes avec nous ?
- Non. Je te remercie. A mon âge, vois-tu, on n'a pas besoin de grand-chose et le ratafia de ta femme m'a défatigué. Toi, en revanche, tu devrais passer à table et prendre un peu de réconfort. Tu semblés... bien las ?
- Là! Qu'est-ce que je te disais, citoyen! Mon pauvre époux s'épuise aux affaires de la Commune et de la Nation. Il veut le bonheur de tous et il se trouve des méchants qui ne comprennent que leur intérêt et lui mènent la vie dure...
- Paix, ma femme ! Sers-moi la soupe puisque le citoyen le veut bien. Nous causerons pendant que je mangerai... mais est-ce qu'il n'est pas l'heure de donner le sein à notre petite ?
- Si, si, j'y vais...
- Je n'aime pas que les femmes soient en tiers quand les hommes parlent, dit Hébert quand elle eut disparu dans la chambre et, si tu es resté pour m'attendre, tu dois avoir quelque chose à me dire ?
- Oui... Combien de temps encore crois-tu que tu vas tenir contre tes ennemis, citoyen Hébert ?
- Qui t'a dit ça?
- Personne ! Je vais souvent à la Convention et j'ai des oreilles. Un cerveau aussi, et il n'est pas difficile de comprendre qu'avec ce fameux complot de l'Étranger lancé par ce misérable Chabot et que Robespierre monte en épingle parce que ça l'arrange, c'est Danton, c'est Chaumette, c'est toi... et tous vos amis qui êtes visés. Danton prône " l'indulgence " à présent, alors que Robespierre veut régner seul, et par la Terreur. Je ne suis même pas certain que Saint-Just, son ami pourtant, tiendra longtemps. Dès que Fabre sera abattu...
- Que sais-tu de Fabre?
- Qu'il est compromis jusqu'au cou dans l'affaire de la Compagnie des Indes! Réfléchis un peu : vivre dans le palais d'un ci-devant avec l'une des plus jolies filles de Paris, cela coûte cher ! De toute façon Fabre a toujours eu de grands appétits de luxe. Ce n'est pas, et de loin, un homme sage comme toi, sachant mettre sa vie en accord avec ses principes. Ta demeure est aussi claire que l'âme de ta femme, accueillante et simple comme devrait l'être celle de tous les hommes. Reste à savoir si tu pourras la garder toujours !
- Que veux-tu dire ?
- Que du fond de sa prison, Chabot continue à déverser sa bile pour essayer de sauver sa tête et que tu es son pire ennemi.
- Il est prisonnier, cela devrait donner à ses dénonciations leur exacte valeur.
- Pour tout homme sensé, tu as raison mais quand on veut tuer son chien on dit qu'il est enragé et Robespierre a tellement envie de se débarrasser de ceux qui le gênent ! Tu es des premiers. Sais-tu ce qu'un mien ami a entendu il n'y a pas longtemps aux Jacobins, après la fin de la séance : que ton attitude durant le procès de la veuve Capet, tes accusations - un peu violentes il faut l'avouer -n'étaient que faux-semblants destinés à cacher ton intention de la sauver. Quand on fait montre de tant de haine, cela laisse facilement les coudées franches...
- Et pourquoi aurais-je voulu cela? murmura Hébert le nez dans sa soupe, mais qui venait de pâlir.
- Pour un million... et la possibilité de quitter avec ta famille un pays qui a déjà commencé à se déchirer lui-même et qui, comme Saturne, dévore ses enfants... les plus tendres d'abord!
Hébert releva la tête et darda sur son visiteur un regard farouche...
- Tu as déjà ma réponse : Marie-Antoinette est montée à l'échafaud... et je ne suis pas millionnaire.
- Sans doute mais, de toute façon, la sauver n'aurait pas été une bonne idée. Libre, elle aurait gêné tout le monde, à commencer par ce cher Pitt dont on nous rebat les oreilles. Et aux mains des gens de Vienne elle aurait été dangereuse. Mais il reste quelqu'un de beaucoup plus important, de beaucoup plus précieux...
Hébert ne broncha pas. Tranquillement, il prit le pain, s'en tailla une belle tranche et attaqua le gros morceau de lard qui avait cuit dans la soupe. A la manière paysanne, il coupait de minces morceaux qu'il étalait sur son pain. L'abbé le laissa manger et même avaler par là-dessus une lampée de cidre. Il était certain que l'autre avait bien entendu ses dernières paroles et y réfléchissait. Hébert poussa enfin un soupir de satisfaction.
- Sacrebleu que j'avais faim ! De quoi parlions-nous?
- De quoi peuvent bien parler des Normands entre eux sinon de ce qui touche à leur pays? Il nous importe beaucoup plus qu'à d'autres, le gamin du Temple... parce qu'il est notre duc!
- Était ! grogna Hébert. Il n'est plus rien....
- Il est beaucoup plus au contraire et j'en sais, chez nous, qui regardent de ce côté-là! Des gens qui pensent que ceux de Paris ou d'Arras n'ont pas les mêmes droits que nous, que si on l'avait chez nous, avec nous, ce serait une sacrée force en face des appétits d'un homme qu'on craint déjà mais qu'on haïra bientôt parce qu'il sera couvert de sang. Il n'y a pas de raison de lui laisser cet otage-là. Un otage qu'il fera mourir un jour, quand il pensera qu'il n'en a plus besoin.
Accoudé à présent sur la table, Hébert se curait les dents avec la pointe de son couteau, une habitude qu'il avait prise pour " faire peuple " et qui agaçait Robespierre.
- Tu proposes quoi ?
- De l'enlever bien sûr et de l'emmener chez nous.
- Où ça?
Avant de répondre, l'abbé scruta le pâle visage qui lui faisait face en étudiant la mobilité des yeux. Cet homme était plus qu'inquiet; il savait qu'il jouait sa tête depuis la dénonciation de Chabot. Finalement, le vieil homme se décida :
- A Carrouges, bien sûr. On l'y espère déjà et tu connais le château : il est solide, avec des sorties intéressantes. En cas de surprise, on pourrait l'emmener facilement au Champ-de-la-pierre, chez les d'Andigné, mais il n'y en aura pas : Le Veneur est toujours maire de Carrouges et tous sont avec lui.
- Le Veneur est en prison. Il a trahi.
- Tu sais très bien que non : il est la loyauté même et sa prison, crois-moi, Hoche l'en sortira ! Celui-là, personne ne peut rien lui refuser. Pas même Robespierre ! Le peuple voit en lui un héros selon son cour. Le Veneur rentrera bientôt chez lui...
- Admettons ! Et moi, dans tout ça, qu'est-ce que je deviens?
- Toi ? Tu pourrais te décider à te rendre à Alen-çon... pour présenter ton épouse et ton enfant à tes sours ? Tu y trouverais les titres de propriété d'un domaine repris aux biens nationaux et des lettres de change qui te permettront d'emmener les tiens respirer où tu le souhaiteras pendant que d'autres s'occuperont de Robespierre.
Le regard qu'Hébert dardait sur son visiteur semblait vouloir le fouiller jusqu'à l'âme.
- Qui es-tu ? demanda-t-il enfin avec rudesse.
- Tu le sais bien : le ci-devant abbé d'Alençon, prêtre jureur traité en paria par ses confrères mais en ami par les Le Veneur... et aussi tes sours. Un Normand... comme toi!
- Et le prêtre minable que tu es a les moyens de mener à bien cette entreprise ?
- Seul, non. Avec ton aide, oui.
- Et que te faudrait-il?
- Que la Commune enlève Simon du Temple en lui donnant un autre poste... plus honorifique.
- Si honorifique qu'il soit, il ne lui rapportera jamais ce que lui et sa femme gagnent à s'occuper de... l'enfant. Il n'acceptera pas.
L'abbé nota avec satisfaction que le gazetier avait hésité avant de le désigner. Qu'il n'ait pas dit " Capet " ou " le Louveteau " était symptomatique.
- Un ordre ne se discute pas. En outre, la femme Simon est malade. Elle a grossi, elle souffre des jambes et elle s'ennuie : le confinement ne lui vaut rien. Or Simon aime sa femme... et la question financière pourrait s'arranger.
Hébert se leva pour aller chercher la bouteille apportée par l'abbé. Il la déboucha, en huma le goulot, prit deux verres et, tout en versant avec soin le liquide parfumé :
- Cela pourrait marcher! soupira-t-il, mais tu oublies une chose : dès que l'enfant aura quitté le Temple, ce sera le branle-bas de combat. Toutes les forces de police et de gendarmerie, sans compter tous les estaffiers de Paris, se lanceront à ses trousses...
- Mais personne ne s'apercevra de son absence, fit l'abbé avec douceur. Un autre enfant qui lui ressemble un peu prendra sa place et quand on s'apercevra de la substitution, Louis sera loin. Cela m'étonnerait fort, vois-tu, que ses gardiens clament à tous les échos qu'on leur a volé leur prisonnier, parce que ce serait prendre leur billet pour le Tribunal révolutionnaire. Je crois, moi, qu'ils feront tout pour cacher cette fuite-là !
- C'est bien trouvé, admit Hébert en poussant l'un des verres devant son visiteur, mais cet enfant-là, où iras-tu le chercher?
- On l'a déjà et on le prépare à son rôle. Et tu vas rire : c'est un Normand !
Les deux hommes trinquèrent les yeux dans les yeux et burent d'un seul trait.
- La lumière est mauvaise, ici ! maugréa David en jetant le cahier et le crayon dont il venait de se servir pour une nouvelle esquisse de Laura. Je ne ferai rien de bon !
- Elle ne doit pas être meilleure chez vous, ironisa la jeune femme. Ce mois de janvier est si triste, si gris, si froid ! Attendez le printemps ! Nous irons au jardin. Rien ne presse après tout !
- C'est que j'ai toujours peur que vous ne m'annonciez que vous voulez rentrer en Amérique ! Et puis croyez-moi, la lumière est réellement meilleure dans mon atelier. Pourquoi, mais pourquoi ne voulez-vous plus y revenir ?
- Il fait trop mauvais pour sortir !
- Je viendrai vous chercher avec une voiture et je vous ramènerai.
La jeune femme, soudain, prit feu :
- Comme c'est aimable de vouloir m'offrir, par deux fois, l'abominable spectacle des charrettes qui conduisent à l'échafaud tant d'innocents et cela chaque jour que Dieu fait. Car, pour aller d'ici au Louvre et vice versa, il faut traverser cette horrible rue Saint-Honoré.
- Rue Honoré, rectifia-t-il froidement, ce qui ne fit qu'accroître la colère de Laura.
- Au diable ces mômeries ridicules! Passe encore pour la populace mais un homme intelligent tel que vous, un artiste, se plier à ces dégradantes bouffonneries! Désanctifier les saints changera-t-il quelque chose à leur position auprès de Dieu ? Je vous le dis une dernière fois : si vous voulez faire mon portrait j'y consens, mais vous le ferez ici ! Moi, je ne bouge plus !
- Et vous aurez raison ! fit une voix joyeuse tandis que, introduit par Bina, le colonel Swan pénétrait dans le petit salon. Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors !
- Vous en venez pourtant, fit le peintre avec l'aigreur que lui inspirait l'arrivée de l'Américain. Il ne l'aimait pas, et encore moins ses façons d'arriver chez Laura à l'improviste.
- Certes, certes, mais j'avais une affaire à traiter dans le quartier et j'en profite pour venir demander une tasse de thé à notre amie.
- Eh bien vous le prendrez sans moi ! J'ai horreur de cette manie anglaise. Chère amie, puisque vous le voulez absolument, j'aurai donc le plaisir de transporter ici, dès demain, le matériel nécessaire à l'ouvre projetée. Ne vous plaignez pas si c'est un peu encombrant !
Ayant dit, David baisa la main de Laura, adressa un vague signe de tête à Swan et sortit, suivi des yeux par le colonel qui attendit sagement que le bruit de la porte d'entrée eût retenti pour reprendre la parole.
- Vous n'allez jamais pouvoir vous en débarrasser ? soupira-t-il, toujours tourné vers le vestibule.
- Je préfère encore cela à me rendre au Louvre pour y subir ses entreprises. Ici, il me sait protégée. Jaouen ne lui permettrait pas le moindre geste déplacé.
- Ne pouvez-vous refuser purement et simplement?
- Ce n'est pas à vous que j'apprendrai qu'il faut le ménager, dit Laura en haussant les épaules.
- Certes, certes, mais quand il viendra arrangez-vous pour le jeter dehors de bonne heure : c'est pour demain soir !
Laura se figea, la bouche soudain séchée.
- Demain?
- Oui. Demain 19 janvier, les Simon quittent la tour. L'enfant partira avec eux.
- C'est à peine croyable. Où vont-ils? Ils retournent chez eux, rue des Cordeliers ?
- Non. La femme Simon a pris un logis dans le Temple même, à quelques toises de la tour. Un logis adossé à l'ancienne cour des écuries. Il y a là une porte très commode pour sortir du périmètre dangereux sans se faire voir et sans passer par les corps de garde. Très judicieux comme choix !
- Et vous êtes sûr que ces gens ne vont pas vous trahir au dernier moment ?
- Tout à fait sûr ! Batz y veille.
Batz! Laura ne l'avait pas vu depuis des semaines et cette absence lui était cruelle. Plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Et c'est tout naturellement qu'elle demanda :
- Où est-il?
- Au Temple depuis une quinzaine de jours... comme domestique pour aider la femme Simon qui est réellement souffrante et éprouve même de la peine à se déplacer.
- Domestique, lui?
- Il fait ça très bien, dit Swan, en riant. Il balaie, il fait la lessive, il nettoie. On le prend là-bas pour un simple d'esprit mais il lui arrive parfois de jouer aux dés avec le savetier. On l'apprécie !
- Incroyable ! Et moi, que dois-je faire ?
- Attendre! Si tout va bien, l'enfant sera chez vous vers la fin de la nuit. Il ne restera que jusqu'au soir suivant. Batz lui fera passer la barrière juste après l'ouverture du matin... mais il vous instruira lui-même.
- Quel est votre rôle à vous, dans tout cela ?
- Très important! fit l'Américain avec satisfaction. C'est moi qui vais faire quitter la France à ce " gage si précieux " comme disent les bons auteurs. Demain, je pars pour Le Havre où je vais attendre l'un de mes compatriotes, le capitaine Clough qui commande un de nos navires marchands. La Convention m'a accordé - moyennant finances bien sûr - la permission d'emporter une cargaison d'objets de valeur, de...
- De dépouilles de nos demeures ! précisa Laura avec amertume. Vous l'avez déjà fait une fois, je crois?
- En effet, et vous ne devriez pas me le reprocher. D'abord parce que les affaires sont les affaires, ensuite parce que mon petit trafic me rend inattaquable aux yeux de la Convention; enfin parce que nul n'aura l'idée de chercher votre petit roi entre un lot de sièges, un bonheur-du-jour et une collection de tableaux !
- Comment comptez-vous faire ?
- C'est simple. Je vais donc au Havre attendre Clough. De là je l'emmènerai à Caen où la municipalité tient à ma disposition un certain nombre d'objets. Ensuite nous reviendrons au Havre pour compléter le chargement et nous mettrons finalement à la voile pour les côtes anglaises... où nous laisserons notre " mousse " et la personne qui l'accompagnera... à moins qu'il ne choisisse de se réfugier chez nous [xxxiv]. J'aimerais qu'il vienne en Amérique. Là il n'aurait plus rien à craindre! Et pourquoi ne rentreriez-vous pas, vous aussi? Ce pays est si dangereux !
- Ne rêvez pas! s'impatienta la jeune femme. Dites-moi plutôt à quel moment de cette expédition vous pensez embarquer l'enfant ?
- A Caen. Selon mes prévisions, nous devrions y être au début février. Le petit aura été conduit par Batz dans un château au bord d'une grande forêt qui se trouve à vingt petites lieues. Il rejoindra Caen en temps voulu.
- Vingt lieues ? C'est beaucoup. Pourquoi si loin ?
- Le château est celui d'un général républicain. Personne n'ira le chercher là...
- Cela me paraît parfait, soupira Laura. Mais dites-moi, vous pensez faire tout cela en toute tranquillité ? Dès que la fuite sera connue, vous aurez tous les sbires de la Convention à vos trousses.
- C'est que justement la fuite ne sera pas connue. Pas tout de suite du moins... et peu de personnes seront dans le secret. Très peu !
Il n'y avait rien à ajouter à cela. Laura pensa à cette autre nuit passée tout entière à attendre la petite princesse qui n'était jamais venue et de qui, apparemment, personne ne se souciait. Elle n'était pas l'héritier, elle ! Elle n'était pas le Roi ! En était-elle moins malheureuse, enfermée dans cette horrible tour où elle n'avait plus auprès d'elle qu'une tante, chère sans doute, mais dont rien ne laissait prévoir qu'elle n'était pas menacée elle aussi? Comme le serait Marie-Thérèse lorsqu'elle aurait grandi? Elle venait d'avoir quinze ans et Laura n'ignorait pas qu'on avait déjà jeté dans la gueule de la guillotine des enfants de cet âge. Il est vrai que c'étaient des garçons. La féminité de l'adolescente la protégerait-elle longtemps ?
Ses visiteurs partis, Laura sentit un frisson et s'approcha du feu, resserrant autour de ses épaules le châle de laine blanche qu'elle portait depuis le matin. Il faisait froid. La neige recommençait à tomber, rendant tout mouvement plus difficile et toute trace facile à relever. - Mon Dieu! dit-elle tout haut. Vont-ils enfin réussir?
Le lendemain dimanche, le temps était pire encore que la veille. Le dégel intervenu dans la nuit transformait la neige en boue et enveloppait Paris d'un brouillard qui ne se dissipait pas facilement. Le froid avait cédé, mais l'atmosphère humide était pénible à supporter. Cependant, au Temple, la femme Simon s'activait dans son logement, choisissant ce qu'elle voulait emporter. On lui avait permis de prendre quelques meubles et objets pour son nouveau logis. En bas, une charrette attendait. Et, au long des deux étages de l'escalier à vis, le va-et-vient avait commencé : Simon et le citoyen Gaspard le domestique descendaient ensemble la commode vidée de ses tiroirs dont ils se coifferaient ensuite pour les remettre en place. Pendant ce temps, la femme faisait des paquets de draps, de vêtements. Elle était devenue très grosse et ses jambes avaient du mal à la porter, mais elle n'en trottait pas moins à travers le donjon pour distribuer des " au revoir ", faire un brin de causette...
- Ça ne nécessite pas tant d'adieux ! grogna son mari. On ne va pas au bout du monde : rien qu'à vingt toises d'ici. On se reverra...
Le savetier était nerveux, inquiet, et d'une humeur massacrante. Les lenteurs de sa femme l'agaçaient autant que son souffle asthmatique mais elle tenait à ce que les choses soient faites " comme il convenait ". De temps en temps, elle s'interrompait pour embrasser le petit garçon qui, assis sur son lit, regardait toute cette agitation et pas beaucoup le cadeau qu'on venait de lui apporter, offert par sa " mère nourricière " : un cheval de carton et de bois peint de couleurs violentes et caparaçonné.
Finalement, comme les meubles avaient pris place dans la charrette, Simon déclara :
- Tu peux finir toute seule avec Gaspard. Moi, je vais payer le coup aux amis... Je remonterai tout à l'heure avec les commissaires pour leur remettre Capet. Puis, s'adressant à l'enfant qui semblait dormir tout éveillé sur le bord de son lit : Et alors, gamin ! Il te plaît pas ce cheval ?
Ce fut Marie-Jeanne qui répondit à haute et très intelligible voix :
- On dirait qu'il lui fait peur! D'ailleurs il est déjà tard. Je vais le faire manger puis je le coucherai.
- Ben ! et les commissaires à qui on doit le présenter?
- Ils le verront dans son lit c'est tout ! Si on leur montrait comme ça, ils diraient n'importe quoi, qu'il est pas normal, qu'on l'a trop fait boire...
- C'est un peu vrai, non? ricana le savetier. Même qu'il aime plutôt ça...
L'enfant tourna vers lui un regard atone :
- Je suis bien fatigué, dit-il.
- Alors fais comme tu veux, femme ! T'as raison, après tout : il sera aussi bien dans son lit.
L'oreille au guet, Marie-Jeanne resta sans bouger jusqu'à ce que les pas de son mari se fussent éteints dans l'escalier. Puis, se tournant vers Gaspard :
- Fais ce que tu as à faire ! Je vais déshabiller le petit.
Elle prit le petit garçon sur ses genoux pour commencer à lui ôter ses vêtements. Pendant ce temps, Gaspard ouvrait le corps de ce cheval de Troie d'un nouveau genre et en tirait un enfant profondément endormi. Comme le petit prince, il avait des cheveux blonds et naturellement bouclés, coiffés de la même façon, un visage dont la coupe était semblable et qui présentait même une vague ressemblance. Marie-Jeanne le regarda avec stupeur :
- Pour qui le connaît bien, c'est pas à s'y méprendre, mais il lui ressemble tout de même. D'où vient-il ?
- Tu n'as pas besoin de le savoir... En tout cas, tu n'as aucune crainte à avoir des commissaires : ce sont des nouveaux venus. Ils le reconnaîtront sans hésiter.
- J'aime mieux ça... Tiens, mon pigeon, ajouta-t-elle pour le petit prince qu'elle venait de déshabiller, tu vas boire ça et tu vas bien dormir....
