DEUXIÈME PARTIE LES CHEMINS DE L’ERRANCE

CHAPITRE IX LA PRÉSIDENTE

Retrouver Couzières où elle avait passé la plus grande partie de son enfance causa une sorte de déception à Madame de Chevreuse. Trop habituée aux palais royaux et à son superbe Dampierre, elle le trouva plus petit que dans son souvenir. Gracieux cependant avec son clair logis à hautes fenêtres entre deux tours coiffées de poivrières d’ardoise bleue et surtout ses jardins – mal entretenus, hélas ! – qui descendaient jusqu’à l’Indre, il n’était plus à la mesure de ses ambitions. À ses yeux blasés ce n’était qu’un manoir, heureusement bien meublé et disposant d’un certain confort. Ce qui ne l’empêchait pas d’être déjà entré dans l’Histoire, puisqu’il avait servi de cadre à la réconciliation de Louis XIII et de son impossible mère après leur première guerre. Un autre lieu l’attachait à Marie qui n’avait pas attiré son attention jadis mais qui à présent l’émouvait : son père l’avait acheté avant sa naissance au marquis de l’Aubépine, père de son pauvre Châteauneuf. Le prisonnier d’Angoulême y avait joué, enfant, comme elle-même sous les grands arbres et au bord de la rivière.

Son dernier amant, elle n’y pensait pas sans regrets : c’était un partenaire délicieux et elle l’aimait d’une certaine manière. Elle savait qu’elle penserait à lui longtemps, même si elle n’était effleurée par aucun remords. Quand on suit un but, on mesure ce que l’on risque et il faut savoir perdre avec élégance. L’idée ne lui venait pas qu’elle pût être la cause de son malheur actuel : un homme de qualité ne pouvait continuer à servir platement un Richelieu. L’important était qu’il n’y eût pas laissé la vie et Marie se faisait fort de le tirer un jour ou l’autre de sa triste condition. Elle savait – on le lui avait dit – qu’il avait pris arrestation et incarcération avec une aimable philosophie, presque avec le sourire. Il s’était accusé « tant qu’on voulut d’avoir trop aimé les dames », ajoutant que « le reste n’était que folies de femmes et badineries ». En vérité on ne pouvait rêver prisonnier plus décontracté !

Cela dit, Marie qui redoutait un peu d’avoir à subir par personnes interposées la rancune de son père fut vite rassurée : elle connaissait presque tous les serviteurs de Couzières, y fut reçue comme l’enfant prodigue et se retrouva quasiment maîtresse des lieux. Peran et Anna, à sa surprise, lui parurent heureux d’y vivre à nouveau : ils se réinstallèrent avec aisance dans leurs habitudes d’autrefois. Protégée par leur fidélité, Marie se savait en sécurité, même si, des fenêtres de sa chambre, elle pouvait apercevoir, à une demi-lieue, l’énorme donjon de Montbazon, aussi malveillant que le duc Hercule et dont elle savait qu’avant de lui laisser Couzières, il avait proposé de l’y loger « afin d’être sûr qu’elle ne causerait plus d’ennuis à quiconque ! ». On n’est pas plus affectueux !

Marie emménagea donc avec une certaine sérénité. Les ponts n’étaient pas coupés avec Anne d’Autriche, bien au contraire. Avant de quitter Paris, elle s’était entretenue longuement avec la Reine sous le prétexte de lui faire ses adieux. On avait mis au point les détails de la correspondance que l’on allait entreprendre non seulement entre Couzières et Paris mais aussi avec Bruxelles, Londres, Nancy et Madrid, grâce à un réseau de complaisances savamment agencé. Ainsi, un dénommé Plainville ferait la navette entre la Reine et la Duchesse, le courrier de Londres dont Lord Montaigu réapparu serait la cheville ouvrière passerait simplement par la valise diplomatique, celui avec l’Espagne et les Pays-Bas par le Val-de-Grâce où la Mère de Saint-Etienne était entièrement dévouée. Par ce truchement on aurait les nouvelles souhaitées de la Reine Mère et de Madame du Fargis devenue l’agent le plus actif auprès du Cardinal-Infant, frère d’Anne d’Autriche, qui avait remplacé l’infante Isabelle-Claire-Eugénie. La Porte était chargé de l’intendance : c’était lui qui conservait les encres sympathiques et le courrier que l’on ne brûlait pas.

Cette dernière conférence s’était tenue à trois et non à deux. En effet, Marie de Hautefort s’engageait à remplacer en toutes choses Madame de Chevreuse auprès de la Reine et cela, sans qu’il s’en doutât, avec la bénédiction de Louis XIII. De plus en plus amoureux de la jeune fille, il venait de lui conférer le titre de dame d’atour, en remplacement de Madame de La Flotte sa grand-mère atteinte par la maladie. Et pour bien montrer le cas qu’il faisait d’elle, il avait assorti cette nomination de l’obligation de l’appeler désormais « Madame de Hautefort » et non plus « Mademoiselle ».

Curieusement, le Cardinal avait souhaité, lui aussi, faire ses adieux à celle qui continuait à le fasciner. Pourtant, conserver sur ses sentiments envers lui la moindre illusion était faire preuve d’une incroyable faiblesse chez un homme si fort : dans les lettres de Marie saisies chez Châteauneuf, n’en avait-on pas trouvé une dans laquelle la jeune femme le traitait de « cul pourri », ce qui pouvait difficilement passer pour un terme d’amour ? Mais tel était le pouvoir de séduction de celle qu’en lui-même Richelieu appelait l’Enchanteresse…

L’entrevue n’eut cependant pas lieu. Le Roi, blindé depuis longtemps contre les charmes de la « Chevrette », en avait dissuadé son Ministre sans toutefois la lui défendre : « Vous me demandez si vous verrez Madame de Chevreuse ?… Je sais que sa visite ne peut vous être utile et vous savez bien qu’elle ne me sera pas agréable. Après cela, faites ce que vous voudrez et soyez assuré que je vous serai toujours le meilleur maître qui ait jamais été au monde… » Richelieu s’inclina en pensant que Louis avait sans doute raison, que ce serait mieux ainsi…

Et Richelieu n’avait pas revu Marie. Il le regrettait un peu, même au point de vue politique. Au cours de leurs entrevues, il arrivait à la Duchesse de laisser échapper de menues informations qui s’avéraient parfois utiles. Certes, il avait chez la Reine son espionne appointée Mademoiselle de Chémerault, mais la belle Hautefort l’avait vite devinée et montait une garde vigilante contre laquelle le Cardinal ne pouvait rien : le Roi était chaque jour plus épris de cette éclatante beauté que la Cour, unanime, avait surnommée l’Aurore et qui ne daignait pas cacher qu’elle le détestait. Oui, en dépit de ses manigances, Madame de Chevreuse lui manquerait…



Celle-ci s’apprêtait, faute de mieux, à goûter les charmes de l’été en Touraine et réorganisait sa maison. Avant de quitter Paris, elle avait envoyé un courrier à Basilio, lui demandant de convaincre Gabriel de Malleville de la rejoindre mais le Florentin lui avait fait savoir, par retour du messager, que son compagnon de solitude avait disparu :

« Il ne supportait plus de rester là à ne rien faire que jouer aux échecs avec Basilio. Il a refusé tous ses sages conseils et même de lui donner les éléments pour tirer son horoscope, prétendant qu’il préférait ne rien savoir. Ce qui est d’un petit esprit ! Toujours est-il qu’un beau matin il a disparu en emportant quelques provisions pour la route et le meilleur cheval des écuries. Et comme personne ne l’a vu passer, ce qui est normal lorsque l’on voyage de nuit, Basilio ne peut même pas te dire, Madame la Duchesse, de quel côté. Basilio cependant prie pour lui. À défaut d’une intelligence éclairée c’est un brave garçon… »

Le reçu de cette missive plongea Marie dans la perplexité et Herminie dans une agitation des plus révélatrice :

— Pourquoi avoir fait cela ? s’écria la jeune fille au bord des larmes. Il devrait savoir que les espions du Cardinal sont partout et que quitter son refuge l’expose à de graves dangers ! Où a-t-il bien pu aller ?

— Nous n’avons aucun moyen de le savoir, soupira la Duchesse. Peut-être est-il rentré tout simplement chez lui, en Normandie…

— Ce serait le meilleur moyen de retomber entre les mains des agents du Roi : on a dû saisir ses biens, ses terres…

— Il n’a pas été jugé. On peut ne lui avoir rien pris.

— Je sais qu’il ne l’a pas été mais, à présent, il doit l’être et sa fuite a aggravé son cas. J’ai entendu dire que le Cardinal usait des services d’un homme effrayant, rusé et impitoyable, qu’il charge de ses basses besognes. Il s’appelle Laffemas et il aurait déjà noyé dans le sang deux révoltes paysannes. Si Gabriel tombe entre ses mains…

Marie eut un rire léger et fit asseoir Herminie auprès d’elle.

— Si tu me disais que tu l’aimes, cela simplifierait les choses ?

— Je ne vois pas en quoi ? fit la petite en baissant le nez. D’ailleurs, il se soucie de moi comme d’une guigne !

— Il te l’a dit ?

— Bien sûr que non. Pour le temps que nous avons passé ensemble, il s’est montré d’une grande gentillesse mais il n’est pas aveugle : comment pourrait-il s’intéresser à moi quand vous êtes là ?

Cette fois, le rire de Marie fusa :

— Ne va pas t’imaginer que je suis pour toi une rivale. Ton chevalier ne m’a jamais considérée comme une femme. Je suis pour lui un animal étrange, une curiosité méritant sans doute attention parce que imprévisible et sans cesse à la recherche d’un mauvais coup. Il devait me protéger, il l’a fait et, durant le temps que nous avons passé ensemble, je crois qu’il s’est pris pour moi d’une sorte d’affection un rien méprisante et résolument fraternelle. En outre, je ne suis pas le genre de femme qu’il apprécie…

— Et quel genre de femme apprécie-t-il ?

— Dodue, fraîche, bonne vivante, le cheveu blond et la peau claire avec des appas… évidents, pensa tout haut Marie évoquant mentalement la ronde Eglantine, la patronne de La Vigne en Fleur.

— Il… il n’aime pas les rousses ?

— Les ?… Oh ! pourquoi pas ! concéda Marie, s’apercevant que ses descriptions pourraient convenir à Herminie dans quelques années… surtout si elle continuait à manifester le même penchant pour les gâteaux et les confitures… Tu devrais avoir tes chances, ajouta-t-elle gentiment.

— Dans les circonstances actuelles, celles-ci me paraissent minces. Dieu sait quand nous le reverrons… si même nous le revoyons, soupira Herminie d’un ton si désolé que Marie l’attira à elle pour l’embrasser :

— Il ne faut jamais désespérer ! conclut-elle.

Les jours passèrent sans apporter la moindre nouvelle de Malleville. Pourtant, des visiteurs vinrent à Couzières pour le plus grand plaisir de Marie, et d’abord Montaigu qu’elle ne trouva plus aussi amusant qu’auparavant : il vieillissait. Mal selon la Duchesse, parce qu’il se tournait vers Dieu et, sans aller jusqu’à la bigoterie, demandait souvent à la méditation et à la prière de l’aider dans ses entreprises puisqu’il poursuivait son activité d’agent secret avec la Lorraine. Aussi était-il moins attiré par les jeux de l’amour. C’était comme si l’âme de Marie l’intéressait plus que son corps. Celle-ci qui bâillait toujours au prêche s’en consola d’autant mieux qu’il avait avec lui un jeune gentilhomme anglais, William, Lord Craft, qui tomba amoureux de la Duchesse au premier regard et qu’elle trouva absolument charmant. Elle lui accorda ses « faveurs » dans certaine grotte aménagée par le duc Hercule sous l’une des terrasses de ses jardins descendant jusqu’à la rivière.

Des pilastres ioniques en marquaient l’entrée et il s’y trouvait une source pétrifiante qui faisait peur aux gens du village et même aux petites servantes. Cette bienheureuse conjoncture avait permis à Marie d’y porter des tapis et des coussins en prétextant que la fraîcheur du lieu lui permettait de supporter les étouffantes chaleurs de l’été. William Craft n’y vécut pas moins quelques nuits torrides qui transformèrent le jeune homme – beau et agréablement bâti de surcroît – en adorateur tellement béat que c’en devenait gênant Surtout pour Montaigu, qui le renvoya à Londres chargé de « rapports urgents » pour Whitehall. Rapatrié, il couvrit sa déesse de lettres débordantes : « La passion que j’ai pour vous est plus grande que je ne peux exprimer et la résolution que j’ai prise ne changera jamais » ou encore : « Je n’aimerai jamais que vous et cela de tout mon cœur, toute mon âme et toute ma vie… » On devait le revoir de temps en temps mais pas à Couzières : Marie qui n’appréciait la campagne que par temps doux et beau soleil, et en particulier une campagne aussi éloignée de Paris, décida de s’établir à Tours quand vinrent les mauvais jours. D’abord elle y avait ses hommes d’affaires chargés de débrouiller une trésorerie dont ni elle ni son époux ne s’étaient jamais beaucoup souciés. En outre, le mouvement de la ville permettait de recevoir discrètement plus de gens un peu hors du commun que dans son petit château. Aussi alla-t-elle s’installer dans un bel hôtel appartenant à l’Archevêché, l’hôtel de La Massetière dont la location ne lui coûterait guère : elle avait en effet séduit le vieil Archevêque, Monseigneur Bertrand d’Eschaux, qui était une ancienne relation puisqu’il avait béni son mariage avec Luynes. Basque d’origine, il avait été évêque de Bayonne, c’était un homme fort instruit, fort aimable, borgne et âgé de plus de quatre-vingts ans. Il n’en flamba pas moins comme un fétu de paille en retrouvant près de vingt ans après la jolie mariée de jadis devenue une foudroyante beauté.

On ne sait trop si leurs relations dépassèrent une bienséante amitié mais c’est peu probable étant donné le penchant de Marie pour les hommes bien charpentés et en possession de tous leurs moyens. Monseigneur d’Eschaux n’en devint pas moins un habitué de la maison où il venait pratiquement chaque jour. Pour être platonique, cet amour était délicieux parce qu’il donnait à la Duchesse l’impression d’être protégée par un oncle affectueux… et généreux car Monseigneur lui « prêtait de l’argent » avec une libéralité qui l’enchantait…

Rapidement, Madame de Chevreuse devint le principal centre d’intérêt des cancanières de la ville. Ces dames n’appréciaient ni ses relations, ni son train de maison, ni ses toilettes somptueuses et pas davantage la façon cavalière qu’elle avait de les traiter. Et durant son séjour à Tours, Marie ne se fit pas une seule amie. Elle s’en souciait peu, son esprit et son temps étant accaparés par les affaires du royaume et son énorme correspondance. La Lorraine, où Monsieur s’accrochait parce que le Roi s’obstinait à refuser la reconnaissance de son mariage avec la charmante Marguerite, était entrée en conflit ouvert et, à l’automne, les troupes françaises occupaient Nancy dont tout le monde s’était enfui à commencer par Gaston d’Orléans, parti rejoindre à Bruxelles sa chère maman tandis que le duc Charles apportait ses forces aux princes allemands dont les Etats, depuis plusieurs années, subissaient les ravages de l’effroyable guerre de Trente Ans. Avec à cette époque une accalmie due à la mort du roi de Suède Gustave Adolphe, allié de la France et qui avait été sans doute le plus grand capitaine de son temps. Ce qu’il avait fait subir aux Impériaux était autant de gagné par la France et si les Suédois restèrent dans le conflit, ils étaient affaiblis et le royaume se retrouva au premier rang. Au milieu de cet imbroglio, Marie nageait comme un poisson dans l’eau, s’efforçant de brouiller les cartes plus encore qu’elles ne l’étaient. Grâce à Dieu sans obtenir grand effet : tant qu’aucun conflit n’opposait ouvertement la France à l’Espagne, on tenait volontiers cette avalanche de lettres et de billets pour « bavardages de femmes » sans y attacher autrement d’importance. De Bruxelles, le Cardinal-Infant, exaspéré par les criailleries incessantes de Marie de Médicis et de Madame du Fargis, toujours à court d’argent, se contentait d’envoyer de bonnes paroles à sa sœur par le truchement de Mirabel et de Madame de Chevreuse, mais les choses n’avançaient guère.

Marie s’en rendait compte. Cela l’enrageait d’autant plus que dans ce que lui écrivait Anne d’Autriche, il était de moins en moins question de son retour à la Cour. Ce qui était au fond la seule affaire qui lui importât. On lui prêchait la patience, et ce qu’elle en gardait diminuait de jour en jour. Paris n’était éloigné de Tours que d’environ cinquante lieues, pourtant elle éprouvait le sentiment d’habiter au bout du monde. Jamais exil ne lui avait paru aussi pénible à supporter, sans doute parce qu’elle perdait petit à petit la conscience d’être importante comme à Nancy où elle tenait dans sa main le Duc régnant, ou même à Dampierre où elle était chez elle et pouvait disposer de l’ensemble des forces d’un duché, sans compter l’affection qu’elle avait pu inspirer à ses habitants. À Couzières, elle n’était pas chez elle mais chez un père qui la détestait et à Tours le seul personnage de quelque importance à sa dévotion était un vieil évêque au bord de la tombe.

Les gens qui venaient lui faire visite lui semblaient assommants, à la seule exception du séduisant François de La Rochefoucauld, fils aîné du Duc et titré prince de Marcillac selon la coutume. C’était la Reine qui le lui avait présenté un jour à Fontainebleau. Joli garçon de vingt-deux ans avec de beaux cheveux bruns et un visage régulier à la bouche sensuelle, il était exilé lui aussi sur ses terres pour intempérance de langage. « Curieux personnage, généreux, chimérique, passionné mais irrésolu, velléitaire et malchanceux, il évoque assez bien ces héros de romans dotés au berceau de multiples dons qu’une méchante fée aurait empêché d’utiliser[14]. »

On l’avait marié à quinze ans à une gamine de son âge. Andrée ne quittait que rarement le château familial où elle s’occupait des enfants qu’il lui distribuait avec libéralité. Comme elle ne le gênait pas il s’entendait assez bien avec elle et, s’il écrivit un jour : « Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux », il est probable qu’il pensait au sien.

François s’accorda à merveille avec Marie. Craft étant reparti pour l’Angleterre, il eut avec elle une aventure qu’il décrivit plus tard comme « une très grande liaison d’amitié » en ajoutant cependant : « Elle ne fut pas plus heureuse par moi qu’elle n’avait été par tous ceux qui en avaient eu avec elle. » Si la liaison charnelle ne dura guère, l’amitié, elle, résista au temps, bien que Marcillac eût déclaré que « ce n’était pas une construction solide ». Marie admirait son esprit et si certaines des nombreuses réflexions qu’il ne pouvait s’empêcher de lâcher lui semblaient incongrues, telles « Le bonheur est plus insupportable que le malheur » ou encore « Plus on aime une maîtresse, et plus on est prêt de la haïr », il était différent des hommes déjà rencontrés et sut lui inspirer une affection réelle, à la manière d’un frère qu’elle n’aurait pas revu depuis des années…

Mais il n’était pas là aussi souvent qu’elle l’aurait voulu et, au cours des jours, Marie commença à s’ennuyer en dépit du nombre de lettres qu’elle ne cessait d’envoyer et de recevoir… encore que, dans ce sens, le courrier se fît moins intéressant : les souverains étrangers la savaient exilée et l’employaient plutôt comme relais. En outre, la vie mondaine de Tours était beaucoup moins excitante que celle de Paris. Enfin, lorsqu’il lui écrivait, son époux lui laissait clairement entendre qu’il ne cherchait même plus à obtenir son retour en grâce : il avait d’autres chats à fouetter, ayant à faire face à des difficultés financières sans cesse croissantes. Elle en avait aussi car, si son père était tenu d’entretenir Couzières – encore ne s’y résignait-il que poussé par sa femme qui avait de l’amitié pour Marie ! – il ne voyait aucune utilité à participer aux dépenses somptuaires de sa fille qu’il jugeait de plus en plus encombrante. Aussi la Duchesse s’attardait-elle plus fréquemment à l’Archevêché, auprès de son vieil amoureux qui, la voyant mélancolique, s’efforçait de la distraire en donnant des concerts et en recevant davantage qu’auparavant.

Ce fut à l’une de ces soirées que Marie rencontra la Présidente de Mareuil dont au premier regard elle sut qu’elle venait de Paris. Le ton délibéré, la façon de s’habiller annonçaient une femme du monde… de son monde à elle. La nouvelle venue tranchait sur le reste de l’assistance féminine.

C’était pourtant une Tourangelle de naissance et elle possédait un manoir aux environs de Tours mais on ne l’avait pas vue dans la région depuis longtemps. Elle préférait jouir à Paris de la fortune que lui avait laissée en mourant son vieux mari, un haut magistrat, ancien célibataire endurci qui s’était pris pour elle d’une passion tardive et l’avait laissée veuve, sans enfants, après quelques années de mariage. Son nom, à vrai dire, n’était pas inconnu de Marie. La jolie Françoise – une brune aux yeux clairs et douée d’un charme certain – figurait dans la haute société parisienne, fréquentait l’hôtel de Rambouillet voisin de l’hôtel de Chevreuse, se montrait à la comédie et même à la Cour où sa noblesse, le rang de son mari et de nombreuses relations lui donnaient accès. Bref, elle apportait avec elle cet air de Paris qui manquait si cruellement à la Duchesse.

Monseigneur d’Eschaux qui l’avait connue enfant la présenta à Marie :

— Voilà une jeune dame qui brûle de vous connaître, ma chère Duchesse. Quand elle m’a fait hier sa visite de bonne arrivée, elle a à peine pris le temps de s’enquérir de ma santé avant de me demander si je vous voyais… C’était à croire qu’elle n’était venue que pour vous !

L’intéressée se mit à rire :

— J’ai toujours beaucoup admiré – de loin ! – Madame la duchesse de Chevreuse mais je dois à la vérité de dire que ce sont mes affaires qui ont motivé mon voyage. La Roselière, mon domaine familial, a grand besoin de réparations et je l’ai laissé trop longtemps aux mains d’un intendant sans scrupules. Je viens donc remettre de l’ordre. Ma chance dans tout cela est que j’étais déterminée à rencontrer enfin une très noble dame qui est aussi la personne la plus extraordinaire du royaume et dont le nom est encore sur toutes les lèvres…

Le « encore » résonna désagréablement aux oreilles de Marie. Cela devait vouloir dire que l’oubli n’était peut-être pas loin. Néanmoins, elle répondit avec infiniment de grâce :

— Le proverbe qui dit « loin des yeux, loin du cœur » ne se justifie jamais autant qu’à la Cour. Je pense que Madame tient surtout à me faire plaisir.

— Point du tout ! s’écria la jeune femme avec une soudaine gravité. La Cour est moins gaie depuis que le rire de Madame de Chevreuse n’y résonne plus…

— Je serais fort étonnée qu’il manque à ce point au Roi ou à Monsieur le Cardinal…

— Pour ce qui est de notre Sire, je ne saurais dire le contraire, mais ce n’est pas assuré en ce qui concerne le Cardinal. Madame la duchesse de Montbazon me disait la semaine passée…

— Vous connaissez ma belle-mère ?

Les jolis yeux gris de la nouvelle venue se mirent à pétiller :

— Mais oui ! Assez pour que, me sachant sur le départ, elle m’ait chargée de beaucoup de bonnes pensées… et même d’une petite lettre, ajouta-t-elle plus bas.

— Que ne le disiez-vous plus tôt ?

L’Archevêque s’étant écarté pour accueillir d’autres visiteurs, les deux dames se trouvaient isolées au milieu du salon et d’un cercle de regards curieux. Marie glissa alors son bras sous celui de la Présidente :

— Faisons quelques pas, proposa-t-elle. J’ignore si vous comptez nombre d’amies parmi ces dames qui nous entourent mais ce n’est pas mon cas.

— Et cela vous étonne ? Mais regardez-vous et regardez-les ! Il est évident qu’elles se donnent un mal infini pour copier votre coiffure et vos atours mais n’en sentent leur province que plus vivement.

Marie avait accès à la « librairie[15] » du prélat ; elle y entraîna Françoise de Mareuil. Elles prirent place sur un large fauteuil à deux places installé près de la cheminée :

— Cette lettre ? Vous l’avez là ?

— Naturellement !

La Présidente tira de son corselet de satin gorge-de-pigeon un billet plié avec élégance et cacheté de bleu qu’elle remit à Marie. L’épouse d’Hercule y avait griffonné quelques mots :

« Madame la Présidente de Mareuil se rend à Tours un jour prochain. Elle désire beaucoup vous connaître et, pensant que vous avez peut-être besoin d’une amie, je vous l’envoie avec mon affection. Vous verrez… » Signé « marie. »

La grande écriture biscornue et l’orthographe un brin fantaisiste que Marie ne connaissait pas représentaient trop bien l’épouse d’Hercule pour susciter le moindre doute. Madame de Chevreuse eut un sourire épanoui et, repliant le billet, le glissa à son tour dans son décolleté avant de se laisser aller sur les coussins de velours rouge avec un soupir d’aise. Puis, tendant la main à sa voisine, elle dit :

— Madame de Montbazon a raison. Je n’ai pas une seule amie dans cette ville et c’est pourtant ce qui me serait le plus nécessaire.

Un laquais chargé d’un plateau de verres contenant du vin d’Espagne passant non loin des deux femmes, Marie l’appela, en prit un tandis que la Présidente en faisait autant :

— Buvons à notre bonne entente ! dit-elle joyeusement.



De cet instant, elles se virent à peu près chaque jour. Françoise de Mareuil avait pris logis dans un hôtel proche de La Massetière et si elle se rendait assez souvent dans son domaine de la rive droite de la Loire pour en surveiller les travaux, elle passait la majeure partie de son temps libre avec sa nouvelle amie. Marie l’appréciait de plus en plus car c’était une vraie mine de renseignements sur ce qui se passait à Paris et même dans l’enceinte du Louvre. Par elle Marie recueillit, non sans soupirer intérieurement, l’écho des fêtes – certaines en l’honneur du nouveau Nonce, Monseigneur Giulio Mazarin que le Roi et Richelieu donnaient au Louvre, au château de Saint-Germain, au Palais-Cardinal, au château de Rueil ou à Chantilly, le beau domaine du pauvre Montmorency dont la Couronne avait hérité. Ce dernier détail fit grincer les dents de la Duchesse :

— Comment Louis ose-t-il, laissa-t-elle échapper, se pavaner sur les domaines de sa victime après l’avoir tuée avec tant d’impitoyable cruauté ?

— Cela vous étonne ? fit Madame de Mareuil. Les dépouilles des malheureux qui meurent sur les échafauds n’appartiennent-elles pas de droit au bourreau ?

Trop émue pour parler, Marie se contenta de serrer fortement la main de Françoise. Ce trait les rapprochait encore et elle crut comprendre que celle-ci partageait entièrement ses vues sur le souverain et son Ministre. Surtout quand elle l’entendit poursuivre :

— La Reine s’est jusqu’à présent refusée de s’y rendre en prenant divers prétextes. Le souvenir douloureux qui s’attache à cette confiscation ajoute à ses tourments. Heureusement que Madame de Hautefort est auprès d’elle sans discontinuer. Elle s’est faite son rempart et son défenseur…

— Le Roi est-il toujours épris d’elle ?

— Oh ! plus que jamais et cela en dépit de son insolence. Lorsque je suis partie on commentait, sans retenue, un incident que je trouve, moi, plutôt amusant : un soir en entrant chez la Reine, le Roi la surprit en train de lire un billet en compagnie de Hautefort. Soupçonneux à son habitude, il demanda à lire ce billet. Un peu gênée, Sa Majesté allait le lui donner quand la belle Marie l’intercepta et le glissa bien apparent dans son décolleté, juste entre ses seins et, en riant, mit le Roi au défi de venir l’y prendre. Gros embarras de notre Sire qui resta un instant décontenancé, n’osant s’aventurer dans un pays aussi tentant. C’est alors qu’il s’avisa d’aller prendre les pincettes près de la cheminée et les approcha de la gorge ravissante qui le narguait. Hautefort, comme on le pense, ne le laissa pas faire : elle jeta le papier à ses pieds en lui tournant le dos. À la suite de cela il s’entretint avec elle longuement et tout le monde put voir qu’il essayait de se faire pardonner…

— La mâtine ! s’écria Marie enchantée. Elle est vraiment forte !

— Mais le restera-t-elle ? Lors de mon départ, une nouvelle fille d’honneur venait d’être donnée à Sa Majesté… sur l’impulsion du Cardinal, ce qui fait qu’elle n’est pas très bien venue. Charmante au demeurant, et même fort jolie, mais tout le contraire de l’Aurore : douce, timide… Or, on m’a dit que le Roi l’avait regardée plusieurs fois…

— Ah ! comme je vous envie ! Vous ne sauriez croire à quel point je m’ennuie…

— Le pays est pourtant agréable et l’on y donne de jolies fêtes…

— Mais ce n’est… et ce ne sera jamais la Cour ! C’est cet air-là qui me manque…

— Je serais volontiers de votre avis. Moi qui suis très attachée à cette région, je reconnais que les choses y sont différentes… et en particulier les hommes.

Décidément, la jolie Présidente plaisait de plus en plus à Marie. Sur le chemin des confidences, on en vint peu à peu aux plus intimes. C’est ainsi que Marie apprit que sa nouvelle amie était aussi celle d’Aramitz.

— Il fallait vraiment que je fusse obligée de venir pour accepter d’en être séparée pour un temps. Vous ne sauriez croire quel homme délicieux il est ! Et quel amant ! Tendre, galant, attentif, sachant tourner un compliment aussi bien qu’un sonnet. C’est grand dommage en vérité qu’il demeure si fermement attaché à son projet de se faire d’Eglise. Quoique…

— Eh bien ? demanda Marie, voyant Françoise hésiter au bord d’une idée.

— J’en suis venue à penser qu’il ferait un évêque magnifique. On se presserait à ses sermons et les femmes en raffoleraient Moi la première.

— Vous auriez certainement ses préférences… et un prélat a plus de loisirs qu’un simple Mousquetaire !

Tout en parlant, Marie se reprochait de ne pas avoir recherché le jeune homme avant que Malleville en fasse une nécessité. Depuis leur première rencontre, elle savait qu’il lui plaisait et lui-même ne lui avait pas caché son admiration. Une belle occasion manquée sans doute et qui ne se présenterait plus, les Mousquetaires étant attachés à ce Roi qui ne voulait plus entendre parler d’elle et qui entreprenait de descendre sur la Loire pour faire peser son mécontentement sur les fiefs de son frère. Monsieur, en effet, venait de négocier son retour en France : il s’ennuyait vraiment par trop aux Pays-Bas où l’on avait un peu tendance à le considérer comme un otage et, en outre, il s’était brouillé avec sa mère dont le caractère ne s’arrangeait pas.

Or, ce retour, Marie l’avait appris par l’entremise de la chère Présidente et s’en était sentie blessée : pourquoi donc, alors qu’elle était en correspondance avec la Reine, celle-ci ou Hautefort ne lui avaient-elles pas annoncé cette importante nouvelle ? Le courrier avec Paris s’était d’ailleurs fait plus rare ces derniers temps, ce dont, après les confidences de Françoise, Marie n’augurait rien de bon. Ne serait-on pas en train de l’oublier tout doucement au milieu de ces fêtes et réjouissances favorisées par la période faste et paisible – relativement ! – que vivait le pays depuis son départ ? Elle eut soudain la vision de ce que pourrait être sa vie, perdue au fond d’une province, fût-elle pleine de charme, si le nom de la duchesse de Chevreuse cessait d’occuper les esprits ? Allait-on la condamner à végéter dans l’obscurité, elle qui n’aimait que la lumière ?

Fine mouche, Françoise de Mareuil eut tôt fait de deviner ce qui se passait dans son esprit mais elle n’en montra rien, sachant que l’orgueil de la Duchesse s’insurgerait si elle s’avisait de la plaindre. Un jour, elle lui dit :

— C’est une excellente chose au fond que ce retour du duc d’Orléans. Il adore son duché et, pour ce que j’en sais, il ne va pas tarder à venir y séjourner avec la jeune Duchesse puisque leur mariage pourrait être enfin reconnu. Cela va mettre beaucoup d’animation par ici et vous devriez commencer peut-être quelques préparatifs à Couzières. Vous étiez grands amis, n’est-ce pas ?

— Sait-on jamais si l’on est ou non ami de Monsieur ? Il tourne à tous vents comme une girouette… bougonna Marie.

— Mais dites-moi, quelle humeur sombre ! Voyons, ma chère, pensez-y : vous pouvez être certaine qu’il viendra s’inviter chez vous… chez moi aussi d’ailleurs.

— Vous le connaissez si bien ?

— Je connais surtout Monsieur de Puylaurens son favori, si l’on peut employer ce terme, et comme il est rentré avec lui il ne manquera pas d’accourir chez moi. À ce propos, il faut que je me hâte d’achever les réparations. Puylaurens adore cette maison… Mais, j’y pense, vous ne la connaissez pas ?

— Vous ne m’avez jamais invitée !

— Parce que je voulais vous la montrer dans son éclat retrouvé mais, après tout, vous lui serez indulgente ! Et vos conseils pourraient m’être très précieux ! Vous avez tant de goût ! Nous pourrions y aller ce tantôt ? Ce n’est qu’à deux lieues à peine, la promenade est charmante et il fait si beau !

— Pourquoi pas ? Cela me distraira d’une humeur qui en effet n’est pas au mieux…

— Bravo ! Je viens vous prendre à trois heures.

À l’heure dite, la voiture de la Présidente s’arrêtait devant l’hôtel de La Massetière. C’était celle dont celle-ci se servait pour voyager, son carrosse d’apparat étant, de son aveu même, resté à Paris, un véhicule fait pour les longs chemins parcourus par tous les temps, c’est-à-dire muni d’épais mantelets de cuir prêts à occulter des fenêtres relativement étroites afin d’éviter au maximum les projections de poussière et de boue. Le ciel bleu et le soleil resplendissant protestaient contre l’emploi d’une machine aussi hermétiquement fermée, et Marie ne put s’empêcher de remarquer :

— Nous aurions pu aller à cheval !

