6.
Un tintement de clochette retentit. Les portes de l’ascenseur s’ouvraient sur le troisième palier. L’inscription sur la plaque apposée au mur indiquait l’entrée du service de neurologie. Lauren sortit de la cabine sans saluer ses collègues qui descendaient vers les étages inférieurs de l’hôpital. Les néons suspendus au plafond du long couloir se reflétaient dans les vernis colorés du sol. Ses chaussures crissaient sur le linoléum à chacun de ses pas. Elle leva la main pour gratter doucement à la porte 307, mais son bras retomba le long du corps, lourd. Elle entra.
Il n’y avait plus de draps ni d’oreiller à la tête du lit. La perche à perfusion se tenait, nue, droite comme un squelette, poussée dans un coin près du rideau immobile de la salle de bains. La radio posée sur la table de nuit était muette, les peluches qui souriaient encore ce matin au rebord de la fenêtre étaient parties remplir leur office dans d’autres chambres. Des dessins d’enfants accrochés aux murs, il ne restait que quelques bouts de scotch.
La petite Marcia s’était évanouie dans l’après-midi, diront certains, d’autres diront simplement qu’elle était morte, mais pour tous ceux qui travaillaient à l’étage, cette chambre serait encore la sienne pour quelques heures. Lauren s’assit sur le matelas, elle caressa l’alèse. Sa main fébrile avança jusqu’à la table de nuit et ouvrit le tiroir. Elle prit la feuille pliée en quatre et attendit un peu pour en lire le secret. La petite fille qui s’était envolée aveugle avait vu juste. La couleur des yeux de Lauren s’effaça sous les larmes. Elle se courba pour chasser un spasme.
La porte s’entrouvrit, mais Lauren n’entendit pas le souffle de l’homme aux tempes blanches qui la regardait pleurer.
Aussi digne qu’élégant dans son costume noir, la barbe grise taillée tout près des joues, Santiago vint à pas feutrés s’asseoir à côté d’elle, il posa sa main sur son épaule.
— Vous n’y êtes pour rien, murmura-t-il d’une voix teintée d’un accent argentin. Vous n’êtes que des médecins, pas des dieux.
— Et vous, qui êtes-vous ? murmura Lauren entre deux sanglots.
— Son père, je suis venu chercher ses dernières affaires, sa mère n’a plus la force. Il faut que vous vous ressaisissiez. D’autres enfants ici ont besoin de vous.
— Ça devrait être le contraire, dit Lauren dans un hoquet de larmes.
— Le contraire ? interrogea l’homme, perplexe.
— C’est moi qui devrais vous consoler, pleura-t-elle de plus belle.
L’homme, prisonnier de sa pudeur, hésita un instant ; il prit Lauren au creux de ses bras et la serra tout contre lui. Ses yeux ridés aux iris azur s’embuèrent à leur tour ; alors, pour accompagner Lauren, comme par courtoisie, il accepta enfin de laisser libre sa peine.
*
L’ambulance s’arrêta sous l’auvent des Urgences. Le chauffeur et le secouriste guidèrent les pas d’Arthur jusqu’à la vitre du bureau des admissions.
— Vous êtes arrivé, dit le brancardier.
— Vous ne voulez pas m’ôter ce bandeau ? Je vous assure que je n’ai rien, je voudrais juste rentrer chez moi.
— Ça tombe bien ! reprit Betty d’une voix autoritaire en consultant la fiche d’intervention que venait de lui remettre le secouriste. Moi aussi je voudrais que vous rentriez chez vous, poursuivit-elle, je voudrais que tous les gens qui attendent dans ce hall rentrent chez eux et pour finir, moi aussi je rentrerais bien chez moi. Mais en attendant que Dieu nous exauce, on va devoir vous examiner et eux aussi. On viendra vous chercher.
— Dans combien de temps ? demanda Arthur d’une voix presque timide.
Betty regarda le plafond, elle leva les bras au ciel et s’exclama.
— Lui seul le sait ! Installez-le dans la salle d’attente, dit-elle aux brancardiers en s’éloignant.
*
Le père de Marcia se leva et ouvrit la porte du placard. Il prit le petit carton qui contenait les affaires de sa petite fille.
— Elle vous aimait beaucoup, dit-il sans se retourner.
Lauren baissa la tête.
— En fait, ce n’est pas ce que je voulais dire, reprit l’homme.
Et comme Lauren restait silencieuse, il lui posa une autre question.
