Chapitre 5
L'échange du neveu de L'Aubignière eut lieu le lendemain vers le début de l'après-midi. Cette fois, les Iroquois vinrent par le fleuve. On les vit paraître en aval, remontant le courant sur quelques canots rougeâtres qu'ils avaient dû voler aux tribus riveraines. Ils débarquèrent sur la plage de gravier et montèrent vers le poste.
Comme la veille, les Blancs étaient groupés devant l'entrée. Les Indiens Hurons, Algonquins, Abénakis, sur les côtés en masse compacte et silencieuse. Angélique se tenait un peu en retrait avec Honorine et les deux autres femmes. Le spectre de la guerre paraissait certes écarté, mais telle était la réputation des Iroquois qu'on, ne pouvait s'empêcher d'être chaque fois inquiets à leur apparition.
Ils n'étaient qu'une dizaine et ne portaient pas d'armes à feu. Ils s'avançaient avec une désinvolture méprisante, affectant de ne pas considérer les autres indigènes dont la haine à leur vue se manifestait par un murmure houleux.
Le collier de wampum posé à mi-chemin entre le fleuve et le poste assurait l'immunité des parlementaires ennemis.
À leur tête marchaient Swanissit et Outtaké et, entre eux, leur donnant la main, trottinait un petit garçon d'environ sept à huit ans, vêtu d'une seule bande de peau entre les jambes et chaussé de mocassins. Malgré ses cheveux oints de graisse, on voyait qu'il était blond comme les blés, et dans son visage bronzé ses yeux étaient limpides ainsi que l'eau d'un lac. Sa ressemblance avec le coureur de bois aux doigts mutilés ne faisait aucun doute et trahissait leur parenté.
À sa vue, Angélique se sentit étreinte de pitié et d'angoisse et serra contre elle Honorine. Elvire, la jeune veuve, lança un regard vers ses deux garçons assis sagement dans l'herbe, quelques pas plus loin. Toutes deux étaient traversées de la même pensée. Le destin jetterait-il un jour leurs enfants à demi nus, dans la forêt, aux mains d'Indiens barbares ? La preuve était visible que de telles choses pouvaient survenir. Les femmes se sentirent émues et oppressées devant ce petit malheureux. Déjà elles chauffaient en pensée le bain qu'elles allaient lui donner, dans quelques heures, quand enfin il serait sain et sauf parmi les siens. Ce jour-là, on s'assit de part et d'autre devant le collier de wampum. Les négociations n'allèrent pas sans éclat.
– Pourquoi, demanda Nicolas Perrot, n'avez-vous pas apporté votre calumet ? Êtes-vous donc venus en repoussant d'avance toutes possibilités de paix ?
– Nous sommes venus pour obtenir simplement notre passage en échange de l'enfant. Notre calumet, nous le fumerons plus tard avec Tekonderoga, l'Homme du Tonnerre, quand vous serez partis et que nous serons assurés qu'il ne nous a pas trahis avec vous autres, Français, qui êtes de sa race, et surtout avec ces chacals qui vous accompagnent, répondit Swanissit brutalement.
– Pourquoi avais-tu emmené un si jeune enfant dans un parti de guerre ? interrogea à son tour Romain de L'Aubignière.
Les yeux du Sénéca s'étirèrent, rusés.
– Je l'aime, et il n'a que moi au monde. Il ne voulait pas me quitter.
– Dis plutôt que tu voulais l'avoir sous la main quand les choses tourneraient mal pour toi et que le moment serait venu de te faire payer tes crimes parmi nous et nos tribus amies...
Florimond allait et venait pour tenir obligeamment les dames au courant de ce qui se passait. Il put enfin leur annoncer qu'une amnistie générale paraissait sur le point de s'établir. Les Français voulaient bien déclarer qu'ils se désintéressaient de ce misérable parti d'Iroquois qui s'était laissé coincer entre le fleuve et le chemin de leur vallée natale. Onontio, le gouverneur de Québec, depuis le traité de Michilimakinac, voulait bien considérer les Iroquois comme ses enfants, et les Français ci-présents oublieraient leurs griefs, à l'exemple de leur père Onontio, pour ne se souvenir que de l'agrément que Swanissit leur causait en leur rendant le petit garçon.
