LE CAVALIER MASQUÉ

9 LE TOMBEAU D’ILARIA

La pluie, qui avait duré toute la nuit et une partie de la matinée, cessa brusquement comme la voiture quittait Carrare où l’on avait relayé. Le soleil creva d’un seul coup les nuages, les repoussa vers la montagne, étendant à la place la grande toile azurée du ciel. Les blanches montagnes de marbre, si ternes l’instant précédent, se mirent à briller, éclatantes, semblables à des glaciers taillés par la hache d’un géant, chacune de leurs arêtes renvoyant la lumière en flèches aveuglantes. Mais Marianne, exténuée, ne leur accorda même pas un regard. Du marbre, il y en avait partout à Carrare, en blocs bruts, en cubes taillés, en stèles, en poussière blanche sur toutes choses, jusque sur les nappes de l’auberge où l’on avait pris un rapide repas.

— Nous fournissons toutes les cours d’Europe et même le monde entier. Notre grande-duchesse en envoie vers la France de pleines cargaisons. Pas une statue de l’Empereur Napoléon qui ne vienne d’ici ! avait affirmé l’aubergiste avec un naïf orgueil mais sans arracher à la jeune femme autre chose qu’un sourire figé.

Outre qu’elle faisait pleine confiance à Elisa Bonaparte pour étouffer sa remuante famille sous les tonnes de marbre dont elle tirerait ses bustes, ses stèles, ses bas-reliefs et ses statues, Marianne n’avait aucune envie, aujourd’hui, d’entendre parler du plus petit Bonaparte... et de Napoléon encore moins !

Partout, sur la longue route qu’elle avait parcourue, elle avait rencontré des villages en fête, des villages pavoisées depuis un bon mois en l’honneur du mariage impérial. C’était une suite ininterrompue de bals, de concerts, de réjouissances de toute sorte qui laissaient supposer que les fidèles sujets de Sa Majesté l’Empereur et Roi n’en finiraient jamais de célébrer une union que Marianne, pour sa part, en était arrivée à considérer comme une injure personnelle. On avait roulé pratiquement entre une double haie de drapeaux plus ou moins frais, de fleurs fanées, de bouteilles vides et d’arcs de triomphe fléchissants qui lui avaient laissé une impression déprimante. Cet envers du décor, cette dérision convenaient trop bien à ce voyage étrange au bout duquel attendaient un inconnu et un mariage qui ne pouvait lui inspirer que répugnance.

Le trajet avait été terrible. Espérant toujours voir arriver Jason, Marianne, au départ, avait réduit autant qu’il avait été possible le temps nécessaire au parcours, malgré les remontrances d’Arcadius inquiet. Elle ne pouvait se résigner à quitter Paris et c’est seulement le 3 mai à l’aube qu’elle avait enfin consenti à monter en voiture. Encore avait-elle eu la sensation pénible, quand les quatre vigoureux chevaux de poste avaient arraché la berline au pavé de la rue de Lille, quand avaient disparu le visage soucieux d’Arcadius et la main qu’il agitait machinalement, de laisser chez elle une partie d’elle-même. C’était un peu la même chose que lorsqu’elle avait quitté Selton et le tombeau palladien d’Ellis. Cette fois encore elle s’en allait vers une aventure qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver menaçante.

Pour ne pas risquer d’être en retard au rendez-vous du destin et pour rattraper le temps perdu, elle avait exigé des marches forcées. Durant trois jours, jusqu’à ce que l’on eût atteint Lyon, elle avait refusé de s’arrêter pour autre chose que les relais de chevaux et de hâtifs repas dans les auberges, payant les postillons double et triple les guides pour les inciter à gagner du temps. Malgré les mauvaises routes, défoncées ou détrempées, on allait à un train d’enfer, ce qui n’empêchait cependant pas Marianne de se pencher fréquemment à la portière pour regarder derrière elle. Mais, si parfois un cavalier apparaissait à l’horizon, ce n’était jamais celui qu’elle espérait.

Après quelques heures de repos à Lyon, la voiture s’était dirigée vers la montagne et l’allure avait dû se ralentir. La nouvelle route du Mont-Cenis, que Napoléon avait fait tracer depuis sept ans et qu’Arcadius lui avait conseillé d’emprunter, bien qu’elle fût tout juste terminée, raccourcissait beaucoup le trajet mais n’en avait pas moins été plutôt rude pour Marianne, Agathe et Gracchus qui avaient dû gravir à pied une bonne partie du col, tandis que des mulets hissaient la voiture. Pourtant, grâce peut-être à l’accueil réconfortant des moines de l’hospice, grâce surtout à la splendeur du grandiose paysage de montagnes, le premier qu’elle eût jamais contemplé de sa vie, Marianne connut là un instant de rémission. Griserie peut-être aussi de savoir que sa voiture était sans doute la deuxième ou la troisième à emprunter cette route, sinon la première, mais elle n’avait pas senti la fatigue et, oubliant que le temps la pressait, elle était demeurée un long moment assise au bord du lac bleu du sommet, avec l’envie étrange de rester là pour toujours, à respirer cet air si pur, à regarder passer, sur la neigeuse majesté des sommets, le vol noir et lent des choucas. Le temps, ici, s’arrêtait. Il devait y être facile d’oublier le monde, ses replis tortueux, ses roueries, son vacarme, ses fureurs et ses amours impossibles. Ici, pas de banderoles fanées, pas de vers de mirliton, pas de fleurs piétinées détruisant l’harmonie d’une campagne, mais seulement, au creux d’un rocher, l’étoile bleue d’une gentiane, la dentelle argentée d’un lichen. Il n’était jusqu’à la silhouette presque militaire de l’hospice, agrandi lui aussi par l’Empereur – tout dans ce pays de France ne portait-il pas sa marque ? –, qui n’en prît une noblesse et une étrange spiritualité, comme si les murs austères de cette étape du ciel irradiaient la prière et la charité qui les habitaient. Dieu, qu’en bas chacun tentait d’accommoder selon ses convenances, reprenait ici sa redoutable grandeur... Et il avait fallu qu’un moine vînt, doucement, frapper sur l’épaule de Marianne pour lui rappeler qu’un peu plus loin l’attendaient une femme de chambre, recrue de fatigue, un cocher à moitié gelé et une berline prête à redescendre, pour qu’elle consentît à reprendre la route vers Suse.

Et le rythme infernal avait recommencé. On avait traversé Turin sans un regard, Gênes sans rien en voir. Ni le soleil, ni les fleurs débordant de tous les jardins, ni la mer indigo n’avaient réussi à tirer Marianne de l’humeur noire où elle s’enfonçait à chaque tour de roue de sa voiture. Une rage la possédait qui la forçait d’aller plus vite, toujours plus vite, et qui arrachait parfois à Gracchus un regard inquiet. Jamais il n’avait vu sa maîtresse à la fois si nerveuse et si froide, si tendue et si facilement irritable. Le pauvre garçon ne pouvait deviner que peu à peu, à mesure que se rapprochait le but final, la déception et le dégoût d’elle-même se glissaient dans l’âme malade de sa maîtresse. Jusqu’à ce moment, contre vents et marées, elle avait espéré voir arriver Jason qu’elle s’était habituée à considérer comme son obligatoire sauveur. Désormais, elle n’espérait plus.

La dernière nuit, on avait dormi tout juste quatre heures dans une mauvaise auberge cachée dans un repli de l’Apennin et, pour Marianne, ce sommeil n’avait été qu’une suite rapide de cauchemars et de réveils fiévreux qui l’avaient laissée si lasse que, avant même le chant du coq, elle s’était jetée à bas de la mauvaise paillasse qu’on lui avait allouée et avait crié d’atteler. Et l’aube de ce jour qui devait être le dernier du voyage avait trouvé la berline et son contenu dévalant vers la mer à folle allure. On était le 15 mai, le dernier jour, mais Lucques n’était plus loin.

— Treize lieues à peu près, avait dit l’aubergiste de Carrare.

Maintenant, la voiture roulait sur une route plate et sablonneuse, presque aussi douce qu’une allée de parc et qui longeait la mer. Seules quelques vieilles dalles affleurant ici et là rappelaient qu’il s’agissait de l’ancienne voie Aurélia, construite par les Romains. Marianne ferma les yeux et laissa aller sa joue contre le drap des coussins. Auprès d’elle, Agathe dormait comme une bête harassée, repliée sur elle-même, son bonnet retombant sur son nez. Marianne aurait bien voulu en faire autant mais, malgré la fatigue qui l’accablait, ses nerfs tendus lui refusaient le repos. En dépit du soleil revenu, le paysage de dunes et de roseaux, piqué de loin en loin d’un large pin maritime noir sur le ciel de nouveau floconneux, ajoutait à sa tristesse. Incapable de garder les yeux clos, elle suivit sur la mer le bondissement d’une tartane qui, sous sa voile triangulaire, fuyait vers le large. Le petit bateau semblait si léger, si heureux d’être libre ! « S’en aller avec lui », songea Marianne avec une douloureuse envie, « fuir dans le vent, droit devant soi en oubliant tout le reste, ce serait si bon !... »

Elle comprenait d’un seul coup ce que pouvait représenter la mer pour un homme comme Jason Beaufort et pourquoi il lui demeurait si passionnément fidèle. C’était elle, sans doute, qui s’était mise entre eux, qui l’avait empêché de venir vers Marianne quand elle avait tellement besoin de lui... Car, maintenant, elle en était sûre : Jason ne viendrait pas... Il était peut-être à l’autre bout du inonde... il avait peut-être rejoint son lointain pays, mais, quoi qu’il en soit, le cri d’appel de Marianne s’était perdu dans le vent et, s’il parvenait jamais jusqu’à lui, ce serait trop tard, beaucoup trop tard.

Une idée folle lui vint alors, née d’une subite panique et parce que, sur une mauvaise planche de bois plantée sur un poteau, elle avait lu qu’il n’y avait plus que huit lieues avant Lucques. Pourquoi ne pas fuir, elle aussi, sur la mer ? Il devait y avoir, non loin de là, des bateaux, un port ? Elle pourrait s’embarquer, chercher elle-même cet homme qui, peut-être parce qu’elle n’avait pu l’atteindre, lui était tout à coup devenu étrangement cher, presque indispensable comme le symbole même de sa liberté menacée. Par trois fois, il lui avait proposé à l’emmener, par trois fois elle avait refusé dans sa poursuite aveugle d’un amour chimérique... Avait-elle été assez sotte !...

Mue par cette impulsion, elle appela Gracchus qui, infatigable et sans problèmes, sifflait tranquillement le dernier succès de Désaugiers.

« Bon voyage, Monsieur Dumollet,

A Saint-Malo débarquez sans naufrage... »

avec un à propos dont il n’avait aucunement conscience.

— Sais-tu s’il y a un port dans cette direction ? demanda-t-elle, un port de quelque importance ?

Sous son chapeau poussiéreux, Gracchus ouvrit de grands yeux.

— Oui. La fille de l’auberge m’en a parlé. C’est Livourne mais, à ce qu’elle m’a dit, il ne fait guère bon y aller en ce moment. Il paraît que depuis un mois les douaniers mettent sous séquestre tous les bâtiments à pavillon ottoman et leurs cargaisons et, comme presque tout le commerce de ce port se fait sous ce pavillon, vous imaginez ce que cela peut donner. On fouille tous les bateaux et paraît que ça va plutôt mal... Mais est-ce que nous n’allons plus à Lucques ?

Marianne ne répondit pas. Son regard avait rejoint la petite tartane qui semblait maintenant voguer dans une coulée d’or vers le soleil couchant. Gracchus retint ses chevaux.

— Oh ! Oh !... cria-t-il et la voiture s’arrêta.

Agathe ouvrit des yeux gros de sommeil. Marianne tressaillit.

— Pourquoi t’arrêtes-tu ?

— C’est que... si nous n’allons plus à Lucques, faudrait le dire tout de suite parce que voilà la route qui y mène, là sur notre gauche. Pour Livourne, c’est tout droit.

C’était vrai. Sur la gauche, un chemin s’en allait vers des collines piquées de cyprès où fleurissaient, çà et là, les murs roux d’une petite ferme ou le campanile rose d’une église. Là-bas, la tartane avait disparu, absorbée par le soleil rouge. Marianne ferma les yeux et contracta sa gorge pour retenir un sanglot nerveux. Ce n’était pas possible. Elle ne pouvait pas renier la parole qu’elle avait donnée. Et puis, il y avait l’enfant... A cause de lui toute aventure était impossible. Sa mère n’avait pas le droit de mettre en danger, sur les flots, cette vie fragile à laquelle désormais il lui fallait tout sacrifier, même ses répugnances, même ses plus légitimes aspirations.

— Vous êtes souffrante ? demanda Agathe inquiète de la voir pâlir. C’est ce terrible voyage.

— Non... ce n’est rien ! Continue, Gracchus ! Nous allons bien à Lucques.

Le fouet claqua, les chevaux s’élancèrent. Résolument la berline tourna le dos à la mer et prit la direction des collines.

Quand on arriva en vue de Lucques, le crépuscule était tombé, mauve et transparent, et le cœur de Marianne s’était apaisé. Depuis que l’on avait quitté la via Aurélia, on avait franchi une belle rivière, le Serchio, sur un noble pont romain, et l’on avait roulé, à travers une plaine calme et fertile vers un cercle de montagnes au creux duquel, comme au fond d’un tonneau, Ta ville, soudain, avait surgi rose et attirante, serrée dans ses murailles dont les rudes bastions s’adoucissaient d’arbres et de verdure, Lucques paraissait s’envoler dans le jaillissement aérien de ses campaniles romans et de ses tours, chevelues de végétation, vers de douces montagnes au sommet desquelles s’attardait un dernier reflet lumineux.

— Nous sommes arrivés, soupira Marianne. Tu n’auras qu’à demander le Duomo, Gracchus. C’est la cathédrale. L’auberge où nous allons doit être sur la place.

Les formalités auprès d’un corps de garde bon enfant et lymphatique furent rapides. Les papiers des voyageurs étaient d’ailleurs parfaitement en règle.

Avec un grondement de tonnerre, la berline s’engouffra sous la voûte du rempart tandis que, de tous les clochers, les notes frêles de l’Angélus s’envolaient vers la campagne. Des bandes d’enfants s’élancèrent en criant sur la trace de la voiture, cherchant à s’accrocher aux ressorts.

Le soir tombant allumait des lanternes ici et là au long de l’étroite rue bordée de hautes maisons médiévales dans laquelle s’engagea la voiture. Comme à la fin de chaque journée, quand il ne pleut pas, en Italie, toute la ville ou presque était dehors et la voiture dut aller au pas. Des hommes, surtout, passaient par groupes, se tenant par le bras et allant en direction des places. Quelques femmes aussi, vêtues de sombre pour la plupart mais enveloppées, de la tête aux genoux, dans de grands châles de dentelle blanche. On parlait haut, on s’interpelait, parfois fusait l’écho d’une chanson, mais Marianne remarqua de nombreux soldats et en conclut, avec ennui, que peut-être la Grande-Duchesse Elisa avait gagné sa résidence d’été lucquoise, cette fastueuse villa de Marlia dont lui avait parlé Arcadius. Si la nouvelle de la pseudo-cure entreprise par la cantatrice Maria-Stella venait jusqu’à elle, Marianne pouvait se trouver en butte à une gênante invitation, contraire non seulement aux recommandations de son parrain, mais encore à son propre désir. C’était à Lucques, en effet, que devait s’achever la carrière de l’éphémère Maria-Stella. Il ne pouvait plus être question, pour elle, de remonter sur une scène, l’identité nouvelle qui allait lui être imposée s’y opposant certainement. D’ailleurs, Marianne s’avouait que ce serait sans regret qu’elle abandonnerait le théâtre pour lequel, décidément, elle ne se sentait pas faite. Sa dernière expérience publique, aux Tuileries, lui avait été trop cruelle. Donc, il valait mieux éviter autant que faire se pourrait la sœur de Napoléon...

Toujours entourée de gosses braillards, la voiture poursuivit sa route, prit le trot en traversant une grande et belle place plantée d’arbres où se dressait une statue de l’Empereur, en coupa une autre plus petite qui faisait suite et déboucha finalement en face d’une admirable église romane dont la façade, aérienne avec sa triple rangée de légères colonnettes, tempérait l’arrogance d’un puissant campanile crénelé.

— Voilà votre cathédrale, commenta Gracchus. Et je voudrais bien savoir pourquoi ils appellent ça le dôme ? Il n’y a pas de dôme là-dessus.

— Je t’expliquerai plus tard. Cherche l’auberge.

— Pas difficile à trouver. La voilà, pardi ! On ne voit qu’elle !

Tourné l’angle d’un charmant palais de la Renaissance, dont les portes à bossages encadraient un jardin luxuriant, l’auberge del Duomo étalait ses fenêtres sévèrement grillées mais bien éclairées de l’intérieur et son large porche cintré au-dessus duquel s’étalait son enseigne et s’accrochait un chèvrefeuille.

— On dirait qu’il y a du monde ! murmura Marianne.

En effet, des chevaux de selle attendaient à la porte aux mains de quelques soldats.

— Doit y avoir un régiment de passage, grogna Gracchus. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Que veux-tu que nous fassions ? fit Marianne impatientée. Entre ! Nous n’allons pas passer la nuit dans la voiture sous prétexte qu’il y a du monde à l’auberge. On doit avoir retenu pour nous.

En serviteur obéissant, Gracchus, sans se risquer à demander qui était ce « on » mystérieux, franchit le porche de l’auberge et vint arrêter majestueusement son attelage fumant dans la cour intérieure. Comme par enchantement, palefreniers et valets surgirent de tous les coins d’ombre et, par la porte de derrière, armé d’une grosse lanterne, apparut l’aubergiste qui se précipita vers cet élégant attelage aussi vite que le permettait son ventre et se répandit en courbettes multiples.

— Je suis Orlandi, Madame, au service de Votre Excellence ! C’est un honneur pour l’auberge del Duomo qu’une visite comme celle de Madame, mais j’ose dire que nulle part ailleurs elle ne trouvera meilleur gîte et meilleure table.

— A-t-on retenu des chambres pour moi et mes gens ? demanda Marianne en excellent toscan. Je suis la signorina Maria-Stella et...

— Si, si... molto bene ! Si la signorina veut se donner la peine de me suivre. Le signor Zecchini attend depuis ce matin.

Marianne ne sourcilla même pas à l’énoncer de ce nom inconnu. Un envoyé du cardinal peut-être ? Ce ne pouvait tout de même pas être l’homme qu’elle devait épouser.

— Mais, tous ces gens dans votre auberge ? fit-elle en désignant les nombreux uniformes qui apparaissaient par les vitres noircies de la cuisine.

Le signor Orlandi haussa ses grasses épaules et, pour bien montrer en quelle estime il tenait les militaires, cracha par terre sans cérémonie.

— Peuh ! des gendarmes de Son Altesse la Grande-Duchesse. Ils sont seulement de passage... du moins j’espère !

— Des manœuvres peut-être ?

La ronde figure d’Orlandi sur laquelle une longue moustache de bandit calabrais s’efforçait sans succès de donner un air redoutable parut s’allonger curieusement.

— L’Empereur a donné ordre de fermer les couvents dans toute la Toscane. Certains évêques du Trasimène se sont élevés contre le pouvoir établi. Quatre d’entre eux ont été arrêtés, mais on craint que d’autres ne se soient réfugiés chez nous. D’où ces mesures exceptionnelles.

Toujours cet antagonisme incessant entre Napoléon et le Pape !

Marianne fronça les sourcils. Quelle idée avait donc eue son parrain de la faire venir justement dans cette région où les choses semblaient aller si mal entre l’Empereur et l’Eglise ? Les difficultés qu’elle entrevoyait pour son retour à Paris n’en seraient pas diminuées, bien au contraire. Déjà, elle n’évoquait pas sans frissonner la réaction de l’Empereur quand il saurait que, sans même le consulter, elle avait épousé un inconnu. Le cardinal, bien sûr, avait promis que ce ne serait pas un ennemi, mais pouvait-on jamais préjuger des réflexes d’un homme à ce point jaloux de son pouvoir ?

Le brouhaha qui régnait dans la grande salle de l’auberge sauta au visage des arrivants. Un groupe d’officiers en entourait un autre qui venait visiblement d’arriver. Couvert de poussière et rouge de fureur, le nouveau venu vociférait, le shako en bataille, la moustache menaçante et l’œil flambant.

— ... un valet glacial est venu jusqu’à la grille et m’a expliqué, en hurlant pour couvrir les aboiements des dogues, que son maître ne recevant jamais personne, il était inutile de perquisitionner chez lui pour voir si l’un de ces sacrés évêques s’y cachait ! Là-dessus, sans rien vouloir écouter de plus, il m’a tourné le dos et il est reparti aussi tranquillement que si nous n’existions pas. Je n’avais pas assez d’hommes pour investir sa sacrée villa mais, sacrebleu, ça ne se passera pas comme ça ! Allez, vous autres, en selle. On va montrer à ce Sant’Anna ce qu’il en coûte de se moquer des ordres de Sa Majesté l’Empereur et de Son Altesse Impériale la Grande-Duchesse !

Un concert d’approbation salua cette belliqueuse déclaration.

— Si la signorina veut m’attendre un instant, chuchota précipitamment Orlandi qui était devenu tout pâle, il faut que je m’en mêle. Holà ! Monsieur l’officier !

— Qu’est-ce que tu veux ! grogna l’homme en colère. Donne-moi un pichet de chianti et vite ! J’ai soif et je suis pressé.

Mais au lieu d’obtempérer, Orlandi secoua la tête.

— Excusez l’audace mais... si j’étais vous, monsieur l’officier, je n’essaierais pas de voir le prince Sant’Anna... d’abord parce que vous n’y arriverez pas, ensuite parce que très certainement Son Altesse Impériale vous le reprochera.

Le vacarme cessa d’un seul coup. L’officier, écartant ses camarades, vint vers Orlandi. Marianne recula jusqu’à l’ombre de l’escalier pour éviter d’être remarquée.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Pourquoi est-ce que je n’y arriverai pas ?

— Parce que personne n’y ait jamais arrivé. N’importe qui, à Lucques, vous en dira tout autant. Le prince Sant’Anna on sait qu’il existe... mais on ne l’a jamais vu !... personne que les deux ou trois serviteurs attachés à son service particulier. Tous les autres... et il y en a beaucoup, ici et dans les autres demeures du prince, n’ont jamais aperçu qu’une silhouette. Mais jamais un visage, jamais un regard. Tout ce qu’ils connaissent de lui, c’est le son de sa voix.

— Il se cache ! clama le capitaine. Et pourquoi se cache-t-il, hein, aubergiste ? Est-ce que tu sais pourquoi il se cache ? Si tu ne le sais pas, je te le dirai parce que je le saurai bientôt.

— Non, monsieur l’officier, vous ne le saurez pas... ou craignez la colère de la Grande-Duchesse Elisa qui, comme les grands-ducs, ses prédécesseurs, a toujours respecté la claustration du prince.

Le soldat se mit à rire, mais son rire sonna un peu faux aux oreilles de Marianne qui, intéressée malgré elle par cette étrange histoire, écoutait de toute son attention.

— Pas possible ? Mais c’est le Diable, alors, ton prince.

Avec un frisson superstitieux, Orlandi se signa précipitamment trois ou quatre fois et dans son dos, pour que l’officier ne le vît pas, pointa deux doigts en cornes afin de conjurer le mauvais sort.

— Ne dites pas des choses comme ça ! monsieur l’officier. Non, le prince n’est pas... enfin qui vous venez de nommer. On dit que, depuis sa petite enfance, il traîne une maladie terrible et que c’est pour cela qu’on ne l’a jamais vu. Jamais ses parents ne l’ont montré. Peu après sa naissance, ils sont partis au loin et ils y sont morts. Il est revenu, seul... ou tout au moins avec les serviteurs dont j’ai parlé, qui l’ont vu naître et qui mènent tout.

Plus impressionné qu’il ne voulait l’admettre, l’officier hocha la tête.

— Et il vit toujours dans ce domaine fermé de murs, de grilles et de serviteurs ?

— Parfois, il s’en va... sans doute pour une autre de ses propriétés, toujours avec son majordome et son chapelain, mais on ne le voit jamais ni partir ni arriver.

Le silence tomba, si pesant, tout à coup, que l’officier pour le secouer essaya de rire. Tourné vers ses camarades qui écoutaient, figés, il s’écria :

— C’est un farceur, votre prince ! Ou alors c’est un fou ! Et nous, les fous, on n’aime pas ça ! Si tu dis que la Grande-Duchesse n’aimerait pas qu’on l’attaque, on n’attaquera pas. On a d’ailleurs suffisamment à faire pour le moment. Mais on va envoyer un messager à Florence et...

Brusquement, il changea de ton, redevint menaçant et vint agiter son poing sous le nez du pauvre Orlandi.

— ... et si tu nous as menti, non seulement on ira le dénicher dans son trou ton oiseau de nuit, mais encore tu apprendras ce que pèse le fourreau de mon sabre ! Allez, vous autres, on s’en va ! Direction le couvent de Monte Oliveto... Sergent Bernardi, tu resteras ici avec une escouade ! Sont un peu trop confits en dévotion, dans cette sacrée ville. Autant les surveiller. On ne sait jamais !

Dans un grand bruit de bottes et de sabres traînés, les gendarmes quittèrent la salle. Orlandi se tourna vers Marianne qui, sans bouger, Gracchus et Agathe tendant le cou derrière elle, avait attendu la fin de ce bizarre dialogue.

— Pardonnez, signorina... mais je ne pouvais pas laisser ces hommes se lancer à l’assaut de la villa Sant’Anna. Cela n’aurait porté bonheur à personne... ni à eux ni à nous.

Intriguée, Marianne ne résista pas au désir de poser quelques questions sur le curieux personnage que son aubergiste venait d’évoquer.

— Vous en avez vraiment si peur de ce prince ? Pourtant, vous non plus ne l’avez jamais vu ?

— Non, je ne l’ai jamais vu. Mais je vois le bien que l’on fait en son nom. Le prince est très généreux pour les petites gens. Et puis, avec un homme comme lui, comment savoir jusqu’où va son pouvoir ? J’aime mieux qu’on le laisse tranquille. On connaît sa générosité, on ne connaît pas encore sa colère... et si c’était, par hasard, un réprouvé ou un maudit...

A nouveau, Orlandi se signa trois fois à toute vitesse.

— Par ici, signorina !... Je conduirai ensuite votre cocher à son logement. Pour votre servante, il y a une petite chambre à côté de la vôtre.

Un instant plus tard, il ouvrait devant Marianne la porte d’une pièce rustique, mais propre. Les murs étaient blanchis à la chaux et n’enfermaient que peu de meubles : un lit étroit et long, en bois noir, avec une tête si haute que Marianne, désagréablement impressionnée, lui trouva un air de mausolée, une table et deux chaises raides en bois noir, un grand crucifix et une foule d’images pieuses. Sans la cotonnade rouge qui garnissait la petite fenêtre et le lit, on eût pu prendre cette chambre pour une cellule de couvent. Les objets de toilette, en grosse faïence blanche et verte, étaient installés dans un placard. Une lampe à huile éclairait chichement le tout.

