Juliette Benzoni Marie des passions

PREMIÈRE PARTIE MARIE ET LE CARDINAL

CHAPITRE I REVOIR DAMPIERRE !

Chaque fois que Marie pensait à cet horrible jour où, sur la route du Verger, elle avait cru sa dernière heure sur le point de sonner, elle s’interrogeait et jusqu’à cet instant, ne s’était pas répondu. Que lui était-il arrivé alors ? Elle lui ressemblait si peu, cette soudaine soumission à une volonté divine qu’elle n’avait cessé de combattre au long de ses vingt-six ans d’existence ! Lassitude d’un épuisant combat où pendant des semaines, des mois, elle avait tenu à bout de bras les fils d’une conspiration si vaste que les limites lui en étaient inconnues et qu’elle avait vu se dissoudre par morceaux, comme un glacier au moment de la fonte des neiges, sans même qu’elle s’en rendît compte ? Remords d’avoir poussé à la chute le pauvre Chalais dont la mort affreuse hantait encore ses mauvais rêves ? Déception devant l’attitude si nouvelle d’un époux qu’elle pensait pouvoir mener à sa guise à la façon d’une marionnette ? Ou bien ultime comédie jouée avec brio : celle de la belle pécheresse qui s’en remet à Dieu et qui affronte son destin tragique dans la dignité et la prière ? Encore le rôle nécessitait-il un vrai courage : celui de refouler sa peur de la mort et sa rage d’en finir avec la vie sans en avoir exprimé tous les sucs au profit d’une image ultime d’orgueil et de crânerie…

Chose étrange, le beau vernis avait bien failli craquer lorsque, dans les deux cavaliers qui fondaient sur elle au triple galop puis l’évitèrent pour se ruer sur ses agresseurs, elle avait reconnu Gabriel de Malleville son ancien écuyer passé depuis trois ans aux Mousquetaires, et son ami Henri d’Aramitz. L’affaire fut vite réglée. Même à six ou sept, les malandrins ne pouvaient pas grand-chose contre deux épées qui devaient compter parmi les meilleures du royaume. Il est vrai que Peran, le cocher, d’abord tenu en joue, ne laissa pas sa part aux chiens après s’être débarrassé de son adversaire d’un coup de poing à assommer un bœuf.

Relevée en hâte par sa fidèle Anna, Marie se sentait les jambes un peu molles en remerciant ses sauveurs.

— Comment avez-vous su que l’on allait me faire un mauvais parti ? demanda-t-elle.

— Ce n’était pas difficile à deviner, répondit Gabriel. La mort du jeune Chalais a dressé contre vous toute sa parentèle et les bruits courent vite dans une ville en émoi. Monsieur d’Aramitz et moi avons demandé et obtenu sans peine un congé de Monsieur de Tréville. Soit dit en passant, vous avez là un admirateur !

— À quoi bon le préciser ? soupira Aramitz avec un fin sourire à belles dents blanches. Quand il s’agit de Madame de Chevreuse, cela est naturel.

Le jeune Mousquetaire était élégant, séduisant et de fière allure. Même offert en pleins champs et au milieu d’un chemin poudreux, son compliment restitua aussitôt à la Duchesse sa coquetterie intacte :

— En seriez-vous. Monsieur ?

— Certes, Madame et des plus fervents !…

Malleville, lui, n’apprécia pas :

— Nous ne sommes guère en situation de tourner le madrigal ! protesta-t-il.

— C’est vous qui avez commencé, Gabriel ! dit Marie en riant. Que faisons-nous à présent ?

— Nous allons vous escorter jusqu’au château du Verger où vous serez en sûreté puisque remise à la garde de Monsieur le prince de Guéménée, votre frère, à qui l’arrêt du Roi vous confie. C’est d’ailleurs afin que vous y parveniez saine et sauve que nous vous avons suivie. Nous aurons ainsi accompli notre… mission sans contrevenir aux ordres de Sa Majesté !

Marie fit la grimace :

— J’espérais mieux de vous, Malleville ! J’adore mon frère et j’aime beaucoup ma belle-sœur mais outre que j’ignore s’ils sont au Verger, je me demande ce qu’il en est, à cette heure, des sentiments familiaux. J’en veux pour exemple mon époux qui m’a plantée là sans sourciller en sachant pertinemment que j’allais droit dans un traquenard d’où je ne devais pas sortir vivante !

— Ne l’accusez pas, protesta Gabriel. Monseigneur est incapable d’une telle vilenie ! Il ignorait tout de l’embuscade et n’a fait que tenir la parole donnée…

— À qui ? Au Roi ?

— Cela va de soi. En lui accordant la faveur de vous faire quitter Nantes, lorsqu’il est venu plaider votre cause, le Roi y a mis une condition : il ne vous accompagnerait que jusqu’à la limite des terres Rohan-Guéménée qui devenaient pour vous terres d’exil… Une façon de l’assurer que l’ordre de mise à résidence ne le concerne en rien.

— Vraiment ? Mais dites-moi un peu comment vous pouvez être au fait de ces choses ? Les Mousquetaires ne gardent pas les portes des appartements…

— … et le feraient-ils qu’ils n’y écouteraient pas, Madame la Duchesse ! rétorqua Gabriel. Il se trouve seulement qu’Aramitz, ici présent, est en coquetterie avec une… dame de la Cour qui lui porte intérêt… et qui se montre fort entreprenante lorsqu’il s’agit de satisfaire une curiosité si féminine !

— Et aussi de rendre service à ses amis, compléta l’intéressé d’un air de modestie parfaitement jouée. Il n’est rien qu’elle ne soit prête à accomplir pour aider autrui ou simplement lui être agréable.

— En ce cas je lui rends grâce, et à vous aussi, Monsieur ! remercia Marie.

Elle mourait d’envie de demander le nom mais s’en abstint sachant qu’on ne le lui livrerait pas. Elle se promit toutefois d’y réfléchir quand elle aurait un peu de tranquillité : une dame – de la Reine Mère peut-être ? Assez introduite pour savoir ce qu’il se passait chez le Roi, assez belle pour séduire un homme de goût comme cet Aramitz, il ne devait pas en exister beaucoup… La question n’étant pas à l’ordre du jour, elle préféra répondre à celle que posait son ancien écuyer : si elle refusait de se rendre chez son frère, où comptait-elle aller ?

— Il est temps d’y réfléchir en effet. Voyons ! Dampierre m’est interdit et aussi Lésigny puisque je ne dois pas approcher Paris à moins de dix lieues. Ce qui exclut aussi les châteaux de mon père : Montbazon, Couzières et Rochefort en Yvelines ! D’ailleurs, il refuserait de me recevoir. Il ne me reste donc qu’une solution : l’étranger, sauf l’Angleterre si j’ai bien compris, et je crois que je vais choisir la Lorraine ! À défaut des terres de mon père, celles où ma mère, Madeleine de Lénoncourt, a vu le jour. J’y serai doublement en famille puisque mon mariage m’a faite princesse de Lorraine. Oui, je pense que c’est la meilleure solution… M’accompagnez-vous, Messieurs ? ajouta-t-elle avec l’un de ces sourires dont elle connaissait le pouvoir.

Aramitz jeta un coup d’œil à son compagnon et poussa un soupir à fendre un cœur de chêne :

— Ce serait une joie infinie pour moi, Madame…

— … mais vous manqueriez à votre devoir, et Malleville ne le permettrait pas ? Rassurez-vous, je souhaitais seulement vous éprouver. Demander votre escorte serait très mal reconnaître ce que vous venez d’accomplir pour moi. Et que je n’oublierai jamais puisque dès à présent je vous dois la vie. Adieu donc. Messieurs mes sauveurs, et encore merci !

— Un « au revoir » serait plus doux à entendre reprocha Aramitz en baisant la main qu’elle lui tendait.

— S’il ne tient qu’à moi, soyez certain que je mettrai tout en œuvre pour que nous partagions un jour ce plaisir. Ce sera à la volonté de Dieu !

À la surprise de Marie, le Mousquetaire se signa en marmottant :

— Que Son saint nom soit béni !

Ce qui fît rire Malleville :

— Ne vous étonnez pas, Madame, mon ami Aramitz est ce que j’appellerai un Mousquetaire d’impulsion. Comme moi-même, il a été séduit par le prestige, la tunique et le panache. Sans cela il serait peut-être déjà évêque !

— L’Eglise vous attire, Baron ? demanda la Duchesse.

— Depuis toujours et j’y reviendrai sans doute plus tard, mais pour le moment je me sens pleinement à l’aise chez les Mousquetaires ! L’existence y est… exaltante !

— Et l’uniforme vous sied tellement ! Eh bien, disons : à nous revoir !

— Ce sera un vrai et grand bonheur.

Sous l’œil légèrement goguenard de Malleville, il accompagna la Duchesse à sa voiture, l’aida à y reprendre place mais retint la main qu’il tenait encore pour y poser un baiser :

— Revenez-nous vite ! Le temps commence déjà à me durer !

Il était si charmant que Marie, un instant, partagea son regret : après tant d’horreurs, une histoire d’amour serait tellement rafraîchissante ! Gabriel, cependant, venait la saluer à son tour :

— Pas trop vite, soyez sage ! fit-il gravement. Ceux qui ont monté le traquenard qui vient d’échouer n’en resteront pas là ! Nous aviserons Monseigneur le Duc, votre époux, de ce qui vient de se passer mais il faut partir… loin, vous y tenir et prendre garde à votre entourage !

— Soyez sans crainte ! Je veillerai. Un mot encore ! Savez-vous quel chemin a pris mon époux ? Retourne-t-il à Nantes afin de « rendre compte », ou bien…

— Il rentre à Dampierre, où il attendra le bon vouloir de Sa Majesté. De toute façon, le Roi quittera Nantes demain. L’itinéraire prévu passe par Châteaubriant, Vitré, Laval, Le Mans, Chartres et Rambouillet : nous devons rejoindre en cours de route. Au moins trois semaines de voyage.

— En ce cas, je vais passer par Paris afin d’y prendre mes bijoux et ce dont je pourrais avoir besoin mais je ne ferai que toucher terre avant de me diriger vers l’est ! Dieu vous garde tous deux ! Et encore merci !

Et elle était partie, fière et digne sous le chaud soleil de ces derniers jours du mois d’août 1626 bourdonnant d’abeilles, de criquets et de guêpes qui allumaient de minuscules brillances dans la poussière soulevée par le galop des chevaux…



À présent, elle revenait par des routes enneigées sous un ciel bas mais calme et un temps relativement doux. Deux ans s’étaient écoulés sans qu’elle les vît vraiment passer, un peu comme dans un rêve parce que la Lorraine lui avait été aimable et accueillante !

Elle retrouvait intacte son impression d’agréable surprise en franchissant la frontière du duché souverain : c’était presque un autre monde tant la vie dans ce pays semblait facile. La rude splendeur de la Bretagne que Marie aimait tant semblait aux antipodes de cette contrée souriante. De vignes en champs de blé ou autres céréales, la Lorraine étalait une étonnante prospérité. L’air sentait bon la mirabelle mûre, et dans les villages dont presque toutes les maisons montraient des carreaux aux fenêtres, on ne voyait guère de misère.

Ce fut mieux encore à Nancy, grande cité riche et commerçante où l’imposant palais ducal s’ouvrit largement pour elle et où le duc Charles IV et la duchesse Nicole la reçurent en parente privilégiée. Ce qu’elle était, son mariage avec Chevreuse, prince lorrain issu de la maison de Guise, ayant fait d’elle leur cousine.

À dire vrai le plaisir – au moins apparent – montré par la duchesse Nicole en l’accueillant se nuança rapidement d’une certaine méfiance quand elle s’aperçut que son époux tombait amoureux de la nouvelle venue et que son mariage plutôt harmonieux jusqu’à l’arrivée de la sirène s’en allait tranquillement à vau-l’eau… Car Marie, sevrée d’amour depuis trop longtemps, n’eut aucune peine à faire de Charles son amant.

Loin d’être déplaisant, d’ailleurs ! À vingt et un ans – cinq de moins qu’elle et quatre de moins que sa femme –, c’était un beau garçon blond, grand, maigre mais bien musclé, doté d’une figure osseuse animée par des yeux bleus assez vifs et ornée d’un long nez. Aimable, bavard, peu fiable, volontiers brouillon au point qu’en lui donnant sa fille Nicole en mariage, le duc Henri son oncle – en fait, Charles n’était à tout prendre que prince consort, Nicole étant la Duchesse en titre – avait soupiré sans la moindre illusion : « Vous verrez que cet étourdi perdra tout !… » Charles, amoureux ardent, avait ce qu’il fallait pour séduire sa belle cousine et non seulement elle ne fit rien pour le décourager mais, au contraire déploya amplement ses grâces et se retrouva bientôt plus souveraine que la Duchesse.

Ce furent alors des fêtes, des joutes, des bals, des concerts, des ballets, des comédies, des chasses à n’en plus finir : « En moins de rien, elle brouilla toute la Cour et c’est elle qui donna commencement au mauvais ménage du duc Charles et de la duchesse sa femme car le duc était devenu amoureux d’elle et, lui ayant donné un diamant qui venait de sa femme et que sa femme connaissait fort bien, elle l’envoya le lendemain à la duchesse[1]. » Son orgueil, en effet, ne supporta pas qu’on lui offre les dépouilles de celle dont elle prenait le mari. Quoi qu’il en soit, si la pauvre Nicole conservait encore l’ombre d’une illusion, celle-ci se dissipa aussitôt. Quant à Marie, on ne put éviter de la taxer d’un brin de cruauté : il eût été plus simple de refuser le diamant…

Quasiment intronisée favorite officielle, la duchesse de Chevreuse savourait avec volupté cette atmosphère de fête perpétuelle dont elle était la reine. Cette bouffée d’encens, même pas toujours sincère, lui montait à la tête, elle était délicieuse à respirer mais ne lui faisait pas oublier la cour de France et la place éminente qu’elle occupait naguère auprès de la Reine. Naturellement, elle en voulait à mort au roi Louis et au cardinal de Richelieu, et, une fois bien assurée de son emprise sur le duc de Lorraine, elle se hâta de se réintroduire dans le jeu passionnant de la politique.

D’Anne d’Autriche, inconsolable du départ de son amie, elle recevait de longues lettres tristes. Marie lui manquait et elle ne le cachait pas. En outre, la jeune duchesse d’Orléans était enceinte alors qu’elle-même ne voyait toujours pas se dessiner le moindre espoir d’un enfant. Cela entraînait une angoisse permanente qui allait croissant à mesure que le temps passait : que l’épouse de Monsieur[2] mît au monde un fils et la répudiation se profilerait à l’horizon ! Le courage de Marie, la vivacité de Marie lui faisaient si cruellement défaut qu’elle avait à plusieurs reprises demandé sa grâce au Roi. Sans le moindre succès bien sûr.

De son côté, Claude de Chevreuse s’était livré à quelques timides tentatives dans ce sens, proposant même que sa femme se retire en Auvergne ou dans le Bourbonnais où il s’engageait à veiller sur elle. Le danger de mort qu’elle avait couru et la crainte qu’elle pût l’en croire l’auteur l’avaient bouleversé. Le Roi ayant plus ou moins accepté sa proposition, il fit même le voyage à Nancy pour porter la nouvelle à Marie et conclure avec elle une sorte de paix conjugale. Qu’on lui accorda : l’occasion était trop belle pour la jeune femme de reprendre son ascendant sur son mari. Marie ouvrit ses bras et son lit à des retrouvailles, passionnées de la part de Claude : il y avait si longtemps qu’il n’avait goûté aux charmes de l’enchanteresse qu’il retomba en son pouvoir comme par le passé. Mais quand il voulut la ramener, ce fut une autre chanson, les plaisirs rustiques de la France profonde ne la tentaient absolument pas. Ce qu’elle voulait, c’était rentrer au moins dans son cher Dampierre. Hors de cela rien n’était possible, et si Chevreuse désirait retrouver avec elle les joies de l’existence à deux, il lui fallait agir dans ce sens-là. Qu’il prenne langue avec la Reine et qu’ils joignent leurs efforts ! Elle-même ne quitterait la Lorraine qu’une fois certaine de son avenir…

Et Claude était reparti l’oreille basse, avec pour seule consolation d’être accompagné un bout de chemin par Marie qui avait décidé de quitter Nancy où sa position devenait inconfortable : son ménage à trois commençait à indisposer des gens plus attachés à leur Duchesse qu’elle ne l’avait supposé. Aussi choisit-elle de s’installer à une vingtaine de lieues de la capitale, à Bar-le-Duc, fief nominal de la duchesse Nicole pour lequel l’hommage était dû au roi de France : une question encore en suspens. Au printemps 1627, Charles de Lorraine se rendit d’ailleurs à Paris pour en discuter et, en même temps, essayer de plaider la cause de sa maîtresse. Sans plus de succès que les autres et au retour, il vint chercher des consolations dans les bras de Marie pour laquelle on avait choisi l’une des plus belles demeures de la ville haute, pourvue d’un jardin d’où l’on découvrait les méandres de la rivière Onzain. L’endroit était charmant, discret et infiniment plus agréable que l’appartement en plein palais ducal où l’on risquait toujours d’entrer en collision avec la duchesse Nicole au détour d’un couloir.

L’échec de ses deux négociateurs rendit Marie furieuse. Elle décida qu’il était temps pour elle de prendre en main ses propres intérêts et de préparer une nouvelle coalition contre la France de Richelieu. Les circonstances étaient favorables à une belle intrigue : à Paris d’abord, où la Reine pouvait respirer plus à l’aise, car, après dix mois de mariage, Madame, duchesse d’Orléans, était morte en donnant naissance à une vigoureuse petite fille, Anne-Marie-Louise d’Orléans que l’on appellera un jour la Grande Mademoiselle. Mais personne ne l’eût alors imaginé et ce qui comptait, c’est qu’elle n’était qu’une fille : Anne d’Autriche était sûre de rester sur le trône sans trop de soucis, Monsieur n’ayant aucune envie de s’encombrer d’une nouvelle épouse avant un bon moment.

Dans la haute noblesse, les ferments de révolte étaient à l’œuvre : on avait appris en septembre la mort bizarre du maréchal d’Ornano au donjon de Vincennes. La version officielle était une crise d’urémie, mais dans sa « chambre bleue » la marquise de Rambouillet, reine des beaux esprits et des précieuses, déclarait sans se gêner que le cachot qu’on lui avait donné « valait son pesant d’arsenic ». Autre tragédie, survenue au lendemain de la mort de Madame, l’incorrigible duelliste, Montmorency-Bouteville, avait porté au bourreau sa tête obstinée : il s’était battu contre le marquis de Beuvron en pleine place Royale, à deux heures de l’après-midi et devant le texte de l’édit interdisant le duel. Le Cardinal s’était montré impitoyable et le jeune fou avait été exécuté, à la consternation indignée des Montmorency et d’une bonne partie de la noblesse. Madame de Chevreuse s’ingénia alors à réveiller la cabale aristocratique assoupie depuis la mort de Chalais. Elle écrivit beaucoup, assistée du duc de Lorraine, et de nombreux messagers coururent les grands chemins ranimant le feu qui couvait aux quatre coins du royaume. Un plan prit forme : tandis que Charles de Lorraine marcherait sur Paris avec ses troupes, le comte de Soissons et le duc de Savoie envahiraient la Provence et le Dauphiné. Quant aux chefs protestants, Rohan et Soubise, ils s’empareraient du Languedoc, au mépris des traités, en réveillant la guerre de religion.

Mais pour cette dernière partie du programme l’aide de l’Angleterre était nécessaire et Marie reprit sa correspondance avec le duc de Buckingham toujours aussi enragé d’avoir été exclu de France et empêché d’y poursuivre ses amours avec la reine Anne si maladroitement compromises dans le jardin d’Amiens[3]. Le beau George poussa l’armement des navires qu’il voulait lancer sur les côtes de France tandis que de toute part le bruit des armes se faisait entendre. En résumé, la duchesse de Chevreuse était prête à précipiter la moitié de l’Europe sur le royaume de Louis XIII afin de pouvoir revenir au Louvre en triomphatrice, fût-ce dans les bagages de l’ennemi. La Reine, tenue au courant par leur correspondance, ne demandait pas mieux que d’applaudir. Et le mauvais coup faillit bien réussir.

Afin de conforter le Prince lorrain dans les bonnes dispositions où l’avait mis sa maîtresse et de faciliter leurs relations, Buckingham envoya à Nancy l’un de ses proches, Lord Montaigu, dont Marie avait fait la connaissance en Angleterre à l’occasion du mariage de Charles Ier avec Henriette-Marie de France. Elle en avait fait un ami. Sans plus. Il ne manquait pas de charme mais, passionnément éprise alors de Henry Holland et essentiellement occupée à entretenir son amitié avec Buckingham, elle ne pouvait s’intéresser à aucun autre homme.

Ce fut une autre histoire lorsqu’il vint la saluer dans sa maison de Bar et développer devant elle les plans ourdis par Buckingham pour réduire la France. Marie fut enchantée d’apprendre que le Duc était en train d’armer trois flottes de dix mille hommes, dans le but d’aller attaquer l’île de Ré et de prêter main-forte aux protestants de La Rochelle, mais si elle écouta beaucoup, elle regarda aussi l’arrivant d’un œil neuf. C’était un Anglais, blond, froid, distingué, élégant qui s’exprimait aisément en deux ou trois langues et qui, en outre, offrait une vague ressemblance avec le tant regretté Holland. Tandis qu’il lui expliquait que si la première flotte était destinée à La Rochelle, les deux autres devaient bloquer les vallées de la Loire et de la Seine, elle lui sourit beaucoup et Walter Montaigu, oubliant son magnifique self-control britannique, prit feu comme une torche approchée d’une flamme. Ce furent des amours d’autant plus excitantes qu’un parfum de conspiration s’y mêlait, mais des amours écourtées par la force des choses. Présenté au duc Charles avec un plein succès – le Lorrain avait cependant spécifié qu’il mettrait ses troupes en marche seulement quand les Anglais auraient débarqué –, Montaigu devait se rendre aussi en Savoie, en Suisse, en Hollande, à Venise et en Bretagne chez les Rohan, parents de Marie. Il partit donc tandis qu’elle se précipitait sur son écritoire pour exciter l’ardeur des divers souverains dont on espérait l’aide. On s’agita un peu partout, levant ou promettant des troupes destinées à récupérer pour leurs maîtres un morceau du gâteau France. Cela semblait marcher pour le mieux. De toute part on attendait que Buckingham mît ses troupes à terre pour lancer les autres invasions. Et, il faut le dire, Anne d’Autriche faisant fi de ses devoirs de Reine participait à la même espérance. Marie et ses amis n’oubliaient qu’une chose : la redoutable paire que formaient le roi Louis XIII et son ministre, le cardinal de Richelieu…

Tout commença bien : le 22 juillet 1628 Buckingham prenait pied sur l’île de Ré : cent navires, cinq mille hommes et cent chevaux débarquèrent. Impressionnant mais insuffisant pour réduire l’héroïque Toiras qui s’enfermait dans le fort Saint-Martin où il tiendra bon ! Le Roi et le Cardinal de leur côté se mirent en marche afin de le ravitailler et d’assiéger La Rochelle. Dans la nuit du 30 octobre, des troupes d’élite débarquèrent dans l’île de Ré. Toiras repoussa l’assaut des Anglais. Quelques jours plus tard, Ré était reprise par le maréchal de Schomberg. Poursuivis, Buckingham et Soubise rembarquèrent, laissant plus de quinze cents morts derrière eux. Ce qui restait de leurs troupes manqua alors d’approvisionnements et se vit décimé par la maladie sur une flotte qui avait grand besoin de réparations.

Les laissant à leurs problèmes, Richelieu, qui avait construit la fameuse digue, assiégea la ville qu’il réduisit par la famine. À la fin d’août 1628, Charles d’Angleterre et Buckingham s’apprêtèrent à lancer une nouvelle flotte, rassemblée plus mal que bien en raison de la haine que le peuple anglais portait au favori.

Le 2 septembre, à Portsmouth, John Felton, un officier poussé à bout par la misère et les injustices, assassinait le duc de Buckingham d’un coup de poignard en plein cœur…



Près de trois mois s’étaient écoulés depuis que Marie avait appris l’affreuse nouvelle de la bouche de Charles de Lorraine, mais le temps n’atténuait pas encore l’impression horrible qu’elle avait ressentie : c’était aussi déchirant que si elle avait perdu un frère follement admiré. Son amour pour Holland l’avait gardée de s’éprendre de lui mais à la souffrance qu’elle éprouva elle se rendit compte qu’elle aimait peut-être « Steenie » plus qu’elle ne le croyait… À peine Charles avait-il achevé son faire-part sans nuances qu’elle était tombée évanouie à ses pieds. Ce qui avait fort étonné le duc sans pour autant le bouleverser : les femmes pouvaient se montrer tellement imprévisibles ! Il avait appelé, on avait secouru la duchesse et, non sans peine et après plusieurs saignées, elle avait repris connaissance. Mais, dès lors, la donne avait changé : « Steenie » était la pièce maîtresse du dangereux jeu d’échecs qu’elle avait entamé contre Louis XIII et Richelieu. Il n’était pas difficile de deviner ce qui allait se passer : Buckingham mort, l’expédition anglaise ne reprendrait jamais l’île de Ré et les princes conjurés qui, tous, attendaient ce succès de l’Angleterre pour lancer leurs troupes sur la France, ne bougeraient plus… Surtout si La Rochelle affamée faisait sa soumission ! Le 1er novembre, c’était chose acquise. La ténacité de Richelieu l’emportait sur toute la ligne et le grand vainqueur c’était lui !

Jamais Marie ne l’avait autant haï. Il lui avait tout pris : son avenir, son espoir de revanche et jusqu’à son dernier amant ! Walter Montaigu, au moment où le couteau de Felton abattait Buckingham, était déjà emprisonné à la Bastille !

Trop sûr de lui, le diplomate anglais ne s’était pas méfié du réseau d’agents que le Cardinal tissait sur le royaume : deux Basques le suivaient à la trace à travers l’Europe et un soir, où justement il s’apprêtait à rejoindre Marie à Bar-le-Duc, ceux-ci avaient alerté M. de Bourbonne qui commandait le dernier poste avant la frontière lorraine. Celui-ci avec une poignée d’hommes franchit ladite frontière – le duché de Bar il est vrai était encore feudataire du roi de France – juste ce qu’il fallait pour s’emparer de Montaigu » de son valet et de sa valise bourrée de papiers dont nul ne savait au juste ce qu’ils contenaient mais que l’on pouvait supposer compromettants pour une foule de gens : les princes coalisés sans doute, Madame de Chevreuse à coup sûr et la Reine probablement…

Pendant des jours et des jours, des courriers sillonnèrent les routes. Le duc de Lorraine protestait contre la violation de son territoire par Bourbonne. Lui et le roi d’Angleterre réclamaient la libération de Montaigu dont les papiers par extraordinaire ne comportaient rien qui pût compromettre la Reine. L’un comme l’autre demandaient avec insistance le retour de Madame de Chevreuse, leur « amie très chère ». La Reine aussi soupirait après elle et enfin, le duc Claude pria qu’on voulût bien la lui rendre. Ce fut lui qui l’emporta. Durant l’absence prolongée de sa femme, il n’avait cessé de servir loyalement le Roi qui l’en avait récompensé en le nommant Premier Gentilhomme de la Chambre et Pair de France. Après mûre réflexion, Richelieu finit non seulement par accepter ce retour mais encore par le conseiller :

— Mieux vaut avoir la Duchesse en France où il sera facile de la surveiller, ce qui n’est pas le cas chez le duc de Lorraine dont elle fait ce qu’elle veut !

Louis XIII avait froncé le sourcil :

— Vous ne pensez quand même pas l’inclure dans les clauses du traité de paix comme veut le faire Charles d’Angleterre ?

— Ce serait lui faire trop d’honneur ! Puisque le traité sera signé au printemps, faisons-la rentrer avant la fin de l’année mais, naturellement, il ne peut être question qu’elle revienne à la Cour. Elle devra gagner Dampierre discrètement, y retourner sans éclats et s’y tenir tranquille. Proposons-lui cela !

— Elle acceptera ce que l’on voudra pour revenir en France, fit le Roi avec un haussement d’épaules. Elle promettra ! Mais quant à se tenir tranquille… Cette femme a l’intrigue dans le sang !

— Nous le savons l’un et l’autre, Sire, mais encore une fois elle sera plus facile à contrôler ici. En outre il se peut que la famille du défunt Chalais n’ait pas encore renoncé à le venger. Même Chevreuse devra se tenir sur ses gardes et agir comme nous l’entendons… si elle veut être protégée ! Il faudra l’en faire souvenir…

— Qu’il en soit donc ainsi que vous le voulez ! conclut Louis XIII avec un soupir.

Ainsi réglé, Madame de Chevreuse reprit le chemin de Dampierre, ramenant avec elle l’un de ces souvenirs de voyage dont elle semblait avoir le secret : quelques mois plus tôt, elle avait mis au monde une nouvelle petite fille, Charlotte-Marie, dont Chevreuse allait être obligé d’endosser la paternité et dont le duc Charles était parrain, sans qu’aucun d’entre eux pût démêler avec certitude de qui elle pouvait être l’enfant. Trois candidats étaient en lice en effet : le Prince lorrain, Claude lui-même qui avait naturellement pu l’engendrer lors de son voyage à Nancy, et enfin Lord Montaigu. Marie étant elle-même incapable de se prononcer et la petite ne ressemblant qu’à elle seule – une chance pour elle ! – le mystère restait entier.



Bien que l’on fût au 20 décembre lorsqu’on approcha de Dampierre, le temps sec et frais était agréable pour la saison et changeait des rafales glacées que l’on avait essuyées en quittant Bar-le-Duc. Grâce à Dieu, celles-ci abandonnèrent la partie quand on fut à Vitry-le-François et le carrosse de voyage à six chevaux, lourdement chargé, put poursuivre son long parcours d’environ soixante-quinze lieues dans des conditions plus acceptables, les routes séchées n’étant plus réduites à l’état de fondrières boueuses auxquelles il fallait parfois arracher les roues au moyen de planches ou de paille quand il ne s’agissait pas de mettre pied à terre dans les côtes pour alléger le véhicule. La Duchesse en effet rentrait sans faste et sans tapage ainsi qu’il le lui avait été prescrit.

Aussi l’intérieur de la voiture dont le toit et les ressorts arrière étaient encombrés de bagages ressemblait-il un peu à une roulotte de bohémiens. Là où Marie, à son arrivée en Lorraine, régnait seule avec Anna, sa camériste bretonne, elle partageait à présent l’espace avec Simplicie, la nourrice de Charlotte-Marie, berçant à longueur d’étapes le bébé qui, heureusement, montrait un flegme tout britannique, ne se faisant entendre que dans les moments d’urgence extrême. Quand elle ne dormait pas, Charlotte souriait béatement, montrait un si bon caractère que Marie, peu maternelle cependant, prenait plaisir à la prendre de temps en temps dans ses bras pour l’entendre rire et gazouiller. Il y avait aussi une petite cousine pauvre, Herminie de Lénoncourt, issue de la famille maternelle de Marie, qui, à seize ans, avait déjà réussi l’exploit de se faire chasser de trois couvents pour dissipation chronique. Quand elle ne versait pas de l’encre dans les bénitiers, la jeune Herminie volait des confitures dans les réserves, prenait un malin plaisir à chanter faux durant les offices et cachait des grenouilles dans les lits des religieuses. Entre autres inventions mirobolantes qu’aucune punition, aucun séjour à la cave ou dans les placards terriblement noirs, aucune « discipline » n’avait réussi à décourager… Ne sachant plus qu’en faire, sa mère Madeleine de Lénoncourt, veuve et chargée de famille, avait supplié sa cousine Marie d’essayer de la transformer en une suivante à peu près convenable pour elle-même ou pour ses filles. Dans une atmosphère plus amusante que celle des maisons religieuses qu’Herminie abhorrait, il serait peut-être possible d’en tirer quelque chose. Et Marie avait accepté. D’abord parce qu’elle avait de l’amitié pour Madeleine, la créature la plus douce et la plus désarmée qui fût au monde. Ensuite parce que l’œil frondeur – noisette et pétillant ! – de la gamine, son franc-parler et sa redoutable franchise lui plaisaient et même l’amusaient. Enfin parce que Herminie ne rappelait en rien Elen du Latz, son ancienne fille d’honneur qui s’était follement éprise de Holland et, après la mort du pauvre Chalais, avait choisi justement de se retirer dans un couvent nantais. Elen était assez belle pour être une rivale, ce qui ne risquait pas d’arriver avec Herminie, sa grande bouche, ses innombrables taches de rousseur et son nez retroussé. Plutôt ronde – son amour des sucreries y était sans doute pour quelque chose –, elle n’en portait pas moins avec une désinvolture proche de l’élégance les vêtements de tissus solides qui avaient habillé ses deux sœurs aînées avant elle. Sa nouvelle maîtresse en augurait que, convenablement vêtue, la jouvencelle serait tout à fait présentable dans son nouveau rôle. Par chance, elle était propre et soigneuse. En outre elle savait se taire, contrairement à l’une de ses sœurs qui était un véritable torrent de paroles, et c’était une qualité que Marie appréciait. Ainsi, pendant la durée du voyage, Herminie avait beaucoup regardé par la portière, passionnée par ce qu’elle découvrait de nouveautés et par les moindres incidents. Elle s’intéressait aussi à Charlotte qu’elle prenait souvent quand la nourrice faisait un somme. Elle devenait bavarde alors, entretenant avec le bébé des dialogues chuchotés dans cette langue incompréhensible qui est celle des tout-petits et qu’elle semblait posséder à fond.



— Comment fais-tu ? demanda Marie intriguée. Charlotte a l’air de te comprendre ?

— Comme vous le savez, ma cousine, j’ai trois jeunes frères et sœur. Et puis j’aime les bambins. Alors on se comprend sans peine.

— En ce cas tu ne seras pas dépaysée à Dampierre où nous allons retrouver mes enfants. Je ne saurais trop te dire à quoi ils ressemblent : je les voyais peu avant de me rendre en Lorraine et pas du tout depuis deux ans.

— Quel âge ont-ils ?

— Ma fille aînée doit avoir dix ans, mon gentil duc de Luynes en a huit, Anne-Marie six, Marie-Anne deux. Elle est la sœur aînée de Charlotte puisqu’elle est une Chevreuse.

— Une belle famille en vérité ! Et ils ne vous manquent pas ?

Une odeur fade, légèrement fétide, envahit l’étroit espace tapissé de velours vert. Charlotte devait avoir besoin d’être changée, ce dont la nourrice s’acquitta tandis que Mme de Chevreuse promenait délicatement sous son nez un mouchoir parfumé au jasmin.

— Ma foi non ! Certes, j’accourrais du bout de la terre si un danger les menaçait, mais dès l’instant où je les sais en de bonnes mains et où rien ne leur manque…

— Alors vous ne les aimez pas ! décréta Herminie en revenant au paysage pour s’absorber dans sa contemplation, indiquant ainsi à la Duchesse que pour elle l’affaire était entendue et l’entretien clos.

Assez surprise, celle-ci ouvrit la bouche pour remettre l’insolente à sa place puis y renonça. Elle n’avait pas acheté chat en poche et n’ignorait rien des manières de sa nouvelle suivante. Il faudrait songer à y remédier mais pour l’instant, fatiguée par le voyage, elle n’avait aucune envie d’entamer une polémique. Ne lui fallait-il pas garder quelques forces pour son premier contact avec un époux disparu de son horizon depuis des mois ?

D’ailleurs on arrivait : un « Oh ! que c’est joli ! » émis par Herminie le lui confirma. Dampierre, en effet, était en vue et Marie eut un frisson de plaisir à retrouver son beau château toujours aussi charmant, aussi pimpant avec ses briques roses, ses chaînages de pierre blanche, ses toits d’ardoise bleutée, ses jardins à demi dépouillés par l’hiver mais où les eaux courantes mettaient une vie, une chanson. La bannière de Chevreuse flottant mollement sur le pavillon d’entrée annonçait la présence du maître, mais déjà l’arrivée de la maîtresse était signalée : des villageois accouraient avec des cris de joie. Les gens de Dampierre comme ceux du duché aimaient Marie, peut-être parce qu’elle savait se montrer généreuse et accueillante envers eux. Aussi, quand le carrosse s’engagea sur le pont lancé au-dessus des douves, Peran le cocher dut faire appel à toute son habileté pour ne blesser personne : c’est tout juste si l’on n’essayait pas de porter ses chevaux en triomphe. Marie répondait par des sourires et des gestes de la main à cet enthousiasme qui plongea Herminie dans un abîme de réflexion : il était rare qu’un seigneur soit à ce point populaire et son jugement sur sa nouvelle maîtresse se trouva révisé à la hausse.

La voûte d’entrée franchie, on trouva Boispillé, l’intendant, devant le front des domestiques réunis dont les hommes s’inclinèrent d’un même mouvement tandis que les femmes faisaient une petite révérence au moment où un laquais ouvrait la portière du carrosse. Enfin, Claude de Chevreuse parut sur le perron du grand logis et vint au-devant de sa femme :

— Chacun ici est heureux de vous revoir, Madame ! clama-t-il de sa plus belle voix de commandement. Avez-vous fait bon voyage ?

— Excellent quoiqu’un peu à l’étroit ! Vous portez-vous bien ?

Il avait pris sa main pour l’aider à descendre et l’embrassa sur les deux joues à la mode paysanne :

— Le mieux du monde puisque je vous vois ! répondit-il sincère. Mais que nous apportez-vous là ? ajouta-t-il, un peu surpris de découvrir un bébé dans les bras de Simplicie.

Marie joua l’étonnement avec énormément de naturel :

— Mais Charlotte-Marie, notre dernière fille, dont je vous ai annoncé l’arrivée en mars dernier. N’avez-vous pas reçu ma lettre ? demanda-t-elle en sachant pertinemment qu’il n’y avait aucune chance pour cela puisqu’elle ne l’avait jamais écrite.

— Ma foi non, mais l’incertitude des chemins est telle ces temps derniers que ce n’est guère étonnant ! Ainsi vous m’apportez une nouvelle fille ? dit-il en se penchant sur la frimousse encadrée d’un béguin de fine toile blanche garnie de dentelles.

— Eh oui ! Encore une, mais si je ne vous ai pas encore donné de fils, je ne suis pas la seule fautive…

— Je sais, je sais… Elle n’en est pas moins la bienvenue… et nous essaierons de faire mieux une prochaine fois !

Herminie fut présentée à son tour. Etant une cousine elle eut droit à un baiser sur le front. Après quoi tout le monde rentra dans la maison. C’est là, dans le grand vestibule, qu’attendaient les enfants avec ceux qui leur étaient attachés. Louise, l’aînée, longue fillette brune aux yeux bleus douée d’une précoce gravité, accompagnée de Madame de la Tour, la gouvernante qu’elle partageait avec sa cadette, Anne-Marie, modèle réduit en plus turbulent de son aînée. Elles se tenaient un peu en retrait de leur frère, le petit duc Louis-Charles de Luynes, flanqué de son « gouverneur », Monsieur de Fevres. C’était un enfant charmant, brun comme une châtaigne avec de beaux yeux sombres, et Marie sentit son cœur trembler quand il s’avança vers elle à pas comptés pour baiser sa main en l’appelant « Madame ma mère ». Elle n’y résista pas et se pencha pour l’embrasser :

— Dieu que vous avez grandi, Monsieur mon fils ! Vous voilà presque en âge de porter l’épée !

— Je prie Dieu pour que ce soit bientôt ! J’ai tellement envie de servir le Roi !

— Vous aussi ? soupira la jeune femme. Vous n’êtes cependant pas un Chevreuse pour avoir contracté si tôt cette maladie ?

— Mon père ne l’avait-il pas ?

— Bien sûr que si… hélas !

— Pourquoi, hélas ?

— Je vous expliquerai plus tard ! Pour le moment laissez-moi embrasser vos sœurs ! Et à ce propos, je vous en apporte une toute neuve ! Charlotte-Marie que voici !

— Encore une fille ! Oh ! ma mère, quand donc verrai-je autour de moi autre chose que des jupons ?

— Quand il plaira au Seigneur, Louis ! Quand il plaira au Seigneur !

Marie embrassa ses filles et garda un instant dans ses bras Marie-Anne, née à Hampton Court, scrutant le petit visage blond dans l’espoir… ou la crainte d’y trouver une ressemblance, mais la Nature gardait jalousement ses secrets et si Marie-Anne ressemblait à quelqu’un, c’était plutôt à sa grand-mère maternelle, Madeleine de Lénoncourt, morte peu après la venue au monde de sa fille Marie… Si la fillette avait été engendrée par Henry Holland, cela ne se voyait pas… ou pas encore ! Soulagée, elle la remit à sa nourrice en lui faisant compliment sur sa bonne mine. Tous d’ailleurs semblaient en excellente santé et, apparemment, les absences de leur mère ne semblaient pas les affecter outre mesure. Elle en fut satisfaite : quoi de plus irritant qu’une marmaille qui ne cesse de geindre en réclamant sa maman ? Ceux-là au moins ne se mettraient pas à la traverse des projets faramineux qu’elle échafaudait déjà et dont le principe était une fois de plus de reprendre sa place auprès de la Reine !

Ayant confié Charlotte et Simplicie à Madame de la Tour – une veuve d’une quarantaine d’années, aimable, compétente, un peu trop pieuse peut-être mais juste assez ferme pour n’être pas taxée de sévérité – afin qu’elle veillât à leur installation, Marie gagna son appartement accompagnée d’Anna et d’une Herminie qu’elle eut du mal à convaincre de la suivre plutôt que d’emboîter le pas aux enfants.

— Il est temps de commencer ton apprentissage, lui déclara-t-elle. C’est à moi que tu es attachée ! Pas à mes filles !

— J’essaierai de m’en souvenir ! soupira l’adolescente.

Marie remit à plus tard la première leçon de choses : elle était trop heureuse de se retrouver chez elle, dans ce cadre dont chaque tenture avait été choisie à son goût. Quelle joie de revoir sa jolie chambre tendue de damas d’un joyeux rouge corail avec son grand lit couronné de plumes d’autruche blanches, ses tapis d’orient moelleux et ses meubles précieux ! Un bon feu flambait dans la cheminée et elle se dépêcha d’aller s’y réchauffer les mains, et les jambes, en relevant ses lourdes jupes comme elle le faisait presque spontanément lorsque venait l’hiver. Certes, elle était loin d’être mal logée au palais ducal de Nancy ou même dans son hôtel de Bar où elle avait tout arrangé à sa convenance, mais les meubles lorrains, souvent fort riches, étaient plus massifs, moins gracieux que ces cabinets italiens qu’elle avait appris à apprécier auprès de Marie de Médicis quand elle était de ses filles d’honneur. À présent, elle éprouvait un vrai bonheur en réintégrant ce cadre qu’elle préférait aux autres… hormis un seul pourtant : celui des palais royaux auxquels il lui semblait qu’elle avait été destinée.

Tandis qu’en l’aidant à changer ses vêtements de voyage avant d’aller souper avec son époux, Anna donnait à Herminie sa première leçon en lui révélant les splendeurs d’une garde-robe et surtout des écrins d’une princesse – au moment de la fuite il avait fallu renoncer aux trésors que contenaient les résidences Chevreuse ! – Marie réfléchissait aux jours à venir. Son miroir lui renvoyait toujours une image splendide, une beauté non seulement intacte mais rendue plus suave par les épreuves subies : l’affreuse mort de Chalais, le danger côtoyé de si près, l’exil enfin même s’il avait été doré. Ses tribulations lui conféraient cette impalpable auréole de mystère des grandes aventurières. S’en rendre compte la mit d’une humeur charmante et, parée d’un velours noir sans autre ornement que le profond décolleté dévoilant généreusement sa gorge et ses épaules nues, des girandoles en diamant tremblant le long de son cou, elle rejoignit son mari pour leur premier repas en tête à tête depuis des mois. Claude avait désiré qu’il en soit ainsi pour le soir de son arrivée.

Il l’attendait en faisant les cent pas au bas de l’escalier mais se fixa pour la regarder descendre vers lui. Il s’était changé lui aussi et dans ses vêtements de velours vert sombre brodé d’or, il ne manquait pas d’allure. Marie le vit mieux que tout à l’heure, remarquant qu’il portait allègrement sa vigoureuse cinquantaine, qu’il avait maigri et que, dans ses yeux bleu pâle, l’ancienne flamme revenait. Ce qui la fit sourire.

Il gravit les derniers degrés pour lui offrir sa main et la conduisit à table :

— Vous êtes belle à miracle ce soir, Madame ! remarqua-t-il d’une voix qui s’enrouait légèrement. Il semble que le temps n’ait prise sur vous que pour vous magnifier toujours un peu plus. Les années ne font que vous caresser…

— J’en compte vingt-huit jusqu’à présent. Ce n’est pas un âge canonique, il me semble ?

— J’en connais chez qui elles annoncent déjà l’automne quand vous évoquez le plus glorieux des printemps…

— Seriez-vous d’humeur à me faire la cour ? dit-elle en riant.

— N’en doutez pas ! Noël approche : c’est le temps béni où les hommes doivent retrouver la paix et la douceur d’aimer. C’est le temps aussi de tourner les plus sombres pages. Vous voici chez nous, chez vous plus que partout ailleurs. Ce château comme moi-même ne songeons qu’à vous reprendre.

Il la fit asseoir à la table somptueuse – cristaux et vermeil – dressée pour eux près des flammes claires de la cheminée mais conserva un instant dans la sienne sa main dont il baisa la paume :

— N’y comptez pas, Marie ! Vous savez qu’en ce qui vous concerne je n’ai jamais eu de patience. Cette nuit vous serez mienne…

— Ne l’ai-je pas été quand vous vîntes à Nancy ?

— Pas autant que je l’aurais voulu. Il y avait encore trop d’ombre entre nous. Aujourd’hui je veux recommencer depuis le début…

— Ainsi soit-il ! Mais pour l’heure je meurs de faim, de soif…

Composé de terrines de gibier, d’anguilles au vert, de perdrix fourrées de truffes à l’huile, de douceurs variées, et arrosé de vins de Beaune et de la Champagne, le repas était appétissant et les deux convives y firent honneur. Claude dévora et Marie elle-même après des jours de cuisines d’auberge plus ou moins réussies, prenait un vif plaisir à retrouver celle à l’accoutumée parfaite de sa maison. On n’échangea guère que des propos sans importance et ce fut seulement quand les valets eurent disposé les desserts avant de se retirer que Marie, un verre à la main, se laissa aller dans son fauteuil et demanda :

— Si vous me donniez des nouvelles ? Je ne sais plus rien de la Cour ni de la Ville et il me semble venir du bout du monde.

— Allons ! Nancy n’est pas si loin et je ne doute pas que notre cousin Charles ne soit au fait des développements politiques. Vous savez déjà que l’on discute les termes du traité de paix avec l’Angleterre…

— Ce n’est pas cela qui m’intéresse, mais ce que fait ou dit ce démon de Richelieu ?

— Que vous dirai-je ? Que la confiance du Roi paraît augmenter chaque jour. Il est vrai que l’activité et les vastes desseins de cet homme sont hors du commun ! Tout en menant la guerre contre les protestants et les Anglais, il a fondé l’an passé une Compagnie de la Nouvelle France pour commercer avec ceux de cette lointaine contrée et j’ai appris du duc de Longueville qu’il bâtit au Havre un port d’un genre nouveau : avec des écluses. En revanche…

— En vérité, Claude, vous le faites exprès ! Ce que construit ou ne construit pas ce maudit Cardinal m’importe peu !

— … en revanche ses relations avec la Reine Mère ne sont plus aussi bonnes que par le passé. Vous savez qu’elle l’avait poussé au Conseil dans l’espoir de régner à travers lui ? On lui refuse de plus en plus de suivre les directives qu’elle prétend lui donner et cela indispose…

— Ah ? Voilà qui est mieux ! Et qui me donne fort envie de rencontrer très vite ma chère marraine.

— Le malheur est qu’il ne vous est pas possible de vous éloigner de notre duché sauf dans la direction opposée à Paris et aux autres demeures royales.

— Je sais, je sais, c’est terriblement agaçant !

— Allons, Marie, un peu de patience ! Vous venez seulement d’arriver ici, ce qui est déjà un énorme progrès ! Il faut laisser au Roi le temps de s’habituer à ce rapprochement et laisser faire vos amis.

— Le Roi, le Roi ! Mille tonnerres, Claude, quand donc cesserez-vous de le brandir à tout bout de champ dans la conversation à la manière d’une bannière ? Vous savez que je le déteste ?

— Peut-être mais il n’en est pas moins le pilier du monde où nous vivons et celui dont dépendent nos vies ! Ma sœur Conti vous le dira pareillement quand elle viendra vous voir un prochain jour. Elle est enchantée de votre retour et m’a chargé de vous transmettre son entière affection.

La pensée de sa belle-sœur, Louise-Marguerite de Lorraine, princesse de Conti, qui était aussi sa meilleure amie, détendit Marie.

— Elle va bien ? Toujours heureuse avec Bassompierre ?

— Plus que jamais, j’ai l’impression. Cela tient peut-être à ce que, depuis leur mariage secret, ils n’ont pas passé beaucoup de temps ensemble. Bassompierre a d’abord été envoyé comme ambassadeur en Angleterre, ensuite il n’a guère quitté l’armée. Mais j’ai rarement vu couple plus tendrement uni. Leur amour semble se renforcer à mesure qu’ils avancent en âge.

— C’est sans doute justement parce qu’ils ne sont plus jeunes ? Les amours d’automne sont peut-être plus précieuses que les autres, fit Marie songeuse.

— Peut-être ! Et à ce propos, savez-vous que votre père vient de se remarier ?

La surprise coupa le souffle de la jeune femme :

— Mon père ? Remarié ? À son âge ? Il doit avoir dépassé la soixantaine à présent ?

— Exact ! Et vient d’épouser un tendron de dix-sept ans !

— Vous vous moquez ? J’aurais une belle-mère de dix ans plus jeune que moi ? Et qui en aurait… – elle compta un instant sur ses doigts –… quarante-deux de moins que son époux ? C’est à n’y pas croire ! Et… où l’a-t-il trouvée ?

— Dans un couvent de Dinan. Elle s’appelle Marie d’Avaugour de Dinan et elle est très belle !

— Dans quel genre ?

— Comment vous dire ? C’est une grande fille brune avec un teint de fleur et de magnifiques yeux bleus, un port de déesse et des appas fort évidents. La nouvelle duchesse de Montbazon sort peut-être d’un couvent, elle n’en affiche pas moins une extrême envie de plaire. Et elle plaît énormément !

Les beaux sourcils de Marie remontèrent jusqu’au milieu de son front :

— Seriez-vous en train de me dire que mon père est déjà cornard ?

— S’il ne l’est pas il le sera. Le bruit court qu’il l’a été.

— Alors qu’elle vivait au milieu des nonnes ? Peste, quelle luronne !

— Quand même pas. On dit seulement qu’à quinze ans, elle aurait perdu sa virginité avec son frère le comte de Vertus…

Du coup, Marie éclata de rire et tendit son verre pour que Claude l’emplît de nouveau :

— C’est vraiment trop drôle ! Perdre sa vertu avec un comte de Vertus cela n’arrive que chez nous ! J’espère au moins qu’il est beau ce garçon et que la pauvrette a puisé dans cet amour le courage d’entrer dans le lit d’Hercule.

— Votre passion pour votre père est touchante, Marie !

— Vous n’allez pas me demander de le plaindre ? C’est un balourd, presque un rustre qui, si j’en crois ce que j’ai pu apprendre, n’a pas rendu ma mère particulièrement heureuse ! Si cette Marie d’Avaugour la venge, j’applaudirai de tout mon cœur ! J’ajoute que j’aimerais la connaître !

— Cela ne devrait pas tarder. La nouvelle Duchesse entretient une grande amitié avec la princesse de Guéménée, l’épouse de votre frère dont nous allons recevoir la visite ces jours prochains puisque je les ai invités à fêter avec nous la Nativité. Je peux envoyer un courrier au château de Rochefort en Yvelines où sont les Montbazon pour les prier de se joindre à nous ?

— Une réunion de famille ? C’est gentil d’y avoir songé. Après tout, je suis contente de revoir ce vieux grognon. Il va m’accabler de reproches selon son habitude et déverser sur moi sa bile en même temps qu’une avalanche de prédictions désastreuses mais cela sera amusant. Vous auriez dû inviter aussi votre sœur.

— Ne vous ai-je pas dit qu’elle allait venir ? J’espère seulement que Bassompierre ne sera pas retenu au Louvre. À présent, Marie, ajouta-t-il en se levant après avoir vidé son verre d’un seul coup, l’heure est venue, je crois, de nous retirer…

— Croyez-vous ? fit-elle coquette.

— J’en suis plus que sûr.

Il vint prendre sa main et sa taille comme pour un pas de danse et, se penchant, posa ses lèvres au défaut de l’épaule de sa femme pour remonter le long de son cou. En même temps, sa main remontait de la taille à un sein qu’elle emprisonna. Marie comprit qu’il ne pourrait contenir davantage le désir qu’il avait d’elle et de son côté, elle sentait son corps s’émouvoir. Un frisson parcourut son dos, prélude à l’appel toujours exigeant de ses sens. Claude était un bon amant et le plaisir avec lui était une affaire certaine. Elle glissa de ses bras mais retint une main pour l’entraîner avec elle :

— Il est grand temps en effet si nous ne voulons pas nous donner en spectacle à nos gens !

Ils partirent en courant comme deux jeunes amoureux qui vont chercher refuge dans une meule de paille.

CHAPITRE II UNE CAVALIÈRE DANS LA NUIT

La fête de Noël à Dampierre fut, cette année-là, pour Marie une sorte de bain de jouvence. Pendant quelques jours elle oublia ses menées politiques, ses projets, ses rancunes et sa soif de revanche pour n’être plus qu’une jeune femme heureuse de se retrouver en famille et une maîtresse de maison soucieuse du bien-être de ses hôtes ainsi que de l’éclat de sa demeure.

Au matin de leur nuit de retrouvailles, elle découvrit qu’en réalité elle aimait encore son mari. Ce n’était pas de la passion – elle ne l’avait éprouvée et ne l’éprouverait que pour le seul Holland dont il lui suffisait d’évoquer l’image pour se sentir bouleversée –, loin de là, mais en mesurant l’étendue de l’amour de Claude, capable d’accepter n’importe quoi pour la garder, d’oublier ce qu’il avait enduré de son fait, et simplement heureux de l’avoir tenue dans ses bras durant quelques heures, elle se renouvela à elle-même la promesse qu’elle s’était faite au lendemain de leur mariage quand en l’épousant il en avait fait une princesse lorraine en la sauvant de la disgrâce : essayer de lui donner autant de bonheur que possible et peut-être le protéger des conséquences de ses actions à venir. Car, naturellement, elle se savait incapable de lui rester fidèle et certainement plus encore de renoncer aux intrigues dont elle portait en elle les germes irrésistibles. C’était pour elle le sel de la terre.

Elle était heureuse aussi de retrouver ses enfants : surtout son fils dont elle était assez fière alors qu’elle tenait ses filles pour quantité négligeable ne pouvant attendre d’illustrations que par un mariage : Louis, prématurément duc, portait de grandes espérances…

Quant à ceux qui vinrent à Dampierre célébrer auprès d’elle la naissance du Christ, elle les reçut avec une véritable joie : ils apportaient avec eux les parfums de cette Cour qui lui était interdite. Les Lorrains d’abord : sa plus fidèle amie Louise de Conti, sœur du duc de Guise, et son époux secret, François de Bassompierre un couple déjà âgé mais la beauté de Louise était de celles qui résistent au temps et François, qui avait été un séducteur redoutable, conservait un charme, une silhouette et un appétit de vivre que beaucoup pouvaient lui envier. Enfin, ils s’aimaient et cela se voyait.

Un peu moins d’amour chez le deuxième couple : Louis de Rohan-Montbazon, prince de Guéménée, frère de Marie, et son épouse Anne de Rohan, fille du chef protestant éternellement rebelle. Un couple harmonieusement assorti cependant : elle avait l’âge de Marie lui deux ans de plus ; elle était belle, il n’était pas laid mais la passion des premiers temps s’était estompée : Anne était pétulante, vive, bavarde, intrigante même, lui le calme – on pourrait presque dire la placidité – incarné. Ils ne s’entendaient pas toujours mais le vernis mondain y suppléait.

Enfin, les « jeunes mariés » venus en voisins de leur château de Rochefort présentaient un aspect aussi disparate que possible. Lui un barbon grisonnant, ronchonnant et d’une intelligence si moyenne qu’on pouvait le croire à certains moments idiot. Elle ravissante dans l’éclat de ses dix-huit ans, coquette, visiblement sensuelle mais charmante menant son vieil époux en laisse comme un toutou. Elle séduisit Marie, fut séduite de son côté et les quatre dames luttèrent d’éclat au cours de cette fête familiale.

