Juliette Benzoni Catherine des grands chemins

Première partie Gauthier

CHAPITRE I Le diamant maudit

Au creux de la main de Catherine, le diamant noir étincelait de tous ses feux maléfiques, illuminant la grande salle de la forteresse de Carlat où Catherine et les siens avaient trouvé refuge après la destruction de Montsalvy. La jeune femme le fit miroiter un moment aux flammes du chandelier. Sa main se couvrait d'un étonnant ruissellement d'étoiles où passaient des lueurs sanglantes. Devant elle, sur le velours de la table, les autres joyaux qui, jadis, avaient été sa parure quotidienne quand elle était la reine de Bruges et de Dijon, la maîtresse toute-puissante et adorée de Philippe de Bourgogne, s'entassaient. Elle leur avait accordé à peine un regard. Pourtant, il y avait là l'extraordinaire parure d'améthyste de l'Oural que Garin de Brazey, son premier mari, lui avait offerte pour leurs fiançailles, les rubis et les saphirs, les diamants et les aigues-marines, les topazes de la mer Rouge et les escarboucles de l'Oural, les opales de Hongrie et les lapis-lazulis du Badakshan, enfin l'admirable collier, fait d'énormes émeraudes du Djebel Sikaït et de diamants indiens, que le duc Philippe lui avait offert parmi tant d'autres. Mais, seul, le diamant noir qui avait été le précieux trésor de la collection du Grand Argentier de Bourgogne avait retenu son attention quand frère Etienne Chariot avait tiré de sa robe usée et jeté devant elle, en vrac, ce fabuleux trésor.

Garin de Brazey l'avait acheté, jadis, à un navigateur vénitien.

Celui-ci l'avait volé à une idole indienne et n'avait été que trop heureux de s'en débarrasser : le diamant portait malheur. Il semblait qu'il eût continué sa carrière maudite. Garin, condamné à mort, s'était empoisonné dans sa prison pour éviter la honte d'être traîné sur la claie avant d'être pendu. Et Catherine, son héritière, n'était-elle pas poursuivie par le même ana- thème ? Le malheur les avait traqués depuis, elle et ceux qu'elle aimait. Arnaud de Montsalvy, son époux, décrété traître et félon pour avoir tenter de délivrer Jehanne « la sorcière », jeté dans une prison infecte par le tout-puissant favori de Charles VII, Georges de La Trémoille. Il avait failli en mourir et n'en était sorti que pour trouver, en rentrant chez lui, le château de Montsalvy brûlé et rasé par ordre du Roi. Et puis le drame était venu, l'affreux drame d'il y avait tantôt huit mois et dont Catherine tremblait encore, de désespoir, quand elle y songeait : la lèpre, contractée dans la geôle immonde de La Trémoille. Depuis huit mois, Arnaud, réprouvé à jamais, traînait une existence en forme de croix dans la maladrerie de Calves, mort pour les siens, mort pour le monde, vivant seulement pour souffrir.

Les doigts de Catherine se refermèrent sur le diamant. Il était chaud maintenant, de son humaine chaleur, presque vivant. Quelle force mauvaise renfermait donc en elle cette splendeur noire ? Caché dans sa main, il n'était plus qu'un caillou dur, prêt à faire encore tout le mal possible. Pour lui, sans doute, les hommes se battraient, le sang coulerait pendant encore combien de siècles ? La tentation lui vint de le jeter au feu pour l'anéantir, mais qui donc, de ce moine fidèle et de cette vieille femme, sa belle-mère, assise, muette d'admiration dans son haut fauteuil, comprendrait son geste ? Le diamant noir représentait une telle fortune !... et Montsalvy, en cendres, attendait qu'on le reconstruisît. Catherine rouvrit la main, laissa le diamant rouler sur la table.

— Quelle magnificence ! soupira Isabelle de Montsalvy. Jamais, de toute ma vie, je n'ai rien vu de semblable ! Ce sera le trésor de notre famille.

— Non, mère, coupa doucement Catherine. Je ne garderai pas le diamant noir. C'est une pierre maudite. Elle n'a jamais apporté que le malheur. Et puis elle représente un tel monceau d'or ! Dans ce caillou noir, il y a un château neuf, des hommes d'armes, de quoi refaire de Montsalvy ce qu'il était jadis, rendre à mon fils le rang que donnent l'argent et la puissance. Oui... il y a tout cela dans le diamant noir !

— C'est dommage ! dit Madame de Montsalvy. Il est si beau !

— Mais plus redoutable encore ! fit à son tour Frère Étienne.

Savez-vous, dame Catherine, que Nicole Son, la marchande d'atours qui vous donnait asile à Rouen, est morte, elle aussi ?

— Morte ? Mais comment ?

— Assassinée ! Elle avait été livrer un hennin précieux, tout en dentelle d'or, à Madame la duchesse de Bedford. On l'a retrouvée dans la Seine, la gorge tranchée...

Catherine ne répondit pas, mais le regard horrifié qu'elle jeta au diamant était suffisamment explicite. Ainsi, même en simple dépôt, la damnée pierre tuait encore ! Il fallait s'en séparer, et le plus tôt serait le mieux !

— Tout de même, ajouta le moine avec un bon sourire, n'exagérons rien et gardons-nous de la superstition ! Il n'y a peut-être là qu'une série de coïncidences. Vous admettrez que je l'aie transportée à travers la plus grande partie du royaume, par des pays où règne la misère, où les brigands pullulent... et qu'il ne m'est rien advenu de fâcheux !

C'était, en effet, une manière de miracle, qu'en plein hiver, puisque l'on était au début de l'an 1433, ce cordelier du mont Beuvray ait réussi à traverser ce malheureux pays de France ravagé par une abominable misère, saigné à blanc par les bandes d'écorcheurs et par les garnisons anglaises encore éparpillées ici et là, sans que nul ne se doutât que, dans un sac de toile rude dissimulé sous son froc, il transportait la rançon d'un empereur. Au moment où Catherine et Arnaud de Montsalvy avaient fui Rouen, la nuit même du supplice de la Pucelle, les fabuleux joyaux de la jeune femme étaient demeurés à la garde de leur ami, le maître maçon Jean Son, jusqu'à ce que Frère Étienne Chariot, le plus sûr des agents secrets de Yolande, duchesse d'Anjou, comtesse de Provence et reine des Quatre Royaumes d'Aragon, Sicile, Naples et Jérusalem, ait eu le loisir de les rapporter à leur légitime propriétaire.

Depuis des années, les larges pieds de Frère Étienne, nus dans leurs sandales franciscaines, arpentaient les grands chemins du royaume, portant les messages et transmettant les ordres de la reine Yolande, belle-mère de Charles VII, jusqu'au plus secret, au plus profond du peuple. Nul ne se méfiait de ce petit moine rondelet, toujours souriant et dont la candide amabilité cachait une intelligence réelle. Il était arrivé à Carlat peu après l'heure de none, quand le jour était déjà sur son déclin. Sa silhouette replète avait paru surgir de la neige au moment où Hugh Kennedy, le gouverneur écossais, surveillait la relève des guetteurs et, tout de suite, on l'avait conduit auprès de Catherine. Retrouver le moine après plus de dix-huit mois avait été pour la jeune comtesse une joie réelle doublée d'un crève-cœur. Frère Étienne avait toujours été l'instrument employé par le destin pour la ramener auprès d'Arnaud. Sa présence ravivait le souvenir d'heures précieuses dont le rappel, maintenant, n'en était que plus déchirant.

Cette fois, Frère Étienne, malgré toute sa bonne volonté, ne pourrait rien pour les réunir. Le lépreux et celle qui, en ce monde, portait son deuil étaient aussi séparés que par les portes d'un tombeau...

S'éloignant de la table, Catherine alla jusqu'à la fenêtre. La nuit était complète maintenant, au-delà de l'immense cercle blanc de la cour que les feux de cuisine teintaient de rouge. Mais les yeux de la jeune femme depuis longtemps n'avaient plus besoin du jour pour se fixer dans la direction exacte de la maladrerie de Calves. À travers l'espace, à travers l'ombre, le lien qui la rattachait au réprouvé, à Arnaud de Montsalvy, son époux bien-aimé, demeurait toujours aussi fort, aussi douloureux... Elle pouvait demeurer là des heures, le regard perdu, des larmes qu'elle ne songeait pas à essuyer roulant silencieusement sur son beau visage.

Frère Etienne toussota, puis reprocha doucement :

— Madame... vous vous faites grand mal ! Rien ne peut-il vraiment apaiser votre douleur ?

— Rien, mon père ! Mon époux était toute ma vie. J'ai cessé d'exister le jour où...

Elle n'acheva pas, ferma les yeux... Sur le fond noir des paupières closes sa mémoire impitoyable lui retraçait l'image d'un homme vigoureux, tout vêtu de noir, qui s'en allait dans le soleil, les mains noyées sous les flots dorés d'une chevelure de femme, ses cheveux à elle, sacrifiés dans un élan désespéré, pour être jetés, comme un tapis fabuleux, sous les pas de l'homme rejeté par ses frères. Depuis, les cheveux avaient repoussé. Ils bouclaient autour de ses joues comme des copeaux d'or, mais elle les tirait impitoyablement en arrière, les masquait sous ses voiles noirs de veuve ou bien sous des coiffes de toile blanche, empesée, qui ne laissaient passer que l'ovale du visage.

Encore eût-elle souhaité ternir l'éclat de ce visage même lorsqu'elle surprenait le regard admiratif de Kennedy, ou bien l'expression de dévouement passionné de son écuyer Gauthier posés sur lui... Aussi ne quittait-elle guère son voile de tête noir.

Frère Étienne enveloppa d'un coup d'œil méditatif la mince silhouette dont les austères vêtements de drap noir ne parvenaient pas à masquer la grâce, le doux visage aux lèvres tendres que la douleur n'avait touché que pour l'idéaliser et le rendre plus émouvant, les longs yeux violets qui brûlaient de souffrance comme ils avaient dû brûler de passion. Et le bon moine se surprenait à s'interroger. Dieu n'avait-il vraiment créé, voulu pareille beauté que pour la laisser dépérir, étouffée sous des voiles de deuil au fond d'un vieux château des Monts d'Auvergne ? Si elle n'avait eu un fils de dix mois, Catherine de Montsalvy eût suivi sans hésiter, elle ne le lui avait pas caché, son époux bien-aimé chez les lépreux, se vouant volontairement à la pire des morts lentes. Et maintenant, Frère Étienne cherchait les mots qui sauraient percer cette armure de chagrin dont s'enveloppait la jeune femme. Que lui dire ? Parler de Dieu était inutile. Qu'importait Dieu à cette femme passionnément amoureuse d'un seul homme et qui avait hissé son amour, comme une idole, sur un autel secret. Pour Arnaud, pour l'époux auquel elle ne cesserait jamais d'appartenir corps et âme, Catherine eût choisi, joyeusement, et Satan et l'Enfer... Aussi fut-il très étonné de s'entendre dire :

— Dame Catherine, il ne faut jamais désespérer de la Providence.

Bien souvent, elle ne frappe ceux qu'elle aime que pour les mieux récompenser...

La belle bouche triste eut un pli de dédain. Catherine haussa les épaules avec lassitude.

— Que m'importent les récompenses. Que m'importe le Ciel dont, sans doute, vous allez me parler, Frère Étienne ? Si Dieu, par miracle, venait à moi je lui dirais : « Seigneur, vous êtes le Dieu Tout-Puissant.

Rendez-moi mon époux... et prenez tout le reste, prenez même ma part de vie éternelle, mais rendez-le-moi ! »

Intérieurement le moine se traita d'idiot, mais n'en prit pas moins l'air offusqué.

— Madame, vous blasphémez ! Prenez tout le reste, diriez-vous ?

Dans ce reste comprenez-vous votre fils ?

Le mince visage encadré de toile blanche se tourna vers lui avec une sorte d'horreur.

— Pourquoi dites-vous cela ? Pensez-vous que je n'aie point encore été assez éprouvée ? Certes non, je n'entendais point parler de mon fils, mais de toutes ces choses vaines telles que la puissance, la beauté... ou ceci !

Du doigt elle désignait le tas scintillant sur la table. Elle s'en approcha brusquement, prit les joyaux à pleines mains, elle les éleva vers la lumière.

— Il y a là de quoi acheter des provinces et, voici moins d'un an, je les eusse retrouvés avec bonheur pour les lui donner... à lui, mon époux ! Ils se fussent changés, entre ses mains, en une vie de bonheur, pour nous et pour nos gens. Maintenant... - Et les pierres, lentement, coulèrent de ses doigts en une cascade multicolore - ... ils ne sont plus que ce qu'ils sont, des joyaux, des pierres inertes.

— Qui rendront vie et puissance à votre maison. Dame Catherine, trêve de philosophie amère ! Ce n'est pas uniquement pour vous rendre un trésor que je suis venu jusqu'ici. En fait, je vous suis envoyé. La reine Yolande vous demande.

— Moi ? Je ne pensais pas que la Reine se souvînt encore de mon existence.

— Elle n'oublie jamais personne, Madame... et moins encore ceux qui l'ont fidèlement servie ! Une chose est certaine : elle désire vous voir. Ne me demandez pas pourquoi, la Reine ne me l'a pas dit... encore que je puisse m'en douter.

Les yeux sombres de Catherine dévisagèrent le moine. Il semblait que sa vie errante fût une étonnante fontaine de jouvence. Il n'avait pas changé. Son visage était toujours aussi rond, aussi frais et aussi candide. Mais Catherine avait tant souffert qu'elle en était venue à se méfier de tout. La plus angélique figure lui semblait receler une menace, même celle d'un vieil ami comme Frère Étienne.

— Que vous a dit la Reine en vous envoyant vers moi, Frère Étienne ? Pouvez-vous me rapporter ses paroles ?

Il hocha la tête affirmativement, mais son regard demeura accroché à celui de la jeune femme.

Certes. « Il est des douleurs inapaisables, m'a dit la Reine, mais, dans certaines souffrances extrêmes, la vengeance peut être un soulagement. Allez me quérir Madame Catherine de Montsalvy et rappelez-lui qu'elle n'a jamais cessé d'appartenir au cercle de mes dames. Son deuil ne saurait l'éloigner de moi. »

— Je lui sais gré de se souvenir ainsi, mais a-t-elle oublié que tous les Montsalvy sont bannis, déclarés traîtres et félons, recherchés par le Prévôt Royal ? Qu'il faut être mort... ou lépreux pour échapper aux gens d'armes ? A ce propos, la Reine a mentionné mon deuil. Sait-elle donc ?

— Elle sait toujours tout. Messire Kennedy l'a mise au courant.

— Ce qui veut dire que toute la Cour en fait des gorges chaudes, fit Catherine amèrement. Quel triomphe pour La Trémoille que savoir au fond d'une ladrerie le plus vaillant des capitaines du Roi !

— Nul ne sait rien, que la Reine ! La Reine sait se taire, Madame, reprocha le moine. Messire Kennedy l'a avertie sous le sceau du secret... de même qu'il a promis, aux gens de ce pays comme à ses soldats, de couper la gorge de sa propre main à quiconque dévoilerait le sort actuel de messire Arnaud. Pour tout le monde, votre époux est mort, Madame, même pour le Roi. Il semble que vous sachiez peu ce qui se passe sous votre propre toit.

Catherine rougit. C'était vrai. Depuis le jour maudit où le moine avait emmené Arnaud vers la léproserie de Calves, elle n'avait pas quitté le château, refusant même de descendre au village où elle avait pris en horreur gens et lieux. Elle demeurait enfermée au logis, ne sortant guère qu'à la nuit tombante pour respirer un peu sur le chemin de ronde. Elle passait là de longs moments, immobile entre deux merlons, les yeux fixés toujours dans la même direction. Son écuyer Gauthier le Normand, qu'elle avait jadis sauvé de la potence, l'accompagnait, mais demeurait à dix pas en arrière, n'osant troubler sa méditation. Seul, Hugh Kennedy, le gouverneur de Carlat, avait le courage de s'approcher d'elle quand elle redescendait. Les hommes d'armes regardaient avec une compassion mêlée d'inquiétude cette femme, vêtue et voilée de noir, toujours droite et lière, mais qui ne montrait plus jamais son visage lorsqu'elle était hors du logis. Le soir, autour des feux, les soldats parlaient d'elle, évoquant l'éblouissante beauté que, depuis dix mois, aucun d'eux n'avait revue. Les contes les plus fantaisistes couraient. On disait même que la belle comtesse, après avoir rasé sa chevelure, s'était défigurée afin de ne plus jamais inspirer d'amour à quiconque. Les gens du village se signaient quand ils l'apercevaient, ses mousselines funèbres voltigeant doucement au vent du soir, contre le ciel rouge. Peu à peu, la belle comtesse de Montsalvy devenait une légende...

— Vous avez raison, répondit Catherine avec un soupir. Je ne sais plus rien parce que rien ne m'intéresse plus, hormis peut-être le mot que vous avez prononcé : la vengeance... encore qu'il soit étrange dans la bouche d'un homme de Dieu. Cependant, je comprends mal pourquoi la Reine souhaiterait aider à la vengeance d'une proscrite.

— Vous ne l'êtes plus, Madame, du moment où la Reine vous rappelle. Auprès d'elle vous serez en sûreté. Quant à votre vengeance, il se trouve qu'elle concorde avec les souhaits de Madame Yolande.

Vous ignorez que l'audace de La Trémoille n'a plus de bornes, que, l'été passé, les troupes de l'Espagnol Villa-Andrado, qui est à sa solde, ont pillé, brûlé, ravagé le Maine et l'Anjou, les propres terres de la Reine. L'heure est venue d'en finir avec le favori, Madame. Partirez-vous ? J'ajoute que Messire Hugh Kennedy, rappelé lui aussi par la Reine, vous servira d'escorte avec votre humble serviteur.

Pour la première fois, Frère Etienne vit étinceler le regard de Catherine tandis qu'une vague de sang montait à ses joues pâles.

— Qui gardera Carlat ? Et mon fils ? Et ma mère ?

Le moine se tourna vers Isabelle de Montsalvy, toujours immobile dans son fauteuil.

Madame de Montsalvy doit se rendre avec l'enfant à l'abbaye de Montsalvy où le nouvel abbé, qui est jeune et déterminé, l'attend. Ils y seront en sûreté, en attendant que vous arrachiez au Roi la réhabilitation de votre époux et la libération de ses biens. Un nouveau gouverneur va prendre possession de Carlat, envoyé par le comte d'Armagnac. Au surplus, Messire Kennedy n'y était que momentanément. Viendrez-vous ?

Catherine se tourna vers sa belle-mère et, d'un geste qui lui était devenu familier, alla s'agenouiller devant elle, emprisonnant les belles mains ridées entre les siennes.

Le départ d'Arnaud les avait rapprochées comme jamais Catherine ne l'aurait cru possible. L'accueil hautain de la grande dame était maintenant relégué à l'état de souvenir et une profonde tendresse, qui n'avait pas besoin de mots pour s'exprimer, unissait les deux femmes.

— Que dois-je faire, ma mère ?

— Obéir, ma fille ! On ne dit pas non à la Reine et notre maison ne peut que retirer grand bien de votre séjour là-bas.

— Je sais. Mais il m'est si dur de vous quitter, vous et Michel... et aussi de m'éloigner de...

Elle se tournait de nouveau vers la fenêtre, mais, doucement, Isabelle ramena vers elle le beau visage.

— Vous l'aimez trop pour que la distance importe ! Partez et soyez sans crainte. Je veillerai sur Michel doublement.

Catherine baisa rapidement les doigts de la vieille dame puis se releva.

— C'est bien, je vais partir - son regard tomba soudain sur l'amas de joyaux abandonnés sur la table. Je prendrai une partie de ceci, ajouta-t-elle, car j'aurai besoin d'or. Vous garderez le reste, mère, et en userez à votre gré. Vous échangerez aisément quelques pièces contre des écus.

Elle reprit le diamant noir, le serra dans sa main comme si elle voulait le broyer.

— Où dois-je rejoindre la Reine ?

— À Angers, Madame... Les relations entre le Roi et sa belle-mère sont encore assez tendues. La reine Yolande est plus en sûreté sur ses terres qu'à Bourges ou à Chinon.

— Va pour Angers. Si pourtant vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous passerons par Bourges. Je veux prier maître Jacques Cœur de me trouver un acquéreur pour cette maudite pierre.

La nouvelle du prochain départ combla de joie trois personnes : Hugh Kennedy, d'abord. L'Écossais se sentait mal à l'aise dans ces montagnes d'Auvergne qui lui rappelaient son pays, mais qu'il connaissait très mal. De plus, l'atmosphère confinée de la forteresse, pesante de toute la douleur de Catherine au point d'en être devenue irrespirable, lui était insupportable. Il était partagé entre la violente attirance qu'il éprouvait pour la jeune femme, le désir profond de lui faire oublier son malheur et le besoin de retrouver la bonne vie d'antan, les batailles, les coups de main, la vie violente des camps et le viril compagnonnage. Regagner les plaisantes cités de la vallée de la Loire et faire la route en compagnie de Catherine, c'était double joie. Il ne perdit pas une minute pour commencer ses préparatifs de départ.

Pour Gauthier Malencontre, aussi, ce départ était une bonne nouvelle, mais pour une autre raison. Le géant normand, l'ancien bûcheron descendant des vieux Vikings, avait voué à la jeune femme une passion aveugle, fanatique mais muette. Il vivait moralement prosterné devant elle comme le croyant devant une idole et cet homme, qui ne croyait pas en Dieu mais tirait ses croyances des vieilles superstitions nordiques, des antiques légendes venues avec les bateaux-serpents, avait fait de son amour païen pour Catherine une sorte de religion. Depuis qu'Arnaud de Montsalvy était reclus en léproserie et que Catherine le pleurait, Gauthier avait cessé de vivre lui aussi. Il n'avait même plus le goût de la chasse et ne sortait guère de la forteresse. S'éloigner de Catherine, même pour un moment, lui était insupportable et il avait l'impression étrange qu'elle cesserait de vivre s'il cessait de la surveiller. Mais que le temps lui semblait long !

Il voyait les jours s'ajouter les uns aux autres, toujours pareils sans que rien laissât supposer que viendrait le moment où Catherine accepterait de secouer son chagrin. Et voilà que ce moment, miraculeusement, était venu ! On allait repartir, quitter ce château maudit, faire quelque chose, enfin ! Et Gauthier, dans son âme simple, n'était pas loin de considérer le petit moine du mont Beuvray comme un personnage miraculeux.

Le troisième personnage, c'était Sara, la fidèle fille de Bohême égarée en Occident qui avait élevé Catherine et l'avait suivie à travers toutes les difficultés de sa vie mouvementée. À plus de quarante-cinq ans, Sara la Noire conservait une jeunesse et une vitalité intactes. À

peine si ses épais cheveux noirs se striaient de gris. Sa peau brune, lisse et bien tendue, n'avait pas une ride. Elle avait seulement pris un embonpoint confortable qui la rendait assez inapte aux longues chevauchées, mais l'amour héréditaire des grands chemins l'emportait sur le souci du bien-être et, comme Gauthier, elle se tourmentait de voir Catherine s'enterrer vive en Auvergne n'existant plus que par le mince fil qui rattachait son âme au reclus de Calves. La venue de Frère Étienne était bénie. L'appel de la Reine allait arracher la jeune femme à sa douleur, l'obliger bon gré mal gré à se soucier de ce monde qu'elle refusait. Et Sara, au fond de son cœur aimant, souhaitait voir Catherine se reprendre à aimer la vie. Elle n'allait pourtant pas jusqu'à lui souhaiter un autre amour : Catherine était la femme d'une seule passion, mais, parfois, la vie sait arranger les choses ! Souvent dans le silence des nuits, Sara la zingara avait interrogé le feu et l'eau pour tenter de leur arracher le secret de l'avenir. Mais le feu s'éteignait, l'eau demeurait limpide et aucune de ces visions qui, parfois, lui venaient ne s'était manifestée. Le livre du Destin demeurait fermé pour Sara depuis le départ d'Arnaud.

Une seule chose la tourmentait : quitter le petit Michel pour lequel elle éprouvait un sentiment bien proche de l'adoration. Mais Sara se refusait à laisser Catherine s'engager seule dans une aventure. La Cour était un lieu dangereux et la bohémienne entendait pouvoir s'occuper elle-même de la jeune femme. Blessée dans son âme et amoindrie par cette blessure, Catherine avait besoin que l'on veillât sur elle. Michel, Sara le savait bien, serait en parfaite sécurité et manquerait de rien auprès d'une grand-mère qui l'idolâtrait, retrouvant en lui à mesure qu'il grandissait le portrait vivant du fils qu'elle avait perdu jadis.

Dans quelques semaines, l'enfant allait atteindre son année. Grand et vigoureux pour son âge, c'était aussi le plus magnifique bambin que Sara eût jamais vu. Sa petite figure ronde et rose s'éclairait de grands yeux d'un joli bleu clair et des boucles serrées, brillantes comme des copeaux d'or, moussaient sur sa tête. Il posait sur toutes choses un regard d'un grand sérieux, mais, quand il riait, c'était à s'étouffer. Il faisait preuve, déjà, d'un grand courage et seule l'inflammation de ses joues dénonçait les poussées dentaires car le bébé ne criait pas. Quand il souffrait trop, de grosses larmes silencieuses roulaient sur ses joues, mais aucun son ne sortait de sa petite bouche crispée. La garnison, comme les paysans, l'adoraient d'un cœur unanime et, déjà conscient de son pouvoir, Michel régnait sur son petit monde en jeune tyran, ses esclaves préférées étant tout de même sa mère, sa grand-mère, Sara et la vieille Dona- tienne, la paysanne de Montsalvy qui servait à dame Isabelle de camériste. Avec Gauthier, le petit garçon demeurait sur l'expectative. Le blond Normand l'impressionnait à cause de sa force extraordinaire et l'enfant le ménageait à sa façon. Autrement dit, il ne lui faisait supporter aucun de ses caprices, uniquement réservés aux quatre femmes. Avec Gauthier on était entre hommes et Michel trouvait toujours un grand sourire pour son immense ami.

Quitter son fils représentait pour Catherine un lourd sacrifice. Elle avait reporté sur lui tout l'amour qu'elle ne pouvait plus donner au père et l'entourait d'une tendresse inquiète, sans cesse aux aguets.

Auprès de Michel, Catherine était comme l'avare auprès de son trésor.

Il était l'unique et merveilleux souvenir de l'absent, l'enfant qui n'aurait jamais ni frères ni sœurs. Il était le dernier des Montsalvy. À n'importe quel prix, il fallait lui bâtir un avenir digne de ses ancêtres, digne surtout de son père. Et c'est pourquoi, refoulant courageusement ses larmes, la jeune femme veilla, dès le lendemain, aux préparatifs de départ du petit garçon et de sa grand-mère. Mais que c'était donc difficile de ne pas pleurer en pliant soigneusement, dans un coffre de cuir, les petits vêtements dont la plus grande partie était l'œuvre de ses mains attentives.

