Troisième partie « Chemin de Saint-Jacques »

CHAPITRE XIV Les hommes de Montsalvy

Il était plus de dix heures du soir et il faisait nuit lorsque Catherine, Tristan l'Hermite et leur escorte arrivèrent en vue de Montsalvy à la fin d'un exténuant voyage. Le doux temps d'été avait séché la boue des chemins, mais l'avait transformée en autant de poussière.

Heureusement, il avait aussi rendu possible les nuits à la belle étoile et les longues chevauchées. On avait emporté des vivres en suffisance et les arrêts dans les auberges avaient été rares. La plupart d'ailleurs n'avaient plus grand-chose à offrir.

A mesure que l'on avançait, l'impatience de Catherine semblait grandir en même temps que son humeur s'assombrissait. Elle parlait de moins en moins et chevauchait, des heures entières, les yeux rivés au chemin, droit devant elle, sans prononcer une parole, possédée d'une hâte fébrile. Tristan l'observait à la dérobée sans oser, il est vrai, poser de questions. Elle pressait l'allure autant qu'il était possible, soupirant avec une sorte de rage quand il fallait s'arrêter. Mais les chevaux avaient besoin de répit.

Pourtant, lorsque l'on eut passé Aurillac, cette grande hâte tomba d'un seul coup. Catherine fit ralentir l'allure de plus en plus, comme si elle craignait l'approche de ces montagnes au cœur desquelles respirait toujours Arnaud. Et quand les remparts et les tours de Montsalvy surgirent du haut plateau comme une couronne sombre posée sur la nuit, la jeune femme arrêta son cheval et demeura là un moment contemplant, le cœur soudain serré, ce paysage qui n'avait pas eu le temps de lui devenir familier. Tristan, inquiet, poussa son cheval près d'elle.

— Dame Catherine, qu'avez-vous ?

— Je ne sais pas... Ami Tristan, il me semble que j'ai peur tout à coup...

— Peur de quoi ?

— Je ne sais pas, répéta-t-elle d'une voix blanche. C'est comme... un pressentiment.

Jamais elle n'avait éprouvé quelque chose de semblable : cette crainte étouffante de ce qui l'attendait derrière ces murs muets. Elle essaya de se raisonner. Là- bas, il y avait Michel, Sara, Gauthier sans doute. Mais même l'image de son petit garçon ne parvint pas à desserrer sa gorge. Elle tourna vers Tristan un regard noyé.

— Allons, dit-elle enfin. Les hommes sont las.

— Et vous aussi, grogna le Flamand. En avant, vous autres !

Les portes de la cité étaient fermées, à cette heure tardive, mais Tristan, embouchant un cor qui pendait à sa ceinture, en tira trois appels prolongés. Au bout d'un instant, un homme portant une lanterne se pencha au créneau.

— Qui va là ?

— Ouvrez, cria Tristan. C'est la noble dame Catherine de Montsalvy qui s'en revient de la cour. Ouvrez ! De par le Roi !

Le guetteur poussa un cri inarticulé. La lumière disparut, mais, quelques instants plus tard, la lourde porte de la petite cité fortifiée s'ouvrait en grinçant. L'homme à la lanterne reparut, son bonnet à la main, et s'avança jusque sous la tête des chevaux, levant son luminaire.

C'est bien notre dame, fit-il joyeusement. Que Dieu la bénisse d'arriver si à propos ! On est allé quérir le bailli pour la recevoir dignement.

En effet, dans l'unique et étroite rue, une silhouette accourait en cahotant. Catherine, subitement allégée, reconnut le vieux Saturnin. II arrivait de toute la vitesse de ses vieilles jambes en criant :

— Dame Catherine ! C'est dame Catherine qui nous revient ! Dieu soit loué ! Bienvenue à notre maîtresse !

Il en perdait le souffle. Émue et un peu amusée, Catherine voulut descendre pour le recevoir, mais il se jeta littéralement contre le cheval.

— Restez en selle, notre dame. Le vieux Saturnin veut vous conduire vers l'abbaye comme naguère il vous avait conduite à sa métairie.

— Je suis si heureuse de vous revoir, Saturnin... et de revoir Montsalvy.

— Pas tant que Montsalvy de vous revoir, gracieuse dame.

Regardez !

En effet, comme par miracle, toutes les fenêtres, toutes les portes s'ouvraient, laissant jaillir des têtes qui criaient, des bras armés de torches. En un instant, la ruelle fut illuminée tandis qu'un concert de voix joyeuses clamaient :

— Noël ! Noël pour notre dame qui nous revient !

— Je vous envie, marmotta Tristan. Un accueil pareil doit réconforter singulièrement.

— C'est vrai. Je ne m'y attendais pas, mais, ami Tristan, j'en suis tellement heureuse... si heureuse !

Elle avait les larmes aux yeux. Saturnin, raide d'orgueil, avait pris la bride de son cheval et la menait lentement le long de la rue. Elle défila entre deux rangées de visages dont la lumière des torches accusait la rougeur joyeuse. On ne voyait partout que des yeux brillants, des bouches ouvertes sur des hurlements de joie.

— Que craigniez-vous donc ? chuchota Tristan. Tout le monde vous adore ici.

— Peut-être. Et je ne sais toujours pas ce que je craignais. C'est merveilleux ! C'est...

Les mots moururent sur ses lèvres. On arrivait en vue du portail de l'abbaye, large ouvert lui aussi. Mais au seuil se tenait la gigantesque silhouette de Gauthier. Catherine s'attendait à le voir courir vers elle, comme l'avait fait Saturnin. Il ne bougea pas. Bien plus, il croisa les bras, comme pour interdire le passage. Son visage avait l'immobilité du granit. Aucun sourire ne l'éclairait. Et, en croisant le regard glacial de ses yeux gris, Catherine ne put s'empêcher de frissonner.

Aidée par Saturnin, elle descendit de cheval, s'avança vers le Normand. Il la regardait approcher sans faire un geste, sans faire un pas vers elle. Elle tenta de sourire.

— Gauthier ! s'écria-t-elle. Quelle joie de te retrouver !

Mais aucune parole de bienvenue ne sortit de cette bouche serrée.

Rien qu'un sec :

— Est-ce que vous êtes seule ?

— Comment ? fit-elle abasourdie.

— J'ai demandé si vous étiez seule ? répéta le Normand sans s'émouvoir. Il n'est pas avec vous, ce beau dameret blond que vous devez épouser ? Sans doute est-il demeuré un peu en arrière pour vous laisser faire seule votre entrée.

Catherine rougit brusquement, autant de mortification que de colère. L'insolence de Gauthier la confondait. Il osait l'attaquer brutalement, devant tous, lui demander des comptes... Si elle ne voulait pas perdre la face aux yeux de ses paysans, il lui fallait réagir..

Redressant son petit menton, elle s'avança résolument vers le portail.

— Place ! dit-elle sèchement. Qui t'a permis de me poser des questions ?

Gauthier ne broncha pas. Il continuait de boucher le passage de son immense stature. Tristan fronça les sourcils, porta la main à son épée.

Mais Catherine retint son geste.

— Laissez, ami Tristan. Ceci me regarde. Allons, ordonna-t-elle durement, laisse-moi passer ! Est-ce ainsi que l'on accueille la maîtresse d'un lieu qui rentre au logis ?

— Ce n'est pas votre logis, c'est celui de l'abbé. Quant à être maîtresse ici, dame Catherine, en êtes-vous encore digne ?

— Quelle outrecuidance ! s'écria Catherine hors d'elle. Ai-je des comptes à te rendre ! C'est ma belle- mère que je veux voir.

Comme à regret, Gauthier s'écarta. Catherine s'avança, très droite, passa devant lui et pénétra dans la cour de l'abbaye. Alors, froidement, il jeta :

— Dépêchez-vous alors ! Car elle ne vivra plus longtemps.

Catherine s'arrêta net, frappée de plein fouet. Un instant, elle se figea puis, lentement, tourna vers le Normand un regard épouvanté.

— Comment ? balbutia-t-elle. Qu'as-tu dit ?

— Qu'elle est en train de mourir. Mais, au fond, cela ne doit pas vous tourmenter beaucoup. C'est encore un lien gênant qui va tomber.

— Je ne sais pas qui tu es, l'ami, jeta Tristan furieux, mais tu as de singulières façons. Pourquoi cette brutalité envers ta maîtresse ?

— Qui êtes-vous ? demanda Gauthier dédaigneusement.

— Tristan l'Hermite, écuyer de Monseigneur le Connétable, chargé par le Roi de ramener la comtesse de Montsalvy chez elle et de veiller à ce que nul mal ne lui advienne. Tu es satisfait ?

Gauthier fit signe que oui. Il arracha une torche qui brûlait près de la voûte de son crampon de fer et, silencieusement, précéda les voyageurs vers la maison des hôtes de l'abbaye. Après l'agitation du village le silence du couvent était saisissant. Les moines étaient déjà retirés dans leurs dortoirs, l'abbé était invisible. Seules quelques chandelles brûlaient derrière les petites fenêtres de l'hôtellerie. Sur le seuil, il n'y avait personne et Catherine, soudain, arrêta Gauthier en le prenant par le bras.

— Et Sara ? Est-elle ici ?

Il la regarda avec des yeux surpris.

— Pourquoi serait-elle ici ? Elle ne vous quittait jamais...

— Elle m'a quittée cependant, fit Catherine sombrement. Elle m'a dit qu'elle revenait à Montsalvy. Je ne sais rien de plus, sinon que je ne l'ai point rencontrée sur la route.

Gauthier ne répondit pas tout de suite. Ses yeux gris s'attachèrent un instant à ceux de Catherine, scrutateurs. Il haussa ses larges épaules, marmotta avec une ironie amère :

— Elle aussi, dame Catherine ! Comment avez-vous pu nous faire tout ce mal ?

Exaspérée, elle cria presque :

— Mais quel mal ? Qu'ai-je fait pour mériter votre réprobation à tous ? De quoi m'accusez-vous ?

— De nous avoir envoyé cet homme ! fit Gauthier durement. Vous pouviez vous donner à lui, si bon vous semblait, sans l'envoyer parader ici, clamer partout le grand amour qu'il avait pour vous ! De quoi croyez- vous que meurt la dame de Montsalvy... la vraie ? Des confidences de votre amant !

— Il n'est pas mon amant, protesta furieusement Catherine.

— De votre futur époux, alors. C'est la même chose.

Des deux mains, Catherine s'accrocha à la lourde

patte du Normand. Un besoin impérieux de se justifier lui montait aux lèvres. Elle ne pouvait pas endurer de demeurer plus longtemps sous le coup de cette accusation.

— Écoute-moi, Gauthier. Me croiras-tu si je t'affirme que non seulement il ne le sera pas, mais que, selon toute vraisemblance, je ne le reverrai jamais ?

Le géant ne répondit pas tout de suite, il semblait chercher une réponse dans les yeux de Catherine. Mais peu à peu quelque chose s'amollit dans son visage. Spontanément, il emprisonna entre les siennes les deux mains de la jeune femme.

Oui, fit-il avec une chaleur nouvelle, je vous croirai. Et avec quel bonheur ! Venez, maintenant, venez vite lui dire que ce n'est pas vrai, que vous n'avez jamais songé à remplacer messire Arnaud. Elle en a tant souffert !

Tristan l'Hermite, les yeux ronds, regardait. Visiblement il ne comprenait rien à ce qui se passait devant lui. Que Catherine, une grande dame, condescendît à se justifier aux yeux de ce rustre, voilà qui dépassait son entendement. Catherine s'en aperçut, lui adressa l'ombre d'un sourire puis brièvement :

— Vous ne pouvez pas comprendre, ami Tristan. Je vous expliquerai.

Il salua, sans répondre, et, devinant qu'il serait sans doute de trop dans ce qui allait suivre, demanda que l'on voulût bien le conduire à un endroit où il pourrait faire reposer ses hommes et se reposer lui-même. Gauthier montra un gros moine ensommeillé, qui bâillait à se décrocher la mâchoire à quelques pas derrière eux.

— Voilà le Frère Eusèbe, le portier, qui va s'occuper de vous. Les bêtes iront à l'écurie, les hommes trouveront de la paille dans une grange et vous aurez une cellule.

De nouveau Tristan s'inclina devant Catherine puis suivit le frère Eusèbe, ses hommes sur les talons. La jeune femme franchit, non sans émotion, le seuil de cette maison des hôtes qu'elle avait quittée, tant de mois auparavant, avec Arnaud et Cadet Bernard, pour gagner Carlat et ce qu'elle pensait être le bonheur. Mais elle chassa, de toutes ses forces, les images déprimantes. Pour ce qui l'attendait ici, elle avait besoin de tout son courage.

Dans le petit vestibule aux voûtes basses, elle regarda Gauthier.

— Mon fils ?

— Il dort, à cette heure.

— Laisse-moi le voir. II y a si longtemps...

Gauthier eut un bref sourire, et prit Catherine par la main.

— Venez. Cela vous donnera du courage.

Il la conduisit dans une petite pièce obscure dont une porte ouverte donnait sur une autre chambre, faiblement éclairée celle-là, dans laquelle Catherine aperçut Donatienne, la femme de Saturnin, endormie sur une bancelle. Le reflet de la chandelle accusait la fatigue sur les traits usés de la vieille femme. Gauthier la désigna d'un geste, murmura :

— Voilà trois nuits qu'elle veille notre dame. D'habitude elle dort auprès du petit seigneur. Elle s'est endormie.

Tout en parlant, il prenait une chandelle sur un coffre et, doucement, allait l'allumer à la torche qui brûlait au-dehors près de la porte. Puis il revint se placer à la tête du lit où dormait le petit Michel, levant la flamme tremblante au-dessus de la tête de l'enfant. Catherine, émerveillée, se laissa tomber à genoux, joignit les mains comme devant le tabernacle.

— Mon Dieu ! balbutia-t-elle... Comme il est beau ! Et... comme il lui ressemble déjà, ajouta-t-elle d'une voix enrouée.

C'était vrai. Sous la forêt drue de ses boucles dorées en désordre, le petit Michel avait déjà le profil net de son père. Ses joues, rondes et roses, où de grands cils courbes mettaient une ombre tendre, étaient toute douceur enfantine, mais le petit nez avait de la fierté et un pli volontaire marquait la bouche bien close.

Le cœur de Catherine fondait de tendresse, mais elle n'osait pas se pencher sur le petit. Il avait l'air d'un angelot endormi et elle craignait que le moindre mouvement ne l'éveillât.

Gauthier, qui regardait lui aussi l'enfant avec une sorte d'orgueil, s'en aperçut.

— Vous pouvez l'embrasser, dit-il en souriant. Quand il dort la foudre peut tomber, il ne bronche même pas.

Alors, elle se pencha et, avec adoration, colla ses lèvres au petit front un peu moite. En effet, Michel ne s'éveilla pas, mais un sourire détendit sa petite bouche serrée.

— Mon petit, chuchota Catherine étranglée d'amour... mon tout petit !

Elle serait bien restée là toute la nuit, agenouillée auprès de son fils, à le regarder dormir, mais, dans la chambre voisine, un râle s'éleva. Donatienne, réveillée en sursaut, se précipita vers le fond de la pièce et ne fut plus visible.

— Dame Isabelle a dû s'éveiller, souffla Gauthier.

— J'y vais, dit Catherine.

Maintenant, un tragique bruit de respiration parvenait jusqu'à elle, entrecoupée d'une toux sèche et de rauques sifflements.

Elle courut vivement dans la chambre, à peine plus grande qu'une cellule monacale, à peine moins nue. Sur le lit étroit qui occupait un coin, Isabelle de Montsalvy était étendue très amaigrie. Donatienne se penchait sur elle essayant de lui faire boire un peu de tisane fumante contenue dans une écuelle qu'elle venait de prendre sur un petit réchaud à huile.

Mais la vieille femme étouffait, incapable d'avaler même une goutte. Catherine, le cœur serré, se pencha sur le visage empourpré.

Comme elle avait vieilli, comme elle s'était amenuisée depuis son départ et comme, maintenant, elle semblait frêle ! Son corps paraissait vidé de toute substance et, dans le visage où tout le sang avait reflué, on ne voyait plus que la bouche desséchée qui cherchait l'air et les yeux devenus trop grands.

Donatienne, avec un soupir découragé, se détournait pour reposer l'écuelle. Elle se trouva en face de Catherine. Ses yeux fatigués se mirent à briller, de joie et de larmes à la fois.

— Dame Catherine, balbutia-t-elle. Dieu soit loué ! Vous arrivez à temps.

Vivement, Catherine posa un doigt sur ses lèvres pour recommander le silence à la vieille femme, mais celle-ci secoua la tête tristement.

Oh ! nous pouvons parler. Elle n'entend pas. La fièvre est si forte que lorsqu'elle parle, c'est pour délirer.

En effet, quelques mots sans suite s'échappèrent des lèvres parcheminées de la malade, mais, parmi eux, Catherine, bouleversée, distingua son nom et celui d'Arnaud... La quinte de toux qui avait secoué si brutalement le vieux corps exténué se calmait peu à peu. Le visage d'Isabelle reprenait graduellement une couleur moins violente, mais la respiration demeurait forte et rauque. L'expression des yeux était celle de la supplication. Dans son délire, Isabelle semblait souffrir affreusement et Catherine sentit qu'elle était la cause de cette souffrance.

Doucement, elle prit la main brûlante qui se crispait sur le drap rude, y posa ses lèvres puis l'appuya contre sa joue comme, si souvent, elle l'avait fait naguère.

— Mère, pria-t-elle doucement. Mère, écoutez-moi. Regardez-moi. Je suis là... près de vous. C'est moi, votre fille. C'est Catherine... Catherine.

Quelque chose parut s'animer dans le regard vague et douloureux.

La bouche se ferma puis se rouvrit, souffla :

— Ca... therine.

— Oui, insista la jeune femme. C'est moi... Je suis là.

Les yeux tournèrent dans leur orbite, leur regard parut se fixer, glissa vers la jeune femme qui se penchait en étreignant les doigts desséchés.

— C'est pas la peine, dame Catherine, murmura Donatienne d'un ton navré. Elle n'est plus là.

— Mais si. Elle revient. Mère ! Regardez-moi. Vous me reconnaissez ?

Toute sa volonté était tendue, bandée pour tenter d'atteindre la pensée flottante de la malade. Elle souhaitait tellement faire passer ses forces, à elle, dans ce corps exténué qu'elle avait l'impression d'un courant de chaleur unissant leurs mains. Une fois encore, elle supplia :

Regardez-moi. Je suis Catherine, votre fille, la femme d'Arnaud. Un frisson courut sous la peau sèche d'Isabelle à ce nom. Son regard, net cette fois, se posa sur le visage anxieux de la jeune femme.

— Catherine, fit-elle dans un souffle... Vous êtes revenue ?

— Oui, Mère... je suis revenue. Et je ne vous quitterai plus., plus jamais.

Les yeux sombres de la malade la regardèrent avec une anxiété nuancée de doute.

— Vous... resterez ? Mais... ce jeune homme... Brézé ?

— Il a pris ses rêves pour une réalité. Je ne le reverrai plus. Je suis Catherine de Montsalvy et je le resterai, Mère. Je suis « sa » femme...

Rien que sa femme !

Une intense expression de béatitude et de soulagement détendit les traits de la malade. Sa main, qui s'agrippait à celle de Catherine, se fit molle et souple, un léger sourire entrouvrit ses lèvres.

— Dieu soit béni, soupira-t-elle. Je peux mourir en paix.

Elle ferma les yeux un instant, les rouvrit et regarda Catherine avec tendresse. Elle lui fit signe de se pencher vers elle et, mystérieusement :

— Je l'ai revu, vous savez.

— Qui, ma Mère ?

— Lui, mon fils. Il est venu à moi... Il est toujours aussi beau. Oh oui ! Tellement beau !

Une violente quinte de toux lui coupa la parole brutalement. Son visage s'empourpra, le regard vacilla. La pauvre femme retomba en arrière luttant contre l'étouffement. L'instant de rémission était passé.

Donatienne s'approcha avec sa tasse.

— Le mire dit qu'il faut lui faire boire, quand elle tousse, une décoction de coquelicot, de mauve et de violette séchés, mais ce n'est pas facile.

