Deuxième partie L'ombre du passé

CHAPITRE V Une cage

Josse Rallard retint son cheval et étendit le bras.

— Voilà Burgos ! dit-il, et la nuit est proche. Nous y arrêtons-nous ?

Sourcils froncés, Catherine examina un moment la ville étendue à ses pieds. Après les interminables solitudes du rêche plateau durci par le gel, écorché par le vent, après ces étendues d'un jaune délavé, la capitale des rois de Castille était décevante. Une grosse cité grise et jaune, close de remparts de même couleur, dominée par la masse menaçante d'un fort château. Rien de bien remarquable !... Si, pourtant : une immense construction, enguirlandée d'échafaudages, mais découpée comme une dentelle, ciselée comme un bijou et qui, dans la lumière pauvre du soir, semblait faite d'ambre roux, s'étendait sur la ville qu'elle avait l'air de couver : la Cathédrale. Au pied des remparts, enjambé par la double ogive d'un pont, un fleuve coulait une eau lente et boueuse. Tout cela donnait une lugubre impression de froid et d'humidité. Catherine resserra autour d'elle son lourd manteau de cheval, haussa les épaules, soupira :

— Il faut bien s'arrêter quelque part ! Allons !

Silencieusement, les deux cavaliers reprirent leur chemin, descendirent la faible pente du coteau, atteignirent le pont au bout duquel s'ouvrait, entre deux tours rondes crénelées, la porte Santa Maria. C'était jour de marché. Aussi le pont était-il encombré ; paysans au teint de brique mangé de barbe noire, aux pommettes fortes, au front bas, vêtus de peaux de chèvre ou de mouton, femmes aux robes de laines rouges ou grises portant souvent, sur leurs têtes enveloppées d'un châle, des jarres de terre ou des paniers d'osier, mendiants dépenaillés, gamins aux pieds nus et aux yeux de flamme, mélangés à toute la cavalerie des chemins d'Espagne : ânes, mulets, chariots mal équarris, au milieu desquels se détachait parfois, contraint de marcher du même pas, le noble coursier de quelque hidalgo.

Catherine et son compagnon s'engagèrent bravement dans la cohue et mirent leurs chevaux au pas. Le va-et- vient pittoresque de cette foule braillarde et colorée n'arracha même pas un regard à Catherine, pas plus que les femmes agenouillées au bord du fleuve, qui lavaient, à grands cris et grandes éclaboussures, la laine des moutons du haut plateau dans l'eau jaune de l'Arlanzon... Depuis sa fuite, en pleine nuit, du Moustier de Roncevaux, la jeune femme n'avait paru s'intéresser à la route suivie qu'en fonction du nombre de lieues qui la séparaient encore de Grenade. Elle eût souhaité que son cheval eût des ailes, qu'il fût, ainsi qu'elle-même, bâti d'acier pour ne jamais être obligé de s'arrêter. Mais il lui fallait compter avec les jambes de sa monture, avec la lassitude de son corps de femme, bien que chaque heure écoulée fût pour elle une étape de calvaire.

La jalousie éveillée en elle par le récit de Fortunat, par la trahison d'Arnaud, ne lui laissait ni trêve ni repos. Sous sa brûlure Catherine passait par des alternatives de fureur et de désespoir qui doublaient la fatigue de la route et l'exténuaient. La nuit même, durant les quelques heures qu'elle était bien obligée de consacrer au repos, il lui arrivait de s'éveiller en sursaut, trempée de sueur, croyant entendre l'écho des mots d'amour échangés loin d'elle. Elle se levait alors, cherchait l'air pur et marchait jusqu'à ce que la violence de son sang se fût apaisée.

Au matin, les yeux secs et la bouche serrée, elle repartait droit devant elle, sans jamais se retourner...

Pas une seule fois elle ne s'était inquiétée de ceux qu'elle avait laissés derrière elle, ou d'une éventuelle poursuite. Que lui importaient Jean Van Eyck, le duc Philippe de Bourgogne ou même cette maladroite et brave Ermengarde de Châteauvillain ? Son univers se limitait désormais aux sept lettres qui formaient le nom de Grenade et Josse Rallard, l'étrange écuyer qu'elle s'était donné, calquait son attitude sur celle de sa maîtresse. Il lui avait promis de la mener au royaume des sultans maures, il tenait parole sans chercher à briser la carapace de silence dont Catherine s'entourait.

Franchie la porte Santa Maria, les deux voyageurs se trouvèrent sur une place pavée de gros galets ronds et bordée, sur trois côtés, de maisons à arcades, le quatrième étant occupé par la cathédrale ellemême... Là aussi il y avait du monde, surtout autour des éventaires des paysans qui, assis à même le sol, vendaient les quelques produits de leurs terres. Une théorie de moines, chantant à pleine voix un cantique, pénétrait dans la cathédrale à la suite d'une bannière et, de-ci de-là, par groupes de deux ou trois, des soldats ou des alguazils erraient dans la foule.

— Il y a, plus loin, un hospice de pèlerins dédié à Santo Lesmes, fit Josse en se tournant vers Catherine. Voulez-vous y aller ?

— Je n'appartiens plus au pèlerinage, répondit Catherine sèchement. Et je vois là une auberge... Allons-y.

En effet, à quelques pas des voyageurs, l'auberge des Trois Rois, directement adossée à la muraille de la ville, ouvrait sa porte basse sous une arcade de bois noir. Catherine mit pied à terre et se dirigea résolument vers elle, aussitôt suivie par Josse qui avait réuni dans sa main les brides des deux chevaux.

Ils allaient pénétrer dans l'auberge quand, tout à coup, la foule, jusque-là bruyante mais relativement paisible, devint houleuse et reflua d'un même mouvement vers la porte de la ville en poussant d'affreux hurlements. Ce fut une explosion si violente et si sauvage à la fois qu'elle perça le brouillard d'indifférence dont s'enveloppait Catherine.

— Que font-ils donc ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas ! J'ai cru comprendre qu'ils allaient au-devant de quelque chose, quelque chose qu'ils attendaient... Peut-être le Roi qui regagne son château...

— Si ce n'est que cela... soupira Catherine, que les fastes, même royaux, intéressaient moins encore que tout le reste.

Pourtant, elle ne pénétra pas dans l'auberge. Mieux, elle revint lentement vers la porte Santa Maria d'où venait de surgir un étrange cortège devant lequel la foule maintenant refluait.

Cahotant sur les pavés inégaux, un grossier chariot paysan s'avançait péniblement au milieu d'un groupe de cavaliers, lance au poing. Sur ce chariot, il y avait une cage faite de grosses lattes de bois armées de solides pentures de fer. Et, dans cette cage, il y avait un homme enchaîné.

On ne voyait de lui qu'une masse à peu près informe. L'exiguïté de la cage ne lui permettait pas de se tenir debout. Il était assis, la tête cachée dans ses bras posés sur ses genoux, sans doute pour donner moins de prise aux projectiles de toutes sortes que lui lançait la populace avec des cris de mort. Trognons de chou, crottin de cheval et surtout pierres pleuvaient sans arrêt sur la cage, mais la masse humaine, car l'homme devait être d'une belle taille, ne bronchait pas.

Il avait l'air fait de terre rouge, tant il était sale et l'on ne pouvait distinguer ni la couleur réelle de ses cheveux, ni celle de sa peau. Des haillons gris de crasse le couvraient, mais, sur sa tête, on pouvait voir la tache sinistre d'une blessure encore fraîche.

La foule hurlait de plus en plus fort et les gardes durent faire usage de leurs lances pour la repousser car, sans cela, elle eût pris la cage d'assaut. Fascinée, Catherine regardait cette scène de violence sans parvenir à en détacher son regard. La pitié se levait en elle pour ce malheureux en si piteux état sur lequel s'acharnait la plèbe.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle, pensant tout haut, qu'a donc fait ce malheureux ?

— Ne perdez pas votre pitié, mon jeune seigneur, remarqua, près d'elle, une voix lente pourvue d'un fort accent tudesque. Il s'agit seulement de l'un de ces maudits brigands qui infestent les monts d'Oca, à l'est de cette ville... Ce sont des loups sanguinaires qui volent, pillent, brûlent et font mourir dans d'affreux supplices leurs prisonniers quand ils ne peuvent payer.

Surprise, Catherine se tourna vers celui qui venait de parler. C'était un homme d'une quarantaine d'années, dont le visage ouvert et énergique à la fois s'ornait d'une soyeuse barbe blonde et d'une paire d'yeux d'un bleu candide. Mais la stature était vigoureuse, élevée.

L'on devinait des muscles solides sous la tunique de grosse laine brune, couverte de cette fine poussière blanche qui annonce les travailleurs de la pierre.

Le sourire franc qu'il lui offrait plut à Catherine.

— Comment se fait-il que vous parliez notre langue ? demanda-t-elle.

— Je la parle assez mal, excusez-moi, fit l'homme en riant, mais je la comprends fort bien. Je m'appelle Hans de Cologne et je suis le maître d'œuvre de la cathédrale, ajouta-t-il en désignant les échafaudages couronnant l'édifice.

— De Cologne ? s'étonna la jeune femme. Qu'est-ce qui vous a conduit si loin de votre pays ?

— L'archevêque Alonso de Carthagène que j'ai rencontré à Bâle durant le Concile, voici trois ans. Mais, vous-même, n'êtes pas d'ici...

Une légère rougeur couvrit les joues de Catherine. Elle n'avait pas prévu qu'on lui poserait cette question à brûle-pourpoint et n'avait pas préparé sa réponse.

Je... je m'appelle Michel de Montsalvy, fit-elle précipitamment pour demeurer d'accord avec son costume masculin. Je voyage en compagnie de mon écuyer pour voir du pays !

— On dit que les voyages forment la jeunesse ! Cela prouve que vous n'avez pas froid aux yeux, ou que vous êtes bien-innocent car cette contrée n'a rien d'agréable. La nature y est rude, les gens à demi sauvages...

Il s'interrompit. La foule, tout à coup, s'était tue et le silence était si profond que l'on pouvait entendre les gémissements sourds poussés par l'homme enchaîné.

Une troupe d'alguazils s'avançaient à la suite d'un homme à la mine sévère et tout vêtu de noir qui chevauchait un vigoureux andalou. A la lumière mouvante des torches qui l'entouraient, les traits secs de l'arrivant prenaient un relief d'une implacable dureté. Lentement, au milieu du silence respectueux de la foule, il avança vers la cage.

— C'est l'Alcade Criminel, don Martin Gomez Calvo ! souffla Hans avec, dans la voix, une sorte de respect angoissé. Un homme terrible ! Sous une apparence pleine de morgue, il cache une sauvagerie pire encore que celle des bandits d'Oca.

La foule, en effet, s'ouvrait devant lui avec une hâte qui traduisait la crainte. Les alguazils de sa suite n'avaient aucun besoin de faire usage de leurs armes, le peuple semblait désireux de mettre autant de distance que faire se pouvait entre elle et le dangereux personnage.

Au pas de son cheval, don Martin fit le tour de la cage, puis, tirant son épée, il en piqua, de la pointe, le prisonnier. L'homme enchaîné releva la tête, montrant un visage envahi de barbe malpropre, où la peau et les longs poils se confondaient. Sans trop savoir pourquoi, Catherine frissonna et, attirée comme par un aimant, elle s'avança de quelques pas.

Dans le silence, on entendit alors le prisonnier qui se plaignait.

— J'ai soif ! balbutia-t-il en français... Soif !

Il avait crié le dernier mot et ce cri couvrit celui qui, avec une irrésistible force, s'échappa de la gorge de Catherine.

— Gauthier !

Elle avait reconnu instantanément la voix de son ami perdu et, maintenant, l'épaisse toison ne parvenait plus à lui masquer les traits qu'elle devinait. Une joie folle éclata en elle, lui faisant même oublier la tragique condition de l'homme enchaîné. Elle voulut s'élancer vers lui, mais la lourde patte de Hans s'abattit sur son épaule, la clouant sur place.

— Tenez-vous tranquille, par pitié ! Etes-vous fou ?

— Ce n'est pas un bandit ! C'est mon ami... Laissez-moi tranquille !

— Dame Catherine ! Je vous en supplie ! intervint Josse en s'emparant de son autre épaule.

Hans sursauta :

— Dame Catherine ?

— Oui, s'écria Catherine furieuse, je suis une femme... la comtesse de Montsalvy ! Mais qu'est-ce que ça peut bien vous faire ?

— Cela fait beaucoup ! Et même cela change tout !

Et, sans autre forme de procès, le maître d'œuvre empoigna Catherine comme un simple paquet, la mit sous son bras et appliquant sa large main sur la bouche de la jeune femme pour l'empêcher de crier, la transporta ainsi jusqu'à une maison basse située derrière le cloître de la cathédrale et dont il poussa la porte d'un coup de pied.

— Suivez-nous avec les chevaux ! avait-il lancé à Josse en se jetant dans la foule.

Celle-ci ne fit aucune attention à eux. Tous les regards étaient rivés à l'Alcade et au prisonnier. En traversant la place, Catherine entendit le haut fonctionnaire lancer des ordres d'une voix dédaigneuse qu'elle ne comprit pas. Elle eut seulement conscience du murmure de satisfaction que poussa le peuple et du soupir, presque voluptueux, qui s'échappa de toutes les poitrines... Les populaces de tous les pays se ressemblent et Catherine devina que l'Alcade avait dû leur promettre quelque spectacle de choix en donnant ses ordres.

— Qu'a-t-il dit ? voulut-elle crier, mais la main de Hans l'étouffait.

Il ne la lâchait pas. Une fois entré dans le large couloir sombre, l'Allemand se tourna vers Josse qui entrait à son tour :

— Fermez la porte ! ordonna-t-il. Et venez !

Le couloir ouvrait sur une cour intérieure où s'empilaient des blocs de pierre et, sous une galerie couverte, on apercevait quelques statues de saints seulement ébauchées. Un pot à feu pendu à un pilier de bois éclairait chichement, laissant couler une traînée de lumière jusqu'à la margelle usée d'un antique puits romain qui béait au milieu de la cour.

Une fois là, Hans indiqua à Josse un autre pilier où attacher les chevaux, puis, lâchant enfin Catherine, la remit sur ses pieds sans trop de douceur.

— Là ! fit-il avec satisfaction. Vous pouvez crier autant que vous voudrez !

A demi suffoquée, rouge de fureur, elle voulut lui sauter au visage comme un chat en colère, mais il attrapa ses poignets au vol et l'immobilisa sans brutalité.

— Je vous ordonne de me laisser aller ! cria-t-elle. Pour qui vous prenez-vous ? Qui vous a permis de me traiter de la sorte ?

— Le simple fait que j'ai de la sympathie pour vous ! Jeune seigneur ou dame Catherine, comme vous voudrez, si je vous avais laissée faire, vous seriez à l'heure actuelle maîtrisée, soigneusement encadrée par une douzaine d'alguazils, solidement ligotée et conduite en cet équipage jusqu'à la prison pour y attendre le bon plaisir de l'Alcade ! En quoi, alors, seriez-vous utile à votre ami ?

La colère de Catherine baissait à mesure que les sages paroles tombaient de la bouche du maître d'œuvre. Pourtant, elle ne voulut pas s'avouer si vite vaincue.

Il n'aurait aucune raison de m'enfermer. Je suis une femme, on vous l'a dit, je ne suis point castillane mais fidèle sujette du roi Charles de France, dame de parage au surplus de la reine Yolande née d'Aragon...

Tenez ! s'écria-t-elle en fouillant dans son aumônière et en tirant l'émeraude gravée de la reine. Voici la bague qu'elle m'a donnée...

Doutez-vous encore ? Cet alcade ne pourra refuser de m'entendre !

— Seriez-vous la reine Yolande en personne que vous ne pourriez être certaine de sortir vivante de ses griffes, d'autant plus qu'en Castille la famille d'Aragon est mal vue ! C'est un fauve que cet homme-là ! Quand il tient une proie, il ne la lâche jamais ! Quant à ce joyau, il servirait uniquement à éveiller sa convoitise. Don Martin s'en emparerait, vous ferait jeter purement et simplement dans quelque basse-fosse jusqu'à ce que votre ami ait été exécuté.

— Il n'oserait pas ! Je suis noble et je suis étrangère ! Je pourrais me plaindre...

— À qui ? Le roi Jean et sa cour sont à Tolède. Et seraient-ils ici qu'ils ne serviraient à rien. Le souverain de Castille est une chiffe molle que toute décision fatigue. Un seul pourrait vous écouter favorablement : celui qui est le vrai maître du royaume, le connétable Alvaro de Luna !

— C'est donc à lui que j'irai...

Hans haussa les épaules, alla chercher une cruche de vin posée sur un escabeau et emplit trois gobelets qu'il prit près du puits.

— Comment ferez-vous ? Le connétable guerroie aux frontières de Grenade ; l'alcade et l'archevêque sont maîtres de la ville.

— Je verrai donc l'archevêque... Ne m'avez-vous pas dit que c'était lui qui vous avait amené ici ?

— En effet. Monseigneur Alonso est un homme juste et bon, mais une haine farouche l'oppose à don Martin. Il suffirait qu'il demande la grâce de votre ami pour que l'alcade la lui refuse. Comprenez que l'un a la force armée tandis que l'autre n'a que des moines. Don Martin le sait bien... et en abuse. Venez voir... Mais d'abord buvez un peu de vin. Vous en avez besoin.

La douceur du ton surprit Catherine. Elle leva les yeux. Son regard croisa celui de cet homme tranquille qui lui offrait du vin. Un inconnu, mais qui venait de se conduire en ami, et d'instinct elle en chercha la raison. Une sympathie spontanée ? Sans doute, mais aussi l'admiration qu'elle était désormais accoutumée à lire dans les yeux des hommes. Elle connaissait son pouvoir et, apparemment, celui-ci n'y échappait pas.

Machinalement, Catherine trempa ses lèvres dans le gobelet d'étain.

Le vin, âpre et fort, la réchauffa et lui fit du bien. Elle vida le gobelet jusqu'à la dernière goutte, le rendit à Hans.

— Voilà qui est fait... Que dois-je voir ?

Elle suivit son hôte dans une salle basse, sans lumière et sans feu, où s'alignaient des paillasses garnies de couvertures. Une petite fenêtre, défendue par deux épais barreaux en croix, donnait sur la place. Il régnait là une forte odeur de sueur humaine et de poussière.

— Les ouvriers que j'ai amenés avec moi couchent là, expliqua Hans. Mais, pour le moment, ils sont tous sur la place... Tenez, regardez par la fenêtre !

Au-dehors, le vacarme de cris et de rires avait repris. Catherine se pencha. Ce qu'elle vit lui arracha une exclamation de stupeur. Au moyen de l'un des puissants treuils installés sur les tours de la cathédrale pour y monter les pierres, la lourde cage avait été hissée le long de l'église et se balançait maintenant à la hauteur d'un troisième étage. La foule s'était rassemblée au-dessous, le nez en l'air, et tentait encore d'atteindre le prisonnier avec ce qui lui tombait sous la main...

Le regard de Catherine tourna, rencontra celui de Hans qui épiait sa réaction.

— Pourquoi l'a-t-on mis là ?

— Pour amuser la foule. Ainsi, jusqu'à l'heure du supplice, elle pourra jouir des souffrances du prisonnier. Car, bien entendu, on ne lui donnera ni à boire ni à manger...

— Et... quand ?

— L'exécution ? Dans huit jours !

Catherine poussa une exclamation d'horreur tandis que ses yeux s'emplissaient de larmes.

— Dans huit jours ? Mais il sera mort avant...

— Non, fit derrière la voix râpeuse de Josse. L'homme noir a dit que le bandit avait la force d'un ours et qu'il en resterait assez pour qu'il puisse subir le supplice qu'on lui réserve...

— Et quel sera ce supplice ? demanda Catherine la gorge sèche.

— Pourquoi le lui dire ! reprocha Hans. Ce sera bien assez de l'apprendre le jour même.

— Dame Catherine sait regarder les choses en face, compagnon, répliqua Josse sèchement. Ne t'imagine pas qu'elle te permettra de le lui cacher !

Puis, se tournant vers la jeune femme :

— Dans huit jours, on 1 écorchera vif pour que la peau de cet homme exceptionnel serve à la confection d'une statue du Christ.

Ensuite on jettera les restes au bûcher.

L'épouvante fit dresser les cheveux de Catherine sur sa tête. Elle dut s'appuyer au mur, comprimant de la main son estomac pris de nausée.

La voyant verdir, Hans voulut la soutenir, mais elle le repoussa.

— Non, laissez. Cela va passer...

— Tu avais bien besoin de lui dire ça, grommela l'Allemand.

— Il a eu raison... Josse me connaît.

Elle se laissa choir sur l'une des paillasses et se prit la tête dans les mains. L'époque sans pitié qui était la sienne, les horreurs de la guerre qu'elle avait côtoyées sans cesse lui étaient trop familières pour qu'elle s'émût facilement, mais ce qu'elle entendait dépassait l'imagination.

— Est-ce que ces gens sont fous ? Ou bien est-ce moi ?... Peut-on concevoir pareille barbarie ?

— Chez le Maure qui tient Grenade, on doit voir pire encore, fit tristement Josse. Mais je reconnais que, dans ce pays, on aime le sang plus qu'ailleurs...

Catherine ne l'entendait même pas. Elle répétait, comme pour mieux comprendre la signification :

— ... d'une statue de Christ ? Est-ce qu'une abomination, un sacrilège semblable est possible ?

— Il'y a déjà, dans la cathédrale, une statue de ce genre, fit calmement le maître d'œuvre. Venez maintenant ! Ne restez pas ici. Il fait froid et mes hommes vont rentrer...

Doucement, il la prit par le bras, lui fit traverser la cour intérieure et la conduisit jusqu'à une vaste cuisine qui ouvrait tout au fond et tenait toute la largeur de la maison. Là, le feu brûlait sous une marmite noire de suie, répandant une odeur assez agréable. Une vieille servante, assise sur un escabeau placé près d'un tonneau, dormait de tout son cœur, les mains abandonnées sur ses genoux et la bouche ouverte. Hans la désigna de la tête tout en faisant asseoir Catherine sur un banc.

— Elle s'appelle Urraca. Et elle est sourde comme un pot ! On peut parler...

Il alla secouer la vieille qui, aussitôt les yeux ouverts, se mit à déverser un flot de paroles, mais, sans même faire attention aux deux voyageurs, entreprit de décrocher la marmite pour la poser sur la table. Après quoi, elle tira d'un coffre des écuelles de bois et les remplit de soupe avec une surprenante rapidité. Cela fait, elle retourna dormir près du tonneau. Hans plaça l'une des écuelles dans les mains de Catherine, servit Josse et s'installa près d'eux avec la sienne.

— Mangez d'abord ! conseilla-t-il en approchant l'écuelle des lèvres de Catherine qui, accablée, n'avait pas fait un geste. Mangez !

Ensuite, vous verrez plus clair.

Elle trempa ses lèvres dans l'épaisse soupe de farine et de lard, se brûla et fit la grimace. Reposant l'écuelle sur la table, elle regarda tour à tour ses deux compagnons.

— Il faut que je sauve Gauthier ! Je ne pourrais plus supporter la vie si je le laissais périr de cette affreuse manière.

Sa phrase tomba dans le silence. Hans continua de manger calmement, sans répondre. Quand il eut fini, il repoussa son écuelle, essuya sa bouche à sa manche et murmura :

— Dame, je ne voudrais point vous contrarier. Cet homme était votre serviteur sans doute, votre ami peut- être, mais le temps peut changer les cœurs. Les brigands d'Oca sont d'abominables créatures et cet homme était avec eux. Son âme a dû se charger de crimes semblables aux leurs. Pourquoi risquer votre vie pour l'un de ces inaudits ?

— Vous ne comprenez pas ! Vous ne comprenez rien ! Comment le pourriez-vous ? Est-ce que vous connaissez Gauthier ? Est-ce que vous savez quel homme il est ? Apprenez-le, maître Hans : il n'est pas, dans tout le royaume de France, de cœur meilleur, d'âme plus loyale que la sienne. Voici quelques mois seulement que je l'ai perdu et je sais, moi, que ni pour or ni pour sauvegarde, il n'aurait accepté de changer à ce point. Écoutez plutôt : vous jugerez ensuite !

En quelques phrases simples, sans chercher d'effets faciles, elle retraça, pour l'Allemand, ce qu'avait été la vie de Gauthier auprès d'elle, comment il l'avait protégée, sauvée tant de fois, comment il était parti à la recherche d'Arnaud, comment, enfin, il avait disparu dans un ravin des Pyrénées. Hans l'écouta sans sonner mot.

— Comprenez-vous, maintenant ? dit-elle enfin. Comprenez-vous qu'il me soit impossible de le laisser mourir ? A plus forte raison de cette abominable mort.

Un instant encore, Hans garda le silence, pliant et dépliant ses doigts d'un geste machinal. Enfin, relevant la tête :

— J'ai compris ! Je vous aiderai !

— Pourquoi nous aideriez-vous ? coupa Josse avec une brusque violence. Nous sommes des inconnus pour vous et vous n'avez aucune raison de risquer votre vie pour des inconnus ! La vie a du bon. Vous devez y tenir.

À moins que vous n'espériez gagner l'émeraude de la Reine...

Hans se leva si brusquement que le banc sur lequel il était assis tomba bruyamment derrière lui. Il était devenu-très rouge et son poing crispé se leva jusqu'aux abords du nez de Josse !

— Répète encore une chose pareille, l'ami, et je t'écrase la figure !

Hans de Cologne n'a jamais fait payer un service, retiens ça !

Catherine se jeta vivement entre les deux hommes, et, de sa petite main, écarta doucement le poing menaçant que Josse, d'ailleurs, considérait avec un parfait sang-froid.

— Pardonnez-lui, maître Hans ! Il est difficile, de nos jours, de faire confiance au premier venu, mais moi je vous crois. Il y a des yeux qui ne trompent pas et vous n'auriez pas agi comme vous l'avez fait si vous aviez une arrière-pensée. Mais, dans un sens, Josse a raison : pourquoi risquer votre vie à notre service ?

A mesure que la jeune femme parlait, la figure de Hans avait repris sa couleur normale. Quand elle eut fini, il dédia à son adversaire d'un instant une grimace qui, à la rigueur, pouvait passer pour un sourire.

Puis, haussant les épaules :

— Est-ce que je sais ? Parce que vous me plaisez, bien sûr, mais aussi pour moi-même ! Ce prisonnier est un homme du Nord, comme moi, comme vous. Et puis il commence à m'intéresser, je n'ai pas envie de le laisser dépecer comme viande de boucherie par ces brutes sanguinaires. Je crois bien que je ne pourrais plus dormir après.

Enfin... je hais le seigneur alcade qui a fait trancher une main à l'un de mes hommes sous prétexte de vol. Je serais enchanté de lui jouer un tour...

Il s'éloigna vers le fond de la pièce, prit dans un coin un matelas roulé qu'il étendit non loin du feu.

— Couchez-vous là et tâchez de dormir un peu, dit-il en se tournant vers Catherine. Dans les heures noires qui suivent minuit, nous monterons aux tours pour tenter d'atteindre la cage.

— Croyez-vous que nous allons pouvoir le délivrer ? demanda Catherine les yeux brillants d'espoir.

— Cette nuit ? Je ne pense pas. Il faut voir comment cela se présente vu d'en haut, et il faut aussi préparer la fuite. Mais nous pourrons peut-être lui passer à manger et à boire !

La voix du sereno avait crié minuit depuis bien longtemps quand la porte de la maison d'œuvre s'ouvrit sans bruit pour livrer passage à trois ombres, deux grandes et une petite. Hormis les soldats qui montaient la garde au pied des tours, il n'y avait âme qui vive sur la place. Seul, un chat fila devant les promeneurs nocturnes.

Catherine, Josse et Hans se glissèrent dans l'ombre du cloître de la cathédrale en direction du portail latéral del Sarmental dont Hans avait une clef de la petite porte. Il construisait, en effet, une chapelle près de ce portail. Retenant leur souffle, ils avançaient lentement, prenant garde de ne pas buter sur les pierres du sol. Sous son bras, Josse portait une cruche d'eau tandis que Hans avait un quartier de lard et une petite miche de pain. Catherine, seule, ne portait rien. Elle marchait les yeux à terre, n'osant lever la tête vers la forme sinistre de la cage qui se détachait sur la nuit claire.

— Attention ! avertit Hans quand fut atteint le portail en haut d'une volée de marche. Pas un bruit dans l'église. Elle résonne comme un tambour et il y a toujours deux moines en prière. Ils se relaient toute la nuit. Donnez-moi la main, dame Catherine, je vous guiderai.

Elle glissa sa main dans la paume rugueuse du maître d'œuvre et le suivit docilement tandis que Josse empoignait un pan de son manteau.

La petite porte découpée dans le haut portail ne grinça pas sous la main précautionneuse de Hans. Les trois compagnons aperçurent, dans le chœur, les deux moines qui priaient, agenouillés sur les dalles, leurs crânes rasés reflétant la lumière jaune d'une unique lampe à huile. On entendait nettement le murmure des deux voix qui se répondaient sur un rythme monotone.

