Troisième Partie LE DERNIER SEIGNEUR

CHAPITRE XII CE QUE FRANÇOIS AVAIT À DIRE…



Jamais le jardin n’avait été si beau. La chaleur qui avait régné cet été y attardait les roses en dépit du climat montagnard. Les géraniums formaient d’énormes boules de feuillage dense piqué de grosses fleurs pourpres. Dans un coin, les pensées étalaient un tapis de velours violet ; dans un autre fusaient de grands glaïeuls jaunes et de grands lupins bleus. La neige blanche d’un rosier à toutes petites fleurs couvrait un mur et, le long d’un autre, une forêt de roses trémières se tenait au garde-à-vous étalant des fleurs grandes comme des soucoupes. La vigne qui couvrait une tonnelle rougissait et, dans le matin bleu, les paillettes de la rosée mettaient une féerie scintillante sur le moindre brin d’herbe. Ce mois de septembre joignait à une splendeur déjà automnale la fraîcheur d’un printemps qui s’attarderait…

Hortense et Felicia remontaient l’allée centrale, achevant la courte promenade matinale qui les avait conduites jusqu’à la rivière parce que, avant le départ de son amie, Hortense tenait à lui montrer son domaine tout entier.

Elles avaient marché en silence, pour le simple plaisir d’être ensemble et de mieux imprimer dans leurs mémoires la douceur de ces derniers instants vécus ensemble avant une séparation dont nul ne pouvait savoir ce qu’elle durerait. Mais quand elles atteignirent le vieux puits, Hortense ne retint pas plus longtemps ce qu’elle pensait.

— Vous me peinez en repartant si vite, Felicia. Pourquoi ne pas prolonger votre séjour ? Pourquoi ne pas passer l’hiver auprès de moi ? Nous venons seulement d’arriver…

En effet, les deux jeunes femmes avaient fait leur entrée à Combert la veille dans l’après-midi, créant dans ce petit monde clos la sensation et l’agitation que l’on devine. Clémence avait pleuré dans son tablier en reconnaissant Hortense ; Jeannette, oubliant tout protocole, s’était jetée dans ses bras pour l’embrasser, quitte à s’en montrer confuse après. Quant à François, qui avait appris la nouvelle en revenant des champs, il s’était incliné en silence mais avec l’air tellement heureux qu’Hortense s’était adressé de vifs reproches. Comment avait-elle pu abandonner pendant tant de mois et presque sans nouvelles de si braves gens ? Ils n’avaient rien dû comprendre à son aventure autrichienne et se tenaient déjà pour abandonnés, ainsi que Clémence le traduisit à sa manière :

— On croyait que vous étiez partie pour toujours, comme jadis demoiselle Victoire de Lauzargues votre pauvre mère.

— En voilà une idée ! Ma mère a quitté le pays pour se marier. Et moi, j’ai un fils…

— Pourtant, des bruits couraient… Vous savez comment sont les gens… Quand on se pose des questions, on cherche des réponses et c’est bien rare si on n’en trouve pas. Y en a qui disent que vous êtes partie chercher un mari…

— Quelle sottise ! Je suis partie pour de graves raisons comme pourrait vous le dire la comtesse Morosini ici présente. Et puis j’ai écrit plusieurs fois…

— De l’étranger ! Et comme le François lisait pas vos lettres sur les marchés, chacun arrangeait ça à sa manière…

Hortense remit à plus tard la discussion de l’affaire. Jeannette venait de lui amener le petit Étienne et la jeune mère fondait de bonheur. Elle s’était jetée à genoux pour le prendre dans ses bras et le couvrir de baisers passionnés. Et aussi de larmes de joie…

— Mon petit ! Mon tout petit !… Mon Tienou !… Comme il est beau, comme il est grand !…

— Et comme il est insupportable ! ajouta Jeannette en écho. Il n’y a guère que mon oncle François pour le faire tenir tranquille…

— L’aurait besoin d’un père ! conclut Clémence en disparaissant dans sa cuisine pour se précipiter sur ses casseroles. Et vous, vous avez besoin d’un bon repas après tout ce chemin…

Le reste du temps avait été consacré à la joie du retour, au plaisir de faire visiter la maison à Felicia, à l’énorme repas que Clémence confectionna après avoir massacré une partie de la basse-cour, malaxé une énorme quantité de pâte et monté de la cave quelques bonnes bouteilles avec l’aide de Timour – dont la silhouette majestueuse impressionnait la brave femme – et des serviteurs de Felicia.

C’est que, cette fois, la berline de voyage avait amené cinq voyageurs. A Paris, où elle n’était restée que deux jours, Felicia avait rendu sa maison de la rue de Babylone à son propriétaire et récupéré Livia et Gaetano qui, durant si longtemps, en avaient assuré la garde fidèle et l’entretien dans l’espoir d’une arrivée auguste. Mais le rêve d’Empire s’écroulant, Felicia n’avait plus besoin de conserver un logis dans une ville où elle ne comptait plus revenir.

— Le seul qui avait besoin de moi ici, c’est Delacroix et il est parti lui aussi.

En effet, une brève visite quai Voltaire avait appris aux deux femmes que le peintre avait quitté Paris de son côté, mais en direction du Maroc en compagnie de son ami le comte Charles de Mornay. L’artiste, à ce que l’on apprit, n’avait pas eu avec la Liberté le succès qu’il escomptait, bien que l’œuvre eût été achetée par le roi. Il avait préféré abandonner pour de plus belles aventures un Paris jugé par lui trop bourgeois.

C’était donc sans regrets que l’on avait quitté la capitale de Louis-Philippe et même, pour Livia et Gaetano, avec une grande joie à l’idée de revoir les doux paysages et le soleil d’Italie.

A cet instant, tout ce monde emplissait la maison d’Hortense d’une gaieté et d’une agitation tout à fait inhabituelles et qu’elle aurait aimé conserver au moins quelque temps. Malheureusement Felicia voulait repartir et repartir vite…

— Votre maison est pleine de charme et ce jardin est ravissant, dit-elle à son amie. Il serait facile de s’y arrêter et peut-être de tout oublier… Trop facile ! Et moi, je ne veux pas oublier. Il faut que ma vie serve à quelque chose.

— J’aimerais tant vous garder. Au moins un peu. Cela va être difficile de vivre sans vous…

Felicia sourit et glissa son bras sous celui de son amie pour regagner avec elle l’intérieur de la maison où Clémence les appelait pour le petit déjeuner.

— Ce sera plus difficile encore pour moi. Vous avez ici… une affaire à régler dont vous avez eu la grâce de ne pas même faire mention depuis notre arrivée alors que l’impatience doit vous ronger. Ma présence vous gênerait et moi, je vous l’avoue, j’ai hâte à présent de regagner mon pays…

— Pour retrouver Marmont ? fit Hortense avec un sourire.

— Notre ancien ennemi ? Il est assez intelligent pour savoir qu’il n’a pas grand-chose à attendre de moi. Non. Je vais là-bas pour retrouver une raison de vivre…

Hortense s’arrêta et regarda son amie avec une soudaine angoisse :

— Vous êtes bien sûre, Felicia, que ce n’est pas une raison de mourir ? Je vous aime beaucoup… plus qu’une sœur sans doute. Je voudrais vous revoir…

— N’ayez crainte ! Moi aussi, j’ai envie de vous revoir… Et de vous revoir heureuse si possible. Vous allez pouvoir y travailler. Mais n’oubliez pas ceci : l’amour est chose trop belle et trop rare pour qu’on risque de le perdre au nom de Dieu sait quel préjugé social. Il mérite qu’on lui sacrifie tout…

Une heure plus tard, au tournant du chemin qui marquait la limite de sa propriété, Hortense, qui tenait son fils par la main, regardait s’éloigner la grosse berline jaune et noir grâce à laquelle elle avait parcouru tant de lieues. Cette fois, la berline la laissait au bord de la route, de sa propre volonté bien sûr, mais elle ne pouvait s’empêcher d’en éprouver un serrement de cœur. Quand retrouverait-elle l’amie qui était devenue sa seule famille ?

Le nuage de poussière dans lequel s’enfonçait la voiture s’enfla tandis qu’allait s’affaiblissant le bruit de sabots et de gourmettes. Bientôt, Hortense ne vit plus que cette poussière qui, en retombant, montra la route vide. Elle essuya une larme qu’elle ne pouvait plus retenir et serra plus fort la menotte toute chaude qui se blottissait dans la sienne. Étienne, qui n’avait cessé d’agiter l’autre main en un geste qui était surtout un jeu, regarda sa mère :

— Partie ? fit-il d’un ton interrogateur.

— Oui, mon chéri. Tante Felicia est partie. Mais elle reviendra.

L’enfant parlait bien à présent et Hortense s’attendrissait de ces grands progrès accomplis durant son absence. Cela allait être merveilleux de pouvoir causer avec son fils… Lentement, à cause des petites jambes d’Étienne, on revint vers la maison où Hortense remit son fils à Jeannette qui l’attendait pour sa toilette.

— Je voudrais voir votre oncle, dit-elle. Savez-vous où il est ?

— A la maison, madame la comtesse. Je crois qu’il fait ses comptes. Il m’a dit d’ailleurs qu’il attendrait Madame toute la matinée…

François Devès, en effet, attendait Hortense car elle ne le trouva pas assis devant sa table, alignant des chiffres d’une plume d’oie soigneuse, mais debout dans l’encadrement de la porte, les bras croisés sur sa poitrine, surveillant le chemin qui descendait de la maison. Quand il aperçut la jeune femme, il ôta le grand chapeau noir qui ne le quittait jamais comme presque tous les hommes de la campagne auvergnate et resta là, tête nue, attendant qu’elle le rejoignît.

— Vous saviez que j’allais venir maintenant, François ? demanda Hortense.

— J’ai entendu partir la voiture de votre amie, madame Hortense. Je savais que vous ne tarderiez guère… Mais je vous remercie d’être venue si vite. Voulez-vous vous donner la peine d’entrer ou bien préférez-vous marcher ?

— Je préfère entrer. J’ai déjà fait une promenade avec la comtesse Morosini. Nous avons beaucoup admiré votre jardin, François. Je crois que chaque année il est plus beau que l’année précédente…

— Il vous attendait comme nous vous attendions tous. Il ne fallait pas que vous soyez déçue…

— Comme je vais l’être à présent, peut-être ? Pour que vous m’ayez écrit cette lettre, il faut que mes affaires aillent mal, n’est-ce pas ?

Ils étaient entrés dans la longue pièce basse qui était le centre même de la maison et où Jeannette entretenait une propreté bénédictine. La longue table de châtaignier, les coffres à bois ou à vêtements, les bancs et les fauteuils de bois qui flanquaient le profond cantou à l’intérieur velouté de suie, luisaient dans l’ombre fraîche comme du satin brun. Sur le manteau de la cheminée, les cuivres brillaient comme du vermeil et, au milieu de la table, dans une jatte d’étain, s’épanouissait un grand bouquet de reines-marguerites azurées. Cela sentait le feu de bois, la cire d’abeilles et le pain fraîchement cuit.

François avança à Hortense l’un des petits fauteuils rustiques, jadis façonnés par son grand-père et que Jeannette avait garnis de coussins de toile verte. Hortense s’y assit avec un soupir qui traduisait sa lassitude autant que son inquiétude et jeta un regard sur les registres et l’écritoire disposés sur la table. François surprit ce regard et sourit :

— S’il s’agit des affaires de la maison ou de la ferme, je peux vous assurer que tout va bien. Nous avons fait, sur la planèze, une récolte de gentiane exceptionnelle et le bétail…

— François ! Ne me faites pas languir. Vous ne m’auriez pas lancé cet appel au secours pour me parler de gentiane ou de bétail. Il s’agit de Jean, bien sûr, et vous savez bien que je brûle d’avoir enfin de ses nouvelles. Pourquoi ne parliez-vous pas de lui dans vos lettres ? Ou si peu…

— Mais parce qu’il me l’avait défendu, madame Hortense. Il ne voulait pas que je vous écrive quoi que ce soit qui pût ressembler à un appel. Il croit… que vous êtes déjà lasse de la vie ici et que vous êtes partie sans grand espoir de retour…

— Il est fou ? Peut-il croire que j’abandonnerais mon enfant ? Notre enfant ?…

— J’aurais dû dire sans grand espoir de retour vers lui.

— Mais il a lu mes lettres ? Il sait bien que je l’aime ? Pourquoi ne m’a-t-il pas répondu ?

