Juliette BENZONI Un homme pour le Roi

Première partie L'OURAGAN

CHAPITRE I UN CHÂTEAU EN BROCÉLIANDE...

Le petit bouquet de genêts et de marguerites glissa des mains d'Anne-Laure et disparut dans la fosse. La dalle de pierre reprit sa place tandis que, faute de prêtre, le vieux Conan Le Calvez murmurait les paroles de la dernière prière : " O Dieu dont la miséricorde donne le repos aux âmes des fidèles, daignez bénir cette tombe... " Les paroles se fondirent dans le silence tandis que Jaouen, avec des gestes presque doux, comme s'il craignait de blesser le petit corps enfoui, s'efforçait d'effacer toute trace d'ouverture au sol de la chapelle. Après quoi, il rabattit le volet de la lanterne. On n'avait plus besoin de lumière.

L'obscurité ne fut profonde qu'un instant. Les yeux s'accoutumaient et puis, par les vitraux brisés, la nuit d'été apportait une clarté suffisante pour révéler les statues décapitées, les armoiries martelées sur le banc seigneurial et des traces d'incendie qui s'arrêtaient à l'autel, curieusement intact avec son petit tabernacle en bois doré. C'était comme si la fureur des hommes était venue buter contre la demeure de l'Agneau, comme si une invisible main leur avait interdit le sacrilège suprême. Souvenir peut-être d'enfances pieuses à la limite de la superstition.

On entendit la voix de Jaouen gronder dans l'ombre :

- Il y a longtemps que ça s'est passé ?

- Deux mois à la Saint-Hervé, répondit Conan. Mais faut pas croire que c'est l'ouvrage de ceux d'ici. Sont venus de Mauron les mauvais gars à moitié saouls de cidre et d'eau-de-vie volés ; ils hurlaient des abominations à faire écrouler le Ciel...

- Ils étaient nombreux?

- Bien trop! Qu'est-ce qu'un hameau de dix feux contre une grosse bande armée ? Pas des gens de la terre, en tout cas : ils ont même fait flamber deux granges...

- Qui les menait ?

Le vieil homme hocha la tête avec une moue désabusée :

- Va savoir! On l'avait jamais vu par ici. Un grand débraillé au poil roux qui lui sortait de partout. A part ça, il te ressemblait un peu sauf qu'il était bigle...

Par respect pour la douleur de la jeune mère, les deux hommes chuchotaient, mais ils n'avaient pas à se tourmenter : elle ne les écoutait pas. Encore mal remise d'avoir trouvé, au bout de sa longue route, sa maison brûlée, des pans de murs noircis et sa chapelle violée, Anne-Laure se contentait de regarder autour d'elle d'un air absent comme si tout cela ne la concernait pas. En réalité et en dépit de cette catastrophe, elle éprouvait un vague soulagement : celui d'être arrivée jusqu'ici après un voyage en forme de cauchemar. Que la chapelle eût souffert était un fait, mais la terre sanctifiée demeurait et la jeune femme pensait que sa petite Céline y reposerait plus doucement que dans l'un des affreux charniers parisiens où il eût fallu la porter puisqu'on n'enterrait plus dans les églises fermées et les couvents vidés. Une idée insupportable ! A Komer, au moins la petite fille serait chez elle près de l'étang où, selon la légende, la fée Viviane tenait depuis la nuit des temps l'enchanteur Merlin prisonnier. Même si la prudence interdisait la moindre inscription révélant qu'ici reposait à jamais Céline de Pontallec, morte dans sa seconde année...

Comme elle s'apprêtait à sortir, Anne-Laure entendit les sanglots de la vieille Barbe Le Calvez qui avait reçu le bébé au jour de sa naissance et qui, à présent, bredouillait dans son tablier des " Cher petit ange... " noyés dans les larmes. Elle en éprouva de l'envie car elle-même ne pouvait pleurer. Ses nerfs tendus à l'extrême lui refusaient cette détente, cet apaisement. Sa douleur était un feu desséchant, mais elle l'avait tenue droite tout au long de ce terrible voyage à travers un pays qui ne se reconnaissait plus, transportant avec elle un coffre de voyage usagé d'apparence bénigne, qui, pourtant, renfermait le petit cercueil mis ainsi à l'abri des inquisitions. Une aventure insensée qui, bien sûr, n'avait pas reçu l'approbation du père.

- C'est de la folie! Vous allez risquer de vous faire arrêter à chaque pas de vos chevaux en dépit de vos laissez-passer. Et puis pourquoi Komer plutôt que Pontallec, chez moi, où La Laudrenais chez les vôtres ?

A la surprise du marquis, la silencieuse, la timide s'était obstinée. Komer lui appartenait à elle en toute propriété, présent d'un parrain vieux garçon que l'on disait un peu fou parce qu'il parlait tout seul et auquel les bruits de la forêt attribuaient des " pouvoirs ". Ronan de Laudren lui avait légué ce domaine des fées, ce petit château jadis cour d'une puissante forteresse, aujourd'hui réduite à l'état de vestiges rêvant au bord d'un étang de l'antique Bro-céliande.

Céline était née là, dans cette demeure où sa mère avait passé, entre les arbres et l'eau, de bien douces heures d'enfance avec les ombres qu'elle aimait et les légendes auxquelles elle croyait plus encore qu'aux Évangiles... Et, en fait, c'était vers cet univers-là qu'elle avait voulu revenir à l'heure du plus grand chagrin que puisse éprouver une femme. C'était à lui qu'elle voulait confier sa petite fille, plus encore qu'à une terre chrétienne. Et, si elle avait écouté son désir profond, elle eût simplement remis l'enfant à la paix de l'étang pour qu'elle y rejoigne Viviane et Merlin et le chevalier qui, par amour pour sa reine, avait perdu le droit de quêter le Graal. Mais, même en Brocéliande, personne n'eût compris. On aurait crié au sacrilège...

Tout cela était de toute façon impossible à faire entendre à quiconque, et moins encore à Josse de Pontallec qui déjà ne comprenait pas le besoin qu'avait sa femme de remettre sa petite fille à la terre bretonne. Cependant, il s'était incliné assez vite, se contentant de hausser les épaules en déclarant :

- Dans ce cas, Jaouen vous escortera. Vous ne pensiez pas, j'espère, faire le trajet seule ?

- J'espérais votre compagnie. Il est d'usage, pour un père, d'assister aux funérailles de son enfant.

- Vous en avez décidé seule, ma chère. Et comme je ne suis pas d'accord, souffrez que je vous laisse à vos responsabilités. C'est déjà beau que je vous laisse partir. Avec Jaouen vous serez bien défendue. Au surplus, ajouta-t-il après une toute légère hésitation, je n'ai jamais aimé Komer où vous êtes trop chez vous.

L'excuse était misérable. La vérité, il fallait la chercher au palais des Tuileries où Josse allait chaque jour faire sa cour à la reine Marie-Antoinette. C'était pour lui infiniment plus important que d'accompagner sa femme dans un voyage aussi désagréable. Encore, s'il se fût agi d'un fils ? Mais une fille ne valait pas que le marquis de Pontallec manquât, fût-ce un seul jour, à ce qu'il prétendait être un devoir d'honneur.

- J'ai partagé les heures exquises de Trianon, disait-il. Je me dois de partager à présent celles, amères, de l'exil.

L'exil ? Le mot agaçait Anne-Laure. Le séjour de sa ville capitale représentait-il vraiment l'exil pour une reine de France ? Ne respirait-elle à l'aise que dans le décor ravissant et artificiel des bergeries de Trianon ou dans la splendeur de Versailles ? Il est vrai que, depuis le malheureux retour de Varennes, la fuite si misérablement avortée, le vieux palais des Tuileries avait l'air de s'être resserré autour de la famille royale jusqu'aux limites d'une prison. Mais Paris tout entier ne se faisait-il pas le geôlier de souverains qui n'avaient plus le droit d'en sortir ? Même le château de Saint-Cloud, cependant si proche, leur était interdit, et le bon roi Louis XVI pour qui la chasse représentait le meilleur des exercices quotidiens souffrait sans l'avouer d'être privé de ses forêts. Certainement plus que de son grand palais !

Anne-Laure aimait bien le Roi qui, lors de ses rares apparitions à la Cour, lui montrait toujours beaucoup de bonté. En revanche, elle n'aimait guère la Reine auprès de qui elle se sentait gauche et campagnarde. Josse y était pour beaucoup car il montrait à Marie-Antoinette une véritable dévotion quand il n'accordait à son épouse qu'une attention distraite et vaguement dédaigneuse. Il est vrai qu'auprès de l'éblouissante Viennoise, elle faisait pâle figure cette jeune Anne-Laure de Laudren, fraîchement émoulue de son couvent malouin et de ses châteaux bretons, cette petite-fille d'armateurs enrichis depuis longtemps dans la " course " mais aussi dans la pêche à la morue, dont l'élégant marquis avait épousé la dot et les espérances.

Bien entendu, Anne-Laure ignorait ces détails lorsque, trois ans plus tôt, dans la chapelle de Versailles, sa main rejoignit celle de Josse.

Elle avait alors seize ans, arrivait de sa Bretagne et se croyait la princesse Guenièvre sur le point d'épouser le roi Arthur car, si Josse de Pontallec était son aîné de dix ans, il était aussi sans aucun doute l'un des plus beaux hommes d'une cour qui n'en manquait pas et peut-être le plus élégant avec le comte d'Artois, le jeune frère du Roi. Ce qui lui valait une sorte de célébrité.

Venu à Versailles vers l'âge de douze ans, Josse avait été l'un des plus turbulents parmi les pages de la Grande Écurie avant de s'imposer à la Cour la plus raffinée du monde comme une sorte d'arbitre des élégances. Ainsi, il fut le premier, avant même le duc de Chartres, à adopter les modes anglaises dont la coupe savante et la sobriété savaient mettre en valeur un corps digne de l'Antique et des jambes à faire pâlir d'envie un danseur d'opéra. On copiait ses redingotes, on s'extasiait sur le tour de ses cravates et, quand il daignait porter l'habit de cour, aucun courtisan n'égalait sa splendeur.

Mais tout luxe coûte cher, surtout lorsque l'on y adjoint le jeu et les femmes. La fortune - assez belle cependant - du jeune marquis fondit si bien qu'il ne lui resta bientôt plus d'autre recours qu'un riche mariage. Des cousins des deux familles s'entremirent; la Reine daigna donner la main à l'entreprise et l'on alla chercher la fiancée au fond du couvent où elle achevait son éducation.

Elle vint sous le chaperonnage de sa marraine, la chanoinesse de Saint-Solen. Sa mère, Marie-Pierre de Laudren, était beaucoup trop occupée pour venir perdre son temps à Versailles, fût-ce pour assister au mariage de sa fille dès l'instant que l'on obéissait à un ordre royal. Quant à son frère aîné, Sébastien, mort deux ans plus tôt dans le naufrage du navire corsaire qu'il commandait dans l'océan Indien, il n'aurait pas le privilège de mener sa sour à l'autel.

Mme de Laudren était une femme énergique et froide. Elle avait aimé passionnément son époux et ne s'était jamais consolée de sa mort, mais elle trouva une sorte de compensation en prenant sa place dans les bureaux de sa maison d'armement. Rien d'extraordinaire, au fond, pour Saint-Malo qui avait déjà vu, au cours du siècle, trois femmes : Mme de Beauséjour Sauvage, Mme Onfroy du Bourg et Mme Lefèvre Desprez, " armer " des navires avec succès. La dernière eut même la gloire de voir son Marquis de Maillebois rapporter en France du café de l'île Bourbon. Prise par ses affaires Marie-Pierre ne trouva que fort peu de temps à consacrer à ses enfants, surtout à Anne-Laure. Celle-ci, n'imaginant pas qu'il pût exister des relations plus chaleureuses entre parents et enfants, n'en souffrit pas vraiment, toute sa tendresse allant à Mme de Saint-Solen, sa marraine. En dépit des dettes de Josse, son alliance était apparue souhaitable à " l'armatrice ". Les Pontallec étaient de bonne et ancienne famille rehaussée d'un beau titre, et si leurs biens continentaux avaient souffert des folies du jeune marquis, ils possédaient toujours, dans l'île de Saint-Domingue, une plantation de canne à sucre qui eût été d'un fort bon rendement si Josse avait daigné s'en occuper. Ou simplement s'y rendre pour ramener à la raison un intendant singulièrement épris d'indépendance, mais Josse détestait les voyages pour leur inconfort et parce qu'ils contrariaient son indolence naturelle. Dès la signature du contrat de mariage, Marie-Pierre de Laudren reprenait les choses en main, envoyait là-bas un homme de confiance avec un navire solidement armé et un équipage capable de lui prêter main-forte. L'intendant fut pendu et la plantation du Morne-Rouge produisit un nouveau flot d'or jusqu'à ce qu'en 1791, un an avant la mort de Céline donc, la grande révolte des Noirs de Toussaint Louverture réduise trois ans d'efforts à quelques poignées de cendres arrosées de sang.

Tous ces jeux d'intérêts, Anne-Laure les ignora. Son avis, d'ailleurs, n'était d'aucune importance. Éblouie par le monde où elle pénétrait, elle ne voyait sa vie future qu'à travers les sourires de son fiancé. Des sourires rares sans doute et qui n'en avaient que plus de prix. Son cour ingénu s'enflamma comme une poignée d'aiguilles de pin séchées au soleil et, en recevant la bénédiction nuptiale dans la chapelle de Versailles, elle crut voir s'ouvrir devant elle les portes du Paradis. Josse ne venait-il pas de lui jurer amour, fidélité et protection jusqu'à ce que la mort les sépare ?

L'enchantement n'excéda pas la nuit de noces dont Josse, alors très amoureux d'une actrice de la Comédie-Française, s'acquitta comme d'une formalité plutôt ennuyeuse, pour ne pas dire une corvée. Pas un instant, dans son égoïsme, il n'imagina qu'il infligeait une grave blessure à la jeune fille qui se donnait à lui si complètement. Pourtant, elle ne cessa pas de l'aimer. Dans sa candeur, elle s'imagina que ce devait être là le comportement normal d'un époux et se reprocha presque d'en souffrir.

En effet, elle ne connaissait de l'amour que les récits chevaleresques de la Table Ronde et les bégaiements éperdus d'un jeune cousin qui, lorsque tous deux avaient douze ans, avait poussé l'audace jusqu'à lui donner, un soir d'été près de l'étang de Komer où coassaient les grenouilles, un baiser mouillé que la fillette ne trouva pas du tout agréable. Le jeune cousin dut se vanter de son exploit car on ne le revit plus. De toute façon, une brouille de famille intervint à ce moment et la fillette n'en fut pas autrement affectée. Ce premier essai n'était guère encourageant et la nuit avec Josse acheva d'ancrer l'opinion désabusée de la jeune femme : l'amour n'avait vraiment rien de commun avec les rêves des jeunes filles...

Josse de Pontallec ne consacra que peu de temps à sa lune de miel. Ce n'était pas l'usage et ne s'accordait pas avec la vie de cour. Et comme peu de temps après, Anne-Laure se trouva enceinte, le mari vit là un beau prétexte à l'éloigner. Il l'installa, en compagnie de l'aimable Augustine de Saint-Solen, dans l'hôtel familial de la rue de Bellechasse à Paris, où il put l'oublier et reprendre sans remords sa vie de plaisirs et de galanterie avec sa comédienne.

Comme, tout de même, il s'obligeait à une visite de temps à autre, la jeune marquise ne se plaignit pas de ce relatif isolement : elle avait un charmant jardin, des oiseaux, le son des cloches du couvent voisin des Dames de Bellechasse, deux ou trois voisines agréables et des nausées. Les premiers grondements de la Révolution ne franchirent pas les murs de sa maison et, eût-elle tenu un journal intime, qu'à l'instar du roi Louis XVI elle y eût sans doute écrit " Rien " le jour où le peuple prit la Bastille.

Cependant, il lui arrivait de sortir car elle aimait les bords de la Seine et la terrasse des Tuileries qu'elle parcourait au bras de la chanoinesse en regardant le soleil jouer dans l'eau verte du fleuve qui devenait brune au passage des lourdes barges. Certain jour d'octobre, les deux femmes se trouvèrent prises dans l'énorme bousculade qui secouait Paris tandis qu'une horde de femmes misérables, traînant après elles un canon et une foule de gens à mine patibulaire, ramenaient de Versailles la famille royale et les quelque deux mille voitures qui suivaient le carrosse avançant au pas dans la poussière et sous un soleil accablant.

Malmenée, à demi étouffée, Anne-Laure eût été écrasée sans la présence d'esprit d'un garde-français qui l'enleva au moment où, arrachée au bras de Mme de Saint-Solen, elle allait être poussée sous les roues d'une voiture. Elle n'en fit pas moins une fausse couche qui faillit tourner au tragique. L'enfant eût été un fils et Josse montra une tristesse qui toucha sa jeune femme, mais il ne perdit guère de temps pour parer aux suites du regrettable accident et, onze mois après celui-ci, un enfant venait au monde. Cette fois, il s'agissait d'une fille, et la petite Céline n'obtint de son père, en guise de bienvenue, qu'un soupir désenchanté.

II n'en allait pas de même pour Anne-Laure. La naissance du bébé lui apporta un grand, un merveilleux bonheur et elle donna à cette toute petite fille la moisson d'amour qu'elle avait engrangée et dont son époux faisait fi. Il semblait même qu'avec le temps celui-ci s'intéressât de moins en moins à elle, mais grâce à Céline, elle en souffrait peu et en venait à une certaine résignation. Elle se croyait sans beauté, terne et portait peu d'intérêt à sa personne en dépit des objurgations de sa femme de chambre, de Mme de Saint-Solen et même du vieux duc de Nivernais, rencontré dans une demeure voisine et devenu son ami. Elle ne vivait que pour les sourires de sa petite, oubliant tout le reste.

Le faubourg Saint-Germain commençait à se vider au profit des rives du Rhin, des Pays-Bas ou de l'Angleterre; les cloches des Dames de Belle-chasse ne sonnaient plus parce que le couvent était fermé et la Révolution, installée, commençait à ravager un monde. Dans son nid où elle couvait sa fille, Anne-Laure se croyait à l'abri de tous les coups du sort. Et puis...

Et puis il y eut cette courte mais violente épidémie de variole qui passa sur l'élégant faubourg aussi aisément que sur un quartier pauvre. Elle frappa les quelques demeures que l'émigration n'avait pas encore touchées et fit des victimes. Entre autres la bonne chanoinesse et aussi, quelques jours plus tard, l'enfant qu'Anne-Laure aimait tant...

La souffrance terrassa la jeune mère. Elle resta sans voix, sans aucune réaction, durant de longues heures. Seuls vivaient encore en elle ses bras serrés autour du petit corps sans vie et son cour qui lui faisait si mal. On réussit enfin à l'en détacher, mais quand elle comprit qu'on voulait lui prendre son enfant pour l'enterrer très vite n'importe où, elle se changea soudain en louve, tournant autour d'une idée fixe : retourner à Komer où se trouvaient ses plus chers souvenirs, où Céline était éclose naguère comme une fleur au creux de la forêt, y emporter son enfant et demeurer auprès d'elle. Surtout, ne plus revenir dans ce Paris monstrueux en train de devenir fou ! Elle n'avait même plus envie de revoir Josse : il n'avait pas trouvé un mot de regret pour sa petite fille, pas un geste de tendresse ou de simple amitié pour la femme meurtrie qui portait son nom. Des enfants, elle en aurait d'autres voilà tout!

En entendant cela, elle pensa qu'il devait être possible de haïr cet homme et hâta ses préparatifs de départ. Seule sa maison d'enfance pourrait l'aider à guérir ! Elle ignorait, bien sûr, que l'ouragan était passé là aussi. Et ce fut pour elle un nouveau choc, infiniment douloureux, quand la petite route forestière, si familière, s'ouvrit sur un tableau accablant : derrière les tours féodales à demi écroulées, le joli logis Renaissance montrait des déchirures tragiques et dressait vers le ciel des pans de murs noircis couronnés de cheminées dérisoires. Des hommes, emportés par une fureur aveugle avaient, au nom d'une idéologie dévastatrice, détruit bien plus qu'un joyau de l'art breton : le foyer apaisant où la jeune marquise espérait abriter son chagrin. Seuls, les communs et la chapelle ne montraient pas de traces d'incendie. Céline, au moins, aurait son refuge !

A présent qu'elle y reposait, sa mère se sentit un peu moins malheureuse. Autour d'elle, la nuit était semblable à toutes celles de jadis au temps d'été : aussi bleue, aussi étoilée. La forêt toujours aussi dense et aussi parfumée. Autour de Komer blessé comme autour de Komer intact, elle semblait vouloir prendre ce château dans ses bras pour bercer sa souffrance...

Une main ferme la tira brusquement en arrière, la sortant de sa rêverie :

- Faites excuse, Madame la marquise, mais vous me sembliez bien partie pour aller droit dans l'étang ! dit le vieux Conan.

La jeune femme vit alors qu'elle s'était dirigée vers le lac et qu'entre ses pieds et l'eau sombre, ne restait qu'une étroite bande de terre. Elle réussit alors à sourire au bon visage inquiet.

- Je ne le voulais pas, Conan, et je vous demande pardon. Pourtant ce ne serait peut-être pas si mal d'aller à la recherche du palais de Viviane. Souvenez-vous! Mon cher parrain le décrivait si bien quand j'étais petite !

- Sans doute, mais la mort qu'on se donne à soi-même n'est pas le bon chemin pour s'y rendre. Pas plus qu'au Paradis ! Vous n'y retrouveriez pas la petite Céline et ce serait un grand péché !

Le péché, Anne-Laure s'en souciait peu. Même au couvent, elle n'avait jamais été dévote, mais faire de la peine à ce vieil ami était trop injuste.

- N'ayez pas peur! Je ne ferai jamais cela. Je vous le promets.

- A la bonne heure ! Venez plutôt vous réconforter chez nous. Barbe est rentrée pour activer le feu et vous préparer quelque chose de chaud et aussi un bon lit. Votre cocher pourra dormir dans l'étable.

- Merci, mais puisque je ne peux plus habiter ma maison, il vaut mieux que nous repartions tout de suite. La nuit s'achèvera bientôt et je ne veux pas vous compromettre...

- On n'a rien à craindre de ceux d'ici et vous non plus. On vous y a toujours aimée...

- Je sais et je ne vous cache pas que j'espérais rester; ce n'est plus possible et, si ma présence était connue, vous pourriez avoir à en souffrir. Quand les choses changent, les gens changent aussi...

- Nous sommes vieux, Barbe et moi. Qu'est-ce qu'on pourrait bien redouter à nos âges ?

- On ne sait jamais et j'ai besoin que vous restiez en vie pour garder ce que j'avais de plus précieux.

Tout en parlant, le vieil homme et la jeune femme remontaient vers les murs couverts de lierre de l'ancienne enceinte sous laquelle on avait dissimulé la voiture. Une grande ombre s'en détacha et vint à eux :

- Si Madame la marquise le veut nous pouvons repartir, dit Joël Jaouen. Les chevaux sont assez reposés pour gagner sans peine le prochain relais...

- Ça va bien pour les chevaux, reprocha Conan, mais songe un peu à ta maîtresse, garçon ! Elle n'a pas pris un instant de repos, elle !

- C'est que le jour va bientôt se lever et qu'il ne fait pas bon s'attarder ici...

- Nous partons, Jaouen! soupira Anne-Laure. Le temps d'embrasser ma chère Barbe. Mais je reviendrai, ajouta-t-elle en prenant le vieil homme dans ses bras, et, si Dieu le veut, je rebâtirai ma maison...

C'étaient tout juste les mots qu'il fallait dire. Un moment plus tard, lestée de bénédictions, de souhaits de bon voyage et de quelques provisions pour la route, Mme de Pontallec remontait en voiture, jetant un dernier regard à la petite chapelle.

- Nous veillerons bien sur elle, assura Barbe qui saisit ce regard au passage.

Le ciel commençait à pâlir quand la berline s'engagea sous le couvert de la forêt. La tête appuyée aux coussins, Anne-Laure s'efforçait de ne pas penser, de regarder seulement défiler les grands arbres qu'elle aimait. Elle avait tellement espéré rester là! Au moins jusqu'à la fin de ces troubles dont jusqu'à présent elle ne se souciait guère. Et voilà que son cher asile n'existait plus ! Quelle tristesse!...

Par la vitre ouverte, les senteurs fraîches du sous-bois envahissaient la voiture et avivaient les regrets de la jeune femme. Il était dur de quitter ce beau pays pour retourner au cour de la fournaise parisienne. Un instant, elle caressa l'idée d'aller à Saint-Malo près de sa mère, et pour en recevoir quel accueil? Personne ne pouvait prédire à l'avance l'humeur de Marie-Pierre de Laudren et si elle était à l'orage, Anne-Laure savait qu'elle ne le supporterait pas. Alors autant rentrer !

Et puis, soudain, elle pensa à son époux, découvrit en elle une soudaine envie de le revoir. Après tout, il venait lui aussi de cette terre bretonne que tous deux aimaient... Il en avait la dureté mais aussi la force et, s'il ne rendait pas à sa femme l'amour encore si chaud qu'elle retrouvait sous sa douleur, il n'en était pas moins " son " mari ; s'il ne partageait pas ses plaisirs avec elle, il consentirait peut-être à courir avec elle les dangers des temps nouveaux. Qui pouvait dire, même, si les épreuves à venir ne les rapprocheraient pas ?

Anne-Laure ferma les yeux pour mieux savourer cette pensée douce et consolante mais, soudain, la voiture ralentit, s'arrêta. La jeune femme ouvrit les yeux, se pencha à la portière et vit que l'on était toujours dans la forêt.

- Que se passe-t-il ? Nous avons un incident ? Descendu de son siège, Jaouen vint au marchepied :

- Aucun, Dieu merci! Simplement... je voudrais parler à Madame la marquise sans que l'on puisse nous entendre et, pour cela, l'endroit me paraît bon.

- Me parler ? Mais de quoi ?

- Madame le saura si elle veut bien descendre et venir avec moi jusqu'à ce tronc d'arbre abattu qui est là-bas. Ce que j'ai à dire est assez difficile ; en m'accompagnant elle me faciliterait les choses. J'ajoute qu'il s'agit d'une affaire grave.

- A ce point?

Elle n'hésita qu'à peine. L'attelage était arrêté auprès d'une petite clairière où coulait une source. L'endroit était charmant, plein de chants d'oiseaux et enveloppé par l'aurore d'une divine lumière.

- Allons! dit-elle. Après tout nous ne sommes pas si pressés!...

Jaouen ouvrit la portière, offrit sa main pour aider la jeune femme à descendre et la conduisit jusqu'à un tronc moussu où il la fit asseoir après s'être assuré qu'elle ne risquait pas de se salir. Il y eut alors un silence qui laissa la parole aux bruits de la forêt. Pour la première fois depuis qu'elle le connaissait, Mme de Pontallec examina le serviteur de son mari.

Jusqu' à leur départ commun, il était pour elle à peine plus qu'un étranger. Frère de lait de Josse, il ne l'avait jamais quitté, le suivant à Versailles depuis le château paternel avec des fonctions variées qui avaient été celles d'un petit valet puis d'une sorte de secrétaire et enfin de confident. Il ne faisait que de rares apparitions rue de Belle-chasse et Anne-Laure n'avait jamais accordé beaucoup d'attention à ce garçon silencieux qui était l'ombre de Josse.

A mieux le regarder dans cette solitude au milieu des bois où il prenait un vrai relief, elle vit que c'était un homme de haute taille dont l'allure n'était pas dépourvue d'une certaine noblesse. Il y avait aussi de l'intelligence dans le visage aux traits accusés qui s'ordonnaient autour d'un nez assez fort et de deux yeux d'un gris nuageux abrités sous d'épais sourcils bruns.

Conscient de cet examen, Joël Jaouen ne disait rien. Il se tenait debout devant Anne-Laure, son chapeau à la main, sans gêne mais sans effronterie, attendant simplement qu'elle parle.

- Eh bien, soupira-t-elle enfin. Je vous écoute. Qu'avez-vous à me dire?

- Puis-je me permettre de poser une... ou plutôt deux questions ?

- Faites!

- Où allons-nous? Et... pourquoi y allons-nous?

- Mais... nous allons à Paris, bien sûr!

- Alors je répète : pourquoi y allons-nous? Pourquoi Madame la marquise veut-elle retourner dans cette ville dont elle n'a rien de bon à attendre? Madame ne semble pas s'en être vraiment aperçue, mais la Révolution existe et ne fait même que commencer. Le pouvoir royal n'est déjà plus qu'un souvenir, les églises sont vides, les couvents ferment et, bientôt, les hommes de bonne volonté qui ont voulu la liberté et le bonheur du peuple seront submergés par la lie qui commence à remonter des bas-fonds. Une foule de gens sans aveu s'apprête à la curée et d'autres y arrivent par toutes les routes de France. Paris bouillonne et Paris explosera. Alors, vous qui êtes sortie de cet enfer, n'y rentrez pas !

Mme de Pontallec ne chercha pas à cacher son étonnement :

- Vous semblez bien renseigné? D'où tenez-vous ces nouvelles terrifiantes?

- De partout. Je regarde, j'écoute, je lis les gazettes, j'entends les bruits de la rue et il m'arrive d'entrer dans les cafés. Nous allons vers une catastrophe sans précédent pour la noblesse... et j'ose supplier Madame la marquise de rester en Bretagne !

- La croyez-vous plus sûre après ce que nous venons de voir? Et puis, où voulez-vous que j'aille puisque Komer est inhabitable? A Pontallec? En admettant qu'il soit encore debout, je n'aime pas ce château. Il est habité par trop de légendes sinistres pour que les révolutionnaires laissent passer une si belle occasion d'en tirer une exemplaire vengeance...

- Alors La Laudrenais? Ou, mieux encore, à Saint-Malo même auprès de Madame votre mère.

- La Laudrenais est fermée. Ma mère y va rarement. Quant à notre maison de la ville, ma mère ne m'y accueillerait pas volontiers. Elle me renverrait sans hésiter à mon époux et elle aurait raison. Je vous remercie, Jaouen, de vous soucier de mon bien-être mais ma place est auprès de votre maître. Surtout si les temps se font difficiles. Aussi je crois avoir répondu à vos questions et nous pouvons repartir.

Elle se leva en secouant ses jupes où s'attachaient des brindilles, mais lui se dressa devant elle, barrant le passage.

- Il faut m'écouter encore ! s'écria-t-il avec une autorité qui surprit la jeune femme. Ce serait folie de retourner auprès du marquis. De lui non plus vous n'avez rien de bon à attendre.

Surprise et curiosité firent instantanément place à une bouffée de colère :

- Un peu de respect pour votre maître, s'il vous plaît ! Et aussi pour moi ! Dès l'instant où vous critiquez le marquis, je ne saurais vous entendre davantage. Partons !

- Non. Ce que j'ai à révéler est trop grave et vous l'écouterez jusqu'au bout!... Je demande à Madame... je " vous " demande infiniment pardon, corrigea-t-il, abandonnant définitivement la servile troisième personne, mais il faut que quelqu'un vous ouvre les yeux et nul n'est mieux placé que moi pour cette tâche difficile parce que je connais Josse de Pontallec mieux que quiconque. C'est pourquoi je n'ai plus de respect pour lui. Nous avons le même âge et nous avons été élevés ensemble, et quand il nous arrivait de lutter, c'est toujours moi qui avais le dessus. Je l'aurais encore aujourd'hui...

- Cela signifie simplement que vous êtes plus fort que lui, fit Anne-Laure avec dédain. C'est une pauvre raison.

- Ce n'en serait même pas une s'il avait changé. Jadis, il était égoïste, cruel, orgueilleux, dévoré d'ambition, mais je lui croyais tout de même le sens de l'honneur et un semblant de cour. Or, je me trompais et j'en ai eu la preuve quand il m'a donné l'ordre de vous accompagner.

- Tout cela n'a aucun sens. Il a voulu que je fasse ce voyage avec vous parce que vous avez sa confiance. Une confiance qui me paraît à présent bien mal placée !

- Sans aucun doute pour ce qu'il attendait de moi et vous devriez vous en réjouir. Depuis toujours il me croit une machine à exécuter ses ordres. Et je n'ai accepté de vous accompagner que pour éviter qu'il ne vous remette aux mains de n'importe qui.

- Et vous n'êtes pas n'importe qui, n'est-ce pas ? persifla la marquise. C'est bien ce que vous essayez de me faire entendre depuis un moment? Ne serait-ce qu'en vous libérant du langage d'un serviteur?

- Pour ce que j'avais et ai encore à dire, la troisième personne eût été par trop incommode, voire franchement ridicule ; je vous demande de souffrir encore un moment ce langage qui offense peut-être vos oreilles. Cependant, de tout ce que je viens de dire retenez ceci : il ne faut pas que vous rentriez chez vous parce que, à chaque instant, vous y serez en danger et qu'un jour ou l'autre la mort vous y rattrapera.

- Je n'ai pas peur de ces révolutionnaires qui paraissent vous fasciner.

- Ce n'est pas à eux que je pense. Bien qu'ils pourraient apporter une aide appréciable. Les émeutiers ont parfois du bon pour la réussite de certains plans quand d'autres ont échoué.

Anne-Laure regarda cet étrange serviteur avec une réelle stupeur :

- Mais de quoi parlez-vous ? Je ne comprends rien à tout cela ! Quelle aide ? Quels plans ?

- Ne m'obligez pas à en dire davantage. Acceptez plutôt ce que je vais vous offrir puisque vous ne voulez pas aller dans votre famille. Je possède, près de Cancale, une maison qui me vient de ma mère.

Vous pourriez y vivre en paix, sans aucune contrainte. Vous n'y manqueriez de rien... et vous ne me verriez jamais. En outre, si la tempête vous y rejoignait, je vous dirais où trouver un bateau pour gagner Jersey. Quelqu'un...

