Deuxième partie LES DIAMANTS DE LA COURONNE

CHAPITRE VI LA TRICOTEUSE

Environ deux semaines plus tard, Ange Pitou, qui avait retrouvé sans problème son logis de la rue de la Pelleterie et ses fonctions de garde national, effectuait une ronde nocturne avec ceux du poste des Feuillants où on l'avait détaché pour boucher certains trous. On pouvait toujours faire appel à lui pour rendre service et il n'était pas rare qu'autour de lui on en abusât quelque peu. Sur la foi de ses yeux bleus volontiers étonnés, d'un sourire franc et plus ou moins béat selon les circonstances, il jouissait auprès des " patriotes " de son quartier d'une confortable réputation de bon garçon, pas très malin et volontiers généreux.

Cette nuit-là donc - c'était au soir du dimanche 16 septembre -, il déambulait dans la rue Honoré - ci-devant Saint-Honoré - avec sa patrouille que commandait un personnage de quelque importance : Me Michel Camus, avocat, écrivain, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, ancien député de la Constituante, nouvellement élu à la toute neuve Convention qui, dans le milieu de la semaine, remplacerait la Législative, et enfin conservateur des Archives nationales. Un notable, quoi ! Et c'était un signe des temps que ce " savant ", dont la place normale eût été dans son lit ou à sa table de travail, se voie contraint d'arpenter les rues de Paris avec une bande de loustics venus d'un peu partout et n'ayant que fort peu de rapports avec lui. Il ne s'efforçait pas moins d'avoir l'air martial et de déployer une autorité digne d'un ci-devant maréchal de France. Ce qui agaçait prodigieusement le soldat Pitou.

Pour se désennuyer et aussi pour lutter contre le sommeil, il sifflotait tout en marchant quand, soudain, il s'arrêta, ce qui fit arrêter les autres :

- Citoyen ! dit-il à son chef, regarde un peu ce qui se passe là-bas !

On était alors rue " Florentin " - ce saint-là ayant disparu comme tous les autres ! A l'angle de l'ex-place Louis-XV, un personnage muni d'un panier était en train d'escalader le réverbère allumé au coin de la rue et de la place en se servant du câble en guise d'échelle.

- Qu'est-ce qu'il peut bien faire? émit le citoyen Camus.

- J'ai idée que c'est un voleur en train de s'introduire dans le garde-meuble national car il a disparu. Et tiens, en voilà un autre qui monte !

- Le garde-meuble? fit un jeune patrouilleur. Tu crois qu'ils veulent voler des meubles? C'est pas facile... surtout avec un panier!

- Innocent que tu es ! dit Pitou, tu ne sais pas que depuis deux ans, après l'abandon de Versailles, on a entreposé là-dedans tous les joyaux de la Couronne? Et ça fait un sacré paquet, crois-moi!

- Oh, tout ça?

- Oui, tout ça! Et j'ai idée que si on n'intervient pas, il ne restera pas grand-chose demain matin. On y va, chef?

- Oui... mais en douceur!... Je vais vous dire comme nous allons pratiquer : on suit la rue du côté opposé en restant bien dans l'ombre des maisons afin de voir s'il y en a d'autres sur la place...

- On peut déjà attraper ceux-là !

- S'il y en a d'autres, ce serait leur donner l'éveil. Allons, qu'on me suive! en file indienne et sans faire de bruit...

On passa, en effet, au large en décrivant un bel arc de cercle dès que l'on eut débouché de la rue sur le grand espace qu'avait occupé, seule, jusqu'au 2 août dernier, la statue équestre du roi Louis XV abattue et envoyée à la fonte. C'était un vaste terre-plein, non pavé, que délimitaient en partant de l'est les futaies des Champs-Elysées mais constituant encore un bois malfamé ; puis la Seine, le Pont-Tournant donnant accès aux jardins des Tuileries et, enfin, les deux palais de quatre-vingt-dix mètres de façade, chacun construit par Gabriel dans les années 1760. L'un abritait l'hôtel de Crillon, l'hôtel de Manereux, l'hôtel Rouillé de l'Étang et l'hôtel de Côislin, et l'autre le garde-meuble. Avant les troubles, l'intendant en était Thierry de la Ville d'Avray, premier valet de chambre de Louis XVI, qui s'y était installé et y ( avait aménagé un petit appartement pour Marie-Antoinette lorsque, à la suite d'une soirée à l'Opéra ou au théâtre, elle passait la nuit à Paris. Essentiellement hospitalier d'ailleurs, la Ville d'Avray y avait accueilli, au retour de Versailles en octobre 89, le comte de La Luzerne, ministre de la Marine, et une partie de ses bureaux [vi].

Mais, pour en revenir à la place, en quelque sorte aux portes de Paris, défendue à l'ouest par de larges fossés munis de balustrades en pierre pour éviter aux promeneurs de tomber dedans, c'était un endroit peu fréquenté le jour et complètement désert la nuit. Aussi la patrouille n'eut-elle aucune peine à constater l'étrange activité qui s'y déroulait. Le réverbère n'était pas le seul moyen d'accès : il y avait aussi, sur la façade, des échelles rejoignant la colonnade. Des hommes montaient ou descendaient. D'autres encore jetaient, du haut de cet étage, des objets que d'autres attrapaient ou ne rattrapaient pas, et qui se brisaient sur les dalles dont Gabriel avait entouré ses bâtiments. Le tout dans l'atmosphère la plus gaie qui soit, ces gens étant ivres pour la plupart...

- C'est à n'y pas croire! souffla Pitou. Il est temps d'arrêter le massacre : on y va !

Me Camus ne répondit pas tout de suite. Il semblait réfléchir profondément et le journaliste réitéra une question qui se voulait entraînante. Quand enfin le " chef " parla, ce fut pour dire :

- Non. Il faut les prendre sur le fait...

- Sur le fait ? Qu'est-ce qu'il vous faut de plus ?

- D'autres témoins. Nous allons prévenir le poste de la rue Royale qui nous ouvrira les portes du garde-meuble...

- Le poste? S'il n'entend rien, c'est qu'il est sourd. Ces voleurs ne se gênent même pas ! Ils sont là comme chez eux !

- On fait ce que je dis, citoyen ! Si tu n'es pas content tu peux partir, mais dans ce cas je te porterai déserteur!

- Manquerait plus que ça! Marchez, je vous suis...

On dépassa donc le lieu d'activité des voleurs et l'on gagna l'ex-rue Royale, attribuée, comme la place, à la Révolution où l'on réveilla d'abord le concierge et ensuite le poste de gardes aussi effarés les uns que les autres de cette arrivée inattendue.

- Il y a des voleurs au premier étage, s'écria Camus qui éprouvait, Dieu sait pourquoi, le besoin de donner de la voix. Il faut y aller voir...

On monta le grand escalier, on arriva à l'étage pour constater que les scellés apposés depuis le 10 août - jusque-là le public était admis à visiter tous les lundis ! - étaient intacts.

- Vaudrait mieux pas y toucher, hasarda le concierge. C'est la Commune qui a posé les scellés...

- Tu as peut-être raison, citoyen, opina Me Camus... Le mieux serait...

- D'entrer et sans barguigner, gronda Pitou exaspéré, qui du bout de son sabre fit sauter les scellés, puis prenant les choses en main : Vous autres, ordonna-t-il à la patrouille, descendez et allez me prendre ces malandrins à revers...

Comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, on lui obéit pendant que Pitou traînait presque Camus dans les salles où devait être entreposé le trésor des rois de France. Quel spectacle !

Tout était saccagé : les tiroirs, les vitrines avaient été brisés, les boîtes, les coffres et les coffrets fracturés, vidés de tout ce qu'ils renfermaient. Sur les tables, sur le magnifique parquet, des restes de victuailles, des bouteilles renversées ou à demi pleines, des bouts de chandelles... C'était un vrai désastre !

- Ils n'ont pas pu faire ça en une seule nuit! souffla Ange Pitou abasourdi. Même s'ils étaient cinquante... ce qui n'a pas l'air d'être le cas...

Cependant, par une des fenêtres ouvertes - les voleurs n'avaient eu qu'à briser un carreau et tourner l'espagnolette pour entrer - parvenait la voix d'un des gardes nationaux :

- On en tient deux !

- C'est toujours ça, soupira avec soulagement Me Camus qui reprit son ton impérial : II faut prévenir la police ! Pendant ce temps je me rends chez le ministre de l'Intérieur. Le citoyen Roland doit être averti sur l'heure...

- Il est deux heures du matin, hasarda le concierge. Il va pas aimer ça !

- Qu'il aime ou non est sans importance, gronda Camus. Sa responsabilité est engagée puisque c'est à lui qu'incombé le soin de veiller sur les palais de la Nation et les richesses qu'ils renferment. On ne peut pas dire qu'il se donne beaucoup de mal. Je ne serais pas fâché de voir la tête qu'il va faire! Selon moi...

II se frottait presque les mains de satisfaction. Me Camus en effet n'était pas du même parti que le ministre et les choses commençaient à se gâter entre les Girondins, qui avaient tenu jusque-là le pouvoir, et les hommes de Danton, devenu ministre de la Justice, de Robespierre et de Marat, ceux de la Commune pure et dure bien qu'une bonne partie de tous appartînt au club des Jacobins.

Pendant qu'il discourait, Ange Pitou errait dans les salles magnifiquement décorées où une horde de barbares semblait s'être battue pendant trois jours. Pour cet homme de goût, c'était l'horreur absolue et il n'arrivait pas à s'arracher à l'espèce de fascination que ce désastre lui faisait éprouver. Soudain, il aperçut quelque chose qui brillait sous une armoire. Après s'être assuré que personne ne le regardait, il se baissa vivement, allongea le bras et ramena un diamant de belle taille dont la teinte bleue lui parut divine; il ne s'attarda pas à le contempler et, du geste tout naturel de celui qui cherche son mouchoir, il le glissa dans sa poche, sortit ledit mouchoir, se moucha vigoureusement et reprit son examen, mais il ne trouva rien de plus, se bornant à constater que plusieurs coffrets étaient encore intacts. Il appela du geste le concierge qui se promenait, bras ballants et l'oil atone, au milieu de ce vandalisme :

- Ils n'ont pas eu le temps de toucher à ça ! Tu devrais bien les mettre de côté en attendant la police, citoyen ! Et veiller aussi sur cette armoire qu'on n'a pas encore fracturée...

- Il reste donc quelque chose ? Dieu soit loué ! lâcha cet homme, qui dans son désarroi en oubliait ses habitudes " républicaines ". Ce qui fit rire Pitou :

- Eh bien, heureusement que je suis seul à t'entendre !

- Oh, ça m'a échappé! fit l'autre devenu tout rouge. Excuse-moi, citoyen, les vieilles habitudes c'est difficile à perdre...

- T'inquiète pas! Ça peut arriver à tout le monde. Bon, maintenant je te laisse avec mes camarades. Faut que j'aille prévenir Pétion. Je ne sais plus comment on l'appelle avec tous ces changements, mais je suppose qu'il est toujours maire de Paris...

- Salue-le pour moi ! C'est un homme de bien ! Pitou n'était pas là pour discuter la question.

Après une tape encourageante sur l'épaule du bonhomme, il gagna la sortie en criant qu'il allait à la Commune, prit sa course pour rejoindre la rue Saint-Honoré - il n'arriverait jamais à l'appeler autrement - et, là, ralentit l'allure pour se contenter d'une marche régulière et point trop rapide : il n'y avait pas loin de deux lieues jusqu'à Charonne et trouver un fiacre à cette heure de la nuit aurait relevé du miracle. Il fallait donc aller à pied; cela ne représentait pas un grand exploit pour ses longues jambes mais il valait mieux effectuer le trajet dans les meilleures conditions s'il voulait arriver à bon port chez Batz. Quelque chose lui disait que le baron devait être informé au plus vite de ce qui venait de se passer au garde-meuble...

II mit deux heures à couvrir la distance, en comptant l'arrêt obligatoire à la barrière de Charonne qui ne s'ouvrait pas si facilement la nuit venue. L'uniforme de garde national et surtout la carte de sûreté délivrée par la très sérieuse section Le Peletier lui permirent de passer sans encombre, surtout quand il eut chuchoté à l'oreille du préposé qu'il avait affaire du côté de Bagnolet : il allait vérifier un renseignement touchant un citoyen dont les agissements ne lui paraissaient pas naturels. Dès qu'il s'agissait de dénonciations, on était sûr, dans l'agréable Paris de cette époque, de rencontrer une oreille attentive. Le factionnaire fut tout de suite on ne peut plus serviable :

- Tu ne veux pas que j'aille avec toi ? proposa-t-il. Il n'est peut-être pas tout seul ton conspirateur?

- Et ta faction? Qui est-ce qui la montera?

- J'peux essayer de me faire remplacer...

- Non. Vaut mieux pas. Je ne suis pas encore très sûr, sinon tu penses bien que je me serais fait accompagner. Je vais simplement prendre le vent et, si j'ai raison...

- Tu viendras me le dire? J'aimerais voir une belle arrestation de ces cochons d'aristos...

- On essaiera de te donner ce plaisir. Finis bien ta nuit, camarade !

Comme tous les commensaux de la maison, Pitou avait une clef, ce qui évitait les sonneries de cloche et les " qui va là ! " qui, même dans ce coin tranquille, pouvaient se révéler dangereux. Il ne s'en assura pas moins que personne n'était envue quand il quitta la route plantée d'ormes sur laquelle la propriété ouvrait par une porte charretière recouverte d'un auvent d'ardoises. Derrière, il y avait une cour sablée desservant un gracieux pavillon, ancien vide-bouteilles du parc du château de Bagnolet, et une longue maison à un seul étage d'un style plus sobre mais plus habitable...

Quatre heures sonnaient à la vieille église de Charonne quand Pitou pénétra dans la cour et se dirigea vers l'habitation pour en faire le tour et jeter des cailloux dans les fenêtres de Batz. Ce faisant, il vit qu'il y avait de la lumière dans le cabinet de travail : Batz en robe de chambre était assis à son bureau et écrivait quelque chose. Il se dressa aussitôt en entendant gratter à la fenêtre et vint l'ouvrir :

- Pitou ? Je vous croyais en patrouille. Que se passe-t-il ?

En peu de mots, le journaliste raconta le pillage du garde-meuble et les incroyables conditions dans lesquelles il s'était effectué, ainsi que l'étrange conduite de Me Camus qui, au lieu de faire mettre en joue les fenêtres du bâtiment afin d'empêcher les voleurs d'en sortir, avait préféré entrer comme tout le monde par la porte principale après avoir réveillé le concierge.

En l'écoutant, Batz s'était levé et parcourait la pièce en long et en large avec agitation. Il s'arrêta finalement devant Pitou, juste au moment où le jeune homme achevait son récit :

- Tout a disparu? demanda-t-il.

- Presque tout à l'exception de trois petits coffres... et de ceci qui a dû échapper aux voleurs dans leur précipitation.

Sur le plat de sa main apparut, avec la soudaineté d'un tour de magie, le diamant bleu que le feu des bougies fit étinceler. Batz le prit avec une curiosité mêlée de respect, le fit jouer dans la lumière; puis, revenant vers son bureau, il ouvrit un tiroir, y prit une de ces fortes loupes dont se servent les joailliers et examina la pierre avec une attention soutenue. Finalement, il la reposa en soupirant :

- Étrange ! J'ai cru un instant que c'était le diamant bleu que Marie-Antoinette aimait tant mais, d'une part, je suis certain que la Reine l'a joint à ses bijoux personnels confiés, à la veille de sa fuite avortée, à son coiffeur Léonard; d'autre part celui-ci, s'il est taillé en poire comme l'autre, est un peu plus gros. Je dirais un peu plus de six carats alors que l'autre n'en compte que cinq et demi. Or, il se trouve que je connais bien les joyaux de la Couronne dont je possède l'inventaire effectué en 90, et je n'ai jamais vu passer celui-là. Je me demande d'où il sort !

- C'est peut-être une des dernières acquisitions du Roi ? Il aimait beaucoup, à ce qu'on m'a dit, lui offrir des diamants...

- Elle les aimait moins depuis l'affaire du Collier mais vous avez peut-être raison. Son diamant était monté en bague et Mme Campan m'a dit qu'elle aurait aimé en avoir un deuxième pour en faire des girandoles, une forme de bijou qui allait bien à son long cou si gracieux. Mais vous pourriez bien avoir raison, Pitou...

- D'où qu'il sorte, il faut le cacher, baron. Il pourrait rejoindre ce que vous appelez le trésor de guerre et puis, au moins, vous aurez peut-être plus tard la joie de le rendre à Sa Majesté !

- Dieu vous entende ! En attendant, il faut voir comment un vol de cette importance a pu se produire. Je vais m'en occuper. Vous êtes venu à pied j'imagine ?

- Le moyen de faire autrement ? Mais c'est sans importance! conclut Pitou avec bonne humeur...

- Vous allez tout de même prendre un peu de repos, après quoi nous partirons ensemble : deux gardes nationaux au lieu d'un, ajouta-t-il avec son sourire narquois. Ensuite, je vous quitterai. Tâchez de savoir qui sont les voleurs arrêtés et ce qu'on en a fait! Puis revenez m'informer...

L'homme qui entra ce soir-là, vers les neuf heures, au cabaret de la Truie-qui-file, rue de la Tixeranderie, n'avait rien à voir avec l'élégant baron de Batz : sous le pantalon flottant dont les rayures tricolores dissimulaient un peu la crasse et la carmagnole de grosse laine bourrue s'arrondissait un ventre artistement composé de plusieurs ceintures superposées. Des cheveux gris dépassaient d'un bonnet rouge orné d'une cocarde dont le fond retombait gracieusement sur l'épaule. Les dents blanches avaient disparu sous de minces pellicules de " peau de nègre ", ces fragments de poires de caoutchouc venues du Brésil et que l'on trouvait chez les papetiers depuis une dizaine d'années; des petites lunettes éteignaient les yeux et la forme même du visage était changée par une broussaille de barbe tellement hirsute qu'aucun rasoir ne devait pouvoir la discipliner. Les pieds nus étaient chaussés de sabots garnis de paille qui claquèrent sur les marches de pierre quand l'homme les descendit. Otant la pipe qu'il avait dans un coin de la bouche, il lança un :

- Bien l'bonsoir la compagnie ! d'une voix sifflante d'asthmatique.

Quelques mains se levèrent tandis que leurs propriétaires marmonnaient une vague salutation et que le patron, derrière son comptoir, s'écriait :

- Tiens! Le citoyen Agricol! Ça fait un bout d'temps qu'on t'avait pas vu, dis donc ? Même qu'on t'croyait mort : Ta bonne amie a failli prendre le deuil !

- Bof ! Elle sait bien que j'm'en irais pas chez l'sans-culotte Jésus sans la saluer ! J'étais en province... où j'avais à faire! Un vieux compte d' famille à régler. Un héritage si tu vois c' que j'veux dire ?

A son clignement d'yeux, le patron répondit par un large sourire et le geste affreux de trancher sa propre gorge puis s'écria :

- T'es en fonds, alors ?

- Bien sûr et j'paie une tournée générale!... Moi, j'vais boire avec ma dame.

La dame en question était une femme qui pouvait avoir entre quarante et cinquante ans. Son visage aux traits accusés chaussé de lunettes offrait cette particularité d'être totalement dépourvu d'expression. Jamais on ne l'avait vue rire ni pleurer. Elle parlait d'une voix égale, un peu sourde, qui n'allait pas sans impressionner vaguement ses interlocuteurs car, si elle affichait une indifférence absolue au sort des autres, un observateur eût détecté chez elle une puissance de haine peu commune. Tout ce que l'on connaissait d'elle, c'est qu'elle était veuve d'un journalier venu de Touraine pour essayer de gagner sa vie dans la grande ville, qu'elle avait aussi perdu sa fille, qu'elle vivait seule dans un petit logement de la rue du Coq et gagnait sa vie en tricotant. En effet, elle excellait à cet ouvrage et elle avait fini par se tailler une réputation : ses gilets de laine étaient les mieux faits qui soient, ses bas les plus fins ou les plus épais selon la saison, ses bonnets avaient un petit quelque chose de coquet et elle ne manquait pas de clientèle; seulement, quand on voulait passer commande, on ne la trouvait chez elle que le matin parce que, depuis qu'elle était à Paris, Eulalie Briquet, dite Lalie, se transportait jour après jour avec son ouvrage dans la tribune réservée au public du club des Jacobins, où elle suivait les débats avec attention sans jamais rien dire mais en se contentant d'opiner du bonnet ou de secouer la tête selon qu'elle approuvait ou n'était pas d'accord. Toujours très propre sur elle avec sa jupe de laine, son caraco, son fichu de couleur, son bonnet blanc à cocarde tricolore, ses souliers bien cirés et ses bas blancs, ses mitaines noires aussi qu'elle ne quittait jamais, elle avait fini par faire école. D'autres femmes armées, elles, de longues aiguilles et de pelotes de laine l'avaient rejointe à la satisfaction des Jacobins qui, appréciant à sa juste valeur cette espèce de chour antique, leur payait 40 sols par jour depuis les troubles, à condition qu'elles les suivent à l'Assemblée. Il s'agissait malheureusement de commères fortes en gueule et mal embouchées; ce voisinage ne semblait pas affecter Lalie, ces femmes ayant compris qu'il valait mieux la laisser tranquille. Elle avait une façon de vous regarder qui donnait un petit frisson désagréable aux plus hardies. Et puis, de temps en temps, le citoyen Robespierre lui adressait un petit signe de la main ou de la tête, ce qui lui donnait le statut de puissance.

Le soir, quand il n'y avait pas de séance de nuit, elle venait au cabaret, s'installait à une place, toujours la même, près d'une fenêtre, mangeait le plat que la citoyenne Rougier, la patronne, cuisinait pour quelques habitués comme elle, buvait un pichet de vin et tricotait jusqu'à ce qu'il soit l'heure de rentrer chez elle à deux pas de là. De temps en temps, le citoyen Agricol venait boire avec elle, ce qui donnait à rire, sans méchanceté d'ailleurs, on prédisait qu'un jour on irait à la noce...

