La douairière de Sainte-Croix déposa trois morceaux de sucre dans sa minuscule tasse de café et fit tourner sa cuillère d’argent avec une sage lenteur. Les flammes de la cheminée arrachèrent un éclair violet à la grosse améthyste, souvenir d’un oncle évêque, dont s’ornait son annulaire gauche.
C’était l’époque de l’Avent et, fidèle à sa coutume de s’habiller aux couleurs du propre du temps liturgique, la vieille dame offrait aux regards une symphonie de velours d’une nuance épiscopale qui ne manquait pas d’allure et qui d’ailleurs seyait aussi bien à son âge qu’à ses cheveux blancs. Elle sourit à Hortense qui s’installait à ses pieds sur une petite chaise basse, et se mit à déguster son café à petites gorgées en plissant les yeux. De petites rides satisfaites étoilèrent les coins de ses paupières.
— Hmmm ! apprécia-t-elle voluptueusement, comment peut-on oser boire du café ailleurs quand, une seule fois, on en a bu chez vous ?
— Vous devriez dire chez Dauphine, dit Hortense. C’est elle qui avait appris à Clémence cet art difficile : réussir un bon café. Et chaque fois que le plateau apparaît au salon, il me semble qu’elle va entrer à sa suite, toute souriante sous son bonnet de dentelle à rubans verts, pour en réclamer sa part. C’est étrange mais j’ai toujours l’impression d’être son invitée et je n’arrive pas à me faire à l’idée que cette maison est à présent la mienne.
— C’est pour cela que vous ne changez rien ?
Le regard de Mme de Sainte-Croix fit le tour du salon paisible, caressa les jolis fauteuils « à la Reine » et le canapé assorti que l’aiguille habile de Mlle de Combert avait semés d’une jonchée de roses aux tons délicats ; les mêmes roses que l’on retrouvait aux embrasses des grands rideaux de toile verte. Puis il effleura la chaise longue habillée de velours du même vert et s’arrêta finalement sur le métier à tapisser dont le cadre d’acajou ancien gardait un ouvrage inachevé.
— Je n’ai pas envie de changer quoi que ce soit, dit Hortense doucement, j’aime cette maison telle qu’elle est et jusqu’au moindre détail. C’est pour moi une certaine façon de garder Dauphine en vie. Elle est là. Je la sens près de moi et cette présence m’est douce. D’ailleurs Mme Soyeuse ne permettrait pas que l’on touche à son cadre, ajouta-t-elle en étendant la main pour effleurer la fourrure gris pâle de la superbe chatte qui dormait sur un coussin auprès du feu.
— Cette tapisserie inachevée est cependant bien triste. Pourquoi ne pas vous y mettre puisque vous entendez continuer Dauphine ? Toutes les châtelaines de Combert, depuis la nuit des temps, ont été d’enragées tapissières.
— J’essaierai donc mais j’ai peur de ne pas avoir le talent qu’il faut.
— Encore un peu de café ?
— Volontiers. Comme, depuis des années, je ne dors plus que trois heures par nuit, ce serait dommage de se priver pour une pareille misère.
Hortense remplit les tasses et revint à sa petite chaise. Le silence enveloppa les deux femmes, ce silence des campagnes qui n’est jamais absolu et qui est tissé, habité par les signes imperceptibles de la vie. Celui-là était fait de bien-être, de confiance et d’amitié. L’arôme du café s’y mêlait à la senteur des branches de pin et de hêtre qui brûlaient dans la cheminée et tout cela enfermait Hortense et sa vieille amie dans cette sorte de cocon protecteur que savent si bien sécréter les cœurs généreux.
Au-dehors, c’était le souffle glacé des montagnes d’Auvergne dépouillées par l’hiver de leur végétation périssable, c’était le brouillard d’eau montant des torrents, les assemblées hautaines des grands sapins noirs au bord des plateaux, les nuages bas annonçant la neige prochaine. C’était le temps des fermes et des villages refermés sur bêtes et gens, des veillées entre voisins, des menus travaux où la main, libérée du labeur des champs, se laisse aller à suivre les fantaisies de l’esprit pour créer de beaux objets, celui enfin des contes et des légendes que l’on ne se lasse pas d’écouter parce que, d’année en année, l’imagination des vieilles gens les enjolivent et les raffinent…
Hortense aimait cette période hivernale dont elle avait découvert le charme dans la grande cuisine de Lauzargues, sous le « cantou[1] » de Godivelle. Ici, à Combert, cela prenait seulement plus de grâce et de confort. Et elle attendait beaucoup de cet hiver à peine commencé parce qu’elle espérait le vivre auprès de Jean dans la tendre intimité de l’amour comblé. Elle avait imaginé leurs longs mois de solitude auprès de leur fils, le regardant s’ouvrir à la vie jour après jour, comme une fleur au printemps.
Mais les fenêtres étaient trop bien closes pour Jean de la Nuit et le salon trop douillet. La soie et le velours ne convenaient guère à un homme qui, en dépit d’une réelle culture acquise dans la solitude, n’aimait vraiment que les grands espaces, les profondes forêts et le ciel libre. Et, trois mois après le drame où s’était abîmé Lauzargues, Hortense commençait à se demander quel genre de vie Jean envisageait pour eux deux.
D’un geste décidé, la douairière abandonna sa tasse au bord d’un guéridon et demanda, du ton le plus naturel et tout à fait comme si la jeune femme avait pensé tout haut :
— Où est-il en ce moment ?
Cela répondait tellement bien aux préoccupations d’Hortense que celle-ci n’eut même pas l’idée de demander à sa vieille amie de qui elle parlait.
— Je n’en sais rien. Il n’est pas homme à se raconter, vous le savez…
— Mais est-il homme à faire votre bonheur ?
Et comme Hortense fronçait les sourcils, elle ajouta plus doucement :
— Ne croyez surtout pas que je cherche à me mêler de ce qui ne me regarde pas. L’amour est une chose sublime mais combien fragile et ceux qui n’y ont point part ont souvent tendance à se comporter envers lui en fichus maladroits. Moi, je vous aime et je voudrais vous voir heureuse. L’êtes-vous ? Là est la question…
Une telle lumière emplit alors les yeux dorés de la jeune femme que Mme de Sainte-Croix retint un sourire. C’était une réponse que ce regard. Mais il s’éteignit vite : Hortense baissait les yeux et détournait la tête. Se penchant alors, la vieille dame posa sa main habillée de mitaines violettes sur celle de sa compagne.
— Je crois, dit-elle, que mon âge m’autorise à répondre moi-même et pardonnez-moi si je vous choque…
— Eh bien ?
— Je pense que si la vie se composait uniquement de nuits, vous seriez la femme la plus heureuse du monde. Allons, ne rougissez pas ! Nous sommes entre femmes et si difficile que ce soit à croire lorsque l’on me regarde à présent, sachez que j’ai connu, moi aussi, les bienheureux orages de la passion. Je sais ce que c’est d’aimer à en perdre la tête.
Hortense ne put s’empêcher de sourire. Elle n’avait aucune peine à croire sa vieille amie orfèvre en la matière car ses amours de jadis avec le vidame d’Aydit faisaient presque partie de l’anthologie des contes de la veillée. Tout le monde dans la région de Saint-Flour savait qu’autrefois, avant la Révolution, la belle Herminie de Sorange et le vidame s’étaient aimés avec une rare intensité, ce qui avait fait scandale car les deux amants, jouant à Roméo et Juliette, se retrouvaient tout simplement dans la chambre de la jeune fille, à quelques pas de celle où reposait le sévère président de Sorange. Naturellement, ils avaient été découverts et Louis d’Aydit avait dû s’enfuir en chemise pour échapper aux bâtons des valets du père outragé. Quant à Herminie, on l’avait enfermée mais elle avait réussi à s’enfuir et à rejoindre son vidame dans le vieux castel à demi écroulé où il gîtait comme un aigle solitaire aux confins de la Margeride.
On n’avait eu aucune peine à les y retrouver et, à l’issue d’un siège dans les meilleures règles médiévales, Herminie avait été ramenée de force à Saint-Flour tandis que Louis rejoignait Malte pour y dépenser ses ardeurs juvéniles dans la chasse aux Barbaresques. Quelques semaines plus tard, Herminie épousait, toujours de force, le vieux comte de Sainte-Croix qu’elle détesta tant qu’il vécut, ce qui heureusement ne dura guère.
Après une quarantaine d’années de séparation, les deux parfaits amants se retrouvèrent quand le vidame, toujours aussi désargenté, revint au pays. Mais ils avaient changé. Herminie était devenue une grande femme maigre qui ne gardait de sa beauté passée que ses grands yeux noirs ; lui était un gros homme poussif et couperosé qui aimait trop la table et la bouteille.
Ce qui n’avait pas changé, c’étaient leurs caractères, aussi entiers, aussi emportés l’un que l’autre. Et, à se revoir tellement différents de leurs souvenirs, ils éprouvèrent un choc si cruel qu’ils se retrouvèrent, sinon ennemis, du moins en perpétuelle bisbille, prenant un malin plaisir à exercer l’un contre l’autre leurs esprits mordants. Ils avaient été une légende, ils devenaient sujets à plaisanteries…
Devinant ce que pensait sa jeune amie, Mme de Sainte-Croix se mit à rire.
— Ce pauvre vidame ! l’ai-je assez aimé ! Et pourtant voyez ce que les ans ont fait de lui… et de moi ! On devrait songer à la vieillesse quand on s’embarque pour un grand amour. Le temps abîme tout.
— Je sais, dit Hortense. Mais je ne veux pas penser à cet avenir-là. Jean me donne un bonheur si grand que je ne l’aurais jamais cru possible.
— Grand peut-être mais certainement incomplet. Il y a la vie de tous les jours et, que vous le vouliez ou non, votre Jean est un Lauzargues.
— Sans doute. Que voulez-vous dire ?
— Que, bons ou mauvais, ils sont avant tout hommes de passions et d’orgueil. Surtout, ils n’ont jamais admis de ne pas être maîtres en leurs demeures et celui-là ne doit pas être différent des autres. D’autant que, bâtard, il n’a pas même le droit de porter le nom bien que toute la province sache qu’il est le fils du défunt marquis.
— Vous avez raison sur ce point. Il n’accepte pas de vivre dans cette maison…
— Et cela vous étonne ? Ma chère Hortense, une femme de votre qualité devrait être sensible à cette fierté, à cette pudeur, à cette force d’âme. Il sait bien que ce qui est à vous est avant tout à votre fils.
— Il est son fils aussi, affirma la jeune femme avec fierté.
— Je le sais bien, mais vous ne pouvez faire, que, pour tout un chacun, il ne soit le fils de ce pauvre Etienne de Lauzargues mort si tragiquement. En outre, votre Jean n’a pas de nom à vous offrir. Ce qui rend un mariage difficile.
— Il a le nom de sa mère et je saurai bien m’en contenter.
— Ou je le devine mal ou lui ne s’en contente pas. Tout bâtard qu’il soit, il a l’orgueil de son sang et n’acceptera jamais de vous faire partager un autre nom. Il vous aime trop pour vous faire déchoir.
— Je ne vois pas où serait la déchéance.
— Lui la voit. Il sais aussi que c’est important dans nos régions. Au fait, où vit-il puisqu’il refuse cette maison ?
— A la ferme. François Devès lui a donné une ancienne bergerie. Il s’y est installé dès sa guérison. Il dit qu’il ne veut pas être une entrave à ma vie. Comme s’il ne savait pas que ma vie c’est lui ! ajouta Hortense assombrie.
La douairière haussa les épaules.
— Ce sont des mots, ma chère enfant. Ceux que l’on dit quand l’amour nous tient. Mais quand on s’aperçoit qu’ils ne veulent pas dire grand-chose on a déjà commis une bonne quantité de sottises. Votre vie, c’est aussi votre fils et sa position à venir dans le monde. Celle de Jean n’est pas de rester assis à votre porte comme un chien à l’attache.
— Dans ce cas, quelle est sa vie, selon vous ?
— Je crois qu’il saura bien la trouver tout seul. Vous devriez lui faire confiance…
Mme de Sainte-Croix prit sa canne et, avec effort, se tira de son fauteuil, étouffant un léger bâillement.
— Je crois que j’ai assez parlé pour ce soir. Il est temps d’aller dormir, n’est-il pas vrai ?
— Je vous accompagne.
Les deux femmes passèrent dans le vestibule où les bougeoirs étaient disposés sur un bahut ancien. Hortense battit le briquet, alluma un petit chandelier à deux branches et se disposa à précéder sa vieille amie dans l’escalier. Mais, sur la première marche, elle s’arrêta et se retourna.
— Votre visite me cause un plaisir infini et j’espère que vous n’en doutez pas. Mais me diriez-vous enfin pour quelle raison vous avez affronté ce temps affreux et nos mauvais chemins pour venir jusqu’ici ?
Mme de Sainte-Croix sourit :
— Ne l’avez-vous pas encore compris ? Pour boire votre merveilleux café, mon enfant… et aussi vous laisser entendre que l’on commence à jaser. Vous savez ce que sont nos petites villes et nos vieux châteaux où l’on s’ennuie si fort ? Les langues ne s’arrêtent jamais bien longtemps.
— Alors, laissez-les marcher car je m’en soucie peu. Je ne veux ni ne peux me séparer de Jean !
— Je savais bien que vous me répondriez cela. Aussi prenez que je n’aie rien dit et mettez cette visite sur le seul compte qui importe : je vous aime beaucoup et je voulais vous voir. A présent, menez-moi à ma chambre !
Elle glissa son bras sous celui d’Hortense et lentement les deux femmes montèrent l’escalier sans plus parler sinon pour échanger baisers et vœux de bonne nuit au seuil de la chambre que Clémence avait préparée avec un soin tout particulier, car elle aimait et redoutait à la fois la douairière de Sainte-Croix. Puis Hortense redescendit.
Elle retourna au salon, ajouta une bûche dans la cheminée, puis, resserrant frileusement autour d’elle le grand cachemire bleu qui couvrait ses épaules, elle s’installa dans le fauteuil abandonné par la vieille dame. A ses pieds, Mme Soyeuse ouvrit languissamment ses yeux d’or mais les referma aussitôt, ayant dûment constaté que le moment n’était pas encore venu de regagner la chambre. Dans la cuisine, des tintements de cristaux et d’argenterie signalaient que Clémence était en train d’achever sa vaisselle. Dans un instant, elle monterait se coucher et Hortense demeurerait seule.
Elle n’avait pas envie d’aller au lit. Elle attendait Jean sans l’attendre. S’il savait la présence de Mme de Sainte-Croix, il demeurerait à l’écart comme il le faisait chaque fois qu’un visiteur apparaissait à Combert.
Hortense s’en montrait affectée car elle refusait farouchement toute idée de clandestinité pour ses amours. Ce que l’on pouvait en dire dans la région lui était profondément indifférent et si ses voisins l’avaient abandonnée à la solitude, elle ne se fût pas plainte puisque cette solitude l’eût laissée plus près de Jean. Et elle ne comprenait pas qu’il eût sur ce point des idées différentes. Apparemment, il pensait à leur fils plus qu’à elle…
Avec un soupir, Hortense appuya sa tête au dossier du fauteuil et ferma les yeux. Jean savait-il seulement que la douairière était là ? Depuis deux jours, il n’avait pas reparu… Une absence qui n’avait rien d’inquiétant d’ailleurs et qui se produisait parfois depuis sa guérison. Il arrivait au solitaire de partir deux ou trois jours quand son goût de la chasse et sa passion pour les grandes solitudes l’entraînaient vers les confins de l’Aubrac, de la Margeride ou même du Gévaudan. Il s’en allait alors de son grand pas souple, un bissac sur l’épaule avec son ample cape de berger et le chapeau noir – celui des paysans de par ici – qu’il aimait à porter, toujours suivi de Luern, le grand loup roux apprivoisé qui faisait si bien partie de son personnage que personne, autour de Combert, n’en avait peur…
Jean ne disait jamais où il allait au moment du départ. Peut-être parce qu’il ne le savait pas vraiment. C’était au retour qu’il se racontait, tout en dévorant à belles dents, en homme affamé, les solides repas que lui préparaient Clémence ou Jeannette Devès, la nièce de François, quand il ne venait pas au manoir.
Certains jours, il partait pour la journée et ne disait rien du tout mais, la nuit suivante, il aimait Hortense avec plus de passion, plus d’ardeur encore que de coutume. La jeune femme alors n’avait pas besoin de l’interroger : elle savait qu’il était allé à Lauzargues et qu’il en avait rapporte une charge de chagrin et de rage.
C’était là qu’il était allé pour sa première sortie après sa blessure, sans permettre qu’Hortense l’accompagnât, acceptant seulement un cheval pour éviter la trop grosse fatigue. Il en était revenu pâle jusqu’aux lèvres et les larmes aux yeux.
— Lauzargues n’est plus qu’une énorme ruine : quatre tours à ciel ouvert veillant sur un amoncellement de pierres et de morceaux de poutres, trop gros pour brûler… Le château est mort, Hortense, mort à jamais…
Ce n’était pas une nouvelle et tous deux savaient déjà que la vieille forteresse médiévale était ravagée. Dès le lendemain de l’explosion qui l’avait mise à mal, Hortense avait envoyé François Devès pour juger de l’étendue des dégâts et prendre des dispositions en vue de l’enterrement des victimes : d’abord le marquis de Lauzargues, oncle d’Hortense et aussi Eugène Garland, le bibliothécaire fou qui avait déclenché la catastrophe, mais sauvé Hortense et Jean des desseins meurtriers du marquis[2].
François rapporta un tableau saisissant de ce qu’il avait vu. Il dit aussi qu’au lieu de deux corps il en avait trouvé quatre mais pas ceux que l’on attendait : celui d’Eugène Garland, l’incendiaire, et ceux du fermier Chapioux, de son fils et de son valet qui tentaient de forcer la porte du château à l’instant où la déflagration s’était produite. De celui du marquis, aucune trace : les énormes blocs de lave dont était construit Lauzargues s’étaient refermés sur lui comme la main de Dieu.
— Si on veut le retrouver pour lui donner sépulture en terre chrétienne, il faut déblayer tous les décombres, dit François. Avec tous ceux du village, on devrait y arriver mais ça prendrait du temps et Dieu sait ce que l’on trouverait…
Alors Hortense ordonna de laisser les choses dans l’état. L’orgueilleux marquis reposerait plus heureux sous les pierres du château où il avait apporté la malédiction que sous les dalles de la petite chapelle Saint-Christophe voisine – et miraculeusement restée intacte – où dormaient de leur dernier sommeil ses victimes principales : sa femme, assassinée par lui, et son fils Étienne, le jeune époux d’Hortense qu’il avait conduit au désespoir et qui s’était pendu.
Les choses restèrent donc, à Lauzargues, telles que les avait faites la folie d’un homme aigri. Il y avait de cela trois mois au cours desquels Hortense refusa toujours de revoir ces lieux où elle avait tant souffert et où, par deux fois, elle avait failli mourir. Elle gardait rancune au château familial de ce qu’elle y avait enduré et, peut-être aussi, de lui avoir dérobé une partie de son cœur car elle avait aimé le vieux repaire qui avait vu l’enfance de sa mère et qui l’avait conduite à Jean.
— J’y retournerai peut-être mais plus tard, disait-elle à son ami. Pour l’instant, c’est trop tôt…
Jean n’avait pas insisté et ne parla plus d’emmener Hortense mais, après cette première visite, il retourna souvent là-bas et la jeune femme n’osa l’en empêcher. Elle savait quelle puissante attraction exerçait le château dont il aurait dû porter le nom sur celui que, dans le pays, on appelait Jean de la Nuit ou le « Meneu’d’loups »…
Quelqu’un d’autre, à Combert, subissait aussi cette attirance. C’était la vieille Godivelle, qui avait été la nourrice du marquis et lui gardait un amour fidèle en dépit de ses forfaits. Au jour du désastre, il n’avait pas été si facile d’arracher la vieille gouvernante à ce château où toute sa vie s’était écoulée. On y était parvenu en lui mettant dans les bras le petit Étienne qu’elle aimait d’un amour d’aïeule doublé de l’espèce de dévotion qu’en servante fidèle Godivelle portait au dernier des Lauzargues. Et pourtant, cet amour-là ne suffit pas longtemps à la vieille femme.
Il lui eût suffi peut-être si elle avait été seule avec l’enfant mais, à Combert, il y avait aussi Jeannette qui était la nourrice du bébé Étienne et Clémence l’ancienne servante dévouée de feue Dauphine de Combert… Et cela faisait beaucoup de monde. Trop de femmes surtout, sans parler d’Hortense elle-même, pour une vieille despote habituée à régner en maîtresse sur sa cuisine – où elle s’était fait une réputation qui courait tout le pays cantalien – et sur une maisonnée d’hommes qui, à des degrés divers, reconnaissaient sa puissance.
Godivelle tint deux mois. Et puis…
Et puis, au matin du jour des morts, alors qu’Hortense au jardin cueillait les dernières fleurs et une brassée de feuillage roux pour en fleurir la tombe de Mlle de Combert, elle vit venir à elle Godivelle habillée pour sortir : robe, châle et devantier noir, la grande mante sur les épaules et le capuchon déjà rabattu sur la coiffe de lin blanc empesée.
Le visage rond de la vieille femme, avec son réseau de rides qui la faisait ressembler si fort à une pomme fripée, était pâle et tiré. Comme toute la maisonnée, à l’exception de l’enfant, elle n’avait pas dû dormir beaucoup à cause de l’ancienne coutume qui voulait que, durant toute la nuit de la Toussaint, les cloches de l’église ou de la chapelle sonnassent en glas pour les âmes des trépassés. Mais elle avait cette allure décidée et ce pli serré de la bouche qui lui étaient habituels lorsqu’elle décidait de faire ou de dire quelque chose qui lui tenait à cœur. Et, toujours à son habitude, elle alla droit au but :
— Madame Hortense, dit-elle, avec votre permission, je m’en vais.
De surprise, la jeune femme lâcha son sécateur et se baissa vivement pour le ramasser, ce qui lui donna un instant de réflexion.
— Et où allez-vous ainsi, Godivelle ?
— Je retourne à Lauzargues. Il ne faut pas m’en vouloir, madame Hortense. Je suis très bien chez vous… seulement je n’y suis pas chez moi. Je n’y suis pas à mon aise. Je crois vraiment qu’il n’y a pas de place pour moi…
— Pas de place pour vous ? Auprès de moi ? Et surtout auprès d’Étienne ? Je croyais que vous ne souhaitiez rien de mieux que vivre désormais avec lui ?
— Je le croyais aussi mais il n’a pas vraiment besoin de moi. Jeannette qui s’en est toujours occupée le fait mieux que personne. C’est normal puisqu’elle était sa nourrice…
— Et il ne vous vient pas à l’idée que je pourrais avoir peine à me séparer de vous ? Je vous dois tant, Godivelle ! Sans vous, que serais-je devenue lorsque, après la mort tragique de mes parents, je suis arrivée à Lauzargues ? Vous m’êtes très chère et je crois qu’Étienne vous aime.
— Je reviendrai vous voir de temps en temps. On ne sera pas vraiment séparées. Ce n’est pas si loin, Lauzargues. Et puis, voyez-vous, madame Hortense… je crois que, là-bas, quelqu’un a besoin de moi. Je le pense depuis plusieurs jours déjà mais, aujourd’hui, en ce jour des morts, je le sens plus fort encore que d’habitude.
Godivelle détourna la tête vers les lointains bleuâtres et laissa une larme rouler le long de sa joue fripée.
— Il est tout seul là-bas sous les ruines de son château. Je sais bien qu’il a fait beaucoup de mal, mais il était comme mon enfant et moi je me sentais un peu sa mère. Alors l’idée qu’il n’aura pas de prières, pas de fleurs, que personne ne viendra s’agenouiller auprès de lui, cela me fait une trop grosse peine, madame Hortense.
— Loin de moi la pensée de vous empêcher d’aller prier là-bas, ma chère Godivelle. Tenez, ajouta Hortense en glissant le sécateur dans la main de la vieille femme, coupez ici toutes les fleurs que vous voulez et allez les lui porter. Je vais demander à François de vous conduire…
— C’est pas la peine. Mon neveu Pierrounet vient d’arriver avec le barrot à défunt Chapioux pour me chercher. Mais je veux bien quelques fleurs et je vous en dis grand merci. Seulement… je ne reviendrai pas. Pas de quelque temps, tout au moins.
— Enfin, Godivelle, soyez raisonnable ! Nous voici presque en hiver. Vous ne pouvez demeurer dans des ruines. A votre âge, ce serait aller au-devant de la mort.
— Il n’y aurait alors pas grand mal. Mais je suis encore solide et puis, n’ayez crainte : je logerai dans la ferme. Paraît qu’elle n’a pas trop souffert de l’explosion et ça sera bien suffisant pour moi. Si ça ne l’était pas, je peux toujours habiter au village chez ma sœur Sigolène qui ne demandera pas mieux. Et, au moins, je serai tout près de lui qui n’a d’autre abri que des ruines comme le réprouvé qu’il est peut-être à présent. On dit, en effet, alentour que Lauzargues est hanté. On y aurait vu des lueurs, des ombres…, ajouta Godivelle en se signant précipitamment.
— Ce n’est pas nouveau ; Lauzargues a toujours été hanté et vous le savez bien, coupa Hortense avec une soudaine violence. Avez-vous oublié que j’ai rencontré moi-même…
— Parlez pas de ça, madame Hortense ! gémit Godivelle en se signant de nouveau. Votre pauvre chère tante est en paix à présent et s’il y a là-bas une âme en peine, j’ai bien peur que ce ne soit celle de M. Foulques…
— Qu’y pourrez-vous alors ? Si le marquis est réprouvé, damné même, il a toujours fait tout ce qu’il fallait pour cela !
— Peut-être, mais la miséricorde divine n’est-elle pas infinie ?
— Encore faut-il y croire et y faire appel, ce dont il a toujours su se garder. Oh, Godivelle, ajouta la jeune femme d’une voix soudain éteinte, faut-il vraiment que vous nous abandonniez, Étienne et moi ?
— Vous savez bien que vous n’avez pas besoin de moi. Mais lui, M. Foulques, si je l’abandonne tout à fait, j’aurai l’impression de m’abandonner moi-même parce qu’il a toujours été ma raison de vivre et que je veux mourir auprès de lui comme ces vieux chiens qui ne se peuvent consoler de la mort de leur maître et qui s’installent sur sa tombe pour attendre le dernier soupir. Il faut comprendre et, pour vous qui êtes jeune, ce n’est sûrement pas facile.
Ce qu’Hortense comprit surtout, c’est que rien ne pourrait retenir Godivelle et la vieille gouvernante partit, les bras pleins de fleurs blanches et de feuillage roux avec sur le visage cette lumière et cette certitude de qui s’en va combattre pour sa foi.
— Soyez tranquille, madame Hortense, j’en prendrai bien soin ! lui lança Pierrounet au moment du départ en guise de consolation. Je suis un homme à présent, vous savez ?
Il commençait à prendre de la moustache et il y croyait, mais si Hortense trouva un sourire à cet instant pénible, ce fut uniquement grâce à lui. Debout sur le chemin, elle regarda la carriole s’éloigner jusqu’à ce qu’elle eût disparu au premier tournant puis rentra, emportant la désagréable impression que l’ombre du marquis de Lauzargues ricanait derrière son dos. C’était la première victoire que, depuis sa mort, il remportait contre elle et Hortense se mit à souhaiter désespérément que ce fût la seule.
Elle découvrait avec tristesse qu’en dépit de ses crimes, ou peut-être à cause d’eux, le vieux forban gardait une influence qui n’allait sans doute pas tarder à se muer en auréole de légende contre laquelle ses victimes mêmes risquaient de se retrouver impuissantes. Ce départ laissait un froid, un vide qu’Hortense souhaitait oublier et combler le plus vite possible grâce à l’amour de Jean. Mais comme un fait exprès, ce fut très peu de temps après l’éloignement de Godivelle que Jean prit l’habitude de s’absenter davantage et que son regard eut, plus souvent, l’expression lointaine de l’homme qui se voudrait ailleurs.
Pourtant, leur amour n’était pas en cause. Hortense savait que Jean l’aimait et n’imaginait pas un seul instant qu’il pût en être autrement car leurs nuits faisaient toujours renaître la même ardeur passionnée qui les avait jetés l’un vers l’autre lorsque Hortense s’était donnée. Leurs corps, instruments merveilleusement accordés, jouaient, sans se lasser jamais, une symphonie toujours semblable et toujours renouvelée. Malheureusement, le jour revenait inexorablement, et le jour chassait Jean des bras d’Hortense pour le renvoyer vers cette vie rude à laquelle la jeune femme n’avait pas part et que, cependant, il refusait de changer parce qu’il avait appris à l’aimer et n’en avait jamais connu d’autre. La douceur des repas pris en commun, la joie de voir Jean fumer sa pipe au coin de la cheminée, les pieds sur les chenets et le dos appuyé à des coussins de soie étaient bien rarement accordées à Hortense.
— Je ne veux pas vivre de toi puisque je ne peux même pas te donner un nom en échange, disait-il.
Alors il allait aider son ami François Devès aux travaux de la ferme, gagnant ainsi son pain quotidien jour après jour, jusqu’à ce que son goût de l’errance le reprît et le chassât en compagnie de Luern vers les lointains bleus des montagnes… ou vers Lauzargues.
Le nom sonore atteignit Hortense au fond du sommeil où elle avait glissé insensiblement et la réveilla, frissonnante. Dans la cheminée, le feu n’était plus que braises rouges qu’elle se hâta de couvrir de cendres pour qu’on pût, au matin, le ranimer facilement. Puis, prenant Mme Soyeuse dans ses bras où la chatte se pelotonna avec délices, elle souffla les chandelles du salon, prit son bougeoir sur le coffre du vestibule, monta à sa chambre et se hâta de gagner son lit où le « moine » installé par Clémence entretenait une douce chaleur. Non sans soupirer d’ailleurs : lorsque Clémence mettait le « moine » en place, c’est qu’elle était à peu près certaine que Jean ne viendrait pas cette nuit-là et elle faisait preuve en cette matière d’une étrange divination.
Mais Hortense n’avait plus envie de penser, préférant le sommeil qui, souvent, lui ramenait son ami. Elle s’endormit, la tête à peine sur l’oreiller, Mme Soyeuse lovée contre son flanc et ronronnant comme un rouet ancien. A celle-là, l’éloignement de Jean ne portait pas peine car, en son absence, elle s’étalait béatement sur le lit d’Hortense au lieu de s’en aller dormir sur son grand coussin bleu.
La douairière de Sainte-Croix devait regagner Saint-Flour au matin et ce fut le chapeau sur la tête – un étonnant assemblage de velours, de plumes et de raisins violets – qu’elle prit en face d’Hortense un petit déjeuner substantiel destiné à adoucir la fatigue des cinq lieues de route à travers la planèze couverte de gelée blanche. Le café de Clémence y figurait naturellement en belle place auprès du jambon de montagne, du beurre frais, des confitures de pruneaux et d’un superbe « Cadet-Mathieu[3] » aux pommes sauvages que Clémence avait confectionné dès le matin d’après une recette personnelle de Godivelle et qui, encore tiède, embaumait la vanille et la crème.
La vieille dame fit honneur au tout et ne protesta pas quand Hortense ordonna à Clémence d’emballer le reste du gâteau et d’y joindre deux pots de confiture de pruneaux plus quelques pâtes de coing pour que sa visiteuse pût se souvenir plus agréablement de Combert une fois rentrée chez elle.
— C’est chez vous le palais de Dame Tartine, ma chère enfant, il n’est que trop facile de s’en souvenir.
— Que n’y venez-vous plus souvent alors ? Ou même que n’y restez-vous un peu plus longtemps ? Cette visite fut bien courte et je ne vois pas ce qui vous presse.
— L’archiprêtre de la cathédrale compte sur moi pour les préparatifs de Noël. Il paraît que personne ne sait comme moi décorer la crèche et veiller à l’élégance de ses habitants. Si je laissais faire le marguillier, la Sainte Vierge aurait l’air d’une campagnarde du haut-plateau et saint Joseph d’un bandit de grand chemin.
— La Sainte Vierge était bien un peu campagnarde, tout de même ? sourit Hortense.
— Peut-être mais je ne veux pas le savoir. De toute façon, ce n’est pas supportable dans une cathédrale. Mais revenons à nos moutons ! Il ne serait pas charitable à moi de m’attarder auprès de vous. Je crains que ma présence ne tienne à l’écart… certaines visites et ce ne serait pas gentil de payer de cette façon une si douce hospitalité. L’amour a ses droits que je ne me sens pas le cœur de contrarier.