- Pour le coup vous êtes tout à fait fou ! Comment osez-vous me proposer d'abandonner ce que je suis, ce qui me lie aux miens et sans doute aussi le nom que je porte pour m'en aller vivre chez vous?

Elle avait accentué le dernier mot avec une force qui rétablissait la distance. Certes, elle n'avait jamais manifesté d'orgueil de caste vis-à-vis de ses serviteurs, mais l'outrecuidance de celui-là dépassait largement les bornes permises. Fallait-il qu'il la sût misérablement dédaignée par Josse pour oser lui proposer de se charger d'elle? Mais ce courroux auquel il s'attendait peut-être n'eut pas l'air d'émouvoir Joël Jaouen :

- Vous en êtes encore là ? fit-il avec une nuance de dédain. La caste, le rang, la famille même si elle ne sert à rien! Cela vous a rendue incapable de reconnaître un dévouement sincère et désintéressé. Ce que je vous propose c'est d'essayer de vivre pour vous en abandonnant un monde qui n'a plus rien à vous offrir.

- Qui vous dit que je souhaite, moi, l'abandonner ? J'ai, à Paris une maison, des amis - rares je veux bien l'admettre ! -, un époux enfin. Ma place est là-bas !

- Et vous êtes bien certaine que cet époux-là souhaite vous revoir?

- Dans l'immédiat sûrement pas puisque je voulais rester en Bretagne...

- Ni dans l'immédiat ni jamais ! Il sera très surpris de votre retour. Et je ne crois pas que la surprise sera bonne !

- Vous devenez fou je crois !

Indignée de ce que laissaient supposer les dernières paroles de Jaouen, elle voulut retourner vers la voiture, mais il la retint d'une main singulièrement ferme :

- Non, je ne suis pas fou. Et puisque vous ne voulez pas comprendre, puisque vous m'y obligez, sachez ceci : selon les ordres du marquis vous ne deviez pas sortir vivante de la vieille forêt de Brocéliande !

Elle reçut la phrase meurtrière comme elle ^ eût reçu une balle : en se pliant en deux. Il crut qu'elle tombait et la retint :

- Pardonnez-moi, il fallait bien que je le dise puisque vous ne vouliez pas comprendre.

D'une voix presque enfantine, elle demanda :

- Le marquis vous a dit de me... tuer?

- Oui.

- Et vous avez accepté ?

- Oui... avec l'intention ferme de n'en rien faire. Si j'ai feint d'obéir, c'est pour qu'il n'en charge pas un autre qui, lui, n'aurait pas hésité.

Lentement, Anne-Laure se redressa, s'écarta de Jaouen mais pour mieux lui faire face :

- Alors, si l'on vous a dit de me donner la mort, il faut obéir !

- Jamais!...

- Il le faut pourtant ! Au fond, vous me rendrez service et je vous bénirai. Voyez-vous, depuis la mort de ma petite Céline, je n'ai plus guère envie de vivre et ceci est le dernier coup. Tuez-moi !

- Vous voulez mourir, vous? Si jeune, si b...

- Tuez-moi et faites vite ! Vous n'imaginez pas comme j'ai envie de m'endormir pour ne plus me réveiller...

- Peut-être, mais je vous en supplie, laissez-moi vous sauver! Non seulement je ne supporte pas l'idée de votre mort mais si, devant un plus grand péril, je devais vous la donner, je me tuerais aussitôt après ! Ne me demandez pas cela !

Il tomba à genoux devant elle et cacha son visage dans ses mains en répétant : " Pas cela ! " Anne-Laure resta un moment sans bouger, plus surprise de ce qu'elle voyait que de ce qu'elle venait d'entendre. Enfin, elle se pencha un peu, posa une main tremblante sur la tête inclinée :

- Mais... pourquoi? murmura-t-elle.

- Parce que je vous aime. De tout mon être, de toute mon âme, autant qu'il est possible à un homme d'aimer, moi je vous aime !

Quelle que soit la bouche qui les prononce, il est des mots qui commandent le silence parce qu'ils pèsent le poids d'une vie. Seule, à cet instant, la forêt prit la parole. Il y eut le chant d'un oiseau, la fuite d'un lapin, le bourdonnement d'un insecte dans un rayon de soleil qui faisait scintiller le ruisseau. Comme par magie - car il y a de la magie dans les paroles de l'amour ! - Anne-Laure sentit que ses doutes se dissipaient. Cet homme était sincère. Sa voix rendait le son auquel nulle femme ne se trompe.

- En ce cas vous êtes à plaindre, dit-elle enfin avec douceur. Autant que je le suis moi-même.

Il releva la tête pour la regarder au fond des yeux :

- Vous l'aimez donc toujours? En dépit de ce que je viens d'avouer ?

Elle eut un geste fataliste plus éloquent qu'une longue phrase puis murmura :

- C'est difficile à admettre. Même pour moi! Quant à mon époux, vous venez de me faire comprendre que je le gêne. Il ne m'a jamais aimée parce que son cour est à une autre...

- Vous savez cela? fit Jaouen en se relevant.

- Bien sûr. Depuis toujours, je crois, il est épris de la Reine...

- La Reine?... Décidément vous le connaissez bien mal ! Et même pas du tout ! Non, il n'aime pas Marie-Antoinette et je crois bien qu'il la hait depuis qu'elle lui a préféré le Suédois Fersen...

- Aller chaque jour au palais quel que soit le danger grandissant, ce n'est pas une preuve ?

- Non. Faire étalage d'un dévouement qu'il n'éprouve pas fait partie de son jeu. Cela lui permet de se repaître quotidiennement des déboires et des humiliations qu'elle subit. Il se plaît à la regarder descendre, marche après marche, les degrés de son trône ébranlé. Oh, c'est un homme étrange que le marquis!...

- Pourtant vous lui obéissiez, vous lui étiez dévoué...

- En effet ; vous avez raison de parler au passé. Tout cela a cessé le jour de votre mariage, quand je vous ai vue et, surtout, quand j'ai vu comment il vous traitait. A présent, je crois bien que je le hais d'avoir osé commander votre mort, néanmoins je remercie Dieu de me l'avoir commandée à moi. C'est une belle chose que la confiance, ajouta-t-il avec un rire amer...

- Il devait vous en croire capable!... A présent que faisons-nous? Vous me tuez ou nous repartons?

Il la considéra un instant avec une profonde tristesse :

- J'espérais que vous auriez compris ; peut-être un jour viendra-t-il où vous me connaîtrez mieux... Nous partons, bien sûr, et surtout pas pour Paris, je vous en supplie!... Tenez! Laissez-moi vous conduire à Saint-Malo ! Quelques jours seulement ! Il serait naturel que vous appreniez à Madame votre mère le deuil qui vous a frappée...

- Et qu'y ferai-je... quelques jours?

- Pas plus de cinq ou six, je le promets! Le temps pour moi d'aller à Paris, de régler mes comptes avec Monsieur le marquis et je reviens vous chercher pour vous emmener où vous voudrez, je le jure !

- Qu'entendez-vous par régler vos comptes ? Le tuer?

- Je ne suis pas un assassin ! J'entends le défier, l'épée ou le pistolet à la main. Le meilleur gagnera parce que, à ces jeux, je suis plus fort et plus habile que lui. Nous nous sommes souvent affrontés quand nous étions enfants...

- Seulement vous ne l'êtes plus et il ne se battra pas avec un domestique.

Le mot le souffleta :

- Un homme est ce qu'est son âme! Je n'ai jamais été un domestique et, de toute façon, votre mari m'a donné son dernier ordre. Si vous m'obligez à vous ramener, je ne serai plus là pour veiller sur vous, sachez-le !

- Vous voulez vous en aller?

- Oui. Après ce que je vous ai appris, je ne peux plus rester avec Josse de Pontallec. On dit que les princes allemands veulent venir au secours du Roi. La France va avoir besoin de soldats. J'irai me battre et il adviendra de moi ce que pourra. Pourtant, avant que nous cessions cette conversation qui sera sans doute la dernière, je vous demande de vous souvenir de ceci : le jour où vous aurez besoin d'un refuge et où vous ne saurez plus où diriger vos pas, pensez à ma petite maison de Cancale. Elle s'appelle le Clos Marguerite et sera toujours prête à vous recevoir : il suffira d'en demander la clef à celle qui la garde, ma cousine Nanori Guénec qui habite à côté. Vous vous souviendrez : le Clos Marguerite? Nanon Guénec?

Des paupières et de la tête elle acquiesça. Elle eut aussi un petit sourire. La générosité de cet homme forçait sa sympathie mais, en même temps, l'amour qu'il avait avoué et qu'elle sentait sincère la rassurait un peu en ce qui concernait Josse. Jaouen devait en être fort jaloux. Il avait dû noircir le tableau pour tenter de l'écarter à jamais de son époux. Peut-être même s'agissait-il d'une plaisanterie prise trop au tragique : Josse était très capable de ce genre de choses. Il était égoïste et inconstant, cela ne faisait aucun doute, mais de là à vouloir la tuer ? Il ne pouvait pas être aussi mauvais que cela...

Elle retourna lentement vers la voiture sans que Jaouen essaie de la retenir. Elle y monta et il referma sur elle la portière, détacha les chevaux, sauta en voltige sur son siège et fit claquer son fouet. L'attelage s'enleva, emportant la voiture. Avec un soupir de lassitude, Anne-Laure se laissa aller contre les coussins et ferma les yeux. Elle avait l'impression bizarre d'être en train de perdre quelque chose d'essentiel, quelque chose qu'elle ne retrouverait jamais et qui appartenait à l'enfance : les illusions qu'elle avait su protéger jusque-là contre vents et marées. Elles resteraient accrochées, en lambeaux, aux arbres de la chère forêt et personne n'y pouvait rien.

Elle en eut soudain la conscience si aiguë que ses nerfs, tendus à l'extrême depuis des jours, la lâchèrent brusquement. Elle éclata en sanglots violents déchaînant une véritable cataracte de larmes. Elle pleura, pleura, pleura jusqu'au bout des forces qui lui restaient encore et finit par glisser, évanouie, sur le tapis de sol...

Ce fut là que Jaouen la découvrit au premier relais, heureusement peu éloigné. Effrayé, il se hâta de l'étendre sur la banquette, de bassiner ses tempes avec de l'eau prise à la pompe, de lui faire respirer des sels et bientôt la jeune femme revint à elle, mais l'homme n'eut d'elle qu'un regard incertain, un soupir et un :

- Sommes-nous arrivés?

- Non... Pas encore.

- Alors continuons!...

Ayant dit, elle referma les yeux, se pelotonna comme un chat et s'endormit. Jaouen, alors, chercha une couverture, l'en couvrit, la borda et coinça l'épais tissu avec un coffre et des sacs de voyage afin d'être sûr que la jeune femme ne tomberait pas.

Tandis que les garçons du relais changeaient l'attelage, il resta auprès d'elle, réfléchissant, luttant contre l'envie de l'emmener malgré elle auprès de sa mère. Il savait qu'en agissant ainsi il provoquerait sa colère, qu'elle possédait l'entêtement d'une bonne Bretonne et que, de toute façon, il ne saurait jamais aller contre sa volonté, dût cette volonté les conduire l'un et l'autre au désastre. Il contempla un moment le mince visage endormi dans la masse des cheveux blonds échappés au capuchon noir, si touchant avec ses traces de larmes et les cernes bleuâtres marquant les yeux clos. Puis il prit l'une des jolies mains, y appuya ses lèvres un bref instant avant de la remettre en place. S'assurant encore qu'elle était bien installée, il descendit pour payer le relais et avaler d'un trait la bolée de cidre qu'une servante lui offrait avec un sourire auquel il ne répondit pas. Puis, remontant sur son siège, il lança sa voiture sur la route de Rennes en s'efforçant d'éviter les ornières autant que faire se pouvait... Le chemin jusqu'à Paris était suffisamment long pour lui donner le temps de la réflexion sur ce qu'il convenait de faire à présent.

Et surtout, il restait peut-être une petite chance que, reposée, calmée, Mme de Pontallec accepte de changer d'avis et de direction. Aux portes de Paris et même plus loin encore, Jaouen resterait prêt à faire demi-tour et à l'emmener là où elle en déciderait...

Au même moment, à Paris, le peuple des deux grands faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau s'assemblait à l'appel de ses meneurs favoris comme le brasseur Santerre, le grand homme de Saint-Antoine, dans la fraîcheur d'un petit matin ensoleillé promettant une belle journée. On se préparait -c'était du moins le prétexte officiel - à se rendre en cortège à l'Assemblée pour célébrer l'anniversaire du Serment du Jeu de Paume. Mais, bientôt, ce peuple joyeux où il y avait beaucoup de femmes et d'enfants se laisserait gagner par la fièvre de l'émeute. Des bruits parcouraient la foule comme des risées sur la mer : le Roi avait renvoyé les ministres jacobins pour en prendre d'autres plus dévoués à sa cause; il refusait de signer le décret de proscription des prêtres réfractaires. Il avait même refusé, au jour de la Fête-Dieu, d'accueillir la procession menée par les prêtres " jureurs " de Saint-Germain-l'Auxerrois qui avait été la paroisse des rois de France durant des siècles. En outre, Louis XVI s'opposait catégoriquement au rassemblement près de Paris d'un camp de vingt-cinq mille hommes dont il craignait les excès.

Le temps était superbe. Il faisait l'une de ces belles journées ensoleillées qui promettent la chaleur. C'est elle qui, tout à l'heure, chaufferait les esprits jusqu'à un brutal débordement de haine et à l'envahissement du " château "...

Pour le moment, la résidence royale était encore tranquille sous la protection de la Garde nationale, et, pour le Roi et sa famille, celle des Suisses et de la Garde constitutionnelle, qui déguisait depuis quinze jours les gardes du corps dont l'Assemblée avait exigé le licenciement. Dans son appartement, la reine Marie-Antoinette était à sa toilette au milieu de ses femmes et, dans son antichambre, le marquis de Pontallec attendait d'être admis en compagnie du vieux duc de Nivernais et de quelques rares fidèles. Dans les jardins les oiseaux chantaient, les rosés, les lys et les giroflées embaumaient, cependant qu'au-dessus de la Seine deux mouettes aventureuses cherchaient pâture.

Quelques instants encore et l'émeute ferait éclater cette image paisible sous sa vague de violence...

On était le 20 juin 1792...

CHAPITRE II UN PORTEUR D'EAU

Trois jours plus tard, Josse de Pontallec debout devant un miroir examinait d'un oil critique la très soigneuse toilette qu'il venait de faire pour aller souper à l'ambassade de Suède. Une ambassade privée d'ailleurs de son titulaire, le baron de Staël-Holstein ayant été rappelé par son roi depuis février dernier à cause de sa femme, née Germaine Necker, dont le tort était de montrer trop de sympathie aux idées nouvelles. Pas autrement troublée pour autant, celle-ci faisait à présent les honneurs des beaux salons de la rue du Bac. C'était, en effet, une jeune femme d'une grande indépendance d'esprit, peu attachée au lien conjugal et qui, riche de surcroît - son père le banquier suisse Necker avait été ministre des Finances du roi Louis XVI -, appréciait surtout dans son époux le rang social et le titre d'ambassadrice qu'elle lui devait. Pour le reste, elle ne voyait aucune raison d'aller geler au nord de l'Europe quand la vie à Paris pouvait être encore si agréable.

Les foucades de Mme de Staël et son esprit étincelant amusaient fort l'époux d'Anne-Laure. En outre, il ne lui déplaisait pas d'avoir pris pied dans un milieu peu suspect d'indulgence envers la politique des Tuileries, tout en restant suffisamment attaché au principe royal pour souhaiter le salut du Roi et de sa famille. Enfin, c'était chez la baronne qu'il avait rencontré pour la première fois l'une des habituées de la maison, la ravissante Charlotte de Sinceny, une jeune veuve plus riche de beauté que d'écus, qui fréquentait volontiers une maison où la fortune demeurait solide en dépit des difficultés du temps.

Très vite, Mme de Sinceny avait jeté son dévolu sur Josse de Pontallec. Non seulement il était extrêmement séduisant, mais on savait que la fortune maritime et terrienne de sa femme n'était pas de celles que l'on dilapide facilement. De son côté, le marquis éprouvait pour la belle veuve l'un de ces caprices violents qui se changent parfois en passion. S'il n'en était pas encore là, il s'avouait volontiers qu'il n'en était pas loin. L'expérience vécue le jour où Charlotte était devenue sa maîtresse restait inoubliable. Même pour lui car peu de femmes joignaient à des appas si somptueux une science amoureuse aussi subtile que raffinée, capable d'éviter à un homme les déboires de la lassitude. Aussi Josse savait-il que, pour garder une telle femme, il était capable de folies. Surtout s'il réussissait à s'approprier les biens d'Anne-Laure... Ce qui ne tarderait plus guère.

C'était à cette agréable perspective qu'il souriait en jetant un dernier regard à son image. Le frac noir dessinait à merveille ses larges épaules et le haut col de velours encadrait parfaitement son visage arrogant tout en faisant ressortir la blancheur immaculée de sa cravate. Un joyeux gilet de brocart vert feuille où s'accrochaient, au bout d'un ruban, deux breloques d'or, rejoignait une culotte collante, noire elle aussi comme les bas de soie et les escarpins à boucles d'or et à talons rouges. Ce costume était peut-être un rien trop élégant pour l'époque, mais Josse tenait à sa réputation et il eût préféré mourir que revêtir les vêtements informes dont les hommes de la Révolution faisaient leurs délices et prétendaient imposer la mode : les pantalons de matelots, la carmagnole plébéienne et, surtout, le hideux bonnet rouge copié sur celui des forçats, dont trois jours plutôt la foule qui avait envahi les Tuileries avait forcé le Roi et le petit Dauphin à s'affubler.

Son examen terminé, le marquis se détourna pour prendre un mouchoir sur la commode voisine et accorda un dernier regard à son image quand, soudain, son sourire s'effaça : dans la haute glace, une autre image venait de s'inscrire près de la sienne, celle d'une masse de cheveux blonds en désordre sous un grand chapeau noir ; d'un visage pâle encore marqué par les larmes et de deux yeux noirs qui le regardaient avec une sorte d'horreur. Mais, s'il eut un haut-le-corps en reconnaissant sa femme, Josse eut assez d'empire sur lui-même pour cacher sa déception et retrouver un sourire, certes un peu crispé :

- Déjà de retour ? fit-il en enfilant des gants, ce qui lui permit de ne plus la regarder. Ne m'aviez-vous pas annoncé un assez long séjour dans votre forêt?

- Komer n'est plus que ruines. Les section-naires de Mauron y sont venus. Seuls les communs et la chapelle sont restés debout. Encore celle-ci n'est-elle pas intacte...

- Vous m'en voyez navré. Je sais que vous teniez à cette maison; étant donné la raison première de votre voyage, il faut s'estimer heureux que la chapelle existe toujours...

Il prit la main de sa femme pour un baiser aussi courtois que froid, mais celle-ci, habituée à ses façons, ne s'attendait pas à de plus amples démonstrations. En revanche, elle considéra la toilette de son époux avec sévérité et surtout le gilet vert :

- Allez-vous au bal? Il me semble pourtant que nous sommes en deuil. Ou bien votre fille comptait-elle si peu pour vous ?

- Nous vivons une époque, ma chère, où il ne convient pas d'étaler ses sentiments personnels. Je ne vais pas au bal mais à l'ambassade de Suède où je suis convié à souper. J'espère y apprendre des nouvelles plus fiables que celles qui courent les rues. Il n'y a plus guère que ces endroits-là pour être au fait des événements...

- Que s'est-il donc passé ces jours-ci ? Depuis la barrière, nous avons entendu d'étranges bruits, rencontré des figures plus étranges encore...

- Nous?... Ah oui, vous faites allusion à Jaouen ? Il vous a ramenée à bon port, dirait-on ?

- Le lui reprocheriez-vous?

L'attaque était brutale. Il l'accusa par un haut-le-corps :

- Devenez-vous folle pour dire de telles choses ? Il avait mission de vous protéger : il l'a fait, c'est bien. Je lui dirai, demain, ma satisfaction.

- Il en sera très heureux! Mais revenons aux derniers événements. Était-ce grave?

- Assez, oui. La populace a pris feu et, il y a trois jours, forcé l'entrée des Tuileries pour obliger le Roi à rappeler les sieurs Roland, Servant et Clavière, les ministres renvoyés, et à accepter la loi contre les prêtres réfractaires. Sincèrement, pourquoi voulez-vous que je vous raconte tout cela alors que vous n'entendez rien à la politique?...

- Peut-être parce que je vous le demande. Continuez !

Le marquis regarda sa femme plus attentivement. Il y avait dans sa voix comme dans son attitude quelque chose de nouveau. D'habitude elle était, en sa présence, timide, réservée et silencieuse. Tellement silencieuse surtout! Il eut l'impression soudaine d'avoir en face de lui un être différent... En admettant qu'il pût se targuer de bien connaître celle qu'il avait épousée avec tant de désinvolture !

- Veuillez m'excuser mais je n'ai guère le temps! Au surplus, votre vieil ami le duc de Nivernais vous en apprendrait davantage : il a passé au palais toute cette journée du 20 juin. On dit même qu'il aurait fait, pour le Roi, un rempart de son corps au moment le plus critique. Le Roi l'a écarté d'ailleurs, refusant que ce vieil homme s'expose à sa place...

- On dit?... N'étiez-vous donc pas là-bas vous aussi ?

Josse leva un sourcil agacé. Il n'aimait pas cette inquisition soudaine, mais il retint les mots vifs qui lui venaient et qui, peut-être, eussent été maladroits.

- J'étais dès le matin au lever de Sa Majesté, dit-il du ton que l'on réserve à un enfant importun, puis je suis passé chez la Reine. Mais je me sentais... un peu souffrant. Il faisait déjà une telle chaleur que j'ai cru suffoquer. La Reine m'a conseillé d'aller prendre l'air et je suis parti pour Auteuil. Paris était encore calme d'ailleurs. Il se formait bien ici ou là quelques groupes, sans rien d'inquiétant. Et quand je suis rentré, tout était fini. Ce qui fait que je n'ai rien vu...

Les yeux d'Anne-Laure fixèrent le marquis avec une surprise vaguement incrédule. C'était étrange ce soudain malaise au moment où le danger approchait des souverains. Josse s'était battu vingt fois en duel et ne pouvait être taxé de lâcheté en aucun cas. Quant à sa santé, elle était parfaite et ne donnait guère prise aux bouffées de chaleur. Et puis qu'allait-il faire à Auteuil ? En dépit de sa candeur, la jeune femme ne pouvait s'empêcher de trouver sa conduite suspecte et, soudain, les paroles de Jaouen lui revinrent en mémoire : " II n'aime pas la Reine et je crois même qu'il la hait... " Se pourrait-il qu'il eût dit vrai et que Josse eût l'âme assez basse pour l'abandonner au moment où un danger réel rôdait? Et si Jaouen avait raison jusqu'au bout, s'il n'avait pas menti en disant qu'il avait reçu l'ordre de la tuer?...

Elle allait poser une autre question pour essayer d'en savoir plus quand, à cet instant, quelqu'un pénétra dans la chambre sans se faire annoncer, en habitué, et lança en manière d'introduction :

- Je viens te chercher, mon cher ! A moins que tu n'aies pas envie d'un souper agréable?...

Fringant et désinvolte à son habitude, sanglé dans un frac bleu assorti à la couleur de ses yeux, poudré à frimas et le nez en l'air, joyeux et insolent comme le page qu'il avait été jadis, le comte Alexandre de Tilly venait de faire son apparition. Comme son ami Pontallec il était de ceux dont n'importe quelle femme peut garder l'image en mémoire, l'eût-elle rencontré une seule fois. Pas toujours avec plaisir peut-être, ce qui était le cas d'Anne-Laure, parce qu'il était joueur, débauché, coureur de jupons impénitent et qu'on le disait cruel. Naturellement, il était parmi les plus assidus des compagnons de plaisir de Josse et cela suffisait pour que la jeune femme ne le voie pas d'un bon oil, ce soir moins encore que les autres - leurs rencontres étaient rares et, d'ailleurs, il ne faisait guère attention à elle. Cette fois, il fut bien obligé d'en tenir compte encore qu'il ne s'attendît pas à tomber sur elle. La vue de la jeune femme brisa son élan, mais il était trop homme de cour pour laisser paraître sa surprise et il lui offrit le plus gracieux des saluts :

- Que d'excuses, Madame, pour cette entrée trop familière! J'ignorais que j'aurais le bonheur de vous rencontrer ici. Je vous croyais sur vos terres...

- Vous avez raison de dire mes terres car le château n'existe plus. D'où mon retour...

Un nuage assombrit un instant le joyeux visage du comte :

- Ah ! Là-bas aussi ? Cela arrive hélas de plus en plus souvent par les tristes temps que nous vivons. Cependant, permettez-moi de regretter votre retour. Vous avez eu la chance de quitter Paris sans encombre... Pourquoi courir de nouveaux risques ?

Josse se mit à rire et, en dépit de tout, Anne-Laure pensa qu'elle aimait ce rire.

- Tu es aimable toi! Oublies-tu que nous sommes mariés? La marquise voulait me rejoindre, tout simplement...

Mais Tilly ne fit pas écho à la gaieté de son ami. L'ombre ne semblait pas disposée à quitter ses traits :

- Il n'y a pas là matière à plaisanter ! Il eût été préférable pour Madame de passer en Angleterre ou aux Pays-Bas et de t'y attendre car nous partirons tous. Les derniers événements ont réveillé la peur et je sais plus d'un hôtel ami qui ferme ses persiennes.

- La peur ? Ce mot fait un curieux effet dans ta bouche. En outre il est ridicule de céder à la panique pour une échauffourée. Est-ce que Paris -le vrai, pas celui de la racaille ! - ne s'est pas indigné de ce qui s'est passé aux Tuileries? J'ai appris que, dans une centaine d'études de notaires, on a ouvert, pour l'Assemblée, une protestation écrite contre les scélérats qui ont organisé le 20 juin et qu'elle se couvre de signatures. D'autre part, ce jean-foutre de La Fayette est arrivé dans nos murs pour réclamer des mesures contre les Jacobins dont chacun sait qu'ils sont à l'origine de ce désordre. Enfin l'attitude courageuse du Roi a fait grand effet...

- Peut-être, mais la Reine n'acceptera jamais l'aide d'un La Fayette qu'elle exècre. Et puis il y a cette armée de bandits marseillais qui s'est mise en route et avance sur Paris à marche forcée. Ce sont autant d'égorgeurs en puissance. Aussi les gens raisonnables songent-ils à se mettre à l'abri. Veux-tu un exemple? Les Actes des Apôtres, notre chère gazette à laquelle j'avais plaisir à collaborer, est en train de fermer boutique. Rivarol émigré. Quant à ton voisin Talleyrand-Périgord, l'ancien évêque d'Autun qui rentre tout juste d'Angleterre, il n'a même pas défait ses bagages...

- Il est en poste à Londres. Il est normal qu'il ne fasse que toucher terre ici pour une raison ou pour une autre. Mais toi-même, qui parles si bien, pourquoi n'émigres-tu pas ?

- Cela pourrait se faire. Vergniaud m'y pousse.

- Vergniaud? Le Girondin? L'homme qui a soutenu les émeutiers du 20 et à qui la famille royale est redevable de quatre heures d'angoisse et d'insultes? Qu'as-tu de commun avec ce genre d'individu? s'écria Josse sans songer à dissimuler son dégoût.

Tilly chassa d'une pichenette une poussière hypothétique sur son jabot et soupira :

- Que veux-tu? Il m'aime bien. Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs, mais c'est difficile, tu sais, d'empêcher les gens de vous aimer. Cela dit, je ne suis pas pressé de boucler mes bagages. J'ai trop peu d'importance pour que l'on s'inquiète de moi. Et puis... la vie parisienne offre encore bien des agréments à qui sait les trouver. Ainsi, ce soir...

- C'est vrai, tu voulais m'emmener souper? Où cela?

- Au Palais-Royal...

- Chez le duc Philippe qui ne sera bientôt plus que Philippe tout court ?

- Tout de même pas. Chez Mme de Sainte-Amaranthe. Elle a la meilleure table de Paris et sa fille Emilie est peut-être la plus jolie femme de la ville... après, bien sûr, Mme de Pontallec, ajouta-t-il en offrant à Anne-Laure un étincelant sourire et un regard si appuyé qu'il la fit rougir. Josse fronça les sourcils :

- Vous devriez aller prendre du repos, ma chère, fit-il avec une douceur inhabituelle. Ce voyage a dû vous exténuer et Tilly vous excusera. A moins qu'il ne préfère s'excuser lui-même ! ajouta-t-il sévèrement. Puis, sans laisser au jeune homme le temps de répondre, il prit la main de sa femme pour la reconduire à la porte qu'il ouvrit devant elle. Mais, au moment où elle allait franchir le seuil, il la retint et posa un baiser sur son front :

- Dormez ! murmura-t-il. Le sommeil apaise la douleur...

Stupéfiée par une attitude si nouvelle, Anne-Laure fit quelques pas dans la galerie sur laquelle ouvraient les chambres, s'arrêta, revint même sur ses pas et resta là, juste assez près, pour entendre la voix sèche de son époux qui articulait :

- Le ton de la galanterie ne saurait convenir à Mme de Pontallec et moins encore l'évocation des Sainte-Amaranthe. Ce ne sont rien d'autre que des filles!

Un instant encore la jeune femme s'attarda, désorientée par l'étrange comportement de Josse en ces derniers instants. Était-ce le même homme qui l'avait laissée partir pour une dangereuse randonnée avec tant de froide indifférence ? L'homme dont Jaouen prétendait qu'il avait reçu l'ordre de la tuer ? Oh, comme elle avait bien fait de refuser d'y croire et d'attribuer à la jalousie une si horrible révélation ! Elle était certaine qu'un jour le cour de son époux s'adoucirait et le miracle venait peut-être de se produire. Elle avait tant besoin d'amour que cette fugitive marque de tendresse lui apportait un merveilleux apaisement. Et comme les illusions sont toujours prêtes à repousser chez un être jeune, elle se prit à penser qu'avec les jours sombres vécus par le royaume, leur vie pourrait changer, que Josse ne quitterait plus l'hôtel familial pour rejoindre le logis de garçon qu'il trouvait si commode, et que si la nuit définitive venait s'abattre sur eux, ils y entreraient ensemble... à moins qu'il ne choisisse d'émigrer ? Auquel cas elle le suivrait avec joie, et au bout du monde s'il le désirait.

Lentement, elle reprit le chemin de sa chambre. Au passage, la glace d'un trumeau complétant une console lui renvoya son image et machinalement elle s'en rapprocha. Ce Tilly venait de laisser entendre qu'elle était jolie et c'était bien la première fois qu'elle recevait un compliment si direct. C'était sans doute l'une de ces fadaises de courtisan, mais il ne l'aurait peut-être pas osée sans un petit fond de vérité. Il est vrai que, dans son entourage et jusqu'à présent, personne ne lui avait laissé supposer qu'elle pût avoir le moindre agrément physique. Jusqu'à ce que Jaouen ose lui avouer qu'il l'aimait et tente de la détourner de son chemin naturel.

Le miroir lui renvoya une longue silhouette dont la robe noire accentuait la minceur, un visage pâle qui venait de perdre ses dernières rondeurs d'enfance, une cascade de cheveux blonds plus cendrés encore que d'habitude grâce aux poussières des chemins et, sous des sourcils bien dessinés, des yeux noirs assez inattendus dans ce visage blond. Anne-Laure se regarda avec curiosité comme si elle se voyait pour la première fois mais, sur sa figure, il y avait trop de fatigue, trop de traces de chagrin pour qu'elle révise le jugement qu'elle portait sur elle-même jusqu'à présent. Pour être belle il aurait fallu d'abord qu'elle ait les yeux bleus. Ces prunelles trop sombres étaient une erreur de la nature due à une aïeule espagnole - les liaisons commerciales entre Saint-Malo et l'Espagne ont toujours été étroites - et, surtout, il aurait fallu qu'elle soit un peu heureuse ! Chacun sait que cela embellit, le bonheur! Alors il fallait bien en revenir à attribuer les compliments de Tilly à un excès de politesse. De toute façon, cela n'avait plus beaucoup d'importance...

Avec un haussement d'épaules, elle se détourna et gagna sa chambre. Elle y trouva Bina, sa camériste, déjà occupée à défaire son sac de voyage, et vit avec étonnement que, tout en rangeant linge et menus objets de toilette, elle pleurait comme une fontaine avec de grands reniflements de gamine. Sa maîtresse s'émut de ce chagrin inattendu : elle et Bina avaient le même âge et se connaissaient depuis toujours puisque celle-ci était la fille de Mathurine, la femme de chambre de Mme de Laudren. Au moment du mariage elle était passée tout naturellement au service d'Anne-Laure bien qu'elle soit loin d'être une perle : étourdie, passablement maladroite, un peu trop portée sur le bavardage, elle compensait ces défauts par une perpétuelle belle humeur et une véritable ardeur au travail qui en faisaient quelqu'un d'agréable à côtoyer... Jolie fille, d'ailleurs, blonde aux yeux bleus, elle était enchantée d'avoir quitté sa Bretagne et de servir à Paris, une ville qui lui semblait offrir mille possibilités de réussite.

Elle avait adoré la petite Céline et, alors que la jeune mère, foudroyée de douleur, ne parvenait pas à verser une larme pour dégonfler son cour, Bina en versait un véritable déluge au point de s'attirer une remarque acerbe du marquis dont elle avait d'ailleurs une peur bleue. Cependant, et contrairement à l'usage, Anne-Laure ne l'avait pas emmenée dans son douloureux pèlerinage. Les réactions de Bina étaient trop imprévisibles et les rencontres que l'on pouvait faire trop dangereuses.