— Ma peine est égoïste, vois-tu ! dit-elle à Sara qui, l'œil dur et la bouche serrée, l'aidait et tâchait de faire bonne contenance, je sais que Mère veillera sur lui aussi bien que je pourrais le faire. Je sais qu'à l'abbaye rien ne pourra lui arriver, qu'il sera à l'abri de tout mal, de toute peine et que notre absence, je veux l'espérer, sera courte. Mais j'ai tout de même beaucoup de chagrin !

Peut-être parce que la voix de Catherine faiblissait, Sara refoula sa propre peine pour voler au secours de la jeune femme.

— Est-ce que tu crois que je n'ai pas de peine, moi, de le quitter ?

Mais c'est pour lui que nous allons là-bas et, du moment que c'est pour son bien, rien ne me coûte !

Et, pour bien montrer la solidité de sa conviction, Sara se mit à empiler vigoureusement dans le coffre les petites chemises de l'enfant. Malgré elle, Catherine eut un pâle sourire. Sa vieille Sara ne changerait jamais ! Elle pouvait bien étouffer de chagrin, elle préférerait se faire couper en morceaux plutôt que de l'avouer. En général, chez elle, la peine se tournait en rage et elle trouvait plus simple de la passer sur d'innocents objets. Depuis qu'elle savait l'obligation de vivre quelque temps séparée de son nourrisson, Sara avait déjà cassé deux écuelles, un plat, une aiguière, un escabeau et une statue en bois de saint Géraud, exploit à la suite duquel elle s'était ruée à la chapelle pour implorer du ciel le pardon de son involontaire sacrilège.

Tout en continuant férocement le remplissage du coffre, Sara marmonna :

— Au fond, c'est une bonne chose que Fortunat refuse de nous suivre. Avec lui, Michel aura un défenseur sérieux et puis...

Elle s'arrêta net, se mordit la langue comme elle faisait chaque fois que sa pensée, exprimée à haute voix, se dirigeait vers Arnaud de Montsalvy. Le petit écuyer gascon, en effet, montrait une douleur presque aussi profonde que celle de Catherine. Il avait voué à son maître une de ces dévotions ardentes et absolues comme savent en susciter certains hommes. Il l'admirait pour sa vaillance et son intraitable sens de l'honneur, pour ses talents d'homme de guerre et aussi pour ce que les capitaines de Charles VII appelaient « l'affreux caractère de Montsalvy », un bien curieux mélange de violence, d'humanité, de raideur et d'inaltérable loyauté. Que l'abominable mal de la lèpre eût osé s'attaquer à son dieu avait d'abord choqué Fortunat puis avait soulevé sa colère avant de le plonger dans un désespoir dont, depuis, il n'était pas sorti. Le jour où Arnaud avait quitté les siens pour toujours, Fortunat, enfermé au plus profond d'une tour, s'était refusé à assister à l'horrible départ. Hugh Kennedy l'avait découvert couché à même la terre nue, les deux poings sur les oreilles pour ne pas entendre les battements du glas, et sanglotant comme un enfant. Fortunat se traînait dans la forteresse comme une âme en peine, ne retrouvant goût de vivre qu'une fois la semaine, le vendredi, quand il allait jusqu'à la maladrerie de Calves déposer un panier de victuailles dans la tour de la maison-Dieu. Pour cette visite hebdomadaire à une porte close, Fortunat refusait tout compagnon. Il voulait être seul. Même Gauthier, qu'il aimait cependant, n'avait jamais obtenu la permission de l'accompagner. Et jamais l'écuyer n'avait accepté de prendre un cheval pour se rendre à Calves. C'était à pied, comme pour un pèlerinage, qu'il parcourait les trois demi-lieues qui séparaient Carlat de la léproserie, pliant à l'aller sous le poids du lourd panier, courbé, au retour, sous celui d'un chagrin aggravé. Émue de pitié, Catherine avait voulu l'obliger à prendre une monture mais Fortunat avait refusé.

— Non, dame Catherine, pas même un âne ! il n'a plus le droit « Lui » de monter ces chevaux qu'il aimait tant et moi, son écuyer, je n'irai pas, monté, vers mon maître abattu !

La grandeur et l'amour que trahissaient ces paroles avaient bouleversé Catherine. Elle n'avait pas insisté mais, les yeux brillants de larmes, elle avait pris le petit écuyer aux épaules et l'avait embrassé, fraternellement, sur les deux joues.

— Tu es plus brave que moi, lui avait-elle dit, moi, je n'ai pas le courage d'aller là-bas. Il me semble que je mourrais devant cette porte qui ne s'ouvre jamais. Je me contente de regarder fumer, de loin, la cheminée... je ne suis qu'une femme, avait-elle ajouté avec une grande humilité !

Mais, ce soir-là, comme elle avait fait venir Fortunat pour lui donner ses dernières instructions avant le départ du lendemain pour Montsalvy, elle n'avait pu s'empêcher de lui dire :

— De Montsalvy à Calves, il y a plus de cinq lieues, Fortunat ! je crois qu'il te faudra te résigner à prendre un cheval ou une mule. Tu n'auras qu'à laisser ta monture à quelque distance de...

Le mot pénible qui définissait le lieu réprouvé n'arrivait jamais à franchir ses lèvres. Mais Fortunat secoua la tête.

— Je mettrai deux jours pour aller et revenir, Dame Catherine, voilà tout !

Cette fois encore Catherine ne répondit rien. Elle comprenait, au fond de sa chair, ce besoin qu'avait le petit Gascon de souffrir à sa manière pour aller vers celui dont la vie n'était plus que souffrance.

Mais, entre ses dents, pour elle-même, la jeune femme murmura, serrant ses mains l'une contre l'autre : Un jour... moi aussi, j'irai là-bas ! et je n'en reviendrai pas...

Au matin, Catherine, debout sur le rempart, Sara et Gauthier derrière elle, regarda son fils et sa belle-mère quitter Carlat. Abritée par son voile noir, elle vit l'antique litière, une lourde machine aux épais rideaux de cuir que l'on avait exhumée pour la circonstance des écuries du château, franchir la porte de l'enceinte. Un. vent glacial balayait la vallée couverte de neige, mais, clans la litière, où l'on avait accumulé les chauffe-doux emplis de braises rouges et les couvertures, Michel n'aurait pas froid entre sa grand-mère et Donatienne. Au milieu de son escorte armée jusqu'aux dents, le petit garçon s'en allait vers le calme et la sécurité, mais sa mère ne pouvait retenir ses larmes.

Puisque personne ne pouvait les deviner derrière le fragile rempart de mousseline, elle ne s'en privait pas. Sur sa bouche, elle sentait encore la fraîcheur veloutée des joues de l'enfant. Elle l'avait embrassé avec emportement, avec passion, déchirée intérieurement par cette séparation obligatoire, avant de le remettre aux bras de sa grand-mère.

Puis les deux femmes s'étaient embrassées sans rien se dire, mais, au moment de monter dans la litière, Isabelle de Montsalvy avait tracé, du pouce, un rapide signe de croix sur le front de la jeune femme.

Ensuite elle avait pris Michel dans ses bras et les rideaux de cuir étaient retombés derrière eux.

Maintenant, le cortège, serpentant sur la rampe abrupte, atteignait les premières maisons du village. De son poste d'observation, Catherine pouvait voir les bonnets rouges ou bleus de quelques paysans massés près de l'église. Des femmes sortaient de leurs maisons, certaines tenant à la main leurs quenouilles dont la laine s'enveloppait d'un capuchon d'osier tressé. Au passage de la litière les bonnets quittèrent les têtes. Un silence absolu enveloppait la campagne ensevelie sous la couverture blanche. La fumée des foyers traçait de minces volutes grises, ici et là. Au-dessus des montagnes où les châtaigniers, dépouillés de leur vêture de l'été, montraient leurs squelettes noircis, un soleil laborieux perçait les nuages de flèches pâles et fuligineuses qui faisaient briller sinistrement les lances des hommes d'armes d'escorte et jaunissaient les plumes de héron des bonnets. Ian Mac Laren, le lieutenant de Hugh Kennedy, commandait le détachement d'Écossais chargés de conduire à Montsalvy le petit seigneur et sa grand- mère. Ils devaient revenir le lendemain. Le départ vers le nord aurait lieu le mercredi.

Quand une langue boisée, coulant jusqu'à la vallée, eut avalé la petite troupe et qu'il ne resta plus, dans la neige, qu'une double trace profonde, Catherine se retourna. Sara, les mains nouées sur la poitrine et les yeux pleins de larmes, fixait l'endroit où avait disparu la troupe.

Catherine vit que ses lèvres tremblaient. Alors, elle chercha le regard de Gauthier, mais il ne s'occupait pas d'elle. Tourné vers l'occident il semblait écouter quelque chose. L'expression de son lourd visage était si tendue que Catherine, connaissant son flair de chien de chasse, s'inquiéta tout de suite.

— Que se passe-t-il ? Est-ce que tu entends quelque chose ?

Il fit signe que oui, puis, sans répondre, courut vers l'escalier.

Catherine le suivit, mais elle fut rapidement distancée par les longues jambes du Normand. Elle le vit traverser la cour à toute vitesse, s'engouffrer sous l'auvent où travaillait le maréchal-ferrant et en ressortir l'instant suivant avec Kennedy. En même temps, le cri d'un guetteur éclatait au sommet du donjon.

— Troupe armée en vue !

Du coup, elle remonta les quelques marches déjà descendues et, relevant ses robes, Sara sur les talons, se mit à courir le long du chemin de ronde vers la tour Noire. L'annonce de cette troupe l'emplissait de terreur pour son fils, bien qu'elle semblât venir du côté opposé au chemin suivi par l'escorte. Elle parvint dans les hourds de la tour juste comme Gauthier et le gouverneur, rouges et essoufflés d'avoir grimpé quatre à quatre, débouchaient de l'escalier. D'un même mouvement, ils se précipitèrent aux créneaux. En effet, sur le chemin d'Aurillac, une troupe nombreuse venait de faire son apparition. Cela faisait sur la neige une longue traînée grise comme une coulée de boue luisante qui avançait, avançait... Peu de bannières, aux couleurs d'ailleurs indistinctes à cette distance, mais, en tête, une longue chose rouge claquait au vent. Catherine plissa les paupières pour essayer de distinguer les armes brodées dessus et dut y renoncer. Mais le regard d'épervier de Gauthier les avait déjà déchiffrées.

— Ecu écartelé, fit-il brièvement, des croissants et des burelles !

j'ai déjà vu ça quelque part...

Catherine s'accorda un mince sourire.

— Tu deviens savant, fit-elle. Bientôt tu égaleras les rois d'armes eux-mêmes.

Mais Kennedy ne souriait pas. Son visage couleur brique aux traits accusés avait une lippe de mauvais augure. Il se détourna, hurla quelque chose dans son rude dialecte, puis ajouta :

— Baissez la herse, relevez le pont ! les archers aux murailles !

Instantanément, la forteresse grouilla d'activité. Traînant arcs et hallebardes, les hommes escaladaient les murailles tandis que d'autres manœuvraient le pont et la herse. Des cris gutturaux, des appels, des cliquetis d'armes, des galopades dans tous les sens. Le château, endormi sous la neige l'instant précédent, se réveillait avec violence.

Déjà, sur les chemins de ronde, on empilait les bûches, on traînait des marmites pour l'huile bouillante. Catherine s'approcha de Kennedy.

— Vous mettez le château en défense ? Pourquoi ? demanda-t-elle.

Qui donc s'approche de nous ?

Villa-Andrado, le chien de Castille ! fit-il brièvement. - Et pour bien montrer l'estime dans laquelle il tenait le nouveau venu, l'Écossais cracha superbement puis ajouta - : La nuit passée, les guetteurs ont aperçu des lueurs d'incendie du côté d'Aurillac. Je n'y avais pas prêté autrement attention, mais il faut croire que j'avais, tort. C'était lui !

Catherine se détourna et alla s'appuyer à l'un des énormes merlons.

Elle arrangea son voile noir que le vent faisait voler pour mieux cacher la rougeur subite qui lui était montée au visage puis fourra dans ses larges manches ses mains transies. Le nom de l'Espagnol réveillait tant de souvenirs !

En effet, Gauthier comme elle-même avaient déjà vu la bannière rouge et or. C'était un an plus tôt sur les remparts de Ventadour dont Villa-Andrado avait, chassé les vicomtes. Et Arnaud s'était battu contre les hommes du Castillan. Vivement, la jeune femme ferma les yeux, tentant vainement de retenir une larme brûlante. Elle revoyait la grotte, au fond de l'étroite vallée qui servait de fossés à Ventadour, précaire refuge de bergers où cependant elle avait mis son fils au monde. Elle revoyait le rougeoiement du feu et la haute silhouette noire d'Arnaud, dressée en rempart entre sa faiblesse et la férocité des routiers. Mais elle revoyait aussi le visage anguleux de Villa-Andrado agenouillé devant elle, une flamme de convoitise au fond des yeux. Il lui avait dit un poème dont elle avait oublié les paroles et aussi, ennemi courtois, il avait envoyé des victuailles pour restaurer les forces de la mère et de l'enfant. Au fond, elle eût gardé de lui un souvenir reconnaissant n'eût été: l'affreuse surprise qu'elle et les siens avaient trouvée au terme du voyage : Montsalvy rasé, brûlé jusqu'aux fondations par ce Valette, lieutenant de Villa-Andrado, agissant sur son ordre. Bernard d'Armagnac avait pendu Valette, mais le crime de son maître s'en trouvait-il diminué ? Et maintenant il approchait de Carlat, vivante image de la malédiction qui poursuivait les Montsalvy.

Quand elle rouvrit les yeux, elle vit que Frère Étienne se tenait auprès d'elle. Les mains au fond de ses manches, le petit moine considérait attentivement la colonne en marche. Attentivement mais sans inquiétude visible Même Catherine crut voir un léger sourire flotter sur ses lèvres.

— Ces gens qui approchent vous amusent ? dit-elle assez sèchement.

— M'amuser est beaucoup dire. Ils m'intéressent... et ils m'étonnent. Curieux homme, ce Castillan ! Il semble avoir reçu du ciel le don précieux d'ubiquité. J'aurais juré qu'il était à Albi où les habitants n'avaient guère à se louer de sa présence. D'autre part, quelqu'un, à Angers, m'a affirmé que ce chacal puant...

— Le terme est-il bien adapté à votre pensée, Frère Etienne ? fit Catherine en appuyant volontairement sur le mot Frère.

Le petit moine rougit comme une jeune fille, mais offrit à la jeune femme un sourire épanoui.

— Vous avez mille fois raison. Je voulais dire que messire de Villa-Andrado passait l'hiver en Castille, à la cour du roi jean. Il est bien évident qu'à Angers on ne saurait se montrer indulgent pour ce personnage... et j'aimerais que vous entendiez la reine Yolande lorsqu'elle parle de lui. Toujours est-il que le voici. Que vient-il faire ?

— Je crois que nous allons le savoir.

En effet, la bande armée était arrivée à l'aplomb de la tour et l'homme qui portait la bannière s'avançait maintenant, dirigeant son cheval d'une seule main jusqu'au pied de la muraille rocheuse sur laquelle s'érigeait le château. Un autre homme venait derrière portant le costume assez fantastique des hérauts, mais un costume dont les rouges, les ors et les plumes se ressentaient des mauvais chemins et de l'hiver. Tout le reste de la troupe avait fait halte.

Parvenus près des palissades qui encerclaient le roc cyclopéen, les deux hommes s'arrêtèrent et, d'un même mouvement, levèrent la tête.

Qui commande ici ? demanda le héraut.

Kennedy se pencha, posant un large pied chaussé de cuir épais sur le créneau, et vociféra :

Moi, Hugh Allan Kennedy, de Gleneagle, capitaine du roi Charles VII, et je tiens ce château pour Monseigneur le comte d'Armagnac.

Vous avez quelque chose contre ?

Décontenancé, le héraut bredouilla quelque chose, toussa pour s'éclaircir la voix, redressa la tête d'un air superbe puis clama :

— Moi, Fermoso, poursuivant d'armes de Messire Rodrigue de Villa-Andrado, comte de Ribadeo, seigneur de Puzignan, de Talmont et de...

— Au fait ! coupa impatiemment l'Écossais. Que nous veut messire Villa-Andrado ?

L'intéressé, jugeant sans doute que les négociations duraient trop longtemps, poussa son cheval et vint se ranger entre sa bannière et son héraut. Sous la ventaille relevée du casque, orné de deux ailes d'or, d'un tortil et de lambrequins rouges, Catherine, cachée derrière son merlon, put voir étinceler les dents aiguës, très blanches, parmi la courte barbe noire.

— Vous rendre visite, fit-il aimablement, et causer...

— Avec moi ? fit Kennedy d'un air de doute.

— Que non pas ! N'allez cependant pas en conclure que je dédaigne votre compagnie, mon cher Kennedy,; mais ce n'est pas à vous que j'ai affaire. C'est à la comtesse de Montsalvy. Je sais qu'elle est ici.

— Que lui voulez-vous ? répliqua l'Écossais toujours aussi rogue.

Dame Catherine ne reçoit personne.

— Ce que j'ai à dire, je le lui dirai à elle-même, avec votre permission. Et j'ose espérer qu'elle voudra bien faire exception pour un voyageur venu de loin. Ajoutez que je ne partirai pas avant de l'avoir vue.

Sans se montrer, Catherine chuchota :

— Autant savoir ce qu'il veut. Dites que je le recevrai... mais seul ! Qu'il vienne ici sans aucune escorte... Cela donnera à mon fils le temps d'arriver à destination, je pense.

Kennedy fit signe qu'il avait compris et se remit à discuter avec l'Espagnol tandis que Catherine, escortée de Sara et de Frère Etienne, quittait le chemin de ronde. Elle avait pris sa décision sans hésiter parce que VillaAndrado était l'homme de La Trémoille et parce qu'elle avait toujours su regarder le danger en face. Si le Castillan devait représenter un péril, et elle voyait mal comment il pouvait en être autrement, autant valait le savoir tout de suite.

Un moment plus tard, Rodrigue de Villa-Andrado, suivi d'un seul page qui portait son heaume, pénétrait dans la grande salle où l'attendait Catherine. La jeune femme, flanquée de Sara et de Frère Étienne debout de chaque côté de son siège, avait pris place dans un fauteuil à haut dossier que deux marches surélevaient. Très droite, ses jolies mains nouées sur ses genoux, elle regardait entrer le visiteur.

Son aspect était si imposant qu'à la vue de cette femme, ou plutôt de cette statue voilée et noire, l'Espagnol, surpris, marqua un temps d'arrêt au seuil de la salle puis, d'un pas qui hésitait, il s'avança tandis que le sourire vainqueur, arboré en entrant, s'éteignait comme une chandelle que l'on souffle.

Parvenu devant Catherine, il se courba presque jusqu'à terre mais sans pouvoir s'empêcher de jeter, par en dessous, un rapide regard à la jeune femme.

— Madame, dit-il d'une voix contenue, je vous rends grâce pour ces instants que vous voulez bien m'accorder. Mais c'est seul à seul que je souhaiterais vous entretenir.

— Messire, vous comprendrez aisément que je ne saurais vous souhaiter la bienvenue avant de savoir ce qui vous amène. Au surplus, je n'ai rien de caché pour Dame Sara qui m'a élevée ni pour Frère Étienne Char- lot, mon confesseur.

Le moine retint un sourire à ce mensonge flagrant mais s'y laissa aller en constatant que le Castillan le considérait avec méfiance.

— Je connais Frère Étienne, marmotta Villa- Andrado.

Monseigneur de La Trémoille donnerait cher pour ce cuir usé et ces quelques cheveux gris.

Catherine bondit comme si une abeille l'avait piquée. Elle sentit une brusque colère empourprer son visage et gronda :

— Quelle que puisse être la raison qui vous a guidé jusqu'ici, seigneur Villa-Andrado, sachez que c'est bien mal débuter votre visite en insultant ceux que je révère et qui me sont chers. Veuillez donc, sans autres tergiversations, nous dire la raison de cette visite !

Rodrigue, à son tour, s'était relevé. Et, malgré les deux marches surélevant le trône de Catherine, son visage fut presque au niveau de celui de Catherine, son regard où s'allumait la colère tentait, insolemment, de percer le rempart du voile noir. Mais il s'obligea à sourire.

— Voici, en effet, un bien mauvais préambule et je vous prie de m'excuser. D'autant plus que je suis venu avec les meilleures intentions ainsi que vous allez pouvoir en juger.

Lentement, la jeune femme se rassit, mais négligea de désigner un siège à ce visiteur dont elle ne savait pas encore s'il venait en ami ou en ennemi. Il parlait de bonnes intentions. C'était possible, après tout, si l'on se souvenait du panier de victuailles dans la grotte, mais les ruines fumantes de Montsalvy incitaient à la méfiance. Ce sourire aigu n'était-il pas celui du loup ?

— Parlez, dit-elle seulement.

— Belle comtesse, commença-t-il en ployant un genou jusqu'à la première marche, le bruit de votre malheur est venu jusqu'à moi et mon cœur s'est ému. Si jeune... si belle et chargée d'un enfant, vous ne pouvez demeurer sans défenseurs. Il vous faut un bras, un cœur...

— Il ne manque pas, dans ce château, de bras... ni de cœurs fidèles pour veiller sur moi et sur mon fils, coupa Catherine. Je vous comprends mal, seigneur, soyez plus clair !

Le visage olivâtre du Castillan s'empourpra d'une rougeur fugitive.

Il serra les lèvres mais, une fois encore, parvint à dompter sa colère.

— Soit, je vais donc parler aussi clair que vous le désirez. Dame Catherine, je suis venu vous dire ceci ; par la grâce du Roi Charles de France, que je sers fidèlement...

— Hum ! toussota Frère Étienne.

— ... Fidèlement, tonna l'Espagnol. Par la grâce aussi de mon suzerain le roi Jean II de Castille, je suis seigneur de Talmont, comte de Ribadeo en Castille...

— Bah ! coupa aimablement le moine, le roi Jean II n'a fait que vous rendre ce qui vous appartenait. Votre grand-père, qui épousa jadis la sœur du Bègue de Villaines, était déjà comte de Ribadeo, ce me semble ? Quant à la seigneurie de Talmont, je vous en fais mon compliment. Le Grand Chambellan est généreux pour ceux qui le servent bien... surtout avec ce qui ne lui appartient pas !

Au prix d'un énorme effort, Villa-Andrado ignora l'interruption, mais Catherine vit se gonfler les veines de son front et crut un instant qu'il allait éclater. Il n'en fut rien. Le Castillan se contenta de respirer rapidement deux ou trois coups, très fort.

— Quoi qu'il en soit, poursuivit-il les dents serrées, je suis venu mettre ces titres et ces biens à vos pieds, Dame Catherine. Les voiles de deuil ne siéent point à si grande beauté. Vous êtes veuve, je suis libre, riche, puissant... et je vous aime. Acceptez-vous de m'épouser ?

Si prévenue qu'elle fût contre toute surprise, Catherine eut un haut-le-corps. Son regard s'effara et ses mains se serrèrent nerveusement l'une contre l'autre.

— Vous me demandez...

— D'être ma femme ! Vous aurez en moi un époux, un esclave soumis, un bras vaillant pour défendre votre cause. Et votre fils aura un père...

Le rappel à son petit Michel souleva l'indignation de Catherine. Que cet homme osât prétendre remplacer Arnaud auprès de son enfant et que cet homme fût justement celui qui... Non ! Cela ne se pouvait tolérer ! Tremblante de colère, elle releva d'un geste brusque le voile sous lequel elle étouffait, offrant aux regards de Villa-Andrado son mince visage pâle où les grands yeux violets brillaient comme des améthystes au soleil. Elle agrippa solidement les deux bras de son fauteuil, cherchant instinctivement un soutien.

— Messire, il vous plaît à dire que je suis veuve. J'en porte les vêtements en effet, mais sachez que je ne me considérerai jamais comme telle. Pour moi, mon époux bien-aimé est vivant et vivra tant que moi-même je respirerai. Mais en allât-il autrement que vous seriez le dernier, oui, le dernier, que je lui donnerais comme successeur !

— Et pourquoi, je vous prie ?

— Allez demander la réponse aux ruines de Montsalvy, messire.

Pour moi je vous ai dit ce que j'avais à vous dire. Je vous souhaite le bonjour.

Elle se levait pour indiquer la fin de l'entretien, mais un sourire ambigu étira les lèvres rouges du Castillan.

— Il apparaît, Madame, que vous m'avez mal compris. Je vous ai demandé votre main... par courtoisie pure, mais, en fait, vous « devez» m'épouser. C'est un ordre...

— Un ordre ? Quel étrange mot ! De qui, s'il vous plaît ?

— De qui voulez-vous que ce soit ? Du roi Charles, Madame ! Sa Majesté, sur les représentations du Grand Chambellan Georges de La Trémoille, a bien voulu oublier les torts, dont vous vous êtes rendue coupable envers la couronne, conjointement à feu votre époux, à la condition qu'en devenant ma femme vous rejoigniez à l'avenir les rangs des épouses soumises... et de vie convenable !

De pâle, le visage de Catherine devint rose, puis rouge, puis écarlate sous la poussée d'une telle colère que Sara, effrayée, posa une main qui se voulait apaisante sur son bras. Mais Catherine, folle de rage, était au-delà de tout apaisement. Était-il donc écrit au grand livre de son destin que, toujours, un prince disposerait d'elle ? Après le duc de Bourgogne, le Roi de France !

Les poings crispés, faisant des efforts inouïs pour empêcher sa voix de trembler, elle s'écria :

— J'ai rarement entendu plus impudent coquin que vous, messire !

Quand je pense que, par reconnaissance pour quelques victuailles, je vous accordais un souvenir indulgent malgré vos méfaits, vous m'en faites aujourd'hui amèrement repentir. Ainsi, non content d'avoir réduit mon époux là où il en a été réduit, La Trémoille prétend disposer de moi ? J'aimerais savoir comment vous entendez me contraindre, seigneur ? Car, bien entendu, vous avez songé à cette éventualité ?

— L'armée que je mène, fit l'Espagnol avec une grâce insultante, vous montre clairement le prix que j'attache à votre main. J'ai deux mille hommes sous Carlat, Madame... et si vous refusez je mettrai le siège devant cette taupinière jusqu'à ce que vous en veniez à merci.

— Cela peut durer longtemps...