— Pour la même raison que je vous ai dite. Jean croit que vous avez eu pour lui un… caprice violent et que, devant l’impossibilité où vous vous trouviez de vivre ensemble au grand jour, vous avez préféré partir…

— Mais c’est lui qui est parti. C’est lui qui, tout d’un coup, a décidé d’habiter Lauzargues pour que Godivelle n’y reste pas seule. Quelle excuse en vérité ! Il la voyait en danger…

— Il y a du vrai là-dedans. On parle beaucoup de Lauzargues depuis l’incendie. Et pas en bien. Les gens disent qu’il est hanté, maudit. Et comme Jean, aussi bien que Godivelle d’ailleurs, en interdisent l’approche…

— Quelle sottise ! Voilà beau temps que j’ai eu maille à partir pour la première fois avec la malédiction du château. J’ignore pour quelle raison Jean et Godivelle entendent accréditer ces contes de bonne femme. Et d’ailleurs cela ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est Jean. Il sait bien que je ne veux que lui au monde. Il sait bien que je voulais l’épouser contre vents et marées. J’avais même été jusqu’à lui dire…

— Que vous attendiez un enfant ? Je sais. Voyez-vous, madame Hortense, je crois que c’est cela qui lui a fait le plus de mal. « Elle m’a menti une fois, m’a-t-il dit. Elle que je croyais incapable du plus petit mensonge, elle que je croyais limpide… Pourquoi, dès lors, ne mentirait-elle pas encore ? » Que vous soyez partie pour venir en aide à votre amie d’enfance, cela, il l’a compris. Mais qu’ensuite vous l’ayez suivie au bout de l’Europe, cela, il a refusé de le croire…

— Qu’a-t-il cru, alors ? Que je suivais un homme ?

François ne répondit pas, mais son visage figé constituait la plus claire des réponses. D’un effort de volonté, Hortense retint les larmes qui montaient à ses yeux mais ne put empêcher sa voix de s’enrouer :

— Me connaît-il si mal ? fit-elle douloureusement.

— Je crois qu’en fait, et si vous permettez à un ami de vous dire la vérité, madame Hortense, je crois qu’il ne vous connaît pas du tout et que vous non plus, vous ne le connaissez guère. Vous vous êtes rencontrés, aimés avec passion sans chercher à en savoir davantage. Mais vous venez de mondes entièrement différents et vous n’avez jamais vécu ensemble. Ce qui s’appelle vivre…

— Je ne demandais que cela ! Que venez-vous me parler de mondes différents ? Mes racines sont ici et je l’ai compris depuis longtemps. Ma mère…

— Il m’a aussi parlé de votre mère, dit François tristement. Et j’avoue qu’il m’a fait du mal quand il m’a dit : « Elle aussi t’aimait, mon pauvre François, et te le disait et te répétait qu’elle ne pourrait pas vivre loin de toi. Pourtant elle est partie en épouser un autre. Et elle n’avait même pas l’excuse, pour ce mariage, de l’obéissance à sa famille. Telle mère… »

— Telle fille ! acheva Hortense dans un souffle. Et c’est Jean, Jean qui a dit une chose pareille ? Qui a pu lui mettre de pareilles idées dans la tête ? On me l’a changé. Il n’est plus le même homme ? Ou alors il est fou… Il faut qu’il le soit pour avoir oublié qu’entre ma mère et moi il existe une immense différence. Une différence qui s’appelle Étienne, qui est notre chair et notre sang à tous deux ?…

— Mais qui passe pour le fils de votre défunt époux. Si vous n’aimiez plus Jean, ce serait bien facile à oublier…

— Par pour moi ! Mais dites-moi, François, si c’est ainsi que l’on me voit, que l’on me juge au pays… pourquoi m’avoir écrit cette lettre ? Pourquoi m’avoir fait revenir ?

— Parce que moi, je ne crois pas que vous aimiez quelqu’un d’autre. Parce que, depuis un moment, je me fais l’avocat du diable et que, tout au fond de moi, j’espère encore que votre amour garde une chance d’être sauvé.

— Vous y croyez donc, vous, à cet amour ?

— Oui. J’ignore qui met à Jean de telles idées en tête mais vous n’êtes pas celle qu’il s’imagine. Alors, je lui ai désobéi et je vous ai écrit. Grâce à Dieu, vous êtes revenue avant qu’il ne soit trop tard.

— Trop tard pour quoi ?

— Pour retrouver Jean. Il y a plus d’un mois, je l’ai rencontré à Saint-Flour ; il était allé acheter plusieurs choses. J’ai voulu lui parler de vous, de ce que vous m’écriviez, mais il m’a arrêté : « Écoute, François, m’a-t-il dit, ce n’est pas la peine de m’en parler à présent. C’est à elle de s’expliquer si elle en a encore envie. Si elle revient un jour… » et comme je me récriais, assurant que vous reviendriez certainement, ne serait-ce que pour le petit, il m’a répondu : « On verra bien. Mais si à Noël, elle n’est pas revenue, il sera trop tard… d’ailleurs je crains qu’il ne soit déjà trop tard. »

— Qu’a-t-il voulu dire ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas réussi à en tirer davantage. Et comme je n’ai plus le droit, moi non plus, d’approcher de Lauzargues…

Hortense se leva si brusquement que son fauteuil bascula et ne resta debout que par un miracle d’équilibre :

— Et cela vous paraît normal ? Vous êtes son meilleur ami, son seul ami et il vous défend d’approcher ce tas de ruines ? Et vous acceptez ça ?

— Si c’est son idée à lui ? Et puis, sincèrement, que voulez-vous que j’aille faire à Lauzargues ? Je commence à croire moi aussi que c’est un endroit maléfique. Les hommes de cette maison y perdent le sens commun pour n’être plus qu’orgueil. Si l’esprit du marquis y règne comme on le dit en tremblant dans tout le pays, il s’est emparé de celui de son fils et j’ai peur qu’à présent il ne le modèle à son image. Oui, madame Hortense, Jean a beaucoup changé…

— Jean et le marquis se haïssaient…

— Certes, mais Jean a toujours aimé le vieux château. Il s’y intègre entièrement à présent alors qu’il n’avait même pas le droit d’en franchir le seuil. D’une certaine façon, il réalise son rêve…

— Le dernier seigneur ? fit Hortense avec un petit rire plein d’amertume. Un seigneur jaloux d’un domaine où rien ni personne ne peut trouver place ? Décidément, François, vous avez bien fait de me rappeler. Il est temps que quelqu’un lui remette la tête à l’endroit.

— Que voulez-vous faire ?

— Aller à Lauzargues. Et tout de suite ! Moi, personne ne m’a défendu de m’y rendre ! Sellez-moi un cheval, François ! Je vais me changer !

— Vous n’irez pas seule. Je vais avec vous.

— Ne soyez pas stupide. Que voulez-vous qu’il m’arrive ? Je vais… dire bonjour à Godivelle et lui apprendre mon retour. Elle ne lâchera tout de même pas les chiens sur moi ?

Mais quand, une demi-heure plus tard, Hortense, qui avait revêtu son amazone verte, sortit de sa maison, elle vit que François tenait deux chevaux en bride. Il n’attendit pas sa protestation :

— Je vous attendrai aux limites du domaine, dit-il, mais laissez-moi vous accompagner. Je serai plus tranquille…

Pour toute réponse elle lui sourit, posa le bout de sa botte sur la main qu’il lui offrait, s’enleva en selle et tourna la tête de son cheval vers la vallée.

— Passons par la rivière, cria-t-elle, la promenade sera belle et nous irons plus vite…

En dépit de l’inquiétude que lui causait l’étrange attitude de Jean, Hortense retrouva vite le plaisir qu’elle éprouvait toujours à se déplacer à cheval. C’était une manière comme une autre de plonger au cœur de la nature et d’en extraire des forces vives. Et ce matin était particulièrement beau. Les deux cavaliers s’enfoncèrent dans les bois qui tapissaient la vallée, suivant le cours de la petite rivière aux eaux tumultueuses. Ils allaient dans l’odeur des pins et de l’oseille sauvage, sous une voûte d’un vert profond que traversaient par endroits les rayons du soleil. Il faisait si paisible et si frais qu’Hortense ralentit instinctivement pour écouter chanter le coucou, guetter l’éclair bleu d’un geai ou la fuite rapide d’un lapin… C’était peut-être le dernier instant de joie pure qu’elle goûtait sur ce sentier et elle s’accorda de le savourer. Son excitation de tout à l’heure était tombée. Une curieuse impression s’y substituait : c’était comme si une voix intérieure lui soufflait que, dès l’instant où elle quitterait l’ombre protectrice des arbres, il n’y aurait plus pour elle ni trêve ni repos. Ce fut si net tout à coup, qu’elle retint son cheval et détourna la tête en direction de sa maison. Ce faisant, elle rencontra le regard de François.

— Ne croyez-vous pas, madame Hortense, que vous feriez mieux de rentrer ? Vous n’êtes pas prête, il me semble. Moi, j’irai, si vous voulez..

— Est-ce qu’on ne vous a pas interdit l’approche du château ? fit Hortense avec un petit rire où se cachait l’angoisse qui montait en elle…

— On n’a rien à m’interdire dans ce pays où tout le monde est libre. Jusqu’ici je n’avais rien à y faire et puisque cela déplaisait à Jean, je n’avais aucune raison de le contrarier. A présent, c’est différent. Je peux aller lui dire que vous êtes rentrée… que vous l’attendez ?…

C’était si simple, bien sûr ! Hortense fut tentée un instant d’accepter mais soudain elle eut honte d’elle-même, honte de ce qu’elle considérait comme une lâcheté. Elle n’avait rien à se reprocher qu’un mensonge dont, depuis le temps, elle avait bien cru être pardonnée. Pourquoi donc reculerait-elle ?

— Non, François. Je vous remercie mais il faut que j’y aille. Après tout, je n’ai jamais revu Lauzargues depuis l’explosion qui l’a détruit…

Elle toucha du bout de sa cravache la croupe de son cheval qui repartit à une allure plus soutenue. Le bois était trop joli, il incitait trop à la rêverie, à la mollesse… Il fallait le fuir.

Et puis, soudain, le rideau d’arbres se déchira et Hortense vit Lauzargues tel que l’avait laissé l’explosion déchaînée par Eugène Garland, le bibliothécaire qui se voulait, lui aussi, le dernier seigneur. Mais, à sa grande surprise, elle constata que le château était reconnaissable.

Certes, le donjon central formait un énorme tas de ruines, mais les quatre tours d’angle étaient encore debout et semblaient retenir l’amas de pierres écroulées et noircies. Certes, les tours découronnées aux bords déchiquetés traçaient sur le nuage un étrange dessin mais ces tours étaient toujours fières et proclamaient insolemment qu’elles ne s’avouaient pas vaincues. La butte féodale était constellée de pierraille et de moellons qui avaient jailli des murailles mais, en fait, le château s’était surtout écroulé sur lui-même. Et cela expliquait la passion réveillée de Jean pour ce vieux repaire qu’il avait toujours considéré comme la plus belle maison qui fût au monde.

Hortense resta là un moment, abritée sous les feuillages des derniers arbres du bois, contemplant ce château qui résumait sa vie. Si ce n’avait été une impossibilité absolue, on aurait même pu croire que cette ruine était encore habitée car un peu de fumée semblait en monter. Sans doute quelqu’un faisait-il brûler des herbes de l’autre côté… En tout cas, l’illusion était parfaite. D’autant que, sur la gauche, la maison de Chapioux, l’ancien régisseur tué au moment du désastre, paraissait en bon état et aussi la petite chapelle Saint-Christophe blottie dans un creux de rocher comme un chat dans son coussin… Hortense eut pour elle un regard de tendresse. Elle espérait bien pouvoir, au moins, y prier un moment et, laissant François sous l’abri des arbres, ce fut vers elle qu’elle dirigea son cheval.

Mais elle avait été aperçue et, avant même qu’elle eût atteint le porche roman qui l’avait vue passer, mariée de satin et de dentelle au bras d’Étienne de Lauzargues, Godivelle l’avait rejointe avec une rapidité qui faisait honneur à ses vieilles jambes.

— Madame Hortense ! s’exclama-t-elle. Ce n’est pas possible que ce soit vous ?

— Et pourquoi donc est-ce que ce ne serait pas possible ? fit calmement la jeune femme en sautant à terre et en allant attacher son cheval à un arbuste…

— Mais, on dit que…

Une brusque colère fit étinceler les yeux dorés de la jeune femme.

— Je ne veux plus entendre quoi que ce soit sur ces « on-dit » incroyables. Je suis partie pour porter secours à une amie. Je m’en suis expliquée avec François Devès et je m’en expliquerai avec Jean mais je ne veux plus rien entendre à ce sujet. Je suis rentrée, me voilà, j’entends reprendre ma place dans le pays… et je trouve, Godivelle, que votre bienvenue n’est plus ce qu’elle était. Curieuse façon d’accueillir quelqu’un que l’on disait aimer !