Fidèle à la vieille tradition allemande souvent respectée en Lorraine, Bassompierre[4] s’était fait précéder d’un immense sapin que l’on planta dans la cour du château et que l’on décora de bougies, de rubans, d’étoiles d’argent, de noix dorées. On plaça solennellement dans la cheminée de la salle principale la bûche de Noël – fragment d’un vieil orme que le maître de maison arrosa de sel et d’eau bénite puis alluma avant que l’on ne se rende tous ensemble à la messe de minuit dans l’église du village où maîtres, serviteurs et paysans chantèrent à l’unisson les anciens chants venus du fond des âges. Après quoi on revint avec le vieux curé dévorer le repas pantagruélique préparé dans les cuisines du château, suffisamment abondant pour nourrir un régiment et dont, à l’habitude, les pauvres eurent leur part. Après quoi on échangea des cadeaux… Ce fut, en vérité une bien belle fête, sous un ciel froid mais pur et plein d’étoiles, dont chacun profita sans arrière-pensée et dans une atmosphère à la fois conviviale et bon enfant.

Pour la jeune Herminie, ce fut une révélation. Certes, on fêtait Noël chez les siens, mais elle n’avait jamais rien vécu de comparable. Vêtue avec élégance pour la première fois de sa vie, elle portait du velours, du satin, de la dentelle et jusqu’à une cape de beau drap vert doublé de fourrure rousse de la même teinte que ses cheveux. En outre, elle reçut en cadeau de la Duchesse une agrafe de chapeau ornée de perles et de petites émeraudes et du Duc une chaîne d’or et de perles. Un véritable trésor dont elle se montra ravie et très fière.

La vie qu’elle menait à Dampierre lui convenait en tous points. Intelligente et pas maladroite, elle apprit vite de Marie et Anna les attributions et devoirs de la suivante d’une grande dame. Elle prit plaisir à manier les étoffes précieuses, les bijoux, et à accompagner Marie partout où elle se rendait. Enfin, presque ! En outre, celle-ci ayant découvert qu’elle lisait bien et possédait même une belle écriture, Herminie se trouva promue au rôle de secrétaire dont elle n’allait pas tarder à s’apercevoir que ce n’était pas une sinécure. Enfin elle s’attacha rapidement aux enfants : au petit duc dont la gravité précoce l’amusait et aux plus petites, Marie-Anne et Charlotte. Les deux filles de feu Luynes étant déjà reparties pour l’abbaye de Jouarre, dont l’abbesse était Jeanne de Lorraine, la sœur de Chevreuse, où leur éducation devait se poursuivre. En résumé, la jeune Lénoncourt s’estimant satisfaite de son sort renonça aux activités qui lui avaient valu l’expulsion de ses divers couvents. Elle pressentait que la vie à Dampierre pouvait être fort intéressante pour une jeune personne curieuse de toutes choses et douée d’un esprit vif.

Les invités de Noël quittèrent le château pour se rendre à la Cour et présenter au Roi leurs vœux à l’occasion de la nouvelle année. Claude de Chevreuse se joignit à eux dans l’intention de remercier Louis XIII de lui avoir rendu son épouse et de tenter peut-être un plaidoyer pour obtenir son entier retour en grâce. Seule Louise de Conti resta auprès de sa belle-sœur. Marie l’en avait suppliée afin de faire, avec elle, le point de sa situation et d’apprendre ce qui se préparait ou ce que l’on disait dans l’entourage de la Reine, questions qu’elle s’était interdites durant la trêve sacrée.

— Bar-le-Duc n’est pas au bout du monde, dit-elle, pourtant j’ai l’impression de revenir de chez le Grand Khan. Parle-t-on de moi ou m’a-t-on oubliée ?

— Vous oublier ? Vous voulez rire ! Lorsque j’ai quitté Paris ces jours derniers, vous étiez au centre de toutes les conversations. C’est juste si l’on n’engageait pas des paris sur le temps que vous alliez mettre à revenir auprès de la Reine ! Celle-ci ne désire que cela, vous le pensez bien, et elle m’a chaînée de vous embrasser avec la chaleur de son amitié.

— Mais ni le Roi ni son cher Richelieu ne veillent seulement me revoir ?

— Ils n’y paraissent guère disposés.

— Et que dit Monsieur ?

— Toujours égal à lui-même, il se range du côté de vos adversaires. Il aurait même dit à M. de Marcheville qui s’est hâté de le répéter qu’on vous faisait revenir dans le but de donner plus de moyens à la Reine de faire un enfant…

— Le petit misérable ! Après le mal que je me suis donné pour le porter au trône et lui faire épouser sa belle-sœur ! Ce pauvre Chalais est vraiment mort pour rien !

— Cela ne vous surprend pas, j’espère ? Ou le charme de Gaston vous aveuglait-il au point de le prendre pour ce qu’il ne sera jamais : un homme de cœur, franc et loyal ? Placer en lui le moindre espoir est jouer à fonds perdus. Il sera toujours prêt à entrer dans n’importe quelle conspiration où il verrait un quelconque intérêt mais en cas d’échec il abandonnera ses complices pour tirer son épingle du jeu et négocier au mieux son absolution !

Marie regarda son amie avec curiosité :

— Voilà un jugement sévère ! Vous l’aimiez bien, pourtant, quand nous endoctrinions d’Ornano pour qu’il accepte d’être le fer de lance de notre parti de l’Aversion ?

— Cela vient peut-être de ce que je ne le connaissais pas suffisamment. Cependant, ne vous souciez pas trop de son avis. Il est pour l’instant assez mal en cour parce qu’il voudrait se remarier.

— … et que le Roi trouve mauvais qu’il mette tant d’empressement à vouloir se donner un héritier alors que notre Reine n’en donne toujours pas ? L’énorme dot de la pauvre petite Montpensier, sa défunte épouse, devrait l’inciter à la patience.

— Oh ! ce n’est pas la raison ! Figurez-vous qu’il est amoureux !

Marie éclata de rire :

— Amoureux, cet égoïste forcené ? À qui le ferez-vous croire ?

— Mais… à n’importe qui car il semble décidé à rompre les lances contre tout venant pour les yeux de sa belle !

— Qui est ?

— La ravissante Marie-Louise de Gonzague, fille du duc de Nevers et héritière de Mantoue. Cette fois, il réunit l’unanimité : le Roi, la Reine, la Reine Mère, Richelieu, le reste de la Cour sont contre !

— La Reine Mère aussi ? Mais pourquoi ?

— D’abord parce qu’elle voulait lui faire épouser une princesse florentine, une de ses cousines Médicis, ensuite parce que le duc de Nevers a été l’un de ses adversaires acharnés au temps de sa régence après la mort du roi Henri. Son adversaire et celui de Concini forcément, et vous savez qu’elle ne pardonne jamais rien… Enfin – mais vous avez dû certainement l’apprendre dans votre thébaïde lorraine ! – nous sommes à la veille d’une guerre contre ses chers Espagnols pour établir les droits du duc de Nevers sur la succession de Mantoue.



Difficile, en effet, de ne pas être au courant d’une affaire qui depuis la mort du duc de Mantoue, Vincent II de Gonzague, survenue un an plus tôt, le 26 décembre 1627, agitait une partie de l’Europe.

Par testament le mourant avait désigné pour successeur son plus proche parent, le Français Charles de Gonzague de Clèves, chef de la branche cadette des Gonzague, et celui-ci était venu prendre possession de son héritage, composé du duché de Mantoue et du marquisat de Montferrat dont la capitale était Casal, une puissante forteresse du Pô.

Or, seize ans plus tôt, la France avait empêché le duc de Savoie de s’emparer de Casal et donc du Montferrat au nom de sa petite-fille, Marguerite, elle-même fille du prédécesseur de feu Vincent II Le Savoyard réitéra ses prétentions, réclamant le Montferrat pour Marguerite. S’en mêla alors l’Espagne toujours prête à profiter des situations difficiles et d’autant plus que la région en question avoisinait ses terres du Milanais. En outre le Mantouan dépendait de l’Empereur, le bon cousin Habsbourg, et celui-ci, à la mort du duc Vincent, se hâta de refuser l’investiture à Nevers. En outre, profitant de ce que l’armée française était retenue à La Rochelle, l’Espagne et la Savoie envahirent Montferrat. Seulement l’éclatante victoire de Richelieu contre les Anglais et les Rochelais venait de libérer les armes de la France et c’était, pour le Roi comme pour le Cardinal, une question d’honneur de ne pas abandonner le duc de Nevers.

On en était là au moment où Madame de Chevreuse rentrait à Dampierre pour y retrouver les siens. Et Madame de Conti venait de retracer pour son amie les grandes lignes du problème. Celle-ci l’avait écoutée avec d’autant plus d’attention qu’il s’agissait d’une situation comme elle les aimait parce qu’elle pensait toujours, et avant tout, qu’il serait peut-être possible pour elle d’en tirer un avantage personnel… De plus, si la France de Louis XIII et de Richelieu entrait en guerre contre l’Espagne, patrie de sa reine, elle était entièrement disposée à se dévouer sans compter pour servir une cause si chère à Anne d’Autriche. Enfin, quand un conflit éclatait, on ne pouvait jamais savoir qui en sortirait vivant. Que Louis disparût, et l’on pourrait reprendre joyeusement le dessein d’unir Anne d’Autriche à Gaston d’Orléans puisque la chance voulait qu’il fût veuf. Et le fait que tous ces beaux projets relevassent de la haute trahison n’allait pas empêcher Madame de Chevreuse de dormir…



Avec sa vivacité habituelle, celle-ci fit aussitôt part à son amie Louise des idées que venait de faire naître son récit et des merveilleuses perspectives qu’elle entrevoyait, mais, à sa surprise Madame de Conti – étant mariée secrètement elle portait toujours ce nom – non seulement ne la suivit pas mais s’efforça de modérer son enthousiasme.

— Marie, Marie, ne mettez pas la charrue avant les bœufs, n’allez pas plus vite que les violons et ne vendez pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué !

— Vous vous exprimez en proverbes maintenant ? C’est nouveau, cela. Tourneriez-vous au bel esprit ?

— Dieu m’en préserve ! Je veux dire seulement : primo que nous n’avons pas encore déclaré la guerre à l’Espagne. Secundo qu’un roi qui part en guerre a de grandes chances d’en revenir vivant, même le nôtre dont on ne peut nier qu’il soit d’une bravoure hors du commun et, tertio, qu’on ne vous a rappelée que du bout des lèvres et que votre retour en grâce étant loin d’être acquis, vous devriez garder raison et vous tenir tranquille pendant… quelque temps ?

— Oh ! ce n’est qu’une question de semaines… ou de jours ! fit la Duchesse avec insouciance. Avant de quitter la Lorraine j’ai acquis la certitude que le roi d’Angleterre comme le duc Charles s’employaient activement à ce que l’on me rappelle sans barguigner auprès de la Reine. Elle m’a même écrit qu’elle y mettrait tous ses efforts…

— Beaux avocats que avez là ! Charles Ier, qui vient d’être vaincu, en est aux pourparlers d’un traité de paix et n’est guère en position de réclamer quoi que ce soit. Notre cousin lorrain est sans doute un peu mieux placé puisqu’il a obtenu que l’on relâche Lord Montaigu, mais il n’inspire guère confiance. Quant à la Reine, elle est carrément tenue en suspicion depuis l’affaire Chalais ! Le Roi demeure persuadé qu’elle a comploté sa mort – avec vous, entre parenthèses ! – et lui pardonne d’autant moins qu’elle vient de nouveau de faire une fausse couche…

— Il arrive donc à son époux de la visiter ?

— Le plus rarement possible mais il s’y astreint dans l’espoir d’un Dauphin, espoir déçu jusqu’ici !

— Ce perpétuel malade ? Il n’y arrivera jamais ! Quel dommage que ce pauvre Buckingham soit mort !

— Qu’il n’ait pas pris La Rochelle, destitué ou fait assassiner Richelieu et le Roi ? Ne rêvez pas, Marie ! Votre beau piège n’est plus et vous n’êtes pas près d’en retrouver un aussi séduisant pour attaquer la Reine. Je sais qu’elle continue à le pleurer…

— Et moi aussi ! C’était un merveilleux ami ! Mais, dites-moi Louise, j’ai l’impression que nous ne sommes plus, vous et moi, du même côté de la barrière ?

— Comment l’entendez-vous ?

— En ce que vous ne me semblez plus aussi acharnée contre notre Sire et son abominable ministre. Vous rendez hommage à la vaillance de l’un et n’avez pas égratigné une seule fois le second. Est-ce l’influence de Bassompierre ?

La Princesse s’accorda un temps de silence. Appuyant son visage sur sa main où s’allumaient par instant les flammes pourpres d’un énorme rubis, elle laissa son regard doré se perdre dans les lointains brumeux des jardins que l’on apercevait à travers les fenêtres :

— Je ne sais !… Vous connaissez sa fidélité au Roi même s’il n’aime guère le Cardinal – qui l’aimerait ? Et pour rien au monde je ne pourrais agir à son contraire. Nous ne sommés plus jeunes et cet amour tissé depuis des années que nous venons de consacrer nous est infiniment précieux. Cela ne veut pas dire que je renonce à l’amitié de la pauvre Reine. Au contraire, je suis toujours prête à me dévouer pour elle, mais pas au point de soutenir le parti de l’Espagne si la guerre éclatait et vous devriez m’imiter parce que, songez-y, Bassompierre ira se battre… et votre époux aussi !

Un instant, Marie ne sut que répondre. Habituée à ne considérer les événements que d’un point de vue strictement personnel, l’idée de pratiquer ce genre de fidélité ne lui était jamais venue à l’esprit. Il est vrai que Louise, épouse du premier et sœur du second, ne pouvait user d’un langage différent. Elle choisit de s’en tirer par une pirouette comme elle s’entendait si bien à le faire.

— N’en parlons plus ! s’écria-t-elle. De toute façon, nous n’en sommes pas là puisque cette guerre n’aura peut-être pas lieu ! Vous savez à quel point Marie de Médicis est entichée des Espagnols qu’elle considère comme les seuls vrais soldats de Dieu et, au Conseil, sa voix pèse son poids !

— Moins que vous ne le pensez. Depuis quelque temps des divergences se sont élevées entre elle et Richelieu. Le Roi écoute de moins en moins sa mère…

— Ce qui ne doit pas arranger son humeur mais encore une fois nous verrons bien… et n’oubliez pas que l’on ne fait pas la guerre en hiver.



On la vit beaucoup plus tôt que Marie ne se l’imaginait : deux jours plus tard, Claude revenait à Dampierre avec une lettre de Bassompierre pour Louise lui demandant de rentrer au plus vite et une moisson de nouvelles dont la plus grave était celle-ci : le Roi partait la semaine suivante pour le Montferrat dans le but de faire lever le siège de Casal.

— Quoi ? s’exclama Marie. En janvier et en pays de montagnes ?

— Eh oui ! Quand une ville est assiégée, il n’y a ni été ni hiver. M. de Nevers a besoin de secours et nous y allons !

— Et vous ?

— Naturellement ! En outre, c’est le meilleur moyen d’obtenir votre entière rentrée en grâce. Bassompierre part aussi, forcément ! C’est même à lui que le Roi a annoncé la nouvelle…

— Mais enfin, n’y a-t-il pas assez de maréchaux pour aller au secours de cette taupinière ? La santé du Roi…

Chevreuse eut pour sa femme un regard stupéfait :

— Vous vous souciez de sa santé ? C’est nouveau ça ! Quant à Casal, c’est loin d’être une taupinière.

— Et qui l’assiège ?

— Don Gonzales de Cordova, Gouverneur du Milanais.

— Ce qui veut dire que c’est la guerre avec l’Espagne, conclut Louise qui venait faire ses adieux à ses hôtes avant de regagner Paris. Les échos du Louvre doivent retentir des fureurs de la Reine Mère. Quand elle est en colère elle n’a pas pour habitude de tenir sa lumière sous le boisseau !

— Je n’ai rien entendu. Il est vrai que je n’ai pas eu l’honneur de la rencontrer mais elle reçoit malgré tout quelques consolations. D’abord, c’est à elle que le Roi remet la régence…

— Oh ! c’est indigne ! protesta Marie : la régence appartient de droit à la reine Anne !

— Pendant une guerre contre l’Espagne, ce ne serait sans doute pas une brillante idée. Marie de Médicis n’a jamais été une infante, même si ses sympathies vont de ce côté des Pyrénées. En outre, elle a la satisfaction de garder Gaston d’Orléans auprès d’elle…

— Que vient-il faire dans cette histoire ? demanda Louise.

Chevreuse se frappa le front du plat de la main :

— C’est vrai, j’oubliais que vous n’avez pas connaissance des derniers développements des amours de Monsieur. Tandis que nous fêtions Noël ici, Monsieur annonçait qu’il consentait à renoncer à Marie-Louise de Gonzague si on lui donnait le commandement suprême de l’armée… plus cinquante mille écus pour ses équipages…

Les deux femmes partirent d’un même éclat de rire :

— Celui-là ne perdra jamais une occasion de s’enrichir ! fit la Princesse. Mais de là à se faire payer pour commander en chef, ce dont il est incapable…

— C’est une des raisons pour lesquelles le Roi va assumer lui-même le commandement avec le maréchal de Créqui et Bassompierre. Il était délicat de refuser son propre frère, mais dès l’instant où c’est lui qui part, Monsieur n’a plus rien à dire…

— Sinon qu’il ne renonce plus à Marie de Gonzague, affirma la Duchesse sans crainte de se tromper. Il a l’amour tellement accommodant ! Au fait, vous ne nous parlez pas de ce cher Cardinal ? Il ne part pas, j’imagine ?

— Mais si. Sa Majesté est allée s’en assurer chez Son Eminence dans son domaine de Chaillot qu’il préfère pour raison de santé au Petit-Luxembourg…

— … où il doit se sentir moins à son aise depuis que le torchon commence à brûler entre lui et la Reine Mère ! ironisa Louise. Peut-être respirera-t-il mieux sur les grands chemins, même à la mauvaise saison…

— Quel dommage ! Ils formaient un si beau couple ! grinça Marie. Et il accepte qu’elle soit régente ?

— Seulement des provinces en deçà des pays de la Loire ! rectifia Chevreuse. Elle n’a aucun droit sur le Midi où les protestants échaudés à La Rochelle se regroupent. Elle serait capable d’ordonner leur massacre…



Louise de Conti repartie, Claude annonça qu’il la suivrait le lendemain pour faire préparer ses équipages. Ce qui lui laissait une dernière nuit avec sa femme.

— N’allez-vous pas être trop seule ici, mon cœur ? Voulez-vous que je vous laisse l’un de mes écuyers ?

Il en avait deux : La Ferrière et Loyancourt que Marie n’appréciait que modérément. Le premier était assez beau mais elle avait surpris le sourire, fat et déplaisant, qu’il avait souvent en la regardant et qui lui dormait régulièrement envie de lui taper dessus. L’autre était plus sympathique mais c’est tout ce qu’on pouvait en dire : un bon garçon placide sans aucun signe distinctif, sans aucun relief pour le signaler à l’attention d’une femme. Il n’avait même pas la chance d’être vilain ! Certaines laideurs sont parfois plus attractives qu’une beauté régulière et Gabriel de Malleville en était un exemple, mais aucune épice ne relevait le physique passe-partout de ce brave Loyancourt. Aussi Marie déclina-t-elle avec grâce la proposition de son époux :

— Puisque vous partez en guerre, je préfère vous savoir entouré au mieux. L’un comme l’autre vous sont dévoués. En outre, ici ils s’ennuieraient et je ne saurais qu’en faire…

— Cependant, vous laisser seule… Je ne peux oublier l’épreuve que vous avez subie sur la route du verger.

— Je vous rappelle que j’ai passé près de deux années en Lorraine sans qu’il m’advienne quoi que ce soit ! Et à Dampierre je ne crains rien. Il y a Boispillé, nos serviteurs sont en nombre et j’ai Peran, une force de la nature, un vrai chien de garde !

En parlant, s’efforçait-elle de se rassurer ? Elle était loin en effet d’oublier l’attentat dont elle avait failli périr et même si rien ne s’était passé durant son séjour chez le duc Charles, il n’était pas exclu que ce danger-là puisse renaître. Quelques poignées de mois ne pouvaient être suffisantes pour éteindre la haine chez les parents du malheureux Chalais… Comme elle gardait le silence, Claude qui l’observait dut saisir sa pensée contrairement à son habitude car il remarqua :

— Quelque chose me dit que vous n’auriez pas refusé Malleville. Il y a des moments où je regrette de l’avoir aidé à rejoindre la troupe de Monsieur de Tréville.

— Vous avez tort ! Gabriel est entré aux Mousquetaires comme on entre en religion… Au fait : je suppose qu’ils partent, eux aussi ?

— Evidemment. Le Roi ne saurait s’en passer. Permettez-moi de vous laisser quelqu’un ?

— Merci, Claude mais c’est non !

Il n’insista pas afin de ne pas entamer par une querelle cette nuit dont il voulait goûter chaque minute pour en rêver lorsqu’il serait loin d’elle. De son côté, Marie, pour atténuer l’effet de son refus, fit en sorte de le combler puisque c’était peut-être leur dernière nuit. Nul ne savait jamais qui reviendrait de guerre ou n’en reviendrait pas…



Au matin, ils se quittèrent avec l’élégance et la dignité qui conviennent à des adieux devant les gens du château et du village.

Lorsque les cavaliers eurent disparu dans la lumière froide de ce jour hivernal, le jeune Louis, venu saluer lui aussi son beau-père, alla prendre sa mère par la main pour la ramener à l’intérieur.

— Je suis heureux que vous me l’ayez donné comme second père, ma mère ! soupira-t-il. C’est un homme aussi vaillant que bon.

— Certes, Louis, et j’aime à vous l’entendre dire.

— Alors voulez-vous que nous allions ensemble prier pour lui à l’église du village ? Ses paysans en seront heureux…

— Allons ! Vous avez entièrement raison…

À vrai dire, l’oraison de Marie fut un peu distraite. Sa piété, un rien superstitieuse, était toujours aussi tiède. Elle songeait déjà aux lettres qu’elle allait écrire, dès son retour au château, au roi d’Angleterre et au duc de Lorraine pour qu’ils ne cessent pas leurs efforts en vue de son retour à la Cour. Être si près de Paris et n’y pouvoir aller alors que ses deux bêtes noires – le Roi et le Cardinal – s’en éloignaient était vraiment insupportable !

Ces lettres écrites, elle tenta de s’armer de patience pour attendre les réponses et en était à concocter une belle épître destinée à la Reine qu’elle essaierait de faire porter par Peran, mais remettre par qui ? Ce qui était facile depuis la Lorraine où elle pouvait user des courriers ducaux ne l’était plus depuis Dampierre. Si encore Louise de Conti était restée à Paris, la chose serait simple puisqu’elle conservait à la Cour son crédit et ses entrées, mais un mot d’elle venait d’ôter cet espoir à Marie : craignant par-dessus tout de ne plus revoir son cher Bassompierre, la Princesse avait tranquillement décidé de suivre les mouvements de la Maison du Roi : « À nos âges, écrivait-elle, les jours de bonheur peuvent nous être comptés chichement : je ne veux plus en perdre aucun… » Marie bien sûr avait compris, même si elle en voulait un peu à son amie de la délaisser sitôt après leurs retrouvailles mais Louise parlait le langage de l’amour et c’était le seul qui pût toucher Madame de Chevreuse.

Elle commençait à tourner en rond dans son beau Dampierre, échafaudant l’un après l’autre une quantité de projets plus insensés les uns que les autres quand, un soir, un cavalier franchit l’entrée du château et demanda à être reçu.

— Au nom de la Reine ! annonça-t-il sans révéler le sien et Marie eut besoin de son empire sur elle-même pour ne pas crier de joie en reconnaissant Pierre de La Porte, ce jeune « portemanteau » d’Anne d’Autriche qui avait été chassé de la Cour à la suite de l’aventure du jardin d’Amiens[5]. Elle le reçut dans le cabinet d’angle faisant suite à la chambre où elle se tenait la plupart du temps pour écrire ou rêver. Les tentures de velours jaune soleil et le grand feu brûlant en permanence dans la cheminée de marbre blanc y entretenaient une douce chaleur transformant en cocon cette petite pièce intime.

Elle était si heureuse de le voir qu’oubliant les distances elle alla au-devant de lui, les mains tendues, dès qu’il eut franchi la porte.

— Vous ? Et de la part de la Reine ? Mais par quel miracle ? Vous voilà donc rentré en grâce ?

— Euh ! Pas vraiment ! Si Madame la Duchesse pense que j’ai repris mes fonctions auprès de Sa Majesté, elle se trompe. Il n’en demeure pas moins que je suis toujours à son service… mais de façon plus discrète !

— Vous êtes entré dans la clandestinité vous aussi ? fit Marie en riant. Bienvenue en ce cas au pays des conciliabules secrets, des manteaux couleur de muraille, des chapeaux enfoncés jusqu’aux yeux et des masques… Mais comment en êtes-vous arrivé là ?

— Oh ! c’est simple, Madame la Duchesse : lorsque j’ai dû quitter mon service de « portemanteau », Sa Majesté ne m’a pas abandonné. Elle m’a d’abord donné quelque aident puis m’a fait entrer dans sa compagnie de gendarmes. Nous avons même fait partie de l’escorte chargée de conduire Lord Montaigu à la Bastille. La Reine l’a su et m’a dépêché l’un de ses domestiques les plus dévoués, Monsieur de Lavau, pour arranger une entrevue avec elle. C’est ainsi qu’un soir, à minuit, Lavau m’a introduit chez la Reine, fort inquiète de ce que les gens du Cardinal pourraient trouver de compromettant pour elle dans les papiers saisis chez l’Anglais…

— Je connais trop Lord Montaigu pour l’imaginer capable de laisser traîner dans ses écrits la moindre allusion à sa personne.

— Sans doute, mais elle n’en savait rien. En outre, vous devez vous douter que le courrier de Lorraine a été fort surveillé après l’arrestation. Toujours est-il que l’on a fait appel à moi…

— Vous n’aviez aucun moyen d’avoir accès à ces documents et encore moins d’entrer à la Bastille ?

— C’est pourtant ce que j’ai fait toujours grâce à Lavau : il a des intelligences dans la forteresse, un parent qui partage entièrement ses opinions mais dont, par prudence, je tairai le nom. Déguisé en valet de prison, j’ai pu pénétrer jusqu’au captif et recevoir de sa bouche l’assurance que la Reine n’avait rien à redouter, ce qui l’a grandement soulagée. Reste à présent son autre souci…

— Qui est ?

— Vous-même, Madame la Duchesse ! Les choses sont ainsi faites qu’en revenant ici, tout près de Paris, vous êtes beaucoup plus inaccessible que lorsque vous résidiez à Bar-le-Duc ou à Nancy. Le Cardinal est sans doute parti avec le Roi, mais soyez certaine qu’il n’en a resserré que plus étroitement son réseau d’espions. Et c’est pourquoi je suis là !

— Vous m’apportez un message ?

— Verbal. Un écrit présente un danger car le messager risque d’être pris : en un mot, elle voudrait pouvoir s’entretenir un moment avec vous. À part que vous lui manquez beaucoup, elle pense avec justesse qu’on fait meilleur ouvrage avec un court dialogue qu’avec une longue épître.

— C’est une évidence, mais me croit-elle capable de me changer en oiseau ou en papillon ? Mille tonnerres, La Porte ! Vous venez de me dire que la surveillance est resserrée et que je n’ai aucun moyen de franchir les portes de Paris !

— Aussi ne les franchirez-vous pas ! Avez-vous oublié le Val-de-Grâce, Madame ? La Reine s’y rend deux fois la semaine, le mardi et le vendredi, pour s’y mêler à la vie des religieuses et y passer la nuit…

Marie avait été trop proche d’Anne d’Autriche pour ignorer que cinq ans plus tôt elle avait fait construire un couvent au Faubourg Saint-Jacques, sur des terrains achetés en 1621 et qu’elle avait confié aux Bénédictines de l’abbaye du Val-de-Grâce-Notre-Dame-de-la-Crèche, sise près de Bièvre-le-Châtel, qui avaient apporté avec elles le vocable de leur maison. Mais si elle avait compris que la Reine souhaitait pour elle-même une retraite à l’écart de la Cour, elle n’y avait pas attaché autrement d’importance et surtout ne l’y avait accompagnée qu’une fois ou deux pour suivre les progrès des travaux. De religion plutôt tiède, Madame de Chevreuse trouvait profondément ennuyeux les exercices de piété et, le sachant tout en le déplorant, Anne n’avait jamais insisté pour l’y emmener. Cependant, en écoutant La Porte Marie découvrait un intérêt nouveau à cette fondation royale qui à la réflexion dessinait peu à peu les contours d’un symbole… Le Val était en effet situé hors les murs de la ville, au bord de cette route du sud que suivaient les pèlerins en route vers Saint-Jacques-de-Compostelle, cette route qui était par conséquent celle de l’Espagne. La Reine s’y était fait bâtir un logis cependant qu’elle confiait la direction du couvent à une femme exceptionnelle dont la réputation proche de la sainteté était connue : la Mère Marguerite de Veni d’Arbouze. Autrement dit, elle en avait fait un asile que même un homme aussi méfiant que Richelieu ne pouvait soupçonner d’être utilisé dans un autre but que servir Dieu, chanter ses louanges et pratiquer la charité…

La Porte, qui suivait sur le visage mobile de la duchesse le cheminement de sa pensée, continua doucement :

— Le pavillon de la Reine donne sur un jardin du couvent fermé par un mur élevé mais dans lequel on a aménagé une porte basse que des retombées de lierre dissimulent en partie. J’ajouterai que la sainte Mère Marguerite est retournée à Dieu il y a six mois. Mère de Saint-Etienne qui la remplace est, elle aussi, de grand mérite mais, née Louise de Milly en Comté Franche, elle a des attaches espagnoles et voue à Sa Majesté une véritable amitié.

— Autrement dit, elle y est plus que jamais chez elle ! Vous venez d’ouvrir devant moi, mon cher La Porte, de bien séduisants horizons… La Reine y sera-t-elle vendredi prochain ?

— Sans aucun doute. Madame la Duchesse, et ne rentrera au Louvre que samedi…

Marie se mit alors à réfléchir à haute voix :

— Nous sommes à dix lieues de Paris environ… cela en fait vingt aller et retour avec un bon cheval, et j’en ai d’excellents. S’il est possible de l’abriter pendant que je serai chez…

— Soyez tranquille, je m’en chargerai.

— En ce cas j’y serais vers minuit ? Sauf évidemment s’il gelait…

— Nous remettrions alors au vendredi suivant. Pour ma part, j’attendrai Madame la Duchesse sous les arbres qui marquent l’entrée du couvent et je la guiderai jusqu’au jardin. Peut-être serait-il plus prudent… et plus pratique d’user d’un déguisement masculin ?

— J’y songeais justement en me demandant à qui je pourrais emprunter des vêtements. Ceux de mon époux sont beaucoup trop larges pour me convenir…

— La Reine y a pensé et elle vous envoie ceci, fit La Porte en allant chercher un assez gros paquet enveloppé de toile qu’il avait posé sur un fauteuil en arrivant. Elle connaît parfaitement les mensurations de Madame la Duchesse puisque à peu de chose près ce sont les mêmes que les siennes…

Tout en parlant, il tirait de la toile des chausses, un pourpoint, une chemise à grand col de guipure, de hautes bottes souples, un feutre gris à plume rouge… et une casaque de Mousquetaire que Marie considéra avec stupeur :

— N’est-ce pas une imprudence ? On sait que la compagnie de Monsieur de Tréville est partie en campagne à la suite du Roi !

— Pas entièrement. Il en reste toujours, les malades, les blessés et les quelques hommes chargés de garder le quartier général et de prêter main-forte si d’aventure les Reines pouvaient en avoir besoin. En outre, c’est une garantie contre les mauvaises rencontres. On sait ces messieurs chatouilleux et redoutables en conséquence. Sans compter que la prédilection dont le Roi fait preuve envers eux donne à réfléchir aux pires malandrins. Les seuls qui n’en ont pas peur sont les gardes du Cardinal… mais eux sont tous sans exception avec Son Eminence !

— Ce que c’est que d’arriver de province ! fit Marie en riant. On ignore une foule de choses… Eh bien, merci, Monsieur de La Porte, et à nous revoir vendredi.

Restée seule, elle remballa les présents de la Reine, chercha où les mettre, ne trouva pas et finalement fit appeler Peran. Il était à peu près le seul de la maisonnée – avec Anna – en qui elle avait une confiance absolue. Les autres étaient trop nombreux pour que Richelieu ait résisté à l’envie de glisser au moins l’un de ses espions parmi eux…

Quand il fut devant elle, massif et silencieux à son habitude, elle lui commanda d’emporter le ballot dans le petit pavillon de l’île, où elle avait décidé de « passer la nuit de vendredi prochain », et de l’y déposer dans un coffre de bois sculpté qui se trouvait près de l’entrée, après quoi il fermerait à clé et lui rapporterait celle-ci discrètement dans la journée du lendemain.

— Et, ajouta-t-elle, tu auras soin vendredi soir de harnacher un cheval – Lancelot ou Priam – et de le mener à la grille nord du parc où tu m’attendras…

La première partie du programme n’avait suscité aucune réaction de la part du Breton. La deuxième alluma une lueur dans son œil de granit :

— Je vais avec vous ?

— Non. Peu avant l’aube, tu iras rechercher le cheval au même endroit. Ah ! j’allais oublier : pas de selle d’amazone et des pistolets armés dans les fontes.

Cette fois, Peran fronça un sourcil :

— Quelque chose me dit que vous feriez mieux de m’emmener !

— Eh bien, ce quelque chose te trompe. Tu me seras beaucoup plus utile ici où personne – tu entends ? Personne – ne doit savoir que je serai absente cette nuit-là ! Seule Anne saura… Tu as compris ?

Il hocha la tête affirmativement mais il n’était pas difficile de deviner à sa mine qu’il n’était pas content : chaque pouce de son épaisse personne proclamait sa réprobation. Elle finit par sortir :

— Vous êtes sûre que vous n’allez pas faire une bêtise ?

Le ton était raide mais Marie ne se fâcha pas. Au contraire, elle sourit en posant une main rassurante sur l’épaule solide :

— Je ne suis sûre de rien mais il faut que je voie la Reine. Elle m’appelle, tu comprends ? Elle a besoin de moi. Mais tout se passera bien, j’en suis certaine…

— Si vous le dites… N’empêche que…

— Tout ira bien, tu verras…



Le vendredi venu, Madame de Chevreuse qui, pour d’obscures raisons, s’était levée du mauvais pied après une nuit « détestable en tous points » annonça à ses femmes qu’elle irait dormir la nuit suivante dans le pavillon de l’île pour y être plus au calme. Il fallait donc y faire du feu et préparer le lit. Herminie demanda alors si elle devait y suivre la Duchesse :

— Ce serait peut-être plus convenable, susurra-t-elle, un rien acide. Madame la Duchesse, toute seule au milieu de l’étang !

— C’est justement de cela que j’ai besoin, m’entends-tu ?

— Ouuuu… i ! Comptez-vous y passer l’hiver, ma cousine ?

La moutarde monta au nez de Marie. Au diable la curieuse !

— Je compte y rester jusqu’à ce que l’on ait fait disparaître du grenier les rats qui ont mené cette nuit la sarabande au-dessus de ma tête. Tu as d’autres objections à formuler ?

— Oh non ! Ce que j’en disais…

L’œil bleu de Marie noircit d’un seul coup. Cette gamine n’allait pas se mettre en tête de veiller sur elle… donc de la surveiller ? Auquel cas il faudrait aviser. En attendant, elle prit quelques précautions, s’accordant une sieste dans la chaise longue du salon de musique en vue de la nuit blanche passée à cheval qui l’attendait, soupa confortablement mais sans s’alourdir et finalement quitta le château, précédée de deux laquais porteurs de flambeaux qui l’accompagnèrent jusqu’au pont de bois reliant l’île au parc. À cet endroit elle les renvoya, gardant seulement l’un des luminaires, et alla s’enfermer dans son refuge dont elle commença par tirer soigneusement les rideaux des trois fenêtres donnant sur l’eau où un rayon de lune se brisait en éclats sous le souffle d’un vent léger. Le reste du bâtiment était entouré d’arbres qui l’isolaient davantage encore de la rive.

Changer de vêtements lui prit peu de temps. Ce fut plus long d’emprisonner ses cheveux dans une résille à larges mailles pour les fixer au sommet de la tête sous le feutre gris qu’elle coiffa de façon fort cavalière avant de jeter sur ses épaules le manteau d’uniforme. La veille, elle avait pris soin de venir cacher là une épée et une dague qu’elle attacha au baudrier et finalement, après un coup d’œil au miroir qui lui renvoya le reflet d’un joli petit mousquetaire un peu jeune sans doute en dépit de l’ombre de moustache naissante qu’elle s’était dessinée, elle s’adressa un sourire radieux et sortit du pavillon, le ferma avec précaution et déposa la clé sur l’entablement de la porte.



La nuit était belle, assez froide mais dépourvue d’humidité. Elle emplit ses poumons de son air vif puis courut en direction de la grille du parc où elle trouva Peran qui l’attendait, tenant en bride un puissant cheval à la robe sombre qui hennit à son approche : elle reconnut Lancelot.

— Tu n’as rien oublié ? demanda-t-elle tandis que Peran se remettait de sa surprise devant sa transformation.

— Non. Rien. Les pistolets sont chargés et vous avez un sac de munitions. Quand pensez-vous être de retour ?

— Vers quatre heures du matin si mon expédition réussit. Tu as l’intention de m’attendre ?

— Pas vous mais Lancelot : il sera sûrement en nage et il faudra lui éviter le froid du petit matin…

— Je sais combien tu aimes tes chevaux, fit Marie en riant, mais tu pourrais penser à moi aussi ?

— J’y ai pensé : il y a un flacon d’eau-de-vie dans la sacoche !

— Je devrais pourtant savoir qu’on ne peut jamais te prendre en défaut, admit Marie attendrie. À plus tard !

Sautant en selle avec autant d’aisance qu’un garçon, elle fit volter Lancelot puis le lança à fond de train sur le chemin qui, par « la vallée de l’Yvette, Saclay, Jouy-en-Josas, Vanves et Montrouge gagnait le faubourg Saint-Jacques », une route campagnarde peuplée de maisons paysannes et de quelques couvents dont le plus important était le Val-de-Grâce.

Quand trois heures plus tard Marie arriva devant l’entrée principale donnant sur une demi-lune plantée d’ormes, elle vit La Porte sortir de derrière un tronc et venir prendre son cheval par la bride.

— Pas trop fatiguée ?

— Non, le duc de Lorraine est un forcené de cheval. J’ai beaucoup galopé en sa compagnie.

Elle sauta en effet à terre avec aisance. Gardant Lancelot en main, le serviteur de la Reine la guida vers le grand mur de clôture coiffé d’une épaisse fourrure de lierre jusqu’à une porte basse que l’on distinguait à peine et dont la hauteur permettait de justesse le passage d’un cheval non monté, souleva le heurtoir de bronze pour frapper trois coups rapides et deux lents. La porte s’ouvrit aussitôt sur une forme féminine enveloppée d’une vaste mante noire qui ne pouvait être une moniale : des barrettes de diamants brillaient dans ses cheveux sombres. À la vue du faux mousquetaire, elle eut une exclamation de joie :

— Dieu soit loué, Duchesse, vous êtes venue !

Marie reconnut la marquise du Fargis, dame d’atour, avec qui elle s’était liée d’amitié depuis ce que l’on appelait à présent la conspiration de Chalais. Épouse du dernier ambassadeur de France en Espagne, cette jeune et jolie femme pleine d’entregent, facilement intrigante et qui entretenait des relations avec tous les milieux de la Cour, constituait à elle seule une sorte de service de renseignements précieux. Dans les débuts Marie s’en méfiait et même redoutait qu’elle ne prît sa place auprès de la Reine, mais cette mauvaise impression s’était dissipée et elle l’appréciait d’autant plus à présent que depuis le départ de Madame de Chevreuse – celle-ci l’avait appris à Nancy ! – elle assumait seule les escarmouches avec Madame de Lannoy, la revêche dame d’honneur.

On s’embrassa et, tandis que La Porte emmenait Lancelot se réconforter à l’écurie, Madame du Fargis conduisit Marie à travers le jardin dépouillé par l’hiver au fond duquel se silhouettait une masse de bâtiments où ne brillait aucune lumière. En revanche, les flammes d’un chandelier se montraient entre les plis mal tirés des rideaux d’un pavillon avançant sur le jardin et composé seulement de deux pièces : un salon au rez-de-chaussée et, à l’étage, une chambre prolongée d’une petite terrasse. C’était le logis que la Reine s’était fait construire. On y accédait par une porte-fenêtre qui s’ouvrit devant la visiteuse.

Anne d’Autriche était là. Assise dans un imposant fauteuil auprès de la cheminée, la tête appuyée au dossier, elle avait laissé échapper de ses mains le livre qu’elle avait dû prendre pour l’aider à patienter et regardait les flammes d’un air absent, mais elle se redressa instantanément quand le courant d’air libéré par l’ouverture vint jusqu’à elle.

— Aux ordres de Votre Majesté ! fit Marie en la saluant du chapeau dont les plumes balayèrent le tapis dans le meilleur style masculin.

La Reine se mit à rire et vint vers elle les bras tendus :

— Marie ! Le Ciel seul sait à quel point vous me manquiez ! Ces derniers temps vos lettres se faisaient si rares !

— Depuis l’arrestation de Lord Montaigu la prudence l’exigeait, Madame, mais le temps me durait à moi aussi !

Les deux femmes s’embrassèrent puis Anne tint, un instant, son amie à bout de bras pour l’examiner :

— Quel charmant mousquetaire vous faites ! Non seulement vous n’avez pas changé mais je vous trouve embellie !

Marie répondit que la réciproque était vraie bien qu’elle ne le fût pas tout à fait. Certes, la Reine possédait toujours ses magnifiques yeux verts, son teint si clair qu’il ne prenait pas les ombres et cette grâce majestueuse qui signait en elle l’infante élevée dans le hiératisme, mais cet éclat semblait estompé par un voile de tristesse. Elle en conclut qu’il était urgent de remettre les choses en ordre.

Sans plus de façon, elle s’installa devant l’en-cas préparé pour elle – quelques tranches de pâté de volaille, des confitures et du vin – cependant qu’Anne venait s’asseoir en face d’elle pour attendre, un verre en main, qu’elle se fût restaurée. Ce qui ne prit pas beaucoup de temps, justement parce que Marie n’en avait pas de reste…

— Eh bien, dit-elle enfin, où en sommes-nous ?

— À ceci : Monsieur vient de rentrer à Paris.

— Il a quitté l’armée ?

— Dès l’instant où on lui refusait le commandement, il estimait n’avoir rien à y faire. Sur la route de Lyon que le Roi voulait éviter à cause d’une épidémie de peste, il s’en est détaché pour rester dans sa principauté de la Dombes. Quand Louis atteignit Grenoble et lui envoya un messager pour le rappeler, il prit le chemin du retour en disant qu’il était plus décidé que jamais à épouser la petite Gonzague !

— Il fallait s’y attendre ! Sans l’autorisation du Roi, le père de Marie-Louise refusera son approbation. Le père en question est pour le moment enfermé dans Casal, attendant que le Roi vienne briser le siège. Il n’aura guère envie de le contrarier.

— En admettant qu’il en ait seulement la possibilité… Reste notre Régente ! Si la Reine Mère donne son accord, il pourra toujours dire qu’on lui a forcé la main. Voir sa fille devenir la seconde dame du royaume ne devrait pas le chagriner.

La Reine eut une crispation des lèvres comme chaque fois qu’il était fait une allusion, même détournée, à son apparente incapacité à donner un Dauphin à la France.

— Mais la Reine Mère ne donnera pas son accord : elle est, elle aussi, farouchement opposée à ce mariage…

— Si Gaston d’Orléans est revenu, cela ne durera pas. Des cajoleries et…

— On dirait que vous ne la connaissez pas ? fit Anne avec un haussement d’épaules. Elle vient de faire arrêter Mademoiselle de Gonzague et sa tante Madame de Longueville : on les a conduites à Vincennes !

— Quoi ?

Marie n’était pas facile à surprendre et elle savait la Médicis capable de tout et de n’importe quoi, mais la nouvelle était à n’y pas croire. Elle eut un bref éclat de rire à la pensée de ce qui se passerait quand le Roi serait informé de cet exploit. En outre, les échos des hurlements de son frère, même à distance, ne tarderaient guère à lui parvenir – mais elle reprit vite son sérieux :

— C’est insensé ! On n’arrête pas les gens sans raison ?

— Oh ! elle en avait une excellente, intervint Madame du Fargis, elle craignait un mariage secret et comme ces dames partaient pour le château de Coulommiers qui est aux Longueville, elle était persuadée que cette union était imminente. Le bruit lui était venu que Monsieur devait s’y rendre de son côté.

— Qu’en pensez-vous, Marie ? demanda la Reine.

Celle-ci s’accorda un délai pour répondre : elle réfléchissait.

— Dans un sens, dit-elle au bout d’un moment, cela fait notre affaire puisque nous ne voulons à aucun prix que Gaston se remarie. Nous nous retrouverions là où nous en étions il y a deux ans, quand nous nous efforcions d’empêcher le Prince d’épouser Mademoiselle de Montpensier. Et la nouvelle duchesse d’Orléans n’aurait sans doute pas le bon esprit de mourir au bout de peu de mois en ne laissant qu’une fille. Ce qu’il faut, c’est profiter de ce que la belle est prisonnière pour convaincre son amoureux de filer aux Pays-Bas…

— Sans elle il n’acceptera jamais !

— Si je ne me trompe pas, elle sera vite libérée. Avec l’assurance que nous ferons en sorte qu’elle le rejoigne, il devrait se laisser convaincre sans trop de peine. Jusqu’ici il a eu l’amour assez accommodant dès l’instant où son intérêt venait en balance. Est-ce que Marie-Louise de Gonzague est amoureuse de lui ?

— Il y paraît.

— Alors c’est parfait ! On les réunit à Bruxelles ou ailleurs, ils se marient avec la bénédiction de l’infante Claire-Eugénie qui pourrait promettre en cadeau de mariage d’obtenir des arrangements pour délivrer le père enfermé dans Casal ? De ce fait, le jeune couple, placé sous la protection de l’Espagne constituerait une sorte d’otage bienvenu qui pourrait peser d’un poids singulier sur la politique délirante de Richelieu… et le convaincre que c’est un crime de combattre ses coreligionnaires quand il y a encore tant à faire avec les parpaillots ?

— Au besoin, reprit Madeleine du Fargis enthousiasmée, nous pourrions, dans la foulée, revenir à notre ancienne idée : débarrasser définitivement le Roi d’un ministre aussi envahissant ?

— Pourquoi pas ? renchérit Marie.

— Vous n’oubliez qu’une chose, coupa la Reine sèchement. C’est que vous êtes en train de concocter ce que nous refusions il y a un instant : marier Monsieur !

Ces quelques mots douchèrent l’entrain des deux autres qui, à l’évidence, s’étaient laissé emporter par le mirifique projet qu’elles échafaudaient.

— C’est vrai, admit Madame de Chevreuse. Il y a là un point qu’il faut étudier mais si nous avions un moyen d’agir sur l’infante à Bruxelles, une fois les tourtereaux réunis sous son aile, il ne serait pas difficile de retarder, d’éluder le mariage jusqu’à ce que nous ayons obtenu le résultat que nous venons d’évoquer, c’est-à-dire la fin du conflit contre l’Espagne, ce maudit Cardinal et peut-être le Roi ! L’infante verrait certainement d’un bon œil un mariage entre Monsieur, devenu Gaston Ier et Votre Majesté ! Reste à trouver ce moyen…

— Mais nous l’avons, ce moyen, s’écria Madame du Fargis. Le marquis de Mirabel, l’ambassadeur d’Espagne à Paris, est aussi dévoué à notre reine qu’à une entente harmonieuse entre son pays et le nôtre… Vous devriez le voir, Duchesse !

— Je ne demande pas mieux, mais je ne peux pas venir au Val-de-Grâce toutes les deux minutes. Et à moins qu’il ne vienne à Dampierre… sous un déguisement quelconque, il s’entend !

— Cela devrait être possible…

L’horloge du couvent sonnait deux heures. Marie se leva pour partir, non sans regrets : retrouver la Reine et sa dame d’atour c’était respirer un peu, même dans la dépendance d’un couvent, l’odeur de cette Cour qui lui manquait tant parce que c’était son élément naturel. Elle ne put retenir un soupir :

— Il faut que je retourne dans ma campagne…

Anne d’Autriche comprit la tristesse ainsi exprimée. Elle prit la jeune femme dans ses bras et la tint un moment contre elle :

— Soyez certaine que je ferai mon possible pour que votre exil prenne fin et que vous reveniez auprès de moi. Le cœur me fend de vous voir partir. Je vais dire à La Porte de vous escorter…

— Non, c’est inutile…

Elle chercha un miroir pour recoiffer crânement son feutre en lui donnant une allure cavalière et sourit :

— Qui donc oserait s’en prendre à un Mousquetaire du Roi ?

Un moment plus tard, on lui ramenait Lancelot dont on avait pris le plus grand soin et l’on ressortit de la même manière que l’on était entré. Hors les murs, Marie se remit en selle. Moins lestement qu’au départ et, du coup, elle sentit de l’inquiétude : aurait-elle préjugé de ses forces ?

— Tout va bien ? demanda La Porte à qui rien n’échappait jamais. Peut-être vaudrait-il mieux que Madame la Duchesse prenne du repos et ne reparte qu’au jour ?

— Pour que mes gens s’imaginent que je me suis enfuie et crient au secours ? Il n’en est pas question ! Je dois rentrer à Dampierre où j’aurai largement le loisir de me reposer. Dites à Sa Majesté que je reviendrai aussi souvent qu’il sera nécessaire ou simplement quand elle aura envie de me voir…

Un instant encore, et elle avait disparu dans les obscurités du faubourg. Elle n’avait pas eu besoin de solliciter son cheval pour qu’il prît le galop. L’intelligent animal savait que l’on rentrait à l’écurie. Il fallait seulement, pour Marie, éviter de penser à la longueur du chemin qu’il restait à parcourir. Mais la Reine lui avait donné du grain à moudre et la jeune femme s’occupa à réfléchir aux meilleurs moyens de réussir la belle intrigue fraîchement découverte que l’on allait entreprendre. Rien de plus stimulant pour l’esprit et quand l’esprit est en ébullition, le corps suit sans même s’en rendre compte.

Cependant la fatigue était présente et, en remettant pied à terre à la grille du château, Marie dut s’accrocher à Peran pour ne pas tomber.

— Vous êtes épuisée, gronda celui-ci. Cette chevauchée nocturne était de la folie pure !

— Penses-tu ? Eh bien, je vais pourtant te dire que je suis prête à recommencer sinon demain, du moins un jour prochain…

— En ce cas, j’irai avec vous.

— Tu m’es davantage utile ici à préparer mon départ et à attendre mon retour.

— Et à me ronger les sangs en imaginant ce qui pourrait vous arriver en route ?

Cher Peran ! Il y avait beau temps que Marie savait à quel point il lui était attaché puisque cela datait de son enfance, mais comme c’était le personnage le plus silencieux, le plus taciturne qui soit, c’était bonne chose de se l’entendre dire. En récompense, elle posa un baiser léger sur sa joue râpeuse :

— Nous verrons plus tard ! En attendant je meurs de sommeil et n’ai d’autre envie que de retrouver un lit… et vite ! Lancelot aussi a besoin de repos.

— Je connais mon métier ! Vous n’aurez pas froid au pavillon…

— Tu es allé ranimer le feu ?

— Oui, mais c’était déjà fait. Quelqu’un vous y attend.

— Qui donc ?

— Vous verrez bien !

C’était l’heure sombre qui précède l’aube et il faisait trop noir pour pouvoir distinguer l’expression d’un visage. Pourtant, à la note narquoise qu’elle décela dans la voix du Breton, Marie aurait juré qu’il esquissait un sourire. Du coup, galvanisée par la curiosité et oubliant sa lassitude, elle prit sa course vers l’étang. Les planches du petit pont résonnèrent sous ses pieds bottés et la porte parut s’ouvrir d’elle-même. Deux secondes plus tard, elle était dans les bras de Henry Holland…

CHAPITRE III LE TENTATEUR

La surprise fut telle que Marie, épuisée, perdit connaissance.

Quand elle revint à la conscience avec, dans la bouche, la brûlure parfumée de l’eau-de-vie, elle se serait crue dans un rêve si, justement, il n’y avait eu cette brûlure. Et quel rêve ! Celui-là même qu’elle faisait depuis des mois et des mois sans jamais en obtenir l’accomplissement et qui la laissait au matin haletante, frustrée, sans que ses amants – le duc Charles ou Montaigu – réussissent jamais à l’effacer. Et cette fois, elle découvrait avec un immense bonheur que tout était réel : elle était nue dans les bras d’Henry nu lui aussi et, avant qu’elle eût ouvert les yeux, il reprenait possession de son corps avec une violence égale à celle du premier soir. Il la dévorait littéralement mais elle ne fit rien pour se défendre, au contraire, parce que en dépit de sa fatigue cet ouragan de passion faisait naître en elle des sensations à la limite de la douleur mais ô combien délectables… dont le point d’orgue qu’ils atteignirent ensemble leur arracha à elle un cri, à lui un râle avant de les abandonner, haletants, dans le lit dévasté.

Ils n’avaient pas échangé une seule parole.

Le silence les enveloppa, troublé seulement par l’éclatement d’une bûche dans la cheminée. C’était le moment divin où les sens apaisés mènent doucement au sommeil dans lequel Marie, au moins, aurait dû s’enfoncer, mais par extraordinaire elle n’en avait plus envie. Etendue contre le flanc de son amant, la tête au creux de son épaule, elle laissait sa main errer lentement sur les muscles puissants d’un torse digne du ciseau d’un sculpteur, s’émerveillant de le trouver plus beau encore que dans son souvenir. Il avait dix ans de plus qu’elle mais aux approches de la quarantaine Lord Holland demeurait un splendide spécimen d’humanité, même si les traits de son visage se creusaient davantage, ce qui en accentuait l’énergie.

— Comment ai-je pu vivre si longtemps sans toi ? murmura-t-elle en se haussant jusqu’à sa bouche où elle posa un baiser plein de douceur.

Il se redressa, emprisonna le menton de la jeune femme entre ses doigts durs pour plaquer sa tête sur l’oreiller :

— C’est à moi que tu poses cette question ? Après bientôt trois ans ? Si je te manquais à ce point pourquoi n’es-tu pas venue à moi ?

— Parce que c’était impossible. Je devais sauver ma vie et fuir vers l’est, c’était la dernière possibilité qu’il me restât…

Il eut un rire bref et sec tandis que sa main resserrait sa pression autour du visage et que ses yeux bleus devenaient froids comme glace :

— Menteuse ! Quand tu as quitté Nantes, il t’était cent fois plus facile de chercher sur la côte un bateau pour gagner l’Angleterre que de traverser toute la largeur de la France !

Elle eut un sursaut, tenta de lui échapper, mais il la tenait solidement :

— Tu ne me crois pas ?

— Non parce que je te connais trop bien ! Tu savais que Charles de Lorraine était amoureux de toi. Tu as simplement voulu savoir s’il te baiserait selon ton goût. Alors dis-moi, ma belle putain ? C’était bon avec lui ? Meilleur qu’avec moi…

Il eut un cri de douleur. Comme il lâchait le menton de Marie pour immobiliser ses bras et la chevaucher de nouveau, elle leva brusquement la tête et lui mordit assez cruellement les lèvres pour qu’il relâchât sa prise. Glissant sur le lit comme une couleuvre elle lui échappa, sauta sur son ceinturon, dont elle tira la dague :

— Comment as-tu osé m’appeler ? gronda-t-elle d’une voix furieuse. Putain ? J’ai bien entendu ? Si j’en suis une, qu’es-tu donc toi-même ? Moi au moins, je n’ai jamais couché avec une femme alors que tu as été jadis, m’a-t-on dit, le mignon du vieux roi Jacques pour en obtenir titres, charges et argent. Je ne me suis jamais cachée d’aimer les hommes et qu’il m’était nécessaire de faire l’amour mais je ne me suis jamais fait payer…

— Non ? Et quand tu as obtenu de Chevreuse qu’il t’épouse au risque de partager ta disgrâce, c’était quoi ?