Un tonnelet d'eau-de-vie, que Romain de L'Aubignière remit lui-même à Swanissit, scella cette nouvelle ère de paix ainsi que la restitution du minuscule otage. Ce fut à ce moment que les choses se gâtèrent.
Chacun était maintenant debout. Swanissit et Outtaké amenèrent l'enfant à quelques pas de son oncle. Puis, le lâchant, lui dirent : « Va ! » avec un grand geste qui le rendait aux hommes de sa race.
Mais le petit garçon, après avoir jeté un regard effaré autour de lui, se mit à pousser des cris perçants. Il se rejeta contre Swanissit, serrant à pleins bras les longues cuisses maigres du chef Sénéca et, levant vers lui sa face barbouillée de larmes, il lui adressait, en langue iroquoise, des supplications effrayées.
Le plus grand trouble s'empara aussitôt du groupe des guerriers iroquois. Perdant leur impassibilité, ils laissèrent transparaître sur leurs faces tatouées des sentiments atterrés et perplexes. Ils se pressèrent autour de l'enfant et se mirent à lui adresser des adjurations et des admonestations volubiles.
– Mais que se passe-t-il ? s'inquiéta Angélique s'adressant au vieux Macollet qui fumait sa pipe à l'ombre de la palissade, en surveillant la scène d'un air ironique.
Il hocha son bonnet de laine rouge.
– Ce qui devait arriver, pardieu ! Le gamin ne veut pas venir avec son oncle et refuse de quitter les sauvages !
Toujours ricanant, il eut un mouvement d'épaule fataliste.
– Fallait s'y attendre, pour sûr...
Les hurlements de l'enfant continuaient à dominer le tintamarre. Avec leurs voix haut perchées, aux onomatopées claquantes et la houle de leurs chevelures emplumées, les Iroquois ressemblaient à un groupe de perroquets en délire. Sans aucun souci de sa dignité, Outtaké s'agenouilla pour se placer à la hauteur de l'enfant afin de mieux le raisonner, mais c'était à lui aussi que le petit Français se cramponnait maintenant, un bras passé autour du cou puissant, son autre main crispée sur le lien de cuir que Swanissit portait autour des reins pour retenir son pagne. Les Français, très ennuyés, se concertèrent.
– Finissons-en ! dit le comte de Loménie. L'Aubignière, attrapez votre neveu de gré ou de force, et emmenez-le rapidement à l'écart. Qu'on n'entende plus ses cris, sinon tout le monde finira par tomber en transes.
Le Canadien marcha vers les Iroquois afin de saisir énergiquement l'objet du conflit, mais à peine avait-il avancé la main que les guerriers farouches se portèrent vers lui d'un air menaçant.
– N'y touchez pas !
– Ça se gâte, on dirait, monologua Eloi Macollet. Dame ! Fallait s'y attendre ! Fallait s'y attendre !... Ils disent qu'on sait bien que les Français sont des brutes avec leurs enfants, mais qu'on ne touchera pas un cheveu de celui-là devant eux... Faut s'y prendre avec patience, qu'y disent. Ça promet. Si le gamin est aussi obstiné que son oncle L'Aubignière, on sera encore là demain. D'ailleurs, tous ces L'Aubignière, c'est des têtes de mule !...
Angélique se glissa un peu en avant et se rapprocha de son mari.
– Que pensez-vous de cet incident ? lui chuchota-t-elle.
– Que ça peut tourner au pire.
– Qu'allons-nous faire ?
– Nous, rien pour le moment. Prendre patience ! C'est ce que nous recommandent ces messieurs les Iroquois.
Il demeurait calme, affichait de se tenir à l'écart de ces négociations qui ne le concernaient pas encore directement. Angélique, comme lui, comprenait qu'il était essentiel de ne pas s'énerver, mais la fièvre montait.