Elle lui tendait un verre où Gaspard venait de verser le contenu d'une fiole.
- C'est lui qui va prendre ma place? demanda l'enfant avant de tremper ses lèvres dans le verre.
- Oui, dit Gaspard. Il a bu la même chose et tu vois qu'il dort bien. N'aie pas peur !
- Et comme ça, enchaîna Marie-Jeanne en caressant le front du petit, tu vas pouvoir partir avec moi sans que personne le sache.
- Et Simon?
- Oui. Il vient aussi mais il ne saura rien, tu verras!
- Faisons vite! s'impatienta Gaspard. Si quelqu'un avait l'idée de monter donner un coup de main supplémentaire...
- T'as raison, citoyen ! Allez, mon pigeon, bois vite!
- On va me mettre là-dedans ?
- Non. Vite, allons !
Il avala le tout d'un trait. L'instant suivant, le faux Gaspard l'installait aussi confortablement que possible dans une corbeille à demi pleine de linge sale qu'il rabattit sur lui, cependant que Marie-Jeanne couchait le nouveau venu en lui donnant la position qu'affectionnait Louis-Charles. Le cheval fut refermé et Gaspard empoigna la corbeille à linge pour la descendre dans la charrette.
- C'est pas trop lourd ? s'inquiéta Marie-Jeanne.
- Non. Il est plutôt petit et fluet pour son âge... et je suis plus solide que j'en ai l'air.
Ainsi chargé, il gagna la sortie. Marie-Jeanne remit un peu d'ordre dans la salle, lava une écuelle qui n'en avait pas besoin pour faire croire que l'enfant avait mangé, pris un ballot de vêtements qui attendaient encore et le descendit après avoir soigneusement fermé la porte puis, ayant posé le paquet dans la charrette, remonta et s'assit près du lit pour attendre son époux.
Il était près de neuf heures du soir quand celui-ci arriva, ayant bu pas mal, et accompagné des quatre commissaires commis à la garde ce jour-là. Ils se nommaient Legrand, Lasnier, Cochefer et Lorinet. Marie-Jeanne se leva à leur entrée et prit une chandelle :
- Tâchez de ne pas me le réveiller! recommanda-t-elle, bourrue. Il a eu du mal à s'endormir...
La lumière jaune de la chandelle qu'elle élevait au-dessus de la tête du petit garçon endormi toucha les cheveux blonds, glissa sur une joue encore ronde. Une des mains cachait un peu le visage comme si l'enfant venait de lâcher le pouce qu'il suçait. Simon, lui, affalé sur une chaise attendait.
- C'est bon ! dit l'un des commissaires. On va te donner quittance de ta charge.
Il alla s'asseoir à la table, prit un papier officiel et commença à écrire : "... Simon et sa femme nous ont exhibé la personne de Capet prisonnier, étant en bonne santé, nous requérant de nous charger de la garde dudit Capet et de leur en accorder décharge provisoire... "
- Qui va s'occuper de lui ? gronda Marie-Jeanne. J'espère qu'on le soignera aussi bien que je faisais....
- T'inquiète pas! On va faire un roulement : deux personnes qu'on changera tous les jours. C'est du moins ce que j'ai cru comprendre...
- J'aime pas beaucoup ça. Enfin, peut-être que quand j'irai mieux la Commune me permettra de revenir. Ah ! on remporte ce cheval : il en veut pas. Il en a peur...
Tout le monde sortit et la porte de l'ancienne prison de Louis XVI fut refermée sur l'enfant endormi que l'on laissait seul. En bas, la charrette attendait toujours. Gaspard était auprès d'elle, tenant le cheval. Voyant que Simon flageolait sur ses jambes, il le fit monter.
- Je vais t'accompagner, citoyenne, pour t'aider à grimper chez toi ce dernier chargement.
- T'es un bon garçon, citoyen Gaspard. Merci à toi!
La charrette s'ébranla. Il était tard dans la nuit, une nuit que l'épais brouillard rendait sinistre. Le petit cortège s'y enfonça et disparut.
Au troisième étage du lugubre donjon, deux femmes priaient, incapables de trouver le sommeil. Tout le jour, elles avaient entendu le bruit du déménagement et étaient persuadées que leur neveu, leur frère, s'en allait loin d'elles. C'étaient Madame Elisabeth et Madame Royale.
En fait, la charrette ne parcourut qu'une centaine de mètres, jusqu'à la cour des anciennes écuries où les attendait une maison à deux étages adossée au mur fermant l'ancienne propriété du Grand Maître dont la cour faisait partie. Près de cette maison, il y avait une porte, non gardée puisqu'il ne s'agissait pas de la muraille bâtie par Palloy pour isoler la prison royale, et qui permettait de gagner la rue sans difficulté.
Les Simon ne seraient pas seuls à occuper cette maison. Il y avait là Piquet, le concierge du Temple, et le cuisinier Gagnié, mais à l'étage -le premier - de leur deux pièces-cuisine, un appartement identique restait vide. Celui-là avait une fenêtre ouvrant sur la rue.
La première chose que fit Gaspard fut d'aider Simon à monter dans la chambre déjà installée et à l'étendre sur le lit où il se mit à ronfler avec application. Pendant ce temps, le cuisinier Gagnié et sa femme accueillaient Marie-Jeanne qu'ils connaissaient bien et l'invitaient à venir se réconforter un peu chez eux.
- Vas-y, citoyenne Simon ! l'encouragea Gaspard. Je vais monter tout ça là-haut avant de retourner au Temple. Toi, tu as suffisamment grimpé et descendu d'escaliers pour aujourd'hui !
- Ah ça, c'est bien vrai ! soupira-t-elle. Après ces terribles étages de la Tour, ceux d'ici vont sembler doux à mes pauvres jambes !
- Quand tu auras fini, tu viendra boire un verre ? proposa Gagnié.
- Merci beaucoup, citoyen, mais il faut que je rentre à la prison. En principe je ne dois pas en sortir, et ici on est presque dehors.
Tandis que Marie-Jeanne se rendait chez le cuisinier, aidée par celui-ci, Gaspard empoigna la corbeille de linge où était l'enfant et s'engagea avec elle dans l'escalier mais, au lieu d'entrer chez les Simon, il sortit une clef de sa poche et ouvrit la porte du logement libre. Il alla jusqu'à la fenêtre, l'ouvrit sans bruit, se pencha au-dehors et miaula doucement par deux fois. Aussitôt, deux ombres apparurent qui se postèrent sous la fenêtre. L'homme alors sortit l'enfant de la corbeille après avoir étalé à terre une grande couverture qui attendait là, la noua aux quatre coins, attacha le tout à une corde apportée d'avance elle aussi et, portant le paquet à la fenêtre, le fit glisser doucement jusqu'aux bras que ceux d'en bas tendaient pour le recevoir. Ensuite, il referma fenêtre et porte, rapporta la corbeille chez Simon, acheva son travail, redescendit dans la cour des écuries, détela le cheval qu'il rentra dans l'une des stalles vides où son propriétaire le récupérerait le lendemain. Puis laissant là la charrette, il sortit une nouvelle clef de sa poche, ouvrit la porte donnant sur la rue et partit d'un pas tranquille en se retenant de toutes ses forces de chanter à tue-tête la joie que lui causait sa réussite. Dans une rue voisine, une voiture attendait, conduite par Pitou. Il sauta à l'intérieur d'un bond aussi léger que son cour, tomba presque dans les bras de Cortey et de Devaux qui avaient déjà sorti l'enfant, toujours endormi, de sa couverture. Pitou démarra aussitôt et l'attelage gagna sans se presser le boulevard du Temple où des plaques de neige s'attardaient encore. Là, Pitou rendit la main : le cheval prit le galop...
Il était environ une heure du matin quand Cortey déposa sur le tapis du salon de Laura le petit Louis-Charles un peu vacillant mais réveillé. L'enfant eut pour le décor élégant qui l'entourait le regard soulagé de qui s'éveille d'un cauchemar, et un sourire pour la belle jeune femme blonde qui lui faisait la révérence... comme autrefois !
- Qui êtes-vous, Madame? demanda-t-il.
- La fidèle servante de Votre Majesté. Mon nom est Laura...
- Celui d'une amie ! coupa Batz, et comme elle vient de le dire d'une servante, comme nous tous !
A cet instant, Jaouen entra, portant sur un plateau une bouteille de vin de Champagne et des flûtes de cristal. Il le posa sur un guéridon puis, l'oil fixé sur l'enfant qui le regardait avec gravité, il s'inclina. Profondément.
Batz déjà emplissait les verres, les distribuait puis, tourné vers le fils de Louis XVI, il éleva avec orgueil le cornet translucide :
- Messieurs ! Au Roi !
Ils burent puis d'un même mouvement mirent genou en terre devant l'enfant qui les avait regardé faire sans rien dire mais qui, soudain, protesta :
- Eh bien et moi ? Est-ce que je n'ai pas le droit de boire avec vous à ma santé ? J'aime le vin, vous savez !
Batz fronça le sourcil. C'était la première trace de l'odieuse " éducation " menée par Simon depuis six mois. Mais Laura emplit à demi l'un des verres et l'offrit à Louis avec un sourire.
- Le Roi a raison, dit-elle. Il est bien normal qu'il fête avec nous sa libération.
- Mmm ! C'est bon, fit le petit garçon qui avait tout avalé d'un trait. J'en veux encore !
- Certainement pas, sire, coupa Batz. Le vin énerve et le Roi doit songer à se reposer. Nous allons rester ici jusqu'à demain soir, après quoi il nous faudra entreprendre un long voyage. Long et difficile afin que le Roi échappe définitivement à ses ennemis. Donc avant tout reprendre des forces, car ensuite il faudra tout accepter : les mauvais chemins, les déguisements, les cachettes... et d'abord m'obéir.
- Qui êtes-vous pour demander cela ?
- Le Roi le saura quand il sera hors de tout danger. J'aurai l'honneur de me présenter à lui... avant de le quitter. Pour l'instant je suis Jean. Pas d'autre nom jusque-là !
- Et si je veux savoir, moi ?
- Disiez-vous "je veux! " à Simon?
L'enfant rougit et baissa la tête mais ce fut pour regarder par en dessous l'homme qui lui parlait si fermement.
- Pour quoi faire ? marmotta-t-il. Et, avec lui au moins, je m'amusais. Il me racontait des histoires, m'apprenait des mots nouveaux... et puis on trinquait !
Au frémissement de ses narines, Laura sentit que Batz allait se mettre en colère et elle se hâta d'intervenir.
- La chambre est prête, dit-elle, et nous aurons tout le temps de parler demain. Attendez-moi, ajouta-t-elle. Je reviens dans un moment.
Elle tendit la main, mais l'enfant fit semblant de ne pas la voir et se dirigea seul vers la porte, salué par les quatre hommes. Laura sortit derrière lui. Quand elle revint, un peu plus tard, Cortey, Devaux et Pitou étaient partis. Batz, debout devant la cheminée à laquelle il appuyait ses deux mains, un pied sur un chenet, regardait les flammes d'un air sombre qui inquiéta la jeune femme.
- Quelque chose ne va pas ? murmura-t-elle.
- Oui. J'avoue ne pas comprendre. Ce garçon devrait être heureux d'échapper à son enfer. Or, mis à part le Champagne, je me demande s'il ne le regrette pas. Il n'a pas eu un mot de gratitude...
- Nous avons peut-être eu tort de le traiter en roi. Dès cet instant, il n'a vu en nous que des serviteurs. Simon, lui, le traitait comme ce qu'il est en réalité : un gamin qui n'a pas encore neuf ans et, en même temps, il lui donnait des habitudes d'homme du peuple. Il le faisait boire peut-être pour qu'il oublie plus vite un autrefois trop beau, pour l'amener à son niveau. Je suis sûre qu'il lui a appris à jurer et vous devriez être heureux qu'il ne l'ait pas fait devant nous.
- Il se peut que vous ayez raison. Cependant, je ne vous cache pas que ma première impression n'est pas très bonne. Pendant que vous le couchiez, s'est-il seulement inquiété de ses parents ?
- Non. Pas un mot et ce n'était pas à moi d'en parler la première parce que je pense qu'il n'ignore rien de leur sort. L'abominable Simon n'a pas dû se priver du plaisir de lui apprendre la nouvelle en ajoutant peut-être que ses parents c'étaient maintenant lui et sa femme.
- Le " chou d'amour " de la pauvre reine ! gronda Batz entre ses dents. Il l'aurait déjà oubliée?... Il est vrai que lorsqu'on est venu l'interroger, durant le procès, il l'a même accusée du pire des crimes pour une mère !
- Il l'aurait aussi bien accusée de faire de la fausse monnaie ! s'écria Laura indignée. Cet enfant devait mourir de peur ! De peur, vous comprenez ? Souvenez-vous qu'après la séparation, on l'a entendu au Temple pleurer et la réclamer pendant trois jours. Le savetier l'a peut-être fait taire avec des coups avant de lui proposer les consolations que vous savez ? Ce n'est qu'un petit garçon, Jean, et il a subi plus que sa part de monstruosité et d'horreur ! Il a dû se forger une coquille pour s'y abriter. En outre il ne connaît aucun de ceux qui viennent de l'enlever. Il faut lui laisser le temps... et à vous aussi !
Abandonnant enfin la cheminée, Batz vint à Laura et la saisit dans ses bras mais seulement pour lui appuyer la tête contre son épaule.
- Peut-être ne suis-je qu'une brute, Laura, mais il faut me pardonner. J'ignore tout de sa vraie nature et il est mon roi, vous comprenez ? Celui à qui j'ai accroché tous mes rêves, tous mes espoirs ! Par toutes les fibres de son être il appartient à l'Histoire et je voudrais tant qu'il en soit digne !
- Alors écoutez-moi! Laissez-lui le temps! Et, surtout, rendez-lui une famille à aimer !
- L'amour est rarement permis aux rois. Si cet enfant était encore le Dauphin, et Versailles sa demeure, il aurait déjà été remis aux hommes. Il aurait un gouverneur, des précepteurs, une " maison ", et il verrait son père plus souvent que sa mère. Ce que je voudrais, c'est qu'il devienne un vrai prince attaché à la reconquête de son royaume, comme l'a fait jadis Henri IV, au bonheur de son peuple et à la grandeur de la France.
Elle se détacha doucement de lui.
- Ne voyez pas trop loin ni trop vite! Il faut d'abord qu'il grandisse. A qui voulez-vous le confier dans l'immédiat?
- Le choix s'est rétréci depuis la mort de la Reine. Plus question d'aller à Jersey ! L'île est envahie par les agents de Monsieur et je me méfie de Pitt.
- Vous allez bien l'emmener quelque part, tout de même?
- Si j'écoutais Swan, le bateau du capitaine Clough l'emmènerait à Boston, mais ce serait le couper de tous ses partisans. Il faut qu'il reste en Europe... et caché pour que ses oncles lui laissent le temps de grandir. Ils représentent pour lui un danger aussi redoutable que Robespierre. Alors je pense toucher terre seulement en Angleterre.
- Chez lady Atkyns ?
- Peut-être pas. Elle en serait si heureuse et si fière qu'elle battrait le rappel de ses amis et connaissances pour leur faire admirer la merveille ! Grâce à Dieu j'y ai d'autres amis, plus discrets. La duchesse de Devonshire [xxxv] par exemple, qui est une femme étonnante et qui aimait beaucoup la Reine. Dans son immense château de Chatsworth, au nord des Midlands, l'enfant pourra se reposer loin de Londres. De là je lui ferai gagner la Hollande puis l'Allemagne pour, enfin, le remettre au prince de Condé. Celui-là sait ce que vaut Provence et s'en méfie : il saura protéger ce dépôt précieux... Et chose appréciable, il vivra tout près de la frontière française.
- Alors pourquoi ce grand détour?
- Parce qu'il est impossible de faire autrement et qu'ainsi les pistes seront brouillées.
- Et... vous resterez auprès de lui? murmura Laura sans dissimuler sa tristesse.
- Je ne crois pas. Si je suis encore vivant, je reviendrai achever ma tâche : il reste deux princesses à sauver et la Convention n'est pas encore abattue.
Ainsi, Jean ne se contenterait pas de conduire l'enfant en Normandie. Il allait s'éloigner pour de longues semaines, peut-être plus, et à cette idée, Laura sentit son courage vaciller. Des larmes montèrent à ses yeux qu'elle aurait voulu cacher mais la douleur qu'elle ressentait était trop vive.
- Quand vous reverrai-je ?
Elle était allée s'asseoir sur une chauffeuse, près de la cheminée, et, armée du tisonnier, secouait les braises avant de remettre un peu de bois pour que le feu flambe de nouveau. Il vint s'agenouiller près d'elle.
- Vous voyez bien que vous m'aimez, dit-il en prenant le mince visage entre ses mains.
Elle tenta de lui échapper :
- Comme si vous ne le saviez pas...
- Peut-être, mais je voudrais tant vous l'entendre dire!
- En seriez-vous plus avancé ?
- Beaucoup plus!... Allons, Laura, dites-le! Ne fût-ce qu'une fois... une seule !
Incapable de résister à la prière des yeux, de la voix qu'elle aimait tant, Laura entoura le cou de Jean de ses bras, approcha ses lèvres de sa bouche à la toucher, souffla :
- Je t'aime... et acheva le baiser qui les tint longtemps enlacés, vivant intensément une minute de pur bonheur dont ils ignoraient si elle se renouvellerait un jour, conscients de l'accord parfait que pourrait atteindre leur amour. Pourtant, l'idée de chercher une union plus intime ne les effleura pas. L'image désolée de Marie se dressait entre eux comme l'épée de Tristan. Ils se contentèrent de rester un long moment serrés l'un contre l'autre...
La journée qui suivit fut bizarre. La maison vécut sa vie comme d'habitude mais personne n'eut le droit d'en franchir le seuil, surtout pas David quand il vint, dans l'après-midi, pour une séance de pose décidée de son propre chef et sans en avertir Laura. Depuis la veille, son matériel occupait une partie du grand salon et il pensait qu'il allait de soi que la jeune femme fût prête à le recevoir tous les jours. Mais, quand il se présenta, Jaouen lui signifia que la citoyenne Adams était souffrante et que d'ailleurs elle ne l'attendait pas. En dépit de ses efforts pour être reçu " au simple titre d'ami ", il ne réussit pas à forcer le barrage qu'opposait l'homme au crochet de fer.
- Je n'aime pas cela ! remarqua Batz qui observait la scène caché derrière un rideau du premier étage. Quand cet homme se trouve une proie, il ne la lâche pas...
- Ne dramatisez pas! dit Laura. Il a bien renoncé à Mme Chalgrin, j'imagine ?
- N'en croyez rien! Elle ne veut plus venir au Louvre mais je sais, par une amie, qu'il se rend souvent à Passy pour l'accabler de son amour. Et malheureusement il est dangereux.
- Oubliez-le, mon ami ! Vous avez d'autres soucis et moi j'ai Jaouen. C'est le plus redoutable des gardiens.
Pitou vint à la nuit tombante, il fut le seul à pénétrer dans la maison. Les nouvelles qu'il apportait étaient étranges. La fuite du petit roi semblait inconnue de tous. Au Temple où le journaliste qu'il était savait obtenir quelques renseignements moyennant finances, tout était aussi morne et triste que d'habitude. Les Simon étaient partis, oui, mais cela ne changeait rien aux consignes quotidiennes. La seule chose qu'il apprit - encore fut-ce parce qu'il vit un maçon monter un sac de plâtre et des briques - fut que la Commune faisait effectuer des travaux dans la prison du jeune Capet, mais il lui fut impossible d'en savoir davantage.
- Il faudra tout de même que je sache le fin mot de cette histoire, confia-t-il à Batz. Des travaux nécessitant des briques dans l'ancien appartement du Roi ? Pour quoi faire ?
- Peut-être pour en réduire la surface. C'est un peu grand pour un si petit prisonnier. Mais pour le moment, Pitou, n'essayez pas d'obtenir d'autres informations! Le sujet est sûrement brûlant. Je crois, moi, que les gardiens se sont aperçus de la substitution et essaient de la cacher pour sauver leur tête. Les ordres viennent de la Commune. Hébert est derrière tout ça ! Lorsque je reviendrai, je verrai Lullier. Il me dira ce qu'il en est.
- Lullier a été arrêté, dit Pitou en détournant la tête. On l'emmenait quand je suis allé à l'Hôtel de Ville pour lui parler.
- Ah! fit Batz qui avait pâli. On l'accuse de quoi?
- De tout et de n'importe quoi, dit Pitou avec un haussement d'épaules accablé. Ah! si... J'ai entendu dire qu'il est compromis dans ce qu'on appelle le complot de l'Étranger.
- Autrement dit, l'affaire Chabot ? Du fond de sa prison, ce misérable continue à dénoncer tous les noms qui lui passent par la tête. Puis, se tournant vers Laura : Vous devriez peut-être partir, vous aussi ?
- Avec vous ? murmura-t-elle, une note d'espoir dans la voix.
Depuis la veille, elle espérait qu'il le lui proposerait. En dépit des dangers encourus, le voyage à Valmy comptait au nombre de ses - rares -bons souvenirs. Mais l'espoir n'eut même pas le temps d'ouvrir ses ailes :
- Non. La partie que je vais jouer, je dois la jouer seul. Avec l'enfant bien entendu... Cependant, Laura, je maintiens ce que j'ai dit : quittez Paris ! Chabot a dû donner les noms de tous ceux qu'il a vus chez moi à Charonne au cours de ce fameux dîner. Et après tout, vous êtes une " étrangère ".