— Sans doute mais ainsi que vous avez dû le remarquer, il y a un coffre amarré derrière : j’en profite pour porter là-bas des étoffes que l’on m’a livrées hier… Vous n’en êtes pas contrariée, j’espère ?

— Dans ce cas, pourquoi voulez-vous que cela me contrarie ?

Elle prit place sur les coussins de velours brun auprès de son amie. Le cocher fit siffler son fouet, les quatre chevaux s’élancèrent et l’on se dirigea vers le pont qui enjambait la Loire en bavardant de choses et d’autres. Et l’on roula de la sorte pendant une demi-heure environ. Absorbée par la conversation toujours pétillante de Françoise, Marie ne s’intéressait en rien au chemin. Soudain, après plusieurs cahots qui secouèrent la voiture, elle s’arrêta :

— Sommes-nous déjà arrivées ? demanda Marie en se tournant vers la portière, ce qui lui permit de voir que l’on était au milieu d’un bois. Mais elle n’eut pas le temps de s’en étonner :

— Provisoirement ! fit Madame de Mareuil d’une voix changée. Voulez-vous descendre, s’il vous plaît ?

Stupéfaite, Marie vit alors qu’elle braquait sur elle un pistolet et que le charmant visage d’il y a un instant s’était durci :

— Allons, vite !

En même temps, la portière s’ouvrait et deux hommes s’emparaient de Marie qu’ils tirèrent brutalement au-dehors en dépit de la défense qu’elle fournit d’instinct et de ses protestations. En peu de secondes, elle fut ligotée et bâillonnée. Ils étaient quatre à présent autour d’elle que l’on avait jetée à terre et ils formaient au-dessus d’elle comme une muraille menaçante qu’elle regarda avec effroi. Puis deux d’entre eux la saisirent, l’un par les épaules l’autre par les pieds, et allèrent la déposer sans douceur excessive dans un chariot de charbonnier qui attendait sous les arbres. L’opération s’était déroulée sans que quiconque profère la moindre parole. La Présidente, cependant, remontait dans sa voiture. Marie l’entendit recommander à ses sbires de faire bonne garde en ajoutant qu’elle les rejoindrait à la nuit tombée… Et ce fut seulement après que le carrosse se fut éloigné que son chariot se mit en marche.



Il roula lourdement pendant des minutes qui parurent un siècle à la prisonnière qui maintenant ne pouvait plus rien voir. On avait jeté sur elle quelques-uns de ces sacs de toile dont on se servait pour transporter le charbon. Pendant le trajet, elle s’efforça de mettre de l’ordre dans ses pensées, de comprendre ce qui lui arrivait : pourquoi donc cette femme qui avait su si bien se frayer un chemin dans son amitié cependant difficile à gagner, cette femme dont le nom était venu jusqu’à elle dans ce naguère qui lui semblait à présent si lointain, cette femme à qui elle n’avait jamais nui venait-elle s’en prendre à elle avec une telle haine ? Quelle rancune entendait-elle lui faire payer ?

On s’arrêta enfin devant une cabane faite de rondins et de terre battue qui devait être celle d’un charbonnier puisque, non loin de là, au bord d’une petite rivière, s’élevait la « meule » conique servant à la lente combustion du bois. On sortit Marie de son chariot pour la transporter à l’intérieur de la cahute et elle eut le temps de voir au dessus de sa tête les branches vertes qui se détachaient sur un beau ciel bleu où des oiseaux chantaient. On était en train de la retrancher de ce paradis pour l’enfoncer dans les ténèbres de l’angoisse.

L’endroit était fort succinctement meublé : une table, un escabeau grossiers, une paillasse nantie d’une couverture sur laquelle on ne lui fit même pas l’honneur de l’étendre : on la déposa à même le sol en terre battue, adossée à une paroi de façon qu’elle pût contempler un dernier meuble, le plus étrange et le plus effrayant qui fût : un gros billot sur lequel était posée une doloire de tonnelier…

Terrifiée, Marie sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Son regard dilaté chercha celui de ses gardiens, des hommes de mauvaise mine comme on en trouve dans les bas-fonds des villes. À son interrogation muette, ils répondirent en ricanant. L’un d’eux cependant lui jeta :

— Eh oui, la belle, c’est pour toi ! Une surprise qu’on t’a réservée…

Il s’empara de l’outil sur le tronçon de bois et le lui mit sous le nez tout en passant son doigt sur le fil :

— Tu vois, on a oublié de l’affûter alors ça va durer un moment pour séparer ta jolie tête de ton corps…

— Tais-toi donc ! grogna l’autre. On t’a pas chargé de lui faire un discours. La patronne veut qu’on se taise ! Vaut mieux lui obéir…

Le comparse renonça avec un haussement d’épaules, reposa la lame à sa place et voulut sortir. De nouveau son compagnon s’interposa :

— On doit rester là tous les deux à la surveiller. Les autres suffisent pour garder les abords. Ce sont les ordres, sacredieu ! Si tu n’obéis pas, je t’abats, ajouta-t-il en tirant un pistolet de sa ceinture.

Grognant comme un chien hargneux, le personnage alla s’asseoir sur l’escabeau juste en face de Marie qu’il se mit à détailler sans plus rien dire. Au bout d’un moment, cependant, il se leva, vint s’accroupir près d’elle et prit ses seins dans ses mains :

— Dis donc ! C’est un friand morceau !… Ça me tenterait d’y goûter. Toi aussi peut-être ? On devrait avoir le temps !

Ses doigts malaxaient brutalement la gorge de Marie qui poussa un cri de douleur étouffé par le bâillon. C’était bien la première fois que le contact d’un homme lui donnait envie de vomir. L’autre, d’ailleurs, obligeait son acolyte à lâcher prise avec un soupir excédé :

— Vas-tu te tenir tranquille ? On n’a pas le droit d’y toucher, tu devrais le savoir !

— Ouais, je sais… mais c’est du gâchis ! Elle sent bon et sa peau est douce comme du satin ! J’ai sacrément envie d’elle ! ajouta-t-il avec une grimace.

— Pense à autre chose ! Quand la patronne reviendra, elle sera peut-être d’accord pour nous la laisser un moment avant de la trucider. Il paraît que c’est une chaude garce et j’avoue que moi aussi…

L’assaillant de Marie retourna s’asseoir et la jeune femme ferma les yeux pour au moins ne plus voir ces faces congestionnées qui lui faisaient horreur… et qu’elle eût été cependant d’accord pour satisfaire s’il y avait eu la moindre chance d’en obtenir sa fuite, mais elle ne pouvait même pas articuler une parole. En outre, une peur affreuse s’était emparée d’elle à la vue de l’appareil du supplice qu’on lui réservait, tellement semblable à celui qui avait fait périr Chalais qu’il était à présent impossible de douter d’où venait le coup. Aucune attaque contre elle ne s’étant produite depuis longtemps en dépit des menaces reçues, elle avait fini par n’y plus penser. Ignorant à qui elle avait affaire au juste, elle en était venue à croire qu’un événement inattendu avait détourné ses ennemis de leurs desseins : duel, guerre ou Dieu sait quoi, la mort, à cette époque-là, n’étant jamais bien loin…

Le temps qui coula lui parut interminable, même si elle souhaitait follement qu’il retînt sa course. Les ombres devinrent plus denses dans la cabane. Enfin, le pas d’un cheval se fit entendre et ses gardiens, qui s’étaient trouvé une distraction en jouant aux dés, se levèrent quand la porte s’ouvrit sous la main de la Présidente. Elle était suivie d’un homme dont le manteau noir recouvrait un justaucorps de cuir rouge assorti à la cagoule qui emprisonnait sa grosse tête : un bourreau !

Marie comprit que sa dernière heure était arrivée et fit un violent effort pour dompter sa peur. À ce moment elle se rappela la route du Verger et avec quelle crânerie elle avait alors attendu le coup fatal. Il est vrai que celui-là aurait dû lui être appliqué avec une épée… et non par cette abomination qui allait la déchiqueter, ce qui changeait les choses, mais c’était l’heure ou jamais de montrer sa vaillance ! Cette misérable femme ne la verrait ni pleurer ni trembler. Elle redressa la tête aussi haut qu’il lui était possible. Madame de Mareuil, debout devant elle, la contemplait avec une joie mauvaise. Elle lui arracha son bâillon :

— Enfin ! gronda-t-elle. Enfin je t’ai amenée à cette extrémité dont je rêvais ! Tu vas mourir comme lui, de cette mort innommable qu’il te devait…

— Je n’y suis pour rien ! Ce n’est pas moi qui ai fait enlever le bourreau de Nantes. C’est Monsieur et il a cru agir au mieux. Nous espérions que cela nous donnerait le temps de le faire évader !

— Nous ? Pas toi ! Tu vivais dans les jupes de la Reine à l’abri des mauvais coups…

— Oh ! je ne vais pas en discuter avec vous, s’insurgea Marie. Et je vous prierai de ne pas me tutoyer : je suis duchesse de Chevreuse, princesse en Lorraine, et vous n’êtes à tout prendre que l’épouse d’un robin ! Et d’abord, en quoi la mort de Chalais vous touche-t-elle ? Vous n’êtes pas, que je sache, de sa famille ?

— Il était mon amant avant que « tu » ne l’englues dans tes pièges, et nous étions heureux ensemble. Tu me l’as pris, maudite Duchesse, et pour en faire un cadavre misérable… Sa belle tête…

— En voilà assez ! trancha Marie qui en face de la mort, si affreuse soit-elle, retrouvait son courage. Je sais mieux que vous à quoi elle ressemblait, sa tête ! Celle d’un écervelé qui voulait jouer sur tous les tableaux et il s’est perdu lui-même !

— C’est trop facile en vérité d’accuser un mort !

— Je ne dis que le vrai ! Au fait, puisque vous l’aimiez à ce point, comment se fait-il que vous ayez attendu si longtemps pour perpétrer votre vengeance ?

— Il a fallu que je sois certaine de l’incapacité des hommes de la famille à l’accomplir. Chaque fois qu’ils ont voulu s’en prendre à toi, ils ont dû renoncer parce que tu étais trop bien protégée.

— Chaque fois ? Je n’en ai connu qu’une, sur la route du château du Verger. Il y en aurait eu d’autres ?

— Trois ! L’une près de Saint-Dizier quand tu es revenue de Lorraine, la deuxième sur la route de Saint-Germain quand tu allais rejoindre la Reine, la troisième dans Paris même. Toutes ont échoué.

C’est à croire, ajouta Madame de Mareuil, que tu es protégée par le Diable !

— Rien que cela ! Et pourquoi pas par la maladresse de ces gens ? N’ayant aucun rapport avec messire Satan, je ne vois pas qui pourrait veiller aussi attentivement sur moi !

— Mais ton ami le Cardinal ? Il a le bras tellement long !

— Ce n’est pas mon ami et je le hais ! Et vous oubliez un peu vite qu’il m’a exilée.

— C’est le fait du Roi et non le sien !

— Comme si le Roi ne suivait pas en aveugle les directives de son Ministre ? La meilleure preuve en est que vous avez pu m’enlever sans que nul s’y oppose, soupira Marie.

— Parce qu’il ne viendrait à l’idée de personne de me soupçonner, moi, une veuve inattaquable…

— Ah ? Et ce cher Aramitz ? Ne serait-il qu’une vue de l’esprit ? Sans compter ce pauvre Chalais…

— L’important est qu’on le croie et c’est la raison pour laquelle, lasse d’attendre ta fin, j’ai décidé de m’en charger. Allez, vous autres ! Préparez-la pour l’exécution !

Les deux gardiens de Marie la relevèrent et celui qui l’avait défendue des entreprises de son confrère ouvrit le haut de sa robe pour la rabattre sous ses épaules. À ce spectacle, son compagnon n’y tint plus :

— Madame, avant de la tuer laissez-la-nous un moment ! C’est pas souvent qu’on a une occasion pareille ! Elle est bougrement gironde ! Un vrai morceau de Roi !

— Pourtant il n’en a pas voulu, reprit la Présidente qui poursuivit avec un haussement d’épaules dédaigneux et son méchant sourire : Après tout je n’y vois pas d’inconvénient. Elle n’a pas d’amant actuellement : au moins aura-t-elle encore un peu de plaisir avant de mourir ! Prends-la, mon garçon, j’y consens et ton camarade aura sa part ensuite. Toi aussi, bourreau, si elle te tente ?

L’homme à la cagoule refusa d’un geste. Cependant, le bandit n’avait pas perdu une seconde : délier les jambes de Marie, retrousser ses jupes et la soumettre s’était fait en un éclair. Il puait la crasse, la sueur et le mauvais vin, et Marie sentit son cœur se soulever. Quand il s’arracha de son corps, elle se tourna de côté et vomit…

— Allons bon ! ricana Françoise. Cela ne t’a pas plu ? Moi qui pensais t’offrir la dernière de tes joies préférées ? Voyons si le second aura plus de succès…

Un cri étouffé au-dehors lui coupa la parole. Retenant celui qu’elle venait d’autoriser, la Présidente alla rapidement vers la porte… et la reçut en pleine figure tandis que Peran, l’enfonçant d’un maître coup de pied, surgissait, un couteau sanglant à la main : celui avec lequel il avait égorgé l’un des gardiens. Sans désemparer et presque sans viser, il le lança d’une main si sûre qu’il alla se ficher dans la gorge du violeur. Derrière lui arrivait Herminie, un pistolet à chaque poing. L’un d’eux aboya et le deuxième gardien s’écroula. Du gauche elle voulut atteindre le bourreau, mais Marie l’arrêta.

— Non ! Celui-là je veux lui parler !

— À un tourmenteur ? s’indigna la jeune fille. Vous n’y pensez pas !

— Je ne pense même qu’à cela et il y a mieux à faire : donne-moi ton arme !

Tout en parlant elle se relevait, aidée par Peran qui, son coutelas récupéré, s’en servait pour la libérer de ses liens. Elle s’approcha de son ennemie. Etourdie par le choc de la porte tombée sur elle et la douleur qui en résultait, celle-ci était restée étendue à terre sous le panneau de bois que la Duchesse repoussa du pied. Un instant, elle considéra la Présidente du haut de sa taille et jeta, méprisante :

— Il me semble que nous n’avons plus rien à nous dire !

Puis elle tira, visant la tête. La femme eut un dernier sursaut et ne bougea plus…

Marie alors se tourna vers l’homme masqué :

— Otez cette cagoule et dites-moi qui vous êtes.

Il obéit, découvrant un visage déjà âgé que la barbe grise annonçait :

— Le bourreau de Nantes, celui qui avait été enlevé et dont l’absence a valu une mort horrible à Monsieur de Chalais. Je possède non loin d’ici un petit bien et c’est là que je me suis retiré, là aussi que cette dame est venue me chercher pour vous exécuter…

— Pour de l’argent, n’est-ce pas ? jeta la Duchesse avec dédain. Car en vérité je ne vois pas quel grief vous pouviez avoir contre moi.

— On m’a dit que vous étiez la cause de cette exécution abominable qui a pris place dans mes cauchemars…

— C’est pourquoi vous alliez la rééditer sur moi avec ça ? fit-elle en désignant la doloire.

— Non. J’avais fait semblant pour qu’un autre ne s’en charge pas mais j’avais emporté ceci.

Et il tira de son manteau la large épée qui était son instrument habituel.

— Personne n’aurait pu m’obliger à user d’une arme différente. À présent, faites de moi ce que vous voulez ! Ce pistolet me conviendrait parfaitement…

— Je n’en ai pas fini avec vous ! Savez-vous ce que cette femme comptait faire de mon cadavre ? J’ai toujours été assez encombrante !

— N’importe quel mort est encombrant et c’est ce que je lui ai fait remarquer, mais elle avait la réponse : on devait vous enfouir dans la meule de charbonnier qui est ici près…

— Eh bien, voilà une sépulture toute trouvée. Vous et mon fidèle Peran, ajouta-t-elle en désignant son cocher, allez vous en charger. Ensuite vous pourrez rentrer chez vous… après avoir juré sur la croix de votre glaive de tout oublier de ce qui vient de se passer !

— Dès à présent je le jure ! Merci à vous !

— Vous lui accordez votre confiance ? s’insurgea Herminie qui, depuis son exploit, n’avait pas sonné mot, se contentant de regarder sans la moindre émotion apparente.

Marie se tourna vers elle et l’embrassa :

— Oui, ma petite héroïne ! Un bourreau fait son métier sans avoir à en rendre compte à quiconque, sinon Dieu ! Celui-là voulait m’éviter un univers de souffrance. Maintenant, apprends-moi par quel miracle vous êtes arrivés si opportunément.

Pendant que Peran et le bourreau emportaient le corps de la défunte « Présidente de Mareuil », Herminie raconta. Elle n’avait jamais aimé la belle Françoise – et ne l’avait pas caché à sa cousine ! – qu’elle trouvait trop polie pour être honnête. Cela lui avait valu quelques rebuffades bien senties de la part de Marie, ce qui n’avait rien changé à sa façon de penser. Elle n’avait pas aimé davantage la voiture trop bien fermée de la Présidente alors que le temps était idéal pour une promenade à cheval. Aussi, dès qu’elle eut vu la Duchesse y monter, elle s’était ruée à l’écurie… où elle avait eu la surprise de trouver Peran en train de seller un cheval. Lui non plus n’aimait ni la belle dame ni son véhicule. Il s’apprêtait à les suivre.

— Je l’ai convaincu de me laisser y aller, continua Herminie. Chez nous je n’avais pas ma pareille pour relever la piste de n’importe quel animal et je sais tirer au pistolet aussi bien qu’un homme. À l’épée aussi d’ailleurs ! Enfin… presque pareil ! J’ai eu tôt fait de repérer le « carrosse » et ne l’ai jamais perdu de vue. Un seul cocher, pas de laquais et une très petite ouverture à l’arrière, c’était facile. Quand on a atteint les bois, j’ai mis pied à terre et je me suis cachée quand j’ai vu qu’on s’arrêtait, qu’on vous transportait dans un chariot, j’ai entendu la dame dire qu’elle reviendrait à la nuit, alors je suis rentrée à Tours à bride abattue et j’ai prévenu Peran. J’allais le rejoindre pour partir quand Monseigneur l’Archevêque est arrivé. Evidemment, je lui ai dit que vous étiez sortie sans rien préciser et je pensais qu’il allait se retirer, mais vous le connaissez : c’est un vieux prélat tout à fait charmant mais…

— … mais bavard. Et comme il te sait ma cousine, il n’a vu aucun inconvénient à tailler une bavette avec une gentille fille aussi intelligente que cultivée ? fit Marie en riant.

— J’aurais donné n’importe quoi pour être débarrassée de lui et je sentais qu’à l’écurie, Peran devait bouillir mais j’étais seule à connaître le chemin et il ne pouvait se passer de moi… Enfin Monseigneur a consenti à regagner son logis après m’avoir donné une bénédiction dont j’avais le plus grand besoin, mais la nuit commençait à tomber. Tout est bien qui finit bien et nous sommes arrivés à temps… pour éviter le pire ! Notre chance a voulu que les gardiens, très occupés à regarder par la petite fenêtre, étaient trop absorbés pour nous voir, ou seulement nous entendre approcher. Vous savez la suite…

— Oui et je ne te remercierai jamais assez, cousine ! À présent retournons chez nous… de façon aussi discrète que possible !

Quand Peran et son aide eurent achevé leur ouvrage, Marie renvoya l’ancien exécuteur de Nantes. Il avait refusé qu’elle vide sa bourse dans sa main en disant qu’il était déjà payé, se contentant de reprendre le gros cheval qui l’avait amené et qui lui servait en temps normal à labourer son lopin de terre.

Le cadavre de la défunte ayant disparu, on décida de laisser sur place ceux de ses acolytes. Qui les trouverait, si on les trouvait un jour, conclurait à un règlement de comptes entre truands : ils en avaient tellement l’air que cela ne surprendrait personne !

Restait à regagner Tours. On était en pleine nuit et les portes de la ville étaient closes, mais Marie ne doutait pas qu’elle se ferait ouvrir. On commença par rendre la liberté à la jument de la Présidente. Peran lui appliqua une claque sur les fesses et elle prit sa course dans la direction de son écurie. Ensuite, Marie enfourcha le cheval d’Herminie qu’elle prit en croupe, Peran le sien, et l’on quitta enfin le bois où Marie avait manqué de peu d’y laisser la vie. Une vie dont elle savourait à l’extrême la saveur retrouvée tandis qu’elle galopait à travers la campagne…

Quand on fut à Tours, en effet, elle n’eut guère de peine à se faire reconnaître. Au soldat effaré qui vint à la poterne, elle ordonna d’aller quérir son officier ou alors d’envoyer à l’Archevêché demander quelqu’un qui pût l’identifier. Mais l’officier suffît :

— Quand on a vu Madame la Duchesse une seule fois, on ne l’oublie plus, déclara-t-il galamment. J’espère seulement qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux ? Cet équipage ?

— Nous rentrions de chez des amis. Mon cheval a fait une méchante chute. Il a fallu l’abattre, ce qui explique l’heure tardive et l’état où vous me voyez. J’ai grande hâte d’aller prendre du repos !

Un beau sourire et la cause était gagnée. Un moment plus tard, Marie s’étendait avec un soupir bienheureux dans un lit qui lui parut merveilleusement moelleux. Herminie qui l’avait aidée à se déshabiller et à faire un brin de toilette ne semblait pas, elle, disposée à aller se coucher. Elle errait à travers la chambre, rangeant ceci, pliant cela…

Qu’attends-tu ? demanda Madame de Chevreuse. Va dormir !

— Je ne sais pas si je pourrai. Qu’allons-nous raconter pour expliquer la disparition de cette femme ? On va la chercher…

— Hé ! Qu’on la cherche ! On ne la trouvera pas, voilà tout ! Quant à moi, dès le matin, je ferai le nécessaire.



Le lendemain, alors que Monseigneur Bertrand d’Eschaux s’apprêtait à passer à table pour son dîner, on eut à peine le temps de lui annoncer Madame la duchesse de Chevreuse : elle était déjà là, un feutre empanaché de plumes bleues insolemment planté sur la tête et une cravache à la main dont elle frappait nerveusement ses bottes sous la jupe d’amazone retroussée d’un côté. L’Archevêque se leva avec empressement pour l’accueillir :

— Mais quelle bonne idée de venir me demander à dîner ! s’écria-t-il, les mains tendues vers elle.

— Pardonnez-moi, Monseigneur ! Je ne viens pas partager votre repas que je regrette infiniment d’interrompre, mais me plaindre.

— Mais de quoi, mon Dieu ?

— De cette Françoise de Mareuil que vous m’avez présentée ! Etes-vous certain, Monseigneur, de bien la connaître ?

— Mais… oui, je crois ! Il est sûr que je ne l’avais pas vue depuis des années… Pourquoi me le demandez-vous ? Vous-même n’êtes-vous pas liée d’amitié avec elle ?

— Ce en quoi j’ai eu grand tort, mais jugez plutôt ! Hier vers le milieu de l’après-midi elle m’est venue prendre pour m’emmener visiter les travaux qu’elle fait hâter en son château de La Roselière en vue d’une prochaine visite de Monsieur, frère du Roi !

— Il doit venir ? Comment se fait-il que je l’ignore ?

— Oh ! ne cherchez pas ! Ce n’était qu’un prétexte. Nous devions rentrer avant la nuit or, elle est venue me chercher avec son char de voyage et elle m’a emmenée ainsi à plus de trois lieues…

— La Roselière n’est pas si loin. À peine deux lieues…

— C’est possible ! Toujours est-il qu’à un certain endroit, elle s’est mise à m’insulter…

— Oh !

— À me traiter de criminelle, de vile putain…

— Oh !

— J’en oublie et de pires encore ! À l’entendre j’avais passé ma vie à lui voler ses amants l’un après l’autre…

— Oh ! Il y en avait tellement ?

— Plus que je ne saurais dire ! Quoi qu’il en soit nous nous sommes disputées, un peu battues même et, tout à coup, elle s’est armée d’un poignard dont elle semblait avoir une longue habitude.

— Oh ! Mais quelle horreur !

— Par je ne sais quel miracle, j’ai réussi à ouvrir la portière et à me laisser tomber sur la route. Sans me faire mal grâce au Ciel et je me suis jetée dans les fourrés voisins. Naturellement, elle a fiait arrêter sa voiture, voulant lancer son cocher à ma poursuite, mais une charrette de foin entourée de paysans bouchait son retour. Cela m’a donné le temps de fuir et, de loin, je l’ai vue repartir. Il ne me restait plus qu’à essayer de rentrer par mes propres moyens mais j’étais en robe d’été et sans argent…

— Vous êtes revenue à pied ? s’indigna le saint homme.

— Pas tout à fait. Ma jeune cousine Herminie, que vous connaissez, s’est inquiétée de ne pas me voir revenir. Je dois ajouter qu’elle n’a jamais aimé cette Mareuil. Elle a pris un cheval et s’est mise à ma recherche. Par chance, j’avais pu rejoindre la route qui va de Tours à Vendôme et elle m’a finalement recueillie assise sur un talus, presque épuisée. L’officier qui m’a ouvert la poterne nord pourrait en témoigner, au besoin.

— Mon Dieu ! Ma pauvre enfant ! Mais comment puis-je vous faire oublier cette abomination ? Un verre de vin peut-être ?…

Marie ne put s’empêcher de rire :

— Ma foi je ne dis pas non. Mais surtout, j’aimerais que vous envoyiez chez elle afin qu’elle vienne rendre compte devant vous de sa conduite. Si elle en veut à ma vie, qu’elle me laisse au moins la possibilité de me défendre. Je ne refuserais même pas un duel !

— Un duel ? Oh !

— Pourquoi pas ? Cela s’est déjà fait, vous savez ? J’ai ouï dire que Madame de…

— N’allez pas plus loin, je vous en conjure ! Je ne veux rien savoir et je vais faire en sorte d’arranger cette affreuse histoire d’une façon qui n’offensera pas la morale chrétienne ! Cette petite Présidente si charmante ! Mon Dieu ! Mais est-ce possible…

Laissant son vieil ami dans tous ses états, Marie promit, pour sa part, de se soumettre entièrement à sa volonté et rentra chez elle.

Au bout de quelques jours. Monseigneur d’Eschaux vint lui rendre sa visite en demandant à l’entretenir sans témoins. Ce qu’il avait à dire était plus que surprenant : personne à La Roselière n’avait vu Madame la présidente de Mareuil depuis quatre ou cinq ans. Elle n’y venait jamais, trouvant cette résidence trop campagnarde et plutôt lugubre. Elle y avait effectivement fait exécuter des travaux mais uniquement de soutènement afin d’éviter que la bâtisse ne s’écroule. Celle-ci n’était d’ailleurs gardée que par un intendant âgé, sa femme et le fermier qui s’occupait des terres.

— J’ai pourtant cru la reconnaître, conclut l’Archevêque.

— Il faut croire que vous vous êtes trompé, mon ami, comme tout le monde ici s’est trompé. Avez-vous fait prévenir la vraie Madame de Mareuil ? Car je suppose qu’elle existe ?

— Naturellement elle existe… mais j’ai préféré ne pas lui faire savoir ce qui vient de se passer. Il sera temps de le lui apprendre si elle daigne nous honorer un jour quelconque de sa présence ! Je n’ai aucune envie qu’à Paris on fasse des gorges chaudes sur la stupidité des bons provinciaux que nous sommes !

C’était la sagesse au fond et Marie n’en demanda pas davantage. Elle réussirait peut-être un jour à savoir qui était celle qu’elle avait abattue d’un coup de pistolet et qui attendait le Jugement dernier dans la meule abandonnée d’un charbonnier. Une chose était certaine : on ne la reverrait jamais et Marie espérait qu’enfin, la menace de vengeance qui planait sur sa tête depuis si longtemps avait disparu avec elle…

CHAPITRE X UNE ÉTRANGE MÉPRISE

Cette agréable impression ne dura pas. Au bout de quelques jours, le souvenir de son effrayante aventure ramena Marie à Couzières. Pour une fois, la paix de la campagne, la grâce du paysage lui manquaient. En outre, une sorte de peur rétrospective s’était emparée d’elle et même sachant son ennemie abattue – et de sa propre main ! – les rues étroites d’une ville où les maisons s’accolaient les unes aux autres, où la nuit devenait ténèbres menaçantes peuplées d’assassins invisibles, lui procuraient un malaise qui lui était inconnu jusque-là, une crainte d’enfant enfermée au cabinet noir, qui l’emportaient malgré elle vers le clair château où ne manquaient ni les serviteurs ni les murs solides et faciles à défendre. Elle se précipita dans ce refuge avec une nervosité qui ne lui ressemblait pas. C’était une réaction à retardement sans doute et, si Herminie ne s’en étonna pas dans les débuts, à la longue et à force de peupler les nuits sans sommeil de la Duchesse avec tous les livres qu’elle avait pu trouver, elle finit par s’en inquiéter.

Un soir où, comme d’habitude, Marie couchée dans sa chambre où les bougies allumées éclairaient a giorno lui demandait de lui lire quelque chose, elle choisit un sonnet de Malherbe, celui qu’il avait intitulé « Chanson » :

Lieux qui donnez au cœur tant d’aimables désirs,

Bois, fontaines, canaux, si parmi vos plaisirs

Mon humeur est chagrine et mon visage triste :

Ce n’est point qu’en effet vous n’ayez des appas,

Mais quoi que vous ayez vous n’avez point Caliste :

Et moi je ne vois rien quand je ne la vois pas…

— Arrête ! s’écria Marie dont la musique des mots avait retenu l’attention. Qu’est-ce qui te prend de me lire un poème d’amour ?

— Parce que c’est d’amour que vous manquez, ma cousine, osa la jeune fille sans se démonter. Si au lieu de Peran et de moi, vous aviez pu au sortir de ce drame, poser votre tête sur l’épaule d’un beau seigneur amoureux, vous ne seriez pas tombée dans l’état où je vous vois. Or qu’avez-vous trouvé ? Notre bon Archevêque, épris de vous, assurément, mais beaucoup trop vieux pour vous rendre votre ancienne joie de vivre.

— Tu as peut-être raison. Depuis cette sordide histoire je n’ai reçu de nouvelles de personne… Pas de courrier, pas de visites ! C’est le début de l’abandon et c’est ce que je ne supporte pas…

— Vous dramatisez ! Je ne vois qu’un mauvais moment à passer… et qui s’effacera vite si vous voulez vous en donner la peine…

Laissant sa phrase en suspens, Herminie alla prendre un miroir à main sur la table de toilette dont Marie ne s’approchait plus et le lui mit sous le nez :

— Regardez-vous et imaginez que, ce soir, dans une heure ou dans cinq minutes, quelqu’un vous arrive ? Le prince de Marcillac… ou bien Lord Craft… et pourquoi pas Lord Montaigu ? Que penseraient-ils ?

— Miséricorde, gémit Marie accablée. Suis-je vraiment si laide ?

— Ce n’est pas le mot que j’emploierais mais ce triste résultat ne saurait tarder si nous ne réagissons pas !

— Tu as raison, geignit Marie en se pelotonnant de nouveau sous ses draps, mais c’est plus fort que moi : je meurs de peur.

— Et de quoi ? Du fantôme de la Présidente qui ne l’était pas et de ses sbires ? Mille tonnerres, Madame la duchesse de Chevreuse, je vous ai connue plus vaillante ! Qu’avez-vous fait de vous-même ?

Son juron favori prononcé par la « gamine » arracha enfin un sourire à Marie. Elle se redressa dans son lit, reprit le miroir qu’elle avait jeté au milieu des draps et s’observa d’un œil critique :

— Oui, tu as raison mais il faut d’abord que je dorme. Va me préparer une tisane de tilleul. Tu y ajouteras de l’eau d’oranger et un peu de valériane… et puis tu iras te coucher. Si tu n’étais si jeune tu aurais aussi mauvaise mine que moi… et je t’en demande pardon !

Restée seule, Marie commença par souffler presque toutes les bougies qui la rassuraient tellement, puis ouvrit largement sa fenêtre. La nuit était douce, bleue, semée d’étoiles qui se reflétaient dans l’Indre au bas des jardins. Une belle nuit pour l’amour… Herminie était dans le vrai quand elle l’invoquait comme remède à sa noire mélancolie. Elle se trompait cependant sur un point qu’il était difficile de lui expliquer : ce n’était pas d’un amoureux plus ou moins bêlant dont elle avait besoin, c’était d’un homme quel qu’il soit pourvu qu’il soit jeune et vigoureux. Le viol de l’affreuse nuit lui avait laissé un goût à la fois amer et répugnant, sans apaiser la faim qu’elle ressentait depuis des semaines…

Elle eut soudain envie de se baigner. L’eau à cette heure de la nuit devait être délicieusement fraîche : elle apaiserait sa fièvre… Sans plus attendre, elle enfila un peignoir léger sur sa chemise, des pantoufles, et, sans faire le moindre bruit, sortit du château par la porte des cuisines. Puis descendit jusqu’à la rivière en suivant la ligne d’arbres qui délimitaient les jardins de façon à être hors de vue, la lune éclairant à plein. À l’abri d’un bosquet, elle se déchaussa puis laissa tomber ses vêtements. À cet instant, le son d’une flûte lui parvint. C’était sur l’autre rive. Il y avait là un berger et son troupeau de chèvres. En s’écartant, un nuage qui avait un instant occulté les rayons argentés le lui montra, assis sur une pierre au bord de l’eau. Elle y entra doucement en frissonnant puis se mit à nager, ce qui la réchauffa vite.