Aussi, la retrouvant en train de pleurer dans son linge, crut-elle que Bina pleurait toujours l'absence de sa petite fille.

- Tu n'es pas raisonnable, Bina, lui dit-elle. Notre petit ange est au ciel maintenant. Elle est retournée chez nous, près de l'étang où Conan et Barbe veilleront bien sur elle...

- Je suis bien contente, hoqueta la jeune fille sans la moindre logique, mais ce n'est pas sur elle que je pleure...

- Sur quoi alors ?

- Mademoiselle Anne-Laure devrait dire sur qui?... et se laissant tomber sur une chauffeuse, elle se mit à sangloter de plus belle.

Anne-Laure poussa un soupir en pensant qu'il était heureux que Josse ne l'entende pas - sa voiture venait de quitter l'hôtel - car, intransigeant sur les usages et les marques de respect, il ne supportait pas d'entendre Bina appeler ainsi sa maîtresse, mais, en bonne Bretonne entêtée et plus rusée qu'intelligente, celle-ci n'arrivait pas à user du " Madame la marquise " qui lui paraissait un titre trop formidable pour quelqu'un d'aussi jeune. Elle se contentait de rester muette quand le maître était là...

Beaucoup moins à cheval que lui sur le décorum, Anne-Laure n'avait pas le courage de réprimander sa camériste. Elle tira un tabouret auprès de la " chauffeuse " et s'y assit :

- Dis-moi la raison de ton chagrin, fit-elle avec douceur. Si je peux t'aider ?

- Oh non, Mademoiselle Anne-Laure... vous ne pouvez rien du tout. C'est... c'est à cause de Joël...

- Jaouen?...

- Y en a point d'autre chez nous. Et maintenant il n'y en a plus du tout ! II... il est parti ! Et de pleurer de plus belle !

- Comment cela parti? Nous venons juste d'arriver ?

- C'est ce que je lui ai dit mais il ne m'a même pas écoutée. Il est allé droit chez M. le marquis, mais celui-ci a répondu qu'il n'avait pas de temps pour lui et le verrait demain.

- Et Jaouen est parti tout de même ?

- Oui. Il a seulement laissé un mot de billet pour Mademoiselle Anne-Laure. Je devais le remettre quand nous serions toutes seules...

- Eh bien donne !

Bina sortit de son corsage un billet cacheté tout froissé qu'elle avait dû tourner et retourner entre ses doigts, dévorée par la curiosité, mais le sceau sans gravure était large, solide et tenait bon. Elle s'arrangea alors pour essayer de lire par-dessus l'épaule de sa maîtresse qui, la connaissant, s'écarta. Il lui suffit d'ailleurs d'un coup d'oil pour lire le texte on ne peut plus bref!

" Méfiez-vous ! "

Dérisoire en vérité ! Et ridicule de faire tout ce mystère pour si peu ! Elle alla brûler le papier à la flamme d'une bougie avant de l'envoyer finir dans la cheminée. Décidément, ce garçon devait être fou et sa conduite, en tout cas, parfaitement incompréhensible! Voilà un homme qui prétendait avoir reçu l'ordre de la faire disparaître mais qui ne pouvait s'y résoudre parce qu'il l'aimait et qui, à peine de retour au logis, prenait la poudre d'escampette en laissant seulement derrière lui cet avertissement stupide ? S'il l'avait vraiment aimée, n'aurait-il pas dû rester, au contraire, pour la protéger? Allons, elle avait eu raison de ne pas croire à ces folies. Si Josse s'était montré surpris et même mécontent de son retour c'était tout simplement parce qu'il pensait qu'elle resterait là-bas, peut-être pour longtemps ! Et Jaouen en avait menti, sans autre but que lui faire quitter son époux et le chemin du devoir. Restait Bina qui recommençait à pleurer :

- Tu l'aimes donc ?

La petite hocha la tête sans répondre mais avec vigueur.

- Ah!... Et lui, t'a-t-il laissé supposer qu'il te le rendait ?

- Peut-être... oui. Il était toujours si gentil avec moi et nous parlions souvent ensemble. Il aimait à me questionner sur la vie que je menais autrefois à Saint-Malo, à La Laudrenais ou à Komer. Alors j'ai fini par penser qu'il avait un penchant pour moi et que plus tard, peut-être... Mais maintenant il est parti. Pour toujours je crois.

- T'a-t-il dit où il allait ?

- Prendre logis chez un ami d'abord. Et ensuite partir soldat. Il veut se battre contre un prince allemand qui veut envahir le pays pour délivrer le Roi. Si ça a du bon sens ? Le Roi n'est pas en prison ! Tout ça c'est des menteries...

- Non. Pas tout à fait. Jaouen est un garçon ambitieux qui ne se sentait pas fait pour être domestique. Et maintenant, avec toutes ces idées nouvelles qui courent sur l'égalité, la liberté, la fraternité, cela tourne la tête à bien des garçons, tu sais?... Au fait, est-ce qu'il t'a dit " adieu " ?

- Non. Seulement " au revoir " !

- Alors tu vois bien ! Ne pleure plus : tu le reverras... A présent, aide-moi à me débarrasser de toute cette poussière avant de me coucher. Jamais je ne me suis sentie aussi sale !

Un peu consolée, Bina s'empressa, courut à la cuisine réclamer de l'eau chaude tandis qu'Anne-Laure commençait, avec un profond soupir de soulagement, à ôter ses vêtements. C'était bon de retrouver le calme de la maison et de son petit jardin après avoir été secouée sur les routes pendant des jours. La chaleur cédait à l'arrivée de la nuit; par les fenêtres de sa chambre ouvrant sur le jardin, lui parvenaient le parfum poivré des giroflées et celui, encore plus délicieux, des tilleuls. La jeune femme savait bien que ce silence venait de ce que le quartier était presque désert, que la peur en avait chassé les habitants, mais ce moment de détente ne lui parut pas moins délicieux... Songeant à Josse, elle se demanda comment on pouvait aller s'enfermer dans un salon rendu étouffant par les gens qui s'y pressaient, les fumets du souper et les parfums des invités quand la nuit était si douce et qu'il faisait si bon dehors.

Venant du cabinet de bains, la voix de Bina lui parvint :

- Il n'y avait plus beaucoup d'eau chaude à la cuisine, alors le bain sera juste tiède, mais j'ai pensé que par cette chaleur... Et j'y ai mis un peu d'essence de benjoin.

- Tu as bien fait. Ce sera plus agréable.

Un moment plus tard, récurée à fond, les cheveux lavés et sèches au moyen d'une quantité de serviettes puis nattés, Anne-Laure, revêtue d'une chemise de nuit fraîche, se laissa tomber sur son lit et, à peine couchée, tomba dans un sommeil aussi profond que réparateur.

Dans la matinée, les échos de la colère de Josse l'en tirèrent. Ils emplissaient la maison de leurs éclats furieux et finirent par investir la chambre de la jeune femme quand la porte s'envola presque sous la main du marquis. D'entrée, il clama :

- Jaouen est passé à l'ennemi, ma chère! Pouvez-vous me dire ce que cela signifie ?

- Vous devriez le savoir mieux que moi. C'est votre serviteur. Pas le mien, riposta Anne-Laure qui découvrait, avec surprise, qu'elle pouvait à présent employer le même ton que son époux. Il vivait près de vous. Vous connaissez sans doute ses idées ?

- Ses idées ? Un domestique a-t-il des idées ?

- Tout être humain en a, je suppose. Et peut-être votre Jaouen ne supportait-il plus, justement, d'être un domestique ?

Le marquis ferma les yeux jusqu'à ne plus laisser filtrer qu'une mince lueur verte :

- Vous aurait-il fait des confidences et vous seriez-vous abaissée jusqu'à les écouter ?

- Si vous ne vouliez pas que j'échange la moindre parole avec lui, il fallait m'accompagner vous-même à Komer. Cela dit, il m'a laissé entendre qu'après notre retour il désirait rejoindre ceux qui vont se battre aux frontières. Je pensais que vous le saviez.

- Il s'est bien gardé de m'aviser. Il aura d'ailleurs lieu de s'en repentir lorsque je mettrai la main sur lui. On ne me quitte pas lorsque l'on m'appartient.

- Il n'est pas votre esclave, que je sache ! Et il se peut que nous ayons à l'avenir quelques difficultés à garder des serviteurs. Déjà on ne les appelle plus comme cela mais des " officieux "...

- Vous voilà bien au fait des idées nouvelles ! Auriez-vous décidé de vivre avec votre temps ? Il ne manquerait plus que cela et j'aurais préféré que vous restiez en Bretagne. Pourquoi, diable, êtes-vous revenue ? Vous pouviez aller chez votre mère ?

- Pour être auprès de vous, je vous l'ai dit. A ce propos, et à la décharge de votre Jaouen, il m'a proposé de me conduire chez vous, à Pontallec.

- Vous avez aussi bien fait de refuser, soupira Josse. Pontallec en est au même point que votre Komer. Durant votre absence, j'ai appris que mes bons paysans ont jugé bon d'incendier le château - peut-être pour exorciser à jamais le fantôme du Marquis Noir ? Ils ont même fait un feu de joie du chartrier familial et je ne sais même pas s'il m'est encore possible, à ce jour, de prouver mes titres de noblesse !

- Je ne vois pas qui vous les demanderait? Josse regarda sa femme avec curiosité. Assise

dans son lit, les mains sagement posées sur sa poitrine, elle ressemblait encore, de façon étonnante, avec son bonnet de mousseline blanche et sa chemise de nuit sage, à la couventine qu'il avait épousée trois ans plus tôt. Elle était bien toujours la même et pourtant il retrouvait, en face d'elle, l'impression bizarre de la veille : elle avait changé, quelque part, et il n'aimait pas du tout cela. Il eut un petit rire déplaisant :

- Moi qui vous croyais toujours perdue dans vos rêves et vos légendes! Je commence à me demander si vous ne donnez pas raison à ce rustaud qui veut se faire soldat? Et... en dehors de ses états d'âme, c'est tout ce qu'il vous a confié ?

Anne-Laure allait riposter qu'elle n'était pas partie pour écouter les doléances de Jaouen quand Bina entra dans sa chambre avec le plateau du petit déjeuner. L'odeur du café envahit la pièce tendue de perse à fleurs rosés qui mettaient une si jolie lumière sur le visage de la jeune femme, ce qui parut apaiser un peu l'humeur sauvage du marquis :

- Votre café me tente, ma chère ! Allez me chercher une tasse, Bina! Grâce à votre mère, nous devons être l'une des rares maisons de Paris où l'on peut encore en boire. Il faut en profiter car cela ne saurait durer. Le duc de Nivernais me disait ces jours derniers... Mais, au fait, vous ai-je dit qu'il est malade ?

- Malade, lui ? Cela semble incroyable !

- N'est-ce pas? Ce petit homme fragile qui a traversé une grande partie de ce siècle sans autres inconvénients que de bénignes blessures de guerre semblait à l'abri des incommodités humaines; pourtant, il est bel et bien souffrant depuis l'aventure des Tuileries où il a voulu faire au Roi un rempart de son corps et a été très malmené...

Josse avala deux tasses de café très sucré et se leva :

- Je vais au palais, à présent. Ensuite je passerai prendre de ses nouvelles. Mais... peut-être pourriez-vous lui rendre visite, vous aussi? Il s'est beaucoup tourmenté à votre sujet...

- Vous croyez que ma venue lui ferait plaisir? Quand on est très souffrant on ne souhaite guère...

- Je suis sûr qu'il en sera heureux. Il vous aime beaucoup et il est très seul depuis le départ de Mme de Cossé-Brissac, sa fille, puis de sa petite-fille, Mme de Mortemart...

- Alors j'irai ce tantôt.

Très souriant, tout à coup, comme s'il avait tout oublié de sa colère de tout à l'heure, Josse de Pontallec baisa la main de sa femme et s'en fut d'un pas désinvolte. Laissant Anne-Laure un peu perplexe devant la facilité avec laquelle il semblait avoir balayé le départ de Jaouen et oublié sa grande colère; connaissant, par ailleurs, le côté imprévisible de Josse, elle enterra la question d'un soupir et tourna ses pensées vers celui qu'elle irait voir tout à l'heure. Au moment où elle ne savait plus trop que faire d'elle-même dans ce Paris qu'elle connaissait si peu, l'idée de se tourner vers un être souffrant lui plaisait. Elle éprouvait une véritable affection pour le vieux gentilhomme charmant qu'était Nivernais, l'un des rares habitués de la Cour à avoir su se faire aimer dans son duché de Nevers et qui, chose plus rare encore, joignait à un esprit vif et amusant une grande générosité et une absence totale de méchanceté. Il était l'un des rares membres de la société parisienne à fréquenter l'hôtel de la rue de Bellechasse où Josse de Pontallec oubliait si tranquillement sa femme. Grâce à lui, Anne-Laure n'était pas complètement ignorante de ce qui se passait à la Cour - si l'on pouvait encore appeler Cour la poignée de fidèles qui fréquentait les Tuileries ! - et un peu dans la ville. Encore que, pour cette toute jeune femme absorbée dans son amour maternel, il choisît soigneusement ce qui pouvait l'amuser, la distraire ou l'instruire en élaguant avec soin ce qui risquait de l'inquiéter, à commencer par ce qu'il savait de la conduite du mari. Ainsi, il lui avait appris l'anglais - qu'elle maîtrisait parfaitement à présent - et aussi l'italien parce que, pour ce gentilhomme européen, la connaissance d'une seule langue - fût-elle la plus répandue en Europe ! - était tout à fait insuffisante.

- Cela aide tellement lorsque l'on voyage, soupirait-il. Et je crois que vous aimeriez cela...

- Je le crois aussi. Les hommes de ma famille ont toujours couru les mers. Sans doute m'en reste-t-il quelque chose...

Nivernais apportait aussi de menus cadeaux : des fleurs, le dernier livre paru, un jouet pour la petite Céline pour laquelle il avait les tendresses d'un grand-père qui ne voit jamais ses petits-enfants.

Personnage hors du commun que ce Louis Philippe Jules Barbon (il devait à son parrain ambassadeur de Venise ce prénom frisant le ridicule) Mancini-Mazarini. Il était le petit-fils du séduisant Philippe Mancini qui avait été le neveu chéri du cardinal Mazarin et le frère de la belle Marie pour laquelle le jeune Louis XIV voulait refuser l'Infante. Son titre de duc de Nivernais, il le devait à son père Philippe Jules François duc de Nevers qui, pour des raisons obscures, lui avait fait abandon - alors qu'il n'avait que quatorze ans ! - de ses droits et privilèges sur le duché tout en conservant le titre de duc de Nevers. Devenu donc duc de Nivernais, le jeune " Barbon " s'en était accommodé si bien qu'à la mort de son père survenue en 1769, à l'âge avancé de quatre-vingt-douze ans, il ne jugea pas utile de changer en Nevers un nom si connu. Il resta Nivernais comme devant.

Marié jeune à Hélène Angélique Phélipeaux de Pontchartrain, il en avait eu trois enfants : un fils qu'il avait eu l'inguérissable douleur de perdre adolescent à la suite d'un " mal gangreneux à la gorge ", et deux filles. Fin, cultivé, collectionneur impénitent comme il convenait à un Mazarin, ami de la marquise de Pompadour et assez apprécié de Louis XV pour être nommé ambassadeur par trois fois - à Rome, Berlin et Londres -, il faillit devenir gouverneur du Dauphin, futur Louis XVI, mais refusa le poste : la mort de son fils lui laissait peu de goût pour l'éducation d'un jeune garçon. Il n'en demeura pas moins fidèlement attaché au jeune Prince.

Sa femme étant morte d'une longue maladie en 1782, il se remaria quelques mois plus tard avec la veuve du marquis de Rochefort... et la perdit au bout de trois mois! Louis XVI, alors, en fit un ministre d'État afin que ses qualités de diplomate et de politique ne sombrent pas dans la douleur. Et un bon ministre : par ses conseils il contribua largement à des mesures apaisantes pour le peuple. A Nevers, il avait même installé une Assemblée provinciale bien avant les États généraux dont il jugea d'ailleurs la réunion prématurée. Constatant par la suite que la politique s'engageait dans une situation sans issue, il donna sa démission en annonçant à ses amis :

- Ce qui nous attend, à présent, c'est la prison ou la mort !

Ce qui ne l'empêcha pas de refuser l'émigration et de se rendre chaque matin, fidèlement, au lever du Roi. En cette année 1792, il était âgé de soixante-seize ans... C'est auprès de lui qu'Anne-Laure se rendit quelques heures plus tard.

Avec une sollicitude inattendue, Josse lui avait laissé le cabriolet dont il se servait d'habitude lorsqu'il n'allait pas à cheval. C'était, avec la berline de voyage, la seule voiture qui restait à l'écurie. On n'avait plus de cochers dignes de ce nom, rien qu'un jeune palefrenier, Sylvain, qui s'en tirait bien. C'était donc avec lui qu'Anne-Laure et Bina se rendirent chez celui que l'on commençait à appeler le citoyen Nivernais et qui n'était plus duc que chez le Roi.

Avec beaucoup d'habileté et afin de rester à ce poste d'honneur auprès du souverain auquel il tenait par-dessus tout, le vieux seigneur, sans aller jusqu'à hurler avec les loups, avait jugé plus sage de donner des gages aux nouveaux gouvernants. Ainsi et bien que privé d'une bonne partie de ses revenus par la fameuse " nuit du 4 août ", il signait désormais Mancini-Mazarini et donnait des preuves de bonne volonté en argent (40 000 livres de contribution patriotique, 200 livres pour frais de guerre, 3 000 livres pour l'emprunt fait par la section de son quartier, etc.). Il avait fait don de son château ducal à la ville de Nevers et offrait, par exemple, un drapeau à la garde nationale de la commune de Saint-Ouen dont il possédait toujours le magnifique château jadis construit par Le Pautre. Moyennant quoi, les nouveaux maîtres le laissaient mener sa vie à sa guise tout en le surveillant du coin de l'oil.

Pour la rapide voiture qui amenait sa visiteuse, le chemin n'était pas long de la rue de Bellechasse à la rue de Tournon où le duc habitait toujours le grand et superbe hôtel qui avait été celui de Concini, l'aventurier florentin dont la sottise de Marie de Médicis avait fait un maréchal d'Ancre et que le jeune Louis XIII avait fait " exécuter " par son capitaine des Gardes. Mais on mit pourtant un certain temps à le parcourir. Le peuple n'avait jamais aimé les cabriolets, trop rapides, et Sylvain s'appliqua donc à mener doucement son cheval afin de ne pas encourir le mécontentement des passants. Même à cette allure sage, l'élégant équipage attirait plus de regards courroucés qu'amicaux :

- Je me demande si Madame la marquise n'aurait pas mieux fait de prendre un fiacre, soupira-t-il, quand un caillou eut ricoché sur sa caisse vernie. Il y en a de plus en plus dans Paris maintenant pour remplacer les voitures particulières qu'on ne va plus pouvoir sortir.

- M. le marquis sort avec celle-ci tous les jours et il ne lui en est encore rien arrivé, bougonna Bina. Ça ne serait pas que tu aurais peur, Sylvain ?

- Pas plus qu'un autre mais, par les temps qui courent, moins on se fait remarquer et mieux ça vaut.

Anne-Laure ne se mêla pas au débat. Peu habituée à prêter attention à ce qui n'était pas son univers clos, elle ne pouvait s'empêcher, cependant, de remarquer combien la rue avait changé. De joyeuse et animée, surtout aux abords du marché Saint-Germain, elle était devenue sombre et presque silencieuse. Beaucoup de boutiques gardaient leurs volets clos à la suite du chômage entraîné par la fermeture des hôtels particuliers et des couvents. C'étaient surtout celles des orfèvres, des perruquiers, des coiffeurs, des marchandes de mode ou de colifichets, des pâtissiers, des traiteurs et de tous ceux qui touchaient plus ou moins au luxe d'antan. Des groupes désouvrés, composés surtout d'hommes en " carmagnole " [i] et pantalons rayés, erraient au hasard ou se groupaient sous les ormes de la petite place Saint-Sulpice ménagée entre l'église aux portes closes, aux cloches muettes et les hauts murs du séminaire vide. Quelques femmes aussi en cotillon plat, fichu croisé sur la poitrine et grand bonnet à bavolet piqué d'une cocarde, se mêlaient à eux ou restaient entre elles. Tous ces gens avaient l'air d'attendre quelque chose. Mais quoi?

Après avoir longé le chevet de l'église, la voiture tourna dans la rue de Tournon qu'elle remonta en direction du Luxembourg avant de s'apprêter à franchir le portail grand ouvert du vaste hôtel construit à la fin du règne d'Henri IV.

A la surprise de Sylvain, un garde national, la pipe à la bouche, qui montait là une faction nonchalante, lui barra le passage :

- Et où tu prétends aller comme ça, mon gars, mâchonna-t-il.

- Ça se voit, je crois ? J'amène une visite pour Monsi... pour le citoyen Nivernais. Et toi, qu'est-ce que tu fais là? Il ne lui est rien arrivé de fâcheux j'espère ?

- Fâcheux? Quand on est là pour veiller sur lui? Tu veux rire?... J'explique, ajouta l'homme en tirant enfin sa pipe éteinte de sa bouche. Le citoyen Nivernais il est pas bête du tout. Il a compris qu'en offrant un poste à la Garde nationale, il serait gardé du même coup. Et en plus il nous entretient. Pas mal d'ailleurs ! C'est un brave petit vieux. On l'aime bien...

- Nous aussi, répliqua Sylvain. Même qu'il y a, dans la voiture une d... une citoyenne qui vient prendre de ses nouvelles et qui voudrait bien le voir...

- Moi j'ai rien contre. Pour c'qui est des nouvelles, il va plutôt bien mais pour c'qui est de le voir il est pas là !

- Comment pas là ? intervint Mme de Pontallec. Mais il est malade !

Le factionnaire partit d'un bon gros rire :

- Malade ? Eh ben ! pour un malade il galopait drôlement vite tout à l'heure quand on est venu le chercher.

Une brusque angoisse serra la gorge de la jeune femme. Tout de suite, elle imagina le pire :

- Sauriez-vous me dire qui est venu le chercher?

Elle s'attendait qu'on lui réponde " les section-naires " du quartier et s'impatienta en voyant qu'au lieu de lui répondre, l'homme rallumait tranquillement sa pipe :

- Je vous en prie, dites-moi qui est venu ?

En réponse, il lui envoya un coup d'oil rigolard et souffla un long jet de fumée :

- Allons, faut pas vous affoler comme ça, citoyenne! L'est pas allé bien loin : juste là-bas, d'l'autre côté d' la rue. C't' un " officieux " qu'est venu d'la part de... Oh, ben tenez ! Le v'ia qui s'en revient.

En effet, Anne-Laure qui était descendue de voiture aperçut, traversant d'un pas vif la rue de Tournon selon une longue diagonale, une silhouette noire couronnée d'un tricorne à l'ancienne mode posé sur une perruque poudrée et qui agitait une canne au-dessus de sa tête en signe d'allégresse. M. de Nivernais courait presque en rejoignant la jeune femme :

- Vous voilà donc de retour, ma chère petite ! Dieu en soit loué !... J'étais d'une inquiétude à votre sujet !

- Vous étiez bien le seul, mon cher duc ! Josse, lui, n'était pas inquiet le moins du monde et...

- Holà, holà, holà ! intervint le factionnaire. Les ci-devant ducs, marquis et tout le saint-frusquin, ça a plus cours dans les rues ! Pour les simagrées, vaut mieux faire ça à l'intérieur.

Nivernais eut un sourire qui fit pétiller ses yeux sombres et lui rendit ses vingt ans. A soixante-seize ans, il jouissait d'une excellente santé et gardait, en dépit de quelques rides, un beau visage aux traits fins -chez les Mancini la beauté se transmettait d'une génération à l'autre -dont le front haut et dégagé annonçait l'intelligence; les chagrins avaient estompé, adouci l'expression de hauteur naturelle.

- Vous avez tout à fait raison, Septime, mon ami ! Venez, ma chère !

Et, glissant familièrement son bras sous celui de sa visiteuse, il l'entraîna vers l'entrée de sa demeure où celle-ci s'aperçut avec surprise qu'il n'occupait plus que quelques pièces au seuil desquelles un serviteur, presque aussi âgé que son maître, le débarrassa de son chapeau, de ses gants et de sa canne.

- Qu'avez-vous fait du reste de votre maison, mon ami ? demanda la jeune femme qui n'était pas venue depuis longtemps.

- Fermé, ma chère petite! Par prudence, j'ai congédié la plus grande partie de mes domestiques, ne conservant que mon vieux Colin et sa femme qui fait la cuisine. Il faut vivre avec son temps et je suis, vous le savez, un vieux libéral...

- Mais... vos collections?

- Les portes condamnées en protègent une partie, des tableaux par exemple. Le reste est... ailleurs. Mais asseyez-vous et dites-moi ce qui me vaut la joie d'une si charmante visite.

- Mon époux ne vous l'a-t-il pas annoncée? Il devait passer chez vous ce matin pour prendre de vos nouvelles et vous dire que j'allais venir. Il vous disait... fort malade.

- Ce n'est pas la première fois que je constate chez ce cher marquis une tendance à l'exagération bien qu'il ne soit pas méridional comme nous autres. Non, j'ai été un peu froissé aux Tuileries pendant ce terrible jour, mais rien qu'une bonne nuit et quelques soins ne puissent effacer. Cela dit, votre époux n'est pas passé me voir. Sinon, vous pensez bien que je ne me serais pas absenté ou j'aurais au moins laissé des ordres pour que l'on vous fasse patienter... car je pouvais difficilement refuser de me rendre au chevet d'un voisin qui est aussi un ami et qui, lui, est mourant. Je vous ai parlé déjà de l'amiral John Paul-Jones ?

- Le héros américain qui a si bien servi son pays durant la guerre d'Indépendance avant de servir la France? Je sais que le Roi lui a donné un vaisseau et le titre de chevalier. Et il est mourant ? Mais... il n'est pas vieux.

- Quarante-sept ans mais... il a trop aimé les femmes dont il était sans cesse entouré. C'est je crois ce qui le tue plus encore que le mal contracté en Russie pendant le temps où il servait - pas pour son bien -la Grande Catherine. Je ne vous cache pas que j'éprouve beaucoup de peine. C'est un homme tellement attachant... et très seul bien qu'il ait été si fort l'ami du duc d'Orléans. Il ne lui reste que deux amis : Samuel Blackden et le capitaine " Beaupoil " ci-devant comte de Saint-Aulaire... et puis votre serviteur. Depuis deux ans qu'il a loué chez l'huissier Dorbecque, au 42 de cette rue, nous nous sommes liés. J'admire son courage devant la mort... Mais, pardon! Je ne devrais pas prononcer devant vous ce mot terrible ! Dites-moi plutôt pourquoi vous êtes revenue alors que je vous croyais en sûreté dans votre Bretagne...

- Ma Bretagne n'est plus une sûreté. Pourtant, je suis certaine que mon petit ange y reposera en paix...

Anne-Laure raconta sa triste aventure, amputée, bien sûr, de l'étrange conversation qu'elle avait eue avec Jaouen. Non par manque de confiance envers Nivernais. Il était sans doute son meilleur et peut-être son seul ami sûr, mais elle éprouvait une gêne à rapporter la déclaration d'amour d'un valet à qui l'écroulement de la société donnait toutes les audaces, déclaration aggravée par la terrible accusation portée contre l'époux qu'elle aimait. Elle était trop jeune, trop transparente surtout pour que le vieux duc ne devinât pas qu'elle lui cachait quelque chose et qu'elle éprouvait un trouble profond. Il voulut tenter de l'en délivrer.

- Que vous n'ayez pu demeurer à Komer je le conçois sans peine, mais pourquoi n'avoir pas cherché refuge auprès de votre mère ? N'est-ce pas la place toute naturelle d'une fille lorsqu'elle souffre !

- Pas lorsqu'elle est mariée. J'ai pensé, puisqu'il ne m'était pas possible de rester auprès de ma petite fille, que je devais rejoindre mon époux. Et puis la mort de mon frère a réveillé le chagrin de ma mère qui ne s'en remet pas. Elle cherche un palliatif dans le travail et la conduite de ses affaires.

Cela, Nivernais voulait bien le croire. Sans connaître Marie-Pierre de Laudren, il sentait que sa fille ne devait pas tenir une grande place dans sa vie : le simple fait de n'avoir pas jugé bon de se déranger pour assister à son mariage était révélateur. En revanche, il connaissait bien Josse de Pontallec et, s'étant attaché à la jeune femme, il ne cessait de déplorer en lui-même une union qui ne pouvait en aucun cas lui assurer le bonheur. Il savait le marquis homme d'aventures - celle, retentissante, avec le Chevalier avait longtemps défrayé la chronique et il n'était pas certain qu'elle fût vraiment terminée. On lui prêtait bien d'autres conquêtes qui, tant qu'elles s'étalaient au grand jour, ne l'inquiétaient pas vraiment. On ne pouvait en dire autant des nouvelles relations du marquis avec Charlotte de Sinceny. A cause, justement, de la retenue, de la discrétion que Josse y apportait, le duc la jugeait beaucoup plus dangereuse que toutes les autres. Il demanda :

- Comment votre époux a-t-il accueilli votre retour ?

La jeune femme eut un geste évasif accompagné d'un petit sourire triste :

- Pas très bien, je dois l'avouer. II... m'espérait en sûreté là-bas et il était... plutôt mécontent. On ne saurait guère le lui reprocher, ajouta-t-elle un peu trop vite. Par ces temps difficiles on préfère savoir les siens à l'abri n'est-ce pas ?

- C'est évident, dit machinalement Nivernais, qui pensait en même temps qu'il valait mieux qu'elle voie une preuve de sollicitude dans la colère de son époux au lieu de soupçonner la vérité qui était celle-ci selon lui : Josse espérait bien ne pas revoir sa femme avant longtemps et il était ravi d'en être débarrassé. La déception devait être rude, mais ce que le vieux duc n'arrivait pas à comprendre c'est pourquoi, diable, il avait expédié Anne-Laure chez lui en le déclarant malade alors qu'il savait parfaitement qu'il n'en était rien ?

- Je me demande, commença-t-il du ton de quelqu'un qui pense tout haut, si vous ne devriez pas repartir pour la Bretagne. La récente attaque des Tuileries a laissé au peuple un goût d'inachevé. Il a pu franchir un degré de plus dans une lèse-majesté qui autrefois menait à l'échafaud et je suis persuadé qu'il cherchera à terminer un ouvrage si bien commencé. Les temps vont devenir de plus en plus difficiles. L'émigration commencée en 89 a repris de plus belle...

- Y songeriez-vous aussi?

- Moi ? Non. A aucun prix. Ma place est auprès de mon roi... outre que je suis trop vieux pour courir les aventures. Ce n'est pas votre cas.

- Mais je ne demande pas mieux qu'émigrer. A condition que ce soit avec mon époux. Voyez-vous, le moment de surprise de mon retour passé, il est devenu... beaucoup plus affectueux qu'il ne l'avait jamais été et j'en suis venue à penser que les mauvais jours à venir pourraient être pour nous un nouveau départ. Pour rien au monde je ne le quitterais à présent... et je serais infiniment heureuse de partir avec lui.

Comme Jaouen avant lui, Nivernais s'émerveilla de cette faculté des êtres jeunes à faire refleurir leurs illusions, et il le déplorait. Si jamais Josse de Pontallec émigrait, ce serait certainement pour suivre la belle Sinceny... Mais allez donc dire cela à une enfant aussi aveuglément amoureuse?

- J'essaierai de le sonder dans ce sens la prochaine fois que nous nous rencontrerons, promit-il. En attendant, et comme on ne sait jamais si les événements ne nous prendront pas au dépourvu, je veux que vous sachiez ceci, mon enfant : vous avez ici un asile tout trouvé en cas de malheur. Cette maison est l'une des rares demeures nobles qui soient encore à peu près sûres à Paris. Les... mômeries auxquelles je me livre avec les autorités m'accordent cet avantage, ajouta-t-il avec un petit rire amer.

- Les mômeries ? Oh, Monsieur le duc !

- Je ne vois pas comment on peut appeler autrement le fait d'avoir déposé à ma municipalité mon collier de l'ordre du Saint-Esprit, mon diplôme de grand d'Espagne et le diplôme de l'empereur Charles me conférant le titre de prince du Saint Empire! Mais si je peux, à ce prix, aider ceux que j'aime à conserver la vie, pourquoi pas?

Il avait dit cela sur un ton tellement allègre qu'Anne-Laure ne put s'empêcher de rire :

- Je n'ai jamais vu quelqu'un renoncer aussi joyeusement à ces titres prestigieux! Vous êtes, mon cher duc, le prince le plus européen qui soit...

- Surtout si l'on y ajoute mon duché français et mes ascendances italiennes. Mais, sachez-le, je n'ai pas renoncé définitivement et j'espère bien récupérer un jour mes hochets de vanité. Vous me quittez?

Elle s'était levée, en effet.

- Oui. Pardonnez-moi, il faut que je rentre. Encore une question cependant si vous le permettez?

- Mais je vous en prie !

- Pourquoi n'avez-vous jamais amené chez moi l'amiral Paul-Jones alors que ce que vous m'en disiez piquait ma curiosité ?

- Parce que, en dépit de son état de santé, il vous aurait fait la cour et que je ne voulais pas qu'il se fît une affaire avec le marquis. Justement à cause de son état...

- Une affaire ? N'était-ce pas faire preuve d'une grande imagination? L'amiral faisait-il la cour à toutes les jeunes femmes ?

- Non. Seulement aux plus jolies...

- Je ne suis pas jolie.

- C'est vous qui le dites. Laissez donc à d'autres le soin d'en juger !