Hans se signa rapidement. Aussitôt, il entraîna ses compagnons le long de la chapelle commencée puis dans l'Ombre épaisse des piliers.

Ils glissèrent comme des fantômes jusqu'à l'escalier des tours, dans lequel ils s'engagèrent. Mais il y faisait noir comme dans un four.

Hans referma soigneusement la porte puis battit le briquet. Des torches attendaient, posées à terre ; il en alluma une, l'élevant au-dessus de sa tête pour éclairer la vis de pierre.

— Je l'éteindrai en arrivant en haut ! fit-il. Vite, maintenant...

L'un derrière l'autre, ils s'engagèrent dans l'étroit escalier, grimpant d'une traite jusqu'en haut. Quand Hans éteignit la torche sous son pied, tous trois étaient hors d'haleine tant ils étaient montés vite. L'air plus vif frappa Catherine au visage. On débouchait là en plein ciel, mais, bien que la nuit fût claire, piquée d'étoiles, il lui fallut quelque temps pour accommoder son regard.

— Prenez garde à ne pas tomber, recommanda Hans. Il y a des pierres et des madriers un peu partout.

On était, en effet, sur le chantier principal de l'Allemand qui, au-dessus des tours carrées, élevait des flèches fleuronnées faisant grand honneur à son talent. L'énorme treuil détachait sur le ciel sa grande roue en cour de chêne armé et Catherine la regarda avec l'horreur que l'on réserve à un instrument de torture. Guidée par la main attentive de Hans, elle vint jusqu'à la balustrade ajourée de la tour, se pencha.

Pendue à l'énorme câble du treuil la cage tournait doucement sur ellemême, juste en dessous. A travers les ais de bois qui la composaient, elle put apercevoir le prisonnier. La tête levée, il regardait le ciel, mais une plainte incessante s'échappait de ses lèvres, si faible que Catherine en frissonna d'angoisse. Elle tourna vers Hans un regard suppliant.

— Il faut le remonter, le sortir de cette cage... tout de suite ! Il est blessé.

— Je sais, mais il n'est pas possible de le remonter cette nuit. Le treuil grince épouvantablement. Si j'essayais de le mettre en marche, j'attirerais l'attention des soldats aussitôt. Nous n'irions pas loin.

— Ne pouvez-vous l'empêcher de grincer ?

— Bien sûr que si. Il faut l'enduire de graisse et d'huile, mais ce n'est pas besogne que l'on puisse faire en pleine nuit. De plus, je vous l'ai dit, il faut préparer la fuite de cet homme. Pour le moment, nous allons essayer de le secourir. Appelez-le... mais doucement. Il ne s'agit pas de faire lever le nez aux soldats.

Retenue par Josse cramponné à sa ceinture, Catherine se pencha jusqu'aux limites de l'équilibre, appela doucement :

— Gauthier !... Gauthier !... C'est moi ! Catherine...

Le prisonnier tourna la tête vers elle, mais lentement, sans que rien, dans ce mouvement, n'indiquât la surprise.

— Ca... the... rine ? fit-il d'une voix qui avait l'air de sortir d'un rêve.

Puis au bout d'un instant pendant lequel la jeune femme put compter les battements de son propre cœur :

— J'ai soif !... murmura-t-il.

Le cœur de Catherine se tordit d'angoisse. Était-il déjà si faible que les mots ne l'atteignaient plus, qu'il ne pouvait plus les comprendre ?

Elle eut un élan désespéré.

— Gauthier ! Je t'en supplie ! Réponds-moi ! Regarde-moi ! Je suis Catherine de Montsalvy !

— Attendez un instant, souffla Hans en l'obligeant à se redresser.

Donnons-lui d'abord à boire. Nous verrons ensuite !

Prestement, il attachait l'étroit goulot de la cruche à une longue perche de bois qui traînait sur le chantier et la descendit lentement jusque dans la cage, jusqu'à ce qu'elle touchât les mains de l'homme enchaîné qui, les yeux toujours levés, semblait pourtant ne rien voir.

— Tiens, l'ami ! ordonna-t-il. Bois !

Le contact du pot de terre humide parut déclencher une véritable commotion chez le prisonnier. Il s'en saisit avec un grognement sourd et se mit à boire avidement, à grandes lampées qui évoquaient un animal à l'abreuvoir. La cruche fut vidée jusqu'à la dernière goutte.

Quand il n'y eut plus rien, Gauthier la lâcha et parut retomber dans sa torpeur. Catherine, le cœur serré, murmura :

— Il ne me reconnaît pas ! C'est tout juste s'il a l'air d'entendre.

— C'est la fièvre, sans doute, répondit Hans. Il est blessé à la tête.

Essayons maintenant de lui faire manger quelque chose.

Les aliments solides eurent le même succès que l'eau fraîche, mais le prisonnier n'en demeura pas moins sourd aux appels et aux supplications de Catherine. Il levait les yeux vers elle, la regardait comme si elle était transparente, puis se détournait. De ses lèvres s'échappait une sorte de chant monotone et lent, vague et inconsciente mélopée qui acheva de terrifier Catherine.

— Mon Dieu !... Mais il est fou ?

— Je ne pense pas, fit Hans d'un ton encourageant, mais je vous l'ai dit : il doit délirer. Venez, dame Catherine, pour le moment, nous ne pouvons rien de plus pour lui. Nous allons rentrer. Demain, pendant la journée, je m'arrangerai pour graisser le treuil afin qu'il ne grince plus. La nuit prochaine, peut-être, nous pourrons le tirer de là.

— Mais parviendrons-nous à lui faire quitter la ville ? Les portes semblent solides et bien gardées.

— Chaque chose en son temps ! Pour cela aussi j'ai une idée...

— Avec une bonne corde, fit Josse, qui n'avait pas sonné mot depuis que l'on était entré dans l'église, on peut toujours se laisser glisser le long d'un rempart.

— Oui... à la rigueur ! Mais j'ai peut-être mieux. Un maître d'œuvre apprend bien des choses, simplement en se servant de ses yeux. Maintenant il faut redescendre.

Avec un dernier regard à l'homme en cage, Catherine se laissa conduire vers l'escalier. Dans la nef obscure de la cathédrale, les moines poursuivaient leur oraison, n'ayant même pas soupçonné le passage des trois compagnons. La porte se referma sans bruit.

Catherine et les deux hommes se retrouvèrent dans la rue.

Lorsque l'on eut regagné la maison d'œuvre, Hans fit quelques recommandations à ses hôtes.

— Pour tout le monde, ici, vous serez des cousins à moi en route pour Compostelle, mais évitez tout de même de vous mêler à mes ouvriers. Quelques-uns sont de mon pays et s'étonneraient que vous ne connaissiez pas notre langue. A part cela, vous pouvez aller et venir comme bon vous semblera.

— Merci, répondit Catherine, mais je n'en ai pas envie. La seule vue de cette affreuse cage me rend malade. Je resterai à la maison.

— Pas moi ! dit Josse. Quand il y a une fuite à préparer, il vaut mieux ouvrir ses yeux et ses oreilles.

La journée suivante fut terrible pour Catherine. Enfermée dans la maison de Hans, elle s'efforçait de ne pas regarder au-dehors pour ne pas voir la pluie hargneuse qui tombait depuis le matin et ne pas entendre les cris de haine et les imprécations qui s'élevaient de temps en temps et dont elle ne devinait que trop la destination. Elle demeura seule tout le jour dans l'unique compagnie de la vieille Urraca, compagnie qui n'avait rien de bien réconfortant. Des lèvres rentrées de la femme s'échappaient des paroles que Catherine ne pouvait comprendre. Urraca allait et venait dans la cuisine, parlant seule comme cela arrive fréquemment à ceux qui n'entendent pas, accomplissant sa tâche avec une sorte d'automatisme. À l'heure du repas, elle poussa devant Catherine une écuelle pleine, quelques galettes à moitié brûlées et un pichet d'eau claire, puis retourna s'asseoir près du tonneau d'où elle se mit à examiner la jeune femme avec une attention qui, bientôt, l'exaspéra. Catherine finit par lui tourner le dos et par aller s'installer sous la galerie de la cour intérieure pour y attendre le retour des hommes. Josse était parti en même temps que Hans. Il voulait faire un tour en ville pour reconnaître les lieux, disait-il.

Quand il revint, vers le milieu de l'après-midi, son visage était sombre. À l'interrogation angoissée de Catherine, il répondit par un haussement d'épaules.

— L'évasion ne sera pas facile, fit-il enfin. Je crois bien qu'elle risque de provoquer une révolution. Les gens d'ici sont comme des fauves lâchés. Ils exècrent tellement les brigands d'Oca qu'ils ne se tiennent plus de joie à l'idée d'en tenir un. Si on leur arrache leur proie, ils vont tout casser !

— Eh ! qu'ils cassent tout ! s'écria Catherine. Qu'est-ce que cela me fait ? Est-ce que nous sommes de ce pays ? La seule chose qui importe, c'est la vie de Gauthier...

Josse lui jeta un bref regard en dessous.

— Vous l'aimez donc tant que cela? demanda-t-il avec une nuance sarcastique qui n'échappa pas à la jeune femme.

Elle planta son regard violet bien droit dans les yeux de l'ancien truand et, non sans grandeur, lança :

— Certes, je l'aime... autant et plus même que s'il était mon frère.

Ce n'est qu'un paysan, mais son cœur, sa vaillance et sa loyauté le font plus digne de porter les éperons d'or que bien des nobles. Et si vous espérez m'engager à quitter cette ville en l'abandonnant à ces brutes, vous perdez votre peine. Dussé-je y laisser ma vie, je tenterai tout pour le sauver.

La bouche de Josse s'étira en demi-lune pour un large sourire tandis qu'une étincelle venait danser dans ses yeux.

— Et qui vous dit le contraire, dame Catherine ? J'ai simplement remarqué que ce serait difficile et que nous risquions de déchaîner une révolution, mais rien de plus. Écoutez !

En effet, au-dehors, une nouvelle salve de huées et de cris de mort s'élevaient dans le jour tombant.

— L'alcade a dû faire doubler la garde au pied de la tour. Ils sont là, massés sur la place, trempés par la pluie, mais hurlant comme des loups.

— Doubler la garde ? répéta Catherine en pâlissant.

— Ce n'est pas la garde qui m'inquiète, intervint Hans qui, dégouttant d'eau, entrait à cet instant précis. C'est la foule elle-même.

Si la pluie même ne les chasse pas, ils sont capables de rester là toute la nuit, le nez en l'air. Alors, adieu notre projet !

Il s'ébroua comme un chien, secouant ses épaules pour en faire tomber l'eau. Il y avait de la compassion dans le regard dont il enveloppa Catherine. La jeune femme était blanche comme craie et faisait de visibles efforts pour conserver son calme. Elle garda le silence un moment tandis que Hans ôtait ses souliers dont chacun portait son volume de boue. Finalement, elle demanda :

— Le treuil ? Avez-vous pu vous en occuper ?

— Bien sûr. Sous prétexte qu'il y avait quelque chose qui ne marchait pas, je lui ai mis tellement de graisse qu'on pourrait le faire frire. Mais que voulez- vous tenter avec tous ces gens qui restent là, à regarder et à hurler ? On ne pourra même pas donner à boire et à manger au prisonnier.

— Il faut qu'ils partent ! gronda Catherine entre ses dents, il le faut!...

— Oui, fit Josse, mais comment ? Si l'eau du ciel elle-même n'en vient pas à bout...

À cet instant précis, un violent coup de tonnerre éclata, tellement inattendu que les trois compagnons sursautèrent. En même temps, on eût dit que le ciel crevait. La pluie se changea en déluge. De véritables trombes d'eau s'abattirent sur la terre, si violentes qu'en peu de minutes la place se vida. Les gens, se protégeant de leur mieux contre l'averse, refluèrent en désordre vers les maisons. Les soldats se tassèrent instinctivement contre le mur de la cathédrale, cherchant un abri précaire. Les ouvriers désertèrent les tours. Seule, la cage demeura dans l'orage et le vent, si violent qu'il lui imprimait un balancement.

Massés contre la petite fenêtre de la place, Catherine, Hans et Josse regardaient.

— Si cela pouvait durer... murmura Catherine. Mais ce n'est qu'un orage...

— Il arrive que les orages durent, fit Hans d'un ton encourageant.

De toute façon, voici la nuit... et elle sera bien noire. Venez, mes hommes approchent. Il faut souper, prendre un peu de repos. Nous avons à faire cette nuit...

La soirée parut à Catherine encore plus longue que le jour. La pluie durait. On entendait, sur le toit, son crépitement rageur, incessant. Les hommes avaient mangé en silence puis, un à un, le dos arrondi sous le poids de la fatigue, ils regagnaient leur grabat. Seuls, deux ou trois d'entre eux s'attardaient avec Hans à boire la bière contenue dans le grand tonneau. Assise dans l'âtre, en face de Josse qui, son bonnet tiré sur les yeux et les bras croisés, semblait dormir, Catherine attendait.

Elle aussi avait fermé les yeux, mais le sommeil ne venait pas. Trop de pensées se heurtaient dans sa tête. Elles s'accrochaient toutes à l'homme qui, là-haut, était livré aux éléments déchaînés. Catherine songeait tristement que le ciel lui-même semblait vouloir ajouter au supplice de celui qui ne croyait pas en lui. Puis elle s'angoissait et s'impatientait à la fois en évoquant la tâche qui les attendait tout à l'heure. Parviendraient-ils à la mener à bonne fin ? Et, une fois Gauthier hors de l'affreuse cage, comment lui faire quitter la ville ? Le brave Hans n'allait-il pas subir les terribles conséquences de l'évasion ? Autant de questions auxquelles Catherine s'irritait de ne pas trouver de réponse.

Les hommes, enfin, se retirèrent, le feu baissa. La vieille Urraca avait depuis longtemps disparu dans quelque trou. L'obscurité, peu à peu, se fit plus profonde dans la cuisine enfumée. La maison s'emplit de ronflements, mais Catherine, seule, demeura les yeux ouverts, n'écoutant que les battements lourds de son cœur. Elle n'avait même pas voulu s'étendre et quand, dans l'ombre, elle vit approcher la forme silencieuse de Hans, elle se leva aussitôt. Josse fut sur pied en même temps qu'elle.

— Venez ! chuchota Hans... C'est maintenant ou jamais...

Tous trois se retrouvèrent auprès du puits de la cour. La pluie ne tombait presque plus, mais la nuit était noire comme de la suie.

— Un instant, souffla Hans. Il faut prendre certaines choses.

Il tendit à Catherine un paquet de tissu rugueux, à Josse une sorte de bissac de toile rude assez lourd et se chargea lui-même d'un grand sac qui semblait peser un poids assez remarquable.

— Qu'est-ce que tout cela ? demanda Catherine tout bas.

— Vous comprendrez là-haut. Venez vite !

Dans l'obscurité profonde, car la nuit était vraiment très dense, ils refirent le chemin de la nuit précédente. Il faisait si noir que l'on n'y voyait pas à trois pas et que Catherine s'agrippait à la ceinture de Hans pour ne pas tomber. Ils atteignirent sans encombre le porche, pénétrèrent dans l'église. Comme la veille, deux moines priaient auprès du tombeau du Cid, mais Catherine leur accorda à peine un regard. L'impatience la dévorait tellement qu'elle était prête à abattre tout obstacle qui oserait surgir. De temps en temps, elle tâtait, à sa ceinture, sa fidèle dague, bien décidée à s'en servir s'il le fallait.

Au sommet de la tour, la violence du vent l'obligea à se courber, mais ses yeux s'étaient un peu accoutumés à l'obscurité. Bien peu, à vrai dire, et elle faillit choir deux fois en approchant des balustrades.

La cage n'apparaissait plus que comme une tache plus sombre dans un océan de ténèbres. Les toits de la ville et la campagne environnante s'y étaient fraternellement engloutis.

— On n'y voit rien ! chuchota-t-elle. Comment allons-nous faire ?

— Moi j'y vois assez, coupa Hans. C'est le principal. Attention, Josse, je vais faire remonter la cage.

Retroussant ses manches, le maître d'œuvre cracha dans ses mains et s'attela à l'énorme roue du treuil que Catherine regardait avec effroi, songeant que jamais un homme seul ne parviendrait à la faire mouvoir.

— Je vais vous aider ! déclara-t-elle.

— Non... laissez ! Il vaut mieux que vous aidiez Josse à attirer la cage lorsqu'elle arrivera à la hauteur de la plate-forme. Ce ne sera déjà pas si facile... Quant à ce treuil, soyez tranquille, je le connais.

Et, prenant une profonde inspiration, Hans commença à peser sur l'épaisse manivelle du treuil. La cage oscilla puis, lentement, très lentement, commença à remonter. Aucun bruit ne se fit entendre. Le graissage avait été bien fait. Dans la cage, rien ne bougea. On devinait plutôt qu'on ne distinguait une masse inerte.

— Pourvu qu'il ne soit pas mort ! souffla Catherine que cette immobilité effrayait.

— Pourvu, surtout, que Hans y arrive ! répliqua Josse inquiet.

Remonter ça tout seul, c'est un travail de titan !

L'effrayant effort que s'imposait le tailleur de pierre se devinait à sa respiration courte, tendue. Jusque dans les fibres de sa chair, Catherine sentait la lutte terrible entre les muscles de l'homme et le poids de la cage. Celle-ci ne remontait plus qu'imperceptiblement.

— Mon Dieu ! Il ne pourra jamais ! gémit Catherine.

Elle allait se précipiter vers Hans pour l'aider de son mieux quand sa respiration s'étrangla dans sa gorge. De l'escalier.une ombre venait de surgir. Elle n'eut pas le temps de crier. Le nouveau venu avait dit trois mots dans une langue inconnue et, déjà, joignait ses efforts à ceux de Hans.

— Qui est cet homme ? demanda Catherine interdite.

— N'ayez pas peur. C'est Hatto, mon contremaître... Il a deviné ce que nous voulions faire et veut nous aider.

— Pour quelle raison ?

— Gottlieb, l'homme auquel don Martin a fait trancher le poing, est son frère. On peut avoir confiance.

— Et puis nous n'avons pas le choix... d'autant plus qu'une aide est la bienvenue.

— À qui le dites-vous ! J'ai cru que j'allais tout lâcher. Cette cage est si lourde qu'elle vous arrache les muscles.

Sans répondre, Catherine, frissonnante à l'idée de ce qu'évoquaient les derniers mots de Hans, rejoignit Josse. La cage remontait plus vite maintenant. Son sommet atteignait le bord de la plate-forme, le dépassait... Armé d'une gaffe, Josse attrapa l'un des barreaux, tira à lui.

— Doucement ! chuchota Hans... doucement ! Il faut la poser sans faire de bruit.

La manœuvre était difficile, délicate. Catherine retenait sa respiration et, malgré le froid de la nuit, se sentait trempée de sueur.

Mais, en saisissant, à son tour, le bois grossier de la cage, elle éprouva un vif sentiment de victoire. Un instant, l'affreuse prison tourna doucement à quelques centimètres au-dessus de la plate-forme, puis, avec une lenteur qui accéléra les battements du cœur de Catherine, elle se posa enfin. Les hommes du treuil poussèrent un soupir de soulagement. Catherine les devina plus qu'elle ne les vit essuyer à leur manche leur front en sueur.

— Cette nuit est vraiment noire comme de l'encre ! grommela Hans. Il faut travailler presque à tâtons... Est-ce que vous trouvez la porte ?

— Oui, souffla Josse. J'y suis !

La grossière ferrure qui fermait la cage était en effet assez rudimentaire pour n'offrir aucun problème. La porte ouverte, Catherine s'y engagea, palpant de ses mains impatientes la forme inerte et trempée qui gisait à l'intérieur.

— Il ne bouge plus ! murmura-t-elle avec angoisse. Il doit être mort...

— On va voir ça ! répondit Josse. Otez-vous, dame Catherine.

Laissez-nous faire...

— Dépêchons ! grogna Hans. Regardez le ciel...

En effet, une légère lueur venait d'apparaître derrière un écran de nuages. C'était très peu de chose, mais on y voyait tout à coup un peu plus clair.

— Si l'un des gardes ou n'importe quel autre citadin a l'idée .de lever les yeux et constate que la cage n'est plus à sa place nous aurons toute la ville sur le dos en un instant ! Alors que Dieu nous protège.

— Dans tous les pays du monde, rétorqua la jeune femme sèchement, une église est un lieu d'asile...

— Dans tous les pays peut-être... mais ici, je n'en suis pas tellement certain !

Non sans peine mais avec d'infinies précautions, les trois hommes tirèrent le prisonnier de sa cage. Il était, en effet, complètement inerte.

On ne l'entendait même pas respirer. Vivement, Catherine posa la main sur son cœur, la retira avec un soupir de soulagement.

— Il vit ! souffla-t-elle. Mais pour combien de temps ?

— Vite ! ordonna Hans, déshabillez-le !

— Mais pourquoi ?...

— Vous verrez bien. Pour l'amour du ciel, hâtez- vous ! II fait de plus en plus clair.

Comme pour lui donner raison, on entendit, en bas, sur la place, l'un des gardes qui toussait. Puis le bruit d'une lance qui heurtait la pierre. Les quatre complices se figèrent, le cœur ou, attendant le cri d'alerte qui allait suivre immanquablement... Mais rien ne vint !

Quatre soupirs s'échappèrent simultanément. Josse, Catherine et Hatto se précipitèrent sur Gauthier pour le déshabiller tandis que Hans ouvrait le sac, si lourd, qu'il avait emporté. Il contenait un gros morceau de bois taillé hâtivement et qui évoquait grossièrement la forme d'un homme replié sur lui-même.

— Il faut que la cage ait toujours l'air occupée ! chuchota Hans, sinon la ville sera fouillée dès l'aube et nous ne pourrons jamais faire sortir cet homme. Avec un peu de chance, personne ne s'apercevra de la substitution avant quelques jours.

Catherine, à vrai dire, avait déjà compris ce que voulait faire le brave Allemand. Les haillons dont était recouvert Gauthier n'étaient guère difficiles à ôter. Le corps inconscient fut aussitôt enveloppé dans le manteau qu'avait apporté Catherine tandis que Hans installait son leurre dans la cage et le recouvrait de son mieux avec les haillons du prisonnier plus quelques chiffons, de couleur aussi indéfinie, qu'il avait apporté. Une boule de glaise cachée sous des chiffons, elle aussi, figura la tête couchée sur les bras. Dans la nuit l'illusion était frappante.

— Vu des tours, et en plein jour, cela ne résisterait peut-être pas à l'examen, fit Hans, mais vu d'en bas, cela devrait aller.

La principale difficulté vint des chaînes qui entravaient le prisonnier ; Hans avait bien apporté dans le bissac qu'il avait confié à Josse des outils de serrurier, mais il n'était pas facile d'enlever les fers sans blesser Gauthier. Le moindre cri eût été fatal. Quand, armé d'une scie, Hans attaqua les bracelets de chevilles Catherine retint son souffle car il lui sembla que cela faisait un bruit effrayant malgré les chiffons graissés qui enveloppaient les outils. Mais le maître d'œuvre était vraiment d'une grande adresse. L'opération fut menée à bien sans que l'homme inconscient poussât même un soupir.

On se hâta de disposer les fers sur le grossier mannequin, puis, la cage dûment refermée, Hans et Hatto retournèrent manœuvrer le treuil tandis que Catherine et Josse se chargeaient d'assurer à la cage un départ sans heurts. Quelques minutes plus tard, l'affreux instrument de supplice avait repris sa place au long de la tour. Il était temps !

En effet, comme si elle eût attendu ce moment précis pour se montrer, la lune se dégagea des nuages et déversa tout d'un coup une lumière froide et crue sur toute la région. Simultanément, on entendit, au bas de la tour, les soldats qui échangeaient quelques mots dans leur langue gutturale. Catherine vit briller les dents de Hans et comprit qu'il souriait.

— Allons ! chuchota-t-il, le Ciel est vraiment avec nous !

Maintenant, il faut descendre notre rescapé et, vu le poids qu'il pèse, cela ne sera pas si aisé. L'escalier des tours est raide et c'est une bonne chose que Hatto soit venu-nous aider. Vous, dame Catherine, vous allez passer devant, avec une torche pour nous éclairer. Allons-y, maintenant !

Les trois hommes empoignèrent Gauthier, l'un aux pieds, les deux autres aux épaules, tandis que Catherine se hâtait d'aller allumer une torche à l'abri de l'escalier. Puis le cortège s'engagea dans la vis de pierre, avec une lenteur qui trahissait l'effort considérable. Bien qu'amaigri par les privations Gauthier avait encore un poids respectable et, de plus, son immense carcasse n'était pas d'un maniement facile dans un escalier aussi étroit. Anxieuse, Catherine précédait le groupe, jetant de temps en temps un regard au blessé, épiant à travers la crasse et la broussaille de barbe qui lui mangeait le visage le moindre signe de retour à la vie. Mais rien, pas un tressaillement, pas une crispation ne vint. Seulement le soupir de soulagement des trois hommes quand on atteignit le bas de la tour et que la manœuvre devint plus facile. Plus facile peut-être, mais aussi plus dangereuse. Que l'un des moines en prière tournât la tête, ou que l'un des alguazils de garde à l'extérieur eût l'idée d'entrer dans l'église et les quatre conjurés étaient perdus. C'en était fait d'eux tous !

A pas de velours, retenant leurs respirations haletantes Catherine et ses compagnons glissèrent lentement vers le portail. Ils allaient l'atteindre quand, au moment où l'on s'y attendait le moins, Gauthier poussa un gémissement qui, dans ce silence à peine troublé par le marmottement monotone des moines, sonna aux oreilles de Catherine comme les trompettes de l'Apocalypse. Les trois hommes et leur fardeau n'eurent que le temps de se tasser dans l'ombre d'un immense pilier, contre la grille close d'une chapelle tandis que la jeune femme appliquait vivement une main sur la bouche du blessé.

L'angoisse qui étreignit les fugitifs durant les minutes suivantes fut terrible. Catherine sentait son cœur cogner à grands coups dans sa poitrine. Contre son oreille, elle percevait la respiration haletante de Hans sur lequel elle était pressée. Là-bas, dans le chœur, les deux moines avaient interrompu leur oraison. Ils tournaient la tête du côté où le bruit était venu. Catherine vit le sec profil de l'un d'eux se découper sur la flamme d'une chandelle. L'autre esquissa même le geste de se lever, mais son compagnon le retint.

Es un gato !1 dit-il.

Et, sans plus s'inquiéter, ils reprirent leur oraison.

Mais la situation du petit groupe n'était guère améliorée. Sous sa main, Catherine sentait la bouche de Gauthier s'animer. Il tentait d'échapper à cette gêne. Et le frêle bâillon qu'elle représentait n'arrêterait guère le bruit s'il se remettait à gémir.

— Comment le faire taire ? souffla Catherine affolée, appuyant sa main autant qu'elle pouvait.

Un faible gémissement en sourdait comme l'eau sous le rocher. De nouveau, ils se virent perdus. Les moines allaient encore s'arrêter.

Cette fois, ils viendraient voir...

— S'il faut l'assommer, on l'assommera, chuchota Josse imperturbable. Mais il faut sortir d'ici.

Soudain, dans les profondeurs de l'église, il y eut le tintement d'une cloche, immédiatement suivi par le chant grave et lugubre d'une cinquantaine de voix masculines qui, peu à peu, s'amplifièrent.

Catherine sentit Hans frémir de joie.

— Les moines ! fit-il. Ils viennent chanter prime ! C'est le moment !


1 C'est un chat !


Avec ensemble, les trois hommes s'emparèrent de nouveau de Gauthier, l'enlevèrent comme s'il n'avait rien pesé et se lancèrent le long du bas-côté. Il était temps. Les gémissements de Gauthier ne cessaient plus. Mais les voix fortes des saints hommes renvoyaient le plain-chant jusqu'aux immenses voûtes de l'église l'emplissant d'une harmonie sévère dans laquelle se perdit la voix du blessé. Les portes furent franchies presque en trombe. Il ne s'agissait pas d'être vus de la procession qui approchait, venant du cloître.

Essoufflés, leurs cœurs battant à coups redoublés dans leurs poitrines, les quatre compagnons et leur fardeau se retrouvèrent sous le porche.

La lune éclairait toujours, mais, au long des murs de la cathédrale, une large zone d'ombre très noire se dessinait.

— Un dernier effort, souffla Hans joyeusement, et nous y sommes.

Vite, rentrons.

Quelques instants plus tard, la porte basse de la maison d'œuvre se refermait silencieusement sur eux. Catherine, épuisée et ravie, se laissait choir sur la margelle du puits. Après quoi, incapable de maîtriser plus longtemps ses nerfs hypertendus, elle éclata en sanglots convulsifs.