— Je sais. Et je sais aussi qu’en cette circonstance vous êtes de mon côté. Et je l’apprécie car, je vous l’avoue, il y a des moments où je ne sais trop quelle conduite tenir.
— Mon âge m’autorise à vous donner tous les conseils du monde, ma chère Hortense, pourtant je n’en ferai rien. Simplement, je me contenterai de vous poser une dernière question… si vous le permettez.
— Je vous en prie.
— L’amour comporte des risques et vous ne les ignorez pas. Que ferez-vous si vous vous trouvez enceinte ?
Hortense comprit alors que cette seule question avait de la valeur et que c’était dans l’unique but de la poser que sa vieille amie avait fait le voyage de Saint-Flour. Et c’était en effet une question grave, une question qui méritait que l’on s’y arrêtât, même si jusqu’à présent elle ne se l’était jamais posée. Peut-être parce qu’elle devinait que Jean se la posait à sa place et se comportait en conséquence.
Cette fois, elle regarda l’hypothèse en face, la soupesa, l’examina et finalement déclara tout doucement :
— Je crois que j’en serais très heureuse. Il n’est jamais bon pour un enfant d’être élevé seul…
— Réfléchissez aux conséquences, au bruit : la comtesse de Lauzargues attendant un enfant hors mariage, cela ne se peut concevoir ! Songez que votre fils Étienne est d’ores et déjà titré marquis de Lauzargues. Vous ne pouvez lui infliger cette offense.
— Une offense qu’il est peut-être un peu jeune pour ressentir, mais si vous pensez à l’avenir, je crois qu’au fond un événement de ce genre apporterait une réponse aux questions que je me pose car il obligerait Jean à m’épouser.
— Un mariage avec lui serait presque aussi scandaleux aux yeux du monde.
— Le monde ne m’intéresse pas, ma chère comtesse. Seule compte à mes yeux la paix avec ma conscience et aussi avec Dieu. Je suis certaine que le cher chanoine de Combert bénirait volontiers un mariage entre Jean et moi. Et pourquoi pas un mariage secret qui me permettrait de garder mon nom ?
— Peut-être. A condition bien sûr qu’il ne soit pas trop secret et que le bruit en transpire quelque peu. A présent, je vous laisse, ma chère enfant, en vous remerciant encore d’avoir gâté la vieille gourmande que je suis… et surtout de l’avoir écoutée. Je vous aime beaucoup, décidément… Lorsque j’avais votre âge, je vous ressemblais un peu…
Elle partit et Hortense regarda sa voiture s’éloigner comme elle avait regardé s’éloigner celle de Godivelle mais dans un état d’esprit bien différent. Ce que lui laissait la douairière, c’était le goût renouvelé du combat. Cette visite lui avait fait toucher du doigt ce qu’elle soupçonnait depuis la guérison de Jean : c’est que la fin du marquis de Lauzargues ne signifiait pas obligatoirement pour elle le début du bonheur absolu et qu’il restait des obstacles, moins faciles à franchir qu’elle ne l’avait cru. Des obstacles qu’elle était désormais bien décidée à abattre.
Songeuse, elle rentra chez elle et gagna la cuisine où Jeannette faisait manger une bouillie sucrée à « Monsieur le marquis » avec un succès évident. Agé de dix-neuf mois à présent, le petit Étienne gardait un appétit qui faisait la joie de ses adoratrices. Il dévorait littéralement et poussait comme un champignon tout en laissant paraître les signes avant-coureurs d’un caractère digne en tout point de sa lignée. La moindre contrariété lui arrachait des cris de rage mais il supportait les souffrances des poussées dentaires avec un étonnant courage. Seules les larmes qui coulaient silencieusement sur sa petite figure brune révélaient son mal et cette douleur si vaillamment supportée bouleversait le cœur d’Hortense, de Jeannette et de Clémence qui, ensuite, ne se sentaient plus le courage de sévir lorsque l’enfant piquait une colère. En outre, il commençait à marcher timidement, mais se déplaçait à quatre pattes avec une vélocité qui obligeait à une surveillance continuelle.
Apercevant sa mère, Étienne se mit à gazouiller comme un moineau au printemps et, arrachant la cuillère des doigts de Jeannette, il s’en servit pour taper dans sa bouillie avec une énergie toute virile qui arracha à sa jeune nourrice des cris de protestation :
— Mon Dieu, madame Hortense, il va falloir que je le change complètement ! gémit Jeannette. Regardez comme il s’arrange !
En effet, la bouillie s’étalait largement à présent sur le bonnet et les vêtements du petit garçon, comme d’ailleurs sur la table et sur les vêtements de Jeannette.
— Un vrai petit diable ! commenta Clémence, déjà occupée à réparer les dégâts à grands coups de torchon. Une petite fessée ne lui ferait peut-être pas de mal.
— Gre… gre ! approuva Étienne avant d’ajouter aimablement avec un sourire épanoui qui montra trois quenottes couleur de lait : Mama… mamama…
Hortense se mit à rire et embrassa la frimousse barbouillée de son fils.
— Tu es un petit sacripant… mais tu es trop mignon !
— Si vous lui passez tous ses caprices, madame Hortense, on n’a pas fini de s’en voir avec lui !
— Laissez-lui encore un peu de temps pour grandir, Clémence… et remettons les fessées à plus tard !
— N’empêche que c’est un Lauzargues, et un vrai, et qu’à ces gens-là, faut la poigne d’un homme !
— Le temps des hommes viendra, dit Jeannette doucement. Tant qu’il est encore à nous, laissez-nous en profiter. Avec cela d’ailleurs que vous seriez capable de le battre, hein, Clémence ?
— C’est pas mon travail, déclara celle-ci en retournant à ses casseroles. Et ce que j’en dis, c’est histoire d’en causer. Je l’aime moi, ce petiot.
— Si vous croyez que je ne le sais pas. Dites-moi, Jeannette, est-ce que François est à la ferme, ce matin ?
— Je crois. Il voulait remplacer deux des lauzes du toit de la laiterie qui ont été emportées par le grand vent de l’autre soir. Vous voulez que j’aille le chercher ?
— Non, Jeannette, merci. Je vais y aller. J’ai envie de marcher un peu.
Elle alla prendre, dans le vestibule, sa grande mante à capuchon, chaussa des socques et se dirigea vers la ferme qui s’élevait en contrebas à quelque distance de la maison, respirant à pleins poumons l’air vif et froid des montagnes. Le brouillard du petit matin commençait à se dissiper pour laisser percer de pâles rayons de soleil qui arrachaient de petits éclats à la gelée blanche qui poudrait l’herbe couleur de vert-de-gris. Sur les pentes descendant à la rivière, les grandes étendues de fougères rousses devenaient brunes mais les haies de houx avaient de grosses baies d’un beau rouge vif qui seraient d’un bel effet à Noël quand on en ferait couronnes et bouquets. De l’autre côté de Combert, vers le hameau et la chapelle près de laquelle reposaient Dauphine et les siens, commençait la longue châtaigneraie qui fourrait les pentes des combes profondes et fournissait une partie de la nourriture du pays… Haut dans le ciel, un busard planait, cherchant une pâture qui se faisait rare… Hortense suivit un moment des yeux les grands orbes de l’oiseau, puis s’engagea dans le chemin bordé de sureaux qui menait droit à la ferme sur laquelle régnait François Devès.
Hortense avait de l’amitié et même de l’affection pour François. Sa mère, Victoire de Lauzargues l’avait aimé en son adolescence avant qu’elle ne s’en allât à Paris pour y mener, contre la volonté des siens, la vie fastueuse d’une femme de banquier. Et François, Hortense le savait, était demeuré fidèle à cet amour de sa jeunesse. Pour lui le mariage avec le père d’Hortense, Henri Gravier de Berny, n’avait jamais existé et il attendait sereinement que la mort lui permît de rejoindre celle dont le souvenir demeurait la lumière de sa vie. De cet amour, il avait reporté une petite part, essentiellement paternelle, sur Hortense parce qu’elle était la fille de Victoire et parce qu’elle lui ressemblait. Hortense aimait François pour cela, pour l’aide qu’il lui avait apportée au temps de ses difficiles relations avec le marquis de Lauzargues, son oncle et beau-père. Elle l’aimait aussi parce qu’il était, avec Luern le grand loup roux, le seul ami de Jean…
La maison, abritée sous un ressaut de rochers, alignait sous son toit à deux pentes l’habitation, l’étable, la fenière et la grange. Seule la laiterie occupait un petit bâtiment séparé et, sur son toit, Hortense aperçut en effet François occupé à sa réparation.
Au bruit des pas d’Hortense, il abandonna son ouvrage, se laissa glisser le long de l’échelle et se trouva debout au milieu de la cour quand la jeune femme y pénétra. Ôtant son grand chapeau, il la salua avec ce mélange de respect et d’amitié qu’il lui montrait toujours et attendit en souriant qu’elle parlât.
— François, dit la jeune femme, savez-vous où est Jean ?
— Si vous ne le savez pas, madame Hortense, ce n’est pas moi qui pourrai vous renseigner. Il ne me dit jamais où il va.
— A moi non plus et voilà bientôt trois jours qu’il est parti. N’est-ce pas inquiétant ?
— Je ne crois pas. Vous savez son goût des longues randonnées dans la montagne. Et puis, vous aviez du monde hier ?
— Vous voulez dire qu’il s’éloigne toujours lorsque j’ai des visiteurs ? Mais cette fois il n’a pas pu savoir l’arrivée de Mme de Sainte-Croix ?
— Tout se sait dans nos vallées. Je suis persuadé que Jean n’en ignore rien.
— Alors, il devrait savoir aussi qu’elle est repartie ? Et il devrait être là…
— Mais je suis là…
Et Jean apparut sortant de derrière un bouquet de pins. Son long pas silencieux de chasseur l’avait amené jusqu’à la jeune femme sans qu’elle l’entendît. Une onde de joie et de chaleur envahit celle-ci comme chaque fois qu’elle retrouvait cet homme qu’elle aimait. Elle s’émerveillait toujours de cette haute taille qui l’obligeait, bien qu’elle fût grande, à lever un peu la tête, de l’éclat de ces yeux couleur de glace bleue, du charme de ce sourire à belles dents blanches qui contrastait si fort avec la courte barbe noire. Il y avait aussi cette voix profonde qui savait si bien la bouleverser lorsqu’elle lui parlait d’amour sans doute, mais aussi avec les mots les plus simples.
— Si vous êtes en peine de moi, je vous en demande pardon, dit Jean doucement, mais je savais que vous n’étiez pas seule. Donc que vous ne m’attendiez pas.
— Je vous attends toujours, Jean. Où étiez-vous ?
— A Lauzargues.
— Encore ?
— Encore et toujours ! Venez ! Il faut que je vous parle. Nous pourrions marcher jusqu’à la rivière pour profiter un peu de ce soleil…
Avec un signe d’amitié à François qui remontait sur son toit, les deux jeunes gens s’éloignèrent d’un pas accordé, par l’étroit sentier à peine indiqué qui longeait un champ labouré descendant vers la rivière dont on entendait l’eau se précipiter dans l’étranglement d’une gorge étroite. Cette rivière leur était chère à tous les deux. Sa voix avait accompagné leur premier baiser et l’éblouissement d’une nuit d’amour vécue sous la garde des loups[4]. L’un comme l’autre avait toujours plaisir à la retrouver.
Ils descendirent le chemin en silence. Arrivée au bord de l’eau, Hortense s’assit sur un rocher moussu, ramenant autour d’elle les plis de sa grande cape mais laissant retomber le capuchon. Le brouillard à présent était complètement dissipé et le soleil mettait dans l’air une douceur et dans ses cheveux blonds un reflet brillant. Ce fut elle qui parla la première.
— Quand es-tu rentré ? demanda-t-elle.
— Je rentre à l’instant. François m’a découvert en même temps que toi…
— Alors, pourquoi ne m’as-tu pas encore embrassée ? Jean se mit à rire.
— Tu semblais si fort en colère ; je ne me serais pas permis. Mais… je ne demande pas mieux.
Sans effort apparent, il la fit lever de sa pierre, l’enferma entre ses bras et l’embrassa longuement avec une ardeur qui lui fit perdre le souffle et cogner le cœur. Comme toujours lorsqu’il la tenait contre lui, Hortense sentit fondre la petite amertume que lui avaient laissée ces trois jours d’absence. Elle glissa ses bras autour du cou de Jean et, quand leurs lèvres se séparèrent, ne permit pas qu’il s’éloignât d’elle. Clignant des yeux, elle le considéra à travers la frange de ses longs cils :
— Comment peux-tu m’embrasser comme cela et me laisser seule pendant trois jours ?
— Je t’embrasse comme cela parce que je t’aime et je te laisse seule quand tu n’as pas besoin de moi.
— J’ai toujours besoin de toi… Oh, Jean ! Une nuit sans toi et je me sens perdue, abandonnée. J’ai froid.
— Alors, c’est que je t’aime mal, dit Jean gravement. Même séparé de toi par toute l’épaisseur de la terre, tu devrais sentir la chaleur de mon amour autour de toi. Je ne te quitte jamais vraiment. Je suis toujours auprès de toi. Si tu avais cette certitude, tu ne te sentirais jamais abandonnée. Et il faut que tu l’aies, cette certitude, parce que tu sais très bien que nous ne pouvons pas vivre réellement ensemble.
— Nous le pourrions si tu voulais, dit-elle, têtue.
— Non. Nous ne sommes pas des bohémiens qui ne cherchent que leur plaisir et se moquent de tout ce qui vit et respire autour d’eux. Il y a Étienne auquel nous devons penser, toi et moi. Il y a Étienne qui ne peut s’accommoder d’une mère décriée. Moi, en tout cas, je ne pourrais le supporter. Et je ne peux continuer à vivre à ta porte. Si nous voulons que l’on accepte notre amour, il faut donner une dignité à notre vie. Voici des jours que j’y pense et j’en suis venu à cette conclusion : le mieux est que j’aille m’installer à Lauzargues.
Hortense eut l’impression que le ciel s’éteignait.
— Toi aussi ? s’écria-t-elle. Toi aussi, tu veux aller là-bas ? Mais qu’ont-elles donc ces maudites ruines pour m’enlever l’un après l’autre tous les gens que j’aime ? Godivelle d’abord, toi maintenant ? Est-ce que tu veux veiller toi aussi sur les cendres du marquis ? Après tout ce qu’il nous a fait ?
— Non. Si je veux aller à Lauzargues, c’est dans un but tout différent. C’est d’abord pour essayer de sauver ce qui peut l’être encore. Il reste la ferme et quelques terres que je veux tenter de remettre en culture afin que le bien d’Étienne ne demeure pas improductif. Je ne peux pas grand-chose pour lui. Au moins je voudrais qu’il garde une parcelle des biens qui portent son nom. Et puis…
Jean hésita, puis attira de nouveau Hortense contre lui.
Elle résista un peu, déjà sur la défensive. Peut-être parce que depuis longtemps elle attendait obscurément ce qui allait venir.
— Et puis j’ai besoin d’aller vivre là-bas parce que j’y ai toujours vécu. Comprends-moi, Hortense : à défaut du nom, j’en porte le sang et j’en suis fier. Ne me condamne pas à n’être sur cette terre que l’amant furtif de la châtelaine de Combert.
— Je n’ai jamais rien souhaité de tel pour toi, lança Hortense violemment. Épouse-moi et plus personne n’aura rien à dire et tu pourras régner autant que tu voudras et sur Lauzargues et sur Combert !
— Non, Hortense. Tu ne peux pas épouser le fils de Catherine Bruel. C’est tout juste si j’existe aux yeux de la loi. Dans le pays, on a toujours considéré l’homme aux loups comme un être à part.
— De même qu’on a toujours considéré le marquis, mon oncle et ton père comme un être à part, presque un réprouvé. On dit à présent que son spectre hante les ruines. Tu ne feras que le rejoindre dans sa légende et tu ne seras pas accepté davantage.
— Je crois que si. On admettra que le bâtard se veuille le gardien du passé. C’est ce qu’a choisi Godivelle et elle m’approuve parce qu’elle a compris…
— Ce que moi je refuse de comprendre, n’est-ce pas ? Espérais-tu vraiment que j’accepterais cela, ne plus te voir… ?
— Il y a une lieue et demie à peine d’ici Lauzargues. Tu me verras tout autant qu’en ce moment. Crois-tu que je pourrais renoncer à te tenir dans mes bras, à vivre auprès de toi ces heures qui valent une éternité ?…
— Mais qui ne valent pas que tu me sacrifies ton orgueil ?
— Je n’ai pas d’orgueil, ni d’ailleurs aucune raison d’en avoir. Mais j’ai ma fierté d’homme, Hortense ! Ne me demande pas de la sacrifier. Je ne veux pas que mon fils me regarde un jour avec mépris.
— Je ne le lui conseille pas. Et d’ailleurs, il saura un jour la vérité. Quant à toi, que tu le veuilles ou non, il va tout de même falloir que tu m’épouses.
— Pourquoi ?
— Je suis enceinte !
Poussé par la colère et le chagrin qui envahissaient la jeune femme, le mot s’envola, impossible à rattraper et parut résonner jusqu’au fond de la gorge. Jean lâcha Hortense si brusquement qu’elle chancela et faillit tomber…
— Ce n’est pas possible ?…
— Et pourquoi donc ? L’idée ne t’est-elle jamais venue que cela pouvait arriver en dépit de toutes les précautions ?
— Bien sûr que si, mais… Depuis quand le sais-tu ?
— Quelques jours. Je n’avais pas de certitude, mais à présent je ne crois pas me tromper…
Dieu que c’était facile de mentir ! Avec un mélange de honte et de crainte où se mêlait une joie maligne, Hortense s’écoutait mentir à l’homme qu’elle aimait plus que tout au monde. Elle avait toujours su que, pour le garder, elle serait prête à n’importe quelle folie, mais ce qu’elle venait de faire lui était toujours apparu comme impensable. Or, elle venait de le faire. Dans un instant d’affolement sans doute, mais avec une assurance qui la confondait. Et à cet instant, elle aurait donné tout au monde pour que ce fût vrai, pour qu’un enfant fût réellement en gestation dans ses flancs… Néanmoins, elle trouva très vite une consolation en pensant que ce pourrait être assez rapidement la vérité. Il fallait que ce fût vrai et que ce fût vrai au plus tôt, même si toute la province devait en faire des gorges chaudes…
Elle et Jean n’avaient réussi à se rejoindre qu’après mille difficultés, mille dangers et à présent Hortense refusait de perdre l’homme qu’elle avait gagné de haute lutte. Car – et elle en était persuadée ! – si elle permettait à Jean de s’éloigner d’elle, ce serait la fin de leur amour à plus ou moins brève échéance. Ils vieilliraient bêtement à « une lieue et demie à peine » l’un de l’autre sans jamais se rejoindre vraiment, sans jamais avoir de vie commune, presque sans souvenirs. Et peut-être qu’avec le temps, quand leur jeunesse se serait évanouie à jamais, ils en viendraient à se détester comme se détestaient Mme de Sainte-Croix et son vidame d’Aydit. Cela, Hortense ne le permettrait pas.
Plus ancrée que jamais dans sa résolution, elle chercha Jean. Il s’était éloigné de quelques pas et, assis sur une pierre, il regardait couler la rivière. Hortense ne voyait de son visage qu’un profil perdu mais l’impression d’accablement que suggérait sa pose était frappante et la jeune femme sentit son cœur se serrer :
Es-tu vraiment si malheureux de cette nouvelle ? demanda-t-elle si douloureusement qu’il tressaillit, se leva vivement et vint à elle pour l’envelopper à la fois de son bras et de sa grande cape noire dans ce mouvement de protection tendre qu’il avait souvent.
— Il n’y aurait pas de joie plus grande pour moi si tout était normal entre nous, si j’étais Jean de Lauzargues au lieu d’être Jean de la Nuit, un bâtard meneur de loups. Je ne suis malheureux que pour toi. Tu vas te trouver dans une situation bien difficile.
Hortense se mit à rire.
— Garde ta pitié pour qui en a besoin, Jean ! Épouse-moi et je serai la femme la plus heureuse du monde. Quand donc comprendras-tu qu’à nous deux nous pouvons faire face au monde entier ? Et si l’on nous laisse dans cette solitude où d’ailleurs se sont plu les derniers Lauzargues, eh bien, tant mieux ! Nous y serons plus près l’un de l’autre…
— Mon amazone raisonne comme une petite fille amoureuse qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez…
— Je sais ! Il y a Étienne, il y a… l’enfant à venir. Mais ne m’appelle pas ton amazone. Cela ne me va pas. C’est à mon amie Felicia Morosini que cela convient. A elle seule.
— As-tu reçu de ses nouvelles ?
— Aucune. Quand nous nous sommes quittées à Paris, après ces jours de révolution, je rentrais à Lauzargues et elle partait pour Vienne afin de convaincre le fils de Napoléon de revenir en France et de réclamer au roi Louis-Philippe, que Felicia considère comme un simple usurpateur, le trône de l’Aigle. J’ignore ce qu’elle est devenue et j’avoue qu’à certains moments cela me soucie. Elle est bien capable de s’être fait mettre en prison ! Il y a des moments où j’ai presque envie d’aller la rejoindre, ajouta-t-elle par taquinerie. Elle m’avait donné rendez-vous, au cas où les choses tourneraient mal pour moi ici. Je devais la retrouver à Vienne…
Elle fut payée de sa malice en sentant le bras de Jean se resserrer autour de sa taille.
— Une mère de famille ne court pas les grands chemins. Tu dois songer à présent à l’enfant que tu portes. Et à ce mariage que tu désires tant.
— Tu acceptes donc ?
— Je n’ai le droit de refuser cela ni à toi… ni à Dieu puisqu’au moins nous serons en paix avec lui mais, Hortense, il faudra te contenter d’un mariage secret. Et cela ne changera rien à ce que je veux faire pour Lauzargues.
— Tu veux partir quand même ?
— Sans doute, puisque ce sera désormais devant deux enfants et non plus un seul que nous devrons rendre compte de notre conduite. Tu auras de moi tout l’amour du monde, Hortense. Mais tu ne me feras pas renoncer à ce que j’ai décidé.
« Nous verrons bien ! » pensa Hortense tandis que, serrés l’un contre l’autre, ils remontaient vers la maison. Le temps d’hiver n’était pas celui des travaux des champs. La neige serait bientôt là. Et Jean n’aurait plus aucune raison valable pour ses excursions à Lauzargues. De même, on ne recevrait plus beaucoup de visites à Combert. Et Hortense pensa qu’elle allait peut-être pouvoir vivre ces quelques semaines d’intimité heureuse, rien qu’à deux, dont elle rêvait tellement.
Cette nuit-là, tous deux s’aimèrent avec toute l’ardeur d’un jeune amour, avides de retrouver les heures perdues par leur courte séparation. Mais s’y mêlaient déjà des sentiments contradictoires. Pour Jean, c’était le remords, léger il est vrai, d’avoir peiné son amie en lui annonçant son désir de vivre à Lauzargues. Pour Hortense, c’était la conscience désagréable de ce premier mensonge jointe au désir forcené que ce mensonge, justement, cessât d’en être un. Elle semblait ne pouvoir se rassasier de son amant et ce fut Jean qui, pour la première fois, s’avoua vaincu au premier chant du coq…
Tendrement, Hortense le regarda s’endormir, la tête contre son épaule, émue par cette force au repos, cette puissance dont elle avait su se rendre maîtresse. Elle-même n’avait pas sommeil et, durant un long moment, elle regarda Jean dormir, posant de temps en temps sur ses yeux clos ou sur sa bouche entrouverte un baiser aussi léger qu’un souffle. Comme elle l’aimait à cet instant où le monde se réduisait à l’intimité chaude de son lit enveloppé dans ses rideaux de brocatelle bleue sous lesquels la veilleuse mettait une lumière douce qui ciselait la puissante musculature de l’homme, caressait sa propre peau d’un reflet doré et faisait vivre les mèches blondes de ses cheveux ruisselant sur l’oreiller et sur la poitrine de Jean.
Avec un soupir de bonheur, elle se coula contre son corps, l’entourant de son bras comme d’une fragile branche de lierre autour du tronc d’un grand arbre. Un petit lierre têtu et obstiné qui ne voulait pas se laisser arracher sous peine d’en mourir. Jean était à elle et à elle seule. Elle avait combattu assez rudement pour posséder ce droit de le dire sien et elle combattrait encore avec toutes les armes mises par la nature à sa disposition. Une nature qu’il s’agissait d’obliger à répondre à son attente. Grâce à Dieu, elle avait devant elle quelques nuits comme celle qui s’achevait ! Ces nuits lui permettraient de concevoir cet enfant qu’à présent elle voulait à tout prix. Et c’est forte de cet espoir qu’elle finit enfin par s’endormir…
La première neige vint le lendemain soir et Hortense l’accueillit comme une amie. Jean n’était pas reparti plus loin que la ferme où il aidait François à réparer son toit. Si la neige s’installait, il n’aurait aucune raison d’aller entreprendre quoi que ce soit à Lauzargues… Mais Clémence, rentrant de chercher quelques poires au fruitier pour en fourrer une tourte, doucha son enthousiasme.
— Durera pas cette saleté ! dit-elle, l’est déjà en train de fondre. D’ailleurs voilà la « traverse » qui prend. Va nous amener de la pluie…
— Vous n’aimez pas la neige, Clémence ?
— Aimer la neige qui gèle les pieds et donne l’onglée ? Pauvre Sainte Vierge ! Vous voulez dire qu’elle me fait à peu près autant plaisir qu’une pierre dans mon sabot !
— Je la trouve pourtant plus agréable que la pluie qui transforme les chemins en fondrières…
— Ouais mais la pluie au moins elle amène pas les loups. C’est quand la neige prend et s’installe qu’ils sortent des bois cette engeance. C’est vrai qu’ici on ne les craint point grâce à… à…
Clémence s’arrêta et Hortense se sentit rougir. Ce n’était pas la première fois qu’elle remarquait cette difficulté que rencontraient aussi bien Clémence que les gens du pays lorsqu’il s’agissait de désigner Jean. Autrefois, avant qu’on ne le sût lié à Hortense, il était pour tous « le Jean de la Nuit », ou « le Jean des Loups » ou encore « Le Meneu’d’loups » et comme tel on le respectait comme un être à part tout en ayant un peu peur de lui. En dépit de ses attaches paysannes, car on avait estimé sa mère malgré son « malheur » et l’on savait bien qui était son père, il demeurait un être en marge, à mi-chemin entre le sorcier et le bohémien. Quand encore on ne lui trouvait pas quelques vagues ressemblances avec le diable. Mais à présent qu’on le savait l’ami de la châtelaine de Combert, on ne savait plus trop quel nom lui donner. Hortense décida qu’il était temps d’en finir une bonne fois avec ses tergiversations.
— Est-ce qu’il ne serait pas plus simple de l’appeler tout bonnement monsieur Jean ?
— Monsieur Jean ? C’est que, par ici, on l’a jamais considéré comme un monsieur.
— On ? Qui est on ?
Mise en face d’un problème linguistique aussi ardu, Clémence jeta un regard suppliant à la petite statue de la Vierge noire du Puy qui ornait le manteau de la cheminée et s’en prit aux coins de son devantier…
— Ben… tous ceux des alentours. Pas seulement ici ou à Lauzargues, mais je crois bien de Saint-Flour à Chaudes-Aigues et jusqu’à la Margeride. Faut pas vous offenser, madame Hortense, parce qu’on sait que vous l’aimez bien mais y a des habitudes difficiles à perdre. Et puis… si vous voulez que je vous dise le vrai, on pense qu’il est pas du même monde que vous !
« Vox populi, vox Dei ! » eût dit la douairière de Sainte-Croix, dont Hortense crut entendre le timbre aristocratique ; mais la jeune femme repoussa farouchement un dicton dont la sagesse lui avait toujours semblé douteuse et plus encore lorsqu’au cours de la révolution de Juillet elle avait pu entendre gronder cette voix du peuple.
— Pas du même monde que moi ? Tous ces gens auxquels vous faites allusion savent bien, pourtant, qu’il est le fils du défunt marquis de Lauzargues, mon oncle et que, de ce fait, il est mon cousin ?
— Peut-être, mais…
— Pas de peut-être et pas de mais ! D’autre part, je préfère vous l’annoncer tout de suite, Clémence, en vous priant toutefois de bien vouloir garder la nouvelle pour vous : nous allons nous marier.
— Mais, dit Clémence après ce bref silence qui suit toujours la chute d’un objet lourd, comment que vous allez faire puisqu’il n’a pas de nom à lui ?
— Celui de sa mère devrait suffire. D’ailleurs, nous ne passerons pas par la mairie. Notre mariage sera un mariage secret dont vous serez, vous et François, les témoins et que le chanoine de Combert bénira. Si François se rend au marché de Saint-Flour samedi, je l’accompagnerai et j’irai voir le chanoine. Ainsi, dès à présent, je vous serais reconnaissante de dire monsieur Jean quand vous parlez de mon futur époux… en vous rappelant que Mlle Dauphine l’estimait et même l’aimait. Au fait, n’oubliez pas de mettre son couvert, ce soir : il soupera ici…
Matée, Clémence s’en alla casser ses œufs pour faire sa tourte avec une énergie qui en disait long sur ses sentiments intimes et Hortense regagna le salon où elle tourna en rond pendant quelques instants. Elle se sentait nerveuse et irritée car elle n’imaginait pas que son amour pour Jean ne reçût pas l’approbation pleine et entière de tous ceux qui vivaient autour d’eux. Elle découvrait que les gens simples pouvaient être aussi fermement attachés aux usages que des aristocrates de vieille souche et elle en éprouvait quelque chose qui ressemblait à de la peine.
Au-dessus de sa tête, elle entendait, Jeannette, qui rangeait un placard dans la chambre d’Étienne, aller et venir en fredonnant une romance et elle faillit aller la rejoindre pour lui annoncer, à elle aussi, son mariage. La jeune femme, elle en était certaine, n’oserait jamais se permettre la moindre remarque, mais si une simple expression de son visage laissait supposer qu’elle était choquée elle aussi, Hortense savait que sa peine s’en augmenterait et elle renonça. « Que ces gens pensent ce qu’ils veulent, se dit-elle, je n’en ferai pas moins ce que j ai décidé… »
Indécise, elle tournait et retournait dans la grande pièce, ne sachant que faire, quand son regard tomba sur la tapisserie commencée par Dauphine de Combert et que la mort l’avait empêchée d’achever. Elle s’en approcha et la contempla avec un intérêt nouveau. C’était, sur un fond ivoire, un semis capricieux de feuillages d’automne que l’artiste destinait aux chaises de sa salle à manger.
Dans le petit chiffonnier voisin dormaient toujours les sacs contenant les soies, les laines, les fils d’or, les aiguilles, les crayons, les ciseaux de vermeil et aussi les feuilles sèches ramassées au hasard des promenades et qui servaient de modèles.
Tandis que ses doigts caressaient une belle feuille de hêtre pourpre, Hortense crut entendre rire Dauphine, comme elle seule savait rire. Et puis, lointain, il y eut l’écho de sa voix :
La tapisserie est le meilleur calmant que je connaisse, ma chère Hortense. Elle occupe les mains tout en laissant l’esprit libre et c’est parfois bien commode. Par exemple, lorsque l’on reçoit une visite qui ne vous passionne pas ou encore lorsque l’on vous raconte des histoires qui ne vous intéressent pas. Elle m’a permis d’entendre le marquis votre oncle durant des soirées entières sans lui offrir d’autre réponse qu’un sourire par-ci par-là… et sans tomber de sommeil. Vous devriez essayer.
Jusqu’à présent, Hortense ne s’était pas laissé séduire mais cette fois elle ouvrit le chiffonnier, y prit le sac de toile brodée qu’elle accrocha au cadre d’acajou, s’assit dans le fauteuil cabriolet où personne ne t assis depuis des mois, choisit un brin de soie de la nuance de la feuille commencée, l’enfila et, d’un geste où entrait une part de défi, elle planta l’aiguille dans la toile tendue. Et, curieusement, ce simple geste suffit à l’apaiser : il était temps, grand temps qu’elle s’imposât ici comme la maîtresse absolue et non plus comme l’invitée perpétuelle de Mlle de Combert !
Lorsque Clémence entra un moment plus tard afin de s’assurer que la provision de bûches était suffisante pour la soirée, elle fut si saisie de voir Hortense installée à cette lâcha toujours vide et travaillant à la tapisserie qu’elle en place l’un des tronçons de bois qu’elle portait. Hortense leva les yeux :
— Eh bien, Clémence ?
— Faites excuses, madame Hortense, mais je ne m’attendais pas à vous voir là. En ouvrant la porte j’ai cru… Pauvre Sainte Vierge, j’en ai encore le cœur qui me bat !
