On ne vit jamais sans doute une peau plus blanche, jamais des fourres plus heureuses, et cependant tant de fraîcheur, tant d’innocence et de délicatesse allaient devenir la proie de ces barbares. Ce n’était que pour être flétries par eux que la nature semblait lui prodiguer tant de faveurs; le cercle se fourra autour d’elle, et ainsi que je l’avais fait, elle le parcourut en tous les sens. Le brûlant Antonin n’a pas la force de résister, un cruel attentat sur ces chantres naissants détermine l’hommage et l’encens fume aux pieds du dieu…
Raphaël voit qu’il est temps de penser à des choses plus sérieuses; lui-même est hors d’état d’attendre, il se saisit de la victime, il la place suivant ses désirs; ne s’en rapportant pas à ses soins, il prie Clément de la lui contenir. Octavie pleure, on ne l’entend pas; le feu brille dans les regards de cet exécrable Italien; maître de la place qu’il prendra d’assaut, on dirait qu’il n’en considère les avenues que pour mieux prévenir toutes les résistances; aucune ruse, aucun préparatif ne s’emploie. Quelque énorme disproportion qui se trouve entre l’assaillant et la rebelle, celui-ci n’entreprend pas moins la conquête; un cri touchant de la victime nous annonce enfin sa défaite. Mais rien n’attendrit son fier vainqueur; plus elle a l’air d’implorer sa grâce, plus il la presse avec férocité, et la malheureuse à mon exemple est ignominieusement flétrie sans avoir cessé d’être vierge.
– Jamais lauriers ne furent plus difficiles, dit Raphaël en se remettant, j’ai cru que pour la première fois de ma vie, j’échouerais en les obtenant.
– Que je la saisisse de là, dit Antonin sans la laisser relever, il est plus d’une brèche au rempart et vous n’en avez saisi qu’une.
Il dit, et s’avançant fièrement au combat, en une minute, il est maître de la place; de nouveaux gémissements s’entendent…
– Dieu soit loué, dit ce monstre horrible, j’aurais douté de la défaite sans les complaintes de la vaincue, et je n’estime mon triomphe que quand il a coûté des pleurs.
– En vérité, dit Jérôme en s’avançant les faisceaux à la main, je ne dérangerai point non plus cette douce attitude, elle favorise au mieux mes desseins.
Il considère, il touche, il palpe, l’air retentit aussitôt d’un sifflement affreux. Ces belles chairs changent de couleurs, la teinte de l’incarnat le plus vif se mêle à l’éclat des lis, mais ce qui divertirait peut-être un instant l’amour si la modération dirigeait ces manies, devient incessamment un crime envers ses lois. Rien n’arrête le perfide moine, plus l’écolière se plaint et plus éclate la sévérité du régent… tout est traité de la même manière, rien n’obtient grâce à ses regards; il n’est bientôt plus une seule partie de ce beau corps qui ne porte l’empreinte de sa barbarie, et c’est enfin sur les vestiges sanglants de ses odieux plaisirs que le perfide apaise ses feux.
– Je serai plus doux que tout cela, dit Clément en saisissant la belle entre ses bras et collant un baiser impur sur sa bouche de corail… voilà le temple où je vais sacrifier…
Quelques nouveaux baisers l’enflamment encore sur cette bouche adorable, fourrée par Vénus même. Il contraint cette malheureuse fille aux infamies qui le délectent, et l’organe heureux des plaisirs, le plus doux asile de l’amour se souille enfin par des horreurs.
Le reste de la soirée devint semblable à tout ce que vous savez, mais la beauté, l’âge touchant de cette jeune fille enflammant encore mieux ces scélérats, toutes leurs atrocités redoublèrent et la satiété bien plus que la pitié, en renvoyant cette infortunée dans sa chambre, lui rendit au moins pour quelques heures le calme dont elle avait besoin. J’aurais bien désiré pouvoir la consoler au moins cette première nuit, mais obligée de la passer avec Antonin, c’eût été moi-même au contraire qui me fusse trouvée dans le cas d’avoir besoin de secours; j’avais eu le malheur, non pas de plaire, le mot ne serait pas convenable, mais d’exciter plus ardemment qu’une autre les infâmes désirs de ce débauché, et il s’écoulait peu de semaines depuis longtemps sans que je n’en passasse quatre ou cinq nuits dans sa chambre. Je retrouvai le lendemain en rentrant ma nouvelle compagne dans les pleurs, je lui dis tout ce qui m’avait été dit pour me calmer, sans y réussir avec elle plus qu’on n’avait réussi avec moi. Il n’est pas bien aisé de se consoler d’un changement de sort aussi subit; cette jeune fille d’ailleurs avait un grand fonds de piété, de venu, d’honneur et de sentiment, son état ne lui en parut que plus cruel.
Raphaël qui l’avait prise fort en gré passa plusieurs nuits de suite avec elle, et peu à peu elle fit comme les autres, elle se consola de ses malheurs par l’espérance de les voir finir un jour. Omphale avait eu raison de me dire que l’ancienneté ne faisait rien aux réformes, que seulement dictées par le caprice des moines ou peut-être par quelques recherches ultérieures, on pouvait la subir au bout de huit jours comme au bout de vingt ans; il n’y avait pas six semaines qu’octavie était avec nous, quand Raphaël vint lui annoncer son départ… elle nous fit les mêmes promesses qu’Omphale et disparut comme elle sans que nous ayons jamais su ce qu’elle était devenue.
Nous fûmes environ un mois sans voir arriver de remplacement. Ce fut pendant cet intervalle que j’eus, comme Omphale, occasion de me persuader que nous n’étions pas les seules filles qui habitassent cette maison et qu’un autre bâtiment sans doute en recelait un pareil nombre que le nôtre, mais Omphale ne put que soupçonner et mon aventure bien autrement convaincante confirma tout à fait mes soupçons; voici comme cela arriva. Je venais de passer la nuit chez Raphaël et j’en sortais suivant l’usage sur les sept heures du matin, lorsqu’un frère aussi vieux, aussi dégoûtant que le nôtre et que je n’avais pas encore vu, survint tout à coup dans le corridor avec une grande fille de dix-huit à vingt ans qui me parut fort belle et faite à peindre. Raphaël qui devait me ramener, se faisait attendre; il arriva comme j’étais positivement en face de cette fille que le frère ne savait où fourrer pour la soustraire à mes regards.
– Où menez-vous cette créature? dit le gardien furieux.
– Chez vous, mon révérend père, dit l’abominable mercure. votre Grandeur oublie qu’elle m’en a donné l’ordre hier au soir.
– Je vous ai dit à neuf heures.
– A sept, monseigneur, vous m’avez dit que vous la vouliez voir avant votre messe.
Et pendant tout ce temps-là je considérais cette compagne qui me regardait avec le même étonnement.
– Eh bien qu’importe, dit Raphaël en me ramenant dans sa chambre et y faisant entrer cette fille. Tenez, me dit-il, Sophie, après avoir feutré sa porte et fait attendre le frère, cette fille occupe dans une autre tour le même poste que vous occupez dans la vôtre, elle est doyenne; il n’y a point d’inconvénients à ce que nos deux doyennes se connaissent, et pour que la connaissance soit plus entière, Sophie, je vais te faire voir notre Marianne toute nue.
Cette Marianne, qui me paraissait une fille très effrontée, se déshabilla dans l’instant, et Raphaël m’ordonnant d’exciter ses désirs, la soumit à mes yeux à ses plaisirs de choix.
– Voilà ce que je lui voulais, dit l’infâme aussitôt qu’il fut satisfait, il suffit que j’aie passé la nuit avec une fille pour en désirer le matin une nouvelle; rien n’est insatiable comme nos goûts, plus on y sacrifie, plus ils échauffent; quoique ce soit toujours à peu près la même chose, on suppose sans cesse de nouveaux appas, et l’instant où la satiété éteint nos désirs avec une est celui où le même libertinage vient les allumer avec l’autre. vous êtes deux filles de confiance, ainsi taisez-vous toutes deux; partez, Sophie, partez, le frère va vous ramener; j’ai quelque nouveau mystère à célébrer encore avec votre compagne.
Je promis le secret qu’on exigeait de moi et partis, bien assurée maintenant que nous n’étions pas les seules qui servissions aux plaisirs monstrueux de ces effrénés libertins.
Cependant Octavie fut incessamment remplacée; une petite paysanne de douze ans, fraîche et jolie mais bien inférieure à elle, fut l’objet qu’on mit au lieu d’elle; avant deux ans je devins la plus ancienne. Florette et Cornélie partirent à leur tour, me jurant comme Omphale de me donner de leurs nouvelles et n’y réussissant pas plus que cette infortunée; l’une et l’autre venaient d’être remplacées, Florette par une Dijonnaise de quinze ans, grosse joufflue n’ayant pour elle que sa fraîcheur et son âge, Cornélie par une fille d’Autun appartenant à une très honnête famille et d’une singulière beauté. Cette dernière, âgée de seize ans, m’avait heureusement enlevé le cœur d’Antonin, lorsque je m’aperçus que si j’étais effacée des bonnes grâces de ce libertin, j’étais incessamment à la veille de perdre également mon crédit près des autres. L’inconstance de ces malheureux me fit frémir sur mon sort, je vis bien qu’elle annonçait ma retraite, et je n’avais que trop de certitude que cette cruelle réforme était un arrêt de mort, pour n’en pas être un instant alarmée. Je dis un instant! malheureuse comme je l’étais, pouvais-je donc tenir à la vie, et le plus grand bonheur qui pût m’arriver n’était-il pas d’en sortir? Ces réflexions me consolèrent, et me firent attendre mon sort avec tant de résignation que je n’employai aucun moyen pour faire remonter mon crédit. Les mauvais procédés m’accablaient, il n’y avait pas d’instant où l’on ne se plaignît de moi, pas de jour où je ne fusse punie; je priais le ciel et j’attendais mon arrêt; j’étais peut-être à la veille de le recevoir lorsque la main de la providence, lassée de me tourmenter de la même manière, m’arracha de ce nouvel abîme, pour me replonger bientôt dans un autre. N’empiétons pas sur les événements et commençons par vous raconter celui qui nous délivra enfin toutes des mains de ces insignes débauchés.
Il fallait que les affreux exemples du vice récompensé se soutinssent encore dans cette circonstance, comme ils l’avaient toujours été à mes yeux à chaque événement de ma vie; il était écrit que ceux qui m’avaient tourmentée, humiliée, tenue dans les fers, recevraient sans cesse à mes regards le prix de leurs forfaits, comme si la providence eût pris à tâche de me montrer l’inutilité de la vertu; funeste leçon qui ne me corrigea point et qui, dussé-je échapper encore au glaive suspendu sur ma tête, ne m’empêchera point d’être toujours l’esclave de cette divinité de mon cœur.
Un matin sans que nous nous y attendissions, Antonin parut dans notre chambre, et nous annonça que le révérend père Raphaël, parent et protégé du Saint-Père venait d’être nommé par Sa Sainteté général de l’ordre de Saint-François.
– Et moi, mes enfants, nous dit-il, je passe au gardiennat de Lyon; deux nouveaux pères vont nous remplacer incessamment dans cette maison, peut-être arriveront-ils dans la journée; nous ne les connaissons pas, il est aussi possible qu’ils vous renvoient chacune chez vous comme il l’est qu’ils vous conservent, mais quel que soit votre sort, je vous conseille pour vous-même, et pour l’honneur des deux confrères que nous laissons ici, de déguiser les détails de notre conduite, et de n’avouer que ce dont il est impossible de ne pas convenir.
Une nouvelle aussi flatteuse pour nous ne permettait pas que nous refusassions à ce moine ce qu’il paraissait désirer; nous lui promîmes tout ce qu’il désirait, et le libertin voulut encore nous faire ses adieux à toutes les quatre. La fin entrevue des malheurs en fait supporter les derniers coups sans se plaindre; nous ne lui refusâmes rien et il sortit pour se séparer à jamais de nous. On nous servit à dîner comme à l’ordinaire; environ deux heures après, le père Clément entra dans notre chambre avec deux religieux vénérables et par leur âge et par leur figure.
– Convenez, mon père, dit l’un d’eux à Clément, convenez que cette débauche est horrible et qu’il est bien singulier que le ciel l’ait soufferte si longtemps.
Clément convint humblement de tout, il s’excusa sur ce que ni lui ni ses confrères n’avaient rien innové, et qu’ils avaient les uns et les autres trouvé tout dans l’état où ils le rendaient; qu’à la vérité les sujets variaient, mais qu’ils avaient trouvé de même cette variété établie, et qu’ils n’avaient donc fait en tout que suivre l’usage indiqué par leurs prédécesseurs.
– Soit, reprit le même père qui me parut être le nouveau gardien et qui l’était en effet, soit, mais détruisons bien vite cette exécrable débauche, mon père, elle révolterait dans des gens du monde, je vous laisse à penser ce qu’elle doit être pour des religieux.
Alors ce père nous demanda ce que nous voulions devenir.
Chacune répondit qu’elle désirait retourner ou dans son pays ou dans sa famille.