— Voilà, c’est ma plus belle chambre, fit le signor Orlandi avec satisfaction. J’espère que la signorina sera bien. Est-ce que... je préviens maintenant le signor Zecchini ?

Marianne tressaillit. L’histoire du prince invisible lui avait fait un peu oublier la sienne propre et surtout ce personnage mystérieux qui l’attendait depuis le matin. Autant voir tout de suite qui il était au juste.

— Prévenez-le et dites-lui que je l’attends. Ensuite vous nous ferez monter à souper.

— Est-ce que je fais aussi monter les malles ?

Marianne hésita. Elle ignorait s’il entrait dans les plans de son parrain qu’elle demeurât longtemps dans cette auberge et elle pensa que les malles ne souffriraient pas beaucoup à demeurer une nuit de plus sur sa voiture.

— Non. Je ne sais pas si je resterai. Montez seulement le grand sac de tapisserie qui est à l’intérieur de la berline.

Par prudence, quand Orlandi se fut retiré, elle envoya Agathe, qui d’ailleurs dormait visiblement debout, explorer son propre domaine, une petite pièce dont la porte basse donnait dans le fond de la chambre et lui ordonna de n’en pas bouger avant qu’elle n’appelât.

— Et... si je m’endors ? fit la jeune fille.

— Dormez en paix. Je vous réveillerai pour souper. Ma pauvre Agathe, vous ne pensiez pas que ce voyage serait un tel calvaire, n’est-ce pas ?

Sous son bonnet fripé, Agathe sourit gentiment à sa maîtresse.

— C’était fatigant mais intéressant. Et puis, avec Mademoiselle, j’irais au bout du monde. Mais il faut avouer qu’on n’est pas très bien dans cette auberge. On a beau être au mois de mai, une flambée ferait du bien. C’est humide ici.

De la main, Marianne lui fit signe de se taire et la renvoya tout à la fois. En effet, quelqu’un venait de frapper à la porte.

— Entrez ! fit Marianne quand sa soubrette eut disparu.

La porte s’ouvrit doucement, tout doucement, comme si la personne qui entrait ne le faisait qu’avec gêne ou avec beaucoup d’hésitation. Un long personnage vêtu d’un costume de drap cannelle à culotte courte et bas blanc, gros souliers à boucle et chapeau rond enfoncé sur une sorte de bonnet apparut. Le chapeau quitta la tête, le bonnet resta et l’arrivant, joignant les mains, leva les yeux au ciel et soupira :

— Dieu soit loué ! Vous êtes enfin arrivée ! Vous n’imaginez pas ce que j’ai pu me tourmenter durant cette journée avec tous ces soldats ! Mais vous êtes là, c’est le principal.

Durant cette bienvenue en forme d’action de grâce, Marianne avait eu tout le temps de se remettre de sa surprise en constatant que le signor Zecchini n’était autre que l’abbé Bichette. Mais le malheureux était si visiblement peu fait pour ses vêtements, ou plutôt les vêtements lui donnaient une physionomie si étrange qu’elle ne put s’empêcher de rire.

— Comme vous voilà fait, monsieur l’Abbé ! Savez-vous que le carnaval est fini depuis bien longtemps puisque Pâques est passée depuis trois grandes semaines ?

— Ne riez pas, je vous en conjure. Je souffre déjà bien suffisamment sous cet accoutrement. Si ce n’était nécessaire et si Son Eminence ne l’avait exigé par prudence...

— Où est mon parrain ? demanda Marianne en retrouvant instantanément son sérieux. Je pensais le trouver ici.

— Vous pensez bien qu’un prince de l’Eglise est plus tenu qu’un autre encore à des précautions durant ces affreux événements que nous vivons. Nous avions pris logement ces temps derniers au monastère de Monte Oliveto, mais nous avons jugé plus prudent d’en sortir.

— C’était plus prudent, en effet, approuva Marianne songeant à ce qu’avait dit l’irascible gendarme quelques minutes plus tôt. (C’était, en effet, vers cet important couvent qu’il dirigeait ses pas.)

— Et, où est Son Eminence pour le moment ?

— En face, répondit l’abbé en désignant la fenêtre par laquelle on apercevait le campanile de la cathédrale. Il s’est installé ce matin chez le bedeau et il vous attend.

Marianne jeta un coup d’œil à la petite montre d’émail et d’or qui pendait à son cou.

— Il est déjà tard. L’église doit être fermée... surveillée...

— Le salut vient seulement de commencer. Les mesures de l’Empereur portent sur les couvents, non sur les églises où le culte doit se poursuivre. Les offices ont toujours lieu. De toute façon, le bedeau devait laisser une porte ouverte toute la nuit au besoin. Son Eminence doit vous attendre après le salut.

— Où cela ? Cette église est grande...

— Entrez par le portail de gauche et allez jusqu’au transept. Cherchez le tombeau d’Ilaria. Il représente une jeune femme étendue, les pieds sur un petit chien. C’est là que vous attendra le cardinal.

— Vous ne venez pas avec moi ?

— Non. Les ordres de Monseigneur sont que je quitte l’auberge dans la nuit. Il ne tient pas à ce que l’on nous voie trop ensemble. Ma mission étant remplie, je vais à nos autres affaires.

— Merci, monsieur l’Abbé. Je dirai à mon parrain avec quel soin vous l’avez remplie. Quant à moi, je vais maintenant me rendre à son rendez-vous.

— Dieu vous ait en sa sainte garde ! Je prierai pour vous !

Mettant un long doigt sur sa bouche pour recommander le silence et marchant sur la pointe de ses grands souliers avec une mine de conspirateur que Marianne eût trouvée comique en toute autre circonstance, le faux signor Zecchini sortit sans faire plus de bruit qu’à l’entrée.

Vivement, Marianne alla jusqu’à la table de toilette, ôta son chapeau, s’assura que sa coiffure n’avait pas trop souffert, puis, ouvrant le sac de tapisserie qu’Orlandi lui avait fait porter avant l’entrée de l’abbé, elle y prit un grand châle de cachemire rouge sombre qu’elle posa sur sa tête et dont elle s’enveloppa à la manière des femmes de la ville. Après quoi elle alla ouvrir la porte qui communiquait avec la chambre d’Agathe. Comme elle l’avait prédit, la jeune fille s’était endormie. Etendue sur sa couchette, tout habillée, elle n’entendit même pas la porte s’ouvrir. Marianne sourit. Elle pouvait aller à son rendez-vous, Agathe ne s’éveillerait pas de sitôt...

En descendant l’escalier, elle rencontra Orlandi qui s’apprêtait à monter avec un plateau chargé d’assiettes, de verres et de couverts.

— Un peu plus tard, le souper, s’il vous plaît, dit Marianne. Je voudrais... aller jusqu’à l’église prier un peu si cela est possible.

Le sourire commercial d’Orlandi se teinta d’une nuance plus chaude.

— Mais bien sûr, c’est possible ! Il y a justement le salut en ce moment ! Allez signorina, allez, je vous servirai quand vous rentrerez.

— Ces soldats... me laisseront-ils passer ?

— Pour aller à l’église ? s’indigna l’honnête aubergiste. Il ferait beau voir. Nous sommes bons chrétiens, ici, nous autres ! Si l’on avait voulu fermer les églises, vous auriez trouvé la ville en révolution. Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Jusqu’à la porte de votre maison seulement. Ensuite, j’irai seule... mais merci tout de même.

Escortée d’Orlandi, la mine farouche, Marianne traversa l’auberge sans qu’aucun des soldats fît le moindre commentaire. Ils semblaient d’ailleurs peu agressifs. Le sergent jouait aux cartes avec un caporal et les hommes bavardaient en buvant un pot. Certains avaient sorti leurs longues pipes de terre et fumaient en rêvassant, les yeux au plafond enfumé. A peine hors de la maison, Marianne serra son châle autour d’elle et se mit à courir pour traverser la place. La nuit était complète maintenant et les quelques lanternes disséminées ici ou là permettaient tout juste d’apercevoir la masse claire de la vieille basilique.

Un vent léger s’était levé, chargé de toutes les senteurs de la campagne et Marianne s’arrêta un instant au centre de la place pour en respirer le parfum. Au-dessus de sa tête le ciel, lavé par les pluies récentes, étalait sa voûte bleu sombre où des milliers d’étoiles scintillaient doucement. Quelque part, dans la nuit, un homme chantait en s’accompagnant à la guitare mais, par les portes ouvertes de l’église, les sons graves d’un cantique venaient jusqu’à la jeune femme. La chanson que chantait l’homme était une chanson d’amour, le cantique proclamait la gloire de Dieu et les joies amères du renoncement et de l’humilité. L’une appelait au bonheur, l’autre à l’austère obéissance et Marianne pour la dernière fois hésita. Une brève, une toute légère hésitation, car le choix n’était plus possible pour elle entre l’amour et le devoir. Son amour, à elle, ne l’appelait pas, ne la cherchait pas. Au milieu d’un peuple en fête, il roulait sur les routes des Pays-Bas, souriant à sa jeune femme, insoucieux de celle qu’il avait laissée derrière lui et qui, maintenant, au prix de sa honte et de son déchirement, s’en allait vers un inconnu pour qu’il assure à son enfant le droit de vivre la tête haute.

Avec décision, elle tourna le dos à la chanson, regarda l’église. Comme elle semblait redoutable, dans cette obscurité, avec sa silhouette trapue et cette haute tour dressée vers le ciel comme un cri d’appel !... Son appel, à elle. Dieu ne l’avait pas entendu puisque l’ami dont elle avait réclamé le secours n’était pas venu, ne viendrait pas. Lui aussi était loin d’elle, lui aussi peut-être l’avait oubliée... Une émotion serra la gorge de Marianne, vite changée en un sursaut de colère.

— Sotte que tu es ! gronda-t-elle entre ses dents. Quand donc cesseras-tu de t’attendrir sur ton sort ? Il est ce que tu l’as fait, ce que tu as voulu qu’il soit ! Et, toujours, tu as su qu’il te faudrait payer ton bonheur, même s’il t’a paru trop court ! Alors paie, maintenant, et sans récriminer. Celui qui t’attend ici t’aime depuis toujours. Il ne peut vouloir que ton bonheur... ou tout au moins ta paix intérieure. Essaie donc de lui faire confiance comme tu le faisais jadis.

Avec décision, Marianne se dirigea vers le triple porche, gravit les quelques marches et poussa la porte de gauche. Mais son sentiment d’inquiétude ne s’était pas dissipé. Malgré tout, elle ne pouvait se défendre d’éprouver envers son parrain une méfiance qui lui faisait mal et qu’elle se reprochait. Elle aurait tant Voulu retrouver l’aveugle confiance de ses jeunes années !... Mais ce mariage invraisemblable ! Cette soumission de tout l’être qu’il impliquait !

Hormis la lampe rouge du chœur et quelques cierges allumés, la cathédrale envahie par la nuit était obscure. A l’autel majeur, un vieux prêtre à cheveux blancs officiait dans une chasuble d’argent terni pour quelques fidèles agenouillés, dont Marianne en entrant ne vit que les dos ronds, les épaules courbées, n’entendit que les voix murmurantes, répondant aux soupirs de l’orgue et montant harmonieusement vers les hautes voûtes dont le gothique s’habillait d’azur.

Elle s’arrêta un instant près d’un bénitier, fit le signe de croix et plia le genou pour une brève prière à laquelle son cœur ne participait pas vraiment. C’était plutôt une sorte de formule de politesse envers Dieu. L’esprit était ailleurs. Rapidement, sans faire plus de bruit qu’une ombre, elle glissa le long de la nef latérale, passa devant une élégante construction octogonale abritant un bizarre Christ en croix vêtu d’une longue robe byzantine et atteignit enfin le transept. Quelques silhouettes y étaient agenouillées, mais elle n’y vit pas celle qu’elle était venue chercher. Aucun de ceux qui étaient là ne tourna d’ailleurs la tête vers elle.

Lentement, elle s’approcha du tombeau. Elle l’avait vu tout de suite et il était d’une telle beauté que son regard, négligeant une admirable peinture de la Vierge entre deux saints, s’y accrocha et ne le quitta plus. Jamais elle n’avait imaginé qu’un sépulcre pût avoir cette grâce, ce charme fait de pureté et de paix.

Sur la dalle, supportée par une frise d’angelots soutenant une épaisse guirlande une jeune femme en longue robe reposait, les pieds sur un petit chien, ses mains sages croisées sur les plis fins de sa robe, ses cheveux échappés d’un bandeau fleuri encadrant un jeune et ravissant visage que Marianne contempla longuement, fascinée par cette jeunesse que le sculpteur avait rendue avec tant d’amour. Elle ignorait qui était cette Ilaria morte quatre siècles plus tôt, mais elle s’en trouvait curieusement proche, comme d’un reflet fidèle, bien que l’on ne pût deviner, sur ce fin visage, les souffrances qui l’avaient menée au tombeau au sortir de l’adolescence.

Pour lutter à la fois contre l’envie de poser sa main sur celles de la gisante et contre un sentimentalisme qu’elle jugeait dangereux, Marianne alla s’agenouiller un peu plus loin, mit la tête dans ses mains et tenta de prier. Mais son esprit en alerte restait aux aguets. Aussi ne tressaillit-elle pas quand quelqu’un vint s’agenouiller sur le prie-Dieu voisin. Levant les yeux, elle reconnut son parrain malgré le haut col du vêtement noir qui lui cachait la moitié du visage. Voyant qu’elle le regardait, il lui sourit brièvement.

— Le salut va être terminé, chuchota-t-il. Quand tout le monde sera sorti, nous causerons.

L’attente ne fut pas longue. Quelques secondes plus tard le prêtre quittait l’autel, emportant l’ostensoir. L’église se vida peu à peu. Il y eut un bruit de chaises puis celui de pas qui s’éloignaient. Le bedeau vint éteindre les cierges et la lampe du chœur. Seuls continuèrent à brûler ceux du transept placés devant une très belle statue de Saint-Jean-le-Baptiste, œuvre du même artiste que le tombeau. Le cardinal se releva puis s’assit et, du geste, invita Marianne à en faire autant. Ce fut elle qui ouvrit le dialogue.

— Je suis venue, comme vous me l’avez ordonné...

— Non, pas ordonné, rectifia Gauthier de Chazay doucement. Je t’en ai seulement priée parce que j’estimais que cela était salutaire pour toi. Tu es venue... seule ?

— Seule !... et vous l’aviez bien prévu ainsi, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec une imperceptible amertume qui n’échappa pas cependant à l’oreille fine du prélat.

— Non. Dieu m’est témoin que j’aurais bien préféré que tu trouves l’homme capable de concilier à la fois ton devoir et ton inclination. Mais je reconnais que tu n’avais pas beaucoup de temps, ni peut-être de choix. Néanmoins... j’ai l’impression que tu m’en veux de cette nécessité où tu te trouves ?

— Je n’en veux qu’à moi, Parrain, soyez-en certain. Dites-moi seulement si tout est bien en règle. Mon mariage...

— Avec l’Anglais ? Est dûment rompu tu le penses bien, sinon je ne t’aurais pas fait venir. Je n’ai eu aucun mal à en obtenir la dissolution. Les circonstances étaient exceptionnelles et, la situation du Saint-Père l’étant aussi, nous avons dû nous contenter d’un tribunal réduit pour statuer sur ton cas. C’est là-dessus que je comptais car, sans cela, nous n’aurions jamais pu aller aussi vite ! Plus encore, j’ai fait avertir le consistoire de l’Eglise d’Angleterre de cette dissolution et j’ai écrit au notaire qui avait dressé le contrat. Tu es libre !

— Mais pour si peu de temps ! Néanmoins, je vous remercie. C’est une grande joie pour moi d’être libérée d’une chaîne odieuse et je ne vous en remercierai jamais assez ! Vous semblez, Parrain, être devenu un personnage singulièrement puissant, il me semble ?

Malgré le peu de lumière, le léger sourire qui, un instant, éclaira le visage sans beauté du cardinal, n’échappa pas à Marianne.

— Je n’ai d’autre puissance que celle qui me vient de Dieu, Marianne. Es-tu prête, maintenant, à entendre la suite ?

— Je le suis... du moins je le crois !

C’était étrange ce dialogue dans une cathédrale vide. Ils étaient seuls, côte à côte, en face d’un monde obscur d’où parfois l’éclat d’une flamme faisait jaillir un chef-d’œuvre. Pourquoi ici plutôt que dans la chambre de l’auberge où, sous son habit bourgeois, le cardinal eût pénétré aussi aisément que l’avait fait l’abbé Bichette, malgré les soldats ? Marianne connaissait trop son parrain pour ne pas deviner qu’il avait délibérément choisi son décor, peut-être afin de donner aux paroles qu’ils allaient échanger une espèce de solennité. Et peut-être était-ce aussi pour cela qu’il paraissait maintenant se recueillir avant de poursuivre. Il avait fermé les yeux, courbé la tête. Marianne pensa qu’il priait mais ses nerfs, usés par le voyage et l’anxiété, étaient à bout de tension. Avec une sécheresse dont elle ne fut pas maîtresse, elle murmura :

— Je vous écoute !

Le cardinal se leva et, posant une main sur l’épaule de la jeune femme, reprocha doucement.

— Tu es nerveuse, petite et c’est trop naturel, mais, vois-tu, c’est sur moi que retombera toute la responsabilité de ce qui va suivre et il était normal que je m’accorde encore un instant de rémission. Écoute, maintenant, mais sache, avant toute chose, que tu ne devras mépriser en rien l’homme qui va te donner son nom. Vous allez être unis. Pourtant jamais vous ne formerez un couple et c’est là que réside mon tourment car ce n’est pas ainsi qu’un homme de Dieu doit envisager un mariage. Mais, ce faisant, vous vous rendrez un service mutuel car lui te sauvera et sauvera ton enfant du déshonneur et toi tu lui donneras un bonheur qu’il n’espérait plus. Grâce à toi, le grand nom qu’il avait condamné à mourir avec lui ne s’éteindra pas.

— Est-ce que... cet homme est incapable d’avoir un enfant ? Est-il trop vieux ?

— Ni trop vieux ni incapable, mais procréer est pour lui chose impensable, plus encore terrifiante. Il aurait pu, bien sûr, adopter quelque autre enfant, mais il repoussait avec horreur l’idée de greffer un sang vulgaire au vieil arbre de sa famille. Tu lui apportes, mêlé au meilleur sang de France, celui non seulement d’un empereur mais de l’homme qu’au monde il admire le plus. Demain, Marianne, tu épouseras le prince Corrado Sant’Anna...

Oubliant où elle se trouvait, Marianne poussa un léger cri.

— Lui ? L’homme que personne n’a jamais vu ?

Le visage du cardinal prit une dureté de pierre. Son regard bleu étincela,

— Comment le connais-tu ? Qui t’a parlé de lui ?

En quelques mots, la jeune femme relata la scène dont elle avait été témoin à l’auberge. Après quoi, son récit terminé, elle ajouta :

— On dit qu’il est atteint d’une maladie affreuse, que c’est pour cette raison qu’il se cache avec tant de soin, on dit même qu’il est fou.

— Personne n’a jamais réussi à enchaîner la langue des hommes et moins encore leur imagination. Non, il n’est pas fou. Quant à la raison de sa claustration volontaire, il ne m’appartient pas de te la révéler. Elle est son secret. Il te le dévoilera peut-être un jour s’il le juge bon... mais cela m’étonnerait fort ! Sache seulement qu’il obéit à des mobiles non seulement respectables, mais très nobles.

— Pourtant... si nous devons être unis, il faudra tout de même bien que je le voie ! fit Marianne avec une note d’espoir inconscient.

Le cardinal hocha la tête et remarqua :

— J’aurais dû ajouter qu’on ne peut pas, non plus, maîtriser la curiosité des femmes ! Ecoute bien ceci, Marianne, car je ne me répéterai pas. Entre toi et Corrado Sant’Anna, c’est un nouveau pacte, semblable en quelque sorte à celui que nous avions conclu ensemble. Il te donne son nom, il reconnaîtra ton enfant qui, un jour, sera l’héritier de ses biens et titres, mais il est probable que tu ne verras jamais son visage, même au moment du mariage.

— Mais enfin, s’écria Marianne irritée par ce mystère dans lequel semblait se complaire le cardinal, vous le connaissez, vous ? Vous l’avez vu ? Qu’a-t-il pour se cacher ainsi ? Est-ce un monstre ?

— Quel grand mot ! En effet, je l’ai vu souvent. Je l’ai toujours connu, depuis sa naissance qui fut un drame atroce. Mais j’ai juré sur l’honneur et sur l’Evangile de ne jamais rien révéler concernant sa personne. Dieu m’est témoin cependant que j’aurais donné beaucoup pour qu’il vous soit possible de former ensemble, et au grand jour, un véritable couple, car j’ai rarement rencontré homme d’une telle valeur. Mais, les choses étant ce qu’elles sont, je crois agir au mieux de vos intérêts à tous deux en concluant ce mariage... l’union en quelque sorte de deux détresses. Quant à toi, en échange de ce qu’il t’apportera, car tu vas être désormais une très grande dame, il te faudra vivre avec honneur et droiture, et respecter cette famille à laquelle tu vas appartenir et dont les racines plongent dans l’Antiquité elle-même, et à laquelle était apparentée celle qui dort dans ce tombeau. Y es-tu préparée ? Car, entendons-nous bien, si tu ne cherches ici qu’une couverture commode pour pouvoir mener une vie sans entraves au bras de n’importe quel homme, mieux vaut te retirer et chercher ailleurs. N’oublie pas que je ne t’offre pas le bonheur, mais la dignité, l’honneur d’un homme qui ne sera jamais auprès de toi pour les défendre et une vie exempte de tout souci matériel. En un mot, j’attends de toi que tu te conduises désormais selon ta race et selon les usages des tiens. Cependant, tu peux encore reculer si les conditions te semblent trop dures. Tu as dix minutes pour me dire si tu veux rester la chanteuse Maria-Stella ou devenir la princesse Sant’Anna...

Il semblait vouloir s’écarter d’elle pour la laisser à sa méditation, mais Marianne, saisie d’une brusque panique, agrippa son bras pour le retenir.

— Un mot encore, mon Parrain, je vous en supplie. Comprenez ce qu’est pour moi la décision qu’il me faut prendre ! Je sais, depuis toujours, qu’il n’est pas d’usage qu’une fille de grande maison discute l’union préparée par ses parents, mais admettez que, cette fois, les circonstances sont exceptionnelles.

— Je l’admets. Pourtant je ne pensais pas que tu veuilles encore discuter.

— Ce n’est pas cela ! Je ne veux pas discuter. J’ai foi en vous et je vous aime comme j’aurais aimé mon père. Ce que je désire c’est un peu plus d’explications. Vous venez de me dire qu’il me faudra désormais vivre selon les lois des Sant’Anna, respecter le nom que je porterai.

— Et alors ? fit durement le cardinal. Je n’aurais jamais cru entendre, de ta bouche, semblable question...

— Je m’exprime mal, gémit Marianne. En d’autres termes : quelle sera ma vie du moment où j’aurai épousé le prince ? Serai-je tenue de vivre dans sa maison, sous son toit...

— Je t’ai déjà dit non. Tu pourras vivre exactement où bon te semblera : chez toi, à l’hôtel d’Asselnat ou n’importe où il te plaira. Tu pourras, également, résider dans l’une des demeures des Sant’Anna quand tu en auras envie, que ce soit dans la villa que tu verras demain, ou dans les palais qu’ils possèdent, à Venise ou à Florence. Tu seras libre entièrement et l’intendant des Sant’Anna veillera à ce que ta vie soit non seulement exempte de tout souci matériel, mais fastueuse, comme il convient à une femme de ton rang. J’entends seulement que tu prennes pleinement conscience de ce rang. Pas de scandales, pas d’aventures de passage, pas de...

— Oh, Parrain ! s’écria Marianne blessée, je ne vous ai jamais donné le droit de supposer que je pouvais descendre assez bas pour...

— Pardonne-moi, ce n’est pas non plus ce que j’ai voulu dire et moi aussi je m’exprime mal. Je pensais encore à cet état de chanteuse que tu avais choisi et dont, peut-être, tu n’avais pas médité les dangers. Je sais parfaitement que tu aimes et qui tu aimes ! Et si je déplore ce choix de ton cœur, je n’ignore pas qu’il a trop de puissance pour ne pas te ramener à lui quand il le souhaitera. Tu n’es pas de force à lutter contre lui et contre toi-même. Mais, mon enfant, ce que je te demande c’est de te souvenir toujours du nom que tu porteras et de te conduire en conséquence. N’agis jamais d’une façon telle que ton enfant... votre enfant désormais, puisse te le reprocher un jour. Je crois, d’ailleurs, que je peux te faire confiance. Tu es toujours la fille de mon cœur... Simplement, tu n’as pas eu de chance. Maintenant, je te laisse réfléchir.

Cela dit, le cardinal s’éloigna de quelques pas et alla s’agenouiller devant la statue de Saint-Jean laissant Marianne auprès du tombeau. Instinctivement, elle se tourna vers lui comme si la réponse que demandait le cardinal devait sortir de cette bouche de pierre. Vivre dans la dignité... mourir dans la dignité, c’était à cela sans doute que s’était résumée la vie de la jeune femme qui dormait là ! Mais que la dignité avait donc de grâce ainsi traduite ! Et, d’ailleurs, Marianne s’avouait sincèrement qu’elle n’avait pas tellement de goût pour les aventures, telles qu’elle les avait connues tout au moins et ne pouvait s’empêcher de songer que, si les choses avaient été différentes et surtout si Francis avait été différent, elle vivrait, à cette même heure dans le calme... et la dignité au milieu des majestueuses splendeurs de Selton Hall.

Doucement, elle s’approcha du tombeau, posa une main sur un pli de marbre dont le froid la surprit. Etait-ce une illusion ou bien le mince visage aux yeux clos d’Ilaria, si sage au-dessus du haut col qui l’encadrait, avait-il reflété un fugitif sourire ? Comme si la jeune femme avait cherché par-delà la mort à encourager sa sœur vivante ?

« Je deviens folle ! songea Marianne avec irritation. Voilà que j’ai des visions ! Il faut en finir !... »

Tournant résolument le dos à la statue, elle alla rejoindre son parrain qui priait, la tête dans les mains, et, sans s’agenouiller, déclara d’une voix nette :

— Je suis prête. Demain j’épouserai le prince.

Sans la regarder, sans même se retourner, le cardinal murmura, les yeux sur le Saint-Jean de pierre.

— C’est bien. Rentre chez toi, maintenant. Demain, à midi, tu quitteras ton auberge, tu monteras en voiture et tu ordonneras à ton cocher de prendre la route des Bains de Lucques qui sont distants de quatre ou cinq lieues. Nul ne s’en étonnera puisque tu es censée aller y prendre les eaux, mais tu n’iras pas jusque-là. A une lieue d’ici, sur la route, tu verras une petite chapelle votive. Je t’y attendrai. Va maintenant.