CHAPITRE VI Fin du repenti

Sagement, Hans, Josse et Hatto laissèrent Catherine pleurer tout son saoul. Ils transportèrent Gauthier sous le hangar où le tailleur de pierre entreposait ses blocs de grès ou de travertin, le déposèrent sur un lit de paille hâtivement rassemblé par Hatto et se mirent à l'examiner.

Consciente, tout à coup, de sa solitude, Catherine cessa de pleurer, s'essuya les yeux et se mit en quête de ses compagnons. Les larmes lui avaient fait du bien. Elle se sentait extraordinairement détendue, libérée même de sa fatigue physique. C'était une joie si exaltante d'avoir pu arracher Gauthier à la cruauté de don Martin ! Même si la moitié de la besogne restait à accomplir, même s'il était mourant...

Mais cette joie ne résista pas au premier coup d'œil qu'elle jeta au grand corps étendu. Il était maigre, d'une saleté effrayante, et, si les yeux s'ouvraient parfois, leur regard gris demeurait vague, éteint.

Quand ils se posaient sur la jeune femme, aucune lueur de surprise ou de reconnaissance ne s'y allumait. Catherine avait beau se pencher sur lui, l'appeler doucement par son nom, le Normand la regardait mais demeurait insensible.

— Est-il devenu fou ? s'inquiéta la jeune femme. On dirait qu'il ne se souvient de rien. Il doit être très malade ! Pourquoi, dans ce cas, l'avoir porté ici plutôt que dans la cuisine ?

— Parce que le jour va bientôt venir, répondit Hans. Quand Urraca se lèvera, il ne faut pas qu'elle le trouve.

— Qu'importe, puisqu'elle est sourde !

— Sourde, oui ! Mais ni aveugle, ni muette et peut- être pas aussi stupide qu'elle le paraît. Nous allons donner des soins à cet homme, le laver de notre mieux, le vêtir convenablement, le réconforter autant qu'il nous sera possible ! Ensuite, le jour sera là. Il faudra alors lui faire quitter la ville sans délai.

— Mais comment l'emmener dans cet état ? Qu'en faire sur la route ?

— L'emmener, coupa Hans gravement, je vous en donnerai le moyen. Ensuite, dame Catherine, ce sera votre problème qu'assurer le destin de cet homme. Je ne peux ni vous suivre, ni le garder ici. Ce serait jouer ma tête et celle de tous mes hommes... En plus, si je vous ai aidée, par instinctive sympathie et par haine de don Martin, je ne suis ni las de la vie, ni désireux d'abandonner, ici, le travail que je fais. Il me faut vous dire que, une fois sortis de cette cité, vous ne pourrez plus compter sur moi. Je le regrette... mais je n'y peux rien !

Catherine avait écouté attentivement le petit discours de Hans. Un peu de confusion se glissait en elle. Cet homme l'avait aidée spontanément et, au fond de son subconscient, elle en était presque arrivée à croire qu'il continuerait. Mais elle avait trop de bon sens pour ne pas admettre aussitôt qu'il avait pleinement raison, qu'elle ne pouvait pas lui demander davantage. Aussi, fut-ce avec un sourire qu'elle lui tendit la main.

— Vous n'avez déjà que trop fait, mon ami, et pour tous ces risques courus au bénéfice d'une inconnue je vous garde grande et sincère reconnaissance. Soyez tranquille, en ce qui me concerne, j'ai toujours su faire face aux problèmes qui se sont présentés à moi. Je viendrai bien à bout de celui-ci.

— D'autant plus que, tout de même, je suis encore là, moi ! marmonna Josse de sa voix nonchalante. Passons aux réalités. Vous avez dit, maître Hans, que vous nous donneriez les moyens de l'emmener. Quels sont ces moyens ?

— Un chariot de pierres. Je dois conduire un chargement à l'Hôpital Del Rey, près du monastère de Las Huelgas, à une demi-lieue de la ville, pour y faire effectuer des réparations. Nous irons dès l'ouverture des portes. Votre ami sera caché parmi les pierres. Les lances des gardes ne peuvent guère aller fouiller là-dedans. Nous attellerons vos chevaux au chariot et, au monastère, je vous procurerai une autre charrette pour emmener cet homme tandis que je trouverai, moi, d'autres chevaux pour ramener mon chariot. Après, ce sera pour vous à la grâce de Dieu.

— Je n'en espérais pas tant, fit Catherine avec simplicité. Merci, maître Hans !

— Assez parlé, maintenant. Occupons-nous de lui et préparons le chariot. Le jour est tout proche !

Sans plus parler, tous quatre s'activèrent. Gauthier, dépouillé de ses haillons, fut lavé, rhabillé de vêtements rustiques mais propres et solides, trop courts évidemment car aucun des trois hommes n'avait ses dimensions. La plaie qu'il portait à la tête et que l'on eut bien du mal à nettoyer approximativement tant le sang et les cheveux y avaient formé une croûte épaisse fut enduite, faute de mieux, de graisse de mouton. On lui coupa les cheveux, on le rasa pour le rendre tout à fait méconnaissable. Il se laissait faire comme un enfant, poussant seulement de temps en temps de courtes plaintes. Mais il avala avec avidité la soupe chaude, reste de la veille, et le pot de vin que lui offrit Hans. Josse, l'air songeur, le regardait boire.

— Il faudrait qu'il boive encore et encore, remar- qua-t-il. S'il pouvait dormir quand il sera dans le chariot, ce serait moins dangereux. Imaginez, que les hommes de garde l'entendent pousser ces plaintes inarticulées ?

— Inutile de l'enivrer, dit Hans. J'ai des graines de pavot pour calmer les douleurs de mes ouvriers quand ils se blessent au travail. Je lui en ferai prendre tout à l'heure, écrasées dans un peu de vin. Il dormira comme un enfant

Lorsqu'ils eurent fini de donner leurs soins à Gauthier, une bande blanche s'était dessinée à l'horizon et repoussait la nuit. Un peu partout, les voix enrouées des coqs se répondaient. Hans jeta vers le ciel un regard soucieux.

— Préparons le chariot, maintenant, dit-il. Urraca ne va pas tarder à descendre de son galetas.

Il fit rapidement avaler à Gauthier le vin drogué, puis, l'enveloppant d'une bâche, il le porta dans le grossier chariot qui dormait dans la remise attenante à la maison. Puis, aidé de Josse et de Hatto, il commença à y transporter des blocs de pierre qu'il disposa habilement dans la voiture de manière que le Normand fût caché par eux sans risques d'être blessé. De la paille fut placée dans les interstices.

Il était temps. Gauthier venait de disparaître derrière son rempart improvisé quand la maisonnée s'éveilla. La vieille Urraca, ses yeux de chouette gros de sommeil, descendit péniblement l'espèce d'échelle qui menait à l'étage supérieur et commença à traîner ses savates entre la cour et la cuisine, tirant de l'eau au puits, cherchant du bois au bûcher, soufflant sur les braises qu'elle avait, la veille au soir, soigneusement recouvertes de cendres avant d'aller au lit. Bientôt l'eau commença à chantonner dans le chaudron tandis que la vieille taillait, avec un couteau long à faire frémir, d'épaisses tranches de pain noir qu'elle disposait sur la table avec des oignons décrochés de la maîtresse poutre. Un à un, bâillant et s'étirant, les hommes de la pierre sortaient de leur dortoir, allaient s'ébrouer dans un seau d'eau froide, puis revenaient chercher leur nourriture. Catherine, bâillant et s'étirant comme les autres, avait repris sa place au coin de l'âtre non sans raison. L'aube était glaciale et elle se sentait gelée. Quant à Josse, affectant les manières d'un homme qui s'éveille à grand-peine, il sortit et s'en alla faire un tour sur la place. Il voulait voir ce que donnait le nouvel occupant de la cage à la lumière du jour. Hans le suivit des yeux, avec un sentiment d'inquiétude, mais se rassura bientôt. Le clignement de paupières et le claquement de langue que lui adressa Josse étaient pleinement satisfaisants. Il se tourna donc vers ses ouvriers et commença à les haranguer dans leur langue maternelle.

Catherine saisit au passage les mots de « Las Huelgas » et comprit que le maître d'œuvre leur annonçait qu'il allait se rendre pour la journée au célèbre monastère. Les Allemands hochaient la tête d'un air approbateur. Aucun ne fit entendre sa voix. L'un après l'autre, après un bref salut en direction de la jeune femme, ils sortirent dans le soleil levant et, le dos rond, déjà offert à la fatigue de la journée de travail, ils se dirigèrent vers leur chantier. Hans adressa un sourire à Catherine.

— Mangez vite quelque chose et mettons-nous en route. Les portes s'ouvrent.

On entendit, en effet, grincer la herse de la porte Santa Maria toute proche tandis que les bruits de voix, les cris et les appels coutumiers commençaient d'animer la place. Hans se tourna vers la porte.

— Où est Josse ? demanda-t-il. Toujours sur la place ?

— Je crois... oui !

— Je vais le chercher.

Machinalement, tout en mordant à belles dents un quignon de pain et un oignon, Catherine le suivit. Josse n'était pas loin. Sa maigre silhouette se découpait à quelques toises de la maison les mains aux hanches. Il paraissait fasciné par un spectacle qui ne tarda pas à captiver Hans et Catherine. En effet, une cavalcade débouchait en trombe sur la place. La jeune femme reconnut des alguazils et, au milieu d'eux, le cheval andalou et les plumes noires de don Martin Gomez Calvo. Au même instant, une troupe de charpentiers arrivaient en courant, avec des poutres, des planches, des échelles et des marteaux. Un homme énorme, vêtu de pourpre sombre, paraissait les commander.

— Le bourreau ! articula Hans d'une voix complètement décolorée. Donnerwetter ! Est-ce que cela voudrait dire que...

Il n'acheva pas sa phrase. Ce qui se passait devant les yeux épouvantés de Catherine n'était que trop clair. Avec une rapidité diabolique, les charpentiers installaient un échafaud bas, stimulés par les gestes énergiques du bourreau et par les claquements de fouet de trois contremaîtres apparus tout à coup.

— Ce sont des esclaves maures ! souffla Hans. Il faut fuir et tout de suite. Regardez ce que fait don Martin.

Catherine tourna la tête vers l'Alcade Criminel. En vérité il n'était point besoin d'un long examen pour comprendre ce qu'il faisait.

Debout sur ses étriers, un doigt osseux pointé vers le ciel, puis ramené vers la terre, il donnait, assez clairement pour qu'on n'eût pas besoin de traduire ses paroles, l'ordre de descendre la cage.

Josse, à cet instant, vira sur ces talons et revint en courant vers la maison. Il était blanc jusqu'aux lèvres.

— Alerte ! lança-t-il. Don Martin craint que le mauvais temps n'ait trop affaibli le prisonnier. Il a donné l'ordre de procéder à l'exécution.

Et il a l'air pressé !

En effet, une nouvelle bande d'esclaves maures aux identiques turbans jaunes faisaient leur apparition, chargés de bûches et de fagots destinés au bûcher qui devait brûler le condamné préalablement écorché.

Sans répondre, Hans empoigna Catherine et Josse chacun par un bras et rentra précipitamment dans la maison. Ils se ruèrent vers le chariot où Hatto achevait d'atteler les chevaux. Vivement, les trois compagnons se hissèrent sur le véhicule, Catherine à côté de Hans qui saisit les guides et Josse assis à l'arrière, les jambes pendantes et le bonnet sur les yeux, dans l'attitude d'un ouvrier consciencieux qui se rend à l'ouvrage sans se soucier des autres contingences. Le fouet claqua aux mains de Hans et l'attelage franchit la barrière en planches que Hatto maintenait ouverte. On se dirigea vers la porte Santa Maria.

Mais, déjà, la circulation était difficile. Les apprêts de l'exécution avaient fait sortir en masse les citadins de leurs maisons. Ils s'attroupaient par masses épaisses, se bousculant pour s'assurer les premiers rangs. Les fenêtres s'ouvraient dans le claquement joyeux de leurs volets de bois, se garnissaient de femmes au regard brillant. On escaladait les toits que la pluie de la veille et le froid du petit matin avaient cependant rendus glissants. Les gens de Burgos se préparaient, fiévreusement, à un spectacle de choix.

Les yeux apeurés de Catherine glissèrent sur l'échafaud, où les bourreaux dressaient à cet instant un poteau en forme de croix et garni de chaînes, sur le bûcher presque terminé, et remontèrent le long de la tour, vers la cage qui lentement descendait. Elle avait déjà parcouru plus de la moitié du trajet. Et le chariot avait de plus en plus de mal à avancer.

Paso !1 hurlait Hans qui, debout, faisait claquer son fouet. Paso !

Mais la foule, de plus en plus dense, était trop attirée par les préparatifs du supplice pour lui prêter attention. Ses cris obtenaient tout juste un regard dédaigneux. Ces gens préféraient être foulés aux pieds des chevaux plutôt que de céder un pouce de terrain. La colère s'empara de l'Allemand.

Cuidado !2 ordonna-t-il tandis que la mèche du fouet s'en allait caresser quelques épaules rebelles.


1 Place !

2 Attention !


En même temps, tirant de toutes ses forces sur les rênes, il fit cabrer les chevaux dont les jambes battantes menacèrent plusieurs têtes. Cette fois, la foule, avec un cri de terreur, s'écarta. Hans lança ses chevaux vers la porte.

Hélas, au même instant, la cage touchait terre et don Martin n'eut pas besoin d'y regarder à deux fois pour comprendre que le prisonnier lui avait échappé. Catherine, qui l'observait avec angoisse, vit sa figure olivâtre tourner au vert. Il sauta à bas de son cheval et se mit à hurler des ordres. La foule, déçue, déjà furieuse, se mit à gronder comme la mer au vent de la tempête. Le chariot allait s'engager sous la voûte de la porte... Avec un grincement sinistre la herse se baissa devant les poitrails des chevaux. Don Martin avait donné l'ordre de fermer les portes et de fouiller la ville !

Prête à s'évanouir, Catherine ferma les yeux et s'affaissa sur son siège. La voix de Hans lui chuchota, comme du fond d'un rêve :

— Courage, bon sang ! Ce n'est pas le moment d'avoir des vapeurs ! Il faut faire front ! C'est notre seule chance.

Et, incontinent, il se mit à invectiver les gardes, leur servant, en bon castillan, un long discours rageur qui devait vouloir dire qu'il avait, lui, son travail à faire et que toutes ces histoires de clocher ne l'intéressaient pas. Avec une foule de gestes furieux à rendre jaloux don Martin lui-même, désignant tour à tour la lourde grille close et son chariot, Hans tentait visiblement de convaincre les gardes de le laisser passer. Mais ceux-ci, appuyés sur leurs piques aussi pesamment que sur leur consigne, hochaient négativement la tête, refusant d'entendre. Découragé, Hans se laissa retomber sur son banc.

— Qu'allons-nous faire ? demanda Catherine prête à pleurer.

— Que voulez-vous que nous fassions ? Il nous faut rester et attendre... avec tous les risques que cela comporte !

Accablée, Catherine baissa la tête, joignit les mains sur sa poitrine et se mit à prier en silence, indifférente à ce qui se passait derrière elle.

Pourtant la place bouillonnait comme une mer en furie. Malmenés par les alguazils qui faisaient pleuvoir sur eux une grêle de coups de bois de lance pour se frayer un passage vers les maisons, les gens beuglaient comme cochons à l'abattoir. La douleur et la rage se mêlaient. Un peu partout, des disputes éclataient, voire des rixes. Déjà les hommes de don Martin pénétraient en trombe dans les auberges, interrogeant brutalement hôteliers et voyageurs. Tout le monde croyait voir, dans chaque visage inconnu ou seulement un peu étrange, l'un de ces terribles brigands de la forêt d'Oca, qui, sans doute, étaient venus reprendre leur camarade. La peur se glissait dans les âmes, y semant une folle panique.

Tout à coup, de l'autre côté de la porte fermée, un faible chant religieux se fit entendre, un chant si familier qu'il fit lever la tête de Catherine.

E ul treia !

E sus eia !

Deus aia nos !

L'antique, le séculaire chant des pèlerins de Compos- telle. Celui qu'ils reprenaient toujours quand la fatigue se faisait trop lourde, celui que, si peu de semaines plus tôt, elle-même avait chanté en quittant Le Puy et sur les chemins déserts de l'Aubrac. Une vague d'espoir se leva en elle. Il lui parut que la vieille cantilène était la réponse de Dieu à son ardente prière. Sautant à bas du chariot, elle courut à la herse, s'y accrocha des deux mains, glissant son visage entre les barreaux. Devant elle, sur le pont romain, une troupe de pèlerins fourbus et déguenillés avançaient, redressant de leur mieux leurs échines lasses et leurs têtes pesantes. En avant, les yeux levés vers le ciel, son regard fanatique rivé aux nuages et brandissant bien haut le bâton dont il scandait le chant, marchait Gerbert Bohat...

— Tiens ! souffla Josse qui s'était glissé près de Catherine, comme on se retrouve !

Mais Gerbert n'avait pas vu ses anciens compagnons de route. Il s'était arrêté à quelques pas de la herse close et, levant la tête vers le haut du rempart où veillaient des soldats :

— Pourquoi cette porte est-elle fermée ? demanda- t-il. Ouvrez aux errants de Dieu !

Il répéta aussitôt ses paroles en espagnol. Un homme d'armes répondit quelque chose qui devait être un conseil de passer au large tant le ton était rude. D'ailleurs, la fragile douceur chrétienne du Clermontois n'y résista pas. Il éleva la voix et c'est d'un ton de colère qu'il apostropha son adversaire.

— Que dit-il ? demanda Catherine.

— Qu'aucune ville chrétienne, jamais, n'a osé se fermer devant les pèlerins de Compostelle, que lui et les siens sont exténués, qu'il a des malades, des blessés même qui ont grand besoin d'arriver à l'hospice car ils ont été attaqués par des brigands et qu'il exige l'ouverture des portes !

— Et que lui répond-on ?

— Que don Martin ne veut pas !

Le dialogue, de plus en plus rapide, de plus en plus violent, se poursuivit quelques instants. Finalement, Gerbert Bohat planta son bâton à terre et s'appuya dessus dans une position d'attente tandis qu'autour de lui les pèlerins se laissaient tomber sur le sol, exténués de fatigue.

— Alors ? demanda Catherine à Josse.

— Gerbert en appela à l'archevêque. Le soldat lui a répondu qu'on allait chercher don Martin.

L'Alcade Criminel ne tarda pas à apparaître. Catherine entrevit sa longue silhouette noire, ses jambes de faucheux qui grimpaient l'escalier de pierre du rempart. Hans, à son tour, était descendu du chariot malgré les gardes qui prétendaient le faire rentrer chez lui et avait rejoint ses compagnons.

— Il y a peut-être là une chance, souffla-t-il. J'ai entendu don Martin dire que les brigands qui ont attaqué les pèlerins sont peut-être ceux d'Oca et qu'il faudrait interroger les arrivants.

Au bout d'un instant, en effet, la voix coupante de don Martin se fit entendre au-dessus de la tête de Catherine. Gerbert avait salué poliment mais ne s'était pas départi de son attitude raide pour s'adresser à lui. Un nouvel échange de paroles incompréhensibles pour la jeune femme puis, brusquement, le ton de l'alcade s'adoucit étrangement. Hans chuchota, étonné :

— Il dit qu'il va faire ouvrir les portes devant ces saintes gens... mais je n'aime pas beaucoup sa subite douceur. Et l'art d'interroger autrui ne présente pas beaucoup de nuances chez don Martin.

N'importe, si la herse s'ouvre, il faudra en profiter...

— Mais vous risquez d'être poursuivi ? objecta Catherine. On vous tirera peut-être dessus ? Si une flèche vous atteignait je ne me le pardonnerais pas.

— Moi non plus ! sourit Hans mi-figue mi-raisin, mais nous n'avons pas le choix. Si l'on découvre ce que nous transportons, nous partageons son sort. Le vin est tiré, il faut le boire ! Écoutez ce vacarme derrière nous ! On fouille toutes les maisons. Mourir pour mourir, j'aime mieux une flèche que le bûcher.

Et Hans se réinstalla résolument sur son siège, invitant Catherine et Josse à en faire autant. Ils reprenaient tout juste leur place quand don Martin Gomez Calvo apparut sous la voûte avec une escouade d'alguazils. Il eut un haut-le-corps en apercevant le chariot et se dirigea vivement vers lui. Le voyant approcher, son maigre visage déformé par la colère, Catherine se sentit mourir. Il allait faire reculer la voiture, ordonner qu'on la fouille. Elle écouta la voix aigre invectiver Hans avec la mort dans l'âme, persuadée que rien, désormais, ne pourrait plus sauver ni elle, ni Gauthier, ni leurs amis, de cet échafaud vide qui, là-bas, avait l'air d'attendre une proie.

Mais c'était mal connaître le maître d'œuvre. A la colère de l'alcade, il opposa un calme olympien, expliquant, comme Josse le chuchota à l'oreille de Catherine, qu'il lui fallait absolument porter son chargement de pierres à Las Huelgas parce qu'il était déjà en retard pour un travail à lui commandé par le connétable Alvaro de Luna. Le nom du maître de la Castille fit son effet. La hargne de don Martin baissa de quelques degrés. Son regard aigu, méfiant, enveloppa tour à tour chacun des occupants du chariot. Catherine, sous l'examen de ces yeux cruels, retint mal un frisson de dégoût. Il y eut un instant de silence accablant, mais, enfin, les lèvres minces de don Martin s'entrouvrirent, laissèrent tomber une phrase courte. Derrière elle, Catherine sentit Josse frémir. Hans, lui, n'avait pas bronché, mais, en le voyant serrer ses rênes d'une main plus ferme, la jeune femme comprit que l'on allait partir. En effet, la herse, lentement, se relevait.

Mais, derrière le chariot et tout autour, il y avait une troupe armée.

Don Martin s'avança sur le pont, fit un geste autoritaire qui invitait les pèlerins à s'avancer. Ils se relevèrent péniblement, se mirent en rang tant bien que mal. Seul Gerbert n'avait rien perdu de son attitude hautaine.

— Allons-y ! murmura Hans. Nous tenons trop de place. Nous attendrons, sur le pont, que toute la colonne soit passée.

Le chariot avança lentement, sortit de l'ombre humide de la porte.

Catherine, qui, jusque-là, avait eu la sensation d'avoir sur sa poitrine toutes les pierres du rempart, sentit son cœur s'alléger. Hans rangea son véhicule pour laisser passer les pèlerins. Ils semblaient accablés de fatigue, et aussi de misère. La traversée des montagnes avait dû les éprouver. Au passage, Catherine et Josse reconnurent quelques visages, mais la plupart portaient les traces visibles de leurs peines.

Les vêtements étaient en lambeaux, les corps tuméfiés ou même blessés. Les brigands avaient dû les malmener cruellement. Plus aucun d'entre eux n'avait le courage de chanter.

— Pauvres gens ! murmura Catherine. Nous devrions être comme eux !

— Dieu soit loué, nous n'y sommes pas, souffla Josse avec une satisfaction qui, d'ailleurs, ne dura guère.

En effet, le drame tout de suite éclata. A peine les pèlerins eurent-ils atteint la porte Santa Maria que les soldats les entourèrent et s'emparèrent d'eux.

— Sang du Christ ! jura Josse. Mais... on les arrête !

— Don Martin désire leur poser quelques questions, répondit Hans d'une voix sombre. Il préfère s'assurer de leurs personnes... momentanément !

— C'est indigne ! s'écria Catherine. Qu'est-ce que ces pauvres gens peuvent lui apprendre ? Ils ont besoin de soins. Pas de policiers !

— On leur demandera si les brigands d'Oca ont récupéré leur compagnon, par exemple. Et où ils ont leur repaire. Reste à savoir de qui ces malheureux ont le plus peur : de la vengeance des brigands ou bien de don Martin !

Catherine ne répondit pas. Tournée vers la ville, elle suivait avec angoisse les péripéties du drame. Car, si la plupart des pèlerins se laissaient emmener sans résistance, quelques-uns d'entre eux tentaient d'opposer une certaine défense aux hommes de l'alcade et, premier de tous, naturellement, Gerbert Bohat. On l'entendit crier :

— Trahison ! Défendons-nous, mes frères, Dieu le veut !

Et lui-même, courageusement, se lança dans la bataille, opposant son dérisoire bourdon aux épées et aux lances des soldats. Incapables d'aller plus loin, Catherine, Hans et Josse regardaient, fascinés, les yeux agrandis par l'horreur. Le sang coulait, sur le pont, en longues rigoles sombres qui se moiraient sous le soleil déjà haut. La brutalité des Castillans se donnait libre cours et, debout, bras croisés, à quelque distance, don Martin regardait en passant sa langue sur ses lèvres.

Cela ne dura guère, le combat étant par trop inégal. Bientôt, tous les pèlerins furent maîtrisés. Catherine, soulevée d'indignation, entendit le cri de mort de Gerbert, frappé en pleine poitrine par une lance. Un ordre bref lui fit écho et, aussitôt, le malheureux Clermontois fut jeté à la rivière qui, sur son flot jaune, grossi des dernières pluies, l'emporta lentement d'abord, puis plus vite. Les autres pèlerins furent poussés dans la ville et la herse retomba...

Rageusement, Catherine secoua Hans qui paraissait frappé de stupeur.

— Vite, partons ! Nous avons la place maintenant... Et puis nous pourrons peut-être le repêcher.

— Qui ? fit Hans en levant sur elle un regard accablé.

— Mais lui... Gerbert Bohat que ces misérables ont jeté à l'eau.

Peut-être n'est-il pas mort...

Docilement, Hans mit le chariot en marche. La route qui menait à Las Huelgas suivait, heureusement, le cours de l'Arlanzon. Josse avait quitté sa place, à l'arrière de la carriole, pour rejoindre les deux autres.

Lui aussi avait les traits tirés, le regard un peu halluciné. Il balbutia :

— Des pèlerins ! Des errants de Dieu qui demandaient seulement l'asile qui leur est dû !...

— Je vous ai dit que les gens d'ici étaient des sauvages ! lança Hans avec une soudaine violence. Et don Martin est le pire de tous. Je pensais qu'après l'affaire de la cage vous n'en douteriez pas, mais il fallait le sang pour vous convaincre ! Vivement que je termine mon œuvre ici. Je rentrerai avec joie dans mon pays, au bord du Rhin... Un grand fleuve, un vrai ! Majestueux, grandiose ! Rien de comparable avec cette sale petite rivière !

En silence, Catherine le laissa exhaler sa fureur. Les nerfs tendus du sculpteur en avaient besoin... Elle surveillait l'eau jaune, cherchant à retrouver le corps de Gerbert. Soudain, elle l'aperçut, longue forme noire dérivant au gré du flot boueux. Elle se dressa, tendit le bras.

— Tenez ! Le voilà ! Arrêtez !

— Il est mort ! fit Hans. Pourquoi s'arrêter ?

— Parce qu'il n'est peut-être pas tout à fait mort. Et même s'il l'est, il a droit à une sépulture chrétienne.

Hans haussa les épaules.

— Même l'eau sale vaut autant que la terre de ce pays pourri !

Arrêtons-nous si vous y tenez.

Il rangea le chariot le long du chemin défoncé. Aussitôt, Catherine fut à terre. Josse sur les talons, elle dégringola vers l'Arlanzon, l'atteignit à une courbe serrée vers laquelle le corps se dirigeait. Sans hésiter, Josse entra dans l'eau, attrapa Gerbert, l'amena à la rive. Aidé de Catherine, il le sortit de l'eau, l'étendit sur les cailloux de la berge. Le Clermontois avait les yeux clos, les narines pincées, les lèvres blanches et serrées, mais il respirait encore faiblement. À la poitrine, il portait une plaie profonde mais qui ne saignait plus. Josse hocha la tête.

— Il n'en a plus pour longtemps ! Il n'y a rien à faire, dame Catherine. Il a perdu trop de sang !

Sans répondre, elle s'assit à terre, posa la tête de Gerbert sur ses genoux avec une douceur infinie. Hans l'avait rejointe et, sans un mot, lui tendait une sorte de gourde en peau de chèvre qu'il avait accrochée à sa ceinture avant de quitter sa maison. Il y avait du vin dedans.

Catherine en humecta les lèvres décolorées. Gerbert eut un frisson, ouvrit les yeux, les posa surpris sur la jeune femme.

— Catherine ! balbutia-t-il... Vous êtes... morte, vous aussi... puisque je vous revois... J'ai tant pensé à vous !

— Non. Je vis et vous vivez aussi ! Ne parlez pas !

— Il le faut ! Vous avez raison... je le sens à ma souffrance, je vis encore, mais pour bien peu de temps ! Je... voudrais... un prêtre, pour ne pas... partir avec mon péché !

Il fit un effort pitoyable pour se redresser, s'agrippant au bras de Catherine. Doucement, Josse s'agenouilla derrière lui, le souleva avec précaution. Il regarda les trois visages penchés sur lui, soupira :

— Aucun de vous n'est prêtre, n'est-ce pas ?

Catherine fit signe que non, retenant avec peine ses larmes. Gerbert essaya de sourire.