- En outre, mon époux ne s'intéresse pas assez à moi pour aller jusqu'au duel.

- Ne croyez pas cela! Je ne sais si Josse de Pontallec est capable d'amour mais il a le sens de la propriété à un degré très élevé. Or vous êtes " sa " femme. Autrement dit, vous lui appartenez corps et biens et il ne saurait être question, pour lui, de permettre à quiconque de chasser sur ses terres. La meilleure preuve en est qu'il vous a toujours tenue à l'écart dans l'hôtel de la rue de Bellechasse alors qu'il menait sa propre vie ailleurs...

- C'est peut-être aussi parce qu'il m'aime un peu ? murmura Anne-Laure avec, dans la voix, une note d'espoir qui désola le vieux duc.

- D'honneur, je n'en sais rien! C'est possible, après tout, mais n'oubliez pas, il n'est pire jaloux qu'un jaloux sans amour... Ah, j'y pense : vous êtes venue avec le cabriolet, ce n'est pas très prudent : les gens du peuple exècrent ce type de voiture et je ne comprends pas que votre époux vous l'ait cédé. Quand vous reviendrez me voir, venez en fiacre, c'est beaucoup plus sûr ! Ou plutôt ne venez pas ! Je passerai chez vous au moins un jour sur deux comme je le faisais pour nos leçons...

Un franc sourire illumina pour la première fois les yeux noirs de la jeune femme :

- Cela me fera tellement plaisir! Ce sera un peu... comme naguère ?...

La soudaine évocation de jours plus heureux produisit son effet habituel : en quittant l'hôtel de Nivernais, Anne-Laure avait des larmes dans les yeux tandis que sa voiture rebroussait chemin. Elle n'alla pas loin : engagée dans l'étroite rue du Petit-Bourbon [ii] coincée entre des immeubles et la grande église, elle s'aperçut qu'elle n'en sortirait pas sans peine : un attroupement tout de suite menaçant bouchait la sortie sur la place. Avant que Sylvain ait pu réagir, un vigoureux gaillard, coiffé d'un bonnet rouge crasseux sur lequel s'épanouissait une énorme cocarde, s'était jeté à la tête du cheval avec une adresse trahissant l'habitude. A ce moment précis, un autre homme, long et maigre celui-là, roula sous la voiture comme s'il venait d'être renversé par elle. En même temps des cris furieux éclatèrent : " A bas le cabriolet!.. Sus à la fille d'opéra qui croit encore qu'elle peut écraser le pauvre monde! Brûlons-les!... Encore une catin qui se croit tout permis !... On va lui en faire passer l'envie!... "

En un rien de temps, Sylvain, qui s'efforçait courageusement de faire face à la meute enragée, fut arraché de son siège, tandis qu'avec de grands cris des femmes d'allure louche s'occupaient de la fausse victime qui poussait des gémissements à fendre l'âme. En même temps, des mains impatientes dételaient le cheval sur lequel l'homme à la cocarde sauta pour l'emmener vers une destination inconnue tandis que d'autres mains traînaient hors de la voiture Anne-Laure et la pauvre Biba, qui poussait des cris d'orfraie en s'accrochant à elle. Pétrifiée d'épouvanté, la jeune femme ne disait rien, elle regardait seulement cette horde furieuse qui lui montrait le poing cependant que l'on démolissait la voiture à coups de hache avec l'intention d'en faire un bûcher pour l'y jeter elle-même. Dans son esprit soudain engourdi, une seule pensée tournoyait : on allait la tuer, elle allait mourir là sous les coups de ces brutes et, dans un sens, elle n'y voyait pas d'inconvénient. Tout serait plus simple après et elle reverrait Céline. On lui arracha son chapeau de paille et son fichu de mousseline noirs, découvrant une gorge ronde et douce sur laquelle un homme porta aussitôt une main sale en ricanant :

- Joli morceau ! On pourrait p't' être y goûter avant de le faire rôtir? C'est doux et parfumé...

- T'as pas à t' gêner, Lucas! C'est point farouche ces filles-là. Pas ma belle? Montre-nous un peu l'reste de tes trésors !...

Comprenant qu'on allait la déshabiller là, en pleine rue et devant tous ces gens, elle ferma les yeux en souhaitant très fort perdre connaissance, mais ne s'évanouit pas qui veut. Sa Bretagne natale avait doté Anne-Laure d'une belle santé aussi peu sujette que possible aux " vapeurs " des belles dames délicates. Elle chercha une prière, n'en trouva pas... Et, soudain, les mains qui la palpaient sans douceur, qui tiraient sur sa robe pour la déchirer la lâchèrent tandis qu'une voix d'homme éclatait tout près d'elle :

- V's' êtes pas un peu malades ? Ça, une fille d'opéra ? Sans poudre, sans rouge et vêtue comme une chanoinesse? Vous voyez pas qu'elle est en deuil? Ah, il est beau 1' peuple qui s' veut libre et qui sait même pas respecter la douleur d'une malheureuse !

La jeune femme rouvrit les yeux, vit que c'était un porteur d'eau et que l'on se jetait sur les seaux encore pleins qu'il venait de poser. Il faisait si chaud!... Du coup, le cercle infernal refermé sur Anne-Laure se brisa. Restèrent seulement, outre les deux hommes qui voulaient la mettre à mal, quelques femmes méfiantes et deux ou trois badauds qui ne semblaient pas disposés à lâcher prise.

- Possible qu'elle soit en deuil mais 1' cabriolet, lui, il y est pas et il a failli écraser P'tit Louis ! Alors on va l'brûler.

- Si ça vous chante, mais laissez la citoyenne tranquille! C'est pas d' sa faute s'il lui reste que cette voiture-là.

- L'a qu'à aller à pied comme tout l'monde. Mais, dis donc toi, ça s'rait-y qu' tu la connaîtrais ?

- Ben oui. J' livre d' l'eau chez elle. C'est la citoyenne Pontallec... et elle vient d'perdre son seul enfant, sa p'tite fille de deux ans.

- Pontallec ? Ça sonne l'aristo, ça ?

- Et après ? On n'est jamais responsable d'sa naissance! Vous voyez bien qu'elle est toute jeunette. Et elle est loin d'être heureuse, croyez-moi ! Parc' que les filles d'opéra, ça s'rait plutôt l'affaire d'son époux !

Une femme aux yeux fureteurs, au nez pointu vint le mettre sous celui du défenseur d'Anne-Laure.

- Comment qu' ça s'fait qu' tu la connais si bien, citoyen...

- Merlu! Jonas Merlu, d' l'impasse des Deux-Ponts ! J'te l'ai dit citoyenne, j'livre chez elle et à la cuisine on cause! J'entends les bruits. Allez, un bon mouvement, les gars ! Laissez-moi la ram'ner au logis ! C'est d'jà une victime, en faites pas une martyre ! Ça s'rait pas digne.

- C'est où le logis ?

- Rue d'Bellechasse !

- Alors, décida la femme, on va avec toi ! Histoire d'voir la tête qu'il a l'mari...

C'est ainsi qu'Anne-Laure, remorquant à sa suite une Bina plus morte que vive, regagna sa maison à pied - le cabriolet n'existait plus et le cheval avait disparu, poursuivi par Sylvain plus attaché à l'animal qu'à sa maîtresse. Elle marchait d'un pas ferme, sans aide aucune. Son sauveur avait repris ses seaux vides et allait pesamment, sans plus faire attention à elle, en fredonnant une chanson. Elle aurait aimé le remercier, mais sans doute préférait-il ne pas donner prise davantage à la suspicion que son geste faisait peser sur lui. Au physique, c'était un homme sans âge, de taille moyenne; il marchait un peu voûté, ce qui le raccourcissait. Sous un vieux chapeau qui le protégeait du soleil, il portait une perruque de laine comme en ont les matelots et une barbe poivre et sel mangeait la moitié de son visage. Un nez rouge prouvant que l'homme respectait son fonds de commerce et de lourdes paupières, rougies elles aussi, complétaient une physionomie somme toute banale.

Arrivés à destination, les adieux ne se prolongèrent guère. Le marquis était absent et la petite foule qui avait quitté la place Saint-Sulpice se trouvait singulièrement diminuée. Restaient surtout quelques femmes, deux hommes et le porteur d'eau auquel Anne-Laure adressa, devant tous, un merci ému qu'il repoussa d'un geste bourru. Pourtant, avant de s'éloigner, il ôta la cocarde qui ornait son feutre sans couleur précise et la tendit à la jeune femme.

- Un bon conseil, citoyenne. Si tu veux plus qu'il t'arrive d'ennuis, ne sors pas sans ça! Plus de cabriolet non plus - de toute façon le tien n'existe plus ! - et puis, tout compte fait, sors donc le moins possible !

Pour la première fois et sans doute parce qu'elle était délivrée de sa peur, Anne-Laure remarqua la voix de cet homme : une voix grave, profonde, chaude comme un chant de violoncelle. Tout à l'heure, elle tonnait comme le bronze. A présent, elle avait le calme apaisant d'un chant d'église. Elle expliquait l'ascendant qu'en peu d'instants cet homme du peuple avait pris sur ses semblables et qui lui avait permis de l'arracher à leur fureur sans y laisser sa propre vie. En dépit du parler vulgaire, elle exerçait une sorte de magie...

Naturellement, le bruit de son escorte avait attiré dehors les deux serviteurs qui, avec Bina et Sylvain, composaient encore toute la domesticité de l'hôtel. Mme de Pontallec s'approcha d'Ursule, sa cuisinière.

- Vous devez connaître cet homme, Ursule ? Il a dit qu'il nous apportait de l'eau ?...!! s'appelle Jonas Merlu...

Les yeux fixés sur la silhouette qui s'éloignait dans la rue, la femme hocha la tête en faisant la moue :

- Ma foi non! Je ne l'ai jamais vu...

CHAPITRE III 10 AOÛT 1792

Depuis minuit le tocsin sonnait...

Première de toutes celles de Paris, cependant réduites au silence depuis des semaines, la grosse cloche des Cordeliers se fit entendre puis ce fut celle de Saint-André-des-Arts relayée par celles du faubourg Saint-Antoine, des Gravilliers, des Lombards, de Mauconseil et d'autres encore. Seule se taisait celle de Saint-Germain-l'Auxerrois, la paroisse royale qui avait donné le signal de la Saint-Barthélémy et, dans l'esprit de ceux qui en espéraient le pouvoir, c'était, cette nuit-là, une autre Saint-Barthélémy qui se préparait...

Ensuite ce furent les tambours. De toutes parts on battait la générale. Pourtant, la nuit de ce 9 août était belle, chaude, merveilleusement étoilée et Paris brillait de tous ses feux, éclairé comme pour une fête autour de la masse sombre du palais des Tuileries et de ses jardins. Là, les lumières extérieures étaient rares et le palais apparaissait comme un énorme et mystérieux animal...

Quelques heures plus tôt, Josse y avait amené Anne-Laure afin, disait-il, de n'avoir pas à se soucier de son sort tandis qu'il combattait avec tous ceux qui se rendaient alors au " château " pour la défense du Roi, car on savait bien qu'il allait se passer quelque chose et qu'il faudrait combattre. Aussi, le marquis de Pontallec était-il parti armé d'une épée qui n'avait rien à voir avec une épée de cour et des pistolets, Anne-Laure l'avait suivi avec une joie profonde puisqu'il refusait de se séparer d'elle au moment du danger. Partager le sort de son époux quel qu'il soit, n'était-ce pas son plus cher désir? Même si ce sort s'avérait dramatique...

Depuis le 20 juin où le courage du Roi avait fait reculer l'aveugle ruée des faubourgs, ceux-ci rongeaient leur frein cependant que le ciel se chargeait de nuages. Aux frontières de l'Est, une puissante armée prussienne et autrichienne sous le commandement du général-duc de Brunswick se massait et s'apprêtait à déferler. La Patrie ayant été déclarée en danger, on enrôlait des volontaires dans les carrefours pour rejoindre les vestiges de l'ancienne armée royale. La Fayette, de son côté, ayant appris l'affaire des Tuileries, revenait de cette même armée afin d'essayer de préserver les personnes royales...

A l'intérieur, le ministère girondin vacillait sur sa base, secoué avec vigueur par les plus enragés du puissant Club des Jacobins dont le but était d'obtenir de l'Assemblée la déchéance du Roi. En outre, et en vue de la célébration devenue rituelle du 14 juillet, des bandes de " fédérés " venues de Marseille, de Brest et du nord de la France sont entrées dans Paris. Comme des loups affamés ! Par leur violence et leurs excès ils y ont semé la peur, que l'on déguisait sous un enthousiasme de commande. La fête du Champ-de-Mars a réjoui les " cours patriotes ". On a pu y voir brûler, sous l'oil impassible de Louis XVI, un arbre immense, chargé de la cime au pied des écus armoriés de la noblesse ainsi qu'une table où étaient jetés pêle-mêle couronnes, tortils et autres insignes de grandeur. Le peuple a dansé, sauté, hurlé de joie autour de ce brasier comme des Indiens d'Amérique autour du poteau de torture, au risque de roussir ses cocardes et ses habits de fête. Et puis, le 28 du mois, des affiches ont inondé la ville portant ce que l'on appelle le Manifeste de Brunswick. Le duc y signait la plus claire des menaces : si les Parisiens ne se soumettaient pas immédiatement et sans conditions à leur roi, les " souverains alliés " en tireraient une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés aux supplices mérités, etc. Du coup, les estrades en plein air, ornées de tentes tricolores où l'on enrôlait les jeunes gens, se sont multipliées en même temps que la peur engendrait la fureur des sections déjà puissamment travaillées par les extrémistes et ceux qui voyaient, dans l'écroulement de la Couronne, une promesse de pouvoir et de richesse... Il fallait à tout prix que le trône tombe d'irrémédiable façon pour encourager le peuple à se battre contre l'envahisseur jusqu'au bout de ses forces. Grande idée sans doute ! Malheureusement, trop de racaille allait se glisser parmi ceux qui, voyant dans le débonnaire Louis XVT un ennemi du pays, brûlaient d'aller au sacrifice suprême. Devenu suspect, La Fayette était reparti pour l'armée.

Il y avait longtemps qu'Anne-Laure n'était allée aux Tuileries. Elle ne se plaisait pas dans une cour où elle n'avait aucun emploi et ne connaissait pas grand monde. Elle s'y sentait gauche en dépit du fait que le faste du palais parisien n'approchait pas celui de Versailles où elle s'était mariée. Néanmoins, il y régnait toujours ce grand ton auquel il lui était difficile de s'adapter. Comme Josse ne souhaitait guère l'y voir évoluer afin de se sentir les coudées plus franches, ceux qui connaissaient son existence - à l'exception du duc de Nivernais bien sûr - se faisaient l'idée d'une créature à la santé fragile, toujours entre deux fausses couches. Cela ne valait sans doute pas la peine d'entretenir des relations avec une jeune femme qui n'avait pas de longues années à vivre. Aussi, son entrée dans les appartements de la Reine, et dans les habits de deuil qu'elle refusait de quitter, fit-elle quelque sensation.

Elle ne fut pas surprise, étant donné les circonstances, qu'il y eût moins de monde que par le passé. Une douzaine de dames, tout au plus, entouraient Marie-Antoinette, sa fille, la petite Marie-Thérèse, dite Madame Royale, de quatorze ans et sa belle-sour, la douce et pieuse Madame Elisabeth. La nouvelle venue s'attendait à trouver une place discrète dans un coin du salon : elle fut surprise de l'accueil qu'on lui fit lorsqu'elle entra, conduite par son époux. La sour du Roi s'élança spontanément vers elle :

- Madame de Pontallec!... Vous venez à nous au jour le plus sombre alors que vous restiez à l'écart lorsque tout souriait. Comment vous dire à quel point votre geste nous émeut? Ma sour, ajouta-t-elle en prenant la main d'Anne-Laure pour la conduire à la Reine qui écrivait une lettre assise à un petit bureau, voyez qui vient nous joindre quand beaucoup nous abandonnent.

Marie-Antoinette considéra un instant la jeune femme plongée dans sa révérence puis jeta sa plume, se leva et se pencha pour la relever. Scrutant le jeune visage où les traces du chagrin étaient encore si visibles, elle hocha la tête.

- Vous n'auriez pas dû l'amener, marquis ! dit-elle à Josse. Votre jeune épouse a eu plus que sa part de chagrin car l'on ne saurait se consoler de la mort d'un enfant. Vous auriez dû la mettre à l'abri...

- Elle ne le souhaite pas, Madame. Nous sommes l'un et l'autre au service de Leurs Majestés!

- Alors je dois vous remercier, mon enfant, soupira la Reine en caressant la joue d'Anne-Laure du bout du doigt.

- La Reine n'a pas à me remercier, dit la jeune femme. Dès l'instant où mon époux décidait de lier son sort à celui de ses souverains, le devoir me commandait de le suivre...

- J'aimerais mieux que votre présence ici soit née de l'affection plus que du devoir, soupira à son tour Marie-Antoinette, mais de cela je suis seule à blâmer. Une reine devrait savoir deviner la vraie noblesse sous les traits d'un visage et je m'aperçois seulement aujourd'hui que le vôtre est de ceux que l'on aimerait voir souvent. Peut-être n'est-il pas trop tard, après tout! Monsieur de Pontallec, ajouta-t-elle avec un rien de dureté, allez donc rejoindre le Roi. Je garde la marquise.

Un peu surprise, Anne-Laure contemplait cette femme couronnée qu'elle détestait depuis si longtemps parce qu'elle était persuadée que Josse l'aimait. Certes, ce n'était plus l'éblouissante - et si lointaine ! -souveraine du plus beau palais du monde, ce n'était plus la bergère enrubannée de Trianon, sans cesse à la recherche de plaisirs nouveaux, mais elle était toujours belle dans sa robe d'été de taffetas et de mousseline blanche, combien nerveuse aussi, combien inquiète ! Les beaux yeux bleus un peu globuleux semblaient avoir peine à se fixer; la Reine paraissait écouter à chaque instant les bruits venus de la grande ville. C'était à présent une femme toujours pleine d'orgueil mais mûrie par les épreuves - l'envahissement de Versailles, le retour forcé à Paris, la fuite avortée suivie d'un autre retour pire que le premier, et puis les insultes, les bruits de l'exécration dont elle était à présent l'objet, la peur enfin de ces foules qu'elle méprisait parce qu'elle sentait confusément qu'elle avait tout, et le pire, à en redouter. Sans oublier le fait qu'elle aussi connaissait la douleur d'avoir perdu deux enfants. Ce fut peut-être ce souvenir-là qui amena Mme de Pontallec à plier une nouvelle fois les genoux.

- Madame, dit-elle, la Reine sait bien que, proche ou éloignée, elle peut tout exiger de notre dévouement à la famille royale et à sa personne...

A nouveau on la releva :

- Il en faudrait beaucoup comme vous. Ma fille, dit-elle en attirant à elle la petite princesse qui observait la scène avec une gravité au-dessus de son âge, voici la marquise de Pontallec que vous ne connaissez pas encore. J'aimerais qu'elle soit de vos proches quand tout cela sera fini. Elle n'est pas tellement plus âgée que vous comme vous pouvez vous en rendre compte.

Pour toute réponse, Marie-Thérèse tendit à la nouvelle venue ses deux mains, d'un mouvement si naturel, si spontané que celle-ci sentit qu'on lui accordait à la fois confiance et amitié alors qu'elles n'avaient échangé qu'un seul regard. Pour cette solitaire qui n'avait plus personne à aimer en dehors d'un époux quasi indifférent, le geste, le regard et le sourire tremblant de cette enfant si jolie et si blonde apportèrent un réconfort, une chaleur qu'elle ne croyait plus pouvoir éprouver. Elle eut soudain l'impression de voir Céline, si Dieu avait permis qu'elle grandisse. Aussi fut-ce avec une sorte de tendresse qu'elle baisa les petites mains, si étroites et si fines, qui serrèrent un peu ses doigts. Aucun mot ne fut échangé, pourtant Anne-Laure sentit que le vieux geste d'allégeance féodal la lierait désormais à Madame Royale. Elle n'imaginait pas de quel poids cet instant pèserait sur sa vie...

En d'autres temps, une faveur si soudaine et si éclatante eût déchaîné sur la jeune marquise une ruée de courtisans sans compter d'amères jalousies. Seulement, des courtisans il n'y en avait plus : la plupart avaient essaimé hors des frontières. Il ne restait plus que les fidèles, les derniers soutiens des souverains en péril, ceux qui avaient l'âme trop haute pour se laisser atteindre par une basse envie. Anne-Laure et sa robe noire furent accueillies avec chaleur par ces femmes, toutes vêtues de blanc comme un jardin de lys - une façon comme une autre d'affirmer ses couleurs! -; presque toutes appartenaient à la plus haute noblesse. Ainsi la princesse de Lamballe, dont la jeune marquise savait qu'elle était la plus fidèle des amies de la Reine puisque, chassée de son poste de surintendante de la Maison royale par la faveur des Poli-gnac, elle était venue réclamer sa place, après leur fuite, quand arrivèrent les mauvais jours. C'était une femme belle, douce, loyale et fière, mais d'une nervosité qui, parfois, lui provoquait de pénibles crises. Mariée à seize ans au fils du richissime duc de Penthièvre, petit-fils de Louis XTV et de Mme de Montespan, elle n'avait jamais été heureuse auprès d'un époux mort des suites d'une " galanterie ". Ses seuls moments de bonheur, elle les avait trouvés auprès d'un beau-père qui l'aimait comme un père, et de la Reine dont elle avait pu mesurer la fragilité des affections.

A peu près du même âge - la quarantaine - une autre fidèle, la princesse de Tarente, née Châtillon, haute, fière, vaillante comme un chevalier de la Table Ronde et attachée à la Reine par des liens d'amitié plus lucides que ceux de Mme de Lamballe. Elle était arrivée, peu avant Anne-Laure, de son hôtel parisien et ne cachait pas son inquiétude : une foule tournait autour des Tuileries comme le tigre autour du village qu'il s'apprête à attaquer, une foule quasi animale, silencieux mélange de vrai peuple et de pègre qui avait seulement l'air d'attendre qu'on la jette sur sa proie. Peu facile à impressionner, Louise-Emmanuelle de Tarente tremblait cependant, mais c'était d'indignation, en racontant ce qu'elle avait observé en venant prendre ce qu'elle appelait son " poste de combat ".

- J'ai vu un homme parcourir les terrasses en élevant haut un drapeau sur lequel est écrit : " Louis, demain le trône sera renversé, demain nous serons libres... " Mais il y a pire : un prêtre a été pendu à l'un des réverbères de la place Louis-XV, cependant que des femmes et des enfants..., oui des enfants, noyaient dans le bassin du palais l'un de vos anciens gardes du corps, Madame!... Ces gens-là sont ivres de vin et de haine...

Un murmure terrifié accueillit ce bref récit qui fit pâlir un peu plus Marie-Antoinette. D'un geste instinctif, elle attira sa fille plus près d'elle quand une voix ferme, un rien réprobatrice, s'éleva :

- Je ne vous croyais pas si impressionnable, ma chère Louise ! Ce n'est pas d'hier que nous avons appris les étranges perversions et les crimes auxquels peut se livrer un peuple qui devient fou parce que cela arrange certains qu'il en soit ainsi. Et nous ne sommes pas ici pour affoler la Reine mais bien pour la protéger de notre mieux !

Conduisant par la main le petit Dauphin de sept ans, la marquise de Tourzel effectuait son entrée. La gouvernante des Enfants de France était l'une des rares personnes qui avaient impressionné Anne-Laure les quelques fois où elle était apparue à la Cour. Cette grande dame calme et grave, quoique non dépourvue d'un humour abrupt, était de celles qui inspirent confiance. Avec Mme de Tarente et Mme de Lamballe dont elle était l'exacte contemporaine, ces femmes formaient autour de la Reine un trio aussi vaillant et dévoué qu'avaient pu l'être jadis les fameux mousquetaires autour de Louis XIII. Et, des trois, celle que son petit élève appelait en secret " Madame Sévère " était la plus redoutable. Comme Mme de Lamballe, elle avait pris son poste, abandonné par la duchesse de Polignac, en 1789, au moment où il commençait à devenir dangereux. C'était tout dire.

Derrière elle venait sa fille Pauline, jolie adolescente de seize ans que la petite Madame Royale aimait beaucoup. Ce qui valut à Anne-Laure d'être aussitôt présentée. Cependant Mme de Tarente protestait :

- Qui parle ici d'affoler la Reine ? Elle a toujours préféré la vérité, étant de grand courage pour l'affronter.

- Sans doute, mais les détails ne s'imposent pas. En outre, ces enragés ne sont pas encore ici. Le château, grâce à Dieu, est bien défendu. Le Roi a fait venir de leur caserne de Courbevoie les Suisses qui ne sont pas de garde; en outre, nous avons ici le bataillon de la Garde nationale des Filles-Saint-Thomas qui est sûr. Enfin, il y a tous ces braves gentilshommes parisiens dont certains n'ont jamais eu leur entrée à la Cour et qui viennent cependant mettre leurs épées au service de Leurs Majestés. Certains sont âgés. Ah, j'allais oublier les canons ! Nous en avons quatorze pièces que la racaille aura du mal à faire taire. Cela suffira-t-il à vous protéger ?

- Encore une fois ce n'est pas pour moi que je crains...

- En ce cas cessez de trembler ! Le château est plein de braves gens qui brûlent de mourir pour leurs souverains. Et si le pire arrivait, Leurs Majestés et leur famille sont munis de plastrons en forte toile de soie, à l'épreuve du poignard comme des balles, que le comte de Paroy a confectionnés pour eux.

- ... et que le Roi n'acceptera jamais de porter, coupa la Reine. Il a déjà refusé. De même il a refusé de fuir la nuit dernière et je l'ai approuvé. La chaise de poste ne nous vaut rien, ajouta-t-elle avec un sourire triste.

Entouré de quelques gentilshommes parmi lesquels Anne-Laure vit son époux et le duc de Nivernais, le Roi entra. Il savait les bruits qui couraient le palais, tous plus inquiétants les uns que les autres, et il venait rassurer les dames. Il venait aussi leur dire que Pétion, le maire girondin de Paris, ne cessait de courir entre l'Hôtel de Ville, le palais et l'Assemblée [iii] pour empêcher l'affrontement. Or, à ce moment, Pétion était, depuis l'autodafé des armoiries au Champ-de-Mars, l'homme le plus populaire de Paris.

- Il devrait réussir à faire entendre raison au bon et vrai peuple de Paris. D'autant que l'Assemblée est girondine dans sa majorité. En outre, nous lui avons fait savoir que nous détestons jusqu'à l'idée de faire tirer sur nos sujets. Aussi apaisez-vous, mesdames, nous avons seulement un mauvais moment à passer...

- Sire, intervint Nivernais, j'ai peur que Votre Majesté place mal sa confiance. Paris bout comme un chaudron de sorcière et le maire pourrait perdre pied. S'il prend peur, Pétion qui n'est pas un brave ira hurler avec les loups... En outre, nous ignorons ce qui se passe à l'Assemblée sinon que ceux qui veulent la déchéance du Roi lui ont donné jusqu'à minuit pour se prononcer.

- Allons, Nivernais, où est votre foi en Dieu ? Il faut savoir accorder confiance aux hommes. Ce ne sont pas tous des buveurs de sang...

Le ton paisible de Louis XVI, son bon sourire firent plus pour le moral de celles qui l'écoutaient qu'un long discours. Il eut pour chacune un mot aimable ; en recevant la révérence d'Anne-Laure, il la releva comme tout à l'heure la Reine et il lui dit :

- Je savais votre qualité, Madame, mais je ne soupçonnais pas que vous puissiez la montrer à ce point. Vous êtes si jeune !

- A quoi peut servir la noblesse, Sire, si elle n'est avant tout dévouée au Roi ?

- J'ai bien peur que votre opinion ne soit pas partagée par le plus grand nombre, ma chère! Vous auriez dû venir nous voir plus souvent !

Avec tristesse, la jeune femme constata que le Roi avait changé. Quasi prisonnier de ce palais parisien, il avait dû renoncer à l'exercice quotidien du cheval qui le maintenait en parfaite santé. A cet ami des forêts qui chassait tous les jours et par tous les temps, on avait imposé comme limites celles d'un simple jardin. Ce qui ne lui permettait plus de " brûler " le trop-plein d'un appétit qui avait été celui de Louis XIV. A cet homme de plus d'un mètre quatre-vingts il fallait des repas solides, abondants qui, à présent, se traduisaient en graisse, cependant que le teint habituellement frais se faisait plus gris. Louis XVI avait maintenant un ventre que ses larges épaules ne compensaient pas et un double menton... Mais la bonté de son regard était toujours la même et plus grands peut-être que jamais son courage, son horreur du sang versé et son obéissance à la volonté de Dieu, dont il sentait peut-être obscurément qu'ils le conduisaient au martyre...

On attribua aux dames qui n'habitaient pas les Tuileries un logement pour la nuit. A la demande de la petite Madame Royale, la Reine avait permis que Mme de Pontallec soit hébergée chez elle; Anne-Laure n'en profita pas et pas davantage de l'appartement de Mme de Tourzel que celle-ci, décidée à ne pas quitter ses élèves, lui proposa. Elle n'en dit rien mais elle ne voulait pas s'éloigner de Josse qui, bien entendu, ne quittait pas le Roi. D'ailleurs, durant les quelques heures nocturnes - de huit heures du soir à quatre heures du matin - personne ne dormit au château, hormis le petit

Dauphin et le Roi, qui s'accorda un moment de repos sans passer, bien entendu, par le cérémonial du coucher.

A dix heures, Louis XVI tint avec la Reine, Madame Elisabeth et ses ministres un conseil d'où l'on ne tira que deux idées générales : passer à l'attaque à l'aube ou bien tenter une percée en abandonnant le château au pillage pour rejoindre l'armée. Aussi peu réalisables l'une que l'autre, le Roi les refusa en bloc. Jamais il n'accepterait de tirer sur son peuple et l'affaire de Varennes lui avait ôté l'envie de recommencer.

A onze heures, arrive Roederer, procureur général syndic, une sorte de préfet de la Seine avant la lettre, mais sous les ordres du maire de Paris. C'est un juriste lorrain qui a l'âme parlementaire et qui, sans être hostile au Roi, lui préférerait une monarchie constitutionnelle ou, mieux encore, une république. Après le retour de Varennes, il aurait proposé l'arrestation pure et simple du Roi. En fait, il vient voir ce qui se passe au château et ce qu'il voit l'inquiète : il y a du monde partout, des soldats surtout, Suisses ou gardes nationaux la baïonnette au canon, et aussi de nombreux domestiques. Dans la salle qui précède celle du Conseil s'entassent des gentilshommes tous vêtus de noir mais avec de longues épées, venus spontanément à la rescousse du souverain menacé. Il y a aussi les quelques femmes composant l'entourage de la Reine et tous ces gens qui enveloppent soudain Roederer n'ont rien de rassurant : le mépris et la colère s'inscrivent sur tous les visages, mais ce grand homme maigre à la figure sévère n'est pas un pleutre. Il mesure le drame que sera l'affrontement entre cette poudrière et les hordes mal armées des faubourgs, et cela il veut l'éviter à tout prix. Il décide de faire venir le maire et commence à lui écrire quand justement celui-ci arrive, faisant d'avance le gros dos. Il a raison : l'accueil est encore plus froid si possible et, parce qu'il a été quelque peu " chahuté " par de jeunes gardes nationaux, l'honorable Pétion prend peur et se retire sous prétexte qu'il fait trop chaud et qu'il a besoin de prendre l'air. Roederer, mi-figue mi-raisin, le raccompagne jusqu'aux jardins, mais toutes les issues en sont barrées par les postes royaux. Une seule issue : rejoindre l'Assemblée qui, elle aussi, tient séance cette nuit. Assis sur une balustrade de la terrasse " pour respirer ", Pétion laisse Roederer remonter seul vers le Roi et file à l'Assemblée, d'où il rejoindra son cher Hôtel de Ville dans lequel il va rester claquemuré sous la garde de " six cents " hommes. On n'est pas plus brave!...

Il n'y est pas encore arrivé quand les premiers battements du tocsin se sont fait entendre, figeant sur place comme sous l'effet d'un charme la foule qui emplit le palais et celle qui rôde autour. Anne-Laure les a entendus aussi et son regard, tout de suite, a cherché Josse dans la masse des gentilshommes les plus proches de Louis XVI. A sa surprise, elle a entrevu un sourire sur ses lèvres, mais un sourire qui ne s'adresse à personne. C'est celui de quelqu'un qui entend une douce musique. Impression fugitive, sans doute, mais bien réelle.

L'instant d'après, tout comme ceux qui l'entourent, le marquis de Pontallec a tiré son épée en criant " Vive le Roi ! " et en jurant de le défendre jusqu'à la mort...

Et les heures de cette étrange et angoissante veillée d'armes s'écoulent lentement. Roederer va la vivre tout entière aux Tuileries. Tandis le sinistre battement se rapproche ainsi que les roulements de tambour, l'homme du département, assis tranquillement en compagnie de la Reine, près de la pendule du cabinet du Roi, s'efforce de répondre à ses questions en se compromettant le moins possible et en restant dans la ligne qu'il s'est imposée : empêcher à tout prix l'affrontement... D'heure en heure, d'ailleurs, son secrétaire lui envoie des notes sur la situation extérieure... Et le temps passe. Le Roi s'est endormi sur un canapé après s'être confessé. Les dames se sont groupées autour de Mme de Lamballe ou de Mme de Tarente. Mme de Tourzel et sa fille sont chez le Dauphin. Les gentilshommes tiennent entre eux des conciliabules. La Reine et sa belle-sour vont de l'un à l'autre de ces groupes. Et les cloches et les tambours battent toujours...