— Vous restez encore ? Il fait si sombre... et froid aussi.

— J’habite ici, le bedeau est un affil... un ami ! Va en paix, petite, et que Dieu te garde !

Il semblait las, tout à coup, en même temps que pressé de la voir s’éloigner. Avec un dernier regard à la statue d’Ilaria, Marianne reprit le chemin par lequel elle était venue, l’esprit occupé d’une nouvelle idée. Son parrain décidément n’en finirait jamais de l’étonner ! Quel mot avait-il failli prononcer à propos du bedeau ? Affilié ? Mais affilié à quoi ? Se pouvait-il qu’un prince de l’Eglise, un cardinal romain, appartînt à une secte quelconque ? Et laquelle, en ce cas... ? Il y avait là une nouvelle énigme qu’il valait mieux laisser de côté, peut-être... Marianne se sentait si lasse de tous ces secrets qui envahissaient lentement sa vie !

Après les odeurs de cire refroidie et de pierre humide de la cathédrale, l’air de la nuit lui parut délicieux. Sa senteur était si douce ! Et que le ciel était donc beau ! A sa grande surprise, Marianne découvrit qu’elle était en paix avec elle-même maintenant que sa décision était prise. Elle était presque heureuse d’avoir accepté cet étrange mariage. En vérité c’eût été folie de refuser une union qui lui assurait une vie conforme à ses goûts et à sa naissance tout en la laissant pleinement maîtresse d’elle-même... à la seule condition de porter dignement le nom des Sant’Anna !

Même l’image de Jason, qu’elle évoqua un instant, ne troubla pas cette sérénité toute neuve. Sans doute avait-elle eut tort de s’entêter à chercher le salut de ce côté. Le destin avait choisi pour elle et c’était peut-être mieux ainsi. Le seul être qui lui manquât vraiment, tout compte fait, c’était le cher Arcadius. Tout devenait toujours tellement plus facile quand il était là !...

Mais, en traversant la place obscure, le silence la surprit. Plus aucun bruit ne se faisait entendre. Il n’y avait plus de chanson d’amour dans l’air... plus rien que la nuit, les ténèbres angoissantes au bout desquelles luirait un jour dont elle ne parvenait pas à imaginer la couleur. Et sans bien savoir pourquoi, Marianne frissonna.

10
LA VOIX DANS LE MIROIR

Quand sa voiture franchit l’immense grille armoriée qui encastrait entre les hauts murs une fantastique dentelle noire et or, Marianne eut l’impression d’entrer dans un monde nouveau dont les gardiens seraient les géants de pierre érigés sur les pilastres d’entrée et qui, armés l’un d’un arc tendu, l’autre d’une lance brandie, semblaient défier le visiteur de franchir un seuil défendu. La grille, comme par magie, s’était ouverte à deux battants devant les chevaux sans qu’apparût aucun gardien, ni aucun de ces chiens qui avaient si fort effrayé l’officier des gendarmes. Il n’y avait pas une âme en vue. Cette entrée, une longue allée sablée, bordée de buis et plantée de hauts cyprès noirs, alternant avec des citronniers dans des vases de pierre, ouvrait sur une verte solitude, une calme perspective que semblaient borner les panaches et la brume de grands jets d’eau jaillissant d’un bassin.

A mesure que la voiture avançait sur le sable de l’allée, des échappées s’ouvraient sur les lointains d’un parc romantique peuplé de statues, d’arbres géants, de légères colonnades et de fontaines jaillissantes : un monde à la fois végétal et minéral où l’eau semblait souveraine et les fleurs absentes. Saisie d’une irrépressible appréhension, Marianne regardait, retenant sa respiration, comme si le temps s’était arrêté. En face d’elle, le gentil visage d’Agathe était figé en une expression vaguement craintive. Seul, dans son coin, le cardinal absorbé par ses pensées semblait se désintéresser du décor et échapper à la mélancolie étrange qui se dégageait de ce domaine. Le soleil lui-même, brillant lorsque l’on avait quitté Lucques, avait disparu sous un amas de nuages blancs d’où filtraient de diffuses flèches de lumière. L’atmosphère, tout à coup, s’était faite oppressante. Aucun oiseau ne chantait, aucun autre bruit ne se faisait entendre, que la chanson mélancolique de l’eau. Dans la voiture, chacun se taisait et, sur son siège, Gracchus lui-même oubliait de chanter ou de siffler comme il en avait pris l’habitude au long de l’interminable route.

La berline tourna, franchit un bosquet de thuyas géants et déboucha en plein songe. Au bout d’un long tapis vert où se cabraient des statues de chevaux, où des paons blancs, hiératiques et somptueux, traînaient leurs plumes neigeuses, un palais adossé aux lointains bleutés des collines toscanes reflétait dans un miroir d’eau sa calme ordonnance. Murs blancs couronnés de balustres, hautes fenêtres luisant autour d’une grande loggia dont les entre-colonnes s’ornaient de statues, dôme vieil or du pavillon central au faîte surmonté d’un cavalier chevauchant une licorne, la demeure du prince inconnu, renaissance teintée d’un baroque fastueux, semblait rêver au bord d’une légende.

Les grands arbres qui se massaient de chaque côté du tapis vert et de la pièce d’eau se trouaient de longues échappées où des flèches de soleil allumaient des verts tendres et des blancheurs diffuses, révélant parfois dans les profondeurs la grâce d’une colonnade ou le bondissement d’une cascade.

Du coin de l’œil, le cardinal épiait les impressions de Marianne. Les yeux agrandis, les lèvres entrouvertes, elle semblait absorber par toutes les fibres de son être la beauté de ce domaine enchanté. Le cardinal sourit :

— Si tu aimes la villa dei Cavalli, il ne tiendra qu’à toi d’y séjourner autant qu’il te plaira... et même toujours !

Négligeant l’insinuation discrète, Marianne s’étonna.

— La villa dei Cavalli ? Pourquoi ?

— Ce sont les gens du pays qui l’ont baptisée ainsi : la Maison des chevaux. Ils sont les maîtres ici, les véritables rois. Depuis plus de deux siècles, les Sant’Anna possèdent un haras qui serait sans doute aussi célèbre que les fameuses écuries du duc de Mantoue si les produits en sortaient. Mais, hormis pour des présents somptueux, les princes Sant’Anna ne se sont jamais séparés de leurs bêtes. Regarde...

On approchait de la maison. Sur le côté droit, Marianne aperçut un autre bassin où l’eau jaillissait d’une conque marine. Un peu plus loin, entre deux nobles pilastres marquant peut-être le chemin des écuries, un palefrenier tenait en main trois superbes chevaux d’une blancheur neigeuse et qui, avec leurs crinières flottantes et leurs longues queues en panache, semblaient les modèles même des statues qui émaillaient le parc. Depuis sa plus tendre enfance, Marianne avait toujours adoré les chevaux. Elle les aimait pour leur beauté. Elle les comprenait mieux qu’elle n’avait jamais compris aucun être humain et les caractères les plus ombrageux ne lui avaient jamais fait peur, bien au contraire. Cette passion, elle la tenait de sa tante Ellis qui, avant l’accident qui l’avait laissée boiteuse, avait été une remarquable cavalière. Les trois bêtes splendides qui se tenaient là lui parurent le plus rassurant et le plus amical des accueils.

— Ils sont superbes, soupira-t-elle. Mais comment s’accommodent-ils d’un maître invisible ?

— Il ne l’est pas pour eux, coupa sèchement le cardinal. En fait, pour Corrado Sant’Anna, ils sont la seule joie réelle. Mais nous arrivons.

Ayant décrit une courbe gracieuse qui faisait grand honneur à la science de Gracchus, la voiture s’arrêtait en effet auprès d’un grand escalier de marbre à double rampe sur lequel était rangée la domesticité du palais. Marianne vit un imposant bataillon de valets blancs et or dont les perruques poudrées accentuaient les teints méridionaux et les traits immobiles. Sur le perron qui menait à la loggia, trois personnages noirs attendaient : une femme à cheveux blancs dont la sévère toilette s’éclairait d’un col blanc et de clefs d’or pendant à sa ceinture, un prêtre sans âge, chauve et gringalet, et un homme grand et robuste, au masque romain et aux épais cheveux noirs, argentés aux tempes, portant sans élégance réelle un habit irréprochable. Tout, en ce dernier, proclamait l’origine paysanne, une sorte de rude sève que seule la terre pouvait donner.

— Qui sont-ils ? chuchota Marianne impressionnée, tandis que deux valets venaient ouvrir la portière et abaisser le marchepied.

— Dona Lavinia est la femme de charge des Sant’Anna depuis plusieurs décennies. Elle est de petite noblesse ruinée. C’est elle qui a élevé Corrado. Le père Amundi est son chapelain. Quant à Matteo Damiani, il est à la fois l’intendant et le secrétaire du prince. Descends maintenant et souviens-toi seulement de ta naissance. Maria-Stella vient de mourir... à jamais.

Comme dans un rêve, Marianne mit pied à terre. Comme dans un rêve, les yeux fixés sur ceux qui, là-haut, s’inclinaient profondément, elle gravit les degrés de marbre entre la double haie pétrifiée des valets, soutenue par la main soudain impérieuse de son parrain. Derrière elle, le souffle court d’Agathe, impressionnée, se faisait entendre. Le soleil revenu n’était pas trop chaud, pourtant Marianne eut soudain la sensation d’étouffer. Elle eut envie de desserrer la bride de sa capote qui l’étranglait. Elle entendit à peine la présentation que lui fit son parrain, puis la bienvenue de la femme de charge qui s’était abîmée en une profonde révérence comme si la nouvelle venue eût été une reine. Son propre corps lui parut tout à coup étrangement mécanique. Il agissait par réflexes automatiques sans que sa volonté y fût pour quelque chose. Elle s’entendit répondre avec grâce aux paroles d’accueil du chapelain et de dona Lavinia. Mais c’était le secrétaire qui la fascinait. Lui aussi agissait comme un automate. Ses yeux pâles s’étaient attachés au visage de Marianne avec une dureté absolue. Ils avaient l’air de scruter chaque trait de son visage, comme s’ils pouvaient lui fournir une réponse à une question connue de lui seul. Et Marianne aurait juré que, dans ce regard si implacable, il y avait aussi de la crainte. Elle ne s’y trompa pas : le silence de Matteo était lourd de méfiance et contenait un avertissement. Très certainement, il ne voyait pas d’un bon œil l’intrusion de cette étrangère. Et, d’emblée, Marianne eut l’impression d’avoir là un ennemi.

Tout autre était l’attitude de dona Lavinia. Son visage serein, malgré d’irréfutables stigmates de souffrances passées, n’était que douceur et bonté, son regard brun totale admiration. Relevée de sa révérence, elle avait baisé la main de Marianne en murmurant :

— Béni soit Dieu qui nous donne une si belle princesse !

Quant au Père Amundi, s’il avait un maintien fort noble, il ne paraissait pas jouir de toutes ses facultés et Marianne remarqua aussitôt qu’il parlait tout seul et entre ses dents, ce qui donnait un bourdonnement rapide, parfaitement incompréhensible et assez agaçant. Mais il avait offert à la jeune femme un sourire si rayonnant, si ingénu, il était si visiblement content de la voir, qu’elle se demanda si d’aventure il n’était pas un vieil ami sorti de sa mémoire.

— Je vais vous conduire à votre appartement, Excellenza, fit chaleureusement la femme de charge. Matteo s’occupera d’escorter Sa Seigneurie.

Marianne sourit puis chercha le regard de son parrain.

— Va, mon petit, conseilla-t-il et repose-toi. Ce soir, avant la cérémonie, je te ferai chercher afin que le prince puisse te voir.

Sans répondre, retenant la question instinctive qui lui montait aux lèvres, Marianne suivit dona Lavinia. Elle se sentait dévorée d’une curiosité telle qu’elle n’en avait jamais connu, une envie dévorante de « voir » elle aussi ce prince inconnu, le maître de ce domaine dressé aux limites de la réalité et gardé par des animaux de légende. Le prince allait la voir. Pourquoi donc ne verrait-elle pas le prince ? Cette maladie dont elle le soupçonnait atteint était-elle si grave, si terrible qu’elle ne pût l’approcher ? Son regard se posa tout à coup sur le dos droit de la femme de charge qui marchait devant elle, dans un bruissement de soie et un doux cliquetis de clefs. Qu’avait dit Gauthier de Chazay ? Elle avait élevé Corrado Sant’Anna ? Nul sans doute ne le connaissait mieux qu’elle... et elle avait paru si heureuse de l’arrivée de Marianne.

« Je la ferai parler, songea la jeune femme. Il faudra qu’elle parle ! »

La magnificence intérieure de la villa ne le cédait en rien à la beauté des jardins. En quittant la loggia décorée de stucs baroques et de lanternes en fer forgé doré, dona Lavinia avait fait traverser à sa nouvelle maîtresse une immense salle de bal ruisselante de l’éclat amorti de ses ors, puis une série de salons dont l’un, particulièrement fastueux, où des encadrements rouges et or finement sculptés rehaussaient le sombre miroitement de panneaux de laque noire. Mais c’était une exception, le ton général de la maison étant le blanc et l’or. Les parquets, eux, étaient faits de mosaïque de marbre blanc et noir sur lesquelles les pas résonnaient.

L’appartement destiné à Marianne, situé dans l’aile gauche, était décoré dans le même esprit, mais son étrangeté surprit la jeune femme. Là aussi, ce n’était que blancheur et dorure malgré la présence, dans la chambre, de deux cabinets de laque pourpre qui apportaient une note plus chaude. Mais, penchés à la corniche des plafonds comme à quelque balcon, des personnages peints en trompe-l’œil et portant des costumes vieux de deux siècles semblaient suivre chacun des mouvements des habitants de l’appartement. En outre, une véritable profusion de miroirs décorait les murs. Il y en avait partout, reflétant à l’infini les deux silhouettes sombres de Marianne et de dona Lavinia, la richesse écrasante du grand lit à la vénitienne, représentant des nègres vêtus à la persane et portant des bouquets de hautes bougies rouges.

Marianne regarda ce décor à la fois fastueux et impressionnant avec un mélange de stupeur et d’inquiétude.

— Est-ce... ma chambre ? demanda-t-elle tandis que les valets apportaient ses bagages.

Dona Lavinia alla ouvrir une fenêtre, arrangea un gigantesque bouquet de seringa dont les fleurs neigeaient d’un vase d’albâtre.

— Celle de toutes les princesses Sant’Anna depuis deux siècles. Vous plaît-elle ?

Pour éviter de répondre, Marianne choisit de poser une autre question.

— Tous ces miroirs... Pourquoi ?

Elle eut tout de suite l’impression que cette question gênait la femme de charge. Son visage fatigué eut une crispation légère et elle se détourna pour aller ouvrir une porte donnant sur une petite pièce qui avait l’air creusée dans du marbre blanc : une salle pour les bains.

— La grand-mère de notre prince, dit-elle enfin, était une femme d’une si grande beauté... qu’il lui fallait pouvoir la contempler sans cesse. C’est elle qui avait ordonné d’installer ces miroirs. On les a laissés depuis...

Elle semblait le regretter, mais son intonation avait intrigué Marianne. Sa curiosité envers cette famille ne faisait que croître.

— Il doit bien y avoir, quelque part, dans cette maison, un portrait d’elle, fit-elle en souriant. J’aimerais le voir.

— Il y en avait un... mais il a été détruit par le feu. Madame veut-elle se reposer, prendre un bain, se restaurer ?

— Les trois, si vous voulez bien, mais d’abord le bain. Où mettez-vous ma femme de chambre ? Je voudrais la garder près de moi, ajouta-t-elle au visible soulagement d’Agathe qui, depuis son entrée dans la villa, ne se déplaçait que sur la pointe des pieds, comme dans un musée ou dans une église.

— Dans ce cas, il y a une petite pièce au bout de ce couloir, répondit dona Lavinia en poussant du doigt un panneau sculpté si parfaitement joint que la forme de la porte ne se devinait pas. On y dressera un lit. Je vais faire préparer le bain.

Elle allait sortir, Marianne la retint.

— Dona Lavinia ?

— Excellenza ?

Plantant son regard vert bien droit dans celui de la femme de charge, elle demanda doucement :

— Dans quelle partie du palais se trouve l’appartement du prince ?

Visiblement, dona Lavinia n’attendait pas cette question, cependant fort naturelle. Marianne aurait juré qu’elle avait pâli.

— Quand il est ici, fit-elle avec effort, notre seigneur habite l’aile droite... l’appartement symétrique à celui-ci.

— C’est bien... Je vous remercie.

Avec une révérence, dona Lavinia disparut, laissant Marianne et Agathe tête à tête. Les deux femmes se regardèrent. Le gentil visage chiffonné de la jeune fille trahissait la crainte et, de toute son assurance de Parisienne délurée, il ne restait rien. Elle joignit les mains en un geste enfantin de prière.

— Est-ce que... nous allons rester longtemps dans cette maison, Mademoiselle ?

— Non, pas très longtemps, je l’espère, Agathe. Est-ce qu’elle ne vous plaît pas ?

— Elle est très belle, fit la jeune fille en jetant autour d’elle un regard méfiant... mais elle ne me plaît pas. Je ne sais pas du tout pourquoi. Que Mademoiselle me pardonne... mais je crois que je n’arriverai jamais à m’y sentir à l’aise. Tout est tellement différent de chez nous !...

— Allez tout de même défaire mes bagages, fit Marianne avec un sourire indulgent, et ne craignez pas de vous adresser à dona Lavinia, la femme de charge, pour tout ce dont vous pourriez avoir besoin. Elle est sympathique et je la crois bonne ! Allons, Agathe, du courage ! Vous n’avez rien à craindre ici. C’est seulement le dépaysement, la fatigue du voyage...

A mesure qu’elle parlait, Marianne s’apercevait que, en cherchant à rassurer Agathe, c’était en fait à elle-même qu’elle donnait des excuses. Elle aussi se sentait bizarrement oppressée depuis qu’elle avait franchi l’immense grille de cette étrange et superbe demeure et d’autant plus qu’elle n’apercevait aucun signe tangible d’un danger quelconque. C’était quelque chose de plus subtil, comme une immatérielle présence. Celle, sans doute, de cet homme trop bien gardé dont ce palais était la demeure principale, le lieu, vraisemblable, où il préférait se tenir. Mais il y avait autre chose encore et cela, Marianne l’aurait juré, venait de cet appartement lui-même... un peu comme si l’ombre de la femme qui avait jadis fait accrocher là tous ces miroirs errait encore, impalpable mais souveraine, dans ces chambres ordonnées comme autour d’un sanctuaire dont l’énorme lit doré eût été l’autel et les personnages de mascarade des plafonds la foule des fidèles attentifs.

Lentement, Marianne s’approcha de l’une des fenêtres. Peut-être à cause de la part anglaise de son sang, Marianne croyait aux fantômes. Le réseau sensible et délicat de ses nerfs la rendaient accessible à une foule d’impressions qui n’eussent pas affecté un organisme moins complexe que le sien. Et, dans cet appartement, elle « sentait » quelque chose... L’avancée du pavillon central empêchait d’apercevoir l’autre aile de la maison, mais la vue s’étendait jusqu’à l’extrémité de la pelouse aux paons blancs et s’arrêtait à un château d’eau, semblable à des orgues gigantesques déversant, avec force, de vasque en vasque, une eau blanchissante qui venait emplir un large bassin encadré de deux groupes de chevaux furieux. Dans cette violence de torrent, contrastant si fort avec la paix verte des jardins, Marianne vit un symbole, celui de quelque force cachée mais puissante, enchaînée au fond d’un calme trompeur. A tout prendre, ce bouillonnement des ondes, cette révolte cabrée des bêtes que le sculpteur avait frappée dans la pierre, c’était la vie même, la passion d’être et d’agir que Marianne avait toujours senti gronder en elle. Et c’était peut-être pour cela que cette demeure trop belle et trop silencieuse lui faisait l’effet d’un tombeau. Seul le jardin vivait.


La nuit tombante trouva Marianne debout à la même place. Le vert du parc s’était fondu en des teintes imprécises, la cascade et les statues n’étaient plus que taches pâles et les grands oiseaux majestueux avaient disparu. La jeune femme s’était baignée, elle avait grignoté quelques bribes d’une légère collation, mais elle avait été incapable de trouver un instant de repos. C’était sans doute la faute de ce lit insensé sur lequel Marianne avait l’impression d’être la victime offerte au couteau du sacrificateur.

Maintenant, vêtue d’une robe de lourd brocart d’un blanc crémeux, toute brodée d’or, que dona Lavinia avait apportée sur ses deux bras, avec autant de solennité que s’il se fût agit d’une châsse, la tête ceinte pour la première fois d’un pesant diadème d’or et de perles énormes, assorties à celles enchâssées dans la parure d’une richesse presque barbare qui chargeait sa gorge largement découverte, Marianne essayait, par la contemplation du jardin nocturne, de lutter contre une nervosité et une anxiété grandissantes à mesure que l’heure approchait.

Elle se revoyait, il y avait si peu de temps encore, debout à une autre place, contemplant un autre parc dans l’attente d’un autre mariage. C’était à Selton, au soir de son mariage avec Francis... Il y avait, mon Dieu ! Comment y croire ?... à peine les trois quarts d’une année, alors que cela semblait vieux de plusieurs siècles ! Derrière les vitres de la chambre nuptiale, à peine vêtue de batistes fragiles sous lesquelles son corps de jeune fille frémissait d’attente et d’angoisse mélangées, elle avait regardé la nuit envahir le vieux parc familier. Comme elle était heureuse, ce soir-là ! Tout était si beau, si simple... elle aimait Francis de tout son être neuf, elle espérait être aimée de lui et elle attendait avec une ferveur passionnée l’instant bouleversant où entre ses bras elle apprendrait l’amour...

L’amour, c’était un autre qui le lui avait appris et il n’était pas une fibre de son corps qui n’en tremblât encore d’ivresse et de reconnaissance au souvenir des nuits brûlantes du Butard et de Trianon, mais c’était aussi de cet amour qu’était née la femme dont les absurdes miroirs lui avaient tout à l’heure renvoyé l’image : la statue presque byzantine à force de splendeur d’une sorte de majesté aux yeux trop grands, au visage figé... La Sérénissime princesse Sant’Anna ! Sérénissime... Très sereine... immensément sereine, alors que son cœur chavirait d’angoisse et de détresse ! Quelle dérision !...

Ce soir, il ne s’agissait plus d’amour mais d’un marché, positif, réaliste, impitoyable. L’union de deux détresses avait dit Gauthier de Chazay. Ce soir aucun homme ne viendrait frapper à la porte de cette chambre, aucun désir ne viendrait réclamer ses droits sur son corps où se gonflait une vie encore obscure et cependant toute-puissante... aucun Jason n’apparaîtrait pour demander le paiement d’une dette insensée mais troublante...

Pour lutter contre le vertige qui l’envahissait, Marianne s’appuya à l’espagnolette de bronze de la fenêtre et, de toute sa force, repoussa l’image du marin, découvrant soudain que, s’il était venu, elle eût éprouvé peut-être une joie vraie, une douceur secrète. Son absence créait un vide bizarre ! Elle avait envie de crier, tout à coup, et mordit sa main couverte de bagues pour retenir un dérisoire appel au secours. Jamais elle ne s’était sentie aussi misérable que sous cette parure qu’eût enviée une impératrice.

La porte de sa chambre, en s’ouvrant à double battant, vint secouer cet état morbide où elle s’enlisait de même que les flambeaux portés haut par six laquais faisaient reculer les ténèbres de la pièce où Marianne avait défendu que l’on allumât la moindre lumière. Au milieu de toutes ces flammes scintillantes, le cardinal, en grand costume de prélat romain, les moires pourpres de sa simarre balayant le dallage miroitant, apparut comme dans une gloire et, devant l’éclat de cette entrée, Marianne cligna des yeux à la manière d’un oiseau nocturne brusquement tiré à la lumière. Le regard pensif du cardinal enveloppa un instant la jeune femme, mais il ne fit aucun commentaire.

— Viens, dit-il seulement, c’est l’heure...

Etait-ce la formule ou le rouge sanglant du vêtement ? Marianne eut soudain l’impression d’être une condamnée que le bourreau venait chercher pour la mener à l’échafaud... Néanmoins, elle alla vers lui, posa sa main chargée de joyaux sur celle, gantée de rouge, qu’il lui offrait. Les deux traînes, celle de la capa magna, celle de la robe de reine glissèrent de concert sur le lac de marbre des salons.

En les traversant, Marianne constata avec étonnement que toutes les pièces étaient illuminées, comme pour une fête et, cependant, rien n’évoquait moins la gaieté que leur noblesse vide de toute présence humaine. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle en revint aux lectures passionnées de son enfance, à ces charmants contes français qu’elle avait tant aimés. Ce soir, elle était à la fois Cendrillon, Peau d’Ane et la Belle au sommeil séculaire s’éveillant au milieu des splendeurs d’un passé aboli, mais son histoire à elle ne comportait aucun Prince charmant. Son prince à elle était un fantôme.

La lente et solennelle promenade traversa ainsi tout le palais. Le cardinal semblait présenter avec orgueil la nouvelle venue aux ombres de tous ceux qui avaient, ici même, vécu, aimé, souffert peut-être. On parvint enfin à un petit salon tendu de damas pourpre où, à l’exception de quelques fauteuils et tabourets, l’ameublement principal était constitué par une haute glace Régence posée sur une console surdorée et encadrée de girandoles de bronze supportant des bouquets de bougies allumées.

Le cardinal fit asseoir Marianne dans l’un des fauteuils sans dire un seul mot puis se tint debout auprès d’elle dans l’attitude de quelqu’un qui attend. Il regardait vers la glace, en face de laquelle la jeune femme était assise, mais il avait gardé sa main dans la sienne comme pour la rassurer. Marianne se sentait plus oppressée que jamais et elle ouvrait déjà la bouche pour poser une question quand il parla.

— Voici, mon ami, celle que je vous avais annoncée : Marianne, Elisabeth d’Asselnat de Villeneuve, ma filleule, dit-il fièrement.

Marianne tressaillit. C’était au miroir qu’il s’était adressé et voilà que le miroir répondait...

— Pardonnez-moi ce silence, mon cher cardinal. C’était à moi de parler le premier pour vous accueillir... mais, en vérité, j’en étais incapable tant j’étais saisi d’admiration ! Votre parrain. Madame, avait tenté de peindre pour moi votre beauté mais, pour la première fois de sa vie, sa parole s’est révélée pauvre et gauche... d’une maladresse dont la seule excuse est la grossière impuissance des mots à traduire la divinité chez qui n’a point reçu le don sublime de la poésie. Puis-je dire que je vous suis profondément... humblement reconnaissant d’être ici... et d’être ce que vous êtes ?

La voix était basse, feutrée, naturellement ou volontairement assourdie. Son absence de couleur dégageait une lassitude et une tristesse profonde. Marianne se raidit pour maîtriser l’émotion qui accélérait son souffle. A son tour, elle fixa le miroir puisque la voix semblait venir de là.

