Tous les convives s'étaient retournés aux premières notes de l'orgue. Mary était apparue au bras de son père dans la lumière diaphane de l'entrée. Elle avançait vers le chœur, sans que les traits de son visage ne trahissent d'émotion, ils se contemplaient fixement, comme si un fil était tendu entre leurs deux regards. Les lourdes portes se refermèrent. Quand Mary arriva à ses côtés, il lança un dernier coup d'œil à l'assistance, à la recherche d'un visage qu'il ne trouvait toujours pas.
Le taxi jaune vint se garer devant le parvis désert. Existe-t-il une forme de magie qui vide les trottoirs autour des lieux de culte le temps des enterrements et des mariages ? Appesantie par la fatigue d'un bien trop long voyage, elle avait l'impression que les marches se dérobaient sous ses pas. Elle poussa doucement la porte latérale, pénétra dans l'église et laissa glisser son baluchon au pied d'une statue. Saisie à la vue des deux êtres qui se tenaient debout face à l'autel, elle avança lentement par la travée de droite, marquant un temps d'arrêt à chaque pilier. Quand elle parvint au milieu de la coursive, le chant s'interrompit pour laisser place à un long silence de recueillement. Interdite, elle observait. L'homme de Dieu reprit sa liturgie, et elle sa progression. Elle avança jusqu'à la dernière colonne. De là, elle pouvait entrevoir Philip de profil. De Mary elle n'apercevait que la courbe du dos et la traîne soyeuse de sa robe. Quand vint le moment de l'union, les yeux de Susan s'emplirent de larmes. Silencieuse, elle recula à pas feutrés, se guidant dans sa retraite de la main gauche qui effleurait maladroitement les dossiers des bancs. Elle reprit son sac à l'ange Gabriel et ressortit sur le parvis, dévala les marches et s'engouffra dans un taxi. Elle en ouvrit la fenêtre et contempla les portes de l'église. Entre deux sanglots contenus, elle murmura à voix basse à l'unisson du prêtre : « Si quelqu'un a une raison valable de s'opposer à cette union, qu'il parle maintenant ou se taise à jamais... » Le taxi démarra.
Penchée sur la tablette de l'avion qui la ramenait chez elle, elle rédigea une lettre.
2 juillet 1979, Mon Philip,
Je sais combien tu dois m'en vouloir de ne pas avoir été là le jour de ton mariage. Il n 'y avait ni excuse, ni prétexte cette fois-ci, je te le jure. J'ai tout fait pour venir, mais au dernier moment un sale orage m'a empêchée de te rejoindre. J'ai été avec toi par la pensée pendant toute la cérémonie. Tu devais être sublimement beau dans ton smoking et je suis certaine que ta femme était rayonnante elle aussi, qui ne l'aurait pas été en t'épousant ? l^es yeux fermés je t'ai suivi pas à pas au cours de ces instants magiques. Je sais que tu es heureux désormais et quelque part ce bonheur me fait du bien à moi aussi.
J'ai décidé d'accepter ce poste que l'on me proposait. Je pars vendredi m'installer dans les montagnes pour établir un nouveau centre. Ne m'en veux pas de moins t'écrire au cours des prochains mois, mais je serai désormais à deux jours de piste de ce qui ressemblait déjà à peine à notre civilisation et poster une lettre relèvera de l'impossible, tout comme en recevoir. Tu sais, je suis contente de ce nouveau défi, j'emporterai la nostalgie des gens de mon village, de cette maison que Juan m'avait construite et des souvenirs qu 'elle contenait déjà ; il faudra presque tout recommencer à zéro, mais je trouve dans la confiance qu'ils m'accordent la reconnaissance de mes pairs.
Bonne vie mon Philip, au-delà de toutes mes absences et de tous mes manques, je t'aime fidèlement depuis toujours et aussi pour toujours.
Susan
P.-S. : N'oublie quand même pas ce que je t'avais dit à l'aéroport...
6.
La pluie ruisselait le long des tuiles de bois. Installé sous la charpente, s'éclairant à la lumière d'une seule lampe, il corrigeait ses dernières esquisses. Comme chaque week-end, Philip récupérait les retards accumulés dans son travail de la semaine. Il avait décoré son bureau en s'inspirant du style Adirondacks. Des bibliothèques ajourées étaient apposées sur le mur de droite. Sur la gauche, deux gros fauteuils en cuir usé, séparés par un petit guéridon en bouleau et un lampadaire en fer forgé, invitaient au confort. Placé au juste milieu de la pièce, sous la lucarne qui diffusait un éclairage zénithal, son plan de travail avait la forme d'un grand cube de bois blanc. Six personnes pouvaient aisément prendre place autour. De temps en temps, il relevait la tête et posait son regard sur les carreaux de la fenêtre qui vibraient sous la force des bourrasques de vent.
Avant de replonger dans ses dessins il jeta un coup d'oeil à la photo de Susan dans son entredeux-verres sur l'une des étagères. Tant de temps s'était écoulé depuis le jour de son mariage. Au milieu de la table trônait aussi le petit coffre ancien qui contenait toutes ses lettres. Il était cadenassé, mais la clé restait toujours sur le couvercle. Combien d'années avaient passé sans qu'ils ne s'écrivent ? Sept, huit, neuf peut-être ? Dans l'angle de la pièce, l'échelle conduisait à l'étage inférieur où les chambres à coucher s'effaçaient déjà dans la pénombre de cette journée sans lumière qui tirait à sa fin. L'escalier en bois blanc qui faisait face à la porte d'entrée séparait le rez-de-chaussée de la maison en deux espaces de vie. Mary était restée tout l'après-midi assise à la grande table de la cuisine américaine et tournait lentement les pages d'un magazine, laissant errer ses pensées. Par-delà la porte coulissante, elle regarda Thomas, leur petit garçon de cinq ans absorbé dans un jeu, puis elle tourna son regard vers la pendule ronde accrochée au-dessus de la gazinière. Il était 18 heures, elle referma son journal, se leva, fit le tour du comptoir et commença à préparer le dîner. Philip descendit de son bureau une demi-heure plus tard, comme chaque soir, et il finit de l'aider adresser la table. Après l'avoir embrassée, ses deux « hommes » s'installèrent chacun à leur place. Thomas fut le plus bavard, commentant sa dernière partie contre les extraterrestres qui tentaient d'envahir l'écran de télévision.
À la fin du repas, Philip voulut entreprendre une nouvelle fois de l'initier aux échecs, mais Thomas trouvait idiot que le fou ne se déplace qu'en diagonale, et puis le seul « truc rigolo »
n'était-il pas de faire avancer tous les pions en même temps pour attaquer les tours du château fort ? La tentative se termina en partie de misti-gri. Plus tard dans la soirée, lorsque le petit garçon serait bordé, l'histoire du soir contée, Philip redescendrait dire bonsoir à sa femme et il retournerait dans son bureau. « J'aime mieux travailler encore et avoir du temps avec vous demain » arguerait-il au sourire de Mary. Il la retrouverait « plus tard », pour la rejoindre dans le sommeil et la tendresse de ses bras.
La pluie ne s'était arrêtée qu'à l'aube et les trottoirs détrempés luisaient encore dans la pâleur du matin. Thomas s'était levé et descendait au salon. Mary avait entendu craquer les marches.
Elle enfila le peignoir de bain qu'elle avait abandonné au pied de son lit. Le petit garçon était déjà en bas de l'escalier lorsque la sonnette de la porte d'entrée retentit. Il posa sa main sur la poignée pour l'ouvrir.
— Tom, je t'ai dit cent fois de ne pas toucher à la porte !
L'enfant interpellé se retourna et fixa sa mère du regard. Elle descendit le rejoindre, fit passer son fils derrière elle et ouvrit. Une femme habillée d'un tailleur bleu marine dont le sérieux détonnait avec l'atmosphère de ce dimanche d'automne se tenait sur le perron, aussi droite qu'un bâton.
Mary releva son sourcil gauche, elle cultivait précieusement cette expression qui déclenchait les rires de son enfant et le sourire de son mari. Cette mimique était devenue une façon coutumière de marquer son étonnement.
— Je suis bien chez M. Nolton ? demanda l'inconnue.
— Et chez Mme Nolton également !
— Il faut que je voie votre mari, mon nom est...
— Un dimanche avant le passage du laitier, quoi de plus naturel !
La femme ne chercha pas à finir de se présenter, pas plus qu'à s'excuser de son intrusion matinale. Elle insista, elle devait voir Philip au plus tôt. Mary voulut savoir ce qui justifiait qu'elle le réveille le seul jour de la semaine où il pouvait se reposer. « Je dois le voir » n'étant pas suffisant à ses yeux, elle l'invita froidement à revenir à une heure plus décente.
La femme adressa furtivement un regard à la voiture garée devant la maison et réitéra sa demande.
— Je sais qu'il est très tôt chez vous, mais nous avons voyagé toute la nuit, et notre avion va repartir dans quelques heures. Nous ne pourrons pas attendre.
Mary prêta alors attention au véhicule garé devant chez elle. Un homme de forte corpulence tenait le volant. Il y avait une autre femme à l'avant, la tête collée à la vitre. Elle était trop loin pour que Mary distingue ses traits même en plissant les yeux. Il lui sembla pourtant que leurs regards s'affrontaient. Il avait suffi de ces quelques secondes d'inattention pour que l'intruse tente de forcer le passage. Elle avait élevé la voix et appelait Philip à tue-tête. Mary lui claqua aussitôt la porte au nez.
— Qu'est-ce qui se passe ?
Philip était apparu en haut de l'escalier, Mary se retourna en sursautant.
— Je n'en sais rien, une folle qui te réclame,
répondit-elle agacée, et qui ne veut certainement pas m'avouer qu'elle est une de tes ex, à moins que ce ne soit sa copine qui attend dans la voiture garée devant chez nous !
Je ne comprends rien de ce que tu dis. Où est Thomas ? demanda-t-il, embrumé, en descendant les marches.
— Au Sénat, il donne une conférence ce matin !
Il passa devant Mary en bâillant, l'embrassa sur le front et ouvrit la porte. La femme n'avait pas bougé d'un centimètre.
— Pardon d'avoir dû vous réveiller ainsi, je dois absolument vous parler.
— Je vous écoute, répondit-il sèchement.
— En privé ! ajouta-t-elle.
— C'est le cas devant ma femme.
— J'ai des instructions très précises.
— A quel sujet ?
— « En privé » en fait partie.
Philip adressa un regard interrogateur à Mary, elle lui retourna l'un de ses mouvements singuliers de sourcil, appela son fils à venir prendre son petit déjeuner immédiatement et s'en alla dans la cuisine. Il fit entrer au salon la dame en bleu, qui referma derrière elle les portes coulissantes, déboutonna son tailleur et prit place dans le canapé.
Philip n'avait toujours pas réapparu. Mary débarrassait la table du petit déjeuner, surveillant d'un œil la pendule qui égrenait de trop longues minutes. Elle posa son bol dans l'évier et se dirigea vers le living-room, décidée à interrompre cet entretien qui n'en finissait plus.
Lorsqu'elle passa devant l'escalier, les portes du salon s'ouvrirent. Philip sortit le premier, Mary voulut s'avancer mais le geste qu'il fit de la main l'arrêta. La femme la salua d'un signe de tête et alla attendre sous le porche. Il monta les marches en courant pour redescendre quelques instants plus tard, vêtu d'un pantalon de toile et d'un pull à grosses mailles. Il passa devant sa femme éberluée sans même lui adresser un regard. À peine sorti, il se retourna et lui enjoignit de l'attendre à l'intérieur. Elle ne l'avait jamais connu autoritaire.
De la petite fenêtre à côté de la porte d'entrée, Mary le vit suivre dans l'allée celle qui allait perturber beaucoup plus que le cours de leur dimanche.
La femme qui avait attendu à la droite du chauffeur sortit de la voiture. Philip s'immobilisa et la fixa longuement. Elle fuit son regard, ouvrit la portière arrière et s'installa sur la banquette.
Aussitôt il contourna le véhicule pour venir prendre place à ses côtés. Une pluie fine se remit à tomber. Mary ne pouvait distinguer ce qui se passait à l'intérieur, ni se défaire de l'anxiété qui la gagnait.
— Mais qu'est-ce qu'ils foutent bon sang !
— Qui ? répondit Thomas sans quitter des yeux l'écran de télévision.
— Ton père, murmura-t-elle.
Mais l'enfant absorbé par son jeu ne prêtait déjà plus qu'une attention distraite à sa mère. À en juger par les mouvements de ses bras, Philip était très agité. La mystérieuse conversation n'en finissait plus, et Mary songeait à remonter enfiler des vêtements pour aller les rejoindre, quand elle le vit soudainement réapparaître. A demi masqué par la voiture, il lui fit un signe du bras qui ressemblait à un au revoir. Incrédule, Mary trépigna d'impatience lorsqu'elle vit son mari remonter dans la Chrysler.
— Tom, va me chercher tes jumelles tout de suite !
A la véhémence de sa mère Thomas comprit que le moment n'était pas à la discussion. Il appuya sur la touche « pause » de sa manette de jeu et grimpa l'escalier à toutes jambes. Il plongea en apnée dans son coffre à jouets afin d'en extraire l'objet, et également les accessoires indispensables auxquels sa mère n'avait pas pensé. Quelques minutes plus tard, ayant enfilé son casque, sa veste de combat et son petit filet de camouflage vert, passé les cartouchières en bandoulière, agrémenté sa ceinture de survie du couteau en caoutchouc, de la gourde, du revolver et du talkie-walkie de son déguisement de combat, il se présenta derrière Mary, la saluant de son petit bras gauche.
— Je suis prêt, dit-il au garde-à-vous.
Elle ne prêta aucune attention à la tenue de son fils et lui arracha des mains les lunettes binoculaires. Le faible grossissement et les multiples rayures sur les verres n'améliorèrent pas grandement sa vision. Elle devinait difficilement son mari dissimulé par l'autre passagère. Il était penché en avant, comme s'il allait poser la tête sur ses genoux. L'anxiété eut raison de sa patience, elle sortit sur le perron, les deux mains posées sur les hanches. Le moteur venait de se mettre à ronronner et Mary sentit les battements de son cœur s'accélérer. La portière s'ouvrit et Philip réapparut sous la pluie ; elle ne distinguait que sa tête, son corps était toujours masqué par la voiture. De nouveau il fit un geste timide de la main droite en reculant d'un pas, et la voiture s'éloigna lentement. Mary observait Philip, immobile au milieu de la rue déserte, abandonné au seul bruit des éclats des gouttes sur l'asphalte.
Elle ne comprenait pas ce qu'elle voyait.
Le bras tendu de Philip se prolongeait d'une main légère cramponnée à la sienne. Le baluchon qu'elle tenait fermement de l'autre ne devait pas peser bien lourd.
C'est ainsi que Mary la vit pour la première fois avec son ballon rouge, dans cette lumière pâle où le temps se fige. Ses cheveux noirs en désordre tombaient sur ses épaules, la pluie dégoulinait sur sa peau métissée. Elle paraissait bien mal à l'aise dans ses vêtements étroits.
Sous l'orage qui se mit à gronder, ils remontèrent le chemin à pas lents. Lorsqu'ils arrivèrent tous les deux sous l'auvent Mary voulut le questionner aussitôt, mais il avait déjà baissé la tête, pour mieux tenter de taire sa tristesse.
— Je te présente Lisa, la fille de Susan. Devant la porte de leur maison, une petite fille de neuf ans dévisageait Mary.
— Maman est morte.
II
7.
Mary recula pour les laisser entrer dans la maison. À leur passage, Thomas se remit immédiatement au garde-à-vous. Mary dévisageait Philip.
— J'ai dû rater un épisode, mais tu vas m'en faire le résumé !
La gorge serrée, il n'essaya pas de parler. Il lui avait simplement tendu l'enveloppe qu'il tenait à la main, et, sans plus attendre, monta changer l'enfant. Mary les vit disparaître dans le couloir et chercha un début de réponse dans la lettre qu'elle venait de déplier.
Mon Philip,
Si tu lis ces mots c'est que c'est moi qui avais raison. Avec mon sale caractère je n'ai pas su te le dire au juste moment, mais j'avais fini par t'écouter et accepter d'avoir cette enfant dont je ne connais pas le père. Ne me juge pas, la vie est ici si différente de tout ce que tu as pu imaginer, et la dureté des jours appelle parfois le besoin de se réconforter auprès d'hommes de passage. Pour me sauver de la détresse, de l'abandon de soi-même, de cette peur de mourir qui me hante, de cet idiot désespoir d'être seule, il fallait que je sente parfois monter en moi la chaleur de leur existence, pour me souvenir aussi que j'étais en vie. Fréquenter la mort au quotidien, c'est vivre une profonde et envahissante solitude, une contagion. Je me suis répété cent fois qu'on n'invente pas la vie au milieu de cet univers, mais quand mon ventre s'est arrondi, je me suis prise à vouloir te croire. Porter Lisa en moi était comme trouver de l'air au fond de l'eau, un besoin devenu vital. Et pourtant, comme tu le vois, c'est la nature qui a triomphé de mes raisons. Te souviens-tu de ta promesse à Newark, que « s'il m'arrivait quelque chose » tu serais toujours là ? Mon Philip, si tu lis ces lignes c'est qu'il m'est arrivé quelque chose d'assez définitif! Je t'ai cru, et j'ai accepté Lisa avec cette certitude que si je ne pouvais plus continuer, tu prendrais alors le relais de ma propre vie.
Pardon de te jouer ce sale tour. Je ne connais pas Mary, mais par tes mots je sais qu 'elle aura la générosité de l'aimer. Lisa est une petite fille sauvage, les premières années de sa vie n 'auront pas été les plus gaies. Apprivoise-la, offre-lui cet amour que je ne peux plus lui donner désormais, je te la confie maintenant, dis-lui un jour que sa mère fut et restera dans ta mémoire, je l'espère, ta complice d'ailleurs. Je pense à vous, je t'embrasse mon Philip.
J'emporte avec moi les meilleurs souvenirs de ma vie, le regard de Lisa et les journées de nos adolescences.
Susan
Mary froissa la lettre, cherchant à enfermer au creux de la boule de papier le sentiment de refus qui s'installait. Elle contempla son fils qui avait conservé son garde-à-vous. Elle s'efforça de sourire : « Repos ! » Thomas fit un demi-tour sur ses talons et rompit sur-le-champ.
Elle était assise à la table de la cuisine. Ses yeux allaient de la fenêtre à la lettre qu'elle serrait entre ses phalanges. Philip redescendit seul.
— Je lui ai fait prendre un bain et elle a voulu se coucher, ils ont voyagé toute la nuit et elle ne veut pas manger, je crois que cela ne sert à rien d'insister. Je l'ai installée dans la chambre d'amis.
Elle resta silencieuse. Il se leva, ouvrit le réfrigérateur et se servit un jus d'orange, cherchant à travers ces gestes simples à retrouver une contenance. Mary ne disait rien, suivant son mari du regard.
— Nous n'avons pas le choix, je ne peux pas la laisser aux services sociaux, je pense qu'elle a eu sa dose d'injustice et d'abandon.
— Elle est abandonnée ? répliqua-t-elle d'un ton sarcastique.
— Sa mère est morte et elle n'a pas de père, tu vois une différence ?
— Et je suppose que tu te proposes d'être celui qui fera la différence ?
— Avec toi, Mary !
— Pourquoi pas ? Je passe des heures, des journées, des week-ends, des soirées à t'attendre.
J'ai mis comme une conne un terme à ma carrière de journaliste pour m'occuper de ta maison et de ton fils. Je suis devenue la parfaite femme d'intérieur de ta vie, pourquoi m'arrêterais-je dans la bêtise ?
— Parce que m trouves que ta vie n'est faite que de sacrifices ?
— Ce n'est pas le sujet, jusque-là c'est encore moi qui l'ai choisie cette vie, mais ce que tu fais là, c'est m'enlever ce dernier privilège.
— Je voudrais seulement que nous partagions cette aventure.
— C'est ta définition d'une aventure ? Moi, cela fait deux ans que je te supplie de vivre avec moi une autre aventure : un second enfant, et toi cela fait deux ans que tu me réponds que ce n'est pas le moment, que nous n'en avons pas les moyens, deux longues années que tu te fous totalement de savoir ce que je ressens. Cette relation qui était supposée être la nôtre est devenue au fil des ans la tienne. C'est à moi qu'il revient de partager tes horaires, tes envies, tes soucis, tes contraintes, tes humeurs et maintenant l'enfant d'une autre, et quelle autre !
Philip ne répondit pas. Il se tordait les doigts, hochant lentement la tête et fixant sa femme dans les yeux. Les traits de Mary étaient crispés et les petites rides qui s'étaient formées aux coins de ses yeux — au grand désespoir des longs moments passés devant sa glace à tenter de les dissimuler— annonçaient l'arrivée imminente de larmes de colère. Avant même qu'elles apparaissent, elle passa le revers de sa main sur ses paupières, comme pour prévenir des cernes, inutiles et dommageables.
— Comment est-ce arrivé ?
— Elle est morte dans la montagne, au cours d'un ouragan...
— Je m'en moque, ce n'est pas ce que je te demande, comment as-tu pu faire cette promesse absurde ? Comment as-tu pu ne jamais m'en parler ? Ce n'est pas faute d'avoir entendu du Susan par-ci, Susan par-là ; certains jours j'avais l'impression qu'en ouvrant le placard de la salle de bains j'allais me trouver nez à nez avec elle.
Philip essaya de parler d'un ton calme et posé. Cette promesse remontait à une conversation vieille de dix ans. C'était une phrase « comme ça », pour avoir raison dans un débat stérile. Il n'en avait jamais parlé parce qu'il avait oublié, et il n'aurait jamais pu imaginer qu'une telle situation se produirait, comme il n'avait jamais songé que Susan finirait par avoir un enfant.
Et puis ces dernières années leurs lettres s'étaient espacées, et Susan n'avait jamais fait la moindre allusion à sa fille. Mais ce qu'il avait encore moins imaginé, c'était qu'elle disparaisse.
— Et qu'est-ce que je suis censée dire ? demanda Marie.
— À qui ?
— Aux autres, en ville, à mes amies ?
— Tu crois que c'est vraiment le fond du problème ?
— Pour moi c'en est un parmi tous ceux qui se posent ! Tu peux te foutre totalement de notre vie sociale, mais moi j'ai mis cinq ans à la construire, et ce n'est pas grâce à toi.
— Tu leur diras que ça ne sert à rien d'aller à la messe tous les dimanches si on n'a pas le cœur assez grand pour faire face à ce type de situation.
— Mais ce n'est pas toi qui vas t'en occuper, toi tu continueras tes soirées de travail là-haut, c'est ma vie qui va changer du tout au tout !
— Pas plus que si nous avions eu un autre enfant.
— Pas un autre enfant, bon sang, notre enfant ! Mary se leva d'un bond.
— Moi aussi je vais me coucher ! hurla-t-elle en empruntant l'escalier.
— Mais il est 9 heures du matin ?
— Et alors ! On en est à un truc anormal près, aujourd'hui ?
Arrivée à l'étage, elle marcha d'un pas ferme, s'arrêta au milieu du couloir, fit demi-tour, hésitante, et se dirigea vers la pièce où Lisa dormait. Elle entrebâilla la porte sans faire de bruit. L'enfant allongée sur son lit tourna la tête et la fixa sans dire un mot. Mary esquissa un sourire gêné et referma la porte. Elle entra dans sa chambre et s'allongea sur son lit, fixant le plafond en serrant ses poings pour tenter de contenir sa colère. Philip la rejoignit, il s'assit à ses côtés et lui prit la main.
— Je suis désolé, si tu savais comme je suis désolé.
— Mais non tu ne l'es pas. Tu n'as jamais pu avoir la mère, tu as sa fille maintenant ! C'est moi qui suis désolée, je n'ai jamais désiré ni l'une ni l'autre.