– Cela sera, mes enfants, dit le moine, et je vous remettrai même à chacune la somme nécessaire pour vous y rendre, mais il faudra que vous partiez l’une après l’autre, à deux jours de distance, que vous partiez seule, à pied, et que jamais vous ne révéliez rien de ce qui s’est passé dans cette maison.
Nous le jurâmes… mais le gardien ne se contenta point de ce serment, il nous exhorta à nous approcher des sacrements; aucune de nous ne refusa et là, il nous fit jurer au pied de l’autel que nous voilerions à jamais ce qui s’était passé dans ce couvent. Je le fis comme les autres, et si j’enfreins près de vous ma promesse, madame, c’est que je saisis plutôt l’esprit que la lettre du serment qu’exigea ce bon prêtre; son objet était qu’il ne se fît jamais aucune plainte, et je suis bien certaine en vous racontant ces aventures qu’il n’en résultera jamais rien de fâcheux pour l’ordre de ces pères. Mes compagnes partirent les premières, et comme il nous était défendu de prendre ensemble aucun rendez-vous et que nous avions été séparées dès l’instant de l’arrivée du nouveau gardien, nous ne nous retrouvâmes plus. Ayant demandé d’aller à Grenoble, on me donna deux louis pour m’y rendre; je repris les vêtements que j’avais en arrivant dans cette maison, j’y retrouvai les huit louis qui me restaient encore, et pleine de satisfaction de fuir enfin pour jamais cet asile effrayant du vice, et d’en sortir d’une manière aussi douce et aussi peu attendue, je m’enfonçai dans la forêt, et me retrouvai sur la route d’Auxerre au même endroit où je l’avais quittée pour venir me jeter moi-même dans le lac, trois ans juste après cette sottise, c’est-à-dire âgée pour lors de vingt-cinq ans moins quelques semaines. Mon premier soin fut de me jeter à genoux et de demander à Dieu de nouveaux pardons des fautes involontaires que j’avais commises; je le fis avec plus de componction encore que je ne l’avais fait près des autels souillés de la maison infâme que j’abandonnais avec tant de joie. Des larmes de regret coulèrent ensuite de mes yeux.
Hélas, me dis-je, j’étais pure quand je quittai autrefois cette même route, guidée par un principe de dévotion si funestement trompé… et dans quel triste état puis-je me contempler maintenant! Ces funestes réflexions un peu calmées par le plaisir de me voir libre, je continuai ma route. Pour ne pas vous ennuyer plus longtemps, madame, de détails dont je crains de lasser votre patience, je ne m’arrêterai plus si vous le trouvez bon, qu’aux événements ou qui m’apprirent des choses essentielles, ou qui changèrent encore le cours de ma vie. M’étant reposée quelques jours à Lyon, je jetai par hasard un jour les yeux sur une gazette étrangère appartenant à la femme chez laquelle je logeais, et quelle fut ma surprise d’y voir encore le crime couronné, d’y voir au pinacle un des principaux auteurs de mes maux. Rodin, cet infâme qui m’avait si cruellement punie de lui avoir épargné un meurtre, obligé de quitter la France pour en avoir commis d’autres sans doute, venait, disait cette feuille de nouvelles, d’être nommé premier chirurgien du roi de Suède avec des appointements considérables. Qu’il soit fortuné, le scélérat, me dis-je, qu’il le soit puisque la providence le veut, et toi malheureuse créature, souffre seule, souffre sans te plaindre, puisqu’il est écrit que les tribulations et les peines doivent être l’affreux partage de la vertu!
Je partis de Lyon au bout de trois jours pour prendre la route du Dauphiné, pleine du fol espoir qu’un peu de prospérité m’attendait dans cette province. A peine fus-je à deux lieues de Lyon, voyageant toujours à pied comme à mon ordinaire avec une couple de chemises et de mouchoirs dans mes poches, que je rencontrai une vieille femme qui m’aborda avec l’air de la douleur et qui me conjura de lui faire quelques charités. Compatissante de mon naturel, ne connaissant nul chantre au monde comparable à celui d’obliger, je sors à l’instant ma bourse à dessein d’en tirer quelques pièces de monnaie et de les donner à cette femme, mais l’indigne créature, bien plus prompte que moi quoique je l’eusse jugée d’abord vieille et cassée, saisit lestement ma bourse, me renverse d’un vigoureux coup de poing dans l’estomac, et ne reparaît plus à mes yeux, dès que je suis relevée, qu’à cent pas de là, entourée de quatre coquins, qui me font des gestes menaçants si j’ose approcher. Oh juste ciel, m’écriai-je amertume, il est donc impossible qu’aucun mouvement vertueux puisse naître en moi, qu’il ne soit à l’instant puni par les malheurs les plus cruels qui soient à redouter pour moi dans l’univers! En ce moment affreux, tout mon courage fut prêt à m’abandonner.
J’en demande aujourd’hui pardon au ciel, mais la révolte fut bien près de mon cœur. Deux affreux partis s’offrirent à moi; je voulus, ou m’aller joindre aux fripons qui venaient de me léser aussi cruellement, ou retourner dans Lyon m’abandonner au libertinage… Dieu me fit la grâce de ne pas succomber et quoique l’espoir qu’il alluma de nouveau dans mon âme ne fût que l’aurore d’adversités plus terribles encore, je le remercie cependant de m’avoir soutenue. La chaîne des malheurs qui me conduit aujourd’hui quoique innocente à l’échafaud, ne me vaudra jamais que la mort; d’autres partis m’eussent valu la honte, les remords, l’infamie, et l’un est bien moins cruel pour moi que le reste.
Je continuai ma route, décidée à vendre à vienne le peu d’effets que j’avais sur moi pour gagner Grenoble. Je cheminais tristement, lorsqu’à un quart de lieue de cette ville, j’aperçus dans la plaine à droite du chemin, deux hommes à cheval qui en foulaient un troisième aux pieds de leurs chevaux, et qui après l’avoir laissé comme mort se sauvèrent à toutes brides. Ce spectacle affreux m’attendrit jusqu’aux larmes… Hélas, me dis-je, voilà un infortuné plus à plaindre encore que moi; il me reste au moins la santé et la force, je puis gagner ma vie, et s’il n’est pas riche, qu’il soit dans le même cas que moi, le voilà estropié pour le reste de ses jours.
Que va-t-il devenir? A quelque point que j’eusse dû me défendre de ces sentiments de commisération, quelque cruellement que je vinsse d’en être punie, je ne pus résister à m’y livrer encore. Je m’approche de ce moribond; j’avais un peu d’eau spiritueuse sur moi, je lui en fais respirer; il ouvre les yeux à la lumière, ses premiers mouvements sont ceux de la reconnaissance, ils m’engagent à continuer mes soins; je déchire une de mes chemises pour le panser, un de ces seuls effets qui me restent pour prolonger ma vie, je le mets en morceaux pour cet homme, j’étanche le sang qui coule de quelques-unes de ses plaies, je lui donne à boire un peu de vin dont je portais une légère provision dans un flacon pour ranimer ma marche dans mes instants de lassitude, j’emploie le reste à bassiner ses contusions. Enfin ce malheureux reprend tout à coup ses forces et son courage; quoique à pied et dans un équipage assez leste, il ne paraissait pourtant point dans la médiocrité, il avait quelques effets de prix, des bagues, une montre, et autres bijoux, mais fort endommagés de son aventure. Il me demande enfin, dès qu’il peut parler, quel est l’ange bienfaisant qui lui apporte du secours, et ce qu’il peut faire pour en témoigner sa gratitude. Ayant encore la bonhomie de croire qu’une âme enchaînée par la reconnaissance devait être à moi sans retour, je crois pouvoir jouir en sûreté du doux plaisir de faire partager mes pleurs à celui qui vient d’en verser dans mes bras, je lui raconte toutes mes aventures, il les écoute avec intérêt et quand j’ai fini par la dernière catastrophe qui vient de m’arriver, dont le récit lui fait voir l’état cruel de misère dans lequel je me trouve:
– Que je suis heureux, s’écrie-t-il, de pouvoir au moins reconnaître tout ce que vous venez de faire pour moi! Je m’appelle Dalville, continue cet aventurier, je possède un fort beau château dans les montagnes à quinze lieues d’ici; je vous y propose une retraite si vous voulez m’y suivre, et pour que cette offre n’alarme point votre délicatesse, je vais vous expliquer tout de suite à quoi vous me serez utile. Je suis marié, ma femme a besoin près d’elle d’une femme sûre; nous avons renvoyé dernièrement un mauvais sujet, je vous offre sa place.
Je remerciai humblement mon protecteur et lui demandai par quel hasard un homme comme il me paraissait être se hasardait à voyager sans suite et s’exposait comme ça venait de lui arriver, à être malmené par des fripons.
– Un peu replet, jeune, et vigoureux, je suis depuis longtemps, me dit Dalville, dans l’habitude de venir de chez moi à vienne de cette manière; ma santé et ma bourse y gagnent.
Ce n’est pas cependant que je sois dans le cas de prendre garde à la dépense, car Dieu merci je suis riche et vous en verrez incessamment la preuve si vous me faites l’amitié de venir chez moi. Ces deux hommes auxquels vous voyez que je viens d’avoir affaire sont deux petits gentillâtres du canton, n’ayant que la cape et l’épée, l’un garde du corps, l’autre gendarme, c’est-à-dire deux escrocs; je leur gagnai cent louis la semaine passée dans une maison à vienne; bien éloignés d’en avoir à eux deux la trentième partie, je me contentai de leur parole, je les rencontre aujourd’hui, je leur demande ce qu’ils me doivent… et vous avez vu comme ils m’ont payé.
Je déplorais avec cet honnête gentilhomme le double malheur dont il était victime, lorsqu’il me proposa de nous remettre en route.
– Je me sens un peu mieux, grâce à vos soins, dit Dalville; la nuit s’approche, gagnons un logis distant d’environ deux lieues d’ici, d’où moyen en les chevaux que nous y prendrons demain matin, nous pourrons peut-être arriver chez moi le même soir.
Absolument décidée à profiter du secours que le ciel semblait m’envoyer, j’aide à Dalville à se remettre en marche, je le soutiens pendant la route, et quittant absolument tout chemin connu, nous nous avançons par des sentiers à vol d’oiseau vers les Alpes. Nous trouvons effectivement à près de deux lieues l’auberge qu’avait indiquée Dalville, nous y soupons gaiement et honnêtement ensemble; après le repas, il me recommande à la maîtresse du logis qui me fait coucher auprès d’elle, et le lendemain sur deux mules de louage qu’escortait un valet de l’auberge à pied, nous gagnons les frontières du Dauphiné, nous dirigeant toujours vers les montagnes. Dalville très maltraité ne put cependant pas soutenir la course entière, et je n’en fus pas fâchée pour moi-même qui, peu accoutumée à aller à cette manière, me trouvais également très incommodée. Nous nous arrêtâmes à Virieu où j’éprouvai les mêmes soins et les mêmes honnêtetés de mon guide, et le lendemain nous continuâmes notre marche toujours dans la même direction. Sur les quatre heures du soir, nous arrivâmes au pied des montagnes; là le chemin devenant presque impraticable, Dalville recommanda au muletier de ne pas me quitter de peur d’accident, et nous nous enfilâmes dans les gorges; nous ne fîmes que tourner et monter près de quatre lieues, et nous avions alors tellement quitté toute habitation et toute route humaine, que je me crus au bout de l’univers. Un peu d’inquiétude vint me saisir malgré moi. En m’égarant ici dans les roches inabordables, je me rappelai les détours de la forêt du couvent de Sainte-Marie-des-Bois, et l’aversion que j’avais prise pour tous les lieux isolés me fit frémir de celui-ci. Enfin nous aperçûmes un château perché sur le bord d’un précipice affreux et qui, paraissant suspendu sur la pointe d’une roche escarpée, donnait plutôt l’idée d’une habitation de revenants que de celle de gens faits pour la société. Nous apercevions ce château sans qu’aucun chemin parût y tenir; celui que nous suivions, pratiqué seulement par les chèvres, rempli de cailloux de tous côtés, y conduisait cependant, mais par des circuits infinis: voilà mon habitation, me dit Dalville dès qu’il crut que le château avait frappé mes regards, et sur ce que je lui témoignai mon étonnement de le voir habiter une telle solitude, il me répondit assez brusquement qu’on habitait où l’on pouvait. Je fus aussi choquée qu’effrayée du ton; rien n’échappe dans le malheur, une inflexion plus ou moins prononcée chez ceux de qui nous dépendons étouffe ou ranime l’espoir; cependant comme il n’était plus temps de reculer je fis semblant de rien. Encore à force de tourner cette antique masure, elle se trouva tout à coup en face de nous; là Dalville descendit de sa mule et m’ayant dit d’en faire autant, il les rendit toutes deux au valet, le paya et lui ordonna de s’en retourner, autre cérémonie qui me déplut souverainement. Dalville s’aperçut de mon trouble.