— Vous avez cru revoir Mlle Dauphine, n’est-ce pas ? C’est un peu ce que j’espérais. Sachez qu’à l’avenir je me conduirai exactement comme elle l’eût fait à ma place. C’est-à-dire que je ferai en toutes choses ce que j’ai envie de faire, quoi qu’on en puisse dire autour de moi.
L’entrée de Jeannette qui amenait le petit Étienne à sa mère dispensa Clémence de répondre. Elle se hâta de disposer ses bûches et reprit le chemin de sa cuisine en fermant la porte aussi doucement que s’il s’agissait d’une chambre de malade.
— Qu’a donc Clémence ? dit Jeannette qui avait suivi cette sortie inhabituelle avec surprise.
— Elle est mal remise de ce que je viens de lui apprendre et qu’après tout je vais vous annoncer à vous aussi. Jean et moi allons nous marier, secrètement bien sûr, mais nous marier tout de même.
Le sourire qui illumina le doux visage de la jeune nourrice réchauffa le cœur d’Hortense.
— C’est une nouvelle qui fait plaisir à entendre, madame Hortense. Mon oncle et moi nous espérions bien que vous en viendriez là.
— Cela n’a pas été sans peine. Jean refusait farouchement ce mariage. A cause des gens… Comme si cela avait de l’importance.
— Non, pas à cause des gens, rectifia Jeannette doucement, à cause de sa fierté. C’est vous qui avez tout et lui n’apporte rien… rien de visible tout au moins. Mais je suis bien heureuse pour tous les deux qu’il accepte. Cela ne vous ressemblait ni à l’un ni à l’autre de vivre dans le péché…
Vivre dans le péché ! La petite phrase trottait encore dans la tête d’Hortense tandis que, le lendemain après-midi, elle foulait du pied les petits pavés ronds de la rue de la Rollandie à Saint-Flour en direction de la maison de son vieux cousin le chanoine de Combert. Elle avait profité de la voiture de François qui venait au marché de la ville renouveler la provision de chandelles et d’huile pour les lampes de Combert. Sa visite faite, elle repartirait avec lui sans d’ailleurs s’accorder le plaisir d’une visite à Mme de Sainte-Croix pour ne pas être obligée de passer la nuit à Saint-Flour.
Proche de la belle cathédrale dont les sévères tours carrées couronnaient les toits bleus de la ville haute, la rue de la Rollandie, qui rejoignait le rempart à la Grand-Place, contenait quelques-unes des plus anciennes maisons d’une cité qui cependant en comportait beaucoup et de fort belles. Celle du chanoine de Combert, avec la triple accolade de pierre de sa porte Renaissance et ses fenêtres à colonnettes, était sans doute l’une des plus élégantes. Le petit chanoine rond et rose qui, avec sa couronne de cheveux blancs bouclés, ressemblait à un angelot vieilli, menait là une vie douillette sous la houlette d’une gouvernante format grenadier qui veillait sur sa santé et sur son confort avec une farouche énergie.
D’ordinaire, l’intérieur de la maison fleurait une délicate odeur de bergamote mais quand Hortense monta son bel escalier de pierre blanche que Florette – c’était l’incroyable prénom de la vigoureuse gouvernante – devait certainement racler au couteau tous les jours pour qu’il fût aussi propre, une roborative odeur de choux, d’oignons et d’épices apprit à la jeune femme que le chanoine aurait de la potée pour son souper. Mais ce n’était un secret pour personne que le cher homme vivait, lui aussi, dans le péché. Un aimable péché qui était celui de la gourmandise.
La voix de Florette, précédant Hortense dans l’escalier, lui revint, tonitruante en dépit de l’épaisseur des murs.
— C’est Mme la comtesse de Lauzargues qui s’en vient vous faire visite, Monsieur le chanoine.
— Mais quelle bonne surprise ! Venez, ma chère enfant, venez vite !
La fin de la phrase s’acheva sur le palier, et en y arrivant Hortense tomba pratiquement dans les bras courts de son vieil ami. On s’embrassa à la mode paysanne que le chanoine appréciait plus que les révérences de cour…
— Tâchez d’ajouter quelques friandises à notre menu, ma bonne Florette ! Mme de Lauzargues soupera avec moi ce soir…
— Malheureusement non, dit Hortense, et je vous en demande bien pardon en ajoutant que je le regrette de tout mon cœur. Mais je ne suis en ville que peu de temps : tout juste celui de venir causer avec vous un moment. Si toutefois je ne suis pas importune ?
— Importune, vous ? Entrez, mon enfant, et croyez que je regrette de ne pas vous garder plus longtemps. Du thé, Florette !
Avec sa profonde cheminée où brûlait un bon feu, ses vieux meubles de châtaignier bien cirés, les deux bibliothèques bourrées de livres qui se faisaient face et ses fauteuils antiques adoucis d’épais coussins de velours rouge, assorti aux rideaux, la pièce où entra Hortense était chaude et accueillante. Elle contrastait agréablement avec le courant d’air glacé qui régnait dans la rue et que le faible soleil hivernal ne parvenait pas à réchauffer. Hortense s’installa avec un soupir de satisfaction après avoir ôté son manteau fourré et desserré un peu les larges brides de sa capote de velours noir dont la passe de mousseline blanche bouillonnée mettait sur son visage une jolie lumière. Bien carré dans son fauteuil, le chanoine la considérait avec un plaisir visible.
— Les jolies femmes sont une joie rare dans cette maison, ma chère Hortense, et vous êtes, Dieu me pardonne, plus rayonnante que jamais. Comment va notre petit Étienne ?
Ainsi que l’exigeait le code des bonnes manières, Hortense donna des nouvelles de son fils, s’enquit de la santé du chanoine et échangea avec lui quelques généralités touchant leurs parents ou amis communs. Cela donna à Florette le temps de revenir avec un plateau chargé d’une théière fumante, de petits gâteaux et de tous les ustensiles nécessaires à la cérémonie du thé telle qu’on la concevait dans les bonnes familles. Et ce fut seulement après avoir grignoté deux galettes et bu une tasse de l’odorant breuvage qu’Hortense exposa enfin le but de sa visite :
— Mon cousin, je suis venue vous demander de me marier et j’espère que vous ne refuserez pas de procéder à une cérémonie tout intime et qui devra demeurer ignorée…
Si le chanoine fut surpris, il n’en montra rien. Sa main dodue chassa soigneusement quelques miettes de pâtisserie qui s’attachaient à sa soutane :
— Un mariage secret ?
— Oui. Aucun autre n’est possible, hélas !… Du moins à ce que tout le monde me laisse entendre.
— Ce tout le monde-là doit se résumer à une demi-douzaine de personnes tout au plus, remarqua M. de Combert qui s’enfonça plus profondément dans ses coussins et croisa ses doigts sur la belle croix pectorale pendue à son cou. Puis il ferma les yeux un instant. N’imaginant pas qu’il fût en train de s’endormir, Hortense respecta son silence. Mais comme celui-ci menaçait de s’éterniser, elle se hasarda à murmurer :
— Vous ne me demandez pas qui j’ai l’intention d’épouser ?
Le chanoine rouvrit les yeux. Ses prunelles d’un joli bleu gentiane eurent un pétillement amusé qui ne se traduisit cependant pas par un sourire.
— Je crois que je le sais. Nous parlions de vous voici peu, notre cousine de Sainte-Croix et moi – oh, soyez sans inquiétude – avec toute l’affection que nous vous portons l’un et l’autre, et nous en étions venus à cette conclusion que c’était une éventualité à envisager. Bien qu’elle ne soit guère souhaitable…
Tout de suite, Hortense s’insurgea :
— Guère souhaitable pour qui ? Pour moi en tout cas, épouser Jean représente le plus grand bonheur qui soit au monde.
Cette fois, le chanoine sourit :
— Je ne devrais peut-être pas vous le dire mais j’ai appris, au cours d’une vie déjà longue, que le mariage, même s’il se pare dans ses débuts des couleurs tendres de l’amour partagé, les conserve rarement jusqu’à la fin dernière. Et quand il s’agit d’une passion, c’est encore plus rare.
— Je suis sûre de l’amour de Jean et je suis sûre de mon amour. Si deux êtres ont été destinés l’un à l’autre de toute éternité, c’est bien nous.
— C’est ce que l’on dit toujours en pareil cas. Mon enfant, je ne nie pas les grandes qualités de ce garçon. Je ne nie même pas qu’il soit sans doute le plus digne représentant de cette vieille race des Lauzargues. Malheureusement…
— Il n’en porte et n’en portera jamais le nom, je sais ! coupa Hortense. Et c’est la raison pour laquelle j’ai parlé d’un mariage secret dans lequel la loi n’entrera pas en jeu puisqu’il faut tenir compte de cette misérable question de nom. Et ce mariage, je vous demande de le célébrer, ici ou à Combert, au jour et à l’heure qui vous conviendront. Je ne peux ni ne veux vivre sans l’homme que j’aime mais au moins je veux pouvoir être sa compagne devant Dieu et en pleine tranquillité de conscience.
— Ces sentiments vous honorent, soupira M. de Combert, et je ne vois pas comment vous refuser. Pourtant, quelque chose m’intrigue : comment êtes-vous parvenue à convaincre votre ami de consentir à ce mariage ? D’après Mme de Sainte-Croix – et vous l’avez vue tout récemment – il en était fort éloigné ? En outre, c’est, si je ne me trompe, un homme qui ne change pas facilement de ligne de conduite ? Alors ?
Hortense sentit la rougeur monter à son visage et l’envahir jusqu’à la racine de ses cheveux blonds. Elle aurait dû tenir compte de l’extrême pénétration de ce vieux prêtre habitué dès longtemps à sonder les replis de l’âme humaine. Mentir à ces yeux bleus qui la scrutaient lui parut tout à coup impossible… Elle choisit alors ce qu’elle crut une échappatoire habile.
— Mon père, dit-elle, voulez-vous m’entendre en confession ?
Le chanoine eut un haut-le-corps et fronça les sourcils.
— Sans doute… mais vous m’inquiétez ! Vous seriez-vous servie d’un moyen déloyal ? D’autre part, je vous rassure tout de suite. Point n’est besoin de l’appareil d’un confessionnal pour qu’un secret demeure caché au fond de mon cœur. Souvenez-vous que j’ai pour vous estime et affection.
Hortense comprit qu’elle était vaincue, qu’il allait falloir tout dire mais, curieusement, cela lui parut tout à coup beaucoup plus facile.
— Vous parliez d’estime ? Je crains d’en perdre une partie car, c’est vrai, j’ai obtenu l’assentiment de Jean par un stratagème.
— Lequel ?
— Je lui ai dit que j’attendais un enfant.
— Et… ce n’est pas vrai ?
— Pas encore. Mais j’espère de tout mon cœur que cela le sera très vite.
Il y avait du défi dans la voix de la jeune femme et l’aimable visage du chanoine se ferma.
— Je vous le souhaite. Sinon, ne comptez pas que je bénirai un mariage bâti sur un mensonge. Comment ne comprenez-vous pas que vous avez tendu à cet homme un piège indigne de vous et indigne de lui ?
— Je l’aime et je veux le lier à moi pour toujours.
— C’est une explication, ce n’est pas une excuse ! Voyant s’assombrir le visage de sa visiteuse, le vieil homme adoucit le ton et même trouva un sourire.
— Mon enfant ! Ne croyez pas que je vous condamne. La passion, je le sais, peut conduire à bien des excès. Elle rend aveugle et sourd, elle entame parfois les défenses de la conscience, mais vous êtes une femme de trop haute qualité pour vous laisser aller à ces accommodements douteux avec le ciel. Vous me dites que vous avez, de tout temps, été destinés l’un à l’autre ? Vous dites encore que vous voulez être la compagne de Jean au moins devant Dieu et en toute conscience ? Alors, pourquoi tant de hâte ? Pourquoi ne pas laisser justement à Dieu le soin de juger ? Si vous devez être unis, il saura bien démêler l’écheveau si embrouillé de vos deux vies pour en tisser un ruban lisse et uni…
— Comme il l’a fait pour notre cousine de Sainte-Croix, lorsqu’elle s’appelait Mlle de Sorange et pour le vidame d’Aydit ? fit Hortense amèrement.
— Peut-être ces deux-là n’aimaient-ils pas assez ? Notre chère cousine a toujours été d’un caractère porté vers le goût de la contradiction et je crois que le vidame était du même bois. Ils tenaient l’un à l’autre d’autant plus qu’on voulait les empêcher de s’unir. Je crois votre amour d’une qualité plus haute et plus solide, mais…
— Mais vous, le serviteur d’un dieu qui proclame tous les hommes égaux devant sa face, vous faites grief à Jean, comme les autres, de n’être pas de même rang que moi ? Le rang ? Est-ce que cela signifie quelque chose lorsque l’on s’aime ?
— Je ne crois pas avoir employé ce mot-là, dit le chanoine sévèrement. Il est certain que, de par la naissance… officielle, vous êtes assez éloignés l’un de l’autre, mais je crois aussi qu’un mariage secret… qui ne le sera sans doute plus pour personne au bout de quelques mois, pourrait être une bonne solution.
— Eh bien ?
— Encore faut-il qu’il soit bâti sur des bases franches. Je vous ai dit que vous étiez une femme de qualité et je vais aller plus loin. Par ce que je sais de lui, je le crois un homme de très grande qualité. Voilà pourquoi vous n’avez pas le droit de lui tendre un piège aussi misérable. Il pourrait ne jamais vous le pardonner.
— Vous le croyez vraiment ? murmura Hortense, ébranlée pour la première fois dans ses certitudes.
— J’en suis tout à fait persuadé. Alors, écoutez ceci, mon enfant : dans la semaine qui suivra le saint jour de Pâques, je me rendrai à Combert pour vous marier. Et je le ferai, croyez-moi, avec une vraie joie dès l’instant où vous me direz que cette vilaine petite ombre que vous avez suscitée sur votre âme s’est dissipée, soit que vous ayez avoué la vérité, soit que Dieu ait sanctionné, par la nature, une union qui entre, peut-être, en effet dans les plans qu’Il a formés pour vous.
Hortense se leva et alla reprendre son manteau qu’elle avait posé au dos d’un fauteuil.
— Il en sera comme vous le désirez, soupira-t-elle. J’espère seulement que Jean sera toujours à Combert à ce moment-là !
— Pourquoi n’y serait-il pas ? Doit-il donc s’absenter ?
— Il veut aller vivre à Lauzargues pour tenter de sauver, des terres et des bâtiments, ce qui peut encore être sauvé. Le château sous lequel repose son père l’attire comme un aimant et mes bras ne sont pas assez forts pour le retenir. C’est pourquoi j’ai menti : pour le garder auprès de moi…
Le chanoine se leva à son tour et vint prendre les deux mains d’Hortense qu’il enferma entre les siennes :
— N’essayez pas trop de le retenir. C’est la meilleure… peut-être la seule manière de le détacher de vous. Puisque, de toute façon, mariés ou non, vous ne pouvez vivre ensemble quotidiennement, laissez-le s’éloigner un peu… de crainte qu’il ne s’éloigne davantage. Qu’est-ce qu’une lieue et demie quand on s’aime ? Il me semble me souvenir que, de leur vivant, le marquis votre oncle et notre chère Dauphine savaient s’en accommoder ?
— Le marquis sans doute. Mais Dauphine souhaitait de tout son cœur échanger son doux Combert contre les sévérités du château de Lauzargues…
— Et devenir marquise ? Je sais. Mais à la lumière des derniers événements, je crois qu’il valait mieux pour elle que les choses demeurassent en l’état. Même si la morale n’y trouvait pas tout à fait son compte.
Brusquement, le chanoine se mit à rire.
— Eh bien, vous me faites tenir, depuis un moment, d’étranges propos ! Je crois que je vais aller jusqu’à la cathédrale pour y dire une prière. Voulez-vous m’accompagner ? Ne fût-ce que pour y recevoir l’absolution dans les règles ?
Hortense rentra à Combert songeuse et presque résignée. Sa visite au chanoine et les quelques minutes passées sous les voûtes glacées de la cathédrale, pour inconfortables qu’elles eussent été, lui avaient fait grand bien et si elle était toujours aussi décidée à tisser entre elle et Jean ces liens que seule la mort peut dénouer, du moins comprenait-elle à présent qu’elle avait pris le mauvais chemin. Et peut-être, après le long temps de réflexion que lui avait laissé la route aux côtés de François le silencieux, eût-elle tout de suite avoué son mensonge à son ami, mais Jean n’était pas là au moment de son retour. La nuit était alors close depuis longtemps, et dans la soirée, on avait entendu hurler des loups en direction du sud. Jean avait alors sifflé Luern et, enveloppé de sa grande cape, son large chapeau noir enfoncé jusqu’aux sourcils, il avait disparu dans les ténèbres, son Io familier sur les talons…
Guettant autour de la maison les bruits de la campagne, Hortense dormit peu cette nuit-là. Le fait que Jean ait répondu au premier appel de ces loups qu’il aimait, qu’il comprenait et dont il savait si bien se faire entendre accentuait singulièrement leurs différences. Comme l’autre nuit, ce fut seulement au chant du coq que la jeune femme trouva le sommeil. Mais cette fois, ce n’était plus l’amour qui l’avait tenue éveillée mais une angoisse nouvelle. L’angoisse d’une solitude, semblable à celle qu’avait vécue Dauphine de Combert, et à laquelle il allait lui falloir s’habituer si les choses ne s’arrangeaient pas comme elle l’espérait.
Clémence adorait les colporteurs pour tout cet air venu d’ailleurs qu’ils apportaient avec eux. Elle aimait l’instant magique où ils ouvraient leurs grandes boîtes sur tous les petits objets que les femmes apprécient tant : rubans, aiguilles, épingles à tête, dentelles, menus bijoux, mais aussi images saintes, almanachs si précieux et si passionnants, sans oublier la collection d’histoires et de nouvelles que chacun d’eux emmagasinait dans sa tête pour la plus grande joie de ses pratiques. A Combert, le colporteur trouvait toujours, sur la table, le chanteau de pain, le jambon, les cochonnailles, la soupe, bien sûr, et le pichet de vin mais aussi quelques gâteaux, le café et même une bonne goutte d’eau-de-vie de prune.
Celui qui débarqua deux jours plus tard avait grand besoin de réconfort. Il était pâle comme une mauvaise aube, tremblait comme une feuille et semblait ne se soutenir qu’à peine. Il avala d’un trait le verre de vin que lui offrait Clémence, tendit le verre pour qu’on le lui remplît à nouveau et se laissa tomber sur l’un des bancs de la cuisine comme s’il ne pouvait plus se soutenir.
— Eh bien, vous voilà dans un bel état, mon pauvre Sainfoin, s’écria Clémence qui le connaissait de longue date. Que les saints du paradis me pardonnent, mais on jurerait que vous avez vu le diable !
— Vous ne croyez pas si bien dire, la Clémence. Je l’ai pas vu mais je l’ai entendu et j’ai vu surtout les feux de son enfer ! Et c’était pas beau à voir.
— D’où venez-vous donc comme cela ? intervint Hortense qui, attirée par l’entrée fracassante du colporteur, pénétrait à cet instant dans la cuisine. Sainfoin se souleva de son banc pour saluer bien poliment puis, incapable de rester debout, se laissa retomber bruyamment.
— De Lauzargues, sauf vo’t respect, marne la comtesse, de Lauzargues où j’ai cru périr d’effroi… Dites voir, la Clémence, vous auriez pas un petit quelque chose à manger ? J’ai la panse encore plus vide que ma poche !
Tandis que, sur un signe d’Hortense, Clémence se hâtait de sortir de quoi nourrir le bonhomme, la jeune femme s’assit de l’autre côté de la table.
— Et qu’êtes-vous allé faire à Lauzargues ? Ne saviez-vous pas que le château a été détruit par… un incendie ?
— Sûr que je l’savais ! Vot’incendie, l’a fait assez d’bruit dans l’pays. Mais j’pensais qu’à la ferme y avait encore du monde. Le père Chapioux il aimait bien mes almanachs… et j’en ai des bien beaux pour l’année qui vient, ajouta le bonhomme chez qui le sens du commerce ne s’endormait jamais.
— On verra ça plus tard, coupa Clémence. En attendant, pour ce qui est du Chapioux, ça m’étonnerait bien qu’il ait acheté un almanach. L’a été tué avec son fils et son valet en essayant de porter secours à M. le marquis…
— Eux aussi ? Ça fait bien des morts, dites voir, Clémence ! Et des morts pas belles ! Pas étonnant que le diable soit installé dans ces ruines maudites !
— Je ne vois pas pourquoi Lauzargues serait maudit, coupa Hortense sèchement. Le château et ses habitants ont été victimes d’un accident, mais il n’y a rien de diabolique là-dedans.
— C’est vous qui le dites, m’âme la comtesse mais, sauf vot’respect, je sais ce que j’ai vu…
— Eh bien, racontez… ou plutôt mangez d’abord ! Votre récit n’en sera que plus clair.
Sainfoin se hâta d’obéir puis, dûment lesté d’une large part de pounti, il avala une grande goulée de vin, se torcha la moustache d’un revers de main et entama son récit.
La veille au soir, il était déjà tard quand il s’engagea, sa balle sur le dos, dans le chemin qui de la planèze descendait à travers bois vers la gorge au bord de laquelle se dressait le vieux château, ou tout au moins ce qu’il en restait. Sainfoin n’était pas peureux par nature : il avait trop roulé sa bosse sur toutes les routes d’Auvergne, des abords de Clermont à la profonde vallée du Lot, pour craindre de voyager la nuit à travers une campagne déserte. Il avait déjà beaucoup marché dans la journée mais tenait à atteindre Lauzargues où il savait trouver, à la ferme du château, un abri, un couvert et des oreilles attentives pour ses contes.
Au temps du marquis, le colporteur ne poussait jamais jusqu’au château parce que le maître l’impressionnait et aussi parce qu’il ne s’entendait pas trop bien avec Godivelle. Celle-ci ne fréquentait ses pareils que dans les seules et rares occasions où elle avait besoin de quelque chose. Pour le reste, elle tenait Sainfoin et ses confrères pour des bavards, des médisants et même des calomniateurs aux paroles desquels il fallait se garder soigneusement d’accorder le moindre crédit.
— Ces gens-là sont tout en langue comme le renard est tout en queue ! répétait-elle volontiers. En foi de quoi les colporteurs préféraient se tenir à distance et il fallait que ce fût un nouveau dans le métier pour qu’il se risquât sur le sentier en pente qui menait au château. Mais Sainfoin était un vieux de la vieille et ne s’y fût pas risqué pour un empire…
Il se dirigeait donc vers la ferme d’un bon pas et arrivait en vue de l’énorme ruine quand il s’arrêta brusquement : une lueur rougeâtre filtrait à travers les pierres, comme si un feu brûlait au cœur des décombres. Étonné, Sainfoin contemplait le phénomène quand un long gémissement perça la nuit, un gémissement qui s’enfla jusqu’à devenir un hurlement comme doivent en pousser les damnés dans leur fournaise, puis se brisa et mourut dans un sanglot. Alors apparut une forme blanche qui se glissa à travers les pierres et disparut tandis que le gémissement reprenait.
L’épouvante s’empara du colporteur, persuadé qu’il avait entrevu l’entrée de l’enfer. Trébuchant sur les pierres, il remonta le sentier et, oubliant à la fois sa fatigue et le poids de son chargement, il s’enfuit droit devant lui. Quelqu’un qui le vit passer aux abords du petit village de Lauzargues, distant du château d’une demi-lieue, voulut l’arrêter mais l’homme, emporté par sa terreur, ne se possédait plus. Il bouscula l’homme en criant :
— Le diable est dans votre château de malheur ! Vous serez tous maudits si vous ne le chassez pas ! Maudits, tous maudits…
Et l’homme en pleine panique continua de courir jusqu’à ce qu’une souche d’arbre l’abattît, exténué et à moitié assommé, sous un buisson où il finit par s’endormir. Au matin, il reconnut qu’il se trouvait sur le chemin de Combert et s’y traîna comme il put.
— Vous en savez autant que moi, à présent, soupira-t-il en tendant la main vers la cruche de vin. Sauf vot’respect, m’âme la comtesse, votre nom est celui d’un endroit qui n’est plus chrétien. Vous devriez en changer…
— Lorsque j’aurai besoin d’un conseil, Sainfoin, je vous le demanderai. Quant à ce que vous avez cru voir…
— Ce que j’ai vu ! s’insurgea le bonhomme, vu et entendu ! Je peux le jurer sur les cendres de ma pauvre mère et sur le salut de mon âme !
— Vous racontez tellement d’histoires que vous finissez par y croire. Et puis, vous étiez très fatigué, n’est-ce pas, hier au soir ?
— Ah ça, pour être fatigué, j’étais fatigué ! A moitié mort, vous voulez dire…
— Eh bien, c’est tout simple : vous avez été victime d’une hallucination. Ce sont des choses qui arrivent dans les cas de grande lassitude…
Au prix de son âme, Hortense eût été, sur le moment, incapable de dire pour quelle raison elle tenait tant à arracher de la mémoire de Sainfoin le terrifiant souvenir qui s’y était implanté. Mieux que quiconque, elle savait que le château familial était un lieu étrange où tout était possible, même l’invraisemblable, dès l’instant où il servait de sépulture à l’homme terrible qu’avait été le marquis Foulques, mais elle ne pouvait permettre que la terreur s’installât dans la région ni qu’on vînt lui dire en face que le nom de son fils pouvait être considéré comme frappé de malédiction.
Une fois encore, elle remplit le verre du bonhomme, ajoutant avec un sourire :
— Buvez encore un peu ! Le vin chasse les mauvaises fumées de la nuit. Puis vous irez dormir à la ferme où Clémence va vous conduire car vous avez besoin de repos. Demain, après un bon repas, vous verrez les choses sous d’autres couleurs et vous vous sentirez un autre homme.
— Ma foi, m’âme la comtesse, c’est pas d’refus. C’est vrai que je me sens pas bien. Vous croyez que j’aurais pu avoir des… comment vous dites ?
— Des hallucinations ? J’en suis persuadée. Il court déjà bien des légendes sur Lauzargues. Elles vous seront montées à la tête. De toute façon, nous ferons dire des prières…
Remorqué par une Clémence qui, visiblement, ne savait trop que penser, Sainfoin quitta la cuisine et prit la direction de la ferme. Du seuil de la porte, Hortense les regarda s’éloigner dans la brume du matin.
— Tu as agi sagement, fit derrière elle la voix de Jean. Il est mauvais de laisser courir de telles histoires. J’ai seulement peur que, même après un long sommeil et même si tu le faisais boire à rouler par terre, cet homme n’ait pas complètement oublié.
— Tu as entendu ?
— Tout. J’étais là, dans la salle à manger, mais j’ai préféré ne pas me montrer. Viens, Clémence va revenir et nous avons à parler.
Ensemble, ils gagnèrent le salon où Hortense alla tendre ses mains au feu qui flambait dans la cheminée. Elle se sentait glacée jusqu’à l’âme et, en vérité, ne savait trop que penser du fantastique récit du colporteur. Derrière elle, le pas régulier de Jean, qui arpentait le salon, faisait craquer les lames du parquet.
— Que penses-tu de cette histoire ? demanda-t-elle au bout d’un moment.
— Que veux-tu que j’en pense ? Cet homme boit comme une éponge. Dieu sait combien de verres il avait dû absorber au long de son chemin quand il est arrivé en vue du château…
— Mais ce feu… ces cris !
— Tu l’as dit toi-même : des hallucinations, des rêveries d’ivrogne. Tu ne vas tout de même pas y attacher foi ? Brusquement, elle se retourna et lui fit face :
— Et toi ? Est-ce que tu n’essaies pas de te convaincre toi-même ? Tu sais aussi bien que moi qu’il s’est toujours passé d’étranges choses au château, du vivant même du marquis. Pourquoi en irait-il autrement après une mort qui n’a rien eu de saint ?
Jean vint vers Hortense et posa ses mains sur ses épaules et, au contact des grandes paumes chaleureuses, la jeune femme sentit son cœur se calmer.
— J’ignore ce qui s’est passé réellement là-bas durant la nuit dernière, mon cœur, mais je sais une chose : c’est que je dois y aller.
Tout de suite, elle protesta.
— Pour quoi faire ?
— Parce qu’il le faut. As-tu oublié que Godivelle est là-bas ? Si les cris de cet imbécile ont affolé le village et les alentours, Dieu sait ce qui peut se passer à présent ! Godivelle est peut-être en danger ?
— Qui pourrait vouloir du mal à Godivelle ? A dix lieues à la ronde on l’estime. Je ne dirais pas qu’on l’aime car elle est d’un caractère plutôt tranchant mais il ne viendrait à personne l’idée de lui faire du mal.
— Tu n’en sais rien. En choisissant d’aller vivre dans l’ancienne ferme de Chapioux, auprès de ces ruines que d’aucuns peuvent considérer comme maudites, Godivelle s’est mise à l’écart des autres. Et quand la peur prend les hommes, elle est capable d’en faire des fauves. Qui te dit qu’on ne la considère pas un peu comme sorcière ? En ce cas, elle pourrait, je le répète, se trouver en danger. Je ne peux pas permettre cela.
— Elle n’est pas seule. Elle a Pierrounet.
— Ce n’est pas suffisant. Le garçon est de bonne race et il a du cœur, mais que pourrait-il contre une troupe déchaînée ?
— Et que pourrais-tu toi-même, si grand et si fort que tu sois ?
— Je n’ai pas que ma force. Moi, j’ai les loups !… C’est la meilleure garde que je puisse souhaiter.
— Je sais…
Avec une soudaine lassitude, Hortense s’écarta, et les mains de Jean retombèrent après avoir glissé de ses épaules en un geste caressant.
— Je sais surtout que tu veux, de toutes tes forces, aller vivre là-bas. Je pensais qu’au moins tu passerais l’hiver auprès de moi. Notre mariage devrait avoir lieu à Pâques. Le chanoine de Combert viendra tout exprès pour nous unir. Et d’ici là, j’espérais que nous serions ensemble puisque, bientôt peut-être, la neige nous enfermera. Si tu pars à présent, tu ne reviendras pas…
Presque de force, il la reprit contre lui.
— Quelle sottise ! Comme si la neige, la tempête ou le gel pouvaient m’importer quand il s’agit d’aller vers toi ? Je reviendrai, ma douce, je reviendrai souvent. Mais à présent je dois voir ce qui se passe là-bas et protéger Godivelle. Elle est vieille, tu sais ? Même si elle fait semblant de ne pas le savoir.
Il l’embrassa et elle lui rendit son baiser car elle était bien incapable de s’en défendre.
— Et si j’allais avec toi ?
— A Lauzargues ? Allons, Hortense, ne m’as-tu pas dit que tu ne voulais plus te retrouver là-bas ? Que cet endroit te faisait horreur ?
— Pour être avec toi, j’irais jusqu’en enfer, tu le sais bien…
— Je n’en doute pas un seul instant, mais moi je ne consentirais pour rien au monde à t’y conduire…
Sa voix s’adoucit jusqu’à n’être plus qu’un tendre murmure, un chuchotement doux contre l’oreille de la jeune femme :
— Toi, tu vas rester sagement ici, bien au chaud, bien au calme. N’oublie pas que tu as charge d’âme et que tu portes en toi quelque chose d’infiniment précieux… quelque chose qui m’est déjà cher. Laisse-moi partir à présent. J’ai hâte de voir Godivelle…
Elle s’accrocha à lui.
— Quand reviendras-tu ? fit-elle, furieuse contre elle-même parce qu’il y avait des larmes dans sa voix. Des larmes qui étaient de tristesse mais aussi de rage de se retrouver ainsi prise à son propre piège.
— Bientôt, je te le promets. De toute façon, je veux passer Noël auprès de toi. Et Noël est dans une semaine…
Quelques instants plus tard, Jean était parti, Luern sur les talons. Il s’en allait à pied comme il l’avait toujours fait. Restée seule, Hortense se laissa tomber dans un fauteuil et se mit à pleurer. Elle avait beau savoir que Jean n’allait pas loin, elle se sentait triste à mourir. Quelque chose lui disait que plus d’une semaine s’écoulerait avant qu’elle ne revît celui qu’elle aimait.
La lettre arriva le lendemain…
Recevoir une lettre à domicile était encore, en cette fin de l’année 1830, une sorte d’événement. Il n’y avait, en effet, qu’un peu plus de dix-huit mois que l’administration des Postes avait créé les facteurs ruraux. Et ces braves gens, qui exécutaient alors des trottes d’environ cinq lieues quotidiennes, ne pouvaient passer tous les jours. Aussi leur entrée dans une maison était-elle toujours accueillie selon les meilleures lois de l’hospitalité.
