Deuxième Partie LES JARDINS DE SCHÖNBRUNN

CHAPITRE VI MONSIEUR GRÜNFELD, MAÎTRE D’ARMES…

Ceinturée de remparts et de bastions que les gens de la ville avaient transformés en promenades, constellée d’imposants palais baroques ou italiens gravitant autour de la Hofburg, résidence de l’empereur, comme des satellites autour d’une planète-mère, couronnée de dômes vert-de-gris et de flèches légères sur lesquels régnait celle, immense, de la cathédrale Saint-Étienne, Vienne apparut à Hortense semblable à quelque cité de légende quand, du haut de la dernière côte du Wienerwald, elle la découvrit étendue sous le ciel bas et soulignée par le large ruban jaunâtre du Danube. Le temps était sec, aucune brume ne voilait les contours ni les couleurs et la ville impériale s’enlevait, dessinée à l’encre de Chine avec la précision d’un dessin de Dürer.

— Vous aimerez Vienne, lui avait dit Felicia. C’est une ville qui n’est sévère qu’en apparence mais, en fait, c’est peut-être la ville la plus gaie du monde. Amoureux fous de musique et de pâtisseries, les Viennois ne songent qu’à danser et à manger.

En effet, tandis que leur voiture couverte de poussière et de boue traçait son chemin à travers les rues étroites de la cité, il semblait à Hortense qu’un air de valse voltigeait ici et là, apportant sa légèreté aux pierres grises des maisons. Dans les rues d’ailleurs, c’était un surprenant festival de couleurs qui rappelait que Vienne était une porte ouverte sur l’Orient. Il y flottait une atmosphère à la fois féodale et théâtrale. Devant les hauts portails ou les grilles des palais, on pouvait voir des portiers superbement harnachés de couleurs vives relevées d’or ou d’argent. De somptueux équipages – Vienne de tous temps avait été fière de ses voitures et de ses chevaux – croisaient la voiture des deux amies, précédés de coureurs brandissant de longues cannes d’ébène à lourds pommeaux d’or ou d’argent et suivis de heiduques en costumes hongrois. On apercevait des femmes qui s’en allaient à l’église enveloppées de grandes capes noires bordées de martre ou de renard bleu, doublées de satin rouge et relevées de houppes d’or fin, un laquais portant coussin et missel sur leurs talons. Il y avait des gardes aux uniformes rouges et aux épaulettes de velours noir, des gardes aux uniformes rouges et aux épaulettes d’argent, des gardes aux uniformes bleu de ciel et aux épaulettes d’or. Il y avait enfin, montant des chevaux pleins de feu, des officiers arrogants laissant apercevoir par l’entrebâillement du manteau à collets les uniformes blancs, ou vert foncé. D’autres encore qui arboraient la pelisse bleue soutachée d’argent des hussards. Il n’était jusqu’au menu peuple dont l’habillement ne fin montre d’une recherche, d’un certain air de fête. Les costumes folkloriques n’étaient pas rares et le feutre tyrolien côtoyait volontiers les coiffures enrubannées des Hongroises. Même les mendiants évoquaient, par les couleurs de leurs guenilles, d’anciennes prospérités.

— C’est incroyable, dit Hortense. Nous ne sommes pourtant pas encore en carnaval.

— Ici, ma chère, le carnaval est permanent. Vienne est un énorme creuset où se rejoignent, sans se fondre vraiment, toutes sortes de peuples. Il y a des Tchèques, des Bohémiens, des Roumains, des Hongrois, des Polonais, des Grecs, des Italiens, des Levantins et personne ne gêne personne parce qu’à l’exception de la police personne ne pose de question à personne. Vienne est la ville la plus cosmopolite qui soit. C’est pourquoi je l’aime… bien que je n’aime pas beaucoup les Autrichiens.

— Vous n’avez aucune raison de les aimer, Felicia. Mais j’avoue que cette ville m’impressionne avec ses remparts d’un autre âge, ces rues que la hauteur des palais fait si profondes. Par certains aspects, elle évoque pour moi une forteresse.

— Lorsque vous aurez vu la Hofburg, votre impression sera renforcée. C’est le palais le plus lugubre que je connaisse. Mais il n’est pas de prison dont on ne s’évade pour peu que l’on vous y aide, et nous avons ici des amis. Pour l’instant, il faut songer à nous loger.

A la surprise d’Hortense, Timour dirigeait ses chevaux à travers les encombrements de la rue avec une sûreté absolue, comme s’il avait vécu à Vienne toute sa vie.

— Il semble connaître la ville parfaitement bien, remarqua-t-elle. Est-ce qu’il y est déjà venu ?

— Il y a vécu six mois avec mon pauvre Angelo, expliqua Felicia, mais y eût-il vécu seulement une semaine qu’il s’y retrouverait aussi aisément. Vous savez bien que sa mémoire est étonnante… Tenez, voilà la Hofburg !

Se penchant vivement, Hortense aperçut, au fond d’une petite place, un portail gigantesque sommé d’un dôme, des murs austères à peine relevés par l’éclat des uniformes des sentinelles qui en assuraient la garde et puis, derrière, ce qui semblait être un assortiment de bâtiments allant du médiéval au baroque. En résumé, un palais sans grâce mais imposant et qu’Hortense jugea vaguement menaçant.

— La cage de l’Aiglon ! soupira Felicia. Comment osent-ils, ces Autrichiens, le tenir enfermé dans ce mausolée, lui pour qui Napoléon voulait construire, sur la colline de Chaillot, le plus grand, le plus beau palais du monde…

Mais déjà l’image du palais s’effaçait et la voiture roulait à présent dans une rue assez large où les employés de la ville commençaient à allumer les réverbères, car la nuit d’hiver tombait vite. Elle tombait même de plus en plus vite depuis que l’on avait quitté Paris plus de trois semaines plus tôt, puisque l’on avait continuellement marché vers l’est… L’un après l’autre, les réverbères s’allumaient, diffusant une lumière tamisée particulièrement agréable.

— Comme c’est joli ! dit Hortense, sincère. Je n’ai jamais vu d’éclairage aussi réussi.

— Quand je vous disais que vous aimeriez cette ville ?… dit Felicia en riant. Les Viennois sont justement fiers de leurs lumières nocturnes. Les réverbères, comme vous le voyez, sont fixés aux maisons à intervalles réguliers et il paraît qu’on les emplit d’un mélange d’huile de lin et de graisse qui donne un résultat particulièrement poétique. En revanche, vous vous apercevrez vite que cela sent diablement mauvais. Ah ! nous arrivons.

Timour venait d’arrêter sa voiture devant l’hôtel « Kaiserin von Œsterreich », auberge de belle apparence dont la majeure partie du rez-de-chaussée était occupée par un vaste restaurant. Des valets en surgirent aussitôt, suivis d’un petit homme roux, rond et gras qui devait être le propriétaire.

— Gelobt sei Jesus-Christus ! [8] lança-t-il à l’adresse des voyageuses en matière de bienvenue, après avoir jaugé d’un coup d’œil professionnel l’élégance de la voiture et le nombre des bagages qu’elle portait. Felicia passa la tête à la portière :

— Je suis la princesse Orsini, déclara-t-elle du haut de sa tête. Je vous ai envoyé un message. J’espère que mes chambres sont prêtes ?

L’aubergiste réussit à se plier en deux, ce qui, avec son ventre, représentait une sorte d’exploit :

— Tout est prêt, Excellence, tout est prêt ! J’espère que Madame la princesse sera contente…

— Nous verrons cela ! Faites descendre les bagages et…

Elle laissa sa phrase en suspens. Son regard se fixait sur un personnage qui se préparait à entrer dans le restaurant. Vêtu d’une confortable pelisse gris fer, coiffé d’un chapeau de castor noir, c’était un homme mince et nerveux, de taille moyenne mais qui se tenait si droit qu’il paraissait grand. Il n’avait pas accordé la moindre attention à la voiture car c’était, après tout, un spectacle courant devant une auberge, mais le profil qu’il offrit aux yeux aigus de Felicia et la longue moustache blonde, à la hussarde, suffirent pour que la jeune femme le reconnût. Son coude appuya contre le flanc d’Hortense.

— Vous avez vu ? C’est Duchamp, souffla-t-elle, le ciel est avec nous.

— Je l’ai reconnu moi aussi…

Le colonel Duchamp, ancien officier de la Grande Armée, mis en demi-solde par la Restauration, était le premier ami qu’Hortense eut trouvé quand, pour fuir le marquis de Lauzargues, elle s’était réfugiée à Paris. Il lui avait sauvé la vie, certain jour où elle avait bien failli passer sous les roues d’une voiture particulièrement malfaisante et, par la suite, tous deux s’étaient retrouvés compagnons d’armes dans l’aventure qui avait eu pour but l’évasion de Gianfranco Orsini. Et aussi durant la révolution de Juillet à la suite de laquelle Duchamp, persuadé que ladite révolution préludait à l’empire, était parti précipitamment pour Vienne afin d’en ramener le fils de Napoléon… C’est lui qui avait donné rendez-vous à Felicia dans cet hôtel « Kaiserin von Œsterreich » mais, plusieurs mois s’étant écoulés depuis son départ, c’était une vraie chance que tomber sur lui dès le premier instant.

A présent, il était entré dans le restaurant et les deux femmes se hâtèrent de descendre de voiture, révérencieusement aidées par l’aubergiste.

— J’ai grand-faim, déclara Felicia à haute et intelligible voix. Est-il possible de passer à table tout de suite ? Mon serviteur va prendre possession des chambres. Je suppose qu’elles sont convenables ?

— Superbes, Madame la princesse, superbes ! Vous n’en trouverez pas de meilleures dans tout Vienne.

— Espérons-le ! Nous allons simplement nous laver les mains…

Quelques instants plus tard, les deux femmes, précédées de l’aubergiste, pénétraient dans la salle assez obscure, lambrissée de bois sombre où les dîneurs s’installaient autour de tables couvertes de nappes d’une blancheur éclatante. Elles aperçurent immédiatement Duchamp installé près de la vaste desserte et très occupé à consulter le menu. Felicia choisit immédiatement une table qui lui permît de se trouver dans le champ de vision du colonel.

Pour sa part, Hortense aurait bien préféré prendre un peu de repos et changer de vêtements avant de passer à table, mais elle comprenait que l’entrée en scène immédiate de Duchamp était une occasion à ne pas manquer : il avait dû finir par penser que Felicia ne le rejoindrait jamais…

Hortense parlait assez mal la langue allemande, qu’elle n’avait jamais aimée, la trouvant trop peu harmonieuse, mais Felicia la possédait parfaitement et, apparemment, Duchamp aussi, car les deux femmes l’entendirent commander son repas et bavarder quelques instants avec la servante en jupe froncée rouge et blanche, corselet de velours noir et fichu à fleurs drapé en pointe au creux de la poitrine. Un bonnet de lingerie, des bas blancs bien tirés et des souliers à boucles complétaient ce joyeux costume semblable à celui des autres servantes et qui mettait une note de gaieté dans cette salle un peu sévère.

Pour Hortense et elle-même, Felicia commanda un potage aux légumes, des boulettes d’agneau et de bœuf à la hongroise et des macarons à la confiture et elle le fit d’une voix assez haute pour espérer attirer l’attention de Duchamp. Ce fut exactement ce qui se passa : le colonel qui, sa commande passée, s’était plongé dans la lecture d’un journal, leva la tête. Son regard gris, où passa une flamme de joie, embrassa tour à tour les deux femmes puis se détourna et revint à la gazette.

— Voilà une bonne chose de faite ! soupira Felicia. Il sait que nous sommes là. Laissons-lui à présent l’initiative.

Toutes deux firent honneur à leur repas. La route depuis le dernier relais de Saint-Polten leur avait paru longue, sans doute parce qu’il s’agissait de la dernière étape. Elles étaient véritablement affamées. De ce fait, elles n’échangèrent que peu de paroles, attentives par ailleurs à ce qui se passait dans la salle. Elles virent, à un certain moment, Duchamp appeler discrètement le patron, lui parler à l’oreille en désignant, encore plus discrètement, la table de Felicia et d’Hortense. Selon toute vraisemblance, il s’informait de leur nom, sage précaution puisqu’il ignorait encore sous quelle identité les deux femmes avaient choisi de voyager.

A vrai dire, Felicia avait hésité sur ce point avant de quitter Paris. Son époux, le comte Angelo Morosini, ayant été fusillé à Venise par les Autrichiens, il ne lui était guère possible de se rendre à Vienne sous ce nom trop connu de la police. D’autre part, les noms d’emprunt – Mrs. Kennedy et Mlle Romero – qu’Hortense et elle-même avaient utilisés pour leur expédition en Bretagne ne leur seraient d’aucun secours. Et, d’un commun accord, elles décidèrent de choisir l’aspect qui leur était le plus naturel : celui de deux femmes du monde voyageant pour leur plaisir et désireuses de séjourner dans la capitale de la musique. Hortense garderait son identité et Felicia redeviendrait ce qu’elle était avant son mariage et n’avait jamais cessé d’être : une princesse Orsini.

— C’est mon droit absolu de reprendre mon nom de fille, expliqua-t-elle à Hortense. En outre, les Orsini sont une vaste famille dont certains membres montrent d’ailleurs quelque sympathie à l’Autriche. Il serait donc étonnant que j’aie le moindre ennui à Vienne. Que je connais d’ailleurs pour y avoir vécu quelque temps dans ma prime jeunesse.

— Grâce à l’indispensable Vidocq et à ses relations, les passeports furent obtenus dans un temps record et l’on employa les derniers jours précédant le départ à courir les magasins afin d’équiper Hortense qui n’avait pas emporté de gros bagages. Grâce à Dieu, les deux jeunes femmes étaient assez bien pourvues d’argent et les mille louis de Louis Vernet y ajoutaient un complément agréable. On fit aussi une dernière visite à Delacroix.

Le peintre approuva fort le voyage à Vienne qui était, selon lui, la meilleure façon d’éviter les tracasseries toujours possibles de la police et de brouiller la piste de Patrick Butler. Il caressa un instant l’idée d’accompagner ses amies car il se sentait d’humeur voyageuse. Il souhaitait se rendre à Venise, que l’on pouvait atteindre facilement depuis l’Autriche, par Innsbruck et le col du Brenner. Mais à cette saison, le col devait être impraticable et puis il y avait le Salon où Delacroix voulait exposer le tableau qu’il avait finalement décidé d’intituler la Barricade.

— Il est mal vu qu’un artiste ne se tienne pas, l’arme au pied, auprès de son œuvre au moment du défilé des personnages officiels, soupira-t-il. Le roi ne me le pardonnerait pas et je n’ai guère envie d’altérer nos bonnes relations. Mais j’irai peut-être vous rejoindre. Si vous n’êtes pas revenue avant. Auquel cas vous me trouverez au premier rang de la foule, criant « Vive Napoléon II » à m’en faire éclater le gosier.

On se sépara avec embrassades et sur promesse de s’écrire, ne fut-ce que pour donner une adresse. C’était la veille du départ et, le lendemain, escortées du seul Timour, Felicia et Hortense montaient en voiture avec au cœur une grande espérance et l’agréable sentiment de se comporter en héroïnes de roman, ce qui est toujours assez exaltant.

On laissait l’hôtel de la rue de Babylone à la garde de Livia et de Gaetano qui s’étaient mariés quelques semaines plus tôt et qu’il n’était plus possible de séparer. Cela privait Felicia de sa femme de chambre pendant la durée du voyage, mais ce n’était là qu’un moindre inconvénient et la jeune femme eût déteste être une entrave quelconque au bonheur de si fidèles serviteurs.

C’était janvier. Le temps était froid avec de brèves et légères chutes de neige, mais la berline était un havre de confort douillet qui permettait d’oublier les intempéries.

Via Strasbourg, Munich, Salzbourg et Linz, les voyageuses gagnèrent Vienne par étapes, agréables en dépit du temps d’hiver, comme il convenait à des femmes voyageant pour leur plaisir. Et du plaisir, Hortense en avait trouvé réellement à courir ainsi les grands chemins avec un maximum de confort. Sa seule inquiétude, celle de voir apparaître Patrick Butler, s’était dissipée après les premiers relais. Pas plus qu’il n’avait été aperçu dans les rues de Paris ou aux abords de l’hôtel Morosini, avant le départ, l’armateur ne s’était montré. Et Hortense en éprouvait une sorte de soulagement, contrairement à Felicia qui, elle, comptait bien sur les surprises de la route et sur la force impitoyable de Timour pour la débarrasser d’un ennemi auquel elle gardait une solide rancune.

— Il a peut-être renoncé ? hasarda Hortense. Après tout, il a eu ce qu’il voulait. Son orgueil est sauf et je finis par croire qu’il a seulement voulu m’inquiéter encore. Et puis, il a d’importantes affaires en Bretagne : il a dû repartir…

Mais Felicia hochait la tête avec une moue dubitative. Ce genre d’homme, selon elle, appartenait à la race des molosses qui ne lâchent jamais leur os.

— Je suis persuadée que nous le verrons reparaître à un moment ou à un autre. Il faut nous tenir sur nos gardes, vous surtout… mais que cela ne nous empêche pas de faire un agréable voyage et de préparer nos plans dans la joie. C’est une si belle chose que l’espérance !

Et cette espérance leur avait tenu compagnie tout au long des routes plus ou moins enneigées, tout au long des soirées d’auberge et des repas pris aux tables d’hôtes ou dans leur chambre lorsque la compagnie leur paraissait peu fréquentable. Ce qui était souvent le cas.

A présent, Duchamp achevait de boire la tasse de café qu’il s’était fait servir après son souper. Felicia, qui ne le quittait pas des yeux sous ses paupières à demi baissées, le vit replier tranquillement son journal, bâiller, tirer de sa poche un calepin et un crayon, écrire quelque chose puis, la mine mécontente, déchirer la page et la mettre dans sa poche. Après quoi, ayant réglé son écot, il se leva et, du pas lent de l’homme qui a bien mangé, se dirigea vers la sortie. Mais en passant près des deux femmes, son pied accrocha celui de leur table et il trébucha, bousculant Felicia qui le foudroya d’un regard indigné.

— Peste soit du maladroit !… commença-t-elle. Mais déjà Duchamp se confondait en volubiles excuses allemandes et, après trois ou quatre courbettes qui faisaient grand honneur à son talent de comédien, courut vers la porte, prit sa canne dans le porte-parapluies et disparut en coup de vent, suivi des yeux par une partie des dîneurs. Ce qui permit à Felicia d’escamoter le petit papier que le colonel avait laissé tomber sur ses genoux. Quittant son air courroucé, la jeune femme adressa un grand sourire à son amie :

— Si nous allions dormir, à présent ? dit-elle en étouffant un léger bâillement, je tombe de sommeil…

Quelques minutes plus tard, toutes deux se retrouvaient dans la chambre de Felicia après avoir congédié la petite servante qui faisait la couverture.

— Voyons un peu ce que l’on nous dit ? fit Felicia en dépliant le billet qui était, à la vérité, assez court :

« Ne restez pas dans cet hôtel, écrivait Duchamp. Dès demain, arrangez-vous pour émigrer au “Cygne” dans la Kärtnerstrasse. J’y serai beaucoup plus à l’aise pour vous rendre visite… » C’était signé : Grünfeld, maître d’armes… »

— Apparemment, commenta Felicia, notre ami a changé d’identité. Mais il faut faire ce qu’il dit. Et d’abord prévenir Timour afin qu’il soit, demain matin, à notre disposition. Vous savez, depuis Morlaix, la passion qu’il nourrit pour les promenades à pied à travers une ville. D’autant qu’à Vienne, il doit avoir laissé, dans les cafés, quelques habitudes. Et comme il pense que nous restons ici…

Convoqué, le Turc promit de ne pas quitter l’hôtel sans en avoir reçu permission et se montra même fort satisfait à l’idée de quitter le « Kaiserin von Cesterreich ».

— Est-ce que tu ne t’y plais pas ? demanda Felicia. C’est pourtant une maison d’assez bonne réputation.

— Il y a trop de gens qui ressemblent à des policiers, dit Timour. Et puis, je n’aime pas qu’on me traite comme un domestique. Je suis ton écuyer, Madame la princesse, pas ton valet !

Le lendemain matin, les échos de l’hôtel retentirent de la colère, entièrement feinte, de Felicia. A l’entendre, cette maison était ce que l’on pouvait rêver de plus infâme. Les draps y étaient de toile grossière, les bruits nocturnes insupportables et, honte suprême, une punaise s’était aventurée insolemment dans le lit de Mme la princesse Orsini qui, sans rien vouloir entendre des explications désolées et des excuses de l’aubergiste, réclama avec hauteur et du même coup, sa note et sa voiture. Une demi-heure plus tard, elle, Hortense et Timour quittaient le « Kaiserin von Œsterreich », laissant son propriétaire courbé sous le poids d’une infamie parfaitement injustifiée et se demandant ce qu’il avait bien pu faire au ciel pour qu’il lui ait envoyé une cliente aussi catastrophique.

— Est-ce que vous n’avez pas un peu exagéré ? fit Hortense en riant quand la voiture eut démarré. C’est une très bonne maison, tout compte fait…

— Il faut toujours exagérer, surtout lorsque l’on est de mauvaise foi. De pâles critiques ne nous auraient pas tirées de là. Par ailleurs, si Duchamp nous demande de partir, c’est que cette maison est moins bonne qu’elle n’en a l’air. Et puis j’ai confiance dans le flair de Timour et lui a vu des policiers dans tous les coins.

L’hôtel du Cygne, proche de la Hofburg et situé dans l’une des rues les mieux achalandées de la ville, réserva aux deux jeunes femmes d’agréables surprises. D’abord il venait d’être refait à neuf et ensuite son propriétaire, Giuseppe Pasquini, était d’origine romaine comme Felicia elle-même. Une princesse Orsini ne pouvait être accueillie chez lui qu’avec les égards les plus flatteurs et comme Duchamp avait d’ores et déjà annoncé sa venue, Pasquini alla lui-même baisser le marchepied de la voiture quand elle s’arrêta devant chez lui.

— La bienvenue à Votre Excellence ! claironna-t-il. C’est un honneur pour ma modeste maison que recevoir une grande dame de mon pays. Loué soit Notre-Seigneur !

Sensible d’ailleurs au charme de deux jolies femmes, Pasquini tint à les accompagner en personne jusqu’à leur appartement et s’y attarda même jusqu’à ce que les serviteurs chargés de bagages eussent disparu. Il avait apparemment quelque chose à dire.

— Madame la princesse et Madame la comtesse doivent savoir qu’elles sont ici chez elles… et en parfaite sécurité. Toute la maison est à leurs ordres. M. Grünfeld a bien insisté pour que Vos Excellences en soient averties dès leur arrivée.

Felicia considéra son hôte avec un sourire plein de sympathie. C’était un homme qui pouvait avoir quarante-cinq ans et dont les traits réguliers se noyaient un peu dans une aimable rondeur due à la bonne chère, mais ses yeux noirs regardaient droit et son sourire n’était pas sans charme.

— D’où connaissez-vous monsieur… Grünfeld ? demanda Felicia.

— Je l’ai connu à Milan, voici longtemps déjà puis je l’ai revu ici, après Wagram. Nous avons toujours été amis.

— Il habite donc chez vous lui aussi ?

— Non. Depuis son retour, il n’a jamais habité ici. Il avait choisi, pour éviter que l’on ne sût trop nos relations, le « Kaiserin von Œsterreich », mais il n’y est resté que deux semaines : le temps de se trouver un logis. Il a ouvert une salle d’armes assez bien fréquentée ma foi, au Kohlmarkt. Il se contente de venir de temps en temps manger de mes « passa ». Mais pour madame la princesse, il n’a pas hésité un instant à s’adresser à moi. Et je serais fort étonné s’il ne venait pas dès ce soir…

Spontanément, Felicia, avec ce grand air qui n’appartenait qu’à elle, tendit sa main à l’hôtelier :

— Je vous dis merci, monsieur Pasquini. C’est une chose agréable de se savoir chez un ami. Mais nous n’abuserons pas de votre hospitalité, la comtesse et moi-même. Le mieux serait pour nous de trouver un appartement.

L’idée de Felicia était en effet de s’installer avec Hortense dans une maison assez grande ou de louer un étage de palais comme cela se faisait couramment. Elle souhaitait en effet que toutes deux puissent prendre rang dans la société viennoise qui constituerait sans doute pour elles le meilleur poste d’observation. Qui d’ailleurs, même le plus soupçonneux des policiers, suspecterait deux jeunes femmes très belles, très élégantes et visiblement avides de se distraire ?

— Pour nous, expliquait la jeune femme, pas de mines de conspirateurs, pas de manteaux couleur de muraille, pas de chuchotements : des réceptions, des fêtes, de la gaieté. Le prince va avoir vingt ans – tout comme vous, ma chère ! – et je suppose qu’on lui permet de se distraire un peu et de fréquenter la société ?

Sages dispositions qui devaient être entièrement approuvées par Duchamp. Quand il vint, le soir, un peu avant l’heure du dîner, Pasquini l’introduisit dans le petit salon qui séparait les chambres des deux amies. Après s’être débarrassé de sa pelisse et de son chapeau, il baisa la main de Felicia mais, quand il se retourna vers Hortense, celle-ci vit briller dans ses yeux une petite flamme qui la fit rougir légèrement. Lorsqu’ils couraient ensemble leur dangereuse aventure bretonne, Duchamp lui avait laissé entendre qu’il l’aimait et apparemment, ses sentiments n’avaient pas changé.

— J’ai cru rêver hier en vous apercevant, madame, dit-il en s’inclinant sur la main d’Hortense. J’espérais depuis longtemps la venue de… la princesse mais vous, même dans mes rêves les plus fous, je n’aurais pas osé espérer vous revoir si vite. Je vous croyais au fond de l’Auvergne.

— J’y étais, mais vous le voyez, il arrive que l’on en revienne et même que l’on se retrouve beaucoup plus loin qu’on ne l’imaginait.

— Avez-vous finalement choisi de rejoindre notre combat ?

— Dire qu’il s’agit d’un choix délibéré serait sans doute exagéré, cher colonel, dit Felicia. En fait, c’est pour me sauver que Mme de Lauzargues a quitté ses terres… et c’est pour se sauver elle-même qu’elle m’a suivie jusqu’ici. Mais bien décidée à nous aider tout de même…

— Vous sauver, la sauver ? Qu’est-il donc arrivé ?

— Vous devez bien penser que si je ne suis pas venue plus tôt c’est qu’il s’est passé quelque chose. Mais, je vous en prie, prenez ce fauteuil, laissez-moi vous offrir un verre de ce vieux lacryma-christi et causons de nos affaires. Où en sommes-nous ?

Le sourire de Duchamp s’effaça. A regret, son regard quitta Hortense et revint se poser, assombri, sur Felicia.

— Vous ne savez absolument rien. Est-on si peu au fait des événements à Paris ?

— Comment aurais-je pu savoir quelque chose ? J’étais en prison.

— En prison, vous ? Et pourquoi ?

— A cause d’un de nos vieux amis ; le sieur Patrick Butler, l’armateur de Morlaix.

Et, en quelques phrases, Felicia raconta son aventure et comment Hortense l’en avait sortie mais sans toutefois mentionner l’affaire de la rue Saint-Louis-en-l’Ile. Elle savait depuis longtemps que le colonel était amoureux d’Hortense et ne tenait absolument pas à déchaîner sa fureur. La colère qu’il montra était déjà bien suffisante.

— Lorsque nous rentrerons en France, je réglerai le compte de ce misérable…

— Personne ne vous le reprochera. A présent, parlez. Où en est notre projet ?

— Pas bien loin, je le crains, et j’avoue sincèrement ma déception. Lorsque je suis arrivé ici, je rêvais de voir les Bonaparte se ruer sur l’Autriche pour réclamer le roi de Rome afin de l’escorter triomphalement jusqu’à Paris et l’y aider à reprendre son héritage.

Felicia eut un rire plein de dédain :

— Ces gens-là ? Vous en espériez vraiment quelque chose ? Hormis Madame Mère qui, à Rome et en compagnie de l’Église attend que Dieu lui permette de rejoindre son fils, les autres ne songent pas un instant à quitter leurs retraites. Joseph est en Amérique, les autres à Rome ou à Florence et tous, apparemment, s’y trouvent bien. Élira et Pauline, les seules qui se fussent joyeusement battues avec nous, sont mortes.

— Ne soyez pas trop absolue. Il y a une exception.

— J’aimerais bien savoir laquelle ?

— La fille d’Élisa : Napoléons, comtesse Camerata. Elle était ici en octobre dernier et logeait même dans cet hôtel. Je l’ai vue souvent et toujours avec la même émotion car elle est le vivant portrait de l’Empereur. Elle souligne d’ailleurs volontiers cette ressemblance en s’habillant en homme. Il est vrai qu’elle possède toutes les qualités d’un garçon de bonne race : la bravoure, l’audace. Elle monte à cheval, fait des armes…

— Et elle est prête à nous aider ?

— Elle avait même un plan, que nous partagions d’ailleurs : enlever le prince avec ou sans sa permission et le ramener en France pour tenter avec lui un effet psychologique analogue à celui du retour de l’île d’Elbe. Elle espérait qu’à sa seule vue, à son seul nom, le duc de Reichstadt tomberait dans ses bras, sauterait à cheval et fuirait avec nous vers la frontière.

— Et alors ?

— Alors, il lui a fallu perdre ses illusions. Tout ce qu’elle a réussi à obtenir, ce fut une entrevue avec l’ex-impératrice Marie-Louise, ce qui était inutile. Quant au prince, elle s’est aperçue très vite qu’il lui était impossible de l’approcher. Sa réputation d’excentricité la desservait et aussi son visage, ce visage en quoi elle espérait mais qui hante encore les rêves de Metternich. Quand celui-ci a su la présence de la comtesse à Vienne, il a resserré la surveillance autour de son jeune prisonnier. En outre, il s’est arrangé pour que le prince fût prévenu contre sa cousine et toutes les demandes d’audience sont restées sans réponse. Alors, exaspérée, elle a payé d’audace. Un soir de novembre dernier, elle est allée l’attendre près de la maison du baron d’Obenaus, son professeur d’histoire, où il a coutume de se rendre deux fois la semaine. Elle avait acheté l’un des domestiques et s’était cachée dans l’escalier. Quand le prince est arrivé, elle s’est jetée à genoux devant lui, a pris sa main et l’a baisée en dépit des efforts qu’il faisait pour la lui retirer. Il a pris pour une folle cette femme en cape écossaise qui se jetait sur lui et elle n’a pas eu le temps de s’expliquer. Déjà, Obenaus accourait avec ses gens. On a maîtrisé la comtesse et on a voulu l’entraîner. Alors, elle a crié : « Qui me refusera de baiser la main de mon souverain ? » Puis, comme on l’obligeait à redescendre l’escalier, elle a crié encore : « François ! Souviens-toi que tu es prince français ! » Mais c’était fini. L’occasion était manquée. Peut-être parce qu’elle a agi avec trop de précipitation…

— Que s’est-il passé ensuite ? demanda Felicia.

— On l’a ramenée ici sous bonne garde mais elle ne s’avouait pas battue. Ne pouvant parler, elle a écrit. C’était d’ailleurs la troisième fois, mais les premières lettres n’étaient pas parvenues à destination. Celle-là, par on ne sait quel miracle, est arrivée. C’était une lettre très belle, très triste mais hélas un peu exaltée. Elle n’a pas inspiré confiance au prince. Il l’a montrée à son précepteur puis a répondu, mais sa lettre à lui était froide et sèche. La comtesse en a pleuré de désespoir.

— Elle a renoncé, alors ?

— Non. Obstinée, elle a écrit encore un mot très court implorant une entrevue… « Partout où vous voudrez, j’irai pour vous parler… » Alors, le prince a regretté sa lettre si dure et, pour se faire pardonner, il a envoyé ici son plus intime ami, le chevalier de Prokesch-Osten, pour porter ses excuses. Je n’ai pas assisté à l’entrevue mais je sais que Prokesch et la Camerata se sont fort bien entendus. Le chevalier souhaite profondément, au fond de son cœur, de voir François sur le trône de France. Il a parlé longtemps avec la comtesse, s’efforçant d’apprendre d’elle de quels moyens elle pouvait disposer pour mener à bien le retour du prince. Des moyens qui, malheureusement, se limitaient à peu de chose : trois ou quatre hommes dévoués… et pas d’argent. Alors, il lui a fait comprendre que pareille entreprise s’accommodait mal de précipitation, qu’il fallait préparer des chevaux, disposer des relais, acheter des consciences. La comtesse n’est pas riche, hélas ! Cependant, Prokesch ne l’a pas découragée. Tout au contraire : « Je vous aiderai, lui a-t-il dit, dès que je serai certain que le moment sera venu. Il faut attendre encore… »

— Attendre quoi ? s’écria Felicia qui bouillait visiblement…

— Que les circonstances soient plus favorables, que les préparatifs soient mieux organisés. Et Camerata en a convenu d’ailleurs. Prokesch et elle se sont quittés en se promettant de se revoir, de travailler ensemble. Malheureusement…

— Je ne sais pas pourquoi, mais voilà un mot que j’attendais, dit Felicia. Il est étrange de constater qu’il y a toujours un obstacle quand tout paraît s’arranger…

— Ce n’est que trop vrai. Trois semaines plus tard, la comtesse Camerata recevait du chef de la police, Sedlinsky, l’ordre de quitter Vienne avec défense d’y revenir. On lui donnait jusqu’au 22 décembre pour déguerpir. Elle fut bien obligée d’obéir…

— D’après ce que vous en dites, fit Hortense, cela ne lui ressemble pas ?

— Elle n’a obéi qu’à l’ordre de quitter Vienne. L’esprit de retour n’était pas atteint. D’ailleurs, elle n’est pas partie très loin : tout juste jusqu’à Prague. Depuis nous nous écrivons. Pas souvent, bien sûr, mais je sais qu’elle garde tout son espoir.

Felicia se leva, fit quelques pas dans la pièce, faisant, dans son agitation, tournoyer autour d’elle son ample jupe de lainage écossais.

— C’est encore heureux ! fit-elle en s’arrêtant brusquement devant Duchamp qui, après avoir tant parlé, dégustait lentement son lacryma-christi. Mais ce qui me tourmente, dans tout cela, c’est moins le peu d’avancement de nos affaires que l’attitude du prince dans cette histoire. Je croyais qu’il brûlait d’échapper à sa prison, de revenir en France, de s’y battre pour ses droits et pour sa gloire ? Or, vous ne nous avez montré qu’un jeune garçon craintif qui, lorsqu’il reçoit une lettre secrète, ne trouve rien de mieux que courir la montrer à d’Obenaus…

— Obenaus n’est que son professeur d’histoire. Le précepteur, c’est le comte de Dietrichstein. Et ne vous y trompez pas : l’un comme l’autre, même s’ils obéissent à Metternich, sont sincèrement attachés à leur élève et, comme Prokesch, ils souhaitent eux aussi lui voir jouer un grand rôle dans l’histoire.

— Vous ne me ferez jamais croire cela.

— C’est moins incroyable que vous ne l’imaginez. Réfléchissez, mon amie. L’un comme l’autre pensent que ce serait une excellente chose pour l’Autriche… et accessoirement pour la France, qu’un prince élevé par eux, c’est-à-dire à l’autrichienne, règne à Paris. Quant au prince, il faut le comprendre, lui aussi : la vie qu’on lui a fait mener, loin de sa mère, livré uniquement à des hommes depuis qu’on l’a séparé de sa gouvernante française Mme de Montesquiou, tout cela l’a rendu méfiant, inquiet. Il rêve d’égaler la gloire de son père dont il ne connaît même pas la vie mais il craint les traquenards. Trop de gens déjà ont tenté de surprendre sa confiance et je pense, pour ma part, que la comtesse Camerata a fait preuve d’une trop grande précipitation. Je le lui ai dit d’ailleurs…

— Mais ces circonstances favorables, coupa Hortense, quand pensez-vous les voir venir ?

— Plus vite peut-être que je ne le pensais, et c’est pourquoi je suis si heureux de votre venue. Je pense en effet que vous arrivez à point nommé parce qu’à la Hofburg certaines choses sont en train de changer. Le prince va avoir vingt ans. Il échappera alors à ses précepteurs. L’empereur François lui a promis un régiment, ce qui réaliserait l’un de ses rêves…

— Peuh ! dit Felicia en haussant furieusement les épaules, un régiment autrichien !…

— Ce ne serait pas une si mauvaise chose. Un régiment tient souvent garnison en province, et celui que l’on promet au prince, le « Duc de Nassau », est stationné à Brünn. En outre, on y fait des manœuvres au cours desquelles on peut monter un plan d’enlèvement. Enfin, sa majorité donne un peu plus de liberté au prince : il sort plus aisément du palais : ainsi vient-il d’effectuer son entrée dans la vie mondaine en se rendant, il y a dix jours, au bal de l’ambassadrice d’Angleterre, lady Cowley. Il y a, dit-on, rencontré le plus vif succès, surtout auprès des dames et il est à prévoir qu’à présent il va aller d’invitation en invitation. Voilà pourquoi j’approuve entièrement votre idée de louer une maison où vous puissiez recevoir. Vous serez reçues en retour et ainsi vous parviendrez, j’en suis persuadé, à approcher le prince le plus naturellement du monde.

— Je suis française, remarqua Hortense. Cela peut être un obstacle ?

— Certainement pas. Quand Sedlinsky se renseignera sur vous – et il le fera – il apprendra que les Lauzargues appartiennent à la faction la plus légitimiste des Français. D’ailleurs vous serez surprise du nombre de nos compatriotes installés ici, depuis une marchande de modes jusqu’à un maréchal d’Empire… sans parler du nouvel ambassadeur qu’a envoyé Louis-Philippe : cette girouette de maréchal Maison qui, depuis le départ de l’Empereur pour l’île d’Elbe, a tourné à tous les vents.

— Vous parliez d’un maréchal d’Empire ? dit Felicia. Qui donc ?

— Marmont. Notre vieil ennemi de Juillet et de l’assaut des Tuileries. Il a suivi Charles X en exil mais n’a pu se supporter dans la petite cour écossaise du roi Bourbon où d’ailleurs il était mal vu. Il a choisi de voyager et, je ne sais pourquoi, il est venu en Autriche. Peut-être pour se rapprocher du fils de l’homme qu’il a trahi. On dit qu’il brûlait de connaître le prince. Cela a été fait au bal de lady Cowley.

— Il a osé l’approcher ? s’indigna Felicia.

— Mais oui. Il a même été invité à se rendre chaque semaine à la Hofburg pour répondre aux questions du prince. Il y a longtemps que celui-ci désirait s’entretenir avec un ancien compagnon de son père.

— Il aurait dû mieux choisir…

— On prend ce qu’on trouve. Et puis un fidèle confirmé n’aurait jamais reçu l’autorisation d’approcher le fils de Napoléon. Metternich pense que Marmont est sans danger. Ce en quoi il se trompe peut-être. On m’a rapporté que le duc de Raguse était fort ému, l’autre soir, en saluant l’Aiglon. Il y a peut-être quelque chose à faire de ce côté et j’aimerais que vous le rencontriez… A présent, ajouta-t-il en se levant, vous en savez autant que moi et je vais me retirer.

— Encore un moment ! pria Felicia. Ne pouvons-nous savoir qui sont ceux qui sont disposés à nous aider ? Duchamp sourit de ce rare sourire qui lui allait bien.

— En dehors de ce maître d’armes alsacien nommé Grünfeld, il y a ma voisine du Kohlmarkt, Mlle Palmyre, qui est une amie sûre. Il y a Pasquini, ici même. Il y a deux ou trois compagnons qui travaillent à la Hofburg ou à Schônbrunn, le palais d’été de la Cour. Enfin, il y a la comtesse Lipona qui est une intime de Napoléons Camerata…

— Lipona ? dit Felicia. Est-ce Maria Lipona ? J’en ai rencontré une à Rome, jadis.