— Aujourd'hui tu n'as pas le droit de dire une chose pareille.
— Aujourd'hui je ne vois vraiment pas ce que je peux m'interdire de dire, Philip. Deux ans que tu fais la moue, que tu contournes la question, que tu t'éloignes de notre couple avec mille et une bonnes excuses puisque ce sont les tiennes. Ta Susan t'envoie sa fille et tous les problèmes vont se régler comme par enchantement, à un détail près : c'est une histoire qui surgit de ta vie mais pas de la mienne.
— Susan est morte Mary, je n'y suis pour rien, tu peux ignorer totalement mon chagrin, mais pas une enfant, bon sang, pas une enfant !
Mary se redressa, et sa voix emportée par la rage de l'impuissance se mit à trembler quand elle hurla : « Elle me fait chier ta Susan ! » Philip fixait le rebord de la fenêtre pour éviter de croiser les yeux de sa femme. « Mais regarde-moi bon sang ! Je voudrais que tu aies au moins ce courage-là ! »
De sa chambre où des sons indistincts lui parvenaient Lisa se retourna sous la couette et enfouit sa tête dans son oreiller. Elle y pressait son visage si fortement que ses cheveux semblaient se fondre dans la taie. Les cris étaient moins forts que les grondements de certains orages, mais la peur qu'ils provoquaient était la même. Elle aurait voulu pouvoir cesser de respirer, mais elle savait que c'était impossible, toutes les tentatives des deux précédentes semaines avaient échoué. Le ventre noué, elle mordit sa langue de plus en plus fort, comme sa mère lui avait appris à le faire : « Quand tu sens le goût du sang dans ta bouche, c'est que tu es en vie, et quand tu es en danger, tu ne dois penser qu'à une seule chose, ne pas abandonner, ne pas renoncer, rester en vie. » Le liquide tiède s'écoula dans sa gorge, elle se concentra sur cette sensation et fit le vide en elle. Les exhortations de Philip continuaient de lui parvenir du fond du couloir, parfois entrecoupées de silences. À chaque éruption de colère, elle enfouissait un peu plus son visage dans l'oreiller comme si des coulées de mots allaient l'emporter, à chaque effervescence elle fermait un peu plus les yeux, au point que parfois des étoiles scintillaient sous ses paupières.
Elle entendit la porte de la chambre d'à côté claquer et les pas d'un homme qui descendait l'escalier.
Philip se rendit dans le salon, et s'abandonna sur le canapé, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains. Thomas attendit quelques minutes avant de rompre le silence.
— Tu fais une partie avec moi ?
— Pas maintenant mon grand.
— Elles sont où les filles ?
— Chacune dans une chambre.
— Tu es triste ?
Il n'y eut aucune réponse. Assis sur la moquette, le petit garçon haussa les épaules et retourna à son jeu. Le monde des adultes est parfois bien étrange. Philip s'assit derrière lui et l'entoura de ses bras.
— Tout va s'arranger, dit-il d'une voix feutrée. Il prit une des deux manettes du jeu.
— À quoi veux-tu perdre ?
Au premier virage la Lamborghini de Thomas envoya la Toyota de son père dans le fossé.
Mary redescendit vers midi. Sans dire un mot elle alla dans la cuisine, ouvrit le réfrigérateur et commença à préparer le repas. Ils déjeunèrent tous les trois. Lisa avait fini par s'endormir.
Thomas se décida à parler :
— Elle va rester ? Ce n'est pas normal si elle devient ma grande sœur, c'est moi qui étais là en premier !
Mary laissa échapper le saladier qu'elle apportait à table. Elle foudroya Philip du regard, qui ne répondit pas à la question de son fils. Thomas amusé regarda la salade répandue sur le carrelage et croqua à pleines dents dans son épi de maïs. Il se tourna vers sa mère :
— Ça peut être bien ! dit-il encore.
Philip s'était levé pour ramasser les morceaux de verre éparpillés.
— Qu'est-ce que tu trouves bien ? lui demanda-t-il.
— Je voulais bien d'un frère ou d'une sœur, mais je ne voulais pas qu'il me réveille la nuit avec des cris de bébé, et les couches ça sent mauvais ! Elle est trop vieille pour me piquer mes jouets... C'est joli sa couleur de peau, à l'école ils vont être jaloux...
— Je crois que nous avons compris ton point de vue ! reprit Mary, sans le laisser achever sa phrase.
La pluie avait redoublé d'intensité et ne laissait pas entrevoir la possibilité d'une sortie dominicale. Sans rien dire Mary composa un sandwich. Sur une tranche de pain de mie qu'elle tartina de mayonnaise, elle déposa de la salade, puis une tranche de jambon, hésita, remplaça le jambon par du poulet, hésita à nouveau, replaça la tranche de jambon sur le poulet et recouvrit le tout d'une autre tranche de pain. Elle déposa sa composition sur une soucoupe qu'elle protégea d'une feuille de cellophane et qu'elle rangea dans le réfrigérateur.
— Si la petite a faim en se réveillant, il y a une assiette pour elle au frais, dit-elle.
— Tu sors ? questionna Thomas.
— Je vais passer l'après-midi chez mon amie Joanne, je reviendrai pour ton bain, répondit-elle.
Elle monta aussitôt se changer. En sortant de la maison elle embrassa son fils, dévisageant Philip qui se tenait dans l'escalier. Le reste de la journée s'écoula comme passe un dimanche d'automne, les longues minutes ne se distinguaient les unes des autres que par la lumière du jour qui faiblissait. Elle rentra vers 17 heures et s'occupa de Thomas. Lisa dormait encore lorsqu'ils se réinstallèrent autour de la table pour dîner.
Elle prit tout son temps dans la salle de bains, attendant volontairement que Philip soit couché pour le rejoindre. Elle avait éteint la lumière en entrant et s'allongea à l'extrémité du lit. Philip laissa passer quelques minutes et brisa le silence.
— Tu as tout raconté à Joanne ?
— Oui, j'ai vidé mon sac si c'est ce que tu veux savoir.
— Et qu'est-ce qu'elle t'a dit ?
— Qu'est-ce que tu voulais qu'elle me dise ? Que c'est épouvantable !
— C'est le mot, c'est épouvantable.
— Elle parlait de ce qui m'arrive Philip, maintenant laisse-moi dormir.
Philip avait laissé la lumière du couloir allumée pour que Lisa trouve son chemin vers les toilettes si elle se réveillait. À 3 heures du matin ses yeux s'ouvrirent comme ceux d'une poupée que l'on redresse. Elle scruta la pièce plongée dans la pénombre, cherchant à comprendre où elle se trouvait. L'arbre qui se penchait contre la fenêtre secouait frénétiquement ses branches, semblant agiter des bras trop longs pour lui. Des houppes de feuilles fouettaient les carreaux comme pour en chasser les grosses gouttes ruisselantes. Elle se leva, sortit dans le couloir et descendit l'escalier à pas feutrés. Dans la cuisine elle ouvrit le réfrigérateur. Elle sortit l'assiette, souleva un coin de la feuille de cellophane, huma le sandwich et la reposa aussitôt sur la clayette.
Elle s'empara du paquet de pain de mie, en sortit une tranche, prit dans la coupe de fruits une banane qu'elle écrasa avec une fourchette en la mélangeant avec du sucre roux. Elle étala soigneusement son mélange sur le pain et dévora sa tartine avec un appétit vorace. Elle rangea ensuite chaque chose à sa place, ignora le lave-vaisselle et entreprit de nettoyer son assiette ainsi que tout ce qui restait dans l'évier.
En sortant, elle jeta un dernier regard vers la cuisine et, toujours dans la pénombre, rejoignit son lit.
Huit jours s'écoulèrent, dessinant pour Mary les contours d'une vie qui basculait dans un univers qui n'était plus le sien. Parce qu'elle avait été notifiée dès sa naissance au consulat, la nationalité américaine de Lisa n'était pas remise en cause. La lettre de Susan qui indiquait la donation définitive à Philip de la petite Lisa, née le 29 janvier 1979 à 8 h 10, dans la vallée de Sula, Honduras, de Mlle Susan Jensen et de père inconnu, avait fini par être enregistrée au terme d'une longue série de démarches fastidieuses. Bien que les collègues de Susan aient eu l'idée précieuse de faire authentifier le document par un notaire de l'ambassade américaine avant d'accompagner l'enfant jusque dans le New Jersey, Philip et Lisa passèrent la journée du lundi à déambuler dans les dédales de l'administration. Il leur avait fallu arpenter des couloirs, gravir le grand escalier en pierre blanche qui conduisait vers un immense hall aux murs recouverts de bois, un peu comme ceux du palais de la présidence dont Susan lui parlait occasionnellement. Au commencement elle avait eu un peu peur, sa mère ne lui disait-elle pas toujours que les palais étaient des lieux dangereux, emplis de militaires et de policiers ?
Elle ne voulait jamais l'emmener avec elle quand elle devait s'y rendre. Le président qui habitait ce palais-là ne devait pas être un homme très important, car il n'y avait que deux soldats près du portique où il fallait déposer les sacs, comme à l'aéroport. Pour échapper à l'ennui, elle avait compté les dalles de marbre au sol, il y en avait au moins mille, cinq cents brunes et cinq cents blanches. Elle n'avait pas pu achever son calcul, l'homme derrière le comptoir avait fini par indiquer à Philip la direction à prendre, celle d'un autre escalier avec un tapis rouge et noir celui-là. Ils avaient erré d'un bureau à un autre pour collecter des papiers de couleurs différentes et puis refaire la queue devant d'autres guichets. « C'était un jeu de piste, géant, inventé rien que pour les grands », sauf qu'à voir leur mine triste, ceux qui organisaient le divertissement n'avaient pas l'air de beaucoup s'amuser.
Lorsque Philip livrait les bonnes réponses sur l'imprimé, l'homme ou la femme assis derrière la vitre le tamponnait et lui soumettait un nouveau questionnaire à remplir et à remettre dans une autre salle. Ils reprenaient aussitôt un autre corridor, parfois le même en sens inverse, celui qui avait trente et une lampes accrochées au plafond, une tous les dix carreaux blancs et noirs au sol, le plus long et le plus large, empruntaient un escalier, cherchaient la grande personne qui les dirigeait vers la prochaine étape. Philip lui tendait toujours la main, mais Lisa s'obstinait à marcher quelques pas à côté ou devant lui. Elle détestait l'idée qu'on la retienne, sa mère n'avait jamais fait une chose semblable. De retour dans la voiture il avait l'air d'être content, il avait gagné. Ils repartaient munis d'une dernière feuille rose qui faisait provisoirement de lui son tuteur légal. Dans six mois, il faudrait revenir et rencontrer un juge qui octroierait la filiation adop-tive définitive. Lisa se jura de demander alors ce que voulaient dire les mots « tuteur » et « filiation adoptive », mais « plus tard, pas maintenant ».
À la maison Mary avait encore l'air d'être contrariée, elle avait totalement ignoré leur papier.
« C'était parce qu'elle n'avait rien gagné qu'elle faisait cette tête-là, mais cela n'était pas juste puisqu'elle n'était pas venue jouer avec eux. »
Le mardi fut consacré à inscrire Lisa à l'école. Elle n'imaginait pas qu'il en existait d'aussi grandes. Susan lui avait parlé de l'université... Elle se demanda si Philip ne se trompait pas sur son âge. La grande cour était revêtue d'un sol qui s'enfonçait un peu sous les pieds. Dans un angle il y avait des échelles de toutes les couleurs, un tourniquet et deux toboggans qu'elle regarda avec insistance. Une clochette retentit alors qu'ils se dirigeaient vers le fond du préau.
Rien à voir avec celle qui ordonnait de se rendre à l'abri parce que l'ouragan approchait.
C'était une toute petite clarine de presque rien du tout, qui essayait bêtement de l'impressionner en tintant du plus fort qu'elle pouvait. Peine perdue, Lisa en avait entendu de bien plus vigoureuses. Quand la cloche du village sonnait la messe ou l'ordre de se regrouper sur la place, des vibrations pénétraient sa poitrine et faisaient tambouriner son cœur sans qu'elle sache pourquoi. À sa mère qui la sermonnait pour qu'elle apprenne à maîtriser sa peur, elle disait que c'était le sable en suspension dans l'air qui faisait monter les larmes dans ses yeux. Lorsque la clochette se tut en grésillant, une ribambelle d'enfants se précipitèrent au-dehors. Peut-être y avait-il quand même un danger.
Le rez-de-chaussée du bâtiment était constitué d'un préau où les écoliers s'abritaient les jours de pluie ; chez elle on ne pouvait pas toujours se rendre à l'école quand il pleuvait. Ils empruntèrent l'escalier central, au premier étage le long couloir donnait sur les salles de classe aux pupitres identiques. Lisa se demanda comment ils avaient fait pour en trouver autant ! Elle dut attendre derrière une porte jaune tandis que Philip s'entretenait avec la directrice de l'établissement dans son bureau. Elle lui fut présentée un peu plus tard, c'était une femme de grande taille qui avait coiffé ses cheveux blancs en chignon. Son large sourire ne parvenait pas à masquer son autorité. La matinée s'achevait, ils quittèrent les lieux. Philip s'arrêta devant les grilles, il s'agenouilla à hauteur de la petite fille.
— Lisa, il faut que tu répondes lorsque les gens te parlent. Je n'ai pratiquement pas entendu le son de ta voix depuis deux jours.
L'enfant haussa les épaules et enfonça un peu plus sa tête dans son cou.
À l'intérieur du MacDonald's où Philip l'emmena pour déjeuner, elle fut fascinée par les pictogrammes publicitaires suspendus au-dessus des caisses enregistreuses. Lorsqu'il s'approcha du comptoir il lui demanda ce qu'elle voulait, mais elle tourna la tête, nullement intéressée par la nourriture. Seul le grand toboggan rouge à l'extérieur du bâtiment semblait retenir son attention. Philip insista, mais Lisa resta silencieuse, le regard perdu de l'autre côté de la fenêtre. Il se baissa et du doigt attira vers lui son menton.
— Je voudrais bien que tu en fasses, mais il pleut.
— Et alors ? dit-elle.
— Tu vas être trempée.
— Chez moi il pleut tout le temps, et des pluies bien plus grosses, et si on devait arrêter de faire tout ce qu'on veut parce qu'on a peur d'être mouillé, on finirait par être mort. Ce n'est pas comme ça que la pluie te tue, tu n'as rien compris, tu ne la connais pas, moi si !
La caissière leur demanda de se ranger sur le côté s'ils ne passaient pas leur commande, d'autres clients s'impatientaient. Lisa avait à nouveau tourné la tête, contemplant la glissière comme un prisonnier fixerait la ligne d'un horizon imaginaire par-delà les barreaux de sa cellule.
— Si je me laissais glisser dessus, peut-être qu'en arrivant en bas je serais de nouveau chez moi. C'est comme ça dans mes rêves, je suis sûre que si j'y pense très fort, ça peut marcher !
Philip s'excusa auprès de la serveuse et prit la main de Lisa, ils sortirent tous les deux. La pluie avait redoublé d'intensité et déjà de grandes flaques se formaient sur le parking. Il marcha d'un pas volontaire dans chacune d'entre elles, laissant parfois l'eau submerger ses chaussures. Au bas de l'échelle, il la prit dans ses bras et la posa sur le troisième échelon du toboggan.
— Je suppose qu'il serait ridicule de te dire de faire attention, là-bas tu ne tombais jamais.
— Si!
Elle gravit les barreaux un à un, ne prêtant nulle attention aux bourrasques de vent. Il la devina heureuse, ignorante de l'instant futur, tel un animal que l'on aurait rendu à son élément naturel.
Au bas d'un grand toboggan rouge aux couleurs estompées par la noirceur du ciel, un homme trempé, bras grands ouverts, attendait une petite fille qui glissait yeux fermés, pour que son rêve devienne réalité. Et chaque fois, il la récupérait, la serrant tout contre lui, et la replaçait sur le troisième barreau de l'échelle.
Elle fit trois tentatives, puis haussa les épaules en lui prenant la main.
— Ça n'a pas marché, dit-elle, on peut y aller !
— Tu veux manger ?
Elle secoua la tête et l'entraîna vers la voiture. En montant à l'arrière elle s'approcha de son oreille.
— C'était bien quand même !
L'averse n'était pas calmée. Lorsqu'ils arrivèrent à la maison, Mary était assise dans le salon.
Elle se leva d'un bond et se mit en travers de l'escalier.
— Vous n'allez nulle part comme ça, les moquettes ont déjà été nettoyées la semaine dernière et ce n'est pas la peine de recommencer tout de suite, et puis il faudrait que vous vous imbibiez de détergent pour être efficaces ! Enlevez vos chaussures et déshabillez-vous, je monte vous chercher des serviettes.
Philip retira sa chemise et aida Lisa à faire de même. Elle trouvait complètement idiot de mettre des tapis partout si on ne pouvait pas marcher dessus. Chez elle c'était bien plus pratique, le sol était en bois et l'on pouvait y faire ce qu'on voulait, un coup de serpillière et tout était propre. Mary frottait les cheveux de Philip qui séchait ceux de Lisa. Elle leur demanda s'ils étaient passés par un lavage rapide en laissant la capote ouverte, et elle leur ordonna de monter se changer. Le temps les empêcherait de ressortir, et l'enfant passa son après-midi à découvrir les lieux.
Elle avait grimpé les marches jusqu'au bureau de Philip, poussé la porte, et lui était apparue.
Elle s'était faufilée derrière la grande table d'où elle le regardait rehausser les contours d'une esquisse ; elle l'abandonna pour mieux examiner la pièce. Ses yeux s'arrêtèrent sur la photographie de Susan qu'elle contempla longuement. Elle n'avait jamais vu sa mère aussi jeune et n'avait jamais constaté la ressemblance qui se dessinait au fil du temps.
— Tu crois qu'un jour je serai plus vieille qu'elle ?
Philip leva la tête de son dessin.
— Elle avait vingt ans sur cette photo, je l'ai prise au parc la veille de son départ. J'étais son meilleur ami tu sais. C'est moi qui à ton âge lui avais offert la médaille qu'elle portait toujours autour du cou, tu peux la distinguer si tu regardes de plus près. Nous n'avions aucun secret l'un pour l'autre.
Arrogante, Lisa le dévisagea.
— Tu savais que j'étais née ?
Et elle sortit sans rien dire. Philip resta les yeux rivés quelques instants sur l'embrasure de la porte avant de détourner son regard vers le coffret qui contenait les lettres de Susan. Il posa sa main sur le couvercle, hésita et renonça à l'ouvrir. Il sourit tristement au cadre perché sur l'étagère et reprit son fusain.
Lisa descendit dans la salle de bains et ouvrit le placard qui contenait les produits de beauté de Mary. Elle saisit le flacon de parfum, appuya sur le pulvérisateur et huma dans l'air les effluves de vétiver. Elle fit la grimace, reposa la fiole et quitta la pièce. La visite suivante fut pour la chambre de Thomas, qui ne présentait aucun intérêt. Le coffre ne contenait que des jouets de garçon. Le fusil accroché au mur la fit frissonner, y avait-il ici aussi des soldats qui pouvaient venir brûler les maisons et tuer ceux qui y vivaient ? Quel était le danger dans une ville dont les clôtures n'étaient pas piétinées, dont les murs ne comportaient aucune trace de balles ?
Mary achevait de préparer le dîner et ils étaient assis à la table de la cuisine. Thomas qui avait été servi en premier traçait avec sa fourchette une route à deux voies dans sa purée. Il avait placé les petits pois de façon à former un convoi qui empruntait la bretelle d'accès au garage imaginé sous la tranche de jambon. Un à un ses camions verts contournaient méthodiquement le cornichon qui en soutenait la voûte, la difficulté de l'exercice consistait à éviter la forêt d'épinards, lieu de tous les dangers. Sur son set de table en papier Philip esquissait le visage de Mary au fusain, sur le sien Lisa croquait Philip en train de dessiner.
Le mercredi il l'emmena faire des courses au supermarché. Lisa n'avait jamais rien connu de pareil. Il y avait dans cette enceinte plus de nourriture qu'elle n'en avait jamais vu dans son village.
Toutes les sorties de la semaine furent prétextes à découvrir les originalités de cet univers que sa mère lui décrivait parfois comme « le pays d'avant » ; Lisa enthousiaste, parfois jalouse et apeurée, se demandait comment elle pourrait apporter des morceaux de ce monde à ceux qu'elle retrouverait chez elle, dans ces ruelles de poussière qui lui manquaient terriblement.
En cherchant le sommeil elle laissait venir à elle des images qui la réconfortaient : la petite rue de terre qui séparait sa maison de l'hospice que sa mère avait fait construire ou encore les regards chaleureux des villageois qui la saluaient toujours sur son passage. L'électricien, qui ne voulait jamais accepter d'argent de sa mère, s'appelait Manuel. Elle se souvenait de la voix de la maîtresse qui venait une fois par semaine leur faire l'école au dépôt alimentaire, la Senora Cazalès. Elle leur apportait toujours des photos d'animaux incroyables. Elle sombra dans les bras d'Enrique, l'homme à la charrette, le transporteur comme tout le monde se plaisait à l'appeler.
Dans son rêve elle entendit les sabots de son âne frapper la terre sèche, elle le suivit jusqu'à la ferme, traversa les champs de colza dont les hautes tiges jaunes la protégeaient du soleil brûlant, elle arriva ainsi jusqu'à l'église. Les portes restaient entrebâillées depuis qu'une pluie en avait distordu les chambranles. Elle avança vers l'autel, de chaque côté les villageois la regardaient en souriant. Au premier rang sa mère la prit dans ses bras et la serra contre elle.
Le parfum de sa peau où à la sueur se mêlait l'odeur du savon pénétra ses narines. La lumière baissa progressivement, comme si le jour se couchait trop vite, le ciel s'obscurcit soudainement. Nimbé d'une clarté opaline, l'âne entra dans l'église, avec majesté contempla l'assemblée, l'air accablé. L'orage éclata brutalement, faisant entrer les murs de l'abbatiale en résonance. Le grondement sourd de l'eau qui dévalait de la montagne se fit entendre, les paysans s'agenouillèrent, tête baissée, joignant leurs mains pour supplier encore plus fort. Elle eut du mal à tourner son visage, comme si le poids de l'air retenait ses mouvements. Les deux battants de bois volèrent en éclats et le torrent pénétra dans la nef. L'âne fut soulevé de terre, il tenta désespérément de maintenir ses naseaux au-dessus des flots et poussa un ultime braiment avant d'être englouti. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, Philip était à côté d'elle et lui tenait la main. Il caressait ses cheveux, lui murmurait ces douces admonestations par lesquelles on voudrait imposer le silence aux enfants quand seuls les cris pourraient les libérer de leur peur. Mais quel adulte se souvient de ces frayeurs-là ?
Elle s'assit brusquement dans son lit et se frotta le front pour en ôter les perles qui s'y étaient formées.
— Pourquoi maman n'est-elle pas revenue avec moi ? À quoi ça sert mes cauchemars si elle ne se réveille pas elle aussi ?
Philip voulut la prendre dans ses bras, mais elle s'y refusa.
— Il faut du temps, dit-il, tu verras, juste un peu de temps et tout ira mieux.
Il resta auprès d'elle jusqu'à ce qu'elle se rendorme. En retournant dans sa chambre il n'alluma pas la lumière pour ne pas réveiller Mary. Il chercha son lit à tâtons, et se glissa sous les draps.
— Qu'est-ce que tu faisais ?
— Arrête, Mary !
— Mais qu'est-ce que j'ai dit ?
— Rien justement !
Ce samedi ressemblait à s'y méprendre au précédent, la pluie lancinante était revenue frapper aux vitres de la maison. Philip s'était enfermé dans son bureau. Dans le salon, Thomas exterminait quelques extraterrestres en forme de demi-citrouilles qui descendaient le long de l'écran de télévision. Assise dans la cuisine, Mary tournait les pages d'un magazine. Elle dirigea son regard vers l'escalier dont les marches disparaissaient dans la pénombre de l'étage; au travers des portes coulissantes du salon elle devina le dos de son fils penché sur son jeu.