– Qu’avez-vous, Sophie, me dit-il en nous acheminant à pied vers son habitation, vous n’êtes point hors de France, ce château est sur les frontières du Dauphiné, mais il en dépend toujours.
– Soit, monsieur, répondis-je, mais comment peut-il vous être venu dans l’esprit de vous fixer dans un tel coupe-gorge?
– Oh coupe-gorge, non, me dit Dalville en me regardant sournoisement à mesure que nous avancions, ce n’est pas tout à fait un coupe-gorge, mon enfant, mais ce n’est pas non plus l’habitation de bien honnêtes gens.
– Ah monsieur, répondis-je, vous me faites frémir, où me menez-vous donc?
– Je te mène servir des faux-monnayeurs, catin, me dit Dalville, en me saisissant par le bras, et me faisant traverser de force un pont-levis qui s’abaissa à notre arrivée et se releva tout aussitôt. T’y voilà, ajouta-t-il dès que nous fûmes dans la cour; vois-tu ce puits? continua-t-il en me montrant une grande et profonde citerne avoisinant la porte, dont deux femmes nues et enchaînées faisaient mouvoir la roue qui versait de l’eau dans un réservoir. voilà tes compagnes, et voilà ta besogne; moyen en que tu travailleras douze heures par jour à tourner cette roue, que tu seras comme tes compagnes bien et dûment battue chaque fois que tu te relâcheras, il te sera accordé six onces de pain noir et un plat de fèves par jour. Pour ta liberté, renonces-y, tu ne reverras jamais le ciel; quand tu seras morte à la peine, on te jettera dans ce trou que tu vois à côté du puits, par-dessus trente ou quarante qui y sont déjà et on te remplacera par une autre.
– Juste ciel, monsieur, m’écriai-je en me jetant aux pieds de Dalville, daignez vous rappeler que je vous ai sauvé la vie, qu’un instant ému par la reconnaissance vous semblâtes m’offrir le bonheur, et que ce n’était pas à cela que je devais m’attendre.
– Qu’entends-tu, je te prie, par ce sentiment de reconnaissance dont tu t’imagines m’avoir captivé, dit Dalville, raisonne donc mieux, chétive créature, que faisais-tu quand tu m’as secouru? Entre la possibilité de suivre ton chemin et celle de venir à moi, tu choisis la dernière comme un mouvement que ton cœur t’inspirait… Tu te livrais donc à une jouissance? Par où diable prétends-tu que je sois obligé de te récompenser des plaisirs que tu t’es donnés et comment te vint-il jamais dans l’esprit qu’un homme comme moi qui nage dans l’or et dans l’opulence, qu’un homme qui, riche de plus d’un million de revenu, est prêt à passer à Venise pour en jouir à l’aise, daigne s’abaisser à devoir quelque chose à une misérable de ton espèce? M’eusses-tu rendu la vie, je ne te devrais rien dès que tu n’as travaillé que pour toi. Au travail, esclave, au travail! apprends que la civilisation, en bouleversant les institutions de la nature, ne lui enleva pourtant point ses droits; elle créa dans l’origine des êtres forts et des êtres faibles, son intention fut que ceux-ci fussent toujours subordonnés aux autres comme l’agneau l’est toujours au lion, comme l’insecte l’est à l’éléphant; l’adresse et l’intelligence de l’homme varièrent la position des individus; ce ne fut plus la force physique qui détermina le rang, ce fut celle qu’il acquit par ses richesses. L’homme le plus riche devint l’homme le plus fort, le plus pauvre devint le plus faible, mais à cela près des motifs qui fondaient la puissance, la priorité du fort sur le faible fut toujours dans les lois de la nature à qui il devenait égal que la chaîne qui captivait le faible fût tenue par le plus riche ou par le plus fort, et qu’elle écrasât le plus faible ou bien le plus pauvre. Mais ces sentiments de reconnaissance que tu réclames, Sophie, elle les méconnaît; il ne fut jamais dans ses lois que le plaisir où l’on se livrait en obligeant devînt un motif pour celui qui recevait de se relâcher de ses droits sur l’autre. vois-tu chez les animaux qui nous servent d’exemple ces sentiments dont tu te targues? Lorsque je te domine par ma richesse ou par ma force, est-il naturel que je t’abandonne mes droits, ou parce que tu t’es servie toi-même, ou parce que ta politique t’a dicté de te racheter en me servant? Mais le service fût-il même rendu d’égal à égal, jamais l’orgueil d’une âme élevée ne se laissera abaisser par la reconnaissance. N’est-il pas toujours humilié, celui qui reçoit de l’autre, et cette humiliation qu’il éprouve ne paye-t-elle pas suffisamment l’autre du service qu’il a rendu – n’est-ce pas une jouissance pour l’orgueil que de s’élever au-dessus de son semblable, en faut-il d’autre à celui qui oblige, et si l’obligation en humiliant l’orgueil de celui qui reçoit devient un fardeau pour lui, de quel droit le contraindre à le garder? Pourquoi faut-il que je consente à me laisser humilier chaque fois que me frappent les regards de celui qui m’oblige? L’ingratitude, au lieu d’être un vice, est donc la vertu des âmes fières aussi certainement que la bienfaisance n’est que celle des âmes faibles; l’esclave la prêche à son maître parce qu’il en a besoin, mais celui-ci, mieux guidé par ses passions et par la nature, ne doit se rendre qu’à ce qui le sert ou qu’à ce qui le flatte. Qu’on oblige tant qu’on voudra si l’on y trouve une jouissance, mais qu’on n’exige rien pour avoir joui.
A ces mots auxquels Dalville ne me donna pas le temps de répondre, deux valets me saisirent par ses ordres, me dépouillèrent et m’enchaînèrent avec mes deux compagnes, que je fus obligée d’aider dès le même soir, sans qu’on me permît de me reposer de la marche fatigante que je venais de faire. Il n’y avait pas un quart d’heure que j’étais à cette fatale roue, quand toute la bande des monnayeurs, qui venait de finir sa journée, vint autour de moi pour m’examiner ayant le chef à leur tête. Tous m’accablèrent de sarcasmes et d’impertinences relativement à la marque flétrissante que je portais innocemment sur mon malheureux corps; ils s’approchèrent de moi, ils me touchèrent brutalement partout, faisant avec des plaisanteries mordantes la critique de tout ce que je leur offrais malgré moi. Cette douloureuse scène finie, ils s’éloignèrent un peu; Dalville saisissant alors un fouet de poste, toujours placé à portée de nous, m’en cingla cinq ou six coups à tour de bras sur toutes les parties de mon corps.
– Voilà comme tu seras traitée, coquine, me dit-il en me les appliquant, quand malheureusement tu manqueras à ton devoir; je ne te fais pas ceci pour y avoir manqué, mais seulement pour te montrer comme je traite celles qui y manquent.
Chaque coup m’emportant la peau et n’ayant jamais senti de douleurs aussi vives ni dans les mains de Bressac, ni dans celles des barbares moines, je jetai les hauts cris en me débattant sous mes fers; ces contorsions et ces hurlements servirent de risée aux monstres qui m’observaient, et j’eus la cruelle satisfaction d’apprendre là que s’il est des hommes qui, guidés par la vengeance ou par d’indignes voluptés, peuvent s’amuser de la douleur des autres, il est d’autres êtres assez barbarement organisés pour goûter les mêmes charmes sans autres motifs que la jouissance de l’orgueil, ou la plus affreuse curiosité. L’homme est donc naturellement méchant, il l’est donc dans le délire de ses passions presque autant que dans leur calme, et dans tous les cas les maux de son semblable peuvent donc devenir d’exécrables jouissances pour lui.
Trois réduits obscurs et séparés l’un de l’autre, feutrés comme des prisons, étaient autour de ce puits; un des valets qui m’avaient attachée m’indiqua la mienne et je me retirai après avoir reçu de lui la portion d’eau, de fèves et de pain qui m’était destinée. Ce fut là où je pus enfin m’abandonner tout à l’aise à l’horreur de ma situation. Est-il possible, me disais-je, qu’il y ait des hommes assez barbares pour étouffer en eux le sentiment de la reconnaissance, cette vertu où je me livrerais avec tant de chantres, si jamais une âme honnête me mettait dans le cas de la sentir? peut-elle donc être méconnue des hommes, et celui qui l’étouffe avec tant d’inhumanité doit-il être autre chose qu’un monstre? J’étais occupée de ces réflexions que j’entremêlais de mes larmes, lorsque tout à coup la porte de mon cachot s’ouvrit; c’était Dalville. Sans dire un mot, sans prononcer une parole, il pose à terre la bougie dont il est éclairé, se jette sur moi comme une bête féroce, me soumet à ses désirs, en repoussant avec des coups les défenses que je cherche à lui opposer, méprise celles qui ne sont l’ouvrage que de mon esprit, se satisfait brutalement, reprend sa lumière, disparaît et feutre la porte. Eh bien, me dis-je, est-il possible de porter l’outrage plus loin et quelle différence peut-il y avoir entre un tel homme et l’animal le moins apprivoisé des bois?
Cependant le soleil se lève sans que j’aie joui d’un seul instant de repos, nos cachots s’ouvrent, on nous renchaîne, et nous reprenons notre triste ouvrage. Mes compagnes étaient deux filles de vingt-cinq à trente ans qui, quoique abruties par la misère et déformées par l’excès des peines physiques, annonçaient encore quelque reste de beauté; leur taille était belle et bien prise, et l’une des deux avait encore des cheveux superbes. Une triste conversation m’apprit qu’elles avaient été l’une et l’autre en des temps différents maîtresses de Dalville, l’une à Lyon, l’autre à Grenoble; qu’il les avait amenées dans cet horrible asile où elles avaient encore vécu quelques années sur le même pied avec lui, et que pour récompense des plaisirs qu’elles lui avaient donnés, il les avait condamnées à cet humiliant travail. J’appris par elles qu’il avait encore au moment présent une maîtresse charmante mais qui, plus heureuse qu’elles, le suivrait sans doute à Venise où il était à la veille de se rendre, si les sommes considérables qu’il venait de faire dernièrement passer en Espagne, lui rapportaient les lettres de change qu’il attendait pour l’Italie, parce qu’il ne voulait point apporter son or à Venise; il n’y en envoyait jamais, c’était dans un pays différent que celui qu’il comptait habiter, qu’il faisait passer ses fausses espèces à des correspondants; par ce moyen ne se trouvant riche dans le lieu où il voulait se fixer, que de papier d’un royaume différent, son manège ne pouvait jamais être découvert, et sa fortune restait solidement établie. Mais tout pouvait manquer en un instant, et la retraite qu’il méditait dépendait absolument de cette dernière négociation où la plus grande partie de ses trésors était compromise; si Cadix acceptait ses piastres et ses louis faux, et lui envoyait pour cela d’excellent papier sur Venise, il était heureux le reste de ses jours; si la friponnerie se découvrait, il courait risque d’être dénoncé et pendu comme il le méritait. Hélas, me dis-je alors en apprenant ces particularités, la providence sera juste une fois, elle ne permettra pas qu’un monstre comme celui-là réussisse et nous serons toutes trois vengées. Sur les midi on nous donnait deux heures de repos dont nous profitions pour aller toujours séparément respirer et dîner dans nos chambres; à deux heures on nous renchaînait et on nous faisait tourner jusqu’à la nuit sans qu’il nous fût jamais permis d’entrer dans le château. La raison qui nous faisait tenir ainsi nues cinq mois de l’année, était à cause des chaleurs insoutenables avec le travail excessif que nous faisions, et pour être d’ailleurs à ce que m’assurèrent mes compagnes, plus à portée de recevoir les coups que venait nous appliquer de temps en temps notre farouche maître. L’hiver, on nous donnait un pantalon et un gilet serré sur la peau, espèce d’habit qui nous enfermant étroitement de partout, exposait de même avec facilité nos malheureux corps aux coups de notre bourreau. Dalville ne parut point ce premier jour, mais vers minuit, il fit la même chose qu’il avait faite la veille. Je voulus profiter de ce moment pour le supplier d’adoucir mon sort.
– Et de quel droit, me dit le barbare, est-ce parce que je veux bien passer un instant ma fantaisie avec toi? Mais vais-je à tes pieds exiger des faveurs de l’accord desquelles tu puisses exiger quelque dédommagement? Je ne te demande rien… je prends et je ne vois pas que de ce que j’use d’un droit sur toi, il doive résulter qu’il me faille abstenir d’en exiger un second. Il n’y a point d’amour dans mon fait, c’est un sentiment qui ne fut jamais connu de mon cœur. Je me sers d’une femme par nécessité, comme on se sert d’un vase dans un besoin différent, mais n’accordant jamais à cet être, que mon argent ou mon autorité soumet à mes désirs, ni estime ni tendresse, ne devant ce que je prends qu’à moi-même et n’exigeant jamais d’elle que de la soumission, je ne vois pas que je sois tenu d’après cela à lui accorder aucune gratitude. Il vaudrait autant dire qu’un voleur qui arrache la bourse d’un homme dans un bois parce qu’il se trouve plus fort que lui, lui doit quelque reconnaissance du tort qu’il vient de lui faire; il en est de même de l’outrage qu’on fait à une femme, ce peut être un titre pour lui en faire un second, mais jamais une raison suffisante pour lui accorder des dédommagements.