Il en fut ainsi à Combert quand le facteur de Chaudes-Aigues fit son entrée dans la cuisine en lançant un vigoureux :
— Bien l’bonjour à la compagnie ! Fait plutôt frais ce tantôt !… qui incita immédiatement Clémence à mettre à chauffer du vin, qu’elle additionna de sucre et de cannelle avant de poser la lettre sur un plateau pour la porter à Hortense qui travaillait à sa tapisserie tandis qu’Étienne s’efforçait, en se traînant sur le tapis, de salir le plus vite possible la robe propre que Jeannette lui avait mise.
— Ça vient de Paris, remarqua Clémence qui se hâta d’ajouter aimablement : J’espère que je vous apporte de bonnes nouvelles ?
— Je l’espère aussi, Clémence. Vous prenez bien soin de Gratien Dauzat, n’est-ce pas ? Un facteur est un homme précieux.
— N’ayez crainte, madame Hortense. Il aura pas à se plaindre de la maison.
La jeune femme avait déjà fait sauter le cachet rouge, déplié la lettre et cherché la signature, car l’écriture lui était inconnue. Avec une vive surprise, elle vit que la missive était de Vidocq, l’ancien chef de la Police de Napoléon et de Louis XVIII présentement reconverti dans la papeterie à Saint-Mandé. Mais pour elle, Vidocq était surtout un ami…
« Mme Morizet m’a donné votre adresse, écrivait-il, et je me hâte de vous faire part d’un renseignement que je viens de recevoir d’un de mes anciens collaborateurs dont vous me permettrez de taire le nom. Cet homme m’a dit que votre amie, la comtesse Morosini, n’a jamais quitté Paris ainsi que nous le pensions, vous et moi. Elle se trouverait actuellement sous les verrous et dans une situation que je n’hésite pas à déclarer dramatique.
« Malheureusement, je ne peux rien pour elle, n’ayant plus de pouvoir mais je pense que vous pourriez lui être d’un grand secours étant donné l’aide que la banque Granier a apportée au moment de l’instauration du nouveau gouvernement. Pouvez-vous venir jusqu’ici ? Je sais bien que le temps d’hiver n’est guère propice aux voyages mais je sais aussi ce que signifie pour vous le mot amitié. Alors j’ai confiance. Mme Morizet se joint à moi pour vous envoyer mille bonnes pensées. Elle ajoute que sa maison sera toujours prête à vous recevoir… »
Pour être bien certaine de n’être pas en train de rêver, Hortense relut la lettre, très soigneusement, une seconde fois et sentit son cœur se serrer. Felicia en prison ? Mais pourquoi ? Felicia en danger ? Mais de quoi ? De se voir enterrée vivante au fond de quelque vieille forteresse marine comme l’avait été son frère ? Ou bien…
Serrant la lettre dans sa poche, Hortense courut à la recherche de François qu’elle trouva au jardin en train d’arracher des souches pourries avant de bêcher.
— La malle-poste qui part de Rodez passe quand ? lui demanda-t-elle.
— Elle part de Rodez aujourd’hui à 2 heures et relaiera à Chaudes-Aigues demain matin vers 7 heures.
— Préparez-vous à me conduire à Chaudes-Aigues, François. Je pars dans une heure pour Paris. Ma plus chère amie y est en danger. Je dois l’aider. Vous direz cela à Jean quand vous le verrez. C’est une chose qu’il doit comprendre…
— Il la comprendra encore mieux si vous lui laissez un mot d’écrit. J’ai l’impression que vous lui en voulez et, en toute sincérité, je crois que vous avez tort.
— Tort parce que je veux passer ma vie auprès de lui ? S’il m’aimait autant que je l’aime, c’est un problème qui ne se poserait pas.
— S’il vous aimait mal, sans doute. Jean sait que la place de chacun est marquée ici-bas et qu’il doit l’occuper coûte que coûte. Puis, presque bas, il ajouta :
« Croyez-vous que je n’aimais pas celle qui est devenue votre mère ? Je l’aimais plus que tout au monde et je n’ai jamais cessé de l’aimer. Pourtant, je n’ai jamais rien fait pour l’empêcher de partir. Vous allez où votre devoir vous appelle comme il est allé là où le sien l’appelait. Mais ne partez pas sans lui laisser quelques lignes… »
Une heure plus tard, bagages faits et lettre écrite, Hortense partait pour Chaudes-Aigues où elle comptait passer la nuit dans la maison de ses amis Brémont.
Le docteur et sa famille aimaient beaucoup la jeune femme qu’ils avaient aidée lorsqu’elle s’était enfuie de Lauzargues pour échapper aux sévices du marquis. Ils n’auraient pas compris que venant dans leur petite cité, elle choisît de s’installer au relais de poste plutôt que chez eux. Cela valut à la jeune femme une agréable soirée passée au coin du feu entre Mme Brémont et ses filles car le docteur, bien sûr, courait la ville pour secourir ses malades, et cela lui fut infiniment doux. C’était, comme jadis – ou plutôt comme naguère car cette première soirée avait été vécue à peine un an plus tôt – une halte chaleureuse avant un combat, une manière comme une autre de prendre son souffle. Et quand, le lendemain, Hortense se retrouva dans la malle-poste, roulant sur les routes difficiles de sa haute Auvergne, elle eut l’impression que le temps s’abolissait et que tout recommençait.
L’impression était encore là quand, quatre jours plus tard, la lourde voiture pénétra, sous les appels de trompe de ses postillons, dans la cour des Messageries de la rue Plâtrière. Tout était comme au précédent voyage. A deux exceptions près : aucun colonel en demi-solde ne s’était mis au service d’Hortense au long du parcours et le temps était détestable. Une pluie fine et glacée noyait Paris, où, cependant, l’activité était grande en cette avant-veille de Noël. On ne voyait partout, sous une floraison de ces parapluies récemment promus emblèmes royaux[5], que des gens qui se hâtaient, le dos rond, pour protéger de leur mieux les paquets qu’ils rapportaient chez eux.
Hortense eut quelque peine à trouver une voiture qui consentît à la conduire à Saint-Mandé. La course était longue et la nuit commençait à tomber. D’autre part, étant donné le mauvais temps, la pratique ne manquait pas, mais la chance finit par lui sourire sous les traits d’un vieux cocher de cabriolet qui lui déclara :
— J’vas remiser à Picpus, ma petite dame. Alors votre Saint-Mandé ça me va tout à fait si vous donnez un petit quelque chose pour le retour au bercail. J’ai une voiture neuve mais un cheval qui commence à plus l’être tout à fait. Alors, le mauvais temps, moi, ça ne me dit rien. Faut que j’les ménage…
En foi de quoi, trois quarts d’heure plus tard, le cabriolet déposait sa passagère devant l’entrée du jardin de Mme Morizet, à travers les branches dépouillées duquel on voyait briller les lumières du rez-de-chaussée. Hortense sourit à cette image. La petite maison de Saint-Mandé avait été pour elle et pour son petit Étienne le plus accueillant des refuges et elle éprouvait une vraie joie à s’y retrouver.
Le son un peu fêlé de la cloche fit accourir sur le perron Honorine, la servante, qui cria :
— Qui est là ?
— Mme de Lauzargues, ma bonne Honorine. Voulez-vous demander à votre maîtresse si elle veut bien…
Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Déjà sur le perron, une petite silhouette replète vêtue de soie noire et coiffée de dentelles blanches doublait celle, nettement plus vigoureuse, de la domestique.
— Quand je vous disais que ce ne pouvait être qu’elle ? cria Mme Morizet en mettant dans les mains d’Honorine un parapluie grand comme une tente de campagne. J’étais certaine qu’elle arriverait ce soir. Je l’avais vue en rêve…
Un instant plus tard, la voyageuse tombait dans les bras de l’aimable vieille dame qui, au milieu d’un concert d’ordres contradictoires donnés à Honorine, la débarrassa de son manteau, de son chapeau, l’enveloppa d’un châle de cachemire et l’entraîna dans son petit salon où elle l’installa au coin du feu, les pieds sur les chenets et le dos bien calé dans un confortable fauteuil avant de la nantir d’une tasse de thé bouillant apparue comme par magie avec un cortège de tartines beurrées, de miel et de confitures.
Hortense se laissait faire avec bonheur, goûtant pleinement, après la longue épreuve de la route, la douceur conjuguée de cette amitié maternelle et de cette maison où tout semblait fait pour accueillir et réconforter les cœurs malheureux. Son corps se détendait. Ses jambes raidies par une longue immobilité dans le froid cessaient de lui faire mal et, tout en donnant à son amie des nouvelles de son petit Étienne auquel la vieille dame était fort attachée, elle renouait peu à peu avec ces jours du printemps précédent qui avaient fait entrer Mme Morizet dans sa vie et dans celle de son fils pour leur plus grand bien à tous les deux.
— Quelle joie de vous retrouver ! dit-elle enfin quand le flot de paroles de Mme Morizet lui en laissa le loisir. J’ai si souvent pensé à vous !
— Et moi donc ! Depuis que M. Vidocq est venu me demander votre adresse, votre chambre est prête. J’étais certaine que vous alliez venir.
— Est-ce que M. Vidocq vous a dit ce qui s’est passé ? Il n’explique pas grand-chose dans sa lettre, sinon que mon amie Felicia serait emprisonnée…
— Je n’en sais pas plus que vous. Mais il va certainement passer ce soir, puisque nous sommes un jour d’arrivée de la malle de Rodez. Lui aussi était certain que vous alliez venir.
— Cela prouve que vous me connaissez bien tous les deux. D’ailleurs je ne pouvais pas faire autrement : je suis trop inquiète…
La cloche de la rue annonçant un visiteur lui coupa la parole.
— Ce doit être lui, dit Mme Morizet en se levant pour aller l’accueillir. Je n’attends personne à cette heure.
C’était en effet Vidocq. L’ancien pensionnaire du bagne de Brest devenu le plus grand policier de France avait beau n’être plus qu’un simple fabricant de papier depuis qu’en 1827 il avait donné sa démission, il n’en demeurait pas moins l’homme le mieux informé qui soit, grâce à toutes les amitiés, proches de la complicité, qu’il gardait aussi bien dans la police elle-même que dans les milieux les plus divers. De sa place, Hortense entendit sa voix sonore qui s’écriait, dans le vestibule :
— Elle est là ? C’est la meilleure nouvelle de la journée…
— En fait de nouvelles, s’écria-t-elle, il semblerait que les vôtres ne soient guère bonnes, monsieur Vidocq. Votre lettre m’a épouvantée.
— C’est la raison pour laquelle je l’ai écrite, madame la comtesse. J’espérais qu’elle vous ferait venir, car si quelqu’un peut tirer votre amie du piège dans lequel elle est tombée, c’est bien vous.
— Moi ? fit Hortense avec surprise. Je ferai bien sûr tout ce que vous me direz de faire, mais je ne suis qu’une campagnarde sans relations et je ne crois pas avoir beaucoup d’influence.
— La banque Granier de Berny, dont votre fils est l’héritier, en a, elle. Comme la banque Laffitte, elle s’est engagée résolument dans le financement de la nouvelle monarchie. Le roi Louis-Philippe ne devrait pas avoir grand-chose à vous refuser…
— J’espère que vous avez raison mais, je vous en prie, apprenez-moi ce qui s’est passé. Quel est ce piège dont vous dites que la comtesse Morosini a été victime ? Et d’abord où est-elle ? Le savez-vous ?
— Bien sûr que je le sais. Elle est à la Force.
— A la Force ? Ce n’est pas une prison de femmes, cela ?
— C’est une prison politique, et Mme Morosini n’y est pas en tant que femme. Elle a été arrêtée sous des habits d’homme et on s’en est tenu là. Je crois même savoir qu’elle est au secret et en grand danger d’aller remplacer son frère dans l’une des casemates de ce château du Taureau dont vous aviez presque réussi à le faire évader.
Hortense ne put s’empêcher de frissonner à l’évocation de cette heure, la plus noire qu’elle eût vécue auprès de Felicia : une grève bretonne un peu avant le lever du jour, une barque montée par quatre hommes qui venaient de tenter l’impossible : arracher un prisonnier au château du Taureau, la vieille forteresse marine ancrée devant la rade de Morlaix. Ils auraient réussi ce fantastique exploit s’ils n’étaient arrivés juste à temps pour voir mourir celui auquel ils se dévouaient : Gianfranco Orsini, le frère de Felicia, arrêté depuis des mois pour carbonarisme.
Hortense gardait au fond des yeux la silhouette grise de la terrible prison battue des vents, battue des flots. L’idée que Felicia, la belle, la fière Felicia pût aller y vivre une lente et désespérante agonie lui était intolérable.
— Si vous me disiez ce qui s’est passé, soupira-t-elle, et si piège il y a eu, qui le lui a tendu ?
— D’honneur je n’en sais rien. Quelques jours après votre départ, Mme Morosini a été convoquée, suivant la procédure habituelle, à une réunion au café Lamblin. Elle a, paraît-il, hésité à y aller car elle était alors sur le point de quitter la France pour se rendre à Vienne afin de…
— Je sais. Il m’est arrivé d’avoir envie d’aller la rejoindre…
— Heureusement que vous n’en avez rien fait ! Elle était donc sur le point de partir, mais l’invitation était pressante et elle a dû penser qu’elle trouverait auprès des « bons cousins » une aide quelconque, une recommandation peut-être auprès des carbonari de là-bas. Et, comme d’habitude, elle y est allée en costume de garçon. Or, là-bas, elle n’a trouvé aucun des habitués : ni Buchez, ni Rouen l’aîné, ni Flotard… ni votre serviteur. Simplement quelques comparses attirés là pour la circonstance et qui devaient servir de décor. Car, bien sûr, il y a eu une descente de police… et même une remontée car le souterrain du café des Aveugles était gardé lui aussi. Quand la police est arrivée, l’un des hommes qui étaient là a mis un paquet dans les mains de Mme Morosini en lui criant qu’il valait mieux qu’elle le reprenne et s’en débarrasse. Naturellement, c’est la police qui l’en a débarrassée et c’était…
— Quoi ?
— Une bombe. Non amorcée, mais une bombe tout de même. Voilà pourquoi la malheureuse se retrouve à la Force sous l’inculpation de complot terroriste contre la personne du roi-citoyen…
— Cela ne tient pas debout ! s’écria Hortense indignée. Chacun sait que Felicia n’a rien contre Louis-Philippe. Elle est une bonapartiste convaincue sans doute, mais j’ai cru comprendre, d’après les bruits qui sont venus jusqu’à moi, que le roi essaierait de s’attirer justement les bonapartistes. On dit qu’il rappelle les demi-soldes, qu’il leur rend leurs grades, leurs commandements ?
— Sans doute. Sauf à ceux qui œuvrent pour le retour du fils de l’Empereur. Et votre amie est de ceux-là.
— Moi aussi, figurez-vous.
— Le contraire serait étonnant. Je pense comme vous d’ailleurs, mais ce n’est pas pour fait de bonapartisme qu’elle a été arrêtée. Vous oubliez cette maudite bombe qui a fait d’autant plus mauvais effet que le roi et sa famille habitent toujours le Palais-Royal et ne semblent pas disposés à le quitter pour les Tuileries. Voilà pourquoi je vous ai écrit que votre amie était en grand danger.
— Mais enfin, qui a pu monter pareil piège ? Felicia n’a pas d’ennemis… sinon l’empereur d’Autriche. Du moins je ne lui en connais pas d’autres.
— Il faut croire qu’elle en a au moins un. Et puissant. Je sais qu’à la Force on refuse de la croire quand elle affirme qu’elle est une femme. Elle est détenue sous le seul nom d’Orsini, sans autre mention. Elle n’a vu ni juge ni avocat. On l’a mise, je le répète, au secret en attendant Dieu sait quoi. Sans doute un transfert dans un endroit où il sera facile de l’oublier, mais le plus étonnant est que les bruits qu’on me rapporte insistent sur la Bretagne. C’est comme si on voulait lui faire prendre la place de son frère défunt.
— Mais enfin, cette histoire du café Lamblin n’a pu être montée qu’avec l’aide des carbonari ? Je les aurais crus incapables d’une pareille noirceur, fit Hortense avec amertume.
— Ils n’y sont pour rien… J’ai parlé, bien sûr, à Buchez et à Rouen qui ont fait une enquête. Ils ont acquis la certitude de la présence d’un traître dans leurs rangs, mais jusqu’à présent ils ne l’ont pas encore trouvé. Ce qui ne veut pas dire qu’ils abandonnent. Découvert, l’homme mourra. Buchez a été formel là-dessus. C’est d’ailleurs la loi des « bons cousins ». Mais, en attendant…
— En attendant, il faut faire quelque chose pour tirer Felicia de ce mauvais pas. Il est impensable qu’un roi installé sur son trône depuis moins de six mois donne de pareils ordres : une femme attirée dans un piège, jetée en prison, privée de son identité et même de son sexe et en passe d’être jetée dans une autre prison sans le moindre jugement ? Ce n’était pas pire sous Charles X !
— Il est possible que le roi ne sache rien et que l’on ait tendance à faire du zèle au ministère de l’Intérieur comme à la police. Mais ce n’est que possible : ce n’est pas certain.
— Comment l’entendez-vous ?
Vidocq réfléchit un instant et jeta un regard autour de lui comme s’il s’attendait à découvrir un espion derrière les rideaux et quand il parla, ce fut d’une voix qui avait baissé de plusieurs tons. Ce qui incita ses compagnes à rapprocher leurs fauteuils pour mieux entendre.
— Je ne crois pas me tromper en disant que le roi s’attache à donner de lui-même une image toute différente du personnage qu’il est en réalité. Il se veut le symbole du libéralisme et s’attache à plaire à la bourgeoisie. Mais en fait, ce pouvoir qui lui est échu, il en rêvait depuis quinze ans, se jugeant mieux fait pour le règne que le gros Louis XVIII ou le pâle Charles X. Peut-être a-t-il raison d’ailleurs. Mais sachez bien qu’il n’est pas là pour assurer un intérim : il est roi pour le rester et il entend non seulement assurer sa dynastie mais encore ramener le pouvoir qui lui est imparti, et qui est celui d’un roi constitutionnel, vers l’absolutisme. Ce ne sont pas, bien sûr, de ces choses que l’on déclare hautement et j’ai peur que ce règne ne soit celui des menées souterraines, des coups de main de basse police, des répressions sournoises…
— Est-ce que vous ne noircissez pas un peu le tableau ? dit Mme Morizet, choquée. Je vous soupçonne d’être un peu trop imaginatif, monsieur Vidocq.
— Je ne crois pas. Voulez-vous un exemple ? Vous savez… ou vous ne savez pas, que Mme la duchesse de Berry a refusé de confier son fils, le petit duc de Bordeaux qui est, somme toute, notre roi légitime, à son cousin Louis-Philippe. On dit qu’elle n’a aucune confiance en lui et craint pour la vie de l’enfant…
— Oh ! Tout de même pas ? Le roi, un si bon père de famille, ne s’en prendrait pas à un enfant innocent…
— Vous croyez ? Il lui a tout de même fait ça !
D’une de ses vastes poches, l’ancien chef de la Police tira une petite liasse de feuillets qu’il mit dans les mains de Mme Morizet. La vieille dame chaussa ses lunettes, saisit la brochure et lut à haute voix, en articulant : « Le duc de Bordeaux bâtard ! » Elle avait à peine lu qu’elle rejeta les feuillets avec horreur.
— Pouah ! le vilain torchon. Vous ne me ferez pas croire que c’est l’œuvre du roi ?
— Depuis la première ligne jusqu’à la dernière. On y expose les circonstances de la naissance du jeune prince en s’appesantissant sur les détails qui peuvent la déclarer discutable. Et si vous vous donniez la peine de lire, vous verriez que le fils du malheureux duc de Berry y est, avec démonstration à l’appui, déclaré illégitime. Ce qui, bien sûr, confère quelque légitimité à notre Louis-Philippe et à son fils aîné, Ferdinand, dont il n’a tout de même pas osé faire un dauphin de France.
— Déteste-t-il donc à ce point la duchesse de Berry ?
— J’en ai gardé un souvenir si charmant au jour de ma dramatique présentation à la Cour, dit Hortense. Elle seule semblait vivante, gaie, aimable. Elle seule était humaine au milieu de cette cour peuplée de fantômes. Elle m’avait souri, et elle avait essayé de m’attirer à sa cour…
— Gardez bien ce souvenir, madame de Lauzargues, la petite « duchesse Vif-Argent » le mérite. Mais c’est justement cette joie de vivre, cette pétulance, cette gaieté dont on lui fait crime aujourd’hui. N’oubliez pas que l’actuelle reine Marie-Amélie, une noble femme en l’occurrence, était l’amie de l’austère Madame, duchesse d’Angoulême, qui n’était pas la dernière à blâmer ouvertement la conduite de sa jeune belle-sœur. Mais laissons là Mme de Berry. Tout ceci n’avait d’autre but que vous montrer qu’accusée de terrorisme, suspectée même d’avoir voulu attenter à la vie d’un roi qui y tient fort, votre amie Morosini n’a pas grand-chose à attendre en fait d’indulgence. A moins que vous et nous ne parvenions à démonter la machine infernale dont elle est victime ou que vous n’obteniez sa grâce…
— Qu’est-ce qui vous paraît le plus facile ?
— La grâce, sans doute. Sinon je ne vous aurais pas fait venir. Je vous l’ai dit, je n’ai guère d’espoir qu’en vous.
— Eh bien, voilà qui classe tout ! soupira Hortense en se levant pour faire quelques pas. Il me faut une audience du roi… Dites-moi comment l’obtenir !
— Il faut la demander, bien entendu, mais si vous n’êtes pas recommandée, c’est presque impossible : Étrange, n’est-ce pas, de la part d’un roi qui se promène démocratiquement tous les matins au jardin des Tuileries, le chapeau sur la tête et le parapluie sous le bras ? Il est vrai que les demandes d’audience s’accumulent au palais.
— La recommandation me paraît facile. Il suffit que je voie le conseil d’administration de la banque Gravier, puisque vous dites que là est ma meilleure arme.
— Il faudra le voir sans doute pour qu’il ne vous démente pas et pour qu’il vous soutienne, ce dont je ne doute pas. Mais pour être entendue, je dirais… dans l’intimité comme il convient pour ce genre d’affaires, il faut être introduite par un familier.
— Il est tout trouvé votre familier ! fit Hortense gaiement. Demain j’irai à l’hôtel de Talleyrand, je verrai Mme de Dino. Le prince de Talleyrand n’est-il pas l’une des chevilles ouvrières du nouveau régime ?
— Sans doute. C’est même pour cela qu’on en a fait un ambassadeur. Il est à Londres votre diable boiteux et la belle duchesse de Dino est partie faire les honneurs de Hanover Square comme, au temps du Congrès de Vienne, elle faisait ceux du palais Kaunitz.
— Il faudrait peut-être voir M. Laffitte, le Premier ministre ? dit Mme Morizet. Votre père devait le connaître, ma chère enfant ? Et puis c’est lui qui a dépensé le plus d’argent pour installer le roi sur son trône.
— Mon père, en effet, le connaissait, mais je ne sais trop ce que je pourrais en attendre ?
— Pas grand-chose, à mon sens, dit Vidocq. Certes, le roi dorlote Laffitte, lui fait des confidences, lui parle à l’oreille… mais je ne suis pas certain que M. Laffitte reste à son poste encore longtemps. C’est un poids difficile à supporter que la reconnaissance. Votre chance, à vous, réside dans le fait que vous n’avez encore rien demandé en échange des services de votre banque.
— Alors, comment faire ? A qui m’adresser ?
— Le peintre Eugène Delacroix est votre ami, je crois ?
— Et un excellent ami. Mais…
— Il est fort bien en cour. N’oubliez pas qu’il est le fils du vieux Talleyrand. Je sais que le roi vient parfois, en voisin, jusqu’à son atelier pour suivre les progrès de la grande toile que l’artiste prépare pour le Salon. Elle représente, m’a-t-on dit, la Liberté entraînant le peuple sur une barricade…
Hortense, qui arpentait le salon, s’arrêta net, saisie.
— La Liberté ! s’écria-t-elle. Mais bien sûr ! La liberté, qui a le visage de Felicia…
— Que voulez-vous dire ?
— Que c’est la comtesse Morosini qui a posé pour ce tableau. La comtesse Morosini qui est en prison, au secret. Vous avez raison, monsieur Vidocq. Dès demain, j’irai chez Delacroix…
— Mais demain, dit timidement Mme Morizet, c’est la veille de Noël ?
— Vous faites bien de me le rappeler, dit Hortense gravement. C’est ce soir que je dois y aller. L’idée que Felicia va passer ce Noël au fond d’une prison m’est insupportable…
— Je m’en doute. Mais, ajouta doucement Vidocq, je peux vous dire quelque chose qui vous rassurera un peu : on ne transfère jamais de prisonniers durant les fêtes de fin d’année.
Vidocq se levait pour partir et reprit son chapeau. Hortense leva sur lui un regard implorant :
— Il est vraiment impossible de la voir ?
— Je vous ai dit qu’elle est au secret. Mais si vous voulez lui écrire quelques lignes, je peux peut-être arriver à les lui faire passer… moyennant un peu d’argent.
Hortense courut s’asseoir à un petit secrétaire, prit le papier que lui offrait Mme Morizet, griffonna quelques mots affectueux et prit dans sa bourse une pièce d’or, puis remit le tout à l’ancien policier.
— Au moins, elle saura que je suis là et que nous allons nous occuper d’elle. Puis elle ajouta, les larmes aux yeux : si vous pensez qu’il soit possible de lui faire passer quelques objets bien nécessaires… des couvertures… de la nourriture… n’hésitez pas, je vous en prie, à faire appel à moi !
Vidocq fit sauter dans sa main la pièce brillante et sourit :
— Je peux vous assurer qu’à ce prix-là elle aura votre message et que son Noël, au moins, ne sera pas sans espoir. C’est, je crois, le plus beau cadeau que vous puissiez lui faire. Pour le reste, ne vous tourmentez pas trop : elle n’est pas mal traitée. Il semblerait que quelqu’un paie pour qu’elle ne manque de rien, ce qui épaissit encore le mystère car, apparemment, personne ne sait qui elle est.
— Mais, j’y pense : que sont devenus ses serviteurs, Timour, Livia et Gaetano ?
— Je vous avoue que je n’en sais rien. Étant donné que ce n’est pas la comtesse Morosini que l’on a arrêtée, je suppose qu’ils sont toujours chez elle et sans doute fort en peine d’elle. J’avoue ne pas y avoir pensé…
— Je m’en charge. J’irai demain rue de Babylone…
En dépit de la fatigue du voyage, Hortense dormit mal cette nuit-là et entendit sonner toutes les heures à l’horloge de l’église voisine. Sa pensée ne quittait pas son amie. Depuis leur séparation, elle l’avait souvent imaginée galopant vers Vienne, rejoignant là-bas le colonel Duchamp et se lançant joyeusement avec lui dans la grande aventure dont elle rêvait depuis des années : ramener en France le fils de Napoléon, le réinstaller au palais des Tuileries, le mener à Notre-Dame pour lui rendre la couronne de son père, effacer les années d’exil et enfin ériger, plus brillante que jamais, l’aigle impériale dans le ciel de France… Or, au lieu de ce rêve héroïque et dangereux, Felicia l’Amazone vivait un cauchemar et Hortense fouillait vainement sa mémoire, recherchant le moindre des événements vécus ensemble, le moindre visage rencontré dans l’entourage de la jeune femme pour essayer de trouver au moins un indice sur l’ignoble dénonciateur. Qui avait pu monter contre son amie un piège aussi lâche ? Dans quel but ? Et pour assouvir quelle vengeance inavouable ?
Quand revint le jour, Hortense n’avait pas encore fermé l’œil mais elle avait établi un début de plan de bataille. Veille de Noël ou pas, elle se rendrait tout à l’heure chez Felicia puis, de là, quai Voltaire où son ami Delacroix avait son atelier. Et aucune des représentations de la bonne Mme Morizet, qui, inquiète de la voir aussi pâle, la suppliait de se reposer, ne vint à bout de sa résolution. Dès 9 heures du matin, elle envoya Honorine lui chercher un fiacre et quitta Saint-Mandé en promettant d’être rentrée avant la nuit afin que son hôtesse ne se tourmentât pas trop.
Le temps était froid mais clair et Paris, qu’elle avait connu emporté par la révolte quelques mois plus tôt, offrait l’image la plus paisible et la plus joyeuse qui soit. Chacun visiblement se préparait pour le réveillon du soir et pour la fête du lendemain. Des servantes et des femmes du peuple revenaient du marché avec des paniers débordants ou bien faisaient queue dans les boutiques. La fête prochaine était dans l’air comme une petite musique allègre, comme une petite flamme de gaieté à laquelle se réchauffaient les cœurs. Mais Hortense ne se sentait pas accordée à cette atmosphère de joie. Elle pensait à Felicia bien sûr, mais aussi à son enfant et à Jean. Sans cette dramatique histoire, elle eût passé avec eux un doux Noël au coin de la cheminée, entre les touffes de houx dont Clémence garnissait toujours la maison à cette époque et la grosse boule de gui pendue au plafond, entre la chaleur de la messe nocturne où se retrouvait tout un peuple et les agréments plus terrestres du repas de Noël auquel tous ceux de Combert eussent été conviés… Ce soir, demain, il n’y aurait rien de semblable, mais pour Felicia ce serait pire.
Quand sa voiture s’arrêta devant le petit hôtel de la rue de Babylone où Felicia l’avait recueillie avec tant de gentillesse et de générosité, Hortense eut un peu l’impression de rentrer chez elle. C’était, entre toutes, une maison amie mais, pour le moment, cette maison amie avait perdu son âme. Cela se sentait aux volets dont presque tous étaient clos, au portail soigneusement fermé, à cette atmosphère étrange, insaisissable, qui caractérise les maisons vides.
Et pourtant, dans celle-là, trois personnes vivaient encore, ainsi que la jeune femme s’en convainquit, lorsque la porte lui fut ouverte sur un cri de joie après qu’elle eut donné son nom. Et tandis que jouaient les verrous, elle entendit la forte voix de Timour qui appelait :
— Livia ! Gaetano ! Venez, venez vite ! C’est la contessa Hortense !
Ce qui fait que, la porte ouverte, elle tomba droit dans les bras d’une Livia qui oublia son rang de femme de chambre en l’embrassant sur les deux joues avec un enthousiasme tout italien. Gaetano, le cocher, se contenta de s’incliner jusqu’à terre mais Timour, le géant turc, le fidèle garde du corps l’enleva du sol pour mieux la voir comme s’il voulait s’assurer que c’était bien elle. Mais il s’en tint là et, avec un éclat de rire tonitruant, la reposa avant de lui adresser le plus protocolaire des saluts.
— Sois la bienvenue, madame la comtesse. C’est Allah lui-même qui t’envoie. J’allais t’écrire…
— Vous aussi, Timour ? Il se trouve que j’ai déjà reçu une lettre.
— De qui ?
— D’un ami. De M. Vidocq, l’ancien policier…
— Il sait où elle est ?
— Oui… mais ne pourrions-nous parler ailleurs qu’au milieu de la cour ?…
— Bien sûr, protesta Livia. Entrez, madame la comtesse. Je vais vous apporter quelque chose de chaud. Il fait froid, ce matin.
Tandis que Gaetano allait s’assurer que le portail était bien fermé après avoir jeté un coup d’œil aux alentours, Timour et Livia conduisirent Hortense au salon. La jeune femme eut la surprise de constater que, derrière ses volets clos, la pièce vivait comme par le passé. Le ménage était fait avec un soin extrême, des feuillages roux mêlés à des branches de houx et à quelques fleurs occupaient les vases et un bon feu brûlait dans la cheminée.
— On espère toujours qu’elle va arriver, expliqua Livia, des larmes dans la voix. La maison est toujours prête à la recevoir. Et c’est une bonne chose puisqu’elle se trouve ainsi toute prête pour sa meilleure amie, vous…
— Merci, Livia, mais je ne resterai pas. Du moins, pas aujourd’hui. Je suis descendue à Saint-Mandé, chez Mme Morizet et je lui ai promis de passer Noël avec elle. Mais j’accepterais volontiers une tasse de café.
Tandis que Livia s’esquivait en direction de la cuisine et que Gaetano se retirait discrètement, Hortense resta en face de Timour.
— A présent, dites-moi pour quelle raison vous alliez m’écrire, fit-elle.
— C’est à cause de cet homme qui est venu avant-hier… L’homme de Morlaix, l’homme aux cheveux rouges…
— De… Morlaix ? L’homme aux cheveux rouges ? Vous ne voulez pas dire… Patrick Butler ?
— Si. C’est bien lui. Il est venu me dire que si je veux revoir la contessa, il faut que je te fasse venir ici.