Avec l'aide de Catherine, elle parvint tout de même à faire avaler à la malade quelques gouttes du liquide. La toux se fit moins caverneuse. Peu à peu, le corps crispé se détendit, mais les yeux ne se rouvrirent pas.

— Elle va peut-être dormir un peu, chuchota Dona- tienne. Allez vous reposer aussi, dame Catherine. Ce long voyage a dû vous fatiguer. Je veillerai bien encore jusqu'au matin.

— Vous êtes exténuée, Donatienne.

— Bah ! je suis solide, fit la vieille paysanne avec un courageux sourire. Et puis, vous savoir là, ça me donne courage.

De la tête, Catherine désigna la malade qui, en effet, semblait s'assoupir.

— Il y a longtemps qu'elle est malade ?

— Plus d'une semaine, gracieuse dame. Elle a voulu aller là-bas... à Calves, avec Fortunat. Elle n'en pouvait plus d'être séparée de son fils... Quand elle est revenue, elle avait reçu toute la grosse pluie qui est tombée pendant trois jours, sans vouloir s'arrêter. Fortunat n'a pas pu l'obliger à s'abriter. Elle est revenue trempée, transie, claquant des dents. La nuit qui a suivi elle a été prise d'une grande fièvre. Depuis, le mal ne l'a plus quittée.

Sourcils froncés, Catherine avait écouté Donatienne sans l'interrompre. Le remords la rongeait. Elle comprenait si bien la réaction d'Isabelle. Dans son cœur de mère, elle avait voulu compenser le mal que Catherine avait fait à Arnaud, même si celui-ci l'ignorait. Comment, d'ailleurs, l'aurait-il su dans le tombeau qu'était la léproserie ? Tous les bruits du monde ne s'arrêtaient-ils au seuil des morts-vivants, tolérés à condition de se tenir à l'écart de tous et de se faire oublier ?

Machinalement Catherine demanda :

— Au fait, où est Fortunat ?

Ce fut Gauthier, qui était demeuré en contemplation auprès de Michel, qui répondit :

— C'est vendredi, aujourd'hui, dame Catherine. Fortunat est parti hier pour Calves, comme il le fait, chaque semaine. Pas une fois, il n'y a manqué et il va toujours à pied, par humilité.

— Avez-vous donc tant de vivres à envoyer là-bas ?

— Non. Parfois, Fortunat n'emporte qu'une petite miche de pain ou un fromage, parfois même rien du tout. Mais il s'assoit sur un tertre d'où l'on voit la maladrerie et il reste là des heures, à regarder... C'est un étrange garçon, mais, je vous l'avoue, dame Catherine, je n'ai jamais rencontré fidélité semblable.

Gênée, quoi qu'elle en eût, Catherine détourna la tête pour dérober la subite rougeur de son front. Certes, le petit écuyer gascon donnait là une grande leçon. Rien n'était capable de l'arracher à ce maître qu'il ne pouvait oublier. Et quand elle comparait sa propre conduite à celle de Fortunat, Catherine se disait que l'avantage allait au Gascon.

— Moi non plus, murmura-t-elle. Qui aurait pensé que ce garçon s'attacherait de la sorte ? Au fait, quand rentre-t-il... de là-bas ?

— Demain dans la journée.

Mais, le lendemain, Fortunat ne revint pas. C'est seulement vers le soir que Catherine s'en aperçut, lorsque l'on se réunit dans la salle commune pour le souper. Tout le jour, elle était demeurée auprès d'Isabelle qui semblait aller un peu mieux. De plus, elle avait eu avec le prieur de l'abbaye, une assez longue conversation. Il était temps, pour elle, de rebâtir le château et elle en avait les moyens. L'Argentier Royal lui avait compté une belle somme en écus d'or et elle possédait toujours ses bijoux, moins peut-être les quelques pierres vendues par elle-même ou par Isabelle pour subsister tous ces derniers temps.

Bernard de Calmont, le jeune abbé de Montsalvy, était un homme énergique et intelligent. Elle lui offrit, en remerciement de la protection accordée aux siens, une superbe plaque de rubis pour agrafer sa chape de cérémonie et commença de faire les premiers projets de reconstruction. L'un des moines de l'abbaye, le Frère Sébastien, fut chargé de dresser des plans, un autre de chercher la carrière d'où l'on tirerait les pierres. Comme toutes les grandes abbayes, Montsalvy offrait un ensemble de tous les corps de métiers, ou peu s'en fallait.

— De toute façon, lui avait dit l'abbé, vous pouvez demeurer ici aussi longtemps que vous le désirerez. La maison des hôtes est suffisamment à l'écart des bâtiments conventuels pour que la présence même prolongée d'une jeune femme ne soit point matière à scandale.

Tranquille sur ce point, Catherine s'était alors occupée de Tristan l'Hermite et de ses hommes qui, le matin suivant, devaient repartir pour Parthenay. Les soldats avaient reçu une généreuse gratification.

Quant à Tristan, elle lui avait offert une lourde chaîne d'or garnie de turquoises qui avait appartenu jadis à Garin de Brazey.

— Elle vous fera souvenir de nous, lui dit-elle en la lui passant au cou. Portez-la souvent en mémoire de Catherine.

Il avait eu son curieux sourire de coin et avait murmuré d'une voix sans doute plus émue qu'il ne l'aurait voulu :

— Croyez-vous qu'il soit besoin d'un joyau royal pour me souvenir de vous, dame Catherine ? Dussé-je vivre deux cents ans que je ne vous oublierais pas. Mais je porterai avec joie cette chaîne aux grands jours. Avec orgueil aussi puisqu'elle me viendra de vous.

Le souper pris en commun devait être le dernier avant leur séparation. Catherine éprouvait une peine réelle à se séparer de ce bon compagnon, peu bavard, mais qui savait se montrer tellement dévoué et d'un courage si efficace. Aussi voulut-elle que, malgré l'état de sa belle- mère, ce repas revêtit quelque éclat. Avec l'aide de Donatienne et la bonne volonté de la basse-cour du couvent, elle parvint à en faire un souper, sinon somptueux, du moins honorable.

Vêtue d'une des robes élégantes, bien peu nombreuses, qu'elle possédait encore, elle s'installa auprès de son hôte sous un dais seigneurial et ce fut Gauthier qui servit le festin, avec plus de bonne volonté que de style.

Mais les deux amis n'en dévorèrent pas moins vigoureusement la soupe aux choux et les chapons rôtis de l'abbé.

Quand on sortit de table, Catherine vit que la nuit était tout à fait tombée, et s'informa de Fortunat. Toute la journée, elle avait attendu son retour, avec l'espoir absurde de nouvelles fraîches. Comme s'il pouvait y avoir des nouvelles quelconques lorsqu'il s'agissait d'un lépreux ?... Ce fut une déception d'apprendre qu'il n'était pas encore revenu. Et à cette déception s'ajouta une inquiétude en constatant que Gauthier semblait soucieux.

— Il a dû s'attarder, dit-elle lorsqu'il revint d'une ultime visite à la loge du frère-portier. Il reviendra demain.

Mais le Normand hocha la tête.

— Fortunat ? Il est d'une exactitude d'horloge. Il part toujours à la même heure, il revient toujours à la même heure, juste avant le souper. Ce n'est pas naturel qu'il ne soit pas là.

Son regard croisa celui de Catherine. Tous deux avaient la même pensée. Il était arrivé quelque chose a Fortunat, mais quoi ? Une mauvaise rencontre était toujours possible bien que la région fût assez sûre depuis que les Armagnacs avaient renforcé la garnison de Carlat et que l'énergique Bernard de Calmont régentait l'abbaye. L'Anglais, d'ailleurs, abandonnait une à une les places fortes d'Auvergne.

— Attendons, fit seulement Catherine.

— Demain, à l'aube, j'irai au-devant de lui.

Catherine eut envie de dire : « J'irai avec toi. » Mais elle se ravisa. Elle ne pouvait pas laisser Isabelle en ce moment. Dans ses rares instants de lucidité, la vieille dame la réclamait aussitôt et montrait une telle joie de sa présence que Catherine se faisait scrupule de l'en priver. Elle se contenta de soupirer :

— C'est bien. Tu feras comme bon te semblera.

Avant de se coucher, elle fit un tour dans la maison, soucieuse de remplir exactement tous ses devoirs d'hôtesse. Puisque l'abbé lui laissait la libre disposition de l'hôtellerie, elle entendait que tout y marchât au mieux. Elle alla même jusqu'à l'écurie, où l'on avait installé les chevaux de l'escorte, mais c'était plus pour une raison sentimentale que par souci de bon ordre. En effet, elle avait eu la surprise d'y retrouver Morgane, sa jument blanche, que l'Écossais Hugh Kennedy, fidèle à la promesse qu'il lui avait faite, avait fait ramener de Carlat. Morgane était pour elle un personnage d'importance, autant qu'une amie. Toutes deux se comprenaient à merveille et s'étaient retrouvées avec joie.

— Nous voilà destinées à vieillir doucement ensemble, dit Catherine avec un peu de mélancolie en flattant la robe neigeuse de Morgane. Tu ne seras plus que la sage haquenée d'une dame encore plus sage.

Les grands yeux intelligents de Morgane la regardèrent avec une expression que Catherine jugea diabolique et le hennissement batailleur qui l'accompagnait laissait entendre clairement que la petite jument, pour sa part, n'en croyait rien... C'était tellement frappant que Catherine se mit à rire. Elle tendit à Morgane un morceau de sucre apporté tout exprès pour elle, puis lui claqua gentiment la croupe.

— Nous avons envie d'aventures, à ce qu'il paraît ? Eh bien, ma belle, il faudra te faire une raison.

En quittant l'écurie, Catherine fut tentée de s'attarder dans la cour parce que la nuit était exceptionnellement belle, mais Donatienne vint lui dire qu'elle lui avait dressé un lit dans une chambre voisine de celle d'Isabelle.

— Je voulais réinstaller près d'elle, protesta Catherine. Vous avez suffisamment veillé, Donatienne. Il faut dormir.

— Bah ! je dors aussi bien sur un banc, dit la vieille paysanne avec un bon sourire. Et puis, je crois que cette nuit elle dormira bien. Le frère apothicaire m'a donné pour elle une décoction de pavots... Vous devriez bien en prendre un peu, vous aussi. Vous semblez si nerveuse.

— Je crois que je dormirai parfaitement sans cela.

Elle alla embrasser Michel qui gazouillait une prière sous l'œil impassible de Gauthier. La camaraderie qui unissait l'enfant au gigantesque Normand l'avait à la fois amusée et surprise. Tous deux s'entendaient à merveille et si Gauthier usait envers le petit seigneur d'une certaine déférence, il ne lui passait pas pour autant touâtes ses fantaisies. Quant à Michel, il adorait Gauthier dont il admirait visiblement la force.

Il avait accueilli sa mère comme si elle l'avait quitté la veille seulement. Il avait couru, sur ses petites jambes, encore hésitantes, jusque dans ses bras, du plus loin qu'il l'avait vue et, nouant ses petites mains, à son cou, il avait niché sa tête blonde contre celle de Catherine et puis il avait eu un grand soupir de bonheur.

— Maman, avait-il dit seulement.

Et Catherine en avait pleuré.

Ce soir-là, elle l'installa elle-même dans son lit puis, l'ayant embrassé, le laissa écouter l'histoire que commençait Gauthier.

Chaque soir, le Normand racontait une histoire à son petit ami, ou un fragment d'histoire si le récit était trop long, et c'étaient toujours ces étranges légendes du Nord, pleines de génies, de dieux fantastiques et de vierges guerrières. Le petit écoutait, bouche bée, et finissait par s'endormir peu à peu.

Catherine se retira sur la pointe des pieds tandis que Gauthier commençait :

« Alors, le fils d'Eric le Rouge monta dans son bateau avec ses compagnons et s'en alla avec eux sur la grande mer... »

La voix de Gauthier avait quelque chose d'endormant. L'enfant était trop jeune pour comprendre ces récits d'un autre âge, mais il ouvrait tout de même de grands yeux émerveillés, attiré par la mélopée des mots inconnus et le charme de ce timbre grave. Dans son petit lit étroit, Catherine s'y laissa aller elle aussi, sensible à l'apaisement que la voix lui apportait. Sa dernière pensée fut pour Sara. Ils avaient voyagé si vite, elle et les Bretons, qu'ils avaient pu la dépasser sans le savoir.

Mais, sans doute, ne tarderait-elle plus maintenant. L'idée qu'il pût lui arriver quelque chose ne l'effleura même pas. Sara était indestructible, elle savait les secrets de la Nature et la Nature était son amie. Bientôt elle serait là... oui, bientôt...

Le fils d'Éric le Rouge voguait depuis peu de temps sur les vagues vertes de la mer qui n'a pas de fin, que Catherine dormait profondément.

Elle eut une étrange vision, vers le milieu de la nuit. Dormait-elle toujours ou bien était-elle éveillée à demi ? Était-ce un rêve ?

Toujours est-il qu'il lui sembla ouvrir les yeux sur le décor encore étranger de sa chambre. Le silence était complet, mais la veilleuse qui brûlait chez Isabelle éclairait encore. De son lit, Catherine pouvait voir Donatienne endormie, le nez dans son giron et la coiffe de travers sur son banc garni de coussins... Soudain, une forme sombre se glissa auprès du lit de la malade... celle d'un homme vêtu de noir qui portait un masque... La terreur s'enfla dans la gorge de Catherine. Elle voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle voulut bouger, mais ses membres, son corps étaient devenus si lourds qu'elle avait l'impression d'être liée sur son lit. Dans un cauchemar elle vit l'homme se pencher, se pencher encore sur le lit d'Isabelle, faire un geste puis se redresser. Persuadée que l'inconnu était en train d'assassiner la malade, Catherine ouvrit la bouche, mais de nouveau aucun son ne vint...

L'homme maintenant reculait, se retournait, son masque à la main, et la peur de Catherine se changea en une joie immense qui la submergea. Elle reconnaissait si bien le profil fier, les yeux sombres, la bouche ferme de son époux. Arnaud ! C'était Arnaud ! Une merveilleuse vague de bonheur, comme seuls les rêves en procurent, envahit Catherine. Il était là, il était revenu... Dieu, sans doute, avait fait un miracle car le beau visage dont elle avait gardé un souvenir si net était intact. Aucune trace de l'affreuse maladie ne s'y voyait. Mais pourquoi donc était-il si pâle, si mortellement triste ?

Soulevée par l'amour qu'elle avait cru un moment assoupi et qui revenait, plus impérieux que jamais, elle voulut l'appeler à elle, tendre les bras... et se retrouva aussi impuissante. La brume qui l'enveloppait l'étouffait presque...

Là-bas, elle vit Arnaud disparaître inexorablement dans ce brouillard, en direction de la chambre de Michel. Et puis, il n'y eut plus rien, qu'une abominable sensation d'abandon, de solitude irrémédiable.

« Il a disparu, songeait Catherine désespérée ; cette fois, je ne le reverrai plus... plus jamais ! »

Elle s'éveilla à l'aube. Au-dehors, la corne de Tristan appelait les Bretons en selle. L'heure du départ était proche et Catherine se leva pour y assister. Non sans peine. Elle se sentait affreusement lasse, la tête lourde et les jambes molles. Mais, à travers l'étroite fenêtre de sa cellule, un beau rayon de soleil, encore un peu timide à cette heure matinale, arrivait jusqu'à elle et, dans l'autre pièce, elle entendit gazouiller Michel dans son petit lit... Elle se passa un peu d'eau sur le visage, se hâtant d'enfiler ses vêtements et luttant de son mieux contre une impression de plus en plus pénible.

Elle ne parvenait pas à effacer le rêve de cette nuit. Plus elle y pensait, plus il lui donnait envie de pleurer car elle se souvenait avoir entendu raconter des histoires terrifiantes de gens qui, à l'heure de leur mort, étaient apparus à ceux qu'ils aimaient, comme pour les avertir.

Ce rêve tellement réaliste de la nuit passée n'était-il pas l'une de ces prémonitions tragiques ? Et Arnaud n'était-il pas... Non, elle ne pouvait pas même imaginer le mot. Pourtant... cette absence prolongée de Fortunat ? S'il avait appris, là-bas, quelque affreuse nouvelle ? Le mal, peut-être, avait fait des progrès trop rapides.

— C'est à devenir folle, pensa Catherine tout haut. Il faut que je sache, que Gauthier y aille sur l'heure... ou plutôt non, j'irai avec lui...

Donatienne gardera bien ma belle-mère aujourd'hui encore et, pour les jambes rapides de Morgane, cinq lieues pour aller et autant pour revenir ne sont pas une affaire. Nous serons rentrés ce soir.

Elle courut embrasser son fils, constata, en passant, que dame Isabelle dormait encore et se précipita dans la cour. Les Bretons étaient déjà à cheval, mais, près de l'écurie grande ouverte, Tristan s'entretenait avec Gauthier. Ils se séparèrent en voyant arriver Catherine. Elle s'efforça de sourire à celui qui partait malgré la tristesse de son cœur et lui tendit la main.

— Bonne route, ami Tristan. Dites bien à Monseigneur le Connétable combien je lui suis reconnaissante de vous avoir envoyé à moi.

— Il désirera certainement savoir quand nous aurons le bonheur de vous revoir, dame Catherine.

— Pas avant longtemps, je le crains, à moins que vous ne veniez jusqu'ici. J'ai tant à faire en Auvergne ! II faut que tout redevienne comme par le passé.

— Bah ! L'Auvergne n'est pas si loin. Je sais que le Roi songe à y venir et, quand il sera enfin réconcilié avec Richemont, nous serons peut-être bientôt tous réunis.

— Dieu vous entende ! Au revoir, mon ami.

Il baisa la main qu'il tenait toujours, sauta en selle. Les portes de l'abbaye s'ouvrirent au large devant lui, découvrant la place du village où s'attroupaient déjà les ménagères. Tristan l'Hermite se mit à la tête de sa troupe, mais, au moment de franchir le seuil sacré, il se retourna, ôta son chapeau de feutre noir et l'agita en l'air.

— À bientôt, dame Catherine !

— À bientôt, si Dieu le veut, ami Tristan !

Quelques instants plus tard, les lourds vantaux étaient refermés, la cour vide. Catherine s'approcha de Gauthier qui se tenait toujours près de la porte ouverte.

— J'ai fait un rêve étrange cette nuit, Gauthier... Je suis assaillie de tristes pensées... Aussi, j'ai décidé de partir avec toi à la rencontre de Fortunat. Même s'il faut aller jusqu'à Calves, je pense que nous pourrons rentrer dans la journée. Prends un cheval et selle-moi Morgane.

— Je voudrais bien, répondit calmement le Normand, malheureusement, c'est impossible.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que Morgane n'est plus là.

— Comment ?

— Je dis la vérité. Morgane a disparu. Voyez vous même...

Catherine, abasourdie, suivit Gauthier dans l'écurie obscure. Plusieurs chevaux s'y trouvaient encore, mais il n'était que trop vrai qu'aucune jument blanche ne s'y montrait. Immobile au milieu de l'écurie, Catherine regarda Gauthier.

— Où est-elle ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Personne n'a rien vu, rien entendu... J'ajoute qu'il manque également un autre cheval, Roland, l'un de ceux que l'abbé nous avait donnés.

— C'est invraisemblable ! Comment ces deux bêtes ont-elles pu sortir d'ici sans que personne ne s'en aperçoive ?

— Sans doute parce que celui qui les a emmenées avait la possibilité d'entrer sans attirer l'attention... Il devait bien connaître l'abbaye.

— Alors, fit Catherine en se laissant tomber sur une botte de paille, qu'est-ce que tu en conclus ?

Gauthier ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait. Au bout d'un moment, il glissa vers Catherine un regard incertain.

— Il se trouve, dit-il, que Roland, le cheval qui a été volé avec Morgane, était celui dont Fortunat avait l'habitude de se servir quand il allait à Aurillac ou ailleurs...

— Mais pas quand il allait à Calves ?

— Non. Vous savez bien qu'il ne consentait jamais à y aller autrement qu'à pied... à cause de messire Arnaud.

Ce fut au tour de Catherine de garder le silence. Elle avait tiré un brin de paille et le mâchonnait distraitement. Une foule d'idées l'assaillait... Enfin, elle releva la tête.