— C’est bien elle. Elle habite un petit palais de la Salesianergasse et, si vous la connaissez, c’est une excellente chose car elle est remuante, fréquente énormément de monde et pourra vous introduire dans la meilleure société. Je vous donne ici les noms qui peuvent vous être les plus utiles. Pour les autres, c’est moins important et on ne sait jamais. A présent, il faut vraiment que je parte. J’ai une leçon…

— Au moins ne partirez-vous pas sans viatique…

Felicia alla fouiller dans un grand sac enfermé dans un secrétaire dont elle avait la clef et revint avec une cassette.

— Vous oubliez votre trésor de guerre, fit-elle avec un sourire.

Duchamp alla poser la cassette sur une table et l’ouvrit. Le petit salon s’emplit de lumières. Sous l’éclairage d’un bouquet de chandelles, les diamants, les rubis, les émeraudes et les saphirs se mirent à vivre comme le cœur étincelant d’un minuscule volcan vers lequel le colonel, comme s’il craignait de se brûler, avança une main hésitante.

— Quelle merveille ! soupira-t-il en pêchant un collier de diamants et d’émeraudes. Existe-t-il vraiment une femme capable de se priver de telles parures pour une idée ?

— C’est plus qu’une idée : c’est une vengeance. Tant qu’un Bonaparte ne sera pas assis sur le trône de Napoléon, le sang de mon époux ne s’apaisera pas. Nous avons là de quoi acheter un régiment. Et puis j’ai fait faire des copies, ajouta-t-elle en souriant.

— Je ne doute pas que, portées par vous, ces copies ne paraissent authentiques mais je regrette tout de même de vous priver.

— Après Waterloo, la reine Hortense a donné à l’Empereur son dernier collier de diamants…

— Et vous donnez vos parures à son fils ! Néanmoins, je vous demande de les garder par-devers vous par prudence. On entre chez moi comme dans un moulin et nous n’en avons pas besoin pour le moment. Quand le temps en sera venu, je vous indiquerai un juif de la Josefstadt qui vous en donnera le meilleur prix parce que, jadis, je lui ai sauvé la vie. A présent, souffrez que le modeste maître d’armes vous quitte pour vous laisser commencer votre vie mondaine. Quand vous désirerez me voir…

— Ce sera bientôt, dit Felicia. Il y a longtemps que je n’ai fait des armes et j’ai grand besoin de me dérouiller…

— Je serai enchanté de vous donner des leçons… Mais c’était sur Hortense que s’attardait le regard de l’ancien colonel et Felicia se mit à rire.

— Je suis certaine que Mme de Lauzargues aura à cœur de venir assez souvent s’assurer de mes progrès. N’est-ce pas, Hortense ?

— Bien sûr, fit celle-ci. Il n’est rien que j’aime autant que l’escrime…

Pieux mensonge dont personne ne fut dupe, mais qui mit un peu de soleil dans les yeux et dans le cœur de l’ancien officier de Napoléon 1er.

— Les héros, comme les enfants, ont besoin d’encouragements, conclut Felicia lorsqu’il se fut retiré. A celui-là, il faut un sourire de temps en temps. Ne les lui ménagez pas.

CHAPITRE VII PREMIERS PAS DANS LA VIE VIENNOISE…

D’origine florentine, la comtesse Maria Lipona possédait au plus haut degré le goût de l’intrigue et l’amour des secrets qu’elle élevait d’ailleurs à la hauteur de l’un des beaux-arts. Non qu’elle nourrît personnellement un quelconque grief contre l’Autriche où elle vivait fort agréablement mais, dans ses jeunes années, elle avait été bercée par les fabuleuses histoires de l’épopée napoléonienne, comme l’avait été Felicia Orsini. Et elle voyait, dans le fils de l’Aigle, l’héritier indéniable d’un aussi fulgurant destin. S’y joignait l’auréole du malheur, et il avait suffi d’une rencontre pour que Maria Lipona proclamât que le jeune prince était en tout point digne de la légende.

— On mourrait pour un sourire de lui, disait-elle parfois, et ce n’était pas, chez elle, une formule en l’air. Elle était prête à se dévouer corps et âme au prisonnier de la Hofburg.

Jadis, à Rome, elle avait fréquenté le palais Orsini, piazza Monte-Savello, et approché la famille de Felicia. En outre, dans l’entourage de Madame Mère, elle rencontra la comtesse Camerata dont elle devint l’intime amie. L’une des rares que l’amazone des Bonaparte se fût faites dans une gent féminine qu’elle avait plutôt tendance à mépriser. De son côté, Maria Lipona vénérait la nièce de l’Empereur, pour sa ressemblance avec lui et aussi pour le courage avec lequel elle s’était jetée dans un combat inégal, seule ou presque contre le puissant empire autrichien, pour arracher son cousin au destin misérable que lui préparait Metternich.

Et ce fut avec un chagrin extrême que Maria Lipona vit son amie partir pour Prague après sa tentative avortée auprès du duc de Reichstadt.

Aussi accueillit-elle Felicia et Hortense, annoncées par Duchamp, avec une joie bien proche de l’enthousiasme.

— Je sens que votre présence va me consoler du départ de ma chère princesse, leur dit-elle. Vous n’imaginez pas le vide qu’elle a laissé derrière elle.

— Vous n’avez jamais désespéré de notre cause tout de même ? fit Felicia.

— J’avoue en avoir été bien près et je ne comprends toujours pas pourquoi le duc de Reichstadt n’a pas accueilli sa cousine comme elle le méritait. Pourtant, d’après ce que je peux en savoir, son rêve le plus cher est de régner en France. Le chevalier de Prokesch-Osten est formel là-dessus : le prince tremble au seul nom de son pays natal. Il se sent prince français jusqu’au bout des ongles… et pourtant, jusqu’à présent, il a réagi surtout comme un bon Autrichien.

— Quand on a rêvé quelque chose pendant trop longtemps, on est saisi de crainte au moment de voir se réaliser ses espérances et une certaine angoisse doit s’ensuivre. Celle de voir tout cela s’évanouir d’un seul coup. Celle d’un réveil trop brutal… Quels préparatifs avait faits la comtesse Camerata ?

— Assez peu, je le crains, faute d’argent. Les Bonaparte craignent une aventure qui troublerait leur quiétude et ne sont guère décidés à délier les cordons de leurs bourses. Napoléons était à peu près seule avec notre colonel Duchamp et quelques amis…

— Nous bâtirons notre plan sur des bases plus solides. Mais, en fait de bases solides, il faut que nous en trouvions une pour nous-mêmes. Notre projet immédiat est de prendre un certain pied dans la société viennoise. Puisque le prince est désormais autorisé à s’y mêler, cela me paraît le meilleur moyen de l’approcher. Et d’abord il faut que nous nous installions ailleurs que dans une auberge.

— Je vous offrirais bien une partie de ma maison mais je crois que ce ne serait pas une bonne idée. En revanche, il y a en ce moment un logis qui pourrait vous convenir parfaitement.

Et d’expliquer qu’un grand appartement se trouvait à louer dans l’aile gauche du palais Palm, dans la Schenkenstrasse, c’est-à-dire à l’un des plus agréables emplacements de la ville. Nulle part ailleurs ses nouvelles amies ne trouveraient à se loger dans de meilleures conditions.

— Personne n’imaginerait que l’on pût s’installer au palais Palm pour conspirer. L’aile droite de cette vaste demeure est en effet occupée depuis des années par la duchesse Wilhelmine de Sagan, née princesse de Courlande. Elle y passe tous ses hivers, le plus souvent en compagnie de ses sœurs, la princesse de Hohenzollern-Elchingen et la duchesse d’Acerenza et Wilhelmine est sans doute la femme la plus antifrançaise qui soit au monde. Elle constituera pour vous une superbe couverture car, bien sûr, habitant à sa porte, il faudra lui demander audience.

— Audience ? protesta Hortense, choquée par le mot.

— C’est une duchesse régnante, ma chère, même si elle ne réside à Sagan qu’une partie de l’année.

— En tout cas, elle recevra peut-être mon amie Felicia, mais certainement pas moi puisqu’elle déteste si fort les Français.

— N’exagérons rien. Il lui est tout de même arrivé, durant le Congrès de Vienne, de fréquenter l’ambassade de France et le vieux Talleyrand. N’oubliez pas que sa plus jeune sœur est la nièce de celui-ci.

Le visage de Felicia, qui s’était assombri dans les derniers instants, s’éclaira brusquement.

— La duchesse de Dino ? Bien sûr ! Une princesse de Courlande, j’aurais dû m’en douter ! Mais nous connaissons beaucoup Mme de Dino et mon amie Hortense a même séjourné chez elle, rue Saint-Florentin, durant quelques jours.

— A merveille ! Eh bien, voilà votre introduction toute trouvée. Si toutefois vous vous décidez pour la maison que je vous propose…

— La première chose à faire est d’aller voir, conclut Felicia en se levant.

Construit au XVIIIe siècle dans l’une des principales rues de Vienne, proche de la Hofburg et de la charmante Minoritenplatz, le palais Palm possédait toute la puissance et la majesté des palais italiens mais s’ornait d’un fabuleux portail baroque sur lequel ouvrait un balcon toujours très couru les jours de cortège officiel. La duchesse de Sagan ne laissait ignorer à personne que, de ce balcon, elle avait assisté avec ses sœurs, en 1814, à la fabuleuse entrée du tsar Alexandre 1er venu prendre sa part du Congrès chargé de refaire l’Europe tandis que Napoléon se morfondait à l’île d’Elbe.

L’appartement que l’on proposa à la princesse Orsini avait d’ailleurs été occupé, durant cette brillante période, par la maîtresse préférée de l’autocrate russe – qui en avait beaucoup – la princesse Bagration. Il se composait de trois salons, d’une vaste salle à manger et de trois chambres, celles des domestiques se trouvant dans les combles. Le décor ressemblait au portail : pompeux et tarabiscoté, avec beaucoup de dorures, mais les hautes boiseries blanc et or encadraient des panneaux de damas d’un jaune doux qui ne déplut pas aux futures locataires. Et, surtout, entretenu à longueur d’années par un couple de domestiques allemands, l’appartement était d’une propreté et d’un ordre exemplaires. Il n’y avait qu’à s’installer.

— Ce n’est pas le style que j’aurais choisi, dit Felicia, dont les goûts allaient aux lignes nettes de l’Empire, mais je crois que nous aurions de la peine à trouver mieux. Et puis à la guerre comme à la guerre ! Nous n’allons pas y rester des années.

Le contrat pour une location de six mois fut signé une heure plus tard et, dès le lendemain, Hortense et Felicia emménageaient dans leur nouveau logis. Outre le ménage allemand, Pasquini leur envoya un jeune cuisinier italien et Maria Lipona une femme de chambre tchèque adroite et peu bavarde qui, en dehors de quelques mots d’allemand, ne parlait aucune langue connue des deux amies. Après quoi, on se lança à l’assaut de la société viennoise.

En dépit de ses airs étourdis, la comtesse Lipona possédait un véritable savoir-faire mondain. Elle donna à ses amies des conseils qui leur permirent de bien lancer leur barque, leur indiqua les maisons où il était bon de déposer une carte, les invita plusieurs fois avec des personnes attachées à la Cour, leur présenta les meilleurs danseurs du moment et, puisqu’elles passaient officiellement pour passionnées de musique, elle les introduisit dans quelques-uns des salons les plus renommés pour les concerts que l’on y donnait. On les vit ainsi chez les Kinsky et chez le banquier Arnstein où elles s’ennuyèrent avec grâce au milieu de gens qui communiaient dans l’admiration fervente de deux musiciens qu’elles ne connaissaient absolument pas : Ludwig van Beethoven et Franz Schubert, mais dont, étant femmes de goût, elles devinrent très vite de sincères admiratrices. Et comme elles étaient belles, élégantes et de grandes manières, elles firent bientôt partie de cette société dont elles espéraient tant.

Mais elles ne fréquentaient pas que la société. Deux ou trois jours après leur installation, Felicia et Hortense allèrent faire la connaissance de Mlle Palmyre, cette jeune modiste française dont Duchamp leur avait dit qu’elle était toute dévouée à la cause impériale.

Sa boutique « Aux Dames de Paris » ouvrait sur le Kohlmarkt tout près de la salle d’armes de Duchamp et à deux pas de la Hofburg. C’était peut-être la mieux achalandée de la ville. Il est vrai que l’on y trouvait des merveilles et que personne ne savait trousser un chapeau comme les ouvrières de Mlle Palmyre. Entre les boiseries sombres relevées de filets dorés de son magasin s’entassaient les satins, les mousselines, les dentelles, les moires, les failles, les collerettes, les gants, les mouchoirs, les plumes, les fleurs de soie ou de velours, tout l’arsenal charmant de la coquetterie féminine, et il n’était jusqu’aux dames de la Cour et à l’Impératrice elle-même qui ne fissent appel au goût et à l’ingéniosité de cette charmante Parisienne dont les doigts de fée réussissaient à donner de l’éclat aux femmes les plus ternes ou les plus disgraciées.

Au physique, c’était une jolie fille blonde aux yeux bleus et au petit nez retroussé dont le visage à fossettes semblait ne connaître d’autre expression que le sourire. Elle accueillit les nouvelles clientes que lui envoyait Duchamp avec le respect dû à de grandes dames, mais aussi avec cette amabilité gentille qui laisse entendre discrètement que l’on est chez une amie. Et une amie prête à tous les dévouements.

— Ma maison et moi-même sommes tout à votre service, leur dit-elle, et nous ferons toujours tout ce qui sera possible… et même impossible pour vous faire plaisir…

— Nous n’en doutons pas, dit Felicia en riant. Mais nous remercierons cet aimable monsieur Grünfeld de nous avoir envoyées à vous. Il a raison quand il dit que vous possédez le plus joli magasin qui se puisse voir. Et que vous êtes la plus jolie modiste aussi…

Palmyre devint toute rose et prit à bras-le-corps une grande pièce de mousseline brodée qui lui permit de cacher son visage.

— Il a dit cela ? fit-elle d’une voix un tout petit peu trop émue, d’où ses visiteuses tirèrent sans peine la conclusion qui s’imposait : la jolie Palmyre était peut-être toute dévouée à la cause impériale française mais elle était encore plus dévouée à un certain colonel Duchamp, alias Grünfeld. On pouvait même dire sans crainte de se tromper qu’elle en était amoureuse…

Pour étrenner leurs relations, Felicia acheta deux paires de gants brodés et Hortense une ombrelle de dentelle blanche puis elles laissèrent la jeune femme aux prises avec deux clientes qui prétendaient faire déballer une bonne partie du magasin.

— On dirait que notre Duchamp a fait des ravages, dit Felicia quand elles remontèrent en voiture. Cette petite est folle de lui…

— Et comme il semble l’apprécier beaucoup, j’espère qu’ils trouvent ensemble un peu de bonheur. Rien ne me ferait plus de plaisir…

— Je l’espère aussi mais je n’y crois guère. C’est de vous, ma chère, qu’il est épris. Cela n’empêche peut-être pas, d’ailleurs, qu’il ne trouve auprès d’elle un joli repos du guerrier…

On vit aussi les deux amies au Prater, la promenade favorite des Viennois. Elles y allaient chaque jour, soit dans leur propre voiture, soit dans celle de Maria Lipona, soit à cheval mais toujours dans l’espoir d’apercevoir le duc de Reichstadt. Mais, à leur grand regret et contrairement à ce qu’elles savaient de ses habitudes, le prince ne se montra pas une seule fois, dès le jour où Hortense et Felicia y firent leur première apparition.

L’explication de cette étrangeté vint par Duchamp chez qui Felicia allait faire des armes tous les deux jours, tôt le matin :

— Le prince est malade, dit le colonel, qui savait toutes les nouvelles de la Cour par ceux qui fréquentaient sa salle. Il a pris froid le dernier jour de janvier en revenant de l’Helenental où il avait galopé tout l’après-midi. Les sorties lui sont interdites.

— C’est bien notre chance ! ronchonna Felicia. Voilà trois semaines que nous jouons les pécores dans des salons ennuyeux comme la pluie, Hortense et moi. Et nous ne sommes pas plus avancées qu’à notre arrivée.

Duchamp haussa les épaules et, saisissant une épée qu’on venait de lui livrer, entreprit d’éprouver entre ses deux mains la souplesse de la lame.

— Qu’est-ce que trois semaines ? Voilà six mois que je ronge mon frein ici. Prenez patience ! D’ailleurs, je trouve, moi, que vous avez marché à pas de géants. Les hommes qui viennent ici commencent a parler de ces deux belles étrangères qui se sont installées au palais Palm. On vante leur charme, la beauté altière de l’une, la grâce blonde de l’autre…

Entre ses mains, la lame d’acier fouetta l’air furieusement et Felicia se mit à rire.

— Il est vrai que nous rencontrons quelque succès mais, sans vouloir se montrer sottement vaniteuse, c’est une chose à laquelle on pouvait s’attendre. Ne soyez donc pas jaloux, mon ami. Nous avons bien d’autres chats à fouetter que nous laisser séduire par le premier bellâtre venu.

— Je ne suis pas jaloux, protesta Duchamp. Je n’ai aucun droit de l’être d’ailleurs, ajouta-t-il avec amertume.

— Et je ne crois pas que vous l’obteniez jamais, ce droit, dit Felicia doucement. Hortense aime ailleurs et je crois que c’est solide. Vous n’avez donc pas à craindre de la voir tomber dans les bras de l’un de nos courtisans…

L’entrée d’un nouveau personnage mit fin à la discussion et, instantanément, Duchamp, réintégrant la personnalité du maître d’armes Grünfeld, retrouva son accent alsacien.

— Monsieur le maréchal ! Quelle heureuse surprise ! Je ne vous attendais pas ce matin…

Le nouveau venu n’était pas un homme jeune – il ne devait pas être éloigné de la soixantaine – mais c’était encore un homme superbe ; grand et mince, il avait un beau visage aux traits réguliers, un nez droit, une bouche bien dessinée, des yeux bruns largement fendus abrités sous d’épais sourcils noirs qui, de même que les cheveux plantés dru, s’argentaient joliment. Son regard hardi fila droit vers Felicia qu’il enveloppa avec ce rien d’insolence qui trahit l’homme à femmes.

— Je vous dérange peut-être ? fit-il d’une voix profonde qui n’était pas le moindre de ses charmes.

— Il se trouve que c’est l’heure de ma leçon, lança Felicia du haut de sa tête. Mais si… monsieur a des choses importantes à vous dire, je peux attendre… un instant ! A condition toutefois que l’on me soit présenté.

— J’allais en prier Grünfeld, fit le nouveau venu avec un sourire légèrement railleur.

Le faux Alsacien s’empressa d’accéder à ce double désir :

— Puis-je, madame la princesse, vous présenter monseigneur le duc de Rag…

— Je préfère que l’on m’annonce comme le maréchal Marmont, coupa l’intéressé. Je n’aime plus beaucoup mon titre ducal…

— Est-ce le titre ou le nom ? fit Felicia avec insolence. Ce pourrait être depuis que les Français en ont fait un verbe[9] ?

— Peut-être. Ce n’est jamais très agréable de se retrouver dans le langage courant, madame. Au fait, madame de quoi ? ajouta le maréchal, rendant arrogance pour arrogance.

— C’est trop juste. Continuez donc vos présentations, Grünfeld !

Les yeux de Duchamp pétillaient de joie mais son apparence était celle d’un homme qui ne sait plus où se mettre.

— Son Altesse sérénissime madame la princesse Orsini est peut-être ma meilleure élève…

— Vraiment ? Est-ce pour m’inspirer l’envie de tirer contre elle que vous dites cela ? Je venais vous demander, mon cher Grünfeld, de faire quelques passes avec moi. Je me sens rouillé ces temps-ci. Le manque d’exercice sans doute…

— Si vous voulez tirer contre moi, dit Felicia avec un sourire moqueur, je crois que cela m’amuserait…

Du regard Marmont évalua la longue et mince silhouette en jupe noire, assez courte pour ne pas gêner les mouvements, et la chemise masculine dont le fin plissé s’entrouvrait sur la poitrine haute et fière.

— Pourquoi pas ? Cela pourrait être amusant.

Tout en parlant, il se défaisait de son grand manteau à col de fourrure, ôtait son habit de drap prune à boutons d’argent et acceptait des mains de Duchamp masque et plastron qu’il ajusta en habitué. Le visage de Felicia avait déjà disparu sous son masque et, la pointe de sa lame à terre, elle attendait calmement que le maréchal eût choisi une épée.

L’assaut fut bref et d’une incroyable rapidité. Le démon des armes semblait habiter la jeune femme, ce matin. Se donnant tout juste le temps de quelques passes pour étudier le jeu de son adversaire, elle se rua sur lui comme à l’assaut d’une redoute ; sa lame semblait le prolongement naturel de son corps souple et nerveux et, par trois fois, elle toucha le maréchal qui recula et s’avoua vaincu sans plus de façons.

— Je crois qu’il vaut mieux nous en tenir là ! fit celui-ci en ôtant son masque, montrant un visage en sueur. Si je m’obstine, je vais me couvrir de ridicule. Mais permettez-moi de vous offrir mes compliments, princesse : vous êtes un bretteur redoutable…

— Dans les engagements rapides sans doute, commenta Duchamp, mais je ne sais trop si madame pourrait soutenir un long duel au même rythme. Néanmoins, je vous l’ai dit, c’est ma meilleure élève. En revanche, monsieur le maréchal, vous me surprenez : je vous croyais mieux entraîné.

Marmont haussa les épaules tout en essuyant son visage à la serviette que lui offrait le maître d’armes.

— Voilà trois semaines que je ne me suis entraîné, vous le savez bien, Grünfeld. Exactement depuis que je suis devenu le professeur d’histoire du duc de Reichstadt. Cela ne me laisse pas une minute pour moi-même : je dois préparer nos entretiens…

Felicia et Duchamp échangèrent un coup d’œil qui signifiait, chez l’un : « Voilà qui est intéressant pour nous » et chez l’autre : « Voilà un homme à cultiver. Faites attention ! »

— J’avais entendu dire en effet qu’au bal de l’ambassadeur d’Angleterre le prince, à qui vous avez été présenté, vous a demandé de venir vous entretenir avec lui ? dit Duchamp. C’est donc vrai ?

— C’est plus que vrai… Je suis le plus ancien compagnon de son père et il le sait. Il est avide de savoir à un point que l’on n’imagine pas. De tout savoir depuis le début, depuis que… Bonaparte et moi, sans emploi ni l’un ni l’autre, nous partagions le pain de la misère dans cet hôtel minable de la rue des Fossés-Montmartre. Il me harcèle de questions en face d’une immense carte d’Europe étalée sur sa table de travail et parfois j’ai l’impression de n’être rien qu’un citron qu’il presse incessamment entre ses mains nerveuses… Mais comment refuser ? Il a tant de charme… et il est si malheureux !

Felicia eut, à cet instant, l’impression que Marmont les avait oubliés, elle et Duchamp, et qu’il parlait pour lui-même, étreint par une émotion dont il n’était pas le maître. Tout doucement, alors, elle murmura :

— Je ne l’ai encore jamais rencontré. Comment est-il ?

— Grand, mince… trop mince même. Blond avec un visage où l’apport autrichien ne parvient pas à effacer celui du père. Et surtout… il a son regard…

Il y eut un silence qui fût devenu vite insupportable si Duchamp n’eût pris sur lui de le rompre :

— On dit qu’il est malade en ce moment ?

— Oui. Il a pris froid après une promenade et tousse encore. Je crains que sa santé ne soit malheureusement pas des meilleures. Il n’en prend aucun souci. Cependant, je crois qu’elle réclamerait des soins constants. Quand il ne s’épuise pas en de folles courses à cheval, il travaille durant des nuits entières à la lumière des flambeaux. Et il n’y a personne pour l’en empêcher…

— Est-ce que cela ne devrait pas être le rôle d’une mère ? dit Felicia.

Pendant un instant, le visage de Marmont ne fut qu’un masque de colère et de mépris :

— La sienne vit à Parme où elle préfère s’occuper des bâtards que lui a donnés Neipperg. Depuis la mort de celui-ci, il y aura bientôt deux ans, elle vient de moins en moins souvent à Vienne. Le roi de Rome méritait une autre mère.

— Le roi de Rome le serait peut-être encore si certains d’entre vous, les maréchaux, n’avaient abandonné l’Empereur, dit Felicia. S’il n’est plus que le duc de Reichstadt, à qui la faute ?

— Ne nous accablez pas, princesse ! La faute en incombe surtout au Destin. A présent… permettez-moi de me retirer. Je ne vous ai que trop dérangée, je le vois bien…

Il parut tout à coup si vieux et si las que Felicia eut pitié de lui et, subitement, lui sourit :

— Vous ne m’avez pas dérangée… et je vous prie d’excuser ma langue un peu rapide. J’aimerais vous revoir…

— Je n’aurais pas osé vous le demander.

— J’habite, avec une amie, l’aile gauche du palais Palm, dans la Schenkenstrasse. Venez nous voir : je crois que nous aurions l’une et l’autre bien des questions à vous poser…

— Que voulez-vous en faire au juste ? demanda Duchamp quand le duc de Raguse eut quitté la salle d’armes.

— Honnêtement, je n’en sais rien encore. Mais il m’est apparu qu’il était peut-être bon de se faire un ami d’un homme qui approche le prince deux fois la semaine. Je croyais d’ailleurs que ce pouvait être votre sentiment ?

— Sans doute, mais méfiez-vous tout de même. Non que je le croie capable de trahir encore car il porte à présent l’affaire d’Essonne comme une véritable croix. Mais Marmont a laissé sa chance auprès de Napoléon. Depuis, il n’a rien réussi de ce qu’il a entrepris. Rappelez-vous la défense des Tuileries l’an passé durant les Trois Glorieuses ! Alors, à employer avec modération…

Hortense, pour sa part, s’indigna franchement quand, de retour au palais Palm, Felicia lui raconta ce qu’il venait de se passer.

— Recevoir ici cet homme ? Celui qui a trahi mon parrain ? Celui qui a fait tirer ses canons, en juillet dernier, sur le peuple de Paris au nom de Charles X ?

— Non. Celui que le duc de Reichstadt reçoit dans son particulier. Ce n’est pas le moment de vous montrer plus royaliste que le roi ! Et n’oubliez pas que si nous affichons nos convictions, il serait aussi simple de refaire tout de suite nos bagages. Déjà, je crains de m’être laissée emporter tout à l’heure…

— Vous avez raison. Et, à propos des ennemis de l’Empereur, on nous a porté ce matin un mot de la duchesse de Sagan, notre voisine. Elle nous recevra tantôt…

— Tout de même ? Elle y aura mis le temps ! déclara Felicia en se dirigeant vers sa chambre pour changer de toilette.

En effet, dès leur arrivée au palais Palm, les deux amies avaient fait déposer leur carte chez leur noble voisine comme le voulaient les règles du bon voisinage et le protocole exigeant des petites cours allemandes. Elles pensaient recevoir une réponse assez rapide, mais en dépit de la présence évidente de la duchesse, aucun signe ne leur était encore parvenu. Ce qui était à la limite de l’offense mais puisque l’on daignait les inviter, le mieux, dans leur situation actuelle, était de répondre à l’invitation.

Aussi, vers trois heures, Felicia, vêtue d’épais satin gris clair soutaché de brun, sous un grand chapeau brun empanaché de gris, et Hortense, symphonie de velours havane sous une capote garnie de feuillages en soie aux tons d’automne, donnaient leurs noms au majordome emperruqué de blanc qui se tenait à l’entrée des salons…

— Madame la princesse Orsini, Madame la comtesse de Lauzargues…

Les noms roulèrent au long d’une enfilade de salons repris par deux laquais qui les apportèrent jusqu’à l’entrée d’un vaste boudoir dont les portes s’ouvrirent instantanément.

Jadis décorés par Moreau, qui avait été l’ornemaniste préféré de feue l’impératrice Maria-Ludovica, troisième femme de François II, les salons de la duchesse de Sagan n’avaient aucun style bien défini car le décorateur en avait imaginé un qui les englobait tous. Ce qui donnait un effet assez surprenant. Les siècles s’y mêlaient les uns aux autres dans une profusion de taffetas, de lamés, de broderies multicolores, de laques rouges ou noires et de bois dorés. N’eussent été les nobles dimensions des pièces, cela eût ressemblé à un magasin d’antiquités mais quand les deux amies, un peu éberluées, franchirent le seuil du dernier salon, elles furent obligées d’admettre que cette débauche de dorures, de matières précieuses et de couleurs tendres convenait étrangement à la personnalité et à la beauté, encore réelle, de la maîtresse de céans. Ainsi d’ailleurs qu’à celle des deux femmes qui l’encadraient et qui lui ressemblaient : mêmes cheveux blonds à peine touchés d’argent, même teint de lis entretenu sans doute à force d’onguents et de soins, mêmes larges yeux violets d’une teinte assez rare pour qu’on la remarquât.

A se trouver ainsi en face de celles qu’au temps du fameux Congrès on appelait les Trois grâces de Courlande – Wilhelmine de Sagan, Pauline de Hohenzollern-Elchingen et Jeanne d’Acerenza – Hortense et Felicia eurent d’abord la curieuse sensation de voir triple mais elles revinrent très vite de cette impression car les personnalités se dégagèrent d’autant plus rapidement que celle de la duchesse de Sagan dominait nettement les autres.

A cinquante ans, l’aînée des Courlande gardait un éclat et une majesté qui réduisaient ses sœurs à l’état de comparses. Elle avait été mariée trois fois : à un Français, le prince Louis de Rohan-Guéménée, à un Russe, le prince Vassili Troubetzkoï, et à un Allemand, le comte von Schulenburg, mais ces hommes, dont elle n’avait pas eu d’enfant d’ailleurs – sa seule fille lui venait de l’un de ses amants, le comte d’Armfeldt, un Suédois – ces trois hommes donc n’avaient fait que passer dans sa vie, y jouant un rôle purement décoratif et ne laissant pas plus d’empreinte sur Wilhelmine que la vague sur le sable d’une plage. Des amants, en revanche, elle en avait eu plusieurs dont certains, comme le tsar Alexandre Ier ou même Talleyrand pour qui elle avait eu quelques bontés, n’avaient pas compté vraiment mais d’autres lui étaient restés fortement attachés. C’étaient Armfeldt, le prince de Windischgrâtz qu’elle avait beaucoup aimé et surtout le chancelier d’Autriche, Clément de Metternich, qu’elle avait fait beaucoup souffrir sans qu’il parvienne toutefois à se guérir de cet amour.

Et ce n’était un secret pour personne que, souvent, le chancelier de François II franchissait le seuil du palais Palm pour venir évoquer avec Wilhelmine le temps si doux de leurs anciennes amours.

Se sachant en face d’une souveraine, Felicia et Hortense lui offrirent, dès le seuil, une révérence qui parut la charmer.

— Approchez, mesdames ! dit-elle en français mais avec un sensible accent slave. C’est toujours un plaisir de recevoir des étrangères de qualité et plus encore lorsqu’il s’agit de voisines. Vous me pardonnerez, j’espère, d’avoir différé tous ces jours à vous recevoir mais les affaires de Sagan m’ont beaucoup occupée. Naturellement, vous connaissez mes sœurs ? Non ? Alors voici Pauline…

Durant quelques instants, un véritable flot de paroles submergea les nouvelles venues, mêlant les présentations à ces considérations sur le temps et à des compliments sur l’élégance des visiteuses.

— Vous êtes romaine, je crois, princesse ? Est-ce à Rome que l’on habille aussi bien ?

— Non, Altesse, c’est à Paris, répondit Felicia. Je suis romaine sans doute, mais mon amie Hortense est française, comme Votre Altesse doit le savoir…

Wilhelmine eut un grand sourire et agita frénétiquement son éventail d’écaille et de dentelle comme s’il faisait tout à coup une chaleur torride.

— Bien sûr, bien sûr ! Ah, Paris ! il n’y a que là que l’on habille bien. Ma dernière sœur, la duchesse de Dino, est, sachez-le, la femme la mieux habillée du monde.

— Je le sais d’autant mieux, dit Hortense avec un sourire, que j’ai l’honneur de connaître Mme la duchesse, chez laquelle j’ai eu l’agrément de séjourner un moment.

— Rue Saint-Florentin ? Vous connaissez Douchka ?

— Mais oui, madame. La princesse Orsini la connaît bien, elle aussi. C’est même elle qui m’a présentée. Je regrette, à ce propos, de ne pouvoir apporter à Votre Altesse les pensées de sa sœur. Je n’ai pas revu Mme de Dino depuis son départ pour l’Angleterre.

— C’est depuis plus dommage, dit Jeanne d’Acerenza, que nous sommes sans nouvelles depuis longtemps. Apparemment, Douchka préfère toujours servir de secrétaire à ce vieux diable de Talleyrand plutôt qu’écrire à ses sœurs…

— Je sais qu’il la fascine par son esprit et cette espèce de génie sais qu’il possède, lança Pauline, la troisième sœur, mais j’espère sincèrement qu’elle n’est plus sa maîtresse. Un vieillard podagre ! C’est déjà assez dégoûtant qu’elle le fût devenue…

Le ton était méchant et Hortense décida que cette dame ne lui serait jamais sympathique, mais déjà Wilhelmine relevait le propos.

— Ne parlez donc pas de ce que vous ne connaissez pas, Pauline ! Ce vieillard podagre possède plus de charme que bien des jeunes et fringants officiers. Mais laissons cela et puisque vous êtes des amies de Douchka, vous serez de nos amies aussi. Voulez-vous sonner, Jeanne, pour que l’on nous serve le café ? Le froid s’infiltre partout dans ces grandes bâtisses et je me sens glacée. Nous avons toutes besoin de quelque chose de chaud.

Felicia retint un sourire. Que la duchesse eût froid n’avait rien d’étonnant : sa robe était un vaporeux assemblage de soies légères et de dentelles. Il arrivait même à Wilhelmine de Sagan de porter de la mousseline au cœur de l’hiver car elle ne se jugeait à son avantage que dans des vêtements aériens ou des fourrures mousseuses, ces dernières étant, évidemment, réservées à l’extérieur. Ce qui ne l’empêchait pas de s’intéresser vivement à ce que portaient les autres femmes et, tandis que l’on servait le célèbre café viennois couronné de crème fraîche et cerné de pâtisseries dont ces dames semblaient faire grand cas, les voyageuses venues de Paris subirent un feu roulant de questions sur ce qui se portait actuellement et sur les dernières tendances de la mode. Elles y répondirent de leur mieux et proposèrent même à leur hôtesse de lui montrer leurs dernières trouvailles si toutefois elle voulait bien honorer l’aile gauche du palais de son auguste présence. Ce qui fut accepté d’enthousiasme.

— Tout de même, dit Felicia, les dames de Vienne ne sont pas si déshéritées. Nous sommes allées chez une certaine Palmyre qui fait des merveilles…

— Palmyre est bien sans doute, concéda la duchesse, mais je la soupçonne d’être toujours en retard d’une mode. Et c’est agaçant.

A cet instant, Pauline de Hohenzollern, qui s’était approchée de l’une des fenêtres et en soulevait le rideau, remarqua :

— Tiens ! On dirait que le petit Napoléon est guéri. Le voilà qui sort du palais !…

Le cœur d’Hortense bondit et elle ne put maîtriser un premier mouvement qui la fit lever.

— Que Votre Altesse me pardonne, s’excusa-t-elle en rougissant, mais je n’ai encore jamais vu le prince et j’aimerais…

— Voir à quoi il ressemble ? C’est trop naturel et il en vaut la peine d’ailleurs. Venez, je vais vous montrer par la même occasion le balcon d’où nous avons, en 1814, assisté à l’entrée triomphale de notre cher tsar Alexandre. Mes fourrures !

Comme par magie, Wilhelmine se trouva soudain transformée en une boule de renard bleu tandis que, sur un signe d’elle, un laquais ouvrait l’une des hautes fenêtres.

— Vous allez nous faire geler, grogna Pauline. Moi, je reste au coin du feu. Je le connais par cœur ce gamin !

— Moi, j’y vais, dit Jeanne. C’est un spectacle dont je ne me lasse pas. Un beau garçon est toujours agréable à regarder.

Hortense et Felicia échangèrent un regard. Elles éprouvaient toutes deux la même émotion, plus intense peut-être chez la Romaine qui, depuis si longtemps, se voulait vouée à la cause de Napoléon II. En silence, elles suivirent Wilhelmine sur le balcon. D’où l’on dominait non seulement la rue mais aussi, à l’arrière-plan, les arbres dessinés au fusain de la Minoritenplatz. Le temps était gris, froid et sec. Un petit vent allègre faisait bouger les branchettes des arbres et poussait par saccades un morceau de papier oublié dans la rue. Pourtant, c’était tête nue que le duc de Reichstadt s’avançait au petit trot de son cheval…

Un grand manteau bleu à triple collet l’enveloppait qui ne laissait voir de son corps que ses jambes gainées de peau blanche et de hautes bottes vernies. L’air absent, son regard bleu fiché sur une ligne qui passait entre les oreilles de sa monture, il allait, sans regarder personne, sans voir les saluts des hommes et le sourire des femmes. Le vent faisait bouger sur son front l’épaisse mèche de cheveux blonds qui avait toujours tendance à retomber sur son œil. Il semblait très grand, très mince, un peu fragile. Image parfaite du prince de légende dont rêvent les jeunes filles mais avec quelque chose de menacé, de glacé qui serra le cœur d’Hortense.

Les trois officiers qui le suivaient se tenaient à quelques pas derrière lui, pourtant, la jeune femme ne put s’empêcher de voir en eux de simples geôliers. Aux uniformes près, ils ressemblaient, avec leurs regards mornes, à ceux qu’elle avait vus jadis sur la plate-forme du château du Taureau, en Bretagne, surveiller la promenade des prisonniers. L’impression fut si nette qu’elle faillit se signer, ce qui eût été, évidemment, d’un effet déplorable. Les larmes cependant lui montaient aux yeux et elle chercha à tâtons la main de Felicia qu’elle serra si fort que celle-ci comprit et lui rendit son étreinte. A cet instant précis, Hortense venait de se vouer entièrement à la cause de ce jeune prince, né le même jour qu’elle-même et qui, jusqu’à présent, lui était apparu si lointain, presque mythique. La réalité venait d’emporter tout l’enthousiasme, tout le besoin de dévouement que renfermait son cœur.

Penchée sur le balcon, Wilhelmine, après un signe assez vague adressé au jeune prince qui répondait d’une inclination de tête, pérorait inlassablement, racontant avec un grand luxe de détails ce moment glorieux qu’avait été l’entrée de son tsar au Congrès de Vienne. Mais ni Hortense ni Felicia n’entendaient. Cette dernière était devenue si pâle qu’Hortense, se penchant vers elle, chuchota :

— Prenez garde ! Vous êtes blanche comme un linge !

Felicia tressaillit et, vivement, se frotta les joues pour y rappeler le sang. D’ailleurs, on rentrait : le prince était passé et la duchesse en avait enfin fini de son morceau de bravoure.

Jugeant que leur visite avait suffisamment duré pour une première fois, les deux amies demandèrent la permission de se retirer tout en remerciant Son Altesse de son aimable accueil. Elles achevaient leurs révérences au seuil du salon quand la voix du majordome emplit à nouveau l’espace :

— Son Excellence monseigneur le prince de Metternich !

Un homme déjà âgé, grand et de haute mine, dont les cheveux gris couronnaient un visage d’une beauté à la fois insolente et sensuelle, s’avançait d’un pas rapide à travers les salons. Les deux femmes le rencontrèrent à mi-chemin. Il leur adressa un salut plein de grâce auquel elles répondirent avec leur aisance habituelle tandis qu’éclatait derrière elles la voix de la duchesse.