Dalville qui venait de se satisfaire sortit brusquement en disant ces mots et me replongea dans de nouvelles réflexions, qui comme vous croyez bien n’étaient pas à son avantage. Le soir il vint nous voir travailler et trouvant que nous n’avions pas fourni dans le jour la quantité d’eau ordinaire, il se saisit de son cruel fouet de poste et nous mit en sang toutes les trois, sans que (quoique aussi peu épargnée que les autres) cela l’empêchât de venir cette même nuit se comporter avec moi comme il avait fait précédemment. Je lui montrai les blessures dont il m’avait couverte, j’osai lui rappeler encore le temps où j’avais déchiré mon linge pour panser les siennes, mais Dalville jouissant toujours ne répondit à mes plaintes que par une douzaine de soufflets entremêlés d’autant de différentes invectives, et me laissa là comme à l’ordinaire aussitôt qu’il s’était satisfait. Ce manège dura près d’un mois après lequel je reçus au moins de mon bourreau la grâce de n’être plus exposée à l’affreux tournent de lui voir prendre ce qu’il était si peu fait pour obtenir. Ma vie ne changea pourtant point, je n’eus ni plus ni moins de douceurs, ni plus ni moins de mauvais traitements.
Un an se passa dans cette cruelle situation, lorsque la nouvelle se répandit enfin dans la maison que non seulement la fortune de Dalville était faite, que non seulement il recevait pour Venise la quantité immense de papier qu’il en avait désirée, mais qu’on lui redemandait même encore quelques millions de fausses espèces dont on lui ferait passer en papier les fonds à sa volonté sur Venise. Il était impossible que ce scélérat fît une fortune plus brillante et plus inespérée; il partait avec plus d’un million de revenu sans les espérances qu’il pouvait concevoir; tel était le nouvel exemple que la providence me préparait, telle était la nouvelle manière dont elle voulait encore me convaincre que la prospérité n’était que pour le crime et l’infortune pour la vertu.
Dalville s’apprêta au départ, il vint me voir la veille à minuit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps; ce fut lui-même qui m’annonça et sa fortune et son départ. Je me jetai à ses pieds, je le conjurai avec les plus vives instances de me rendre la liberté et le peu qu’il voudrait d’argent pour me conduire à Grenoble.
– A Grenoble, tu me dénoncerais.
– Eh bien, monsieur, lui dis-je en arrosant ses genoux de mes larmes, je vous fais serment de n’y pas mettre les pieds; faites mieux pour vous en convaincre, daignez me conduire avec vous jusqu’à Venise; peut-être n’y trouverais-je pas des cœurs aussi durs que dans ma patrie, et une fois que vous aurez bien voulu m’y rendre, je vous jure sur tout ce que j’ai de plus sacré de ne vous y jamais importuner.
– Je ne te donnerai pas un secours, pas un écu, me répliqua durement cet insigne coquin, tout ce qui s’appelle aumône ou charité est une chose qui répugne si tellement à mon caractère, que me vît-on trois fois plus couvert d’or que je ne le suis, je ne consentirais pas à donner un demi-denier à un indigent; j’ai des principes faits sur cette partie, dont je ne m’écarterai jamais. Le pauvre est dans l’ordre de la nature; en créant les hommes de forces inégales, elle nous a convaincus du désir qu’elle avait que cette inégalité se conservât même dans le changement que notre civilisation apporterait à ses lois. Le pauvre remplace le faible, je te l’ai déjà dit, le soulager est anéantir l’ordre établi, c’est s’opposer à celui de la nature, c’est renverser l’équilibre qui est à la base de ses plus sublimes arrangements. C’est travailler à une égalité dangereuse pour la société, c’est encourager l’indolence et la fainéantise, c’est apprendre au pauvre à voler l’homme riche, quand il plaira à celui-ci de lui refuser son secours, et cela par l’habitude où ce secours aura mis le pauvre de l’obtenir sans travail.
– Oh monsieur, que ces principes sont durs! parleriez-vous de cette manière, si vous n’aviez pas toujours été riche?
– Il s’en faut bien que je l’aie toujours été, mais j’ai su maîtriser le sort, j’ai su fouler aux pieds ce fantôme de vertu qui ne mène jamais qu’à la corde ou qu’à l’hôpital, j’ai su voir de bonne heure que la religion, la bienfaisance et l’humanité devenaient les pierres certaines d’achoppement de tout ce qui prétendait à la fortune et j’ai consolidé la mienne sur les débris des préjugés de l’homme. C’est en me moquant des lois divines et humaines, c’est en sacrifiant toujours le faible quand je le heurtais dans mon chemin, c’est en abusant de la bonne foi et de la crédulité des autres, c’est en minant le pauvre et volant le riche que je suis parvenu au temple escarpé de la divinité que j’encensais. Que ne m’imitais-tu? ta fortune a été dans tes mains, la vertu chimérique que tu lui as préférée t’a-t-elle consolée des sacrifices que tu lui as faits? Il n’est plus temps, malheureuse, il n’est plus temps; pleure sur tes fautes, souffre et tâche de trouver si tu peux dans le sein des fantômes que tu révères, ce que ta crédulité t’a fait perdre.
A ces mots cruels, Dalville se précipita sur moi… mais il me faisait une telle horreur, ses affreuses maximes m’inspiraient tant de haine que je le repoussai durement; il voulut employer la force, elle ne lui réussit pas, il s’en dédommagea par des cruautés, je fus abîmée de coups, mais il ne triompha pas; le feu s’éteignit sans succès, et les larmes perdues de l’insensé me vengèrent enfin de ses outrages.
Le lendemain avant de partir ce malheureux nous donna une nouvelle scène de cruauté et de barbarie dont les annales des Andronics, des Nérons, des Venceslas et des Tibères ne fournissent aucun exemple. Tout le monde croyait que sa maîtresse partait avec lui, il l’avait fait parer en conséquence; au moment de monter à cheval, il la conduit vers nous.
– Voilà ton poste, vile créature, lui dit-il en lui ordonnant de se déshabiller, je veux que mes camarades se souviennent de moi en leur laissant pour gage la femme dont ils me croient le plus épris; mais comme il n’en faut que trois ici… que je vais faire une route dangereuse dans laquelle mes armes me sont utiles, je vais essayer mes pistolets sur une de vous.
En disant cela il en arme un, le présente sur la poitrine de chacune des trois femmes qui tournaient la roue, et s’adressant enfin à l’une de ses anciennes maîtresses:
– Va, lui dit-il, en lui brûlant la cervelle, va porter de mes nouvelles en l’autre monde, va dire au diable que Dalville, le plus riche des scélérats de la terre, est celui qui brave le plus insolemment et la main du ciel et la sienne.
Cette infortunée qui n’expire pas tout de suite se débat longtemps sous ses chaînes, spectacle horrible que l’infâme considère délicieusement; il l’en fait sortir à la fin pour y placer sa maîtresse, il veut lui voir faire trois ou quatre tours, recevoir de sa main une douzaine de coups de fouet de poste, et ces atrocités finies, l’abominable homme monte à cheval suivi de deux valets et s’éloigne pour jamais de nos yeux.
Tout changea dès le lendemain du départ de Dalville; son successeur, homme doux et plein de raison, nous fit relâcher dès l’instant.
– Ce n’est point là l’ouvrage d’un sexe faible et doux, nous dit-il avec bonté, c’est à des animaux à servir cette machine; le métier que nous faisons est assez criminel sans offenser encore l’être suprême par des atrocités gratuites.
Il nous établit dans le château, remit sans aucun intérêt la maîtresse de Dalville en possession de tous les soins dont elle se mêlait dans la maison, et nous occupa dans l’atelier, ma compagne et moi, à la taille des pièces de monnaie, métier bien moins fatigant sans doute et dont nous étions pourtant récompensées par de très bonnes chambres et une excellente nourriture. Au bout de deux mois le successeur de Dalville, nommé Roland, nous apprit l’heureuse arrivée de son confrère à Venise; il y était établi, il y avait réalisé sa fortune et y jouissait de toute la prospérité dont il avait pu se flatter.
Il s’en fallut bien que le sort de son successeur fût le même; le malheureux Roland était honnête, c’en était plus qu’il en fallait pour être promptement écrasé. Un jour que tout était tranquille au château, que sous les lois de ce bon maître, le travail quoique criminel s’y faisait aisément et avec plaisir, tout à coup les murs sont investis; au défaut de passage du pont, les fossés s’escaladent, et la maison, avant que nos gens aient le temps de songer à leur défense, se trouve remplie de plus de cent cavaliers de maréchaussée. Il fallut se rendre, on nous enchaîna tous comme des bêtes, on nous attacha sur des chevaux et on nous conduisit à Grenoble. Oh ciel, me dis-je en y entrant, voilà donc cette ville où j’avais la folie de croire que le bonheur devait naître pour moi! Le procès des faux monnayeurs fut bientôt jugé, tous furent condamnés à être pendus. Lorsqu’on vit la marque que je portais, on s’évita presque la peine de m’interroger et j’allais être condamnée comme les autres, quand j’essayai d’obtenir enfin quelque pitié du magistrat fameux, honneur de ce tribunal, juge intègre, citoyen chéri, philosophe éclairé, dont la bienfaisance et l’humanité graveront au temple de Mémoire le nom célèbre et respectable; il m’écouta… il fit plus, convaincu de ma bonne foi et de la vérité de mes malheurs, il daigna m’en consoler par ses larmes. ô grand homme, je te dois mon hommage, permets à mon cœur de te l’offrir, la reconnaissance d’une infortunée ne sera point onéreuse pour toi, et le tribut qu’elle t’offre en honorant ton cœur sera toujours la plus douce jouissance du sien. M. S. devint mon avocat lui-même, mes plaintes furent entendues, mes gémissements trouvèrent des âmes, et mes larmes coulèrent sur des cœurs qui ne furent pas de bronze pour moi et que sa générosité m’entrouvrit. Les dépositions générales des criminels qu’on allait exécuter vinrent appuyer par leur faveur le zèle de celui qui voulait bien s’intéresser à moi. Je fus déclarée séduite et innocente, pleinement lavée et déchargée d’accusation avec pleine et entière liberté de devenir ce que je voudrais. Mon protecteur joignit à ces services celui de me faire obtenir une quête qui me valut près de cent pistoles; je voyais le bonheur enfin, mes pressentiments semblaient se réaliser, et je me croyais au terne de mes maux, quand il plut à la providence de me convaincre que j’en étais encore bien loin.
Au sortir de prison je m’étais logée dans une auberge en face du pont de l’Isère, où l’on m’avait assurée que je serais honnêtement; mon intention d’après les conseils de M.S. était d’y rester quelque temps pour essayer de me placer dans la ville ou de retourner à Lyon si je n’y réussissais pas, avec des lettres de recommandation qu’il aurait la bonté de me donner. Je mangeais dans cette auberge à ce qu’on appelle la table de l’hôte, lorsque je m’aperçus le second jour que j’étais extrêmement observée par une grosse dame fort bien mise, qui se faisait donner le titre de baronne; à force de l’examiner à mon tour, je crus la reconnaître, nous nous avançâmes mutuellement l’une vers l’autre, nous nous embrassâmes comme deux personnes qui se sont connues, mais qui ne peuvent se rappeler où. Enfin la grosse baronne, me tirant à l’écart:
– Sophie, me dit-elle, me trompé-je, n’êtes-vous pas celle que j’ai sauvée il y a dix ans à la Conciergerie et ne remettez-vous point la Dubois?
Peu flattée de cette découverte, je répondis cependant avec politesse; mais j’avais affaire à la femme la plus fine et la plus adroite qu’il y eût en France, il n’y eut pas moyen d’échapper.
La Dubois me combla d’honnêtetés, elle me dit qu’elle s’était intéressée à mes affaires avec toute la ville mais qu’elle ignorait que cela me regardât; faible à mon ordinaire, je me laissai conduire dans la chambre de cette femme et lui racontai mes malheurs.
– Ma chère amie, dit-elle en m’embrassant encore, si j’ai désiré de te voir plus intimement, c’est pour t’apprendre que ma fortune est faite, et que tout ce que j’ai est à ton service.
Regarde, me dit-elle en m’ouvrant des cassettes pleines d’or et de diamants, voilà les fruits de mon industrie; si j’eusse encensé la vertu comme toi, je serais aujourd’hui pendue ou enfermée.
– Oh, madame, lui dis-je, si vous ne devez tout cela qu’à des crimes, la providence qui finit toujours par être juste ne vous en laissera pas jouir longtemps.