Elle contempla Lisa qui dessinait en face d'elle. Tournant son visage vers la fenêtre, elle se sentit cernée par la tristesse du ciel dans cet après-midi morne et silencieux. Lisa releva la tête et surprit le chagrin qui coulait sur les joues de Mary. Elle la scruta ainsi quelques instants et la colère qui l'envahit vint déformer son visage de petite fille. Elle sauta aussitôt de la chaise où elle était perchée et se dirigea d'un pas déterminé vers le réfrigérateur qu'elle ouvrit brusquement. Elle prit des œufs, une bouteille de lait et claqua le battant. Elle s'empara d'un bol dans lequel elle commença à fouetter son mélange avec une vigueur qui étonna Mary. Elle ajouta de la même façon et sans aucune hésitation, sucre, farine et autres ingrédients qu'elle saisissait un à un sur les étagères.
— Qu'est-ce que tu fais ?
L'enfant fixa Mary droit dans les yeux, sa lèvre inférieure tremblait.
— Dans mon pays il pleut, mais pas des pluies comme ici, des vraies, qui tombent pendant tellement de jours qu'on ne peut plus les compter. Et la pluie chez nous, elle est si forte qu'elle finit toujours par trouver son chemin pour entrer sous ton toit, et elle coule à l'intérieur de ta maison. Elle est intelligente la pluie, c'est maman qui me l'a dit, toi tu ne le sais pas, mais il lui en faut encore plus, toujours plus.
La colère de l'enfant grandissait à chaque mot. Elle alluma le gaz et y fit chauffer une poêle.
Elle continua, interrompue seulement d'un soubresaut.
— Alors, elle cherche comment aller plus loin, et si tu ne fais pas très attention elle finit par atteindre son but, elle se glisse dans ta tête pour te noyer, et quand elle a réussi, elle s'enfuit par tes yeux pour aller noyer quelqu'un d'autre. Ne mens pas, je l'ai vue la pluie dans tes yeux, tu as eu beau essayer de la retenir en toi, c'était trop tard, tu l'as laissée entrer, tu as perdu !
Et tout en poursuivant son monologue de rage, elle déposa sa pâte et la regarda dorer sur le feu.
— Elle est dangereuse cette pluie-là, parce que dans ta tête elle enlève des bouts du cerveau, tu finis par renoncer et c'est comme ça que tu meurs. Je le sais bien que c'est vrai, je les ai vus les gens chez moi qui sont morts parce qu'ils ont abandonné, c'est Enrique qui les transporte ensuite dans sa charrette. Maman, pour nous protéger de la pluie, pour l'empêcher de nous faire du mal, elle a un secret...
Et de toutes ses forces réunies en un geste soudain elle fit virevolter la crêpe en l'air. Dorée, elle tournoya sur elle-même, s'élevant lentement, jusqu'à venir se coller au plafond, juste au-dessus de Lisa qui la montra du doigt. Le bras aussi tendu que la corde d'un arc prête à rompre, elle hurla à Mary :
— C'est le secret de maman, elle faisait des soleils sous le toit. Regarde, dit-elle en pointant de toutes ses forces la crêpe collée au plafond, mais regarde ! Tu le vois le soleil ?
Et sans attendre de réponse elle en fit revenir une nouvelle qu'elle envoya aussitôt rejoindre la première. Mary ne savait pas comment réagir. À chaque crêpe qui prenait son envol, la petite fille dressait fièrement son index en l'air et criait :
— Tu les vois les soleils, alors tu ne dois plus pleurer, maintenant !
Attiré par l'odeur, Thomas présenta le bout de son nez à la porte. Il se figea et contempla la scène, Lisa d'abord qui dans son énervement lui faisait penser à un personnage de bande dessinée puis sa mère. Déçu, il ne vit aucune crêpe.
— Vous ne m'en avez pas laissé ?
Lisa trempa malicieusement son doigt dans la pâte sucrée et le fit tourner dans sa bouche.
Elle lança un bref coup d'œil au-dessus de lui.
— Tu vas en avoir une dans deux secondes ! Ne bouge pas !
Lorsque la crêpe retomba sur l'épaule du petit garçon, il sursauta. Il regarda le plafond, et éclata immédiatement de rire, comme si le monde entier était venu le chatouiller. Lisa sentit la rage qui l'avait submergée refluer lentement, elle reposa la poêle et sourit. Elle aurait bien voulu contenir le rire qui la gagnait aussi, mais elle ne le put pas. Les éclats des deux enfants résonnèrent dans la pièce, et Mary ne tarda pas à se joindre au fou rire. Philip venait d'entrer dans la cuisine où le spectacle était des plus inattendus.
Il sentit le parfum de douceur qui embaumait la pièce et chercha lui aussi tout autour de lui.
— Vous avez fait des crêpes et il n'y en a plus pour moi ?
— Si, si, dit Mary, les yeux humides, ne bouge pas !
Adossée au réfrigérateur, Lisa riait à gorge déployée. Thomas, haletant et gémissant, s'était allongé par terre.
C'est le rire de Philip qui éveilla l'attention de Mary. Ses yeux cheminèrent de son fils à lui, de lui à Lisa, et puis inversement. Elle les contemplait tous les trois, spectatrice d'une complicité aussi soudaine qu'endiablée et à laquelle elle ne participait déjà plus tout à fait.
Elle prit pleine conscience de la mélodie jubilatoire qui avait envahi sa maison et surprit la tendresse du sourire dessiné sur les lèvres de Philip qui regardait Lisa. L'expression de la petite fille était parfaitement semblable à celle de la femme de la photo posée sur l'étagère là-
haut dans le bureau de son mari. Hormis la couleur de sa peau métissée, Lisa ressemblait trait pour trait à sa mère. À la croisée du regard qu'elle échangea avec Philip, Mary comprit en un instant...
Une enfant qui « pour chasser la pluie au fond des yeux » inventait des soleils sous le toit était arrivée dans sa maison, et elle ne le voulait pas. Mais elle portait en elle toutes les raisons et déraisons de l'âme d'une autre femme qui hantait depuis toujours les émois interdits de l'homme qu'elle aimait.
Philip la regarda à son tour, et son sourire se mua en tendresse. Il sortit de la cuisine, se rendit dans le garage, y prit l'escabeau qu'il rapporta sous son bras, le déplia et en gravit les marches. Perché sur la dernière il décolla une crêpe :
— Pourrais-je avoir une assiette ? On ne peut pas tous venir manger en haut, il n'y a qu'une seule échelle. Je ne sais pas pour vous mais moi je commence à avoir faim.
Le dîner s'acheva sur des échanges complices entre un petit garçon et son père, et indiscrets entre Mary et Lisa.
À la fin d'un épisode de Murphy Brown, ils montèrent se coucher. Dans le couloir qui les conduisait vers leurs salles de bains respectives, Mary demanda à Lisa d'aller se brosser les dents. Quand elle serait dans son lit, elle viendrait lui faire un câlin. S'ensuivit un instant de silence, elle sentit que Lisa n'avait pas bougé. Dans son dos, elle entendit la petite fille demander :
— C'est quoi un câlin ?
Mary se retourna pour lui faire face et tenta de dissimuler son trouble, mais sa voix chancela.
— Comment ça, c'est quoi un câlin ? Lisa avait posé les mains sur les hanches.
— Eh bien oui, c'est quoi un câlin ?
— Lisa, tu dois le savoir ! Je vais venir te voir et je te ferai un baiser avant que tu t'endormes.
— Et pourquoi tu me feras un baiser ? Je n'ai rien fait de bien aujourd'hui !
Mary considéra l'enfant dans sa posture immobile, son aplomb la rendait aussi forte et fragile qu'un petit animal qui gonflerait son corps pour essayer d'intimider un prédateur. Elle s'approcha et l'accompagna jusqu'au lavabo. Pendant que Lisa se lavait les dents elle s'assit sur le rebord de la baignoire et examina le visage de la petite fille dans le miroir.
— Ne brosse pas trop fort, j'ai remarqué que tu saignes des gencives pendant la nuit, je t'emmènerai voir un dentiste.
— Et pourquoi on irait voir le docteur si on n'est pas malade ?
Lisa essuya méticuleusement les contours de sa bouche et reposa la serviette sur le radiateur.
Mary lui tendit la main, elle l'ignora et sortit de la salle de bains. Mary la suivit dans sa chambre et attendit qu'elle se mette sous ses draps pour s'asseoir à côté d'elle, elle lui passa la main dans les cheveux, se pencha sur son front et y déposa un baiser du bout des lèvres.
— Dors, après-demain tu commences l'école et il faut que tu sois en forme.
Lisa ne répondit rien. Bien après que la porte fut refermée, elle resta les yeux grands ouverts à scruter la pénombre.
La première année scolaire de Lisa commença dans les silences d'une adulte encore prisonnière pour longtemps de son corps d'enfant. Personne n'entendait sa voix, à peine les professeurs quand ils lui posaient une question, ce qui était rare puisque peu d'entre eux s'intéressaient à elle, convaincus qu'elle redoublerait quoi qu'il arrive. À la maison elle ne parlait pas non plus beaucoup, répondait par des signes de tête ou quelques borborygmes qui sortaient du fond de sa gorge. Elle se serait voulue plus petite que les fourmis qu'elle nourrissait sur le rebord de sa fenêtre. Elle passait des soirées entières retranchée dans sa chambre, où elle ne faisait au fond qu'une seule et unique chose à longueur de temps : de sa vie « d'avant » elle assemblait des images, jusqu'à former d'un long trait de souvenirs un filament d'espoir sur lequel elle se promenait. De cet univers qui était le sien, elle entendait le craquement des pierres sous les roues de la Jeep qui annonçait que Susan était revenue ; surgissait alors du plus profond de sa mémoire cette odeur enivrante de la terre humide quand elle se mariait à celle des aiguilles de pin et puis parfois, comme par magie, la voix de sa mère qu'elle entendait au loin dans le bruissement des arbres.
Souvent dans la soirée c'était celle de Mary qui la ramenait ici-bas, dans un monde étranger, avec pour seule échappatoire un regard vers la pendule qui à force d'égrener des minutes finirait bien par faire passer les années.
Noël était arrivé et les toits décorés de guirlandes se découpaient dans la nuit. Dans la voiture, de retour de New York où elle accompagnait Mary venue faire quelques dernières courses, Lisa ne put s'empêcher d'exprimer son point de vue.
— On devrait envoyer la moitié de ces ampoules qui ne servent à rien chez moi, comme ça il y aurait de la lumière dans toutes les habitations.
— Chez toi, rétorqua Mary, c'est là où nous habitons, dans une petite rue de Montclair où toutes les familles ont déjà de la lumière. Il n'y a pas de mal à bien vivre, arrête de penser tout le temps à tout ce qui manque là d'où tu viens, et cesse de dire que chez toi c'est là-bas, tu n'es pas hondurienne, tu es américaine que je sache, ton pays c'est ici.
— Quand je serai majeure, j'aurai le droit de choisir ma nationalité !
— Il y a des gens qui risquent leur vie pour venir vivre chez nous, tu devrais être heureuse.
— C'est parce qu'ils n'ont pas le droit de choisir !
Les mois suivants, Philip s'évertua à recomposer une famille. Son travail l'accaparait de plus en plus et il jonglait avec chaque minute de disponibilité pour essayer de créer des moments de détente et d'amusement. Le voyage de Pâques à Disneyworld en fit partie et, malgré les altercations quasi quotidiennes entre Lisa et Mary, les vacances laissèrent l'empreinte d'un premier bon souvenir. Il lui sembla pourtant que, semaine après semaine, deux couples s'accommodaient sous le même toit, Lisa et lui d'un côté, sa femme et son fils de l'autre.
Au début de cet été 1989, il emmena Lisa à l'autre bout de l'État de New York. Au terme d'un long et silencieux voyage, le gardien à l'entrée du campement de pêche les avait escortés jusqu'à leur petit chalet. Il avait adressé quelques clins d'oeil complices à Lisa qui avait fait mine de ne rien remarquer. Sur l'autre rive du lac, la côte était canadienne. La nuit venue, les lumières de Toronto diffuseraient un halo orangé qui se réfléchirait sur le ventre des nuages.
Après le dîner, ils s'installèrent sous la véranda qui surplombait l'eau tranquille. Lisa rompit le silence :
— À quoi ça sert l'enfance ?
— Pourquoi me poses-tu cette question ?
— Pourquoi les adultes répondent-ils toujours par une autre question quand ils ne connaissent pas la réponse à celle qu'on vient de leur poser ? Je vais me coucher !
Elle se leva, il la saisit par le poignet, la forçant à se rasseoir.
— Parce que cela permet de gagner un peu de temps ! Si tu crois que c'est une question facile!
— Et ça, ce n'est toujours pas une réponse !
— Parce qu'il y a tellement d'enfances différentes que c'est dur à formuler, accorde-moi un peu de temps et profites-en pour me donner ta définition.
— C'est moi qui t'ai posé la question, reprit-elle.
— Mon enfance, je l'ai passée tout entière avec ta mère.
— Ce n'est pas ce que je te demande.
— C'est son enfance dont tu veux que je te parle ! Elle y était à l'étroit, comme tous les enfants que la vie fait grandir trop vite. Comme toi, elle était l'otage de son apparence et de ce foutu sablier dont les grains ne s'écoulaient pas assez vite. Elle passait sa journée à attendre le lendemain et son temps à rêver de vieillir.
— Elle était malheureuse ?
— Impétueuse ! C'est l'impatience qui tue l'enfance.
— Alors ?
— Alors l'enfance, puisque c'était ta question, devient un parcours d'une longueur insupportable, comme pour toi en ce moment, n'est-ce pas ?
— Alors pourquoi ne peut-on pas devenir adulte tout de suite ?
— Parce que l'enfance a ses vertus. Elle nous sert à construire les fondations de nos rêves et de nos vies. C'est dans cette mémoire que tu viendras puiser tes forces, fouiller tes colères, entretenir tes passions, et bien souvent repousser les frontières de tes peurs, et de tes limites.
— Je n'aime plus mon enfance.
— Je le sais Lisa, et je te promets de tout faire pour te la colorier mais il y aura quand même quelques règles en noir et blanc.
Au lever du jour, ils s'étaient assis tout au bout du ponton. Le cœur résolu à la patience, il la supplia, alors qu'elle emmêlait le moulinet de sa canne pour la quatrième fois, de faire au moins semblant de s'amuser ; il lui rappela que c'était elle qui avait voulu une partie de pêche pour ce petit voyage entre eux. D'un claquement sec de la langue elle prononça alors les mots
« À la mer ! » et ajouta aussitôt « Pas sur un lac ! » Elle laissa son fil flotter dans l'eau et contempla les vaguelettes qui semblaient toutes vouloir converger vers les piliers.
— Parle-moi de là-bas ! dit Philip.
— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ?
— Dis-moi comment tu vivais là-bas ?
Elle marqua un temps avant de lui répondre doucement : « Avec maman. » Puis elle se tut.
Philip mordit l'intérieur de sa joue. Il posa sa canne, vint s'asseoir près d'elle pour la prendre sous son bras.
— Ce n'était pas très malin ma question, je suis désolé Lisa.
— Si, puisque tu voulais que je te parle d'elle ! Tu veux savoir si elle me parlait de toi ?
Jamais ! Elle ne m'a jamais parlé de toi !
— Pourquoi est-ce que tu es méchante ?
— Je voudrais rentrer chez moi ! Je ne vous aime pas assez !
— Donne-nous un peu de temps, juste un peu de temps...
— Maman dit que l'amour c'est immédiat ou que ça n'est pas.
— Ta maman était très seule, avec ses idées immédiates !
Le lendemain elle ferra un poisson si gros qu'elle faillit basculer en avant. Surexcité Philip l'entoura de ses bras pour « sécuriser » la prise. Au terme d'une lutte acharnée, un immense bouquet d'algues fut ramené sur la terre ferme, Philip le contempla désolé, puis aperçut les pommettes de Lisa se hisser. Le ponton s'embellit aussitôt d'une des vertus de l'enfance : le timbre d'un rire qui jaillit.
Il lui arrivait de faire des cauchemars. 11 la prenait alors au creux de ses bras et la berçait ; alors qu'il apaisait ses nuits, il pensait à ceux qui hanteraient sa vie d'adulte. Certaines blessures de l'enfance ne cicatrisent pas, elles se font oublier, le temps de nous laisser grandir, pour mieux resurgir plus tard.
À la fin de la semaine ils rentrèrent chez eux. Thomas était content de les retrouver et ne les quitta plus. Dès que Lisa s'isolait dans sa chambre il venait la rejoindre et s'asseyait à même le sol, au pied de la fenêtre, devinant que sa discrétion était la condition de sa présence. De temps en temps elle lui adressait un regard attendri et replongeait aussitôt dans ses pensées.
Quand elle était d'humeur, elle le laissait la rejoindre dans son lit et lui racontait les histoires d'une autre terre où les orages font peur, où le vent soulève une poussière qui se mélange aux aiguilles des pins.
L'été passa. Lisa redoubla sa classe et la rentrée marqua le début d'une adolescence obscure.
Elle ne se mélangeait pas ou peu à ses camarades trop jeunes à son goût. Plongée presque en permanence dans des livres qu'elle choisissait seule, elle ne sentait jamais sa solitude.
Un jour de décembre Thomas entendit une fille traiter sa sœur de « sale étrangère », il lui porta un terrible coup de pied au tibia. S'ensuivit une course-poursuite dans les couloirs et un plaquage au sol lui fendit la lèvre supérieure. Le sang envahit sa bouche. Lisa accourut et quand elle le vit ainsi à terre, elle saisit violemment par les cheveux celle qui l'avait insultée, la repoussa vers le mur en lui envoyant un coup de poing d'une force incontrôlée.
L'adolescente fit un tour sur elle-même et s'affala, le nez sanguinolent. Thomas se releva, effrayé, il ne reconnut pas le visage de Lisa. Elle proféra alors une série de menaces en espagnol, en serrant le cou de sa victime. Thomas se rua sur Lisa, la suppliant de relâcher son étreinte. Le visage tremblant de colère elle finit par abandonner, donnant un dernier coup de pied avant de quitter les lieux sans se retourner. Elle fut renvoyée quinze jours de l'école et consignée dans sa chambre. Sa porte resta fermée et elle ne laissa pas Thomas y entrer, même quand il lui apportait des fruits. Pour la première fois ce fut Mary qui ramena la paix dans la maison. La journaliste en elle vint à bout des silences de son fils qui raconta toute l'histoire.
Elle prit un rendez-vous dès le lendemain avec le proviseur, exigeant la réintégration immédiate de sa belle-fille et des excuses de celle qui l'avait invectivée. Lisa ne dit rien et regagna sa classe. Plus personne ne l'injuria et Thomas promena fièrement sa lèvre gonflée et bleuissante pendant plusieurs jours.
Elle avait fêté ses onze ans à la fin du mois de janvier. Seules deux camarades de classe avaient répondu à l'appel du goûter d'anniversaire qu'avait organisé Mary. Le soir, la famille dîna des restes d'un buffet qui avait été à peine entamé. Lisa ne quitta pas sa chambre. Après avoir rangé la cuisine et décroché les guirlandes du salon, Mary l'y rejoignit avec une assiette.
Assise au pied de son lit, elle lui expliqua qu'il lui faudrait être plus communicative à l'école pour avoir des amies.
Les premiers jours de printemps avaient attiré le soleil, mais l'air était encore glacial le matin.
En cette fin d'après-midi, Joanne et Mary partageaient depuis une heure un thé dans le salon quand Lisa rentra de l'école. Elle claqua la porte d'entrée, murmura à peine un bonsoir et monta dans sa chambre. La voix ferme de Mary l'arrêta à la sixième marche. Elle se retourna, dévoilant un pantalon maculé de taches, parfaitement assorties à ses joues recouvertes de gadoue. L'état de ses chaussures ne détonnait en rien avec celui de ses vêtements.
— Tu te baignes dans les flaques de boue pour rentrer presque tous les jours dans cet état ?
Je suis censée racheter une laverie pour assumer tes jeux ? demanda Mary hors d'elle.
— Je montais me changer, répondit Lisa d'un ton impatient.
— C'est la dernière fois que je te le dis, hurla Mary quand Lisa disparut au coin de l'escalier.
Et tu redescendras te faire un sandwich, j'en ai assez que tu ne manges jamais rien ! Tu m'as entendue ?
Un « oui » indolent parvint du fond du couloir, suivi d'un autre claquement de porte. Mary vint se rasseoir auprès de son amie, poussant un profond soupir. Joanne, tirée à quatre épingles, rayonnante dans son tailleur beige, passa délicatement sa main sur ses cheveux pour vérifier qu'aucune mèche n'était en désordre, et sourit avec bienveillance.
— Ça ne doit quand même pas être facile tous les jours, je te plains, dit-elle.
— Oui, et quand j'en aurai fini avec elle, ce sera au tour de Thomas, qui n'aura de cesse de l'imiter.
— Avec elle, cela doit être particulièrement compliqué.
— Pourquoi ça ?
— Tu sais très bien ce que je veux dire, nous le savons toutes en ville, et nous sommes très admiratives.
— De quoi parles-tu Joanne ?
— Une adolescente est toujours difficile pour une mère, mais Lisa vient d'un autre pays, elle n'est pas tout à fait comme les autres. Ignorer ses différences et l'apprivoiser comme tu le fais, c'est admirablement généreux pour une belle-mère.
La remarque résonna dans la tête de Mary comme si un marteau avait heurté son crâne.
— Parce que les relations entre Lisa et moi font l'objet de conversations en ville ?
— Nous en parlons, bien sûr, ton histoire n'est quand même pas banale. Heureusement pour nous ! Pardonne cette dernière réflexion, ce n'était pas gentil de ma part. Non, ce que je veux dire, c'est que nous compatissons, c'est tout.
L'irritation qui avait gagné Mary à la première inflexion de Joanne avait évolué en une colère sourde. Elle fulminait. Elle approcha son visage du sien, devenant ainsi presque menaçante, et parodiant le ton emprunté de son invitée :
— Et où compatissez-vous donc, ma chérie ? Chez le coiffeur ? dans la salle d'attente de votre gynécologue, dans celle de vos diététiciens ou sur les divans de vos psy ? À moins que ce ne soit sur la table de massage pendant que tu te fais peloter ? Dis-le-moi, je veux vraiment savoir, quels sont les moments où vous vous emmerdez au point de compatir à mon sujet ? Je savais que vos vies étaient chiantes à mourir, et que les années n'arrangeraient pas les choses mais à ce point-là, et si vite !
Joanne recula, s'enfonçant un peu plus encore dans le canapé.
— Mais ne t'énerve pas comme ça Mary, c'est ridicule, il n'y avait rien de malin dans ce que je t'ai dit, tu prends tout de travers, au contraire je te témoignais l'affection que nous avons pour toi.
Mary se leva et saisit Joanne par le bras, la contraignant à se lever à son tour.
— Tu sais Joanne, ton affection aussi m'emmerde à mourir ; d'ailleurs pour ne rien te cacher vous m'emmerdez toutes à mourir, et toi la présidente de ton club de mal-baisées en particulier. Écoute-moi bien, je vais te donner un petit cours de vocabulaire, si tu concentres bien l'attention de ton tout petit cerveau sur ce que je vais te dire, tu pourras peut-être même le répéter à tes copines sans te tromper. C'est un animal qu'on apprivoise, un enfant on l'élève! Il est vrai que quand je vois les tiens dans la rue, je suis consciente que tu n'as pas bien saisi la différence, mais essaie quand même, tu verras, tu vas beaucoup moins t'ennuyer.
Maintenant tu t'en vas de chez moi, parce que dans deux minutes je te sors d'ici à coups de pied au cul.