— Ah ! cher Clément ! Qu’il est aimable à vous de venir dépenser avec nous un peu de votre précieux temps…

Le reste se perdit dans le brouhaha de l’arrivée du tout-puissant ministre. Mais, à peine rentrée dans leur appartement, Felicia ôta son chapeau, son manteau et ses gants qu’elle lança au petit bonheur et alla se jeter sur un canapé en éclatant de rire.

— Mon Dieu ! Que trouvez-vous de si drôle ? fit Hortense qui, plus calmement, ôtait elle aussi ses vêtements de sortie.

— Vous ne le voyez pas ? Vraiment, ma chère, je commence à croire que le ciel est avec nous. Nous vivons porte à porte avec la femme chez qui Metternich se rend le plus volontiers.

— Et cela vous fait plaisir ? Moi, la vue de cet homme m’a glacé le sang.

— Parce que vous manquez d’imagination et ne voyez que l’instant présent. Personnellement, je trouve divinement amusant de conspirer à deux pas du geôlier de l’Aiglon et de sa maîtresse. Maria Lipona a bien raison : nulle part nous ne pourrions trouver une maison plus sûre ni plus commode pour le développement de nos projets.

— Nos projets ? dit Hortense tristement, je trouve, moi, qu’ils n’avancent guère. Nous avons aperçu le prince… mais nous sommes peut-être encore loin de pouvoir l’approcher.

— Il faut avoir la foi, Hortense. Je sais moi que le moment est proche où nous pourrons lui parler.

Enchantée de ses voisines qui, deux jours après leur visite, organisèrent pour elle une sorte de présentation de mode privée, Wilhelmine de Sagan les emmena au théâtre « An der Wien » assister, dans sa loge, à une reprise de la Flûte enchantée de Mozart dont ce théâtre avait eu jadis le privilège de donner les premières représentations.

En dépit de décors d’un style égyptien assez atroce, les deux pseudo-mélomanes prirent tout de même un plaisir réel à la musique du divin Mozart… mais peut-être un plaisir plus grand encore à contempler la salle où s’entassait tout ce que Vienne contenait de noble, de riche ou de grand. Néanmoins ce qui les intéressa le plus, ce fut la loge impériale dans laquelle le duc de Reichstadt apparut, quelques instants après leur arrivée, escortant une jeune femme brune à la peau très blanche dont les longues boucles brillantes encadraient un visage fin et spirituel. Le sourire un peu ironique, dû à certain pli de la bouche, contrastait avec la mélancolie un peu rêveuse de deux grands yeux clairs. Vêtue de satin d’un bleu très pâle, cette jeune femme portait d’admirables joyaux et le diadème de diamants et d’opales qui couronnait sa tête lui donnait l’air d’une reine.

Hortense nota le soin tendre avec lequel le jeune prince aidait sa compagne à prendre place sur le devant de la loge et disposait sur le dossier du fauteuil le grand manteau qu’elle venait d’abandonner. Alors, incapable de retenir la question qui lui brûlait les lèvres, elle se pencha vers Wilhelmine et, derrière son éventail déployé, chuchota :

— Cette jeune femme qui accompagne le duc de Reichstadt, qui est-elle ? Si elle n’était si jeune, on pourrait la prendre pour l’impératrice.

— Qu’elle sera peut-être un jour. Ah ça, ma chère, mais vous ne connaissez vraiment personne ici ?

— Personne de la famille impériale en tout cas. Je rappelle à Votre Altesse que nous ne sommes ici que depuis bien peu de temps.

— C’est vrai. Eh bien, ma chère petite, cette jeune dame est l’archiduchesse Sophie, la tante du petit Napoléon.

— Sa tante ? C’est une Bonaparte ?

Wilhelmine lui jeta un regard proprement scandalisé et Hortense se sentit rougir jusqu’à son décolleté.

— Que ferait ici une Bonaparte ? Est-ce qu’on n’aurait pas quelque tendance, en France, à oublier que le petit Napoléon n’est pas né que d’un homme et qu’il a aussi une famille maternelle ? L’archiduchesse Sophie est sa tante parce qu’elle est l’épouse… pas très heureuse d’ailleurs, de son oncle l’archiduc François-Charles, frère cadet de sa mère. C’est une princesse de Bavière.

— Elle paraît bien jeune pour une tante ?

— Elle a vingt-six ans. Je crois d’ailleurs que les sentiments qui les unissent sont d’une nature rien moins que familiale. Le jeune duc éprouverait pour Sophie une vénération bien proche de l’amour. Quant à l’archiduchesse, mariée à un brave homme d’archiduc lourd et endormi à souhait, elle aurait peut-être quelque peine à démêler ce qui appartient, dans les sentiments qu’elle porte à ce beau neveu, à cette tendresse maternelle dont il manque tant.

— Disons les choses clairement, dit Felicia qui écoutait et qui aimait les situations nettes. Ils s’aiment ?

L’éventail de la duchesse de Sagan pencha cette fois vers celui de la Romaine.

— Certains vont même jusqu’à parler de passion partagée et les plus mauvaises langues prétendent que le petit François-Joseph mis au monde l’an passé par Sophie et qui est un superbe bébé blond ne serait pas tout à fait le fils du bon François-Charles. C’est depuis cette naissance d’ailleurs que – peut-être pour donner le change – le petit Napoléon s’affiche avec une jeune femme de la meilleure société : la comtesse Nandine Karolyi, née princesse Kaunitz… Il est vrai que Nandine se montre aussi beaucoup avec Maurice Esterhazy, l’un des meilleurs amis du prince… Je vous la montrerai tout à l’heure…

Le second acte de la Flûte enchantée s’achevait au milieu d’un tonnerre d’applaudissements qui prouvaient que, contrairement aux Parisiens qui allaient au théâtre pour bavarder, les Viennois, eux, y allaient pour écouter. Le rideau se releva plusieurs fois puis la vaste salle se trouva livrée à la vie mondaine. Il était de coutume, comme à Paris, de se rendre visite de loge à loge, les hommes se déplaçant pour aller saluer les femmes qui, elles, ne bougeaient guère. Bientôt, la loge de la duchesse de Sagan se trouva envahie. Où qu’elle allât, Wilhelmine semblait toujours traîner autour d’elle une véritable cour. Felicia et Hortense, qui s’étaient rapprochées, en profitèrent pour dévorer des yeux la loge impériale où d’ailleurs se jouait une petite scène : sanglé dans un frac bleu nuit constellé de décorations, le prince de Metternich venait d’y faire son entrée et s’inclinait devant l’archiduchesse alors occupée à bavarder joyeusement avec son neveu.

A l’aspect du nouveau venu, le sourire de la jeune femme s’effaça et ce fut avec un air d’ennui véritablement impérial qu’elle laissa le chancelier effleurer de ses lèvres son gant de soie brodée. Puis elle se détourna légèrement tandis que Metternich s’adressait au jeune prince comme si ce qu’ils pouvaient se dire ne l’intéressait en rien.

Dans l’entourage de Wilhelmine, quelqu’un dit :

— L’aversion de l’archiduchesse Sophie pour Metternich est de plus en plus évidente. Je pense qu’elle finira par lui tourner carrément le dos.

— Elle le déteste à ce point ? Mais pourquoi ? demanda Felicia, intervenant tranquillement dans la conversation.

Celui qui avait parlé, un jeune fat portant un nom d’Europe centrale extrêmement difficile à retenir et plus encore à orthographier, se mit à rire :

— Elle lui reproche sa politique. Quelle audace, n’est-ce pas, pour une petite archiduchesse ? Il est vrai qu’elle aurait, paraît-il, sur la question, des idées tout à fait personnelles. Et des ambitions…

— Justifiées si elle doit coiffer un jour la couronne impériale ?

— Oh ! cela n’aurait rien d’étonnant ! Ferdinand, l’héritier du trône, est un simple d’esprit. Son frère François-Charles pourrait lui succéder assez vite. Mais je crois surtout que le plus grand grief de Sophie tient à la rigueur dans laquelle Metternich tient le jeune Reichstadt…

Brusquement, Hortense, qui suivait le dialogue avec attention, cessa d’écouter. Son regard, errant sur la salle, venait de se fixer sur la loge dans laquelle le nouvel ambassadeur de France, le maréchal Maison, étalait son ventre et ses favoris gris curieusement hérissés auprès d’une dame d’un âge certain coiffée en barbes de dentelle et emballée de velours pourpre qui devait être sa femme. Derrière eux, trois hommes causaient ensemble dont l’un était le maréchal Marmont, et le second, un petit homme mince à cheveux gris. Mais le troisième érigeait, sur un habit vert foncé, une crinière rousse dont la vue accéléra les battements du cœur d’Hortense. Cette chevelure… cette tournure… ce visage dont elle n’apercevait qu’un profil perdu mais qu’elle croyait bien reconnaître… est-ce que ce n’était pas Patrick Butler ?

Elle avait guetté son apparition tout au long du voyage mais, depuis qu’elle était à Vienne, elle avait fini par penser qu’il avait perdu sa trace, qu’il avait renoncé et que, peut-être honteux de sa conduite envers une femme mais somme toute satisfait, il était reparti vers ses brumes bretonnes et une maison d’armement naval qui tout de même devait réclamer sa présence de temps en temps. Et voilà qu’il apparaissait brusquement dans ce théâtre viennois !… Mais était-ce vraiment lui ? Une ressemblance était toujours possible…

Décidée à en avoir le cœur net et poussée par une sorte de panique, Hortense, sans autre explication, bousculant même Felicia, se précipita hors de la loge et, ramassant ses amples jupes de taffetas rose pâle, s’élança au long de la galerie en demi-cercle qui contournait les loges. Elle ne voyait rien, elle n’entendait rien. Pas même l’appel de Felicia qui s’élançait à sa poursuite. Elle ne savait pas très bien ce qu’elle ferait, ce qu’elle dirait si l’homme était bien Butler mais il fallait qu’elle le voie de près.

Un choc brutal arrêta son élan et elle se retrouva le nez contre une épaule vêtue de velours bleu azur :

— Mon Dieu, madame, où courez-vous si vite ? dit une voix douce et bien timbrée tandis que deux mains fermes la retenaient de tomber. Elle s’écarta, voulut s’excuser et resta sans voix. L’homme qu’elle venait de heurter si brutalement n’était autre que le duc de Reichstadt, qui sortait tout juste de la loge impériale.

Les jambes fauchées, elle plongea dans ce qui pouvait passer à la rigueur pour une révérence.

— Mon… monseigneur, réussit-elle à balbutier d’une voix presque blanche, je… je demande… pardon à…

Le prince eut un sourire qui pénétra jusqu’au fond du cœur d’Hortense.

— Je parie que vous êtes française, dit-il en riant. Savez-vous que votre allemand est détestable ?

— Je le crois volontiers, monseigneur, fit-elle, en français cette fois. Je ne sais que quelques phrases et encore bien mal.

— Comme vous avez raison ! Quand on a la chance d’être français, on ne devrait jamais parler une autre langue. Je vous salue, madame…

Deux officiers l’avaient rejoint et il s’éloignait déjà pour entrer dans une autre loge. Hortense resta là, ne sachant plus bien où elle en était, ce qui permit à Felicia de la rejoindre.

— Eh bien, ma chère, fit-elle en souriant, vous avez d’étranges façons de faire connaissance avec les gens qui vous intéressent ! Mais me direz-vous ce qui vous a pris de partir ainsi en courant ?

Hortense passa sur son front une main qui tremblait :

— J’ai aperçu un homme dans la loge du maréchal Maison, un homme qui causait avec le duc de Raguse…

— Et alors ?

— Je suis presque certaine que c’était Patrick Butler. En tout cas, il lui ressemblait beaucoup… la même couleur de cheveux… la même stature…

Felicia prit doucement mais fermement le bras de son amie et l’obligea à revenir sur ses pas.

— Si vous vous précipitez ainsi sur tous les rouquins que vous apercevez, vous aurez des aventures désagréables. Il me semble que, si cet homme nous avait suivies, nous le saurions déjà. Et d’ailleurs, en admettant que ce soit lui, qu’alliez-vous lui dire ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Ce que je voulais, c’était une certitude. Vous n’imaginez pas comme il me fait peur.

— Avec moi, vous n’avez aucune raison d’avoir peur. A présent, regagnons la loge. Le spectacle va reprendre et nous pourrons observer à notre aise les gens de l’ambassade de France.

Mais, dans la loge du maréchal Maison, il n’y avait plus que Marmont et le petit homme à cheveux gris. Les jumelles des deux jeunes femmes eurent beau fouiller la salle, elles ne rencontrèrent Butler nulle part. Néanmoins, Felicia désigna à son amie un homme roux, vêtu d’un habit vert, qui était assis à l’orchestre et que la musique semblait plonger dans une sorte d’extase.

— C’est sûrement cet homme que vous avez vu…

Mais Hortense n’était pas convaincue. L’émotion qu’elle avait éprouvée était encore très fraîche et elle se promettait de poursuivre ses investigations dès le prochain entracte, quand, au beau milieu d’un grand air, Wilhelmine se leva, bâilla et déclara qu’il était temps de rentrer. Elle ne venait jamais au théâtre que pour passer un moment, se montrer et recevoir les hommages de l’entracte. Évidemment, il n’était jamais élégant d’arriver au début d’un spectacle mais Wilhelmine estimait qu’il n’était pas de meilleur ton d’y rester jusqu’au bout. Et comme, chez elle, arrivée et départ s’effectuaient toujours dans une sorte de brouhaha et d’agitation, comédiens et chanteurs préféraient de beaucoup que la loge de la duchesse de Sagan demeurât vide. Le public aussi d’ailleurs qui ne se gênait pas pour protester. Mais force fut aux invités de la duchesse de la suivre dans sa retraite.

Hortense dormit mal cette nuit-là et fit des cauchemars. L’idée que Patrick Butler était à Vienne s’était emparée de son esprit et s’y accrochait, gâchant la joie qu’elle avait eue de sa brève rencontre avec celui que Wilhelmine s’obstinait à appeler, non sans dédain, le petit Napoléon… Et elle avait si mauvaise mine quand elle rejoignit Felicia pour le petit déjeuner que celle-ci s’inquiéta.

— Vous n’allez tout de même pas vous rendre malade ? Je vais faire porter un billet au maréchal Marmont pour le prier de passer nous voir. Puisque vous l’avez vu parler avec cet homme, il doit bien savoir de qui il s’agit ? Et si cela ne suffit pas, nous pourrions demander à Duchamp d’essayer de savoir si Butler est à Vienne. Il connaît tous les hôtels.

L’idée de voir Marmont n’enchantait pas Hortense. Elle n’avait aucune sympathie pour l’homme et gardait rancune au traître d’Essonne. En outre, elle était agacée par la cour pressante qu’il faisait à Felicia et que la jeune femme accueillait, selon elle, de façon trop souriante. Elle avait tenté de s’en expliquer avec Felicia mais celle-ci n’avait fait que rire :

— Bien sûr que cet homme me déplaît ! Mais on ne prend pas les mouches avec du vinaigre et il peut nous être fort utile.

— Je ne crois pas. Duchamp dit qu’il échoue dans tout ce qu’il entreprend. Et puis il change un peu trop facilement d’avis. Voyez-le ! Après avoir suivi Charles X jusqu’en exil, le voilà qui papillonne autour de l’ambassade de France. Je parie qu’il brûle de servir Louis-Philippe…

— Il n’a aucune chance. Les Parisiens ont trop bonne mémoire et le lapideraient s’il osait reparaître dans les alentours des Orléans. En revanche… s’il revenait en serviteur dévoué de Napoléon II, il pourrait se voir accorder peut-être une chance de finir ses jours sur la terre de France. C’est, du moins, ce que je commence tout doucement à lui glisser dans l’esprit. Aussi, ma chère, faites-lui bonne figure. Vous m’aiderez…

Mais, cette fois, Hortense n’eut pas besoin des recommandations de Felicia pour sourire au duc de Raguse quand, dans l’après-midi, il se présenta au palais Palm. Bien qu’il n’apportât que peu d’éclaircissement au problème qui hantait la jeune femme.

— Je me souviens en effet d’avoir parlé hier soir avec un homme roux dans la loge de l’ambassadeur mais du diable si je peux vous dire son nom ! On vous présente toujours force gens aux entractes des théâtres et s’il fallait retenir tous ces noms ! D’autant que ma mémoire n’est plus ce qu’elle était.

— Faites un effort ! insista Felicia. Ne s’appelait-il pas Butler ? Patrick Butler ?

Marmont la regarda d’un air sincèrement navré.

— Honnêtement, je n’en sais rien. C’est peut-être cela mais quant à vous l’affirmer ! Vous allez décidément me prendre pour une vieille baderne, princesse. Vous me battez aux armes et quand vous me demandez un nom je suis incapable de vous le dire. Mais je vous promets d’essayer de me renseigner. Je verrai Maison. Puisque cet homme était chez lui il doit tout de même bien savoir qui il invite. Encore que je n’en sois pas absolument certain…

— Ce serait un peu fort ? dit Hortense.

— Mais pas impossible, belle dame. Maison est loin d’être une lumière et comme il est ici depuis peu, il mélange tout et se perd dans les noms étrangers qui défilent à ses oreilles. Mais, je vous l’ai dit : je le verrai. A présent, parlons d’autre chose ! Si vous ne m’aviez appelé, je serais venu tout de même. Demain a lieu, à la Redoute, le premier bal de carnaval. Tout Vienne y sera, la ville et la Cour. C’est toujours un peu mélangé mais assez amusant car il s’agit d’un bal masqué. Me permettez-vous de vous y accompagner ? Ce serait pour moi une grande joie que d’escorter de si jolies femmes. Et puis, vous qui aimez la musique, vous pourrez y danser au son de l’orchestre de Joseph Lanner. C’est l’un des deux rois de la valse qui se partagent le cœur des Viennois.

CHAPITRE VIII UN BAL À LA REDOUTE

Dire que Johann Strauss[10] et Joseph Lanner se partageaient le cœur des Viennois relevait d’un aimable euphémisme. En réalité, une véritable « guerre des valses » emportait alors la capitale autrichienne, les partisans de l’un des chefs d’orchestre se refusant farouchement à reconnaître à l’autre le moindre talent. Et cela donnait lieu parfois à de réels affrontements qui avaient pour champs de bataille les immenses salles de danse que, depuis l’empereur Joseph II, on avait construites dans divers quartiers de la ville. Des salles où pouvaient évoluer plusieurs milliers de personnes et qui, pour le luxe et l’élégance, n’avaient rien à envier aux plus somptueux palais de l’aristocratie. Les fidèles des deux grands hommes y communiaient avec ferveur dans leur passion pour la valse.

Dans cette étrange guerre, c’était bien souvent Strauss, le « Napoléon de la valse », qui l’emportait. Noir de cheveu, noir de poil, il emportait dans la magie endiablée de son archet les habitués du fameux bal Sperl et il arrivait qu’il jouât même à la cour. Mais pour ce soir de carnaval, c’était vers le blond, le tendre Joseph Lanner qu’allaient les suffrages et le Tout-Vienne se dirigeait joyeusement vers la salle de la Redoute, proche des remparts. Les bals y étaient toujours fastueux et l’on était sûr de s’y amuser.

Quand, un peu avant minuit, Hortense et Felicia y pénétrèrent sous la conduite de Marmont, une foule multicolore tournoyait déjà sous les immenses lustres de cristal que les hautes glaces des murs reflétaient à l’infini. C’était un monde de personnages de rêve qui se laissait emporter au rythme de la danse, glissant sur le parquet miroitant dans l’odeur de cire chaude des milliers de bougies qui faisaient resplendir la Redoute. Les masques de satin ou de velours cachaient des visages de Colombine, d’Arlequin, de Pierrot, d’Isabelle et des autres charmants personnages de la commedia dell’arte auxquels se mêlaient des rois et des reines de fantaisie, des bergères enrubannées, des sultans et des magiciens, des sauvages et des paysannes d’opérette. En dépit du froid qu’il faisait au-dehors, la chaleur de la salle commençait à faner les guirlandes de fleurs disposées autour des glaces et exaltait jusqu’à la migraine le mélange des parfums.

Identiquement vêtues de dominos lilas piqués du même bouquet de violettes, leurs traits dissimulés sous des masques vénitiens à barbe de dentelle de même nuance que leurs costumes, Hortense et Felicia s’arrêtèrent au seuil de la salle, saisies par ce tourbillon de sons et de couleurs qui leur faisait un peu tourner la tête.

— Que de monde ! soupira Hortense. Et tous ces masques ! Comment reconnaître quelqu’un dans tout cela ?

— En effet, Maria Lipona, qui devait se rendre au bal avec plusieurs amis, leur avait donné rendez-vous. Mais Felicia, habituée depuis longtemps aux veglioni des carnavals romains, ne s’émut pas pour autant.

— Ce ne sera pas aussi difficile que vous l’imaginez. Maria sait comment nous sommes habillées et je sais moi qu’elle doit porter un domino de satin jaune citron avec des branches de mimosa et un masque blanc.

— Ce n’est pas de jeu ! protesta le maréchal en riant. La règle veut que l’on ignore tout de ses amis, et qu’ils ne sachent rien de vous. On s’amuse alors beaucoup à les chercher et, quand on les a trouvés, à les aborder et à leur poser, en prenant une voix de fausset, toutes sortes de questions abracadabrantes.

— On voit que vous connaissez bien mon pays, dit Felicia. C’est en effet ainsi que cela se pratique chez nous et, à Rome, j’aurais pu donner à mon amie d’utiles conseils mais nous sommes trop neuves ici et nous ne connaissons pas assez ces gens pour pouvoir nous amuser vraiment. La comtesse Lipona le sait…

— Je pense que nous la retrouverons facilement dès que la valse aura cessé… Ah ! c’est fini.

Les couples venaient en effet de s’arrêter et rejoignaient les loges disposées tout autour de la salle. Abandonné, le parquet redevint semblable à un grand lac sombre où les lumières des lustres mettaient autant d’étoiles. Il était beaucoup plus facile de voir qui se trouvait là.

— Tenez ! fit Felicia, voilà le domino jaune que nous cherchons…

Il était d’autant plus aisé de reconnaître Maria Lipona qu’ayant trop chaud parce qu’elle venait de danser, elle retirait justement son masque et s’en éventait tout en bavardant avec un groupe d’arlequins bleus et de dominos noirs. Elle accueillit ses amies avec sa bonne humeur habituelle puis, avec une jolie désinvolture, renvoya ses compagnons se livrer au plaisir de la danse.

— J’ai envie de bavarder un peu, leur dit-elle. Laissez-nous entre femmes.

Ils s’inclinèrent en silence et s’éloignèrent. D’ailleurs à cet instant Lanner – le Mozart de la valse si Strauss en était le Napoléon – levait son archet et entraînait ses violons. Une délicieuse musique se fit entendre.

— Par ma foi, dit Marmont, je vous laisse causer. Cette musique donnerait des fourmis dans les jambes à un paralytique. Je vais danser. Cela me rappellera mon beau temps…

Il s’éloigna et on le vit inviter une grande femme blonde en robe de velours rubis coiffée d’un hennin médiéval ennuagé de dentelles. La valse les emporta tous les deux.

— On savait danser dans la Grande Armée, apprécia Maria Lipona. Mes chères, je vous attendais avec impatience. Je me suis d’ailleurs démasquée dans l’espoir que vous me retrouveriez plus vite. J’avais hâte de vous apprendre que le prince est là.

— Vous en êtes certaine ? demanda Felicia.

— Tout à fait. Voyez-vous là-bas cette princesse chinoise en robe turquoise et masquée d’or ? C’est Nandine Karolyi. Le déguisement est transparent car, à cause de son type légèrement mongol, Reichstadt et son ami Esterhazy l’appellent « le Chinois ». Dieu sait pourquoi ce masculin d’ailleurs ! Elle est féminine en diable… A présent, voyez-vous ce domino violet à côté d’elle et cet autre, noir avec un masque blanc en forme de bec d’oiseau ? Le premier, c’est Maurice Esterhazy, mais l’autre c’est notre prince. D’ailleurs… regardez ! une mèche blonde dépasse du capuchon et retombe sur le masque…

— Je vois, dit Felicia. Mais vous avez une idée derrière la tête, Maria. A quoi pensez-vous ?

— Il faut que l’une de vous l’aborde. C’est la meilleure occasion que vous aurez jamais de lui parler…

— Dans un bal ? C’est de la folie ! murmura Hortense. Que pourrions-nous dire ?

— Au moins que vous existez et que vous souhaitez une entrevue sans témoins. La comtesse Camerata aurait donné cher pour une occasion comme celle-là !

— Vous avez parfaitement raison, dit Felicia. Mais nous irons toutes les deux, Hortense et moi. Ce sera plus facile ainsi de l’isoler. Venez Hortense !

— Mais Felicia, je n’oserai jamais…

— C’est moi qui oserai. Vous, contentez-vous de faire semblant de perdre votre masque. Il vous a déjà rencontrée. Il devrait vous reconnaître…

Tel un vaisseau de haut bord remorquant une timide frégate, Felicia fendit la foule, entraînant après elle Hortense dont le cœur battait la chamade. Elles rejoignirent le prince que leurs flots de faille lilas séparèrent de ses amis et comme en se jouant, l’entraînèrent à l’écart vers l’une des hautes fenêtres. Il protesta gentiment contre cette aimable violence.

— Hé là, belles dames, que me voulez-vous ?

— Ta tournure nous plaît, beau masque, et nous avons envie de te connaître mieux, dit Felicia d’une voix de fausset assez effroyable et qui fit sourire Hortense.

— Qui te dit que j’en vaux la peine ? Vous êtes toutes deux jeunes et belles, cela se devine aisément. Moi je suis sans intérêt : un solitaire, rien qu’un solitaire et qui aime sa solitude.

— J’en demeure d’accord. L’aigle est toujours solitaire.

— L’aigle ?

— Ou l’aiglon ? dit doucement Hortense qui se décidait enfin à se lancer dans l’aventure. Monseigneur, ne croyez pas que nous souhaitions vous importuner, ajouta-t-elle en français. Nous saisissons seulement cette occasion pour vous demander de nous accorder, où et quand il vous plaira, un moment d’entretien.

— Pourquoi m’appelez-vous monseigneur ? Qui êtes-vous ?

Instantanément, le masque de satin lilas fut au bout des doigts d’Hortense dont les yeux dorés plongèrent dans ceux du prince qui sourit.

— Tiens ! La jeune dame française du théâtre « An der Wien ». Me direz-vous qui vous êtes ?

— Hortense, comtesse de Lauzargues. Je suis née, monseigneur, le même jour que vous et l’Empereur a été mon parrain, la reine de Hollande ma marraine.

— Et moi, dit Felicia retrouvant sa voix chaude, je suis Maria-Felicia, princesse Orsini, comtesse Morosini. Nous ne sommes venues à Vienne que pour vous, monseigneur. Par grâce, accordez-nous cet entretien. Nous habitons le palais Palm…

— Je vous en prie, remettez vos masques et ayons l’air de plaisanter. Je suis surveillé sans cesse…

Ses yeux en effet étaient pleins d’inquiétude alors même que ses lèvres souriaient. Felicia déploya son éventail et, comme par jeu, lui donna un petit coup sur la main :

— Alors, monseigneur ?

— Quittons-nous ! Je vous promets de vous faire tenir prochainement de mes nouvelles.

Comme s’il venait de se livrer à une excellente plaisanterie, les deux femmes éclatèrent de rire avec un bel ensemble puis, prenant chacune une des mains du prince, le firent tourner deux ou trois fois puis s’éloignèrent avec de nouveaux rires. La foule se referma sur leur sillage et elles rejoignirent Maria Lipona qui, de loin, avait suivi leur manège.

— Eh bien ? demanda-t-elle avec le sourire qu’imposait le bal.

— Je crois, dit Felicia, que nous aurons notre entrevue. Reste à savoir ce qu’il en sortira ?

— Cela dépendra de votre génie de la persuasion. A présent, si vous voulez bien accepter un conseil : dansez ! Voilà justement mes chevaliers servants qui reviennent. Mon cher Friedrich, ajouta-t-elle en se tournant vers l’un des arlequins bleus, je viens de dire à cette charmante dame que vous êtes le meilleur valseur de Vienne. A vous de l’en persuader.

Un instant plus tard, Felicia et son cavalier disparaissaient en tournoyant dans la foule bigarrée.

— A vous maintenant ! dit Maria Lipona à Hortense, mais celle-ci hocha la tête :

— Je n’ai vraiment pas envie de danser…

Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Une voix qui sonna à ses oreilles comme la trompette du Jugement dernier venait de se faire entendre, impérative en dépit du fait qu’elle formulait une invitation.

— M’accorderez-vous cette danse, madame ?

Un domino vert foncé se dressait devant elle. Par les trous du masque de même nuance, deux yeux couleur de jeunes feuilles qu’elle connaissait trop bien la défiaient. Chassant l’effroi qui lui venait, Hortense redressa la tête et toisa le nouveau venu.

— Je viens de dire, monsieur, que je n’ai pas envie de danser.

— Avec n’importe qui, sans doute ! mais je suis persuadé qu’à défaut de plaisir, vous trouverez quelque intérêt à valser avec moi. Ne fût-ce que celui de ne pas vous faire remarquer…

— Mais, monsieur, intervint la comtesse Lipona, puisque l’on vous dit que l’on ne souhaite pas…

— Laissez, Maria ! Je vais danser. Après tout, autant en finir tout de suite !

Et elle se laissa emporter dans la valse par le bras vigoureux de Patrick Butler. Ils dansèrent un instant en silence puis la jeune femme murmura :

— L’autre soir au théâtre, c’est bien vous, n’est-ce pas, que j’ai vu dans la loge du maréchal Maison ?

— C’est bien moi, en effet. Le maréchal, que j’ai eu… le douteux privilège de rencontrer en d’autres lieux, m’avait invité. Je vous ai beaucoup admirée de loin. Vous étiez bien belle !

— Je n’ai que faire de vos compliments ! Et c’est pour ce… douteux privilège que vous avez fait tout ce chemin jusqu’à Vienne ?

— Vous savez très bien pourquoi je l’ai fait.

Il imprima à la valse un rythme plus rapide qui lui permit de serrer la jeune femme plus étroitement contre lui.

— Je vous ai dit que nous nous reverrions, souffla-t-il à son oreille. Et je tiens toujours parole.

— Serrez-moi un peu moins, s’il vous plaît ! Vous m’étouffez… En tout cas, ne me dites pas que vous m’avez suivie. Je m’en serais aperçue car vous êtes plus que visible.

— Aussi n’est-ce point moi qui vous ai suivie mais quelqu’un de parfaitement anonyme : l’un de mes valets. Il a jalonné pour moi votre parcours. Je sais trop bien que si vous m’aviez vu, vous auriez tout fait pour me dérouter.

— Très habile ! Eh bien, à présent vous m’avez retrouvée. Bien mieux : vous dansez avec moi. J’espère que vous êtes content et que vous allez cesser de m’importuner.

— Content ? pour si peu. Mais, ma chère, il n’est pas question que je renonce. Vous voir c’est agréable, danser, c’est délicieux, mais je veux encore faire l’amour avec vous. Et même, je veux vous épouser.

— Vous êtes fou. Et je vous ai dit de me serrer moins fort.

— Je vous aime.

— Tant pis pour vous ! Moi je ne vous aime pas et je ne vous aimerai jamais.

— N’engagez donc pas l’avenir ! Chaque chose viendra en son temps. Je sais être patient. Mais, pour l’heure présente, il faut que vous m’écoutiez, Hortense !…

— Je vous interdis de m’appeler Hortense. Ce nom ne vous appartient pas !

— Laissons ces détails et écoutez-moi sérieusement. Vous êtes en train de faire une énorme bêtise et je veux vous en empêcher.

— Une bêtise, vraiment ?

— Et vous savez très bien laquelle. Lorsque je suis arrivé ici, je me demandais sincèrement ce que vous veniez y faire, vous et votre amazone italienne. J’ai cru que, dans cette ville où l’on ne pense qu’à danser, vous veniez vous amuser. Mais ce soir, j’ai compris en vous voyant aborder le duc de Reichstadt. Apparemment, la manie de l’évasion vous tient toujours ? Ce doit être chez vous une seconde nature ?

— Vous dites des choses sans queue ni tête ! fit Hortense en haussant les épaules.

— Ne faites pas celle qui ne veut pas comprendre ! Et, par pitié, Hortense, au moins pour vous-même, ne vous lancez pas dans une aventure où vous risquez de laisser votre liberté et peut-être même votre vie. Je ne le permettrai jamais !

D’un brusque coup de reins, Hortense se dégagea, furieuse. Les intentions étaient peut-être bonnes mais le ton de maître qu’employait Butler lui portait sur les nerfs.

— Mais de quoi vous mêlez-vous ? Qui vous permet de me donner des ordres ? Après ce que vous avez fait, à Felicia et à moi, vous ne devriez même pas oser me regarder en face. Et vous êtes là avec votre assurance et votre ton impérieux. Alors écoutez-moi à votre tour : je ne veux plus vous voir, ni même entendre parler de vous. Retournez à Morlaix et à vos affaires et oubliez-moi ! Nos vies se sont rencontrées un temps. A présent, elles doivent se séparer.

— Renoncer à vous ? Jamais !

— Il le faudra bien. Vous m’avez piégée une fois mais vous n’aurez pas l’occasion de recommencer. Comprenez donc que vous me faites horreur !

Un pli cruel étira la bouche de Butler.

— Prenez garde ! Le maréchal Maison est de mes amis. Et si je vous dénonçais ?

— Et si je vous tuais ?

Le visage du colonel Duchamp venait de surgir d’un loup de velours noir et du capuchon d’un domino assorti. Il était blême de colère et ses yeux gris brillaient comme l’acier d’une épée dans le soleil. Butler le toisa, méprisant.

— D’où sort-il, celui-là ? Et d’abord, qui êtes-vous ?

— Les noms ne sont pas de mise dans un bal de carnaval. Qu’il vous suffise de savoir que je suis un ami de cette jeune dame. Pour le reste, une rencontre entre votre épée et la mienne devrait suffire à me faire connaître.

— Je ne me bats pas avec n’importe qui.

— Moi, si… dès l’instant où il s’agit d’une femme. Le mieux serait d’ailleurs de régler ce différend dès maintenant. Vous venez ?

— Quoi, tout de suite ?

— Il me paraît urgent de vous corriger… et de vous faire payer certaines infamies dont vous vous êtes rendu coupable en France. Au surplus, je crois que nous n’aurons aucune peine à trouver des témoins.

En effet, Maria Lipona, qui avait compris ce qui se passait, les rejoignait avec Felicia, le cavalier de celle-ci et l’un des dominos noirs qu’elle présenta d’ailleurs aussitôt ainsi que l’arlequin bleu :

— Comte von Trautheim… baron Degerfeld, qui seront, je crois, heureux de vous assister.

— Et cet homme ? ragea Butler en désignant son provocateur, qui me dira son nom ?

— Il se nomme Grünfeld, c’est le maître d’armes du Kohlmarkt, dit calmement Felicia. Tout Vienne le connaît…

— Grünfeld ? Maître d’armes ? lança Butler avec un mauvais rire. Allons donc ! Il pue le hussard de Napoléon.

— En voilà assez ! vous vous battez, oui ou non ? s’impatienta Duchamp. Je vous préviens que si c’est non, je vous gifle…

— Soit, battons-nous et allez au diable ! Je vais faire d’ailleurs tout mon possible pour vous y expédier.

Au milieu de la folie générale, la scène qui venait de se dérouler était passée tout à fait inaperçue et le groupe quitta la salle de bal sans éveiller autrement l’attention.

La neige était tombée dans la soirée et il faisait moins froid. Silencieusement, le groupe dans lequel les robes brillantes des femmes mettaient une note fastueuse gagna la promenade du rempart où les arbres, dépouillés de leurs feuilles, montaient une garde silencieuse, remplaçant les sentinelles de jadis. Et c’était étrange de voir ces quatre hommes et ces trois femmes se rendant à un rendez-vous avec la mort au son d’une valse tendre dont les échos emplissaient la nuit comme si la voix du bonheur de vivre s’efforçait de retenir ceux qui s’apprêtaient à en faire fi.

— Cela ressemble un peu à un assassinat, fit Butler. Nous n’avons même pas de médecin.

— Rassurez-vous, dit le baron Degerfeld. J’ai fait quelques études de médecine. Assez pour porter les premiers secours. Inutile d’aller plus loin, messieurs ! Je crois que cet endroit devrait vous satisfaire…

L’une des tours du rempart dessinait une large demi-lune cernée d’arbres qui laissaient tout l’espace désirable.

— C’est parfait pour moi, dit Duchamp. Et il ôta son domino, puis le frac noir qui moulait sa silhouette nerveuse. Butler l’imita.

— Il faudra donc que ce le soit pour moi. Ma chère, dit-il à Hortense qui s’appuyait au bras de Felicia, cet homme va peut-être vous débarrasser de moi à moins que je ne le tue. Vous pourriez au moins me faire la grâce d’un sourire.

— Je ne souhaite pas que vous vous battiez, fit la jeune femme, et je ne suis venue ici que dans l’espoir de vous faire entendre à tous deux la voix de la raison. Je ne veux pas que le sang coule à cause de moi.

— Ne vous mêlez pas de cela, Hortense ! coupa Felicia. Il est temps que ce Butler reçoive, d’un homme, la leçon qu’il mérite. Et il se peut que vous ne soyez qu’un prétexte.

— Écartons-nous ! dit Maria Lipona. Nous ne ferions que gêner et à présent la parole est aux hommes.

Tandis qu’elles allaient s’asseoir sur le parapet du rempart, les témoins réglèrent les modalités du combat. Ce fut vite fait. La longueur des épées, que le comte von Trautheim avait été prendre chez un ami qui habitait tout près de là, ayant été mesurée, les deux adversaires gagnèrent leurs places et firent quelques pliés pour se mettre en jambes et se réchauffer.

— C’est tout de même étrange, dit Butler en riant. Moi qui aime cette belle dame, je risque de me faire tuer en son honneur mais sans savoir pourquoi par un parfait inconnu.

— Je l’aime aussi, dit Duchamp brièvement en tombant en garde.

— Vous m’en direz tant ! Eh bien, monsieur, à nous deux !

Le combat s’engagea, rapide, brutal. A peine Degerfeld, qui faisait office de directeur du duel, eut-il prononcé le rituel « Allez, messieurs ! » que Butler chargeait son adversaire avec une violence parfaitement inattendue, dirigeant sur lui un bizarre coup tournoyant qui eût été normal au sabre mais qui ne faisait guère partie de la technique de l’épée. Cependant Duchamp était trop rompu aux armes de toutes sortes pour se laisser surprendre et il para le coup sans peine.

— Je savais bien que vous étiez un hussard, ricana Butler en revenant à la charge.

— Vous, en tout cas, je me demande où vous avez appris à vous servir d’une épée comme d’un sabre, fit Duchamp, calme comme à la parade.

— A l’abordage ! Je suis un marin, moi. Pas un freluquet de salon.

— Vous dites n’importe quoi. Battez-vous sans gaspiller votre souffle !

— Merci, pédagogue !

Et il repartit à l’attaque avec une violence qui serra le cœur d’Hortense. De toute évidence, ceci n’avait rien d’un duel mondain. Butler avait envie de tuer et elle était certaine que Duchamp nourrissait le même désir. Or, si l’un de ces hommes mourait à cause d’elle, la jeune femme savait qu’elle se le reprocherait toute sa vie.