Alors... c'est vous qui m'entendrez, Catherine... Vous trois ! Je vous ai chassée, condamnée à errer sans nous... parce que je croyais vous haïr... comme je haïssais toutes les femmes. Mais j'ai compris que, vous... ce n'était pas pareil ! Votre pensée... ne m'a plus quitté... et la route est devenue mon enfer !... A boire !... Encore un peu de vin !...

Il me donne la force... Catherine le fit boire, doucement. Il eut une faiblesse mais se reprit, rouvrit les yeux.

— Je vais mourir... et c'est bien ainsi ! Je n'étais pas digne...

d'approcher le tombeau de l'Apôtre parce que... j'ai tué ma femme, Catherine !... Je l'ai tuée par jalousie... parce qu'elle en aimait un autre ! J'aurais voulu tuer toutes les femmes...

Il se tut, se rejeta en arrière et Catherine, une fois encore, crut qu'il passait. Mais, après un instant, il souleva ses paupières que la mort plombait déjà. Sa voix s'affaiblissait, les mots s'embarrassaient. Les lèvres cherchaient l'air qui les fuyait.

— Pardonnez !... Il faut... pardonner ! J'ai eu mal !... Oh ! si mal !... Alysia !... Je l'aimais ! Je pouvais aimer alors !...

Les derniers mots furent incompréhensibles. La faible étincelle de vie que le vin avait rallumée dans le corps exsangue s'éteignait rapidement. Gerbert devint plus pâle encore, ses traits parurent se ratatiner, se resserrer.

— C'est la fin ! murmura Josse.

C'était la fin, en effet. Les lèvres blêmes s'agitaient sans qu'aucun son n'en sortit. Catherine sentit le corps épuisé se raidir contre elle dans le dernier spasme de l'agonie. Puis la bouche parvint à prononcer un dernier mot.

— Dieu !...

Le mot n'était qu'un soupir et ce soupir était le dernier. Les yeux s'étaient fermés pour ne plus se rouvrir. Doucement, Catherine laissa glisser le corps en arrière, essuya ses yeux humides et regarda Hans. Il avait l'air changé en pierre.

— Où l'enterrer ?

— Les moines de l'Hospital del Rey s'en chargeront. Nous allons le mettre aussi dans le chariot.

Joignant leurs efforts, Josse et Hans emportèrent le cadavre trempé en l'enveloppant de leur mieux dans son manteau de pèlerin déchiré. On le déposa sur les pierres qui protégeaient Gauthier. Celui-ci, toujours roulé dans sa bâche et entouré de paille, n'avait pas bougé. Il dormait avec application, assommé par la dose de vin drogué que lui avait administrée Hans. Celui-ci fit claquer son fouet.

— La route n'est pas longue, heureusement, fit-il d'une voix enrouée qui traduisait à elle seule leur émotion à tous.

En effet, quelques instants seulement s'écoulèrent avant que surgissent les murs blancs et la tour carrée d'un puissant couvent cistercien dont deux portes seulement perçaient l'imposante enceinte.

— Las Huelgas ! marmonna Hans. Le plus noble couvent d'Espagne. Le roi Alphonse VIII et la reine Aliénor d'Angleterre l'ont fondé, voici bien longtemps, pour les filles de la haute noblesse et pour servir de sépulture à ceux de leur race. Mais, à ce que l'on dit, cette haute destinée se trouve aujourd'hui quelque peu oubliée.

En effet, à la grande surprise de Catherine, des flots de musique s'échappaient des pures fenêtres romanes du couvent. C'étaient des échos de violes, de luths et de harpes qui n'avaient rien de religieux.

Accompagnée par eux, une fraîche voix de femme chantait une chanson d'amour et, de temps en temps, des rires se faisaient entendre.

Le ciel, devenu d'un bleu chaud et l'éclat du soleil achevaient de donner à cet étrange couvent un grand air de gaieté.

— Qu'est-ce que cela veut dire ? fit Catherine ahurie.

— Que les nonnes de Las Huelgas sont choisies, actuellement, beaucoup plus pour leur beauté et leurs aptitudes à l'amour que pour leurs quartiers de noblesse ou leur piété, répliqua Hans sarcastique. Le roi Jean, qui est un artiste, qui aime fort la musique, et le connétable, qui aime fort les dames, y font de fréquents... et très agréables séjours.

Aussi n'est-ce point là que nous laisserons notre défunt et nos pierres, mais bien chez les vieux moines de l'Hospital del Rey qui, d'ailleurs, s'accommodent assez mal de ce voisinage parfumé.

Le vieil hospice s'élevait un peu plus loin et il était infiniment moins pimpant que le beau couvent. Ses pierres s'effritaient, menaçaient ruine en plus d'un endroit. Les pèlerins de Compostelle ne s'y arrêtaient plus guère, préférant celui de Santo-Lesmes en plein Burgos. Lentement, l'Hospital del Rey s'endormait dans l'oubli.

— Les réparations que je dois y faire sont plus qu'urgentes ! remarqua Hans. Mais nous y voici !

Il avait fait franchir à l'attelage la tour porche qui donnait accès à la cour intérieure et, déjà, le vieux frère portier s'avançait vers eux, un sourire de bienvenue sur sa face parcheminée.

— Maître Hans ! s'écria-t-il. En vérité, c'est le Seigneur qui vous envoie car le clocher de notre chapelle menace à chaque office de nous tomber sur la tête. Il était temps que vous veniez. Je vais prévenir le Vénérable Abbé.

Tandis qu'il trottinait à travers la cour envahie par les herbes folles, Catherine, lentement, se laissa glisser de son siège.

Lorsque, une heure plus tard, Catherine et Josse quittèrent l'Hospital del Rey, leur moral, malgré le succès de la fuite, était au plus bas. La mort de Gerbert pesait encore lourdement sur l'âme de la jeune femme. Elle se la reprochait, comme si cette mort lui eût été imputable. De plus, l'état de Gauthier l'inquiétait mortellement...

Tout à l'heure, quand, après un rapide conciliabule à voix basse entre Hans et le Père Abbé, la longue forme enveloppée de toile rude avait été descendue du chariot, un fait étrange et terrifiant s'était produit. Le Normand s'était éveillé de la torpeur provoquée par la graine de pavot quand on l'avait étendu sur un banc. Mais il n'avait rouvert les yeux, d'ailleurs révulsés, que pour tomber dans une étrange crise. Son corps s'était raidi et ses mâchoires s'étaient crispées au point que les dents avaient grincé. Puis, brusquement, le géant avait roulé du banc et s'était tordu sur le sol avec des mouvements violents de la tête et de tout le corps. Enfin il était tombé dans une profonde torpeur tandis qu'une écume blanche moussait à ses lèvres. Épouvantée, Catherine avait reculé jusqu'à la muraille et s'y collait comme si elle avait espéré s'y intégrer. Hans et Josse n'avaient pas bougé : sourcils froncés, ils regardaient, mais l'abbé s'était signé précipitamment plusieurs fois avant de s'enfuir en courant. Son absence n'avait pas duré. Il était revenu presque aussitôt, armé d'un plein seau d'eau bénite qu'il avait projetée sur le blessé. Dans son sillage trottait un moinillon armé d'un énorme encensoir qui répandait une épaisse fumée suffocante.

Hans n'avait pas eu le temps de prévoir le geste de l'abbé et d'éviter la douche froide au malheureux Gauthier. Mais il s'était tout de suite employé à calmer la colère du saint homme dont la mimique furieuse ne laissait aucun doute : il entendait que l'inconnu possédé du démon fût emporté aussitôt hors de son hospice consacré. Hans avait jeté à Catherine un regard consterné.

— Il faut que vous partiez maintenant. On va vous donner une carriole pour l'emporter. L'abbé croit qu'il est possédé du démon... et je ne peux plus grand-chose pour vous !

— Est-il vraiment... possédé ? demanda Catherine avec angoisse.

Ce fut Josse qui, de la façon la plus inattendue, se chargea de la renseigner.

— Les anciens Romains appelaient ce mal, le mal sacré. Ils prétendaient qu'un Dieu habitait l'homme en convulsions. Mais j'ai connu jadis un médecin maure qui affirmait qu'il s'agissait seulement d'une maladie dont le siège est dans la tête.

— Vous avez connu un médecin maure ? s'étonna Hans. Où donc ?

Le mince visage brun de Josse rougit brusquement.

— Oh ! fit-il avec insouciance, j'ai beaucoup voyagé !...

Il ne tenait pas à s'étendre et Catherine savait pourquoi. Dans un moment d'expansion, Josse lui avait confié que sa mauvaise chance l'avait fait ramer deux ans sur une galère barbaresque, d'où sa science inattendue.

— Un médecin maure ? fit Hans songeur.

Tout en réemballant Gauthier, maintenant à peu près calme, dans sa toile et en le transportant à la carriole qu'un frère lui amenait dans la cour, il raconta à ses deux nouveaux amis ce qu'il avait entendu dire à Burgos concernant l'étrange archevêque de Séville, Alonso de Fonseca. Fastueux, avide, collectionneur passionné de pierres précieuses et féru d'alchimie, l'archevêque entretenait, dans son château fort de Coca, une cour bizarre où astrologues et alchimistes étaient infiniment plus nombreux que les religieux. La grande merveille de cette cour, à ce que l'on en disait, était un médecin maure du plus grand savoir et de la plus inquiétante habileté.

— Quand les familiers du connétable Alvaro de Luna ne sont point trop rapprochés, les gens de Burgos chuchotent volontiers que ce médecin fait des miracles. Pourquoi n'iriez-vous pas le voir ? Si vous vous dirigez vers Tolède, vous rendre à Coca ne vous allongera guère le chemin.

— Quelle raison aurait le seigneur archevêque de nous accueillir ? fit Catherine sceptique.

— Trois raisons : son hospitalité, qui est proverbiale ; l'intérêt qu'il prend à toutes les choses étranges qui se déroulent sous son toit ; enfin... ne vous ai-je pas dit qu'il était passionné de pierres précieuses ?

Cette fois, Catherine avait compris. S'il n'y avait pas d'autre moyen d'obtenir les soins du mage de Coca, l'émeraude de la reine Yolande lui ouvrirait certainement les portes de la forteresse.

Son parti avait été pris aussitôt. Pour sauver Gauthier, elle était prête à bien d'autres sacrifices qu'un léger allongement de sa route et la perte d'un bijou, même précieux à son cœur. Elle avait remercié Hans de son aide désintéressée avec une chaleur qui avait amené une profonde rougeur au front de l'Allemand. Quand ses lèvres, spontanément, s'étaient posées sur la joue mal rasée de Hans, elle avait vu ses yeux clairs s'emplir de larmes.

— Peut-être qu'on se reverra un jour, dame Catherine ?

— Quand vous aurez terminé votre œuvre ici et si je revois Montsalvy, vous viendrez chez nous faire des merveilles.

— C'est juré !

Un dernier serrement de mains entre les deux hommes, un dernier signe d'adieu et le chariot avait commencé à cahoter sur le chemin du sud. À l'arrière, Gauthier était confortablement installé dans la paille.

Josse avait pris les rênes et pressait les deux chevaux. Peu habitués à être attelés, ceux-ci réclamaient de lui une attention de tous les instants et une poigne solide. Mais Catherine n'avait rien d'autre à faire qu'à regarder le paysage.

Malgré le soleil qui, maintenant, éclatait dans le ciel bleu, la région, aride, sauvage, sans arbres, était d'une pesante tristesse à laquelle s'ajoutait le son, de plus en plus lointain, du glas que les moines hospitaliers sonnaient pour le pèlerin mort.

L'esprit de Catherine s'attachait à ce Gerbert, étrange et criminel, muré dans son orgueil et sa souffrance comme dans une double armure d'airain. Elle avait compris quelle âme en détresse se cachait sous ces dehors impitoyables et un regret lui venait de n'avoir pas mieux cherché à le comprendre. Avec un peu d'amitié, elle eût peut-être réussi à entrouvrir ce cœur fermé... Ils auraient pu être amis...

Pourtant, au fond d'elle-même, une voix chuchotait qu'elle essayait de se leurrer. Avec un homme tel que Gerbert deux sentiments seulement étaient possibles : l'amour ou la haine. Il avait choisi, pour elle, la haine par crainte de l'amour et, maintenant, la mort apaisante était venue calmer à jamais cette âme douloureuse. Peut- être, au lieu de s'affliger, valait-il mieux, après tout, remercier Dieu de sa clémence...

De Gerbert, la pensée de Catherine passa à Gauthier, mais elle préféra ne point s'y arrêter. Son état lui causait une peine si amère que cela pouvait affaiblir un courage dont elle avait plus que jamais besoin. Il ne fallait pas qu'elle se laissât aller à s'attendrir si elle voulait garder une chance de le sauver. C'était déjà bien beau de l'avoir retrouvé, arraché à une mort affreuse alors que, depuis si longtemps, elle l'avait cru perdu pour elle. Qui pouvait dire si le Maure de l'archevêque Fonseca ne lui rendrait pas la raison et s'ils n'entreraient pas d'une même allure triomphante, toutes leurs forces intactes, dans le royaume fabuleux du Maure pour en arracher Arnaud ?...

Arnaud, Catherine découvrait avec stupeur que, depuis plusieurs jours, captivée par le problème cruel que représentait Gauthier, elle n'avait presque pas pensé à son époux. Maintenant qu'elle avait le loisir de songer à lui, elle retrouvait sa colère intacte, plus brûlante peut- être encore depuis qu'elle avait retrouvé Gauthier. Tant de souffrances accumulées pour un époux volage qui ne s'en doutait même pas et qui très probablement, à cette heure où sa femme regardait défiler lentement autour d'elle les solitudes jaunes de la vieille Castille en traînant après elle un homme qui n'avait plus sa raison et un cœur débordant d'amertume, se laissait bercer par les caresses d'une Infidèle dans le cadre enchanteur et dissolvant d'un palais sarrasin. L'image ainsi évoquée produisit son habituel effet révulsif. Elle jeta au paysage environnant un regard chargé de ressentiment.

— Quel affreux pays ! Est-ce ainsi jusqu'à Grenade ?

— Heureusement non ! répondit Josse avec son curieux sourire à lèvres closes. Mais je dois dire que nous n'en avons pas encore fini avec le désert.

— Où coucherons-nous, ce soir ?

— Je l'ignore. Comme vous pouvez le constater, il n'y a pas beaucoup de villages. Encore la majeure partie de ceux qu'il y avait sont-ils en ruine et désertés. La grande Peste Noire, au siècle passé, a ravagé les villes et dépeuplé les campagnes.

— Il y a tout de même encore des vivants ! bougonna Catherine.

Et, depuis un siècle, ils auraient peut- être eu le temps de faire pousser du blé !

— Vous comptez sans la Mesta !

— Qu'est-ce que c'est que cela ?

— La corporation des éleveurs de moutons. Ils sont l'une des rares puissances productives de ce pays. Leurs immenses troupeaux changent de région suivant les saisons et aucune barrière ne doit les arrêter. Comment voulez-vous faire pousser quoi que ce soit dans ces conditions ? Tenez, regardez !

Du manche de son fouet, Josse désignait, sur l'horizon pâle, une large tache d'un brun foncé, qui semblait onduler.

— Il y a là plusieurs centaines de têtes, mais vous pouvez voir qu'ils sont bien gardés.

En effet, l'habituelle silhouette pastorale des bergers, dans leurs longs vêtements, se doublait de quelques cavaliers montés sur des mules, aussi rustiques que leurs compagnons, mais portant à la ceinture de larges coutelas. Josse haussa les épaules.

— Ces bêtes sont la richesse de quelques-uns. Le reste du peuple des campagnes vit dans une affreuse misère. Mais, avec un peu de chance, nous trouverons peut-être un château ou bien un moutier quelconque pour nous accueillir...

— Arrangez-vous pour qu'il y ait un ruisseau, une rivière ou même une simple mare dans les environs. Il y a longtemps que je ne me suis sentie aussi sale...

Josse lui jeta un coup d'œil railleur et, de nouveau, haussa les épaules.

— Comme c'est facile ! L'eau, dame Catherine, est ici plus rare encore que la nourriture.

Découragée, la jeune femme poussa un profond soupir et se tassa sur son siège.

— Décidément, la vie n'a aucun sens... soupira-t-elle. Et dans combien de temps serons-nous à Coca ?

Dans cinq jours si ces deux bestiaux veulent bien enfin consentir à marcher du même pas au lieu d'aller chacun de son côté !

Et, dans l'espoir fallacieux de charmer son attelage, Josse entama une chanson à boire d'une voix si abominablement fausse que Catherine fit la grimace.

— Qu'espérez-vous ? fit-elle goguenarde. Qu'il va pleuvoir ou bien que ces animaux prendront le mors aux dents ?

Mais sa mauvaise humeur était dissipée. Elle reprit même le refrain avec Josse et, ainsi, la route lui parut moins monotone.

CHAPITRE VII L'alchimiste de Coca

Malgré l'évidente mauvaise volonté de ses chevaux, Josse tint parole. Le voyage ne dura que cinq jours. Cinq jours sans histoire, moins pénibles que ne l'avait craint Catherine. Dans les rares villages, les petites villes ou auprès des bergers, ils purent se procurer contre quelques pièces de monnaie du fromage, des galettes de blé noir et du lait. Catherine trouva même la rivière de ses rêves près de la petite ville de Lerma où des multitudes d'outrés en peau de chèvre séchaient au soleil, pendues à tous les toits. L'eau était encore froide, mais le temps, brusquement, s'était installé, sans préavis, dans l'été. Au vent, à la pluie aigre avait succédé une chaleur inattendue qui avait rendu plus insupportable à la jeune femme le manque d'eau et de soins corporels. La vue de l'eau l'avait déchaînée. C'est tout juste si elle avait permis à Josse de l'éloigner un peu de la cité. Sans souci d'être vue, prenant à peine le temps d'ordonner à Josse de se détourner, elle avait arraché ses vêtements et s'était jetée à l'eau, la tête la première.

Tout cela si vite que son corps mince n'avait brillé qu'un instant dans le soleil avant de disparaître sous l'eau.

De tous les bains pris dans sa vie, celui-ci avait paru à Catherine le meilleur bien que le flot ne fût pas d'une extrême limpidité. Elle avait nagé avec délices, un long moment, traversant la rivière et la retraversant avant de chercher l'abri d'un rocher pour frotter soigneusement chaque partie de son corps. Elle aurait donné beaucoup à ce moment pour un morceau de ce merveilleux savon parfumé qu'en Flandre bourguignonne on fabriquait jadis tout exprès pour la belle maîtresse du Grand Duc d'Occident. Mais c'était vraiment la seule chose qu'elle regrettât de sa vie passée ! Elle n'en profita pas moins intensément de son bain. De temps en temps, elle jetait un coup d'œil du côté de Josse et de l'attelage. L'ancien truand paraissait changé en statue. Assis bien raide sur son banc, il fixait obstinément les oreilles des chevaux qui en profitaient pour brouter quelques touffes d'herbe rare.

Quand elle se jugea suffisamment propre, Catherine sortit de l'eau et se drapa hâtivement dans sa chemise. Mais elle ne remit pas ses habits de cavalier. La chaleur nouvellement née en rendait pénible l'épaisse laine presque brute et, de plus, ils étaient raides de crasse.

Après la fraîcheur printanière de l'eau, leur odeur de sueur lui parut intolérable. Dans son bagage, elle prit une robe de fine laine grise, une chemise propre et des bas sans trous qu'elle alla revêtir un peu plus loin.

Lorsqu'elle revint, un moment plus tard, Sèche et recoiffée, elle constata que Josse n'avait pas bougé d'une ligne. Elle ne put s'empêcher de lui lancer, malicieusement :

— Eh bien, Josse ! L'eau fraîche ne vous tentait pas après tant d'efforts et tant de poussière ?

— Je n'aime pas l'eau ! fit Josse d'un ton si morne que la jeune femme éclata de rire.

— Pour la boire, je veux bien. Mais c'est bien bon de se laver.

Pourquoi n'êtes-vous pas venu me rejoindre ?

Elle avait posé la question en toute innocence et sa surprise fut grande en voyant Josse devenir écarlate. Il se racla la gorge pour s'éclaircir la voix, mais celle-ci demeurait tout de même curieusement enrouée quand il déclara :

— Grand merci, dame Catherine... mais cette eau ne me disait rien !

— Et pourquoi donc ?

— Parce que...

Il hésita un instant puis, prenant une profonde respiration comme quelqu'un qui prend son parti :

— Parce que je la crois dangereuse !

— Dangereuse ? Et vous m'avez laissée m'y baigner ? persifla Catherine qui jouissait profondément de l'embarras du garçon.

— Elle ne l'était pas pour vous !

— Je comprends de moins en moins !

Josse, visiblement au supplice, avait l'air aussi mal à l'aise sur son siège que si celui-ci eût été composé de barres rougies au feu. Il s'obstinait à regarder devant lui, mais, tout à coup, il tourna la tête, croisa le regard amusé de Catherine et déclara avec beaucoup de dignité :

— Dame Catherine, j'ai toujours été un homme raisonnable, c'est ce qui m'a permis de vivre jusqu'ici et me permettra encore, du moins je l'espère, d'atteindre un âge avancé. J'ai longtemps traîné mes semelles usées et mon ventre creux sur les pavés de Paris. Là-bas, même et surtout lorsque je mourais de faim, j'évitais l'approche des rôtisseries, où se doraient au feu, en répandant une si bonne odeur, tant de beaux chapons dodus auxquels je ne pouvais prétendre. Je ne sais si je me fais bien comprendre ?

— C'est tout à fait clair ! fit Catherine en regrimpant sur son siège auprès de lui.

Elle avait cessé de sourire et, dans le regard qu'elle adressa à son compagnon, il y avait quelque chose qui ressemblait à du respect et à de l'amitié. Puis elle ajouta, d'un ton parfaitement neutre :

— Je vous demande pardon, Josse. J'ai eu, d'un seul coup, envie de vous taquiner !

— De me taquiner ou de me mettre à l'épreuve ?

— Les deux peut-être, admit Catherine avec franchise. Mais vous avez brillamment passé votre examen. Partons-nous, maintenant ?

Et le voyage s'était poursuivi sans autre escarmouche. Dans sa paille, Gauthier était toujours à peu près inconscient. De temps à autre, il tombait dans l'une de ces crises terribles qui effrayaient tant Catherine. Dans l'intervalle, il ne sortait pas d'un état comateux fort inquiétant car, maintenant, il n'avait même plus assez de conscience pour s'alimenter. Il fallait le nourrir comme un enfant. Au soir de la dernière étape, Catherine avait interrogé Josse avec des larmes dans les yeux.

— Si ce voyage dure encore longtemps, nous ne l'amènerons pas vivant au médecin maure !

— Demain, au coucher du soleil, promit alors Josse, nous devrions apercevoir les tours de Coca.

Et, en effet, le lendemain, alors que le soleil s'inclinait vers l'horizon dans une gloire d'or et de pourpre, Catherine découvrit le fabuleux château de l'archevêque de Séville. Elle en eut, un instant, le souffle coupé : surgie de la terre rouge, comme jaillie de ses entrailles mêmes, une forteresse de pierres aux reflets sanglants qui était, en même temps, un palais des Mille et Une Nuits, lui était apparue.

Fantastique joyau de l'art mudéjar, bâti dans les premières années du siècle par le cerveau nostalgique d'un architecte maure prisonnier, Coca découpait sur le ciel d'outremer pâle la forêt de ses tourelles en tuyaux d'orgue flanquant d'épaisses tours de brique, ses hauts créneaux sarrasins qui festonnaient sa double enceinte et allégeaient, d'une grâce inattendue, son massif donjon carré. C'était le palais d'un émir plus que la demeure d'un évêque chrétien, mais la splendeur dont il se parait n'enlevait rien à la menace qu'il semblait faire peser sur le ravin que, de haut, il dominait. De l'autre côté, il s'accrochait à un plateau dont, cependant, un profond fossé le séparait.

Muets, Catherine et Josse contemplaient la rouge merveille qui était le but provisoire de leur voyage. Une brève angoisse serrait le cœur de Catherine. Dieu sait pourquoi, elle se revit, à cet instant, contemplant, en un autre lieu, sous un autre ciel, une autre forteresse, moins étrange mais plus menaçante peut-être avec ses noirs murs lisses et ses tours vertigineuses. Était-ce la réputation d'étrangeté d'Alonse de Fonseca qui, devant Coca, lui faisait évoquer le château du seigneur à la Barbe-bleue, l'admirable et terrible Champtocé où elle avait souffert ?

Ici, elle n'avait rien à craindre. Elle ne venait rien demander de plus qu'un secours pour un blessé et pourtant elle hésitait au bord de ce château comme si une imprécise menace se fût dissimulée... Josse tourna vers elle un regard interrogateur.

— Alors ? Nous tentons l'aventure ?

Elle haussa les épaules comme pour se débarrasser d'un fardeau importun.

— Nous n'avons pas le choix ! Le moyen de faire autrement ?

— C'est juste !

Et, sans autre commentaire, Josse remit ses chevaux en marche vers l'arc surbaissé de l'étroite porte, si mince dans l'ogive arabe qui lui servait de cadre. Deux gardes immobiles la défendaient. Ils avaient l'air figés dans le temps comme dans ce décor. Ils s'intégraient si bien au silence du plateau désert qu'ils ajoutaient à l'impression de mirage que donnait ce château muet. Seule, l'oriflamme du donjon, bougeant mollement dans le faible vent du soir, avait l'air de vivre. A la grande surprise de Catherine et de Josse, les soldats ne remuèrent pas davantage quand le chariot s'approcha d'eux. Et quand Josse, dans son meilleur espagnol, les informa que la noble dame Catherine de Montsalvy souhaitait rencontrer Sa Grandeur l'Archevêque de Séville, ils se contentèrent d'un hochement de tête en faisant signe d'avancer vers la cour d'honneur dont les voyageurs entrevoyaient déjà le décor étonnant et coloré.

— Voilà un château bien mal défendu, marmotta Josse entre ses dents.

Voire ! fit la jeune femme. Rappelez-vous la crainte visible de ce paysan auquel vous avez demandé notre chemin, il y a une heure !

Écoutez le silence de ce château, de ce village qui n'a pas l'air de vivre ! Je crois, moi, que les maléfices dont on le dit habité défendent cette demeure infiniment mieux qu'une armée... Et je me demande si nous allons vraiment chez un homme de Dieu... ou bien chez le diable en personne !

L'ambiance lourde agissait sur Catherine plus puissamment qu'elle ne voulait bien l'admettre, mais, apparemment, Josse était lui au-delà de ce genre de craintes.

— Au point où nous en sommes, grogna-t-il, je ne vois pas bien ce que nous aurions à perdre d'y aller voir !

L'évêque Alonso de Fonseca était aussi étrange que son château, mais beaucoup moins beau. Petit, maigre et voûté, il ressemblait assez à une plante qu'un jardinier négligent ne songerait jamais à arroser. Sa peau pâle et ses yeux bordés de rouge disaient qu'il ne voyait pas souvent le soleil et que les veilles nocturnes avaient sa préférence. Le cheveu noir mais rare, la barbe pauvre, il était, en outre, affligé de tics nerveux et hochait continuellement la tête, ce qui ne laissait pas d'être aussi éprouvant pour ses interlocuteurs que pour lui-même. Au bout de dix minutes de conversation, Catherine avait une furieuse envie d'en faire autant. Mais il avait les plus belles mains du monde et sa voix, basse et douce comme un velours sombre, avait quelque chose d'envoûtant.

Il accueillit sans surprise apparente cette grande dame errante dont l'équipage et l'aspect correspondaient si peu à ses nom et qualité, mais sa courtoisie fut sans défaut. Il était normal, au cours d'un voyage long et pénible, de demander l'hospitalité d'un château ou d'un monastère. Celle de l'évêque de Séville était légendaire. Mais sa curiosité parut s'éveiller lorsque Catherine parla de Gauthier et des soins qu'elle espérait le voir obtenir à Coca. Sa curiosité et aussi sa méfiance.

— Qui donc vous a dit, ma fille, qu'un médecin infidèle était à mon service ? Et comment avez-vous pu croire qu'un évêque abritait sous son toit...

— Je n'ai rien vu d'étrange à cela, Votre Grandeur, coupa Catherine. Jadis, en Bourgogne, j'ai eu moi- même, beaucoup plus d'ailleurs comme ami que comme serviteur, un grand médecin originaire de Cordoue. Quant à celui qui m'a indiqué votre demeure, c'est le maître d'œuvre de la cathédrale de Burgos.

— Ah ! maître Hans de Cologne ! Un grand artiste et un homme sage ! Mais parlez-moi un peu de ce médecin maure qui était à vous.

Comment s'appelait-il ?

— On l'appelait Abou-al-Khayr.

Fonseca émit un petit sifflement qui renseigna tout de suite Catherine sur le degré de célébrité de son ami.

— Vous le connaissez ? demanda-t-elle.

— Tous les esprits un peu éclairés ont entendu parler d'Abou-al-Khayr, le médecin privé, l'ami et le conseiller du Calife de Grenade.