— Quoi que je dise entre ces murs, vous êtes tenue au secret médical, n’est-ce pas ?
Lauren répondit qu’il avait sa promesse, alors Santiago avança jusqu’au lit, il s’assit près d’elle et murmura :
— Je voulais vous remercier de m’avoir permis de pleurer.
Et tous les deux restèrent là, presque immobiles.
— Vous racontiez parfois des histoires à Marcia ? demanda Lauren à voix basse.
— Je vivais loin de ma fille, je suis revenu pour l’opération. Mais chaque soir, je lui téléphonais de Buenos Aires, elle posait le combiné sur son oreiller et je lui racontais l’histoire d’un peuple d’animaux et de végétaux qui vivaient au milieu d’une forêt, dans une clairière jamais découverte par les hommes. Et ce conte a duré plus de trois ans. Entre le lapin au pouvoir magique, les cerfs, les arbres qui avaient chacun leur nom, l’aigle qui tournait toujours en rond parce qu’il avait une aile plus courte que l’autre, il m’arrivait parfois de me perdre dans mon récit, mais Marcia me reprenait à la moindre erreur. Pas question de retrouver la tomate savante, ou le concombre aux fous rires impossibles, ailleurs que là où nous les avions quittés la veille.
— Il y a un hibou dans cette clairière ?
Santiago sourit.
— Celui-là c’était un drôle de numéro ! Emilio était gardien de nuit. Pendant que tous les autres animaux dormaient, il restait éveillé pour les protéger. En fait, ce boulot, c’était un prétexte, ce hibou est un sacré trouillard. Au lever du jour, il volait à toute vitesse jusqu’à une grotte. Il se cachait là, parce qu’il a peur de la lumière. Mais le lapin a toujours été un type bien, il le savait et il n’a jamais trahi son secret. Marcia s’endormait souvent avant la fin de l’histoire, moi j’écoutais son souffle pendant quelques minutes avant que sa mère raccroche le combiné. Sa petite respiration, c’était comme de la belle musique, j’emmenais ses notes dans ma nuit.
Le père de la petite fille se tut. Il se leva et avança jusqu’à la porte.
— Vous savez, là-bas, en Argentine, je construis des barrages, ce sont de grands ouvrages, mais ma fierté, c’était elle !
— Attendez ! dit Lauren, d’une voix douce.
Elle se pencha et regarda sous le lit. À l’ombre du sommier, un petit hibou blanc attendait, les ailes croisées. Elle prit la peluche et la tendit à Santiago. L’homme revint vers elle, il recueillit l’oiseau et caressa délicatement sa fourrure.
— Tenez, dit-il à Lauren en lui rendant le hibou blanc. Réparez-lui les yeux, vous êtes médecin, vous devriez pouvoir faire ça. Rendez-lui la liberté, faites qu’il n’ait plus jamais peur.
Il la salua et quitta la pièce. Lorsqu’il fut seul dans le couloir il serra contre lui le petit carton.
Le biper de Lauren vibrait, on la cherchait à l’accueil des Urgences. Elle se rendit dans la salle des infirmières d’étage et décrocha le téléphone. Betty remercia le ciel qu’elle soit encore dans les murs, le service ne désemplissait pas, elle avait besoin de renfort immédiat.
— Je descends tout de suite, dit Lauren en raccrochant.
Avant de sortir de la chambre, elle enfouit dans la poche de sa blouse un drôle de hibou ; la petite bête avait bien besoin de chaleur humaine, cette après-midi, elle avait perdu sa meilleure amie.
*
Arthur n’en pouvait plus d’attendre, il chercha son téléphone portable dans la poche droite de sa veste, mais il n’y avait plus de poche droite à sa veste.
Les yeux bandés, il essayait de deviner l’heure qu’il était. Paul allait être furieux, il se souvenait d’avoir déjà pensé aujourd’hui que Paul serait furieux mais il avait oublié pourquoi. Il se leva et avança à l’aveuglette vers la banque d’accueil. Betty se précipita à sa rencontre.
— Vous êtes impossible !
— J’ai horreur des hôpitaux.
— Bon, puisque vous êtes là, profitons-en pour remplir le questionnaire d’admission. Vous êtes déjà venu ?
— Pourquoi ? répondit Arthur, inquiet, qui se tenait au comptoir.
— Parce que si vos coordonnées sont déjà dans l’ordinateur, ça va plus vite.