Godivelle joignit les mains dans un geste qui lui était familier. Sous la coiffe noire liserée de blanc, son visage rond et jaune, qui la faisait ressembler si fort à une pomme, eut une crispation qui accentua le réseau des rides.

— Je vous aime toujours, madame Hortense, mais vous n’auriez pas dû venir. Ce n’est pas un endroit pour vous !

— Vraiment ? Je porte le nom de ce maudit château, je m’y suis mariée, mon enfant y est né et j’ai même failli y mourir. Alors me direz-vous pourquoi je n’aurais pas le droit d’y venir ?

— Plus personne ne vient. Les gens ont peur…

— Je l’ai entendu dire et si j’ai bien compris vous n’avez rien fait pour dissiper cette peur. Vous vous êtes instituée la gardienne de ces ruines qui n’avaient plus besoin que de silence. Et Jean a été gagné par la contagion. A présent, vous allez même jusqu’à écarter les amis les plus chers, les plus fidèles comme François Devès… et vous tentez de m’écarter, moi aussi ! Pourquoi ? Quelle espèce de culte maudit prétendez-vous rendre à la mémoire du défunt marquis ?

Vivement, Godivelle se signa à plusieurs reprises ; elle était devenue encore plus pâle s’il était possible et Hortense vit bien que ses mains tremblaient.

— Ne dites pas de ces choses affreuses, madame Hortense. Ici on est aussi bons chrétiens que vous et on ne rend aucun culte à personne sinon à Dieu. Mais il vaudrait mieux que vous partiez…

— Je ne vois vraiment pas pourquoi. Je suis venue voir Jean et je le verrai…

— Il n’est pas là. Et je ne crois pas qu’il revienne de la journée.

— Où est-il ?

— Par la croix de ma mère, je n’en sais rien. Il est comme le vent. Il va où il veut et je ne me permettrais pas…

Hortense regarda la vieille femme avec étonnement :

— Vous ne vous permettriez pas ? Comme vous voilà devenue révérencieuse tout à coup, Godivelle, envers un homme que vous aviez tendance à considérer tout juste un peu mieux qu’un gibier de potence !

— Il est du sang Lauzargues. Cela suffit pour avoir droit au respect de leur vieille servante, grogna la vieille femme dont le visage se ferma.

— Voilà un respect qui vient sur le tard. Vous l’avez toujours su, je crois, et ce n’est pas nouveau. M’offrirez-vous enfin une tasse de café, Godivelle ? Il me semble que ce serait poli ?

— Je n’en ai pas de prêt. Ça vous ferait attendre…

— Mais j’attendrai, Godivelle, j’attendrai. Ici, tenez ! Quand vous m’avez arrêtée, je me disposais à prier un moment dans la chapelle. Souffrez que j’aille au bout de mon projet. Puis, je vous rejoindrai.

Le ton était sans réplique. D’ailleurs Hortense, dédaignant d’attendre une réponse, poussait déjà la porte de la chapelle dont les gonds, privés d’huile depuis longtemps peut-être, grincèrent…

— Cette chapelle n’a pas de chance, persifla Hortense. Après avoir été condamnée des années durant, voilà qu’on la laisse à l’abandon ! C’est étonnant de la part de si bons chrétiens…

Haussant furieusement les épaules, Godivelle disparut dans un envol de jupes noires tandis qu’Hortense pénétrait dans la chapelle. C’était un petit sanctuaire sombre qui ressemblait à une grotte. Le jour y parvenait, mal, par d’étroites fenêtres que le lierre obstruait à demi, mais un peu de lumière éclairait cependant la statue de Christophe, le bon géant qui avait un jour passé l’Enfant Jésus au-delà d’une rivière et qui avait failli fléchir sous son poids parce que l’Enfant portait lui-même tous les péchés du monde.

Hortense avait toujours aimé cette chapelle et son saint de pierre dont le visage reflétait une infinie bonté. Elle était venue souvent prier là quand le marquis de Lauzargues avait enfin consenti à rendre au culte le sanctuaire qu’il avait osé condamner. Aujourd’hui, elle y puisait un courage nouveau :

— Vous qui guidez le voyageur dans les ténèbres et les embûches du chemin, pria-t-elle. Vous qui m’avez protégée au long de ces grandes routes qu’il m’a fallu parcourir, je vous implore : Donnez-moi un peu de votre force pour le combat que je sens venir. Ne permettez pas que je succombe sous le poids du chagrin et de la mauvaise foi. L’homme que j’aime s’éloigne de moi. Il est prêt à me rejeter et si, pour les temps à venir, je n’ai plus sa main pour me soutenir, j’ai peur de désespérer de tout…

Sa prière lui fit du bien et aussi l’ombre si douce de la petite chapelle. Par la porte qu’elle avait laissée ouverte, le chant des oiseaux venait jusqu’à elle. Ils étaient nombreux autour de la petite église. Beaucoup d’entre eux – les migrateurs – partiraient bientôt pour les terres plus chaudes du sud et c’était comme si, avant le grand départ, ils venaient là en pèlerinage demander sa protection à celui qui veille sur les voyageurs.

En se relevant, Hortense eut, instinctivement, ce mouvement d’épaules des colporteurs quand ils reprennent leur fardeau. Elle avait un instant déposé le sien au pied de cet autel. A présent, elle le réendossait avec un surcroît de courage qui ne serait pas superflu si l’on considérait l’attitude presque hostile de Godivelle. Et, tout en se dirigeant vers l’ancienne maison du régisseur, Hortense se prit à penser que François pourrait bien avoir raison et qu’il régnait ici un esprit malfaisant capable de troubler les cœurs les plus fermes et les plus purs.

L’aspect de la maison au seuil de laquelle Godivelle l’attendait la surprit. Comme beaucoup de demeures rurales dans la région, elle se composait surtout d’une seule pièce servant de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher, mais celle-ci ne montrait pas l’activité habituelle d’une cuisine. Si une tasse de café fumait sur la table, il n’y avait dans la cheminée qu’un maigre feu et aucun de ces préparatifs de repas qui formaient l’habituel climat de Godivelle dans la cuisine du château. Elle était alors toujours en train d’éplucher quelque chose, de pétrir une pâte, d’accommoder une farce ou de tailler dans un jambon ou un saucisson. Là, rien de tout cela. Une propreté monacale et pas le moindre jambon pendu aux solives, pas la moindre odeur de cuisine attardée. La pièce était dans un ordre parfait et, sur un coin de la table bien cirée, quelques livres, du papier et une écritoire – pour écrire à qui ? – étaient disposés.

Près du lit soigneusement fait, une cape de bure brune, beaucoup trop longue pour Godivelle, pendait à une patère et le cœur d’Hortense lui battit plus vite : cette maison, ce n’était pas celle de Godivelle, c’était celle de Jean. C’était lui qui vivait là mais, en ce cas, où vivait la vieille femme ?

La question était trop brûlante pour qu’Hortense pût la retenir et, tout en buvant son café sous l’œil glacé de Godivelle, elle dit :

— C’est Jean qui habite là, n’est-ce pas ? En ce cas où donc logez-vous, Godivelle ?

— Je m’arrange à côté ! répliqua la vieille femme d’un ton qui déconseillait de plus longues investigations. Elle se tenait debout auprès d’Hortense, les mains croisées sur son giron avec une figure qui semblait taillée dans le granit des rochers voisins. Le regard d’Hortense s’attacha à cette figure, s’enfonça dans les petits yeux noirs qui évoquaient si bien les pépins de pomme.

— Que vous ai-je fait, Godivelle, pour que vous me soyez à ce point hostile ? Car vous m’êtes hostile alors que naguère encore vous m’aimiez…

— Je crois que je vous aime encore un peu, fit Godivelle avec sa redoutable franchise, mais je crois aussi que vous n’avez rien à faire ici… que du mal peut-être !

— Du mal ? du mal à qui ? A vous que je souhaitais tellement garder auprès de moi et de mon petit Etienne ? A Jean que j’aime plus que tout au monde ? Godivelle, il se passe ici quelque chose que je ne comprends pas, quelque chose de bizarre. Vous-même, cette maison et bien sûr le château semblez la proie d’un maléfice. Mais ne comprenez-vous pas que je n’aurai ni trêve ni repos avant d’avoir vu Jean, de lui avoir parlé ?…

— Je vous ai dit qu’il n’est pas là et je n’ai aucune raison de mentir.

— Alors dites-lui que je suis venue, que je veux le voir, que je l’attends… ou mieux…

Elle courut vers la table, prit une plume taillée, une feuille de papier et, assise de guingois sur un escabeau, griffonna quelques mots :

« Je suis revenue, mon amour, et je voudrais tant te voir. J’ai tant à te dire et je ne sais où te chercher. Viens, je t’en supplie ! Viens cette nuit, ou demain, ou la nuit suivante. J’ai besoin de te retrouver. Il me semble que tout le pays a cessé de vivre parce que tu n’es pas là et mon cœur me fait mal. Alors viens, si tu m’as jamais aimée. Moi, je t’aimerai tant que je vivrai… »

Sa lettre achevée, Hortense la sabla sans la relire, prit un bâtonnet de cire qu’elle fit fondre au feu de la cheminée, et la cacheta en appuyant dessus la sardoine aux armes de Lauzargues qu’elle avait reçue pour ses fiançailles et qu’elle aimait à porter car il lui semblait qu’elle affirmait son appartenance à cette terre. Puis elle tendit le tout à Godivelle.

— Voilà une lettre pour lui. Vous la lui remettrez ?…

La vieille femme prit la lettre mais le geste était réticent et trahissait une sorte de méfiance comme si ce papier recelait un danger. Elle la tourna entre ses doigts et Hortense se sentit inquiète :

— Vous la lui remettrez, Godivelle ? insista-t-elle. Il faut me le promettre… sur le salut de votre âme parce qu’il s’agit peut-être du salut de mon âme à moi.

Comme tout à l’heure, Godivelle fit un rapide signe de croix qui parut à Hortense de bon augure. Puis, comme à regret, elle articula :

— Il l’aura. Je vous le jure. Mais à présent, partez !

— Vous ne voulez pas que je l’attende ?

— Vous risqueriez d’attendre jusqu’à demain… ou peut-être davantage. Dieu vous garde, madame Hortense ! Je vous donne le bonsoir…

Il n’y avait plus rien à dire. Profondément ulcérée par l’attitude insolite de cette femme qu’elle aimait et en qui elle avait eu confiance, Hortense quitta la maison et se dirigea vers la chapelle pour reprendre son cheval. A ce moment, elle entendit appeler :

— La tante ! La tante ! Venez !…

Elle vit alors Pierrounet qui sortait en courant de derrière les ruines, là d’où continuait à s’élever un léger filet de fumée. C’était lui, sans doute, qui brûlait des herbes… Mais, en apercevant Hortense, il s’arrêta net, obliqua son chemin et vint droit vers elle, arrachant son chapeau tout en courant.

— Madame la comtesse ! s’écria-t-il un peu essoufflé d’avoir dévalé la pente en courant, vous voilà donc de retour ? C’est un vrai bonheur.

Elle le considéra sans songer seulement à cacher sa stupeur. Enfin quelqu’un qui semblait heureux de la voir !

— Un bonheur ? Apparemment, Pierrounet, vous êtes le seul à penser de la sorte ici. C’est tout juste si votre tante Godivelle ne m’a pas fermé la porte au nez.

Le garçon devint rouge comme la haute ceinture de laine qui lui serrait la taille et il eut un petit sourire qu’Hortense jugea un peu gêné :

— Faut pas lui en vouloir. Elle se prend de l’âge et en même temps, elle devient sauvage…

— Pas au point de tourner le dos à ses amis les plus chers. Je n’ai pas reconnu Godivelle. Mais vous, Pierrounet, que faites-vous ici ? Je vous croyais en apprentissage à Saint-Flour ?