— Il était mon amant. C’était normal qu’il m’épouse…

— Vraiment ? Tu oublies que par Elen du Latz, ton ancienne suivante, j’ai pu en apprendre des choses ! Tu as allumé ce benêt comme une fille.

— Tu ne répéteras pas ça deux fois…

Emportée par la colère et oubliant toute prudence elle bondit sur lui, l’arme haute. Il para l’attaque et un instant ils luttèrent, corps à corps. La rage décuplait les forces de la jeune femme mais elle n’était pas de taille. D’un croche-pied, Henry la déstabilisa, la fit tomber sur le tapis, accompagna sa chute de tout son poids et couché sur elle, n’eut aucune peine à la fixer et à la désarmer en dépit de ses efforts pour se libérer. Comme une chatte en colère, elle lui cracha des injures au visage mais il ne fit qu’en rire. Il riait, il riait… et peu à peu les vociférations de Marie s’espaçaient, se changeaient en soupirs rythmés par la danse d’amour qu’il lui imposait et à laquelle elle s’accorda… mais en pleurant de rage. Alors, faisant trêve un instant à son désir, il embrassa doucement son visage inondé de larmes, sur les yeux, sur la bouche.

— Marie, chuchota-t-il, pardonne-moi ! Nous sommes fous tous les deux… moi surtout mais, vois-tu, c’est parce que je t’aime et que je n’en pouvais plus de t’espérer, de te désirer, de vivre sans toi… Mon amour… J’avais tellement faim de toi !

Alors elle lui sourit et se redressa pour glisser ses bras autour du cou d’Henry.

— Dans ce cas, il faut apaiser cette horrible faim… et achever ce que tu commençais…

Quand enfin ils se déprirent l’un de l’autre, un soleil pâle filtrait à travers les rideaux de velours vert. Cette vue dégrisa Marie.

— Mon Dieu ! Il fait grand jour ! Il faut que tu partes avant que l’on ne s’aperçoive de ta présence. J’ai ordonné, hier, que l’on me laisse dormir mais il serait étonnant qu’Anna ne vienne pas voir si j’ai besoin d’elle. Au fait ! Comment es-tu ici ?

— Lorsque j’ai su ton retour en France je me suis souvenu d’un ami qui habite un manoir non loin de celui-ci. Ton époux ayant suivi le Roi, l’occasion était trop belle de te rejoindre enfin. Je n’y ai pas résisté et je suis venu rôder autour de ta maison. Ma chance a été de rencontrer le brave Peran. Il m’a dit que tu étais absente et j’ai eu un mal fou à lui tirer quelques paroles mais à force de persuasion il a capitulé en me disant de t’attendre. Et je t’ai attendue… la nuit entière ! Où étais-tu, ainsi harnachée ? ajouta-t-il en montrant la tunique abandonnée sur un siège.

— Dans certain couvent du faubourg Saint-Jacques pour y rencontrer la Reine. C’est elle qui m’a fait porter ces vêtements. Qui est cet ami providentiel ?

— Louis de Montmort. Nous nous sommes connus lorsque je vins en ambassade pour le mariage de mon roi et de ta princesse.

Le visage soucieux de Marie s’éclaira :

— Le châtelain de Maincourt ? Mais tu es à deux pas ! Où as-tu mis ton cheval ?

— Pour une demi-lieue ? Je suis venu à pied… et je vais repartir de même !

— Non. Pas si vite ! Nous avons eu si peu de temps ! Pourquoi ne pas rester ? Moi je vais rentrer au château afin que personne ne se pose de questions, mais je t’enverrai Peran avec de quoi te nourrir et dès la tombée du jour je te rejoindrai. Toi tu t’enfermeras. À aucun prix on ne doit te surprendre. Quand ce sera Peran… ou moi, nous frapperons à une vitre comme ceci…

Et, joignant le geste à la parole, elle frappa cinq coups : trois rapides et deux lents.

Le programme convenait trop à Holland pour qu’il objectât quoi que ce soit. Pourtant, elle était si belle ainsi agenouillée sur le lit avec la masse fauve de ses cheveux enveloppant à moitié sa nudité et ses beaux yeux cernés pleins d’amour, qu’il fit durer le plaisir :

— Est-ce bien prudent ? S’il prenait envie à l’un de tes enfants de vouloir entrer, ou encore un serviteur curieux ?

— Mon fils est parti pour Luynes avec son gouverneur : il est bon que ses gens le voient plusieurs fois l’an. Mes filles aînées sont à l’abbaye de Jouarre et les deux plus jeunes pas encore en âge d’avoir l’esprit de s’aventurer jusqu’ici. Il n’y a rien à craindre et cette nuit…

À évoquer leurs voluptés à venir, son regard se troubla et un frisson la parcourut. Henry l’attira dans ses bras…

— Cela va être une éternité à vivre, murmura-t-il contre ses lèvres. Je veux un acompte !

— Est-ce bien prudent ? lui renvoya-t-elle avec un léger rire de gorge qui la livrait déjà.

— T’aimer ne l’a jamais été, pourtant…

Il n’acheva pas. Il était repris par le jeu ardent de l’amour dont le corps de Marie était le plus bel instrument.

Ce fut elle qui s’arracha. Des voix se faisaient entendre à quelque distance : celle d’Anna causant avec un forestier. Elle se hâta de se lever, de s’habiller, donna un dernier baiser à son amant en lui recommandant de fermer soigneusement derrière elle :

— N’oublie pas ! Trois coups rapides et deux lents ! Que vas-tu faire de ta journée ?

Il eut pour elle un sourire plein de malice qui ramenait l’adolescent qu’il avait été :

— Reprendre des forces et surtout dormir, ma belle, afin de te faire mourir d’amour toute la nuit qui va venir. Je te sais capable de réveiller un mort mais la moindre faiblesse me ferait horreur !

En sortant dans la lumière glorieuse du matin, Marie s’étira longuement comme si elle sortait du sommeil, puis alla à la rencontre d’Anna qui, en effet, venait voir où elle en était.

— J’ai passé une nuit merveilleuse, soupira-t-elle, sincère, en lui prenant le bras, mais à présent je meurs de faim ! Rentrons vite !

— Quelle idée d’aller dormir là-dedans alors que vous avez une chambre si agréable ! bougonna la vieille Bretonne.

— Sans doute mais on y entend souvent du bruit. Ce qui n’est pas le cas dans l’île. Tu ne peux imaginer comme je m’y sens à l’aise. Alors, au risque de te faire une grosse peine, j’ai fermement l’intention d’y retourner ce soir !

Quand elle employait un certain ton, Anna savait qu’à discuter elle perdrait son temps et risquerait de l’irriter :

— Encore une lubie ?… Après tout, c’est vous la maîtresse !

Elle eut du mal, quand même, à comprendre que la Duchesse, après s’être restaurée et avoir appelé son cocher pour lui donner des ordres, choisisse d’aller se coucher au lieu de faire une promenade dans les jardins ensoleillés où le petit printemps s’annonçait. Pour quelqu’un qui avait si bien dormi, c’était un peu bizarre, mais elle se garda d’en émettre la remarque.



Herminie de Lénoncourt, pour sa part, se faisait la même réflexion, à ceci près qu’ayant des yeux plus jeunes et surtout plus observateurs elle avait remarqué les larges cernes bleuâtres et cet air heureux, à la limite de la béatitude, qu’avait la Duchesse ainsi que son humeur charmante. Elle avait dû faire des rêves splendides dans son pavillon ! Aussi la curieuse décida-t-elle de porter ses pas de ce côté quand, après le dîner de midi, les gens du château prendraient du repos.

Elle-même se jugeant trop jeune pour s’abandonner à la sieste, elle s’échappa discrètement et, à l’allure de promenade, gagna les abords de l’étang qu’elle entreprit de contourner. Tout y était, en effet, merveilleusement calme et le pavillon du bord de l’eau, dans son écrin d’aulnes et de bouleaux, avait quelque chose de magique, hors du temps. Herminie s’en approcha à pas de loup, prenant soin surtout de ne pas faire crier les planches du pont. Elle était légère et rien ne bougea.

Quand elle essaya d’entrer, la porte était hermétiquement fermée. Aussi entreprit-elle le tour du bâtiment pour atteindre une fenêtre et tenter de voir à l’intérieur. Soudain, un son inattendu l’immobilisa, un pied en l’air : celui de vigoureux ronflements que seules des fosses nasales masculines pouvaient produire… Ça, c’était du nouveau ! Avec un rire intérieur, elle posa son pied afin de revenir à sa première intention de chercher une fenêtre, mais elle y renonça aussitôt pour se cacher derrière un tronc d’arbre d’où elle put voir Peran, armé d’un panier, en train de traverser le pont. Quand il eut disparu de son champ de vision et qu’elle l’entendit frapper à la porte, elle s’approcha pour essayer d’en savoir davantage, sa curiosité éveillée au plus haut point.

Le cocher dut frapper fort sur un rythme particulier et pendant un moment avant que ne cessent les ronflements et qu’Herminie entende la porte s’ouvrir puis une voix inconnue, légèrement enrouée comme il arrive au réveil, demanda qui venait :

— Moi, Peran ! J’apporte le repas de Votre Seigneurie, Mylord ! Mais je crains de l’avoir réveillée !

— Aucune importance ! Je meurs de faim ! Merci, l’ami !

Le dialogue s’arrêta là. Le Breton repartit sans son panier et la porte se referma sans qu’Herminie ait pu seulement apercevoir le visage de l’inconnu. Un Anglais, évidemment. Quant à savoir qui cela pouvait être, c’était hors de portée de la suivante novice mais il y avait de fortes chances pour que ce soit un ami cher de la Duchesse. Sans doute même son amant, ce qui expliquerait sa grande fatigue et les cernes de ses yeux. L’adolescente n’ignorait rien de la réputation galante de sa cousine dont les échos devaient bourdonner encore aux oreilles des gens de Lorraine, mais elle ne s’en offusquait pas. C’était même assez amusant et la vie auprès de Madame de Chevreuse ne risquait pas de s’enliser dans le train-train quotidien des dévotions, des bonnes œuvres, des relations mondaines compassées et du gouvernement de la maison. Ce qu’il fallait à présent, conclut-elle en rentrant au château, c’était gagner sa confiance, devenir sa confidente. Pas pour en abuser, au contraire, pour donner à sa vie le piment qui lui manquait depuis qu’il lui avait fallu renoncer à pourrir celle des religieuses chargées de son éducation. En foi de quoi, Herminie se promit d’épier les faits et gestes de Marie et de revenir la nuit suivante…



La fin de la journée parut interminable à Marie, incapable une fois réveillée de s’intéresser à quoi que ce soit… sinon son apparence. Pour tuer le temps elle prit un bain parfumé où elle s’attarda voluptueusement puis se remit aux mains d’Anna qui peigna et brossa longuement ses cheveux qu’elle ne fit cependant pas coiffer mais laissa retomber librement sur ses épaules, simplement retenus par un ruban – du même bleu que ses yeux –, en alléguant la nécessité de les laisser se reposer et se détendre. Amusée et certaine à présent que l’inconnu du pavillon était un amant, Herminie renchérit sur les soins en s’occupant des mains et des pieds dont elle polit les ongles avec un talent qui lui valut toute la bienveillance de Marie.

Après avoir passé un moment avec ses filles, la Duchesse soupa légèrement, en « négligé » c’est-à-dire vêtue d’une chemise de nuit arachnéenne sous une robe de chambre de velours blanc brodé de feuillages d’argent, elle se déclara fatiguée, s’enveloppa d’un ample manteau noir chaudement fourré et, après avoir souhaité la bonne nuit à sa maisonnée, elle suivit les deux valets porte-flambeaux qui devaient l’accompagner jusqu’au pont. Elle aurait pu s’en passer d’ailleurs : la nuit était froide mais claire, sans nuages, sans lune, constellée d’étoiles. Elle se fût dirigée seule sans peine mais il fallait respecter les apparences…

Elle était heureuse, ce soir, comme elle ne l’avait jamais été. Les doutes qu’elle avait pu concevoir sur la qualité de l’amour d’Henry avaient été emportés par le vent de la passion jalouse qu’il lui montrait. Ils allaient être l’un à l’autre sans entraves, sans réticences, sans l’ombre d’une crainte, et son corps anticipant de sublimes accomplissements chantait déjà d’amour et d’impatience…

Dès la porte franchie, elle sut que son attente était partagée. Quand il vint lui ouvrir, seulement vêtu de ses chausses, il l’attira dans ses bras sans un mot et s’empara de ses lèvres pour un baiser qui la fit pâmer. Elle vacillait sur ses jambes quand il l’amena devant le feu pour la déshabiller lentement, la couvrant de caresses à mesure qu’il la dénudait, ce qui porta leur désir mutuel à son paroxysme. Alors seulement il l’emporta sur le lit…

Sûrs d’avoir la nuit à eux, ils s’aimèrent comme jamais encore ils ne s’étaient aimés. C’était comme s’ils ne pouvaient se rassasier l’un de l’autre. Quand l’accalmie vint enfin, Marie se mit à pleurer. Henry s’inquiéta :

— Pourquoi ces larmes ? Ai-je perdu le pouvoir de te rendre heureuse ?

— Oh ! non ! Et c’est, au contraire, parce que je suis au-delà de toute espérance que je pleure… Tu vas repartir bientôt et comment, moi, vais-je pouvoir vivre sans toi ?

Il se mit à rire et, se penchant sur elle, lécha une larme :

— Tu ne pourras pas. Moi non plus et c’est pourquoi je suis venu te chercher. Demain nous partirons ensemble…

— Partir ensemble ?

Les mots cherchaient leur signification dans l’esprit un peu engourdi de la jeune femme. Mais sa vivacité coutumière reprit vite le dessus, elle passa une main caressante sur les lèvres de son amant :

— Aller vivre avec toi en Angleterre ? Tu sais que c’est impossible ! fit-elle tristement. Tu as une femme, des enfants, le scandale serait énorme…

— Sans doute… mais si nous ne sommes plus là pour en subir les effets ?

— Que veux-tu dire ?

— Que je viens d’être nommé Gouverneur de la Providence Company et que je veux t’emmener avec moi sur les mers ! Nous irons en Amérique…

— En… cela veut dire que tu es en disgrâce ?

— Oh ! non ! Je suis Capitaine de Harwich et de Landguard Point, Constable de Windsor, Chancelier de l’université de Cambridge et administrateur de la maison de la Reine, qui je crois m’a en sympathie. Grâce à elle je possède une partie de Terre-Neuve et la flotte de course que vient d’armer mon frère Warwick peut faciliter ma fortune dans ces terres lointaines. Alors je veux partir pour m’en occuper moi-même…

Abasourdie, Marie essayait de comprendre. Que son amant veuille quitter son opulence londonienne pour l’aventure par-delà l’océan lui semblait ahurissant :

— Tu es au mieux avec la Reine mais… comment es-tu avec le Roi ?

Brusquement il se leva, alla jusqu’à la cheminée où il s’accroupit pour tisonner le feu et remettre des bûches. Marie comprit qu’elle avait touché un point sensible :

— Réponds-moi, Henry ? Tes relations avec le Roi se seraient-elles dégradées ?

— De son côté je ne le pense pas, mais on peut le dire ainsi parce que moi, à présent, je le hais !

Le cœur de Marie manqua un battement :

— Il est ton ami pourtant…

— Peut-être mais moi je ne suis plus le sien ! Comprends donc, Marie ! Si nous avons perdu l’île de Ré et bien entendu La Rochelle, si les protestants de France voient se réduire leur territoire… et peut-être même si Buckingham est mort, c’est sa faute !

— Comment peux-tu dire pareille chose ?

— Parce que c’est la vérité ! Je commandais les troupes embarquées destinées à secourir nos forces navales sur la côte atlantique mais nous manquions de tout et surtout d’argent ! Nous ne cessions de réclamer, « Steenie » et moi, ce qui nous était nécessaire pour nourrir, habiller, payer nos marins et nos soldats. Or, on nous distribuait de bonnes paroles mais on nous demandait de faire la guerre avec ce que nous avions, c’est-à-dire rien pour la raison que le Roi manquait d’argent.

— Cela peut arriver, hasarda Marie dans l’espoir de le calmer, ce qui produisit l’effet contraire.

Tournant vers elle un regard flamboyant de rage, Holland gronda :

— Certes et j’ai appris qu’à ce moment-là, Charles n’en avait plus, mais sais-tu pourquoi ? Parce qu’il venait d’acheter la fabuleuse collection de peintures qu’avait rassemblée le duc de Mantoue et qui est célèbre dans l’Europe entière. Pour l’orgueil de posséder les Douze Césars de Titien, la Sainte Famille de Raphaël et je ne sais combien de toiles du Caravage, du Corrège, d’Andrea del Sarto et autres : il nous a laissés nous morfondre à Plymouth dans l’attente de ce qui ne viendrait pas. Nous avons fini par partir quand même, tels que nous étions et tu sais la suite… Si Buckingham et moi ne nous étions pas attardés indéfiniment à Portsmouth, il aurait échappé au couteau de Felton. Moi on ne m’a pas assassiné mais j’ai été blâmé pour avoir trop tardé. Ce qui est un comble !

— On t’a fait des reproches ? Cela n’a pas de sens…

— Pis encore : c’est criminel ! Sans la reine Henriette-Marie, j’aurais risqué d’y laisser ma tête…

— Au fait, comment va-t-elle ?

Il la regarda avec un tel concentré de fureur qu’elle put croire un instant qu’il allait exploser :

— Je te parle du drame que je viens de vivre et tu me demandes des nouvelles de la Reine aussi gracieusement qu’au cours d’une conversation de salon ?

À son tour elle prit feu :

— Mille tonnerres, Henry ! Tu viens de me dire qu’elle t’a sauvé ! Cela mérite bien qu’on s’inquiète d’elle ! Les débuts de son mariage n’ont pas été si heureux !

— Assurément mais les choses semblent s’arranger au mieux pour elle. Charles lui montre maints égards et de la tendresse. Ce qui est étrange, c’est que l’on dirait que la mort de Buckingham a établi la paix dans le ménage royal.

— Sois juste ! Si elle a tant souffert, c’était parce que notre ami soufflait la tempête dans l’oreille du Roi !

— Il se peut mais le pire est que le sort des papistes va s’améliorant de jour en jour et je ne l’accepte pas. Ils sont la plaie de l’Angleterre.

— Et tu oses en aimer une ?

Brusquement, la colère de Holland tomba. Il se mit à rire, se pencha sur sa maîtresse et la scruta au fond des yeux :

— Tu n’as d’autre religion que l’amour, ma belle païenne, et j’entends que tu ne la renies jamais ! Parce que moi, je suis prêt à tout rejeter, tout abandonner pour ta seule possession et c’est pourquoi je veux t’emporter avec moi ! Notre vie ne sera qu’aventure et passion ! Je bâtirai un royaume dont tu seras reine ! Je te couvrirai de fourrures rares et de l’or des Amériques. Les peuples sauvages de là-bas se prosterneront à tes pieds et parce que nous serons enfin libres, tu ne seras plus jamais qu’à moi ! Plus jamais, Marie…

Il avait chuchoté les derniers mots contre ses lèvres et à nouveau s’emparait d’elle avec cette ardeur proche de la violence qu’elle aimait tant. Elle se laissa emporter par la brûlante tempête, pourtant son esprit ne s’y noya pas comme les fois précédentes. Une part d’elle demeura sinon froide, du moins lucide. Même à l’instant suprême qui la fit crier… La vague la submergea mais, quand elle se retira, Marie se sentit envahie par une étrange tristesse.

Lui avait réussi à conserver assez d’empire sur lui-même pour épier chaque frisson de ce beau corps dont il savait si bien jouer. Désormais sûr de lui, quand il s’en écarta il murmura :

— Il vaut mieux que je parte maintenant, mon cœur, afin d’organiser notre départ. La nuit prochaine je viendrai te chercher…

Comme au fond d’un rêve, elle s’entendit répondre :

— Non !

Il y eut un soudain silence, mais qui dura peu. Croyant avoir mal entendu, Henry interrogea :

— As-tu vraiment dit… non ?

Sentant venir le combat, Marie glissa du lit où, captive de son amour et des faiblesses de sa chair, elle se savait en état d’infériorité, ramassa sa robe de chambre et s’y réfugia sans oser regarder son amant… Celui-ci n’avait pas bougé mais s’impatientait :

— Allons, Marie, réponds-moi ! Tu refuses de me suivre ?

À son tour elle s’accroupit devant l’âtre pour tisonner le feu, ce qui lui permit de garder son visage détourné.

— C’est vrai, Henry, je refuse. Je ne peux pas partir. Pas maintenant !

— Et pourquoi pas maintenant ? Tu es chez toi mais tu n’en es pas moins exilée. Je ne vois pas ce qui peut te retenir.

Oh ! la froideur de cette voix devenue métallique ! Elle se releva, s’assit dans un fauteuil sans quitter des yeux les flammes qui repartaient de plus belle et frotta ses mains l’une contre l’autre :

— Le mot que je vais employer va sans doute te surprendre mais c’est pour moi une question de-décence !

— Tu as raison, fit-il sarcastique. Ce mot-là te va fort mal !

— Parce que tu confonds celle du corps et celle de l’âme. Même si, de cette dernière et tu le sais bien, il m’arrive de ne me soucier guère ! Mais mon époux a suivi le Roi au combat et compte, à force de bravoure, obtenir mon retour sans conditions. Je suis seule maîtresse ici où sont mes enfants. Enfin… il y a la Reine ! Nos relations sont plus étroites, encore plus confiantes qu’auparavant. Elle a besoin de moi…

— Tu sembles oublier que j’ai, moi aussi, besoin de toi ? Besoin à en crier parfois, gronda-t-il avec amertume. Partir sans toi n’aurait aucune signification. Toi seule peux m’insuffler le courage de courir une aventure, exaltante sans doute, mais dangereuse aussi ! Tu es l’inspiratrice, la compagne qu’il me faut…

Tout en parlant il attrapait ses vêtement, enfilait ses chausses, sa chemise. Marie le dévorait des yeux, luttant déjà contre l’envie de retrouver la chaleur de sa peau, la force de ses muscles. Elle réussit cependant à maîtriser cette attirance et détourna son regard :

— Tu viens de me dire que tu voulais conquérir… un empire ? fit-elle d’une voix dont le calme la surprit.

— Je l’ai dit en effet : un empire pour toi et moi !

— Et pas pour l’Angleterre ? Tu es anglais, Henry, et tu ne me feras pas croire que tu refuseras d’y planter l’emblème de ton pays… donc celui du Roi ! Oh ! il t’en nommerait gouverneur à coup sûr et ne manquerait pas d’envoyer ton épouse et tes enfants te rejoindre ! Que deviendrais-je alors ? Ta concubine ? C’est-à-dire pas grand-chose…

— Ne te fais pas plus naïve que tu ne l’es ! Chez nous le divorce existe, tu le sais, et je ferai table rase de ce qui restera derrière moi.

— Il existe chez vous mais pas chez nous. Seule la mort peut me séparer de Claude…

— Je ne te pensais pas si attachée à lui ! ricana-t-il.

— J’ai de l’affection pour lui, sans plus, mais…

— Cette passion qu’il a pour la guerre te fera certainement veuve un jour ou l’autre ! Tu n’auras qu’à attendre tranquillement ce jour-là à mes côtés. Et j’ai tant d’amour à te donner que tu ne verras pas le temps passer !

Un élan fougueux le jeta à genoux près d’elle et il l’entoura de ses bras, cherchant ses lèvres :

— Cesse de lutter contre nous deux, mon amour ! Laisse-moi t’emporter au bout du monde !

Comment lui dire que c’était justement ce bout du monde qui l’effrayait ? Encore qu’elle fût de culture plus que moyenne, elle avait lu des récits de voyageurs revenus des immenses terres d’Amérique du Nord. La vie y était plus difficile qu’en Europe, vécue souvent dans des conditions d’austérité, d’indigence parfois qui avaient de quoi l’épouvanter. Elle se voyait mal confinée dans une maison de bois, attendant le retour du guerrier dans la solitude et le dénuement, privée de ce luxe qui servait si fidèlement sa beauté, et donc vieillissant doucement auprès d’un homme que les années détacheraient d’elle… Pourtant, il était celui de sa vie : elle le ressentait. La pensée de s’en séparer pour toujours lui était insupportable… Un seul baiser de lui la faisait défaillir en lui mettant le feu au ventre. Elle voulut atermoyer :

— Ne peux-tu patienter ? Je ne peux pas partir ainsi, en laissant ma maison à l’abandon. J’ai besoin de temps…

— Et moi je n’en ai pas à te donner parce que j’ai déjà tout préparé et qu’un délai, certainement assez long, pourrait me mettre en danger ! C’est maintenant ou jamais !

— Mais enfin c’est impossible ! Une femme n’a pas le droit d’abandonner en quelques heures ce qui a fait sa vie. Un départ définitif ça se prépare…

— En avais-tu eu le loisir quand, par deux fois, la disgrâce t’a frappée ? Tu as fait face, non ?

— … mais avec la ferme intention de revenir et je disposais de suffisamment de temps pour mes bagages et ceux des serviteurs qui m’accompagnaient. Essaye de comprendre, Henry !

Il eut un petit rire méprisant :

— Comprendre quoi ? Que tu ne veux rien lâcher de tes biens, que tu es incapable de renoncer à ton « confort » comme on dit chez nous ? Même pour vivre le plus bel amour au monde, il te faut des toilettes, des domestiques et Dieu sait quoi ! La vie difficile peut-être mais si souvent exaltante des colons vous fait peur, Madame la duchesse de Chevreuse ?

Le ton persifleur, dédaigneux, fouetta l’orgueil de Marie, éveillant sa colère :

— Et pourquoi pas ? Tu exiges de moi que je renonce à tout, tu entends ? Tout ! Famille, position, affections, fortune et jusqu’à mon honneur ce que « tu » ne risques pas car on pardonne ses incartades à un homme qui s’en va courir les aventures mais pas à celle qui le suit. Si tu m’aimes autant que tu le dis, va donc le conquérir, cet empire dont tu veux me faire hommage… et puis appelle-moi !

— Et pourquoi donc ne pas attendre que j’aie construit pour toi un palais, puisque tu ne saurais t’en passer ?

— Je n’ai pas remarqué que tu vivais toi-même dans des masures et que le luxe t’était à charge ?

— Mais à moi ce n’est pas indispensable, loin de là ! Nous autres de la religion réformée ne sommes pas comme vous les catholiques : vivre dans la simplicité des premiers âges ne nous fait pas peur parce que cela plaît à Dieu. La sainte Bible nous ordonne…

— Ah non ! protesta Marie. Tu ne vas pas te mettre à prêcher maintenant ? Sois au moins logique avec toi-même : il y a un instant tu me promettais de l’or et tous les trésors de la terre, et voilà que tu veux faire de moi une puritaine ?

— Je n’en demande pas tant ! Il y faut de la vertu…

— … dont je manque mais ce n’est pas une nouvelle pour toi ? Je suis telle que je suis et c’est ainsi qu’il faut me prendre ! Je t’aime, Henry, comme je n’ai jamais aimé. Vivre avec toi est mon plus cher désir mais, je te le répète, j’ai besoin d’un peu de temps.

— Combien ?

— Est-ce que je sais ? Jusqu’au retour de mon époux afin, au moins, de ne pas avoir l’air de me sauver comme une voleuse. Je pourrai mettre de l’ordre à mes affaires…

— Combien ?

— Trois ou quatre mois…

Il revint vers elle et, s’appuyant des deux poings aux bras de son fauteuil, il lâcha :

— Je te donne dix jours ! Pas un de plus ! Le 15 de ce mois, mon navire, le Pennmarrick, partira de Greenwich à la marée du soir. Si tu es là tu me feras plus heureux et plus fort qu’un dieu. Si tu n’y es pas… je ne te reverrai de ma vie !

Il se pencha davantage, appuya sur les lèvres de la jeune femme un dur baiser puis, jetant son manteau sur ses épaules, il balaya le tapis des plumes noires de son chapeau en un salut d’un respect exagéré avant de le recoiffer :

— À bientôt, Madame ! Sinon adieu !

Un bref courant d’air, et les portes de la nuit se refermèrent sur lui…

Il laissa derrière lui une femme pétrifiée. Un long moment, Marie resta au fond de son fauteuil, inerte, quasi foudroyée. Holland venait de disparaître comme un fantôme et c’était en vain que l’oreille de la jeune femme cherchait l’écho de ses pas. Son regard demeurait rivé à ce lit bouleversé qui gardait l’empreinte de leurs corps et l’odeur de l’amour. Elle avait l’impression que sa vie à elle venait de s’arrêter, que plus jamais elle ne bougerait et qu’elle allait rester là jusqu’à la fin de ses jours, paralysée, à peine vivante puisque celui qui s’en allait emmenait la moitié de son être. Elle aurait voulu courir après lui que c’eût été impossible…

Et soudain quelque chose craqua en elle qui lui arracha une plainte tandis que montaient à ses yeux un flot de larmes qui la délivrèrent. Elle voulut se lever mais les forces lui manquèrent et elle se laissa tomber sur le tapis, à genoux d’abord puis de tout son long et là, face contre terre, éclata en sanglots si violents qu’ils lui blessaient la gorge en passant. Ce fut un abîme de désespoir dans lequel Marie s’enfonça avec la sensation terrifiante qu’elle ne pourrait en trouver le fond. C’est ainsi qu’elle perdit connaissance sans s’en rendre compte… et le silence revint dans le pavillon de l’île.



Trouvant qu’il durait un peu trop longtemps, Herminie qui, le nez aplati sur une vitre à un endroit où les rideaux fermaient mal, avait pu tout observer depuis le début, rejoignit la porte du pavillon et se précipita à l’intérieur, persuadée que cette fois sa cousine avait besoin de son secours : elle était si pâle en effet qu’un instant elle la crut morte. Et comme dans la position où elle se trouvait il était impossible d’écouter son cœur, Herminie commença par la retourner sur le dos, ce qui lui permit de constater que si les narines étaient pincées, Marie appartenait toujours au monde des vivants. Elle chercha autour d’elle le moyen de la ramener à elle. Aucun flacon de sels d’ammoniaque n’était en vue, ce qui n’avait rien d’étonnant, le genre d’activité dont l’adolescente venait d’être le témoin stupéfait mais émerveillé générant des pâmoisons d’une tout autre nature.

Son regard accrocha alors les carafes vénitiennes posées sur un plateau à pieds près du lit. Il y en avait trois qu’elle alla flairer. L’une – celle dont elle avait vu les amants se servir – devait contenir du vin d’Espagne, de l’eau était dans la deuxième mais la troisième lui arracha une grimace de satisfaction : elle renfermait de l’eau-de-vie de prune dont Marie avait pris le goût en Lorraine. Après quoi, elle chercha une serviette et, armée de la sorte, posa le tout à côté de sa maîtresse, s’assit, mit la tête de Marie sur ses genoux pour plus de commodité, imbiba le linge d’alcool pour en bassiner ses tempes et lui en faire respirer, tapoter sèchement ses joues pour tenter d’y ramener de la couleur et quand, enfin, sa patiente donna signe de vie, versa la prune dans un verre et entreprit de lui en faire absorber une larme. Le résultat répondit à son attente : Marie s’étrangla, toussa et du coup se mit sur son séant. Compatissante, Herminie lui tapa dans le dos, ce qui la fit se retourner. Forcée de constater qu’elle se trouvait assise par terre en compagnie de sa jeune suivante, elle la considéra avec stupeur :

— Comment sommes-nous arrivées là ? demanda-t-elle en s’efforçant de prendre un air digne.

Ce qui n’était pas facile étant donné le désordre de ses vêtements et de ses cheveux.

Herminie commença par se relever puis aida Marie à reprendre place dans son fauteuil. Cela lui accorda quelques secondes mais elle avait déjà préparé sa réponse :

— Cette nuit, je n’arrivais pas à dormir parce que j’avais mal aux dents, alors je suis descendue dans le parc pour me promener. C’est ce que je fais toujours quand quelque chose ne va pas. Cela m’a soulagée et comme la nuit était belle je suis allée plus loin que je ne pensais. En arrivant près d’ici j’ai entendu gémir et j’ai pensé aussitôt que Madame la Duchesse était souffrante… Et j’ai eu raison puisque c’était le cas…

Elle avait débité sa petite histoire d’un ton convaincu, certaine que sa maîtresse ne chercherait pas à approfondir. Celle-ci la regardait avec attention, cependant, se demandant ce qu’il y avait de vrai dans cette explication et si Herminie n’était pas là depuis un bout de temps. À son tour, elle expliqua :

— J’ai dû faire un cauchemar… très pénible ! Et puis un bruit m’a réveillée mais j’avais l’impression que le mauvais rêve continuait, qu’un ennemi était tapi près de moi. Je me suis levée, l’esprit encore embrumé et je suis tombée je ne sais trop comment mais je me suis fait si mal que je pense avoir perdu connaissance. En venant as-tu vu quelqu’un ?… un rôdeur par exemple ? L’impression était tellement nette dans mon rêve…

Herminie feignit de chercher dans sa mémoire et finalement déclara :

— Oh oui ! J’ai aperçu un grand diable et j’ai eu si peur que j’ai voulu me cacher derrière un buisson mais je m’y suis prise de façon si maladroite qu’il s’est accroché les pieds dans ma jambe et est tombé dans l’eau. Juste au bord mais je n’ai pas demandé mon reste et je me suis sauvée.

Les yeux de Marie s’arrondirent en regardant cette gamine imperturbable avec qui, depuis un moment, elle faisait assaut de mensonges, mais soudain l’image d’Henry barbotant au bord de l’étang et rentrant à Maincourt trempé traversa la couche de chagrin qui l’enveloppait pour atteindre cette zone d’humour bien ancrée au fond de son esprit et elle ne put s’empêcher de rire :

— Ce malandrin n’a eu que ce qu’il méritait ! assura-t-elle. Tu as montré beaucoup de courage et je t’en remercie. Quelle heure est-il ?

En sonnant quatre coups, la pendule répondit à sa question. Cependant, Herminie reprenait :

— Vous avez vraiment envie de finir la nuit ici ? J’ai remarqué que le temps se gâtait à l’occident et si vous le permettez, je préférerais vous ramener au château. Je serais plus tranquille de vous savoir au chaud dans votre chambre… au cas où le grand diable, son coup manqué, essaierait de revenir.

Sans cesser de parler, Herminie remettait un peu d’ordre dans le lit dévasté afin de lui rendre un semblant de respectabilité, rangeait à la hâte. Marie la regardait faire avec, au fond des yeux, quelque chose qui ressemblait à de l’affection. À travers la trame de ses fables, elle découvrait le fil d’or d’une complicité qui n’osait pas dire son nom. Une amitié ! C’était ce qui lui était le plus nécessaire. La petite, décidément, était de bonne race et ne lui manquerait jamais.

— Tu as raison : je vais rentrer. Fichue idée que j’ai eue de venir dormir ici…

Elle laissa Herminie la rechausser, fermer soigneusement sa robe de chambre et l’emmitoufler dans son grand manteau. La petite y mettait un soin inhabituel chez elle. Comme si Madame de Chevreuse était souffrante, blessée même. Avant de sortir, elle demanda si Madame voulait qu’elle prît le flambeau, ajoutant cependant aussitôt que l’on y voyait très suffisamment et l’on se rangea à son avis.

Ce fut appuyée au bras de sa jeune suivante que Marie reprit le chemin du château. Elle se sentait presque détendue. Justement à cause de cet appui inattendu qui lui était venu. Le choc de sa séparation avec Henry ayant été violent, il générait en elle une sorte d’anesthésie dont elle n’était pas dupe. Elle savait que la douleur reviendrait et qu’elle allait souffrir longtemps. Le reste de sa vie peut-être, car il ne lui serait jamais plus donné d’aimer comme elle aimait Holland. Pourquoi avait-il fallu qu’il vînt exiger d’elle ce qu’elle ne pouvait lui donner ? Et pourquoi ce besoin soudain de mettre entre eux l’immensité d’un océan, de se couper de ce qui avait fait sa vie jusqu’à présent et qui ne ressemblait en rien à celle d’un puritain ? Partir vers des terres inconnues, vers une vie dépouillée – elle ne croyait guère à cette histoire de conquête d’un royaume ! – rendue à la pureté des premiers âges ! Il fallait qu’une part de lui ait changé, qu’il soit devenu fou… ou alors aux prises avec un danger imminent.

— Je ne crois pas, pensa-t-elle tout haut, que le… grand diable comme tu dis, revienne jamais…

Sans réfléchir, Herminie répondit :

— Comment pourrait-il renoncer à vous ? Un jour viendra où…

Comprenant ce qu’elle était en train de dire, elle avala le reste de sa phrase et la nuit cacha sa rougeur mais Madame de Chevreuse comprit qu’elle en avait vu beaucoup plus qu’elle ne le prétendait et serra doucement le bras qu’elle tenait.

— Nous verrons, dit-elle seulement.

En fait, le spectacle fort peu conventuel que lui avaient offert les deux amants avait bouleversé ce qu’Herminie pensait savoir de l’amour physique. Pour les religieuses de ses différentes expériences monastiques, ce genre de plaisir s’appelait la luxure, s’avérait l’une des manifestations les plus honteuses de la nature humaine et relevait du domaine de Satan. Or – peut-être était-ce à cause de la perfection physique des protagonistes – la petite avait trouvé cela très beau… Revenue dans son lit pour ce qui restait de la nuit, elle n’y trouva pas le sommeil. Parce qu’elle avait compris, même si elle n’avait entendu qu’une partie de la conversation, que ce déchaînement de passion s’achevait sur une rupture. Il n’y avait pas à se tromper sur l’expression des visages et la douleur de Marie.

Comme elle aimait bien le duc Claude, elle avait d’abord été indignée de voir surgir dans la vie de son épouse ce « grand diable » d’Anglais, mais en s’apercevant du poids de domination que cet amour faisait peser sur elle, en étant témoin du courage qu’il lui avait fallu pour résister à la tentation de le suivre, elle en était venue à éprouver pour elle une espèce de tendresse fraternelle où entrait de la pitié. Et elle décida de l’aider de son mieux à supporter une longue période de regrets et, peut-être, résister à l’envie de tout envoyer promener pour le rejoindre envers et contre tout.

L’occasion devait lui en être donnée sans tarder.

Dans la journée qui suivit, Marie se déclara souffrante et resta au lit. Elle semblait très abattue, ses yeux rougis demeuraient lourds de larmes. Incompréhensibles pour la vieille Anna mais quand celle-ci hasarda une question, elle se fit rabrouer et n’insista pas. La Duchesse n’était pas seulement malheureuse, elle était aussi d’une humeur de chien ! En revanche, elle réclama sa jeune suivante pour qu’elle lui fît la lecture… et ça aussi c’était nouveau : la Duchesse n’avait rien d’une précieuse et, à l’exception du théâtre, ne s’intéressait que de loin à la Littérature. Sauf en de rares cas, pour l’aider à trouver le sommeil ?

En effet, elle ferma les yeux dès qu’Herminie fut installée à son chevet avec un exemplaire de L’Astrée. La petite lisait bien et sa voix juvénile emplit la chambre d’une musique douce sous l’influence de laquelle Marie parut se détendre. Pensant qu’elle était en train de s’endormir, Herminie baissait graduellement la voix quand elle entendit soudain :

— C’est trop bête !

Marie venait d’ouvrir grand les yeux et s’asseyait dans son lit. Surprise, la jeune lectrice hasarda :

— Vous n’aimez pas ces vers ? Je peux aller chercher un autre livre ?

— Ce n’est pas cela ! Il faut que tu me rendes un service… un énorme service…

— Mais je suis là pour ça.

Marie fronça le sourcil :

— J’entends ! Mais un service… discret dont tu ne devras parler à personne. Et d’abord, donne-moi de quoi écrire !

Légèrement inquiète parce qu’elle n’augurait rien de bon de cette subite envie, Herminie chercha ce qu’on lui demandait et regarda sa cousine rédiger en hâte un court billet qu’elle sécha, plia et scella avec soin avant de le lui tendre :

— Tu vas prendre un cheval aux écuries sous prétexte de te procurer un onguent à l’abbaye de la Roche et tu en emprunteras le chemin, mais en réalité tu te rendras au château de Maincourt, chez le marquis de Montmort. Là tu demanderas à voir son hôte à qui tu remettras cette lettre. Tu attendras ensuite la réponse.

Une fièvre brûlait dans les yeux de Marie, tremblait dans sa voix qu’elle essayait d’affermir. Herminie sut alors qu’elle n’apprécierait absolument pas cette mission, mais elle s’efforça au calme :

— Monsieur de Montmort ne me connaît pas. Si je lui demande « son hôte » il se méfiera.

— Pas si tu viens de ma part !

— N’importe qui peut s’en targuer. Ce n’est pas écrit sur ma figure et je réussirai sans doute mieux si je lui donne un nom.

Au prix de sa vie, Herminie aurait été incapable d’expliquer à cet instant pourquoi elle se montrait si curieuse. Besoin de gagner du temps ?… ou de savoir au juste à qui elle avait affaire ? Quoi qu’il en soit, la Duchesse en montra de l’humeur :

— Tu me parais un peu trop curieuse pour me plaire longtemps ! J’aime que l’on m’obéisse sans ergoter…

— Et moi j’aime accomplir au mieux ce que l’on m’ordonne. J’aime surtout que l’on m’accorde confiance, ajouta-t-elle avec une pointe de tristesse, et je croyais avoir gagné la vôtre…

Marie aussitôt se radoucit. Dans la crise qu’elle traversait, elle savait qu’il lui était vital d’avoir de l’assistance, et finalement, quel mal y avait-il à ce que la gamine sût à qui elle l’envoyait ? Dans quelques heures, Herminie n’existerait plus pour Marie, elle reculerait dans le temps comme ce château et ce qu’il représentait tandis que la route de la liberté s’ouvrirait devant deux amants incapables de vivre l’un sans l’autre. Marie avait pris sa décision : vivre jusqu’au bout cette passion qui la ravageait…

— Soit ! admit-elle. Tu as peut-être raison. Tu demanderas à voir Lord Holland et tu écouteras attentivement les instructions qu’il te donnera. Va vite à présent ! Maincourt n’est pas loin mais la journée s’avance…

Sans rien ajouter, Herminie prit la lettre et partit en courant jusqu’aux écuries où elle fit seller Princesse, la jument préférée de sa cousine. C’était la plus rapide et puisque l’on voulait qu’elle aille vite… S’enlevant en selle avec l’aisance de son âge, elle partit au galop en direction de l’abbaye de la Roche dont les moines fabriquaient un miraculeux dictame pour toutes sortes de contusions. Le petit mais charmant château de Maincourt était sans doute plus proche de Dampierre, mais l’adolescente préféra commencer par cette partie-là d’une mission qui lui déplaisait tant que, d’instinct, elle s’efforçait de la retarder le plus longtemps possible. Elle avait très peur, en effet, du billet qu’on lui avait confié et sa curiosité naturelle luttait contre l’envie de l’ouvrir. Un pressentiment lui disait qu’il contenait la reddition de Madame de Chevreuse, que celle-ci incapable de résister à son amour s’était résolue à tout abandonner pour lui, sans se soucier du scandale… et même du désastre qui s’ensuivrait. Pour Herminie : Marie partie courir les mers dans les bras de Holland, il ne resterait plus à la petite suivante qu’à reprendre le chemin du triste manoir de son enfance…

Après sa visite à la porterie du monastère où l’on pouvait se procurer le baume, ce fut avec une sage lenteur qu’elle dirigea sa monture vers le but de son expédition. Et même quand elle put le voir au bout du chemin où elle s’engageait, elle s’arrêta, prise d’une forte envie de rebrousser chemin. Soudain, l’idée lui vint que le « grand diable » était déjà parti. Au fond, à la suite de la rupture, il n’avait plus de raisons de s’attarder… sinon… pour se reposer un peu de ses exploits nocturnes ?

Elle en était à ce point de ses cogitations quand elle remarqua une agitation devant le seuil du château sur lequel un personnage levait un bras en signe d’adieu cependant que deux autres se mettaient en selle. Et il lui sembla bien que l’un d’eux était coiffé d’un feutre, noir comme les plumes qui l’ornaient. Il fallait cependant s’en assurer. Aussi dirigea-t-elle Princesse derrière les buissons qui bordaient la route. Puis elle attendit…

Pas longtemps. Bientôt les deux cavaliers s’inscrivirent dans son champ de vision. Par chance, la voie campagnarde, étroite et creusée d’ornières profondes, ne permettait guère le galop, et elle eut largement le loisir de reconnaître l’Anglais, suivi d’un homme qui devait être son valet. À cet instant elle dut livrer un rude combat à sa conscience : Holland passait devant elle, à portée de voix, et rien n’était plus simple que lui remettre la lettre. D’autant qu’en le voyant au jour, il était facile de comprendre l’amour que lui portait Madame de Chevreuse et combien le renoncement lui était douloureux mais, si beau qu’il soit, Herminie découvrit qu’elle le détestait à cause de son air dominateur et arrogant. Si la fière, la folle Marie le suivait, c’était à un maître sans doute impitoyable qu’elle allait se livrer et sacrifier ce qui faisait sa vie, celles de plusieurs autres sans compter son honneur. Alors Herminie de Lénoncourt ne bougea pas…

Et même, elle attendit un long moment que le pas des chevaux se fût éteint dans la campagne. Après quoi elle s’en alla tranquillement porter une lettre dont elle savait à présent que le destinataire ne la recevrait jamais.

Une heure plus tard, elle était de retour à Dampierre et rendait à la Duchesse le billet au sceau de cire verte.

— Il est parti ce matin, dit-elle seulement.

En voyant Marie se lever avec agitation et faire, bras croisés, quelques tours dans sa chambre, elle sentit son cœur manquer un battement, redoutant une réaction extrême : par exemple ordonner que l’on fasse ses coffres et que l’on attelle afin de se lancer à la poursuite du fugitif. Elle se dirigea vers une fenêtre donnant sur les parterres et les canaux.

— Le vent se lève, émit-elle d’une voix mal assurée. Un paysan m’a dit que nous allions avoir de la tempête !

Marie s’arrêta pile devant elle :

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que c’est la vérité. En outre, le jour baisse. Il ne va pas faire bon voyager cette nuit…

— Cette nuit sans doute, mais pourquoi pas demain ?

Herminie n’eut pas le temps de répondre : un laquais, après avoir gratté à la porte comme il convenait, entrait dans le cabinet et s’inclinait :

— Madame la Duchesse veut-elle bien recevoir Mylord Montaigu qui arrive à l’instant ?

Absorbées par leurs pensées, aucune des deux femmes n’avait prêté attention aux bruits extérieurs mais Marie eut un cri de joie :

— Lui ? Mais quelle bonne surprise ! Qu’il monte, Lebleu ! Qu’il monte tout de suite !

Elle se dirigea rapidement vers sa chambre :

— Je dois être à faire peur. Viens m’aider, Herminie !

Celle-ci, étouffant un soupir de soulagement, se dépêcha de la suivre. Décidément, les Anglais se succédaient à un rythme soutenu dans la région mais celui-là, c’était vraiment le Ciel qui l’envoyait ! Presque toute la Lorraine savait qu’il s’agissait d’un ami… très particulier de Madame de Chevreuse, un ami qui avait eu le tort de déplaire au roi Louis et qui, ces jours derniers, jouissait encore de son hospitalité dans une prison qui s’appelait la Bastille. Il y avait donc gros à parier que son prochain entretien avec Marie n’avait guère de chance d’avoir Lord Holland comme principal sujet.

Pendant quelques minutes, elle s’activa avec Anna à parer la Duchesse qui, assise devant son miroir, s’y contemplait avec inquiétude :

— Il faudrait de la poudre ! J’ai beaucoup pleuré et je crains que les traces n’en soient visibles…

— Vous semblez un peu lasse, assura Herminie, mais cela vous sied et vos yeux ne sont pas rouges.

— Tu crois ?

Au sourire qu’elle s’adressait dans la glace en touchant ses lèvres d’un soupçon de rouge, Herminie comprit qu’elle était déjà convaincue. Un instant plus tard, recoiffée et parfumée, la tête haute et les mains tendues pour accueillir, Marie allait rejoindre le dernier en date de ses amants anglais. Adressant mentalement à la Providence une fervente action de grâces, Herminie tendit l’oreille de son mieux en rangeant les précieux objets disséminés sur la table de toilette. Il y avait gros à parier, la journée étant finie, que l’on offrirait l’hospitalité du château à l’arrivant et, pour peu que celui-ci s’attarde, du temps s’écoulerait. Peut-être suffisamment pour que Marie renonce à son projet de rejoindre Holland ?

En quittant sa chambre, la Duchesse avait ordonné :

— Que l’on ne me dérange pas !

Avec un haussement d’épaules fataliste, Anna sortit en emportant la cuvette de cristal où Marie s’était rafraîchie. Herminie en profita pour aller écouter à la porte qu’elle entrouvrit mais aucun son n’arriva jusqu’à elle… sinon, au bout d’un moment, un soupir et un :

— Ma déesse ! J’ai tant souffert d’être privé de vous ! Ce baiser me rend la vie !

Ce fut à nouveau le silence. Herminie referma discrètement et s’éloigna sur la pointe des pieds… la tête pleine de points d’interrogation.

CHAPITRE IV OÙ BASILIO FAIT UNE PRÉDICTION

Marie n’alla pas rejoindre Holland.

La réapparition de Walter Montaigu, qui resta seulement deux jours avant de reprendre le chemin de la Lorraine, n’y fut pas pour grand-chose. C’était un homme charmant, un amant tout à fait convenable, et Marie l’appréciait, mais rien de comparable à la passion dévastatrice que lui inspirait Henry Holland. Et si, encore brûlante des heures passées dans les bras du fugitif, elle s’abandonna à lui dans la nuit qui précéda son départ, ce fut davantage pour lui faire plaisir que par envie personnelle. Une sorte de politesse !

En revanche, Montaigu apportait avec lui ce parfum d’intrigues de cour aussi nécessaire à Marie que les plaisirs de l’amour. À sa sortie de prison, Madame du Fargis avait réussi à l’introduire auprès de la Reine sous un habit ecclésiastique – la référence à la remuante marquise arracha une grimace à Marie qui commençait à trouver qu’elle tenait beaucoup trop de place, et surtout que c’était sa place à elle qui en faisait les frais ! – et tous deux avaient accordé leurs violons sur l’attention qu’il convenait de donner à la suite des événements : le mariage de Monsieur avec la fille du nouveau duc de Mantoue et son corollaire : l’adhésion de l’infante Isabelle-Claire-Eugénie, gouvernante des Pays-Bas, à l’accueil de Gaston et de sa « fiancée », le resserrement des liens avec l’Espagne par le truchement du marquis de Mirabel et enfin la grande affaire toujours pendante, la mise à l’écart voire l’élimination définitive de l’encombrant cardinal de Richelieu. Montaigu, pour sa part, avait reçu mission d’aller maintenir à bonne température les sentiments hostiles du duc Charles de Lorraine. En outre la signature du traité de paix avec l’Angleterre approchait et Walter Montaigu, renseigné par un espion, laissa entendre à Madame de Chevreuse que l’amitié du roi d’Angleterre lui était toujours acquise et qu’il se pouvait que son retour en grâce apparût en marge du document…

Lord Montaigu était un « ami » et sa présence à Dampierre, en l’absence de Chevreuse, n’avait rien d’extraordinaire. Il n’en était pas de même pour l’ambassadeur Mirabel à un moment où le maître des lieux était occupé, sous Casal, à en découdre avec des Espagnols. Il ne vint donc pas et Marie, une belle nuit, reprit la route du Val-de-Grâce mais, cette fois, elle y acheva la nuit dans la chambre de la Reine. À sa grande satisfaction : cet arrangement lui permit un long entretien avec la Reine, puis avec l’ambassadeur où elle trouva sans peine un terrain d’entente. Don Antonio de Toledo, marquis de Mirabel, était un Grand d’Espagne selon son cœur – mais pas selon ses sens ! – un diplomate fin et rusé, agréablement dépourvu de la morgue inhérente à sa caste lorsqu’il était en compagnie des dames. Il sut à merveille achever de convaincre Anne d’Autriche d’adhérer pleinement au mariage de son beau-frère avec la petite Gonzague. Elle y était assez naturellement disposée pour contrecarrer la Reine Mère, Marie de Médicis, qui n’en voulait à aucun prix parce que cela évinçait sa candidate, une cousine Médicis. Mirabel sut expliquer à la Reine que si son époux mourait « prématurément », il serait beaucoup plus difficile de faire valider aux yeux des Français un mariage conclu hors du royaume sans avoir reçu la permission d’en sortir et de convoler, et cela en pays ennemi : en un mot comme en cent, cela s’appelait trahir et la descendance d’un couple ainsi formé n’avait aucune chance d’accéder au trône. Pas davantage l’auteur de ladite trahison.

— D’ores et déjà, tout est prêt pour recevoir à Bruxelles le Prince et celle qu’il aime. L’infante Isabelle-Claire-Eugénie fera célébrer le mariage en sa présence avec l’éclat désirable…

— Sans doute, émit Marie qui au fond d’elle-même préférait de beaucoup Gaston veuf à Gaston marié, afin qu’il soit libre d’épouser sa belle-sœur, si Louis XIII quittait cette « vallée de larmes » mais pour se marier il faut être deux et Mademoiselle de Gonzague est toujours prisonnière à Vincennes en compagnie de sa tante et notre actuelle Régente n’a certainement pas la moindre envie de leur donner la volée ?

— On peut l’y contraindre… J’ai fait en sorte que le cardinal de Richelieu soit informé secrètement de cette incarcération arbitraire, ce qui lui permettra de prévenir le Roi, et je ne doute pas que ces dames ne recouvrent prochainement leur liberté. Cela fait, il nous sera facile d’organiser le départ du futur couple pour les Pays-Bas…

— Ma belle-mère sera furieuse, hasarda la Reine.

— … et contre son cher ami Richelieu. C’est pourquoi il sera prévenu en premier.

— Vous voulez brouiller la Reine Mère et son protégé ? demanda Marie.

— Exactement. Au regard de l’Espagne, Richelieu est beaucoup plus gênant que son maître dont il inspire les actions. Or, je sais de source sûre que l’actuelle Régente supporte de plus en plus mal les initiatives d’un protégé qu’elle espérait garder sous sa coupe sa vie durant. Voilà que l’obéissant serviteur se change en maître. Il fait sa propre politique, trop souvent contraire à celle de sa bienfaitrice, et elle le supporte très mal. Si on l’oblige à libérer Mademoiselle de Gonzague et Madame de Longueville, c’est Richelieu qu’elle rendra responsable de cette humiliation. Elle n’aura de cesse alors de le faire chasser du Conseil et renvoyer dans son évêché de Luçon dont il n’aurait jamais dû sortir.

— Brillamment imaginé ! applaudit Marie. Mais le Roi acceptera-t-il de se séparer d’un homme qu’il apprécie de plus en plus pour faire plaisir à une mère qu’il n’écoute plus autant…

— Il lui a tout de même confié le royaume alors que cet honneur, cette responsabilité aussi, revenaient de droit à Sa Majesté ici présente. C’est un signe, il me semble ?

— Et dont il faut tenir compte ! Vous parlez d’or, don Antonio, fit la Duchesse en riant. Quel que soit le moyen employé pour nous débarrasser de ce gêneur insolent, il ne peut que nous plaire…

— Si mon époux suit sa mère dans son ressentiment, elle n’en aura que davantage de puissance, murmura Anne d’Autriche, et toute latitude de me faire plus de mal !

— À chaque jour suffit sa peine, Madame, fit doucement l’Ambassadeur. Débarrassons-nous d’abord de Richelieu ! Il sera temps, ensuite, de faire entendre raison au Roi. Quand l’amitié sera renouée entre la France et l’Espagne, Votre Majesté aura un rôle prééminent à jouer…

— Ce rôle ne ferait aucun doute si j’avais le bonheur de donner un héritier au royaume, mais…

— Vous êtes plus belle que jamais, Madame, coupa Marie sincère. Votre époux ne manquera pas de s’en apercevoir quand il rentrera de guerre. J’ai remarqué qu’à ces moments-là, il s’est toujours montré plus empressé à remplir ses devoirs conjugaux. On peut l’y aider, si besoin ?

— Comment l’entendez-vous ? hasarda Madame du Fargis.

— Oh ! de la façon la plus simple : il existe des liqueurs, des philtres propres à exciter l’amour. Pourquoi n’en pas essayer un sur notre Sire ?