Entendant clapoter l’eau, le garçon avait cessé de jouer et se leva pour scruter la rivière où il distingua une tête. Marie s’était souvent baignée à cet endroit et savait qu’il y avait là un étroit croissant de sable formant une petite plage. En l’approchant, elle se releva d’un coup de reins et se tint debout, à trois pas du berger. Elle avait vu que c’était un jeune paysan blond que la stupeur de cette femme nue surgissant de l’eau rendait muet :

— N’aie pas peur ! chuchota-t-elle.

— Oh… j’n’ai point peur ! Vous êtes belle comme une fée !

— Peut-être en suis-je une ! Je viens à toi parce que tu me plais… Aime-moi !

Il ne se le fît pas dire deux fois. Il la saisit dans ses bras et Marie anticipa le plaisir. Il était fort et elle gémit sous son étreinte tout en baisant ses lèvres imberbes puis ils se laissèrent tomber dans l’herbe et Marie se sentit revivre, d’autant que ce garçon, s’il était un peu brutal, n’était pas maladroit. Ils firent l’amour par trois fois avant que Marie ne se libère enfin. Il se plaignit :

— Déjà ! Vous… vous reviendrez ?

— Demain peut-être… à condition que tu ne parles de moi à personne !

— Sur ma croix de baptême je jure…

Elle repartit comme elle était venue, prenant soin d’utiliser les ombres afin qu’il ne pût voir où elle touchait terre. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était sentie aussi délicieusement détendue et, rentrée dans sa chambre, elle sécha ses cheveux et s’endormit à peine sa tête eut-elle touché l’oreiller.

Le lendemain, il fit un temps affreux. Les orages succédaient aux orages et, profitant d’une brève éclaircie pour faire quelques pas, Marie vit que son gentil berger et ses chèvres étaient rentrés à l’abri. Elle pensa qu’il ferait meilleur le jour suivant mais le soir même, sous une pluie battante et au milieu des éclairs et du tonnerre, Pierre de La Porte trempé comme une soupe ainsi que son cheval atterrissait au château. Marie, du coup, oublia ses amours champêtres : enfin des nouvelles !

Elles étaient de nature à secouer la plus épaisse des torpeurs et Marie les reçut avec une joie qu’elle se garda de montrer : la France venait de déclarer la guerre à l’Espagne à la suite d’un incident déclenché par Madrid en pleine connaissance de cause : les troupes du Roi Très Catholique avaient capturé l’Archevêque Electeur de Trêves qui était sous la protection du Roi Très Chrétien. Autrement dit Louis XIII. Celui-ci régla quelques affaires pendantes dans le Milanais puis envoya une déclaration d’hostilités en bonne et due forme.

— Madame la Duchesse imagine sans peine ce que peut être l’état d’esprit, à ce jour, de Sa Majesté la Reine, conclut La Porte en étouffant un bâillement. Elle écrit d’ailleurs dans cette lettre que j’avais ordre de remettre en mains propres..

— Voilà qui est fait ! Allez vous restaurer et vous reposer, mon ami. Mademoiselle de Lénoncourt va prendre soin de vous et nous aurons largement le temps de parler demain, ajouta-t-elle en faisant sauter le cachet de cire.

Ce qu’elle y lut la transporta de joie. Anne, après avoir exprimé sa « douleur » de voir son époux s’en prendre à son frère, n’employait aucun détour pour annoncer dans quel camp elle se rangeait :

« Je n’ai plus rien à espérer d’un époux détesté qui ne m’approche même plus alors que j’ai tout à espérer des armes de mon pays tant pour le service de Dieu que pour mon propre avenir. Aussi, vais-je avoir plus que jamais besoin de vous, ma chère Marie, et de votre réseau dévoué grâce auquel nos amis qui sont aussi ceux de la Sainte Eglise pourront être tenus au courant des projets impies du Cardinal. Car, c’est lui, comme bien vous le pensez, qui est la cause de tout mal… »

Il y avait trois pages ainsi, ce qui fit mieux comprendre à Marie pourquoi la Reine avait jugé bon d’envoyer La Porte en personne. Cette lettre était un vrai brûlot. Que le messager fût pris, et c’était l’échafaud, précédé d’une solide menace de torture. Quant à la Reine, elle risquait non seulement pour elle la répudiation mais peut-être l’emprisonnement dans une forteresse lointaine présentant plus de garanties pour une si bonne chrétienne que le plus sévère des couvents. En bref, tout cela signifiait l’extrême importance du rôle charnière que la Duchesse était appelée à jouer et surtout l’éclat de sa position auprès d’Anne après une victoire espagnole qu’il fallait obtenir à tout prix !

Sa lecture achevée, Marie replia la longue épître, balançant un instant sur ce qu’elle allait en faire : la jeter au feu ou la garder ? À la réflexion elle choisit de la conserver. C’était dangereux sans doute mais, d’autre part, cette preuve incontestable des intentions hostiles d’une reine de France envers le pays dont elle portait la couronne pouvait valoir son pesant d’or au cas où les choses ne tourneraient pas comme prévu et où l’on jugerait utile de laisser la duchesse de Chevreuse s’enliser dans les brumes de l’oubli ou même d’en faire un bouc émissaire… En conclusion, la lettre fut soigneusement rangée dans le petit coffre de fer où Marie gardait ses papiers les plus précieux.



Le lendemain, elle eut un long entretien avec La Porte, les volets clos et Herminie placée en surveillance. Marie était sans nouvelles depuis trop longtemps pour n’avoir pas une foule de questions à poser sur ce qui se passait à Paris et en particulier au Louvre. L’entourage de la Reine d’abord ! Dont elle ne savait plus grand-chose : la dame d’honneur était à présent la marquise de Senecey, née Marguerite de La Rochefoucauld, donc suffisamment dévouée à la Reine pour n’être pas gênante, mais le maître d’œuvre de ce qu’il fallait bien appeler la conspiration, c’était incontestablement « Madame » de Hautefort. L’intime confidente, le plus solide rempart d’Anne d’Autriche qu’elle avait prise en quelque sorte sous sa protection, même et surtout contre son époux. Son éclatante beauté lui valait de garder sur Louis XIII une influence indéniable, encore qu’elle ne lui eût jamais cédé, qu’elle le maltraitât parfois et qu’il fût à présent très épris de Mademoiselle de La Fayette qui ne lui cédait pas davantage :

— Cependant, il ne fait aucun doute qu’elle lui rende son amour avec autant d’intensité mais elle est d’une extrême piété, cruellement partagée entre le Roi et Dieu. Le combat qu’elle mène contre elle-même inspire à tous une vraie compassion, à commencer par la Reine. Et à l’exception de Monsieur le Cardinal. Je sais de source sûre qu’il pèse sur le confesseur de la jeune fille pour l’amener en son pouvoir.

— Il est trop tentant pour lui d’en faire sa créature. Il est capable de la pousser dans le lit du Roi ! lança Marie méprisante. Joli prêtre en vérité !

— Il n’y parviendra pas. L’âme de cette jeune fille, à sa manière douce et timide, est aussi bien trempée que celle de l’Aurore ! Elle se déchirera le cœur plutôt que d’amener celui qu’elle aime à commettre le péché à cause d’elle. En outre, elle est fille d’honneur de la Reine qu’elle aurait horreur de trahir.

— Qui avons-nous chez ces demoiselles ?

— Mademoiselle de Pons qui se verrait volontiers duchesse de Guise, Mademoiselle de Chavigny, Mademoiselle de Chémerault évidemment…

— Toujours l’espionne du Cardinal ?

— Toujours ! Une petite nouvelle : Mademoiselle de l’lsle, protégée de Madame la duchesse de Vendôme chez qui elle a été élevée.

— Cette chère cousine ! Elle assistait à mon mariage, vous savez, et c’est la meilleure créature de la terre. César de Vendôme qui court les jeunes garçons ne la méritait pas[16]. Le voit-on à la Cour ?

— Non. Depuis qu’on lui a permis de revenir d’Angleterre, il n’en est pas moins exilé sur ses terres : il vit à Chenonceaux, souvent avec son fils aîné Mercœur, tandis que le plus jeune, le duc de Beaufort, s’illustre aux armées. C’est un superbe cavalier… et il est l’amant de votre belle-mère…

— Monsieur le Gouverneur de Paris, mon auguste père, serait-il cocu, une fois de plus ?

— Avec éclat. Madame de Montbazon ne cache pas la passion que Beaufort lui inspire.

— J’aimerais le connaître, murmura Marie d’un ton où perçait un regret. Et bien sûr, il en est très épris ?

— En apparence, oui… mais il est évident pour qui sait regarder qu’il aime la Reine. Lorsqu’il vient la saluer, il a pour elle le même regard que, jadis, le malheureux duc de Buckingham.

— Et elle ?

— Elle l’accueille toujours avec grâce… un peu plus peut-être que d’autres seigneurs. Quant au Roi, lui, il ne cache pas qu’en dépit d’une bravoure éclatante, promise sans doute à la légende, il n’est pas loin de le détester. Que vous apprendre encore ? Le Capitaine des Gardes est Monsieur de Guitaut dont l’épouse fait partie du cercle le plus étroit de Sa Majesté auquel se joint souvent votre belle-sœur Madame de Guéménée. Elle vient chaque jour rendre compte à la Reine des potins de la place Royale…

— Cette chère Anne ! soupira Marie soudain mélancolique. Elle a le bavardage dans le sang… sauf avec moi. Je n’en ai plus de nouvelles depuis une éternité. Il ne fait pas bon être loin du soleil de la Cour, mon cher La Porte ! ajouta-t-elle avec amertume.

— Allons, Madame la Duchesse, vous auriez tort de désespérer. Les événements que nous vivons peuvent vous ramener plus vite peut-être que vous ne le pensez. Et à propos de ces événements, je voudrais vous demander une faveur.

— Si elle est en mon pouvoir…

— Me donner une chambre à l’hôtel de Chevreuse. Le Louvre où je garde tout ce qui sert à la correspondance secrète : les cachets, les encres sympathiques, les grilles des codes, le Louvre n’est plus sûr et si Monseigneur le Duc n’y voit pas d’inconvénient…

— Mon époux ne quitte guère Dampierre pour ce que j’en sais et je peux lui écrire pour l’avertir : je lui dirai que l’on fait des travaux là où vous logez et que je vous accorde l’hospitalité, eu égard à la proximité du Louvre.

— Grand merci, Madame la Duchesse. Comme j’ai décidé de prendre mes repas au Battoir, rue Fromenteau, j’aurai ainsi les coudées plus libres et pourrai me rendre au Val-de-Grâce sans avoir à franchir les corps de garde.



On régla les derniers détails. La Porte remit à Marie les nouveaux codes et les adresses nécessaires qu’elle pouvait encore ignorer, reçut d’elle une lettre pour son intendant de la rue Saint-Thomas-du-Louvre puis une, beaucoup plus longue, destinée à la Reine, et l’on se sépara enchantés l’un de l’autre. Marie surtout qui à présent allait vivre d’espoir. Elle était chargée particulièrement du courrier avec l’ancien ambassadeur Mirabel, retranché à Bruxelles, et, naturellement, le Cardinal-Infant. Avec l’Angleterre elle avait son propre messager qui n’avait d’ailleurs aucun besoin de se cacher puisque chacun savait les relations d’amitié déjà anciennes entretenues par la Duchesse avec le roi Charles et la reine Henriette-Marie. Ce qui n’était pas le cas des lettres d’Anne d’Autriche ! La Porte les remettait à un dénommé Auger, appartenant au personnel de l’ambassade à Paris, qui se chargeait de les transmettre à qui de droit. Quant à la Lorraine, depuis que le Duc, pratiquement expulsé par Louis XIII, avait cherché refuge chez les princes allemands, il devenait plus difficile à atteindre. Ce qui ne veut pas dire que Marie n’y parvenait pas. Son petit réseau était assez bien organisé.

Renonçant à ses amours champêtres – non sans un certain regret mais il était plus prudent d’abandonner son beau berger en espérant qu’il finirait par croire avoir vraiment eu affaire à une fée –, elle se réinstalla à Tours pour la plus grande joie de l’Archevêque et le plus grand dépit des dames de la ville qu’elle continuait à éclipser. Ainsi de cette représentation du Cid que les comédiens parisiens vinrent donner à la demande des Echevins et en l’honneur de la visite de Monsieur. Car il avait fini par venir voir « les dames du lieu », comme il disait : en réalité pour les beaux yeux d’une jolie fille dont il était tombé amoureux.

Le Cid était à la mode comme, curieusement, tout ce qui était espagnol : les manteaux, les chapeaux, le noir, les mantilles, etc.., peut-être justement parce que l’on était en guerre avec Philippe IV. On avait joué Le Cid au Louvre et au Palais-Cardinal bien que Richelieu éprouvât envers l’auteur, Pierre de Corneille, une confraternelle jalousie puisqu’il était auteur lui-même. Il couvrait de fleurs le père de Rodrigue mais renâclait à le faire entrer à l’Académie française toute fraîchement créée.

Marie parut au spectacle en robe de satin doré, parée de quelques-uns de ses plus beaux diamants. Le jeune Craft, arrivé la veille, l’accompagnait avec un air de dévotion qui exaspéra les autres femmes moins somptueusement parées. De quel droit, à trente-six ans, se permettait-elle d’être plus envoûtante que toutes les autres réunies ?

Monsieur, qui au fond n’avait cessé d’être son complice que depuis peu, lui fit l’honneur de venir la saluer et lui promit de lui rendre visite le lendemain. Ce qu’il ne manqua pas, quitte à écrire ce soir-là à l’un de ses familiers que cette visite avait été la plus courte qu’il eût jamais faite et que ni lui ni les dames de la ville ne seraient tristes si Marie voulait bien retourner dans sa campagne…

Elle n’y retourna pas, voulant se trouver au plus près des événements même si Tours était à cinquante lieues de Paris. On y était, en tout cas, plus vite informé qu’à Couzières et les nouvelles étaient passionnantes. Car si la guerre avait débuté à l’avantage des Français, elle se mit à tourner si mal que la chute de Corbie aux mains des Espagnols leur ouvrit la route de Paris. Corbie était la dernière place forte. Et l’on vit alors refluer vers la Loire, cherchant un refuge, ceux qu’épouvantait l’idée de voir la soldatesque de Philippe IV piller leurs biens et occuper leurs maisons. Un instant la Reine – Régente de France cependant, ce qui rend sa conduite inadmissible – put croire que le pays allait tomber aux mains de son frère et cachait mal sa joie. Marie ne la cachait pas du tout, dans sa maison du moins où, recevant le cher Montaigu, elle leva son verre à la défaite d’un Roi incapable et d’un Ministre détestable ainsi qu’à son prochain retour à Paris.

À sa surprise, l’Anglais ne s’associa pas à ce toast :

— Une invasion génère trop de cruautés, trop de misère pour qu’il y ait lieu de s’en réjouir, Marie. Vous devriez, chère tête folle, oublier les intérêts de Madame de Chevreuse. Quant à la Reine, malgré la respectueuse amitié que je lui voue, je réprouve son attitude : elle est reine de France et cela oblige…

— Mais jadis, avant de se séparer d’elle dans les Pyrénées, son père lui a fait promettre de s’opposer à toute guerre entre leurs pays et surtout, quelles que soient les circonstances, de rester étroitement liée à sa famille. Cela aussi oblige !

— Non, pas cela. Dès l’instant où elle a épousé Louis XIII, elle devenait française et malheureusement elle ne l’a jamais compris !

— Quel rabat-joie vous faites, mon ami ! s’insurgea Marie. Mille tonnerres, il me semble que depuis des années vous travaillez dans le même camp que nous ? Alors que signifie cette soudaine crise de vertu ?

— Moi c’est différent. Je travaille pour l’Angleterre mais je refuse de travailler pour l’Espagne !

— C’est stupide ! Votre Reine est une fille du roi Henri IV comme celle d’Espagne !

— Certes, mais l’idée ne lui viendrait pas d’agir contre son époux et pas davantage à la reine Isabelle contre le roi Philippe. Pour une femme, la couronne est parfois un poids écrasant mais c’est aussi une auréole. Garder des liens familiaux est une chose, trahir en est une autre. Surtout quand on bafoue les serments prêtés devant Dieu au jour de ses noces.

Mais Marie se contenta de hausser les épaules avec dédain :

— Vous devenez ennuyeux comme un frère prêcheur, mon cher. Que ne prenez-vous l’habit !

— Prêcher ne me tente pas mais servir Dieu, oui. Et je me sens de plus en plus attiré vers Lui.

Cependant, la joie des conspiratrices fut de courte durée. Le Roi et le Cardinal suscitèrent un véritable sursaut national. De toute part on s’enrôla ; Paris prit les armes et même Monsieur, agissant pour une fois en prince français, leva des troupes à ses frais et dans son apanage, ce qui lui valut le commandement de l’armée de Picardie… qu’exerçaient en réalité, quoique avec les formes de respect dues à son rang, les maréchaux de La Force et de Châtillon… Mais du moins il avait le titre et il était content.

Le Roi combattant en première ligne, coude à coude avec ses soldats, et Richelieu présent sur le champ de bataille, ce qui était d’une grave imprudence puisque leur mort conjointe aurait livré la France à l’ennemi, l’invasion fut rejetée, Corbie délivrée et, en Bourgogne où les Impériaux avaient pris Saint-Jean-de-Losne, un renfort de mille hommes et une crue de la Saône sauvèrent en même temps les frontières de l’Est.

C’en était fini du cauchemar mais la gloire enveloppant le Roi et le Cardinal réveilla les mauvais instincts de Monsieur et de son cousin, le comte de Soissons. Jugeant que le détestable Cardinal leur faisait trop d’ombre et s’estimant mal récompensés de leur bel effort, tous deux complotèrent l’assassinat de leur ennemi : le meurtre devait se passer après le Conseil d’où Richelieu sortait habituellement seul. Monsieur donnant lui-même le signal, on l’entourerait et on le poignarderait. Par deux fois celui-ci fit manquer l’occasion, son peu d’audace le retenant toujours au moment décisif. Ensuite, s’imaginant que le complot était éventé, les deux princes[17] prirent la fuite et allèrent se réfugier à Sedan d’où, en compagnie de la Reine Mère aussitôt accourue, ils voulurent lancer un manifeste réclamant la paix avec l’Espagne et la révolte du peuple contre Richelieu. Louis XIII et son Ministre qui ignoraient tout du complot ne laissaient pas de s’interroger sur cette double fuite inattendue. Alors qu’il pouvait reprendre sa place auprès de son frère, l’incroyable Altesse était de nouveau à l’étranger ?… Mais avec lui, n’est-ce pas, il fallait ne s’étonner de rien.



Tandis que Marie s’adonnait, avec plus d’ardeur que jamais, au jeu délicieux de la conspiration à grande échelle, il lui fallut bien s’apercevoir qu’elle commençait à manquer d’argent. Aussi écrivit-elle à son époux pour lui en demander. Couvert de dettes de son côté, Chevreuse répondit que non seulement il n’en avait pas mais qu’il comptait sur elle pour lui en procurer. Qu’attendait-elle pour demander pardon de ses fautes, mettre son orgueil sous ses pieds et revenir à la Cour, cette corne d’abondance pour qui savait s’en servir ?

Furieuse, Marie demanda conseil à l’un de ses… amis : le Lieutenant criminel de Tours, Monsieur de Saint-Julien. Il était beau mais fort imbu de sa personne. L’oracle qu’il rendit n’avait rien d’apaisant mais Marie se hâta de le mettre en pratique : elle entama une action en séparation de biens, réclamant le règlement de ses dettes, une somme de 500 000 livres, deux pensions de 100 000 livres plus des pensions de 6 000 livres pour ses filles – toujours à l’abbaye de Jouarre – et l’hôtel de Chevreuse en libre propriété, étant donné que son époux n’avait jamais payé les 300 000 livres représentant l’achat de l’ex-hôtel de Luynes. Procès qu’elle gagna grâce à l’intervention discrète de la Reine. Claude fut prié de payer les 500 000 livres, mais les pensions furent réduites à 8 000 et 6 000 livres. L’hôtel de Chevreuse revenait à la Duchesse qui devait, en contrepartie, rembourser à son époux les travaux qu’il y avait effectués. Quant aux dettes, le Parlement laissait le couple s’en débrouiller comme il l’entendrait.

Naturellement, Claude ne paya pas un sol, continua d’habiter rue Saint-Thomas-du-Louvre et, quand les créanciers se présentèrent, il les envoya tout simplement à Couzières. Heureusement pour Marie, le cher Archevêque restait indéfectiblement prêt à lui venir en aide. Comment refuser à de si beaux yeux quand les larmes les font scintiller ?

Pendant ce temps à Paris, Louis XIII vivait un immense déchirement : Louise de La Fayette, se jugeant incapable de résister plus longtemps à son amour pour lui ainsi qu’aux instances feutrées du Cardinal, choisissait de se retirer au couvent. Le 19 mars 1637, elle faisait ses adieux au Roi, puis à la Reine, enfin à toute une Cour pour une fois saisie d’émotion… Avant de partir, elle était rentrée dans sa chambre du Louvre pour y achever ses préparatifs quand, de la fenêtre, elle vit Louis monter en carrosse et quitter le palais à bride abattue : il courait réfugier sa douleur à Versailles. Sa douleur et sa résignation :

« Il est vrai qu’elle m’est bien chère, avait-il écrit peu de temps auparavant, mais si Dieu l’appelle en religion, je n’y mettrai point d’empêchement… » De son côté, la jeune fille le regarda s’éloigner en pleurant :

— Hélas ! Je ne le reverrai jamais…

Elle le reverrait au contraire souvent, mais derrière les grilles d’un parloir de couvent. Celui de la Visitation-Sainte-Marie, rue Saint-Antoine[18]. En attendant, ils étaient définitivement séparés et le chagrin du Roi le rendait plus irritable, plus méfiant aussi envers « sa famille ». Entre la Reine et lui, une sorte de mur de glace s’élevait Louis savait que sa femme donnait de ses nouvelles à ses frères et en recevait d’eux, mais il n’imaginait pas que cet échange de courrier dépassât le plan familial. Comment aurait-il pu supposer qu’elle osât révéler en même temps la totalité de ce qu’elle pouvait apprendre : les noms des agents secrets, les plans de défense, l’état des négociations en cours avec les Etats extérieurs ? Et qu’au Val-de-Grâce, elle se livrait à une tout autre activité que la prière ?

Richelieu, lui, s’en doutait. Ses espions lui rapportaient des bribes d’informations, sans réussir cependant à trouver une preuve formelle. Ce qui n’empêchait pas les bruits de répudiation de se répandre et l’atmosphère du Louvre de se charger. Naturellement, le Cardinal n’avait garde d’oublier « la » Chevreuse mais le réseau était assez habilement monté pour qu’on ne pût concrétiser les soupçons. C’est alors qu’un premier coup de chance arriva : un billet confié par La Porte à un messager qu’il croyait sûr fut intercepté. Il était de la main de la Reine et conseillait à Madame de Chevreuse de ne point venir déguisée ainsi qu’elle l’avait proposé, le moment paraissant mal choisi.

C’était sans doute insuffisant pour frapper : il ne s’agissait après tout que d’une sorte de mascarade, tout à fait dans le style de la Duchesse et comme aimaient à en concocter des amies séparées. Cependant, cela donnait une indication précise : c’était La Porte la cheville ouvrière des relations entre la Reine et la Duchesse. On le surveilla davantage.

Le 10 août. La Porte à qui la Reine avait confié une lettre pour Madame de Chevreuse se rendait chez l’un de leurs « fidèles », un certain La Thibaudière qui devait partir pour Tours. Or, il le rencontra dans la cour du Louvre et voulut lui donner la lettre mais l’autre lui conseilla de la garder encore un peu, son départ étant retardé de vingt-quatre heures. La Porte remit donc la missive dans son pourpoint pour l’y conserver jusqu’au lendemain. Mais, ce soir-là, il devait se rendre dans le quartier Saint-Eustache, envoyé par Anne d’Autriche afin de prendre des nouvelles de son Capitaine des Gardes Monsieur de Guitaut qui avait reçu une balle dans la cuisse.

Vers dix heures, le fidèle portemanteau sortait de chez le blessé et, pour rentrer chez lui, emprunta le coin de la rue des Vieux-Augustins et de la rue Coquillière entre un mur et un carrosse qui tenait les trois quarts de l’espace. Tout se déroula très vite : attaqué par-derrière, saisi en même temps aux jambes, La Porte fut jeté dans le carrosse qui démarra à fond de train et ne s’arrêta que… dans la cour de la Bastille. Durant le trajet le malheureux croyait avoir affaire à des malandrins plus ou moins stipendiés, mais quand on le descendit du véhicule, qu’il put voir où il était, force lui fut de constater qu’il se trouvait au milieu d’un peloton de Mousquetaires et que c’étaient deux d’entre eux qui l’avaient enlevé. Les Mousquetaires, cela voulait dire le Roi, et La Porte se sentit perdu mais c’était un homme courageux : il décida de se battre.

Naturellement, on le fouilla, on trouva la lettre, après quoi on l’enferma dans un cachot qu’il partagea avec un soldat chargé de le garder. Pendant ce temps on perquisitionnait dans sa chambre de l’hôtel de Chevreuse mais on ne trouva rien : les codes, les encres, le chiffre de la Reine étaient au fond d’une cachette qu’il avait creusée dans un mur.

Le lendemain, le chancelier Séguier, Garde des Sceaux, se rendait au Val-de-Grâce en compagnie de l’Evêque de Paris Monseigneur de Gondi, investissait le couvent, fouillait le pavillon de la Reine et soumettait la Mère de Saint-Etienne à un interrogatoire en règle, toutes opérations qui ne donnèrent pas grand-chose : quelques lettres de Madame de Chevreuse ou d’amis mal appréciés du Roi mais rien qui eût trait à l’Espagne. En fait Monseigneur de Gondi, fort ami des Vendôme et peu suspect de tendresse envers le Cardinal, avait prévenu la Supérieure qui avait fait le ménage. Ce qui n’empêcha pas qu’on l’envoyât dans un autre couvent avec trois de ses moniales.

Tout cela fit du bruit et, à Chantilly où elle s’était résignée à rejoindre son époux qui le lui avait déjà ordonné par deux fois, la Reine vivait dans les transes… et dans un isolement qui semblait s’amplifier d’heure en heure – les courtisans prenant toujours soin de respecter le sens du vent – et qui mettait Marie de Hautefort en fureur. La jeune fille était plus que jamais décidée à défendre sa souveraine bec et ongles. Elle en offrit une belle démonstration quand le chancelier Séguier vint au château interroger la Reine par ordre du Roi. Couvert de son mépris, Séguier eut toutes les peines du monde à obtenir qu’elle le laisse parler. Il prétendait obliger Anne à reconnaître sa collusion avec le marquis de Mirabel. C’est alors que celle-ci commit une lourde faute :

— Je n’ai jamais écrit à Monsieur de Mirabel depuis qu’il a été renvoyé de France, assura-t-elle avec hauteur.

Sans s’émouvoir, le Chancelier tendit la main vers le greffier qui l’accompagnait. Celui-ci lui remit un papier plié.

— Qu’est-ce alors que ce billet, de votre main et adressé au marquis de Mirabel ? Ce qu’il contient n’est pas vraiment de nature à apaiser la colère du Roi.

Soudain épouvantée, la Reine fit une folie. Elle arracha vivement la lettre et la fourra dans son décolleté. Séguier lui demanda de le rendre, ajoutant qu’il avait tout pouvoir pour fouiller l’appartement royal… et jusqu’à la personne de la souveraine. Sous la honte celle-ci défaillit, cependant que Hautefort hors d’elle se jetait sur le Chancelier toutes griffes dehors. Par malheur elle ne réussit pas à l’empêcher de récupérer le billet.,. là où il était mais ensuite appela la Garde pour le faire sortir.

À la suite de cette scène affreuse, Anne quasi inconsciente resta au fond de son lit, gardée par sa dame d’atour et quelques femmes dévouées, tandis que Monsieur de Guitaut, suffisamment rétabli, interdisait l’entrée de ses appartements. Il n’eut d’ailleurs pas beaucoup de mal à se donner : on fuyait les chambres de la Reine comme si elle avait la peste.

Aussitôt après, Séguier se faisait tancer d’importance par le Cardinal :

— Vous avez osé porter la main sur la reine de France ? Mais vous êtes devenu fou ? Pour cette insulte dont l’Espagne pourrait nous demander un compte sanglant je devrais vous faire sauter la tête. D’autant que votre billet n’était qu’un faux imitant son écriture… et c’est moi qui, à présent, vais devoir réparer votre sottise !

Il pria, en effet, le Roi de lui permettre d’aller s’entretenir en personne avec son épouse qui vivait pratiquement recluse dans ses appartements. À l’exception de la messe du 15 août, fête de l’Assomption de la Vierge, où elle apparut aux côtés de son époux, plus belle que jamais et sereine, en apparence tout au moins car son angoisse ne cessait de grandir. Elle savait La Porte embastillé et tremblait de peur à l’idée de ce qu’il pourrait dire. Le bruit courait qu’il faisait bonne contenance face à ses interrogatoires, défendant sans faiblir l’innocence de la Reine, même en présence des instruments de torture que l’on se borna en fait à lui montrer. Sans obtenir autre chose qu’un haussement d’épaules dédaigneux.

Ce jour-là, Marie de Hautefort décida d’agir. Sous le prétexte d’aller distribuer dans les couvents les aumônes traditionnelles de la Reine le jour de l’Assomption, elle partit pour Paris, se rendit chez une de ses amies, Madame de Villarceaux, qui avait le privilège de pouvoir visiter son cousin, le commandeur de Jars, alors détenu à la Bastille depuis la Journée des Dupes. Celle-ci y alla dès le lendemain, accompagnée d’une servante portant un panier de douceurs. La servante, c’était l’Aurore affublée d’une perruque brune et grimée. Elle put remettre au Commandeur une lettre de la Reine pour La Porte contenant ses instructions sur ce que savaient ou ne savaient pas ses persécuteurs, sur ce qu’il convenait d’avouer ou de ne pas avouer. L’opération pleinement réussie, la belle Hautefort regagna Chantilly où elle apporta un peu d’apaisement.

Le lendemain, le Cardinal se rendait chez la Reine ainsi qu’il l’avait annoncé. Face à lui, celle-ci commença, assez sottement, par protester de sa parfaite innocence et, dans son affolement, jura sur le Saint-Sacrement qu’on la soupçonnait à tort. Mais elle avait affaire à trop forte partie. Doucement, patiemment, il fit tomber une à une toutes ses défenses jusqu’à ce qu’elle finisse par avouer qu’elle avait écrit à ses frères, bien sûr, mais aussi à Mirabel « qui lui avait toujours montré respectueuse amitié et dévouement ».

Satisfait du résultat et d’ailleurs ému devant le chagrin et le trouble d’une aussi haute dame, Richelieu l’assura qu’il ne venait pas en justicier, qu’il ne souhaitait que son bonheur et celui du Roi auprès de qui il allait intercéder sans délai afin que cette vilaine histoire soit vite effacée et que l’harmonie revienne dans le couple royal.

Surprise d’une mansuétude tellement inattendue, la Reine murmura :

— Quelle bonté faut-il que vous ayez, Monsieur le Cardinal !

Et elle lui tendit une main sur laquelle il s’inclina avec respect. En se retirant, il traversa une galerie, à demi déserte à son arrivée mais qui s’était singulièrement remplie. En passant entre deux rangs d’échines courbées il lança, avec un froid mépris :

— Je suis heureux de voir, messieurs, que vous venez enfin prendre des nouvelles de Sa Majesté la Reine. Je vous les donne moi-même : Sa Majesté se sent encore lasse mais peut-être demain vous fera-t-elle la faveur d’accueillir vos hommages.

Pour cette brutale remise à l’heure, Marie de Hautefort l’eût volontiers embrassé. Restait à convaincre le Roi et ce fut moins facile. En face des aveux de sa femme, Louis n’avait guère le choix : la traiter en criminelle d’Etat était impensable, la répudier serait dangereux car l’Espagne crierait bien haut à la machination. Il n’y avait plus guère que le pardon mais le Cardinal ne l’obtint pas sans peine. Le Roi exigea des aveux écrits assortis de la promesse formelle de ne plus recommencer. Ce qui fut fait et la paix revint, du moins en apparence, dans le ménage royal.



Mais si Louis XIII acceptait de passer l’éponge pour obéir à la raison d’Etat, il n’avait aucune raison de ménager les comparses. La Porte resta à la Bastille encore neuf mois, après quoi la Reine réussit à le faire élargir, mais sur toute cette sombre affaire planait l’ombre charmante et maléfique de Madame de Chevreuse…

Marie n’était pas sans avoir appris une partie de ce qui s’était passé et s’en épouvantait d’autant plus qu’il ne lui était pas possible de recevoir confirmation ou réfutation : la Reine n’écrivait plus, La Porte était en prison et les intermédiaires choisissaient de garder un mutisme prudent. Ce soudain silence lui fut intolérable et elle caressa un instant l’idée de fuir en Angleterre ainsi que Craft l’en suppliait à sa façon romantique, afin de « vivre enfin leur amour dans un cadre apaisé »… Et puis arriva une lettre du Cardinal :

« Madame, écrivait Richelieu, j’ai prié Monsieur du Dorât de vous aller trouver pour une affaire que vous jugerez assez importante. Comme je désire vous y rendre de nouvelles preuves de mon affection et de mon service, je vous supplie de m’en donner de votre franchise et de vous assurer qu’en usant ainsi vous sortirez de l’affaire dont il s’agit sans déplaisir quelconque ainsi que vous avez été tirée par le passé d’autres qui n’étaient pas de moindre importance… »

En dépit de l’apparente bénignité de l’épître, Marie sentit le froid de la mort se glisser dans ses veines. Elle connaissait un peu ce du Dorât, ou plutôt l’abbé du Dorât, trésorier de la Sainte-Chapelle et qui avait longtemps servi la maison de Lorraine. Il était habile, patelin, et il n’y avait pas à se tromper sur sa mission : il venait l’interroger et l’appel à « la franchise » du Cardinal ne lui disait rien de bon. Force fut cependant de le recevoir.