Je crains que mon propre médecin, fort habile cependant, ne l'égale pas et je m'étonne encore plus que vous soyez venue ici, ma fille, au lieu d'aller tout droit à lui.

— La route est longue jusqu'à Grenade et mon serviteur est fort malade, monseigneur. Sais-je seulement si nous pourrions pénétrer au royaume du Calife ?

— Il n'y a rien à redire à ce raisonnement.

Quittant le siège élevé où il s'était tenu pour recevoir la jeune femme, don Alonso eut un sec claquement de doigts qui fit sortir, de l'ombre de son fauteuil, la longue silhouette mince d'un page.

— Tomas ! lui dit-il, il y a dans la cour un chariot dans lequel se trouve un blessé. Tu vas le faire enlever et porter, aussi doucement que possible, chez Hamza à qui tu diras de l'examiner. J'irai moi-même dans quelques moments savoir ce qu'il en est. Ensuite, tu veilleras à ce que la dame de Montsalvy et son écuyer soient logés avec honneur. Venez, noble dame, nous allons souper en attendant.

Avec une galanterie que n'eût pas désavouée un prince séculier, don Alonso offrit la main à Catherine pour la mener à table. Elle ne put s'empêcher de rougir, le contraste entre ses propres vêtements, plus que simples et assez poussiéreux, et les brocarts pourpres et azur dont était vêtu l'archevêque étant par trop criants.

— Je ne suis guère digne de vous faire face, monseigneur, s'excusa-t-elle.

— Quand on a des yeux comme les vôtres, ma chère, on est toujours digne de prendre place à la table d'un empereur. Au surplus, vous trouverez chez vous des vêtements plus conformes à votre qualité. Mais je pense qu'après avoir parcouru tant de lieues, sur nos chemins affreux, vous devez mourir de faim, et qu'il est urgent de vous nourrir, conclut l'évêque en souriant.

Catherine lui rendit son sourire et accepta enfin la belle main toujours offerte. Elle fut heureuse, inconsciemment, d'avoir une occasion de tourner le dos à Tomas, le page dont l'aspect l'avait mise mal à l'aise depuis qu'il était apparu dans la lumière. Non qu'il fût laid.

C'était un garçon qui pouvait avoir quatorze ou quinze ans et dont les traits du visage étaient nobles et réguliers. Mais il avait, dans la pâleur mate de sa figure et dans la maigreur de son long corps vêtu de noir, quelque chose d'affamé et d'inflexible à la fois. Quant à son regard Catherine s'avouait tout bas qu'il était à peu près insoutenable, ce qui était rare chez un être si jeune. Les yeux, d'un bleu de glace sous des paupières qui ne cillaient pas, brûlaient d'un feu fanatique difficilement supportable. Enfin, sa silhouette funèbre faisait une tache pénible dans la somptuosité du décor ambiant et Catherine, tout en suivant, au côté de don Alonso, une étroite galerie de marbre ajouré qui donnait sur la grande cour, ne put s'empêcher d'en faire la remarque.

— Puis-je dire à Votre Grandeur que son page ne lui va pas ? Il ne semble guère en accord avec ces splendeurs qui nous entourent ! fit-elle en désignant l'étincelante cour aux arcades de marbre et aux murs couverts d'azulejos aux couleurs étincelantes.

— Aussi ne le garderai-je pas ! soupira l'évêque.

Tomas est un garçon d'élite, une âme intransigeante et dure, toute donnée à Dieu. Je crains fort qu'il ne juge assez sévèrement ma façon de vivre et mon entourage. La science et la beauté ne l'intéressent pas, alors qu'elles sont ma raison de vivre. Il hait les Maures plus que Messire Satan lui-même, je crois bien. Moi, j'apprécie leur génie.

— Pourquoi, en ce cas, l'avoir pris chez vous ?

— Son père est un ancien ami. Il espérait que, chez moi, le jeune Tomas prendrait, de la religion, une idée plus aimable que celle qu'il s'en fait, mais je crains d'avoir échoué. Il n'ose pas me demander son congé. Pourtant je sais qu'il désire ardemment entrer chez les dominicains de Ségovie et je ne tarderai certainement pas à lui accorder cette satisfaction. Il n'y a que trois mois qu'il est ici. Quand il y en aura six, je le renverrai. Il est vraiment trop lugubre !

Un instant, avant d'entrer dans la salle où le souper était servi, Catherine put entrevoir la silhouette noire du page, debout au milieu de la cour près du chariot et donnant des ordres à une escouade de valets. Elle frissonnait encore au souvenir du regard glacé, lourd d'un mépris approchant la répulsion, que ce garçon inconnu avait fait peser sur elle.

— Comment s'appelle-t-il ? ne put-elle s'empêcher de demander.

— Tomas de Torquemada ! Sa famille est originaire de Valladolid ! Mais oubliez-le, ma chère, et passons à table.

Il y avait longtemps que Catherine n'avait fait un repas comme celui-là. Apparemment, les garde-manger de l'archevêque étaient bien fournis et ses cuisiniers n'ignoraient aucun des raffinements de la cuisine occidentale ni certaines douceurs de la cuisine orientale. Les vins chauds, parfumés, que produisait le siège épiscopal du prélat et où, d'ailleurs, il ne mettait jamais les pieds, arrosèrent un festin composé de poissons et de venaisons variés et terminé par une multitude de gâteaux ruisselants de miel. Une armée de serviteurs en turban de soie rouge l'avaient servi et, quand il fut terminé, Catherine avait oublié la fatigue du voyage.

— Il est temps, maintenant, d'aller voir Hamza, avait dit don Alonso en se levant.

Elle l'avait suivi avec empressement à travers les salles immenses et fastueuses, les longs couloirs frais et les cours du château jusqu'au donjon central. Mais l'abondance du souper, la chaleur des vins rendirent un peu pénible l'ascension de la puissante tour en haut de laquelle don Alonso avait logé son précieux médecin.

— Hamza étudie aussi les astres, lui confia-t-il. Il était normal de l'installer au plus haut de ma maison afin qu'il soit plus près des étoiles.

En effet, la pièce dans laquelle don Alonso précéda Catherine ouvrait directement sur le ciel par une longue découpure du plafond sertissant la voûte bleu sombre piquée d'étoiles. D'étranges instruments étaient disposés sur un grand coffre d'ébène. Mais Catherine ne s'y arrêta pas.

Et pas davantage à l'invraisemblable amoncellement de pots, de fioles, de cornues, de parchemins poussiéreux, de paquets de plantes et d'instruments barbares. Elle ne vit qu'une chose : la longue table de marbre sur laquelle Gauthier était étendu, attaché par des courroies de cuir solides. Debout auprès de lui, un homme vêtu et enturbanné de blanc était occupé à lui raser la tête avec une mince lame qui étincelait sous la lumière de plusieurs dizaines de gros cierges jaunes. La chaleur qu'ils dégageaient était accablante, l'odeur de cire chaude écœurante, mais seul le médecin intéressait Catherine. C'est tout juste si elle remarqua Josse debout à l'autre extrémité de la table. Le Maure Hamza avait un aspect imposant. Grand et de forte corpulence, il avait la même barbe blanche et soyeuse que Catherine avait si souvent admirée chez son ami Abou-al-Khayr. Avec ses vêtements neigeux et son regard dominateur, il ressemblait à un prophète, mais les mains qui s'activaient autour de la tête de Gauthier étaient d'une petitesse et d'une finesse incroyables, véritables serres d'oiseau greffées sur le corps d'un vieux fauve. Leur adresse avait quelque chose d'hallucinant.

A l'entrée de Catherine et de son hôte, il n'interrompit pas son travail, salua son maître d'une brève inclinaison de tête et la jeune femme d'un rapide regard indifférent. Catherine, cependant, regardait avec inquiétude la rangée d'instruments brillants comme de l'argent, déposés auprès d'un trépied plein de braises incandescentes.

Cependant, don Alonso et Hamza échangeaient un rapide dialogue dont l'évêque traduisit l'essentiel.

— Le mal de cet homme vient de sa blessure à la tête. Voyez vous-même ; en cet endroit, la paroi du crâne s'est enfoncée et appuie sur le cerveau.

Il désignait, en effet, la blessure, maintenant propre et bien visible sur la peau dénudée et tuméfiée du crâne. La dépression sanguinolente n'était que trop nette.

— Il est perdu, alors ? balbutia Catherine.

— Hamza est habile ! assura don Alonso en souriant. Il a déjà opéré des blessures dues à des coups de masse ou de fléau d'armes.

— Que va-t-on lui faire ?

A la grande surprise de Catherine, ce fut le médecin lui-même qui se chargea de la renseigner, en un français à peu près impeccable :

— À l'aide de ce trépan, déclara-t-il, en indiquant une sorte de vilebrequin dont l'extrémité affectait la forme d'une flèche, je vais découper la boîte crânienne autour de la dépression, de manière à pouvoir enlever comme une petite calotte la partie lésée. Je verrai ainsi les dégâts qui ont pu être causés au cerveau et je pourrai peut-

être redresser les os endommagés. Sinon il faudra s'en remettre à la grâce du Tout-Puissant... Mais, de toute façon, le sang va couler et ce spectacle n'est pas fait pour les yeux d'une femme. Il vaudrait mieux te retirer ! conclut-il avec un rapide coup d'œil à la jeune femme.

Celle-ci se raidit et serra les poings.

— Et si je préfère rester ?

— Tu risqueras de perdre connaissance... et moi j'aurai ma tâche compliquée d'autant ! Je préfère que tu partes ! insista-t-il, doucement mais fermement.

— Cet homme est mon ami et il va subir une terrible torture sous ton couteau. Je pourrais t'aider...

— Souffrir ? Crois-tu ?... Regarde comme il dort bien !

En effet, dans les liens qui le retenaient, Gauthier dormait comme un enfant, sans bouger même le petit doigt.

— Il s'éveillera sous le couteau !

— Le sommeil qui est le sien se moque du couteau comme de la flamme. Il dort, non pas parce que je lui ai donné une drogue... mais parce que je lui ai ordonné de dormir. Et il ne s'éveillera que lorsque je lui en donnerai l'ordre !

Catherine sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Elle jeta au Maure un regard si chargé d'épouvante, en se signant plusieurs fois, qu'il ne put s'empêcher de rire.

— Non, je ne suis pas ce démon dont les chrétiens ont si peur !

Simplement, j'ai étudié à Boukhara et à Samarkand. Les mages, là-bas, savent utiliser une puissance, née de la volonté humaine et propagée par la lumière qu'ils nomment magnétisme, mais c'est une chose difficile à expliquer, surtout à une femme. Maintenant, je vais commencer... Va-t'en !

Tout en parlant, il immobilisait au moyen d'un lien de cuir la tête du blessé dans la position voulue, puis, saisissant dans la paume de sa main un scalpel à la lame étincelante, pratiqua rapidement une incision circulaire de la peau. Le sang perla, coula, Catherine pâlit.

Don Alonso la conduisit doucement vers la porte.

— Gagnez les appartements qui vous ont été préparés, ma fille.

Tomas vous conduira. Vous verrez le malade quand Hamza en aura terminé.

Une subite lassitude s'était emparée de Catherine. Elle se sentait la tête lourde. Se retrouvant dans l'escalier du donjon, elle suivit la maigre silhouette du page réapparu, sans trop savoir comment. Tomas marchait devant elle sans faire le moindre bruit, sans dire le moindre mot. Elle avait l'impression d'accompagner un fantôme. Parvenu devant une porte basse, en cyprès peint et sculpté, il poussa le battant, s'écarta du passage de la jeune femme.

— Voilà ! dit-il seulement.

Elle n'entra pas tout de suite, s'arrêta devant le jeune garçon.

— Revenez me prévenir lorsque... tout sera fini ! demanda-t-elle avec un sourire.

Mais le regard de Tomas demeura de glace.

— Non ! dit-il durement, je ne remonterai pas chez le Maure. C'est l'antre du démon et sa médecine est sacrilège ! L'Église interdit de faire couler le sang !

— Votre maître, cependant, ne s'y oppose pas !

— Mon maître ?

Les lèvres pâles du jeune Torquemada s'arquèrent en une intraduisible expression de dédain.

— Je n'ai d'autre maître que Dieu ! Bientôt, je pourrai le servir !

Grâces lui soient rendues ! J'oublierai cette demeure de Satan !

Agacée par le ton solennel et l'orgueil fanatique, assez ridicules chez un garçon aussi jeune, Catherine allait sans doute le rappeler à plus de respect envers don Alonso quand, brusquement, son regard s'évada de Tomas, alla chercher, dans la galerie, une silhouette qui s'avançait lentement, celle d'un moine en robe noire. Il était de haute taille. La cordelière de son vêtement serrait un corps osseux et ses cheveux gris étaient taillés en couronne rase, délimitant une large tonsure. Ce moine, à première vue, n'avait rien d'extraordinaire, si ce n'était peut-

être un bandeau noir posé sur l'un de ses yeux. C'était un moine comme les autres, mais, à mesure qu'il avançait, Catherine sentait son sang se glacer dans ses veines, tandis que, dans sa tête, les idées se mettaient à tourner à folle allure. Un cri d'angoisse s'échappa tout à coup de sa gorge et, sous les yeux stupéfaits du jeune Tomas, elle se rua dans sa chambre dont elle claqua la porte derrière elle, s'y appuyant de tout son poids tandis que sa main tremblante montait à sa gorge, tentant d'arracher le col qui, maintenant, l'étouffait. Sous la tonsure et le bandeau noir du moine, elle avait vu venir vers elle, surgi de l'ombre de la galerie, le visage de Garin de Brazey...

Pendant un long moment, Catherine crut qu'elle allait devenir folle.

Tout disparut : le temps, l'heure, le lieu. Il n'y eut plus que l'image affolante qui venait de surgir devant elle, ce visage oublié, disparu depuis tant d'années et qui, si brusquement, réapparaissait.

Les jambes fauchées, elle s'était laissée glisser à terre contre la porte, avait pris sa tête à deux mains comme si elle voulait tenter d'apaiser la tempête qui s'y déchaînait. Les images cruelles de jadis remontaient des profondeurs obscures du passé, amères comme un flot de bile.

Elle revoyait Garin dans sa prison, enchaîné, les ceps aux pieds. Elle l'entendait implorant d'elle le poison qui lui éviterait la honte de se voir traîné sur la claie. Elle entendait aussi la voix d'Abou-al-Khayr murmurant tout en lui tendant le vin mortel : « Il s'endormira... et ne se réveillera pas ! » Puis elle se revoyait elle- même, le lendemain, le nez collé à la vitre, regardant au-dehors dans la grisaille d'un matin de pluie. Les images se reformaient très vite maintenant, précises comme des traits de burin ; la foule hargneuse, les gros chevaux d'un blanc sale attelés à la claie, les flaques d'eau grise et la silhouette athlétique et rouge du bourreau portant sur son épaule le corps nu d'un homme inerte... « Il est bien mort ! » avait dit Sara. Et comment en douter, même un instant ? Catherine croyait voir encore, devant elle, sur le dallage rouge de cette chambre étrangère, le grand pantin blanc, d'une rigidité qui ne pouvait tromper. Certes, c'était bien le cadavre de Garin qu'elle avait vu s'éloigner, lié à la claie et cahotant sinistrement sur les pavés inégaux ! Alors, l'autre... celui qui venait de lui apparaître dans la galerie, celui qui avait le visage de Garin, le bandeau noir de Garin ? Se pouvait-il que le Grand Argentier de Bourgogne ne fût pas mort, eût, par quelque invraisemblable miracle, échappé à son destin ? Mais non, ce n'était pas possible ! Même si Abou- al-Khayr n'avait donné qu'une puissante drogue au lieu d'un poison, le corps du condamné n'en avait pas moins été accroché au gibet. Mort ou vif, Garin avait été pendu. Sara, Ermengarde, toute la ville de Dijon l'avaient vu, dépouille lugubre accrochée à la potence... Ils l'avaient tous vu... sauf Catherine elle-même. Et si grand était son désarroi qu'elle en arrivait à douter d'elle-même, du témoignage de ses sens. Était-ce bien le corps de Garin qu'elle avait vu s'éloigner sur la claie ? Elle était si troublée, ce jour-là ! Ses yeux, brouillés de larmes, n'avaient-ils pu la tromper ?

Mais alors, pourquoi donc ses amis, son entourage lui avaient-ils menti s'ils avaient remarqué quelque chose de suspect ? L'illusion avait- elle été si complète que toute une ville se fût laissé prendre ?

Et, brutalement, une pensée terrible traversa son esprit. Si Garin vivait encore, si c'était bien lui qu'elle avait aperçu tout à l'heure sous cette robe de moine, alors son mariage avec Arnaud était nul, elle était bigame et Michel, son petit Michel, n'était qu'un bâtard !

De toutes ses forces, elle repoussa l'affreuse idée, soulevée hors d'elle-même par une révolte de tout son être. Elle ne voulait pas, ce n'était pas possible ! Dieu, le destin ne pouvaient pas lui faire ça ! De Garin elle n'avait eu que souffrances, désespoir. Il lui avait donné une vie somptueuse, mais avilissante, une vie qu'elle ne voulait retrouver pour rien au monde!

— Je deviens folle ! fit-elle tout haut.

Alors, le voile menaçant de la démence creva. Et, aussitôt, la réaction vint, brutale. Catherine se releva. Elle voulait fuir, quitter tout de suite ce château où erraient de telles ombres, retrouver la route brûlée de soleil qui menait vers Arnaud. Vivant ou mort, être humain ou fantôme désincarné, elle ne laisserait pas Garin bouleverser sa vie. Il était mort, il fallait qu'il le demeurât. Et, pour ne pas courir le risque d'être reconnue, il fallait fuir ! Elle se retourna contre la porte, voulut l'ouvrir.

— Dama ! fit, derrière elle, une voix douce.

Elle fit volte-face. Au fond de l'appartement, près d'une fenêtre à colonnettes, deux jeunes servantes, agenouillées auprès d'un grand coffre de cuir peint et doré, ouvert et débordant, tiraient d'étincelantes soieries qu'elles jetaient ensuite sur le dallage rouge. Du fond de la panique qui l'avait emportée, Catherine ne les avait même pas vues.

Elle se frotta les yeux, rendue à la réalité. Non... il n'était pas possible de fuir. Il y avait Gauthier, son ami Gauthier, qu'elle ne pouvait pas abandonner ! Un sanglot se noua dans sa gorge, éclata en un faible gémissement. Fallait-il qu'elle fût toujours prisonnière de son cœur, des liens qu'il avait tissés autour d'elle avec les uns ou les autres ?

Gênée d'avoir été surprise en pleine faiblesse, en plein désarroi, elle répondit, machinalement, au sourire timide des petites servantes qui lui offraient, à l'envi, brocarts dorés ou argentés, satins luisants ou velours moelleux, les robes d'une sœur défunte de l'archevêque. Les deux jeunes filles s'approchèrent et, la prenant chacune par une main, l'entraînèrent vers un tabouret bas sur lequel elles la firent asseoir, puis, sans autre préambule, elles se mirent à la déshabiller. Catherine se laissa faire sans protester, l'esprit ailleurs, retrouvant sans efforts les habitudes d'autrefois, quand elle se livrait pendant de longues minutes aux soins dévotieux des servantes que dirigeait Sara.

En évoquant sa vieille amie, Catherine mesura d'un seul coup sa solitude. Que n'aurait-elle pas donné pour que, ce soir, Sara fût auprès d'elle ! Comment donc aurait réagi la zingara après l'affolante rencontre ? se demanda la jeune femme. Et la réponse vint aussitôt, immédiate et claire. Sara, sans autres atermoiements, se fût lancée sur la trace du fantôme, elle l'eût poursuivi, forcé dans son silence. Elle lui eût arraché la vérité.

— Moi aussi, fit Catherine d'une voix songeuse. Il faut que je sache !

C'était l'évidence même ! Il n'y aurait plus ni trêve ni repos si elle ne plongeait pas jusqu'au cœur du mystère. Tout à l'heure, le moine, absorbé par sa lecture, ne l'avait même pas vue. Il fallait qu'il la voie, nettement, en pleine lumière. Sa réaction la renseignerait. Ensuite...

Catherine s'interdit de penser à ce qui viendrait ensuite. Mais elle savait d'avance qu'elle était de nouveau prête au combat. Rien ni personne, pas même un spectre revenu du royaume des morts, ne la détournerait d'Arnaud. Il fallait que Garin fût mort, bien mort, pour que son amour pût vivre ! D'ailleurs, s'il avait échappé à la mort, il ne souhaitait sans doute pas revenir vers sa vie d'autrefois, sinon pourquoi ce costume, pourquoi cette vie terrée au fond d'une forteresse de la vieille Castille ? L'homme était moine, donné à Dieu, lié à Dieu aussi étroitement qu'elle était liée à son époux. Et Dieu ne lâchait jamais ses proies. Mais elle voulait tout de même savoir !...

L'air plus frais de la nuit qui entrait par la fenêtre ouverte la fit frissonner. Les petites servantes l'avaient lavée sans mène qu'elle s'en rendît compte et frottaient maintenant sa peau nue d'huile fine et d'essences rares. Du doigt, au hasard, elle désigna l'une des amples robes qui l'environnaient. Un flot de soie jaune soleil passa par-dessus sa tête pour retomber ensuite autour d'elle en plis innombrables et lourds, mais elle avait trop d'angoisse au cœur pour être sensible à la caresse du tissu. Elle avait adoré les robes somptueuses, les tissus merveilleux, mais il y avait longtemps de cela. A quoi bon une toilette flatteuse si ce n'était pas pour le regard de l'homme aimé ?

Là-bas, au fond de la grande pièce, les servantes ouvraient les courtines brodées d'un haut lit d'ébène incrusté d'ivoire, préparaient la couverture, mais elle leur fit signe qu'elle ne souhaitait pas se coucher encore. Elle ne pourrait pas dormir avec toutes ces questions sans réponse qui tournaient dans sa tête. D'un pas ferme, traînant après elle la soie bruissante de sa robe, Catherine se dirigea vers la porte, l'ouvrit. Josse était debout sur le seuil. La stupeur en la découvrant ainsi parée lui arrondit les yeux un instant, mais son lent sourire suivit aussitôt.

— C'est fini, dit-il. Les esclaves du Maure ont porté notre blessé dans un lit. Voulez-vous le voir avant de dormir ?

Elle fit signe que oui, referma la porte derrière elle et, prenant le bras de Josse, s'engagea dans la longue galerie où, tout à l'heure, le fantôme avait disparu. Des torches l'éclairaient de place en place.

Catherine allait d'un pas rapide, la tête droite, les yeux fixés devant elle, mais Josse, à son côté, l'observait. Il dit enfin :

— Vous avez un souci, dame Catherine. C'était une affirmation, non une question.

— Je me tourmente pour Gauthier, c'est normal !

— Non. Vous n'aviez pas, quand vous avez quitté la chambre de la tour, ce visage tendu, ce regard traqué. Il vous est arrivé quelque chose. Quoi ?

— Je devrais savoir que vous avez des yeux qui voient même au cœur de la nuit, fit-elle avec l'ombre d'un sourire.

Et, aussitôt, sa décision fut prise. Josse était intelligent, souple, habile et plein d'astuce. S'il ne pouvait entièrement remplacer Sara, du moins Catherine savait qu'elle pouvait lui faire confiance.

— C'est vrai ! avoua-t-elle. J'ai fait, tout à l'heure, une rencontre qui m'a impressionnée. Dans cette galerie, j'ai aperçu un moine. Il était grand, maigre, avec des cheveux gris, un visage qui avait l'air taillé dans de la pierre et, surtout, il portait un bandeau noir sur un œil. Je voudrais savoir qui est ce moine. II... il ressemble d'une façon effrayante à quelqu'un que j'ai beaucoup connu et que je croyais mort.

De nouveau Josse sourit.

— Ce sera fait. Je vous mène à la chambre de Gauthier et je vais aux renseignements.

Il la laissa à la porte d'une pièce située dans le donjon même, mais bien au-dessous de celle du Maure, puis disparut au tournant de l'escalier, aussi vite et aussi légèrement qu'un courant d'air.

Doucement, Catherine entra.

De dimensions infiniment plus réduites que la sienne, cette chambre n'offrait guère qu'un lit, qui semblait avoir du mal à contenir l'immense carcasse du Normand, et deux tabourets. Sur la pointe des pieds, Catherine s'avança. Couché sur le dos, sa tête rasée enveloppée d'un volumineux pansement, Gauthier dormait, éclairé par la lumière incertaine d'une chandelle posée sur l'un des tabourets. Son visage était calme, détendu, mais il parut à Catherine anormalement rouge.

Elle pensa que, peut-être, il avait de la fièvre et se pencha pour prendre sa main posée sur le drap, mais une autre main l'arrêta. De l'ombre des rideaux, elle vit sortir Hamza, un doigt sur les lèvres.

— Je lui ai donné une puissante drogue pour le faire dormir, chuchota-t-il. Sinon, la souffrance pourrait compromettre la guérison.

Laissez-le, la fièvre monte.

— Il guérira ?

— Je l'espère ! Le cerveau n'avait aucune lésion et la constitution de cet homme est exceptionnelle, mais on ne peut jamais savoir si quelques traces ne resteront pas.

Ils sortirent tous deux. Hamza conseilla à Catherine d'aller prendre du repos, assurant que don Alonso dormait, quant à lui, depuis longtemps. Puis, l'ayant saluée, il remonta vers son laboratoire, laissant la jeune femme redescendre seule. Lentement, elle traversa la cour de la seconde enceinte, respirant les odeurs de la campagne endormie. Toutes les plantes sauvages, que le soleil avait chauffées durant le jour, exhalaient leurs senteurs puissantes. L'air embaumait le thym et la marjolaine. Les émotions brutales qu'elle venait d'éprouver donnaient à Catherine un désir profond de paix et de silence.

Tout autour d'elle, la masse rouge du château s'était fondue dans la nuit. Aucun bruit ne se faisait entendre, hormis, de temps en temps, le pas lent d'une sentinelle ou le cri d'un oiseau nocturne. Elle s'attarda un moment sous les arcades où les azulejos brillaient comme un satin sous la lune, cherchant à analyser les battements désordonnés de son cœur. Puis, songeant que, peut-être, Josse l'attendait déjà dans sa chambre, elle se dirigeait vers l'escalier pour remonter chez elle quand, soudain, le page Tomas de Torquemada surgit de derrière un pilier. La jeune femme sursauta, désagréablement impressionnée par cette habitude qu'il avait d'apparaître ici ou là sans que l'on ait pu l'entendre approcher, comme s'il était le sombre génie de cette demeure seigneuriale. Mais, cette fois, la surprise fut réciproque. En face de la jeune femme environnée du rayonnement lumineux de sa robe, auréolée par ses cheveux d'or simplement relevés sur le front et rejetés en arrière, l'inquiétant garçon se figea, médusé.

Un moment, ils restèrent ainsi, face à face. Catherine vit une expression d'incrédulité envahir la glace pâle du regard immobile, jointe à une sorte de crainte superstitieuse. Les lèvres serrées s'entrouvrirent, mais aucun son n'en sortit. Tomas y passa seulement la pointe de sa langue tandis que ses yeux, soudain étincelants, descendaient le long du cou de la jeune femme, suivaient le dessin du profond décolleté qui plongeait bas, s'attardaient dans la douce vallée des seins dont la soie souple de la robe, serrée sous la poitrine par un lien d'or, moulait les formes parfaites. Visiblement, le garçon n'avait jamais contemplé semblable spectacle, mais, comme il demeurait planté devant elle sans paraître songer à s'écarter, la jeune femme lui adressa un froid sourire tandis que sa main, instinctivement, venait voiler sa gorge.

— Voudriez-vous me laisser passer ? demanda-t-elle.

Au son de cette voix, Tomas sursauta comme s'il sortait d'un songe.

Une sorte de terreur se peignit sur son visage qui, de rouge qu'il était devenu, retrouvait sa tragique pâleur. Il se signa précipitamment plusieurs fois, tendit les bras devant lui comme pour repousser la trop séduisante apparition, puis, criant d'une voix rauque : « Vade rétro Satana !... », il tourna les talons et s'enfuit à toutes jambes. Les ombres noires de la cour l'engloutirent aussitôt. Haussant les épaules, Catherine poursuivit son chemin. Remontée dans la galerie, elle trouva Josse qui l'attendait devant sa porte, adossé au chambranle, les bras croisés.

— Alors, demanda-t-elle avidement, avez-vous appris qui est ce moine ?

— On l'appelle Fray Ignacio, mais ce n'est pas facile de faire parler les gens de l'archevêque à son sujet. Ils semblent tous en avoir une peur bleue. Je crois bien qu'ils le craignent encore plus que le Maure ou le page noir au visage de mauvais ange.

— Mais d'où vient-il ? Que fait-il ? Depuis combien de temps habite-t-il ce château ?