— Encore faut-il ne pas se tromper, fit gravement Mirabel. On trouve ce que l’on veut dans certaines officines, en France aussi bien qu’en Espagne sans doute, mais cela oblige à beaucoup de circonspection et savoir à qui l’on s’adresse. Il ne s’agit pas d’enherber le Roi sous le prétexte de le rendre plus vaillant au déduit…

— C’est une tâche que j’assumerai volontiers, dit Marie. Vous avez entièrement raison, don Antonio, en précisant qu’il ne faut pas se tromper mais je connais, moi, un homme savant et sage, et de qui nous ne pourrions attendre que le meilleur…

— Il est à Paris ? demanda Madame du Fargis.

— Non. Sur l’une de mes terres et je n’ai jamais eu qu’à me louer de sa science et de ses conseils. Traité par lui, le Roi ne subira aucun mal. Au contraire… Voulez-vous que je m’en charge ?

Elle s’adressait à la Reine, craignant que son étroite piété ne renâcle devant une pratique qui, selon elle, devait fleurer la sorcellerie, et celle-ci lui offrit un sourire tremblant :

— Si vous en répondez, Duchesse, j’accepterai d’employer ce moyen. Je sais la qualité d’une amitié qui m’est, vous le savez, infiniment chère et précieuse entre toutes…

— Oh ! j’en réponds comme de moi-même, ma Reine ! Ce qu’il me remettra – s’il accepte, ce qui n’est pas encore certain car c’est un homme à principes – ne pourra que nous donner entière satisfaction. Je m’étonne d’ailleurs de ne pas y avoir songé plus tôt… ajouta-t-elle plus bas.

En même temps, elle se reprochait d’avoir parlé trop vite. Elle n’aurait sans doute guère de peine à obtenir de Basilio une liqueur adéquate. Se poserait alors la question de savoir à qui l’on confierait la tâche délicate de la faire avaler à Louis et, dans ce rôle, elle ne pouvait se fier qu’à elle-même puisque la principale intéressée, la Reine, n’avait aucune possibilité d’agir : son époux la tenait déjà en très suffisante suspicion. Alors ? La du Fargis était en train de chercher à haute voix comment il faudrait s’y prendre…

— Nous n’en sommes pas là ! coupa Marie agacée. Il faut d’abord que, moi, je réussisse et le Roi qui est en Piémont n’est pas à la veille de rentrer… Moi non plus, à ce que l’on dirait, ne put-elle s’empêcher de soupirer.

Ce regret que son amie ne pouvait retenir émut Anne d’Autriche. Elle se leva pour venir la prendre dans ses bras :

— Ayez confiance, Marie ! L’impossible sera tenté pour obtenir votre retour auprès de moi. J’ai grande confiance dans l’influence du roi d’Angleterre dont l’amitié pour vous ne se dément pas à ce que l’on m’a dit.

— Je ne l’en remercierai jamais assez, murmura-t-elle quasi machinalement.

Le traité de paix, ne pouvant être signé qu’une fois Louis revenu en ses palais, lui semblait subitement lointain. Restait à savoir si Charles Ier obtiendrait gain de cause. Ces entrevues furtives à l’abri des murs d’un couvent l’amusaient moins, lui laissant un goût d’inachevé et soulignant amèrement son statut d’exilée.



En rentrant au château, elle remâchait ce qui s’était dit. À cet instant elle aurait donné avec joie son joli Dampierre, Chevreuse et le duché pour une petite chambre au Louvre ou à Fontainebleau ! Cependant, elle n’était pas femme à s’appesantir longuement sur ses états d’âme. Elle voulait, de toutes ses forces, reprendre son rang, sa place. Elle le voulait au point d’avoir renoncé à la belle aventure avec l’homme qu’elle adorait, et peut-être son idée soudaine de faire appel à Basilio venait-elle de cette décision. Si quelqu’un pouvait lui prédire ce qui l’attendait c’était assurément le vieux mage florentin et elle se reprochait de n’y avoir pas songé plus tôt. Il est vrai qu’elle avait été plus qu’occupée. Vrai aussi qu’elle était d’une certaine façon assignée à résidence et que Lésigny appartenait à présent à son fils, mais elle n’en décida pas moins de s’y rendre le plus rapidement possible. Le jeune Louis-Charles était à Luynes en ce moment : il ne pouvait donc être question de l’accompagner à Lésigny, ce qui eût paru naturel à de probables espions. Elle décida d’y aller seule – avec Herminie, et au grand jour. Après tout, le Roi et son Cardinal étaient loin et il était normal qu’en l’absence de son fils elle s’occupe de ses biens ! Il serait préférable évidemment que Basilio consentît enfin à venir s’installer à Dampierre mais – et Dieu seul savait pourquoi – il avait toujours refusé de quitter ses bois de Lésigny, sa tourelle, son antre de sorcier parce que, répétait-il avec obstination, c’était l’endroit où il se trouvait le mieux, l’endroit aussi où l’Esprit lui parlait plus volontiers. En conséquence il fallait aller à lui, et d’urgence ! Aussi, dès le lendemain, Marie s’embarquait avec Herminie enchantée de l’aventure dans son carrosse sans armoiries mené par le seul Peran, et gagnait Lésigny où, bien sûr, personne ne l’attendait, ce qui n’empêchait pas la maison d’être entretenue. L’intendant et les quelques serviteurs qui y étaient attachés faisaient en sorte de n’être jamais pris au dépourvu s’il prenait fantaisie au maître ou à la maîtresse d’en franchir le seuil. Il était arrivé, en effet, que le Roi y vînt. Les bois d’alentour, giboyeux à souhait, en faisaient un domaine de chasse de premier ordre. La Duchesse et sa suivante y furent donc reçues le plus naturellement qui soit.



En pénétrant dans la demeure de son pas rapide, Marie ordonna que l’on prépare son dîner et s’informa de celui qu’elle venait voir.

— Maître Basilio est encore ici, j’imagine ? demanda-t-elle à Ferrand l’intendant.

— Oh ! Il ne se serait pas permis de s’éloigner sans en avertir Madame la Duchesse. Dois-je le prévenir ?

— C’est mutile ! S’il n’a pas entendu la voiture, je me rendrai chez lui…

Mais elle n’eut pas à se donner cette peine. Basilio avait entendu et, quand elle entra dans sa chambre pour y laisser son ample mante à capuchon, ses gants et son masque – comme toutes les nobles dames de son temps elle en portait un pour protéger son teint des outrages extérieurs comme la pluie ou la trop grande ardeur du soleil – elle le trouva debout au milieu de l’élégante pièce, les mains au fond des manches de sa longue robe noire. Et tellement semblable au souvenir qu’elle gardait de leur dernier revoir que le temps lui parut s’effacer. C’était toujours le même petit bonhomme à cheveux gris et à barbe pointue – il devait les entretenir car ils gardaient une égale longueur ! Les sourcils broussailleux abritaient les mêmes yeux vert mousse vifs et pétillants. Tout était à sa place habituelle dans ce visage où les rides peut-être s’accusaient davantage, du drôle de nez retroussé à la grande bouche mobile, si facilement ironique. Quant aux vêtements, imprégnés d’une odeur indéfinissable mais plus forte que par le passé, Basilio ne devait pas en changer souvent. À l’exception de la petite fraise blanche nouée d’un ruban entourant son cou et qu’il devait faire laver de temps en temps. Et le pompon rouge s’agitait toujours au sommet de l’étrange cône tronqué en feutre noir servant de coiffure au personnage.

En voyant Marie entrer, il se plia gravement en deux pour la saluer :

— Il y a bien longtemps que tu n’as fait à Basilio l’honneur d’une visite. Madame la Duchesse, déclara-t-il d’une voix un peu chuintante dont elle conclut qu’il avait dû perdre une dent ou deux. Bientôt trois ans !

— Ne vous en prenez qu’à vous-même ! Pourquoi refuser toujours aussi obstinément de venir vous installer à Dampierre ? Nous pourrions nous voir tous les jours.

— N’oblige pas Basilio à répéter perpétuellement la même chose ! Il est bien dans la maison de la Galigaï où tu lui as permis de rester pour sa sauvegarde. Il veille sur son souvenir et il sait qu’elle lui en est reconnaissante.

Un frisson courut le long du dos de Marie à l’évocation de celle dont elle s’était retrouvée l’héritière sans en posséder aucun droit sinon, peut-être, d’avoir été l’une des très rares personnes qui l’aient appréciée sinon aimée. Basilio faisait partie de cet héritage et, avec le temps, il était devenu son recours à défaut de sa conscience dont il s’efforçait pourtant de faire entendre la voix. Leurs relations, baroques, étaient établies sur une curieuse règle de politesse. L’astrologue – il était aussi alchimiste et bien d’autres choses encore ! – n’ayant jamais réussi à se débarrasser du tutoiement égalitaire cher aux Florentins en usait avec elle, mais sans oublier de lui donner son titre, et quand il parlait de lui-même c’était à la troisième personne.

— En outre, conclut-il, les gens d’ici sont habitués à Basilio. Ils ne le craignent pas, au contraire, et quand ils ont besoin de secours…

— Et moi, soupira Marie, je passe après ces gens-là. Eux, ils vous ont sous la main tandis que je dois faire des lieues de chemin pour avoir votre aide, vos conseils !

Basilio renifla :

— Mes conseils ? Il me semble que tu ne les suis guère, Madame la Duchesse. Basilio t’avait formellement recommandé d’éviter de salir tes mains dans le sang d’un homme ?

— Je refuse cette accusation ! Ce malheureux n’a eu besoin de personne pour tisser son propre destin en voulant jouer double, et même triple jeu, en essayant de plaire à tout le monde, de tout gagner sans rien donner en échange… Dieu ait son âme, mais ce n’était qu’un étourneau ! Mille tonnerres, Basilio ! explosa-t-elle. Je ne pouvais pas deviner qu’il agirait aussi follement !

— C’est toi qui l’as rendu fou. L’as-tu au moins payé ?

Se sentant rougir, Marie se détourna pour s’approcher du feu :

— Non, murmura-t-elle. Il n’a pas été mon amant. Je m’étais seulement promise si… Lui céder eût été tout compromettre.

— C’est ce qui s’appelle avoir le sens des affaires ! soupira le petit homme. Méfie-toi cependant : la haine que tu as soulevée chez ceux qui le pleurent n’est pas encore retombée. Tu as failli en mourir. Elle pourrait refaire surface et se manifester. C’est de cela dont tu viens parler avec Basilio ? Ou, puisque nous parlons affaires, en as-tu une nouvelle sur le feu ?

— Oui, et de grande importance. Il s’agit du sort du royaume…

— Rien que ça ?

— Si vous me laissiez finir ? J’aurais dû dire de celui de la Reine avec lequel il se confond. Il faut un héritier.

La broussaille grise qui tenait lieu de sourcils au Florentin remonta jusqu’au milieu de son front :

— Ce n’est pas nouveau, mais qu’est-ce que le pauvre Basilio y peut ?

— Beaucoup ! Asseyez-vous et écoutez-moi !

Avec la clarté qu’elle savait mettre dans ses propos lorsque le but poursuivi lui tenait à cœur, elle exposa qu’il avait fallu renoncer plus ou moins à jouer la carte Gaston d’Orléans contre son frère parce qu’il semblait de plus en plus difficile de compter sur lui. De plus il était tellement coiffé de la petite Gonzague qu’il était capable de l’épouser même au cas où le Roi viendrait à mourir :

— Nous allons donc l’aider à fuir aux Pays-Bas où il pourra être heureux à son aise. En France il y a mieux à faire : l’entente entre la Reine Mère et Richelieu semble se fragiliser de jour en jour et c’est très bien ainsi parce que ce qui importe est de libérer le Roi d’une influence aussi fâcheuse. Le Cardinal est l’ennemi de la Reine contre laquelle il ne cesse d’indisposer Louis. Or c’est elle qui porte l’espoir des gens de bon sens et il faut que son époux en revenant de guerre se prenne pour elle d’un renouveau d’amour. Car il fut un temps où il s’en approchait volontiers… Nous devons retrouver ce temps-là. Si Marie de Médicis parvient à faire renvoyer le Cardinal, Louis se sentira seul. Il devra se tourner vers celle qui porte avec lui la couronne. Hélas, il lui témoigne à présent un éloignement sans cesse grandissant. Autrement dit : nous avons besoin d’aide pour lui faire reprendre régulièrement le chemin de son lit…

— Quelle sorte d’aide ?

— Voilà une question dont la réponse devrait apparaître clairement à un homme de science tel que vous, maître Basilio. Pourquoi pas un… philtre d’amour ?

Le petit homme sursauta si violemment que le tabouret sur lequel il était perché tomba au sol :

— Tu prends Basilio pour un sorcier, Madame la Duchesse ? Ce qu’il n’est pas, grâce à Dieu ! Un philtre d’amour ? Pas plus ? Qu’est-ce que Basilio a bien pu te faire pour que tu veuilles l’envoyer en prison ?

— Tout de suite les grands mots ! Et pourquoi pas le bûcher pendant que vous y êtes ? Je ne vous demande pas de faire passer le Roi de vie à trépas mais d’aider sa nature à rejoindre celle qui devrait être l’unique objet de ses soins ! Je suis persuadée qu’en rentrant au Louvre, il ira passer un moment dans son lit mais un moment ne suffit pas. Il doit y en avoir d’autres, et répétés, afin d’avoir une certitude… Et vous ne pouvez pas me refuser cela ! conclut Marie triomphalement.

Un triomphe auquel son interlocuteur n’éprouvait pas la moindre envie de s’associer, et son point de vue ne se fit pas attendre :

— Mais naturellement que Basilio va refuser ! Ce n’est pas parce qu’il connaît les plantes pour soulager les maux des pauvres gens… et des autres aussi, qu’il est capable de concocter n’importe quoi pour n’importe qui… Pour ce qu’il en sait, ce que tu réclames n’est pas à la portée du premier apothicaire venu !

— Mais vous n’êtes pas un apothicaire, vous êtes un homme de science que la Galigaï prisait fort. Après la mort de son médecin Montalto c’est vous qui soulagiez ses maux, n’est-ce pas ?

— Voilà le mot qui convient : Basilio soignait les terribles crises d’hystérie qui la ravageaient. Il fallait apaiser, tu comprends ? Apaiser ! Et tu me demandes le contraire ! C’est très dangereux, un philtre magique ! Ça Basilio le sait, et même pour quelqu’un en bonne santé. Ce qui n’est pas le cas de celui à qui tu le destines. Il a des intestins en toile d’araignée ! Et Basilio ne veut pas avoir sa mort sur la conscience…

— Que vous voilà donc prudent et précautionneux ! Mille tonnerres ! Maître Basilio ! À quoi vous sert de savoir lire dans les astres ? Tirez donc l’horoscope du Roi et vous verrez si un danger le menace !

— Il y a longtemps que c’est fait et Basilio peut te dire qu’il est sans cesse menacé. Quant à toi tu aurais intérêt à te tenir tranquille, Madame la Duchesse, sinon tu risques de déchaîner une nouvelle catastrophe.

— Vous voulez que je reste dans ma campagne à me tourner les pouces ? Mais j’enrage d’être ainsi confinée au fond des bois et des étangs pendant que la Reine a tellement besoin de mon aide !

— Tu n’y resteras pas ! Bientôt tu pourras jouir des rayons de ce soleil factice de la Cour que tu aimes tant… Cela devrait te suffire, il me semble ?

— C’est vrai ? s’écria Marie qui se sentit revivre.

— Ce que Basilio annonce est toujours vrai. Ta bonne étoile va te donner une nouvelle chance. À toi de ne pas en faire un désastre. Entoure ta Reine, aide-la à se rapprocher de son époux, à ramener la concorde dans ce ménage trop chaotique pour la paix du peuple. Voilà une tâche digne de toi… et ne te mêle pas de faire avaler n’importe quoi à ton souverain ! Ou alors accepte d’en payer le prix si tu passes outre à ma mise en garde !

Le ton du petit homme était si sombre que Marie, désagréablement impressionnée, sentit un frisson glacé parcourir son échine :

— Ce qui veut dire ?

— Que ton joli cou ne donnerait guère de peine à l’épée du bourreau !

Chacun des mots de Basilio pesait le poids de ladite épée et Marie savait d’expérience qu’elle avait tout intérêt à tenir compte des avertissements de son astrologue. Pourtant elle n’arrivait pas à se sentir vaincue : elle s’était quasi engagée à obtenir de Basilio la liqueur miraculeuse dont elle avait eu l’idée. De quoi aurait-elle l’air lorsqu’elle avouerait son échec ?

— Quelque chose encore qui ne va pas ? fit Basilio, voyant qu’elle restait immobile et muette.

Elle lui lança un regard lourd de rancune :

— Comment voulez-vous que ça aille quand je vais devoir avouer aux personnes qui ont mis leur espoir en moi, en vous, que j’ai été incapable d’obtenir ce que j’ai annoncé…

Elle avait l’air tellement déconfit que Basilio éclata de rire :

— Toujours le paraître, hein ? Toujours en point de mire des autres ? Tu es incorrigible, Madame la Duchesse ! Mais comme j’ai peur que tu ne te livres à je ne sais quelle sottise dès que tu seras sortie d’ici, Basilio va te préparer… un remède.

— Mais… vous disiez ?

— Et je n’ai pas changé d’avis. L’important est que tu rapportes un flacon décoratif un peu mystérieux avec des consignes d’emploi très compliquées. Quant à ce qu’il y aura dedans, cela ne risquera pas de faire de mal à qui que ce soit. Servi dans un vin capiteux, cela aura au moins un effet euphorisant et personne ne pourra t’en vouloir si le résultat n’est pas absolument ce que l’on attendait. Il est même possible que ton roi s’en trouve mieux que tu ne crois… Tu restes ici cette nuit ?

— Oh ! oui ! J’aime cette maison…

— Alors demain tu ne rentreras pas les mains vides. Toi, tu ne croiras pas aux vertus que cette liqueur n’aura pas mais les autres y croiront. Et c’est ce qui compte…

Il allait tourner les talons, elle le retint par un pan de sa robe noire :

— Encore un mot ! Je vais vraiment rentrer en grâce ?

— Tout l’indique…

— Ce qui veut dire que le roi Charles d’Angleterre se sera montré une fois encore un parfait ami ? Je n’en ai jamais douté.

— Tu as tort d’en être aussi sûre parce que, cette fois, ce n’est ni l’amour de ton époux ni l’amitié qui vont jouer en ta faveur. C’est même le contraire…

— Le contraire ?

— Eh oui ! Le secours viendra d’ailleurs parce qu’on aura besoin de toi. Ce sont des choses qui arrivent…



Il fut, bien entendu, impossible d’en tirer davantage. Confiante néanmoins dans les prédictions de son mage, Marie, par exception, mit son esprit en vacances et prit plaisir à se retrouver pour quelques heures dans ce petit château qui avait ses préférences avant que Dampierre ne lui soit donné. Elle le fît découvrir à sa jeune suivante. Le soir venu, toutes deux s’attardèrent au jardin puis dans la chambre de la Duchesse devant la belle cheminée de porphyre où des bûches flambaient avec une bonne odeur sylvestre. Assises sur le tapis, pieds nus et en vêtement de nuit, elles bavardèrent en buvant du vin d’Alicante, Marie trouvant un plaisir nouveau à jouer à la grande sœur avec cette petite cousine dont elle découvrait au cours des jours la qualité. Cette nuit-là, elle évoqua pour elle l’ombre de Leonora Galigaï comme si c’était la chose la plus naturelle. Et en fait ce l’était puisqu’à entendre Basilio, le douloureux fantôme avait cherché refuge à Lésigny.

— Je crois qu’on en parlait dans tout le royaume et même au-dehors, dit Herminie. Chez nous, en Lorraine, on racontait que c’était un monstre, une sorcière maléfique qui s’était emparée de l’esprit de la reine Marie. On la disait laide et contrefaite…

— Contrefaite non mais laide sans doute. Ce dont elle a souffert sa vie durant et d’autant plus qu’elle aimait avec passion un époux qui, lui, était fort beau. C’était elle l’âme du couple et, avec le temps – je n’étais qu’une enfant à l’époque et m’intéressais peu à ces gens ! – j’ai fini par comprendre que sans elle, Concino Concini n’eût jamais été rien d’autre qu’un bellâtre cupide, habile à se servir des femmes, un joueur sans scrupules, un rufian déguisé en grand seigneur et qui n’avait pas assez d’intelligence pour retenir ses insolences et rendre à la majesté royale ce qui lui était dû. Tant que le roi Henri vivait il n’osait pas trop se montrer, mais après le couteau de Ravaillac on a vu de quoi il était capable et si le jeune roi s’est mis à le haïr, Concini avait fait ce qu’il fallait pour ça. Aussi a-t-il eu le sort qu’il méritait. Quand le peuple l’a mis en morceaux, il n’y a eu que Marie de Médicis pour le pleurer… et Leonora ! Elle avait vécu pour lui : elle est morte de lui car le peuple a reporté sur elle toute la haine accumulée pendant des années. Lui a connu quelques instants de souffrance : elle a gravi un cruel chemin jusqu’à l’échafaud de la place de Grève où la Reine Mère l’a laissée monter sans tenter quoi que ce soit pour adoucir son calvaire en souvenir de leur jeunesse, des jardins de Florence où elles couraient enfants et de tous ces jours vécus côte à côte…

— Vous en parlez comme si vous l’aviez aimée ? remarqua Herminie.

— Pas lorsqu’elle était vivante. Je l’ai plainte alors et c’est après que je me suis attachée à elle. C’est à moi que l’on a donné la totalité de ses biens les plus chers : ses joyaux, sa maison… Alors, parfois, je fais dire une messe dans l’espoir que son âme trouvera enfin le repos.

— Vous ? Des messes ? Mais je pensais que…

— … j’étais une sorte de mécréante ne croyant pas à grand-chose ? C’est un peu vrai dans un sens mais pas complètement. Il m’arrive d’éprouver certains élans…

— Jamais de… regrets ?

Marie ne répondit pas tout de suite. Elle observa un instant le reflet du feu à travers le vin doré de sa coupe et soupira :

— Cela sert à quoi, les regrets ?

Ayant dit, elle vida son verre d’un trait, s’étira puis, se relevant :

— Assez philosophé pour ce soir ! Allons dormir…

Au matin, emportant au fond de son aumônière un flacon emmailloté de paille tressée, elle rentrait à Dampierre pour y attendre avec une confiance mitigée la réalisation des prédictions de Basilio, sans se douter que le destin s’apprêtait lentement à travailler pour elle.



Dans les premiers mois de cette année 1629, les armes de la France dans les Alpes enneigées venaient de connaître le succès. La décisive victoire du Pas de Suse remportée par le Roi en personne avait remis le duc de Savoie dans le droit chemin, libéré Casal dont les Espagnols avaient dû lever le siège, et affermi le nouveau duc de Mantoue dans ses droits. La paix offerte n’avait rien d’humiliant et s’efforçait au contraire de resserrer les liens de famille puisque la princesse de Piémont, épouse de l’héritier de Savoie n’était autre que Christine, la sœur de Louis XIII.

Ce grand succès acquis et Casal confiée à la garde du maréchal de Toiras, le héros de La Rochelle, le Roi et, évidemment, le Cardinal revinrent en France pour mettre bon ordre à la dernière révolte des protestants en Languedoc… En quelques semaines tout fut réglé et le traité de pacification, la Grâce d’Alès, était signé, rétablissant l’Edit de Nantes dans sa pleine autorité mais supprimant les privilèges politiques et militaires des réformés. Le Roi pouvait rentrer à Paris après avoir invité le duc de Rohan, l’inusable trublion, à s’en aller voir hors de France si l’herbe était plus verte.

Le Cardinal s’attarda dans le Midi afin de procéder à la remise en ordre administrative. Claude de Chevreuse était rentré au logis à la suite du Roi.

Bien que Marie lui eût réservé l’accueil convenant à un époux lorsqu’il revient de guerre, surtout quand cette guerre s’est terminée par une victoire, elle constata qu’il n’avait pas l’air dans son assiette et même que toutes ces louanges, tous ces débordements d’affection paraissaient le gêner. Et comme elle n’était pas femme à garder sa lumière sous le boisseau, elle posa carrément la question :

— On peut se demander quelle tête vous feriez si nos armes avaient subi une défaite. Au lieu de vous réjouir on dirait que vous venez de porter en terre toutes vos espérances ? Vous vous êtes honorablement battu, je suppose ?

— Oh ! oui… et notre Sire m’en a témoigné sa satisfaction à maintes reprises !

— Eh bien, alors ? Vous devriez être content ?

— Et pourtant je ne le suis pas ! Je me sens même honteux de cette gentillesse dont vous me comblez.

— Allons bon ! Voilà autre chose ! Je suis gentille pour la simple raison que je suis heureuse de vous voir de retour sans une égratignure, ce qui est normal quand quelqu’un vous est cher !

— Certes, certes ! Mais c’est justement votre affection si touchante qui me rend malheureux parce que je vais vous décevoir…

— En quoi ?

Claude poussa un énorme soupir, alla se servir un gobelet de vin sans doute pour se donner du courage et enfin déclara :

— En ce que je ne rapporte pas votre grâce comme je l’espérais… et comme vous étiez en droit de l’attendre du succès de mes armes. Et cette fois, le Roi ne m’a pas laissé d’espoir même après que j’eus repris une redoute espagnole presque à moi seul !

— Ah !

— Il m’a embrassé avec énormément de chaleur et avec une larme dans les yeux mais quand j’ai ouvert la bouche pour lui demander la seule récompense que j’attendais de lui, il m’a devancé : « Mon pauvre Chevreuse, m’a-t-il dit en me prenant par le bras, je sais que ce qui te ferait le plus plaisir serait que je lève l’exil de ta Duchesse mais je ne peux pas me résoudre à respirer le même air qu’elle. C’est une femme trop dangereuse… » Et comme je me hasardais à évoquer l’amitié du roi Charles d’Angleterre, il m’a répondu qu’en effet son ambassadeur vous avait mentionnée dans les diverses clauses de paix entre les deux royaumes et que c’était justement l’importance qu’on vous donnait dans d’aussi grandes affaires qu’il ne pouvait admettre.

— Autrement dit, l’étendue de cette amitié a joué contre moi ?

— J’en ai peur !

— Et la reine Henriette-Marie ? A-t-elle joint ses prières à celles de son époux ?

— Pas que je sache.

— Voilà bien l’ingratitude des souverains ! Tant que ce pauvre Buckingham entretenait la zizanie dans son ménage, nous étions vous et moi les meilleurs intercesseurs du monde mais comme l’harmonie est revenue à présent, il n’y a plus aucune raison de me ménager. N’importe ! Tout cela n’a guère d’importance et je n’ai plus besoin d’eux !

— Comment cela ? Et comment l’entendez-vous ?

— De la façon la plus naturelle qui soit ! Je sais que mon exil pourrait prendre fin dans un avenir assez proche sans que j’aie trop à me soucier de me répandre en grands mercis.

Claude écarquilla les yeux, regarda sa femme comme s’il doutait de sa raison et s’en prit à sa moustache qu’il tirailla un moment d’un air pensif puis, toussotant pour s’éclaircir la voix :

— Seriez-vous sorcière ? fit-il mi-figue mi-raisin.

— Et pourquoi pas ? C’est dans les campagnes qu’elles abondent et voilà des mois que je suis devenue campagnarde ! Allons souper !

Là-dessus, elle éclata de rire, le prit par le bras et l’entraîna vers la table que l’on venait de servir. La soirée se déroula agréablement. Marie fut d’une humeur charmante, ce qui soulagea beaucoup le malheureux Claude. L’attitude si nouvelle de sa femme l’enchantait. Ne croyant guère à l’invraisemblable prédiction qu’elle lui avait délivrée, il commençait à envisager une suite de jours paisibles sur ses terres en compagnie d’une épouse qui semblait ne plus songer qu’à lui plaire. Aussi se crut-il le jouet d’un mauvais rêve quand, au dessert, tout en picorant les grains dorés d’une grappe de raisin, elle lui demanda quand il comptait rejoindre la Cour…

— Rejoindre la Cour ? s’étrangla-t-il. Mais pour quoi faire ?

— Cela tombe sous le sens : y tenir votre rang… notre rang.

— Mais Marie, vous oubliez que vous êtes frappée d’exil ?

— Pas vous, que je sache ! Or, il me paraît de la première importance qu’on vous y voie, vous. D’autant plus que le Roi vous garde son affection. Il pourrait même être heureux d’imaginer que vous pourriez le préférer à moi.

— Qui, vous connaissant, le croirait ?

— C’est galant et je vous en remercie, mais il vous faut comprendre que nous faire oublier serait la pire des fautes ! Il faut que l’on vous remarque dans la chambre du Roi, à sa table, à la queue de son cheval lorsqu’il chasse. Et surtout montrer un visage aimable, souriant… Vous êtes auprès du maître que vous aimez et c’est pour vous le principal. Votre épouse est de moindre importance. Ayant commis des fautes elle en subit la juste punition en tournant vers Dieu les regrets de ses fautes et de ses folies. Quoi de plus naturel ? Je dirais même de plus respectable ? Madame de Chevreuse est entrée dans la repentance et vous mettez votre point d’honneur à poursuivre votre service auprès du Roi. Vous comprenez ?

— Certes, certes ! Présenté de la sorte, il semblerait que ce soit la bonne attitude à adopter mais…

— Pas de mais, mon ami, si vous voulez tout savoir, il m’est nécessaire, à moi, de vous savoir là-bas.

— Mais pour quelle raison ?

— Vous savez combien je suis attachée à la Reine et combien je me soucie de son sort. Elle est entourée d’ennemis, souvent en butte à de mauvais conseillers. Que ce soit la Reine Mère ou Monsieur, c’est à qui fera de son mieux pour lui rendre la vie impossible et jusqu’à présent ils n’ont que trop bien réussi à jeter le ménage royal dans toutes les ornières possibles…

— Il me semble que vous y avez contribué plus ou moins, vous aussi, remarqua Chevreuse qui n’était pas totalement dépourvu de mémoire.

— Je ne dis pas non mais les temps ont changé, ainsi que les gens, et je vous assure que si j’avais pu effectuer mon retour, j’aurais tenu les mains avec le maximum de mes forces au rapprochement du couple royal. Il faut que le Roi cesse de se défier de son épouse, qu’il la visite plus souvent…

— Peut-être avez-vous raison, mais à quoi pensez-vous ?

— À ceci : le royaume aura la paix et nous les grands pourrons combattre plus efficacement ce maudit Richelieu qui est notre ennemi quand la Reine, enfin, aura conçu et donné un héritier. Vous êtes proche de Louis XIII… et vous devez pouvoir œuvrer dans ce sens.

— Je ne demande pas mieux mais je ne vois pas comment ? Vous n’essayez quand même pas de me faire comprendre que je dois renouveler l’exploit du défunt Luynes votre premier époux qui, un beau soir, a pris le jeune Roi sous son bras pour le porter tout gigotant au lit de sa femme ? Nous n’avons plus, l’un et l’autre, l’âge de ces gamineries…

— C’est dommage. Néanmoins, vous pourriez agir de façon différente.

— Laquelle ?

— Je vous le dirai plus tard parce qu’il me faut réfléchir encore. Pour le moment, allez reprendre votre place, montrez-vous agréable et – pourquoi pas ? – indispensable en tant que bon compagnon. Ce que vous ferez à merveille. Et surtout, surtout tenez-moi au fait de quelque événement dont vous pourriez être le témoin. En un mot : soyez mes yeux et mes oreilles..



La nuit qui suivit acheva de convaincre Chevreuse, point trop mécontent au fond de prendre à nouveau sa part de la vie captivante de la Cour et de retrouver ses habitudes urbaines. L’été allait vers sa fin et il ne serait pas fâché de se réinstaller dans son bel hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre et de le ramener à une vie mondaine disparue au moment de la fuite de Marie vers la Lorraine. En dehors des chasses, la campagne en hiver n’avait rien de fort récréatif. Aussi, dès le lendemain Claude rejoignait-il Fontainebleau où le Roi, à son retour de la guerre, avait retrouvé les Reines. Les Chevreuse y possédaient un hôtel agréable où le Duc ne fit que toucher terre : enchanté de se voir préféré aux charmes ensorcelants de la belle Marie, le Roi logea auprès de lui ce compagnon dévoué et sans malice qui devait lui sembler reposant…

On était alors au début du mois de septembre et la Cour attendait le retour du cardinal de Richelieu dans une atmosphère étrange où s’agitaient les sentiments les plus divers : le Roi avec impatience, la Reine avec une inquiétude mitigée de crainte et d’espérance dans les plans que ne cessaient d’ourdir Madame de Chevreuse et l’ambassadeur d’Espagne, et Marie de Médicis avec la mauvaise humeur permanente qu’entretenait chez elle un entourage ultramontain farouchement hostile à la politique du Ministre et mené par le cardinal de Bérulle.

Le 14 septembre, le Roi se mit en chemin pour aller au-devant de Richelieu qui revenait par la route du sud. C’était là une faveur inouïe qui donna beaucoup à penser, plus encore à commenter. La rencontre se fit à Nemours et avec une chaleur à laquelle Louis XIII n’avait pas habitué ses contemporains : il descendit de cheval tandis que le Cardinal quittait son carrosse, et les bras ouverts marcha vers lui pour l’embrasser :

— Quelle joie de vous revoir enfin, Monsieur le Cardinal ! Vous ne sauriez croire à quel point vous me manquiez !

— Ce sont paroles bien douces à entendre, Sire ! Votre Majesté ne saurait croire combien elles sont précieuses et encourageantes pour son plus fidèle serviteur !

— Donnez-moi des nouvelles de votre santé ! Les fortes chaleurs du Languedoc ne l’ont point trop incommodée ?

— Point trop et le bonheur de servir le Roi et le royaume a toujours été pour moi le meilleur des remèdes. Grâce à Dieu le royaume est en paix à présent et le restera…

— Nous l’en remercierons ensemble ! Rentrons maintenant !

Comble d’honneur, Louis XIII tint à monter dans la voiture de son Ministre afin de pouvoir parler plus commodément – et surtout sans témoins ! – tandis que l’on regagnait Fontainebleau. Richelieu y reçut l’hommage de toute la Cour, salua Anne d’Autriche qui lui offrit une main languissante et un sourire contraint. Puis, remarquant l’absence de la Reine Mère, il s’inquiéta de sa santé et se dirigea vers son appartement avec ce naturel que donne l’habitude.

Elle y était en effet : debout en grand habit, au milieu de son salon doré à demi plein de ses familiers, elle bavardait avec Bérulle et les frères de Marillac, le Chancelier et le Maréchal. Aucun des trois n’était un ami de Richelieu même au temps où tous appartenaient à la maison de la Reine Mère. Il y avait beaucoup d’animation autour du groupe mais quand le Cardinal franchit le seuil, un silence se fit. Tout le monde se tourna en même temps vers la porte où, un instant, Richelieu s’immobilisa tandis que son regard vif parcourait l’assemblée. Son extrême acuité nerveuse lui faisait flairer quelque chose d’anormal, une sorte de danger. Néanmoins, levant haut la tête, il s’avança jusqu’à la Reine Mère devant laquelle, le sourire aux lèvres, il s’inclina profondément :

— Me voici, Madame, infiniment heureux d’être admis à présenter mes hommages à Votre Majesté…

Les paroles moururent sur ses lèvres quand, se redressant, il vit en face de lui le lourd visage de la Florentine qui semblait changé en pierre. Seuls, les yeux bleus à fleur de tête flambaient de fureur mais elle ne dit pas un mot. Levant une main à la hauteur de son visage, elle fit mine d’étouffer un bâillement puis, virant sur ses talons, tourna carrément le dos au Cardinal…

Celui-ci devint blême sous l’outrage. Les ailes minces de son nez se pincèrent. Un bref regard lui montra les visages réjouis des témoins de son humiliation. Il n’insista pas, salua brièvement et sortit à pas rapides tandis qu’éclatait derrière lui une explosion de joie de très mauvais goût. Parvenu au bas du degré, le Cardinal furieux et humilié n’hésita qu’un instant et, au lieu de gagner le cabinet de travail qu’il avait au château, remonta en voiture et rentra chez lui, dans la maison qu’il s’était fait construire à deux pas.



D’abord, il se rendit dans son oratoire et y pria un moment afin de laisser à son sang le temps de s’apaiser puis, après avoir ordonné qu’on ne le dérange pas, il s’assit à sa table de travail et écrivit deux lettres : l’une pour le Roi, l’autre pour la Reine Mère mais qui toutes deux exprimaient son désir de se retirer. À Louis XIII, il disait qu’étant donné la place prépondérante qu’occupait au Conseil la mère du Roi, récemment encore Régente du royaume, il ne pensait pas pouvoir continuer son œuvre en désaccord avec elle. À la Médicis, il exprimait sa surprise d’un traitement aussi insultant, n’ayant jamais eu conscience de ne pas gouverner avec son plein accord et n’ayant jamais cherché qu’à la bien servir, en toutes choses… Après quoi, ses deux épîtres remises à un courrier, il prit médecine et alla se coucher, autant pour se remettre des fatigues du voyage que pour réfléchir plus commodément. Le contraste entre les divers accueils qu’il venait de recevoir était par trop évident et l’insulte suivait de trop près le triomphe. Jusqu’à présent, la vieille mégère couronnée l’avait soutenu et il reconnaissait volontiers lui être redevable de sa carrière politique mais si, maintenant, elle devait se dresser contre lui – et faire ensuite ce qu’il faudrait pour que son fils partage ses vues à brève échéance –, il devrait naviguer avec une prudence extrême. Il ne doutait pas, en effet, que Louis XIII refuse sa démission, et cela promettait des séances particulièrement houleuses à un Conseil qui allait se partager en deux et qui, enlisé dans ses querelles, se révélerait vite ingouvernable. À moins que le Roi ne fasse preuve de plus d’autorité. C’était là que le bât blessait : accepterait-il de se dresser contre sa mère au bénéfice de son Ministre ? Car en ce qui concernait celle-là, Richelieu ne se faisait guère d’illusions : tant qu’on la caressait dans le sens du poil, elle ronronnait comme une grosse chatte mais, têtue, bornée et vindicative, elle ne pardonnait jamais aucune offense… Surtout celles que lui présentait son imagination. C’était ce qui était le plus grave, car le Cardinal ne lui avait jamais manqué en quoi que ce soit et avait au contraire pris grand soin de toujours la bien servir.

Au bout d’un moment il quitta son lit, se dirigea vers une armoire dissimulée dans un mur, semblable à celles qu’il faisait construire dans chacune de ses résidences pour des papiers secrets, y prit un coffret en fer dont la clé ne quittait pas son cou. Il renfermait quelques lettres jaunies dont la moindre pesait le poids exact de la hache du bourreau. Ces lettres, le Cardinal les avait fait récupérer chez une ancienne fille d’honneur de Marie de Médicis qui était aussi sa cousine par Isaac de Laffemas, son maître des « basses œuvres », autrement dit l’homme des vilaines besognes. Le sang avait coulé pour les obtenir mais elles avaient tant de prix que le Cardinal préférait oublier ces circonstances fâcheuses : elles représentaient pour lui la dernière sauvegarde au cas où la Médicis l’emporterait dans la guerre qu’elle venait de lui déclarer. À moins qu’elles ne précipitent sa chute à lui s’il venait à s’en servir afin que disparaisse l’un de ces secrets royaux si lourds à porter.

Après en avoir relu deux, le Cardinal les remit soigneusement en place. L’accueil exceptionnel que lui avait réservé le Roi lui laissait espérer que celui-ci se rangerait à son côté… Le mieux pour le moment était d’attendre aussi calmement que possible l’effet de ses lettres de démission.



Ce dernier dépassa presque ses espérances. Le Roi jeta feu et flammes et reprocha durement à sa mère d’avoir osé s’en prendre à l’homme le plus indispensable du royaume. La Reine Mère entra du coup dans une de ces fureurs dont elle avait le secret et qui transformait alors son appartement en une sorte de marché arabe vociférant… Pendant une grande heure, elle cracha le venin qu’elle emmagasinait depuis que Richelieu avait eu l’outrecuidance d’adopter une politique diamétralement opposée à la sienne. Elle l’accusa d’ingratitude, de fourberie, et aussi d’entraîner le roi de France sur le chemin de la damnation éternelle en osant se dresser contre le Pape. En outre, le misérable faisait le jeu des protestants maudits en tournant ses armes contre la très catholique Espagne qu’elle tenait pour chère à son cœur et dont elle lui avait fait épouser la fille…

— En ce cas, ma mère, expliquez-moi pourquoi, depuis ce mariage tant souhaité par vous, vous n’avez eu de cesse de me démontrer l’indignité d’une épouse que j’aurais chassée depuis belle lurette si je vous avais écoutée.

— Dans les meilleures maisons il y a des brebis galeuses et ce n’est la faute de personne. Et puisque nous en sommes à parler mariage, veuillez vous rappeler aussi, Sire mon fils, que cet homme a eu le front de se mêler de nos affaires de famille en favorisant le penchant de votre frère pour cette fille de Gonzague, allant même jusqu’à vous pousser à une guerre afin d’assurer le trône de Mantoue à son père. Oui, il a osé alors qu’il savait à quel point j’étais hostile à ce mariage…

— Vous vous égarez, Madame ! En assistant le prince de Gonzague et en obligeant vos amis espagnols à libérer Casal, le Cardinal et moi-même n’avons jamais eu en vue ce mariage qui ne me plaît pas plus qu’à vous mais bien l’équilibre du royaume par la possession de places importantes. À ce propos, vous devriez être la dernière à me faire souvenir que vous avez abusé de vos pouvoirs de régence en faisant incarcérer cette pauvre jeune fille et sa tante au donjon de Vincennes et que…

Un ricanement sauvage de la Florentine lui coupa la parole :

— J’ai fait ce que je devais faire, je me suis comportée en reine plus que vous en roi puisque vous laissez votre Ministre agir à votre place et qu’il a eu l’impudence de libérer ces deux femmes…

— Ce n’est pas lui qui les a fait sortir de prison, Madame ! C’est moi… à la demande de mon frère, indigné à juste raison du traitement infligé à des innocentes !

— Vraiment ? En ce cas votre frère devrait vous être reconnaissant ? Alors expliquez-moi pour quelle raison il est enragé de colère contre ce maudit Cardinal ? Au point qu’il songerait, m’a-t-on laissé entendre, à se réfugier à Bruxelles afin de…

L’entrée soudaine du duc de Bellegarde, Grand Ecuyer de France et fort ami de Gaston d’Orléans, interrompit un instant la joute oratoire. Il en demanda excuses sur l’importance de la nouvelle qui l’amenait :

— Il importait, dit-il, que Vos Majestés apprennent sur l’heure que Monsieur est parti…

— Là ! triompha la Reine Mère. Qu’est-ce que je disais ? Voilà votre frère passé chez ceux en qui vous vous obstinez à voir des ennemis.

Bellegarde se mit à tousser, ce qui lui permit de reprendre la parole :

— Que Votre Majesté me pardonne. Madame, mais je n’avais pas fini : Monsieur est parti, certes, mais pas pour les Pays-Bas.

— Où est-il ? demanda le Roi.

— En Lorraine. Il est allé demander l’hospitalité au duc Charles !

— Qui n’est pas plus de nos amis que l’infante Isabelle-Claire-Eugénie ! Savez-vous si Mademoiselle de Gonzague l’accompagne ?

— Je ne le pense pas, Sire ! Aux termes de la lettre que Monsieur a bien voulu me faire tenir, il dit qu’il est excédé que l’on se mêle constamment de ses affaires et qu’il entend les mener désormais à sa guise…

Du coup Marie de Médicis régala ses interlocuteurs d’une magistrale crise de nerfs avec larmes, imprécations et prise à témoin du Ciel de tout ce que cette pauvre mère était condamnée à souffrir par des fils sans entrailles dont le but inavoué était de la mener au tombeau par les moyens les plus rapides. On s’empressa autour d’elle, on appela ses femmes qui l’emportèrent à sa chambre avec des soins infinis, on la coucha avant d’appeler médecin et chapelain afin qu’ils vinssent apporter les secours dont ils disposaient à si grande affliction. Pendant ce temps, le Roi regagnait son cabinet où il fit appeler le Cardinal.

Celui-ci était déjà au courant de ce qui venait de se passer et s’en montrait soucieux :

— Je cherche en vain. Sire, en quoi j’ai pu offenser la Reine Mère à qui j’ai toujours montré reconnaissance et affection. Il me semble avoir fait de mon mieux pour la servir…

— … jusqu’à ce que vous choisissiez de servir d’abord le Roi et la France, ajouta Louis avec une mélancolie qui toucha son Ministre. Ma mère a toujours exigé d’être première servie, le reste ne l’intéresse pas. Il faudra cependant qu’elle accepte de se réconcilier avec vous.

— Je doute qu’elle accepte. Sire. C’est pourquoi ma démission me semblait la meilleure solution…

— Pas pour moi, Monsieur le Cardinal, pas pour moi. Et la couronne c’est moi qui la porte. Veuillez vous en souvenir !

— Je n’aurai garde de l’oublier, conclut Richelieu en saluant profondément.

Dans les jours qui suivirent, Louis XIII fit en sorte que tous, à sa cour et dans le royaume, eussent une claire idée de l’estime qu’il lui portait. Richelieu reçut officiellement le titre de premier des Ministres dont il exerçait les fonctions. On lui offrit plusieurs bénéfices et son frère Alphonse, le chartreux, se retrouva archevêque d’Aix et plus tard de Lyon, coiffant en même temps le chapeau de Cardinal.

Force fut à la Reine Mère d’accepter la réconciliation qu’exigeait son fils mais chacun savait bien, et Richelieu, le premier, qu’elle satisfaisait seulement aux apparences et qu’en fait son ancien serviteur n’avait plus à attendre d’elle que de mauvais procédés, d’autant plus dangereux sans doute qu’ils seraient plus sournois. Elle lui en voulait même de la mort subite de son plus fidèle soutien qui était aussi l’ennemi le plus acharné de Richelieu : le cardinal de Bérulle mourut de façon si providentielle que d’aucuns y virent le doigt de Dieu, d’autres, au premier rang desquels était la Florentine, la main discrète du Ministre.

Sachant qu’il ne pouvait plus espérer le moindre appui de ce côté, celui-ci pensa qu’il serait peut-être bon pour lui de se chercher d’autres alliés dans la famille royale et que la Reine – toujours tellement malmenée par sa belle-mère – lui serait peut-être reconnaissante de s’intéresser à son sort et de lui offrir l’aide dont elle manquait si cruellement et depuis tant d’années.

Songeant qu’il y avait peut-être, à portée de sa main, un moyen simple de lui faire plaisir, le Cardinal fit prier Claude de Chevreuse de vouloir bien lui rendre visite. Quelques jours plus tard, Marie, ivre de bonheur, apprenait sa rentrée en grâce pleine et entière : sa place auprès de la Reine lui était rendue ! Basilio avait eu raison sur toute la ligne… Le salut lui était venu d’où elle ne l’attendait pas.

Elle en pleura de joie, puis se hâta de faire préparer ses coffres…

CHAPITRE V UN CADEAU POUR LA REINE

C’était Noël et le Cardinal donnait une fête dans l’hôtel, proche de la porte Saint-Honoré, qu’il avait acheté quelques années plus tôt au Secrétaire d’Etat Forget du Fresne en prévision de ce qui venait de se passer : sa rupture avec la Reine Mère, ce qui lui rendait impossible le séjour du Petit Luxembourg, autrement dit une position de repli. Ce n’en était pas moins une fort jolie demeure bien qu’il la jugeât trop exiguë. Son nouveau titre de premier des Ministres lui faisait désirer davantage d’espace aussi ne cachait-il pas son intention de la faire prochainement agrandir afin d’obtenir une sorte de palais digne de sa grandeur et de celle du Roi. Il avait déjà commandé à Lemercier les plans de ce qui serait bientôt le Palais-Cardinal[6], nanti des beaux jardins que Son Eminence appréciait par-dessus tout.

Pour ce soir-là, cependant, le faste déployé compensait l’exiguïté – relative ! – de la demeure éclairée a giorno par des milliers de chandelles et de lanternes que reflétaient d’immenses miroirs. Il y aurait comédie – Mélite d’un illustre inconnu nommé Corneille – jouée par la troupe de Charles Lenoir et de Mondory[7] musique, ballet et enfin un festin comme il convenait d’en offrir lorsque l’on avait l’honneur de recevoir le Roi et les Reines et une partie de la Cour triée sur le volet : celle qui avait le plus de chance de plaire à Leurs Majestés Louis XIII et Anne d’Autriche, au premier rang de laquelle rayonnait Madame la duchesse de Chevreuse dont c’était le retour.

En fait, celle-ci constituait la surprise de la soirée, le cadeau de Noël que le Cardinal avait réservé à la Reine. Nul n’était au courant et quand elle descendit de carrosse, éblouissante en velours noir et satin blanc constellé de diamants, suivie de son époux, un murmure flatteur la précéda dans l’escalier au bas duquel le Cardinal vint l’accueillir en personne :

— Vous rayonnez, ce soir. Madame la Duchesse. Merci d’embellir de votre grâce et de votre beauté cette modeste demeure…

— Si vous souhaitiez à ce point ma présence, Monsieur le Cardinal, que ne l’avez-vous réclamée plus tôt ?… fit-elle en riant.

— J’ai préféré attendre ce soir qui est celui de la plus douce des fêtes, celle où la Nativité de Notre-Seigneur invite tous les hommes à oublier le passé et à vivre en bonne intelligence.

— L’idée est jolie mais… le Roi la partage-t-il ?

— S’il ne l’avait pas partagée, la réalisation en eût été impossible. Et moi je me réjouis de pouvoir vous ramener à celle qui, depuis des mois ne cesse de vous regretter, de vous réclamer…

— La Reine ne sait pas…

— Non. Le secret a été scrupuleusement gardé. Par vous aussi, j’espère ?

— N’en doutez pas ! C’est une grande minute que vous m’offrez là, Monseigneur. Je l’ai attendue dans la fièvre et je saurai m’en souvenir…

Quelques instants plus tard, toujours menée par Richelieu, Marie offrait au couple royal la plus parfaite des révérences. En même temps, son guide disait :

— Plaise à Leurs Majestés de recevoir en grâce Madame la duchesse de Chevreuse qui, après une longue absence, brûle du désir de servir à nouveau de tout son cœur nos bien-aimés souverains !

À vrai dire, le visage immobile de Louis XIII ne s’illumina guère. Il salua de la tête en marmottant une vague bienvenue mais sa femme fut incapable de réprimer son émotion. Avec une exclamation de joie, elle tendit à son amie retrouvée ses deux mains que celle-ci baisa agenouillée, avant de la relever pour l’embrasser :

— Quel beau Noël vous m’offrez là, Monsieur le Cardinal ! Soyez-en remercié… ainsi que vous, Sire mon époux !

— Vous me voyez heureux de vous faire plaisir. Madame, nasilla ce dernier. Espérons seulement que nous n’aurons pas lieu de le regretter… ni vous non plus mon cousin, ajouta-t-il à l’adresse de Chevreuse qui se tenait derrière elle.

Ce fut ce moment que choisit Marie de Médicis pour faire son entrée, délibérément en retard afin que les assistants fussent conscients qu’elle était de beaucoup le personnage le plus important. Naturellement, elle était d’une humeur de chien d’avoir constaté que Richelieu ne patientait pas au milieu de la cour pour l’accueillir à sa descente de voiture. Cela ne s’arrangea pas en découvrant auprès de qui il se trouvait :

— Par tous les diables ! Qu’est-ce que cette mijaurée fait ici ? Si c’est vous qui l’avez rappelée, mon fils, vous avez fait une fière sottise ! Je ne lui donne pas huit jours pour mettre votre ménage cul par dessus tête !

— Monsieur le Cardinal nous a fait part du repentir de Madame de Chevreuse et il nous est apparu que ce soir de Noël était bien choisi pour oublier le passé…

— Oublier le passé ? Comme si vous en étiez capable, mon fils ?

— Il me semble vous en avoir déjà donné des preuves, ma mère… au temps où vous vous étiez mis en tête de me faire la guerre ?

L’escarmouche menaçait de tourner au vinaigre. Marie audacieusement s’en mêla :

— Madame, Madame, plaida-t-elle en offrant à la vieille dame sa révérence et un ensorcelant sourire. C’est Noël ce soir ! Nous devrions nous soucier seulement de chanter la gloire de l’Enfant-Dieu… et de faire honneur à ce que nous prépare Monsieur le Cardinal ! Il serait dommage de gâcher si jolie fête.

La Reine Mère darda sur elle son œil de porcelaine turquoise sans reflets :

— Mais ma parole, te voilà devenue son amie, Maria ? Ce n’est quand même pas ton voyage en Lorraine qui a accompli ce miracle ? Le duc Charles l’exècre et je vous croyais d’accord là-dessus ?

— Sur une vitre de Chambord, le roi François Ier a écrit : « Souvent femme varie… » C’est donc un privilège féminin et il serait par trop injuste de répondre par l’ingratitude à un geste qui comble mes désirs les plus chers.

— Pas les miens ! Et, tout compte fait, ce que je vois céans est misérable ! Mon carrosse ! Je rentre au Luxembourg…

Personne n’eut le courage de s’opposer à son départ. Même le Cardinal, bien obligé de la raccompagner jusqu’à sa voiture. Il eut cependant la satisfaction, en remontant, de constater que l’atmosphère s’était considérablement détendue, grâce en grande partie à Madame de Chevreuse dont la joie était communicative. La comédie et le ballet furent fort applaudis, après quoi l’on passa à table où le Cardinal tint à présenter lui-même au Roi et à la Reine le plat principal ce qui fut jugé du dernier galant, ainsi que le fit remarquer Louise de Conti quand, le repas achevé, elle rejoignit son amie. Les deux femmes ne s’étaient pas vues depuis des mois, elles étaient ravies de se retrouver.

— Qui aurait dit que je vous verrais un jour devenue l’invitée privilégiée du Cardinal ? fit Louise en riant. J’espère que vous savez à qui vous devez cet étonnant retour d’événements ?

— Son Eminence me l’a laissé entendre au cours d’un entretien que nous avons eu, elle et moi, il y a peu. Notre hôte, profondément choqué par l’attitude si nouvelle de la Reine Mère qui semble l’avoir pris en grippe, estime qu’il faut l’empêcher à tout prix de reprendre sur le Roi son ancienne influence, et il ne m’a pas caché qu’il souhaite se rapprocher de la Reine. D’où un retour qui m’enchante…

— Qui nous enchante tous, ma chère, et à commencer par la Reine ! Il y a longtemps que je ne lui ai vu ce visage souriant. D’autant que la reconnaissance envers le Cardinal ne lui sera pas trop pesante. À vous non plus d’ailleurs…

— Pourquoi ?

— Parce que, avant la fin de l’année, Son Eminence nous aura quittés.

— Il va mourir ? Il n’a pourtant pas l’air malade…

— La campagne vous aurait-elle rendue un peu simplette, ma chère « sœur » ? Il n’est pas malade le moins du monde mais le Roi vient de le nommer Lieutenant général des armées que commandera en réalité le maréchal de La Force. Bassompierre me l’a dit hier : nous avons à nouveau des soucis en Italie où Casal se retrouve menacée ainsi que Mantoue, mais cette fois par les Impériaux. L’Empereur n’a pas admis que l’on intronise le nouveau duc de Mantoue sans sa permission. Le Roi ne pouvant s’absenter de Paris en ce moment, c’est le Cardinal qui part faire entendre là-bas la voix de la France…

— Mais c’est une excellente nouvelle, ça ! exulta Marie. Le Roi séparé de son Ministre chéri sera peut-être mieux disposé envers la Reine – elle pensait évidemment à la potion de Basilio qu’elle n’avait eu garde d’oublier à Dampierre – sans compter qu’il serait possible de briser un morceau de cette belle entente qui pèse à tout le monde ici…

La Princesse éclata de lire :

— Incorrigible Marie ! Ce n’est pas la reconnaissance qui vous étouffe, à ce que l’on dirait ! Alors que vous êtes en quelque sorte la reine de la soirée, voilà que vous revenez déjà à vos vieilles rancunes ? Je vous croyais les meilleurs amis qui soient, le Cardinal et vous ?

— Il est bon qu’il le croie aussi et pour l’instant je n’ai aucune envie d’agir contre lui. Je vais seulement attendre de voir comment se dérouleront les événements. Au fait, pourquoi donc le Roi qui aime tant la guerre le laisse-t-il partir seul ?

— Parce qu’il a d’autres affaires à régler. Par exemple avec l’Angleterre où il s’agit de remettre les relations sur un plan plus… familial. Tenez ! Regardez avec qui mon « époux » est en grande conversation dans cette embrasure de fenêtre.

Bassompierre en effet causait avec un personnage dont la tournure évoquait un souvenir à Marie malgré qu’il lui tournât le dos :

— Qui est-ce ? demanda-t-elle, mais la réponse lui vint aussitôt quand l’inconnu se détourna pour prendre un verre sur le plateau qu’offrait un laquais :

— Dudley Carleton ? murmura-t-elle. Mais pourquoi est-il là ?