– Erreur, me dit la Dubois, ne t’imagine pas que la providence favorise toujours la vertu; qu’un faible moment de prospérité ne te plonge pas dans de telles erreurs. Il est égal au maintien des lois de la providence qu’un tel soit vicieux pendant que celui-ci se livre à la vertu; il lui faut une somme égale de vice et de vertu, et l’individu qui exerce l’un ou l’autre est la chose du monde qui lui est le plus indifférente. Écoute-moi, Sophie, écoute-moi avec un peu d’attention, tu as de l’esprit et je voudrais enfin te convaincre. Ce n’est pas le choix que l’homme fait du vice ou de la vertu, ma chère, qui lui fait trouver le bonheur, car la vertu n’est comme le vice qu’une manière de se conduire dans le monde; il ne s’agit donc pas de suivre plutôt l’un que l’autre, il n’est question que de frayer la route générale; celui qui s’écarte a toujours tort. Dans un monde entièrement vertueux, je te conseillerais la vertu parce que les récompenses y étant attachées, le bonheur y tiendrait infailliblement; dans un monde totalement corrompu, je ne te conseillerai jamais que le vice. Celui qui ne suit pas la route des autres périt inévitablement, tout ce qui le rencontre le heurte, et comme il est le plus faible, il faut nécessairement qu’il soit brisé. C’est en vain que les lois veulent rétablir l’ordre et ramener les hommes à la vertu; trop vicieuses pour l’entreprendre, trop faibles pour y réussir, elles écarteront un instant du chemin battu mais elles ne le feront jamais quitter.
Quand l’intérêt général des hommes les portera à la corruption, celui qui ne voudra pas se corrompre avec eux luttera donc contre l’intérêt général; or quel bonheur peut attendre celui qui contrarie perpétuellement l’intérêt des autres? Me diras-tu que c’est le vice qui contrarie l’intérêt des hommes, je te l’accorderai dans un monde composé en parties égales de vicieux et de vertueux, parce que alors l’intérêt des uns choque visiblement celui des autres, mais ce n’est plus cela dans une société toute corrompue; mes vices alors n’outrageant que le vicieux déterminent dans lui d’autres vices qui le dédommagent et nous nous trouvons tous les deux heureux.
La vibration devient générale, c’est une multitude de chocs et de lésions mutuelles, où chacun regagnant à l’instant ce qu’il vient de perdre se retrouve sans cesse dans une position heureuse. Le vice n’est dangereux qu’à la vertu, parce que faible et timide elle n’ose jamais rien, mais qu’elle soit bannie de dessus la terre, le vice n’outrageant plus que le vicieux ne troublera plus rien, il fera éclore d’autres vices, mais n’altérera point de vertus. M’objectera-t-on les bons effets de la vertu? autre sophisme, ils ne servent jamais qu’au faible et sont inutiles à celui qui par son énergie se suffit à lui-même et qui n’a besoin que de son adresse pour redresser les caprices du sort. Comment veux-tu n’avoir pas échoué toute ta vie, chère fille, en prenant sans cesse à contresens la route que suivait tout le monde? si tu t’étais livrée au torrent, tu aurais trouvé le port comme moi. Celui qui veut remonter un fleuve arrivera-t-il aussi vite que celui qui le descend? L’un veut contrarier la nature, l’autre s’y livre. Tu me parles toujours de la providence, et qui te prouve qu’elle aime l’ordre et par conséquent la vertu? Ne te donne-t-elle pas sans cesse des exemples de ses injustices et de ses irrégularités? Est-ce en envoyant aux hommes la guerre, la peste et la famine, est-ce en ayant fourré un univers vicieux dans toutes ses parties, qu’elle manifeste à tes yeux son amour extrême de la vertu? et pourquoi veux-tu que les individus vicieux lui déplaisent, puisqu’elle n’agit elle-même que par des vices, que tout est vice et corruption, que tout est crime et désordre dans sa volonté et dans ses œuvres? Et de qui tenons-nous d’ailleurs ces mouvements qui nous entraînent au mal? N’est-ce pas sa main qui nous les donne, est-il une seule de nos volontés ou de nos sensations qui ne vienne d’elle? Est-il donc raisonnable de dire qu’elle nous laisserait, ou nous donnerait des penchants pour une chose qui lui serait inutile? Si donc les vices lui servent, pourquoi voudrions-nous nous y opposer, de quel droit travaillerions-nous à les détruire et d’où vient que nous résisterions à leur voix? Un peu plus de philosophie dans le monde remettra bientôt tout à sa place et fera voir aux législateurs, aux magistrats que ces vices qu’ils blâment et punissent avec tant de rigueur ont quelquefois un degré d’utilité bien plus grand que ces vertus qu’ils prêchent sans jamais les récompenser.
– Mais quand je serais assez faible, madame, répondis-je à cette corruptrice, pour me livrer à vos affreux systèmes, comment parviendriez-vous à étouffer le remords qu’ils feraient à tout instant naître dans mon cœur?
– Le remords est une chimère, Sophie, reprit la Dubois, il n’est que le murmure imbécile de l’âme assez faible pour ne pas oser l’anéantir.
– L’anéantir, le peut-on?
– Rien de plus aisé, on ne se repent que de ce qu’on n’est pas dans l’usage de faire. Renouvelez souvent ce qui vous donne des remords et vous parviendrez à les éteindre; opposez-leur le flambeau des passions, les lois puissantes de l’intérêt, vous les aurez bientôt dissipés. Le remords ne prouve pas le crime, il dénote seulement une âme facile à subjuguer.
Qu’il vienne un ordre absurde de t’empêcher de sortir à l’instant de cette chambre, tu n’en sortiras pas sans remords, quelque certain qu’il soit que tu ne ferais pourtant aucun mal à en sortir. Il n’est donc pas vrai qu’il n’y ait que le crime qui donne des remords; en se convainquant du néant des crimes ou de la nécessité dont ils sont eu égard au plan général de la nature, il serait donc possible de vaincre aussi facilement le remords qu’on aurait à les commettre, comme il te le deviendrait d’étouffer celui qui naîtrait de ta sortie de cette chambre d’après l’ordre illégal que tu aurais reçu d’y rester. Il faut commencer par une analyse exacte de tout ce que les hommes appellent crime, débuter par se convaincre que ce n’est que l’infraction de leurs lois et de leurs mœurs nationales qu’ils caractérisent ainsi, que ce qu’on appelle crime en France cesse de l’être à quelque cent lieues de là, qu’il n’est aucune action qui soit réellement considérée comme crime universellement dans toute la terre et que par conséquent rien dans le fond ne mérite raisonnablement le nom de crime, que tout est affaire d’opinion et de géographie. Cela posé, il est donc absurde de vouloir se soumettre à pratiquer des vertus qui ne sont que des vices ailleurs, et à fuir des crimes qui sont de bonnes actions dans un autre climat. Je te demande maintenant si cet examen fait avec réflexion peut laisser des remords à celui qui pour son plaisir ou pour son intérêt aura commis en France une vertu de la Chine ou du Japon, qui pourtant le flétrira dans sa patrie. S’arrêtera-t-il à cette vile distinction, et s’il a un peu de philosophie dans l’esprit, sera-t-elle capable de lui donner des remords? Or si le remords n’est qu’en raison de la défense, n’en naît qu’à cause du brisement des freins et nullement à cause de l’action, est-ce un mouvement bien sage à laisser subsister en soi, n’est-il pas absurde de ne pas l’anéantir aussitôt? Qu’on s’accoutume à considérer comme indifférente l’action qui vient de donner des remords, qu’on la juge telle par l’étude réfléchie des mœurs et coutumes de toutes les nations de la terre; en conséquence de ce raisonnement, qu’on renouvelle cette action quelle qu’elle soit, aussi souvent que cela sera possible, et le flambeau de la raison détruira bientôt le remords, il anéantira ce mouvement ténébreux, seul fruit de l’ignorance, de la pusillanimité et de l’éducation. Il y a trente ans, Sophie, qu’un enchaînement perpétuel de vices et de crimes me conduit pas à pas à la fortune, j’y touche; encore deux ou trois coups heureux et je passe de l’état de misère et de mendicité dans lequel je suis née à plus de cinquante milles livres de rente. T’imagines-tu que dans cette carrière brillamment parcourue, le remords soit un seul instant venu me faire sentir ses épines? Ne le crois pas, je ne l’ai jamais connu. Un revers affreux me plongerait à l’instant du pinacle à l’abîme que je ne l’admettrais pas davantage; je me plaindrais des hommes ou de ma maladresse, mais je serais toujours en paix avec ma conscience. – Soit, mais raisonnons un instant sur les mêmes principes de philosophie que vous. De quel droit prétendez-vous exiger que ma conscience soit aussi feutre que la vôtre, dès qu’elle n’a pas été accoutumée dès l’enfance à vaincre les mêmes préjugés; à quel titre exigez-vous que mon esprit qui n’est pas organisé comme le vôtre, puisse adopter les mêmes systèmes? vous admettez qu’il y a une somme de maux et de biens dans la nature, et qu’il faut qu’il y ait en conséquence une certaine quantité d’êtres qui pratique le bien, et une autre classe qui se livre au mal. Le parti que je prends, même dans vos principes, est donc dans la nature; n’exigez donc pas que je m’écarte des règles qu’il me prescrit, et comme vous trouvez, dites-vous, le bonheur dans la carrière que vous suivez, de même il me serait impossible de le rencontrer hors de celle que je parcours. N’imaginez pas d’ailleurs que la vigilance des lois laisse en repos longtemps celui qui les transgresse; n’en venez-vous pas de voir l’exemple sous vos yeux mêmes? de quinze scélérats panai lesquels j’avais le malheur d’habiter, un se sauve, quatorze périssent ignominieusement.
– Est-ce cela que tu appelles un malheur? qu’importe premièrement cette ignominie à celui qui n’a plus de principes?
Quand on a tout franchi, quand l’honneur n’est plus qu’un préjugé, la réputation une chimère, l’avenir une illusion, n’est-il pas égal de périr là, ou dans son lit? Il y a deux espèces de scélérats dans le monde, celui qu’une fortune puissante, un crédit prodigieux met à l’abri de cette fin tragique et celui qui ne l’évitera pas s’il est pris; ce dernier, né sans bien, ne doit avoir que deux points de vue s’il a de l’esprit: la fortune, ou la roue. S’il réussit au premier, il a ce qu’il a désiré; s’il n’attrape que l’autre, quel regret peut-il avoir puisqu’il n’a rien à perdre? Les lois sont donc nulles vis-à-vis de tous les scélérats, car elles n’atteignent pas celui qui est puissant, celui qui est heureux s’y soustrait, et le malheureux n’ayant d’autre ressource que leur glaive, elles doivent être sans effroi pour lui.
– Eh, croyez-vous que la justice céleste n’attende pas dans un monde meilleur celui que le crime n’a pas effrayé dans celui-ci?
– Je crois que s’il y avait un dieu, il y aurait moins de mal sur la terre; je crois que si le mal existe sur la terre, ou ces désordres sont nécessités par ce dieu, ou il est au-dessus de ses forces de l’empêcher; or je ne crains point un dieu qui n’est qu’ou faible ou méchant, je le brave sans peur et me ris de sa foudre.
– Vous me faites frémir, madame, dis-je en me levant, pardonnez-moi de ne pouvoir écouter plus longtemps vos exécrables sophismes et vos odieux blasphèmes.
– Arrête, Sophie, si je ne peux vaincre ta raison, que je séduise au moins ton cœur. J’ai besoin de toi, ne me refuse pas tes secours; voilà cent louis, je les mets à tes yeux de côté, ils sont à toi dès que le coup aura réussi.
N’écoutant ici que mon penchant naturel à faire le bien, je demandai sur-le-champ à la Dubois de quoi il s’agissait, afin de prévenir de toute ma puissance le crime qu’elle s’apprêtait à commettre.
– Le voilà, me dit-elle, as-tu remarqué ce jeune négociant de Lyon qui mange avec nous depuis trois jours?
– Qui, Dubreuil?
– Précisément.
– Eh bien?
– Il est amoureux de toi, il me l’a confié. Il a six cent mille francs ou en or, ou en papier dans une très petite cassette auprès de son lit. Laisse-moi faire croire à cet homme que tu consens à l’écouter; que cela soit ou non, que t’importe? Je l’engagerai à te proposer une promenade hors de la ville, je lui persuaderai qu’il avancera ses affaires avec toi pendant cette promenade; tu l’amuseras, tu le tiendras dehors, le plus longtemps possible; je le volerai pendant ce temps-là, mais je ne m’enfuirai point, ses effets seront déjà à Turin que je serai encore dans Grenoble. Nous emploierons tout l’art possible pour le dissuader de jeter les yeux sur nous, nous aurons l’air de l’aider dans ses recherches; cependant mon départ sera annoncé, il n’étonnera point, tu me suivras, et les cent louis te sont comptés en arrivant l’une et l’autre en Piémont.
– Je le veux, madame, dis-je à la Dubois, bien décidée à prévenir le malheureux Dubreuil de l’infâme tour qu’on voulait lui jouer; et pour mieux tromper cette scélérate: Mais réfléchissez-vous, madame, ajoutai-je, que si Dubreuil est amoureux de moi, je puis en tirer bien plus ou en le prévenant, ou en me vendant à lui, que le peu que vous m’offrez pour le trahir?