Il vint, accompagné d’un autre ecclésiastique, l’abbé de Cinq-Mars que la Duchesse ne connaissait pas, et comme celui-là n’était pas annoncé, son entrée en scène acheva de la terrifier. Les exemples de Chalais, Boutteville et Montmorency ne démontraient que trop le poids de l’impitoyable justice royale. Elle nia en bloc.

Commença alors une sorte de dialogue de sourds où, sur des questions précises, Marie éludait ou répondait à côté. Les interrogatoires se firent plus pressants, plus sévères aussi. Certes, ils ne se déroulaient pas dans les locaux du Lieutenant criminel de Tours – pas encore du moins ! – mais à certaines allusions, la jeune femme croyait voir se profiler l’horrible appareil de la question.

Elle finit par reconnaître qu’elle avait songé à rejoindre la Reine sous un déguisement parce qu’elle souffrait trop d’en être écartée, mais qu’elle n’avait pu mettre son projet à exécution car on l’en avait dissuadée. Quant au duc de Lorraine, elle n’avait plus depuis longtemps la moindre intelligence avec lui, ne sachant même pas ce qu’il était devenu. On lui parla de dépêches saisies en Bourgogne, donc aux approches de la Comté Franche tenue par les Espagnols, mais elle répondit qu’elle ne savait de quoi on parlait. Pour ce qui était de ses relations avec l’Angleterre, elles étaient fort minces, les souverains anglais ayant trop à faire pour se soucier d’une ancienne amie. Avec un art consommé, elle tenta d’attendrir ses interrogateurs sur le sort d’une femme réduite à faire un procès à un époux oublieux de ses devoirs, mais elle eut le tort de laisser percer à plusieurs reprises le ressentiment que lui inspirait le Cardinal. Aussi l’abbé du Dorât écrivit-il au Ministre : « Votre Eminence me permettra, s’il lui plaît, de lui dire que cette dame est la plus grande ennemie qu’elle ait et qui l’a le plus désobligée… »

Finalement, le 24 août, les deux prêtres lui firent signer les quelques aveux si péniblement obtenus et repartirent pour Paris, emportant cette déclaration boiteuse en assurant la Duchesse qu’elle aurait bientôt de leurs nouvelles. Ce qui lui laissa une impression bizarre : certes, dans sa lettre le Cardinal l’avait assurée de son affection, mais il lui avait tout de même envoyé deux inquisiteurs qui en partant ne semblaient pas particulièrement bien disposés. Pourtant, peu après, elle reçut une lettre de du Dorât plutôt rassurante : il lui écrivait de ne pas se tourmenter, que tout ce qu’on lui avait demandé n’avait d’autre but que mesurer sa franchise et que, certainement, les choses s’arrangeraient. Sa Majesté, ajoutait-il, étant disposée à lui pardonner quoi qu’elle ait fait. Cela paraissait presque trop beau et Marie gardait un doute dont elle ne pouvait se défaire : si tout allait si bien, pourquoi la Reine la laissait-elle sans nouvelles ? Qu’elle fût surveillée était évident mais il n’y avait pas qu’elle : Marie de Hautefort à qui le Roi était revenu plus ou moins après le départ de Mademoiselle de La Fayette avait, elle une entière liberté de la renseigner. Et on ne lui disait rien…

Bientôt le silence se fit étouffant. Du Dorât n’écrivait plus et les lettres que Marie lui envoyait restaient sans réponses. Comme celles qu’elle écrivit à Anne d’Autriche, à Hautefort, à l’amie de celle-ci Madame de Villarceaux que l’on savait du complot. Même sa belle-mère, Marie de Montbazon, avec qui elle avait entretenu les meilleures relations, ne donnait plus signe de vie. Quant à Hercule, il n’y fallait pas songer : écrire la moindre ligne lui donnait de l’urticaire. Enfermée dans Couzières, Marie vivait des journées fébriles, des nuits d’angoisse que ne venaient adoucir les caresses d’aucun amant. Craft, Montaigu, François de La Rochefoucauld tout ce monde semblait avoir disparu de la surface du globe.



Un matin cependant, un billet arriva. En courtes phrases rapides, l’Aurore lui faisait savoir que l’on ne savait trop ce qu’il allait advenir et qu’elle devait se tenir prête à toutes les éventualités, mais que, dans les huit jours, on lui ferait parvenir un livre d’heures. Si la reliure était verte, ce serait le signe qu’il n’y avait pas à s’inquiéter et qu’il lui fauchait seulement un peu de patience, mais si elle était rouge, il ne lui resterait plus qu’à chercher son salut dans la fuite parce que son arrestation serait imminente.

Bien que guère rassurante, la lettre remonta le moral de Marie. Avant de la recevoir elle se croyait perdue : à présent, il lui restait cinquante pour cent de chances et elle s’efforçait de s’y raccrocher. Pourtant, à mesure que passaient les jours, elle sentit l’angoisse revenir.

Le 5 septembre vers onze heures du matin, un messager remontait la grande allée de Couzières, remettait un petit paquet en criant :

— Pour Madame la duchesse de Chevreuse !

Puis, sans désemparer, faisait volter son cheval et repartait comme il était venu, laissant pantois le valet auquel il s’était adressé. Mais celui-ci n’eut pas le temps de revenir de sa surprise : Herminie accourue lui avait déjà enlevé l’objet et, remontant l’escalier quatre à quatre, elle le déposa sur la table à coiffer devant laquelle Marie était assise tandis qu’Anna procédait à sa coiffure :

— C’est sûrement ce que nous attendions !

— Tu crois ? murmura Marie qui regardait le colis sans oser y toucher.

— Je ne vois pas ce que ce pourrait être d’autre, souffla la jeune fille aussi tremblante qu’elle. Vous ne… voulez pas l’ouvrir ?

Marie ne répondit pas, continuant à regarder l’enveloppe d’épais papier portant des sceaux sans armoiries remplacées par une simple lettre : un S dont la signification échappait aux deux femmes. C’était d’ailleurs cette absence de signe distinctif qui étranglait Marie : une bonne nouvelle n’avait aucun besoin de secret…

— Il faudrait se décider à voir ce qu’il y a là-dedans, grogna Anna en posant son peigne pour se saisir du livre dont elle arracha l’emballage entre ses fortes mains avant de le lâcher au milieu des pots à fards comme s’il l’avait brûlée : la reliure était rouge.

Marie devint blême, perdit connaissance et s’écroula sur le tapis.

Réclamant à grands cris un linge mouillé, des sels et un cordial, Anna se jeta à genoux près d’elle et appliqua deux ou trois claques à ses joues blanches. Cependant Herminie, après avoir pris une profonde respiration, s’emparait du livre fatal dont s’échappa une feuille sans signature : « Sa Majesté vous fait savoir qu’au reçu de ce billet, vous vous sauviez de quelque façon que ce soit. Votre arrestation a été ordonnée pour… le 6 de ce mois de septembre… »

— Le 6, c’est demain ! s’écria la jeune fille. Il n’y a pas de temps à perdre. Ma cousine, ce n’est pas le moment de vous coucher !

D’une main ferme, elle appliqua deux claques supplémentaires sur les joues de la Duchesse avant de lui mettre le flacon de sels sous le nez. Le traitement fut efficace : Marie éternua, ouvrit les yeux puis avala docilement le cordial qu’Herminie portait à ses lèvres. Quelques instants plus tard, bien réveillée elle prenait connaissance de l’avertissement :

— Mes chevaux, ma voiture ! Il faut que j’aille à Tours…

— Pensez-vous que ce soit le moment de faire des visites ?

— Au moins une ! J’ai besoin d’argent et je ne vois qu’une seule personne à qui le demander…

Quand elle arriva à l’Archevêché, on lui dit que Monseigneur était alité depuis cinq jours, souffrant d’un refroidissement, mais avec l’audace d’une familière, elle passa outre, s’engouffra dans la chambre du prélat et vint s’asseoir au bord du lit, compromettant l’équilibre d’un bol de lait de poule que le vieil homme buvait précautionneusement :

— Monseigneur, je suis perdue, souffla-t-elle. Il n’y a que vous dont je puisse attendre secours !

Bertrand d’Eschaux devait approcher de la guérison car, sans s’émouvoir, il acheva son bol et le remit à son domestique avec un geste de la main qui l’éloignait. Puis, se réinstallant dans ses oreillers, il sourit à sa visiteuse :

— Me voilà tout prêt à vous aider, ma chère enfant ! Confiez-moi ce qui vous trouble à ce point.

— Il faut que je quitte la France au plus vite. Demain on doit venir m’arrêter…

— Diable ! émit Monseigneur avec un remarquable manque d’à-propos.

Mais Marie était bien au-delà de la casuistique. En quelques mots elle eut raconté l’affaire du livre d’heures, montra le billet :

— Je dois fuir ! Fuir ! s’écria-t-elle presque en larmes. Je n’ai plus un sou vaillant !

— Cela peut s’arranger. Où comptez-vous aller ? On parlait ces temps-ci de votre départ pour l’Angleterre…

— C’est de ce côté-là que l’on me cherchera en premier. Je veux passer en Espagne. Si je me souviens, vous avez de la famille en Béam ?

— Pas en Béam, au Pays basque : mon neveu, le vicomte d’Eschaux, est sur notre terre familiale à quelque six lieues de Bayonne… mais c’est un très long chemin ?

— Il ne me fait pas moitié aussi peur que les prisons de Son Eminence.

— Partez-vous seule ?

— Non mais je vais voyager déguisée en homme et je prendrai Peran, mon cocher, le seul dont je puisse être sûre…

Un moment plus tard, nantie d’une somme rondelette en or, d’une lettre pour le vicomte d’Eschaux et d’un itinéraire approximatif pour gagner les environs de Bayonne, elle rentrait à Couzières, soupait légèrement puis réunissait ses femmes et ses serviteurs. Avec des larmes dans les yeux, dans la voix aussi, elle leur dit qu’elle était obligée de s’enfuir pour éviter la prison mais qu’elle avait confiance en eux pour faire traîner les choses quand on viendrait les interroger : elle avait seulement besoin de deux jours et demi d’avance. Tous jurèrent de faire pour le mieux. Restait Herminie :

— Je voudrais t’emmener mais tu m’es nécessaire ici, ou plutôt à Tours. Tu iras demain et tu t’enfermeras dans La Massetière en indiquant à Gonin (le majordome) de faire comme si j’étais au logis mais malade et ne pouvant recevoir personne. Tu seras là pour donner de mes nouvelles à ceux qui se présenteront. Je fais pleine confiance à ton imagination…

— Vous voulez me laisser là ? se plaignit la petite, prête à pleurer. Mais je ne veux pas vous quitter, moi !

— Crois-moi : tu me seras plus utile ici… et puis quand je serai parvenue à destination je vous enverrai chercher, toi et Anna.

— Vous dites cela pour me consoler mais je sais bien que je ne vous verrai plus…

Et cette fois de pleurer à gros sanglots qui impatientèrent Anna :

— Si c’est toute la foi que vous accordez à Madame ! Est-ce que je pleure, moi ? fit-elle avec rudesse. Allons, Mademoiselle Herminie, séchez vos larmes, nous ne tarderons pas à rejoindre Madame la Duchesse.

Marie prit le relais :

— Comprends donc que si l’on vous voit à Tours, toi et Anna, on sera persuadé de ma présence. Et si d’aventure l’on vous cherchait noise, appelez-en à Monseigneur : il prendra soin de vous.

Il fallut bien en passer par là. Après avoir ordonné à Peran de se trouver au fond du parc à neuf heures et demie avec deux chevaux dont le sien et un bagage aussi réduit que possible, elle se prépara. Elle n’emportait rien, sinon des rouleaux d’or dans ses poches et ses bijoux.

Cela fait, elle se fit apporter un mélange de suie et de brique pilée finement qu’elle avait déjà employé pour sauver Gabriel et s’en enduisit le visage et le dos des mains, ce qui lui donnait un teint beaucoup plus foncé que le sien. Après quoi elle revêtit un costume d’homme entièrement noir : casaque, chausses, pourpoint, bottes et manteau. Cela fait elle se coiffa d’une perruque blonde qu’elle assujettit au moyen d’une bande de taffetas noir qui lui barrait le front comme si elle avait à cet endroit une blessure…

— Suite d’un duel ! lança-t-elle, toute sa bonne humeur revenue au seuil de cette aventure dangereuse mais qui à présent lui semblait excitante.

Certainement davantage que la vie étriquée qu’elle laissait derrière elle…

— Vous êtes méconnaissable ! souffla Herminie émerveillée par le résultat.

— C’est bien ce que j’espère, fit Marie en se pavanant devant son miroir. Et maintenant, je vous dis à toutes « au revoir ». À vous deux, Herminie et Anna, j’ajoute « à bientôt ».

Ayant mis la dernière touche à son déguisement en bouclant un baudrier et un ceinturon de cuir noir soutenant une épée et une dague, elle planta sur sa tête un feutre orné d’une plume discrète, prit des gants épais, son manteau et enfin quitta le château escortée par Herminie armée d’une bougie jusqu’à une porte de service que la jeune fille devait refermer derrière elle.

Là, elle se tourna une dernière fois vers sa cousine :

— Je ne t’embrasse pas pour ne pas te salir mais c’est comme si je l’avais fait. Courage, Herminie ! Je t’écrirai…

Sur ces derniers mots, elle prit sa course à travers le parc obscur avec un bizarre sentiment de liberté, ce qui était étonnant alors qu’une si lourde menace pesait sur elle. Si elle était reconnue, elle serait enchaînée, ramenée de force, enfermée dans un cachot de la Bastille, de Vincennes ou autre prison en attendant un jugement sans doute implacable. À moins qu’on ne l’envoie comme le pauvre Châteauneuf dans une lointaine forteresse, où on l’oublierait tranquillement. Mais c’était bon de se sentir jeune, alerte, et pleine de projets dont une voix intérieure lui soufflait qu’il restait encore beaucoup de temps pour les réaliser.

Naturellement, Peran était à son poste, avec en main leurs deux montures et toujours aussi flegmatique :

— Où allons-nous ? demanda-t-il.

— En Espagne… si Dieu le veut !

Il se signa vivement avant de lui tenir l’étrier pour qu’elle pût monter sans effort.

— Tu as peur ? lui lança-t-elle goguenarde.

Il se contenta de hausser les épaules et d’enfourcher son cheval. Sortis du parc, les deux cavaliers plongèrent dans la nuit en direction du sud…

CHAPITRE XI L’AVENTURE

On marcha toute la nuit et tout le jour jusqu’à un bourg, Couhé, non loin de Poitiers, où l’on passa la nuit pour repartir à l’aube jusqu’à Ruffec. Là, à l’Auberge du Chêne Vert, Marie arriva recrue de fatigue mais prit seulement deux heures de sommeil, un souper puis repartit. Il fut cependant vite évident pour l’œil pénétrant de Peran qu’elle n’irait plus très loin à cette allure. Non seulement elle mais sa jument qui donnait des signes certains de fatigue. Il le lui dit alors qu’ils faisaient halte à une croisée de chemins. Marie venait de s’apercevoir qu’elle avait oublié à l’auberge les papiers de l’Archevêque. Retourner signifierait allonger encore la route, avec le risque de se faire prendre si on les avait trouvés.

Peran arrêta un paysan qui passait :

— Ce château là-bas ? Qu’est-ce que c’est ?

L’homme ôta son chapeau avant de répondre :

— C’est Verteuil, Monsieur, qui est à Monseigneur le duc de La Rochefoucauld…

Marie eut un cri de joie. Elle allait être sauvée. Elle savait en effet que François y résidait avec sa femme et sa mère. Il ne refuserait pas de l’aider mais il n’était pas question qu’elle se rende près de lui accoutrée comme elle était. Elle prit l’écritoire qu’elle emportait toujours avec elle et rédigea une lettre demandant qu’on lui envoie un carrosse et des chevaux. Peran la laissa dans une hutte et emmena la jument exténuée.



La réponse fut immédiate et au-delà de ses espoirs : Marcillac lui envoya un carrosse attelé de quatre chevaux, lui conseilla d’aller au petit manoir de La Terne situé non loin de là, qui lui appartenait, de s’y installer comme chez elle : il y viendrait la visiter le soir même…

Oh ! le bonheur de se retrouver au calme, dans une aimable demeure pourvue d’une terrasse dominant la Charente. De pouvoir se déshabiller, se laver, dormir enfin en toute tranquillité : n’avait-elle pas reconnu dans le concierge du château Potet, l’un de ses anciens valets, au temps où elle était duchesse de Luynes, et qui pleura de bonheur en la reconnaissant ? Elle possédait le don, plutôt rare, de se faire aimer de ses serviteurs parce qu’elle était pour eux bonne et généreuse.

À la nuit François accourut. Il apportait un sac contenant du linge frais – Peran lui avait raconté leur départ brusqué ! – des vêtements de rechange et, délicate attention d’un amant, un flacon de senteur. Ils soupèrent ensemble dans la chambre de Marie et, naturellement, le grand lit dont les draps sentaient la verveine les accueillit. Ces instants d’amour rendirent toute sa force et tout son courage à la fugitive. Volontiers cynique et railleur, François savait se montrer tendre. Peut-être même n’avait-il jamais aimé autant Marie qu’à cet instant où elle avait besoin de lui et demandait son aide.

Il tenta de la convaincre de rester à La Terne, assurant qu’il saurait la protéger, mais elle refusa :

— Oubliez-vous que vous êtes exilé ? Ce serait vous mettre en danger, vous et les vôtres, et, ainsi, reconnaître bien mal le secours que vous m’apportez de façon si spontanée…

— J’aimerais tellement faire davantage ! Je vous aime, Marie…

— Cela aussi il faudra l’oublier car, en vérité, je ne sais quand nous nous reverrons… ou si nous nous reverrons.

— Je veux le croire ! Ne plus contempler votre sourire, vos yeux si beaux, serait ôter à la vie une partie de son charme !

Il fallait cependant songer à repartir : la frontière espagnole était encore loin. En outre, l’itinéraire et les recommandations de Monseigneur d’Eschaux allaient faire cruellement défaut.

— D’autant, dit François, que vous pénétrez à présent en terre de langue d’oc. Ni vous ni votre domestique ne la parlez mais Potet, vous vous en souvenez peut-être, est né près de Bayonne. Il ne demandera pas mieux que de vous accompagner, avec mon valet de chambre Thuilin qui mènera la voiture. En outre, je peux vous conseiller quelques points de chute : à Condour, par exemple, chez un de mes obligés, puis, quand vous serez en Périgord, au château de Cahuzac qui est à nous et où, sur une lettre que je vais vous donner, notre intendant Malbati se mettra à votre service. Mieux vaut, selon moi, éviter le Pays basque et voyager sous l’apparence d’un jeune seigneur désireux d’aller soigner une blessure reçue en duel aux eaux de Bagnères…

— François ! murmura Marie émue. Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas ce que vous faites pour moi…

— Si c’était moi le fugitif, agiriez-vous autrement ? En échange promettez-moi de m’écrire ! Je veux savoir ce qu’il advient de vous !

— Je vous le jure… mais seulement lorsque je serai hors du royaume. Ce qui sera bientôt, j’espère…



Au matin, Marie quittait La Terne avec au cœur un pincement. Durant quelques heures elle avait retrouvé ce bien merveilleux : la protection d’un homme, sa chaleur, son amour. Que c’était donc difficile de s’en écarter, à un moment où elle avait l’impression d’être abandonnée du monde entier, mais il eût été ingrat de ne pas reconnaître l’aide apportée en se faisant prendre sur ses terres avec toutes les conséquence qui en découleraient.

Arrivée en Périgord, qui était à cette époque huguenot, elle renvoya le carrosse dont elle n’avait plus besoin, étant suffisamment remise pour continuer à cheval. Seul Potet resta avec elle et Peran. À Cahuzac, ainsi que l’avait indiqué François, elle alla demander une chambre à l’intendant Malbati. C’était un homme d’une soixantaine d’années avec une bonne figure ronde et un embonpoint faisant honneur à la cuisine de Madame Malbati son épouse. Après avoir lu la lettre du prince de Marcillac, il invita le « jeune gentilhomme » à passer à table. Marie alors lui raconta que s’étant battue en duel, ce qui lui valait d’être recherchée et de voyager sous un nom d’emprunt, elle allait soigner à Bagnères la blessure reçue à cette occasion.

— Magnifique ! s’écria le bonhomme. Je dois moi-même me rendre prochainement près de là pour accomplir un vœu fait à Notre-Dame de Garaison…

— Prochainement ? Mais quand ?

— Dans une semaine…

— Quel dommage ! Ne pourriez-vous avancer votre voyage ? Ainsi nous ferions route ensemble ?

Elle fit tant et si bien que le bonhomme, fasciné, décida de l’accompagner, encouragé par sa femme qui trouvait charmant ce jeune seigneur de si haute mine. Comme il connaissait bien le chemin – et la langue du pays –, Marie put renvoyer Potet avec quelques pièces d’or. Ce ne fut pas sans peine que celui-ci se sépara de son ancienne patronne et elle fut obligée de couper court à une désolation qui risquait de compromettre son incognito.

On partit donc mais, à mesure que l’on avançait vers le sud, Malbati se sentait de plus en plus intrigué par son jeune compagnon. Outre la beauté que le teint ocré ne parvenait pas à dissimuler, il lui trouvait une grâce inhabituelle chez un garçon. Aussi s’efforça-t-il de poser des questions qu’il croyait fines mais que Marie n’avait aucune peine à éluder.

Un soir, comme on arrivait à l’étape, il remarqua une tache de sang sur la selle du « jeune seigneur » :

— Qu’est-ce donc ? fit-il en la regardant dans les yeux.

Elle ne broncha pas :

— Il faut, dit-elle, que ma blessure se soit rouverte !

— Vous êtes blessé… là ?

— On est blessé où l’on peut, mille tonnerres ! riposta-t-elle avec humeur puis, comme il continuait à la regarder fixement elle ajouta : Je suis blessé au ventre, cela a coulé, voilà tout !

— Voulez-vous que je vous panse ? J’ai en médecine des lumières…

— Merci mais c’est inutile. Peran mon serviteur sait ce qu’il faut faire.

Malbati n’insista pas mais il n’était pas satisfait. Un autre jour, il s’enhardit jusqu’à demander de lui dire son « véritable » nom, ajoutant qu’il avait dans l’idée qu’elle pourrait être une femme déguisée.

— Qu’allez-vous chercher ? fit-elle avec impatience. Puisqu’il faut l’avouer, je suis le duc d’Enghien, le fils du prince de Condé. Ce qui vous explique mon visage imberbe…

Toujours pas convaincu, le Malbati, même s’il se mit à lui donner du « Monseigneur » long comme le bras, ce qui agaça prodigieusement Marie. Elle finit par le lui interdire en spécifiant qu’elle entendait préserver son secret et qu’en agissant ainsi il la mettait en danger. Il se le tint pour dit mais ses soupçons se confirmaient, surtout après qu’une servante d’auberge qui avait regardé Marie dormir sur un banc se fut extasiée sur sa beauté :

— Le plus beau garçon que j’aie jamais vu ! Même une femme serait heureuse d’être faite comme lui.

Cela devint une obsession, surtout quand, un beau matin, le pauvre s’aperçut qu’il était bel et bien en train de tomber amoureux de « Monseigneur » ! Lui, un homme véritable qui n’avait jamais servi que les dames ! Un soir où il avait un peu trop bu, il se mit à pleurer, confessant du même coup à Marie ses doutes, son tourment.., et son amour. Elle vint s’asseoir près de lui et prit sa main dans la sienne.

— Si vous me promettez d’être raisonnable, de mon côté, je vous promets de vous dire la vérité le jour où nous nous séparerons…

— La… vraie… vérité ?

— La vraie ! Sur mon honneur ! En attendant rassurez-vous ! Vos goûts sont toujours conformes à la nature !

Au sourire béat qu’il lui offrit, elle sentit qu’elle lui avait ôté un grand poids et leurs relations se firent plus faciles. Persuadé cette fois qu’il avait affaire à une dame, Malbati qui, auparavant, truffait son langage de formules plutôt crues telles qu’en employaient volontiers les hommes entre eux, prit soin de ménager les oreilles délicates d’un « compagnon » qu’il ne savait plus du tout comment appeler !

Enfin les voyageurs atteignirent les bords de l’Adour et, à l’entrée de la vallée de Campan, le gros bourg de Bagnères, cerné de collines et de forêts. Les eaux et les bains étaient célèbres depuis les Romains. C’était un lieu prospère, bien pourvu en auberges et où il y avait du monde en permanence. On trouva néanmoins à se loger dans la meilleure hostellerie, proche de la maison des bains. Malbati s’en alla faire son pèlerinage et Marie promit de l’attendre. Elle n’y avait aucun mérite : il lui fallait à présent se trouver un guide pour franchir les Pyrénées.

Le lendemain, après une bonne nuit de sommeil, elle sortait de l’auberge d’un pas vif dans l’intention de faire une promenade au bord du fleuve quand elle heurta rudement de l’épaule un homme qui s’apprêtait à entrer. Celui-ci poussa un cri de douleur.

— Quel fichu maladroit ! Vous ne pouvez pas regarder où vous allez ? s’écria-t-il.

Celui que Marie venait d’agresser si involontairement était vêtu avec une élégance sobre annonçant un personnage de qualité et la Duchesse, fort ennuyée car elle ne se voyait pas avec un duel sur le dos, voulut s’excuser :

— Croyez, Monsieur, à tous mes regrets ! Je ne l’ai pas fait exprès..

— Il ne manquerait plus que cela…

Et soudain, tous deux s’immobilisèrent, face à face, figés par la surprise :

— Mon Dieu ! souffla l’inconnu, mais vous êtes…

Il n’alla pas plus loin. Marie, d’ailleurs, le reconnaissait au même instant :

— Aramitz ! Que faites-vous ici ?

Mais déjà, il l’avait saisie par le bras pour rebrousser chemin avec elle et l’entraîner sous les arbres de la promenade tracée au bord de l’Adour.

— C’est à vous qu’il faudrait le demander. Moi je suis venu soigner les suites d’une balle de mousquet reçue en Picardie.

— Si loin alors que…

— Vous oubliez que je suis de ce pays. Ma terre, près d’Oloron, n’est qu’à une vingtaine de lieues… à vol d’oiseau. Je m’y suis retiré après ma blessure qui ne me permet plus guère de tirer l’épée. J’ai vu là un signe de Dieu et dès mon entière guérison je rejoindrai l’Eglise. Mais je parle de moi, ce qui est indigne alors qu’il ne devrait être question que de vous. J’ai appris votre exil.

— Cette fois, c’est plus grave. La Reine m’a fait savoir que je devais prendre la fuite. C’est pourquoi vous me voyez attifée de la sorte…

— Cela vous va à ravir ! Moins éclatante sans doute que dans vos superbes atours mais bien charmante tout de même ! Le plus joli garçon qui se puisse ! Et vous n’imaginez pas à quel point je suis heureux de vous voir ! Si souvent j’ai pensé à vous ! Surtout depuis notre aventure pour sauver le pauvre Malleville…

— Auriez-vous de ses nouvelles ? reprit Marie en effaçant son sourire. Il s’est enfui de Lésigny sans prévenir personne.

— Je sais. Il a agi ainsi dans le seul but de préserver ceux qui vivaient avec lui. En particulier cet étrange Basilio. Et un peu sur mon conseil. Quand on ne sait rien on n’a rien à dire lorsqu’on vous questionne. Je suis allé le chercher après avoir reçu sa lettre et c’est moi qui l’ai emmené…

— Où ?

— Chez Monsieur de Tréville qui n’avait jamais admis sa condamnation. Et comme Malleville, incapable de rester enfermé où que ce soit, fût-ce dans l’une de vos demeures, désirait par-dessus tout combattre encore pour le Roi…

— Le Roi qui allait l’envoyer à l’échafaud ? Tête de mule !

— Si vous voulez… mais c’est sa façon d’être et on ne le changera pas. Notre capitaine l’a fait engager sous un nom d’emprunt, dans la compagnie de Chevau-Légers que le maréchal de Châtillon était en train de constituer et à cette heure il doit être en train d’en découdre contre l’Espagnol…

— En d’autres termes il cherche à se faire tuer ? murmura Marie, saisie de tristesse. Vous voyez, mon ami, c’est quand on sait qu’on ne les reverra peut-être jamais que l’on sent le prix que l’on attache aux gens ! J’aimais beaucoup Gabriel !

— Quelle chance il a ! Mais pourquoi en parler comme s’il n’était déjà plus ? Vous le reverrez un jour ?

— Là où je vais ? Il m’étonnerait fort. Car c’est en Espagne que je me rends, cher Aramitz, et ne sais quand j’en reviendrai ni même si j’en reviendrai. À ce propos, il faut que je me mette à la recherche d’un guide qui me mène au-delà des montagnes. Un guide sûr, si possible, qui n’aille pas m’égorger au détour d’un rocher…

— Et où comptez-vous le trouver ? fit Aramitz avec un sourire ironique. Dans ce parc ?

Marie eut un geste d’impuissance qui trahissait sa lassitude :

— Je ne sais pas. À l’auberge peut-être…

— Et pourquoi pas sur la place publique ? Confiez-moi ce soin, voulez-vous ?

— Oh ! avec bonheur ! Vous me soulagez d’un poids énorme.

— Et moi je suis heureux de pouvoir vous servir ! En attendant, venez dîner avec moi ! Ensuite je me mettrai en quête !

Il en fut ainsi. Peran montra une joie discrète de leur rencontre. En bon Breton, tous ces gens du Sud au milieu de qui l’on ne cessait d’évoluer ne lui inspiraient pas confiance. Aramitz c’était autre chose : ils avaient combattu ensemble. Dès l’instant où il se mêlait de l’entreprise, ses craintes s’évanouissaient.

L’ancien Mousquetaire disparut la majeure partie de l’après-midi mais à son retour il était satisfait : il avait trouvé un Basque qui en épousant une fille de Campan, s’était acquis un petit bien dans le pays. Moyennant deux cents pistoles, il se faisait fort de conduire les voyageurs à bon port.

On fêta l’heureuse nouvelle au souper tout en préparant la journée du lendemain. Afin de ne pas éveiller les soupçons, la Duchesse partirait dans la matinée, dès que Malbati serait rentré : Marie avait l’intention de lui dire que, réflexion faite, elle préférait les eaux de Barèges et qu’elle s’y rendait. Elle savait qu’il la suivrait, croyant toujours la fable de la blessure, mais au lieu de prendre la route qui y menait elle remonterait la haute vallée de l’Adour, à peu près sûre qu’il n’y verrait que du feu. Aramitz la rejoindrait avec le guide en pleine montagne, à un point convenu. Cela fait, chacun se retira dans sa chambre : celle de Marie était voisine de celle du futur abbé et, au seuil, elle le retint, certaine de ne pas se tromper sur l’expression de ses regards durant le repas…

— Vous n’êtes pas encore ordonné, que je sache ? murmura-t-elle presque dans ses cheveux tandis qu’il baisait sa main avec une ardeur fort explicite.

— Non… mais le serais-je que cela ne changerait rien à ce que j’éprouve pour vous… et depuis si longtemps !

— Ce qui veut dire que nous n’en avons que trop perdu ? Alors il faut se hâter de réparer cette erreur, ajouta-t-elle en l’entraînant à sa suite.

L’instant suivant, elle était dans ses bras.

Ce fut une nuit si délicieuse que Marie ne devait jamais l’oublier. Elle avait la chaleur des choses rares et d’autant plus précieuses. Pour Henri d’Aramitz elle était la dernière avant son entrée dans les ordres et, lui qui avait tant aimé les femmes, qui avait tant désiré celle-ci, il sut en faire une sorte d’œuvre d’art toute en douceur, en tendresse :

— Vous êtes mon adieu à ma jeunesse, dit-il à Marie au moment de la quitter peu avant l’aube.

Remuée jusqu’au fond de l’âme et au bord des larmes, elle voulut savoir :

— Pourquoi ? Mais pourquoi ? Vous êtes encore si jeune !

— L’âge ne fait rien à l’affaire. Quand Dieu appelle, il faut répondre quelle que soit l’heure. Il a besoin de serviteurs en pleine force et lui offrir un vieillard cacochyme serait un bien pauvre présent !

Croyez aussi que vous serez mon plus beau souvenir…

Et il s’esquiva sans faire plus de bruit qu’un chat Marie ne se rendormit pas : elle voulait garder présente à sa mémoire chaque minute qu’elle venait de vivre…



Le milieu de la matinée la trouva à cheval, remontant vers les sources de l’Adour entre un Malbati un peu surpris de se retrouver en route alors qu’il venait juste de rentrer et un Peran plus silencieux que jamais. À travers les pâturages en terrasses, le chemin devenait grandiose à mesure qu’il montait vers les cimes. Si obnubilé qu’il fût par son étrange compagnon, Malbati finit par réagir :

— Etes-vous sûr, Monseigneur, d’être sur la bonne route ? Barèges n’est pas si haut pour ce que j’en sais ?

— Nous allons pas à Barèges mais là-haut au col d’Aspin. C’est à cet endroit que nous rejoindrons le guide et les mulets qui me feront franchir les Pyrénées…

— Franchir les Pyrénées ?

— C’est là aussi que je vous dirai qui je suis. Plus un mot à présent, s’il vous plaît !

Au col, on s’arrêta pour passer la nuit dans une sorte de grange comme cela était arrivé souvent durant le voyage. Fatiguée par le parcours et une nuit trop bien employée, Marie s’enveloppa dans son manteau et tomba dans un profond sommeil mais l’aurore la trouva debout, suivant du regard la progression de deux hommes, l’un à cheval l’autre à dos de mulet tenant en bride deux autres bêtes. En se retournant, elle vit Malbati qui se dirigeait vers elle.