— Mais tu as complètement perdu la tête ?
— Oui, hurla-t-elle, c'est pour cela que je suis mariée depuis si longtemps, que j'élève mes deux enfants, et qu'en plus je suis heureuse. Dehors ! Fous-moi le camp !
Elle claqua violemment la porte derrière Joanne qui dévalait l'allée. Pour reprendre son souffle et tenter de dissiper la migraine qui l'avait saisie, elle appuya son front sur le mur. Elle commençait à peine à se remettre de ses émotions quand elle sursauta en entendant les marches craquer dans son dos elle se retourna.
Lisa habillée d'un jogging impeccable entrait dans la cuisine, elle en sortit quelques instants plus tard tenant une assiette dans la main. Entre quatre tranches de pain de mie recouvertes de mayonnaise, elle s'était composé un sandwich au jambon et au poulet. Il était si haut que pour le faire tenir elle avait enfoncé dedans une baguette du traiteur chinois qui livrait des plats à domicile quand Mary ne voulait pas cuisiner. En plein milieu de l'escalier, là où elle avait été interpellée tout à l'heure, Lisa se retourna et, d'un grand sourire fier, lui dit :
— Maintenant, j'ai faim !
Puis elle retourna dans sa chambre.
Au mois de juillet, ils partirent tous les quatre en vacances dans les Rocheuses. La montagne, où Lisa retrouvait le semblant de liberté qui lui manquait, la rapprocha de Thomas. Qu'elle escalade, grimpe aux arbres, guette les animaux ou recueille les insectes les plus variés sans se faire piquer, elle allait toujours au bout de ses forces, et provoquait la grande admiration de celui qui la considérait chaque jour un peu plus comme sa grande sœur. Mary, sans oser se l'avouer, souffrait de la complicité qui s'établissait entre les deux enfants au détriment d'un temps d'ordinaire partagé avec son fils. Tôt le matin Lisa l'entraînait pour une journée d'aventures. Elle tenait le rôle de la responsable d'un camp du Peace Corps et le petit garçon celui des différentes victimes d'un ouragan. Depuis ce soir d'orage où il l'avait rassurée une bonne partie de la nuit, protégeant le secret des tremblements qui l'avaient secouée, il avait été promu aide de camp. Le lendemain, à l'aube, alors que la terre était encore imprégnée de rosée, elle la mélangea aux aiguilles des pins et huma profondément le parfum qui s'en dégageait. Au cours du petit déjeuner elle apporta sa mixtion à Philip, clamant avec fierté et à la grande exaspération de Mary que ça sentait un peu comme ça chez elle, mais en plus bon.
Le mois passa très vite et de retour dans la banlieue de New York les deux enfants éprouvèrent une sensation de confinement. La rentrée se fit dans la monotonie des jours qui raccourcissent, quand les rouges de l'automne ne compensent plus la grisaille d'un ciel qui ne s'eclaircira que de la promesse d'un été à revenir.
À Noël, elle reçut un nécessaire à dessin composé de plusieurs boîtes de crayons, fusains, pinceaux et tubes de gouache. Elle entreprit aussitôt, sur une nappe en papier punaisée au mur de sa chambre, la composition d'une immense fresque.
Le tableau, qui témoignait de ses qualités artistiques, représentait son village. Elle y avait peint la place principale où dominait la petite église, la ruelle qui conduisait à l'école, le grand entrepôt dont elle avait laissé les portes ouvertes, avec la Jeep garée devant la façade. Au premier plan figuraient Manuel, la Sénora Cazalès, et son âne devant son ancienne maison au bord de la falaise. « C'est notre village dans la montagne. Maman est dans la maison », avait-elle ajouté.
Mary s'était forcée à contempler « l'œuvre » et avait répondu du tac au tac sous l'œil courroucé de Philip : « C'est très bien, avec un peu de chance dans une vingtaine d'années je serai dans le tableau, ce sera plus difficile, j'aurai des rides, mais tu auras plus d'expérience dans ton coup de pinceau. Je suis sûre que quand tu en auras envie, tu y arriveras... Nous avons le temps. »
Le 16 janvier 1991, à 19 h 14, le cœur de l'Amérique se mit à battre au rythme des obus qui tombaient sur Bagdad. Au terme d'un ultimatum qui avait expiré la veille à minuit, les États-Unis associés aux principales forces occidentales entraient en guerre contre l'Irak pour délivrer le Koweït. Deux jours plus tard la Eas-tern Airlines fermait ses portes, la compagnie aérienne n'acheminerait plus ses passagers vers Miami, ni vers aucune autre escale. Cent heures après le début des hostilités terrestres, les armées alliées cessaient le combat. Cent quarante et un soldats américains, dix-huit britanniques, dix égyptiens, huit emiratis et deux français avaient été tués au feu, la guerre technologique avait fait périr cent mille militaires et civils irakiens. Fin avril, Lisa découpa un article du New York Tintes qu'elle apprit presque par cœur et qu'elle colla dans un grand album. On pouvait y lire qu'un cyclone s'était abattu sur les côtes du Bangladesh, tuant vingt-cinq mille personnes. À la fin du printemps, Lisa fut reconduite à la maison par une voiture de la police municipale, après avoir été interpellée en train de peindre un drapeau sur le tronc d'un arbre derrière la gare. Philip évita qu'un rapport soit adressé au juge en prouvant aux policiers, dictionnaire à l'appui, qu'il s'agissait des couleurs honduriennes et non pas irakiennes. Elle fut consignée tout le week-end dans sa chambre et Mary confisqua le nécessaire à dessin pour un mois.
L'année 1991 s'enorgueillissait des espoirs démocratiques qu'elle voyait naître: le 17juin, en Afrique du Sud les lois sur l'apartheid étaient abolies, le 15 l'élection de Boris Eltsine à la présidence de la fédération de Russie sonnait le glas de l'URSS. Au mois de novembre, les premiers combats menés par les sept cents blindés yougoslaves qui encerclaient Vukovar, Osijek et Vin-kovci annonçaient le début d'une autre guerre qui supplicierait bientôt le cœur de la vieille Europe.
L'année 1992 naquit par un hiver glacial. Dans quelques semaines, Lisa fêterait ses treize ans.
Du haut des collines de Montclair on pouvait voir New York drapée d'un manteau gris et blanc. Philip avait éteint la lumière de son bureau et il était venu rejoindre sa femme qui dormait. Il se coucha près d'elle et passa timidement sa main sur son dos avant de se retourner.
— Ton regard me manque, dit-elle dans le noir. (Elle marqua un silence et se libéra dans la confidence de cette nuit de janvier.) Je vois bien comme tes yeux s'illuminent quand tu regardes Lisa. Si seulement je pouvais recevoir de toi le quart de cette lumière. Depuis la mort de Susan ton regard vers moi s'est éteint, à l'intérieur de toi il y a quelque chose qui est mort et que je ne peux pas réanimer.
— Non, tu te trompes, je fais de mon mieux, ce n'est pas toujours facile et je ne suis pas parfait.
— Je ne peux pas t'aider Philip, parce que la porte est fermée. Le passé compte-t-il pour toi tellement plus que le présent et le futur ? C'est si facile de renoncer par nostalgie, quelle formidable douleur passive, quelle admirable mort lente, mais c'est une mort quand même.
Aux premiers jours de notre rencontre tu me racontais tes rêves, tes envies, j'ai cru que tu m'appelais, je suis venue et toi tu es resté prisonnier de ton imaginaire ; et moi j'ai eu l'impression d'être chassée de ma propre vie. Je ne t'ai enlevé à personne Philip, tu étais seul quand je t'ai rencontré, te souviens-tu ?
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Parce que tu abandonnes, et que je n'en suis pas la cause.
— Pourquoi te refuses-tu à approcher Lisa ?
— Parce qu'il faut être deux, et qu'elle ne le souhaite pas non plus. Pour toi c'est facile, la place du père était libre.
— Mais il y a toute la place du monde dans ] son cœur.
— C'est toi qui dis ça ? Toi qui n'as pas su j malgré tout mon amour en faire autant dans le j tien !
— Je te fais de la peine à ce point-là ?
— Beaucoup plus Philip. Il n'est de pire soli- ; tude que celle que l'on éprouve quand on est ; deux. J'ai voulu partir alors que je t'aime, quelle incroyable incohérence, quel outrage à la vie. Mais parce que je t'aime, je suis encore là, et toi tu ne me vois pas, tu ne vois que toi, ta douleur, tes doutes, tes incertitudes. Et tu n'es plus aimable, pourtant je t'aime.
— Tu as voulu me quitter ?
— J'y pense chaque matin en me levant, aux premières heures de nos journées, en te voyant avaler ton café dans les silences de tes refuges, en te regardant quand tu t'habilles de solitude, quand tu te laves du parfum de ma peau sous l'eau qui coule trop longtemps, quand je te sais si loin de nous sous ta douche, quand tu te précipites vers le téléphone qui sonne, comme si tu venais d'y entrevoir une fenêtre par où t'évader un peu plus encore. Et moi je reste là, les bras lourds d'un océan de bonheur où je rêvais de nous baigner.
— Je suis seulement un peu perdu, plaida-t-il doucement.
— Tu n'as appris aucune leçon Philip, je t'observe quand tu te vois vieillir, lorsque tu passes tes doigts sur les rides qui se forment sur ton visage. Je t'ai aimé vieux au premier jour, c'est comme cela que j'ai su que je voulais faire ma vie avec toi, parce que l'idée d'un âge sans limites à tes côtés me rendait heureuse, parce que pour la première fois de ma vie je n'avais plus peur de l'éternité, pas plus que des affronts dû temps, parce que quand tu entrais en moi je sentais tes forces et tes faiblesses et que j'aimais leur doux mariage. Mais je ne peux pas inventer notre vie toute seule, personne ne le peut. On n'invente pas sa vie mon amour, il faut le seul courage de la vivre. Je vais partir quelques jours. À m'abandonner en toi je vais finir par me perdre.
Philip prit les mains de Mary dans les siennes et il les embrassa.
— C'est mon enfance qui est morte avec elle et je n'arrive pas à en faire le deuil.
— Susan est un prétexte, ton adolescence aussi. Tu peux prolonger éternellement cette partie de ta vie, tout le monde le peut. On rêve d'un idéal, on le prie, on l'appelle, on le guette, et puis le jour où il se dessine, on découvre la peur de le vivre, celle de ne pas être à la hauteur de ses propres rêves, celle encore de les marier à une réalité dont on devient responsable.
C'est si facile de renoncer à être adulte, si facile d'oublier ses fautes, de mettre l'erreur au compte d'une fatalité qui masque nos paresses. Si tu savais comme je suis fatiguée soudain.
J'ai eu ce courage-là, Philip, celui de t'aimer dans ta vie, qui était si compliquée, comme tu disais au début. Compliquée de quoi ? De tes tourments, de tes inachevés ? Parce que tu croyais en détenir le monopole ?
— Tu es fatiguée de moi ?
— J'ai passé tout ce temps à t'entendre, pen- ] dant que toi tu t'écoutais, mais l'idée de te rendre heureux me comblait de bonheur, et je me moquais bien des contingences du quotidien. Je n'ai eu peur ni de ta brosse à dents dans mon i verre, ni de tes bruits la nuit, pas plus que de ton visage froissé au matin, mon rêve m'a fait vivre ; bien au-delà de ça. Moi aussi il m'a fallu apprendre à lutter contre mes moments de solitude, contre mes instants de vertige. Les voyais-tu seulement ? Je t'ai donné toutes les raisons du monde pour essayer d'admettre que ta terre tournait parfois à l'envers, mais que tu le veuilles ou non elle tourne dans un seul sens, et que tu le veuilles ou non elle te portera sur son dos et tu tourneras comme elle.
— Mais qu'est-ce qui s'est passé pour que tu me dises tout ça ?
— Rien justement. Il m'a suffi de voir ton corps qui s'éloignait un peu plus de moi chaque nuit, d'ouvrir mes yeux sur ton dos quand avant je découvrais ton visage endormi, de sentir tes mains qui glissaient lâchement sur ma peau, Dieu que j'ai haï tes « merci » quand je t'embrassais dans le cou. Pourquoi n'as-tu pas travaillé plus tard ce soir ? J'aurais tellement voulu résister encore et ne rien te dire.
— Mais, tu es en train d'essayer de me dire que tu ne m'aimes plus.
Mary quitta le lit et se retourna pour le regarder en sortant de la chambre. Il vit les courbes de son corps disparaître dans la pénombre du couloir, attendit quelques minutes et la rejoignit.
Elle s'était assise en haut de l'escalier et fixait la porte d'entrée en contrebas. Il s'agenouilla derrière elle et l'entoura maladroitement de ses bras.
— J'étais en train de te dire le contraire, dit-elle.
Elle descendit les marches, entra dans le salon et en referma les portes derrière elle.
Difficile lendemain d'une nuit qui a délivré les mots qu'on devinait sans vouloir les entendre.
Blottie dans son manteau de cuir, Mary lutte sur le pas de la porte contre le froid engourdissant du matin. Les voix des enfants dans l'escalier se rapprochent, elle crie qu'elle va les attendre dans la voiture, qu'ils doivent se dépêcher, sinon ils seront encore en retard.
Philip s'approche, il pose une main sur sa nuque qu'il caresse.
— Peut-être que je ne te le montre pas comme tu le voudrais, mais je t'aime vraiment Mary.
— Pas maintenant, pas près des enfants s'il te plaît, il est bien trop tôt pour faire des crêpes...
Il pose un baiser sur ses lèvres. Du haut de l'escalier Thomas se met à chanter à tue-tête : «
Les amoureux, les amoureux, les amoureux ! », Lisa lui donne un coup d'épaule, et d'un ton qui se veut aussi autoritaire qu'arrogant dit : « Rassure-moi, Thomas, tu vas passer le cap des sept ans un jour, tu ne resteras pas comme ça toute ta vie ! » Sans attendre de réponse, elle descend les marches. En sortant, elle subtilise les clés dans la main de Mary et au milieu de l'allée crie : « C'est moi qui vous attends dans la voiture, ajoutant à voix basse tout en grimaçant : les amoureux ! »
Mary descendit l'allée, rangea sa petite valise dans le coffre du 4x4 blanc, et s'installa derrière le volant.
— Tu pars en voyage ? demanda Thomas.
— Je vais passer quelques jours avec ma sœur à Los Angeles, papa va s'occuper de vous.
Mary avait garé sa voiture dans le parking et emprunté la passerelle qui conduisait au terminal. Des travaux venaient de s'achever et la peinture luisait encore. Son avion ne décollait que dans trois heures, l'embarquement n'avait pas encore commencé. Elle était entrée dans le bar et avait pris place sur un tabouret du comptoir. De là elle contemplait les pistes. Un barman à l'accent espagnol lui servit un café au lait. Dans le silence de la salle vide elle laissait défiler devant ses yeux des tableaux du passé : le moment fortuit d'une première rencontre dans l'obscurité d'une salle de cinéma, l'inattendu des premiers mots prononcés dans la rue, la délicatesse du trouble qui grise, la confusion du sentiment quand chacun reprend le cours de sa vie sur des numéros échangés. L'attente qui a irrité l'espoir, des détails qui rappellent celui que l'on ne connaît pas encore, l'émoi du premier appel qui rend le jour suivant si différent, puis le silence qui s'installe à nouveau et le temps qui n'en finit plus de se laisser ponctuer de pensées que l'on ne veut pas deviner. Au milieu de la foule, un regard unique sur Times Square un soir de réveillon, une porte d'immeuble qui s'ouvre sur le petit matin glacial d'une rue déserte de SoHo, et de nouveau l'attente. L'intimité naissante de soirées qui s'achevaient derrière la vitrine de Fanelli's, un vieil escalier en bois dont chaque marche paraissait plus haute que la précédente quand il avait disparu au coin de la ruelle, des heures passées à observer le téléphone. Au milieu du cortège, les souvenirs de toutes les premières fois : un bouquet de roses rouges abandonné sur son palier, la pudeur des étreintes qui semble donner tant d'importance aux gestes malhabiles, une nuit fragile où l'on ne cessera de se réveiller par peur d'incommoder l'autre, et ce corps qui ne trouve plus sa position de sommeil, ou ce bras que l'on ne sait plus comment placer.
Et lorsque l'on a deviné que l'attachement reconnu prendra dans sa vie une place que l'on ne soupçonnait pas, les premières peurs : que l'autre s'en aille au matin, qu'il ne rappelle pas, peur de s'avouer simplement que se mettre à aimer c'est devenir dépendant même pour les plus indociles. Les instants qui deviennent les moments originels d'un couple : les déjeuners complices qui se succèdent, les premiers week-ends, les dimanches soir où l'autre restera quand même, acceptant de rompre les habitudes des rythmes solitaires, les bravades indécentes où l'on évoque des projets, guettant le regard de l'autre, à l'affût si sensible d'un sourire ou d'un silence. Une vie qui s'installe à deux, comme une délivrance tant attendue.
Elle le revoit au fond de la nef dans cet habit de parade qui symbolise l'unicité du moment, pourquoi ne se sont-ils pas mariés en tenue décontractée, c'est comme cela qu'ils s'étaient pourtant promis de s'unir ? Ils l'étaient quand il l'avait emmenée à Montclair, visiter la maison où ils étaient maintenant installés. Là, dans l'intimité d'une salle de bains, une lamelle de papier en changeant de couleur changea celles de leur vie, lumière et odeurs d'un après-midi de peinture dans la chambre prochaine d'un bébé qui poussait dans son ventre. Son regard qui s'échappait parfois dans une mémoire qui lui restait inaccessible, l'amour qu'elle voulait lui donner pour le ramener à elle. Elle sursauta quand le serveur la sortit de sa rêverie.
— Vous voulez un autre café, madame ? Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous faire peur.
— Non, je vous remercie, répondit-elle, je vais embarquer.
Elle avait réglé son addition et quitté la salle. Devant les guichets de la TWA, elle repéra une rangée de cabines téléphoniques, glissa une pièce de vingt-cinq cents dans la fente et composa son numéro de téléphone. Philip décrocha dès la première sonnerie.
— Où es-tu ?
— À l'aéroport.
— À quelle heure est ton avion ?
La question avait été posée d'une voix triste et douce, elle attendit quelques secondes pour lui répondre.
— Tu es libre ce soir à dîner ? Appelle une baby-sitter et réserve-nous une table chez Fanelli's, je vais échanger une semaine au soleil contre une journée de shopping. Tu t'habilleras d'un jean et de ton pull à col rond, le bleu, c'est comme ça que je te trouve le plus sexy. Je t'attendrai à 20 heures, à l'angle de Mercer et Prince.
Elle reposa le combiné. En souriant, elle emprunta la passerelle qui conduisait vers le parking.
Elle avait passé la journée à prendre soin d'elle. Coiffure, manucure, pédicure, soins du visage, tout y était passé. Elle sortit de son sac le billet d'avion qu'elle se ferait rembourser, en vérifia le prix, et s'engagea pour le salut de sa bonne conscience à ne pas dépasser la somme qui figurait dans le coin gauche de la souche. Elle s'offrit un manteau, une jupe, un chemisier en coton et acheta un pull pour Thomas.
Chez Fanelli's, elle insista pour être placée dans la première salle. Philip fut attentif pendant tout le dîner. Affrontant le vent glacial, ils marchèrent ensuite dans les rues pavées de leur ancien quartier et sans s'en rendre compte se retrouvèrent au pied de l'immeuble où ils avaient vécu. Sous le porche il la prit dans ses bras et l'embrassa.
— Il faut que nous rentrions, dit-elle, il est déjà très tard pour la baby-sitter.
— Je l'ai prise pour la nuit, elle accompagnera les enfants à l'école demain, et toi je te conduis jusqu'à l'hôtel où je nous ai réservé une chambre.
Dans la complicité des draps froissés et avant que le sommeil ne les emporte, elle se lova contre Philip et l'entoura de ses deux bras.
— Je suis contente de ne pas être partie pour Los Angeles.
— Moi aussi je suis content, répondit-il. Mary, j'ai entendu ce que tu m'as dit hier, et je voudrais moi aussi te demander quelque chose. Je voudrais que tu fasses un effort avec Lisa.
Cinq saisons passaient et Mary essayait de faire des efforts. Philip accompagnait les enfants le matin à l'école, Mary venait les chercher le soir. Thomas ne quittait plus sa grande sœur à qui il se dévouait. À la bibliothèque de Montclair, il consacrait ses mercredis après-midi à rechercher pour elle tout ce qui touchait au Honduras. Il photocopiait des articles de journaux qu'elle collait dans son grand cahier. Entre les pages elle faisait des dessins tantôt au fusain, tantôt au crayon noir. Lisa l'accompagnait à ses matchs de baseball, elle s'asseyait sur les gradins et quand Thomas tenait la batte, tout le monde s'étonnait d'entendre sa voix s'élever aussi fort en signe d'encouragement. Au mois d'août, ils partirent en camp de vacances. Philip et Mary louèrent une petite villa au bord de l'eau, dans les Hamptons. Un long week-end d'hiver ils envoyèrent les enfants en classe de neige et se réfugièrent en amoureux dans un chalet au bord d'un lac gelé dans les Adirondacks. Les binômes se défaisaient peu à peu, pour se reconstituer au fil du temps : celui des parents d'un côté et celui des enfants de l'autre. Lisa changeait aussi, elle abandonnait son corps de petite fille et prenait de semaine en semaine l'apparence d'une jeune fille.
Elle célébra ses quatorze ans à la fin du mois de janvier de cette année 1993 et huit complices de classe se joignirent à la fête. Sa peau était de plus en plus métissée, et ses pupilles de plus en plus brillantes d'indépendance et de caractère. Mary se sentait parfois dérangée par l'émergence de la beauté de Lisa, particulièrement quand elles marchaient toutes deux dans la rue. Les regards de convoitise des adolescents et moins adolescents lui rappelaient que le temps avait passé, et elle en ressentait une forme de jalousie qu'elle refusait d'admettre.
L'insolence et les reparties étaient souvent prétextes à des disputes, Lisa s'enfermait alors dans sa chambre où seul son frère avait droit de séjour et plongeait dans son cahier secret qu'elle cachait sous son matelas.
Elle ne prêtait que peu d'attention à sa scolarité, faisant toujours le minimum pour obtenir la moyenne. Au désarroi de Philip, elle ne s'achetait pas de disques, pas de bandes dessinées, pas de maquillage et n'allait jamais au cinéma. Elle économisait tout son argent de poche et le confiait à un lapin en peluche bleu, qui faisait office de tirelire grâce à la discrète fermeture Eclair qu'il avait dans le dos. Lisa semblait ne jamais s'ennuyer, même quand elle restait des heures entières à contempler le vide. Elle vivait dans son monde à elle et par épisodes seulement avec ceux qui l'entouraient. Et plus les jours passaient, plus sa planète était distante.
La venue de l'été annonçait la fin des cours. Un beau mois de juin s'achevait, demain serait un jour de fête : le pique-nique de l'école. Depuis trois jours Philip, Mary et Thomas s'y attelaient.
8.
Thomas arriva le dernier à la table du petit déjeuner. Lisa n'avait rien voulu manger et Mary dut ranger la cuisine en toute hâte. Les tartes emballées dans leur papier cellophane étaient posées bien à plat dans le coffre. Philip lançait de brefs coups de klaxon pour que tout le monde le rejoigne dans la voiture. Le moteur ronronnait déjà quand la dernière ceinture fut bouclée. Il fallait à peine dix minutes pour arriver à l'école et Mary ne voyait pas la raison d'une telle impatience. Sur la route, il lançait des regards dans le rétroviseur. Son agacement était si perceptible que Mary dut lui demander ce qu'il avait ; il contint tant bien que mal son irritation et s'adressa à Lisa :
— Cela fait deux jours que nous sommes tous sur le pied de guerre pour préparer ta cérémonie de fin d'année et la seule qui a vraiment l'air de s'en foutre totalement, c'est toi.