Les témoins aussi avaient compris et, par-dessus les crissements du fer, on entendit la voix sévère de Degerfeld :

— Souvenez-vous, messieurs, que ce duel doit s’arrêter au premier sang ! Il n’a jamais été question d’un combat à outrance…

— Monsieur désire visiblement me tuer, lança Duchamp. Souffrez que je ne le permette pas. Ceci est un duel. Pas une leçon !

A son tour, il attaquait. S’élançant sur Butler, il mit sa propre vie en danger une douzaine de fois avant de le forcer à céder du terrain. Rompant pour esquiver, l’armateur, à cet instant, rencontra sous son pied une légère irrégularité de terrain, pierre ou petite motte dissimulée sous la neige et, déséquilibré, faillit tomber mais il se reprit et revint à la charge. Néanmoins ce petit incident avait un peu déréglé son jeu. Soudain, il fut un peu moins adroit, s’en aperçut et n’en éprouva qu’une fureur plus grande. Duchamp aussi s’en rendait compte et plus son adversaire s’énervait, plus il restait calme. Et ce qui devait arriver arriva : après quelques passes d’une extrême rapidité, l’épée de Duchamp s’enfonça de quelques pouces dans la poitrine de son adversaire qui s’abattit dans la neige. Duchamp recula, appuyant la pointe de son arme contre le sol qui se teinta de rouge tandis que Degerfeld se précipitait et s’agenouillait pour examiner la blessure. Les trois femmes le rejoignirent aussitôt.

— Est-il mort ? demanda Felicia.

— Non, mais la blessure doit être sérieuse. Il faut le transporter…

— Emmenez-le chez moi ! dit alors Maria Lipona. Mon cher Trautheim, veuillez aller chercher ma voiture et mes gens et envoyer l’un d’eux prévenir mon médecin.

En attendant, on soulevait Butler pour l’envelopper dans son manteau afin de l’isoler de la neige. Degerfeld venait d’appliquer un premier pansement confectionné avec l’un des jupons d’Hortense prestement déchiré. Celle-ci était au bord des larmes.

— S’il meurt, ce sera ma faute…

— Non, rectifia Felicia. Ce sera entièrement la sienne. Le moins que l’on puisse dire est qu’il a bien cherché ce qui lui arrive. Et Dieu sait ce qu’il nous préparait encore !…

Soudain, elle s’arrêta puis poussa un cri :

— Doux Jésus ! Nous avons oublié Marmont ! Apparemment, il n’a rien remarqué de ce qui s’est passé et il doit se demander ce que nous sommes devenues. C’est lui qui nous a conduites au bal.

— Je me charge de le prévenir, dit Duchamp. Au surplus, il pourra nous être utile pour la suite de l’histoire vis-à-vis de l’ambassade de France. Puis-je lui dire de vous rejoindre chez la comtesse Lipona ?

— Dites tout ce que vous voudrez, fit celle-ci avec bonne humeur. Cette nuit je recevrais le diable en personne s’il le fallait. Pourquoi donc pas l’affreux duc de Raguse ?

Une demi-heure plus tard, Patrick Butler était couché dans une chambre du palais Lipona et un médecin, assisté de Degerfeld, sondait sa blessure tandis que, dans la bibliothèque, les autres spectateurs du duel qu’avaient rejoint Duchamp et le maréchal Marmont se réchauffaient avec du café et des grogs en attendant le verdict du praticien. Celui-ci fut formel :

— A moins d’un accident, cet homme ne mourra pas. Il a une constitution exceptionnelle. Mais il faut éviter de le transporter avant quelques jours. Le poumon a été atteint et il va lui falloir beaucoup de repos. Pouvez-vous le garder ici, madame la comtesse ? demanda-t-il à Maria Lipona.

— Autant qu’il le faudra. Ce n’est pas la place qui manque. Soyez sûr, mon cher docteur, qu’il sera soigné… et surveillé, ajouta-t-elle avec un regard à l’adresse de Felicia. Mais ne faudrait-il pas prévenir le maréchal Maison qui semble être son correspondant à Vienne, afin qu’il lui envoie au moins son valet de chambre ?

— Je m’en charge, naturellement, dit Marmont. Je dirai à l’ambassadeur ce qui s’est passé… en insistant sur le fait qu’il importunait une dame afin qu’on ne pose pas trop de questions. C’est bien ce que vous voulez, n’est-ce pas ? D’ailleurs je n’ai pas beaucoup de sympathie pour ce… Butler ? Nous sommes d’accord ?

— Nous le sommes ! dit Felicia, qui ajouta avec audace :

— Nous ne tenons nullement à ce que l’ambassadeur de Louis-Philippe se mêle de nos affaires.

— Je vois…

Il se tourna vers Duchamp et, avec un sourire qui le rajeunit soudain d’extraordinaire façon :

— Peut-être faudra-t-il faire preuve de quelque imagination pour que le maréchal admette qu’un simple maître d’armes nommé Grünfeld se soit tout à coup changé en paladin au service d’une jeune et belle dame française ?…

— Nous sommes tous comme ça… en Alsace ! grogna le faux Grünfeld.

— Nous étions surtout tous comme cela dans la Grande Armée. Mais, n’ayez crainte, je garderai mes impressions pour moi…

— Pourquoi le feriez-vous ? dit Felicia avec insolence.

— Peut-être pour qu’il arrive à vos grands yeux noirs de s’adoucir parfois en pensant à moi, princesse. Il se pourrait que je brûle de me dévouer pour vous…

Il prit sa main, la baisa avec un rien d’insistance, salua Maria Lipona, adressa à la ronde un « au revoir » général et quitta la bibliothèque. Le médecin, qui buvait une tasse de café, dit alors :

— J’allais oublier : le blessé réclame une dame qui se nomme Hortense…

— Il n’imagine tout de même pas qu’elle va y aller et, pourquoi donc pas, s’installer à son chevet ? Dites-lui qu’elle est déjà repartie, s’écria Felicia.

— Non, coupa Hortense. Il vaut mieux que j’y aille. Après tout peut-être a-t-il enfin compris ?

— Quand donc cesserez-vous de croire aux fées ?…

— Et moi je pense qu’il faudrait pour cela plus qu’un coup d’épée, renchérit Duchamp. Ce n’est qu’un Breton au crâne dur.

— Bien sûr, mais j’y vais tout de même. Merci à vous, mon ami. Merci de ce que vous avez fait pour moi. Et, se haussant légèrement, elle posa ses lèvres sur la joue du colonel qui, du coup, devint rouge comme une belle cerise :

— Je recommencerai aussi souvent qu’il le faudra et s’il faut le tuer pour de bon…

— Peut-être pourriez-vous laisser ce soin à Timour ? dit Felicia en riant. Lui aussi a un compte à régler avec Butler.

— A dire vrai, celui-ci semblait fort mal en point. Sous son hâle profond, son visage montrait une vilaine teinte grisâtre et ses yeux, quand il les ouvrit à l’approche d’Hortense, étaient curieusement décolorés.

— J’ai senti votre parfum, souffla-t-il péniblement. Vous voilà débarrassée de moi… pour un temps. Mais… pour un temps seulement. Jamais je ne… renoncerai à vous. Je vous aime trop… pour cela.

— Vous m’aimez mal puisque vous ne songez qu’à me nuire. Si vous consentiez seulement à vous conduire autrement, je n’aurais aucune raison de souhaiter ne plus vous revoir ? Pourquoi ne pas être un ami au lieu d’un ennemi ?

Le blessé eut un ricanement qui s’acheva en grimace douloureuse et appuya sa main sur sa poitrine :

— Un ami ? Qu’est-ce qu’un ami ? Moi, je veux être votre… amant… votre époux, rien d’autre.

— Un ami, c’est l’homme qui vous a blessé. Il m’aime lui aussi, bien qu’il n’espère rien sinon me défendre, me protéger. Je lui dois déjà la vie. A vous, je ne dois que des larmes… et un souvenir honteux.

— Je vous le ferai oublier… je le jure !

— N’y pensez pas et essayez de dormir. Demain je prendrai de vos nouvelles.

Et sans paraître voir la main qu’il essayait de tendre vers elle pour la retenir, Hortense quitta la chambre où d’ailleurs le médecin revenait avec le baron Degerfeld. Elle salua les deux hommes au passage et rejoignit ses amies dans la bibliothèque.

— Je crois, dit-elle à Felicia, que nous pouvons repartir à présent mais, ma chère Maria, je ne vous remercierai jamais assez de vous dévouer à ce point pour nous et d’hospitaliser si généreusement cet homme.

— Laissez donc ! dit la comtesse gaiement, vous savez très bien que j’adore avoir des invités et celui-là, après tout, ne manque pas d’originalité. Il peut être intéressant…

— S’il pouvait tomber amoureux de vous, vous nous rendriez le plus grand des services, fit Felicia.

— Je peux toujours essayer. Quant à vous, efforcez-vous de ne plus penser qu’à ce qui vous attend. Ce soir, vous avez remporté une grande victoire puisqu’on vous a promis une entrevue. C’est la meilleure des nouvelles… Il nous reste à espérer l’aide de Dieu.

Le bel espoir de cette nuit de carnaval s’effrita un peu au cours de la semaine qui suivit parce que aucune nouvelle du prince ne parvint au palais Palm. Felicia et Hortense pensèrent d’abord qu’il était peut-être à nouveau souffrant, mais elles savaient par Marmont, qui devenait un habitué de l’heure du thé, que tout était normal à la Hofburg et que le fils de Napoléon poursuivait, avec le duc de Raguse, ses leçons d’histoire impériale. Alors pourquoi ne donnait-il pas signe de vie ? Se méfiait-il encore ou bien n’avait-il promis que pour se débarrasser de deux femmes qu’après tout il considérait peut-être comme de simples folles ? Mais c’était là une idée difficile à supporter et, d’un commun accord, les deux amies préféraient l’éviter. Felicia trompait son impatience en faisant des armes avec une sorte de rage. Chaque jour, à présent, elle se rendait chez Duchamp et ferraillait durant une grande heure sous l’œil d’Hortense qui l’accompagnait le plus souvent pour s’ennuyer un peu moins. Les thés chez Wilhelmine de Sagan et quelques visites à Maria Lipona chez qui Butler se remettait très lentement ne suffisaient pas à les occuper.

Duchamp trépignait presque autant que ses amies. Le colonel entretenait une énorme correspondance avec certains de ses anciens compagnons restés en France et, par eux, se tenait au courant de ce qui s’y passait.

— Je crois que nous aurions intérêt à faire vite, disait-il. Les choses ne vont pas au mieux pour le roi-citoyen, là-bas. Paris s’agite toujours plus ou moins. Il y a eu des émeutes contre l’Église, des appels à la république à l’annonce des divers mouvements révolutionnaires qui secouent actuellement plusieurs villes d’Italie comme Modène, Bologne, Parme, la Romagne et même les Marches. Louis-Philippe croit apaiser les esprits en faisant supprimer les fleurs de lys de l’écusson royal et du sceau de l’État, mais il n’y a vraiment pas là matière à enthousiasme. Et d’enthousiasme, c’est de cela dont le peuple a le plus grand besoin. Qu’on lui ramène un jeune empereur, beau et tout auréolé de la gloire de son père et il ne pensera plus à aucune république… Mais que faire sinon attendre encore ?

En dépit du froid vif, Hortense et Felicia se promenaient chaque jour au Prater dans l’espoir d’apercevoir le prince dont on leur affirmait qu’il avait coutume de s’y rendre quotidiennement. Mais sans doute ses heures étaient-elles capricieuses car elles ne l’entrevirent qu’une seule fois, au cours de cette mortelle semaine. Encore était-ce derrière la vitre miroitante d’une voiture et elles ne purent même pas voir s’il avait répondu à leur salut, s’il les avait reconnues. Avec son impétuosité, Felicia voulut lancer son attelage sur les traces de la voiture de la Cour, mais Hortense l’en dissuada :

— Cela ne sert à rien. Nous ne pourrions que l’importuner. Continuons plutôt notre promenade… Il fait presque beau.

Le ciel, ce jour-là, était d’un bleu léger, nuancé de gris et l’air avait l’odeur des chevaux et le parfum de la terre humide. Et puis Hortense aimait bien le Prater, qui était certainement l’un des plus beaux parcs d’Europe. Une partie en était peuplée de boutiques, de cafés, de théâtres en plein air, mais sitôt que l’on s’écartait de l’allée centrale, on trouvait des arbres centenaires couvrant de leurs branches immenses de larges espaces d’herbe où, en été, il devait être bien agréable de se promener à pied. Parfois, on apercevait des biches et des chevreuils auxquels personne n’avait le droit de toucher et qui renforçaient encore l’impression délicieuse d’être au cœur d’une véritable forêt. Certains de ces arbres étaient de grands sapins noirs et Hortense, en les voyant, sentait son cœur s’emplir à la fois d’amour et de chagrin parce qu’ils lui rappelaient ceux qui s’élevaient si haut dans les alentours de son petit château de Combert. Et sa pensée, alors, repartait vers l’Auvergne, vers son petit Étienne qui devait bien souvent réclamer sa maman, vers Jean dont le souvenir se faisait de jour en jour plus douloureux.

Comment avait-il reçu sa dernière lettre ? Qu’en avait-il pensé ? Avait-il compris et pardonné celle qui avait osé lui mentir parce qu’elle l’aimait de façon trop exclusive ? Aucune nouvelle n’était arrivée de France en dépit de l’adresse qu’Hortense n’avait pu s’empêcher de donner, mais ce silence commençait à peser cruellement sur la jeune femme quand l’inaction et l’inquiétude lui laissaient la tête vide. C’est pourquoi elle aimait promener au Prater sa mélancolie. Pour le simple plaisir d’y retrouver une nature semblable à celle qu’elle aimait.

La longue semaine s’acheva, une autre la suivit et une troisième commençait quand, enfin, une invitation leur arriva. Une invitation tout à fait inattendue portée par un valet de la Cour : l’archiduchesse Sophie faisait savoir à la princesse Orsini et à la comtesse de Lauzargues qu’elle les attendrait l’après-midi même à 3 heures.

— Que nous veut-elle ? fut la première réaction d’Hortense, mais Felicia voyait plus loin :

— Je croirais volontiers que c’est là le rendez-vous que nous attendions. Nous ne pouvions espérer être convoquées par le prince lui-même. Une femme a plus de latitude pour recevoir d’autres femmes…

En attendant, elle s’en alla prévenir Duchamp pour revoir avec lui l’ensemble du plan qu’ils avaient établi de concert. C’était d’ailleurs l’heure de sa leçon d’escrime.

Il était assez simple, ce plan, et consistait d’abord en une grande réception donnée par Felicia et Hortense au palais Palm. Une réception où l’on inviterait Wilhelmine, ses sœurs, Marmont, le maréchal Maison, quelques anti-Français notoires, quelques étrangers aussi afin de n’éveiller aucun soupçon. Le duc de Reichstadt pourrait y faire une apparition comme il lui arrivait, à présent, d’en faire dans certains salons. Mais il n’en ressortirait pas. Tandis que von Trautheim rentrerait à la Hofburg sous les vêtements du prince, ce qui assurerait aux fugitifs quelques heures d’avance, celui-ci prendrait place dans la voiture de Felicia sous les habits et le passeport d’Hortense qui, elle-même, rejoindrait Duchamp, habillée en garçon afin de suivre, à cheval et à une heure d’intervalle, la berline emportant Felicia et le prince. Des relais seraient disposés par Duchamp et ses amis et l’on se rejoindrait une fois la frontière franchie.

Naturellement, et pour ne pas éveiller l’attention, les bagages seraient faits la veille sous le prétexte d’un séjour dans le château que les Lipona possédaient en Bohême. Une fois hors d’Autriche, Hortense reprendrait sa place et son identité et le prince, en habit bourgeois, suivrait la voiture avec les quelques partisans qui n’attendaient qu’un signal pour se mettre à son service. Duchamp s’était procuré depuis longtemps les passeports nécessaires. Ensuite il faudrait sans doute aviser, Duchamp étant partisan de se réfugier dans la première place forte française dont la garnison pourrait être facilement gagnée, et Felicia préférant rentrer directement à Paris pour y rameuter, rue de Babylone, tous ceux qui brûlaient de voir se lever un nouvel empire.

— Reste à savoir, soupira Hortense en conclusion, si notre prince consentira à se confier à nous pour courir cette aventure.

— Il n’a aucune raison valable de refuser, affirma Felicia. Je sais, par les rapports que Duchamp reçoit de la Hofburg, qu’avec son ami Prokesch François ne cesse d’échafauder des plans d’évasion. Le plus difficile sera peut-être de convaincre ledit Prokesch sans lequel il refuserait sans doute de partir. Mais, au fond, ce que nous proposons est simple et devrait réussir…

Cela paraissait incroyablement facile en paroles. En serait-il de même pour la réalisation ? En rentrant de chez Duchamp, Felicia rapporta un front soucieux. Non seulement il fallait réussir mais encore il fallait faire vite car, en France, les choses commençaient à se présenter un peu moins bien : le ministère Laffitte venait d’être remplacé par celui de Casimir Perier. Or, Laffitte, qui gardait en son cœur le souvenir de l’Empereur, représentait une aide sans prix qui, à présent n’existait plus. Ou, tout au moins, n’offrirait plus la même efficacité.

— Vous voyez comment ce fils de régicide paie ses dettes ? s’était écrié Duchamp. Laffitte s’est à moitié ruiné pour l’aider à grimper sur le trône mais, à présent, le roi-citoyen craint qu’il ne prenne trop de place et installe dans son fauteuil son pire adversaire ! Heureusement, Laffitte garde de nombreux amis et, avec tous les anciens soldats de Napoléon qui peuvent désormais quitter leurs résidences surveillées, nous aurons, je pense, assez de troupes pour balayer l’homme au parapluie…

Ces paroles enthousiastes réconfortaient un peu les deux femmes tandis que, sur les pas du valet de l’archiduchesse revenu les chercher, elles franchissaient une petite porte de la Hofburg menant directement à l’Amalienhof sur laquelle Sophie avait ses appartements.

Ceux-ci comportaient toute la somptuosité convenable pour une future impératrice : meubles lourds et abondamment dorés, nombreux portraits représentant les enfants de la grande souveraine qu’avait été Marie-Thérèse, somptueux gobelins couleur framboise et surtout dans d’admirables céladons chinois, des brassées de fleurs qui embaumaient les salons que l’on fit traverser aux visiteuses jusqu’à une petite pièce plus exiguë et plus intime au seuil de laquelle une dame d’honneur les attendait.

Celle-ci leur sourit mais ne les invita pas à s’asseoir. Tout Vienne savait le goût de l’archiduchesse Sophie pour le respect de l’étiquette et c’était déjà une assez fabuleuse entorse qu’elle y faisait en recevant ainsi des femmes, même très nobles, qui ne lui avaient pas été présentées.

— Veuillez attendre ici, dit la dame d’honneur. Son Altesse impériale va venir dans un instant. Elle désire vous recevoir seule.

Ayant dit, elle disparut dans un bruit de soie froissée, laissant les deux visiteuses debout au milieu de la pièce habitée par le battement d’une grande pendule dorée et le ronflement léger du grand poêle de faïence blanc et or qui entretenait une douce chaleur.

— J’ai les jambes qui tremblent, souffla Hortense.

— Moi aussi, admit Felicia, mais tâchez tout de même de ne pas rater votre révérence : ce serait d’un effet déplorable.

La porte blanc et or surmontée d’un cartouche dans le goût de Boucher s’ouvrit et les deux jeunes femmes plongèrent avec ensemble dans leurs révérences mais, au lieu d’une robe de soie, leurs yeux découvrirent une paire de bottes étincelantes suivies d’une autre paire de bottes.

— Relevez-vous, mesdames, dit le duc de Reichstadt, et laissez-moi vous présenter mon ami le chevalier de Prokesch-Osten, sans qui je ne prends aucune décision. Il est mon mentor et le meilleur conseiller qu’un prince puisse avoir.

— Ce qui n’est pas un rôle aussi facile qu’il y paraîtrait, dit Prokesch en souriant.

C’était un homme de trente-cinq ans, mince et élégant, avec un visage sensible et des yeux profonds, d’une grande douceur, mais qui ne manquaient pas de perspicacité. Une courte moustache soulignait un sourire charmant et, tout de suite, Felicia et Hortense l’habillèrent à leurs couleurs. Indépendamment de tout le bien qu’elles en avaient entendu, cet homme leur plaisait.

— Je sais que vous avez des choses graves à me dire, reprit le prince, mais vous pouvez, croyez-moi, parler sans crainte devant Prokesch. Auparavant, veuillez vous asseoir, ajouta-t-il en désignant le cercle de fauteuils qui tenait le milieu de la pièce non loin du grand poêle de faïence.

— Un instant, Felicia garda le silence. Ses yeux sombres contemplaient le prince avec une joie avide mais aussi une tendresse comme Hortense leur en avait rarement vue.

— Ce que j’ai à dire tient en peu de mots, monseigneur. La France est aux mains d’un boutiquier, d’un homme qui, pour prendre le trône de son cousin, a accepté bien des compromissions et devra en accepter encore beaucoup d’autres s’il veut le garder. Ce n’est pas là le souverain qui convient à un peuple qui a vécu sous le père de Votre Altesse… que nous aimerions tant appeler Votre Majesté ! Il faut un empereur à la France, un prince qui sache manier le sceptre mieux que le parapluie.

Prokesch se mit à rire.

— Voilà un beau début, princesse. Je gage, à l’entendre, que vous n’aimez pas beaucoup les Orléans ?

— Je n’ai rien contre les Orléans dès l’instant qu’ils restent à leur place mais j’avoue bien volontiers que je déteste Louis-Philippe. Ce n’est pas pour lui que nous avons fait les Trois Glorieuses !

— Vous êtes-vous donc battue ? dit le prince avec un sourire amusé.

— A la barricade du boulevard de Gand, oui, monseigneur. Cependant que Mme de Lauzargues ici présente soignait les blessés à l’Hôtel de Ville en compagnie du peintre Delacroix.

— Il y a, en France, un peintre qui s’appelle Delacroix ? C’est un beau nom…

— Et un beau peintre aussi. Il est le fils naturel du vieux Talleyrand mais je crois que personne ne saurait, comme lui, peindre votre sacre. Il y mettrait une flamme et une passion qui feraient oublier David. Revenez en France, monseigneur, il le faut… il est temps !

— Croyez-vous ? Le maréchal Maison que l’on s’ingénie à me faire rencontrer à tout bout de champ ne cesse de me vanter le bonheur du peuple français sous un roi si bon et si sage…

— Il est son ambassadeur, c’est son travail. Il est payé pour cela. Est-ce aussi ce que dit le maréchal Marmont que Votre Altesse a la bonté de recevoir régulièrement ?

— Que voulez-vous que dise un homme qui, après avoir trahi mon père, a fait tirer, pour Charles X, les canons du Louvre contre le peuple ? Il ne dit rien. Crainte de se tromper, j’imagine. Je pense d’ailleurs en avoir bientôt fini avec lui…

— Que voulez-vous dire ?

— Que lorsqu’il aura terminé son récit, ce qui ne saurait tarder, je n’aurai plus guère de raisons de le recevoir. J’avoue que je ne l’aime pas beaucoup. Mais il m’est utile…

— Il pourrait l’être plus encore. Comprenez donc, monseigneur, qu’il ne pourra jamais rentrer en France à moins que ce ne soit dans vos bagages ? Cela le ronge et il se pourrait qu’il y ait là un dévouement prêt à se donner.

Le duc de Reichstadt sourit :

— Nous verrons bien… s’il y a quelque chose à voir car avant de songer à ramener le duc de Raguse il faudrait me ramener moi-même.

— C’est à quoi nous travaillons. Puis-je demander à Votre Altesse impériale qu’elles sont les dispositions de son grand-père à son égard ?

Cette fois, ce fut Prokesch qui se chargea de la réponse.

— L’empereur François aime beaucoup son petit-fils. Et je ne suis pas éloigné de penser qu’il serait heureux de le voir sur le trône de France. Ce serait à son sens une garantie d’alliance perpétuelle entre l’Autriche et la France et je crois qu’il éprouverait même quelque vanité à laisser entendre que Napoléon II lui doit tout. Mais il y a Metternich…

— Et de ce côté, rien à faire ?

— Cela m’étonnerait car au choix politique se mêle la vieille haine que le chancelier éprouve toujours pour Napoléon.

— Napoléon est mort.

— Il y a des haines qui dépassent le tombeau. Metternich a eu tellement peur tant qu’a duré le vol de l’Aigle !…

— Qu’il refuse de lâcher l’Aiglon ? Nous sommes ici pour ouvrir la cage.

— Eh bien, parlons-en ! dit le prince avec un empressement que traduisirent un peu de rose à ses joues, une étincelle dans ses yeux bleus. Que proposez-vous ?

— Rapidement, Felicia développa le plan de fuite qui arracha au prince un éclat de rire :

— Partir sous des vêtements de femme ? Faire le chemin sous l’identité d’une femme ? Je sais bien que nous sommes en carnaval…

— L’idée n’est pas si mauvaise, coupa Prokesch, et personnellement, je la trouve séduisante, mais êtes-vous sûre de n’être pas très surveillée par la police ?

— Nous l’avons été, je crois, dans le premiers jours de notre installation au palais Palm mais la duchesse de Sagan nous ayant prises en amitié, la surveillance a disparu.

— Il est certain que cette chère Wilhelmine est la meilleure protection que vous puissiez trouver. Metternich n’a jamais cessé d’être amoureux d’elle…

— Moi, dit le prince, il y a une chose qui me déplaît surtout : c’est de prendre la place de Mme de Lauzargues. Je ne veux à aucun prix qu’elle coure le moindre danger. Et je n’ai guère confiance dans ce retour déguisée en garçon en compagnie de ce Duchamp…

— N’en parlez surtout pas avec dédain, monseigneur ! intervint Hortense qui jusqu’à présent n’avait pas ouvert la bouche. Il a été l’un des meilleurs et des plus fidèles soldats de votre père. Avec lui je serai en parfaite sécurité…

— Vous le seriez peut-être davantage avec moi ? dit Prokesch. J’ai une sœur, en Bohême, qui est à peu près de votre âge et qui vous ressemble. Vous pourriez voyager sous son nom en ma compagnie car naturellement si monseigneur part, je le suis…

— Je n’en attendais pas moins, s’écria le prince. Vous savez très bien que je ne partirais pas sans vous car j’aurai besoin de vos conseils. Votre idée d’ailleurs me séduit. Mais, une fois à Paris, que ferez-vous de moi, princesse ?

— Si Votre Altesse impériale veut bien me faire l’honneur de loger chez moi un temps, celui de rassembler ses partisans, je serai la femme la plus heureuse du monde.

— Où est-ce, chez vous ? dit le prince avec une curiosité enfantine.

— Rue de Babylone…

— Rue de Babylone ! A Paris ! Comme ce doit être agréable d’habiter rue de Babylone à Paris. Avez-vous un jardin ?

— Un petit mais plein de fleurs et le printemps arrive. Vous verrez comme c’est beau Paris au printemps !

— Je sais. Je n’ai pas oublié les marronniers des Tuileries ni le jardin de la terrasse du bord de l’eau… Revoir Paris !

— Bientôt, si Votre Altesse impériale nous fait confiance, murmura Hortense.

Durant quelques instants, on causa des détails de l’opération et l’on se mit finalement d’accord sur la date du 11 mars, qui paraissait de bon augure, car elle marquait à la fois l’anniversaire du prince et celui d’Hortense.

— Je n’oublie pas que nous sommes presque jumeaux, dit le duc à Hortense. Si nous réussissons, vous serez ma sœur. Je vous donnerai…

— Votre amitié et rien de plus. Je suis une campagnarde, monseigneur, et ma vie est en Auvergne. Mais, de près ou de loin, je serai toujours la plus fidèle sujette de… Votre Majesté ! ajouta-t-elle en s’abîmant dans une révérence. Le prince lui tendit la main.

— Eh bien, j’irai vous voir en Auvergne ! dit-il joyeusement. Et avec toute ma cour nous vous envahirons. Je veux que tout le monde sache que je vous aime bien ! Et aussi que…

Il s’interrompit. La porte venait de se rouvrir, cette fois sous la main de l’archiduchesse Sophie. Elle était très belle dans une robe de taffetas bleu assorti à ses yeux, des perles à son cou et à ses oreilles, mais elle semblait aussi très inquiète.

— Franz, dit-elle après avoir payé d’un sourire saluts et révérences, il me semble que cette conversation dure un peu longtemps. Il ne faut pas donner dans l’invraisemblance…

— … et vous ne voyez pas bien ce que vous auriez pu dire à ces deux dames pendant tout ce temps ? dit le prince en lui baisant la main. Vous avez raison comme toujours mais nous avions terminé. Souffrez cependant que je vous présente la princesse Felicia Orsini et la comtesse Hortense de Lauzargues qui est filleule de mon père et de ma tante Hortense. Cela me paraît la moindre des choses…

— A moi aussi, dit l’archiduchesse en souriant et en tendant ses deux mains sur lesquelles s’inclinèrent les deux femmes. Je suis heureuse de voir autour du duc de Reichstadt des cœurs dévoués. Mais je vous en supplie, prenez bien garde ! Ne le mettez pas en danger !

— Je serai là pour y veiller, s’écria Prokesch, Votre Altesse impériale sait bien qu’elle peut me faire confiance.

— A vous, oui, parce que je vous connais et vous sais sage, mais sans vous je serais moins disposée à aider Franz à nous quitter. Je l’aime moi aussi. Assez pour le vouloir heureux…

— Alors Votre Altesse impériale peut nous faire toute confiance, murmura Felicia. L’une comme l’autre nous sommes prêtes à tout sacrifier à… notre empereur !

— Que Dieu vous entende et vous aide ! Vous en aurez grand besoin. A présent, retirez-vous !

Le cœur de Felicia et celui d’Hortense chantaient de joie en rentrant au palais Palm. Il y avait une réception chez la duchesse de Sagan et la Schenkenstrasse était envahie par les équipages ce qui créait un joli tableau plein de couleurs. Wilhelmine avait d’ailleurs invité ses voisines mais, d’un commun accord, celles-ci décidèrent de s’abstenir et firent porter un mot annonçant qu’Hortense était souffrante. Elles ne pouvaient, dans ce salon où fréquentait Metternich, partager leur joie avec qui que ce fût et préféraient la garder pour elles seules afin de mieux la savourer.

On avait deux semaines. Demain il serait temps de prévenir Maria Lipona. Quant à Duchamp, Felicia le mettrait au courant en allant prendre sa leçon comme de coutume. On était en effet convenus, avec le prince et le chevalier, de ne rien changer aux habitudes de vie afin de ne pas éveiller l’attention de la police de Sedlinsky.

— Je propose de boire du champagne pour célébrer l’événement, dit Felicia.

— Nous sommes en carême, objecta Hortense. Nous allons commettre un péché.

C’était vrai. Depuis la fin du carnaval, le carême vidait les salles de bal et remplissait les églises. La réception de Wilhelmine n’était d’ailleurs qu’une simple réunion d’amis mais elle en avait tant que cela prenait tout de suite chez elle des allures de rassemblement.

— Nous allons boire à la foi et à l’espérance. Et puis, même en temps de pénitence, les prêtres mettent du vin blanc dans leur calice…

Et l’on but au retour en France, à l’avènement de Napoléon II, à la réalisation du rêve qui, si peu de temps auparavant, semblait impossible, au bonheur de la France et de l’Italie. Enfin, ajouta Hortense intérieurement, « à mon retour à Combert et à ceux que j’aime ».

Durant quelques jours, on vécut dans un grand calme apparent mais dans une forte fièvre intérieure. Felicia continuait ses leçons et suivait avec Hortense les offices religieux, soit à l’église des Minorites qu’elle aimait parce qu’elle, réunissait la colonie italienne, soit à la cathédrale Saint-Etienne dont toutes deux aimaient la noble atmosphère et la beauté des chœurs d’enfants.

Les jours coulaient l’un après l’autre. Trop lents au gré des conspiratrices, mais tout de même porteurs d’espoir. Il y eut un grand moment d’émotion quand une lettre de Prokesch leur demanda de reporter la date au 30 mars. Mais ce retard était dû au simple fait qu’il fallait attendre la fin du carême pour organiser une fête…

Nous aurions dû y penser, commenta Felicia. En vérité, nous formons une curieuse paire de conspiratrices…

Ce qu’elle ne disait pas, c’est que l’idée de se séparer d’Hortense pour le retour lui était de plus en plus pénible même si, entre Prokesch et Duchamp, elle la savait en bonnes mains. Il avait été convenu, en effet, que le chevalier accompagnerait le prince au palais Palm, repartirait avec celui-ci qui jouerait son rôle, puis reviendrait avec sa voiture pour chercher Hortense devenue sa sœur pour la circonstance.

Tout cela était bien réglé, pourtant Felicia n’était pas tranquille. Mais, en vérité, ce plan était le seul acceptable, le seul qui eût une chance de réussite…

Peut-être parce qu’il était un peu fou…

— C’est vous qui allez prendre tous les risques, se lamentait Hortense de son côté. Moi je ne risquerai pas grand-chose mais vous, si vous êtes prise avec le prince, vous risquez la prison à vie, sinon pire. On pourrait vous tuer tous les deux…

— Ce serait pour moi une grande joie et un grand honneur, mais ne craignez rien pour le prince. Il est bien trop précieux. Metternich le hait mais il ne renoncera pas facilement à être celui qui peut lâcher le fils de Napoléon sur l’Europe…

Tout cela, au fond, ne faisait que traduire la mutuelle affection des deux jeunes femmes et le souci que chacune d’elles prenait de l’autre. Mais toutes deux brûlaient d’agir… Et l’on en vint ainsi au lundi 28 mars, avant-veille du départ.

Ce matin-là, Hortense, pour tromper son impatience, accompagna Felicia chez Duchamp. Et, dès l’entrée, elles eurent l’impression que quelque chose n’allait pas. Duchamp achevait de donner une leçon de sabre à un mince et long jeune homme apathique pour qui les armes représentaient visiblement une corvée. Et le colonel semblait hors de lui, harcelant le malheureux d’injonctions violentes, hurlées à pleins poumons et entrecoupées de coups de taille et de pointe tellement drus que Felicia s’inquiéta pour l’élève.

— Prenez garde, mon cher Grünfeld ! Vous allez lui couper les oreilles avec vos moulinets.

— Soyez sans crainte, madame la princesse. La leçon est terminée. Mais vit-on jamais pareil maladroit ! Voilà des mois que j’essaie d’en faire un tireur convenable… Disparaissez, vous !

Le long jeune homme ne se le fit pas dire deux fois et disparut en effet avec la soudaineté d’une ombre. Duchamp, armé désormais d’une serviette, s’essuyait le visage et les mains d’un air sombre qui acheva d’inquiéter ses visiteuses.

— Quelque chose qui ne va pas ?

— Rien ne va plus ! Notre projet est à l’eau. Si vous n’étiez venue ce matin, j’allais m’arranger pour passer chez vous.

— Que s’est-il passé ?

— Le chevalier de Prokesch-Osten vient d’être nommé ambassadeur à Bologne et il doit quitter Vienne aujourd’hui ou demain.

— Ah !

Il y eut un silence, si pesant que les respirations devenaient perceptibles. D’un geste furieux, Duchamp brisa un masque d’escrime, en le saisissant et en l’expédiant à l’autre bout de la salle dans un trophée d’armes qui s’écroula avec un bruit d’Apocalypse. Alors Hortense, le pensant un peu calmé, osa avancer :

— Ce n’est peut-être qu’un contretemps ? Notre premier projet ne prévoyait pas la participation du chevalier. Je devais vous rejoindre et partir avec vous.

Duchamp eut pour elle un regard d’une infinie tendresse et trouva le courage de sourire :

— Et j’en serais infiniment heureux ! Ce voyage avec vous, c’était mon plus beau rêve mais vous savez bien que le prince refuse de partir sans son ami…

— Quelle sottise ! s’insurgea Felicia. Prokesch nous rejoindra plus tard. Quand nous aurons réussi, il obtiendra sans peine le poste d’ambassadeur en France. Revenons à notre premier projet et tâchons de joindre le prince au plus vite…

Mais Duchamp hocha la tête et se mit à tirailler sa moustache. Son visage était plus sombre encore s’il était possible.

— Ce n’est pas tout. Le bruit court que, pour apaiser les troubles qui agitent Modène, l’empereur François songerait à y envoyer son petit-fils et l’on dit le prince séduit par cette idée d’aller régner en Italie…

— Je peux le comprendre, dit Felicia avec amertume. Tout, plutôt que continuer à étouffer ici ! Mais tout de même ! Entre le trône de France et celui de Modène…

— L’un est aléatoire, dit Hortense. Si l’autre est sûr, on peut comprendre que le prince s’y attache. Cela le rapprocherait de sa mère par laquelle il pourrait tenir Parme et ensuite… qui peut savoir ?

— Vous pensez que Napoléon a commencé par l’Italie ? s’écria Felicia, une flamme dans les yeux. Au fond, ces mauvaises nouvelles ne le seraient pas autant que nous le pensons ? Depuis la péninsule, on gagne facilement la France…

— Je suis d’accord avec vous, soupira Duchamp. Mais je vous l’avoue, j’ai peine à croire à cette histoire de Modène, justement parce que l’Empereur a commencé ses conquêtes par là. Je vois mal Metternich envoyant son prisonnier régner sur une poudrière…

— Ne soyez donc pas si pessimiste ! Vous nous annoncez une nouvelle et, tout de suite après, vous la démentez. Donnez-moi plutôt ma leçon… cela vous calmera.

L’instant d’après, le cliquetis des épées accompagnait la rêverie d’Hortense assise dans un fauteuil au coin du feu. Elle avait quelque peine à se défendre d’un vague sentiment de soulagement qu’elle jugea écœurant :

— Décidément, je n’ai vraiment rien d’une héroïne, pensa-t-elle en regardant ferrailler Felicia qui bondissait avec la souple grâce d’une panthère noire. Et pas davantage d’une amazone…

S’y joignait cependant un regret. Elle avait tellement envie de rentrer en France !

Mais il était écrit que ce jour-là serait celui des mauvaises nouvelles. Quand les deux femmes rentrèrent à la Schenkenstrasse, elles trouvèrent, avec un mot de Prokesch exprimant des regrets qui n’excluaient tout de même pas l’espérance, un court billet de Maria Lipona : Patrick Butler avait profité d’une des absences de son hôtesse pour s’enfuir de chez elle sans même un mot d’excuses ou de remerciements pour les soins prodigués.

— Et c’est malheureusement un Français ! soupira Felicia. De quoi avons-nous l’air ?

CHAPITRE IX L’ATTENTAT

Le battement des éventails agitait doucement l’air alourdi par les parfums des visiteurs et les suaves odeurs de chocolat, de vanille, de café, de brioches chaudes et de crème fraîche qui emplissaient le salon. On se serait cru chez Demel, le grand pâtissier du Kohlmarkt, et non dans la demeure d’une duchesse régnante. Mais les friandises étaient le péché mignon de Wilhelmine et de ses sœurs ; aussi l’heure du thé, dans l’aile droite du palais Palm, attirait-elle toujours nombre d’amis soucieux de voler à la maussaderie du temps un agréable moment de chaude convivialité en compagnie de charmantes femmes sachant admirablement recevoir. Felicia et Hortense se laissaient elles-mêmes prendre volontiers à cette séduction et il n’était pas rare de les trouver dans le beau salon des laques où Wilhelmine aimait à recevoir à l’heure du goûter.