— J'ai tout mon temps... et je serais fort étonné que vous ayez du ravitaillement pour de longs mois. Vous vous rendrez, Madame, avant qu'il ne soit longtemps, ne fusse que pour ne pas voir votre fils mourir de faim.

Catherine retint un soupir de soulagement. Il ignorait le départ de Michel et mieux valait qu'il l'ignorât encore longtemps. Mais elle cacha ses sentiments sous un haussement d'épaules.

— Le château est fort, ses défenseurs sont valeureux. Vous perdrez votre temps, messire !

— Et vous, vous ferez tuer stupidement bien du monde. Vous feriez mieux d'accepter, Madame, puisque aussi bien il vous faudra en venir là. Songez que, pour vos beaux yeux, j'ai éludé une fort flatteuse proposition. La main même de Madame Marguerite, fille de Monseigneur le duc de Bourbon...

— Fille... de la main gauche ! insinua doucement Frère Étienne.

Le sang demeure princier ! D'autre part, votre gouverneur est Écossais, Dame Catherine. Les Écossais sont pauvres, besogneux, avares... et aiment l'or pardessus tout...

Il n'eut pas le temps d'achever. Pris par leur dispute, ni lui ni Catherine n'avaient vu Kennedy, suivi de Gauthier, pénétrer dans la salle. Ce fut quand l'Écossais fondit sur lui que l'Espagnol s'aperçut de sa présence. Avec un rugissement, Kennedy empoigna Villa-Andrado par le col de son armure et par le bas du dos puis, le soulevant à demi de terre, l'emporta ainsi, hurlant et vociférant, jusqu'à la porte.

— Il y a une chose que les Écossais aiment encore plus que l'or, maître larron, c'est leur honneur ! Va dire cela à ton maître ! hurla-t-il furieusement.

Ce que voyant, Gauthier, d'un air mécontent qu'on lui eût laissé si pauvre gibier, mit le page sous son bras et emboîta le pas à l'irascible gouverneur. Quand ils eurent disparu tous deux, Frère Étienne se tourna vers Catherine, encore tremblante, avec un bon sourire.

— Voilà, Madame, qui vous dispense de répondre. Qu'en pensez-vous ?

Elle ne répondit rien, se contenta de le regarder, honteuse de découvrir que, pour la première fois depuis longtemps, elle avait envie de rire. Le spectacle de Villa- Andrado gigotant au bout des bras du capitaine écossais comme une araignée rouge n'était pas près de s'effacer de sa mémoire.

CHAPITRE II Les traces dans la neige

Quand vint le soir, ce bref instant de gaieté était bien oublié. Étaient réunis dans la chambre haute du donjon où Kennedy avait établi ses quartiers peu après la mort du vieux Jean de Cabanes, survenue trois mois plus tôt, Catherine, Sara, Gauthier, Frère Étienne, Hugh Kennedy et le sénéchal de Carlat, un Gascon nommé Cabriac, qui depuis dix ans occupait ce poste. C'était un homme tout rond, simple et bon enfant, qui n'aimait rien tant que sa tranquillité. Sans ambition, il n'avait jamais souhaité gouverner en personne la forteresse, trouvant infiniment plus confortable de voir les responsabilités reposer sur des épaules plus martiales que les siennes.

Mais il connaissait le fief et ses environs comme personne.

Tout à l'heure, quand le bref jour hivernal s'était éteint brutalement comme une chandelle que l'on souffle, tous étaient montés jusqu'à la loge du guetteur pour examiner les positions de l'ennemi. Celui-ci s'installait. Les tentes d'épaisses toiles poussaient comme autant de champignons vénéneux qui perçaient le manteau blanc de la neige. Quelques soldats occupaient les maisons du village. Les paysans épouvantés avaient fui et cherché refuge entre les murs cyclopéens de là forteresse. On les avait répartis un peu partout, là où il y avait de la place, dans la vieille commanderie, dans les granges vides et les étables. Dans l'enceinte du château cela faisait un tohu-bohu de jour de marché car les bêtes avaient suivi leurs propriétaires. Et, maintenant que la nuit était tombée, le camp des assaillants formait, autour du gigantesque rocher, une couronne où les feux tenaient lieu de fleurons étincelants. De rouges panaches de fumée ponctuaient la nuit d'un noir profond, éclairaient fugitivement ici ou là des faces grimaçantes, bleuies de froid, qui n'avaient pas grand-chose d'humain. Penchée au couronnement du donjon, Catherine avait l'impression de plonger ainsi sur quelque infernal abîme peuplé de démons. Mais cette nuit avait considérablement amoindri l'optimisme de Kennedy. Courbé sur l'immensité noire, il avait regardé ces menaçantes tenailles rouges se refermer autour de Carlat.

— Qu'allons-nous faire, messire ? demanda Catherine.

Il tourna vers elle son visage de dogue orgueilleux et haussa les épaules.

— Pour l'heure, Madame, je me soucie moins de nous que de Mac Laren. Nous sommes encerclés, ou peu s'en faut. Comment nous rejoindra-t-il demain, en revenant de Montsalvy ? Il tombera sur ces gens qui le feront prisonnier... ou pire ! Villa-Andrado est prêt à n'importe quoi pour vous amener à composition. On lui posera des questions... Avec tous les suppléments désagréables que comporte, chez le Castillan, ce mot-là. Notre ennemi voudra savoir d'où il venait.

Catherine se sentit pâlir. Si Mac Laren, pris, parlait sous la torture, l'Espagnol saurait où trouver Michel. Et quel plus sûr otage que le bambin pour amener la mère à résipiscence ? Pour sauver son fils des griffes de Villa- Andrado, Catherine savait bien qu'elle accepterait n'importe quoi.

— Alors, dit-elle d'une voix blanche, je répète ma question.

Messire Kennedy, qu'allons-nous faire ? Du diable si je le sais !

— II faudrait, émit calmement Frère Étienne, qu'un homme pût quitter Carlat de nuit et marcher vers Montsalvy de façon à les rencontrer demain et à les prévenir. Le tout est de faire passer cet homme. Il semble bien que l'investissement de la place ne soit point encore complet. Il y a là, vers le mur nord, un large endroit où je ne vois briller aucun feu.

Kennedy haussa impatiemment ses lourdes épaules vêtues de cuir.

— Avez-vous jamais regardé le rocher en cet endroit ? Une falaise lisse et noire, tombant à pic sur la vallée et dont la courtine double presque la hauteur. Il faudrait une damnée longueur de corde et un rude courage pour descendre ça sans se rompre le cou.

— Je veux bien tenter l'expérience, fit Gauthier en s'avançant dans le cercle lumineux dessiné par les flammes de la cheminée.

Catherine ouvrait déjà la bouche pour protester quand le sénéchal la devança.

— Point besoin de corde, ni pour la muraille, ni pour le rocher... Il y a un escalier.

Immédiatement, il fut le point de mire de tous les regards. Kennedy l'empoigna par une épaule pour le voir de plus près.

— Un escalier ? Tu rêves ?

— Oh non, messire. Un véritable escalier, étroit bien sûr et taillé à même le roc Il part de l'intérieur d'une des tours. Seuls, le vieux sire de Cabanes et moi le connaissions. C'est même par là qu'Escornebœuf s'est enfui, dame Catherine, le jour où...

Catherine frissonna au souvenir de ce jour où, dans ce même donjon, le reître gascon avait tenté de la jeter dans l'oubliette. Parfois, dans ses cauchemars, elle revoyait la face rouge et suante, révulsée d'un hideux désir de tuer, du gros sergent.


1. L'escalier existe toujours, mais, la forteresse ayant été rasée, il est à ciel ouvert.


— Comment savait-il le secret ? articula-t-elle.

Le petit sénéchal baissa la tête et tortilla son bonnet entre ses mains.

— Nous... nous étions du même pays de Gascogne, balbutiât-il. Je n'ai pas voulu qu'il lui advînt mal de mort... à cause de ça.

Catherine s'abstint de répondre. Ce n'était pas au moment où cet homme apportait un renseignement de cette valeur qu'il fallait songer à lui demander des comptes pour avoir protégé un assassin. Kennedy, qui réfléchissait profondément, ne l'eût d'ailleurs pas toléré. Bras croisés, la tête penchée sur une épaule, il regardait le feu avec une totale absence d'expression. Machinalement, il demanda si l'escalier était praticable pour des femmes et, sur l'affirmative :

— Alors, nous allons faire mieux. Il faut profiter du fait que VillaAndrado n'a pas encore eu la possibilité d'encercler complètement le château. Il suppose d'ailleurs, vu la hauteur, que, sur la face nord, ce n'est pas si urgent ; mais il peut changer d'avis demain. Nous n'avons donc pas de meilleure chance que cette nuit. Dame Catherine, préparez-vous à partir.

Une légère rougeur monta aux pommettes de la jeune femme et elle serra ses mains l'une contre l'autre.

— Dois-je partir seule ? dit-elle simplement.

— Non. Sara, Frère Étienne et Gauthier vous accompagneront.

Bien entendu, Gauthier vous quittera une fois hors de Carlat et, tandis que vous irez l'attendre à Aurillac, il rejoindra Mac Laren. Il lui portera l'ordre de se rendre auprès de vous avec ses hommes et de vous servir d'escorte pour le reste de votre voyage.

— Mais vous, pendant ce temps ?

L'Écossais eut un bon rire qui, par une sorte de miracle, fit éclater en mille morceaux l'atmosphère tendue où baignait la haute pièce voûtée. Avec ce rire s'enfuyaient tous les démons de la peur et de l'angoisse.

Moi ? Je resterai tranquillement ici quelques jours, pour amuser VillaAndrado. D'abord, je dois attendre qu'arrive le nouveau gouverneur, mais celui-ci n'approchera pas tant que Carlat sera investi. Dans quelques jours, juste ce qu'il faudra pour vous laisser prendre une belle avance sur une éventuelle poursuite, je convoquerai VillaAndrado ici et saurai bien lui démontrer que vous avez vidé les lieux.

Dès lors, n'ayant plus rien à espérer, il s'en ira. Il ne me restera plus qu'à passer les pouvoirs à mon remplaçant, puis à plier bagages.

Frère Étienne s'approcha de Catherine et prit, dans les siennes, les deux mains froides de la jeune femme.

— Qu'en pensez-vous, mon enfant ? Il me semble que le capitaine fait entendre la voix de la sagesse.

Cette fois, Catherine sourit, réellement, franchement, un beau sourire chaud dont elle enveloppa le petit moine puis envoya la fin au grand Écossais qui, du coup, devint rouge d'émotion.

— Je pense, dit-elle doucement, que c'est bien imaginé. Je vais me préparer. Viens, Sara ! Messire Kennedy, je vous serais très reconnaissante de me procurer des vêtements d'homme ainsi que pour Sara.

Celle-ci poussa un affreux soupir. Elle avait horreur des vêtements d'homme dans lesquels ses formes rebondies se trouvaient toujours fâcheusement comprimées. Mais, apparemment, le temps des aventures n'était pas révolu et il fallait bien se résigner à l'inévitable, faute de mieux.

Un moment plus tard, dans sa chambre, Catherine examinait avec quelque étonnement les vêtements que Kennedy lui avait fait porter.

Le capitaine écossais les avait empruntés à son page et c'était le costume habituel des hommes de son pays avec tout de même une légère variante. Les rudes montagnards des hautes terres, habitués à un climat sans douceur, avaient la peau dure et le cuir tanné. Leur vêture habituelle se composait d'un ample morceau de laine aux couleurs de leur clan dans lequel ils se drapaient, d'une veste de flanelle et d'une chemise de mailles. Une plaque de fer ouvragé fixait la draperie à l'épaule. Comme coiffure ils portaient le casque conique ou bien un béret plat orné d'une plume de

héron et allaient jambes nues, parfois même pieds nus. Auprès du roi Charles VII, dont ils formaient, depuis 1418, la célèbre garde écossaise créée par le connétable John Stuart de Buchan, ils portaient cuirasses d'argent et fastueux plumails de héron blanc, mais en campagne ils revenaient volontiers à leur habillement traditionnel dans lequel ils se sentaient plus à l'aise.

Kennedy avait donc envoyé à Catherine un tartan aux couleurs du clan Kennedy : vert, bleu, rouge et jaune, un justaucorps rouge et un béret bleu, de courtes bottes de cuir solide et un sac de peau de chèvre.

Seule concession aux rigueurs de la température, il y avait joint des chausses collantes du même bleu que le bonnet et un grand manteau de cheval noir.

— Quand Mac Laren vous rejoindra, vous passerez pour son page, lui avait dit le capitaine, et, de cette façon, vous ne vous distinguerez pas du reste de la troupe.

Il avait envoyé un autre costume du même genre mais infiniment plus grand s'il était moins élégant pour Sara. La bohémienne avait commencé par refuser catégoriquement de s'affubler de la sorte.

— On peut fuir sans se couvrir de ridicule ! déclara-t-elle. De quoi aurai-je l'air dans cette défroque bariolée ?

— De quoi ai-je l'air ? répondit Catherine qui, à peine la porte refermée sur Kennedy, s'était déshabillée et avait enfilé l'étrange costume.

Puis, après avoir ébouriffé ses boucles blondes, elle avait planté le béret dessus et s'était campée devant un grand miroir d'étain poli, un poing sur la hanche, en s'examinant d'un œil critique. Une chance qu'elle fût si mince car ces couleurs vives grossissaient et elle eût cent fois préféré du noir, ne fût-ce que pour demeurer fidèle au vœu qu'elle avait fait : ne plus jamais porter autre chose que du noir ou du blanc.

Cette nuit, c'était une exception, un cas de force majeure puisqu'il avait été impossible de trouver des vêtements d'homme noirs et à sa taille. Malgré tout, elle eut un frisson de plaisir.

Ce costume bizarre lui allait, lui donnait une allure crâne, celle d'un jeune page au trop joli visage. Elle enroula sur un doigt une mèche de ses cheveux. Ils semblaient repousser un ton plus foncé. Leur or éclatant se bronzait légèrement donnant une couleur moins vive mais plus chaude qui faisait mieux ressortir encore son teint délicat et ses grands yeux sombres. Sara, qui l'observait en silence, bougonna :

— Ce n'est pas permis d'être aussi belle ! Je crains que le miroir ne me renvoie pas une image aussi réussie.

En effet, outre qu'elle devait fourrer sous le béret ses épais cheveux noirs, Sara avait dans ce costume quelque chose d'irrésistiblement comique.

— Il faut draper l'écharpe sur ta poitrine, conseilla Sara. On voit trop que tu es une femme.

Elle en avait fait autant pour elle-même bien qu'elle eût pris la précaution de bander ses seins avant d'enfiler le pourpoint. Puis, s'enveloppant dans le manteau noir, elle s'avança vers la porte où quelqu'un frappait.

— Vous êtes prêtes ? demanda la voix de Kennedy.

— Il faut bien, marmonna Sara en haussant les épaules.

— Entrez, fit Catherine, occupée à glisser le diamant noir et toute une collection de pierres dans le sac en peau de chèvre.

Sara en porterait une autre partie. Au seuil, la silhouette de l'Écossais s'érigea. Il sourit.

— Quel beau page vous faites ! remarqua-t-il avec une émotion trop visible.

Mais Catherine ne sourit pas.

— Cette mascarade ne m'amuse guère. J'ai fait un paquet de mes hardes et les remettrai dès qu'il sera possible. Pour l'heure, allons...

Avant de quitter cette chambre où elle avait connu ses dernières heures de bonheur et un si douloureux calvaire, Catherine l'enveloppa d'un ultime regard. Les murs austères lui semblaient garder le reflet du sourire d'Arnaud, l'écho du rire de Michel. Elle découvrait qu'ils lui étaient devenus chers et elle sentit sa gorge se serrer. Mais elle refusa de laisser l'émotion s'emparer d'elle. En ce moment, il lui fallait tout son courage et tout son sang-froid. Résolument, elle tourna le dos à ce décor familier, appuya sa main sur la dague qu'elle avait passée à sa ceinture. C'était la dague à l'épervier ; celle avec laquelle Arnaud avait tué Marie de Comborn et pour Catherine l'objet le plus précieux qu'elle possédât. Auprès de ces quelques pouces d'acier bleu tant de fois réchauffés par la main de son époux, le diamant noir lui-même n'était qu'un caillou sans valeur et elle eût, sans hésiter, sacrifié l'un à l'autre.

Dans la cour, elle trouva Kennedy qui l'attendait, une lanterne sourde à la main. Gauthier et Frère Etienne se tenaient auprès de lui.

Sans un mot, le Normand déchargea Sara du ballot de vêtements qu'elle portait, puis la petite troupe se mit en route. L'un derrière l'autre, on se dirigea vers l'enceinte. Le froid avait augmenté dans la nuit et mordait cruellement. De temps en temps, une rafale de vent soufflait, soulevant des tourbillons blancs qui obligeaient à n'avancer que courbés tant que l'on fut au centre de la vaste cour. Mais, à mesure que l'on approchait des murailles, les tourbillons d'air, freinés, perdaient de leur brutalité. De temps en temps, le mugissement d'une bête ou le cri d'un marmot perçait le silence, ou encore le ronflement d'un des réfugiés qui dormaient à même le sol, roulés dans des couvertures près des feux que nul n'avait besoin d'attiser.

Malgré l'épaisseur du manteau de cheval, Catherine grelottait quand on atteignit la tour indiquée par Cabriac. Celui-ci les attendait à l'intérieur, battant la semelle et se frappant les flancs pour lutter contre le froid. Sous ces voûtes basses où l'eau suintante gelait en plaques noires et luisantes, c'était une chape de glace qui tombait sur les épaules.

— Il faut faire vite, dit Cabriac. La lune va bientôt se lever et vous serez visibles comme en plein jour sur cette neige. Le Castillan doit avoir des guetteurs partout.

— Mais, objecta Catherine, comment passerons- nous la palissade qui double le rocher ?

— Cela me regarde, fit Gauthier. Venez, dame Catherine. Messire le sénéchal a raison. Nous n'avons que trop perdu de temps.

Il prenait déjà son bras pour l'entraîner vers le trou noir de l'escalier que Cabriac, en soulevant une trappe cachée sous de la paille pourrie, venait de découvrir. Mais Catherine résista et, se tournant vers Kennedy, elle lui tendit la main, spontanément.

— Grand merci pour tout, messire Hugh. Merci pour votre amitié, pour la protection que vous m'avez donnée. Je n'oublierai jamais les jours vécus ici. Grâce à vous... ils ont perdu un peu de leur cruauté. Et j'espère vous revoir bientôt, chez la reine Yolande.

Dans la lumière incertaine de la lanterne, elle vit s'éclairer le large visage de l'Écossais, briller ses dents blanches.

— Si cela ne dépend que de moi, Dame Catherine, ce sera dans peu de temps. Mais nul ne sait ce que sera son lendemain, de nos jours.

Aussi, comme il se peut que jamais, en ce monde, je ne vous revoie...

Laissant sa phrase en suspens, il empoigna la jeune femme aux épaules, la serra contre lui, l'embrassa avidement avant que, le souffle coupé, elle ait pu se défendre, la lâcha aussi brusquement puis se mit à rire avec la gaieté d'un enfant qui vient de réussir une bonne plaisanterie et acheva la phrase commencée.

— ... du moins mourrais-je sans regret ! Pardonnez- moi, Catherine, cela ne se reproduira plus... mais j'en avais tellement envie !

C'était si franchement avoué que Catherine se contenta de sourire.

Elle était sensible, peut-être plus qu'elle l'aurait voulu, à la chaleur de cette rude tendresse, mais Gauthier avait pâli. De nouveau, sa main s'abattit sur le bras de la jeune femme.

— Venez, dame Catherine ! dit-il rudement.

Il levait la lanterne, s'engageait déjà dans l'escalier étroit. Cette fois, Catherine le suivit. Sara vint après et Frère Étienne ferma la marche.

En s'enfonçant dans les entrailles du rocher, la jeune femme l'entendit faire ses adieux à l'Écossais et lui recommander de ne point trop s'attarder en Auvergne en ajoutant :

— Le temps des combats va reprendre. Le connétable aura besoin de vous bientôt.

— Soyez tranquille ! Je ne le ferai pas attendre !

Puis Catherine n'entendit plus rien. Les marches hautes, inégales, faites de grosses pierres à peine taillées, plongeaient presque à pic entre deux murailles rocheuses crevassées par le temps, et la jeune femme devait apporter un soin extrême à chacun de ses pas pour ne pas risquer de tomber. C'était d'autant plus dangereux que le gel, là aussi, avait apporté ses méfaits et que chaque marche était dangereusement glissante. Quand enfin on atteignit le taillis broussailleux qui masquait la fissure où débouchait l'escalier, Catherine poussa un soupir de soulagement. Grâce à Gauthier qui écartait pour elle les épines, elle parvint à franchir sans trop de dommage ce léger obstacle, mais ce fut pour s'apercevoir que le haut mur de rondins aiguisés qui composaient la palissade se dressait presque contre le rocher. Cela formait un boyau étroit et profond.

De l'œil, Catherine mesura la terrifiante muraille de bois.

— Comment pourrons-nous franchir ça ? Autant remonter tout de suite. Les pieux sont trop aigus pour les passer avec une échelle de corde.

— Bien sûr, fit Gauthier paisible. C'est fait exprès pour cela.

Partant du buisson où débouchait l'escalier, il se mit à compter les pieux en allant vers la droite. Au septième, il s'arrêta. Catherine, étonnée, put le voir empoigner l'énorme tronc d'arbre et peu à peu, au prix d'un effort qui fit saillir les veines de son front, dégager toute la partie inférieure du pieu, tranché en son milieu mais disposé avec assez d'art pour ne pas se distinguer des autres. Par l'étroite porte ainsi ouverte, la pente accentuée qui dévalait jusqu'au ruisseau apparut et aussi les deux ou trois maisonnettes du hameau de Cabanes, sur le coteau d'en face. Juste à cet instant, la lune se montra entre deux épais nuages et plongea jusqu'à la terre un faisceau blafard. L'étendue neigeuse en fut illuminée. Les troncs des arbres et jusqu'aux buissons poudrés à frimas devinrent visibles comme en plein jour. Tapis derrière la palissade, les fugitifs contemplèrent avec désespoir la pente immaculée qui s'étendait devant eux.

— Nous allons être visibles comme des taches d'encre sur une page blanche, murmura Frère Étienne. Il suffira qu'une des sentinelles tourne la tête de ce côté pour nous repérer et donner l'alarme.

Personne ne répondit. Le moine avait traduit clairement ce que chacun pensait, mais l'énervement gagnait Catherine.

— Que faire ? Notre seule chance est de fuir cette nuit, tant que l'investissement n'est pas encore complet. Mais si nous sommes vus, nous sommes pris.

Comme pour lui donner raison, un bruit de voix se fit entendre, assez proche pour que l'imminence du danger en parût accrue.

Gauthier passa une tête prudente par l'ouverture, la rentra presque aussitôt.

— Le premier poste n'est qu'à quelques toises. Une dizaine d'hommes... mais que cela ne nous avancerait pas de mettre hors de combat, fit-il avec une nuance de regret. Le mieux est d'attendre.

— Quoi ? fit Catherine nerveusement. Le lever du jour?

— Que la lune se cache. Grâce au ciel, le jour se lève tard en hiver.

Force fut de demeurer là, dans le froid et la neige. Les quatre compagnons, le cou tendu, l'œil fixé sur le globe livide de la lune, retenaient même leur respiration. C'était comme un fait exprès : d'épais nuages couraient d'un bout à l'autre de l'horizon, mais aucun ne parvenait à engloutir l'astre dénonciateur. Les pieds et les mains de Catherine étaient glacés. La vie confinée qu'elle avait menée tous ces derniers mois l'avait rendue plus vulnérable et elle souffrait plus que les autres de demeurer ainsi immobile dans ce couloir glacial. De temps en temps, Sara, d'une poigne vigoureuse, lui frictionnait le dos, mais le bien-être qu'elle en ressentait n'était que passager d'autant plus que les nerfs s'en mêlaient.

— Je n'en peux plus, souffla-t-elle à Gauthier. Il faut faire quelque chose... Tant pis, tentons le tout pour le tout ! On n'entend plus rien, peut-être les sentinelles se sont-elles endormies ?

De nouveau, Gauthier regarda. Juste à cet instant, une violente rafale de vent souleva la neige, encore poudreuse, en épais tourbillons.

En même temps, la lune parut reculer au fond du ciel, absorbée par un épais nuage. La lumière se fit infiniment plus faible. Gauthier jeta à Catherine un regard rapide.

— Pourrez-vous courir ?

— Je crois que oui.

— Alors, courez... Maintenant !

Il sortit le premier, fit passer les trois autres et, tandis qu'ils dévalaient la pente unifiée par la neige, prit le temps de replacer le madrier. Catherine courait aussi vite qu'elle pouvait, mais ses membres glacés étaient douloureux et maladroits. La déclivité fuyait trop vite sous ses pieds et son cœur s'affolait. Entraînée par son élan, elle allait buter contre un arbuste quand Gauthier la rejoignit et, sans préavis, l'enleva de terre.

— Il faut courir plus vite, gronda-t-il, en forçant sa propre course sans souci du poids supplémentaire.

Mais, par-dessus son épaule, Catherine vit soudain les traces de leurs pas, trop visibles.

— Nos traces de pas... Ils les verront ! Il faudrait les effacer !

— Nous n'avons pas le temps. Holà, vous deux, marchez dans l'eau un moment puis ressortez là-bas, à ce bouquet d'arbres.

Lui-même se précipita dans le ruisseau peu profond. La mince couche de glace craqua sous son poids et l'eau glacée rejaillit jusqu'à la jeune femme transie. D'un œil, Gauthier, tout en courant, surveillait la lune.

Elle ne réapparaissait pas encore, mais n'allait pas tarder. Déjà, la lumière était plus vive. Ils reprirent pied là où il l'avait indiqué. Par chance, un bois de sapins était proche. Le Normand posa Catherine à terre et se mit à couper une branche.

— Allez jusqu'au bois, dit-il aux trois autres, moi je vais effacer nos traces.

Catherine, Sara et Frère Étienne se hâtèrent vers le bois noir tandis que Gauthier, laissant traîner sa branche, effaçait les pas à mesure.

Les fugitifs se jetèrent sous l'ombre épaisse des arbres au moment précis où la lune sortait des nuages. Épuisés par l'effort qu'ils venaient de fournir, ils se laissèrent tomber sur un tronc abattu pour reprendre souffle. Là-bas, Carlat leur apparaissait maintenant dans son ensemble : le rocher en proue de navire couronné de l'énorme château, les enceintes fortifiées, les clochers et les tours et, au pied, le cercle menaçant des assaillants. : Catherine envoya une pensée reconnaissante à Hugh Kennedy. Grâce à lui, elle était hors du piège, elle allait pouvoir gagner Angers...