Ce fut comme si la foudre venait de tomber dans ce salon au décor galant qui avait connu les grâces d’une danseuse de l’Opéra et où nymphes et chèvre-pieds se poursuivaient en peintures murales à travers un bois émaillé de fleurs. Suffoquée, Hortense se laissa tomber dans un petit fauteuil, qui protesta contre cette agression brutale, et leva un regard effaré sur le visage impassible du Turc auquel une longue et mince moustache conférait un certain type mongol. Elle était devenue si pâle que Timour n’hésita pas : il alla prendre un petit verre dans un cabaret de salon, le remplit de cognac et le tendit à Hortense qui le saisit et l’avala d’un trait comme si c’était pour elle une chose tout à fait habituelle… Une bouffée de chaleur monta au visage de la jeune femme. Se sentant près d’étouffer, elle arracha plus qu’elle ne les dénoua les brides de son chapeau de velours.
— Patrick Butler ! répéta-t-elle comme si elle cherchait à se convaincre elle-même de ce qu’elle venait de dire. Ce serait donc lui ?… Mais c’est impossible ! Comment aurait-il fait ? Et d’abord, comment a-t-il pu nous retrouver ? Il ne nous connaissait que sous les noms de Mrs. Kennedy, native d’Irlande, pour moi et de la señorita Romero, demoiselle de compagnie espagnole, pour Felicia !
— Je ne sais pas, mais il a trouvé. Et si la contessa a disparu, c’est lui qui en est cause. Il ne l’a pas caché…
— Et vous ne l’avez pas étranglé ? s’écria Hortense dans une poussée de colère sauvage.
— Si lui seul sait où elle est, cela n’aurait servi à rien. Je voulais le suivre, mais il était venu à cheval et le temps de seller une bête… Gaetano a essayé de lui courir après, mais il l’a perdu.
— Moi je sais où est la contessa…, dit Hortense.
Rapidement, pour Timour et pour Livia qui revenait avec son café, elle fit le récit de son entretien avec Vidocq.
— En prison ? s’écria la camériste. Et à cause d’une bombe ? Il faut que cet homme soit le diable !
— J’ai toujours su qu’il l’était et je m’en suis toujours méfiée. C’est un homme violent, dur et impitoyable, mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’il se venge sur votre maîtresse. C’est à moi qu’il doit en vouloir le plus. C’est moi qui ai froissé son orgueil. C’est moi qui me suis moquée de lui, ajouta-t-elle plus bas…
Les souvenirs défilaient dans la tête d’Hortense. Elle se voyait quittant Paris l’été précédent, en compagnie de Felicia et sous de fausses identités procurées par les « bons cousins » carbonari Buchez et Rouen l’Aîné. Avec l’aide du colonel Duchamp, bonapartiste enragé, il s’agissait d’arracher du château du Taureau le frère de Felicia, le prince Gianfranco Orsini, incarcéré pour avoir conspiré contre le régime. L’homme qui devait les aider dans cette entreprise pour le moins risquée était un riche armateur de Morlaix, Patrick Butler, sur qui les carbonari croyaient pouvoir compter pour procurer un bateau destiné à faire passer le prisonnier évadé en Angleterre. Hortense devait se présenter à lui sous l’identité d’une lointaine cousine irlandaise dont on espérait qu’elle saurait le séduire. La jeune femme avait beaucoup répugné à ce rôle équivoque, mais elle avait fini par accepter pour essayer de rendre à Felicia son jeune frère.
L’entreprise de séduction n’avait que trop bien réussi. D’abord réticent, ce qui avait mis les conjurés en garde, Butler avait fait à Hortense une cour pressante, ardente, passionnée qui ne lui avait laissé d’autre échappatoire que la fuite. Et, tandis que Butler partait pour Brest afin d’y attendre la jeune femme, celle-ci tentait avec ses compagnons d’enlever Gianfranco Orsini à sa prison. Vaine tentative : le jeune homme était mourant quand on était parvenu jusqu’à lui. Une heure plus tard, Felicia et Hortense, oubliant Butler et sa passion, reprenaient la route de Paris où elles étaient d’ailleurs tombées en pleine révolution. De là, Hortense avait regagné l’Auvergne sans plus songer un seul instant qu’il pût exister quelque part un certain Patrick Butler. Il venait de se rappeler à son souvenir de bien terrible façon…
— Mais pourquoi, répéta-t-elle, pourquoi s’en être pris à la contessa ?
— Parce qu’il ne connaît ni ton nom véritable ni ton adresse. Bien sûr, il a essayé de savoir mais je n’ai rien dit. Pour la contessa, ça a dû être assez facile. Elle est bien connue chez les carbonari et l’un d’eux a dû parler, contre de l’or. Et si l’homme aux cheveux rouges a appris là-bas la mort du prince Gianfranco, le rapprochement a fait le reste…
Timour devait avoir raison. Remontant encore le cours de ses souvenirs, Hortense crut entendre la voix railleuse de l’armateur : « Vous ne me ferez jamais croire que votre Mlle Romero n’est qu’une simple lectrice. Elle a l’allure d’une grande d’Espagne… ou mieux : d’une impératrice romaine. » Et elle crut entendre encore son insolente affirmation : « Quand on veut une femme, quand on la veut vraiment, on y parvient toujours. C’est une question de temps, de patience, d’habileté, parfois d’argent et rien de plus… »
Il y avait une menace dans ces quelques mots et elle ne l’avait pas compris. Pas davantage qu’en blessant dans son orgueil cet homme riche et sans doute puissant elle s’en ferait un ennemi et un ennemi non négligeable. Néanmoins, qu’il ait eu assez de pouvoir pour monter le piège infernal dans lequel Felicia était tombée était proprement inimaginable. Et Hortense ajouta à sa liste de visites une rencontre avec Rouen l’Aîné dans sa discrète maison de la rue Christine.
— Ce Butler vous a-t-il donné une adresse quelconque où le joindre ? demanda-t-elle.
— Je t’ai dit, madame la comtesse, que j’avais voulu le faire suivre, reprocha le Turc. Il m’a dit qu’il repasserait…
— Quand ?
— Je ne sais pas. Pas avant quelques jours certainement. Il faut qu’une lettre ait le temps d’arriver et que l’on ait le temps de venir…
— C’est juste ! S’il revient, Timour, vous ne m’avez vue ni les uns ni les autres. Je vais essayer de libérer votre maîtresse au plus vite et, si possible, avant son retour. Si Dieu veut bien m’assister, tout au moins, ajouta-t-elle avec un rapide signe de croix, auquel s’associa Livia.
— Je vais avec toi, déclara Timour. Tu as besoin d’un garde du corps, avec ce giaour infâme lâché dans Paris…
— Je préfère que vous restiez ici, au cas où il reviendrait. Mais vous savez où me trouver et, de toute façon, je vous appellerai quand le moment sera venu ou si j’ai besoin d’aide. Vous posez toujours pour Delacroix, Timour ?
— Non, pas pour le moment.
— Peut-être y retournerez-vous. C’est un bon endroit pour communiquer. D’ailleurs, j’y vais de ce pas…
Une nouvelle voiture de place, prise aux Invalides, déposa un moment plus tard Hortense devant le numéro 15 du quai Voltaire où le peintre avait son atelier. Là aussi, les souvenirs étaient au rendez-vous ! Après sa présentation à la Cour et la tentative d’enlèvement qui avait suivi, Hortense y avait trouvé un refuge temporaire, mais singulièrement chaleureux. Un refuge où elle avait eu la merveilleuse surprise de voir Jean venir la rejoindre et où, enfin, elle avait vécu avec lui quelques-unes des heures les plus brûlantes de leur amour. Et ce fut d’un doigt presque tendre qu’elle frappa à la porte verte qui fermait l’atelier du peintre.
— Entrez ! rugit une voix bien connue, mais, qui que vous soyez, ne me dérangez pas !
— Doucement, Hortense poussa la porte et entra. Le peintre était en effet en plein travail. Vêtu d’une de ces grandes blouses de flanelle rouge qu’il affectionnait, Eugène Delacroix, le cheveu en désordre, des taches de peinture maculant son visage, se démenait comme un démon en face d’une immense toile qu’Hortense, muette de saisissement, reçut en plein cœur…
Enjambant hardiment une barricade couverte de morts, traînant après elle un peuple qui semblait surgir de la fumée des canons, la Liberté, brandissant un drapeau aux trois couleurs, semblait vouloir s’élancer hors de la toile. L’évocation du combat pour l’Hôtel de Ville, dont Hortense avait été le témoin, était saisissante. Les maisons beiges et grises, la silhouette de Notre-Dame et le ciel de juillet plus qu’à moitié caché par la fumée, tout cela racontait l’épopée avec une passion qui ne pouvait laisser indifférent. Quant à la Liberté aux seins nus, vers laquelle se tournait le visage ardent d’un homme armé d’un fusil qui avait les traits du peintre, elle possédait le superbe profil de Felicia, son grand front pur, même si le peintre lui avait donné plus de vigueur physique que n’en possédait son modèle : longue et mince, la comtesse Morosini n’était pas ce Rubens en mouvement qui devait symboliser la force. Mais que le visage était donc ressemblant !
Perdue dans sa contemplation, Hortense ne s’était pas aperçue de ce que Delacroix avait cessé de peindre et se tenait à présent à son côté, armé du long pinceau semblable à une lance, avec lequel il travaillait au ciel.
— Est-ce que je me trompe ou bien est-ce que ce tableau vous plaît ? dit Delacroix avec autant de naturel que si lui et Hortense s’étaient quittés de la veille.
Elle tourna vers lui un regard où l’émerveillement se mêlait de chagrin.
— Il me plairait plus encore si votre Liberté était elle-même libre.
L’artiste posa palette et pinceau, s’essuya les mains à un chiffon puis vint, avec toute la grâce d’un parfait homme du monde, baiser les doigts de sa visiteuse. Ses yeux noirs brillaient de cet éclat que donne une vraie joie :
— Je suis béni du ciel aujourd’hui puisque, pour mon Noël, il m’envoie un ange, dit-il gaiement. Je suis infiniment heureux de vous revoir, madame. Mais que disiez-vous donc de ma Liberté ? Elle ne serait plus libre ? Est-ce que les Autrichiens lui auraient mis la main dessus ?
— Elle n’a même pas eu le temps d’atteindre l’Autriche. C’est à Paris même qu’elle a été arrêtée quelques jours après notre séparation. Elle est à présent à la Force et je suis venue vous demander votre aide.
Une fois encore, elle fit le récit de son départ, de sa rencontre avec Vidocq, mais y ajouta cette fois ce que lui avait appris Timour ; ce qui donna finalement une sorte de confession que Delacroix écouta avec une mine de plus en plus sombre.
— Il faut que je voie le roi, conclut Hortense. Je comptais sur Mme de Dino et sur le prince, mais il paraît qu’ils se trouvent actuellement en Angleterre. Nous n’avons pas de chance…
— Aviez-vous réellement besoin d’eux ? Vous êtes la fille d’un homme qui était puissant. La banque Granier existe toujours et le régime lui a quelques obligations. C’est d’ailleurs à ce titre que Vidocq vous a fait venir. Que vous faut-il de plus ?
— La possibilité de rencontrer le roi seul à seule. L’affaire que je dois plaider est délicate… De celles qu’on ne débat pas en Conseil des ministres.
— C’est le moins que l’on puisse dire ! Une histoire de bombe ! Pauvre comtesse !
— … en outre, il y a, paraît-il, de nombreuses demandes d’audience. La mienne pourrait intervenir trop tard. Et je suis pressée. C’est pourquoi je viens m’adresser à vous.
— A moi ? Qui a pu vous mettre dans la tête que je possédais le moindre pouvoir ?
— Le roi vous apprécie, à ce qu’on m’a dit. Il lui arrive de venir ici, en voisin…
— C’est, bien sûr, Vidocq qui vous a raconté cela ?
— C’est lui, en effet. Les grands peintres ont toujours eu de l’influence sur les princes qui les aiment. Ne pouvez-vous user de ce privilège pour moi ? Quand le roi doit-il venir ?
— Mais je n’en sais rien, ma pauvre enfant ! Quand il vient ici, c’est à l’improviste. Je reconnais qu’il s’intéresse de près à cette toile en laquelle il voit l’illustration de son triomphe… Pas au point, toutefois, de me donner l’argent que je réclame pour la finir ! J’ai dû faire appel à la liste civile chargée de liquider les dettes de la Cour de Charles X afin que l’on me règle la Bataille de Poitiers que m’avait commandée Mme la duchesse de Berry…
— Si vous avez besoin d’argent, je peux vous en faire prêter… ou vous en prêter moi-même ?
Une grimace qui se voulait un sourire passa sur le visage de prince oriental du peintre.
— Non merci, ma chère. Pas vous ! Je veux ce que l’on me doit, rien de plus mais rien de moins. Quant au roi, il y a peut-être un moyen de vous présenter à lui sans attendre qu’il vienne ici. Ce qui pourrait être long. Et vous avez dit que vous étiez pressée ?
— Celle qui l’est le plus, ce n’est pas moi, c’est elle ! dit Hortense, désignant du menton la toile encore inachevée. Mais à quoi pensez-vous ?
— A une promenade… une simple promenade que nous pourrions faire ensemble. Par exemple, mardi prochain ?
— Mardi ? Nous ne sommes que vendredi…
— Et demain, c’est Noël et ensuite c’est dimanche ! Le roi et sa famille passeront certainement ces jours-là dans leur cher domaine de Neuilly. Ce que je me propose de faire pour vous n’est possible que mardi. Vous pourriez venir déjeuner avec moi ? Je vous promets du lapin et de la tarte aux pommes. Cela vous rappellera des souvenirs… ajouta-t-il avec un sourire qui révéla ses dents éclatantes.
Mais comme Hortense ne répondait au sien que par un pauvre sourire, Delacroix fronça les sourcils :
— Ah ! fit-il seulement. Puis, après un petit moment, il ajouta, avec une grande douceur : Est-ce que les amours, elles non plus, n’iraient pas mieux ?…
Pour cacher son émotion, Hortense entreprit le tour de l’atelier, toucha les rideaux qui dissimulaient le divan couvert de coussins où Jean et elle s’étaient aimés si ardemment durant un jour entier, déplaça un peu le paravent qui cachait la toilette, caressa la pierre lithographique, jeta un regard émerveillé sur les dessins qui encombraient la table et finalement alla tendre ses mains à la chaleur du grand poêle de tôle noire avant de se retourner, un peu plus sûre d’elle, vers son ami.
— Je ne puis dire qu’elles aillent mal, soupira-t-elle, c’est la vie qui est difficile, la vie ensemble. Elle nous a faits très différents l’un de l’autre, Jean et moi…
— Mais complémentaires, ce qui est mieux.
— Sans doute. Et nous pourrions être heureux s’il n’y avait les autres…
— Quels autres ?
— Les gens qui vivent autour de nous. Vous ne savez pas ce que c’est que la province, mon ami. Jean est né bâtard, sans nom véritable, et j’ai un fils auquel je me dois de garder une certaine réputation. C’est du moins ce que l’on s’efforce de me faire comprendre…
— Et vous, cette réputation vous indiffère ?
— Je crois que oui. Seul compte le bonheur. A mesure que passe le temps, il m’apparaît plus fragile. Jean a choisi de vivre à une lieue et demie de moi, sur les ruines de ce château de Lauzargues dont il ne pourra jamais porter le nom. Et moi, je ne le supporte pas.
— Il le faut pourtant. J’ai peu vu votre ami, Hortense, mais je le crois de ceux qui ne permettent pas qu’on les enchaîne, fût-ce avec deux bras très doux. Ne l’essayez pas. Laissez-le libre. Il saura toujours vous retrouver.
— Sans doute avez-vous raison. Mais c’est difficile quand on aime comme je l’aime…
— Alors qu’il souhaite être aimé autrement, n’est-ce pas ?
— Peut-être. Mais je vous empêche de travailler. Je vous en prie reprenez vos pinceaux…
— A la seule condition que vous me promettiez de rester là encore un moment. Je suis si heureux de vous revoir. Vous allez me parler de votre Auvergne, et aussi de vous. Je crois que je ne vous connaîtrai jamais assez…
Et Hortense resta là une grande heure, regardant Delacroix marier les fumées de la poudre à fusil au ciel bleu de l’été, l’écoutant refaire pour elle l’histoire parisienne de ces quelques semaines vécues par elle au cœur de l’Auvergne, c’est-à-dire presque sur une autre planète. Il lui raconta ce que l’on savait de l’exil anglais du roi Charles X. Il lui parla du grand procès qui avait été fait à ses ministres dans une atmosphère de semi-révolution. Le peuple voulait du sang, réclamait les têtes de ceux qui en juillet avaient donné l’ordre de tirer sur lui. Il y eut même, en octobre, une émeute qui, sous les fenêtres du Palais-Royal, s’en alla hurler : « A mort les ministres… ou la tête du roi Louis-Philippe ! »
— C’est difficile de gouverner dans ces conditions-là, commenta Delacroix. C’est tout de même à l’honneur du roi de n’avoir pas cédé à de telles pressions. Polignac a été condamné… à la mort civile, ce qui, pour lui, est sans doute pire que l’échafaud. Les autres à des peines diverses. Non, Louis-Philippe n’a pas la part aussi belle qu’il voudrait le laisser croire. Il a contre lui tous ceux qui espéraient une république et les bonapartistes, même ceux qu’il a réintégrés dans l’armée et qui n’hésiteraient sans doute pas à acclamer le fils de l’Aigle s’il reparaissait. Alors il essaie de se créer une troisième force en attirant à lui la bourgeoisie. Tous ses ministres en sont sortis et aussi le nouveau cérémonial d’une cour où l’on accueille plus d’épicières que de duchesses… Cela crée une étrange atmosphère qui déroute les Français et les induit en erreur. Ils croient Louis-Philippe faible et débonnaire, ce qui incite la presse – avec laquelle d’ailleurs il va falloir compter de plus en plus – à le prendre pour cible. Il ne réagit pas, ou si peu, du moins en apparence mais je crains fort que ce règne ne soit celui des précautions inutiles, des affaires étranges tel ce curieux « suicide » du vieux prince de Condé qui s’est pendu à l’espagnolette de sa fenêtre au château de Saint-Leu, après avoir légué sa formidable fortune au jeune duc d’Aumale, le quatrième fils du roi.
— Pourquoi dites-vous « curieux suicide » ? demanda Hortense, intéressée en dépit de ses soucis.
— Parce qu’il y a de fortes chances pour que le vilain travail ait été fait par la maîtresse du prince, une prostituée anglaise dont il a fait une baronne de Feuchères, qui d’ailleurs n’a pas été inquiétée et qui continue à vivre paisiblement au château qu’on lui a laissé.
— Vous ne pensez tout de même pas que le roi soit son complice ?
— Le mot est gros. Disons que l’histoire l’arrange et qu’il ferme les yeux. Quand il s’agit de pouvoir et d’argent, les âmes que l’on imagine les plus hautes peuvent avoir d’étranges cheminements. Quand il n’était que le comte de Provence, le « bon roi Louis XVIII » s’est comporté de façon infâme envers son frère Louis XVI et sa belle-sœur Marie-Antoinette… sans parler de son neveu, le malheureux petit Louis XVII. Louis-Philippe offre une image paisible, rassurante, solide. Reste à savoir ce qu’il y a dessous. C’est une sorte de sphinx dont je n’aimerais pas faire le portrait.
— Pourquoi cela ?
— Par crainte d’être trop vrai. Je n’aimerais pas quitter cet atelier pour je ne sais quelle prison semblable à celle de notre amie Felicia…
— Et dire que son nom veut dire Félicité !…
— Oui. C’est un nom qui me poursuit. Ma tante préférée s’appelle ainsi : Félicité Riesener. Une femme droite et courageuse. Je ne suis pas loin de penser qu’il existe une analogie entre les gens qui portent le même prénom. Allons ! Assez philosophé ! Je vous avais tirée de vos idées sombres et voilà que je vous y ramène…
Brusquement, il jeta sa palette sur la table, planta ses pinceaux dans le grand pot qui les attendait et saisit Hortense par les deux bras.
— Il faut y croire ! s’écria-t-il avec cette ardeur passionnée qu’il laissait parfois déborder de son personnage de dandy sceptique. Il faut croire que nous allons la tirer de là. Je vous aiderai de toutes mes forces. Mais vous, par grâce, faites attention. L’homme qui vous cherche et qui, pour vous retrouver, ose employer de tels moyens ne me dit rien qui vaille.
— Tant qu’il ne me saura pas à Paris, je n’ai rien à craindre. Et il faut que nous puissions, Felicia et moi, en repartir avant qu’il ne m’ait trouvée. L’Auvergne est loin, elle est profonde et sûre. Elle saura bien nous garder toutes les deux.
— C’est un miracle qu’il n’ait pas encore réussi à trouver votre nom. Êtes-vous certaine qu’il n’y parviendra jamais ? Que ferez-vous s’il arrive un jour jusque chez vous ?
— Honnêtement, je n’en sais rien et je ne le souhaite pas, répondit Hortense en se signant vivement pour conjurer le sort. Mais je crois que, là-bas, on saurait me défendre. Il y a autour de moi des hommes courageux mon fermier François Devès, mes voisins… et puis…
— Et puis, le mystérieux Jean ?
— Surtout lui ! Lui et la horde de loups qu’il peut réunir quand il lui plaît. Ne vous tourmentez pas pour moi, cher Eugène ! Il faut seulement que nous puissions, Felicia et moi, disparaître sans qu’il le sache…
En conclusion de quoi Hortense se haussa sur la pointe des pieds et posa un baiser sur la joue pas très bien rasée du peintre.
— Merci, mon ami ! Merci d’avance !
En dépit de l’optimisme affiché par Hortense chez Delacroix, l’image de Patrick Butler la hanta durant toute la soirée : pendant son voyage de retour vers Saint-Mandé où, à chaque instant, elle croyait reconnaître, parmi les passants, l’insolent visage couronné de cheveux roux de l’homme dont elle avait cru qu’il cesserait de penser à elle lorsqu’il ne la verrait plus ; durant la veillée qu’elle passa au coin du feu entre Mme Morizet et Honorine, l’une évoquant de vieux souvenirs où passaient les grands effrois de la Révolution et les fastes de l’Empire, et l’autre tricotant des bas, et même durant la messe de minuit qu’elles entendirent toutes trois dans la vieille église voisine, une petite église rectangulaire dont le fronton et les cannelures avaient vu passer les splendeurs du surintendant Fouquet. Les sœurs du couvent voisin l’avaient abondamment garnie de fleurs et de boules de gui. Une forêt de cierges brûlait devant l’autel aux dorures un peu éteintes et devant la crèche naïve où une petite Sainte Vierge toute frêle et toute mignonne se penchait sur un Enfant Jésus tellement vigoureux et tellement joufflu qu’on avait peine à croire qu’il ait pu naître de cette délicate jeune femme. Mais la ferveur ne s’en trouvait pas amoindrie et c’était merveille d’entendre tous les assistants reprendre en chœur les vieux chants de Noël.
C’était un grand moment de douceur et de joie profonde ; pourtant Hortense n’y participa pas autant qu’elle l’aurait voulu. Son esprit vagabondait vers Combert, vers Jean qui lui avait promis de passer auprès d’elle cette belle fête et qui ne la partagerait pas avec elle.
Bien sûr elle était certaine qu’il ne lui en voulait pas, qu’il avait compris que son amitié pour Felicia l’obligeait à partir à tout prix et qu’il l’attendrait le temps qu’il faudrait, sans colère et sans impatience. Mais, à présent, entre Hortense et son retour vers les siens, barrant le chemin en quelque sorte, il y avait la silhouette menaçante d’un homme dont elle avait eu l’imprudence d’encourager l’amour et qui, blessé davantage dans son orgueil que dans son cœur, entendait tirer vengeance d’avoir été dédaigné. Mais quelle vengeance ? Que voulait-il au juste, ce Patrick Butler dont elle s’était méfiée dès leur première rencontre, cet homme dur et impitoyable qui avait su cependant lui parler d’amour avec tant de passion ? A voir la façon dont il s’en était pris à Felicia, il ne s’en tiendrait pas à quelques bonnes paroles si le malheur voulait qu’ils se retrouvent face à face… Que ferait Hortense alors ? Que lui dirait-elle ? Et s’il prenait fantaisie à cet homme obstiné de la suivre jusque chez elle ? Comment s’en tirerait-elle ? Une seule solution était possible : il fallait, ainsi qu’elle l’avait dit à Delacroix, quitter Paris avant même qu’il pût savoir qu’elle y était venue.
La joie paisible qui irradiait de tous ces visages tendus vers l’autel finit par agir sur la jeune femme, et quand vint l’élévation, elle laissa son cœur s’ouvrir pour une ardente prière à Celui qui peut tout afin qu’Il vînt à son aide, lui permît de sauver son amie et d’éviter le piège que représentait l’homme de Morlaix.
Cette prière lui fit du bien, et ce fut avec une sorte d’entrain qu’elle prit place, avec ses deux compagnes, à la table d’un petit repas composé d’une poularde et d’une crème à la vanille auxquelles les trois femmes firent honneur après que l’on eut déposé dans la cheminée, avec quelque cérémonie, la bûche que l’on avait fait bénir dans le courant de la journée. Puis on échangea de menus cadeaux. Hortense offrit à sa vieille amie les dentelles du Puy qu’elle avait pris la précaution d’emporter pour la circonstance et reçut des mouchoirs brodés par Mme Morizet. Honorine, pour sa part, eut de l’une et de l’autre un châle de laine et une paire de mitaines qui la remplirent de joie. Après quoi, l’on monta se coucher à une heure tout à fait inhabituelle, bien sûr. Mais, cette fois, exorcisée de son fantôme par la grâce d’une prière de Noël, et aussi fatiguée par une trop longue journée, Hortense dormit profondément et ne se réveilla que vers le milieu de la matinée au bruit des casseroles qu’Honorine agitait furieusement dans la cuisine. Mme Morizet attendait, en effet, un couple de cousins et deux vieilles amies pour le déjeuner.
Le temps était clair et beau, l’atmosphère était sereine. Des enfants parcouraient les quelques rues du village en chantant des Noëls, s’arrêtant dans les maisons pour recevoir un gâteau ou une pièce de monnaie. Leurs voix fraîches chantaient : Il est né le divin enfant… ou encore Les anges dans nos campagnes…, pas toujours très juste, mais avec tant de conviction et d’entrain que c’était plaisir de les entendre.
Toujours aussi délicate, Mme Morizet s’était excusée auprès d’Hortense de lui imposer ainsi la visite de gens qui n’étaient peut-être pas, pour elle, d’un grand intérêt. Mais la jeune femme la rassura :
— Je tombe chez vous comme la foudre et vous voudriez que je désorganise complètement vos projets ? Je serai ravie de voir vos amis. Dites-moi seulement si j’ai déjà rencontré ces personnes aux temps où j’habitais chez vous sous le nom de Mme Coudert ?…
En effet, quand, fuyant son oncle le marquis de Lauzargues, elle avait trouvé grâce à Vidocq refuge chez Mme Morizet, on l’y avait connue sous ce nom passe-partout qui ne tirait pas à conséquence autant qu’un titre de comtesse.
Mme Morizet admit qu’en effet ses cousins avaient déjà rencontré « Mme Coudert » et qu’il vaudrait peut-être mieux qu’on ne leur en apprît pas davantage :
— Ce sont de braves gens, mais ils sont un peu bavards et très férus de noblesse. Ils seraient sans doute très heureux de dîner en compagnie de Mme de Lauzargues, mais le lendemain tout le pays le saurait. Je ne pense pas que vous souhaitiez cela ?
Ce fut donc, comme par le passé, Mme Coudert que le couple Brodier et les dames Menu et Clinchant rencontrèrent dans le salon fleuri de leur vieille amie pour les paisibles agapes de Noël. On parla de tout et de rien, mais surtout d’histoires locales qui n’intéressaient pas beaucoup Hortense, mais qui lui permirent au moins de garder un silence souriant assez confortable pour elle et tout à fait satisfaisant pour les autres. Elle répondit avec grâce à quelques questions sur la vie à Saint-Flour, puisque c’était là que « Mme Coudert » était censée habiter, et cette journée de Noël, un peu éprouvante pour quelqu’un qui brûlait d’entrer en action, s’acheva finalement le mieux du monde.
Vidocq vint le lendemain apporter à Mme Morizet quelques œufs des poules que sa femme, Fleuride, élevait : bon prétexte pour s’entretenir avec Hortense. Celle-ci lui raconta sa visite rue de Babylone et ce qu’elle y avait appris. L’ancien policier fronça les sourcils :
— Savoir qui est derrière tout cela est une bonne chose, mais cela ne nous avance guère au fond. Paris est grand et pour trouver cet homme…
— Mais je ne veux pas qu’on le trouve ! coupa la jeune femme. Pas plus que je ne souhaite le rencontrer : je n’ai qu’un espoir : réussir à libérer Mme Morosini et partir avec elle pour l’Auvergne le plus tôt possible…
— Encore faut-il que vous puissiez y parvenir. En outre, quand on se sait un ennemi, il est de bonne guerre de le surveiller. Donnez-moi son signalement. Vous dites qu’il s’appelle Patrick Butler, armateur à Morlaix et que c’est par Buchez et Rouen l’Aîné que vous avez fait sa connaissance ? Je les verrai tous les deux ce soir même. Ils pourront peut-être m’en apprendre davantage. En outre, je me renseignerai à la police. On peut toujours faire le tour des hôtels élégants. Cet homme-là ne doit pas descendre dans une gargote…
— Il est peut-être descendu chez un ami ? Soyez prudent, en tout cas. Il doit avoir de grandes relations a la police pour avoir pu s’emparer si facilement de Felicia…
— Moi aussi, j’ai des relations, madame la comtesse. Moins hautes peut-être, mais tout aussi efficaces. Je saurai le fin mot de cette vilaine histoire ou je ne m’appelle plus Vidocq. Quant à vous, ne manquez surtout pas cette promenade à laquelle vous convie votre ami Delacroix. Elle pourrait être des plus intéressantes.
— En vérité, je ne vois pas du tout. Pourquoi ?
— C’est assez simple pourtant : le mardi et le jeudi, quel que soit le temps, le roi fait, à pied, une promenade dans le jardin des Tuileries. Avec un peu de chance, vous pourrez lui parler…
— Il se laisse aborder si facilement en public ?
— Non. Mais quand il reconnaît quelqu’un, il lui arrive de l’appeler auprès de lui. Votre peintre doit compter là-dessus.
Forte de cette assurance, Hortense employa le reste de sa journée à une visite dans les bureaux de la banque Granier, rue de Provence. Son père, le banquier Henri Granier de Berny, en avait été le fondateur et en avait fait l’une des plus puissantes maisons de Paris, au temps de l’Empire, avant de mourir assassiné avec sa femme. Le fils d’Hortense était à présent l’héritier des parts de son grand-père amputées de ce qu’avait coûté à la banque la gestion désastreuse du prince San Severo[6] mais cela constituait encore une assez jolie fortune pour que la jeune femme pût réclamer l’aide de la banque dans n’importe quelle circonstance. D’autant que désormais elle savait retrouver rue de Provence son ami Louis Vernet qui, en dépit de son infirmité, avait été réintégré, à la demande d’Hortense et au moment du changement de règne, dans l’un des postes principaux. Et elle n’imaginait pas un seul instant que l’ancien homme de confiance de son père pût refuser de soutenir une juste cause.
Et, de fait, Louis Vernet l’accueillit avec une amitié véritable et une joie qui était visiblement sincère. Le retour aux affaires avait rendu une sorte de santé au jeune fondé de pouvoir, à défaut de lui rendre l’usage de ses jambes qui demeuraient cachées sous un plaid écossais.
— Vous voyez, dit-il en souriant, je suis redevenu presque le même que par le passé. Chaque matin, ma voiture m’amène de ma rue arancière et me ramène chez moi le soir. Et cela, c’est grâce à vous. Peut-être ces messieurs n’auraient-ils pas songé à me rendre un poste si vous ne l’aviez demandé si instamment. Je sais que cela a été l’objet de la première lettre que vous avez adressée ici.
— Je savais que le travail vous ferait du bien. Peut-être votre mère n’est-elle pas du même avis ?
— Ma mère ne cessera jamais de trembler pour moi. Elle m’accompagne le matin et revient me chercher le soir, exactement comme lorsque j’étais petit garçon et qu’elle me conduisait au collège. Mais elle a compris que j’avais besoin de tout cela, ajouta-t-il en désignant du geste l’austère bureau vert olive demeuré fidèle au style Empire où de grands cartonniers et une bibliothèque d’acajou occupaient la majeure partie des murs. A présent, dites-moi ce que vous êtes venue me demander. Vous avez besoin d’argent… ?