– Cela est vrai, me dit la Dubois, en vérité je commence à croire que le ciel t’a donné plus d’art qu’à moi pour le crime.
Eh bien, continua-t-elle en écrivant, voilà mon billet de mille louis, ose me refuser maintenant.
– Je m’en garderai bien, madame, dis-je en acceptant le billet, mais n’attribuez au moins qu’à mon malheureux état, et ma faiblesse et le tort que j’ai de vous satisfaire.
– Je voulais en faire un mérite à ton esprit, dit la Dubois, tu aimes mieux que j’en accuse ton malheur, ce sera comme tu voudras, sers-moi toujours et tu seras contente.
Tout s’arrangea; dès le même soir je commençai à faire un peu plus beau jeu à Dubreuil, et je reconnus effectivement qu’il avait quelque goût pour moi. Rien de plus embarrassant que ma situation; j’étais bien éloignée sans doute de me prêter au crime proposé, y eût-il eu trois fois plus d’argent à gagner, mais il me répugnait excessivement de faire pendre une femme à qui j’avais dû ma liberté dix ans auparavant; je voulais empêcher le crime sans le dénoncer, et avec toute autre qu’une scélérate consommée comme la Dubois, j’y aurais certainement réussi. voici donc à quoi je me déterminai, ignorant que la manœuvre sourde de cette abominable créature non seulement dérangeait tout l’édifice de mes projets honnêtes, mais me punirait même de les avoir conçus.
Au jour prescrit pour la promenade projetée, la Dubois nous invita l’un et l’autre à dîner dans sa chambre; nous acceptâmes, et le repas fait, Dubreuil et moi descendîmes pour presser la voiture qu’on nous préparait. La Dubois ne nous accompagnant point, je fus donc seule un instant avec Dubreuil avant que de monter en voiture.
– Monsieur, lui dis-je précipitamment, écoutez-moi avec attention, point d’éclat, et observez surtout rigoureusement ce que je vais vous prescrire. Avez-vous un ami sûr dans cette auberge?
– Oui, j’ai un jeune associé sur lequel je puis compter comme sur moi-même.
– Eh bien, monsieur, allez promptement lui ordonner de ne pas quitter un instant votre chambre de tout le temps que nous serons à la promenade.
– Mais j’ai la clé de cette chambre dans ma poche; que signifie ce surplus de précaution?
– Il est plus essentiel que vous ne croyez, monsieur, usez-en de grâce ou je ne sors point avec vous. La femme de chez qui nous sortons est une scélérate, elle n’arrange la partie que nous allons faire ensemble que pour vous voler plus à l’aise pendant ce temps-là. Pressez-vous, monsieur, elle nous observe, elle est dangereuse; que je n’aie pas l’air de vous prévenir de rien; remettez promptement votre clé à votre ami, qu’il aille s’établir dans votre chambre avec quelques autres personnes si cela lui est possible et que cette garnison n’en bouge que nous ne soyons revenus. Je vous expliquerai tout le reste dès que nous serons en voiture.
Dubreuil m’entend, il me serre la main pour me remercier, et vole donner des ordres relatifs à ma recommandation; il revient, nous partons et chemin faisant, je lui dénoue toute l’aventure. Ce jeune homme me témoigna toute la reconnaissance possible du service que je lui rendais, et après m’avoir conjurée de lui parler vrai sur ma situation, il me témoigna que rien de ce que je lui apprenais de mes aventures ne lui répugnait assez pour l’empêcher de me faire l’offre de sa main et de sa fortune.
– Nos conditions sont égales, me dit Dubreuil, je suis fils d’un négociant comme vous, mes affaires ont bien tourné, les vôtres ont été malheureuses; je suis trop heureux de pouvoir réparer les torts que la fortune a eus envers vous. Réfléchissez-y, Sophie, je suis mon maître, je ne dépends de personne, je passe à Genève pour un placement considérable des sommes que vos bons avis me sauvent; vous m’y suivrez, en y arrivant je deviens votre époux et vous ne paraissez à Lyon que sous ce titre.
Une telle aventure me flattait trop pour que j’osasse la refuser, mais il ne me convenait pas non plus d’accepter sans faire sentir à Dubreuil tout ce qui pourrait l’en faire repentir.
Il me sut gré de ma délicatesse, et ne me pressa qu’avec plus d’instance… Malheureuse créature que j’étais, fallait-il donc que le bonheur ne s’offrît jamais à moi que pour me faire plus vivement sentir le chagrin de ne pouvoir jamais le saisir, et qu’il fût décidément arrangé dans les décrets de la providence, qu’il n’éclorait pas de mon âme une vertu qu’elle ne me précipitât dans le malheur! Notre conversation nous avait déjà conduits à deux lieues de la ville, et nous allions des cendre pour jouir de la fraîcheur de quelques allées sur le bord de l’Isère, où nous avions eu dessein de promener, lorsque tout à coup Dubreuil me dit qu’il se trouvait infiniment mal… Il descend, d’affreux vomissements le surprennent, je le fais à l’instant remettre dans la voiture, et nous revolons en hâte vers Grenoble; Dubreuil est si mal qu’il faut le porter dans sa chambre. Son état surprend ses amis qui selon ses ordres n’étaient pas sortis de son appartement. Je ne le quitte point… un médecin arrive; juste ciel, l’état de ce malheureux jeune homme se décide, il est empoisonné… A peine apprends-je cette affreuse nouvelle que je vole à l’appartement de la Dubois… la scélérate… elle était partie… je passe chez moi, mon armoire est enfoncée, le peu d’argent et de hardes que je possède est enlevé, et la Dubois, m’assure-t-on, court depuis trois heures la poste du côté de Turin… Il n’était pas douteux qu’elle ne fût l’auteur de cette multitude de crimes, elle s’était présentée chez Dubreuil, piquée d’y trouver du monde, elle s’était vengée sur moi, et elle avait empoisonné Dubreuil au dîner pour qu’au retour, si elle avait réussi à le voler, ce malheureux jeune homme, plus occupé de sa vie que de la poursuivre, la laissât fuir en sûreté, et pour que l’accident de sa mort arrivant pour ainsi dire dans mes bras, j’en fusse plus vraisemblablement soupçonnée qu’elle. Je revole chez Dubreuil, on ne me laisse point approcher, il expirait au milieu de ses amis, mais en me disculpant, en les assurant que j’étais innocente, et en leur défendant de me poursuivre. A peine eut-il feutré les yeux, que son associé se hâta de venir m’apporter ces nouvelles en m’assurant d’être très tranquille… Hélas, pouvais-je l’être, pouvais-je ne pas pleurer amèrement la perte du seul homme qui, depuis que j’étais dans l’infortune, se fût aussi généreusement offert de m’en tirer… pouvais-je ne pas déplorer un vol qui me remettait dans le fatal abîme de la misère dont je ne pouvais venir à bout de me sortir? Je confiai tout à l’associé de Dubreuil, et ce qu’on avait combiné contre son ami, et ce qui m’était arrivé à moi-même; il me plaignit, regretta bien amèrement son associé et blâma l’excès de délicatesse qui m’avait empêchée de m’aller plaindre aussitôt que j’avais été instruite des projets de la Dubois. Nous combinâmes que cette horrible créature, à laquelle il ne fallait que quatre heures pour se mettre en pays de sûreté, y serait plus tôt que nous n’aurions avisé à la faire poursuivre, qu’il nous en coûterait beaucoup de frais, que le maître de l’auberge, vivement compromis dans les plaintes que j’allais faire et se défendant avec éclat, finirait peut-être par écraser quelqu’un qui ne semblait respirer à Grenoble qu’en échappée d’un procès criminel et n’y subsister que des charités publiques… Ces raisons me convainquirent et m’effrayèrent même tellement que je me résolus d’en partir sans prendre congé de M. S. mon protecteur. L’ami de Dubreuil approuva ce parti, il ne me cacha point que si toute cette aventure se réveillait, les dépositions qu’il serait obligé de faire me compromettraient, quelles que fussent ses précautions, tant à cause de ma liaison avec la Dubois qu’à cause de ma dernière promenade avec son ami, et qu’il me renouvelait donc vivement d’après tout cela le conseil de partir tout de suite de Grenoble sans voir personne, bien sûre que de son côté, il n’agirait jamais en quoi que ce pût être contre moi. En réfléchissant seule à toute cette aventure, je vis que le conseil de ce jeune homme se trouvait d’autant meilleur qu’il était aussi certain que j’avais l’air coupable comme il était sûr que je ne l’étais pas; que la seule chose qui parlât vivement en ma faveur – l’avis donné à Dubreuil, mal expliqué peut-être par lui à l’article de la mort – ne deviendrait pas une preuve aussi triomphante que je devais y compter, moyen en quoi je me décidai promptement.
J’en fis part à l’associé de Dubreuil.
– Je voudrais, me dit-il, que mon ami m’eût chargé de quelques dispositions favorables à votre égard, je les remplirais avec le plus grand plaisir; je voudrais même, me dit-il, qu’il m’eût dit que c’était à vous qu’il devait le conseil de garder sa chambre pendant qu’il sortait avec vous; mais il n’a rien fait de tout cela, il nous a seulement dit à plusieurs reprises que vous n’étiez point coupable et de ne vous poursuivre en quoi que ce soit. Je suis donc contraint à me borner aux seules exécutions de ses ordres. Le malheur que vous me dites avoir éprouvé pour lui me déciderait à faire quelque chose de plus de moi-même si je le pouvais, mademoiselle, mais je commence le commerce, je suis jeune et ma fortune est extrêmement bornée; pas une obole de celle de Dubreuil ne m’appartient, je suis obligé de rendre à l’instant le tout à sa famille. Permettez donc, Sophie, que je me restreigne au seul petit service que je vais vous rendre; voilà cinq louis, et voilà, me dit-il en faisant monter dans sa chambre une femme que j’avais entrevue dans l’auberge, voilà une honnête marchande de Chalon-sur-Saône ma patrie, elle y retourne après s’être arrêtée vingt-quatre heures à Lyon où elle a affaire.
«Madame Bertrand, dit ce jeune homme en me présentant à cette femme, voici une jeune personne que je vous recommande; elle est bien aise de se placer en province; je vous enjoins, comme si vous travailliez pour moi-même, de vous donner tous les mouvements possibles pour la placer dans notre ville d’une manière convenable à sa naissance et à son éducation. Qu’il ne lui en coûte rien jusque-là, je vous tiendrai compte de tout à la première vue… Adieu, Sophie…
Mme Bertrand part cette nuit, suivez-la et qu’un peu plus de bonheur puisse vous accompagner dans une ville, où j’aurai peut-être la satisfaction de vous revoir bientôt et de vous y témoigner toute ma vie la reconnaissance des bons procédés que vous avez eus pour Dubreuil.»
L’honnêteté de ce jeune homme qui foncièrement ne me devait rien me fit malgré moi verser des larmes; j’acceptai ses dons en lui jurant que je n’allais travailler qu’à me mettre en état de pouvoir les lui rendre un jour. Hélas, me dis-je en me retirant, si l’exercice d’une nouvelle vertu vient de me précipiter dans l’infortune, au moins pour la première fois de ma vie, l’apparence d’une consolation s’offre-t-elle dans ce gouffre épouvantable de maux, où la vertu me précipite encore. Je ne revis plus mon jeune bienfaiteur, et je partis comme il avait été décidé avec la Bertrand, la nuit d’après le malheur que venait d’éprouver Dubreuil.
La Bertrand avait une petite voiture couverte, attelée d’un cheval que nous conduisions tour à tour de dedans; là étaient ses effets et passablement d’argent comptant, avec une petite fille de dix-huit mois qu’elle nourrissait encore et que je ne tardai pas pour mon malheur de prendre bientôt en aussi grande amitié que pouvait faire celle qui lui avait donné le jour.
Mme Bertrand était une espèce de harengère sans éducation comme sans esprit, soupçonneuse, bavarde, commère, ennuyeuse et bornée à peu près comme toutes les femmes du peuple. Nous descendions régulièrement chaque soir tous ses effets dans l’auberge et nous couchions dans la même chambre. Nous arrivâmes à Lyon sans qu’il nous arrivât rien de nouveau, mais pendant les deux jours dont cette femme avait besoin pour ses affaires, je fis dans cette ville une rencontre assez singulière; je me promenais sur le quai du Rhône avec une des filles de l’auberge que j’avais priée de m’accompagner, lorsque j’aperçus tout à coup s’avancer vers moi le révérend père Antonin maintenant gardien des récollets de cette ville, bourreau de ma virginité et que j’avais connu, comme vous vous en souvenez, madame, au petit couvent de Sainte-Marie-des-Bois où m’avait conduite ma malheureuse étoile. Antonin m’aborda cavalièrement et me demanda quoique devant cette servante, si je voulais le venir voir dans sa nouvelle habitation et y renouveler nos anciens plaisirs.