— Pouvez-vous donc me voir ? demanda-t-elle doucement.

— Aussi nettement que si aucun obstacle ne se dressait entre nous. Disons... que je suis ce miroir où vous vous reflétez. Avez-vous jamais vu un miroir heureux ?

— J’aimerais en être sûre... votre voix est si triste !

— C’est parce qu’elle ne sert pas beaucoup ! Une voix qui n’a rien à dire oublie peu à peu qu’elle pourrait chanter. Le silence l’étouffe et finit par l’écraser. Mais la vôtre est pure musique.

Il était étrange ce dialogue avec l’invisible, mais Marianne, petit à petit, se rassurait. Elle décida tout à coup qu’il était temps pour elle de prendre en main son propre destin. Cette voix était celle d’un être qui avait souffert ou qui souffrait. Elle voulut jouer le jeu et le jouer elle-même. Elle se tourna vers le cardinal.

— Voulez-vous, Parrain, me faire la grâce de me laisser seule un instant ? Je souhaiterais causer avec le prince et, ainsi, cela me serait plus facile.

— C’est trop naturel. Je vais attendre dans la bibliothèque.

A peine la porte refermée, Marianne se leva mais, au lieu de s’approcher de la glace, elle s’en éloigna et alla vers l’une des fenêtres devant laquelle une grande jardinière de Chine faisait de son mieux pour contenir une forêt vierge en miniature. Elle aurait eu horreur d’un face à face avec elle-même, avec aussi, pour contrepoint, cette voix sans visage... qui, d’ailleurs, murmurait maintenant, avec une espèce de méfiance.

— Pourquoi avez-vous renvoyé le cardinal ?

— Parce qu’il fallait que nous parlions ensemble. Certaines choses, il me semble, doivent être dites.

— Lesquelles ? Je pensais que mon Eminentissime ami avait mis au point, définitivement, avec vous, les termes de notre accord ?

— Il l’a fait. Tout est bien net, bien tranché... du moins, il me semble.

— II vous a dit que je ne gênerais en rien votre vie ? La seule chose qu’il ne vous a peut-être pas dite... et que, cependant, je vous demanderai...

Il hésita. Marianne perçut une fêlure dans sa voix, mais il y remédia en ajoutant, très vite :

— ... je vous demanderai, quand l’enfant sera né... de l’amener parfois ici. Je voudrais, à défaut de moi, qu’il apprît à aimer cette terre... cette maison, tous ces gens aussi pour lesquels il sera une réalité tangible, éclatante et non une ombre furtive.

A nouveau la fêlure, légère, presque imperceptible, mais Marianne sentit une vague de pitié s’enfler soudain au fond de son cœur avec, en même temps, la certitude que tout cela était absurde, insolite et, plus que tout, ce secret farouche dans lequel il s’enfermait. Sa voix se fit prière pour murmurer.

— Prince !... Je vous en supplie, pardonnez-moi si mes paroles vous blessent, si peu que ce soit, mais je ne comprends pas et je voudrais tant comprendre ! Pourquoi tant de mystère ? Pourquoi refuser de vous montrer à moi. N’ai-je pas un peu le droit de connaître le visage de mon époux ?

Il y eut un silence. Si long, si pesant qu’elle crut un instant avoir fait fuir son étrange interlocuteur. Elle eut peur d’avoir, dans son impulsivité, été trop loin et trop tôt. Mais la réponse vint tout de même, pesante et définitive comme une sentence.

— Non. C’est impossible... Dans un instant, à la chapelle, nous serons l’un près de l’autre et ma main touchera votre main... mais jamais plus nous ne serons aussi proches.

— Mais pourquoi, pourquoi ? s’obstina-t-elle. Je suis fille d’aussi bonne race que vous-même et je n’ai peur de rien... d’aucun mal, si affreux soit-il, si c’est cela qui vous retient.

Il eut un petit rire bref, bas et sans gaieté.

— Depuis si peu de temps dans le pays, vous avez déjà entendu parler les gens, n’est-ce pas ? Je sais... ils échafaudent à mon sujet toutes sortes d’hypothèses, dont la plus gracieuse est qu’une maladie affreuse me dévore... la lèpre ou quelque chose d’approchant. Je n’ai pas la lèpre, Madame, si rien de semblable. Néanmoins, il est impossible que nous puissions nous voir, face à face.

— Mais pourquoi, au nom du Dieu vivant ?

Et cette fois ce fut sa voix, à elle, qui se fêla.

— Parce que je ne veux pas risquer de vous faire horreur !

La voix se tut. Le miroir demeura silencieux de si longues minutes que Marianne comprit qu’elle était vraiment seule maintenant. Ses mains, qu’elle avait crispées sur les épaisses feuilles vernies d’une plante inconnue se détendirent en même temps que sa poitrine se dégonflait en un profond soupir. La présence, vaguement angoissante, s’était éloignée. Marianne en éprouvait un soulagement réel car, maintenant, elle croyait savoir à quoi s’en tenir : l’homme devait être un monstre, quelque misérable déchet humain condamné à la nuit par une laideur repoussante, insupportable pour des yeux autres que ceux qui, toujours, l’avaient connu. Cela expliquait la dureté de pierre sur le visage de Matteo Damiani, là douleur sur celui de dona Lavinia et peut-être aussi l’enfance attardée sur la vieille face du Père Amundi... Cela expliquait aussi qu’il eût, si vite, rompu leur entretien alors que tant de choses encore eussent pu être dites.

« J’ai été maladroite, se reprocha Marianne, je me suis trop hâtée ! Au lieu de poser, brutalement, la question qui m’intriguait, il aurait fallu en faire prudemment l’approche, essayer, au moyen d’allusions discrètes, de cerner peu à peu le mystère. Et voilà que, sans doute, je l’ai effarouché... »

Une chose l’étonnait, en outre : le prince ne lui avait posé aucune question sur elle-même, sa vie, ses goûts... Il s’était contenté de louer sa beauté comme si, à ses yeux, c’eût été la seule chose importante. Avec un peu d’amertume, Marianne songea qu’il ne se fût pas montré moins curieux si, au lieu d’un être humain, elle n’avait été qu’une belle pouliche destinée à son précieux haras. Et encore ! Il n’était pas sûr que Corrado Sant’Anna ne se fût pas enquis des antécédents, de la santé et des habitudes de l’animal ! Mais, au fond, pour un homme dont le seul but en cette vie était d’avoir un héritier pour continuer son vieux nom, le personnage physique de la mère ne pouvait que primer tout le reste ! Qu’avait à faire le prince Sant’Anna du cœur, des sentiments et des habitudes de Marianne d’Asselnat ?

La porte du salon rouge se rouvrit devant le cardinal qui revenait. Mais, cette fois, il n’était pas seul.

Trois hommes l’accompagnaient. L’un était un petit bonhomme noir dont le visage paraissait se composer uniquement d’une paire de favoris et d’un nez. La tournure de son habit et le gros maroquin qu’il portait sous le bras annonçaient un notaire. Les deux autres semblaient descendus tout droit d’une galerie de portraits d’ancêtres. C’était deux vieux seigneurs portant habits de velours, brodés au temps du roi Louis XV, et perruques à marteau. L’un s’appuyait sur une canne et l’autre au bras du cardinal, et leurs visages proclamaient qu’ils étaient tous deux fort âgés. Mais ils n’en conservaient pas moins cette hauteur de mine que la mort elle-même ne parvient pas à enlever aux véritables aristocrates.

Avec une courtoisie raffinée et désuète, ils saluèrent Marianne qui leur offrit à son tour une révérence en apprenant que l’un était le marquis del Carreto et l’autre le comte Gherardesca. Parents du prince Sant’Anna, ils étaient là en qualité de témoins du mariage que le second, celui qui marchait avec une canne, devait en outre, en tant que chambellan de la Grande-Duchesse, faire enregistrer par sa Chancellerie.

Le notaire s’installa à une petite table et ouvrit son maroquin, tandis que tout le monde prenait place. Au fond de la pièce étaient assis dona Lavinia et Matteo Damiani qui étaient entrés après les témoins.

Distraite, nerveuse, Marianne n’écouta qu’à peine la longue et fastidieuse lecture du contrat. Les formules ampoulées du style notarial l’irritaient par leurs interminables développements. Elle n’avait plus qu’un désir, maintenant, c’est que tout soit fini très vite... Aussi ne s’intéressa-t-elle même pas à l’énumération des biens que le prince Sant’Anna reconnaissait à son épouse, pas plus qu’au chiffre royal de la pension qui lui serait servie. Son attention était partagée entre le miroir muet placé en face d’elle, derrière lequel, peut-être, le prince était revenu, et une désagréable sensation : celle que procure un regard insistant.

Elle sentait ce regard sur ses épaules nues, sur sa nuque découverte par le haut chignon relevé où se noyait le diadème. Il glissait sur sa peau, insistant au creux tendre du cou avec une force quasi magnétique, comme si quelqu’un, par la seule puissance de sa volonté, cherchait à attirer son attention. Cela devint bientôt insupportable pour les nerfs tendus de la jeune femme. Brusquement, elle se retourna mais ne rencontra que le regard glacé de Matteo. Il semblait si indifférent qu’elle crut s’être trompée. Pourtant, à peine eut-elle retrouvé sa position première qu’à nouveau la même sensation revint, plus nette encore...

De plus en plus mal à l’aise, elle accueillit avec joie la fin de cette cérémonie en forme de corvée, signa sans même regarder l’acte que le notaire lui offrait avec un salut profond, puis chercha le regard de son parrain qui lui sourit.

— Nous pouvons maintenant nous rendre à la chapelle. Le Père Amundi nous y attend, dit-il.

Marianne pensait que la chapelle se trouvait quelque part dans la villa, mais elle comprit son erreur en voyant dona Lavinia s’approcher d’elle avec un long manteau de velours noir qu’elle posa sur ses épaules, prenant même soin d’en relever le capuchon.

— La chapelle est dans le parc, expliqua-t-elle. La nuit est douce, mais il fait frais sous les arbres.

Comme au sortir de sa chambre, le cardinal vint prendre la main de sa filleule et la conduisit solennellement jusqu’au grand escalier de marbre où attendaient les valets armés de torches. Derrière eux, le petit cortège s’organisa. Marianne vit que Matteo Damiani avait, en remplacement du cardinal, offert son bras au vieux marquis del Carreto, puis le comte Gherardesca venait avec dona Lavinia qui avait hâtivement couvert sa tête et ses épaules d’un châle de dentelle noire. Le notaire et son maroquin avaient disparu.

On descendit ainsi dans le parc. En sortant, Marianne vit Gracchus et Agathe qui attendaient sous la loggia. Ils regardaient s’avancer le cortège avec une mine si ahurie qu’elle eut soudain envie de rire. Visiblement, ils n’avaient pas encore assimilé la nouvelle incroyable que leur maîtresse leur avait annoncée avant de s’habiller : elle était ici pour épouser un prince inconnu et, s’ils étaient trop bien stylés en même temps que trop aveuglément attachés à elle pour émettre la moindre remarque, leurs bonnes figures désorientées en disaient long sur leurs pensées intimes. En passant, elle leur sourit et leur fit signe de se placer derrière dona Lavinia.

« Ils doivent me croire folle ! songea-t-elle. Pour Agathe, cela n’a pas beaucoup d’importance : elle n’a pas plus de cervelle qu’une linotte... une gentille fille, sans plus. Mais Gracchus, c’est autre chose ! Il faudra que je lui parle. Il a le droit d’en savoir un peu plus. »

La nuit était noire comme de l’encre. Le ciel, sans une étoile, était invisible, mais un vent léger effilochait les torches portées par les laquais. Malgré un grondement doux et lointain qui présageait un orage, le cortège s’avança d’un pas si lent et si solennel que Marianne se crispa :

— Qui portons-nous en terre ? murmura-t-elle entre ses dents. En vérité, ceci ressemble davantage à des funérailles qu’un à un cortège nuptial ! N’y a-t-il pas ici quelque moine, pour entonner un Dies Irae ?

La main du cardinal serra la sienne à lui faire mal.

— Un peu de retenue ! gronda-t-il tout bas sans même la regarder. Ce n’est pas à nous d’imposer ici nos préférences. Il nous faut suivre les ordres du prince.

— Ils donnent la juste mesure de la joie qu’il éprouve à ce mariage !

— Ne sois pas amère ! Et, surtout, ne sois pas sottement cruelle. Personne plus que Corrado n’aurait souhaité de véritables et joyeuses noces ! Pour toi ce n’est qu’une formalité... pour lui un regret cuisant.

Marianne accepta la mercuriale sans protester, admettant avec honnêteté qu’elle l’avait méritée. Elle eut un petit sourire triste puis, changeant de ton, demanda brusquement.

— Il y a tout de même une chose que j’aimerais au moins savoir.

— Et c’est ?

— L’âge de mon... du prince Corrado.

— Je crois, un peu plus de vingt-huit ans !

— Comment ? Il est si jeune ?

— Je croyais t’avoir dit qu’il n’était pas vieux.

— En effet... mais à ce point !

Elle n’ajouta pas qu’elle avait imaginé un homme d’une quarantaine d’années. Quand on approchait la vieillesse, comme Gauthier de Chazay, quarante ans étaient la fleur de l’âge. Or, elle découvrait que ce malheureux dont elle portait désormais le nom, qu’une nature inhumaine condamnait à la réclusion perpétuelle, à la nuit, au renoncement total, était comme elle-même, un être jeune, un être qui, de toutes ses forces, devait aspirer à la vie, au bonheur, au grand air. Au souvenir de la voix feutrée, si lourde et si triste, elle se sentit envahie d’une immense pitié jointe à un désir sincère de lui venir en aide, d’adoucir autant que faire se pourrait le calvaire qu’elle imaginait.

— Parrain, chuchota-t-elle, je voudrais l’aider... lui donner peut-être un peu d’affection. Pourquoi refuse-t-il obstinément de se montrer à moi ?

— Il faut laisser faire le temps, Marianne... peut-être amènera-t-il doucement Corrado à penser différemment qu’il n’a fait jusqu’ici... mais cela m’étonnerait. Souviens-toi seulement, pour apaiser ton regret charitable, que tu vas lui apporter ce dont il a toujours rêvé : un enfant de son nom.

— Dont, cependant, il ne sera pas le vrai père ! Il m’a demandé... de l’amener ici de temps en temps. Je le ferai volontiers.

— Mais... n’as-tu donc pas écouté la lecture de ton contrat ? Tu t’es engagée à mener l’enfant ici une fois par an.

— J’ai... non, je n’ai rien écouté ! avoua-t-elle tandis qu’une profonde rougeur envahissait son visage. Je crois bien que je pensais à autre chose.

— Ce n’était guère le moment ! bougonna le cardinal. Quoi qu’il en soit, tu as signé...

— ... et je tiendrai parole. Après ce que vous venez de me dire, je le ferai même avec joie ! Pauvre... pauvre prince !... Je veux être pour lui une amie, une sœur... Je veux l’être !

— Que Dieu t’entende et te permette d’y parvenir ! soupira le cardinal. Mais j’en doute !

L’allée sablée qui menait à la chapelle ouvrait derrière l’ailé droite de la villa, un peu après le portail menant aux écuries. En passant sur l’arrière de sa nouvelle demeure, Marianne s’aperçut que des miroirs d’eau l’entouraient sur les quatre côtés, mais celui qui s’étendait sur presque tout le dos de la maison s’entourait d’une imposante nymphée ordonnée autour d’une entrée de grotte. Des lanternes de bronze accrochées entre chaque colonne illuminaient toute cette architecture qui en prenait un air de fête vénitienne et se reflétaient dans l’eau noire en longues traînées d’or. Mais le chemin de la chapelle passant sous le couvert d’un petit bois, on perdit bientôt de vue l’élégante nymphée. Même la villa illuminée disparut, ne laissant plus que quelques rares points lumineux dans l’épaisseur du feuillage.

La chapelle elle-même, élevée dans une petite clairière, était basse, vieillotte et trapue, d’un roman très primitif qui se traduisait par des murs énormes, de rares ouvertures et des arcs arrondis. Elle contrastait, dans sa lourdeur primitive, avec l’élégance un peu maniérée du palais entouré de ses eaux vives et ressemblait assez à quelque aïeule bougonne et têtue opposant sa rudesse réprobatrice aux folies de la jeunesse.

Le petit porche, ouvert, laissait voir les flammes des cierges brûlant à l’intérieur, la vieille pierre d’autel couverte d’une nappe immaculée, la chape d’or du vieux prêtre qui attendait... et une bizarre masse noire que Marianne ne distingua pas très bien depuis le parc. C’est seulement en atteignant le seuil de l’église qu’elle vit de quoi il s’agissait : accrochés à la voûte basse, des rideaux de velours noirs isolaient une partie du chœur qu’ils coupaient par le milieu. Et elle comprit que l’espoir, un instant caressé, d’apercevoir au moins la silhouette du prince durant la cérémonie s’évanouissait. Il se tenait, ou il se tiendrait là, dans cette espèce d’alcôve de velours auprès de laquelle on avait disposé un fauteuil et un prie-Dieu, frères jumeaux sans doute des meubles disposés à l’intérieur des rideaux.

— Même ici... commença-t-elle.

Le cardinal hocha la tête.

— Même ici ! Seul, l’officiant verra l’époux car la partie qui regarde l’autel est ouverte. Le prêtre doit voir les deux époux au moment où ils prononcent les paroles d’engagement.

Avec un soupir de lassitude, elle se laissa conduire jusqu’à la place préparée pour elle. Un énorme cierge de cire blanche brûlait tout auprès, dans un chandelier d’argent posé à même le sol, mais aucun apprêt autre que les vases sacrés et la nappe d’autel n’avait été fait pour la cérémonie. La petite chapelle était froide, humide, et l’on y respirait cette odeur fade des lieux jamais aérés. Sur les bas-côtés, les Sant’Anna des temps révolus dormaient leur sommeil de pierre sur les dalles des vieux sarcophages. L’atmosphère était sinistre. Marianne se souvint tout à coup avoir vu, jadis, à Londres, une pièce de théâtre particulièrement tragique, où la fiancée du héros condamné à mort était autorisée à l’épouser, dans la chapelle de sa prison, durant la nuit précédant l’exécution. Le prisonnier, alors, était séparé de la jeune fille par une grille de fer et Marianne se rappelait combien elle avait été impressionnée par cette scène si sombre et si dramatique... Ce soir, c’était elle qui jouait le rôle de la fiancée et le couple qu’elle allait former avec le prince durant la cérémonie serait tout aussi éphémère. En sortant de cette chapelle, ils seraient aussi séparés que si le tranchant d’une hache devait s’abattre sur l’un d’eux. D’ailleurs, l’homme qui se tenait, silencieux, derrière ce frêle rempart de velours n’était-il pas, lui aussi, un condamné ? Sa jeunesse le condamnait à vivre... et dans des circonstances abominables.

Les témoins et le cardinal s’étaient installés un peu en retrait de la jeune femme, mais elle vit, avec étonnement, que Matteo Damiani était venu rejoindre le prêtre à l’autel pour servir la messe. Un surplis blanc drapait maintenant ses épaules massives, faisait ressortir le cou large et court dont la puissance plébéienne contrastait avec la noblesse de certains traits du visage. Le masque était vraiment romain, mais n’était pas réellement beau, à cause peut-être de la bouche, trop lourdement ourlée, dans les plis de laquelle se révélait une sensualité animale, ou encore dans ces yeux trop immobiles, qui ne cillaient jamais et dont le regard était si vite intolérable. Durant tout le temps que dura le service divin, Marianne, au supplice, surprit continuellement ce regard sur elle et comme, indignée, elle dardait sur lui un regard brillant de colère et de mépris, non seulement les yeux impudents de l’intendant ne se détournèrent pas, mais elle crut voir un fugitif et froid sourire passer sur sa vilaine bouche. Elle en fut à ce point exaspérée qu’elle en oublia un instant l’homme qui se tenait de l’autre côté du rideau, à la fois si proche et si lointain.

Pourtant, jamais elle n’avait écouté une messe aussi distraitement. Tout son esprit était absorbé par la voix déjà familière qui se faisait entendre presque sans arrêt, priant hautement avec une ardeur et une passion qui la troublèrent. Elle n’avait pas imaginé que le maître de ce domaine d’une beauté presque sensuelle, pouvait être le chrétien fervent que sa façon de prier laissait deviner. Jamais encore elle n’avait entendu, issu de lèvres humaines, ce mélange déchirant de douleur résignée et d’imploration. Seuls, peut-être, les plus austères couvents, ceux où une impitoyable règle préfigure l’anéantissement du tombeau, entendaient de telles oraisons. Peu à peu, elle oublia Matteo Damiani pour écouter cette voix bouleversante sous laquelle s’étouffaient les chuchotements fébriles du prêtre.

Mais l’instant de la bénédiction nuptiale était venu. Le chapelain descendait les deux marches de pierre et s’approchait de l’étrange couple. Comme dans un rêve, Marianne l’entendit solliciter du prince l’engagement rituel et bientôt la voix, avec une force inattendue, affirmait :

— Devant Dieu et devant les hommes, moi, Corrado, prince de Sant’Anna, prends ici, comme compagne et légitime épouse...

Les paroles sacrées, assenées cette fois comme un défi, emplirent les oreilles de Marianne d’une rumeur d’orage à laquelle un violent coup de tonnerre, qui éclata soudain sur le toit de la chapelle, apporta un contrepoint sinistre. La jeune femme pâlit, frappée de ce mauvais présage, et ce fut d’une voix mal assurée qu’à son tour elle prononça l’engagement d’usage. Puis, le prêtre murmura :

— Donnez-vous la main.

Le rideau noir s’entrouvrit. Marianne, les yeux agrandis, vit apparaître, prolongeant une manche de velours noir et une manchette de dentelles, une main gantée de peau blanche qui se tendait vers elle. C’était une très grande main, longue et forte, que le gant épousait avec une précision anatomique, la main normale d’un homme de très haute taille et vigoureux en conséquence. Tremblante soudain devant cette réalité tangible, Marianne la regardait, fascinée, sans oser y déposer la sienne. Il y avait, dans cette paume ouverte, dans ces doigts étendus, quelque chose d’inquiétant et d’attirant, tout à la fois. Cela avait l’air d’un piège.

— Tu dois donner ta main, chuchota dans son cou la voix du cardinal.

Tous les yeux étaient fixés sur Marianne. Ceux du Père Amundi, étonnés, ceux du cardinal, impérieux et suppliants aussi, ceux de Matteo Damiani, sarcastiques. Ce fut peut-être ce regard-là qui l’emporta. Avec décision, elle posa sa main dans celle qui s’offrait et qui se referma sur elle tout doucement, presque délicatement, comme si elle craignait de lui faire mal. A travers le gant, Marianne sentit la chaleur, la fermeté vivante de la chair. Les paroles entendues tout à l’heure lui revinrent.

« Jamais plus nous ne serons aussi proches... » avait dit la voix.

Maintenant, le vieux prêtre prononçait les paroles sacramentelles qu’un nouveau coup de tonnerre étouffa en partie.

— ... Je vous déclare unis pour le meilleur et pour le pire et jusqu’à ce que la mort vous sépare.

Autour de la sienne, Marianne sentit frémir la main. Par la fente du rideau, une autre main apparut, juste le temps de glisser à son annulaire un large anneau d’or, puis les deux mains se retirèrent, entraînant celle de la jeune femme qui, soudain, frissonna de la tête aux pieds : sur le bout de ses doigts, deux lèvres s’étaient posées avant de leur rendre leur liberté.

Le fugitif lien de chair était dénoué. Derrière le rempart de velours, il n’y eut plus rien qu’un soupir. Devant l’autel, le Père Amundi, agenouillé, priait, le dos si courbé sous sa chasuble qu’il avait l’air d’un paquet de tissu dont les cassures reflétaient la lumière. Un nouveau coup de tonnerre, plus violent encore que les deux précédents, éclata, si terrible que même les murs résonnèrent. En même temps, le ciel creva. Des trombes d’eau s’abattirent, cinglant le toit avec un bruit de cataracte. En un instant la chapelle et ses occupants devinrent un monde clos isolé dans la tempête, mais, sans paraître rien entendre, le vieux chapelain repartit vers la petite sacristie, emportant les vases sacrés. Matteo, alors, arracha presque son surplis.

— Il faut aller chercher une voiture ! s’écria-t-il. La princesse ne peut regagner la villa par ce temps.

Rapidement, il se dirigeait vers la porte. Gracchus, timidement, proposa :

— Puis-je vous accompagner et vous aider ?

L’intendant le toisa.

— Il y a suffisamment de valets pour cela ! Et vous ne connaissez pas nos chevaux. Restez ici !

Appelant à lui, d’un geste autoritaire, deux des valets porte-torches, il ouvrit la porte et se jeta, tête baissée, dans la tempête, chargeant contre le vent comme un taureau furieux. Avec un regard éperdu à l’alcôve noire où rien ne bougeait plus, où rien ne se faisait plus entendre, à croire que le prince avait pu se volatiliser par miracle, Marianne alla chercher refuge auprès de son parrain. Cet orage brutal, éclatant à l’instant précis de l’union, était plus qu’elle n’en pouvait supporter.

— C’est un présage ! souffla-t-elle. Un mauvais présage !

— Superstitieuse, maintenant ? gronda-t-il à voix basse. Ce n’est pas ainsi que l’on t’a élevée. C’est au Corse, je pense, que tu dois cela ? On dit qu’il l’est d’une façon insensée.

Elle recula devant cette colère qu’il contenait si mal et qu’elle ne s’expliquait pas... à moins que lui aussi n’eût été frappé par l’ouragan et ne cherchât ainsi à donner le change. Il pensait peut-être écraser la peur enfantine de Marianne sous son mépris adulte, mais le but qu’il atteignit fut tout autre. Le rappel à Napoléon fut salutaire pour Marianne. Ce fut comme si le Corse tout-puissant était entré subitement dans la chapelle avec son œil d’aigle, sa voix impérieuse et cette implacable dureté à laquelle se brisaient les plus forts. Elle crut l’entendre ricaner et le maléfice vola en éclats. C’était pour lui après tout, qu’elle avait dû se plier à cet étrange mariage, pour l’enfant qu’il lui avait donné. Bientôt... demain, elle repartirait vers la France, vers lui, et tout cela ne serait plus dans son souvenir qu’un mauvais rêve.

Au bout de quelques minutes, Matteo reparut. Sans un mot, mais avec un geste plein d’orgueil qui la défiait de refuser, il offrit la main à Marianne pour la mener à la voiture, mais elle feignit de ne rien voir et, avec un regard glacé, marcha vers la porte. Entrée soutenue par son parrain, elle entendait sortir seule puisque aucun époux n’était là pour lui donner son bras. Il fallait que cet homme au regard impudent comprît, dès maintenant, qu’elle entendait désormais agir ici en maîtresse souveraine, ou, tout au moins, être traitée comme telle.

Au-dehors, la voiture attendait, marchepied baissé, la portière tenue ouverte par un laquais impassible et dégoulinant sous l’averse. Mais, entre elle et le petit porche, une large flaque d’eau s’étendait, alimentée par un violent rideau liquide. Marianne releva sur son bras la traîne de sa robe précieuse.