La voix de Gauthier coupa sa méditation.

— Ce n'est pas le moment de songer au repos ! Il y a du chemin à faire avant le jour. Et celui-ci n'est pas tellement loin.

Ils se remirent en route à travers bois. Pour la première fois depuis bien longtemps, Catherine replongeait dans la nature, dans le contact intime avec la terre, avec la forêt qu'elle avait tant aimée. Elle s'étonnait de retrouver, presque intacte, cette sensation d'intimité avec les grands arbres. Ce n'était pas la première fois qu'elle leur demandait asile et jamais ils ne l'avaient déçue. Le sous-bois, ouaté de neige, avait un aspect irréel. Le froid y était moins vif et les sapins qui laissaient traîner presque à ras de terre leurs longues jupes ourlées de blanc avaient un calme majestueux. Dans les clairières, les flaques de lune faisaient scintiller des milliers de minuscules cristaux et le silence était celui, simple et doux, de la campagne endormie. La méchanceté des hommes, la guerre faisaient trêve ici comme au seuil de quelque sanctuaire, ainsi que les souffrances du cœur. Et Catherine se surprit à songer à ces ermites que l'on rencontre parfois, vivant seuls au fond des grands bois. Tant de beauté pouvait adoucir n'importe quelle souffrance. Sa fatigue, le froid, tout cela avait fait trêve. Devant elle, la grande silhouette de Gauthier avançait d'un pas" régulier, pesant, et elle s'appliquait à mettre ses pas dans les traces profondes qu'il laissait ; les autres faisaient de même. Le géant appartenait, lui aussi, à la forêt dont il était né comme n'importe lequel de ces arbres. Il y était chez lui et la confiance que Catherine avait toujours mise en lui s'en trouvait renforcée. Mais, soudain, il s'arrêta, tendant l'oreille et faisant signe aux autres de ne plus bouger. Dans le lointain, les appels stridents d'une trompette se faisaient entendre.

— Le réveil, déjà ? fit Catherine. Ya-t-il faire jour ?

— Pas encore. Et ce n'est pas le réveil. Attendez-moi un instant.

Le temps d'un clin d'œil Gauthier avait ceinturé le tronc d'un chêne et, grimpant avec l'agilité d'un singe, disparut bientôt de la vue de ses amis. La trompette sonnait toujours, étouffée, donnant l'exacte mesure du chemin déjà parcouru.

— Est-ce le camp, est-ce le château ? chuchota Frère Étienne.

— Le château n'aurait guère de raison de sonner de la trompe... à moins d'une attaque..., commença Catherine.

Elle n'alla pas plus loin ; dégringolant à toute vitesse, Gauthier tomba comme un boulet entre elle et le petit moine.

— C'est le camp. Il y a un attroupement vers la muraille nord du château. Ils ont dû voir des traces avec cette damnée lune. J'ai vu des hommes monter à cheval.

— Qu'allons-nous faire ? gémit Sara. Nous ne pouvons guère lutter de vitesse avec les chevaux et s'ils découvrent nos traces après le ruisseau... ?

— C'est possible, admit Gauthier. C'est même probable. Il faut nous séparer dès maintenant.

Catherine voulut protester, mais il lui imposa silence avec une si ferme autorité qu'elle ne songea pas à protester. N'était-il pas normal qu'il fût le chef, dans cette aventure ? Déjà, il continuait :

— De toute façon nous aurions dû le faire au lever du jour. Il vous faut gagner Aurillac, rappelez-vous, dame Catherine, tandis que je rejoindrai Mac Laren. Je vais donc partir, seul... Ils suivront ma trace.

— À moins qu'ils ne suivent la nôtre, remarqua Sara.

— Non. Car vous allez grimper tous les trois dans cet arbre et vous y tenir cachés... jusqu'à ce que vous ayez vu disparaître nos poursuivants. Soyez tranquilles, je saurai bien les emmener assez loin pour vous permettre de poursuivre votre chemin tranquillement.

Il sembla à Catherine que la magique beauté de la forêt venait de s'effacer tout à coup. Se séparer de son ami, déjà, c'était chose pénible, mais fallait-il de surcroît le savoir en danger, se ronger d'incertitude sur son sort ? Le danger partagé est toujours plus facile.

— Mais, fit-elle douloureusement, s'ils te rejoignent, s'ils allaient te...

Elle ne put prononcer le mot. Deux larmes jaillirent de ses yeux et roulèrent sur ses joues. La lune les fit briller. Une joie profonde s'étendit sur le large visage du géant.

— Me tuer ? dit-il doucement. Ils ne pourront rien contre moi, dame Catherine. Vous avez pleuré pour moi... rien ne peut m'arriver.

Faites ce que je vous dis. Grimpez !

Il la prit à la taille et, sans effort apparent, la posa assise sur une branche. Après quoi il empoigna Sara, puis le petit moine. Installés ainsi, côte à côte sur cette branche, ils avaient l'air effaré de trois moineaux transis. Gauthier se mit à rire.

— Vous avez l'air d'une drôle de nichée, comme cela ! L'arbre est facile ! Grimpez le plus haut que vous pourrez et tâchez de ne pas faire de bruit. Si je compte bien, avant une heure vous verrez passer les soldats. Ne descendez que lorsque vous les aurez entendus s'éloigner depuis un moment. Courage !

Figés par une crainte instinctive, ils le virent piétiner longuement la neige sur une certaine distance dans la direction qu'il avait choisie pour que les hommes ne s'arrêtassent point sous le chêne, tracer même un début de piste dans un autre sens, puis, enfin, avec un grand geste d'adieu, disparaître en courant dans la direction de Montsalvy.

Alors seulement les trois isolés se regardèrent.

— Eh bien, dit Frère Étienne avec bonne humeur. Je crois qu'il faut suivre les ordres qu'on nous a donnés. Pardonnez-moi, dame Catherine, mais je vais devoir relever cette robe, peu pratique pour l'escalade.

Joignant le geste à la parole, le petit moine retroussa sa robe dans sa ceinture de corde qu'il serra fortement autour de son ventre, découvrant des jambes grêles et nerveuses au bout desquelles ses larges pieds nus dans leurs sandales semblaient immenses.

Galamment, il aida Sara à escalader les branches du fayard.

Catherine, elle, retrouvant d'un coup son agilité de jadis, grimpa sans aide. Bientôt, ils atteignaient la maîtresse fourche de l'arbre.

L'entrelacement des branches, où demeuraient encore quelques feuilles, roussies et desséchées, cachait presque le sol. Les trois fugitifs devaient être parfaitement invisibles.

— Il nous faut seulement un peu de patience, fit tranquillement Frère Étienne en s'adossant au bois noueux. Je vais en profiter pour dire mon chapelet pour ce brave garçon. J'ai idée qu'il a besoin de prières, même s'il n'y croit pas.

Catherine essaya de faire de même, mais son cœur était lourd d'angoisse et son esprit courait les bois derrière Gauthier. Elle n'osait pas s'interroger sur ce qu'elle éprouverait au cas où il adviendrait malheur au Normand. Il lui était cher, maintenant, ayant conquis, à force de dévouement et de fidélité, une part de son cœur. Comme Sara elle-même, il était tout ce qui la rattachait au passé. Sa force tranquille, son esprit clair et lucide étaient des remparts rassurants contre la vie et la douleur. Et la jeune femme se sentait étrangement démunie et fragile, depuis que la haute silhouette avait disparu sous les arbres.

— Faites, mon Dieu, qu'il ne lui arrive rien ! priât-elle silencieusement, cherchant le ciel à travers les branches. Si vous m'enlevez mon dernier ami, que me restera-t-il ?

Un bruit de chevauchée, d'armes entrechoquées, de voix humaines et d'aboiements de chien se rapprochait. Apparemment, les hommes de Villa-Andrado avaient découvert la piste. Frère Etienne et Sara se signèrent vivement.

— Les voilà, chuchota le petit moine. Ils arrivent !

Le regard de Catherine retourna vers le ciel. Le doute n'était pas possible : la nuit pâlissait légèrement. Le jour allait venir.

La forêt s'agitait de ces imperceptibles bruissements qui annoncent qu'elle va bientôt s'éveiller.

— Pourvu..., commença-t-elle.

Mais elle s'arrêta, empoignant le bras de Frère Étienne qu'elle serra.

Entre les arbres, elle venait de voir luire le casque d'un homme d'armes. L'épaisseur de la neige étouffait les pas des hommes, mais les branches se brisaient sur leur passage. A grands coups d'épée, ils élargissaient le chemin... les réfugiés du fayard retinrent leur souffle...

Les soldats passèrent lentement, lentement, le nez au sol ; une vingtaine d'archers à pied, l'arme à l'épaule, suivis d'une dizaine de cavaliers. C'étaient des Castillans et Catherine ne comprenait pas leur langage. Mais il faisait de plus en plus clair et elle pouvait distinguer des faces olivâtres, aussi peu rassurantes que possible, barrées de longues moustaches noires. Elle vit, avec horreur, que l'un des cavaliers portait à l'arçon de sa selle un chapelet d'oreilles humaines et retint un cri. Comme s'il eût senti cette présence, l'homme s'arrêta juste sous le grand chêne, lança un appel rauque. Un soldat accourut.

Le cavalier lui dit quelque chose et le cœur de Catherine rata un battement. Mais l'homme à l'affreux trophée voulait seulement que l'on resserrât la sangle de son cheval et, ceci fait, se remit en route.

Quelques instants plus tard, il n'y avait plus personne sous l'arbre. Un triple soupir s'échappa des poitrines contractées des fugitifs. Malgré le froid, Frère Étienne épongea son front ruisselant, rejeta son capuchon en arrière.

— Dieu que j'ai eu peur ! souffla-t-il. Ne bougeons pas encore !

Ils attendirent quelques instants, conformément aux instructions que leur avait données Gauthier. Quand il n'y eut plus, dans le bois, que le cri lointain d'un coq en retard, le moine étira ses membres engourdis, bâilla largement, puis adressa à ses compagnes un sourire encourageant.

— Je crois que nous pouvons descendre. Ces bonnes gens ont si bien piétiné le bois en battant les taillis alentour que nos traces ne risquent plus de nous trahir.

— Oui, fit Catherine en commençant à glisser de branche en branche. Mais saurons-nous trouver notre direction ?

— Faites-moi confiance. Il se trouve que je connais bien ce pays.

Dans ma jeunesse, j'ai passé quelques mois à l'abbaye Saint-Géraud d'Aurillac. Suivez-moi. En allant droit vers le soleil nous devons trouver le prieuré de Vézac où nous prendrons quelque repos. La nuit vient tôt en ce moment. Dès qu'elle tombera nous repartirons.

Les premiers rayons d'un pâle soleil hivernal rendirent courage aux deux femmes. Ce soleil n'était pas chaud, mais, du moins, sa lumière était réconfortante. Quand elles se retrouvèrent au pied du fayard qui leur avait servi de refuge, Catherine se mit à rire en considérant l'étrange aspect que leur conférait leur inhabituel costume.

— Tu sais à quoi nous ressemblons ? dit-elle à Sara. Nous ressemblons à Gédéon, le perroquet que m'avait donné le duc Philippe à Dijon.

— C'est bien possible, grogna Sara en se drapant de son mieux dans le plaid bariolé. Mais j'aimerais cent fois mieux être Gédéon lui-même, bien au chaud au coin de la cheminée de ton oncle Mathieu !

On se remit en marche et bientôt les prévisions de Frère Étienne s'affirmèrent exactes. Le clocher court du prieuré de Vézac apparut quand on atteignit l'orée du bois, rassurant et paisible dans les écharpes de brumes matinales qui l'enveloppaient.

À l'aube du jour suivant, Catherine, Frère Étienne et Sara atteignirent les portes d'Aurillac au moment même où elles allaient s'ouvrir. Une corne sonnait sur la muraille et, déjà, le tintamarre des marteaux des chaudronniers emplissait l'air limpide et vif qui, malgré sa vigueur, ne parvenait pas à effacer l'odeur nauséabonde des tanneries. En dépit du froid, l'on pouvait voir, au bord de la Jordanne et à l'ombre du toit moussu de Notre-Dame des Neiges, des hommes penchés sur d'étranges tables inclinées à travers lesquelles coulait l'eau glaciale.

— L'eau de cette rivière est réputée charrier de l'or, commenta Frère Étienne. Ces hommes la passent sur des tamis recouverts d'une toile à grosse trame pour recueillir les minces parcelles. Voyez, d'ailleurs, comme on les surveille.

En effet, des gardes armés ne perdaient pas un geste des orpailleurs.

Debout sur la berge, à quelques pas des ouvriers qui barbotaient dans l'eau rapide, ils se tenaient là, immobiles, appuyés sur leurs piques, l'œil rivé sur les travailleurs. Ceux-ci étaient maigres et mal vêtus de haillons par les trous desquels apparaissaient les peaux bleuies de froid. Ils formaient avec les soldats, vigoureux et bien équipés, un contraste pénible qui frappa Catherine. L'un des hommes de la rivière, surtout, semblait ne se soutenir qu'avec peine. Il était vieux, courbé par l'âge, et ses mains, nouées de rhumatismes, s'agrippaient douloureusement au tamis. Il tremblait de froid et d'épuisement, ce qui semblait réjouir au plus haut point l'un des soudards. Comme le vieux tentait de remonter sur la berge, il lui allongea un coup, du bois de sa lance, qui le déséquilibra. L'un de ses compagnons, un jeune gars encore vigoureux, se jeta à sa poursuite, mais l'eau roulait vite et, à son tour, il perdit l'équilibre sous les éclats de rire de la troupe.

Une bouffée de colère gonfla le cœur de Catherine. Elle était incapable de supporter un tel spectacle sans rien dire. Sa main nerveuse rencontra, à sa ceinture, la dague d'Arnaud. Avant que Frère Étienne ait pu s'interposer, elle avait dégainé et bondissait, la lame haute, sur l'homme à la lance. Elle ne calculait pas l'infériorité de ses forces ni même le nombre des hommes d'armes. Simplement, elle avait obéi à son impulsion parce qu'elle ne pouvait pas faire autrement... peut-être parce qu'elle n'en pouvait plus de voir toujours le faible malmené et opprimé. Sur le moment elle eut l'avantage de la surprise. La dague s'enfonça dans l'épaule du soldat qui hurla et qui, perdant l'équilibre, roula sur le sol. Catherine, agrippée à lui comme une chatte en colère, tomba par-dessus.

— Espèce de brute ! tu ne vivras pas assez pour tuer encore d'autres vieillards...

Comme le dard d'une guêpe, sa dague frappait et frappait encore, au hasard, l'homme qui braillait comme un cochon égorgé sans parvenir à se défendre efficacement. La fureur décuplait chez la jeune femme une irrésistible force nerveuse. Mais les autres hommes d'armes s'étaient ressaisis et tombaient maintenant sur elle comme un essaim de mouches.

— À l'Écossais ! hurla l'un d'eux. Tue, tue !

Ce fut ce cri qui sauva Catherine car, sur l'autre rive, un autre lui répondit :

— En avant, par Saint-André !

Les orpailleurs eurent tout juste le temps de se garer. Fonçant à travers l'eau écumante, une troupe de cavaliers fondit sur les gardes, l'épée haute. Catherine, qu'une douzaine de mains avaient déjà saisie, se trouva libre tout à coup et se releva. Ses mains étaient pleines de sang et, sous elle, l'homme qu'elle avait attaqué ne respirait plus. Inerte, les yeux grands ouverts en face du ciel bas, il demeura étendu sur la neige tachée de boue et, de sang. Catherine comprit qu'elle l'avait tué, mais chose étrange, n'en éprouva ni répulsion ni remords. L'indignation bouillonnait encore en elle. Froidement, elle alla tremper sa dague dans la Jordanne et la remit à sa ceinture, puis jeta un regard autour d'elle. Le combat se poursuivait, entre les gardes d'Aurillac et le secours inattendu qui lui était venu, mais il tirait à sa fin. Elle reconnut Gauthier dans la mêlée, combattant auprès d'un grand Ecossais blond. Autour d'eux une dizaine de soldats des Hautes Terres s'escrimaient vigoureusement : Mac Laren et ses hommes ! La joie dilata le cœur de la jeune femme.

— Dieu soit loué ! Il les a retrouvés !

Longeant le bord de la rivière où les orpailleurs, stupéfaits et terrifiés, regardaient, dans l'eau jusqu'à mi- cuisses, elle rejoignit Frère Etienne et Sara qui s'étaient garés de leur mieux près d'un mur en ruine. Sara bondit sur la jeune femme comme une tigresse qui retrouve son petit, l'embrassa à l'étouffer sans cesser de sangloter, puis, de toute sa force, lui appliqua une gifle retentissante.

— Espèce de folle ! Tu veux donc me faire mourir de chagrin.

Sous le coup, Catherine chancela et porta la main à sa joue. Elle était brûlante mais déjà Sara se jetait à ses pieds en demandant pardon, versant des torrents de larmes qui donnaient la juste mesure de sa peur passée. Catherine la releva et la tint serrée contre elle, caressant d'une main la tête de la pauvre femme. Mais son regard croisa fièrement celui de Frère Étienne.

— J'ai tué un homme, mon Père... et je ne le regrette pas !

— Qui donc le regretterait ? soupira le moine. Je dirai ma prochaine messe pour l'âme de ce mécréant, si toutefois une messe peut quelque chose pour un esprit si noir ! Quant à vous, je vous donne l'absolution.

La bataille tirait à sa fin. Les gardes de la rivière gisaient maintenant tous sur la neige, blessés ou morts, et Mac Laren rassemblait ses hommes. Gauthier sauta de cheval et vint vers Catherine, les yeux brillant de joie.

— Vous n'avez rien, dame Catherine ? Par Odin, j'ai cru que je rêvais quand j'ai aperçu un petit Écossais blond qui sautait à la gorge de cette grande brute noire. Mais vous êtes vivante, bien vivante !

Dans sa joie, il l'avait prise aux épaules et la secouait sans trop se soucier de ses forces, luttant contre l'envie terrible qui lui venait de l'écraser contre lui et de l'embrasser. Mais, soudain, entre ses mains, Catherine se fit molle. Une sensation de brûlure à l'épaule était la seule chose qu'elle sentit encore de tout son corps devenu étrangement inconsistant. Sa tête se mit à tourner tandis qu'un voile noir obscurcissait le jour. Les oreilles bourdonnantes, elle entendit encore une voix qui grondait.

— Espèce d'idiot, regarde le sang sous ta main gauche ! Tu vois bien qu'elle est blessée !

Catherine sentit qu'on la lâchait brusquement puis ne sentit plus rien du tout. Dans l'ardeur de la bataille, tout à l'heure, elle ne s'était même pas aperçue qu'une lame s'enfonçait dans son épaule ! Ce bienheureux évanouissement lui épargna une angoisse supplémentaire. Tandis que Gauthier l'enlevait dans ses bras et la déposait sur le cou de son cheval, Mac Laren se haussait sur ses étriers.

— Il vaut mieux ne pas s'attarder ici, dit-il. J'aperçois une troupe nombreuse qui sort de l'abbaye. Dans un moment nous aurons sur le dos tous les soldats de l'abbé. Filons !

— Mais elle a besoin de soins, s'écria Sara.

— On les lui donnera plus tard. Pour le moment, il faut gagner le large. Montez en croupe de deux de mes hommes, vous la servante et vous le moine. En avant !

Deux robustes Écossais se chargèrent de Sara et de Frère Étienne, puis, au grand galop, poursuivie par les imprécations des hommes d'armes qui accouraient, traînant arcs et arbalètes, la troupe de Ian Mac Laren s'éloigna d'Aurillac. Quelques flèches et quelques carreaux vinrent siffler autour d'eux, mais sans atteindre personne. Le rire du lieutenant de Kennedy éclata comme un coup de tonnerre.

— Des soldats de moines, ça ne vaut pas plus que des nonnes casquées ! Ils savent mieux égrener les patenôtres et trousser les filles que bander un arc !

La blessure de Catherine n'était pas grave. Une lame mince avait pénétré d'un pouce dans son épaule. Elle avait saigné assez abondamment, mais ce n'était pas très douloureux. Son épaule et son bras étaient engourdis, pesaient comme plomb, mais elle avait très rapidement repris conscience, au vent de la course. Dès que Mac Laren avait jugé qu'ils étaient assez éloignés, il avait ordonné une halte. Tandis que ses hommes buvaient un coup et mangeaient un morceau, Sara avait emmené la jeune femme à l'écart pour la soigner.

Ses mains habiles avaient eu tôt fait de confectionner un pansement avec une chemise déchirée prise dans le ballot de vêtements et quelques parcelles d'un baume à base de graisse de mouton et de genièvre que possédait l'un des Écossais. Puis elles avaient, elles aussi, mangé un peu de pain et de fromage, bu quelques gorgées de vin avant que Mac Laren donnât le signal du départ. Catherine se sentait lasse. La fatigue de leur marche nocturne entre Vézac et Aurillac, jointe au choc du récent combat, l'avait épuisée. Un sommeil invincible s'emparait d'elle et elle avait une peine infinie à garder les yeux ouverts.

Cette fois, elle monta en croupe derrière le chef d'escorte. Malgré les protestations furieuses de Gauthier, Ian Mac Laren avait décidé de s'en charger lui- même.

— Ton cheval a déjà bien assez de ton poids, lui déclara-t-il sèchement. Il n'a aucun besoin de surcharge !

— Elle ne tiendra pas derrière vous, rétorqua le Normand. Ne voyez-vous pas qu'elle tombe de sommeil ?

— Je l'attacherai. Au surplus, c'est moi qui commande ici !

Force avait été à Gauthier de s'incliner, mais Catherine avait intercepté au passage le regard chargé de colère qu'il adressa au jeune Ecossais et dont celui-ci, d'ailleurs, ne sembla nullement se soucier. Mac Laren appartenait vraisemblablement à cette catégorie d'individus qui n'hésitent jamais sur le chemin à suivre, s'y engagent avec résolution et ne reviennent jamais en arrière, quelles que puissent être les conséquences. Ayant solidement arrimé Catherine à lui au moyen d'une sangle, il prit la tête de la colonne. Les Écossais et les quatre fugitifs s'enfoncèrent au cœur de l'épais et redoutable Massif Central.

Appuyée contre le dos de Mac Laren, Catherine se laissait aller au pas du cheval. La montagne déserte, les volcans éteints chevelus de forêts, étoilés de profondes vallées rocheuses, les enveloppèrent bientôt de leur silence que l'hiver rendait plus profond. Les rares hameaux, les burons isolés que l'on apercevait demeuraient clos, hermétiquement, sur la chaleur mêlée des hommes et des bêtes. Seuls, les minces panaches de fumée grise qui traçaient sur la neige leurs fugitives arabesques dénonçaient la vie. Dans les maisonnettes de lave noire, les paysans s'entassaient auprès de leurs petites vaches rousses et frisées qui, l'été venu, mettraient dans l'épaisse laine verte des prairies la tache ardente de leur pelage... Catherine pensa que ce rude pays était beau, même sous la neige qui en accentuait les lignes dures.

Un curieux bien-être l'envahissait, malgré la douleur sourde de son épaule, malgré la petite fièvre qui montait dans ses veines. L'homme auquel elle était liée lui communiquait sa chaleur. Son torse vigoureux opposait une solide barrière au vent coupant. Elle y appuya sa tête, ferma les yeux. L'impression bizarre d'un lien, plus étroit que cette sangle de cuir, entre elle et cet inconnu lui venait... Pourtant, jamais encore elle n'avait vraiment regardé Mac Laren. Murée dans sa douleur hautaine, enfermée dans ses voiles noirs mieux que dans un couvent, les hommes qui gardaient Carlat, et surtout ces étrangers venus de loin, se confondaient devant ses yeux qui ne voyaient plus que l'invisible. Paradoxalement, l 'était sous cet accoutrement de garçon qu'elle réintégrait sa vraie nature de femme. Et, malgré l'amour désespéré, inguérissable, qui habitait son cœur, elle n'avait pu s'empêcher de remarquer l'étrange beauté de Mac Laren.

De haute taille, sa minceur confinait à la maigreur, mais cette longue silhouette avait la souplesse nerveuse d'une lame d'épée. Le visage étroit offrait un arrogant profil d'oiseau de proie, une bouche serrée et des maxillaires carrés dénotant une obstination totale. Les yeux bleu glacier étaient moqueurs, sans tendresse, profondément enfoncés sous les épais sourcils clairs. Les cheveux, assez longs, étaient d'un blond pâle, ses lèvres se relevaient d'un seul côté, en un drôle de sourire en coin, insolent et bref, qui n'atteignait pas les yeux.

Tout à l'heure, quand il avait saisi Catherine par la taille pour l'installer sur son cheval, il l'avait regardée profondément. Un regard qui perçait comme un poignard. Et puis il avait souri sans rien dire.

Mais, devant cet inconnu, vaguement narquois, elle s'était sentie tout à coup bizarrement désarmée. Le regard de tout à l'heure semblait dire que, dépouillée de ses voiles de deuil, la dame de Montsalvy n'était qu'une femme comme les autres, une femme accessible, après tout !

Et Catherine ne parvenait pas à démêler si l'impression ressentie était agréable ou non.

Quand on fit halte, le soir venu, dans la grange d'un paysan terrifié qui n'osa pas refuser le pain noir et la tome de chèvre, la jeune femme retrouva cette même sensation. Sara l'avait installée le plus à l'écart possible des hommes, mais, pour qu'elle pût profiter du feu allumé entre trois pierres, cet écart n'était pas bien grand. Catherine était transie, morte de fatigue, et sa blessure, échauffée par la course, la faisait souffrir. Le sang battait lourdement dans son bras et à ses tempes, mais elle allait tout de même essayer de dormir quand Mac Laren s'approcha d'elle.

— Vous êtes malade, dit-il en dardant sur elle son clair et insoutenable regard. Il faut soigner cette blessure, autrement qu'on ne l'a fait. Montrez-moi cela !

— J'ai fait tout ce qu'il y avait à faire, se rebiffa Sara. Il n'y a rien d'autre à tenter que d'attendre la guérison.

— On voit bien que vous n'avez jamais soigné des blessures faites par la griffe d'un ours, fit l'Ecossais avec son bref sourire à lèvres closes. J'ai dit, montrez- moi ça !

— Laissez-la tranquille ! fit, derrière lui, la voix sombre de Gauthier. Vous ne toucherez pas à dame Catherine contre son gré.

Entre le feu et Mac Laren, le Normand dressait sa lourde silhouette et Catherine pensa qu'il ressemblait à l'un de ces ours dont le lieutenant venait de parler. Son visage était menaçant et sa large main s'appuyait à la hache passée à sa ceinture. Catherine prit peur en comprenant que les deux hommes étaient prêts à s'empoigner. En effet, Ian Mac Laren répondait, méprisant :

— Tu commences à m'échauffer les oreilles, l'ami ! Es-tu F écuyer de Dame Catherine ou bien sa nourrice ? Reste à ta place... Je ne veux que la soigner. A moins que tu ne préfères que son épaule pourrisse tranquillement ?