— La même raison qu’il y a trois ans : apaiser les relations entre son Roi et le nôtre. Il est l’un de ceux qui ont signé le traité de paix… Mais que vous voilà pâle ? Ce Carleton ne vous a jamais été cher, que je sache ?

— Où est votre mémoire, Louise ? Avez-vous oublié qui l’accompagnait lors de sa dernière ambassade… et comment elle s’est terminée ?

La voix de Madame de Conti baissa jusqu’au murmure :

— Le duel entre mon frère et Holland qui s’est achevé par le renvoi en Angleterre de ce dernier ? Comment l’oublier ? Et si j’en juge la mine que fait notre Claude, il doit s’en souvenir. À l’évidence, il attend que Bassompierre en ait fini avec l’Anglais pour venir lui parler…

— Moi aussi je voudrais lui parler, fit Marie soudain tendue. Pouvez-vous m’aider ?

— On peut toujours essayer…

Bassompierre s’étant tourné vers Louise à cet instant, elle lui fit un signe discret pour l’appeler à elle mais alla au-devant de lui et l’entraîna rapidement en direction de Chevreuse. Marie en profita pour rejoindre l’Anglais qui à sa vue eut un haut-le-corps. Il était visible que la rencontre ne lui faisait pas plaisir. Il ne s’en inclina pas moins devant elle ainsi que l’exigeait la courtoisie :

— Madame la duchesse de Chevreuse, je suis votre serviteur !

Le ton était froid et n’engageait guère à établir le dialogue mais c’était insuffisant pour décourager la jeune femme. Maniant avec nonchalance son éventail de plumes blanches, elle offrit à l’Anglais son plus désarmant sourire :

— Quel plaisir inattendu que votre présence, Lord Carleton. Je croyais les ambassadeurs britanniques repartis. Or vous êtes là… et à Noël encore !

— Monsieur le Cardinal m’ayant fait la grâce de m’inviter… en ami à cette belle fête, je n’aurais eu garde d’y manquer mais je repars demain.

— Sans nous avoir honorés seulement d’une visite ? Avez-vous donc gardé si mauvais souvenir de l’hospitalité des Chevreuse ?

— Mais je suis allé saluer le Duc. Aurait-il omis de vous en informer ? Il est vrai que vous étiez absente. Depuis longtemps, m’a-t-on dit ?

Le ton frisait l’insolence, mais à ce jeu Marie n’avait de leçon à recevoir de personne :

— J’aime voyager. Quant à votre visite, mon époux a dû simplement oublier de m’en parler. Il a peu de mémoire et le sait. Aussi la réserve-t-il pour les affaires importantes. Ainsi vous regagnez Londres demain ? C’est dommage : nous donnons une fête le soir de la Saint-Sylvestre…

— Ce sera sans doute fort agréable mais je suis déjà engagé et pour rien au monde je ne voudrais manquer celle que Lady Holland prépare à Chiswick pour ce même soir…

Le cœur de Marie manqua un battement. En abordant l’Anglais elle espérait en tirer quelques nouvelles mais elle ne s’attendait pas à ce qu’il lui jette ce nom à la figure. Néanmoins, elle était trop habituée au jeu perfide des cours pour laisser voir la moindre émotion. Elle se contenta de lever délicatement les sourcils :

— Lady Holland seule ? Comme c’est étrange ! Oh ! j’avais oublié : le bruit m’est revenu que son époux est allé visiter ses terres d’Amérique. Elle doit, naturellement, se sentir un peu abandonnée…

À la courte flamme qui brilla dans les yeux de son interlocuteur, Marie comprit qu’elle avait réussi à le surprendre. Il cherchait sans doute à deviner qui avait pu le lui apprendre mais il se reprit vite :

— Elle ? Certainement pas ! Il est exact qu’un moment, Holland songeait à accompagner Warwick, son frère, dans une de ses pérégrinations mais il y a renoncé. Il a eu pour cela la meilleure des raisons.

Carleton attendait visiblement que Marie lui demande laquelle mais celle-ci, bien qu’elle en mourût d’envie, eut assez d’empire sur elle-même pour se contenter d’un « Vraiment ? » jeté avec une indifférence d’autant mieux jouée qu’elle l’accompagna d’un sourire et d’un petit signe de tête à l’adresse d’un gentilhomme qui passait auprès d’elle en la saluant… un gentilhomme dont, au prix de sa vie, elle eût été incapable de dire qui il était. Carleton en conçut du dépit et insista lourdement :

— J’aurais dû dire la plus ravissante des raisons. Notre ami est tombé éperdument amoureux d’une des filles d’honneur de la Reine, Cornelia Hyde, dont, quand je suis parti, il assiégeait la vertu déjà chancelante. Sa victoire me semblait toute proche…

Garder un visage impassible tandis que Carleton distillait l’horrible nouvelle avec une sorte de gourmandise exigea de Marie une volonté qui lui sécha la gorge et lui mit le sang aux joues. Sous le masque souriant de la femme du monde elle endurait mille morts. Elle aurait voulu fuir et cependant devait rester là à écouter cet homme lui vanter les charmes de l’inconnue qui lui avait volé son amant. Aussi suivit-elle avec empressement le chevalier de Jars venu lui dire que la Reine la réclamait. Non sans avoir offert à son bourreau décontenancé la plus gracieuse des révérences accompagnée d’un éblouissant sourire :

— Faites-lui mes compliments quand vous le verrez…



Cette nuit-là, il lui fut impossible de trouver le sommeil. Etendue au côté de Claude qui ronflait à faire tomber les murs après avoir un peu trop arrosé le souper du Cardinal, elle souffrit mille morts. Les larmes coulaient en silence de ses yeux sur l’oreiller qu’elles mouillaient sans qu’elle fît rien pour les retenir. Dudley Carleton avait gâché pour elle le soir de son triomphe, éteignant sa joie à présent remplacée par un regret déchirant. Celui d’avoir sacrifié sur l’autel de son ambition et d’une vaine gloriole l’aventure passionnée que lui offrait Henry. Si elle avait accepté de le suivre, à cette heure, ils seraient en train de s’aimer sous un ciel inconnu loin des intrigues de cour. Elle aurait sa bouche, ses yeux, ses mains, son corps, ce merveilleux instrument d’amour qui avait l’art de lui dispenser l’extase. Et par sa faute c’était une autre à présent qui recevait ses caresses… L’évocation fut si précise soudain qu’elle lui arracha un gémissement. Claude le perçut du fond de son sommeil et se retourna lourdement vers elle sans s’éveiller pour autant mais elle sentit qu’une main tâtonnante s’aventurait entre ses cuisses… Son époux sentait la sueur, le vin. L’idée de faire l’amour avec lui la révulsa et elle glissa doucement du lit jusqu’à se retrouver sur le tapis. Là elle chercha ses pantoufles, sa robe de chambre, et s’en revêtit pour s’approcher de la fenêtre. Elle donnait sur le jardin intérieur alors éclairé par la lune…

La froide lumière ciselait les allées, les parterres, les tonnelles et là-bas tout au bout et proche du mur derrière lequel s’étendaient les jardins du Louvre, le pavillon où Holland l’avait aimée pour la première fois avec cette violence qu’il libérait quand le désir l’avait trop longtemps taraudé et qu’elle goûtait si intensément… L’envie d’y retourner fut si forte qu’elle n’y résista pas. Jetant une mante noire par-dessus ses vêtements de nuit, elle descendit par le petit escalier intérieur menant directement au jardin. Cette nuit de Noël était froide mais sèche. La neige tombée au début de la semaine avait disparu. Marie emplit ses poumons de l’air frais. Il chassa les remugles du lit conjugal mais n’apaisa pas sa fièvre. Elle hâta le pas comme si quelqu’un l’attendait derrière la porte encadrée de gracieuses colonnettes, une porte que l’on ne fermait plus depuis la nuit du duel. Marie elle-même en avait jeté les clés à la Seine.

Elle entra rapidement, s’adossa au vantail refermé, surprise de constater qu’il y faisait tiède bien que la cheminée fût éteinte, mais une vague senteur de bois brûlé s’attardait comme si quelqu’un avait fait du feu. Un domestique, sans doute, afin de protéger meubles et tentures contre l’humidité et la moisissure. Il y avait si longtemps qu’elle n’était venue – c’était seulement la veille qu’elle était arrivée de Dampierre ! – qu’elle ne savait plus trop comment fonctionnait l’hôtel de Chevreuse. Mais l’impression qu’elle ressentait était infiniment douce parce qu’un parfum s’y ajoutait. Cela sentait l’ambre, le parfum d’Henry, mêlé à une autre senteur. Dans l’obscurité – la lune venait de se cacher derrière un nuage – elle s’avança dans la pièce, laissa tomber sa mante, sa robe de chambre et sa chemise. Au moins retrouver sur sa peau nue le contact des coussins qui les accueillaient jadis, elle et Holland. Elle toucha du genou le lit de repos et s’y laissa tomber avec un sanglot quand deux mains s’emparèrent d’elle avec une force contre laquelle il ne lui vint même pas l’idée de lutter parce qu’elle donnait vie à son rêve. Le parfum d’ambre se fit plus intense. Elle voulut murmurer « Henry » tout en ayant conscience que ce n’était pas lui mais des lèvres moustachues fermèrent les siennes avant de les entrouvrir pour aspirer son souffle. Contre sa peau, elle sentit le velours brodé d’or ou d’argent d’un pourpoint qui la griffa mais elle n’essaya pas de le repousser parce qu’elle était déjà captive d’un jeu savant de caresses qui lui mirent le feu au sang. Quel qu’il soit, l’homme était un maître en amour et Marie s’abandonna à lui avec un soupir de bonheur… C’était tellement ce dont elle avait besoin !…

Mais ce fut bref. Il la prit quand ses gémissements annoncèrent qu’elle allait atteindre le point culminant de la jouissance, explosa en elle avec un cri rauque qui se mêla au sien puis se retira et s’enfuit. Elle était trop submergée par le bienheureux anéantissement de l’amour pour comprendre qu’il était parti. Elle ne le comprit qu’en sentant sur elle le courant d’air froid venu de la porte entrouverte Au bout d’un moment elle alla la refermer, fouillant du regard le jardin plein d’ombres incertaines parmi lesquelles aucune silhouette ne se détachait.

Songeuse elle revint vers le lit, cherchant à démêler ce qui venait de lui arriver. Chose incroyable, elle qui choisissait toujours ses amants avec tant de soin venait de se donner à un parfait inconnu qui pouvait être n’importe qui. Un voleur, peut-être ? Pourtant, sa sensibilité féminine lui soufflait qu’il s’agissait d’un gentilhomme : la douceur de ses mains, le parfum, le soyeux des moustaches et de la barbiche… Quant à savoir ce qu’il faisait là et pour quelle raison il s’était caché dans ce pavillon où personne ne venait plus pour autant qu’elle le sût ? Cependant, loin de l’inquiéter ce mystère l’amusa, l’intrigua… Cet homme, il faudrait qu’elle le retrouve. Ne fût-ce que pour reprendre avec lui les ébats délicieux trop vite interrompus et qui lui laissaient un goût d’inachevé… Quoi de mieux pour oublier qu’un nouvel amour ?

En attendant, il était plus que temps de remonter chez elle. Vite rhabillée, elle traversa le jardin en courant, réintégra sa chambre pour constater que Claude n’avait pas bougé d’un pouce. Il ronflait toujours avec une admirable sérénité. Elle se glissa auprès de lui en prenant garde de ne pas le toucher et attendit tranquillement l’heure du réveil officiel. Elle avait encore moins envie de dormir que tout à l’heure en dépit du bienheureux apaisement de ses sens. Ce qui la tenait éveillée à présent, c’était l’énigme représentée par le visiteur inconnu. L’idée lui vint que, peut-être, il s’était acquis une complicité parmi ses domestiques. Il fallait qu’il en fût ainsi pour avoir pu s’introduire dans le pavillon. À moins d’escalader les murs séparant son jardin de ceux du Louvre ? Mais alors dans quel but ? Personne ne pouvait imaginer qu’au lendemain de son arrivée, elle n’aurait rien de plus pressé que de rendre une visite nocturne au petit bâtiment de ses anciennes amours…

Un moment plus tard, tandis qu’à sa toilette elle cherchait comment s’y prendre pour en savoir davantage, on vint lui porter un billet en provenance du palais du Luxembourg : la Reine Mère voulait la voir et la recevrait aux environs de onze heures.

Elle en fut mécontente parce que justement elle se hâtait de se préparer pour se rendre au lever d’Anne d’Autriche avec qui elle avait l’intention de passer toute la journée : elles avaient tant de choses à se dire ! D’un autre côté, il était difficile de refuser une invitation qui ressemblait fort à un ordre. Mais que diable pouvait bien lui vouloir la vieille bique ?

Avec un soupir agacé, elle rédigea un court billet qu’elle fit porter au Louvre, prévenant la Reine d’un sérieux retard, demanda sa voiture et se fit conduire de l’autre côté de la Seine au grand palais neuf où Marie de Médicis entassait des trésors sans oublier ceux des demeures royales où elle avait opéré quelques prélèvements.

Marie la trouva dans sa chambre carrée, somptueuse à souhait, dont les hautes fenêtres donnaient sur les vastes jardins couverts d’une fine ouatine blanche : la neige était revenue avec le jour et si dans les rues de Paris elle se transformait vite en boue noirâtre, elle gardait son éclat immaculé sur les nobles étendues dessinées par les jardiniers. La Reine Mère n’y prêtait aucune attention, occupée qu’elle était à examiner le contenu d’une dizaine de coffres de taille respectable, grands ouverts sur les collections d’écrins qu’ils renfermaient. Sous les regards intéressés des portraits de membres de la famille Médicis, la vieille dame se livrait à son passe-temps favori : l’examen amoureux des centaines de bijoux qui composaient sa collection, l’une des plus importante d’Europe. Encore tous les coffres, cassettes et autres boîtes n’étaient-ils pas ouverts. Certains étaient posés à même le sol, d’autres se rangeaient dans des bahuts, cabinets ou armoires, celles-ci dissimulées dans les murs derrière certains tableaux.

En pénétrant dans cette pièce exceptionnelle, Marie eut l’impression d’entrer dans la caverne d’Ali Baba : autour de l’imposante dame et de la très jeune fille agenouillée près d’elle, c’était un ruissellement de couleurs allumées par les longues bougies rouges dont le jour gris et bas nécessitait l’assistance. Et la Duchesse ouvrit des yeux éblouis devant ce fabuleux trésor auprès duquel ses propres joyaux – magnifiques pourtant ! – faisaient petite figure. Elle n’aurait jamais imaginé que la Florentine pût en posséder autant.

Son arrivée n’était pas passée inaperçue. La Reine Mère, sans cesser d’aligner sur la table à coiffer placée devant elle les diamants et rubis non montés dont elle envisageait sans doute de composer une parure, lui cria :

— Entre, Maria, entre et viens t’asseoir près de moi ! Nous avons à causer.

— C’est que… je ne voudrais pas être importune et peut-être suis-je venue un peu tôt, mais comme le mot de Votre Majesté ordonnait de se hâter…

La vieille dame jeta à sa filleule un regard en coin :

— Qu’est-ce qui te prend de t’excuser quand on ne te demande rien ? Tu as bien fait de te dépêcher. Tu sais que je n’aime pas attendre… Prends ce tabouret et donne-moi ton avis : j’ai depuis peu fait l’acquisition de ces rubis balais qui sont fort beaux ainsi que tu peux voir, et je me demande s’ils feront plus flatteurs en collier ou en diadème.

— Il me semble que le collier s’impose. Etant donné leur nombre, il devrait être possible d’en tirer aussi des ornements de cheveux. Surtout si on leur ajoute ces diamants et peut-être quelques perles… C’est pour me demander mon avis que la Reine m’a fait venir au saut du lit ? susurra-t-elle, un œil sur la jeune suivante qui venait d’ouvrir un sachet de peau contenant justement des perles.

Ayant été absente deux ans, Marie ne l’avait jamais vue. Elle était très jeune – quatorze ou quinze ans tout au plus – mais annonçait déjà une foudroyante beauté : taille mince et élevée, maintien fier, somptueuse chevelure d’or, teint éblouissant et surtout les plus beaux yeux célestes qu’elle eût jamais vus – à part les siens propres. La belle enfant avait salué l’arrivante comme il convenait mais ensuite elle s’était concentrée sur son agréable tâche. La Reine Mère comprit le message muet :

— C’est vrai, tu ne connais pas encore ma nouvelle fille d’honneur ! Je te présente Marie de Hautefort. Sa grand-mère, Madame de La Flotte qui est fort de mes amies, me l’a confiée afin qu’elle puisse faire à la Cour un chemin digne de sa naissance et de sa beauté ! Elle n’a que quatorze ans mais elle est déjà superbe, tu ne trouves pas ?

— Dire le contraire serait pécher, fit Marie sincère. Dans cette robe rose, elle ressemble à l’aurore !

Au lieu de rougir, l’intéressée lui dédia un sourire moqueur :

— Madame la duchesse de Chevreuse est trop bonne ! Un tel compliment venant d’elle est sans prix…

Marie lui rendit un sourire machinal. La nouvelle venue ne manquait pas d’aplomb et quelque chose lui soufflait qu’elle était de celles avec qui l’on pouvait être amenée à compter. Le plus étonnant étant que Marie de Médicis, dont chacun savait qu’en dépit de son âge et de son poids elle gardait des prétentions à la séduction, eût pris à son service une aussi fascinante jouvencelle. Certes, en son temps, elle l’avait prise elle-même mais Marie était sa filleule et, en outre, on l’avait mariée assez vite. Pour celle-là, Marie de Médicis devait avoir une idée derrière la tête. Restait à savoir laquelle.

Celle-ci se mit à rire :

— Il faut que tu saches qu’elle peut avoir la dent dure et qu’elle ne manque pas d’esprit. Retirez-vous à présent, petite ! Il faut que je m’entretienne sérieusement avec Madame de Chevreuse. Laissez cela : nous n’en avons pas encore fini.

Sur une parfaite révérence qui mit en valeur sa taille souple et une gorge déjà ravissante, Marie de Hautefort s’éclipsa.

— Causons maintenant ! marmotta la vieille dame. Il faut que tu m’expliques comment toi, qui as toujours détesté ce faquin de Richelieu, tu t’es retrouvée hier son invitée d’honneur ? Qu’est-ce que tu lui as fait ? Tu as couché avec lui ?

— Oh, Madame ! Vous n’y pensez pas ? Coucher avec le Cardinal, moi ?

— Tu ne serais pas la première ni sans doute la dernière. Je te connais : ce n’est pas une robe de prélat qui te gênerait. Admets tout de même qu’il y a de quoi se poser des questions. Tu étais en exil, Il te détestait autant que tu le haïssais et hier soir, il déroule le tapis rouge pour toi avec des trémolos dans la voix ?

— Que vous le croyiez ou non j’ai été la première surprise. Certes, en arrivant à Paris avant-hier matin, j’ai été reçue par lui en audience…

— Et que t’a-t-il dit ? Allons, parle ! Il faut t’arracher les mots, ma parole !

— Assez peu de chose : eu égard aux services rendus par mon époux…

— Vieille lime tout cela ! Ce n’est pas la vraie raison.

— Laissez-moi continuer ! Eu égard aussi à Sa Majesté la Reine qui n’a cessé de réclamer mon retour et qui, se le voyant toujours refuser, est tombée dans une mélancolie inquiétante pour le bien du royaume…

La Reine Mère partit d’un éclat de rire tonitruant qui fit trembler les divers objets de cristal posés sur sa toilette.

— Depuis quand se soucie-t-il de cette dinde froide qu’il a tout fait pour discréditer ? Est-ce qu’il te l’a dit aussi ?

— Mon Dieu, non ! Simplement que nous étions à Noël, que c’était le temps idéal pour mettre fin aux querelles et qu’étant donné nos mauvaises relations avec l’Espagne – relations qui pourraient s’envenimer encore…

— Ah ! ça, c’est intéressant ! Ce démon a l’intention de poursuivre sa guerre impie !

— … la Reine aurait moins à souffrir des événements qui se préparent si on lui offrait la consolation de retrouver son amie préférée.

— Et voilà : il t’a transformée en cadeau de Noël ! Et qu’est-ce qu’il t’a demandé en échange ?

— De faire en sorte qu’il vive auprès de Sa Majesté paisiblement et d’essayer d’expliquer à la Reine que s’il lui est arrivé de la contrarier, il n’a jamais eu d’autre but que l’intérêt de l’Etat et souhaite simplement devenir son fidèle serviteur…

La grosse dame bondit de son siège comme si un ressort venait de se détendre sous elle :

— Son fidèle serviteur, hein ? grinça-t-elle. Il n’a pas perdu de temps pour changer sa politique ! Depuis qu’il sait que je lui en veux, il se cherche une nouvelle protectrice ! Le traître ! Le lâche ! Le mauvais larron ! Il y a longtemps que je le sais capable de tout renier, de tout fouler aux pieds pour assouvir son ambition ! Je ne veux plus de lui alors il cherche ailleurs. Me diras-tu ce que tu lui as répondu ?

— Que je serais enchantée de reprendre ma place auprès de Sa Majesté, naturellement.

— … et que tu passeras tes jours et tes nuits à lui chanter la gloire de ton bienfaiteur ? Que tu te tiendras sage à l’avenir et que vous allez devenir les meilleurs amis ?

— N’exagérons rien ! J’ai certes promis de dire un mot pour lui à l’occasion, mais pas de truffer mes discours de ses vertus. Croyez-vous que j’aie oublié le mal qu’il m’a fait ? ajouta-t-elle avec une soudaine gravité. Je saurai le lui faire payer un jour mais chaque chose en son temps. Pour le moment je reprends ma place et c’est ce qui importe pour moi. D’autant qu’il part pour l’Italie et que le Roi reste ici. Ce qui permet de voir venir, et j’ai l’intention de faire l’impossible pour rendre le sourire à la Reine.

— Cela ira pour un temps et même ta « faveur » pourrait m’être utile. Il faut que tu t’entremettes avec le duc de Lorraine pour qu’il me renvoie mon fils Gaston. Tu es au mieux avec lui, à ce qu’on m’a dit, et il ne devrait pas refuser grand-chose à une maîtresse telle que toi ?

— N’exagérons rien ! répéta Marie qui en voulait à Monsieur d’avoir filé en Lorraine sans demander l’avis de personne alors que l’on s’échinait à l’envoyer aux Pays-Bas. Nous sommes bons amis sans plus !

— N’épiloguons pas là-dessus : il y aurait trop à dire ! Quoi qu’il en soit, je veux que mon fils revienne et jure de ne jamais épouser la Gonzague !

— Rien que cela ! Comment voulez-vous que j’y arrive ? Depuis la malheureuse affaire Chalais Monsieur me traite aussi mal qu’il le peut : je n’ai par conséquent aucune influence sur lui…

— Mais tu en as sur le duc Charles, Marie, continua la Reine Mère sur le ton geignard qu’elle employait lorsqu’elle voulait faire croire qu’elle allait pleurer, fais-le pour moi…

— Je veux bien, mais…

L’entrée d’un huissier de la Chambre lui coupa la parole. Du seuil, celui-ci, tête haute et talons joints, annonçait :

— Le Roi !

Il arrivait en effet. Son pas rapide faisait sonner les dalles de marbre de la galerie des Rubens et quand il apparut, Marie plongea dans sa révérence tandis que Marie de Médicis restait debout, attendant. Louis XIII fronça le sourcil en reconnaissant la visiteuse mais s’abstint de tout commentaire. Il vint à sa mère dont il baisa la main tandis qu’elle pliait légèrement les genoux, puis l’embrassa sur les deux joues avant de jeter son chapeau sur un meuble et de s’asseoir près d’elle :

— J’ai de bonnes nouvelles pour vous, Madame ! Ah ! Madame de Chevreuse ? Je ne vous avais pas vue ! mentit-il avec un aplomb souverain qui arracha une grimace à Marie. Ainsi reconnue, elle fut obligée de saluer de nouveau mais déjà la Reine Mère accaparait son fils aîné en réclamant les « bonnes nouvelles ».

— La seule vraiment bonne serait le retour de Gaston, marmotta-t-elle avec un petit reniflement dédaigneux.

— Justement, c’est de lui qu’il s’agit. Un courrier de ce matin laisse entendre que nous pourrions nous accommoder. Monsieur le Cardinal…

— Ah non ! Celui-là, je ne veux plus qu’on m’en parle !

— C’est pourtant lui qui a œuvré pour le retour de votre fils. Aussi, suis-je venu vous demander d’écrire vous-même à mon frère pour lui conseiller de rentrer…

— Pour qu’il me réponde quelque insolence ? Grand merci !

— Je ne crois pas. Nous savons de source sûre qu’il reviendrait… à condition d’y trouver son intérêt. Et si les propositions sont faites par vous, il les recevrait très volontiers, nous en sommes certains !

— Quelles propositions ?

— Eh bien, par exemple : le gouvernement d’Amboise plus cent mille livres sur le domaine de Valois ?

— C’est assez plaisant mais je ne suis pas certaine qu’il trouve cela suffisant… Vous savez comment il est ?

— Oh je sais ! Ses repentirs coûtent de plus en plus cher au Trésor et je le laisserais avec plaisir là où il est si la présence de mon frère en terre notoirement hostile n’était d’un effet si déplorable… Proposez-lui en outre… disons cinquante mille écus mais en deux versements ! Et je n’irai pas plus loin !

La belle humeur de Louis XIII fondait à vue d’œil. Sa mère ne s’y trompa pas et afficha un grand sourire :

— Je vais écrire en ce sens ! Voulez-vous boire quelque chose, Sire mon fils ?

— Je ne dis pas non ! Mais… je ne vois pas Mademoiselle de Hautefort ? Elle n’est pas souffrante j’espère ? ajouta-t-il sur un ton d’inquiétude qui fit dresser l’oreille de Marie.

Sa malgracieuse Majesté serait-elle en train de s’éprendre du trop joli tendron ? Elle n’en douta qu’un instant : juste le temps qu’il fallut pour que la belle enfant apparût, portant un plateau chaîné d’un flacon et d’un verre avec lesquels elle vint s’agenouiller devant le Roi. Le regard dont celui-ci l’enveloppa, le sourire qu’il lui adressa étaient pour elle plus que révélateurs. Elle n’avait pas oublié l’époque où Louis, amoureux d’elle, la comblait de prévenances et de billets galants. Sans aller toutefois jusqu’à la conclusion, qu’elle souhaitait mais il y avait plus de dix ans de cela et Louis avait des retenues d’adolescent que l’âge lui avait peut-être enlevées. Marie devinait dans cette Hautefort une hardiesse, une insolence qui pouvaient en faire une ennemie redoutable pour Anne d’Autriche. Elle représentait peut-être l’arme secrète de sa belle-mère dans sa lutte contre Richelieu et sa tentative pour reprendre l’emprise que son fils semblait à présent lui contester. Et si Louis flambait pour cette fille comme le laissait voir le regard affamé dont il la caressait, il faudrait recourir à une autre panacée que l’innocent « remontant » de Basilio pour le ramener au lit de sa femme…

Aussi Marie quitta-t-elle le Luxembourg très soucieuse après avoir demandé une permission de se retirer qu’on lui accorda avec une désinvolture qu’elle n’apprécia pas. L’affaire Gaston étant en bonne voie de solution, on n’avait plus besoin d’elle et on ne le lui envoyait pas dire ! La grosse Médicis était décidément une vieille garce prête à tout pour arracher le pouvoir à son ancien serviteur et asservir son fils comme son égoïsme n’avait pas craint de le faire durant sa minorité. Jusqu’à ce que Charles de Luynes, le premier mari de Madame de Chevreuse, prît les choses en main et obtînt l’autorisation de faire assassiner Concini.

En rejoignant enfin le Louvre, Marie était moins heureuse qu’avant sa visite au Luxembourg… En revanche la Reine, elle, était d’une humeur charmante : elle attendait son amie avec impatience et l’accabla de questions dès son arrivée, un peu inquiète tout de même de la convocation toutes affaires cessantes de sa belle-mère. Marie, n’ayant aucune raison de garder leurs propos secrets, lui raconta son entrevue – sans toutefois mentionner Mademoiselle de Hautefort ! – y compris l’apparition du Roi et l’information qu’il apportait.

— Ainsi mon beau-frère va revenir ?

— Ce n’est pas encore certain…

— Oh ! je n’en doute pas un seul instant : il ne saurait résister à ce qu’on lui propose. Avec de l’or on obtient de Monsieur ce que l’on veut ! ajouta-t-elle avec une nuance de mépris qui n’échappa pas à son amie. C’est en vérité un homme impossible ! Quand je pense au mal que nous nous donnions pour le faire partir pour Bruxelles avec sa « fiancée » ! Quand je pense surtout que vous aviez songé, un temps, me le faire épouser…

— Il m’arrive d’y songer encore ! La santé du Roi ne me paraît pas mirobolante et, en cas de malheur, c’est toujours Monsieur son héritier…

— Je sais, Duchesse, je sais… et ne le sais que trop ! C’est mon souci le plus constant… Je prie beaucoup pour que le Seigneur, enfin, me prenne en pitié et m’accorde l’enfant tant désiré !

— Encore faut-il que le Roi fasse ce qu’il est nécessaire pour obtenir un héritier, osa Marie. Vous rejoint-il souvent ?

La Reine s’empourpra et détourna les yeux :

— Pas vraiment. À son retour d’Italie, il s’est montré assez constant mais, depuis un mois je ne l’ai guère vu. J’ai l’impression qu’il a été fort déçu que je ne me retrouve pas enceinte à ce moment-là.

Marie connaissait suffisamment Louis XIII pour la croire sans peine. Il allait falloir changer cela, mais s’il avait en tête la fille d’honneur de sa mère la tâche ne serait pas facile. Pour la première fois de sa vie, Marie regretta l’absence du Cardinal : lui seul possédait sur son maître l’influence nécessaire pour l’amener à plus d’assiduité dans le devoir conjugal. Restait la potion de Basilio à laquelle, bien sûr, elle ne croyait guère, mais il faudrait avoir la possibilité de la lui administrer discrètement et surtout sans que la Reine le sache : c’était un moyen qu’elle n’accepterait jamais…

En effet, Marie eut tôt fait de s’apercevoir que la vie religieuse de sa souveraine avait pris des proportions incroyables. Sans doute Anne était-elle fort pieuse et depuis l’enfance, mais pas à ce point-là ! Elle passait à présent à la chapelle deux fois plus de temps que naguère, multipliait les visites de sanctuaires, les neuvaines, les récitations répétées du rosaire, sans compter les retraites au Val-de-Grâce où, cette fois, elle passait en prière le temps qu’elle consacrait il y a peu à ses petites conspirations intimes. Une seule fois, en deux mois, elle y reçut le marquis de Mirabel. Même la sémillante Madame du Fargis prenait sa part de cette débauche d’oraisons. L’atmosphère autour de la Reine devenait lugubre : on se serait cru à l’Escurial…

Marie s’en ouvrit à Louise de Conti, qui d’ailleurs fréquentait moins l’entourage d’Anne.

— Je ne doute pas qu’elle soit contente de m’avoir retrouvée mais j’ai le sentiment que les rôles sont renversés : jadis elle écoutait mes conseils. À présent c’est elle qui ne cesse de m’en donner : on dirait qu’elle a pris à charge ma conversion mais, mille tonnerres, un homme ça ne se séduit pas avec des prières et des macérations ! Elle a même perdu de son éclat ! Où sont les temps joyeux de Mylord Buckingham ?

— Il est mort et c’est ce qui fait la différence. Elle l’a aimé plus qu’elle n’a jamais voulu vous l’avouer. Maintenant, elle prie pour son âme et pour que Dieu lui pardonne le péché qu’elle commettait en pensée tant qu’il vivait.

— Il est vrai qu’il avait énormément de charme, le monstre ! soupira Marie, et je ne vois pas où nous pourrions trouver son équivalent.

— Même si nous le trouvions, il n’aurait aucune chance : la Reine pense que Dieu la punit de son penchant pour le Duc en lui refusant le bonheur d’être mère.

— Autrement dit il n’y a de salut que dans le Roi. Or, je ne sais pas si vous le savez mais il paraît s’intéresser de près à certaine fille d’honneur de la Reine Mère…

— La petite Hautefort ? Je sais mais notre reine n’a rien à craindre d’elle.

— Ah non ? Elle est pourtant… des plus affriolante.

— Oui, mais elle est fière. De son nom, de sa race ! Je la connais un peu : elle prendra plaisir à jouer avec le Roi parce que son orgueil y trouvera son compte mais elle ne s’abandonnera jamais.

— Un jeu dangereux avec un homme comme lui ! Il prend facilement en grippe ce qu’il adorait l’instant précédent : j’en ai fait l’expérience !

— Oh ! cela ne l’effraie pas ! Si jeune qu’elle soit, elle n’a peur de rien. C’est je crois l’une des raisons pour lesquelles le Roi est fasciné par elle !

— Dans ce cas il faut l’attirer à nous : il faut qu’elle fasse entendre à ce mari impossible que la meilleure manière de lui plaire est de fréquenter la chambre de la Reine.

L’épouse secrète de Bassompierre se mit à rire.

— Vous chargeriez-vous de le lui dire ? Pas moi ! Ses jolies petites dents sont aussi dures que du granit…

Marie leva les bras pour les laisser tomber dans un geste de total découragement :

— Alors il ne nous reste plus qu’à prier, nous aussi, pour obtenir un miracle, car je ne vois plus où nous tourner : le Roi délaisse le lit de sa femme, ce qui ôte à celle-ci la moindre espérance de mettre au monde l’enfant tant désiré et, si notre sire venait à mourir, nous ne pourrions plus fonder d’espoir sur cette tête en l’air de Gaston : même s’il devenait roi, la reine Anne ne veut plus entendre parler de l’épouser.

La situation semblait bloquée mais Marie n’était pas de celles qui se découragent. Il fallait à tout prix ramener le Roi chez la Reine au moins une fois avant son départ : le bruit courait que Louis XIII n’allait pas tarder à rejoindre à la fois son armée et le Cardinal en Italie où la situation tournait au vinaigre. Non seulement l’Empereur avait refusé l’investiture au nouveau duc de Mantoue, mais il faisait assiéger sa ville tandis que les Espagnols revenaient s’installer devant Casal. Le Cardinal cependant n’avait pas perdu son temps : il avait mis en demeure le duc de Savoie de prendre parti pour ou contre l’Espagne et, devant le refus de celui-ci, s’était emparé de la puissante forteresse de Pignerol, dangereusement proche de Turin sa capitale d’outre-monts, avec l’intention d’en faire une monnaie d’échange si Casal venait à tomber. Il avait en outre rencontré un homme selon son cœur en la personne d’un certain Giulio Mazarini, secrétaire du cardinal Panzirolo, nonce du Pape à Turin. C’était un fort mince personnage de vingt-huit ans mais habité par une ambition sans frein et un véritable génie politique. Le pape Urbain VU ! craignait que dans un conflit entre Français d’une part, Impériaux et Espagnols d’autre part, ses États n’eussent grandement à en pâtir. Le jeune Mazarini qui ne manquait pas de charme était en quelque sorte son arme secrète. Et Richelieu l’avait apprécié…



Le Roi devait quitter Paris à la fin de février. Aussi Marie décida-t-elle d’agir avant. Par bonheur, elle disposait à présent d’un allié dans la place : La Porte, rentré en grâce lui aussi, avait retrouvé sa charge de portemanteau de la Reine. Son dévouement étant inchangé, il retrouva tout naturellement son ancienne entente avec Madame de Chevreuse. Comme elle, il déplorait le manque d’assiduité du Roi et ils tombèrent d’accord sur la nécessité qu’il y avait d’au moins une visite nocturne à la Reine. Marie lui confia sans hésiter l’élixir de Basilio afin qu’il en ajoutât au verre de vin que Louis XIII avait coutume d’absorber – peut-être pour se donner du courage ! – avant d’entrer au lit de sa femme.

Les choses étant ainsi mises en ordre, on attendit vainement jusqu’à la veille du départ. Marie que l’inquiétude rongeait décida qu’il était plus que temps d’agir et, prenant son courage à deux mains, elle demanda audience. C’était la première fois qu’elle osait une telle démarche depuis que la brouille s’était installée entre eux, et le cœur lui battait quand, derrière le Capitaine des Gardes, elle franchit le seuil de l’appartement royal. Louis XIII l’attendait dans son cabinet d’armes. Debout devant une table, il examinait un mousquet d’une facture nouvelle que l’on venait de lui apporter et, tout d’abord, ne parut pas s’apercevoir de la présence de sa visiteuse, la laissant au fond de sa révérence sans l’en relever.

Fermement décidée à mettre de côté son caractère impulsif, Marie finit par sentir sa patience à bout :

— Avec la permission du Roi, je voudrais pouvoir me relever, Sire, j’aurais honte de m’écrouler à ses pieds. Je suis tombée hier dans un escalier et…

Il se retourna comme si une guêpe l’avait piqué et l’enveloppa d’un regard sans tendresse :

— Remettez-vous, Madame, remettez-vous ! Je vous ai connue moins pointilleuse sur le protocole.

— C’était au temps où Votre Majesté voulait bien m’honorer d’une amitié que je ne me consolerai jamais d’avoir perdue…

— Vous avez fait ce qu’il fallait pour cela ! Mais vous désiriez que je vous reçoive, voilà qui est fait. Que voulez-vous ?

Le ton était rude et Marie étouffa un soupir. L’entretien commençait mal mais elle avait trop de bravoure naturelle pour que sa détermination en fût affectée :

— Sire, modula-t-elle de sa voix la plus douce, je viens ce soir parler au Roi de sa royale épouse. Je ne lui apprends rien en disant que je ne l’avais pas vue depuis longtemps lorsque l’on m’a fait la grâce de me rappeler auprès d’elle et je ne cacherai pas plus longtemps au Roi que je me tourmente.

— Pour quelle raison, mon Dieu ? Si elle était souffrante on m’en aurait informé.

— Ce n’est pas du corps qu’elle souffre mais de l’âme, bien que l’influence de l’une sur l’autre soit notoire. La Reine prie beaucoup plus qu’autrefois…

Le Roi eut un petit rire sec assez méchant :

— Que cela vous inquiète ne me surprend nullement, mais moi cela me fait plutôt plaisir. Il est bon qu’une reine de France se tourne fréquemment vers Dieu. Il ne peut qu’en sortir du bien pour le royaume !

Le ton sentencieux qu’il employait balaya les belles résolutions de Marie. Elle joua son va-tout :

— … mais surtout elle pleure ! Quant au royaume, le meilleur qui pourrait lui advenir serait la naissance d’un dauphin et je ne vois pas comment, dans l’état actuel des choses. Dieu pourrait exaucer les prières de la Reine si le Roi continue à la délaisser. La bienheureuse intervention du Saint-Esprit n’a eu lieu qu’une fois dans l’Histoire et c’est d’un prince dont la France a besoin : pas d’un messie !

La tirade de Marie fit monter le sang au visage de Louis. Son œil se chargea d’éclairs et, quand il ouvrit la bouche, l’impudente craignit un instant que ce ne fût pour l’envoyer à la Bastille ou à Vincennes.

— Vous ne manquez pas d’audace, Madame de Chevreuse, mais ce n’est une nouvelle pour personne. Vous devriez pourtant savoir que vos insolences ne me font plus rire.

Marie plia le genou, laissant sa robe de brocart azuré s’étaler autour d’elle, mais ne baissa pas la tête :

— Si le Roi voulait bien cesser de croire à une insolence chaque fois que j’ouvre la bouche, il s’apercevrait peut-être que je ne suis animée que par le dévouement et la respectueuse affection que je porte à mes souverains. Sire, vous partez demain. La Reine ne cessera plus de craindre pour votre vie. Faites-moi emprisonner si vous le voulez mais, je vous en conjure, ne laissez pas cette nuit s’achever sans lui avoir rendu visite !!

Il y avait à présent des larmes dans sa voix, dans l’outremer de ses beaux yeux. Louis la considéra un instant sans rien dire puis, se penchant, lui tendit une main pour l’aider à se relever :

— Je vous préfère ainsi. Duchesse. Tout en regrettant que votre émotion de cette minute ne soit pas plus fréquente. Nous serions sans doute encore amis. Mais, pour ce soir vous avez raison. Allez dire que l’on mette le chevet. Je vous suis dans un moment…

Marie ne se le fit pas répéter. Après une révérence bâclée, elle prit sa course à travers les galeries du Louvre, sa robe soulevée à deux mains laissant voir, pour le plus grand plaisir des Gardes du Corps et des Suisses, ses mignons souliers de satin argenté et ses jambes gainées de soie blanche : un régal inattendu et d’autant plus apprécié. Elle tomba comme une bombe chez la Reine que ses dames déshabillaient :

— Le Roi arrive ! clama-t-elle de façon que nul n’en ignore. Il commande que l’on mette le chevet.

Ce fut la révolution dans la volière : chacun, chacune se précipita tandis que Madame de Chevreuse faisait asseoir Anne d’Autriche devant sa table à coiffer pour mettre un peu de rouge à ses joues pâles et donner un tour gracieux à sa chevelure. Tout en s’activant, elle put voir La Porte remettre à l’une des caméristes un petit plateau d’argent sur lequel était un verre de vin. Anne d’Autriche seule semblait ravagée d’inquiétude :

— Il vient ? Comment avez-vous fait ?

— Cela importe-t-il ? Ce qui compte c’est que… vous êtes belle à miracle ce soir. Madame. Alors souriez ! Il faut que la nuit soit aussi belle que vous !

Un moment plus tard, presque agenouillée, elle accueillait le Roi en robe de chambre à ramages et refermait elle-même la porte. Son cœur battait la chamade tant elle était excitée. Incapable de rentrer chez elle à cette heure cruciale, elle cherchait, dans le Grand Cabinet, un endroit où s’établir quand la revêche dame d’honneur. Madame de Lannoy, apparut suivie d’un laquais portant un matelas, un oreiller et une couverture :

— J’ai pensé, dit-elle de sa voix de tête, qu’après un tel coup de maître, vous préféreriez rester ici.

Ne fût-ce que pour voir à quelle heure notre Sire rentrera chez lui !

Eberluée par une sollicitude à laquelle cette femme ne l’avait pas habituée, elle ne put que bredouiller un vague merci. La dame d’honneur lui décocha un mince sourire :

— Dès l’instant où vous œuvrez pour rapprocher Leurs Majestés, vous me trouverez à vos côtés, Madame la Duchesse ! Nulle n’est plus que moi attachée à la poursuite de la lignée de nos Rois. Mais en ligne directe !

Ce n’était un secret pour personne qu’elle haïssait Monsieur et que l’ancien projet d’union entre lui et sa belle-sœur avait toujours trouvé en elle une adversaire acharnée. Bonne fille, Marie rendit les armes :

— Alors nous nous entendrons. J’en suis venue à comprendre que c’était encore la meilleure solution…

Dire qu’elle passa une nuit paisible serait excessif : elle était beaucoup trop agitée pour ce faire. L’œil fixé sur la pendule qu’un chandelier disposé par ses soins éclairait en plein, elle compta les minutes. Et le temps passa sans qu’elle pût démêler si elle le trouvait interminable ou affreusement court. Mais elle aurait volontiers chanté de joie quand la porte s’ouvrit, peu après que l’horloge du palais eut sonné cinq coups. Le Roi parut, bâillant à s’en décrocher la mâchoire en serrant la ceinture de sa robe de chambre. Il ne vit même pas la jeune femme qui, tout de suite inquiète – s’il avait dormi tout ce temps, c’était la catastrophe –, se précipita dans la chambre pour constater que la Reine dormait à poings fermés au milieu de ses cheveux dénoués et dans un désordre évocateur. Madame de Lannoy était déjà là elle aussi et leurs regards se croisèrent :

— Si je ne me suis pas trompée, laissa tomber celle-ci du coin des lèvres, je crois que le Roi a couru trois postes avant de s’endormir.

« Seigneur ! pensa Marie, elle a dû passer la nuit l’oreille collée à la serrure… à moins qu’elle ne l’ait vécue dans le cabinet de bains en laissant l’huis entrouvert ! » Qu’importe ! Ce qu’elle annonçait était des plus satisfaisant. Et Marie adressa une pensée reconnaissante au cher Basilio. Le verre de vin était vide. Il n’en restait plus une goutte. L’élixir était peut-être plus efficace que le bonhomme n’avait voulu l’avouer…

— À présent, je vais rentrer chez moi faire un brin de toilette, dit-elle en étouffant un bâillement. Et essayer de dormir quelques instants…

— Faites-vous accompagner ! La Maison du Roi part dans trois heures. Les cours commencent à être en agitation, conseilla Madame de Lannoy décidément pleine de sollicitude.

La Porte y avait pensé aussi : il attendait Madame de Chevreuse au bas du Petit Degré par lequel on accédait directement à l’appartement de la Reine. Il sourit en la voyant arriver.

— Il semble, chuchota-t-il, que le succès soit complet ?

— Sans aucun doute. On a bu tout le verre. Vous n’y avez pas mis le contenu du flacon, j’espère ?

— Non, soyez sans crainte. J’ai mis juste ce qu’il fallait pour que le nez du vin soit à peine changé mais dans le sens agréable. C’est assez bon d’ailleurs. Et soyez tranquille. Madame la Duchesse, il nous en reste largement pour le retour du guerrier !

Un grand mois plus tard, le 6 avril, Louis XIII apprenait que sa femme était enceinte et Bouvard, son médecin, écrivait au cardinal de Richelieu :

« Jamais Sa Majesté ne fut si gaie, si joyeuse et si contente. Jamais plus d’attraits, de douceur et d’amour. J’espère qu’en ce temps qui y est bien propre l’esprit étant éloigné de la chasse, l’effet tant désiré de tout le monde, et de vous particulièrement, réussira… »

Quant au Roi, plein d’espérances, il invita sa mère et sa femme à le rejoindre à Lyon dont il faisait en quelque sorte sa capitale durant le temps des opérations. Elles devaient voyager par eau, le moyen le plus confortable et le plus sûr.

Marie partit, naturellement, avec la Reine sur qui elle veillait mieux que si elle était l’une de ses filles. Elle fut malheureusement obligée de constater que la grosse Médicis emmenait avec elle la majeure partie de sa maison, sans oublier la trop jolie Marie de Hautefort, mais Anne était à présent enceinte de trois mois et, au lieu de l’enlaidir, son état semblait l’illuminer de l’intérieur.

On fut à Lyon le 5 mai.

CHAPITRE VI LA JOURNÉE DES DUPES

Etrange voyage que celui-là ! Commencé dans la joie et l’espérance, du moins chez la Reine, il tourna à l’aigre assez vite. À peine fut-on à l’archevêché de Lyon où logeaient les souverains qu’Anne d’Autriche fut prise de douleurs et, en dépit des extrêmes précautions prises, perdit son fruit. Le Roi était alors à Grenoble et, sur le conseil de Madame de Chevreuse, on décida de ne rien lui dire pour le moment afin de ne pas ajouter à ses tracas. Mais la Reine Mère ne l’entendit pas ainsi et comme, en outre, elle refusait l’hospitalité de l’Archevêque – le propre frère du Cardinal ! – elle alla s’installer à l’abbaye d’Ainay avec sa coterie habituelle à la tête de laquelle le Garde des Sceaux, Michel de Marillac, avait pris la place du cardinal de Bérulle. À l’étonnement chagrin de Marie, Louise de Conti partit avec elle.

— Je ne veux pas, moi non plus, vivre chez un Richelieu quel qu’il soit. En arrivant ici, j’ai trouvé une lettre de Bassompierre qui avec son régiment de Suisses a réussi le passage des cols et a pris Moûtiers. Or, c’est le maréchal de Châtillon qui s’est vu attribuer cette victoire par ce maudit Cardinal. C’est insupportable !

— Mais enfin ! Abandonner la Reine !

— Je ne l’abandonne pas… et même nous pourrions nous voir plus souvent que vous le croyez. Marie de Médicis est, vous le savez, une ancienne amie pour moi et je pense qu’il doit être possible de la rapprocher de notre Reine…

Marie ne put retenir son indignation :

— Je vous souhaite du plaisir dans cette entreprise ! Vous avez entendu comment elle l’a traitée quand elle a perdu son enfant ? Je ne suis pas bégueule mais j’aurais honte de répéter…

— Vous la connaissez aussi bien que moi : il faut qu’elle braille pour tout et n’importe quoi mais, dans la bataille qui se prépare – car elle n’a pas, tant s’en faut, renoncé à abattre Richelieu –, je préfère me ranger de son côté. Bassompierre le désire et je suis son obéissante épouse…

— C’est nouveau, cela ! Avez-vous songé à la peine que vous laissez derrière vous ?

— Cela s’arrangera, vous verrez ! J’y aurai la main et vous devriez m’aider. Ou avez-vous oublié qu’il n’y a pas si longtemps vous exécriez le Cardinal ?

— Non mais reconnaissez que je lui dois d’avoir retrouvé ma place, alors même que le Roi y était encore hostile. Je lui ai promis de ne pas agir contre lui. Mille tonnerres ! Je vous rappelle que pour l’heure, lui et le Roi combattent non loin de nous et mon époux avec eux. Aussi ne peut-il être question que je rejoigne les cabales de la Reine Mère.

— Quel changement ! Je ne vous reconnais plus !

— Je n’ai pas changé. Simplement, je préfère observer une sorte de neutralité. Et je vous le répète : la Reine a besoin de moi.

— Il se peut que vous vous retrouviez bientôt seule : Madame du Fargis est des nôtres, vous le savez ?

— Non, je ne le sais pas mais je n’en suis guère étonnée ! C’est une intrigante dont le nez ne cesse de renifler tous les courants d’air pour savoir lequel choisir… Eh quoi ? Qu’ai-je dit de si étrange ? s’étonna-t-elle en entendant son amie partir dans un grand éclat de rire.

— C’est ce mot d’intrigante qui m’amuse ! Dans votre jolie bouche, ma chère, il prend une saveur franchement délicieuse !



On en resta là. Mais à peine la vieille Florentine fut-elle installée dans son abbaye qu’une véritable marée de pamphlets contre le Cardinal envahit la ville. On l’y accusait d’empêcher la paix de s’établir, de préparer l’envahissement de la France par les Impériaux et les Espagnols, fidèles à la sainte Eglise. En outre, Monsieur avait rejoint sa mère avec laquelle il avait fait la paix… contre son frère et le ministre parce que, naturellement, il avait encore à se plaindre : avant de gagner Lyon, Louis XIII s’était arrêté assez longuement en Champagne afin de négocier son retour. Mais ses prétentions étaient devenues si exorbitantes qu’il ne réclamait rien de moins que la Lieutenance générale du royaume, une sorte de Vice-Royauté qui bien sûr lui avait été refusée. Alors, puisqu’il avait renoncé à Marie-Louise de Gonzague avec une facilité qui surprit tout le monde mais dont l’explication devait venir plus tard, il s’était réfugié dans le vaste giron de sa mère et joignait avec ardeur ses aigreurs personnelles au concert général accusant Richelieu de l’évincer systématiquement d’un pouvoir qu’il entendait se réserver…

À la surprise de Madame de Chevreuse, il vint visiter sa belle-sœur avec laquelle il était en froid et se répandit si savamment en cajoleries, flatteries et autres armes dont sa fausse mais séduisante personne ne manquait pas qu’il réussit à l’amener à une réconciliation avec sa belle-mère. Les deux femmes tombèrent dans les bras l’une de l’autre, à la stupéfaction de Marie qui ne se gêna pas, une fois rentrée à l’Archevêché, pour donner son sentiment :

— Par tous les saints du Paradis, Madame, qu’est-ce qui vous a pris de chercher refuge dans le giron de cette vieille mégère qui n’a jamais usé envers vous que de mauvais procédés ?

— Elle m’a parlé avec une telle douceur de mon beau pays qu’en ce lieu-ci chacun s’accorde à vilipender, de mes frères et sœurs. Elle m’a rappelé que nous sommes une seule et même famille, l’une de ses filles étant reine d’Espagne et l’autre duchesse de Savoie. Tout ce que cet infâme Richelieu pousse le Roi à combattre, ce qui l’amène à se dresser contre le Pape en personne alors qu’il laisse encore tant de liberté aux ennemis de la Foi !

— Belle formule que celle-là ! Elle sent son Marillac d’une lieue ! Alors, si je comprends bien, au cas où notre Sire viendrait à rendre l’âme vous seriez prête de nouveau à épouser Gaston ?

— Il le faudrait !

— Quand vous savez comme moi qu’il ne vaut rien ?

— Il est au moins d’un commerce agréable, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. J’ose à peine penser à ce que le Roi dira lorsqu’on lui apprendra que j’ai perdu mon espérance…

— Vous pouvez être certaine qu’il le sait déjà ! Votre chère belle-mère a dû se faire une joie de le lui apprendre…

— Vous croyez ? Aucun courrier ne m’en a rien témoigné.

Découragée, Marie choisit de rompre les chiens et parla chiffons. Un sujet vraiment sans danger et qui plaisait toujours. Elle décida en même temps d’éviter, dans les jours prochains, de donner son avis et d’observer attentivement la suite des événements. Cela lui permit de remarquer une chose étonnante, à présent que les liens quotidiens s’établissaient entre l’Archevêché et l’abbaye d’Ainay : l’attitude inattendue de Mademoiselle de Hautefort envers Anne d’Autriche : la jeune fille que Marie tenait pour une rivale potentielle de la Reine lui marquait une attention, un respect et des soins qu’elle n’aurait jamais imaginés. C’était comme si la belle enfant était en train de tomber sous le charme. À moins que ce ne fût un comportement dicté par la Médicis, encore que cela ne cadrât guère avec le caractère entier, hautain et volontiers insolent de l’adolescente. Marie décida d’en avoir le cœur net et, un soir où l’on écoutait de la musique dans un salon de l’abbaye, elle s’arrangea pour coincer Hautefort dans une embrasure où elle avait d’ailleurs l’air de s’ennuyer :

— Vous n’aimez pas la musique ? demanda-t-elle.

— Pas beaucoup : elle a tendance à m’endormir. Je lui préfère le théâtre mais il est difficile de faire venir des comédiens dans une abbaye.

— Je serais volontiers de votre avis. La Reine aussi. Les concerts interminables la font bâiller tandis qu’une pièce brillamment jouée…

— Cela ne m’étonne pas ! C’est une femme merveilleuse !…

L’enthousiasme du ton saisit Madame de Chevreuse. Il n’y avait pas à se tromper : cette petite énonçait une vérité…

— Ma parole… elle vous a séduite ? fit Marie en souriant.

La réponse fut aussi nette que le regard direct des grands yeux d’azur :

— Je n’ai aucune raison de le cacher. Jusqu’à présent, je n’approchais guère Sa Majesté étant donné la froideur des relations passées avec sa belle-mère, mais depuis le rapprochement, nous nous voyons pratiquement chaque jour et j’avoue… que j’aimerais la servir ! Et je vous envie, Madame la Duchesse.

Le concert s’achevait, l’aparté aussi, laissant Marie songeuse et plutôt satisfaite. Si la Reine Mère avait logé dans son étroite cervelle têtue l’idée de donner cette fille au Roi, il y aurait sûrement de la résistance. En revanche, elle semblait prête à grossir le groupe restreint des inconditionnels d’Anne d’Autriche.



Pendant ce temps, les choses s’amélioraient sur le plan militaire. Les troupes royales envahissaient la Savoie, prenaient Chambéry, Montmélian et Annecy cependant que, enfermé dans Casal, Toiras tenait toujours tête aux Espagnols du vieux Spinola. « Après une période difficile, la situation se retournait. De plus en plus irrité et inquiet des menées de sa mère, Louis XIII la pria de le rejoindre à Grenoble. Elle refusa. Il proposa alors le château de Vizille : nouveau refus. Il tenait à la rencontrer, se flattant de la convaincre du bien-fondé de cette guerre. Ce fut lui qui dut aller à Lyon en compagnie de Richelieu[8]. »

À peine le Roi eut-il rejoint sa mère qu’elle fit pleuvoir sur lui une avalanche de récriminations. Qu’avait-il besoin de galoper toujours à la tête de ses armées alors que sa santé n’était pas des meilleures ? Il avait encore maigri ! Il était jaune comme un coing ! S’il venait à mourir qu’adviendrait-il du royaume puisqu’il restait sans héritier ? Etc.

Elle en fit tant que, pour la première fois et au lieu de délivrer une de ces petites phrases sèches et meurtrières dont il avait le secret, le Roi montra à sa femme une sorte de douceur compréhensive à laquelle il ne l’avait pas habituée :

— Il y a là de ma faute, Madame ! Je n’aurais jamais dû, vous enceinte, vous demander de venir à Lyon.