Ce soir-là, il y avait beaucoup de monde chez les Trois Grâces de Courlande, comme cela se produisait chaque fois que le prince de Metternich abandonnait le Ballhausplatz pour venir visiter ses amies. C’était alors comme si quelque courant mystérieux parcourait les palais viennois pour avertir leurs habitants que le prince-chancelier se rendait chez la duchesse de Sagan. Là, sur un parterre de Kinsky, de Palfy, d’Esterhazy, de Zichy panaché d’un ou deux Dietrichstein, d’une Schönborn, d’un Kevenhüller et de Trautsmandorff tout en velours, satins, poults-de-soie, fins draps anglais aux nuances différentes, fourrures précieuses, plumes et turbans, Metternich aimait à faire triompher son élégance, stricte et même un peu sévère, comme il aimait à laisser sa voix chaude moduler des phrases auxquelles tous demeuraient suspendus. L’âge venant, il prenait plaisir à tenir sous le charme de sa parole ceux qu’il séduisait jadis par sa seule beauté, celle d’un homme dont le visage et le corps semblaient calqués sur une statue d’Antinoüs.

Assis dans une haute bergère à oreilles, une tasse de chocolat à la main et ses longues jambes croisées, il tenait une sorte de conférence à deux voix avec l’autre pôle d’attraction du salon : le chevalier von Gentz, son plus ancien et fidèle conseiller, l’homme dont on disait qu’il avait dans sa main tous les secrets de l’Europe. Dieu sait pourtant que cette éminence grise du pouvoir ne payait pas de mine ! Penché en avant, sa frêle carcasse agitée d’un tremblement continu, son visage sans âge mais fripé abrité sous une perruque rousse, Gentz portait des lunettes noires qui servaient surtout à lui donner une contenance commode et abritaient un regard plutôt timide qui se posait rarement sur quelqu’un. Ses vêtements étaient corrects mais retardaient d’au moins deux modes et il était outrageusement parfumé.

Ancien journaliste et polémiste acharné, rédacteur du Congrès de Vienne, il avait manié sans doute la plume la plus féroce et la plus empoisonnée qui fût au monde. Les Français, en général, et Napoléon en particulier, avaient eu à souffrir de Frédéric von Gentz qui avait poussé la Prusse à la guerre contre la France. Homme étrange, s’il en fut, aimant l’argent et le faste, on lui prêtait pour les jeunes garçons un goût qui s’accordait bizarrement avec la passion que lui inspirait la danseuse Fanny Elssler, de quarante-six ans sa cadette et dont on disait qu’il faisait pour elle les pires folies.

Hortense n’avait pas aimé le mince sourire aveugle que Gentz avait posé sur elle au moment des présentations.

— Une Française, hein ? Nous voyons trop rarement des Françaises à Vienne, en dehors de celles qui viennent y apporter les modes de Paris ! Qu’est-ce qui peut attirer une femme du monde jeune et belle si loin des bords de la Seine ?

— La musique, monsieur. C’est ici le rendez-vous des mélomanes et je ne sais ce que j’aime le mieux, des offices de la cathédrale ou de vos merveilleuses valses…

— La musique et la gourmandise, renchérit Felicia en pêchant, sur le plateau qu’un valet lui présentait, une part d’un superbe moka praliné. Nulle part ailleurs on ne mange de si bons gâteaux !

— Et c’est afin de pouvoir en manger tout à votre aise sans rien perdre de votre finesse de taille que vous faites chaque matin des armes, princesse ?

— Rien n’est plus vrai. Mais je constate, chevalier, que votre réputation d’homme le mieux renseigné d’Europe n’est véritablement pas usurpée ! Vous en remontreriez au chef de la police.

— Ce n’est pas impossible, mais en l’occurrence il n’y a pas de miracle. Mon ami Prokesch m’a parlé de vous récemment. Il vous admire énormément…

— Que ne l’a-t-il dit ? dit Felicia avec bonne humeur. L’admiration d’un homme tel que lui est toujours agréable à entendre…

L’arrivée de Metternich coupa court à la suite de la conversation. Comme les autres visiteurs, Gentz avait fait cercle autour du chancelier et, après qu’il se fut restauré, entamé avec lui cette espèce de dialogue à deux voix qui tenait l’assistance sous le charme. La France en avait d’abord fait les frais. Metternich venait d’apprendre que Louis-Philippe promulguait une loi d’exil frappant les Bourbons de la branche aînée et chacun s’en indignait.

— Ces Orléans sont incurables, dit Wilhelmine. Quand ils ne votent pas la mort de leurs cousins, ils les exilent. C’est ce qui s’appelle avoir l’esprit de famille.

— Avec cela que les Bourbons aînés se sont privés, depuis des dizaines d’années, de leur rendre la vie difficile ? intervint Pauline de Hohenzollern-Elchingen, qui n’aimait rien tant que contrarier sa sœur aînée. J’ai connu ce Louis-Philippe au temps où la Révolution l’avait chassé de France. Il ne manquait pas de charme.

— Oh, toi ! repartit la duchesse de Sagan, tu aurais été capable de trouver du charme à Robespierre…

Quelqu’un fit dévier la conversation sur les événements d’Italie qui, de toute évidence, préoccupaient beaucoup de monde car, après Modène et Bologne, Ferrare, Ravenne et Forli étaient entrées en rébellion contre le joug autrichien réclamant à cor et à cri « un roi d’Italie issu du sang de l’immortel Napoléon ». Durant plusieurs jours, la violence avait régné, le sang avait coulé et parmi tous ces gens dont tous, ou presque, étaient anti-Français, on s’inquiétait des décisions que l’empereur François comptait prendre touchant son petit-fils. Gentz, pour sa part, ne faisait qu’en rire.

— Je ne vois vraiment aucune raison de se tourmenter. Ou je connais bien mal notre cher prince, fit-il avec un sourire à l’adresse de Metternich, ou les braves gens d’Italie s’époumonent et se font tuer en vain : on ne leur enverra jamais le duc de Reichstadt.

— Serait-ce une si mauvaise idée ? dit Wilhelmine. Si la paix est à ce prix ! Après tout, l’enfant a été élevé en Autriche, à la manière autrichienne, il pense et vit comme un Autrichien et l’on dit qu’il voue à sa mère un véritable culte. Il n’aurait peut-être là-bas d’autre souci que l’aider et la défendre ?

— Soyez certaine, dit Gentz, que s’il voue un culte à sa mère, il en voue un encore plus grand à son père. Les villes rebelles pourraient être pour lui un excellent point d’appui et je ne suis pas sûr que ce serait la loi autrichienne qu’il y rapporterait. Je crois plutôt qu’il chercherait à en faire une aire d’envol pour de nouvelles aventures napoléoniennes dont nous n’avons nul besoin.

— L’empereur cependant aime beaucoup son petit-fils, coupa la comtesse Mélanie Zichy, qui détestait autant le jeune prince qu’elle avait haï son père, beaucoup trop à mon sens ! Il est d’une faiblesse envers lui ! Je me suis laissé dire qu’il lui aurait promis un trône dans les années à venir.

Metternich tourna vers la noble dame son regard bleu, froid et nonchalant. Il y eut un petit silence, chacun devinant qu’il allait dire quelque chose. Le chancelier d’Autriche savoura ce silence puis, d’une voix soudain tranchante comme l’acier, jeta :

— Reichstadt est une fois pour toutes exclu de tous les trônes !

Il y eut un léger brouhaha de satisfaction au milieu duquel se fit soudain entendre la voix paisible de Felicia :

— Aucun trône ? Jamais ? Pas même celui de Parme qui est à sa mère et serait… logique ?

— Pas même celui de Parme. Aucun trône ! Jamais. Moi vivant, tout au moins… Et j’espère bien vivre encore de longues années…

— Nous l’espérons tous, dit Wilhelmine qui ajouta naïvement : Mais… après ? Le petit Napoléon n’a que vingt ans…

— Alors que j’en ai cinquante-huit ? Seulement moi, ma chère Wilhelmine, je jouis d’une excellente santé. Ce qui n’est pas le cas de Reichstadt. Je le destine à devenir colonel, voire général dans notre armée s’il se comporte bien mais soyez tous certains qu’il sera… solidement entouré. Il pourra ainsi montrer s’il possède quelques talents militaires, ce qui n’est pas certain, ajouta Metternich d’un ton méprisant qui fit bouillir le sang d’Hortense.

Mais il était impossible de partir en claquant les portes comme elle mourait d’envie de le faire. Un regard à Felicia lui montra que celle-ci avait pâli et que, sur son éventail d’écaille ciselée, ses doigts se crispaient dangereusement pour la fragilité de l’objet.

Pourtant, déjà on changeait de sujet de conversation et Pauline de Hohenzollern demandait à Gentz s’il avait eu quelques échos du festival de danse de Berlin, auquel Fanny Elssler avait été invitée. Le vieil amoureux se lança alors dans une sorte de panégyrique de la danse en général et de la danseuse en particulier qui permit aux deux jeunes femmes de reprendre leurs esprits. Mais jusqu’à la fin de la réception, on n’entendit plus, sinon pour les formules de politesse, la voix de la princesse Orsini.

— J’ai eu peur que vous ne brisiez votre éventail, tout à l’heure, dit Hortense quand toutes deux se retrouvèrent seules dans le calme douillet de leur petit salon. Cela aurait été d’un effet déplorable.

— Mais normal après tout de la part d’une Italienne ! Ces gens-là buvaient du petit lait à la pensée du sang que l’on verse chez moi pour que l’Autriche continue de régner là-bas. Il n’est pas toujours facile de jouer le rôle d’une visiteuse étrangère à la politique et résolument frivole. Mais ce tantôt, Hortense, j’ai pris une décision, la meilleure sans doute que l’on puisse prendre, celle qui rendra le plus grand service à notre cause.

— Laquelle ?

— Il faut tuer Metternich !

La stupeur laissa Hortense un instant sans voix. Elle considéra son amie avec angoisse, craignant peut-être de surprendre, sur son visage, les premiers stigmates de la folie mais non, le beau visage de la princesse romaine était aussi calme, aussi froid que si elle venait de décider du choix d’un nouvel équipage et non d’arrêter la mort d’un homme.

— Felicia ! dit-elle doucement, songez-vous à ce que vous venez de dire ?

— Je ne songe même qu’à cela, Hortense. Croyez-moi, c’est la seule solution raisonnable. Le mauvais génie du prince c’est ce misérable Metternich déjà responsable de la mort de mon Angelo. L’avez-vous entendu tout à l’heure supputer la mort d’un garçon de vingt ans ? Il ne lui suffit pas de l’écraser, de l’emprisonner, de lui arracher tout ce qu’il aime. Il faut qu’il le tue. C’est cela, soyez-en certaine, qu’il a dans la tête. Seule la mort du roi de Rome libérera Metternich de sa haine pour l’Empereur et moi je dis qu’il faut que Metternich meure pour que ce crime ne s’accomplisse pas. Demain, j’en parlerai à Duchamp. Je crois qu’il me donnera raison.

Hortense baissa la tête. La logique impitoyable de Felicia la confondait. A la réflexion, il était étonnant, étant donné la haine que celle-ci portait au gouvernement autrichien, qu’une telle idée ne lui fût pas déjà venue.

— Moi aussi, je vous donne raison, Felicia. Mais j’ai peur pour vous.

— Il ne faut pas avoir peur. Dieu nous aidera. Comprenez qu’il y a là une chance ! Débarrassé de Metternich, le vieil empereur se laissera fléchir. Vous avez entendu cette femme, tout à l’heure ? Il aime son petit-fils. Et puis il y a l’archiduchesse Sophie. Elle aussi exècre Metternich ; et comme elle aime le prince, elle fera tout au monde pour l’aider. Ah oui, ce sera un beau jour que celui de la mort de ce misérable ! Un jour que je veux vivre, même si ce doit être pour moi le dernier !

Du coup, Hortense éclata en sanglots.

— Ne parlez pas comme cela, mon amie ! Je ne veux pas que vous sacrifiiez ainsi votre vie. Je vous aime tellement !

— Moi aussi, Hortense, je vous aime beaucoup, dit doucement Felicia en passant un bras autour des épaules de son amie. Assez en tout cas pour vouloir votre bonheur. Ma vie à moi n’a pas beaucoup d’importance, mais la vôtre en a beaucoup. Il faut bien nous rappeler enfin que vous avez un fils… un amour, même si cette souvenance vient un peu tard. Nous nous quitterons avant que je ne frappe. Ce sera, je crois, la meilleure solution. Vous rentrerez en France…

— Mais comment donc ? s’écria Hortense, emportée par une soudaine colère. Et pourquoi pas en compagnie de Patrick Butler ? Ce n’est pas parce qu’il a disparu de chez Maria Lipona qu’il n’existe plus, celui-là. Croyez-vous qu’il a renoncé ? Je suis certaine qu’il se cache quelque part, qu’il nous surveille. Que je parte seule et il me tombera dessus comme la foudre… et jamais je ne pourrai rentrer chez moi.

— Il est certain qu’il faudrait savoir ce qu’il est devenu, soupira Felicia. Duchamp et Pasquini l’ont cherché dans tous les hôtels. Il n’est pas davantage à l’ambassade de France. Il faudrait pourtant s’en débarrasser. Vous ne vivrez jamais tranquille tant qu’il sera accroché à vos basques. D’ailleurs, à présent, il est un danger permanent pour nous tous ici.

— Heureuse de vous l’entendre dire ! Croyez-moi, Felicia, il ne faut faire aucun projet, surtout de l’ordre de celui qui vous occupe, tant que l’on ne saura pas où est passé Butler. Sinon peut-être revenir à notre plan primitif : convaincre le prince de nous suivre…

— Pour ce plan-là aussi, Butler représente un danger. Vous avez eu raison de me le rappeler.

Timour, ce soir-là, reçut l’ordre d’examiner soigneusement les alentours du palais Palm et de naviguer dans les cafés de Vienne à la recherche de renseignements éventuels touchant l’armateur breton.

— Je n’ai pas attendu tes ordres pour me mettre à sa recherche, madame la princesse, déclara le Turc, mais je n’ai pas encore pu mettre la main dessus. Pourtant, avec sa tignasse rouge, il ne devrait pas être si difficile à trouver…

— Cherche mieux ! Et pense qu’il cache peut-être ses cheveux sous une perruque.

Personne ne dormit beaucoup cette nuit-là. La haine réveillée de Felicia lui donnait des palpitations. Quant à Hortense, l’avenir lui apparaissait sous un jour tellement sombre qu’elle ne pouvait évoquer sans angoisse les jours suivants. Un seul espoir dans tout cela : que Duchamp désapprouve le projet homicide de Felicia et s’y oppose d’une manière ou d’une autre.

Or, non seulement il ne poussa pas les hauts cris, mais encore il déclara que c’était là une idée grandiose.

— J’aurais dû y penser ! En vérité, princesse, vous devriez être un homme, et parmi les hommes, un roi. Vous en avez l’âme, la vaillance…

— Ne me dites pas que vous allez l’encourager à cette folie ? gémit Hortense. Ne comprenez-vous pas qu’elle risque d’y laisser sa vie ?

Une immense surprise, où entrait une bonne part de déception, se peignit sur le visage du colonel. Il regarda Hortense avec une immense tristesse :

— Me connaissez-vous si mal ? dit-il amèrement. J’ai dit que c’était là une merveilleuse idée mais, en ce qui concerne la réalisation, il faudrait que je sois un fier misérable si je laissais une femme frapper quand je suis là.

— Que voulez-vous dire ?

— Que si quelqu’un doit tuer Metternich, ce sera moi et personne d’autre ! Et, pardieu, je le ferai avec une joie immense. Une joie dont vous n’avez pas le droit de me priver ! ajouta-t-il en se tournant vers Felicia. Celle-ci haussa les épaules :

— J’aurais dû me douter que vous réagiriez ainsi. Et j’aurais dû garder mon idée pour moi seule.

— Je ne vous l’aurais pas permis, dit Hortense doucement. Si vous n’aviez pas averti le colonel, je l’aurais fait, moi. Il était mon seul espoir.

Silencieusement, Duchamp prit la main d’Hortense et la baisa, mais Felicia demeurait sombre ; visiblement, elle refusait de se laisser arracher son projet meurtrier.

— J’ai un époux à venger, murmura-t-elle.

— Moi, fit Duchamp avec arrogance, j’ai un empereur à venger et tout le peuple de France avec lui !

Il n’y avait rien à ajouter à cela. Felicia capitula, mais à la seule condition qu’elle prendrait sa part de l’attentat, ne fût-ce qu’en aidant Duchamp à fuir, une fois le geste accompli. Et sans plus tarder, on se mit à élaborer le plan qui devait mener le geôlier de l’Aiglon à sa perte.

— En ceci comme en toute autre chose, il faut du soin et de la préparation, dit le colonel. Et, s’il se peut, essayer d’abattre cet homme sans y laisser notre peau…

Dans les jours qui suivirent, Vienne compta un mendiant de plus. Ce mendiant fréquenta d’abord l’église des Minorites puis, au bout de quelques jours, s’en vint prendre position aux abords de Ballhausplatz, la Chancellerie de l’empire. Et, bien sûr, ce mendiant n’était autre que Duchamp, occupé à observer les allées et venues de Metternich.

Lorsque le soir tombait, il quittait sa salle d’armes pour se rendre chez Palmyre où il avait ses habitudes, mais un moment après, le mendiant sortait par la porte des fournisseurs et gagnait son poste. Un poste qu’il avait fallu payer car la confrérie des mendiants était puissante à Vienne, mais Duchamp avait réussi à s’y faire quelques amitiés intéressantes et, contre un peu d’argent, il avait été admis.

Le Ballhausplatz étant proche du palais Palm, Felicia avait bien proposé de le faire surveiller par Timour mais Duchamp avait refusé : même déguisé, le Turc et sa stature impressionnante eussent été trop voyants. Et surtout, Duchamp ne voulait pas que ses amies pussent attirer sur elles l’attention de la police. Le travail était d’ailleurs assez facile. Il suffisait de connaître les heures de sortie du chancelier en fin de journée et de savoir s’il partait seul ou accompagné pour le domaine de Rennwegg où il aimait à résider le plus souvent dès que le printemps venait.

Habile tireur, le colonel avait choisi de se servir d’un pistolet :

— Je le tuerai au moment que je jugerai le plus favorable, répondit-il un matin à Felicia qui l’interrogeait sur la date choisie. D’un jour à l’autre, les choses peuvent se présenter différemment.

— Dois-je vous rappeler que vous m’avez promis de me laisser prendre ma part de l’aventure ? Je veux pouvoir assurer votre fuite…

— Vous l’assurerez, puisque c’est chez vous que je viendrai tout droit me réfugier. Si l’on m’en laisse le temps, tout au moins. Et, si possible, sans vous compromettre.

— C’est bien ce que je disais. Vous me tenez à l’écart. Mais je vous protégerai malgré vous.

Et Timour reçut l’ordre d’effectuer chaque soir une promenade de santé sous les tilleuls de la Minoritenplatz, en s’approchant naturellement le plus possible de la Chancellerie sans attirer l’attention.

A présent, le printemps éclatait partout dans Vienne, chargeant de feuilles fraîches les branches dénudées. Autour de la ville, les collines se couvraient de fleurs de pruniers, de pommiers et de poiriers et les guinguettes de Grinzing nettoyaient à fond les tables et les bancs de leurs jardins. Depuis la grande fête de Pâques, la valse avait repris possession de la ville et, un peu partout, on entendait s’accorder les violons. Heureux d’échapper à la contrainte de l’hiver et à celle du carême, les Viennois s’adonnaient avec enthousiasme à leur passion pour la promenade et, sur les têtes des femmes, les chapeaux à fleurs commençaient à remplacer les chapeaux à plumes. Personne ne prêta donc attention à un promeneur de plus sur la Minoritenplatz et Timour passa inaperçu sauf de quelques femmes qui, attirées par sa prestance, lui décochaient des sourires derrière le dos de leurs maris.

Ne sachant quel jour Duchamp allait frapper, Felicia et Hortense ne pouvaient se défendre d’une vague angoisse dès que la nuit commençait à tomber. Elles avaient renoncé à sortir, que ce soit pour les concerts ou le théâtre, par crainte d’être justement absentes au moment où l’on aurait le plus besoin d’elles. Simplement, elles laissaient leurs portes ouvertes. Cela donnait d’assez mélancoliques soirées au coin du feu au cours desquelles Hortense songeait avec nostalgie à son jardin de Combert, à sa maison douillette, moins fastueuse sans doute que leur appartement viennois mais tellement plus agréable ! Il lui semblait qu’elle était partie depuis des années et que jamais elle ne rentrerait chez elle. Sans qu’elle s’en rendît vraiment compte, son humeur s’assombrit, devint plus mélancolique. Même l’image inquiétante de Butler avait fini par s’estomper. L’armateur avait choisi de disparaître, il fallait à présent souhaiter que ce fût pour toujours. La sévère leçon qu’il avait reçue pouvait peut-être l’inciter à rentrer chez lui… Felicia prétendait que c’était faire preuve d’une grande naïveté, mais Hortense était lasse de cette histoire et s’efforçait de vivre comme si l’homme de Morlaix n’eût jamais existé. Après tout, il n’arrive jamais que ce qui doit arriver…

Ce qui la tourmentait le plus, c’était l’absence de nouvelles de Jean. Au lendemain de leur tentative d’enlèvement avortée, elle s’était décidée à écrire à François Devès pour lui demander des nouvelles. Elle espérait de tout son cœur que François montrerait la lettre à son ami et que Jean finirait par rompre ce silence étouffant. Mais elle n’avait reçu de François qu’une lettre assez courte, pleine de respect et d’amitié sans doute mais où il n’était question que de la santé du petit Étienne et des habitants de Combert, du bon état de la maison et des promesses des récoltes. De Jean, François ne disait que quelques mots : il allait bien mais on ne l’avait plus revu à Combert depuis le départ d’Hortense.

C’était peu, vaguement inquiétant, et cela laissait supposer des réticences que la jeune femme ne s’expliquait pas. François et Jean étaient-ils brouillés ?… Toujours est-il qu’Hortense désirait de plus en plus ardemment rentrer en France et reprendre sa vie d’autrefois. Même la noble tâche à laquelle, avec Felicia et Duchamp, elle se dévouait, finissait par lui être insupportable parce qu’elle n’en voyait pas la fin.

Le prince François semblait d’ailleurs avoir oublié les habitantes du palais Palm où l’on jouissait à présent d’un grand calme depuis le départ de Wilhelmine pour ses terres de Sagan. Les potins de la ville étaient pleins des menus faits de la vie du jeune homme. On savait qu’avec le printemps sa santé était redevenue satisfaisante, qu’il sortait chaque jour pour galoper à travers la campagne viennoise sur l’un de ses chevaux, le lipizzan Mustapha ou la jument noire Rouler, qu’il se rendait volontiers à l’Opéra ou au Burgtheater, qu’il assistait aux soirées données par les divers archiducs de la famille ou dînait chez l’un d’entre eux, qu’il s’était commandé une voiture neuve, qu’il prenait grand soin de son élégance et qu’en fait, il faisait mille choses variées. Mais on savait aussi qu’il n’allait plus dans aucune maison particulière et que, depuis le départ de Prokesch, la surveillance s’était resserrée autour de lui car il ne se déplaçait plus guère sans la maison militaire qu’on lui avait constituée. Même Marmont avait cessé de se rendre à la Hofburg. Il avait tout raconté de la vie de l’Empereur et l’on ne souhaitait pas, en haut lieu, qu’il s’éternisât autour de l’ancien roi de Rome…

— J’ai tout dit apparemment, confia-t-il tristement à Felicia ce soir d’avril où il vint, à l’improviste, demander à celles qui étaient devenues ses amies, de lui faire l’aumône d’une tasse de café tout en s’inquiétant de ce qu’elles devenaient. On n’a plus besoin de moi et j’avoue que je le regrette. Il est facile de s’attacher à lui. Aussi facile que de s’attacher à son père…

— En ce cas, murmura Hortense, pourquoi ne pas l’aider à réaliser un autre destin que celui préparé par Metternich ?

Il eut pour la jeune femme un regard pensif :

— Croyez-vous que je n’y aie jamais songé ? Mais que puis-je faire ? Je suis seul…

— En êtes-vous certain ? dit Felicia. Peut-être suffirait-il de chercher autour de vous ? Peut-être trouveriez-vous une aide ?…

Elle ne tenait pas en place, ce soir-là. Poussée par quelque pressentiment, elle avait accordé leur nuit entière aux domestiques pour qu’ils puissent se rendre à une fête champêtre qui se donnait rinzing. A présent, les bras croisés sur sa poitrine, elle allait et venait nerveusement à travers le salon accompagnée du bruissement soyeux de la grande robe de moire rouge qu’elle portait et qui, avec la résille d’or où s’emprisonnaient ses cheveux noirs, lui donnait l’air d’une princesse de la Renaissance. Une princesse que Marmont regardait avec une admiration non déguisée.

— D’autres pourraient peut-être avoir besoin de vous ? murmura-t-elle comme pour elle-même…

A cet instant précis, un coup de feu, suivi d’un second, déchira la nuit, suffisamment proche pour que les deux femmes comprissent immédiatement d’où il venait. Felicia s’arrêta net et regarda Hortense. Elles étaient devenues aussi pâles l’une que l’autre…

— Ah ! dit seulement Felicia.

Marmont se précipitait déjà vers l’une des fenêtres qu’il ouvrit.

— On dirait que cela vient de la Minoritenplatz ? dit-il.

Les deux femmes le rejoignirent sur le balcon, fouillant avidement des yeux les ombres de la rue, plus épaisses ce soir à cause d’un lampadaire qui avait été brisé. On entendait des cris, des appels, des bruits de course. Felicia tremblait d’énervement.

— Il faut que j’aille voir ! fit-elle. Et, ramassant sa robe à deux mains, elle traversa le salon en courant, laissant Hortense et Marmont seuls sur le balcon.

— Que veut-elle donc aller voir ? grogna le maréchal. Il s’agit sans doute d’une échauffourée. Elle risque de se faire bousculer. Je vais avec elle…

— N’en faites rien ! dit Hortense en riant pour cacher son angoisse. Elle est curieuse comme tous les chats de Rome et adore se mêler à la foule. Soyez certain qu’elle rentrera bientôt et, si vous m’en croyez, nous devrions en faire autant ; je sens un peu de frais…

Mais le maréchal ne l’écoutait pas. Penché sur le balcon comme s’il allait l’enjamber et sauter en bas, il interpella un passant qui courait.

— Hé là ! Monsieur ! Nous direz-vous ce qui se passe ? L’homme n’arrêta sa course qu’un court instant, le temps de jeter d’une voix essoufflée :

— On a tiré sur le… prince de Metternich. Je vais chercher du renfort pour tenter d’attraper l’homme, un mendiant qui s’est échappé avec l’aide d’une espèce de brute…

— Et le prince ? Est-ce qu’il est…

— Mais l’homme était déjà loin, galopant éperdument en direction de la Hofburg en criant : « A l’aide !… A l’assassin ! » ce qui créa bien vite dans la rue une assez jolie pagaille, les gens qui sortaient de chez eux pour s’informer se mêlant à ceux qui y étaient déjà. Sur le balcon, Hortense tentait de faire rentrer Felicia dont la robe mettait une tache trop somptueuse dans la rue nocturne. Mais en vain. Visiblement, la princesse attendait quelque chose, quelque chose qu’il valait mieux que Marmont ne vît pas…

— Je vous assure, dit Hortense au maréchal, nous devrions rentrer.

— C’est à votre amie qu’il faut dire cela. Je vais la chercher. Elle risque de se faire bousculer si ces gens qui courent vers le Ballhausplatz refluent par ici…

Il était impossible de le retenir. D’ailleurs, à peine eut-il quitté le balcon qu’Hortense vit soudain Timour sortir de l’ombre, portant Duchamp plus qu’il ne le soutenait. Tous deux s’engouffrèrent sous la voûte d’entrée du palais dont Felicia referma la porte. Ne voyant plus rien, Hortense rentra et referma la fenêtre. Elle n’eut que le temps de revenir vers la cheminée : Felicia reparaissait, suivie de Timour soutenant toujours Duchamp. Hortense se précipita.

— Mon Dieu ! Vous êtes blessé ?

— Non, dit Timour, reçu grand coup de canne sur la tête, un peu assommé seulement ! Ça va aller mieux…

Avec les soins d’une mère, il étendait le faux mendiant sur un canapé de brocart jaune, glissait un coussin sous sa tête tandis que Felicia cherchait un flacon de cognac et qu’Hortense se penchait avec sollicitude sur l’homme à demi inconscient. Debout au milieu de la pièce, Marmont, qui les avait rencontrés dans l’escalier, regardait la scène d’un air sombre mais personne ne faisait attention à lui. Au point qu’Hortense osa demander :

— Et Metternich ? Où en est-il ?

— Il n’est pas mort, hélas, grogna Timour. Sa canne lui a échappé des mains et il s’est baissé pour la ramasser au moment où le premier coup partait. Déjà un valet de pied se jetait sur le colonel et le second coup est allé se perdre dans la façade de la Chancellerie. Heureusement, j’étais là pour donner un coup de main, sinon le colonel n’arrivait pas jusqu’ici… On a disparu dans la nuit…

— Si vous m’expliquiez ce qui se passe ici ? articula calmement Marmont. Sa voix froide fit retourner Felicia qui, passant le cognac à Hortense, vint vers lui.

— Faut-il vraiment vous donner d’autres explications ? Je crois que vous avez fort bien compris. Moi, Felicia Orsini, comtesse Morosini, j’ai tenté ce soir de faire assassiner le chancelier d’Autriche déjà responsable, entre autres méfaits, de la mort de mon époux, Angelo Morosini, fusillé à Venise. Avez-vous quelque chose à dire à cela ?

— Absolument rien, sinon que cela vous ressemble tout à fait. Sinon peut-être aussi que vous risquez dès à présent de voir votre maison envahie par la police, d’être arrêtée… pire encore peut-être, surtout si l’on trouve cet homme chez vous…

Il s’approcha du canapé sur lequel Duchamp achevait de reprendre ses esprits en avalant un grand verre de cognac et, les bras croisés sur la poitrine, le considéra un instant.

— Le sieur Grünfeld, hein ? Un simple maître d’armes alsacien bien inoffensif uniquement amoureux de tierce et de quarte ? De quel régiment sors-tu, mon garçon ? Dragons, hussards, chasseurs ?

Galvanisé par l’orgueil plus encore que par l’alcool, Duchamp fut debout en un clin d’œil et retrouva instantanément le rituel garde-à-vous.

— Colonel Duchamp, du 12e hussards, monsieur le maréchal ! A vos ordres !

A ces simples mots qui lui rendaient un peu de la gloire des jours passés, qui effaçaient les fautes et le rendaient à lui-même, une émotion passa sur le visage du duc de Raguse, et même Felicia, qui le dévorait des yeux, l’aurait juré, une larme brilla au coin de son œil. Spontanément, il tendit la main à Duchamp qui la serra sans hésiter. Marmont eut un sourire :

— Quel dommage que vous l’ayez raté ! soupira-t-il. Cela aurait bien arrangé les affaires… du roi de Rome !

— Ce qui n’a pas réussi le soir peut réussir le lendemain, dit Duchamp. Je recommencerai.

— C’est très bien de citer César Borgia, dit Felicia, mais je crains que, cette fois, ce ne soit plus difficile…

— Surtout si l’on vous arrête et vous met en prison, dit le maréchal. Vous ne pouvez pas rester ici…

— Aussi n’y resterai-je pas. J’ai bien l’intention de rentrer chez moi. Timour m’a littéralement escamoté grâce à une voiture qui passait, mais il ne faut peut-être pas trop s’y fier.

— Vous pouvez avoir été reconnu. Rentrer chez vous ne serait pas prudent.

— Je peux aller chez Palmyre où j’ai laissé mes vêtements habituels. Elle m’attend.

Marmont se mit à rire :

— Elle aussi ? Dire que je me croyais seul tout à l’heure. Mais cela non plus ne serait prudent ni pour elle ni pour vous. Il y a beaucoup trop de femmes dans cette affaire.

— Croyez-vous que nous ne valions pas les hommes pour le courage et la détermination ?

Avec un regard significatif, le maréchal prit la main de la jeune femme et la baisa.

— Sur mon honneur, je n’ai jamais douté un seul instant de votre courage, ma chère, ni de celui de vos amies. Mais à vous trois, vous ne suffirez pas à sauver le colonel. Laissez-moi l’emmener.

— Vous voulez l’emmener ? s’écria Felicia. Mais où ?

— Chez moi, bien sûr ! J’habite un appartement dans la Johannesgasse avec un vieux valet qui est, lui aussi, un ancien de la Grande Armée. Personne ne viendra le chercher là… mais il faudrait lui trouver d’autres vêtements que cette défroque. C’est un mendiant que l’on cherche…

La question posait un problème. Le seul homme qui pût prêter un vêtement était Timour, mais la différence de taille était telle que le remède eût été pire que le mal. Duchamp alors hasarda que l’on pourrait peut-être aller chercher ses habits chez Palmyre et Timour partit aussitôt. En attendant, Hortense descendit à la cuisine pour préparer un plateau. Duchamp mourait de faim et les autres ne refusaient pas l’idée de manger quelque chose. On s’installa bientôt autour d’un petit repas composé de jambon, de pâté et de quelques gâteaux. Le calme semblait revenir petit à petit dans le quartier. Les cris avaient cessé, la voiture du prince de Metternich s’était éloignée, emportant avec elle le principal facteur d’intérêt. La foule se dispersait lentement tandis que la police commençait son travail. Du balcon, on pouvait voir ses hommes entrant ou sortant des maisons de la Minoritenplatz, quêtant des renseignements, posant sans doute des questions, fouillant peut-être. Il semblait qu’à la faveur de la nuit personne n’eût vu quelle direction avait pris le mendiant meurtrier. C’était assez rassurant mais il fallait tout de même que Duchamp quittât le palais assez vite.

Quand Timour revint, il se changea rapidement dans le cabinet de toilette de Felicia qui jeta ses guenilles dans le seul poêle encore allumé. Puis Marmont et lui se disposèrent à partir.

— Je le garderai le temps qu’il faudra, dit le maréchal, mais peut-être vaudrait-il mieux lui faire quitter l’Autriche ?…

— Je ne crois pas que cela s’impose, dit Felicia. Il n’y a aucune raison que l’on fasse un rapprochement quelconque avec le maître d’armes Grünfeld. Le plus simple est que vous le gardiez chez vous cette nuit et, demain matin, nous irons demander à Palmyre, qui est sa voisine, s’il se passe quelque chose au Kohlmarkt. Si tout est calme, il rentrera chez lui tranquillement. A présent, partez vite ! Et surtout, Duchamp, quittez l’envie de recommencer sous peu l’aventure de ce soir. Vous nous mettriez tous en danger et je regrette éperdument de vous avoir mis en tête cette idée folle.

— Pas si folle ! dit Duchamp, têtu. Nous en reparlerons !

Il était près de 11 heures. On n’entendait plus rien dans la rue, sinon le passage d’un équipage précédé de ses coureurs et des bruits de portes qui se fermaient. Felicia prit l’un des chandeliers de la cheminée pour accompagner les deux hommes à l’escalier tandis qu’Hortense retournait à la fenêtre. Elle avait besoin d’air frais et se sentait la tête en feu. La nuit était douce, un peu humide d’une pluie qui était tombée en fin de journée, mais elle charriait des senteurs de terre mouillée, d’herbe neuve qui remplaçaient avantageusement la puanteur habituelle des lampadaires grâce à celui qui, en face du palais, avait cessé de fonctionner. Elle entendit grincer doucement le portail et distingua les silhouettes des deux hommes qui venaient de le franchir et s’avançaient dans la rue d’un tranquille pas de promenade, comme s’ils rentraient chez eux après une agréable soirée chez des amis. On ne voyait plus trace de la police, qui ne s’était pas présentée au palais Palm. On savait le caractère difficile de la duchesse de Sagan et personne ne se serait risqué à venir poser des questions dans sa maison, comme Felicia l’avait escompté. Grâce à elle, sa résidence jouissait auprès des services de Sedlinsky d’une sorte d’exterritorialité bien agréable.

En marchant le long de la rue, Marmont et Duchamp respiraient à ce point le calme et la tranquillité qu’Hortense, rassurée, sourit. Cette aventure insensée se terminait dans des conditions vraiment inespérées ! La voix de Felicia lui parvint venant du salon :

— Rentrez donc, Hortense ! Vous allez prendre froid…

Avec un dernier regard aux deux promeneurs qui s’éloignaient, elle allait obéir quand, soudain, ce fut le drame. Sorti d’une encoignure de porte, une silhouette venait de se jeter sur Duchamp. Il y eut le bref éclair d’une lame puis un cri sourd, le bruit d’une chute. Le gémissement d’Hortense fit écho à celui du blessé.

— Duchamp ! On vient de l’assassiner !…

— Timour ! hurla Felicia, Timour ! Avec nous !

Un instant plus tard, tous trois couraient dans la rue, buttant sur les pavés inégaux qui meurtrissaient les fragiles chaussures de soie des deux femmes. Mais déjà Marmont revenait, portant dans ses bras le corps de son compagnon dont Timour le déchargea aussitôt.

— Que s’est-il passé ? demanda Hortense dont les larmes coulaient sans qu’elle pût les arrêter. Est-il mort ?

— Je n’en sais rien. Je crois qu’il respire encore. Quant à ce qui s’est passé, j’ai vu un homme surgir d’une porte, armé d’un poignard. Il a bondi sur ce malheureux, l’a frappé et s’est enfui en criant : « Tu n’auras plus jamais l’occasion de t’occuper d’elle ! » Je n’ai pas compris et je n’ai pas vu grand-chose de cet homme sinon qu’il avait, je crois, des cheveux roux…

— Ce n’est ni le lieu ni l’heure de causer, gronda Felicia en soutenant Hortense qui manquait de s’évanouir. Rentrons vite à la maison ! Il faut coucher Duchamp, appeler un médecin…

On revint aussi vite que l’on put. Des fenêtres s’étaient ouvertes, des têtes curieuses apparaissaient. On s’interpellait d’une maison à l’autre, mais les habitants de la rue, à moitié endormis, n’avaient pas vu grand-chose. Néanmoins, Felicia poussa un soupir de soulagement quand la porte de l’appartement se referma sur elle et ses amis. Déjà Duchamp reposait sur le canapé qu’il avait quitté si peu de temps auparavant. Marmont et Hortense se penchaient sur lui.

— Un médecin, Timour ! ordonna Felicia. Vite ! Il y en a un dans la rue derrière…

Mais Marmont arrêta le Turc qui s’élançait déjà.

— Ce n’est pas la peine ! Voyez plutôt !…

Une mousse sanglante perlait aux lèvres de Duchamp et les ombres de la mort creusaient déjà son visage. Ses yeux semblaient n’avoir plus de regard, pourtant sa main, se soulevant péniblement, s’accrocha à celle d’Hortense. Ses lèvres remuèrent et comprenant qu’il voulait parler, la jeune femme se pencha davantage. Elle entendit qu’il soufflait :

— Mourir… près de vous !… Le… bonheur…

Alors, elle se pencha encore davantage et, de ses lèvres mouillées de larmes, effleura celles du mourant. Une expression d’infinie béatitude remplaça le rictus de souffrance sur le visage de Duchamp. L’ombre d’un sourire passa sur ses lèvres… Et puis ce fut fini… La main qu’Hortense tenait devint molle et les yeux se fixèrent sur l’éternité.

Un sanglot déchira la gorge de la jeune femme tandis que, doucement, elle essuyait, à l’aide de son mouchoir, le mince filet de sang qui coulait encore. Puis la grande main de Marmont passa entre son visage et celui du colonel et ferma doucement les paupières.

Un instant, il n’y eut plus, dans la jolie pièce claire, que le bruit des sanglots d’Hortense. Tombée à genoux de l’autre côté du canapé, Felicia priait… Puis, on entendit la voix de Marmont, chargée de colère :

— Mourir assassiné au coin d’une rue par un misérable, quelle fin pour un soldat de l’Empereur !