- Oui, mais pas n'importe laquelle. Je suis américaine. Et puis une arrestation ne signifie pas obligatoirement jugement et condamnation : Talma a été relâché. Il reprend sa place au théâtre ces jours-ci. Enfin où voulez-vous que j'aille ? En Bretagne? Mon plus cher désir est d'y régler mes comptes avec Pontallec.
- Ne commettez pas cette folie ! La lutte serait par trop inégale et je veux pouvoir vous aider.
- Vous voyez bien ! Laissez-moi ici sans crainte. Je... j'attendrai votre retour.
- Vous aurez des nouvelles par Swan quand il reviendra du Havre après le départ du bateau du capitaine Clough.
- J'espère que tout se passera bien.
Laura avait un peu l'impression de dire n'importe quoi, de meubler un silence qui eût été gênant car, au-dessus de l'innocent Pitou qui buvait maintenant une tasse de café, son regard et celui de Jean se parlaient. Chacun d'eux pouvait voir le reflet de son amour dans celui de l'autre. Finalement, elle ne trouva plus rien à dire et pendant un instant on n'entendit plus que la voix de Louis-Charles qui, dans la cuisine, se régalait des tartines de confitures préparées par Bina. C'était avec elle, au fond, qu'il se plaisait le mieux. La petite Bretonne qui avait toujours eu tellement de mal à appeler sa maîtresse autrement que Mademoiselle Anne-Laure pratiquait peu le protocole mais, en revanche, elle était gaie et savait raconter des histoires de son pays. Avec Jaouen aussi il se trouvait bien : le côté rude de l'ancien soldat ne lui faisait pas peur parce que avec lui il se sentait en confiance. Ce qui n'était pas tout à fait le cas avec Batz : celui-là l'impressionnait par la volonté de fer qu'il devinait en lui. Quant à Laura, il la trouvait jolie mais elle lui rappelait les dames d'honneur de sa mère qui jouaient avec lui comme avec une poupée, même si elle le traitait avec une douceur teintée de respect.
- Il paraît que je dois partir cette nuit ? Est-ce que tu viens avec moi ? demanda-t-il soudain.
- Hé non ! fit Bina. On doit rester ici nous autres pour ne pas éveiller les soupçons... mais on se retrouvera un de ces jours ! se hâta-t-elle d'ajouter en voyant la déception se peindre sur le petit visage barbouillé.
- Tu crois ?
- Bien sûr que je le crois, mais pour cette nuit, il vaut mieux que... tu sois seul avec monsieur. Quand on se sauve, c'est très mauvais de voyager à plusieurs en même temps.
- Comme quand on est allés à Varennes? fit l'enfant soudain assombri. En partant c'était amusant... tout le monde était déguisé. Même moi : on m'avait habillé en fille, tu te rends compte ? Je n'ai pas du tout aimé cela !
- Pourtant, intervint Jaouen de sa voix grave, il va falloir recommencer cette nuit.
- Oh non !
- Oh si ! A cette heure, la police doit chercher un jeune garçon. Une fille a beaucoup plus de chances de lui échapper. Il vous faudra être raisonnable.
- Et qu'est-ce qui se passerait si j'étais repris ? On me tuerait ?
- Je ne sais pas... mais nous tous, ici, nous serions exécutés.
L'enfant baissa soudain la tête et se mit à pleurer :
- Comme mon bon père et ma bonne mère!... Ça, non, je ne veux pas ! Je ne veux pas !
Ce fut ainsi qu'on sut que Louis XVII n'ignorait rien du sort de ses parents et qu'il en souffrait.
Il était tard, le soir, quand deux gardes nationaux sortirent de chez Laura. A cause du froid, ils avaient revêtu les longues capotes d'uniforme mais sans les fermer. Il n'y avait pas âme qui vive dans la rue du Mont-Blanc et la lanterne qui éclairait vaguement les abords de la maison était éteinte. Passé le boulevard, l'un d'eux dégagea des plis raides la " petite fille " pauvrement vêtue qui se tenait étroitement serrée contre lui et la prit dans ses bras. Le but de l'expédition était la maison de Cortey et le trajet étant assez court, on pouvait espérer le couvrir sans rencontrer de patrouille. De toute façon, si le cas se présentait Batz et Pitou tenaient une histoire toute prête : en sortant d'un cabaret du boulevard, ils avaient vu cette petite fille qui errait sans avoir l'air de savoir où elle allait. En plus, elle semblait muette, alors ils avaient décidé de la conduire à la section Le Pelletier pour finir la nuit au chaud et, le jour venu, on l'emmènerait à l'hospice des Enfants-Trouvés.
Mais le ciel était avec eux. Ils parcoururent les rues de la Michodière et " Neuve-Augustin " sans croiser qui que ce soit et, un moment plus tard, la petite porte de la maison Cortey que personne n'avait fermée à clef les absorbait. Mais un seul garde national ressortit : Pitou qui rentrait chez lui, un peu rassuré par la réussite de ce petit début d'une grande aventure. Restait à prier pour que la suite se passe aussi bien !
Quand le jour se leva, d'un vilain gris-jaune annonçant la neige, le chariot du citoyen Goguet chargé de ses habituels tonneaux à bière fut le premier à se présenter dès l'ouverture de la barrière de la Conférence. Sans la moindre discrétion : braillant à tue-tête un " Ça ira " tonitruant et remarquablement faux mais qui ne parut pas offusquer les gardes outre mesure. C'était tellement dans la manière du citoyen Goguet !
- Je te parie qu'il est déjà soûl comme une bourrique, confia l'un d'eux à son compagnon quand ils s'approchèrent de l'attelage.
- Oh, moi j'parie pas. T'as gagné d'avance !
En effet, l'odeur de vinasse que dégageait le citoyen Goguet était perceptible à cinq pas.
- Et alors, citoyen? s'écria le premier, tu vas encore chercher la bière de Suresnes? T'as pas encore assez bu ?
- On n'a jamais assez bu !... et crois-moi, un p'tit coup de bière bien fraîche avec un bout d'iard et un bout d'pain, y a rien d'mieux pour chasser l'ver! V's'avez quequé chose contre ? Alors, j'y vais !
- Hé là ! un instant ! Faut qu'on regarde ce qu'y a dans tes tonneaux !
- Quoi qu' tu veux qu'y ait? C'est plein d'vide tout ça puisque j'vais remplir !
- Peut-être bien mais faut s'en assurer ! C'est les nouveaux ordres : tout c'qui sort de Paris doit être fouillé !
Le bonhomme se tassa sur son siège, bâilla à se décrocher la mâchoire en s'étirant :
- Ben fouillez! Moi ça m'dérange pas! fit-il en péchant une bouteille entre ses jambes pour s'en adjuger une ration, non sans l'avoir gracieusement offerte à la ronde.
Les municipaux se livraient cependant à une fouille en règle. Tous les tonneaux furent examinés. Un seul refusa de s'ouvrir :
- Touchez pas à çui-là, j'me l'réserve !
- Et pourquoi tu te l'réserves? fit l'un des hommes d'un ton méfiant.
- J'explique! fit Goguet avec majesté. J'iui fait subir une petite préparation avec une eau-de-vie à moi qui rend la bière encore meilleure. Alors, pour qu'y perde pas ses propriétés jle ferme bien...
- Eh bien, tu vas tout de même l'ouvrir !
- V's êtes pas gracieux, les gars! larmoya le vieux sans bouger de son siège. Et d'abord vous cherchez quoi?
- Ça t'regarde pas. Allez vous autres, un coup de main!
Deux hommes s'emparèrent du tonneau, le firent passer par-dessus les ridelles et le jetèrent sur le sol où il se brisa en libérant juste un peu d'alcool !
- Ah, c'est malin ! protesta le citoyen Goguet. Un tonneau de foutu ! Et qu'est-ce que j'vais dire au citoyen Desfieux pour qui j'travaille ?
- Désolé, père Goguet, mais on vient de te le dire, on cherche quelque chose. Tu trouveras bien à Suresnes un tonneau vide pour remplacer celui-là ! Excuse-nous et continue ton chemin.
Le bonhomme allait démarrer quand un sergent sortit du poste et cria :
- Tu vas à Suresnes, citoyen ?
- Ben oui. Même que c'est pas la première fois. J'vais à la Source, expliqua-t-il en mettant un doigt sale sous le nez du gradé. La Source dla meilleure bière du monde ! Même que j't'en rapporterai un peu si t'es sage !
- T'aurais meilleur temps à faire demi-tour ! J'ai entendu dire que les brasseurs de la Source ont été arrêtés !
Le cour de Batz manqua un battement mais il n'en demeura pas moins fidèle à son personnage : les yeux, la bouche, tout s'arrondit :
- Oh! Et quand ça?
- J'en sais rien... C'est c'qu'on dit!
- T'es sûr?
- Pas vraiment et ça serait plutôt récent. Tu veux y aller quand même ?
- Sûr ! J'veux aller voir !
Puis, se penchant pour parler à l'oreille du sergent d'un air mystérieux :
- Y s'peut qu't'aies raison, camarade ! mais moi je m'dis qu'on n'a p't'être pas arrêté aussi les fûts... et qu'il en rest'ra p't'être un peu pour Desfieux et moi. Et là, ça s'rait encore pus chouette parc'que ça s'rait gratis !
- Vieux malin! Tu crois les gens de Suresnes assez bêtes pour laisser perdre de la bonne marchandise ?
- P't'êt' ben qu'oui, p't'êt' ben qu'non comme on dit par chez moi ! Mais j'peux toujours aller voir?
- Eh, vas-y donc! conclut le sergent en allongeant une tape sur la croupe solide du cheval. Tu viendras nous dire c'qu'il en est !
- Ça tu peux être sûr ! Merci, camarade !
Le chariot reprit son chemin. Batz sortit de sa poche un mouchoir à carreaux et s'en épongea le front et la nuque. En dépit du froid, il se sentait brûlant comme s'il avait de la fièvre. Se penchant vers ses jambes écartées, il demanda :
- Tout va bien, Monseigneur?
- Oui, mais... cela va-t-il encore durer longtemps ?
- Non. Encore un petit moment et je vous délivre. Le reste du voyage sera plus confortable... L'enfant, en effet, était replié dans la caisse qui servait de siège au père Goguet !
Le jour peinait à se lever. La Seine charriait des brumes, au-delà desquelles on ne pouvait voir l'immense étendue du Champ-de-Mars barrée par l'École militaire. Batz respira à fond l'air chargé d'humidité pour donner aux battements de son cour le temps de s'apaiser. Il savait que ses amis de la Source étaient arrêtés depuis l'avant-veille mais il savait aussi où trouver, dans les bâtiments du bord de l'eau, la carriole bâchée qui avait déjà emmené vers la mer tant d'innocents menacés, à commencer par lady Atkyns... Il suffirait d'y atteler le cheval du chariot, après quoi on gagnerait Poissy où Batz avait une retraite dans les anciens bâtiments de l'abbaye royale, une retraite et des amis. On y passerait la nuit.
Le citoyen Goguet n'irait pas plus loin. Celui qui prendrait la route de Dreux, ce serait un brave paysan normand de la région d'Avranches, le père Morel, dont la fille unique venait de mourir à Poissy et qui ramenait au pays sa petite-fille, atteinte d'une " maladie de la peau " comme l'attestaient les plaques rouges dont elle était décorée et qui avaient pour but d'écarter les curieux. A ceux qu'il rencontrait - et qui ne se sauvaient pas à toutes jambes ! - le grand-père désolé expliquerait en pleurant qu'il n'avait plus guère d'espoir que dans la Pierre guérisseuse du village de Saint-James, près d'Avranches. Et, connaissant la nature humaine comme il la connaissait, Batz pensait qu'il y avait une bonne chance de réussite...
Ainsi, par ce chemin gris du bord de l'eau, le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette s'enfonçait lentement dans les brumes du matin dont il n'imaginait pas qu'elles seraient aussi celles de l'Histoire. On était le 21 janvier 1794. Un an plus tôt, jour pour jour, son père se dirigeait vers l'écha-faud...
Au soir de ce jour, Robespierre faisait arrêter de nouveau Cortey mais aussi Devaux et Roussel. Sans oublier Marie Grandmaison, tirée de sa semi-réclusion de la rue Ménars pour être conduite à la prison des Anglaises. L'Incorruptible était décidé à employer les grands moyens pour s'emparer enfin de celui qu'il appelait l'Invisible ! Mais, pour la paix de son âme, Batz ne le savait pas...
Dans sa prison du Luxembourg, Chabot avait fini par se rassurer. Sûrement, on l'avait enfermé là pour le soustraire à la vengeance de ceux qu'il avait mis en cause et dont l'arrestation ne saurait tarder! Après quelques jours au secret, on l'avait transféré dans une pièce qui n'avait rien à voir avec sa belle chambre de la rue d'Anjou, mais somme toute supportable. En outre il pouvait faire venir sa nourriture de chez Coste, le traiteur de la rue de Tournon et, comme il ne manquait pas d'argent, il engraissait doucement. Presque chaque jour il mangeait une poularde de six à huit livres, plus de la soupe, du " bouilli ", un dessert, quand ce n'étaient pas des côtelettes, un poulet aux truffes ou des perdreaux. Le tout évidemment arrosé d'autre chose que de l'eau. En outre, on lui fournissait toute l'encre et tout le papier qu'il voulait et, persuadé que l'on attendait toujours de lui des révélations nouvelles, que sa vie serait préservée tant qu'il parlerait, Chabot écrivait à longueur de journée, dénonçant encore et toujours, non seulement Hébert, Fabre d'Eglantine, Danton, Lacroix et même David, sans compter Batz, bien entendu, mais encore il fouillait sa mémoire pour trouver d'autres noms, d'autres accusations plus ou moins vraisemblables. Quand il apprit l'arrestation de ses deux beaux-frères, il écrivit cette lettre incroyable : " Je remercie la Providence de vous avoir enfin déterminés à mettre mes deux beaux-frères en état d'arrestation. Je les crois purs comme le soleil et francs Jacobins mais s'ils ne l'étaient pas, ce seraient les plus grands hypocrites de l'univers [xxxvi]. " Même l'arrestation de Léopoldine ne parut pas lui causer une douleur excessive : Chabot n'avait plus de tendresse - en admettant qu'il en eût jamais ! - que pour lui-même et, quand il ne dénonçait pas, il écrivait des vers à sa propre gloire
La prison n'est un triste asile Qu'au crime qui ronge le cour On goûte partout le bonheur Quand la conscience est tranquille...
Le Comité de salut public, pour sa part, regardait grossir jour après jour, et non sans quelque effarement, le flot de papiers en provenance du Luxembourg. Sans trop y attacher d'importance dans les débuts - on savait ce que valait Chabot ! -mais en finissant par penser qu'il n'y a pas de fumée sans feu et qu'après tout, ce fatras contenait peut-être des vérités. Et l'on se mit à les étudier d'autant plus près que Robespierre et son accusateur public Fouquier-Tinville voyaient là une bonne occasion de se débarrasser de tous ceux qui pouvaient les gêner dans leur marche à la dictature. Petit à petit, la boue que ne cessait de cracher Chabot allait souiller la Commune et la Convention. En attendant, d'innocentes victimes s'y enlisaient. Et, en premier lieu, Marie Grandmaison... La jeune femme qui se morfondait rue Ménars sans nouvelles de quiconque, sans aucun moyen de correspondre avec l'extérieur à cause de la surveillance étroite dont elle était l'objet, fut presque contente d'être emmenée en prison parce que là, au moins, elle pouvait espérer apprendre ce qui se passait au-dehors. Mais, cette fois, on ne la ramena pas à Sainte-Pélagie où elle aurait aimé retrouver la Raucourt. En dépit des charretées de victimes que l'on menait chaque jour place de la Révolution comme à l'abattoir, les prisons étaient pleines. Plus de six mille personnes y étaient alors incarcérées [xxxvii] et l'on en fabriquait d'autres à partir de couvents désertés. Ce fut le cas de celui des Filles-Anglaises, des Bénédictines dont la mission sur terre était de prier pour le retour de l'Angleterre à la foi catholique. Fraîchement expulsées de leur maison, on les avait entassées au second étage du donjon de Vincennes [xxxviii]. Les prisonnières - on n'y avait encore envoyé que des femmes - occupaient les cellules des religieuses.
Marie y vint donc, avec Nicole, fort inquiètes toutes deux du sort de Biret-Tissot que l'on conduisait à la Force mais un peu soulagées d'être délivrées des visites presque quotidiennes du policier Armand dont les conversations se réduisaient à peu de chose, mais combien lancinant : " Dites-nous où est Batz et vous serez libérée dans l'instant ! "
Elle avait commencé par lui rire au nez : comment pouvait-elle savoir où se trouvait Batz, l'homme-Protée, le courant d'air, alors qu'elle était enfermée chez elle et presque gardée à vue ? Puis la lassitude était venue et Marie finissait par ne plus lui répondre, même quand il la brutalisait, ce qui n'était pas rare. Mais le dégoût qu'il lui inspirait était encore le plus difficile à supporter : cet homme avait été jadis l'hôte de Charonne - Batz ignorant jusqu'à quel point il pouvait être infâme le traitait en ami - et même il avait osé lui parler d'amour. Le pire étant qu'il en parlait encore ! Aux Anglaises, Marie pouvait au moins espérer qu'il ne l'y suivrait pas. Elle allait vite découvrir qu'une autre épreuve l'y attendait.
Récemment libérée par les religieuses qui, un temps, étaient restées mêlées aux nouvelles pensionnaires, la maison bien tenue était plus supportable que les autres prisons. Outre qu'elle était belle, elle possédait des jardins, un potager, et aussi un cimetière aussi soigné que les parterres où les détenues avaient la permission de se promener. Ce fut là que Marie fit la connaissance d'une femme encore très belle, âgée d'une quarantaine d'années, qui se promenait mélancoliquement entre les tombes désormais à l'abandon. Et cette femme, après l'avoir regardée avec attention, vint à elle:
- Vous êtes mademoiselle Grandmaison, n'est-ce pas ?
- Pour vous servir, madame. D'où vient que vous me connaissiez?
- Vous êtes célèbre, ou plutôt vous l'étiez puisque vous avez choisi de quitter la scène, mais nous avons un... ami commun. Jean de Batz ne vous a-t-il jamais parlé de nous? Je suis Mme d'Epremesnil.
Un frisson où le froid humide de ce jour n'entrait pour rien glissa le long du dos de Marie et elle scruta avec une sorte d'avidité le beau visage encore lisse et pur sous le casque de cheveux bruns à peine argenté, cherchant une ressemblance.
- En effet, admit-elle sans se compromettre. Le conseiller d'Epremesnil est fort connu pour son talent oratoire et ses attaques contre les abus de la royauté...
- ... qui lui ont valu un désagréable séjour à l'île Sainte-Marguerite au temps de l'affaire du Collier, parce qu'il avait pris position contre la Reine ? fit Françoise d'Epremesnil en souriant. Mais c'est une vieille histoire et nous ne sommes mariés que depuis peu. Batz, je crois bien, n'a même pas su notre mariage, bien qu'ils eussent toujours été très proches. Mon époux est, ou plutôt était, administrateur de la Compagnie des Indes et Jean l'un des principaux actionnaires.
- Vous dites " était " ? J'espère qu'il n'est pas...
- Mort ? Non, arrêté seulement, dit la dame avec tristesse, et je crains beaucoup pour lui. Le peuple qu'il savait si bien charmer jadis le hait à présent.
Suivit une longue évocation d'un époux qu'elle semblait aimer fort. Elle parla même de son enfance à Pondichéry dont son oncle, Duval de Leyrit, était gouverneur alors que son père, Duval d'Epremesnil, gendre du grand Dupleix, régnait sur Madras. Marie l'écouta patiemment : elle avait l'impression que cette femme, en faisant resurgir de sa mémoire ces gloires passées et le charme exotique des terres lointaines, cherchait à repousser la grisaille et la mesquinerie d'un présent aux perspectives affreuses.
- Il a été arrêté avant moi, soupira-t-elle en conclusion. Il revenait de Normandie où nous avons un château près du Havre, Maréfosse. Son fils, qui a d'ailleurs épousé ma fille aînée, y demeure de façon continue. Jean de Batz y est venu souvent...
Il fut impossible à Marie de ne pas saisir la balle au bond en jouant l'ignorance :
- Votre fille aînée ? En auriez-vous d'autres ? Si, pourtant, vous êtes mariée depuis peu...
- Il s'agit d'un remariage. J'ai, en effet, deux filles d'une première union avec l'avocat au Parlement Jacques Thilorier. Il nous a quittés il y a quelques mois.
- Et... votre seconde fille est mariée?
- Michèle? Non, bien sûr, mais vous devriez savoir tout cela. Il est vrai que Batz a peut-être préféré se montrer discret ?
- Discret? Mais pourquoi?
- Le mot est impropre. Pourquoi donc aurait-il révélé le secret du cour d'une jeune fille à...
Marie se raidit :
- A sa maîtresse? Ainsi, votre fille serait... sa fiancée ?
- Pas vraiment. Elle se considère comme telle parce qu'elle l'aime depuis longtemps et elle est persuadée qu'il devra un jour ou l'autre lui rendre cet amour. Peut-être a-t-elle raison : il a toujours été si charmant avec elle !
- Il est charmant avec toutes les femmes, murmura Marie.