Celui-ci, réclamant du vin de Bourgogne " et du bon! ", fut acclamé par une assistance qui faisait un vacarme infernal au moment de son entrée, la nouvelle du vol du garde-meuble ayant fait le tour de Paris à une vitesse de courant d'air. Chacun la commentait à sa façon : l'idée générale le plus souvent retenue était qu'une bande de ci-devant à la solde de Louis XVI et des gens de Coblence avait fait le coup pour enlever à la Nation le fruit de ses sueurs et de son sang répandus depuis des siècles, pour payer les troupes d'invasion de Brunswick et remettre sur le trône les conspirateurs enfermés au Temple...

- Et toi, Lalie, qu'est-ce que t'en penses? demanda le citoyen Agricol en se laissant tomber lourdement sur une chaise en face de la tricoteuse.

- Comme tout l'monde, citoyen, comme tout l'monde, dit-elle en levant le verre que Rougier venait de lui remplir à ras bord. A la santé d'ia Nation !

Elle le vida d'un trait, ce qui fit rire le cabaretier et l'incita à le lui remplir de nouveau. Elle avait, en effet, la réputation de boire comme un homme et cela lui valait un autre genre de considération.

- Ça veut dire quoi " comme tout le monde " ? demanda Batz entre haut et bas tandis que la bacchanale reprenait à côté d'eux.

- Ça veut dire que tout le monde a raison à propos de la destination, mais pas de l'expéditeur, fit-elle plus bas encore. C'est bien pour Brunswick que le vol a eu lieu, mais les émigrés n'y sont pour rien.

- Qui l'a commandé?

- Danton et Roland pour que le duc renonce à marcher sur Paris. Donne-moi encore à boire, citoyen Agricol! Il est fameux ton pinard... et j'ai soif, ce soir ! ajouta-t-elle sur un tout autre ton.

Quand Rougier s'approcha, elle lui arracha la bouteille qu'elle posa devant elle d'un air de défi.

- J'ai idée qu' la soirée va t'coûter cher, citoyen Agricol, ricana le cabaretier en filant vers une autre table.

- Bof ! C'est pas tous les soirs qu'on hérite, pas vrai ? Encore un coup, Lalie ?

- C'est pas d'refus ! T'es un bon gars, citoyen Agricol! Tu sais vivre... Puis, tout bas, elle murmura : Dans un moment je vais m'effondrer et vous me ramènerez chez moi. Nous avons à parler...

Quelques instants plus tard, en effet, elle s'écroulait sur la table, la tête dans les bras, en renversant le verre encore à moitié plein. Son compagnon jura superbement puis éclata d'un rire énorme en essayant de la secouer :

- C'est pas vrai qu'j'ai réussi à t'saouler, Lalie !... Ben dis donc, tu t'nais l'coup mieux qu' ça jusqu'ici ? Hé, Lalie, tu m'entends ?

- Ah, dame, c'est pas un vin pour fillettes, commenta Rougier qui venait essuyer la table, mais tout d'même c'est bien la première fois que j'la vois comme ça. Pour une cuite, c't' une cuite !

Afin d'ancrer davantage sa conviction, Lalie se redressa soudain, clama quelques mesures d'un " Ça ira " tonitruant auquel l'assistance fit écho avec enthousiasme avant de s'écrouler à nouveau sur la table en réclamant du vin.

- Eh bé ! soupira le citoyen Agricol, l'est fraîche ! Va falloir que j'ia r'conduise chez elle! Pourra jamais toute seule !

- Tu veux qu' jaille avec toi, proposa obligeamment le cabaretier.

- Oh, ça d'vrait aller. L'est pas si lourde. Aide-moi juste à la remettre debout...

Ainsi fut fait. Passant un bras sous la taille de la femme après avoir jeté l'un des bras de celle-ci sur ses épaules, Batz marcha cahin-caha vers la porte.

- J'garde son tricot! précisa la citoyenne Rougier venue à la rescousse de cette bonne cliente. J'iui rapporterai demain matin...

- T'es une brave femme, citoyenne Rougier ! A tout à l'heure vous autres ! J'la rentre chez elle et je r'viens !

On sortit dans la nuit. Le cabaret étant situé au coin de la rue des Deux-Portes, la rue du Coq n'était pas loin, mais les deux complices continuèrent leur comédie jusqu'à ce que l'on soit à l'abri du vieil immeuble décrépi, comportant tout juste deux étages dont Lalie occupait le premier, le second étant le lot du propriétaire, un notaire de Sucy qui n'y venait jamais et pour cause : la maison appartenait à Batz.

Une fois les portes fermées, celui-ci prit une chaise tandis que Lalie s'étirait pour remettre son dos en place.

- Eh bien, ma chère, quelle comédienne vous faites ! Je le savais déjà mais ce soir vous avez été magistrale.

- Il le fallait bien, mon ami. J'ai appris beaucoup de choses aujourd'hui. Le pillage du garde-meuble a fait scandale à l'Assemblée et Roland a été malmené. On lui a reproché la carence des gardiens avec une violence qui l'a mis hors de lui : " Je demande, a-t-il crié, si les fonctions de ministre de l'Intérieur consistent à surveiller le garde-meuble. J'ai une correspondance immense. Je suis commis à la surveillance de la France entière et ce soin est bien plus important que la surveillance du garde-meuble. " II a ajouté que la police tenait déjà deux des voleurs et que, très certainement, on retrouverait bientôt les pierres envolées... Mais la surprise de la journée a été d'entendre Danton prendre la défense d'un collègue qu'il n'aime pas et, plus étrange encore, Marat a fait chorus en disant qu'il fallait faire confiance aux bons citoyens de la police et qu'elle saurait bien faire parler les deux voleurs qu'elle tient...

- On sait qui ils sont ?

- Deux malandrins qui étaient enfermés à la Force avant qu'on ne jette dehors les repris de justice pour y entasser la noblesse de France. Ils s'appellent Chambon, dit Chabert, et Douligny. Le premier était le valet de Charles de Rohan-Rochefort chez qui je me souviens de l'avoir vu.

- Ce qui va accréditer la thèse des émigrés à la source...

- Sans doute, mais je l'ai vu aussi à la Truie-qui-file en conciliabule avec d'autres hommes de mauvaise mine et d'une femme guère plus avenante. J'ai entendu des bribes de phrases que je n'arrivais pas à mettre bout à bout et qui à présent prennent tout leur sens... En gros, ils allaient faire la meilleure affaire de leur vie, sans le moindre risque parce que quelqu'un de haut placé les protégerait. L'un a dit alors que s'il fallait travailler pour quelqu'un d'autre il n'était pas d'accord, mais on l'a assuré que la bande pourrait garder la plus grande part du butin et la revendre à son gré. On a même ajouté qu'avec le reste on éviterait de grands malheurs...

- Et vous pensez que Roland et Danton ont commandé le vol ?

- Roland, je n'en suis pas certaine ; on a dû en faire bon gré mal gré un complice en agitant sous son nez la menace prussienne. J'ai même entendu dire qu'en arrivant au garde-meuble la nuit dernière à quatre heures du matin, il a ordonné aux policiers d'arrêter leurs investigations car cela regardait les commissaires politiques. C'est l'un d'eux qui a confié ça à sa femme. Il était fou furieux paraît-il.

- Bizarre en effet ! Et Danton ?

- Il a tempêté pour la forme en disant qu'avec l'ennemi aux portes et tant de braves qui montaient aux frontières pour faire au pays un rempart de leurs corps, une assemblée qui vit ses derniers jours avait d'autres chats à fouetter que s'occuper de bricoles...

- Bricoles!... Rien que les joyaux, il y en a au moins pour quarante millions, sans compter les objets d'art. C'est tout ce que vous savez sur Danton ?

- Non. Un détail encore qui pourrait avoir son importance : Robert, son dévoué secrétaire, son inséparable, son ombre, aurait quitté Paris en direction de l'Est ce matin de bonne heure...

- Seigneur!... Mais c'est d'une importance capitale ! Je ne vous remercierai jamais assez, ma chère comtesse! Vous êtes vraiment mon meilleur agent...

- Et vous êtes ma meilleure arme pour accéder à ma vengeance ! Vous partez ?

- Oui, en hâte!... Malheureusement, le citoyen Agricol doit reparaître au cabaret. Il va essayer de ne pas y rester longtemps! Prenez soin de vous, mon amie !

Quiconque aurait pu voir, à cet instant, le farouche sans-culotte baiser la main de Lalie la tricoteuse aurait trouvé le tableau bizarre mais, pour les protagonistes de la scène, liés depuis longtemps par une véritable amitié, il était on ne peut plus normal...

Bien qu'il eût fait aussi vite que possible, il était deux heures du matin quand Batz rentra à Charonne. Il y trouva Pitou et Devaux qui avaient choisi de l'attendre. Les deux femmes s'étaient retirées. Pitou rendit compte de ce qu'il avait appris et qui confirma, vu du côté de la Garde nationale, ce que Lalie avait rapporté : l'étrange conduite du ministre Roland et l'indignation des policiers, gênés dans leur travail, les noms des voleurs et l'assurance que la plus grande partie s'était enfuie sans que l'on se donnât beaucoup de mal pour courir après.

Tout en écoutant le journaliste, Batz avait déroulé sur son bureau la carte des régions de l'Est et se penchait dessus après avoir envoyé réveiller Marie et Anne-Laure et ordonné à son valet Biret-Tissot de préparer sa chaise de voyage.

- Vous partez ? demanda Pitou que cette agitation inquiétait. Vous n'auriez pas dans l'idée de courir après les diamants, par hasard ?

- C'est tout à fait cela! Évidemment, je ne pense pas pouvoir rattraper le messager de Danton qui a quelque vingt-quatre heures d'avance sur moi. Il est peut-être déjà à destination.

- Et cette destination serait ?

- Le quartier général de Brunswick. On va lui offrir une partie des trésors des rois de France et, surtout, j'en ai bien peur, la Toison d'Or de Louis XV qui vaut à elle seule plusieurs millions !

- A ce point ?

- Vous allez comprendre.

Se tournant vers sa bibliothèque, Batz y prit un livre relié en maroquin et le feuilleta jusqu'à la page qu'il cherchait. C'était une planche en couleurs représentant un étonnant joyau :

- Tenez, montra le baron. Cette énorme pierre qui est au centre est le célèbre diamant bleu de Louis XIV acheté par le souverain au voyageur Tavernier. Sa couleur est admirable et il pèse plus de 67 carats. Cet autre diamant, légèrement teinté de bleu, en pèse 32. Quant à ce long rubis ciselé en forme de dragon, c'est le Côte de Bretagne, apporté par la duchesse Anne lors de son mariage avec le roi Charles VIII. On n'en connaît pas le poids mais voyez sa taille. Il y a encore ici trois belles topazes : deux longues venues d'Orient et celle-ci des Indes. Voici en outre quatre diamants carrés de 4 carats chacun et, enfin, dans les flammes qui composent le fond du bijou sont sertis quatre cent soixante-dix-huit petits diamants. Seul, le Bélier de l'Ordre se contente d'or pur.

- Inouï ! souffla le journaliste. Il y a ici la rançon d'un roi.

- C'est pourquoi Danton veut en faire celle de Paris, mais comme il ignore la valeur des choses il y a sûrement ajouté d'autres pierres et, moi, je ne veux pas que cette merveille devienne allemande... Pourtant, il faut que Brunswick vienne sauver le Roi.

- Tâche difficile ! Si vous êtes sûr de vos informations il a peut-être déjà reçu le joyau...

- Peut-être ! En ce cas je vais devoir mettre tout en ouvre pour le lui arracher. Ah, voici nos jeunes dames ! ajouta-t-il en allant au-devant de Marie et d'Anne-Laure qui entraient en se tenant par le bras car, au fil des jours, une véritable amitié était née entre elles. Dans leurs " sauts de lit " de batiste et de rubans, elles formaient un tableau charmant, l'une brune et l'autre blonde. Batz sourit à sa maîtresse, détacha d'elle sa compagne qu'il amena par la main dans le cercle lumineux projeté par la lampe.

- Ma chère, lui dit-il, le moment est venu pour vous de commencer une autre vie. Dans un moment nous allons partir, vous et moi, pour une mission qui peut être dangereuse. Vous sentez-vous prête à jouer, pour la première fois, ce rôle dont nous sommes convenus ?

Elle le regarda droit dans les yeux et un sourire s'étendit lentement sur son visage.

- Je crois... Oui, il me semble que je suis prête.

- Il faut que vous compreniez que, dès cet instant, vous abandonnez votre ancienne personnalité. Vous n'êtes plus Anne-Laure de Laudren, marquise de Pontallec, et personne ne vous appellera plus ainsi. Même ici. A présent dites-moi qui vous êtes !

- Je suis Laura Jane Adams, née à Boston, Massachusetts, le 27 octobre 1773. Mon père, négociant en thé, est mort il y a cinq ans et j'ai, l'an passé, perdu ma mère, Jane Mac Pherson, cousine de l'amiral John Paul-Jones, mon seul parent, que je suis venue rejoindre à Paris pour y vivre sous sa protection...

La voix était toujours la même. Pourtant, le léger accent que Laura -puisque Laura il y aurait désormais ! - avait pris avec une extrême facilité en changeait les inflexions et un peu la tonalité. La jeune femme elle-même avait beaucoup changé. La forme des sourcils modifiée, de légers artifices de maquillage, une autre coiffure et un maintien plus assuré en faisaient une femme toute différente de ce qu'elle avait été. Et chose étrange, ce nouveau personnage dans lequel on l'avait glissée rendait -sans l'effacer bien sûr! - son chagrin beaucoup plus supportable. L'élégance de la toilette faisait le reste : en quinze jours Marie et Batz en avaient fait un être complètement transformé. Et Ange Pitou, qui ne l'avait pas vue depuis quelque temps, la contemplait avec un étonnement flatteur tandis que tous applaudissaient et que Laura, contente de sa réussite, saluait avec grâce...

- Comme la Grandmaison en scène! apprécia Batz. C'est parfait, Laura. A présent, allez vous préparer : nous partons dans une heure.

- Nous?

- Vous et moi avec Biret comme cocher...

- Un instant, coupa Pitou. Je vais avec vous. Batz fronça le sourcil. Lorsqu'il établissait un plan, il n'aimait pas beaucoup les ingérences.

- Pour quoi faire ?

- Mon métier! Je suis journaliste, donc curieux, et vous allez vers le théâtre de futures opérations. Cela m'intéresse. En outre, je peux vous être utile... en tant que garde national!

- Il vous faudrait un ordre de mission ? Pitou lui dédia un sourire goguenard :

- Je suis bien sûr que vous avez ça dans vos fontes, baron!

Celui-ci ne put s'empêcher de rire :

- Après tout vous avez raison. Vous pouvez être très utile ! Et puis, plus on est de fous plus on rit !

Tandis que les deux jeunes femmes remontaient à l'étage pour préparer le départ, Batz commençait à remplir les blancs de deux passeports - il en avait toujours, dûment signés et timbrés, à sa disposition - établis au nom du Dr John Imlay, de New Jersey, se rendant à l'armée du Nord du général Dumouriez, afin d'y donner ses soins, si c'était encore possible, à son unique neveu, le colonel Eleazar Oswald, engagé volontaire et grièvement blessé. Il le déclarait accompagné de la fiancée dudit Oswald. L'autre passeport étant destiné à miss Laura Jane Adams, etc. Il prépara ensuite, sous l'oil intéressé d'Ange Pitou, un ordre de mission fort convaincant qui, avec la carte de civisme que possédait déjà le jeune homme, devait lui permettre de circuler sans difficultés. Après quoi il se munit d'argent - en assignats et en or ! -, d'une trousse médicale aussi bien agencée que possible puis, après réflexion, il glissa dans son gousset le diamant bleu rapporté par Pitou... Cela fait, il alla changer une nouvelle fois d'apparence : le citoyen Agricol, dont il avait d'ailleurs ôté la perruque, le système pileux et les morceaux de caoutchouc en rentrant chez lui, fit place à un Américain entre deux âges, vêtu et chapeauté de noir comme un quaker, le nez chaussé de lunettes et dont les cheveux gris, rejetés en arrière du front, retombaient droit, coupés carrément au-dessous des oreilles. Quant au visage strictement rasé, quelques habiles artifices réussirent à l'arrondir tout en le dotant de légères rides. Comme dans ses précédents avatars, Batz était méconnaissable et en eut la certitude quand, offrant la main à Laura pour l'aider à monter en voiture, elle eut pour lui un regard suffoqué :

- C'est bien vous ?

- C'est bien moi, rassurez-vous ! Et j'espère que vous vous habituerez vite à ma nouvelle apparence, ajouta-t-il avec un sourire qu'elle jugea beaucoup moins séduisant que celui dont elle avait l'habitude.

Pitou, en uniforme, et le colossal Biret qui ne lâchait pas trois paroles à l'heure, prirent place sur le siège, munis d'épais manteaux et de toiles cirées destinées à les protéger de la pluie car le temps s'annonçait mauvais. Le coq du vigneron voisin entreprenait de réveiller les alentours quand la voiture attelée de quatre chevaux franchit le portail de la propriété et s'élança sur la route.

Plus tard, comme on venait de relayer à Vaujours et qu'un timide rayon de soleil s'efforçait de percer les nuages noirs pour faire croire que le jour était bien là, Laura, qui avait dormi jusque-là, s'étira, bâilla, jeta un regard dépourvu d'intérêt à la plaine onduleuse, piquée de bouquets d'arbres, que l'on traversait et demanda :

- Consentez-vous à m'en dire un peu plus sur ce que nous devons accomplir?

Pour toute réponse, Batz lui tendit les passeports qu'elle parcourut d'un oil surpris :

- Si je comprends bien, dit-elle en les lui rendant, nous sommes tous deux américains pour la circonstance? Est-ce une protection? Les gens d'ici détestent les étrangers.

- Pas les enfants des États-Unis ! C'est le seul pays dont les ressortissants ont gardé tout leur prestige aux yeux des enragés qui prétendent gouverner la France...

- Alors expliquez-moi pourquoi le général La Fayette qui est si fort leur ami a été obligé de s'enfuir ?

- Parce que La Fayette, se rendant compte que cette révolution tant souhaitée allait trop loin, a voulu ramener l'armée du Nord sur Paris pour délivrer le Roi. Cela n'a pas marché et il a dû fuir. Il serait actuellement prisonnier des Autrichiens. Mais, pour en revenir à l'Amérique, il est important aux yeux des hommes au pouvoir que les échanges commerciaux avec elle se poursuivent puisque le reste de l'Europe nous tourne le dos. En outre, plusieurs citoyens des États-Unis servent dans l'armée de Dumouriez, dont votre... fiancé. Enfin, en ce qui me concerne, il se trouve que Gouverneur Morris, leur ambassadeur à Paris, est de mes amis et que j'en peux obtenir ce que je veux... comme des passeports approuvés par le Comité de surveillance. Cela répond-il à votre question ?

- Pas entièrement. Me voilà fiancée à un homme que je ne connais pas, qui ne m'a jamais vue et qui est peut-être en train de mourir dans les troupes françaises. Comment croyez-vous qu'il nous recevra lorsqu'on nous conduira vers lui ?

- J'espère bien qu'on ne nous conduira pas vers lui. Mon intention n'est pas d'aller saluer le général Dumouriez mais de nous faire arrêter par les Prussiens et conduire au duc de Brunswick. C'est avec lui que j'ai à faire...

- Et je peux vous être utile ?

- Une jolie femme peut toujours être utile. Pour l'instant vous êtes surtout mon prétexte : la fiancée douloureuse qui veut revoir celui qu'elle aime et qui va peut-être mourir...

- C'est maigre! J'espérais mieux...

- Quoi ? Que je vous demanderais d'entrer dans le lit de Brunswick?

La brutalité de la question fit pâlir la jeune femme, mais depuis quinze jours elle avait trop réfléchi à l'étrange pacte conclu avec Batz et à ses conséquences possibles pour hésiter un instant :

- Ne dois-je pas vous obéir aveuglément? Encore que vous m'ayez promis de ne jamais rien demander de contraire à l'honneur, je crois que j'obéirais, à charge pour moi de ne pas sombrer dans ce lit. Mais me direz-vous ce que vous souhaitez obtenir de ce prince ?

- Qu'il achève ce qu'il a commencé et vienne nous aider à libérer notre roi. Et aussi qu'il me rende la Toison d'Or de Louis XV qu'un émissaire de Danton a déjà dû lui remettre avec quelques autres pierres pour le convaincre de ne pas livrer bataille et de rentrer chez lui...

- Cela me paraît incompatible... Elle est tellement fabuleuse cette Toison d'Or?

- Plus que je ne saurais dire. Un joyau exceptionnel qui représente pour moi l'unité du royaume : l'énorme diamant bleu en forme de cour c'est la France, le grand rubis ciselé en forme de dragon, c'est la Bretagne. Mais qu'avez-vous besoin de savoir tout cela ? Vous n'avez pas froid ?

- Non, je vous remercie. Tout va bien... sauf le temps, ajouta Laura en se penchant vers la portière. On dirait qu'il se gâte !

C'était le moins qu'on puisse dire. L'horizon vers lequel couraient les chevaux était noir. Une accumulation de nuages menaçants et, quand la voiture aborda la descente vers Claye, des rafales de pluie s'abattirent sur elle avec tant de violence, rendant la chaussée si glissante que Biret et Pitou, sur le siège, durent conjuguer leurs efforts pour maintenir l'attelage et l'empêcher d'emporter la voiture au bas de la pente où elle aurait pu s'écraser contre les maisons. Aussi le baron décida-t-il de relayer une fois de plus afin d'aborder le mauvais temps avec des chevaux frais.