— Nous le vengerons ! murmura Felicia. L’assassin finira bien par tomber dans nos mains.

— Vous savez donc qui il est ?

— L’homme avec qui il s’est battu en duel le soir du bal à la Redoute. Si vous avez aperçu des cheveux rouges, ce ne peut être que lui… Le lâche ! Un coup de couteau contre un coup d’épée !

— Ce soir-là, je ne l’ai pas assez vu pour le reconnaître, mais il se peut que vous ayez raison. C’est abominable, et je comprends votre douleur, mais il y a tout de même une question qu’il faut poser dès maintenant.

— Laquelle ?

— Qu’allons-nous en faire ? dit doucement le maréchal en désignant discrètement le corps inerte.

— Que pouvons-nous faire ? Appeler la police ? Raconter ce que nous avons vu ?…

— Non !

Ce fut un cri, et ce cri, Hortense l’avait poussé. Un cri d’horreur, de protestation :

— La police ? Remettre cet homme merveilleux aux mains de la police ? Et pourquoi donc pas le livrer comme le meurtrier de Metternich ? Est-ce que vous ne comprenez pas qu’on ne peut pas lui faire cela ? Songez à ce qu’elle en fera, la police ?… La fosse commune, pour un soldat de l’Empereur ?

— Il y en a malheureusement beaucoup qui n’ont rien eu d’autre, dit tristement Marmont. Mais j’ai peut-être une idée…

— Laquelle ? Dites vite ? fit Felicia fiévreusement. Que faut-il pour la réaliser ? Que voulez-vous ?

Il la regarda au fond des yeux :

Une pelle, une pioche, votre voiture et quelque chose qui puisse servir de linceul.

Deux heures plus tard, à trois lieues de Vienne, dans la plaine de Wagram, Marmont et Timour creusaient, près de l’orée d’un petit bois, la tombe du colonel Duchamp. On l’y coucha dans la plus belle sortie de bal d’Hortense, un immense manteau de faille rouge qui avait la couleur du ruban de la Légion d’honneur. Puis, doucement, les deux hommes firent retomber la terre, tandis qu’agenouillées sur un talus herbeux, les deux jeunes femmes priaient à haute voix pour le repos de cette âme fière qui n’avait eu dans sa vie que deux amours : son empereur et cette blonde jeune femme qui, tout à l’heure, avait mis entre ses mains un chapelet d’ivoire et un bouquet de violettes.

— Cette terre, dit Marmont quand la tombe fut comblée, a bu le sang de tant de ses frères, de tant de braves comme lui qu’elle est aussi sainte que terre d’église. Et elle doit lui plaire tellement plus !

— Duc de Raguse, murmura Felicia, il vous sera beaucoup pardonné à cause de ce que vous venez de faire.

Le jour n’était plus éloigné quand les deux femmes, épuisées par le chagrin plus que par la fatigue et le cœur transi, regagnèrent leur logis. On avait déposé Marmont chez lui et à présent qu’elles se retrouvaient tête à tête, Felicia et Hortense mesuraient plus cruellement leur solitude. En outre, l’une comme l’autre se sentaient rongées par le remords. Felicia, pour avoir lancé cette fatale idée d’assassiner Metternich sans laquelle rien ne serait arrivé, et Hortense, pour avoir entraîne à sa suite ce misérable Butler qui traînait après lui le malheur et la mort. Aussi, revenues dans leur grand salon jaune, elles restèrent longtemps assises côte à côte sur ce canapé qui avait vu mourir Duchamp, comme deux oiseaux frileux sur une branche. Elles avaient pleuré jusqu’à n’avoir plus de larmes et, à présent, tout se brouillait dans leur tête. Elles se trouvaient devant un grand vide.

— Nous ferions mieux d’aller dormir, soupira Felicia quand l’aube vint grisailler les fenêtres derrière les grands rideaux dorés. Ou tout au moins essayer. Demain, il faudra prévenir Maria Lipona… et cette pauvre Palmyre. Je crois qu’elle l’aimait plus qu’elle ne voulait l’admettre.

— Qu’allons-nous faire maintenant qu’il n’est plus là ? chuchota Hortense comme si quelqu’un avait pu l’entendre.

— Je ne sais pas… Je ne sais plus ! Pour la première fois de ma vie, la tête me tourne… Allons nous reposer. Nous en avons besoin.

Néanmoins, elles ne parvenaient pas à se séparer. Elles se retrouvaient aussi désespérées que des fillettes qui ont peur dans le noir, peur de la solitude et des images affreuses de cette nuit terrible.

— Venez dormir chez moi, Felicia, demanda Hortense dont la voix tremblait. Je ne pourrais pas rester seule en ce moment…

— J’allais vous le proposer…

— Mais, comme elles entraient dans la chambre d’Hortense, elles virent, toutes deux en même temps, que la fenêtre était grande ouverte et que, sur la table de chevet où brûlait une veilleuse, un papier blanc était déposé. Hortense le prit d’une main mal assurée, mais ce fut Felicia qui le lut. Il ne contenait que quelques lignes.

« Je l’ai vu tirer. J’aurais pu le dénoncer, j’ai préféré le tuer, comme je tuerai tous ceux qui oseront vous aimer… »

Le billet glissa des doigts de Felicia et voltigea doucement dans le vent léger qui venait de la fenêtre jusqu’à une rose du tapis. Dans le lointain, un coq chanta, un chien aboya. Puis ce furent les oiseaux qui, en trilles joyeux, en pizzicati de cristal, se mirent à chanter leur joie de vivre dans la lumière du printemps. Le contraste était poignant entre la douceur de ce matin qui promettait un jour de soleil et les ténèbres sanglantes de la nuit qui s’achevait…

— Ou bien cet homme est complètement fou, articula lentement Felicia, ou bien il est le diable ! Mais qu’il soit l’un ou l’autre, il faut le trouver.

— Et quand nous l’aurons trouvé, dit Hortense avec une immense lassitude, qu’en ferons-nous ? Sincèrement Felicia, je ne me vois pas abattre un homme de sang-froid, si coupable soit-il.

La Romaine disparut un instant puis revint portant un coffret d’acajou incrusté d’argent dont elle tira une paire de pistolet de duel qu’elle entreprit de vérifier et de charger.

— Voilà des délicatesses hors de saison ! Perdez-vous l’esprit ? Pour moi, je vous jure que s’il me tombe entre les mains, je l’abattrai aussi froidement que s’il s’agissait d’un animal enragé.

Elle referma la fenêtre, puis s’installa dans un fauteuil.

— A présent, couchez-vous et tâchez de dormir ! Tout à l’heure et sous le premier prétexte venu, nous changerons de chambre, vous et moi. Si cet homme a osé s’introduire ici, il peut l’oser encore. Mais s’il revient, il trouvera à qui parler. Quant à Timour, il s’installera dans le cabinet voisin…

CHAPITRE X UN AMOUR FOU…

Palmyre pleurait. Son joli visage rond enfoui dans un fichu d’organdi – la première chose qui lui était tombée sous la main – elle sanglotait doucement, sans faire le moindre bruit. Seul le mouvement de ses épaules la trahissait.

Désorientées par une douleur qu’elles n’imaginaient pas si vive, Felicia et Maria Lipona se taisaient, ne sachant que dire. Elles soupçonnaient bien que Palmyre était attachée à Duchamp, mais elles n’avaient jamais pensé que ces liens fussent si tendres et si serrés.

— J’ai tout fait pour l’empêcher de s’attaquer à Metternich, balbutia-t-elle enfin. C’était de la folie et plus encore d’imaginer qu’il pourrait ensuite échapper à la police…

— Pourtant, il y avait bel et bien échappé, dit Felicia. Il quittait tranquillement notre domicile en compagnie du maréchal Marmont quand il a été attaqué…

— Je sais mais je ne peux m’empêcher de penser que les deux faits sont liés…

— Pas vraiment. L’homme qui l’a tué est un fou, un homme qui lui en voulait depuis longtemps, qui le poursuivait d’une haine aveugle…, mentit calmement la comtesse Lipona. Elle et Felicia s’étaient mises d’accord pour laisser Hortense en dehors de l’histoire telle qu’elles voulaient la raconter à la jeune couturière. Il était inutile d’aggraver de jalousie un si grand chagrin.

— Après tout, peut-être avez-vous raison. Je ne savais pas grand-chose du colonel, sinon ce qu’il avait bien voulu me dire. Mais ce dont je suis vraiment sûre, c’est qu’il était l’homme le meilleur et le plus vaillant qui soit au monde… et que je l’aimais.

— Et lui, murmura Felicia, vous aimait-il ?

— Je me contentais de ce qu’il voulait bien me donner, dit Palmyre avec une grande dignité.

A présent, elle dominait sa douleur, se levait, rejetait le morceau d’organdi blanc et faisait quelques pas dans son arrière-boutique, une jolie pièce lambrissée de bois peint d’une belle couleur verte relevée de filets d’or qui rendait pleine justice au charmant fouillis de soieries multicolores, de dentelles, de plumes et de fleurs qui encombrait la pièce. Elle trouva enfin son mouchoir, essuya ses yeux et posa sur ses deux visiteuses un regard plein de douceur, mais aussi de résolution :

— Il faudra me mener à Wagram ! Vous avez bien fait de le mettre là. Il y sera chez lui. A présent… il ne nous reste plus qu’à accomplir sa tâche. Pas tuer Metternich, bien sûr… mais faire évader le prince…

Ce fut dit calmement, tranquillement, comme si l’évasion d’un prisonnier impérial était une chose toute simple. Maria Lipona détourna la tête et s’intéressa tout à coup à une pièce de jaconas fleuri à demi déroulée sur une commode.

— Croyez-vous réellement que nous puissions espérer y parvenir sans le colonel ? Il était la cheville ouvrière de toute l’affaire. Pour ma part, en dehors de vous et de Pasquini, je ne connais personne. Qui sont ceux qui, à la Hofburg ou à Schônbrunn, le renseignaient ?

— Moi, je le sais, dit Palmyre. La difficulté va être de recevoir leurs renseignements. On va s’apercevoir très vite, dans le quartier, de la disparition de Duchamp parce que la salle d’armes va rester vide. Bientôt la police s’y intéressera. C’est là qu’est le problème…

— Si vous connaissez ces gens et surtout s’ils vous connaissent, je ne vois pas où est le problème. Il faut seulement les prévenir très vite de ce qui vient de se passer afin qu’ils n’envoient plus leurs renseignements à la salle d’armes mais ici…

— Ce sera plus difficile. Les hommes ont d’excellentes raisons de fréquenter une salle d’armes et plus encore un café. Le colonel avait ses habitudes au café Corti. Il allait y lire son journal chaque jour et il était facile de venir lui parler. Comment voulez-vous que nous en fassions autant ? Pour ce qui est de prévenir, j’y arriverai : je dois livrer aujourd’hui à l’impératrice Carolina-Augusta un canezou[11] de dentelle de Venise et un bonnet assorti. Au lieu de l’envoyer, je ferai la livraison moi-même et je m’arrangerai pour glisser un mot à Fritz Bauer qui occupe à la Hofburg un poste de valet de pied.

— Fritz Bauer, c’est son nom ? demanda Felicia.

C’est celui sous lequel on le connaît tout au moins ; nous n’avons pas à en savoir plus. Il y a aussi à Schônbrunn le cuisinier français Jacques Blanchard dont le duc de Reichstadt apprécie beaucoup les petits plats bien de chez nous. Mais je ne sais pas si l’on peut compter sur eux pour autre chose que le renseignement. Peut-être en cas d’action nous aideraient-ils mais discrètement et, de toute façon, sans Duchamp, il ne faut pas trop y compter.

— Si je vous comprends bien, dit Maria Lipona, nous ne sommes plus guère que des femmes pour mener à bien un tel projet ?

— Que des femmes ? protesta Felicia. Je n’aime pas votre phrase, Maria. Pourquoi donc un groupe de femmes ne parviendrait-il pas à faire un aussi bon travail qu’un groupe d’hommes ? Et puis, nous avons avec nous le maréchal Marmont. Il est amoureux de moi et il a envie de revoir la France.

Palmyre eut une petite grimace qui en disait long sur ce qu’elle pensait du duc de Raguse.

— Vous avez peut-être raison, mais je crois que moins nous l’emploierons et mieux ce sera pour tout le monde. Je n’arrive pas à lui faire pleinement confiance en dépit de ce que vous m’avez dit. Mieux vaut ne compter que sur nous-mêmes. Peut-être pourrions-nous essayer de reprendre le plan élaboré par le colonel. Je sais à qui m’adresser pour les relais…

— Le départ du prince sous l’aspect de Mme de Lauzargues ? fit Maria Lipona.

— Mais oui, bien sûr. Je sais qu’il y a une difficulté puisque… c’est avec Duchamp que votre amie devait revenir en France. Mais cela aussi peut s’arranger…

— Je ne vois pas comment ?

— C’est simple pourtant. C’est moi qui la ramènerai sous le nom d’une de mes ouvrières. Une Française qui est venue avec moi et qui a disparu avec un riche Hongrois en oubliant son passeport…

— Vous partiriez, vous aussi ? Mais, votre commerce…

— … m’a déjà fait gagner beaucoup d’argent, dit Palmyre avec un petit sourire triste. Mais je ne voulais plus rester ici… sans lui. Et puis devenir peut-être fournisseur d’une jeune cour impériale française, ce serait tellement plus exaltant qu’habiller une vieille cour impériale autrichienne.

Silencieusement, Felicia vint embrasser la petite marchande de modes puis se détourna. Il fallait partir. D’ailleurs, la tête d’une vendeuse venait d’apparaître dans l’entrebâillement de la porte : on avait absolument besoin de Mlle Palmyre pour Mme la comtesse Schônborn aux prises avec une très grave difficulté : devait-elle charger son prochain chapeau de touffes de roses rouges ou de grappes de lilas blanc ? Felicia et Maria Lipona repassèrent dans le magasin en discutant joyeusement mousseline de l’Inde et jaconas fleuri.

Pendant ce temps, Hortense avait choisi de se rendre à la cathédrale Saint-Étienne. Elle voulait faire dire des messes pour le repos de l’âme de Duchamp et aussi prier. Cette mort la plongeait dans un trouble profond et elle se la reprochait aussi sévèrement que si elle eût elle-même manié le couteau meurtrier. Felicia avait beau lui répéter que l’on n’est pas responsable des amours que l’on suscite, elle jugeait sans indulgence désormais ses coquetteries de l’an passé, des coquetteries que cependant l’on avait exigées d’elle dans le but d’obtenir une aide pour l’évasion de Gianfranco Orsini, des coquetteries que Duchamp lui-même lui avait, par ordre et à son cœur défendant, conseillées, indiquées. A présent, ces machinations qu’Hortense avait crues innocentes venaient de trouver, après avoir mené Felicia en prison et elle-même au déshonneur, leur point culminant dans le sang du colonel. Et Hortense avait grand besoin du secours de Dieu pour trouver le courage de continuer à vivre cette aventure insensée car, n’eût-elle écouté que sa panique, elle se fût enfuie dès ce matin en direction de la France. Mais, revenir au pays, c’était immanquablement y ramener Butler, Butler devenu fou sans doute, Butler que rien n’arrêterait et qui, parvenu jusqu’à Combert, continuerait sans doute à détruire, à tuer jusqu’à ce qu’il n’y eût plus autour d’Hortense que lui-même et son amour insensé.

Une messe se préparait quand la jeune femme pénétra sous la voûte obscure de la cathédrale, imparfaitement éclairée par la lumière diffuse des vitraux anciens, mais les brassées de cierges qui brûlaient devant différentes statues de saints y suppléaient suffisamment pour que l’on pût se diriger. Hortense se fit entendre en confession puis suivit l’office qui se déroulait dans ce que l’on appelait le chœur de la Passion, c’est-à-dire le bas-côté droit. C’était une messe basse à laquelle assistaient surtout des femmes âgées agenouillées devant l’autel dominé par un grand retable de bois peint et doré, datant du XVe siècle et qui représentait la douloureuse voie du Christ.

La douceur des ors et des couleurs dans la chaude lumière des cierges donnait à cette chapelle un ton d’intimité auquel Hortense fut sensible. Elle se trouva bien, pria avec une ardeur qu’elle n’avait guère retrouvée depuis que, dans la petite chapelle vouée à saint Christophe, à Lauzargues, elle priait pour que Dieu prît en pitié son amour difficile. Et ce fut avec un grand bonheur qu’à l’instant de la communion elle reçut l’hostie des mains d’un vieux prêtre. Tandis qu’elle priait pour l’âme de son ami et pour tous ceux qu’elle aimait, Hortense sentait que son cœur s’allégeait, se purifiait… Et puis, brusquement, ce fut à nouveau l’horreur.

Elle avait eu vaguement conscience, depuis quelques instants, d’une présence auprès d’elle mais, emportée par sa prière, elle n y avait pas prêté attention. Ce fut quand elle entendit, chuchoté d’une voix pressante : « Il faut que je vous parle ! Je vous en supplie, écoutez-moi… » qu’elle comprit. Butler l’avait suivie et à présent il était là, à ses côtés.

Comme si elle avait aperçu un serpent, Hortense se leva, voulut s’écarter, mais il la retint :

— Vous ne pouvez pas refuser de m’entendre. Ici, vous devriez être rassurée : vous ne risquez rien…

Hortense jeta un rapide regard aux quelques personnes qui se trouvaient autour d’eux. La messe s’achevait. Bientôt le chœur allait se vider et la proximité de cet homme lui donnait la nausée.

— Si vous avez quelque chose à dire, dites-le vite, fit-elle avec rudesse. Je vous accorde deux minutes, pas une de plus ! ajouta-t-elle en jetant un regard à la petite montre pendue à sa ceinture. C’est plus que vous ne méritez !

— Vous me détestez tellement ? Vous me haïssez à ce point…

— Je viens de communier. Je n’ai plus droit à la haine. Mais je ne veux plus vous voir, jamais ! Après ce que vous avez fait…

— Il faut me comprendre. Quand j’ai vu cet homme entrer chez vous, quand j’ai deviné les soins dont vous alliez l’entourer, j’ai senti une effroyable jalousie me mordre au cœur. Je vous l’ai dit : je ne peux pas supporter qu’un autre vous aime et coure la chance d’être un jour aimé. Quand vous regardez un autre homme, il me semble qu’on me vole quelque chose…

— Vous êtes complètement fou, je crois…

— C’est vrai : je suis fou. Fou d’amour pour vous, fou de vous… la seule idée de ne plus vivre auprès de vous, dans votre orbite, me fait voir rouge. Je voudrais tant retrouver les heures si douces que nous avons vécues ensemble, à Morlaix !…

— Vous avez tout fait pour rendre ce retour impossible à jamais…

— Au moins, laissez-moi être votre ami…

— Vous voilà devenu bien modeste dans vos exigences ? Mais vous avez tué celui qui était pour moi un ami cher et vous n’imaginez tout de même pas que je vais vous offrir sa place ?

— Pourquoi pas ? Vous avez plus que jamais besoin d’être protégée, défendue. Vous allez à une catastrophe si vous vous obstinez à poursuivre le but que vous vous êtes fixé. Vous ne savez pas combien j’ai peur pour vous…

— Et c’est cette peur qui vous a poussé à abattre mon meilleur rempart ? Finissons-en, monsieur Butler ! Aussi bien les deux minutes sont écoulées. Si vous voulez que je cesse de penser à vous avec horreur, allez-vous-en ! Sortez de ma vie et n’y revenez jamais. Votre présence en fait un véritable cauchemar. Si vous voulez que j’en vienne à penser à vous plus doucement, éloignez-vous de moi. Pour l’instant, je crois que je ne pourrais même pas vous regarder en face : vous ne m’avez fait que du mal, mais ce mal, je peux vous le pardonner si vous l’admettez enfin.

— Non ! fit-il avec obstination. Vous ne comprenez pas. Je ne veux pas vous faire de mal puisque je vous aime. C’est vous seule qui, par votre entêtement, me poussez à vous en faire…

— Songez un peu où nous sommes et devant qui vous parlez ! fit Hortense en désignant le haut retable et la croix qui le dominait. Moi, j’ai dit tout ce que j’avais à dire.

Bousculant légèrement les chaises dans sa nervosité, elle s’éloigna. Pas assez vite cependant pour ne pas l’entendre dire :

— Je saurai bien vous protéger malgré vous. C’est cette femme qui vous est néfaste, cette Felicia…

Le cœur arrêté, Hortense vacilla sur ses jambes et dut s’appuyer à un pilier. Elle avait l’impression que le sol se dérobait sous elle et un malaise lui vint. Si, à présent, ce misérable fou décidait de s’en prendre à Felicia ? Un coup de pistolet est si vite parti…

Une dame cependant s’approchait d’elle et demandait si elle se sentait mal.

— Oui, murmura Hortense, la tête me tourne. Si vous vouliez être assez aimable pour m’accompagner jusqu’à une voiture…

Et ce fut appuyée sur cette inconnue qui sentait la fleur d’oranger et les voiles de crêpe qu’Hortense quitta l’église. Un fiacre passait. La dame l’y installa.

— Au palais Palm ! dit Hortense au cocher après avoir remercié l’aimable femme. Allez doucement.

— C’est pas bien loin, dit l’homme.

— Peut-être, mais vous n’y perdrez rien. Mieux encore ! Arrêtez-vous dès que vous aurez tourné le coin du Graben et attendez !

Tandis que le cocher gagnait l’endroit qu’elle lui avait indiqué, Hortense se retourna et, par la petite lucarne arrière, examina les abords de la cathédrale. Ainsi qu’elle le pensait, la voiture n’avait pas fini de traverser la vaste place que Butler apparaissait sous le portail, jetait un regard circulaire puis, remettant son chapeau, se dirigeait vers l’endroit où Hortense avait indiqué au fiacre de s’arrêter.

Bien abritée dans la voiture, la jeune femme vit Butler passer tout près d’elle et remonter le Graben d’un pas rapide. Elle se pencha et appela son cocher :

— Voyez-vous cet homme qui vient de passer, en costume vert avec des cheveux roux ?

— Ça serait difficile de pas le remarquer avec une pareille tignasse.

— Je veux savoir où il va. Un florin pour vous si vous parvenez à le suivre.

— Ça non plus ne devrait pas être trop difficile. Il marche vite…

Butler n’alla pas loin. Il entra dans un café qui se trouvait sur le Graben en face de la colonne de la Sainte-Trinité. Aussitôt, Hortense demanda à son cocher d’aller voir ce qu’il y faisait et s’il semblait décidé à y rester. L’homme revint peu après :

— Il ne va sûrement pas s’éterniser ici. Il a commandé un café et refusé les journaux. On attend ?

— On attend.

Cela dura moins longtemps qu’on ne pouvait le craindre. Une demi-heure plus tard environ, un homme sortit du café et Hortense étouffa une exclamation de surprise. C’était bien Butler, mais ce n’était plus le même homme. En dépit de la température douce, un manteau à triple collet cachait l’habit vert. Le chapeau noir était le même, mais les cheveux qu’il laissait voir étaient de longues mèches noires et plates. Des lunettes achevaient la transformation, et il fallait l’attention aiguë avec laquelle Hortense guettait pour qu’elle ne fût pas dupe de ce déguisement. Eût-elle moins bien connu son tourmenteur qu’elle l’eût laissé filer sous son nez en toute innocence.

— Le voilà ! dit-elle au cocher. L’homme au manteau noir…

— Vous êtes sûre ? Mais c’est pas le même ?

— Oh si, c’est bien le même. Suivez-le !

— Si vous le dites… Faut croire qu’il a dû se changer dans les toilettes. Doit connaître quelqu’un dans ce café et, avec de l’argent, on fait de grandes choses.

— C’est exactement ce que je vous disais tout à l’heure.

La course s’acheva plus vite que prévu. Le manteau à triple collet et son possesseur gagnèrent simplement la Schenkenstrasse et pénétrèrent dans une maison d’assez belle apparence qui se trouvait presque en face du palais Palm. Devant lequel d’ailleurs stationnait la voiture de Maria Lipona.

— L’était écrit que j’aurais pas une grande course, bougonna le cocher d’Hortense. Z’aviez bien dit au palais Palm, d’abord ?

— Oui. Arrêtez-moi devant la porte. Et merci de votre aide ! Voilà deux florins.

Enchanté de l’aubaine, l’homme au fiacre déposa Hortense et s’en alla en sifflant joyeusement. La jeune femme rentra chez elle plus que songeuse. Elle imaginait sans peine Butler armé d’une lunette marine et observant à longueur de journée ce qui se passait de l’autre côté de la rue. C’était, bien sûr, une chance de l’avoir découvert mais il n’en représentait pas moins un danger de tous les instants.

— Mon Dieu, Hortense, d’où sortez-vous ? s’écria Felicia lorsque son amie pénétra dans le salon jaune où elle s’entretenait avec Maria Lipona. On dirait que vous avez vu le diable ?

— C’est presque cela. J’ai vu ce misérable Butler, je lui ai parlé… et je peux vous dire qu’il habite juste en face de nous.

Rapidement, bien qu’interrompue sans cesse par Felicia qui lui reprochait d’être sortie seule à pied et sans prévenir personne, Hortense raconta son aventure et les conclusions sans gaieté aucune qu’elle en avait tirées. Quand elle eut fini, les deux femmes gardèrent un moment le silence. Puis la comtesse Lipona soupira :

— Vous ne pouvez pas rester plus longtemps ici. Venez vous installer chez moi…

— Il a très bien su en sortir, dit Felicia, il saura tout aussi bien y rentrer. Et puis il est inutile de vous faire courir un risque supplémentaire !

— Est-ce que vous n’exagérez pas un peu ? Ma maison n’est tout de même pas un moulin. On peut en sortir facilement, mais pour y entrer c’est une autre affaire. Même chose pour le risque : j’ai mes gens qui sont tout à fait capables de me défendre, surtout contre un homme seul. D’ailleurs, dès l’instant où l’on nous attaque, personne ne nous empêche de faire appel à la police. Ne sommes-nous pas de paisibles habitantes de Vienne ? Croyez-moi toutes deux : faites vos paquets, fermez cette maison et venez habiter in casa Lipona !

— Non ! gronda Felicia, l’œil chargé de nuages. Je ne fuirai jamais devant un ennemi. D’ailleurs si nous partions, ce misérable comprendrait tout de suite qu’il est découvert. Il n’aurait qu’à transporter ses pénates dans la Salesianergasse, changer d’aspect et nous en serions au même point. Pour l’instant, nous avons un avantage et il convient de l’exploiter. Pourquoi ne pas lui tendre un piège ? Je crois qu’il me vient une idée…

— J’espère qu’elle est bonne ! soupira Maria. Je n’ai pas envie d’apprendre un jour prochain que cet abominable bonhomme vous a logé une balle dans la tête afin de délivrer Hortense de votre néfaste influence.

— Je ne la crois pas mauvaise.

Un moment plus tard, la comtesse Lipona quittait le palais Palm, emmenant ostensiblement ses amies. A haute et intelligible voix, elle ordonna à son cocher de les conduire au Prater où elles déjeuneraient chez Paperl, le célèbre restaurant en plein air où, dès que revenaient les beaux jours, se retrouvait toute la bonne société viennoise. C’était un endroit agréable. Sous de beaux marronniers, on mangeait sur des tables garnies de naïves nappes à carreaux blancs et rouges les meilleures spécialités autrichiennes servies par de jeunes serveuses en costumes tyroliens. Noblesse et bourgeoisie au coude à coude y vidaient joyeusement force pots de bière en dégustant d’énormes quantités de knôdels[12] que Paperl réussissait mieux que quiconque.

Les trois femmes firent là une halte qui leur parut rafraîchissante après les événements pénibles que deux d’entre elles venaient de vivre.

— Ceci pour vous rappeler, commenta Maria Lipona, que Vienne n’est pas uniquement un coupe-gorge et que l’on peut y connaître encore des moments agréables… même si vous n’y croyez plus, ajouta-t-elle en tapotant doucement la main d’Hortense. J’ai l’impression que vous ne nous aimez plus, Hortense ?

— Ce n’est qu’une impression, Maria. En toute autre circonstance, j’aimerais beaucoup votre ville qui est belle et gaie, mais…

— Mais notre Hortense a grande envie de retrouver sa maison, son fils, son pays enfin. Comment le lui reprocher ? dit Felicia en posant sur son amie son beau regard compréhensif. Tout ce que je peux dire pour vous encourager, Hortense, c’est que je suis certaine que notre séjour tire à sa fin. Ne me demandez pas d’où me vient cette idée, je serais incapable de vous répondre. Et puisque nous allons être séparées quelques jours, buvons à notre prochaine réunion et à la réussite de tous nos projets.

Et elle leva son verre plein de vin de Moselle dont la topaze pâle étincela dans un rayon de soleil qui passait à travers le feuillage.

Hortense sourit et leva son verre, tout son courage revenu. On était bien chez Paperl. Des visages amis vous souriaient d’une table à l’autre, des hommes de connaissance venaient vous saluer, comme au théâtre. Trautheim et Degerfeld vinrent reprocher aux trois jeunes femmes d’être venues déjeuner sans les en avertir car ils auraient aimé les inviter. On entendait rire et plaisanter et les potins voltigeaient dans l’air bleu. On parlait du départ de la Cour pour sa résidence d’été de Schônbrunn, du 60e régiment d’infanterie hongroise, commandé par le comte Gyulai auquel l’empereur venait d’affecter le duc de Reichstadt avec le grade de chef de bataillon. On disait que le prince était « fou de joie » et qu’il avait choisi de vivre entièrement la vie militaire, abandonnant les palais impériaux pour la caserne de l’Alslergasse où on lui avait meublé un petit appartement…

— Ce qui ne va pas vous simplifier les choses, murmura Marmont qui venait de rejoindre les trois amies. Enfermé dans une caserne, le prince ne sera plus guère facile à aborder…

— On en sort, d’une caserne, fit Felicia sur le même ton. Et il y a les manœuvres mais pour l’instant nous avons d’autres chats à fouetter. Des chats pour la capture desquels vous pourriez nous être fort utile. Si nous ne vous avions rencontré, j’allais envoyer chez vous pour vous demander de venir me voir ce soir.

— Serais-je assez heureux pour que vous ayez vraiment besoin de moi ?

— Soyez heureux ! J’ai vraiment besoin de vous…

Leur déjeuner achevé, Felicia, Maria et Hortense firent une assez longue promenade sous les allées ombreuses du Prater puis, rentrant en ville, gagnèrent le palais Lipona, où elles restèrent environ une heure. Après quoi, la voiture de Maria ramena au palais Palm Felicia… et une assez bonne imitation d’Hortense. En fait, il s’agissait de Marika, la femme de chambre de Maria, revêtue des vêtements de Mme de Lauzargues qui, elle, naturellement, restait chez son amie.

L’idée de Felicia était simple : il fallait qu’Hortense disparût assez complètement pour qu’il fût impossible à Butler de la retrouver et, de ce fait, amener l’homme à commettre quelque folie qui le conduirait à sa perte :

La douceur du temps nous permet de laisser les fenêtres ouvertes de façon à lui faciliter la tâche. Je suis persuadée qu’il nous surveille car il ne peut pas en être autrement mais, de cette manière, il ne perdra absolument rien de ce qui se passe ici. Il s’apercevra très vite ainsi de l’absence d’Hortense et, naturellement, il la cherchera. Chez Maria d’abord… où elle ne sera pas. Peut-être dans les hôtels mais il pensera, plus sûrement, que je la cache, que je l’enferme peut-être. Qui peut prédire les idées capables de germer dans un cerveau à ce point dérangé par l’amour ? Et je suis persuadée qu’une belle nuit il tentera de venir voir par lui-même ce qu’il en est. N’oublions pas qu’il est déjà venu. Il trouvera naturel d’essayer encore. Mais il sera attendu. Et traité comme il le mérite.

Hortense avait bien tenté d’apprendre ce que son amie entendait par là. En dépit de ce qu’elle avait eu à souffrir par Butler et du danger permanent qu’il représentait pour ce qui restait de la conjuration, l’idée d’un meurtre tout aussi délibéré que le premier lui faisait horreur. Mais Felicia n’avait rien voulu entendre.

— Cette partie du programme me regarde seule. Et si vous voulez tout savoir, c’est l’une des raisons pour lesquelles je désire que nous nous séparions un temps. Vous êtes de celles qui intercèdent au dernier moment pour les criminels. Moi, j’ai l’âme mieux trempée. Peut-être, d’ailleurs, ne serai-je pas obligée d’en venir là si les choses se passent comme je l’espère. Mais dans le cas contraire… vous essaierez d’imaginer, Hortense, ce qu’il pourrait advenir de vous, de votre existence et de celle… d’un autre, si jamais cet homme parvenait un jour jusqu’à Lauzargues.

Hortense se contenta de baisser la tête parce que, cette idée-là, il y avait longtemps qu’elle l’avait eue pour la première fois. Néanmoins, sa mine navrée fit sourire Felicia :

— Peut-on avoir, à ce point, le goût du martyre ? Rassurez-vous, cœur trop tendre ! Je ferai l’impossible pour éviter d’en venir là. Mais ce sera bien pour vous faire plaisir…

Et elle était partie avec la fausse Hortense, laissant la vraie enveloppée dans une robe un peu grande de Maria Lipona, savourant les joies simples d’une tasse de thé.

Le lendemain, Marika revenait sous son aspect habituel grâce au sac emporté à cet effet, en rapportant, dans le même sac, quelques vêtements de première nécessité pour Hortense. Et, une demi-heure plus tard, Maria faisait monter celle-ci en voiture dans la cour intérieure de son palais, exécutant ponctuellement la seconde partie du plan de Felicia.

— Est-il indiscret de vous demander où vous m’emmenez ? demanda Hortense.

— Nullement indiscret, ma chère enfant ! Je vous emmène dans une petite maison que je possède aux environs immédiats de la ville. C’est un endroit paisible, agreste et où vous devriez vous plaire.

— J’ignorais que vous possédiez une autre maison ici ?

— Je possède également un château en Bohême, mais il est inutile de vous emmener si loin. Quant à cette petite maison, il n’y a pas très longtemps que je l’ai achetée et l’on ignore généralement qu’elle m’appartient. J’y entretiens un couple de serviteurs à toute épreuve et vous verrez qu’elle a son utilité.

Le trajet fut assez court. Franchi le rempart, la voiture atteignit rapidement le village de Grinzing où les guinguettes de dégustation des vins nouveaux, tenues en général par les récoltants, se signalaient par une perche sommée d’un bouquet de branches de sapin. Puis s’engagea dans une petite route serpentant à travers les vignes et montant vers le château de Cobenzl.

Environ à mi-chemin de celui-ci, une grande porte fermière s’ouvrit à l’appel du cocher, découvrant une ancienne maison de vigneron qui dorait au soleil son grand toit brun abritant des murs crémeux et de petites fenêtres fleuries de géraniums. Quelques tilleuls mettaient une ombre fraîche autour de la maison.

— C’est charmant, dit Hortense. Et quel calme si près de la ville !

— Ne vous y fiez pas. Le soir, quand le vent vient du sud, vous entendrez chanter les buveurs des heurigers de Grinzing mais ce n’est pas vraiment désagréable. Tenez, voici Ludwig et Elsa qui s’occupent de la maison, ajouta Maria en désignant le couple, entre deux âges, qui apparaissait de chaque côté de la voiture. Ils vous soigneront comme si vous étiez leur fille… et comme ils soignent déjà mon autre invité…

— Un autre invité ? Est-ce que je ne serai pas seule ici ?

— Non. Il faut que je vous aime beaucoup pour consentir à rompre son isolement, mais je crois que vous vous entendrez…

Dans la vaste salle fraîche dallée de pierre et habillée de boiseries et de faïences dans laquelle Maria Lipona introduisit Hortense, un jeune homme, assis devant un petit secrétaire, était occupé de couvrir une blanche page de sa fine écriture. Vêtu d’un habit gris clair, l’une culotte de casimir blanc et d’une chemise mousseuse, il penchait sur sa tâche un net profil de médaille surmonté de cheveux noirs coupés court dont une mèche retombait sur son front. Mais, à l’entrée des deux femmes, il jeta sa plume, se leva et vint vers elles :

— Qui m’amenez-vous là, ma chère Maria ? dit-il d’une chaude voix de contralto, un peu étonnante chez un homme par sa légère tonalité féminine. Mais Hortense n’écoutait pas. Les yeux arrondis de stupeur, elle contemplait ce visage inconnu et cependant familier, ce visage tellement semblable à celui qu’elle avait admiré cent fois sur un grand portrait placé dans le cabinet de son père : le visage même de l’empereur Napoléon, mais un Napoléon de vingt-cinq ans…

L’impression fut si forte qu’instinctivement elle plia les genoux pour une révérence, mais déjà l’inconnu la retenait avec un éclat de rire.

— Même sous mon aspect habituel, je n’ai jamais eu droit à la révérence, ma chère. Ici et pour tous, je suis le comte Campignano. Et vous-même ?

— La comtesse Hortense de Lauzargues, filleule de l’Empereur et de la reine Hortense dont je vous ai parlé, mon amie, présenta Maria. Elle a, elle aussi, besoin d’un refuge momentané… C’est pourquoi je l’ai amenée ici. Je vous ai dit que son but, et celui de son amie, la princesse Orsini, était le même que le nôtre.

— Eh ! que ne le disiez-vous tout de suite, Maria ! Pas de masque avec vous, ma chère, ajouta l’étrange jeune homme en tendant les deux mains à Hortense. Je suis Napoléone Bacchiochi, comtesse Camerata, revenue à Vienne incognito depuis deux semaines…

— Je l’ai rappelée, expliqua Maria Lipona, en pensant qu’elle serait trop déçue si elle ne participait pas à la restauration de l’Empire.

— En outre, ajouta le faux jeune homme, je connais presque tous ceux que nous pourrons rallier lorsque le roi de Rome rejoindra les rives de la Seine. Nous sommes donc complémentaires et vous êtes la très bien venue. Venez vous asseoir près de moi et dites-moi un peu où en sont les choses. Je n’ai pas vu Maria depuis plus d’une semaine et je me ronge les sangs…

— Je crains que vous les rongiez davantage encore quand vous saurez les nouvelles, Léone, dit Maria. Elles sont loin d’être bonnes car Duchamp a été tué…

Néanmoins, quand la comtesse Lipona redescendit sur Vienne, une heure plus tard, elle emportait un profond sentiment de soulagement car elle redoutait le caractère fantasque de la nièce de Napoléon qui tenait essentiellement à son isolement et dont on ne pouvait jamais prévoir les réactions. Mais tout s’était passé le mieux du monde et elle était désormais certaine que les deux filleules de l’Empereur allaient s’entendre à merveille et travailleraient d’un même cœur à la gloire future de Napoléon II.

Pendant ce temps, au palais Palm, Felicia entreprenait de vivre pratiquement en vitrine et s’apprêtait à passer quelques nuits difficiles. En effet, si elle était certaine que, tôt ou tard, Butler tenterait de s’introduire chez elle, il lui était impossible de deviner à quel moment il apparaîtrait. Par Timour, chargé d’une discrète enquête dans le voisinage, elle apprit que Butler s’était installé dans la maison d’en face sous le nom de M. Le Goff, archéologue attaché à l’ambassade de France. Ce qui n’était pas une bonne nouvelle, car elle laissait supposer que l’homme de Morlaix entretenait vraiment d’excellentes relations avec le maréchal Maison, qui avait dû accepter de couvrir cet avatar aux yeux de la méfiante police impériale. Il vivait là avec un valet, un grand homme blond et solidement bâti, celui-là même sans doute qui avait suivi, tout au long de la route de Paris à Vienne, la voiture des deux jeunes femmes.