- C'est vrai! Et si séduisant!... Mais je n'aurais pas dû vous parler comme je viens de le faire. Vous l'aimez vous aussi ?
- Oui, madame, je l'aime autant qu'il est possible d'aimer.
Elle le dit avec, dans sa voix, une sorte d'allégresse. Ce qu'elle venait d'entendre lui enlevait une grande partie du poids intolérable sous lequel elle étouffait : Michèle aimait Jean mais rien, dans les propos de sa mère, ne laissait entendre que cet amour fût payé de retour. Quant à cette future maternité, il n'était guère difficile de s'en prévaloir et Marie, à présent, regrettait passionnément d'avoir gardé tout cela pour elle, de ne s'en être pas expliquée avec Jean. Il aurait si bien su apaiser son chagrin ! Il savait si bien l'aimer et donner à sa vie le goût merveilleux, irremplaçable de l'amour comble-Pendant quelques jours, Marie vécut presque heureuse. Mme d'Epremesnil occupait une cellule voisine de celle qu'elle partageait avec Nicole et une sorte d'entente s'établissait entre les deux femmes, heureuses de pouvoir parler d'un homme qui leur était cher à toutes deux quoique à des degrés différents. Et puis, un matin, des prisonniers furent amenés aux Anglaises, et parmi eux il y avait Louis-Guillaume Armand.
- C'est votre faute si j'ai été arrêté, dit-il à Marie de sa voix mauvaise. Je devais livrer Batz et j'ai échoué. Cela peut me mener à l'échafaud. Alors je vous jure que vous allez parler, parce que ma vie en dépend...
En fait, il ne jouait là que son rôle habituel et combien sordide de " mouton ". Et l'enfer recommença pour Marie, harcelée comme par une mouche malsaine par ce misérable qui savait bien, et pour cause, que les gardiens n'interviendraient pas. Celle qui le fit, ce fut Françoise d'Epremesnil, indignée de voir ce personnage s'attacher aux pas de Marie dès qu'elle sortait de sa cellule et qui souvent, la nuit, se faisait ouvrir sa chambre d'où partaient alors les cris désespérés d'une femme qui n'en pouvait plus :
- Je ne sais pas quelle sorte de monstre vous êtes, lui dit-elle, mais je vais vous dénoncer.
- J'y suis déjà ! Qu'est-ce que vous ferez de plus ? répondit-il avec insolence.
- C'est juste. Alors nous emploierons d'autres moyens.
Le lendemain, Armand se trouva coincé contre le mur du cimetière par une véritable horde furieuse où les femmes jouaient un rôle au moins aussi actif que les hommes. Roué de coups, à moitié mort, l'espion ne dut la vie qu'à l'intervention des gardiens. Le soir même, il avait disparu. Marie retrouva un peu de paix...
Pendant ce temps, celle de Laura, assez précaire depuis le départ de Batz, achevait de s'effriter. L'atmosphère de Paris devenait étouffante, faite de peur, de rage et de méfiance. Depuis que le public avait eu connaissance de la prétendue conspiration de l'Étranger, il se persuadait que le danger guettait la nation tout entière, que ladite conspiration avait pour but de détruire la Convention et de rétablir la monarchie, avec tout ce que ce retour comporterait de vengeances globales ou particulières. On disait qu'une armée d'aristocrates s'apprêtait à donner l'assaut à la République, mais on ignorait leurs noms et cela permettait de soupçonner tout le monde. Les dénonciations affluaient dans les deux Comités et les mouchards de la police en profitaient pour régler leurs comptes et rapporter les sons de cloche aberrants qu'ils pouvaient récolter, tel celui-ci : " L'affaire Chabot ne serait qu'une fable inventée par Hébert et Chau-mette pour faire retomber sur une seule tête tout le poids de l'indignation publique... "
Batz n'eût pas fait mieux pour semer le trouble et la zizanie à la Convention ou aux Jacobins. Parfois, une véritable atmosphère de folie y régnait. En mars, on découvrit que, sur une affiche du Comité de salut public, on avait écrit " Anthropophage " sous le nom de Robespierre et, sous ceux de Prieur, de Barère et de Lindet : " Trompeurs du peuple toujours bête et stupide " puis, plus loin : " Voleurs et assassins ". Enfin, sur une autre placardée sur la Trésorerie nationale : " Crève la République ! Vive Louis XVII ! " En même temps d'autres encore à en-tête du club des Cordeliers appelaient le peuple à la levée en masse pour assurer les subsistances et délivrer les patriotes prisonniers. Robespierre et son ami Saint-Just pensèrent qu'il était temps d'intervenir et, attribuant tout cela à Hébert et ses compagnons, l'ordre d'arrestation fut lancé. Dans la nuit du 13 au 14 mars, le Père Duchesne était envoyé à la Conciergerie où sa femme le rejoignit le lendemain. D'autres allaient suivre pour des raisons plus ou moins obscures. Mais, pour Laura, le sort des hébertistes n'était pas d'une grande importance : ils n'avaient pas place dans ses affections et elle savait le rôle infâme que le Père Duchesne avait joué dans le procès de Marie-Antoinette. Ceux pour qui elle tremblait, c'étaient ses amis prisonniers et, en tout premier lieu, Marie mais aussi Devaux, Roussel, Biret dont les nouvelles, apportées par Pitou, se faisaient rares. Le coup le plus rude, elle le reçut le jour où Jaouen, qui passait beaucoup de temps dehors pour prendre le vent et faire le marché, rentra décomposé : Pitou, à son tour, venait d'être arrêté et conduit à la Force, ce qui ne présageait rien de bon.
- Sait-on comment c'est arrivé ? demanda Laura quand s'apaisa sa crise de larmes. C'est à cause de ce journal auquel il continuait à collaborer ?
- Comment voulez-vous que je le sache ? Tout ce que j'ai pu apprendre, en allant chez lui, c'est qu'on est venu le chercher hier soir. Si vous voulez en savoir plus, demandez-le à votre peintre, ajouta Jaouen sur le ton qu'il employait toujours lorsqu'il était question de David.
Laura se gardait bien d'ailleurs de le reprendre à ce sujet : si Joël Jaouen n'existait pas, jamais elle n'aurait accordé à David la permission d'installer son chevalet dans son salon pour un portrait singulièrement long à exécuter. Maintenant que Pitou n'était plus libre de ses mouvements, l'artiste serait sans doute le seul visiteur à franchir le seuil de sa maison.
En effet, sans parler de Batz dont on ne savait rien depuis plus de deux mois, ni de Swan toujours absent, les amis américains ne s'aventuraient plus guère en ville. Les Barlow, par exemple, avaient rejoint leur ambassadeur à Seine-Port. Ils avaient d'ailleurs apporté à Laura une invitation à les suivre, Gouverneur Morris se souciant paraît-il du sort de sa jolie " compatriote ". Les autres se terraient en dehors de Paris, peu soucieux de partager le sort de Thomas Paine que son statut de député ne protégeait plus et dont l'adresse était actuellement la prison du Luxembourg. Même prudence chez les Talma : Julie ne mettait plus le nez dehors et Talma lui-même rentrait chez lui en toute hâte après chaque représentation. Il ne restait donc que David, le seul que la jeune femme ne souhaitât guère recevoir, mais elle savait que lui défendre sa porte pouvait avoir les plus graves conséquences. Il le lui avait laissé entendre, négligemment, entre deux coups de pinceau et, depuis, il prenait son temps. Tout en se montrant, au demeurant, parfaitement courtois et même charmant sans se permettre le moindre mot ou le moindre geste déplacé. Mais souvent, en le regardant, Laura se sentait l'âme d'une souris guettée par un matou aussi patient que gourmand...
Ce jour-là, cependant, elle fut incapable de garder le silence sur un tourment que ses yeux rougis par les larmes dénonçaient.
- Que voulez vous que je fasse d'un visage pareil ? bougonna David sans même lui demander la raison de son chagrin.
- Je crains de n'en avoir plus d'autre à vous offrir si vos amis continuent à emprisonner les miens ! s'écria-t-elle indignée.
- Changez d'amis! Prenez-en qui pensent comme il faut! Qui vous a mis ainsi la figure à l'envers ?
- Un simple garde national, mon ami Ange Pitou qui est bien le garçon le plus humain qui se puisse trouver. Il n'a jamais fait de mal à personne...
- ... ce qui ne l'empêche pas de se servir d'une plume empoisonnée. Votre Pitou, ma chère, est un journaliste contre-révolutionnaire, et si on l'a arrêté c'est à cause d'une chanson fort insolente qu'il a composée. Il a été dénoncé par une voisine, mais il y a longtemps qu'on aurait dû le mettre à l'ombre. Je ne peux rien pour lui.
- Dites que vous ne voulez rien faire ! En ce cas, il vous faudra attendre pour me peindre que j'aie fini de pleurer.
- Eh bien, j'attendrai ! Au diable les femmes et leur sensiblerie !
Et il partit en claquant la porte, mais deux jours plus tard, Laura recevait de lui le billet suivant :
" Sur un avis discret qu'il a reçu, votre ami s'est trouvé malade. Il a été transféré à Bicêtre et j'espère, en venant demain, pouvoir contempler une image supportable ! "
Pourtant, Laura n'eut pas le temps de se réjouir du changement de régime qu'on allouait à son ami.
- Bicêtre? s'exclama Jaouen mis au courant. C'est l'hôpital le plus affreux qui soit : on y entasse les fiévreux, les ulcéreux, les victimes d'épidémies, les malades les plus atteints. Pitou va respirer un air pestilentiel, côtoyer les pires misères humaines et s'il n'est pas malade il le deviendra ! Jolie grâce qu'on lui accorde là !
- Moi qui étais si contente qu'il ne soit plus à la Force.
- Il est certain qu'il ne risque plus la guillotine, mais ce n'est pas beaucoup mieux...
Laura n'en fut pas moins obligée de remercier David, mais elle le fit du bout des lèvres et il repartit aussi mécontent que la fois précédente, n'ayant pas obtenu le moindre sourire.
Sourire, Laura se demandait si, un jour, elle y parviendrait encore. David ne devait pas avoir atteint le coin de la rue quand elle vit arriver Elle-viou. Un Elleviou comme elle ne l'avait jamais vu : ravagé par le chagrin, inondé de larmes et secoué de sanglots : la veille 1er avril à neuf heures du soir, les dames de Sainte-Amaranthe, le petit Louis âgé de seize ans et M. de Sartine, l'époux de la ravissante Emilie, avaient été appréhendés dans leur propriété de Sucy-en-Brie et ramenés à Paris.
- Comment avez-vous pu être averti si vite? demanda Laura.
Il lui tendit un billet tellement froissé qu'il était difficile à lire, mais expliqua :
- J'ai reçu ceci de M. Aucane qui est leur protecteur depuis de longues années. Il est très malade et c'est la raison pour laquelle on l'a laissé chez lui mais il a pu me faire tenir ce message avec les dernières paroles d'Emilie : " Dites à mon cher Elleviou que ma dernière pensée sera pour lui... " Mais pourquoi, mon Dieu, pourquoi? Ils ne gênaient personne. Leur maison était la plus paisible du village et tout le monde adorait Emilie! Je ne comprends pas...
Laura le regarda pleurer un moment, sachant combien les larmes pouvaient apporter de soulagement, mais elles semblaient inépuisables. Elle alla alors emplir un verre de l'eau-de-vie chère à Batz et lui en fit boire, puis demanda :
- Permettez-moi une question... indiscrète.
- Vous êtes mon amie. Il ne peut pas y avoir d'indiscrétion entre nous. Que voulez-vous savoir?
- Étiez-vous toujours l'amant d'Emilie ?
- Bien sûr ! Vous ne pouvez imaginer l'intensité de notre passion commune ! Je ne peux supporter l'idée d'être séparé d'elle.
- Et la Mafleuroy, dans tout cela ?
- Je faisais tous mes efforts pour lui donner le change. Vous connaissez sa jalousie...
Donner le change ? A une femme à ce point possessive et jalouse ? Il n'y avait qu'un homme pour imaginer que c'était possible... Cependant, la dernière question faisait son chemin dans l'esprit du pauvre amoureux :
- Pourquoi me parler d'elle? Vous n'imaginez pas?...
- Une dénonciation ? Je n'en sais rien en vérité, et vous la connaissez mieux que moi.
- Elle en est capable, je crois... Oh, si elle a fait ça!
Tétanisé d'horreur, Elleviou ne pleurait plus. Il se leva et, sans ajouter un mot, se dirigea vers la porte du pas mécanique d'un somnambule.
- Où allez-vous ? Restez encore un peu ! plaida Laura, mais il ne l'entendit même pas et sortit de la maison en laissant toutes les portes ouvertes derrière lui. Découragée, Laura renonça à lui courir après.
Ce même jour, 2 avril (13 germinal), Danton, Camille Desmoulins, leurs amis et ceux que l'on supposait liés à eux, comparaissaient devant le Tribunal révolutionnaire. Ils apparurent libres de tous fers et prirent place sur deux lignes de façon à être vus de tous. Il y avait là, outre les deux principaux accusés, Fabre d'Eglantine, Basire, Delaunay d'Angers, Lullier, Philippeaux, Hérault de Séchelles, l'abbé d'Espagnac, les frères Frey, un certain Guzman, un avocat à la cour du roi de Danemark nommé Deiderischen... et Chabot. Un Chabot malade, verdâtre, car, à la suite de sa signification à comparaître, il avait concocté une tentative de suicide qu'il croyait géniale : après avoir écrit une belle lettre, il avait avalé une bizarre potion en criant " Vive la République " puis s'était hâté d'agiter sa sonnette pour appeler le concierge et être secouru. Malheureusement, ce qu'il avait ingurgité était plus néfaste qu'il ne le croyait et il avait bel et bien failli mourir. Mais enfin, il était là !
Pour le plus grand bonheur de Lalie Briquet. Au premier rang du public, elle le dévorait des yeux, dégustant avec gourmandise les prémices d'une vengeance dont elle avait fait le but de son existence. Elle savait qu'elle ne serait pas déçue, qu'à l'issue du procès elle contemplerait enfin l'image qui hantait ses nuits sans sommeil : l'assassin de sa fille jeté dans la gueule de la guillotine par ceux-là mêmes qui lui avaient permis ses crimes ! Dans la poche de son tablier, il y avait un chapelet sous l'habituelle pelote de laine et, de temps en temps, elle le touchait pour que Dieu ne permette pas que Chabot échappe à l'échafaud. Il avait si mauvaise mine qu'on pouvait se demander s'il tiendrait jusque-là.
Ce procès qui porterait dans l'Histoire le nom de " procès des Indulgents " était en fait un déni de justice car on allait juger ces hommes, ces vrais républicains, non pour les crimes qu'ils avaient déjà commis mais pour ceux qu'ils ne voulaient plus commettre; leur grande faute était d'avoir poussé Hébert et les siens vers le bourreau parce que, à présent, ils se trouvaient eux-mêmes en première ligne face à la froide détermination de Robespierre et de Saint-Just [xxxix]. En fait, ces hommes croyaient profondément qu'il était temps d'en finir avec les tueries, de se réconcilier entre Français pour ramener la paix et la prospérité. Ils n'éprouvaient plus de haine pour leurs anciennes victimes, peut-être parce que les nantis c'étaient eux et qu'ils avaient envie d'en profiter. C'est de cela qu'ils allaient mourir : dans le domaine de Robespierre, il n'y avait plus de place pour eux. Et l'Incorruptible n'avait plus qu'à laisser agir son ami Fouquier-Tinville.
Celui-là s'entendait à merveille à faire place nette. Ses réquisitions avaient force de loi devant un tribunal et des jurés dont le seul rôle était de les approuver. Il n'hésitait pas d'ailleurs à ajouter des accusés en cours de procès. Ainsi, au lendemain de la première audience - les " débats " allaient durer trois jours -, on vit arriver le général Westermann. Le négociateur de Valmy, le bourreau des Vendéens dont les Colonnes infernales avaient ravagé et saigné le pays, se retrouvait avec les "Indulgents ". Le pauvre Lullier fut amené lui aussi. Il n'avait pas grand-chose à voir là-dedans mais il appartenait à la Commune, comme Hébert et son ancien métier de prêteur, son administration de biens d'émigrés lui sautait à présent à la figure. En fait, ce " montage " savant dirigé contre Danton entendait le couvrir de la même boue qu'un Chabot. Au bout des trois jours, la sentence de mort tombait pour tous, mais Lullier réussit à s'ouvrir les veines dans sa prison. Et le 5 avril au soir, ce fut la marche au supplice.
Deux charrettes pleines se dirigèrent vers la place de la Révolution au milieu d'une foule immense. Tous voulaient voir Danton, que le peuple aimait et dont la silhouette colossale, le masque léonin, l'attitude fière et dédaigneuse commandaient le respect. Il ne regardait personne, occupé seulement à calmer Camille Desmoulins qui hurlait son désespoir et se débattait si fort dans ses liens qu'il était à demi nu en arrivant à l'écha-faud. Chabot, lui, se tenait prostré, tête baissée et regard égaré, visiblement accablé par ce sort qu'il avait tant voulu éviter. Il tremblait de tout son corps.
Au moment où on le hissa sur la plate-forme, une femme réussit à repousser les soldats et les tricoteuses qui ne la reconnurent pas. Ce n'était plus, en effet, la citoyenne Lalie Briquet mais une autre. Toute vêtue de noir et selon sa condition de noble dame, une croix d'or au cou et un missel au bout de ses doigts gantés de mitaines en dentelle, elle apostropha le condamné :
- Regarde-moi, Chabot! Tu me reconnais, j'espère ? Je suis celle dont tu as violé et tué la fille ! Je suis la comtesse de Sainte-Alferine et je suis venue voir mourir le lâche assassin que tu es ! Sois maudit maintenant et à jamais !...
L'instant de surprise passé, les soldats s'emparèrent d'elle pour l'emmener, mais elle avait eu le temps de voir son ennemi hurlant sous le couperet et d'entendre le bruit sinistre qu'il faisait en tombant. Et c'est avec le sourire que " Lalie " se laissa emmener en prison... Danton mourut le dernier. Un instant, tout droit sur la plate-forme, il regarda le soleil couchant l'envelopper de sa lumière rouge puis, se tournant vers le bourreau, il dit :
- N'oublie pas de montrer ma tête au peuple!
Elle en vaut bien la peine ! Le cimetière de la Madeleine refusant du monde, ce fut dans le parc de Monceau, la " folie " du duc d'Orléans, que l'on ouvrit pour eux une nouvelle fosse commune.
Le 10 mai, le corps décapité de Madame Elisabeth, la sour de Louis XVI, y était jeté à son tour.
C'est de la bouche de David que Laura apprit cette nouvelle. Il venait chaque jour à présent, moins pour peindre que pour causer, s'installant peu à peu dans le rôle de l'ami fidèle. Il apportait les bruits de l'extérieur, des fleurs, parfois des fruits mais sans parvenir à vaincre la méfiance de son hôtesse. Méfiance qu'évidemment elle cachait de son mieux. En fait, si elle acceptait sa présence, c'était plus par lassitude que par crainte de ce qu'il pourrait faire si elle le rejetait.
Et puis, surtout, il la tenait au courant de la vie des prisons et de l'activité du Tribunal révolutionnaire. Il pouvait se procurer les listes des condamnations devenues quotidiennes. Fouquier-Tinville avait adopté une formule définitive et invariable pour ses arrêts : " X... est convaincu d'être l'un des complices de la conspiration qui a existé contre l'unité et l'indivisibilité de la République, la liberté et la sûreté du peuple français. " Les hébertistes l'avaient inaugurée et elle allait servir pour une foule de malheureux issus de toutes les catégories de ce qui avait été la société française : les duchesses comme les maçons, les parlementaires comme les policiers, les prêtres, les jeunes filles, les jeunes gens, les douairières, les ouvriers... Un pêle-mêle tragique né de cette folie de délation qui, en dépit du sort de Chabot, semblait la meilleure façon de se préserver. La formule magique servit aussi pour Madame Elisabeth.
L'annonce de sa mort déchaîna chez Laura une véritable crise de fureur, d'autant plus violente qu'elle naissait de l'épouvante :
- Vous avez osé la tuer, cette pauvre jeune femme qui n'avait jamais fait de mal à personne ? La charité incarnée ! Celle qu'on appelait l'Ange de la royauté? Mais de quelle boue êtes-vous faits? Qui allez-vous exterminer à présent? Les deux enfants encore prisonniers au Temple? Oh oui, vous en êtes bien capables! Vous êtes des monstres, les pires que l'enfer ait jamais vomis...
Blanc comme la craie, le peintre subit l'avalanche sans oser répliquer. Laura ne se contrôlait plus. Elle hurlait, saisissait pour les lancer les objets qui se trouvaient à portée de sa main. Elle allait se jeter sur lui, les ongles en avant, quand Jaouen et Bina accoururent, l'une de la cuisine, l'autre du fond du jardin. A eux deux, ils maîtrisèrent la jeune furie qui finit par s'écrouler, secouée de sanglots. Mais dans le masque convulsé de Jaouen, dans ses yeux rétrécis, David lut l'envie de tuer...
- Je vous jure que je ne lui ai rien fait ! s'écria-t-il. Je ne l'ai pas touchée.
- Alors que lui avez-vous dit? Pourquoi ces injures, ces cris?
En dépit de son assurance, l'artiste détourna la tête :
- Chaque jour, vous le savez, je la mets au fait des dernières condamnations parce qu'elle veut savoir. Hier... c'était la sour de Capet.