Arthur répondit par la négative. Betty avait la mémoire des visages et, malgré le bandage qui recouvrait les yeux, les traits de cet homme lui disaient quelque chose. Peut-être l’avait-elle croisé ailleurs ? Et finalement peu lui importait, elle avait trop à faire pour réfléchir à cela maintenant.
Arthur voulait rentrer chez lui, l’attente n’avait que trop duré et il voulut se débarrasser de son pansement.
— Vous êtes débordés et moi je me sens vraiment bien, dit-il, je vais rentrer chez moi.
Betty lui immobilisa les mains sans ménagement.
— Essayez pour voir !
— Et qu’est-ce que je risque ? demanda Arthur presque amusé.
— La moindre petite douleur qui surgirait dans les six à douze mois et en cas de soins nécessaires vous pouvez faire une croix sur votre assurance ! Si vous franchissiez la porte de ce sas, ne serait-ce que pour aller allumer une cigarette dehors, je renverrais votre questionnaire en mentionnant que vous avez refusé de faire un bilan médical. Même pour une petite rage de dents votre compagnie vous dira d’aller vous faire voir.
— Je ne fume pas ! dit Arthur en reposant ses bras sur le comptoir.
— Je sais que c’est angoissant d’être dans le noir, mais soyez patient, voilà le docteur, elle vient de sortir de l’ascenseur derrière vous.
Lauren s’approcha de l’accueil. Depuis qu’elle avait quitté la chambre de Marcia, elle n’avait pu prononcer aucun mot. Elle prit le dossier des mains de l’infirmière et se plongea dans la lecture du rapport de l’ambulancier tout en guidant Arthur par le bras vers la salle numéro 4. Elle tira le rideau du box et l’aida à s’installer sur le lit. Dès qu’il fut allongé, elle commença à dérouler le bandage.
— Gardez les yeux fermés pour l’instant, dit-elle.
Les quelques mots qu’elle avait prononcés d’une voix pourtant apaisante avaient suffi à élancer le cœur d’Arthur. Elle retira les deux morceaux de gaze et souleva les paupières, inondant les yeux de sérum physiologique.
— Vous avez mal ?
— Non.
— Vous avez eu l’impression de recevoir un éclat ?
— Aucunement, ce pansement c’était une idée de l’ambulancier, je n’ai vraiment rien.
— Il a bien fait. Vous pouvez rouvrir les yeux maintenant !
Quelques secondes furent nécessaires pour dissiper le liquide. Quand la vision d’Arthur redevint nette, son cœur se mit à battre plus fort encore. Le vœu qu’il avait formulé sur la tombe de Lili venait de se réaliser.
— Ça va ? demanda Lauren, qui remarquait la pâleur sur le visage de son patient.
— Oui, dit-il la gorge serrée.
— Détendez-vous !
Lauren se pencha au-dessus de lui pour étudier les deux cornées à la loupe. Pendant qu’elle pratiquait cet examen, leurs visages étaient si proches que leurs lèvres se frôlaient presque.
— Vous n’avez absolument rien aux yeux, vous avez eu beaucoup de chance !
Et Arthur ne fit aucun commentaire…
— Pas de perte de connaissance ?
— Pas encore, non !
— C’était de l’humour ?
— Une vague tentative.
— Des migraines ?
— Non plus.
Lauren passa sa main sous le dos d’Arthur et palpa la colonne vertébrale.
— Aucune douleur ?
— Absolument rien.
— Vous avez une belle ecchymose à la lèvre. Ouvrez la bouche !
— C’est indispensable ?
— Puisque je viens de vous le demander.
Arthur s’exécuta, Lauren prit sa petite lampe.
— Oh là, il y a au moins cinq points à faire pour recoudre ça.
— Tant que ça ?
— C’était de l’humour aussi ! Un bain de bouche pendant quatre jours suffira amplement.
Elle désinfecta la blessure au front et en souda les bords avec un gel. Elle ouvrit ensuite un tiroir et déchira la pochette d’un pansement qu’elle colla sur la plaie.
— J’ai un peu mordu sur le sourcil, vous aurez un moment difficile à passer quand vous enlèverez ce sparadrap. Les autres coupures sont mineures, elles cicatriseront toutes seules. Je vais vous prescrire quelques jours d’un antibiotique à spectre large, juste en prévention.
Arthur boutonna le poignet de sa chemise et se redressa, il remercia Lauren.
— Pas si vite, dit-elle en le repoussant contre la table d’examen. Je dois aussi prendre votre tension.