— J'ai très mal, Gauthier, dit Catherine doucement. S'il peut quelque chose pour me soulager, je crois que je lui en serais reconnaissante. Aide-moi, Sara...

Gauthier ne répondit rien. Il tourna les talons, et, le dos rond, alla s'asseoir dans le coin le plus éloigné. Son visage avait la rigidité de la pierre. Cependant, aidée par Sara, Catherine s'était levée, déroulait l'immense pièce de laine dont elle était à la fois vêtue et drapée.

— Retournez-vous, vous autres ! ordonna Sara aux quelques soldats qui ne dormaient pas encore.

Elle défit le justaucorps de flanelle, la cotte de mailles, puis, quand Catherine n'eut plus que les chausses collantes et la rude chemise safran, elle la fit rasseoir, ouvrit elle-même le col pour dégager l'épaule blessée.

Un genou en terre, Mac Laren attendait, mais son regard ne quittait pas Catherine qui se sentait rougir. Les yeux étranges avaient suivi insolemment la ligne de ses longues jambes, la courbe de ses hanches, remontaient vers sa gorge dont les formes, malgré la bande de toile qui les serrait, se dessinaient sous le grossier tissu. Mais elle ne dit rien, le laissa ôter le pansement tandis que Sara approchait un brandon enflammé pris au brasier. Mac Laren fit entendre un petit sifflement, fronça les sourcils ; la blessure n'était pas belle. La plaie se boursouflait et prenait des teintes livides de mauvais augure.

— L'infection n'est pas loin, grommela-t-il, mais je vais arranger ça. Je vous préviens, vous allez avoir mal un instant. Espérons que vous serez courageuse.

Il s'éloigna, revint avec une gourde en peau de chèvre et un petit sac dont il tira de la charpie. S'agenouillant de nouveau, il prit sa dague et, rapide comme l'éclair, rouvrit la plaie, si vite que Catherine n'eut pas même le temps de crier. Un mince filet de sang coula. Puis l'Écossais humecta un tampon avec le liquide de la gourde. Après quoi, sans douceur, il se mit à nettoyer la blessure.

— Je vous préviens, dit-il avant de commencer, ça brûle !

Cela brûlait, en effet, comme l'enfer. Malgré ce qu'il avait dit, Catherine serra les dents de toutes ses forces. Elle retint le cri de douleur qui lui montait aux lèvres, si violemment que les larmes jaillirent de ses yeux, mais elle ne dit rien. L'une de ses larmes tomba sur la main de Mac Laren. Il releva les yeux, regarda Catherine avec une douceur inattendue, sourit.

— Vous êtes courageuse, je l'avais deviné. C'est fini maintenant.

— Que lui avez-vous mis ? demanda Sara.

— Un liquide que les Maures appellent l'esprit-de- vin et dont ils se servent pour ranimer les malades. On s'est aperçu qu'en s'en servant pour laver les blessures on les empêchait de s'infecter.

Tout en parlant, il appliquait un peu de pommade sur la blessure, remettait un pansement propre. Ses mains étaient maintenant d'une étonnante douceur et, brusquement, Catherine oublia sa douleur, retint son souffle. L'une des mains glissait de son épaule au creux de son dos, s'attardait en une caresse sous laquelle la jeune femme, confuse, se sentit frissonner. Le sang monta à ses joues, colère et honte mêlées.

Ce trouble qui s'insinuait en elle sous cette paume d'homme lui faisait d'autant plus horreur qu'il éveillait dans sa chair la conscience aiguë de sa jeunesse étouffée. Elle avait cru son corps à jamais réduit au silence parce que son cœur était mort à l'espoir et voilà que, dans cette fugitive minute, il lui infligeait un démenti brutal. Elle détourna la tête pour fuir le regard qui fouillait le sien, remonta sa chemise d'un geste sec.

— Merci, messire. Cela ne fait presque plus mal maintenant. Je vais essayer de dormir.

Ian Mac Laren laissa retomber ses mains, s'inclina sans répondre et s'éloigna tandis que, sous l'œil tout à coup soupçonneux de Sara, Catherine, rouge jusqu'aux oreilles, remettait ses vêtements en hâte puis s'enfonçait dans la paille. Elle allait fermer les yeux quand Sara se pencha sur elle. Le reflet du feu mourant fit étinceler les dents de Sara. Ses yeux brillèrent malicieusement.

— Ma mie, chuchota la bohémienne. Il ne suffit pas de vouloir cesser d'exister pour que tout meure en toi ! Tu auras encore des surprises...

Catherine préféra ne pas répondre. Elle ferma les yeux bien fort, souhaitant s'endormir aussitôt, ne plus penser. Tout autour d'elle s'élevaient les ronflements en basse taille des Ecossais et celui, fluet,, presque mélodieux, de Frère Etienne. Vint bientôt s'y joindre le souffle vigoureux et actif de Sara. Cet étrange concert empêcha longtemps Catherine de trouver dans le sommeil l'oubli de pensées gênantes. Le feu mourut, jeta encore quelques faibles lueurs rouges puis s'éteignit, laissant la jeune femme les yeux grands ouverts dans l'obscurité.

À l'autre bout de la grange, Gauthier aussi cherchait le sommeil sans y atteindre. Au-dehors, c'était la profonde et froide nuit d'hiver, mais l'instinct sauvage de l'homme des forêts lui soufflait que le printemps n'était plus loin.

CHAPITRE III Le coup de hache

Quand, le matin venu, on s'apprêta à reprendre la route, Catherine se sentait mieux. La fièvre semblait tombée. Elle en profita pour demander à Mac Laren s'il n'était pas possible de lui donner une autre monture. Elle craignait maintenant l'étroite promiscuité avec le jeune Écossais durant un long parcours, mais il accueillit sa requête d'un visage glacé.

— Où voulez-vous que je prenne une monture ? J'ai donné à votre Normand le cheval qui a servi à votre écuyer Fortunat pour gagner Montsalvy. Le moine et Sara chevauchent en croupe de deux de mes hommes. Je ne peux tout de même pas en démonter un autre, imposant ainsi double charge à un coursier, pour vous permettre de caracoler à votre aise. Cela vous gêne tellement de voyager avec moi ?

— Non, répondit-elle un peu trop vite, non... bien sûr... mais je pensais...

Il se pencha de façon que personne n'entendît ce qu'il allait dire.

Mais vous avez peur parce que vous savez que, pour moi, vous n'êtes pas une statue drapée de voiles noirs que l'on regarde de loin sans oser l'approcher, mais une femme de chair que l'on peut désirer sans avoir peur de le lui dire !

Les belles lèvres de la jeune femme s'arquèrent en un sourire plein de dédain, mais ses joues s'étaient colorées notablement.

— Ne vous flattez pas, messire, de me tenir à votre merci parce que je suis faible, blessée, sans beaucoup de protection. Si vous prétendez insinuer que votre contact pourrait me troubler, je saurais bien vous donner le démenti que vous méritez. En selle, si vous le voulez bien.

Avec un haussement d'épaules et un regard narquois, il sauta à cheval puis tendit la main à Catherine pour l'aider. Lorsqu'elle eut repris sa place derrière lui, il voulut remettre la sangle mais elle s'y refusa.

— Je suis bien plus forte. Je saurai me tenir. Ce n'est pas la première fois que je monte, messire Ian !

Il n'insista pas, donna le signal du départ. Tout le long de la journée le voyage se poursuivit sans incident. C'était partout le même désert, les mêmes paysages tourmentés. La vue des hommes d'armes faisait fuir les rares paysans que l'on rencontrait. La guerre était tellement passée sur ces pauvres gens, avait tant ravagé, tant pillé, tant semé de larmes et de sang qu'ils ne se donnaient même plus la peine de chercher à quel parti appartenaient ceux qui survenaient. Amis ou ennemis étaient également néfastes, identiquement cruels. La vue d'une lance brillant au soleil faisait fermer les portes, barricader les fenêtres. On devinait, derrière les murs muets, les souffles retenus, les cœurs battant trop vite, les sueurs d'angoisse et Catherine ne pouvait se défendre d'un sentiment de gêne, d'un malaise presque physique.

Le cheval qui les portait, elle et Mac Laren, était un rouan vigoureux mais sans finesse, un vrai cheval de bataille fait pour les coups durs et la violence, non pour la course rapide, la fuite à travers bois, les galopades sur les hauts plateaux dénudés, dans le cinglement des branches ou dans le tourbillon des vents. Ce n'était pas Morgane !

En évoquant la petite jument, Catherine sentit son cœur se serrer.

Elle écrasa même une larme d'un doigt rageur. Sotte qu'elle était de s'attacher ainsi à un animal ! Morgane avait quitté, pour elle, les écuries de Gilles de Rais, elle la quitterait pour d'autres maîtres avec autant de désinvolture... malgré tout, cette idée était pénible à Catherine. En partant, elle avait bien recommandé à Kennedy de veiller sur Morgane, mais le capitaine écossais n'aurait-il pas autre chose à faire que s'occuper d'une jument, même racée ? De Morgane, l'esprit de Catherine remontait à Michel, puis à Arnaud et une amertume, alors, lui venait. Elle eût souhaité ne jamais bouger de Carlat, laisser couler sur elle des jours tous semblables jusqu'à ce que vînt la mort, mais, apparemment, le destin en avait décidé autrement.

Pour son fils, il lui fallait reprendre, la lutte, se replonger dans les remous d'une vie qui ne lui plaisait plus...

Tandis que Catherine songeait ainsi, le chemin défilait sous les jambes des chevaux. De toute la journée, elle n'échangea pas une parole avec Mac Laren. Le soir venu, on s'arrêta à Mauriac. De noires maisons de lave écrasées au pied des tours carrées d'une basilique romane, une fort pauvre maison-Dieu, halte des pèlerins de Saint-Jacques sur la route de Compostelle en Galice, Catherine n'en vit pas plus. Mais elle était heureuse que ce pieux asile, tenu par trois Frères Mineurs, lui épargnât la présence des soldats et, surtout, de leur énigmatique chef. Une chose était certaine : Mac Laren ne se décourageait pas. En l'aidant à descendre de cheval devant la maison-Dieu, il avait serré sa taille plus qu'il n'aurait fallu. Le geste était significatif, mais à peine la jeune femme eut-elle mis pied à terre qu'il la lâchait, se détournait sans sonner mot et s'en allait veiller au logement de ses hommes. Cependant Sara s'était rapprochée de Catherine.

— Comment le trouves-tu ? demanda-t-elle à brûle- pourpoint.

— Et toi ?

— Je ne sais pas. Il y a, en cet homme, une puissance de vie extraordinaire, une sève toute-puissante... et pourtant je jurerais que la mort chevauche en croupe de son cheval.

Catherine frissonna.

— Oublies-tu que c'est moi qui partage son cheval ?

— Non, fit Sara lentement, je ne l'oublie pas. Mais peut-être représentes-tu la mort de cet homme.

Pour cacher son trouble, Catherine pénétra sous la porte basse de la maison-Dieu. Dans le couloir pavé de cailloux ronds et noirs, un moine, une torche au poing, s'avança.

— Que cherchez-vous ici ? fit-il trompé par le costume des deux femmes. Le logement des soldats d'Ecosse se trouve au fond de la cour et...

— Nous sommes des femmes, coupa Catherine. Nous voyageons ainsi pour passer inaperçues.

Les sourcils clairsemés du moine se froncèrent. Son visage, qui avait la couleur d'un vieux parchemin jauni, se plissa de rides profondes.

— Un costume si immodeste ne saurait convenir dans la maison du Seigneur. L'Église réprouve celles qui portent de telles tenues Si vous voulez entrer ici, reprenez les habits et la décence qui conviennent à votre sexe ! Sinon, allez rejoindre vos compagnons de voyage !

Catherine n'hésita qu'à peine. Au surplus, elle se sentait mal à l'aise dans ce costume étranger. Il la défendait mal, peut-être parce qu'elle savait mal s'en servir, contre le temps et contre les hommes. Elle arracha son bonnet à plumes, secoua ses boucles dorées.

— Laissez-nous entrer. Dès que nous serons dans une chambre close, nous reprendrons le costume qui nous convient ! Je suis la comtesse de Montsalvy qui demande asile pour la nuit !

Les plis s'effacèrent du front du religieux. Il s'inclina même avec une certaine déférence.

— Je vais vous conduire. Soyez la bienvenue, ma fille !

Il les mena dans une des pièces réservées aux hôtes de marque.

Quatre murs, un grand châlit avec un matelas fort mince, quelques mauvaises couvertures, un tabouret, une lampe à huile en formaient tout l'ameublement, mais, au mur, un grand crucifix de pierre sculpté avec un art naïf se dressait et, dans la cheminée, une brassée de bois attendait la flamme. Du moins les deux femmes seraient-elles seules !

À peine entrée, Sara alluma le feu tandis que Catherine rejetait, avec une hâte suspecte, les vêtements prêtés par Kennedy.

— Tu es bien pressée ? remarqua Sara. Tu aurais pu attendre que la chambre soit chaude.

— Non. J'ai hâte de redevenir moi-même. Nul ne songera plus à me manquer de respect quand j'aurai repris mon aspect habituel. Et ces vêtements bizarres me déplaisent.

— Hum ! fit Sara sans s'émouvoir. J'ai idée que tu as plus besoin de te rassurer que d'impressionner les autres ! Remarque bien que j'applaudis à cette décision. Si tu n'aimes pas ce costume, moi, je l'ai en horreur. Dans ma vieille robe au moins, je n'ai pas l'impression d'être grotesque.

Et, joignant le geste à la parole, Sara se mit, elle aussi, à se déshabiller.

Au lever du jour, Catherine entendit la messe dans la basilique glaciale en compagnie de Sara, s'agenouilla devant le plus vieux des moines hôteliers pour recevoir sa bénédiction, puis s'en alla rejoindre ses compagnons. Mais, en voyant paraître sous le porche de la basilique, dans les rouges rayons du soleil levant, la dame noire de Carlat, Mac Laren eut un haut-le-corps. Un pli de contrariété se creusa entre ses sourcils, tandis qu'au contraire une sombre joie brillait dans les yeux de Gauthier. Depuis deux jours, le Normand n'avait pas desserré les dents. Il chevauchait à l'écart, en arrière de toute la troupe, front têtu et visage fermé malgré les efforts de Catherine pour l'appeler auprès d'elle. La jeune femme avait d'ailleurs fini par renoncer. La haine qui fermentait entre l'homme des forêts et l'homme des Hautes Terres était presque palpable.

Mais, avant que le lieutenant n'eût réagi, Gauthier avait couru jusqu'auprès de Catherine.

— Je suis heureux de vous revoir, Dame Catherine, dit-il comme s'il l'avait quittée depuis beaucoup plus longtemps qu'une nuit.

Puis, avec l'orgueil d'un roi, il lui avait offert son énorme poing fermé pour qu'elle y posât sa main. Côte à côte, ils étaient revenus vers le détachement. Mac Laren les regardait venir, les poings aux hanches, un pli de mauvais augure au coin des lèvres. Quand elle fut près de lui, il détailla Catherine de la tête aux pieds.

— Vous pensez chevaucher dans cet équipage ?

— Et pourquoi pas ? Les femmes ont-elles coutume de voyager autrement ? J'avais demandé un costume d'homme parce que cela me semblait plus pratique, mais j'ai compris que c'était une erreur.

— L'erreur, c'est ce voile noir ! un aussi ravissant visage ne se cache pas !

D'un doigt nonchalant il soulevait déjà le frêle rempart de mousseline, mais la main de Gauthier s'abattit sur son poignet, s'y referma.

— Lâchez cela, messire, fit le Normand paisiblement, si vous ne voulez pas que je vous casse le bras !

Mac Laren ne lâcha pas et se mit à rire.

— Tu commences à tenir trop de place, maraud ! Holà ! vous autres... Mais avant que les hommes d'armes se fussent élancés sur Gauthier, Frère Étienne, qui sortait de la maison-Dieu, se jeta entre Mac Laren et le Normand. L'une de ses mains se posa sur le poignet de Gauthier, l'autre sur la main de l'Écossais, celle qui tenait le voile.

— Lâchez tous deux ! Au nom du Seigneur... et au nom du Roi !

Si grande était l'autorité qui vibrait soudain dans la voix calme du moine que les deux hommes, subjugués, lui obéirent machinalement.

— Merci, Frère Étienne, dit Catherine avec un soupir de soulagement. Partons maintenant car nous n'avons que trop perdu de temps. Quant à vous, sire Mac Laren, j'espère que vous saurez vous comporter, à l'avenir, comme doit le faire un chevalier envers une dame.

Pour toute réponse, l'Écossais courba sa haute taille, présentant à la jeune femme ses deux mains nouées pour qu'elle y posât son pied.

C'était un aveu de défaite tacite en même temps qu'un geste chevaleresque de soumission. Catherine eut un sourire de triomphe, mais, d'un geste dont elle ne calcula pas l'inconsciente coquetterie, elle rejeta le voile par-dessus le haut tambourin qui la coiffait. Son regard plongea dans les yeux bleu pâle du jeune homme. Ce qu'elle y lut fit monter un peu de rose à ses joues, mais, appuyant légèrement le bout de sa botte sur les mains nouées, elle s'envola jusqu'à la croupe du cheval. La paix était revenue. Chacun en fit autant et l'on quitta Mauriac sans que personne se fût aperçu que l'ombre était revenue sur la figure de Gauthier.

Cet incident, d'ailleurs, devait préluder à quelque chose d'infiniment plus grave. Vers la fin de la matinée, la troupe de cavaliers atteignait Jaleyrac. Là, l'épais moutonnement des bois faisait trêve tout à coup pour dégager, au milieu de champs assez bien entretenus où devaient pousser le seigle et le sarrasin, une grosse abbaye et un modeste village, mais l'ensemble donnait une extraordinaire impression de paix. C'était peut-être à cause du soleil léger qui dorait la neige ou bien à cause de l'égrènement doux d'une cloche, mais il y avait, dans cette très humble bourgade, dans ce couvent rustique quelque chose de particulier. Plus étrange encore : les gens ne se terraient pas comme dans les autres villages. Il y avait même beaucoup de monde dans l'unique rue montant vers l'église trapue. Quand on parvint en vue du pays, Mac Laren retint son cheval pour se mettre à la hauteur de celui qui portait Frère Etienne. A califourchon derrière un maigre Écossais qu'il doublait douillettement, le petit moine avait semblé jouir intensément du voyage jusqu'à ce moment.

— Que font là tous ces gens ? demanda brièvement Mac Laren.

— Ils vont à l'église, répondit Frère Étienne. À Jaleyrac, on vénère les restes de saint Méen, un moine venu jadis du pays de Galles, au-delà des mers, et dont l'abbaye bretonne a été pillée et brûlée par les Normands. Les moines ont fui droit devant eux. Et s'il y a tant de monde, c'est que saint Méen passe pour s'occuper tout particulièrement des lépreux.

Le mot frappa Catherine en plein cœur. Elle devint blanche jusqu'aux lèvres et dut s'agripper pour ne pas tomber aux épaules de Mac Laren.

— Les lépreux !..., dit-elle d'une voix blanche.

Elle n'en dit pas plus, la voix arrêtée dans la gorge.

C'est qu'aussi la foule qui se pressait dans l'unique rue avait quelque chose de terrible. Des êtres dont on ne savait plus s'ils étaient des hommes ou des femmes se traînaient dans la neige, appuyés sur des béquilles en forme de T, ou sur des cannes, montrant des membres qui noircissaient à moins qu'ils ne fussent plus que moignons, d'étranges ulcères dévorant une face ou des membres, des boursouflures, des dartres, des tumeurs, une affreuse humanité qui semblait vomie par l'enfer lui-même et qui, hurlant, psalmodiant, gémissant, tendait vers le sanctuaire qui une main, qui un cou avide. Des moines antonins vêtus de gris, un tau d'émail bleu à l'épaule, penchaient vers eux leurs têtes rasées, les aidaient à gravir le chemin.

— Des ladres, fit Mac Laren avec dégoût.

Non, rectifia Frère Étienne, tout sauf des ladres... Il y a là des galeux, des érysipélateux, des Ardents victimes des racines pourries, des farines avariées qu'ils ont mangées par misère et qui les font brûler et charbonner tout vivants Voilà les lépreux !

En effet, d'une grossière enceinte entourant quelques cabanes dressées fort à l'écart du village, une autre procession sortait : des hommes vêtus uniformément d'une tunique grise frappée d'un cœur écarlate, un camail rouge enserrant le" visage sous un large chapeau qui l'ombrageait. Tous agitaient une crécelle, qui résonnait lugubrement dans l'air pur de ces hauteurs, en s'avançant vers le village. Et voilà que, devant eux, même l'abominable foule des malades s'écartait avec horreur. Ces déchets humains se mettaient à courir comme ils pouvaient vers le monastère ou bien se tassaient contre les maisons pour se garder du contact impur, eux qui n'étaient qu'impureté. Catherine, les yeux brouillés de larmes, regardait de toute son âme. Cette vue réveillait sa douleur, lui restituait l'acuité affolante des premiers jours. Ces misérables, c'était désormais le monde de l'homme qu'elle ne pouvait cesser d'aimer, qu'elle adorerait tant qu'il lui resterait un souffle de vie.

Sara, inquiète, suivait sur le visage de la jeune femme la trace de la douleur qui montait. Les larmes roulaient maintenant, pressées, sur les joues pâles, soudant sans arrêt des larges yeux sombres. Elle vit que ceux-ci venaient de se fixer sur un grand religieux, drapé dans un froc brun, avec une insistance suspecte. Et brusquement, la zingara comprit pourquoi. C'était le moine gardien de la léproserie de Calves.

Sans doute avait-il amené ici quelques malades pour tenter d'obtenir de saint Méen leur guérison.

Mais le cheminement de la pensée de Sara fut interrompu brutalement par ce qu'elle attendait inconsciemment depuis un instant : le cri angoissé, désespéré de Catherine

— Arnaud !


1. Le mal des Ardents, dû à l'ergot de seigle, noircissait les membres qui finissaient par tomber.


Les lépreux avaient contourné l'éminence sur laquelle se tenaient les cavaliers et s'éloignaient, mais l'homme qui marchait auprès du moine brun, cet homme grand et mince dont les larges épaules portaient la livrée de misère avec tant d'élégance naturelle, c'était, ce ne pouvait être qu'Arnaud de Montsalvy.

L'amour de Catherine plus que son regard l'avait reconnu. Déjà, avant que Mac Laren pétrifié eût seulement songé à la retenir, elle avait glissé à terre et, relevant à deux mains sa longue jupe, s'était mise à courir dans la neige. D'un même mouvement, né de leur tendresse commune, Sara, Gauthier et Frère Étienne avaient fait de même. Les longues jambes du Normand lui eurent bientôt permis de devancer les autres. Mais, portée par sa passion, Catherine courait si vite qu'il ne parvenait pas à la rejoindre. Ni la neige, ni le chemin inégal ne pouvaient la ralentir. Elle volait littéralement, le voile noir claquant derrière elle comme un étendard au combat. Une seule pensée, folle, exaltante, elle allait « le » revoir, lui parler. Un bonheur immense avait envahi son âme comme un torrent qui brise ses digues.

Ses yeux, secs maintenant et scintillants, étaient rivés à cet homme qui marchait auprès du moine...

Cette joie que Gauthier devinait en Catherine l'épouvantait car elle ne pouvait durer. Qu'allait-elle trouver quand l'homme se tournerait vers elle ? Depuis des mois qu'il était en léproserie, Arnaud de Montsalvy n'avait-il pas changé ? N'était-ce pas un visage déjà rongé que la jeune femme allait contempler ? Il força sa course, cria :

— Dame Catherine... par grâce, attendez ! Attendez- moi !

Sa voix puissante porta si loin qu'elle dépassa Catherine, atteignit le cortège des lépreux. Le moine se retourna et son compagnon avec lui.

C'était bien Arnaud ! La joie gonfla d'espérance la poitrine de Catherine qui commençait à perdre haleine. Si un miracle allait avoir lieu ? S'ils allaient, de nouveau, être réunis... Dieu avait-il eu, enfin, pitié d'elle ? Avait-il exaucé les prières éperdues de ses nuits sans sommeil ? Elle pouvait maintenant distinguer le cher visage, étroitement encastré dans le camail rouge, mais toujours aussi beau, toujours aussi fier. Le mal terrible ne l'avait pas encore défiguré.

Encore un petit effort, encore un court instant et elle allait l'atteindre.

Les bras tendus, elle s'obligea à courir toujours plus vite, sourde, aux cris de Gauthier qui continuait de l'appeler.

Mais Arnaud, lui aussi, l'avait reconnue. Catherine le vit pâlir, l'entendit crier : « Non ! Non ! » en la repoussant à l'avance d'un geste de ses deux mains gantées.

Il murmura quelque chose à l'adresse du religieux et celui-ci se jeta au-devant de la jeune femme, les bras en croix, barrant le passage.

Elle se lança contre lui, en aveugle, se heurta durement à un torse épais vêtu de bure brune, s'accrocha aux bras étendus comme la Madeleine à la Croix.

— Laissez-moi passer ! gémit-elle les dents serrées. Laissez-moi passer... C'est mon époux... je veux le voir !

— Non, ma fille, n'approchez pas ! Vous n'en avez pas le droit... et il ne le désire pas.

— Vous mentez ! hurla. Catherine hors d'elle. Arnaud ! Arnaud !

Dis-lui qu'il me laisse passer !

A quelques pas, Arnaud était debout, figé. Mais son visage, convulsé de douleur, était le masque même de la souffrance. Pourtant, sa voix ne trembla pas :

— Non, Catherine, non, mon amour... Va-t'en ! Tu ne dois pas approcher. Songe à notre fils.

— Je t'aime, gémit Catherine désespérée. Je ne peux pas ne plus t'aimer. Laisse-moi approcher !

— Non ! Dieu m'est témoin que, moi aussi, je t'aime et que je voudrais m'arracher cet amour du cœur parce qu'il m'étouffe. Mais il faut t'éloigner !

— Saint Méen peut faire un miracle !

— Je n'y crois pas !

— Mon fils, reprocha le moine qui maintenait toujours Catherine, vous blasphémez.

— Non. Si j'ai accepté de venir ici, c'est davantage pour mes compagnons que pour moi. Qui donc se sou vient d'une guérison miraculeuse en ce lieu ? Il n'y a pas d'espoir !