- Ici on respecte les morts, tonna Jaouen. On dit le Roi... ou Louis XVI ! Vos appellations grotesques ne déshonorent que vous ! Si les vôtres ont osé tuer cette innocente, ne vous étonnez pas de ce qui vient de se passer.
- Si, justement! fit David qui reprenait son empire sur lui-même. J'aimerais savoir en quoi le sort des filles de France intéresse à ce point une Américaine ? N'est-ce pas un peu anormal ?
Jaouen comprit qu'il venait de commettre une faute dont Laura pourrait bien payer le prix. Et il n'avait aucune envie de se lancer dans des explications. Il se contenta de hausser les épaules, puis allant vers le canapé où Bina essayait de ranimer la jeune femme à présent évanouie, il l'enleva dans ses bras pour l'emporter vers sa chambre.
- Si elle y consent, elle vous l'expliquera elle-même quand elle ira mieux. A présent, vous feriez mieux de rentrer chez vous !
- Peut-être. Mais je reviendrai !
Il revint en effet, trois jours de suite, prendre des nouvelles, sans jamais être reçu. Le choc avait été si violent pour Laura qu'elle était tombée malade. Le peintre s'en convainquit en voyant un médecin franchir le seuil de cette porte qui lui était interdit. Pendant deux jours encore, il envoya aux nouvelles l'un de ses élèves porteur de fleurs, et reçut enfin la réponse qu'il espérait : miss Adams acceptait de le recevoir le lendemain. Laura, en fait, allait beaucoup mieux depuis quarante-huit heures, mais elle avait besoin de réfléchir.
Elle le reçut étendue sur une chaise-longue que Jaouen avait installée au jardin près d'un arceau de rosés que ce magnifique mois de mai faisait fleurir en abondance. David en apportait lui-même une énorme brassée qu'il avait eu la délicatesse de ne pas choisir rouge vif mais d'un rosé délicat, mousseux et parfumé, dans lequel elle enfouit son visage avant de prendre la parole :
- Je vous demande excuse pour mon attitude de l'autre jour. La terrible nouvelle que vous m'apportiez m'a prise au dépourvu et touchée plus qu'elle ne l'aurait dû peut-être...
- J'avoue avoir été surpris. D'où donc connaissiez-vous cette malheureuse?
Le ton était aimable, courtois, mais n'enlevait rien à l'acuité de la question telle qu'aurait pu la poser un juge. Laura le sentit et planta ses yeux sombres droit dans ceux du peintre.
- Des Tuileries où j'ai été reçue lorsque l'on y a su la présence à Paris d'une cousine de l'amiral John Paul-Jones qui venait de mourir. Il n'était plus question de cour à cette époque et c'est avec une grande simplicité que j'ai été admise chez la Reine, ses enfants et sa belle-sour. J'ai été séduite, je l'avoue...
- Par toute la famille, ou seulement par... Madame Elisabeth?
- Ni l'une, ni l'autre. Surtout par la petite Marie-Thérèse parce qu'elle ressemble beaucoup à une... petite sour que j'ai perdue. Qu'elle soit prisonnière dans cet affreux donjon que l'on m'a montré m'a toujours profondément choquée, mais j'étais un peu rassurée de savoir qu'il lui restait au moins sa tante et qu'elle n'était pas complètement abandonnée. C'est à elle que j'ai pensé quand vous m'avez appris la mort de cette malheureuse princesse parce que...
Elle s'arrêta, envahie par une image d'une telle horreur qu'elle ne réussissait pas à l'exprimer.
- Parce que quoi ? Allons, dites-moi tout !
- Vous avez prononcé le nom de Madame Elisabeth, mais, en fait, c'est l'enfant, la petite Marie-Thérèse, que j'ai cru voir traîner à votre horrible machine de mort. Je ne l'ai pas supporté...
- " Votre " machine de mort ! s'écria-t-il. Ce n'est pas moi qui l'ai inventée et je n'y invite personne. Je ne suis pas Fouquier-Tinville !
- Vous êtes le Comité de salut public, non? Ceux qui décrètent l'arrestation? Alors, combien de victimes vous faudra-t-il encore? Et combien de temps Marie-Thérèse a-t-elle encore à vivre ?
- Elle n'a rien à craindre, lâcha David après un instant de silence. Elle et son frère sont les otages de la République et nous ne sommes pas assez fous pour nous en priver...
C'était bon à savoir et Laura respira mieux. Elle trouva même un sourire pour cet homme qu'elle n'aimait pas mais qui était son seul lien avec les prisons :
- Je veux le croire. Mais au fait, je ne vous ai jamais demandé qui remplace les Simon auprès du petit garçon?
- Personne... ou plutôt beaucoup de monde. Chaque jour deux commissaires surveillent sa chambre, lui portent sa nourriture et sont attentifs à ce qu'il ne manque de rien. On les change quotidiennement...
- Mais enfin, un enfant de cet âge a besoin d'une femme auprès de lui pour le soigner s'il est malade, pour lui faire sa toilette, s'occuper de ses vêtements ? Est-ce qu'au moins ces hommes jouent un peu avec lui quand il sort ?
Soudain, David, déjà peu expansif, parut se refermer :
- Ne dites pas de sottises ! D a neuf ans. A cet âge, un garçon peut s'occuper de lui-même. Et il ne sort plus : il est traité comme un simple prisonnier.
- Oh c'est affreux ! Qu'on le réunisse à sa sour au moins ? Ou bien avez-vous encore peur de ces deux innocents ?
- L'Europe a les yeux fixés sur ces deux innocents comme vous dites, et nous devons veiller à ce qu'aucune évasion ne soit possible... Reposez-vous à présent : je reviendrai demain...
Après son départ, Laura resta plongée un long moment dans ses réflexions. Si elle ne l'avait vu de ses yeux, si elle ne l'avait accueilli chez elle, jamais elle n'aurait imaginé que le petit roi avait quitté le Temple. Aucun bruit n'en avait transpiré et ses gardiens agissaient comme si rien ne s'était passé. Pourtant, certains d'entre eux avaient bien dû s'apercevoir que le petit prisonnier n'était plus le même? Mais la peur que le bruit n'en transpirât leur scellait les lèvres et Laura se demanda si David lui-même était au courant. L'enfant n'avait plus de statut particulier : il était -on venait de le lui dire -traité comme n'importe quel captif et peut-être même comme un captif au secret...
Qui que fût le petit garçon substitué à Louis-Charles, la vie qu'on lui imposait était affreuse. Quand Batz reviendrait, il faudrait à tout prix essayer de lui rendre la liberté à lui aussi... mais Batz reviendrait-il un jour? Il avait son roi avec lui et son devoir lui ordonnait de continuer à le protéger. En face de cette exigence, qu'importaient la souffrance et les larmes de ceux qu'il laissait derrière lui ? Qu'importait le sort d'une petite fille de quinze ans enterrée vivante dans une tour médiévale?...
- Mon Dieu, pria Laura, Vous ne pouvez pas tolérer de telles infamies. Donnez-moi une idée, un peu d'aide! Inspirez-moi! Il faut que je fasse quelque chose !
Jamais le sentiment de son impuissance et de sa solitude n'avait été si cruel. Son seul réconfort était de savoir Marie et Pitou toujours vivants. Mais pour combien de temps ?
David, cependant, ne revint pas le lendemain ni les jours suivants, absorbé qu'il était par les préparatifs de la fête gigantesque ordonnée par Robespierre désormais au faîte de la puissance. Celui-ci, considérant que ses ennemis étaient abattus, hormis un seul [xl], a décidé d'en remercier quelqu'un de plus crédible que la déesse Raison : un Etre suprême qui ne peut pas ne pas exister mais auquel cependant il refuse le nom de Dieu. Et depuis que le 7 mai, à la Convention stupéfaite, il a déclaré vouloir rendre hommage à cette entité suprême qui a fait de lui son élu, Louis David dessine, prépare, trace des plans pour l'immense manifestation qui aura lieu, comme par hasard, le 20 prairial, autrement dit le dimanche de la Pentecôte. Dans l'espoir peut-être que le Saint-Esprit s'en mêlerait...
Durant ces préparatifs dont tout Paris s'entretenait en les commentant diversement, deux incidents survenus coup sur coup allaient persuader le peuple que la conspiration de l'Étranger venait d'éclater : le 3 prairial, un certain Admirai qui habitait 4 rue Favart, la même maison que Collot d'Herbois, se présenta vers neuf heures du matin chez Robespierre mais ne fut pas reçu. Il passa alors sa journée à manger, boire - surtout ! - et à se distraire de diverses façons pour regagner son logis à onze heures du soir mais, au lieu de rentrer, il resta sur le palier, attendant. Lorsque, vers une heure du matin, Collot d'Herbois monta cet escalier, Admirai alla l'attendre devant sa porte et, quand il fut là, lui tira un coup de pistolet en pleine figure. Mais l'arme fit long feu. Épouvanté, Collot se baissa pour ramasser sa canne, ce qui lui évita le second coup. Un moment plus tard, on arrêtait le furieux qui s'était barricadé chez lui et on le conduisit directement à la Conciergerie. Il exprima seulement le regret d'avoir manqué son coup et d'avoir acheté très cher une arme qui ne marchait pas...
Le second événement - la seconde histoire de fous plutôt - eut lieu dans la journée même du 4 prairial. Vers six heures du soir, une jeune fille de vingt ans, Cécile Renault, fille d'un papetier aisé de l'île de la Cité, quittait son domicile de la rue de la Lanterne sans prévenir personne -elle vit avec son père et ses trois frères dont deux sont aux armées -et, pendant trois heures, personne ne saura ce qu'elle a pu devenir. A neuf heures, Cécile qui est une jolie fille un peu coquette se présente chez Robespierre. On lui dit qu'il n'est pas encore rentré, ce qui la fâche :
- Étant fonctionnaire public, dit-elle, il est fait pour recevoir tous ceux qui se présentent !
Le ton est raide, hautain même, et déplaît à deux amis de Robespierre qui se trouvent dans la cour. Ils menacent Cécile de la conduire au Comité de sûreté générale et l'un d'eux la prend par le bras pour la ramener dans la rue.
- Dans l'Ancien Régime, crie alors la jeune fille, on entrait tout de suite lorsqu'on se présentait chez le Roi...
- Tu regrettes donc le temps des rois ?
- Ah, je verserais tout mon sang pour en avoir un ! Vous, vous n'êtes que des tyrans !
Devant le Comité de sûreté générale où on la conduisit aussitôt, elle maintint ses propos, ajoutant que si elle avait voulu être reçue par Robespierre, c'était pour voir comment était fait un tyran ! Quant au petit paquet qu'elle tenait sous le bras, il contenait une robe de mousseline blanche et du linge de corps pour " avoir une provision, de rechange, là où on la mènerait ". Et comme on lui demandait où elle pensait aller, elle répondit sereinement :
- En prison donc! Et de là à la guillotine... Ces deux affaires simultanées firent un bruit énorme : on conclut à ce que, par deux fois le même jour, on avait voulu assassiner l'Incorruptible! La fameuse conspiration prenait corps, visages, et Robespierre n'en attacha que plus de soin à la préparation de la fête dont il serait l'unique héros, lui, le grand prêtre de l'Être suprême. Ensuite, on offrirait au peuple le spectacle de la punition exemplaire des membres de cette infâme conspiration : les amis de Batz. D'ici là, on réussirait peut-être à mettre la main sur le baron fantôme.
Quatre jours avant la fête, le 16 prairial (4 juin) Robespierre fut élu président de la Convention à l'unanimité mais - et ce mais pèserait d'un certain poids dans la suite des événements - quarante-huit heures plus tard, le citoyen Fouché devenait président des Jacobins. Et Fouché haïssait Robespierre...
En dépit des objurgations de Julie, de Talma et de David qui voudrait qu'elle vienne contempler son ouvre, Laura a refusé farouchement de se rendre à la fête. Ses amis américains n'y vont pas et, de toute façon, elle a horreur de la foule en général et celle qui va se rassembler lui ferait plutôt peur : elle sait trop de quoi elle est capable.
- Allez-y sans moi, leur dit-elle. Vous me raconterez.
En revanche, elle a volontiers accordé à Jaouen la permission de s'y rendre : avec lui, elle est sûre d'avoir une relation fidèle, dépourvue de toute autosatisfaction comme de louange obligatoire. Mais, en vérité, Robespierre, David, et les milliers d'ouvriers qui, durant un mois, ont travaillé comme des esclaves construisant des pyramides ont bien fait les choses : un immense cortège doit conduire le char de la Liberté des Tuileries, où se fait le rassemblement, au Champ-de-Mars choisi pour le plus important de la cérémonie. David a donné libre cours à son goût du gigantesque. Sur la terrasse des Tuileries, il a bâti un amphithéâtre dont le plancher recouvre jusqu'au grand bassin. Autour sont plantées d'immenses statues de l'Athéisme (?), de l'Ambition, de la Discorde et de l'Égoïsme que la magie des frères Ruggieri, les maîtres artificiers, fera sauter plus tard.
A neuf heures du matin, l'amphithéâtre est plein et la foule s'écrase autour. Il est garni de tous les députés de la Convention vêtus de bleu sombre avec chapeaux empanachés de tricolore et portant un petit bouquet d'épis de blé mêlés de bleuets et de coquelicots artificiels. Les jeunes gens forment des carrés autour du drapeau de leur section, cependant que les mères nanties de bouquets de rosés, tiennent par la main leurs filles en tuniques blanches. Et puis voici Robespierre !
Précédé de roulements de tambour et salué par les éclats des orchestres, il apparaît soudain tout en haut de l'amphithéâtre, silhouette grêle sanglée dans un frac de soie bleu azur avec culotte et bas blancs, coiffé de son habituelle perruque à catogan : presque un élégant de l'Ancien Régime. Il tient dans les bras une gerbe de blé, et c'est dans cet appareil qu'il entame un discours : " II est enfin arrivé le jour fortuné que le peuple consacre à l'Être suprême... " Un discours que tous n'entendront pas, car il a toujours eu la voix un peu faible. Puis il se met en marche vers le Champ-de-Mars tandis que flambent les statues que remplace aussitôt celle de la Sagesse. Un peu trop tôt, d'ailleurs, car elle sent le brûlé et manque de perdre la tête. Ce qui fait rire franchement les conventionnels visiblement agacés par une cérémonie qu'ils jugent ridicule.
Sur le chemin de celui qui se veut le grand prêtre d'un culte nouveau, éclatent les acclamations, les vivats, les chants mais, de temps en temps tout de même son oreille - qu'il a fine s'il ne voit pas très clair -perçoit des cris moins aimables : " Dictateur! " ou " Charlatan! ". Et, sous l'impact de la colère, il devient encore plus pâle que d'habitude. Enfin, voici le Champ-de-Mars, et là, David s'est surpassé. S'il n'a pas encore réussi à construire une montagne sur le Pont-Neuf avec les pierres de Notre-Dame, il en a élevé une ici : la " Sainte-Montagne " où prendront place les représentants du peuple, les chours, les orchestres et les porte-drapeaux [xli]. Sur son faîte, une colonne de cinquante pieds surveille l'entrée d'une grotte profonde éclairée par des candélabres géants. Une rivière en sourd qui serpente entre des tombeaux étrusques ombragés d'un chêne. Un autel antique, une pyramide, un sarcophage et un temple soutenu de vingt colonnes, complètent cette mythologie.
Lorsque la Convention eut pris place au sommet de la montagne, un chour de deux mille cinq cents voix entonna un hymne au Père de l'Univers composé par Marie-Joseph Chénier tandis que les jeunes filles jetaient des fleurs sur la foule répandue tout autour, que les mères élevaient leurs enfants au-dessus de leurs têtes et que les jeunes hommes brandissaient des sabres en jurant de s'en servir jusqu'à la victoire. Après quoi, bien sûr, les assistants se livrèrent à une sorte d'énorme pique-nique copieusement arrosé : il faisait si chaud !
Parmi les députés, deux hommes avaient suivi le délirant événement avec des yeux froids, un sourire glacé. L'un d'eux dit :
- Ce n'est pas assez d'être le maître, ce bougre-là voudrait aussi être un dieu?
- Il faudrait peut-être songer à y mettre un frein?
L'un s'appelait Barras et l'autre Fouché...
Robespierre lui-même était-il satisfait? Plein d'exaltation le matin en quittant la maison Duplay, il y revint le soir, toujours calme, toujours impénétrable mais à cette seconde famille qu'il s'était donnée et qui le félicitait en pleurant de joie, il déclara :
- Vous ne me verrez plus longtemps...
Ils pensèrent qu'il était fatigué, mais lui songeait déjà à compléter la cérémonie de ce jour en offrant à sa nouvelle divinité un sacrifice propitiatoire susceptible de frapper de terreur ceux qui devaient comploter sa ruine. D'abord, il fallait accorder une grâce aux habitants de sa rue dont certains ne cachaient pas leur écourement de voir passer jour après jour, sous leurs fenêtres, les sinistres charrettes de la mort dans lesquelles, parfois, ils reconnaissaient des amis. Une semaine plus tard, le bourreau Sanson démontait la guillotine pour la transporter au bout du faubourg Saint-Antoine, sur la vaste place du Trône-renversé [xlii]. On avait d'abord pensé à la Bastille, mais les habitants s'y opposèrent fermement.
- Ils vont mourir! Ils vont tous mourir!... Elleviou, les yeux fous, le masque torturé, venait de se ruer dans le jardin où Laura lisait, assise sous un arbre. Le livre s'échappa des mains de la jeune femme qui se dressa aussitôt :
- Qui va mourir ? Parlez, voyons !
- Emilie... sa mère... son frère... son époux... et Marie... Marie Grandmaison! Et une foule d'autres! Ils sont sortis du tribunal il y a vingt minutes. Maintenant... on les prépare. Venez! Venez vite !
- Marie ? Marie va mourir? Oh mon Dieu ! non ! Mais comment est-ce possible ?
- Je ne sais pas. Venez ! J'ai un cheval !
Il l'entraînait déjà et, frappée d'un effroi, d'une douleur qu'elle ne contrôlait pas, Laura le laissa l'emmener, traverser la maison en courant pour atterrir dans la cour où Jaouen essaya de se dresser entre eux et le cheval.
- Où l'emmenez-vous ? cria-t-il prêt à la bataille, mais ce fut Laura qui l'écarta :
- Ils vont tuer Marie, vous comprenez? Marie... Alors place !
Elleviou enfourchait déjà son cheval; elle sauta en croupe en passant ses bras autour de lui et ils partirent au galop, mais ralentirent bientôt jusqu'à un trot plus sage et surtout moins dangereux. Il y avait assez peu de monde dans les rues, les gens étant encore à table. Et puis le soleil de ce 29 prairial (17 juin) était chaud comme celui d'un plein été. Mais, quand on déboucha rue de la Barillerie qui prolongeait le pont au Change, il y avait déjà beaucoup de monde : le bruit que l'on allait exécuter les auteurs de la conspiration de l'Étranger s'était propagé comme une traînée de poudre et l'habituel public de sans-culottes armés de piques et de mégères braillantes était à son poste. Tout cela d'ailleurs parfaitement immobile et, aux abords du Palais, rien ne bougeait :
- Ils ne sont pas encore sortis et il va être deux heures, dit Elleviou en consultant sa montre. C'est surprenant...
Le maréchal-ferrant du quai de Gesvres auquel il confia son cheval le renseigna :
- Paraît qu'y sont beaucoup à préparer. Et puis d'après ma femme qu'est r'venue manger un morceau, paraîtrait qu'au moment où ils allaient sortir, on les a fait rentrer...
- Y aurait-il du nouveau ? murmura Laura prête à accueillir le moindre espoir. Une... grâce peut-être?
- Tu rêves, citoyenne ! Une grâce ? Et puis quoi encore ? Tu sais donc pas qu'c'est des ennemis du peuple tout ça? Non, la Julienne a attendu pour savoir et elle a vu arriver des grands rouleaux d'tissu rouge. Paraît qu'c'est pour leur faire des ch'mises !
- Des chemises? souffla Elleviou. Mais pourquoi?
- Ça s'rait parce qu'y sont les assassins des représentants du Peuple. Comme qui dirait d'ieur père!
Laura ne put en entendre davantage et s'enfuit de l'atelier pour s'appuyer au mur. La femme du maréchal-ferrant qui sortit à ce moment en mangeant une pomme ne la vit pas et se précipita dans la foule de plus en plus dense qui se pressait sur le pont et les abords immédiats de la Conciergerie et du palais attenant. Une foule estivale en vêtements légers, clairs le plus souvent et où même, par endroits, on voyait surnager des ombrelles. Une foule qui aurait pu être là pour une fête...
- Allons au pont Notre-Dame, soupira Elleviou. Les... condamnés doivent le franchir avant de traverser la Grève. Ils passeront devant nous et nous saurons alors si ceux que nous aimons y sont vraiment...