Pendant que les palefreniers s'activaient et que Pitou et son compagnon entraient dans la salle commune pour boire du vin chaud et manger un morceau, les deux voyageurs prirent un agréable petit repas grâce aux provisions prévues par Marie dans un panier d'osier. Cependant, en revenant prendre sa place, Pitou monta les rejoindre :

- J'ai réussi à savoir qu'un cavalier fort pressé, dont la description correspond au fameux Robert, a relayé ici hier à peu près à la même heure... Vous pourriez bien avoir raison, baron !

- Cela ne fait aucun doute pour moi... Mais je crains que vous ne fassiez un voyage fort désagréable, mon ami.

- Un peu de pluie n'a jamais tué personne ! Et puis le jeu en vaut la chandelle !...

On repartit à travers un paysage que l'averse effaçait presque. Au relais de Montmirail, on sut que le mauvais temps était installé sur l'Est depuis des semaines et que, selon les rumeurs courant la campagne, il empêcherait l'avance des troupes prussiennes et autrichiennes, qui seraient retenues dans les défilés de l'Argonne et d'ailleurs fort éprouvées par la dysenterie récoltée au cours de leur traversée de la Lorraine abandonnée par les paysans. Ils n'y auraient trouvé à manger que des raisins verts et des pommes pas mûres. Alors ils ravageaient, brûlaient, pillaient ce qu'ils pouvaient pour se venger.

Ces nouvelles n'empêcheraient pas que l'incessant déluge fût presque aussi difficile à supporter pour les voyageurs que pour l'armée prussienne. On perdait du temps et Batz devenait nerveux. Jusque-là on avait marché bon train, mais il fallait à présent ménager les chevaux sous peine de les voir s'abattre. Enseveli sous sa toile cirée, Pitou ne chantait plus sur son siège et à l'intérieur le silence devenait pesant.

Pour alléger un peu l'atmosphère, Laura demanda à son compagnon s'il avait déjà parcouru cette route. Au lieu de le dérider, la question parut l'assombrir davantage :

- Il m'est arrivé, en effet, de la parcourir mais pas depuis que ce maudit chemin a vu le calvaire du Roi et de sa famille...

- Vous voulez dire que ce fut celui de la fuite...

- ... qui a si mal fini ! Oui. Comme nous, la délirante berline jaune préparée par Fersen est passée à Bondy, Claye, Meaux, Trilport, La Ferté-sous-Jouarre, Bussières, Viels-Maisons, Montmirail et nous allons continuer comme elle par Fromentières, Étoges, Bergères, Chaintrix et Châ-lons. A Pont-de-Somme-Vesles où les hussards de Choiseul auraient dû attendre la voiture royale, je pense que nous pourrons peut-être changer de route afin de rencontrer les hussards du prince de Hohenlohe s'ils ont réussi à franchir l'un des défilés de l'Argonne et à s'avancer vers le chemin de Paris...

Le voyage se poursuivit, monotone, coupé par les relais et les nombreux contrôles, ralenti parfois aussi lorsqu'il fallait doubler une file de volontaires en marche vers l'Argonne. Presque tous étaient jeunes, mal équipés, mal vêtus, portant souvent carmagnole et bonnet rouge, armés n'importe comment d'un vieux fusil ou d'une fourche, mais marchant avec détermination en faisant le dos rond sous la pluie qui les trempait sans entamer leur courage. Quand la voiture les dépassait, ils se rangeaient docilement et, presque toujours, répondaient au salut que clamait Pitou du haut du siège par un unanime " Vive la Nation ! " ; parfois il y avait aussi des jurons, le grondement étouffé d'un " Ça ira ! " et des regards de loup dans les yeux de ces hommes. Le plus souvent c'étaient des sourires et de grosses plaisanteries quand on apercevait le visage de la jeune femme. Ils allaient vers la guerre et la mort sous un temps d'apocalypse comme à une fête. Cet enthousiasme qui faisait fi des contingences extérieures toucha Laura :

- Le sort de ces hommes est pénible et ils vont en connaître un plus cruel encore, murmura-t-elle. Certains mourront, d'autres seront infirmes, et pourtant...

- Et pourtant, fit Batz en écho assombri, ils marchent vers cet horizon noir avec l'espoir au cour. Ils ne se sont pas laissé gagner par le bagout, la boisson distribuée largement et les quelques pièces d'argent d'un sergent recruteur. Ils partent parce qu'on leur a dit que la Patrie est en danger et que l'idée de l'étranger foulant leur terre natale leur est insupportable. Et c'est cela qui me fait peur, bien plus que les énergumènes sortis du pavé parisien, parce que de ces jeunes hommes peut sortir un grand peuple. J'aimerais combattre avec eux...

- Mais vous combattez contre eux puisque vous souhaitez que ce même étranger vienne à Paris?

- Certes, mais cela ne veut pas dire que je sois leur ennemi. Je déplore seulement qu'ils aient choisi la mauvaise cause. Pour moi, la Patrie et le Roi c'est la même chose et l'on n'a pas le droit de les séparer. Et quand ce roi est assez bon, assez noble, pour accepter un sort affreux plutôt que tirer sur son peuple et allumer une guerre civile, cette erreur devient un crime qui pourrait bien en engendrer un autre. Savez-vous que l'on parle d'un procès pour le Roi et que certains veulent sa tête ?

- Vous l'aimez beaucoup, n'est-ce pas ?

- Oui. Il est peut-être un roi trop faible, mais c'est le meilleur des hommes et je lui dois tant !

- A ce point?

- Plus encore peut-être! Dans ma famille, voyez-vous, il est d'usage, lorsqu'un fils quitte le toit paternel pour s'en aller quérir sa propre gloire, de lui faire prêter, sur la croix de son épée, serment d'inviolable fidélité au Roi qui est celui de France et de Navarre. Mon ancêtre d'Artagnan, qui commandait les Mousquetaires et mourut maréchal de France, a prêté ce serment, comme mon père l'a prêté, comme je l'ai prêté moi-même...

- Et comme votre fils le prêtera?

La belle voix grave baissa jusqu'au murmure et Laura eut l'impression que Batz ne s'adressait plus qu'à lui-même :

- Je n'ai pas de fils et n'en aurai peut-être jamais. Si la chaîne des descendants de Saint Louis venait à se briser, je resterais le dernier de ma race. A quoi bon forger des épées si elles ne sont destinées qu'à être un ornement au manteau d'une cheminée!...

Un silence soudain. Ce silence si particulier des voyages qui isole une coque de bois, de fer et de cuir du monde extérieur, du crépitement incessant de la pluie, du grincement des roues, du martèlement rapide des sabots ferrés des chevaux. C'est celui d'un phare au milieu d'un gros temps, d'une cellule de moine au cour d'un monastère habité par les chants d'église et le murmure des prières. Laura n'osa pas le troubler. Son compagnon semblait l'avoir oubliée pour suivre son rêve. Il avait fermé les yeux, mais elle savait qu'il ne dormait pas, que c'était un moyen de s'éloigner d'elle et elle en éprouva un soudain et bizarre sentiment de frustration. L'impression désagréable d'être rejetée dans les ténèbres extérieures loin de l'âtre flambant où il faisait si bon se réchauffer ! Une sensation surprenante! Était-elle le fruit de ce long tête-à-tête avec un homme dont elle n'avait eu, jusqu'à présent, que des conseils, des recommandations, parfois de brefs entretiens toujours aimables, courtois, souvent gais - car il semblait que ce fût le fond de sa nature ! -, destinés surtout à mesurer ses progrès dans la création de son nouveau personnage. Aujourd'hui elle se découvrait avide d'en apprendre davantage sur lui. Même auprès de Marie dont elle avait deviné le profond amour pour Batz, elle n'avait appris que ce que l'on voulait bien qu'elle sût. Mais, au fond, quel besoin une marionnette destinée à se briser un jour avait-elle de connaître le moi profond de celui qui l'animait?

A Châlons, qui ressemblait à une fourmilière trempée à cause du camp où l'on entassait les enrôlés volontaires avant de les envoyer aux armées, il fut difficile d'obtenir des chevaux. La diligence joignant habituellement la ville à Sainte-Menehould, Verdun et Metz ne partait plus. Le roi de Prusse occupait toujours Verdun et l'on disait Dumouriez à Sainte-Menehould.

- Vous aurez du mal à y arriver, dit à Batz l'homme qui contrôlait les passeports. On dit que les Prussiens ont réussi à franchir l'un des défilés de l'Argonne et qu'ils se dirigent vers la route de Paris pour la couper...

- Une armée qui avance cause bien des malheurs. Vous ne savez rien de plus ?

- On aurait vu leurs fourrageurs du côté de Suippes mais peut-être sont-ils plus bas. Peut-être qu'ils vous barreront le chemin...

- Il faut pourtant que je rejoigne le général Dumouriez...

- Bon courage !

Non sans peine et en ajoutant un peu d'or au mystérieux ordre de mission qui semblait effacer les obstacles devant lui, Batz réussit à obtenir un attelage frais. L'absence de postillons facilitait d'ailleurs les tractations. La douzaine d'heures à mener ses chevaux sous l'averse n'avait pas l'air d'épuiser le moins du monde Biret-Tissot qui n'avait même pas permis à Pitou de le relayer. Le chapeau enfoncé jusqu'aux sourcils, enveloppé d'une cape cirée qui lui donnait l'air d'une pyramide, le colosse, convenablement ravitaillé à chaque relais, montrait une inaltérable bonne humeur et chassait la fatigue en chantant avec son compagnon.

La nouvelle que les Prussiens pouvaient être plus près qu'il ne l'espérait avait allumé un éclair dans les yeux du baron :

- Reste à savoir où ils sont au juste, murmura-t-il à sa compagne en l'aidant à remonter en voiture après qu'elle se fut réchauffée d'un peu de soupe chaude dans la salle commune.

On le sut assez vite. Lorsque, vers cinq heures, la chaise pénétra dans la cour du relais de Pont-de-Somme-Vesles, une atmosphère de fin du monde y régnait. Au lieu de l'habituel ballet des palefreniers, des valets et des servantes, sous l'auvent où l'on changeait les attelages, on vit accourir, sautant flaque après flaque, le maître de poste en personne portant sur la tête un sac de jute en guise de parapluie :

- Si vous venez pour la nuit vous êtes les bienvenus! cria-t-il. Mais si c'est pour relayer c'est impossible ! Je n'ai plus de chevaux !

- Qu'est-ce que tu en as fait? grogna Biret-Tissot. Tu les as mangés?

- Non, mis à l'abri pour éviter que les Prussiens me les volent! Peut-être pour les faire cuire. Les gens de l'Argonne leur ont rien laissé à manger.

- Sont-ils si près ? demanda Batz en sautant à terre.

- Quatre lieues au nord ! Peut-être moins ! On a vu par ici des gens de Miraucourt qui fuyaient devant eux...

- Dis donc, citoyen, tu ne saurais pas, par hasard, où est le général Dumouriez ? C'est lui que je rejoins...

- L'est à Sainte-Menehould, mais, entre lui et toi, citoyen, y a le général Kellermann et ses troupes. Il serait à Dampierre et l'un de ses colonels à Orbéval, et il ferait route vers Valmy. Si c'est ça, tu peux être certain que ça va pas tarder à péter entre les nôtres et les Prusskos ! De toute façon Kellermann est entre toi et Dumouriez et ça m'étonnerait qu'il te laisse passer ! Comme tu es étranger, il pourrait même te prendre pour un espion !

- Avec des ordres de l'Assemblée ? Ça m'étonnerait...

- Ce que j'en dis... mais, si tu veux un conseil, tu ferais mieux de laisser ici la dame qu'est avec toi...

- Il ne peut en être question. (Puis, baissant le ton jusqu'au chuchotement.) C'est justement elle ma mission spéciale : c'est la bonne amie du général Dumouriez et elle est à moitié folle à l'idée qu'il pourrait être tué sans qu'elle l'ait embrassé...

- Toutes les femmes qui ont un homme aux armées en pensent autant ! S'il fallait qu'elles rappliquent toutes !

- Oui, mais le général en est toqué ! On pense à Paris que sa présence le galvanisera. On le trouve un peu mou ces temps derniers !

- Après tout c'est lui que ça regarde ! Tâche de le rejoindre !

- Merci, mais si je dois y aller à pied je ne suis pas près d'arriver. Tu es bien sûr de ne pas avoir de chevaux au service de la Nation?

Le maître de poste réfléchit un instant, louchant sur la pièce d'or qui venait d'apparaître au bout des doigts du voyageur.

- Si le sort de la Nation dépend du cul d'une jolie fille, j'peux pas lui refuser ça, déclara-t-il avec un gros rire. Espère un peu, j'envoie un garçon dételer. L'est un peu bancal mais c'est tout ce qui me reste. Les autres sont partis se battre. J'vais chercher ce qu'il te faut. Vous voulez pas entrer un peu?

L'homme grillait visiblement de voir de plus près " la bonne amie du général ". Batz refusa.

- Non, nous n'avons pas de temps à perdre. Dépêche-toi s'il te plaît ! Je dirai au général l'aide que tu m'as apportée...

- Ah ça, j'veux bien. Tu lui diras que j'm'appelle Lamblin... Tout à son service... Mais, dis-moi, t'es vraiment américain ?

- Naturellement, fit Batz un peu inquiet. L'homme commençait à se montrer un peu trop curieux et il n'aimait pas cela.

- On m'avait dit qu'y s'avaient la peau rouge.

- Et des plumes sur la tête ? Pas tous heureusement. Et, par exemple, pas ceux qui combattent dans l'armée de la Nation !

- Y en a?

- Mais oui. Vous nous avez aidés à conquérir notre liberté, il est normal qu'on vous aide à trouver la vôtre !

- C'est vrai ça! On est des frères! s'écria l'homme qui eut soudain les larmes aux yeux. On d'vrait trinquer ensemble à la santé des frères !

- Alors juste un verre ! accepta Batz.

Mieux valait en effet s'exécuter. Laissant Laura à la garde de Biret qui aidait à changer les chevaux et emmenant Pitou, on but un verre d'un vin aigrelet à la vieille alliance, puis on revint vers la voiture, emportant un pichet pour le " frère cocher ". Quelques minutes plus tard, après des adieux qu'il fallut brusquer, on quittait le relais. Fidèle à elle-même la pluie tombait toujours mais avec moins de violence. Laura pensa que cela ressemblait à un crachin breton.

- Qu'avez vous dit à cet homme? demanda-t-elle au bout d'un moment. Il me semble que vous avez eu une curieuse conversation ? Je n'ai pas tout entendu bien sûr...

- J'ai dit à cet homme que vous êtes la maîtresse du général Dumouriez qui a besoin de vous pour enflammer son courage et porter le poids de ses responsabilités...

- Ah! C'est pour ça qu'il a parlé de...

- Cul ? Oui, ma chère. N'ayez donc pas peur des mots ! On fait de grandes choses avec dès l'instant où l'on sait s'en servir. Par exemple, faire surgir des chevaux d'un désert trempé. Mais vous en entendrez d'autres.

Les yeux noisette pétillaient de gaieté. Batz avait pris la main de la jeune femme et il se pencha soudain pour la baiser. Il la garda dans les siennes puis, enfin, la lâcha et elle eut l'impression d'avoir plus froid tout à coup. Ses mains, à lui, étaient si chaudes, si fermes...

La tête de Pitou apparut à l'ouverture qui permettait de communiquer avec le cocher.

- Où allons-nous ? demanda-t-il.

- On continue. A environ une lieue d'ici, à Tilloy, on tourne à gauche pour piquer vers le nord. A cet instant, il faudra trouver un abri pour que vous abandonniez votre bel uniforme au profit de quelque chose de moins offensant pour des regards prussiens.

- Facile ! Il suffira de changer l'habit et le chapeau. J'ai ce qu'il faut ici. Pas la peine d'arrêter pour ça !

En effet, la transformation fut vite opérée et, lorsque l'on quitta la grande route, Pitou avait, sous sa toile cirée, l'aspect d'un personnage sans qualification spéciale, l'uniforme étant relégué dans le coffre placé sous le siège du cocher, ce qui avait obligé le journaliste à une certaine acrobatie. Tout était en ordre quand, plus vite qu'on ne le pensait, des cavaliers surgirent de la brume liquide et de la nuit tombante. C'étaient des dragons du régiment de Bayreuth, magnifiques soldats par temps sec, dont les uniformes bleu pâle relevé d'argent semblaient avoir beaucoup souffert. Ils enveloppèrent la voiture que le cocher arrêta aussitôt sur l'ordre de Batz, grandement soulagé de trouver si vite ce qu'il cherchait.

- Wer da ? demanda l'officier qui les commandait [vii].

- Wirsind Franzosen, lui fut-il répondu aussitôt. Der baron von Batz und eine Freundin. Wir wollen Seine Hoheit der Herzog von Brunswick begegnen. Sehr dringend [viii] !

Comme presque toute la noblesse allemande, l'officier qui se présenta : Oberleutnant von Derf-flinger parlait français; mais, rendu méfiant par l'accoutrement bizarre du voyageur, il voulut continuer dans sa langue naturelle un interrogatoire peu courtois. Mal lui en prit : il trouva plus cassant que lui. Batz lui fit entendre que s'il n'était pas mené au duc dans les plus brefs délais, lui, envoyé secret du roi de France, il pouvait s'ensuivre des conséquences fort regrettables pour tout le monde. Il intima donc à cet Allemand l'ordre de le mener à son chef et obtint ce qu'il voulait, en vertu de l'instinctive considération des peuples germaniques pour ceux qui savent, parce qu'ils en ont le droit, employer un certain ton. Quatre cavaliers enveloppèrent la voiture pour la guider à travers un paysage désolé, brouillé par l'eau, peuplé d'ombres en marche et, plus loin, un vaste camp boueux où l'on s'efforçait d'allumer des feux. Les chevaux étaient rassemblés par troupes sous les arbres où l'on tendait des toiles pour tenter de les mettre à l'abri. Plus loin encore, les ornières du chemin se firent plus profondes et l'on aperçut des canons que l'on alignait. La chaise tanguait comme un bateau ivre sur une mer folle, mettant les forces de Biret à rude épreuve et secouant impitoyablement ses occupants.

- Je crois que j'aurais préféré faire la route à pied ! gémit Laura qui avait mal au cour.

- Moi aussi, mais quelle mine ferions-nous avec de la boue jusqu'au ventre ? En tout cas, ce que nous voyons ne me dit rien qui vaille. Cela ressemble beaucoup aux préparatifs d'une bataille.

Enfin le cauchemar prit fin. On arrivait à un village dont les habitants avaient disparu au bénéfice d'une soldatesque occupée à piller et à ramasser tout ce qui pouvait servir à la nourrir ou à la chauffer. Sur la petite place d'une église trapue au clocher court, une auberge plutôt misérable à l'enseigne illisible mais grinçante semblait le centre de ralliement d'uniformes variés bien que trop sales pour distinguer leurs couleurs, de tricornes aux plumes découragées et de hauts bonnets à frontal de cuivre. Derfflinger, après avoir aboyé quelques ordres à propos de l'équipage que ses cavaliers gardaient toujours, se dirigea vers l'auberge où il pénétra après un mot aux sentinelles de la porte. On ne le revit qu'un moment plus tard. Ce fut pour donner l'ordre de conduire la voiture et ses occupants vers une grange dont la porte arrachée pendait sur un gond et dont le toit s'effondrait d'un côté. Et comme Batz, toujours aussi revêche, réclamait des explications, on lui répondit que le duc de Brunswick n'avait pas de temps à lui donner ce soir et que lui, ses gens et ses chevaux devraient se contenter de cet abri pour y attendre le bon plaisir du prince.

- Le duc est à l'auberge ? demanda Batz.

- Avec le roi Frédéric-Guillaume. Il se peut que nous rencontrions l'ennemi bientôt, alors restez là et tenez-vous tranquilles ! Je vais vous donner une garde pour que vous ne soyez pas importunés. Même pour une dame je ne peux pas faire plus. Ah, pendant que j'y pense, donnez-moi vos passeports !

Il fallut bien s'exécuter.

- Comment s'appelle cet endroit? demanda encore le baron.

- Somme-Tourbe. Un nom qui lui va bien n'est-ce pas ?

Il fallut bien se contenter de ce qu'on leur offrait et ce n'était pas grand-chose. La porte de la grange n'étant pas assez haute pour que la voiture pût passer, Biret détela les chevaux pour les mettre à l'abri à l'intérieur et, aidé de Pitou, entreprit de les bouchonner grâce à la paille que l'on trouva dans la partie dont le toit était encore intact, pendant que le baron inspectait les lieux avec Laura.

- Je pense qu'il faudra vous contenter pour cette nuit d'une couverture et de la paille, lui dit-il. A moins que vous ne préfériez dormir dans la voiture... Et grâce à Dieu nous avons encore quelques provisions.

- La paille sera très bien. Ce ne sera pas pire qu'à la Force, croyez-moi! Et je suis morte de fatigue... Je n'ai même pas faim. Dormir est tout ce que je demande.

On s'installa du mieux que l'on put. Biret-Tissot avec ses chevaux à quelques pas de la jeune femme, Pitou dans la voiture qu'il ne voulait pas laisser sans surveillance en dépit de la garde promise par Derfflinger. Quant à Batz, après s'être restauré d'un peu de pain et de fromage, il décida d'aller faire un tour...

- Par ce temps ? protesta Laura effrayée par le crépitement soudain violent de la pluie sur le toit. Le crachin de tout à l'heure semblait s'être changé en une forte averse.

- Je suis déjà mouillé, ma chère. Alors un peu plus un peu moins...

Mais il n'eut pas le temps de sortir de la grange. Derfflinger arrivait.

- Venez ! Son Altesse veut vous voir !

- C'est la meilleure des nouvelles, répondit Batz dont le sourire venait de reparaître. Gardons-nous de La faire attendre !