— Pas vraiment… mais ce n’est pas exclu. En fait, je suis venue vous poser des questions. La première est celle-ci : on dit que notre banque a, comme la banque Laffitte, contribué à mettre Louis-Philippe sur le trône ? Est-ce vrai ?
— C’est vrai. Moins que la banque Laffitte, malgré tout. C’est sans doute pourquoi notre directeur, M. Sonolet, n’est pas ministre, dit Vernet avec un sourire.
— Mais suffisamment tout de même pour espérer que, si je demande une grâce au roi, elle ne sera pas refusée ?
— Une grâce ! Quel genre de grâce ?
— La libération d’une amie jetée injustement en prison. Une amie qui s’est dévouée sans compter pour moi, à qui je dois la vie, et plus encore peut-être…
Rapidement, Hortense conta la mésaventure de Felicia, insistant sur la lâcheté du piège tendu et sur la honte qu’il y avait pour un roi, tout nouvellement intronisé, à laisser se produire, sous le couvert de sa police, des faits aussi odieux. Louis Vernet l’écouta avec une grande attention, accoudé à son bureau et le menton dans la main. Il n’y avait plus l’ombre d’un sourire sur son visage et, un instant, Hortense sentit son cœur trembler. Est-ce que cet homme dont elle avait appris à apprécier le caractère élevé allait l’abandonner ? Le silence qui suivit son récit lui parut accablant et, angoissée, elle s’apprêtait à le rompre quand Louis Vernet demanda d’une voix très douce :
— Qu’attendez-vous au juste de moi, madame de Lauzargues ? Que la banque en chœur aille sommer le roi de remettre votre amie en liberté ?
— Certainement pas. J’aimerais seulement que vous me donniez une lettre que je pourrais remettre au roi, une lettre disant que la banque Gravier de Berny serait profondément reconnaissante si Sa Majesté voulait bien m’entendre favorablement. Je sais, ajouta-t-elle vivement, que notre nouveau souverain aime l’argent et je suis toute disposée à abandonner, à son profit… ou au profit de l’un de ses enfants, quelques-unes de mes parts personnelles. Suis-je assez claire ?
Le sourire revint sur l’étroit visage du fondé de pouvoir, tandis qu’une petite flamme amusée s’allumait dans ses yeux bleus :
— Tout à fait claire, madame la comtesse, et je vois avec plaisir que le séjour de la province ne vous fait pas perdre de vue les événements parisiens. C’est… le testament du prince de Condé qui vous a donné cette idée ?
— On ne peut rien vous cacher.
— C’est une bonne idée. J’ignore ce qui se passera au conseil d’administration lorsque j’en ferai part à ces messieurs. Il est probable que certains renâcleront. Mais j’en fais mon affaire. Et après tout, vous êtes la fille de notre fondateur, la mère de notre futur président et je ne vois pas comment nous pourrions refuser de vous aider dans une circonstance qui vous touche de si près.
— J’aurai ma lettre ? s’écria la jeune femme qui n’osait encore croire à sa victoire.
— Vous allez l’avoir tout de suite. Ma signature suffira, je pense.
Il prit dans un tiroir une feuille de papier à en-tête de la banque, choisit une plume d’oie neuve et se mit à écrire lentement, calmement, en homme conscient d’être en train de rédiger un document d’importance. Puis, la lettre achevée, sablée, pliée et cachetée, Louis Vernet prit sur son bureau la clochette d’argent qui lui servait à appeler son secrétaire. Celui-ci parut presque aussitôt.
— Apportez-moi mille louis ! ordonna-t-il. Mme la comtesse de Lauzargues, ici présente, a besoin de cette somme. Je vais rédiger le reçu moi-même…
Joignant le geste à la parole, il prit un autre papier dans un classeur, écrivit quelques mots et tendit la plume à Hortense :
— Voulez-vous signer, madame la comtesse ?
— C’est une grosse somme, dit celle-ci, et je ne vous ai pas demandé…
— Je sais. Mais il faut tout prévoir. Même les mauvaises humeurs et l’ingratitude royale.
— En ce cas, pourquoi cet argent ?
— Parce que tout s’achète… et qu’une évasion bien montée, cela coûte toujours assez cher. J’espère seulement que vous ne serez pas obligée d’en venir là mais, le cas échéant, je crois que vous trouverez dans votre ami Vidocq un orfèvre en la matière. A présent, voulez-vous me permettre de vous donner encore un conseil ? Au cas où le roi ne semblerait pas disposé à vous écouter ?…
— Mais… Je vous en prie.
— Depuis cette révolution de Juillet qui a changé tant de choses, il existe en France une force nouvelle avec laquelle il convient à présent de compter, une force que le roi redoute parce qu’il ne sent pas son trône encore bien solide. Cette force, c’est la presse. Elle a été à l’origine du soulèvement du peuple et elle n’entend pas le laisser oublier. Ivre de sa liberté toute neuve qu’elle a ramassée sur les barricades, elle en use par l’écrit et par les illustrations. Les journaux ne font pas de cadeaux au roi, et bien qu’il ne règne que depuis peu, il a déjà appris à les redouter. Si vous sentiez la partie perdue, il y a peut-être là une dernière carte à jouer. Ne 1’oubliez pas et revenez me voir dans ce cas.
Hortense avait des ailes, un moment plus tard, en descendant, pour rejoindre sa voiture, le noble escalier de pierre sur la rampe duquel s’était appuyée si souvent la main de son père. Avec ses mille louis et sa lettre accréditive bien rangés dans le portefeuille qu’elle serrait contre elle, il lui semblait que rien ni personne ne pourrait désormais l’empêcher d’atteindre son but. Et ce fut le cœur joyeux qu’Qelle regagna la maison de la chaussée de l’Étang, à Saint-Mandé, où l’attendait Mme Morizet.
— Vous semblez prête à vous lancer à la conquête du monde, lui dit la vieille dame en la voyant revenir, ses yeux dorés brillant comme de petits soleils.
Pour toute réponse, Hortense se jeta dans ses bras et l’embrassa puis ajouta :
— J’ai un véritable espoir, chère madame Morizet, et cela vaut toutes les conquêtes… Si je m’écoutais, nous ferions la fête ce soir !
— Ce n’est plus tout à fait de mon âge, mon enfant, dit la vieille dame en remettant d’aplomb son bonnet de dentelle bousculé par sa jeune amie, mais il y a une chose que nous pouvons faire ensemble : c’est prier pour vos armes. Car demain, c’est jour de bataille. Et vous avez besoin d’aide…
En dépit de la grande confiance qu’elle avait retirée de son entretien avec Louis Vernet, le cœur d’Hortense battait un peu la chamade quand, le lendemain, vers 3 heures, elle franchit, au bras de Delacroix, la grille du jardin des Tuileries. Et cela en dépit du courage que le peintre s’était efforcé d’insuffler à son amie durant le déjeuner qu’ils avaient pris, tête à tête, sur la table de l’atelier.
— J’aurais peut-être dû vous conduire dans un bon restaurant, lui avait dit Delacroix, mais les conspirateurs craignent les oreilles indiscrètes…
— … Et puis vous m’aviez promis du lapin et de la tarte aux pommes, comme la dernière fois ! fit Hortense.
Ils avaient fait honneur à l’un et à l’autre mais, au moment de se mettre en route, Hortense avait senti le souffle lui manquer comme si une main était venue se resserrer autour de sa gorge.
— Je ne me sens pas très bien, dit-elle. Je crois bien que j’ai peur.
— De quoi, puisque vous êtes avec moi ?
— Mais… que le roi ne vienne pas d’abord…
— Pour cela soyez sans crainte. Il faudrait une véritable tempête pour qu’il renonce à cette promenade où il voit l’un des meilleurs moyens d’assurer sa popularité. Et encore : il sort toujours avec un parapluie !
— Un parapluie ? Le roi en porte-t-il vraiment un ? Je ne puis le croire.
— Mais bien sûr ! N’est-ce pas l’emblème le plus représentatif de la bourgeoisie ? Et nous avons, ma chère, un roi bourgeois !
— Et s’il allait ne pas vous parler ? Il paraît qu’on ne peut s’approcher de lui sans qu’il vous fasse signe ?
— C’est tout à fait exact, mais je crois que le roi m’aime bien et, quand il me rencontre, il ne manque jamais de me dire bonjour. Cela suffit comme signe. Allons, calmez-vous ! Tout se passera bien.
— Quand il m’aura entendue, il n’aura peut-être plus envie de vous dire bonjour ?
— Allons donc ! Un homme qui travaille à sa gloire ? Et dans un sens c’est aussi ce que vous allez faire ? Cette vilaine histoire n’est pas de nature à ennoblir un règne…
La marche jusqu’au jardin réussit tout de même à rendre un peu d’assurance à la jeune femme. Non que l’idée d’approcher un roi lui fît peur, mais l’enjeu de leur rencontre était d’une telle importance qu’elle ressentait le poids de sa responsabilité. Allait-elle réussir à sauver Felicia, à la tirer de sa prison avant qu’elle ne fût envoyée se dissoudre au fond du château du Taureau ?
Il y avait beaucoup de monde aux Tuileries. Malgré le froid assez vif, de nombreux promeneurs arpentaient les allées et l’on pouvait voir des femmes emmitouflées de fourrures, bavardant assises sur les rangées de chaises bordant les allées adjacentes à celle des Orangers. Par dessus les cimes dépouillées des marronniers, on apercevait les façades blanches et les toits d’ardoise bleue des maisons de la nouvelle rue de Rivoli. Des enfants jouaient au cerceau, à la balle ou à la marelle surveillés par des mères à capotes emplumées ou par des nourrices aux bonnets enrubannés. Il faisait froid, mais sec, et le petit rayon de soleil des derniers jours était fidèle au rendez-vous, jouant sur la boîte de cuivre poli du marchand d’oublies.
Sans hésiter, Delacroix entraîna Hortense vers le grand bassin rond placé entre les parterres et les quinconces. Arrivés là, ils se promenèrent à petits pas en gens qui n’ont d’autre souci que profiter d’un temps agréable mais dans leur manchon de velours noir fourré d’hermine, assorti à la capote qui auréolait son joli visage, Hortense sentait ses mains devenir de glace en dépit des gants qui les recouvraient. Delacroix lui parlait pour tenter d’alléger la tension d’esprit qu’il devinait mais elle n’entendait rien de ce qu’il disait…
— Vous ne m’écoutez pas ! se plaignit-il gentiment. La révolution qui secoue la Pologne depuis un mois ne vous intéresse pas ?
— Pas beaucoup, avoua-t-elle avec un sourire. Je crois que je n’entends rien.
— C’est parce que votre cœur bat trop fort. J’essayais de vous distraire de vos soucis en vous parlant de ceux des autres. Je pensais que vous préféreriez cela à des potins de salon…
— Vous pensiez juste et je vous demande pardon. Vous disiez donc que les Polonais se sont révoltés ?
— Oui, notre révolution a fait école : il y a d’abord eu les Belges, qui ont protesté contre le despotisme de Guillaume 1er, et l’union avec les Pays-Bas, puis la Pologne contre la Russie… mais je crois que votre supplice se termine. Voilà celui que nous attendions !
La masse des promeneurs venait en effet de se séparer en deux, laissant libre un assez large espace au milieu duquel un homme en pelisse, un grand chapeau haut de forme gris sur la tête et un parapluie à la main, s’avançait à pas lents. Trois hommes le suivaient à distance respectueuse, et n’eût été l’isolement où il s’avançait, rien ne distinguait ce personnage des autres hommes un peu élégants qui se trouvaient dans les jardins.
A cinquante-sept ans, Louis-Philippe apparaissait comme un homme grand et fort avec un visage plein que ne déparaient pas un long nez et des lèvres minces au pli légèrement dédaigneux. Ses épais cheveux châtain roux se continuaient en longs favoris qui disparaissaient sous le menton. La vie n’avait pas toujours été clémente pour le fils d’Égalité et il avait connu des heures très dures, notamment quand un père, qu’il aimait profondément, était monté sur l’échafaud et qu’il lui avait fallu vivre l’errance et la gêne à travers une Europe bouleversée par les guerres. Sa figure en avait gardé des plis profonds. Son âme aussi et il arrivait à ce prince, au demeurant plutôt timide, des réactions que n’aurait pas désavouées un Louis XIV.
Pour le moment, il semblait parfaitement heureux de son sort et répondait d’un sourire, parfois en soulevant légèrement son chapeau, aux saluts et aux révérences que suscitait son passage. De temps en temps, il s’arrêtait pour parler à quelqu’un puis reprenait son chemin. Derrière lui, son escorte s’arrêtait aussi puis repartait sans jamais cesser de respecter la distance.
Arrêtés près du bassin, Hortense et Delacroix le regardaient approcher. Soudain, le roi aperçut le peintre et son sourire s’élargit :
— Ah, monsieur Delacroix ! dit-il d’une voix qui avait gardé la hauteur des commandements donnés sur un champ de bataille. Que voilà une heureuse rencontre ! J’allais vous faire chercher…
Le peintre s’inclina :
— Serais-je assez heureux pour que le roi ait besoin de mes services ?
— Sans doute, sans doute !
Le regard de Louis-Philippe glissa sur Hortense qui plongea aussitôt dans sa révérence.
— Présentez-moi donc votre compagne. Je ne crois pas avoir encore eu le plaisir de l’apercevoir ?
— Sans doute parce qu’elle n’est plus parisienne depuis plusieurs années. Mais puisque le roi le permet, j’ai l’honneur de lui présenter Mme la comtesse de Lauzargues, fille du défunt banquier Henri Gravier de Berny dont Votre Majesté connaît très certainement le nom ?
— Et la banque. Je suis heureux, madame, de vous rencontrer et d’autant plus que j’ai quelques obligations à votre maison. Il me serait agréable de vous faire plaisir.
— Le roi est infiniment bon, murmura Hortense dont l’émotion faisait trembler la voix. Delacroix s’en rendit compte et vola à son secours :
— Mme de Lauzargues est très émue, sire. Je crains qu’elle ne trouve pas l’audace de dire au roi qu’elle souhaite ardemment obtenir une grâce de Votre Majesté.
— Une grâce ? Et laquelle ?
— Celle de ma plus chère amie, sire, la comtesse Morosini, jetée en prison… par erreur.
Le sourire du roi s’effaça tandis que se creusait davantage le double pli de ses sourcils.
— En prison ? Quelle prison ? Je ne crois pas avoir jamais entendu ce nom ?
— Elle est à la Force, sire.
— Une femme ? A la Force ? Qu’est-ce que cette histoire ?
— C’est exactement ce que Mme de Lauzargues souhaite faire entendre à Votre Majesté, intervint Delacroix. J’admets volontiers que le lieu est mal choisi, ajouta-t-il hypocritement, mais il y a urgence et les délais d’obtention d’une audience royale sont actuellement interminables…
— Et vous avez pensé qu’une rencontre… fortuite n’est-ce pas, ne tirait pas à conséquence ? Ce cher prince de Talleyrand serait fier de vous, monsieur… Et comme vous avez pleinement raison en disant que le lieu est mal choisi, je vous invite à suivre ma promenade et à m’accompagner ensuite au Palais-Royal. Vous aurez votre audience dès que nous serons rentrés, madame. Elle ne sera peut-être pas très longue, mais je veux vous entendre…
— Je savais déjà, sire, que le roi était la bonté même, dit Hortense. Qu’il veuille bien me permettre de le remercier du fond du cœur.
— Il ne faut jamais remercier avant d’avoir obtenu satisfaction, madame. Nous verrons cela plus tard.
Du geste, il appela l’un des hommes de son escorte et lui dit quelques mots à l’oreille. Celui-ci s’inclina légèrement devant Hortense et son ami.
— Si vous voulez bien nous suivre, madame et monsieur ?
Ainsi augmentée de deux unités, la petite escorte royale se remit en marche à la suite de Louis-Philippe qui avait entrepris de contourner le bassin. Apparemment, le supplice d’Hortense n’était pas encore terminé… car le roi ne se pressait pas.
Trois quarts d’heure plus tard, toujours sur les traces du roi et accompagnée de Delacroix, elle pénétrait au Palais-Royal.
La demeure des Orléans était sans doute alors le plus beau palais de Paris et très certainement le plus confortable. Depuis qu’en 1815 il avait été rendu définitivement à la famille, après avoir connu depuis la mort sur l’échafaud de Philippe-Égalité des avatars divers, Louis-Philippe, avec l’aide de l’architecte Fontaine, y avait entrepris des travaux considérables. Cela donnait une grande résidence où d’admirables boiseries grises, blanches et or servaient de toile de fond à des meubles, à des tableaux et à des objets d’une grande beauté. On vantait le cabinet aux vingt-cinq mille estampes, la collection de tableaux historiques de la galerie Montpensier et aussi les merveilles de l’éclairage au gaz dont le Palais-Royal était l’un des premiers grands bénéficiaires.
Un large escalier de marbre liseré d’une admirable rampe de bronze et éclairé par de grandes torchères qui avaient peut-être connu les fastes du Régent menait aux appartements du nouveau roi qui se situaient dans le pavillon central. Hortense et Delacroix le gravirent à la suite de Louis-Philippe puis allèrent attendre dans une antichambre meublée de banquettes de velours rouge le moment de cette audience dont ils espéraient tant.
Ils n’attendirent pas longtemps. Un chambellan vint les chercher après quelques minutes et les introduisit dans le grand cabinet dont les hautes fenêtres donnaient sur la cour d’honneur. C’était une pièce imposante où le style Empire régnait en maître. Sa sévérité somptueuse évocatrice d’une puissance aux dimensions d’un homme exceptionnel avait séduit l’ex-duc d’Orléans. Avide d’une gloire dont son caractère timide et indécis le tiendrait toujours éloigné, il puisait dans ce décor quasi guerrier – encore renforcé par une superbe toile : Le Cuirassier blessé de Géricault – une sorte d’énergie que les grâces du style Louis XV ne lui eussent pas insufflée. En outre, c’était un décor de bonne politique : les nombreux bonapartistes, anciens officiers de la Grande Armée ou anciens fonctionnaires de l’Empire s’y retrouvaient dans une ambiance familière et, comme tels, rassurés… Seule note vraiment féminine : le bouquet de roses, venues des serres de Neuilly, qui occupait à lui seul un guéridon rond. La signature discrète d’une épouse née au soleil de Naples et qui adorait les fleurs.
Assis derrière sa grande table de travail, le roi regarda entrer les deux jeunes gens, apprécia à sa juste valeur l’impeccable révérence d’Hortense et lui désigna une chaise mais laissa le peintre debout. Un instant, il considéra la jeune femme qui, sous ce regard lourd, s’efforça de faire bonne contenance.
— Vous m’avez dit, madame, fit-il enfin, que votre meilleure amie, la comtesse Morosini si je ne me trompe… ?
— La mémoire du roi est parfaite, sire. J’ajoute qu’elle est née princesse Felicia Orsini.
— Ce sont là de bien grands noms d’Italie ! Donc vous me disiez que la comtesse Morosini avait été jetée en prison, par erreur, mais en prison tout de même ? En général, il faut faire quelque chose pour en arriver là. Pour quelle raison a-t-elle été arrêtée ?
— Terrorisme, sire ! Et comme Louis-Philippe avait un haut-le-corps qu’elle jugea peu encourageant, elle se hâta d’ajouter : Si le roi le permet, je lui ferai le récit exact de ce qui s’est passé.
— J’allais vous en prier. Mais soyez claire, s’il vous plaît… et point trop longue !
Aussi succinctement que possible, mais en prenant soin de bien choisir ses mots, Hortense raconta l’aventure de Felicia et, sans nommer personne, laissa entendre qu’une obscure machination, une vengeance peut-être était à la base du drame.
— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi l’on s’est obstiné à la traiter en homme et à ne la connaître à la Force que sous le seul nom d’Orsini ?
— Je ne comprends pas davantage, madame… sinon peut-être qu’il est plus facile de faire disparaître quelqu’un qui n’existe pas. Mais vous racontez fort bien. Etiez-vous donc présente au moment de cette descente de police au café Lamblin ?
— J’étais sur mes terres d’Auvergne, sire, et bien loin de me douter de ce qui se passait à Paris.
— D’où tenez-vous, dans ce cas, ce récit particulièrement vivant ?
— D’un ami pour qui les dessous de la police ne semblent pas avoir beaucoup de secret. Il s’appelle François Vidocq !
De la façon la plus inattendue, Louis-Philippe éclata de rire :
— Vous connaissez cet ancien gibier de potence ? C’est proprement impensable quand on vous regarde, madame !
— Je ne sais pas, sire, mais le fait est que je le connais et même que je le tiens pour un ami fidèle. Ce qu’il me dit, je le crois.
— Et vous pourriez bien avoir raison. Pendant des années, Vidocq a été l’homme le mieux renseigné de France. Quelque chose me dit qu’il n’a pas changé. Vous me donnez une idée, d’ailleurs. J’aurais peut-être intérêt à lui rendre du service. Que fait-il en ce moment ?
— Il dirige une petite entreprise de papeterie qu’il a créée à Saint-Mandé, mais je ne suis pas certaine que ses affaires aillent au mieux.
— Vous ne m’étonnez pas ; pour qu’un homme comme lui s’intéresse vraiment au papier, il faut qu’il y ait quelque chose d’écrit dessus. Et de préférence quelque chose d’important. Mais revenons à Mme Morosini. Il y a tout de même une circonstance assez peu claire dans son histoire : que faisait-elle habillée en homme au café Lamblin, ce repaire de demi-soldes et de bonapartistes… pour ne pas dire de carbonari ? Personne, j’imagine, ne l’y a traînée de force ?
Le regard d’Hortense croisa celui de Delacroix et elle y lut une inquiétude. Peut-être craignait-il qu’elle ne s’embarquât dans une histoire peu vraisemblable ? Mais elle était décidée à dire les choses aussi franchement que possible.
— Elle est bonapartiste, sire, et ne s’en cache pas. Voici deux ans, son époux, Angelo Morosini a été fusillé par les Autrichiens, à Venise. Elle a dû fuir et elle est venue se réfugier en France… en dépit du fait que l’Empire n’était plus qu’un souvenir. Elle en a gardé, comme tant d’autres, une certaine nostalgie.
— Une nostalgie qui la poussait à conspirer contre mon cousin Charles X, si je ne me trompe ?
Delacroix décida alors qu’il était temps pour lui de se mêler au débat :
— Elle conspirait surtout contre toute forme d’oppression. Durant les journées de Juillet, les carbonari, bonapartistes ou républicains se sont bien battus, sire. La comtesse Morosini a fait le coup de feu, elle aussi, sur la barricade du boulevard de Gand. Elle y a même été blessée.
Louis-Philippe se tourna vers le peintre et le considéra un instant avec une surprise amusée.
— Parce que vous la connaissez aussi, monsieur Delacroix ? Quelle flamme ! Vous en parlez comme d’une héroïne !
— C’en est une, sire, et des plus fières. Il est vrai que je la connais et que je l’admire. J’ajoute, si le roi le permet, que lui aussi la connaît.
— Moi ?
— Oui, sire ! Pour cette Liberté que le roi veut bien admirer, c’est son visage que j’ai peint.
— La Liberté ? Celle de la barricade ?
— Elle-même, sire. La comtesse Morosini a bien voulu me servir de modèle. Et je supplie le roi d’user de son pouvoir pour faire cesser une iniquité due sans doute à quelqu’un de ces éléments troubles qui subsistent encore dans sa police. Naguère, on n’aimait pas beaucoup la comtesse Morosini à la Cour de Charles X, mais M. de Talleyrand et Mme la duchesse de Dino la recevaient avec amitié. S’ils n’étaient en Angleterre, ils seraient certainement les premiers à demander sa libération.
Louis-Philippe quitta son fauteuil et se mit à arpenter le tapis de son cabinet. Le pli était plus creux encore entre ses sourcils et Hortense, qui avait repris espoir, sentit son cœur se serrer de nouveau. Elle jeta un regard suppliant à Delacroix qui se hasarda à demander :
— Puis-je me permettre de demander respectueusement si quelque chose tourmente le roi ?
Celui-ci arrêta sa promenade et regarda tour à tour les deux jeunes gens :
— Je veux bien vous croire, mais il y a tout de même cette bombe… ici… au Palais-Royal ?
Delacroix comprit que l’indécision, cette mortelle indécision qui allait empoisonner tout le règne et que seule Madame Adélaïde, la sœur très écoutée de Louis-Philippe, réussissait à vaincre, remettait tout en cause. Il s’agissait, à présent, de l’emporter de haute lutte.
— Sire, dit-il, ne serait-il pas plus utile de savoir qui a apporté cette bombe au café Lamblin afin de punir à coup sûr plutôt qu’en laisser peser la responsabilité sur une innocente ? Sur mon honneur, je jure que la comtesse Morosini n’avait jamais vu cette bombe. Je suis prêt à en répondre.
— Moi aussi, dit Hortense en écho.
— Il est certain que, si vous en répondez… Je vous connais, mon cher peintre, et je sais qui vous êtes mais vous, madame, à y regarder de près, je ne vous connais pas du tout… Vous êtes la fille d’Henri Granier de Berny, sans doute… mais rien ne le prouve et…
Rapidement, Hortense fouilla son réticule et en tira le papier que lui avait remis Louis Vernet :
— Ceci le prouve, sire. Le fondé de pouvoir de la Banque y supplie le roi de bien vouloir m’entendre et ajoute qu’au cas où le roi accepterait, notre maison lui en serait… reconnaissante. M. Louis Vernet m’a donné toutes assurances à cet égard…
Une petite lumière brilla fugitivement dans l’œil gris-bleu du roi, perçant le nuage qui, depuis quelques instants, s’y était amassé :
— Ah ! dit-il seulement en retournant s’asseoir à son bureau. Il s’installa confortablement dans son fauteuil et frotta légèrement ses mains l’une contre l’autre.
— Dans ce cas, je pense, dit-il après un court silence, qu’il faut vous donner satisfaction…
Il prit une feuille de papier aux armes, y écrivit rapidement quelques mots qu’il relut avant de les sabler :
— Voilà l’ordre d’élargissement du nommé Felix Orsini que le concierge de la Force devra, en échange de ceci, vous remettre demain matin avant midi… Mais je mets à cette libération une condition.
Déjà à genoux pour recevoir le précieux papier, Hortense leva la tête pour que son regard puisse rencontrer celui du roi :
— J’y souscris d’avance, sire !
— Vous me répondrez… sur votre tête des agissements à venir de la comtesse Morosini. Ceci pour pallier d’éventuels attentats. Vous veillerez personnellement à ce qu’elle quitte Paris dans les plus brefs délais et vous assurerez vous-même sa surveillance.
— Moi-même ? Mais, sire, ma vie et celle de mon amie sont différentes. J’habite un petit château perdu au cœur de l’Auvergne et je ne puis l’obliger…
— C’est à prendre ou à laisser, madame. Ou bien vous vous en occupez, ou bien elle reste où elle est !
— Ce serait trop injuste, sire !
— Peut-être mais c’est ainsi. Choisissez !
— Je n’ai pas le choix. De toute façon, je comptais lui offrir l’hospitalité… au moins pour un temps.
— Eh bien, ce temps sera plus long que vous ne pensiez. Voilà votre ordre d’élargissement. Je vous salue, madame… de Lauzargues ? C’est bien cela ?
— C’est bien cela. Je remercie… infiniment le roi d’avoir fait droit à ma prière. Ma reconnaissance…
— Laissez, laissez ! Prenez seulement la peine de faire savoir à ces messieurs de la banque Granier qu’ils ont été exaucés.
Ce fut sans échanger une parole qu’Hortense et Delacroix quittèrent le cabinet royal, descendirent l’escalier et traversèrent la cour d’honneur. Ce fut seulement quand ils eurent quitté le palais que le peintre, après avoir pris son amie sous le bras pour l’entraîner d’un pas vif, déclara :
— Vous avez entendu ? fit-il entre ses dents. Il a écrit Felix Orsini. Or ni vous ni moi n’avons prononcé un prénom… que d’ailleurs nous ignorions. Il était au courant.
— Vous croyez ?
— J’en suis certain. En tout cas, vous avez eu raison de mettre votre banque en avant. Cela a été du meilleur effet. Je ne suis pas certain que nous nous en serions tirés sans cela. J’ai bien peur, ma chère amie, que ce roi-là n’ait pas la grandeur que l’on souhaiterait sur un trône. Il y a du commerçant en lui. Que voulez-vous faire à présent ?
— Rentrer le plus vite possible à Saint-Mandé. Je suis morte de fatigue, mon ami… J’ai besoin d’une bonne nuit !
— Je le crois volontiers. Je vais vous trouver une voiture et vous souhaiter un bon repos. Nous nous retrouverons demain matin devant la prison de la Force. Voulez-vous à 10 heures ?
— Vous voulez venir avec moi ?
Pour la première fois depuis leur entrée commune au jardin des Tuileries, Delacroix se mit à rire, un rire joyeux qui découvrit ses dents éclatantes tout en trahissant un profond soulagement.
— Voir ma Liberté sortir de prison ? Pour rien au monde, je ne manquerais ce spectacle. Et puis, sincèrement, je vous vois mal discuter seule avec un concierge de prison. Ces gens-là ne sont guère fréquentables pour une jolie femme et il vaut mieux que je me charge des formalités désagréables…
Spontanément, Hortense se haussa jusqu’à sa joue et y posa un baiser rapide.
— Je ne remercierai jamais assez la Providence de m’avoir donné un ami tel que vous. Puis-je abuser et vous demander encore un service ?
— Bien sûr ! Je suis dans mon jour de grandeur d’âme, profitez-en !
— Voulez-vous passer rue de Babylone prévenir Timour ? Je suis certaine qu’il voudra être là lui aussi… et je n’ose pas trop m’aventurer là-bas.
— C’est trop naturel. Comptez sur moi, je vais y passer sur-le-champ. Tenez ! Voilà un fiacre qui va faire votre affaire ! En revanche, je crois qu’il va vous falloir quelque patience : il y a beaucoup de circulation à ce que l’on dirait et, sur les Boulevards, cela pourrait être pire…
Un instant plus tard, la portière se refermait sur Hortense qui, après avoir adressé, de la main, un dernier signe à son ami, se laissa aller, avec un soupir de bonheur, contre le drap bleu point trop usagé de la voiture. Elle éprouvait une merveilleuse sensation de délivrance et voulait la savourer pleinement. Peu lui importait que la rue de Richelieu fût encombrée d’équipages variés et que l’on n’y avançât qu’au pas ! Une invisible main venait de lui ôter, de sur la poitrine, le poids intolérable qui l’oppressait depuis son départ de Combert. Là, dans son réticule, elle tenait tout contre elle la clef de la prison de sa chère Felicia et l’avenir lui paraissait à présent aussi bleu qu’il avait été noir.
Bientôt, toutes deux reprendraient ensemble le chemin de l’Auvergne. Felicia, après cette terrible épreuve, devait avoir un immense besoin de repos et nulle part ailleurs elle ne le trouverait plus complet, plus chaleureux qu’auprès de la cheminée de Combert. La solitude de l’hiver lui apporterait de grandes possibilités de réflexions sur la direction qu’elle pensait pouvoir donner à sa vie dans l’avenir. Et Hortense envisageait avec plaisir l’idée de se charger de son amie comme on lui en avait arraché la promesse…
Une petite voix lui suggérait bien que Felicia, ardente et passionnée, ne s’accommoderait peut-être pas très longtemps de couler des jours sans but véritable, dans un hameau situé entre Saint-Flour et Chaudes-Aigues, mais elle la rejeta comme importune. Felicia devait être abattue par sa détention. Elle apprécierait à sa juste valeur le calme et la tranquillité qu’Hortense se proposait de lui offrir. Et puis, elle serait sans doute infiniment heureuse d’assister au mariage de son amie. Si mariage il y avait…
A présent qu’elle était rassurée sur le compte de Felicia, Hortense s’apercevait avec étonnement qu’elle avait un peu oublié Jean et les problèmes que lui posaient leur situation irrégulière, son mensonge et le désir qu’avait Jean de se faire le gardien de Lauzargues. Mais curieusement, dans cette voiture parisienne qui allait à une allure d’escargot, ces soucis personnels perdaient de leur acuité. Peut-être parce que l’image de Felicia et le drame qu’elle vivait l’emportaient sur toutes choses. En outre, Hortense savait à quel point son amie pouvait être de bon conseil et elle se découvrait un grand besoin de sa présence car Felicia, en vraie force de la nature, ne s’avouait jamais vaincue et savait comment sortir des situations les plus difficiles. En vérité, ce serait une grande joie de la retrouver même si c’était pour s’entendre dire des vérités premières sur sa façon de se conduire avec Jean…
Sur son siège, le cocher ronchonnait. La voiture, en effet, avançait à peine. Mais Hortense, au fond, n’était pas vraiment pressée et elle se penchait déjà pour lui conseiller un peu de patience quand la portière s’ouvrit. Un homme sauta dans la voiture en criant au cocher :
— Allez jusqu’au boulevard et arrêtez-vous !