Ce soir-là, cependant, il fit mettre le chevet et passa la nuit auprès d’elle : le niveau baissa dans le flacon de Basilio et le lendemain, Louis XIII était presque souriant. Ce fut avec autorité qu’il expliqua au Conseil la nécessité de sa présence à l’armée pour juguler les chamailleries entre les chefs et surtout empêcher les désertions. Les hommes souffraient en effet du typhus – on disait à cette époque la peste – qui sévissait aux frontières. Or, le Roi voulait se rendre à Saint-Jean-de-Maurienne. On se récria qu’il ne devait en aucun cas entrer en Italie, ce à quoi il répondit :

— Si je devais passer tout seul, je passerais outre et l’on ne saurait m’en empêcher.

Le lourd Marillac s’en prit alors au Cardinal qu’il accusa de mener le Roi à sa perte pour assouvir ses ambitions ! Le Conseil se termina dans le tumulte et le Roi repartit pour la frontière où ses troupes avaient grand besoin de lui. À Casal, les choses allaient mal : Toiras était presque à bout de forces et son adversaire Spinola agonisait. C’est alors qu’arriva le jeune Mazarini qui, le 13 décembre, réussit à leur faire signer une trêve, bénéfique pour tout le monde. Cependant la « peste » sévissait toujours en Piémont et à Lyon, la coterie de la Reine Mère, singulièrement augmentée, accusait ouvertement Richelieu de vouloir la mort du Roi en l’obligeant à rester dans un pays aussi infesté. Néanmoins, on obtenait des succès : le duc de La Force venait de battre les Savoyards à plate couture et moissonnait leurs drapeaux.

Inquiet de la situation sanitaire, le Cardinal finit par obtenir de Louis XIII qu’il rentre à Lyon. Il le trouvait fatigué et savait, par ses espions, quel climat régnait dans la grande cité phocéenne. Lui-même le rejoignit peu après.



Il était temps de mettre de l’ordre dans les cancans de cour et d’affronter la cabale en personne, mais le Cardinal n’eut pas le temps de faire grand-chose : le pire arriva d’un seul coup.

Le samedi 21 septembre, au sortir du Conseil qui avait eu lieu chez la Reine Mère à l’abbaye d’Ainay, le Roi fut pris de frissons et d’une sévère migraine qui entraînèrent la fièvre. Il monta en carrosse avec Richelieu puis traversa la Saône dans une barque pour rentrer à l’Archevêché où il se coucha. Il apparut tout de suite que son état était grave. Commença alors l’habituel ballet des saignées, des lavements qui n’arrangeaient rien, au contraire : Louis XIII, s’il n’avait pas le typhus, souffrait d’une sévère dysenterie et c’est juste si, sous les masques des mines de circonstance, la cabale réussit à cacher une joie indécente. Déjà, dans l’entourage des deux Reines, on organisait le nouveau gouvernement. On mariait la veuve à son beau-frère et surtout, on préparait le sort réservé au Cardinal. L’un proposa de l’exiler, l’autre de l’envoyer à la Bastille, un autre de l’exécuter purement et simplement, un quatrième d’expédier quelques Mousquetaires lui casser la tête comme on fit jadis à Concini.

Ce dernier détail, Marie l’apprit par Gabriel de Malleville qu’elle retrouva avec joie de garde à l’Archevêché et, lorsque la garde en question fut terminée, elle le rejoignit et l’entraîna dans les jardins qui bordaient la Saône sans pouvoir s’empêcher de remarquer que la rencontre ne semblait pas lui faire autrement plaisir. Il ne lui laissa d’ailleurs pas le loisir de lui en demander l’explication :

— Madame la Duchesse me fait beaucoup d’honneur de gaspiller auprès du pauvre soldat que je suis un temps qu’elle pourrait employer d’une façon tellement plus agréable !

Le ton était acerbe, l’ironie mordante, et Marie s’insurgea :

— Nous ne nous sommes pas vus depuis des mois et voilà comment vous me recevez ? Mille tonnerres, Malleville, me direz-vous ce que je vous ai fait ?

— À moi ? Rien ! Seulement je m’étonne que vous ne soyez pas à cette heure chez la Reine Mère, à vous réjouir de la mort prochaine de notre grand roi, à préparer le règne de son lamentable frère et à vous y tailler une belle part ! Avez-vous déjà tranché sur le destin proche de Monsieur le Cardinal ? L’exil, la mort ?

— Le Roi étant encore vivant, c’est peut-être un brin prématuré ?

— C’est pourtant ce qui se prépare et vous devriez le savoir mieux que moi ?

— Je ne sais rien du tout, Malleville, sinon que vous êtes un insolent… et que vous me connaissez bien mal !

— Allons donc ! Avant l’affaire de Nantes, n’était-ce pas ce que vous cherchiez à obtenir : enterrer le Roi et nous donner à sa place un pleutre sans honneur et sans parole ? Vous et vos amis, vous allez bientôt triompher sans soupçonner un seul instant les désastres que vous laisserez derrière vous… mais moi je rentrerai chez moi et j’en sais d’autres qui feront de même : servir Gaston, jamais !

Il y avait de la colère dans sa voix, des larmes dans ses yeux. Marie en fut émue et oublia qu’elle allait se mettre en colère :

— Que vous le croyiez ou non, je pense comme vous, Gabriel. Ce débordement indécent alors que le Roi lutte contre la mort me déplaît. Dieu sait que je ne l’aime pas et pas davantage Monsieur le Cardinal mais c’est à ce dernier que je dois mon retour auprès de la Reine et…

— … et vous lui en seriez reconnaissante ? ricana le Mousquetaire.

— Peut-être et peut-être aussi que tous ces gens ligués contre un homme seul tandis que son maître agonise me dégoûtent. Quant à la Reine Mère, Dieu nous garde de nous retrouver sous son gouvernement par le truchement de cet imbécile pompeux de Marillac…

Gabriel ne cacha pas sa surprise :

— Eh bien, voilà du nouveau ! Vous, Madame, sensible à l’isolement d’un homme dont vous avez toujours proclamé que vous le détestiez ? Je n’aurais jamais cru cela possible…

— Moi non plus, admit Marie qui ne comprenait pas elle-même ce qui l’avait poussée à dire cela.

Peut-être parce qu’elle avait soudain envie de retrouver l’estime de l’homme droit et simple qu’était son ancien écuyer. Peut-être aussi parce qu’elle détestait Marillac, qu’elle supportait de plus en plus difficilement l’affreux caractère de la Médicis, son arrogance à la limite de la stupidité et que, si elle avait pris jusque-là un plaisir légèrement pervers à s’opposer à ses attaques, il lui était tout simplement pénible de voir sa reine tomber sans autre réflexion dans les bras de cette mégère dont elle n’avait connu que de mauvais procédés.

À cet instant, une longue silhouette rouge s’inscrivit au bout de l’allée d’ormes qui longeait la rivière. Elle allait à pas lents, un livre à la main qui pouvait être un bréviaire mais qu’on ne lisait pas. À mesure que le Cardinal approchait, Marie distinguait mieux son visage qui lui parut changé, creusé de rides profondes que l’âge n’expliquait pas. Il était pâle aussi, avec sous les yeux le cerne dénonçant le manque de sommeil, mais le maintien restait fier, l’échine droite. Cet homme avait pleinement conscience du danger qu’il courait. Sa vie était suspendue à cet autre souffle en train de s’éteindre à l’étage du palais, pourtant Marie eut la curieuse sensation que vivre ou mourir ne constituait pas son principal souci. Comme s’il lisait dans sa pensée, Malleville traduisit :

— Demain peut-être il ne sera plus rien et son œuvre sera jetée bas…

— Son œuvre ? Quel mot inconvenant pour une politique détestable.

— Détestable pour vous, Madame, et les beaux seigneurs qui là-haut attendent la mort du Roi parce qu’ils ne voient que leur intérêt immédiat et surtout pas celui du royaume. Hier encore Richelieu les faisait trembler. Aujourd’hui on le fuit tel un pestiféré. Demain, sur le chemin de l’échafaud, on lui jettera des pierres, des fruits pourris, de la fange… à moins que l’on se contente, prudemment, de le faire étrangler par quelque sbire dans le silence nocturne de sa chambre. Il ne faut pas oublier que c’est un prince de l’Eglise et il faudrait bâtir un échafaud trop élevé !

Marie eut un frisson. Depuis la mort épouvantable de Chalais, ce mot-là lui faisait horreur. Le Cardinal approchait. Gabriel toucha alors le bras de Marie :

— Ecartons-nous ! Il ne faut pas troubler sa méditation…

— J’en aperçois qui n’y voient pas d’inconvénient.

À une fenêtre du palais, en effet, un groupe de courtisans observait Richelieu. On put même les entendre rire. Ce fut pour Marie une sorte de signal. Au lieu de s’éloigner comme le conseillait le Mousquetaire, elle s’avança vers le Cardinal, le rejoignit, salua :

— Pardon de troubler les pensées de Votre Eminence, dit-elle de sa voix claire, mais je voudrais savoir les dernières nouvelles du Roi ?

Richelieu tressaillit. Ses yeux considérèrent avec surprise la jeune femme qui s’adressait à lui avec une douceur inattendue. Il sourit :

— Elles ne sont pas bonnes, Madame la Duchesse. Il a demandé le viatique. Mon frère l’Archevêque est allé le chercher à l’église Saint-Jean et les Reines ont été prévenues.

— C’est grande pitié !

— Surtout si l’on songe que notre Sire est entré ce matin dans sa trentième année…

— C’est vrai : nous sommes le 27 septembre et nous devrions nous apprêter à préparer Ses fleurs et nos vœux… (Puis, regardant Richelieu bien en face, Marie osa :) Qu’allez-vous faire, Monsieur le Cardinal, au cas où comme tout le laisse supposer, le Roi retournerait à Dieu aujourd’hui ?

Le pâle sourire revint sur les lèvres minces mais avec une nuance ironique :

— Je ne crois pas que la décision m’en sera laissée. « On » choisira pour moi, soyez-en certaine…

— En ce cas, pourquoi attendre ce que « on »…

— Fuir ? Non. Quel que soit le sort que l’on me réserve, fût-ce celui de Concini, je le subirai. Simplement parce que ce sera la volonté de Dieu !

— À votre place, je n’en serais pas sûr. Dieu serait joliment à plaindre s’il ressemblait au Garde des Sceaux !

Une étincelle amusée brilla dans les yeux las que Marie connaissait si dominateurs :

— C’est ce dont il faudrait convaincre ledit Garde des Sceaux comme s’il était le Seigneur en personne. Le souverain que vous allez avoir sera tout sauf… souverain justement !

Marie fit la grimace : elle détestait ce Marillac pompeux, bigot et trop souvent flatteur, qui ne ressemblait guère à son frère, le Maréchal. Ce fut ce qui l’incita à déclarer :

— Ne sommes-nous pas en train, Monseigneur, de manquer de foi ? Pourquoi donc ses prières seraient-elles plus entendues que les vôtres ? Et tant que le Roi respire…

— Vous voulez dire que rien n’est perdu ? Croiriez-vous au miracle ?

— À défaut d’y croire on peut toujours l’espérer.

Un instant, ils se regardèrent en silence. La Duchesse ignorait complètement ce qui la poussait à rendre courage à cet homme qu’elle avait considéré comme son pire ennemi jusqu’à la dernière Nativité, mais elle obéissait en cela à l’une de ces impulsions auxquelles elle était sujette. Ce qui ne voulait pas dire qu’elle souhaitait lier avec lui des liens d’amitié. Elle allait peut-être le lui dire quand, avec une brève inclinaison du buste, Richelieu murmura :

— Merci ! Je ne l’oublierai pas.

Et passa son chemin…



Un moment, ce jour-là. Madame de Chevreuse put croire qu’elle avait reçu le don de prophétie : après qu’on l’eut administré, le Roi se sentit mieux. La nuit qu’il passa fut meilleure mais le lendemain, tout alla de mal en pis. À partir de onze heures du soir, Louis XIII rendit un flot de sang. C’était comme s’il se vidait. Il demanda alors à Seguin, l’un de ses médecins, si la mort était proche. Celui-ci répondit qu’il n’y avait plus d’espoir. Dans les églises de Lyon, les grandes prières étaient commencées depuis longtemps. Le Roi cependant accueillit cette condamnation avec un parfait sang-froid. Il se confessa une fois de plus au Père Suffren, son aumônier, communia puis adressa quelques mots à ces gens, nombreux, qui étaient là, agenouillés dans sa chambre comme s’il était déjà mort :

— Je vous demande pardon à tous de ce en quoi je vous ai offensés et ne mourrai pas content si je ne sais que vous me pardonnez et je vous prie d’en dire autant à tous mes sujets de ma part…

D’un geste, il appela la Reine auprès de lui et l’embrassa, mais il était devenu si faible qu’il ne lui était plus possible d’articuler une parole. Cependant, les médecins trouvant sans doute qu’il n’avait pas perdu encore assez de sang lui firent une saignée au bras droit. On attendit le dernier soupir…

Or, il ne vint pas. Ce qui vint, ce fut, par le bas, une nouvelle évacuation sanglante et fétide qui acheva de persuader son entourage que c’était bien la « peste » rapportée des frontières qui enlevait le Roi. On emporta la Reine Mère en proie à un chagrin bruyant et faisant d’héroïques efforts pour s’évanouir : elle reviendrait quand la fin serait intervenue… Dans un coin de la chambre, le Cardinal priait dans un isolement significatif…

Et voilà qu’une fois les linges souillés emportés et les draps changés, Louis XIII poussa un soupir. Qui n’était pas le dernier ainsi qu’on aurait pu le penser un instant auparavant :

— Je me sens mieux, entendit-on avec stupeur. Il me semble que je sens un peu de faim…

Le Cardinal se redressa lentement, cherchant des yeux le crucifix placé au chevet royal. Il était pâle tel un mort mais sa main ne tremblait pas en traçant sur lui-même un ample signe de croix.

— Un miracle ! murmura-t-il sans oser y croire encore.

Et pourtant Louis XIII était sauvé. En fait, il n’avait contracté ni le typhus ni la peste ni aucune autre maladie de ce genre : simplement, il était atteint d’un abcès de l’intestin qui, en enflant, l’avait mené aux portes de la mort mais qui venait bienheureusement de crever, lui sauvant la vie… et celle de Richelieu tout en plongeant les cabaleurs de la Reine Mère dans un ahurissement qui eût été comique s’il n’avait été franchement écœurant, car on se consola en prédisant que la convalescence serait longue. Si elle se produisait : après tout, une rechute ne pouvait-elle arriver ?… Marie pensa que c’était lamentable.

Aussi la Médicis décida-t-elle de ne pas laisser traîner les choses. Jetant le masque, elle vint, dès le lendemain, occuper le chevet de son fils pour lui demander de renvoyer le Cardinal, selon elle responsable de tous les maux dont souffraient le royaume et le Roi. Ces criailleries indisposèrent tellement Louis XIII qu’il alla s’installer à Bellecour, dans l’agréable demeure de Monsieur de Chaponay. Pas découragée pour autant, elle l’y poursuivit, revenant à la charge avec une obstination cruelle qui se souciait peu de l’état du malade. Pour s’en débarrasser, Louis finit par lui dire que son état de santé ne lui permettait pas de prendre une décision. Traduisant cela comme une promesse, elle finit par le laisser tranquille et son fils put achever de se remettre. En octobre, guéri enfin, il reprit le chemin de Paris.

En fait, il se rendit à Saint-Germain, le palais du Louvre étant alors livré aux ouvriers à la suite de l’effondrement du plafond de l’une des salles. Quand il revint dans la capitale, le couple royal s’installa rue de Tournon, dans l’ancien hôtel Concini devenu hôtel des Ambassadeurs. Donc à deux pas du Luxembourg où était rentrée la Reine Mère. À la grande satisfaction de celle-ci : elle allait avoir Louis sous la main…



Les Chevreuse étaient revenus chez eux, rue Saint-Thomas-du-Louvre. Bien que, durant le voyage de retour, Marie de Médicis eût manifesté, envers le Cardinal, une amabilité aussi soudaine qu’inattendue, Marie sentait que l’on préparait quelque chose. Quand elle se rendait chez la Reine, elle éprouvait la vague impression d’être tenue un peu à l’écart, même si Anne d’Autriche lui montrait toujours la même amitié. Certaines conversations s’arrêtaient quand elle arrivait : Madame du Fargis prenait avec elle des airs mystérieux cachant mal l’espoir de l’éliminer dans un jour prochain. Seule Louise de Conti la mit en garde :

— Vous avez beaucoup changé, Marie. Et pas à votre avantage. Du moins c’est ce que l’on dit.

— Où prend-on cela ?

— Dans le jardin de l’Archevêché de Lyon, quand on croyait le Roi à toute extrémité. On vous a vue parler à Monsieur le Cardinal.

— Et alors ? Ce n’était pas la première fois et sans doute pas la dernière…

— Certes, certes, mais cela a donné à penser. On ne vous savait pas en si bons termes avec cet homme dont naguère encore vous proclamiez que vous le détestiez.

— Quoi que vous en pensiez, je n’ai pas changé mais il se trouve que j’ai l’habitude de payer mes dettes. Or, que vous le vouliez ou non c’est bien à lui que je dois mon retour. Lui dire trois mots quand chacun le traitait en pestiféré m’a paru une façon comme une autre de m’acquitter. En outre, et même si cela vous contrarie, j’ai de plus en plus de mal à supporter la Reine Mère. Dès que je l’entends vociférer dans un langage digne d’une marchande de poisson et donnant libre cours à sa mauvaise nature, j’ai peine à croire qu’une aussi noble dame que notre reine à nous, une infante, ait soudain jugé bon de s’en accommoder. Un peu de mémoire, mille tonnerres ! Durant des années la Florentine a tout fait pour lui rendre la vie impossible ; elle l’a traînée dans la boue et à présent on s’embrasse ?

— La seule chose importante est d’en finir avec le Cardinal ! Allons, Marie, où est passé votre sens commun ? Croyez-moi : allez faire votre paix avec la Reine Mère qui commence à vous regarder de travers. Tôt ou tard, elle l’emportera sur son ennemi. Le Roi ne lui résistera pas éternellement.

— Ce qui m’étonne, moi, c’est qu’il puisse encore la souffrir !

— Bah ! Soyez certaine qu’une fois la victoire obtenue, nous aurons d’elle les plus beaux sourires. Et, faites-moi confiance, elle n’est plus loin cette victoire… Alors, songez à votre avenir… Revenez à nous… à vous !

— Je ne vous ai jamais quittés !



Cependant, la Duchesse jugea plus prudent de prendre ses distances avec les deux camps en présence et dont elle était persuadée qu’ils n’allaient pas tarder à en venir aux mains. Elle tomba malade.

C’est-à-dire qu’elle fit de son mieux pour qu’on la crût, sinon à l’agonie du moins assez souffrante pour ne pas quitter son lit. Elle avait eu à ce sujet un entretien prolongé avec son époux qui naturellement s’était un peu inquiété des bruits commençant à courir sur sa femme et s’était hâté d’approuver une décision qui le soulageait et lui évitait de tirer l’épée à tout bout de champ pour la défendre, comme cela avait failli se produire à deux ou trois reprises. Lui-même, toujours aussi fidèlement attaché au Roi, se trouvait à l’abri des critiques :

— Il faudra pourtant que vous guérissiez un jour, lui fit-il observer. Et guérir, cela signifie prendre parti !

— Je sais mais à chaque jour suffit sa peine et j’entends, pour l’instant, n’en prendre aucun. Autrement dit je veux rester neutre aussi longtemps que possible et vous serez mon seul lien avec la Cour. Ouvrez vos yeux et vos oreilles, moi j’ai la fièvre !

— Et si l’on vous vient visiter ?

— Ma fièvre se peut contracter. Je ne reçois personne. Herminie a pris mes ordres. Et si l’on vous demande si vous ne craignez pas d’apporter mon mal avec vous, dites que mes nouvelles vous sont données par écrit…

Le bon Claude joua le rôle du mieux qu’il put, même chez la Reine qui, par deux fois, s’enquit de l’état de son amie. Et si bien peu furent dupes – la santé de Marie était quasi proverbiale –, si certains ricanèrent, Chevreuse eut au moins la satisfaction de couler des jours paisibles à un moment où le ciel se couvrait de nuages d’orage de plus en plus lourds. Louise trouva cela amusant :

— Ce n’est pas une si mauvaise idée, dit-elle au « malheureux » mari. Il faut seulement espérer que sa fièvre ne la retiendra pas à la chambre durant des mois… Embrassez-la pour moi ! Quand vous pourrez l’approcher, du moins !



L’instinct de Marie l’avait bien inspirée : quinze jours plus tard, le 10 novembre, la tempête éclatait…

La veille même, Louis XIII qui ne manquait pas d’une certaine subtilité avait demandé à son ministre en quelles dispositions la Reine Mère était envers lui. Richelieu, armant son visage de bénignité, répondit qu’il pensait être revenu dans ses bonnes grâces étant donné les amabilités qu’elle lui avait témoignées durant le voyage de retour :

— Ne vous y trompez pas, riposta le Roi. Il n’y a rien de changé.

Richelieu allait s’en apercevoir dès le lendemain.

Le Roi avait coutume de se rendre chaque matin auprès de sa mère afin de s’inquiéter de sa santé. Ce jour-là qui était un dimanche, Marie de Médicis condamna sa porte sous le prétexte qu’elle avait pris médecine. Le Cardinal alors convoqua le Garde des Sceaux… et il lui fut répondu que lui aussi avait pris médecine. Ce grand besoin de récurage intime sévissant chez ses ennemis mit la puce à l’oreille du Ministre. Il se rendit au Luxembourg où, à sa surprise, il trouva toutes portes closes. Cependant, tandis qu’il en faisait le tour, qui aperçut-il ? Marillac :

— Vous voilà donc ? Et vous disiez que vous étiez malade ?

Cette fois il n’y avait plus de doute, c’était une conspiration et qui ne pouvait être dirigée que contre lui. Le Cardinal comprit qu’il était vital pour lui d’apprendre ce qui se disait chez la Reine Mère. Et pour ce faire il allait prendre un risque énorme : s’introduire chez elle sans sa permission.

Ayant été intendant du palais, il le connaissait dans ses moindres recoins. Ainsi, certain couloir sombre partant de la chapelle derrière une porte dérobée et menant droit aux appartements de la Florentine.

Cet accès-là, étant à peu près inconnu, n’est pas fermé. Richelieu va l’emprunter et s’offrir le coup de théâtre d’apparaître soudain dans la chambre de son ancienne protectrice où celle-ci, en effet, est en grande conversation avec son fils.

— Je demande infiniment pardon à Leurs Majestés, dit le Cardinal en saluant profondément, de les rejoindre sans y avoir été invité, mais je suis sûr que c’est de moi que l’on parle !

Louis XIII n’a pas le temps de répondre. Dressée sur ses ergots, la Reine Mère pique une de ces colères furieuses qui font parfois douter de la pureté de ses origines car elle perd la plus élémentaire retenue. C’est une poissarde en furie devant quelque éventaire des Halles. Dans un effroyable jargon franco-italien, elle couvre d’injures et d’insultes l’imprudent qui vient d’oser s’interposer entre elle et son fils au moment où elle est en train de demander sa tête. Il a tous les défauts, toutes les tares, tous les vices, et sa famille ne vaut pas mieux ! N’avait-il pas comploté de marier Monsieur avec sa nièce et maîtresse, la Combalet qui est une moins que rien, dont on connaît les mœurs dissolues et que d’ailleurs elle vient de chasser ignominieusement comme ceux qui lui touchaient de plus ou moins près…

Le Cardinal tente d’endiguer le flot que le Roi écoute dans un silence qui ressemble à de l’accablement. Jamais il n’a vu sa mère dans cet état et sa vulgarité l’accable, même s’il n’est pas content que son ministre se soit permis de s’introduire comme il vient de le faire. Il tente de placer une parole mais la Médicis n’a pas encore vidé son sac. Elle n’en a pas terminé avec la Combalet. Tout compte fait les ambitions de celle-ci vont plus loin encore : faire déclarer le Roi bâtard et devenir reine, soit avec Monsieur soit avec le comte de Soissons au cas où, pendant que l’on y serait, Monsieur serait dans la foulée déclaré bâtard !

Devant un débordement de haine qui confine à la folie, le Cardinal fait de son mieux pour apaiser le flot : il met genou en terre, demande pardon si, sans le vouloir, il a offensé celle qu’il a toujours considérée comme sa bienfaitrice. Et même il laisse couler des larmes. Ce grand nerveux s’y laisse parfois aller pour se détendre. Mais rien n’y fait. Plus il tente de la calmer, plus la mégère hurle. Elle tonitrue et sa voix aigre perce les oreilles.

Rendu pratiquement muet par cette scène insensée, le Roi a vainement tenté, lui aussi, quelques représentations dans le sens apaisant, mais elle ne l’entend pas, occupée qu’elle est à énumérer les châtiments exemplaires qu’elle va faire pleuvoir sur Richelieu, les siens et ceux qui ont osé le servir. Il ira porter sa tête maudite au bourreau tandis que l’on rasera ses châteaux, que l’on jettera du sel sur ses terres et que tous les siens seront réduits à la misère… Et la voilà qui pleure de rage, qui s’en prend à son fils en lui demandant de choisir entre son valet et sa mère !

C’en est trop. Le Roi s’est levé : il ordonne au Cardinal d’en faire autant et de sortir. Ce qui est exécuté aussitôt. Après quoi il se tourne vers la grosse femme qui sanglote entre deux imprécations, affalée dans un fauteuil.

— Veuillez me pardonner, ma mère, mais j’ai besoin de réfléchir. Je m’en vais à Versailles où, au moins, je trouverai un peu de paix.

Dans la cour où son carrosse l’attend au milieu d’un peloton de mousquetaires, il aperçoit Richelieu qui erre comme une âme en peine, ne sachant, visiblement, à quoi se résoudre. Mais il feint de l’ignorer, monte en voiture et s’éloigne…



Ce départ sans un mot a douloureusement retenti sur le cœur du Ministre, lui faisant pressentir la disgrâce. Il ne lui reste d’autre issue que de rentrer chez lui et préparer un départ qui, hélas, va ressembler à une fuite. Prévoyant, il s’est fait donner récemment Le Havre dont il est le Gouverneur. Le Roi est parti pour Versailles, cela lui laisse un peu de temps et il fait emballer ses objets les plus précieux, ses papiers surtout. Sur son ordre, sa chère nièce Combalet que la Médicis a chassée à fracas retentissant au début de la journée, sans doute à titre de hors-d’œuvre, est déjà partie. Il la rejoindra là-bas…

Il était en train de donner des ordres à son valet pour que l’on prépare les paniers de voyage de ses chats – ils étaient les compagnons habituels de son silence et il les aimait pour cela et pour le plaisir sensuel de caresser leur doux pelage ! – quand une visite se présenta : le cardinal de La Valette, frère du duc d’Epernon, l’un de ses rares mais plus fidèles amis. Il suffit d’un coup d’œil au prélat pour saisir ce qu’il se passait :

— Ne me dites pas que vous partez ? s’indigna-t-il. Pas vous !

— Oh si ! Comprenez donc, mon ami, que l’on ne m’a pas laissé d’autre voie de sortie. Cette femme exécrable veut ma tête et je n’ai pas la moindre intention de la lui donner…

— Allons donc ! Vous n’en êtes pas là ! Ignorez-vous que qui cède la place perd la partie ?

— Elle est perdue ! Le Roi n’a pas eu un regard pour moi !

— Le Roi, mon cher, a tout bonnement pris la fuite pour se dégager d’une situation qu’il devait juger intenable. Reste à savoir qui il fuyait : vous ou la Reine Mère !

— Un reste d’amitié lui a fait rejeter sans doute l’idée d’ordonner mon arrestation sur-le-champ mais soyez sûr que cela va venir. Je suppose qu’au Luxembourg on savoure déjà les joies du triomphe, ajouta le Cardinal amèrement.

La Valette se mit à rire :

— Vous supposez juste ! Jamais actrice en scène n’a reçu plus d’applaudissements. On la proclame la Mère de la Patrie et c’est à qui lui fera la cour la plus plate. Vous devriez le voir !

— Je ne pense pas que cela m’amuserait !

— Il se conçoit. Mais, si vous partez pour Le Havre, pourquoi ne pas passer par Versailles ?

— Il m’est arrivé de forcer une porte ce matin et je n’ai pas l’impression que ma démarche ait plu. Ne me demandez pas d’en enfoncer une autre…

L’entrée d’un serviteur l’interrompit : il annonçait Monsieur de Tourville, un officier de la Maison du Roi :

— Il est peut-être trop tard ! murmura le Cardinal, mais La Valette l’avait entendu :

— Ce n’est certainement qu’un messager ! S’il s’agissait de Monsieur de Tréville, je serais davantage inquiet : il faut au moins le Capitaine des Mousquetaires pour arrêter un homme tel que vous…

C’était en effet un messager : Louis XIII ordonnait à son Ministre de le rejoindre dans son relais de chasse de Versailles.

— Eh bien, que vous disais-je ? triompha La Valette.

— Certes vous fûtes bon prophète, mon ami, mais ne nous réjouissons pas à l’avance : la partie est loin d’être gagnée !

Aussi, avant de monter en voiture, le Cardinal prit-il soin d’emporter avec lui les documents qu’il conservait si soigneusement à l’abri dans les secrets de son cabinet florentin…



En apprenant de Claude ce qui venait de se passer au Luxembourg, Marie s’était sentie gagnée par l’inquiétude et surtout la crainte d’être obligée de prolonger sa station au lit indéfiniment. Si la vieille Médicis l’emportait comme tout le laissait concevoir, il ne lui resterait qu’à regagner Dampierre pour une longue convalescence. La Reine que l’on convaincrait qu’elle était une mauvaise femme et – pourquoi pas ? – un suppôt du Cardinal l’abandonnerait à son sort. Une seule chose la réconfortait : Chevreuse suivant le Roi à Versailles, au moins aurait-on rapidement des nouvelles fraîches. Si Louis se retirait dans ses bois, c’était sûrement pour imiter Philippe le Bel, son lointain prédécesseur, en « prenant conseil de son silence ».

La jeune Lénoncourt, devenue plus ou moins sa confidente, s’efforçait de la rassurer. Elle s’habituait doucement à supporter ses humeurs fantasques, avec un flegme quasi britannique, et elle ne voyait pas les événements sous des couleurs aussi sombres :

— Même si elle s’est étonnée de votre récente attitude envers le Cardinal, disait-elle, la Reine ne vous en tiendra pas rigueur longtemps. Je crois vraiment qu’elle vous aime. Et d’ailleurs elle l’a prouvé…

— Oui, mais durant mon absence elle s’est entichée de la du Fargis qui a machiné sa réconciliation avec la Reine Mère et qui ces temps derniers ne cachait plus ses intentions de m’évincer. Or je connais Anne d’Autriche : c’est au fond une pâte molle et, débarrassée de Richelieu puis, dans un bref délai de son époux, elle m’oubliera vite…

— Comme si c’était possible ? fit Herminie en riant. Que l’on vous aime ou que l’on vous déteste, ma cousine, tout le monde sait que vous êtes inoubliable…

C’était agréable à entendre. Herminie n’en fut pas moins obligée de jouer aux échecs la première partie de la nuit, et, dans la seconde, lire quelques pièces de poésie de Voiture que sa maîtresse jugeait soporifiques et qui cependant ne vinrent pas à bout d’une nervosité entretenue par le chahut que, vers minuit, certains tenants de la « cabale » vinrent mener dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre puis, au matin par un billet glissé sous le portail qu’on lui apporta avec son petit déjeuner.

« La disgrâce vous attend et peut-être la Bastille, disait-il. De toute façon la mort approche. Si elle ne vous est pas donnée par la main du bourreau, nous nous en chargerons sans crainte d’être poursuivis. Ceux qui ne vous pardonneront jamais la mort de Chalais. »

Le coup fut si rude que Marie s’évanouit. Avec le temps elle avait fini par se croire à l’abri de cet ennemi sans visage qui avait déjà tenté de la tuer sur la route du Verger. Elle pensait que les hasards de l’époque s’en étaient chargés, qu’il était peut-être mort ? Or, voilà qu’il reparaissait au moment précis où son destin s’enfonçait dans les brumes de l’incertitude…

Lorsqu’elle reprit connaissance, elle ressentit une telle angoisse qu’elle donna à Herminie l’ordre de préparer ses coffres de voyage et d’appeler Peran :

— Il se peut que je sois obligée de partir rapidement… pour une destination lointaine. Fais tes préparatifs en conséquence.

— Loin, cela veut dire où ? s’enquit le cocher sans se départir de son habituelle impassibilité.

— Les Pays-Bas… l’Angleterre. Est-ce que je sais ? s’emporta-t-elle. Mais peut-être bien la seconde ? J’y serai plus en sûreté…

Elle serait surtout plus près de Holland auquel, depuis ces derniers jours, elle ne cessait de penser. Le besoin de le revoir devenait criant et à cet instant proche de la panique, elle éprouvait comme une nécessité. Qu’il eût une maîtresse lui importait peu : elle se savait assez forte pour le reprendre à n’importe qui. Et puis, chez le roi Charles dont l’amitié ne lui avait jamais fait défaut, elle serait protégée mieux que n’importe où…

Quittant un lit où elle n’avait plus que faire, Marie, tandis que ses femmes sortaient ses bagages pour commencer à les remplir, demanda ses cassettes de joyaux qu’elle passa en revue afin de s’assurer qu’il n’en manquait pas, à l’exception d’une parure de saphirs confiée à son joaillier pour un remontage. Pensant que l’ouvrage ne pouvait être achevé, elle se résigna à l’abandonner aux soins de son époux. Puis s’assura de ce qu’elle possédait en argent liquide…

Jamais elle ne s’était sentie aussi nerveuse. Herminie, qui ne comprenait pas son attitude, s’efforça de la calmer en demandant ce qui justifiait une telle hâte alors que l’on était sans nouvelles de Monseigneur le duc. Elle se fit rabrouer :

— Je sais ce que je fais, mille tonnerres ! clama la Duchesse. Si je reste ici je suis en danger et il ne sert d’attendre qu’on m’apprenne je ne sais quelle catastrophe. Cette nuit, nous partons pour la Normandie… Si tu as peur de me suivre, tu n’as qu’à rester !

— Qu’y ferais-je, grands dieux ? Mais je soutiens qu’avant de prendre une si grave décision, il faudrait en avertir Monseigneur. Tant qu’il est auprès de Sa Majesté, vous n’avez sûrement pas grand-chose à redouter…

— Un jour, il m’a laissée être condamnée à l’exil sans protester. Il s’est même chargé de l’exécution. Je préfère suivre mon instinct et mon instinct me dit de passer la mer…

Il fut impossible de l’en faire démordre. Aussi, quand Chevreuse rentra au logis, vers la fin du jour, trouva-t-il la maison sens dessus dessous, le carrosse de sa femme dans la cour et celle-ci dans l’escalier.

— Où allez-vous donc ? s’étonna-t-il. Vous rentrez à Dampierre ?

— Non. Je quitte le royaume. Vous trouverez là-haut une lettre !

— Qu’est-ce qui vous prend ? Vous partez au moment où la Reine a besoin de vous plus que jamais ? Je vous le défends formellement.

— Vous me le… défendez ? souffla Marie abasourdie par cette soudaine poussée d’autorité maritale. Voilà qui est nouveau !

— Il est nécessaire que je fasse preuve de fermeté quand vous vous disposez à commettre une sottise.

— Une sottise ? fit Marie amèrement, alors que je tente de me soustraire à la vengeance de la Reine Mère… et de quelques autres ? Elle est rancunière en diable et n’a pas le triomphe modeste ! Quel sort a-t-on fait au Cardinal ?

— Le Cardinal ? Il est plus puissant que jamais : le Roi vient d’élever sa terre de Richelieu au titre de duché-pairie. Il a déclaré hautement que quiconque s’en prendrait à lui offenserait la Couronne dont il est l’indispensable soutien…

La surprise coupa les jambes de Marie qui se laissa tomber, assise sur les marches de l’escalier.

— Pas possible ! souffla-t-elle. Comment est-ce arrivé ?

— De la façon la plus simple : Sa Majesté et Son Eminence ont eu un long entretien en privé. Lorsqu’il prit fin, le Roi a envoyé un coureur à Paris chercher Monsieur de Marillac. Celui-ci est arrivé tout gonflé de joie et d’orgueil pensant que l’on allait le nommer au lieu et place du Cardinal. Il a vite déchanté : le Roi l’a d’abord prié de rendre les Sceaux, dont vous savez qu’il porte toujours les clefs au bout d’une chaîne à son col… et ensuite il fut décrété d’arrestation puis emmené au donjon de Châteaudun. En même temps un peloton de Mousquetaires était dépêché en Piémont pour porter au maréchal de Schomberg l’ordre de s’assurer de la personne de son frère, le Maréchal, qui devra être ramené en France afin d’y être jugé… Mais ne pourrions-nous poursuivre ailleurs cette conversation ? Je suis revenu ventre à terre, je meurs de faim, de soif, et vous me tenez dans l’endroit le plus incommode du monde !

Sans un mot, la Duchesse se releva et remonta chez elle en clamant que l’on serve Monseigneur au plus vite : elle-même avait déjà soupé…

Un moment plus tard, débarrassée de ses vêtements de voyage et réintégrée dans une virginale robe d’intérieur en laine blanche, elle prenait place en face de Claude, occupé à faire disparaître le solide repas que l’on venait de lui servir.

— Est-ce là tout ce que vous savez ? La Reine Mère…

— … est sans doute au courant à cette heure et les échos du Luxembourg doivent retentir de ses imprécations…

S’interrompant, Claude versa du vin dans un verre et le tendit à sa femme.

— Tenez et buvez ! Pour ce que j’ai encore à dire, il se peut que vous en ayez besoin !

Inquiète, Marie obéit. Son époux avait mangé trop vite. Son visage était très rouge mais trouva pourtant le moyen de s’assombrir.

— Madame du Fargis est chassée de la Cour, reprit-il, ainsi que la femme de chambre de la Reine, Madame Bertaut et sa fille, la petite Françoise[9] qui toutes deux ont vécu longtemps en Espagne. L’ambassadeur Mirabel et sa femme ne seront plus admis au palais que pour les audiences officielles. À l’exception de Stéphanille, les dernières femmes espagnoles devront repasser la frontière…

— Peste ! On dirait que le Cardinal a vu grand dans la vengeance ?

— Ce n’est pas le Cardinal et le Roi l’a fait savoir hautement : c’est lui-même qui manie le balai…

— Oh ! il en est capable mais, là-dedans, je ne vois rien qui nécessite de moi le besoin de réconfort ?

— Attendez la suite ! Le balai fonctionne aussi chez la Reine Mère : ses vieilles amies, les duchesses de Foligno et d’Elbeuf ainsi que la connétable de Lesdiguières sont exilées sur leurs terres. Et… ma sœur Louise ! Le Roi l’envoie chez notre mère au château d’Eu.

Marie devint blanche et se releva brusquement :

— Louise ? Mais enfin pourquoi ? Pour avoir dit du mal du Cardinal ? En ce cas, il faudrait chasser la plus grande partie de la Cour ! Et vous êtes là à vous bâfrer au lieu d’assiéger le Roi ?

— J’ai fait ce que j’ai pu, Marie, mais Louise ne s’est pas contentée de quelques paroles. Par amour pour Bassompierre elle s’est investie profondément dans la faction la plus extrême de la cabale : celle qui voulait mettre le Cardinal à mort ! Le Roi a répondu qu’elle devait s’estimer heureuse d’être éloignée de la Cour…

— Et Bassompierre alors ?

— Lui c’est plus grave : à cette heure il doit être en route pour la Bastille. À ne vous rien cacher, je suis passé chez lui avant de rentrer pour l’avertir et l’aider à fuir mais il était au courant : il se tenait dans son cabinet, occupé à brûler toutes ses lettres d’amour afin qu’elles ne tombent pas aux mains des exempts de police. Et cela faisait un tel feu d’enfer que j’ai craint un moment pour la maison…

— Il y en avait tant que ça ?

— Cinq mille, je crois… ou un peu plus ! Il faisait d’ailleurs bonne contenance et même il riait en disant que si on l’emprisonnait, il aurait enfin le temps d’écrire ses mémoires.

— Mais Louise, Louise ?

— Je l’ai vue elle aussi. Elle est désespérée mais refuse de fuir. Par-dessus le marché, elle réclame le droit d’être embastillée avec son époux mais il m’étonnerait qu’on l’écoute. Le Roi, vous le savez, ne l’a jamais aimée, souvenez-vous ! Il l’avait surnommée « le péché ». J’ai l’impression qu’il est assez satisfait d’avoir une occasion de s’en débarrasser. Il règle les comptes du Cardinal… et les siens.

— Il est toujours à Versailles ?

— Non. À Saint-Germain. Il compte y rester quelques jours…

— Le Cardinal l’y a accompagné ?

— Il est parti avant le Roi pour son château de Rueil…

— En ce cas, faites remonter mes coffres mais que Peran m’attende.

— Et où pensez-vous aller ?

— Chez le Cardinal, évidemment ! C’est à cause de lui que l’on chasse Louise c’est donc à lui d’obtenir sa grâce. Et moi c’est ce que je veux. Il y a des moments où je me demande si elle n’est pas plus ma sœur que la vôtre !

— Vous savez l’heure qu’il est ?

— Aucune importance ! C’est un grand travailleur que cet homme, même si je ne lui reconnais pas beaucoup d’autres qualités ! Et je vous garantis qu’il me recevra !

— Et demain tout Paris saura que vous êtes allée le rejoindre chez lui au lendemain de son triomphe ! Alors prenez au moins une voiture sans armoiries et enveloppez-vous de façon à n’être pas reconnaissable et…

— Vous rêvez ? Il recevra sans hésiter la duchesse de Chevreuse mais certainement pas n’importe qui ! Les gardes ne me laisseraient pas passer… Et si l’on parle, eh bien, on parlera ! Vous n’avez qu’à faire ce qu’il faut pour qu’on n’en dise pas trop !

— Comment l’entendez-vous ?

— J’ose espérer que l’insolent osant me dénigrer à portée de vos grandes oreilles n’achèverait pas sa journée debout mais au fond de son lit avec quelques pouces de fer dans le ventre… ou ailleurs !

Et elle sortit en claquant la porte.

CHAPITRE VII OÙ MARIE ENTREVOIT DES PERSPECTIVES INESPÉRÉES

Après Noël, on avait intensément travaillé à ce qui allait devenir le Palais-Cardinal, prouvant ainsi qu’au moins l’architecte, Jacques Lemercier, croyait en l’étoile de son client. On y travaillait encore à cette heure tardive autour de braseros s’efforçant d’offrir aux ouvriers des sources de chaleur. Les logis, eux, étaient achevés même s’ils sentaient légèrement la peinture et, dans les vastes cheminées, les flambées faisaient merveille.

Comme le pensait Marie, les gardes en tenue rouge laissèrent passer son carrosse sans la moindre objection. Un officier alla prévenir et Marie vit accourir un capucin, le Père Le Masle, qui était le secrétaire particulier du Cardinal. Il l’escorta dans le bel escalier qu’elle connaissait déjà et en haut duquel l’attendait Madame de Combalet.

Le joli visage de celle-ci portait encore les traces de larmes récentes et les plis du souci n’étaient pas encore effacés, même si elle trouva un sourire radieux pour accueillir Marie :

— Vous, Madame la Duchesse ? Et si tard ?

— Je sais l’heure qu’il est mais il faut que j’entretienne le Cardinal sans plus tarder. C’est très important !

— Important ou pas, je pense qu’il vous recevra ! Il va même être infiniment heureux de votre visite…

Visiblement, elle était la première à croire Marie définitivement rangée sous la bannière cardinalice, mais celle-ci ne jugea pas utile de doucher si vite son enthousiasme : tout allait dépendre de ce qu’elle obtiendrait. La charmante nièce l’introduisit elle-même dans le cabinet, austère avec ses boiseries sombres et ses grandes tapisseries mais adouci d’objets chatoyants comme un crucifix d’émaux translucides et quelques objets, coupes et aiguières de cristal ornées de pierres précieuses. Assis dans un vaste fauteuil de cuir, le Cardinal, une plume rouge à la main, rédigeait une lettre. La table où il s’appuyait, éclairée d’une paire de flambeaux, était couverte de portefeuilles et de longues boîtes reliées en maroquin vert et rouge ainsi que de cartes géographiques enroulées et de liasses de papier. Il eut un soupir à l’entrée de sa visiteuse, jeta sa plume et vint à elle les mains tendues :

— Quelle délicieuse idée de venir me surprendre, Madame la Duchesse !

Du fond de sa révérence, Marie prit l’une des mains dont elle baisa l’anneau avant de se relever et de se laisser guider vers le siège placé de l’autre côté du bureau.

— Je demande excuses pour l’heure tardive. Monseigneur, mais il fallait que je vinsse. D’abord afin de vous offrir tous mes compliments pour votre victoire…

— Venant de vous – et il insista sur le « vous » – ils me sont doublement précieux. Avez-vous vu la Reine ?

— Pas encore. Je viens d’être assez souffrante…

— … mais rapidement guérie si j’en crois l’éclat de votre teint, de vos yeux ?

« Seigneur ! pensa Marie, s’il se met à me faire la cour, cela ne va pas me faciliter les choses… »

— Je suis encore bien lasse, Monsieur le Cardinal, mais lorsqu’il s’agit de secourir la détresse d’un être cher, il n’est d’effort dont je ne me sente capable.

— C’est d’une bonne chrétienne… et d’une femme courageuse. Pour ne pas vous fatiguer plus que de raison, dites-moi de qui vous voulez me parler ?

— De la princesse de Conti, ma belle-sœur… et mon amie !

— Qui devrait s’appeler Madame de Bassompierre…

— Ah ! vous le savez ? Le mariage fut cependant secret ?

— C’est mon intérêt et surtout celui de la France d’être renseigné sur ce que l’on s’efforce de me cacher. Eh bien, Madame de Conti, puisqu’il faut respecter le protocole ?

— Vient d’être exilée au château d’Eu, chez sa mère…

— Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? nasilla le Cardinal.

— À condition que la famille ne soit pas pire qu’un couvent. Voici plus de quarante ans que ma belle-mère, Catherine de Clèves, y pleure la mort de son époux, le Balafré. En outre, mère et fille ne se sont jamais vraiment accordées… ce que je peux comprendre. Je vous en supplie, faites révoquer cet exil qui la tuera !

— Voyons, Madame la Duchesse, vous-même avez subi plusieurs éloignements… et votre beauté ne semble pas en avoir souffert !

— J’ai trente ans et elle est au seuil de la vieillesse. En outre elle va souffrir le martyre d’être séparée d’un époux qu’elle adore. Elle préférerait de beaucoup le rejoindre à la Bastille !

— Où elle serait séparée de lui par des murs plus encore que par la distance ? Il n’est pas d’usage d’incarcérer ensemble des gens mariés… surtout s’ils ne le sont pas officiellement ! Croyez-moi, Madame la Duchesse, cet exil n’est pas si grave. D’autant que l’on en revient, ainsi que vous en êtes la preuve vivante.

— Elle n’en reviendra pas. Sa santé laisse à désirer !

— Que serait-ce dans une prison d’Etat ! Eu est proche de la mer dont l’air est le plus sain qui soit et l’on dit que la campagne y est charmante…

— Mais le château est étroit. Henri de Guise, qui avait commencé la reconstruction sur les ruines laissées par Louis XI, a eu juste le temps de bâtir une aile et la chapelle.

— Ce qui est important pour une dame qui vit depuis des années à l’ombre du clocher de Saint-Germain-des-Prés. Et deux femmes ne tiennent pas tant de place !

— Quand elles sont duchesse de Guise et princesse de Conti ? Vous voulez rire, Monseigneur !

— Mais… j’aimerais beaucoup ! Cela me délasserait ! Oh ! je suis impardonnable : je ne vous ai encore rien offert !

— Merci, c’est inutile ! À moins que vous ne songiez à un cordial destiné à me remettre d’un refus qui n’ose pas dire son nom ?

— Moi, vous refuser quelque chose ? Il se trouve que cette affaire n’est pas de mon ressort. Croyez-moi, le Roi ne m’a pas consulté sur les mesures qu’il a lui-même décidées contre l’entourage par trop turbulent de sa mère ! Tout ce que je peux faire, c’est vous conseiller à toutes deux le calme… et la patience. Parler à Sa Majesté ne servirait à rien qu’à aggraver les choses, car elle est très montée contre Bassompierre… et son épouse. Que la Princesse fasse preuve d’obéissance sera la meilleure des plaidoiries. Je veillerai à ce qu’on y soit sensible… Encore une fois, on revient d’exil ; plus difficilement de la Bastille.

Il se levait, indiquant ainsi que l’audience se terminait. Force fut à Marie de l’imiter d’autant plus furieuse qu’il n’y avait rien à reprendre à l’implacable raisonnement du Cardinal. Elle allait pourtant essayer de placer un ultime argument, quand un valet entra et vint parler à l’oreille de Richelieu. Celui-ci sourit :

— Qu’il entre, voyons ! L’occasion tombe à point !

Celui qui vint n’était pas un inconnu pour Marie encore qu’elle ne l’eût jamais apprécié en dépit du charme indéniable qu’il dégageait. Naguère ambassadeur à Londres, Charles de l’Aubespine, marquis de Châteauneuf, ne s’inscrivait pas au nombre de ses admirateurs. Par Montaigu, elle avait appris qu’il avait tenté de la desservir auprès de Charles Ier, osant même écrire : « … que la Duchesse était une femme de qui la malice surpassait celle de son sexe quelque malicieux qu’il soit, et l’on avait éprouvé que plusieurs personnes de condition et de puissance se détournaient du service du Roi pour adhérer à ses passions… » Une littérature qui n’avait pas eu grand effet sur le souverain anglais – toujours selon Montaigu – mais que Marie gardait sur le cœur.

Aussi fut-ce d’un œil sévère qu’elle regarda s’approcher d’elle ce bel homme d’une cinquantaine d’années, élancé, bien fait et fort élégant, aux cheveux et à la moustache gris mais soyeux, dont les yeux noisette et le sourire à belles dents toujours blanches était aussi charmant que spirituel.

— Monseigneur a raison, dit, en s’inclinant sur sa main froide, Châteauneuf qui en entrant avait entendu la dernière phrase du Cardinal. Voilà en effet l’occasion de mettre à vos pieds, Madame la Duchesse, des hommages qui devraient y être depuis longtemps !

— Qui donc vous en empêchait ? La distance peut-être ? Vous étiez en Angleterre, il y a peu…

Elle n’entendit pas sa réponse parce que son attention fut soudain détournée. Il était tout près d’elle à présent et elle pouvait respirer le parfum assez fort qui se dégageait de ses vêtements, un parfum d’ambre et de musc mêlé à une senteur plus suave qu’elle ne pouvait identifier mais qu’elle était sûre de reconnaître entre toutes : c’était celle de l’inconnu du pavillon, de l’homme qui s’était introduit chez elle par surprise et qui avait si bien su profiter de l’instant de nostalgie qu’elle y était allée chercher. Elle le regarda alors avec attention parce qu’elle le savait proche du Cardinal, et quand celui-ci ajouta qu’il était le nouveau Garde des Sceaux en remplacement de Michel de Marillac emprisonné, elle pensa qu’il y avait peut-être là une carte importante à jouer. Si vraiment cet homme s’était permis de s’emparer d’elle par surprise, elle allait le lui faire payer d’autant plus cher que le plaisir avait été plus vif et si d’aventure il était amoureux d’elle – et s’il ne l’était pas encore elle se chargeait de l’en faire devenir –, il n’avait pas fini de souffrir…

S’excusant sur l’heure avancée et sur le besoin que les deux hauts personnages avaient de s’entretenir, elle prit congé, s’attarda un instant dans la galerie précédant le cabinet pour bavarder avec Madame de Combalet puis se dirigea vers sa voiture avec une sage lenteur, comme une femme qui, après un important entretien, réfléchit sur ce qu’elle vient d’entendre. Ainsi qu’elle l’espérait vaguement, Châteauneuf la rejoignit au moment où un laquais abaissait devant elle le marchepied du carrosse. Il avait dû courir car il était un peu haletant. Mêlée à la sueur, l’odeur ne fit plus aucun doute pour Marie.

— Madame la Duchesse, pria-t-il, m’accorderez-vous le privilège d’aller vous saluer au jour qu’il vous plaira de me recevoir ?

Un pli d’ironie au coin des yeux, au coin des lèvres, elle eut un demi-sourire légèrement insolent :

— Je crains que vous n’en ayez guère le temps. Vous venez de prendre les Sceaux, c’est là une tâche absorbante.

— Sans aucun doute et je m’y prépare, mais il n’est rien que je ne sois disposé à accomplir, dussé-je employer mes nuits au travail, pour le bonheur d’un moment auprès de vous. Il y a si longtemps que je brûle de vous être présenté…

— Si vous brûliez, votre flamme restait bien cachée. En outre, les propos que l’on m’a rapportés, de vous sur moi, étaient loin de me laisser supposer un tel feu mais puisque Monsieur le Cardinal nous a présentés, vous voilà content, j’imagine ?

— Je ne le serai que lorsque vous m’aurez pardonné…

— Quoi ?

— Ces… propos dictés par le dépit puisque jusqu’à présent vous ne m’aviez seulement jamais regardé…

— Je ne vous ai, en effet, jamais regardé mais il se peut que je vous aie… entrevu, approché même dans des circonstances étranges… et qui ne laissent pas de m’importuner…

— Madame ! Je vous supplie…

Il était devenu écarlate, sans songer un instant à nier. Marie sut qu’elle avait deviné juste.

— Laissez-moi finir ! Ces circonstances sont une humiliation à mon orgueil… et c’est cela, marquis, que je ne pense pas vous pardonner ! Nous rentrons, Peran ! On gèle dans cette cour…

Et sans vouloir rien entendre d’autre, elle remonta prestement dans sa voiture dont un laquais ferma aussitôt la portière. Tandis que Peran faisait tourner les chevaux, elle remit son masque et, avec un plaisir cruel, put voir Châteauneuf toujours planté à la même place, comme frappé par la foudre et qui la suivait des yeux avec un air qu’elle connaissait bien. Aussi se mit-elle à rire toute seule à l’idée des jours à venir qui pourraient être amusants. Surtout si elle réussissait à dresser l’un contre l’autre le Garde des Sceaux et le Ministre : l’envie de leur nuire lui revenait à la pensée quittant, désespérée, son confortable palais de Saint-Germain-des-Prés pour s’en aller en plein hiver s’ensevelir dans les brumes glacées de Haute-Normandie…



Le lendemain aux petites heures, elle était chez la Reine afin d’assister à son lever. Ainsi qu’elle s’y attendait, Anne d’Autriche n’avait guère bonne mine et elle avait dû pleurer abondamment : son teint toujours si clair se marbrait de rouge cependant que la belle couleur verte semblait avoir déserté ses yeux. En sortant du lit elle tomba pratiquement dans les bras de Marie, le corps secoué de sanglots qui amenèrent de nouvelles larmes :

— Au moins je vous retrouve, balbutia-t-elle quand elle fut un peu calmée. Mais êtes-vous toujours mon amie ?

— Vous en doutez, Madame ? Je ne crois pas avoir fait quoi que ce soit vous laissant supposer que je ne vous aimais plus…

— Vous étiez malade, c’est vrai… pourtant ma belle-mère jurait que cette maladie était faux-semblant, vous permettant de vous accorder mieux avec ce maudit Richelieu qui est la source du mal que nous subissons en cette Cour…

— Faux-semblant, moi ? Que non pas ! Je souffrais vraiment, ma reine, mais c’était… de jalousie…

— Jalouse, vous ? Et de qui ?

— Justement de la Reine Mère ! Elle vous a toujours détestée et vous le lui rendiez avec usure ! Or, parce que vous lui étiez nécessaire, elle vous jouait la comédie d’une affection trop soudaine pour être crédible. Il y avait aussi la du Fargis qui me laissait à peine parler lorsque nous étions ensemble et que vous écoutiez plus volontiers que moi.

— On vous disait du dernier bien avec Richelieu ! On vous a vue lui causer dans le jardin de l’Archevêché, lui sourire…

— On m’a vue… une seule fois que je ne renie point. Votre Majesté a-t-elle oublié que je lui devais mon retour auprès d’elle ? Il m’a pour ainsi dire imposée au Roi. Cela méritait un merci il me semble et ensuite, pensant que je ne vous étais plus agréable, je me suis retirée mais à présent me revoilà, toute à vous, aussi dévouée que par le passé. Et d’abord, je veux vous rendre le sourire.