— Voilà le guide ! dit-elle, c’est ici que nous nous quittons. Je peux vous dire à présent que je suis la duchesse de Chevreuse qui a dû fuir ceux qui voulaient l’arrêter bien qu’elle n’eût rien fait contre le service du Roi ni celui du Cardinal. Je suis victime d’une machination et je préfère aller attendre hors des frontières que l’on me rende justice. Voyez-vous, je préfère me jeter au feu plutôt qu’en prison…

Eperdu, il la regardait sans rien trouver à dire. Elle reprit :

— Vous pourrez raconter tout cela quand vous rentrerez. Et voici deux lettres que je vous confie : l’une est pour le prince de Marcillac, l’autre pour l’Archevêque de Tours. Maintenant, laissez-moi vous offrir ceci en dédommagement de vos peines…

Elle tendait un rouleau de pistoles que Malbati refusa avec dignité.

— Oh non ! Certainement pas… Je n’ai voulu que vous aider…

— Dans ce cas, acceptez au moins cela !

Et, lui jetant ses bras autour du cou, elle lui donna un baiser qui le fit trembler… puis s’avança vers ceux qui prenaient pied sur le plateau. Le guide était un petit homme brun, sec comme un cep de vigne, avec des cheveux noirs, un visage dur et buriné mais sous le bonnet noir qui bâchait sa tête des yeux aussi bleus que le ciel.

— Voilà Sébastien ! présenta Aramitz. Vous pouvez avoir entière confiance en lui… Il me reste, Monsieur le Duc, à vous souhaiter bon voyage et, surtout, prompt retour parmi nous.

Il l’aida à enfourcher son mulet puis, reculant de trois pas, s’inclina profondément en balayant l’herbe rase des plumes noires de son chapeau. S’efforçant de cacher son émotion, Marie lui répondit d’un sourire, craignant que le tremblement de sa voix ne la trahît. À cet instant, ce parfait gentilhomme lui était infiniment cher…

Elle et Peran suivirent le guide qui, déjà, s’engageait dans le chemin accidenté des sommets que le soleil levant enveloppait de sa belle lumière neuve. Côte à côte, Aramitz et Malbati regardèrent s’éloigner le petit groupe jusqu’à ce qu’il fût à peine visible. Alors seulement, ils se disposèrent à redescendre vers Bagnères, emmenant avec eux les chevaux.

Quelques heures plus tard, en prenant pied sur le sol espagnol, Marie poussa un soupir qui était à la fois de soulagement et de regret. Elle quittait peut-être pour toujours à peu près tout ce qu’elle aimait. Elle n’avait revu ni son époux ni ses enfants, ni son délicieux Dampierre ni tous ceux qui lui étaient chers. En échange il lui fallait aller droit devant elle à la rencontre d’un destin dont elle ignorait s’il lui serait favorable ou désastreux… puisqu’elle n’avait pas non plus revu Basilio ! À celui-ci, elle en voulait un peu. Son devoir n’était-il pas de la rejoindre dans son exil ? Ce n’était qu’un ingrat plus attaché à son agréable retraite qu’à celle à qui il la devait !

Cette pensée lui arracha des larmes que, d’un geste furieux, elle essuya d’un revers de manche !



Le pire – mais elle ne le sut que bien plus tard – était qu’aucun ordre d’arrestation n’avait été lancé contre elle, ainsi que le Roi l’assura à son fidèle Chevreuse quand, au château de Conflans, il vint à ses genoux implorer une fois de plus sa clémence.

— Il faut, dit le souverain, qu’elle ait obéi à un faux bruit…

— Monsieur le Cardinal peut-être ?

— On ne se saisit pas d’une duchesse de Chevreuse sans un ordre de moi. En vérité je ne sais ce qui s’est passé.

Marie de Hautefort aurait-elle pu répondre à cette question ? S’était-elle trompée de couleur en envoyant le livre rouge… ou avait-elle saisi cette occasion unique de se débarrasser – de débarrasser la Reine ! – d’une amie de plus en plus compromettante donc encombrante ? Surtout à un moment singulièrement délicat. L’Aurore, en effet, ayant mesuré le fond du gouffre où Anne d’Autriche avait manqué se perdre, s’était mis en tête de donner un héritier au royaume par tous les moyens avec la complicité involontaire du Roi et celle, entièrement lucide, de Louise de La Fayette que Louis visitait souvent au parloir de son couvent. Dans la trame délicate qu’elle tissait, elle redoutait par-dessus tout les foucades et les « grandes idées » de Madame de Chevreuse. La jeune fille avait donc saisi cette occasion inespérée de l’expédier beaucoup plus loin que Tours[19]. En choisissant l’Espagne, la Duchesse était allée dans le sens de ses espérances : on ne la reverrait pas avant longtemps !



Sur le versant espagnol des Pyrénées, Marie, Peran et leurs mulets furent reçus par les religieux de l’Hospital avec la charité dont ils étaient coutumiers, mais on ne fit que se reposer chez eux deux nuits et un jour. La Duchesse avait hâte maintenant de retrouver des terres moins austères. De là on gagna San Esteban, une petite ville fortifiée où l’on put remplacer les mulets par des chevaux, après quoi l’on poursuivit sur Saragosse, la capitale de l’Aragon.

Marie s’y fit reconnaître du Gouverneur, prit logis dans la meilleure hostellerie de la ville et se remit à écrire. Chose étrange, sa première lettre fut pour Richelieu afin de lui expliquer sa conduite. À sa façon. Depuis l’emprisonnement du marquis de Châteauneuf, elle s’était efforcée de vivre honnêtement en prenant grand soin d’éviter tout ce qui pourrait déplaire. Or, elle avait été prévenue qu’on allait l’arrêter pour répondre « de choses à quoi elle n’avait jamais pensé en lui disant que l’on avait en mains la vérité ». Cela lui avait fait imaginer qu’on la voulait perdre et elle était partie droit devant elle pour éviter la honte.

Elle écrivit aussi à son cher Archevêque pour lui dire qu’elle était bien arrivée et comptait se rendre à Madrid. Enfin, elle traça quelques lignes à l’intention de Boispillé, l’intendant de Chevreuse, pour lui donner de ses nouvelles et lui demander plusieurs objets.

La réponse, si on pouvait l’appeler ainsi, fut décevante ; en tout et pour tout, Marie reçut ce message : « Nous ne faisons point de réponse en Espagne. »

Elle en fut désagréablement affectée : ces mots lui faisaient comprendre – enfin ! – qu’elle était en pays ennemi et, comme telle, coupée de toutes ses sources d’information comme de ravitaillement. Il lui restait l’or qu’elle avait pu emporter, ses bijoux… et l’espoir dans la munificence de ceux qu’elle venait rejoindre. Or, même si elle pouvait se prévaloir de l’amitié d’Anne d’Autriche, même si elle avait connu jadis la reine d’Espagne, même si elle avait fait tout son possible pour œuvrer pour la cause espagnole, elle n’en risquait pas moins d’être prise pour une espionne plus que pour une victime de Richelieu, donc de ne pas recevoir l’accueil chaleureux qu’elle espérait.

De Saragosse encore, elle écrivit au roi Philippe IV, à la Reine, pour leur demander les moyens de se rendre auprès d’eux et pendant quelques jours vécut une pénible attente. Et puis, elle crut voir le ciel s’ouvrir : le Roi lui envoya un carrosse et des gens pour la servir en l’invitant à venir rejoindre sa Cour.

À Madrid, Madame de Chevreuse fut reçue comme devait l’être la plus proche amie de la reine de France. On lui fit des présents importants, on la logea aux abords du palais… et le bruit courut même que le roi Philippe IV s’était montré sensible à son charme. Ce que les espions du Cardinal se hâtèrent de lui rapporter et Louis XIII, un beau matin, vint annoncer à sa femme que son amie avait couché avec son frère. Ce qui la choqua beaucoup… mais choqua encore plus Marie quand la nouvelle lui revint. Elle devait déclarer plus tard à Madame de Motteville que le Roi ne lui avait jamais dit de douceurs sauf une seule fois en passant… Ce qui ne saurait indiquer les prémices d’une brûlante passion mais on ne prête qu’aux riches : Philippe IV était connu pour sa sensualité. Quant à Marie, sa réputation était solidement ancrée. La conclusion allait de soi.

Elle comprit qu’il restait des frontières quand, ayant demandé une charge de « dame du palais », on la lui refusa. Courtoisement sans doute mais on la refusa tout de même. En outre, la cour d’Espagne rigide, gourmée, arrogante, sanglée dans ses fraises et ses vertugadins d’un autre âge, arborant des joyaux fabuleux, quasi barbares, sur des vêtements le plus souvent noirs, ayant sans doute le goût des beaux jardins mais aussi celui des autodafés – il y en avait eu la veille de l’arrivée de Marie et Madrid empestait encore l’affreuse odeur des corps calcinés ! – cette Cour-là ne tarda pas à lui peser. Au point qu’elle finit par ne plus regretter le refus essuyé même si, sur le moment, il l’avait blessée. Vivre avec ces gens était vraiment au-dessus de ses forces et elle n’arrivait pas à comprendre comment la fille du joyeux Henri IV pouvait s’en accommoder. Elle osa, un jour, lui poser la question.

— Toute couronne a son prix, lui répondit Isabelle. Et le Roi est un époux merveilleux. Il fait construire pour moi un palais plus aimable que celui-ci[20]. La vie y sera pleine de charme. Vous verrez !

Mais justement Marie n’avait aucune envie de voir. En mars 1638, la nouvelle arriva comme un éclair dans les ténèbres. Anne d’Autriche était enceinte de trois mois et, cette fois, tout donnait à penser qu’elle mènerait sa grossesse à son terme. La décision de Marie fut prise aussitôt : elle devait quitter l’Espagne au plus vite afin de ne pas aggraver sa position et rester à l’écart de la grande espérance des Français. Elle demanda et obtint – sans peine – son congé, annonçant son désir de gagner l’Angleterre.

Philippe IV fut parfait : il lui donna toutes les facilités nécessaires à son voyage et chargea même l’un de ses gentilshommes, don Domingo de Gonsalvo, de l’accompagner jusqu’à Londres.

Et, par un gris matin d’avril, Marie, son mentor et l’inaltérable Peran s’embarquaient à Santander, Accueillie avec émerveillement par le capitaine du gros trois-mâts marchand qui ne put moins faire que lui offrir sa propre chambre à la poupe du navire, c’est du pont que Marie regarda fondre dans les brumes de soleil les côtes de cette Espagne en qui elle avait mis sans doute trop d’espérances.



Le dimanche 25 avril, elle débarquait à Portsmouth après une traversée éprouvante par un temps affreux. Elle eut la joie de trouver sur le quai le cher Walter Montaigu venu l’attendre en compagnie de Lord Goring, l’un des proches du Roi, avec mission de l’accompagner à Londres. À les revoir Marie se sentit revivre : dans ce pays, elle n’avait que des amis… et même davantage. Derrière les visages aimables de ces deux hommes elle croyait déjà apercevoir l’inoubliable, l’inoublié Henry Holland !… La seule pensée de fouler le même sol que lui, de respirer le même air chargé de pluie lui mettait des frissons dans le dos et des fourmis au bout des doigts.

On la conduisit à Greenwich où la Reine l’attendait dans la demeure neuve dont sa belle-mère avait commencé la construction en place du vieux palais de Placentia et que l’architecte Inigo Jones venait d’achever l’année précédente. C’était une vaste maison blanche ouvrant par de larges fenêtres sur les jardins étendus jusqu’à la Tamise. En dépit du mauvais temps, l’endroit ne manquait pas d’un certain charme maritime : de beaux vaisseaux y jetaient l’ancre et, en y arrivant, Montaigu apprit à Marie que le roi Charles aimait venir respirer l’odeur de goudron et de bois, infiniment plus agréable que les puanteurs de la City.

Henriette-Marie accueillit avec un plaisir évident cette amie d’autrefois qui l’avait connue enfant, s’était trouvée mêlée aux tractations de son mariage et l’avait conduite jusqu’à son époux puis était restée auprès d’elle les premières semaines si difficiles. Marie aussi était heureuse de la revoir, surtout en d’aussi bonnes dispositions pour elle, mais eut peine à cacher sa surprise : en treize ans, Henriette-Marie avait beaucoup changé à son avantage. La frêle – quasi osseuse ! – adolescente n’avait qu’à peine grandi mais s’était étoffée. De charmantes rondeurs, un teint éblouissant offrant un ravissant contraste avec d’immenses yeux noirs, des lèvres bien pleines dissimulant joliment des dents légèrement saillantes, elle était devenue une vraie beauté, partageant désormais avec son mari un amour sans faille conforté par la naissance de quatre enfants : deux fils et deux filles. Marie nota aussi qu’elle s’habillait avec une élégance raffinée : en bleu et or le plus souvent avec des touches de rouge qui lui seyaient à ravir.

Le couple royal ne se séparant pas volontiers, Marie vit le Roi le soir même et le trouva lui aussi à son avantage, dans tout l’épanouissement de sa vigueur naturelle. N’ayant jamais été malade, sauf d’une petite vérole au cours de laquelle sa femme l’avait veillé constamment et qui n’avait pas laissé de traces, sa santé était excellente au contraire de celle de son cousin. Et s’il lui ressemblait un peu par la gravité qui était l’expression habituelle de son visage, il lui arrivait de montrer une grâce et un charme dont Louis XIII était plutôt dépourvu. Il reçut Madame de Chevreuse comme une amie très chère et l’assura de son entier soutien dans la période difficile qu’elle vivait. Puis, la laissant à son installation, lui et Henriette-Marie repartirent pour le palais de Westminster où des affaires importantes attendaient le Roi.

Le premier soin de la Duchesse fut de se précipiter sur son écritoire. N’étant plus en pays ennemi, elle allait peut-être recevoir des réponses ? Sa première lettre fut pour Anne d’Autriche :

« … Les soupçons injustes que l’on a donnés de moi m’ont nui et contrainte à passer en Espagne où le respect de Sa Majesté m’a fait recevoir et traiter mieux que je ne le méritais. Mais celui [le respect] m’a fait taire jusqu’à ce que je fusse en ce royaume lequel étant en bonne intelligence avec la France ne me donne pas sujet d’appréhender que vous ne trouviez bon de recevoir les lettres qui en viennent. Il m’a fallu priver de la consolation de soulager mes maux en les disant à Votre Majesté jusqu’à cette heure que je puis me plaindre à elle de ma mauvaise fortune espérant que sa protection me garantira de la colère du Roi et des mauvaises grâces de Monsieur le Cardinal… »

En conclusion, elle se plaignait de manquer d’argent, ne touchant plus depuis son départ les revenus des biens que le procès gagné contre son époux lui avait rendus…

La deuxième lettre fut pour son mari à qui, bien sûr, elle réclamait des subsides. Et la troisième pour Herminie qu’elle invitait à venir la rejoindre avec Anna. Tous ces mois sans ses deux fidèles « lui étaient apparus comme une éternité ». Et elle entendait briller à la cour d’Angleterre, ainsi d’ailleurs qu’on l’y invitait.

Cela fait, elle convoqua tailleurs, modistes, lingères, chausseurs et ainsi de suite afin de retrouver le lustre convenant à sa beauté. La mode espagnole ne l’ayant guère inspirée, elle n’y avait fait que les emprunts juste nécessaires pour paraître convenablement à la Cour. Ses joyaux qu’elle avait su conserver faisaient le reste, mais en Angleterre il en allait autrement : la Cour était brillante, élégante, voire fastueuse et même débridée. Or elle entendait y jouer un rôle important…

Au lendemain de son arrivée, elle vit Henry Holland.

Il apparut au cercle de la Reine, dans l’après-midi, menant par la main avec désinvolture une très jolie femme qui le couvait d’un regard ardent et dont il ne s’occupa plus après qu’ils eurent ensemble salué la souveraine. Celle-ci l’attira près d’elle et le fit se courber pour lui parler longuement à l’oreille avec une sorte d’abandon dénotant une grande habitude. L’œil vif – et déjà jaloux ! – de Marie remarqua aussitôt qu’il portait les mêmes couleurs qu’Henriette-Marie : pourpoint de velours bleu brodé d’or avec un nœud de ruban écarlate à la garde de son épée. Lorsque l’aparté, apparemment amusant, prit fin, Holland se laissa glisser sur un coussin aux pieds de la Reine dans une attitude qui pouvait être celle d’un favori reconnu.

Marie n’eut cependant pas le temps de s’étendre sur ses impressions. Elevant la voix, Henriette-Marie disait :

— Vous allez avoir une surprise, Henry ! Une visiteuse nous est arrivée hier venant d’Espagne et j’ai tout lieu de penser que vous serez heureux de la revoir. Approchez, Madame la Duchesse !

Celle-ci, qui s’était tenue en retrait derrière deux dames, rejoignit ce qu’elle n’était pas loin d’appeler le couple. À sa vue, Holland se releva en hâte :

— Madame la duchesse de Chevreuse ici ? Par quel miracle ?

Le sourire était froid, le ton aussi. Blessée, Marie paya de la même monnaie :

— Miracle est un grand mot pour une visite d’amitié, Mylord ! Ce n’est pas d’hier – et vous devriez le savoir ! – que Leurs Majestés et moi-même sommes liés par des sentiments profonds. Votre surprise est mal venue !

Le dédain qui vibrait dans la voix de Marie fît froncer les sourcils de Holland :

— Monsieur de Chevreuse est avec vous, sans doute ?

— Le duc de Chevreuse est auprès du roi Louis. Mais je ne vois pas Lady Holland ? Encore aux prises avec une grossesse peut-être ? À moins qu’elle ne se prépare à être grand-mère ? Le temps passe si vite !

L’entrée du Roi mit fin à la joute. Marie nota que, cette fois, Holland restait debout légèrement en retrait, puis qu’ayant salué Charles Ier, celui-ci lui répondit d’un simple signe de tête, d’où Marie conclut que s’il était au mieux avec la Reine, il n’en allait pas de même avec son époux : un détail dont il faudrait tenir compte. Elle remarqua aussi que le beau gentilhomme – il était toujours superbe en dépit de ses quarante-huit ans ! – ne s’attardait pas. Il alla reprendre la main de la jeune dame de tout à l’heure et partit avec elle en riant. Ce qui mit Marie au supplice : la fille était belle, jeune, et il n’était pas difficile de deviner qu’elle et Holland se rencontraient peut-être plus souvent dans un lit que chez la Reine. Elle n’eut aucune peine à apprendre qu’il s’agissait de Lady Olivia Buckridge, mariée à un barbon, et qu’elle était en effet la maîtresse déclarée de Holland dont elle était folle.

Durant la semaine qui suivit, la Cour se transporta à Hampton Court où Marie avait jadis donné le jour à celle de ses filles qui était aussi sans doute celle de Holland. Elle l’y vit à plusieurs reprises mais ne le rencontra pas grâce au soin qu’ils prirent l’un comme l’autre de s’éviter. Il était parfois – mais pas toujours ! – accompagné d’Olivia Buckridge et elle-même traînait partout après elle le jeune Craft qui était accouru à sa rencontre au soir de son arrivée en jappant de joie tel le bon toutou qui retrouve sa maîtresse. Comme il était extrêmement décoratif, elle se garda bien de doucher son enthousiasme dont il reçut maintes fois sa récompense. Marie l’affichait sans vergogne et trompait avec lui ce désir brûlant que la seule vue d’Henry faisait naître en elle.

Il n’était d’ailleurs pas son unique souci. À sa surprise, Anne d’Autriche ne lui répondit pas. Ce fut Richelieu qui s’en chargea. En quelques phrases, il fit savoir à Madame de Chevreuse que sa tentative de correspondance n’avait pas été mal accueillie et qu’elle pouvait continuer à écrire. La Reine que sa grossesse obligeait à de multiples précautions lui répondrait plus tard. Il ajoutait qu’il n’avait rien compris à sa fuite éperdue en direction des Pyrénées alors qu’elle n’était en rien menacée par qui que ce soit.

Cette lettre donna fort à penser à Marie. Elle ne douta pas un instant de ce qu’on lui écrivait, or, le livre rouge venait de chez la Reine… la Reine qui ne lui envoyait pas la plus petite lettre. Il fallait donc que le mauvais tour vînt de chez elle !

Décidée à en apprendre davantage, elle reprit sa plume sur-le-champ et écrivit au Cardinal :

« Ayant appris que vous recevrez agréablement cette lettre je vous la fais avec beaucoup de contentement. J’espère que le malheur qui m’a contrainte de sortir de France s’est lassé de me suivre si longtemps… J’ai cru être obligée de m’éloigner pour gagner ce qu’il m’était seulement besoin pour ma justification, à savoir le temps. Les assurances que l’on m’a données ici de votre bonté pour moi me font espérer le succès que je me suis promis… »

À savoir son retour immédiat en France. Et, le billet cacheté, elle alla aussitôt prier Charles et Henriette-Marie d’intercéder pour elle. On lui promit alors que l’ambassadeur à Paris demanderait son retour sans plus tarder.

En fait, cette grande hâte de quitter, à peine arrivée, un pays où elle se sentait si bien, où elle ne comptait apparemment que des amis, venait surtout de la cruelle déception que lui infligeait Holland. Elle mourait d’envie de le reprendre et c’était tout juste s’il semblait s’apercevoir de sa présence. Marie avait beau parader avec ses nombreux soupirants – elle en traînait toujours une kyrielle derrière elle ! – Holland, lorsqu’il consentait à la remarquer, se contentait d’un salut, un rien désinvolte, et passait son chemin pour rejoindre, soit Lady Olivia, soit la Reine qui lui montrait une telle bienveillance que Marie se demanda sérieusement si elle n’était pas amoureuse de lui.

Cependant, en Angleterre, le pouvoir royal commençait à s’affaiblir. Grâce à l’habile politique économique de Stafford, Charles depuis neuf ans avait renvoyé le Parlement et gouvernait seul en monarque absolu. En même temps, sous l’influence de sa femme, il se montrait de plus en plus tolérant pour le catholicisme dont l’Eglise anglicane elle-même semblait se rapprocher sous l’impulsion de l’archevêque Laud. En 1637, l’année précédant l’arrivée de Marie, Laud – donc le Roi – chercha à imposer à l’Ecosse une nouvelle liturgie, fondée sur un livre de prières commun à tous, qui souleva une première révolte dans la cathédrale d’Edimbourg et entraîna le regroupement des presbytériens qui étaient en majorité en Ecosse. Ce fut la première de ce qu’on appellerait les « guerres presbytériennes ». Il fallut prendre les armes et, pour obtenir l’argent nécessaire, Charles Ier rappela le Parlement…

On n’en était pas encore là quand une nouvelle en forme de bombe atterrit à Londres : le dimanche 5 septembre, un peu avant midi, au château de Saint-Germain, Anne d’Autriche après un travail de douze heures… et vingt-trois ans de mariage, avait donné le jour à un beau petit garçon « vif et bien membré » qui reçut les prénoms de Louis-Dieudonné… Le tout en présence de Monsieur qui voyait s’écrouler ses espérances. Le royaume explosa de joie et, en Angleterre, les souverains adressèrent des félicitations chaleureuses. Marie envoya les siennes avec l’espoir que l’heureux événement lui vaudrait son retour immédiat. Ce fut encore le Cardinal qui lui répondit et il ne mâchait pas ses mots : Madame de Chevreuse pourrait revenir en France à une simple condition : qu’elle reconnût ses fautes, singulièrement ses incessants contacts avec la Lorraine. Hors de là, point de salut. Si elle voulait que le Roi lui accorde son pardon, elle devait d’abord donner des gages de son repentir et de sa sincérité.

Cette lettre mit Marie hors d’elle. Elle répondit que n’ayant commis que des fautes imaginaires elle n’avait pas à en demander pardon et ce fut, entre elle et Richelieu, le début d’une correspondance qui ressemblait à un dialogue de sourds : en effet, plus on lui refusait et plus Marie demandait Avec son époux, les choses n’allaient pas mieux : il n’acceptait toujours pas de lui envoyer ce qu’elle réclamait parce que à présent, il avait toutes ses filles à sa charge depuis la mort de sa sœur, l’Abbesse de Jouarre chez qui les jeunes Luynes et Chevreuse étaient élevées. Or, il avait espéré que l’on donnerait la survivance de l’abbaye à Anne-Marie de Luynes qui, d’ailleurs, y était toute préparée, mais, par mesure d’hostilité envers Marie, on renvoya les quatre filles à Dampierre.

Cependant, pour l’aînée un mariage digne d’elle était envisageable : il s’agissait de son cousin Louis de Bretagne, frère de Madame de Montbazon. Marie alors fit preuve d’une dureté de cœur que l’on a peine à lui pardonner : non seulement elle s’opposa au mariage, mais elle pressa sa fille d’entrer au couvent le plus tôt possible. C’était surtout pour ne pas être obligée de la doter et de payer les frais d’un mariage. Docile, la jeune fille – elle avait vingt ans – s’inclina. Restaient les trois autres, âgées de treize à sept ans. Marie souhaita qu’elles entrent à l’abbaye Saint-Antoine et écrivit en ce sens au Cardinal qui refusa, alléguant qu’avec trois rejetons de la Duchesse la vie y deviendrait impossible. Ne sachant plus à quel saint se vouer, le pauvre Claude réussit tout de même à caser les deux plus âgées à Issy où elles prirent le voile sans plus tarder… et sans qu’on leur eût demandé leur avis. La jeune Charlotte, elle, resta auprès de son père…

À ce propos, Chevreuse fit savoir à sa femme qu’elle devait renoncer à faire venir Anna et Herminie de Lénoncourt. La première venait de mourir et quant à la « cousine », touchée par le sort des filles, elle s’était attachée à Charlotte auprès de laquelle Claude entendait qu’elle reste.

Marie en pleura de fureur, de déception aussi : elle croyait tellement qu’Herminie l’aimait ! La lettre de Claude exprimait le contraire. Quant à Anna, elle était auprès de Marie depuis toujours. Celle-ci ne l’avait pas vue vieillir et l’idée qu’elle pût mourir ne l’effleurait même pas. Peut-être parce que, comme Peran, elle était faite de ce granit breton capable de défier les siècles. Mais la réalité cruelle était là… et à nouveau Marie pleura… mais de chagrin.

Sur ces entrefaites, Londres s’apprêtait à recevoir Marie de Médicis avec un enthousiasme mitigé. Elle était la mère d’Henriette-Marie et encore plus catholique qu’elle, ce qui n’était pas peu dire.

Certes c’était avec sa dernière fille qu’elle avait entretenu les relations les plus affectueuses, mais si elle venait en Angleterre ce n’était pas vraiment par choix délibéré. Les gens de Bruxelles en avaient plus qu’assez d’elle, de son caractère impossible, de son train de vie délirant, des factures qu’elle ne payait jamais. En outre, si le Cardinal-Infant et l’Espagne avaient augmenté jusqu’à vingt-mille livres par mois la pension qu’on lui accordait, les revers subis durant la guerre contre la France avaient fini par soulever la colère contre la mère de Louis XIII : il était scandaleux de devoir l’entretenir quand l’argent se faisait rare et, après quelques tractations, on la poussa doucement vers la Hollande d’abord où le prince d’Orange lui fit honneur mais ne la garda pas longtemps, et le 4 novembre Charles Ier venait à Gravesend accueillir une belle-mère secouée par une traversée de sept jours agrémentée d’une tempête qui avait failli l’envoyer par le fond. La veille, il avait accusé Madame de Chevreuse, en termes assez vifs, d’avoir fait venir cette ruineuse mégère. Celle-ci n’y étant pour rien n’eut guère de peine à se défendre, aidée en cela par Henriette-Marie.

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Charles offrit à la voyageuse l’orgueilleuse satisfaction d’une entrée solennelle à Londres et la conduisit en personne au palais Saint James où la Reine avait aménagé pour sa mère un bel appartement tendu de tapisseries précieuses et orné de meubles italiens. On lui apprit en même temps qu’elle recevrait une pension de cent livres par jour, ce qu’elle jugea mesquin étant donné le nombre de personnes qu’elle traînait en permanence à sa suite.

De son côté l’ambassadeur de France, Monsieur de Bellière, vint lui faire une visite cérémonieuse mais qui n’eut pas de suivante. Il avait reçu en effet des directives très précises de Louis XIII : « Voyez-la chez elle et dites-lui que vous êtes trop assuré du respect que je lui porte pour ne pas le trouver bon mais après cela vous n’y retournerez plus ! » On n’est pas plus clair !

Marie, naturellement, accourut pour saluer sa marraine et en reçut l’accueil aigre-doux habituel. Sans s’émouvoir : elle la connaissait trop. Elle découvrit vite que la vieille Reine comptait sur elle pour l’aider à réaliser son projet le plus cher : rentrer en France et jouer, auprès du Dauphin Louis, les grands-mères gâteaux afin de prendre emprise sur son esprit le plus tôt possible. Ne disait-on pas que la santé de Louis XIII était pire que jamais et que celle du Cardinal ne valait guère mieux ? La Reine Mère voyait s’ouvrir devant elle un avenir doré sur tranche dans son beau palais du Luxembourg retrouvé !

Marie se garda bien de lui expliquer qu’elle avait suffisamment à faire pour sa propre situation et aucune envie de s’encombrer de la sienne, mais à la rigueur elle pourrait peut-être s’atteler à ce char-là s’il se trouvait pour lui une quelconque ouverture favorable. Or, il fut rapidement évident qu’il n’en était rien : le retour de la Reine Mère, débattu – à peine ! – en Conseil des ministres déboucha sur une unanimité : la France avait suffisamment souffert de ses manigances pour que l’on envisage de l’y ramener. Quant à son entretien, le royaume ne l’envisagerait qu’à une seule condition : son retour à Florence comme on le lui avait proposé maintes fois.

On devine aisément l’explosion de fureur dont Marie fut le témoin à la fois « compréhensif » et impavide. Elle avait, pour sa part, reçu le jour même une lettre d’un Richelieu toujours aussi fermement assis sur ses positions. La contrition ou pas de retour : « Si vous êtes innocente, votre sûreté dépendra de vous-même et si la légèreté de l’esprit humain, pour ne pas dire celle du sexe, vous a fait relâcher à quelque chose dont Sa Majesté ait sujet de se plaindre vous trouverez en sa bonté ce que vous pouvez attendre et que vous devez désirer. » Le Cardinal ajoutait « que l’entêtement n’avait jamais servi à rien et qu’il était stupide de se condamner soi-même à l’exil quand en échange de quelques mots d’écrit il serait si facile de retrouver tout ce qu’on avait perdu »…

Cette fois Marie fit attendre sa réponse. Elle voulait réfléchir, et surtout l’agréable paysage de la cour de Londres se couvrait de noirs nuages.



Charles Ier avait pris lui-même les armes et marchait vers les Ecossais commandés par Alexandre Leslie, un homme de guerre confirmé. Pendant ce temps, sa femme accouchait d’une petite Catherine qui ne vécut pas, mais avant cette épreuve, elle avait arraché à son mari le commandement de la Cavalerie au bénéfice du cher Holland qui n’y connaissait pas grand-chose tandis que le commandement général allait au comte d’Arundel qui ne valait guère mieux. Le résultat fut piteux : devant Kelso, Holland qui, en fait de cavalerie, commandait trois mille fantassins et seulement trois cents cavaliers, se trouva en face d’une armée deux fois supérieure. Il n’essaya même pas de combattre et battit en retraite le plus simplement du monde. C’était peut-être la sagesse ; ce n’était pas faire preuve d’une bravoure folle et Charles Ier qui, de son côté, avait rencontré Leslie sans beaucoup de dommages mit un terme à ces premières hostilités qui avaient tourné à l’avantage d’une Ecosse qui entendait se régir seule à l’avenir.

Holland rentra à Londres se faire consoler par la Reine. Sa retraite précipitée l’avait couvert de ridicule et Marie pensa en mourir de honte. Se pouvait-il que, depuis des années, elle, Marie de Rohan, eût aimé passionnément un lâche… et même l’aimât encore ? La réponse allait lui être donnée sans tarder.

Un soir où il y avait concert chez la Reine, Marie qui souffrait depuis le début de l’après-midi d’une légère migraine que la musique n’arrangeait pas prit le bras de William Craft pour rentrer chez elle par les jardins. Le temps de septembre était encore doux mais une fraîcheur dans l’air annonçait déjà l’automne. Après la touffeur des salons illuminés de bougies et irrespirables de parfums mélangés, elle se sentit mieux. Ils marchèrent à pas lents le long de la Tamise dont le satin noir reflétait un mince croissant de lune. Fidèle à son habitude, William parlait de son amour dont, à l’entendre, chaque jour qui passait augmentait l’intensité :

— Je vous voudrais toute à moi dans une demeure enfouie sous les arbres et les fleurs, dans un lieu si bien caché que nul ne pourrait nous y venir chercher. Marie ! Merveilleuse Marie ! Dites-moi qu’un jour vous me rejoindrez afin de réaliser ce rêve…

— Tu peux toujours rêver, mais tout seul ! gronda une voix qui semblait sortir d’un buisson.

Et soudain, Holland fut là. Entièrement vêtu de noir, il se confondait avec la nuit, mais la faible lumière tira un éclat de l’épée qu’il tenait à la main. Marie serra plus fort le bras de son cavalier tandis que son cœur se mettait à battre la chamade. Craft, lui, ne s’émut pas.

— Comment l’entendez-vous ? laissa-t-il tomber avec dédain en couvrant de sa main celle de Marie pour la rassurer, mais elle n’avait pas peur.

Au contraire, elle se sentait frémir d’une excitation qu’elle n’avait pas connue depuis longtemps.