Dès l'instant où il pouvait agir, Batz retrouvait sa belle humeur. Quelques minutes plus tard, il pénétrait dans une salle d'auberge où régnaient conjointement une chaleur d'enfer - grâce à l'énorme tas de bûches qui flambait dans la cheminée - et une horrible odeur où se mélangeaient des remugles de mauvais vin, de transpiration, de crasse et de laine mouillée. Deux personnages seulement occupaient cette salle mais leur taille était telle qu'ils l'emplissaient et que Batz eut l'impression d'être Gulliver au royaume de Brobdingnag, même s'il les identifia du premier coup d'oil : celui des deux géants qui portait un uniforme vert à revers rouges et marchait de long en large, les mains nouées derrière le dos, était celui qu'il cherchait : le duc de Brunswick. L'autre, assis devant l'âtre où il chauffait ses bottes fumantes, était plus grand encore et surtout plus massif : c'était le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II. Ils avaient à peu près le même âge - les abords de la cinquantaine - mais, alors que trente-cinq années de gloire militaire auréolaient le duc régnant de Brunswick-Lunebourg, ainsi qu'une réputation d'homme élégant et cultivé, philosophe d'ailleurs, son suzerain, taillé comme un cent-suisse, donnait une impression de force brutale. C'était un homme orgueilleux et sanguin dont le seul rêve était de faire, à Paris, une entrée triomphale et d'égaler ainsi la gloire de son oncle défunt, Frédéric II le Grand! Mais on le disait superstitieux, volontiers crédule et affilié aux Rosé-Croix, ce qui ne le prédisposait guère à égaler son modèle. Il ne tourna même pas la tête quand Batz pénétra dans la salle d'auberge et salua en homme qui sait son monde.

Brunswick, lui, arrêta sa promenade méditative pour considérer l'arrivant :

- Vous prétendez être le baron de Batz, homme de confiance du malheureux roi de France. Ce n'est pas ce que disent ces passeports, fit-il en désignant les papiers posés auprès de lui sur une table en bois grossier. J'ajoute que vous n'en avez pas l'air...

Il s'exprimait en français avec une grande aisance et presque sans accent. Batz sourit et, en un tournemain, se débarrassa de sa perruque et des morceaux de caoutchouc qui déformaient son visage et son nez avant de saluer de nouveau :

- C'est pourtant bien moi. On dit Votre Altesse physionomiste. Elle se souviendra peut-être de m'avoir vu, au tout début de la Révolution, chez le prince de Nassau-Siegen. Votre Altesse m'a fait l'honneur de jouer contre moi une partie d'échecs...

Le visage sombre du duc s'éclaira :

- Oui !... Une partie que vous avez gagnée ! C'est donc bien vous, mais alors pourquoi ce déguisement... et cet étrange passeport ? Un médecin américain ? Quelle idée ! Et avec une femme !

- L'idée comme la femme n'ont eu d'autre but que rue permettre de rejoindre Votre Altesse. Les Américains occupent dans l'esprit des Français une place privilégiée. Ma compagne était censée se rendre auprès de son fiancé gravement malade.

- Il Y a vraiment des Américains dans les troupes françaises ?

- Plusieurs qui sont souvent d'anciens de la guerre d'Indépendance...

- Un ramassis de brigands ! grogna le roi de Prusse sans cesser de tirer sur sa pipe. Il y a même un Espagnol. Un certain Miranda..

- Miranda n'est pas espagnol, Sire, il est péruvien. Une autre sorte d'Américain...

Fédéric-Guillaume balaya la précision d'un geste dédaigneux :

- Sans importance! Demandez-lui plutôt, Brunswick, sur quelles positions est repliée l'armée des va-nu-pieds qu'il a dû traverser puisqu'elle recule vers Paris.

- Mais je n'ai traversé aucune armée et, si c'est l'armée française que Votre Majesté traite ainsi, je lui rappelle qu'elle est encore composée d'une partie de l'armée royale et que le duc de Chartres s'y bat. Quant au camp de Châlons où l'on rassemble les nouveaux engagés volontaires pour les instruire, il ne saurait prétendre au titre d'armée...

- C'est impossible! fit Brunswick avec impatience. Les rapports que nous avons reçus affirment que le général Dumouriez retraite vers Paris afin de défendre la capitale.

- Ces rapports sont faux, assura le baron avec une grande fermeté. Dumouriez, pour ce que je sais des bruits recueillis en chemin, est à Sainte-Menehould et le maître de poste de Pont-de-Somme-Vesles, où nous avons relayé ce soir, nous a chargés d'assurer le général de son entier dévouement. Messeigneurs, la route de Paris est libre !

Du coup, le Roi abandonna son feu, son escabeau et même sa pipe pour ériger sous les poutres noircies du plafond une carrure qui était celle d'un ours.

- Qu'est-ce que je disais ? N'avais-je pas raison ? La route est libre, vous avez entendu, Brunswick ! Il faut nous y jeter dès demain et ensuite foncer et faire payer leurs crimes à ces canailles !

- Avant tout, Sire, délivrer le roi Louis et sa famille. Ils sont prisonniers en la tour du Temple et en grand danger, je vous l'assure. On parle déjà de procès ; certains même vont jusqu'à évoquer l'écha-faud...

Le dur visage du généralissime s'assombrit encore davantage :

- Le danger ne peut être aussi pressant ! Nous ne pouvons nous enfoncer plus avant en Champagne. Nous sommes trop faibles maintenant...

- Avec une armée de soixante mille hommes? Vous voulez rire ?

- Soixante mille hommes, certes, mais en quel état? Depuis des semaines ce temps affreux les trempe et les gèle parce que au mois d'août on ne part pas avec les équipements d'hiver. La maladie les décime et les camps sont empuantis par les excréments sanglants. On ne se bat pas avec une armée de fantômes ! Ici, nous venons enfin de trouver des vivres. Attendons au moins que les Autrichiens de Clerfayt qui en sont encore à franchir l'Argonne et les émigrés du comte d'Artois qui viennent à leur suite nous rejoignent !

- Pour que l'empereur d'Autriche réclame toute la gloire de l'aventure ? Il n'en est pas question : je veux, moi, entrer à Paris bon premier, et nos soldats, si malades qu'ils soient, sont avant tout des soldats! Ils trouveront les forces nécessaires...

- Sire, coupa Brunswick, permettez-moi d'insister dans l'intérêt de tous. Si Dumouriez tient Sainte-Menehould et donc les défilés de l'Argonne, nous pouvons être coupés de nos arrières et pris entre deux feux car Paris se défendra, croyez-moi ! Voulez-vous voir vos hommes massacrés jusqu'au dernier ?

- Sottise ! Un soldat prussien vaut dix Français et moi, leur roi, je veux qu'on aille de l'avant ! Nous avons des canons, que diable ! Ils forceront la victoire !

- Sire, vous m'avez confié la conduite de la guerre. Je suis le généralissime...

- Et moi je suis le Roi ! Demain nous continuerons notre progression vers la route de Paris ! Et c'est Dumouriez qui sera coupé de sa base !... Vous êtes encore là vous ?

L'apostrophe s'adressait naturellement à Batz qui écoutait avec angoisse le duel oratoire des deux géants. Il avait été certain jusqu'à présent que ces deux hommes étaient entièrement d'accord, et voilà que Brunswick semblait privilégier l'immobilisme! Il se demanda alors jusqu'à quel point les diamants de la Couronne entraient dans cette étrange attitude. Le duc les avait sûrement reçus. Mais il fallait répondre au Roi :

- Votre Majesté ne m'a pas donné congé, dit-il en saluant.

- Mais vous êtes de mon avis ? Il faut marcher sur Paris ?

- Il faut délivrer le Roi au plus vite...

- C'est cela que vous veniez me dire ? demanda Brunswick.

- Cela... et autre chose qui peut attendre, Monseigneur !

- Alors retirez-vous ! Si nous partons à l'aube, mon aide de camp, le colonel von Massenbach, veillera à ce que vous nous suiviez et, où que nous soyons, je vous verrai demain soir. Vous... et votre compagne !

Il n'y avait rien à ajouter. Batz salua et suivit l'officier qui était entré au moment où le duc prononçait son nom. Comme ils franchissaient le seuil, ils se heurtèrent presque à un gentilhomme en civil dont les vêtements irréprochables - juste un peu de boue sur les bottes car il était impossible de l'éviter ! - tranchaient avec vigueur sur l'allure générale de l'environnement. Sans se soucier de Batz, l'homme sauta à la figure du colonel von Massenbach qui avait une bonne demi-tête de plus que lui :

- Allez dire au duc de Brunswick que je veux le voir tout de suite ! C'est très important ! Il s'agit des occupants de la voiture qui est là-bas de l'autre côté de la place ! Ce sont des envoyés de la Commune insurrectionnelle de Paris, j'en jurerais !

- Ne jurez pas, Monsieur ! Vous perdriez. C'est moi l'occupant ! dit Batz sèchement.

- Me direz-vous qui vous êtes ?

- Quand vous vous serez vous-même présenté !

- Pourquoi pas? Marquis de Pontallec, émissaire particulier de Monseigneur le régent de France !

Un éclair de colère traversa le regard du baron.

- Régent? N'est-ce pas au moins prématuré? Le Roi vit, que je sache !

- Plus pour longtemps sans doute, et il faut à ce royaume en perdition un véritable maître. Nous n'en serions pas là si Monseigneur de Provence eût été l'aîné! Mais cela ne me dit pas qui vous êtes.

- Baron de Batz, émissaire particulier de Sa Majesté le roi de France et de Navarre, Louis seizième du nom !

Le maximum de dédain, le maximum de mépris dans ces quelques mots! En même temps, Batz regardait au fond des yeux cet homme qu'il n'avait jamais vu, ce mari qui avait tout fait pour assassiner sa femme. Le trouver là était sans doute la pire chose qui pût advenir à la pauvre Laura. S'il la reconnaissait, il détruirait la guérison encore fragile qu'elle connaissait. Il y avait bien une solution et Batz cherchait comment la faire naître quand Pontallec lui fournit l'occasion en ricanant :

- Des titres bien ronflants ! Vous ne les porterez pas longtemps, mon petit monsieur !

- Peut-être mais, quoi qu'il en soit, vous ne vivrez pas assez vieux pour vous en rendre compte.

Et, rapide comme l'éclair, sa main s'abattit par deux fois sur le visage de Josse de Pontallec. Devenu soudain violet, celui-ci rugit :

- Paltoquet ! Vous allez m'en rendre raison ! Le sourire de Batz fut alors un poème d'insolence et de malice :

- Mais c'est tout ce que je désire, mon cher monsieur ! Si le colonel von Massenbach veut bien me fournir une épée ?

Celui-ci avait assisté impassible à un échange verbal qui ne le concernait pas. Il avait l'habitude des querelles des Français entre eux. Cela ne faisait jamais qu'une fois de plus, mais il n'aimait pas le marquis de Pontallec qui ne cessait de harceler son chef alors que l'autre lui était plus sympathique. Aussi tira-t-il tranquillement son épée pour la lui offrir en disant :

- Je suis persuadé que vous saurez vous en servir avec honneur, Herr baron. Patientez seulement un instant : je dois avertir Son Altesse pour savoir si elle vous autorise à vous battre dans son camp. Mais, ajouta-t-il avec un bon sourire, cela m'éton-nerait qu'Elle refuse !

CHAPITRE VII LES CANONS DE VALMY

Qu'ils soient du Nord ou du Sud, les Allemands de tout temps professant un goût certain pour la bataille, le combat, le duel et même la bagarre, la rencontre décidée entre les deux Français ne pouvait leur apparaître qu'une distraction de choix et Brunswick se garda bien de l'interdire puisqu'il ne s'agissait pas de ses hommes. Aussi, quelques minutes après l'altercation, un cercle de soldats armés de torches se formait-il devant l'auberge. Et, comme si le ciel, lui aussi, était d'accord, il fit aux deux adversaires la grâce d'une trêve momentanée.

Avec la permission du duc, le colonel von Massenbach accepta la direction du combat et, tandis qu'il procédait aux préparatifs et envoyait chercher un chirurgien militaire, Batz courut à la grange avertir Pitou de ce qui venait de se passer et de ce qui allait suivre :

- En aucun cas, dit-il en montrant de la tête Laura qui, enveloppée d'une couverture, s'était endormie dans la paille. En aucun cas elle ne doitcsavoir ce qui va se passer. Veillez sur elle ! Et restez ici!

- Jamais de la vie ! Biret-Tissot suffira bien à la tâche. Moi je vais avec vous. Mais dites-moi, vous n'êtes pas un peu fou, baron, de vouloir vous battre et risquer votre vie quand vous avez tant d'affaires importantes et que la vie du Roi...

- Pontallec est un danger pour la vie du Roi, j'en jurerais ! Savez-vous que Monsieur s'est déclaré régent de France ? Il s'arrangera pour que son frère ait cessé de vivre quand Brunswick arrivera à Paris. Et vous pouvez être sûr qu'ensuite la vie du Dauphin ne pèsera pas lourd! Quant à celle-ci, Dieu sait ce qui pourra lui arriver si je n'élimine pas son abominable époux!

- Et si c'est lui qui vous tue?

- Cela m'étonnerait beaucoup, fit Batz avec un sourire qui rassura un peu le journaliste. Depuis d'Artagnan, et même avant, on sait se battre dans la famille !

- Je veux bien vous croire, mais j'aime mieux m'en assurer par moi-même !

En dépit de cette assurance, Pitou eut quelque peine à évacuer son inquiétude. Jean de Batz ne s'était pas vanté : il maniait l'épée en virtuose, mais Pontallec n'était pas maladroit, tant s'en fallait, et pour ceux qui regardaient le spectacle était de choix. L'agilité, la rapidité du baron étaient fascinantes... il se battait comme une guêpe en fureur, tournant dix fois autour de son adversaire, changeant sans cesse ses gardes sur un terrain aussi difficile que possible. Pendant de longues minutes,

Pontallec para ces coups qui le harcelaient avec un bonheur qui, à plusieurs reprises, souleva l'enthousiasme des assistants. Les plus beaux coups des duellistes étaient salués d'une vibrante acclamation et, Pitou, pris au jeu, suivait avec une véritable passion. Mais le ballet mortel que Batz dansait autour de son ennemi finit par porter ses fruits. Josse, furieux de ne pouvoir venir à bout d'un adversaire qu'il avait jugé négligeable, commença à perdre patience et à faire des fautes. Sentant ses forces faiblir, il voulut en finir et porta un coup terrible en se fendant à fond ; Batz para et, tandis que Pontallec se relevait, il se glissa sous l'épée et lui plongea la sienne dans le corps. Pontallec tomba comme une niasse, un cri de femme accompagnant sa chute. Il eut une étrange vision : celle d'une silhouette vêtue d'une mante à capuchon bleu doublée de soie blanche dont les yeux sombres le regardaient avec horreur, une jeune femme qui ressemblait à sa défunte épouse Anne-Laure... mais cela ne pouvait pas être elle. Avant de perdre connaissance il se rappela avec soulagement que le cadavre défiguré avait été trouvé au lendemain du massacre dans la rue des Ballets... et d'ailleurs celle-ci était beaucoup plus jolie !

Le chirurgien qui déjà l'examinait déclara qu'il vivait encore et qu'il fallait le porter d'urgence à l'infirmerie. Le cercle des soldats se brisa, chacun retournant à ses affaires tandis que la pluie reprenait. Batz essuya tranquillement son épée avant de la présenter à son légitime propriétaire en la tenant par la pointe :

- Grand merci, colonel ! Vous avez là une belle arme.

- Mais personne ne s'en est encore servi comme vous venez de le faire. Félicitations, Herr baron! Venez donc boire un schnaps avec moi! Cela vous réchauffera et Son Altesse veut vous féliciter. Il n'aime pas beaucoup le marquis !

- Avec plaisir, cependant souffrez que je vous rejoigne dans un moment! Le temps de raccompagner madame !

S'approchant de Laura, il la saisit par le bras sans trop de douceur :

- Que faites-vous là? J'avais ordonné qu'on vous tienne à l'écart de ceci.

- Je n'ai pas pu l'en empêcher, plaida Biret. Les braillements des soldats l'ont réveillée et elle a voulu sortir à toute force. Je n'ai pas osé me montrer brutal...

Laura, elle, ne l'écoutait pas. Elle se laissait emmener, en tournant la tête dans la direction des hommes qui emportaient Josse.

- Vous l'avez tué? exhala-t-elle enfin sans changer de position.

- Vous avez entendu le médecin : il vit encore... Et soudain, la colère emporta Batz. Saisissant la jeune femme par les deux bras pour l'obliger à lui faire face, il gronda :

- Si cela vous cause tant de peine, allez donc le retrouver votre assassin de mari ! Soignez-le, dorlotez-le et, s'il en réchappe, ne manquez pas de tomber à ses pieds en lui demandant pardon d'être encore vivante !

- Mais...

- Mais quoi ? Vous l'aimez toujours ! C'est écrit en toutes lettres sur votre visage! Alors, rejoignez-le... et bonne chance !

Il la repoussa si brutalement qu'elle fût tombée dans la boue si Pitou ne s'était trouvé là pour la retenir et protester :

- Qu'est-ce qui vous prend, baron ? Ce n'est pas une façon de traiter une dame ! Cela ne vous ressemble pas !

- Vous avez raison... Veuillez me pardonner... marquise ! J'ai cru agir au mieux pour tous, mais apparemment je me suis trompé, je vous rends votre liberté...

- Je n'en veux pas, murmura la jeune femme qui se ressaisissait. Et notre pacte tient toujours si vous le voulez bien ! Accordez-moi seulement une faiblesse due à une extrême surprise. Et, par pitié, ne m'appelez plus marquise ! ajouta-t-elle dans une brusque explosion de colère. Rien n'est changé.

Il la regarda au fond des yeux comme s'il cherchait à en arracher la vérité de son âme profonde puis, se penchant un peu, il prit sa main pour y poser un baiser léger :

- Comme il vous plaira!... Allons nous reposer à présent! Nous en avons tous besoin...

Cependant, après avoir rentré son monde dans la grange, il ressortit dans le vent chargé de pluie qui soufflait à présent par violentes rafales pour se rendre à l'infirmerie, installée dans une ferme abandonnée. Laura n'osa pas lui demander où il allait parce qu'elle s'en doutait. Prendre des nouvelles d'un adversaire vaincu faisait partie du code d'honneur de tout bon gentilhomme. Il y resta une partie de la nuit tandis qu'incapable de dormir, la jeune femme s'interrogeait, essayait de voir clair dans le marasme qui habitait son cour. Se pouvait-il que Batz eût raison, qu'elle aimât encore Josse? Pourtant quand, tout à l'heure, elle avait couru vers les bruits qu'elle entendait et la lumière des torches, elle avait certes éprouvé une émotion en reconnaissant son époux dans l'un des deux duellistes, mais c'était pour Batz qu'elle avait eu peur : l'acharnement avec lequel il se battait le mettait en péril à chaque seconde. Et puis Josse était tombé. Elle avait crié et couru vers lui de la façon la plus naturelle, comme elle se fût penchée sur n'importe quel blessé. En fait, la pensée qu'il pouvait être en train de mourir ne la bouleversait pas. Les ravages causés par son égoïsme et sa cruauté étaient trop grands. L'idée lui venait qu'elle respirerait peut-être mieux...

Lorsque Batz rentra, harassé, il trouva Pitou qui écrivait dans un carnet à la lumière d'une chandelle.

- Je note tout ce que j'ai remarqué afin d'être certain de ne rien oublier, murmura le journaliste en réponse à sa question muette. Est-ce qu'il est mort?

- Non. Il est même possible qu'il vive. Et elle ?

- Je crois qu'elle dort. Voilà une affaire man-quée, baron. Tant que cet homme vivra elle sera en danger !

- Je le sais aussi bien que vous. Aussi ai-je fait tout ce que je pouvais pour cela, mais je ne ferai pas davantage. De toute façon, elle compte sur moi pour lui fournir une occasion de mourir utilement.

- S'il réussit à l'assassiner, l'utilité du fait m'échappera.

- Ne préjugeons pas de l'avenir, Pitou! Ce misérable est loin d'être guéri. En admettant qu'il y arrive ! Bonne nuit pour ce qu'il en reste !

Batz s'enveloppa de son manteau, se coucha dans la paille à quelque distance de la jeune femme et s'endormit aussitôt. S'il s'était penché sur celle-ci, il l'aurait trouvée les yeux clos et aurait remarqué que des larmes en coulaient.

Le jour n'était pas levé quand l'armée prussienne se mit en marche afin d'atteindre, comme le voulait son roi, la route de Châlons - donc de Paris - pour couper les Français de leur capitale et engager sur un terrain convenable aux manouvres traditionnelles la bataille décisive qui rejetterait ceux-ci au-delà des défilés et des épaisses forêts de l'Argonne. On évoluait en effet dans un pays accidenté, une plaine aride où trois petites rivières, la Tourbe, la Bionne et l'Auve, prenaient leur source, mais coupée de hauteurs dont les plus importantes étaient le mont Yvron en avant d'un village nommé Valmy, une butte couronnée d'un moulin, et la Chaussée de La Lune que coupait la route de Châlons. Cette dernière était le but fixé, pour ce jour-là, par Frédéric-Guillaume.

Il était sept heures environ quand son avant-garde commandée par le prince de Hohenlohe déboucha devant le mont Yvron dans ce qui aurait dû être l'aurore. Le prince ignorait totalement qu'il pouvait à tout moment rencontrer un ennemi qui, d'ailleurs, en avait tout autant à son service, le temps abominable et les cloaques qu'il générait ajoutés à des marais glauques empêchant toute reconnaissance. Les éclaireurs n'éclairaient rien du tout et risquaient de s'enliser.

A cet instant, le colonel Desprez-Crassier de l'armée Kellermann, qui avait installé ses batteries en avant du mont Yvron, aperçoit dans le brouillard succédant au déluge de la nuit une masse dont il ne peut préciser les contours mais qui chemine dans sa direction. Ce qu'il voit est suffisamment inquiétant pour qu'il donne l'alerte et ses artilleurs s'affairent autour des canons. Bientôt Desprez-Crassier est sûr de son fait, ce sont les Prussiens et, bien que la surprise soit totale pour lui - comme elle va l'être pour les autres -, il commande le feu et les canons crachent leur première salve.

