Jamais Florence n’avait vu cela. Depuis le monstrueux jour de Pâques – 16 avril 1478 – où le soleil avait éclairé impitoyablement le sacrilège et les massacres dont la ville avait été le témoin puis l’acteur forcené, le ciel emmitouflé de nuages noirs et bas courant d’un bout à l’autre de l’horizon semblait n’avoir plus d’azur à offrir.
Certes, la semaine sainte avait été grise, triste et humide. C’était là chose trop courante pour que l’on s’y attachât. Mais que, dès le lendemain du jour de la Résurrection, le temps fût devenu affreux, il n’en fallait pas plus pour que les Florentins y perçoivent un signe de la colère divine... Car la pluie qui survint et persista n’était pas une de ces pluies de printemps, douces et fines, qui pénètrent bien la terre, font gonfler la sève et surgir, drus et vivaces, l’herbe savoureuse des pâtures, les pousses tendres du blé et du seigle, les feuilles nouvelles des arbres et les minuscules grains verts des olives sous leur chevelure argentée. C’étaient de lourdes averses rageuses, portées par le souffle furieux d’un vent de malheur, qui arrachait la terre aux pentes des collines en dépit des murets de pierre et la faisait couler en ruisseaux jaunes vers la ville et vers un fleuve qui ne cessait de grossir.
L’Arno débordait. Son flot devenait nerveux, agressif, il emportait vers la mer tout ce dont il pouvait s’emparer au passage : barques mal amarrées, filets de pêche, tonnelets, morceaux de bois arrachés aux berges, dépouilles d’animaux et débris de toutes sortes enlevés aux tavernes riveraines ou aux caves des échoppes des ponts. Les palais, grâce aux pierres cyclopéennes sur lesquelles ils reposaient, jouaient les digues ou même les phares. L’eau les contournait et s’insinuait dans les rues, de plus en plus loin, de plus en plus haut. Des prières commençaient à s’élever dans les églises, et surtout, bien sûr, dans le Duomo, Santa Maria del Fiore, pourtant purifié du sang versé à grands renforts d’encens et d’eau bénite. Quant au peuple, il allait à cheval, à dos d’âne ou de mule lorsqu’il en avait les moyens, mais se trempait les chausses dans la plupart des cas s’il lui fallait se rendre dans la partie basse de la ville.
Ce jour-là, Fiora descendit de Fiesole en dépit des efforts de Démétrios pour la retenir. Le sévère isolement auquel l’astreignaient la prudence du médecin grec et la passion ombrageuse de Lorenzo de Médicis lui pesait. Trois semaines depuis qu’un coup de dague avait fait justice de Hieronyma ! Trois longues semaines à regarder, du soir au matin, la pluie délaver le paysage et noyer les terrasses de son jardin ! La vie continuait, cependant, dans la grande cité étalée à ses pieds. Et elle devait rester là, à attendre la nuit qui lui ramènerait – ou ne lui ramènerait pas ! – un amant accablé de soucis et de responsabilités. Réduite au rôle inactif et même passif d’une femme de harem, Fiora venait de décider qu’elle en avait assez et qu’il lui fallait bouger sous peine de devenir folle. Et puis, voilà trop longtemps qu’elle désirait aller prier au tombeau de son père. Ce devoir d’amour ne serait pas différé davantage. Aussi, vers le milieu du jour, se mit-elle en route sous la garde d’Esteban. Mais elle dut promettre de ne point s’attarder car, depuis l’assassinat de Giuliano de Médicis durant la messe de Pâques, Florence n’était pas sûre et pouvait s’enflammer au moindre geste malheureux.