— Dame Catherine, remarqua Josse calmement, je crois que don Alonso, qui semble beaucoup apprécier votre compagnie, vous renseignerait mieux que moi sur ce personnage étrange car il n'y a guère que lui, ici, qui ait affaire avec Fray Ignacio. Celui-ci s'occupe d'alchimie, de la transmutation des métaux. Il cherche, comme tant d'autres, la fameuse pierre philosophale. Mais, surtout, il est chargé de veiller sur le trésor de l'archevêque, l'extraordinaire collection de pierres précieuses qu'il possède. Un familier de don Alonso m'a dit que Fray Ignacio était un expert en la matière et que... mais, dame Catherine, vous n'allez pas vous trouver mal ?

En effet, la jeune femme, très pâle, avait dû s'appuyer au mur. Le sang quittait son visage et le sol se dérobait sous ses pieds. Josse ne pouvait comprendre à quel point la frappait cette grande science des gemmes que possédait le moine mystérieux. Garin, jadis, avait collectionné les pierres avec passion.

— Non, dit-elle d'une voix blanche. Je suis seulement très lasse.

Je... je ne me soutiens plus !

— Alors, allez vite dormir ! fit Josse avec un bon sourire.

D'ailleurs, je n'en sais pas plus. J'ajoute seulement qu'il est rare de rencontrer Fray Ignacio. Il ne quitte guère les appartements privés de don Alonso où il a son cabinet d'alchimiste et où se trouve la chambre du trésor.

Tout en parlant, il poussait devant Catherine la porte peinte, découvrant la chambre doucement éclairée par de longues chandelles rouges. Elle y entra, les épaules basses, le dos rond, avec un sentiment profond d'accablement. Josse, sans rien dire, la regarda avancer dans la chambre. Il ne comprenait pas pourquoi ce Fray Ignacio troublait tellement la jeune femme, mais quelque chose qui ressemblait à de la pitié se levait en lui pour cette créature, idéalement belle, dont la vie, cependant, au lieu d'être faite de douceur et de grâce, n'était qu'une suite ininterrompue de luttes sans merci et de difficultés à la mesure d'un homme vigoureux. Il éprouvait l'impression vague qu'en s'attachant à son destin il accomplissait sans doute la meilleure action de toute sa vie. Sans trop savoir pourquoi, poussé par une force qu'il ne pouvait définir, l'ancien truand murmura, les yeux fixés sur la silhouette accablée, demeurée figée au milieu de la pièce :

— Courage, dame Catherine ! Un jour, je le sais, vous serez heureuse... assez heureuse pour oublier tous les mauvais jours !...

Lentement, Catherine se tourna vers Josse. Il venait de dire les mots dont elle avait besoin, et ces mots correspondaient si bien à son désir pathétique de rémission qu'elle les entendit sans surprise, sans chercher à savoir pourquoi, tout à coup, il les avait prononcés... Leurs regards se croisèrent. Elle y lut une amitié vraie, sincère, dépouillée de toute trouble ardeur de désir. Une amitié comme un homme en offre à un autre et, au fond, c'était cela que le destin les avait faits : des compagnons de combat ! C'était une sécurité bonne et chaude si réconfortante que Catherine parvint à sourire.

— Merci, Josse ! dit-elle simplement.

CHAPITRE VIII Une nuit de printemps

Au bout des longs doigts élégants de don Alonso, l'émeraude prenait, dans la lumière de la torche, des éclats insoupçonnés, des reflets que l'archevêque contemplait avec une ivresse réelle. Il ne se lassait pas de faire jouer la pierre et, parfois, les étincelles bleu-vert qu'elle lançait lui arrachaient des exclamations enivrées. Il parlait, à cette pierre, comme à une femme. Il lui disait des mots d'amour que Catherine, étonnée, écoutait.

— Splendeur de la mer profonde, merveille des terres lointaines où les yeux des divinités ont ton éclat mystérieux ! Quelle pierre est plus belle que toi, plus attirante, plus secrète et plus dangereuse, incomparable émeraude ! Car on te dit perverse et maléfique...

Brusquement, l'archevêque interrompit sa litanie amoureuse et, se tournant vers Catherine, il lui remit de force la bague dans la main.

— Gardez-la, cachez-la ! Il ne faut pas me tenter avec une gemme de cette beauté car elle me rend faible.

— J'espérais, murmura la jeune femme, que Votre Grandeur l'accepterait, en remerciement des soins prodigués à mon serviteur et de l'hospitalité généreuse que je reçois !

— Je serais vil et indigne de mon nom, ma chère, si je n'accordais largement les uns et l'autre à une femme de mon rang. Je ne veux pas être payé car mon honneur en souffrirait. Et ce serait un paiement royal que cette pierre qui porte, de surcroît, les armes d'une reine...

Lentement, Catherine glissa la bague à son doigt, suivie par le regard passionné de don Alonso, mais retint un soupir de déception.

Elle s'était décidée à offrir sa précieuse bague à son hôte dans l'espoir d'être invitée à contempler enfin la collection dont Fray Ignacio était le gardien. En effet, depuis tantôt dix jours qu'elle était à Coca, elle n'avait jamais revu l'inquiétant visage qu'elle souhaitait et redoutait à la fois de rencontrer. Fray Ignacio avait disparu comme si les murs du château rouge l'avaient absorbé. Et Catherine sentait croître d'instant en instant la curiosité cruelle qui la ravageait. Il lui fallait savoir.

Savoir à n'importe quel prix ! Mais comment parler à don Alonso sans une bonne raison ?

Une idée lui vint, assez hypocrite. Elle n'hésita cependant pas à l'employer. Il fallait qu'elle pût pénétrer dans ces appartements secrets où vivait l'alchimiste. Faisant tourner, d'un air songeur, la bague autour de son doigt, elle murmura, les yeux sur la pierre :

— Évidemment, cette pierre est peut-être imparfaite... indigne, sans doute, de figurer parmi les gemmes de votre collection... que l'on dit sans rivale !

Une flamme d'orgueil vint empourprer le visage de" l'archevêque.

Il sourit à la jeune femme avec une absolue bienveillance et, hochant la tête avec une sorte de frénésie :

— Ma collection est belle, en effet ! Sans rivale ?... je ne crois pas.

Il est des princes mieux partagés, mais, tel qu'il est, mon modeste trésor vaut d'être vu et je puis vous assurer que je ne dédaignerais pas cette pierre, loin de là. Si je la refuse, c'est pour les raisons que je vous ai dites, non pour d'autres. Et en voici la preuve : si vous vouliez me vendre cette gemme, j'accepterais avec grande joie !

— Elle me fut donnée, soupira Catherine qui voyait s'amenuiser son espoir, je ne saurais la vendre...

— C'est trop naturel. Quant à ma collectionne serais heureux de vous la montrer... afin que vous puissiez comparer et vous assurer que votre bague ne l'eût pas déparée, loin de là !

Catherine retint à peine un tressaillement de joie. Elle avait gagné et ce fut avec empressement qu'elle suivit son hôte à travers le dédale des couloirs et des salles du château. Les escaliers aussi car, cette fois, au lieu de conduire la jeune femme vers le sommet de sa demeure, ce fut vers les caves que l'on se dirigea. Une porte étroite, dissimulée sous les azulejos bleus de la salle d'audience, démasqua un escalier en spirale qui s'enfonçait dans les entrailles de la terre. Un escalier qui devait servir fréquemment car il était bien éclairé par de nombreuses torches. Les marches étaient basses, larges et commodes et une épaisse corde de soie, accrochée à la muraille, permettait d'appuyer la main. Les murs, eux- mêmes, disparaissaient sous des tentures de toile brodée. Quant à la somptuosité de la salle à laquelle aboutissait cet escalier, elle était stupéfiante. A voir les précieuses tapisseries des murs, les coussins de brocart qui ouataient les quelques sièges, la table plaquée d'or supportant des coupes incrustées de gemmes et des aiguières précieuses, les tapis de soie, venus du lointain Cathay, jetés un peu partout sur le sol de marbre rouge, et les torchères dorées supportant des forêts de longs cierges blancs, on devinait que don Alonso devait faire de longs et fréquents séjours dans cette pièce, à manier le contenu de l'un ou l'autre des grands coffres de cèdre odorant, de santal, cloutés d'or ou de cuir peint et doré, mais tous pourvus de vigoureuses serrures de bronze qui devaient les rendre à peu près inexpugnables. Au fond de cette pièce, plus longue que large, Catherine aperçut un caveau, infiniment plus sévère d'aspect, où, sur un grand fourneau de brique, une haute cornue, emplie d'un liquide vert, bouillait doucement reliée par un long serpentin à une énorme bassine de cuivre dans laquelle quelque chose fumait : le laboratoire de l'alchimiste, sans doute. Mais elle ne s'attarda pas à détailler davantage le décor, son cœur manqua un battement. Ses lèvres se séchèrent, elle venait de découvrir, auprès d'une des minces colonnettes de marbre vert qui soutenaient la voûte, l'austère silhouette de Fray Ignacio. Debout devant l'un des coffres ouverts, le mystérieux moine examinait avec soin une topaze d'une grosseur et d'une couleur exceptionnelles. Il était tellement absorbé qu'il n'avait même pas tourné la tête quand don Alonso et Catherine avaient pris pied dans la chambre au trésor. Il fallut que son maître lui posât la main sur l'épaule pour qu'il se détournât. Catherine se raidit en retrouvant, éclairé en plein par les cierges d'une torchère voisine, le visage exact de son premier époux. Elle sentit la sueur perler à son front tandis que le sang refluait vers son cœur. Se sentant étouffer, elle serra nerveusement ses mains l'une contre l'autre pour tenter de maîtriser son émotion. Inconscient de la tempête qui se levait dans le cœur de son invitée, don Alonso adressait quelques mots rapides à Fray Ignacio qui approuvait de la tête. Puis il se tourna vers la jeune femme.

— Voici Fray Ignacio, dame Catherine. C'est un homme précieux en même temps qu'une âme vraiment sainte, encore que ses recherches d'alchimie sur la composition des pierres précieuses le fasse regarder par ses pairs comme une manière de sorcier. Chez moi, il a trouvé la tranquillité et le recueillement favorables à ses travaux, ainsi que les moyens de les mener à bien. En outre, je ne connais pas d'expert plus compétent que lui en matière de gemmes. Montrez-lui donc votre bague...

La jeune femme, qui s'était tenue dans l'ombre d'une colonne jusque-là, s'avança de quelques pas, apparut en pleine lumière et, hardiment, leva la tête pour regarder le moine droit au visage. Une angoisse lui tordit le cœur lorsque l'œil unique de Fray Ignacio se posa sur elle, mais elle eut assez d'empire sur elle-même pour n'en rien montrer...

Elle scrutait cette figure, sortie pour elle du néant, avec une avidité sauvage, guettant le tressaillement, la stupeur, l'inquiétude peut-être ?... Mais non ! Fray Ignacio, avec une sévère correction, inclinait la tête pour saluer la femme, vêtue d'une robe de velours violet assortie à ses yeux, relevée par une ceinture d'or sur un jupon en satin blanc.

Rien, sur son visage fermé, ne vint révéler à Catherine le moindre signe de reconnaissance.

— Eh bien ? s'impatienta don Alonso, montrez-lui l'émeraude...

Elle leva sa main menue, serrée dans la manche de satin blanc, lacée d'or, qui recouvrait partiellement le dessus des doigts, offrit la bague à la lumière, mais son regard ne quittait pas le moine. Sans émotion, celui-ci prit la main tendue pour examiner la pierre. Ses doigts, à lui, étaient secs et chauds. A leur contact Catherine se mit à trembler. Fray Ignacio la regarda d'un air interrogateur, mais se remit aussitôt à son examen qui dut être favorable car il hocha la tête avec une admiration qui porta à son comble l'exaspération nerveuse de Catherine. Cet homme était-il muet ? Elle voulait entendre sa voix.

— On dirait que cette émeraude, dont vous craigniez l'imperfection, convient tout à fait à Fray Ignacio ! fit l'archevêque en souriant.

— Ne peut-il rien dire ? demanda la jeune femme. Ou bien ce saint moine est-il muet ?

— Nullement ! Mais il ne parle pas votre langue.

En effet, à la question que lui posa son maître, Fray Ignacio répondit d'une voix lente et grave... une voix qui pouvait aussi bien être celle de Garin, déformée par la langue étrangère ou par une volonté déterminée, ou bien la voix d'un autre.

— Je vais vous montrer mes émeraudes ! s'empressa l'archevêque.

Elles viennent presque toutes du Djebel Sikdit et sont d'une grande beauté...

Tandis qu'il s'éloignait pour ouvrir un coffre posé vers le centre de la pièce, Catherine, demeurée seule en face de Fray Ignacio, ne retint pas plus longtemps la question qui lui brûlait les lèvres.

— Garin, chuchota-t-elle, est-ce bien vous ? Répondez-moi, par grâce ! Car vous me reconnaissez, n'est-ce pas ?

Le moine tourna vers elle un regard surpris. Un vague et triste sourire détendit légèrement sa bouche serrée. Lentement, il hocha la tête...

No comprendo... ! murmura-t-il en revenant aussitôt à sa topaze. Catherine s'approcha encore, comme si elle voulait elle aussi contempler de plus près l'énorme pierre. Le velours de sa robe toucha la bure du moine. Une espèce de colère montait en elle. La ressemblance, même de tout près, était criante. Elle aurait pu jurer que cet homme était Garin... et pourtant... il avait une lenteur de gestes, une sorte de raucité dans la voix aussi, qui la déroutaient.

— Regardez-moi ! implora-t-elle. Ne faites pas comme si vous ne me reconnaissiez pas ! Je n'ai pas changé à ce point. Vous savez bien que je suis Catherine !

Mais, de nouveau, l'énigmatique moine hochait la tête, se reculait un peu. Derrière elle, Catherine entendit la belle voix grave de don Alonso l'appelant pour admirer les pierres qu'il venait de sortir. Elle eut une brève hésitation, jeta un coup d'œil rapide à Fray Ignacio.

Calmement, ses mains, dont aucun tremblement ne compromettait la sûreté de gestes, couchaient la grosse topaze sur le velours d'un petit coffre qui en contenait d'autres. Il semblait avoir déjà oublié la jeune femme.

L'heure qu'elle vécut dans la chambre souterraine devait laisser à Catherine une impression de rêve éveillé. Elle regardait, sans les voir, les pierres aux éclats différents mais très belles que lui montrait son hôte, mais toute son attention allait vers l'austère et noire silhouette, cherchant à surprendre un geste, une expression, un regard qui, peut-être, lui donneraient la clef de cette vivante énigme. En vain ! Fray Ignacio avait repris son travail comme s'il eût été absolument seul. Il se contenta de la même brève inclination de tête qu'à leur arrivée lorsque Catherine et don Alonso quittèrent la

salle du trésor. Ils remontèrent, en silence, vers les appartements.

— Je vous reconduis chez vous ! dit aimablement l'archevêque.

— Non... s'il vous plaît ! Je remercie Votre Grandeur, mais je voudrais, avant de me retirer, prendre des nouvelles de mon serviteur.

Je vais le rejoindre.

Elle allait s'éloigner, se ravisa.

— Pourtant... dit-elle, j'aimerais savoir : ce Fray Ignacio me semble un homme extraordinaire ! Y a-t-il longtemps qu'il veille sur tant de merveilles ?

— Sept ou huit ans, je pense ! répondit don Alonso sans méfiance.

Mes gens l'ont trouvé un jour, mourant de faim, sur le grand chemin.

Il avait été chassé par ses frères du couvent navarrais où il avait fait profession à cause de ses pratiques étranges. Je vous l'ai dit, je crois : on le prenait pour sorcier. D'ailleurs... ne l'est-il pas un peu ? À cette époque il se rendait à Tolède où il voulait s'initier à la Kabbale. Mais tout ceci n'a pour vous que peu d'intérêt. Je vous laisse, dame Catherine, et vais me reposer. En vérité, je me sens exténué.

La contemplation de ses trésors avait du accroître la nervosité habituelle de don Alonso car, tandis qu'il s'éloignait, Catherine nota que ses tics étaient plus prononcés que jamais.

Les dernières paroles du prélat résonnaient encore dans sa tête. Elle passa sur son front moite une main tremblante... Sept ou huit ans !... Il y en avait dix que Garin avait été pendu. Avait-il alors, au prix d'un miracle, pu gagner ce couvent navarrais d'où il avait été chassé pour sorcellerie ? Ou bien n'y avait-il jamais eu de couvent navarrais ?

D'ailleurs, cette accusation de sorcellerie la gênait. Garin adorait les pierres précieuses et, en cela, il rejoignait le moine mystérieux.

Pourtant, jamais Catherine ne l'avait vu s'occuper d'alchimie. Il était curieux de toutes choses, certes, mais il n'y avait pas le moindre laboratoire dans la maison de la rue de la Parcheminerie, pas plus qu'à Brazey. Devait-on en conclure qu'il s'était caché pour se livrer à ces recherches ésotériques ?... ou bien que le goût lui en était venu après l'effondrement de sa fortune ? Trouver la fabuleuse Pierre philosophale, quelle tentation pour un homme dépouillé de toutes choses !

Brusquement, Catherine s'arracha à sa rêverie. Sans vouloir réfléchir davantage, elle se dirigea vers le donjon, feignant de ne pas voir Tomas, soudainement apparu dans la cour. Continuellement, depuis son arrivée, elle rencontrait le sombre page. Il apparaissait sur son chemin, qu'elle se rendît à la chapelle, au donjon ou dans toute autre partie du château sans qu'elle pût jamais prévoir son approche. Il ne lui adressait pas la parole, se contentant de la regarder avec des yeux où se mêlaient la colère et la convoitise, mais de loin, sans approcher. Catherine, que cette longue figure mettait mal à l'aise, avait pris le parti de ne jamais paraître s'apercevoir de sa présence.

Elle fit de même ce soir-là, monta d'une traite jusqu'à la chambre de Gauthier.

Le Normand se remettait rapidement de l'opération que lui avait fait subir Hamza. Sa constitution exceptionnelle, jointe à la minutieuse propreté dont l'entourait son médecin et à l'excellente nourriture dispensée au château, lui avait fait surmonter tous les dangers qui rendaient le plus souvent mortelle ce genre d'intervention.

Malheureusement, le géant semblait avoir perdu la mémoire.

Certes, il avait retrouvé la clairvoyance, une pleine connaissance de ce qui l'entourait, une entière conscience ; mais, de tout ce qui s'était passé avant la minute où il avait ouvert les yeux dans la chambre du donjon, il n'avait gardé aucun souvenir. Pas même de son propre nom et, de cet état de chose, Catherine se désespérait. Lorsque le médecin maure lui avait appris que Gauthier avait repris conscience, elle s'était précipitée auprès de lui, mais, quand elle s'était penchée sur le lit, elle avait éprouvé une peine cruelle. Le géant l'avait regardée, avec des yeux pleins d'admiration, comme si elle avait été une apparition, mais rien n'avait indiqué qu'il la reconnût. Elle lui avait parlé, alors, se nommant, répétant qu'elle était Catherine, qu'il ne pouvait pas ne pas la reconnaître... mais Gauthier avait hoché la tête.

— Pardonnez-moi, dame, avait-il murmuré. Certes, vous êtes belle comme la lumière... mais je ne sais pas qui vous êtes, je ne sais même pas qui je suis, avait-il ajouté tristement.

— Tu te nommes Gauthier Malencontre. Tu es à la fois mon serviteur et mon ami... As-tu donc tout oublié de jadis, de toutes nos peines, de Montsalvy... de Michel ? de Sara... et de messire Arnaud ?

Un sanglot avait étranglé sa voix au nom de son époux, mais, dans le regard morne du géant, aucune lueur ne s'était allumée. De nouveau, il avait secoué la tête.

— Non... je ne me souviens de rien !

Elle s'était alors retournée vers Hamza qui, silencieux, les bras croisés sous sa robe blanche, observait la scène d'un coin de la pièce.

Son regard douloureux avait imploré tandis qu'elle murmurait :

— Est-ce... qu'il n'y a rien à faire ?

Il l'avait appelée près de lui d'un signe discret, entraînée au-dehors.

— Non. Je ne peux plus rien faire. Seule, la nature a le pouvoir de lui rendre le souvenir.

— Mais comment ?

— Un choc moral peut-être ! J'avoue que je l'avais espéré de ton apparition auprès de lui, mais j'ai été déçu !

— Pourtant, il m'était très attaché... Je peux même dire qu'il m'aimait sans jamais oser le montrer.

— Alors, essaie de réveiller cet amour. Il se peut que le miracle se produise. Mais il se peut aussi qu'il ne vienne jamais. Tu seras, alors, sa mémoire et tu devras tout lui réapprendre de son passé.

Ces paroles, Catherine se les redisait en pénétrant dans l'étroite pièce qu'une seule chandelle éclairait. Gauthier, assis dans l'embrasure de la fenêtre, regardait la nuit. Ses longues jambes repliées, vêtu d'une sorte de gandoura rayée serrée à la taille par une écharpe, il semblait plus grand que jamais. Il tourna la tête lorsque Catherine entra, offrant à la lumière son visage creusé par la souffrance, mais où les yeux gris avaient retrouvé un regard direct. Très amaigrie, la silhouette du Normand restait impressionnante. Catherine, jadis, lui disait souvent, en riant, qu'il avait l'air d'une machine de siège. Il en restait quelque chose, mais la maladie avait paré d'une sorte de distinction le visage rude aux traits grossiers qui avait retrouvé une jeunesse attendrissante.

Jusqu'aux énormes mains blanchies, qui paraissaient s'effiler.

Maintenant qu'il n'était plus couché, la chambre semblait trop petite pour le contenir.

Il voulut se lever quand la jeune femme s'approcha, mais elle l'en empêcha, posant vivement sa main sur l'épaule osseuse.

— Non... ne bouge pas ! Tu n'es pas encore couché ?

— Je n'ai pas envie de dormir. J'étouffe dans cette chambre. Elle est si petite !

— Tu n'y resteras plus longtemps. Quand tu seras assez fort pour chevaucher, nous partirons...

— Nous ? Est-ce que vous m'emmènerez avec vous ?

— Tu m'as toujours suivi, fit Catherine tristement. Cela te paraissait naturel... Est-ce que tu ne veux plus venir avec moi ?

II ne répondit pas tout de suite et le cœur de Catherine se serra douloureusement. S'il allait refuser ? S'il allait vouloir se chercher un autre destin ? Elle n'était plus rien pour lui, qu'une jolie femme, puisque sa mémoire était morte. Et jamais, jamais elle n'avait eu autant besoin de lui, de sa force, de ce refuge inexpugnable qu'il avait toujours représenté. Entre la souffrance et elle, il y avait eu, depuis si longtemps, la large poitrine de Gauthier ! Ne l'avait-elle retrouvé, arraché à une mort horrible, que pour le perdre plus sûrement ? Elle sentit les larmes piquer ses yeux.

— Tu ne réponds pas ? murmura-t-elle d'une voix qui s'enrouait.

— C'est que je ne sais pas. Vous êtes si belle que j'aimerais vous suivre... comme une étoile. Mais si je veux retrouver mon passé il vaut peut-être mieux que je m'en aille seul. Il y a en moi quelque chose qui dit que je dois être seul, que je l'ai toujours été...

— Non, ce n'est pas vrai ! Depuis trois ans tu ne m'as presque pas quittée. Nous avons souffert ensemble, lutté ensemble, défendu nos vies ensemble, tu m'as sauvée tant de fois ! Comment ferai-je si tu m'abandonnes ?

Elle se laissa tomber assise sur le pied du lit, accablée sous ce surcroît de peine. Cachant son visage dans ses mains tremblantes, elle murmura douloureusement :

— Je t'en supplie, Gauthier, ne m'abandonne pas ! Sans toi, je suis perdue... perdue !

Des larmes amères roulaient entre ses doigts. Elle se sentait affreusement seule, abandonnée de tous. Il y avait le moine, ce cauchemar vivant qui hantait les murs de ce château, il y avait la nostalgie qu'elle éprouvait de son pays, de son enfant, il y avait surtout la furieuse morsure de la jalousie qui la tenaillait chaque fois qu'elle évoquait son époux. Alors, que Gauthier se détournât d'elle, qu'il eût tout oublié du passé, c'était plus qu'elle n'en pouvait endurer... Elle l'entendit qui balbutiait :

— Ne pleurez pas, dame ; si cela vous cause tant de peine, j'irai avec vous...

Elle releva vers lui, dans un visage inondé de larmes, des yeux fulgurants de révolte.

— Cela ressemble à de la pitié, ou de la résignation ! Mais tu m'aimais, jadis ! Tu ne vivais que pour moi, que par moi... Si ta mémoire te fait défaut, ton cœur, du moins, devrait me reconnaître !

Il se pencha vers elle, scrutant le doux visage humide et implorant.

— Je voudrais tant me souvenir ! fit-il tristement. Cela ne doit pas être difficile de vous aimer. Vous êtes si belle ! On dirait que vous êtes pétrie avec de la lumière. Vos yeux sont plus doux que la nuit...

D'une main timide, il avait pris le menton de la jeune femme, le relevait pour mieux voir les prunelles veloutées que les larmes faisaient scintiller. Le visage contracté du Normand était maintenant tout près du sien et Catherine ne fut pas maîtresse de son impulsion. Il lui sembla encore entendre la voix d'Hamza murmurant : « Essayez de réveiller cet amour... » Alors, elle demanda :

— Embrasse-moi !

Elle vit qu'il hésitait. Se haussant vers lui, ce fut elle, alors, qui chercha les lèvres de Gauthier, y attacha les siennes tandis que, glissant ses deux bras autour du cou massif, elle se suspendait à lui. La bouche serrée ne répondit pas tout de suite à sa caresse, comme si elle hésitait au bord du plaisir. Et puis, tout à coup, Catherine sentit qu'elle se mettait à vivre, soudain ardente et brutale, tandis que les bras du Normand se refermaient sur elle. Enlacés, ils roulèrent sur le lit.

Sous la bouche qui, maintenant, violentait la sienne, Catherine sentit le désir s'éveiller, en tempête, dans son corps, sage depuis trop longtemps. Elle avait toujours eu pour Gauthier une profonde tendresse, et, tout à l'heure, quand elle lui avait tendu ses lèvres, elle songeait seulement à créer ce choc capable de lui rendre la mémoire.

Mais, maintenant, son propre désir s'éveillait, au même rythme que celui qu'elle sentait naître dans le corps pressé contre le sien...

Fulgurante, la pensée de son époux la traversa, mais elle la repoussa avec colère. Non, même son souvenir ne l'empêcherait pas de se donner à son ami ! Est-ce que celui de leur amour l'empêchait de donner à une autre ses baisers et ses caresses ? Le goût de la vengeance venait, décuplant l'approche du plaisir attendu. Mais elle sentait les mains de Gauthier s'énerver sur les laçages compliqués de sa robe. Doucement, elle le repoussa.

— Attends ! Ne sois pas si pressé !...

D'un souple mouvement de reins, elle se redressa, se leva. L'indécise lumière de la chandelle lui sembla insuffisante. Elle ne voulait pas se donner à lui furtivement, dans l'ombre. Elle voulait beaucoup de lumière sur son visage, sur son corps lorsqu'il la posséderait...

Saisissant la chandelle, elle alla allumer les deux candélabres posés sur le coffre contre le mur. Assis au pied du lit, il la regardait faire, sans comprendre.

— Pourquoi tout cela ? Viens... supplia-t-il, tendant vers elle des mains impatientes, prêt à bondir sur elle.

Mais du regard, elle le retint.

— Attends, te dis-je...

Elle s'éloigna de quelques pas. Puis, avisant un couteau posé sur la table, elle trancha d'un coup les lacets de sa robe, s'en dépouilla avec une sorte de hâte joyeuse, fit glisser le jupon de satin blanc, la chemise fine. Le regard gris, avide, suivait chacun de ses gestes, glissant sur le corps qui se dénudait devant lui. Catherine le sentait sur ses seins, sur son ventre, sur ses cuisses et en jouissait comme d'une caresse. Quand la dernière lingerie fut tombée, elle s'étira comme une chatte dans la lumière chaude des bougies puis, se glissant sur le lit, elle s'y étendit et, enfin, ouvrit les bras.

— Viens maintenant !

Alors il bondit...

— Catherine !...

Il avait crié son nom, comme un appel, au moment le plus aigu du plaisir et maintenant, haletant, il regardait avec des yeux qui s'effaraient le doux visage qu'il tenait entre ses mains.

— Catherine, répéta-t-il... Dame Catherine ! Est-ce que je rêve encore ?

Une vague de joie inonda la jeune femme. Hamza avait eu raison.

L'amour s'était réveillé, avait fait un miracle... L'homme qu'elle étreignait n'était plus un étranger, un corps dont l'âme était absente. Il était redevenu lui-même... et elle se sentait heureuse comme elle ne l'avait pas été depuis longtemps. Aussi, comme il tentait de s'écarter, elle le retint dans ses bras, le ramena contre elle.