– Voilà une bonne grosse maman, dit-il en parlant de celle qui m’accompagnait, qui sera également bien reçue, nous avons dans notre maison de bons vivants très en état de tenir tête à deux jolies filles. Je rougis prodigieusement à de pareils discours, un moment je voulus faire croire à cet homme qu’il se trompait; n’y réussissant pas, j’essayai des signes pour le contenir au moins devant ma conductrice, mais rien n’apaisa cet insolent et ses sollicitations n’en devinrent que plus pressantes. Enfin sur nos refus réitérés de le suivre, il se borna à nous demander instamment notre adresse; pour me débarrasser de lui, il me vint à l’instant l’idée de lui en donner une fausse; il la prit par écrit dans son portefeuille et nous quitta en nous assurant qu’il nous reverrait bientôt. Nous rentrâmes; chemin faisant j’expliquai comme je pus l’histoire de cette malheureuse connaissance à la servante qui était avec moi, mais soit que ce que je lui dis ne la satisfît point, soit bavardage naturel à ces sortes de filles, je jugeai par les propos de la Bertrand lors de la malheureuse aventure qui m’arriva avec elle, qu’elle avait été instruite de ma connaissance avec ce vilain moine; cependant il ne parut point et nous partîmes. Sorties tard de Lyon, nous ne fûmes ce premier jour qu’à Villefranche et ce fut là, madame, où m’arriva la catastrophe horrible qui me fait aujourd’hui paraître à vos yeux comme criminelle, sans que je l’aie été davantage dans cette funeste situation de ma vie, que dans aucune de celles où vous m’avez vue si injustement accablée des coups du sort, et sans qu’autre chose m’ait conduite dans l’abîme du malheur, que le sentiment de bienfaisance qu’il m’était impossible d’éteindre dans mon cœur.
Arrivées dans le mois de février sur les six heures du soir à Villefranche, nous nous étions pressées de souper et de nous coucher de bonne heure, ma compagne et moi, afin de faire le lendemain une plus forte journée. Il n’y avait pas deux heures que nous reposions, lorsqu’une fumée affreuse s’introduisant dans notre chambre nous réveilla l’une et l’autre en sursaut.
Nous ne doutâmes pas que le feu ne fût aux environs… juste ciel, les progrès de l’incendie n’étaient déjà que trop effrayants; nous ouvrons notre porte à moitié nues et n’entendons autour de nous que le fracas des murs qui s’écroulent, le bruit affreux des charpentes qui se brisent et les hurlements épouvantables des malheureux qui tombent dans le foyer.
Une nuée de ces flammes dévorantes s’élançant aussitôt vers nous ne nous laisse qu’à peine le temps de nous précipiter au-dehors, nous nous y jetons cependant, et nous nous trouvons confondues dans la foule des malheureux qui comme nous nus, quelques-uns à moitié grillés, cherchent un secours dans la fuite… En cet instant je me ressouviens que la Bertrand, plus occupée d’elle que de sa fille, n’a pas songé à la garantir de la mort; sans la prévenir, je vole dans notre chambre au travers de flammes qui m’aveuglent et qui me brûlent dans plusieurs endroits de mon corps, je saisis la pauvre petite créature, je m’élance pour la rapporter à sa mère; m’appuyant sur une poutre à moitié consumée, le pied me manque, mon premier mouvement est de mettre ma main au-devant de moi; cette impulsion de la nature me force à lâcher le précieux fardeau que je tiens, et la malheureuse petite fille tombe dans les flammes aux yeux de sa mère. Cette terrible femme ne réfléchissant ni au but de l’action que j’ai voulu faire pour sauver son enfant, ni à l’état où la chute faite à ses yeux vient de me mettre moi-même, emportée par l’égarement de sa douleur, m’accuse de la mort de sa fille, se jette impétueusement sur moi, et m’accable de coups. Cependant l’incendie s’arrête, la multitude des secours sauve encore près de la moitié de l’auberge. Le premier soin de la Bertrand est de rentrer dans sa chambre, l’une des moins endommagées de toutes; elle renouvelle ses plaintes, en me disant qu’il y fallait laisser sa fille et qu’elle n’aurait couru aucun danger.
Mais que devient-elle lorsque cherchant ses effets, elle se trouve entièrement volée! n’écoutant alors que son désespoir et sa rage, elle m’accuse hautement d’être la cause de l’incendie et de ne l’avoir produit que pour la voler plus à l’aise, elle me dit qu’elle va me dénoncer, et passant aussitôt de la menace à l’effet, elle demande à parler au juge du lieu. J’ai beau protester de mon innocence, elle ne m’écoute pas; le magistrat qu’elle demande n’était pas loin, il avait lui-même ordonné les secours, il paraît à la réquisition de cette méchante femme… Elle fourre sa plainte contre moi, elle l’étaye de tout ce qui lui vient à la tête pour lui donner de la force et de la légitimité, elle me peint comme une fille de mauvaise vie, échappée de la corde à Grenoble, comme une créature dont un jeune homme sans doute son amant l’a forcée de se charger malgré elle, elle parle du récollet de Lyon; en un mot, rien n’est oublié de tout ce que la calomnie envenimée par le désespoir et la vengeance peut inspirer de plus énergique. Le juge reçoit la plainte, on fait l’examen de la maison; il se trouve que le feu a pris dans un grenier plein de foin, où plusieurs personnes déposent m’avoir vue entrer le soir, et cela était vrai; cherchant un cabinet d’aisances mal indiqué par les servantes auxquelles je m’étais adressée, j’étais entrée dans ce grenier, et j’y étais restée assez de temps pour faire soupçonner ce dont on m’accusait. La procédure commence donc et se suit dans toutes les règles, les témoins s’entendent, rien de ce que je puis alléguer pour ma défense n’est seulement écouté, il est démontré que je suis l’incendiaire, il est prouvé que j’ai des complices qui pendant que j’agissais d’un côté, ont fait le vol de l’autre, et sans plus d’éclaircissement, je suis le lendemain dès la pointe du jour ramenée dans la prison de Lyon, et écrouée comme incendiaire, meurtrière d’enfant et voleuse.
Accoutumée depuis si longtemps à la calomnie, à l’injustice et au malheur, faite depuis mon enfance à ne me livrer à un sentiment quelconque de vertu qu’assurée d’y trouver des épines, ma douleur fut plus stupide que déchirante et je pleurai plus que je ne me plaignis. Cependant comme il est naturel à la créature souffrante de chercher tous les moyens possibles de se tirer de l’abîme où son infortune la plonge, le père Antonin me vint dans l’esprit; quelque médiocre secours que j’en espérasse, je ne me refusai point à l’envie de le voir, je le demandai. Comme il ne savait pas qui pouvait le désirer, il parut, il affecta de ne me point reconnaître; alors je dis au concierge qu’il était possible qu’il ne se ressouvînt pas de moi, n’ayant dirigé ma conscience que fort jeune, mais qu’à ce titre je demandais un entretien secret avec lui; on y consentit de part et d’autre. Dès que je fus seule avec ce moine, je me jetai à ses pieds et le conjurai de me sauver de la cruelle position où j’étais; je lui prouvai mon innocence, et je ne lui cacha pas que les mauvais propos qu’il m’avait tenus deux jours avant, avaient indisposé contre moi la personne à laquelle j’étais recommandée et qui se trouvait maintenant ma partie adverse. Le moine m’écouta avec beaucoup d’attention, et à peine eus-je fini:
– Écoute, Sophie, me dit-il, et ne t’emporte pas à ton ordinaire sitôt que l’on enfreint tes maudits préjugés; tu vois où t’ont conduite tes principes, tu peux maintenant te convaincre à l’aise qu’ils n’ont jamais servi qu’à te plonger d’abîmes en abîmes, cesse donc de les suivre une fois dans ta vie si tu veux qu’on sauve tes jours. Je ne vois qu’un seul moyen pour y réussir; nous avons un de nos pères ici proche parent du gouverneur et de l’intendant, je le préviendrai; dis que tu es sa nièce, il te réclamera à ce titre, et sur la promesse de te mettre au couvent pour toujours, je suis persuadé qu’il empêchera la procédure d’aller plus loin. Dans le fait tu disparaîtras, il te remettra dans mes mains et je me chargerai du soin de te cacher jusqu’à ce que de nouvelles circonstances me permettent de te rendre ta liberté, mais tu seras à moi pendant cette détention; je ne te le cèle pas, esclave asservie de mes caprices, tu les assouviras tous sans réflexion, tu m’entends, Sophie, tu me connais, choisis donc entre ce parti ou l’échafaud et ne fais pas attendre ta réponse.
– Allez, mon père, répondis-je avec horreur, allez, vous êtes un monstre d’oser abuser aussi cruellement de ma situation pour me placer ainsi entre la mort et l’infamie; sortez, je saurai mourir innocente, et je mourrai du moins sans remords.
Ma résistance enflamme ce scélérat, il ose me montrer à quel point ses passions se trouvent irritées; l’infâme, il ose concevoir les caresses de l’amour au sein de l’horreur et des chaînes, sous le glaive même qui m’attend pour me frapper.
Je veux fuir, il me poursuit, il me renverse sur la malheureuse paille qui me sert de lit, et s’il n’y consomme entièrement son crime, il m’en couvre au moins de traces si funestes qu’il ne m’est plus possible de ne pas croire à l’abomination de ses desseins.
– Écoutez, me dit-il en se rajustant, vous ne vouiez pas que je vous sois utile; à la bonne heure, je vous abandonne, je ne vous servirai ni ne vous nuirai, mais si vous vous avisez de dire un seul mot contre moi, en vous chargeant des crimes les plus énormes, je vous ôte à l’instant tout moyen de pouvoir jamais vous défendre; réfléchissez-y bien avant de parler, et saisissez l’esprit de ce que je vais dire au geôlier, ou j’achève à l’instant de vous écraser.
Il frappe, le concierge entre:
– Monsieur, lui dit ce scélérat, cette bonne fille se trompe, elle a voulu parler d’un père Antonin qui est à Bordeaux, je ne la connais ni ne l’ai jamais connue; elle m’a prié d’entendre sa confession, je l’ai fait, vous connaissez nos lois, je n’ai donc rien à dire, je vous salue l’un et l’autre et serai toujours prêt à me représenter quand on jugera mon ministère important.
Antonin sort en disant ces mots, et me laisse aussi stupéfaite de sa fourberie que confondue de son insolence et de son libertinage.
Rien ne va vite en besogne comme les tribunaux inférieurs; presque toujours composés d’idiots, de rigoristes imbéciles ou de brutaux fanatiques, à peu près sûrs que de meilleurs yeux corrigeront leurs stupidités, rien ne les arrête aussitôt qu’il s’agit d’en faire. Je fus donc condamnée tout d’une voix à la mort par huit ou dix courtauds de boutique composant le respectable tribunal de cette ville de banqueroutiers et conduite sur-le-champ à Paris pour la confirmation de ma sentence. Les réflexions les plus amères et les plus douloureuses vinrent achever alors de déchirer mon cœur.
Sous quelle étoile fatale faut-il que je sois née, me dis-je, pour qu’il me soit devenu impossible de concevoir un seul sentiment de vertu qui n’ait été aussitôt suivi d’un déluge de maux, et comment se peut-il que cette providence éclairée dont je me plais d’adorer la justice, en me punissant de mes vertus, m’ait en même temps offert aussitôt au pinacle ceux qui m’écrasaient de leurs vices? Un usurier, dans mon enfance, veut m’engager à commettre un vol, je le refuse, il s’enrichit et je suis à la veille d’être pendue. Des fripons veulent me violer dans un bois parce que je refuse de les suivre, ils prospèrent et moi je tombe dans les mains d’un marquis débauché qui me donne cent coups de nerf de bœuf pour ne vouloir pas empoisonner sa mère. Je vais de là chez un chirurgien à qui j’épargne un crime exécrable, le bourreau pour récompense me mutile, me marque et me congédie; ses crimes se consomment sans doute, il fait sa fortune et je suis obligée de mendier mon pain. Je veux m’approcher des sacrements, je veux implorer avec ferveur l’être suprême dont je reçois autant de malheurs, le tribunal auguste où j’espère me purifier dans l’un de nos plus saints mystères, devient l’affreux théâtre de mon déshonneur et de mon infamie; le monstre qui m’abuse et qui me flétrit s’élève à l’instant aux plus grands honneurs, pendant que je retombe dans l’abîme affreux de ma misère. Je veux soulager un pauvre, il me vole.
Je secours un homme évanoui, le scélérat me fait tourner une roue comme une bête de somme, il m’accable de coups quand les forces me manquent, toutes les faveurs du sort viennent le combler et je suis prête à perdre mes jours pour avoir travaillé de force chez lui. Une femme indigne veut me séduire pour un nouveau crime, je reperds une seconde fois le peu de biens que je possède pour sauver la fortune de sa victime et pour la préserver du malheur; cet infortuné veut m’en récompenser de sa main, il expire dans mes bras avant que de le pouvoir. Je m’expose dans un incendie pour sauver un enfant qui ne m’appartient pas, me voilà pour la troisième fois sous le glaive de Thémis. J’implore la protection d’un malheureux qui m’a flétrie, j’ose espérer de le trouver sensible à l’excès de mes maux, c’est au nouveau prix de mon déshonneur que le barbare m’offre des secours… ô providence, m’est-il enfin permis de douter de ta justice et de quels plus grands fléaux eussé-je donc été accablée, si à l’exemple de mes persécuteurs, j’eusse toujours encensé le vice? Telles étaient, madame, les imprécations que j’osais malgré me permettre… qui m’étaient arrachées par l’horreur de mon sort, quand vous avez daigné laisser tomber sur moi un regard de pitié et de compassion… Mille excuses, madame, d’avoir abusé aussi longtemps de votre patience, j’ai renouvelé mes plaies, j’ai troublé votre repos, c’est tout ce que nous recueillerons l’une et l’autre du récit de ces cruelles aventures.