L’église d’Or San Michele où Francesco Beltrami reposait parmi d’autres notables des Arts majeurs aurait ressemblé davantage à un palais médiéval sans les admirables statues de saints, œuvres de Donatello ou de Lorenzo Ghiberti, qui, dans des niches, ornaient ses quatre faces. Construite durant le XIVème siècle à la place de l’ancien oratoire Santa Maria in Orto et d’une halle aux grains, elle était le seul sanctuaire florentin à posséder un grenier au-dessus de sa double nef. Peut-être était-elle aussi la mieux ornée, car les maîtres les plus illustres des quatre grandes corporations avaient contribué de leurs deniers à l’embellir.
Or San Michele eût été très sombre, ses ouvertures étant rares et étroites, si des buissons de cierges allumés n’avaient illuminé de leurs petites flammes dorées la magnificence de son décor intérieur. L’ensemble chatoyait, brillait et auréolait une merveille : le tabernacle gothique d’Andrea Orcagna, incrusté de mosaïques et orné de bas-reliefs. Il faisait la gloire de la nef de droite.
La dalle sous laquelle reposait Francesco Beltrami se trouvait non loin de ce tabernacle, au pied duquel rougeoyait une veilleuse. Avec une émotion profonde, Fiora se laissa tomber à genoux sur la pierre. C’était la première fois qu’elle pouvait venir prier à cet endroit puisqu’elle n’avait même pas eu le droit, au jour de colère des funérailles, d’y accompagner son père. D’abord captive, puis cachée, enfin emportée loin de Florence par la tempête qui avait failli la briser, elle avait souvent songé, avec des larmes dans le cœur, à ce tombeau, profané par la haine superstitieuse de Hieronyma, où reposait un corps dont on avait fouillé la poitrine pour offrir à un démon de bois et de carton la chair qui avait battu au rythme généreux d’un homme de bien.
Se courbant jusqu’à ce que sa bouche et ses pleurs atteignissent la pierre froide, la jeune femme resta prostrée un long moment, ensevelie dans ses voiles noirs – toute la ville portait le deuil de Giuliano de Médicis – qui prenaient à cet instant une double signification.
– Père, murmurait-elle, mon père ! Je t’aimais, sais-tu et je t’aime toujours... Je t’aime, je t’aime, je t’aime... Si seulement mes larmes pouvaient te redonner la vie ! Si seulement je pouvais partager la mienne ! O, père, pourquoi nous a-t-on arrachés l’un à l’autre ? Nous étions si bien, tous les deux ! ...
Secouée de sanglots, elle eût peut-être attendu là la fin du jour dans sa douleur réveillée si deux mains posées sur ses épaules n’avaient entrepris de la relever.
– Tu te fais du mal, Fiora ! chuchota une voix douce. Il ne faut pas rester là ! Viens avec moi !
Un peu courbatue par sa longue prosternation, Fiora se redressa, essuyant à sa manche les larmes qui coulaient encore pour offrir un sourire à la nouvelle venue.
– Chiara ! Est-ce toi ? Est-ce bien toi ?
Un élan la jeta dans les bras de l’amie retrouvée et les deux jeunes femmes s’embrassèrent avec l’enthousiasme qui naît toujours d’une longue séparation. Un peu en arrière, la grosse Colomba, autrefois la gouvernante de Chiara Albizzi et à présent sa suivante, pleurait d’attendrissement en remerciant le Ciel, avec sa volubilité habituelle, pour cette joie dont elle avait le privilège d’être le témoin. Fiora l’embrassa elle aussi puis, prenant les deux femmes chacune par un bras comme si elle craignait de les voir disparaître, elle les entraîna vers l’un des bancs disposés contre les murs de l’église.
– Quelle joie de vous revoir ! soupira-t-elle. Comment avez-vous pu savoir que j’étais ici ? Est-ce le hasard qui vous a conduites en cet endroit ?
– Non, dit Chiara. Tout Florence sait que tu es revenue. On parle de toi presque autant que des Pazzi.
– Moi qui espérais tant passer inaperçue !
– Toi... ou Lorenzo ?
– Ah ! ... Tu sais cela aussi ?