— Que Madame la Princesse me permette..., fit une voix.

Et, avant qu’elle ait pu protester, Matteo l’avait enlevée dans ses bras pour lui faire franchir l’obstacle. Elle poussa une exclamation, se raidit pour échapper au contact odieux de deux larges mains appliquées fermement à ses cuisses et à son aisselle, mais il la serra plus fort.

— Que Votre Seigneurie prenne garde, fit-il d’une voix neutre. Votre Seigneurie pourrait tomber dans la boue.

Force fut à Marianne de le laisser la déposer sur les coussins de la voiture. Mais elle avait détesté se trouver, même un instant, contre la poitrine de cet homme et elle lui adressa, sans le regarder, un « merci » très sec. Et même la vue du petit cardinal, emballé dans ses moires rouges et transporté de la même façon, ne parvint pas à effacer le pli de contrariété de son front.

— Demain, fit-elle entre ses dents quand il fut installé auprès d’elle, je rentre chez moi !...

— Déjà ! N’est-ce pas un peu... hâtif ? Il me semble que les égards manifestés par... ton époux mériteraient au moins un séjour... disons d’une semaine.

— Je me sens mal à l’aise dans cette maison.

— Où tu as cependant promis de revenir une fois l’an ! Allons, Marianne, est-il si pénible d’accorder ce que je te demande ?... Nous avons été si longtemps séparés ! Je pensais que tu accepterais de passer auprès de moi, à défaut d’une autre présence, ces quelques jours ?

Sous leurs paupières baissées, les prunelles vertes glissèrent vers Gauthier de Chazay.

— Vous resteriez ?

— Mais... naturellement ! Ne crois-tu pas qu’il me serait doux, petite, de retrouver pour un moment ma petite Marianne d’autrefois, celle qui accourait vers moi sous les grands arbres de Selton.

Cette évocation inattendue fit monter instantanément des larmes aux yeux de la jeune femme.

— Je pensais... que vous aviez oublié ce temps-là.

— Parce que je n’en parle pas ? Il ne m’en est que plus cher. Je le garde caché, dans le coin le plus secret de mon vieux cœur et, de temps en temps, j’entrouvre un peu ce coin... lorsque je me sens trop accablé.

— Accablé ? Rien ne semble jamais vous accabler. Parrain.

— Parce que je refuse d’en avoir l’air ? Mais l’âge vient, Marianne, et avec lui la lassitude. Reste un peu, mon enfant ! Nous avons besoin, toi et moi, de nous retrouver, d’oublier, côte à côte, qu’il existe des souverains, des guerres, des intrigues... tant d’intrigues surtout ! Accorde-moi cela... en souvenir d’autrefois.


La chaleur de l’affection retrouvée influença de façon sensible le souper qui réunit, peu après, les protagonistes du mariage dans l’antique salle de festins de la villa. C’était une pièce immense, haute comme une cathédrale et dallée de marbre noir sous un étonnant plafond à caissons, où les curieuses armes des Sant’Anna, une licorne et une vipère d’or affrontée sur champ de sable, se répétaient. Ces armes avaient d’ailleurs amusé Marianne qui, en les rapprochant de celles de sa famille où se retrouvaient le lion léopardé des Asselnat et l’épervier de leurs cousins Montsalvy, avait constaté que cela composait une bien singulière ménagerie héraldique.

Les murs de la salle, peints à fresque par un artiste inconnu, racontaient la légende de la licorne avec une grande fraîcheur de coloris et une naïveté charmante. C’était la première pièce de la villa qui plaisait vraiment à Marianne. Hormis sur la table fastueusement servie et parée, il y avait ici moins d’or que partout ailleurs et c’était, à tout prendre, reposant.

Assise à la longue table, avec le cardinal pour vis-à-vis, elle fit les honneurs du repas avec autant de grâce que si l’on eût été dans son hôtel de la rue de Lille. Le vieux marquis del Carreto, qui était assez dur d’oreille, n’était pas un causeur très passionnant mais, en revanche, c’était un excellent convive. Par contre, le comte Gherardesca avait une conversation animée et pleine d’esprit. Dans le laps de temps du repas, Marianne apprit de lui les derniers potins de la cour de Florence, les rapports fort tendres de la grande-duchesse Elisa avec le beau Cenami et ses amours plus tumultueuses avec Paganini, le violoniste diabolique. Il sut également faire entendre, avec discrétion, que la sœur de Napoléon serait heureuse de recevoir à sa cour la nouvelle princesse Sant’Anna, mais Marianne déclina l’invitation.

— Mes goûts ne sont guère tournés vers la vie de cour, comte. Si mon époux avait pu, lui-même, me conduire auprès de Son Altesse Impériale, c’eût été pour moi la plus grande des joies. Mais en de telles circonstances...

Le vieux seigneur lui adressa un regard plein de compréhension.

— Vous avez fait œuvre de charité, Princesse, en épousant mon malheureux cousin. Mais vous êtes infiniment jeune et belle, tandis que le dévouement doit avoir des limites. Il ne se trouvera personne, parmi la noblesse de ce pays, pour vous blâmer de sortir ou de recevoir hors de la présence de votre époux, puisque, malheureusement, l’humeur particulière du prince Corrado le pousse à se sentir reclus et caché.

— Je vous remercie de me le dire mais, pour l’instant, cela ne me tente vraiment pas. Plus tard, peut-être... et vous voudrez bien porter mes regrets... et mes respects à Son Altesse Impériale.

Tout en prononçant, machinalement, les paroles obligatoires de politesse, Marianne scrutait le visage aimable du comte pour essayer de deviner ce qu’il savait au juste de son cousin. Savait-il, lui, ce qui obligeait Corrado Sant’Anna à cette existence inhumaine ? Il avait parlé d’une « humeur particulière », alors que le prince, en personne, lui avait avoué se refuser à lui inspirer de l’horreur... Peut-être allait-elle poser une question plus précise, quand le cardinal, qui avait sans doute deviné sa pensée, détourna la conversation en interrogeant le comte sur les récentes mesures prises contre les couvents et le souper s’acheva sans que l’on revînt au sujet qui l’intriguait tant.

Quand on se leva de table, les deux témoins prirent congé, alléguant leur âge pour ne pas prolonger la soirée. L’un « regagnait son palais de Lucques, l’autre une villa qu’il possédait dans les environs, mais tous deux, avec toutes les ressources d’une politesse exquise et surannée, exprimèrent le désir de revoir bientôt « la plus jolie des princesses ».

— En voilà deux qui sont plus que séduits ! commenta Gauthier de Chazay avec un sourire amusé. Je sais bien qu’il faut toujours tenir compte de l’enthousiasme du caractère italien, mais tout de même ! Cela ne me surprend aucunement, d’ailleurs. Mais, ajouta-t-il en cessant tout à coup de sourire, j’espère que les ravages de ta beauté s’arrêteront là.

— Que voulez-vous dire ?

— Que j’aurais infiniment préféré que Corrado ne te vît pas. Vois-tu, j’ai souhaité lui donner un peu de bonheur. Je serais désolé d’avoir fait son malheur.

— D’où vous vient cette soudaine pensée ? Car, enfin, vous saviez déjà que je n’étais pas repoussante.

— Elle est toute récente, avoua le prélat. Vois-tu, Marianne... durant tout le repas, Corrado ne t’a pas quittée des yeux.

Elle tressaillit.

— Comment ? Mais enfin... il n’était pas là, ce n’est pas possible !

Puis, se rappelant le salon de damas rouge :

— Il n’y avait pas de miroir.

— Non, mais certains motifs du plafond se déplacent pour permettre de surveiller ce qui se passe dans la salle... un vieux système d’espionnage qui, jadis, s’est avéré d’une certaine utilité au temps où les Sant’Anna s’occupaient de politique et que je connais bien. J’y ai vu deux yeux... qui ne peuvent être que les siens. Si ce malheureux se prend à t’aimer...

— Vous voyez bien qu’il vaut mieux que je parte !

— Non, cela ressemblerait à une fuite et tu le blesserais. Après tout... laissons-lui ce pauvre bonheur ! Et qui sait ? Cela le décidera peut-être un jour à moins se cacher de toi, à défaut des autres...

Mais l’instant de détente était passé pour Marianne et l’impression pénible revenue. Malgré l’idée consolante que venait d’émettre le cardinal, elle éprouvait une sorte d’horreur à la pensée que l’homme à la voix si triste pourrait l’aimer. De toutes ses forces elle essaya de se raccrocher aux termes du marché conclu, car ce n’était que cela : un contrat et il fallait que ce ne fût rien d’autre !... Et pourtant, si Gauthier de Chazay avait raison, si elle avait apporté à cet homme sans visage un surcroît de douleur et de regrets ?... Elle se souvint du baiser posé sur ses doigts et elle frissonna.

En rentrant dans sa chambre, elle trouva Agathe en pleine déroute. L’étrange cérémonie à laquelle elle venait d’assister, jointe à la crainte que lui inspirait déjà le palais Sant’Anna et au discours que venait de lui délivrer dona Lavinia sur la façon dont il convenait qu’elle traitât désormais sa maîtresse, avaient plongé la petite camériste dans un complet marasme. Debout à côté de dona Lavinia, toujours aussi calme, elle tremblait comme une feuille et, à l’entrée de sa maîtresse, plongea dans une révérence si profonde qu’elle s’acheva sur le dallage. Du coup elle se retrouva au bord de la panique et le sévère coup d’œil de la femme de charge l’acheva. Sans même songer à se relever, Agathe éclata en sanglots.

— Oh ! s’indigna dona Lavinia, mais elle est folle !

— Non, rectifia doucement Marianne, elle est seulement affolée. Il faut lui pardonner, dona Lavinia, je ne lui avais rien dit et, depuis que nous sommes arrivées ici, elle va d’étonnement en étonnement. De plus, le voyage a été rude.

A elles deux, elles parvinrent à remettre debout la jeune fille qui faisait des efforts désespérés pour s’excuser.

— Que Mad... Madame la Princesse... me pardonne ! Je... je ne sais pas ce... qui m’a pris. Je... je...

— Sa Seigneurie a raison, coupa dona Lavinia en lui fourrant un mouchoir entre les mains, vous n’avez plus le contrôle de vous-même, ma fille. Allez dormir. Si Madame le permet, je vais vous accompagner chez vous et vous donner un calmant. Demain, tout ira bien.

— Merci, dona Lavinia... et allez !

— Je reviens tout de suite pour aider Madame la Princesse à se défaire.

Tandis qu’elle entraînait Agathe toujours en larmes, Marianne s’approcha d’un grand miroir vénitien devant lequel était disposée une table basse, en laque chinoise, supportant une infinité de flacons de cristal et d’objets de toilette en or massif. Elle se sentait affreusement lasse et avait hâte, maintenant, de se coucher. Le grand lit doré, dont la couverture avait été faite, montrait ses draps de lin blanc, tout frais, et s’en trouvait infiniment plus accueillant. Une veilleuse douce brûlait sous les grands rideaux du baldaquin et les oreillers gonflés de plumes moelleuses invitaient irrésistiblement au repos.

Le diadème pesait lourd au front de Marianne qui sentait venir la migraine. Avec peine, car il était solidement épinglé, elle parvint à s’en débarrasser, le posa sur la table sans même un regard et défit sa coiffure. La robe aussi, avec ses épaisses broderies et sa longue traîne, était accablante et, sans attendre le retour de dona Lavinia, Marianne entreprit de l’enlever. Cambrant sa taille souple où rien encore ne révélait une prochaine maternité, elle défit les agrafes, dégagea ses épaules et, avec un soupir de soulagement, laissa le lourd tissu glisser à ses pieds. Elle l’enjamba, ramassa la robe qu’elle jeta sur un fauteuil, enleva jupons et bas, puis, vêtue seulement de sa mince chemise de batiste garnie de valenciennes, elle s’étira comme une chatte avec un soupir de bonheur... mais le soupir s’étrangla en un cri d’horreur. Dans le miroir, en face d’elle, un homme la dévorait des yeux avec une avidité vorace.

Elle se retourna brusquement, mais ne vit plus rien que les autres miroirs accrochés au mur et qui ne reflétaient pas autre chose que les flammes paisibles des bougies. Il n’y avait personne dans la chambre... et pourtant Marianne aurait juré que Matteo Damiani était là, qu’il l’avait regardée ôter ses vêtements avec une convoitise brutale. Cependant, il n’y avait rien. Le silence était absolu. Pas un bruit, pas un souffle !...

Les jambes fauchées, Marianne se laissa tomber sur le tabouret couvert de brocart posé devant la coiffeuse et passa sur son front une main qui tremblait. Etait-ce donc une hallucination ? L’intendant l’avait-il impressionnée à ce point qu’elle en fût déjà parvenue à le voir partout ? Ou bien était-ce la fatigue ?... Elle n’était plus très sûre, maintenant, d’avoir bien vu... L’esprit tendu jusqu’au malaise ne pouvait-il créer des phantasmes, faire surgir du néant des formes et des visages ?

Quand dona Lavinia revint, elle la trouva prostrée sur le tabouret, pâle comme un linge et à demi nue. Elle joignit les mains avec désolation.

— Votre Seigneurie n’est pas raisonnable ! reprocha-t-elle, pourquoi ne m’a-t-elle pas attendue ? La voilà toute tremblante ! J’espère qu’elle n’est pas malade ?

— Je suis surtout exténuée, dona Lavinia. Je voudrais me coucher très vite... et dormir, dormir moi aussi. Ne me donneriez-vous pas un peu de ce que vous avez donné à Agathe ? Je voudrais être certaine d’une bonne nuit.

— C’est trop naturel après une journée pareille.

Quelques instants plus tard, Marianne était étendue dans son lit et dona Lavinia lui servait une tisane chaude dont la vapeur agréable détendit déjà un peu ses nerfs. Elle la but avec reconnaissance, avide d’échapper enfin à ses pensées folles et certaine que, sans une aide extérieure, il ne lui serait pas possible, si grande que fût sa fatigue, de trouver le sommeil avec le souvenir de ce visage entrevu ou imaginé. Devinant peut-être son angoisse, dona Lavinia alla s’asseoir dans un fauteuil.

— Je vais attendre ici que Madame la Princesse soit endormie, afin d’être certaine que son sommeil sera paisible, promit-elle.

Délivrée d’un poids, bien qu’elle se refusât à l’admettre, Marianne ferma les yeux et laissa la tisane faire son bienfaisant effet. Quelques instants plus tard, elle dormait profondément.

Assise dans son fauteuil, dona Lavinia n’avait pas bougé. Elle avait tiré de sa poche un chapelet d’ivoire et en égrenait doucement les prières. Soudain, dans la nuit, le galop d’un cheval se fit entendre, léger d’abord, puis de plus en plus fort. Sans bruit, la femme de charge se leva, alla jusqu’à la fenêtre et en écarta légèrement l’un des rideaux. Loin, dans l’obscurité confuse, une forme blanche apparut, traversa les pelouses et disparut aussi vite : celle d’un cheval emportant un sombre cavalier au grand galop.

Alors, avec un soupir, dona Lavinia laissa retomber le rideau et revint prendre sa place au chevet de Marianne. Elle n’avait pas envie de dormir. Cette nuit, plus que jamais, elle sentait qu’il lui fallait prier à la fois pour celle qui dormait là et pour celui qu’elle aimait comme son propre enfant, afin qu’à défaut d’un impossible bonheur le ciel au moins leur accordât le doux engourdissement de la paix.

11 LA NUIT ENSORCELÉE

Le soleil éclatant qui inondait sa chambre quand elle ouvrit les yeux et le bon repos dû à sa longue nuit rendirent à Marianne toute sa vitalité. L’orage de la nuit avait tout lavé de frais dans le parc et les quelques dégâts, branches cassées ou feuilles arrachées par la violence du vent, avaient déjà été effacés par les jardiniers de la villa. Herbe et ramures rivalisaient de verdure et, par les fenêtres ouvertes, toutes les odeurs de la campagne rafraîchie entraient par bouffées parfumées où se mêlaient le foin, le chèvrefeuille, le cyprès et le romarin.

Comme en s’endormant, elle avait trouvé dona Lavinia debout auprès de son lit, souriante et occupée à disposer dans de grands vases une énorme brassée de roses.

— Monseigneur a voulu que le premier regard de Madame la Princesse se pose sur les plus belles des fleurs. Et, ajouta-t-elle, il y a aussi ceci.

Ceci, c’était un coffre d’assez belles dimensions qui reposait, tout ouvert, sur le tapis. Il était plein de boîtes de santal et d’écrins de cuir noir, frappés aux armes des Sant’Anna, mais portant les traces d’usure que n’évitent jamais les choses anciennes.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Marianne.

— Les joyaux des princesses Sant’Anna, Madame... ceux de dona Adriana, mère de notre prince... ceux... des autres princesses ! Certains sont fort anciens.

Il y avait « de tout, en effet, depuis d’antiques et très beaux camées jusqu’à d’étranges bijoux orientaux, mais la plus grande partie était composée de lourds et admirables joyaux de la Renaissance où d’énormes perles baroques servaient de corps à des sirènes ou à des centaures au milieu d’une profusion de pierres de toutes couleurs. Il y avait aussi des bijoux plus récents, guirlandes de diamants pour encadrer un décolleté, girandoles étincelantes, carcans et colliers d’or et de pierreries. Il y avait aussi certaines pierres non montées et, quand Marianne eut tout examiné, dona Lavinia lui tendit une petite boîte d’argent où, sur un lit de velours noir, reposaient douze émeraudes extraordinaires. Enormes et taillées de façon rudimentaire, elles étaient d’un vert à la fois profond et translucide, d’une intense luminosité, les plus belles certainement que Marianne eût jamais vues. Même celles que lui avait offertes Napoléon n’approchaient pas leur beauté. Et soudain les paroles de l’Empereur se retrouvèrent dans la bouche de la femme de charge.

— Monseigneur a dit qu’elles étaient du même vert que les yeux de Madame. Son grand-père, le prince Sebastiano, les avait rapportées du Pérou pour sa femme. Mais elle n’aimait pas ces pierres.

— Pourquoi ? fit Marianne qui, d’un geste bien féminin, faisait jouer la lumière dans les gemmes parfaites. Elles sont cependant bien belles !

— Les anciens pensaient qu’elles étaient à la fois le symbole de la paix et de l’amour. Dona Lucinda aimait l’amour... mais haïssait la paix.

C’est ainsi que, pour la première fois, Marianne entendit prononcer le nom de la femme qui aimait sa propre image au point d’avoir couvert de miroirs les murs de son appartement. Mais elle n’eut pas le loisir d’en demander davantage. Avec une révérence, dona Lavinia l’informa que son bain était prêt, que le cardinal l’attendait pour déjeuner et la laissa aux mains d’Agathe, sans que la nouvelle princesse osât lui demander de rester et de répondre à ses questions. Il y avait eu, en effet, sur le visage de la vieille dame une crispation passagère, un assombrissement du regard comme si elle regrettait d’avoir prononcé ce nom et elle avait mis à se retirer une hâte certaine. De toute évidence, elle voulait éviter les questions qu’elle sentait venir.

Mais, quand Marianne retrouva son parrain dans la bibliothèque où il avait fait servir leur déjeuner, elle se hâta de poser la question qui avait mis en fuite dona Lavinia, après avoir raconté comment les bijoux ancestraux lui avaient été remis.

— Qui était au juste la grand-mère du prince ? J’ai cru comprendre qu’elle s appelait Lucinda, mais il semblerait que l’on n’y pût faire allusion qu’avec une foule de réticences. Savez-vous pourquoi ?

Le cardinal arrosa ses pâtes d’une épaisse couche d’une odorante sauce à la tomate, y ajouta du fromage et mêla soigneusement le tout sans répondre. Puis, il goûta le mélange ainsi obtenu et, finalement, déclara :

— Non. Je ne sais pas.

— Allons donc ! C’est impossible ! Je suis certaine que vous connaissez les Sant’Anna depuis toujours. Sinon comment auriez-vous pu être admis à partager le secret dont s’entoure le prince Corrado ? Vous ne pouvez pas ne rien savoir sur cette Lucinda. Dites plutôt que vous ne voulez rien me dire...

— Tu as tellement envie de savoir que dans un instant tu vas me traiter de menteur, fit le cardinal en riant. Eh bien, ma chère enfant, apprends qu’un prince de l’Eglise ne ment pas... tout au moins pas plus qu’un curé de campagne. Mais, en toute sincérité, je ne sais pas grand-chose, sinon qu’elle était vénitienne, de la très noble famille Soranzo et d’une extrême beauté.

— D’où les miroirs ! Cependant, le fait d’être très belle et de s’admirer un peu trop ne justifie pas les réticences que cette femme semble inspirer ici. Il paraît même que son portrait a disparu.

— Je dois dire que, d’après ce que j’ai pu en apprendre, dona Lucinda n’avait pas... euh... très bonne réputation. Certains parmi les gens, très rares maintenant, qui l’ont connue, prétendent qu’elle était folle, d’autres qu’elle était un peu sorcière et, en tout cas, en très bons termes avec les démons. On n’aime pas beaucoup cela par ici... ni ailleurs !

Marianne avait l’impression que le cardinal restait volontairement évasif. Malgré tout le respect et la confiance qu’elle avait envers lui, elle ne pouvait se défendre d’un sentiment bizarre : celui qu’il ne lui disait pas la vérité... ou, tout au moins, pas toute la vérité. Décidée cependant à le pousser dans ses retranchements autant qu’il serait possible, elle demanda, d’un air innocent, tout en faisant toute une affaire de choisir des cerises dans une corbeille de fruits.

— Et... où se trouve son tombeau ? Dans la chapelle ?

Le cardinal se mit à tousser, comme quelqu’un qui vient d’avaler trop vite, mais cette toux parut à Marianne un peu forcée et elle se demanda si elle n’était pas destinée à masquer la subite rougeur qui était montée aux joues de son parrain. Néanmoins, elle lui offrit un verre d’eau avec un beau sourire :

— Buvez ! Cela passera !

— Merci ! Le tombeau... hum... non, il n’y en a pas !

— Pas de tombeau ?

— Non. Lucinda est morte tragiquement dans un incendie. Et l’on n’a rien retrouvé de son corps. Il doit y avoir, quelque part dans la chapelle, une inscription qui... euh... mentionne ce fait. Veux-tu que nous allions maintenant visiter un peu ton nouveau domaine ? Il fait un temps idéal et le parc est si beau ! Puis, il y a les écuries qui, certainement, vont t’émerveiller. Tu aimais tellement les chevaux quand tu étais enfant ! Sais-tu que les bêtes d’ici ont la même souche que les fameux chevaux du Manège Impérial de Vienne ? Ce sont des Lipizzans. L’archiduc Charles qui, en 1580, a fondé à Lipizza, dans le Karst, les célèbres haras, en partant de produits espagnols, avait offert aux Sant’Anna de l’époque un étalon et deux juments. Depuis, les princes de cette maison se sont attachés à perfectionner la race...

Le cardinal était lancé. Il était tout à fait inutile d’essayer de l’arrêter, plus encore de le ramener à un sujet que, tout comme dona Lavinia, il préférait visiblement fuir. Ce flot de paroles était destiné, en empêchant Marianne de placer un mot, à changer insensiblement le cours de ses pensées. Et, de fait, en pénétrant avec lui dans l’immense cour des écuries, la jeune femme oublia un moment la mystérieuse Lucinda pour s’abandonner au goût ardent qu’elle avait toujours eu pour le cheval. Elle découvrit d’ailleurs que Gracchus-Hannibal Pioche, son cocher, l’y avait précédée et qu’il semblait heureux comme un poisson dans l’eau. Bien que ne parlant pas du tout italien, le jeune homme était parfaitement parvenu à se faire comprendre grâce à son expressive mimique de gamin parisien. Il était déjà l’ami de tous les palefreniers et garçons d’écurie qui avaient reconnu en lui un frère dans la religion du cheval.

— Jamais vu de plus belles bêtes ! C’est le paradis, ici, Mademoiselle Marianne ! lança-t-il à la jeune femme dès qu’il l’aperçut.

— Si tu veux y être admis longtemps, mon garçon, corrigea le cardinal mi-grondeur mi-amusé, il faudra t’habituer à dire Madame la Princesse ou Votre Seigneurie... à moins que tu ne préfères Son Altesse Sérénissime ?

— Séré... il faudra avoir de la patience avec moi, Mad..., je veux dire Madame la Princesse, s’excusa

Gracchus devenu tout rouge. J’ai bien peur d’avoir du mal à m’y habituer et de me tromper encore.

— Dis simplement Madame, mon bon Gracchus, et tout ira bien. Maintenant, montrez-moi les bêtes.

Elles étaient, en vérité, magnifiques, pleines de feu et de sang, avec des encolures puissantes, des jambes à la fois fortes et fines, des robes presque toutes d’un blanc pur. Les quelques autres étaient noires comme l’Erèbe, mais tout aussi belles. Marianne n’avait pas besoin de forcer son admiration. Elle avait d’ailleurs un coup d’œil d’une justesse absolue pour jauger les qualités de tel ou tel cheval et, en une heure, elle eut convaincu tout le personnel des écuries que la nouvelle princesse était bien digne de la famille. Sa beauté fit le reste et, quand elle regagna la villa, assez tard dans la soirée, Marianne laissait derrière tout un petit monde définitivement conquis à la grande satisfaction du cardinal.

— Te rends-tu compte de ce que tu vas désormais représenter pour eux ? Une maîtresse vivante, visible et sachant les comprendre... Tu leur apportes un soulagement réel.

— J’en suis heureuse, mais il faudra bien qu’ils continuent à vivre sans moi la plupart du temps. Vous savez bien que je dois rentrer à Paris... ne fût-ce que pour régler avec l’Empereur ma nouvelle situation. Vous ignorez encore ce que sont ses colères.

— Je peux l’imaginer... mais, après tout, rien ne t’y force ! Si tu restais ici...

— Il serait très capable de me faire chercher par sa gendarmerie... tout comme il vous a fait reconduire à Reims... du moins par personne interposée ! Merci beaucoup ! J’ai toujours préféré le combat à la fuite et, en cette circonstance, j’entends m’expliquer moi-même.

— Dis-moi plutôt que, pour rien au monde, tu ne voudrais perdre cette occasion de le revoir ! soupira tristement le cardinal. Tu l’aimes toujours...

— Ai-je jamais prétendu autre chose ? riposta Marianne avec hauteur. Je ne crois pas vous avoir jamais trompé sur ce point. Oui, je l’aime toujours ! Je le regrette peut-être autant que vous-même, quoique pour d’autres raisons, mais je l’aime et n’y peux rien.

— Je le sais bien ! Il est inutile de nous disputer encore ! A certains moments, tu me rappelles beaucoup ta tante Ellis : aussi peu de patience et autant d’ardeur à la bataille ! Autant de générosité aussi ! N’importe ! Je sais que tu reviendras et c’est là le principal.