Égarée dans la contemplation des nuages au travers de la fenêtre, Lisa ne daigna pas lui répondre.
— Tu as raison de te taire, reprit Philip, il n'y a vraiment pas de quoi pavoiser avec tes résultats. J'espère que tu comptes t'investir un peu plus l'année prochaine, sinon beaucoup de métiers te seront inaccessibles.
— Pour celui que je veux faire mes notes vont très bien !
— Eh bien voilà une bonne nouvelle, enfin un désir que tu exprimes, comme quoi il ne fallait pas désespérer ! Vous entendez, tous ? Enfin une envie !
— Qu'est-ce que vous avez tous les deux, intervint Mary, vous allez vous calmer ?
— Merci de ton soutien. Alors quel est ce job fabuleux qui t'attend les bras ouverts et pour lequel une scolarité médiocre suffit, je bous d'impatience de le savoir ?
D'un murmure, elle répondit que lorsqu'elle aurait atteint sa majorité elle s'engagerait dans le Peace Corps et repartirait au Honduras, pour y faire le même métier que sa mère. Mary, dont l'estomac s'était immédiatement noué, détourna son visage vers la fenêtre pour ne laisser filtrer aucune émotion. La voiture s'immobilisa sur le bas-côté dans un crissement de pneus.
Thomas s'était tassé au fond de son fauteuil, la main crispée sur la sangle de sa ceinture. Philip se retourna, ivre de colère :
— Tu as trouvé cette idée toute seule ? C'est d'un dévouement exemplaire à notre égard ce que tu viens de dire, parce que tu crois que c'est ça la vraie générosité ? Tu crois que fuir sa propre vie est une forme de courage ? Tu vois où cela conduit ? C'est ce modèle de vie qui t'inspire ? Où sont les témoins du bonheur qu'elle a laissés derrière elle ? Tu ne repartiras jamais là-bas, tu m'entends ? Tu veux que je t'explique ce qui se passe quand on renonce à sa propre vie...
Mary serra le poignet de son mari.
— Mais tais-toi ! Tu n'as aucun droit de lui dire des choses pareilles ! Ce n'est pas à Susan que tu es en train de parler, t'en rends-tu seulement compte ?
Philip sortit de la voiture en claquant la portière. Mary s'était retournée vers Lisa et passait sa main sur son visage aux yeux rougis par des larmes de peur, d'une voix douce et franche elle la consolait.
— Moi je suis fière de toi. Ce que tu veux faire de ta vie demandera beaucoup de courage.
Tu ressembles déjà à ta mère et tu as toutes les raisons du monde de le vouloir, parce que c'était une femme remarquable.
Après un court silence elle ajouta :
— Tu as beaucoup de chance, j'aurais tellement voulu à ton âge admirer mes parents au point de vouloir être comme eux.
Mary klaxonna avec insistance jusqu'à ce que Philip reprenne le volant. Elle lui demanda aussitôt de démarrer, le ton qu'elle avait emprunté ne laissait aucune place à la discussion.
Elle posa à nouveau son visage contre la vitre, une humeur sombre traversa ses yeux.
À l'école, Philip ne participa à aucune attraction, refusa de s'asseoir au moment de la remise des prix et ne dit mot au cours du repas, pas plus que pendant le reste de l'après-midi. Il n'adressa aucun regard à Lisa, refusant même la main qu'elle lui tendit en signe de paix à la fin du déjeuner. Mary tenta de le faire sourire avec ses haussements de sourcils, sans succès.
Elle trouvait son attitude puérile. Elle en fit la remarque à Thomas et passa le reste de son temps à s'occuper de Lisa dont elle savait que la journée était gâchée. Sur le chemin du retour l'ambiance contrastait fortement avec celle de la fête qui venait de s'achever.
En entrant dans la maison, Philip monta aussitôt s'enfermer dans son bureau. Mary dîna en compagnie des enfants dans une atmosphère étouffée. Après les avoir bordés, elle alla se coucher seule, exhalant un profond soupir en remontant le drap sur ses épaules. Au matin, quand elle ouvrit les yeux, le lit était vide. Sur la table de la cuisine elle trouva un petit mot, il était parti travailler au bureau et rentrerait tard le soir, il ne fallait pas l'attendre.
Elle prépara le petit déjeuner et s'apprêta à affronter un étrange week-end. Au milieu de l'après-midi, elle sortit pour aller faire quelques courses, laissant les deux enfants regarder la télévision.
Dans le supermarché elle sentit monter en elle une sensation de solitude ; elle refusa de se laisser gagner par l'émotion, et fit rapidement l'inventaire de sa vie : ceux qu'elle aimait étaient en bonne santé, elle avait un toit sur la tête, et un mari qui ne se mettait presque jamais en colère, pas de quoi sombrer dans la déprime d'un de ces satanés dimanches.
Elle se rendit compte qu'elle parlait toute seule quand une vieille dame passant près d'elle lui demanda ce qu'elle cherchait. Mary lui répondit en souriant : « De quoi faire des crêpes. »
Elle poussa son caddie et se dirigea vers le rayon des sucres et farines. Elle était rentrée vers 18 heures, les bras trop lourdement chargés, parce qu'elle rapiéçait souvent d'une frénésie d'achats ses griffures au cœur. Elle avait posé les paquets sur la table de la cuisine et s'était retournée vers Thomas qui jouait dans le salon.
— Vous avez été sages ?
Le petit garçon acquiesça d'un mouvement de la tête. Mary commença à déballer ses courses.
— Lisa est dans sa chambre ? reprit-elle. Absorbé dans son jeu Thomas ne lui répondit pas.
— Je t'ai posé une question, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué ?
— Mais non, elle est avec toi !
— Comment ça, elle est avec moi ?
— Elle est sortie, il y a deux heures, et elle a dit : Je vais voir maman !
Mary lâcha aussitôt les fruits qu'elle tenait dans ses mains et saisit son fils par les épaules.
— Comment a-t-elle dit cela ?
— Tu me fais mal maman ! Comme je viens de le dire, elle est juste sortie en disant qu'elle allait te rejoindre.
La voix de Mary trahissait son inquiétude. Elle relâcha la pression qu'elle exerçait sur lui.
— Est-ce qu'elle avait un sac avec elle ?
— Franchement je n'ai pas regardé. Qu'est-ce qu'il y a maman ?
Continue à jouer, je reviens ! Elle gravit les marches de l'escalier en toute hâte, entra dans la chambre de Lisa, et chercha le lapin-tirelire qui trônait d'ordinaire sur l'étagère en bois blanc.
Vide, il reposait sur le bureau. Se mordant la lèvre inférieure, Mary se précipita dans sa chambre, plongea sur le lit pour saisir le téléphone et composa aussitôt le numéro de Philip qui ne répondit pas. Elle se souvint que c'était le week-end et recomposa nerveusement le numéro de sa ligne directe ; il décrocha à la quatrième sonnerie.
— Il faut que tu rentres tout de suite à la maison, Lisa a fait une fugue, je téléphone au commissariat.
Philip se gara derrière une voiture de la police de Montclair. Il remonta l'allée en courant.
Chez eux, il trouva Mary assise sur le canapé du salon auprès de l'officier Miller qui prenait des notes.
Le policier lui demanda s'il était le père de la petite. Philip adressa un regard à Mary et acquiesça d'un signe de tête. Le détective l'invita à se joindre à leur conversation. Pendant dix longues minutes il les interrogea sur ce qui à leur sens pouvait avoir été à l'origine de la fugue. Avait-elle un petit ami, avait-elle rompu récemment avec lui, y avait-il eu dans son comportement des signes avant-coureurs de ce geste ?
Exaspéré Philip se leva. Ils n'allaient pas retrouver sa fille en jouant au jeu des questions et des réponses, elle n'était pas cachée dans le salon et ils avaient perdu assez de temps comme cela. Il clama qu'au moins une personne allait partir à sa recherche et sortit en claquant la porte. Le policier resta interloqué. Mary lui raconta alors la situation particulière de Lisa, et confia que son mari avait eu une altercation avec elle la veille, que c'était la première depuis que l'enfant était arrivée dans leur vie. Elle ne mentionna pas les propos qu'elle avait tenus à Lisa dans la voiture. Elle les avait voulus apaisants et redoutait désormais qu'ils n'aient provoqué le départ de l'adolescente.
L'inspecteur rangea son carnet et prit congé, invitant Mary à passer à son bureau. Il tenta de la rassurer : au pire la jeune fille dormirait dehors et reviendrait au petit matin, les fugues se soldaient généralement comme cela.
La nuit s'annonçait longue. Philip rentra bredouille, la voix nouée, pour retrouver sa femme assise à la table de la cuisine. Il prit ses mains dans les siennes en murmurant son désarroi. Il posa sa tête sur son épaule, l'embrassa et monta se réfugier dans son bureau. Mary le suivit du regard. Elle grimpa à son tour les escaliers et entra sans frapper.
— Je sens bien que tu n'arrives pas à maîtriser cette situation, et je peux le comprendre. Mais il va bien falloir que l'un de nous deux en soit capable. Tu vas rester ici, tu feras dîner Thomas et tu répondras au téléphone. S'il se passe quoi que ce soit, tu m'appelles immédiatement sur la ligne de la voiture, je vais aller voir où ils en sont.
Elle ne lui laissa pas le temps d'argumenter ; de la lucarne de son bureau il la vit redescendre l'allée en courant, la voiture disparut au coin de la rue.
La mine de Miller n'augurait rien de bon ; assise face à lui, elle ressentit une violente envie de fumer quand il alluma sa cigarette. Plusieurs patrouilles avaient inspecté les différents lieux de la ville où les jeunes avaient l'habitude de se regrouper, les quelques amis de Lisa avaient été interrogés, et la police pensait maintenant qu'elle avait pris un train ou un car pour rejoindre Manhattan. L'inspecteur Miller avait déjà envoyé un fax au central du Port Authority 9 de New York qui retransmettrait l'avis de fugue dans tous les Precincts 10 de la ville.
— Et ensuite ? demanda-t-elle.
— Madame, chaque inspecteur doit avoir en moyenne une quarantaine de dossiers similaires sur son bureau. La plupart des adolescents rentrent chez eux au bout de trois ou quatre jours, il faut prendre votre mal en patience. Nous allons continuer nos rondes dans Montclair, mais New York est en dehors de notre juridiction et nous n'avons aucun droit d'intervenir là-bas.
— Mais moi je me fous de vos frontières administratives. Qui va être personnellement en charge de retrouver ma fille ?
Miller comprenait sa détresse, mais il ne pouvait rien faire de plus. La conversation était finie, Mary était incapable de se lever de sa chaise. Miller hésita quelques secondes, ouvrit son tiroir et en extirpa une carte de visite qu'il lui tendit.
— Allez voir demain ce collègue de ma part, il est détective au Midtown South Squad, je lui passerai un appel téléphonique pour le prévenir.
— Pourquoi ne le passez-vous pas maintenant ?
Miller la regarda droit dans les yeux et décrocha son téléphone. C'est un répondeur qui enregistra la communication. Il s'apprêtait à raccrocher, mais à l'insistance de Mary, il laissa un message qui résumait les motifs de son appel. Elle le remercia chaleureusement et quitta l'enceinte du commissariat.
Elle avait roulé jusqu'au sommet des collines de Montclair, de là on pouvait voir New York s'étendre à l'infini. Quelque part au milieu des millions de lumières qui scintillaient, une jeune 235
fille de quatorze ans se fondait dans une nuit incertaine. Mary fit tourner la clé de contact et prit le chemin de l'autoroute qui conduisait à la Grosse Pomme.
Au terminal central des bus, elle présenta à tout le personnel la photo de Lisa qu'elle gardait dans son portefeuille. Personne n'identifia l'adolescente. Elle se souvint du centre de copies où elle avait fait relier les épreuves de sa thèse quand elle habitait encore la métropole. Il était ouvert toute la nuit et elle s'y rendit aussitôt. Une étudiante de vingt ans à la chevelure bouclée était de permanence dans la boutique déserte. Mary lui expliqua l'objet de sa demande ; compatissante, la jeune fille lui offrit un café et s'installa derrière le clavier d'un ordinateur. Elle composa la mention « Disparue », inscrivit au-dessous toutes les coordonnées que Mary lui avait indiquées. Quand la feuille fut imprimée, elle l'aida à coller la photo puis en fit cent tirages. Mary ressortit dans la rue, et l'étudiante apposa une affichette sur la devanture de la boutique.
Elle roula de quartier en quartier, traversant la ville à vitesse réduite. Chaque fois qu'elle croisait une voiture de patrouille, elle l'arrêtait pour confier une affichette aux policiers dont elle sollicitait la vigilance. À 7 heures du matin elle se présenta au septième Precinct, et tendit au policier en uniforme qui tenait l'accueil la carte de visite que lui avait remise l'officier Miller. Il prit le bristol ; il lui faudrait patienter ou revenir un peu plus tard, ce lieutenant ne prenait son service qu'à 8 heures. Elle s'assit sur un banc et accepta volontiers le gobelet de café qu'il lui proposa une demi-heure plus tard.
L'officier de la police criminelle avait garé son véhicule sur le parking et emprunté l'entrée située à l'arrière du bâtiment. Il approchait la cinquantaine et ses cheveux épais commençaient à grisonner. Il monta à son bureau, déposa sa veste sur le dossier de sa chaise et rangea son arme dans un tiroir. Le voyant lumineux de son répondeur clignotait, il appuya sur le bouton en maugréant. Le premier message provenait de son logeur qui réclamait le paiement de son loyer et menaçait de prévenir son supérieur, le deuxième de sa mère qui se plaignait comme tous les jours de sa voisine de chambre à l'hôpital, le troisième et le seul qui éveilla son regard bourru émanait d'une ancienne collègue partie vivre à San Francisco peu de temps après leur rupture, ou était-ce parce qu'il n'avait pas voulu la suivre qu'ils avaient rompu ? Le quatrième et dernier avait été laissé par une de ses proches connaissances, l'officier Miller de la police de Montclair. Quand la bande se rembobina, il descendit chercher un café au distributeur situé au rez-de-chaussée : depuis quelques mois Nathalia n'était plus là pour lui en monter un avec le sien. Mary s'était assoupie et il lui tapota l'épaule. Elle ouvrit les yeux et découvrit un homme à la mine assombrie par une barbe de plusieurs jours.
— Je suis le lieutenant George Pilguez, votre visite m'a été annoncée. Vous n'avez pas perdu de temps, suivez-moi. (Mary prit son sac et le gobelet de café.) Vous pouvez le laisser là, on va vous en offrir du chaud.
Pilguez dévisagea longuement la femme qui venait de s'asseoir en face de lui. Il remarqua ses traits fatigués. Elle ne chercha pas à lui être aimable, ce qui lui plut immédiatement. Il la laissa raconter son histoire et fit pivoter son siège. Sur une armoire il saisit une trentaine de chemises en carton et les laissa choir sans ménagement sur son bureau.
— Ce sont les mineurs en fugue, uniquement ceux de la semaine dernière, expliquez-moi pourquoi je devrais donner plus d'importance à cette gamine qu'aux autres ?
— Parce que cette gamine, c'est ma fille ! dit-elle d'une voix déterminée.
Il bascula son fauteuil en arrière et finit par décrocher ce qui pouvait ressembler à l'esquisse d'un sourire.
— Je suis de bonne humeur. Je vais diffuser l'avis de recherche à toutes les patrouilles et passer quelques coups de fil dans les autres Precincts de la ville. Rentrez chez vous, je vous tiendrai au courant s'il y a du nouveau.
— Je reste en ville, moi aussi je la cherche.
— Dans l'état de fatigue où vous vous trouvez, je devrais vous retirer votre permis ; je vais vous emmener prendre un vrai café, et ne discutez pas, je me rendrais coupable de non-assistance à personne en danger, suivez-moi !
Ils sortirent du commissariat. Au café à l'angle de la rue, ils s'attablèrent et elle lui raconta l'histoire d'une petite fille qui était partie du Honduras pour arriver dans sa vie un dimanche de pluie. Quand elle eut fini son récit, ils avaient partagé des œufs au plat.
— Et votre mari dans tout ça ?
— Je crois qu'il est débordé par les événements, il culpabilise à cause de l'altercation qu'ils ont eue dans la voiture.
— Oui, enfin si on ne peut plus engueuler ses mômes, à quoi ça sert d'en avoir ?
Elle le regarda, interloquée.
— J'essayais juste de vous détendre.
— Et vous, qu'est-ce qui vous a mis de bonne humeur ?
— C'est vrai que je vous ai dit ça dans mon bureau tout à l'heure, vous êtes très attentive.
— Journaliste de formation !
— Toujours en fonction ?
— Non, deux mômes comme vous dites, il faut savoir faire des choix dans la vie. Vous n'avez pas répondu à ma question.
— Je suis en train de me rendre compte à quel point je n'en peux plus de cette ville.
— Et ça vous met de bonne humeur ?
— Non, ça m'arrange. Je m'avoue parfois que quelqu'un me manque bien plus que je ne l'imaginais.
— Je ne vois toujours pas de quoi se réjouir !
— Moi si, je vais peut-être réussir à prendre une décision avant qu'il ne soit trop tard.
— Laquelle ?
— Me faire muter !
— Là où se trouve cette amie qui vous manque ?
— Je croyais que vous n'exerciez plus ?
— Retrouvez Lisa, moi non plus je n'imaginais pas qu'elle me manquerait à ce point.
— Repassez me voir ce soir si vous tenez encore debout, et faites attention en conduisant.
Mary se leva et voulut payer la note, mais il prit le ticket d'un geste bref et lui fit signe en secouant son autre main de se sauver. Elle le remercia et sortit du café. Elle arpenta toute la journée les avenues de la ville. Quand elle passa au pied de l'immeuble du New York Times elle eut comme un pincement au cœur. Elle roula instinctivement jusqu'à SoHo et s'arrêta sous les fenêtres de son ancien appartement. Le quartier ne cessait de changer. Dans la vitrine d'un magasin elle contempla son reflet et fit une moue agacée : « C'est pour ça que cela me semble si loin », maugréa-t-elle. Un appel passé à Philip lui confirma qu'il n'y avait rien de nouveau du côté de Montclair. Prenant son courage à l'aide d'une longue inspiration, elle avala un nouveau café chez Fanelli's, et se dirigea vers le quartier latino-américain de la ville.
L'après-midi tirait à sa fin, Lisa avait disparu depuis vingt-quatre heures et Mary sentait l'angoisse croître dans sa poitrine. La fatigue ajoutait à sa tension. Elle s'immobilisa, interdite au beau milieu d'un passage piéton, en croisant une mère et sa fille qui devait avoir à peu près l'âge de Lisa. La femme la considéra gravement et passa son chemin. Une onde de tristesse la traversa. Au début de la soirée elle prit la direction de l'hôtel de police et en route téléphona au lieutenant Pilguez.
Il lui proposa de la rejoindre au même bar. Elle arriva la première. À l'intérieur, ses yeux durent s'accommoder à la pénombre du lieu. Dans un distributeur près des toilettes, elle introduisit toute la monnaie que contenait son sac pour s'acheter un paquet de Winston.
Elle s'assit au comptoir, accepta la flamme que lui tendait le barman et inspira profondément la fumée. Sa tête se mit à tourner aussitôt, elle toussa et vacilla sur son tabouret.
Le serveur inquiet lui demanda si elle se sentait bien. Les rires saccadés et nerveux qui sortirent de sa gorge éraillée le laissèrent perplexe.
Le lieutenant Pilguez poussa la porte, elle le rejoignit dans un box. Il commanda une bière, elle hésita et prit la même chose.
— J'ai passé presque ma journée entière sur le dossier de votre fille, il ne doit plus y avoir une patrouille de New York qui ne soit au courant. Je me suis rendu dans le quartier portoricain, j'ai parlé à tous mes indics, il n'y a aucune trace de votre petite. D'un certain côté c'est plutôt une bonne nouvelle, cela veut dire qu'elle n'a pas été récupérée par des individus malfaisants et si une telle chose venait à se produire je serais prévenu sur-le-champ ; Lisa bénéficie de ma protection ce qui dans certains milieux est presque mieux que si elle était équipée d'un mouchard.
— Je ne sais pas comment vous remercier, murmura Mary.
— Eh bien ne le faites pas alors ! Écoutez ce que je vais vous dire. Il faut que vous rentriez chez vous maintenant, vous allez finir par vous foutre en l'air et cela ne sera pas très utile quand on aura retrouvé la gamine. En attendant vous pouvez nous aider.
Pilguez lui rappela que les pas de l'adolescence empruntent des chemins différents de ceux des adultes. Lisa était peut-être partie sur une impulsion, mais probablement pas au hasard.
Elle devait suivre une route qui avait une logique, la sienne. La toile qui conduirait à elle était tissée du fil de sa mémoire, et il fallait fouiller dans les souvenirs pour y chercher ceux qui avaient un sens particulier. Avait-elle, au cours d'une promenade dans un parc, ne serait-ce que remarqué un arbre qui lui aurait rappelé sa terre natale ? Si tel était le cas elle serait probablement en train d'attendre sous ses branches.
— Il y a ce voyage dans les Rocheuses, dit Mary.
Sa mère s'était-elle approprié un lieu dans son enfance ? Mary songea aux collines de Montclair d'où l'on voyait la ville, mais elle y était déjà allée.
— Eh bien retournez-y ! dit Pilguez.
Se souvenait-elle d'avoir vu un drapeau hondurien, aussi petit fût-il ? Elle serait là à le contempler. Il y avait celui qu'elle avait peint sur un tronc. Y avait-il un quelconque endroit qui serait pour elle comme une passerelle tendue entre ici et là-bas ? Mary se souvint du toboggan rouge écaillé dont Philip lui avait parlé, mais il y avait si longtemps, aux tout premiers jours de son arrivée.
— Eh bien si j'étais vous je foncerais visiter tous ces lieux, elle est probablement dans l'un d'eux. (Pilguez se reprit.) Dans votre état ne foncez quand même pas trop, téléphonez-moi, et puis allez prendre un peu de repos.
Mary se leva et le remercia, avant de quitter la table elle posa sa main sur l'épaule du flic bourru.
— Vous y croyez à la piste du toboggan ?
— On n'est jamais à l'abri d'un coup de bol ! Filez !
Elle écarta l'hypothèse angoissante du train, ce moyen de locomotion étant bien trop cher pour le lapin de Lisa. Elle retourna au terminal central des bus et demanda à être reçue cette fois-ci par un responsable. Une employée la reconnut et la fit patienter sur un banc. L'attente sembla interminable. Un homme de forte corpulence la fit enfin entrer dans son bureau. La pièce était glauque, mais le personnage à la respiration haletante aimable et disposé à lui venir en aide.
Elle lui présenta la photo de Lisa et voulut savoir s'il était possible de se rendre en Amérique centrale en autocar. « Nos lignes vers le sud s'arrêtent à Mexico », répondit-il en essuyant la sueur sur son front du revers de la main. Trois cars étaient partis depuis la disparition de l'enfant. Se levant péniblement, il regarda sa montre et localisa du doigt sur la grande carte placardée au mur les positions respectives des autocars. Sur une étagère, il s'empara d'un énorme annuaire de la compagnie pour téléphoner aux étapes où les passagers iraient se restaurer lors des prochaines haltes. Elle demanda qu'on prévienne les conducteurs de contacter d'urgence le terminal de New York. Bien que ce fût manifestement un effort pour lui, il la reconduisit jusque sur le trottoir du bâtiment. Quand elle le remercia, visiblement émue, avant de disparaître sur le trottoir du terminal il ajouta qu'il ne croyait pas une seconde qu'elle ait pu, à son âge, monter à bord sans se faire remarquer par les chauffeurs ; il ajouta que, de toute façon, elle ne passerait jamais la frontière !