— Le sourire, quand on m’a ôté celles de mes femmes qui pouvaient me rappeler mon pays, jusqu’à cette petite enfant, Françoise Bertaut, avec qui j’avais plaisir à converser en castillan…

Elle se remettait à pleurer. Marie la serra contre elle :

— Il vous reste doña Estefania… et moi si vous acceptez de montrer quelque indulgence à un espagnol imparfait mais que je vais continuer d’apprendre.

— Vous ?

— En Lorraine, il me fallait occuper mes heures. J’ai appris ! À présent, il faut. Madame, quitter cet attirail de douleur et songer à votre beauté. Une femme ne gagne pas à se laisser aller. Que comptiez-vous faire aujourd’hui ?

Anne d’Autriche hésita mais finalement déclara :

— N’en soyez pas contrariée, Marie, mais je veux me rendre au palais du Luxembourg. Vous savez ce que sont les cours et après avoir été tellement entourée la Reine Mère doit se trouver infiniment seule. Nous partageons la même cause et je lui dois ce réconfort.



Il fallut en passer par là. Stoïque, Marie se laissa emmener et subit sans broncher l’algarade que lui délivra la vieille reine que son échec rendait enragée. On lui avait enlevé ses amies les plus chères et même son confesseur, le Père Chanteloube, relégué dans un couvent de Nantes. Jusqu’à son médecin, Vautier, expédié à la Bastille !

— On veut me priver de soins ! On veut que je meure et le plus tôt sera le mieux ! hurlait-elle. Mon fils a perdu le sens commun sous la férule de ce démon en robe rouge. Il prépare ma mort… Mais je ne lui laisserai pas ce plaisir ! On se prépare à m’écarter mais je n’ai pas cessé d’être la Reine Mère et j’entends me dresser, vengeresse, en leurs Conseils afin de leur rappeler qui je suis et ce que l’on me doit…

— Et je vous soutiendrai, ma mère, bêla Anne d’Autriche sur un ton pleurard qui donna soudain à Marie l’envie de la gifler !

Pouvait-on à ce point manquer de mémoire et vouloir encore embrasser la cause de ce vieux vaisseau en train de sombrer ? Quelque chose disait à la jeune femme que le rapport des forces avait réellement changé et qu’une telle attitude chez la Reine ne contribuerait guère à la rapprocher de son époux…

Elle se garda cependant de donner son sentiment en vertu de cette sagesse qui l’avait conduite à rester au lit pendant la période difficile. En se rendant ce jour-là au Luxembourg, elle put constater que celle-ci n’était pas terminée. La vieille était coriace, Richelieu tout autant. Entre eux l’entente était bien morte et la situation ne pouvait se dénouer que par l’élimination de l’un des deux. Aussi Marie choisit-elle de rester muette, de laisser ces gens s’entretuer à leur aise en comptant les coups mais en s’efforçant tout de même de tirer la Reine en arrière du champ clos. Ce n’était pas facile : Anne d’Autriche voyait à présent dans sa redoutable belle-mère une sorte de porte-drapeau de la Chrétienté et de la cause espagnole !



La fin de l’année fut houleuse en dépit des efforts du Nonce apostolique, le cardinal Bagni, qui provoqua plusieurs entrevues entre Marie de Médicis et le Cardinal sans faire avancer les choses en quoi que ce soit.

Au Conseil, cela n’allait pas mieux : la Reine Mère se conduisait comme si son adversaire était devenu transparent, ne lui adressant jamais la parole, attitude qui commençait à lasser la patience du Roi et cela d’autant plus qu’Anne d’Autriche, drapée dans sa fierté castillane en dépit des conseils de Marie, se rangeait ouvertement dans le camp de sa belle-mère et boudait un mari qui avait eu le mauvais goût de lui rappeler vertement que durant sa maladie de Lyon, elle avait renoué avec Monsieur le vieux projet de mariage.

Ce fut ce dernier qui mit le feu aux poudres avec sa maladresse habituelle. Un beau matin, escorté de son indispensable Puylaurens et d’une suite nombreuse, il envahit littéralement le Palais-Cardinal et, le chapeau enfoncé sur la tête, délivra au Ministre une philippique un peu longuette au cours de laquelle il lui déclara que seule sa qualité de prêtre le mettait à l’abri de la correction qu’il mourait d’envie de lui administrer pour avoir osé se montrer ingrat envers une femme à laquelle il devait tout, lui homme de peu, et qu’il remerciait en jetant la zizanie au sein d’une famille qu’il ne cessait de trahir. C’était grosso modo le sens général. Après quoi, le héros de ce beau discours quitta les lieux… et prit à fond de train le chemin d’Orléans afin de mettre le plus de lieues possible entre sa personne et les imprévisibles réactions fraternelles.



Qui furent ce que l’on en pouvait attendre. Revenu à bride abattue de Versailles où il chassait, Louis XIII commença par assurer son Ministre de son soutien sans condition, fût-ce contre tous les siens, puis, sachant pertinemment d’où venait le coup, réunit une assemblée de théologiens en vue de définir avec eux la frontière entre les devoirs d’un fils et ceux d’un roi. Le verdict fut unanime : dans tous les cas le Roi devait l’emporter. Dès lors, la cause était entendue : on n’aurait pas la paix tant que la mégère ne serait pas écartée du pouvoir… À la mi-février, le couple royal partait pour Compiègne où le Roi priait sa mère de le rejoindre. Marie fut du voyage : il était désormais admis qu’elle ne quittait plus la Reine en dépit du fait qu’elle n’avait aucun titre et que Louis usait envers elle d’une politesse quasiment impersonnelle.

Fidèle à elle-même, Marie de Médicis dès qu’elle fut en présence de son fils éclata en imprécations, récriminations et prédictions apocalyptiques s’il ne se décidait pas à renvoyer Richelieu dans son évêché crotté, encore que la Bastille lui parût un séjour plus adéquat… En fait, c’était un ultimatum qu’elle posait : lui ou moi !

Cette nuit-là, Louis XIII eut avec le Cardinal une longue conversation au cours de laquelle celui-ci lui remit enfin les papiers mystérieux qu’il conservait par-devers lui depuis si longtemps : ils établissaient que l’épouse d’Henri IV, couronnée comme par hasard la veille même de sa mort, n’était pas tout à fait étrangère au complot qui avait armé le bras meurtrier de Ravaillac. Après lecture, ils furent jetés au feu…

Avant l’aube, la chambre d’Anne d’Autriche où Marie dormait sur un matelas retentit de coups rapides frappés à la porte. Aussitôt sur ses pieds, la Duchesse alla ouvrir et se trouva face à Châteauneuf visiblement très ennuyé :

— J’ai un message du Roi pour la Reine ! Je dois la voir sur l’heure.

— Quel genre de message ?

— Je dois le délivrer à elle-même en demandant mille pardons d’être si importun…

— Attendez un instant !

Dans son lit, Anne aussi blanche que sa chemise était persuadée que le Garde des Sceaux venait lui signifier sa répudiation à la suite de l’échange aigre-doux qui avait eu lieu au souper. Marie n’était pas loin de penser comme elle et ce fut en silence qu’elle l’aida à se lever, à passer une robe de chambre pour finalement introduire le visiteur… Il salua profondément celle qui, maîtrisant sa peur, l’attendait drapée dans son orgueil :

— Le Roi fait dire à Votre Majesté que pour des raisons regardant le bien de l’Etat, il se voit obligé de quitter Compiègne sur-le-champ en y laissant la Reine Mère aux soins du maréchal d’Estrées dont les Gardes Françaises[10] sont dans la ville. Il désire que la Reine le rejoigne immédiatement au couvent des Capucins, sans avoir repris contact avec elle.

Marie poussa un soupir de soulagement et voulut appeler pour que l’on habille la Reine mais celle-ci, sa peur soudain changée en colère, fonça droit devant elle en resserrant autour de sa personne les plis flottants de sa robe de chambre, bousculant presque Châteauneuf :

— Je connais mon devoir ! gronda-t-elle en se précipitant vers l’appartement de sa belle-mère pour lui apprendre que désormais elle était en quelque sorte prisonnière.

Marie qui la suivait vit alors Marie de Médicis, assise dans son lit « grelottant de peur et de froid » et clamant :

— Ah ! ma fille, je suis morte !

On en était encore loin. Cependant Anne ne pouvait pas s’attarder. Les deux femmes s’embrassèrent en pleurant et en se jurant de rester unies contre l’infernal Richelieu dans la distance aussi bien que dans la proximité :

— Gardez courage, ma mère ! conclut Anne. Les rois, vos gendres, sauront faire regretter à votre fils le crime qu’il commet !

En ramenant précipitamment la Reine chez elle pour la préparer à rejoindre son époux, Marie était inquiète. La prise de position était formelle. Si elle était rapportée à Louis – et il y avait de fortes chances pour cela ! –, elle risquait de rendre difficiles les jours à venir. Mais, surtout, il y avait ce coup de force tellement inattendu : pour avoir décidé le Roi à faire de sa mère une prisonnière, il fallait vraiment que le pouvoir du Cardinal n’eût plus de limites. Personne, jamais, ne serait à l’abri de son ressentiment dans le royaume, même les plus grands qu’elle reconnaissait comme les siens. Ne lui avait-il pas refusé la grâce de Louise quand ce lui eût été si facile ? En face de ce Samson devenu invincible, elle se sentit l’âme de Dalila…

En fait, le Roi avait décidé de faire conduire sa mère au château de Moulins que l’on venait de remettre en état. Il prévoyait de lui servir une large pension et elle pourrait, entourée d’une cour triée sur le volet, y mener l’existence fastueuse mais dégagée de tout souci de gouvernement qui convenait à son âge. Mais si l’on supposait qu’elle allait accepter, on la connaissait mal. Ce qu’elle voulait, c’était le premier rang, le règne, l’éclat des lumières et la destruction totale de ses ennemis. Cela faisait beaucoup.

Elle commença par refuser farouchement de quitter Compiègne, alléguant que Moulins n’était, dans l’esprit du Roi, qu’une étape sur la route de Florence où il entendait en réalité renvoyer sa tendre mère. On eut beau lui assurer qu’elle se trompait, elle s’obstina et se mit à user de tous les artifices à sa portée : elle était malade, elle n’avait pas d’argent, etc. Pour la calmer, on lui proposa une autre retraite : Angers, mais elle ne voulut rien savoir. Elle ne quitterait Compiègne que par la force…

Pendant ce temps, Monsieur s’employait à lever des troupes afin de délivrer sa mère mais quand le Roi se mit en marche contre lui, il abandonna la partie et fila d’abord en Franche-Comté – encore espagnole – puis en Lorraine où il se hâta d’épouser la jeune sœur du duc Charles, la mignonne Marguerite âgée de quinze ans.

L’attitude de Marie de Médicis qui appelait à son secours ses gendres d’Espagne, d’Angleterre ou de Savoie finit par exaspérer Louis XIII : il lui délivra un ultimatum. Quinze jours pour prendre une décision et se choisir une résidence. En réponse, elle recommença plus ou moins le coup de Blois et s’enfuit une belle nuit pour les Pays-Bas où elle allait s’employer à faire tout le mal qu’elle pouvait. Elle ignorait, il est vrai, qu’elle ne reviendrait jamais…



Cependant, notre Duchesse, rentrée à Paris avec la Reine dont elle s’efforçait de remonter le moral, essayait de faire le point sur la nouvelle situation créée par l’éloignement de sa « chère marraine » qu’elle ne déplorait pas outre mesure. Elle savait trop que si l’on avait réussi à se débarrasser de Richelieu, la vieille reine eût repris sa guerre d’usure contre sa belle-fille et que l’affection dont elle venait de faire preuve durant ces derniers mois n’était dictée que par les circonstances. Restait à voir quel jeu il était possible de jouer avec les cartes que l’on gardait en main.

Le couple Louis XIII-Richelieu s’imposait plus que jamais, monolithique, tout-puissant, impossible à séparer. En face, la Reine drapée dans son orgueil d’infante très catholique en butte aux forces de l’enfer et jouant volontiers les victimes : une attitude qui risquait d’exaspérer un époux déjà mal disposé à son égard. Le résultat pouvait la mener directement à la répudiation. Surtout si la nouvelle épouse de Gaston lui dormait un fils. En fait, on se retrouvait dans la même situation qu’au moment de l’affaire Chalais, à cette différence près qu’une pièce maîtresse – la Reine Mère – avait disparu et que le Cardinal tenait le royaume dans sa main. Il fallait donc contourner l’obstacle et ce fut le discours que Marie tint à Arme d’Autriche :

— Sauf le respect que je dois à Votre Majesté, nous sommes en lutte. Une résistance ouverte ne peut que nous briser.

— Ne me demandez pas de faire bon visage à cet homme qui vient d’obliger le Roi à chasser sa propre mère ! J’en aurais honte !

— Vous aurez moins honte si le Roi demande l’annulation de son mariage et vous renvoie à Madrid ?

— Il n’osera jamais, riposta Anne d’une voix devenue un peu tremblante.

— Vous savez bien que si ! Le danger est réel, croyez-moi !

— Oh ! je sais, fit Anne avec un petit rire nerveux. Le Cardinal songerait à lui faire épouser sa nièce…

— Ne me dites pas que vous ajoutez foi à ce genre de sottises ? La tête de Richelieu est trop politique pour une telle bourde : je le verrais plutôt se mettre en quête de quelque princesse qui, reine de France grâce à lui, aurait toutes les obligations du monde à un tel serviteur…

Elle-même craignait que l’on en vînt là et dans l’état actuel des choses mieux valait s’accommoder de ce que l’on avait :

— Madame, pria-t-elle, il faut laisser ce tumulte s’apaiser du moins de ce côté-ci de la frontière. Le Roi règne avec le Cardinal et il a l’air d’y tenir ; ils sont les plus forts tandis que nous avons besoin de souffler. Alors, rangeons pour un temps les armes de guerre… ou faisons semblant !

— Si vous me demandez d’être aimable et de faire comme si de rien n’était, c’est trop ! Je ne pourrai jamais ! Une infante ne saurait…

— Il serait opportun de vous souvenir que vous êtes d’abord reine de France ! Mille tonnerres, Madame ! Ce n’est pas rien et cela demande des concessions… en dehors du fait que le mariage vous fait obligation d’obéir à votre époux…

— Vous en êtes un admirable exemple ! fit la Reine dont le visage se décrispait petit à petit.

— Et pourquoi pas ? s’écria Marie en riant. Tout l’art de la femme consiste à n’en faire qu’à sa tête tout en feignant d’obéir ! Tenez, laissez-moi mener le jeu et songez seulement à vous parer, à être belle ! Au lieu d’une mère acariâtre, notre Sire aura plaisir d’avoir une épouse aimable.. Il faut qu’il reprenne du goût pour vous…

— Cessez de me rebattre les oreilles avec cela, Marie ! Je ne suis que trop consciente qu’il faudrait un enfant ! Malheureusement je ne puis le faire seule !

— On peut y aider ! osa Marie. L’important est que le Roi ait au moins une raison de se croire père. Quant au Cardinal, je vais m’en charger. Il me veut du bien depuis ces temps derniers…

— Et vous vous en vantez ? Oh ! Marie ! reprocha Arme.

— Mais certainement ! Je ne serais même pas fâchée qu’il soit quelque peu amoureux de moi. C’est d’autant plus intéressant que le marquis de Châteauneuf, le nouveau Garde des Sceaux et son ami, l’est déjà plus qu’un peu. En manœuvrant habilement ces deux-là, nous pourrions faire de grandes choses…

— Ce Châteauneuf n’est pas un blanc-bec comme le pauvre Chalais ! Prenez garde !

— À quoi ? Il suffira de le rendre fou. Et d’ailleurs j’ai un compte à régler avec lui. Ayez confiance, ma Reine ! Nous allons follement nous amuser !

— Croyez-vous vraiment qu’il soit possible de trouver le moindre sujet d’amusement avec un personnage tel que le Cardinal ?

— Mais j’en suis persuadée ! Le principal est de savoir s’y prendre… et de faire preuve d’un brin de patience…

Dans les jours qui suivirent, Marie évita Châteauneuf systématiquement. Le Conseil se tenant quotidiennement, le Garde des Sceaux venait régulièrement au Louvre. La jeune femme faisait en sorte de se trouver sur son chemin mais s’arrangeait pour l’éviter ostensiblement, tournant la tête quand il regardait dans sa direction, prenant la fuite lorsqu’il cherchait à s’approcher d’elle et se réfugiant chez la Reine. Deux ou trois fois elle refusa de lui parler, se contentant de le toiser d’un air de profond mépris. Le résultat ne se fit pas attendre : un matin, alors qu’elle se disposait à se rendre au Louvre et que Claude venait de partir pour le Manège royal comme à peu près chaque jour, on vint lui annoncer que le Garde des Sceaux sollicitait la faveur d’un entretien d’une extrême importance. Il lui faisait savoir du reste qu’il ne quitterait pas les lieux sans l’avoir vue… Jugeant qu’il devait être « à point », elle ordonna qu’on l’introduise dans le salon de musique… et l’y fit attendre un bon quart d’heure !

Quand elle parut, jolie à croquer dans une robe de satin, du même bleu que ses yeux, garnie de dentelles blanches, un éventail au bout des doigts, il interrompit la promenade agitée qu’il menait au milieu du mobilier et se jeta au-devant d’elle :

— Enfin Madame la Duchesse, je vous vois ! Mais que…

— Tout beau, Monsieur ! Voilà bien la hâte la plus inconvenante qui soit ! Ne devriez-vous pas commencer par me saluer ?

De rouge qu’il était déjà le marquis devint écarlate, mais recula de trois pas pour s’incliner en balayant le tapis des plumes de son chapeau :

— Veuillez me pardonner au nom du martyre que vous me faites endurer depuis que nous fûmes à Compiègne !

— Moi ? Le martyre ? émit Marie après un semblant de révérence. Mais, Monsieur le Garde, pour me donner la peine de vous faire souffrir il faudrait d’abord que je m’intéresse à vous ? Je ne me souviens pas de vous avoir remarqué depuis ces jours-là !

Elle alla se poser gracieusement dans un fauteuil mais sans lui offrir de s’asseoir et comme, rendu muet par la froide indifférence de sa voix, il la regardait avec désespoir, elle poursuivit :

— Vous désirez me parler d’une affaire importante, me dit-on ? Je vous demanderai de vous hâter car je n’ai guère de temps : la Reine m’attend !

Un éclair de colère passa dans les yeux du gentilhomme :

— Comme tous les matins ! Elle souffrira bien de vous attendre quelques minutes de plus. Moi, Madame, je n’en peux plus et je suis venu vous demander la raison de l’aversion que vous me faites l’honneur de me porter ?

— L’aversion ? Mais, Monsieur, je viens de vous dire…

— Non ! Par pitié cessez ce jeu et apprenez-moi, une bonne fois, ce que je vous ai fait pour que vous me traitiez si mal !

Elle se dressa soudain devant lui comme un petit coq sur ses ergots :

— Vous devriez être le dernier à oser me le demander ! Quand un homme s’introduit la nuit chez une dame et, la mauvaise étoile de celle-ci l’ayant amenée dans sa cachette, la soumet à ses instincts bestiaux, cela porte un nom : cela s’appelle un viol !

— Un viol ? Mais…

— Mais quoi ? N’essayez pas de vous trouver une excuse, vous n’en avez aucune. Contentez-vous de me dire le nom de celui, ou de celle, que vous avez acheté afin de perpétrer votre forfait !

— Et moi qui avais cru, un moment, que j’avais réussi à vous rendre heureuse ? Comment pouvez-vous savoir que c’était moi ? Il faisait si sombre !

Comme au Palais-Cardinal il ne songeait pas à nier, se contentant d’émettre une plainte douloureuse.

— Vous devriez changer de parfum ! fit-elle sèchement. À présent, allez-vous-en !… En vous estimant heureux que la honte m’empêche d’envoyer mon seigneur époux vous demander raison !

Un élan le jeta à genoux devant elle :

— Par pitié ! Ne me condamnez pas ! Il y a si longtemps que je rêve de vous…

— Des rêves en forme de cauchemar si je me souviens du jugement que vous portiez sur moi il y a peu !

— Cela aussi, je vous supplie de me le pardonner ! J’étais ivre de jalousie parce que jamais vous ne m’avez seulement offert l’un de vos sourires dont vous étiez tellement généreuse pour d’autres ! Si j’ai mal parlé de vous, c’était par dépit !

Elle ne répondit pas tout de suite, goûtant un plaisir pervers à le voir à ses pieds. Elle ne put s’empêcher de remarquer cependant les larmes qu’il avait dans les yeux et pensa que c’était assez le malmener pour ce jour-là. Sa voix se radoucit :

— Relevez-vous… et posez-vous ! ajouta-t-elle en lui désignant un siège : nous avons à parler !

— Ce qui veut dire que vous me pardonnez ?

— Nous verrons plus tard ! Je désire d’abord vous poser quelques questions. Comment se fait-il que je vous aie trouvé l’autre nuit dans le pavillon de mon jardin ? Jamais auparavant vous n’étiez venu chez moi. Donc vous ignoriez son existence.

— C’est… c’est une histoire ancienne qui remonte à l’époque où j’étais ambassadeur à Londres. Je m’y suis lié avec divers personnages de l’entourage royal, en particulier ceux que la reine Henriette-Marie appréciait. L’un d’eux – et il est devenu mon ami – est Lord Holland !

— Holland ? répéta machinalement Marie dont l’ombre de sourire s’effaçait, mais Châteauneuf était lancé.

Attentif à son récit, il ne vit rien, ne remarqua rien :

— Comme tout un chacun, je savais les bontés que vous aviez pour lui…

— Seigneur ! coupa la Duchesse agacée par la tournure de phrase, oubliez le langage diplomatique et dites les choses comme elles sont : vous saviez qu’il était mon amant !

— Oui ! Je l’en admirais en l’enviant mais, chose étrange, c’était sans amertume pour la raison que c’est un homme extraordinairement séduisant et qu’il était normal que vous l’aimiez. Nous sommes devenus très proches. C’est ainsi que j’ai reçu de lui des confidences. Je faisais en sorte de les provoquer même si elles me faisaient souffrir et un soir il m’a raconté votre première nuit dans le pavillon de votre hôtel…

— Il a osé ?… murmura Marie choquée.

— Oui… parce que c’était son plus beau souvenir d’amour. Peut-être aussi parce que nous avions un peu bu : la nostalgie lui remontait aux lèvres…

— D’autres ont-ils profité de ces confidences ?

— Non. Nous étions seuls dans les jardins de Chadwick. Depuis, je suis hanté par ce souvenir et à vous dire le vrai, l’autre nuit ce n’était pas la première fois que je venais rêver de vous dans votre pavillon. Personne ne risquait de me déranger.

— Comment vous êtes-vous procuré la clé ? Je croyais l’avoir jetée. Qui vous l’a vendue ?

— Personne ! J’avais trouvé le moyen de m’introduire par les jardins et j’ai pris, alors, une empreinte à la cire. C’était tellement merveilleux de pouvoir vous imaginer dans le lieu de vos amours… Quand vous êtes entrée, c’était encore plus grisant. J’ai osé, une fois de plus, pensant que ce serait sans doute la dernière… et puis le miracle ! Vous m’êtes apparue à peine couverte d’un linge parfumé… Il aurait fallu être un saint pour résister à la tentation… Je ne suis pas un saint, Madame, et vous êtes l’amour incarné. Jusqu’à ma mort…

Jaugeant la silhouette virile qui lui faisait face et le beau visage dont les rides accusaient l’énergie, la jeune femme ironisa :

— Je ne pense pas que ce soit pour demain… En attendant, rendez-moi donc votre clé !

— Vous voulez ?

— C’est naturel, il me semble !… et c’est aussi la condition de votre pardon… éventuel ! Sinon, je ne vous revois de ma vie !

Il ne résista pas, ouvrit son pourpoint, sa chemise, pour détacher l’objet qu’une chaîne d’or attachait à son cou et le porta à ses lèvres avant de le remettre à Mairie.

— Me la rendrez-vous un jour ?

La clé gardait la chaleur de la peau qui l’avait supportée. Le parfum d’ambre s’y attardait, rappelant à Marie le plaisir aigu que ce corps lui avait procuré. C’était tentant d’y goûter de nouveau, mais c’eût été sans doute la plus grosse bêtise de sa vie dans la perspective de ce qu’elle espérait tirer de Richelieu :

— Dans l’état actuel des choses, il n’en est pas question !

— De grâce, laissez-moi un peu, tout petit peu d’espérance !… Si vous saviez combien je vous aime… avec quelle ardeur je vous désire ! Ne me fermez pas à tout jamais la porte du Paradis !

— J’en serais tentée pourtant…

— Vous me tueriez !

— Allons ! Allons ! on ne meurt pas pour si peu… et vous oubliez un peu vite que vous m’avez gravement offensée !

— Je… je n’en avais pas tellement l’impression murmura le coupable qui avait tout de même des souvenirs. Certainement j’aurais dû vous détromper, vous dire que je n’étais pas celui auquel vous étiez en train de rêver, mais songez à ma joie en m’apercevant de ce que je pouvais vous en donner l’illusion. Je n’ai pas eu le courage de me découvrir et je me suis enfui comme le voleur que j’étais, emportant avec moi l’enivrement de mes sens. À présent me voici à vos genoux, prêt à tout pour savourer de nouveau un instant d’éternité.

Il se prosternait pour baiser le bas de sa robe et Marie se délecta de voir dans cette position d’esclave celui qui, après le Roi et le Cardinal, devenait l’homme le plus puissant du royaume. Elle l’y laissa un moment respirer le parfum de ses jupes :

— À tout ? Vraiment ?

— Mettez-moi à l’épreuve ! Commandez ! Exigez ! Me voilà corps et âme à vous !

Elle fit mine de réfléchir un instant avant de lui tendre – peut-être pour l’aider à se relever car il n’avait plus vingt ans ! – une main dont il s’empara avec avidité.

— Soit ! Je consens à vous donner une chance… Oh, une minuscule et qui pourrait aller dans le sens de vos intérêts ! Pour commencer, vous allez… – elle hésita comme si une idée était en train de prendre forme dans sa tête –… m’accompagner chez la Reine !

Il sursauta :

— Vous n’y pensez pas, Duchesse ! Vous oubliez qu’aucun homme ne peut entrer chez elle hors la présence du Roi !

Elle faillit lui rappeler que l’interdiction concernait surtout les jeunes hommes et que les barbons – qu’il le voulût ou non l’âge en faisait un même s’il n’en avait pas vraiment l’air – pouvaient être admis.

— Vous êtes un proche du Cardinal, je n’aurai guère de difficultés à vous introduire !

— Oh ! que si ! Justement parce que je suis un proche de Son Eminence. Quand je suis en présence de Sa Majesté, j’ai l’impression de devenir transparent : elle ne me voit pas !

— Ce en quoi elle a grand tort mais, croyez-moi, si je me charge de vous, vous serez reçu ! Réfléchissez ! Marie de Médicis vient de disparaître de la scène politique. L’astre qui va monter c’est celui de la Reine. Il est temps que vous le reconnaissiez hautement. D’ailleurs cela servira la cause du Cardinal qui souhaite un rapprochement afin de ramener doucement notre souveraine à partager ses vues : elle ne l’acceptera qu’à la condition d’être tenue – si peu que ce soit – au courant des affaires. Songez qu’elle n’a jamais assisté aux Conseils dont les échos ne cessaient de retentir des imprécations de sa belle-mère ! Je vous verrais volontiers un rôle d’initiateur ?

Au sourire qui épanouit soudain le visage de Châteauneuf, elle comprit qu’elle avait touché juste… et que ce benêt était prêt à se laisser mener par le bout du nez à condition d’y mettre du doigté…

Si Anne d’Autriche fut surprise en la voyant arriver avec le Garde des Sceaux à sa remorque, elle eut le tact de n’en rien montrer, devinant que son amie devait avoir une idée derrière la tête : elle se montra sinon aimable, du moins courtoise, accueillant gracieusement les compliments discrets assortis d’une encore plus discrète offre de service et d’une sorte d’amende honorable. Elle finit par remercier Madame de Chevreuse de lui avoir amené ce nouvel ami. Celle-ci cependant les avait laissés converser pour s’intéresser aux changements advenus dans la Maison d’Anne d’Autriche.

Madeleine du Fargis exilée – on l’avait même condamnée et brûlée en effigie pour avoir mené contre le Roi des projets d’attentat dont Marie n’avait d’ailleurs jamais eu connaissance ! –, sa place de dame d’atour venait d’être donnée à une aimable personne déjà âgée, Catherine Le Vayer, dame de La Flotte, qui avait fait partie de l’entourage de Marie de Médicis mais sans rien savoir de ses projets politiques. En fait, elle était assez incolore mais il n’en allait pas de même pour sa petite-fille : l’éblouissante Marie de Hautefort venait de prendre rang, sur ordre du Roi, dans le bataillon des filles d’honneur où sa beauté et son assurance lui avaient attribué d’emblée une sorte de prééminence. Que semblait cependant lui contester une autre nouvelle venue, très jolie elle aussi mais moins éclatante : Françoise de Chémerault qui déplut d’emblée à la Duchesse et ne semblait pas agréer davantage à la Reine.

Marie en eut confirmation quand, s’étant approchée de Hautefort pour la complimenter, elle entendit celle-ci lui lâcher :

— Merci de vos vœux, Madame la Duchesse, mais par grâce n’allez pas en dire autant à Chémerault ! C’est le Cardinal qui nous l’impose, ce sera notre espionne. Ce qui déplaît fort à Sa Majesté : elle n’est déjà pas tellement ravie de ma présence, ajouta-t-elle avec une pointe d’amertume.

— Vous êtes peut-être un peu trop belle pour la paix d’une femme maltraitée. En outre, le bruit court que le Roi vous aime. Cela fait beaucoup !

— Il n’obtiendra rien de moi ! affirma la jeune fille. Si je suis heureuse d’être ici, ce n’est pas pour être plus proche de lui mais de la Reine. C’est elle qui a besoin d’aide. Et c’est à elle que j’entends me dévouer !

Le regard des magnifiques yeux bleus était droit, limpide, plein d’une fierté qui plut à Marie même s’il y entrait du défi. Elle donna sur la main de la nouvelle fille d’honneur un petit coup d’éventail amical :

— Comptez sur moi pour lever l’équivoque. Nous verrons ensuite jusqu’où nous pourrons nous entendre…

L’entrée inattendue du Roi les sépara. Avant de partir chasser à Versailles, Louis XIII venait saluer sa femme. C’était du moins le prétexte : en réalité, il venait s’assurer que Mademoiselle de Hautefort était satisfaite de son nouveau poste et, dès qu’il en eut fini avec les politesses obligatoires, s’isola avec elle dans une embrasure de fenêtre, si visiblement heureux de cet instant d’intimité qu’il prit à peine garde à la présence de Châteauneuf et ne remarqua pas Madame de Chevreuse. Celle-ci en profita pour se rapprocher de la Reine qui retenait difficilement des larmes de rage :

— S’il veut courtiser cette fille, ne peut-il le faire ailleurs que chez moi et sous mes yeux ?

— Surtout ne montrez pas que vous êtes blessée et ne faites pas mauvais visage à cette jeune fille, chuchota Marie. C’est une vertu sur laquelle il se cassera les dents et qui pourrait lui donner du fil à retordre.

— Résister au Roi ? Ce serait la première !

— Non, Madame, ce sera au moins la seconde ! Souvenez-vous que j’ai eu ce redoutable honneur ! assura-t-elle en se gardant prudemment d’ajouter qu’elle aurait volontiers cédé si ses scrupules religieux n’avaient retenu Louis au bord du piège séduisant qu’elle lui tendait. Et cela pour deux excellentes raisons : elle ne l’aime pas et ne souhaite que se dévouer pour vous !

— Vous en êtes sûre ?

— Absolument. En revanche, méfiez-vous de Mademoiselle de Chémerault : elle serait à la solde du Cardinal…

Marie en eut la preuve le lendemain même en recevant de Richelieu une courtoise invitation à lui rendre visite dans l’après-midi à l’heure qui lui conviendrait. Marie fit répondre qu’elle s’y rendrait vers trois heures.

Lorsqu’elle entra dans son cabinet, le Cardinal, radieux, vint à elle les deux mains tendues :

— Comme vous êtes bonne d’être venue ! Votre grâce illumine le triste jour que nous avons dehors, ajouta-t-il en la menant à un fauteuil placé près de la cheminée flambante avant de s’asseoir en face d’elle.

— La lourde charge qui pèse sur les épaules de Votre Eminence ne lui permet guère de perdre son temps en réceptions oiseuses : j’ai pensé que je pourrais peut-être lui être bonne à quelque chose ?

— Vous me prêtez là des intentions… mercantiles. L’idée ne vous vient pas que je pourrais avoir simplement l’envie de vous voir, Madame la Duchesse ? Ma tâche est pesante, vous avez raison, mais quoi de plus rafraîchissant que de contempler votre beauté dans tout son état ? Un privilège dont beaucoup peuvent jouir mais moi qui vis dans des sphères austères où vous ne paraissez guère, je suis bien obligé de vous demander de vous déplacer jusqu’à moi si j’en veux ma part..

Marie éclata de son joli rire en cascade :

— Dieu me pardonne, Monsieur le Cardinal, mais je n’ose penser que vous me faites la cour ?

— Et pourquoi pas ? Je suis un homme comme les autres et j’ai des yeux pour voir, une âme pour ressentir. Les quelques… divergences de vue qui nous ont séparés ne m’ont jamais empêché de vous admirer. Il faudrait être aveugle pour ne pas admettre la puissance de vos charmes. Ils n’épargnent personne… pas même mon pauvre Châteauneuf si j’en crois ce que l’on m’a appris !

— Je pense qu’on a beaucoup exagéré. Il y avait, entre Monsieur de Châteauneuf et moi, un contentieux désagréable remontant à sa dernière ambassade en Angleterre. De ce fait, il n’avait pas sa place dans l’esprit d’entente qui devrait à présent régner sur cette cour et nous nous sommes expliqués. Je lui ai pardonné ses mauvaises paroles…

— … et vous l’avez emmené chez la Reine pour qu’elle l’absolve à son tour, encore que je ne voie pas ce qu’il a pu lui faire ?

— Rien du tout, Monseigneur ! Mais il est notoirement de vos amis et j’ai voulu, la Reine ne le connaissant qu’à peine, démontrer à Sa Majesté qu’il pouvait être agréable de recevoir un ami du Cardinal de Richelieu : c’est-à-dire l’un des plus capables de lui faire sentir la valeur réelle de Votre Eminence…

— Autrement dit, vous cherchiez à me rendre service ?

— À ma petite mesure, oui ! assura Marie avec un regard d’une telle limpidité que Richelieu s’y laissa prendre :

— C’est une excellente idée et je vous en remercie. Il est bon en effet pour le bien du royaume et la paix intérieure du Roi que Sa Majesté finisse par admettre que je me voudrais le plus fidèle de ses serviteurs !

Marie faillit dire que, dans ce cas, Mademoiselle de Chémerault lui semblait un accessoire superflu, mais préféra garder l’idée pour plus tard. D’ailleurs, le secrétaire du Cardinal venait d’entrer et, après l’avoir saluée, parlait quelques instants à l’oreille de son maître dont le visage reprit son expression sévère tandis qu’il le renvoyait d’un geste.

— Il semblerait, dit-il, que l’on se ligue dès à présent contre cette entente que je souhaite établir entre nous et j’ai pour vous, Madame la duchesse de Chevreuse, une fort mauvaise nouvelle.

— Laquelle, mon Dieu ? Que s’est-il passé ?

— Votre époux vient de se battre en duel contre le duc de Montmorency… et cela dans la cour du Louvre !

— Quoi ?

À demi étranglée de colère et d’inquiétude mélangées, Marie changea de couleur et se leva si brusquement qu’elle fit basculer son fauteuil :

— Miséricorde ! Il n’est pas… mort au moins ?

— Non. En fuite et intact. Des Mousquetaires les ont séparés à temps. Montmorency n’a qu’une légère blessure…

En fait, il s’était passé ceci : Montmorency et la jolie duchesse de Montbazon, belle-mère de Marie, avaient entrepris pour distraire la Cour de faire ce que l’on appelait des « valentins rimés », sortes de distiques burlesques prenant pour cibles quelques personnages en vue. L’un d’eux touchait Claude de Chevreuse, qui souffrait à la fois d’une rage de dents et d’une inflammation à l’œil correspondant :

Monsieur de Chevreuse

L’œil pourri et la dent creuse.

Claude arrivait tout juste pour entendre. Déjà malmené par la douleur, il entra dans une folle colère et provoqua Montmorency. On mit flamberges au vent avec la suite que l’on sait.

C’en était trop pour Marie qui, pour une telle sottise, voyait s’écrouler le délicat château de cartes qu’elle s’efforçait d’édifier. Se laissant retomber dans le fauteuil remis d’aplomb, elle éclata en sanglots. Son imagination lui montrait la suite des événements : son époux rattrapé, emprisonné et mené à l’échafaud comme le pauvre Boutteville, sans doute en compagnie de son complice. Elle-même devenue veuve et rejetée à jamais de la Cour au bénéfice d’un couvent où elle ne tarderait pas à périr d’ennui… et de fureur contre ces deux imbéciles qui, pour une broutille, avaient défié les édits royaux dans la propre demeure du souverain.

Ses larmes purement spontanées étaient sincères mais Marie possédait ce don, rare, de pouvoir pleurer avec grâce et quand Richelieu, à demi agenouillé près d’elle, écarta ses mains de son visage mouillé, ses yeux d’outremer scintillaient comme des étoiles.

— Allons, allons, ne vous désolez pas ! Personne n’est mort…

— Pas… pas encore, mais ça ne saurait tarder !

Le ton était si lamentable que Richelieu ne put s’empêcher de rire :

— Si c’est vous qui le dites ! Essuyez vos yeux, nous allons voir ensemble ce que l’on peut faire…

— Ils connaissent pourtant les édits, ces deux idiots !

— Certes, certes, mais il n’y a pas eu mort d’homme… et le Roi est à Versailles. Je lui présenterai personnellement l’affaire et s’il n’aime guère Montmorency qu’il a toujours soupçonné d’être épris de la Reine, il porte depuis longtemps une vieille affection à Monsieur de Chevreuse. Qu’il faut d’abord joindre ! Où pensez-vous qu’il se dirige ?

— Dam… Dampierre ! C’est notre refuge.

— Trop naturel, on l’y reprendrait sans peine. Que diriez-vous de Nancy ? Il ne faut pas oublier qu’il est prince lorrain et que le duc Charles est son cousin !… outre le fait qu’il est de vos amis…

L’intention était claire, Marie se sentit pâlir :

— Votre Eminence souhaiterait-elle que je prenne langue avec le Duc pour lui demander de renvoyer mon époux ?

— Non. Il n’ira pas jusque-là et nous l’aurons repris avant. Cela dit, n’ayez aucune crainte : j’aurais horreur de voir pleurer ces beaux yeux. Monsieur de Chevreuse, si le Roi m’écoute, s’en tirera avec quinze jours d’arrêts de rigueur sur ses terres de Dampierre et vous ne serez pas obligée de lui tenir compagnie…

— Oh ! Monseigneur ! C’est trop de bonté !

— Vous n’en croyez rien et vous avez raison : en politique un service en vaut un autre et la fugue du Duc me donne une idée. Vous connaissez nos incessantes difficultés avec la Lorraine ?

— Mieux que quiconque, je crois…

— Eh bien, vos relations me seraient utiles. J’aimerais que vous m’aidiez à rédiger certaines lettres au duc Charles. Son caractère vous est familier, ses réactions aussi : nous pourrions ensemble faire du bon travail.

— Ce sera avec joie. Monseigneur ! s’entendit répondre Marie qui n’arrivait pas à croire à sa chance : non seulement on ne punissait pas Claude mais encore on lui offrait de mettre son joli nez dans les affaires de Lorraine.

Cela convenait tellement à ses projets qu’elle en aurait crié de joie, mais ce n’était pas le moment de se laisser aller. Après avoir remercié de nouveau le Cardinal et pris rendez-vous avec lui, elle demanda, avant de sortir :

— Et Montmorency ? Que va-t-il advenir de lui ?

Elle avait de l’amitié pour le Duc en qui, avant que Buckingham ne s’inscrivît dans le paysage parisien, elle voyait un amant très convenable pour Anne d’Autriche. D’autant – elle le savait ! – que cet amour n’était pas éteint et que Montmorency portait sous les dentelles de ses manchettes un bracelet dans lequel étaient tissés des cheveux de la Reine autour d’un médaillon renfermant son portrait. Un temps, celle-ci s’était montrée sensible à son charme.

— Il vous intéresse ?

— Je le connais depuis des années. On tient à ses souvenirs de jeunesse… ajouta-t-elle avec un haussement d’épaules.

— Alors rassurez-vous ! À lui non plus il n’arrivera rien sinon une verte semonce pour lui faire passer le goût de la poésie douteuse. Il sera ensuite renvoyé dans son gouvernement du Languedoc… où il n’aura plus aucune chance de rencontrer Monsieur de Chevreuse…

Soulagée d’un grand poids, Marie rentra chez elle pour y attendre des nouvelles de son époux. Elle y trouva un Châteauneuf singulièrement agité :

— Tout ce temps-là chez le Cardinal ! Mais qu’aviez-vous donc de si important à lui dire ?

— Moi ? Rien. C’est lui qui voulait me parler et ce fut bien heureux parce que je m’y suis trouvée à point nommé pour éviter à mon mari les graves conséquences d’une sottise…

Et de raconter ce qu’il venait de se passer. Mais au lieu de calmer Châteauneuf, cette nouvelle l’indigna :

— Ha montré une telle mansuétude pour un duel – et au palais ! – alors que c’est l’une des choses qu’il exècre le plus ? Il faut que vous ayez sur lui une influence qui… que…

Marie se mit à rire :

— Qu’allez-vous imaginer ? Il n’est pas le roi François Ier et je ne suis pas plus Diane de Poitiers que Chevreuse n’est mon père[11] On ne m’a pas demandé de me déshabiller, mais seulement d’apporter mon aide quand Monsieur le Cardinal aura à rédiger certaines lettres au duc Charles de Lorraine. Il n’y a vraiment pas de quoi fouetter un chat !

— Pour le moment non mais cela signifie de longues heures seule à seul avec lui et j’ai peine à croire…

— Ma parole, vous me faites une scène de jalousie ! Voulez-vous me dire d’où vous en tirez le droit ?

Elle affectait la colère mais en réalité elle était ravie. Que le Marquis soit jaloux du Cardinal entrait parfaitement dans ses vues et elle avait bien l’intention de lui donner de temps en temps de quoi alimenter cette jalousie. Cela aiderait puissamment à obtenir certains échos du Conseil susceptibles d’être fort utiles à ceux qui souhaitaient toujours aussi ardemment la séparation du Roi et de son Ministre. Non qu’elle fût toujours aussi acharnée à la perte de Richelieu, encore qu’elle ne lui pardonnât pas l’exil de Louise de Conti, mais une autre idée brillante lui était venue : celle de mettre un jour Châteauneuf à la place du Cardinal. C’était un homme à ses pieds, doté de l’expérience de l’âge et des affaires, au surplus d’un charme qui n’était pas à négliger. Devenu le premier des Ministres, il ferait sans doute merveille car sa politique – dont Marie entendait devenir l’inspiratrice ! – rendrait enfin justice à la haute noblesse – et même la moins haute ! – si fort malmenée par l’impitoyable Richelieu. On ramènerait la paix avec l’Eglise, avec l’Espagne, et tout irait pour le mieux dans le meilleur des royaumes ! Tout le monde serait heureux et elle-même serait toute-puissante !

En attendant et avant de mettre à la porte son amoureux déconfit, elle posa sur ses lèvres un baiser léger comme une aile de papillon :

— Allons ! Apprenez à me mieux connaître ! Nous pouvons faire de grandes choses ensemble !

CHAPITRE VIII DOUBLE JEU

Pendant quelques mois, Marie mena entre Richelieu et Châteauneuf la vie la plus excitante qui soit. Elle rédigeait avec l’un le courrier de Lorraine, important s’il en fut puisque, toujours réfugié à Nancy où il soufflait le feu et la fureur tout en menant à bien ses amours avec la jeune Marguerite, Monsieur s’efforçait de créer toutes sortes d’ennuis à son frère. Il était même en train de lever une armée afin de pénétrer en France, armée qu’il entendait payer au moyen de l’argent qu’il ne cessait de réclamer. Pour une fois Marie œuvrait en faveur de l’apaisement à travers les lettres rédigées au Palais-Cardinal. Entre deux séances d’écriture, on causait. Férus de théâtre l’un comme l’autre, Richelieu et Madame de Chevreuse trouvaient là un terrain d’entente d’où l’on glissait parfois à des confidences plus intimes. La jeune femme se laissait respirer par le Ministre en déployant une savante coquetterie et en prenant un plaisir pervers à le voir se troubler quand au-dessus d’une page à demi écrite leurs têtes se rapprochaient. Elle eut même le bon goût de frissonner en fermant les yeux le jour où il osa l’embrasser dans le cou. Avant de s’écarter avec un sourire navré en alléguant la nécessaire prudence : Madame de Combalet, elle le savait, n’était jamais loin quand la « Chevreuse » venait rejoindre son oncle. En outre, la robe rouge commandait le respect. Cependant elle possédait trop bien l’art de manier les hommes pour fermer les portes d’une espérance dont elle laissait entendre qu’elle pourrait la partager…

Avec Châteauneuf, le jeu différait. Ne pouvant se voir souvent – double prudence commandée par les relations avec le Cardinal et le caractère ombrageux, allant jusqu’à l’aigreur, que Claude de Chevreuse s’avisait d’étaler – on s’écrivait et, à mesure que lui parvenaient les épîtres de son amoureux, Marie pouvait évaluer la montée en puissance de la passion qu’elle lui inspirait. De la jalousie aussi : Châteauneuf supportait d’autant plus mal les séances d’écriture que Marie prenait un malin plaisir à faire étalage de la cour de plus en plus pressante dont elle était l’objet… Tout en protestant que le Cardinal perdait son temps et qu’elle ne serait jamais qu’à son cher Châteauneuf parce que lui seul l’attirait.

En même temps, ils se retrouvaient assez fréquemment chez la Reine. Le Garde des Sceaux y venait avec un vif plaisir parce qu’on l’y accueillait à présent en ami et que c’était l’un des rares endroits où il pouvait contempler à loisir la dame de ses pensées. Peu à peu les conversations de salon prirent un ton plus confidentiel. On y parla de choses plus sérieuses et, poussé par la jalousie qu’il éprouvait envers le Cardinal, les affaires débattues en Conseil prirent davantage de place dans ces entretiens à trois dont Mademoiselle de Hautefort s’instituait la gardienne aussi astucieuse qu’efficace. Elle savait comme personne détourner l’attention du Roi quand il venait chez sa femme pour que le Garde des Sceaux pût s’esquiver discrètement. C’était facile : Louis cachait à peine son amour pour elle.



Vers la fin de l’année, le Roi décida de donner un coup de pied dans la fourmilière lorraine et d’en ramener un frère qui faisait un peu trop parler de lui. Après avoir repris quelques places à Charles IV, il lui imposa le traité de Vie dont ses Etats sortaient diminués mais ne put venir à bout de Monsieur son frère, devenu l’époux de Marguerite de Vaudémont. Le Roi ne voulant pas reconnaître une union contractée sans son accord, Gaston refusa tout net (pour une fois) de revenir à Paris, même pour y toucher l’une de ces confortables sommes d’or dont il était si friand : il ne reviendrait pas sans sa Marguerite. Et s’il fit serment de ne plus chercher à nuire au royaume, ce fut du bout des lèvres. Il fallut s’en contenter et retourner à Paris en le laissant chez son beau-frère.

C’est à ce moment que vint à Paris le sémillant Giulio Mazarini, ce jeune et brillant diplomate du Saint-Siège qui avait réussi à mettre tout le monde d’accord devant Casal et qui, se déclarant résolument ami de la France, était parvenu, au traité de Mirafiori, à lui conserver la puissante forteresse de Pignerol. Son talent avait séduit Richelieu, ce qui l’enchantait parce qu’il désirait en son for attacher son destin à celui du Cardinal et – pourquoi pas ? – lui succéder un jour.

Ce n’était pas la première fois qu’il abordait les rives de la Seine où il comptait les nombreux amis que lui valaient sa bonne grâce, son charme indéniable, ses talents de diplomate et sa générosité : lorsqu’il arrivait quelque part, c’était toujours chargé de ces petits cadeaux qui font tant plaisir, parfums, gants, miroirs de Venise, savons, etc. Richelieu avait demandé pour lui le titre de nonce apostolique mais Giulio avait rendu cette nomination irréalisable en refusant de recevoir les ordres, donc de devenir prêtre. Il avait même refusé les ordres mineurs parce que cela ne lui était pas utile, pouvait encombrer son existence et, surtout, lui interdire dans la suite des temps un mariage intéressant. Il accepta cependant de devenir « clerc » c’est-à-dire de poser son pied élégant sur le premier degré de la hiérarchie catholique, ce qui lui permettrait de recevoir des bénéfices et même de coiffer un jour le chapeau de cardinal sans être tenu aux règles de vie d’un prêtre. Seules obligations : recevoir la tonsure – pas trop évidente au milieu de ses beaux cheveux soyeux dont il prenait un soin extrême – et porter l’habit de prélat qu’il jugeait assez seyant. Il n’était plus le cavalier Mazarini mais Monsignore Mazarini, ce qui lui ouvrait bien des portes.

Pour revenir à Paris, il s’était fait charger par le Pape d’une mission aussi peu réaliste que possible : obtenir l’appui de la France pour enlever Genève et les riches terres d’alentour aux calvinistes et les offrir à la Savoie afin de compenser la perte de Pignerol. Richelieu ayant besoin de l’appui des Cantons suisses pour sa politique contre l’Empereur, il n’y avait aucune chance de l’entraîner dans cette aventure. Mazarini le savait – le Cardinal aussi d’ailleurs ! – mais c’était un excellent moyen de nouer des relations plus étroites avec ce garçon d’avenir.

C’est ainsi qu’un beau matin, celui que nous appellerons désormais Mazarin pénétra au Louvre et fut présenté à Anne d’Autriche par le Cardinal en personne. Ce n’était peut-être pas la meilleure recommandation pour la fière Espagnole, surtout si le nouveau venu avait contribué à une victoire française contre son pays natal mais, outre des yeux magnifiques et un sourire charmant, il possédait l’art de plaire aux femmes. Et puis, la Reine et lui étaient du même âge et, surtout, elle découvrit que si son français était légèrement zézayant, Mazarin parlait un castillan parfait. Aussi accepta-t-elle gracieusement les gants brodés et les parfums qu’il demanda la permission de lui offrir et bavarda avec lui quelques instants.

À son rang privilégié, Marie avait observé la scène sans y attacher autrement d’importance mais avec tout de même un rien de surprise étant donné le peu de naissance de l’arrivant et le fait qu’il se disait fervent admirateur du Cardinal. Certes, elle était trop femme pour ne pas lui reconnaître de la séduction – encore que pour sa part elle n’y fût pas sensible – mais l’attitude d’Anne la déroutait et elle se promit de poser une ou deux questions après la réception.

Or, elle n’en eut pas le temps. Lorsqu’un moment plus tard elle put s’isoler avec la Reine qui respirait, avec un plaisir visible et les paupières mi-closes, l’un des flacons en verre de Venise qu’elle venait de déboucher, elle entendit celle-ci murmurer :

— Ne trouvez-vous pas, ma chère, que ce Monsignore ressemble à notre pauvre Buckingham ?

Elle se trouva sans réponse parce que la ressemblance ne l’avait pas frappée. Pourtant, à y réfléchir, il y avait quelque chose. Et comme, s’étonnant de son silence, la Reine la regardait, elle se hâta de dire :

— Peut-être… Je ne m’en suis pas avisée à cause du costume ecclésiastique mais Votre Majesté a sans doute raison…

Ce fut tout Marie, cependant, ne devait jamais oublier ces mots. Sans imaginer un seul instant de quel poids ils pèseraient dans l’avenir, elle se contenta de les ranger dans sa mémoire où elle conservait ce qui pouvait présenter une éventuelle utilité. N’importe comment, ce jeune homme n’était que de passage et regagnerait Rome un jour prochain. Il ne pouvait donc servir à rien dans l’immédiat…

Le lendemain, alors qu’elle se préparait à se rendre chez le Cardinal, elle avait l’intention de lui en parler sur le mode plaisant parce qu’elle se sentait d’excellente humeur. Il faisait l’un de ces jolis temps de pré-printemps dont Paris semblait posséder le secret en dépit de ses rues boueuses et Marie étrennait une robe de velours feuille morte à légères broderies d’or, avec collerette et manchettes de satin blanc, accordée aux reflets fauves de ses cheveux. Elle s’y sentait particulièrement en beauté… Et soudain, toute cette petite magie s’écroula, quand Herminie prit des mains d’un valet une lettre qu’un courrier de la duchesse douairière de Guise venait d’apporter en urgence. En dépit du fait qu’elle était adressée à Claude, Marie fit sauter le cachet et lut… puis se laissa tomber sur un siège tandis que des larmes montaient de son cœur à ses yeux : Louise de Conti venait de mourir au château d’Eu…

« Depuis des jours elle se laissait aller au désespoir, écrivait la veuve du Balafré, refusant le boire comme le manger. Le chagrin causé par la séparation d’avec son époux bien-aimé la rongeait comme une blessure pleine de venin. Aujourd’hui elle a rendu son âme apaisée après avoir demandé pardon de ses fautes… »

— Louise ! murmura Marie désolée à la pensée qu’elle ne la verrait plus, qu’elle n’entendrait plus son rire communicatif, ni sa voix parfois mordante mais qui, si souvent, l’avait réconfortée. La vie avait fait d’elle sa sœur par mariage mais en la perdant Marie découvrait qu’elle avait été beaucoup plus que cela : une amie sûre, fidèle, sans faille quelles que puissent être les circonstances…

Devant cette douleur inattendue, Herminie demanda si elle devait dire à Peran de dételer, ajoutant que la Duchesse ne devait pas avoir très envie d’aller au Palais-Cardinal, mais celle-ci sauta sur ses pieds, l’œil furibond :

— Oh ! que si ! J’en ai même plus envie que jamais ! Et toi, tu m’accompagnes…

— Chez le Cardinal ? Alors qu’il ne me connaît pas ?

— Tu attendras dans la voiture ! Au cas où il me ferait arrêter, il y aura au moins quelqu’un pour avertir mon époux. Tu n’auras qu’à envoyer un courrier à Dampierre…

— Vous arrêter ? Par pitié, restez ! Dans l’état où je vous vois, vous êtes capable de vous perdre ! C’est un homme si dangereux, si…

— Peut-être mais il est grand temps de lui dire ses vérités. Plus un mot à présent !…

Et il fut impossible de lui arracher une autre parole.

En arrivant à destination, elle n’attendit pas qu’on lui ouvre la portière, sauta à terre et fila vers l’escalier en écartant d’un geste autoritaire de la main ceux qui tentèrent de lui parler. On courut donc prévenir Madame de Combalet et celle-ci rejoignit la Duchesse dans l’antichambre du cabinet :

— Vous êtes en avance, Madame la Duchesse, tenta-t-elle avec un aimable sourire, et je crains que Son Eminence ne soit occupée…

— Tant pis ! Ce que j’ai à lui dire ne souffre aucun retard !

Et sans se soucier des deux gardes en tunique rouge plantés de chaque côté de la porte, Marie ouvrit celle-ci et entra.

Richelieu en effet n’était pas seul : assis devant sa table surchargée de papiers, un chat sur les genoux – il les adorait et il y en avait toujours au moins deux qui l’accompagnaient dans ses voyages –, il s’entretenait avec un moine en froc gris, un capucin barbu, maigre, marqué par l’âge et pieds nus dans des sandales à lanières en dépit de la saison, dont Marie ignorait qu’il était le plus fidèle conseiller du Cardinal et son ami. Il s’appelait le Père Joseph du Tremblay. Bientôt on l’appellerait l’« éminence grise ». Ce n’était à cet instant pour elle qu’un frocard comme les autres, venu sans doute pour une aumône. Aussi, sans même s’excuser et après un semblant de révérence, déclara-t-elle qu’il lui fallait parler sur l’heure au Cardinal mais qu’elle était prête à offrir quelques pièces d’or pour le couvent si le moine consentait à lui céder la place.