A cinq heures du matin, le Roi descendit passer en revue la Garde nationale qui le satisfit ; mais l'inspection qu'il refit une heure après lui laissa mauvaise impression : entre-temps Pétion, depuis son Hôtel de Ville, avait donné l'ordre de remplacer cet effectif par des soldats acquis aux insurgés. Il fit mieux encore en envoyant chercher Mandat, commandant de la Garde qui s'apprêtait à la défense du palais, sous prétexte de se concerter avec lui. En réalité, le maire voulait récupérer l'ordre qu'il a dû lui donner, la veille, de défendre les Tuileries par tous les moyens. Un ordre qui le condamne aux yeux de ceux qui sont en train de s'emparer du pouvoir. Et Mandat - en fait le marquis de Mandat - doit obéir parce qu'il dépend du maire de Paris.

Vers sept heures du matin, alors que le soleil brillait joyeusement sur les rosés du jardin encore intact et sur les appartements où l'on avait depuis longtemps soufflé les bougies, on apprit que les faubourgs menés par les Marseillais s'étaient mis en route pour attaquer. On apprit aussi que des commissaires, choisis parmi les meneurs des quarante-huit sections, s'étaient constitués en Conseil de la Commune, qu'ils avaient fait comparaître Mandat, qu'on l'avait " exécuté " et qu'à cette heure sa tête se promenait dans Paris au bout d'une pique... Pétion avait récupéré son papier et la défense du palais était décapitée dans tous les sens du terme. Seuls restaient sûrs les Suisses dont tous ne parlaient pas français...

Roederer, alors, entreprit la tâche qu'il s'était donnée tandis qu'éclataient les premières mousquete-ries dans ce grondement si particulier d'une foule qui se rue à l'attaque : obtenir du Roi qu'il se rende avec sa famille à l'Assemblée afin de s'y mettre sous la protection de la loi. Il était de bonne foi, ignorant qu'à ce moment l'Assemblée, d'où avaient fui les députés de droite, n'était plus composée que des pires ennemis de la monarchie... La foule avait envahi le Carrousel et le Roi ne voulait pas que ses canons tirent sur elle...

Au château le tumulte était grand. Tous les braves gens réunis là depuis la veille brûlaient de se battre, la rumeur menaçante du dehors ne faisant qu'exciter leur courage. Le Roi envoya un messager à l'Assemblée pour lui demander - puisque la loi c'était elle - de venir rétablir l'ordre. Le messager ne revint pas. Un second suivit le même chemin. Alors, Roederer vint trouver Louis XVI :

- Sire, dit-il, le danger est imminent ; les autorités constituées sont sans force et la défense est devenue impossible. Votre Majesté et sa famille courent les plus grands dangers ainsi que tout ce qui est au château. Elle n'a d'autre ressource pour éviter l'effusion de sang que de se rendre elle-même à l'Assemblée.

- Une assemblée qui fait la sourde oreille et qui a peut-être déjà massacré nos émissaires ? Vous voulez tuer le Roi, Monsieur ? s'écria Marie-Antoinette. Sans parler de ceux du palais qui auront perdu leur dernier rempart.

- Si vous vous opposez à cette mesure, dit le procureur syndic, vous répondrez, Madame, de la vie du Roi et de celle de vos enfants. Pour plus de sûreté vous accompagnerez le Roi ainsi que votre famille. Je viendrai avec vous, bien sûr, et je réponds de votre sûreté. Le peuple n'aura plus aucune raison d'attaquer le château et vous y rentrerez quand tout sera apaisé.

- Vous croyez? Je crois, moi, que si nous en sortons nous n'y rentrerons jamais. Ces gens hurlent à la mort ! N'entendez-vous pas ?

- Non, Madame, fit Roederer avec une soudaine douceur. Ces gens pensent seulement qu'on va tous les massacrer. Dès que vous serez sous la protection des lois, vous n'aurez plus rien à redouter.

Roederer croyait vraiment à ce qu'il disait. Il tenait à tout prix à ménager le Roi et le peuple. Il fallait compter avec l'ombre menaçante des armées de Brunswick, très capables de mettre leurs menaces à exécution. D'autre part, il fallait empêcher le Roi de gagner la partie parce que, de monarchie absolue ou non, Roederer n'en voulait plus. Avant de l'emporter, il dut pourtant argumenter longtemps : Louis XVI se taisait, réfléchissait.

- Sire, dit-il, il ne fait plus de doute pour moi que l'Assemblée est empêchée de venir jusqu'à vous. Il faut donc aller à elle...

- Et si votre Assemblée est déjà au pouvoir de l'insurrection, qu'adviendra-t-il du Roi, s'écria M. d'Hervilly qui commandait la défense du château. Ici il est au milieu des siens, de ses fidèles, de ses Suisses...

- Ne vous illusionnez pas, baron! La défense est impossible à moins d'ordonner un bain de sang. Les cours sont déjà envahies. Le Roi et sa famille courent le plus grand danger. Il faut qu'il parte. La Garde nationale assurera son passage jusqu'au manège...

- Ce faisant, s'écria la Reine, nous laisserions derrière nous trop de braves gens qui sont venus nous offrir leur vie.

- Si vous vous opposez à ce que je propose, Madame, fit Roederer d'un ton sévère, vous répondrez de la vie du Roi et de celle de vos enfants. Le peuple sera le plus fort, il écrasera tout...

Avec un cri d'horreur, la Reine se laissa tomber sur un fauteuil la tête dans ses mains.

- Vous faites bon marché de la défense du château, dit M. de Bachmann, colonel des Suisses. Il est plein de gens qui brûlent de se battre et, croyez-moi, vous n'aurez pas facilement raison de mes hommes. Ce sont des soldats, eux, des vrais ! Et les canons sont prêts à tirer.

- Je le sais et c'est pourquoi j'ai parlé d'un bain de sang. Encore que vous vous fassiez beaucoup d'illusions, il me semble. Certes il serait beau, grand, héroïque, de résister, de mourir dans les ruines de ce palais, mais c'est à peu près impossible...

- Je dis, moi, que nous devons résister...

- Insensé ! Résister avec quoi ? Des canons qui sont peut-être déjà encloués, des soldats - sauf les vôtres bien sûr! - qui fraterniseront avec le peuple et laisseront massacrer leurs souverains? Même Mgr le Dauphin ne sera sans doute pas épargné...

Cette perspective arracha un nouveau cri de douleur à la Reine vers laquelle son époux se pencha pour murmurer :

- Mieux vaut céder et, surtout, gagner du temps. C'est cela l'important car cela laissera aux secours le temps d'arriver. Puis, redressant sa haute taille, le Roi déclara :

- Nous allons suivre votre conseil, Monsieur, et nous rendre à l'Assemblée. J'espère que cette preuve de bonne volonté ramènera le calme en ces lieux.

Une clameur de protestation salua ces paroles mais le Roi sourit :

- Paix, messieurs ! Je veux que le peuple sache que je ne suis pas son ennemi ainsi qu'on s'efforce de le lui faire croire. Vous garderez la maison en notre absence...

- Certes pas, Sire ! s'écria un jeune homme. Et foi de La Rochejaquelein, je jure bien que nul n'approchera les personnes royales !

Marie-Antoinette sourit à ce visage, à cette voix ardente :

- Restez, Monsieur, nous allons revenir. M. Roederer s'y engage, je pense ?

- Certes, Madame, certes...

- Et moi, dit Louis XVI, j'entends que nous soyons escortés par la Garde nationale !

Peu après, le cortège se mit en marche pour traverser les jardins. Le Roi, vêtu d'un habit violet, allait devant. Venaient ensuite la Reine tenant ses enfants par la main, puis Madame Elisabeth et la princesse de Lamballe, qui avait obtenu de suivre la famille royale à titre de parente. Mme de Tour-zel, après avoir embrassé sa fille tendrement et l'avoir confiée à Mme de Tarente, alla prendre sa place derrière le Dauphin d'un air si déterminé que nul n'osa s'y opposer.

D'une fenêtre de l'appartement du Roi, Anne-Laure et les autres dames assistèrent à ce départ et virent qu'outre les ministres, qui faisaient assez grise mine, plusieurs membres de la haute noblesse se mettaient résolument à la suite : le duc de Poix, le duc de Choiseul, le marquis de Tourzel, frère de Pauline, et d'autres encore, parmi lesquels la jeune femme reconnut le duc de Nivernais. Elle chercha en vain son époux alors que, de toute la nuit, il n'avait pas quitté les entours de Louis XVI. Un bataillon de la Garde nationale enveloppait le tout, suivant le désir du Roi...

Pensant que Josse s'était peut-être attardé à cause d'une mission particulière ou d'un ordre de dernière minute, elle resta là et regarda longtemps s'éloigner le cortège, de plus en plus petit, de plus en plus fragile au milieu de la foule énorme, houleuse et menaçante qui le pressait de toutes parts. Une foule qui se refermait comme la mer derrière le sillage d'un bateau et qui isolait le palais et ceux qui y demeuraient.

Une soudaine et proche canonnade fit reculer loin des fenêtres les sept ou huit femmes qui s'y accrochaient comme à un dernier espoir. Seule Pauline de Tourzel tenait à rester encore, mais Mme de Tarente la tira vigoureusement en arrière.

- Vous voulez vous faire tuer ? Songez que vous m'êtes confiée et que votre mère...

- Tant que je l'aperçois, il me semble qu'elle est toujours auprès de moi.

- Votre mère est à l'abri maintenant et il nous faut songer à en faire autant. C'est sur nous que l'on tire...

Les fenêtres brisées, les carreaux pulvérisés faisaient un vacarme épouvantable et lui donnaient raison.

- Nous ne pouvons pas rester plus longtemps dans l'appartement du Roi, reprit la princesse. C'est le côté le plus exposé. Descendons dans celui de la Reine, au rez-de-chaussée. Nous fermerons les volets et nous allumerons toutes les chandelles afin que la surprise des agresseurs, en voyant tant de lumières, nous donne le temps de parlementer.

- Je vous rejoins, dit Anne-Laure. Auparavant il faut que je trouve M. de Pontallec pour lui dire où je suis... Il pourrait être en peine.

Tout en parlant, elle se précipita dans la chambre du Roi et entendit à peine ce qu'on lui répondit :

- Hâtez-vous ! Dans peu de temps le palais sera envahi.

Il résonnait, en effet, des combats qui s'y déroulaient, des coups de feu et les cris des blessés. On tirait aussi dans la chambre royale, mais il n'y avait aux fenêtres que deux jeunes gens. L'un, grand et vigoureux avec un visage frais, clair et arrondi avec les cheveux courts; l'autre plus petit, brun, nerveux, une figure à la fois arrogante et moqueuse. Tous deux armés de fusils tiraient alternativement, l'un rechargeant pendant que l'autre lâchait son coup de feu. Ils étaient là comme à une fête où ils s'amusaient. Le plus petit chantait une chanson qui n'avait rien d'un air de cour :

A la ferme des Margoulettes, Là oùsqu'y a les six peupliers C'te nuit la fête s'ra complète Écoute le chat-huant chanter...

II reposait son arme pour y remettre de la poudre et des balles. Anne-Laure s'approcha de lui, se souvenant d'ailleurs de l'avoir vu, dans la nuit, causer assez longuement avec Josse :

- Je vous demande excuses, Monsieur. Je suis la marquise de Pontallec et il me semble...

Il lui sourit, salua avec grâce comme dans un salon :

- Chevalier Athanase de Charette de la Contrie. A votre service. Que puis-je pour vous, Madame ?

- Me dire si vous avez vu mon époux. Je le cherche...

Soudain, le sourire s'effaça. Le jeune homme se détourna, visa, tira et reposa son arme, puis sans regarder la jeune femme, il lâcha :

- Cela fait un moment qu'il est parti, gronda-t-il, et vous auriez dû en faire autant. Il tient à la vie, lui ! Suivez son exemple.

La colère, le mépris qui grondaient dans la voix de Charette la firent rougir cependant que l'autre tireur intervenait :

- Ayez un peu pitié, mon ami ! C'est sa femme...

- Ce n'est pas le jour de porter des masques, La Rochejaquelein. Celui de Pontallec est tombé : nous savons tous deux que c'est un lâche. Autant que sa femme le sache!... Pardonnez-moi, ajouta-t-il en regardant celle qu'il venait de frapper si durement, mais je dis toujours ce que je pense ! Et je pense que vous n'avez pas de chance, Madame !

- Parti? Mais enfin c'est impossible! Nul ne peut plus quitter le palais ! Par où serait-il passé ?

- Par la galerie du bord de l'eau et par l'escalier de Catherine de Médicis. Lui et deux ou trois autres ont jeté des planches sur la brèche qui existe encore entre la galerie et le château. Si cela peut vous consoler il n'a pas été le seul à lâcher pied.

Soudain, la porte se rouvrit sous la main de Pauline de Tourzel revenue sur ses pas pour chercher Anne-Laure qu'elle entraîna presque de force :

- Que faites-vous donc? Venez! Vous allez vous faire tuer !

Anne-Laure était trop troublée pour lui résister. Elle avait envie de pleurer, mais ne savait trop si c'était de la honte suscitée par le mépris du gentilhomme ou de la douleur d'être ainsi abandonnée par Josse. Il s'était enfui sans se soucier d'elle, sans chercher à l'emmener. Elle ravala cependant ses larmes, elle se devait de montrer autant de courage que les autres femmes.

On se précipita vers le grand escalier que l'on quitta juste au moment où la haute porte donnant sur la cour du Carrousel cédait en dépit des efforts de ceux qui s'y arc-boutaient. Avec un cri, les deux jeunes femmes forcèrent leur course et, un instant plus tard, elles rejoignaient les autres dames occupées à fermer les contrevents et à allumer toutes les bougies dans le cabinet de la Reine. Ce qui augmenta considérablement la chaleur déjà forte. Mme de Septeuil s'évanouit. On la mit sur un canapé, on lui fit respirer des sels, mais le vacarme se rapprochait. Dans l'antichambre encore gardée par deux Suisses, des hurlements atroces éclataient avec le vacarme des armes. On se battait tout près, là, derrière les belles portes de bois peint et doré...

- Cette fois c'est fini. Nous allons toutes périr, gémit une voix plaintive à laquelle fit écho le bruit de deux genoux tombant sur le parquet.

- Ce n'est pas le moment de s'agenouiller! gronda Mme de Tarente.

L'instant suivant, le vantail éclatait littéralement et une horde puant la sueur et le vin, un affreux mélange d'hommes et de femmes à moitié ivres, s'engouffra, brandissant des sabres dégouttant de sang.

Comme l'avait espéré la princesse, la surprise de trouver ces femmes, jolies et élégantes pour la plupart, au milieu de ce salon illuminé comme pour une fête, les pétrifia. Les lumières reflétées par les hautes glaces leur composaient une auréole magique qui calma net leur fureur. Pourquoi fallut-il qu'à cet instant, l'une de ces femmes, Mme de Ginestous, se jetât à genoux devant celui qui paraissait le chef en s'écriant :

- Grâce !... Pardon !... Ne me faites pas de mal ! Le charme fut rompu. Une voix éraillée brailla :

- C'est les putains d' l'Autrichienne! Faut les pendre.

- On a le temps, fit l'homme dont la malheureuse étreignait les genoux en dépit des efforts de Mme de Tarente pour la relever.

- N'y prenez pas garde, s'il vous plaît, Monsieur. Cette dame a perdu la tête à la suite d'une grande douleur. Prenez-la sous votre protection. Elle ne mérite pas votre colère...

L'homme, un grand blond d'une quarantaine d'années, portant les épaulettes d'officier et pourvu d'un accent alsacien prononcé et qui ne manquait pas d'une certaine allure, considéra la princesse :

- Qui êtes-vous ?

- Mme de Tarente, dame d'honneur de la Reine, ajouta-t-elle avec audace.

- Dame d'honneur?

- Oui. Cet honneur qui veut qu'en France un vainqueur se montre généreux. Il n'y a ici qu'une poignée de femmes qui ont voulu rester fidèle à leurs souverains dans le malheur...

Le tout sans baisser la tête, sans qu'un seul instant son regard quitte les yeux gris-bleu de l'homme...

- Vous êtes courageuse, Madame ! constata-t-il. Pour cela je sauverai cette femme... et vous aussi, et cette jeune fille qui s'accroche à votre main et qui doit être votre fille...

Son regard passa sur le groupe terrifié des dames, s'arrêta sur Anne-Laure qui se tenait à l'écart, près d'une fenêtre, et semblait se désintéresser des événements. Un instant il considéra la mince silhouette vêtue de noir.

- ... Et celle-là aussi! conclut-il en pointant un doigt dans sa direction.

- Et les autres dames? demanda la princesse avec angoisse.

- On va les conduire en prison. Vous et celles que j'ai dit, vous allez pouvoir rentrer chez vous ! Exécution, vous autres ! ordonna-t-il.

Saisies sous les bras chacune par deux hommes, les quatre " miraculées " furent tirées du salon où la horde, pour se dédommager, commençait à piller et à briser ce qui ne lui résistait pas. Anne-Laure tenta de se défendre, ayant horreur de ce contact : l'homme qui s'était chargé d'elle avait une poigne solide et il fallut bien se laisser emmener.

En sortant de l'appartement, on découvrit un paysage de carnage. Il y avait là les corps d'un chambrier de la Reine, d'un de ses valets de pied et des Suisses de garde. Partout le vacarme du château éventré, les insultes braillées des assaillants, les cris d'agonie des victimes. L'impression d'assister à la fin du monde! De tous ceux qui tout à l'heure se pressaient autour de la famille royale, combien réchapperaient?...

Non sans peine, l'homme réussit à conduire ses rescapées vers une petite porte qui ouvrait sur la terrasse et puis jusqu'à celle du pont Royal. Là, il les quitta :

- J'ai tenu la promesse que je m'étais faite. Arrangez-vous pour disparaître, à présent !

Il allait s'éloigner quand soudain il se ravisa, revint vers les quatre femmes qui n'avaient pas encore réagi, saisit Anne-Laure dans ses bras et lui donna un baiser avide; il la repoussa ensuite si brutalement qu'elle tomba à moitié étourdie par ce qui lui arrivait. Ses compagnes la relevèrent tandis que son agresseur s'éloignait en courant.

- Si vous voulez m'en croire, dit Mme de Tarente en époussetant de son mieux la robe d'Anne-Laure, nous allons descendre sur la rive et suivre le fleuve jusqu'au plus près de chez nous. J'habite non loin du Louvre chez ma grand-mère la duchesse de La Vallière, ce sera le chemin le moins encombré. Et vous, petite? ajouta-t-elle à l'intention d'Anne-Laure.

- Rue de Bellechasse, Madame la princesse. Il faut que je traverse la Seine...

Tout en parlant, elles étaient descendues sur le bord du fleuve, mais elles n'eurent guère le temps d'en dire davantage. Des cris éclatèrent derrière elles, menaces de mort et injures mêlées. Une troupe hirsute dégringolait en brandissant des sabres et des piques. En même temps, d'autres énergumènes accouraient en sens inverse cependant que le parapet, au-dessus d'elles, se couvrait de fusils qui les couchèrent en joue :

- Cette fois nous sommes perdues ! gémit Pauline. Je ne reverrai jamais ma bonne mère !

- Il reste encore une issue, s'écria Anne-Laure pour dominer le tumulte. Faites comme moi !

Et, sans hésiter, elle se jeta à l'eau.

- Je ne peux pas ! cria Mme de Tarente. Je ne sais pas nager...

- Aucune importance! Je vous aiderai, répondit la jeune femme qui reparut à la surface pour faire entendre les derniers mots : Et puis mieux vaut périr noyée que massacrée...

Pauline tenta de la suivre mais il était déjà trop tard. Les deux troupes s'étaient rejointes et les femmes prisonnières. Elle entendit alors Mme de Tarente qui recommençait à parlementer. Cela détourna l'attention de sa personne et elle gagna l'abri des piles du pont Royal. Non pour s'y accrocher mais pour se donner le temps d'évaluer le chemin qui lui serait le plus facile... Depuis qu'elle était entrée dans l'eau elle se sentait revivre. C'était si bon cette fraîcheur après l'écrasante chaleur qui régnait au château et même dans les jardins ! En outre, elle était fille et petite-fille de corsaires malouins, et nageait depuis l'enfance dans une mer autrement difficile que ce fleuve paresseux. Le traverser ne présentait aucune difficulté sinon celle d'être gênée par le poids de ses jupons alourdis. S'agrippant d'une main à un anneau d'amarrage, elle entreprit de s'en défaire, puis vêtue de sa seule robe qui était déjà d'un poids suffisant, elle décida de traverser le fleuve suivant l'ombre projetée par le pont.

Ce fut l'affaire de quelques minutes. En arrivant de l'autre côté, elle dut reprendre souffle avant de se hisser sur la berge : il y avait longtemps qu'elle n'avait nagé et le chagrin avait usé une partie de ses forces.

Le calme de la rive gauche était étonnant. Alors que les Tuileries se changeaient en pandémonium crachant le feu, la fumée, le fracas des meubles brisés ou jetés par les fenêtres, les cris de douleur et de haine, par toutes leurs ouvertures, le quai d'en face était désert. En cherchant un coin pour aborder, Anne-Laure découvrit même un pêcheur à la ligne. Pensant qu'il valait peut-être mieux l'éviter, elle allait se laisser glisser un peu plus bas, mais il se levait, calait sa ligne entre deux pavés et venait vers elle. Il lui tendit la main, d'où elle jugea que ses intentions étaient plutôt pacifiques. C'était un vieil homme dont la barbe blanche se fendait d'un bon sourire :

- Vous nagez bien, dites donc! C'est pas très courant chez les gens d'en face !

- C'est que je suis bretonne et je ne fais pas vraiment partie des gens d'en face comme vous dites. Vous croyez que je peux sortir de l'eau ?

- J'allais vous en prier. Allez, v'nez vous reposer un peu près d' moi ! J'ai là d' quoi vous réconforter, ajouta-t-il en sortant de l'eau une bouteille qu'il y avait mise à rafraîchir au bout d'une ficelle.

Avec reconnaissance, elle se laissa tomber auprès de lui dans une flaque de soleil et accepta le gobelet de vin de Suresnes qu'il lui tendait. Elle le vida d'un trait, le rendit et empoigna à pleines mains sa robe de légère soie noire pour la tordre. Elle avait un peu l'impression de rêver. C'était tellement invraisemblable, ce vieil homme qui péchait tranquillement à deux pas d'un carnage. Elle le lui dit:

- Ça vous étonne que je ne sois pas là-bas, avec ces fous criminels à hurler à la mort comme des loups malades ? Mais je n'ai rien de commun avec eux, moi. Et si vous alliez dans d'autres quartiers de Paris vous verriez qu'y a des tas d'gens qui vaquent à leurs occupations et que l'affaire des Tuileries n'intéresse pas plus que moi.

Le pêcheur haussa des épaules encore solides sous la blouse paysanne en toile bleue qu'il portait avec un vieux chapeau de paille.

- Mais ça intéresse qui alors ?

- Dans Paris? L' faubourg Saint-Antoine et le Saint-Marceau surtout, qui sont les plus agités depuis l'affaire de la Bastille. Et puis bien sûr les Jacobins qui n'ont jamais eu qu'une idée, c'est de se débarrasser de ce pauvre Louis XVI qui est pourtant bien brave. Seulement, faut y ajouter les sacrés foutus Marseillais, les gars du Nord et ceux qu'on appelle les Allobroges qui traînent après eux toute une racaille. En dehors de ça, tous les Parisiens sont pas là, tant s'en faut ! La seule chose qui me tourmente c'est ce qu'ils vont bien pouvoir faire du Roi et d' ses petiots. Un si bon homme ! De si beaux petits !

Il en parlait comme s'ils étaient de sa famille.

- Vous les connaissez? demanda Anne-Laure qui, à présent, tordait ses cheveux et les étalait pour les faire sécher, le grand bonnet de mousseline étant resté dans la Seine.

- Pour sûr. Ils sont venus souvent voir, à Versailles quand je travaillais au grand potager que jadis M. de la Quintinie avait si bellement installé. Je m'occupais des espaliers. Fallait voir les petits mordre dans mes abricots ! Et le Roi donnait pas sa part au chat ! Qu'est-ce qu'il peut être gourmand le cher homme !

- Et vous habitez toujours Versailles ?

- Oh non ! J'aurais trop de peine ! Cette grande carcasse vide ! J'ai un petit bien à Vaugirard et j'y vis tranquille avec mes souvenirs; quand il fait beau, j' viens pêcher ici parce que le coin est bon... sauf quand des jolies dames viennent y faire trempette.

- Oh pardon! s'écria Anne-Laure. Je vous ai dérangé !

- C'est rien ! J'avais bien un peu de distraction, depuis c' matin. Et, au fait, où est-ce que vous alliez comme ça en prenant le chemin de l'eau?...

- Chez moi. J'habite rue de Bellechasse... J'espère y retrouver mon mari...

- Ah !... eh bien, si ça va mieux, allez vite ! C'est pas loin, et c'est tranquille! Mais si vous aviez besoin d'aide vous m'trouverez toujours ici quand il fait beau, ou chez moi. C'est tout au bout d' la grand-rue à Vaugirard. Un petit clos avec des vignes et j' m'appelle Honoré Guillery... Mes voisins m' disent " Compère Guillery " à cause de la chanson.

La jeune femme se leva et spontanément tendit la main à ce vieil homme si chaleureux. Il lui avait fait beaucoup plus de bien encore qu'il ne le croyait.

- Merci !... Merci beaucoup, Monsieur Guillery ! Moi, je suis...

- Ne le dites pas ! J' veux pas le savoir. Quand on ne sait pas ça évite de mentir. Mais si vous voulez un conseil, vous devriez partir! C'est pas fait pour les petites jeunes dames des arias comme ça, ajouta-t-il en désignant le château qui disparaissait presque sous une épaisse fumée. Et, malheureusement, ça n' fait que commencer, j'en ai bien peur ! Alors mettez-vous à l'abri !

- C'est ce que je vais essayer de faire... Encore merci !

Un peu réconfortée, à la fois par le vin de Suresnes, la sympathie de l'ancien jardinier et même le bain forcé qui l'avait rafraîchie, Anne-Laure ramassa sa longue jupe encore humide et, sans se soucier de ses cheveux qui dansaient sur son dos, elle prit sa course vers la rue de Bellechasse. La distance n'était pas longue, pourtant elle était hors d'haleine en arrivant à destination et sentait la fatigue d'une nuit blanche suivie de deux exercices violents.

En entrant dans la cour elle ne vit personne, ni dans la loge du gardien ni près des écuries dont les portes, ouvertes en grand, montraient qu'elles étaient vides. L'hôtel aussi semblait désert : ni Sylvain, ni la cuisinière, ni même Bina ne répondirent à son appel. Peut-être étaient-ils allés tous vers ce spectacle inhabituel d'un palais livré au saccage ? Étreinte cependant d'une vague angoisse, elle parcourut toutes les pièces du rez-de-chaussée, descendit aux cuisines, remonta au premier, passant dans toutes les chambres en évitant la sienne. Le tout était parfaitement en ordre, donc aucune attaque n'avait fait fuir les habitants. Ce fut seulement en atteignant l'appartement de son époux qu'elle trouva quelqu'un : Josse en personne, déjà vêtu d'habits de voyage, en train d'achever de remplir un sac.

En le voyant, elle laissa échapper un soupir de soulagement en s'appuyant contre la porte refermée.

- Dieu soit loué vous êtes là!... Vous avez dû m'entendre ? Pourquoi ne m'avoir pas répondu ?

- Je n'ai pas le temps, ma chère! Je suis pressé... très pressé même!

- Vous partez? Où allez-vous?

- Je ne puis vous le dire... oh, après tout, c'est sans importance pour vous : je vais rejoindre le comte de Provence qui m'appelle !

- Le frère du Roi ? D'où vient qu'il ait tellement besoin de vous ?

- Nous sommes liés depuis longtemps déjà ! En outre, c'est le seul de la famille capable de restaurer la monarchie qui vient de s'écrouler sous nos yeux. Cela dit, je suis heureux de voir que vous avez pu vous échapper du château...

- Pas grâce à vous, en tout cas ! Pourquoi être parti sans moi ? Je vous ai cherché mais l'on m'a dit que vous aviez... fui.

- C'était la seule chose intelligente. Rien de plus stupide que de se faire tuer pour une coquille vide. Quant à vous, je n'ai pas eu le temps de courir après vous. Ce que j'ai pu apprendre m'a très vite fait comprendre où était mon devoir...

- Et... à présent, vous émigrez? Si pressé que vous soyez, vous me donnerez bien le temps de me changer et de prendre quelques affaires ?

Il lui jeta un regard rapide :

- Tiens, c'est vrai, vous êtes mouillée. D'où sortez-vous donc ? Il ne pleut malheureusement pas.

- De la Seine que j'ai dû traverser à la nage pour échapper aux massacreurs... Vous voyez bien qu'il vous faut m'accorder un instant...

La réponse claqua comme un coup de feu :

- Non. Je dois partir seul. Le chemin que je vais prendre est périlleux mais le serait plus encore pour un couple. Vous allez devoir rester ici quelque temps et je vous appellerai plus tard...

Envahie par un affreux chagrin, elle le regarda, encore incrédule.

- Vous me laissez seule ici?...

- Vous ne le serez pas longtemps; les domestiques vont rentrer ; ils ont du aller voir le " spectacle "... Soyez raisonnable, Anne-Laure! Désormais, je ne m'appartiens plus. Et, encore une fois, je vous ferai venir plus tard !

Il bouclait son sac quand le roulement d'une voiture se fit entendre dans la rue. Aussitôt, Josse enleva son bagage, prit sur un fauteuil le manteau et le chapeau qui attendaient là, s'avança vers sa femme pour lui poser sur le front un baiser rapide. Comme elle ne bougeait pas, pétrifiée qu'elle était devant sa porte, il lui prit le bras :

- Allons, soyez raisonnable! s'écria-t-il avec impatience, il faut absolument que je m'en aille là où mon devoir m'appelle !

Elle se dégagea avec irritation :

- Votre devoir ? Est-ce qu'il n'est pas auprès du Roi ? Du seul que nous ayons jusqu'ici : il n'est pas mort, que je sache, et il a certainement plus besoin de vous que Monsieur son frère ! Et je vous croyais ami de la Reine ?

Il haussa les épaules avec, sur son beau visage arrogant, un sourire de mépris :

- Ni l'un ni l'autre ne valent qu'on meure pour eux!

- Et l'enfant, le petit Dauphin? C'est lui qui succède si le Roi meurt et...

- Je ne suis pas certain qu'on lui laissera le temps de grandir. D'ailleurs, Monsieur est persuadé que c'est un bâtard de Fersen ! Allez-vous me laisser passer à la fin?...

Lentement, elle s'écarta :

- Vous êtes vraiment un homme odieux!... Pourquoi faut-il que je vous aime...

Mais il ne l'entendit pas! Il courait déjà vers l'escalier qu'il dévala en trombe, laissant à Anne-Laure l'impression que tout s'écroulait autour d'elle. Pourtant, dans sa déception et sa colère elle trouva la force de réagir et s'élança derrière lui. Rien que pour voir qui conduisait la voiture qui venait de s'arrêter...

Elle atteignit la rue juste à temps : son époux refermait la portière d'une berline conduite par un cocher inconnu. Aussi inconnu que la femme assise à l'intérieur et dont un rayon de soleil fit briller une boucle de cheveux dorés. Déjà le cocher enlevait ses chevaux. L'abandonnée eut juste le temps de voir son mari se pencher sur elle pour lui donner un baiser...

Cette fois, Anne-Laure comprit que Josse la rejetait et que, sans doute, elle ne le reverrait jamais. La douleur qui la transperça fut si cruelle qu'elle la ressentit dans tout son corps, comme une vraie blessure, et dut s'asseoir sur l'une des bornes enchaînées qui protégeaient l'entrée de l'hôtel. Elle y resta un long moment, pliée en deux, ses mains pressées sur sa poitrine pour essayer de calmer les battements affolés de son cour, mais personne ne vint lui demander si elle éprouvait le besoin d'un secours quelconque. La rue était déserte et silencieuse comme si le temps venait de s'y arrêter. Personne sur les pavés, personne aux fenêtres! Pas même la silhouette fugitive d'un chat...

Vint le moment où la jeune femme ne supporta plus cette image immobile. Elle rentra chez elle pour retrouver au moins son cadre familier, son petit jardin. Une manière comme une autre de se raccrocher à un passé qui commençait à reculer affreusement vite... Tout à l'heure Bina allait revenir, et Sylvain et Ursule... En dépit de la chaleur de four, Anne-Laure eut froid tout à coup dans ses vêtements mouillés et elle remonta dans sa chambre pour se changer.

C'est alors qu'elle mesura l'étendue de l'infamie de l'homme qu'elle aimait, en voyant son secrétaire forcé, sa cassette à bijoux - elle en avait hérité de fort beaux de sa marraine et, au moment du mariage, sa mère s'était montrée généreuse - grande ouverte et vide. Vide ! Vide aussi le compartiment si habilement caché par l'ébéniste dans la marqueterie du secrétaire, et où elle gardait une petite réserve de louis d'or. Josse avait tout pris, ne lui laissant que ses yeux pour pleurer et ses jambes si elle voulait quitter cette ville devenue folle pour retourner vers sa terre natale : il lui faudrait y aller à pied.

Pendant qu'aux Tuileries se poursuivait le hideux massacre des Suisses dont les cadavres dénudés étaient coupés en morceaux pour en faire d'ignobles trophées, pendant que des mégères vomies par l'enfer se livraient sur leurs dépouilles à une bacchanale effrénée où le vin des caves se mêlait au sang, Anne-Laure de Pontallec, seule dans son hôtel silencieux, attendait le retour de ses serviteurs... Les heures coulèrent sans que personne reparut.