Pour lutter contre le sommeil, elle roulait la fenêtre ouverte, il n'était pas question de s'endormir maintenant. Il était 20 h 30 et le parking du MacDonald's était encore plein, mais le vieux toboggan rouge dormait paisiblement. Elle avait parcouru toutes les allées en criant le nom de Lisa, mais elle n'avait obtenu aucune réponse. À l'intérieur du fast-food aucun des employés à qui elle présenta la photo n'avait aperçu la jeune fille. Elle prit la route qui menait vers le haut de la ville, bifurqua sur un chemin de terre et arrêta son 4x4 blanc au droit de la barrière qui lui interdisait d'aller plus loin. Elle poursuivit la sente à pied et grimpa jusqu'au sommet de la colline. Dans la lumière pâle d'une fin de jour, elle continuait de hurler le nom de Lisa, mais même l'écho ne lui répondait pas. Elle eut envie de s'allonger à même la terre.
Quand vint la nuit noire, elle se sentit à la limite de l'épuisement et, résignée, se décida à rentrer.
Thomas était assis par terre dans le salon ; elle lui adressa un mot tendre et grimpa aussitôt vers sa chambre. En montant l'escalier, Mary se rendit compte que le rez-de-chaussée était silencieux. Elle jeta un regard en arrière et vit que l'écran était noir. Thomas contemplait une télévision éteinte. Elle redescendit les marches, s'agenouilla à côté de lui et le prit sous son épaule.
— On ne s'occupe pas beaucoup de toi en ce moment, ma petite grenouille.
— Tu crois qu'elle va revenir ? demanda le petit garçon.
— Je ne crois pas, j'en suis certaine.
— C'est à cause de l'engueulade avec papa qu'elle est partie ?
— Non, c'est plutôt à cause de moi. Je crois que je ne lui ai pas fait une vie très facile.
— Tu l'aimes ?
— Mais évidemment, comment peux-tu poser cette question ?
— Parce que tu ne le dis jamais. Mary accusa le coup.
— Ne reste pas là comme ça, va nous préparer deux sandwichs, je monte me changer et je redescends dîner avec toi. Tu sais où est ton père ?
— Il est parti au commissariat, il sera là dans une heure.
— Alors fais-en trois... non, quatre !
Elle gravit à nouveau les marches, prenant appui sur la rampe, et continua ainsi jusqu'au bureau de Philip.
La pièce était plongée dans la pénombre, elle effleura la lampe posée sur le bureau, il suffisait d'en toucher du bout du doigt la structure métallique pour l'allumer.
Elle se dirigea vers l'étagère et prit le petit cadre qu'elle approcha de son visage. Sur le cliché Susan rayonnait d'un sourire qui appartenait au passé. D'une voix feutrée, Mary se mit à lui parler :
— J'ai besoin de toi. Tu vois, je suis là comme une conne au milieu de cette pièce, et je ne me suis jamais sentie aussi seule de ma vie. Je suis venue te demander de l'aide. Parce que de là où tu es, toi tu la vois sûrement. Tu sais, je ne peux pas tout faire toute seule. Je comprends bien ce que tu dois penser, mais il ne fallait pas me l'envoyer si tu ne voulais pas que je m'attache autant à elle. Je te demande juste de me laisser le droit de continuer à l'aimer. Aide-moi sans crainte puisque tu seras toujours sa mère, je t'en fais le serment. Envoie-moi un signe, un tout petit signe de rien du tout, un petit coup de pouce, tu peux bien faire ça non ?
Et les larmes qu'elle avait retenues ruisselèrent le long de ses joues. Assise dans le fauteuil de son mari, la photo de Susan collée contre sa poitrine, elle posa son front sur le bureau. Quand elle releva la tête, elle contempla songeuse le petit coffre en bois qui régnait au milieu de la table ; la clé était juste à côté. Elle se leva d'un bond et dévala l'escalier.
Sur le pas de la porte d'entrée, elle dit à Thomas :
— Tu ne sors pas d'ici, tu manges ton sandwich en regardant la télé et, lorsque papa rentre, tu lui dis que je lui téléphonerai un peu plus tard, et surtout tu n'ouvres à personne, tu as compris ?
— Je peux savoir ce qui se passe ?
— Plus tard chéri, là je n'ai vraiment pas le temps, fais simplement ce que je te dis, je te promets qu'on rattrapera le temps perdu.
Elle se précipita dans sa voiture et inséra fébrilement la clé de contact ; le moteur se mit à tourner. Elle roulait à vive allure, dépassait tout ce qui se trouvait devant elle, tantôt par la droite tantôt par la gauche, provoquant derrière elle des huées de klaxons dont elle se moquait éperdu-ment. Dans sa poitrine elle sentait son cœur s'emballer à tout rompre, et plus les secondes s'égrenaient plus elle accélérait ; elle faillit faire une embardée mais réussit à se maintenir dans l'axe de la sortie n° 47. Dix minutes plus tard elle abandonnait sa voiture le long d'un trottoir. Elle ne répondit pas au policier qui l'interpellait et se rua à l'intérieur du bâtiment. Elle courut aussi vite que possible, gravit haletante les marches d'un escalier en colimaçon. Au bout d'un couloir, elle s'arrêta devant une porte, au travers du hublot rond elle contempla la salle, juste le temps de reprendre son souffle, puis lentement, elle poussa le battant.
Au fond du bar du terminal n° 1 de l'aéroport de Newark, seule à une table, une jeune fille de quatorze ans regardait par la baie vitrée qui donnait sur les pistes.
Mary remonta lentement la travée et s'assit face à elle. Lisa avait senti sa présence, mais elle maintenait ses yeux rivés sur les avions. Sans dire un mot, Mary posa alors sa main sur la sienne, la laissant à son silence, et sans se détourner Lisa dit:
— Alors c'est d'ici que maman est partie ?
— Oui, chuchota Mary, c'est d'ici. Regarde-moi, juste un instant, j'ai quelque chose d'important à te dire.
Lisa tourna lentement la tête et plongea ses yeux dans ceux de Mary.
— Quand je t'ai vue la première fois dans tes habits trempés et trop petits pour toi, avec ton sac et ton ballon, je n'imaginais pas qu'une si petite fille allait prendre autant de place dans mon cœur. Je croyais n'avoir jamais eu aussi peur de ma vie, jusqu'à aujourd'hui. Je voudrais que nous échangions une promesse, un secret entre nous. N'essaie plus de partir, et le jour de ta graduation 11 , quand tu auras dix-neuf ans, si ce « là-bas » est toujours ton chez-toi, si tu veux toujours repartir, alors c'est moi qui te conduirai dans cet aéroport, je t'en fais le serment. Tu étais ici tout ce temps sans que personne ne te remarque ?
Les traits de Lisa se détendirent et un sourire timide se dessina à la commissure de ses lèvres.
— Non. On rentre maintenant ? dit-elle de sa petite voix.
Elles se levèrent, Mary abandonna quelques dollars sur la table et elles sortirent toutes les deux du bar. En arrivant sur le trottoir, Mary jeta par-dessus son épaule la contravention qu'elle venait de trouver sur son pare-brise. Lisa lui posa une question :
— Tu es qui pour moi ?
Mary hésita un instant et répondit :
— Je suis ton paradoxe.
— C'est quoi le paradoxe ?
— Ce soir, quand tu seras couchée, je t'expliquerai. Là, j'ai un peu peur de mes yeux et tu n'es pas équipée pour faire des crêpes dans la voiture !
Sur le combiné fixé au tableau de bord, elle composa le numéro de chez elle, Philip décrocha aussitôt.
— Elle est avec moi, nous rentrons à la maison, je t'aime.
Elle appela ensuite un inspecteur de police qui dans quelques jours remplirait sa demande de mutation à la criminelle de San Francisco ; la ville était vraiment belle, disait-on, il le savait d'une certaine Nathalia qui y travaillait déjà.
Quand ils rentrèrent à la maison, Thomas se précipita sur Lisa, elle le serra dans ses bras, les
] deux adultes la rejoignirent avec une assiette de j fruits. Elle n'avait pas faim, elle était fatiguée et ' voulait dormir.
Dans la chambre, Mary s'assit au bord du lit et lui caressa longuement les cheveux. Elle l'embrassa sur le front et quand elle s'apprêta à sortir de la pièce elle l'entendit lui demander pour la seconde fois de la journée :
— C'est quoi le paradoxe ?
La main sur la poignée de la porte, Mary esquissa un sourire chargé d'émotion.
— Le paradoxe, c'est que je ne serai jamais ta mère, mais toi tu seras toujours ma fille. Dors maintenant, tout va bien.
9.
Il n'y eut pas de camp de vacances cet été-là. Philip, Mary, Lisa et Thomas louèrent la même maison dans les Hamptons. La saison estivale rapprocha tout le monde et de parties de bateau en barbecues, les rires et la joie de vivre avaient enfin fleuri dans leur vie commune.
Dès la rentrée, Lisa aborda sa scolarité avec une attitude nouvelle que le bulletin de classe de la fin du premier semestre traduirait explicitement. Thomas prenait un peu plus de distance avec sa sœur, l'adolescence les séparait provisoirement.
A Noël Mary expliqua à Lisa que ce qui venait de lui arriver était normal, ce sang-là n'était en rien celui d'une lutte de son corps contre une quelconque peur. Elle était simplement en train de devenir une femme, et cela n'aurait rien de simple.
En janvier, Mary organisa une grande soirée pour célébrer les sweet sixteen 12 de Lisa, et, cette fois, toute sa classe répondit à l'invitation. Au printemps suivant, elle soupçonna l'existence d'un flirt dans la vie de Lisa, et lui fit une leçon approfondie sur toutes les particularités de la féminité. Lisa accorda peu d'importance aux détails physiques, mais elle tendit une oreille attentive à ce qui touchait aux couleurs des sentiments. L'art de la séduction la fascinait au point de donner lieu à de multiples conversations entre elles. Pour la première fois c'était Lisa qui les provoquait. Avide d'explications, elle recherchait la compagnie de Mary qui, réjouie de ce prétexte, distillait ses réponses avec parcimonie.
Au spleen qui s'installa en elle à l'approche des grandes vacances, Mary devina qu'un amour avait dû pousser dans le cœur de la jeune fille. Les mois d'été sont détestables quand on aime à cet âge, et la promesse de s'écrire ne comble pas ce vide que l'on découvre pour la première fois de sa vie.
Elle était allée la chercher à l'école pour passer avec elle le mercredi après-midi à Manhattan.
Attablées dans le petit jardin à l'arrière du bistrot Picasso situé dans le Village, elles partageaient une Caesar's salad agrémentée de filets de poulet grillés.
— Bon, il te manque déjà alors que vous n'êtes pas encore séparés, c'est ça ? demanda Mary.
— Tu as connu ce truc-là ?
— Bien trop longtemps.
— Pourquoi ça fait mal comme ça ?
— Parce que aimer c'est avant tout prendre un risque. C'est dangereux de s'abandonner à l'autre, d'ouvrir cette petite porte sur notre cœur. Ça peut provoquer la douleur indescriptible que tu ressens. Ça peut même prendre la forme d'une obsession.
— Je ne pense qu'à ça !
— Et il n'y a aucun médicament pour ce genre de mal de cœur. C'est comme cela que j'ai compris qu'on s'était fourvoyé sur la relativité du temps. Une journée peut être bien plus longue qu'une année entière quand l'autre vous manque, mais c'est aussi un des délices de la chose. Il faut apprendre à apprivoiser ce sentiment.
— J'ai tellement peur de le perdre, qu'il rencontre une autre fille. Il part dans un camp de vacances au Canada.
— Ça peut arriver, je comprends ta trouille. C'est détestable, mais à cet âge-là les garçons sont assez volages.
— Et plus tard ?
— Ça s'arrange pour certains d'entre eux, rares, mais il y en a !
— S'il me trahissait, je ne m'en remettrais pas.
— Si, si, j'ai testé pour toi ! Je sais que dans ton état, c'est très difficile à croire mais on s'en remet quand même !
— Qu'est-ce qu'il faut faire pour les rendre amoureux ?
— Avec les garçons, tout est dans la réserve, la distance, la part de mystère. C'est ce qui les rend fous !
— Ça, j'avais remarqué !
— Comment ça, tu avais remarqué ?
— C'est assez naturel chez moi, la réserve.
— Et puis veille à ta réputation, c'est important pour plus tard, c'est une question d'équilibre.
— Je ne comprends pas !
— Je pense que ton père pourrait me tuer s'il m'entendait te dire des choses pareilles, mais tu fais tellement plus que ton âge.
— Vas-y ! insista Lisa en trépignant.
— Si tu fuis la compagnie des garçons, tu passeras pour une sainte-nitouche et tu ne seras pas considérée par eux, mais si tu es trop souvent avec eux, tu passeras pour une fille facile et ils apprécieront ta compagnie pour de mauvaises raisons, ce qui n'est pas bon non plus.
— Ça aussi j'ai vu ! Ma copine Jenny a dû perdre l'équilibre !
— Et toi, tu en es où ?
— Assise sur le fil, j'ai réussi à me maintenir.
— Lisa, le jour où ces choses prendront plus d'importance encore dans ta vie, je veux que tu te sentes libre de me poser toutes les questions qui te traverseront l'esprit. Je suis là pour ça.
— Et toi, qui t'a expliqué quand tu avais mon âge?
— Personne, et c'est beaucoup plus difficile dans ces conditions de ne pas avoir le vertige.
— À quel âge as-tu eu ton premier petit ami ?
— Pas au tien en tout cas, mais c'était une autre époque.
— Je trouve ça quand même un peu effrayant.
— Attends encore un peu et tu verras à quel point on change d'avis !
Après le repas, elles poursuivirent leur conciliabule dans les rues du Village, chambardant les rayons des boutiques à la mode où elles étaient entrées à la recherche de la tenue fatale qui «
achèverait » le jeune homme en question.
— Tu comprends, dit Mary, on a beau dire qu'en amour l'apparence ce n'est pas ce qui compte, en matière de séduction ça joue drôlement quand même ! Le tout c'est de bien trouver son look !
Quand la vendeuse du Banana Republic rappela à une Lisa hésitante sur un fuseau noir qu'avec sa silhouette elle pouvait tout porter, et lorsque peu après, alors qu'elle était dans la cabine d'essayage, la même vendeuse dit à Mary que sa fille était absolument sublime, le sentiment qui l'envahit ne ressemblait en rien à de la jalousie, mais bien à de la fierté.
En sortant sur le trottoir, les bras chargés de paquets, Lisa embrassa Mary, et murmura à son oreille qu'il s'appelait Stephen.
— Eh bien Stephen, répliqua Mary à voix haute, c'est le début des emmerdes, tu vas passer tes vacances à te morfondre, nous allons y veiller !
Pendant l'été qu'ils passaient tous à nouveau dans les Hamptons, Lisa écrivait en secret deux fois par semaine au prénommé Stephen. Des lettres qui contenaient de quoi lui assurer qu'elle pensait beaucoup à lui, mais aussi qu'il y avait plein de garçons sympas, qu'elle passait des vacances géniales à faire beaucoup de sport. Elle espérait qu'il s'amusait dans son camp de vacances, et ajouta que les deux mots lui semblaient antagonistes, « Un peu de vocabulaire ne peut pas faire de mal », avait répondu Mary à Lisa qui s'était résolue à demander si
«antagoniste» ne faisait pas un peu pompeux.
À la rentrée, Lisa retrouva Stephen dans sa classe et dans sa vie.
Au mois de novembre, le spleen refit surface et Mary apprit que Stephen partait cette fois en famille faire un stage de ski dans le Colorado. Sans consulter personne, au cours du dîner suivant, elle décida qu'il serait formidable que Lisa apprenne enfin à bien skier. L'invitation de Cindy, la sœur de Stephen, à passer les vacances avec eux tombait à point nommé. Pour Philip il n'était pas question de séparer la famille le jour de Noël, mais Mary tint fermement sa position puisque le départ était prévu pour le 27. Pour le réveillon, on se téléphonerait, il fallait bien apprendre à grandir, non ?
Son mouvement du sourcil gauche emporta probablement l'adhésion finale.
Ils ne reçurent qu'une seule carte postale, la veille de son retour, et Mary dut expliquer quotidiennement à Philip qu'il fallait s'en réjouir — c'était plutôt si elle avait écrit tous les jours qu'il aurait fallu s'inquiéter.
Ils passèrent ainsi New Year's Eve 13 à trois, et, bien décidée à assumer cette séparation devant les autres, Mary prépara un somptueux repas. À table, pourtant, la chaise vide la hanta pendant toute la soirée. L'absence frappait à cette petite porte ouverte dont elle avait parlé à Lisa un après-midi d'été.
Elle était revenue bronzée, heureuse et décorée de deux médailles gagnées sur les pistes.
Mary vit enfin le fameux Stephen, sur les photographies de groupe, et un peu plus tard, dans la chambre de Lisa avant qu'elle se couche sur le portrait photomaton où ils souriaient tous les deux.
Pendant les deux mois qui suivirent, l'idée de renouer avec son passé de journaliste effleurait de plus en plus souvent Mary. Elle avait commencé par rédiger des chroniques «juste pour son plaisir », et par curiosité déjeuna avec le nouveau rédacteur en chef du Montclair Times qu'elle avait connu à la faculté. À sa grande surprise il l'avait invitée à lui adresser un texte. Il lui faudrait probablement un peu de temps pour « dégripper » sa plume, mais il lui laissait choisir son sujet. Avant de la quitter, il lui promit de l'aider dans la mesure de ses moyens si elle souhaitait réellement reprendre le métier. « Et pourquoi pas ? » s'était-elle dit en rentrant chez elle.
Philip était assis à sa table de travail et contemplait par la fenêtre le soleil qui déclinait en cette fin de journée de mai. À peine revenue de la bibliothèque municipale, Mary était montée l'interrompre dans son travail.
Quand elle entra, il leva les yeux et lui sourit, en attendant qu'elle parle.
— Tu crois qu'on peut prendre possession du bonheur à quarante ans ?
— On peut en prendre conscience en tout cas.
— Est-ce que les choses peuvent changer si tard dans la vie, est-ce que l'on peut soi-même encore changer ?
— On peut accepter de mûrir et de vivre les choses au lieu de les combattre.
— C'est la première fois depuis tout ce temps que j'ai l'impression de te sentir auprès de moi Philip, c'est cela qui me rend heureuse.
En ce printemps de l'année 1995, Mary savait que le bonheur s'était installé dans sa maison, et pour longtemps.
Elle rangeait la chambre de Lisa et comme il faisait déjà chaud, elle décida de retourner le matelas du côté été. C'est ainsi qu'elle trouva le grand cahier à la couverture noire. Elle hésita, s'installa au bureau et se mit à le feuilleter. Sur la première page une aquarelle représentait le drapeau hondurien. À chaque page sa gorge se nouait davantage. Tous les articles parus dans la presse sur les cyclones qui avaient touché la planète au cours des dernières années avaient été découpés et collés dans cet album secret, tout ce qui traitait de près ou de loin du Honduras répertorié par date. C'était comme le journal de bord d'un marin qui a quitté sa terre et rêve la nuit des journées où, revenu chez lui, il racontera à ses proches son incroyable voyage.
Mary referma le cahier et le remit à sa place. Les jours suivants elle garda secrète cette découverte et, si la famille sentit que son humeur avait changé, personne ne comprit qu'un cœur peut se faner en quelques secondes.
Quatre fois déjà depuis le début de l'été que, sans y prendre garde, elle avait demandé à Philip ce qu'il conviendrait de faire pour fêter comme il se doit les dix-neuf ans de Lisa. Quand il lui répondait amusé qu'ils avaient deux bonnes années pour y réfléchir, elle rétorquait, agacée, que le temps passait parfois si vite que l'on ne s'en rendait pas compte.
Ce matin après le petit déjeuner, alors que Lisa avait accompagné Thomas au terrain de base-bail, elle abordait encore ce sujet.
— Qu'est-ce que tu as, Mary ? demanda Phi-lip.
— Rien, je suis un peu fatiguée c'est tout.
— Tu n'es jamais fatiguée. Il y a quelque chose que tu ne me dis pas ?
— C'est l'âge, que veux-tu, il fallait bien que la fatigue arrive un jour.
— Dans une trentaine ou une quarantaine d'années ton texte sera criant de vérité, là ça ne colle pas, parle-moi.
— Suis-moi, j'ai quelque chose à te montrer !
Elle l'entraîna dans la chambre de Lisa et plongea sa main sous le matelas. À son tour il tourna méticuleusement les pages de l'album.
— C'est rudement bien mis en pages, elle a un vrai sens graphique, je suis très fier, elle a du talent. Tu crois que mon travail l'influence ?
Mary serra les dents pour retenir les larmes de colère qui lui montaient aux yeux.
— C'est tout ce que cela t'inspire ? Des pages entières sur les ouragans et sur le Honduras et toi tu t'intéresses à ses compétences de maquettiste !
— Calme-toi, pourquoi te mets-tu dans cet état?
— Tu ne vois pas qu'elle ne pense qu'à ça, qu'elle est obnubilée par ce putain de pays et par ces saloperies de tempêtes ! Je croyais que j'avais réussi à lui inspirer autre chose, je pensais lui avoir donné le goût d'une autre vie. Ça va passer si vite, moins de trois ans.
— Mais de quoi tu parles ?
Comme elle ne répondait pas, Philip saisit sa main et la força à s'asseoir sur ses genoux. II l'enserra de ses bras et lui parla d'une voix douce et posée. En sanglotant* elle posa sa tête au creux de son cou.
— Mon amour, reprit Philip, si ta mère avait été assassinée, si ceux qui ont peuplé ton enfance avaient été tués par le même meurtrier, tu ne serais pas obsédée par les sériai killers ?
— Je ne vois pas le rapport.
— Les ouragans, ce sont eux les assassins qui hantent ses nuits. Qui mieux que toi connaît le besoin de chercher, de lire, d'inventorier pour mieux comprendre, c'est comme cela que tu te justifiais quand tu étais étudiante et que tu déclinais mes dîners pour rédiger tes piges. Les cyclones ont tué son enfance, alors elle les répertorie, elle les découpe et les colle sur un album.
— Tu dis cela pour me rassurer ?
— N'abandonne pas, Mary, pas maintenant, elle a besoin de toi. Lisa a bouleversé ta vie. Tu l'as su à la seconde où elle est apparue dans cette allée mais tu ne voulais pas l'admettre. Tu as lutté contre ce sentiment, et même si tu devinais le bonheur à venir, il perturbait ton ordre établi et tu le rejetais. Tu t'es laissé apprivoiser devant tant d'évidence, tu lui as ouvert ton cœur et tu as découvert jour après jour à quel point tu l'aimais, cette petite fille. Je sais que ce n'était pas facile au début, qu'il t'a fallu beaucoup de courage.
— De quoi parles-tu ?
— De ta patience et de ton humilité. Parce que l'humilité c'est de croire aussi en sa propre vie,
Il referma le grand cahier qu'il lança sur le lit, puis il regarda Mary dans les yeux et commença à déboutonner son gilet. Elle finit par sourire quand sa main se posa sur ses seins dénudés.
— Pas dans la chambre de Lisa !
— Je croyais qu'elle était presque majeure ? C'est à cause de cet album que tu étais obsédée par l'anniversaire de ses dix-neuf ans ?
— Non imbécile, dit-elle en hoquetant, c'est parce que j'avais peur que le traiteur soit fermé ce jour-là !
Plus tard dans la journée elle partagea avec lui une pensée qu'elle n'aurait jamais soupçonné avoir un jour.
— Je crois que j'ai compris ce que tu as ressenti quand Susan est partie, c'est terrible l'impuissance quand elle est confrontée à la force des sentiments.