Arrivés là, il fit asseoir Laura sur le parapet du pont et s'y adossa auprès d'elle. De l'autre côté de la Seine, les tours pointues de la Conciergerie luisaient dans le soleil comme des pointes de glaive. Elles ressemblaient à un rempart dressé entre le monde des vivants et celui des morts. De temps en temps, le chanteur se retournait pour regarder couler le fleuve. Il se prenait alors la tête dans les mains, et Laura pouvait l'entendre pleurer, mais elle n'avait aucune consolation à lui offrir. Son angoisse à elle lui suffisait, et aussi sa déception où sourdait une colère. Où était Batz à cette heure où l'on disait que Marie allait mourir? Ne savait-il pas que l'enlèvement du petit roi augmenterait sans aucun doute les dangers qu'elle pouvait courir? Pourquoi avant de disparaître ne l'avait-il pas arrachée de force à ses gardiens quand elle était encore rue Ménars pour la cacher... au besoin dans les carrières de Montmartre comme Rougeville? Ensuite, il aurait pu l'emmener avec lui dans cette folle expédition où peut-être il avait déjà laissé sa vie? Au fond d'elle-même, Laura savait bien que s'il ne l'avait pas fait c'est parce que c'était impossible, qu'il avait une mission à remplir et qu'il s'y devait tout entier; elle ne raisonnait plus qu'avec un chagrin qu'elle n'aurait jamais cru aussi profond. Et puis elle avait chaud sur ce pont sans ombre ! Partie sans chapeau, elle s'efforçait de préserver sa tête au moyen de son grand fichu d'organdi relevé sur ses cheveux...
Un homme qui la regardait avec complaisance depuis un moment s'approcha d'elle et lui tendit un journal :
- Mets ça au-dessus de tes yeux, citoyenne ! Ça protégera ton visage ! Le soleil tape dur : ça serait dommage qu'il le brûle.
Elle remercia d'un pâle sourire sans que son regard fixé sur l'entrée du Palais se détourne un instant sur lui. Elle ne saurait jamais à quoi il ressemblait car, à cet instant, une énorme clameur éclata, saluant l'ouverture des grilles. Elleviou se retourna. Laura se laissa glisser à terre et, accrochés l'un à l'autre comme des naufragés sur un rocher, ils regardèrent apparaître l'une après l'autre les huit charrettes de la mort.
A la vue des condamnés, la foule exhala un soupir qui était presque un râle de plaisir : tous étaient affublés d'une sorte de long sarrau écarlate, en fait une longue bande de tissu percée d'un trou pour passer la tête et ressemblant à la chasuble d'un prêtre célébrant la messe d'un martyr.
Encadré de gendarmes à cheval et à pied qui repoussaient brutalement les curieux, le sinistre cortège s'avança et Laura se cramponna de toutes ses forces à l'épaule de son compagnon : Marie était dans la première, où il n'y avait d'ailleurs que des femmes...
Elles étaient debout, attachées aux ridelles par la lanière de cuir qui liait leurs bras jusqu'à la hauteur des coudes. Six femmes qui, à l'exception d'une seule, une malheureuse nommée Catherine Vincent qui n'arrivait pas à comprendre pourquoi elle était là, faisaient preuve du plus grand courage. Il y avait, vis-à-vis de Marie et au premier plan, la petite Cécile Renault accusée d'avoir voulu " assassiner Robespierre ". Elle allait mourir en même temps que son père, son frère et aussi sa tante, une vieille religieuse, tous innocents condamnés pour cause de liens de famille. Il y avait Mme d'Epremesnil, Nicole Bouchard la carriériste de Marie et enfin une femme, qui était la maîtresse d'Admiral, le pseudo-meurtrier de Collot d'Herbois, mais Laura ne vit que Marie...
Ses jolis cheveux bruns tranchés à la hauteur de la nuque mais encadrant encore son visage pâle de quelques boucles, elle se tenait très droite, regardant le ciel si bleu, et sur elle l'infâme tunique rouge prenait l'allure d'un costume de théâtre. De temps en temps, une larme glissait sur sa joue. Dans la foule certains la reconnaissaient : la Grandmaison! Une si belle et si grande artiste, mais surtout la maîtresse de Batz, l'homme invisible dont on savait qu'elle n'avait jamais accepté de révéler la trace même au prix de sa vie! On savait qu'elle allait mourir pour lui, et il y eut même des applaudissements qu'elle n'entendit pas...
Laura voulut se mettre en marche près de cette charrette pour accompagner son amie du mieux qu'elle le pourrait, mais c'était impossible : la presse était trop grande et il fallait attendre que toutes les charrettes fussent passées. Force fut à Laura d'attendre, et ce qu'elle vit acheva de la désespérer.
Dans la deuxième charrette étaient les dames de Sainte-Amaranthe et de Sartine, avec le petit Louis dont les seize ans n'avaient pas trouvé grâce devant Fouquier-Tinville, une autre femme et M. de Sartine. Là aussi le courage était grand, surtout celui d'Emilie. Presque souriante, elle s'efforçait de réconforter sa mère désespérée de voir mourir son fils si jeune, et sa beauté rayonnait, justifiant le cri de douleur qu'Elleviou ne put retenir avant d'éclater en sanglots. Mais ce n'est pas l'épilogue tragique de cet amour qui fendit le cour de Laura. Dans les autres véhicules il y avait tous les amis de Batz qui étaient aussi les siens, à l'exception de Pitou. Elle vit Biret-Tissot, le fidèle serviteur, le charmant Devaux, le joyeux Roussel et aussi Cortey, et Jauge le banquier de la rue du Mont-Blanc, et Michonis, et le prince de Saint-Mauris qu'elle avait rencontré plusieurs fois à Charonne, et d'autres encore dont le visage, à défaut du nom, lui rappelait un souvenir de ce temps heureux vécu dans la maison de Marie. Tous, ils étaient tous là ! Et ils allaient périr, sans un cri, sans une plainte, certains même en riant comme Roussel ou Devaux qui plaisantaient ensemble... C'était un vrai cauchemar dont Laura savait bien qu'il n'aurait pas de réveil.
A la sortie du pont, un escadron de cavalerie prit la tête du cortège derrière lequel, d'un même mouvement, s'élancèrent Laura et Elleviou. Et la marche au supplice continua. Pendant trois heures !
Par la place de Grève, l'ancienne rue Saint-Antoine, l'endroit où s'était élevée la Bastille et le faubourg ex-Saint-Antoine, on atteignit enfin, à sept heures, la place du Trône - renversé où allait avoir lieu le grand sacrifice.
Le lieu où s'était dressé jadis le trône élevé pour la joyeuse entrée de Louis XIV et de Marie-Thérèse au retour de leur mariage à Saint-Jean-de-Luz était alors un vaste espace rond adossé au mur des Fermiers généraux, peu habité et gardant la route de Vincennes au moyen de deux pavillons carrés, ouvre de Ledoux, et de deux hautes colonnes qui formaient la barrière du Trône. L'appareil du supplice était dressé de ce côté-là, proche du pavillon le plus au sud et des arbres qui l'environnaient. Des bancs étaient placés devant l'échafaud pour y asseoir les condamnés, le dos à l'affreuse machine. Elle n'était là que depuis trois jours mais déjà le trou que l'on avait creusé pour recueillir le sang et que l'on fermait ensuite par une tôle répandait, avec la chaleur, une odeur pénible qui deviendrait vite nauséabonde... Rangés en ligne, les onze aides du bourreau - Sanson avait demandé du renfort étant donné le nombre des victimes - attendaient, bras croisés, l'arrivée des charrettes. Le grand autel était prêt pour ce que le conventionnel Voulland appelait " la messe rouge ". Et il était là lui-même, avec Fouquier-Tinville qui voulait voir si la belle Emilie conserverait jusqu'au bout son courage et sa dignité.
II y avait déjà beaucoup de monde mais le Faubourg parut exploser quand les condamnés et leur escorte pénétrèrent sur la place. Tous ceux qui les accompagnaient se mirent à courir pour être mieux placés.
Emportés par le flot, Laura et Elleviou se trouvèrent séparés. La jeune femme faillit être foulée aux pieds par le cheval du gendarme le plus proche de Marie. Une poigne vigoureuse la releva mais elle vit, à ce moment, une femme qui se ruait sur la seconde voiture, celle où était Emilie de Sainte-Amaranthe et qui criait, le visage convulsé par une joie mauvaise :
- C'est moi qui t'ai dénoncée, catin ! Et maintenant je vais te voir mourir ! Mourir pendant que je vivrai, moi, avec mon amant !
Clothilde Mafleuroy venait jouir de son triomphe. Emilie ferma les yeux pour ne plus voir ce visage que la haine faisait affreux et que d'ailleurs elle ne revit plus : indignée de ce qu'elle venait d'entendre, une femme du peuple avait attrapé la danseuse par les cheveux et la traînait jusqu'au mur d'une maison pour la rouer de coups. L'humeur de la foule changeait peu à peu et quand on eut descendu les victimes, qu'on les eut alignées sur les bancs dans leurs oripeaux couleur de sang, des murmures se firent entendre. Quelqu'un dit :
- Quoi? Tant de victimes pour venger Robespierre ? Et que ferait-on de plus s'il était roi ?
Laura, qui s'efforçait d'être aussi proche de Marie qu'elle le pouvait, entendit des bruits et un peu d'espoir s'éveilla en elle : ces gens allaient-ils faire quelque chose ? Se lever en masse pour arracher au bourreau ces soixante malheureux? Mais non, les soldats d'escorte prenaient position autour de l'échafaud près duquel nulle tricoteuse n'osa prendre place. Leur attitude était menaçante et la peur reprit ses droits. Ce fut dans le silence que la petite Cécile Renault monta les marches fatales sans faiblir, la mine fière. Puis ce fut le tour de Marie. A ce moment, Laura vit Batz.
Il se tenait appuyé à un arbre dans ses vêtements de voyage poussiéreux et son visage était aussi gris qu'eux. Les mains crispées sur ses bras croisés, il regardait intensément celle qui allait mourir. Et ce regard attira celui de Marie comme un aimant. On venait de lui arracher l'absurde tunique rouge et jamais elle n'avait été si belle avec ses épaules nues, son long cou gracieux portant haut sa jolie tête où les larmes coulaient en silence. Marie allait périr désespérée quand elle vit Jean et une expression de bonheur passa sur son visage. Elle fit un mouvement pour aller vers lui, mais les aides du bourreau qui avaient offert à la foule le plaisir de l'admirer un instant s'emparèrent d'elle, la jetèrent sur la planche. Un éclair et tout fut fini...
Le cri de Laura fit écho au bruit lourd du couperet. Elle éclata en sanglots, vira sur elle-même pour fuir, percer cette foule qui l'entourait, atteindre Batz et, au lieu de la retenir, la foule s'entrouvrit devant elle mais, quand elle fut à l'arbre où elle avait vu Jean, il n'y avait plus personne. Il lui sembla apercevoir une silhouette familière qui s'éloignait et elle voulut s'élancer à sa suite, mais quelqu'un la saisit par le bras et la retint rudement :
- Que faites-vous là ? gronda la voix de David. Je croyais que vous n'aimiez pas la foule ?
Une colère folle s'empara d'elle. Lui arrachant son bras, elle cria :
- Et vous, que faites-vous? Vous venez vous repaître de toute cette horreur que vous ordonnez, vous et vos semblables ? Quoi, pas de fusain, pas de papier? On n'essaie pas d'immortaliser ce massacre?...
Elle n'avait pas vu deux hommes qui se tenaient en retrait, mais l'un d'eux s'approcha :
- On dirait que la citoyenne n'apprécie pas ce grand moment à sa juste valeur?... Est-ce qu'elle ne sait pas que tous ces gens ont conspiré contre la Nation, qu'ils sont les suppôts des tyrans étrangers?
Si Laura n'avait été hors d'elle, elle se fût peut-être retenue parce que, comme toute la ville, elle connaissait la figure jaune de Fouquier-Tinville, mais elle eût dit son fait à Robespierre lui-même s'il s'était trouvé devant elle.
- Non, la citoyenne n'apprécie pas ce que vous appelez ce grand moment et qui n'est qu'une infâme boucherie offerte à votre cruauté et à celle de celui que vous vous êtes donné pour maître! Mais le sang que vous répandez aujourd'hui, vous allez tous glisser dedans... tous tant que vous êtes parce que les braves gens finiront bien par comprendre que vous êtes seulement des monstres! Vous entendez? Des monstres, et un jour viendra où vous paierez tout cela ! Dieu fasse qu'il soit proche !
Le maigre visage au menton en galoche, aux lourdes paupières tombantes sous l'arc épais et noir des sourcils parut s'infiltrer de fiel, mais la voix qui se fit entendre fut d'une inquiétante douceur :
- Dis-moi, citoyenne ? Tu sais à qui tu parles ?
- Bien sûr que je le sais. Vous êtes l'accusateur public, celui qui a réclamé tout ce sang et sur qui un jour il retombera !
David voulut s'interposer :
- Ne fais pas attention, citoyen ! C'est une étrangère, une Américaine, et elle n'a pas l'habitude de notre rude justice... Elle se laisse emporter par l'émotion. Il faut avouer que c'est assez... impressionnant, ajouta-t-il avec un regard à l'échafaud couvert de sang où les victimes se succédaient toujours devant des spectateurs muets.
- Une Américaine, hé ? Elle parle bien français... et sans accent !
En effet, bouleversée au point où elle l'était, Laura avait oublié la légère - très légère même car avec le temps l'habitude était venue -contrainte qu'elle imposait à son langage. La froide remarque la calma soudain et elle se reprit vite.
- Depuis que je vis en France, j'ai tendance à le perdre, fit-elle avec insolence en reteintant cependant légèrement ses paroles. J'ajoute que je suis une amie du colonel Swan et que nous sommes même un peu cousins...
Le nom parut faire effet sur l'accusateur public : son oil se fit moins menaçant mais à ce moment, un troisième homme qui se tenait encore dans l'ombre des arbres s'approcha :
- Ne l'écoute pas, citoyen ! Cette femme est une espionne anglaise, une amie de Batz. Je les ai vus à l'ouvre tous les deux chez le duc de Brunswick à Valmy.
Au son de cette voix, Laura sursauta, se retourna pour voir Josse de Pontallec qui la regardait avec un mauvais sourire. La surprise coinça la protestation dans sa gorge.
- Vraiment? dit Fouquier-Tinville. En ce cas, nous allons nous en occuper. Et, en attendant, nous allons la mettre au frais.
Deux heures plus tard, Laura immédiatement appréhendée par des policiers et des municipaux était incarcérée à la Conciergerie.
Sur la place, le drame était accompli. Les curieux se dispersaient dans la douceur d'un crépuscule d'été. Chacun rentrait chez soi. Les aides de Sanson faisaient leur ménage en vue de la " fournée [xliii] " du lendemain. Un peu plus loin, on achevait de jeter dans les tombereaux les corps et les têtes des suppliciés, sous l'oil des gens de l'octroi et des gardes de la barrière du Trône. Des pipes s'allumaient, car l'odeur du sang était écourante. Puis les charretiers grimpèrent sur leurs sièges et firent partir les gros chevaux qu'ils dirigèrent vers la campagne. C'est-à-dire que l'on tourna l'angle du mur des Fermiers généraux entourant le pavillon sud et que l'on suivit le sentier étroit, sablonneux, qui, à travers vignes et petits champs se dirigeait vers l'avenue de Saint-Mandé [xliv]. Trop lourdement chargés, les tombereaux aux roues basses peinaient dans ce chemin où ils enfonçaient, obligeant les chevaux à de gros efforts. Ils n'étaient pas difficiles à suivre.
Batz qui était demeuré caché sous les arbres entre le mur et le pavillon attendit qu'ils eussent franchi les grilles de la barrière où l'on avait allumé les lanternes. Puis il escalada le mur - pas trop bien entretenu ! - et retomba de l'autre côté sur la terre meuble sans le moindre bruit. De toute façon, le grincement des roues et les encouragements des charretiers à leurs attelages ne leur permettaient pas d'entendre autre chose. Il n'y avait pas de lune mais la nuit de juin, d'un joli bleu plein d'étoiles, permettait de se diriger sans peine et de ne pas perdre de vue le lugubre convoi. Pour plus de discrétion, on avait éteint les lanternes. Où allait-on ainsi dans ce quartier désert que l'on appelait Pic-pus et dont le bon air était célèbre? Où donc la Convention voulait-elle cacher les preuves de ses crimes ?
Après environ quatre cents mètres, les tombereaux tournèrent à droite dans l'avenue de Saint-Mandé où ils parcoururent une centaine de mètres avant d'obliquer à gauche à travers champs vers le haut mur délimitant une propriété que Batz n'eut aucune peine à identifier. Il connaissait trop bien ce quartier pour hésiter : on allait droit sur l'extrémité du long jardin des anciennes Chanoinesses de Saint-Augustin dont la maison bordait la grande rue de Picpus avec d'autres propriétés.
De chanoinesses, il n'y avait plus. Depuis deux ans, leur couvent était racheté par un affairiste pour y ouvrir une " maison de santé ", mais aucune entrée n'était possible par ce bout du jardin; or, il semblait bien que ce fût là le but de l'expédition. La réponse à cette question fut rapide : une porte charretière, tout récemment pratiquée sans doute, s'ouvrit dans le mur. Il y avait là des hommes qui attendaient. Les chariots entrèrent et les battants se refermèrent.
Quelque chose s'anima dans le cour glacé du baron : sa chère Marie allait-elle reposer en terre d'Église, puisqu'il s'agissait du jardin d'un couvent ? Il voulut en savoir davantage.
Ce mur-là était haut mais quelques arbres poussaient tout auprès et il en choisit un sur lequel il grimpa sans trop de difficulté. Et ce qu'il vit l'épouvanta : on avait isolé au moyen d'une palissade une assez grande partie du jardin dont on avait même enlevé les arbres et toute végétation, laissant seulement contre le mur une petite grotte artificielle servant jadis d'oratoire. Et là, deux grandes fosses profondes avaient été ouvertes que des feux de fagots éclairaient. Les tombereaux étaient alignés près de l'une d'elles et Batz pensa qu'on allait y précipiter le lugubre chargement, mais ce qu'il vit lui dressa les cheveux sur la tête : on ne se contentait pas de jeter corps et têtes, on les dépouillait entièrement de leurs habits souillés de sang qu'une sorte de greffier, assis à une petite table, comptabilisait... Le travail se faisait avec méthode : certains de ces tâcherons de l'enfer enlevaient les corps des tombereaux, d'autres les déshabillaient, retirant les souliers, les bas dont on faisait des tas distincts. Une troisième équipe traînait les pauvres restes vers la fosse - une seule était en service -pour les passer à des camarades qui, au fond, se chargeaient de les ranger... On n'avait pas prévu le moindre sac de chaux et l'odeur était épouvantable, parce que l'on avait déjà jeté là d'autres corps mutilés à peine couverts de quelques pelletées de terre-Sur son arbre, Batz fut incapable d'en voir davantage et se laissa glisser à terre où il vomit. Il avait espéré pouvoir repérer la tombe de Marie afin de lui rendre quelques devoirs par la suite, mais ce qu'il venait de voir était capable de rendre un homme fou...
Il resta là longtemps, à genoux, replié sur lui-même, et pleura, pleura l'être charmant qui s'était donné à lui sans jamais rien reprendre, sans jamais un reproche, et qui venait de mourir de ne l'avoir jamais trahi... Il pleura aussi ses compagnons perdus, des hommes si vaillants, si gais, ses plus proches amis, ses frères, qui ne se tiendraient plus à ses côtés... A présent, il se sentait seul, nu, et dans sa poitrine son cour lui pesait comme une pierre... Ce fut l'approche de l'aube qui le chassa...
La Conciergerie, c'était l'antichambre de la mort et Laura le savait, pourtant la peur n'était pas son sentiment profond quand on lui fit franchir la courette en contrebas de la cour de Mai, à droite du grand escalier du Palais, par où l'on pénétrait dans la prison. Plutôt la colère, le dégoût, la rage envers le Destin qui venait de permettre à un mauvais génie de la frapper une nouvelle fois à un moment de moindre résistance, dû à la douleur d'avoir vu mourir Marie et quelques bons amis. Pourquoi fallait-il que Pontallec fût là, encore là, toujours là, toute honte bue, tout honneur bafoué, acoquiné avec le bourreau de Robespierre et ce David qui n'avait pas prononcé un mot, un seul, pour la soustraire à ce qui l'attendait? Après tant d'essais infructueux, Pontallec allait enfin atteindre le but fixé depuis si longtemps : la tuer sans mettre la main à la pâte ! Elle ne se posait pas la question de savoir s'il l'avait reconnue ou non et peut-être envoyait-il seulement Laura à l'échafaud pour se débarrasser de l'image un peu trop fidèle d'Anne-Laure de Laudren... Il avait suffi de mentionner sa présence au château de Hans et aux côtés de Batz pour assurer sa condamnation prochaine...
Il était près de dix heures du soir et la vie tumultueuse de la Conciergerie durant la journée s'était calmée avec le retour des détenus dans leurs cellules. Introduite au greffe, Laura dut décliner son " identité " à un préposé d'autant plus grognon qu'il devait transcrire un nom étranger dont l'orthographe, cependant simple, dépassait apparemment ses facultés. Après quoi, on la remit au porte-clefs chargé de la conduire à un logis sans doute provisoire...
- En dépit de c'qu'on enlève tous les jours, on manque de place, grogna cet homme. J'vais t'mettre avec deux autres gredines : une qu'est déjà là d'puis un moment, l'autre qu'est arrivée tout à l'heure.
- J'ai soif, dit Laura. Puis-je avoir à boire ?
- Elles ont dTeau. P't-être qu'elles t'en donneront. Pour l'service il est trop tard, et t'auras rien à manger avant d'main.
- Je n'ai pas faim.
- Ça tombe bien mais demain ça s'ra plus pareil. On t'apportera c'que tu veux, si tu peux payer.
Sinon...