Le premier choc passé, Hohenlohe installe aussitôt plusieurs batteries pour lui répondre mais poursuit tout de même sa progression vers les hauteurs de La Lune où il tombe sur le général de Valence envoyé par Kellermann, installé dans un creux près de Dommartin. A nouveau les canons tonnent et les boulets " pleuvent furieusement sans que l'on puisse comprendre d'où ils venaient ". C'est du moins ce que racontera plus tard un conseiller à la cour de Weimar qui accompagne Hohenlohe et se nomme Goethe...

Cependant, et tandis que Hohenlohe s'accroche à La Lune, Valence qui est en contrebas doit céder et se replier. En fait, la confusion est extrême, chacun ne sachant plus très bien de quel côté il doit tirer. Si bien que Desprez-Crassier cesse le feu.

De son côté, Kellermann, qui vient d'être alerté, s'est souvenu du conseil donné par Dumouriez en cas d'attaque inattendue : occuper au plus vite le petit plateau de Valmy à une demi-lieue de ses positions. Il y envoie aussitôt le jeune duc de Chartres [ix], dix-neuf ans, qui à la tête d'un détachement de son 14e dragons occupe les lieux. Lui-même va rejoindre avec le gros de ses troupes, tandis que Valence protège au sud la route de Châlons à Sainte-Menehould.

Toute la matinée se passe en mouvements divers qui vont permettre aux deux armées de se mettre en position face à face de part et d'autre d'un ravin que dominent, d'un côté, les ailes du moulin de Valmy. Le tout à travers des bandes de brouillard et de pluie fine qui semblent installés là pour l'éternité. Laura, elle aussi, se demande si elle ne va pas rester dans cette grange toute sa vie. On l'y a laissée avec la voiture sous la garde de Biret-Tissot, d'un feldwebel et de quatre soldats commis à sa sécurité en attendant d'être conduite, en fin de journée, à l'endroit où le roi et le duc ont décidé d'établir leur cantonnement pour la nuit suivante : un gros village et un grand château se trouvant à environ deux lieues, où leurs fourriers doivent déjà être en train de préparer leurs quartiers. Batz et son " secrétaire " Pitou ont été invités à suivre le duc de Brunswick et sont partis à cheval avec l'état-major des princes.

Jamais sans doute journée n'aura paru plus longue à la jeune femme. Lorsque Batz l'a quittée, elle n'a pas osé lui demander dans quelle maison était établie l'infirmerie où l'on avait emporté Josse et s'en est par la suite félicitée, en pensant qu'une infirmerie militaire est faite pour suivre les armées en campagne, que peut-être Josse aura été évacué pour rejoindre celle des émigrés qui ne doit plus être loin et que, d'ailleurs, ses chiens de garde, ne lui auraient pas permis d'aller se promener seule dans le village... Elle est donc restée là, à se morfondre, avec pour seule distraction l'écho d'une canonnade qui ne devait pas cesser de la journée.

A midi, cependant, tout était en place pour l'une de ces grandes scènes de l'Histoire. La pluie subitement s'est arrêtée et, chose impensable une heure plus tôt, un rayon de soleil a percé les nuages. Ce qu'il éclaire ne manque pas de grandeur. Sur l'étroit plateau de Valmy, les seize mille hommes de Kellermann sont rangés en deux lignes protégées par trente-six pièces de canons. La cavalerie, elle, se tient à l'extrême bord du plateau... Il n'y a là, évidemment, qu'une partie de l'armée française. Les troupes de Dumouriez aux ordres de Beurnon-ville, de Miranda et de Le Veneur de Carrouges, qui doivent intercepter les Autrichiens, forment un grand arc de cercle étalé sur plus d'une lieue et qui, derrière Valmy, barre l'accès aux sombres forêts de l'Argonne.

De l'autre côté du ravin, à une demi-lieue [x] seulement, l'armée prussienne est rangée en bataille sur le plateau de Magneux : quarante-quatre mille hommes et cinquante-quatre pièces de canons, mais ce sont des canons lourds, beaucoup moins maniables que ceux de l'artillerie française dus au génie du marquis de Gribeauval [xi]. Des canons qui se taisent pour l'instant comme se taisent ceux d'en face. Entre les deux armées règne ce grand silence qui précède les batailles, où chacun est conscient que la mort le guette au bout du chemin et se recueille. Même ceux qui ne croient pas en Dieu, et ils sont rares...

Personne ne prend l'offensive. Là-haut, sur leur plateau, le roi de Prusse reste silencieux et Brunswick semble hésiter à donner l'ordre. Sa lunette à la main, il regarde le ravin qui le sépare du plateau d'en face et qui n'a pas été exploré. Cette hésitation, Batz la ressent dans toutes les fibres de son corps. Il voudrait tant savoir ce qui s'est passé au camp prussien la veille de son arrivée... Le duc va-t-il renoncer à attaquer?

Cependant, les canons prussiens ont tiré les premiers et aussitôt ceux d'en face ont répondu. C'est de part et d'autre du ravin un feu nourri et, enfin, Brunswick vient de se décider. Sur son ordre, l'infanterie qui pour le combat a retrouvé sa fière allure habituelle, en dépit de la boue et de la maladie, s'est rangée en deux colonnes comportant chacune six régiments. La manouvre est superbe : les hommes s'alignent comme à la parade. En face, entouré de son état-major, Kellermann a formé luimême trois colonnes. Moins homogènes sans doute : les anciens de l'armée royale sont mélangés à de jeunes recrues sans expérience. Aussi l'ordre qu'il donne tient-il compte de cela :

- Personne ne tire ! Quand les Prussiens arriveront, nous les chargerons à la baïonnette.

De l'autre côté, l'ordre est enfin donné et les régiments avancent d'un pas pesant et régulier tandis que les canons tonnent sans arrêt. Alors, soudain Kellermann ôte son chapeau empanaché, le plante à la pointe de son épée et, debout sur ses étriers, hurle : " Vive la Nation ! " Aussitôt, seize mille voix reprennent en écho formidable " Vive la Nation ! " avec un enthousiasme qui fait frissonner Batz parce que c'est le cri d'un peuple qui défend sa terre.

A présent, les canons français tirent dans cette masse humaine où des trous apparaissent sans arrêter la puissante machine de guerre. Elle a déjà parcouru la moitié du chemin quand Brunswick donne un ordre stupéfiant et les hommes se figent sous les boulets qui continuent de pleuvoir. Soudain, Frédéric-Guillaume lance son cheval devant ses premières lignes, avec un superbe mépris du danger, caracole sur leur front comme s'il les passait en revue. Il s'arrête même, impassible sous le feu de l'ennemi, comme là-haut Kellermann sous celui des canons prussiens qui ont fait du moulin de Valmy leur point de mire. Le Français aussi est immobile. Son cheval a été tué sous lui. Il se contente de se dégager et d'en demander un autre : le futur duc de Valmy n'a de leçon de courage à recevoir de personne !

A deux heures cependant, un obus prussien fit sauter trois caissons d'artillerie. Celle-ci cesse de tirer tandis que s'installe une certaine confusion. Batz entend le colonel von Massenbach dire à son chef :

- Reprenez l'attaque, Monseigneur, ils sont déjà vaincus.

- Ne croyez pas cela. Regardez plutôt !

Près du moulin, le duc de Chartres vient d'amener de nouvelles batteries légères et le feu reprend plus nourri que jamais.

- Nous ne les battrons pas ici, soupire enfin Brunswick au désespoir de Batz, sûr à présent que quelque chose s'est passé. Un instant on peut croire que l'assaut va reprendre, mais Brunswick se contente de renforcer sa position sur la hauteur de la Lune et sur la route de Châlons.

A six heures, les nuages noirs sont revenus et déversent une pluie rageuse. Les canons se taisent enfin. La bataille de Valmy qui n'a pas vraiment commencé est déjà finie. Les Français ont tiré vingt mille coups de canon. Le chiffre de leurs morts et de leurs blessés se monte à trois cents. Les Prussiens un peu moins, mais leur invincible infanterie n'a même pas vu de près l'armée des " va-nu-pieds " qui l'attendait en chantant!...

Tandis que les Prussiens bivouaquaient sur place, les Français, délaissant le moulin incendié, profitèrent de la nuit qui venait pour aller occuper de meilleures positions d'où ils pourraient récupérer la route de Paris. Frédéric-Guillaume II, Brunswick et leur état-major se dirigèrent vers leur nouveau cantonnement : le château de Hans, à peu de distance du champ de bataille où leurs quartiers devaient être préparés.

Il fallait à Aglaé-Rosalie de Ségur, comtesse de Dampierre et baronne de Hans, une grande force d'âme pour résister aux catastrophes qui s'abattaient sur elle et sur sa demeure depuis que la Révolution faisait entendre ses clameurs à tous les horizons de France. Pourtant, elle et les siens avaient échappé à la Grande Peur qui avait déterminé les premières fuites vers l'étranger, et cela en dépit d'un procès perdu par la commune de Hans-le-Grand au sujet de terres sur le mont Yvron que le comte de Dampierre lui contestait. Ensuite, elle s'était retrouvée veuve à trente ans avec deux enfants, Philippe-Henri, cinq ans, et sa petite sour Marie, trois ans. Et dans quelles conditions abominables! Victime de sa fidélité au Roi, le comte Anne-Eléazar de Dampierre, ayant appris l'arrestation de la famille royale à Varennes - si proche ! -, avait tenu à honneur d'aller saluer son roi captif sur le chemin en forme de calvaire qui le ramenait à Paris. Par trois fois, le noble cavalier était reparu aux portières de la lourde berline ; par trois fois, il avait salué profondément, plié en deux sur sa selle, maintenant son cheval à la force des genoux, mais il n'y eut pas de quatrième. Certains énergumènes avaient vu là une bravade. On lui tendit une embuscade et, à coups de bâton et de fourche, on le massacra. Son épouse ne connut que plus tard son sort cruel. Des personnes dévouées avaient purecueillir son corps méconnaissable et n'osant le ramener à Hans, l'avaient enterré dans le cimetière de Chaude-Fontaine, sur les lieux du crime ou presque... Il n'avait que quarante-six ans!

Ensuite sa jeune femme dut faire face à l'animo-sité à peine cachée des gens du village qui ne lui savaient aucun gré de n'avoir point émigré, en dépit de liens familiaux avec l'Autriche. Bien au contraire : elle gênait d'autant plus que son château - une vaste et forte maison quadrangulaire défendue par des douves et deux ponts-levis, vestiges de la puissante forteresse féodale qu'avait été Hans ! - était encore le trop évident symbole d'un régime devenu haïssable. Cela lui avait valu d'être occupé pendant quelques jours, avant Valmy, par un détachement avancé des troupes de Beurnon-ville qui, d'ailleurs, n'avait pas causé de grands dommages. A peine celui-ci avait-il tourné les talons qu'arrivaient, quelques heures plus tard, les fourriers du roi de Prusse qui, tout de suite, se comportèrent en pays conquis : Mme de Dampierre eut tout juste le droit de garder sa propre chambre pour elle et ses enfants !

Cependant, grande dame jusqu'au bout des ongles, elle était au seuil de sa demeure, comme si elle accueillait des invités quand arrivèrent chez elle le roi de Prusse, le duc de Brunswick et le grand-duc de Saxe-Weimar flanqué de son inséparable conseiller Goethe. Et force fut aux envahisseurs princiers de lui rendre politesse pour politesse et de saluer comme il convenait une femme de cette trempe.

Peu après arrivèrent Laura et son escorte au-devant de laquelle Batz avait envoyé Pitou et Brunswick l'un de ses aides de camp. En dépit de ses lourdes responsabilités, Monseigneur n'oubliait pas l'étrangère qui accompagnait l'émissaire français et encore moins la curiosité qu'elle lui inspirait!

Pour Mme de Dampierre, l'arrivée de cette " Américaine " représenta une suite de points d'interrogation que celle-ci lut sans peine sur le beau visage un rien sévère de son hôtesse forcée. Celle-ci se demandait ce que venait faire cette femme au milieu de toute cette soldatesque, la réponse la plus plausible étant qu'elle devait être la maîtresse d'un des grands chefs qu'abritait désormais son château. Laura décida de la détromper :

- Je ne suis qu'un prétexte, madame. Le baron de Batz, qui m'est un peu cousin, avait besoin d'une femme pour l'aider à franchir les nombreux contrôles répandus entre Paris et ici, et arriver sans dommage jusqu'à cette région afin d'accomplir la mission dont le Roi l'a chargé. Nous sommes l'un et l'autre au service de Sa Majesté le roi... de France, ajouta-t-elle avec un sourire qui détendit les sourcils de son hôtesse.

- Ah ! Je préfère ! exhala la comtesse. Mais où vais-je bien pouvoir vous loger? J'ignorais votre venue et, déjà, il m'a fallu caser un blessé que l'on a apporté sur une civière...

- Un blessé ?

- Oui, un blessé français, un gentilhomme qui doit être fort beau lorsque la fièvre ne le tient pas et qui serait l'envoyé de Monsieur... Nous appelons ainsi Mgr le comte de Provence, frère du roi Louis, ajouta-t-elle, pour l'instruction de cette jeune femme venue d'un pays sauvage et qui ne devait pas être très au fait des usages de cour.

Le cour de Laura manqua un battement cependant que le sang quittait son visage :

- Une grave blessure ?

- Un coup d'épée dans la poitrine mais qui a dû manquer le cour car ce jeune homme n'a pas l'air décidé à mourir... Pardonnez-moi! Il faut que je vous cherche un logement.

Elle s'enfonça dans les profondeurs du vestibule au moment même où Batz apparaissait. Laura alla vers lui :

- Il est ici ! dit-elle d'une voix altérée.

- Je sais. Brunswick pense qu'il est de bonne politique de prendre quelque soin de l'envoyé de Monsieur. Essayez, pour un moment, de n'y plus penser et venez avec moi : le duc veut vous voir !

- Qu'attend-il de moi?

- D'honneur, je n'en sais rien, mais n'oubliez pas ce dont nous sommes convenus et cramponnez-vous à votre nouvelle personnalité !

- Vous me croyez stupide? fit-elle dans une brusque explosion de colère -qui eut au moins l'avantage de la soulager un peu de son angoisse ! M'imaginez-vous lui faisant la révérence en me déclarant marquise de Pontallec ?

- Non, bien sûr. C'était une simple recommandation, mais... la révérence, il faut la faire tout de même!

Comme toutes les demeures occupées militairement, Hans grouillait d'uniformes plus ou moins fatigués qui allaient assez bien avec un intérieur où l'on n'avait même pas eu le temps de balayer ou de passer une serpillière entre les deux occupations. Mais poussière et traces de boue ou pas, le grand salon aux élégantes boiseries, aux beaux meubles anciens tendus de tapisseries et de velours ciselé, gardait une magnificence et une majesté auxquelles n'était pas étranger le grand portrait de Louis XIV qui en était l'ornement principal. Un portrait qui était aussi le précieux trésor de la famille car le Roi-Soleil lui-même en avait fait don à Henri de Dampierre, l'a'ïeul du comte assassiné, lorsque, en compagnie du roi Jacques II d'Angleterre, il avait séjourné au château en 1653, au moment du siège de Sainte-Menehould [xii].

Lorsque Batz et sa compagne pénétrèrent dans le salon, Brunswick, assis dans un fauteuil, une chope de bière à la main, contemplait le portrait.

- Grand roi! commenta-t-il, l'oil sur la toile. J'aime beaucoup ce tableau.

- Voici Miss Adams, Altesse, déclara Batz tandis que Laura saluait.

Sans bouger de son siège et sans même poser sa chope, le duc enveloppa d'un regard appréciateur la jeune femme et la perfection de sa révérence, puis se mit à rire :

- On les élève bien chez les sauvages ! On jurerait, ma chère, que vous avez appris la révérence à Versailles. Sans compter que vous êtes tout à fait charmante ! Laissez-nous, baron ! J'aimerais parler avec votre jeune amie...

Silencieusement, Batz s'inclina et sortit. Brunswick acheva sa bière, se leva et vint à la jeune femme sans la quitter des yeux :

- Charmante, en vérité ! répéta-t-il. Voyons un peu si le ramage s'accorde au plumage ! Dites-moi quelque chose !

- Que puis-je dire ?

- Mais... parlez-moi de vous ! Vous êtes la première Américaine que je vois. Donc un plaisir rare... et combien rafraîchissant au soir d'une bataille ! Comment se fait-il, ajouta-t-il sur un ton plus rude, que vous vous trouviez ici, en compagnie d'un agent du roi de France ? Il dit que vous êtes l'un et l'autre dévoués à mon cousin Louis XVI.

Laura sentit qu'il n'y croyait pas tout à fait et que la moindre faute pourrait les perdre tous deux, sans compter la cause qu'ils servaient : elle décida de rendre insolence pour insolence.

- Il n'a pas menti : nous sommes les fidèles sujets de Sa Majesté. J'expliquerai plus tard, mais il faut que Votre Altesse sache que les filles de ce qui fut la Nouvelle-Angleterre - celles qui sont de bonne famille tout au moins - reçoivent une éducation qui peut leur permettre d'évoluer à la cour de Saint-James comme dans n'importe quelle cour d'Europe. Voilà pour la révérence! Quant à moi - puisque Votre Altesse veut bien s'intéresser à mon histoire -, j'ai perdu mon père il y a quelques années et ma mère plus récemment. Il se trouve qu'elle avait séjourné à Paris avec mon père attaché à l'ambassadeur Thomas Jefferson, qu'elle avait eu l'honneur d'être reçue à Versailles et en avait conçu une profonde admiration pour la famille royale. Elle me l'a transmise : voilà pour l'attachement. Pour ma présence en France, elle s'explique fort simplement : je n'avais plus de famille quand ma mère s'est éteinte, sinon un cousin, l'amiral John Paul-Jones qui vivait à Paris...

- Jones ? Il était d'origine écossaise ? Comment pouvait-il être votre cousin ?

- Mon père aussi était d'origine écossaise... et pour nous l'amiral est un héros, un grand homme. Puisqu'il représentait tout ce qui me restait, j'ai voulu le rejoindre. Hélas ! quand je suis arrivée à Paris, il venait de mourir. La France lui accorda des funérailles nationales que j'ai pu admirer, mais je ne savais trop où aller quand le meilleur ami de mon cousin, le colonel Blackden, m'a offert l'hospitalité auprès de sa femme dans leur maison de la rue Traversière-Saint-Honoré... C'est là que j'ai rencontré le baron de Batz, c'est de là que j'ai pu assister au drame du 10 août. J'ai vu l'horreur d'un massacre et le sort infâme que ce peuple réservait à son roi. J'ai donc juré de me dévouer à sa cause comme l'a fait Jean de Batz.

- Vous l'aimez?

La question faillit la prendre au dépourvu, mais sa brutalité autorisait un silence. Puis, avec une hauteur digne d'une princesse de Tarente ou d'une marquise de Tourzel, l'ancienne Anne-Laure de Pontallec répondit :

- Je l'admire et je le respecte infiniment. En outre, il se trouve que je lui dois la vie !...

- Au point d'être prête à courir les aventures avec lui ?

- Pourquoi pas, dès l'instant où il avait besoin de moi pour venir jusqu'ici! Ai-je répondu aux questions de Votre Altesse ?

Il se rapprocha d'elle au point qu'elle put sentir l'odeur forte - bière et sueur ! - qui se dégageait de son uniforme et de son haleine.

- Pas encore tout à fait. Savez-vous ce qu'il vient faire ici ?

- Prier Votre Altesse de se hâter de gagner Paris afin d'arracher le Roi à ses geôliers. Le temps presse...

- C'est avec lui que j'en discuterai!... Où vous a-t-on logée ?

A présent, il posait ses deux mains sur les épaules de la jeune femme ; celle-ci eut un brusque mouvement de recul et les mains retombèrent.

- Nulle part! Votre hôtesse forcée ne sait que faire de moi. La voiture devrait suffire : nous ne nous attarderons certainement pas !

- C'est à moi d'en décider... comme c'est à moi de décider de votre logement. Où que ce soit...

L'entrée d'un aide de camp l'interrompit. L'officier claqua les talons, rectifia la position et fit une annonce en allemand dont Laura ne comprit que deux mots : " général Dumouriez ", et pas davantage ce que le duc répondit. Presque sans changer de ton, il continua cependant en français :

- Nous nous reverrons tout à l'heure, ma chère! J'ai encore bien des choses à vous dire...

Une révérence et elle était sortie. Pour se trouver en face d'un officier français dont le bicorne empanaché de tricolore avait beaucoup souffert du mauvais temps. Il l'ôta machinalement en se trouvant devant une femme, mais ses yeux s'arrondirent sous le coup d'une surprise émerveillée :

- Vous?... mais par quel miracle?

Il n'eut pas le temps d'en dire plus : l'aide de camp l'emmenait et elle entendit que l'on annonçait le colonel Westermann. C'était l'homme qui l'avait embrassée sur la berge de la Seine quand il les avait fait sortir des Tuileries, elle et les autres dames de la Reine, juste un petit moment avant qu'elle ne se jette à l'eau pour échapper à la meute furieuse.

Elle connaissait son nom, à présent, mais cela lui était assez indifférent. Ce qui l'était moins, c'est que lui savait peut-être qui elle était en réalité. Elle se consola un peu en pensant que ce Westermann devait être un émissaire du haut commandement français et qu'il aurait sûrement à débattre d'autres sujets que d'une échappée d'un palais mis à sac. Pourtant, elle éprouvait une impression désagréable. Elle se hâta de la confier à Batz qu'elle retrouva à peu près à l'endroit où elle l'avait laissé. Il contemplait une grande tapisserie flamande du xve siècle représentant un départ de chasse et qui, avec deux bancs à dossiers de chêne sculpté, formaient l'ornement du noble vestibule.

- Il est bien dommage, dit-il, que Mme de Dampierre ait été prise au dépourvu par l'arrivée des Prussiens sitôt après le départ des Français. Elle risque fort de dire bientôt adieu à cette merveille. Partout où ils passent, les gens de Frédéric-Guillaume emportent des " souvenirs "...