Chiara se mit à rire et Colomba, qui s’efforçait d’avoir l’air de prier, sourit aux anges :
– Comme tout Florence ! Chère innocente ! Tu as oublié que, lorsque notre prince éternue, la ville entière se demande d’où est venu le courant d’air ? On sait que tu es à Fiesole.
– Alors, pourquoi n’es-tu pas venue me voir ?
– Par discrétion et aussi... par prudence. Lorenzo n’est plus le même depuis la mort de son frère et tu fais partie d’une vie secrète qu’il préserve jalousement. Ce qui semble facile à comprendre : quand deux êtres s’aiment...
– Mais je ne suis pas du tout certaine que nous nous aimions ! Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, au soir du meurtre, et nous y sommes restés jusqu’à présent. Mais cette situation tient à ce qu’il avait besoin de moi autant que moi de lui. De toute façon, cela ne saurait durer.
– Pourquoi donc ?
– Parce que je dois repartir bientôt. J’ai, en France, un fils de neuf mois.
– Tu as un fils ? Oh, mon Dieu ! Quelle chance tu as ! Un enfant ! J’aimerais tant avoir un enfant !
– Mais... n’es-tu pas mariée ?
– Non. Bernardo Davanzati que je devais épouser est mort de la peste, à Rome, l’an passé.
– Oh ! Je suis désolée !
– Il ne faut pas ! Je ne l’aimais pas vraiment d’amour. Pourtant, il représentait ma seule chance de ne pas rester vieille fille, car ma dot est mince.
En dépit de la sérénité du ton, Fiora aurait juré qu’un nuage venait de passer sur le charmant visage de son amie, et elle posa un baiser léger sur sa joue.
– Pardonne-moi ! dit-elle.
– Oublions cela ! Sans doute as-tu beaucoup à me raconter ? Pourquoi ne viendrais-tu pas quelques jours chez nous ? Mon oncle serait heureux de te revoir. Et puis... pour dire la vérité, c’est dans ce but que je t’ai fait espionner, conclut Chiara en souriant.
– Espionner ?
– N’aie pas peur ! C’est tout à fait innocent. J’étais certaine qu’un jour ou l’autre, tu viendrais prier ici et, dès que j’ai su ton retour, j’ai interrogé le bedeau, mais il ne t’avait pas encore vue. Alors, je l’ai payé pour qu’il vienne me prévenir dès que tu te montrerais... et c’est ce qu’il a fait. Voilà ! A présent, dis-moi si je t’emmène ?
Fiora n’hésita pas. Ce court séjour chez Chiara la ramènerait aux jours heureux d’autrefois. Et puis, elle était secrètement ravie d’affirmer une certaine indépendance vis-à-vis de Lorenzo. La nuit dernière, il s’était montré distrait et, de ce fait, un peu moins ardent. En quittant Fiora, il avait d’ailleurs expliqué cette légère inattention en annonçant qu’il ne viendrait pas le lendemain soir : les pluies incessantes avaient provoqué un glissement de terrain dans la vallée du Mugello. La terre en se retirant avait mis au jour une épaule de marbre blanc appartenant sans doute à une statue antique.
– On m’a prévenu hier soir, dit Lorenzo dont les yeux sombres brillaient d’excitation, et j’ai promis de venir ce matin. Je ne repartirai, comprends-tu, qu’une fois l’ensemble dégagé.
Comprendre ? Il aurait fallu ne pas connaître Lorenzo, sa quête incessante de la beauté, de la rareté, et son amour des vestiges des temps anciens pour ne pas comprendre. Démétrios avait tout à fait raison de comparer Fiora à la fleur précieuse volée au jardin du Magnifique avant qu’il ait pu en connaître le parfum, et revenue par une sorte de miracle. Ce n’était pas l’amour qui unissait les deux amants, mais un désir violent encore exalté par l’orgueil de posséder, l’un une femme d’une exceptionnelle beauté longtemps convoitée, l’autre un homme prodigieux en toutes choses qu’une reine eût été heureuse de voir à ses pieds. Tous deux aimaient l’amour, et les étreintes qui soudaient leurs corps pouvaient atteindre à la perfection d’un poème, mais le cœur de Fiora ne battait pas à l’approche du Magnifique, même quand sa chair s’ouvrait à ses caresses dans l’attente exquise d’un accomplissement dont elle savait qu’il lui ferait toucher les sommets du plaisir. Quant à Lorenzo, comment connaître les pensées qui s’agitaient sous son grand front bosselé ?