— Je me demande si j'ai vraiment rêvé, dit-elle... Si ce n'était pas l'une de ces prémonitions...

— Que voulez-vous dire ?

— Rien. Je t'expliquerai. Selle deux chevaux et préviens que nous partons pour la journée. Je vais mettre mon costume de garçon.

— Où .allons-nous ?

— À Calves, voyons. Et plus vite que jamais !

CHAPITRE XV Le val désert

À la croisée de deux chemins, les cavaliers arrêtèrent leurs montures, hésitant sur celui qu'il fallait prendre. Le pauvre village de Calves était tout proche maintenant, et, à l'horizon, Catherine pouvait voir, avec une émotion bien naturelle, se dresser la falaise basaltique de Carlat, hérissée de tours et de murailles. Elle avait vécu là les heures les plus crucifiantes de toute sa vie, elle l'avait fui sous la menace, mais, à revoir cet imposant décor devenu familier, elle sentait son courage fléchir.

Un paysan qui revenait des champs, sa houe sur l'épaule, approchait du croisement. Gauthier l'interpella du haut de son cheval :

— Sais-tu, brave homme, où se trouve la maison des lépreux ?

L'homme se signa précipitamment, désigna l'un des chemins.

— Descendez jusqu'à la rivière... Vous verrez un gros bâtiment clos. C'est là. Mais ne venez pas au village après.

Il s'éloigna vers le hameau, pressant le pas. Catherine tourna la tête de son cheval dans la direction indiquée.

— Allons, dit-elle seulement.

Le chemin descendait vers l'Embène, la petite rivière qui, plus loin, contournait le rocher de Carlat. Une ligne de saules en marquait le cours. Catherine, marchant en tête, chevauchait en silence, balancée au pas de sa monture. Une profonde émotion l'étreignait en approchant ce lieu dont si souvent elle avait rêvé sans oser l'aborder. Dans quelques instants, elle serait tout près d'Arnaud, à quelques pas de l'endroit où il vivait... Peut- être parviendrait-elle à le voir. À cette seule idée son cœur battait plus fort, mais, malgré cela, elle avait du mal à s'arracher de l'esprit le mauvais pressentiment qu'elle traînait depuis le matin.

Le chemin déviait maintenant pour plonger à travers un petit bois aux taillis inextricables. Le sol, raboteux, malaisé, creusé de profondes ornières anciennes et de trous demeurés boueux dans ce bas-fond, ne devait pas être foulé souvent. Le ciel de cette fin de journée -

Catherine et Gauthier avaient mis infiniment plus de temps qu'ils ne pensaient pour atteindre Calves disparaissait derrière l'épaisse voûte de feuillage. Ce bois avait l'air d'une barrière végétale établie par les hommes pour se protéger des réprouvés de Calves... Et puis, soudain, au bas de la pente, les deux cavaliers contournèrent un rocher à pic et se retrouvèrent au bord de la rivière, hors du bois.

Le val resserré, où l'on entendait seulement la chanson mélancolique de l'eau, était d'une tristesse affreuse. A l'orée des arbres, Catherine arrêta brusquement son cheval. Gauthier la rejoignit et tous deux, botte à botte, restèrent là, immobiles, frappés de stupeur. Devant eux, à quelques toises, les murs d'enceinte d'une sorte de grosse ferme se dressaient... les murs d'enceinte seulement, car, au milieu, il n'y avait plus rien que des pans noircis, une ogive encore debout qui avait dû être l'entrée de la chapelle. Le grand portail, arraché, pendait sur ses gonds et montrait la cour intérieure de la léproserie, pleine de décombres calcinés... Seuls, les sinistres croassements des corbeaux qui tournoyaient dans le ciel troublaient le silence.

Catherine devint pâle comme une morte, ferma les yeux et vacilla sur sa selle, au bord de l'évanouissement.

— Arnaud est mort, balbutia-t-elle... C'est son fantôme que j'ai vu cette nuit !

D'un bond, Gauthier fut à terre. Ses bras vigoureux arrachèrent la jeune femme de sa monture. Il l'étendit, blême et les dents claquantes, sur le talus du chemin, puis se mit à frictionner vigoureusement ses mains qui se glaçaient.

— Dame Catherine ! Allons... Reprenez-vous ! Ayez du courage...

Je vous en prie, implora-t-il, affolé.

Mais elle perdait conscience de plus en plus, avec l'affreuse sensation que sa vie lui échappait, coulait de son corps comme de l'eau. Alors, par deux fois, il la gifla, contrôlant malgré tout sa force qui aurait pu la tuer. Les joues blêmes devinrent rouge vif, Catherine ouvrit les yeux, le regarda avec stupeur. Il lui sourit d'un air contrit.

— Pardonnez-moi. Je n'avais pas le choix. Attendez, je vais vous chercher un peu d'eau.

Contournant les bâtiments incendiés, il courut à la rivière, emplit le gobelet qu'il portait pendu à sa ceinture et revint faire boire Catherine avec des gestes de mère. La réaction vint, aussitôt, brutale : la jeune femme éclata en sanglots.

Debout près d'elle, il la laissa pleurer, sachant le pouvoir apaisant des larmes. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste pour arrêter les sanglots terribles qui la déchiraient. Et, peu à peu, Catherine se calma... Au bout d'un long moment, elle releva sur le Normand un visage marbré, des yeux rouges au regard désolé.

— Il faut savoir ce qui s'est passé, dit-elle d'une voix qui se raffermissait.

Gauthier lui tendit la main pour l'aider à se relever. Elle ne la lâcha pas, heureuse de sentir cette force, cette chaleur pour ce qui allait suivre. Aidée par lui, elle marcha jusqu'au portail détruit au-dessus duquel se voyaient encore les armes de l'abbaye Saint-Géraud d'Aurillac dont dépendait la léproserie. Mais son cœur manqua un battement en passant ce seuil qu'un jour Arnaud avait franchi... pour toujours.

Les larmes coulaient encore sur ses joues, lentes, intarissables, mais elle ne s'en souciait pas. Le désastre, à l'intérieur, était complet, total...

Il ne restait que des décombres noircis, tordus, qui rappelèrent à Catherine la ruine de Montsalvy. L'incendie avait tout ravagé, hormis quelques murailles particulièrement épaisses qui avaient résisté. Mais il n'y avait plus un seul toit, plus une seule porte, rien que des pierres écroulées sur lesquelles se pencha Gauthier.

— L'incendie est récent, dit-il. Les pierres sont encore chaudes.

— Mon Dieu, gémit Catherine d'une voix faible... Dire qu'il doit être là-dessous... mon époux bien-aimé... mon amour.

Elle se laissa tomber à genoux sur les décombres et tenta d'ôter les pierres auxquelles ses mains tremblantes, maladroites, s'écorchaient.

Gauthier la releva de force.

— Ne restez pas là, dame Catherine, venez avec moi.

Mais elle se débattit avec une violence inattendue.

— Laisse-moi... Je veux rester ! Il est là, te dis-je...

— Je n'en crois rien... et vous non plus. Mais, même s'il en était ainsi, à quoi vous servirait de vous blesser à ces pierres brûlantes.

— Moi, je te dis qu'il est mort, cria Catherine hors d'elle. Je te dis que j'ai vu son fantôme, cette nuit ! Il est apparu masqué, dans la chambre de ma belle-mère, il s'est penché sur son lit et il a disparu.

— Et il n'est pas entré dans votre chambre à vous ! Dame Isabelle était-elle éveillée ou dormait-elle ?

— Elle dormait. Elle n'a rien vu. J'ai cru d'abord à un rêve, mais, maintenant, je sais que je ne rêvais pas, que j'ai vu le spectre d'Arnaud.

Elle se remettait à sangloter. Gauthier l'empoigna aux épaules, la secoua d'importance et se mit à hurler.

— Et moi je vous dis que vous n'avez pas vu de fantôme ! Que vous n'avez pas rêvé non plus... Un fantôme serait venu à vous. Bien sûr, messire Arnaud ignorait votre retour, il n'a donc pas cherché à vous approcher.

— Que veux-tu dire ?

Calmée d'un seul coup, Catherine demeurait bouche bée, regardant Gauthier comme s'il devenait subitement fou.

— Je veux dire qu'un fantôme sait tout ce qui concerne les vivants.

Il se serait tourné vers vous. Et puis, pourquoi le masque ?

— Tu ne supposes pas que j'aurais vu Arnaud ?... Arnaud en personne ?

— Je n'en sais rien. Mais il se passe d'étranges choses. Admettez que Fortunat ait approché messire Arnaud, qu'il lui ait appris que sa mère était mourante ? Au seuil de la mort, la lèpre n'est plus à craindre... Il a peut-être voulu la revoir une dernière fois. Tandis qu'il n'est pas venu vers vous parce qu'il ignorait votre retour. Fortunat l'ignorait bien, lui.

— Où serait-il alors maintenant ? Et que s'est-il passé ici ?

Pourquoi ces ruines, ce silence, ce désert ?

— Je l'ignore, répliqua Gauthier songeur, mais je vais essayer de l'apprendre. Quant à savoir où il est, j'ai idée que Fortunat pourrait nous le dire... comme il pourrait peut-être nous dire aussi où sont passés Morgane et Roland.

Doucement, il l'entraînait maintenant hors des ruines. Catherine s'accrochait à lui comme un enfant peureux et le regardait avec des yeux émerveillés.

— Tu penses vraiment ce que tu dis ?

— Ai-je dit quelquefois des choses que je ne pensais pas ? Surtout à vous ?

Elle eut un sourire tremblant, encore si proche des larmes que le Normand sentit son cœur fondre de pitié. Il l'aimait assez pour oublier son propre amour et ne désirer rien d'autre que la voir heureuse. Hélas ! Le destin paraissait s'acharner sur elle et, pour une faiblesse dont elle s'était rendue coupable, que de larmes présentes et à venir !

— Ne me donne pas trop d'espoir, implora-t-elle. Vois-tu, je pourrais en mourir.

— Restez forte comme vous l'avez toujours été. Et tâchons de savoir... Partons d'ici. Nous trouverons bien quelqu'un qui saura ce qui s'est passé.

Ils reprirent leurs montures et quittèrent le val désert remontant vers les lieux habités, vers le ciel libre... Cette fois, Gauthier marchait en tête, cherchant une trace de vie dans ce lieu abandonné. Catherine suivait, tête basse, essayant de mettre de l'ordre dans ses idées, partagée également entre l'espoir et le chagrin. D'un seul coup, tout ce qui, jusque-là, avait eu de l'importance pour elle, avait cessé d'en avoir. Une seule chose comptait encore : savoir si Arnaud était mort ou vivant. Car il ne serait plus de repos possible pour elle tant qu'elle n'aurait pas acquis de certitude.

Comme on sortait du bois noir, Gauthier se haussa sur ses étriers, tendit le bras vers le sud.

— Tenez ! Je vois la fumée d'une chaumière sur un tertre... De là-haut, on doit apercevoir les toits de la maladrerie... enfin : on devrait !...

C'était une toute petite maison, modeste sous son toit de chaume délavé. Pour ne pas risquer de faire peur aux habitants, Gauthier et Catherine laissèrent leurs montures attachées à un arbre et grimpèrent à pied le raidillon qui menait jusqu'à la porte. Le bruit de leurs pas attira au seuil une vieille paysanne en coiffe jaune, qui tenait à la main une quenouille enveloppée d'osier. Elle devait être très âgée car elle était toute voûtée et, de sa main libre, s'appuyait sur un bâton de cornouiller, mais les yeux qu'elle leva sur les arrivants étaient demeurés jeunes et perçants : deux fleurs de pervenche dans un visage tanné, tout étoilé de rides.

— N'ayez pas peur, bonne mère, dit Gauthier en adoucissant sa voix autant qu'il le pouvait, nous ne vous voulons aucun mal.

Seulement un renseignement.

— Entrez, mes beaux seigneurs, la maison vous est ouverte.

— Nous ne voulons pas vous déranger, dit à son tour Catherine, et nous avons peu de temps.

Tout en parlant, elle se détournait, regardait le paysage étendu à ses pieds. En effet, au-delà de la ligne noire des arbres, on apercevait les ruines de la léproserie. Du geste, elle les désigna.

— Savez-vous ce qui s'est passé là-bas ?

La terreur se peignit sur le visage de la vieille qui se signa plusieurs fois et marmotta des paroles indistinctes, puis :

— C'est un lieu maudit... Il ne faut pas en parler, cela porte malheur.

— Cela dépend, reprit Catherine en tirant une pièce d'or qu'elle fit briller au soleil couchant avant de la glisser dans la main crochue de la vieille. Parlez, bonne mère, et vous en aurez une autre.

La vieille, l'œil incrédule, commença par mordre la pièce pour s'assurer de sa valeur.

— De l'or ! dit-elle. Du bel et bon or ! Voilà bien longtemps que je n'en ai vu. Que voulez-vous savoir, mon jeune damoiseau ?

— Quand la maladrerie a-t-elle brûlé ?

Malgré l'or, la vieille détourna la tête avec une visible répugnance à parler. Elle hésita, serra sa main ridée sur la pièce et, enfin, se décida :

— Dans la nuit de jeudi, les lépreux sont devenus fous. Il faut dire... le moine qui les gardait et veillait sur eux... un saint !... est mort la veille de la piqûre d'une vipère ; quel vacarme ils ont fait ! Tout le jour, on les a entendus pleurer, hurler... comme des démons ! .

« Les montagnes en tremblaient. C'était comme si l'enfer s'était ouvert d'un seul coup... Les gens du village ont eu peur. Ils ont cru que les lépreux allaient sortir, les attaquer.

« Ils ont couru à Carlat demander du secours. Alors les hommes d'armes sont venus... »

Elle s'arrêta, jetant sur les ruines des regards encore effrayés de ce qu'ils avaient vu. De nouveau elle se signa.

— Alors ? demanda Catherine haletante.

— Ils .sont arrivés à la nuit, continua la vieille d'une voix qui faiblissait. Les lépreux criaient toujours leur douleur... C'était affreux. Mais après... ç'a été pire !

Catherine se sentait défaillir. Elle s'assit sur un banc de pierre placé contre la chaumière et essuya de sa manche la sueur qui lui coulait du front.

— Par pitié... Achevez !

— Les hommes d'armes étaient des soudards, de vrais barbares, lança la vieille avec une soudaine violence. Ils ont barricadé le portail de la maladrerie... et puis ils ont mis le feu.

Un double cri d'horreur lui répondit. Catherine, frappée au cœur, s'était laissée aller contre le mur.

— Arnaud ! gémit-elle... Mon Dieu !

La vieille était lancée, elle poursuivit avec une sorte de rage :

— Les soldats étaient ivres parce que les gens du village les avaient fait boire pour qu'ils aient le courage d'aller jusqu'à la maladrerie. Ils hurlaient qu'il fallait détruire ce nid de réprouvés... que le val devait être purifié... Toute la nuit, cela a brûlé. Mais, avant la minuit, on n'entendait plus crier... rien que le ronflement des flammes.

Elle se tut enfin et il était temps. Catherine défaillait.

Gauthier, vivement, se pencha vers elle, la prit sous le bras.

— Venez, dit-il doucement... Nous allons partir...

Mais, presque insensible, elle demeurait inerte. La vieille la regardait avec curiosité.

— Le jeune seigneur semble souffrir. Connaissait-il l'un de ces malheureux ?

— Le jeune seigneur est une femme, répliqua Gauthier brièvement. Elle connaissait... en effet, l'un d'eux.

Catherine n'entendait plus rien. Son corps lui semblait fait de pierre et, dans sa tête vide, une seule pensée sonnait comme un battant de cloche.

— Il est mort ! Ils me l'ont tué !

Elle avait tout oublié de ce que lui avait dit Gauthier. Il n'y avait plus, devant ses yeux qui ne voyaient rien, qu'un brasier flambant dans la nuit. Et son cœur lui faisait mal comme si des griffes de fer tentaient de l'arracher de sa poitrine.

La vieille, silencieusement, était rentrée dans sa maison. Elle en ressortit portant une écuelle.

— Tenez, pauvre dame, dit-elle, buvez ça. Ce sont des herbes macérées dans du vin. Cela vous fera du bien.

Catherine but, se sentit un peu mieux et voulut se lever, mais la vieille s'interposa.

— Non, restez. La nuit vient et les chemins ne sont pas sûrs. Si personne ne vous attend, restez jusqu'au matin... J'ai peu de choses à vous offrir, mais je l'offre simplement.

Gauthier consulta seulement le visage pâle de la jeune femme qui paraissait ne se soutenir qu'à peine. Elle était incapable de retourner à Montsalvy cette nuit.

— Nous resterons, dit-il simplement. Merci à vous.

Toute la nuit, Gauthier la passa au chevet du matelas de paille sur lequel Catherine, étendue, cherchait en vain le sommeil. Toute la nuit il essaya de faire passer dans l'âme meurtrie de la jeune femme la confiance qui habitait la sienne. Il redit, il répéta sans se lasser, toujours les mêmes choses. Catherine n'avait pas vu de fantôme. Elle avait vu Arnaud lui-même, échappé sans doute à l'incendie avec l'aide de Fortunat... et les deux hommes avaient dû fuir en prenant les chevaux. Mais elle ne voulait plus le croire. Arnaud n'avait aucune raison de fuir Montsalvy. Là, il pouvait, au moins, chercher refuge chez Saturnin qui, malgré la peur du mal, l'eût accueilli... Non, rétorquait Gauthier, le maître craignait trop de contaminer les siens.

S'il avait approché sa mère, c'est parce qu'il la savait mourante... et Fortunat, peut- être, l'avait conduit à une autre maladrerie. On disait que, vers Conques, il en existait une...

— Ne désespérez pas, dame Catherine... Nous allons rentrer à Montsalvy et, dans quelques jours, vous verrez revenir Fortunat.

Croyez-moi.

— Je voudrais bien te croire, soupirait Catherine, mais je n'ose pas. Tant de fois, j'ai été déçue.

— Je sais. Mais avec du courage, de l'obstination, on peut venir à bout de l'adversité. Un jour, dame Catherine, vous aussi...

— Non. Ne dis plus rien. J'essayerai d'être raisonnable...

J'essayerai de te croire...

Mais elle n'y parvenait pas. Le jour levant la trouva aussi abattue, aussi désespérée. Elle remercia généreusement la vieille paysanne de son hospitalité puis, dans une gloire de soleil qui blessait à la fois ses yeux las et son cœur lourd, elle reprit avec Gauthier le chemin de Montsalvy.

Du magnifique paysage de la vallée de la Truyère avec ses vertes pentes boisées Catherine ne vit rien. Elle chevauchait, le dos rond, les yeux mi-clos, traînant son cœur comme un boulet. La vision de l'autre nuit l'avait tellement persuadée de la mort d'Arnaud que le monde entier, tout à coup, avait perdu sa couleur. Elle ne voyait ni l'exubérante verdure des arbres, ni les fleurs des champs, ni les haies fleuries, ni l'éclat du soleil. C'était comme si quelque chose était mort en elle. Son esprit vide ne trouvait même plus une prière pour implorer du ciel un secours quelconque. A deux doigts du blasphème, Catherine ne pensait à Dieu que pour l'accuser d'injuste cruauté. De quel prix ne lui faisait-il pas payer chacune des faveurs qu'il lui accordait si parcimonieusement ?

Elle découvrait, en outre, qu'elle n'avait jamais cru Arnaud vraiment perdu pour elle avant cette minute. On l'avait retranché des vivants, mais, quelque part sous le ciel, il respirait et elle gardait, elle, Catherine, la possibilité d'aller le retrouver une fois sa tâche terminée.

Mais, maintenant, que lui restait-il ? Un vide immense et un goût de cendres sur les lèvres... De temps en temps, Gauthier poussait son cheval auprès du sien, lui parlait pour tenter de l'arracher à cette annihilant tristesse. Elle répondait par monosyllabes puis, éperonnant son cheval, reprenait quelques toises d'avance. Il n'y avait, pour elle, que la solitude qui fût supportable...