Il se détournait et, le pas soudain alourdi, se dirigeait vers ses compagnons de misère qui, là-bas, s'éloignaient en chantant un cantique, inconscients du drame qui se jouait. Catherine éclata en sanglots.

— Arnaud ! hoqueta-t-elle, Arnaud... Je t'en supplie... Attends-moi... Écoute-moi !

Mais il ne voulait pas entendre. Appuyé sur son long bâton de route, il poursuivait son chemin sans se retourner. Gauthier, cependant, avait rejoint Catherine, la détachait doucement du moine, l'appuyait, secouée de sanglots désespérés, sur sa propre poitrine.

— Partez, mon frère, partez vite !... Et dites à messire Arnaud qu'il ne soit pas en peine...

Le moine, à son tour, s'éloigna tandis que Sara et Frère Étienne, hors d'haleine, rejoignaient leurs amis. Derrière eux, les Écossais arrivaient eux aussi au trot. Un dernier réflexe arracha Catherine à l'étreinte de Gauthier, mais les larmes l'aveuglaient tellement qu'elle n'aperçut plus qu'une ligne grise et rouge oscillant encore dans la neige. Le Normand n'eut aucune peine à la ramener contre lui.

La voix froide de Ian Mac Laren tomba sur eux, du haut du cheval de l'Écossais.

— Passez-la-moi et partons ! Cette scène a suffisamment duré.

Mais, avec un haussement d'épaules, Gauthier souleva Catherine et la déposa sur son propre cheval qu'un des soldats tenait en bride.

— Que cela vous plaise ou non, et même si cette bête doit en crever, c'est moi qui me chargerai de Dame Catherine ! Vous ne me semblez guère comprendre grand-chose à une douleur comme la sienne. Avec vous, elle est en exil.

Mac Laren porta la main à la poignée de son épée, la tira à demi et gronda

— Manant, j'ai bonne envie de te faire rentrer tes insolences dans la gorge !

— À votre place, messire, je ne m'y essaierais pas, répliqua le Normand avec un sourire menaçant.

En même temps, sa main à lui s'en allait se poser comme par hasard sur la hache de sa ceinture. Mac Laren n'insista pas et fit volter son cheval.

L'auberge où l'on s'arrêta le soir, nichée dans une courbe de la Dordogne, Catherine n'en vit rien. Elle avait tant pleuré qu'une sorte d'insensibilité lui était venue. Ses yeux rouges, gonflés, ne s'ouvraient plus qu'avec peine et sur des choses trop brouillées pour ramener son attention. D'ailleurs, rien ne l'intéressait plus. Elle avait mal comme elle n'avait jamais eu mal, même le jour abominable où Arnaud avait été retranché des vivants. L'espoir un instant revenu, cette rencontre fortuite lui avait semblé un signe du destin, une réponse du Seigneur à ses incessantes interrogations. Tous ces mois de souffrance avaient été abolis d'un seul coup et la blessure d'amour, qui peut-être se refermait un peu, s'était rouverte et saignait plus que jamais.

Toute la journée, blottie contre la poitrine de Gauthier comme un enfant malade, elle s'était laissé cahoter par le trot dur du cheval sans même ouvrir les yeux. Puis on l'avait transportée par un escalier branlant jusqu'à cette chambre d'auberge. Une chambre ? A peine ! Un réduit où l'on avait installé un brasero et où un étroit lit de bois tenait presque tout l'espace. Mais qu'importait à Catherine ! Sara l'avait couchée comme elle aurait couché Michel et elle s'était pelotonnée en boule au creux de la paillasse, dans les draps si usés qu'ils en étaient devenus transparents. Se faire la plus petite possible, se fondre dans cet univers hostile et misérable, disparaître...

Le sursaut d'énergie qui l'avait arrachée à sa vie végétative de Carlat s'évanouissait. Elle en avait assez de lutter, de vivre... Michel lui-même n'avait pas tellement besoin d'elle. Il avait sa grand-mère et Frère Étienne saurait plaider auprès du Roi la cause des Montsalvy avec l'aide de la reine Yolande. Ce que Catherine voulait, désespérément, c'était retrouver Arnaud ! Elle ne pouvait plus endurer ce vide affreux qu'il avait laissé dans son cœur, dans sa vie, cette déchirure qui, aujourd'hui, s'était agrandie encore.

Elle souleva péniblement ses paupières. La chambre était presque obscure et silencieuse comme un tombeau. Catherine avait supplié Sara de la laisser seule. Elle était comme une écorchée vive qui ne peut supporter le moindre effleurement. Mais, dans l'ombre rouge des charbons presque éteints, elle distingua le tas que formaient ses vêtements. La dague d'Arnaud était posée dessus. Catherine fit un effort pour se lever, pour tendre la main vers l'arme. Il suffisait d'un geste et tout serait fini : la douleur, le désespoir, les regrets infinis. Un geste, un simple geste...

Mais les larmes incessantes qu'elle avait versées, la violence du choc subi par ses nerfs l'avaient menée aux limites de l'épuisement.

Elle retomba lourdement sur sa couche, secouée de frissons... Au-dessous d'elle, des bruits s'élevaient. Le vacarme d'une salle d'auberge à l'heure du souper. Les hommes d'armes devaient se mettre à table.

Mais" ces manifestations de la vie étaient aussi étrangères à Catherine que si elle eût été murée au cœur de la plus épaisse montagne. Elle referma les yeux, poussa un soupir douloureux...

Les raclements de pieds et les éclats de voix du dessous l'empêchèrent d'entendre la porte s'ouvrir doucement, doucement. Elle ne vit pas une longue silhouette se glisser vers le lit, mais frissonna quand une main se posa sur son épaule tandis que le bois du lit gémissait sous la pression d'un genou. Entrouvrant les yeux, elle vit qu'un homme se penchait sur elle et que cet homme n'était autre que Ian Mac Laren. Mais elle n'en fut pas autrement surprise. Au fond, dans l'état d'anéantissement où elle se trouvait, plus rien ne pouvait la surprendre, plus rien ne pouvait l'atteindre.

— Vous ne dormez pas, n'est-ce pas ? demanda l'Écossais. Vous êtes en train de souffrir, de vous torturer stupidement...

Il y avait, dans la voix du jeune homme, une colère latente.

Catherine perçut son exaspération, mais ne chercha même pas à l'expliquer.

— Qu'est-ce que cela peut bien vous faire ? fit-elle.

— Ce que cela me fait ? Voilà des mois et des mois que je vous regarde vivre. Oh ! de fort loin ! Avez-vous jamais porté la moindre attention à l'un d'entre nous, hormis peut-être à notre chef Kennedy parce que vous aviez besoin de lui ? Nous savons tous que vous avez souffert, mais, dans nos pays du Nord, on ne s'attarde pas aux regrets stériles. La vie est trop rude, chez nous, pour qu'on la gaspille en larmes et en soupirs.

— À quoi bon tout cela ? Dites ce que vous avez à dire, mais dites-le clairement. Je suis si lasse...

— Lasse ? Qui ne l'est en ces temps où nous vivons ? Pourquoi donc le seriez-vous plus que n'importe quelle autre femme ? Pensez-vous être la seule à souffrir sur cette terre ou bien est-ce vraiment tout ce que vous êtes capable de faire : vous terrer dans un coin comme une bête apeurée et pleurer, pleurer jusqu'à l'abrutissement, jusqu'à ce que vous oubliiez qui vous êtes et jusqu'au fait que vous êtes un être vivant ?

Cette voix dure, méprisante et cependant chaleureuse, perçait la brume douloureuse mais protectrice dont Catherine s'enveloppait. Elle ne pouvait ignorer ce qu'il disait parce qu'au fond d'elle-même elle sentait obscurément qu'il avait raison.

— Chez nous aussi des hommes meurent, vite ou lentement, des femmes souffrent dans leur cœur et dans leur chair, mais aucune n'a le temps de s'appesantir sur elle-même. Le pays est trop rude, la vie, la simple vie est un combat trop quotidien pour s'offrir le luxe des larmes et des soupirs.

Une brusque révolte galvanisa Catherine. Elle se retrouva assise, retenant contre sa poitrine draps et couvertures.

Et alors ? Où voulez-vous en venir à la fin ? Pour quoi venez-vous me tourmenter ? Ne pouvez-vous me laisser en paix ?

Le visage aigu de Mac Laren eut son bref sourire narquois.

— Enfin, vous réagissez ! C'est là que je voulais en venir... et aussi à autre chose.

— Quoi donc ?

— Ceci...

Avant qu'elle ait pu prévoir son geste, il l'avait enveloppée de ses bras. Elle se retrouva totalement immobilisée tandis qu'une main glissait doucement dans ses cheveux, tirait sa tête en arrière. Quand Ian se mit à l'embrasser, elle eut un sursaut instinctif, voulut le repousser. Vaine tentative : il la tenait bien. Et puis, elle n'avait plus aucune force. Enfin, malgré elle, une sensation sournoise de plaisir se glissait en elle, identique à celle déjà éprouvée quand il l'avait soignée. Les lèvres du jeune homme étaient douces, chaudes et l'étreinte de ses bras avait quelque chose de rassurant. Catherine cessa soudain de penser pour s'abandonner à l'instinct féminin, vieux comme le monde, qui lui faisait trouver agréable le contact de ce garçon. Certains boivent pour oublier, mais les caresses d'un homme, l'amour d'un homme pouvaient dispenser une ivresse autrement puissante et c'était cette expérience que Catherine était en train de faire...

En la recouchant sur les coussins usés, il releva la tête un instant, dardant sur la jeune femme un regard qui brûlait de passion et d'orgueil.

— Laisse-moi t'aimer, je saurai te faire oublier jusqu'à tes larmes.

Je te donnerai tant d'amour que...

Il n'acheva pas. Cette fois, c'était Catherine qui, prise d'une soudaine frénésie, avait collé ses lèvres à celles du jeune homme et l'attirait à elle. Il était devenu d'un seul coup l'unique réalité de son univers en pleine convulsion, une chaude réalité à laquelle elle voulait s'accrocher de toutes ses forces. Tous deux roulèrent, enchevêtrés, au creux du vieux matelas usé, oubliant le décor misérable, attentifs seulement à l'approche du plaisir. Les nerfs brisés de Catherine lui faisaient désirer un anéantissement total, absolu, un asservissement à une volonté plus forte. Elle ferma les yeux avec un petit gémissement.

Ce qui suivit la replongea brutalement dans le monde cauchemardesque, démentiel dont Mac Laren, un instant, l'avait arrachée. Il y eut ce cri terrible, énorme, qui parut à Catherine éclater dans sa propre tête, puis la convulsion de tout le corps qui étreignait le sien, les yeux exorbités de l'Écossais et le sang qui jaillit de sa bouche. Avec une exclamation d'horreur, la jeune femme se rejeta de côté, entraînant avec elle la couverture dont, instinctivement, elle s'enveloppa. Alors seulement elle vit que Gauthier était debout près du lit et qu'il la regardait avec les yeux d'un fou. Ses mains pendaient le long de son corps, inertes. Sa hache était plantée entre les deux épaules de Mac Laren.

Un moment, Catherine et le Normand se dévisagèrent en silence, comme s'ils se voyaient pour la première fois. Une terreur folle paralysait totalement la jeune femme. Elle n'avait jamais vu à Gauthier ce masque de violence et d'implacable cruauté. Il était hors de lui et, voyant se lever lentement les énormes poings du géant elle crut qu'il allait la tuer, mais ne fit aucun geste parce qu'elle en était absolument incapable. Son esprit travaillait mais ses membres, de pierre comme tout son corps, lui refusaient tout service. Pour la première fois de sa vie, Catherine vivait au naturel cette effrayante expression que l'on éprouve dans les cauchemars lorsque, poursuivi par un danger pressant, on essaie en vain de fuir sans pouvoir arracher ses pieds du sol, on tente de crier sans que la voix franchisse le seuil des lèvres... Mais les mains de Gauthier retombèrent, sans forces, le long de son corps et le sortilège qui tenait Catherine prisonnière se dissipa. Elle détourna même les yeux, les posa sur le cadavre de Mac Laren avec une crainte qui se nuançait d'étonnement. Comme c'était rapide et facile, la mort ! Le temps d'un cri et il n'y avait plus d'esprit, plus de passion, plus rien que la matière inerte. Cet homme, dans les bras duquel, l'instant précédent, elle défaillait, voilà qu'il avait soudain disparu ! Il avait dit : « Je te ferai oublier », mais il n'avait même pas eu le temps de la soumettre à sa volonté ! Elle avala péniblement sa salive puis demanda d'une voix blanche :

— Pourquoi as-tu fait ça ?

— Vous osez le demander ? riposta-t-il brutalement. Est-ce là tout ce qui reste de votre amour pour messire Arnaud ? Vous faut-il un amant le soir même du jour où vous l'avez revu ? Je vous mettais si haut dans mon esprit ! Plus qu'une femme en vérité ! Et, tout à l'heure, je vous ai vue, je vous ai entendue ronronner comme une chatte en folie.

Une brusque bouffée de colère balaya ce qui restait de peur en Catherine. Cet homme avait tué et s'arrogeait, en plus, le droit de se dresser devant elle comme juge.

— Comment oses-tu te mêler de ma vie privée ? T'ai-je jamais donné le droit de t'immiscer dans mes affaires ?

Il fit un pas vers elle, les poings serrés, l'œil mauvais, la bouche amère.

— Vous vous êtes remise à moi, confiée à moi et, par Odin, j'aurais donné tout mon sang et jusqu'à mon dernier souffle pour vous.

J'ai fait taire l'amour, le désir insensé que vous m'inspiriez parce que la passion qui vous unissait à votre époux me semblait une chose trop belle, trop pure. Les autres n'avaient pas le droit d'y toucher, pas le droit d'intervenir. Tout devait être sacrifié à la protection d'un amour comme celui-là...

— Et que m'en reste-t-il ? cria Catherine soudain hors d'elle. Je suis seule, seule à jamais, je n'ai plus d'amour, plus de mari... Tout à l'heure encore, il m'a repoussée.

Alors qu'il crevait d'envie de vous tendre les bras ! Seulement il vous aime, lui, assez pour refuser de vous voir pourrir toute vivante comme il le fait. Vous, dans votre pauvre petite tête de femme, vous n'avez vu que le geste : il vous a repoussée ! Alors qu'avez-vous fait ? Vous vous êtes jetée dans les bras du premier venu et pour une seule raison : le printemps va venir où les bêtes sont en chaleur et vous êtes comme elles. Mais s'il vous fallait un homme, rien qu'un homme, pourquoi avez-vous choisi cet étranger aux yeux glacés, pourquoi pas moi ?

Sous le poing du Normand qui la martelait, sa poitrine résonnait comme un tambour et sa voix grondait pareille aux roulements du tonnerre. Catherine était maintenant dégrisée et, son sang-froid revenu, il lui fallait bien s'avouer qu'elle ne comprenait pas ce qui, tout à l'heure, l'avait jetée dans les bras de l'Écossais. Tout au fond d'elle-même, elle donnait raison à Gauthier. Elle avait honte comme jamais encore elle n'avait eu honte, mais elle ne comprenait que trop clairement la lueur trouble qui s'était allumée dans les yeux gris du Normand. Dans un instant, sans souci de l'homme qu'il venait de tuer, il allait se jeter sur elle. Après ce qu'il avait vu, rien ne le retiendrait plus. Dans son « pourquoi pas moi ?» il y avait un monde de colère, de rancune, d'amour frustré et de mépris. Catherine n'était plus sacrée pour lui. Elle n'était plus qu'une femme trop longtemps convoitée.

Réprimant le tremblement convulsif qui s'emparait d'elle, la jeune femme planta son regard violet dans celui du géant.

— Va-t'en, dit-elle froidement. Je te chasse !

Gauthier eut un éclat de rire féroce qui découvrit ses fortes dents blanches.

— Vous me chassez ? Peut-être ! C'est votre droit, après tout !

Mais auparavant...

Catherine recula jusqu'au mur pour mieux résister à l'assaut qui allait venir, mais, à cet instant précis, la porte s'ouvrit, livrant passage à Sara. D'un rapide coup d'œil, elle embrassa toute la scène, vit Catherine plaquée contre la muraille, Gauthier prêt à bondir et, entre eux, le cadavre sanglant de Mac Laren, barrant le lit d'une tragique croix humaine.

— Miséricorde ! fit-elle. Que s'est-il passé ici ?

— Fuis, supplia-t-elle. Je t'en conjure, fuis ! Sauve- toi avant qu'ils ne découvrent le cadavre.

Il laissa retomber ses mains, découvrant une figure ravagée, des yeux mornes.

— Qu'est-ce que cela peut me faire s'ils découvrent que je l'ai tué ?

Ils me tueront à leur tour ? Et après ?

— Je ne veux pas que tu meures ! s'insurgea Catherine avec passion.

— Vous m'avez chassé... La mort vous délivrera de moi bien plus sûrement !

— Je ne savais pas ce que je disais. J'étais folle ! Tu m'avais insultée, blessée au plus vif... mais tu avais raison. Tu vois, c'est moi qui te demande pardon.

— Que d'histoires ! grogna Sara dans son coin. Écoutez plutôt le vacarme qu'ils font, en bas !

En effet, les Écossais réclamaient maintenant leur chef à tous les échos, tapant sur le bois des tables avec les cuillères et les écuelles. Il y eut le vacarme d'un banc que l'on renversait puis, soudain, des pas dans l'escalier, des voix qui se rapprochaient. Terrifiée, Catherine secoua Gauthier.

— Par pitié pour moi, si jamais je t'ai inspiré un peu de tendresse, fuis, sauve-toi !

— Où irais-je ? Là où je ne pourrais plus jamais vous voir ?

— Retourne à Montsalvy auprès de Michel et attends que je revienne. Mais vite, vite... Je les entends !

Déjà Sara ouvrait l'étroite fenêtre qui, heureusement, donnait sur le toit de l'appentis. Le vent d'hiver s'engouffra dans la petite pièce, aigre, coupant, et Catherine resserra frileusement les couvertures autour de son corps frissonnant. Les pas se rapprochaient. Les hommes, avaient dû boire, déjà...

— Je vais leur parler, dit Sara, gagner du temps. Mais il faut qu'il se sauve vite... Les chevaux sont dans la grange. Si nous pouvons lui faire gagner une heure ou deux, il n'aura plus rien à craindre.

Dépêchez-vous, moi je vais les faire redescendre...

Elle se coula prestement par la porte entrebâillée. Il était temps. La lumière d'une chandelle brilla un court instant et la voix d'un des hommes éclata, toute proche, juste derrière la porte.

— Qu'est-ce que ce vacarme ? gronda Sara. Vous ne savez pas que Dame Catherine est affreusement lasse ? Elle a eu tant de peine à s'endormir et voilà que vous venez hurler à sa porte ! Que voulez-vous ?

— Excusez ! fit la voix penaude de l'Écossais. Mais nous cherchons le capitaine.

— Et c'est ici que vous le cherchez ? Singulière idée.

— C'est que... - l'homme s'interrompit brusquement puis éclata d'un gros rire et ajouta : Il nous avait dit qu'il voulait faire une petite visite à la gracieuse dame... histoire de voir comment elle allait !

— Eh bien, il n'est pas là ! cherchez ailleurs... Moi je l'ai vu sortir tout à l'heure. Il allait vers la bergerie qui est derrière... et je crois bien qu'il poursuivait une fille.

Catherine, le cœur battant, écoutait de toute son âme. Sa main se crispait sur celle de Gauthier. Elle le sentait trembler. Pourtant elle savait bien que ce n'était pas de peur. Là, derrière la porte, les hommes s'esclaffaient, mais les voix s'éloignaient déjà, accompagnées par celle de Sara. Sans doute la bohémienne allait-elle descendre avec eux pour s'assurer qu'ils chercheraient bien dans la direction qu'elle leur avait indiquée et ne risqueraient pas de voir Gauthier sortir par la fenêtre.

— Ils sont partis ! souffla enfin Catherine. Fuis, maintenant...

Cette fois il obéit, se dirigea vers la fenêtre, y glissa une jambe, mais, avant d'engager son torse, se retourna.

— Je vous reverrai ? Vous le jurez ?

— Si nous vivons assez pour cela, je le jure ! Vite...

— Et... vous me pardonnerez ?

— Si, dans une seconde, tu n'as pas disparu, je ne te pardonnerai de ma vie !

Un bref sourire fit briller ses dents puis, avec une souplesse de chat, surprenante chez un homme de cette taille, il se glissa au-dehors.

Catherine le vit dévaler le toit de l'appentis, sauter à terre. Il avait disparu de sa vue, mais, quelques instants plus tard, elle distingua vaguement la double silhouette d'un cheval et de son cavalier lancés au galop. La neige, heureusement, étouffait le claquement rapide des sabots. Catherine respira puis se hâta de refermer la fenêtre. Elle grelottait et se mit à tisonner le feu pour le ranimer. Sa lassitude, son accablement de tout à l'heure l'avaient quittée et, si elle évitait de regarder le grand corps immobile en travers de son lit, du moins son voisinage ne l'emplissait plus de terreur. Elle se sentait l'esprit extraordinairement clair et réfléchissait posément à ce qu'il convenait de faire. Tout d'abord, sortir le cadavre de cette chambre. Il ne fallait pas qu'il restât là. Avec l'aide de Sara, elle le ferait passer, lui aussi, par la fenêtre et l'abandonnerait à proximité de l'auberge, au bord de l'eau par exemple. Les Écossais ne le trouveraient ainsi qu'au matin et cela assurerait à Gauthier une nuit d'avance. Car elle n'avait guère d'illusion sur ce qui allait suivre ; les Ecossais se lanceraient sur les traces de l'assassin de leur chef... et le coup de hache signait le meurtrier. Les hommes des Hautes Terres ne se tromperaient pas sur l'identité de celui qui avait frappé.

Quand Sara revint, elle trouva Catherine tout habillée, assise près du brasero. La jeune femme leva la tête vers elle.

— Alors ?

— Ils sont persuadés que Mac Laren conte fleurette à une fille d'auberge dans la bergerie. Ils se sont mis à table. Et nous, que faisons-nous ?

Catherine lui expliqua son plan hâtif. Ce fut à Sara d'ouvrir de grands yeux.

— Tu veux faire passer ce grand corps par la fenêtre ? Mais nous n'y arriverons jamais... ou alors nous allons nous rompre le cou.

— Il suffit de vouloir. D'ailleurs, va chercher Frère Étienne. Il faut qu'il soit averti. Nous aurons besoin de lui.

Sara ne discuta pas. Quand Catherine employait un certain ton, c'était du temps perdu et elle le savait. Elle ressortit, revint au bout de quelques instants avec le cordelier qu'elle avait mis au courant en quelques mots. Frère Etienne en avait trop vu, dans sa vie d'aventures, pour s'étonner encore et il savait, en certains cas, se montrer remarquablement efficace. Il approuva entièrement le plan de Catherine et se mit aussitôt en devoir de l'aider à l'exécuter.

— Le temps d'une prière, fit-il, et je suis à vous.

Rapidement, il marmotta une oraison, à genoux

auprès du corps sans vie, traça au-dessus une hâtive bénédiction puis retrousser ses manches.

— Le mieux est que je sorte sur le toit, dit-il. Vous me passerez le corps et je me chargerai de le descendre.

— Mais il est grand et lourd malgré sa maigreur, objecta Catherine.

— J'ai plus de forces que vous ne le supposez, ma fille. Assez parlé, à l'ouvrage !

Il aida Catherine et Sara à porter le cadavre près de la fenêtre, se glissa au-dehors. Le froid semblait plus vif, mais la nuit était calme.

Dans la salle du bas, les Écossais, sans doute convenablement repus et abreuvés, devaient dormir car on n'entendait plus guère de bruit. Le corps du malheureux Mac Laren était déjà rigide et d'un maniement difficile. Catherine et Sara durent unir leurs efforts pour le hisser jusqu'à la fenêtre. Malgré le froid, toutes deux ruisselaient de sueur et serraient les dents sur leur angoisse. Si quelqu'un les surprenait, Dieu seul savait ce qui pourrait leur arriver ! Sans doute, dans leur fureur, les Ecossais les pendraient-ils au premier arbre venu sans autre forme de procès... Mais non, personne ne se montra, aucun bruit ne se fit entendre. Sur le toit de l'auvent, Frère Étienne empoigna fermement le cadavre, le fit glisser jusqu'au rebord.

— Que l'une de vous deux vienne jusqu'ici pour le retenir pendant que je descendrai, souffla-t-il.

Sans hésiter, Catherine franchit à son tour la fenêtre, descendit précautionneusement jusqu'au moine. Le toit de lauzes, rendu glissant par la neige, était d'un parcours malaisé, mais la jeune femme parvint sans encombre au bord de la pente et maintint le corps tandis que Frère Étienne, avec une souplesse inattendue, se laissait glisser à terre.

— J'y suis ! laissez-le aller maintenant, doucement..., tout doucement ! là, je le tiens ! Regagnez votre chambre, je suffirai pour le reste.

— Comment rentrerez-vous ?

— Par la porte, tout simplement. L'habit que je porte permet d'aller et venir comme on veut sans éveiller de soupçons. Ce n'est pas la première fois que j'en fais l'expérience. Il y a même des moments où je me demande si ce n'est pas uniquement pour cela que je suis entré au couvent.

Catherine devina son sourire mais n'y répondit pas. Maintenant que le corps avait disparu de sa vue, elle éprouvait le contrecoup de la tension nerveuse qu'elle venait de subir. Un instant, elle demeura là, au bord du toit, fermant les yeux pour lutter contre un brusque vertige, cherchant à retrouver un équilibre qui la fuyait. Le ciel et la terre s'étaient mis à danser autour d'elle une ronde échevelée...

— Ça ne va pas ? souffla la voix inquiète de Sara. Veux-tu que j'aille te chercher ?

— Non... non, c'est inutile... Et puis, tu ne passerais pas par la fenêtre !

Lentement, Catherine se mit à ramper sur les mains et les genoux.

L'impression de vertige se dissipait. Les mains de Sara la saisirent, la tirèrent dans la pièce où, maintenant, il faisait un froid de loup. Avec l'aide de Sara la jeune femme alla s'asseoir sur un coin du lit, passa sur son front moite une main tremblante. Ses dents claquaient.

— Je vais chercher de quoi rallumer ce feu, dit Sara, et je te rapporterai un peu de soupe.

Tout en parlant, elle rallumait la chandelle puis considérait avec dégoût les draps tachés de sang.

— Va falloir les brûler. Je m'arrangerai pour les payer discrètement à l'aubergiste.