Elle finit par comprendre qu'ils étaient partis sans esprit de retour quand, ayant visité leurs différentes chambres, elle s'aperçut que tous avaient emporté leurs effets personnels et qu'il ne restait rien. Sinon le désordre généré par une sorte de fuite. Mais de ce qui avait causé ce brusque départ elle ne savait rien, n'imaginait rien. Elle était bien trop lasse pour cela !

Trop lasse même pour aller vers le seul ami qui lui restât : le cher duc de Nivernais. D'ailleurs, qui pouvait dire s'il avait pu rentrer chez lui ? Ne faisait-il pas partie des courageux gentilshommes qui accompagnaient la famille royale dans sa marche vers l'Assemblée ?

Ce fut la fatigue qui l'emporta. Regagnant sa chambre, elle céda à la tentation du lit dont les draps frais lui firent soudain l'effet d'un luxe extraordinaire. Elle s'y laissa tomber, épuisée par ce qu'elle venait de vivre, les larmes qui ne cessaient de couler de ses yeux sans même qu'elle s'en aperçût, et tomba dans le sommeil comme une pierre dans un trou.

Elle dormait encore quand, au matin, on vint l'arrêter...

CHAPITRE IV LE MASSACRE

On lui laissa tout juste le temps de s'habiller.

- Si vous avez de l'argent, prenez-en, conseilla l'un des municipaux qui allaient l'emmener. En prison, on n'a rien pour rien... Ah, je vois, ajouta-t-il en réponse au geste désabusé de la jeune femme désignant l'espèce de mise en scène arrangée par Josse pour faire croire à un cambriolage.

- On l'emmène pas d'abord à la Commune pour être jugée ? demanda son compagnon.

- Non. C'est pas la peine. Elle a été dénoncée comme une des bonnes amies de l'Autrichienne. Elle va directement à la Force...

Dénoncée?... Une amie de la Reine?... Qui avait bien pu déclarer un pareil mensonge? Elle ne croyait pas avoir d'ennemis... Mais au fond, c'était sans grande importance! Et moins encore qu'on l'emmène en prison. Cela représentait sans doute le fond normal de la misère où elle plongeait depuis la veille. Tout ce qu'elle espérait à présent, c'est que cela finisse vite et qu'on la tue rapidement pour aller rejoindre Céline qui devait l'attendre au bord de l'étang de Komer...

Pourtant, et même si elle touchait le fond du découragement, du désespoir, elle se refusa à le laisser paraître. Lorsqu'elle fut prête, elle ouvrit la porte derrière laquelle ses gardiens s'étaient retirés avec une délicatesse bien inattendue :

- Allons, messieurs, je suis à vous !

Et elle passa entre eux, droite et fière dans sa robe noire avec un fichu et des manchettes de mousseline blanche fraîchement repassés, ses cheveux simplement noués par un ruban de velours noir. Quasi fascinés par cette longue jeune femme blonde, les deux hommes la suivirent avec plus de déférence peut-être que si elle avait été la Reine, tant ce jeune visage marqué par la douleur mais redevenu serein les impressionnait. Sans un regard pour la maison qu'elle abandonnait à son tour, elle monta dans le fiacre qui attendait dans la cour en compagnie de deux gendarmes à cheval. Elle eut un sourire de dédain :

- Quatre hommes? Pour une seule femme? N'est-ce pas beaucoup?

- Il y a des femmes plus rudes que des hommes, répondit l'un de ses gardiens. Il vaut toujours mieux prendre ses précautions... surtout avec les amis de l'Autrichienne !

- Elle est toujours la Reine, vous savez ! Même si le mot vous déplaît !

- Ouais ? Eh bien ça ne durera plus longtemps ! Et si vous voulez vivre encore un moment, je vous conseille d'éviter ce genre de réflexions !

Elle haussa les épaules sans répondre. Si c'était un moyen d'en finir plus vite avec la vie, le conseil pouvait être bon...

Et l'on se mit en marche pour traverser Paris sur presque toute sa largeur...

La double prison de la Grande et la Petite Force occupait au Marais, non loin des ruines de la Bastille, l'ancien hôtel des ducs du même nom qui avait été l'un des plus beaux, des plus vastes aussi de la capitale. Celui qui, en en devenant propriétaire l'avait ainsi baptisé avait eu une étrange destinée : enfant, il avait échappé au massacre de la Saint-Barthélémy en faisant le mort entre les cadavres de son père et de son frère. Plus tard, il se trouvait dans le carrosse d'Henri IV au moment où Ravaillac frappait et ce fut lui qui désarma l'assassin dont le couteau a été conservé ensuite par la famille. Comme nombre d'hôtels du Marais, celui-là avait été plus ou moins délaissé. Douze ans plus tôt, en 1780, Louis XVI, qui faisait démolir le Grand Châtelet et le Fort-1'Évêque par trop insalubres, décida d'en faire une prison modèle pour l'époque. La plus grande partie devint la Grande Force, attribuée aux hommes et l'autre partie - la Petite Force -, aux femmes, surtout de mauvaise vie. Depuis la chute de la Bastille, les deux prisons n'avaient plus qu'une seule entrée : une porte basse au fond de la rue des Ballets, une courte artère ouvrant sur la rue Saint-Antoine. Plus question d'y entrer en voiture : il fallait franchir une porte que seules les plus petites tailles passaient sans courber la tête. Quant au nom, il semblait trop de circonstance pour que l'on eût l'idée de le changer.

Ce fut devant cette entrée que l'on fit descendre la ci-devant marquise de Pontallec, mais elle n'eut droit qu'à un bref regard sur la mine rébarbative de l'endroit, les murs gris aux énormes chaînages de pierre, aux petites fenêtres sales défendues par d'épais barreaux. Tenant sans doute à faire montre de zèle, ses gardiens, qui jusque-là s'étaient montrés convenables, l'empoignèrent chacun par un bras et la précipitèrent sous le linteau surmonté d'une imposte grillée. Derrière, il y avait un couloir avec deux guichets successifs. Le premier ouvrait sur le corps de garde et le second sur les bureaux du greffe d'où l'on passait sur une petite cour partagée en deux, sur lesquelles donnaient d'abord les fenêtres dudit greffe et ensuite le logement du concierge. A partir de là, les bâtiments bas de l'entrée faisaient place à des murs très élevés percés de petites fenêtres grillées. Au-delà, une grande cour plantée d'arbres où l'on accédait à la Petite Force qui n'était pas plus avenante. C'est là que l'on conduisit Anne-Laure après qu'un fonctionnaire hargneux l'eut inscrite sur le livre d'écrou en l'insultant copieusement. Il lui fallut subir les plaisanteries graveleuses du corps de garde. Elle éprouva un réel soulagement quand, parvenue à destination, on la remit à une femme d'une quarantaine d'années, d'aspect sévère mais polie et convenablement vêtue, qui l'accueillit d'un simple signe de tête et la conduisit vers sa " chambre ", un cachot du rez-de-chaussée, mal éclairé par une sorte de lucarne grillée et haut placée, meublé d'un vieux matelas de paille, d'un escabeau, d'une cuvette et d'un seau de toilette.

- Vous ne resterez pas seule longtemps, dit cette femme qui s'appelait Mme Hanère. Depuis hier on nous amène du monde. Surtout chez les hommes bien sûr, mais les femmes vont arriver...

- Qui a-t-on arrêté jusqu'ici ?

- Des gens des Tuileries naturellement, quelques serviteurs comme Weber, le frère de lait de la... de Marie-Antoinette. Des officiers aussi comme le commandant des Tuileries ou des gardes du corps du comte de Provence...

- Mais celui-ci est parti depuis longtemps! Il n'avait plus besoin de gardes.

- Que voulez-vous que je vous dise ? Il y a sûrement des amis à vous dans tout ce qui nous arrive.

- Je n'allais jamais aux Tuileries. Sauf hier. J'y connaissais fort peu de monde...

- Vous êtes pourtant accusée d'être une grande amie...

- De la Reine ? C'est tout juste si elle savait qui j'étais, mais je lui suis tout de même dévouée depuis qu'elle connaît le malheur...

- Vous avez pitié d'elle ?

- Oui, parce qu'elle tremble pour ses enfants...

- Vous en avez ? vous êtes bien jeune pourtant.

- J'avais une petite fille, je l'ai perdue il y a un mois...

- C'est pour ça que vous êtes en deuil ? Pardonnez-moi si je vous ai paru indiscrète. Moi aussi j'ai une fille et... si vous avez besoin de quelque chose, ajouta-t-elle très vite, faites-le-moi demander par Hardy, le guichetier. C'est un brave homme. Il ne vous tourmentera pas.

- Je vous préviens : je n'ai pas d'argent. On m'a pris tout ce que j'avais... mais je n'ai besoin de rien.

Le regard pensif de Mme Hanère s'attarda sur cette toute jeune femme qui semblait revenue de tout. Sa voix se fit plus douce :

- En prison on a toujours besoin de quelque chose. Une femme surtout... Je reviendrai vous voir.

Elle allait sortir quand Anne-Laure la retint :

- S'il vous plaît, madame, sauriez-vous me dire si le duc de Nivernais est ici ?

- Non, il n'y est pas mais cela ne veut pas dire qu'il n'y viendra pas. En outre, d'autres prisons se remplissent : l'Abbaye, les Carmes, etc. Mais je croyais que vous ne connaissiez personne ?

- C'est mon seul ami et c'est aussi un vieil homme.

- J'essaierai de savoir...

Il y eut le cliquetis des clefs et des verrous puis plus rien. Anne-Laure qui souhaitait avant tout le silence, se retrouva dans une semi-obscurité - le soleil ne pénétrait pas dans sa cellule - où dominait une odeur de moisi et habitée par tous les échos, non seulement d'une prison où les braillements du corps de garde et les bruyantes allées et venues devaient s'entendre depuis la défunte Bastille, mais encore de la rue Saint-Antoine voisine où il semblait que se déroulât une perpétuelle bacchanale. Quand on ne hurlait pas l'affreux " Ça ira! " on criait des menaces de mort contre la famille royale, le duc de Brunswick et les prisonniers que l'on ne cessait d'amener. Le tout mêlé à des acclamations vibrantes à l'adresse de Danton, Marat et Robespierre, devenus les hommes d'une situation que l'on espérait bien voir se prolonger indéfiniment.

La prisonnière s'efforçait de ne rien entendre, de dormir le plus possible. N'ayant jamais été fort pieuse, elle l'était moins encore depuis la mort de Céline et ne priait guère sinon pas du tout. Elle attendait seulement que sa porte s'ouvrît et que l'on vînt la chercher pour la conduire vers quelque échafaud. Ce serait un moment horrible sans doute, mais ensuite, quelle délivrance !

La porte s'ouvrit enfin, le dixième jour, pour livrer passage à une dame si digne et si fière qu'elle faillit lui demander ce qu'elle faisait là : c'était la marquise de Tourzel qui venait partager sa captivité et qui ne cacha pas sa surprise en la reconnaissant :

- Madame de Pontallec? Mais comment êtes-vous arrivée ici ? Ma fille Pauline m'a dit vous avoir vue vous jeter dans la Seine et probablement vous y noyer puisque l'on n'a plus rien su de vous. Madame Royale qui vous a prise en amitié était en peine et vous réclamait...

- Ce que vous me dites est infiniment doux à entendre, madame, et vous me voyez désolée d'avoir ajouté sans le vouloir à ses tourments. J'ai pu m'enfuir en effet parce que je sais nager depuis l'enfance, mais cela ne m'a servi de rien. Le matin suivant j'ai été arrêtée chez moi, rue de Bellechasse, comme amie de la Reine.

- Cela n'a pas de sens ! l'amitié de Sa Majesté était trop fraîche pour atteindre la renommée! Il est vrai que le marquis était des fidèles!... L'a-t-on pris, lui aussi ?

Anne-Laure, gênée, détourna les yeux :

- J'espère que non. Il est parti rejoindre Mgr le comte de Provence qui l'a fait appeler...

- Ah!

Comprenant que sa jeune compagne n'avait pas envie d'en dire davantage, la gouvernante des Enfants de France n'insista pas. Un silence passa, qu'Anne-Laure rompit pour mieux abandonner le sujet :

- Mais vous-même, madame, et mademoiselle Pauline ?

- Après votre plongeon, ma fille et Mme de Tarente ont été conduites au district des Capucines pour être interrogées. Là, le courage de la princesse leur a valu d'être relâchées et elles sont allées passer la nuit chez la duchesse de La Vallière, grand-mère de Mme de Tarente. Le lendemain, Pauline, accompagnée de son frère, a réussi à me rejoindre aux Feuillants où, dans cette première prison de la famille royale, j'étais malade d'inquiétude à son sujet. Le surlendemain, 13 août, nous étions autorisées avec Mme de Lamballe à accompagner nos chers souverains au Temple où on les a enfermés. Pour la première nuit, on nous a tous entassés dans l'appartement de l'archiviste de l'ordre de Malte, M. Barthélémy. Pauline a couché dans la cuisine auprès de Madame Elisabeth. Et nous sommes restées là jusqu'à la nuit dernière, assumant de notre mieux notre service auprès de Leurs Majestés.

- Et la nuit dernière, qu'est-il arrivé ?

- Vers minuit, nous avons entendu frapper. A travers la porte de notre chambre on nous a signifié, de la part de la Commune de Paris, l'ordre d'enlever du Temple la princesse de Lamballe, ma fille et moi. Je vous laisse à penser ce que purent être nos adieux à la famille royale. Aucun lien du sang ne pourrait nous faire plus proches ! Ensuite, on nous a fait sortir du Temple par un souterrain éclairé aux flambeaux et monter dans un fiacre qui nous a conduites à l'Hôtel de Ville. Pendant des heures nous avons attendu puis comparu sur une sorte d'estrade et devant une foule pour un interrogatoire... grotesque, à la suite duquel nous avons été menées ici... et séparées ! Séparées, comprenez-vous ? C'est là le plus affreux ! Ma fille, si jeune, jetée au fond d'un cachot comme celui-ci, aux prises avec les monstres qui tiennent Paris... Oh, c'est trop... c'est trop!

Et cette femme si fière, si hautaine, qui semblait dépourvue de toute possibilité de plier, se laissa tomber sur un coin du grabat d'Anne-Laure. Elle éclata en sanglots désespérés, si violents que sa compagne ne tenta rien pour les apaiser, devinant confusément que ce brutal relâchement des nerfs et d'une volonté tendue trop longtemps ferait du bien à cette pauvre mère. Elle se contenta d'aller s'asseoir près d'elle et d'attendre.

Mme de Tourzel pleurait encore quand Hardy, le geôlier, entra, trimballant une nouvelle paillasse qu'il déposa dans un coin. Après quoi, il vint se planter devant la femme en larmes.

- Faut pas pleurer comme ça ! dit-il. C'est pour vot' fille que vous vous faites du souci, mais elle est pas si mal que ça : elle est dans le cabinet juste audessus de vous... et je lui ai prêté mon petit chien pour qu'elle ne soit pas trop seule.

Anne-Laure vit alors ce qu'elle n'aurait jamais cru possible. La gouvernante des Enfants de France prit la grosse main rude de cet homme et la baisa comme elle aurait fait de celle d'un évêque. Ensuite ses larmes cessèrent et elle se sentit mieux. Surtout quand ce brave homme, vraiment compatissant, apprit aux prisonnières qu'elles allaient avoir la visite de Manuel, le procureur de la Commune.

- Vous n'aurez qu'à lui demander de vous réunir à votre fille, conseilla-t-il.

Et, de fait, après la visite du personnage, Mme de Pontallec se retrouva seule, mais pour peu de temps : la prison s'emplissait et il n'était plus possible d'attribuer une cellule à chaque prisonnier ou prisonnière. Les femmes de chambre de la Reine étaient toutes entassées dans une même pièce; Mme de Tourzel et Pauline avaient rejoint la princesse de Lamballe qui avait un logis un peu meilleur que les autres et, vers la fin du mois d'août, Anne-Laure, assez confuse et d'autant plus gênée que la chaleur qui écrasait Paris depuis des semaines ne cédait pas, y fut conduite à son tour. Elle craignait aussi de regretter une solitude où elle pouvait cultiver ses idées noires tout à loisir; pourtant l'accueil qu'elle reçut des trois femmes lui réchauffa le cour.

- Quelle joie de vous revoir, ma chère ! lui dit Mme de Lamballe comme si elle était une amie de longue date. Comme vous pouvez le voir, nous avons rendu cette chambre moins mauvaise que les autres et nous sommes heureuses de pouvoir la partager avec vous.

Le moins mauvais venait de ce que le soleil entrait par la fenêtre plus grande et moins grillagée que les autres. Il séchait les quelques pièces de lingerie étendues sur une ficelle qui allait d'un barreau à une chaise. Ces dames les avaient lavées à la cuvette commune. Il y avait aussi des lits de camp et quelques sièges rustiques. En outre, depuis le Temple, la Reine avait pu envoyer à ses amies les quelques objets personnels qu'on leur avait permis d'emporter. Mme Hanère pourvoyait au reste, encouragée peut-être par l'or que le vieux duc de Penthièvre, attaché par des liens paternels à sa charmante belle-fille et fort inquiet de son sort, avait pu faire passer de son château normand. Quand on se souvenait de Versailles et même des Tuileries, tout cela était misérable, mais ces femmes à l'âme bien trempée savaient se plier à ce qu'elles appelaient la volonté divine. Elles occupaient leur temps en priant, en évoquant les souvenirs du bel autrefois et en travaillant à des ouvrages de broderie qui étaient dans leurs affaires.

Anne-Laure s'intégra sans peine à ce petit groupe. Pour la douce et fidèle Lamballe, la bienveillance marquée par sa reine à cette quasi-inconnue suffisait pour qu'elle l'aimât ; quant aux dames de Tourzel, elles avaient pu mesurer son courage. Avec un certain étonnement, elle se découvrit une faculté d'adaptation qu'elle ne se connaissait pas et, au contact de ses compagnes, elle prit tout naturellement ce grand ton de cour que nul - Josse moins encore que quiconque ! - n'avait pris la peine de lui inculquer et qui se révélait une sorte d'armure protectrice. Hélas, cette réconfortante intimité, cet îlot chaleureux au milieu d'un océan de désastres, ne dura guère. Tout autour d'elles, la tempête faisait rage, encore amplifiée par la chute de Longwy aux mains des Prussiens, après un siège d'une douzaine d'heures. Une pure formalité ! La Commune et le peuple hurlèrent à la trahison, les meneurs, Danton, Robespierre et Marat, faisaient arrêter sans désemparer tout ce qui semblait un tant soit peu suspect. Les prisons regorgeaient au point qu'on en créait d'autres : ainsi les quelques Suisses ayant échappé par miracle au massacre des Tuileries étaient enfermés dans les caves du Palais-Bourbon. A la Force, il y avait tant de monde que certains couchaient dans la cour où les " dames " avaient eu, pendant quelques jours, la permission de se promener. Depuis le 10 août, on avait installé, sur la place de Grève et au détriment de quelques serviteurs du Roi, la fameuse machine à décapiter qui n'avait jamais été l'ouvre du Dr Guillotin. C'était celle d'un facteur de clavecins nommé Tobias Schmidt et son inauguration, en quelque sorte, avait eu lieu quatre mois plus tôt, le 15 avril 1792, pour l'exécution d'un voleur nommé Jacques Pelletier... Et, malheureusement, ce spectacle d'un nouveau genre attirait beaucoup de monde. Même si on le jugeait un peu expéditif !

Quoi qu'il en soit, le mois d'août s'acheva...

Au soir du 2 septembre, un nouveau vacarme emplit la prison. Par Hardy, on sut que la Commune avait ordonné de faire sortir de la Force les prisonniers pour dettes, les filles publiques et les femmes de chambre de la Reine, Mmes Bazire, Thibauld, de Saint-Brice et de Navarre. Les quatre prisonnières s'en réjouirent : se pourrait-il que les monstres s'humanisent et qu'il y ait encore un peu d'espoir de continuer à vivre ? A l'exception d'Anne-Laure qui n'en disait rien d'ailleurs, ce séjour en prison avec toutes ses misères donnait plus de prix à la simple vie de tous les jours. Même la princesse de Lamballe, cependant craintive et angoissée, n'avait plus de crises nerveuses et se portait mieux que jamais. Cette espérance ne dura guère qu'une soirée...

Dans la nuit, alors que l'on venait seulement de s'endormir après avoir dit la prière du soir, on entendit tirer les verrous et un homme entra : un inconnu assez bien vêtu et de figure plutôt aimable qui, après avoir esquissé un salut, s'approcha du lit de Pauline en lui disant :

- Mademoiselle de Tourzel, habillez-vous promptement et suivez-moi...

La réaction de la mère fut immédiate :

- Que voulez-vous faire de ma fille? s'écria-t-elle avec angoisse.

- Cela ne vous regarde pas, madame. Qu'elle se lève et me suive !

En un instant, les deux autres femmes furent debout. Anne-Laure s'approcha de la marquise pour la soutenir, mais déjà celle-ci reprenait son empire sur elle-même. Seule sa voix brisée trahit son désarroi :

- Obéissez, Pauline! dit-elle. J'espère que le Ciel vous protégera...

L'homme alors se retira dans un coin et tourna le dos tandis que l'on aidait la jeune fille, au comble de l'effroi, à s'habiller. Après quoi, elle alla baiser la main de sa mère avant de laisser l'inconnu lui prendre le bras pour l'entraîner tandis que Mme de Tourzel se laissait tomber à genoux pour prier et pleurer.

- Qui peut bien être cet homme? demanda Mme de Lamballe à voix basse. Nous ne l'avons jamais vu ici.

- Cependant, il me semble qu'il ne m'est pas inconnu, répondit Anne-Laure. Quant à savoir où je l'ai vu... Peut-être aux Tuileries? La seule chose qui peut apporter un peu de réconfort est qu'il ne ressemble en rien à ces furieux qui ont jalonné notre chemin jusqu'ici...

- J'espère que vous avez raison et qu'il y a là un signe d'espoir... De toute façon, qui peut en vouloir à une enfant de seize ans ? Reprenez courage, ma chère amie, ajouta Mme de Lamballe en se penchant sur Mme de Tourzel qui ne voulait rien entendre.

- Ah, ma chère princesse, murmura-t-elle enfin avec une profonde douleur, vous n'êtes pas mère. Ce que j'espère à présent, si ma Pauline doit mourir, c'est la faveur de la rejoindre bientôt!...

- Il se peut que vous soyez exaucée plus vite que vous ne pensez, soupira Mme de Pontallec. J'ai le pressentiment que le jour qui va venir ne sera pas bon...

- Alors il faut nous mettre en paix avec Dieu ! s'écria Mme de Lamballe, et lui demander pardon de nos fautes.

Et elle commença à réciter le " Miserere "...

Le reste de la nuit se passa en prières auxquelles Anne-Laure s'associa de bon cour. Le plus beau cadeau que pouvait lui faire le Ciel n'était-il pas de permettre que tout fût fini rapidement?

Elle crut bien que l'instant était venu quand, à six heures du matin, le geôlier tout effaré entra, suivi de six hommes armés de fusils, de sabres et de pistolets qui fouillèrent un peu partout, vinrent regarder les trois femmes sous le nez avant de repartir sans rien emporter mais en grommelant des injures. Il n'y en eut qu'un qui ne dit pas un mot mais, sortant le dernier, il regarda Mme de Lamballe avec insistance, puis leva les yeux et les mains au ciel.

- Inutile de pleurer davantage, ma chère Tourzel! dit celle-ci. Nous allons mourir, cela ne fait plus aucun doute pour moi. Songeons seulement à rassembler notre courage et à finir dignement!

Le bruit sinistre et déjà trop connu d'une foule qui s'assemble et gronde se leva presque aussitôt. En montant sur le lit de Mme de Lamballe, on pouvait atteindre celle des deux fenêtres qui donnait sur la rue. Anne-Laure aperçut un attroupement considérable, hérissé de piques et de sabres. Elle vit aussi, dans la maison d'en face, un homme qui la couchait en joue. La balle fracassa le carreau, mais l'instinct de conservation l'avait déjà fait sauter à terre.

- Vous avez raison, princesse, dit-elle avec un sourire qui donna aux deux autres une haute idée de son courage. Je crois vraiment que nous allons mourir...

Et elle s'efforça de faire une toilette plus soignée encore que de coutume, imitée en cela par ses deux compagnes...

La porte se rouvrit vers onze heures sur une petite armée. Elle venait chercher Mme de Lamballe mais ses deux compagnes refusèrent de la quitter. On ne se fit d'ailleurs pas prier pour les emmener parce que l'on prit ensuite la décision de rassembler toutes les prisonnières dans la grande cour où elles rejoignirent les hommes. Il y avait là des gens à bonnets rouges, à mine féroce, qui regardaient les prisonniers sous le nez en agitant des couteaux. Il y avait parmi eux quelques personnages plus acceptables, dont la présence semblait contenir les premiers comme des dogues au bout d'une laisse. A l'un de ceux-là, Mme de Lamballe demanda :

- Ne pourrions-nous avoir un peu de pain et un peu de vin ? Nous n'avons rien pris depuis hier et je me sens faible tout à coup...

Quelqu'un ricana :

- Tu t' sentiras plus faible encore tout à l'heure quand on t'aura jugée ! Parce que t'es là pour ça, figure-toi !

- Je n'ai rien à me reprocher. Je n'ai donc rien à craindre d'un jugement...

L'autre lui brandissait déjà son poing sous le nez quand un homme à la mine sévère, tout vêtu de noir, s'interposa :

- Ça suffit, citoyen ! Elle n'est pas encore jugée. Personne ne doit molester les prisonniers avant le tribunal !

La princesse eut un morceau de pain et un gobelet de vin qu'elle partagea avec ses deux compagnes. Anne-Laure voulut refuser mais, observant ce qui se passait, elle finit par accepter comme elle aurait accueilli tout ce qui parviendrait à relever son courage car elle admettait volontiers qu'il allait lui en falloir. D'après ce qu'elle comprit, le " tribunal " siégeait au greffe de la prison. A des intervalles de cinq à sept minutes, deux hommes, aussi affreux et vigoureux que pouvaient l'être des valets de bourreau, venaient s'emparer d'un prisonnier : ils l'attrapaient chacun sous un bras pour le traîner avec le maximum de brutalité vers la porte basse et noire qui conduisait au greffe et à la sortie de la Force. Mais jamais on n'en ramenait aucun. En outre, il était difficile de croire qu'on les libérait ensuite car, selon les mêmes laps de temps, se faisaient entendre les rugissements féroces de la foule qui battait les murs de la prison et qui, parfois, couvraient à peine des cris d'agonie...

- On va tous nous massacrer, remarqua-t-elle. Constatation paisible qui fit évanouir aussitôt une jeune et jolie femme proche d'elle, l'épouse du premier valet de chambre du Roi, qui se nommait Mme de Septeuil. Mme de Tourzel se hâta de lui porter secours. Elle en terminait juste quand on vint chercher Mme de Lamballe...

La princesse devint aussi blanche que son fichu et tourna vers ses compagnes ses beaux yeux bleus que la terreur agrandissait :

- Priez pour moi!... Et que Dieu vous garde! cria-t-elle tandis que les deux préposés empoignaient ses membres fragiles.

- Mon Dieu ! murmura Mme de Tourzel, faites qu'ils aient pitié !

En fait, elle n'y croyait pas. Comme sa fille, comme Anne-Laure, elle savait que Mme de Lam-balle était considérée comme la " conseillère " de la Reine et donc vouée à l'exécration publique. La douceur, le charme et la beauté de la pauvre femme désarmeraient-ils le " tribunal " ? Mme de Tourzel était trop réaliste pour en douter et sa dernière compagne pensait comme elle sans le dire. Quelques minutes plus tard, en effet, l'énorme clameur qui se fit entendre au-dehors leur donna raison : on était en train de massacrer la princesse. D'un même mouvement, elles se signèrent. Quelqu'un, alors, s'approcha de Mme de Tourzel et murmura :

- Tenez-vous tranquille ! Votre fille est sauve !

Une extraordinaire expression de bonheur irradia le visage sévère de la gouvernante des Enfants de France, mais Anne-Laure n'eut pas le temps de s'en réjouir. Son tour était venu. Les deux huissiers du tribunal qui, sans doute pour entretenir leur courage, puaient la vinasse à plein nez, voulurent s'emparer d'elle. La jeune femme se dégagea sans trop de peine parce qu'ils étaient ivres :

- Lâchez-moi ! Je peux marcher seule ! Contentez-vous de m'accompagner!

- Pas... pas question! fit l'un d'eux. Les mijaurées, on sait... hic... les traiter! C'est... hic!... pour toi comme pour les autres! Allez!... On y va!

Il fallut bien en passer par là car les deux poivrots eurent aussitôt du renfort ; ce fut remorquée par quatre braillards plus ou moins avinés qu'Anne-Laure franchit la porte basse et pénétra dans le greffe. Elle remarqua avec horreur cinq hommes aux bras nus et tachés de sang qui, armés de lourdes bûches, se tenaient plaqués contre le mur extérieur de la prison. Elle se sentit pâlir. Souhaiter mourir est une chose, mais le visage de la mort pouvait être terrifiant...

La salle était pleine de monde et il y faisait étouffant. Derrière une longue table siégeaient une dizaine d'hommes de mauvaise mine : un " président ", huit " assesseurs " et un accusateur siégeaient là. Devant eux des gobelets de vin et des reliefs de repas. Les oreilles bourdonnantes, le cour soulevé de dégoût, la ci-devant marquise de Pontallec réussit par un miracle de volonté à se tenir debout et droite en face de ces gens qui se voulaient des juges. Un semblant de procédure commença. On lui fit décliner ses noms, âge et qualités, son adresse aussi, puis l'interrogatoire proprement dit commença :

- Vous avez été dénoncée comme amie " particulière " de l'Autrichienne ! Qu'avez-vous à dire à cela ? demanda le président qui montrait quelques teintes d'éducation.

Anne-Laure n'avait qu'une envie, c'est qu'on la tue très vite ; pourtant, elle ne voulait pas que l'on applique n'importe quelle étiquette sur son cadavre.

- Qu'entendez-vous par " particulière " ? L'homme eut un gros rire et toute la rangée s'esclaffa :

- Vous êtes jeune mais pas idiote, j'imagine ! Et vous savez bien ce que je veux dire ? Une amie avec laquelle on couche !

- Quelle horreur!

Le cri était parti tout seul. Blanche jusqu'aux lèvres à présent mais ses yeux noirs lançant des éclairs, la jeune femme repoussait l'ignoble accusation avec dégoût :

- Quel homme êtes-vous pour oser m'insulter de la sorte! Ne voyez-vous pas le deuil que je porte? Cela devrait vous inciter à un peu de respect!

- Qui est mort ? Votre mari ?

- Non... mon enfant! Ma petite fille de deux ans...

Comme chaque fois qu'elle évoquait Céline, sa gorge se noua sur un sanglot. Sa voix trembla, laissant entendre cette note de vraie souffrance que les plus obtus peuvent comprendre. Un silence se fit dans la salle ; l'accusateur comprit si bien que cette femme était en train de gagner sa liberté qu'il se lança à l'assaut :

- Tout ça c'est des histoires ! Une comédie bien montée pour vous attendrir, citoyens! N'importe qui peut se mettre en noir et faire semblant de pleurer... La question est de savoir si, oui ou non, cette femme est une amie de l'Autrichienne? Un point c'est tout !

On offrait à ces gens une occasion de repousser le bon sentiment qui leur venait; ils s'en emparèrent avec joie puisqu'ils étaient là pour tuer. Le président se carra dans son fauteuil :

- Répondez!

Sachant bien qu'elle jouait sa vie sur un mot, Anne-Laure n'hésita même pas. Avec un dédain souverain, elle toisa cette meute d'égorgeurs et d'assommeurs qui hurlait autour d'elle :

- Oui, lança-t-elle fermement. Une amie pleine de respect et de dévouement!

- Jusqu'où le respect, jusqu'où le dévouement ?

- Jusqu'aux limites qui sont celles de la noblesse et de la fidélité : le sang versé... la mort!

Comme un sauvage chour antique, la foule répercuta le mot avec une violence croissante :

- La mort!... la mort!...

Dans la foule quelqu'un entonna le " Ça ira ! " et le chant féroce emplit la salle, enveloppant la mince jeune femme en noir comme les flammes d'un bûcher :

" Ah ça ira, ça ira, ça ira

Les aristocrates à la lanterne

Ah ça ira, ça ira, ça ira

Les aristocrates on les pendra... "

II fallut attendre que le tumulte cesse pour que le président pût clamer d'une voix de stentor :

- Qu'on l'élargisse !

Anne-Laure l'ignorait, mais ces mots équivalaient à la sentence fatale. Elle le devina cependant au grondement joyeux qui les accueillit. A nouveau, ceux qui l'avaient amenée voulurent s'emparer d'elle, à nouveau elle les repoussa :

- Je saurai mourir sans vous ! dit-elle avant de se retourner pour marcher vers les bourreaux, s'efforçant de masquer les battements affolés de son cour. "Céline... Céline, où es-tu?" appelait son esprit. " Je viens à toi ma chérie !... Aide-moi ! "

Elle allait franchir le seuil quand deux gardes nationaux s'emparèrent d'elle, la soulevant littéralement, et foncèrent vers la sortie en criant :

- D'ordre du citoyen Manuel, on conduit cette femme à la Commune.

Anne-Laure se sentit emportée comme par un vent furieux et se retrouva face à ce qui lui parut une multitude vomie par l'enfer. A nouveau l'un de ses deux gardes hurla :

- Ordre du procureur Manuel! On doit conduire cette femme à la Commune !

Surpris par cette soudaine clameur, les assom-meurs ajustèrent mal leurs coups. Ceux-ci épargnèrent Anne-Laure et réussirent tout juste à faire tomber l'un des bicornes d'uniforme et à aplatir l'autre dont le propriétaire protesta :

- Bougre d'abruti ! Tu peux pas faire attention ?