Le soleil se couchait derrière les frondaisons du parc et Marianne suivit sa chute avec une sourde angoisse. Avec le crépuscule, le domaine s’enveloppait d’une sorte de mélancolie indéfinissable comme si la vie, en même temps que la lumière, l’abandonnait. C’était ce que les gens du pays, habitués, appelaient « una morbidezza » et qui venait peut-être de l’excès de beauté des paysages et des ciels changeants.

Pour rentrer à la maison, Marianne, soudain frissonnante, serra autour de ses épaules l’écharpe de mousseline assortie à sa très simple robe blanche et, tout en marchant lentement au côté du prélat, elle regarda grandir la masse blanche de la maison que l’on abordait, de ce côté, par l’aile droite, celle qu’habitait le prince Corrado.

Les hautes fenêtres en étaient obscures, peut-être parce que les rideaux avaient déjà été tirés, mais aucun rais de lumière ne filtrait.

— Ne croyez-vous pas, dit-elle soudain, que je devrais remercier le prince des joyaux qu’il m’a fait remettre ce matin ? Il me semble que ce serait simplement poli.

— Non. Ce serait une erreur. Dans l’esprit de Corrado, ils te sont dus. Tu en es dépositaire... un peu comme le roi de France était dépositaire des joyaux de la Couronne. On ne remercie pas pour un dépôt.

— Pourtant les émeraudes...

— Sont sans doute un cadeau personnel... à la princesse Sant’Anna ! Tu les feras monter, tu les porteras... et tu les transmettras à tes descendants. Non, il est inutile de vouloir encore l’approcher. Je suis certain qu’il ne le souhaite pas. Si tu veux lui faire plaisir, porte les bijoux qu’il t’a donnés. Ce sera la meilleure façon de montrer qu’ils t’ont procuré une joie.

Ce soir-là, pour dîner en face du cardinal dans l’immense salle à manger, elle épingla au creux profond de son décolleté et à l’étroite ceinture qui passait sous la poitrine une large agrafe ancienne faite d’or, de rubis et de perles qui s’assortissait de longues et lourdes boucles d’oreilles. Mais, elle eut beau, durant tout le repas, jeter de discrets coups d’œil au plafond, elle n’y vit bouger aucun motif ni apparaître aucun regard... et fut étonnée d’en éprouver une vague déception. Elle se savait belle, ce soir, et cette beauté, elle souhaitait en faire l’hommage silencieux à l’époux invisible pour lui dire merci. Mais rien ne vint. Elle ne vit même pas apparaître Matteo Damiani qu’elle n’avait pas vu davantage dans la journée et tout naturellement, elle interrogea dona Lavinia, une fois rentrée dans sa chambre.

— Est-ce que... le prince serait parti ?

— Mais... non, Votre Seigneurie. Pourquoi ?

— Rien, durant cette journée, n’a marqué sa présence et je n’ai même pas vu son secrétaire, ni le Père Amundi.

— Matteo est allé voir des fermiers assez loin et le chapelain était avec Son Altesse. Il ne sort guère de chez lui que pour la chapelle ou la bibliothèque. Dois-je dire à Matteo que vous souhaitez le voir ?

— Certainement pas ! fit Marianne juste un petit peu trop vite. Je posais seulement une question.

Etendue dans son lit, elle eut du mal, ce soir-là, à trouver le sommeil et plusieurs heures coulèrent avant qu’elle eût fermé les yeux. Vers minuit, comme elle commençait à s’assoupir enfin, elle entendit le galop d’un cheval traverser le parc et, un instant, elle écouta. Mais, songeant que c’était sans doute Matteo Damiani qui rentrait, elle ne s’en inquiéta pas davantage et, refermant les yeux, sombra dans le sommeil.

Les jours qui suivirent furent paisibles et à peu près semblables au premier. En compagnie du cardinal, Marianne visita le domaine, fit quelques promenades aux environs dans l’une des nombreuses voitures que renfermaient les remises. Elle visita les bains de Lucques, d’étranges vestiges antiques et aussi, à Marlia, les jardins de la fastueuse villa d’été de la grande-duchesse Elisa. Le cardinal, en petit costume noir sans aucun ornement, n’attirait guère l’attention mais, partout, la beauté de la jeune femme soulevait l’admiration et plus encore la curiosité car la nouvelle du mariage s’était répandue. Sur les petits chemins comme dans les villages, les gens du pays s’arrêtaient sur son passage et saluaient profondément avec, dans leurs regards, une admiration qui se teintait de pitié et faisait sourire Gauthier de Chazay.

— Sais-tu qu’ils ne sont pas loin de te considérer comme une sainte ?

— Une sainte ? Moi ? Quelle idée !

— L’opinion généralement répandue dans la région est que Corrado Sant’Anna est un très grand malade. Alors on admire que toi, si jeune, si belle, tu te dévoues à ce malheureux. Quand la naissance de l’enfant sera annoncée, tu ne seras pas loin de la palme du martyre.

— Comment pouvez-vous plaisanter ainsi ! reprocha Marianne choquée par le ton légèrement cynique du prélat.

— Ma chère enfant, si l’on veut supporter la vie sans trop souffrir des autres, le mieux est de chercher en toutes choses le côté humoristique. Au surplus, il fallait bien t’expliquer pourquoi ils te regardent ainsi. Voilà qui est fait !

Mais, le plus clair de son temps, Marianne le passait au haras, malgré les remontrances du cardinal. Selon lui, non seulement la place d’une grande dame se trouvait ailleurs qu’aux écuries, mais encore il s’inquiétait, vu l’état de la jeune femme, de la voir passer à cheval de longues heures, montant tour à tour tel ou tel animal afin d’en connaître à fond les qualités et les défauts. Marianne riait de toutes ses craintes. Son état ne la gênait en rien. Aucun malaise ne venait la troubler si peu que ce soit et elle se portait à merveille, cette vie au grand air lui convenant tout à fait. Elle avait conquis Rinaldo, le chef des écuries, et il la suivait partout, comme un gros chien quand, la traîne de son amazone retroussée sur son bras – elle n’avait pas osé, pour éviter de choquer, revêtir le costume masculin qu’elle préférait de beaucoup pour monter à cheval –, elle exécutait de longues marches à travers les champs où l’on menait les bêtes.

Au retour de ces tournées épuisantes, elle dévorait son souper puis tombait sur son lit et dormait d’un sommeil d’enfant jusqu’au retour du soleil. Même l’étrange tristesse dont la villa s’enveloppait chaque soir, à la nuit tombante, n’avait plus prise sur elle. Le prince ne s’était plus manifesté, sinon pour lui faire dire qu’il était heureux de l’intérêt qu’elle prenait pour ses cheyaux et Matteo Damiani semblait se tenir à distance. Il était souvent sur les terres et on ne le voyait guère. Quand, par hasard, il rencontrait Marianne, il saluait profondément, s’inquiétait de sa santé et disparaissait sans insister.

La semaine coula ainsi, rapide et sans heurt, si agréable même que la jeune femme ne la vit pas passer mais s’aperçut en fin de compte qu’elle n’avait pas tellement envie de rentrer à Paris. L’écrasante fatigue du voyage, l’insupportable tension de ses nerfs, ses angoisses et ses appréhensions, tout cela s’en était allé au contact de la nature.

« Au fond, pourquoi ne pas rester ici encore quelque temps ? songeait-elle. Je n’ai rien à faire à Paris où l’Empereur ne rentrera pas de sitôt sans doute. »

Même le voyage de noces de Napoléon avait cessé de l’irriter. Elle était en paix avec elle-même et goûtait si pleinement le calme de sa nouvelle résidence qu’elle envisagea un instant d’y passer tout l’été et d’écrire à Jolival de venir l’y rejoindre.

Mais la fin de cette semaine ramena l’abbé Bichette, enfin revenu de sa mystérieuse mission, et les choses changèrent. Le cardinal, qui s’était montré le plus affectueux et le plus gai des compagnons, s’enferma de longues heures avec son secrétaire. Il en sortit soucieux et le front barré de plis profonds. Ce fut pour annoncer à Marianne qu’il était obligé de s’absenter et allait la quitter.

— Est-ce vraiment indispensable ? fit-elle un peu déçue. Moi qui pensais que nous pourrions prolonger un peu ce séjour ? C’était si agréable d’être ensemble ! Mais, puisque vous partez, je vais faire préparer mes bagages.

— Pourquoi donc ? Je ne m’absente que quelques jours. Ne peux-tu m’attendre ici ? Je suis comme toi, j’ai pris plaisir à vivre ainsi, côte à côte, Marianne. Pourquoi ne pas prolonger un peu ? A mon retour, je pourrai certainement te consacrer une autre semaine.

— Que vais-je faire ici, sans vous ?

Le cardinal se mit à rire.

— Mais... ce que tu faisais avec moi. Nous n’étions pas toujours ensemble. Et puis, je ne serai pas toujours là lorsque tu reviendras, chaque année, avec l’enfant. Ne crois-tu pas qu’il serait bon de t’habituer à... régner seule ? Il m’avait semblé que tu te plaisais ici.

— C’est vrai, mais...

— Alors ? Tu peux bien m’attendre quelques jours ? Cinq ou six, tout au plus... Est-ce vraiment trop ?

— Non, sourit Marianne. Je vous attendrai. Mais, quand vous partirez de nouveau, moi aussi je m’en irai.

L’accord étant ainsi conclu, le cardinal quitta la villa dans l’après-midi, flanqué de l’abbé Bichette toujours affairé, » toujours accablé sous la charge d’une foule de secrets, réels ou imaginaires, qui lui donnaient une assez réjouissante mine de perpétuel conspirateur. Mais, à peine la voiture eut-elle franchi la grille du domaine, que Marianne regretta d’avoir accepté d’attendre. L’impression pénible ressentie le premier jour revenait, comme si, seule, la présence du cardinal l’avait écartée.

En se retournant, elle vit qu’Agathe se tenait derrière elle et les yeux de la jeune fille étaient pleins de larmes. Comme elle s’en étonnait, Agathe joignit les mains.

— Est-ce que nous n’allons pas, nous aussi, nous en aller ?

— Pourquoi donc ? Est-ce que vous n’êtes pas bien ici ? Il m’a semblé que dona Lavinia s’occupait de vous avec beaucoup de gentillesse ?

— C’est vrai. Elle est la bonté même. Aussi n’est-ce pas d’elle que j’ai peur.

— De qui alors ?

Agathe eut un geste évasif qui voulait englober la maison tout entière.

— De tout... de cette maison où il fait si triste quand vient le soir, du silence quand les jets d’eau s’arrêtent, des ombres d’où l’on a toujours l’impression que quelque danger va sortir, de Monseigneur que l’on ne voit jamais... et aussi de l’intendant !

Marianne fronça les sourcils, contrariée de retrouver chez sa femme de chambre la même impression pénible qu’elle avait ressentie elle-même, mais elle s’efforça de répondre d’un ton léger pour ne pas aggraver l’inquiétude d’Agathe.

— Matteo ? Que vous a-t-il fait ?

— Rien... mais j’ai l’impression qu’il rôde autour de moi. Il a une façon de me regarder quand nous nous rencontrons, de frôler ma robe quand il passe près de moi !... Il me fait peur, Madame ! Je voudrais m’en aller.

Les faits étaient minimes, mais Agathe était toute pâle et Marianne, se souvenant de ses propres sensations, voulut dissiper ce malaise. Elle se mit à rire.

— Voyons, Agathe, il n’y a là rien de bien effrayant. Ce n’est pas, j’imagine, la première fois qu’un homme vous fait comprendre que vous lui plaisez ? A Paris, il me semblait que les hommages ne vous manquaient pas... ne fût-ce que ceux du majordome de l’hôtel de Beauharnais... ou ceux de notre Gracchus, et vous ne paraissiez pas vous en plaindre ?

— A Paris, c’était différent, fit Agathe butée en baissant les yeux. Ici... tout est étrange, pas comme partout ! Et cet homme me fait peur ! insista-t-elle.

— Eh bien, dites-le à Gracchus, il vous protégera et saura bien vous rassurer. Voulez-vous que j’en parle à dona Lavinia ?

— Non... elle me prendrait pour une sotte !

— Et elle aurait raison ! Une jolie fille doit être capable de se défendre. De toute façon, rassurez-vous, nous ne resterons plus très longtemps. Son Eminence reviendra dans quelques jours, cette fois pour un séjour assez bref, et nous repartirons en même temps qu’elle.

Mais l’inquiétude d’Agathe s’était glissée en elle, augmentant celle qui l’avait déjà envahie. Elle n’aimait pas l’idée de Matteo Damiani tournant autour d’Agathe car cela ne pouvait présenter aucun intérêt pour la jeune fille. Même si sa situation privilégiée auprès du prince pouvait en faire un parti enviable pour une petite camériste, même si, physiquement, l’homme était acceptable et ne paraissait pas son âge réel, il n’en avait pas moins largement dépassé la cinquantaine, alors qu’Agathe n’avait pas vingt ans. Elle décida d’y mettre le holà aussi discrètement mais aussi fermement que possible.

Le soir venu, incapable d’aller s’installer seule dans l’immense salle à manger, elle se fit servir chez elle et pria dona Lavinia de lui tenir compagnie et de l’aider à se coucher, tandis qu’Agathe irait, sous la protection de Gracchus, faire un tour dans le parc sous prétexte qu’elle ne lui trouvait pas bonne mine. Mais à peine Marianne eut-elle abordé le sujet qui la préoccupait que la femme de charge parut se replier sur elle-même comme une sensitive que l’on a effleurée.

— Que Votre Seigneurie me pardonne, dit-elle avec une gêne visible, mais je ne peux me charger de faire la moindre remontrance à Matteo Damiani.

— Pourquoi donc ? N’est-ce pas vous qui, jusqu’à présent, avez tout dirigé dans cette maison, les serviteurs comme la vie de chaque jour ?

— En effet... mais Matteo jouit ici d’une situation privilégiée qui m’interdit toute ingérence dans sa vie. Outre qu’il ne tolère pas facilement les reproches, il est l’homme de confiance de Son Altesse dont il a, comme moi-même, servi les parents. Si j’osais seulement une réflexion, j’obtiendrais un rire dédaigneux et un renvoi brutal à mes propres affaires.

— Vraiment ? fit Marianne avec un petit rire. Je pense n’avoir rien à craindre de semblable... quels que soient les privilèges de cet homme ?

— Oh ! Madame la Princesse !...

— Alors, allez me le chercher ! Nous verrons bien qui de nous deux aura raison ! Agathe est à mon service personnel, elle est venue de France avec moi et j’entends que l’on ne lui fasse pas mener ici une vie impossible. Allez, dona Lavinia, et ramenez-moi Monsieur l’Intendant sur l’heure.

La femme de charge plongea dans sa révérence, disparut puis revint quelques instants plus tard, mais seule. A l’en croire, Matteo était introuvable. Il n’était pas auprès du prince ni dans aucun autre lieu de la maison. Peut-être s’était-il attardé à Lucques où il se rendait fréquemment, ou bien dans quelque ferme...

Elle parlait très vite, ajoutant les mots les uns aux autres, en femme qui cherche à convaincre, mais plus elle accumulait les bonnes raisons à l’absence de l’intendant et moins Marianne la croyait. Quelque chose lui disait que Matteo n’était pas loin mais ne voulait pas venir...

— C’est bon, fit-elle enfin. Laissons cela pour ce soir, puisqu’il est invisible, mais nous verrons la chose demain matin. Faites-lui savoir que je l’attends ici à la première heure... sinon, je prierai le prince... mon époux, de m’entendre !

Dona Lavinia ne répondit pas, mais son malaise semblait augmenter. Tandis que, remplaçant Agathe, elle défaisait les épaisses tresses noires de sa maîtresse et les brossait pour la nuit, Marianne sentit trembler ses mains toujours si sûres d’habitude. Elle n’en éprouva aucune pitié. Au contraire, pour essayer de percer un peu le mystère que représentait cet intendant intouchable, elle s’efforça, presque cruellement, de pousser dona Lavinia dans ses retranchements, posant question sur question au sujet de la famille de Damiani, de sa situation auprès des parents du prince, au sujet aussi de ces mêmes parents. Dona Lavinia feintait, se dérobait, répondait si évasivement que Marianne n’apprit rien de plus et que finalement, exaspérée, elle pria la femme de charge de la laisser se coucher seule. Visiblement soulagée, elle ne se le fit pas dire deux fois et quitta la chambre avec la hâte de quelqu’un qui n’en peut plus.

Demeurée seule, Marianne fit, avec agitation, deux ou trois tours dans sa chambre, puis, arrachant sa robe de chambre, souffla les bougies et alla se jeter sur son lit. Une chaleur de mois d’août s’était abattue, depuis le matin, sur le pays et le soir n’y avait apporté que très peu d’allégement. Etouffante et lourde elle avait durant le jour envahi les grandes pièces de la villa, malgré la fraîcheur sans cesse renouvelée des cascades, et collait à la peau. Sous les rideaux dorés de son baldaquin, Marianne se sentit bientôt trempée de sueur.

Vivement, elle sauta à bas de son lit, alla tirer les rideaux, ouvrit les fenêtres en grand, espérant un peu d’apaisement à cette fièvre qui la brûlait. La clarté du jardin baigné de lune apparut, magique, irréelle, habitée seulement par la chanson ruisselante des fontaines. L’ombre des grands arbres s’étendait, très noire sur l’herbe sans couleur. La campagne, au delà des jardins, était silencieuse et toute la nature semblait pétrifiée. Le monde, cette nuit, avait l’air mort.

Oppressée, la gorge sèche, Marianne voulut aller vers son lit pour boire un peu d’eau à la carafe posée à son chevet, mais s’arrêta, le mouvement à peine ébauché, et revint à la fenêtre. Dans le lointain, le galop d’un cheval se faisait entendre, doux roulement qui se rapprochait peu à peu, s’amplifiait, devenait plus précis et plus fort. D’un bosquet jaillit un éclair blanc. L’œil perçant de Marianne reconnut aussitôt Ilderim[5], le plus bel étalon du haras, le plus difficile aussi, un pur-sang blanc comme neige, d’une incroyable beauté mais si capricieux que, malgré toute sa science équestre, elle n’avait pas encore osé le monter. L’enfant qui habitait son corps lui interdisait tout de même ce genre de folie. Elle distingua aussi la forme noire d’un cavalier mais sans parvenir à le reconnaître. Il semblait grand et vigoureux. Pourtant, à cette distance, il était impossible de rien préciser. Une chose était certaine : ce n’était pas Matteo Damiani et pas davantage Rinaldo, ni aucun des palefreniers. En l’espace d’un instant cheval et cavalier avaient franchi la pelouse et s’étaient engouffrés sous le couvert des arbres où le martèlement cadencé des sabots décrut pour disparaître complètement. Mais Marianne avait eu le temps d’admirer l’irréprochable assiette du cavalier qui, fantôme noir sur tant de blancheur, semblait ne faire qu’un avec sa monture. L’arrogant Ilderim reconnaissait en lui son maître.

Et soudain, une pensée traversa l’esprit de Marianne, s’y installa et le tourmenta si bien qu’incapable d’attendre le matin pour la vérifier, elle alla jusqu’à la sonnette disposée à la tête de son lit et l’agita aussi énergiquement que s’il s’était agi de sonner le tocsin. En quelques instants dona Lavinia, en camisole et bonnet à bride, fut dans la chambre, visiblement affolée et craignant sans doute le pire. Trouvant Marianne debout et apparemment très calme, elle poussa un soupir de soulagement.

— Dieu que j’ai eu peur ! J’ai cru que Madame la Princesse était malade et que...

— Ne vous troublez pas, dona Lavinia, je vais très bien. Croyez que je suis désolée de vous avoir réveillée, mais je souhaite que vous répondiez à une question... que vous y répondiez sur l’heure... et clairement si possible !

La chandelle que tenait Lavinia vacilla si fort qu’elle dut la poser sur un meuble.

— Quelle question, Madame ?

Du geste, Marianne désigna la fenêtre largement ouverte près de laquelle elle se tenait puis enveloppa de son regard impérieux le visage de la femme de charge qui, sous cet éclairage lunaire, semblait fait de plâtre.

— Vous savez très bien quelle question, dona Lavinia, sinon vous ne seriez pas si pâle ! Qui est l’homme que je viens de voir traverser, à cheval et à un train d’enfer, le tapis vert ? Il montait Ilderim sur le dos duquel je n’ai encore jamais vu personne. Allons, répondez ! Qui est-il ?

— Madame... je...

La pauvre femme semblait ne se soutenir qu’avec peine et avait cherché appui au dossier d’un fauteuil, mais Marianne alla vers elle, posa la main sur son épaule et, impitoyable, répéta, détachant les syllables :

— Qui est-il ?

— Le... le prince Corrado !

La poitrine oppressée de Marianne se dégonfla en un long soupir de soulagement. Elle n’était pas surprise. Depuis qu’elle avait aperçu la vague forme du cavalier, elle s’était attendue à cette réponse, bien qu’elle fît lever en elle toute une suite de points d’interrogation. Mais dona Lavinia, vidée de ses forces et au mépris de tout protocole, venait de se laisser tomber dans le fauteuil et s’était mise à pleurer, la tête dans ses mains. En un instant, Marianne prise de remords devant cette douleur, fut à genoux près d’elle, cherchant à l’apaiser.

— Calmez-vous, dona Lavinia ! Je ne voulais pas vous faire de peine en vous interrogeant ainsi. Mais comprenez à quel point peut être pénible ce mystère qui m’entoure depuis que je suis ici !

— Je sais... je comprends bien... balbutia Lavinia. Bien sûr... je savais qu’une nuit ou l’autre vous le verriez et que vous poseriez cette question, mais j’espérais... Dieu sait quoi ?

— Que je ne resterais pas assez longtemps pour l’apercevoir, peut-être ?

— Peut-être... mais c’était puéril car, tôt ou tard... Voyez-vous, Madame, il sort ainsi presque toutes les nuits. Il galope des heures avec Ilderim que lui seul peut monter. C’est sa plus grande joie... la seule qu’il s’accorde !

Un sanglot passa dans la voix de la femme de charge. Marianne, doucement, emprisonna ses deux mains dans les siennes et murmura :

— N’exagère-t-il pas la rigueur envers lui-même, dona Lavinia ? Cet homme n’est ni un malade ni un infirme, sinon il ne pourrait pas monter Ilderim... La silhouette que j’ai aperçue ne semblait aucunement contrefaite. Il m’a semblé qu’il était grand et, apparemment vigoureux. Alors, pourquoi se cacher ainsi, pourquoi se condamner à cette claustration inhumaine, pourquoi s’enterrer vivant ?

— Parce qu’il est impossible qu’il en soit autrement... Impossible ! Croyez-moi, Princesse, ce n’est pas par goût morbide du mystère ni par besoin de se singulariser que mon pauvre enfant s’est ainsi retranché du monde. C’est parce qu’il ne pouvait pas l’éviter.

— Mais enfin, la forme que j’ai aperçue vaguement n’avait rien de repoussant. Elle semblait... normale, oui, normale.

— Peut-être est-ce... le visage qui ne l’est pas !

— Ce ne serait qu’un prétexte. J’ai vu, déjà, des hommes affreux, défigurés par une blessure et dont la vue était difficilement soutenable, mais qui n’en vivaient pas moins au grand jour. J’ai vu aussi des hommes porter des espèces de masque, ajouta-t-elle se souvenant de Morvan et de ses balafres.

— Et Corrado en porte un quand il sort ainsi. La nuit et l’ombre d’un manteau, d’un chapeau ne lui semblent pas suffisants pour le cacher. Mais, au grand jour, le masque lui-même serait insuffisant. Croyez-moi, je vous en conjure, Madame, ne cherchez pas à savoir, ni à l’approcher. Il... il pourrait en mourir de honte !

— De honte ?

Péniblement, dona Lavinia se leva et attira Marianne à elle pour qu’elle en fît autant. Elle avait cessé de pleurer et un grand calme s’était répandu sur son visage. En quelque sorte, elle semblait soulagée maintenant d’avoir parlé. Regardant Marianne bien droit dans les yeux, elle ajouta gravement :

— Voyez-vous, Corrado porte le poids d’une malédiction qui s’est jadis abattue sur cette maison autrefois forte et puissante, une malédiction qui avait un visage d’ange. Et seul l’enfant que vous allez lui donner pourra exorciser, sinon Corrado lui-même car au mal dont il souffre il n’est pas de remède, mais au moins le nom de Sant’Anna qui, à nouveau, brillera parmi les hommes. Bonne nuit, Votre Seigneurie. Essayez d’oublier ce que vous avez vu.

Cette fois, Marianne, vaincue, n’insista pas. Elle laissa dona Lavinia se retirer sans un mot. Elle se sentait lasse jusqu’à l’âme, comme si elle avait fourni un long et douloureux effort et le découragement s’était emparé d’elle. L’énigme que représentait Corrado l’emplissait tout entière, la hantait, insoluble et lancinante. Sa curiosité, exacerbée, ce besoin qu’elle avait toujours eu de ne voir autour d’elle que des choses claires et évidentes, la poussaient aux pires folies, par exemple aller se cacher sur le passage du cavalier fantôme ; se jeter devant les sabots d’Ilderim pour l’obliger à s’arrêter, mais quelque chose d’inexplicable la retenait. Peut-être ces mots que dona Lavinia avait prononcés : « Il pourrait en mourir de honte... », des mots aussi lourds de tristesse que la voix venue du fond d’un miroir.

Pour essayer à la fois de retrouver un peu de calme et de fraîcheur, elle alla baigner son visage et ses mains dans le cabinet de toilette, aspergea tout son corps d’eau de Cologne et revint s’étendre, mais sans pouvoir davantage trouver le sommeil. La chaleur accablante et les idées qui menaient dans sa tête une sarabande échevelée le chassaient inexorablement. Son oreille demeurait tendue vers les bruits incertains de la nuit, guettant le roulement lointain d’un cheval au galop. Mais les heures s’écoulèrent sans que rien ne se fît entendre et Marianne, épuisée, finit par sombrer dans une sorte de torpeur qui n’était plus la veille, mais n’était pas non plus un véritable sommeil. Des images étranges passaient dans son esprit, comme dans un rêve, et pourtant elle n’avait pas l’impression de dormir. C’étaient des formes vagues et nuageuses ou encore les personnages du plafond qui lui semblaient être soudain descendus pour l’entourer d’une ronde grimaçante et moqueuse, c’étaient les fleurs bizarres qui se penchaient sur elle et devenaient visages, c’était le mur de sa chambre qui s’entrouvrait soudain pour laisser passer une tête et cette tête était celle de Matteo Damiani...