— J’y étais mais… la tante a eu besoin de moi. Alors je suis venu. Et puis, vous savez, auprès d’elle, pour ce qui est de la cuisine, on en apprend autant et même plus qu’avec n’importe qui…

Les questions d’Hortense gênaient le garçon et elle ne voulut pas payer d’un malaise le mouvement affectueux qui l’avait poussé vers elle. Pourtant la réplique eût été facile : d’après ce qu’elle venait de voir, la cuisine ne semblait plus faire partie des soucis dominants de la meilleure cuisinière du pays cantalien. En outre, il apparaissait à la jeune femme que les besoins d’aide de Godivelle semblaient prendre d’étonnantes proportions. Jean d’abord, qui avait quitté Combert pour venir veiller sur elle et sur des ruines qui paraissaient n’en avoir aucun besoin, puis Pierrounet, cela commençait à faire beaucoup de monde… Mais, voyant que le garçon la regardait avec une sorte de crainte, elle lui sourit gentiment :

— Vous avez sans doute raison, Pierrounet. Il n’est pas de meilleur professeur que votre tante. Et puis… elle est vieille en effet et c’est votre devoir de veiller sur elle. Je commence à croire que ce château, même ruiné, ne porte bonheur à personne, ajouta-t-elle avec un regard de rancune aux quatre tours déchiquetées. Mais, si vous en avez l’occasion, venez jusqu’à Combert, un de ces jours ? Je serai toujours heureuse de vous voir…

Répondant d’un geste gracieux au salut profond de Pierrounet, elle alla reprendre son cheval sur lequel il l’aida à se mettre en selle puis, au petit trot, elle rejoignit François qui l’attendait sous le couvert des arbres, assis sur un rocher et tenant son cheval en bride. Le fermier s’enleva en voltige en la voyant arriver puis, sans échanger une seule parole, tous deux reprirent le chemin par où ils étaient venus. Ce fut seulement quand ils eurent mis une certaine distance entre Lauzargues et eux qu’Hortense, qui allait en tête, ralentit pour permettre à François de venir à sa hauteur.

— Traitez-moi de folle si vous le voulez, soupira-t-elle, mais j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose à Lauzargues… quelque chose que je n’arrive pas à saisir, ni à définir. Godivelle prétend vivre dans la maison de Chapioux mais il n’y a rien qui marque sa présence. En revanche, tout y parle de celle de Jean…

— L’avez-vous vu, lui ?

— Non. Il n’est pas là et ne rentrera pas de la journée d’après ce qu’on m’a dit. D’autre part, Pierrounet a quitté sa place pour venir aider sa tante et les raisons qu’il donne ne m’ont pas convaincue. Enfin… et c’est là le pire, Godivelle m’a priée de partir sous prétexte que je ne pourrais attirer que le mal.

A l’enrouement de sa voix, François comprit qu’elle se retenait de pleurer et posa sur son bras une main amicale :

— Il ne faut pas vous soucier de cela. Depuis qu’elle a quitté Combert, Godivelle a changé. Tout le monde le dit au pays. Elle ne veut plus voir personne. Du coup, on l’accuse d’être un peu sorcière, de cultiver les maléfices auprès de l’endroit où repose le marquis. Moi je dirai simplement qu’elle est peut-être bien un peu dérangée. Elle n’a pas supporté la fin de Lauzargues et moins encore celle de son maître bien-aimé.

— Avouez tout de même, François, qu’il y a là une sorte de mystère ? Que Jean m’en veuille de lui avoir menti et aussi de ma longue absence, c’est assez normal et c’est à moi de m’expliquer, de me faire pardonner. Mais Godivelle ? Que lui ai-je fait ? Pourquoi m’interdit-elle Lauzargues ?

François haussa les épaules :

— Peut-être pour vous protéger, après tout ! Le château, je vous le répète, a mauvaise réputation. D’aucuns jurent avoir entendu des cris, vu d’étranges lumières. La présence de Jean et de ses loups n’arrange rien…

— Les loups ? Il est trop tôt pour qu’ils sortent des bois !

— Il semblerait que Luern ait ramené une famille que Jean a gardée. Ce sont eux les chiens de garde du château. Je le sais pour avoir tenté de m’approcher du château, à la tombée du jour. Je voulais voir Jean en dépit de sa défense. Un hurlement trop proche m’a mis en fuite…

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit ?

— Peut-être parce que cela ne fait pas grand honneur à mon courage, dit François en riant. Et puis nous n’avons pas encore eu beaucoup de temps pour parler. Mais, si vous voulez, j’y retournerai une nuit. Car, à présent, je vous l’avoue, vous me forcez à me poser des questions. Pourquoi tant de soins pour écarter les gens, pour garder une vieille femme et un tas de ruines ?… Oui, je crois que je vais y aller… avec un fusil de chasse !

— Non. Si vous tuez un de ses loups, Jean ne vous le pardonnera pas. Et puis, je crois que nous pouvons attendre. J’ai laissé une lettre pour lui et Godivelle a juré de la lui remettre. J’ai demandé à Jean de venir.

— A Combert ? Pourquoi pas, bien sûr ! Il vous aimait tant ! C’est le bon moyen et je crois qu’il viendra…

— J’aime à vous l’entendre dire, François. Moi je me contente de l’espérer…

Ce soir-là, Hortense s’attarda au salon. Elle y rêva un long moment, à demi étendue sur sa chaise longue brodée de roses, Madame Soyeuse sur les genoux. La belle chatte argentée avait témoigné de son retour une joie mesurée, comme il convient à une grande dame qui ne saurait se laisser aller aux débordements du vulgaire mais, depuis qu’Hortense était là, elle ne perdait pas une occasion d’être auprès d’elle, montrant ainsi tout le prix qu’elle attachait à sa présence. Cette affection silencieuse était douce à Hortense.

Par les portes-fenêtres ouvertes sur la tiédeur de la nuit entraient les parfums du jardin, des parfums qui laissaient loin derrière eux les tilleuls viennois… et le relent de graisse rance que dispensaient les beaux réverbères. C’était l’odeur de sa propre terre qui ne pouvait avoir d’égale au monde…

Hortense n’attendait pas Jean ce soir, pas vraiment tout au moins puisque Godivelle avait affirmé ne pas l’espérer avant le lendemain, mais elle éprouvait une sorte de plaisir à imaginer que peut-être il n’était pas loin d’elle, perdu quelque part dans cette campagne nocturne, qu’il apercevrait les lumières de Combert et s’en étonnerait puisque Clémence n’avait pas dû éclairer le salon durant l’absence de sa maîtresse. Et ce soir, celle-ci avait voulu que toutes les lampes fussent allumées.

Pourtant, peu à peu et à mesure que le temps coulait dans le silence, Hortense prit conscience de sa solitude. C’était, depuis de longs mois, la première soirée qu’elle passait sans Felicia et cela lui fut soudain pénible. Son amie portait en elle tant de force et de chaleur humaine qu’elle réussissait à alléger presque tous les soucis quotidiens, presque toutes les angoisses. Il flottait autour d’elle une atmosphère essentiellement tonique car sa passion de vivre avait quelque chose de contagieux et elle savait remonter, mieux que personne, un moral défaillant. On n’était jamais vraiment seule lorsque Felicia se trouvait dans une maison. Mais où était-elle à présent ? Dans quelque auberge caussenarde, en route pour la vallée du Rhône qui lui permettrait de rejoindre facilement l’Italie ? Peut-être aussi en proie à la solitude ? Et Hortense, égoïstement, se sentit un peu apaisée par l’idée que son amie partageait ses regrets de leur commune existence. Mais Felicia partait pour un nouveau combat et sans doute ne s’appesantirait-elle pas très longtemps sur elle-même. Les regrets d’Hortense risquaient d’avoir la vie plus dure si Jean continuait à la tenir à distance, mais s’il l’aimait autant qu’il le disait, il ne résisterait pas longtemps à leur mutuelle attraction.

Quand la pendule sonna 11 heures, la jeune femme pensa qu’il serait préférable de prendre un peu de repos que continuer à se dissoudre en pensées débilitantes. Elle aussi avait un combat à soutenir en vue duquel il valait mieux récupérer des forces.

En conséquence, elle ferma les fenêtres, éteignit lampes et chandelles, ne conservant que la bougie qu’elle prenait chaque soir pour gagner sa chambre. Puis, Madame Soyeuse sur les talons, elle monta le vieil escalier de chêne aux marches gémissantes et rentra chez elle.

Comme si elle devinait que sa maîtresse avait besoin d’une présence, Madame Soyeuse sauta sur le lit et se fit un nid dans l’édredon. Hortense la laissa faire, se déshabilla, se coucha rapidement et s’endormit bientôt d’un sommeil sans rêves…

Le lendemain, elle prit plaisir à refaire connaissance avec son fils qui avait beaucoup changé et avec sa maison qui, elle, était toujours la même. En compagnie de Clémence, qui tenait essentiellement à ce qu’Hortense pût juger de la perfection de son travail, elle passa l’agréable revue de ses armoires et de ses buffets. Elle aida ensuite Clémence à la confection des pâtes de coings que l’on gardait dans des bocaux de verre ; elle fit une promenade avec Jeannette et le petit Étienne. Enfin, empruntant un sécateur à l’arsenal de François, elle coupa un plein panier de ces roses tardives que Dauphine de Combert avait tant aimées et s’en fut à la petite chapelle pour les déposer sur sa tombe. Elle se sentait pleine de reconnaissance pour les présents précieux qu’elle devait à la défunte : la maison chaleureuse, le jardin mais aussi Clémence et Jeannette et François et Madame Soyeuse qui lui constituaient mieux qu’une famille. Elle éprouvait soudain le besoin d’aller dire merci à Dauphine et resta un long moment près de la tombe.

Le soleil se couchait lorsqu’elle remonta vers sa maison. Il s’abîmait dans une gloire d’or et de pourpre qui lui rappela l’embrasement rutilant que Felicia et elle-même avaient contemplé sur la plaine de Wagram et elle en fut frappée. Celui de Wagram marquait la fin de leurs espérances d’Empire ; fasse le ciel que celui-ci ne marquât pas la fin de son propre rêve de paisible bonheur !

La soirée au salon lui fut plus pénible que celle de la veille. Pour tenter de maîtriser ses nerfs, elle reprit la tapisserie abandonnée et s’efforça de fixer son esprit sur son ouvrage. Mais le moindre bruit au-dehors, le moindre craquement la faisaient tressaillir. Son imagination s’en mêlait. Elle croyait entendre crisser le gravier et cent fois elle courut à l’une des fenêtres, espérant toujours apercevoir la haute silhouette sombre remontant, de son long pas tranquille de montagnard, la pente du jardin. Parfois, il lui semblait percevoir le galop d’un cheval et elle allait jusqu’à la porte pour scruter la nuit.

Elle était belle et douce, cette nuit, un peu fraîche peut-être, car l’été était près de sa fin mais c’était encore l’une de ces nuits où il fait bon rêver à deux en une lente promenade… Hélas ! Hortense la vécut tout entière dans a solitude. Ce fut bien après minuit seulement qu’elle éteignit les lumières et monta se coucher, le cœur et le corps rompus.

Encore un jour ; encore une nuit ! Le temps passait et l’espoir d’Hortense fondait à mesure qu’il s’écoulait. Elle s’efforçait de lutter contre le désespoir, de chercher des explications au silence obstiné de Jean : il n’était pas rentré, donc il n’avait pas lu sa lettre. Il était souffrant… mais cela, elle n’y croyait pas vraiment, Jean ayant toujours joui d’une santé de fer. Il hésitait à venir, son orgueil lui refusant peut-être une visite qui pouvait se traduire comme un premier pas vers une femme qu’il croyait coupable ? Comme une sorte de capitulation ? La seule explication qu’Hortense se refusait de toutes ses forces à envisager était évidemment la plus cruelle : Jean n’avait plus envie de la voir parce qu’il ne l’aimait plus…

CHAPITRE XIII LE SECRET DE LAUZARGUES

Quatre jours et quatre nuits passèrent encore et Hortense sentit qu’elle était à bout. Elle n’en pouvait plus d’attendre et son comportement s’en ressentait : elle devenait nerveuse, irritable. Ses nuits sans sommeil inscrivaient leurs cernes sur son visage et commençaient à inquiéter sérieusement son entourage. François alla jusqu’au village de Lauzargues pour y voir Sigolène, la sœur de Godivelle et la mère adoptive de Jean mais il revint sans avoir rien appris de plus. Ni Jean ni Godivelle ne se montraient au village. Sigolène s’était contentée de remarquer : « Il a bien changé, mon Jean. C’est comme s’il essayait d’endosser la personnalité du défunt marquis et, à présent, plus personne n’ose aller vers ce maudit château. »

C’était peu encourageant. Néanmoins, François, exaspéré, était décidé à voir celui qu’il appelait toujours son ami. Du village il descendit au château mais, comme Hortense l’autre jour, il se heurta à Godivelle et à la même antienne : Jean n’était pas là… Il s’absentait souvent pour quelques jours… On ne savait quand il rentrerait… Avait-il eu la lettre d’Hortense ? Oui, il l’avait eue et même il l’avait lue puis il l’avait fourrée dans sa poche sans rien dire. Et quand François avait demandé si, de l’avis de Godivelle, on pouvait l’espérer à Combert, la vieille femme avait haussé les épaules avec une sorte de dédain tout nouveau pour elle :

— Il vaudrait mieux que Mme Hortense oublie ceux d’ici. Elle n’a plus rien à faire de nous et on n’a plus rien à faire d’elle.