— C’est élémentaire. Cette femme est à moi et je viens la reprendre comme…

L’éclat de rire de Craft lui coupa la parole :

— Vous ? La reprendre ? Encore faudrait-il qu’elle le souhaite ! Vous êtes un lâche, Mylord, et chacun le sait ici. Cette belle dame ainsi que les autres, et comme j’ai l’immense bonheur d’être son amant, ce n’est pas le triste héros de Kelso…

Il n’en dit pas plus. Holland, grinçant des dents, venait de se jeter sur lui les mains en avant après avoir laissé tomber sa rapière, prêt à l’étrangler. Il était de taille plus élevée, plus fort que William qui faisait de vains efforts pour desserrer la poigne de fer. Marie que l’assaut avait fait tomber se releva et, ne sachant comment les séparer, saisit la dague pendue à la ceinture de Holland et lui en piqua les côtes.

— Lâchez-le ou je vous tue ! siffla-t-elle entre ses dents serrées.

Sous la morsure de l’acier, Holland desserra l’étau, laissant choir Craft qui se mit à tousser en se raclant la gorge :

— Vous le défendez ? fit Holland avec une sombre amertume.

— Non mais nous ne sommes pas dans les bas-fonds de Londres et je ne suis pas une fille publique que l’on se dispute à coups de poing ! Si vous voulez vous battre, que ce soit de la façon qui sied à des gentilshommes : l’épée à la main.

L’instant suivant c’était chose faite : les deux hommes s’affrontaient avec une furie suant la haine. Ils étaient à peu près de force égale. Sans cesser de se battre, Craft lança après une passe particulièrement chaude :

— Bravo ! Que n’avez-vous montré tant de brio face aux Ecossais au lieu de fuir devant tel un lièvre poursuivi par les chiens !

— Ils étaient dix mille et nous seulement trois. C’eût été un massacre…

— Si vous le dites ! fit l’autre pas convaincu, mais qui presque simultanément s’écroulait, un pouce de fer dans le côté…

Marie avec un cri voulut se porter à son secours, mais Holland l’en empêcha :

— Mes gens vont prendre soin de lui, dit-il en désignant un long bachot qui avait abordé pendant le duel. Vous, je vous emmène !

Elle n’eut pas le temps de demander où. Déjà il l’enlevait de terre comme si elle n’eût rien pesé, prenait sa course vers le logis de la Duchesse. Elle n’avait pas besoin d’autres explications. Son cœur chantait de bonheur et son corps ne demandait qu’à en faire autant. Avec un soupir, elle glissa ses bras autour du cou d’Henry et se laissa emporter vers ce paradis qu’elle avait cru perdu à jamais.

Holland traversa la maison comme une tempête sous l’œil ensommeillé des serviteurs en criant :

— Que l’on ne nous dérange sous aucun prétexte !

La porte de la chambre claqua, repoussée par lui d’un coup de talon. Puis, avec une douceur inhabituelle chez lui, il laissa Marie glisser à terre mais sans la lâcher et, alors seulement, prit ses lèvres pour un baiser si long, si profond que, bouleversée, elle eut l’impression qu’il cherchait son âme…

Elle défaillait quand avec une hâte fébrile il la déshabilla, arrachant ce qui ne cédait pas assez vite à son impatience, puis il la porta sur le lit autour duquel il rassembla tous les candélabres de la chambre :

— Que fais-tu là ? Tu veux que nous brûlions ensemble ?

— Je veux te voir ! Dieu que tu es belle ! Le temps n’a aucune prise sur toi…

Tout en parlant, il se dévêtait rapidement avant de la rejoindre :

— Aucun brasier ne brûle plus que moi depuis que je t’ai revue.

— Pourquoi, dans ce cas, ce jeu stupide que tu as mené depuis mon arrivée ?

— Tu m’avais repoussé. Je voulais te le faire payer… et aussi tenter de me déprendre de toi mais c’était impossible car nulle femme au monde ne te ressemble !

Il s’empara d’elle sans ajouter un mot et Marie éblouie laissa s’épanouir en elle les jouissances à la limite de la douleur que lui seul savait lui offrir. La passion qu’elle croyait éteinte et qu’elle avait tant recherchée dans d’autres bras reprenait possession d’elle avec une éblouissante intensité.

Quand la vague ardente leur laissa un instant de répit, elle entendit Henry chuchoter :

— Tu comprends à présent pourquoi j’ai fui, à Kelso ? Car ce n’était rien d’autre qu’une fuite dont tu es la cause. Engager le combat, c’était aller à une mort certaine, que d’aucuns diraient glorieuse et moi stupide. Je ne voulais pas mourir sans t’avoir reprise. Tu vois, Marie, je t’aurai aimée jusqu’au déshonneur ! Tu es mon enfer et mon paradis…

Durant quatre jours et autant de nuits les deux amants vécurent enfermés, ne laissant approcher leur refuge que pour la nécessaire nourriture et quelques ablutions qu’ils traitaient comme autant de prétextes à de nouvelles caresses. Autour d’eux tout était silence. La Reine, la Cour, le monde entier, ils les avaient oubliés…

Mais à l’aube du cinquième jour, la vie réelle reprit ses droits avec l’arrivée de l’abbé du Dorat qui, depuis des mois, s’efforçait d’amener Madame de Chevreuse à composition. Il revenait de Paris pour la énième fois. À son dernier départ, il avait pu emporter ce qu’il était persuadé être une victoire. Marie, en effet, un peu lasse d’une vie qui s’étriquait depuis que la guerre occupait le roi Charles, avait fini par « reconnaître sincèrement la mauvaise conduite qu’elle avait prise dans le passé et s’en repentait de tout son cœur »… Ce n’était pas très explicite mais à Paris on avait bien voulu s’en contenter : ce que l’Abbé venait annoncer à la Duchesse c’était, enfin, la permission de rentrer.

Tandis que Holland s’esquivait par la porte de la cuisine en promettant de revenir à la nuit dose, Marie recevait l’Abbé avec toute la dignité dont elle était capable :

— Ainsi donc, lui dit-elle, Sa Majesté et Monsieur le Cardinal reconnaissent le bien-fondé de mes demandes ?

— On ne m’en a pas dit autant mais la lettre que voici vous en apprendra davantage. Elle est de la main du Cardinal.

— Voyons sa prose.

En quelques lignes Richelieu faisait savoir à Madame de Chevreuse qu’elle était autorisée à revenir en son château de Dampierre pourvu qu’elle promît d’y demeurer paisiblement et de ne plus cabaler. L’abbé du Dorat avait pour mission de la ramener dans les jours suivants…

Sans le retour tellement inespéré d’Henry, Marie se fût contentée de ce demi-succès et eût ordonné que l’on prépare ses coffres, mais il était là, de nouveau, l’amant tant aimé, et cette fois, elle entendait rester auprès de lui le plus longtemps possible.

— Voilà qui est bien, l’Abbé, et vous me voyez fort heureuse des bonnes dispositions que m’annonce Monsieur le Cardinal. Malheureusement, je ne peux plus quitter Londres…

— Mais pourquoi ?

— Des dettes, l’Abbé ! Des tas de dettes que j’ai dû contracter puisque Monsieur de Chevreuse me laisse manquer du nécessaire..

— Mais, la reine Henriette-Marie et le roi Charles ne veillent-ils pas à votre quotidien ?

— Le Roi est loin et la Reine, malade à la suite de ses dernières couches et aussi d’être séparée de lui, ne se soucie plus de personne. Mes créanciers le savent : ils ne me laisseront pas partir. Il faut payer ou crever !

Déconfit, du Dorat prit congé pour aller référer sur-le-champ de ce nouveau problème, ce qui enchanta Marie. Cela accordait à son bonheur au moins quelques jours et peut-être même davantage une fois que ses dettes seraient payées. On trouverait bien une idée pour retarder encore ce retour qu’elle désirait si ardemment, peu de temps auparavant.

La réponse du Cardinal fut plus rapide qu’elle ne le pensait : il envoyait à Marie l’intendant de Dampierre, Boispillé – dont elle ignorait qu’il était passé au clan du Cardinal ! – avec dix-huit mille livres, quand elle n’en demandait que douze mille. On n’était pas plus généreux ! En outre, celui-ci lui fit savoir qu’elle devrait prendre toutes dispositions pour le voyage de retour que l’on souhaitait aussi agréable qu’il se pourrait. La route de Dieppe était choisie et le gouverneur de ce port comme celui de Rouen recevraient des ordres pour qu’elle fût accueillie avec honneur. De son côté, l’Angleterre mettait à sa disposition l’un de ses vaisseaux les meilleurs. Quant au duc de Chevreuse, il enverrait à Dieppe carrosses et chevaux, ne pouvant se déplacer lui-même à cause d’une cruelle crise de goutte, cette malédiction des grands buveurs.

Décidément, tout allait vite, trop vite même au goût de Marie. Elle voulait continuer à gagner du temps quand Holland lui annonça qu’il devait rejoindre le Roi en Ecosse. On lui donnait, à lui aussi, une nouvelle chance sous peine de perdre tous ses biens.

Devant les larmes qu’elle ne pouvait retenir, il brusqua les adieux :

— Il est mieux que tu repartes, dit-il, ne fût-ce que pour ta propre sûreté. Ce royaume, crois-moi, n’en a pas fini avec la guerre. Le Parlement demandera bientôt des comptes difficiles à rendre. En France tu seras à l’abri.

Un dernier baiser, et il était parti. Marie prévint Boispillé qu’elle partirait au jour fixé. Elle alla faire ses adieux à la Reine. Mais, la veille de son départ, elle fit venir son ancien intendant et, très troublée, lui tendit deux lettres qu’elle venait de recevoir. L’une, anonyme, lui disait que sa perte en France était assurée : on ne l’attirait à Dampierre que pour s’emparer d’elle plus facilement. L’autre émanait du duc de Lorraine en personne :

« Je suis certain, écrivait Charles IV, du dessein qu’a fait le Cardinal de vous offrir toutes choses imaginables pour vous obliger de retourner en France et aussitôt de vous faire périr… Si je croyais pouvoir assez sur votre esprit pour vous détourner de prendre cette résolution, j’irais me jeter à vos pieds pour vous faire connaître votre perte absolue et vous conjurer par tout ce qui peut vous être au monde de plus cher d’éviter ce mal trop cruel, au moins plus insupportable que tout le reste au monde… »

— Vous comprendrez sans peine que je renonce à partir ! Il ne me reste que ma vie mais elle m’est précieuse. Dites à Monsieur le Cardinal que son piège est éventé…

Il fut impossible de l’en faire démordre et Boispillé s’en alla rendre compte, ainsi qu’il venait d’en recevoir l’ordre.

Suivit un nouvel échange de lettres, qui était aussi un nouveau dialogue de sourds. Cependant, Marie, avide de vengeance, reprenait de plus belle ses relations non seulement avec ceux que la rigueur de Richelieu avait chassés de France mais de nouveau avec l’ambassadeur d’Espagne, le marquis de Velada, et celui de Savoie.

Exaspéré, Richelieu finit par céder aux instances du mari abandonné depuis si longtemps : Claude proposait d’aller en personne chercher Marie. Ne serait-ce pas pour elle la meilleure des garanties ? Richelieu ayant accepté, il écrivit à sa femme une longue lettre lui annonçant son arrivée… mais dans laquelle il ne résistait pas à l’envie de lui faire savoir qu’il était las de ses nombreux amants et qu’il souhaitait seulement vivre auprès d’elle et de sa fille Charlotte dans une paix à laquelle il aspirait, n’étant plus d’âge à rien espérer d’autre. « Il serait le 4 mai à Calais pour passer la mer. »

La réponse qui lui arriva la veille l’étourdit plus qu’à moitié : le 1er mai, Marie avait quitté Londres, accompagnée pour l’honorer de Craft, de Montaigu, de l’ambassadeur d’Espagne et de plusieurs autres émigrés. Le roi Charles Ier lui avait fait porter, en guise d’adieu, un diamant d’environ dix mille livres.

Ce que Claude ne sut pas, c’est que par crainte de le rencontrer elle avait embarqué nuitamment à Rochester. Une fois encore elle fuyait..


CHAPITRE XII L’AUTRE CARDINAL

À Dunkerque, alors ville étrangère, où elle débarqua avec Peran et Ketty Dawn, la seule femme de chambre qui eût consenti à la suivre, Marie se trouva désemparée. Elle avait pris pied sur ce sol comme n’importe quelle voyageuse anonyme. Elle ne connaissait personne et, en dehors de ses bijoux et du diamant du Roi, elle manquait d’argent. En vérité elle ne savait que faire, réfugiée dans la première auberge qui lui avait paru convenable. Se rendre à Bruxelles, c’était en quelque sorte reprendre du service chez les Espagnols alors qu’elle désirait pardessus tout rentrer en France. À sa rude manière, Peran lui avait exposé son point de vue :

— Pourquoi n’avez-vous pas attendu Monseigneur le Duc ? Vous en avez toujours fait ce que vous vouliez et il voulait vous ramener.

— Pour m’emmener où ? Dans une prison quelconque ? As-tu oublié la route du Verger ? C’est lui qui m’a conduite dans ce piège…

— Mais il n’en savait rien. Cette fois, il fallait lui faire confiance et nous serions en route pour Dampierre…

— Tu le crois vraiment ?

— Sur le sang versé du Christ, oui je le crois…

— En ce cas, je vais écrire que l’on vienne nous chercher. Ici ou Londres, c’est tout un. Le chemin sera même moins long.

Et l’écritoire reprit du service. Quatre lettres seulement. La première au Roi : « Je suis venue ici avec autant de peine que j’en avais eue d’entrer en Espagne et avec la même résolution d’en sortir aussitôt que la nécessité qui m’y amène le permettra. » Après quoi elle l’assurait de son respect et de son affection…

La deuxième suppliait Anne d’Autriche de ne pas l’abandonner, d’avoir pitié de ses peines et, en souvenir d’un autrefois si cher, de plaider sa cause auprès du Roi.

La troisième, pour Richelieu, adjurait le Cardinal de lui rendre son amitié, de l’assurer contre les dangers que lui avait fait courir le prétendu voyage de son époux. Elle disait avoir peine à s’enfoncer plus avant en terre espagnole et désirer par-dessus tout rentrer en France pour retrouver la paix.

La quatrième fut pour Claude à qui elle expliquait les raisons de sa « fuite » dont elle était persuadée qu’il en était complètement ignorant… Et puis elle attendit or, rien ne vint.

Louis XIII après une rapide lecture avait détruit sa lettre.

Celle de la Reine, interceptée au passage, avait été portée au Roi qui l’avait fait passer à sa femme sans l’avoir ouverte. Marie sut plus tard que sa grande amie avait refusé de la lire en disant qu’« elle se garderait bien d’ouvrir la lettre d’une personne qui se gouvernait comme Madame de Chevreuse. Elle ne savait quelle fantaisie ou artifice avait poussé cette personne à lui écrire »…

Richelieu ne répondit pas. Quant à Chevreuse, il alla porter, sans l’ouvrir, le message de Marie au Secrétaire d’Etat Chavigny… et ne répondit pas.

Ce silence absolu, en exaspérant Marie, lui rendit du même coup son ardeur combative. Puisqu’on la rejetait, elle allait rejoindre sans plus hésiter le camp ennemi et tous ces gens qui la méprisaient si ouvertement n’auraient pas trop de leurs yeux pour pleurer :

— La faute de tout cela revient à ce maudit Cardinal qui ne m’a cajolée que pour mieux me tromper. Quant à mon époux…

— Il avait peut-être quelque raison de se plaindre ? hasarda Peran qui détestait en bloc l’Espagne et les Espagnols.

— De quoi ? Mille tonnerres ! Peran, ne vois-tu donc pas qu’il a juré ma perte afin de ne pas payer ce qu’il me doit ? N’importe, ma décision est prise : nous allons à Bruxelles ! N’oublions pas que la guerre fait rage non loin d’ici et qu’on ne nous laisserait pas franchir les lignes…

En effet, le siège d’Arras était commencé quand Peran engagea les chevaux sur la route du Nord. Marie apprendrait plus tard qu’en passant ainsi à l’ennemi, elle tournait le dos à son propre fils : le jeune duc de Luynes, Mestre de camp d’un régiment de cavalerie, combattait glorieusement pour Arras… Mais Marie se souvenait-elle seulement qu’elle avait des enfants ? Elle n’était plus que haine et fureur…

À Bruxelles, ainsi qu’elle l’espérait, elle fut reçue aussitôt par le Gouverneur, don Antonio Sarmiento, avec courtoisie mais une sorte de réticence au premier abord. Le noble hidalgo, sachant qu’elle arrivait, aurait préféré qu’elle allât s’installer à Liège plutôt que dans sa ville. Mais Marie était toujours Marie en dépit de la quarantaine qu’elle était sur le point d’atteindre : éclatante, pulpeuse, charmeuse, elle dégageait ce que nous appellerions un sex-appeal proprement irrésistible et l’Espagnol, conquis, subjugué, se retrouva le plus fidèle soutien de l’enchanteresse… et naturellement son amant : la même horreur du vide habitait toujours la Duchesse.

On se hâta de la loger dans une jolie maison proche de la Grand-Place et on lui donna tous les serviteurs qui convenaient. À peine installée, sa plume infatigable lui fit reprendre contact avec le roi Philippe IV et le duc d’Olivares, son inusable ministre, s’offrant à servir d’intermédiaire entre l’Espagne et certains émigrés de Londres comme son cousin Soubise et La Valette qui promettaient contre de l’or de soulever la Guyenne contre la France. La mort de Madame du Fargis laissait une place à prendre.

Pour ses amis d’Angleterre, l’horizon s’assombrissait : le roi Charles Ier avait été battu à Newbum par les Ecossais révoltés. Aux abois financièrement, le souverain n’allait pas tarder à voir se dresser contre lui un Parlement de moins en moins malléable et travaillé par les questions religieuses qu’agitaient les puritains au milieu desquels on verrait bientôt surgir un certain Oliver Cromwell…

Une autre nouvelle : le 21 septembre, Anne d’Autriche avait donné le jour à un second fils, Philippe, titré duc d’Anjou. La succession au trône était désormais bien assurée. Ce qui ne faisait pas l’affaire des candidats éventuels. Monsieur et son cousin Louis de Bourbon, comte de Soissons…

Celui-ci, réfugié à Sedan depuis trois ans, était en train de rassembler des troupes à la frontière pour envahir la Champagne. Il envoya à Madame de Chevreuse qu’il connaissait de longue date l’un de ses gentilshommes, Alexandre de Campion, beau garçon d’une trentaine d’années et de fière tournure, pour lui demander de s’entremettre avec l’Espagne. La Duchesse se hâta de prévenir Sarmiento et tous deux en appelèrent à Olivares. En même temps, Marie donnait à Campion des lettres pour le duc de Lorraine après une entrevue dont le héros, rien moins que discret, devait se vanter à plusieurs reprises. Ou plutôt vanter les « charmes incomparables » qu’il avait dû, à l’évidence, examiner d’assez près.

Et c’est ainsi qu’au printemps 1641, le comte de Soissons quittait Sedan à la tête d’une armée de trois mille hommes, vite doublée par les Impériaux. Il rencontra, à La Marfée, sur la Meuse, le maréchal de Châtillon… et un instant on put croire qu’allait s’écrouler le bel édifice monté par Richelieu à force de génie. Châtillon se fit battre. Vainqueur, Soissons se mit à parcourir le champ de bataille, comptant les morts et les blessés. On était en juillet : il faisait chaud et le Prince avait soif. Il réclama à boire puis, d’un geste qui lui était familier, il releva la visière de son casque du bout de son pistolet. Le coup partit. Soisson, glissa de son cheval, raide mort ! Accident, ou quelqu’un avait-il su profiter de l’instant ? On ne le sut jamais. Cependant, le danger avait été réel. « Si Monsieur le Comte n’avait été tué il eût été bien reçu de la moitié de Paris », devait soupirer l’un des secrétaires du Cardinal. Pour une fois. Monsieur n’avait pas trempé dans le complot mais pour Marie la mort de Soissons représentait la dernière catastrophe ; trop engagée à présent dans le camp ennemi, elle ne pouvait plus attendre le moindre soupçon d’indulgence du Cardinal. N’avait-elle pas écrit à Olivares pour lui conseiller de redoubler son effort de guerre en lui expliquant que très certainement la maladie qui rongeait le Roi ainsi que son Ministre ne tarderait plus à les abattre et lui livrerait la France au seuil de laquelle la Reine accueillerait ses frères avec joie ?

Cependant, la situation de la Duchesse perdait de son éclat. L’Espagne essoufflée par des années de guerre, contrairement à la France grâce à l’économie sévère du Cardinal, se montrait moins généreuse pour elle qui n’était plus qu’une réfugiée ne disposant guère d’informations. Elle songea un instant à retourner en Angleterre, mais la guerre civile s’annonçait et le Parlement avait exigé que Marie de Médicis quitte le royaume. Avec une poignée de fidèles, elle traversa les Pays-Bas pour se rendre à Cologne, n’ayant plus grand-chose pour vivre. Aucun doute que le même sort eût attendu Marie. Mieux valait rester, attendre…



Sans autres nouvelles que celles qui arrivaient à Sarmiento – elle apprit de la sorte la mort du Cardinal-Infant en novembre, celle du vieux Sully, le grand ministre d’Henri IV, en décembre –, Marie rongeait son frein, d’autant plus que son hidalgo semblait se lasser quelque peu… Un nouvel espoir quand, au début de 1642, elle sut que l’Espagne s’était trouvé un allié de choix dans le jeune, le beau Cinq-Mars, favori de Louis XIII couvert de bienfaits qu’il payait en ingratitude. Avec Monsieur… et l’approbation discrète de la Reine, un nouveau complot se forma pour jeter bas les deux colonnes du royaume de France. Mais Richelieu était parfaitement renseigné. Monsieur comme d’habitude s’en tira en livrant ses complices et le Roi, désolé mais ferme, signa la condamnation à mort de Cinq-Mars et de Thou… Autre nouvelle : Marie de Médicis avait fini par mourir à Cologne, presque dans la misère… Le Roi avait repris Sedan. Les armées françaises étaient au mieux et Marie, inquiète de ce qui se passerait si elles parvenaient à remonter jusqu’à Bruxelles, ne savait plus trop où diriger ses pas. Madrid, avec sa Cour sinistre peuplée de monstres, les bûchers de l’Inquisition et les interminables cérémonies religieuses ? Triste fin pour une coquette avide de liberté ! Elle songea même aux îles d’Amérique où s’implantait la France…

Ce furent des jours très sombres.

Et puis soudain, début décembre, « la » nouvelle si longtemps espérée : épuisé par la maladie, le cardinal de Richelieu s’était éteint, le quatrième jour du mois, dans son beau Palais-Cardinal… à deux pas de la rue Saint-Thomas-du-Louvre.

Sur l’ordre de son Gouverneur, Bruxelles illumina. Il y eut bal, bombance, actions de grâces, comme si ce prince de l’Eglise qui venait de s’éteindre eût été l’Antéchrist. Marie exulta et avec elle ceux que la rigueur tenait hors des frontières. Nul ne doutait que cette mort ne fût le signe du retour de tous les exilés puisque, de l’avis général, le Roi n’était guère qu’un pantin. De toute façon, on savait que l’état de santé de Louis XIII n’était pas plus brillant que celui du défunt. Marie prépara ses bagages, persuadée d’être reçue à bras ouverts, à présent que son « bourreau » n’était plus.

Or, il fallut déchanter. Même si c’était une opinion désagréable à caresser, Louis XIII était toujours le Roi intransigeant et sans faiblesse qu’il n’avait jamais cessé d’être. Il fit savoir à tous les gouverneurs de province que la mort du Cardinal ne modifiait en rien la politique du gouvernement. Ceux qui étaient en place y resteraient, et il en irait de même pour les bannis. Plus que tous, Madame de Chevreuse que le Roi à présent appelait « le Diable ». Et par écrit, devant le Conseil, il lui fit défense formelle d’entrer dans le royaume. De même, Châteauneuf était maintenu dans sa prison d’Angoulême.

Cependant, il allait vers la mort et le savait. À contrecœur il prescrivit la Lieutenance générale pour son frère. Quant à la Régence, il ne put se résigner à la remettre pleine et entière à sa femme, craignant par trop qu’elle ne fit revenir la maudite Chevreuse qui avait l’honneur de hanter ses cauchemars. C’est le Conseil qui devait régner au nom du jeune Louis XIV. Le Roi se doutait que son testament, comme la plupart des testaments royaux, serait cassé, mais il recommandait vivement à Anne d’Autriche de ne pas se séparer du cardinal Mazarin, tant apprécié par Richelieu, en qui il voyait un véritable homme d’Etat.

À Bruxelles, Marie retenait son souffle comme tous ceux qui brûlaient de rentrer en France. Enfin la nouvelle arriva : le 14 mai 1643, Louis XIII s’était éteint. Anne d’Autriche ne perdit pas une seconde pour faire casser le testament par le Parlement devant lequel, Régente, elle se rendit afin de lui présenter le petit Roi d’à peine cinq ans… que Claude de Chevreuse, son Grand Chambellan, portait dans ses bras. Cela aussi, Marie l’apprit et en conçut les espoirs les plus fous : elle allait rentrer, reprendre sa place auprès de la Reine, cette pâte molle ! Elle allait régner après si longtemps !

Elle s’étonna même de n’être pas rappelée dès le lendemain, mais attribua ce retard à l’effervescence qui devait agiter Paris à l’annonce de la grande victoire de Rocroi, remportée par le jeune duc d’Enghien, fils du prince de Condé, cinq jours après la mort de Louis XIII. Cela n’avait rien à voir, mais elle ne le sut que plus tard. Et puis, en juin, elle vit arriver… Boispillé qui venait la chercher. Elle ne s’étonna pas trop de la minceur du personnage : après tout, c’était l’intendant de Dampierre et c’était Chevreuse qui faisait rentrer sa femme. En outre, elle était toujours en terre ennemie.

Exultant de joie, elle partit donc, accompagnée jusqu’à Notre-Dame de Hal par une vingtaine de carrosses de la société bruxelloise tenant à honorer cette émigrée un brin dédaignée dans les derniers temps mais dont chacun pensait qu’elle allait redevenir une puissance. Sa voiture traversa les lignes espagnoles, ce qui lui permit de voir de près les ravages de la guerre. Elle dormit à Mons cette ultime nuit hors de France puis gagna Cambrai et la frontière où, cette fois, elle trouva le marquis d’Hocquincourt, Maréchal de camp, venu l’accueillir cérémonieusement pour la conduire à Péronne dont il était le Gouverneur et où l’attendait une réception magnifique. Elle eut la surprise d’y retrouver son ex-beau-frère, le duc de Chaulnes, l’oncle de son petit duc de Luynes dont elle ne savait plus rien depuis une éternité. L’ancien « homme aux cadenettes[21] » et sa femme lui apprirent, au cours d’un dîner qu’ils tinrent à lui offrir dans leur château de Chaulnes, qu’il était à présent marié. Même si ces nouvelles avaient un léger goût d’amertume puisqu’elles lui faisaient sentir combien, avec ces années loin d’eux, elle s’était exclue des siens, elle apprécia cet instant familial, s’étant toujours assez bien entendue avec ce beau-frère-là ! Et elle reprit son chemin.

À Roye l’attendaient deux hommes chers à son cœur : Montaigu d’abord, puis Marcillac dont l’aide lui avait été si précieuse dans sa fuite. Si en celui-ci elle ne trouva guère de changement, Montaigu, lui, n’était plus le même. Converti au catholicisme, il avait fui l’Angleterre et était devenu Abbé de Saint-Martin, près de Pontoise. À sa surprise, il venait lui apporter les salutations et même des offres de service… de la part du Cardinal. Elle sursauta :

— Le Cardinal ? Il n’existe plus, il me semble ?

— Richelieu non mais le cardinal Mazarin, oui.

— Le petit « Monsignore » ? Il est cardinal ?

— Depuis un peu plus d’une année… et il est le plus proche conseiller de la Régente !

— Ne vous y trompez pas, reprit Marcillac : il est loin d’être sans importance, d’autant qu’il paraît décidé à poursuivre la politique de l’Homme rouge… avec peut-être quelques adoucissements !

— Peuh ! Il ne devrait pas peser bien lourd si j’en crois les avances qu’il me fait. A-t-on sorti mon pauvre Châteauneuf de prison ?

— On l’a sorti, mais…

— Alors c’est à merveille car il est l’homme qu’il nous faut ! s’écria Marie pleine d’enthousiasme. La Reine suivra sûrement mon conseil de se débarrasser de l’Italien…

— Il n’est plus italien mais français…

— Qu’il soit ce qu’il veut, il faut qu’il cède la place à Châteauneuf !

— N’allez pas trop vite, et surtout ne décidez d’aucune ligne de conduite avant d’avoir vu la Reine.

— Vous trouverez de grands changements, reprit Marcillac, singulièrement dans les goûts de Sa Majesté. Au contraire du Cardinal duc de Richelieu qu’elle détestait, elle apprécie beaucoup Mazarin avec qui elle peut s’entretenir en castillan. Ensuite, c’est un homme aimable qui jusqu’à présent n’a fait sauter la tête de personne… et qui est, je crois, le seul à être au fait des affaires étrangères…

Marie balaya l’avertissement d’un joli geste de la main :

— Nous verrons ! Ce qui m’importe, c’est de savoir si Madame de Hautefort continue à jouer les chiens de garde !

— Non. Elle a quitté la Cour peu de temps après la naissance du Dauphin. Vous savez que lors du départ de Mademoiselle de La Fayette, le Roi avait repris de l’attirance pour elle – sans plus de succès qu’auparavant d’ailleurs – mais ensuite il s’est entiché du jeune Cinq-Mars qu’il traitait en enfant chéri et comblait au-delà de ses rêves. Or l’influence de l’Aurore sur la Reine déplaisait à ce trop séduisant étourdi qui n’a su remercier son prince qu’en conspirant contre lui. Il a obtenu son départ. Je dois dire que lorsqu’elle a fait ses adieux au Roi, celui-ci en lui tendant la main, lui a dit : « Mariez-vous ! Je vous ferai du bien ! »

— Donc il la regrettait ? Mais ce Cinq-Mars, j’ai appris qu’il avait porté sa tête sur l’échafaud ?

— Une décision cruelle pour le Roi qui a fait preuve d’une immense force d’âme en la circonstance. Quant à la Reine, qui trempait plus ou moins dans le complot, elle lui devait la naissance du petit duc d’Anjou. Cinq-Mars avait suivi l’exemple de votre défunt époux, le connétable de Luynes : il avait obligé le Roi à rejoindre la Reine en le menaçant de quitter la Cour sur-le-champ s’il ne s’y résolvait point.

— L’important pour moi est que Hautefort ne soit plus là. Elle était ma seule rivale dans l’affection de la Reine…

— … qui ne l’a guère défendue, reprit Montaigu. Je connais bien Anne d’Autriche à présent : elle n’est pas constante dans ses affections et même volontiers ingrate si l’on risque de la faire souvenir d’une période qu’elle aimerait oublier.

Ce sages conseils firent sourire Marie. Elle seule connaissait la Reine à fond et ne doutait pas qu’elle n’eût qu’à paraître pour renouer les liens d’autrefois…

En attendant, il s’agissait aussi de renouer avec son époux. Elle le retrouva au château de la Versine, sur les bords de l’Oise, où il était venu l’attendre. Cette fois les retrouvailles furent fraîches : il y avait entre eux le contentieux du procès, les affaires d’argent toujours pendantes et une certaine rancune mutuelle. Chevreuse reprochait à sa femme d’avoir quasiment fui devant lui lorsqu’il voulait aller la chercher. Marie digérait mal qu’il l’eût laissée si longtemps sans nouvelles pour plaire à Richelieu. Cependant une procédure de séparation définitive eût été aussi nuisible à l’une qu’à l’autre. Mieux valait reformer le couple, du moins en apparence. Cette nuit-là Marie ferma soigneusement sa porte, mais personne ne vint frapper…



Côte à côte les deux époux rentrèrent rue Saint-Thomas-du-Louvre que Marie retrouva avec joie : elle y avait tant de souvenirs ! En outre, elle y vit accourir vers elle une foule de gens, dont certains lui étaient quasiment inconnus mais qui la confortèrent dans sa conviction qu’elle allait reprendre son influence sur la Reine et la débarrasser du « signore Mazarini » que les Condé, Vendôme, Guise et autres Grandis détestaient déjà tout en le méprisant. Personne ne comprenait que l’ex-Infante ait pu s’enticher de ce faquin ! Le cher Châteauneuf le premier : Marie le revit avec joie tout en constatant qu’il avait « bien vieilli » mais qu’il était encore assez vert pour jouer le rôle qu’elle lui assignait !

Vint enfin le moment tant attendu de se rendre chez la Reine. Ce ne fut pas sans un battement de cœur que Marie gravit le Grand Degré du Louvre et se fit annoncer par un gentilhomme qu’elle ne connaissait pas. Le cher La Porte, tiré de la Bastille, avait rejoint sa province comme Marie de Hautefort. Elle fut reçue comme autrefois dans la chambre de la Régente, sourit en reconnaissant Madame de Senecey, et ne cacha pas sa surprise en identifiant une certaine Madame de Motteville qui n’était autre que cette petite Françoise Bertaut qui, à sept ans, parlait espagnol avec Anne d’Autriche et qui avait été exilée jadis avec sa mère, femme de chambre privilégiée… Enfin, sa révérence étala sa robe de pourpre et d’or aux pieds d’Anne d’Autriche à laquelle son deuil somptueux, éclairé de ses célèbres perles, conférait une majesté accrue. Sa bouche étroite se pinça devant les atours éclatants de son ancienne amie. Alors que Marie les avait choisis comme un rappel des heures joyeuses d’antan, de sa propre vitalité, l’Espagnole les recevait comme un souvenir de ses folies passées. Cependant elle se décida à sourire :

— Vous voici donc, Duchesse ? Il y a longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous voir !

— Dix ans, Madame, qui pour moi furent une éternité mais qui semblent n’avoir guère pesé sur Votre Majesté ?