Timour se garda bien d’ailleurs d’essayer d’entrer en relations avec cet homme pour tenter d’en savoir plus sur les habitudes de son maître. Il se contenta de se rendre chez le meilleur opticien de la Kârtnerstrasse et d’y faire l’acquisition de la plus forte longue-vue qu’il put trouver. Puis, ainsi armé, il alla prendre position dans l’une des chambres de domestiques, au dernier étage du palais Palm d’où l’on avait un assez joli coup d’œil sur l’appartement habité par Butler.

Il acquit ainsi la certitude que l’homme de Morlaix ne sortait de chez lui que la nuit et que, le reste de la journée, il restait assis dans un fauteuil, l’œil rivé à une lunette marine braquée sur les fenêtres des deux jeunes femmes, mais visiblement de plus en plus nerveux.

Chez Felicia, le même scénario se répétait chaque soir. Après avoir soupé seule et bien en vue, la princesse Orsini restait un moment au salon, jouant de la harpe ou du pianoforte. Puis les domestiques retirés et les lumières éteintes, la jeune femme allait s’installer dans la chambre d’Hortense dont elle laissait la fenêtre entrouverte et s’étendait sur le lit dans l’obscurité. Pendant ce temps, Timour allait ouvrir à Marmont qui, chaque soir, arrivait à la nuit close, entrait par la petite porte, avec l’allure furtive d’un conspirateur ou d’un amoureux et s’installait, après avoir échangé quelques paroles avec Felicia, dans la pièce voisine de celle où elle reposait. Dans sa mansarde, Timour surveillait la maison d’en face.

Quatre nuits de suite, la comédie se renouvela, fatigante, épuisante même pour les nerfs et les corps qui n’avaient guère de repos. Seul Timour, décidément d’une complexion à toute épreuve, semblait supporter allégrement les interminables veilles. Et puis le cinquième soir…

Les domestiques avaient regagné leurs chambres et les lumières des appartements étaient éteintes depuis longtemps. Dans le petit salon éclairé par la lune, Felicia, incapable de dormir, bavardait avec Marmont. Ou plus exactement, lui présentait des excuses car elle commençait à se sentir gênée d’avoir imposé à cet amoureux platonique une corvée qui lui dévorait toutes ses nuits. Mais, apparemment, celui-ci ne voyait pas les choses de la même façon.

— Vous savez bien que, vis-à-vis de l’ambassade de France et de la police autrichienne, il vous faut un témoin digne de foi pour attester l’agression ? D’autre part, ajouta le maréchal en riant, je trouve inespérée cette merveilleuse occasion que vous m’offrez de vous compromettre. Car, ne vous y trompez pas, ma chère princesse, vous risquez d’y laisser votre réputation. Pour peu que cet homme se fasse attendre encore quelques nuits – ce que je souhaite de tout mon cœur – tout Vienne parlera bientôt de nos amours et cette seule idée me transporte de joie. Elle me laisse espérer que…

— N’espérez pas trop, mon ami ! Je ne crois pas être encore capable d’aimer.

— On dit cela. Moi, voyez-vous, je compte sur le temps qui sait si bien guérir les blessures…

— Mais n’efface pas les cicatrices. Mon ami, je ne voudrais pas que vous perdiez ainsi votre temps et peut-être vaudrait-il mieux que vous nous laissiez achever cette affaire à notre manière, Timour et moi ?

— Pour cela, n’y comptez pas ! J’ai déjà bien assez peur de savoir que vous évoluez trop souvent, dans la journée, bien en vue et dans la ligne de mire d’un pistolet. Cet homme vous a menacée.

— Je sais mais, à la réflexion, cela ne lui servirait à rien de me tuer. Qui donc pourrait alors lui dire où est passée Hortense ? En fait, son absence me protège bien plus que sa présence, car je suis certaine qu’il va venir pour essayer de me faire parler. Ensuite, bien sûr. il me tuerait peut-être mais pas d’une simple balle. Il me hait trop pour ne pas vouloir savourer ma mort…

— Je veux croire que vous avez raison. A présent, allez dormir un peu ! Cette existence insensée vous épuise…

Il s’interrompit. La porte du salon venait de s’ouvrir, laissant passer Timour.

— L’homme vient de quitter sa maison, dit-il, et il se dirige par ici.

— Alors, prenons nos places.

Felicia alla s’étendre sur le lit d’Hortense, bien en vue dans le rayon de lune et rabattit la courtepointe sur elle tandis que Timour allait se poster, armé d’un pistolet, derrière les rideaux de la seconde fenêtre et que Marmont, armé lui aussi, s’installait derrière un paravent de laque.

Il était temps. On pouvait entendre, au-dehors, le bruit, léger à vrai dire, d’un homme grimpant le long des grosses pierres apparentes dont se composaient les murs du palais. Au bout d’un moment, une tête apparut au-dessus de la balustrade, puis un corps, qui glissa par-dessus avec la souplesse d’un serpent. Le vantail de la fenêtre fut poussé avec précaution, et l’homme resta là un instant, écoutant, regardant… Marmont et Timour retenaient leur souffle, mais Felicia s’efforçait de respirer avec la régularité d’une personne endormie.

Butler tira de sa ceinture un long couteau dont la lame brilla sinistrement dans la lumière blanche de la lune. A pas de loup, il s’avança dans la chambre dont le parquet eut le bon esprit de ne pas grincer. Et, brusquement, il prit son élan, bondit sur la femme étendue, le couteau levé :

— Pas un mot, pas un cri ou tu es morte, sale garce ! Si tu appelles…

— Je n’appellerai pas, dit Felicia aussi tranquillement que si elle soutenait une conversation de salon, mais si je n’ai pas le droit de parler, j’aimerais savoir ce que vous faites ici…

Le couteau s’approcha dangereusement de sa gorge.

— Pas tant de parole s ! Contente-toi de répondre à mes questions. Où est Hortense ?

— Je n’en sais rien. Et ce n’est pas en me tuant que vous apprendrez quelque chose.

— Pourquoi te tuerais-je tout de suite ? Je sais les moyens de faire parler les gens… Si je faisais sauter un de ces beaux yeux noirs ?

— Je crois que ça suffit ! dit la voix froide de Marmont en faisant tomber le paravent. En même temps, Timour, d’un bond de tigre s’abattait sur l’homme et lui arrachait le couteau. Mais, désarmé, Butler restait dangereux car ses mains s’étaient nouées, convulsives, au cou de Felicia et commençaient à serrer en dépit des efforts de Timour pour l’arracher du lit. Alors, saisissant le chandelier posé sur la table de chevet, le Turc frappa. Butler s’écroula sur la jeune femme.

— Ôtez-le de là, gémit-elle, j’étouffe…

Timour enleva l’homme inconscient et le posa à terre tandis que Marmont battait son briquet pour rallumer les chandelles et que Felicia se relevait, un peu titubante.

— Dieu que j’ai eu peur ! avoua-t-elle.

— Aussi, gronda Timour, pourquoi tu nous as défendu d’intervenir tout de suite, madame la princesse ?

— Parce que je voulais savoir si mon raisonnement était juste, dit la jeune femme en se frottant la gorge…

— C’est avec des vérifications de ce genre qu’on se retrouve au cimetière, grogna Marmont. Est-ce qu’il y aurait ici quelque chose d’un peu fort à boire ? Je crois que nous en avons tous besoin…

— Va chercher du cognac, Timour ! ordonna Felicia en s’agenouillant auprès de Butler qui portait à la tête une assez vilaine blessure, mais respirait encore. Tu n’y as pas été de mainmorte.

— C’est toi qui serais morte sans ça, maîtresse, morte ou borgne !

— Il est mort ? demanda Marmont.

— Non, mais je crois qu’il est gravement blessé…

— Alors, le plus simple c’est de finir l’ouvrage, déclara Timour en reprenant son chandelier.

— Je t’ai déjà dit d’aller chercher du cognac. Qu’allons-nous en faire, mon ami ? ajouta Felicia qui avait pris son mouchoir et l’appliquait sur la blessure. On ne peut pourtant pas, dans cet état, le remettre à la police comme nous en avions l’intention ?

— Cœur plus sensible qu’il n’y paraît, hein ? ricana Marmont. C’est pourtant ce qu’il faudra faire, après avoir appelé un médecin, toutefois…

— Il y en a un pas loin d’ici. Je vais envoyer Timour.

Celui-ci revenait avec le cognac dont Felicia et son chevalier servant avalèrent une bonne rasade non sans un visible plaisir. Puis Timour alla réveiller les domestiques qu’il était à présent impossible de tenir à l’écart de ce qui venait de se passer et finalement fila chercher un médecin.

Celui qui vint, le docteur Hoffman, était un jeune médecin installé depuis peu d’années dans la Herrengasse et qui, ayant été appelé plusieurs fois chez la duchesse de Sagan, les Kinsky ou le prince Stahremberg, avait acquis une assez grande habitude de l’aristocratie et de la manière de se comporter sur son territoire. Il s’inclina devant Felicia comme si elle eût été une reine mais examina le blessé avec beaucoup de soin… et déconseilla vivement de faire venir la police.

— Cet homme a une fracture du crâne. Il est gravement blessé et ne pourra pas répondre à un questionnaire avant des jours et des jours… s’il y parvient jamais. En outre, les gens du baron Sedlinsky sont des gens brutaux et sans nuances qu’il est toujours fort désagréable de voir évoluer chez soi…

— Vous ne pouvez tout de même pas demander à madame de le soigner ici ? dit Marmont. Il a tout de même tenté de la tuer…

— J’en demeure d’accord, monsieur, aussi dirai-je que le mieux pour cet homme serait d’être amené chez moi où j’ai deux chambres.

— Pourquoi ne pas le ramener chez lui ? dit Felicia. Il habite presque en face, la maison des Lilas. Il y vit sous le nom de M. Le Goff avec un valet qui répond au nom de Morvan.

Le docteur Hoffman considéra la jeune femme avec une stupeur réelle…

— Ainsi, vous le connaissez ? Ce n’est pas un voleur, ni un rôdeur ?

— Eh non, docteur ! N’allez pas en conclure que nous avons l’habitude de nous entre-tuer entre voisins mais je vous jure que cet homme est dangereux.

— Raison de plus pour l’amener chez moi où il sera soigné sans doute mais aussi surveillé. A présent, si vous préférez appeler la police, je me retirerai. Eux le soigneront… à leur manière et, si j’ai bien compris, il s’agit d’un Français. On ne les aime guère depuis Essling et Wagram. Les argousins sont souvent des brutes et je crains…

— Vous n’aimez pas beaucoup la police, hein, docteur ? dit Felicia.

— Pas beaucoup, non. Je sais trop ce qu’elle peut faire. Si on lui remet cet homme, il sera mort demain. Et, en ce cas, il était bien inutile de m’appeler…

Felicia eut pour lui un sourire plein de sympathie. Ce garçon était honnête, courageux et il lui plaisait.

— Rassurez-vous, dit-elle d’un ton radouci. Je n’appellerai pas la police et même je ne porterai pas plainte. Mon cher duc, ajouta-t-elle en se tournant vers Marmont, vous voudrez bien avertir l’ambassadeur de France afin qu’il se charge de cet homme et que, s’il guérit un jour, il veuille bien veiller à son retour en Bretagne.

— Il sera fait selon vos désirs…

Le mince visage du jeune médecin s’éclaira d’un sourire qui lui rendit son adolescence. Il était heureux d’avoir été si bien compris car il était de ces âmes rares pour lesquelles un homme qui souffre devient un être cher et précieux entre tous.

— Vous êtes bonne et généreuse, madame…

— Ne le croyez pas trop. Pensez-vous pouvoir le guérir ?

— Honnêtement, je n’en sais rien. Cela dépendra de l’importance des dommages internes. Ce pourra être long et peut-être même y laissera-t-il la raison…

— La raison, il y a longtemps qu’il l’a perdue. L’amour l’a rendu fou…

— Alors je le plains d’autant plus. A présent, voulez-vous bien, madame, donner des ordres pour que l’on amène le blessé chez moi ?

Un domestique courut chez le docteur Hoffman chercher un brancard. On y installa Butler inconscient et enveloppé d’une couverture puis on le descendit dans la rue. Timour avait été prévenir son valet qui accourut, l’air effaré et surtout très inquiet.

— Tu vas nous aider à le porter chez le docteur, lui ordonna le Turc. Et tâche de te taire si tu ne veux pas être remis à la police pour complicité dans une tentative d’assassinat…

Un moment plus tard, Felicia et Marmont, penchés au balcon, regardaient s’éloigner le petit cortège qui allait tout doucement pour éviter les secousses au blessé et ne pas aggraver son état…

— Je crois que, cette fois, nous en sommes débarrassés, soupira Felicia. Hortense sera contente : Butler n’a pas été tué…

— Il n’en vaut guère mieux. J’ai quelque expérience de ces blessures et j’ai rarement vu un homme en réchapper. J’ajoute que je suis heureux de voir cette épreuve s’achever pour vous.

— Dites pour nous, dit Felicia avec un sourire. Vous allez enfin pouvoir dormir toutes vos nuits dans votre lit.

— Je lui préférais de beaucoup le canapé de votre petit salon. J’étais plié en deux mais j’étais près de vous et cela me donnait la délicieuse impression de tenir quelque place dans votre vie…

— Le service que vous m’avez rendu vous donne droit à une place que personne ne pourra vous prendre, mon ami…

Et elle lui tendit une main sur laquelle il appuya des lèvres passionnées mais qu’elle lui reprit au bout d’un instant…

— A présent, rentrez chez vous. Moi, je vais enfin dormir. Mais revenez demain soir…

— Demain ? Je peux ?…

Elle eut un éclat de rire :

— Pour dîner, bien sûr ! Qu’allez-vous imaginer ?…

CHAPITRE XI LA CONSPIRATION DES FEMMES

Dans sa retraite campagnarde, Hortense apprit, avec un mélange de soulagement et de tristesse, la mise hors de combat de celui qu’il fallait bien appeler son ennemi. Une coquette se fût réjouie secrètement d’avoir poussé un homme jusqu’à un tel degré de folie. Elle déplorait sincèrement l’entêtement criminel de Patrick Butler qui, non content d’avoir poursuivi deux femmes d’une assez misérable vengeance, prétendait de surcroît se faire aimer, contre toute logique, en employant l’obsession et la force.

— Il eût été si simple d’essayer de devenir un ami au lieu de se comporter comme un fauve furieux ! soupira-t-elle.

— Après ce qu’il nous avait fait, à l’une comme à l’autre, il lui était tout de même difficile de venir nous demander béatement notre amitié, répondit Felicia. Il a délibérément choisi la violence parce que c’est la seule voie qui convienne à son caractère…

— Il eût peut-être été différent si je l’avais aimé ?

— Sincèrement, je ne le crois pas. Souvenez-vous de ce qu’il vous a dit, lorsque nous sommes allées à cette réception chez lui : « Quand on veut une femme, on y parvient toujours. C’est une question de temps, de patience, d’habileté, parfois d’argent et rien de plus. » C’était assez clair…

— Il a rempli son programme : il m’a eue.

— Ne confondez pas. Il ne vous a jamais eue. Il a possédé votre corps, par force et par ruse mais il n’a jamais rien eu de votre moi véritable. Et grâce à Dieu, cette pénible expérience n’a pas eu de suites. Il faut la classer au chapitre des mauvais rêves et l’oublier comme j’oublierai désormais mon séjour à la Force.

— Et… s’il guérit ? Après tout, cela peut arriver ?

— Avouez, chère hypocrite, que cette idée ne vous séduit guère ? Eh bien, s’il guérit, ce ne sera pas avant longtemps. Nous aurons disparu bien avant. Du moins je l’espère…

— Vous croyez ? dit Hortense, désabusée. Il y a des moments où il me semble que nous sommes ici pour l’éternité…

— Et vous mourez d’envie de rentrer enfin chez vous, mon cœur. Je ne le sais que trop, mais je vous promets que nous allons tout faire pour en finir rapidement. J’avoue que moi aussi je m’impatiente et Palmyre est comme nous. Depuis la mort de Duchamp, le pavé de Vienne lui brûle les pieds. Il est vrai que les choses semblent se compliquer à plaisir…

Le duc de Reichstadt consacrait tout son temps au régiment auquel on l’avait affecté. Il ne quittait la caserne de l’Alslergasse qu’à la tête de ses soldats, et si son approche avait été difficile jusqu’à présent, elle était devenue tout à fait impossible. Ce dont enrageait Felicia. Elle ne comprenait pas qu’après leur tentative avortée le prince n’eût jamais essayé de reprendre contact avec celles dont il savait pourtant bien qu’elles lui étaient entièrement dévouées.

— On lui a donné un uniforme blanc et une poignée d’hommes à commander et le voilà content ! grondait-elle. N’est-il donc qu’un enfant que le premier jouet venu peut satisfaire ?

La comtesse Camerata qui arrivait à cet instant saisit la balle au bond :

— Je ne crois pas que ce soit cela, dit-elle. Il a toujours porté en lui l’âme d’un soldat et je crois sincèrement qu’en s’adonnant ainsi à la vie militaire, il croit entreprendre une préparation à sa vie de futur monarque…

— En tant que simple chef de bataillon ? fit Hortense. Je ne vois là rien de bien excitant…

— Avant de devenir le général Bonaparte puis l’empereur Napoléon, son père a connu les grades subalternes, dit à son tour Maria Lipona, le petit le sait et je crois qu’il doit voir là une manière de s’identifier à lui…

Les quatre femmes déjeunaient sous les tilleuls près de la maison de vignerons où Hortense avait reçu l’hospitalité de Maria. Elle y avait noué amitié avec celle dont on disait qu’elle était le seul homme de la famille de Bonaparte et, à cette amitié, Felicia était venue se joindre tout naturellement. La princesse romaine et la nièce de l’Empereur s’étaient trouvé de nombreuses affinités. Toutes deux avaient vécu à Rome et y avaient des amis communs. Toutes deux avaient le goût des armes et la secrète passion de l’aventure. Elles se reconnurent au premier regard.

— Elles sont l’une comme l’autre de véritables amazones, traduisit Maria Lipona. Avec elles, nous pouvons parfaitement nous passer d’hommes…

— Avouez tout de même qu’un bon régiment nous donnerait plus de poids, dit Léone Camerata. En tout cas, nous aurions plus de chances d’intéresser mon beau cousin. J’ai appris que, cet hiver, il avait fait son commensal de ce traître de Marmont ? Faut-il qu’il soit démuni…

— Ne dites pas trop de mal de Marmont, intervint Felicia. Nous en avons fait un ami véritable… et un conspirateur très acceptable.

— Vous ne me ferez pas croire à la parfaite loyauté de cet homme. Il doit être amoureux de l’une de vous…

Il était agréable de bavarder ainsi, en prenant un bon repas sous l’ombre fraîche des grands arbres avec toute la ville de Vienne étalée à leurs pieds.

Depuis quelques jours, une lourde chaleur sévissait sur la ville, fermant les volets pour tenir les habitants au frais de leurs maisons et faisant fuir les plus fortunés vers leurs maisons des champs, des bois ou des lacs. Felicia et Hortense refusèrent néanmoins l’invitation que leur adressait Maria de s’attarder à Cobenzl. Elles préféraient rester en ville afin de s’y trouver prêtes à toutes les éventualités. Cela leur permettait aussi de garder un contact plus étroit avec Marmont, que Camerata ne voulait pas voir, mais qui était devenu cependant la meilleure source d’information de Felicia touchant les allées et venues du 60e régiment d’infanterie hongroise et de son jeune commandant.

En rentrant, ce soir-là, elles furent frappées par le calme un peu oppressant des rues où s’attardait une chaleur orageuse. La Schenkenstrasse était à peu près déserte et le palais Palm, où la duchesse de Sagan n’était pas revenue – Wilhelmine s’était installée pour l’été en Bohême dans son manoir de Ratiborsitz, près de Nachod –, ressemblait assez à un mausolée. Mais l’épaisseur des pierres y entretenait une agréable fraîcheur et le silence qui y régnait depuis le départ de la duchesse en faisait un séjour estival somme toute acceptable.

Marmont vint, comme chaque soir, boire un verre de porto – il avait pris cette habitude en Angleterre – et apporter les nouvelles du jour. Des nouvelles singulièrement sinistres qui glacèrent le sang des deux jeunes femmes : une épidémie de choléra venait d’éclater en Pologne et, selon les bruits qui commençaient à courir, le fléau se déplaçait en direction de la Bohême et de l’Autriche. Il serait question, au Ballhausplatz, d’établir un immense cordon sanitaire qui couperait l’Europe depuis la mer du Nord jusqu’à l’Adriatique. De toute façon, si la menace se précisait, il faudrait peut-être quitter Vienne.

— Cette chaleur anormale aide à véhiculer le mal et j’aimerais vous savoir à l’abri…, dit Marmont.

Felicia l’arrêta tout de suite.

— Pas question de partir avant d’en avoir fini avec ce que nous sommes venues faire. Où en sont les choses à l’Alslergasse ?

— Elles ne vont pas au mieux. Le prince se fatigue beaucoup trop. Ce ne sont que marches, contre-marches, manœuvres en tout genre. Le tout sous des uniformes qui ne sont pas faits pour la chaleur et dans lesquels il étouffe. L’archiduchesse Sophie essaie de le faire revenir à Schônbrunn où il aurait plus de fraîcheur mais il s’y refuse.

— Avez-vous essayé de le voir comme je vous l’avais demandé ?

— Bien sûr ! Il m’a reçu un instant, le pied à l’étrier, en s’excusant, d’une voix brisée, de ne pouvoir m’accorder davantage. « Le service avant tout, m’a-t-il dit avec un beau sourire, vous devez comprendre cela, monsieur le maréchal… »

— D’une voix brisée ? Que voulez-vous dire ?

— C’est le terme qui convient. Il est atteint d’une sorte de laryngite due aux commandements hurlés dans un air plein de poussière. Il tousse aussi et si vous voulez tout savoir, je l’ai trouvé pâle…

— On le dit incroyablement heureux de ce commandement minable qu’on lui a donné. Est-ce vrai ?

— Heureux ? je ne crois pas. Pas vraiment. Il cherche peut-être à s’étourdir. Prokesch lui manque…

— Si nous sommes menacés du choléra, cela l’achèvera. Il faut l’emmener le plus vite possible, dit Felicia. Demain, je vais à Schônbrunn et je demande une audience à l’archiduchesse Sophie.

— Est-ce que vous n’êtes pas devenue folle ? fit Marmont, ahuri.

— Pas du tout ! Vous dites qu’elle s’inquiète. Si elle l’aime vraiment… et je le crois – elle nous aidera.

— Mais enfin, Felicia, renchérit Hortense, vous connaissez l’étiquette des palais impériaux. Vous ne pouvez y entrer sans y être invitée.

— Croirait-on que je suis n’importe qui ? A moins que l’archiduchesse ne soit au fond de son lit – et encore ! – je vous dis qu’elle me recevra !

Et naturellement elle y parvint car le palais, impérial ou non, qui refuserait d’admettre la princesse Orsini quand elle avait décidé d’y pénétrer ne s’élevait pas encore sous le soleil. Après avoir subi l’examen d’un rutilant officier de la garde hongroise, doré sur tranches comme un missel, d’un chambellan noir discrètement soutaché d’argent et d’une dame d’honneur en léger taffetas puce – plus une attente de trois bons quarts d’heure ! – Felicia se retrouva en train de trotter derrière ladite dame d’honneur dans l’une des allées du parc.

En dépit de la rancune tenace qu’elle gardait à l’Autriche, Felicia aimait le palais de Schônbrunn. Elle aimait sa longue façade d’un jaune doux qui avait l’élégance d’un Versailles moins imposant et plus familier, elle aimait ses grâces qui évoquaient le siècle de la grande Marie-Thérèse et la joie de vivre de sa nombreuse progéniture, les jeux et les premiers rêves d’une Marie-Antoinette enfant et le charme d’un rondeau de Mozart. C’était une demeure faite pour la paix et la joie que l’on eût souhaitée sans gardes, malgré la splendeur et la gaieté de leurs uniformes. Ils évoquaient la guerre, même si leur faste rappelait le temps de ce que l’on appelait les guerres en dentelle.

Il faisait un temps idéal, point encore trop chaud. La grosse chaleur viendrait plus tard, comme le promettait la brume où s’enveloppait la Gloriette dont la colonnade, surmontée de l’aigle impériale, s’érigeait sur la colline, au bout des jardins d’eaux vives et de parterres fleuris.

En quittant le château, la dame d’honneur prit à gauche, vers le Jardin du Prince héritier ponctué en son centre par une belle fontaine des Naïades que l’on contourna pour se diriger vers la Ruine romaine. C’était un nymphée extrêmement romantique, un bassin chevelu de lys d’eau et de nénuphars qui s’étendait au pied d’une arche romaine artistement ruinée. L’archiduchesse Sophie était là.

Vêtue de mousseline blanche, une large ombrelle assortie ouverte au-dessus de sa tête, Sophie, lente et gracieuse, marchait à petits pas en tenant la main d’un tout petit garçon en robe bleu pâle qu’une gouvernante étayait de l’autre côté. Dans les flèches de lumière qui perçaient la voûte verte des grands arbres, le tableau était charmant. Le bébé, blond et bouclé – il devait avoir à peine un an – gazouillait et riait en agitant ses petits pieds de façon désordonnée et les deux dames riaient avec lui. Mais, en entendant crisser le gravier sous les pas des arrivantes, l’archiduchesse tourna la tête, se baissa vivement pour enlever son fils et le remit à la gouvernante.

— Emmenez François-Joseph et couchez-le, baronne ! Il faut qu’il se repose à présent.

— Aux ordres de Votre Altesse impériale ! Venez, monseigneur !

L’archiduchesse la regarda s’éloigner sous les arbres puis se retourna franchement et, après avoir congédié sa dame d’honneur d’un geste gracieux, elle attendit calmement que Felicia eût achevé sa profonde et parfaite révérence.

— En vérité, princesse, dit-elle enfin, vous semblez posséder le don de deviner les pensées. Voici quelque temps déjà que je souhaitais vous voir et je ne savais trop comment vous faire venir ici sans éveiller les curiosités.

— Votre Altesse impériale me couvre de confusion. Je n’osais même pas espérer qu’elle se souvînt encore de moi…

Sophie se mit à rire, un joli rire clair qui rendit son adolescence à son beau visage sérieux.

— Dieu, que l’humilité vous va mal, ma chère ! Vous n’ignorez certainement pas que vous avez un visage difficile à oublier. Mais puisque vous avez demandé à me parler, prenons les choses par leur début. Pourquoi souhaitiez-vous me voir ?

Avec sa spontanéité tout italienne, Felicia se laissa tomber à genoux au beau milieu de l’allée sans prendre autrement souci de sa robe de jaconas jaune citron brodée de fleurs blanches au plumetis.

— Votre Altesse impériale doit bien s’en douter ? Je viens la supplier de nous aider à donner un empereur à la France.

— Rien qu’à la France ? Et pas à l’Italie ? Vous me surprenez… Mais pour l’amour de Dieu, relevez-vous. Si l’on vous voyait ainsi à mes pieds on se demanderait quel crime vous avez commis…

— Pourquoi un crime ? Pourquoi ne demanderais-je pas une grâce ?

— Parce que, dans cette cour où règne Metternich, on ne choisit jamais l’explication la plus simple. Mais venez et allons nous asseoir près du nymphée. Nous y serons au frais et hors de portée des oreilles indiscrètes qui se cachent volontiers derrière les arbres… D’autant que vos propos ne sont pas de ceux que l’on peut qualifier d’innocents.

Elles s’installèrent sur le bord du bassin où des sièges étaient ménagés et où leurs amples jupes firent éclore de grandes fleurs claires. Un moment, elles gardèrent le silence, goûtant la fraîcheur de la vieille ruine moussue, écoutant le chant des oiseaux. L’archiduchesse avait refermé son ombrelle et, de la pointe, dessinait sur le sable des signes incompréhensibles. Retenue par l’étiquette, Felicia n’osait parler tant que Sophie se taisait. Finalement, celle-ci se décida :

— Où prenez-vous que je puisse vous être d’une aide quelconque, princesse ? J’ai peu de pouvoir. L’empereur m’aime bien mais seul Metternich règne, ajouta-t-elle sans songer à dissimuler la colère qui faisait vibrer sa voix. On sait mon affection pour Franz… ou si vous préférez pour François. On me surveille et c’est pourquoi je pensais à vous. Je me demandais ce que vous deveniez et pourquoi vous ne donniez pas de vos nouvelles ?

— Votre Altesse impériale sait bien comment le départ pour Bologne du chevalier de Prokesch-Osten a fait échouer notre projet de fuite…

— C’est ce que j’ai appris, mais je vous avoue n’avoir pas compris. Le duc n’a pas à ce point besoin de Prokesch. Celui-ci aurait pu le rejoindre facilement. Il suffisait de savoir dans quel camp il choisissait de se battre…

— Sans doute, mais à ce moment-là, il n’était bruit aussi que de la rébellion des villes italiennes et d’une éventuelle accession du… duc de Reichstadt au trône de Modène qui eût fait un bon point de départ… pour une autre aventure.

— Êtes-vous naïve au point d’avoir attaché foi à cette fable ? D’avoir cru un seul instant que Metternich pourrait entrouvrir la cage ?… Je vois qu’en effet vous l’avez cru, mais les démentis sont venus assez vite. Qu’avez-vous fait depuis ?

— Pas grand-chose, je le crains, Altesse ! D’abord, il nous a été impossible de rencontrer le prince une nouvelle fois… et d’autre part nous avons perdu l’homme qui était l’âme de ce qu’il faut bien appeler notre complot. Nous en avons été désorientées…

— C’est fâcheux en effet mais, à présent, vous me semblez décidée à reprendre les choses où elles en étaient puisque vous voilà. Qu’attendez-vous de moi ?

— Que Votre Altesse impériale nous aide à rencontrer le prince. Rien qu’une fois ! Il doit bien venir ici de temps en temps ?

Un éclair de colère traversa les yeux d’un bleu transparent de Sophie.

— Jamais ! Il est tout entier à son nouveau métier. Oh, Metternich sait ce qu’il fait ! Et ce jeune sot qui se croit libre parce qu’il se retrouve hors de la Hofburg en compagnie de quelques centaines d’hommes qu’il a le droit d’emmener faire l’exercice. Et le tout, ajouta-t-elle avec une indicible amertume, dans un grade indigne d’un noble de bonne souche. Franz s’imagine qu’il respire mieux mais je sais qu’il se donne trop à cette tâche subalterne, qu’il risque d’y ruiner une santé qui n’est pas des meilleures. Et moi, je voudrais tant qu’il puisse vivre son rêve ! Mais je suis impuissante… misérablement !

Des larmes brillaient à présent dans ses yeux et Felicia, émue, retint le geste qui la poussait à prendre la main de cette jeune femme malheureuse comme elle eût pris la main d’Hortense ou de Maria.

— S’il venait ici, Altesse, pourrions-nous compter sur une aide ?…

— Vous savez bien que oui. Auriez-vous une idée ?

— Je crois. Il serait souhaitable que dans les jours à venir, disons… la semaine prochaine, Votre Altesse impériale exprime le désir de se faire présenter les derniers modèles reçus de Paris par Mlle Palmyre. Celle-ci, qui est des nôtres, viendrait accompagnée d’une de ses vendeuses. Elle apporterait aussi des cravates, des écharpes, des gants, tout ce qui peut séduire un jeune homme élégant…

— Encore faudrait-il que le jeune homme soit présent ?

— Si Dieu m’aide, je crois qu’il le sera…

— Souhaitons-le ! Et cette vendeuse, bien sûr, ce sera vous ?

— Non. J’ai mis trop d’insistance à réclamer audience tout à l’heure. Je craindrais d’être reconnue. Ce sera Mme de Lauzargues…

— A-t-elle votre pouvoir de persuasion ?

— Je l’espère. Mais elle aura seulement un message à délivrer. Quant à Votre Altesse impériale, si elle le veut bien, elle n’aura rien d’autre à faire que conduire les deux femmes chez le prince.

Felicia donna encore quelques explications complémentaires, mais le sourire de Sophie l’avait renseignée : elle avait là une alliée véritable. L’archiduchesse aimait et, comme toutes les grandes âmes, elle était prête à sacrifier son amour à la gloire de l’homme qu’elle aimait. A moins qu’elle ne vît plus loin ? Si les hasards du destin, en la rendant veuve, pouvaient la conduire elle aussi au trône de France ?

Sophie devina-t-elle la pensée qui venait de traverser l’esprit de sa visiteuse ? Toujours est-il qu’elle reprit aussitôt cet air de majesté qui lui était tellement naturel. Si une femme avait été créée pour le règne, c’était bien elle…

— J’aurai peine à le voir s’éloigner, dit-elle, mais un homme doit aller vers le destin pour lequel il est né. Franz parti, je ne songerai plus qu’à mon fils et n’aurai trêve ni repos jusqu’à ce qu’il coiffe la couronne de Charles Quint. Car je ferai en sorte qu’il soit digne de la porter. A vous revoir bientôt, princesse Orsini !

L’audience était achevée. Felicia se leva, plia le genou avec un respect sincère et baisa la main que Sophie lui tendait. Puis, elle revint lentement vers la fontaine des Naïades où l’attendait la dame d’honneur qui l’avait amenée. Elle emportait beaucoup d’espoir et, pour la première fois, quelque chose qui ressemblait à de l’amitié pour un membre de la famille impériale d’Autriche. Il est vrai que Sophie était bavaroise…

En quittant Schônbrunn, elle ordonna à Timour de la conduire au Kohlmarkt, chez Palmyre, où elle demeura une grande heure, se faisant montrer des dentelles, des capelines, des canezous et des chapeaux de paille d’Italie… en parlant de choses qui n’avaient vraiment rien à voir avec les frivolités.

Trois jours plus tard, on sut par Marmont, toujours aussi bien renseigné, que le prince François participerait avec son régiment à des manœuvres d’inspection sur le glacis des remparts proches de la Hofburg. C’était l’occasion rêvée pour ce que voulait faire Felicia et, une bonne demi-heure avant l’arrivée des troupes, Hortense, Felicia et Palmyre se mêlaient à la foule des badauds qui, déjà, se rassemblait. Les Viennois, en effet aimaient les parades militaires autant que les grandes processions de la Sainte-Anne ou les parties de plaisir à la campagne. Ils éprouvaient une sorte d’orgueil à voir évoluer des troupes dont ils appréciaient en connaisseurs la belle tenue et le bel ordonnancement. Les femmes et les jeunes filles se montraient encore plus friandes de ce genre de spectacle et ce n’était, sous le clair soleil d’été, que robes bleues, roses, jaunes ou blanches mêlées aux charmants costumes dont on trouvait toujours, à Vienne, un large échantillonnage.

Ce jour-là, d’ailleurs, un bruit parti on ne sait d’où avait chuchoté que l’on verrait le duc de Reichstadt, et les femmes étaient peut-être encore plus nombreuses que d’habitude sur son parcours. En effet, nombre de jeunes cœurs – et de moins jeunes ! – battaient pour ce prince si beau, si charmant et auquel un destin malheureux conférait une auréole. On avait haï son père mais le petit Napoléon, comme disait Wilhelmine, faisait oublier les heures noires et emportait tous les suffrages. Aucun archiduc ne pouvait rivaliser avec lui pour le charme et l’élégance.

Quand les troupes apparurent, elles récoltèrent leur honnête part d’enthousiasme mais c’était lui que l’on attendait et cela se vit bien quand, en avant de la ligne blanche des uniformes, s’érigea sur la robe noire et lustrée de la jument Rouler la fière silhouette du prince. Les cris atteignirent au délire.

Sanglé dans son uniforme blanc et ses culottes bleu clair soutachées d’argent, crânement coiffé d’un bicorne verni noir à ganse d’or, les étoiles de diverses décorations brillant sur sa poitrine et un sabre courbe – celui-là même qui avait appartenu jadis au général Bonaparte – pendu à son ceinturon, François avait vraiment l’air d’un prince de légende.

Sa jument, fermement tenue en main, dansait une sorte de pas espagnol et lui, insoucieux des officiers et des gardes du corps qui le suivaient de près, souriait à tous ces visages, à tous ces sourires, à tous ces vivats…

— Comme il est beau ! souffla Hortense émerveillée.

— Comme il est maigre ! gronda Felicia. Bien plus qu’à notre dernier revoir…

— Comme il est pâle ! gémit Palmyre…

Mais, déjà, elle s’élançait, courait vers le prince au risque de se faire fouler aux pieds des chevaux en criant « Vive le duc de Reichstadt ! » et lui tendait le petit bouquet de roses qu’elle avait jusque-là porté à sa ceinture.

— Tiens, mon beau prince ! Elles te porteront bonheur !

— Venant d’une aussi jolie femme, j’en suis certain !

Il prit les fleurs et, en même temps, le petit billet plié que Palmyre lui fourrait entre les doigts. Mais déjà, on écartait la jeune femme sans toutefois la molester parce que toutes les femmes présentes applaudissaient son geste hardi, en regrettant peut-être de n’avoir pas le courage d’en faire autant. Un instant plus tard, Palmyre, rouge et essoufflée, sa capote de soie corail garnie de muguet rejetée en arrière de sa tête, rejoignait ses compagnes en répondant joyeusement aux félicitations de ceux qu’elle côtoyait.

— Je n’ai pas pu m’en empêcher, expliquait-elle en riant. Ça a été plus fort que moi. Il est si charmant !

Hortense et Felicia la réprimandèrent hypocritement pour le danger « vraiment gratuit » qu’elle avait couru, mais elle haussa les épaules, récitant à merveille sa leçon :

— Avec un pareil cavalier, je n’avais rien à craindre. Et puis c’était si amusant !

Le petit remous causé par l’incident se calmait. L’attention se reportait sur le prince, qui s’éloignait en respirant ses roses avant de les glisser à son ceinturon, et sur les soldats qui s’en allaient prendre leur position. La manœuvre d’inspection allait commencer… Les trois jeunes femmes en profitèrent pour s’esquiver.

— Avez-vous réussi ? chuchota Felicia quand elles rejoignirent leur voiture.

— Oui. Il a le billet. Il n’a même pas marqué de surprise. Peut-être a-t-il cru à une lettre d’amour ?

— Auquel cas, il ne le lira même pas ! fit Hortense.

— Allons donc ! Quand on est fait comme lui, on lit toujours une lettre de femme. Au moins une fois avant de la jeter au panier. Mais cela m’étonnerait qu’il jette celle-là. Il la brûlerait plutôt…

— En effet, le billet n’avait rien du poulet galant. Il ne contenait que onze mots : « Allez au plus tôt à Schônbrunn. Il y va d’un empire… »

— Il n’y a plus qu’à attendre, conclut Felicia.

Elles attendirent cinq jours. Cinq jours qui parurent durer une éternité. Mais enfin, au matin du sixième jour, une arpette de chez Palmyre vint porter une lettre de sa patronne au palais Palm : l’archiduchesse Sophie demandait que la modiste vînt dès le lendemain au palais de Schönbrunn lui présenter ses dernières nouveautés.

— Cette fois, dit Felicia à Hortense, c’est à vous de jouer, ma chère amie ! Timour vous conduira ce soir chez Palmyre où vous coucherez afin d’être à pied d’œuvre et bien dans votre rôle dès demain matin.

Le soleil et la chaleur avaient fait place à d’épais nuages et à une certaine fraîcheur, grâce à un orage violent qui avait sévi dans la nuit, quand la voiture de Palmyre, contenant les deux jeunes femmes plus une pile impressionnante de cartons, franchit les deux obélisques soutenant la grille du château. Ces obélisques étaient curieusement surmontés d’aigles napoléoniennes, souvenirs du passage de l’Empereur après Wagram et conservées Dieu sait pourquoi. Peut-être à cause de leur grande beauté. Mais ce souvenir historique inattendu parut à Hortense de très bon augure.