— C’est nouveau cela. Pourquoi ?

— Quel homme peut s’accommoder d’une femme qui s’en va courir les grands chemins pour un oui ou pour un non ? Une femme qui ment comme elle respire ?

— Je commence à croire, riposta alors François furieux, que vous êtes tous fous, ici. Ce maudit château vous tourneboule les idées et vous vous croyez le droit de juger tout le monde. Vous jouez à quoi ? Au seigneur féodal enfermé dans sa tour et que les manants n’ont pas le droit d’approcher ? Vous oubliez un peu vite que le maître d’ici, même si ça ne vous convient pas, c’est M. Étienne et que s’il prenait fantaisie à Mme Hortense de vous faire déguerpir au nom de son fils, elle en aurait tous les droits. Quant à Jean, si d’aventure vous le voyez un de ces jours, Godivelle, dites-lui que je le croyais homme de meilleur sens et de plus grand cœur… De plus de courage aussi ! A-t-il donc si peur de la regarder en face, cette femme qu’il trouve commode d’accuser de péchés imaginaires ? En tout cas, moi je ne lui ai rien fait et il pourrait au moins venir me voir. J’aurais deux mots à lui dire…

— On lui fera savoir !

François était parti en claquant la porte, emportant avec lui l’image de Godivelle, debout devant le petit feu de sa cheminée, les mains croisées sur son giron et le visage hermétiquement fermé, la bouche serrée comme si elle craignait de laisser échapper des paroles imprudentes ou dangereuses.

— Cela ne peut pas durer, ajouta François quand il eut achevé son récit. J’ai, à présent, l’impression qu’un drame se passe là-bas.

— Quel drame ? fit Hortense avec lassitude. La passion de Jean pour ce vieux château qui matérialisait toutes ses espérances a rejoint celle de Godivelle pour le défunt marquis. Rien de plus ! A eux deux, avec l’aide des loups que Jean mène comme il veut, ils sont en train de refaire une légende à Lauzargues : celle du dernier seigneur semblable aux premiers qui furent de vraies bêtes sauvages et gardé par des bêtes sauvages. Il n’y a pas de place pour moi dans ce conte que l’on se redira à la veillée et Jean a choisi le premier prétexte pour m’écarter. Peut-être qu’après tout il ne m’aimait pas autant qu’il le croyait… et que je le croyais…

Sa voix se brisa sur les derniers mots comme un cristal sur la pierre d’un dallage. Le regard de François s’emplit de compassion :

— Vous ne me ferez jamais croire ça. Jean vous aimait… et vous aime sans doute encore chèrement. Peut-être trop. Peut-être mal. Si vous avez raison – et c’est tout à fait possible –, s’il a choisi de vivre d’une vie rude d’animal en tanière auprès de ses ruines bien-aimées, il doit refuser de vous entraîner dans sa misère, vous qui avez connu la grande richesse et qui, ici même, possédez une douce maison.

— Je ne lui reconnais pas le droit de choisir pour moi, lança la jeune femme avec violence. Pour être auprès de lui, j’accepterais bien des souffrances…

— Mais lui n’accepte pas de vous voir les endurer. Parce qu’il vous aime. Un seigneur de cette sorte n’a que faire d’une châtelaine !

— Que dois-je faire alors ?

— Sincèrement, je n’en sais rien. Mais je crois que le mieux est d’attendre, de laisser faire le temps. Jean ne résistera peut-être pas éternellement au désir de vous revoir dès l’instant où il sait que vous êtes là et que vous l’attendez…

— Dieu vous entende !

Mais plusieurs jours passèrent encore sans qu’aucune nouvelle de Jean parvînt à Combert. Hortense faisait tous ses efforts pour essayer de vivre normalement, comptant sur la routine de la vie quotidienne pour retrouver un semblant d’équilibre mais le chagrin grandissait dans son cœur. Et aussi la révolte ! Si elle était accusée, elle devrait avoir le droit de se défendre et Jean l’enfermait dans une coquille de silence où elle commençait à étouffer. Et puis, dans les premiers jours d’octobre, il arriva quelque chose.

Ou plutôt quelqu’un. C’était vers la fin de l’après-midi. En compagnie de Jeannette, Hortense était en train de préparer sa plus belle chambre d’amis pour le chanoine de Combert qui s’était annoncé pour le lendemain. Elles avaient sorti de l’armoire une belle parure de lit de fine toile brodée fleurant bon les sachets de roses séchées que l’on glissait entre les piles de draps. A la cuisine, Clémence, connaissant la gourmandise du cher homme, s’activait à rassembler les éléments d’un superbe coq au vin de Chanturgue et à préparer la pâte pour une tourte au saumon dont François, le matin même, lui avait rapporté l’élément principal. Cette activité donnait à la maison une teinte de gaieté qui faisait du bien à Hortense.

En outre, elle aimait beaucoup le chanoine et était heureuse de le recevoir.

Elle en était à examiner la chambre pour voir si rien ne manquait lorsque Clémence, tout agitée, vint lui dire que Pierrounet demandait à lui parler.

— Ça doit être important, ajouta Clémence. Le gamin est venu à pied et il a la figure de quelqu’un qui se sent pas dans son état normal. Je lui ai donné une belle tranche de pâté et un pichet de vin pour le remettre…

Mais sans en écouter davantage, Hortense, rassemblant ses jupes, était déjà dans l’escalier et se précipitait vers la cuisine où, en effet, elle trouva le jeune garçon attablé et y dévorant avec l’appétit de qui vient de fournir une longue course. François, qui remontait du jardin avec un panier de légumes, était auprès de lui et le regardait manger avec ce respect que portent à la nourriture ceux qui travaillent la terre mère. Mais, en voyant surgir Hortense, Pierrounet se leva, un morceau de pâté piqué sur son couteau. François sourit :

— Si j’ai bien compris, il vient vous chercher, madame Hortense…

Le cœur de celle-ci battit plus vite :

— Restez assis, Pierrounet, et dites-moi qui vous envoie !

Le garçon, dont l’honnête visage traduisait un véritable bouleversement intérieur, devint tout rouge :

— Personne ne m’envoie, madame la comtesse. C’est moi tout seul…

— Vous seul ? Mais pourquoi ?

— Parce que, depuis des jours et des jours il s’en passe de drôles au château et que je ne peux pas comprendre que vous ne soyez pas au courant. Vous avez le droit de savoir. Alors moi, je suis venu vous chercher…

— Mais savoir quoi ?

— J’en dirai pas plus, avec votre permission, madame la comtesse. Il faut absolument que vous veniez avec moi. Il faut que vous voyiez de vos yeux… sinon vous pourriez bien me prendre pour un fou !

— C’est une idée qui ne nous viendrait sûrement pas, dit François. On t’a toujours pris pour un bon garçon, Pierrounet, et si tu t’es décidé à venir jusqu’ici c’est que tu avais une bonne raison. Mais, je te préviens, là où va Mme Hortense, j’y vais aussi.

— Ça me gêne pas. Au contraire. Si vous voulez permettre que je finisse de manger, on pourrait partir tout de suite après ?

— Maintenant ? s’étonna Hortense. Mais, quand nous arriverons, il fera nuit noire, même à cheval ! Et on m’a dit que, la nuit, Lauzargues est gardé par des loups ?

— Il y a du vrai, mais quand on arrivera ils seront pas encore en place. C’est vers 10 heures que m’sieur Jean fait sa ronde. De toute façon, il m’a appris comment passer sans être attaqué. Alors ? Nous y allons ?

— Nous y allons, fit Hortense avec empressement. Sellez trois chevaux, François ! Je vais me changer.

Un moment plus tard, ayant revêtu son amazone de drap vert, Hortense quittait Combert avec François et Pierrounet par le chemin que l’on avait pris l’autre jour, celui de la rivière. Pierrounet allait en tête.

— C’est surtout contre les gens du village que m’sieur Jean fait garder le château, expliqua-t-il. Par le chemin du bord de l’eau, on arrivera plus facilement mais, ce qu’il faut, c’est faire le moins de bruit possible…

Le parcours se fit en silence. Hortense d’ailleurs n’avait pas envie de parler et s’absorbait dans ses pensées. Elle ne comprenait pas pourquoi le neveu de Godivelle avait choisi de transgresser aussi nettement les ordres de Jean et de sa tante mais elle y voyait une preuve d’amitié qui lui réchauffait le cœur. Un peu d’inquiétude, cependant, se glissait dans son esprit. Une inquiétude qui trouvait un écho dans l’attitude de François. Celui-ci, en effet, avait glissé des pistolets dans les fontes de sa selle et portait un fusil de chasse en travers du dos.

Elle lui en avait fait la remarque au moment du départ et il s’était contenté de lui répondre :

— Je n’aime pas être pris en défaut, surtout quand je vous escorte de nuit, madame Hortense. Et comme nous ne savons pas ce que nous allons trouver…

Pierrounet n’avait pas protesté. Il s’était contenté de remarquer qu’avec les loups on ne prenait jamais assez de précautions.

Quand on atteignit la lisière du bois, la nuit était tombée mais elle n’était pas encore tout à fait obscure. Les tours du château meurtri se découpaient encore nettement sur le ciel sombre. Aucun bruit ne se faisait entendre autre que celui de la rivière qui bondissait sur les rochers. Pierrounet s’arrêta, mit pied à terre et fit signe à ses compagnons d’en faire autant. Puis, posant un doigt sur sa bouche pour les inviter au silence, il prit son cheval par la bride et, au lieu de se diriger vers la chapelle et l’ancienne maison de Chapioux, il guida Hortense et François le long de l’étroite bande herbeuse qui, en longeant le lit du torrent, épousait la forme de la motte féodale de ce côté-là.

— Il faut mettre les chevaux à l’abri, chuchota-t-il en pinçant les naseaux de sa monture pour l’empêcher de hennir. Et puis par là nous arriverons sans être vus…

— Vus de qui ? souffla Hortense.

Pour toute réponse, le garçon montra la tour qui les surplombait à cet endroit et la jeune femme retint une exclamation de stupeur : une faible lumière jaune brillait à ce qui avait été la fenêtre de la cuisine.

— Mais… fit François, il y a quelqu’un là-haut ?

— Oui. Quand le château s’est écroulé, la voûte de la cuisine a tenu bon… mais venez ! On pourrait nous entendre…

On quitta le bord de la rivière et, à travers les hautes herbes que l’on s’efforçait de ne pas froisser, on gagna l’entrée du souterrain découvert jadis par Eugène Garland et par lequel, l’année précédente, Hortense, Jean, Godivelle et le petit Étienne avaient pu fuir le château avant l’explosion.

— On ne peut plus passer par le souterrain, expliqua Pierrounet, mais les chevaux y seront bien abrités…

François leva la tête vers le château qui était tout proche. Il vit que de la fumée s’échappait des ruines.

— Dire que nous avons cru l’autre jour que quelqu’un brûlait les mauvaises herbes ! marmonna-t-il. L’ancienne cuisine est habitée, on dirait, et c’est ce qui explique les mauvais bruits qui courent. Mais si Godivelle s’y est installée, ce n’est vraiment pas la peine de faire tout ce mystère…

— Il y a Godivelle, c’est vrai, murmura Pierrounet… mais il y a aussi quelqu’un d’autre.

— Quelqu’un d’autre ? Et qui donc ?

Pierrounet baissa la tête.

— Faut me pardonner de ne pas l’avoir dit plus tôt, madame la comtesse mais… j’avais peur que vous ne veniez pas. Il va vous falloir un rude courage.

François saisit le garçon par le bras et le secoua sans trop de ménagement :

— Assez d’échappatoires et de faux-fuyants, mon garçon ! Tu nous a amenés ici ; à présent il faut parler. Qui est là-dedans ?

— M’sieur le marquis de Lauzargues !

Hortense ouvrit la bouche, mais la main de François avait déjà étouffé le cri prêt à jaillir. Elle eut soudain l’impression que les arbres et les ruines se mettaient à tourner autour d’elle, que la terre se dérobait sous ses pieds et qu’elle allait s’évanouir là, dans l’herbe. Mais déjà François la soutenait et le malaise passa plus vite qu’elle ne l’aurait cru… Elle entendit la voix étouffée du fermier qui grondait :

— Bougre d’idiot ! Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ?