Pourtant, lorsque Catherine rentra dans la cour de Montsalvy, quelque chose se ranima en elle, quelque chose qui ressemblait à une joie. Au seuil de l'hôtellerie, le petit Michel dans les bras, il y avait Sara ! Elle se tenait immobile, le bambin niché contre son cœur, semblable à quelque madone rustique, mais, à mesure que les cavaliers avançaient dans la cour, les yeux aigus de la bohémienne distinguèrent le visage ravagé de Catherine, son regard de somnambule. Les traits, sévères d'abord, de Sara se détendirent.

L'amour, presque maternel, qu'elle avait pour Catherine devina sa souffrance, rien que dans sa silhouette accablée. Sans la quitter des yeux, elle tendit Michel à Donatienne qui accourait au bruit des chevaux, s'avança à la rencontre des cavaliers.

Aucun mot ne fut prononcé. Comme Sara arrivait près de sa monture, Catherine se laissa glisser à terre et s'abattit en sanglotant dans les bras qui se tendaient déjà. Comme il lui parut bon, à cet instant de désespoir, le cher refuge momentanément perdu ! Mais si pitoyable était l'aspect de la jeune femme que Sara, à son tour, se mit à pleurer. Etroitement embrassées, mêlant leurs larmes, elles retournèrent vers la maison.

Là, Catherine retrouva un peu le contrôle de ses nerfs et leva sur sa vieille amie une figure de noyée.

— Sara ! Ma bonne Sara !... Si tu es revenue, c'est que je ne suis pas tout à fait maudite.

— Maudite, toi ? Pauvrette... Qu'est-ce qui a pu te mettre ça dans l'idée ?

Elle est persuadée que messire Arnaud a péri dans l'incendie qui a ravagé la maladrerie de Calves, fit derrière elles la voix grave de Gauthier. Elle ne veut entendre aucune consolation, elle ne veut accepter aucun doute.

— Ouais ! fit Sara toute sa combativité retrouvée à la seule vue de son ancien ennemi. Venez me raconter ça.

Et, laissant Catherine embrasser son fils avec un emportement qui en disait long sur son cœur débordant, elle entraîna le Normand sous le manteau de la cheminée. En quelques mots Gauthier eut tout dit le retour de Catherine, la maladie de dame Isabelle, l'étrange vision nocturne de la jeune femme, la disparition des deux chevaux et, enfin, le drame de Calves. Sara l'écouta sans l'interrompre, les sourcils froncés, relevant le moindre détail du récit. Quand il eut terminé, elle demeura un moment silencieuse, les bras croisés, le menton dans une main, regardant l'âtre noir de la cheminée où l'on avait accumulé des branchages.

Enfin, elle revint vers Catherine qui, assise sur un tabouret, l'épiait avec angoisse en berçant Michel machinalement.

— Qu'en pensez-vous ? demanda Gauthier.

— Que c'est vous qui avez raison, mon garçon. Le maître n'est pas mort. Ce n'est pas possible.

— Comment aurait-il pu échapper ? fit Catherine.

— Je n'en sais rien. Mais ce n'est pas un fantôme que tu as vu. Les fantômes ne portent pas de masque. Je les connais.

— Je veux bien te croire, soupira Catherine. Mais alors, dis-moi ce que je dois faire ?

— Attendre quelques jours, comme le disait Gauthier, pour donner à Fortunat le temps de revenir. Sinon...

— Sinon?

— Nous retournerons à Calves, avec Saturnin et quelques hommes solides. Nous fouillerons les ruines jusqu'à ce que nous ayons une certitude. Mais, pour moi, j'ai déjà cette certitude : il n'y a pas de cadavre à Calves... du moins pas celui que tu crois...

Cette fois, un peu d'espoir revint dans le cœur de Catherine. Si forts étaient les liens qui l'unissaient à Sara qu'elle avait fini par voir en elle, sinon une sorte d'oracle, du moins un esprit qui ne se trompait guère et qui, même, avait parfois d'étranges clairvoyances... Elle ne répondit rien, mais prit la main de sa vieille amie et la posa contre sa joue, humblement, comme une enfant qui veut se faire pardonner. Le regard de Sara se chargea de tendresse en se posant sur la tête blonde inclinée contre elle. Dans le soir tombant, la cloche du couvent sonna pour complies.

— Les moines vont se rendre à la chapelle, dit Sara. Tu devrais, toi aussi, aller prier.

Catherine hocha la tête.

— Je n'en ai plus le désir, Sara. À quoi bon prier ? Dieu ne se souvient de moi que pour me frapper.

— Tu es injuste. Il t'a donné les fruits amers de la vengeance, mais aussi ceux, plus doux, du triomphe. Tu as rendu à Montsalvy le droit d'exister.

— Mais à quel prix !

— A un prix que tu ignores encore... à moins que tu ne regrettes celui que tu as laissé à Chinon ? ajouta intentionnellement Sara.

Elle voulait voir comment réagirait Catherine à ce rappel de l'homme à cause de qui toutes deux s'étaient séparées. Mais elle fut immédiatement rassurée de ce côté-là.

Catherine haussa les épaules avec impatience.

— Qui veux-tu que je regrette quand j'ignore ce qu'il est advenu d'Arnaud ?

Il n'y avait rien à ajouter à cela.

La fièvre qui brûlait Isabelle de Montsalvy semblait s'atténuer. La vieille dame ne délirait plus, elle toussait moins, mais elle s'affaiblissait peu à peu, comme une lampe dont l'huile baisse.

— Nous ne la sauverons pas, disait Sara qui se relayait avec Catherine à son chevet pour permettre à Donatienne de prendre un peu de repos et de s'occuper de Saturnin, bien délaissé par elle depuis le début de la maladie.

— On dirait, remarquait à son tour Catherine, qu'elle n'a plus la force de vivre.

Toute la pharmacopée du couvent, tout le savoir du mire d'Aurillac, qui était revenu la visiter, étaient impuissants à retenir le flux vital dans ce corps épuisé. Tout doucement, Isabelle s'éteignait. Elle demeurait maintenant, durant des heures, étendue dans son lit, les mains jointes sur son chapelet ou sur un livre d'heures qu'elle ne lisait pas, silencieuse et immobile. Seules, les lèvres qui remuaient doucement montraient qu'elle priait.

Un soir, trois jours après le voyage de Catherine et de Gauthier à Calves, la vieille dame souleva ses paupières, regarda Catherine qui se tenait près d'elle, assise sur un escabeau.

— C'est pour vous que je prie, mon enfant, dit-elle doucement, pour Michel... et aussi pour lui, pour mon fils. Ne l'abandonnez pas dans sa misère, Catherine. Lorsque je ne serai plus là, veillez sur lui de loin. C'est un si affreux malheur que le sien.

Catherine noua ses doigts et les serra, puis elle toussota pour empêcher sa voix de trembler. Isabelle ne savait rien du drame de Calves qu'on lui avait soigneusement caché, mais comme il était difficile de jouer la comédie, de feindre l'apaisante et nécessaire sérénité quand son âme était ravagée d'angoisse ! Chaque minute des trois jours qui venaient de s'écouler avait été pour Catherine une minute de torture. Confiante en ce que lui avait affirmé Sara, elle attendait le retour de Fortunat, et ce retour ne s'était pas encore produit... Mais elle parvint à sourire, tendrement, au vieux visage anxieux.

Soyez sans crainte, Mère. Jamais je ne m'éloignerai de lui. Je voudrais bâtir pour lui une demeure, non loin d'ici, où il pourrait vivre à l'écart des autres, mais d'une manière meilleure, plus conforme à ses goûts, à son rang... J'ai tant rêvé de l'arracher à cette horrible maladrerie.

Les yeux de la malade s'illuminèrent d'une joie intense. Sa main maigre se tendit pour étreindre celle de Catherine.

— Oh oui ! Faites cela. Enlevez-le de ce lieu de misère puisque nous sommes riches maintenant.

— Très riches, Mère, sourit Catherine en retenant ses larmes.

Montsalvy va renaître, plus beau, plus fort qu'avant... Frère Sébastien, l'architecte du couvent, a déjà commencé des plans pour le nouveau château tandis que Saturnin, dirigé par le Frère Placide, s'apprête à ouvrir une carrière du côté de la Truyère. Tout le village aura du travail, dès que les labours seront terminés. Bientôt, vous retrouverez une demeure digne de vous.

Isabelle hocha la tête, avec un mélancolique sourire. Son regard s'attardait à la main de Catherine où l'émeraude de la reine Yolande brillait comme un œil vert. Depuis qu'elle l'avait reçue Catherine n'avait plus quitté cette bague. Voyant que la vieille dame la regardait, elle l'ôta de son doigt, la passa à la main amaigrie, mais encore si belle, qui reposait sur le drap, une main dont la forme nette, presque masculine, rappelait celle d'Arnaud.

— Elle est le gage de l'amitié de Yolande d'Anjou envers notre famille. Voyez ses armes gravées sur la pierre. Gardez-la, mère, elle vous va si bien.

Isabelle contempla le joyau avec un sourire ravi, une joie presque enfantine, puis tourna vers Catherine un regard chargé d'affection.

— Je ne l'accepte que comme un prêt... Bientôt, ma fille, je vous la rendrai. Si, si... Ne protestez pas. Je le sais et j'y suis prête. La mort ne m'effraie pas, au contraire... Elle m'emmènera bientôt auprès de ceux que pleurés toute ma vie, mon cher époux, mon petit Michel que vous aviez voulu sauver. Et c'est très bien ainsi.

Elle demeura un moment silencieuse, admirant l'émeraude qui mettait sur sa main une lumière d'eau profonde. Puis demanda :

— Et le fabuleux diamant noir ? Qu'est-il devenu ?

Le visage de Catherine se contracta légèrement.

— Je l'avais perdu et je l'ai retrouvé. Mais il avait encore fait bien du mal. J'ai juré qu'il n'en ferait plus.

— Comment cela ?

Bientôt, dans quelques jours, j'irai offrir le diamant maudit à la seule qui n'ait rien à redouter de sa puissance diabolique.

— Est-il vraiment si malfaisant ?

Catherine se leva, son regard s'évada de la petite chambre close.

Comme l'autre nuit, elle eut la vision de l'incendie qui avait ravagé Calves. Elle serra les dents pour ne pas crier de douleur puis murmura avec une intraduisible expression de haine et de terreur :

— Plus encore que vous ne croyez. Le mal... il n'a jamais cessé d'en faire. Il en fait encore, presque chaque jour que Dieu crée, mais je saurai bien lui arracher son pouvoir ! J'enchaînerai Satan une nouvelle fois aux pieds de Celle qui, un jour, écrasa le Serpent sous ses pieds nus. Au manteau de la Vierge Noire du Puy, le diamant noir deviendra impuissant.

Des larmes perlaient maintenant aux yeux d'Isabelle, mais une lumière y brillait.

— Vous nous étiez destinée, Catherine. D'instinct, vous retrouvez cette vieille tradition des châtelaines de Montsalvy qui, aux jours de guerre et de danger, s'en allaient au Puy implorer l'aide divine et offrir leurs plus beaux joyaux. Allez, ma fille, vous pensez en vraie Montsalvy.

Catherine ne répondit pas. Entre Isabelle et elle, il n'était plus besoin de mots. Le silence leur suffisait tellement ; désormais, elles savaient se comprendre. D'ailleurs, à cet instant même, l'abbé Bernard entrait chez la malade pour la visite que, chaque soir, il avait pris l'habitude de lui faire. Et Catherine ; après avoir baisé son anneau pastoral, se retira, les laissant seuls. Elle voulait rejoindre, dans la cuisine, Sara qui donnait son bain à Michel, mais, comme elle traversait la salle commune, elle vit accourir le Frère portier.

— Dame Catherine, dit-il, le vieux Saturnin vous prie de daigner vous rendre jusque chez lui. Il dit qu'il s'agit d'une chose importante.

En tant que bailli de Montsalvy, Saturnin était chargé de recruter des travailleurs pour la reconstruction du château. Pensant qu'il s'agissait de régler quelque problème d'embauche ou de paiement, Catherine jugea inutile de prévenir Sara de son absence.

— C'est bien, j'y vais, répondit-elle. Merci, Frère Eusèbe.

S'assurant, d'un coup d'œil rapide au petit miroir de sa chambre, que sa robe de futaine bleue était nette et sa haute coiffe de lin bien blanche, Catherine sortit du couvent et se dirigea vers la maison de Saturnin qui se trouvait dans la Grand'Rue, à quelques pas. Les paysans rentraient des champs en cette fin de journée, car on était en pleine moisson. Pour la première fois depuis des années, aucun ravage n'était venu empêcher le blé et l'avoine de pousser. On se hâtait de les mettre en bottes et de les rentrer.

Dans la rue, Catherine rencontra ses paysans en groupes joyeux, les visages cuits par le soleil sous les chapeaux de paille rejetés en arrière, les blouses ouvrant largement sur les poitrines suantes. Les femmes avaient retroussé leurs robes dans leurs ceintures et allaient, jambes nues, le râteau à faner ou la fourche sur l'épaule. Tous saluaient Catherine d'un sourire, d'un envol du chapeau ou d'une courte révérence et d'un joyeux « Le bonsoir, not'dame » qui lui faisaient chaud au cœur. Ces braves gens l'avaient adoptée spontanément, à cause de la souffrance partagée avec eux, à cause du souvenir d'Arnaud... Elle était vraiment chez elle à Montsalvy.

La maison du bailli Saturnin et de Donatienne touchait presque à la porte sud de Montsalvy et à la tour carrée qui la défendait. C'était, avec son haut pignon, l'une des plus belles maisons du village, presque une maison bourgeoise, et Donatienne y entretenait une propreté flamande. Lorsque Catherine y arriva, le vieux Saturnin l'attendait sur le seuil surélevé de deux marches, son bonnet à la main.

Le souci plissait toutes les rides de son visage. Tellement que le menton légèrement en galoche rejoignait presque le long nez en lame de couteau. Il salua Catherine avec respect et lui tendit la main pour l'aider à entrer dans la maison.

— Il y a là un berger, dame Catherine... Il est arrivé tout à l'heure de Vieillerie, un village à quatre lieues d'ici, dans la vallée du Lot, et il a d'étranges choses à dire. C'est pourquoi j'ai préféré ne pas le conduire à l'abbaye et je vous ai fait prier, en m'excusant de l'audace, de venir jusqu'ici.

— Vous avez bien fait, Saturnin, se hâta de répondre Catherine dont le souffle s'était fait un peu plus court quand il avait parlé de la vallée du Lot. Qu'a-t-il de si étrange à dire ?

— Vous allez le savoir. Entrez plutôt.

Dans la cuisine où les étains, sur le manteau de la cheminée, brillaient comme de l'argent, où la pierre du sol était si blanche qu'elle semblait de velours, un jeune garçon, vêtu d'une casaque en peau de mouton, sur des vêtements de toile grossière, était assis sur un banc, près de la table de châtaignier noir. Il mangeait du pain et du fromage que Saturnin avait dû lui servir, mais il se leva, poliment, en voyant entrer Catherine, salua avec gaucherie, puis se tint debout, attendant qu'on lui parlât.

— Ce garçon, dit Saturnin, est l'un des bergers du seigneur de Vieillevie. Quant à toi, mon ami, tu es devant la dame de Montsalvy.

Dis-lui ce que tu as vu, dimanche matin.

Le berger rougit un peu, gêné sans doute par la présence de cette grande dame, et sa voix, d'abord, fut à peine audible, mais, aux premiers mots prononcés, Catherine sentit s'éveiller en elle un intérêt passionné.

— Dimanche matin, je gardais mes moutons sur le plateau plus haut que la Garrigue...

— Parle plus fort, intima Saturnin. On entend mal.

Le garçon se racla la gorge et enfla la voix :

J'ai vu deux cavaliers qui semblaient venir de Montsalvy, le premier, grand et de belle stature, était tout vêtu de noir, il portait même un masque noir, mais il montait une belle jument blanche comme la neige...

— Morgane, murmura Catherine captivée. Morgane et...

— L'autre était un petit bonhomme maigre et jaune avec des yeux de braise et une barbiche en pointe. L'autre... le cavalier au masque, je n'ai même pas entendu le son de sa voix. Il ne m'a pas regardé. Il se tenait un peu à l'écart, flattant de sa main gantée l'encolure de sa bête qui grattait le sol avec impatience.

— Que t'a dit le plus petit ? demanda Saturnin.

— Il m'a demandé si je connaissais le bailli de Montsalvy. J'ai répondu que je l'avais vu deux ou trois fois, à l'occasion, que j'étais berger du seigneur de Vieille- vie. Alors le petit homme jaune a demandé si j'accepterais d'aller porter quelque chose chez maître Saturnin aussi vite que possible. Et il m'a donné un écu pour ma peine.

— Cette lettre, demanda Catherine, où est-elle ?

— La voici, répondit Saturnin en tendant à Catherine le message tout scellé qu'elle prit d'une main tremblante.

— Vous ne l'avez pas ouverte ?

— Ce n'est pas à moi de le faire, fit le bailli en hochant la tête.

Voyez plutôt.

En effet, quelques lignes étaient tracées sur le parchemin : « Pour dame Catherine de Montsalvy, quand elle reviendra. »

Catherine eut tout à coup l'impression que les murs blanchis à la chaux se mettaient à tournoyer autour d'elle. Ces mots, sans aucun doute possible, c'était Arnaud, Arnaud lui-même, qui les avait tracés !

Dans un geste instinctif, elle serra le message contre son cœur, luttant contre l'émotion qui montait en elle. Saturnin s'en aperçut, voulut congédier le berger.

— Tu as bien délivré ton message, mon garçon. Va te reposer maintenant.

Mais Catherine l'arrêta.

— Attends ! Je veux aussi te remercier, berger.

Elle fouilla dans son aumônière, mais le jeune garçon fit un geste de refus.

— Non, noble dame ! J'ai déjà reçu mon salaire. Achetez mes fromages si vous voulez, je n'accepterai rien de plus.

— J'achète tous tes fromages, petit ! Et que Dieu te bénisse !

Dans la main du berger ébahi, elle vida sa bourse. Le garçon se retira en la couvrant de bénédictions qu'elle n'entendit même pas. Elle avait hâte de rester seule pour lire le précieux message... Quand le berger eut disparu, elle leva les yeux vers Saturnin.

— Personne, dit-elle, ne doit savoir qui le berger a rencontré, personne à Montsalvy. Et surtout pas dame Isabelle.

— C'était messire Arnaud, n'est-ce pas ?

— Oui, Saturnin, c'était lui ! La maladrerie de Calves a brûlé l'autre nuit. Il a dû échapper par je ne sais quel miracle. Mais il vaut mieux qu'elle l'ignore. Seuls, Donatienne, Sara et Gauthier pourront savoir.

— Soyez sans crainte. Personne ne saura rien. Pour tout le monde ici, même pour l'abbé, messire Arnaud est mort à Carlat. Ils continueront de le croire. Maintenant, je vous laisse seule un moment.

— Merci, Saturnin... Vous êtes bon !

Il sortit sur la pointe des pieds, fermant soigneusement la porte derrière lui. Catherine alla s'asseoir sur la pierre immaculée de l'âtre éteint et, lentement, ouvrit le parchemin. Ses mains tremblaient d'excitation et de joie, mais les larmes brouillaient tellement ses yeux qu'elle eut de la peine, tout d'abord, à déchiffrer l'écriture hardie de son époux. Elle passa la main sur son front, sur ses yeux ; comme pour en arracher ce voile qui les couvrait.

— Mon Dieu, fit-elle avec un rire nerveux. Je n'y arriverai jamais !

Il faut que je me calme !

Elle s'obligea à respirer à fond deux ou trois fois, s'essuya les yeux.

Cette fois le texte devint clair.

« Catherine, disait le parchemin, je n'ai jamais été habile aux jeux de la plume, mais, avant de disparaître pour toujours, j'ai voulu te dire un dernier adieu, et aussi te souhaiter le bonheur que tu mérites. Tu l'as trouvé, m'a-t-on dit, et mon souhait est sans valeur. Ne suis-je pas un mort qui respire encore et qui, hélas, n'a pas cessé de penser ? Mais j'ai encore le pouvoir de te dire que tu es désormais libre, par ma volonté même. » Le cœur de Catherine manqua un battement. Ses doigts se crispèrent sur le parchemin, mais, courageusement, elle poursuivit sa lecture.

La suite était pire.

« Celui que tu as choisi te donnera tout ce que je n'ai pas pu te donner. Il est vaillant, digne de toi. Tu seras riche, fêtée, honorée.