Elle mentait. Anne d’Autriche était devenue différente : elle avait gardé son teint clair, ses mains admirables et ses yeux verts, mais elle s’était alourdie et, dans son attitude un rien hiératique, Marie, stupéfaite et désorientée, crut déceler une vague ressemblance avec Marie de Médicis. Elle eut une envie soudaine de la prendre aux épaules et de la secouer pour faire craquer cette espèce de glaçure qui élevait entre elles deux un obstacle tellement inattendu. Elle avait envie de lui crier :

— Mais enfin, c’est moi, Marie, votre « Chevrette » ! Ne me reconnaissez-vous plus ?…

La Régente reprenait la parole d’un air embarrassé :

— Vous ne doutez pas, j’espère, de la joie qui serait la mienne à vous rendre auprès de moi votre place de jadis mais… nous sommes toujours en guerre et les alliés de la France pourraient concevoir un soupçon si, incontinent après votre retour de Flandre, ils vous savaient à mes côtés. Pour cette raison, mieux vaudrait que, pour un temps au moins, vous vous établissiez à Dampierre. Que vous devez avoir hâte de retrouver, lâcha-t-elle avec un sourire où entrait du soulagement : elle avait dit ce qu’elle devait et c’était une bonne chose de faite.

Marie était trop fine pour ne pas le sentir, trop déçue aussi pour ne pas discuter :

— Votre Majesté ne doute pas de mon obéissance, j’espère, mais je la supplie de considérer que toute l’Europe à ce jour sait les persécutions dont j’ai été l’objet pour l’amour de la Reine et ce serait peut-être faire tort à elle-même si elle m’éloignait si promptement ? J’en appelle à Monsieur le Cardinal, continua-t-elle en opérant une brusque volte-face pour saluer le prélat qu’elle venait de voir entrer.

Il avait bien changé, le petit Monsignore pétillant d’autrefois. Lui aussi avait pris de la majesté dans les bruissantes moires pourpres agréablement parfumées qui accompagnaient ses pas. Son visage était plus plein, mais il n’en avait que plus de charme. Ses beaux cheveux bruns encadraient harmonieusement sa physionomie fine, ornée d’une moustache soyeuse, et ses yeux noirs avaient quelque chose de caressant. On sentait que le sourire lui venait naturellement.

Ainsi pris à partie, il s’en tira en disant qu’il se sentait tout à fait indigne de trancher entre la Reine et sa plus ancienne amie. La Régente ne répondant rien, Marie, retenant des larmes de rage, déclara qu’il était en effet dans ses intentions d’aller revoir ses terres et ses gens mais qu’ensuite, elle reviendrait avec joie servir une souveraine qu’elle n’avait pas cessé d’aimer. Puis elle se retira.

En réalité, les deux femmes ne se reconnaissaient plus. Marie n’arrivait pas à comprendre que l’Espagne eût cessé d’être la préoccupation majeure d’Anne et qu’elle n’était plus la même. Mère du Roi, en charge de la Régence et conseillée désormais par Mazarin, elle avait enfin compris qu’elle appartenait à la France. Surtout, elle voyait Marie avec d’autres yeux, ne trouvant plus en elle les agréments qui la charmaient jadis et qui, donc, avaient perdu leur pouvoir.

Le lendemain, accompagnée de Claude, la Duchesse se rendit à Dampierre qu’elle trouva plus séduisant que jamais, ce qui mit du baume à son cœur ulcéré. En outre, quelques surprises l’y attendaient. D’abord, son unique fils Charles de Luynes et son épouse. À vingt-trois ans, le jeune Duc ressemblait à son père, du moins physiquement : il était grand, beau mais, à la surprise de sa mère, manquait de la séduction dont Luynes avait fait sa meilleure arme. Sa physionomie était grave et il souriait rarement. Marie découvrit avec stupeur qu’il était pieux, et même dévot et que s’il avait élu domicile à Dampierre avec l’agrément de son beau-père alors que les châteaux de Luynes ou de Lésigny eussent été plus naturels, cela tenait à la proximité de l’abbaye de Port-Royal-des-Champs où les Solitaires étaient revenus[22]. Attiré par leur doctrine, le fils de Marie s’y rendait aussi souvent que possible.

Du même coup, la Duchesse fit connaissance de sa femme, Louise, fille du chancelier Séguier. Elle était relativement jolie encore que dans le genre insignifiant, mais aussi bigote que son mari : elle ne prit guère la peine de dissimuler l’espèce de répulsion que lui inspirait une belle-mère sulfureuse. Celle-ci s’en plaignit à son époux :

— Vais-je vraiment devoir vivre avec ces diseurs de patenôtres ? Mille tonnerres, mon ami, ils ne manquent pas de demeures où exercer leurs talents ! Que font-ils chez nous ?

Un peu embarrassé, Chevreuse, qui d’ailleurs avait de l’affection pour son beau-fils, expliqua que pour remettre un peu à flots ses finances toujours embrouillées, il lui avait vendu sa charge de Grand Fauconnier dont, avec un roi d’à peine cinq ans, il n’avait plus l’usage.

— Fort bien ! En ce cas, que ne vont-ils s’installer dans leurs marécages ? S’ils ne le font pas, c’est moi qui irai emménager à Lésigny…

— Prenez patience ! Et préparez-vous à une surprise dont j’espère que celle-là vous sera agréable. Nous aurons ce soir des hôtes que j’ai fait prévenir de votre arrivée…

— Qui cela ? Pas monsieur mon père, j’espère, qui doit à présent menacer ruine ?

— Je n’aurais pas parlé d’une surprise agréable…

Peu avant le coucher du soleil, un carrosse de voyage couvert de poussière vint décrire une courbe dans la cour d’honneur et s’arrêta devant le perron. Un homme dont un grand chapeau gris couvrait le visage en descendit lestement puis se retourna pour offrir sa main unique – la manche gauche était vide ! – à une jeune femme qui l’en remercia d’un tendre sourire, puis tous deux gravirent lentement les degrés du perron où le couple Chevreuse les attendait. Avec un cri de joie, Marie reconnut Herminie et la reçut dans ses bras.

— Ma petite ! Mais où étiez-vous passée ? Depuis que je suis arrivée tout à l’heure je vous cherche en vain.

— Me voici, ma cousine. Légèrement en retard mais notre route était longue.

Elle tendait la main vers son compagnon mais il ne la prit qu’après avoir salué, de sa main unique, en balayant le sol des plumes de son couvre-chef. Cette fois, Marie pensa qu’elle rêvait.

— Malleville, vous ?… Dieu me pardonne, mais je vous croyais mort.

— Moi aussi je l’ai cru, Madame la Duchesse, sur ce champ de gloire de Rocroi où Loyancourt, l’un des aides de camp de Monseigneur le Duc, m’a trouvé, reconnu, ramené céans… J’y ai reçu les soins les plus tendres, dit Gabriel en tournant vers Herminie son regard souriant. Cette jeune dame m’a rendu le goût de la vie et Monseigneur a fait le reste afin que je puisse reprendre au grand jour mon nom et mes quelques biens. Ce dont je lui serai toujours profondément reconnaissant. Ensuite, il a fait encore mieux : il nous a mariés.

— Mariés ? Et je n’en ai rien su ? On ne m’a rien dit ?

— Là où vous étiez fourrée, ma chère, il était difficile de vous tenir au courant de notre vie quotidienne, bougonna Claude. Moi j’avais toute latitude, étant de la famille, pour recommander à Madeleine de Lénoncourt une union qui lui a convenu en tout point ! Elle s’est même déplacée pour le mariage.

Aucun reproche dans cette mise au point, pourtant, elle fit mesurer à Marie la distance qui s’était établie entre elle et les siens. Ce dont elle éprouva quelque chose ressemblant à un remords, encore qu’elle fût reconnaissante à Claude de l’avoir si bien suppléée :

— Il ne me reste plus, soupira-t-elle, qu’à faire un présent à la mariée.

Et, ôtant le collier de saphirs, de diamants et de perles que le soleil faisait étinceler sur sa gorge, elle le passa au cou d’une Herminie rougissante et qui faisait de son mieux pour l’en empêcher :

— C’est trop, ma belle cousine ! À Malleville nous vivons avec simplicité et les grandes fêtes sont rares…

— Eh bien, vous le porterez ou vous le transmettrez à vos enfants… car j’espère que vous en aurez ?

Herminie devint rouge comme une pivoine. Gabriel vint à son secours en époux attentif :

— Le premier pourrait être là dans sept mois, fit-il calmement. Et nous en sommes infiniment heureux…

— Pourtant vous vous êtes risqués sur les mauvais chemins pour parvenir jusqu’à nous ?

— Rien n’aurait pu empêcher Herminie de venir vous saluer. Et puis, si les chemins ne sont pas bons, notre voiture l’est grâce à des ressorts qui atténuent les cahots…

— Comme d’habitude vous avez réponse à tout, Gabriel ! Il n’empêche que je ne me consolerai jamais de n’avoir pas accompagné la mariée à l’autel…

— Moi j’y étais, Madame ma mère, et j’espère vous avoir représentée de façon fort convenable, s’écria une voix juvénile qui se rapprochait.

Et Marie eut soudain devant elle sa fille Charlotte qui, en riant de ses dents blanches, lui faisait sa révérence. Elle avait seize ans : elle était ravissante, blonde comme un champ de blé avec les immenses yeux outremer de Marie. Elle semblait avoir hérité de la vitalité de sa mère, dansant plus qu’elle ne marchait et riant à tout bout de champ. Que cette jolie créature fût sa fille stupéfiait Marie tout en lui inspirant de l’orgueil : celle-là, elle en était sûre, était vraiment de son sang… Encore ne savait-elle pas jusqu’à quel point !

Les quelques jours que l’on passa tous ensemble à Dampierre furent délicieux, même si les mines confites du jeune duc de Luynes et de son épouse tentèrent vainement d’y mettre un bémol. Marie raconta ses aventures. Une version expurgée, naturellement, mais que sa belle-fille assaisonnait à la dérobée de signes de croix aussi rapides que furtifs qui mettaient Marie en joie et lui donnaient envie d’en dire davantage. Cependant, elle s’abstint par respect pour le reste de son auditoire. Elle parla longuement avec Charlotte, découvrit que sa fille ne rêvait que de la suivre, plus longuement encore avec Herminie que les années avaient transformée en une charmante jeune femme. Un peu ronde peut-être mais cela ne devait pas déplaire à son époux. Tel qu’il était, le couple filait le parfait amour et Marie, avec un soupçon d’envie considérait cette plante rarissime éclose en son absence sous son propre toit : un couple heureux, soudé par un amour mutuel évident et solide. Aussi se garda-t-elle d’y apporter la moindre touche d’ombre en reprochant à Herminie de ne pas l’avoir rejointe. C’était son sort, apparemment, de voir ses suivantes la quitter pour plus haut qu’elle : après la mort de Chalais, Elen du Latz avait rejoint Dieu par le truchement des Ursulines de Nantes. Quant à l’ancienne terreur des couvents de Lorraine, c’était l’amour qui la lui avait prise. Elle se consola de bon cœur : en Charlotte, elle trouvait une compagne idéale et plus proche d’elle que quiconque. Aussi laissa-t-elle les Malleville reprendre le chemin de leur château du Cotentin où, à les entendre, il faisait si bon vivre. Puis n’y pensa plus : la page était tournée, et elle avait largement de quoi s’occuper.



Revenue rue Saint-Thomas-du-Louvre, elle commença par se rendre auprès de Monsieur, devenu Lieutenant général du royaume ainsi que l’exigeait le protocole de cour. Il vivait à présent au palais du Luxembourg, hérité de sa défunte mère, avec Marguerite, sa nouvelle duchesse d’Orléans qu’à la veille de sa mort Louis XIII lui avait enfin permis d’épouser officiellement : cela ne faisait jamais que la troisième bénédiction nuptiale pour ces deux-là, les précédentes, celles de Nancy et de Malines, ayant été déclarées non valables !

Ce que Marie voulait savoir, c’était ce que pensait le Prince de la Régente et de son Ministre mais, pour une fois, Gaston resta dans une réserve prudente : il en était encore à attendre dans quel sens le vent allait tourner. En revanche, Marie retrouva la jeune épousée avec plaisir : elle l’avait connue fillette au palais de Nancy et reçut d’elle l’assurance qu’elle serait toujours la bienvenue au Luxembourg.

Elle en sortait quand, regagnant son carrosse, elle se trouva soudain nez à nez avec César de Vendôme qu’elle n’avait pas revu depuis que, ensemble, ils animaient le « parti de l’Aversion », destiné à empêcher Monsieur d’épouser Mademoiselle de Montpensier. Il y avait à cela une raison simple : durant tout ce temps, le séduisant bâtard d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées n’avait quitté le donjon de Vincennes où son frère, le Grand Prieur, avait trouvé la mort, que pour divers refuges, comme l’Angleterre ou autres lieux d’exil d’où l’avait ramené le double trépas de Richelieu et de Louis XIII. Il était devenu une sorte de curiosité, depuis le temps que l’on parlait de lui sans jamais le rencontrer. Et c’est à grand fracas qu’il avait enfin réintégré son magnifique hôtel du faubourg Saint-Honoré[23]. Il parut enchanté de revoir Marie :

— Ma chère Duchesse, lui dit-il, vous êtes plus belle que jamais ! Et j’espère que vous nous rapportez intact cet esprit vif qui savait nous galvaniser jadis car en vérité nous en avons un énorme besoin !

Se gardant de lui retourner son compliment parce qu’il ne possédait plus que des traces de son ancienne splendeur physique, Marie lui offrit son plus charmant sourire :

— Besoin de moi ? Mais… pourquoi ?

— Voilà une question qui m’étonne venant de vous. N’êtes-vous pas allée au Louvre ? N’avez-vous pas rencontré la Régente ?

— Si fait ! Cependant, je n’ai pas reçu l’accueil que j’étais en droit d’espérer après tant d’années d’aveugle dévouement Elle m’a « conseillé » de me retirer à la campagne afin de ne point contrister les alliés du royaume par une présence aussi notoirement attachée à l’Espagne ! C’est à n’y rien comprendre… Elle tourne le dos à son pays bien-aimé ?

— Eh oui ! Pour plaire à ce faquin de Mazarin que lui a légué Richelieu, son pire ennemi cependant. Et il est le premier des Ministres, choyé par elle, écouté par elle, prôné par elle alors qu’après la mort du Roi mon frère, nous avons tous cru qu’allait commencer le règne de François de Beaufort, mon fils dont j’aurais juré qu’elle était éprise !

— Ah oui ? Contez-moi cela ! fit-elle, vivement intéressée tout à coup. N’oubliez pas que j’arrive pour ainsi dire de la lune…

— Dans ce cas accordez-moi l’hospitalité de votre carrosse ! Je vous accompagne jusque chez vous après quoi il me ramènera ici. Je préviens mes gens.

Un instant plus tard, ils descendaient ensemble la rue de Tournon et César expliquait à Marie que, depuis longtemps, Beaufort son cadet était épris de la Reine. N’étant pas frappé d’exil et combattant même dans les armées du Roi où sa vaillance faisait merveille, il était vu d’un œil assez doux par Anne d’Autriche à chacun de ses retours…

— Il est pourtant l’amant de ma belle-mère, Marie de Montbazon ?

— Certes… et d’autres aussi. François ne compte plus ses maîtresses mais au fond de son cœur, seule existait la Reine, même si la jalousie de mon royal frère obligeait à la prudence…

— Vous voulez dire qu’il aurait été… son amant ? souffla Marie abasourdie.

Vendôme prit un air fin qui ne lui allait pas du tout :

— Je ne dis rien… sinon que Mademoiselle de Hautefort, si elle voulait rompre son silence, pourrait peut-être nous en apprendre plus ! Quoi qu’il en soit, à la mort du Roi, elle a confié ses enfants et elle-même à mon fils qu’elle proclamait « le plus honnête homme de France ». Elle ne voyait que par lui et il entrait chez elle à toute heure. Il en était assez fier, ce qui l’a conduit à une belle sottise : un matin, il a pénétré dans l’appartement de la Reine sans se faire annoncer comme cela lui arrivait fréquemment. Or, elle était au bain et, au milieu de ses femmes, elle l’a chassé avec de grands cris de fureur… et, à partir de ce moment, s’est rapprochée de ce cuistre d’italien ! Vous devinez la douleur, l’indignation de Beaufort ? Il a juré de tirer la Régente des griffes de ce Cardinal pour rire qui n’est même pas gentilhomme ! Au moins l’autre, Richelieu, était un seigneur… Vous devriez vous entendre avec François : je sais qu’il vous admire énormément…

— De loin alors ? fit Marie en riant. Il y a si longtemps qu’il ne m’a vue qu’il ne doit plus savoir à quoi je ressemble. Mais dites-moi ce qu’il cherche, lui ? ajouta-t-elle plus sérieusement. Est-ce le gouvernement ? Veut-il être le premier des Ministres ?

— Non. L’Amirauté lui suffirait comme à moi de retrouver mon gouvernement de la Bretagne. La mer est l’élément favori de mon fils et, à condition qu’il y ait aux commandes un autre personnage que ce triste sire…

— Le marquis de Châteauneuf lui agréerait-il ?

— Pourquoi pas ? Il est des nôtres et il est temps que la Régente nous rende, à nous les Grands, ce que Richelieu nous a volé…

— En ce cas je recevrai avec plaisir Monsieur le duc de Beaufort…

Il vint le soir même et Marie eut un éblouissement. Il était superbe. Beau tel un héros de roman avec ses longs cheveux d’un blond nordique, son regard bleu étincelant, son visage énergique mais volontiers souriant, son corps d’athlète et certaine désinvolture séduisante au possible. Ce n’était pas un intellectuel – loin de là, mais Marie non plus ! – il cultivait volontiers le calembour et mettait facilement un mot à la place d’un autre. Galant et courtois de nature il pouvait être d’une effroyable grossièreté mais les femmes en raffolaient et le peuple qui l’appellerait bientôt « le roi des Halles » l’adorait.

Marie, pour sa part, eût apprécié peut-être un intermède avec ce magnifique garçon de vingt-sept ans mais elle sentit qu’à tenter de le séduire elle perdrait son temps : quelqu’un d’autre occupait son esprit et son cœur. Pour tâter le terrain, elle parla de Madame de Montbazon et il sourit à l’image évoquée. Puis elle parla de la Reine et François de Beaufort se ferma comme une huître avec, dans le regard, un reflet douloureux qui la renseigna : il aimait Anne d’Autriche. Elle en eut confirmation en évoquant Mazarin car alors il donna libre cours à sa colère :

— Ce rustre, ce faquin, ce plat valet qui ose traiter d’égale à égal la plus noble des reines, comment n’en a-t-on pas encore débarrassé le Louvre ?

— Vous ne l’aimez pas beaucoup, dirait-on ? fit Marie suave.

— Je le hais, je l’exècre ! Sans lui je serais…

Il s’arrêta au bord du mot que la prudence, ou la pudeur, lui faisait retenir. Mais Marie était impitoyable :

— Vous seriez…

— Rien ! Veuillez me pardonner ! Quoi qu’il en soit, sachez, Madame la Duchesse, que je ne suis pas seul à vouloir en purger la terre. La haute noblesse est de mon avis. On haïssait Richelieu parce qu’on le redoutait et que, d’une certaine façon, il était grand. Celui-là n’est rien qu’un ancien gratte-papier affublé d’une simarre cardinalice. Se soumettre à un tel homme, c’est manquer à l’honneur ! Notre petit Roi mérite meilleur mentor que cet histrion ! Nous ne tolérerons pas qu’il l’élève !

Ce qu’elle entendait était pour Marie plus que révélateur :

— Il est déjà suffisamment triste, murmura-t-elle, qu’il ose dresser une barrière entre la Reine et ses plus fidèles amis… Après tout ce que j’ai subi, c’est pour moi plus qu’une déconvenue : une vraie douleur.

— Elle ne vous reçoit plus ?

— Si, mais du bout des lèvres et comme n’importe quelle dame. L’élan d’autrefois, la confiance n’existent plus, fit-elle au bord des larmes, prise qu’elle était à son propre jeu.

De cet instant, l’alliance fut conclue. Elle allait donner naissance à ce que l’on appellerait la Cabale des Importants, rassemblant autour de Marie, de Beaufort et de Châteauneuf les Vendôme et leurs amis, les Guise, les Rohan et d’autres encore, à une seule exception mais de taille : la princesse de Condé, une Montmorency qui n’avait jamais pardonné à l’ancien Garde des Sceaux d’avoir fait condamner son frère. Sa fille, la belle duchesse de Longueville, partageait son indignation et, pour Mazarin, c’était une aide de poids. Cependant, il tenta de s’entendre avec Madame de Chevreuse qu’il pria de le recevoir, et vint rue Saint-Thomas-du Louvre. Ce qui était une concession : il aurait pu la convoquer.

D’emblée, il exposa le but de sa visite : effacer le malentendu qu’il sentait s’installer entre eux et dont la Reine lui avait fait part :

— En le déplorant, ajouta-t-il avec un sourire dont il espérait beaucoup. Nous ne souhaitons que vous plaire. Madame la Duchesse. Voyons, vous avez beaucoup perdu ces dernières années. Voulez-vous de l’argent ? Cinquante mille ? Cent mille ? Deux cent mille livres ?

La somme était superbe, ô combien tentante, mais Marie tenait à se donner les gants de l’élégance en face de ce prélat qui parlait comme un maquignon…

— Merci, Monsieur le Cardinal, mais c’est non. En revanche, mes amis ont à se plaindre.

— De quoi, mon Dieu ?

— Je vais vous le dire : le duc de Vendôme réclame son gouvernement de Bretagne qu’il tenait d’héritage et que Richelieu lui a enlevé, Monsieur de Beaufort souhaiterait l’Amirauté. Le duc d’Epernon s’indigne qu’on ne lui rende pas ses charges d’autrefois. Quant au prince de Marcillac, il désire le gouvernement du Havre…

— C’est très difficile : il faudrait enlever Le Havre aux héritiers du défunt Cardinal. Et en ce qui concerne la Bretagne, elle est à Monsieur de Brézé, son parent lui aussi…

— Le Cardinal est mort, que je sache ! fit Marie brutalement. Je ne vois aucune raison pour que ses héritiers se partagent la moitié du royaume. Il est juste que ceux qui ont eu à souffrir de lui reçoivent des compensations…

— Sans doute, pourtant ce n’est pas aussi simple que vous le pensez… Je verrai… je verrai…

Il n’avait pas dit non. Encouragée par ce qui lui semblait un succès, Marie multiplia les visites à la Reine sur laquelle, visiblement, elle essayait de reprendre son influence, alternant les grâces et les critiques voilées contre Mazarin, mêlées à des louanges pour Châteauneuf qui ne quittait plus guère sa maison de Montrouge. Têtue, mordante, fébrile parfois, elle ne se rendait pas compte qu’elle commençait à importuner. Mazarin lui fit savoir qu’elle devait perdre tout espoir de revoir Châteauneuf revenir aux affaires…

C’est alors que se produisit l’incident qui mit le feu aux poudres.

Ce jour-là, Madame de Montbazon étant souffrante recevait dans sa chambre en présence de Marie avec qui elle entretenait à présent les plus étroites relations. Après le départ des visiteurs, elles trouvèrent deux lettres non signées, fort tendres, perdues par le marquis de Coligny. Des lettres de femme bien entendu. Aussitôt, elles décrétèrent que l’auteur en était Madame de Longueville, la ravissante sœur du Grand Condé, et en firent des gorges chaudes, profitant même d’un rassemblement de la Cour lors des noces d’Elisabeth de Vendôme et du duc de Nemours.

Ce mariage était célébré dans l’ancien Palais-Cardinal devenu récemment Palais-Royal : le Louvre devenant impossible, la Reine et ses enfants venaient d’y emménager.

La princesse de Condé jeta feu et flammes, criant à l’insulte publique et à la calomnie, ce qui apporta à ces noces une animation inattendue. À l’indignation de Marie, la Reine lui donna raison. L’imprudente Montbazon dut se rendre à l’hôtel de Condé afin d’y présenter des excuses publiques. Dans un salon bourré de monde, la belle maîtresse de Beaufort s’exécuta mais dans un style bien personnel, lisant, à la manière d’une mauvaise comédienne et avec un sourire de mépris, un texte épinglé à son éventail qu’elle jeta ensuite dédaigneusement.

Quelques jours plus tard, inquiète tout de même de la tournure prise par les événements, Marie invita la Reine et les dames de la Cour à une collation dans ce que l’on appelait le Jardin Renart, un agréable endroit situé au bout des Tuileries où il était de bon ton de venir se divertir. Elle avait aussi invité la princesse de Condé. Celle-ci accepta parce qu’on lui avait assuré que Madame de Montbazon, souffrante, n’y serait pas. Or, en arrivant avec Anne d’Autriche, la première personne qu’elle vit fut son ennemie qui recevait en compagnie de Madame de Chevreuse. Elle voulut se retirer. La Reine l’en empêcha :

— Ce n’est pas à vous de quitter les lieux !

Et elle envoya Madame de Senecey prier la coupable de la tirer d’embarras en s’éloignant. Madame de Montbazon refusa, alléguant qu’elle était chez sa belle-fille. Indignée, Anne d’Autriche repartit, entraînant après elle la majeure partie des invitées. C’était le scandale.

Fou de rage, Beaufort se rua chez la Reine :

— Madame de Montbazon a fait ce que vous ordonniez, lança-t-il. Vous n’aviez pas le droit de l’humilier de nouveau…

— Il y a façon de faire les choses, mon cher Duc. Vous le ressentiriez comme moi si votre Duchesse ne vous était si chère…

Le malheur voulut qu’à cet instant Mazarin fît son apparition armé de son sourire que Beaufort jugea mielleux. Sa colère s’en trouva augmentée :

— On dirait que les temps sont révolus, Madame, où vous saviez entendre la voix de vos vrais amis. Celle des nouveaux l’étouffe sans que vous vous rendiez compte de leur peu de valeur…

Et, sans saluer, il sortit comme un ouragan et se rendit droit chez Marie où se réunirent les « Importants ». La nouvelle qu’apporta Beaufort mit l’agitation à son comble : Madame de Montbazon venait de recevoir un ordre du Roi l’exilant dans son château de Rochefort en Yvelines…

— Le Roi ! gronda Beaufort Le Roi a cinq ans ! Ne nous y trompons pas, c’est Mazarin qui ose exiler l’épouse du Gouverneur de Paris ! Allons-nous supporter cela sans réagir ?

— Que proposez-vous ? fit Marie.

— Il faut nous en débarrasser ! Il est moins brutal que le défunt Richelieu mais il est sournois. Non seulement il continue la politique de son prédécesseur, mais c’est sur nos dépouilles qu’il espère s’élever et continuer de bâtir une fortune déjà respectable. Il faut lui arracher la Reine… et aussi notre Roi bien-aimé !

Le plus simple étant évidemment le meilleur, on décida de supprimer Mazarin de la façon qui, jadis, avait si bien réussi au jeune Louis XIII pour éliminer du royaume Concino Concini, autre Italien. Ce fut Marie qui rappela cet événement dont son premier époux, Luynes, avait été la cheville ouvrière : Concini avait été abattu d’un coup de pistolet à l’entrée du Louvre. On ferait de même. Le Cardinal dont on connaissait les habitudes se rendait chaque soir au Palais-Royal pour conférer avec la Reine – il habitait alors l’ancien hôtel de Clèves. Il suffirait que le duc d’Epernon, Colonel des Gardes Françaises, fasse fermer les portes et ordonne à ses soldats de ne pas bouger, quelque bruit qu’ils entendent. Et Mazarin ne tomberait pas bien loin de l’endroit où Vitry avait fait feu sur le favori de Marie de Médicis. Marie voyait là un symbole, juste retour des choses d’ici-bas.

Le soir venu – qui était le 30 août –, les conjurés se réunirent sur le quai du Louvre à l’Auberge des Deux Anges. Seulement, la vue d’une dizaine de chevaux, sellés, bridés et armés, à deux pas de la demeure royale parut insolite. On prévint la Reine qui envoya immédiatement avertir son Ministre de ne pas sortir de chez lui…

Le coup était manqué.

Le lendemain, Monsieur de Guitaut, Capitaine des Gardes, arrêtait le duc de Beaufort et le conduisait au donjon de Vincennes.

Madame de Chevreuse dut se retirer à Dampierre mais n’y resta pas. On lui fit savoir qu’on la préférerait à Couzières où elle serait surveillée. Il fallut s’exécuter, la rage au cœur et emmenant avec elle sa fille Charlotte qui refusait de la quitter… et sans avoir revu son époux, résolument rangé dans le parti de Mazarin. Elle ne repartit pas cependant sans viatique : on lui donna deux cent mille livres pour qu’elle se tienne tranquille.

À cela près, l’histoire recommençait…

CHAPITRE XIII LE COMPAGNON

Que faire à Couzières, sinon conspirer ?

En se retrouvant au point de départ de son périple hispano-britannique, Marie éprouva d’abord un sentiment de découragement. Tant d’aventures vécues, tant de peines dépensées pour en arriver là ! Seule différence positive, cette fois elle ne manquait pas d’argent encore qu’elle n’eût accepté celui de la Régence qu’avec un rien de répugnance : on la payait pour qu’elle se tienne tranquille, qu’elle laisse Anne d’Autriche et son Mazarin ourdir leurs petites affaires loin de ses oreilles et de ses yeux ? Eh bien, on allait voir !… Et ce fut la colère qui lui rendit sa combativité.

L’encrier était plein, le papier abondant et la main de la Duchesse toujours aussi alerte au service d’un esprit en ébullition. Elle organisa sa correspondance : d’abord avec les Vendôme, ce qui n’était guère difficile Chenonceaux n’étant pas loin, mais aussi avec Lord Goring, Ambassadeur d’Angleterre, sans grand pouvoir d’ailleurs, le pays plongeant dans une guerre civile qui serait destructrice, mais surtout avec l’Espagne, son cheval de bataille, la seule puissance capable d’en finir avec les ministres en simarre rouge et, en organisant la paix, de rendre à elle et à ses pareils le rang et le pouvoir qu’on leur avait pris. Elle se persuadait même que la Régente, en quelque sorte captive de l’Italien et de son charme – ne lui trouvait-elle pas jadis une ressemblance avec Buckingham ? – redeviendrait elle-même dès qu’elle serait délivrée du maléfice.

Or, la Reine avait changé beaucoup plus que Marie ne l’avait constaté : Régente de France, mère du Roi et d’un second fils, elle avait enfin compris qu’il lui fallait penser français et admettre que désormais sa chère Espagne n’était plus l’ennemie d’un époux détesté mais d’un fils qu’elle aimait et dont elle était fière. Et cela, c’était l’œuvre de Mazarin, le petit Italien sans naissance… Il lui avait ouvert les yeux.

Il n’était pas interdit à Madame de Chevreuse de se rendre à Tours. Elle ne s’en fit pas faute mais s’aperçut vite qu’elle n’y était pas la bienvenue. Le cher Archevêque avait rendu son âme candide à Dieu et son successeur ne manifesta pas les mêmes dispositions. En outre, la réputation de Marie l’ayant précédée comme d’habitude, les dames de la ville, qui déjà ne l’aimaient pas, lui fermèrent carrément leurs portes. Elle ne trouva pour l’aider dans ses projets que des gens modestes, éblouis par son titre et sa beauté encore réelle.

— Tu ne vas pas t’amuser beaucoup, dit-elle à sa fille, et moi non plus !

— Ces gens-là n’en donnent guère envie. Mais, si nous nous ennuyons trop, pourquoi ne pas voyager ? Nous rendre… hors de France ? Et puis nous n’en sommes pas à ce point : il nous reste des amis, j’espère ?

Ce fut François de La Rochefoucauld qui apporta la réponse. Après le départ de Marie, il s’était rendu chez la Reine pour plaider la cause de l’exilée. Or, Anne lui avait à peine laissé le temps d’ouvrir la bouche :

— Je vous prie instamment de ne plus avoir commerce avec la Duchesse et de cesser d’être l’instrument de ses amis ! intima-t-elle sévèrement.

Sans s’émouvoir, le prince de Marcillac répondit :

— Je ferai de mon mieux pour vous obéir, Madame, mais je ne peux, avec justice, cesser d’être l’ami de Madame de Chevreuse tant qu’elle n’aura commis d’autre crime que de déplaire au Cardinal…

Marie fut enchantée :

— Vous lui avez dit cela ? Oh ! mon ami, comme je vous aime ! Et qu’a-t-elle répondu ?

— Que je pouvais retourner chez mon père, à Verteuil !

— Elle vous a exilé ?

— Sans hésiter. Aussi ne suis-je ma chère amie que de passage, conclut-il avec bonne humeur. Cependant, ajouta-t-il en changeant de ton, méfiez-vous ! Je sais que la noblesse et les gens un peu importants de la région reçoivent des ordres qui leur interdisent d’entrer en relations avec vous sous peine d’ennuis sérieux…

Cette fois, Marie accusa le coup :

— Ce n’est pas possible ! Elle s’est mise à me haïr, alors ? Après ce que nous avons été l’une pour l’autre ?

— Je ne sais si elle est capable d’un sentiment aussi fort. C’est une pâte molle que le Mazarin modèle à son gré. En ce qui vous concerne, je crois que vous lui rappelez trop de souvenirs ! De ceux, justement, qu’elle voudrait oublier.

Quand il eut repris son chemin, Marie mesura sa solitude. François l’avait avertie aussi qu’on la faisait surveiller, à Tours comme à Couzières, et à mesure que passait le temps, elle se sentait de moins en moins en sécurité, ne quittant plus le château dont chaque nuit Peran vérifiait toutes les fermetures. Elle ne savait même pas si les lettres qu’elle s’obstinait à écrire et qui, à présent, étaient autant d’appels au secours, parvenaient à leurs destinataires…

Si elle eut des nouvelles d’Angleterre, ce fut par William Craft qui arriva un soir comme un fantôme noir sorti de la nuit. Et ces nouvelles étaient désastreuses. Le Parlement mené par Oliver Cromwell passait à l’action. Les guerres contre les puritains écossais avaient coulé sur l’Angleterre comme la lave d’un volcan, allumant les vieilles haines papistes. La reine Henriette-Marie et sa dernière fille s’étaient, à la demande expresse de Charles Ier, réfugiées à Paris.