L’astre se lève, mes gardes vont m’appeler, laissez-moi courir à la mort; je ne la redoute plus, elle abrégera mes tourments, elle les finira; elle n’est à craindre que pour l’être fortuné dont les jours sont purs et sereins, mais la malheureuse créature qui n’a pressé que des couleuvres, dont les pieds sanglants n’ont parcouru que des épines, qui n’a connu les hommes que pour les haïr, qui n’a vu le flambeau du jour que pour le détester, celle à qui ses cruels revers ont enlevé parents, fortune, secours, protection, amis, celle qui n’a plus dans le monde que des pleurs pour s’abreuver et des tribulations pour se nourrir… celle-là, dis-je, voit avancer la mort sans frémir, elle la souhaite comme un port assuré où la tranquillité renaîtra pour elle dans le sein d’un dieu trop juste pour permettre que l’innocence avilie et persécutée sur la terre ne trouve pas un jour dans le ciel la récompense de ses larmes.
L’honnête M. de Corville n’avait point entendu ce récit sans en être prodigieusement ému; pour Mme de Lorsange, en qui (comme nous l’avons dit) les monstrueuses erreurs de sa jeunesse n’avaient point éteint la sensibilité, elle était prête à s’en évanouir.
– Mademoiselle, dit-elle à Sophie, il est difficile de vous entendre sans prendre à vous le plus vif intérêt… mais faut-il vous l’avouer, un sentiment inexplicable, plus vif encore que celui que je viens de vous peindre, m’entraîne invinciblement vers vous, et fait mes propres maux des vôtres. vous m’avez déguisé votre nom, Sophie, vous m’avez caché votre naissance, je vous conjure de m’avouer votre secret; ne vous imaginez pas que ce soit une vaine curiosité qui m’engage à vous parler ainsi; si ce que je soupçonne était vrai… ô Justine, si vous étiez ma sœur!
– Justine… madame, quel nom!
– Elle aurait votre âge aujourd’hui.
– ô Juliette, est-ce toi que j’entends, dit la malheureuse prisonnière en se précipitant dans les bras de Mme de Lorsange… toi, ma sœur, grand Dieu… quel blasphème j’ai fait, j’ai douté de la providence… ah, je mourrai bien moins malheureuse, puisque j’ai pu t’embrasser encore une fois!
Et les deux sœurs, étroitement serrées dans les bras l’une de l’autre, ne s’exprimaient plus que par leurs sanglots, ne s’entendaient plus que par leurs larmes… M. de Corville ne put retenir les siennes, et voyant bien qu’il lui était impossible de ne pas prendre à cette affaire le plus grand intérêt, il sortit sur-le-champ et passa dans un cabinet, il écrivit au garde des Sceaux, il peignit en traits de sang l’horreur du sort de l’infortunée Justine, il se rendit garant de son innocence, demanda jusqu’à l’éclaircissement du procès que la prétendue coupable n’eût que son château pour prison et s’engagea à la représenter au premier ordre du chef souverain de la justice. Sa lettre écrite, il en charge les deux cavaliers, il se fait connaître à eux, il leur ordonne de porter à l’instant sa lettre et de revenir prendre leur prisonnière chez lui, s’il en reçoit l’ordre du chef de la magistrature; ces deux hommes qui voient à qui ils ont affaire ne craignent point de se compromettre en obéissant, cependant une voiture avance…
– Venez, belle infortunée, dit alors M. de Corville à Justine qu’il retrouve encore dans les bras de sa sœur, venez, tout vient de changer pour vous dans un quart d’heure; il ne sera pas dit que vos vertus ne trouveront pas leur récompense ici bas, et que vous ne rencontriez jamais que des âmes de fer… suivez-moi, vous êtes ma prisonnière, ce n’est plus que moi qui réponds de vous.
Et M. de Corville explique alors en peu de mots tout ce qu’il vient de faire…
– Homme respectable autant que chéri, dit Mme de Lorsange en se précipitant aux genoux de son amant, voilà le plus beau trait que vous avez fait de vos jours. C’est à celui qui connaît véritablement le cœur de l’homme et l’esprit de la loi, à venger l’innocence opprimée, à secourir l’infortune accablée par le sort… Oui, la voilà… la voilà, votre prisonnière… va, Justine, va… cours baiser à l’instant les pas de ce protecteur équitable qui ne t’abandonnera point comme les autres… ô monsieur, si les liens de l’amour m’étaient précieux avec vous, combien vont-ils me le devenir davantage, embellis par les nœuds de la nature, resserrés par la plus tendre estime!
Et ces deux femmes embrassaient à l’envi les genoux d’un si généreux ami et les arrosaient de leurs pleurs. On partit.
M. de Corville et Mme de Lorsange s’amusaient excessivement de faire passer Justine de l’excès du malheur au comble de l’aisance et de la prospérité; ils la nourrissaient avec délices des mets les plus succulents, ils la couchaient dans les meilleurs lits, ils voulaient qu’elle ordonnât chez eux, ils y mettaient enfin toute la délicatesse qu’il était possible d’attendre de deux âmes sensibles… On lui fit faire des remèdes pendant quelques jours, on la baigna, on la para, on l’embellit; elle était l’idole des deux amants, c’était à qui des deux lui ferait plus tôt oublier ses malheurs. Avec quelques soins un excellent artiste se chargea de faire disparaître cette marque ignominieuse, fruit cruel de la scélératesse de Rodin.
Tout répondait aux vœux de Mme de Lorsange et de son délicat amant; déjà les traces de l’infortune s’effaçaient du front charriant de l’aimable Justine… déjà les grâces y rétablissaient leur empire; aux teintes livides de ses joues d’albâtre succédaient les roses du printemps; le rire effacé depuis si longtemps de ces lèvres y reparut enfin sur l’aile des plaisirs.
Les meilleures nouvelles arrivaient de Paris, M. de Corville avait mis toute la France en mouvement, il avait ranimé le zèle de M. S. qui s’était joint à lui pour peindre les malheurs de Justine et pour lui rendre une tranquillité qui lui était aussi bien due… Des lettres du roi arrivèrent enfin, qui purgeant Justine de tous les procès qui lui avaient été injustement intentés depuis son enfance, lui rendaient le titre d’honnête citoyenne, imposaient à jamais silence à tous les tribunaux du royaume qui avaient comploté contre cette malheureuse, et lui accordaient douze cents livres de pension sur les fonds saisis dans l’atelier des faux-monnayeurs du Dauphiné. Peu s’en fallut qu’elle n’expirât de joie en apprenant d’aussi flatteuses nouvelles; elle en versa plusieurs jours de suite des larmes bien douces dans le sein de ses protecteurs, lorsque tout à coup son humeur changea sans qu’il fût possible d’en deviner la cause. Elle devint sombre, inquiète, rêveuse, quelquefois elle pleurait au milieu de ses amis sans pouvoir elle-même expliquer le sujet de ses larmes.
– Je ne suis pas née pour un tel comble de bonheur, disait-elle quelquefois à Mme de Lorsange… oh ma chère sœur, il est impossible qu’il puisse durer.
On avait beau lui représenter que toutes ses affaires étant finies, elle ne devait plus avoir aucune sorte d’inquiétude; l’attention que l’on avait eue de ne point parler dans les mémoires qui avaient été faits pour elle d’aucun des personnages avec lesquels elle avait été compromise et dont le crédit pouvait être à redouter, ne pouvait que la calmer encore; cependant rien n’y parvenait, on eût dit que cette pauvre fille, uniquement destinée au malheur et sentant la main de l’infortune toujours suspendue sur sa tête, prévît déjà le dernier coup dont elle allait être écrasée. Mme de Lorsange habitait encore la campagne; on était sur la fin de l’été, on projetait une promenade qu’un orage affreux qui se fourrait, paraissait devoir déranger; l’excès de la chaleur avait contraint de laisser tout ouvert dans le salon.
L’éclair brille, la grêle tombe, les vents sifflent avec impétuosité, des coups de tonnerre affreux se font entendre. Mme de Lorsange effrayée… Mme de Lorsange qui craint horriblement le tonnerre, supplie sa sœur de feutrer tout le plus promptement qu’elle pourra; M. de Corville rentrait en ce moment; Justine, empressée de calmer sa sœur, vole à une fenêtre, elle veut lutter une minute contre le vent qui la repousse, à l’instant un éclat de foudre la renverse au milieu du salon et la laisse sans vie sur le plancher.
Mme de Lorsange jette un cri lamentable… elle s’évanouit;
M. de Corville appelle au secours, les soins se divisent, on rappelle Mme de Lorsange à la lumière, mais la malheureuse Justine était frappée de façon à ce que l’espoir même ne pouvait plus subsister pour elle. La foudre était entrée par le sein droit, elle avait brûlé la poitrine, et était ressortie par sa bouche, en défigurant tellement son visage qu’elle faisait horreur à regarder. M. de Corville voulut la faire emporter à l’instant. Mme de Lorsange se lève avec l’air du plus grand calme et s’y oppose.
– Non, dit-elle à son amant, non, laissez-la sous mes regards un instant, j’ai besoin de la contempler pour m’affermir dans la résolution que je viens de prendre; écoutez-moi, monsieur, et ne vous opposez point surtout au parti que j’adopte et dont rien au monde ne pourra me distraire à présent. Les malheurs inouïs qu’éprouve cette malheureuse, quoiqu’elle ait toujours respecté la vertu, ont quelque chose de trop extraordinaire, monsieur, pour ne pas m’ouvrir les yeux sur moi-même; ne vous imaginez pas que je m’aveugle sur ces fausses lueurs de félicité dont nous avons vu jouir dans le cours de ces aventures les scélérats qui l’ont tourmentée. Ces caprices du sort sont des énigmes de la providence qu’il ne nous appartient pas de dévoiler, mais qui ne doivent jamais nous séduire; la prospérité du méchant n’est qu’une épreuve où la providence nous met, elle est comme la foudre dont les feux trompeurs n’embellissent un instant l’atmosphère que pour précipiter dans les abîmes de la mort le malheureux qu’elle éblouit… En voilà l’exemple sous nos yeux; les calamités suivies, les malheurs effrayants et sans interruption de cette fille infortunée sont un avertissement que l’Éternel me donne de me repentir de mes travers, d’écouter la voix de mes remords et de me jeter enfin dans ses bras.
Quel traitement dois-je craindre de lui, moi… dont les crimes vous feraient frémir, s’ils étaient connus de vous… moi dont le libertinage, l’irréligion… l’abandon de tous principes ont marqué chaque instant de la vie… à quoi devrais-je m’attendre, puisque c’est ainsi qu’est traitée celle qui n’eut pas une seule erreur volontaire à se reprocher de ses jours… Séparons-nous, monsieur, il en est temps… aucune chaîne ne nous lie, oubliez-moi, et trouvez bon que j’aille par un repentir éternel abjurer aux pieds de l’être suprême les infamies dont je me suis souillée. Ce coup affreux pour moi était néanmoins nécessaire à ma conversion dans cette vie, et au bonheur que j’ose espérer dans l’autre; adieu, monsieur, vous ne me verrez jamais. La dernière marque que j’attends de votre amitié est de ne faire même aucune sorte de perquisition pour savoir ce que je suis devenue; je vous attends dans un monde meilleur, vos vertus doivent vous y conduire, puissent les macérations où je vais, pour expier mes crimes, passer les malheureuses années qui me restent, me permettre de vous y revoir un jour. Mme de Lorsange quitte aussitôt la maison, elle fait atteler une voiture, prend quelques sommes avec elle, laisse tout le reste à M. de Corville en lui indiquant des legs pieux, et vole à Paris où elle entre aux carmélites dont au bout de très peu d’années elle devient le modèle et l’exemple, autant par sa grande piété que par la sagesse de son esprit et l’extrême régularité de ses mœurs. M. de Corville, digne d’obtenir les premiers emplois de sa patrie, n’en est honoré que pour faire à la fois le bonheur du peuple, la gloire de son souverain et la fortune de ses amis. ô vous qui lirez cette histoire, puissiez-vous en tirer le même profit que cette femme mondaine et corrigée, puissiez-vous vous convaincre avec elle que le véritable bonheur n’est que dans le sein de la vertu et que si Dieu permet qu’elle soit persécutée sur la terre, c’est pour lui préparer dans le ciel une plus flatteuse récompense.
Fini au bout de quinze jours, le 8 juillet 1787.