— Je vous l’ai dit : j’avais peur que vous ne veniez pas ou encore que vous me preniez pour un fou. Pourtant il fallait que Mme Hortense vienne. C’est m’sieur de Lauzargues qui lui vole l’âme de m’sieur Jean… Il fallait qu’elle le sache… qu’elle voie… Faut me pardonner !…

— Ne vous tourmentez pas, Pierrounet, réussit à dire Hortense. Vous avez agi… pour le mieux et je vous remercie. Mais comment est-il encore vivant ?…

Pierrounet attira ses compagnons sous le surplomb rocheux qui abritait les chevaux et qui cachait jadis l’entrée du souterrain et raconta comment, venu à la recherche de sa tante au lendemain de la catastrophe, il s’était aperçu qu’un trou, à demi masqué par les éboulis, s’était ouvert près de la cuisine. Il avait réussi à s’y glisser dans l’espoir de retrouver au moins les restes de Godivelle dans ce qui avait été son royaume. C’est là qu’il avait retrouvé le marquis : il gisait sur le sol, incapable de mouvoir ses jambes à cause d’une blessure reçue à la colonne vertébrale…

Il avait réussi à se traîner là après l’explosion. J’ai voulu appeler à l’aide car, bien sûr, il y avait des gens qui étaient venus du village…

— Il y avait même moi, coupa François. Je te cherchais pour te dire que ta tante était à Combert…

— Je sais. Mais il a pas voulu que j’appelle. Même moi, il voulait pas que je l’aide d’abord. Ce qu’il voulait, c’était rester là tout seul dans sa ruine à attendre la mort. Mais je lui ai expliqué que la mort, il suffisait pas de la vouloir pour qu’elle arrive et que ça pouvait être long. Alors, il m’a laissé le coucher dans le lit de la tante, lui donner les soins que je pouvais. Grâce au ciel, ma tante m’a appris bien des choses. Et puis, dans la cuisine, il y avait ce qu’il fallait pour manger et boire. Mais, il n’a accepté qu’après m’avoir fait jurer de ne rien dire à personne. Il voulait pas qu’on le voie dans l’état où il était, lui qui avait été si fier et qui n’était plus qu’une ruine… Il me faisait peur et pitié tout à la fois mais, jour après jour, je me suis glissé dans la vieille cuisine pour m’occuper de lui. Et puis, il a fini par me demander d’aller chercher la tante mais à la condition qu’elle se taise, elle aussi. La tante, c’était sa nourrice. Il pouvait accepter sa pitié…

— Et Jean ? Qu’est-il venu faire dans tout cela ?

— Je croyais que vous le saviez ? Il est venu pour défendre la tante parce qu’au village on causait trop. Des gens avaient vu des lueurs, ils avaient entendu des cris… ceux que, parfois, la douleur arrachait au marquis.

— Et il a accepté Jean ?

— Pas tout de suite. Il a fait tout un drame d’abord, mais m’sieur Jean l’a fait taire. Il lui a dit qu’il voulait s’occuper de lui, l’aider, le défendre contre la curiosité et la méchanceté des gens. Il a dit qu’il voulait garder le château avec lui, remettre les terres en culture, faire revivre un peu Lauzargues. Alors m’sieur le marquis a accepté : « Je commence à croire que tu es bien mon fils », qu’il lui a dit. Et ce soir-là, m’sieur Jean, eh bien, je l’ai vu pleurer de joie.

— Pour un mot ! fit Hortense avec dédain. Fallait-il qu’elle lui pesât, sa condition de bâtard ?

— Il en a toujours souffert, intervint François avec un rien de sévérité. Il se sent Lauzargues trop profondément pour qu’il en soit autrement. Il faut comprendre, madame Hortense…

La jeune femme eut un rire nerveux et tordit entre ses mains ses gants de cheval qu’elle avait ôtés :

— Eh bien !… mais tout est pour le mieux si Jean choisit de croire aux paroles de ce vieux brigand… Il a retrouvé un père, il vit à Lauzargues mais cela n’explique pas pourquoi il refuse si farouchement de me revoir.

— Si, dit Pierrounet. C’est parce que M. le marquis l’a reconnu sous la condition qu’il romprait avec vous !

— Quoi ?… Il l’a reconnu ? Mais pour cela, il faudrait qu’il ait fait venir un notaire…

— Ou un prêtre. Il a fait venir l’abbé Queyrol, le curé de Lauzargues, en exigeant de lui le secret de la confession jusque après sa mort. Le curé a écrit un papier qu’on a tous signé et puis il est reparti. C’était quelques jours avant que vous reveniez. On aurait dit qu’il le sentait, m’sieur le marquis, que vous alliez rentrer…

Une grande lassitude s’empara d’Hortense. Elle se laissa tomber sur une pierre et, tirant son mouchoir, épongea la sueur qui coulait de son front.

— Il m’a échangée contre un chiffon de papier ! Quelle indignité !

— Pourquoi aurait-il refusé ? dit François rudement. N’oubliez pas qu’il ne croyait plus vous revoir. Il croyait que vous l’aviez abandonné.

— Soit, je veux bien l’admettre, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous m’avez amenée ici, ce soir, Pierrounet ? N’est-ce pas d’une inutile cruauté ?

— Je ne crois pas, madame la comtesse. Si je vous ai fait venir, c’est parce que m’sieur le marquis… eh bien, il est quasiment au mouroir. Et j’ai pensé qu’en vous revoyant… il… il changerait peut-être d’avis.

Hortense ne répondit pas. Quittant l’abri du surplomb, elle contempla un instant la masse du château ruiné, encore écrasante, vue sous cet angle, et la lueur jaune qui sourdait à travers une fissure. Elle leur trouva quelque chose de maléfique et comprit ce que Pierrounet entendait quand il disait que le marquis s’était emparé de l’âme de Jean. Toujours l’homme aux loups avait été fasciné, même au temps de leurs pires querelles, par le seigneur arrogant et superbe dont il avait tiré sa propre vie. Comme il avait toujours été fasciné par les vieilles pierres séculaires. Et la colère s’enfla dans le cœur de la jeune femme. Pendant un moment même, elle connut la haine. Il fallait que le marquis fût véritablement entre les mains du démon pour triompher toujours de tout et de tous, pour réussir encore à régner sur le petit peuple d’esclaves qu’il avait de tous temps dominé de sa seigneuriale arrogance ! Mais, avec la colère et la haine revenait le goût du combat.

— Comment entre-t-on là-dedans ? demanda-t-elle. Faut-il ramper à travers des pierres écroulées ? Je vois mal Godivelle dans cet exercice…

— Non. On a réussi à installer une manière de porte et on passe facilement, en se baissant, bien sûr…

— Eh bien, allons rendre visite à M. le marquis de Lauzargues !…

En prenant bien garde aux pierres qui constellaient la pente herbue, on atteignit le pied du château et Pierrounet guida ses compagnons jusqu’à une ouverture carrée dans laquelle était encastrée une porte faite de planches. Il frappa trois coups, comme au théâtre, et la porte s’ouvrit sur la silhouette courbée de la vieille gouvernante.

— Bonsoir, Godivelle ! fit la voix froide d’Hortense. Ne croyez-vous pas qu’il est temps pour moi de venir saluer mon oncle ?

Godivelle recula avec un cri d’effroi, ce qui permit aux arrivants de s’engager sous la porte avant qu’elle n’eût le temps de la refermer.

— Il ne faut pas, balbutia-t-elle… il ne faut pas…

— Il faut en finir avec la comédie ridicule qui se joue ici ! Vous m’avez menti, Godivelle, et vous m’avez trompée. J’avais le droit de savoir.

Mais la vieille femme reprenait ses esprits :

— Nul n’a de droits ici, sinon le maître ! Allez-vous-en !

— N’y comptez pas !

En effet, repoussant Godivelle qui prétendait lui barrer le passage, Hortense pénétra dans la cuisine et tout de suite, elle le vit…

Foulques de Lauzargues était assis plutôt que couché dans l’alcôve de bois flanquée d’une horloge où Godivelle avait dormi durant tant d’années. Il était plus pâle et plus maigre encore qu’autrefois et, sous la grossière chemise de lin blanc qui la revêtait, sa poitrine se soulevait spasmodiquement, au rythme d’une respiration difficile. Ses cheveux blancs s’étalaient sur l’oreiller et lui faisaient une auréole fantastique sur laquelle ressortait la peau jaune et parcheminée du visage. Les ailes du nez se pinçaient et de grands cernes marquaient les yeux fermés mais, même réduit à cet état moribond, le marquis gardait toute l’altière majesté qui, durant sa vie entière, lui avait permis de régner, en tyran absolu, sur son entourage. Il y avait, dans cet homme à demi paralysé, quelque chose d’indomptable qui frappa Hortense. Il lui avait fait beaucoup de mal depuis que privée des siens par un double meurtre dont il avait été l’instigateur, elle était arrivée dans ce château des solitudes. Mais quelque chose lui disait qu’il était encore capable de lui en faire et qu’elle n’en avait pas fini avec lui. En aurait-elle jamais fini d’ailleurs puisque cet homme était de ces êtres maléfiques dont se nourrissent les légendes ? Maléfiques mais inoubliables ! Et d’ailleurs n’avait-elle pas, pendant quelque temps, subi son charme ? A présent c’était le tour de Jean…

Pensant qu’il dormait, elle hésita à le réveiller et jeta un coup d’œil autour d’elle. La vieille cuisine médiévale avec ses voûtes puissantes et son âtre profond était en effet sortie victorieuse de la catastrophe qui avait abattu le château. La table de bois luisant, les bancs et les objets usuels étaient toujours à la même place. Jusqu’aux faïences à fleurs naïves du buffet, jusqu’au petit bénitier qui décorait le fond de l’alcôve. Il y avait toujours les grands pots de grès et, pendus à leurs crocs de fer plantés dans la voûte, les chapelets d’oignons, les jambons et les saucissons. Il y avait toujours la grande marmite pendue dans la cheminée, la rôtissoire et, tout auprès, le long « buffadou » de bois sculpté dans lequel on soufflait pour raviver le feu…

Machinalement, la jeune femme caressa le bois ciré, doux comme du satin, de la grande table. Elle avait passé, dans cette cuisine, le meilleur de son temps à Lauzargues et elle était heureuse de la retrouver encore vivante même si elle n’était plus qu’un vestige qui ne correspondait plus à rien…

Derrière elle, François, Godivelle et Pierrounet attendaient qu’elle parlât, retenant leur souffle mais elle ne parvenait pas à s’y décider. Cet homme en train de mourir l’entendrait-il seulement ?… Et, soudain, elle entendit :

— Vous êtes venue faire l’inventaire ? C’est peut-être un peu prématuré ?

Elle s’approcha et vit que le marquis la regardait et que ce regard était toujours le même : froid, ironique, deux lacs couleur de glacier bleu que l’approche de la mort décolorait à peine. Alors elle lui rendit froideur pour froideur, sarcasme pour sarcasme :

— J’ai appris, non sans surprise, que vous étiez encore de ce monde, que vous aviez résisté même à l’écroulement du château. La nouvelle était assez fantastique pour mériter une visite. Je constate qu’en effet vous êtes toujours là. Comment allez-vous, mon oncle ?

— Mal puisque j’ai été trahi, puisque l’on vous a conduite ici. J’espérais bien ne jamais vous revoir et j’ignorais même que vous fussiez rentrée. Mais, de toute façon, cela n’a plus d’importance…

Il parlait en s’imposant un effort qui gonflait une veine de sa tempe, mais aucune pitié ne traversa le cœur d’Hortense.

— Ai-je jamais eu de l’importance à vos yeux ? En dehors du fait que vous espériez tirer de moi une fortune ?

— Plus que vous n’imaginez… car je vous ai aimée…

— Aimée ? Avez-vous jamais su ce que ce mot signifiait ? Aimée alors que par deux fois au moins vous avez tenté de me tuer ?

— C’est ma façon à moi d’aimer. Vous ne vouliez pas vous soumettre et moi je préférais vous voir morte qu’heureuse avec un autre. Mais je peux mourir en paix, à présent, car heureuse vous ne le serez jamais. Vous m’avez pris mon petit-fils et moi je vous ai pris son père. Il est à moi, à présent, Jean de la Nuit, Jean le meneur de loups ! Vous l’avez abandonné et moi je l’ai pris…

— Je ne l’ai pas abandonné. Dieu m’est témoin que je ne suis partie que pour sauver une femme que je tiens pour ma sœur. Une femme à qui je dois beaucoup. Je lui ai rendu la liberté mais pour lui rendre la vie et accomplir ce que mon père aurait souhaité que je fasse, j’ai dû passer plusieurs mois à Vienne…

— Touchante histoire ! Qui avez-vous suivi à Vienne ? Osez dire qu’il ne s’agissait pas d’un homme ?