Mais, moi, Catherine, moi qui tout mort que je suis n'ai pas encore réussi à tuer l'amour dans mon cœur, je ne peux plus rester dans ce pays où tu ne seras plus. Ce qu'il était possible d'accepter tant que tu étais proche ne l'est plus dès que tu t'éloignes ! Je ne veux plus crever comme un rat dans son trou, me dissoudre lentement au fond d'une cave. Je veux mourir au grand jour... et seul ! Fortunat, qui n'a jamais cessé de communiquer avec moi, au risque de sa vie et malgré mes défenses, m'a aidé à fuir. Il aura été mon dernier ami...

« Te souviens-tu de ce pèlerin que nous avions rencontré ensemble ? Il se nommait Barnabé, je crois, et je l'entends encore nous dire :

"Souvenez-vous, aux heures de douleur qui vous viendront encore, du vieux pèlerin de Saint-Jacques..." Rappelle-toi, Catherine ! Au tombeau de l'apôtre, il a recouvré la vue... Si Dieu le veut, le mal maudit me quittera en Galice. J'irai, alors, sous un nom d'emprunt, offrir au Saint Père mon épée contre l'Infidèle. Mais si la grâce de guérir est refusée au pécheur que je suis, je trouverai bien, tout de même, une occasion de mourir en homme.

« C'est ici que nos chemins se séparent à jamais. Tu vas vers le bonheur, moi vers mon destin. Adieu, Catherine, ma mie... »

La lettre échappa des doigts soudain glacés de Catherine. En son âme, une effrayante douleur se mêlait à la colère. Une colère folle, torrentielle, meurtrière contre Brézé. Quel désastre avaient causé ses bavardages, ses grands cris.de passion ! La mort prochaine d'Isabelle, la fuite d'Arnaud et, pour Catherine, cet affreux remords. Arnaud était parti loin, si loin... la croyant infidèle ! Il disait qu'il l'aimait toujours, que c'était pour cela qu'il partait, mais combien de temps encore durerait cet amour qui ne se sentirait plus soutenu ? Colère contre elle-même enfin. Comment avait-elle pu oublier le vieux pèlerin et le conseil qu'il leur avait donné ? Comment n'avait-elle pas tout laissé, tout abandonné au lieu de courir après une dérisoire vengeance, pour entraîner l'homme qu'elle aimait vers ce qui pouvait être son salut ?

Pourquoi n'était-elle pas partie avec lui, depuis des mois, pour tenter l'impossible ? Dans sa fureur, elle oubliait qu'Arnaud n'eût jamais consenti à l'entraîner dans pareille aventure, lui qui n'osait même plus la toucher par crainte de la contagion ! Et puis, la colère tomba, il ne lui resta plus que la douleur. Ecroulée sur la pierre de l'âtre, Catherine sanglota sans retenue, éper- dument, appelant l'absent entre ses sanglots... La pensée qu'Arnaud pouvait se croire trahi, oublié était intolérable. Cela brûlait comme un fer rouge... Avec horreur, elle se revit, défaillant dans les bras de Pierre de Brézé, au verger de Chinon, et se maudit furieusement. De quel prix inhumain lui fallait-il payer cet instant de folie ?

Elle redressa la tête, se vit seule dans cette pièce close, enfermée comme au cœur d'une toile d'araignée. Son regard affolé courut de la porte à la fenêtre. Il fallait qu'elle fuie, elle aussi, qu'elle coure à la poursuite d'Arnaud. Il fallait un cheval, tout de suite, le cheval le plus rapide !... Il fallait voler par-dessus les murailles, les plaines, les montagnes !... Le retrouver ! C'était cela, le retrouver coûte que coûte, se traîner à ses pieds, implorer son pardon et ne plus le quitter... plus jamais !

Comme une folle, elle courut à la porte, l'ouvrit, hurla :

— Saturnin, Saturnin ! des chevaux !

Le vieil homme accourut et, devant cette femme éplorée, les yeux rouges et brûlants, s'inquiéta aussitôt :

— Dame ! Qu'avez-vous ?

— Je veux un cheval, Saturnin... et tout de suite. Il faut que je parte... Il faut que je le retrouve !

— Dame Catherine, la nuit tombe, les portes se ferment... Où voulez-vous aller ?

— Le retrouver. Lui, mon seigneur... Arnaud !

Elle avait crié, désespérément, le nom bien-aimé.

Saturnin hocha la tête et s'approcha de la jeune

femme. Jamais il ne l'avait vue si pâle, si bouleversée.

— Vous tremblez... Venez avec moi. Je vais vous ramener au monastère. J'ignore ce qu'il est advenu, mais pour cette nuit vous ne pouvez rien faire. Il vous faut du repos.

Comme pour un enfant, il ramassait le parchemin, le lui remettait dans les mains et, doucement, l'entraînait au-dehors. Elle se laissa faire comme une hallucinée, protestant tout de même comme du fond d'un rêve.

— Vous ne comprenez pas, Saturnin. Il faut que je le rattrape... Il est parti si loin... et pour toujours !

— Il était déjà parti pour toujours, dame Catherine. Et pour un lieu d'où on ne revient pas. Venez avec moi. Au couvent, il y a dame Isabelle, il y a Gauthier, il y a Sara... Ils vous aiment, ils vous aideront quand ils vous verront dans cette grande détresse. Venez, dame Catherine.

L'air frais du soir fit du bien à la jeune femme et lui permit de se ressaisir un peu. Tout en marchant, soutenue par le bras de Saturnin, elle put obliger son cerveau à cesser sa ronde affolée, à se calmer. Ne lui fallait-il pas s'apaiser, raisonner aussi froidement que possible ?

Saturnin avait raison quand il disait que Sara et Gauthier l'aideraient...

Mais il était indispensable qu'elle contrôle ses nerfs, qu'elle essaie de ne plus penser qu'Arnaud s'était séparé d'elle à jamais, qu'il avait tranché le lien si ténu qui les reliait encore.

Elle redressa la tête, tâchant de faire bonne contenance en face de ceux qu'elle croisait dans la rue. Mais, en arrivant au monastère, Catherine et Saturnin trouvèrent l'abbé en personne près de la loge du Frère portier.

— J'allais vous faire chercher, dame Catherine, dit- il. Votre mère a eu un malaise et a perdu connaissance.

— Elle était si bien, tout à l'heure !

— Je sais. Nous parlions tranquillement, mais, tout à coup, elle s'est affaissée sur ses oreillers, le souffle court... Sara est auprès d'elle et notre Frère apothicaire.

Force était à Catherine de faire taire ses propres douleurs pour courir au chevet de la vieille femme. Courageusement, elle enferma la lettre fatale dans son aumônière, se rendit chez Isabelle. La malade était toujours inerte. Sara, penchée sur elle, essayait de la ranimer en lui faisant respirer le contenu d'un flacon tandis que le Frère apothicaire lui frictionnait les tempes avec de l'eau de la reine de Hongrie.

Catherine se pencha.

— Est-elle très mal ?

— Elle revient, chuchota Sara, les sourcils froncés. Mais j'ai bien cru que c'était fini.

— De toute façon, fit le moine, elle ne durera plus longtemps. Elle se soutient à peine.

En effet, Isabelle, peu à peu, reprenait connaissance. Avec un soupir de soulagement, Sara se redressa, sourit à Catherine, mais son sourire s'effaça aussitôt apparu.

— Mais... tu es plus pâle qu'elle. Que t'est-il arrivé ?

— Je sais où est Arnaud, répondit Catherine d'une voix blanche.

Tu avais raison, Sara, quand tu disais que si j'écoutais Pierre de Brézé je le regretterais toute ma vie. Le regret n'a pas mis longtemps à venir.

— Mais, parle, enfin !

— Non. Tout à l'heure. Saturnin doit attendre dans la grande salle.

Demande-lui de rester. Va aussi chercher Gauthier et envoie prier le Révérend Père Abbé de se joindre à nous. J'ai à dire des choses graves.

Une heure plus tard, l'espèce de conseil qu'avait souhaité Catherine se réunissait, non pas dans la salle commune de l'hôtellerie, mais dans la salle capitulaire de l'abbaye où l'abbé l'avait fait prier de se rendre avec ses compagnons. Guidés par le Frère Eusèbe, Catherine, Gauthier, Saturnin et Sara traversèrent l'église silencieuse à cette heure nocturne où une lampe à huile brûlait faiblement devant une statue de Notre-Dame à laquelle la collégiale était dédiée. Puis ils pénétrèrent dans la grande salle. Elle était éclairée par quatre torches fixées aux deux piliers isolés qui supportaient la voûte. L'abbé, mince fantôme dans sa longue robe noire, s'y trouvait seul, auprès du trône abbatial qu'il n'occupait pas. Il marchait lentement de long en large, ses mains cachées sous les amples manches, le front penché sous sa couronne rase de cheveux clairs. La lumière des torches donnait à son jeune visage ascétique les tons du vieil ivoire. C'était à la fois un homme d'action, car il menait son monastère d'une main ferme, et un homme de prières. Son amour de Dieu était immense, sa vie sans faiblesse et si sa jeunesse l'obligeait à conserver une attitude austère, voire sévère, pour asseoir son autorité, il cachait sous son abord presque glacial une immense pitié des hommes et un cœur ardent.

En voyant entrer ceux qu'il attendait, il s'arrêta, posa un pied sur la marche qui surélevait le trône et désigna, du geste, un tabouret à Catherine.

— Asseyez-vous, ma fille. Me voici prêt à vous entendre et à vous aider de mes conseils comme vous l'avez demandé.

— Soyez-en remercié, mon père, car je suis en grande détresse. Un événement imprévu a bouleversé ma vie. Aussi j'ai voulu vous demander votre secours. Ceux-ci sont mes fidèles serviteurs pour lesquels je n'ai rien de caché.

— Parlez, le vous écoute.

— Tout d'abord, je dois vous dire la vérité sur la prétendue mort de mon époux, Arnaud de Montsalvy. Il est temps que vous la sachiez.

La main pâle de l'abbé se tendit vers Catherine pour l'arrêter.

— Épargnez-vous cette peine, ma fille. Dame Isabelle, en confession, m'avait déjà confié ce secret douloureux. Il n'en est plus un puisque vous désirez en parler.

— Alors, mon père, veuillez lire cette lettre... et veuillez la lire tout haut. Gauthier, que voici, ne sait pas lire et Sara déchiffre avec peine.

Bernard de Calmont accepta d'un signe de tête, prit la lettre et commença de la lire. Catherine avait croisé ses mains et fermé les yeux. La voix lente et grave de l'abbé donnait aux paroles de l'adieu un charme déchirant qui la bouleversait malgré les efforts qu'elle faisait pour garder son calme. Derrière son dos, elle entendit les exclamations étouffées de ses trois compagnons, mais ne les regarda pas. Elle rouvrit les yeux seulement quand l'abbé cessa de lire.

Elle vit alors que tous les regards étaient fixés sur elle, que dans ceux de l'abbé il y avait une pitié profonde. La main de Sara vint se poser rassurante sur son épaule.

— Quels conseils désirez-vous que je vous donne, ma fille ? demanda l'abbé. Et quelle sorte d'aide ?

Je vais partir, mon père, malgré le chagrin que j'aurai à me séparer de mon enfant, la douleur que me causera cet arrachement puisque je n'ai plus que lui et qu'il n'a plus que moi, il faut que je parte, qu'à tout prix je retrouve son père. Un affreux malentendu est né entre lui et moi. Je ne peux le supporter. Messire de Brézé a cru, de bonne foi, parce que je lui montrais de l'amitié, que j'accepterais d'être sa femme. Il ignorait la vérité et ne pouvait savoir qu'à aucun prix je n'accepterais de porter un autre nom que celui de Montsalvy. Il a agi par naïveté, par amour aussi... et il a causé un affreux désastre. Je veux vous demander de prendre soin de mon fils, de veiller sur lui comme un père, de me remplacer totalement à la seigneurie de Montsalvy, de vous intéresser à la reconstruction du château. Mes serviteurs demeureront... moi, je pars.

— Où allez-vous ? A sa poursuite ?

— Naturellement. Je ne veux pas le perdre à jamais.

— Il est déjà perdu à jamais, fit l'abbé sévèrement. Il se tourne vers Dieu. Pourquoi voulez-vous le ramener à la terre ? La lèpre ne pardonne pas.

— Sauf si Dieu le veut ! Est-ce moi qui dois vous rappeler, mon père, qu'il est des miracles ? Qui vous dit qu'au tombeau de saint Jacques, en Galice, il ne guérira pas ?

— Alors, laissez-le s'y rendre comme il l'entend, et seul.

— Et s'il guérit ? Dois-je aussi le laisser partir, loin de moi, se faire tuer en combattant les Infidèles ?

— Que faisaient d'autre les femmes des anciens Croisés ?

— Certaines partaient avec eux. Moi, je veux retrouver l'homme que j'aime, lança Catherine avec, dans sa voix, une note de passion si sauvage que l'abbé détourna les yeux, fronçant légèrement les sourcils.

— Et... s'il ne guérit pas ? dit enfin l'abbé. C'est une grâce rare, qui ne s'obtient pas facilement.

Il y eut un silence. Jusque-là, les répliques de Catherine et de l'abbé s'étaient croisées à cadence rapide, comme les épées de deux duellistes. Mais les derniers mots évoquèrent la grande terreur du mal maudit. Un frisson parcourut l'échiné de tous les assistants. Catherine se leva, marcha jusqu'au grand christ en croix qui ouvrait ses bras décharnés au mur de la salle capitulaire.

— S'il ne guérit pas, je resterai avec lui, vivant tant qu'il vivra, mourant de son mal, mais avec lui, dit-elle fermement, les yeux fixés à la croix comme pour la prendre à témoin.

— Dieu défend le suicide. Vivre avec un lépreux, c'est chercher la mort volontaire, objecta l'abbé sèchement.

— J'aime mieux vivre avec lui lépreux qu'avec le reste du monde en bonne santé. J'aime mieux la mort avec lui que la vie sans lui... et même la damnation si c'est offenser Dieu qu'aimer au-delà de soi-même !

La voix de l'abbé tonna tandis que sa main maigre se levait vers le ciel :

— Taisez-vous ! La passion humaine vous fait offenser Dieu plus sûrement encore ! Repentez-vous, si vous voulez être exaucée, et songez que les cris de l'amour charnel insultent à la pureté de Dieu.

— Pardonnez-moi... Mais je ne puis mentir quand il s'agit de tout ce qui fait ma vie, ni parler autrement. Répondez-moi seulement, mon père. Acceptez-vous de me remplacer à Montsalvy, de protéger encore les miens, d'être le seigneur en même temps que l'abbé jusqu'à mon retour ?

— Non !

Le mot avait claqué, net, définitif.

De nouveau le silence, étouffant. Derrière Catherine, les trois témoins muets de cette scène retenaient leur souffle. La jeune femme regarda le mince et sévère visage d'un air incrédule.

— Non ?... Mon père... Pourquoi ?

Ce fut un véritable cri de douleur. Lentement, elle se laissa tomber à genoux, tendit les mains dans le geste instinctif des suppliants.

— Pourquoi ? répéta-t-elle avec des larmes dans la voix. Laissez-moi partir ! Si le perds à jamais son amour, mon cœur s'arrêtera de battre de lui-même, je ne pourrai plus vivre.

Les traits rigides s'adoucirent d'une profonde mansuétude. Bernard de Calmont descendit jusqu'à la jeune femme, se pencha vers elle et, prenant les mains suppliantes, la releva doucement.

— Parce que vous ne pouvez partir maintenant, ma fille. Vous ne songez qu'à votre humaine passion, qu'à votre douleur légitime et peut-être méritée. N'aviez- vous pas encouragé ce jeune seigneur à espérer votre amour ? Non, ne me répondez pas. Dites-moi seulement si cet amour vous pousse à la cruauté, s'il n'y a dans ce cœur entièrement donné aucune pitié pour autrui ?

— Que voulez-vous dire ?

— Ceci, sans parler de votre fils qui doit vous retenir ici, laisserez-vous mourir seule, sans votre tendresse, cette vieille femme qui n'a plus que vous, cette mère dont la souffrance est sans doute pire que la vôtre car vous gardez au fond de vous, tenace, l'espoir obscur de retrouver votre époux. Tandis qu'elle sait que jamais elle ne reverra son fils... Aurez-vous cette dureté ?

Catherine baissa la tête. Dans son désespoir elle avait oublié Isabelle qui se mourait dans son étroite cellule de l'hôtellerie conventuelle. Pour Michel seul son cœur avait redouté de souffrir de la séparation. Il avait été toute son hésitation, tout ce qui avait pu la retenir. Elle n'avait pas songé à la vieille femme. Elle avait honte maintenant, mais, derrière les reproches que lui faisait sa conscience, elle entendait encore protester son amour. Personne ne comptait lorsqu'il s'agissait d'Arnaud. Pourtant, elle s'avoua vaincue sans hésitation.

— Non, dit-elle seulement. - Mais elle se détourna pour chercher le réconfort des bras de Sara qui, tendrement, la serra contre elle.

Avec un soupir, elle ajouta : Je resterai.

Alors, s'éleva la voix rude de Gauthier.

— Vous devez rester, dame Catherine, pour celle qui meurt et pour l'enfant. Mais, moi, je suis libre si vous me donnez la permission de partir. Je peux courir après messire Arnaud. Qui donc m'en empêcherait ? - D'un mouvement violent, il se tourna vers l'abbé qu'il dominait de la tête : Donne-moi un cheval et une hache, homme de Dieu ! Les grands chemins ne me font pas peur, ni les longues chevauchées.

Catherine, que cette explosion avait ranimée, eut pour le Normand un regard débordant de reconnaissance.

— C'est vrai. Tu es là, toi... Tu pourras lui dire que je ne l'ai jamais trahi, mais il n'acceptera pas de revenir vers moi, tu le sais bien. Personne n'a jamais pu faire plier sa volonté.

— Je ferai ce que le pourrai. Du moins le devoir perdra-t-il pour vous le goût amer que vous lui trouvez.

Si messire Arnaud guérit, je le ramènerai de force au besoin. Sinon...

je reviendrai seul vers vous. Me laissez-vous partir?

— Comment le refuserais-je ? Tu es ma seule chance.

— Alors, allons-y, s'écria Gauthier qui, comme tous les hommes d'action, n'aimait guère les paroles. Nous avons perdu assez de temps comme ça. Faites-moi ouvrir les portes de la ville, et à cheval ! Par Odin, je saurai bien le retrouver... même s'il faut courir après jusque chez Mahomet !

— Ici, c'est la maison de Dieu, s'indigna l'abbé. Les idoles n'y ont que faire. Venez avec moi, Catherine, ma fille... allons demander à Notre-Dame du Ciel de veiller sur ce sauvage qui ne la connaît même pas. Ensuite, nous le ferons partir ensemble... Je vous aiderai.

Une heure plus tard, debout près de la porte sud de Montsalvy, entre Sara et Saturnin, Catherine écoutait décroître vers la profonde vallée du Lot le galop du cheval de Gauthier. Lesté d'un peu de provisions, de vêtements solides et d'une bourse bien garnie, monté sur un vigoureux percheron qui rattrapait en puissance ce qu'il perdait en finesse, le Normand se lançait sur la trace d'Arnaud et de Fortunat.

Quand le bruit se fut éteint au cœur de la nuit semée d'étoiles, Catherine resserra autour d'elle la mante sombre dont elle était enveloppée, chercha au firmament la trace blanche de la Voie lactée, que l'on appelait alors le chemin de saint Jacques, et soupira :

— Parviendra-t-il à le retrouver ? Ces régions du sud lui sont aussi étrangères que le pays du Grand Khan.

— Monseigneur l'abbé lui a dit qu'il devait suivre le chemin marqué de coquilles. Il lui a appris le nom des premières étapes puisqu'il ne pouvait les lui écrire, dit Saturnin. Il faut avoir confiance, dame Catherine. Bien qu'il ne croie pas en eux, je sais que Madame la Vierge et Monseigneur saint Jacques veilleront sur Gauthier. Ils n'abandonnent jamais ceux que leur générosité pousse sur les grands chemins.