Avec un cri, Marianne s’éveilla brusquement. Cette dernière impression avait été si forte qu’elle avait déchiré les brumes du sommeil pour la rejeter dans la réalité, trempée de sueur et la gorge serrée. Elle s’assit sur son lit, rejeta une longue mèche humide qui tombait sur son visage et regarda autour d’elle. Le jour commençait à poindre et baignait sa chambre d’une teinte mauve où déjà se devinait le rose de l’aurore. Quelque part dans la campagne, les coqs lançaient leurs cris enroués qui se répondaient, d’une ferme à l’autre. Une fraîcheur venait du jardin et, dans son lit humide, dans sa chemise collée à son corps, Marianne eut soudain froid. Elle se leva pour 1’ôter, en prendre une sèche et mettre une robe de chambre, pour aussi achever de chasser l’angoisse que lui avait laissée son mauvais rêve, quand son regard tomba sur l’endroit où dans son cauchemar elle avait vu apparaître la tête de Matteo et elle eut une exclamation de stupeur : sous la bordure dorée de l’un des miroirs, une ligne noire apparaissait sur le mur, une ligne noire qu’elle n’y avait jamais vue.

Sans faire plus de bruit qu’un chat, sur ses pieds nus, Marianne, le cœur battant, s’en approcha, sentit un léger courant d’air. Sous sa main le panneau s’écarta doucement, découvrant le trou noir d’un petit escalier creusé dans l’épaisseur du mur où il s’enfonçait en spirale. Brusquement, tout s’éclaira dans son esprit. Ainsi elle n’avait pas rêvé ! Dans son demi-sommeil, elle avait vraiment vu Matteo Damiani apparaître à cette ouverture, mais dans quel but ? Pourquoi faire ? Combien de fois déjà avait-il osé venir ainsi dans sa chambre pendant qu’elle dormait ?... En même temps, elle se souvint du visage entrevu dans le miroir, au soir du mariage, tandis qu’elle se déshabillait. Là non plus, elle n’avait pas rêvé ! Il était bien là et, au souvenir de son expression de brutale convoitise, le visage de Marianne s’empourpra, à la fois de pudeur blessée et de fureur. Une folle colère s’empara d’elle. Ainsi, non content de courtiser Agathe de façon à la gêner, ce misérable avait osé s’introduire chez elle, Marianne, l’épouse de son maître, pour y surprendre les secrets de son intimité ! Qu’espérait-il en venant ainsi comme un voleur ? Quel geste insensé aurait-il peut-être osé un jour, ce matin même si elle n’avait pas découvert le panneau que, dans sa précipitation sans doute, il avait mal refermé ?

— Je vais lui ôter à tout jamais l’envie de recommencer ! gronda la jeune femme.

Sans prendre le temps même de respirer, elle enfila une robe prise au hasard, chaussa de minces sandales dont elle noua rapidement les rubans et alla prendre dans son sac de voyage l’un des pistolets que Napoléon lui avait donnés et qu’elle avait, naturellement, emportés de Paris. Elle en vérifia rapidement le chargement puis le glissa dans sa ceinture et alluma une bougie. Ainsi équipée elle se dirigea avec décision vers le panneau demeuré ouvert et s’engagea dans l’escalier.

Le courant d’air coucha la flamme de sa chandelle, mais ne l’éteignit pas. Doucement, sans faire le moindre bruit, protégeant la flamme de sa main libre, elle descendit les marches usées. L’escalier n’était pas long et ne faisait pas plus d’un étage. Il débouchait sur l’arrière de la maison, à l’abri d’un épais massif de feuillage qui en masquait l’entrée. A travers les branches, Marianne vit soudain devant elle l’eau calme de la nymphée que l’aurore empourprait. Elle vit aussi Matteo disparaître dans la grotte qui s’ouvrait au centre de la colonnade et décida de se lancer à sa poursuite. Vivement, elle souffla sa bougie et la posa sous les branches pour la reprendre au retour.

Elle ne savait pas ce que l’intendant allait faire là, mais elle savait qu’il y serait pris comme dans un piège et ne pourrait pas lui échapper. Elle connaissait, en effet, la grotte qu’elle avait visitée avec son parrain. C’était un lieu agréable par les grosses chaleurs. Le bassin de la nymphée se prolongeait à l’intérieur y créant une sorte de piscine au milieu d’un salon, car les rochers des murs étaient drapés de soieries et, autour du bassin, des tapis et des coussins avaient été disposés pour le repos avec une profusion tout orientale.

Légère, elle se lança sur la trace de l’intendant et se mit à courir le long de la colonnade. Au moment de pénétrer dans la grotte, elle hésita un instant, s’aplatit contre la paroi rocheuse et tira son pistolet. Puis, lentement, lentement, elle avança, tourna l’entrée... et poussa une exclamation de stupeur : non seulement il n’y avait personne dans la grotte, mais encore l’une des draperies des murailles, relevée, révélait l’entrée d’une espèce de tunnel qui devait traverser la colline, car, au bout, le jour apparaissait.

Sans hésiter un seul instant, serrant seulement un peu plus fort son arme dans sa main, Marianne s’avança dans le tunnel qui était assez large et dont le col couvert de sable fin était agréable à la marche et parfaitement silencieux. Une excitation avait peu à peu, en elle, remplacé en partie la colère, une excitation sœur jumelle de celle éprouvée jadis, à Selton, quand elle chassait le renard, mais ce renard-là pouvait se révéler aussi dangereux qu’un fauve et l’approche du danger exaltait Marianne. Il y avait aussi la pensée d’avoir, en si peu de temps, abordé quelques-uns des secrets des Sant’Anna. Mais parvenue au bout du passage, elle demeura blottie contre le rocher, dans l’ombre, contemplant l’étrange spectacle qui s’offrait à elle.

Le tunnel débouchait dans une clairière étroite, une faille entre deux escarpements, fermée sur deux côtés par des broussailles et une épaisse végétation forestière. Dans le fond, adossé à la muraille rocheuse, chevelue de ronces et de plantes grimpantes, un peuple de statues pétrifiées en une gesticulation délirante habitait une architecture de rocaille et accentuait l’aspect tragique du bâtiment dont les ruines calcinées occupaient le centre de la clairière.

Ce n’était plus qu’un amas de fûts de colonnes noircis, de pierres écroulées, de sculptures brisées sur lesquelles rampaient la ronce tenace et le lierre noir à l’odeur âpre. L’incendie qui l’avait détruit jadis avait dû être d’une rare violence, car la rocaille comme la muraille rocheuse montraient de longues traînées noires laissées par les flammes. Mais, sur ces ruines, sur cette désolation, miraculeusement préservée sans doute, brillant de toute la pureté de son marbre blanc, une statue s’érigeait et semblait régner. Et Marianne retint son souffle, fascinée par ce qu’elle voyait.

Dans l’amoncellement de décombres, quelques marches avaient été grossièrement aménagées et, sur le dernier de ces degrés, Matteo Damiani à genoux et courbé, enlaçait de ses deux bras les jambes de la statue. C’était la plus belle et la plus étrange statue que Marianne eût jamais vue. Elle représentait, grandeur nature, une femme nue d’une beauté presque diabolique à force de perfection et de sensualité. Debout, les bras rejetés en arrière et nettement détachés du corps, la tête renversée, comme tirée par le poids de sa chevelure dénouée, la femme, les yeux clos et les lèvres entrouvertes, semblait s’offrir à quelque invisible amant. L’art du sculpteur avait rendu avec une précision hallucinante les moindres détails du corps féminin, mais la vérité avec laquelle il avait traduit, sur ce visage aux yeux étirés, aux lèvres gonflées de volupté, l’extase d’un plaisir à ce point aigu qu’il frôlait la douleur, tenait du prodige. Et Marianne, troublée par cette trop belle image du désir, pensa que l’artiste avait dû aimer son modèle avec une ardeur suppliante.

Le soleil se levait. Un rayon doré glissa sur l’épaule de la colline et vint caresser la statue. Aussitôt le marbre froid se réchauffa, se mit à vibrer. Des reflets dorés s’allumèrent sur le grain poli, plus doux peut-être qu’une peau humaine, de l’insensible pierre, et Marianne crut un instant que la statue s’animait. Alors, elle vit une chose incroyable : Matteo s’était dressé et, debout sur le socle, il avait pris la femme de marbre dans ses bras. Avec une passion furieuse il baisait les lèvres qui s’offraient si naturellement, comme s’il voulait leur communiquer sa propre chaleur, tout en murmurant des paroles sans suite, injures et mots d’amour mélangés. Cela formait une litanie singulière où la colère se mêlait à l’amour et aux plus brutales expressions du désir. En même temps, ses mains fébriles parcouraient le corps de marbre qui, dans la chaude lumière du matin, semblait frémir sous les caresses.

Cette scène d’amour avec une statue avait quelque chose d’hallucinant et Marianne, épouvantée, recula dans l’ombre du tunnel, oubliant qu’elle était venue ici pour confondre cet homme et le menacer. Le pistolet, inutile, tremblait maintenant entre ses doigts et elle le remit à sa ceinture. L’homme était fou, il n’y avait pas d’autre explication à ce comportement délirant et, soudain, Marianne eut peur. Elle était seule, avec un fou, dans un lieu caché que, peut-être ignoraient la plupart des habitants de la villa. Même l’arme qu’elle portait lui parut dérisoire. Matteo était sans doute d’une force dangereuse. Il pouvait se jeter sur elle, s’il la découvrait, l’attaquer avant qu’elle ne pût se défendre. Ou, alors, il faudrait tirer, tuer... et cela, elle ne le voulait pas. La mort involontaire qu’elle avait donnée à Ivy St Albans lui avait suffisamment pesé et lui pesait encore.

Elle entendit l’homme, dans son délire, promettre à son insensible maîtresse de revenir cette nuit.

— La lune sera pleine, diablesse, et tu verras que je n’ai rien oublié, gronda-t-il.

Le cœur de Marianne bondit. Il allait partir, la découvrir... sans plus attendre, elle s’enfuit, parcourant le tunnel, la grotte, la nymphée à la vitesse d’un lièvre poursuivi, se jeta derrière le massif et s’engouffra dans l’escalier, mais se retourna pour jeter un dernier regard à travers les feuilles. Il était temps. Matteo émergait de la grotte et, à nouveau, Marianne se demanda si elle n’avait pas rêvé. L’homme que, l’instant précédent, elle avait surpris en pleine crise de folie érotique, marchait paisiblement sur le sentier tracé entre la colonnade et l’eau, les mains nouées au dos, son visage rude semblant respirer avec délices le vent léger qui jouait dans ses cheveux gris. Ce n’était plus qu’un promeneur matinal profitant de la fraîcheur des jardins humides de rosée avant d’entamer sa journée de travail...

Vivement, Marianne grimpa l’escalier, franchit le panneau ouvert mais, avant de le refermer, prit bien soin d’en observer le mécanisme extérieur et intérieur. Il pouvait, en effet, s’ouvrir des deux côtés, par une poignée dans l’escalier, par l’enfoncement d’un motif de la moulure dorée dans la chambre. Puis, comme l’heure approchait où Agathe lui apportait la tasse de thé matinale, Marianne se hâta d’ôter robe et sandales et de se glisser dans son lit. A aucun prix elle ne voulait qu’Agathe, déjà tellement effrayée, découvrît son expédition du petit jour.

Calée dans ses oreillers, elle essaya de réfléchir calmement bien que ce ne fût guère facile. La découverte successive du panneau dans le mur, du temple de la clairière, de la statue et de la folie de Matteo avait de quoi ébranler un système nerveux plus solide encore que le sien. Et il y avait aussi ce rendez-vous singulier et menaçant qu’il avait donné à sa maîtresse de marbre. Que signifiaient ces paroles bizarres ? Qu’est-ce qu’il n’avait pas oublié ? Que venait-il faire, la nuit, dans ces ruines et d’abord qu’était ce monument incendié sur les décombres duquel trônait la statue ? Une villa ? Un temple ? Quel culte y avait-on célébré et y célébrait-on encore ? A quel rituel obscur et dément Matteo entendait-il sacrifier cette nuit ?

Toutes ces questions s’entrecroisaient dans l’esprit de Marianne sans qu’elle pût y trouver la moindre réponse. Elle eut, tout d’abord, l’idée d’interroger une fois de plus dona Lavinia, mais elle savait que ses interrogatoires faisaient souffrir la pauvre femme, sans doute encore mal remise de celui de cette nuit. Et puis, il était très possible qu’elle ignorât tout de l’étrange déesse à laquelle l’intendant sacrifiait secrètement, comme de sa folie... Le prince lui-même savait-il à quoi son intendant et secrétaire occupait ses nuits ? Et, s’il le savait, accepterait-il de répondre à Marianne en admettant qu’elle réussît à se faire entendre de lui ? Le mieux était peut-être encore d’interroger Matteo lui-même, en prenant naturellement certaines précautions. D’ailleurs, n’avait-elle pas ordonné la veille, à dona Lavinia, de le lui envoyer à la première heure ?

— Nous allons bien voir ! fit-elle entre ses dents.

Sa décision prise, Marianne avala le thé brûlant qu’Agathe lui apportait justement, procéda à sa toilette et se fit habiller. La journée promettant d’être aussi chaude que la précédente, elle choisit une robe de jaconas jaune soufre brodée de marguerites blanches, des escarpins assortis. S’habiller de teintes claires et gaies lui semblait un bon moyen de lutter contre les impressions pénibles que lui avait laissées cette nuit. Puis, comme dona Lavinia venait l’avertir que l’intendant était à sa disposition, elle se rendit dans le petit salon attenant à sa chambre et ordonna qu’on l’introduisît.

Assise devant un petit secrétaire, elle le regarda approcher en essayant de dissimuler de son mieux l’aversion qu’il lui inspirait. La scène de la clairière était trop fraîche encore et trop présente à son esprit pour que le dégoût ne fût pas à fleur de peau, mais, si elle voulait apprendre quelque chose, il lui fallait absolument se maîtriser. Il ne semblait d’ailleurs nullement ému de se trouver là et quiconque l’eût vu, debout devant la jeune femme, dans une attitude déférente, eût juré qu’il était le modèle des serviteurs et non un homme assez vil pour s’introduire comme un voleur, chez cette même femme, quand le sommeil la laissait sans défense.

Pour se donner une contenance et empêcher ses doigts de trembler, Marianne avait pris une longue plume d’oie sur le plumier et jouait avec, distraitement, mais, comme elle gardait Je silence, Matteo prit le parti d’ouvrir la conversation.

— Votre Seigneurie m’a fait demander ?

Elle releva sur lui un regard plein d’indifférence.

— Oui, signor Damiani, je vous ai fait demander. Vous êtes l’intendant de ce domaine et, à ce titre, je pense qu’aucun des détails qui le concernent ne doit vous être inconnu ?

— Je crois, en effet, le connaître à fond, fit-il avec un demi-sourire.

— Vous allez donc pouvoir me renseigner. Hier après-midi la chaleur était si lourde que les jardins eux-mêmes étaient étouffants. J’ai donc cherché à la fois refuge et fraîcheur dans la grotte de la nymphée...

Elle s’arrêta mais son regard ne lâchait pas l’intendant et elle crut bien voir se pincer légèrement ses épaisses lèvres. Avec une feinte nonchalance, mais n’en distillant pas moins chaque mot, elle poursuivit :

— J’ai pu m’apercevoir que l’une des tentures, légèrement déplacée, laissait passer un courant d’air et j’ai vu l’ouverture qu’elle masquait. Je ne serais pas femme si je n’étais curieuse et j’ai suivi ce passage puis découvert, au bout, les vestiges d’un monument incendié.

Volontairement, elle n’avait pas mentionné la statue mais cette fois, elle en était sûre, Matteo avait pâli sous son hâle. Les yeux soudain assombris, il murmura :

— Je vois ! Puis-je dire à votre Seigneurie que le Prince n’aimerait pas apprendre qu’elle a découvert le petit temple, c’est un sujet interdit pour lui et il vaudrait mieux pour Madame...

— Je suis seule juge de ce qui est préférable pour moi, signor Damiani. Si je vous parle à vous, c’est sans doute parce que je n’ai aucune intention d’aller interroger... mon époux sur cette question, à plus forte raison si elle lui est désagréable. Mais vous, vous allez me répondre.

— Pourquoi le ferais-je ? lança l’intendant avec une insolence dont il ne fut peut-être pas maître.

— Parce que je suis la princesse Sant’Anna, que vous le vouliez ou non, que cela vous plaise ou non...

— Je n’ai pas dit...

— Ayez au moins la courtoisie de ne pas me couper la parole. Sachez ceci : quand je pose une question, j’entends que l’on me réponde. Tous mes serviteurs savent cela, ajouta-t-elle en appuyant volontairement sur le mot serviteur. Il vous reste à l’apprendre. Au surplus, je vois mal ce qui pourrait vous empêcher de me répondre. Si cet endroit devait demeurer ignoré, s’il rappelle à votre maître de si sombres souvenirs, que n’avez-vous muré le passage ?

— Monseigneur ne l’a pas ordonné.

— Et vous n’agissez jamais que sur son ordre formel, n’est-ce pas ? ironisa-t-elle.

Il se raidit mais parut prendre son parti. Son regard glacial se planta dans celui de la jeune femme.

— C’est bien ! Je suis aux ordres de Votre Seigneurie.

Heureuse d’avoir vaincu, elle s’offrit le luxe d’un sourire.

— Je vous remercie. Alors dites-moi simplement ce qu’était ce « petit temple »... et surtout qui était la femme dont la statue, magnifique et surprenante, habite ces ruines. Et ne me dites pas que c’est un vestige antique car je ne vous croirais pas.

— Pourquoi mentirais-je ? Cette statue. Madame, est celle de dona Lucinda, la grand-mère de notre Prince.

— Est-ce que sa tenue n’est pas un peu... sommaire pour une grand-mère ? Chez nous, en France, on en rencontre peu en cet appareil.

— Mais on y rencontre les sœurs de l’Empereur, s’écria-t-il. La princesse Borghèse n’a-t-elle pas fait immortaliser sa beauté dans le marbre par le ciseau de Canova ? Dona Lucinda avait fait de même. Vous n’imaginez pas ce que pouvait être sa beauté, à elle ! Quelque chose d’effrayant, d’insoutenable. Et elle savait en jouer avec un art diabolique. J’ai vu des hommes se traîner à ses pieds, devenir fous, se tuer pour elle... alors même qu’elle avait depuis longtemps dépassé quarante-cinq ans ! Mais elle était possédée du Diable !

Comme un torrent qui a rompu son barrage, Matteo parlait maintenant, parlait comme s’il ne pouvait plus s’arrêter et Marianne, oubliant un instant sa répugnance et ses griefs, l’écoutait fascinée. Elle se contenta de murmurer.

— Vous l’avez connue ?

Il fit signe que oui, mais se détourna légèrement, gêné par le regard fixe de la jeune femme, puis il ajouta, avec colère :

— J’avais dix-huit ans quand elle est morte... brûlée, brûlée vive dans ce temple que, dans sa folie, elle avait fait élever à sa propre splendeur. Elle y recevait ses amants choisis presque toujours parmi des paysans, des montagnards ou des marins, car sa passion d’elle-même n’avait d’égale que sa frénésie amoureuse.

— Mais... pourquoi dans le peuple ?

Avec une soudaine violence, il se retourna vers Marianne le front baissé comme un taureau qui va charger et Marianne frémit en entendant gronder dans cette voix les feux d’enfer que Lucinda, elle le devinait, avait dû allumer.

— Parce qu’elle pouvait ensuite les faire disparaître sans que personne ne lui en demandât compte. Ceux de son rang, ceux aussi qui savaient lui plaire, bien sûr, elle les conservait, sûre de leur soumission à l’esclavage qu’elle leur imposait et sans lequel ils refusaient de vivre. Mais combien de jeunes gars ont disparu sans laisser la moindre trace après avoir donné, en une nuit d’amour, toute leur jeunesse et leur ardeur à cette louve insatiable ? Personne... non, personne ne peut imaginer ce qu’était cette femme. Elle savait éveiller les pires instincts, les pires folies et elle aimait que la mort fût la conclusion de l’amour. Peut-être après tout la légende a-t-elle raison...

— La légende ?

— On dit que cette beauté qui refusait de faner était le résultat d’un pacte fait avec le Diable. Un soir où anxieusement elle interrogeait l’un des miroirs de sa chambre elle vit apparaître un beau garçon vêtu de noir qui, en échange de son âme, lui offrit trente années de beauté intacte, trente années de plaisirs et de domination. On dit qu’elle accepta, que le temps passa, mais qu’elle avait fait un marché de dupes, car les trente années n’étaient pas écoulées quand, un matin, ses serviteurs en entrant dans sa chambre ne trouvèrent qu’un squelette grouillant de vers.

Comme Marianne se levait avec un cri de dégoût, il ajouta avec un sourire de dédain.

— Ce n’est qu’une légende, Madame ! La vérité fut tout autre puisque, je vous l’ai dit, dona Lucinda périt dans l’incendie qui ravagea le temple... un incendie qu’elle avait allumé de sa propre main la nuit où elle découvrit une ride au coin de sa bouche. Et vous allez sans doute, Princesse, me demander pourquoi elle a choisi cette mort horrible ? A cela je vais répondre ; elle n’a pas voulu que le corps merveilleux qu’elle avait tant chéri se désagrégeât lentement dans la terre, connût l’horreur de la pourriture. Elle préféra l’anéantir dans les flammes !... Ce fut une nuit abominable... Le feu ronflait et ses flammes se sont vues de si loin que les paysans terrifiés jurent encore qu’elles étaient celles-là mêmes de l’enfer ouvert devant elle... J’entends encore son cri d’agonie... un hurlement de louve !... mais je sais qu’elle n’a pas disparu complètement ! Elle vit encore !

— Que voulez-vous dire ? s’écria Marianne qui secouait avec peine l’horreur dont elle était envahie.

Matteo tourna vers elle un regard halluciné. Il eut un sourire qui retroussa ses lèvres sur ses fortes dents jaunies et reprit sur un ton mystérieux, d’une bizarre puissance incantatoire :

— Qu’elle rôde toujours dans cette maison... dans les jardins... dans votre chambre où elle évoluait nue pour pouvoir sans cesse comparer, dans les miroirs, sa beauté à celle de la statue qu’elle y avait fait dresser... Elle a apporté ici la malédiction et elle veille sur cette malédiction qui est sa vengeance... Vous-même ne l’empêcherez pas !

Brusquement, il changea de ton et s’enquit d’une façon presque obséquieuse :

— Est-ce que Madame la Princesse désire encore savoir quelque chose ?

Un sursaut de volonté arracha Marianne à l’espèce d’envoûtement où l’avait plongée l’intendant. Elle rougit violemment sous le regard insolent dont il l’enveloppait et qui la détaillait avec hardiesse, et elle voulut rendre coup pour coup. Le toisant avec hauteur, elle riposta :

— Oui. Avez-vous été, vous aussi, l’amant de cette femme... puisqu’elle aimait tant les paysans ?

Il n’hésita même pas. Du ton du triomphe il lança :

— Mais... oui, Madame... et croyez-moi, je ne pourrai jamais oublier les heures que je lui dois !

Incapable de contenir plus longtemps son indignation, Marianne préféra lui indiquer, du geste, qu’elle n’avait plus besoin de lui. Mais, demeurée seule, elle s’effondra et resta un long moment prostrée sur son siège, cherchant à maîtriser la panique qui s’élevait en elle. Toute la beauté de ce domaine où un instant elle avait trouvé calme et joie tranquille lui semblait maintenant viciée, souillée, défigurée par le souvenir de la femme démoniaque qui l’avait à ce point marqué de son empreinte. En évoquant la silhouette sombre du cavalier qui, cette nuit, montait Ilderim, cette image de noblesse naturelle qu’offraient l’homme et la bête, elle se sentit soulevée de pitié, car elle avait l’impression qu’entre le prince et la malédiction qui l’accablait c’était une lutte sans cesse recommencée, toujours perdue, toujours reprise. Elle dut faire appel à toute sa raison pour ne pas demander, sur l’heure, ses bagages, sa voiture, pour ne pas fuir sans plus tarder vers la France. Il n’était jusqu’au bruit des cascades qui ne lui parût chargé de menaces...

Mais il y avait le cardinal qu’elle avait promis d’attendre... et il y avait l’étrange promesse faite par Matteo à l’ombre de Lucinda. Cette promesse, elle voulait savoir ce qu’elle contenait au juste et, au besoin, intervenir. Ce serait peut-être le moyen d’exorciser enfin le démon attaché à la maison des Sant’Anna ? Son regard errant se fixa soudain sur les armes de la famille, brodées au dossier d’un fauteuil et elle leur découvrit une étrange valeur de symbole. La vipère et la licorne ! La bête venimeuse, rampante, mortellement silencieuse et l’animal de légende, vêtu de blancheur et de lumière... Il fallait que le combat cessât avant que son enfant vînt au monde car elle ne voulait pas qu’il régnât sur l’univers de Lucinda. L’instinct maternel s’éveillait en elle, repoussant avec violence la plus légère ombre sur le destin de son enfant et, pour cela, il fallait qu’elle, Marianne, en terminât avec les démons. Ce soir, elle s’arrangerait pour surprendre les liens qui unissaient encore Matteo à la morte maudite, même-si pour cela elle devait risquer sa vie. Ensuite, et quitte à forcer l’attention de son invisible époux, elle agirait comme sa conscience le lui dicterait.


Mais, quand la nuit revint envelopper la villa et les jardins, les projets héroïques de Marianne s’évanouirent devant la plus primitive des angoisses, celle que, cependant, elle n’avait encore jamais éprouvée, celle des ténèbres recéleuses de dangers inconnus. L’idée de retourner là-bas, dans la sinistre clairière, maintenant qu’elle savait, de revoir la diabolique statue, la glaçait jusqu’à la moelle. Jamais encore elle n’avait connu semblable crainte, même après l’évasion de Francis Cranmere quand un moment elle avait craint pour sa propre vie, car Francis, après tout, n’était qu’un homme, alors que Lucinda incarnait l’invisible, l’insondable au-delà.

Elle était demeurée enfermée chez elle la plus grande partie de la journée, tant elle appréhendait de rencontrer de nouveau l’intendant. Seulement, dans l’après-midi, l’ayant vu se diriger vers la grande route, elle s’était rendue aux écuries et, là, elle avait longuement examiné Ilderim comme si quelque signe, sur le bel étalon, pouvait lui donner la clé de l’énigme représentée par son maître. Mais aucune réponse ne s’était présentée à la question qu’elle se posait. Elle n’avait pas davantage interrogé Rinaldo qui avait suivi avec étonnement le long tête-à-tête de la princesse et du pur-sang, répugnant à embarrasser un fidèle serviteur, certainement tout dévoué à son maître, sous le simple prétexte qu’elle en avait obtenu quelque estime.

Revenue chez elle, Marianne avait attendu la nuit, en proie à la plus complète indécision. Sa curiosité exacerbée la poussait à retourner là-bas, près des ruines du temple impie, mais ce que Matteo lui avait raconté de Lucinda lui causait un dégoût insurmontable et elle craignait presque autant de revoir l’impudique statue que son fanatique serviteur.