Catherine ne répondit pas. Sa pensée suivait Gauthier, galopant dans la nuit, retournant vers Michel et Montsalvy, et une peine amère emplissait son cœur. Privée du solide rempart qu'il représentait, les jours à venir lui semblaient singulièrement assombris, encore plus menaçants. Fallait-il donc voir se détacher d'elle, l'un après l'autre, tous ceux qu'elle aimait le plus chèrement ? Elle se retrouvait de nouveau seule, avec sa vieille Sara, pour rebâtir une autre vie, mais, si triste que fussent ses pensées, elle refusait de se plaindre. Ce qui arrivait était de sa faute, entièrement de sa faute. Si elle avait chassé Mac Laren quand il s'était penché sur elle, rien de tout cela ne serait arrivé. Le jeune Ecossais vivrait encore et Gauthier ne serait pas lancé, encore une fois, sur les dangereux chemins de l'aventure.

Quand Sara réapparut, portant à la fois des bûches et une écuelle de soupe, son majestueux visage brun reflétait un grand contentement.

— Tout le monde dort, en bas. Les Écossais ronflent à même la table ou sur les bancs. Gauthier aura toute sa nuit pour les distancer.

Tout va bien.

— Tu n'es pas difficile ! Dis plutôt que tout va aussi bien que cela peut aller quand on nage en plein désastre !

— Les choses se passèrent exactement comme Catherine et Sara l'avaient prévu. L'un des Écossais découvrit, au jour levant, le cadavre de Mac Laren couché dans la neige près de la bergerie et, tout de suite, Catherine, Sara et Frère Étienne se retrouvèrent au centre d'une véritable révolte. Le plus âgé des hommes d'armes, un soldat d'une cinquantaine d'années qui se nommait Alan Scott, avait pris, tout naturellement, le commandement de ses camarades et ce fut lui qui, imposant le silence à la fureur des autres, fit connaître aux trois voyageurs la volonté du groupe. Désolé, dame, dit-il à Catherine.

Mais la mort de notre chef, nous voulons la venger.

— Sur qui, sur quoi ? Comment pouvez-vous être sûrs que le meurtrier...

— ...est votre écuyer ? Le coup de hache est significatif.

— Les hommes d'ici se servent aussi de hache, rétorqua nerveusement Catherine. Sara vous a dit qu'elle a vu Mac Laren se diriger vers la bergerie avec une fille d'auberge.

— Il faudrait savoir d'abord qui était cette fille d'auberge. Non, dame, inutile de discuter. Nous sommes décidés à nous lancer à la poursuite de cet homme. Les traces sont nettes dans la neige.

D'ailleurs, s'il n'était pas coupable, il serait resté.

— Lui auriez-vous donné une chance de se défendre ?

— Sûrement pas ! Et, au fond, il a eu raison de s'enfuir. Mais nous, il faut que nous le retrouvions. Poursuivez seule votre chemin.

— Est-ce là, fit Catherine avec hauteur, votre manière d'exécuter les ordres du capitaine Kennedy ?

— Quand il saura ce qui s'est passé, Kennedy nous donnera raison.

Et puis, il semble que vous ne portiez pas bonheur, noble dame... et mes hommes ne veulent plus vous servir.

La colère s'empara de Catherine. Il était inutile de discuter avec ces rustres aux idées étroites. Mais elle s'effrayait intérieurement du chemin qu'il lui faudrait parcourir seule, ou presque. Elle ne montra cependant pas ce qu'elle éprouvait.

— C'est bon, fit-elle durement, allez-vous-en, je ne vous retiens pas !

— Un moment. J'ai encore besoin de votre moine. La moitié de mes hommes vont partir tout de suite, les autres resteront avec moi pour s'occuper de messire Mac Laren. Il a besoin de prières et il n'y a pas de prêtre ici.

Qu'il voulût enterrer chrétiennement son chef, c'était trop naturel, et Catherine ne tenta pas de s'y opposer.

Une fosse serait vite creusée et l'office des morts vite dit. Cela ne la retarderait guère. Justement, à quelque distance, sur le bord même de la rivière, il y avait une petite chapelle autour de laquelle se montraient quelques croix.

— Votre désir est trop naturel, répondit-elle. Nous attendrons donc que vous ayez célébré les funérailles.

— Ce sera peut-être plus long que vous ne pensez !

Ce fut, en effet, infiniment plus long et Catherine, malade de dégoût, vécut la journée la plus interminable de toute son existence. En voyant s'éloigner Scott vers les quelques maisons du hameau, elle pensait qu'il allait à la recherche d'un menuisier pour faire confectionner un cercueil, mais elle le vit revenir, quelques instants plus tard, suivi des quatre hommes demeurés avec lui et qui traînaient un énorme chaudron à fromage. Ils installèrent le chaudron sur le bord de la rivière, calé par des pierres, le remplirent à moitié d'eau et se mirent à transporter une grande quantité de bois. Quelques paysans, mi-inquiets mi-curieux, les regardaient faire. Debout sous un châtaignier, entre Sara et Frère Étienne, Catherine faisait de même, cherchant en vain à comprendre.

— Qu'est-ce que cela veut dire ? demanda-t-elle au moine. Est-ce qu'ils veulent, avant les funérailles, préparer quelque repas ? Un repas gigantesque alors.

Mais Frère Étienne secoua la tête. Il suivait les préparatifs des yeux sans paraître autrement surpris.

— Cela veut dire, ma chère enfant, que ce Scott n'a aucunement l'intention de laisser les ossements de son capitaine à la terre d'Auvergne.

— Je ne comprends toujours pas.

— Oh ! c'est fort simple ! Ce grand chaudron va recevoir le corps du lieutenant. On va le faire cuire dedans jusqu'à ce qu'il soit possible de détacher les ossements que notre Écossais emportera facilement dans un coffre jusque dans son pays. Les chairs seront enterrées sur place, très chrétiennement.

Avec un bel ensemble, Catherine et Sara avaient verdi. La jeune femme porta une main tremblante à sa gorge qui paraissait lui refuser usage, mais, cependant, elle parvint à balbutier :

— C'est immonde ! Ces gens n'ont-ils donc pas d'autres pratiques moins barbares ? Pourquoi ne pas brûler le corps ?

— C'est une pratique honorifique, reprit Frère Étienne tranquillement. On l'emploie quand l'embaumement est impossible ou que le corps à transporter doit parcourir une trop grande distance. Et j'ai le regret de vous apprendre que cette coutume n'est pas spécialement écossaise. Le grand connétable Du Guesclin a subi le même sort quand il mourut devant Chateauneuf-de-Randon. On l'avait bien embaumé, mais, quand le cortège arriva au Puy, on s'aperçut que l'embaumement était insuffisant. On le fit donc bouillir comme Scott va faire aujourd'hui. C'est un grand honneur qu'il entend rendre à son chef... mais si j'étais vous, je ne resterais pas ici.

En effet, le feu flambait sous le chaudron et deux hommes étaient allés chercher le cadavre qu'ils apportaient, solennellement, sur un brancard fait de branches entrecroisées. Épouvantée de ce qui allait suivre, Catherine saisit Sara par la main et l'entraîna en courant vers l'auberge tandis que Frère Étienne, glissant ses mains dans ses manches, se dirigeait calmement vers le chaudron. Tout le temps que durerait l'affreuse opération, il dirait les prières des morts, à genoux, sur le bord de la Dordogne.

L'effrayante cuisine dura tout le jour et, ce jour, Catherine le passa tout entier blottie sous le manteau de la cheminée, dans la salle d'auberge, fixant le feu d'un regard absent, incapable de rien avaler.

Un profond silence régnait dans le hameau. Les paysans, épouvantés, s'étaient barricadés chez eux, claquant des dents et implorant sans doute le ciel de leur épargner la fureur de ces hommes sauvages.

L'aubergiste elle-même n'osa pas sortir de chez elle, Catherine lui avait rapporté les paroles de Frère Étienne et elle savait maintenant qu'il ne s'agissait pas là de quelque infernale pratique de sorcellerie, mais elle avait tout de même bien trop peur pour mettre le nez dehors.

Tout ce que l'on entendait, c'était un ordre jeté par Scott ou bien les coups de marteau du menuisier qui, enfermé chez lui, fabriquait un petit coffre pour les ossements. Sara, aussi terrifiée que Catherine, marmottait des prières à voix basse, mais la jeune femme était incapable de prier. L'impression de vivre un cauchemar était plus aiguë que jamais.

Il faisait nuit noire quand tout fut fini. A la lumière des torches, on enterra les restes de Mac Laren près de la petite chapelle. Catherine prit sur elle d'y assister ainsi que les paysans qui, à bonne distance, regardaient. Il y avait tant de peur dans leurs yeux que la jeune femme frissonna. Sans la présence du moine, ils n'auraient sans doute jamais laissé Scott pratiquer cet étrange rite et les cinq Écossais se fussent trouvés en face de fourches et de haches.

Lorsque la dernière pelletée de terre fut retombée sur ce qui n'avait plus de nom en aucune langue, mais avait été un homme jeune et ardent, les Écossais, visages de bois figés dans une menaçante impassibilité, remontèrent à cheval puis, sans même saluer Catherine et les siens, s'enfoncèrent de nouveau vers le cœur des montagnes. À l'arçon de la selle de Scott, un coffre de bois grossier était attaché.

La nuit était froide et, quand les hommes eurent disparu, Catherine, Sara et Frère Étienne demeurèrent seuls au cœur de l'obscurité, auprès de la petite chapelle. On ne voyait pas la rivière, mais l'on entendait ses eaux grondantes. Un peu plus loin, les fenêtres éclairées de l'auberge avaient l'air de deux yeux jaunes ouverts dans l'ombre. Frère Étienne secoua la torche qu'il avait reprise à un Écossais et dont le vent arrachait des étincelles.

— Rentrons, maintenant, dit-il.

— Je voudrais partir tout de suite, implora Catherine. Cet endroit me fait horreur.

Je m'en doute, mais il nous faut tout de même attendre le jour. Nous devons passer la rivière à gué. Elle est grosse et dangereuse. Tenter de trouver le passage dans l'obscurité serait courir à une mort certaine...

et je ne suis pas sûr que les gens d'ici viendraient nous tirer de l'eau.

— Alors, attendons le jour dans la salle d'auberge, ne nous séparons pas. Je ne pourrais pas retourner dans cette horrible chambre.

CHAPITRE IV Un voyageur

L'auberge du Noir-Sarrasin, à Aubusson, avait connu des jours meilleurs, au temps où la région était riche et prospère, au temps des grandes foires, au temps, enfin, où la famine et l'Anglais n'écrasaient pas le pays. À cette époque bénie, les voyageurs s'y pressaient, se rendant à Limoges, où l'art merveilleux des émailleurs attirait de grandes foules de marchands. D'autres venaient acheter sur place la laine des moutons du haut plateau. Les feux ronflaient alors tout le jour et les tournebroches ne s'arrêtaient pratiquement jamais de tourner. Les rires et les cris des buveurs se mêlaient au claquement joyeux des socques de bois des jolies servantes s'activant de l'aube à la nuit close.

Mais, lorsque Catherine, Sara et Frère Étienne y arrivèrent, au soir d'une exténuante journée passée tout entière dans les étendues désertiques et sauvages du plateau de Millevaches, le seul bruit qui se faisait entendre, c'était le grincement de l'enseigne, jadis peinte de couleurs hardies et maintenant rouillée, qui se balançait à sa potence.

Les guetteurs venaient de corner la fermeture des portes et la petite cité semblait resserrer frileusement ses ruelles étroites et noires dans la gorge qui lui donnait asile comme un avare enferme son trésor. Là-haut, sur son rocher, le vieux château vicomtal tassait ses courtines croulantes et ressemblait à quelque gros chat mélancolique, roulé en boule et prêt à s'endormir. Peu de monde dans les rues. Les gens qui passaient hâtaient le pas, jetant aux trois voyageurs un regard alarmé qui devenait indifférent en constatant qu'il s'agissait seulement de deux femmes et d'un moine.

Pourtant, le pas des chevaux attira sur le seuil du Noir-Sarrasin un homme en tablier blanc dont le ventre replet contrastait tristement avec le teint jaune et les jambes grêles. Il avait les joues flasques des gens qui ont maigri trop vite et le soupir qu'il poussa en voyant des voyageurs en disait long sur l'état de son garde- manger. Il tira pourtant son bonnet et s'avança vers les arrivants qui, déjà, mettaient pied à terre.

— Nobles dames, dit-il poliment, et vous, Très Révérend Père, en quoi le Noir-Sarrasin peut-il vous obliger ?

— En nous donnant le gîte et le couvert, mon fils, répondit Frère Etienne avec bonne humeur. Nous avons fourni une longue étape. Nos chevaux sont las... et nous aussi. Pouvez-vous nous loger et nous nourrir ? Nous avons de quoi payer...

— Hélas, mon Révérend, vous pourriez déverser devant moi tout l'or du monde que vous n'obtiendriez tout de même pas autre chose qu'une soupe aux herbes et un peu de pain noir. Le Noir-Sarrasin n'est plus que l'ombre de ce qu'il était jadis, hélas, et votre séjour ne vous en donnera pas une très grande idée.

Un énorme soupir vint ponctuer le désenchantement de cette déclaration, mais le claquement des sabots d'un cheval dans la ruelle en fit naître aussitôt un second.

— Seigneur ! fit l'aubergiste, pourvu que ce ne soit pas encore un client !

Malheureusement pour maître Amable, c'était bien un voyageur, comme l'attestaient le grand manteau couvert de poussière qui l'enveloppait et les jambes crottées de son cheval. Catherine, se désintéressant des problèmes de l'aubergiste et avide, avant tout, de se réchauffer, pénétrait déjà dans l'hôtellerie quand le son de la voix de l'arrivant, demandant s'il était possible de loger lui et son cheval, la fit retourner. Elle cherchait à distinguer le visage du voyageur sous l'ombre du grand chaperon gris qui le coiffait, mais l'aubergiste la tira vivement de ses incertitudes.

— Las ! Maître Cœur, vous savez bien que, pleine ou vide, riche ou pauvre, ma maison vous est toujours grande ouverte. Fasse le ciel, seulement, que revienne un jour où le Noir-Sarrasin pourra vous recevoir d'une manière digne de son passé !

— Amen ! fit Jacques Cœur avec bonne humeur.

Il mit pied à terre, mais à peine sa botte eut-elle touché le sol qu'il recevait dans ses bras Catherine, catapultée par la joie.

— Jacques ! Jacques ! C'est donc vous ?... Quel bonheur ! .

— Catherine ! Enfin... Je veux dire Madame de Montsalvy ! Que faites-vous ici ?

— Dites Catherine, mon ami ! Voici longtemps que vous en avez acquis le droit. Si vous saviez quelle joie j'éprouve à vous revoir.

Comment vont Macée et les enfants ?

— Au mieux, mais entrons ! Nous serons plus à l'aise à l'intérieur pour parler. Si tu as encore de quoi faire du feu, maître aubergiste, nous, pourrons souper et toi aussi. Il y a deux jambons accrochés à ma selle, dans ces sacs de toile. Il y a aussi du lard, du fromage et des noix.

Tandis que maître Amable se ruait sur les provisions en couvrant le ciel de louanges, Jacques Cœur, passant son bras sous celui de Catherine, l'entraînait dans l'auberge saluant Sara au passage d'un amical bonjour. Dans la salle basse dont les énormes poutres noircies ne supportaient plus que de mélancoliques chapelets d'oignons au lieu des salaisons de jadis, ils trouvèrent Frère Étienne qui se chauffait tranquillement, le dos tourné à la cheminée et la robe légèrement relevée.

Catherine voulut présenter les deux hommes l'un à l'autre, mais s'aperçut qu'ils se connaissaient déjà et fort bien.

— J'ignorais que vous fussiez revenu d'Orient, maître Cœur, dit le moine. Le bruit n'en était pas arrivé à mes oreilles.

— C'est que je suis rentré, en quelque sorte, sur la pointe des pieds. J'avais fondé de grands espoirs sur ce voyage et, si vu des choses et des gens pleins d'intérêt, j'ai aussi tout perdu dans cette aventure.

Tandis que maître Amable et l'unique servante qui lui restait s'activaient à préparer le repas et à mettre le couvert, les voyageurs s'installèrent sur les bancs de l'âtre pour se réchauffer. Catherine, heureuse de retrouver un ami aussi fidèle, ne se lassait pas de le regarder. Et, bien souvent, son regard rencontrait celui de Jacques.

Les yeux bruns du pelletier de Bourges brillaient alors d'étincelles qui n'étaient pas toutes dues au reflet du feu, et ses lèvres minces s'entrouvraient sur un sourire heureux.

Il raconta comment, parti au printemps avec la galée de Narbonne, la Notre-Dame et Saint-Paul, qui appartenait au bourgeois Jean, Vidal, il avait fait, en compagnie d'autres marchands de Montpellier et de Narbonne, le tour des terres orientales de la Méditerranée pour y planter les jalons d'opérations commerciales à venir. Il avait visité Damas, Beyrouth et Tripoli, Chypre et les îles de l'Archipel pour finir à Alexandrie et au Caire et rapportait des souvenirs dont la magie se lisait au fond de son regard.

Vous devriez vivre à Damas, dit-il à Catherine. La ville a été pillée et brûlée, voici trente ans, par les Mongols de Timour le Boiteux ', mais du Diable si l'on s'en aperçoit encore ! Tout y est fait pour la beauté des femmes. Elles y trouvent des soieries étincelantes, des voiles translucides et givrés d'or ou d'argent, des eaux de senteur incomparables, des bijoux merveilleux et, pour leur gourmandise, une foule de confiseries dont les plus exquises sont sans doute un étonnant nougat noir et de délicieuses prunes confites dans le sucre que l'on nomme des myrobolans.

— Je pense, coupa Frère Etienne, que vous avez rapporté de tout cela ? Le Roi apprécie fort ces choses, sans parler des dames de la Cour.

Le soupir de Jacques Cœur fit écho à celui que poussait maître Amable en entendant le pelletier évoquer tant de délices culinaires.

— Je n'ai rien rapporté du tout, malheureusement. Ma cargaison de pelleterie, de draps de Berry et de corail de Marseille s'était bien vendue et j'avais pu acheter beaucoup de choses belles et précieuses.

Malheureusement, la Notre-Dame et Saint-Paul en était à son dernier voyage, ce qui veut dire qu'elle n'était plus très jeune. En vue des côtes de Corse nous avons essuyé une violente tempête qui nous a précipités sur un rocher où la galée s'est fendue. Nous avons été jetés à la mer. La côte était proche. Malgré l'ouragan nous avons pu atteindre la terre... et un nouveau malheur. Les gens de Corse sont quasi sauvages et tout leur est bon. Si la mer ne leur apporte pas les épaves qu'ils souhaitent, ils allument des feux sur le rivage pour attirer les navires sur les brisants. C'est assez dire que nous n'avons pas trouvé, auprès d'eux, de compréhension pour nos cargaisons. Ces pillards ont bien su récupérer tous nos bagages, mais ont refusé énergiquement de nous les rendre. Insister eût été dangereux : ils nous auraient tués sans pitié. Nous les avons donc laissés faire moyennant quoi ils se sont montrés aimables et même hospitaliers. On nous a reconduits fort poliment au port d'Ajaccio, où nous avons trouvé un navire qui a bien voulu, sur promesse de payer à l'arrivée, nous ramener à Marseille. Je suis rentré à Bourges complètement ruiné et pauvre comme Job, conclut Jacques Cœur en riant.

Complètement ruiné ? s'étonna Catherine qui avait suivi avec une attention passionnée le récit de son ami. Mais vous semblez prendre cela avec bonne humeur ?

— À quoi servirait de se lamenter ? Déjà, une fois, j'ai été ruiné au moment de cette désagréable affaire de fabriqué de monnaies que j'avais entreprise pour le Roi avec Ravand le Danois. J'ai recommencé alors comme je recommence aujourd'hui. Je viens de Limoges, où j'ai traité pour des émaux et je pense trouver, ici même, une ou deux de ces tapisseries dont on dit que les Sarrasins, jadis, ont apporté le secret dans cette ville. J'ai pu me faire prêter quelque, argent par mon beau-père, trop peu malheureusement, mais qui me permettra tout de même de réunir une petite cargaison pour un prochain voyage.

— Vous allez repartir ?

— Naturellement. Vous n'imaginez pas, Catherine, les possibilités que l'on trouve en Orient ? Prenez le sultan du Caire. Il possède de l'or, de l'or en fabuleuse quantité, mais il n'a pas d'argent ou très peu.

Je connais, moi, d'anciennes mines jadis exploitées par les Romains et abandonnées depuis. Abandonnées, mais pas taries. Que je puisse extraire l'argent, le transporter au Caire, et cet argent me permettra d'acheter de l'or, infiniment moins cher qu'en Europe, et de réaliser de fantastiques bénéfices. Ah, si j'avais, dès maintenant, de puissants capitaux !

Tandis que Jacques Cœur parlait, l'imagination de Catherine trottait. Cet homme, dont elle connaissait l'intelligence aiguë, le courage et l'audace, était capable de remuer le monde pour lui arracher la fortune. Quant aux idées, Jacques en débordait. Elle n'hésita même pas.

— Ces capitaux, mon ami, je crois pouvoir vous les apporter.

— Vous ?

L'étonnement sincère du pelletier était flagrant. Durant le long séjour à Carlat, Catherine avait appris à Macée, par une lettre, le désastre de Montsalvy et, comme tout le monde dans l'entourage royal, il savait qu'Arnaud et les siens étaient frappés de proscription, recherchés.

L'équipage de Catherine ne proclamait guère, lui non plus, la richesse.

La jeune femme sourit gentiment, fouilla dans son aumônière.

— Rien que dans cette pierre, je pense qu'il y a le chargement d'une galée tout entière.

Trois cris de stupeur éclatèrent simultanément autour d'elle. Sur sa main, le diamant de Garin étincelait comme un petit soleil noir.

D'émotion, maître Amable, les yeux ronds comme des billes, en avait laissé choir une écuelle tandis que sa servante joignait les mains instinctivement. Les yeux soudain rétrécis de Jacques allèrent du merveilleux joyau au visage impassible de Catherine.

— Voilà donc, dit-il lentement, le fameux diamant du Grand Argentier de Bourgogne ! Quelle splendeur ! Jamais je n'ai vu pierre comparable à celle-là.

Il tendit la main, prit délicatement, entre deux doigts, la fabuleuse pierre et en fit jouer les feux dans la lumière. Un ruissellement de flammes s'alluma au bout de ses doigts. Un peu de rouge monta aux joues de Catherine.

— Prenez-le, Jacques, vendez-le et tirez-en tout ce que vous pourrez !

— Vous ne souhaitez pas garder une telle merveille ? Savez-vous qu'il y a dans cette petite pierre la rançon d'un roi ?

— Je le sais. Mais je sais aussi que c'est une pierre maudite. Elle sème le malheur partout où elle passe et ceux qui la possèdent ne trouvent jamais le repos. Il faut la vendre, Jacques... peut-être alors le malheur m'oubliera-t-il, ajouta-t-elle sourdement.

La fêlure de sa voix n'échappa pas au pelletier. Sa main libre se posa doucement sur celles, tremblantes, de la jeune femme.

Je ne crois pas à ces contes, Catherine. La beauté ne peut être néfaste et ce diamant représente la pure beauté. Si vous me le confiez, j'en tirerai la prospérité de tout le royaume. Je lancerai des caravelles sur les mers, j'établirai des comptoirs, j'arracherai à ce sol ravagé ses richesses profondes et les lui rendrai en abondance. Je ferai votre fortune, la mienne et celle du Roi par-dessus le marché.

Il l'offrait de nouveau à Catherine, mais, d'un geste à la fois doux et ferme, elle le repoussa.

— Non, Jacques, gardez-le. Il est à vous ! J'espère que vous saurez, en effet, lui arracher son pouvoir maléfique et le faire servir au bien de tous. Si vous n'y parvenez pas, n'ayez pas de regrets. Je vous le donne.

— Je n'accepte qu'un dépôt, Catherine, ou un prêt, si vous préférez. Je vous le rendrai au centuple. Vous relèverez Montsalvy et votre fils comptera parmi les grands de ce monde chez lesquels un beau nom s'assortit obligatoirement d'une grande fortune. Mais... cet aubergiste nous laisse mourir de faim ! Holà, maître Amable, et ce dîner ?

Tiré de sa contemplation, le digne aubergiste se hâta de courir à sa cuisine pour chercher la soupe aux herbes annoncée plus tôt. Jacques Cœur se leva, offrit la main à Catherine.

— Venez souper, ma chère associée, et que Dieu soit béni qui vous a mise sur mon chemin. Nous irons loin, vous et moi, ou je ne m'appelle plus Jacques Cœur.

Il l'aida à s'installer à table puis, s'assurant qu'Amable et sa servante étaient éloignés, chuchota :

— Vous avez été imprudente de produire cette pierre dans une auberge. Amable est un brave homme, mais vous ignorez sans doute que La Trémoille désire ce diamant noir. Son cousin Gilles de Rais a eu l'imprudence de lui en parler et il ne rêve plus que de se l'approprier. Il vous faudra être très prudente, ma chère, quand vous approcherez de la Cour.

— Eh bien mais, c'est à merveille ! Vendez-lui le diamant.

Jacques Cœur eut un rire sec et haussa les épaules.

Etes-vous encore si naïve ? Si le chambellan apprenait que je possède cette pierre, je ne donnerais pas cher de ma peau. Pourquoi voulez-vous qu'il paie quand il peut si aisément prendre... et faire tuer au besoin ?

— Voilà donc pourquoi le Castillan Villa-Andrado veut m'épouser avec la bénédiction de La Trémoille. Les terres de Montsalvy seraient sans doute remises à l'Espagnol tandis que le diamant paierait La Trémoille de son aide.

— Vous vous minimisez, ma chère ! Le Castillan est très réellement épris de vous, je crois. C'est vous qu'il veut, mais, bien entendu, il ne dédaigne pas vos terres. Le Roi les a confisquées et les lui rendrait sans doute.

— De toute façon, intervint Frère Etienne, je suppose que, demain même, le diamant s'éloignera avec vous de Dame Catherine ?

— Le temps de passer marché ici et je continue sur Beaucaire. Là-bas, la communauté juive est riche et puissante. Je connais un rabbin, Isaac Abrabanel, son frère est l'un des chefs des Juifs de Tolède et la famille est extrêmement riche. J'aurai chez lui tout l'or que je voudrai contre ce diamant.

Pour l'avertir que l'aubergiste revenait, Frère Étienne toussota et, croisant les doigts, pencha le nez sur son écuelle et se mit à dire le bénédicité que chacun écouta pieusement, puis on s'occupa à restaurer des forces durement éprouvées par le chemin. Catherine se sentait extraordinairement allégée depuis qu'elle avait vu le diamant noir disparaître dans l'escarcelle de Jacques Cœur. Elle avait été bien inspirée car c'était là une traite importante tirée sur l'avenir. De toute façon, Michel serait riche un jour, grâce à Jacques Cœur, et même, si le pardon royal n'était jamais octroyé à ses parents, il pourrait vivre libre et dans l'opulence hors des frontières de France. Mais Catherine voulait plus, Catherine voulait mieux. La fortune, c'était seulement une partie de son plan. Ce qu'elle entendait arracher au destin, c'était la fin du Grand Chambellan et l'amnistie royale pour Arnaud et pour elle. Le nom des Montsalvy devait retrouver tout son éclat ou bien sa vie n'aurait plus de sens.