Puis, revenant à Laura avec ce sourire qui donnait tant de charme à sa physionomie un peu sévère :

- Eh bien ? Votre entretien ?

Elle le lui rapporta aussi fidèlement que possible et il parut approuver jusqu'au moment où elle évoqua les mains du duc posées sur ses épaules : il fronça le sourcil :

- C'est un peu ce que je redoutais en vous emmenant et je crois vous l'avoir dit. Brunswick aime les jolies femmes ; enfin, c'était un risque qu'il me fallait prendre. La comédie que nous avons montée m'a permis d'arriver ici plus vite et plus sûrement que je ne l'aurais fait seul. A présent, il faut...

- Attendez ! Vous ne savez pas tout !

Et elle raconta sa rencontre au seuil du grand salon.

- Eh bien, il ne nous manquait plus que cela ! soupira le baron. J'ai vu arriver tout à l'heure ce Westermann...

- Vous le connaissez ?

- Comme je connais tous les enragés qui gravitent autour des nouveaux maîtres ! C'est le meilleur ami de Danton, et pourtant il est de bonne noblesse alsacienne. Il a d'abord servi dans les hussards puis il est devenu écuyer des écuries du comte d'Artois. En 89, il a même été grand bailli de la noblesse de Strasbourg, mais la révolution lui a mis la tête à l'envers. C'est même lui qui a mené l'assaut contre les Tuileries. Un Alsacien à la tête de Marseillais et de Brestois! Insensé! Ce que j'aimerais savoir, c'est quand il a rejoint Dumou-riez celui-là! Mais deux choses sont certaines : il hait le Roi et, sous des dehors policés, c'est une bête sauvage et cruelle. S'il est tombé amoureux de vous, Dieu nous protège!

Le retour de Mme de Dampierre dispensa Laura de répondre. La comtesse venait lui dire qu'elle allait pouvoir disposer d'une petite chambre qu'un officier du duc venait de libérer sur ordre.

- Elle est voisine de l'ancienne lingerie où nous avons installé le blessé, dit-elle. J'espère que ce voisinage ne vous gênera pas : le malheureux souffre et cela s'entend !

- Vous êtes infiniment bonne, comtesse, dit Batz, mais il se peut que Miss Adams ne l'utilise que pour prendre un peu de repos avant que nous quittions votre demeure. Si je peux avoir, dès ce soir, un entretien avec le duc, nous repartirons dans la nuit.

- Je le regretterai car je vais me sentir un peu perdue au milieu de tous ces Allemands... En attendant, venez avec moi à la cuisine, jeune dame, vous avez grand besoin de vous réchauffer et de vous réconforter. Vous n'êtes pas de trop, baron, si vous le désirez ?

- Je vous rends grâces, madame, mais il faut que je cherche mon secrétaire...

Ce n'était qu'un prétexte. En réalité, Batz guettait la sortie de Westermann qu'attendait, devant les marches du perron, un peloton de cavalerie avec le drapeau blanc des parlementaires. Batz ne put s'empêcher de leur trouver fière allure. Ils étaient là, au milieu de cette cour gardée de tous côtés par des soldats aux visages hostiles, ressemblant un peu à un équipage de chasse environné d'une meute malintentionnée. Ils n'avaient pas mis pied à terre et faisaient bouger, voire volter, leurs chevaux pour les réchauffer. Enfin Westermann parut. Il traversa le vestibule sans remarquer le baron reculé dans un coin obscur. Mais ce dernier put voir sur le visage arrogant du colonel une expression de satisfaction qui lui déplut souverainement. Il estima que le temps était venu pour lui de mettre Brunswick au pied du mur et demanda à être reçu. Au lieu d'être introduit au salon, il vit venir à lui ce conseiller du grand-duc de Weimar avec lequel il avait déjà échangé quelques propos pendant la bataille. Il se souvint qu'il s'appelait Goethe, que c'était un lettré, un poète, et qu'il avait trouvé plaisir à sa conversation. Au physique c'était un homme d'une quarantaine d'années, grand et beau avec un long visage rêveur, de belles mains et une élégance naturelle dont il prenait grand soin.

- Nos princes vont souper, Herr baron, dit-il dans un français un peu hésitant. Ils ont gagné la salle à manger comme vous pouvez l'entendre et je suis chargé de vous... convier à prendre votre part ! Batz écouta un instant le vacarme de voix fortes, de chaises tramées sur les parquets, de cliquetis de vaisselle qui perçaient les murs et eut un mince sourire : il voulait bien partager la vue d'une bataille avec Brunswick, mais non pas rompre le pain avec un homme dont il n'était plus certain qu'ils soient toujours du même côté.

- Grand merci, monsieur le conseiller, mais je n'ai pas faim. En outre, je craindrais d'être importun.

- Parce que vous êtes français ?

- Peut-être... Même si je ne suis qu'au Roi, ceux avec lesquels nous avons ce tantôt échangé tant de coups de canon sont malgré tout mes compatriotes. Je préfère attendre que Son Altesse puisse me recevoir comme je l'ai demandé...

- Cela pourrait être long.

- C'est sans importance, croyez-le ! Je serai très bien ici pour patienter, ajouta-t-il en désignant l'un des deux bancs de chêne.

- Alors je vous tiendrai compagnie, fit Goethe en se dirigeant vers le siège en question.

- N'en faites rien, je vous en prie! Il n'y a aucune raison de vous priver pour moi de votre souper...

- J'en vois plusieurs! D'abord, je suis comme vous, je n'ai pas faim...

- Par pitié, ne poussez pas si loin la politesse, monsieur von Goethe! Vous me gêneriez...

- Politesse? Pour un Allemand être poli c'est mentir. Je ne vous mens pas. Il est vrai que je suis loin d'être affamé - les poètes sont ainsi, vous savez ? - et puis vous m'intéressez. Avec le fracas de la bataille il était difficile de s'entendre tout à l'heure.

- Vous avez vraiment pris cela pour une bataille ?

- Je sais bien qu'elle n'était pas conforme aux règles habituelles et c'est peut-être pour cela qu'elle m'a en quelque sorte fasciné. L'angoisse que l'on ressentait se communiquait uniquement par les oreilles car le tonnerre du canon, le sifflement et le fracas des projectiles à travers l'air sont la cause véritable de cette sensation. Au reste, ajouta-t-il avec un sourire indulgent, cet état est l'un des moins souhaitables où l'on puisse se trouver et, parmi les nobles et chers compagnons de guerre, je n'en ai pas rencontré un seul qui parût en avoir le goût passionné... Mais, à votre avis, qui a gagné?

Batz ne put s'empêcher de lui rendre son sourire tant il le trouvait communicatif. C'était le privilège des poètes de raisonner souvent avec une juvénile fraîcheur.

- Difficile à dire. Personne, selon moi, puisque le duc a refusé l'engagement corporel. Vos soldats sont restés sur leurs positions, les autres aussi. Il faudra voir demain.

- Parce que vous pensez que la canonnade va recommencer? Cela peut durer longtemps...

- J'espère que non. Le temps presse pour nous, les serviteurs du roi de France. Il est en grand danger et, si l'on ne se porte à son secours rapidement...

Les yeux du poète plongèrent soudain, profondément, dans ceux de son interlocuteur :

- J'ai peur que vous ne soyez déçu, dit-il lentement. D'après ce que je sais, le duc pense que s'avancer vers Paris avec des troupes malades, mal équipées puisque croyant à une campagne rapide elles n'ont que des uniformes d'été, serait folie. Il faudrait... revoir la question... repartir sur de nouvelles positions...

- Vous avez la meilleure de toutes : vous tenez la route de Paris.

- Mais nous sommes coupés de nos ravitaillements et de nos arrières. Les Autrichiens ne nous ont rejoints qu'aujourd'hui et ne sont pas en meilleur état que nous...

Brusquement, la lumière se fit dans l'esprit de Batz qui se traita mentalement d'imbécile. Cet homme charmant ne s'était pas privé de son souper pour le seul plaisir de jouir de sa conversation : il était bel et bien venu le préparer à son entrevue avec Brunswick, peut-être même le persuader d'y renoncer... Avec plus de subtilité qu'il ne lui en supposait, le duc lui avait envoyé un poète en pensant qu'il l'écouterait plus volontiers... Il se leva :

- Monsieur le conseiller, dit-il avec une fermeté qui n'excluait pas une irréprochable courtoisie, je vous suis infiniment reconnaissant d'avoir bien voulu charmer - et il appuya sur le mot - les longueurs de l'attente, mais l'heure s'avance et je ne puis patienter plus longtemps pour être fixé sur les intentions de Son Altesse ainsi que celles de Sa Majesté le roi Frédéric-Guillaume...

- Oh, je pense que leurs pensées se sont rejointes et qu'elles se trouvent à présent en parfait accord !

- Alors, j'espère que Son Altesse me fera l'honneur de me le dire elle-même... et sans plus me faire attendre, même de si aimable façon. J'ai, moi aussi, des dispositions à prendre... et je ne partirai qu'une fois convaincu de l'inanité de mes efforts. Avec un soupir, Goethe se leva à son tour :

- Vous n'abandonnez pas facilement, n'est-ce pas? Même si je vous dis que vous allez tenter l'impossible.

- C'est un mot que je ne connais pas. Me ferez-vous la grâce d'aller lui demander de me recevoir ? Sans plus tarder ! Car même si le duc ne s'en soucie plus - pour des raisons que je connais, ajouta-t-il en appuyant intentionnellement sur la courte phrase -, je dois, moi, retourner à Paris au plus vite : j'ai un roi à sauver !

Goethe garda un instant le silence. Comme tout à l'heure, il regarda Batz au fond des yeux puis, posant une main compréhensive sur son épaule, il soupira :

- J'y vais de ce pas. Voyez-vous, baron, j'aime ceux qui rêvent à l'impossible.

CHAPITRE VIII UN ANGE NOMMÉ PITOU

Lorsque Batz fut introduit auprès de lui, Brunswick avait repris sa contemplation du portrait de Louis XIV. Le grand Roi, décidément, semblait le fasciner. Il ne l'abandonna qu'à regret pour offrir à son visiteur un visage maussade :

- On me dit que vous voulez partir cette nuit et qu'auparavant vous désirez un dernier entretien avec moi. Je n'aime guère que l'on me sorte de table, mais nous sommes à la guerre. Alors que voulez-vous ?

- Connaître les intentions de Votre Altesse. Elle tient à présent la route de Paris. Quand va-t-Elle l'emprunter ?

Le regard lourd du Prussien s'attacha à la mince silhouette qui lui faisait face, tendue comme une corde d'arc :

- Pas cet automne en tout cas! Je suis comptable de mes soldats. Ils sont épuisés, mal équipés, bourrés de raisins verts, de pommes de terre crues et de blé à peine réduit en farine. Vous avez parcouru mes camps, vous avez vu ces malheureux transis de froid et de fièvre, ces boues sanglantes qui polluent la terre?... Je dois les ramener au pays pour qu'ils retrouvent la santé et le goût du combat.

- Le goût du combat, ils l'avaient tout à l'heure! Devant l'ennemi ils s'étaient ressaisis et retrouvaient leur image perdue. Pourquoi n'avez-vous pas engagé les troupes à pied et la cavalerie ? Les Autrichiens sont là à présent et les émigrés ne sont pas loin.

- Parce que je me suis rendu compte que nous étions tombés dans un piège dont nous ne pouvons sortir qu'en négociant.

- Et c'est ce que vous avez dit à Westermann tout à l'heure. Vous allez parlementer?

- Oui. Votre Dumouriez semble animé des meilleures intentions. S'il abhorre les Autrichiens j'ai cru comprendre qu'une alliance avec la Prusse ne lui déplairait pas...

- Et le Roi, dans tout cela ?

- Sa Majesté Frédéric-Guillaume est un homme sage, capable de reconnaître une vérité...

- Je ne parle pas de lui mais du mien : Sa Majesté Louis, seizième du nom et jusqu'à présent roi de France et de Navarre. Vous l'abandonnez ?

- Il n'est pas en si grand danger que vous voulez bien le dire, baron. Ce Westermann m'a assuré qu'il risque tout au plus une destitution et une résidence surveillée dans l'un de ses châteaux. Cela nous donne tout de même le temps de nous retourner et quand nous reviendrons...

- Mais vous ne reviendrez pas. Cette armée de... va-nu-pieds, comme dit votre maître, vous laissera sans doute passer pour rentrer chez vous avec votre trophée ; ensuite elle vous poursuivra et la guerre, elle la portera sur votre territoire. Elle ne sait déjà pousser que des cris de victoire ! Brunswick haussa dédaigneusement les épaules :

- Vous voilà prophète à présent ?

- Mes prophéties je les ai lues, à la longue-vue, sur les visages ardents de ces jeunes hommes et aussi sur celui de leurs officiers dont la plupart sont mes pairs !

- Ma parole, vous les admirez.

- Mais oui, je les admire, et s'ils n'avaient oublié que le Roi et le royaume sont indissolubles depuis le sacre, je serais à leurs côtés. Malheureusement, il y a cette populace infâme qui hurle à la mort dans Paris et dont on ne peut attendre que le pire. Un pire dont vous êtes responsable en grande partie.

- Vous osez? s'écria Brunswick devenu plus rouge que son hausse-col.

- Bien sûr j'ose ! Sans votre manifeste insensé, le 10 août n'aurait pas eu lieu, ni d'ailleurs le 2 septembre : les Tuileries n'auraient pas été mises à sac, le Roi jeté à la tour du Temple et l'on n'aurait pas massacré pendant trois jours dans les prisons le meilleur de notre noblesse ! Vous auriez dû voir le corps éventré de la princesse de Lamballe, sa tête tranchée qu'un des bourreaux faisait friser par un perruquier terrorisé. A présent, vous devez aller au bout de vos menaces ! C'est vous qui avez déchaîné cela. A vous de réparer ce qui peut l'être encore !

- C'est impossible. Je ne peux pas marcher sur Paris! Trop d'intérêts s'y opposent...

- Des intérêts, reprit Batz avec amertume, je crois pouvoir vous dire lesquels, et c'est, sans doute, ce que Westermann est venu vous rappeler. Vous êtes maçon, n'est-ce pas, Monseigneur, et même le Grand Maître allemand, élu à Willensbad, si ma mémoire est fidèle ? Vous êtes maçon, dis-je, et Danton l'est aussi, et Dumouriez, et le duc d'Orléans et son fils le duc de Chartres... et William Pitt qui hait le roi de France et a juré sa perte. On vous a fait entendre que les loges exigent que soit appliquée l'une de leurs devises, le fameux Lilia pedibus destrue [xiii]... Après quoi, une autre maison pourrait accéder au trône vide : Monsieur qui louvoie si habilement entre les écueils? Ou Orléans, mais à ce moment il faudrait changer les emblèmes. Et pourquoi donc pas vous-même qui avez épousé une princesse anglaise?... La lourde main de Brunswick s'abattit sur la table :

- Cela suffit, monsieur ! Je ne vous laisserai pas m'insulter plus longtemps ! Sortez ou je vous fais arrêter !

- Oh, je vais sortir, soupira Batz. Je sais à quoi m'en tenir à présent. Mais pas sans que vous m'ayez rendu une partie du prix que l'on vous a payé...

A son amère satisfaction, il vit le duc pâlir. Brunswick ne s'attendait pas à cela :

- Payé?...

- Oui... avec une partie des diamants de la Couronne volés au garde-meuble avec la complicité de Danton les nuits du 14, 15 et 16 de ce mois. Je ne vous réclame pas la totalité, je veux que vous me rendiez la Toison d'Or de Louis XV. Elle est le joyau le plus précieux de celui qui n'a plus rien et que vous abandonnez. Entre mes mains, elle pourra servir à le sauver. Et ne me dites pas que vous ne l'avez pas : je sais !

- En admettant? Pourquoi le ferais-je?

- Parce que je vous crois assez d'honneur pour ne pas vous faire le complice d'un vol crapuleux. Je considérerai le reste comme prise de guerre, mais je veux la Toison!... et d'ailleurs je vous offre une compensation.

Sur le velours de l'écrin que Batz s'était procuré, le joli diamant bleu trouvé par Pitou se mit à étin-celer de tous ses feux azurés. Les yeux du duc s'allumèrent.

- Qu'est-ce que cette pierre ?

- L'un des deux diamants bleus appartenant à la Reine. Celui-là est un achat récent. Il est aussi un peu plus gros que celui qu'elle affectionnait. Il n'en allait pas moins permettre de composer des girandoles comme elle aimait à en porter. On dit... que vous aimiez notre souveraine ?

- J'ai rarement rencontré femme aussi séduisante, murmura le duc fasciné par les feux de la pierre, qui pensait tout haut.

- Eh bien, il vous sera un souvenir d'elle et doublement précieux.

- Il a un nom ?

- Pas que je sache... Pourquoi ne serait-ce pas le " Brunswick " ?

- C'est une idée...

- Et je la crois bonne. Alors, Monseigneur, quelle réponse me donnez-vous? Allez-vous me rendre la Toison d'Or ou bien en priverez-vous un prince captif et malheureux dont c'est le dernier bien terrestre... au moment même où vous renoncez à le secourir ?

Brunswick fit quelques pas dans la pièce, alla regarder par l'une des fenêtres, revint au portrait dont le regard impérieux semblait l'attirer comme un aimant et resta là un instant, à l'observer. Enfin, avec un soupir il dégrafa sa tunique d'uniforme, en tira un petit sac de peau dont il dénoua les cordons avant de le vider sur la pièce de soie ancienne qui recouvrait la table. Avec un frisson de joie, Batz vit qu'il s'agissait bien de ce qu'il était venu chercher : la Toison d'Or de Louis XV étincelait devant lui...

- Voilà ! fit le duc sobrement.

Mais quand le baron tendit la main vers le joyau, il l'arrêta :

- Un moment encore! Comment puis-je être certain que vous me dites la vérité, que ce joyau sera employé pour la sauvegarde de Louis XVI ?

- Et que je ne le mettrai pas simplement dans ma poche ? Rien du tout. Votre Altesse n'a que ma parole, mais le baron de Breteuil peut attester que je suis un homme d'honneur, dévoué corps et âme à son souverain...

- Certes, certes!... Et pourtant vous m'avez menti.

- A quel propos ?

Sans se presser, Brunswick prit dans sa poche une tabatière d'or enrichie de diamants et en tira une prise qu'il parut savourer sans se soucier de l'impatience palpable de son interlocuteur. Enfin, il eut un sourire que Batz jugea carnassier et dit :

- A propos de la jeune femme qui vous accompagne. C'est, paraît-il, l'une des dames de la reine Marie-Antoinette et elle n'est pas américaine. Alors qui est-elle ?

Le visage de Batz se ferma :

- Je n'ai pas le droit de le dire. Ce secret n'appartient qu'à elle. Pour moi, elle est une... précieuse et chère amie...

- Un secret... qu'elle accepterait peut-être de confier à un prince plein de bonnes intentions ?

- Je ne crois pas. Comprenez, Monseigneur : Laura Adams est le nouvel avatar d'une... morte! Et qui doit le rester!

- Pour les Français j'imagine mais... en émigration, ainsi qu'il serait normal pour une suivante de la Reine, elle n'aurait rien à craindre, surtout sous ma protection.

- Elle aurait tout à craindre au contraire. Si elle était reconnue...

- Elle pourrait l'être à Coblence, à Mayence ou à Cologne, mais pas à Brunswick où l'on n'a guère l'occasion de s'amuser et où la duchesse fait régner une certaine austérité. Au surplus... si nous lui demandions ?

- Quoi ? Si elle préfère rester ici avec vous ou rentrer à Paris avec moi?...

- Non...

Il avait repris le fabuleux ornement et en faisait jouer les feux entre ses doigts tachés de tabac, puis il suggéra :

- Demandons-lui si elle accepte de rester auprès de moi pour me consoler de perdre cette merveille. Qu'en pensez-vous ?

- Que je ne vous aurais jamais cru capable d'un tel marché! Car ce n'est rien d'autre... et assez infâme il me semble ?

- Peut-être, mais cette jeune femme est charmante... et j'ai grand besoin de reposer mes yeux sur des objets charmants ces temps derniers.

- L'image du Roi-Soleil ne vous paraît pas assez charmante?

- Bof !... Nous autres, Allemands, n'avons guère eu à nous louer de nos relations avec lui. Allez donc chercher votre amie et voyons ce qu'elle dira !

- Inutile ! Dans ces conditions...

- Tsst ! Tsst ! Tsst !... Vous allez dire une bêtise ! Dans le genre que vous renoncez à la Toison ? Seulement, considérez que je pourrais garder tout : la fille, le joyau et... vous dont rien ne m'empêcherait de me débarrasser : en guerre les accidents arrivent si vite !

- Les échos pourraient en être redoutables pour la réputation de Votre Altesse, fit Batz avec un maximum de dédain. Je tiens beaucoup plus de place qu'elle ne l'imagine...

- Aussi n'est-ce qu'une figure de rhétorique. Allons, mon cher baron, faites preuve de bonne volonté et allez chercher Miss Adams afin que nous nous en remettions à sa décision.

Il fallut bien s'exécuter. Batz trouva Laura à la cuisine où elle aidait Mme de Dampierre à faire absorber à ses jeunes enfants la maigre soupe de choux cuits avec une mince tranche de lard qui constituaient leur souper de ce soir, les Prussiens ayant confiqué pour leur seul usage la plus grande partie des provisions du château. Habitués à une meilleure provende, les petits renâclaient, protestaient au grand désespoir de leur mère.

- Comment leur faire comprendre que demain ils n'auront peut-être même plus cela?...

- On peut essayer de convaincre les occupants de se montrer moins exigeants. Au moins pour les enfants, disait Laura au moment où Batz la rejoignit. Il entendit la fin de la phrase, vit les enfants attablés et en quoi consistait leur souper :

- Vous allez pouvoir en parler au duc. Il veut vous voir.

- Pourquoi?

- Vous allez devoir faire un choix.

- Lequel?