Cramoisi, l'enfant braillait de plus belle, les yeux clos, comme s'il refusait à jamais le sort affreux qu'on lui réservait : quitter les sauvages, revenir parmi ces monstres aux visages pâles !
Ses joues ruisselaient de larmes.
Angélique se sentait prise de pitié pour ce désespoir enfantin. Il fallait faire quelque chose... Elle regagna le fort et vola jusqu'au magasin de vivres. En tâtonnant, elle trouva ce qu'elle cherchait : un pain de sucre blanc dont elle cassa promptement quelques morceaux : puis elle plongea la main dans une caisse de pruneaux, en prit une poignée et revint en toute hâte sur les lieux du drame.
Loménie avait attiré ses lieutenants à l'écart.
– Laissons-les s'éloigner avec cet insupportable moutard et ensuite entrons en campagne pour le reprendre et les réduire à merci.
– Et s'ils le tuaient pour se venger, dit Maudreuil.
– Non, ils y sont trop attachés.
Peyrac intervint.
– Au point où nous en sommes, la rupture des négociations amènerait non seulement les ennuis que nous avons voulu éviter, mais de bien pires encore. Je vous demande de demeurer calmes et de prendre patience.
Angélique se pencha vers Honorine.
– Regarde ce pauvre petit garçon là-bas, qui pleure ; il a peur de toutes ces grandes personnes qu'il ne connaît pas. Va lui porter un morceau de sucre et des pruneaux et ensuite prends-le par la main et amène-le-moi.
On ne faisait jamais appel en vain au bon cœur d'Honorine. Sans aucune crainte, la petite fille s'avança toute droite devant les Iroquois qu'elle considéra avec familiarité. Elle avait l'air d'une petite poupée sortie d'un cadre avec sa robe à gros plis et son tablier de toile verte. Son bonnet vert, d'où s'échappaient ses boucles cuivrées, brillait au soleil. Les pieds étaient chaussés de mocassins, aux revers brodés de perles. D'un grand geste spontané, elle tendit les présents au garçonnet. Swanissit et Outtaké entrèrent aussitôt dans le jeu et s'empressèrent de vanter à leur pupille les merveilles que lui offrait Honorine. Le désespéré consentit à ouvrir les yeux. Il reniflait spasmodiquement en considérant les offrandes. Connaissait-il le sucre blanc ? Il préféra se saisir des pruneaux qui lui étaient plus familiers, mais son regard demeurait fixé sur ce morceau de matière blanche qu'on lui disait comestible. Honorine alors prit l'enfant-sauvage par une main et l'amena à petits pas vers Angélique.
Toutes les nations retinrent leur souffle.
La faible distance parcourue par les pieds enfantins décidait de la paix ou de la guerre. Angélique s'était agenouillée et le regardait s'approcher en retenant tous mouvements qui pût l'effaroucher.
Lorsqu'il fut devant elle, elle lui parla avec douceur.
– C est du sucre ! Pose ta langue dessus. Tu verras.
Il ne comprenait pas, mais le son de cette voix parut lui plaire. Il leva vers elle ses grands yeux d'azur et comme fasciné parut oublier sa peur et jusqu'à l'endroit où il se trouvait. Ce visage de femme blanche, aux cheveux clairs retenus par une coiffe, évoquait-il pour lui celui de la jeune Française qui avait été sa mère et qui était morte scalpée, par une nuit infernale ? On aurait dit qu'il essayait de se souvenir.
Elle continuait de lui parler de façon rassurante. Le vieux Macollet vint à la rescousse. Adoucissant sa voix bourrue, il répéta en iroquois les paroles d'Angélique.
– C'est du sucre. Goûte...
L'enfant alors se décida à poser sa langue sur le morceau de sucre, puis il mordit à pleines dents. Un sourire illumina sa petite frimousse barbouillée et soudain, émerveillé, il éclata d'un rire clair.
Le soulagement fut immense.