— Il a raison, renchérit Sara en prenant le bras de Catherine. Gauthier a pour lui la force, l'intelligence et la ruse. Il a en lui-même une foi capable de soulever des montagnes. Viens maintenant, rentrons. Dame Isabelle a besoin de nous et, en embrassant ton fils, tu trouveras le courage de poursuivre la tâche qui t'attend encore.

Catherine ne répondit pas. Elle étouffa le soupir de regret qui lui venait et, silencieusement, remonta vers l'abbaye. Mais elle savait bien qu'elle avait seulement plié devant la raison et que le désir de s'élancer, elle aussi, sur les traces d'Arnaud ne la quitterait pas de sitôt. Longtemps, ce soir-là, elle berça Michel dans ses bras, réchauffant son cœur douloureux à son amour pour l'enfant.

CHAPITRE XVI Un ménestrel

Isabelle de Montsalvy mourut au lendemain de la Saint-Michel, sans souffrance et sans agonie, presque paisiblement. Elle avait eu, à la veille de sa mort, une dernière joie : celle de voir son petit-fils recevoir pour la première fois les hommages de ses vassaux...

Saturnin, en effet, en tant que bailli et en accord avec les notables de Montsalvy, avait décidé que, pour le jour de sa fête, l'enfant serait reconnu officiellement seigneur de la petite cité... Maintenant que le Roi avait rendu aux Montsalvy leurs titres et leurs biens, la date du 29 septembre avait paru, à l'excellent homme, tout indiquée pour cette solennité, d'autant plus qu'elle coïncidait avec la fête des bergers qui, chaque année à pareille époque, rassemblait sur le plateau de Montsalvy tous les gardeurs de moutons de toute la région.

Ce jour-là, on avait dressé sur la place du village, à la porte de l'église, un banc seigneurial surmonté d'un dais aux couleurs de la famille et, après la messe solennelle dite par l'abbé Bernard, Michel et sa mère s'y installèrent pour recevoir l'hommage de leurs vassaux revêtus pour la circonstance de leurs plus beaux vêtements. Saturnin, habillé de fin drap brun, portant une chaîne d'argent au cou, avait offert sur un coussin les épis de blé des champs et les raisins des treilles. Il avait fait un beau discours, un peu embrouillé peut-être, mais que chacun avait jugé superbe, puis tous les habitants de Montsalvy, tous les paysans des fermes d'alentour étaient venus, un à un, baiser la menotte de Michel. L'enfant riait de joie, heureux du beau costume de velours blanc dont Sara l'avait paré, mais s'intéressant visiblement beaucoup plus à la chaîne d'or et de topazes que sa mère lui avait passée au cou. La cérémonie était un peu longue, à vrai dire, pour un petit seigneur qui n'avait pas deux ans. Mais les danses des bergers et les luttes à main nue auxquelles ils se livrèrent ensuite déchaînèrent son enthousiasme. Grimpé sur son siège, malgré les efforts de Catherine qui faisait tout ce qu'elle pouvait pour le retenir, Michel s'agitait comme un petit diable dans un bénitier. Tout près de lui, sa grand-mère, que l'on avait apportée sur un brancard et installée sous un vélum pour qu'elle puisse assister à la fête, le regardait avec adoration.

La journée s'acheva par un grand feu de joie, allumé sur le plateau par Michel lui-même dont Catherine guidait la main. Puis, tandis que garçons et filles attaquaient bourrées et caroles sur l'herbe encore verte, au son aigre des cabrettes, on emporta au lit le nouveau seigneur exténué qui, d'ailleurs, dormait déjà depuis un moment, sa tête blonde nichée contre l'épaule de Sara.

Toute la nuit, Catherine entendit chanter et danser ses vassaux, heureuse de leur joie que son deuil austère ne parvenait pas à ternir.

Sa tristesse profonde, elle l'avait cachée tout le jour pour ne pas leur montrer combien cette fête lui était cruelle. L'avènement de Michel repoussait son père dans le passé, ce père dont, depuis un mois et demi, personne ne savait plus rien.

Mais, au matin suivant, les bonnes gens de Montsalvy, qui s'étaient endormis, fort tard il est vrai, si joyeux et si contents de vivre, furent réveillés par les battements lugubres du glas et apprirent ainsi que leur vieille châtelaine avait cessé de vivre...

Sara, en lui portant, au matin, un bol de lait, l'avait trouvée morte dans son lit. Isabelle était étendue bien droite, les yeux clos, les mains jointes sur son chapelet, et, sur les doigts pâles, un rayon de soleil faisait étinceler l'émeraude de la reine Yolande. Sara était d'abord restée un instant au seuil de la chambrette, stupéfaite par l'extraordinaire beauté de la morte. Les ravages de la maladie avaient disparu, laissant le visage lisse et détendu, infiniment plus jeune que la veille. Ses cheveux blancs l'encadraient, en deux nattes épaisses, et sa ressemblance avec ses fils était redevenue frappante.

Sara s'était signée puis, déposant son écuelle de lait à la porte, elle était entrée chez Catherine qui avait fini par s'endormir au petit matin.

Elle l'avait secouée doucement. Et comme la jeune femme, avec un sursaut nerveux, se dressait sur son séant et la regardait avec les yeux effarés de quelqu'un que l'on éveille brusquement, elle avait murmuré : — Dame Isabelle a cessé de souffrir, Catherine. Il faut que tu te lèves. Moi, je vais aller prévenir l'abbé. Pendant ce temps, enlève Michel de la chambre voisine et confie-le à Donatienne. La mort n'est pas un spectacle pour un enfant.

Catherine avait obéi, comme une somnambule. Depuis son retour, elle s'attendait à cette fin. Elle savait que la vieille dame la désirait comme une délivrance et sa raison lui soufflait qu'il ne fallait pas s'en attrister, qu'Isabelle enfin avait gagné la paix. Mais la raison ne pouvait rien contre le chagrin brusque qui l'envahissait... Elle découvrait que la présence d'Isabelle lui était plus précieuse qu'elle ne le croyait. Tant qu'avait vécu la mère d'Arnaud, Catherine avait eu quelqu'un avec qui parler de l'absent, quelqu'un qui le connaissait encore mieux qu'elle-même, dont les souvenirs étaient intarissables. Et voilà que cette voix douce s'était tue, elle aussi, aggravant encore la solitude de celle qui restait... Arnaud avait disparu, Gauthier, depuis un mois, s'était enfoncé dans l'inconnu et, maintenant, c'était Isabelle...

Quand, un moment plus tard, elle eut fait, avec l'aide de Sara, la dernière toilette de la défunte, toutes deux demeurèrent debout au pied du lit où elle reposait, vêtue de l'habit religieux des Clarisses dans lequel, depuis longtemps déjà, Isabelle avait exprimé le désir de dormir son dernier sommeil. L'austérité des amples vêtements noirs lui conférait une extraordinaire majesté et, sous leurs paupières violettes, les yeux semblaient prêts à se rouvrir.

Très doucement, en lui passant l'habit, Catherine avait ôté du doigt d'Isabelle l'émeraude gravée dont la splendeur profane n'était plus compatible avec le vêtement monastique. Puis, avec Sara, elle avait longuement contemplé la morte avant de s'agenouiller pour les premières prières, au moment précis où arrivait l'abbé précédé de deux clercs portant l'encensoir et le bénitier.

Les trois jours qui suivirent se déroulèrent pour la jeune femme comme un rêve lugubre. Le corps fut exposé dans le chœur de l'église, veillé par des moines. Mais Catherine, Sara et Donatienne se relayèrent sur le coussin posé au pied du catafalque. Pour Catherine, ces heures de veille dans l'église silencieuse avaient quelque chose d'irréel. Les moines qui encadraient le corps, debout, le capuchon baissé jusqu'à la bouche et les mains au fond de leurs larges manches, avaient l'air de fantômes et la lumière tremblante des gros cierges de cire jaune donnait à leur immobilité quelque chose d'effrayant. Pour échapper à cette vague terreur qu'elle éprouvait, Catherine s'efforçait de prier, mais les mots venaient mal... Elle ne savait plus comment s'adresser à Dieu. Aussi trouvait-elle plus facile de s'adresser tout simplement à la défunte.

— Mère, chuchotait-elle tout bas, là où vous êtes parvenue, tout doit être tellement plus simple, tellement facile... Aidez-moi ! Faites qu'il me revienne ou que, du moins, il sache que je n'ai jamais cessé de l'aimer ! J'ai tant de peine !...

Mais le visage de cire demeurait immobile et le demi- sourire des lèvres closes gardait son mystère. Le cœur de Catherine, à mesure que passait le temps, se faisait plus lourd.

Au soir du quatrième jour, le corps d'Isabelle de Ventadour, dame de Montsalvy, fut descendu au tombeau en présence de tout le pays.

Derrière les grilles de bois de leur clôture, les voix fortes des moines de l'abbaye chantaient le Miserere. Et Catherine, sous les voiles de deuil qui, ce soir, prenaient une nouvelle et double signification, regarda disparaître sous les dalles de pierre de l'église la forme frêle de celle qui, trente-cinq ans plus tôt, avait donné le jour à l'homme qu'elle adorait.

En quittant le sanctuaire, le regard de la jeune femme croisa celui de l'abbé qui avait prononcé le dernier Requiem. Elle y lut à la fois une interrogation et une prière, mais détourna la tête comme pour éviter de répondre. À quoi bon ? La mort d'Isabelle ne la libérait pas.

Les petites mains de Michel la retenaient fermement à sa place. Et elle n'avait aucune raison de le quitter puisque Gauthier était parti à la poursuite d'Arnaud. Tant qu'il n'aurait pas donné de ses nouvelles, il fallait demeurer ici et attendre... Attendre !

L'automne fit flamber la montagne de tous ses ors, de toutes ses pourpres. Les alentours de Montsalvy se couvrirent de splendeur rutilante tandis qu'au ciel plus bas les nuages se faisaient plus gris et que les hirondelles fuyaient vers le sud, en bandes rapides et noires.

Catherine les suivait du regard, du haut des tours du monastère, jusqu'à ce qu'elles aient disparu. Mais, à chaque vol passant au-dessus de sa tête, la jeune femme se sentait un peu plus triste, un peu plus découragée. Elle enviait, de toute son âme, les oiseaux insouciants qui, avides seulement de soleil, s'en allaient vers ces pays où elle eût tant aimé les suivre.

Jamais les jours n'avaient coulé si lents, si monotones. Chaque après-midi, quand le temps le permettait, Catherine allait, avec Sara et Michel, jusqu'à la porte Sud où moines et paysans avaient commencé de creuser les fondations du nouveau château. Sur le conseil de l'abbé, on avait décidé de ne pas reconstruire la forteresse là où elle se trouvait jadis, aux flancs du puy de l'Arbre, mais bien à la porte même de Montsalvy, là où château et village pourraient se porter le plus efficace secours. Les ravages du routier Valette étaient encore présents à tous les esprits.

Les deux femmes et l'enfant passaient toujours un long moment sur le chantier puis poussaient un peu plus loin, pour voir travailler les bûcherons. En effet, maintenant que s'éloignait la menace anglaise, il fallait reconquérir sur la forêt les terres qu'au temps de la grande détresse on avait laissées retourner à la sauvagerie. Le taillis, qui tant de fois avait servi de refuge, les avait faites siennes. Il fallait les lui reprendre pour en tirer de nouveau le blé ou le fourrage. Mais les yeux de Catherine s'évadaient toujours au-delà de la ligne sombre des arbres, vers les lointains profonds et bleus qui avaient vu passer Arnaud. Puis, la petite main de Michel bien serrée dans la sienne, elle retournait, à petits pas, vers la maison.

Et, une nuit, le vent souffla en tempête et les arbres furent dépouillés, une autre nuit et la neige couvrit le pays. Les nuages étaient si bas qu'ils semblaient rejoindre la terre et les brouillards glacés du matin étaient longs à se dissoudre. C'était l'hiver et Montsalvy entra dans le sommeil. Le travail cessa sur le chantier du château, chacun s'enferma au chaud de sa maison. Catherine et Sara firent comme les autres. La vie, rythmée par la cloche du monastère, devint d'une désespérante monotonie où, malgré tout, s'endormait la douleur de Catherine. Les jours succédaient aux jours, tous semblables. Ils se passaient à filer au coin de l'âtre en regardant jouer Michel sur une couverture. Le paysage était devenu immuablement blanc et Catherine en venait à douter qu'il pût un jour revêtir un autre aspect. Le printemps reviendrait-il jamais ?

Chaque jour, pourtant, la jeune femme s'obligeait à sortir. Elle chaussait des socques, s'enveloppait d'une grande mante à capuchon et quittait le monastère pour une promenade, toujours la même...

Elle s'en allait jusqu'au-delà de la porte du Sud. Mais ce n'était pas pour contempler le chantier de sa future demeure sous la neige. Elle allait s'asseoir un moment sur une antique borne, et elle demeurait là, un long moment, insensible aux tourbillons du vent et bourrasques neigeuses, regardant le chemin qui venait du Lot, guettant avec l'espoir tenace de voir surgir enfin une silhouette connue. Il y avait si longtemps que Gauthier était parti maintenant...

Cela fit trois mois quand vint la Noël. Et personne n'était encore venu apporter le moindre message. C'était comme s'il s'était dissous tout à coup dans cette immensité... Lorsque le jour commençait à baisser les jours ! d'hiver sont si courts - Catherine retournait lentement chez elle, l'âme un peu plus lourde d'angoisse, un peu plus pauvre d'espoir.

Noël passa sans lui apporter d'apaisement. Son esprit, sans cesse, vagabondait à la suite des absents. Arnaud d'abord. Sans doute avait-il atteint Compostelle de Galice ? Mais avait-il obtenu du ciel la guérison demandée ? Et Gauthier ? Avait-il pu rejoindre le fugitif ?

Etaient-ils ensemble, à cette minute où son esprit les réunissait ?

Autant de questions, qui, à force de demeurer sans réponse, devenaient torturantes.

— Quand le printemps reviendra, se promettait Catherine, si aucune nouvelle ne m'est parvenue, je partirai, moi aussi. J'irai à leur recherche.

— S'ils reviennent, ce sera au printemps, pas avant, répondit Sara, un jour où la jeune femme, par mégarde, avait pensé tout haut.

Qui songerait à passer les montagnes quand la neige en a effacé les chemins ? L'hiver dresse d'infranchissables barrières que même la volonté la mieux trempée, même l'amour le plus obstiné ne sauraient franchir ! Il te faut attendre.

— Attendre ! Attendre !... Toujours attendre ! Je n'en peux plus de cette attente qui n'en finit pas, avait alors crié Catherine. Suis-je donc destinée à voir ma vie s'écouler dans une attente sans fin ?

Ce genre d'interrogation, Sara préférait ne pas y répondre. Il valait mieux laisser tomber la conversation, ou bien parler d'autre chose car tenter de raisonner Catherine servait tout juste à lui faire creuser plus profondément son chagrin. La bohémienne ne croyait pas à la guérison possible d'Arnaud. La lèpre, nul ne se souvenait d'avoir entendu dire qu'elle avait, un jour, lâché l'un de ceux qu'elle tenait. Il était même étonnant que saint Méen de Jaleyrac, le saint spécialiste du terrible mal, conservât encore des clients. Évidemment, le renom de saint Jacques de Compostelle était grand, mais le christianisme de Sara était trop fortement teinté de paganisme pour qu'elle eût grande confiance. En revanche, elle était persuadée qu'à moins d'un accident fatal on aurait tôt ou tard des nouvelles de Gauthier. Cela ne l'empêchait pas de soupirer quand elle voyait Catherine, petite silhouette noire et frêle, s'en aller dans la neige pour voir s'il n'arrivait pas par le chemin de la vallée.

Un soir de février, alors que la jeune femme avait gagné son observatoire, après une pénible période de claustration forcée due au gel, il lui sembla soudain distinguer un point sombre sur le chemin blanc, un point qui grandissait entre les hautes formes noires des sapins. Aussitôt elle fut debout, cœur battant et souffle haletant...

C'était bien un homme qui montait de la vallée... Elle pouvait voir voltiger dans le vent un pan du grand manteau qui l'enveloppait. Il allait à pied, péniblement, courbant le dos contre la bise...

Instinctivement, elle fit quelques pas à sa rencontre, mais, parvenue à la lisière des arbres, elle s'arrêta déçue. Ce n'était pas Gauthier, encore moins Arnaud. L'homme, qu'elle distinguait facilement maintenant, était de petite taille, mince apparemment et très brun. Un instant elle crut que c'était Fortunat, mais cet espoir-là s'évanouit à son tour. Le voyageur lui était totalement inconnu.

Il portait un chapeau vert dont le bord, baissé devant, se relevait derrière sur une plume qui n'avait plus guère que son arête et quelques poils, mais le visage brun qui s'abritait dessous avait des yeux vifs et gais et la grande bouche sinueuse sourit en découvrant cette silhouette féminine au bord du chemin. Catherine put voir que son dos, sous le manteau, était déformé par la forme oblongue d'un objet qu'il devait porter à l'épaule.

— Un colporteur, songea Catherine, ou un ménestrel...

Elle opta pour le ménestrel quand il fut tout près d'elle. Sous le manteau noir, le costume était vert et rouge, vif et gai, quoique fatigué. L'homme ôta son chapeau fané pour la saluer.

— Femme, dit-il avec un fort accent étranger, quel est ce bourg, s'il vous plaît ?

— C'est Montsalvy. Est-ce là que vous allez, sire ménestrel ?

— C'est là que je vais pour ce soir. Ma, per la Madona, si toutes les paysannes sont aussi belles que vous, c'est le Paradiso, ce Montsalvy.

— Hélas non, ce n'est pas le Paradis, fit Catherine amusée par l'accent du garçon. Et si vous espérez l'accueil d'un château, sire ménestrel, vous serez déçu. Le château de Montsalvy n'existe plus.

Vous ne trouverez qu'une antique abbaye où l'on chante fort peu de chansons d'amour.

— Je sais, fit le ménestrel. Mais s'il n'y a plus le château, il y a toujours la châtelaine. Connaissez-vous la dame de Montsalvy ? C'est la plus belle dame de l'univers, à ce que l'on m'a dit... mais je crois qu'elle doit avoir du mal à vous surpasser.

— Vous allez être déçu tout de même, reprit Catherine. Je suis la dame de Montsalvy.

Le sourire s'effaça du joyeux visage du voyageur. De nouveau il ôta son feutre verdi, mit genou dans la neige.

— Très noble et très gracieuse dame, pardonnez à l'ignorant une familiarité...

— Vous ne pouviez deviner. Les châtelaines courent rarement les chemins par un temps pareil, surtout seules.

Comme pour lui donner raison, une brutale bourrasque de vent fit envoler le chapeau du ménestrel et obligea Catherine à s'accrocher au tronc d'un arbre.

— Ne restons pas ici, fit-elle, il fait un temps affreux et la nuit tombe. Le château est ruiné, mais l'hôtellerie du monastère où j'habite peut vous offrir l'hospitalité. D'où vient que vous me connaissez ?

Le ménestrel s'était relevé et époussetait machinalement ses genoux maigres. Un pli soucieux s'était creusé entre ses sourcils et sa bouche ne retrouvait plus le gai sourire de tout à l'heure.

— Un homme que j'ai rencontré dans les hautes montagnes du Sud m'a parlé de vous, noble dame... Il était très grand, et fort. Un vrai géant ! Il m'a dit qu'il s'appelait Gauthier Malencontre...

Catherine poussa une exclamation de joie et, sans souci de cérémonial, saisit le ménestrel par le bras pour l'entraîner plus vite.

— Gauthier vous envoie ? Oh, soyez béni, qui que vous soyez !

Comment va-t-il ? Où était-il quand vous l'avez rencontré ?

A toute allure, remorquant le ménestrel qui semblait tout à coup très inquiet, elle remontait vers le village, franchissait la porte et lançait au passage à Saturnin qui réparait un volet de sa maison :

— Cet homme a vu Gauthier. Il a de ses nouvelles ! Avec une exclamation de joie, le vieux bailli les rejoignit. Le ménestrel le regarda avec une espèce de terreur.

— Par grâce, noble dame, gémit-il, vous ne m'avez même pas laissé le temps de vous dire mon nom et...

— Dites-le alors, fit Catherine joyeusement. Mais pour moi, vous vous appelez Gauthier.