Elle avait pris un souper léger et vite expédié puis elle s’était fait préparer pour la nuit par ses femmes, mais elle ne s’était pas couchée. Sa chambre somptueuse, son lit orgueilleux lui faisaient maintenant horreur. Elle croyait y voir se dresser encore la statue et elle osait à peine tourner les yeux vers les miroirs, de crainte d’y deviner le fantôme de la Vénitienne diabolique. Malgré la chaleur toujours très forte, elle avait fait fermer étroitement les fenêtres, les rideaux, en un réflexe de crainte enfantine dont, au fond d’elle-même, elle avait pitié, mais dont elle ne pouvait se défendre. Bien entendu, le panneau mobile avait retenu un long moment son attention et elle avait accumulé contre lui tout un échafaudage de tables et de sièges, plus quelques objets métalliques tels que de lourds chandeliers à seule fin que nul ne pût le pousser sans faire éclater un énorme vacarme.

Avant de renvoyer Agathe et dona Lavinia, elle avait prié cette dernière de lui envoyer Gracchus. Son idée était d’installer le jeune cocher sur un matelas dans le petit couloir qui reliait sa chambre à celle d’Agathe, mais, ignorant des affres où se débattait sa maîtresse, Gracchus était allé passer la soirée chez Rinaldo dont il était devenu l’ami et qui habitait une ferme aux confins du domaine. Force avait donc été à Marianne de se défendre seule contre la peur, cette peur qui, cent fois dans la journée, lui avait fait tendre la main vers la sonnette pour demander une voiture. Sa volonté avait été la plus forte, mais, maintenant, il lui fallait passer une nuit qui lui semblait pleine de dangers. Les quelques heures la séparant du retour du soleil allaient durer une éternité.

« Le mieux serait de dormir, de dormir profondément, s’était-elle dit, ainsi je ne serais pas tentée de retourner à la clairière... »

Dans ce but, elle avait demandé à dona Lavinia de lui préparer la tisane qui lui avait si bien réussi le premier soir, mais, au moment de la boire, elle l’avait reposée sur sa table de chevet sans y toucher. Si elle allait dormir d’un sommeil trop profond pour ne pas même entendre la chute des objets disposés contre le panneau, au cas où ?... Non, même si cette nuit devait être un pénible cauchemar, il lui fallait la subir tout entière et avec le plus de lucidité possible.

Avec un soupir découragé, elle disposa ses deux pistolets auprès du lit, prit un livre, s’étendit et essaya de lire. C’était une œuvre de M. de Chateaubriand, un roman fort émouvant traitant des amours de deux jeunes indiens, Chactas et Atala. Jusque-là, Marianne y avait pris grand plaisir mais, ce soir, son esprit n’y était pas. Il vagabondait bien loin des rives du Meschacebé, autour de cette clairière où il allait se passer Dieu seul savait quoi. Peu à peu revenait en elle, insinuante et perfide, la vieille curiosité. Finalement, Marianne jeta son livre.

— Ce n’est pas possible ! dit-elle tout haut. Si cela dure je vais devenir folle.

Et, tendant le bras, elle saisit la sonnette qui la reliait à la chambre d’Agathe et tira. Elle comptait demander à la jeune fille de venir passer cette nuit avec elle. A deux, elle se sentirait plus forte pour lutter aussi bien contre la terreur que contre son désir de savoir et Agathe, elle-même, toujours si effrayée, serait enchantée de rester près de sa maîtresse. Mais Marianne eut beau attendre, sonner et résonner, rien ne vint.

Pensant que, peut-être, la jeune fille avait pris la mixture de dona Lavinia, elle se leva, s’enveloppa d’un saut de lit de batiste, glissa ses pieds dans ses pantoufles et se dirigea vers la chambre d’Agathe. Elle frappa doucement à la porte sous laquelle il y avait de la lumière et, n’obtenant pas de réponse, tourna le bouton et ouvrit. La chambre était vide.

Une bougie brûlait sur la table de chevet, mais il n’y avait personne dans le lit dont les draps pendaient à terre comme si, en se levant, la petite camériste s’était traînée. Inquiète, Marianne leva machinalement les yeux vers la cloche pendue au-dessus du lit et qui communiquait avec sa chambre. Une exclamation de surprise mêlée de colère lui échappa : bourrée de linge, la cloche ne pouvait émettre aucun son. Cela, c’était trop fort ! Non seulement Agathe quittait sa chambre la nuit, mais encore poussait le cynisme jusqu’à étouffer le son de la cloche. D’ailleurs, pour aller où ? Rejoindre qui ? Pas Gracchus, il était chez Rinaldo... et pas un autre valet car Agathe ne frayait avec aucun et ne quittait guère, quand elle n’était pas avec sa maîtresse, les jupes de dona Lavinia, la seule qui lui inspirât confiance dans cette maison. Quant à...

Marianne qui allait rentrer chez elle s’arrêta, revint vers le lit et considéra d’un air songeur la bizarre disposition des draps. Ils ne seraient pas tombés autrement si la jeune fille avait été emportée de son lit. On ne défait pas ainsi un lit en se levant. Par contre, quand on enlève un corps inerte ou non... Marianne sentit brusquement son cœur se serrer. Une idée terrible venait de se présenter à elle. Cette cloche privée de voix, ces draps traînant, cette bougie brûlant encore... et aussi cette tasse vide sur le chevet du lit, cette tasse où demeurait l’odeur caractéristique de la fameuse tisane... jointe à une autre plus subtile... Agathe n’était pas partie de son propre mouvement. On l’avait emportée. Et Marianne avait peur de deviner qui.

Ses dernières hésitations volèrent en éclats. En même temps, la peur qui, durant toute la soirée, lui avait mordu les entrailles, s’envola. Elle regagna sa chambre en courant, démolit fébrilement l’échafaudage qui défendait le panneau, serra son déshabillé flottant autour, de sa taille au moyen d’une écharpe, prit une bougie d’une main, un pistolet de l’autre, glissa le second dans sa ceinture et s’engagea dans le même chemin que le matin. Mais, cette fois, elle le parcourut rapidement, sans une hésitation, soulevée par une colère qui balayait jusqu’à la simple prudence et jusqu’à l’instinct de sécurité. Elle n’eut pas besoin d’éteindre sa chandelle au bas de l’escalier : le vent la lui souffla. Il s’était levé dans la soirée mais, derrière ses fenêtres calfeutrées, elle ne s’en était pas rendu compte. Il faisait aussi beaucoup plus frais. Aspirant avec délice cet air qui avait cessé d’être étouffant, elle pensa qu’il avait dû pleuvoir quelque part. Le ciel était clair puisque la lune était en son plein, mais des nuages y couraient rapidement, voilant par instants le large disque argenté. Le silence angoissant avait cessé. Tout le parc bruissait de ses innombrables feuilles, de toutes ses branches remuées.

Avec décision, Marianne s’engouffra dans la grotte qu’elle traversa d’un trait, mais, dans le passage sous la colline, elle ralentit l’allure pour ne pas être entendue. Là-bas, dans la clairière, une lueur rouge apparaissait. Dans le passage, il faisait presque froid, à cause du courant d’air et Marianne, frissonnante, serra plus étroitement sur sa gorge la mince batiste de son peignoir. En approchant de l’extrémité, son cœur se mit à battre plus fort, mais elle assura fermement l’arme dans sa paume, s’aplatit contre le mur et risque la tête au-dehors. Elle eut alors l’impression de changer de siècle, de tomber tout à coup de l’ère napoléonienne, pleine de bruit, de fureur, de gloire mais bouillonnant d’une vie intense, au plus profond, au plus noir de l’obscurantisme médiéval.

Au pied de la statue qu’éclairaient les flammes de deux grands cierges de cire noire et de deux pots à feu d’où se dégageait une âcre fumée et d’étranges lueurs rouges, une espèce d’autel avait été aménagé sur les ruines. Il supportait la forme inerte d’une femme nue et sans doute inconsciente, car elle était parfaitement immobile bien qu’aucun lien ne soit visible. Un vase ressemblant assez à un calice était posé sur une petite planche placée sur son ventre. Avec une stupeur mêlée d’effroi, Marianne reconnut Agathe. Cependant, elle retint sa respiration tant le silence était profond. Il lui semblait que le moindre souffle engendrerait la pire des catastrophes.

Devant la jeune fille inerte, Matteo était agenouillé, mais un Matteo que Marianne eut peine à reconnaître. Il portait une sorte de longue dalmatique noire brodée de signes étranges et largement ouverte sur la poitrine. Un cercle d’or ceignait ses cheveux gris. Ce n’était plus le silencieux intendant du prince Sant’Anna mais une sorte de nécromant s’apprêtant à célébrer l’un des cultes les plus impies et les plus antiques venus du fond des âges. Il se mit tout à coup à réciter, en latin, des prières à l’audition desquelles Marianne n’eut plus aucun doute sur ce qu’il était en train de faire.

« La messe noire ! » pensa-t-elle avec épouvante tandis que son regard allait de l’homme agenouillé à la statue qui, sous cet éclairage sinistre, semblait vêtue de sang. Un livre, poussiéreux, découvert dans les profondeurs de la bibliothèque de Selton, lui avait un jour, à sa grande frayeur, décrit l’abominable cérémonie. Tout à l’heure, sans doute quand il aurait terminé son oraison sacrilège, Matteo offrirait à sa déesse qui, ici, tenait la place de Satan lui-même, la victime choisie. C’est-à-dire qu’il la posséderait puis égorgerait sur son corps quelque animal ou même un être vivant, ainsi que l’annonçait le long couteau dont la lame luisait sinistrement sur les pieds mêmes de Lucinda. A moins qu’il n’égorgeât Agathe elle-même... ce qui semblait le plus plausible puisque aucune autre trace de vie ne se manifestait dans la clairière.

Matteo maintenant semblait entré en transes. Les paroles qu’il prononçait n’étaient plus compréhensibles, mais formaient une sorte de bourdonnement qui emplit Marianne d’horreur. Les yeux agrandis d’épouvante, elle le vit se lever, ôter le vase qu’il déposa auprès de lui, couvrir de baisers le corps de la jeune fille inconsciente et saisir le couteau. Un éblouissement passa devant les yeux de Marianne, mais sa terreur miraculeusement s’envola d’un seul coup. Quittant l’abri du tunnel, elle fit quelques pas dans la clairière, leva son bras armé, visa et froidement fit feu.

La détonation parut emplir l’espace. Matteo bondit, lâcha son couteau et regarda autour de lui d’un air égaré. Il n’avait aucune blessure car Marianne avait visé la statue, mais il poussa un affreux gémissement en constatant que le menton levé de Lucinda avait disparu. Eperdu, il voulut se précipiter vers elle, quand la voix glacée de Marianne l’arrêta net.

— Restez tranquille, Matteo ! fit-elle en jetant le pistolet devenu inutile et en saisissant l’autre. J’aurais pu vous tuer, mais je ne veux pas priver votre maître d’un si bon domestique. Néanmoins, j’ai une autre balle à votre disposition si vous n’obéissez pas. Et vous avez pu constater que je ne rate jamais mon coup. J’ai défiguré votre démon femelle, la prochaine balle sera pour votre tête. Enlevez Agathe d’ici et rapportez-la dans sa chambre... C’est un ordre que je ne répéterai pas !

Mais l’homme n’avait pas l’air d’entendre. Sur les mains et les genoux, il rampait sur les ruines, les yeux fous, la bouche tordue, cherchant cependant à se remettre debout. Les pierres coupantes le laissaient insensible et aussi les épines des ronces. Il semblait véritablement en proie à une transe mais, comme il avançait vers elle, Marianne eut horreur de ce qu’elle allait être obligée de faire pour se protéger de cet homme dont les forces, peut-être, étaient décuplées : tirer dessus presque à bout portant.

— Arrêtez ! ordonna-t-elle. Je vous dis de reculer, vous entendez ? Reculez !

Il ne l’entendait pas. Il avait réussi à se remettre debout et il avançait toujours, les mains tendues, avec ce regard effrayant de somnambule. Instinctivement, Marianne recula, recula encore. Elle ne parvenait pas à se décider à tirer. C’était comme si une force plus puissante que sa volonté paralysait son bras. L’épouvante peut être une sorte d’anesthésique et Matteo, avec son visage convulsé, sa robe noire et ses mains déchirées, ressemblait véritablement à quelque démon vomi par l’enfer. Marianne sentait ses forces l’abandonner. Elle recula encore, cherchant derrière elle, de sa main libre, l’entrée du tunnel, mais elle avait dû dévier de son chemin et ne rencontra que des herbes folles, des feuilles. Le fourré peut-être où elle pourrait disparaître, se cacher ?... Elle recula encore, mais son pied buta sur quelque obstacle et, avec un cri de terreur, elle s’écroula dans un buisson. Matteo approchait toujours, les mains tendues. Il lui parut grandir, grandir démesurément... Dans la chute, le pistolet avait échappé de sa main et Marianne se vit perdue.

Elle cria encore, mais son cri s’étrangla dans sa gorge. Il y eut une sorte de roulement de tonnerre puis, à l’autre bout de la clairière, une fantastique apparition jaillit des fourrés. Un grand cheval blanc portant un cavalier noir, un cavalier qui la cravache haute se rua sur Matteo et parut gigantesque à la jeune femme épouvantée. Sa vue lui arracha un nouveau hurlement. Avant de s’évanouir, elle put apercevoir, sous le bord d’un chapeau, une face sans traits, blanchâtre et figée, où les yeux avaient l’air de deux trous noirs et brillants, quelque chose d’informe qui se perdait dans le tourbillon noir d’un vaste manteau. C’était un spectre qui montait Ilderim, un fantôme sorti des ténèbres de l’effroi et qui accourait vers elle... Ce fut avec un gémissement désespéré qu’elle perdit connaissance.


Marianne ne put jamais savoir combien de temps elle était demeurée évanouie. Quand elle ouvrit les yeux, avec l’impression d’émerger d’un interminable cauchemar, elle vit qu’elle était dans sa chambre, étendue dans son lit et, dans les brumes du réveil, elle crut en effet avoir rêvé. Au-dehors le vent soufflait, mais aucun autre bruit ne se faisait entendre. Sans doute n’avait-elle vécu qu’un mauvais rêve dans la chambre d’Agathe, dans la clairière, aux prises avec un Matteo en plein délire et l’effrayant cavalier qui montait Ilderim, et elle en éprouva un profond soulagement. Tout cela aussi était tellement étrange ! Il fallait que son esprit fût surexcité pour avoir imaginé cette scène affreuse !

A l’heure qu’il était, Agathe devait dormir profondément dans son petit lit, bien loin de se douter du rôle qu’elle avait joué dans les phantasmes nocturnes de sa maîtresse.

Pour achever de se remettre, Marianne voulut se lever afin d’aller s’asperger le visage d’eau fraîche. Sa tête était si lourde, ses pensées si confuses encore ! Mais, en rejetant la couverture, elle s’aperçut qu’elle était nue dans son lit où une main inconnue avait semé des brins de jasmin odorant... Alors, elle sut qu’elle n’avait pas rêvé, que tout était vrai : la clairière, la messe noire, le coup de pistolet tiré sur la statue, la fureur meurtrière de Matteo et enfin l’irruption du terrible cavalier...

En l’évoquant, elle sentit ses cheveux se dresser sur sa tête et toute sa chair se hérisser. Etait-ce donc lui qui l’avait ramenée ici ? Ce ne pouvait pas être Matteo... Matteo avait voulu la tuer et elle croyait bien l’avoir vu s’écrouler sous la cravache du cavalier...

Alors, c’était le prince qui l’avait emportée... dévêtue... couchée dans ce lit... qui avait semé ces fleurs odorantes sur un corps que l’inconscience lui livrait entièrement... qui avait peut-être... non, cela ce n’était pas possible !... et d’ailleurs pourquoi l’aurait-il fait puisqu’à l’entendre, comme à entendre le cardinal, il ne voulait pas, il ne voulait à aucun prix que leur mariage devînt une réalité... Pourtant, en fouillant désespérément le brouillard qui avait envahi son esprit durant son évanouissement, elle croyait y retrouver des baisers, des caresses...

Une terreur folle, proche voisine de la panique, jeta cette fois Marianne hors de son lit. Elle voulait fuir, fuir à tout prix et tout de suite, quitter cette maison où elle risquait de devenir folle, où le départ de son parrain l’avait livrée sans défense à tous les dangers d’une demeure habitée par des gens qui faisaient du secret leur pain quotidien. Elle voulait retrouver le grand jour, le soleil, les paysages paisibles, moins romantiques peut-être mais combien plus rassurants, de la France, le calme de sa jolie demeure de la rue de Lille, les yeux gais d’Arcadius et même, et même cela lui semblerait merveilleux, les fureurs de Napoléon et jusqu’à la menace que Francis Cranmere faisait toujours peser sur elle et que, inévitablement, elle retrouverait en regagnant la France ! Oui, tout plutôt que cette atmosphère morbide et sensuelle dans laquelle elle s’engluait et contre laquelle toute sa saine jeunesse se révoltait !

Sans même se soucier de se vêtir, elle courut de nouveau chez Agathe, constata avec un profond soulagement que la jeune fille, elle aussi, était revenue dans son lit et ne perdit pas de temps à se poser des questions. Qui l’avait rapportée, qu’était devenu Matteo, elle refusait de s’en soucier. Avec une énergie née de sa terreur, elle secoua si vigoureusement la jeune fille qu’elle parvint tout de même à l’éveiller. Mais comme Agathe, visiblement encore sous le coup de la drogue, vacillait dans son lit et la regardait avec des yeux troubles de sommeil, elle saisit un pot à eau sur la table de toilette et, de toute sa force, en jeta le contenu au visage d’Agathe qui sursauta, s’étouffa... mais finalement s’éveilla complètement.

— Enfin ! s’écria Marianne. Levez-vous, Agathe, et dépêchez-vous !... Il faut faire les bagages, aller réveiller Gracchus, lui dire d’atteler tout de suite, tout de suite !

— Mais... Ma... Madame..., bafouilla la jeune fille éberluée de ce qu’elle voyait autant que de se trouver ainsi réveillée en pleine nuit et au moyen d’une inondation par une Marianne sommairement vêtue de ses cheveux dénoués. Madame... est-ce que nous partons ?

— Sur l’heure ! Je veux que le soleil levant nous trouve sur la route ! Allez, debout, et plus vite que cela.

Tandis qu’Agathe, ruisselante, s’extrayait de son lit, Marianne, possédée maintenant d’une activité dévorante, courait à sa chambre, vidait coffres et armoires, traînait ses bagages que l’on avait empilés dans un débarras proche de la salle de bains et commençait à tout entasser dedans sans aucun ordre. Quand la femme de chambre apparut, séchée et habillée, quelques minutes plus tard, elle la trouva s’agitant comme une diablesse au milieu du plus effroyable désordre qu’elle eût jamais vu. A ce spectacle Agathe arracha au passage un peignoir et courut en envelopper Marianne qui, jusque-là, n’y avait même pas pensé.

— Madame va prendre froid, remarqua-t-elle d’un ton réprobateur mais sans se risquer à poser la moindre question.

— Merci. Maintenant aide-moi à ranger tout cela... ou plutôt, non, va réveiller Gracchus... et puis, non, j’y vais moi-même !

— Il n’en est pas question ! s’insurgea Agathe. Madame va s’habiller tranquillement pendant que moi je vais aller chercher Gracchus. Il ferait beau voir qu’on la rencontrât aux communs pieds nus et en peignoir ! Je vais prévenir dona Lavinia de venir l’aider.

Agathe eut à peine le temps de sortir. A la grande surprise de Marianne, la femme de charge parut l’instant suivant, tout habillée, comme si elle n’avait pas gagné son lit de la nuit. C’était peut-être le vacarme fait par sa maîtresse qui l’avait éveillée, mais elle ne marqua aucun étonnement de la trouver au milieu des malles et d’un amas de vêtements éparpillés. Sa révérence fut aussi correcte, aussi calme que s’il eût été 8 ou 10 heures du matin.

— Est-ce que votre Seigneurie nous quitte ? dit-elle seulement.

— Oui, dona Lavinia ! Et je remarque que vous ne paraissez pas en être autrement surprise.

Les yeux bleus de la femme de charge se posèrent, paisibles et doux, sur le visage empourpré de Marianne. Elle eut un sourire triste.

— J’ai craint qu’il n’en soit ainsi dès que Monsieur le cardinal nous a quittés. Madame, seule ici, ne pouvait que réveiller les forces mauvaises qui règnent encore sur cette demeure. Elle voulait trop savoir de choses... et sa beauté est de celles qui engendrent les drames. Qu’elle ne le prenne pas en mal, mais je suis heureuse que Madame parte... Cela vaudra mieux pour tout le monde.

— Que voulez-vous dire ? interrogea Marianne, les sourcils froncés, car le calme de Lavinia la surprenait. C’était comme si la femme de charge n’ignorait rien des événements de cette nuit.

— Que Monseigneur, en rentrant tout à l’heure, s’est enfermé chez lui avec le Père Àmundi qu’il a réclamé d’urgence... que Matteo Damiani est emprisonné dans la cave... et que la foudre a dû tomber derrière la colline où s’appuie la nymphée car j’y ai vu de grandes lueurs et j’ai entendu un bruit d’écroulement. Il vaut mieux pour le moment que Madame parte. Quand elle reviendra...

— Je ne reviendrai jamais ! dit Marianne d’un ton farouche qui, cependant, ne parvint pas à ébranler la douceur de Lavinia.

Elle se contenta de sourire.

— Il le faudra bien ! Madame ne s’y est-elle pas engagée ? Quand elle reviendra, dis-je, bien des choses auront changé. Je... je crois qu’elle n’aura plus rien à craindre... Le prince...

— Je l’ai vu ! coupa Marianne. Il est effrayant ! J’ai cru voir un spectre ! Il m’a fait si peur... Ce visage de plâtre...

— Non, corrigea doucement Lavinia, un simple masque, un masque de cuir blanc. Il ne faut pas lui garder rancune. Il est plus à plaindre que jamais, car cette nuit il a souffert cruellement. Je vais faire les malles.

Interdite, Marianne la regarda aller et venir à travers la vaste pièce, pliant les robes, les lingeries, rangeant les chaussures dans leurs boîtes et plaçant le tout adroitement dans les coffres ouverts. Quand elle voulut y ajouter les écrins de joyaux, Marianne s’interposa.

— Non, pas cela, je ne veux pas les emporter !

— Il le faut bien ! Ils sont désormais à Votre Seigneurie. Veut-elle donc désespérer plus encore notre maître ? Il en serait profondément blessé et croirait que Votre Seigneurie le rend responsable et lui tient rigueur.

Elle n’ajouta pas de quoi. Avec découragement, Marianne fit un geste d’assentiment. Elle ne savait plus que penser. Même, elle avait un peu honte d’elle-même, de cette panique qu’elle avait laissé l’emporter, mais elle ne se sentait pas le courage de changer ses ordres et de demeurer plus longtemps. Elle devait partir.

Une fois hors de ce domaine inquiétant, elle se retrouverait elle-même, elle pourrait réfléchir calmement, lucidement, faire le point en quelque sorte, mais, pour l’heure présente, il lui fallait s’en aller. A ce seul prix elle pourrait éviter de devenir folle et ce serait seulement quand elle aurait mis entre la villa des Sant’Anna et elle-même un long ruban de route qu’elle pourrait examiner les événements de cette nuit sans danger pour sa raison. Il lui fallait s’éloigner du cavalier d’Ilderim.

Quand, enfin, elle fut prête, les bagages terminés et que lui parvint le bruit de la voiture s’arrêtant devant le grand escalier, elle se tourna vers dona Lavinia.

— J’avais promis à mon parrain de l’attendre, commença-t-elle tristement, et cependant je pars.

— Soyez en paix, Princesse, je lui dirai... ou plutôt le prince et moi lui dirons tout !

— Dites-lui aussi que je rentre à Paris, que je lui écrirai, ici, puisque j’ignore où il veut se rendre ensuite. Dites-lui enfin que je ne lui en veux pas, que je sais qu’il a cru bien faire.

— ... et que, d’ailleurs, il a bien fait ! Plus tard, vous le reconnaîtrez. Bon voyage, Votre Seigneurie, et n’oubliez jamais que cette maison est à vous, comme toutes celles de notre maître. Soyez assurée qu’il saura désormais vous y protéger et, quand vous reviendrez, faites-le avec confiance, sans crainte.

Marianne avait pitié de cette vieille femme qui faisait tout pour effacer de son esprit l’impression pénible dont il portait la trace. Elle savait qu’elle aurait peut-être quelques regrets plus tard de s’être conduite si peu héroïquement, mais elle savait aussi que, quand elle reviendrait, puisqu’il faudrait bien qu’elle revînt, elle ne le ferait plus jamais seule. Il faudrait que le cardinal ou Arcadius, ou les deux, fussent avec elle... Mais, gardant pour elle cette pensée, elle tendit affectueusement ses deux mains à dona Lavinia.

— Soyez tranquille, dona Lavinia. Faites mes adieux à votre maître... et merci, merci pour tout ! Je ne vous oublierai pas. Quand je reviendrai il y aura l’enfant et tout ira bien. Dites-le au prince.

Quand elle monta enfin en voiture, la brume du petit matin enveloppait le parc, lui conférant une étrange irréalité. Le vent de la nuit était tombé. Il faisait gris, humide. Le temps peut-être allait changer. Il y aurait de la pluie tout à l’heure, mais Marianne, installée avec Agathe au fond de sa voiture, se sentait maintenant à l’abri, protégée de tous les sortilèges vrais ou supposés que renfermait le beau domaine. Elle retournait chez elle, vers ceux qu’elle aimait. Plus rien ne pouvait l’atteindre.

Le fouet claqua... la voiture s’ébranla dans le cliquetis des gourmettes et le grincement léger des essieux. Le sable des allées crissa sous les roues. Les chevaux prirent le trot. Marianne posa sa joue contre le cuir froid du capiton et ferma les yeux. Son cœur affolé s’apaisait, mais elle se sentait, tout à coup, lasse à mourir.

Tandis que la lourde berline s’enfonçait dans le brouillard de l’aube pour entamer la longue, longue route vers Paris, elle songeait à l’absurdité du destin, à sa cruauté aussi qui la condamnait à cette errance perpétuelle à la recherche, sinon d’un impossible bonheur, du moins d’un sort qui ne vagabonderait pas continuellement hors des sentiers battus. Elle était venue ici fuyant un mari indigne et criminel, elle était venue mère sans être épouse pour que l’enfant qui faisait germer en elle le sang d’un empereur pût vivre la tête haute, elle était venue enfin avec l’espoir inavoué de conjurer à jamais la fatalité acharnée à la détruire. Elle repartait riche, pourvue d’un titre princier, d’un grand nom, d’un honneur désormais intact, mais avec un cœur plus vide encore d’illusions et de tendresse. Elle repartait... vers quoi ? Vers les miettes d’amour que pourrait lui offrir l’époux de Marie-Louise, vers l’obscure menace que faisait peser sur elle la haine vengeresse de Francis Cranmere, vers la mélancolie d’une vie de solitude puisqu’il lui faudrait à l’avenir garder la face, puisque Jason n’avait pas pu... ou pas voulu venir. Tout compte fait, ce qui l’attendait au bout du chemin, c’était une vieille demeure habitée seulement par un portrait et par un fidèle ami, c’était l’enfant à venir, c’était un horizon dont elle ne pouvait deviner les formes ni les couleurs, c’était, à nouveau, l’inconnu...

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