- Mais, grogna le tape-dur, on a entendu crier " la mort " et aussi " qu'on l'élargisse ! "

- T'as dû mal comprendre ! En tout cas c'était pas " qu'on l'aplatisse! " Mon bicorne est fichu...

Ce qui fit rire mais, pendant que le garde donnait quelques explications complémentaires sans trop s'occuper de la prisonnière, celle-ci poussait un cri d'horreur et s'évanouissait en découvrant l'insoutenable spectacle qu'offrait l'étroite ruelle.

Contre le mur d'une maison de la rue des Ballets, il y avait un tas de vêtements et, contre un autre mur, les corps nus et sanglants de leurs propriétaires. Le massacre, en effet, s'organisait avec une sorte d'affreux mécanisme : le prisonnier " élargi " tombait sous les bûches des " travailleurs ", après quoi les " déblayeurs " le tiraient inconscient jusqu'au caniveau, le dépouillaient de ses bijoux et de ses effets, puis regorgeaient avant de le jeter sur la pile qui grandissait. Mais le pire était ce qui était arrivé à la pauvre princesse de Lamballe : devant la prison, des mégères se disputaient ses vêtements cependant que son joli corps était exposé sur la borne au coin des rues des Ballets et du Roi-de-Sicile. Un homme lui sciait le cou avec un simple couteau, un autre lui ouvrait la poitrine pour en arracher le cour et un troisième découpait sa toison blonde. Le tout au milieu des clameurs obscènes d'une foule que l'odeur du sang ramenait aux pires instincts. Comprenant que le danger grandissait, l'un des gardes nationaux brandit sous le nez des " assommeurs " un document dont un large cachet de cire rouge était le plus bel ornement et qui impressionna suffisamment pour qu'ils laissent aller le groupe. D'ailleurs, ils ne savaient pas lire !

Traînant la jeune femme inerte plus qu'ils ne l'emportèrent, les soldats gagnèrent en courant la rue Saint-Antoine où ils la jetèrent dans un fiacre qui attendait là. Il était temps : un instant plus tard il eût été impossible de franchir la rue des Ballets, en raison de l'ignoble cortège qui se formait autour des piques portant le cour et la tête charmante de la pauvre princesse dont les longs cheveux blonds pendaient. Suivait le corps mutilé, traîné par les jambes, le dos contre le sol, le ventre ouvert laissant échapper les intestins. Tout ce beau monde voulait aller au Temple montrer à l'Autrichienne comme le bon peuple traitait sa " conseillère "...

- Va vers l'Hôtel de Ville! cria l'un des deux hommes au cocher. Ils vont prendre la rue du Temple et, s'ils nous voient remonter vers la Bastille, ils risquent de nous courir après. Et il y a trop de monde dehors pour prendre le galop sans risques...

- Alors je passe où ?

- Va prendre la rue du Monceau-Saint-Gervais qui arrive sur l'arrière de la maison commune, de là tu passeras sur le quai de la Grève puis par le quai aux Ormes, le quai Saint-Paul et le quai des Célestins, la rue du Petit-Musc, nous rejoindrons la porte Saint-Antoine. La suite tu la connais.

- Bien, monsieur le...

L'homme se retint à temps et se consacra au chemin désigné. Pendant ce temps, à l'intérieur, celui qui venait de donner ses ordres aidait son compagnon à installer plus confortablement leur rescapée qu'ils avaient entassée sans trop de soin dans le véhicule.

- Est-ce que nous ne la ranimons pas? demanda celui qui n'avait encore rien dit.

- Je préfère attendre qu'elle reprenne connaissance naturellement. Le réveil, après ce qu'elle vient de voir, risque d'être agité, voire bruyant. Il vaudrait mieux que nous soyons déjà à l'écart...

- Vous devez avoir raison... Pauvre petite! Si jeune et déjà tellement accablée par le malheur qu'elle voulait mourir...

- C'est vrai. Vous l'avez entendue ? Elle revendiquait hautement une amitié qui n'a jamais existé.

- Il paraît qu'elle a été dénoncée ? Sait-on quel misérable...

- Qui voulez-vous que ce soit sinon le mari? Vous savez aussi bien que moi qu'il n'en est pas à son coup d'essai pour s'en débarrasser ! Votre ami Jaouen vous en a déjà parlé et je vous ai raconté l'affaire de la rue Saint-Sulpice dont il a été l'instigateur...

- Elle n'était pourtant pas bien gênante. Plus effacée qu'elle ne se pouvait trouver...

- Elle ne l'était pas assez pour un homme tombé dans les mains d'une coquine presque aussi redoutable que lui-même et qui en outre guigne depuis longtemps la fortune des Laudren dont celle-ci est la seule héritière depuis la mort de son frère. Ce dernier était mon ami...

- Vous l'aviez connu en Espagne, je crois ?

- En effet. C'était un garçon charmant. Il aurait voulu que j'épouse sa petite sour...

- Que ne l'avez-vous fait?

- La mère ne m'aurait jamais accepté : elle voulait un grand nom breton. Et, de toute façon, le mariage n'est pas pour moi. J'ai beaucoup trop à faire pour m'encombrer d'une femme et les derniers événements donnent à mes projets une nouvelle direction. En tout cas je vous remercie, mon cher Pitou, de l'aide si précieuse que vous m'apportez depuis le début des troubles. Hier en tirant de prison la petite Tourzel et aujourd'hui. Vous êtes adroit, intelligent et assez bon comédien...

- Je suis journaliste, monsieur le baron! Ce sont des petits talents utiles ; j'ai essayé de vous en convaincre lorsque nous nous sommes rencontrés il y a six mois... J'espère de tout mon cour que vous ne les laisserez pas inemployés. Vous servez une grande cause : celle du Roi, et j'aimerais en prendre ma petite part... D'autant que moi et mes pareils des gazettes " bien-pensantes " allons être réduits au chômage sinon pourchassés. Je veux bien mourir de faim mais avant je voudrais servir à quelque chose de valable !

Le baron se mit à rire :

- Vous servirez, je vous en donne ma parole, et plus peut-être que vous ne le voudrez, mais je vous jure que vous ne mourrez pas de faim !

- C'est toujours agréable à entendre mais ne conditionnera pas mon dévouement, vous le savez bien. Ce que nous avons fait hier et aujourd'hui me remplit de joie. Pourtant, si vous le permettez, je voudrais vous poser une question... grave.

- Vous voulez savoir pourquoi nous n'avons pas tenté de sauver la malheureuse princesse de Lamballe ? Parce que c'était impossible, mon ami... Tout était orchestré pour sa perte. D'abord le fait qu'elle est sortie la première de toutes les femmes et que les massacreurs ne pouvaient commettre l'erreur de la confondre avec une autre. Ensuite, ceux qui se sont " chargés d'elle " après qu'elle eut été assommée ne sont pas des anonymes pour moi et je sais d'où ils sortent. Enfin, j'ai reconnu dans la foule, en dépit de son déguisement, son valet de pied préféré, un certain La Marche...

- Mais... vous parlez du duc d'Orléans?

- Pas de nom s'il vous plaît! N'avez-vous pas remarqué que la malheureuse princesse a été arrêtée comme " conseillère " de la Reine. Or le seul conseil qu'elle lui ait donné a été de refuser de recevoir certain prince qui pensait le temps venu d'imposer ses vues politiques. Ce que n'a pu réussir le duc de Penthièvre qui a dépensé une fortune pour sauver sa belle-fille, il nous était impossible à deux de le réussir. Nous nous serions fait écharper pour rien... et nous avons beaucoup à faire car maintenant c'est l'âme même du royaume qui...

Il s'interrompit pour observer celle qu'il venait de sauver. Elle eut soudain un grand soupir et ouvrit des yeux embrumés qui dessinaient la vague silhouette de deux bicornes penchés sur elle... Des gardes nationaux!... Elle les associa aussitôt à l'abominable vision qui lui avait fait perdre conscience. L'épouvante était si profondément gravée dans sa mémoire que celle-ci lui restitua la scène instantanément. Et ce que craignait le baron se produisit : la jeune femme se redressa brusquement tandis que jaillissait de sa gorge un hurlement de terreur, un de ces cris comme on essaie vainement d'en pousser dans les cauchemars. Celui-là fit sursauter le cocher, effrayant même les chevaux dont il eut quelque peine à retenir l'élan brutal. Heureusement, le quai des Célestins et le port aux Pavés que l'on avait atteint étaient déserts : ceux que la peur ne calfeutrait pas chez eux étaient allés au sanglant spectacle du jour. Le cri d'ailleurs s'arrêta net, étouffé sous la main ferme du baron :

- Allons, calmez-vous ! intima-t-il avec autorité. Vous n'avez rien à craindre de nous. Nous sommes des amis...

- Des... amis?

Anne-Laure n'avait plus l'air de très bien savoir ce que ce mot-là voulait dire. Elle regardait tour à tour les deux hommes qui, devinant qu'elle devait se croire encore prisonnière de ses gardiens, enlevèrent leurs chapeaux d'un même mouvement.

- Oui, insista le plus âgé des deux, des amis. Nous vous avons sauvée et nous vous emmenons en sûreté ! Vous comprenez ce que je vous dis ?

- Oui... sauvée... mais pourquoi!

Les deux hommes échangèrent un regard inquiet, traversé par la même pensée : l'abominable spectacle avait-il fait sombrer son esprit?

- Nous en parlerons plus tard, dit le baron avec une soudaine douceur. Quand nous serons arrivés. Pour l'instant, vous devriez essayer de dormir un peu.

Docile, elle se laissa étendre sur la banquette du fond - jusque-là, les deux hommes l'avaient maintenue assise entre eux deux - et ferma les yeux mais ne s'endormit pas. Elle essayait de comprendre ce qui lui était arrivé et par quel tour de magie, au lieu de n'être plus qu'un cadavre sans vie, elle se retrouvait bien vivante, roulant dans une voiture en compagnie de deux gardes nationaux inconnus et dans une direction ignorée. Quand ils s'étaient emparés d'elle pour la sortir de la Force, ils avaient clamé qu'ils l'emmenaient à la Commune mais, ce qu'en entrouvrant les paupières elle pouvait voir défiler par la portière, c'étaient des arbres et de la verdure avec, apparue fugitivement, l'image paisible d'un moulin, toutes choses n'ayant rien à voir avec le centre de Paris. Qui étaient ces gens et pourquoi donc s'étaient-ils donné la peine de la sauver?

Au milieu de toutes les idées un peu incohérentes qui se bousculaient dans sa tête, une notion subsistait : elle connaissait la voix du garde qui venait de lui conseiller l'apaisement ; ce timbre riche, profond et grave, où donc l'avait-elle entendu? Tant d'images trop souvent terribles, tant de cris, tant de sons étaient entrés en elle durant les terribles derniers temps que tout se brouillait... Elle espérait, tout en gardant ses yeux soigneusement clos, que ses compagnons parleraient entre eux mais, peut-être pour ne pas troubler son repos, ils n'échangèrent plus la moindre parole. Elle finit par penser que c'était après tout de peu d'importance et, vaincue à la fois par la lassitude et le balancement de la voiture, elle finit par perdre conscience réellement, ne se réveillant qu'au bout d'un laps de temps impossible à évaluer, quand quelqu'un voulut l'enlever du fiacre.

Elle vit alors que ceux qui la descendaient de voiture étaient deux valets en sobre livrée noire. Le fiacre était arrêté au milieu d'une cour de dimensions moyennes, plantée d'orangers en pots; elle appartenait à une belle maison qui avait dû naître au siècle précédent et dont les hautes fenêtres ouvertes accueillaient largement le soleil. Au seuil, une jeune femme en robe de jaconas blanc rayé de vert surveillait une manouvre que les valets menaient avec une grande délicatesse, mais qui fut vite insupportable à celle qui en était l'objet :

- Posez-moi à terre! ordonna-t-elle. Je peux marcher seule...

Elle avait conscience d'être sale, froissée, portant peut-être encore sur elle les odeurs de la prison et, en face de cette jeune femme brune, aux yeux pensifs, qui venait à elle dans des vêtements respirant la fraîcheur, elle éprouvait une honte bien féminine. Celle qui l'accueillait tendait cependant vers elle des mains déjà chaleureuses en disant :

- Soyez la très bienvenue, madame ! Je suis si heureuse que l'on ait pu vous amener jusqu'ici sans encombre...

" On ", c'étaient les deux gardes nationaux qui semblaient avoir disparu. Anne-Laure s'efforça de sourire :

- Vous êtes infiniment aimable, madame, de me recevoir chez vous et je devrais sans doute vous dire grand merci puisque je vous dois la vie, mais je crains que vous ne vous soyez donné beaucoup de mal pour pas grand-chose...

Les yeux sombres étaient si graves que le sourire de l'hôtesse faiblit...

- Est-ce que... vous n'aimez pas la vie?

- Non... et j'espérais bien la perdre aujourd'hui...

- Même dans de si horribles conditions ?

- Même... Ce n'était, après tout, qu'un très mauvais moment à passer... Cela doit vous paraître étrange, ajouta-t-elle avec l'ombre d'un sourire, à vous qui êtes jeune, belle, aimée sans doute, maîtresse de cette jolie demeure...

- Cette maison n'est pas la mienne mais celle d'un ami. C'est lui, en outre, qui vous a arrachée, avec l'aide d'un autre ami, à cette mort qui vous attirait tant...

- Cet ami, qui est-il?

- Il vous le dira lui-même tout à l'heure... Pour l'instant venez prendre un peu de repos. Vous devez avoir envie aussi de faire un peu de toilette ? Tout est prêt pour vous là-haut. Ensuite nous sou-perons...

- Me direz-vous seulement où je suis ?

- Près du village de Charonne dans un pavillon bâti jadis par le Régent, à l'extrémité du parc de son château de Bagnolet... Mais venez ! Vous aurez tout le temps de faire connaissance avec les autres...

La rescapée se laissa emmener à travers une maison qui lui parut pleine de soleil et de fleurs. Les fenêtres ouvraient sur un jardin au-delà duquel on découvrait une campagne verte et paisible, avec de beaux arbres et des chants d'oiseaux. Tout respirait ici le calme et la sérénité. On pouvait s'y croire sur une autre planète alors que le monstrueux Paris assoiffé de sang et bouillonnant de haine était si proche. C'était à n'y pas croire!...

- Vous voilà chez vous, dit la jeune femme en ouvrant la porte d'une chambre tendue de toile de Jouy. Les fenêtres donnaient sur la verdure d'un tilleul dont les branches semblaient vouloir pénétrer à l'intérieur.

- A côté il y a un cabinet de toilette où l'on est en train de vous préparer un bain. Je ne vous propose pas de femme de chambre : les miennes sont absentes mais je peux vous aider...

- Ne prenez pas cette peine. En prison, on apprend à se servir soi-même...

- Je m'en doute... Ah, dans cette armoire, ajouta-t-elle en ouvrant un grand placard, vous trouverez tout ce qu'il faut pour vous habiller. Nous avons à peu près la même taille, je crois...

- Mais c'est que... je suis en grand deuil comme vous le voyez et tout ceci est si clair, si gai...

- Choisissez du blanc. Il est aussi de deuil si l'on n'y ajoute aucune couleur...

- C'est vrai, je l'avais oublié... Merci, merci beaucoup...

- Vous pouvez m'appeler Marie, dit la jeune femme en s'éclipsant avec un dernier sourire.

Restée seule, Anne-Laure tourna un instant dans cette chambre qui lui rappelait un peu la sienne, redressant une fleur, touchant un coussin. Dans la pièce voisine, elle entendait le bruit de l'eau et celui de brocs entrechoqués. Quand elle n'entendit plus rien, elle s'y rendit; il y avait là une baignoire de cuivre habillée d'un drap blanc et pleine d'une eau que l'on avait dû parfumer car elle sentait délicieusement bon. Il y avait aussi du savon, des éponges et de grandes serviettes douces. C'était irrésistible, même pour quelqu'un que la vie n'intéressait plus...

Prise d'une hâte soudaine, Anne-Laure s'éplucha plus qu'elle ne se débarrassa de ses vêtements et entra dans l'eau divinement tiède où elle s'étendit avec un soupir de soulagement. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait goûté pareil délice!...

Cependant, par crainte de s'endormir, elle ne prolongea pas son bain, se récura soigneusement, brossant même ses pieds et ses mains, lavant ses longs cheveux qu'elle tordit et noua dans une serviette en forme de turban. Ensuite elle se sécha, frotta longuement sa chevelure pour enlever le plus possible d'humidité. Le démêlage fut plus difficile parce qu'elle bouclait naturellement. Ayant fait de son mieux, elle les attacha avec un ruban qui semblait n'attendre que cela, passa du linge frais, des bas blancs et choisit celle des robes qui lui parut la plus simple : une légère toile blanche sans broderies avec un grand fichu de mousseline. Puis, se jugeant convenable après un coup d'oil au miroir placé au-dessus d'une petite commode, elle alla s'asseoir dans un fauteuil disposé près de la fenêtre, n'osant s'aventurer seule dans cette maison inconnue.

Elle n'attendit pas longtemps : une dizaine de minutes au plus avant que l'on ne " gratte " à sa porte et que celle-ci s'ouvre sous la main de Marie qui sourit devant la transformation de la nouvelle venue :

- Dieu que vous êtes fraîche et jeune! On ne l'aurait pas cru tout à l'heure. Puis-je demander votre âge?

- J'ai dix-neuf ans. Et vous ?

- Oh moi je suis une vieille : j'en ai vingt-cinq... Elle dit cela avec tant de bonne humeur qu'Anne-

Laure ne put s'empêcher de sourire à cette charmante femme.

- Ce n'est pas si vieux... et vous ne les faites pas du tout !

- Venez à présent. C'est l'heure du souper et l'on nous attend.

Se tenant par la main, les deux jeunes femmes se dirigèrent vers le bel escalier de pierre à balustres qui s'envolait du vestibule central, et ce fut quand elle commença à le descendre qu'Anne-Laure vit, attendant debout au bas des marches, un homme dont la silhouette lui rappela si fort celle de Josse qu'elle eut un mouvement de recul; mais les cheveux bruns, simplement noués sur la nuque par un ruban noir, n'appartenaient pas à son époux et pas davantage les yeux noisette qui la regardaient descendre. L'illusion venait de l'élégance parfaite du frac noir bien coupé, porté sur des épaules solides, et du port altier de la tête. Elle n'en restait pas moins fascinante : à mesure qu'elle descendait, Anne-Laure distinguait mieux les traits accusés, le nez légèrement busqué et la longue bouche mince dont un pli d'ironie relevait légèrement la commissure ; c'était le regard qui la fascinait. Peut-être à cause de sa petite flamme moqueuse?

- Quel changement! apprécia-t-il gentiment. Vous êtes trop jeune, décidément, pour les couleurs du malheur, ma chère...

En entendant cette voix, Anne-Laure tressaillit. C'était celle du garde national de tout à l'heure...

celle aussi - le souvenir lui en revenait brusquement ! - du porteur d'eau de Saint-Sulpice. Cette constatation la laissa muette. Pourtant, comme l'inconnu montait vers elle pour lui offrir la main et l'aider à descendre les derniers degrés, elle murmura :

- Ce sont pourtant les seules que je veuille encore porter... mais vous avez tout à l'heure risqué votre vie pour moi, monsieur, et je dois vous en remercier...

- Vous ne semblez guère en avoir envie?

- Ne me croyez pas ingrate et soyez sûr que le merci vient du fond du cour. Cependant j'aimerais savoir quel nom je dois lui donner ?

Il s'écarta d'elle de quelques pas sans quitter son regard. Un bref sourire à belles dents blanches et le gentilhomme s'inclinait pour un profond salut :

- C'est trop naturel ! Je suis le baron de Batz. Infiniment heureux de vous souhaiter la bienvenue dans sa maison...

CHAPITRE V UN PACTE...

Ce qui suivit n'avait pas l'air d'appartenir à la réalité.

Anne-Laure se retrouvait à souper dans une agréable salle dont les rideaux de lampas à grosses fleurs encadraient harmonieusement la douceur d'un jardin au crépuscule embaumant le tilleul et le chèvrefeuille, au milieu d'une atmosphère sereine et en compagnie de gens élégants, aimables et courtois. Alors qu'à si peu de distance une ville en folie assommait et égorgeait les malheureux entassés dans ses prisons depuis le sac des Tuileries, ici tout n'était qu'ordre et beauté...

Autour de la table ronde servie par l'un des deux valets - un colosse qui répondait au nom de Biret-Tissot -, trois personnes entouraient la rescapée. Le maître de maison d'abord : ainsi qu'il l'avait annoncé, il se nommait Jean de Batz d'Armanthieu, âgé de vingt-sept ans et appartenant à une ancienne et noble famille d'Armagnac. Il était du même sang que ce d'Artagnan quasi légendaire qui avait commandé les mousquetaires du Roi et, au contraire de ce que pensait son invitée, il n'était pas marié. Encore fut-ce " Marie " qui le lui apprit, car visiblement Batz n'aimait pas que l'on parle de lui. Il dévia très vite la conversation pour présenter une compagne à laquelle il montrait tendresse et respect. Elle était actrice aux Italiens et se nommait Marie Buret-Grandmaison, dite Babin Grandmai-son, et sa voix, son talent lui avaient valu une certaine notoriété. Sa discrétion et une noblesse naturelle la différenciaient de tout ce que Mme de Pontallec avait pu entendre des femmes de théâtre, chanteuses ou comédiennes qui semblaient prendre à tâche de se faire remarquer d'une manière ou d'une autre.

- J'espère, dit-elle après une toute légère hésitation, que vous ne vous sentez pas désobligée en portant la robe d'une comédienne ?

- Pourquoi le serais-je, mon Dieu ?

- Vous êtes une grande dame. Ce serait assez naturel.

- Je ne me suis jamais sentie grande dame et moins encore aujourd'hui où il paraît que l'on est criminel en naissant noble. Vous, vous êtes une artiste et vous ne devez votre renom qu'à vous-même. C'est beaucoup mieux...

- Voilà un langage inattendu, Madame la marquise, s'écria le troisième personnage. Seriez-vous républicaine ?

Celui-là - c'était l'autre garde national de tout à l'heure - possédait le visage le plus gai qui soit avec son nez retroussé, sa grande bouche dont le sourire était l'expression habituelle avec, sous des cheveux châtains qui bouclaient naturellement, des yeux bleus pétillants de malice. Il portait avec beaucoup de naturel le nom céleste d'Ange Pitou et, quand il n'assurait pas son service - très réel - de garde national à la section du Louvre, il était journaliste collaborant assidûment au Journal de la Cour et de la Ville ainsi qu'au Courrier extraordinaire, que dirigeait de main de maître son ami Duplain de Sainte-Albine, ancien libraire lyonnais installé au faubourg Saint-Germain qui, après avoir été hostile au Roi, était devenu farouchement contre-révolutionnaire. Cette double appartenance avait permis au jeune Pitou - il était âgé de vingt-cinq ans - d'être le témoin passionné de presque tous les événements importants des derniers mois. Il dégageait une telle sympathie qu'Anne-Laure ne put s'empêcher de lui sourire.

- Républicaine ? J'ignore en quoi cela consiste. De toute façon, je crois bien que je ne suis rien du tout!

- Après vous être proclamée si hautement amie de la Reine? C'est difficile à croire...

- Il se peut que j'aie menti. Je vénère le Roi, Madame sa sour et je crois bien que j'aime... beaucoup ses enfants mais la Reine!...

- Ne tourmentez pas Mme de Pontallec, Pitou, coupa le baron. Elle n'a pas les mêmes raisons que vous d'adorer notre malheureuse souveraine, mais cela fait partie de ce dont je souhaite discuter avec elle tout à l'heure... si elle le veut bien?

- Pourquoi ne le voudrais-je pas? murmura celle-ci, soudain mal à l'aise sous le regard qu'il posait sur elle tant il dégageait de puissance.

Depuis le début du repas, elle avait observé son hôte à la dérobée et n'était pas encore parvenue à décider s'il lui plaisait ou non en dépit de cette voix de velours sombre qui était sans doute son plus grand charme. Il y avait ce regard à la fois ironique et dominateur, sans doute facilement irritant, et aussi le pli moqueur de la bouche qui, en devenant sarcastique, devait être franchement désagréable. Elle sentait chez lui une de ces volontés de fer sur lesquelles se brisent toutes les résistances...

Sans plus se soucier de donner une réponse à qui d'ailleurs n'en demandait pas, il reprenait sa conversation avec Pitou en lui proposant de rester à Charonne quelques jours :

- En attendant que les fureurs populaires se calment, ce serait plus prudent, ajouta-t-il. Depuis le 10 août vos journaux n'existent plus, votre ami Duplain de Sainte-Albine est enfermé aux Carmes et peut-être massacré à l'heure qu'il est...

- Je devrais l'être aussi, sans doute! fit Ange Pitou avec amertume. Seulement, depuis ce jour terrible, on me croit hors de Paris.

- Vous y êtes, restez-y! Ensuite vous pourrez rejoindre sans trop de crainte votre poste à la Garde avec cet air innocent que vous savez si bien prendre. Personne n'ira voir à Châteaudun si votre tante et tutrice est vraiment à toute extrémité... Croyez-moi, il vaut mieux...

La voix d'Anne-Laure s'éleva soudain, lui coupant la parole avec une note d'exaspération :

- Pourquoi m'avez-vous sauvée, moi?

En même temps elle se levait, incapable de supporter plus longtemps ce qui, pour elle, ressemblait à des propos de salon. Batz fut debout presque en même temps qu'elle :

- J'aurais préféré que vous preniez un peu de repos avant l'entretien que nous devons avoir ensemble mais, si vous vous en sentez la force, nous pouvons l'avoir immédiatement.

- Je préfère!... Pardonnez-moi! ajouta-t-elle à l'adresse des deux autres qui eurent le même geste apaisant,

- En ce cas venez !

Avec un rien d'autorité, il lui prit la main pour la guider, à travers un salon obscur, vers une pièce éclairée par des chandeliers sur la cheminée et une lampe-bouillotte posée sur un bureau chargé de papiers. C'était à la fois un cabinet de travail, une petite bibliothèque et un lieu où le couple se tenait fréquemment, sans doute, puisqu'une petite table à ouvrage s'y trouvait auprès d'un fauteuil sur lequel un tambourin de brodeuse était abandonné.

Le baron avança un siège mais Anne-Laure fit non de la tête, se contentant de s'approcher à toucher le bureau auquel elle s'appuya du bout des doigts, tout son corps raidi dans sa volonté désespérée de ne pas céder à la crise qui tendait ses nerfs à les briser. Elle se contenta de répéter d'une voix blanche :

- Pourquoi m'avez-vous sauvée ?... Je ne le voulais pas.

Batz alla s'adosser à la bibliothèque, croisa les bras sur sa poitrine :

- Je sais. Même la mort affreuse qui vous attendait devant la Force ne vous arrêtait pas... tant vous avez souffert et souffrez toujours ! Mais moi, il fallait que je vous arrache à cette horreur. D'abord parce que je l'avais juré !

- Juré ? A qui, mon Dieu ? Qui se soucie encore de moi?

Elle tourna lentement vers lui des yeux pleins d'incompréhension et de lassitude, mais il y avait des larmes dans sa voix.

- Le duc de Nivernais d'abord, votre vieil ami et le mien. Ses sentiments pour vous sont ceux d'un aïeul et ce n'est pas d'hier qu'il se tourmente à votre sujet. En outre, il se trouve qu'il y a quelques années, étant passé au service de l'Espagne avec la permission de notre roi, j'ai rencontré là-bas votre frère et que nous avions lié amitié. Il parlait souvent de sa jeune sour...

- Vous avez connu Sébastien ? Oh, mon Dieu !... Vous réveillez là les plus doux de mes souvenirs d'autrefois. Mon frère est le seul être, avec ma marraine, qui m'ait témoigné la tendresse que je n'ai jamais reçue de ma mère, mais je ne peux lui en vouloir. La mort de mon père l'avait déchirée, m'a-t-on dit, et l'amour qui lui restait, elle l'a reporté sur un fils dont elle était fière à juste titre. Elle n'en avait plus assez pour moi et, quand nous avons appris le naufrage de son navire, j'ai compris que j'avais cessé d'exister. Elle a conclu mon mariage comme elle mène ses affaires...

- Non, fit durement le baron. Je pense qu'elle mène ses affaires avec plus d'attention qu'elle n'en a accordé à votre futur sinon elle aurait hésité à vous donner à ce misérable.

L'injure souffleta la jeune femme :

- Un misérable? Pourquoi?... Est-ce sa faute s'il ne m'a jamais aimée ? L'amour, est-ce que cela compte d'ailleurs dans les mariages arrangés par nos familles?...

- Apparemment cela comptait pour vous... et, par pitié, ne vous avisez pas de lui chercher des excuses si vous voulez que je garde une bonne opinion de votre intelligence...

- Cela représente-t-il quelque importance ?

- A mes yeux oui... Ainsi l'amour vous a aveuglée au point de refuser d'admettre ce qu'est au juste le noble marquis de Pontallec? On peut ne pas aimer une femme. Cela arrive en effet dans ces unions où l'intérêt prime le cour, mais, si l'on est... je ne dirai pas un gentilhomme, simplement un homme digne de ce nom, on ne met pas tout en ouvre pour l'envoyer à la mort par le chemin le plus direct.

- Où avez-vous pris cela? C'est de la folie...

- Croyez-vous? Alors je vais vous mettre les points sur les i. Pourquoi pensez-vous qu'il avait ordonné à son frère de lait de vous escorter en Bretagne ? Cet homme avait l'ordre de vous assassiner.

- Comment pouvez-vous savoir cela?

- Très simple ! Joël Jaouen, bien que tenté par la république, n'en est pas moins un ami d'Ange Pitou. Il lui a tout dit et l'a prié de veiller sur vous quand il a dû quitter votre maison, sachant bien que le marquis n'hésiterait pas à l'exécuter pour lui avoir désobéi. Mais continuons ! Qui, selon vous, a suscité la petite émeute de la place Saint-Sulpice après vous avoir envoyée - en cabriolet de plus ! - chez le duc de Nivernais sous le prétexte d'une fausse maladie? Émeute dont certain porteur d'eau vous a tirée ?

- C'est ridicule ! Comment mon mari pouvait-il, lui, un royaliste intransigeant, prendre la moindre influence sur une masse populaire ?

- Avec de l'argent et quelques hommes bien entraînés, c'est simple comme bonjour avec un peuple toujours prêt à hurler à la mort après n'importe quoi. Quant au royalisme du marquis, nous en reparlerons tout à l'heure...

- Alors, je pose une autre question : comment avez-vous été prévenu du " danger " que je courais?

- Pitou ! Il avait loué une chambre en face de chez vous. C'est lui qui m'a prévenu. Je poursuis ?

- Je ne vois pas comment je pourrais vous en empêcher !

- J'espérais vous intéresser mais, bref!... reprenons! Votre époux ne vous menait jamais à la Cour. D'où vient qu'il ait jugé bon de vous y conduire quelques heures avant l'émeute qui allait ravager le château ?

- Il voulait que nous soyons ensemble pour affronter ce qui allait se passer. Il disait qu'il ne voulait pas me laisser seule à la maison...

- Mais il vous a laissée tandis qu'il prenait la fuite au moment même où les massacreurs donnaient l'assaut. Je le sais parce que j'y étais et que je n'ai pas eu le temps de vous mettre en sûreté : mon devoir était à la protection du Roi. Entre lui et vous, je n'hésiterai jamais, quel que soit l'intérêt que vous m'inspirez, ajouta-t-il avec une brutalité qui la fit frissonner.

- D'autant que vous ne me devez rien! murmura-t-elle.

- En effet, mais j'ai la mauvaise habitude de tenir ma parole ! Grâce à Dieu - à votre courage aussi ! - vous avez encore échappé à ce piège-là et vous êtes rentrée chez vous. Qu'y avez-vous trouvé ?

Elle aurait voulu mentir, par orgueil, mais il était impossible de résister au regard qui la transperçait. Comme elle ne répondait pas, Batz continua :

- Je vais vous le dire : vous avez trouvé maison vide à l'exception de Pontallec qui achevait ses préparatifs après avoir donné congé, sous prétexte de leur sauvegarde, à vos domestiques. Il a été surpris, sans doute, de vous revoir, et que vous a-t-il dit? Qu'il devait partir?

Elle fit oui de la tête sans rien ajouter.

- Et pour quelle destination ? demanda le baron avec une soudaine douceur.

- Pour rejoindre le comte de Provence. Il a dit aussi qu'il me ferait venir plus tard...

- Et vous l'avez cru ?

- Pourquoi ? Il ne fallait pas ?

- Si. En partie tout au moins. Il a surtout rejoint Mme de Sinceny pour les beaux yeux de laquelle il tient tellement à se débarrasser de vous...

Se souvenant de la femme entrevue dans la berline qui emmenait Josse, Anne-Laure murmura presque malgré elle :

- Il n'a pas eu besoin de la rejoindre : elle est venue le chercher !

- Que dites-vous?

- Que je l'ai vu monter dans une voiture et que dans cette voiture il y avait une femme..., fit-elle d'une voix morne.

- Et vous n'avez rien fait ?

- J'ai couru après lui, figurez-vous, pour le supplier de ne pas me laisser seule, de m'emmener... Que vous fallait-il de plus ? Que je me traîne derrière le fiacre en pleurant?... J'ai pleuré, oui, assise sur une des bornes du portail, seule dans cette rue où il n'y avait plus âme qui vive. A la fin je suis rentrée pour attendre le retour de nos gens. Mais personne n'est venu...

- ... sinon, au matin, les municipaux prévenus qu'une fidèle amie de la Reine se cachait dans un hôtel désert. Prévenus par qui, selon vous ?

Elle releva sur lui un regard effrayé :

- Encore lui... vous croyez?