Montrant sa simple robe de jaconas blanc et ses mains nues, elle lui répondit qu'elle n'avait pas d'argent.
- Ben, c'est dommage parce que la vie qui t'reste à vivre, elle s'ra pas bien belle. Tu mangeras ce qu'y aura et t'auras pas droit à un lit parc'qu'un lit c'est quinze francs pour un mois payable d'avance... et si tu restes qu'une nuit, on te rend rien bien sûr! conclut-il avec le rire qui passa sur les nerfs de Laura comme une râpe...
A la suite de la lanterne qu'il balançait à bout de bras, Laura dont on avait délié les mains au greffe emprunta le long couloir central voûté en ogive auquel on accédait en franchissant une grille mais que d'autres grilles compartimentaient de loin en loin. Il délimitait le quartier des hommes au nord, desservi par une autre artère qu'on appelait la " rue de Paris ", et celui des femmes réparti autour de la cour du même nom. Une cour en partie couverte par un préau qui n'était plus qu'une sorte de puits lugubre. Difficile de croire qu'au Moyen Age il était un joli jardin!... Après avoir traîné ses sabots dans d'autres couloirs plus étroits, le geôlier ouvrit enfin une porte donnant accès à une petite cellule où deux femmes, assises chacune sur un lit de sangle, se faisaient face de part et d'autre d'un tabouret où brûlait une bougie. Dans un coin il y avait de la paille.
- Salut la compagnie ! fit le geôlier jovial. J'vous amène une copine mais vous dérangez pas pour elle ! La paille s'ra assez bonne !
D'un même mouvement, les deux femmes se levèrent sans plus se soucier du geôlier qui sortit en grommelant. Laura vit alors que l'une de celles-ci était la jeune femme qu'elle avait vue s'enfuir de l'atelier de David, mais ce fut la plus âgée qui s'avança la première :
- Il est difficile de souhaiter la bienvenue dans un pareil endroit, madame, dit-elle, mais soyez assurée que Mme Chalgrin et moi-même ferons de notre mieux pour vous le rendre supportable. Je suis la comtesse Eulalie de Sainte-Alferine.
- Mon nom est Laura Adams. Je suis américaine, répondit Laura un peu gênée tout à coup par sa personnalité d'emprunt.
Son entrée dans cette geôle lui rappelait celle qu'elle avait effectuée à la Force après le 10 août, alors qu'elle était marquise de Pontallec. Ses compagnes étaient la gouvernante des enfants de France, Mme de Tourzel, sa fille Pauline et la malheureuse princesse de Lamballe.
- Je suis accusée d'être une espionne anglaise et une amie du baron de Batz...
L'ancienne Lalie Briquet tendit spontanément les mains vers elle :
- La plupart des accusations sont stupides. Si vous êtes américaine vous ne pouvez pas être une espionne anglaise... Et si vous êtes une amie du baron, je serai la vôtre. Pour l'instant nous allons faire en sorte que vous vous reposiez...
- Merci de votre accueil! Mais je ne veux pas vous déranger. Simplement... si vous aviez un peu d'eau? J'ai... très soif!
- Nous avons de l'eau de groseille, dit Emilie Chalgrin en allant chercher derrière son lit une bouteille et un verre qu'elle essuya avant de le remplir.
Laura but avec reconnaissance. C'était frais et un peu acidulé, vraiment délicieux! Cependant le regard de Mme Chalgrin ne la quittait pas :
- Il me semble que je vous connais, dit-elle. Je vous ai vue un jour... mais où?
- Au Louvre. J'allais chez Louis David et... vous en sortiez !
- Vous êtes une amie de ce misérable ? gémit la jeune femme dont le regard sombre se chargea de méfiance.
- Non. J'étais allée chez lui pour lui demander d'intercéder en faveur de quelqu'un que l'on venait d'arrêter...
- Et il n'en a rien fait, n'est-ce pas ? s'écria Emilie Chalgrin avec emportement. Si je suis ici c'est à cause de lui et mon pauvre frère Carie Vernet perd sa peine à me faire libérer. Si vous lui avez refusé quoi que ce soit, vous êtes perdue...
- C'est lui qui vous a fait... arrêter?
- Oui... et aussi mon amie Rosalie Filleul et tous ceux qui habitaient les communs du château de la Muette. Après la scène que vous avez surprise, il n'a jamais cessé de me relancer, encore et encore jusqu'à ce que, excédée, je le jette dehors ! Il prétend m'aimer, mais son amour est la pire chose qui puisse arriver à une femme...
Pendant ce temps, " Lalie " avait tiré son matelas de son lit de sangle et l'avait étendu sur un endroit où les dalles étaient à peu près propres.
- Nous aurons tout le temps de faire connaissance demain, dit-elle, et miss Adams semble bien lasse...
Confuse, Laura voulut s'opposer à ce qu'elle dépouille ainsi son propre lit, mais elle ne voulut rien entendre :
- On est très bien sur des sangles, et je garde la couverture parce que je sais que Mme Chalgrin qui en a deux vous en donnera une.
- Bien entendu. Il me reste cette chance que mon frère ne me laisse manquer de rien.
Les trois femmes se couchèrent. Cependant, Laura ne put trouver le sommeil. L'horrible scène dont elle avait été le témoin impuissant la hantait. Elle revoyait Marie sur l'échafaud, et tous ces visages d'amis... et Batz qui regardait avec l'ombre de la mort étendue sur son visage. A la fin, ses nerfs trop tendus cédèrent et elle put pleurer. Aussi doucement que possible, mais la comtesse avait l'oreille fine. Elle ralluma la chandelle et vint s'asseoir par terre à côté de Laura.
- Voulez-vous vous confier à moi? chuchota-t-elle pour ne pas réveiller sa compagne, mais c'était une précaution inutile : déjà redressée sur un coude, Emilie Chalgrin les écoutait. " J'aime Batz comme un fils. Il m'a sauvée du désespoir au moment de mon grand malheur et je voudrais en faire autant pour vous... Parler soulage parfois la douleur. "
Laura alors parla. Et cette fois, elle raconta tout, à commencer par sa véritable identité, parce que cette femme âgée, attentive et grave, lui inspirait une confiance spontanée. Elle dit comment elle avait été sauvée des massacres de Septembre, sa vie chez Batz, son amitié pour Marie - mais sans mentionner cependant son amour pour Jean ! -, la part qu'elle avait prise de ses actions après être devenue Laura Adams, enfin le drame qui s'était joué tout à l'heure à la barrière du Trône et ce qui s'en était suivi pour elle...
- Et David vous a laissé arrêter sans lever le petit doigt, n'est-ce pas ? fit Mme Chalgrin avec mépris. Alors qu'il voulait tant être votre ami ?
- Nous sommes tous dans la main de Dieu, soupira Lalie, mais je suis sans doute la seule ici à désirer la mort. Même celle-là !
- Pourquoi voulez-vous mourir? demanda Laura. N'avez-vous plus personne à aimer?
- Non. J'avais une fille unique et je l'aimais pardessus tout.
A son tour, elle raconta son histoire que Laura écouta avec une profonde émotion parce qu'elle savait ce qu'éprouvé une mère lorsque meurt son enfant. Elle aussi voulait mourir quand Céline lui avait été enlevée, et elle se sentait attirée par une force étrange vers cette femme encore inconnue quelques heures plus tôt et qui réussit à la faire rire en évoquant la silhouette du citoyen Agricol.
Entraînée par l'exemple, Emilie Chalgrin dit, elle aussi, ce qu'avait été sa vie, une vie heureuse dans le sillage de son père Joseph Vernet, les ateliers du Louvre, les longs voyages du peintre pour réaliser la série des " Ports de France ", son mariage à elle avec Chalgrin. La vie brillante d'une femme d'architecte célèbre mais pas très heureuse, embellie cependant par l'arrivée de sa fille puisque, comme les deux autres, elle aussi n'avait eu qu'une fille, encore vivante, elle au moins, et en de bonnes mains chez Carie et sa femme, mais dont elle ignorait si elle la reverrait un jour. Et puis le harcèlement de David...
- Peut-être suis-je punie de n'avoir pas accepté de suivre mon époux en émigration, mais les idées nouvelles, ce bel air de liberté et de fraternité que l'on chantait partout me séduisaient et je le méprisais d'avoir voulu les fuir... David est la punition que Dieu me réservait.
- Comment croire, remarqua Laura, qu'un tel génie puisse habiter une âme aussi cruelle, aussi égoïste ?
- Sa peinture est admirable mais froide, soupira Emilie. Je ne lui ai vu d'émotion que dans le portrait de Marat assassiné.
Les trois femmes parlèrent ainsi une grande partie de la nuit, et le cour de Laura s'apaisa un peu. Elle réussit ensuite à dormir deux ou trois heures avant que le réveil de la prison, qui ressemblait toujours à une explosion, ne la tire de ce bienfaisant sommeil. Quand les cellules s'ouvraient, on se serait cru aux Halles.
De tous ces gens promis à la mort se dégageait une vie intense, bruyante, une gaieté affamée de jouir, très vite, des derniers plaisirs de la vie. Ceux qui ont de l'argent le dépensent sans compter en vins, repas fins que l'on partage avec ceux qui n'ont rien. On rit, on chante, on défie la mort si proche, ironisant sur les juges, les bourreaux, les gardiens, tout cet appareil féroce prêt à les broyer. C'est un tumulte incessant, une fièvre. Chaque jour, de nouveaux futurs condamnés arrivent des diverses prisons de Paris, on les accueille avec joie car souvent on y retrouve des amis. Tout ce monde se réunissait dans les cours pour y chercher un rayon de soleil, et Laura fut surprise de constater combien les femmes prenaient soin d'elles-mêmes. Dans des conditions de séjour souvent abominables, elles trouvaient le moyen d'être fraîches, bien habillées, coiffées avec élégance. Elles se servaient mutuellement de caméristes et dans toutes leurs geôles, on faisait chaque jour une lessive. Les hommes, eux, étaient moins soignés, ne possédant pas les mêmes vertus ménagères... En dépit du décor sinistre fait de couloirs obscurs, de grandes salles gothiques succédant à des cachots si bas qu'on ne pouvait s'y tenir debout mais où poussaient partout des grilles solides, de voûtes noires et de la puanteur qui régnait partout, on se serait cru par instants à la Cour tant ces futurs condamnés savaient porter avec eux leur atmosphère...
Toute cette agitation s'arrêtait comme par magie lorsque, chaque jour, on procédait à l'appel de ceux qui, le lendemain matin, comparaîtraient devant le Tribunal révolutionnaire pour aller ensuite à l'échafaud car, à de très rares exceptions près, les jugements étaient rendus d'avance et le choix des sentences n'existait pas ou si peu! Alors, quand arrivait avec sa liste l'aboyeur de la Mort escorté de trois ou quatre guichetiers et de chiens hargneux, le silence se faisait. C'est à ce moment seul que les douleurs éclataient, quand un homme allait être séparé de sa femme, une mère de son enfant, un amant de sa maîtresse, mais cela ne durait guère. Aussitôt après la fête reprenait pour réconforter ceux qui allaient partir et fêter ce jour de plus que l'on allait vivre...
Vers six heures du matin, les geôliers rassemblaient ceux qui allaient " monter " au Tribunal qui siégeait au premier étage du Palais dans une vaste salle nue et bien éclairée où la populace se pressait dès l'aube. Et ce furent leurs pas, leurs appels, leurs claquements de portes, qui réveillèrent Laura ce premier jour. Ses compagnes lui expliquèrent ce qui se passait et d'un même mouvement, elles se mirent à genoux afin de prier, sachant bien que, le soir même, leur nom retentirait peut-être. Ensuite seulement, on se prépara pour se mêler tout à l'heure aux autres habitantes de la cour des Femmes.
A son étonnement, Laura se vit apporter un lit et un petit repas de lait, de pain et de confitures semblable à celui que recevaient ses compagnes :
- Un homme est v'nu, expliqua le geôlier, un pas commode avec un crochet de fer qui lui sert de main. Il a donné l'argent et dit qu'il en rapporterait...
Jaouen! Jaouen avait réussi à la retrouver et continuait de loin à veiller sur elle! Laura, sans savoir pourquoi, se sentit moins angoissée, avec la bizarre pensée qu'il ne pouvait rien lui arriver de mal tant qu'il serait là. Et elle voyait dans ce lit, dans ce pain, une sorte de miracle.
Il n'y avait pourtant là rien de miraculeux. La veille, Jaouen avait dû renoncer à suivre le cheval emportant Laura et Elleviou. Il s'était bien lancé à leur suite sans se donner le temps d'en seller un pour lui, et longtemps il les avait eus en point de mire. Mais on aurait dit que tout Paris courait vers la Conciergerie et dans cette foule énorme il lui avait été impossible de les retrouver. La vague l'avait porté vers la place du Trône, trop loin cependant de l'endroit où se trouvait Laura et il n'avait rien vu de son arrestation. Alors il était rentré dans l'espoir qu'elle serait à la maison, mais Bina y était seule et très inquiète. Une inquiétude qu'il partagea vite. Vers une heure du matin, il prit sa décision, courut rue Marivaux où habitait Elleviou, trouva le chanteur à moitié ivre et baigné dans ses larmes; à l'aide d'un seau d'eau et de quelques claques, il réussit à lui faire dire ce qu'il était advenu de Laura. Une chance d'ailleurs qu'il ait pu être témoin de la scène car, foudroyé par la mort de sa ravissante maîtresse, il avait cherché refuge vers les arbres pour y pleurer tout son soûl, mais la violente apostrophe de Laura à Fouquier-Tinville attira son attention. Il put assister à l'altercation et il entendit l'ordre donné de conduire Laura à la Conciergerie. Le malheureux chanteur fit alors les frais de la fureur du Breton :
- Tu avais bien besoin de venir la chercher pour assister à cette boucherie! gronda-t-il en le secouant comme un prunier avant de l'envoyer au tapis d'un maître coup de poing.
Après quoi soulagé, il était rentré rue du Mont-Blanc pour prendre ce qu'il fallait avant de courir à la prison où il passerait désormais le plus clair de son temps, ne rentrant à la maison qu'après avoir vérifié sur la liste affichée chaque soir que le nom de Laura n'y était pas inscrit.
Cette première journée à la Conciergerie ne fut pas trop pénible pour la jeune femme grâce à ses deux compagnes, mais c'était de Mme de Sainte-Alferine qu'elle se sentait proche. Son humanité, son courage et sa foi en Dieu conservée en dépit du calvaire enduré, sa sérénité aussi en faisaient l'appui le plus sûr pour les heures noires. Et puis elle connaissait si bien Batz ! Tandis que ses doigts agiles tricotaient une petite pèlerine de laine bleue pour la fille d'Emilie, elle pouvait parler de lui pendant des heures et c'était incroyablement réconfortant ! Surtout lorsqu'elle se récria avec indignation quand Laura lui parla de Michèle Thilorier et de sa grossesse :
- Il est incapable de ça ! Dites-vous bien qu'il n'a pas passé sa vie à collectionner les maîtresses. Avant Marie Grandmaison, je ne dis pas, mais depuis qu'elle est entrée dans sa vie il lui a été fidèle. J'en gagerais ma part de Paradis !
Mais, quand venait, avec le soir, le moment de la lecture fatale, il n'y avait plus de sérénité possible. La prison retenait son souffle jusqu'à ce que l'homme au chapeau noir replie son papier.
Ce premier soir, l'appel toucha dix-sept personnes dont une seule femme : l'épouse d'un modeste cordonnier, Pétremont, qui devait mourir uniquement parce qu'elle était son épouse, comme étaient mortes Lucile Desmoulins et Françoise Hébert. Cette liste avait d'ailleurs quelque chose d'invraisemblable et même d'insensé car, autour de l'ancien maire de Perpignan, Vacquié, et de Sézanne, président du département des Pyrénées-Orientales, on ne trouvait guère que deux nobles, des militaires. Les autres étaient laboureur, tapissier, limonadier comme le défunt Michonis, garde-champêtre et même mendiant ! Un pauvre hère qui se nommait Le Maule...
- Quel crime ont bien pu commettre ces malheureux? murmura Laura.
- Et moi, quel crime ai-je commis? s'écria Emilie Chalgrin, et notre amie Eulalie, et vous-même ? Pourtant nous allons toutes mourir !
Ce fut le quatrième jour que l'aboyeur laissa tomber un nom qui fit sursauter Laura :
- La citoyenne Adame, Laure...
- Mon Dieu! gémit la comtesse, c'est vous ma pauvre enfant! Le doute n'est malheureusement pas possible. Ces gens écorchent souvent les noms....
La jeune femme avait pâli, mais elle rassembla son courage pour aller vers l'homme :
- Cela ne peut pas être moi : je m'appelle Laura Adams...
- Ben, c'est ce que j'ai dit, il me semble ?
- Pas tout à fait ! Et de quoi suis-je accusée ?
- D'espionnage ! Tas même de la chance d'aller au Tribunal. Les gens de ta sorte, on les tue sans jugement...
- Eh bien, si je suis une espionne, je veux voir le citoyen Fouquier-Tinville... le plus vite possible, puisqu'il ne me reste plus beaucoup de temps !
- Tu t'imagines qu'il a que ça à faire ?
- Si le bien de la Nation lui est cher, il me recevra : j'ai des révélations à lui faire ! Dis-le-lui ! Et s'il ne veut pas qu'en plein prétoire je crée un scandale, il me recevra.
L'homme ne répondit rien, se contentant de hausser les épaules d'un air sceptique tandis que Laura revenait à sa place. Elle vit cependant l'homme écrire quelque chose sur un bout de papier et le donner à l'un de ses gardes avec un geste qui désignait l'extérieur. Ensuite, il reprit sa sinistre lecture et ce fut presque tranquillement qu'elle rejoignit ses compagnes désolées.
- Pourquoi vous être avancée ? reprocha Eulalie de Sainte-Alférine. Je voulais prendre votre place. Si l'on ne vous avait pas vue...
- Merci, merci de tout mon cour, comtesse, mais c'était irréalisable. Fouquier-Tinville me connaît et soyez sûre qu'il tiendra à me voir monter dans la charrette. Je lui ai d'ailleurs fait demander une entrevue...
- Vous voulez... rencontrer cet assassin?
- Oui. Je vais mourir, soit, mais je veux être certaine que Pontallec ne me survivra pas et qu'il paiera pour ses crimes. Vous devez comprendre cela, vous qui, avec Batz, avez si patiemment préparé la mort de votre ennemi ?
- Certes! Et je ne peux pas vous donner tort, bien au contraire ! Je vais prier pour que Dieu vous aide...
- Priez plutôt pour qu'il détourne les yeux, dit Laura avec l'ombre d'un sourire. Ce que je vais faire ne relève guère de la morale chrétienne. C'est à Lui que la vengeance appartient !
- J'ai toujours pensé qu'en cette matière, Dieu pouvait avoir besoin d'aide, remarqua Eulalie en faisant un signe de croix avant de s'agenouiller devant son lit.
Au-dehors il faisait encore clair mais, dans la prison, la nuit était venue et les trois femmes se disposaient à se coucher quand le geôlier entra, armé de sa lanterne, et fit signe à Laura :
- Tu viens avec moi ! Quelqu'un t'attend !
A sa suite, elle quitta le quartier des femmes pour traverser l'immense salle, voûtée en ogive, qui avait été celle des gardes de Philippe le Bel, et s'engager dans un étroit escalier conduisant directement au premier étage des deux tours jumelles - tour de César et tour d'Argent - qui encadraient jadis ce qui était alors l'entrée du palais. Là étaient les bureaux de l'accusateur public....
Laura fut introduite dans une grande pièce ronde dont les dimensions, cependant respectables, se trouvaient réduites par une accumulation de classeurs visiblement débordés et de dossiers accumulés un peu partout. D'autres encore formaient une belle pile sur le bureau où un homme, éclairé par une lampe-bouillotte, était assis, une plume à la main qu'il venait de tremper dans l'encrier mais qu'à l'entrée de Laura il laissa dégoutter sur le buvard ; cette encre était rouge et la jeune femme ne put retenir un frisson.
De sous les épais sourcils noirs, le froid regard glissa sur elle :
- Tu as des révélations à me faire, paraît-il? Prends garde à toi si elles ne sont pas intéressantes...
- Prendre garde ? A quoi ? fit-elle avec un haussement d'épaules. Demain je comparais devant le Tribunal révolutionnaire. Vous ne pouvez pas me tuer deux fois et je n'ai qu'une tête à vous donner !
Le regard de Fouquier-Tinville se fit plus aigu.
- Il faut reconnaître que tu ne manques pas de courage mais j'ai à faire, vois-tu, et mon temps est précieux. Alors dépêche-toi! Qu'as-tu à me dire?
- D'abord une question si vous voulez bien. L'homme qui m'a dénoncé comme espionne anglaise, le connaissez-vous ?
- Autant qu'on peut connaître un provincial qu'on n'a pas vu souvent. C'est le citoyen Pontallec. Il m'a été fort recommandé par mon ami Lecarpentier qui tient le Cotentin et une partie de la Bretagne, mais c'est Louis David qui me l'a fait connaître. ,
- Le citoyen Pontallec est en fait le marquis de Pontallec.
- Rien qu'à sa tournure je m'en doutais, mais il y a des ci-devants intelligents. Si c'est tout ce que tu as à m'apprendre...
- Il est aussi l'agent du comte de Provence qui se fait appeler régent de France.