L'homme hocha la tête d'un air accablé.

On m'appelle Guido Cigala... Je suis de Florence, la belle cité, mais, pour le pardon de mes péchés qui sont nombreux, j'ai voulu aller prier en Galice, au tombeau de l'apôtre... Dame, n'ayez pas tant de joie et ne me faites pas si bel accueil ! Les nouvelles que j'apporte ne sont pas bonnes.

Catherine et Saturnin s'arrêtèrent tout net au milieu de la rue.. Le rose joyeux qui était monté au visage de Catherine fit place à une pâleur tragique.

— Ah, fit-elle seulement.

Son regard alla du ménestrel à Saturnin, inquiet, presque suppliant.

Mais elle se reprit, redressa le cou.

— Bonnes ou mauvaises, vous n'en avez pas moins besoin de vous reposer et de vous restaurer. L'accueil demeure le même, sire ménestrel. Dites-moi seulement : Comment va Gauthier ?

Guido Cigala baissa la tête, comme un coupable.

— Dame, murmura-t-il, je crois bien qu'il est mort.

— Mort !

Le même cri avait échappé à Catherine et à Saturnin, mais ce fut le vieil homme qui traduisit leur commune pensée.

— Ce n'est pas possible. Gauthier ne peut pas mourir.

— Je n'ai pas dit que j'en étais sûr, fit Cigala penaud, j'ai dit que je le croyais.

— Vous allez nous raconter, coupa Catherine. Rentrons.

À l'hôtellerie, Sara s'occupa de l'arrivant, lava ses pieds meurtris, le réconforta d'une soupe chaude, de pain et de fromage et d'un coup de vin avant de l'envoyer dans la grande salle où Catherine l'attendait, avec Saturnin et Donatienne ; les lois de l'hospitalité avaient prévalu sur son impatience. Elle sourit tristement en voyant que le ménestrel tenait sa viole à la main.

— Il y a bien longtemps qu'une chanson n'est pas entrée ici, dit-elle doucement. Et je n'ai guère le cœur d'en entendre.

— La musique est bonne pour l'âme, surtout quand elle est meurtrie, fit Guido en posant son instrument sur un banc. Mais, d'abord, je répondrai à vos questions.

— Quand avez-vous vu Gauthier, et où ?

— C'était au col d'Ibaneta, bien avant l'hospice de Roncevaux.

J'étais tombé dans un ravin et ce Gauthier est venu à mon secours.

Nous avons passé la nuit ensemble, dans un abri de montagne. Je lui ai dit que je rentrais dans mon pays, mais que je m'arrêterais dans tous les châteaux que je rencontrerais. Il m'a demandé si je pouvais venir jusqu'ici pour vous donner des nouvelles. Naturellement, j'ai promis de venir. Après le service qu'il m'avait rendu, je n'avais rien à lui refuser. Et puis, pour nous, un peu plus de chemin ou un peu moins, cela compte si peu... Alors, il m'a donné un message.

— Quel message ? demanda Catherine en se penchant vers le jeune homme.

— Il a dit : « Dites à dame Catherine que la jument blanche n'a plus guère d'avance sur moi. Demain, j'espère là rejoindre. »

— Et... c'est tout ?

— C'était tout... Je veux dire : il ne m'a rien confié de plus, mais il s'est passé quelque chose. Au matin, nous nous sommes séparés. Il devait prendre la route d'où je venais et j'ai continué vers Roncevaux, mais le chemin que je suivais montait et, longtemps, j'ai pu voir votre ami, noble dame. Il suivait la route tranquillement, au pas de son cheval. Et, juste au moment où il allait disparaître à mes yeux, le drame a éclaté. Il faut dire que la population de ce pays est sauvage et rude, les brigands y pullulent. Ils ne se sont pas attaqués à moi parce que, sans doute, ils m'ont jugé trop misérable gibier. Mais le grand voyageur était bien habillé, bien monté... De loin, je les ai vus surgir des rochers, l'entourer comme un essaim de guêpes. Il s'est défendu magnifiquement, mais ils avaient le nombre... Je l'ai vu tomber sous leurs coups et puis, tandis que l'un emmenait le cheval, l'autre le bagage, trois hommes ont déshabillé le corps et l'ont jeté dans l'un de ces ravins sans fond dont la seule vue produit l'effroi... Il était mort, bien certainement, ou bien la chute l'a achevé. Mais je ne peux pas jurer sa mort.

Et, s'indigna Saturnin, vous n'êtes pas revenu sur vos pas ? Vous n'avez pas cherché à savoir si celui qui vous avait porté secours vivait encore ou s'il était réellement mort ?

Le ménestrel hocha la tête, haussant les épaules et écartant les mains en un geste d'impuissance.

— Les bandits devaient avoir leur repaire tout près car ils sont restés sur les lieux, attendant sans doute d'autres voyageurs...

Qu'aurais-je pu faire, moi, faible et seul, contre ces sauvages ? Et puis le précipice était effrayant. Comment y descendre ? Dame, ajouta-t-il en se tournant vers Catherine d'un air suppliant, je vous prie en grâce de croire que s'il avait été possible de faire quelque chose pour aider votre ami, ou votre serviteur, je ne sais, je l'aurais fait, même au risque de ma vie. Guido Cigala n'est pas un lâche... il faut le croire.

— Mais je vous crois, sire ménestrel, je vous crois, fit Catherine avec lassitude. Vous ne pouviez rien faire, je l'ai bien compris... Mais pardonnez-moi si, devant vous, je me laisse aller à la douleur. Voyez-vous, Gauthier était mon serviteur, mais sa vie m'était plus précieuse que celle du plus intime ami, et la pensée qu'il n'est plus...

L'émotion lui coupa la parole. Les larmes embuaient ses yeux et sa gorge serrée ne pouvait plus articuler un mot. Quittant précipitamment la salle, elle courut jusqu'à sa chambre et, se laissant tomber sur son lit, se mit à sangloter. Cette fois, tout était fini, et bien fini. Elle avait tout perdu car, avec la mort de Gauthier, s'envolait aussi l'espoir de retrouver Arnaud. Guéri ou non, son époux ignorait toujours qu'elle lui demeurait fidèle et que son amour pour lui était plus profond que jamais. Il avait maintenant disparu pour elle aussi complètement que si la dalle du tombeau était tombée sur lui. Pour Catherine, c'était le dernier coup...

Elle pleura longtemps sans s'apercevoir que Sara l'avait rejointe et qu'elle se tenait debout devant elle, muette et impuissante, cette fois, à consoler cette immense douleur. Au bout de longues minutes, enfin, Sara risqua :

— Peut-être le ménestrel a-t-il mal vu ?... Peut-être que Gauthier n'est pas mort ?

— Comment aurait-il pu échapper à la mort ? fit la jeune femme avec un hoquet nerveux. Et s'il n'était pas encore mort il a dû expirer peu après...

Le silence tomba entre les deux femmes. Au loin, dans la grande salle, on entendait les accords légers de la viole qui jouait pour les quelques serviteurs, pour Donatienne et Saturnin et aussi pour certains notables de Montsalvy qui avaient demandé la faveur d'entendre le chanteur errant, plaisir qu'ils n'avaient pas goûté depuis bien longtemps... La voix souple et bien timbrée du Florentin parvint jusqu'à la cellule silencieuse où les deux femmes demeuraient face à face sans rien trouver à se dire. Guido chantait un antique virelai des amours du chevalier Tristan et de la reine Yseut.

« Iseut ma dame, Iseut ma mie En vous ma mort, en vous ma vie... »

Catherine étouffa un sanglot. Par-delà le chant plaintif du ménestrel, il lui semblait entendre encore la voix chaude et passionnée d'Arnaud qui chuchotait à son oreille : « Catherine...

Catherine, ma mie. » Et le regret qui la transperça fut si poignant qu'il lui fallut serrer les dents pour retenir le cri de douleur qui montait. Si, de sa vie terrestre, elle ne devait plus le revoir, lui, son amour, alors mieux valait quitter ce monde immédiatement que traîner une éternité de souffrance... Elle ferma les yeux un instant, noua ses doigts bien serrés pour reprendre le plein contrôle d'elle-même et, quand elle rouvrit les yeux, ce fut pour diriger vers Sara un regard plein de détermination.

— Sara, dit-elle d'une voix si calme que la bohémienne tressaillit, je vais partir. Puisque Gauthier est mort, c'est moi qui dois me mettre en quête de mon époux.

— Te mettre en quête ? Mais où ?

Là où je sais, avec certitude, qu'il s'est rendu : à Compostelle de Galice. Il n'est pas possible que je n'apprenne pas là ce qu'il est devenu. Et, chemin faisant, j'essaierai de retrouver le corps du pauvre Gauthier pour qu'au moins il repose en un lieu convenable. La pensée qu'à cette heure et depuis si longtemps il est la proie des oiseaux de mort m'est intolérable.

— Mais le chemin est long, dangereux... Comment feras-tu, pauvrette ? Comment réussiras-tu là où Gauthier a échoué?

— Le Saint Jour de Pâques n'est plus très éloigné.

Traditionnellement, ce jour-là, un groupe de pèlerins part du Puy-en-Velay pour se rendre au tombeau de saint Jacques. Je partirai avec eux. Ainsi, le danger sera moindre et je ne serai pas seule.

— Et moi ? protesta Sara aussitôt révoltée. Est-ce que je ne vais pas avec toi ?

Catherine secoua négativement la tête. Elle se leva, posa ses deux mains sur les épaules de sa vieille amie et la regarda tendrement.

— Non, Sara... Cette fois, je partirai seule... Pour la première fois, la première vraie fois, car notre brouille de Chinon ne comptait pas, je vais m'en aller sans toi. Mais c'est parce qu'il faut que tu veilles sur ce que j'ai de plus précieux au monde... sur mon petit Michel. Si tu partais, qui donc s'occuperait de lui ? Donatienne est trop vieille et Saturnin n'est pas plus jeune. Ils te seront d'un grand secours, mais c'est à toi que je confie mon fils. Tu es tellement moi-même, Sara, qu'avec toi je sais qu'il sera aussi heureux, aussi bien soigné que si j'étais là. Tu seras à la fois ma pensée, mes mains, mes lèvres. Tu lui parleras de moi, de son père. Et si Dieu voulait que je ne revienne pas...

— Tais-toi ! cria Sara. Je t'interdis de dire de pareilles choses. Cela me fait si mal.

A son tour elle avait les larmes aux yeux. Catherine, émue de son chagrin, l'embrassa chaleureusement.

Préparer l'avenir n'a jamais fait mourir personne, ma bonne Sara. Si je ne revenais pas, tu enverrais des messagers à Xaintrailles et à Bernard d'Armagnac, afin qu'ils prennent en tutelle le dernier des Montsalvy, qu'ils se chargent de son avenir. Mais, ajouta-t-elle avec un beau sourire courageux, j'espère bien revenir.

Rageusement, Sara essuya ses yeux, puis, détachant les bras de Catherine, s'éloigna de quelques pas.

— C'est bon, maugréa-t-elle. Admettons, je reste et tu pars. Mais comment feras-tu pour quitter Montsalvy ? Crois-tu que l'abbé te laissera partir plus facilement maintenant qu'en septembre ?

— Il ne le saura pas. Depuis longtemps, j'ai fait vœu d'aller au Puy offrir à Notre-Dame le diamant maudit que j'ai toujours en ma possession. Il faut que je m'en sépare... il le faut à tout prix, et le plus tôt sera le mieux. Vois comme le malheur s'acharne sur moi. Gauthier, mon émissaire, mon seul espoir, Gauthier l'indestructible est tombé sur le chemin. Ma cause sera mauvaise tant que je le posséderai.

L'abbé sait combien je désire accomplir ce vœu. Il me laissera partir.

Les fêtes de Pâques sont une bonne époque pour célébrer Notre-Dame. Il trouvera mon désir tout naturel.

— Tu as réponse à tout, fit Sara avec un peu d'amertume. Et j'ai peine à croire que ce plan te soit venu d'un seul coup, depuis que ce maudit ménestrel est arrivé...

— Non, avoua Catherine. Il y a longtemps que j'y pense. Mais toi, acceptes-tu ce que je te demande ?

Sara haussa les épaules et alla ouvrir le lit dans lequel, tout à l'heure, elle passerait la bassinoire pleine de braises pour réchauffer les draps.

— En voilà une question ! Ce serait la première fois que je te refuserais quelque chose. Et puisqu'il n'y a vraiment pas moyen de faire autrement... Dieu sait ce qu'il m'en coûte, pourtant !

Comme Sara ouvrait la porte pour gagner la cuisine avec sa bassinoire, la voix de Guido Cigala envahit la petite chambre. Il chantait maintenant une antique chanson du troubadour Arnaud Daniel et les paroles du vieux lai frappèrent tellement les deux femmes qu'elles demeurèrent un moment immobiles, se regardant sans parler.

« L'or se vendra à aussi vil prix que le fer Avant qu'Arnaud desaime celle à qui il a voué son cœur... »

Catherine d'un seul coup eut l'air frappée par la foudre. Elle avait pâli jusqu'aux lèvres, mais, dans ses yeux sombres, des étoiles s'allumaient, les brillantes étoiles de l'espoir. La voix du ménestrel, mystérieusement, répondait aux questions qu'elle n'osait plus se poser.

Sara serra farouchement son ustensile contre son cœur.

- Je voudrais bien savoir qui nous envoie ce damné chanteur. Le Diable ? Ou le bon Dieu ? En tout cas, il a une voix qui ressemble singulièrement à celle du destin.

Catherine avait deviné juste en pensant que l'abbé de Montsalvy ne l'empêcherait pas de se rendre au Puy- en-Velay pour les fêtes de Pâques. Il se borna seulement à lui offrir comme escorte le Frère Eusèbe, le portier du couvent, car il n'était pas convenable qu'une noble dame courût les chemins seule. La compagnie d'un moine éloignerait d'elle les dangers, tant terrestres que spirituels.

— Le Frère Eusèbe est un homme doux et de mœurs pacifiques, dit l'abbé, mais il n'en sera pas moins pour vous une efficace protection.

À vrai dire, la compagnie du digne portier n'enchantait pas Catherine. Sa figure ronde et rose lui paraissait trop candide et elle avait appris à se méfier de tout. Elle se demandait si l'abbé Bernard, en le lui donnant comme garde du corps, ne lui donnait pas aussi une sorte d'espion qui allait poser un nouveau problème : comment, une fois au Puy, se débarrasserait-elle du saint homme et le convaincrait-elle de rentrer sans elle, à Montsalvy ?

Mais les difficultés de sa vie passée avaient appris à la jeune femme qu'à chaque jour suffit sa peine et que rien ne sert de se tourmenter à l'avance. Sur place, elle trouverait bien un moyen de fausser compagnie à son ange gardien. Et elle ne songea plus qu'à ce grand voyage dans lequel, avec infiniment plus d'amour que d'espoir, elle allait s'engager.

Le temps de Carême fit éclater la croûte blanche dont se couvrait le pays. La neige et le verglas fondirent en une multitude de minces ruisseaux qui se mirent à courir dans tous les sens, striant le haut plateau et les ravins montagneux comme une chevelure de fils argentés. La terre réapparut par plaques noires d'abord puis par grandes étendues qui, timidement, se mirent à reverdir. Un peu de bleu effilocha les éternels déserts gris du ciel et Catherine pensa que le temps était venu de se mettre en route.

Le mercredi qui suivit le dimanche de la Passion, Catherine et Frère Eusèbe quittèrent Montsalvy, tous deux montés sur des mules que leur avait prêtées l'abbé. Le temps était doux, légèrement pluvieux, et les nuages couraient, rapides, poussés par le vent qui venait du sud. Le vent qui, d'après Saturnin, « donnait le tournis aux moutons... ».

Les adieux entre Catherine et Sara avaient été rapides. L'une comme l'autre, d'un commun accord, refusaient l'attendrissement qui abat le courage et liquéfie la volonté. D'ailleurs, des adieux déchirants eussent tout juste servi à donner l'éveil à l'abbé Bernard. On ne pleure pas pour une séparation de quinze jours...

Le plus cruel fut l'arrachement d'avec Michel. Les yeux lourds de larmes retenues, Catherine ne pouvait se lasser d'embrasser son petit garçon. Elle avait l'impression que ses bras, jamais, ne pourraient s'ouvrir pour le laisser aller. Il fallut que Sara le lui enlevât et l'emmenât pour le confier à Donatienne. Gagné par l'émotion de sa mère, l'enfant, sans même savoir pourquoi, allait se mettre à pleurer.

— Quand le reverrai-je ? murmura Catherine qui, d'un seul coup se sentait affreusement misérable.

Il s'en fallait de peu, tant son chagrin était grand, qu'elle renonçât à cette folle expédition.

— Quand tu voudras, fit Sara calmement. Nul ne t'empêchera de revenir si tu ne parviens pas à ton but. Et, je t'en supplie, Catherine, ne tente pas Dieu ! Ne va pas au-delà de tes forces. Il est des cas où il vaut mieux accepter son destin, même s'il est cruel. Songe que, même si je suis là, rien ne peut remplacer une mère... Si les obstacles sont trop grands, reviens, je t'en conjure... Et, pour l'amour de Dieu...

— Pour l'amour de Dieu, coupa Catherine souriant à travers ses larmes, n'en dis pas davantage. Sinon, dans cinq minutes, je n'aurai plus le moindre courage.

Mais, quand les portes de l'abbaye s'ouvrirent devant les sabots de sa mule, Catherine éprouva une extraordinaire impression de liberté, une sorte de griserie. Elle n'avait pas peur de ce qui l'attendait dans les jours à venir. Il fallait que sa volonté triomphât de toutes les embûches. Elle se sentait plus forte, plus jeune et plus vaillante que jamais...

Contre sa gorge, dans un petit sac de peau suspendu à son cou par un ruban, elle emportait le diamant noir. II avait perdu à ses yeux toute valeur, hormis une seule : celle de clef des champs. L'offrir à la Vierge du Puy, c'était ouvrir d'un même coup le long chemin qui, peut- être, la mènerait à son époux.

Quand elle eut laissé derrière elle les murs de Montsalvy, Catherine remonta sur ses épaules le grand manteau qui glissait, retrouvant le geste antique du colporteur qui remonte la lourde charge. Puis, redressant la tête, elle refusa de se laisser distraire par l'appel des cloches qui, de loin, l'accompagnaient.

Les yeux fixés droit devant elle, dans l'herbe encore rase du chemin, elle poursuivit sa route, sans faiblesse et sans larmes.

CHAPITRE XVII Le dernier lien

Le Puy-en-Velay ! Une ville coulait comme un fleuve du porche gigantesque et multicolore d'une immense église romane couronnée de coupoles et de tours. Lorsque Catherine et Frère Eusèbe y arrivèrent, ils s'arrêtèrent un moment pour contempler l'incroyable spectacle qu'elle offrait. Les yeux émerveillés de la jeune femme allaient de la colline sainte, l'antique mont Anis qui se détachait sur les lointains bleus du pays vellave, à l'énorme rocher qui lui tenait compagnie et, plus loin, à l'étrange pic volcanique de Saint-Michel-d'Aiguilhe dressé, comme un doigt, vers le ciel et lui tendant fièrement sa petite chapelle. Tout, dans cette ville étrange, semblait fait pour le service de Dieu, tout venait de lui et retournait à lui... Mais, à mesure que, les portes franchies, l'on avançait dans la cité, l'extrême bariolage des rues et leur agitation frappèrent les voyageurs. Partout ce n'étaient que bannières, oriflammes, tapisseries tendues, pièces de soie glissant des fenêtres... Partout s'étalaient les armes royales de France et, avec une certaine stupeur, Catherine vit soudain passer devant elle un groupe bruyant d'archers écossais, traînant leurs armes.

— La ville est en fête, déclara Frère Eusèbe qui ne disait pas dix paroles dans une journée. Il faut savoir pourquoi.

Catherine, en sa compagnie, avait cultivé le silence. Elle ne jugea pas utile de répondre, mais héla un gamin qui passant en courant, une cruche à la main, s'en allait visiblement tirer de l'eau à une fontaine proche.

— Pourquoi ces bannières, ces tentures, tout ce monde ?