- J'en suis sûr ! Moi aussi j'ai des relations dans bien des cercles. Malheureusement, quand je l'ai su vous étiez déjà à la Force. Il est difficile de suivre la trace de quelqu'un au milieu d'une ville en révolution. Mais quand vous avez vu que personne ne revenait, pourquoi n'êtes-vous pas allée chercher refuge à l'hôtel de Nivernais? Si étrange que cela paraisse, les quartiers de la rive gauche étaient fort calmes tandis que l'on massacrait puis que l'on fes- toyait aux Tuileries en s'y saoulant sur les cadavres des malheureux Suisses avec le vin des caves du Roi...

- Oh, j'y ai pensé, mais j'ignorais ce que vous me dites et, en outre, je ne savais pas si le duc avait pu rentrer chez lui. Je l'avais aperçu parmi ceux qui escortaient la famille royale se rendant à l'Assemblée. Que pouvais-je faire d'autre qu'attendre? Je n'avais même plus un liard pour aller prendre une diligence et rentrer au moins en Bretagne.

- Comment cela ? Vous n'aviez plus d'argent ?

- Ni argent ni bijoux... Si j'ai été assez bien traitée en prison, c'est grâce à Mme de Tourzel et à Mme de Lamballe auprès de qui j'ai vécu.

A cet instant, les affreuses images enregistrées dans sa mémoire remontèrent d'un seul coup et elle éclata en sanglots...

- Pauvre... pauvre femme!... Qu'avait-elle fait pour mériter cette horreur?...

Mais le baron ne lui permit pas de se noyer à nouveau dans le vertige de mort généré par l'affreuse réminiscence. Il posa une main sur l'une des épaules secouées de spasmes et ses doigts se firent durs pour obliger Anne-Laure à revenir à la réalité :

- Oubliez cela et répondez-moi! ordonna-t-il. Pourquoi n'aviez-vous plus rien? Qui vous avait volée?... Aucun hôtel n'a été pillé ce jour-là.

Elle gémit :

- Vous me faites mal...

- Je veux une réponse. Qui vous a volée? Est-ce... lui encore?

Elle ne répondit pas mais ses sanglots redoublèrent et, la pression de son épaule s'étant desserrée, elle se laissa aller à demi étendue sur le petit canapé, cachant son visage dans un coussin.

Jean de Batz la laissa pleurer un moment pensant que cette débâcle de larmes allait vider l'abcès. Une colère mêlée de pitié l'envahissait devant l'ouvre de destruction d'un homme dont l'égoïsme était la seule religion. Quel gâchis, mon Dieu, et, à ce gâchis, était-il encore possible de porter remède? Était-il encore possible d'offrir une raison de vivre à cet être de dix-neuf ans mené avec une froide cruauté aux limites du désespoir ? Il ne croyait pas le mal si grand. Pourtant, il fallait continuer d'y porter le fer :

- Et c'est pour ça que vous vouliez mourir?... Je veux dire : pour ce genre d'homme? Tenez, buvez cela!

Se redressant à demi, elle vit qu'il lui tendait un petit verre plein d'une liqueur verte à reflets dorés :

- Qu'est-ce?

- Un élixir que font les Chartreux. Buvez ! Vous vous sentirez mieux!

Elle obéit machinalement, surprise par le goût à la fois fort et doux de ce sirop piquant aux suaves odeurs de plantes. Et, en effet, elle se sentit un peu mieux. Un coup de vent s'était engouffré dans la pièce, éteignant plusieurs chandelles que le baron ralluma après avoir fermé la fenêtre :

- Nous allons avoir de l'orage, constata-t-il en revenant vers la jeune femme auprès de laquelle il s'assit. Vous ne m'avez pas répondu : c'est pour lui que vous vouliez mourir?

- Pas uniquement. J'ai toujours su, je crois, que Josse ne m'aimait pas, mais après la... le départ de notre petite fille, j'ai voulu revenir vers lui en dépit de ce que m'a dit Jaouen et que je n'ai pas cru. Ma place normale était auprès de mon époux; j'espérais qu'avec les temps difficiles il se rapprocherait de moi. Je n'avais plus que lui d'ailleurs. Et puis... il y a eu tout ce que vous savez... et que je devinais confusément... Son départ et ce que j'ai découvert ensuite m'ont... convaincue de ce que j'étais et serais toujours pour lui : une étrangère. Je souffrais déjà tellement de la perte de mon enfant. Cela m'a achevée... La prison m'a laissé espérer que j'en finirais bientôt et que je pourrais rejoindre enfin Céline...

- Une forme de suicide en quelque sorte ? Vous n'êtes pas chrétienne ?

- J'ai été baptisée, j'ai fait ma première communion, mais je n'ai jamais été assidue aux autels et...

- Et ce n'est pas d'une importance extrême pour vous, n'est-ce pas?... A présent, regardez-moi et répondez-moi franchement : après ce que vous avez vu de la mort ce tantôt, vous voulez toujours mourir ?

- Je n'ai plus une seule raison de souhaiter continuer à vivre. Voilà pourquoi je pense que vous auriez dû sauver quelqu'un d'autre...

- Et la vengeance ? Ce n'est pas une raison de vivre? Vous n'avez pas envie de faire payer à Pontallec ce qu'il vous a fait ?

Elle haussa les épaules avec un petit rire sans gaieté :

- Il sera toujours le plus fort ! Soyez assuré que si je tentais quoi que ce soit contre lui ce serait encore lui qui gagnerait...

- Ainsi, il vous est indifférent qu'il jouisse de votre fortune avec une autre après vous en avoir dépouillée ?

- Ma seule fortune réelle est sous une dalle dans la chapelle de Komer...

Batz eut un geste d'impatience. Pour cet homme d'action, une acceptation aussi totale d'un destin misérable avait quelque chose de monstrueux. Pour cette jeune créature - plutôt jolie même si elle ne semblait pas s'en soucier -, la férule d'un maître était-elle indispensable ?

- Et les autres? reprit-il? Est-ce qu'ils comptent pour vous ?

- Les autres ? Quels autres ?... Pendant les quelques jours passés en prison je me suis prise d'amitié pour mes compagnes de geôle. Et vous avez vu ? La princesse de Lamballe mise en pièces et sans doute qu'à l'heure actuelle Mme de Tourzel en a subi autant...

- Non. Pauline est libre et sa mère va l'être... Ce qui ne veut pas dire qu'elles vivront longtemps. La pire forme de révolution est sur nous et nous sommes tous des morts en sursis, mais, au moins si nous tombons ce sera en combattant. Il me paraît stupide de se donner à soi-même une mort qui ne demande qu'à nous prendre. Vous voulez mourir? Soit, j'y consens mais pas comme un mouton à l'abattoir !

- Que puis-je faire alors ?

- Je vous le dirai en temps utile. Car vous pouvez servir peut-être à préserver d'autres vies. Tenez, je vous propose un marché !

- Un... marché ? fit-elle avec un dédain méfiant.

- Le mot vous choque ? Disons un pacte si vous préférez. Donnez-moi votre parole de ne pas attenter vous-même à vos jours et je vous fournirai l'occasion de mourir noblement.

- Comment l'entendez-vous ?

- Oh, c'est simple. Je vous ai sauvée aujourd'hui ?

- Oui.

- Partons de ce principe que j'ai des droits sur votre vie. Depuis que le Roi et sa famille sont captifs au Temple, un combat sans merci s'est engagé entre leurs bourreaux et moi, mais pour ce combat j'ai besoin d'aide. Alors, cette vie dont vous ne voulez plus, laissez-moi en faire quelque chose.

La belle voix grave avait à présent des sonorités de bronze tandis que le froid visage s'animait des feux intérieurs de la passion.

- Qu'en ferez-vous ? demanda Anne-Laure.

- Une arme efficace. Vous êtes courageuse et c'est le principal. Pour le reste il faudra obéir à tout ce que j'ordonnerai, aller où je vous dirai d'aller, rencontrer telle ou telle personne...

- Rencontrer dans quelles conditions ?

Pour la première fois, elle revit le sourire - séduisant d'ailleurs! -qu'il avait eu pour elle quand elle descendait l'escalier :

- Rassurez-vous! Je ne vous demanderai jamais rien qui puisse offenser votre pudeur.

Certes, vous aurez à séduire, mais quelle femme digne de ce nom ignore le jeu savant de la coquetterie qui permet de tout laisser espérer sans jamais rien accorder...

- Moi ! affirma-t-elle avec un joli air de dignité qu'il trouva attendrissant.

- C'est peut-être pour cela que votre époux vous a traitée en quantité négligeable avant de vous déclarer indésirable ? Vous êtes jeune et charmante et vous pourriez être de ces femmes sur lesquelles les petits ramoneurs se retournent dans la rue avec un sifflement admiratif...

- Vous croyez? souffla-t-elle en ouvrant de grands yeux.

- J'en suis certain si vous suivez les leçons que Marie vous donnera. Alors, acceptez-vous ce que je vous propose? Vous cesserez d'être une ombre pour avoir une existence, dangereuse souvent, passionnante presque toujours, amusante parfois...

- Avec la mort au bout du chemin?

- Au bout du chemin ou en chemin, qui peut savoir? De toute façon, vous serez toujours prête à la recevoir, n'est-ce pas ?

- Oui. Toujours!... Et elle ajouta tandis que son visage perdait son expression douloureuse pour une sérénité nouvelle et presque souriante : Dans ces conditions, j'accepte ! Je ne mourrai que lorsque vous l'ordonnerez... ou lorsque l'occasion s'en présentera...

- Mais vous ne la chercherez pas ? fit-il soudain sévère. Entendons-nous bien ! Vous devrez avoir à cour, avant tout, la réussite des missions qui vous seront confiées. Trop d'intérêts reposeront peut-être sur vous !

- Cela je vous le promets ! Ma vie est à vous : faites-en ce que vous voulez...

Il vint à elle et prit ses deux mains froides dans les siennes d'un geste ferme qui scellait le pacte. A ce moment, un violent coup de tonnerre éclata, si proche qu'il semblait venir du toit de la maison et aussitôt un véritable déluge s'abattit sur la propriété. Marie entra en coup de vent :

- Je viens voir si vous avez songé à fermer les fenêtres. On les entend claquer de partout...

Mais Batz regardait toujours Anne-Laure au fond des yeux et celle-ci soutenait ce regard où il lui semblait puiser une force nouvelle. Ni l'un ni l'autre ne parurent faire attention à la jeune femme. Elle allait ressortir quand le baron l'arrêta :

- Emmenez Mme de Pontallec se reposer, Marie. Elle en a grand besoin... Ah, deux questions encore si vous le permettez, madame...

Anne-Laure qui avait déjà pris le bras de la jeune comédienne se retourna :

- Dix, si vous voulez! Je vais mieux...

- J'en suis heureux mais deux suffiront pour l'instant. D'abord, montez-vous à cheval? J'entends : montez-vous bien ?

- Je crois. En Bretagne j'ai beaucoup galopé autour de mon château de Komer en forêt de Paimpont...

- Bien. La seconde : parlez-vous une langue étrangère ?

- J'en parle trois. L'espagnol a fait partie de mon éducation à cause des liens tissés au fil des années entre notre maison d'armement et l'Espagne. L'anglais et l'italien que je dois au cher duc de Nivernais.

- Je n'en espérais pas tant! Je vous souhaite une bonne nuit, madame, ajouta-t-il en s'inclinant...

Quand les deux femmes eurent disparu, Batz alla s'appuyer à la vitre d'une fenêtre. Le ciel à présent déversait des trombes d'eau qui brouillaient le décor extérieur. On n'apercevait même plus les vignes qui bordaient la propriété sur deux côtés. Le baron se demanda si le ciel n'essayait pas de laver tout ce sang répandu dans les rues de Paris, des rues qui devaient ressembler à ce qu'elles étaient en réalité : d'infâmes bourbiers rouges sur lesquels remontait la lie d'un peuple devenu fou. En dépit de son impassibilité apparente, le baron ressentait cruellement la mort horrible de la princesse de Lamballe, cette jolie créature tout en contrastes : pieuse et frivole, douce et entêtée, habitée par son amour pour la Reine si longtemps sacrifié à la Poli-gnac ! Quand le duc d'Orléans avait tenté de se rapprocher de Marie-Antoinette, elle avait montré les crocs comme un petit chien jaloux qui flaire le danger et elle avait tout fait pour empêcher ce qui eût été pour elle la pire catastrophe : elle venait de payer d'effroyable façon son imprudence... Seulement, il y avait un enseignement dans cette mort. Après avoir massacré une si haute dame, les nouveaux maîtres de la rue hésiteraient-ils à exterminer le Roi et les siens ?

Le grincement du portail d'entrée domina le clapotement incessant de l'eau et tira Jean de Batz de son amère méditation. L'instant d'après, la tête d'Ange Pitou se glissait dans l'entrebâillement de la porte :

- C'est Devaux ! dit-il.

- Ah ! Nous allons avoir des nouvelles !

Il courut jusqu'au vestibule et, sans se soucier de gâcher son habit, reçut dans ses bras le jeune homme qui entrait, enveloppé d'un manteau de cheval lourd de pluie.

- Je ne vous espérais pas cette nuit ! s'écria-t-il en aidant le cavalier à s'en défaire. Vous arrivez de Coblence ?

- Oui, et de Verdun où est à présent le roi de Prusse. Le duc de Brunswick a pris la ville sans grande peine tant était forte la terreur soulevée par ses troupes qui, sur leur passage, ont ravagé une bonne partie de la Lorraine. Le mauvais temps qui règne depuis qu'elles ont franchi la frontière les rend enragées. Et cent soixante mille hommes qui vous tombent dessus, cela donne à réfléchir...

- Cela veut dire que la route de Paris est ouverte ?

- Elle devrait l'être si le général Dumouriez, nommé commandant de l'armée du Nord, n'avait quitté Sedan pour se diriger vers l'Argonne. A l'heure qu'il est il doit être arrivé : j'ai échappé de justesse à ses éclaireurs.

- Aïe!... Venez avec moi! Pitou, mon ami, veillez à ce qu'on lui apporte de quoi se restaurer dans mon cabinet. Il doit en avoir besoin.

- Plutôt! fit le jeune homme en riant. Je n'ai autant dire rien mangé depuis vingt-quatre heures tant j'avais peur de ne plus pouvoir passer sans faire un grand détour.

- Rejoignez-nous ensuite, Pitou !

Dans son cabinet de travail, le baron choisit sur les rayonnages d'une armoire une carte géographique qu'il déroula sur son bureau ; il en bloqua un coin avec la lampe, un autre avec le presse-papiers et un troisième avec l'encrier :

- Regardez! Voilà le haut plateau d'Argonne avec ses forêts. C'est la barrière qui défend Paris à l'est. Elle est percée de cinq défilés. Si ceux-ci sont tenus fermement il faut faire un grand détour pour atteindre la route de Paris : soit au nord par Sedan, soit au sud par Bar-le-Duc. Or, Brunswick s'attarde à Verdun...

- Il vient d'y arriver, baron. Il a besoin de souffler...

- Et de laisser à Dumouriez le temps de s'installer aux défilés ?

- Croyez-vous que celui-ci soit bien dangereux? Outre ce qui reste de l'armée royale, il n'a guère que vingt mille hommes mal vêtus, mal armés, mal nourris et pas entraînés du tout. Et puis, sincèrement, vous avez vraiment envie de voir les Prussiens à Paris ?

Le poing de Batz s'abattit sur la table, faisant sauter l'encrier qui cracha quelques gouttes noires.

- Non, mais assez près tout de même pour que la peur retourne le peuple contre Danton, Marat et Robespierre, ces trois misérables qui ont ordonné le massacre de ces jours.

- Le massacre?

- Oui. Depuis hier on assomme, on égorge, on découpe en morceaux la noblesse et le clergé de France arrêtés depuis le 10 août et enfermés dans les prisons. On n'a pas encore touché à la famille royale emprisonnée au Temple, mais cela pourrait venir. Et moi, je veux avant tout arracher mon roi et les siens à ces bourreaux !

- Mais une fois à Paris, ces gens-là seront peut-être difficiles à déloger? remarqua Ange Pitou qui revenait avec un plateau lourdement chargé.

- Dans l'urgence il faut prendre ce que l'on a. D'autre part, Frédéric-Guillaume de Prusse est un brave homme qui n'a aucune envie de régner sur la France ; il sait bien que ses alliés autrichiens ne le lui permettraient pas. Un honnête dédommagement devrait en venir à bout. Quant à Brunswick, c'est un " prince éclairé ", un grand soldat, je l'admets et qui a fait ses preuves, mais il est perdu de dettes!...

- Le malheur, flûta Pitou, est que, d'après certains bruits, il aurait des accointances secrètes avec des membres de l'Assemblée. En outre, j'ai entendu un autre bruit : il travaillerait en sous-main pour l'Angleterre. N'oubliez pas qu'il est le beau-frère du roi George III dont il a épousé la sour, Augusta. Le roi est à moitié fou sans doute mais Pitt, son ministre, ne l'est pas. Notre roi à nous, notre pauvre Louis XVI, il n'en a cure. Bien au contraire : il ne lui a jamais pardonné d'avoir aidé les Insurgents d'Amérique à se débarrasser de l'Angleterre...

- ... en revanche, continua Batz, il verrait très bien une nouvelle monarchie instaurée en France avec Brunswick sur le trône. Je sais tout cela. Et aussi qu'il songe à l'avenir en mariant le prince de Galles à la fille de Brunswick... Encore une fois, ce que je veux c'est sauver le Roi et voir Danton, Marat, Robespierre et toute leur clique pendus aux arbres des Champs-Elysées. Ensuite on arrivera bien à se débarrasser des Prussiens...

- Il y a quelqu'un que vous oubliez, fit Devaux en cessant de forcer les dernières défenses d'un superbe pâté de volaille...

- J'oublie rarement quelqu'un. Surtout celui-là ! vous voulez parler de Monsieur?

- Eh oui ! Mgr le comte de Provence, frère du Roi... qui a réussi à obtenir de Frédéric-Guillaume qu'il le reconnaisse Régent de France. Il est même venu le voir, à Longwy, après la prise de la ville, dans cette intention...

- Ce n'est pas une nouvelle. Depuis la fuite man-quée du Roi il se pose en sauveur de la monarchie française. Il a même constitué un gouvernement en exil. Il est le pire ennemi de son frère qui le sait bien d'ailleurs, et mieux encore la Reine, qui l'a surnommé " Caïn ". Je suis loin de mésestimer son intelligence perverse. Il est capable de tout pour s'adjuger enfin ce trône de France qu'il guigne depuis l'adolescence. Il n'a reculé devant rien : ni les attentats discrets contre le Roi ou ses fils, ni la dénonciation au Parlement des enfants royaux comme bâtards, ni même... un avis discret, informant des amis qu'il s'est ménagés à l'Assemblée, concernant la fuite imminente de la famille royale et le chemin qu'elle devait prendre. Ce qui lui a permis, à lui, de partir tranquillement. Il a aussi réussi un coup de maître : se faire remettre par le marquis de Bouille, qui devait protéger le voyage royal, le million que Louis XVI lui avait confié afin d'assurer ses activités futures à Montmédy où il voulait se retirer et revenir ensuite sur sa capitale rebelle ! Oh non, je ne l'oublie pas celui-là ! Mais il ne me gêne pas encore. Ce serait différent s'il arrivait malheur à Louis XVI. Le petit Dauphin aurait tout à redouter de ce bon oncle et moi je saurais alors qui est le premier de mes ennemis !

Les deux hommes avaient écouté le baron résumer une personnalité que Michel Devaux - qui était en réalité le secrétaire de Batz et son meilleur agent - connaissait bien mais dont Pitou ignorait les détails. Il s'effara :

- Vous êtes certain de tout cela?

- Je pourrais vous en dire bien davantage, mon ami.

- Que feriez-vous alors au cas où le roi de Prusse entré dans Paris voudrait introniser Monsieur ?

- Oh c'est tout simple : Son Altesse serait victime d'un attentat où je jouerais le premier rôle. Au fait, où est-il en ce moment? Toujours chez son oncle, le prince-évêque de Trêves, au château de Schônbornlust aux portes de Coblence [iv] ?

- Non. Il y a laissé son jeune frère, le comte d'Artois et s'est installé en ville, au palais Leyenhof qui appartient au prince de Leiningen. Mais il aurait un de ses fidèles auprès du roi de Prusse pour le tenir informé et veiller à ses intérêts...

- Qui?

- Je ne sais pas. Votre ami le baron de Kerpen sait seulement qu'il s'agit d'un gentilhomme récemment arrivé mais dont il ignore le nom, Monsieur ne l'ayant pas encore montré à l'une des fêtes du baron. On sait seulement qu'il est accompagné d'une fort jolie femme... Une bonne raison pour que Mme de Balbi ne souhaite pas qu'on la voie trop dans les entours de Monsieur.

- Elle est aussi à Coblence la belle comtesse ?

- Oui. Elle s'ennuyait par trop à Turin où son poste de dame d'atour l'avait obligée à accompagner Madame venue chercher refuge chez son père. Elle est venue rejoindre " son " prince et c'est elle qui fait la loi de compte à demi avec Mme de Polastron, la maîtresse d'Artois, qu'elle déteste et qui, depuis le départ de son héros à la tête de l'armée des émigrés - dite armée des Princes ! -, joue les égéries de héros, ce qui enrage sa rivale. Difficile, n'est-ce pas, de " tenir son rang " auprès d'un homme cloué dans son fauteuil par la goutte ? Peut-être un peu diplomatique d'ailleurs cet accès...

- Et pourquoi?

- Le duc de Brunswick n'a pas permis à l'armée émigrée de prendre la tête de ses troupes comme elle le souhaitait pour entrer triomphalement en France. Tout ce beau monde est " admis " à suivre les Prussiens et même les Autrichiens qui viennent derrière. Cela donne, paraît-il, une assez jolie pagaille car plusieurs dames, persuadées qu'on les ramenait chez elles, sont avec eux... Monsieur n'a pas envie de s'y mêler.

- Et le prince de Condé ? Il n'y est pas ?

- Condé est un grand chef. Son armée à lui est composée de vrais soldats, entraînés, enseignés, soumis à une discipline. Comme il n'a aucune envie de la mêler à cette pagaille, il préfère attendre les résultats et entrera en France où il lui plaira et quand il lui plaira. Pour l'instant, il reste en Brisgau avec son petit-fils, le jeune duc d'Enghien. Seul, son fils, le duc de Bourbon, a emmené quelques troupes avec lui, contre son avis.

Devaux avait réussi l'exploit de faire son rapport tout en absorbant la quasi-totalité du plateau. Il conclut donc son discours en vidant avec délices sa flûte de vin de Champagne après en avoir miré la robe pâle et pétillante en soupirant :

- Entre les armées qui vont lui tomber dessus et le temps affreux qui s'est installé sur l'Est, je crains beaucoup pour la prochaine récolte !

- C'est grand dommage mais, avec les réserves que nous avons, nous allons essayer de survivre, dit Batz en riant. Puis, pesant un instant sur l'épaule de son secrétaire :

- Allez vous reposer, Michel, vous l'avez bien mérité. Votre ouvrage est, comme d'habitude, sans défauts. A nous maintenant de voir ce qu'il convient de faire pour éviter le malheur qui nous menace.

- Où voyez-vous un malheur? demanda Pitou. Si les Prussiens approchent, le Roi sera libre...

- Ou mort! Grâce à Dieu, les rares serviteurs qu'on lui a laissés sont sûrs et j'espère me donner les moyens de pénétrer au Temple en cas de crise grave. De toute façon, j'ai déjà acheté quelques consciences. Dormez en paix, mes amis, et laissez-moi travailler...

Resté seul, Batz demeura un instant sans bouger, écoutant les bruits de la maison. Quand il n'entendit plus rien, il prit un chandelier et descendit à la cave. La propriété était ancienne et il s'agissait d'un vieux et profond cellier commandé par une porte basse, lourdement armée de fer. De nombreuses bouteilles et quelques tonneaux occupaient la majeure partie de l'espace. Le baron se dirigea vers les tonneaux, en choisit un qu'il tira à lui sans difficulté, dévoilant une porte menant dans la seconde partie de la cave qui n'avait rien à voir avec le vin : il y avait là une presse et tout un matériel d'imprimeur au repos, mais qui avait dû fournir un gros travail si l'on en croyait les piles d'assignats entassés dans deux coffres. Le baron en prit un pour s'assurer de sa qualité. Elle était toujours parfaite et, de ce côté, il ne craignait rien, mais, pour acheter les gens du Temple, il allait lui en falloir beaucoup. On verrait donc à reprendre le travail une nuit prochaine. Ce qu'il ne décidait jamais sans une certaine inquiétude bien que la maison soit assez isolée : le plus proche voisin était un asile pour personnes âgées ou dérangées dirigé par un certain docteur Belhomme. Il venait de chez Batz suffisamment de bruits bizarres pour attirer l'attention d'éventuels promeneurs nocturnes. Si bien cachée que soit la presse, elle faisait un peu de bruit et l'on choisissait surtout les nuits de mauvais temps. Jusqu'à présent tout avait marché de façon satisfaisante et l'on disposait de sommes suffisantes pour gagner un petit personnel impécunieux et des gardes toujours plus ou moins assoiffés. Pour les gros requins il faudrait de l'or. Batz, qui avait le génie de la finance, possédait une assez jolie fortune... en Suisse et aux Pays-Bas, un peu aussi en France à la banque Le Coulteux. Il y avait surtout les deux millions confiés par la banque Saint-Charles de Madrid [v], auxdits Le Coulteux et dont pouvait disposer l'ambassadeur en France, le chevalier d'Ocariz - qui était un ami de Batz -, si la sauvegarde du roi de France l'exigeait. Mais il fallait espérer que l'on n'aurait pas besoin de tout cela sinon pour convaincre Brunswick, lorsqu'il approcherait de Paris, de replacer Louis sur son trône et de calmer les appétits d'éventuels pillards.

Satisfait de son examen, Jean de Batz remonta dans son cabinet, ouvrit une petite armoire prise dans la boiserie, en tira un registre dont il examina les chiffres avant d'en ajouter d'autres. Après quoi, pensant qu'il avait bien mérité quelque repos, il gagna l'étage, hésita un instant devant la porte d'Anne-Laure, constata qu'aucun rai de lumière ne filtrait et pensa qu'elle dormait. De toute façon, il lui en avait dit très suffisamment pour ce jour-là... En revanche, Marie devait l'attendre comme d'habitude et, après avoir frappé légèrement à sa porte, il entra.

La chambre, dont les couleurs jaune et blanc convenaient à la beauté brune de la comédienne, baignait dans la douce lumière d'un bouquet de bougies étagées dans un candélabre posé sur une table-bouillotte. Marie était assise, bras croisés, dans un petit fauteuil devant la fenêtre grande ouverte sur le parc et sur le rideau de pluie qui semblaient la fasciner. Elle ne détourna même pas la tête à l'entrée du baron.

- Vous allez prendre froid, reprocha celui-ci. C'est très mauvais pour la voix cette humidité...

- Je ne chante guère. Même plus pour vous qui n'avez jamais le temps de m'entendre... Et puis j'aime la pluie.

Il tira un fauteuil près du sien et prit sa main qu'il baisa tendrement et garda dans la sienne.

- Vous n'avez jamais eu les goûts de tout le monde, mon ange. C'est un peu pour cela que je vous aime.

- Vous le disiez mieux quand vous étiez mon voisin, rue Ménars, et que vous me permettiez encore de chanter aux Italiens.

- Je le dis comme je le pense, Marie, et c'est parce que je vous aime que je vous ai enlevée en quelque sorte. Il m'était odieux de vous savoir livrée aux jalousies mesquines de vos petites camarades et aux galanteries de vos admirateurs. Surtout ceux d'aujourd'hui, qui ont de moins en moins de ressemblance avec ceux d'hier : un seigneur reste toujours un seigneur, mais un brasseur ou un boucher ne sauraient s'adresser sur le même ton à une femme telle que vous. Pour tout le monde, votre santé fragile vous a conduite dans cette maison qui appartient officiellement à votre frère -directeur des Postes à Beauvais -, et j'en suis infiniment heureux. Cela me permet de veiller sur vous mieux que je ne saurais le faire partout ailleurs, en particulier dans les conditions qui s'annoncent. En acceptant de me suivre, vous m'accordez un esprit libre et un cour plein d'amour mais paisible...

Soudain, Marie se leva et alla fermer la fenêtre.

- Il pleut toujours, vous savez, fit Batz en souriant.

- Je sais, mais vous avez raison, c'est mauvais pour la voix et c'est pour la vôtre que je crains. Vous n'ignorez pas à quel point mon oreille musicale y est sensible et vous en jouez si bien !

Sans répondre il se leva, la rejoignit, la prit dans ses bras et lui donna un baiser si long qu'elle en défaillit un peu. Après quoi il l'enleva, la porta sur le lit et entreprit de lui démontrer, de façon fort convaincante, la chaleur de ses sentiments. Le temps des paroles était passé, venait à présent celui des soupirs...

Pourtant, un moment plus tard, alors que Jean étendu sur le dos s'abandonnait à la douce torpeur qui suit l'amour, Marie demanda soudain :

- Cette jeune dame que vous avez sauvée aujourd'hui... qu'allez-vous en faire?

- Je n'en sais rien, répondit-il sans ouvrir les yeux, mais en attirant Marie contre son épaule.

- Ne m'aviez-vous pas dit que vous comptiez la conduire en Bretagne auprès de sa mère ?

- C'était ma première idée, en effet, mais nous avons affaire à une désespérée. Elle m'a reproché de l'avoir sauvée et n'avait à la bouche que le mot mort ! Il est vrai qu'il y a un peu de quoi quand on a perdu son enfant et que l'on découvre que l'homme aimé n'a pas de plus cher désir que devenir veuf.

- Vous avez dit " avait ". Lui avez-vous fait changer d'idée ?

- Oui. En passant avec elle une sorte de pacte : au lieu de se tuer bêtement ou de se laisser égorger, je lui ai en quelque sorte racheté une vie dont elle ne veut plus, en lui promettant de lui fournir l'occasion de mourir pour quelque chose qui en vaille la peine.

- Et elle a accepté ?

- Elle a accepté et s'en remet à moi pour infléchir son existence dans le sens que je jugerai bon. Mais maintenant c'est à vous de jouer, ma douce.

- Moi ? Que devrais-je faire ?

- D'abord me dire si elle vous est sympathique. Sinon, je trouverai un autre arrangement...

- Le contraire serait difficile. Elle est charmante et pourrait l'être davantage si elle abandonnait cet air effacé qui fait penser à une nonne tirée de force de son couvent. Et l'on sent en elle une grande fierté naturelle. Du courage aussi...

- Alors faites en sorte qu'elle devienne une jeune femme jolie, élégante, un peu coquette même. Elle vous obéira. Aussi va-t-elle rester ici quelques jours. Ensuite, il se peut qu'une fois transformée et pourvue d'une autre identité - car il faut que Pontallec pense qu'il a réussi son mauvais coup -, je verrai à qui la confier. Peut-être à Nivernais qui l'aime beaucoup...

- Le mari n'est-il pas lié aussi au duc ?

- Sans doute mais il est loin. C'est lui, selon mes déductions, qui représente Monsieur auprès du roi de Prusse d'après le rapport de Devaux... Au fait, Michel est rentré tout à l'heure. Le duc de Brunswick est à quelque cinquante lieues de Paris.

- Je me doutais que c'était Devaux mais j'ai préféré vous laisser entre vous...

- Toujours toutes les délicatesses, Marie ? Vous méritez vraiment mieux que le sort que je vous fais...

- Il me convient. Rester auprès de vous est tout ce que je désire... Quant à votre protégée, je vais m'en occuper de façon que vous soyez content de moi.

- Rendez-lui le goût de se battre. C'est ce qui compte avant tout. Je ne la connais pas assez pour savoir comment je peux l'utiliser...

- Avez-vous une idée de ses capacités?

- Elle est intelligente, courageuse, capable de réactions assez violentes, elle est cultivée et parle trois langues. L'espagnol qu'elle a appris chez elle, l'anglais et l'italien qu'elle doit à Nivernais...

- C'est beaucoup plus que n'en offrent les dames de son rang.

- Certes, il faut que je réfléchisse... mais j'ai peut-être une idée...

- Encore une question. Ce... pacte que vous avez conclu avec elle, pensez-vous vraiment y jouer votre partie jusqu'au bout? Je veux dire... en lui permettant de mourir?

S'il eut une hésitation, elle fut imperceptible.

- Sans hésiter... si le jeu en vaut la chandelle!

- Je ne vous crois pas. Vous ne pouvez être à ce point dénué de pitié ?

- Pitié? Elle n'en demande pas. Elle veut la mort, elle aura la mort, à mes conditions. Jusque-là, je veux qu'elle vive au mieux... Ne me regarde pas ainsi, Marie ! ajouta-t-il sur un ton plus doux. Tu sais très bien à quelle cause j'ai voué ma vie. A chaque instant je suis prêt à la donner. Il doit en être de même pour ceux qui veulent bien me suivre sur le chemin que j'ai choisi. Je ne te l'ai pas caché, n'est-ce pas ?

- En effet. Vous me l'avez dit dès la première nuit. Vous avez même tenté de me faire peur mais je vous aimais déjà trop. Mourir à vos côtés... ou pour vous, serait pour moi la plus douce des fins...

- Alors pourquoi veux-tu que je l'épargne, elle qui ne m'est rien et qui ne demande que cela ?

Avec une ardeur nouvelle il la reprit dans ses bras et enfouit son visage dans la chevelure soyeuse et parfumée de la jeune femme :

- Que vous êtes belle et vaillante, Marie!... Et que je vous aime !...

- Ce sont les seules paroles que j'ai besoin d'entendre, murmura-t-elle en s'abandonnant avec un soupir de bonheur...

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