Les sourcils se froncèrent jusqu'à ne plus former qu'une barre noire :
- C'est parce qu'il t'a démasquée que tu as trouvé ça?
- C'est parce que je le connais bien. Je suis sa femme.
- Quoi?
La surprise était réelle et Laura en éprouva une certaine satisfaction. Il ne devait pas être facile de surprendre ce bonhomme. Cela l'aida à lui offrir l'ombre d'un sourire.
- Mais oui. Je m'appelle en réalité Anne-Laure de Laudren, marquise de Pontallec. Nous avons été mariés à Versailles au printemps de 1789.
- Qu'est-ce que cette histoire ? Pontallec a bien épousé une Laudren, mais c'était une femme plus âgée que lui, qui a eu la bonne idée de mourir, ce qui a permis à son époux de mettre une belle maison d'armement à la disposition de Lecarpentier...
Décidément, il savait des choses mais pas tout et Laura entreprit de lever les voiles :
- C'était ma mère. Il l'a épousée pour sa fortune et parce que tous deux me croyaient morte. Pontallec s'était donné assez de mal pour cela, car à plusieurs reprises il a tenté de me faire assassiner. La dernière, ou plutôt l'avant-dernière puisqu'il vient de m'envoyer à l'échafaud, c'était en septembre 1792 : il m'avait dénoncée avant d'aller rejoindre le comte de Provence en Allemagne.
- Qui t'a sauvée?
- Le baron de Batz. C'est lui aussi qui m'a donné cette identité américaine...
- ... et tu étais à Valmy ? Ça, il ne l'a pas inventé ?
- J'étais au château de Hans, chez une amie, Rosalie de Ségur, une halte sur le chemin de l'émigration. Il y a une nuance. J'y ai vu, en effet, Pontallec qui représentait Monsieur auprès du roi de Prusse et du duc de Brunswick. J'y ai vu aussi Westermann qui venait négocier pour Dumouriez...
- Les traîtres!... Et, dis-moi, tu n'aurais pas eu connaissance d'une... tractation touchant... les joyaux de la Couronne volés peu avant ?
En d'autres circonstances la flamme cupide qui s'alluma dans les yeux de Fouquier eût amusé Laura. Cette fois, elle ne fit que l'intéresser et, de toute façon, tous ceux qu'elle évoquait étaient morts.
- La Toison d'Or de Louis XV et une partie des diamants de la Couronne apportés par le secrétaire de Danton avant la bataille afin de convaincre Brunswick de ne pas marcher sur Paris ? Mais bien sûr!
- Très... très intéressant! Au moins on saura où les retrouver quand nos vaillants soldats entreront à Brunswick, ce qui ne saurait tarder... Mais, dis-moi, tu viens de me dire que tu voulais émigrer. Pourquoi ne l'as-tu pas fait ?
- Si vous aviez vu l'état de l'armée prussienne quand elle a commencé sa retraite, vous ne me poseriez pas cette question. En outre Pontallec partait avec eux et il ne m'avait pas reconnue. Pour sa femme j'entends. Il me croyait vraiment Laura Adams.
- Pourquoi un nom américain ?
- C'était pour moi un symbole. L'Amérique est le pays de la liberté et moi, ayant échappé par trois fois à mon assassin, je voulais être libre. Et je n'ai jamais mis les pieds en Angleterre...
Fouquier-Tinville avait croisé les bras sur son bureau et laissé ses paupières retomber. Il ressemblait assez à un matou assoupi, mais il ne dormait pas :
- C'est tout ce que tu as à m'apprendre ?
- Je peux encore ajouter que Pontallec a tué ma mère...
- Elle s'est... noyée, il me semble?
- Non. Il l'a noyée. Ou du moins il a voulu le faire. Après avoir fomenté contre elle des... incidents un peu effrayants, il l'a convaincue de le laisser l'emmener à Jersey. Une fois en mer, il l'a droguée et jetée à l'eau. Elle s'en est sortie par miracle et grâce à un pêcheur, mais elle était blessée gravement et n'est rentrée chez elle que pour mourir. Cependant j'étais là et elle a pu m'apprendre la vérité. Voilà! Je n'ai plus rien à dire, conclut-elle en se détournant vers la porte.
- Un instant! Qu'attends-tu de moi? Ta vengeance ?
- La punition d'un criminel comme il y en a peu! Je mourrai plus tranquille, voyez-vous? La vengeance? Oui. C'est certain : cet homme a fait trop de mal. Si on le laisse vivre et profiter de ce qu'il a volé, il en fera davantage encore... On dit que vous avez une famille, citoyen ? Si vous l'aimez vous devriez me comprendre....
Il ne répondit pas, se contentant d'appeler le guichetier pour qu'il ramène Laura à sa cellule. Mais avant qu'elle franchisse le seuil, il jeta :
- Il se peut que j'aie encore besoin de toi...
- Dépêchez-vous, alors, je meurs demain...
- Eh bien, disons que tu ne mourras pas demain. Tu n'es pas pressée, j'imagine ?
- Qui le serait ?
- Ne te réjouis pas trop ! Ce n'est qu'un sursis ! Je n'oublie jamais les injures...
Pour la première fois, elle abandonna un instant le vouvoiement.
- Je ne te le reprocherai pas, citoyen Fouquier-Tinville, surtout si tu veux bien te souvenir de celles que moi et ma mère avons subies !
En retraversant la prison, Laura se sentait mieux. Non parce qu'elle était certaine que l'écha-faud s'éloignait d'elle momentanément, mais parce que, enfin, une pierre allait se trouver sur le chemin trop bien sablé du misérable auquel, un jour de printemps, elle avait juré amour et fidélité. Si seulement elle pouvait savoir qu'il avait enfin payé ses crimes, elle quitterait sans regret une vie qui ne l'intéressait plus. Même son amour pour Batz semblait s'éloigner d'elle, comme si le sang répandu sur la place du Trône formait une mer sans cesse plus vaste, reculant les rives opposées où chacun d'eux se tenait...
Le lendemain, en effet, la " citoyenne Adame " ne fut pas appelée et ses compagnes s'en réjouirent. Surtout la comtesse qui l'embrassa, les larmes aux yeux :
- Vous êtes si jeune, ma chère, et si charmante ! Vous avoir auprès de moi me donne une joie que je n'espérais plus...
- Je suis moi aussi heureuse de notre rencontre, mais nous ne devons garder aucune illusion : je ne suis pas graciée et encore moins libérée. Cependant, si nous pouvions... partir ensemble, il me semble que tout serait plus facile ?
- Je le pense aussi. Il ne nous reste plus qu'à attendre...
Emilie Chalgrin, elle, n'éprouvait pas la même résignation. Elle pensait sans cesse à sa petite fille, à ses frères et tous ceux qu'elle aimait, et elle voulait vivre. De là des crises de désespoir que ses deux compagnes ne pouvaient apaiser qu'à grand-peine. La pauvre femme recevait parfois les billets que Carie Vernet faisait passer à grands frais et qui se voulaient rassurants : David avait promis de s'occuper d'elle... il devait voir Robespierre mais il fallait être patiente... On commencerait peut-être par la changer de prison... etc. L'angoisse du frère se lisait tout de même entre les lignes. David n'avait-il pas promis à Emilie qu'il lui ferait regretter ses refus ?
Les jours d'été cependant passaient, étouffants, angoissants, coupés d'orages violents qui transformaient les cours en bourbiers tandis que l'eau s'infiltrait dans les cachots les plus bas. La Conciergerie ressemblait de plus en plus à une gare misérable où se croisaient arrivants et partants. Chaque jour, une fournée était prélevée sur telle ou telle prison. La Force, l'Abbaye, les Madelonnettes, les Anglaises, les Carmes, le Luxembourg et toutes les autres déversaient dans la cour du Mai un contingent dont l'importance semblait toujours plus forte. En arrivant, ces malheureux pouvaient voir, au greffe, ceux qui, ligotés, tondus, le cou et les épaules nus, dépouillés par les " fouilleurs " des quelques objets qu'il avaient réussi à conserver, s'en allaient vers l'affreux destin qui serait le leur une heure ou deux après. Ce qui pouvait rester sur la terre natale de l'armoriai de France se mêlait dans les prisons bondées à des gens tout simples, effarés, qui ne comprenaient pas ce qui leur arrivait et qui cependant mouraient "bien". La Convention semblait s'être donné à tâche de réduire le nombre des Français, sans que l'on puisse imaginer où elle s'arrêterait. Les fournées de quarante ou cinquante personnes n'étaient pas rares. Il y en eut même de plus forte que celle des Chemises rouges-Autour des trois femmes qu'on avait l'air d'oublier dans leur cachot, défilaient des gens inconnus pour la plupart. Mme de Sainte-Alferine n'avait guère quitté son manoir de Touraine avant d'endosser la personnalité de Lalie Briquet ; Emilie Chalgrin ne connaissait que les gens reçus autrefois par son époux. Quant à Laura, tenue à l'écart de la cour par Pontallec et les événements, elle n'avait pas connu grand monde en dehors du vieux duc de Nivernais, de Mme de Tourzel et de sa fille qu'elle craignait de voir apparaître un jour ou l'autre dans cette antichambre de l'enfer. Mais celui qu'elle redoutait le plus de voir arriver, c'était Pitou dont elle ignorait ce qu'il devenait dans sa prison...
Comment, cependant, rester indifférente à certains de ces inconnus? Par exemple ces seize carmélites de Compiègne que l'on vit partir pour le Tribunal vêtues de longs manteaux blancs. Une claire et pure théorie dont les visages amaigris rayonnaient de joie et de paix. On aurait dit qu'elles voyaient déjà s'ouvrir devant elles les portes du Ciel. C'était le 17 juillet (26 messidor) et l'on sut le lendemain à la Conciergerie qu'elles étaient allées à la guillotine en chantant le Miserere puis le Veni Creator, le chour diminuant à mesure que la mort frappait jusqu'à ce qu'il s'éteignît avec la dernière, la supérieure : mère Thérèse de Saint-Augustin. Comment ne pas s'incliner devant ces femmes et ces hommes de la maison de Noailles, nobles parmi les nobles, que l'on assassina le même jour? Impossible d'imaginer une attitude devant la mort plus sereinement imposante ! Mais ils n'étaient pas les seuls : presque tous ceux que l'on voyait partir maîtrisaient leur peur pour ne montrer que leur fierté et leur mépris de cette racaille qui les massacrait en les insultant. Certains même s'en allaient en chantant, en riant ou en plaisantant. Seules les mères qui laissaient derrière elles des enfants montraient des larmes.
Et puis, un matin - l'appel se faisait le matin à présent et en quelques heures on était jugé et exécuté ! - un nom tomba de la bouche mal rasée de l'aboyeur :
- La citoyenne Vernet, femme Chalgrin...
Avec un cri d'horreur qui s'étrangla dans sa gorge, Emilie qui se tenait assise entre ses deux compagnes au pied d'un pilier se leva, mais ses jambes plièrent sous elle et Lalie la soutint, croyant qu'elle s'évanouissait bienheureusement. Il n'en était rien : ses yeux grands ouverts reflétaient une terreur folle et elle fit le geste de se presser contre le pilier, comme si elle espérait s'y dissimuler, mais déjà, deux gardiens s'emparaient d'elle et, la traînant presque, l'emmenèrent vers les quelques marches menant aux grilles d'entrée où l'on poussait les autres condamnés. Celles qui restaient entendirent encore sa voix qui leur criait :
- Dites à ma fille que je l'aime!...
- En aurons-nous seulement le temps? remarqua Mme de Sainte-Alferine en ôtant ses lunettes pour les essuyer.
Encore deux noms et l'appel était terminé. Les grilles se refermaient sur ceux qui restaient, et dont beaucoup laissaient éclater une joie, un soulagement. Encore un jour de gagné et un jour c'était énorme. Tout pouvait arriver en un jour... Du moins était-ce ce que l'on entendait.
- On peut toujours rêver, dit la comtesse. Mais je ne vois guère de raison pour que cela change. Il faudrait une nouvelle révolution, je pense, pour abattre le " divin " Robespierre !
C'était le 6 thermidor et les deux prisonnières ignoraient qu'à la prison des Carmes, le lendemain, l'une des plus jolies femmes de l'époque faisait tenir à son amant le conventionnel Tallien un petit billet où elle écrivait : " L'administrateur de police sort d'ici. Il est venu m'annoncer que demain je monterai au Tribunal c'est-à-dire à l'échafaud. Cela ressemble bien peu au rêve que j'ai fait cette nuit. Robespierre n'existait plus et les prisons étaient ouvertes. Mais grâce à votre insigne lâcheté, il ne se trouvera bientôt plus personne en France pour réaliser mon rêve. "
Elle avait signé Theresia. Elle était l'épouse séparée d'un discutable " marquis " de Fontenay et coulait des jours angoissés dans le vieux couvent en compagnie de son amie, Rose-Josèphe de Beauharnais...
Le 9, au matin, la journée s'annonçait orageuse. Sous un ciel de plomb où couraient des éclairs et dans une chaleur qui atteindrait 40 degrés à midi une bizarre atmosphère s'installa. A l'appel du matin, les préposés étaient nerveux et les dogues qu'ils tenaient en laisse grondaient comme à l'approche d'un danger. En hâte, on rassembla le contingent pour le Tribunal : une cinquantaine environ, où, entre un fumiste et un limonadier, on emmena la charmante princesse de Monaco, âgée de vingt-six ans. On sut plus tard que, dans le faubourg Saint-Antoine, le peuple avait voulu les délivrer mais qu'un ordre exprès de Fouquier-Tinville les conduisit malgré tout jusqu'au bout du chemin.
Car Paris se réveillait. Irritée par le culte grotesque instauré au Champ-de-Mars, par la dictature que Robespierre faisait peser, comme par son attitude moralisatrice, écourée par la montée en flèche du nombre des exécutions, la ville grondait cependant que, dans les Comités comme à la Convention, l'hostilité, orchestrée par Fouché, Tallien, Barras et Fréron, grandissait contre l'Incorruptible... Une terrible journée en vérité!... Mais le soir un bruit léger qui devint rumeur et atteignit presque le cri courut sur Paris et s'infiltra dans les prisons : Robespierre, son frère, ses amis étaient abattus... On disait qu'à l'Hôtel de Ville le coup de pistolet d'un gendarme avait fracassé la mâchoire du tyran désormais prisonnier et que, seul avec ses aides et ses dernières victimes, le bourreau Sanson démontait sa sinistre machine. Il aurait reçu l'ordre de la ramener place de la Révolution...
Le lendemain, il n'y eut pas d'appel et la nouvelle était confirmée : Robespierre marchait au supplice dans la charrette où on l'avait couché, le visage enveloppé d'un linge sale et sanglant, avec son frère Augustin, son ami Saint-Just et ses fidèles qui emplissaient trois voitures... Et les fenêtres de la rue Saint-Honoré s'ouvrirent cette fois, et largement, pour un public des jours de fête... Il y avait même de jolies femmes et de jolies toilettes. Le cauchemar s'achevait. Partout la joie éclata... Laura et Mme de Sainte-Alferine tombèrent en pleurant dans les bras l'une de l'autre, parce que, même lorsque l'on souhaite mourir de toutes ses forces, c'est tout de même bon de se sentir vivante et, surtout, d'échapper à l'horreur !
Jamais soleil n'avait paru si beau que celui de ce matin d'août à ceux devant qui s'ouvraient les portes des prisons !
En sortant dans la cour du Mai débarrassée des charrettes du désespoir, les deux femmes se tenaient par la main. Il y avait beaucoup de monde parce que, comme au retour d'un voyage, on venait attendre ceux qui arrivaient du pays de l'angoisse et de la mort. On se bousculait un peu, on se hissait sur la pointe des pieds pour apercevoir plus vite l'être cher, mais sous les larmes que l'instant faisait couler, les visages rayonnaient de bonheur...
Ce fut Pitou que Laura vit le premier et, lâchant son amie, elle se précipita vers lui avec un cri de joie.
- Grâce à Dieu vous êtes vivant, mon ami ! J'ai eu si peur pour vous ! Jour après jour, je craignais de vous voir apparaître dans cette horrible salle basse !
Trop ému pour parler, il la reçut dans ses bras et l'embrassa mais s'effaça vite devant Jaouen dont le cerne des yeux, les nouveaux sillons du visage disaient assez les nuits qu'il venait de passer. Laura, alors, posa ses mains sur ses épaules et l'attira contre elle :
- Joël! Je n'ai pas de mots pour dire ce que j'éprouve. Grâce à vous qui veilliez sur moi, j'ai enduré tous ces jours sans souffrir de la misère ou de la faim.
- Je n'ai fait qu'apporter ce qui vous appartient. Ne suis-je pas votre serviteur?
- Non. Vous êtes un ami et cela je le savais depuis longtemps. Un ami que je souhaite garder auprès de moi...
- S'il ne dépend que de lui, vous ne vous en débarrasserez jamais! Cependant, il y a là quelqu'un d'autre...
Il s'écarta et Laura vit Jean de Batz qui, à deux pas, tenait dans ses bras sa vieille amie Lalie en larmes. Elle alla vers eux et lui, confiant la vieille dame à l'épaule de Pitou, vint à elle mais aucun d'eux ne parla et, quand ils furent tout proches, ils ne se touchèrent pas. Leurs yeux seuls, dans ce muet langage dont l'amour a le secret, disaient ce qu'ils avaient souffert, ce qu'ils souffraient encore. Jamais peut-être ils ne s'étaient autant aimés mais l'image de Marie, telle qu'ils l'avaient vue au dernier instant, était entre eux et leur interdisait de s'abandonner à leur passion.
- Plus tard, peut-être? dit enfin Laura répondant à la question que Jean n'osait pas formuler. Il faut laisser agir le temps.
- Je suis et je serai toujours à vous, prêt à répondre au moindre appel... Qu'allez-vous faire à présent ? Elle étendit la main pour attirer son amie.
- Lalie et moi nous allons partir pour la Bretagne. Elle sera ma famille et je serai la sienne puisque nous n'avons plus personne...
- Inutile de demander ce que vous allez faire là-bas?
- Inutile en effet. Je veux savoir ce qu'il est devenu et, s'il est toujours vivant, faire en sorte qu'il ne puisse plus nuire...
- Alors laissez-moi vous accompagner! Tant qu'il respirera vous serez en danger.
- Non, Jean! Je n'ai pas le droit... ni la force de partager votre vie, même pendant quelques jours, même pour accomplir ma vengeance. Cependant ne soyez pas inquiet : entre " Lalie " et Jaouen, je serai bien entourée, bien conseillée. Et puis, ajouta-t-elle avec un sourire, en avez-vous terminé avec votre... grande tâche?
- Non. Non, je l'avoue, murmura-t-il le visage soudain tendu. La Révolution est finie et les prisons vont s'emplir de ceux qui ont déchaîné la Terreur mais la Convention siège toujours aux Tuileries... et moi, je... j'ai tout à recommencer!
- Comment cela? - Et soudain plus bas : Où est... l'enfant?
Il baissa la tête, détourna le regard :
- Je n'en sais rien. II... il m'a été enlevé en Angleterre alors même que je nous croyais à l'abri tous les deux.
- Par qui ?
- Cela non plus, je ne le sais pas. Une nuit, des hommes masqués ont envahi notre maison. J'ai été assommé, blessé... pas gravement, rassurez-vous! Lorsque j'ai repris connaissance j'étais seul, ligoté. Une chance encore que l'on ne m'ait pas tué! Enfin, si on peut appeler cela une chance puisque j'ai failli à ma mission...
- Et vous n'avez retrouvé aucune trace ?
- Juste assez pour supposer, après des semaines de recherches vaines, qu'il a été ramené en France...
- Mon pauvre ami !
- Ne me plaignez pas, je vous en prie... et parlons d'autre chose ! Votre voiture est là, tout près, me permettez-vous de vous y mener?
Elle comprit qu'un refus lui serait un chagrin dont il n'avait nul besoin. Et puis elle n'eut pas non plus le courage de se refuser à elle-même cette joie et, glissant sa main sous son bras :
- Voulez-vous venir jusque chez moi ?
- Non, c'est préférable... Je vais sans doute repartir mais avant je veux aller à Charonne... chez Marie.
Une même émotion les étreignit et la main de Batz se posa sur celle de Laura, l'enferma un instant. Elle murmura :
- Ma maison sera toujours à votre disposition. Je laisserai les clefs à Julie Talma...
Encore quelques pas et ils atteignaient la voiture dont Jaouen était en train d'ouvrir la portière pour faire monter la vieille dame. Mais avant de poser son soulier sur le marchepied, Lalie s'approcha de
Batz et l'embrassa :
- Il faut tout de même que quelqu'un vous donne un baiser, chuchota-t-elle. Ce n'est sans doute pas celui que vous choisiriez mais, pour l'instant, il faudra vous en contenter...
Il se mit à rire, l'embrassa à son tour et l'aida à s'asseoir.
- Je reste avec lui, dit Pitou en réponse au regard de Laura. Et j'irai vous voir avant que vous ne partiez.
Elle sourit, lui tendit la main puis l'offrit à Jean et, cette fois, il y posa ses lèvres juste un peu plus longtemps qu'il ne le fallait, ne la lâchant que pour la mettre en voiture. Jaouen sauta sur le siège. Batz referma la portière, recula puis, les yeux dans les yeux de Laura :
- N'oubliez pas ! " In omni modo fidelis " !
Il salua profondément, comme il eût salué la Reine tandis que Jaouen enlevait ses chevaux...