Le lendemain matin, de la bibliothèque où elle avait pris l'habitude de se rendre pour travailler, Mary écrivit une lettre. Elle cacheta l'enveloppe et écrivit à la plume : « National Hurricane Cen-ter, Public Affair, 11691 S.W. 117th Street, Miami, 33199 Florida». Deux jours plus tard, quand son destinataire l'ouvrit, il put lire :
Montclair, NJ, le 10 juillet 1995,
Monsieur le Directeur des relations extérieures du Centre national de recherches sur les ouragans,
Bien que journaliste et ayant l'intention de publier au trimestre prochain dans le Montclair Times un article sur les ouragans et sur votre centre, c'est à titre personnel que je sollicite de votre part une prochaine entrevue. Pour que vous compreniez le sens de ma démarche, il me faut vous décrire plus précisément le contexte particulier dans lequel elle s'inscrit. [...]
La lettre de cinq pages était signée Mary Nol-ton.
La réponse était arrivée dix jours plus tard :
Madame,
Votre lettre a retenu toute mon attention, nous avons pris possession depuis le mois de mai de nos nouvelles installations situées sur le campus de l'Université internationale de Floride, et il me semble que nous pourrions être en mesure de vous recevoir en compagnie de votre fille Lisa à partir du mois de septembre. Compte tenu du caractère spécifique de votre demande, il serait peut-être souhaitable que nous échangions nos points de vue sur le déroulement de votre visite, vous pouvez me contacter à mon bureau.
Je vous prie d'agréer, Madame, l'expression de mes sentiments distingués.
P. Hébert
MIC (Meteorologist in Charge)
La semaine suivante, Mary invita le rédacteur en chef du Montclair Times à déjeuner. Après l'avoir quitté sur le parvis de l'immeuble de la rédaction, elle se rendit à son agence de voyage et acheta un aller-retour pour Miami ; son vol partait le lendemain à 6 h 35, elle téléphona au secrétariat de M. Hébert pour confirmer qu'elle se présenterait bien à son bureau le lendemain à midi. Avec un peu de chance et beaucoup d'efficacité elle pourrait revenir le soir même.
Au petit matin, elle descendit à pas de loup, prenant garde à ne réveiller personne. Elle se prépara un café dans la cuisine en regardant le jour qui se levait, puis elle referma tout doucement la porte de la maison derrière elle. Sur l'autoroute qui conduisait à Newark, l'air qui entrait par la fenêtre grande ouverte était déjà tiède, elle tourna le bouton de la radio et se surprit à chanter à tue-tête.
Les roues de l'avion avaient touché le sol de l'aéroport international de Miami à 11 heures.
Elle n'avait pas de valise et sortit rapidement du terminal. Une fois sa voiture de location récupérée, carte dépliée sur le siège avant droit, elle s'engagea sur Virginia Gardens, tourna à gauche sur la voie rapide 826, puis à droite sur Flagami West Miami, et de nouveau à gauche dans la 117e Avenue. Les indications qui lui avaient été fournies étaient justes, le bâtiment du NHC apparut sur sa gauche. Après s'être présentée au gardien à l'entrée du campus, elle se rangea sur le parking et emprunta l'allée qui longeait le jardin. L'immeuble du NHC était en béton blanchi, on aurait dit un bunker moderne architecturalement stylisé.
— C'est exactement ce que nous voulions, chère madame ! Bien sûr quand on travaille à Miami on rêverait plutôt de façades aux grandes baies vitrées pour profiter de la magnificence du paysage. Mais avec ce que nous observons et ce que nous savons nous préférons que ce bâtiment résiste aux ouragans quels qu'en soient les désagréments architecturaux. C'est un choix que nous assumons tous très bien ici.
— C'est si effrayant que cela, un ouragan ?
— Autant qu'Hiroshima ou Nagasaki ont pu l'être.
Le professeur Hébert était venu l'accueillir dans le hall principal, il la guida jusqu'à son bureau qui se situait dans l'aile opposée. Elle y déposa ses affaires et il lui demanda de le suivre : il avait quelque chose à lui montrer avant que commence leur discussion. L'absence de fenêtres lui donnait l'impression de se promener dans les coursives d'un navire de guerre, et elle se demandait si on n'en avait pas un peu rajouté. Il ouvrit la porte d'une galerie d'exposition. Sur la gauche les hauts murs blancs étaient recouverts des prises de vue réalisées par les avions de reconnaissance du NHC. Les clichés des ouragans révélaient ces masses nuageuses aussi terrifiantes que majestueuses, qui s'enroulaient sur elles-mêmes, dévoilant en leur centre ce vide de ciel bleu que certains appellent l'œil du diable.
— Quand on voit un ouragan ainsi par en haut, on peut presque trouver cela beau, n'est-ce pas ?
La phrase d'Hébert avait résonné dans la grande salle vide. L'inflexion de sa voix changea, devenue grave elle semblait presque sentencieuse.
— Le mur de droite remet les pieds sur terre si je puis dire, les photos montrent ce qui s'est passé en dessous. Elles rappellent à chacun d'entre nous l'importance de notre mission.
Regardez ces images autant de temps que nécessaire pour comprendre de quoi nous parlons.
Chacune témoigne de la puissance dévastatrice et meurtrière de ces monstres. Des morts par centaines, par milliers, parfois plus encore, des régions saccagées, des vies entières anéanties, ruinées.
Mary s'était approchée d'un cliché.
— Celui que vous regardez s'appelle Fifi, drôle de surnom pour un tueur de cette envergure.
Il a frappé le Honduras en 1974, ravageant presque tout le pays, laissant derrière lui une désolation inconcevable et des centaines de milliers de personnes sans abri. Essayez un instant de vous figurer la vision cauchemardesque que représentent dix mille cadavres d'enfants, de femmes et d'hommes. Les petites photographies avec lesquelles nous entourons les grandes ne sont que quelques témoignages de ce que je vous décris, nous les avons triées mais elles restent insoutenables.
Sans voix, Mary se déplaça de quelques mètres ; Hébert pointa du doigt un autre pan du mur.
— C'est l'année 1989 que vous regardez. Alli-son, Barry, Chantai, Dean, Erin, Félix, Gabrielle, Karen, Jerry, Iris furent quelques-uns des tueurs de cette année-là, sans oublier Hugo qui a poussé ses vents à plus de 130 nœuds en ravageant Char-leston et une grande partie de la Caroline du Sud. C'est probablement Gilbert auquel vous faites référence dans votre lettre, il a sévi treize jours en 1988, il a poussé ses vents à plus de 165 nœuds et les pluies qui ont précédé sa naissance ont été meurtrières ; nous n'avons pas les chiffres pour le Honduras, j'ai vérifié. Madame, sans vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas, êtes-vous sûre de souhaiter que votre fille découvre ces images ?
— Ce Gilbert ou l'un de ses cousins a tué sa vraie mère. Lisa développe dans le plus grand secret une fascination obsessionnelle pour les ouragans.
— Voilà une raison de plus pour que cet endroit lui soit insupportable.
— C'est l'ignorance qui engendre la peur. C'est pour lutter contre les miennes que j'ai voulu devenir journaliste. Elle ressent le besoin de comprendre sans savoir où chercher, alors je vais l'aider et je serai à côté d'elle pour partager ces moments, aussi pénibles soient-ils.
— Je crains de ne pas approuver votre point de vue.
— J'ai besoin de vous, professeur Hébert. Une petite fille n'arrive pas à grandir. Entendre le son de sa voix est de plus en plus rare, au point que lorsqu'elle se décide à parler, on tend l'oreille. Plus les années passent et plus je la vois s'enfermer dans le silence de la peur. Elle tremble à chaque orage, elle redoute la pluie. Quand vous la rencontrerez, vous découvrirez comme elle est pourtant courageuse, fière de nous cacher cette terreur qui ne l'a jamais quittée. Il n'est pas de semaine où je ne doive rentrer dans sa chambre la nuit pour l'aider à sortir d'un cauchemar. Je la retrouve en sueur, enfoncée dans un sommeil si trouble que je ne parviens même pas à la réveiller. Il lui arrive parfois de se mordre la langue jusqu'au sang pour lutter contre ses frayeurs. Tout le monde l'ignore, elle-même ne sait pas que j'ai compris ce secret qui la hante. Il faut qu'elle apprenne que vous existez, que nous ne négligeons pas ces monstres qui ont emporté les siens, que vous les surveillez, que vous les traquez, que des moyens sont mis en œuvre pour que la science puisse aider à protéger les populations de la folie meurtrière de la nature. Je veux qu'elle puisse regarder le ciel et trouver un jour que les nuages peuvent être beaux, je veux qu'elle fasse des rêves la nuit.
Le professeur Hébert invita Mary à le suivre, un sourire aux lèvres. Quand il ouvrit la porte de la salle d'exposition, il se retourna vers elle :
— Je ne dirai pas que nos moyens sont considérables, mais tout de même ils existent. Venez, je vais vous montrer le reste du Centre et nous allons réfléchir ensemble à ce que nous pouvons faire.
Mary téléphona à Philip, elle avait quitté le NHC bien trop tard pour rentrer le soir même. De la fenêtre de sa chambre d'hôtel à Miami Beach, elle entendait les bruits de l'agitation nocturne sous ses fenêtres.
— Tu n'es pas trop fatiguée ? demanda-t-il.
— Non, c'était riche d'enseignements. Les enfants ont dîné ?
— Depuis longtemps, nous discutions tous les trois dans la chambre de Lisa. J'ai pris l'appel dans la nôtre. Tu as dîné, toi ?
— Non, je vais descendre maintenant.
— Je déteste que tu sois dans cette ville sans moi. C'est truffé de types à la musculature de statue.
— Elles bougent beaucoup ici les statues, et je ne suis pas encore entrée dans un bar ! Tu me manques.
— Toi aussi, énormément. Tu as une petite voix.
— C'était une journée étrange tu sais. À demain. Je t'aime.
Au pied de chaque immeuble, les restaurants et les bars ouverts sur Océan Drive, cette avenue qui longe le front de mer, diffusaient des musiques endiablées sur lesquelles les corps se déhancheraient jusque tard dans la nuit. Tous les kilomètres, un panneau indiquait : Point de ramassage pour le transport vers les abris en cas d'alerte ouragan. Mary prit le premier avion le lendemain matin.
Le téléphone avait sonné le soir du 11 septembre 1995. Hébert avait conseillé de se tenu-prêt à la première heure le lendemain, il rappellerait avant que Lisa parte en cours pour confirmer l'évolution de ce qui n'était encore qu'une anticipation. Puis il avait raccroché, il avait à faire.
À 7 heures du matin Mary entendit sa voix dans le combiné lui dire : « Prenez le premier avion, nous pensons que le baptême sera pour ce soir, des badges vous attendront à l'entrée, et je vous accueillerai dès votre arrivée. » Elle entra dans la chambre de Lisa qui s'habillait, ouvrit son placard et commença à préparer une petite valise.
— Qu'est-ce que tu fais ? s'étonna Lisa.
— Tu vas rater tes cours cette semaine, mais tu prépareras peut-être le meilleur exposé de toute l'histoire de l'école.
— Mais de quoi tu parles ?
— Pas le temps maintenant, fonce te faire une tartine dans la cuisine, nous avons un avion dans une heure, je t'expliquerai en chemin où je t'emmène.
Elle roulait à vive allure sur l'autoroute, quand Lisa lui demanda où elles allaient et quelles étaient les raisons de ce voyage imprévu. Mary répondit qu'à cette vitesse elle ne pouvait pas faire deux choses à la fois. Le temps du vol leur donnerait tout le loisir d'en discuter.
Elles traversèrent le hall de l'aérogare en courant vers la porte d'embarquement. Mary tirait Lisa par la main, toujours plus vite. Quand elles passèrent à la hauteur de l'escalier qui conduisait à un bar perché à l'étage, Lisa réitéra sa question :
— Mais où va-t-on ?
— De l'autre côté de la vitre ! répondit Mary. Suis-moi et fais-moi confiance !
Lisa contemplait par le hublot l'océan de nuages que les ailes effleuraient, la descente vers l'aéroport international de Miami avait commencé. Mary avait feint de dormir pendant tout le vol et Lisa ne comprenait toujours pas ce qui se passait et pourquoi il fallait courir en sortant de l'avion. Aussitôt les deux valises récupérées sur le tapis à bagages, elles avaient sauté dans un taxi qui roulait déjà sur Flagami West.
— Je ne me souviens pas de l'endroit où se trouve le NHC, dit le chauffeur.
— Vous tournerez à gauche sur la 117e et l'entrée sera 2 kilomètres plus loin, répondit Mary.
— C'est quoi le NHC ? Tu es déjà venue ici ? questionna Lisa.
— Peut-être !
Très impressionnée par le badge gravé à son nom qu'on lui avait remis lorsqu'elles s'étaient présentées à la guérite, Lisa patientait dans le hall en compagnie de Mary quand le professeur Hébert apparut.
— Bonjour, tu dois être Lisa, je suis heureux de t'accueillir au Centre national des ouragans.
Nous sommes une des trois branches d'une organisation gouvernementale qui s'appelle le Centre de prédictions tropicales. Notre mission est de sauver des vies et de protéger les biens des populations, en étudiant tous les phénomènes météorologiques hasardeux qui se développent dans les tropiques, nous les analysons et émettons des avis de surveillance ou des alertes quand cela se justifie. Les données que nous collectons sont destinées à notre pays mais aussi à la communauté internationale. Nous ferons une visite complète du Centre un peu plus tard, les informations communiquées à midi par nos avions de reconnaissance confirment que vous ne vous êtes pas déplacées pour rien. Dans quelques instants, vous découvrirez ce qui est officiellement, depuis 14 heures, la quinzième dépression tropicale de l'année dans l'Atlantique. Nous pensons qu'elle pourrait devenir avant la fin de cette journée une tempête et peut-être même demain un ouragan.
Tout en parlant, il les avait entraînées au bout d'un long couloir. Il poussa les deux portes battantes qui s'ouvrirent sur une salle semblable à celle de la tour de contrôle d'un grand aéroport. Au centre de la pièce, une batterie d'imprimantes crachait sans discontinuer des volutes de papier qu'un homme découpait et distribuait à d'autres, tous terriblement affairés.
Hébert les fit s'approcher de l'écran d'un radar. Sam, l'opérateur qui y travaillait, ne le quittait pas des yeux, recopiant sur une feuille les données qui s'affichaient dans l'angle supérieur gauche. Une large traînée se déplaçait circulairement sur le cadran ; quand elle fut au sud-est il pointa du doigt la masse opaque et orangée qui se détachait nettement du fond vert. Lisa s'assit sur la chaise qui lui était réservée. Le météorologue lui expliqua comment interpréter les nombres qui défilaient devant elle. Les premiers correspondaient à la date à laquelle la dépression était née, le chiffre à côté de la lettre M au nombre de jours écoulés depuis, ceux dans la case « SNBR » à l'immatriculation du phénomène.
— Que veut dire le mot XING ? demanda Lisa.
— C'est l'abréviation de « crossing » et le zéro à côté signifie que la dépression n'a pas traversé les frontières américaines, pas encore en tout cas. Si ce chiffre est autre, c'est qu'il y a eu pénétration sur notre territoire.
— Et le chiffre après les trois S qui se suivent ?
— C'est notre classement officiel. L'intensité des tremblements de terre se mesure sur l'échelle de Richter et les ouragans depuis 1899 sur celle de Saffir Simpson. Si tu vois dans les heures qui viennent le chiffre 1 s'afficher devant la mention SSS, c'est que la dépression tropicale sera devenue un ouragan minimal.
— Et si le chiffre est 5 ?
— À partir de 3 on appelle déjà cela une catastrophe ! répondit Sam.
Pendant toute la visite guidée du Centre, Mary ne quitta pas sa fille des yeux. Dans le long corridor qui les reconduisait à la salle des opérations, Lisa prit sa main et murmura : « C'est incroyable. »
Elles avaient dîné à la cafétéria du Centre et Lisa voulait revenir près des écrans, voir comment le « bébé » évoluait. Toute l'équipe était réunie auprès d'Hébert qui prit la parole quand elles entrèrent dans la pièce.
— Messieurs, il est Oh 10 en temps universel (UTC), soit 22 h 10 heure locale de Miami. À
la lecture des informations adressées il y a quelques instants par les avions de l'US Air Force, nous classons officiellement la dépression n° 15 en tempête tropicale, sa position actuelle est de 11° 8' nord et 52° 7' ouest, sa pression est de 1 004 millibars et les vents soufflent là-bas déjà à plus de 35 nœuds. Je vous prie d'émettre immédiatement un avis de surveillance générale.
Hébert s'adressa à Lisa en pointant la tache devenue rouge qui se découpait lentement sur le grand écran incrusté au milieu du mur principal.
— Lisa, tu viens d'assister à un baptême d'un genre particulier, je te présente Marilyn. Tu pourras assister à toutes les opérations qui vont se dérouler, nous allons désormais la traquer jusqu'à sa mort que je souhaite la plus rapide possible. Nous avons réservé une pièce où vous pourrez vous reposer quand vous serez fatiguées ta mère et toi.
Un peu plus tard, elles s'étaient retirées dans ce qui leur servirait de chambre au cours des prochains jours. Lisa ne dit pas un mot, ne cessant d'adresser des regards interrogatifs à Mary qui lui souriait.
Le lendemain, le 13 septembre 1995, en entrant dans la grande salle après son petit déjeuner, elle vint s'asseoir auprès de Sam. Il lui sembla que les hommes et les femmes qui travaillaient ici la traitaient comme si elle faisait partie de leur équipe. On lui demanda plusieurs fois d'aller collecter les rapports qui sortaient des imprimantes et de les distribuer ; un peu plus tard elle dut même en faire une lecture à voix haute pendant que plusieurs météorologues recopiaient les chiffres qu'elle énonçait. Après le déjeuner, elle put lire l'inquiétude sur leurs visages.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle à Sam.
— Regarde les chiffres sur l'écran, les vents soufflent maintenant à 60 nœuds, mais le pire c'est la pression, ce n'est pas bon signe.
— Je ne comprends pas.
— La dépression augmente, et plus la tempête est déprimée, plus elle amplifie sa colère, j'ai bien peur que dans quelques heures on ne dise plus elle mais lui !
À 17 h 45, Sam téléphona à Hébert et lui demanda de le rejoindre immédiatement. Il entra d'un pas vif et se dirigea aussitôt vers l'écran. Lisa fit rouler sa chaise sur le côté pour qu'il puisse s'approcher.
— Que disent les avions ? demanda-t-il. Une voix répondit à l'extrémité de la salle :
— Ils ont repéré la formation du mur de l'oeil.
— La position actuelle est de 13° nord par 57° 7' ouest, elle remonte au nord-ouest, vers le passage du canal des Saintes, elle va heurter les Antilles françaises, sa pression chute encore, elle est tombée à 988 millibars et les vents dépassent les 65 nœuds, ajouta un météorologue assis face au terminal d'un ordinateur.
Quand Hébert se dirigea vers les imprimantes, elle vit sur l'écran radar de Sam le chiffre 1
s'afficher et clignoter, juste à la suite des trois lettres S. Il était 18 heures et Marilyn venait de devenir un ouragan de première catégorie.
Sur sa chaise, Mary remplissait des pages de notes, surveillant sa fille en permanence du coin de l'œil. Par instants, elle reposait son stylo et scrutait, inquiète, le visage de Lisa qui ne cessait de se raidir au fil des minutes. Dans la grande salle, seules les machines brisaient le silence des hommes, devenu aussi pesant qu'un ciel d'orage.
Quand Lisa fit un cauchemar au milieu de la nuit, Mary vint se coucher dans son lit et la serra contre elle. Elle épongea son front, la berça en caressant ses cheveux jusqu'à ce que ses traits se détendent. Elle implora le ciel de ne pas avoir provoqué le contraire de ce qu'elle avait tant espéré en accompagnant Lisa ici. Elle ne retrouva pas le sommeil et la veilla ainsi jusqu'au matin.
Lisa rejoignit la salle dès son réveil, elle n'avait pas voulu accompagner Mary à la cafétéria.
En entrant, elle se précipita sur Sam. Il était 7 h 45 à Miami, 11 h 45 en temps universel.
— Comment est-il ce matin ? dit-elle d'une voix ferme.
— En colère, il s'approche de la Martinique, il se déplace vers le nord-ouest, la pression chute encore.
— J'ai vu, dit-elle sèchement, il est toujours en catégorie 1.
— Plus pour longtemps si tu veux mon avis.
Hébert venait d'entrer. Il salua Lisa et fit pivoter sa chaise vers le grand écran au centre du mur.
— Nous allons recevoir par satellite les images filmées par les avions de l'US Air Force. Tu peux sortir si tu ne souhaites pas les voir.
— Je veux rester !
La voix du pilote se mit à résonner dans la salle.
— US Air Force 985 au centre de commandement du NHC.
— Nous vous recevons UAF 985, répondit Hébert dans le micro posé devant lui.
— Nous venons de survoler le centre de l'œil, son diamètre est de 25 miles, nous allons vous transmettre les images.
L'écran s'illumina et les premières images apparurent. Lisa retint sa respiration. La petite fille qui sur terre avait tant redouté ce monstre le vit ainsi du ciel pour la première fois de sa vie. Il tournoyait majestueusement ; impérieux, irrésistiblement puissant, il enroulait autour de son œil son imposante traîne blanche. Dans les haut-parleurs, on pouvait entendre le souffle du commandant de bord. Lisa serra ses doigts sur les accoudoirs de son fauteuil. Mary arrivait à son tour, elle portait une tasse de chocolat chaud. Elle leva la tête et écarquilla les yeux, saisie par ce qu'elle voyait.
— Mon Dieu, dit-elle à voix basse.
— C'est plutôt le diable que vous avez sous les yeux, répondit Hébert.
Lisa se rua sur lui, s'agrippant fermement à son poignet. Mary se précipita aussitôt et tenta de la calmer.
— Vous allez le détruire ? hurlait Lisa.
— Nous n'en avons pas le pouvoir.
— Mais pourquoi les avions ne lui larguent-ils pas une bombe dans l'œil, il faut le faire exploser tant qu'il est en mer !
Il se libéra d'elle et la prit par les épaules.
— Cela ne servirait à rien, Lisa, nous ne disposons d'aucune force capable de l'arrêter. Un jour nous le pourrons, je té le promets, c'est pour cela que nous travaillons tous ici sans relâche. Je dirige ce centre depuis trente-cinq ans, j'ai consacré toute ma vie à traquer ces tueurs. Nous avons fait beaucoup de progrès depuis dix ans. Il faut que tu te calmes maintenant, j'ai besoin de toi et pour que tu sois efficace, tu dois garder ton sang-froid. Tu vas m'aider, nous allons prévenir toutes les populations qu'il pourrait approcher, suffisamment à l'avance pour que tout le monde puisse se mettre à l'abri.
Le pilote indiqua qu'il s'apprêtait à descendre plus près du centre de l'œil. Hébert fit asseoir Lisa à ses côtés et reprit le micro. « Soyez prudents. »
Les images parfois saccadées étaient de plus en plus saisissantes. Les caméras embarquées filmaient l'incroyable cirque de nuages de près de 35 kilomètres de diamètre, dont les parois s'élevaient sur plusieurs centaines de mètres. Quelques minutes plus tard le silence fut rompu, l'avion annonçait qu'il rentrait à la base. L'écran s'éteignit aussitôt. Il était 11 heures du matin.
Sam venait d'apporter une série de relevés qu'Hébert lut aussitôt. Il reposa la feuille et prit la main de Lisa, de l'autre il enclencha le bouton du microphone.
— Ici le commandement du NHC, ceci est un avis d'alerte. L'ouragan Marilyn dont la position actuelle est 14° 2' nord par 58° 8' ouest est en train de se diriger vers les îles Vierges américaines. Il atteindra la Martinique et la Guadeloupe dans la soirée. Toutes les mesures d'évacuation des populations vers les abris doivent être mises en œuvre dès à présent. Les navires quel que soit leur tonnage croisant dans les Antilles françaises doivent rejoindre immédiatement le port le plus proche. Les vents sont actuellement de 70 nœuds.