Il écrivait des poèmes pour Fiora ; il la comblait de présents et se plaisait à la parer, mais il était rarement satisfait de ces écrins somptueux dans lesquels il s’efforçait de sertir sa beauté parce qu’elle en triomphait toujours. Un soir, même, il n’était pas venu seul : Sandro Botticelli, un carton sous le bras, l’accompagnait et Fiora, rose de confusion, dut poser pour le jeune peintre, nue et debout sur un tabouret bas autour duquel Lorenzo avait allumé des flambeaux pour que la lumière dore sa peau et la fasse vivre plus intensément. Puis, le peintre éclipsé, il l’avait aimée avec une ardeur affamée qui avait un peu effrayé la jeune femme. Et comme elle lui en faisait la douce observation, il avait soupiré :
– Quel homme n’a jamais rêvé de posséder une déesse, dans l’espoir insensé d’atteindre la source de sa beauté et de lui en voler une parcelle ? Hélas, Vénus n’est pas généreuse et garde tout pour elle.
– Ne me dis pas que tu le regrettes ? Tu n’as pas besoin d’être beau, toi. Ce que tu possèdes est bien plus puissant. Elles sont nombreuses, n’est-ce pas, celles qui souhaitent attirer ton regard ?
– Parce que je suis le maître ? Mais si je n’étais qu’un portefaix ou un batelier de l’Arno, combien d’entre elles m’accorderaient leur attention ?
– Beaucoup plus que tu ne le crois. Ou alors, il faudrait n’être pas femme.
Il l’avait remerciée d’un baiser, puis il avait ajouté :
– Néanmoins, je sais que la soif de beauté qui m’habite ne s’éteindra jamais.
A présent, sa recherche incessante l’attirait vers une statue et, si Fiora n’en était pas surprise, elle se sentait, tout de même un peu vexée. L’invitation de Chiara tombait à point nommé. Il était bon que Lorenzo connût l’attente durant quelques jours. Elle-même commençait à éprouver le besoin de prendre une certaine distance avec cette aventure passionnée qui l’envahissait et occupait un peu trop son esprit ; en attendant peut-être de s’installer dans son cœur. Fiora ne voulait pas s’attacher à Lorenzo : elle savait que ce serait se condamner à souffrir un jour ou l’autre. En outre sa vie, sa vraie vie l’attendait ailleurs, auprès de son petit Philippe dont elle avait le devoir de faire un homme. Et cela n’était pas compatible avec l’existence de favorite officielle qui s’esquissait à son horizon.
Se tenant par le bras, les deux amies sortirent de l’église, Colomba sur leurs talons. Fiora chercha des yeux Esteban, parti faire une course dans le quartier et qui devait revenir l’attendre. Ne l’apercevant pas, elle pensa, avec une pointe d’agacement, qu’il devait s’attarder dans l’une de ses chères tavernes. Sans doute n’était-il pas bien loin car les deux mules étaient restées attachées sous l’auvent où il les avait abritées. Fiora n’avait guère envie de le guetter dans la rue, pourtant il fallait bien lui apprendre qu’elle se rendait chez les Albizzi au lieu de remonter avec lui à Fiesole.