— D’un homme ?… pas vraiment. D’une idée plutôt ! Nous avons tenté, avec une poignée de fidèles, d’arracher à l’Autriche le fils de l’Empereur…

Une brusque colère fit étinceler le regard terne du malade et lui arracha un spasme de toux :

— Êtes-vous folle ? Le fils de Bonaparte ? Vous vouliez le remettre sur le trône des grands Capétiens ? Quelle infamie !

— Lui préférez-vous donc le fils du régicide, Philippe-Egalité ? Le prince porte en lui le sang de l’Empereur et celui des Habsbourg. Vous pourriez avoir pour lui plus de considération… De toute façon…

— Vous avez échoué ? Pauvre folle, qu’espériez-vous contre la toute-puissance autrichienne ?

— La pauvre folle a failli réussir mais notre roi de Rome n’a plus longtemps à vivre. Il se meurt, même si Metternich refuse encore de s’en rendre compte. Je ne vous ai dit tout cela que pour vous faire comprendre que je n’ai pas démérité aux yeux de l’homme que j’aime. Pas une minute je n’ai cessé de penser à lui. Pas une minute je n’ai cesse de l’aimer.

— Cela vous fera de beaux souvenirs ! ricana le marquis. Car il vous faut désormais renoncer à lui et ce m’est une joie profonde de vous l’annoncer. Je lui ai donné à choisir entre devenir mon fils au su de tous ou rester votre amant. Et il a choisi. C’était facile d’ailleurs puisque vous aviez préféré courir les grands chemins en compagnie de votre précieuse amie. A présent, tout est en règle, tout est établi et vous allez pouvoir rire avec moi… J’ai arrangé cela avec le curé !

— Rire ? fit Hortense douloureusement.

— Mais oui, rire ! N’est-ce pas bouffon ? Vous porterez désormais tous deux le même nom : Lauzargues dont, à ma mort, il portera le titre de chevalier. Vous resterez comtesse mais plus séparée de lui que si un océan s’étendait entre ici et Combert. Un océan qu’il ne franchira jamais !

— Qu’en savez-vous ? Il m’aime et…

— En êtes-vous certaine ? Moi je crois qu’il aime encore plus l’idée d’être devant tous le dernier seigneur de ce castel écroulé. En outre, il n’est pas homme à revenir sur la parole donnée. Ou alors, il lui faudrait renoncer… renoncer au rêve de toute une vie !

Un rire dément secoua le corps amaigri presque invisible sous les draps et les couvertures…

— Vous êtes un monstre ! fit Hortense avec dégoût. Comment pouvez-vous être si cruel, si démoniaque alors qu’approche l’instant où vous allez paraître devant Dieu ?

Il eut un dernier éclat de rire qui s’acheva en hoquet. Godivelle se précipita avec un bol, souleva à la fois l’homme et l’oreiller et fit boire au mourant une ou deux gorgées d’un liquide brunâtre et qui fumait un peu.

— Vous devriez partir, madame Hortense. Il s’épuise à vous parler…

— Allons donc, Godivelle ! Il prend tant de plaisir à me faire du mal qu’il ne voudrait pas manquer cette scène pour un empire. Je suis en train de lui donner sa dernière joie…

Sous l’influence de la tisane calmante, les spasmes s’apaisaient et bientôt le marquis, repoussant la tasse, se laissa aller de nouveau sur ses oreillers.

— Grande parole, ma nièce, et combien juste ! C’est vrai, vous venez de me donner une joie sur laquelle je ne comptais plus. Soyez-en remerciée. Quant à Dieu, je ne m’en soucie guère. Nous nous sommes trop peu fréquentés pour qu’il me fasse l’honneur de me recevoir lui-même. Cela m’évitera ses reproches…

Dans les yeux de Godivelle, Hortense vit une lueur d’effroi et, d’un même geste, les deux femmes se signèrent…

— N’éprouvez-vous donc jamais le désir de faire la paix avec ce qui vous entoure et avec vous-même ? Quitterez-vous ce monde sans un regret, sans un signe de repentir ?

— Je ne me suis jamais repenti de rien. Quant aux regrets, si j’en ai, c’est de n’avoir pas réussi à assouvir tous mes désirs. A commencer par celui que j’avais de vous… mais je sais que vous ne m’oublierez jamais et que, dans la longue suite des nuits solitaires que vous allez passer, vous penserez à moi… presque autant qu’à l’homme que je vous ai arraché ! A présent, allez-vous-en ! Nous n’avons… plus rien à nous dire…

Il ferma les yeux, respirant avec difficulté. Godivelle tira Hortense en arrière et la jeune femme vit que des larmes brillaient dans ses yeux.

— Faites comme il dit, madame Hortense. Qu’il trouve un peu de paix à son dernier instant !

— Etes-vous certaine qu’il soit si proche, cet instant ? Et moi je veux voir Jean. Où est-il ? Pourquoi n’est-il pas au chevet de ce père tant aimé ? C’est là sa place. Il l’a payée de tout mon amour.

— Il est allé essayer de lui rendre un dernier service. Allez-vous-en ! Demain, tout le pays apprendra la vérité sur ces derniers mois ici et moi je réclame le droit de rester seule avec mon maître !

Vaincue par l’espèce de grandeur qui émanait de cette vieille femme usée au service d’un homme qui ne méritait pas tant d’amour, Hortense baissa la tête…

— Qu’il en soit fait comme vous le désirez. Je vais rentrer, Godivelle. Je pourrais attendre dehors le retour de Jean. Je ne le ferai même pas. Je commence à croire que cela ne servirait à rien… que ce n’est plus la peine. Il a choisi. Que son choix soit respecté, même si je dois en mourir de chagrin. Adieu, Godivelle ! Souvenez-vous qu’il y aura toujours, à Combert, une place pour vous.

Elle se dirigeait déjà vers la porte basse, mais Godivelle l’arrêta… et l’embrassa :

— Je dirai ce que j’ai entendu ce soir, murmura-t-elle. Ne perdez pas espoir, madame Hortense.

— Non, Godivelle. Un homme comme Jean ne revient jamais sur la parole donnée. Il est à jamais perdu pour moi… Je vous demande seulement de veiller sur lui comme vous avez veillé sur… son père ! Venez, François !…

Les yeux pleins de compassion, celui-ci lui offrait son bras. Elle le prit en réprimant le sanglot qui lui nouait la gorge et s’y appuya un instant. Après les débordements de haine qu’elle venait d’affronter, elle avait besoin de sentir auprès d’elle cette force calme, cette amitié quasi paternelle qui, plus clairvoyante que l’amour, n’avait jamais douté d’elle. Puis, silencieusement, tous deux franchirent la porte basse et redescendirent vers les chevaux… Pierrounet les suivit…

— Je vais vous accompagner jusqu’aux limites du domaine, dit-il. Mais François refusa.

— C’est inutile. Si Jean n’est pas là, les loups n’y sont pas non plus. Néanmoins, garde ce cheval et mets-le à l’écurie. Il te permettra de venir nous prévenir quand tout sera fini…

Tandis que Pierrounet entraînait l’animal vers la maison, les deux cavaliers se remirent en selle mais, au lieu de reprendre le chemin de la rivière, ils passèrent devant la chapelle et se dirigèrent vers le chemin qui longeait le village pour rentrer à Combert par la route normale. Cela, afin d’être sûr d’éviter toute mauvaise rencontre…

La nuit était profonde mais François connaissait chaque pierre, chaque brin d’herbe de son pays et Hortense savait qu’avec lui elle ne risquait pas de se perdre. Il allait en tête et elle le suivait machinalement. A présent que nul ne pouvait plus la voir, elle laissait couler les larmes qui l’oppressaient. Jamais elle n’avait éprouvé pareille détresse, pareille impression d’être abandonnée au cœur d’un monde hostile. Même la silhouette solide de François, qu’elle apercevait devant elle, ne la consolait pas. Qu’allait-elle faire d’une vie sans Jean ? Allait-il falloir vivre ainsi l’un près de l’autre, à peine à deux petites lieues, aussi séparés, aussi hostiles peut-être qu’il en avait été du temps du marquis ? Elle avait tant besoin de lui dans sa chair comme dans son cœur mais lui, apparemment, n’éprouvait pas le même besoin. Sinon il n’aurait pas accepté ce pacte scandaleux : renoncer à elle pour le triomphe de devenir un chevalier de Lauzargues.

Le cri d’une chouette, triste à mourir, troua la nuit, cette nuit qui abritait Jean, cette nuit qui était son royaume et où il savait se fondre aussi totalement que ses loups, aussi totalement qu’un fantôme. Il devait bien être quelque part dans ces champs, dans ces bois ?… Alors soudain, Hortense cria, de toute sa voix, de tout son amour à l’agonie :

— Jean !… Jean… Je t’aime… je t’aime… je t’aime !

L’écho renvoya sa voix à travers la vallée et l’on dut l’entendre jusqu’au village dont le clocher pointait au ras de la planèze. François, à ce cri, n’avait même pas tressailli. Il le reconnaissait. Il savait, il sentait qu’il allait venir, qu’Hortense ne pourrait pas le retenir longtemps. Lui aussi, jadis, avait crié dans la nuit le nom de Victoire quand il avait été certain qu’elle ne reviendrait plus. C’était une façon comme une autre d’exorciser la souffrance d’amour et il en avait éprouvé un peu de soulagement. A présent, il entendait Hortense sangloter sans retenue, sachant bien qu’il n’essaierait même pas de lui dire des paroles qui ne serviraient à rien, qui ne pourraient jamais la consoler… Simplement, au bout d’un moment, il se retourna sur sa selle et attendit qu’Hortense fût auprès de lui.

— Voilà la route ! dit-il seulement. Et voilà le vent qui se lève. Il faut rentrer auprès de votre fils, madame Hortense. Prenons le galop…

Elle ne répondit pas et à son tour se retourna. On était à l’endroit exact où, la nuit de sa fuite, elle s’était retournée pour regarder les tours de Lauzargues. On les apercevait à peine, ce soir, à cause de la nuit sombre et Hortense y vit un signe. Il allait falloir essayer d’oublier…

Le vent se faisait vif et Hortense frissonna. D’un revers de bras, elle essuya ses yeux :

— Vous avez raison, François. Rentrons ! Rentrons vite ! Je n’ai plus rien à faire ici… plus jamais !

On prit le galop et le vent sécha les dernières larmes d’Hortense…

Il était tôt, le matin suivant, quand l’écho d’un glas vint jusqu’à Combert et jeta Hortense à sa fenêtre pour mieux entendre mais le doute n’était pas permis : les lents battements de la cloche venaient de Lauzargues. Le marquis avait cessé de vivre pour la seconde fois et l’on allait apprendre, par toute la province, comment le plus orgueilleux des seigneurs avait vécu terré comme une bête pour que nul ne fût témoin d’une déchéance physique insupportable à son orgueil…

Le ciel était d’un bleu immaculé, en dépit de la brume qui montait de la rivière et ouatait les vallées. L’air était d’une pureté de cristal et portait bien le son en dépit de la distance. Pourtant, Hortense voulut l’entendre mieux, ce tintement funèbre qui consacrait la mort de son plus terrible ennemi et sa propre défaite. Dans un jour ou deux, on porterait le corps du marquis dans la chapelle Saint-Christophe et il reposerait auprès de ses victimes : sa femme, la douce Marie de Lauzargues qu’il avait tuée froidement, son fils, le malheureux Étienne, l’époux d’Hortense qu’il avait conduit au suicide. Il reposerait là parce que c’était la tradition et nul ne s’aviserait sans doute que c’était un scandale qu’enterrer en un lieu saint ce vieux diable qui avait passé sa vie criminelle sans être effleuré jamais par l’idée de repentir.

Jean, sans doute, conduirait le deuil comme il en avait à présent le droit et le devoir et, normalement, Hortense et son fils devraient être présents eux aussi mais, quoi que l’on puisse dire, au pays, Hortense savait qu’elle n’irait pas. Elle aurait trop l’impression de figurer l’une de ces captives que l’on enchaînait, jadis, au char du vainqueur…

S’enveloppant d’un châle, elle voulut descendre au jardin. Ce faisant, elle rencontra, au pied de l’escalier, François, Jeannette et Clémence. Au visage des femmes, elle comprit que François venait de les mettre au courant…

— Le marquis encore vivant dans ces ruines ! s’exclama Jeannette. Qui aurait pu croire chose pareille ?

— D’un homme comme lui, rien n’étonne, bougonna Clémence. Faut seulement espérer que, cette fois, il est bien mort !

Et pour se faire pardonner cette pensée si peu chrétienne, elle se hâta de faire trois ou quatre signes de croix… A tout hasard…

— Il faudra prier pour lui, dit Hortense. Je crois qu’il en aura besoin…

— Par ma foi, c’est pas mes prières qui lui donneront la paix, fit Clémence. Après ce qu’il a fait à notre demoiselle Dauphine, il peut bien griller en enfer tout à son aise ! Je ne comprends même pas qu’on sonne la cloche pour lui.