Puis, se tournant vers la jeune femme qui le regardait, effarée :
— Ma chère madame Kennedy, vous n’imaginez pas comme je suis heureux de vous rencontrer…
Il ôtait son chapeau pour un salut ironique. Hortense vit flamboyer son épaisse chevelure rousse mais elle avait déjà reconnu Patrick Butler…
Le cœur arrêté, Hortense contemplait l’envahisseur. C’était bien lui, il n’y avait aucun doute ; elle reconnaissait ce visage large à la peau tannée par la mer et le vent, ces traits fortement burinés, ces yeux couleur de feuilles nouvelles qui la regardaient avec l’expression de cruauté satisfaite du chat qui s’apprête à dévorer une souris. Il y eut un moment de silence où Hortense et Butler se mesurèrent du regard comme deux duellistes au moment d’engager le fer.
Un brusque réflexe de défense jeta la jeune femme sur la portière. Elle allait sauter, se perdre dans la foule… La voiture pourtant allait plus vite maintenant, mais Hortense ne songeait qu’à échapper à cet homme qui ne pouvait lui vouloir que du mal. Vain espoir : une main aussi dure que du bronze s’était déjà abattue sur son bras et le retenait fermement.
— Restez tranquille ! Vous savez très bien que vous ne m’échapperez pas ! Je vous tiens et je vous tiens bien ! J’ai eu assez de mal pour y arriver.
— Comment m’avez-vous retrouvée ? Comment êtes-vous là, dans cette voiture, à cet instant ?
Il eut un sourire et, sans lâcher le bras d’Hortense, s’installa plus confortablement dans les coussins.
— Je ne veux pas me faire plus habile que je ne suis. Aujourd’hui, j’ai été servi par une chance véritablement insolente car, en vérité, je ne pensais pas que le Turc aurait déjà réussi à vous faire sortir de votre trou. Mais je prenais l’air aux Tuileries cet après-midi et, tout à coup, miracle ! Je vous ai vue apparaître ! Quand on veut passer inaperçue, ma chère, ce n’est pas une bonne idée que d’aller faire des révérences à un roi et de l’accompagner, au vu de toute une ville, jusqu’à sa résidence. Je n’ai plus eu qu’à vous suivre… et à exercer ma patience. Vous êtes restée assez longtemps au Palais-Royal, il me semble ?
La voix du cocher vint l’interrompre. Le bonhomme avait arrêté sa voiture et criait :
— Hé, bourgeois ! On est au Boulevard ! Qu’est-ce que je fais ?
— Conduisez-nous rue Saint-Louis-en-l’Ile, cria Butler en retour.
— On ne va plus à Saint-Mandé ?
— C’est donc là que vous vous cachiez ? dit Butler en regardant Hortense avec son sourire de loup, puis, plus haut :
— Non, nous n’allons plus à Saint-Mandé !
— Mais moi je veux y aller, cria Hortense. Cocher ! Faites ce que…
La main de l’armateur, brutalement appliquée sur sa bouche, étouffa la fin de la phrase. De son autre main, il maintenait fermement la jeune femme contre lui.
— On fait ce que je dis ! articula-t-il. Nous avons à parler, vous et moi, et j’entends que nous le fassions dans un endroit tranquille.
— Il me semblait que l’intérieur d’une voiture était un endroit suffisamment tranquille ? lança Hortense que la colère envahissait. Dites ce que vous avez à dire et finissons-en !
— Oh ! Il me faut plus que quelques minutes. Vous m’avez, ma chère… madame Kennedy, fort agréablement mené en bateau. Souffrez qu’à présent je vous mène, en voiture, là où je le désire. Vous avez tout intérêt à m’entendre. Vous et surtout votre amie, cette chère Mlle Romero qui porte en réalité un si beau nom romain. Je savais bien qu’elle avait l’air d’une impératrice transalpine. Mais au fait, et vous ? Comment vous appelez-vous au juste ?
Elle le regarda avec une stupeur qu’elle ne songeait pas à dissimuler.
— Vous ne le savez toujours pas ? En dépit de tout ce que vous avez pu faire ?
— Eh non ! Le « bon cousin » qui, moyennant argent sonnant et trébuchant, m’a aidé à retrouver votre amie et à l’amener là où je le souhaitais ne connaissait qu’elle. Il savait qu’une amie l’accompagnait en Bretagne, mais il ignorait le nom véritable de cette mystérieuse dame et n’a pas réussi à l’apprendre. Les domestiques de la rue de Babylone sont aussi muets que la tombe. Quant à cette chère Felicia, malgré des visites que j’ai pu lui rendre dans sa prison, je n’ai pas pu lui arracher un mot en dépit des menaces que je faisais peser sur elle. Elle s’est contentée de me cracher au visage…
— Ce n’est pas l’envie qui me manque d’en faire autant, gronda Hortense. Ainsi, vous êtes allé la voir, la narguer dans sa prison ? Alors qu’elle est au secret ? N’importe qui peut donc faire ce qu’il veut dans les prisons du roi ?
— Nous vivons une période encore mal remise de ses troubles, une période où aucune direction bien nette n’est encore établie. Vous n’imaginez pas ce que, dans ces périodes-là, on peut obtenir avec une poignée d’or. Mais oublions tout cela puisque, grâce à Dieu, je viens de vous retrouver !
— Ne mêlez donc pas Dieu à vos vilaines actions, monsieur Butler. Tout n’ira pas toujours à votre fantaisie, croyez-le bien !
— Peut-être, mais pour le moment, c’est moi qui suis le maître du jeu. Souffrez que j’en profite ! Ah ! Nous arrivons !
Du pommeau de sa canne, il frappa à la vitre pour alerter le cocher :
— Arrêtez-vous devant la maison suivante, ordonna-t-il, et allez sonner. On nous ouvrira et vous nous déposerez dans la cour.
Un portail s’ouvrit en grinçant et la voiture cahota sur de gros pavés inégaux qui devaient dater au moins du Roi-Soleil, puis s’arrêta. Un valet qu’Hortense reconnut pour l’avoir vu dans la maison de Morlaix ouvrit la portière et baissa le marchepied. Patrick Butler sauta à terre puis offrit sa main gantée à Hortense pour l’aider à descendre. Elle vit alors qu’elle se trouvait dans la cour d’un vieil hôtel particulier. Une cour et un hôtel qui n’étaient pas au mieux de leur entretien car des lézardes, légères mais réelles, se montraient dans les murs. De l’herbe brûlée par l’hiver poussait entre les pavés de la cour.
Butler, qui n’avait pas abandonné la main d’Hortense, l’entraîna à l’intérieur de la maison et lui fit monter un escalier de pierre aux marches usées dont certaines branlaient quelque peu.
— J’ai hérité cette maison l’an passé, expliqua-t-il. Je n’ai pas encore eu le temps, ni le goût, à dire vrai, de la faire remettre en état. Mais j’avoue qu’en ce moment je la trouve fort utile.
Il poussa une porte qu’il referma derrière lui d’un coup de talon après avoir fait entrer Hortense qu’enfin il lâcha.
— Voilà ! fit-il avec un rire que la jeune femme jugea des plus déplaisants. Ici nous allons pouvoir parler en toute tranquillité. Vous pouvez retirer votre manteau et votre chapeau et vous considérer comme chez vous. Vous n’y aurez pas froid.
Un bon feu flambait en effet dans l’antique cheminée, mais si Hortense s’en approcha, elle n’obéit cependant pas à l’invitation d’ôter son manteau. Cette pièce, en effet, n’était pas un salon comme elle le pensait mais bel et bien une chambre à coucher, prête d’ailleurs à accueillir quelqu’un car la couverture du lit était faite.
Le regard d’Hortense ne fit qu’effleurer ce lit qui était vieux, à colonnes avec des rideaux en tapisserie fanée, puis fit le tour de la pièce. Celle-ci avait dû être à la mode au temps des Précieuses et elle offrait un assez beau décor de panneaux peints où des traces de dorure se voyaient encore, mais autant sur les murs que sur les sièges, l’usure du temps se faisait sentir et, en dépit du feu, une vague odeur de moisi flottait.
L’examen de la jeune femme s’acheva par Patrick Butler sur lequel s’arrêtèrent ses yeux froids :
— Votre éducation ne s’est pas améliorée depuis notre dernière rencontre, fit-elle avec dédain. Vous devriez savoir qu’on ne reçoit pas une dame dans une chambre. Cet hôtel me semble assez vaste pour renfermer au moins un salon ?
— Il y en a quatre, mais encore plus vétustes que cette pièce. Et puis… pour le genre de conversation que nous allons avoir, belle dame, ajouta-t-il en appuyant intentionnellement sur le mot dame, une chambre me paraît un lieu tout à fait convenable. En fait, n’est-ce pas cette sorte d’endroit que vous m’aviez laissé espérer lorsque vous me disiez votre intention de me rejoindre à Brest ? Rappelez-vous !… Rappelez-vous avec quelle grâce vous acceptiez mes hommages… mon amour ! Vous saviez, n’est-ce pas, que je vous aimais ?… Que dis-je ? Que j’étais fou de vous et prêt à accomplir les choses les plus insensées pour vous gagner ! Allons ! Rappelez-vous ce que je vous ai dit, certain jour ! Je vous ai dit que j’étais prêt à aller prendre au Taureau la place de l’homme que certainement vous souhaitiez délivrer, en échange d’une nuit d’amour ! Et vous, m’avez-vous assez juré que vous ne vous intéressiez à aucun prisonnier ? Que vous ne vouliez délivrer personne ?
— Nous n’avons délivré personne ! fit Hortense avec lassitude. Jamais elle ne s’était sentie aussi mal à l’aise, aussi mécontente d’elle-même et du rôle qu’elle avait dû jouer dans l’espoir d’aider Felicia à délivrer son frère. Chacun des reproches que Butler lui adressait était justifié… et jamais elle ne s’était sentie aussi humiliée… A présent, l’armateur riait.
— Je le sais bien que vous n’avez délivré personne ; mais uniquement parce qu’il est mort avant, n’est-ce pas ? Il s’appelait Gianfranco Orsini… le prince Orsini ! Oh, ne soyez pas surprise, je connais fort bien le gouverneur du château. Je n’ai eu aucune peine à apprendre ce qui s’était passé certaine nuit où vous auriez dû, en principe, être sur la route de Brest pour me rejoindre. Vous l’aimiez, n’est-ce pas, ce prince ? C’est pour lui que vous avez fait tout cela, joué ce rôle dégradant…
— Oui, c’est pour lui ! Mais je ne l’aimais pas.
— A d’autres !
— Je ne le connaissais même pas ! Mais, pour Felicia sa sœur, j’ai au moins autant d’affection que si nous avions eu la même mère. Nous avons été élevées ensemble et je ne pouvais refuser de l’aider. Son frère était tout ce qu’elle aimait au monde… avec moi peut-être !
Butler fit quelques pas dans la pièce dont le parquet au point de Hongrie craqua sous son poids. Il jeta son chapeau dans un coin, ôta le manteau à collets qui l’enveloppait et le lança sur un siège. La passion qui avait animé son visage tandis qu’il jetait ses reproches à la jeune femme semblait l’avoir abandonné. C’est très calmement qu’il vint vers elle, assez près d’elle pour qu’elle pût sentir à nouveau l’odeur légère de tabac anglais et de verveine qui imprégnait sa personne.
— Vous devez l’aimer beaucoup, en effet, ma belle inconnue, pour avoir accepté ce misérable rôle. Ou bien n’êtes-vous, après tout, qu’une bonne comédienne… une fille de théâtre peut-être ? Il en est de fort belles et tout à fait capables de jouer les grandes dames. Vous étiez parfaite dans votre personnage de lady irlandaise. Je crois vous l’avoir dit car je n’étais pas vraiment dupe. Alors ? De quels tréteaux sortez-vous ?
C’était plus qu’Hortense n’en pouvait supporter. Peu importait, après tout, que cet homme sût son nom puisqu’il savait déjà celui de Felicia et qu’il avait été assez habile pour la retrouver elle.
— Je suis la comtesse de Lauzargues. Hortense de Lauzargues. Je suis veuve et mère d’un petit garçon. A présent, vous savez la vérité. Oh, ne prenez pas cet air satisfait ! Vous pensez sans doute qu’en me traitant de fille de théâtre vous avez déclenché en moi une réaction d’orgueil ? Il n’en est rien… ou si peu ! J’avais déjà décidé de vous dire qui je suis. Je vous devais bien cela.
— Vous me devez encore bien autre chose, ma chère. Mais je suis content, je l’avoue, de vous connaître enfin sous votre véritable aspect. Hortense !… C’est un bien joli nom ! Surtout pour un homme chez qui les hortensias poussent comme de l’herbe au printemps. Vous vous souvenez de ma maison du Dourduff ? Ils étaient ce jour-là du même bleu que votre robe… du même bleu que le ciel. Et vous les avez admirés.
A nouveau il s’éloignait d’elle qui demeurait debout auprès de la cheminée, raidie dans un orgueil qui lui interdisait même de s’asseoir en dépit de la fatigue qu’elle sentait monter en elle. Il alla jusqu’à une lourde table aux pieds torsadés et s’assit sur l’un des coins, une jambe pendante, la regardant avec un demi-sourire.
— Vous étiez bien belle ce jour-là et moi j’étais bien fou. Mais je crois qu’aujourd’hui vous l’êtes encore davantage.
— Et vous êtes plus fou encore pour vous en être pris à une innocente…
— Pas si innocente que ça ! Elle vous a poussée à jouer avec moi ce jeu infâme. Elle méritait de payer et elle paie… comme vous allez payer vous aussi. Vous ne sortirez pas de cette chambre sans m’avoir appartenu !
Sous le choc du mot, Hortense recula et dut s’appuyer à la cheminée.
— Vous ne savez pas ce que vous dites, fit-elle d’une voix blanche. Je vous en supplie, laissez-moi partir ! Je reconnais que j’ai eu, envers vous, des torts immenses et je vous supplie de me les pardonner. Voilà des semaines que vous vous vengez de Felicia. Et de moi…
— Cela ne fait guère qu’un peu plus d’une heure, dit Butler en tirant de sa poche une grosse montre d’or. Je trouve que c’est un peu insuffisant. Voilà pourquoi j’entends que vous me payiez la dette que vous avez contractée envers moi lorsque vous m’avez obligé à vous aimer…
— Vous ne m’aimez pas, s’écria Hortense chez qui la colère remplaçait la peur. Pour oser demander froidement une chose pareille, il faut n’éprouver rien de ce qui fait l’amour. Quand on aime quelqu’un sincèrement…
— On se fait bêtement rouler. Eh bien, mettons que je ne vous aime pas. En revanche, je vous désire plus encore je crois que je ne vous désirais naguère. Et croyez-moi, ce n’est pas peu de chose. J’ai juré, entendez-vous ? j’ai juré qu’au jour où je vous retrouverais je vous posséderais. Et croyez-moi, je n’ai jamais manqué à ma parole. Surtout envers moi-même. Regardez ! Le lit est prêt. Il nous attend… Dans un instant, on va nous monter un souper agréable… du champagne. Et je vais allumer toutes les chandelles de cette chambre afin de lui donner un air de fête…
Joignant le geste à la parole, il prit un brandon dans le feu et se mit à allumer toutes les bougies qui se trouvaient sur la cheminée, sur la table, sur les chevets et sur divers meubles. Rapidement, la nuit qui commençait à envahir la pièce recula, disparut presque sous les bouquets de lumières.
— Je voudrais pouvoir faire entrer ici le soleil pour mieux éclairer vos yeux quand, tout à l’heure, le plaisir les fera pâlir… Je ne veux aucune ombre sur votre beauté lorsque, dans un instant, je vais la dévoiler. J’en ai tant rêvé, de ce corps que vous prétendez me refuser !
— Pour le coup, vous êtes fou ! cria Hortense, effrayée par le flamboiement d’un regard qui, à cet instant, était bien celui d’un homme qui a perdu la raison. Et je ne resterai pas ici une minute de plus !
Elle s’élança vers la porte mais, déjà, rejetant son brandon dans la cheminée, il l’avait rejointe, la ceinturait et l’arrachait à cette porte dont elle touchait presque le loquet. Un instant, ils luttèrent. Hortense, tenaillée par le désir éperdu d’échapper à son persécuteur, se battit farouchement, des pieds et des griffes, mais le combat était par trop inégal. Les muscles de Butler, développés par des années de navigation, vinrent à bout rapidement de la force uniquement nerveuse de la jeune femme. Elle se retrouva jetée sur le lit comme un simple paquet et maintenue par le poids du corps de son ennemi et par ses mains qui lui tenaient les poignets écartés de leurs deux visages.
— Une vraie chatte sauvage ! fit-il en riant, mais je ne déteste pas… à condition que cela ne dure pas trop longtemps. Vous m’avez fait mal, ma chère… Hortense ! C’est curieux, ce nom nouveau auquel je ne suis pas habitué. Depuis longtemps, dans mes rêves, vous êtes Lucy. Cela apporte dans notre histoire l’attrait de la nouveauté… Voyons à présent si cette Hortense que je tiens à ma merci vaut la Lucy de mes songes amoureux !
Il l’embrassa longuement, profondément mais sans brutalité superflue avec, au contraire, une science qui surprit la jeune femme et la raidit encore davantage. Si cet homme savait être un amant, il n’en devenait que plus dangereux et, en dépit de la fugitive tentation qui lui vint, elle ne lui rendit pas son baiser. Une tentation dont elle n’aurait su dire de quelle obscure profondeur de son être elle lui venait.
Il la lâcha bientôt avec un soupir de déception.
— Décidément, je préférais Lucy ! Vous êtes un glaçon, ma chère.
— Espériez-vous donc autre chose ? Une femme que l’on viole n’est certainement pas une partenaire agréable…
— N’en soyez pas trop sûre. Il y a une saveur âpre dans la violence… et il arrive même qu’elle s’achève assez bien après avoir commencé fort mal. Je vais dire que l’on nous monte du champagne… et aussi à souper. Cela vous donnera peut-être du ton.
Il se dirigea vers la sonnette dont le cordon de tapisserie pendait le long de la cheminée. Ce faisant, il ramassa, sur le tapis, le réticule d’Hortense qui était tombé durant la bataille et s’était ouvert. Le contenu en était à demi répandu, au milieu duquel une grande feuille de papier plié : l’ordre d’élargissement de Felicia. Que, bien sûr, Butler se hâta de lire. Il éclata de rire.
— Voilà donc, dit-il, ce que vous avez obtenu du roi ? Compliment ! C’est du beau travail. Notez que je m’attendais un peu à quelque chose de ce genre. C’était étrange cette rencontre aux Tuileries, ce retour dans l’escorte royale… et cette longue attente que j’ai dû subir avant de vous voir ressortir du palais !… Ainsi, vous alliez m’arracher ma meilleure arme ? Vous alliez gagner contre moi sans même que je m’en doute ? J’imagine que vous songiez à quitter Paris aussitôt ?
— Ce n’est pas certain, se hâta de dire Hortense, inquiète de ce grondement de colère qu’elle entendait monter dans la voix de Butler. Mais, je vous en prie, rendez-moi ce papier. Vous devez comprendre à quel point il m’est précieux…
— C’est à la portée du premier idiot venu, ma chère. Seulement, justement, je n’ai pas envie de vous le rendre.
— Je vous en prie : elle a assez souffert injustement ! Laissez-la revivre. Garder ce papier ne vous apportera rien. Je n’étais pas seule, chez le roi…
— Mais si vous ne le présentez pas demain matin à la Force, la libération pourrait se trouver différée… peut-être sine die ? J’ai bien envie de le jeter au feu !
— Non !
Le cri d’Hortense résonna à travers la vaste chambre, si haut qu’on dut l’entendre dans tout l’hôtel. Une fièvre monta aux pommettes de la jeune femme éperdue.
— Que voulez-vous, dit-elle d’une voix rauque, que voulez-vous pour me rendre ce papier ?
Il eut pour elle ce sourire de loup qui donnait à Hortense l’envie de lui sauter à la figure. Au bout de ses doigts, la grâce royale tremblait doucement dans le souffle qui venait du feu. Il suffisait d’un geste, d’un tout petit geste pour que les efforts d’Hortense, ses espoirs se trouvassent anéantis car, avec un homme aussi indécis que Louis-Philippe, il serait sans doute plus difficile d’en obtenir un second.
— Que voulez-vous ? dit-elle une troisième fois.
— Rien de plus que ce que je vous ai demandé tout à l’heure. Je vous veux.
Accablée de honte et de douleur, Hortense baissa la tête, s’efforçant désespérément de repousser loin d’elle l’image de Jean, le souvenir de Jean et de les remplacer par la pensée de Felicia attendant au fond d’une prison une libération qui ne viendrait peut-être plus jamais…
— Qu’il en soit fait comme vous le voulez ! soupira-t-elle. Vous pourrez me prendre sans que je me défende… mais, par pitié, éloignez ce papier du feu !
Le sourire s’accentua en même temps qu’étincelaient d’orgueil les yeux verts de l’armateur.
— Vous avez raison : il est bien précieux puisqu’il vous amène à composition. Tenez… je vais le poser là, ajouta-t-il en désignant la tablette de la cheminée. Vous pourrez l’y reprendre vous-même plus tard. Mais je ne le poserai que lorsque vous m’aurez donné un commencement de satisfaction.
— C’est-à-dire ?
— Je veux que vous vous déshabilliez ! Là, devant moi. Et entièrement.
— Vous voulez ?… oh non !
— Non ?
Le papier trembla un peu plus et la main de Butler pencha légèrement vers les flammes :
— J’ai vu vendre bien des femmes dans ma vie, dit-il lentement. Sous le soleil d’Afrique ou d’Orient, on les dépouille de tout vêtement afin que l’acheteur se rende mieux compte de ce qu’il achète. Moi, je vous achète pour une nuit avec cet ordre de libération. Je veux savoir si vous en valez la peine.
Hortense sentit des larmes lui monter aux yeux. Ce misérable entendait ne lui épargner aucune humiliation !… Hélas, il lui fallait en passer par ses exigences. Alors, elle ôta son manteau qu’elle laissa glisser à ses pieds, son chapeau qu’elle jeta plus loin et, de ses doigts qui tremblaient, défit la collerette de dentelle qui éclairait le velours noir de sa robe et commença à déboutonner celle-ci.
Quand la robe tomba, elle ferma les yeux. Les nombreuses lumières allumées par son bourreau la blessaient et puis elle ne voulait plus voir ce regard avide qui la détaillait, suivant chacun de ses gestes avec une attention maniaque. A l’aveugle, elle ôta un jupon, puis un autre, dégrafa le léger corset de coutil qui lui étranglait la taille, le laissa tomber. Quand elle n’eut plus sur elle qu’une mince chemise garnie de dentelle et le long pantalon brodé qui descendait jusqu’à ses chevilles habillées de bas de soie blanche, elle s’arrêta, les mains nouées sur sa poitrine en un geste de défense dérisoire contre le regard qu’elle sentait sur elle, plus brûlant, certes, que les flammes. Mais Butler n’était pas encore satisfait.
— Allons ! Encore un effort !… Je veux vous voir nue.
Fébrilement alors, Hortense dénoua le cordon qui retenait son pantalon, fit glisser les épaulettes de sa chemise et demeura droite dans la lumière sans plus aucun autre voile que ses bas et les escarpins dont les rubans croisés montaient jusqu’à ses mollets.
Les oreilles bourdonnantes, elle attendit ce qui allait venir… et ne venait pas. Elle percevait, tout proche d’elle, un souffle qui s’écourtait. Il y eut un bruit d’étoffes froissées, le double choc des bottes sur le parquet. Elle comprit qu’il se déshabillait et serra plus fort ses paupières. Son cœur battait dans sa gorge, l’étouffant à demi. Et, soudain, l’homme fut contre elle : une masse de muscles durs qui l’étreignaient, l’épousaient des épaules aux genoux. Hortense sentit ses lèvres dans son cou et son souffle brûlant :
— Tu es trop belle, gémit-il contre sa gorge. Tu vaux bien plus qu’un simple chiffon de papier. Et moi je crois que je ne t’oublierai jamais…
Déjà il la soulevait, l’emportait jusqu’au lit où il s’ensevelit avec elle. Une tempête de caresses et de baisers s’abattit sur la jeune femme qui, inerte et désespérée, se laissa emporter ; il lui semblait qu’elle était en train de mourir, que c’en était fini d’elle à jamais. Et puis quelque chose réagit en elle, quelque chose qui était la voix même de sa honte et de son impuissance et, à l’instant où Butler s’assouvit en elle avec un grognement animal, elle éclata en sanglots. De gros sanglots de petite fille malheureuse qui le dégrisèrent. Encore haletant, il se pencha sur elle, toucha du bout des lèvres ses joues mouillées, ses yeux fermés…
— Pourquoi pleures-tu ? demanda-t-il doucement. Je t’ai fait mal ?
Incapable de répondre, elle hocha la tête négativement. Comment expliquer à cet homme impitoyable que c’était à son âme, non a son corps qu’il avait fait mal et que, de cette blessure qu’il venait lui infliger, elle aurait du mal à guérir.
— Je t’ai atteinte dans ton orgueil, n’est-ce pas ? Mais le mien, as-tu jamais songé à ce que tu lui as fait endurer ?
Alors elle ouvrit les yeux, vit tout près de son visage le terrible regard vert qui la regardait sans le moindre brin de tendresse.
— Vous avez eu ce que vous vouliez, murmura-t-elle d’une voix qu’elle ne reconnut pas elle-même. Alors, à présent, laissez-moi m’en aller.
— En pleine nuit ? Toute seule ? Le quartier est mal famé, tu sais. Il pourrait t’arriver malheur.
— Il m’est déjà arrivé malheur…
— Ce sont des mots, rien que des mots ! Quant à te laisser partir, n’y compte pas. Il est trop tôt. J’ai dit que je voulais une nuit. Et elle ne fait que commencer. Nous allons souper !
Il prit une robe de chambre de damas vert sombre sur un tabouret au pied du lit, s’en drapa et alla sonner. Presque instantanément, le valet apparut avec un grand plateau qu’il posa sur la table. Il s’apprêtait à mettre le couvert, mais Butler le chassa d’un mot :
— File ! Nous nous servirons nous-mêmes…
Hortense avait bonne envie de refuser ce que son ennemi lui offrait – une aile de volaille et une flûte de champagne – mais elle se sentait épuisée, elle avait froid jusqu’au cœur et elle savait qu’il n’est jamais bon de bouder contre son ventre. Butler sentit cette hésitation et se mit à rire :
— « Timeo Danaos et donc ferentes[7] », cita-t-il avant d’ajouter : Même si tu me détestes, ce n’est pas une raison pour te laisser mourir de faim.
Alors elle accepta, mangea, but et se sentit un peu mieux, l’esprit plus clair et le goût du combat revenu. Butler, quant à lui, dévorait, en homme soigneux de ses forces mais sans quitter Hortense des yeux comme s’il avait peur que, par Dieu sait quelle magie, elle réussît à lui échapper s’il cessait de la regarder.
Pour sa part, Hortense pensait que, peut-être, après ce repas, Butler serait gagné par la somnolence, qu’il s’endormirait ou que, tout au moins, elle pourrait encore discuter, tenter d’obtenir sa libération immédiate. Mais, à peine la dernière goutte de champagne avalée, sans d’ailleurs qu’un seul mot eût été échangé, il arracha sa robe de chambre plutôt qu’il ne l’ôta et sauta dans le lit.
— Vive Dieu, ma belle ! Je vais t’aimer jusqu’au matin ! Je ne veux pas perdre une seule minute de cette nuit…
Hortense comprit alors qu’elle n’échapperait pas avant l’aurore et aussi qu’on ne peut pas lutter contre l’ouragan. Mais ce fut avec une passivité absolue qu’elle subit les assauts répétés d’un homme qui semblait ne pouvoir se rassasier d’elle. Une passivité si totale même… qu’il finit par abandonner et la laissa s’endormir.
Le son d’une cloche réveilla Hortense en sursaut. Elle s’assit sur le lit en désordre, vit qu’elle était seule, que le feu flambait haut dans la cheminée, que ses vêtements abandonnés au hasard la veille étaient soigneusement étalés sur des sièges et qu’enfin sur la table, d’où avaient disparu le champagne et les reliefs du souper, un nouveau plateau était disposé supportant une cafetière, un pot à lait et les différents éléments d’un petit déjeuner. Mais ce fut la tablette de la cheminée que le regard de la jeune femme chercha tout d’abord et elle eut un soupir de soulagement : l’ordre d’élargissement de Felicia était toujours là, bien en évidence.
Sautant du lit sans se préoccuper de sa tenue sommaire, elle courut pour s’en emparer, s’assura que c’était bien le même et se hâta de chercher son réticule pour l’y resserrer. Ce faisant, elle vit une lettre disposée sur le plateau et la lut.
« Tu peux aller libérer ton amie, écrivait Patrick Butler. Je suis payé. A présent, déjeune et habille-toi. Une voiture t’attend en bas pour te conduire à la prison. Mais ne va pas t’imaginer que tu en as fini avec moi. Quand on a goûté au paradis, on n’y renonce pas facilement. Nous nous reverrons… »
Avec une colère née du souvenir de son humiliation, Hortense froissa la lettre et la jeta loin d’elle avec dégoût. En même temps, son regard cherchait le cadran de la pendule d’ébène et de bronze doré posée sur la cheminée. Elle vit alors qu’il était 9 heures et elle chassa énergiquement de son esprit l’image détestée de Patrick Butler pour ne plus songer qu’à la joie qui l’attendait dans une heure. Joie chèrement payée sans doute, mais d’autant plus précieuse.
Une main invisible mais attentive avait placé un pot d’eau chaude sur une table à toilette. Elle y fit de rapides ablutions, s’habilla, hésita à toucher au plateau mais réfléchit que se priver ne ferait que l’affaiblir et elle avala rapidement deux tasses d’un excellent café à la fois fort et parfumé, tout en remettant son chapeau devant une glace aux moirures anciennes.
L’image que lui renvoya le miroir lui parut étrangère. C’était celle d’une femme pâle, aux yeux tristes, aux traits tirés. L’image d’une femme qui venait de subir une terrible épreuve… Elle s’efforça cependant de lui sourire :
— Il va falloir essayer d’oublier, fit-elle à haute voix… Mais elle savait déjà que ce ne serait pas facile. D’autant moins que Butler semblait refuser de lâcher prise. Il laissait entendre clairement qu’il souhaitait revoir Hortense. Peut-être même la reprendre…
D’un furieux revers de main, elle essuya ses lèvres. Ce qui s’était passé ne devrait jamais plus se produire, dût-elle pour cela aller jusqu’au meurtre et abattre froidement l’homme qui venait de lui faire endurer la pire des hontes…
La pendule sonna la demie de 9 heures. Il était temps de partir. Hortense enfila son manteau, prit son sac et se dirigea vers la porte. La maison était curieusement silencieuse. Le bruit des pas y résonnait comme dans une grande coquille vide. Personne ne se montra, ni dans la galerie, ni dans l’escalier, ni dans le vestibule glacial. Le valet silencieux semblait avoir disparu aussi totalement que son maître.
Dans la cour, un cabriolet attelé d’un vigoureux cheval attendait. Assis sur le siège, la tête dans les épaules et le chapeau sur le nez, le cocher gardait une parfaite immobilité. Il ne tourna même pas la tête quand la jeune femme monta dans sa voiture et se contenta d’un hochement quand elle lui jeta :
— A la prison de la Force !
Sans commentaires et comme si c’eût été l’adresse la plus normale du monde, l’homme fit tourner son cheval. Le portail était grand ouvert mais, en se retournant, Hortense vit qu’une invisible main le refermait dès que le cabriolet fut sorti. Elle voulut voir là un augure favorable : il fallait que cette vilaine page de sa vie se refermât pour toujours…
Ancien hôtel des ducs de La Force converti en prison en 1780 après deux années d’aménagements, la prison de la Grande-Force, qui avait vu mettre en pièces la malheureuse princesse de Lamballe au moment des trop célèbres massacres de Septembre, ouvrait au fond d’une courte rue, la rue des Ballets, qui rejoignait la rue Saint-Antoine. Le trajet depuis l’île Saint-Louis n’était pas long et, quand le cabriolet arrêta Hortense devant l’entrée, il n’était pas tout à fait 10 heures.
Mais elle avait été précédée : debout auprès de la voiture noir et jaune que la jeune femme connaissait bien, Timour attendait, bras croisés sur sa poitrine. Delacroix était auprès de lui.