Elle décrocha l’appareil de mesure de son support mural et le passa autour du bras d’Arthur. Le tensiomètre était automatique. Le brassard se gonflait et se dégonflait à intervalles réguliers. Quelques secondes suffirent pour que les chiffres s’inscrivent sur le cadran fixé à la tête de la table d’examens.
— Vous êtes sujet à de la tachycardie ? demanda Lauren.
— Non, répondit Arthur, très embarrassé.
— Pourtant vous faites une belle crise, votre cœur bat à plus de cent vingt pulsations par minute et votre tension est à dix-huit, ce qui est beaucoup trop élevé pour un homme de votre âge.
Arthur regarda Lauren, il cherchait une excuse à son cœur.
— Je suis un peu hypocondriaque, et l’hôpital me terrorise.
— Mon ex tournait de l’œil rien qu’en voyant ma blouse.
— Votre ex ?
— Aucune importance.
— Et votre actuel, il supporte le stéthoscope ?
— J’aimerais quand même mieux que vous consultiez un cardiologue, je peux en biper un si vous le souhaitez.
— C’est inutile, dit Arthur d’une voix chevrotante. Ce n’est pas la première fois que cela m’arrive ; enfin dans un hôpital, c’est la première fois ; lorsque je présente des concours, j’ai la poitrine qui s’emballe un peu, je suis sujet au trac.
— Qu’est-ce que vous faites comme métier pour présenter encore des concours ? questionna Lauren, amusée, en rédigeant une ordonnance.
Arthur hésita avant de répondre. Il profitait de ce qu’elle était concentrée sur sa feuille pour la regarder, silencieux et attentif. Lauren n’avait pas changé, à part la coiffure peut-être. La petite cicatrice qu’il avait tant aimée sur son front avait presque disparu. Et toujours ce même regard, indescriptible et fier. Il reconnaissait chaque expression de son visage, comme le mouvement de l’arc de Cupidon, sous son nez, quand elle parlait. La beauté de son sourire le ramenait aux souvenirs heureux. Était-il possible que quelqu’un vous manque à ce point ? Le brassard se regonfla aussitôt et de nouveaux chiffres s’affichèrent. Lauren releva la tête pour les consulter.
— Je suis architecte.
— Et vous travaillez aussi le week-end ?
— Parfois même la nuit, nous sommes toujours « charrette ».
— Je sais de quoi vous parlez !
Arthur se redressa sur la table.
— Vous avez connu un architecte ? demanda-t-il d’une voix fébrile.
— Pas que je m’en souvienne, non, mais je parlais de mon métier, nous avons cela en commun, travailler sans compter les heures.
— Et que fait votre ami ?
— Cela fait deux fois que vous me demandez si je suis célibataire… Votre cœur bat beaucoup trop vite, je préférerais vous faire examiner par un de mes collègues.
Arthur arracha le brassard du tensiomètre et se releva.
— Là, c’est vous qui êtes angoissée !
Il voulait rentrer se reposer. Demain tout irait bien. Il promit de faire vérifier sa tension dans les prochains jours, et s’il y avait quoi que ce soit d’anormal, il consulterait aussitôt.
— C’est une promesse ? insista Lauren.
Arthur supplia le ciel qu’elle cesse de le regarder ainsi. Si son cœur n’explosait pas d’une minute à l’autre, il la prendrait dans ses bras pour lui dire qu’il était fou d’elle, qu’il était impossible de revivre dans la même ville, et de ne pas se parler. Il lui raconterait tout, en imaginant qu’il ait le temps de le faire avant qu’elle n’appelle la sécurité et le fasse interner pour de bon. Il prit sa veste, ou plutôt ce qu’il en restait, se refusa à la passer devant elle et la remercia. Il sortait du box quand il l’entendit l’appeler dans son dos.
— Arthur ?
Cette fois, il sentit pulser son cœur jusque dans sa tête. Il se retourna.
— C’est bien votre prénom, n’est-ce pas ?
— Oui, articula-t-il d’une bouche qui ne contenait plus de salive.
— Votre ordonnance ! dit Lauren en lui tendant la feuille rose.
— Merci, répondit Arthur en prenant le papier.
— Vous m’avez déjà remerciée. Mettez votre veste, à cette heure les soirées sont fraîches et votre organisme a eu sa dose d’agressions pour aujourd’hui.