- Vous verrez bien. Je peux seulement vous dire que je l'avais fait pour vous et qu'il l'a refusé...

A l'entrée du salon, la première chose qui attira le regard de la jeune femme ne fut pas la grande silhouette de Brunswick avachie dans un fauteuil, mais le prodigieux joyau étincelant de tous ses feux d'azur profond et de pourpre sous l'éclairage du candélabre placé auprès de lui :

- Oh ! fit-elle seulement.

Brunswick déplia sa grande carcasse et vint auprès d'elle :

- C'est beau, n'est-ce pas? Voilà pourtant ce que l'on prétend m'enlever sans contrepartie valable...

Batz bondit :

- Sans contrepartie? L'un des plus beaux diamants de la Reine ? Votre Altesse est de mauvaise foi!

- Dans toute transaction, l'important est d'être le plus fort, dit le duc en haussant ses lourdes épaules. Souffrez que j'en profite ! C'est ainsi que j'ai estimé, ma chère, que je perdais au change à moins...

- A moins, acheva Batz avec irritation, que vous n'acceptiez de rester dans les bagages de Son Altesse et de la suivre à Brunswick lorsqu'elle nous fera l'honneur de quitter ce pays !

- Ah!

Elle regarda tour à tour les deux hommes, l'un tendu comme une corde d'arc maîtrisant difficilement son envie de sauter à la gorge du prince, l'autre massif et ramassé comme un matou qui s'apprête à jeter sa griffe en avant. Elle s'offrit alors le luxe d'un sourire :

- A Brunswick? dit-elle. Est-ce que nous n'allons pas tous à Paris ? Est-ce que nous n'allons plus délivrer le Roi ?

- Non, dit Batz. Monseigneur pense que ce serait imprudent.

- Comme il pensait sans doute, aujourd'hui, qu'engager ses troupes eût été dangereux et, bien entendu, Monseigneur pense cela depuis qu'il a reçu ceci?

Sa voix douce, presque soyeuse, se fit brusquement aussi dure que les pierres en question tandis qu'elle reprenait :

- Ceci qui ne lui a jamais appartenu, qui est le produit d'un vol crapuleux mais qui permettrait de lever une armée, d'équiper une frégate pour arracher le roi Louis, sa femme et ses enfants à leur tour du Temple ! Eh bien soit ! J'accepte le marché ! Partez, baron, moi je reste !

- Laura!...

- C'est dans l'ordre des choses et surtout du pacte que nous avons conclu, vous et moi. Je n'étais qu'un prétexte pour ce voyage. Accordez-moi un rôle plus actif!

Et, se penchant sur la table, elle prit la Toison d'Or qu'elle garda un instant entre ses doigts avant de la porter à Batz :

- Ce sera peut-être encore insuffisant pour sauver notre bon roi, mon ami, mais s'il est trop tard pour lui, il y a ses enfants : le petit Dauphin et... et cette mignonne princesse Marie-Thérèse... Je pense si souvent à elle !

Prise par une soudaine émotion, elle oubliait son personnage et le léger accent qui le caractérisait. Elle le rattrapa vite :

- Partez à présent et n'ayez point trop d'inquiétude : je saurai prendre soin de moi. De toute façon je ne suis pas seule puisque je suis chez Mme de Dampierre...

Elle lui tendit deux mains qu'il prit machinalement sans deviner qu'à cet instant où il allait s'éloigner d'elle, l'ex-Anne-Laure reparaissait avec les angoisses que sa force, à lui, savait si bien apaiser. Peut-être ne le reverrait-elle jamais; cette pensée lui fut assez déchirante pour qu'elle mesure la place que Jean de Batz tenait à présent dans sa vie...

Ce fut une telle surprise qu'elle ne comprit pas pourquoi - la mine plus sombre encore s'il était possible - il lâcha brusquement ses mains en murmurant entre ses dents :

- Vous êtes bien certaine que c'est la seule raison qui vous pousse à vouloir rester ici ?

Elle eut un geste d'incompréhension auquel il répondit par un haussement d'épaules vaguement dédaigneux avant de jeter rapidement et à voix basse :

- Il vous sera plus facile, ici, d'avoir des nouvelles de gens à qui vous tenez toujours !

Sans lui laisser le temps de réagir, il salua, tourna les talons et sortit, laissant Laura et le duc en tête à tête. Celui-ci avait suivi la scène sans en saisir toutes les implications, concluant simplement que cette charmante créature n'était pas aussi attachée à cet encombrant personnage qu'on pouvait le supposer. Ce qui était une très bonne chose parce qu'elle lui plaisait infiniment et qu'il voyait en elle un agréable repos de guerrier tout à fait propre à effacer les déconvenues des derniers jours. Il alla vers Laura et lui offrit la main :

- Venez à présent. Nous allons reprendre ensemble le souper que cet enragé m'a fait interrompre. Vous devez avoir grand-faim !

- Certes, Altesse ! Mais beaucoup moins que les enfants de ce château à qui vos gens ont ôté le pain de la bouche. Alors, c'est avec eux que je désire souper. Si Votre Altesse se préoccupe de ma santé, elle y pourvoira! Tant que nous serons ici j'ai l'intention de vivre avec eux !

Elle plongea dans une révérence que la rancune raidissait et regagna la cuisine, mais la flèche du Parthe tirée par Batz lui restait dans la chair.

Ainsi, il ne croyait pas à la pureté de son dévouement ? Si pénible que lui soit le rôle d'otage qu'on lui offrait - et d'un otage qui aurait sans doute à défendre sa vertu -, elle l'avait accepté sans la moindre hésitation parce qu'elle pensait qu'il le souhaitait pour le bien de la famille royale. Et voilà qu'il se méprenait du tout au tout sur la noblesse de son choix : il n'y voyait qu'un moyen de rester auprès de Josse, de le soigner peut-être, et l'image qu'il se faisait d'elle était celle d'une créature veule et soumise, toujours esclave d'un amour qui la dégradait moralement en attendant de la détruire physiquement. Ainsi, il n'avait rien compris et il partait, soulagé sans doute d'être débarrassé d'elle.

Du coin de la cuisine où elle s'était réfugiée, près d'une fenêtre que, pour une fois, la pluie ne brouillait pas, elle vit le valet-cocher atteler les chevaux. Elle vit aussi Batz et Pitou sortir des écuries en discutant sur un mode si animé qu'il ressemblait assez à une querelle et cela lui arracha un faible sourire. Le brave garçon ne devait rien comprendre à ce qui se passait et admettait peut-être difficilement de la laisser en arrière. Il semblait protester avec énergie, mais Batz le prit par le bras et le fit monter presque de force dans la voiture au moment où Biret-Tissot escaladait son siège. Il rassembla ses chevaux. La portière cla- qua... L'attelage s'ébranla, franchit le pont-levis avec un grondement de tonnerre et disparut dans la nuit, laissant à celle qui restait une horrible impression de solitude.

- On vous laisse là? demanda doucement Mme de Dampierre.

- Oui. Le duc de Brunswick a exigé que je reste. Une sorte d'otage si vous voulez...

- Quels tristes temps!... En attendant, venez manger quelque chose. On nous a rendu une partie de nos provisions...

Une vieille servante, en effet, était en train de confectionner une omelette au lard qui parfumait l'air. Laura refusa :

- Merci. Je vais monter me coucher. Un peu de repos me fera du bien...

- Comme vous voudrez ; en ce cas, voulez-vous porter un peu de bouillon au gentilhomme blessé qui est votre voisin?...

Laura regarda le petit plateau que Mme de Dampierre préparait avec une sorte de répulsion, mais demanda machinalement :

- Comment va-t-il ?

- Mieux, ce soir. La blessure est moins grave que l'on ne pensait. Peut-être pourra-t-il bientôt se lever.

- Alors, je préférerais ne pas le... rencontrer. Cela m'est arrivé... une fois... et je préfère ne pas renouveler l'expérience.

- Vous le connaissez?

- Un peu, oui... Pardonnez-moi!

Et elle quitta la cuisine sans échapper à la phrase mécontente de la servante qui allait devoir grimper là-haut :

- Pas vouloir aider un blessé ! Si c'est pas malheureux!... Ces étrangères! Toutes des mijaurées!

Du coup, elle se précipita dans l'escalier qu'elle monta en courant, peu désireuse d'être poursuivie par la diatribe de la femme, gagna le couloir sur lequel ouvrait les soupentes, faillit se tromper de porte et finalement se réfugia dans sa petite chambre. Il y faisait un froid de loup, mais une chandelle allumée éclairait le sac de voyage posé bien en évidence sur le lit étroit où l'on avait mis des draps. Elle l'ouvrit pour y prendre un châle de fine laine indienne comme en rapportaient jadis les vaisseaux de la Compagnie des Indes - celui-là était un cadeau de Marie Grandmaison -, s'en enveloppa et, renonçant à se déshabiller, elle se contenta d'ôter ses souliers. Avant de s'étendre, elle s'était aperçue qu'il y avait une clef dans la serrure de sa porte, elle alla la tourner puis revint se coucher en s'enveloppant dans son manteau, souffla sa chandelle et plongea enfin dans ce merveilleux sommeil de la jeunesse qui s'entend si bien à réparer les fatigues du corps en endormant celles de l'esprit... Personne, d'ailleurs, ne tenta d'entrer chez elle cette nuit-là.

Au matin, la bataille ne reprit pas avec le jour. Les canons semblaient s'être tus pour longtemps. Ce qui n'assura pas pour autant la tranquillité aux habitants de Hans : les Prussiens entreprirent de piller le village jusqu'aux fermes les plus reculées, ce qu'ils n'avaient pas eu le temps de faire la veille... Ils le firent avec une brutalité qui précipita Rosalie de Dampierre chez Brunswick :

- Monseigneur, vous ne pouvez réduire un pays tout entier à la misère et à la famine.

- Telle n'est pas mon intention, madame, mais nos convois de ravitaillement, qui sont obligés de contourner l'Argonne, ne nous parviennent plus. Dites à votre Dumouriez de leur ouvrir un autre passage et vous aurez la paix. En attendant, les Français mangeront quand mes soldats n'auront plus faim...!

Laura n'eut pas plus de succès. Il lui fit entendre d'ailleurs qu'il n'avait pour l'instant guère le temps de s'occuper d'elle. Il se satisfaisait de la savoir en son pouvoir - il n'osa tout de même pas dire à sa disposition - pour une longue période et remettait au retour à Brunswick d'établir plus ample connaissance. Ce qui ne signifiait pas qu'il ne la faisait pas surveiller, ainsi d'ailleurs que Mme de Dampierre avec qui elle devait rester durant la journée... La nuit, elle était enfermée chez elle. Bref, si elle avait craint un moment d'être exhibée comme un trophée, elle était pleinement rassurée : son état ressemblait davantage à celui d'une captive qu'à celui d'une favorite...

Si les militaires semblaient renoncer à en découdre, les parlementaires, eux, s'en donnaient à cour joie. Sous un vague prétexte de prisonniers à échanger, le colonel von Manstein avait été envoyé au château de Dampierre-sur-Auve où campait Dumouriez. Et, à partir de cet instant, on discuta d'un traité convenable, mais, aux Prussiens qui exigeaient un envoyé du roi de France aux pourparlers, les Français ripostèrent par un coup de tonnerre : le 21 septembre, au lendemain même de Valmy, la Convention, qui était le nom de la nouvelle Assemblée, avait proclamé la déchéance du Roi et la République. C'était avec elle et avec elle seule que l'on devait parler.

Au château de Hans, l'atmosphère se tendit à l'extrême. La proclamation de la République désespéra Rosalie de Dampierre et mit en fureur le roi de Prusse et, bien entendu, Brunswick. Et cela d'autant plus que Dumouriez avait fait manouvrer son armée de façon à ne plus laisser que deux issues à l'ennemi : continuer sur Paris avec tout ce que cela comportait de risques pour des soldats en mauvais état, ou rebrousser chemin vers Longwy et Verdun... à condition qu'on les laisse retraiter en paix. Le Français, dont les vues se dirigeaient surtout vers la Belgique d'où il voulait chasser les Autrichiens, souhaitait plutôt se concilier la Prusse dont il n'ignorait pas l'antagonisme envers la cour de Vienne... Quant à Brunswick, les liens de la franc-maçonnerie les unissaient et, dès l'instant où le duc les respectait, encouragé par un butin inespéré, Dumouriez n'avait plus aucune raison de le malmener...

Pendant ce temps, Laura vivait une sorte d'enfer, ne sachant plus que faire d'elle-même. Le temps ne s'arrangeant toujours pas, elle passait ses journées à la cuisine, mais eût-il fait beau qu'elle n'en serait pas sortie davantage : deux soldats se relayaient pour la garder et lui interdire toute sortie. Les nuits n'étaient pas plus agréables. Josse allait mieux mais ne pouvait encore quitter sa chambre. Cependant, la cloison entre eux était si mince qu'elle entendait tous les bruits et parfois le son de sa voix lorsqu'on venait lui donner des soins ou lui porter sa nourriture. Et cette proximité lui était affreusement pénible parce qu'elle savait qu'un jour ou l'autre, elle allait prendre fin et qu'elle se trouverait en face de lui. Au moins le jour où l'armée entamerait sa retraite vers l'Allemagne. Que se passerait-il alors ? Le personnage que Batz lui avait fait endosser et auquel elle se cramponnait ne résisterait peut-être pas longtemps?... D'autant que ce maudit Westermann l'avait dénoncée comme appartenant au cercle de la Reine. Tôt ou tard, Brunswick exigerait la vérité, et Pontallec saurait alors qu'il n'était pas veuf. La solution était sans doute d'essayer de s'enfuir. Mais pour aller où ? Chez Batz ? Elle l'avait déçu et son retour ne serait pas le bienvenu. Le baron l'avait abandonnée à son sort avec trop de facilité pour qu'elle en pût douter. Pourtant, elle s'avouait, durant ses nuits sans sommeil, qu'elle désirait le revoir, reprendre auprès de lui le rôle qu'il lui avait assigné jusqu'à la fin qu'elle avait exigée, mais, en attendant, ouvrer ensemble à la grande tâche qu'il s'était donnée.

Une semaine passa ainsi. Le château et le village souffrirent de la faim. En outre, jamais on n'avait eu aussi froid en début d'automne. Les Prussiens abattaient les arbres du parc pour se chauffer. Ceux que la dysenterie ne décimait pas battaient la campagne à la recherche de gerbes oubliées dans un coin de grange, de quelques pommes de terre encore enfouies dans un champ ou de quelques têtes de bétail que l'on avait réussi à leur cacher. Cette armée qui avait été un modèle au temps du Grand Frédéric ressemblait à présent à une horde de sauvages. Officiers et soldats, naguère encore reluisants de propreté, se distinguaient difficilement les uns des autres. Une épaisse couche de crasse recouvrait les culottes et les tuniques déjà salies par la suie et la fumée. La boue crayeuse avait raidi les guêtres. Les hautes coiffures n'avaient plus de forme et pendaient lamentablement comme des bonnets de nuit le long de figures couvertes de poils hirsutes. Même les armes souffraient et les fusils se couvraient de rouille. Brunswick parlementait toujours. Il avait écrit un autre manifeste, moins violent que le premier, mais exigeant toujours que le roi de France soit rétabli dans ses droits. Dumou-riez riposta en lui annonçant que, s'il ne se décidait pas à accepter la retraite encore libre qu'on lui offrait, on aurait le regret de braquer les canons sur Hans et de réduire en poussière village, château et tout leur contenu. Laura, alors, demanda à parler au duc...

Une fois de plus il la reçut dans le grand salon, salon qu'elle eut peine à reconnaître : on était en train de le déménager. Des soldats emportaient plusieurs tableaux. Quant au portrait de Louis XIV, il avait déjà disparu et Laura considéra la place vide avec une stupeur indignée.

- Non seulement vous avez réduit la comtesse et ses enfants à la famine, vous saccagez son parc et en plus vous la volez? Oh, Monseigneur, quel homme êtes-vous donc?

Comme ses hommes il avait la barbe longue, des vêtements sales et il considéra Laura et sa simple robe bleue fraîchement repassée avec rancune. En effet, la châtelaine et son invitée forcée mettaient leur point d'honneur - grâce à une petite réserve de savon que Mme de Dampierre cachait jalousement - à garder leur apparence habituelle.

- A cause de vous, j'ai laissé votre ami m'enlever le plus beau diamant bleu qui soit au monde. C'est mon droit d'en emporter au moins le souvenir puisque, sur le portrait, le Roi le porte à son chapeau. Que voulez-vous ? Je n'ai pas de temps à vous consacrer...

- Vous m'en voyez ravie au fond ! Aussi je me demande pourquoi vous tenez tellement à me garder. Laissez-moi partir! Ma présence, vous venez de le dire, vous rappelle de mauvais souvenirs; mais je suis venue surtout vous prier d'un peu de compassion pour Mme de Dampierre et ses enfants. Elle n'a plus rien. Vous lui prenez tout, même ses meubles ! Que va-t-il lui advenir dans un château vide au milieu d'une région dévastée ?

- Ce qu'il plaira à Dieu. Autant vous le dire tout de suite, nous allons l'emmener avec ses enfants. Quant à vous, vous lui tiendrez compagnie...

- L'emmener? Mais quand?

- Cette nuit. Nous partons cette nuit. Aussi, veuillez me laisser en paix : j'ai encore des dispositions à prendre...

- C'est impossible! Je ne veux pas aller en Allemagne ! Je n'ai rien à y faire !

- Oh mais si ! Vous aurez à me convaincre que je n'ai pas fait un marché de dupe en vous choisissant. Vous aurez à me plaire par-dessus tout! Soyez tranquille, ajouta-t-il sur un ton plus doux, vous ne me plaisez déjà que trop pour la paix de mon esprit! Et je vous promets de vous faire oublier les jours pénibles que vous venez de vivre ! Allez vous préparer à présent ! J'ai hâte d'être loin de cet affreux pays... ma chère Laura!

Elle crut qu'il allait la prendre dans ses bras et s'apprêtait à le repousser quand il s'écarta brusquement d'elle, regardant par-dessus son épaule la porte qui venait de se rouvrir :

- Ah marquis!... Enfin vous voilà debout! J'en suis très heureux.

Laura se retourna. Appuyé d'une main à une canne et de l'autre au bras de la servante qui le soignait, Josse était en face d'elle. Pâli, amaigri, avec de larges cernes sous les yeux mais sans avoir rien perdu de sa superbe. Pourtant, le sourire insolent qu'elle connaissait si bien s'effaça en la voyant et elle comprit que la surprise cette fois jouait en sa faveur. L'exclamation du duc l'avait avertie de ce qu'elle allait voir; lui, en revanche, ne s'attendait pas à se trouver devant une copie conforme de sa défunte épouse. Alors que, l'oil incrédule, la bouche entrouverte il la regardait, saisi de stupeur, elle réagissait déjà :

- Nous reparlerons de tout cela plus tard, Monseigneur! lança-t-elle en forçant légèrement son accent britannique.

Et comme si celui qui entrait était pour elle un parfait inconnu, elle allait passer près de lui avec un léger signe de tête quand il lâcha sa canne, et saisit son bras :

- Par Dieu, madame, qui êtes-vous ?

- C'est vrai, intervint Brunswick, vous ne connaissez pas Miss Adams. Elle est arrivée le jour même où vous avez été blessé...

- Miss... Adams? répéta Josse.

- Oui. Une amie américaine qui se joint à nous et que j'emmène à Brunswick. Mais d'où vient votre surprise ? Vous avez l'air d'avoir vu un fantôme...

Tandis que Laura se baissait pour ramasser la canne, Josse passa sur son visage une main qui tremblait :

- Pardonnez-moi, Monseigneur mais c'est presque cela ! Miss... Adams ressemble à une dame que j'ai beaucoup connue et qui n'est plus!... A mieux la regarder cependant, je m'aperçois des différences. La personne en question était... beaucoup moins belle. Un peu sotte aussi, elle ne saurait donc être une amie de Votre Altesse !

Laura leva les sourcils sans relever le portrait dédaigneux de Josse, se contentant de demander, avec une hauteur que n'avait jamais eue celle qu'elle avait été :

- Me direz-vous qui est ce monsieur, Altesse? Nous sommes habitués, nous autres Américains, à être considérés comme des bêtes curieuses par les gens d'Europe, mais je n'aime pas que l'on parle de moi et devant moi sans s'être au moins présenté !

- Vous avez mille fois raison et je vous offre mes excuses! Voici le marquis de Pontallec, un noble breton au service de Mgr le comte de Provence qu'il représente auprès de moi... Vous aurez l'occasion de faire plus ample connaissance durant notre voyage de retour au pays...

- Ravie! fit-elle sèchement tandis que Josse ébauchait un salut. Après quoi elle sortit.

Mais sous la froideur de son attitude bouillonnait une tempête. Elle avait beau savoir, depuis des jours, qu'à un moment ou à un autre elle devrait lui faire face, elle n'en était pas moins profondément bouleversée. En rejoignant Mme de Dampierre, elle tremblait de la tête aux pieds; on n'échappe pas si facilement à des années d'amour même lorsque l'on sait pertinemment que l'objet de cet amour, non seulement ne l'a jamais rendu, mais qu'il n'a jamais rien souhaité d'autre que votre mort.

Son émotion était si forte qu'elle dut, en sortant du salon, s'appuyer contre un mur pour laisser s'apaiser les battements désordonnés de son cour de chair, celui de l'âme se débattant entre la honte, la crainte et le dégoût. Le chagrin aussi d'avoir tout donné d'elle-même à qui le méritait si peu. Il fallait oublier, oublier au plus vite et, pour cela, fuir un contact que la longue route à venir rendrait quotidien. Mais fuir comment, puisqu'elle était gardée à vue tout au long de la journée? Le soldat l'avait accompagnée jusqu'au salon et, à présent, il attendait tranquillement pour la ramener à la cuisine.