La délégation iroquoise se détendit. Tout le monde se rapprocha, coude à coude, et l'on fit cercle autour d'Angélique et des deux enfants.
Angélique avait fait appeler près d'elle les garçons d'Elvire.
– N'avez-vous pas dans vos poches quelque chose qui pourrait l'intéresser ?
Elle avait deviné juste. Toute poche de garçon de sept à dix ans qui se respecte recèle des trésors. Barthélémy y trouva deux billes d'agate, vestige d'une dernière partie disputée sur les pavés de La Rochelle.
Il n'en fallait pas plus pour séduire définitivement le petit. L'encadrant étroitement, le groupe formé par les femmes et les enfants l'entraîna sans heurts vers la cour, puis vers la maison. Enfin ils se trouvèrent à l'abri derrière une porte close, avec leur capture.
Angélique redoutait que, se voyant enfermé, il ne se remette à pousser des cris perçants. Mais, après avoir jeté un regard sur les murs alentour et marqué un imperceptible recul, il parut se résigner et d'une façon assez inattendue il alla s'asseoir sur la pierre de l'âtre devant le feu flambant. Elle fut persuadée que le décor lui avait rappelé d'anciennes joies dans sa ferme canadienne. Il subissait l'ascendant du « déjà vu ». Il grignota son sucre en regardant Barthélémy faire rouler ses billes sur le sol. De temps en temps, il prononçait quelques mots en iroquois. Pour achever de l'apprivoiser, Angélique envoya chercher le vieux Canadien à la « toque rouge ». Elle l'installa, lui aussi, devant la cheminée avec un verre de vieux marc.
– Soyez gentil, monsieur Macollet, servez-nous de « truchement », comme on dit chez vous, avec ce jeune barbare. Je crains sans cesse qu'il ne s'impatiente s'il sent qu'on ne le comprend pas...
De plus, elle donna à chaque enfant un morceau du précieux sucre pour les récompenser de leur aide.
– Sans vous, mes enfants, nous aurions eu beau coup d'ennuis. Vous avez été de très utiles intermédiaires.
Ce fut aussi l'avis de M. de Loménie lorsqu'un peu plus tard il vint en personne remercier Mme de Peyrac. Il annonça que les Iroquois s'étaient retirés dans le calme, rassurés sur le sort de leur pupille.
– Nous vous devons mille civilités, madame. Sans vous et vos aimables enfants, nous nous trouvions dans une impasse. Nous oublions trop souvent, nous autres militaires, qu'il y a des situations où seul le tact d'une femme peut trouver la solution. Nous nous serions tous massacrés à cause de ce vermisseau, alors que par votre seul sourire...
Tourné vers les petits, il décida imprudemment :
– Je veux vous donner une récompense. Que désirez-vous ?
La jeunesse, grisée par ses succès et des semaines de grand air, ne fit aucun embarras. Barthélémy se déclara aussitôt :
– Je veux du tabac et une pipe.
– Et moi, je veux un louis d'or, dit le jeune Thomas qui conservait encore le sens des valeurs de l'Ancien Monde.
– Et moi, je veux un couteau à scalper... et puis aussi aller à Québec, dit Honorine.
Le comte se montra très surpris de la variété de ces désirs.
– Un couteau à scalper pour une demoiselle ? Et qui voulez-vous donc scalper ?
Honorine hésitait. Angélique était sur des charbons ardents. Heureusement, Honorine décida qu'elle ne savait pas encore et qu'elle réfléchirait.
– Et toi, mon garçon, que veux-tu faire d'une pipe ?
– La fumer, pardi !
Le comte de Loménie rit de bon cœur. Il donna à Thomas une pièce d'or, confirma à Barthélémy qu'il aurait sa pipe, mais seulement pour faire des bulles de savon.
– Quant à vous, damoiselle Honorine, j'attendrai pour le couteau que vous ayez décidé de vos ennemis. Mais je puis déjà vous transmettre de la part de monsieur le gouverneur Frontenac sa plus cordiale invitation en sa bonne ville de Québec.