Arthur enfila une manche maladroitement, juste avant de s’en aller il se retourna et regarda longuement Lauren.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
— Vous avez un hibou dans la poche, dit-il avec un sourire triste aux lèvres.
Et Arthur quitta le box.
Alors qu’il traversait le hall, Betty l’appela de derrière la vitre. Il revint vers elle, hébété.
— Signez et vous êtes libre, dit-elle en lui présentant un gros cahier noir.
Arthur parapha le registre des Urgences.
— Vous êtes certain que vous allez bien ? s’enquit l’infirmière en chef. Vous avez l’air sonné.
— C’est bien possible, répondit-il en s’éloignant.
Arthur guettait un taxi devant le sas des Urgences, et depuis la guérite où Betty classait ses fiches d’admissions, Lauren le regardait sans qu’il s’en aperçoive.
— Tu ne trouves pas qu’il lui ressemble un peu ?
— Je ne sais pas de qui tu parles, répondit l’infirmière, la tête plongée dans ses dossiers. Par moments, je me demande si nous travaillons dans un hôpital ou dans une administration.
— Les deux, je crois. Regarde-le vite et dis-moi comment tu le trouves. Il est plutôt pas mal non ?
Betty souleva ses lunettes, elle jeta un regard bref et replongea dans ses papiers. Un véhicule de la Yellow Cab Company venait de s’arrêter, Arthur grimpa à bord et la voiture s’éloigna.
— Aucun rapport ! dit Betty.
— Tu l’as regardé deux secondes !
— Oui mais c’est la centième fois que tu me demandes ça, alors j’ai de l’entraînement, et puis je t’ai déjà dit que j’avais un don pour la mémoire des visages. Si c’était ton type, je l’aurais tout de suite reconnu, je n’étais pas dans le coma, moi.
Lauren prit une pile de feuilles et aida l’infirmière dans son classement.
— Tout à l’heure, pendant que je l’examinais, j’ai eu un vrai doute.
— Pourquoi ne lui as-tu pas posé la question ?
— Je me vois bien dire à un patient : « Pendant que je sortais du coma, vous n’auriez pas passé quinze jours assis au pied de mon lit, par le plus grand des hasards ? »
Betty rit de bonne grâce.
— Je crois que je l’ai encore rêvé cette nuit. Mais au réveil je n’arrive jamais à me souvenir de ses traits.
— Si c’était lui, il t’aurait reconnue. Tu as vingt « clients » qui t’attendent, tu devrais te sortir ces idées de la tête et aller travailler. Et puis tourne la page, tu as quelqu’un dans ta vie, non ?
— Mais tu es certaine que ce n’était pas lui ? insista Lauren à voix basse.
— Tout à fait !
— Parle-moi encore de lui.
Betty abandonna sa pile de documents et pivota sur son tabouret.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise !
— C’est quand même incroyable, s’insurgea Lauren. Un service entier a côtoyé cet homme pendant deux semaines et je n’arrive pas à trouver une seule personne qui sache quoi que ce soit de lui.
— Il faut croire qu’il était d’un naturel discret ! grommela Betty en agrafant une liasse de feuilles roses.
— Et personne ne se demandait ce qu’il faisait là ?
— À partir du moment où ta mère tolérait sa présence, nous n’avions pas à nous en mêler. Tout le monde ici pensait que c’était un de tes amis, ton petit ami même ! Tu as fait des jalouses à l’étage. Il y en a plus d’une qui te l’aurait bien piqué.
— Maman pense que c’était un patient, Fernstein que c’était un parent de la famille et toi qu’il était mon petit ami. Décidément, personne n’arrive à se mettre d’accord.
Betty toussota, et se leva pour prendre une ramette de papier. Elle laissa retomber ses lunettes sur son nez et regarda Lauren d’un air grave.
— Toi aussi tu étais là !
— Qu’est-ce que vous cherchez à me cacher, tous ?
Masquant son embarras, l’infirmière replongea la tête dans sa paperasserie.
— Rien du tout ! Je sais que ça paraît bizarre mais la seule chose incroyable, c’est que tu t’en sois sortie sans séquelles et tu devrais remercier le ciel au lieu de t’entêter à t’inventer des mystères.
Betty assena un coup à la petite cloche devant elle et appela le numéro 125. Elle mit un dossier dans les bras de Lauren et lui fit signe de retourner à son poste.
— Mais merde, c’est moi le médecin chef ici, râla Lauren en entrant dans le box numéro 4.