Ils devaient être les deux seules personnes immobiles dans une maison livrée au massacre : non seulement les Prussiens s'emparaient de tous les meubles et objets précieux mais encore, dans leur rage de partir sans avoir vaincu, arrachaient les boiseries, les tentures, démolissant ce qu'ils ne pouvaient emporter. D'où elle était, Laura aperçut la comtesse de Dampierre. Figée au milieu du vestibule, les enfants serrés contre elle, la pauvre femme regardait avec horreur ces diables hirsutes qui pillaient sa maison. Pour le moment, ils descendaient, sans trop de douceur, la précieuse tapisserie flamande qui avait suscité l'admiration de Batz. Sans se soucier de l'homme qui la gardait, Laura alla vers elle, bouleversée par ce visage sans larmes qui était celui d'un être à l'agonie. La comtesse tourna vers elle un regard vide :

- Ou'allons-nous devenir? Ces gens démolissent tout, emportent tout. Il ne nous restera même pas un brin d'herbe pour vivre. Et au village c'est la même chose. Entendez-vous ces cris, ce vacarme? Ils pillent, ils brisent pour le plaisir. Nous n'avons plus qu'à mourir, mes enfants et moi...

- Il y a une solution : Brunswick vient de me dire qu'il partait cette nuit et qu'il vous emmenait. Moi aussi d'ailleurs...

- Il nous emmène ? Mais pourquoi ?

- Il est conscient, je crois, que vous ne pouvez survivre ici. Alors il vous emmène. Vous devez avoir de la parentèle dans la région... ou plus loin?

- Non, et je n'ai pas envie d'émigrer. Peut-être, ajouta-t-elle en se ranimant un peu, pourrais-je aller à Longwy, ou à Verdun... Nous y avons des amis... Vous pourriez rester avec nous.

D'un geste de la tête, Laura désigna son mentor :

- On ne me laisse pas le choix. Je dois aller à Brunswick... à moins que je ne me noie dans les douves où l'eau ne manque pas ! Et encore, je ne suis pas certaine qu'on me laisserait faire.

Mme de Dampierre prit son bras et l'entraîna vers l'escalier :

- Patientez un peu et venez avec nous. Il me reste une voiture et j'espère qu'on me rendra des chevaux. Nous voyagerons ensemble et, en route, nous verrons ce que nous pourrons faire, chuchota-t-elle, visiblement réconfortée dès l'instant où il lui devenait possible de faire des plans. Je vais préparer un bagage pour moi et les enfants. Allez rassembler vos affaires et rejoignez-moi dans la cuisine. Gardez confiance, je vous en prie !

Ensemble, mais toujours suivies du garde de Laura, elles remontèrent chez elles. Laura vit que la porte de Josse était grande ouverte, s'assura qu'il n'était pas là et se hâta de rassembler les quelques vêtements et objets de toilette qu'elle avait emportés, boucla son sac, prit sa grande mante et redescendit en courant. La nuit tombait à présent et l'on allumait les chandelles pour que le château continue de briller dans la nuit tandis que les Prussiens l'évacueraient. Les bougies s'éteindraient d'elles-mêmes, à moins que l'une ne tombe et ne mette le feu à la vieille demeure...

Dans la cuisine, Laura aida Mme de Dampierre à piler des grains de blé au mortier afin d'en faire une bouillie dans laquelle on mettrait les quelques morceaux de lard qui restaient au fond du saloir.

Assis sagement auprès des bagages, les enfants attendaient : sur leur petite figure cette tension presque joyeuse que suscite l'approche d'un voyage. Émilienne, la dernière servante, avait disparu depuis la veille, retournée sans doute au village. Le garde, lui, attendait...

Soudain, la porte donnant sur l'extérieur s'ouvrit et apparut la copie conforme du soldat qui lui fit signe de le suivre. Le premier lâcha une protestation incompréhensible pour Laura, mais l'autre porta la main à ses lèvres cachées sous une épaisse moustache et fit à nouveau un geste impératif. Avec un soupir, le soldat suivit son camarade, disparut un instant dans la nuit et revint. Ou, plutôt, ce ne fut pas lui qui revint mais celui qui l'avait appelé : ils étaient tellement sales tous les deux qu'il était bien difficile de faire la différence! Celui-là eut un comportement étrange.

Au lieu d'aller s'asseoir à la place de son camarade, il prit le sac de Laura au milieu des autres, prit aussi son manteau et, saisissant la jeune femme par la main, il l'entraîna au-dehors sans lui laisser le temps de prononcer un mot.

Ne comprenant rien à ce qui lui arrivait et plutôt inquiète sur les intentions de cet homme, Laura voulut résister, protester ; il la tira plus fort et tout en déguerpissant lâcha :

- On court et le plus vite possible ! C'est moi, Pitou !

Laura eut beaucoup de mal à retenir un cri de joie mais se hâta d'obéir. Le terre-plein sur lequel était bâti le château qu'entouraient les douves fut vite franchi. C'était la partie qui regardait le village, un endroit désert, le pont de bois qui les reliait ayant été détruit par les Prussiens.

- Comment allons-nous passer? chuchota Laura.

- Venez toujours !

Le journaliste s'était mis à suivre le bord de l'eau. La nuit était sombre et, même avec l'accoutumance, il était difficile de s'y reconnaître. Enfin, il trouva ce qu'il cherchait : deux planches jetées au-dessus de l'eau noire.

- C'est moi qui les ai placées là tout à l'heure, dit-il. Vous pensez pouvoir passer sans tomber dans l'eau ?

- Il n'y a pas d'autre passage ? Alors, il va bien falloir y arriver. Ce n'est pas si large, après tout...

Elle avança un pied, sentit la planche trembler et pensa qu'elle n'y parviendrait pas de cette façon. Peut-être en plein jour et avec un balancier comme un funambule ? Respirant un bon coup, elle avala sa salive en tâchant d'y mêler son angoisse et, lentement, s'agenouilla, saisit le bois rugueux à deux mains sans se soucier des échardes et tenta d'avancer à quatre pattes, n'y arriva pas, gênée par sa longue jupe et les jupons de dessous.

- Retournez-vous! souffla-t-elle.

- Il fait noir comme dans un four...

Il obéit néanmoins. Elle ôta alors jupe et jupons dont elle fit un ballot et, vêtue de ses seuls pantalons de batiste sous le corsage de soie bleue dont elle noua derrière son dos le fichu de mousseline empesée, elle revint à ses planches que, cette fois, elle passa sans encombre. Par chance il ne pleuvait plus, mais il faisait toujours aussi froid et elle frissonna. De son côté, Pitou balança par-dessus la douve le sac de voyage, le manteau roulé en boule et le ballot de linge avec une précision qui lui faisait grand honneur. Après quoi, il franchit à son tour ce fragment de la Bionne et ôta les planches tandis que Laura se rhabillait...

- Où allons-nous? demanda-t-elle. Les Prussiens sont partout autour du château et dans le village...

- Aussi allons-nous rester là jusqu'à ce qu'ils s'en aillent, fit Pitou tranquillement. Je me suis fait un ami du maréchal-ferrant, Claude Bureau. Les Prussiens ont eu besoin de lui, alors ils se sont contentés de piller sa maison, mais après ils l'ont laissé tranquille. On va passer par-derrière pour aller chez lui. Quand je suis parti il était encore en train de reclouer des fers...

Le village en effet était plein de la rumeur d'une armée qui s'en va, mais le chemin que suivait Pitou était obscur et vide. Avant de s'enfoncer entre deux maisons, Laura se retourna : là-bas le château brillait toujours de tous ses feux et emplissait les échos de la campagne du fracas des dernières déprédations et des ordres brailles par des gosiers hargneux. La hâte qui poussait l'envahisseur vers la route du retour, là où il pourrait trouver à manger, était quasi palpable ; auparavant, il entendait faire payer au pays qui le voyait partir, autant dire vaincu, sa défaite et ses souffrances. Quelque part dans les communs, un incendie s'alluma...

- Mon Dieu! gémit Laura, ils vont mettre le feu. C'est ce que je craignais...

- Non. S'ils transformaient Hans en torche, les canons français le leur feraient payer cher en leur coupant la retraite qui doit, en principe, se passer sans heurts. On les laisse rentrer chez eux, c'est tout ! A présent, taisons-nous !

Ils remontèrent vers le haut du village et franchirent la petite barrière d'un jardin appuyé à la forge qui résonnait des coups de marteau contre l'enclume. C'était naguère encore un potager, mais cela ressemblait davantage à un champ de mines tant il y avait de trous. Ange Pitou introduisit Laura dans un appentis où se trouvaient les outils de jardin et l'y fit asseoir sur un petit banc :

- Voilà ! Nous restons ici jusqu'à ce qu'ils soient tous partis. Claude viendra nous chercher...

- Vous semblez très amis, en effet. Comment vous êtes-vous connus?

- De façon un peu brutale... J'arrivais dans le village à la fin d'un jour, habillé en paysan avec mon sac sur le dos... La nuit tombait et il n'y avait âme qui vive. Le village semblait mort et je me demandais si les habitants s'étaient tous enfuis quand j'ai entendu crier une femme. Ça venait de la maison du maréchal-ferrant, mais il n'y avait personne dans la forge. Alors je suis entré et, dans la maison, j'ai vu un Prussien qui violentait une femme. Je n'ai pas réfléchi : je me suis jeté dessus et nous nous sommes battus. Il était plus grand, plus fort que moi : une espèce d'ours féroce. Et puis, tout d'un coup, il a poussé un cri et il n'a plus bougé. C'est en me relevant que j'ai vu Claude debout devant moi. Il m'a tendu la main pour m'aider à me relever, il tenait encore la masse avec laquelle il venait d'assommer mon adversaire. Il semblait frappé par la foudre et avait des larmes plein les yeux. C'est alors que j'ai regardé la femme. Elle gisait à terre, les yeux grands ouverts, la bouche béante sur son dernier cri, et j'ai compris qu'elle était morte : pour la faire taire le violeur l'avait étranglée.

Nous sommes restés là un moment sans bouger, le forgeron et moi, puis il m'a tendu la main de nouveau. Ce geste a été celui de l'amitié. Claude m'a gardé chez lui et on a jeté le corps du Prussien à la rivière. Moi, j'ai gardé ses vêtements...

- Personne ne l'a recherché ?

- Ils n'en sont plus là. Il y en a assez qui désertent en raison de la faim qui les pousse dehors comme des loups. Et puis ils sont tellement sales, tellement couverts de boue crayeuse qu'on ne les distingue guère. La défroque de celui-là m'a été bien utile pour observer ce qui se passait au château. Un moment j'étais un peu découragé : vous étiez inapprochable. Comment réussir à vous tirer de ce piège? Claude alors...

- Mais dites-moi d'abord comment vous êtes revenu ? Où est le baron ?

- A Paris, je suppose! Dès que nous eûmes quitté le château il a été pris d'une hâte étrange, comme s'il sentait que là-bas on allait avoir besoin de lui. Il a dû apprendre sur le chemin la nouvelle de la déchéance du Roi.

- Il a dû ? Où vous êtes-vous séparés ?

- A Pont-de-Somme-Vesles.

- C'est lui qui vous a envoyé ?

- N...on, mais il ne s'est pas opposé à ce que je revienne ici. Il s'est contenté de dire que j'allais perdre mon temps, que... vous étiez trop contente que l'affaire de la Toison d'Or vous donne un bon prétexte pour rester auprès de votre mari.

- C'est cela qu'il croit vraiment?

- J'en ai peur! Il dit... que vous êtes de ces femmes qui se complaisent dans leur malheur, qu'il s'est trompé sur vous, que vous êtes... irrécupérable.

- Voilà donc ce qu'il pense de moi ? murmura Laura avec l'impression qu'une énorme pierre pesait à présent sur son cour. Il a cru que j'acceptais le marché du duc afin de rester auprès de Josse?... Mais je n'y pensais même pas à cet instant ! Je voulais seulement qu'après l'amère déception que le baron venait d'éprouver, il eût au moins la satisfaction de remporter ce qu'il était venu chercher. Et il n'a rien compris ! Quel homme est-il donc?

- La bravoure, la noblesse, la générosité mêmes ! Mais... il attend de ceux qui l'entourent un détachement absolu de ce qui n'est pas la cause à laquelle il a voué sa vie.

- Il sait pourtant le peu de cas que je fais de la mienne puisque je voulais mourir et qu'il m'en a dissuadée, me promettant de me donner l'occasion d'en finir... utilement.

- Sans doute, seulement vous avez revu votre époux et dans des circonstances tragiques. Vous l'avez vu blessé, mourant peut-être, et tout a été changé...

- Rien n'a été changé, bien au contraire, car aujourd'hui je l'ai vu à nouveau, debout, toujours aussi sûr de lui et je n'ai plus eu qu'en envie : fuir loin de lui et surtout ne pas vivre à ses côtés le chemin de Brunswick. Et vous êtes arrivé... tel un ange gardien !

Pitou se mit à rire :

- Un ange plutôt crasseux mais très heureux d'être venu à temps ! J'étais certain que le baron se trompait à votre sujet et il fallait que j'en aie le cour net. A présent tout va bien !

C'était peut-être beaucoup dire car il leur fallut faire preuve d'une longue patience : durant presque toute la nuit, les Prussiens qui remontaient depuis La Lune défilèrent à travers le village pour reprendre le chemin de Granpré, le seul passage de l'Argonne qu'ils eussent réussi à forcer. Un interminable et lugubre convoi pour lequel, afin d'y entasser les malades, on avait réquisitionné toutes les charrettes, tout ce qui pouvait rouler, y compris les brouettes. Afin d'alléger ceux qui, bien que souffrants, étaient encore capables de marcher, Brunswick leur avait permis de jeter les lourds fusils en disant qu'il leur en donnerait d'autres. Par chance, la nuit était sèche et claire. Durant des heures, dans leur fragile abri, Pitou et Laura écoutèrent ces grincements de roues, ces jurons, ces plaintes parfois, ces roulements de caissons et ces piétinements, ces hennissements auxquels ne se mêla jamais l'écho d'une de ces chansons de marche qui aurait aidé le soldat à parcourir de si longues trottes : cette armée-là était une armée de fantômes... L'écho pourtant fut long à s'éteindre et l'aube n'était plus loin quand la silhouette massive du maréchal-ferrant s'encadra dans la porte de l'appentis.

- Venez ! dit-il. Il n'y a plus personne !

Ils le suivirent dans la maison où un bon feu brûlait dans la cheminée. Laura s'en approcha avec un plaisir visible et Claude Bureau la regarda un instant lui tendre ses mains.

- Alors c'est vous qu'ils avaient prise? dit-il. Est-ce qu'ils vous ont violée ?

Elle fit non de la tête en le regardant avec une profonde pitié. Cet homme-là aussi avait l'air d'un fantôme avec ses joues blêmes et ses yeux rougis par les larmes et le feu de la forge. Puis elle ajouta :

- Pourquoi me demandez-vous cela?

- Parce que vous êtes belle... et qu'il y a du sang sur vos mains. Vous avez eu à vous défendre...

Elles saignaient, en effet, à cause des échardes plantées dans la peau fine.

- Pas contre un homme. Je me suis blessée en franchissant les planches... mais je veux vous remercier d'avoir aidé mon ami Pitou à me sauver. On allait m'emmener en Allemagne, et, là, je crois que j'aurais subi... ce que vous avez dit.

- On vous réservait au prince?... Alors je suis content. Je vais soigner vos mains et puis vous mangerez.

Sans la quitter des yeux, il alla chercher des petits ciseaux, une aiguille et une bande prise dans du vieux linge. Avec une délicatesse inattendue, il enleva les menues épines de bois, nettoya les petites blessures et les banda. Pitou, immobile, ne disait rien, conscient du plaisir que prenait son nouvel ami à soigner cette jeune femme. Il savait déjà qu'il adorait la sienne et, d'ailleurs, quand ce fut fini, il l'entendit murmurer :

- Voilà ! Il ne faut pas que vous soyez abîmée. Ce serait dommage parce que vous êtes blonde... comme ma femme ! Maintenant, mangez !

Comme par enchantement un pain de ménage un peu rassis et un jambon salé entamé venaient d'apparaître sur la table qu'une ménagère soigneuse avait longtemps cirée et qui en gardait les traces. Devant l'étonnement de Laura, Pitou sourit :

- Quand il a su que les Prussiens arrivaient, Claude a réussi à cacher quelques provisions...

- C'était pour ma femme, expliqua celui-ci de ce ton un peu enfantin qu'il employait avec Laura. Je ne voulais pas qu'elle ait faim...

Autour d'eux, le village s'animait, chacun sortant du trou où il s'était caché pour voir le premier soleil depuis Valmy éclairer le paysage de désolation. Là-bas, le château vide bâillait de toutes ses fenêtres dont plusieurs étaient brisées. On n'y voyait pas âme qui vive, mais au bord des douves quelques cadavres abandonnés : les corps des soldats morts de maladie, certains même que l'on avait achevés... Si la malédiction de la guerre s'éloignait, le cauchemar n'était pas encore fini...

Il ne l'était pas tout à fait, non plus, pour Laura. Il fallait à présent rejoindre Pont-de-Somme-Vesles où l'on avait une chance de trouver de quoi rentrer à Paris : quelque six lieues à pied par des chemins ravinés et à la merci de soldats perdus ou de maraudeurs, voire de vrais brigands. Pour ce trajet, Pitou tira de son sac son uniforme de garde national, cependant que Laura troquait ses vêtements un rien trop élégants pour courir la campagne contre une jupe, un caraco, un bonnet et une mante appartenant à la défunte Mme Bureau; Claude les lui donna généreusement. Ce qui ne l'empêcha pas d'éclater en sanglots quand il vit la jeune femme ainsi habillée :

- On dirait qu'elle est revenue, balbutiait-il entre ses sanglots. Et ce fut peut-être pour garder cette image plus longtemps présente à ses regards qu'il décida d'accompagner les voyageurs jusqu'à Pont-de-Somme-Vesles.

- Tout le monde me connaît dans le pays, assura-t-il. On connaît aussi ma force. Avec moi vous arriverez à bon port...

Une précaution qui ne s'avéra pas inutile. A deux reprises au cours de leur trajet, Pitou et Laura rencontrèrent des hommes de mauvaise mine lancés sur la piste de l'armée en retraite dans l'intention de détrousser les cadavres et au besoin d'achever quelques malades. On savait que les Prussiens avaient beaucoup pillé et l'opération pouvait être fructueuse, mais les voleurs n'essayèrent pas de se faire la main sur ce couple composé d'un garde national et d'une paysanne. La carrure de Claude qui les suivait et le merlin porté sur l'épaule étaient tout à fait dissuasifs. Au bout de cinq heures de marche, coupées d'arrêts pour permettre à Laura de souffler un peu, on arriva à destination. Ce fut pour y trouver un détachement des dragons de Valence chargé de s'assurer que la route de Châ-lons était libre de tout Prussien. Ceux-ci bivouaquaient dans la vaste cour du relais de poste... où un étrange ornement pendait à un arbre, près de l'entrée : le corps d'un homme portant encore un semblant d'uniforme était pendu par le cou au-dessus d'un tambour. Cette vue fit détourner la tête de Laura avec un haut-le-cour.

- Vous pendez les vôtres maintenant? demanda Pitou à un vieux dragon qui fumait sa bouffarde auprès du feu de plein air.

L'autre leva sur lui un regard indigné, tira sa pipe de sa bouche, cracha par terre et expliqua :

- Des nôtres, ça? Tu veux rire, garçon!... Ça, c'était un nommé Charlat, perruquier de son état, qui nous est arrivé avec un détachement de volontaires traînant avec lui ce tambour. Cette vermine qu'a jamais vu le feu s'est amenée en se vantant de ses exploits parisiens : y s'rait celui qu'a coupé le cou à la malheureuse citoyenne Lamballe et qui, après, a fait friser ses cheveux pour promener sa tête au bout d'une pique. Nous, on est des soldats. Pas des bouchers, ni des assassins ! On veut pas d'ça chez nous ! On lui a fait son affaire ! Les autres ont préféré continuer leur chemin...

Laura cacha son visage dans ses mains, réprimant un sanglot. Elle ne revoyait que trop clairement l'horrible scène devant la prison de la Force. Le vieux soldat eut un bon sourire :

- Faut pas pleurer là-dessus, citoyenne! Des charognes comme ça, ça déshonore la Révolution !

Laura laissa tomber l'une de ses mains et lui tendit l'autre :

- Je ne pleure pas sur lui ! Vous êtes de braves gens!

Au relais, Claude Bureau accepta seulement de partager un repas avec ses compagnons avant de reprendre le chemin de Hans où il espérait rentrer avant la nuit :

- Portez-vous bien, tous les deux ! lança-t-il en les quittant. On se reverra peut-être ?

- Pourquoi pas ? dit Pitou. Dès l'instant où l'on sait qu'on a un ami !

Laura se contenta de l'embrasser sans rien dire. Il en parut extraordinairement heureux et ce fut d'un pas plus allégé qu'il s'éloigna sur la route qui le ramenait à son foyer désert.

Les deux voyageurs passèrent la nuit au relais, après quoi le maître de poste leur donna une voiture et deux chevaux pour aller jusqu'à Châlons où la poste avait repris un trafic presque régulier.

Ils trouvèrent la ville en fête. Annoncée la veille au soir par des salves d'artillerie et les cloches de la ville, elle célébrait la toute jeune République avec un enthousiasme qui serra le cour de Pitou. Une effigie de la Liberté, traînée sur un char et entourée de jeunes filles vêtues de blanc, ceintes de rubans tricolores et coiffées de feuilles de chêne entremêlées de rosés, fut conduite à l'immense camp militaire pour y recevoir discours et chants patriotiques.

- Mon Dieu, murmura le journaliste. Si c'est partout pareil nous allons avoir une tâche plus difficile encore que ne l'imaginait le baron...

- Difficile ou impossible ?

- C'est un mot qu'il n'accepte et n'acceptera jamais. Moi non plus...

- Alors, fit doucement la jeune femme, pourquoi voulez-vous que moi je l'accepte ? Je veux ma part. Votre baron me la doit... avec des excuses s'il sait toutefois ce que ce mot-là signifie.

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