Les deux hommes allèrent au-devant d’elle pour l’aider à descendre et, tandis que le peintre réglait le cocher, Timour conduisit Hortense jusqu’à la voiture dans laquelle il la fit monter.
— Fait froid, ce matin. Tu seras mieux là pour attendre, madame la comtesse… Tu as l’air d’être complètement gelée…, ajouta-t-il en glissant sous ses pieds l’une des deux chaufferettes qu’il avait pris la précaution d’emporter.
C’était vrai, Hortense avait très froid, d’autant qu’une bise aigre soufflait dans la rue mais, tout à l’excitation de la prochaine libération, elle ne s’en était pas aperçue. Fébrilement, elle fouilla son sac, en tira la lettre royale et la tendit à Delacroix qui la regardait avec inquiétude :
— Vous n’avez pas bonne mine, remarqua le peintre, vous n’êtes pas malade au moins ?
— Non, mais je n’ai guère dormi cette nuit. Je vous en prie, allez vite ! Je ne serai vraiment tranquille qu’une fois Felicia auprès de moi.
— Bien sûr ?
Il saisit le document sans imaginer un seul instant ce qu’il avait coûté à Hortense, traversa l’étroite rue dont les pavés luisaient d’humidité et alla agiter la grosse cloche dont la chaîne pendait près de la porte basse. Un guichetier apparut. Delacroix lui dit quelques mots en agitant son papier. L’homme hocha la tête, fit entrer le peintre et referma soigneusement la porte derrière lui.
— Brr ! fit Timour qui battait la semelle pour se réchauffer. Vilain endroit !
C’était vrai et en regardant ces murs lépreux avec leurs chaînages d’énormes pierres noircies par le temps, ces fenêtres grises défendues par d’épais barreaux, cette porte que l’on ne pouvait franchir qu’en se baissant et qui, avec sa peinture écaillée, semblait garder d’ineffaçables traces de sang, Hortense ne put s’empêcher de frissonner. Dire que depuis des semaines son amie était enfermée dans ce lieu immonde ! En vérité aucun sacrifice n’était trop grand pour la joie de l’en tirer. Et Hortense, tout à coup, se sentit mieux.
De longues minutes s’écoulèrent sans que Delacroix reparût. Quelques personnes – surtout des ménagères se rendant au marché Saint-Paul – passèrent. Elles jetaient un regard à l’élégante voiture, un autre à la prison puis s’éloignaient vite en tournant la tête. Une vieille femme en bonnet fripé cracha même sur les pavés en passant devant la porte. Une prison n’a jamais bonne réputation, mais celle de la Force devait être déplorable…
Et puis, tout à coup, Hortense eut l’impression que le ciel, d’un vilain gris jaune annonçant la neige, venait de laisser passer un rayon de soleil : la porte s’ouvrait et livrait passage à Delacroix qui soutenait ce qui semblait être un jeune homme mince et pâle…
Timour bondit et, instantanément, Hortense fut en bas de la voiture pour aider le peintre à soutenir son amie mais, déjà, Timour l’avait enlevée dans ses bras et sans plus d’effort que si elle n’eût rien pesé, la portait dans la voiture où il l’installa avec une infinie douceur, ramenant jusqu’à son visage émacié l’ample et chaude couverture de fourrures qu’il avait emportée, mettant une chaufferette sous ses pieds. Le Turc ressemblait à une mère qui vient de retrouver son enfant et les deux autres se gardèrent bien d’intervenir dans cet instant privilégié. Silencieusement, ils montèrent dans la voiture. Hortense se pencha pour embrasser son amie mais celle-ci la repoussa :
— Je vous embrasserai tout à l’heure. Pour l’instant, je pue ! Mais dites-moi tout de même comment vous êtes ici.
— Vidocq m’a prévenue et je suis accourue.
Pour la première fois depuis des mois, Felicia sourit, de ce sourire un peu moqueur qui n’appartenait qu’à elle.
— Il sait toujours tout celui-là ! Mais que c’est bon de vous retrouver tous les trois, de revoir un jour sans barreaux, d’entendre les bruits de la vie… Je crois… oui, je crois que je désespérais de les retrouver jamais.
Et, brusquement, elle éclata en sanglots. C’était sans doute la conséquence logique d’une trop longue et trop dure tension nerveuse, mais Hortense sentit son cœur se serrer. Dans quel état lui avait-on mis sa fière Felicia ! Et cela par la faute d’un fou ! Elle avait passé son bras autour des épaules de la rescapée qui lui parurent bien maigres, bien fragiles. Et ce visage couleur de vieil ivoire que les yeux sombres semblaient avoir entièrement dévoré ! Et cette pénible odeur de moisi et de saleté !… Une bouffée de colère gonfla soudain le cœur d’Hortense. Pour tout le mal qu’il avait fait, Butler méritait la mort. Ce serait une joie que la lui donner !… Mais, aussi brusquement qu’elle avait craqué, Felicia se calma. Elle se redressa, essuya ses yeux au mouchoir qu’Hortense avait glissé dans ses doigts et eut un petit rire.
— Quel spectacle je vous offre, mes pauvres amis ! Ramenez-moi vite à la maison que je puisse redevenir moi-même !
Deux heures plus tard, en effet, on commençait à retrouver l’ancienne Felicia. Ses cheveux noirs encore humides du bain qu’elle venait de prendre, tressés en une haute couronne, enveloppée dans une confortable robe cachemire, Felicia, assise à une petite table placée au coin de la cheminée du salon – la salle à manger avait été jugée trop solennelle pour l’intimité de ces retrouvailles – se régalait, en compagnie d’Hortense et de Delacroix, de l’énorme plat de pâtes fraîches et de saltimbocce à la romana que Livia avait préparées pour elle. Seule concession à la France, un vieux chambertin arrosait le repas.
— N’allez pas vous imaginer qu’on ne me nourrissait pas à la Force, expliqua-t-elle, mais les meilleurs mets sont sans goût quand ils ne sont pas assaisonnés par l’air de la liberté. Je mangeais à peine parce que rien ne passait.
— Peut-être serait-il bon de faire venir un médecin ? dit Hortense. Vous êtes si maigre, si pâle…
— Pas besoin de médecin ! Dans trois jours, vous ne me reconnaîtrez plus. Parlons de vous à présent et dites-moi comment vous avez réussi à me tirer de là.
Ce fut un récit à deux voix que la rescapée écouta avec une attention profonde sans faire le moindre commentaire et sans rien marquer de ses impressions profondes. Et ce fut seulement quand Delacroix eut achevé de raconter l’entrevue avec Louis-Philippe qu’elle sortit de son mutisme.
— Et vous appelez cela un roi ? s’écria-t-elle avec mépris. Un homme qui inaugure son règne par des exactions, qui cherche l’argent avec cette avidité ? Moi, je dirais que c’est un commerçant. C’est dans, la famille, d’ailleurs. Qu’était-ce d’autre, pour Philippe-Egalité, que ces galeries construites jadis au long de ses jardins sinon une très fructueuse entreprise commerciale ?
— Une entreprise qui pourrait bien ne plus durer longtemps, fit Delacroix en riant. On assure que la reine Marie-Amélie et sa belle-sœur, Madame Adélaïde, assiègent le roi pour qu’il supprime les tripots, les cafés et surtout, bien sûr, les maisons de filles. Il ne pourra pas leur résister bien longtemps…
— Il perdra alors beaucoup d’argent. Mais c’est affaire à lui. Hortense, je ne sais vraiment pas comment je pourrais vous remercier. Vous avez pris tant de risques…, en dehors du fait que vous avez, pour moi, abandonné votre Auvergne et ceux qui vous sont chers.
— N’ayez pas trop de regrets à ce sujet, Felicia, murmura Hortense. Ceux qui me sont chers peuvent parfaitement se passer de moi pendant quelque temps.
— Hmm ! J’ai l’impression que vous avez encore bien des choses à me raconter. Et je n’aime pas beaucoup cette note de mélancolie dans votre voix. Mais nous avons tout le temps, à présent, car, bien sûr, vous restez ici. J’ai déjà demandé que l’on prépare votre chambre.
— Pas ce soir. J’habite depuis mon arrivée à Saint-Mandé, chez cette adorable Mme Morizet. Je lui dois au moins une dernière soirée. Mais je vous promets de revenir demain. J’ai en effet bien des choses à vous dire.
— Nous pourrions envoyer Gaetano prévenir votre amie et prendre vos bagages ? Je suis sûre que Mme Morizet comprendrait… et je suis si heureuse de vous retrouver.
— Moi aussi, Felicia, et j’espère que vous n’en doutez pas mais je dois quelques égards a son amitié… ainsi d’ailleurs qu’à son âge.
Elle n’ajouta pas que la pauvre Mme Morizet ne l’avait pas revue depuis plus de vingt-quatre heures et qu’elle devait être mortellement inquiète. Aussi, après avoir demandé qu’on voulût bien lui faire chercher une voiture, elle confia à Delacroix le soin de tenir compagnie à Felicia et se retira.
Néanmoins, en quittant l’hôtel Morosini, elle regarda soigneusement autour d’elle si aucune voiture suspecte, aucun passant un peu trop flâneur ne se montrait. Si Butler voulait se lancer sur sa trace, il ne manquerait pas de venir la chercher rue de Babylone. Mais, à l’exception d’un couple qui visiblement se hâtait de rentrer chez lui et de deux jeunes gens qui discutaient devant l’ancienne caserne des Suisses, la rue était parfaitement déserte et Hortense s’efforça de chasser son ennemi de sa pensée. Il lui fallait à présent trouver un mensonge plausible pour sa vieille amie car, pour rien au monde, elle ne voulait lui dire la vérité sur ce qui s’était passé la dernière nuit.
L’univers aimable et délicat de la vieille dame en serait par trop perturbé. Finalement, après avoir longuement réfléchi, elle s’arrêta à l’explication qui lui paraissait la plus simple : devant se trouver de bonne heure à la Force pour libérer son amie, elle avait choisi, sur le conseil de Delacroix, de passer la nuit dans un hôtel du quai Voltaire proche du domicile du peintre.
Et, de fait, l’aimable femme accepta d’autant plus volontiers l’explication de sa jeune amie qu’elle ne s’était pas vraiment inquiétée.
— Je me doutais bien de quelque chose de semblable, lui dit-elle. D’autant que ce cher M. Vidocq vous avait vue suivre le roi et entrer derrière lui au Palais-Royal. Évidemment, si vous n’étiez pas revenue aujourd’hui, nous nous serions inquiétés. Malgré tout je suis bien heureuse que tout se termine à votre satisfaction. Mon seul regret est de vous voir partir. Car, naturellement, vous voulez passer quelques jours avec votre amie avant de rentrer chez vous ?
— En effet, et je vous quitterai demain mais je n’oublierai ni votre hospitalité ni votre amitié. Et peut-être qu’aux beaux jours je pourrai vous amener Étienne. Je suis sûre qu’il serait très heureux de se retrouver ici…
— Cher petit ange ! Rien ne me ferait plus de plaisir. Écrivez-moi dès que vous serez rentrée chez vous afin que je sache si vous avez fait bonne route !
Pour Vidocq, qui vint aux nouvelles le soir même, Hortense dut répéter son histoire, avec un égal bonheur. L’ayant aperçue avec Delacroix, l’ancien policier ne mit pas une minute en doute ce qu’elle lui racontait. Ce dont elle éprouva un peu de confusion… Elle découvrait que le mensonge lui devenait aisé, facile et cela lui ouvrait, sur elle-même, d’étranges perspectives. Des perspectives qui n’avaient rien d’agréable. Mais comment faire autrement après l’horreur de la dernière nuit ? Désormais il allait falloir mentir, et encore mentir… tout au moins par omission lorsqu’elle retrouverait Jean.
A la seule pensée de l’homme qu’elle aimait, l’angoisse l’étreignait. pensée le revoir d’un front serein avec pareil souvenir derrière elle ? Déjà, il allait falloir avouer qu’elle n’attendait pas d’enfant, qu’elle avait voulu le prendre à ce piège grossier pour l’amener à un mariage dont il ne voulait pas. A présent, Patrick Butler, invisible mais présent, se trouverait toujours entre eux et même si Jean ne se doutait jamais de rien, Hortense saurait qu’il était là et son bonheur s’en trouverait empoisonné… Et que se passerait-il si ce misérable, acharné à sa poursuite, parvenait jusqu’à Combert ?…
Avec une sorte de terreur, Hortense repoussa cette idée. Il ne fallait pas qu’elle imaginât une chose pareille. Si elle savait brouiller ses pistes, jamais Butler ne la retrouverait. Grâce à Dieu, l’Auvergne était assez profonde et secrète pour la bien cacher. Et, de toute façon, demain elle parlerait à Felicia. Elle la déciderait à partir avec elle le plus tôt possible…
En revenant rue de Babylone après avoir fait ses adieux à Mme Morizet, Hortense s’attendait à trouver Felicia reprenant lentement goût à la vie au fond d’une chaise longue, mais en entrant dans la chambre de son amie, elle eut la surprise de la trouver debout devant sa grande psyché. Vêtue d’une longue amazone noire, Felicia cherchait le bon angle d’inclinaison d’un élégant haut-de-forme ceint d’une longue écharpe de mousseline blanche.
— Je vous attendais avec impatience ! lança-t-elle au reflet de son amie, comment me trouvez-vous ?
— Stupéfiante ! dit Hortense, sincère. Est-ce que vous ne devriez pas être encore dans votre lit ?
— J’ai passé une longue nuit dans mon lit et ce matin je me sens tout à fait remise. Ah ! ma chère Hortense, c’est tellement merveilleux de se sentir à nouveau libre, à nouveau vivante, que je ne veux plus perdre une seule minute de ce bonheur dans un repos inutile.
Se retournant, Felicia avait pris Hortense dans ses bras et l’embrassait chaleureusement…
— Et tout cela grâce à vous qui avez volé à mon secours.
— N’est-ce pas au mien que vous aviez volé en vous laissant enfermer ? Je sais que ce misérable est allé vous voir dans votre prison pour essayer de vous arracher mon nom, mon adresse. Oh, Felicia, comment aurais-je pu ne pas tout faire pour vous tirer de là ?
Felicia ôta son chapeau et le posa sur une chaise. La joie avait disparu de son visage.
— N’aviez-vous pas assez de soucis et n’était-ce pas pour nous aider, moi et mon pauvre frère, que vous avez déchaîné l’amour insensé de cet homme ? Je ne pouvais pas permettre qu’il allât vous rejoindre et causer Dieu sait quel drame. Je vous devais cela !
— Vous pouviez y laisser votre liberté pour toujours, peut-être votre vie ?
— Une dette est une dette. Celle que j’ai contractée envers vous est sacrée… Au surplus, ne parlons plus de cela ! J’ai des comptes à régler et je les réglerai. Pour l’instant il y a mieux à faire. Mais dites-moi : où en êtes-vous avec le marquis votre oncle ?
Hortense regarda son amie avec stupeur. Elle avait oublié que Felicia, qu’elle croyait partie pour l’Autriche depuis leur séparation, ne savait rien, absolument rien de ce qui s’était passé à Lauzargues ni du drame qui avait détruit le château…
— Je crois, dit-elle avec un sourire, que je vais en avoir pour toute la journée à vous raconter ma vie.
— Je vous ai dit hier que nous aurions beaucoup à parler, dit Felicia en riant. Je change de robe et nous nous y mettons ! D’ailleurs le déjeuner va bientôt être servi.
Aidée par Hortense, elle commença à dégrafer l’étroit corsage montant de son amazone. Et tandis que ses doigts s’activaient, celle-ci demanda :
— Pourquoi ce costume, Felicia ? Pensez-vous déjà remonter à cheval ?
— Peut-être. J’ai l’intention de voyager, en tout cas… et plus jamais je ne veux porter de costume masculin. J’en suis dégoûtée…
— Je suis heureuse que vous ayez envie de quitter Paris. C’est la sagesse, je crois. Et je serai si heureuse de vous faire connaître mon Auvergne !
Felicia se retourna si brusquement que le tissu de l’amazone faillit se déchirer entre les mains d’Hortense.
— L’Auvergne ? fit-elle avec autant de douceur qu’elle avait mis de brusquerie dans son mouvement. C’est votre hospitalité que vous m’offrez généreusement, mon ange… mais je n’ai rien à faire en Auvergne… alors que je peux avoir beaucoup à faire ailleurs. Vous savez depuis longtemps où vont mes aspirations. Mon séjour en prison n’a fait que les renforcer. Ce n’est pas ce roi-mercanti qu’il faut à la France : c’est un empereur. Et je vais partir pour Vienne. Je suis déjà bien assez en retard…
Felicia était à présent débarrassée de son amazone et enfilait la robe de cachemire rouge qu’elle portait la veille et que d’ailleurs elle affectionnait parce qu’elle convenait parfaitement à son teint d’Italienne et à ses cheveux noirs. Hortense la regarda avec une admiration découragée. Comment avait-elle pu imaginer un instant que Felicia, même épuisée, consentirait à s’enterrer dans un hameau perdu des montagnes, elle qui considérait que le vaste monde était tout juste assez grand pour qu’elle pût s’y ébattre ?
— Delacroix ne vous a pas tout dit hier, quand il vous a raconté notre entrevue avec le roi, soupira-t-elle. J’ai dû m’engager à veiller sur vous et je réponds de vos… agissements, sur ma tête !
Une brusque colère empourpra le visage de Felicia. La brosse dont elle se servait pour remettre de l’ordre dans ses cheveux lui échappa :
— Sur votre tête ? Par tous les diables de l’enfer, jusqu’où peut aller la sottise d’un homme ! Faire de vous une geôlière ! Empoisonner votre vie par la crainte constante que je ne commette une sottise fatale ! Comment avez-vous pu accepter cela ?
— Je n’avais pas le choix. C’était cela ou…
— Ou me laisser pourrir dans ma prison ? Cette histoire de bombe a dû donner une fière frousse à ce pauvre Louis-Philippe !… Venez, Hortense, nous allons déjeuner ! Cela va nous aider à tirer au clair un tas de choses qui me paraissent encore obscures… Il est temps d’accorder nos violons.
Le repas… et le récit terminés, Felicia alla prendre un long cigare mince dans la boîte de bois des îles posée sur une desserte, l’alluma à l’une des bougies de la table et, revenant à sa place, fuma un instant en silence. Habituée, Hortense huma, non sans plaisir, l’odeur fine du havane dont la fumée bleue enveloppait l’étroit visage méditatif de son amie, lui prêtant une sorte de charme mystérieux.
— Que vous soyez débarrassée du marquis est une bonne chose, dit enfin Mme Morosini, mais la société actuelle est ainsi faite que vous deviez fatalement rencontrer une grande difficulté à vivre au grand jour votre belle histoire d’amour.
— La société m’est indifférente, Felicia et ses ragots plus encore. Pour vivre heureuse, je n’ai besoin que de Jean et de mon fils…
— Mais Jean, pour autant que je le connaisse, ce qui est bien peu, n’est pas homme à accepter de vivre en cage. Et il a tout à fait raison de refuser de vivre ouvertement avec vous. Et vous, vous n’auriez pas dû lui mentir…
— Je l’ai déjà regretté. Dès mon retour, je lui dirai la vérité.
— Alors, ce retour, il faut qu’il soit rapide. Allez-vous-en ! Et ne me parlez plus de vos engagements envers votre gros roi. Jamais, je vous en donne ma parole d’honneur, je ne prendrai les armes contre lui et à présent que je suis au fait, je vous jure de ne jamais rien faire qui puisse vous mettre en danger.
— N’allez-vous pas conspirer peu ou prou ?
— Pour faire sortir l’Aiglon de sa cage autrichienne, sans plus. Ce sera aux autres de lui conquérir son trône ici. Mais je suis tranquille : quand il reviendra, on ne tirera même pas un coup de feu. L’armée, les Français se tourneront vers lui comme des fleurs vers le soleil et Louis-Philippe n’aura plus qu’à faire ses bagages et à disparaître discrètement des Tuileries où il n’aura peut-être même pas le temps de s’installer. Il partira comme est parti Charles X : sur la pointe des pieds. Donc faites-moi confiance et partez tranquille. Grâce au Ciel vous avez dû prendre Butler de vitesse : il n’aura pas le temps de vous retrouver.
— Malheureusement… c’est déjà fait. Il m’a retrouvée…
— Quoi ? il vous a… Où ? Quand ? Comment ?
Hortense détourna les yeux, affreusement gênée tout à coup. Elle aurait voulu enfouir ce vilain souvenir au plus profond de sa mémoire, mais il était impossible de cacher à Felicia l’aventure de la rue Saint-Louis-en-l’Ile. En outre, elle avait désespérément besoin des conseils de son amie.
— Ce récit-là, soupira-t-elle, est le plus difficile à faire de tous ceux que j’aie jamais faits. Je vous en prie, ne me regardez pas, Felicia.
— Comme si quelque chose pouvait être un sujet de gêne entre nous ! Parlez sans crainte, je vous en supplie !
Alors, très vite, en effleurant seulement les moments les plus désagréables pour sa pudeur, Hortense raconta ce qui s’était passé entre elle et Patrick Butler. Tout en parlant, elle reprit courage et osa regarder Felicia. Elle vit alors que les yeux noirs de celle-ci étincelaient de fureur. Puis, brusquement, jetant son cigare, Felicia se leva et vint embrasser Hortense qu’elle serra contre elle dans un mouvement de protection maternel.
— Pauvrette ! dit-elle. Il était écrit que ce misérable nous ferait souffrir toutes les deux ! Mais à présent, nous n’allons pas perdre notre temps à nous attendrir sur notre sort respectif. Dites-vous bien que nous sommes en guerre et cette guerre, il va falloir s’arranger pour la gagner.
— Que voulez-vous dire ?
— Que les hostilités sont désormais ouvertes entre Butler et nous. Il s’est pris de passion pour vous et dites-vous bien qu’il ne vous lâchera plus. Il vous l’a écrit d’ailleurs.
— Bien sûr, mais que puis-je faire ?
— Répondez d’abord à une question. Avez-vous envie de voir cet homme débarquer un beau jour dans votre castel auvergnat ?
— Je ne vois pas comment il pourrait y arriver. C’est un endroit si caché, si perdu…
— Pas à ce point-là, et vous n’êtes qu’une innocente ! Pour avoir réussi à monter contre nous deux un piège aussi perfide, il faut que cet homme ait des relations. Soyez certaine qu’il vous trouvera, puisque, à présent, il sait votre nom. Quelle diable d’idée avez-vous eue de le lui dire ?
— J’ai cru, sottement je l’avoue, qu’un vieux nom lui inspirerait quelque respect. Il me traitait comme une fille. C’est parti tout seul.
— Si je vous ai bien comprise, cela n’a rien changé à son comportement. Au surplus, ma maison doit être une fois de plus surveillée et si vous alliez à présent prendre votre diligence pour Saint-Flour, soyez certaine qu’il le saurait dans l’heure suivante. J’ignore comment votre Jean accueillerait la visite de Butler…
— Je n’ose même pas y penser. Je crois que le sang pourrait couler…
— Mais pas assez vite sans doute pour empêcher que cette brute ne raconte votre nuit. Vous n’avez qu’une solution, Hortense, c’est de partir avec moi pour l’Autriche.
— L’Autriche ? Mais, Felicia…
La comtesse Morosini sourit à son amie avec une chaude affection.
— Je sais. Il y a des risques, mais je les crois moins grands que celui de voir votre bel amour voler en éclats irréparables sous les coups de cet armateur en folie. La route est longue, d’ici à Vienne. Et il peut se passer bien des choses.
— Mais songez à ce que vous allez y faire ! Entraîner cet homme à votre suite, c’est multiplier les dangers, c’est mettre, au départ, votre entreprise en péril.
— Pas sûr ! N’oubliez pas mon vieux Timour. Il n’aime pas que je traîne après moi des gens suspects. Croyez-moi, Hortense, c’est la seule solution. D’ailleurs, ainsi, vous pourrez tenir la parole que vous avez donnée à Louis-Philippe…
— Vous ne vous déciderez jamais, n’est-ce pas, à l’appeler le roi ?
— Non. Ce n’en est pas un pour moi. En juillet, cet imbécile de Charles X en avait fait, dans son affolement, un lieutenant général du royaume. Louis-Philippe en a profité pour se faire couronner. Lui aussi est malhonnête. Et je vous rappelle enfin que, lorsque nous aurons un empereur, nous n’aurons plus rien à craindre de lui… ni de tous les Butler de la terre. Alors qu’en pensez-vous ?
En dépit de la stupeur qu’elle lui avait causée primitivement, l’idée de Felicia commençait à faire son chemin dans l’esprit d’Hortense. Il fallait qu’elle réussît à se débarrasser, à quelque prix que ce soit, de Butler, faute de pouvoir jamais vivre en paix. Et pour cela l’aventure autrichienne – cette aventure qui d’ailleurs l’avait parfois tentée – pouvait apporter une solution…
— Combien de temps pensez-vous être absente ? demanda-t-elle.
— Quelques semaines, quelques mois ! Je ne sais pas. Le temps d’organiser la fuite du prince. Je ne parle pas de le convaincre : cela devrait être facile. On dit que là-bas, il rêve de la France et de la gloire de son père. Vous craignez d’être trop longtemps absente ?
— Avez-vous oublié que je devais me marier à Pâques ? fit Hortense avec un mince sourire.
— Je crois que, de toute façon, il vous aurait fallu retarder la cérémonie. Croyez-moi, Hortense, écrivez là-bas, dites que vous êtes retenue ici, que l’on ne s’inquiète pas !
— Encore un mensonge ? J’ai peur d’en prendre l’habitude.
— Du moment que c’est pour le bien de tous, il ne faut pas vous le reprocher. Pas celui-là tout au moins. Et n’ayez crainte : vous n’êtes pas femme à en prendre l’habitude…
— D’abord, je vais déjà me libérer de celui qui me pèse le plus. Je vais écrire à Jean que je n’attends pas d’enfant… et tenter d’expliquer pourquoi je lui ai menti.
— Je serais fort étonnée s’il ne comprenait pas. Et puis, notre affaire faite, je vous ramènerai moi-même à Combert !
Un éclair de joie passa dans les yeux dorés d’Hortense. Elle savait qu’en compagnie de son amie rien ne pouvait jamais aller vraiment mal.
— Alors ? dit Mme Morosini. Nous partons ensemble ?
Brusquement, Hortense se pencha, prit sur la table une carafe emplie de vin, en versa un peu dans son verre et, avec le bel enthousiasme de la jeunesse au seuil d’une aventure exaltante, elle le leva en disant :
— Nous partons ensemble, Felicia ! Et que Dieu nous aide ! Vive l’Empereur !
— Vive Napoléon II ! renchérit Felicia. Vous devez vous souvenir constamment qu’il est jeune, beau, malheureux, qu’il est le fils de votre parrain et que vous vous appelez aussi Napoléons. Dans une semaine, nous serons parties.
— Mais croyez-vous sincèrement que nous puissions être véritablement utiles à quelque chose ? Voilà six mois que Louis-Philippe a pris le pouvoir. Si le roi de Rome devait revenir, ne croyez-vous pas qu’il serait déjà là ?
— Il faut compter avec le chancelier d’Autriche. Metternich n’a aucune envie de lâcher sa proie et l’empereur François II n’agit que sur ses conseils. Bien sûr, le prince devrait déjà être là, mais la peur de revoir un Napoléon sur le trône de France est plus forte chez Metternich que la saine idée de voir régner le fils d’une archiduchesse, un enfant élevé somme toute à l’autrichienne. Aucun de ceux qui connaissent bien le problème ne s’attendait à un retour rapide car la cage est certainement plus étroitement close que jamais. Il va falloir la forcer et en arracher l’Aiglon.
— Mais nous qui ne sommes que deux femmes, quel pouvoir aurons-nous ? Qu’allons-nous apporter de plus à ceux qui, sans doute, œuvrent là-bas ?
Felicia se pencha, appuya ses deux coudes sur la table et darda sur son amie son regard étincelant :
— Un trésor de guerre. Tout au moins une partie. Je possède, vous le savez, de très beaux bijoux. Duchamp le sait aussi car je le lui ai dit et il m’attend. En outre, nous ne serons pas seules là-bas car le prince a des partisans jusque dans son entourage. Quant à Duchamp, vous connaissez sa valeur. Il vaut une armée à lui tout seul mais, à cette heure, il doit être assez inquiet de ne pas me voir arriver. Nous sommes donc attendues là-bas et même si je le voulais à présent, je n’aurais pas le droit de me dérober.
— Vous allez sacrifier vos joyaux ? Mais ils sont le plus clair de votre fortune ?
— L’Empereur me les rendra au centuple ! dit Felicia avec un beau sourire. Ayez confiance, Hortense ! Nous réussirons. La France est trop belle pour qu’on la laisse aux mains de l’homme au parapluie. Il lui faut un aigle. A nous de le sortir de son nid étranger.
La flamme qui habitait Felicia était communicative. Hortense s’y réchauffa durant toute la soirée. A sa surprise, elle se retrouvait telle qu’elle était au temps du couvent des Dames du Sacré-Cœur : la fille de l’un de ces aventuriers de génie comme il en était tant apparu dans le sillage de Bonaparte ; l’adolescente qui, le soir, dans son lit de pensionnaire rêvait de ce jeune prince, né le même jour qu’elle, de ce roi de Rome que l’on avait cru déguisé sous un ridicule titre autrichien : duc de Reichstadt. L’aider à retrouver le trône de son père, c’était renouer avec le passé et payer, en quelque sorte, la dette contractée jadis par son père envers le grand Empereur qui l’avait protégé. C’était se retrouver pour un temps Hortense Granier de Berny, comme elle l’était autrefois avant que Lauzargues, ses rêves, ses fantasmes et ses maléfices ne fissent d’elle une autre femme.
Mais quand, retirée chez elle tard dans la soirée, Hortense se retrouva assise devant une feuille blanche, une plume au bout des doigts, l’exaltation héroïque de tout à l’heure tomba. Elle venait d’écrire quelques mots à François Devès pour le charger de remettre une lettre à Jean. A présent, le plus difficile restait à faire et le courage lui manquait. Auprès de l’amour qu’elle éprouvait pour le solitaire, la restauration d’un empire semblait bien peu de chose. D’ailleurs, il n’était pas question de lui en parler. Ce qu’il fallait dire, c’était que Felicia avait besoin d’elle et qu’un certain temps s’écoulerait avant son retour. Et puis il fallait avouer son mensonge et, cela, c’était le plus difficile. Jean l’aimait-il assez pour comprendre, pour pardonner ? L’aimait-il assez tout court ? Il y avait cette attirance irrésistible qu’exerçaient sur lui les tours ruinées de Lauzargues. Il y avait la vie sauvage qu’il aimait et que symbolisaient si bien ses loups fidèles. L’absence allait-elle les rapprocher ou bien agrandir la légère fêlure qu’avaient fait apparaître leurs aspirations différentes ?
Et soudain, comme elle trempait sa plume dans l’encrier, une pensée épouvantable lui traversa l’esprit : cette nuit de cauchemar passée avec Patrick Butler… si elle allait porter un fruit ? Si une dérision du destin lui infligeait pareille épreuve ? La seule idée de rentrer à Combert enceinte de son bourreau lui soulevait le cœur… Felicia avait raison : il était impossible de rentrer chez elle à présent. Il fallait attendre, être sûre… et aussi éliminer définitivement le danger mortel que représentait la passion destructrice de Butler… Alors, autant aller à Vienne et tenter au moins d’en rapporter, avec la plus grande joie de Felicia, un souverain capable de se faire aimer de tous les Français…
La jeune femme rêva encore un instant en laissant son regard se perdre dans le cœur flambant du feu qui crépitait dans la cheminée, puis elle trempa de nouveau sa plume qui avait séché et commença : « Mon amour, nous allons être séparés pendant quelque temps… » Les premiers mots écrits, la plume courut plus vite. Hortense laissait son amour déborder de son cœur et plaider l’absolution d’un mensonge qui n’était, somme toute, qu’une autre preuve d’amour.
Ne sachant pas si la poste n’était pas surveillée par la police, elle ne parla pas du prochain départ pour Vienne. D’après Felicia, tout devrait aller très vite et l’absence n’excéderait pas quelques semaines. Mais quand elle eut cacheté sa lettre, Hortense éprouva une sorte d’angoisse. Après les dangers d’un malentendu, il allait y avoir, entre elle et l’homme qu’elle aimait, un long, très long chemin qui la conduirait au cœur de l’Europe tandis qu’elle eût tant aimé revenir vers sa maison. Et cela lui fit mal…
Alors, la tête enfouie dans ses bras repliés, Hortense pleura, pleura jusqu’à ce que la fatigue vînt au bout de ses larmes…