— Ce ne fut pas sans déchirement ! soupira le jeune Lord. Vous savez comme moi combien le couple est uni et, au fond, la Reine n’a accepté de fuir que dans l’espoir d’obtenir l’aide de la France afin de sauver son époux et ses autres enfants.

— La France, c’est Mazarin, un ladre fort occupé à s’enrichir. Richelieu eût peut-être accepté car je dois bien admettre qu’il avait de la grandeur… mais celui-là !

Elle essaya cependant d’écrire à Henriette-Marie pour lui porter le témoignage de son affection mais sa lettre lui revint : il n’était pas question de remettre à la souveraine en exil une lettre d’une personne qui, pour sa mauvaise conduite, connaissait la disgrâce.

Aussi Marie fut-elle à peine étonnée de voir arriver, un matin d’avril, un exempt des Gardes du Corps nommé Riquetti qui venait la chercher de la part de la Reine pour la conduire à Angoulême. C’était l’arrestation, avec en point de mire la prison : le donjon même où Châteauneuf avait vécu dix armées affreuses… Mademoiselle de Chevreuse serait, elle, ramenée à son père qui la réclamait Marie eut peur, une peur qu’elle n’avait encore jamais éprouvée et qui lui nouait le ventre alors que son cerveau fonctionnait à toute vitesse. S’efforçant au calme, elle pria l’officier de lui consentir quelques heures afin de préparer le double départ. Il y consentit galamment.

Tout en rassemblant ses possessions, argent et pierreries, elle cherchait comment s’évader quand Peran vint la trouver :

— Cette nuit, à une heure du matin, je tiendrai le carrosse de voyage prêt sous les arbres au bord de la rivière…

Charlotte n’hésita pas :

— Je ne veux pas être ramenée chez mon père. Il me mettrait au couvent. Je veux vous suivre…

— Comprends-tu ce que cela veut dire ? Tu seras proscrite…

— Nous le serons ensemble ! dit-elle en embrassant sa mère.

L’amour de sa fille était pour Marie une vraie consolation. Elle croyait se voir renaître en elle et leur entente parfaite lui était infiniment douce. Mais ce n’était pas l’heure des épanchements et l’on hâta les préparatifs. Marie avait choisi minuit plutôt qu’une heure du matin et en avait informé Peran. À l’heure dite, les deux femmes le rejoignirent, emmenant avec elles la seule Ketty, la femme de chambre anglaise dont Marie n’avait qu’à se louer.

Quand le jour se leva, elles étaient déjà loin. Par La Flèche et Laval, elles gagnèrent Saint-Malo où Marie souhaitait s’embarquer pour l’Angleterre, non pour y rester – la révolution y faisait rage et elle ne l’ignorait pas – mais pour obtenir un passeport à destination de Dunkerque et de Bruxelles.

En débarquant dans la ville corsaire, Marie paya d’audace en allant voir le Gouverneur afin de lui demander de lui trouver un bateau à destination de Dartmouth, port important de la côte du Devon. Celui-ci, Monsieur de Coetgon, était un parfait gentilhomme et se montra assez sensible aux charmes de ces femmes. Sachant pertinemment à qui il avait affaire, il trouva en effet le navire désiré, y embarqua ses visiteuses puis, rentrant chez lui, écrivit sans désemparer à Mazarin pour lui rendre compte de ce passage. Sous Richelieu il eût mis tout simplement les dames de Chevreuse sous les verrous mais, avec l’Italien, on pouvait en prendre à son aise !

Par extraordinaire pour un mois d’avril, la Manche se montra clémente : il pleuvait et les flots restèrent calmes. Marie, toujours un peu superstitieuse, y vit un heureux présage. Dieu apparemment était avec elle…

Dieu peut-être mais pas les hommes. Ses illusions s’envolèrent quand elle vit venir droit sur eux deux navires de guerre battant pavillon, non plus du Roi, mais du Parlement. En déclinant ses noms et titre Madame de Chevreuse comprit vite que les choses avaient changé. En place des sourires et des révérences, elle trouva des visages fermés et, au lieu de les débarquer à Dartmouth, on conduisit Marie et son petit monde dans l’île de Wight où, sans plus de manières, on les enferma à Caris-brooke Castle, une forteresse du XI siècle auprès de laquelle le vieux château de Chevreuse faisait l’effet d’une aimable villégiature. Il fallait y attendre la décision du Parlement…

Or le Parlement, dont les troupes venaient de battre par deux fois à Newbury puis à Marston Moor celles de Charles Ier, n’avait que faire d’une femme presque aussi connue de ce côté-ci de la Manche que de l’autre. Il envoya un émissaire à Mazarin, proposa de lui livrer la Duchesse et sa fille. Ce que le Cardinal se hâta de refuser : Madame de Chevreuse était bien où elle était et il n’avait aucune envie de la revoir en France.

Vus d’une espèce de prison, le printemps anglais et même le panorama admirable de la côte rocheuse et de la mer immense n’avaient guère de charme. Marie eut un moment de découragement cependant que Charlotte, en digne fille de sa mère, séduisait l’un des officiers du château pour passer le temps.

Les abattements de la Duchesse étant en général suivis de période d’intense activité, elle se remit à l’ouvrage. Par l’amoureux de Charlotte, elle sut qu’il y avait encore un ambassadeur d’Espagne dans ce pays abandonné de Dieu qui était en train de s’en prendre à son Roi. Elle avait toujours sa fidèle écritoire et s’en servit pour envoyer un appel au secours audit ambassadeur, lui demandant de l’aider à gagner les Pays-Bas. Et cette fois, elle réussit : le diplomate obtint pour les deux femmes l’autorisation de quitter, après quatre mois, une Angleterre devenue si peu hospitalière.

On partit donc, par une belle matinée baignée d’un soleil générateur de toutes les espérances. L’été était installé et la mer paisible… Un solide bateau de pêche conduisit la mère et la fille à Dunkerque d’où elles gagnèrent Liège, alors principauté indépendante et où Marie espérait contre toute évidence pouvoir reprendre sa correspondance avec la Reine. Elle écrivit une fois, deux fois, trois fois. Aucune réponse. En revanche, il fut vite évident que la maison était surveillée par des agents de Mazarin :

— Nous ne pouvons pas demeurer ici, ma mère, dit Charlotte. Nous y sommes presque aussi captives qu’à Wight, à cette différence près que nous risquons d’être enlevées par les espions du Cardinal sans que quiconque bouge un doigt pour nous défendre… Le Prince-Evêque doit penser qu’il mettrait son salut en danger en refusant ce petit service à un Cardinal…

Même si le Cardinal en question n’était pas prêtre, c’était une éventualité qu’il fallait prendre en considération. De toute façon, l’Espagne par le truchement de son ambassadeur s’étant déjà portée au secours de Madame de Chevreuse, c’était vers elle qu’il fallait chercher le seul refuge possible !

Ce ne fut pas sans un soupir que Marie revit Bruxelles. Elle retrouva sa maison de la rue Héraldique et fut accueillie avec distinction par l’archiduc Léopold, alors Gouverneur des Pays-Bas. Elle reprit contact avec les quelques amis qu’elle s’y était faits mais sentit rapidement que la ville n’était plus ce qu’elle était lorsqu’elle l’avait quittée pour la dernière fois : le lourd climat de la guerre qui durait depuis si longtemps[24] et dont on ne voyait pas la fin pesait sur une ville que la longue occupation espagnole n’avait pas réussi à rendre triste. Le prince de Condé venait, en Bavière, de remporter la victoire de Nördlingen et ses troupes remontaient vers les Flandres. Nombre de familles comptaient des morts.

Sans hésiter, Marie accepta les propositions de l’Archiduc lui offrant de se mettre au service des Habsbourg, qu’ils soient d’Espagne ou d’Autriche. Non seulement elle était très connue pour son esprit d’intrigue et ses aventures, mais on savait, en outre, que son époux gardait fermement sa place à la cour de France, restant immuablement fidèle au Roi qu’il s’était choisi même si celui-ci n’était qu’un enfant. Cela pourrait être utile. On la mit aussi en relations avec un certain comte de Saint-Ibal – Henri d’Escars de Saint-Bonnet – qui était la cheville ouvrière de toute conspiration visant à éliminer Mazarin. L’archiduc Léopold l’avait commis à la liaison avec les émigrés. Il ne tarda pas à en avoir une avec la Duchesse.

C’était un homme séduisant mais cyclothymique, passant presque sans transition de la plus franche gaieté à la plus noire mélancolie, brave d’ailleurs, cousin du pire ennemi de Mazarin, le coadjuteur de l’Evêque de Paris, Jean-François-Paul de Gondi[25], et plus ou moins confident des Condé, ce qui était plutôt étrange étant donné les victoires du Prince contre les Espagnols et les Impériaux.

Ensemble, ils concoctèrent un plan pharamineux : Marie se faisait fort d’avoir avec elle le duc d’Epernon, les gens de La Rochelle et les huguenots grâce à Tancrède de Rohan, le fils posthume de l’indomptable Duc dont on s’emparerait pour le mettre à la tête de ses coreligionnaires. Conjointement, l’Espagne débarquerait dans l’estuaire de la Gironde tandis que Saint-Ibal se rendrait à Münster auprès du duc de Longueville. En résumé, un assemblage de vues de l’esprit aussi peu réaliste que possible mais auquel tout le monde semblait croire. En même temps, Marie que tenaillait la nostalgie du pays écrivait à son époux pour le presser de la faire revenir auprès de lui. En dépit de leurs brouilles et de leurs chicanes, elle sentait, elle savait qu’il n’avait jamais cessé de l’aimer…

Cependant, à Paris, quelqu’un pensait à Marie. Ce n’était pas son époux – encore qu’il eût fait quelques tentatives pour la ramener – mais le coadjuteur de Gondi qui voyait en elle un brandon capable de faire exploser la mèche et la poudre qu’il était en train d’allumer sous les pas de Mazarin. Il lui envoya l’un de ses amis avec une consigne précise : la séduire, devenir son amant et ainsi la lier entièrement à leur cause. Il s’appelait Geoffroy, marquis de Laigues et baron du Plessis-Paté, ancien Capitaine aux Gardes Françaises qu’il avait quittées afin de pouvoir régler des comptes personnels.

Lorsqu’il se présenta à Marie, elle le jugea « quelconque ». Peut-être parce que le charme, un rien sulfureux, de Saint-Ibal agissait encore sur elle. C’était tout de même un bel homme de trente-quatre ans, de haute taille et bien bâti, portant avec une certaine arrogance un visage rond et frais orné d’un nez légèrement retroussé sous d’abondants cheveux blonds bouclant naturellement et offrant un heureux contraste avec des yeux bruns volontiers dominateurs.

Il eut le tort d’aborder Marie avec une mine conquérante qui eut le don de l’exaspérer. Elle ne se gêna pas pour le lui faire comprendre :

— Je suis heureuse, Monsieur, que vous ayez de moi si bonne opinion que vous souhaitiez… comment avez-vous dit ?… me servir en toutes choses ? Mais en dehors des nouvelles que j’attends de vous puisque vous arrivez de Paris, je ne vois rien en quoi vous puissiez m’être utile…

— À défaut d’utilité j’espérais vous être agréable, répondit-il en frisant sa moustache.

— Comment l’entendez-vous ?

— Mais… je ne sais trop ! Il y a si longtemps que je vous admire !

— De loin alors, de très loin, parce que moi je ne me souviens pas de vous avoir jamais vu. Donnez-moi plutôt ces nouvelles !

Elles étaient d’importance. Pour avoir voulu continuer la politique de Richelieu sans en avoir l’énergie, Mazarin et Anne d’Autriche s’étaient mis Paris à dos et en particulier le Parlement qui avait pris sous son bonnet – alors qu’il n’était qu’une simple cour de justice ! – de jouer au souverain, de révoquer les intendants et de diminuer les tailles. Pris de court et effrayés par ce qui se passait en Angleterre où le Roi était en train de perdre sa couronne, le couple choisit d’atermoyer. Encouragées, les cours souveraines s’unirent pour résister à la création de nouvelles charges. Soutenu par le peuple de Paris qui détestait Mazarin d’instinct, le Parlement s’enhardit et entreprit de réformer le royaume. Ce que la Régente ne pouvait accepter. Elle fit arrêter le Conseiller Broussel, l’un des plus enragés. En une nuit, Paris se couvrit de barricades, enfermant la Reine, le Roi et le Ministre dans le Palais-Royal…

Marie, fascinée écoutait de toutes ses oreilles. Se pouvait-il que son rêve se réalisât, que le peuple se charge d’abattre le Mazarin exécré pour avoir osé lui voler sa place, à elle ? Comme un rideau de théâtre, les lourds nuages masquant l’avenir commençaient à se lever…

— Dites-moi, Marquis ! C’est une révolution que vous m’annoncez là ?

— Pas tout à fait, Madame la Duchesse. Disons une révolte mais qui a déjà trouvé son nom : on l’appelle la Fronde !

— À cause de ce jouet d’enfant..

— Qui peut devenir une arme meurtrière ? Oui, Madame.

— Le nom me plaît ! Vive la Fronde ! Mais… dites-moi encore ! S’est-elle donné un chef ?

— Le plus déclaré est Monsieur le coadjuteur Paul de Gondi mais elle va en recevoir un beaucoup plus prestigieux : le duc de Beaufort s’est évadé du donjon de Vincennes ! Eh bien, Madame, êtes-vous satisfaite de moi ?

— Vos nouvelles sont passionnantes. Apportez-m’en d’aussi agréables tous les matins et nous serons amis…

— Amis seulement ? Oh ! Madame, si vous saviez seulement…

— Mais je ne veux pas savoir ! Il faut que je commence à préparer mon retour et cette fois, sans la permission de qui que ce soit ! Portée sur les balles de la Fronde, je serai reçue en triomphe !

— Ne précipitez rien ! Il est encore trop tôt ! Songez que le prince de Condé vient de remporter une nouvelle et brillante victoire à Lens et qu’il a aussi repris Dunkerque. Laissez les choses se décanter. Quand il n’y aura plus péril…

— Mais j’en veux ma part, de ce péril ! Si je dois participer à la victoire, il me faut être au combat. N’êtes-vous pas d’accord ?

— Jusqu’à un certain point ! Ne hâtez rien et remettez-vous-en à moi… à moi qui ne rêve que de vous protéger, devenir votre appui, votre épée…

— Et pourquoi pas mon amant ? s’écria-t-elle goguenarde. Dites-moi un peu, mon beau Monsieur ? Vous ne seriez pas par hasard chargé de me séduire ?

Il parut blessé, ne répondit pas tout de suite, se contentant de la regarder avec une intensité qui la fit rougir. Enfin, il soupira :

— Quand on vous a vue une seule fois. Madame, on n’a besoin d’être poussé par personne. On ne peut que vous aimer…

Ayant dit, il salua et sortit, laissant Marie interdite, vaguement émue. Elle alla se regarder au grand miroir vénitien placé au-dessus d’une commode. Le miroir était ancien, l’image un peu floue, mais cela ne changeait rien à l’éclat de son teint, de ses yeux d’outremer, même si de légères rides apparaissaient sur son front. Elle restait belle et cette constatation ranima son courage et lui rendit foi en l’avenir. Elle imaginait déjà le moment où elle reverrait le ciel de Paris, peut-être au lendemain de l’arrestation… ou de la mort de Mazarin ? Si, comme elle le pensait, il était l’amant de la Régente, celle-ci aurait besoin d’une épaule pour le pleurer et Marie était toute prête à lui offrir la sienne. Ce qui lui permettrait de reprendre son influence… Enfin, elle pourrait se réaliser !

Elle sortait de table avec Charlotte, ce soir-là, quand on vint lui annoncer qu’un voyageur venu d’Angleterre demandait à lui parler en privé. Elle pria alors sa fille de la laisser seule et donna ordre d’introduire l’arrivant. C’était un homme entre deux âges, entièrement vêtu de noir sous la poussière du voyage et dont le visage empreint de tristesse n’était pas inconnu à Marie. Il semblait las mais salua comme il convenait.

— Qui êtes-vous. Monsieur ? demanda Marie.

— Madame la Duchesse ne me remet pas ? Je suis Higgins, le valet de Mylord Holland, et c’est lui qui m’envoie…

— Lui ? Donnez-moi vite de ses nouvelles ! Comment va-t-il ? Mais asseyez-vous ! Vous semblez fatigué…

Il accepta volontiers, ainsi que le verre de vin que Marie lui porta elle-même. Ce fut seulement quand il eut bu qu’il tira une lettre de sa poche et l’offrit à la Duchesse :

— Mylord ne va pas bien, Madame, et il vous réclame… Il vous envoie ceci.

Quelques mots seulement sur l’étroit papier que l’on avait plié plusieurs fois afin qu’il tînt le moins de place possible : « Si vous m’aimez encore un peu, Marie, vous suivrez Higgins que je vous envoie ! Il faut à tout prix que je vous revoie mais, par pitié, ne posez aucune question !… »

C’était la dernière chose à écrire car justement Marie brûlait d’en savoir plus :

— Mylord me demande de ne pas vous interroger. Voulez-vous m’accorder deux questions, très petites ?

— Cest selon…

— Est-il malade ?

— Non.

— Où m’emmenez-vous ? Naturellement, je vous suis dans l’instant !

— À Londres. J’ai un bateau à Ostende. Veuillez vous vêtir avec simplicité et le noir serait le mieux. Les usages ont changé chez nous ! À présent je ne répondrai plus.

— Le temps de prévenir ma fille, de me changer, et je vais avec vous…

Tout en troquant ses atours contre la robe de laine noire sans autre ornement qu’une guimpe blanche qu’elle réservait aux offices de la Semaine Sainte, Marie prévint sa fille de son départ sans entrer dans les détails, se contentant de dire qu’elle allait à Londres. Charlotte eut le bon goût de ne pas chercher à en savoir davantage. Elle connaissait trop sa mère à présent pour se tromper sur l’expression tendue de son visage. Elle l’aida à chausser des bottes souples et à endosser une épaisse mante à capuchon doublée de fourrure noire : on était en janvier, et s’il n’y avait pas de neige, si le temps restait sec, le froid n’en était pas moins mordant. Puis, au dernier moment, elle l’embrassa avec une chaleur qui émut la Duchesse.

— Prenez soin de vous et que Dieu vous garde à mon affection, ma mère !

Marie la serra dans ses bras sans répondre. Dans la cour, elle rejoignit Higgins qui parlait avec Peran. Celui-ci était équipé pour le voyage et il y avait trois chevaux. Marie ouvrit la bouche pour protester mais le Breton ne lui en laissa pas le loisir :

— Je vous empêcherai de partir sans moi. Il y a trop de dangers de l’autre côté de la mer !

En dépit de la saison, le voyage fut étonnamment rapide. Higgins avait tout préparé avec soin. Un bateau solide monté par trois pêcheurs attendait en effet à Ostende. Il tenait bien la mer et les vents furent favorables : quelques heures après son départ, Marie posait à nouveau le pied sur la terre anglaise près de Rochester, d’où elle avait fui l’arrivée de Claude. Non sans y mettre des précautions : les « Têtes rondes », comme l’on avait surnommé les nouveaux maîtres à cause de leurs cheveux courts, surveillaient les côtes mais Higgins semblait disposer de connivences et l’on put rejoindre Londres sans autre inconvénient que le froid.

En abordant la capitale, la nuit tombait et Marie eut peine à la reconnaître. Les quais du port gardaient quelque animation mais on y voyait aussi des soldats casque en tête et mousquet sur l’épaule. Les rues étaient tristes, silencieuses si l’on se souvenait du charivari d’autrefois. Les tavernes étaient fermées…

— Et pas seulement les tavernes, dit Higgins, répondant à son œil interrogateur, mais également les maisons de jeu, les maisons de prostitution, les théâtres. Combats de coqs et courses de chevaux sont interdits et le dimanche on doit rester chez soi à chanter des cantiques…

— Ce n’est pas possible ? souffla Marie abasourdie. Même les maisons de commerce sont fermées ? interrogea-t-elle en montrant les volets clos d’un drapier.

— Non… mais hier le Roi a été décapité sur un échafaud construit sous ses fenêtres à Whitehall. Le peuple, même s’il l’a voulu, doit avoir un peu de peine à s’en remettre…

— Mon Dieu ! gémit Marie en fermant les yeux et en joignant ses mains qui tremblaient… Le Roi exécuté ? Ce n’est pas possible, c’est un cauchemar ?

— C’est hélas un cauchemar qui dure, mais prenez garde de montrer trop d’émotion. Nous arrivons !

Elle laissa retomber ses mains et vit que l’on abordait l’Auberge du Lion d’Or qui était l’une des meilleures de Londres, située au carrefour toujours animé de Charring Cross. Là il y avait du monde mais le soupir de soulagement qu’allait pousser Marie en se préparant à entrer dans l’hôtellerie s’étrangla dans sa gorge : tous ces gens étaient en train de regarder un échafaud s’élever au centre de la place. Elle devint si pâle que Higgins craignit de la voir s’évanouir et, aidé de Peran, la fit entrer dans l’auberge. Dixon, l’aubergiste, pour qui la Duchesse n’était pas une inconnue, vint la recevoir mais fit semblant de ne pas la reconnaître. Visiblement, il mourait de peur.

— Menez-moi dans une chambre, souffla Marie, je voudrais m’étendre…

Puis, se tournant vers Higgins qui la suivait de près :

— Est-il là ?

— Pas encore mais il doit venir…

Elle hocha la tête, rassurée. Tout était bien. Ainsi elle pourrait prendre du repos. Elle en sentait le besoin en songeant qu’elle devait être affreuse après ce voyage mouvementé. Il ne fallait pas qu’Henry soit déçu en la revoyant…

L’aubergiste ouvrit devant elle la porte d’une chambre mais sans s’incliner comme il l’eût fait autrefois. On était à présent en terre d’égalité : tous frères et sœurs comme on l’était aux yeux du Seigneur ! En entrant Marie vit contre la fenêtre une silhouette noire, celle d’une femme sans visage, celui-ci étant tourné vers l’extérieur obscur.

— Vous faites erreur, dit Marie avec nervosité. Cette chambre est occupée !

— Non. Elle est pour vous. Cette dame vous attendait…

La femme à cet instant se retourna et fit face à l’arrivante qui ne put retenir un cri devant ce fantôme d’autrefois… un autrefois vieux d’un quart de siècle. Croyant à une illusion de ses yeux fatigués, elle les essuya du bout des doigts. La femme, alors, se rapprocha de la lumière jaune d’une chandelle posée sur la table et Marie l’entendit rire. Un rire sec, sans la moindre gaieté :

— Allons, Madame la Duchesse, reconnaissez-moi ! Je n’ai pas conscience d’avoir tellement changé !

— Elen ! murmura Marie. Elen du Latz… ici !

— Ici, oui ! C’est moi qui vous ai envoyé chercher.

Le ton acerbe de son ancienne suivante remit Marie debout. Elle tira de son corsage le billet d’Henry :

— Et ceci ? C’est vous peut-être qui l’avez écrit ?

— Mais oui ! Je connais parfaitement son écriture ! Il y a longtemps, vous savez, que je vis auprès de lui !

— Vraiment ? La dernière fois que je vous ai vue vous entriez chez les Ursulines de Nantes pour y trouver la paix du Christ et le renoncement ! Cela n’y ressemble guère ?

— Oh, j’y suis entrée… pour y faire une simple retraite. Ensuite je suis venue à Londres. Je ne supportais plus l’idée de vivre loin de lui… et il l’a compris au point de me donner une maison au bout du parc de Chiswick où nous nous étions aimés la première fois… Il y venait quand il voulait, quand il avait besoin du réconfort d’un véritable amour, et nous avons eu des heures merveilleuses… Il est mon idole, mon maître.

Marie regardait Elen avec une stupeur mêlée de colère. Avec son visage étroit et ses yeux sombres habités par un feu fanatique, elle ressemblait à ces folles de Dieu qui hantent parfois les cloîtres. L’homme qu’elle appelait « Lui » l’avait enchaînée de telle façon qu’il avait effacé tout autre sentiment… sinon peut-être la haine qui vibrait dans sa voix.

— Sans parler de son épouse, comment vous arrangiez-vous de ses maîtresses ?

— Elles comptaient si peu ! Il ne les gardait guère et revenait toujours à moi. Parfois nous riions ensemble de leurs simagrées…

— Et moi ? gronda Marie. Vous ai-je beaucoup amusés ? Vous a-t-il appris qu’un jour il est venu à Dampierre pour me supplier de le suivre en terre d’Amérique ? Qu’auriez-vous fait si j’avais accepté ?

— Je vous aurais tuée… mais je n’ai jamais redouté de vous voir apparaître. Vous ? Abandonner votre vie brillante, vos titres, votre position, vos ambitions, votre luxe, pour ne plus garder que l’amour ? Voyons ! Vous êtes trop égoïste, trop calculatrice ! Vous avez l’intrigue dans le sang. Qu’en auriez-vous fait chez les sauvages ?

— Vous avez peut-être raison, fit Marie avec dédain. Cela signifiait cependant qu’il m’aimait vraiment. Et je suis la seule qui puisse s’en vanter…

— Aussi êtes-vous la seule que j’exècre. À cause de ces moments où il ne pouvait s’empêcher de parler de vous. Pourtant, moi aussi il m’aimait. Il savait me le prouver à la perfection…

Marie avisa un fauteuil de simple bois noir et s’y laissa tomber :

— Admettons !… Ce que je comprends mal, c’est la raison qui vous a poussée à me faire venir ? Pour me raconter votre histoire, une lettre aurait suffi ! À présent, dites-moi où il est et laissez-moi me reposer ! Vos confidences me fatiguent plus que le voyage et puisque aussi bien Lord Holland ne viendra pas…

— Mais si il viendra ! Demain matin sans faute !

— Je ne sais pas ce que vous cherchez mais je ne vous crois pas ! Le Roi vient d’être assassiné et votre dieu à cette heure doit être loin !

— À la Tour ! Et demain il sera là, sur cette place, parce que l’échafaud que l’on monte est pour lui ! Demain il mourra sous nos yeux et c’est la raison pour laquelle je vous ai appelée.

Le coup fut si brutal que Marie sentit son esprit chanceler. Repoussant Elen, elle alla à la fenêtre qu’elle ouvrit sur la nuit pluvieuse. Les charpentiers travaillaient toujours, éclairés par des lanternes, et leurs coups de maillet résonnaient dans les oreilles et le cœur de Marie…

— Pourquoi le tuerait-on ? Il haïssait le Roi…

— Certes… et je peux vous apprendre qu’un temps, il a été l’amant de la Reine. C’est elle qui le protégeait mais à jouer sur tous les tableaux, il arrive qu’on se perde. Henriette-Marie réfugiée en France, il a donné des gages à la révolution pour sauver ses biens sans pour autant rompre avec les tenants de Charles Ier au cas où…

— … où la roue de la Fortune se serait décidée en sa faveur ?

— C’est de cela qu’il va mourir… sous vos yeux, à deux pas de vous…

— Non ! décida Marie. Je refuse… et je m’en vais immédiatement…

— Il n’en est pas question !

Plus rapide qu’elle, Elen s’était jetée en avant et barrait la porte de son corps. En même temps, un pistolet fit son apparitions dans sa main.

— Vous resterez… ou je vous tue ! Et ne comptez pas sur l’assistance du brave Peran qu’on a dû enfermer comme je l’avais ordonné. Ni de Higgins. Celui-là m’appartient… Allez vous asseoir et ne bougez plus !

Marie s’exécuta, sentant à l’expression d’Elen qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Celle-ci, sans cesser de la menacer de son arme, prit place en face d’elle. Sur la table entre elles, il y avait un pot de bière, du pain et des harengs fumés.

— Mangez et buvez ! Il va vous falloir prendre des forces. Nous allons finir la nuit ainsi et je ne tiens pas à ce que vous perdiez connaissance !

La Duchesse mangea un peu de pain et but quelques gorgées de bière bien qu’elle ne l’aimât pas. Laissant sa tête aller contre le dossier du siège, elle ferma les yeux pour donner l’impression de dormir, pensant que son exemple serait suivi et qu’elle pourrait profiter d’un instant d’inattention. Mais elle comptait sans sa fatigue et elle sombra dans le sommeil…



Quand Elen l’éveilla en la secouant, il faisait grand jour et des bruits de foule montaient de la place.

— On dirait que vous avez bien dormi ! Je croyais que c’était l’apanage des consciences pures ? Venez, à présent ! Il est temps de nous approcher !

— Vous voulez que nous descendions ? La foule va nous piétiner !

— Elle n’est pas si dense qu’il y paraît. Le condamné n’est qu’un comparse à ses yeux mais un spectacle de choix ne se refuse pas. Et je veux que nous soyons aussi près que possible, afin qu’il nous voie ensemble comme autrefois ! Vous n’êtes plus aussi belle, vous savez ? ajouta-t-elle méchamment.

Force fut d’obéir. Le pistolet dans les reins, Marie descendit l’escalier, traversa l’auberge déserte : tout le monde était dehors. Elle vit Higgins qui, sans lui accorder un regard, leur fraya un passage jusqu’auprès de l’échelle donnant accès à l’échafaud. Un roulement de tambour encore lointain se faisait entendre. Il ne pleuvait plus, un vent aigre chassait les nuages au-dessus de la ville. Autour des deux femmes la foule restait silencieuse mais ce silence avait quelque chose de menaçant. En dépit de son épais manteau, Marie tremblait de froid, d’angoisse aussi. Son regard s’était rivé sur le bourreau habillé et cagoulé de rouge, qui lui parut gigantesque, sur la hache à long manche où il s’appuyait des deux mains, sur le billot verni par des coulures de sang à peine sec peut-être… Les tambours se rapprochaient, étouffant le pas ferré des soldats cuirassés et casqués de fer. Enfin, Marie vit Henry…

Vêtu de daim noir souillé sur une chemise blanche au col ouvert, il marchait calmement, les mains liées derrière le dos, la tête haute, le visage dur, fermé. Bouleversée, Marie vit que ses cheveux étaient devenus blancs ce qui, étrangement, rajeunissait sa face creusée de rides nouvelles. Aucun religieux ne l’accompagnait. Il allait seul, accompagné de ces hommes de fer, les lèvres arquées par le mépris…

Il monta les degrés d’un pas ferme et resta debout un instant pendant que le bourreau lui ôtait son habit, rabattait sa chemise sur les épaules et lui coupait les cheveux. Elen, alors, cria en français :

— Regarde, Mylord Holland ! Je t’ai amené ta Duchesse !

Les yeux clairs qui survolaient la foule revinrent sur les deux femmes, sur Elen dressée comme une statue de la vengeance, sur la figure tendue, inondée de larmes, de Marie. Elle espérait un tressaillement, un mot, un vague sourire peut-être mais le condamné se contenta de la regarder sans que ses yeux s’adoucissent. Ils étaient aussi froids que le vent et, comme le bourreau le maniait pour le faire agenouiller, il eut un dernier haussement d’épaules… Un instant plus tard, sa tête tombait et Marie, avec un sanglot, se laissa choir à genoux… le dos courbé, le visage dans ses mains.

Ce fut ce qui la sauva du coup de pistolet qu’Elen tira tout juste une seconde après. Elle n’y prit même pas garde, pas plus qu’aux remous de la foule derrière elle, enfouie dans une douleur qui la ravageait…

Combien de temps resta-t-elle là ? Elle n’en eut aucune idée. Une minute, une heure, un siècle ?… Et puis deux mains puissantes la prirent aux épaules, l’obligèrent à se relever. Un bras entoura sa taille et l’entraîna sans qu’elle tentât de s’y opposer. Elle en eût été incapable…

Elle se laissa emmener sans regarder celui qui venait à son secours. Les larmes lui brouillaient la vue…



Ce fut seulement quand elle fut assise près du feu dans la salle de l’auberge qu’elle reconnut Geoffroy de Laigues. Accroupi devant elle, et armé d’un mouchoir, il tamponnait doucement son visage.

Ensuite, il prit un gobelet qu’on lui tendait et l’approcha de ses lèvres tremblantes :

— Buvez, cela vous fera du bien !

Le rhum brûla la gorge de Marie mais la réchauffa et ramena la vie dans son regard. Elle demanda :

— Comment… êtes-vous ici ?

— Votre fille d’abord et puis l’homme qui est venu vous chercher. Entre une menace d’arrestation et une pièce d’or il a choisi… et je suis arrivé au Lion d’Or avant vous. Quand vous serez remise, nous partirons. Votre Peran que l’on avait enfermé dans la cave est dans la cour avec nos chevaux… Vous sentez-vous mieux ?

— Je crois… oui. Mais… Elen, la femme qui…

— Elle s’est donné la mort. Un coup de poignard au cœur. Buvez encore… il fait si froid !

Elle hocha la tête sans rien dire. C’était bon de se confier à cette force tranquille, de la laisser décider pour elle. Se levant avec effort, elle prit le bras qu’il lui offrait pour rejoindre Peran, pesant dessus de toute sa lassitude :

— Pourquoi ? souffla-t-elle enfin. Pourquoi faites-vous tout cela ?

— Parce que je vous aime ! C’est simple ! Je vous l’ai dit mais vous ne m’avez pas cru. Depuis notre rencontre, vous êtes devenue le centre de ma vie, le seul bien désirable… Laissez-moi veiller sur vous. Je ne demande en échange que le bonheur de rester à vos côtés ! Vous êtes trop seule !

Frappée par ce qu’il venait de dire, elle leva la tête pour rencontrer son regard grave et cependant plein d’une chaude lumière…

— C’est vrai, soupira-t-elle. Je suis très seule et je me demande si je ne l’ai pas toujours été…

Et elle se laissa emmener.

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