Le cœur lui battait un peu fort, encore qu’elle n’éprouvât aucune crainte. C’était plutôt l’excitation de l’aventure et aussi l’idée que, dans un instant, elle approcherait de nouveau le jeune prince qui avait pris tant de place dans sa vie. Allait-elle se montrer à la hauteur de la tâche qu’on lui avait confiée ?

Pour cette importante visite, les deux jeunes femmes s’étaient habillées avec un soin tout particulier. Ne devaient-elles pas faire admirer le goût français ? Palmyre portait une robe de satin mat pékiné bleu pervenche et blanc sous un petit spencer de velours du même bleu. Une crosse de marabout blanche ponctuait sa capeline bleue. Hortense, elle, se contentait d’une robe de batiste blanche à volants dentelés qu’une large ceinture de rubans verts serrait à la taille. Les mêmes rubans nouaient sous son menton un charmant cabriolet garni de roses pâles. Elles étaient tout à fait charmantes ainsi que les en assurèrent les regards attendris des soldats de garde.

Précédées de deux laquais surchargés de cartons, elles en suivirent un troisième sur le long chemin des appartements de l’archiduchesse dont les fenêtres donnaient sur la cour d’honneur.

Il était encore tôt le matin et les deux jeunes femmes s’attendaient à ce qu’on les reçût en négligé. Ce qui eût été plus commode sans doute pour d’éventuels essayages, mais quand on les introduisit dans le petit salon d’angle donnant sur une terrasse ensoleillée, elles purent constater que Sophie, habillée de pied en cap était, en dépit de l’heure, tirée à quatre épingles. Pas un cheveu ne dépassait de sa chevelure savamment lustrée et sa robe de percale bleu ciel à fichu de dentelle semblait sortir tout droit du repassage. Assise à un petit bureau semi-circulaire en bois de citronnier dont la courbe s’achevait de chaque côté en jardinières garnies de roses fraîches, elle écrivait d’une main rapide et ne leva pas la tête à l’entrée de ses visiteuses :

— Je suis à vous dans l’instant, dit-elle seulement.

La lettre, en effet, fut vite achevée. Sophie la relut, la sabla, la cacheta et la déposa devant elle sur le bureau. Puis elle se leva.

— Eh bien, dit-elle, que m’apportez-vous là ?

Le déballage des robes et des multiples objets que contenaient les cartons parut interminable à Hortense. L’archiduchesse regardait, disait un mot mais ne semblait pas s’intéresser véritablement à ce qu’on lui montrait. Avec une certaine inquiétude, Hortense remarqua la pâleur de son visage et les larges cernes qui marquaient ses yeux d’un bleu aigue-marine. Visiblement, elle faisait un effort sur elle-même pour parler chiffons et frivolités. Néanmoins, elle choisit deux robes, un bonnet de mousseline, un joli châle brodé et une robe d’enfant pour le petit François-Joseph…

— Nous avons aussi de belles choses pour un homme, dit enfin Palmyre. Des cravates de cachemire, des écharpes blanches à franges d’or, des nœuds d’épée…

Sophie la regarda et ne répondit pas tout de suite. Elle donnait l’impression de livrer quelque combat intérieur et Hortense sentit son cœur se serrer. L’archiduchesse allait-elle se raviser ? Naturellement, elle ne dit rien mais son regard, comme d’ailleurs celui de Palmyre, se chargea d’une muette supplication. Sophie poussa un soupir :

— Mon auguste époux, l’archiduc François-Charles, ne s’intéresse pas à la toilette. Ces recherches lui sont étrangères mais… Elle prit un temps qui mit de nouveau ses visiteuses à la torture. Ce qu’elles souffrirent alors dut se lire clairement sur leurs visages car, soudain, Sophie eut un fugitif sourire :

— Mais notre neveu, monseigneur le duc de Reichstadt s’y intéresse comme il convient à un jeune homme. Nous pourrions aller jusque chez lui ?…

Le soulagement de Palmyre s’exhala en un imperceptible soupir mais elle était devenue toute rouge…

— Il est vrai, murmura-t-elle, que Monseigneur est d’une élégance… célèbre. Ce serait un honneur pour ma maison que servir…… ne fût-ce qu’une fois, un aussi grand prince.

L’archiduchesse sourit à nouveau mais, cette fois, son sourire se teinta de mélancolie.

— Je n’en doute pas, dit-elle. Je vais vous conduire. Vous serez reçues plus sûrement.

Palmyre et Hortense suivirent la robe bleue de Sophie à travers une enfilade de salons qui comptaient parmi les plus beaux du palais : salon Rouge, salon des Souvenirs, des Tapisseries, des Millions, dont les marqueteries de bois de rose et les arabesques de bronze doré encadraient une inestimable collection de miniatures chinoises, des Miniatures et enfin des Porcelaines, ravissante et fraîche pièce dont les vernis anciens, bleus et blancs, imitaient la porcelaine à la perfection. Mais, quelle que fût la somptuosité de ces salons, ils gardaient quelque chose d’intime, de familial, peu courant dans une demeure impériale.

De même, la fameuse étiquette Habsbourg semblait s’adoucir entre les murs de Schönbrunn. Pas de gardes, pas de valets sinon celui qui, devant l’archiduchesse, ouvrait les portes et celui qui, chargé de deux cartons, fermait la marche. Seul, dans le salon des Porcelaines, un aide de camp faisait les cent pas. Il s’inclina profondément devant Sophie :

— Voulez-vous voir, capitaine Foresti, si le duc peut recevoir des fournisseurs ?

Il pouvait apparemment et les trois femmes pénétrèrent dans une grande chambre tendue d’admirables tapisseries tissées à Bruxelles au siècle précédent et représentant des scènes de la vie militaire. Un grand paravent de laque chinoise dissimulait le lit et une haute glace rococo flanquée de candélabres chargés de bougies reflétait la lumière des fenêtres.

— On dit, avait expliqué Palmyre à Hortense, qu’il habite la chambre où son père a couché après Austerlitz et après Wagram.

Et Hortense ne put se défendre d’une petite émotion en pénétrant dans ces lieux où avait vécu l’illustre parrain qu’elle n’avait jamais vu de son vivant.

— Nous venons te tenter, Franz ! dit gaiement l’archiduchesse en pénétrant dans la pièce, et j’espère que nous ne te dérangeons pas ?

Le duc sourit en venant gendre la main de sa tante pour la baiser avec une visible tendresse.

— Tu ne me déranges jamais ! Et puis, tu vois, je ne faisais rien sinon contempler le parc. Il est particulièrement beau ce matin. Qui sont ces dames ?

— La fameuse Mlle Palmyre, de Paris et l’une de ses vendeuses. Elles viennent te montrer des merveilles…

Pliées en deux par leurs révérences, Palmyre et Hortense n’avaient pas encore levé les yeux sur le prince, désagréablement frappées qu’elles étaient par l’enrouement pénible de sa voix. Mais quand elles se redressèrent, Hortense put voir que le regard de François était fixé sur elle et que ce regard souriait.

— Des merveilles ? Vraiment ? Il y a longtemps qu’on ne m’a offert des merveilles ! Puis il ajouta plus bas. Comment allez-vous, madame de Lauzargues ?

— Au mieux, monseigneur, puisque Votre Altesse veut bien se souvenir de moi et puisque j’ai le bonheur de revoir mon prince, souffla Hortense.

Mais Sophie protestait :

« Tu es imprudent, Franz ! Pas de noms ! » Et, plus haut, elle ajouta : Montrez donc à monseigneur ces belles cravates de cachemire de tout à l’heure. Elles devraient lui plaire.

Déjà Palmyre ouvrait des cartons, sortait un flot d’étoffes et commençait, en forçant un peu le ton de sa voix, à vanter la qualité de ce qu’elle présentait :

— Nous n’avons pas que des cachemires. Voici des satins de la Chine, des soies mates du Chantung, des passementeries filées d’or…

Elle parlait, parlait et, masqués par ce bourdonnement, Hortense et le prince purent échanger quelques phrases.

— Vous n’avez donc pas renoncé ainsi que je le pensais ?

— Non, monseigneur. On me charge de dire à Votre Altesse que tout sera prêt pour le soir qui lui plaira. Et le plus tôt sera le mieux. En été, il y a toujours beaucoup de mouvement sur les routes. Nous passerons inaperçus.

— Quel est votre plan ?

— Toujours le même : vous voyagerez sous mon aspect jusqu’au-delà de la frontière. L’important est de gagner Paris au plus vite…

— Et vous-même ? Je vous l’ai dit, je ne veux pas vous laisser derrière moi.

— Soyez sans crainte. Je vous suivrai à quelques heures avec Palmyre qui rentrera sous le prétexte de sa mère malade. D’ailleurs, elle souhaiterait vous servir à Paris. Quant à la comtesse Camerata…

— Est-elle donc revenue ?

— Mais oui. C’est elle qui, depuis la mort du colonel Duchamp, est notre meilleur lien avec les comités bonapartistes et, bien sûr, avec la famille impériale. Elle nous prêtera main-forte au soir de l’évasion puis gagnera Paris par ses propres moyens…

Le prince fut pris d’une toux sèche qui mit du rouge à ses pommettes.

— Comment voyez-vous mon départ ?

— C’est assez simple si Votre Altesse veut bien rester ici quelques jours et prendre l’habitude d’une promenade du soir avec l’archiduchesse. Au soir prévu, cette promenade devra avoir pour but le grand obélisque qui se trouve le plus près du mur d’enceinte. Une voiture attendra de l’autre côté et, le mur franchi, elle vous ramènera au palais Palm dont vous partirez aussitôt. On vous aidera à franchir le mur cependant que l’archiduchesse s’évanouira… et n’appellera au secours qu’assez tard. Cela ne demande, comme Votre Altesse le voit, qu’un peu d’audace et beaucoup de chance. Reste à choisir le jour…

Le prince réfléchit un instant et sourit à Palmyre, visiblement à bout de souffle. Alors, élevant la voix, il déclara :

— Tout ceci me plaît beaucoup. Mais je voudrais certaines modifications. Pourrez-vous me livrer dans une semaine ? Nous sommes jeudi. Peut-être jeudi prochain ?

Palmyre poussa un soupir de soulagement qui s’épanouit en un grand sourire puis elle plongea dans une révérence.

— Nous sommes aux ordres de monseigneur. Il peut être certain que nous ferons tout pour le satisfaire. Ce sera pour jeudi.

Une demi-heure plus tard, Palmyre et sa fausse vendeuse remontaient dans leur voiture et, toujours saluées par les sourires et les clins d’œil des sentinelles, quittaient palais.

— Dieu, que j’ai eu peur ! dit Palmyre en se laissant aller dans le fond de la voiture et en desserrant les rubans de sa capeline. Je ne suis pas certaine d’être vraiment taillée pour les conspirations. Mon cœur bat comme si j’avais couru plusieurs lieues. Pourtant, tout s’est très bien passé, n’est-ce pas ?

— Sans doute, néanmoins, je vous avoue que la santé du prince m’inquiète. Cet enrouement, cette toux… Non, je n’aime pas cela.

— Il est certain qu’il est fatigué. Et il a peut-être pris froid. Le bon air de chez nous le remettra vite d’aplomb. Avez-vous vu comme il semblait heureux ?

— Oui… mais l’archiduchesse, elle, semblait bien soucieuse…

— C’est normal, dit Palmyre, décidée apparemment à voir tout en beau. Il va partir et elle l’aime. Il faudrait être plus qu’humaine pour envisager ce départ d’un œil joyeux…

Les quelques jours qui suivirent se passèrent en préparatifs. La princesse Orsini et la comtesse de Lauzargues firent savoir autour d’elles leur intention de regagner la France. La plupart de ceux avec qui elles étaient en relations ayant quitté Vienne pour leurs châteaux ou leurs maisons d’été, le tour en fut assez vite fait. Maria Lipona, elle, était aux anges en voyant se réaliser ce pour quoi elle luttait depuis des années. Elle avait bien l’intention de rejoindre ses amies en compagnie de Léone Camerata, car elle tenait essentiellement à participer à l’aventure française comme elle avait participé à l’aventure autrichienne. Seul Marmont était profondément triste et ne s’en cachait pas :

— J’ai peur qu’il ne se passe bien du temps avant que je ne vous revoie… toutes deux, dit-il. Même si… l’Empereur me rappelle, je crains que le peuple de France ne revoie pas avec plaisir le duc de Raguse ?

— Le peuple de France a un cœur aussi changeant que celui d’une jolie femme, riposta Felicia. Il va adorer notre Aiglon et il suffira que celui-ci déclare qu’il vous aime pour que ce peuple oublie même que vous avez défendu Charles X. Vous savez bien que c’est votre seule chance de rentrer un jour. Et soyez certain que nous ne laisserons pas Napoléon II oublier ce qu’il vous doit…

— J’en suis convaincu. Mais tant de jours sans vous voir !…

— Pensez à celui où vous me reverrez ! Cela vous fera prendre patience…

Chez un juif de la Josefstadt, Felicia vendit l’une de ses parures, diamants et émeraudes, pour faire face aux frais du voyage et de l’installation du prince à Paris. C’était le deuxième joyau important dont elle se défaisait et Hortense s’inquiétait de voir son amie se démunir ainsi.

— Vous savez bien que je les avais sacrifiés d’avance à notre cause. Notre empereur me rendra tout cela…

— Et… si nous allions échouer ?

Felicia se mit à rire :

— J’aurais toujours la ressource de rentrer à Rome. Grâce à Dieu, les Orsini ne sont pas encore dans la misère et il en restera bien quelques-uns pour m’accueillir. Enfin… il y a le jeu ! Mais pour l’amour du ciel, Hortense, cessez d’avoir des pensées aussi négatives…

— Vous avez oublié quelque chose dans votre énumération : il vous reste aussi Combert… et mon amitié. La vie n’y est peut-être pas très brillante, ni très passionnante mais…

— Pas passionnante ? avec tout ce qui vous est arrivé là-bas ? Vous êtes difficile ! – Elle ajouta, avec une soudaine gravité : – C’est vrai. Il me reste Combert et je ne l’avais pas oublié. Mais cela me faisait plaisir de vous l’entendre dire…

Était-ce d’avoir évoqué sa maison, cette nuit-là, Hortense eut du mal à s’endormir. Une fébrilité s’emparait d’elle à l’idée de retourner enfin là-bas. Il y avait des mois et des mois, maintenant, qu’elle était partie et le silence obstiné de Jean lui pesait et même l’angoissait. Une autre lettre de François était arrivée, quelques semaines plus tôt, sans apporter la moindre nouvelle de l’homme aux loups et Hortense, connaissant François, craignait que Jean lui eût interdit d’en donner.

Elle en fut même persuadée quand le lendemain – il existe de ces coïncidences ! – elle reçut un dernier billet de Combert. François n’y disait que peu de choses mais ces choses firent se serrer le cœur de la jeune femme : « Revenez, madame Hortense ! écrivait le fermier. Je vous en supplie, revenez aussi vite que vous pourrez. On m’a défendu de vous écrire et j’espérais toujours vous voir rentrer. A présent, il faut faire quelque chose. Vous seule pouvez défendre votre bonheur… si toutefois celui que vous aimiez représente toujours le bonheur pour VOUS.. »

Ayant lu, Hortense éclata en sanglots et Felicia, après avoir jeté un coup d’œil au billet, choisit de la laisser pleurer. Ces larmes, ces sanglots reflétaient trop clairement les mois de nostalgie et d’angoisse vécus par son amie pour qu’elle les arrêtât. Ce fut seulement au bout d’un long moment qu’elle vint s’asseoir auprès d’elle et l’entoura de ses bras.

— Plus que deux jours, mon cœur, et nous rentrons ! Si cet homme vous écrit, c’est qu’il n’est pas trop tard.

— Croy… croyez-vous ?

— J’en suis sûre. Sinon, il ne l’aurait pas fait. Il sait combien de temps il faut à une lettre pour arriver jusqu’ici et combien de temps il vous faut pour rentrer. Soyez tranquille, vous arriverez à temps… J’ai peur de vous avoir trop demandé en vous entraînant dans cette aventure. Mais je vais faire en sorte qu’elle se termine pour vous sans trop de dommage…

Le ton calme et déterminé de Felicia arrêta les larmes d’Hortense qui releva la tête.

— Que voulez-vous dire ?

— Que demain soir vous resterez ici tandis que j’irai à Schönbrunn avec Timour et Camerata. Si, à l’aube, je ne suis pas revenue, vous partirez. Sans attendre et sans chercher à en savoir davantage. Vous irez prendre la malle de Salzbourg et, de là, vous regagnerez la France. Non, Hortense, n’insistez pas. Ma décision est prise et je n’y reviendrai pas…

— Vous me punissez pour un moment de désespoir ? fit Hortense amèrement.

— Je ne vous punis pas, chère tête folle ! Mais je viens de mesurer que vous risquez de payer un prix beaucoup trop élevé pour une aventure, même impériale. Marmont restera avec vous…

Mais en apprenant le rôle qu’on lui réservait, le maréchal fit la grimace. L’idée de tenir compagnie à Hortense ne lui souriait qu’à moitié car, engagé par amour dans cette conspiration de femmes, il n’appréciait pas d’y jouer un rôle subalterne. Felicia s’attendait d’ailleurs à sa réaction et le ramena bien vite à une plus saine compréhension du rôle d’un galant homme :

— C’est un poste de confiance que je vous donne. S’il nous arrivait, pour quelque raison que ce soit, de ne pas revenir, il faut que vous restiez, en apparence, tout à fait en dehors de cette histoire. Vous aurez alors à mettre Hortense en voiture, dès le matin, en direction de la France…

— Mais vous ?

— Vous aurez tout le temps de vous occuper de moi ensuite. Elle, il faut qu’elle parte. Au surplus, il n’a jamais été question que vous veniez à Schônbrunn. Pour franchir un mur et le faire franchir au prince, nous n’avons pas besoin d’être une demi-douzaine. Nous aurions l’air d’une bande de moutons affolés. Timour et moi entrerons dans le parc. La comtesse fera le guet dans la voiture. C’est l’affaire de quelques minutes. Après quoi nous rentrons. Vous verrez le prince à ce moment-là et vous pourrez conduire alors Mme de Lauzargues chez Palmyre qui l’attendra. A présent, voyez si, oui ou non, vous voulez vous conduire comme l’ami que j’espère avoir en vous ?

— Comme si vous ne saviez pas que je ne saurai jamais vous dire non ? J’exécuterai point par point ce que vous attendez de moi.

— C’est bien ainsi que je l’entendais ! conclut Felicia en adoucissant d’un éclatant sourire ce que sa phrase pouvait avoir d’un peu raide. Le sourire fit un miracle et Marmont, crédule comme un amoureux, vit poindre une faveur là où, l’instant précédent, il ne voyait qu’une effroyable corvée. Il ne restait plus qu’à attendre le soir et le moment tant espéré où leur destin à tous allait tenter de rencontrer l’Histoire.

A la tombée de la nuit, une voiture fermée appartenant à Maria Lipona déposait celle-ci au palais Palm où elle passerait la soirée en compagnie d’Hortense et de Marmont puis repartait, emmenant Felicia et Timour qui, pour la première fois de sa vie peut-être, voyageait à l’intérieur. Sur le siège, habillée en cocher et un haut-de-forme gris crânement planté sur l’oreille, Léone Camerata faisait claquer son fouet de façon tout à fait convaincante. Derrière l’une des fenêtres du palais, ceux qui restaient regardèrent la voiture disparaître dans la rue éclairée. Pour eux commençait une attente que l’angoisse allait rendre interminable mais qu’une grande espérance réchauffait de sa flamme…

La même espérance faisait battre très fort le cœur de Felicia tandis que, par la vitre baissée, elle regardait défiler les rues de Vienne nocturne. Tout à l’heure, avec un peu de chance, cette chance qui ne pouvait pas l’abandonner encore une fois, le prince dont elle rêvait depuis tant d’années serait assis auprès d’elle et accepterait de se laisser mener par elle vers un destin glorieux.

La nuit était belle et douce. Il avait fait chaud tout le jour, de cette chaleur pesante des pays centraux mais il avait dû pleuvoir quelque part et une agréable fraîcheur remplaçait la canicule, incitant les habitants de la ville à la flânerie nocturne. Des odeurs d’herbe coupée et de terre humide emplissaient l’air. Les couples étaient nombreux à se promener sous les arbres. Une bande d’étudiants passa, fredonnant la dernière valse de Lanner et Vienne, ce soir, n’était que douceur de vivre.

Sur son siège, la comtesse Camerata sifflait comme un vieux cocher de fiacre. On croisait d’autres voitures, ouvertes pour la plupart, d’où partaient les rires de jeunes femmes en robes claires et, parfois, l’écho d’une chanson reprise en chœur…

Quand on atteignit Schônbrunn, la nuit était tout à fait venue. C’était une nuit sans lune, une de ces nuits où il est facile de se cacher mais plus difficile de se repérer. Néanmoins, le faux cocher dirigeait son attelage avec sûreté. Elle connaissait parfaitement les alentours du palais et savait à quel endroit il fallait franchir le mur pour atteindre rapidement l’Obélisque, lieu choisi pour retrouver le prince et Sophie.

Arrivée en face du palais et de ses grilles largement éclairées, la comtesse prit sur la gauche et engagea sa voiture dans une petite route plantée d’arbres qui longeait le mur d’enceinte, roula encore quelques instants et, finalement, s’arrêta après avoir engagé suffisamment son attelage sous les arbres pour qu’on ne pût l’apercevoir d’une voiture passant rapidement. Au surplus, celle des conspirateurs pouvait parfaitement abriter des amoureux en veine de solitude. D’après l’heure que Timour avait, durant plusieurs nuits, soigneusement vérifiée, la ronde qui faisait régulièrement le tour du parc était passée depuis dix minutes.

Felicia et Timour descendirent. Le silence était profond, troublé seulement, de temps à autre, par la fuite légère d’un petit animal des bois. Du haut de son siège, Léone Camerata murmura :

— Le Ciel soit avec vous ! Si vous avez besoin d’aide, sifflez trois fois. Je serai là dans l’instant…

— Tout devrait bien se passer. Le prince est jeune, entraîné aux exercices du corps. Franchir un mur n’est pas une affaire. Surtout avec l’aide de Timour qui pourrait le lui faire passer sur son dos. A tout à l’heure !…

Timour était déjà placé contre le mur, le dos courbé, les mains nouées ensemble. Felicia y posa le bout de sa botte et, d’un élan qui ne parut même pas lui coûter d’effort, Timour l’enleva jusqu’au faîte du mur où elle s’assit, attendant qu’il vînt la rejoindre à la force du poignet. L’instant d’après, tous deux se laissaient tomber de l’autre côté dans une herbe épaisse qui amortit leur chute.

— Sommes-nous loin ? chuchota Felicia. La comtesse dit que nous devons être tout près de l’Obélisque.

— Elle a raison. Quand je suis venu, j’ai regardé plusieurs fois par-dessus le mur et, quand je l’ai aperçu, j’ai compté les arbres depuis le bâtiment du coin. Viens…

Ils traversèrent un étroit espace boisé, atteignirent une allée qui longeait une charmille…

— Tiens, dit Timour. Voilà l’Obélisque !…

En effet, la flèche de marbre venait de se silhouetter dans la nuit. En trois bonds, les deux compagnons l’eurent atteint et s’approchèrent du petit bassin qui se creusait au pied.

— Je crois que nous sommes à l’heure, dit Timour. Est-ce que…

Il n’acheva pas. L’écho tragique d’une violente quinte de toux se fit entendre en même temps qu’apparaissaient Sophie et François. Mais dans quel état ! L’archiduchesse soutenait le jeune homme qui secoué par la toux semblait avoir peine à marcher. Aussitôt, Felicia et Timour furent près d’eux…

— Vous êtes là ? souffla Sophie. Alors, pour l’amour de Dieu, laissez-moi appeler, le ramener… Il a voulu venir à tout prix mais je ne peux pas le laisser partir en cet état…

Déjà Timour avait saisi le prince, le faisait asseoir près du bassin et trempait un mouchoir pour lui tamponner le front car il semblait sur le point de s’évanouir. La fraîcheur de l’eau parut le ranimer et il sourit à la large figure penchée sur lui.

— Ça va… aller mieux… dans un instant. Je… je pourrai vous suivre…

Mais Sophie attirait déjà Felicia à l’écart.

— J’ai tout fait pour l’empêcher de venir, souffla-t-elle, mais il n’a rien voulu entendre. Il a placé toute sa confiance en vous et il veut partir…

— Mais il va partir. Nous allons l’emporter…

— C’est impossible. Si vous l’emmenez à présent, il ne supportera pas le voyage. Voulez-vous donc ramener en France un cadavre ?

— Je crois que vous dramatisez, Altesse. Une quinte de toux ne signifie pas que le prince soit mourant…

— Sans doute… mais il n’en a plus pour longtemps. J’en ai acquis la certitude et, tenez !

Elle mit dans la main de Felicia un mouchoir qu’elle avait tiré de son corsage. Les yeux de Felicia étaient suffisamment accoutumés à l’obscurité pour qu’elle y distinguât des taches noires sur le linon blanc.

— Vous voyez ? Du sang… et il y en a autant sur le mouchoir qu’il tient devant sa bouche. Je vous en supplie renoncez à l’emmener ! Vous allez me le tuer…

— La vie qu’il mène ici le tue. Pourquoi donc la France ne saurait-elle le guérir ? Elle l’aime…

— Croyez-vous qu’elle l’attende vraiment ? Depuis des jours, j’interroge, je m’informe. Louis-Philippe semble assurer son pouvoir. Cela veut dire que vous allez devoir combattre… et lui aussi. Il mourra avant la fin de l’année si vous l’entraînez dans cette aventure. Ici, il peut survivre plus longtemps… si l’on m’écoute et si on lui trouve un meilleur médecin, car ce Malfatti qui le soigne est un âne. Moi je ferai tout pour le sauver. Même si je n’y crois plus guère…

Felicia ne répondit pas tout de suite. Elle savait bien, au fond d’elle-même, que tout était perdu, que son rêve était en train de mourir mais elle se raccrochait à cette passion qu’elle portait en elle, à ce désir éperdu d’arracher le fils de Napoléon à sa geôle dorée.

— Que voulez-vous donc que je fasse ? soupira-t-elle enfin.

— Que vous lui disiez que les choses ne sont pas prêtes, qu’un passeport vous a été refusé… que Mme de Lauzargues est malade et ne peut partir. Il tient essentiellement à ce qu’elle quitte Vienne en même temps que lui… et comme elle n’est pas là ce soir… Il faut que l’impossibilité vienne de vous.

— Est-ce que Votre Altesse se rend compte de ce qu’elle me demande ? dit Felicia d’une voix brisée.

— Je sais ce que je vous demande. Mais c’est à un cœur de femme que je le demande. François… est perdu.

— En ce cas, il serait peut-être plus heureux de mourir sur la terre de France ?

— Oui. Si vous pouvez me jurer qu’il sera encore en vie lorsqu’il passera la frontière. Moi, je n’ai peut-être qu’une chance sur un million de le sauver. Cette chance, laissez-la-moi !

Felicia baissa la tête. Elle comprenait qu’elle luttait contre l’impossible, que le destin s’acharnait et qu’après avoir envoyé le père mourir sur un rocher africain, il avait condamné le fils à s’éteindre dans cette Vienne pleine de musique où cependant il n’avait pour l’aimer que cette jeune femme, si forte cependant, mais qui n’arrivait plus à cacher son désespoir. Car elle pleurait, à présent, la fière, l’orgueilleuse Sophie. Et – Felicia l’aurait juré – elle était prête à se jeter à ses genoux pour la convaincre de lui laisser les derniers jours de ce jeune homme qui, avec son fils, était son seul amour…

— Ne pleurez plus, Altesse, dit-elle enfin. S’il vous voit, il comprendra. Je vais lui parler. Puis… vous pourrez appeler tandis que nous nous éloignerons…

Lentement, elle revint vers le prince qui, étayé par la large épaule de Timour, se calmait peu à peu. Elle vit alors qu’une autre tache noire maculait la cravate blanche que le Turc avait desserrée…

— Eh bien… madame, dit-il en s’efforçant de sourire. Avez-vous… bien fait vos adieux à l’archiduchesse ?… Il est temps de partir… il me semble ?

— Pas ce soir, monseigneur ! C’est ce que nous venions dire à Votre Altesse…

— Nous ne partons… pas ? Mais… pourquoi ?

— Mme de Lauzargues est malade… incapable de voyager. Une mauvaise fièvre… Je ne peux l’abandonner.

— Ah !

Il y eut un petit silence, puis la voix enrouée qui semblait froisser du papier reprit :

— Vous avez raison de remettre. Pour rien au monde… je ne voudrais sacrifier… quelqu’un. Souvenez-vous : j’en avais fait une… condition primordiale pour mon départ… Eh bien… Ce sera pour une autre fois. N’est-ce pas ?

— Oui… sire. Une autre fois…

Vaincue par l’émotion, Felicia se laissa tomber à genoux et prit une main brûlante sur laquelle elle appuya ses lèvres. Dans l’ombre, elle distingua un sourire sur ce pâle visage :

— Il ne faut pas pleurer, dit François avec une infinie douceur… puisque ce sera… pour une autre fois… Pour l’heure… je vous dis adieu, princesse Orsini ! Soignez votre amie mais surtout gardez-vous bien jusqu’à… notre revoir. Vous m’êtes infiniment… précieuse…

— Quelques instants plus tard, Felicia et Timour repassaient le mur. On entendait déjà les appels au secours de l’archiduchesse dont les cris portaient loin.

— Qu’est-ce que ce vacarme ? Que se passe-t-il ? Où est-il ? interrogea fébrilement Camerata, dégringolée de son siège.

— Il ne viendra pas, Léone. Et je crois qu’il ne reverra jamais la France. Il est malade… très malade même. Tout est perdu !

Et Felicia l’indomptable, Felicia l’amazone se jeta dans la voiture et, pelotonnée dans un coin, sanglota éperdument comme une petite fille abandonnée dans le froid de l’hiver. Il lui semblait qu’elle n’avait plus aucune raison de vivre…

Le lendemain dans l’après-midi, la lourde berline de voyage emportant Hortense et Felicia quittait le palais Palm pour n’y plus revenir et roulait lentement sur les gros pavés de la Schenkenstrasse. Imposant et majestueux à son habitude, Timour tenait les rênes et, à l’intérieur, les deux voyageuses se taisaient, enfermées chacune dans ses pensées sans avoir même l’idée d’un regard en arrière.

Le silence de Felicia était de ceux qui suivent les grandes catastrophes. Elle repartait sans avoir réussi à arracher son précieux otage à l’Autriche mais, de toute évidence, personne à présent n’y réussirait. Hormis la mort déjà en embuscade. Mais l’amazone ne se sentait pas moins vaincue et humiliée. Cela ne durerait peut-être pas car elle n’était pas femme à s’apitoyer sur ses blessures. Bientôt… tout à l’heure peut-être, elle se chercherait un nouveau champ de bataille qu’elle n’aurait aucune peine à trouver. Il y avait les États italiens, avides de liberté, toujours au bord de la révolte contre l’occupant étranger… Il y avait le grand rêve de l’unification de la péninsule sous un même drapeau. Il y avait, en vérité, beaucoup à faire pour qui souhaitait dévouer sa vie. D’ailleurs, Felicia l’avait laissé entendre à Marmont quand, à l’instant des adieux, le vieux soldat avait murmuré d’une voix étranglée par la douleur :

— Ainsi, c’en est fini ! Je ne vous verrai plus puisque la France me restera à jamais fermée…

— Je ne suis pas française et n’ai plus rien à y faire. Je me contente d’y ramener Hortense, puis je me séparerai de mon hôtel de la rue de Babylone qui n’a plus d’utilité et je rentrerai à Rome. Venez m’y rejoindre si vous n’avez rien de mieux à faire. Mais hâtez-vous. Je n’y resterai peut-être pas longtemps…

— Pour aller où ? Vers quel combat insensé ? Ne serez-vous donc jamais lasse de vous battre, vous qui êtes une femme si merveilleuse ?

— Je suis comme cela, mon ami. Il faut vous y faire. Dieu m’a ôté l’amour mais il m’a laissé l’enthousiasme. Peut-être qu’une fois, au moins, il me donnera la victoire ?

Et, tandis que le silence de Felicia commençait à se peupler d’images guerrières, celui d’Hortense ne rêvait que de paix. L’échec de leurs espérances lui était pénible et plus encore la pensée navrante de savoir condamné ce prince si jeune, si beau et si malheureux qu’elle aimait comme un frère. Elle ne pouvait plus que prier pour lui et ne s’en priverait pas. Mais son chagrin était tout de même tempéré par la joie de rentrer chez elle. Une joie qu’elle jugeait égoïste et dont elle avait un peu honte auprès de cette Felicia raidie dans son amertume et dont, de temps en temps, elle regardait le pâle profil découpé sur le drap gris de la voiture avec l’impression déprimante d’être sans pouvoir sur cette douleur-là.

Bien sûr, elle allait avoir elle-même à affronter une situation peut-être difficile, car elle ignorait ce qui l’attendait à Combert mais elle possédait, dans son amour, la meilleure des armes et entendait s’en servir autant que faire se pourrait. Et de toute façon, elle allait retrouver son fils… et la paix de l’âme dont elle pourrait jouir sans autre inquiétude puisque le malheureux Butler qui l’avait tant tourmentée n’était plus… Quelques jours plus tôt, le docteur Hoffmann était venu au palais Palm annoncer sa mort. Le jeune médecin avait été impuissant à le sauver et l’amoureux forcené d’Hortense s’était éteint sans avoir repris connaissance.

La jeune femme en avait éprouvé un choc qui ressemblait à un remords mais elle avait vu une miséricorde dans cette mort sans souffrances apparentes et sans mémoire. Cela valait mieux que la folie qui eût fait un fauve de cet homme terrible… Il reposerait en Bretagne où son valet fidèle le ramenait après le service funèbre qui avait eu lieu dans l’église des Français. Peut-être auprès des massifs d’hortensias de sa maison du Dourduff où pour la première fois, jadis, il lui avait parlé d’amour ? Mais cette page-là était à jamais tournée et, à cet autre vaincu, Hortense pouvait, à présent, donner une pensée compatissante. Pour lui aussi, il lui faudrait prier…

Il avait été difficile également de se séparer des fidèles amies des derniers jours. Se reverrait-on jamais ? Léone Camerata avait regagné la maison de vigneron près de Cobenzl :

— Tant que François vivra, j’y resterai. Je veux être aussi près de lui que possible quand viendra le dernier instant…

Maria Lipona restait avec elle, bien sûr. Sa vie à elle était à Vienne mais – et c’était le seul sourire de ce départ – elle avait promis de venir en France et de visiter l’Auvergne en compagnie d’Hortense. Elle irait aussi à Rome où elle espérait bien retrouver Felicia…

Palmyre, pour sa part, avait changé d’avis. Puisqu’il n’était plus question de relever l’empire français, elle resterait à Vienne afin de pouvoir, de temps en temps, aller fleurir la tombe solitaire près du petit bois de Wagram…

— Je sais bien qu’il ne m’aurait jamais épousée mais ce sera ma façon à moi d’être sa veuve. Et puis, je n’ai vraiment rien à faire dans la France du roi-citoyen. Il y a des mots qui ne vont pas ensemble…

A présent, la voiture franchissait le rempart de Vienne mais, au lieu de prendre la route de Linz, elle choisit celle de Bratislava parce qu’elle était aussi celle de Wagram. Felicia et Hortense se refusaient à quitter l’Autriche sans donner à ce cher et fidèle ami un dernier adieu.

Le soleil baissait à l’horizon quand on atteignit la plaine de Wagram et le petit bois auprès duquel reposait celui qu’Hortense considérait comme le dernier paladin, l’homme dont toute la vie tenait en huit lettres fulgurantes : Napoléon ! L’Empereur avait rempli sa vie et son cœur et il avait fallu que vienne le temps des grands désastres pour qu’une femme pût y trouver place. Et Hortense pensait, avec humilité, que si Duchamp l’avait aimée, c’est peut-être parce qu’à ce moment-là son cœur était vide et son dévouement sans emploi…

Maintenant, il était mort. Bêtement. De la jalousie stupide d’un homme qui n’avait aucun droit et qui ne le valait pas, mort à cause de cette même femme qui ne lui avait jamais rien donné sinon une grande amitié. Une femme qui, à cette heure, se reprochait peut-être moins de l’avoir mené jusqu’à cette tombe solitaire… Duchamp fût peut-être mort de l’écroulement de son rêve. Comment aurait-il supporté que celui dont il espérait tant faire un second Napoléon ne fût qu’un pauvre enfant phtisique, un Aiglon éternellement captif auquel la mort ne laisserait pas le temps d’ouvrir ses ailes ? Du moins aurait-il la satisfaction de reposer non loin de lui et sur un champ de gloire…

Toujours en silence, les deux femmes s’agenouillèrent près du petit tertre sur lequel, au lendemain de l’assassinat, Marmont, ce traître qui ne guérissait pas, lui non plus, d’un autrefois éblouissant, était revenu planter une petite croix de bois, semblable à d’autres qui parsemaient l’ancien champ de bataille afin qu’au moins toute souillure, même involontaire, fût évitée à la tombe perdue.

Pieusement, tendrement, Hortense déposa le bouquet de roses rouges qu’elle avait apporté tandis que Felicia, de ses mains nues, enfouissait dans la terre un plant de laurier à l’endroit où devait se trouver le cœur de Duchamp. Puis, elles prièrent…

Hortense fermait les yeux pour mieux revoir, derrière l’écran de ses paupières closes, la silhouette fière et nerveuse de l’ami perdu. Quand elle les ouvrit, elle vit que Felicia s’était relevée et écartée de quelques pas. Elle lui tournait le dos et regardait se coucher le soleil, un grand soleil de pourpre et d’or qui là-bas devait baigner de sa lumière violente les terrasses et les jardins de Schônbrunn.

Sanglée dans l’amazone noire qu’elle affectionnait, Felicia s’érigeait sur le soleil couchant, très droite, rigide comme ces pleureuses des temps anciens qui regardaient, immobiles et fatales, sombrer les empires…

Hortense alla vers elle.

— Vous regrettez de partir, Felicia, dit-elle doucement. Pourquoi ne pas rester… jusqu’au bout, comme Léone Camerata ? Vous souffririez moins et je peux très bien rentrer seule.

La Romaine tourna vers elle son beau visage sur lequel coulait une larme…

— Non. Rester ici ne servirait à rien. Je ne peux pas, je ne veux pas être une spectatrice impuissante. Mais je regardais ce soleil… On dit qu’à Waterloo, celui qui s’est couché sur la Grande Armée décimée était, comme celui-là, teinté de sang. C’était un soleil de deuil mais il restait une espérance… Ce soir, il n’y a plus d’espérance et ce soleil sanglant annonce que l’Empire français va disparaître pour toujours…

— Le soleil reviendra demain, Felicia. Pourquoi donc l’Empire ne renaîtrait-il pas un jour ? Il reste, au moins, un héritier…

Felicia haussa dédaigneusement les épaules…

— Aucun Bonaparte n’en est capable. Et si vous songez au fils de la reine Hortense, je ne suis pas certaine que l’on puisse en attendre grand-chose. C’est un aventurier et rien de plus. Et puis, il ne porte même pas en lui le sang de Napoléon. Non, Hortense, le combat est fini. Il faut partir à présent et tenter d’oublier. Nous avons encore devant nous une longue route…

Se tenant par la main, elles s’en retournèrent vers leur voiture où Timour attendait. Sur la tombe de Duchamp, le soleil enflammait les roses et habillait d’or le petit laurier…

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