— Reste !... Oui, c'est bien moi... Tu ne rêves pas, mais ne me quitte pas !... Je t'expliquerai plus tard ! Reste. Aime-moi... Cette nuit, je t'appartiens.

La bouche qui s'offrait était trop douce, trop tendre le corps que Gauthier étreignait. C'était aussi un trop vieux rêve, trop longtemps et trop cruellement banni que posséder enfin cette femme adorée ! Il avait l'impression de sortir d'un songe, mais cette peau chaude, l'odeur grisante de cette chair étaient une bouleversante réalité. Il s'y abandonna avec passion, se saoula d'elle comme d'un vin trop fort avec l'avidité d'un homme qui, durant d'interminables jours, a connu la soif. Et Catherine, heureuse, comblée, s'abandonna avec une joie animale à cet ouragan d'amour.

Pourtant, vers le milieu de la nuit, il lui sembla qu'un fait étrange se produisait. Elle crut entendre bouger la porte de la chambre. Elle se redressa, écouta un instant, faisant signe à Gauthier de se taire. Les chandelles approchaient de leur fin, mais éclairaient suffisamment pour qu'elle vît nettement que la porte ne bougeait pas. Aucun bruit ne se faisait entendre... Puis Catherine songea qu'elle avait été victime d'une illusion et, oubliant la porte, revint à son amant...

L'aube était bien proche quand Gauthier s'endormit enfin. Il tomba comme une masse dans un sommeil lourd, profond, emplissant le donjon d'un ronflement sonore qui fit sourire Catherine. C'étaient là les véritables trompettes de la victoire ! Elle le regarda dormir un moment, paisible, détendu, les lèvres molles et entrouvertes. Sa gigantesque carcasse, abandonnée en travers du lit dévasté, avait quelque chose d'enfantin. Elle éprouvait pour lui une profonde tendresse. L'amour qu'il lui avait donné était, elle le savait, d'une qualité rare. Gauthier l'aimait pour elle-même, sans rien revendiquer pour lui, et cet amour réchauffait le cœur transi de Catherine.

Elle se pencha sur le dormeur et, tout doucement, baisa les paupières closes. Puis, hâtivement, elle remit ses vêtements car elle voulait rentrer chez elle avant le jour. Se rhabiller ne fut pas chose aisée ; les lacets tranchés de sa robe en rendaient l'ajustement difficile, mais elle parvint tout de même à les rattacher tant bien que mal. Une fois prête, elle se glissa au-dehors, descendit, sur ses bas, l'escalier de pierre pour ne pas éveiller les échos du donjon. Le ciel, au-dessus du château, commençait à pâlir. Dans les couloirs, les torches s'éteignaient en fumant. Les sentinelles dormaient, appuyées sur leurs piques, un peu partout. Catherine put regagner sa chambre sans rencontrer âme qui vive. Rejetant hâtivement ses robes qu'elle retenait à deux mains contre elle, la jeune femme se glissa dans les draps frais de son lit avec un soupir de volupté. Elle se sentait lasse, moulue jusqu'aux os par la nuit brûlante qu'elle venait de vivre, mais, en même temps, curieusement délivrée de ses fantômes, presque heureuse. Certes, ce n'était pas le grisant, le merveilleux anéantissement que seul Arnaud savait lui donner. Dans les bras du seul homme qu'elle eût jamais vraiment aimé, Catherine s'oubliait, se dissolvait dans le bonheur, abdiquait même toute personnalité, toute volonté pour ne plus former avec lui qu'une seule chair, un seul cœur. Mais, cette nuit, la tendresse profonde qu'elle avait pour Gauthier, son ardent désir d'arracher son esprit au brouillard dangereux de la folie et la faim douloureuse de ses propres sens lui avaient parfaitement tenu lieu de passion. Elle avait découvert quel apaisement, du corps et de l'esprit, pouvait donner l'amour d'un homme ardent et sincèrement épris... même l'irritant problème que représentait Fray Ignacio s'en trouvait amoindri, démystifié en quelque sorte...

Quant à ce qu'allaient être les jours à venir, ce qu'allaient apporter de changement dans son existence les relations telles qu'elle venait de les établir avec Gauthier, Catherine se refusait à y songer. Pas maintenant... Plus tard... Demain !... Pour le moment, elle était si lasse, si lasse !... Elle avait tellement envie de dormir ! Ses paupières s'abaissèrent et elle tomba dans un bienheureux anéantissement.

La course légère d'une main sur son ventre, sur ses cuisses, l'éveilla en sursaut. Il était encore très tôt. Le jour bleuissait à peine à la fenêtre de sa chambre. Le regard embrumé de Catherine découvrit soudain une silhouette assise près d'elle sur le lit, mais elle ne reconnut pas tout de suite son visiteur tant elle était ensommeillée. La fraîcheur de l'aube et le lent passage de la main qui continuait à la caresser lui rendirent brusquement conscience. Les draps et les couvertures avaient été rejetés au pied du lit, découvrant totalement la jeune femme frissonnante. Au même moment, la silhouette bougea, se pencha sur elle. Les yeux agrandis d'horreur, Catherine vit enfin que c'était Tomas de Torquemada, mais elle le reconnut à peine tant il avait l'aspect d'un démon. Les yeux exorbités, il faisait aller et venir ses mâchoires, grinçant des dents, une mousse légère au coin des lèvres... Épouvantée, elle voulut crier. Une main brutale se plaqua sur sa bouche. Elle tenta de la repousser, en vain. Un ongle lui griffa un sein, un violent coup de genou força ses jambes à se desserrer tandis qu'un corps nu, humide de sueur froide et sentant l'aigre, s'abattait sur elle.

Soulevée de dégoût, elle se tordit sous le garçon. Il la gifla si violemment qu'elle gémit. Il ricana tout bas :

— Pas tant d'histoires, traînée !... Je t'ai vue, cette nuit, dans la tour, avec ton valet !... Ah, tu t'en donnais à cœur joie, drôlesse ! Les hommes, ça te connaît, hein, ribaude ? Allons, montre-moi ce que tu sais faire !... C'est bien mon tour... Embrasse-moi ! Catin !...

Il entrecoupait ses insultes de baisers humides qui soulevaient le cœur de Catherine et de sourds geignements presque aussi répugnants. Il tenait la jeune femme sous une poigne nerveuse, aussi dure que le fer, mais cherchait frénétiquement à posséder sa victime sans y parvenir.

Sous la main osseuse qui écrasait ses lèvres quand Tomas ne les mordait pas Catherine se sentait étouffer. Elle ne pensait même plus, uniquement tendue par l'instinct qui la poussait à rejeter cette horreur moite, ce cauchemar nauséabond. Le démon de luxure qui possédait le garçon était le pire qu'elle eût jamais connu. Même Gilles de Rais n'était pas répugnant à ce point.

Un instant, la main pesa moins durement sur sa bouche. Elle en profita, mordit si sauvagement que Tomas cria, retira instinctivement sa main. Alors, elle hurla, de toutes ses forces, de tout son instinct d'animal en péril...Il se mit à la rouer de coups sans parvenir à la faire taire, hurlant maintenant aussi fort qu'elle, emporté par une véritable frénésie de haine. A demi assommée, Catherine entendit à peine les coups violents que l'on frappait à sa porte. Il y eut le fracas du bois craquant, le vacarme des ais et des ferrures s'écroulant sur les dalles.

Elle vit encore Josse qui surgissait dans le premier rayon du soleil, laissant tomber le madrier qui lui avait servi à enfoncer la porte que Tomas avait dû fermer à clef. L'ancien truand se rua sur le lit, en arracha Tomas qu'il se mit à corriger d'importance. Se cachant hâtivement sous les courtines du lit en désordre, Catherine ferma les yeux pour ne plus voir, mais n'évita pas le bruit mat des poings de Josse cognant dans la chair du page tout en déversant sur lui la plus fantastique collection d'injures parisiennes.

Un dernier coup de poing, un ultime coup de pied dans les maigres fesses du jeune satyre et Tomas, aussi nu qu'au jour de sa naissance, fut jeté dans le couloir comme un simple paquet. Il toucha d'ailleurs à peine terre, s'enfuit en courant tandis que Josse, maugréant, s'en allait tirer de derrière un dressoir les deux petites servantes qui, accourues au vacarme, s'y étaient réfugiées. Il leur désigna Catherine, pelotonnée dans son lit, les draps remontés, ne laissant plus voir que ses yeux encore pleins d'épouvante.

— Occupez-vous de dame Catherine, vous autres. Moi, je vais aller dire au seigneur-archevêque ce que je pense de son précieux page ! At-on jamais vu plus répugnante petite ordure ? Vous n'avez pas trop mal, dame Catherine ? Il tapait comme un sourd quand je suis arrivé.

Le ton paisible du Parisien rendit courage à Catherine. Elle s'efforça de lui sourire.

— Je dois être couverte de bleus, mais ce n'est pas grave. Merci, Josse. Sans vous... Dieu ! Quelle horreur ! Un garçon si jeune ! Je ne suis pas près d'oublier ce cauchemar ! ajouta-t-elle prête à pleurer.

— La jeunesse n'a rien à voir là-dedans. Et j'ai idée que ce Tomas est possédé du démon. Il n'y a qu'à le regarder deux fois pour comprendre qu'il a la cruauté dans le sang... et les germes de pas mal de vices ! Je plains le couvent auquel il se destine et je plains même Dieu ! Il aura dans ce garçon un effrayant serviteur !

Songeur, les sourcils froncés, Josse était resté planté au milieu de la chambre, regardant, sans le voir, le soleil qui éclatait maintenant en une gloire de rayons. Soudain, il murmura :

— Le garçon a reçu une bonne volée, dame Catherine, mais mieux vaudrait ne plus s'éterniser ici. Dès que Gauthier pourra repartir...

— Il le peut, je crois. Il a retrouvé la mémoire.

Josse Rallard leva les sourcils, jetant à la jeune femme un regard franchement surpris.

— Il est guéri ? Mais, hier, avant le couvre-feu, quand je suis allé le voir, il était toujours dans le même état.

Catherine, dont les petites servantes examinaient les écorchures, se sentit rougir. Elle détourna les yeux, gênée.

— Le miracle a eu lieu cette nuit ! fit-elle seulement.

Il y eut un court silence qui mit un comble à la confusion de Catherine.

— Ah bon ! dit finalement Josse. Alors, nous allons poursuivre notre voyage au plus tôt.

Et, calmement, il quitta la chambre, laissant Catherine aux soins de ses servantes.

Une heure plus tard, don Alonso, extrêmement contrarié, se fit annoncer chez Catherine. Il paraissait plus nerveux, plus fébrile que jamais. Ses belles mains s'agitaient sans arrêt et même sa voix profonde grimpait par instants à un aigu insolite. Il offrit à la jeune femme des excuses volubiles et souvent peu intelligibles, mais où elle démêla bientôt qu'il allait se séparer de Tomas.

— Ce pénible incident me décide, mon amie. Demain, ce vaurien partira pour le couvent des dominicains de Ségovie puisqu'il tient tellement à y aller et grand bien fasse aux bons Pères ! je leur souhaite du plaisir.

— Moi aussi, Votre Révérence, je partirai demain, si vous le voulez bien.

— Comment ? Déjà ? Mais votre serviteur ?

— Est tout à fait en état de reprendre son chemin avec nous. Je vous devrai beaucoup, monseigneur ! Votre bonté, votre générosité...

— Allons, allons ! laissez donc cela...

Un instant, il regarda la jeune femme. Assise sur une haute chaise raide, toute vêtue d'un velours noir qui couvrait son cou jusqu'au menton et ses mains jusqu'à la racine des doigts, elle était l'image même de la dignité et de la grâce. Il lui sourit, paternellement.

— Eh bien, reprenez votre vol, bel oiseau ! Mais je vous regretterai ! Oui, je vous regretterai. Votre présence mettait du soleil dans ce sévère château... Enfin ! Ainsi va la vie ! Je veillerai aux préparatifs de votre départ.

— Monseigneur, fit Catherine confuse, tant de bonté !

— La bonté n'a rien à voir ici, fit don Alonso en riant, vous savez bien que je suis un vieil esthète, uniquement épris de beauté et d'harmonie. Quand je pense qu'une femme comme vous voyageait dans un mauvais chariot empli de paille, j'en ai la chair de poule !

Vous ne voudriez pas me condamner pour la vie aux remords et aux mauvais songes ?

Pour toute réponse, Catherine se laissa glisser à genoux et baisa respectueusement l'anneau de l'archevêque. Une vague d'émotion parcourut le visage tanné de Fonseca. Il traça en l'air une rapide bénédiction puis, posant sa main sur la tête inclinée :

— Je ne sais où vous allez au juste, ma fille, et je ne vous le demande pas. Mais une intuition me dit que vous allez au-devant du péril. Songez, si les épreuves qui vous attendent étaient trop pénibles, que vous avez ici un ami, une maison. L'un et l'autre vous accueilleront toujours paternellement, conclut-il en se mouchant bruyamment pour cacher son émotion.

Et, dans un grand bruit de brocarts pourpres, Sa Grandeur l'archevêque de Séville s'éloigna, annonçant qu'il allait donner des ordres et interdisant à la jeune femme de se mêler de quoi que ce soit pour son départ... Il lui donnait seulement rendez-vous deux heures plus tard, pour le repas.

Il avait à peine disparu que Catherine se précipitait au donjon. Elle avait hâte de revoir Gauthier, tout en éprouvant un peu de déception de ce qu'il ne se fût pas mis encore à sa recherche. Peut-être dormait-il toujours ? Relevant sa robe à deux mains, elle escalada le pénible escalier à vive allure, poussa la porte qui n'était pas fermée et se trouva en face de son ami. Il était assis sur le pied du lit, la tête dans les mains, le visage caché par les paumes et il était impossible de savoir s'il réfléchissait, s'il dormait ou si, d'aventure, il ne pleurait pas.

Son attitude décelait tant d'accablement que Catherine se sentit toute décontenancée. Elle espérait retrouver Gauthier heureux, redevenu pleinement lui-même et tout à la joie qu'avait dû lui laisser la nuit passée. Or, apparemment, il n'en était rien. Elle s'attendait à tout, sauf à une attitude semblable...

Vivement, elle s'agenouilla auprès du géant, saisit entre les siennes les deux grandes mains. Elles étaient humides.

— Gauthier ! gémit-elle bouleversée. Qu'est-ce que tu as ?

Il leva vers elle un visage décomposé par les larmes et, dans les yeux gris, il y avait à la fois de l'incrédulité et du désespoir. Il la regardait comme si elle n'avait pas été tout à fait réelle.

— Mon Dieu ! balbutia-t-elle, prête à pleurer à son tour, mais tu me fais peur !

— Ainsi, murmura-t-il lentement, ce n'était pas un rêve ! C'est bien vous... je n'ai pas rêvé !

— Quoi ?

— Cette nuit... cette nuit inimaginable ! Je n'ai pas été victime de mon délire ! Il s'est passé tant de choses étranges dans ma tête, depuis si longtemps... tant de choses vagues ! J'ai fini par ne plus savoir ce qui était réel ou ce qui était songe-creux.

Catherine poussa un imperceptible soupir de soulagement. Elle avait craint que le mal ne fût revenu. Calmement, doucement, elle dit, avec beaucoup de gentillesse :

— Non. Cette nuit, tu es vraiment redevenu toi- même. Et... tu es aussi devenu mon amant, ajouta-t-elle nettement.

Il la saisit aux épaules, scrutant avidement le joli visage qui le contemplait.

— Pourquoi ? Mais pourquoi, tout à coup, êtes-vous venue dans mes bras ? Que s'est-il passé ? Comment en sommes-nous arrivés là ?

Je vous avais laissée à Montsalvy et je vous retrouve... mais, au fait, où sommes- nous ?

— À Coca, en Castille. Chez l'archevêque de Séville, don Alonso de Fonseca.

Il répéta, comme dans un songe :

— A Coca... en Castille ! Comment y sommes-nous arrivés ? Je m'y perds !

— De quoi te souviens-tu au juste ?

Mes derniers souvenirs sont ceux d'une bataille. Les bandits de la forêt d'Oca qui me tenaient prisonnier ont été attaqués par les alguazils. Les soldats ont cru que j'étais aussi un brigand. Il a bien fallu que je me défende. J'ai été blessé. Il y a eu un coup terrible. J'ai cru que ma tête éclatait. Et puis... plus rien ! Si... pourtant... Je me souviens d'avoir eu soif, d'avoir eu froid... Les seuls souvenirs qui me restent sont ceux d'un vent violent, incessant...

« La cage, », pensa Catherine qui se garda bien d'évoquer l'affreux instrument de torture. Mais il fallait tout de même aider Gauthier à retrouver la pleine possession de sa mémoire.

— Ces bandits d'Oca, dit-elle, comment étais-tu tombé entre leurs mains ? Un ménestrel florentin que tu avais rencontré sur le chemin de Roncevaux m'a dit t'avoir vu tomber sous les coups des montagnards navarrais. Il les a vus jeter ton corps dans un ravin sans fond... et, pourquoi te le cacher, je te croyais mort !

— Je l'ai cru aussi. J'étais blessé. Ils m'étaient tombés dessus comme un essaim de guêpes. Ils m'ont ensuite dépouillé de mes vêtements et jeté au fond du ravin. J'aurais dû, normalement, m'y briser les reins, mais les dieux m'ont protégé. Un arbrisseau a arrêté ma chute et, quand le froid m'a ranimé, je me suis retrouvé accroché à ses branches, en fort mauvaise posture cependant. Je grelottais, sans le moindre vêtement, et la nuit tombait. Je me sentais faible comme un enfant ; pourtant, je voulais vivre. Malgré le sang perdu, je réfléchissais. Remonter vers le sentier ? C'était dangereux : d'abord à cause de ma faiblesse qui rendait l'escalade presque impossible, ensuite à cause de mes agresseurs. Qui pouvait dire s'ils n'étaient pas toujours postés sur la route, guettant quelque voyageur surpris par l'obscurité prochaine ? Cette fois ils m'achèveraient avant de me rejeter au ravin...

« J'en étais là de mes réflexions quand, dans le val au-dessous de moi, je vis des feux s'allumer. Cela me rendit courage. Pensant qu'il s'agissait sans doute de bergers ou de bûcherons, je me mis à descendre, lentement, m'accrochant aux rochers et aux ronces. Vous dire combien de temps dura cette descente, j'en serais tout à fait incapable ! Bientôt, je n'eus plus pour me guider que les flammes rouges. Comment suis-je arrivé en bas sans me rompre tous les os, c'est encore un mystère pour moi...

— Et, fit Catherine, les bergers t'ont recueilli, soigné ?

— Recueilli, oui, soigné, oui encore... mais ce n'étaient pas des bergers !

— Quoi d'autre ?

— Les hommes d'un seigneur-pillard qui hante la région ; le seigneur Vivien d'Aigrement.

Catherine fronça les sourcils. Ce nom-là, elle l'avait entendu prononcer, et avec quelle terreur, par les religieux de Roncevaux comme par les paysans de Saint- Jean-Pied-de-Port.

— Comment t'en es-tu tiré ?

Je ne m'en suis pas tiré, justement. Ce Vivien d'Aigrement est un fauve, l'un de ces grands rapaces aux serres toujours sanglantes II m'a recueilli uniquement parce que je lui semblais posséder une valeur marchande. On m'a soigné, certes, mais aussi chargé de chaînes quand j'ai eu la force de les supporter, conduit ainsi jusqu'à Pampelune où le fauve m'a vendu comme esclave, très cher, croyez-moi ! Je vaux un nombre respectable d'écus, ajouta Gauthier avec une amère ironie.

C'est l'évêque de la ville qui m'a acheté pour veiller à son chenil. Les molosses y étaient féroces, moins cependant que leur maître. Le jour où un jeune garçon vivant leur a servi de repas, je me suis enfui, non sans peine. J'étais talonné par la peur d'être pris car je savais ce qui alors m'attendrait : mon sort aurait été le même que celui de ce malheureux enfant. Mais je ne connaissais pas le pays ni sa langue maudite. Un homme que j'ai rencontré et qui me comprenait a consommé ma perte : c'était l'un des bandits d'Oca. Il m'a conduit parmi ses frères. Je n'avais fait que changer de chaînes... et de chenil.

Une fois encore, je tirais des plans pour fuir quand les alguazils sont arrivés. À cause de ma taille, sans doute, ils m'ont pris pour le chef.

D'ailleurs, comment aurais-je pu comprendre ce qu'ils disaient? J'ai été assommé, capturé... Vous connaissez sans doute la suite mieux que moi.

— Certes, je la connais...

Doucement, Catherine passa une main caressante sur la joue rugueuse du Normand.

— Tu as terriblement souffert, Gauthier, mais, vois- tu, j'ai toujours pensé que la mort ne pouvait rien contre toi : tu es indestructible... comme la terre elle-même !

— La terre peut se convulser, s'effondrer, et moi je ne suis qu'un homme comme les autres !

Mais, comme la main de Catherine s'attardait sur son visage, il la détacha doucement, puis :

— À vous, maintenant, dame Catherine ! Si vous voulez que je comprenne, il faut tout me dire... tout, vous entendez ?

Elle se recula, les yeux soudain baissés, puis, se relevant, alla s'asseoir sur un banc près de la fenêtre. Aussi bien, elle n'avait jamais pensé éviter une sincère explication. Cette nuit même, au plein de leur folie sensuelle, ne lui avait-elle pas promis : « Demain, je te dirai tout » ? — Tu sauras tout ! Je n'avais pas l'intention de te cacher le moindre fait. Donc, quand le ménestrel florentin est venu, chez nous, m'annoncer qu'il t'avait vu périr...

Le récit dura longtemps. Catherine parlait lentement, réfléchissant sans cesse à ce qu'elle allait dire pour ne rien oublier. Elle ne lui fit grâce d'aucun détail. Tout y passa : la fuite de Montsalvy, le pèlerinage à la Vierge du Puy, le départ avec les pèlerins, la rencontre avec Ermengarde de Châteauvillain et Josse Rallard, le vol des rubis de sainte Foy, l'arrivée de Jean Van Eyck et la lettre du duc de Bourgogne, les confidences haineuses de Fortunat, la fuite de Roncevaux avec Josse, enfin son sauvetage, à lui Gauthier, dans Burgos ivre de sang et leur arrivée commune dans le château rouge de l'archevêque Fonseca. Pas une fois Gauthier ne l'interrompit. Pas un instant non plus, son regard attentif ne la quitta. On aurait dit qu'il cherchait à s'assurer que les paroles prononcées étaient bien en accord avec la pensée de la jeune femme. Lorsqu'elle eut fini, seulement, il poussa un profond soupir, et, se levant, alla jusqu'à la fenêtre, posant un pied sur le banc d'encoignure qui en garnissait le renfoncement.

— Ainsi, dit-il lentement, messire Arnaud est prisonnier des Maures !

Instantanément, la colère jalouse de Catherine l'envahit comme une vague amère.

— Un prisonnier de bonne volonté ! Ne t'ai-je pas dit qu'il avait suivi cette femme de son plein gré ? Ne t'ai-je pas rapporté les paroles de Fortunat ? L'Infidèle est plus belle que le jour, a-t-il dit, et mon époux s'en est épris au premier regard.

— Et vous avez cru ça ? Vous, une femme intelligente ? Rappelez-vous donc l'attachement fanatique de Fortunat pour son maître !

Souvenez-vous de ces visites que, chaque semaine, il rendait à la maladrerie de Calves, et cela par tous les temps ! Et vous ne savez pas, puisque vous n'y étiez pas, ce que furent sa rage, sa fureur quand le seigneur de Brézé vint à Montsalvy, quand chacun, là-bas, crut que vous alliez reprendre époux ! Jamais je n'ai entendu cris de colère plus haineux, serments plus virulents de vous faire payer cette trahison. Fortunat vous haïssait, dame Catherine. Il aurait dit n'importe quoi pour vous blesser !

— Il n'aurait pas menti à ce point ! Est-ce qu'il n'a pas juré, tu m'entends, juré sur le salut de son âme qu'à cette heure-là Arnaud connaissait l'amour dans le palais de sa princesse ! Qui donc, pour assouvir une simple haine, accepterait de compromettre si gravement son salut éternel ?

— Plus de gens que vous ne pensez ! En tout cas, il est possible que messire Arnaud connaisse l'amour là- bas. Mais qui vous assure qu'il y réponde ? D'ailleurs...

Et Gauthier, se retournant tout d'une pièce, fit face à Catherine, la dominant de toute sa taille.

Vous ne seriez pas partie, dame Catherine, vous n'auriez pas entrepris ce voyage insensé si vous n'espériez encore. Vous seriez rentrée à Montsalvy, peut-être à la cour du roi Charles où le seigneur de Brézé vous eût ouvert tout grands ses bras... à moins que vous ne vous fussiez souvenue de l'amour du Grand Duc d'Occident. Une femme comme vous ne s'avoue jamais vaincue, je le sais mieux que quiconque. Quant à croire que messire Arnaud est à jamais perdu pour vous, à d'autres, dame Catherine ! Vous ne me ferez jamais avaler cela ! — Es-tu bien certain que je ne veuille pas seulement lui reprocher sa trahison ? Jouir de sa confusion en le voyant, lui, un chrétien, un capitaine du Roi, roucouler aux pieds d'une moricaude, et qu'ensuite...

Brusquement, Gauthier devint pourpre de colère.

— Ne me prenez pas pour un imbécile, dame Catherine ! Vous iriez là-bas uniquement pour faire une scène à votre époux ?

— Et pourquoi non ?

Dressée sur la pointe des pieds, les bras croisés, sa petite tête bien droite, elle avait l'air d'un jeune coq en colère. Pour la première fois, elle et celui qui, la nuit précédente, l'avait si passionnément possédée s'affrontaient.

— Parce que ce n'est pas vrai. Parce que vous n'avez jamais aimé que lui, que vous desséchez de rage de le savoir aux mains d'une autre et que vous n'aurez ni trêve ni repos, dussiez-vous endurer les pires supplices, que vous ne l'ayez rejoint... et reconquis !

— Pour lui faire payer sa trahison !

Et de quel droit ? Qui donc avait trahi le premier ? Voulez-vous que nous reparlions du sire de Brézé ? Pour employer, en parlant de votre beauté, des termes aussi chaleureux, il devait la bien connaître. Si vous ne lui aviez donné aucun gage, il n'aurait pas supposé que vous l'épouseriez ? Et lui, le proscrit, le reclus de Calves, quelles tortures n'a-t-il pas endurées en apprenant cette belle nouvelle ? Car Fortunat ne lui a rien caché, vous le saviez. Si, moi, j'avais été à sa place, je me serais enfui, j'aurais été vous arracher des bras de votre beau chevalier et je vous aurais tuée de mes propres mains avant de me faire justice !

— Peut-être parce que tu m'aimes ! fit Catherine amèrement. Lui ne raisonnait pas comme toi...

— Parce qu'il vous aimait plus encore ! Plus que lui-même puisqu'il avait fait bon marché de sa souffrance à lui pour vous laisser vivre un nouveau bonheur ! Croyez-moi, les flammes de jalousie qui vous brûlent ne sont sans doute rien auprès de celles qui ont dû le dévorer, lui, dans sa solitude affreuse ! Pensez- vous que je puisse oublier la dernière image que j'ai eue de lui ? de cet homme crucifié qui s'en allait dans le soleil, au glas des cloches, aux pleurs des cornemuses, avec, dans les mains, un autre soleil ?

À l'évocation brutale de la plus cruelle journée de sa vie, Catherine ferma les paupières où sourdaient les larmes, vacilla.

— Tais-toi ! supplia-t-elle. Tais-toi, par pitié !

— Alors, fit-il d'un ton radouci, cessez de vouloir me leurrer, cessez de vous leurrer vous-même. Pourquoi donc essayez-vous de nous mentir à tous les deux ? A cause de cette, nuit ?

Elle rouvrit soudain des yeux étincelants.

— Peut-être à cause de cette nuit, en effet ! Peut-être n'ai-je plus envie d'aller i. Grenade !

— Voilà des ours, sans doute, fit Gauthier avec lassitude, que vous luttez ainsi contre vous-même, tantôt poussée par la jalousie vers la ville où respire votre époux, tantôt prise de la tentation d'abandonner, de retourner vers votre enfant, vers le calme et la sécurité d'une vie normale. Ce qui s'est passé cette nuit n'a rien ajouté.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que je le sais. Cette nuit, vous m'avez fait un présent merveilleux... inespéré, mais vous l'avez fait pour deux raisons : par pitié, d'abord.

— Gauthier ! protesta Catherine.

Mais si ! Par pitié d'abord, parce que vous vouliez à tout prix me guérir, mais aussi par dépit. C'était une manière de vengeance que vous exerciez, et aussi une façon de rendre moins cruelles les images qui hantent vos nuits sans sommeil !

— Non ! gémit Catherine, des larmes dans la voix. Ce n'est pas cela... ce n'est pas seulement cela, corrigea-t-elle, cette nuit, j'ai été heureuse, moi aussi, je te le jure !

Un sourire d'une grande douceur vint détendre le visage crispé du Normand.