Le dîner que maître Amable servit avec toutes les marques d'un profond respect se déroula tout entier à écouter Jacques Cœur faire des projets d'avenir. Il n'avait posé aucune question à Catherine concernant son époux, ou même le but de son voyage, mettant à son silence un point d'honneur de discrétion. Fidèle à sa décision de préserver de toute trace d'horreur le nom d'Arnaud, Catherine avait, naguère, annoncé sa mort à Marée. Sans doute le pelletier voulait-il éviter de réveiller par une question maladroite une douleur qui, peut-être, s'endormait. Et Catherine lui sut gré de sa délicatesse. Mais, fréquemment, son regard croisait celui du pelletier et elle croyait bien y lire, alors, une sorte d'interrogation mêlée de perplexité. Il devait se demander quels mots employer pour l'interroger sur ce qu'elle entendait faire, désormais, de sa vie, sans se montrer indiscret ou blessant. Finalement, il s'en tira avec une boutade.

— J'ai dit tout à l'heure que l'Orient vous irait bien, Catherine ?

Pourquoi ne tenteriez-vous pas l'aventure avec moi ?

Elle lui rendit son sourire, mais haussa les épaules avec un peu de lassitude.

— Parce que ce genre d'aventure n'est pas fait pour moi, Jacques.

J'ai charge d'âmes et beaucoup à faire sur cette malheureuse terre. La lutte qui m'attend, soyez sûr que je la changerais volontiers contre toutes les tempêtes de la Méditerranée si je ne tenais à la vivre jusqu'au bout. Mais...

Un geste à la fois discret et péremptoire de Jacques lui coupa la parole. Elle se tut subitement, regarda le pelletier. Les yeux aigus de Jacques Cœur fouillaient les ombres de la salle du côté où avait disparu maître Amable avec une étrange fixité. Et, quand il revint à Catherine, il se mit à parler de choses futiles, délaissant tout sujet à tournure compromettante. Sitôt le repas terminé, il se leva, tendit son poing fermé à Catherine pour qu'elle y posât sa main en sollicitant l'honneur de la conduire jusqu'à sa chambre. Comme par enchantement, maître Amable reparut, portant haut une chandelle avec laquelle il ouvrit la marche vers l'étage supérieur. Sara et Frère Étienne clôturaient le cortège et la bohémienne, recrue de fatigue, avait bien du mal à tenir les yeux ouverts. Mais ceux de Catherine n'avaient pas encore reçu l'attaque du sommeil. La jeune femme les ouvrait, au contraire, tout grands, s'étonnant de trouver inquiétantes les hautes ombres noires que le reflet de la bougie découpait sur le mur jaune.

Pourquoi donc le sentiment d'allégement ressenti tout à l'heure s'en était-il allé ? Pourquoi donc une crainte imprécise se glissait-elle dans son âme ? Le diamant maudit avait changé de main, sa fortune avait commencé par ce geste et elle avait, en elle-même, une confiance absolue. Alors ?

Devant la chambre que Catherine devait partager avec Sara, on se sépara cérémonieusement ! Les deux femmes s'enfermèrent chez elles tandis que le pelletier et le moine gagnaient l'étage supérieur. Le silence du repos enveloppa bientôt le Noir-Sarrasin. Sara, épuisée, s'était jetée sur le lit tout habillée et dormait avec application.

Catherine se contenta d'ôter sa robe et ses chaussures puis se glissa auprès d'elle.

Les coups légers frappés à sa porte la tirèrent du profond sommeil dans lequel elle avait sombré elle aussi. Des grattements plutôt, qu'elle hésita un instant à attribuer à une souris. Mais non, il y avait bien, derrière la porte, quelqu'un qui frappait.

La nuit était noire dans la chambre. La chandelle avait brûlé jusqu'au bout et Catherine tâtonna jusqu'à l'huis où le grattement avait repris, tremblant de renverser quelque meuble et d'éveiller toute la maison.

Pour s'annoncer aussi discrètement, la personne qui frappait ne devait pas souhaiter attirer l'attention... La porte enfin s'ouvra et Catherine vit que Jacques Cœur, armé d'une chandelle, se tenait sure le seuil ; il était tout habillé, chaperon en tête et manteau sur le dos. D'un doigt appuyé vivement sur ses lèvres, il invita Catherine au silence puis, la repoussant doucement, entra d'autorité dans sa chambre et referma la porte derrière lui. Son visage avait une gravité inquiétante.

— Pardonnez-moi cette intrusion, Catherine, mais si vous ne tenez pas à connaître, dès l'aube, les prisons de la vicomté, je vous conseille de vous habiller, d'éveiller Sara et de me suivre. Frère Étienne doit être déjà à l'écurie.

— Mais... pourquoi si tôt ? Quelle heure est-il ?

— Une heure après minuit et je vous accorde que c'est un peu tôt, mais le temps presse.

— Pourquoi ?

— Parce que la vue de certain diamant a troublé l'entendement d'un homme jusqu'ici honnête. Je veux dire que, tout à l'heure, maître Amable, après avoir fermé son auberge, a couru jusque chez le prévôt pour nous signaler comme de dangereux malfaiteurs recherchés par monseigneur le Grand Chambellan. L'aspect exotique de Sara et le fait que j'aie mentionné le Juif Abrabanel ont ajouté à sa dénonciation un vague parfum de sorcellerie. Bref, pour toucher une part du fabuleux joyau, maître Amable est prêt à nous envoyer au bûcher.

— Comment savez-vous tout cela ? fit Catherine trop interloquée pour être vraiment effrayée.

D'abord parce que j'ai suivi notre digne hôte quand il est sorti. Son attitude, durant le souper, m'avait paru suspecte. Il rougissait et pâlissait tour à tour, ses mains tremblaient comme feuilles au vent et son regard se fixait obstinément à mon escarcelle. Je le connais depuis pas mal de temps, mais j'ai appris à me méfier des hommes quand il y a de l'or en jeu. La chambre que je partage avec Frère Étienne donne heureusement au-dessus de la porte. J'ai guetté parce qu'un pressentiment m'y poussait et j'ai vu, en effet, notre aubergiste sortir mystérieusement quand il put supposer que tout le monde dormait.

Ma foi, je n'ai pas eu la patience de prendre l'escalier. En me servant des colombages de la maison, j'ai pu me laisser glisser jusqu'à terre et je me suis lancé sur la trace d'Amable. Quand je l'ai vu grimper la rampe du château, j'ai compris que j'avais eu raison de le surveiller.

— Ensuite ? fit Catherine qui, tremblant de^ froid, se hâtait de repasser sa robe. Que s'est-il passé ? Êtes-vous sûr qu'il nous ait dénoncés ?

— Voilà une question que vous ne poseriez pas si vous l'aviez vu sortir en se frottant les mains. De plus, j'ai pu m'assurer que je ne me trompais pas. A l'aube, un détachement du prévôt doit nous arrêter dès avant l'ouverture des portes de la ville.

— Qui vous l'a dit ?

Jacques Cœur sourit et Catherine se dit qu'il semblait bien calme et bien détendu pour un homme menacé de prison.

— Il se trouve que j'ai deux ou trois amis dans cette cité, chose que maître Amable ignore. Le fds cadet de l'un des deux détenteurs du secret des tapisseries, apporté jadis par Marie de Hainaut, est sergent dans la garnison. Je suis allé hardiment jusqu'au château, je me suis présenté au corps de garde sans dire mon nom bien entendu et j'ai demandé à lui parler.

— Sans difficulté ?

— Une pièce d'or a de bien grandes vertus, Catherine, et il se trouve que le jeune Espérât possède le sens du commerce. Désireux de conserver à son père un bon client, il n'a fait aucune difficulté pour me mettre au courant des ordres qui lui ont été donnés pour le lever du jour.

Catherine avait fini de lacer sa robe et secouait Sara qui faisait des difficultés pour s'éveiller.

— C'est très joli d'être si bien renseignés, bougonna-t-elle, mais cela ne nous sauvera pas. A moins d'avoir des ailes d'oiseau, je ne vois pas comment sortir d'une ville cernée de hautes murailles et de lourdes portes bien fermées et gardées. Nous sommes pris dans une souricière car la cité me paraît trop petite pour que l'on puisse s'y cacher.

Aussi allons-nous en sortir... du moins, je l'espère. Hâtez-vous, Catherine. Frère Étienne doit déjà être à l'écurie.

Catherine ouvrit de grands yeux et regarda Jacques comme s.'il était devenu subitement fou.

— Parce que vous comptez partir à cheval ? Décidément, vous ne doutez de rien. Un cheval fait du bruit. À plus forte raison quatre !

Un bref sourire éclaira le visage sérieux du pelletier. Sa main se posa, un instant, sur l'épaule de Catherine, la serra.

— Si vous essayiez de me faire confiance, mon amie ? Je ne fais pas ici serment de vous tirer de ce mauvais pas. Je dis seulement que je vais faire de mon mieux. Mais assez parlé ! Venez !

En un clin d'œil les deux femmes furent prêtes. Sara, flairant le danger, s'était hâtée sans même poser de question. Maintenant, suivant prudemment Jacques Cœur, elles s'engageaient dans l'escalier vétusté, posant les pieds le plus près possible de la rampe pour éviter de faire crier les marches. Le silence était si profond que le seul bruit de leurs respirations leur semblait terrifiant. On atteignit sans encombre le bas de l'escalier. Jacques Cœur, qui tenait Catherine par la main, l'entraîna vivement à travers la salle vers la porte donnant sur les arrières de l'auberge. Là, il suffisait seulement de prendre garde à ne pas heurter de table ou de banc car les dalles de pierre du sol ne risquaient pas de gémir. Mais, comme le pelletier mettait la main sur le loquet, un claquement sec le retint et le rejeta contre le mur avec ses compagnes, le cœur fou.

Ce n'était qu'un tison qui, soulevant la couche de cendre dont la servante avait couvert le feu pour n'avoir pas le mal de le rallumer au matin, avait éclaté. Jacques prit une profonde respiration tandis que Catherine laissait échapper un soupir. Ils échangèrent un regard, un sourire assez tremblant. Lentement, pouce par pouce, le vantail de châtaignier s'ouvrit. Jacques souffla sa chandelle, la posa à terre, tira après lui Catherine et Sara, puis referma la porte. Sous l'auvent, en face d'eux, une lueur filtrait à la porte de l'écurie. Ils s'y dirigèrent.

— C'est nous, mon frère, souffla Jacques.

Dans l'écurie, en effet, Frère Étienne était au travail. À l'aide de chiffons qu'il avait dû prendre dans la cuisine de l'aubergiste, il enveloppait soigneusement les sabots des chevaux avec autant de sérénité que s'il eût dit son bréviaire. Jacques et Sara se mirent à l'aider. En quelques instants, tout fut prêt pour le départ et, tandis que Jacques courait ouvrir la porte charretière, les trois autres, pinçant les naseaux des chevaux, les menèrent l'un après l'autre, très doucement, jusqu'à la rue. Celle-ci donnait sur le chevet de l'église Sainte-Croix.

De là, une sorte de champ de foire montait vers le beffroi et vers le château dont la masse trapue se découpait sur le ciel sombre.

Catherine resserra son manteau autour de son cou. Le vent qui soufflait du plateau était rude, sec et coupant. Aucune lumière ne trouait la nuit hormis, au pont-levis du château, un pot à feu qui brillait dans son berceau de fer comme une étoile rouge. La coulée des maisons semblait sourdre de la rustique forteresse dont la couronne de pierre dominait les toits biscornus qui s'étayaient l'un l'autre. Plus bas, devant l'église, une sorte de tour aux murs aveugles se dressait.

— Les prisons ! dit seulement Jacques Cœur, comme s'il voulait fortifier le courage de Catherine. Suivez- moi. Il nous faut monter jusqu'au château.

— Au château ? fit Catherine en écho.

— Mais oui, Justin Espérât nous y attend près du mur d'enceinte.

Là-haut, vers le plateau, la muraille du castel et celle de la ville se confondent.

— Et alors ? Je ne vois toujours pas.

Vous allez voir. Le ciel, apparemment, est avec nous. Le gel, cet hiver, a mordu si fort que des pierres ont éclaté et qu'une brèche s'est ouverte dans la muraille. Cette brèche est gardée, bien entendu, en attendant que la fin des frimas permette de réparer. Mais, il se trouve qu'à partir de la première heure, c'est Espérât qui est de garde. Cette fois Catherine ne répondit pas. Il n'y avait plus rien à objecter. Et puis, la montée était rude et, à mesure que l'on montait, le froid rendait la respiration difficile. Enfin, il /allait maintenir fermement les bêtes pour les empêcher de glisser. Bientôt l'ombre se fit plus épaisse. On longeait les courtines du château. Le grand pont- levis était relevé, mais celui de la poterne était en place. Un homme d'armes y veillait, appuyé lourdement sur sa guisarme. C'était là que brûlait le pot à feu.

Jacques Cœur leva la main pour commander la halte, s'approcha de Catherine.

— Nous devons passer presque sous le nez du garde. Pour cela, il n'y a qu'un moyen : l'occuper, chuchota- t-il.

— Mais comment ?

— Je pense que cela regarde Frère Étienne. Incroyable ce que l'on peut faire avec une robe de cordelier !

Catherine allait sans doute demander plus d'explications, mais le moine remettait déjà dans les mains de Jacques Cœur la bride de son cheval.

— Laissez-moi faire ! Guettez seulement le moment propice et faites le moins de bruit possible.

Frère Étienne rabattit son capuchon sur sa tête, glissa ses mains dans ses manches, puis, hardiment, s'avança vers la tache de lumière où l'homme d'armes sommeillait sur son arme comme un héron mélancolique. Tapis derrière leur contrefort de lave, les autres retenaient leur souffle. Le bruit des pas du moine avait éveillé le soldat qui rectifiait la position.

— Qui va là ? fit-il d'une voix enrouée de fatigue. Que voulez-vous, mon Père ?

— Je suis le Frère Ambroise, du couvent de Saint- Jean, mentit le cordelier avec un aplomb superbe. Je viens apporter les secours de la religion à l'homme qui va mourir.

— Quelqu'un va mourir ? s'étonna le soldat. Qui donc ?

Est-ce que je sais ? Quelqu'un de chez vous est venu demander un prêtre pour entendre une confession. On n'a rien dit de plus !

L'archer repoussa son casque et se gratta la tête. Il ne savait, visiblement, à quoi se résoudre. Finalement, il mit sa guisarme sur l'épaule.

— Je n'ai point d'ordre, mon frère. Partant, je n'peux point prendre sur moi d'vous faire entrer. Patientez un instant.

— Dépêchez-vous, mon fils, fit Frère Etienne aigrement. La bise est coupante.

L'homme disparut sous l'ogive basse de la poterne. Il allait au corps de garde chercher des instructions.

— Maintenant ! souffla Jacques Cœur.

Ils quittèrent leur abri, traversèrent rapidement la zone lumineuse.

Les sabots enveloppés de chiffons des chevaux ne faisaient aucun bruit. Le temps de trois battements de cœur effrayés et l'obscurité les avait engloutis de nouveau, mais la respiration de Catherine était aussi forte que si elle avait fourni une longue course. L'angle d'une tour à bec offrit aux fugitifs un nouveau refuge. Cependant, le soldat revenait.

— Faites excuse, mon Frère, mais on vous a mal informé.

Personne, cette nuit, n'est au mouroir.

— Cependant, je suis certain...

L'homme hocha la tête d'un air sincèrement désolé.

— Faut croire qu'il y a eu erreur. Ou bien qu'un mauvais plaisant...

— Un mauvais plaisant ? S'attaquer à un serviteur de Dieu ? Oh, mon fils ! s'offusqua le moine avec un naturel parfait.

— Dame ! Dans ces malheureux temps qu'nous vivons, mon frère, faut plus s'étonner de rien. Si j'étais vous, j'irais bien vite me remettre au chaud.

Frère Étienne haussa les épaules et tira davantage son capuchon sur son visage.

Puisque je suis dehors, je vais aller jusqu'à la porte de Clermont voir la vieille Marie qui est bien mal ! Les nuits sont longues quand la mort approche et c'est dans les petites heures que l'angoisse est la plus forte. Dieu vous garde, mon fils !

Frère Étienne esquissa une bénédiction puis quitta à son tour le cercle de lumière tandis que le soldat s'appuyait de nouveau sur son arme et reprenait sa faction morose.

Quelques instants plus tard, il avait rejoint les trois autres. A mesure que la nuit s'écoulait, le froid se faisait plus âpre et, derrière l'épaisse et rude muraille de la cité où s'appuyaient quelques masures croulantes, on entendait le vent siffler, balayant librement le haut plateau. Sans un mot, Jacques Cœur avait repris la tête de la petite troupe. On cheminait maintenant dans un étroit boyau qui se creusait entre le mur de ville et celui du château menant à un cul-de-sac. Là, d'intolérables odeurs s'élevaient, si lourdes que le froid ne les atténuait pas. Catherine, luttant courageusement contre la nausée, avait la sensation de s'enfoncer au cœur d'un univers gluant et humide où l'air devenait puanteur. Les sabots enveloppés des chevaux glissaient sur d'innommables détritus. La rivière était loin, les gens du quartier avaient trouvé là un dépotoir commode.

Soudain, la muraille parut se fendre, le ciel réapparut et une silhouette sombre se détacha de l'ombre.

— Est-ce vous, maître Cœur ?

— C'est nous, Justin ! Sommes-nous en retard ?

— Très en retard. Il faut que vous ayez le temps de gagner largement du terrain avant le jour. Faites vite !

Les yeux de Catherine s'habituaient à l'obscurité. Elle put distinguer la silhouette mince d'un jeune archer, devina la tache plus claire d'un visage sous le chapeau de fer. Un cor pendait à un baudrier au flanc du jeune homme. Un court instant, elle vit briller deux yeux vifs.

— Tu es certain de n'avoir point d'ennuis, Justin ?

Soyez sans crainte. Le prévôt pensera que maître Amable avait trop bu et nul n'aura idée de chercher par ici. D'ailleurs, les sabots enveloppés de vos chevaux n'auront pas laissé de traces reconnaissables dans toute cette boue.

— Tu es un brave garçon, Justin. Je te revaudrai cela.

Le rire léger du jeune homme tinta dans la nuit, insouciant, réconfortant.

— Rendez-le à mon père, maître Jacques, en lui commandant quelque belle pièce quand vous serez riche et puissant. Il rêve de tisser la plus belle tapisserie du monde et il ne cesse de dessiner belles dames et animaux fantastiques.

— Ton père est un grand artiste, Justin, je le sais depuis longtemps.

Je n'aurai garde de l'oublier. Jusqu’au revoir, mon enfant, et encore merci ! Car je sais que tu risques quelque chose malgré ce que tu en dis !

— S'il n'y avait pas risque, messire, où serait l'amitié ? Allez avec Dieu et ne vous souciez pas de moi, mais faites vite par pitié !

Sans ajouter un mot, Jacques serra la main du jeune homme puis aida Catherine à franchir les pierres écroulées de la courtine. Au-delà s'ouvrait l'air libre. On était sur un petit plateau où le vent soufflait avec violence, mais, plus loin, la colline montait encore. Pendant quelques instants, les voyageurs marchèrent sans parler, menant toujours les chevaux par la bride. La nuit semblait se faire moins noire ou bien les yeux s'habituaient. Catherine pouvait distinguer des formes d'arbres dont les branches nues se tordaient sous les brusques bourrades.

À une croisée des chemins marquée d'un calvaire de pierre, Jacques s'arrêta.

— C'est ici que nous nous séparons, Catherine. Cette route, dit-il, désignant celle de droite qui escaladait la colline, est la mienne. Elle conduit à Clermont d'où je descendrai sur la Provence. La vôtre est celle de gauche. À peu de distance, vous trouverez le prieuré de Saint-Alpinien où, si le cœur vous en dit, vous pourrez attendre le jour et prendre un peu de repos.

Il n'en est pas question, Jacques ! Je désire mettre autant de chemin que possible entre les prisons d'Aubusson et notre groupe. Mais je regrette de vous quitter.

Instinctivement, pour avoir encore un instant de solitude, le pelletier et la jeune femme s'étaient éloignés au-delà de la croix hosannière, laissant Sara et Frère Étienne démailloter les pieds des chevaux. Catherine éprouvait un regret profond en voyant Jacques s'éloigner. Il représentait cette solidité, cette force masculine rassurante dont la fuite de Gauthier l'avait privée et qui lui manquait si cruellement. Les heures noires précédant le matin pesaient sur elle de toute leur désespérance et une angoisse lui venait de ces routes inconnues où il lui fallait s'enfoncer. Jamais peut-être, autant qu'au pied de cette croix de lave, le regret d'un vrai foyer, d'une vie normale ne lui était venu d'une manière aussi poignante. Instinctivement, elle saisit la main de Jacques, s'y agrippa tandis que des larmes montaient à ses yeux.

— Jacques, murmura-t-elle, suis-je donc condamnée à l'errance éternelle, à la solitude sans fin ?

Quelque chose s'émut dans le visage tendu du pelletier. Celui de Catherine s'était levé vers lui et telle était la magie que dégageait sa beauté, même au cœur d'une nuit sombre, qu'un nuage passa devant ses yeux tandis qu'une pensée folle se glissait dans son cerveau si sage. Il ne comprit pas que Catherine subissait là une dépression passagère, née de la nuit, du froid et de sa fatigue plus que de sa raison. A son tour, il étreignit les mains menues, les appuya contre sa poitrine.

— Catherine, s'écria-t-il, et sa voix, sans qu'il en eût conscience, s'était chargée de passion, ne nous quittons pas ! Venez avec moi !

Nous irons en Orient, à Damas, où Je vous ferai Reine, où je saurai faire couler à vos pieds tous les trésors arrachés au cœur de l'Asie par les caravanes. Avec vous, pour vous, rien ne me sera impossible !

Une telle ardeur s'était levée en lui que son souffle brûla le front de Catherine. D'ailleurs, la minute de faiblesse était passée. Elle avait été heureuse de retrouver Jacques et elle avait peine à s'en séparer de nouveau, mais qu'avait-il donc compris ? Doucement, elle retira ses mains, sourit.

— Nous sommes si las et nous avons eu si peur que nous sommes aussi un peu fous, n'est-ce pas, Jacques ? Que feriez-vous de moi dans vos voyages aventureux ? Et que deviendrait votre plan grandiose qui doit donner au royaume richesse et prospérité ?

— Qu'importe tout cela ! Vous valez mieux qu'un royaume ! Dès le premier instant où je vous ai vue, parmi les dames de parage de la reine Marie, j'ai su que, pour vous, je pourrais tout renoncer, tout abandonner...

— Même Macée et les enfants ?

Un silence suivit. Jacques s'était raidi contre l'image si doucement évoquée par Catherine. Elle pouvait l'entendre respirer plus fort. Puis sa voix lui parvint, lointaine, assourdie mais ferme.

— Même eux... oui, Catherine !

Elle ne lui laissa pas le temps d'en dire davantage, le danger était trop pressant. Depuis longtemps, elle avait deviné que Jacques éprouvait pour elle de tendres sentiments, mais elle n'avait jamais imaginé pareil amour. Il n'était pas homme à s'engager ainsi. Qu'elle le prît au mot et il abandonnerait tout pour elle, avenir, famille, fortune. Lentement, elle secoua la tête.

— Non, Jacques, nous ne ferons pas cette folie que nous regretterions. J'ai parlé par lassitude, par lâcheté peut-être, et vous par trop grande spontanéité. L'un comme l'autre, nous avons une tâche à accomplir dans ce pays. D'autre part, vous aimez trop Macée, même si pour l'instant vous ne le croyez pas, pour lui faire cette peine. Quant à moi... oh moi, mon cœur est mort en même temps que mon époux.

— Allons donc ! Vous êtes trop jeune, trop belle pour qu'il n'en soit autrement.

Et pourtant il en est ainsi, mon ami, fit Catherine fermement, appuyant intentionnellement sur le mot ami. Je n'ai jamais vécu, respiré, souffert que pour et par Arnaud de Montsalvy. La vie, l'amour, la seule raison d'être n'ont jamais résidé qu'en lui. Depuis qu'il n'est plus là, je suis un corps sans âme et c'est, sans doute, heureux car cela me permettra d'accomplir sans faiblir la tâche que je me suis donnée.

— Quelle est cette tâche ?

— Qu'importe ! Mais elle peut me coûter la vie. En ce cas, souvenez-vous, Jacques Cœur, que vous avez en charge la fortune de Michel de Montsalvy, mon fils, et priez pour moi. Adieu, mon ami !

Rassemblant les plis de son manteau que le vent soulevait, Catherine se détourna pour rejoindre Sara et Frère Étienne. La protestation douloureuse de Jacques lui parvint comme un souffle.

— Non, Catherine, pas adieu... au revoir !

Sous l'ombre de son capuchon, elle cacha une grimace. C'étaient les mêmes mots, ou presque les mêmes qu'elle avait criés dans le chemin vide de Carlat, à demi folle de souffrance, mais acharnée à un espoir qui ne voulait pas mourir. Les mêmes mots, oui... mais le tourment n'y était pas. Le cours de sa vie tumultueuse allait reprendre Jacques dès que le tournant de la route les aurait séparés. Et c'était très bien ainsi !

Elle se pencha vers Sara qui s'était assise sur une pierre, pelotonnée sur elle-même pour avoir moins froid, et lui tendit la main pour l'aider à se relever en souriant à Frère Étienne.

— Je vous ai fait attendre, pardonnez-moi ! Maître Cœur m'a chargée de vous dire adieu. Maintenant, voici notre route.

Sans un mot, ils se remirent en marche. Le chemin obliquait vers la gauche et, d'abord, descendait pour longer un étang. Le croissant de lune apparu au ciel noir y traçait des moirures légères et en dessinait le contour. Remontée sur son cheval, Catherine se détourna. La faible lumière lui permit encore d'apercevoir la silhouette de Jacques dont le manteau claquait au vent. Sans se retourner, il escaladait la colline.

La jeune femme poussa un soupir et se redressa sur sa selle. Cette faiblesse sentimentale qui l'avait abattue un instant serait la dernière avant la chute de La Trémoille. Dans le dangereux pays de la Cour où elle allait évoluer, il n'y avait pas de place pour ce genre de choses.

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