Il se retourna vers Sam et lui demanda de comparer leurs données avec celles des équipes du CDO de la Martinique. Puis il installa Lisa devant un poste émetteur, rédigea un message d'alerte en lettres capitales et lui montra comment changer les fréquences radio en tournant la molette.
— Je veux, Lisa, que tu diffuses ce message
sur toutes les fréquences radio de cette liste, quand tu arriveras au bout tu recommenceras au début, et ainsi de suite. C'est comme cela que nous allons l'empêcher de nuire et sauver des vies. Dès que tu seras fatiguée, ta mère te remplacera, tu as compris ?
— Oui, répondit Lisa d'une voix ferme.
Elle passa ainsi le reste de sa journée à répéter sans relâche l'avis d'alerte qui lui avait été confié. Assise à ses côtés Mary tournait le bouton de la radio, et chaque fois que Lisa diffusait son message sur les ondes, elle se sentait comme libérée d'un mal, elle savait qu'elle prenait enfin sa revanche sur les ouragans.
Marilyn traversa la Martinique et la Guade-
280
loupe au début de la soirée. Quand le chiffre 3 s'afficha devant les trois S, Lisa refusa de faire une pause et accéléra la diffusion de ses messages. Mary ne la quitta pas une seule minute, et accepta de prendre sa relève quand elle dut laisser son poste pour quelques instants.
Mary se retourna vers Hébert, les yeux rougis par la fatigue.
— C'est épuisant, vous n'avez pas un système qui envoie automatiquement ces messages ?
demanda-t-elle à Sam.
— Bien sûr que si ! répondit le professeur en souriant.
Trente et une heures après la première alerte, l'ouragan passa au-dessus de St. Croix et de St.
Thomas, le 16 septembre il se dirigea vers Puerto Rico. À chacun de ses mouvements, Lisa changeait sa fréquence radio, prévenant du danger de plus en plus loin, de plus en vite. Le 17
il atteignit sa dépression maximale à 949 millibars, ses vents soufflaient alors à plus de 100
nœuds, il retourna vers l'Atlantique. À la fin de la journée les vents qui avaient atteint 121
nœuds chutèrent quand la pression remonta de 20 millibars. Le mur primaire de l'œil se désintégra au-dessus de l'océan dix heures plus tard. Marilyn mourut dans la nuit du 21 au 22
septembre.
De retour à Newark, Lisa apprit que l'ouragan n'avait fait que huit victimes, cinq à St.
Thomas, une à St. Croix, une à St. John et une seule à Puerto Rico. Quand elle présenta son exposé à l'école elle fit une requête que son professeur de géographie accepta aussitôt.
Chaque matin, tous les élèves de sa classe se tinrent debout pour une minute de silence... et ce pendant huit jours.
10.
Lisa continuait de recevoir chaque trimestre le bulletin d'information du NHC, toujours accompagné d'un petit mot d'Hébert, qui prendrait sa retraite au mois de juillet. Avec Sam, elle entretenait une correspondance régulière ; il était même venu leur rendre visite l'hiver dernier. Il lui apprit au cours de son séjour que les météorologues du Centre demandaient régulièrement de ses nouvelles. Mary publia dans le Montclair Times au printemps 1996 un article très remarqué sur les ouragans, la prestigieuse revue National Géographie lui offrit aussitôt l'opportunité de développer un dossier complet sur le sujet qui parut en octobre.
Elle y travailla tout l'été, assistée dans sa tâche par Lisa, qui s'occupait pour elle de toutes les recherches documentaires, rédigeant des synthèses.
Presque tous les jours, elles se rendaient à Manhattan et après un déjeuner dans le petit jardin du Picasso, elles allaient s'enfermer à la Bibliothèque nationale sur la Ve Avenue. Thomas partit avec son meilleur ami dans un camp de vacances au Canada et Philip se consacra aux travaux de rénovation du petit appartement qu'ils avaient acheté comme placement dans l'East Village, ou peut-être sans trop se l'avouer pour Lisa si elle décidait un jour de poursuivre ses études à l'université de New York. Saluée pour la qualité de l'étude publiée dans la revue National Géographie, Mary se vit confier au début de l'année 1997 deux colonnes hebdomadaires pour une chronique libre dans l'édition du dimanche du Montclair Times. Lisa suivit ses pas et obtint sa tribune dans le mensuel du lycée. Peu à peu, elle s'autorisa à s'écarter des thèmes météorologiques.
Lisa fêta ses dix-neuf ans au début de l'année suivante et Thomas ses quinze ans le 21 mars.
Le mois de juin fut riche en événements. La préparation de la Prom 14 justifia deux journées entières de recherches vestimentaires dans les rues du Village. Stephen vint chercher Lisa chez elle et quand Philip lui fit ses recommandations, Mary d'un regard incendiaire invita son époux à éviter de vieillir prématurément. Pour la première fois Lisa rentra au petit matin. Ce mois annonçait aussi la fin de son cycle d'études en High School et, diplôme en poche, son entrée prochaine à l'université. Elle était devenue une ravissante jeune femme, sa bouche s'était élargie, dessinant un sourire plus naturel. Ses longs cheveux tombaient sur sa peau métissée, rayonnante de beauté elle avait bien du mal à maintenir l'« équilibre ». De la petite fille qui était arrivée un jour de pluie, il ne restait plus aujourd'hui qu'un regard, une lumière intense et troublante au fond des yeux.
À l'approche de la fête qui célébrerait la graduation de Lisa, Mary ne pouvait s'empêcher de se sentir fragile. Le souvenir d'un serment fait un jour de retrouvailles cinq ans plus tôt, à la table d'un bar dans un aéroport, venait souvent troubler ses nuits, même si rien dans le comportement de sa fille ne laissait présager qu'il faille tenir la promesse.
Thomas arriva le dernier à la table du petit déjeuner. Lisa avait fini de manger ses pancakes et Mary dut ranger la cuisine en toute hâte. Philip lançait de brefs coups de klaxon pour que tout le monde le rejoigne dans la voiture. Le moteur ronronnait déjà quand la dernière ceinture fut bouclée. Il fallait à peine dix minutes pour arriver au lycée et Mary ne voyait pas la raison d'une telle impatience. Sur la route, il jetait des regards dans le rétroviseur que Lisa lui retournait aussitôt. Mary essayait de se concentrer sur le programme de la journée, qu'elle abandonna, lire en roulant lui donnait mal au cœur. La voiture garée sur le parking, ils allèrent saluer les professeurs. Philip était nerveux comme une puce. Avant que Lisa ne s'éloigne pour rejoindre ses camarades de promotion, Mary la rassura, il était toujours comme cela quand il y avait une cérémonie un tant soit peu officielle. Philip insista auprès de Thomas et de Mary pour qu'ils viennent tous deux prendre place sur les gradins disposés devant l'estrade où aurait lieu la remise des diplômes. Mary fit son mouvement de sourcil, tapotant du doigt le cadran de sa montre. La cérémonie commençait dans une heure, il n'y avait pas de quoi s'alarmer et elle allait en profiter pour faire quelques pas dans le parc.
Quand elle revint, Philip était déjà assis au premier rang, il avait posé chacune de ses chaussures sur les deux chaises mitoyennes pour les réserver. En s'asseyant, Mary lui rendit son mocassin.
— Tu as une imagination débordante quand il s'agit de réserver une place ! Tu es sûr que tu vas bien ?
— Les cérémonies me rendent nerveux, c'est tout.
— Elle l'a son diplôme, Philip ! C'était avant, pendant qu'on révisait les examens qu'il fallait t'énerver.
— Je ne sais pas comment tu fais pour garder ton calme, regarde, elle est déjà sur l'estrade, elle va prononcer son discours !
— ... que nous avons appris par cœur depuis un mois, et je t'en prie, tu ne vas pas gesticuler tout le temps comme cela.
— Mais je ne gesticule pas !
— Si, et ta chaise grince. Si tu veux écouter ta fille, essaie au moins de rester un peu en place.
Thomas les interrompit : après la jeune fille qui saluait, ce serait le tour de Lisa. Philip était certes tendu, mais avant tout très fier, et il se retourna pour compter le nombre de personnes qui assistaient à la cérémonie. Il y avait douze rangées de trente sièges, cela faisait trois cent soixante spectateurs.
Est-ce quelque chose d'indistinct qui attira son regard ou bien cet éternel instinct qui le fit se retourner encore une fois ? Au fond de l'assemblée, assise au dernier rang, une femme fixait Lisa qui avançait vers le pupitre.
Ni les lunettes de soleil qu'elle portait, ni la cape légère dans laquelle elle s'était enroulée, pas plus que les marques que le temps avait laissées sur son visage ne l'empêchèrent de reconnaître Susan.
Mary lui pinça le genou :
— À moins que tu n'aies vu un fantôme, si tu veux assister à la remise du diplôme de ta fille retourne-toi, parce que c'est maintenant.
Pendant tout le temps où Lisa saluait ses professeurs, la main gauche de Philip devenue moite s'était mise à trembler. Mary la prit dans la sienne et serra fort les doigts. Quand Lisa remercia solennellement ses parents pour leur amour et leur patience, Mary ressentit un urgent besoin de crêpes au sucre.
Elle effleura sa paupière du doigt pour chasser l'émotion passagère qui traversait ses yeux, et abandonna la main de Philip.
— Qu'est-ce que tu as ? dit-elle.
— Je suis ému.
— Tu crois que nous avons été des bons parents pour elle ? demanda-t-elle d'une voix douce.
Il reprit son souffle et ne put s'empêcher de tourner une fois encore la tête. Là où il avait cru entrevoir Susan, la chaise était vide. Il balaya du regard les alentours, mais il ne la vit nulle part. Mary le ramena à Lisa qui saluait sous les acclamations, il joignit ses deux mains et applaudit aussi fort qu'il pouvait.
Il fut aux aguets tout le reste de l'après-midi. Dix fois Mary lui demanda ce qu'il cherchait, et dix fois il répondit qu'il ne se sentait pas très bien, que ce n'était que le contrecoup de l'émotion. Il s'en excusa tendrement, elle sentit qu'il valait mieux le laisser seul et s'occuper de Thomas et de Lisa, tant qu'elle était là. Philip déambulait dans le parc du lycée, faisait parfois le tour d'un arbre, saluait rapidement les gens qu'il croisait, mais... Susan n'était nulle part. À la fin de la journée il se résolut à considérer l'hypothèse qu'il avait eu une vision. Sans même se l'avouer, il priait pour que ce soit le cas. Il était 17 heures et ils marchaient tous les quatre vers le parking. C'est en s'approchant de sa voiture qu'il le vit, tout simplement coincé entre les deux portières, un tout petit bout de papier blanc plié en quatre, quelques lignes sûrement qui lui coupaient déjà le souffle alors qu'il hésitait à les lire. Il garda le secret caché au creux de sa main pendant tout le trajet du retour, et Mary ne prononça pas une parole.
Quand il se gara devant la maison il prétendit avoir des affaires à récupérer dans le coffre et laissa sa famille remonter l'allée.
Une fois seul, il déplia le petit mot, qui se résumait à un chiffre accompagné de deux lettres : 7a.m. 15 Il le rangea dans sa poche et remonta vers la maison.
Au cours du dîner, Lisa ne comprenait pas la raison du silence que seules quelques phrases courtes et forcées de Mary venaient interrompre par moments. Le dessert n'était pas encore sur la table lorsque Thomas déclara qu'il préférait, compte tenu de « l'atmosphère hilarante », aller dans sa chambre. Lisa regarda tour à tour Philip et Mary.
— Qu'est-ce que vous avez tous les deux à tirer cette tête d'enterrement, vous vous êtes disputés ?
— Pas le moins du monde, dit Mary, ton père est fatigué, c'est tout, on n'est pas obligé d'être toujours en pleine forme.
— C'est super comme ambiance la veille de mon départ, reprit Lisa, je vais vous laisser, je monte faire mon sac, après je vais à la soirée de Cindy.
— Ton avion est à 6 heures du soir, tu as le temps de le préparer demain, tes affaires vont être froissées, rétorqua Philip.
— C'est le grand chic les plis naturels, les fringues bien repassées, le côté très propre sur soi, je vous les laisse, vous aussi je vous laisse.
Elle grimpa l'escalier et entra dans la chambre de son frère.
— Qu'est-ce qu'ils ont ?
— À ton avis Lisa ? C'est parce que tu t'en vas demain, ça fait une semaine que maman tourne en rond dans la maison. Avant-hier elle est rentrée au moins cinq fois dans ta chambre, un coup elle remettait les rideaux en place, un autre elle déplaçait un livre sur tes étagères, un troisième elle tirait les draps. Je passais dans le couloir et je l'ai vue prendre ton oreiller dans ses bras et le mettre sur son visage !
— Mais je ne pars que deux mois au Canada ; qu'est-ce que ça va être le jour où je vais m'ins-taller seule !
— C'est moi qui serai seul le jour où tu partiras, tu vas me manquer cet été.
— Mais je vais t'écrire ma guimauve, et puis l'été prochain tu t'inscriras dans mon camp de vacances, comme ça on le passera ensemble.
— Pour t'avoir comme monitrice, jamais ! Allez, va faire ta valise, lâcheuse !
Philip essuyait la même assiette depuis cinq bonnes minutes. Mary terminait de desservir la table, en le regardant faire. Elle lui adressa son inimitable mouvement de sourcil. Il ne réagit pas.
— Philip, tu veux qu'on en parle ?
— Mais tu ne dois pas t'inquiéter, répondit-il en sursautant, tout va très bien se passer pour elle au Canada.
— Je ne parle pas de ça, Philip.
— Alors de quoi parles-tu ?
— De ce qui te plonge dans cet état depuis la cérémonie.
Il déposa l'assiette sur l'évier et s'approcha d'elle, en l'invitant à s'asseoir.
— Mary, il y a quelque chose que je veux te dire, quelque chose que j'aurais déjà dû te dire.
Elle le dévisagea, inquiète.
— Fais attention avec tes révélations foudroyantes ! Qu'est-ce que tu veux me dire ?
Il la regarda droit dans les yeux et caressa son visage. Elle devina l'émotion dans son regard et, parce qu'il s'était tu, comme si les mots qu'il cherchait à prononcer se noyaient au fond de sa gorge, elle réitéra sa question :
— Qu'est-ce que tu cherches à me dire ?
— Mary, depuis le jour où Lisa est arrivée dans notre vie j'ai compris chaque matin en me levant, à chacun de tes souffles quand je te regarde dormir, chaque fois que ton regard croise le mien ou que ta main est au creux de la mienne comme maintenant, pourquoi et à quel point je t'aime. Et de toutes ces forces que tu m'as données, de tes combats, de tes sourires, de tous tes doutes que tu dépassais, de tous les miens que tu effaçais de tes confiances, de tes partages, de tes patiences, et puis de toutes ces journées passées ensemble, l'un près de l'autre, tu m'as inventé le plus beau cadeau du monde : combien d'hommes pourront connaître cet incroyable privilège que d'aimer et d'être aimé autant ?
Elle posa sa tête sur sa poitrine, comme pour mieux entendre les battements de son cœur, peut-être aussi parce qu'elle avait passé tant de temps à guetter ces mots.
Elle entoura son cou de ses deux bras :
— Philip, il faudra que tu y ailles, moi je ne pourrai pas, je ne dois pas, tu lui expliqueras.
— Où ?
— Tu le sais très bien. Comme Lisa lui ressemble, c'était frappant ! Et puis, je devine bien où elle t'a fixé rendez-vous sur ce bout de papier que tu as caché dans ta main pendant tout le retour.
— Je n'irai pas.
— Mais si tu iras, pas pour toi mais pour Lisa.
Plus tard, quand ils furent dans leur chambre, ils parlèrent longtemps, blottis dans les bras l'un de l'autre, d'eux, de Thomas et de Lisa.
Ils n'avaient pas vraiment dormi. Ils s'étaient levés à l'aube, Mary était descendue aussitôt dans la cuisine préparer un petit déjeuner à la hâte. Philip s'habilla, et entra dans la chambre de Lisa. Il s'approcha du lit et passa sa main sur sa joue pour la réveiller en douceur. Elle ouvrit les yeux et lui sourit.
— Quelle heure est-il ?
— Dépêche-toi mon petit bout, habille-toi et rejoins-nous en bas.
Elle consulta son réveil et referma aussitôt les yeux.
— C'est à 6 heures du soir que mon avion décolle ! Papa, je ne pars que deux mois, il faut vraiment que vous vous détendiez tous les deux. Je peux me rendormir maintenant ? Je suis rentrée tard !
— Tu vas probablement prendre un autre avion. Lève-toi mon cœur et ne perds pas de temps, nous n'en avons pas beaucoup. Je t'expliquerai tout en route.
Il l'embrassa sur le front, s'empara du baluchon posé sur le bureau et sortit de la chambre.
Lisa se frotta le visage, elle se leva, enfila un pantalon, passa une chemise sur ses épaules et noua ses lacets à la hâte. Elle descendit quelques instants plus tard, les yeux encore ensommeillés. Philip attendait devant la porte d'entrée, il lui annonça qu'il avançait vers la voiture et referma la porte derrière lui.
Mary sortit de la cuisine, se tenant à quelques mètres d'elle.
— J'avais préparé un petit déjeuner, mais je crois que vous n'avez plus le temps.
— Mais qu'est-ce qui se passe, demanda Lisa inquiète, pourquoi est-ce que je pars aussi tôt ?
— Papa te racontera tout dans la voiture.
— Mais... je n'ai même pas dit au revoir à Thomas.
— Il dort, ne t'inquiète pas, je lui dirai pour toi. Tu m'écriras, n'est-ce pas ?
— Qu'est-ce que vous me cachez ?
Mary s'approcha et serra Lisa dans ses bras, jusqu'à lui en couper le souffle, elle approcha les lèvres de son oreille.
— Je ne peux pas aller tout au bout de la promesse, mais j'aurai fait de mon mieux.
— Mais de quoi parles-tu ?
— Lisa, quoi que tu fasses et à chaque étape de ta vie, n'oublie jamais à quel point je t'aime.
Elle la libéra de son étreinte, ouvrit aussitôt la porte d'entrée et la poussa tendrement vers Philip qui l'attendait sous l'auvent. Hésitante et inquiète, Lisa resta immobile quelques secondes, fixant Mary du regard, cherchant à comprendre la douleur qu'elle devinait dans ses yeux. Son père la prit par l'épaule et l'entraîna.
Il pleuvait ce matin-là. Le bras tendu de Philip se prolongeait d'une main qui avait grandi, et qui était cramponnée à la sienne. Le baluchon qu'elle tenait fermement de l'autre pesait maintenant beaucoup plus lourd.
C'est ainsi que Mary la vit repartir, dans cette lumière pâle où le temps se figeait à nouveau.
Ses cheveux noirs en désordre tombaient sur ses épaules, la pluie dégoulinait sur sa peau métissée. Maintenant, elle semblait à son aise dans ses vêtements. Ils descendirent le chemin à pas lents. Sous l'auvent Mary aurait voulu dire quelque chose de plus, mais cela ne servirait plus à rien. Les portières de la voiture se refermèrent, Lisa lui adressa un dernier signe de la main et ils disparurent au coin de la rue.
Sur la route, Lisa ne cessait d'interroger Philip qui ne répondait à aucune de ses questions, parce qu'il ne trouvait pas encore les mots justes. Ils empruntèrent la bretelle qui desservait les différents terminaux de l'aéroport, et il ralentit. Lisa ressentit ce mélange troublant de peur et de colère de plus en plus fort, décidée désormais à ne pas descendre de la voiture tant qu'il ne lui aurait pas fourni les raisons de ce départ précipité.
— Mais qu'est-ce qui vous prend ? Ça vous perturbe à ce point-là tous les deux mon départ ?
Papa, tu vas m'expliquer ce qui se passe à la fin ?
— Je vais te déposer devant le terminal et j'irai garer la voiture au parking.
— Pourquoi Mary n'est-elle pas venue avec nous ?
Philip se rangea le long du trottoir. Il regarda sa fille au fond des yeux, prenant ses deux mains dans les siennes.
— Lisa, écoute-moi, en entrant dans le terminal, tu vas prendre l'escalator sur la droite, puis tu longeras le couloir et tu entreras dans le bar...
Le visage de la jeune fille se crispe ; à l'intense attitude de son père, Lisa comprend qu'un voile inattendu se lève sur son passé.
— ... Tu avanceras jusqu'au fond de la salle. À la table accolée à la vitre, quelqu'un t'attend.
Les lèvres de Lisa se mirent à trembloter, tout son corps fut secoué d'un immense sanglot et ses yeux s'emplirent d'un flot de larmes, ceux de Philip aussi.
— Tu te souviens du vieux toboggan rouge ? dit-il d'une voix émue.
— Vous ne m'avez pas fait ça, dis-moi que ce n'est pas vrai, papa !
Et, sans attendre de réponse, elle empoigna son sac à l'arrière et sortit de la voiture en claquant violemment la portière.
Aéroport de Newark, la voiture vient de la déposer le long du trottoir et s'enfuit dans le tumulte des véhicules qui gravitent autour des satellites ; au travers d'un voile de larmes, elle la regarde disparaître au loin. Son énorme baluchon vert déposé à ses pieds pèse presque plus lourd qu'elle. Elle grimace et le maintient sur ses épaules. Elle sèche ses yeux, franchit les portes automatiques du terminal 1 et traverse le hall en courant. À sa droite l'escalier mécanique s'élève vers le premier étage ; malgré le fardeau qui pèse sur son dos elle grimpe les marches et s'engage d'un pas déterminé dans le couloir. Elle s'immobilise le long de la devanture d'un bar baigné d'une lumière orangée, elle regarde au travers de la vitre. En cette heure matinale, il n'y a personne au comptoir. Des résultats sportifs défilent sur l'écran d'une télévision accrochée au-dessus de la tête d'un vieux barman qui essuie ses verres. Poussant la porte en bois au large ocu-lus, elle entre, regarde bien au-delà des tables rouges et vertes.
C'est ainsi qu'elle la revit, assise tout au fond, contre la paroi de verre qui surplombe le tarmac. Un journal plié sur la table, Susan a posé son menton sur sa main droite et laisse errer la gauche qui joue du bout des doigts avec un médaillon accroché autour de son cou. Ses yeux, que Lisa ne peut encore voir, sont perdus dans le vague d'un bitume strié de bandes jaunes où les avions roulent au pas. Susan se retourne, elle met sa main devant sa bouche comme pour retenir l'émotion qui s'en échappe au murmure d'un « Mon Dieu » ; elle se lève.
Lisa hésite, emprunte la travée de gauche, s'approche d'un pas qu'elle sait garder feutré. Elles se contemplent face à face, les yeux rougis, sans savoir ce qu'il faudra se dire. Susan voit le gros sac que traîne Lisa. Sous la table, le sien est identique. Alors Susan sourit.
— Tu es tellement jolie !
Immobile et silencieuse, Lisa la dévisage et sans la quitter du regard, elle prend place, lentement Susan fait de même. Elle voudrait caresser la joue de sa fille mais Lisa recule brusquement.
— Ne me touche pas !
— Lisa, si seulement tu savais combien tu m'as manqué.
— Et toi, sais-tu seulement que ta mort a habillé ma vie de cauchemars ?
— Il faut que tu me laisses t'expliquer.
— Qu'est ce qui peut expliquer ce que tu m'as fait ? Mais toi tu peux peut-être m'expliquer ce que je t'avais fait pour que tu m'oublies ?
— Je ne t'ai jamais oubliée, ce n'est pas à cause de toi Lisa, c'est à cause de moi, de mon amour pour toi.
— C'est ta définition d'aimer de m'avoir abandonnée ?
— Tu n'as pas le droit de me juger sans savoir Lisa.
— Parce que toi, tu avais le droit de ce mensonge-là ?
— Il faut au moins que tu m'écoutes Lisa !
— Mais toi, tu m'entendais quand je t'appelais la nuit dans mes cauchemars ?