— Merci pour ces mots ! Je crois, en vérité, que vous m'aimez bien, dame Catherine, mais... - et son doigt, pointé vers le cou de la jeune femme, désigna la lourde croix d'or et de perles que l'archevêque y avait, lui- même, accrochée quelques jours plus tôt et qui étincelait sur le velours de la robe - osez jurer sur ce Dieu que vous adorez que ce n'est pas lui que vous aimez ! Lui, votre époux, votre seigneur !

Vous savez bien que vous l'aimerez tant qu'il vous restera un souffle d'existence !

Cette fois, la jeune femme ne répondit rien. Baissant la tête, elle laissa ses larmes couler librement sur le velours de sa robe sombre.

— Vous voyez bien, fit doucement Gauthier. Aussi de cette nuit folle et merveilleuse, dont moi je garderai le souvenir, mais que je vous supplie d'oublier, nous ne reparlerons jamais...

— Tu ne m'aimes donc plus? demanda Catherine d'une toute petite voix.

Il y eut un silence pesant, puis, d'une voix dure, qui s'enrouait, le Normand murmura :

— Les dieux de mes ancêtres savent que je ne vous ai jamais autant aimée ! Mais c'est justement à cause de cet amour que je vous supplie d'oublier. Si vous ne le faites, ma vie sera un enfer... et il me faudra vous quitter. Nous allons partir d'ici, continuer cette route qui nous mènera au royaume de Grenade. Je vous aiderai à retrouver messire Arnaud...

— Il y a des choses que tu ignores encore. Peut-être n'ai-je plus le droit de réclamer comme époux Arnaud de Montsalvy.

— Que voulez-vous dire ?

— Que je n'avais peut-être pas le droit de l'épouser... parce que j'ai peur que mon premier époux ne soit encore vivant...

Sourcils haussés par la surprise, Gauthier interrogeait la jeune femme par son seul mutisme. Alors, très vite, comme on se libère d'un fardeau insupportable, elle raconta sa stupeur devant l'apparition inouïe du moine borgne, sa terreur ensuite en constatant que tant de faits coïncidaient étrangement, sa visite enfin à la chambre du trésor, la veille même, et l'intolérable incertitude qu'elle en avait rapportée.

Elle allait poursuivre, sans doute, pour exposer ses angoisses, ses scrupules, mais, soudain, Gauthier l'empoigna aux épaules et se mit à la secouer comme s'il cherchait à l'éveiller d'un cauchemar. Il était devenu très pâle.

— Taisez-vous, dame Catherine... et écoutez-moi ! Nous allons partir, vous m'entendez, partir immédiatement de ce château, et vous ne vous retournerez pas ! Sinon, je crois bien, par Odin, que vous allez devenir folle ! Cela est trop, pour vous ! Cessez de rêver tout éveillée, abandonnez le pays des songes et des mauvais sortilèges !

Reprenez votre route et ne pensez plus qu'une chose : vous êtes, devant votre Dieu et devant les hommes, la femme d'Arnaud de Montsalvy, vous portez son nom, vous en avez un fils ! Il n'y a rien à ajouter à cela ! Oubliez tout le reste.

— Et si, cependant, ce moine était Garin de Brazey ?

— Vous n'avez pas à le savoir ! Pour le monde entier, comme pour lui-même sans doute, il a été pendu. S'il a pu échapper, il s'est refait une existence conforme à ses goûts. S'il souhaitait en changer, vous ne seriez point demeurée si longtemps dans l'incertitude. Son attitude vous dicte la vôtre. Garin de Brazey est mort, vous entendez, « mort ».

Seul respire Fray Ignacio qui n'a aucun point commun avec lui !

Maintenant, allez vous préparer et quittons au plus vite ce château de maléfices!

À cet instant, un appel de trompettes vint rompre le silence ensoleillé de la campagne immense, rappelant Catherine à la réalité. Elle se dirigea vers la porte, sourit gentiment à son ami.

— Je crois bien que tu auras toujours raison, Gauthier, mais voici que l'on corne l'eau. Don Alonso m'attend pour le repas et je ne veux pas le faire attendre.

— Annoncez-lui votre départ.

— C'est déjà fait. Mais, comme je lui ai dit que je partirai demain, je pense qu'il te faudra patienter jusque-là. Une nuit encore, Gauthier, rien qu'une nuit. C'est peu de chose !...

— Peu de chose ? Je ne suis pas de votre avis. On peut faire tenir une vie entière dans une seule nuit ! Tant de choses ont le temps de se nouer ou se dénouer... en une nuit ! Mais vous avez raison : nous devons trop au seigneur-archevêque pour agir grossièrement envers lui. Demain, au lever du jour donc !

Vivement, Catherine descendit l'escalier. Au moment de franchir la porte basse du donjon, il lui sembla qu'une silhouette s'était rejetée brusquement dans l'ombre dense de la vis de pierre, et que cette silhouette ressemblait beaucoup à celle de Tomas de Torquemada.

Elle eut un frémissement de crainte rétrospective, mais, déjà, elle était dans le grand soleil de la cour où des soldats, des frères convers et quelques servantes musardaient, se reposant de leur service ou cherchant un coin d'ombre pour s'y étendre car venaient les heures écrasantes où la chaleur tombe d'aplomb et change l'activité en torpeur. Catherine se dirigea vers eux. Les rayons dorés étaient bons, rassurants. Ils éloignaient si bien les fantômes et les ombres perverses ! D'un pas allégé, elle se dirigea vers la salle de festins.

Une intolérable sensation de chaleur, la perception inconsciente d'une lumière violente éveillèrent Catherine au milieu de la nuit. L'incendie emplissait sa chambre de son éclat et la jeune femme, un instant, se crut en plein mauvais rêve. Mais elle eut tôt fait de se rendre à la réalité. La porte de sa chambre flambait et, devant la cheminée, des paquets de paille et des fagots, répandus intentionnellement sur le sol, brûlaient en dégageant une fumée de plus en plus épaisse. Une vague de terreur souleva la jeune femme, l'arracha de son lit et la précipita, nue, vers la fenêtre dont elle arracha les volets plutôt qu'elle ne les ouvrit pour respirer avidement deux ou trois fois... Mais l'appel d'air créé par l'ouverture de la fenêtre fit bondir le feu avec une ardeur décuplée. Il ronflait dans la galerie, léchait le bois des coffres et des sièges disposés près de la cheminée. L'une des tentures murales s'enflamma près du lit, menaçant les courtines.

— Au secours ! hurla Catherine affolée. Au feu !... À moi !

Des bruits se faisaient entendre au-delà du brasier, mais il formait un rideau de flammes qui ne devait pas être facile à éteindre et il sembla à la jeune femme qu'à ces bruits se mêlaient parfois des rires !

— À moi ! cria-t-elle du sommet de ses forces. Au secours !

Elle se tourna convulsivement vers la fenêtre. Elle savait qu'il y avait cinquante pieds sous l'étroite ouverture, mais la nuit en faisait un gouffre terrifiant. Pourtant... si l'on ne venait pas à son secours il faudrait bien choisir l'abîme ! Le feu gagnait à une vitesse prodigieuse. Dans la fumée suffocante, Catherine décelait une odeur inconnue, âcre et inhabituelle, l'odeur, sans doute, de ce qui avait servi à faire flamber, si vite et si bien, un tel incendie. Plaquée contre la fenêtre, elle cherchait l'air en vain. La fumée, épaisse et noire, se rabattait vers elle, attirée par l'ouverture. La gorge en feu, incapable désormais de crier, les yeux brûlés, la jeune femme sentait ses forces l'abandonner. L'asphyxie gagnait. Dans un instant, elle ne serait même plus assez, forte pour glisser par la fenêtre, pour sauter... elle n'en était déjà plus capable. Ses jambes se dérobaient sous elle. Elle allait tomber dans cette nouvelle vague de fumée qui rampait vers elle comme un gras serpent ! Elle se mit à tousser, avec la sensation torturante que ses poumons prenaient feu à leur tour. En une folle cavalcade, à l'instant de perdre connaissance, Catherine vit passer devant elle tous les visages qui avaient peuplé sa vie, amis ou ennemis. Elle revit les yeux tendres de Sara, le visage sarcastique de Philippe le Bon, l'énigmatique figure de Garin, le regard gris de Gauthier et le sourire moqueur d'Arnaud. Alors, elle comprit qu'elle était en train de mourir, tenta de retrouver une bribe de prière...

Quand elle revint à elle, Catherine eut l'impression d'être plongée dans une rivière. Elle était trempée, transie jusqu'aux os et claquait des dents. Ses yeux pleins de larmes ne distinguaient rien qu'un brouillard rouge, mais elle sentait que des mains la frictionnaient sans douceur. Puis on l'enroula dans quelque chose de rêche mais de chaud. La même main vigoureuse lui essuya le visage et elle reconnut enfin, penchés sur elle, les traits irréguliers de Josse. Il eut son curieux sourire à lèvres closes en voyant qu'elle ouvrait les yeux.

— Il était temps ! marmotta-t-il. J'ai bien cru que je ne pourrais pas franchir le rideau de feu. Heureusement, un pan de mur, en s'effondrant, m'a ouvert un passage. Je vous ai aperçue et j'ai pu vous tirer dehors...

En se soulevant, Catherine vit qu'elle était couchée sur les dalles de la galerie. Le feu ronflait à l'une des extrémités, là où s'ouvrait auparavant la porte de sa chambre, mais il n'y avait là âme qui vive.

— Il n'y a personne ? dit-elle. Comment se fait-il que le feu n'ait pas alerté le château ?

— Parce que cela flambe aussi chez l'archevêque. Tous les serviteurs sont en train d'éteindre l'incendie pour sauver don Alonso.

D'ailleurs, les portes de cette galerie ont été barricadées du dehors.

— Comment y es-tu, alors ?

— Parce que, cette nuit, je suis venu dormir sous l'un de ces bancs de pierre. Après l'alerte de ce matin, je n'étais pas tranquille. Personne ne pouvait me voir et j'espérais surveiller ainsi votre chambre. Mais je crois que j'ai trop bien dormi ! C'est ça le hic, avec moi !

Quand je suis fatigué, je dors comme une souche. L'incendiaire ne m'a pas vu, mais, de son côté, il a fait si peu de bruit que je n'ai rien entendu quand il a installé ses fagots.

— L'incendiaire ?

— Vous ne pensez pas que ce feu s'est allumé tout seul ? Pas plus que celui qui flambe si bien chez monseigneur ? J'ai idée que je sais, d'ailleurs, d'où vient le coup...

Comme pour lui donner raison, la porte basse à l'extrémité encore intacte de la galerie s'ouvrit, livrant passage à une longue forme blanche qui portait une torche. Epouvantée, Catherine reconnut Tomas. Vêtu d'une robe de moine, les pupilles dilatées, il marchait d'un pas automatique vers l'incendie, insensible à la fumée de plus en plus dense qui envahissait la grande galerie.

— Regardez, souffla Josse. Il ne nous voit même pas !

En effet, le garçon avançait comme un somnambule. Sa torche à la main, pareil à l'ange déchu de la vengeance et de la haine, il semblait au pouvoir d'une transe. Ses lèvres s'agitaient spasmodiquement.

Catherine saisit seulement au passage le mot «Fuego »... Tomas passa tout près d'elle sans même la voir. Elle toussa. Il n'entendit rien, continua de s'avancer vers l'incendie, au milieu des noires volutes de fumée.

— Que dit-il ? souffla la jeune femme.

— Que le feu est beau, que le feu est sacré ! Qu'il purifie ! Que le maître du feu s'élève jusqu'à Dieu !... Que ce château du Malin doit brûler pour que les âmes de ses habitants retournent à Dieu, libérées...

Il est complètement fou, un maniaque du feu, conclut Josse qui ajouta : Il n'a pas refermé derrière lui la porte de la galerie. Profitons-en pour fuir et donner l'alerte.

Catherine suivit Josse, mais, au seuil, se retourna. Les torrents de fumée avaient presque englouti la mince forme blanche.

— Mais... fit la jeune femme. Il va brûler.

C'est ce qui pourrait lui arriver de mieux... à lui et aux autres ! grogna Josse qui, d'une main péremptoire, entraîna Catherine au-dehors.

Elle faisait de son mieux pour le suivre, mais ses pieds nus s'embarrassaient dans les plis flottants de la couverture qui, seule, l'enveloppait. En courant ainsi, traînée par la main nerveuse de Josse, elle buta contre un meuble, se fit un mal affreux et poussa un cri de douleur, puis se plia en deux, le souffle coupé par la souffrance. Josse jura entre ses dents, mais, voyant qu'elle avait les larmes aux yeux, la souleva d'un bras pour l'aider à franchir les derniers mètres qui les séparaient de l'air libre. Jusque-là, ils n'avaient rencontré âme qui vive, mais, dans la cour, l'agitation était à son comble. Une meute de valets, d'hommes d'armes, de moines et de servantes y couraient dans tous les sens en poussant des cris aigus comme autant de volailles effarouchées. Entre le grand puits de la cour et l'entrée des appartements de l'évêque, une chaîne d'esclaves passait incessamment des seaux pleins d'eau pour tenter d'éteindre les flammes qui bondissaient des ouvertures à l'étage. Des cris, des lamentations et des prières en jaillissaient également sur le mode volubile.

L'agitation de la cour était créée par le fait que l'on venait tout juste de découvrir le second foyer d'incendie et que les habitants du château s'affolaient, croyant bien que le feu avait été mis aux quatre coins de l'édifice.

Cette cour, avec ses murs rouges et brillants où les flammes se reflétaient, avec une humanité folle qui s'y démenait, donnait une assez bonne représentation de l'enfer et Catherine grelottante d'émotion plus que de froid, car la nuit était tiède et l'incendie ajoutait encore à sa température, s'enroula plus étroitement dans la couverture qui cachait sa nudité et alla chercher refuge sous les arcades, tournant son regard angoissé vers le donjon qui, silencieux et sombre, semblait se tenir à l'écart.

— Gauthier ! murmura-t-elle. Où est Gauthier ? Il ne peut pas n'avoir rien entendu de tout ce vacarme...

Les murs de ce donjon sont exceptionnellement épais, remarqua Josse, et puis il a peut-être le sommeil dur...

Mais, comme pour lui donner un démenti, à cet instant même, la chaîne d'esclaves, qui venait de s'établir pour secourir l'aile habitée naguère par Catherine, parut s'écrouler comme un château de cartes.

Les Maures culbutèrent les uns contre les autres, dans un grand vacarme de seaux heurtés et d'éclaboussements, repoussés vers le centre de la cour comme par un vent de tempête et Gauthier surgit sur le seuil. Avec le pansement qu'il gardait encore et la longue djellaba dont on l'avait affublé, il ressemblait assez à ces Infidèles qu'il renversait, mais qui, auprès du géant, semblaient autant de nains.

Devant lui, solidement maintenue par son énorme poing, une maigre silhouette blanche avançait en trébuchant et vint, finalement, s'étaler sur le sol, presque aux pieds de Catherine. C'était, bien entendu, Tomas...

Il leva sur la jeune femme un regard qui était encore celui d'un somnambule, mais qui, cette fois, possédait une conscience. Un éclair de fureur y étincela en reconnaissant son ennemie. La bouche mince se tordit pour un rictus haineux.

— Vivante ! siffla-t-il... Satan lui-même te protège, maudite ! Le feu n'a pas de prise sur toi ! Mais tu n'échapperas pas toujours au châtiment !...

Avec un grondement de colère, Josse arracha la dague qui pendait à sa ceinture et bondit sur le garçon qu'il saisit à la gorge.

— Toi, en tout cas, tu n'y échapperas pas plus longtemps !

Il allait frapper sans que Catherine, pétrifiée d'horreur devant cette haine qui ne voulait pas céder, eût seulement bougé un doigt, mais la grosse patte de Gauthier s'abattit sur le bras du Parisien, le retenant en l'air.

Non... laisse-le ! Moi aussi, tout à l'heure, j'ai eu envie de l'étrangler quand je l'ai trouvé devant la porte en flammes de dame Catherine, divaguant, sa torche à la main, mais j'ai compris que c'était un fou, un gamin, un malade... On ne tue pas les gens comme lui, on les laisse pour que le ciel... quel que soit celui qui l'habite, s'en charge.

Maintenant, partons !

Du geste, Catherine désigna sa couverture et haussa les épaules.

— Comme ça ? Pieds nus et simplement vêtue d'une couverture ?

Tu n'es pas un peu fou ?

Sans répondre, Gauthier lui envoya le paquet qu'il tenait sous le bras, sourit, puis déclara enfin :

— Voilà vos vêtements et votre aumônière. Je les ai trouvés dans votre chambre... à défaut d'un cadavre qui, heureusement, était encore bien vivant ! Habillez-vous vite !

Catherine ne se le fit pas dire deux fois. Se glissant dans un renfoncement obscur de la cour, elle se hâta de passer ses vêtements de voyage, boucla son aumônière à sa ceinture non sans s'être assurée, auparavant, que sa dague et l'émeraude de la reine s'y trouvaient toujours. Quand elle rejoignit ses compagnons, elle constata que Tomas avait disparu et que Josse n'était plus là. Elle interrogea Gauthier qui, placidement, les bras croisés, regardait les sauveteurs poursuivre leur lutte contre le feu. L'incendie, pris à temps sans doute, était déjà presque maîtrisé.

— Où est Josse ?

— À l'écurie. Il prépare les chevaux. Don Alonso, hier soir, avait donné des ordres à ce sujet.

En effet, l'ancien truand revenait, tirant après lui trois chevaux tout harnachés et une mule portant des sacs qui devaient contenir des vivres et des vêtements. L'archevêque avait pensé à tout... Aussi Catherine s'insurgea-t-elle quand Gauthier voulut l'aider à se mettre en selle.

— Qu'est-ce que tu imagines ? Que je partirai ainsi, comme une voleuse, sans même savoir si notre hôte est indemne ?

— Il ne vous en voudra pas. Et, décidément, vous n'êtes guère en sûreté ici. J'ai appris la tentative dont vous aviez failli être la victime, continua Gauthier, mais Catherine lui coupa brutalement la parole.

Son regard violet s'enflamma de colère en se posant alternativement sur les deux hommes.

— Apparemment, vous vous êtes déjà mis d'accord pour me dicter ma conduite, tous les deux. Il n'y a pourtant pas longtemps que vous avez fait réellement connaissance !

— Les natures comme les nôtres se reconnaissent très vite, fit Josse, suave. Nous sommes faits pour nous entendre !

— En tout cas, quand il s'agira de votre sécurité, ajouta Gauthier, nous nous entendrons toujours. Vous n'êtes pas très prudente, dame Catherine...

Il y avait un reproche subtil sous les paroles de Gauthier, et plus encore dans son regard. Malgré elle, Catherine détourna la tête, saisie d'un regret plus cuisant qu'elle n'aurait cru. Oui, il lui reprochait d'avoir mis entre eux des souvenirs qui n'auraient jamais dû quitter le domaine du rêve. Les choses étaient différentes maintenant, quelle que puisse être leur volonté de les ramener à l'ancien état de fait. Les baisers et les gestes de l'amour laissent parfois dans l'âme des sillons aussi cruels, aussi ineffaçables que ceux du fer rouge dans la peau d'un homme.

— Est-ce bien à toi de me le reprocher ? murmura-t-elle amèrement.

Puis, changeant de ton instantanément :

— Quoi qu'il en soit, je ne partirai pas sans avoir dit adieu à don Alonso !

Sans plus s'occuper des deux hommes, elle se dirigea d'un pas vif vers la porte cintrée qui menait chez l'archevêque. Les esclaves l'avaient libérée car, maintenant, l'incendie était éteint. Seules quelques fumerolles noires montaient encore des ouvertures et une désagréable odeur de brûlé emplissait l'air matinal.

Le jour se levait, très vite comme dans tous les pays du Sud. La nuit disparaissait d'un seul coup comme une housse sombre soudainement arrachée de la terre par quelque mystérieuse et céleste ménagère, le ciel se parait de tous les roses, de tous les ors de l'aurore et le château rutilait comme un énorme rubis dans cette aube de perle rose. Dans le logis, on entendait encore des cris, des allées et venues, et Catherine hésita un instant au seuil déserté par les sentinelles. Comment se faire comprendre de tous ces gens dont elle ne parlait pas la langue ? Elle allait se détourner pour appeler Josse et l'inviter à la suivre chez don Alonso quand une haute silhouette noire se dressa soudain devant elle. Malgré son empire sur elle-même, la jeune femme recula, saisie de cette surprise superstitieuse qui lui venait toujours lorsqu'elle se trouvait en face de Fray Ignacio.

Le moine borgne la considéra sans étonnement, s'inclina brièvement.

— Je suis heureux de vous rencontrer, noble dame ! J'allais me rendre auprès de vous. Sa Grandeur m'envoie.

Une brusque angoisse serra la gorge de Catherine. Elle leva sur le moine des yeux où le désespoir se mêlait à la peur.

— Vous... vous parlez donc notre langue ?

— Quand il le faut, quand il est nécessaire, je parle en effet votre langue... comme je parle également l'anglais, l'allemand et l'italien !

Catherine sentit d'un seul coup ses doutes et ses terreurs revenir.

Garin, lui aussi, parlait plusieurs langues étrangères... Et cette incertitude intolérable revenait, elle aussi. Elle se traduisit, chez la jeune femme, en une colère brutale.

— Pourquoi, alors, avez-vous feint de ne point me comprendre, l'autre jour, dans la chambre du Trésor ?

— Parce que ce n'était pas nécessaire ! Et parce que je ne comprenais pas ce que vous vouliez dire...

— En êtes-vous tellement certain ?

Oh ! déchiffrer l'énigme de ce visage fermé, de cet œil unique dont le regard refusait le sien et allait se perdre, par-dessus sa tête, dans les profondeurs de la cour ! Arracher à ce fantôme sa vérité profonde !...

En l'entendant parler français, Catherine avait cherché à retrouver les intonations de Garin, la voix de Garin... et il lui était impossible de dire si c'était la même voix ou bien une autre !... Maintenant, elle l'entendait lui apprendre que don Alonso avait été légèrement blessé par la chute d'une colonnette de cèdre, que son médecin maure lui avait donné un puissant somnifère pour qu'il reposât en paix, mais qu'avant de s'endormir il avait ordonné à Fray Ignacio de s'assurer que Catherine était indemne, et de veiller en personne à ce que le départ prévu de la jeune femme ne subît pas de retard du fait de l'incendie nocturne et s'effectuât comme si don Alonso en personne avait pu y présider.

— Don Alonso vous prie seulement de garder son souvenir dans votre cœur, noble dame... et de prier pour lui comme il priera pour vous !

Une soudaine bouffée d'orgueil redressa Catherine. Si cet homme était Garin, s'il jouait un rôle, il le jouait supérieurement. Elle ne voulut pas être en reste avec lui.

— Dites à Sa Grandeur que je n'y manquerai pas et que jamais le souvenir de ses bontés ne me quittera. Dites-lui aussi combien je lui suis reconnaissante de l'aide qu'elle m'a donnée et aussi que je la remercie de ses prières, car, dans les lieux où je me rends, le péril sera constant !...

Elle s'arrêta un instant, regardant fixement le moine noir. Rien !

Pas un tressaillement ! Il semblait fait de pierre, insensible au moindre sentiment, à la plus simple compassion, se contentant, une fois encore, de s'incliner silencieusement.

— Quant à vous... reprit Catherine d'une voix que la colère faisait trembler.

Mais elle n'alla pas plus loin. Comme il s'était interposé tout à l'heure entre Tomas et le couteau de Josse, Gauthier intervint en posant sa main sur l'épaule de la jeune femme.

— N'en dites pas davantage, dame Catherine. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit ! Venez ! Il est temps de partir !

Cette fois, elle subit son autorité. Docilement, elle se détourna, rejoignit le groupe que formaient Josse et les

bêtes, se laissa mettre en selle sans un mot et se dirigea vers la porterie. Au moment de franchir la herse relevée, elle se retourna, mais ce fut pour trouver, juste derrière elle, les larges épaules du Normand qui bouchaient presque toute la vue.

— Ne vous retournez pas ! ordonna-t-il durement. Vous devez aller votre chemin, droit devant vous... et sans jamais plus vous retourner !

Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : devant votre Dieu et devant les hommes vous êtes la femme d'Arnaud de Montsalvy ! Oubliez tout le reste !

De nouveau, elle obéit, regarda, au-delà de l'ogive rouge, le profil aride et magnifique du plateau, mais, derrière l'épaule de Gauthier, elle avait tout de même aperçu la forme noire du moine, debout à l'endroit où elle l'avait laissé, les mains au fond de ses manches.

Rigide, énigmatique, il la regardait s'éloigner... Et Catherine sentit que cette image se plantait dans son cœur, dans sa chair, comme une épine où peut-être s'écorcherait sans cesse son amour... en admettant qu'elle parvînt à le retrouver.

Elle chevaucha longtemps, silencieuse, laissant la bride sur le cou de sa monture. Josse avait pris la tête et traçait le chemin. Elle suivait machinalement, sans rien voir du paysage que foudroyait déjà l'impitoyable soleil de Castille. Après une dure montée, un gigantesque panorama de plaines et de sierras d'ocre rouge s'offrit à leurs yeux, piqué de villages misérables qui gardaient de leur mieux de maigres champs de chanvre. Parfois, la silhouette courte d'une petite église romane ou les murs arrogants d'un monastère, parfois aussi un maigre château perchant sa tour sur un rocher comme un héron nostalgique rêvant sur une patte... mais Catherine ne voyait rien de tout cela. Elle ne voyait qu'en elle-même la silhouette menaçante d'un moine borgne dont le silence la condamnait peut-être. Aux pieds de la Vierge du Puy, elle avait imploré que Dieu lui rendît son époux... Dieu avait-il ainsi joué avec son cœur, avec son amour ?

Dieu pouvait-il être cruel au point d'avoir remis sur sa route celui qu'elle croyait mort tandis qu'elle cherchait désespérément à retrouver un vivant ? Où était le devoir maintenant ? Gauthier disait qu'il fallait continuer, coûte que coûte, sans regarder derrière soi... Mais Gauthier ne connaissait pas Dieu. Et qui pouvait savoir ce que Dieu exigeait d'elle, Catherine ?

L'image de Fray Ignacio et celle de Garin se juxtaposaient maintenant dans son esprit. Toutes celles que sa mémoire lui conservait de son premier époux se mirent à tournoyer autour de la forme rigide du moine. Garin au soir de leur mariage, Garin le visage déformé par la haine dans le donjon de Malain, Garin enfin dans sa prison, les ceps aux pieds, la blessure de son œil à nu. Malgré le soleil brûlant, Catherine croyait sentir encore sur ses épaules l'humidité de cave du cachot, dans ses narines l'odeur de moisi et de pourriture. Elle voyait, oui, elle voyait Garin tournant vers elle son visage blessé quand elle était entrée dans la prison. Et, soudain, elle sursauta.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle. Mais c'est vrai... Comment n'ai-je pas pensé à cela plus tôt ?...

Au beau milieu du sentier à peine tracé, elle arrêta sa monture, regarda l'un après l'autre ses deux compagnons qui, eux aussi, avaient fait halte. Et tout à coup, de la plus imprévisible façon, elle éclata de rire. Un rire clair, joyeux, jeune... un rire de délivrance qui dénouait les entrailles, desserrait la gorge, amenait les larmes dans les yeux, un fou rire qui ne voulait plus s'arrêter et qui plia bientôt Catherine jusque sur l'encolure de son cheval... Dieu que c'était drôle !...

Comment avait- elle pu être assez bête pour ne pas s'apercevoir de cela tout de suite, pour se torturer de cette façon stupide ?... Non, c'était la chose la plus grotesque et la plus drôle à la fois qui lui fût jamais arrivée... Elle riait, elle riait à en perdre haleine... Bien sûr, elle entendit Josse s'écrier, inquiet :

— Mais... elle devient folle !

— Et ce grand nigaud de Gauthier qui répondait, sur le ton le plus grave du monde : C'est le soleil peut-être ! Elle n'a pas l'habitude !

Mais, quand ils voulurent la faire descendre de cheval, la conduire à l'ombre, elle s'arrêta de rire aussi brusquement qu'elle avait commencé. Elle était rouge d'avoir trop ri et sa figure était inondée de larmes, mais elle planta dans les yeux du Normand un regard clair, joyeux..

— Je viens de me souvenir, Gauthier ! Fray Ignacio est borgne de l'œil droit !... Et c'est l'œil gauche que feu mon époux, le Grand Argentier de Bourgogne, avait perdu à la bataille de Nicopolis ! Je suis toujours libre, tu entends, libre d'aller réclamer mon bien à l'Infidèle !

— Vous ne voulez pas vous reposer un peu ? hasarda Josse qui n'avait rien compris.

Elle le foudroya d'un nouvel éclat de rire.

— Me reposer ! C'est vous qui devenez fou ! Au galop au contraire ! A Grenade ! A Grenade le plus vite possible ! Et à nous deux, Arnaud de Montsalvy !

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