Hortense ne put s’empêcher de sourire. La rude franchise de Clémence lui plaisait. En voilà une, au moins, que les hypocrisies de convenance n’encombraient pas…

Son châle bleu serré autour de ses épaules, elle sortit dans l’air frais du matin. Le jardin lui parut particulièrement beau parce qu’aux fleurs encore brillantes s’ajoutaient les ors et les pourpres de l’automne. Il avait la beauté fragile des choses qui vont plonger dans le silence hivernal et disparaître jusqu’à ce que le printemps les rappelle à la vie. La paix y était profonde et Hortense y fut sensible. On aurait dit que le monde se retenait de respirer et concentrait ses forces dans l’attente de l’épreuve qui allait venir.

Lentement, la jeune femme descendit la grande allée, laissant son regard caresser les fleurs : les chrysanthèmes jaunes, les reines-marguerites blanches et dorées, les phlox écarlates qui revêtaient la terre d’une parure somptueuse. Elle voulait aller jusqu’à la rivière, ce lien vivant, indestructible, qui reliait Combert à Lauzargues, et s’y asseoir un moment pour regarder bouillonner l’eau auprès de laquelle elle avait connu ses heures les plus douces. La révolte l’avait quittée et elle ne sentait plus qu’une grande lassitude. Il avait fallu lutter contre trop de choses et trop de gens durant ces mois écoulés ! Et Hortense n’avait plus de force pour un combat qu’elle savait perdu d’avance. Elle n’aspirait plus qu’à la paix et cette maison, ce jardin pouvaient la lui dispenser… Elle resterait là, à regarder grandir son fils, à regarder bouillonner l’eau, à regarder passer la vie… alors qu’elle n’avait que vingt ans !…

Elle eut froid tout à coup et quand une main se posa sur son épaule, elle en éprouva un réconfort mais, pensant que c’était Clémence, ou François, elle ne se retourna pas et murmura :

— Je vais rentrer bientôt mais laissez-moi seule encore un moment…

— Tu es trop jeune pour la solitude, dit la voix de Jean. J’aurais dû le savoir…

Le cœur arrêté, elle ferma les yeux pour mieux retenir ce qui ne pouvait être qu’un rêve. Mais une autre main se posait sur elle et l’obligeait à se relever. Alors elle ouvrit les yeux et vit qu’il était là, qu’elle ne rêvait pas, que c’était bien Jean, son Jean, celui qu’elle ne cesserait jamais d’aimer, qui la tenait entre ses deux mains.

— Tu es venu ? balbutia-t-elle. Tu es venu vers moi ?…

Un sourire fit étinceler les dents blanches et pétiller le regard d’azur pâle si semblable à celui du marquis.

— Cette nuit, tu as crié mon nom dans le vent et le vent me l’a apporté. Il fallait que je vienne.

— Pour me dire adieu ?

— Non. Pour te demander si tu veux toujours de moi… tel que je suis, c’est-à-dire l’homme de la nuit, le maître des loups…

— Non. Tu es Jean de Lauzargues à présent et je ne te demanderai jamais un parjure. Je m’étonne même que tu le proposes.

— Qui parle de parjure ? Cette nuit, j’ai rendu sa parole au marquis. Je lui ai dit que je préférais n’être rien mais garder ton amour. Si tu le veux toujours, je vivrai auprès de toi, dans ton ombre, auprès de notre fils… J’ai trop souffert de ton absence !

Mais déjà elle était dans ses bras, riant et pleurant tout à la fois, emportée par une vague de bonheur si puissante qu’elle lui coupait le souffle…

— Si je le veux ? Si je le veux ? Oh, mon amour, je n’ai jamais rien voulu d’autre… Nous nous marierons pour que Dieu soit avec nous et nous vivrons en solitaires comme tes loups, loin des autres, réprouvés peut-être mais ensemble… ensemble ! Voilà des mois que j’ai froid sans toi. J’ai besoin que tu me réchauffes…

— Tu n’as pas peur de la calomnie, de la médisance, du mépris des autres ?

— Je n’ai peur que de te perdre. Qu’importent les autres et ce qu’ils pourront en penser ? Nous serons ensemble !

Alors il la serra très fort contre lui et enfouit son visage dans les cheveux blonds qui sentaient si bon le lilas et l’herbe fraîche. Et ils demeurèrent là longtemps dans la lumière du soleil qui était apparu par-dessus les montagnes, incapables de dénouer cette étreinte qu’ils avaient trop longtemps attendue…

Ce fut la voix de Clémence qui les rappela aux réalités terrestres…

— Madame Hortense ! Où êtes-vous ? Il faut vous décider pour le dessert de. ce soir… Est-ce que M. le chanoine préférera une tarte meringuée ou un gâteau à la purée de châtaignes ?

Hortense éclata de rire et son rire s’envola dans la brise fraîche du matin :

— Faites les deux, Clémence ! Vous savez bien qu’il est gourmand comme un évêque…

— Le chanoine ? dit Jean. Est-ce que tu l’attends ?

— Oui. Il vient ce soir et j’en suis bien heureuse puisque nous pourrons lui parler de notre mariage. Il avait promis de le bénir à Pâques… à la seule condition que je t’avouerais mon mensonge. Si tu savais comme j’ai regretté cette sottise…

Jean passa son bras sous la taille d’Hortense pour remonter avec elle vers la maison…

— Nous n’en parlerons plus. A présent, offre-moi à déjeuner car je meurs de faim. Et puis… j’aimerais bien que tu me racontes tes aventures en compagnie de la superbe Felicia…

Dans le lointain, la cloche cessa soudain de sonner et par son silence rappela Hortense à la réalité. Son visage se rembrunit.

— Est-ce que… tu ne dois pas retourner là-bas ?

— Non. Je n’ai plus rien à y faire. Hier soir, j’étais allé chercher l’abbé Queyrol pour les derniers sacrements. Et puis je t’ai entendue. Alors, j’ai dit ce que tu sais au marquis et je l’ai laissé avec le prêtre. Le marquis écumait de fureur et ses malédictions devaient s’entendre jusqu’au village mais je dois dire qu’elles se sont calmées peu à peu. Le souffle manquait sans doute et quand je suis revenu, après un long moment, l’abbé priait à genoux au pied du lit où il n’y avait plus qu’un corps sans vie. Il ne m’a même pas entendu. Alors je suis reparti et, toute la nuit, j’ai couru les bois en compagnie de Luern. Je voulais venir vers toi et puis j’ai préféré attendre le jour… Tu vois, tout est fini pour moi à Lauzargues mais toi, mon cœur, il faudra bien que tu ailles aux funérailles. D’ailleurs Pierrounet viendra te prévenir.

— Je ne veux pas y aller.

— Tu ne peux pas faire autrement. N’oublie pas que ton fils… notre fils est le dernier seigneur…

Quand, vers le milieu de l’après-midi, l’antique voiture qui transportait le chanoine de Combert s’arrêta devant le perron où l’attendaient Hortense, François et Godivelle, Jean, suivi de Luern, son grand loup apprivoisé, et portant le petit Étienne sur ses épaules, remontait de la ferme. Et, avant même d’embrasser Hortense, ce fut lui que regarda, sans douceur d’ailleurs, le petit chanoine :

— Que faites-vous ici, Jean de Lauzargues ? dit-il avec sévérité. Votre place est auprès de la dépouille de votre père. Ignorez-vous les usages ? Vous devez être là pour accueillir ceux du village et des alentours qui viendront saluer ce corps… qui a jugé bon de mourir deux fois. L’abbé Queyrol vous attend…

— Ne m’appelez pas ainsi, monsieur le chanoine. Je n’ai aucun droit à ce nom. J’y ai renoncé…

— Je le sais pardieu bien. Je viens de là-bas car vous pensez que cette histoire fait un bruit qui court déjà tout le pays et je vous dis, moi, qu’on vous attend pour préparer les funérailles.

— C’est impossible. L’abbé Queyrol a dû vous dire ce qui s’est passé, hier soir, quand je l’ai amené au chevet du marquis ?

— Il m’a dit cela, fit tranquillement le chanoine, et plus encore. Ce pacte diabolique qu’on vous avait arraché en échange d’un nom… et aussi ce qui s’est passé quand vous l’avez laissé tête à tête avec le moribond…

Il y eut un silence. Hortense et Jean se regardèrent. Ni l’un ni l’autre n’osait poser de question. Ils avaient trop peur d’une réponse qui eût balayé l’espoir insensé qui montait entre eux.

— Eh bien ? fit M. de Combert, vous n’êtes vraiment pas curieux, tous les deux !

— Vous ne voulez pas dire que le marquis, commença Hortense, aurait… renoncé à sa vengeance ?

— Quelques instants avant de paraître devant son juge ? Mais si, ma chère enfant ! Le petit abbé Queyrol est un homme bien plus énergique qu’il n’y paraît. Il a réussi… une sorte de miracle. Allons, monsieur, partez ! Il n’est que temps ! François Devès a bien un cheval à votre disposition…

Alors Jean n’hésita plus. Remettant le petit Étienne aux mains de Françoise, il saisit Hortense dans ses bras pour lui planter sur le nez un baiser rapide avant de prendre sa course vers l’écurie. Il était transfiguré… Le chanoine le suivit des yeux et vint prendre le bras d’Hortense en poussant un énorme soupir de soulagement.

— Si vous me faisiez entrer, ma chère petite ? Je suis resté assez longtemps sur mes vieilles jambes… et je crois qu’une bonne tasse de chocolat chaud me ferait le plus grand bien…

Mais il fallut qu’il réitère sa demande. Figée par la stupeur et la joie, Hortense le contemplait avec une sorte d’adoration. Il lui apparaissait tout à coup, ce petit prêtre rondelet, comme un grand magicien de conte de fées, comme une sorte d’ange Gabriel portant sur ses ailes d’or la plus merveilleuse des nouvelles. Elle le fit entrer au salon comme dans un rêve, avec l’impression qu’il y apportait tout le soleil et toute la joie du monde, le fit asseoir auprès du feu et l’entoura de mille soins : attisant les flammes, cherchant des coussins pour son dos et ses pieds. Puis, finalement, elle se jeta à genoux pour baiser sa main…

— Vous n’imaginez pas comme je vous aime ! soupira-t-elle.

— Vraiment ? Alors prouvez-le-moi en allant me chercher mon chocolat et en faisant monter mes bagages. Car, bien sûr, je ne repartirai pas d’ici sans vous avoir mariés de ma main.

Ce soir-là, dans la belle chambre que lui avait préparée Hortense, où elle avait mis un grand bouquet de ses plus belles fleurs, disposé sur une table ses meilleures pâtes de fruits et un flacon de sa plus fine liqueur de prunelle, le chanoine de Combert fit, à genoux, une longue prière qui le fatigua beaucoup car ses jambes supportaient mal à présent la position de pénitence. Mais ne fallait-il pas qu’il demandât pardon à Dieu pour le gros mensonge qu’il allait partager désormais avec l’abbé Queyrol ?

— Vous en auriez fait autant, Seigneur, soupira-t-il, et je crois avoir accompli Votre volonté en ne permettant pas que ce vieux diable de marquis pût gagner toujours contre ces deux malheureux enfants qui n’ont, selon moi, que trop souffert… Désormais, ils vont pouvoir vivre leur amour au grand soleil en louant Votre nom et Votre miséricorde. Quant à moi, je ferai pénitence en priant, ma vie durant, pour l’âme criminelle de Foulques, marquis de Lauzargues… que j’ai toujours si cordialement détesté !

Ayant achevé sa dernière oraison, le chanoine se releva péniblement et gagna, avec un grand sentiment de béatitude, le lit que Clémence avait si confortablement bassiné et où il ne tarda pas à s’endormir du sommeil des âmes pures…

La maison était silencieuse. A Combert, comme à Lauzargues, tout n’était plus que paix…


Saint-Mandé, janvier 1987.



[1] Le grand manteau de la cheminée

[2] Voir Jean de la Nuit et Hortense au point du jour.

[3] Sorte de tarte garnie d'une bouillie sucrée à la fleur d'oranger et de pommes coupées en lamelles.

[4] Voir Jean de la Nuit.

[5] Louis-Philippe se montrait sans cesse avec un parapluie.

[6] Voir Hortense au point du jour.

[7] « Je crains les Grecs même quand ils portent des présents. »

[8] Loué soit Jésus-Christ !

[9] Raguser signifiait trahir.

[10] Le père de l'auteur du Danube bleu.

[11] Corsage sans manches.

[12] Sorte de quenelles.

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