Le gamin leva vers la jeune femme une figure criblée de taches de rousseur où deux yeux clairs brillaient joyeusement, mais il ôta, avec politesse, le bonnet vert effrangé qui lui couvrait la tête.

— C'est que notre sire, le Roi, est entré avant-hier dans la ville avec Madame la Reine et toute la cour, pour venir prier Notre-Dame et célébrer Pâques avant de s'en aller à Vienne où se réunissent les États... Si vous cherchez à vous loger vous aurez du mal. Toutes les auberges sont pleines car, en outre, on dit que Monseigneur le Connétable doit arriver aujourd'hui.

— Le Roi et le Connétable ? s'étonna Catherine. Mais ils sont brouillés.

— Justement. Notre Sire a choisi la cathédrale pour l'y recevoir de nouveau dans sa grâce. Ils feront ensemble la veillée de Pâques, cette nuit.

— Est-ce que des pèlerins ne se réunissent pas ici, qui partiront bientôt pour Compostelle ?

— Si, gracieuse dame. L'Hôtel-Dieu, près de la cathédrale, en est plein. Il vous faut presser si vous désirez vous joindre à eux.

L'enfant indiqua encore à Catherine le chemin de l'Hôtel-Dieu. Il était simple : il suffisait de suivre cette longue, longue rue qui de la tour Panessac, près de laquelle ils se trouvaient, montait vers Notre-Dame et s'achevait en escaliers. Des escaliers qui, eux-mêmes, s'engouffraient sous le porche. Avant de quitter son interlocutrice, le jeune garçon ajouta :

— Tous les pèlerins se fournissent chez maître Croisât, près de l'Hôtel-Dieu. C'est chez lui qu'on trouve les vêtements les plus solides pour le grand voyage et... Je te remercie, coupa Catherine en voyant l'œil de Frère Eusèbe, habituellement dénué de toute expression, s'attacher à elle avec curiosité. Nous allons chercher un logis.

— Dieu vous aide à le trouver ! Mais vous n'avez guère de chance.

Le palais de l'évêque lui-même, Monseigneur Guillaume de Chalençon, est plein à craquer. Le Roi y tient sa cour.

Le gamin s'éloigna en courant. Catherine réfléchit un moment. Il n'y avait pas de temps à perdre. Demain, après la messe solennelle, les pèlerins partaient. Et elle voulait partir avec eux. Elle se laissa glisser de sa mule, se tourna vers Frère Eusèbe qui, placidement, attendait sa décision.

— Prenez les bêtes, mon frère, et allez sans moi jusqu'à l'Hôtel-Dieu où vous demanderez que l'on veuille bien nous donner logis.

Voilà de l'or pour payer notre écot. Quant à moi, je veux, dès maintenant, monter à la cathédrale, but de notre pèlerinage. J'ai hâte de remettre à Notre-Dame ce que je lui porte et il ne convient pas que j'approche à cheval du lieu saint. Allez sans moi. Je vous retrouverai plus tard.

Le digne Frère portier de Montsalvy se contenta d'un signe de tête pour montrer qu'il avait compris et, réunissant dans sa main les brides des deux mules, poursuivit tranquillement son chemin.

Lentement, Catherine monta la rue pavoisée où les enseignes étaient nombreuses : marchands d'objets de piété y côtoyaient les auberges, les rôtisseries, les échoppes de toute sorte et, assises devant leurs portes, sur des marches de pierre, des femmes, courbées sur des coussins couverts de fils ténus, faisaient voltiger de leurs doigts agiles des multitudes de petits fuseaux... Un instant, la voyageuse s'arrêta auprès de l'une de ces dentellières, qui était jeune et jolie et qui, tout en travaillant, lui sourit avec gentillesse. Elle n'eut pas été aussi profondément femme si les fragiles merveilles nées sous ces doigts de fée ne l'avaient attirée. Mais une procession de pénitents descendait de la cathédrale en chantant à pleine voix les cantiques de la mort, et Catherine, rappelée à son vœu, reprit son ascension. Et, à mesure qu'elle montait, elle oublia peu à peu tout ce qui l'entourait...

Sur les degrés de l'immense escalier qui, là-haut, se perdait dans l'ombre des hautes arches romanes, des gens s'échelonnaient montant à genoux péniblement les marches usées déjà par les siècles de ferveur. Le bourdonnement des invocations entourait Catherine comme un bruit d'abeilles, mais elle ne les entendait pas. La tête levée, elle regardait approcher la haute façade polychrome où d'étranges dessins arabes évoquaient les lointains pays, les mystérieux artisans du fond des âges. Elle ne voulait pas s'agenouiller, pas maintenant. C'est debout qu'elle approcherait de l'autel insigne, comme elle approcherait, debout, du tombeau de l'Apôtre. L'ombre du porche l'engloutit. Des mendiants, vrais ou faux estropiés, s'y traînaient, geignant sur un ton monocorde, en réclamant l'aumône.

D'autres entouraient l'antique pierre des Fièvres, où chaque vendredi s'étendaient quelques malades, en criant que la veille encore, Vendredi saint, un perclus avait retrouvé l'usage de ses jambes. Mais Catherine ne leur prêta aucune attention.

Son regard était fixé sur une marche, située à la hauteur des grandes portes dorées du sanctuaire. Quelques mots écrits en latin s'y lisaient : « Si tu ne crains pas le péché, crains de toucher ce seuil, car la Reine du Ciel veut des serviteurs sans tache... » Approchait-elle vraiment sans péché, elle qui, au prix d'un mensonge, allait conquérir sa liberté ? Elle demeura un instant immobile, regardant l'inscription, le cœur étreint d'une angoisse subite. Mais l'élan qui la portait était trop fort pour s'arrêter là. Elle franchit les portes, continua son ascension dans l'ombre épaisse de l'église. Les degrés montaient en une sorte de tunnel au fond duquel scintillaient les cierges jusqu'au cœur même du sanctuaire. Là-haut, c'était comme la gloire lumineuse de l'aurore au sortir de la nuit noire. Un chant grave, lugubre et monotone, emplissait le vaisseau de pierre... Quand, enfin, elle émergea de l'ombre, Catherine crut avoir quitté ce monde tant le décor était étrange. Sur un autel de pierre érigé entre deux colonnes de porphyre couleur de sang, environnée d'une multitude de cierges et de lampes de verre rouge, la Vierge Noire la regardait de ses yeux d'émail...

Le chœur était vide, mais, sur les murs, les personnages hiératiques et décharnés des fresques byzantines semblaient reprendre vie dans la lumière tremblante des chandelles. Une crainte superstitieuse s'empara de Catherine, la vieille terreur du ciel et de l'enfer toujours latente au fond du cœur des hommes et des femmes de ce siècle de fer.

Lentement, elle plia les genoux, se laissa tomber sur les marches de l'autel, fascinée par l'étrange statue.

Petite, assise bien raide dans le cône d'or de son manteau cousu de pierreries, la Vierge Noire avait l'aspect hiératique et terrifiant d'une idole barbare. On disait que les Croisés, jadis, l'avaient rapportée de Terre sainte, qu'elle était aussi vieille que le monde... Son noir visage lourd, à l'expression figée, luisait sous la couronne d'or surmontée d'une colombe qui la coiffait. Seuls les yeux d'émail, trop blancs, semblaient doués d'une vie inquiétante et Catherine, sous leur regard, se mit à trembler, écrasée par la majesté barbare de la statue.

Le chant lugubre avait cessé. Le silence maintenant enveloppait l'église, troublé seulement par le brasillement léger des cierges.

Lentement, Catherine ôta le sachet de peau de son cou, en tira le diamant et, sur ses deux paumes rapprochées, le tendit vers la Vierge.

Le séculaire geste d'offrande fit étinceler de feux sanglants la pierre maudite. Jamais elle n'avait scintillé comme dans ce sanctuaire où s'étalait la grandeur de Dieu. Sur les mains de Catherine, c'était comme un noir soleil de mort tendu vers la divinité.

— Vierge toute-puissante, chuchota la jeune femme, acceptez cette pierre de douleur et de sang. Prenez-la contre vous afin qu'en sorte à jamais le démon qui l'habite, prenez-la pour que le malheur, enfin, s'éloigne de nous... pour qu'enfin le bonheur revienne à Montsalvy.

Pour que je retrouve mon époux.

Doucement, elle posa la pierre aux pieds de la statue puis se prosterna, toute sa terreur envolée, mais bouleversée par une émotion nouvelle.

— Rendez-le-moi, supplia-t-elle douloureusement. Rendez-le-moi, Vierge miséricordieuse... Même s'il faut encore souffrir, même s'il faut peiner des jours et des nuits... Faites qu'au bout du chemin je le retrouve enfin ! Permettez qu'au moins je le revoie... une fois, rien qu'une seule fois... Que je puisse seulement lui dire que je l'aime, que je n'ai jamais cessé de lui appartenir et que personne... jamais... ne pourra prendre sa place. Ayez pitié... oh ! ayez pitié ! Laissez-moi le retrouver. Après, vous ferez de moi ce que vous voudrez.

Elle enfouit son visage dans ses mains qui furent bientôt mouillées de ses larmes et demeura là un long moment, priant pour son enfant et pour Sara, pleurant doucement et attendant inconsciemment une réponse à sa brûlante prière. Et, soudain, elle entendit :

— Femme, ayez confiance ! Si votre foi est grande, vous serez entendue.

Elle releva la tête. Devant elle, un moine en longue robe blanche se tenait debout, penchant vers elle sa tête grise et son visage illuminé de douceur. Une telle paix émanait de cette blanche silhouette que Catherine, subjuguée, demeura devant lui agenouillée, les mains encore jointes comme devant une apparition. Le moine tendit sa main pâle vers la pierre qui scintillait près du manteau d'or de la Vierge, mais ne la toucha pas.

— Ce joyau fabuleux, d'où le tenez-vous ?

— Il appartenait à mon défunt époux, le Grand Argentier de Bourgogne.

— Vous êtes veuve ?

— Je ne l'étais plus. Mais l'homme que j'avais épousé, frappé de la lèpre, est parti au tombeau de Saint- Jacques implorer sa guérison et moi aussi je veux partir là-bas pour le retrouver.

Avez-vous pris rang parmi les pèlerins ? Il vous faut un billet de confession et être agréée par les chefs des errants de Dieu. Ils partent demain.

— Je sais... Mais je viens seulement d'arriver. Pensez-vous, mon père, qu'il soit trop tard ? fit Catherine avec une soudaine crainte.

Un sourire plein de bonté vint éclairer le visage du moine blanc.

— Vous désirez beaucoup partir, n'est-ce pas ?

— Je le désire plus que tout au monde.

— Alors, venez. Je vais vous entendre en confession, puis je vous donnerai un billet pour le prieur de l'Hôtel- Dieu.

— Avez-vous donc le pouvoir de me faire admettre si tard ?

— Il n'y a pas d'heure pour s'approcher de Dieu. Et je suis Guillaume de Chalençon, l'évêque de cette ville. Venez, ma fille.

Le cœur envahi d'un merveilleux espoir, Catherine suivit la blanche silhouette du prélat.

En quittant l'église, Catherine avait des ailes. Elle avait l'impression que tout, maintenant, allait s'arranger, que ses espoirs retrouvaient toute leur vigueur, que plus rien n'était impossible. Il suffisait seulement d'avoir du courage et, du courage, elle en avait à revendre désormais.

À l'entrée de l'Hôtel-Dieu, dont le haut portail ogival gardé par des lions de pierre s'ouvrait sur les marches mêmes de la cathédrale, elle trouva Frère Eusèbe qui l'attendait, assis sur une borne, et disant placidement son chapelet. La voyant approcher il la regarda d'un air malheureux.

— Dame Catherine, il n'y a plus de place dans les dortoirs. Les pèlerins couchent dans la cour, et je n'ai pas pu vous trouver même une paillasse. Moi, je peux toujours demander asile dans un couvent.

Mais vous ?

Moi ? Cela n'a pas d'importance. Je dormirai dans la cour, avec les autres. D'ailleurs, Frère Eusèbe, il est temps à cette heure que je vous avoue la vérité. Je ne rentrerai pas avec vous à Montsalvy. Demain, avec les autres pèlerins, je partirai vers Compostelle... Rien ne peut m'en empêcher. Mais je veux vous demander pardon pour les ennuis que je vais vous causer. Le seigneur abbé...

Un grand sourire vint éclairer le visage rond du petit Frère portier.

De sous sa robe, il tira un rouleau de parchemin et le donna à Catherine.

— Notre très Révérend Père Abbé, coupa-t-il, m'a chargé de vous remettre ceci, dame Catherine. Mais je ne devais vous le donner qu'une fois votre vœu accompli. Il l'est, n'est-ce pas ?

— Il l'est.

— Alors, voici.

D'une main hésitante, Catherine prit le rouleau, en brisa le cachet, le déroula. Il ne contenait que peu de mots, mais leur lecture fit monter à son front une bouffée de joie.

« Allez en paix, avait écrit Bernard de Calmont, et que Dieu vous accompagne. Je veillerai sur l'enfant et sur Montsalvy. »

Le regard qu'elle adressa au Frère portier était rayonnant de bonheur. Dans son enthousiasme, elle baisa la signature de la lettre avant de la glisser dans son aumônière, puis elle tendit la main à son compagnon.

— C'est ici que nous nous séparons. Retournez à Montsalvy, Frère Eusèbe, et dites au Très Révérend Abbé que j'ai honte d'avoir manqué de confiance en lui, mais que je le remercie. Rendez-lui les mules, je n'en ai pas besoin. C'est à pied, comme les autres, que je ferai le chemin.

Puis, se détournant, elle s'envola, légère comme un oiseau délivré, vers l'autre côté de la rue où se balançait une belle enseigne qui représentait un pèlerin sous son grand chapeau, le bourdon à la main, et qui annonçait à tous qu'au « Chemin de Saint-Jacques » maître Croizat tenait boutique de fournitures pour le pieux voyage.

Ceux qui allaient partir étaient une cinquantaine, hommes et femmes, venus d'Auvergne, de Franche- Comté ou même d'Allemagne. Ils se groupaient par régions et par affinités, mais quelques-uns demeuraient isolés, préférant leur solitude et leur propre compagnie.

Au milieu de ses nouveaux compagnons, Catherine assista à la Grand-messe de Pâques. Elle vit passer, à quelques pas d'elle seulement, le Roi Charles VII gagnant le haut fauteuil disposé pour lui dans le chœur. Auprès de lui, elle reconnut la puissante silhouette d'Arthur de Richemont. Le Connétable de France, en ce jour de Pâques, reprenait officiellement son rang et sa charge. Entre ses fortes mains, la jeune femme vit briller la grande épée bleue, fleurdelysée d'or. Elle vit aussi la reine Marie, et, parmi les gens de Richemont, elle reconnut la grande silhouette de Tristan l'Hermite... Tristan, son dernier ami. La tentation fut grande de rompre les rangs silencieux qui l'entouraient, d'aller vers lui... Il serait bon d'entendre son exclamation joyeuse, d'évoquer les souvenirs des jours passés.

Mais elle retint le mouvement qui allait la jeter en avant. NON... elle n'appartenait plus à ce monde brillant, coloré, fastueux. Entre lui et elle, il y avait maintenant l'engagement de la veille, la robe blanche de cet évêque qui, là-bas, dans le chœur illuminé, célébrait la messe en chape d'or frisé. La barrière invisible qui la séparait de cette cour à laquelle, de droit, elle appartenait encore, Catherine ne voulait pas la renverser. L'avenir était ailleurs et, loin de se montrer, elle se fit plus petite au milieu de ses voisins, entre un immense gaillard grisonnant et barbu, qui chantait avec une voix de grandes orgues, et une femme sèche et pâle, dont le regard fanatique s'attachait à l'autel scintillant.

Quand elle la regardait, Catherine oscillait entre la pitié et la répugnance, car elle doutait que cette femme, malade visiblement et qui faisait entendre de temps en temps une toux sèche et caverneuse, pût supporter les fatigues du pèlerinage.

Quant à elle-même, qui donc eût reconnu la comtesse de Montsalvy, la belle veuve de Chinon qu'adorait à deux genoux Pierre de Brézé, en cette femme vêtue comme tous ses compagnons ? Une robe de bure épaisse sur une chemise de lin, des chaussures solides, un grand manteau capable de résister à toutes les pluies, à tous les vents et, sur la guimpe de fine toile qui enserrait son visage, un grand chapeau de feutre noir qu'une coquille d'étain retroussait par-devant. Dans l'aumônière pendue à sa ceinture, elle avait de l'or et aussi la dague d'Arnaud, sa fidèle compagne des jours difficiles, des passes dangereuses. Enfin, dans sa main droite, elle tenait l'emblème même du pèlerin, le fameux bourdon, le long bâton au bout duquel s'attachait une gourde ronde... Non, personne ne l'eût reconnue en cet équipage et Catherine s'en réjouissait. Elle n'était plus qu'une pèlerine au milieu des autres...

La cérémonie tirait à sa fin. La voix grave de l'évêque avait prononcé les souhaits de bon voyage, qu'il adressait à ceux qui partaient. Maintenant, il bénissait les bourdons que tous élevaient d'un même geste. Les prêtres et la grande croix de procession qui allaient mener le cortège jusqu'aux portes de la ville s'ébranlaient déjà.

Catherine, jetant un dernier coup d'œil vers le chœur, enveloppa dans le même regard le Roi, le Connétable, la cour étincelante gardée d'hommes d'armes. Ils semblaient déjà reculer dans le temps au milieu de la brume des mirages. Plus haut, dominant le tout, elle pouvait voir le diamant maudit de Garin scintiller de flammes unies au bandeau d'or qui couronnait la raide petite Vierge. Les portes s'ouvrirent sur le grand air, sur le ciel bleu pâle où couraient les nuages...

Catherine, au seuil, gonfla sa poitrine et prit une grande aspiration.

Elle avait l'impression que ces portes ouvraient sur l'infini, sur un espoir à la mesure du vaste monde.

Derrière les prêtres et les moines, les pèlerins dévalèrent, en criant de joie, la rue en pente. De chaque côté, les bonnes gens s'écrasaient contre les maisons pour les regarder passer. Certains hurlaient des souhaits, d'autres envoyaient à un ami, à un parent un dernier adieu.

Franchis les remparts de granit où claquaient les oriflammes royales, la dernière escorte se détacha des pèlerins. Devant la colonne, une route en pente raide rampait au flanc d'une colline qui avait l'air d'escalader le ciel. En tête, le chef des pèlerins, un gaillard solide aux yeux de feu, entonna d'une voix forte le vieux chant de marche qui avait soutenu tant de courages épuisés par les trop longues étapes, l'étrange cantique en vieux langage qui rythmait si bien le pas.

E ul treia. (En outre.)

E sus eia. (et sus.)

Deus aïa nos. (Dieu nous aide.)

Le chant simple et cadencé scandait bien la marche. Il courut au long de la troupe des pèlerins comme s'enflamme une traînée de poudre. A son tour, comme les autres, Catherine se mit à chanter. Son cœur était léger, son âme en paix, son énergie plus grande que jamais.

Derrière elle, dans la ville qui reculait déjà, les cloches sonnaient à toute volée. Leur chant de victoire éteignait le souvenir cruel du glas de Carlat qui si longtemps avait résonné dans son cœur. Au bout de ce chemin ouvert devant elle, Catherine, soulevée au-delà d'elle-même par une foi aussi grande que celle qui, jadis, avait entraîné les chevaliers croisés à la conquête de la Terre sainte, était sûre maintenant qu'un jour il y aurait Arnaud. Et s'il fallait aller jusqu'au bout de la Terre pour le retrouver ne fût-ce que pour mourir avec lui, elle irait jusqu'au bout de la terre...

En haut de la rude montée, une bourrasque de vent aigre chargée d'une pluie fine et froide qui cingla leurs visages accueillit les pèlerins aux abords du plateau. Catherine baissa la tête pour s'en garantir et, appuyée sur son bâton, avança contre le vent. Mais parce qu'elle ne voulait pas laisser aux éléments le dernier mot dans ce premier corps à corps, elle chanta plus fort que jamais. Ce vent, c'était le vent du Sud. Il avait parcouru, avant de l'atteindre, les terres inconnues dans lesquelles, jour après jour, elle allait s'enfoncer pour retrouver enfin son amour perdu... Il était son ami...

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