D’abord suffoqué par tant d’audace, Richelieu prit le parti d’en rire puis, remarquant que sa visiteuse intempestive ne semblait pas dans son état naturel, il pria le Père Joseph de bien vouloir se retirer un moment :

— Nous nous verrons plus tard, ajouta-t-il… mais n’oubliez pas de profiter des bonnes dispositions de Madame la Duchesse envers votre sainte maison…

Force fut à Marie de mettre la main à son escarcelle. Après quoi elle dut attendre que le Cardinal eût lui-même raccompagné son conseiller à la porte en le tenant par le bras.

— Le Père Joseph a la vue faible, expliqua-t-il calmement, mais son esprit est l’un des plus lumineux que je connaisse ! Cela dit – et il retourna s’asseoir à son bureau sans s’approcher d’elle comme il en avait l’habitude –, vous me semblez en proie à une bien vive émotion, Madame la Duchesse. Qu’est-il arrivé ?

Le ton froid, quasi impersonnel, exaspéra la jeune femme. D’un geste rageur, elle jeta la lettre de sa belle-mère devant Richelieu :

— Ceci… qui va vous combler de joie ! Elle est morte, vous entendez ? Louise de Conti est morte là-haut, dans les brumes du Nord où vous l’avez reléguée, morte du chagrin d’être séparée de l’homme qu’elle aimait depuis si longtemps, qui était son époux devant Dieu et dont elle n’a même pas pu tenir la main à son heure dernière. Quel crime avait-elle commis d’assez grave pour être condamnée à mourir dans le désespoir ? Elle vous détestait n’est-ce pas et c’est cela qui est impardonnable ?

— Non. Ce qui est impardonnable, c’est de conspirer contre la sûreté du royaume et c’est ce que faisaient Bassompierre et son épouse. Moi, je ne suis qu’un rouage ! Je ne compte pas !

— Vraiment ? On ne le dirait pas. Ne vient-on pas de vous offrir la tête du maréchal de Marillac, un brave soldat, coupable seulement d’être le frère de l’ancien Garde des Sceaux que la Reine Mère voulait mettre à votre place… Et ce « crime » méritait la mort ?



Quelques jours plus tôt, en effet, un tribunal réuni à Rueil, chez le Cardinal, et présidé d’ailleurs par Châteauneuf, avait condamné à mort le Maréchal qu’après la Journée des Dupes on avait été arrêter en Italie, à son poste de commandement.

— Ce n’est pas moi qui l’ai voulu. Le Roi en faisait une affaire personnelle et c’est lui qui a exigé le châtiment suprême. Essayez de comprendre, Madame, que des Pays-Bas où elle s’est enfuie, Marie de Médicis négocie une alliance avec son gendre le roi d’Espagne, et en même temps sollicite l’Empereur d’attaquer Toul et Langres. Grâce à elle, celui-ci, Philippe IV et Charles de Lorraine sans compter Monsieur sont en train de former une coalition contre nous ! Ceux qui, en France, pourraient les aider doivent être supprimés.

— Pourquoi pas Michel de Marillac, dans ce cas ? C’est lui, selon vous, le principal coupable. Va-t-il bientôt monter à l’échafaud ?

— Il est malade et désormais privé de soutiens : il restera au donjon de Châteaudun. Le Maréchal, lui, gardait son pouvoir sur les troupes qu’il commandait. Il ne nous manquerait plus qu’une rébellion dans l’armée… Et puis en voilà assez ! L’aide que vous m’apportez dans nos relations chaotiques avec la Lorraine ne vous autorise pas à vous immiscer dans la politique du Roi…

— Du Roi ? Laissez-moi rire ! Comme s’il n’était pas un simple jouet entre vos mains. Combien de têtes lui faudra-t-il encore, à cette sacro-sainte politique ?…

— Je n’ai pas. Madame, à en discuter avec vous !

Cette fois la colère vibrait dans la voix du Cardinal mais Marie, emportée par l’indignation, allait passer outre quand le Père Le Masle, le secrétaire que la Duchesse remplaçait de temps en temps, entra tout agité pour annoncer que le Capitaine des Gardes de Son Eminence demandait à être reçu dans l’instant pour affaire grave.

— Qu’il entre ! Et vous, Madame, restez ! Nous n’en avons pas encore fini…

Moitié par curiosité, moitié parce qu’elle n’avait pas complètement vidé son sac, Marie alla s’asseoir près du feu mais en prenant soin de dissimuler son visage. Ce qu’avait à dire l’officier était en effet grave bien que, dans les débuts, cela parût totalement dépourvu d’intérêt à la jeune femme. Un Garde du Cardinal et un Mousquetaire du Roi s’étaient pris de querelle, battus en duel devant le cabaret de la Pomme de Pin, et la rencontre se soldait par un drame : le Mousquetaire avait tué son adversaire…

Richelieu s’empourpra, ses dents se serrèrent et son poing fermé s’abattit sur sa table de travail avec une violence qui fit trembler le candélabre :

— Cela ne finira donc jamais ! Qui m’a-t-on occis ?

— Bellanger ! Je dois à la vérité de dire qu’il l’a cherché : il devient méchant quand il boit et il avait insulté une dame…

— Ce n’est pas une raison pour le tuer et braver mes édits en plein Paris ! Sait-on le nom de son adversaire ?

— Oui, Monseigneur ! Gabriel de Malleville… Le guet arrivait à cet instant et s’est emparé de lui. À la vérité il n’a opposé aucune résistance. Il a même empêché ses camarades présents d’en découdre avec les nôtres.

— C’est sage mais cela ne le sauvera pas. Il est au Châtelet ?

— Oui, Monseigneur, en attendant l’ordre de le transférer à la Bastille, je suppose ?

— C’est bien. Je vous remercie. Vous pouvez vous retirer, conclut le Cardinal en prenant note de ce qu’il venait d’apprendre.

Quand il releva la tête, il vit Marie, debout devant lui, pâle jusqu’aux lèvres mais les yeux étincelants.

— Quelle excellente journée pour vous, Monsieur le Cardinal, fit-elle d’une voix cinglante. Vous aurez une nouvelle victime à jeter à vos bourreaux ! Vous devez être heureux !

— Madame !

Mais elle s’était déjà retournée, si vite qu’elle avait atteint la porte avant que Richelieu se fût seulement levé. La tête haute, retenant ses larmes, elle parcourut la galerie sans s’apercevoir de la présence de Madame de Combalet, descendit l’escalier en courant et, le perron franchi, s’engouffra dans son carrosse où Herminie l’attendait mais, devant son visage bouleversé, celle-ci se garda prudemment de l’interroger :

— Touche à l’hôtel ! cria-t-elle à Peran avant de se rejeter dans son coin de voiture où elle éclata en sanglots dont sa petite suivante n’osa demander la cause.

Elle n’avait pas souvent vu sa cousine dans cet état mais savait qu’il valait mieux la laisser se calmer seule. Bientôt on atteignit la rue Saint-Thomas-du-Louvre et les sanglots s’étaient apaisés mais les pleurs coulaient encore. Marie les essuya d’un gant rageur quand son majordome lui annonça qu’un Mousquetaire l’attendait dans le salon des Muses.

— Il m’a donné son nom : le baron d’Aramitz.

Elle trouva le jeune homme debout devant la statue de Terpsichore, comme jadis Holland au moment de leur séparation, et ne put s’empêcher d’admirer l’élégance parfaite de sa tenue mais, au bruit de ses pas, il lui fit face et elle put voir le souci inscrit sur sa figure :

— Vous venez m’apprendre, n’est-ce pas, que Malleville a tué l’un des Gardes du Cardinal et qu’il est prisonnier ?

— Vous le savez déjà. Madame la Duchesse ? Comment est-ce possible ?

— J’étais chez Richelieu au moment où l’on est venu lui apprendre la nouvelle et j’en suis encore tout étourdie ! Comment Malleville, la sagesse personnifiée, le sang-froid incarné, a-t-il pu se laisser aller à cette folie : se battre pour une femme !

— Pas n’importe quelle femme ! C’est vous que ce misérable injuriait et en des termes tels qu’aucun gentilhomme présent ne pouvait admettre de les entendre. S’il n’avait réagi, je l’aurais fait à sa place mais il s’y est opposé en disant que c’était affaire à lui. De même, il a refusé que nous le secondions contre les amis de ce rustre…

— Nous ? Combien étiez-vous donc ?

— Cinq en comptant Gabriel : Armand de Sillège d’Athos, Isaac de Porthau, votre serviteur et Charles d’Artagnan…

— D’Artagnan ? Je connais ce nom-là !

C’était Louise de Conti qui le lui avait appris. Lorsque, alors en Angleterre, elle avait envoyé Peran rapporter en France les ferrets de la Reine si imprudemment offerts au duc de Buckingham, son fidèle cocher, à peine arrivé en France, était tombé dans une embuscade tendue par les séides du Cardinal alertés par Lady Carlisle[12]. Il en avait été sauvé par l’épée sans rivale d’un certain d’Artagnan, lié… d’amitié à une suivante de la Reine et qui était allé au-devant de lui pour ensuite l’escorter jusque chez Madame de Conti… À l’époque, Marie n’avait en tête que Holland, Buckingham et ses propres intérêts. Elle n’avait jamais cherché à connaître ce Mousquetaire gascon dont Louise lui avait cependant dit qu’il était charmant, pensant alors que son amie se le réservait…

Elle voulut en parler à son visiteur mais celui-ci, déjà, prenait congé en disant qu’il était venu pour l’avertir mais qu’il devait rejoindre ses amis que M. de Tréville voulait présenter au Roi. On avait rendez-vous au Louvre, au bas du Grand Degré-Cependant, avant de sortir, Aramitz ajouta :

— Le bruit court. Madame la Duchesse, que le Cardinal vous voit avec un sensible plaisir. Peut-être pourriez-vous nous aider ?

— Soyez sûr que je ferai l’impossible pour Gabriel. Dites-le-lui si vous parvenez à l’approcher…

Restée seule, Marie ne remonta pas tout de suite chez elle, préférant rester là, à tourner en rond, pour tenter de calmer son agitation. Quelle affreuse journée, en vérité ! Pourquoi avait-il fallu que la mort de Louise la mette hors d’elle au point de courir jeter sa colère à la tête de Richelieu au moment où, sans le savoir, elle allait avoir le plus grand besoin de sa clémence ? Retourner auprès de lui, il n’y fallait pas songer. D’ailleurs, il devait s’être rendu au Louvre pour le Conseil. Le mieux peut-être était de l’y rejoindre ? Non, ce n’était pas une bonne idée !… Le Roi ! C’était le Roi qu’il fallait voir ! Les Mousquetaires étaient sa création, le corps privilégié chargé de sa personne en dehors des demeures royales et le capitaine le savait bien qui était en train de se rendre auprès de lui avec ceux qui avaient assisté au duel… Et Marie, soudain, éprouva une irrésistible envie d’aller voir comment cela se passerait. De toute façon, elle devait à la mémoire de Madame de Conti d’annoncer elle-même son décès à la Reine…

Grimpant à son appartement, elle changea sa robe chatoyante pour du velours et de la mousseline noirs à peine éclairés par la batiste blanche de l’étroite collerette et des manchettes. Sur sa tête elle fit poser un voile, refusa le moindre bijou, se fit donner sa mante noire et ordonna à Herminie de la suivre car il n’était pas séant qu’une femme se rende seule dans les appartements du Roi. Et c’est pourtant tout juste ce qu’elle avait l’intention de faire.

Son arrivée dans son carrosse d’apparat et cet appareil funèbre ne passèrent pas inaperçus et, tandis qu’elle montait le Grand Degré suivie d’Herminie, plusieurs gentilshommes la saluèrent auxquels elle répondit d’un signe de tête plein de gravité. Derrière elle Herminie goûtait chaque seconde d’une circonstance aussi exceptionnelle, et offrait l’image même de la dignité. On arriva ainsi dans l’antichambre où veillaient les Suisses. Marie y trouva Monsieur de La Vieuville et lui dit qu’elle sollicitait une audience pour un cas grave.

— Sa Majesté est rentrée de la chasse. Je viens de voir ses équipages dans la cour…

— Je ne sais si vous choisissez bien votre moment, Madame la Duchesse. Sa Majesté est de fort méchante humeur. Elle est occupée à recevoir dans son Cabinet des Armes Monsieur de Tréville et quatre Mousquetaires pour une affaire désagréable qui ne fera, je le crains, qu’augmenter sa bile…

— C’est pourtant de cette affaire que je viens lui parler ! Je vous en conjure. Duc, faites qu’il me reçoive, fût-ce un seul instant !

— Mais… vous êtes en deuil, dirait-on ?

— Oui, de ma belle-sœur. Madame de Conti, et profondément affligée…

— Suivez-moi, je vais voir ce que je peux faire…

Il la conduisit dans la salle qui précédait le Cabinet des Armes et l’y laissa tandis qu’après avoir gratté à la porte où veillaient deux Gardes du Corps, il pénétrait dans la pièce presque sur la pointe des pieds. Pour en ressortir pratiquement aussitôt, suivi de peu par Tréville et ses quatre gentilshommes dont les mines sombres augmentèrent à la fois l’angoisse de Marie et sa détermination. Jamais l’approche d’un combat ne lui avait fait peur et si elle redoutait de perdre celui-là, c’était uniquement à cause de Gabriel.

En passant près d’elle, les cinq hommes la saluèrent, Aramitz avec un regard désolé et un hochement de tête négatif. Elle n’en regarda pas moins avec intérêt les compagnons de Malleville, les devinant d’aussi grande qualité que lui. Athos, le plus âgé, une figure noble et fière aux yeux profonds, Porthau, un géant doué sans doute d’une force exceptionnelle mais dont l’aimable figure de bon vivant reniflait des larmes, d’Artagnan enfin, un Béarnais sec et vif comme l’avait été Henri IV en personne avec un visage hardi et des yeux de feu. Leur salut fut silencieux mais elle leur lança :

— C’est pour moi qu’il s’est battu ! À mon tour de me battre pour lui…

Mais déjà La Vieuville l’introduisait…

Tendu de tapisseries des Flandres sur lesquelles s’enlevaient des trophées, meublé de coffres et d’armoires remplis d’armes diverses, ce cabinet n’était pas une nouveauté pour Marie. Au temps lointain de sa faveur, elle y était venue à maintes reprises, le jeune Roi trouvant plaisir à lui faire admirer ses dernières acquisitions. Il venait alors au-devant d’elle pour baiser sa main en lui demandant des nouvelles de sa santé avec une tendre sollicitude. Il n’en fut rien cette fois…

Assis dans un haut fauteuil de cuir et de bois sculpté, Louis XIII faisait jouer dans son fourreau une longue dague d’acier bleu dont la poignée dorée et niellée annonçait qu’elle venait de Tolède. Il n’accorda qu’un bref regard à sa visiteuse tandis qu’elle lui offrait la plus gracieuse, la plus respectueuse de ses révérences. Pourtant, ce regard s’était attaché un instant à sa toilette :

— Pourquoi ce deuil ? Chevreuse n’est pas mort que je sache ?

— Non, Sire, Dieu merci, mais il vient de perdre une sœur qu’il aimait et je partageais cet amour.

Les noirs sourcils se relevèrent : il ne devait pas le savoir. Et, en effet :

— Je l’ignorais. De quoi est morte Madame de Conti ?

Oh ! ce ton indifférent ! Marie dut faire effort sur elle-même pour s’obliger à répondre sans aigreur :

— De douleur. Sire ! Du chagrin d’être séparée de celui qui, devant Dieu, était son époux…

— Ah, c’est vrai ! Il va falloir annoncer à Bassompierre qu’il est veuf. J’en chargerai le Garde des Sceaux. À présent, Madame, dites sans barguigner la raison qui vous amène !

Quoi qu’il lui en coûtât, Marie se laissa tomber à genoux :

— La grâce du chevalier de Malleville, Sire, l’un de vos Mousquetaires qui…

— Je sais ! Et pourquoi la demander ? C’était sans doute l’un de vos amants ?

— Non. C’était mon écuyer avant qu’il ne choisisse le service de Votre Majesté dont il admirait la bravoure. Le Duc et moi avons beaucoup regretté le serviteur hors pair qu’il était. Et sans doute l’une des meilleures lames de France !

— Il vient de le démontrer en tuant Bellanger qui n’était pas maladroit mais qui était ivre. Et cela pour une femme dont on m’a refusé le nom…

— De la pure chevalerie, digne de vos Mousquetaires, Sire, mais inutile : c’est moi que le Garde du Cardinal avait insultée !

Un pli méchant se dessina sous la moustache du Roi tandis qu’il ricanait :

— Peut-on vraiment insulter une dame de votre réputation ? On ne prête qu’aux riches vous savez !

Une bouffée de colère remit Marie sur ses pieds :

— Si j’entends Votre Majesté, le premier gentilhomme de France se range à l’avis d’un soudard pris de boisson ? Oh ! Sire, le Roi que j’ai connu avait plus de hauteur de vue.

— On change. Madame ! Vous aussi avez changé.

— Moins que le Roi ne pense. Mon cœur est resté le même !

— Etrange ! Je me suis souvent demandé si vous en aviez un !

Marie comprit qu’elle n’obtiendrait rien en lui tenant tête :

— Sire, on vous a surnommé Louis le Juste. Permettrez-vous que l’un de vos plus vaillants soldats perde la vie pour avoir défendu l’honneur d’une femme qu’il a longtemps servie ? Est-ce que cela ne vous paraît pas… injuste ?

— On peut corriger un malotru sans le tuer. Et celui-là avait trop bu : il était par conséquent en état d’infériorité. Au surplus, Madame, ce Bellanger ne m’appartenait pas.

— Cela veut-il dire que, servant le Cardinal, cet homme cessait d’être français donc un sujet de Louis XIII ?

Elle eut la satisfaction de voir rougir le visage du Roi qui, un instant, chercha sa réponse :

— Vous savez bien que non. Cependant j’ai voulu que mon plus précieux serviteur dispose d’une force capable de le protéger en toutes circonstances contre tous ennemis comme je le suis moi-même…

— Alors Sire, il faudrait lui donner la moitié de vos armées car si le peuple aime, je dirais vénère, Votre Majesté, il n’en va pas de même envers un Ministre qu’il déteste chaque jour davantage !

— Je ne vous savais pas si avant dans les sentiments de mes sujets ! Quoi qu’il en soit, le mort appartenait au Cardinal : il est donc le seul à qui, en la circonstance, appartienne le droit de grâce… Je vous salue, Madame la duchesse de Chevreuse.

Force fut à Marie, ainsi congédiée, de s’incliner. Réfrénant sa colère, elle quitta l’appartement royal, hésita à se rendre chez la Reine, y renonça avec un haussement d’épaules : comme si cette malheureuse disposait du moindre pouvoir ? Aller lui conter l’affaire serait une perte de temps et le temps comptait énormément : si personne n’intervenait Gabriel n’avait plus guère d’heures à vivre…

En rejoignant son carrosse, elle aperçut Aramitz qui, les bras croisés sur la poitrine, faisait les cent pas d’un air méditatif et devina qu’il l’attendait. Il devait d’ailleurs surveiller l’escalier car il vint à elle dès qu’elle fut en bas des marches :

— Qu’en est-il ? demanda-t-il.

— Je n’ai pas été plus heureuse que vous. On m’a répondu que seul le Cardinal pouvait disposer de la vie de Malleville puisque le mort était à lui.

— C’est à peu de chose près ce que le Roi nous a fait l’honneur de nous dire, fit le Mousquetaire avec amertume. Nous voulions nous rendre auprès de lui mais Monsieur de Tréville nous l’a interdit sous le prétexte que c’était à lui de le faire, qu’il était inutile d’être cinq à mettre notre orgueil dans notre poche et que le sien devrait suffire. Vous savez sans doute que nous ne nous aimons guère, Messieurs les Gardes et nous.

— Monsieur de Tréville s’est-il déjà rendu au Palais-Cardinal ?

— Pas encore. Auparavant il avait une affaire à régler à son hôtel. Il ira ce soir, je pense !

— Moi, j’y vais tout de suite. Ainsi que vous l’avez remarqué, Son Eminence semble rechercher ma compagnie depuis quelque temps. Il reste à mesurer la qualité de sa… soudaine sympathie.

— Et si elle n’est pas ce que vous espérez ?

Elle jeta un regard déterminé dans les yeux du jeune homme :

— Il restera l’aventure : arracher Gabriel au bourreau, fût-ce au pied de l’échafaud.

Aramitz soutint son regard un instant puis salua :

— En ce cas comme en d’autres, croyez-moi votre serviteur, Madame la Duchesse ! Et je ne serai pas le seul.

— Si vous n’êtes pas de garde, allez m’attendre chez moi ! dit-elle en lui tendant sa main gantée.

Dieu que c’était bon de ne pas se sentir isolée ! Tandis que sa voiture la ramenait chez Richelieu, Marie sentait son cœur battre la charge sous l’excitation du combat à venir. Ce goût de la bataille elle le portait en elle depuis toujours y puisant un plaisir presque aussi violent que dans les jeux de l’amour.

Il commençait à se faire tard et Marie espérait que Richelieu ne serait pas encore passé à table pour un souper dont les heures variaient pour ce travailleur infatigable… Madame de Combalet ne s’en montra pas moins surprise de son retour. Assez désagréablement d’ailleurs :

— Je crains que le moment ne soit mal choisi. Le marquis de Châteauneuf qu’il a fait appeler est avec lui mais leur entretien ne devrait pas durer longtemps. Ensuite…

— Ensuite Son Eminence m’accordera bien cinq minutes ! coupa Marie, et si vos rôtis brûlent faites-en préparer d’autres, voilà tout !

— Cela vous plaît à dire mais vous n’ignorez pas que la santé de mon oncle exige des précautions : les repas pris à heures régulières en font partie !

— Mille tonnerres, Madame ! Il y a des gens qui ont autre chose à faire que vivre l’œil rivé à une pendule. Il faut que je voie le Cardinal, un point c’est tout !

Et sans plus s’occuper de la dame, Marie, luttant contre l’envie d’envahir directement le cabinet du Cardinal, alla s’asseoir en face de la porte. Elle n’attendit pas longtemps : au bout de trois ou quatre minutes, elle vit sortir Châteauneuf qui, en la reconnaissant, eut un haut-le-corps :

— Vous ici, Madame ? Et à cette heure ?

— Il n’y a pas d’heures pour les affaires importantes ! Si vous le permettez, mon cher, je vous remplace…

Et, le repoussant légèrement, elle pénétra chez le Cardinal puis referma derrière elle la porte à laquelle elle s’appuya pour laisser s’apaiser les battements de son cœur. Richelieu était en train d’écrire et ne leva pas la tête :

— Je vous attendais, Madame ! Quelque chose me disait que vous ne tarderiez guère.

— Votre Eminence possède le don de voyance ? Ou alors elle a plus d’espions que je ne le pensais…

— Ni l’un ni l’autre mais… je commence à vous connaître mieux.

Il jeta sa plume et se laissa aller dans son fauteuil avec un soupir de lassitude. Les flammes du candélabre qui éclairait sa table de travail accusaient les plis soucieux de son front, ceux, amers, de ses lèvres.

— Dans ce cas, reprit Marie, vous savez ce qui m’amène. Le Roi à ce qu’il paraît vous aime au point de vous donner le droit de vie ou de mort sur ses propres gardes.

— Pourquoi n’avoir pas dit ce matin que ce Mousquetaire était de vos amis ?

— Il vient de prouver qu’il est plus que cela : les amis ne se dévouent pas souvent pour vous. C’est pourquoi, oui, je viens vous demander sa vie !

— Et pourtant je vais vous la refuser.

— Mais pourquoi ? Je croyais que, sans aller jusqu’à l’amitié, nous avions conclu… la paix !

— Certes, et c’est l’une des raisons de mon refus. On a déjà trop tendance à clabauder sur nos relations. Si je fais une exception à ma politique de rigueur alors que j’ai envoyé Boutteville à l’échafaud et laissé le Roi y envoyer Marillac, on dira que vous êtes ma maîtresse…

— Et si c’était la vérité ? Si je le devenais…

Quittant enfin son appui, Marie s’avança lentement en rejetant sa cape et son voile noirs. Elle connaissait la puissance de sa beauté et n’avait pas besoin de miroir pour savoir que dans la lumière des bougies ses cheveux fauves, ses grands yeux d’un bleu si profond et ses lèvres humides brillaient doucement cependant que l’émotion soulevait ses seins sous la mousseline qui les couvrait.

— Je sais depuis longtemps que vous me désirez, poursuivit-elle d’une voix plus basse et plus prenante. Eh bien me voici ! Je suis à vous !

Elle avançait toujours, les mains tendues, après avoir dégrafé sa collerette d’un geste preste. Le Cardinal devint pâle et, se levant vivement, il quitta son fauteuil et recula vers les rideaux qui masquaient les fenêtres. Lui aussi tendit les mains mais son geste à lui repoussait comme il l’eût fait devant le Diable :

— Ne me tentez pas ! C’est vrai que je vous désire mais si je vous cédais, si j’acceptais ce marché, je ferais fi de ma dignité à mes propres yeux : j’espérais vous séduire et non vous acheter ! Allez-vous-en, Marie ! Partez !… et pardonnez-moi ! Un jour peut-être…

Elle comprit qu’elle avait perdu, que, se fût-elle entièrement dévêtue devant lui, il l’aurait rejetée pareillement. Il y avait en lui quelque chose d’inaccessible, d’impitoyable même envers lui-même, quelque chose qu’elle ne pourrait jamais comprendre… D’un geste las, elle ramassa sa cape :

— Non, dit-elle. Je ne reviendrai plus !

— Si, parce que j’ai encore besoin de vous…

— Et moi j’ai besoin de savoir en vie le seul homme, avec mon mari – et encore ! – qui se soucie de ma sécurité. C’est toujours non ?

— Hélas…

— Alors adieu, Eminence !

Sans se retourner, cape et voile portés négligemment sur une épaule, Marie sortit du cabinet de travail. Son allure était celle d’une reine et elle laissa derrière elle le battant largement ouvert… Peut-être espérait-elle vaguement qu’il la suivrait, ou du moins la rappellerait mais rien ne vint. Refoulant sa colère et sa déception, elle passa devant Madame de Combalet sans s’apercevoir de sa présence et se jeta dans son carrosse comme si elle montait à l’assaut. Avec tant d’impétuosité qu’elle serait tombée si une main vigoureuse ne l’avait rattrapée : celle de Châteauneuf qui l’attendait dans l’ombre de la voiture.

— Vous êtes là ? fit-elle distraitement.

— J’étais mort d’inquiétude… de jalousie aussi. Qu’êtes-vous allée faire chez lui à pareille heure ?

— Lui demander la grâce d’un ami…

— Et à voir votre visage il a refusé ? Qui vouliez-vous sauver ?

— Le chevalier de Malleville, un Mousquetaire qui était autrefois mon écuyer. Il a embroché un Garde du Cardinal qui m’insultait.

— Mais c’est le Roi qu’il faut voir ? Voulez-vous que je…

— Inutile ! Louis pour cette occasion remet son droit de grâce à son bien-aimé Ministre puisque le mort était à lui…

— Alors ce malheureux est perdu, soupira le Marquis en s’adossant plus commodément aux coussins de velours.

— Non, parce que je veux le sauver. Et que vous allez m’y aider.

Le moment de détente auprès de Marie que Châteauneuf pensait savourer vola en éclats :

— Moi ? Mais comment le pourrais-je ?

— Vous êtes Garde des Sceaux, il me semble, et la justice est de votre ressort. Or Malleville va être jugé ?

— Et vous voulez que je le fasse acquitter ? Alors que je viens de faire tomber la tête d’un Maréchal de France qui n’avait à se reprocher que d’être le frère de mon prédécesseur ? Nous serions cassés dans l’heure suivante, moi et mon arrêt. Ce qui ne sauverait pas votre protégé.

Le ton lénifiant qu’il employait eut le don d’exaspérer Marie :

— Voulez-vous cesser de me prendre pour une sotte ? Je sais fort bien que c’est d’autant plus impossible qu’on ne vous demandera sans doute pas de vous mêler d’une simple affaire de duel entre deux personnages de petite importance. Ce que je veux, Monsieur le Garde, est que vous m’aidiez à le faire fuir… et ne me dites pas que vous ne le pouvez pas si vous voulez que je vous adresse encore la parole ! Inutile d’ajouter que vous ne reverrez jamais certaine clé à laquelle vous semblez attacher du prix !

— Oh non ! par pitié ! Non, ne m’enlevez pas l’espoir qui m’aide à vivre !

Il voulut se laisser glisser à ses pieds mais un cahot de la voiture précipita le mouvement et il se retrouva à quatre pattes avec une douleur dans le genou. Ce qui n’attendrit pas Marie :

— Cessez de faire le pitre et reprenez votre place ! Je ne vous demande pas la lune. Le prisonnier est toujours au Châtelet ?

— Oui puisque c’est le guet qui l’a arrêté. Mais il va être transféré à la Bastille où il sera jugé…

— Quand ?

— Demain matin sans doute…

— Votre sans doute ne me satisfait pas. Je veux l’heure exacte du transfert et une escorte facile à maîtriser c’est-à-dire pas trop nombreuse et pas trop vaillante. Le reste me regarde !

— Mais…

— Pas de mais ! Ou vous m’obéissez ou je ne vous revois de ma vie ! Mais si, demain soir, Malleville est hors de danger…

— Eh bien ?

— Je vous attendrai à minuit dans le pavillon que vous savez. Mon époux est à Dampierre où il s’occupe à agrandir le parc et à rénover une aile du château…

— Demain soir ? Vraiment ?

Il voulut la prendre dans ses bras mais elle le repoussa :

— Gagnez d’abord votre récompense. Elle sera à la mesure de votre dévouement..

Il prit la main de Marie et y écrasa ses lèvres :

— Vous serez obéie. Déposez-moi au Châtelet et, si vous avez la bonté de m’attendre, je vous donnerai l’heure…

Marie fit arrêter sa voiture dans les ombres de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie. C’était son véhicule d’apparat, largement armorié donc facile à reconnaître et qu’il valait mieux ne pas étaler trop près de la vieille prison. Châteauneuf descendit et disparut pendant une demi-heure environ. Quand il revint, il était légèrement hors d’haleine mais satisfait :

— Nous avons eu de la chance. Le Cardinal avait donné ordre de le transférer cette nuit. J’ai assuré qu’il venait de changer d’avis et que ce serait demain matin au jour. Etes-vous contente de moi ?

— Jusqu’à présent oui. Voyons la suite…

Le domicile du Garde des Sceaux étant proche, ils se séparèrent là et Marie ordonna à Peran de la ramener rue Saint-Thomas-du-Louvre. Mais au lieu de faire partir les chevaux, il mit le frein, descendit de son siège et vint à la portière :

— Au cas, dit-il, où Madame la Duchesse aurait besoin de solides compagnons, fiables et peu curieux mais assez portés sur quelques pièces d’or, je peux lui trouver ça.

Elle ne se formalisa pas, sachant qu’il avait dû tout entendre. Sa fidélité étant absolue, c’était toujours du temps de gagné :

— Rentrons ! dit-elle. Je te donnerai ce que tu voudras et tu pourras prendre les dispositions que tu jugeras nécessaires.

Ainsi qu’elle s’y attendait, Aramitz qui avait échangé sa casaque bleue et or contre des vêtements plus sobres patientait dans son cabinet en compagnie d’un assortiment de douceurs et d’un flacon de claret qu’Herminie lui avait servis avant de se poser sur un tabouret pour lui faire la conversation. Marie qui entrait suivie de Peran alla au-devant de sa question :

— Il ne nous reste que l’aventure, cher Baron ! Et une aventure qui doit être menée au lever du soleil. Mais peut-être vaut-il mieux que vous n’en soyez pas. Au cas où nous échouerions, votre tête serait en péril…

Sans rien laisser dans l’ombre, elle lui raconta ce qui venait de se passer et ce qu’elle comptait faire pour soustraire Gabriel à son sort fixé d’avance. Puis elle lui présenta Peran à qui elle remit une bourse emplie de pièces d’or qu’il fit disparaître dans sa vaste poche.

— Naturellement j’en suis ! déclara le Mousquetaire, et je peux vous assurer que nous serons plusieurs. S’il entre à la Bastille il n’en sortira que pour être exécuté. Or, un coup de main sur le chemin de la place de Grève serait hasardeux parce qu’il faudrait compter avec la foule et le déploiement des hommes du Prévôt. Accordons nos violons !

On ne disposait pas de beaucoup de temps et le conciliabule fut bref mais précis. Puis, pendant que le Mousquetaire et le cocher vaquaient à leurs préparatifs, Marie fit les siens avec une Herminie qui, pour rien au monde, n’eût cédé sa place.

Les coqs se répondaient dans les divers couvents répandus dans Paris quand la Duchesse, sous des habits d’homme, sortit de chez elle à cheval avec, en croupe, Herminie qui, sous une mante épaisse, cachait les cotillons et la coiffe d’une paysanne. Elles franchirent le Pont-Neuf pour gagner la rive gauche et remontèrent vers le Petit Châtelet et l’église Saint-Séverin à l’ombre de laquelle Peran déguisé en paysan lui aussi les attendait, assis à l’avant d’un solide chariot attelé d’un vigoureux cheval et chargé en apparence de choux recouvrant en réalité une épaisse couche de paille. Sans un mot, Herminie alla prendre place auprès de lui et l’attelage se mit en marche, suivi à courte distance par Marie dont l’aspect était celui d’un jeune bourgeois ou d’un notaire on ne peut plus paisible. En revanche, sa monture était l’un des meilleurs coureurs de son écurie mais elle savait le contraindre à une rassurante sagesse. Sous le chapeau à cuve qui emprisonnait sa chevelure, sa figure, méconnaissable, était enduite d’un mélange de brique finement pilée et de suie additionné d’un peu d’huile qui lui donnait une curieuse teinte bronzée.

On franchit ainsi l’île de la Cité et le Pont-au-Change que prolongeait, passé l’église Saint-Leufroy, le passage voûté ouvert sous le Grand Châtelet. Au-delà était la place que l’on appelait l’Apport Paris, où aboutissait la rue Saint-Denis et où un marché en plein vent se tenait régulièrement. En y arrivant, l’on vit que plusieurs maraîchers étaient en train de s’y installer et qu’il y avait un peu plus de mouvement que d’habitude.

— Tout le monde est là, murmura Peran à la Duchesse qui s’était approchée sous le prétexte de demander un renseignement. Je vois d’ici votre ami Aramitz – l’abbé en habit minable qui lit son bréviaire près de Sainte-Opportune et pas loin de lui son gigantesque copain Porthau déguisé en portefaix… qui vient vers nous pour nous aider à décharger. Nous sommes juste à temps : le bal ne va pas tarder…

En effet, comme sept heures sonnaient à l’horloge de la prison, une voiture grillagée et fermée sortait de l’une des cours du Châtelet, suivie seulement de deux sergents à cheval. Au moment où elle débouchait sur la place, Peran siffla dans ses doigts et aussitôt une violente querelle éclata entre deux paysans et le faux portefaix. Peran s’en mêla, embrassant la cause des agresseurs, et Porthau parut entrer en fureur. Arrachant Herminie de son siège, il renversa le chariot dont le contenu roula jusque sous les sabots de l’attelage officiel qui se trouva immobilisé. Tandis que les agitateurs fournissaient de l’occupation à l’escorte, Aramitz ouvrit la portière, en tira Malleville de force et lui fit enfourcher le cheval que Marie venait de libérer en sautant à terre. Presque simultanément, celle-ci aida Herminie à sauter en croupe :

— Laissez faire, Gabriel ! chuchota-t-elle. Herminie sait où il faut aller. Foncez vers la porte Saint-Antoine… et bonne chance ! Je vous rejoindrai bientôt…

À défaut de son visage il avait reconnu sa voix et, habitué à obéir aux ordres sans discuter, il piqua des deux dans la lumière incertaine du petit jour. À partir de là, les auteurs de l’incident s’éclipsèrent l’un après l’autre, laissant continuer ceux qui s’étaient jetés dans la bataille sans même savoir pourquoi, comme il arrive facilement chez les peuples au sang chaud. Le chariot se retrouva sur ses roues et Marie y grimpa au moment précis où Peran enlevait son cheval pour embouquer la rue Saint-Dénis. Porthau et Aramitz disparurent en même temps grâce aux chevaux qu’ils avaient cachés près de Sainte-Opportune et filèrent en direction du Pont-Neuf qu’il leur fallait traverser pour regagner l’hôtel des Mousquetaires. Il ne resta plus aux gens du Châtelet comme à ceux de l’escorte qu’à calmer les belligérants avec quelques horions. On procéda à deux ou trois arrestations mais comme il fut vite évident que nul ne savait pourquoi on s’était battus – sauf ceux qui avaient été payés pour ça ! – personne ne fut maintenu. Ce qui était tout de même un peu étrange à une époque dure et sous un gouvernement ayant tendance à se montrer trop curieux plutôt que pas assez. Apparemment Châteauneuf avait parfaitement fait son travail et, ce soir-là, Marie le paya avec une générosité qui le combla.

Elle-même y prit un plaisir d’autant plus vif qu’elle n’avait pas fait l’amour depuis des jours et qu’elle retrouvait les sensations qu’avait éveillées en elle l’amant inconnu de la nuit de Noël. Un amant hautement expérimenté et qui, pour cette femme qu’il s’était mis à adorer, se surpassa. Et si, en la quittant, il se retrouvait plus amoureux que jamais, Marie s’avoua qu’elle était bel et bien en train de s’éprendre de lui. Un sentiment certes éloigné de la passion dévastatrice éprouvée pour Holland et que personne ne pouvait effacer. C’était quelque chose de plus doux, de plus délicat surtout. Holland la traitait comme une proie trop attendue, Châteauneuf comme une idole pour laquelle il recherchait les plus savantes caresses, sachant retenir sa propre jouissance pour se soucier avant tout de celle de sa maîtresse.

En se retrouvant seule, Marie, délicieusement lasse, pensa qu’il lui fallait entretenir une « si belle flamme » ainsi que le disaient les poètes, en la tenant à distance afin que son ardeur ne s’éteigne pas, mais qu’elle avait devant elle de nombreuses heures ô combien exaltantes… et que cet homme méritait largement qu’on le guide jusqu’au pouvoir suprême en lui donnant la place de Richelieu…

Elle s’attendait à des remous à la suite de l’évasion de Malleville. Or, elle se trompait : aucun écho ne vint du Louvre ni du Palais-Cardinal. C’était comme si le prisonnier s’était dissous dans la nature, ou n’avait jamais existé, et, deux jours plus tard, rencontrant le Cardinal au jeu du Roi, elle eut la surprise de le voir venir à elle, presque souriant :

— J’espère, dit-il, que vous sentant mieux, votre humeur envers l’admirateur que je suis sera apaisée. J’aimerais tant que nous reprenions nos séances de travail. Lorsque nous reviendrons du Midi s’il se pouvait.

De nouveaux troubles venaient d’éclater en effet et c’était peut-être la raison pour laquelle on semblait vouloir étouffer l’affaire Malleville. Et Marie en vint à se demander si Châteauneuf méritait une telle reconnaissance et si, en escamotant le prisonnier, elle n’avait pas rendu service à un ministre contre lequel la noblesse recommençait à grommeler. Peut-être qu’après celle de Marillac, la tête de Malleville – un soldat lui aussi ! – eût fait mauvaise impression. Les événements par la suite allaient lui montrer qu’elle se trompait.

À Bruxelles où elle s’était retirée, la Reine Mère continuait à jeter feu et flammes, en accord parfait avec son fils Gaston, toujours en Lorraine où il s’occupait de lever une armée de mercenaires étrangers tout en entretenant une correspondance suivie avec Montmorency, Gouverneur du Languedoc, qui était de ses amis et détestait le Cardinal après l’avoir servi un temps. L’adversaire de Chevreuse écoutait un peu trop sa jeune duchesse, Maria-Felicia Orsini, princesse romaine francisée en des Ursins, qui plaignait la Reine Mère de tout son cœur et même Anne d’Autriche dont elle savait cependant son époux encore amoureux.

Les grands échanges épistolaires d’alors aboutirent à une dangereuse – et double – tentative de subversion : Monsieur et ses mercenaires franchirent la frontière tandis que Montmorency entraînant les états du Languedoc déclarait la guerre au Roi au nom de son frère. C’était lui le plus dangereux.

En effet, le Roi en s’avançant vers lui eut vite raison de Monsieur son frère qui s’était aventuré jusqu’à Dijon en prêchant la révolte. Sans aucun écho d’ailleurs et la capitale bourguignonne lui ferma ses portes au nez. Il dut repartir penaud sans avoir fait la moindre recrue. Mais dans le Midi où il était fort aimé. Montmorency poursuivait son action. Une fois encore, le Roi monta à cheval et quitta Paris, emmenant avec lui la Reine et son entourage, dont Marie.

Quand celle-ci apprit que l’on allait partir, elle revenait de Lésigny. C’est à cet endroit qu’elle avait fait conduire Malleville par Herminie, pensant qu’il y serait plus à l’abri que dans aucun des châteaux Chevreuse puisque celui-là appartenait désormais à son fils Luynes. C’était aussi le plus proche et, enfin, il y avait Basilio sur qui elle pouvait compter. Mieux que quiconque, le mage saurait remonter un moral qui inquiétait Herminie :

— Il dit qu’il aurait préféré mourir que de n’être plus Mousquetaire !

— Belle reconnaissance en vérité alors que nous nous sommes donné tant de peine pour le sauver mais au fond cela ne m’étonne guère ! C’est un égoïste comme tous les hommes…

— Oh ! ma cousine, ne soyez pas si dure ! Songez que c’est pour vous qu’il s’est mis dans ce mauvais cas. Et un homme comme lui ne peut se satisfaire d’une vie passée à tourner en rond entre un jardin et sa chambre !

— Un homme comme lui ? Qu’est-ce que tu entends par là ?

Herminie se troubla, s’empourpra et bredouilla quelques paroles à peu près indistinctes parmi lesquelles, Marie démêla « bravoure » et « cœur valeureux ». D’où elle conclut sans plus tarder que son Herminie était tombée amoureuse d’un homme qui avait pratiquement le double de son âge et dont, pour ce qu’elle en savait, les goûts s’attachaient à des créatures un brin plantureuses comme Eglantine, la patronne de La Vigne en Fleurs, rue des Nonnains-d’Hyères, qui était aussi sa logeuse. Elle avait donc décidé d’aller voir sur place comment se passaient les choses avec un homme aussi imprévisible que Gabriel.

Laissant Herminie au logis, elle s’était embarquée avec le seul Peran dans sa voiture verte sans armoiries mais passa par La Vigne en Fleurs pour y récupérer Pons, dit « Pain-Perdu » le fidèle valet de Malleville qu’elle trouva dévoré d’inquiétude, tout comme l’accorte Eglantine qu’elle connaissait[13] sans lui révéler cependant la retraite de son amant. Cette éplorée consentit à s’accommoder d’une vague promesse de les réunir un jour point trop éloigné…

À Lésigny, elle trouva les choses telles qu’Herminie les avait décrites. À demi couché dans un vaste fauteuil, ses pieds bottés posés sur les chenets d’une cheminée, Gabriel s’occupait à faire méthodiquement disparaître le contenu d’une bouteille de bourgogne. L’entrée soudaine de Marie le remit debout et se hâtant de refermer son pourpoint dégrafé, mais elle ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche :

— Mille tonnerres, Malleville ! C’est tout ce que vous trouvez à faire ? Essayer de vous enivrer ?

— C’est une occupation comme une autre. Madame la Duchesse, et comme je ne sais que faire de moi… mais permettez d’abord que je vous remercie de la peine que vous avez prise !

— Voilà ce que j’appelle une politesse de commande ! On m’a rapporté que vous regrettiez l’épée du bourreau ? Je vous ai connu plus combatif !

— C’est que, justement, je ne peux plus combattre, sinon l’ennui. Le Roi repart en guerre : les Mousquetaires partent aussi, naturellement… et je reste là !

— Comment le savez-vous ?

— Aramitz est venu me voir hier, en coup de vent.

— C’est beau l’amitié, mais il aurait été préférable qu’il restât tranquille. Quant à vous, si je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous vidiez toute la cave, au risque d’y laisser vos belles qualités, vous pourriez vous distraire autrement : chasser par exemple, ou encore demander à Basilio de vous tirer l’horoscope et de vous prêter des livres. Vous étiez grand lecteur il me semble ?

— L’horoscope, il est en train de l’établir. Il paraît que ce n’est pas facile… et pour le moment il est allé au village soigner un bûcheron qui s’est ouvert la cuisse avec sa cognée.

— Ecoutez ! Je comprends que vous trouviez votre vie présente sans intérêt, mais il faut prendre patience. Je tiens dans ma main le Garde des Sceaux que j’espère parvenir à mettre à la place de ce damné Richelieu. À ce moment, je vous le promets, vous rejoindrez vos chers Mousquetaires…

— Pour servir quel roi ? Monsieur ?

— Non. Louis treizième du nom. Nous voulons éliminer le Cardinal : pas Sa grincheuse Majesté… du moins tant que la Reine n’aura pas enfanté. Alors dans l’immédiat, contentez-vous de vivre ! À propos, comment trouvez-vous ma petite cousine Lénoncourt ?

— Une drôle de gamine ! J’ai regretté de la voir partir. Il me semble que je m’ennuierais moins si elle était restée… Elle est vaillante comme une épée bien trempée !

Marie pensa que c’était sans doute un compliment bizarre mais que c’en était un tout de même et qu’il ferait plaisir à Herminie.

— Elle vous trouve passionnant ! Malheureusement, les demoiselles ne sont pas faites pour distraire les militaires atrabilaires. Patientez, vous dis-je… et accordez-moi quelque confiance !

— Je me vois mal vous la refuser ! En tout cas, merci de m’avoir amené Pons !



Le lendemain, la Reine et Marie quittaient Paris pour rejoindre le Roi sur le chemin du Sud.

Mais les événements avaient été plus vite que le souverain. Le 1er septembre, à Castelnaudary, le maréchal de Schomberg disloquait l’armée rebelle, cependant beaucoup plus puissante que ses propres troupes et, surtout, il capturait le duc de Montmorency qui avait combattu avec une bravoure désespérée, en homme qui, sentant sa cause perdue, allait au-devant de la mort. Blessé à la gorge il se battait encore mais son cheval fut tué sous lui et le précipita à terre. La bataille, en fait, n’avait duré qu’une demi-heure et les mercenaires de Monsieur l’avaient tranquillement abandonnée… Quand on releva Montmorency, il ne portait pas moins de dix-sept blessures et durant des jours on le crut mourant. Hélas, il arrivait parfois aux médecins de l’époque de réaliser un miracle : on le guérit… pas pour son bien !

Une fois remis d’aplomb, ou à peu près, Montmorency fut conduit à Toulouse et jugé par le Parlement qui le condamna à mort.

Entre-temps, le Roi avait réglé – ou cru régler ! – une fois de plus son différend avec son frère descendu dans le Languedoc. Fidèle à son personnage, Monsieur avait demandé pour rentrer dans l’obéissance des conditions exorbitantes : le retour et la remise dans ses biens de Marie de Médicis, une place de sûreté pour lui-même, un million pour rembourser le roi d’Espagne et le duc de Lorraine, plus quelque menue monnaie et, enfin la liberté, pour Montmorency. Louis l’autorisa à s’installer dans Béziers, lui envoya de l’argent… et notre prince se déclara satisfait au point de ne plus se soucier de son ex-allié.



Si Gaston l’oubliait avec cette désinvolture dont il allait faire preuve sa vie durant, nombreux étaient ceux que la sentence du Parlement indignait et désolait. Montmorency, en effet, était très aimé et les demandes de grâce affluèrent La princesse de Condé fit le voyage pour l’implorer : en dépit de son âge, elle ne fut même pas reçue. La jeune duchesse de Montmorency n’eut pas meilleur sort. Et bien entendu, ni la Reine ni Madame de Chevreuse, ni les nombreuses notabilités du pays n’obtinrent quoi que ce soit. À chacun Louis répondait avec une obstination butée :

— Il faut qu’il meure !

Contrastant avec tous ces gens en larmes, le condamné gardait le sourire. Il s’était fait faire un habit de toile blanche pour son exécution et donnait à Dieu le temps qu’il ne consacrait pas à ses visiteurs. Marie, elle, contenait difficilement sa colère et son indignation : elle avait vu Monsieur de Charlus, rapportant au Roi le collier de l’Ordre et le bâton de Maréchal de Montmorency, s’écrouler en larmes aux pieds de Louis, et les baiser en implorant sa clémence, cependant que les seigneurs présents s’agenouillaient en pleurant. N’écoutant que son impulsion, elle alla voir le Cardinal :

— Tout le monde ici réclame la grâce ? lui lança-t-elle, qu’attendez-vous pour la conseiller. Vous qu’il écoute ?

— J’ai essayé mais le Roi ne veut rien entendre !

— Pourquoi ? Parce que ce malheureux a eu l’audace d’aimer la Reine et parce qu’il porte toujours au poignet, selon ce que j’en sais, un bracelet où sont ses cheveux ? Un moment de folie peut-il effacer une lignée de grands serviteurs de la Couronne ? Il est le dernier des Montmorency, et il n’a pas eu d’enfants, songez-y !

— Je pense que le Roi le sait. Mais, vous-même, Madame la Duchesse, devriez être satisfaite : n’est-ce pas avec cet homme que votre époux s’est battu en duel l’an passé ?

— Je n’oublie pas que vous lui avez alors évité le pire et Monsieur de Chevreuse a l’âme assez élevée pour ne pas se réjouir d’un tel drame !

En fait, elle n’en savait rien. Claude, pour une fois, n’avait pas suivi le Roi. La goutte le retenait à Dampierre dans un état de fureur constant et, au point où l’on en était, elle trouvait bon qu’il en soit ainsi. Au moins elle pouvait, loin de ses oreilles, prendre part au concert des supplications. Mais rien n’y fit : le 30 octobre, Montmorency montait à l’échafaud dressé dans la cour du Capitole. À cet instant, le Roi jouait aux échecs avec Monsieur de Liancourt à l’Archevêché où il logeait… Il pouvait voir des larmes dans tous les yeux, entendre les cris du peuple qui au-dehors réclamait la grâce, et ne broncha pas. Chez la Reine, les femmes étaient en pleurs et Marie déchiquetait son mouchoir avec ses ongles.

Une immense clameur fit savoir que la tête du dernier des Montmorency venait de tomber. Le sang éclaboussa la statue d’un Henri IV dont il était le filleul. Inconsolable, Maria-Felicia alla enfermer sa douleur sous le voile des Visitandines de Moulins où elle mourrait en odeur de sainteté…

Pour Marie, c’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Elle avait pleuré durant des heures en compagnie de la Reine et, en dépit de son courage, éprouvait une sorte de terreur en face du couple Louis XIII-Richelieu dont elle était persuadée à présent que leur dessein primordial était l’anéantissement total de la haute noblesse. Châteauneuf, lui-même, plus amoureux que jamais, se détachait du Cardinal. Il ne protestait plus que mollement quand sa belle maîtresse lui disait que la France et les Français seraient beaucoup plus heureux si l’Homme rouge venait à disparaître et que le Garde des Sceaux fût appelé à le remplacer… Les conciliabules chez la Reine devinrent de plus en plus fréquents.

Les faits semblaient d’ailleurs leur donner raison. Quelques jours après la mort de Montmorency, Louis XIII planta là tout son monde et rejoignit Paris ou plutôt son cher Versailles. De son côté, le Cardinal désireux d’effacer un tant soit peu l’effet désastreux de l’exécution organisa pour la Cour un grand périple en Aquitaine avec concerts, joutes, combats nautiques et bals. Sans Monsieur, déjà reparti pour la Lorraine en clamant que le Roi lui avait menti en lui promettant la grâce de Montmorency. On allait ainsi de château en château et, à Cadillac, la somptueuse demeure du vieux duc d’Epernon – l’un des plus fermes soutiens de la Reine Mère à laquelle le liaient certaines obscurités sur la mort d’Henri IV –, la fête fut d’autant plus réussie que le Cardinal tomba malade. Il souffrait d’un abcès à la vessie et de graves hémorroïdes. Peu soucieux de rester dans une position si inférieure dans une maison que sa faiblesse fragilisait, il y laissa la Cour et se fit porter à Bordeaux.

Marie et son amant dansèrent la nuit entière au fastueux bal que le Duc donna à la Reine. Il semblait à tous qu’une sorte d’âge d’or pointait à l’horizon.

Cependant, la principale fonction d’un Garde des Sceaux ne consistant pas à battre l’entrechat, Châteauneuf fut rapidement prié de rejoindre le Cardinal. Il s’en consola en reprenant avec sa Duchesse une correspondance enflammée dans laquelle, oubliant la plus élémentaire prudence, on faisait des projets d’avenir.

En quittant Cadillac on passa par Bordeaux, mais, sans y rester – ne convenait-il pas de laisser l’ennemi agoniser en paix ? – et l’on alla s’installer à Blaye où de nouvelles fêtes eurent lieu. Néanmoins, trouvant que la fin tardait par trop, Anne d’Autriche envoya La Porte aux nouvelles en le pressant de revenir au plus vite, dès le dernier soupir… Ce qu’il rapporta sema la consternation : il avait effectivement trouvé le Cardinal au lit « en train de se faire panser le derrière », mais convalescent Marie se reprit la première :

— Eh bien, soupira-t-elle, il ne nous reste qu’à faire aussi bonne mine que possible et à montrer sur nos visages plus de joie que nous n’en avons au cœur…

Et à reprendre le fil si séduisant des conspirations !



En ayant assez des fêtes locales, la Cour repartit pour Paris, laissant Richelieu revenir à petites étapes dont deux donnèrent à réfléchir à Madame de Chevreuse : les châteaux de Couzières et de Rochefort en Yvelines appartenant à son père, Hercule de Rohan-Montbazon, avec qui elle n’entretenait que des rapports très rares depuis la Noël de Dampierre. Devenu Gouverneur de Paris et plus que jamais attaché au parti du Roi, le vieil ours ne cachait pas le mépris que lui inspirait sa fille, mépris que celle-ci lui rendait en ironie : il était de notoriété publique que sa ravissante épouse le trompait abondamment. Avec, entre autres, le malheureux Montmorency ! Mais qu’il reçût chez lui, et par deux fois, le Cardinal, cela signifiait qu’il étendait désormais son attachement à Louis XIII, jusqu’à son Ministre. Il conviendrait à l’avenir d’en tenir compte puisque Richelieu s’obstinait à vivre.

Quand vint l’hiver, tout le monde était rentré à Paris où l’habituelle vie de cour se déroula durant quelques semaines dans un calme inhabituel. C’était à croire que les partis en présence choisissaient le silence, chacun s’observant sans manifester d’autres sentiments qu’une exacte courtoisie. Le Roi vint même, en janvier, chasser à Dampierre où le couple Chevreuse le reçut avec une joie sincère chez Claude, mais feinte chez Marie servie par sa grâce naturelle.

À la joie de Châteauneuf, les relations de la jeune femme avec Richelieu étaient inexistantes. En revanche, s’il ignorait tout de la correspondance active et secrète que Marie et la Reine entretenaient avec la Lorraine, l’Angleterre et l’Espagne, il était plus proche d’elle que jamais même si leurs moments d’intimité étaient rares. Il lui écrivait abondamment et, lorsqu’ils se rencontraient chez la Reine, il se laissait tirer les vers du nez avec un total abandon, allant jusqu’à raconter ce qu’il se passait au Conseil. Ce qui permit à Marie d’avertir Charles de Lorraine d’une prochaine attaque des troupes françaises contre l’une de ses villes frontières…

Le Cardinal semblait s’en désintéresser. Quant au Roi, toujours épris de Mademoiselle de Hautefort, il lui faisait une cour à la fois timide et assidue que la jeune fille traitait avec une ironie cruelle…

Et puis, soudain, l’orage que personne n’avait vu venir éclata.

Le 25 février, alors que le Roi se trouvait à Saint-Germain, il fit appeler le marquis de Châteauneuf et lui laissa à peine le temps de le saluer avant de lui ordonner sèchement de lui remettre les Sceaux de France, puis de le faire arrêter par Monsieur de Gordes et conduire à la Bastille tandis que ses demeures étaient fouillées de fond en comble et ses papiers saisis. On y trouva une énorme correspondance dont trente-deux lettres de Montaigu, trente et une de la reine Henriette-Marie et une quantité – malheureusement trop explicites ! – de Madame de Chevreuse.

Quelques jours plus tard, le duc de Chevreuse recevait l’ordre d’emmener sa femme hors de Paris. Mais il n’était plus question de Dampierre. Louis XIII connaissait trop la faiblesse de ce mari-là et c’est à Couzières, chez son père, que Marie était expédiée, au moment même où Châteauneuf s’en allait, sous bonne escorte, à Angoulême où l’attendait le donjon…

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