La pluie avait cessé, mais les nuages qui survolaient la rue étroite promettaient d’autres averses et il était dommage de ne pas profiter de cette éclaircie pour rentrer :
– Peut-être pourrait-on dire un mot aux garçons qui travaillent ici ? zozota Colomba en désignant la maison située en face du porche de l’église et où l’on distinguait, par une fenêtre ouverte, les têtes appliquées des commis penchées sur de gros registres. C’était le palais en forme de tour qui abritait l’Arte della Lana – l’art de la laine -dont le prieur, messer Buonaccorsi, était un ami des Albizzi.
Les deux jeunes femmes allaient, en conséquence, gravir les quelques marches conduisant à la porte surmontée des armes de la corporation, quand elles virent accourir Esteban. Il arrivait des entrepôts des teinturiers qui se trouvaient auprès d’Or San Michele. Une ruelle à peine plus large qu’un boyau l’en séparait, creusée en son milieu par un ruisseau où s’écoulait le surplus des bains de couleur des écheveaux de laine, pendus sur des traverses dans des espèces de cages pourvues d’un toit. Le ruisseau était ainsi violet, incarnat ou bleu foncé selon que les ouvriers avaient employé le tournesol, la garance ou la guède. Ce jour-là, il était d’un rouge profond de rubis quand le Castillan l’enjamba pour rejoindre les dames.
– Pardonnez-moi ! dit-il, et son visage bouleversé était blanc comme de la craie. Je vous ai fait attendre et j’en suis désolé.
– Qu’y a-t-il, Esteban ? demanda Fiora. Seriez-vous souffrant ?
– Non...non, mais je viens de voir une chose tellement affreuse que j’en suis retourné. Entendez-vous ces cris ?
Des clameurs, en effet, arrivaient par-dessus les toits et le long des ruelles, indistinctes mais féroces : la haine jointe à une joie sauvage traduite par des rires déments. Les trois femmes se signèrent vivement.
– On dirait que ce tumulte vient de la Seigneurie ? dit Chiara. Est-ce qu’on aurait encore trouvé des gens à pendre ?
– Non. On a trouvé mieux !
Et Esteban raconta comment une bande d’hommes et de femmes, arrivés de la campagne pour la plupart, venaient d’aller violer, dans l’église Santa Croce, la tombe de Jacopo Pazzi pour en extraire le corps du vieil homme dont on disait qu’avant d’être pendu il avait blasphémé et vendu son âme au diable. Ces gens attribuaient au sacrilège commis en confiant à la terre chrétienne la dépouille d’un suppôt de Satan les violentes intempéries dont souffraient Florence et sa région.
– Que veulent-ils en faire ? murmura Fiora avec dégoût.
– Je ne sais pas. Pour l’instant, on traîne cette affreuse et puante dépouille par les rues pour la mener devant les prieurs. Aussi, si vous me pardonnez de vous presser, je pense qu’il vaudrait mieux rentrer.
– Allez sans moi ! Je m’en vais passer quelques jours chez donna Chiara au palais Albizzi. Dites à Démétrios qu’il ne se tourmente pas et, si vous voulez bien revenir demain, dites aussi à Samia de préparer quelques vêtements pour moi.
Le sourire d’Esteban approuva l’escapade :
– Cela vous fera du bien de vivre un peu avec des femmes, déclara-t-il. Mais je vais tout de même vous escorter jusqu’au palais Albizzi. Je serai plus tranquille.
– Oh ! Regardez ! s’écria Colomba, pointant vers le ciel un doigt tremblant d’excitation. Le soleil ! Le soleil revient !
En effet, les nuages venaient de s’écarter, comme déchirés par un brusque coup de vent, et la flèche lumineuse d’un chaud rayon alluma des rutilances au fond du ruisseau des teinturiers. Dans la Seigneurie, un immense cri de triomphe, cette fois, salua cette apparition inattendue.
– Ils vont prendre cette éclaircie pour un signe du ciel et un encouragement, grogna le Castillan. D’ici à ce qu’ils aillent en déterrer d’autres...
Quand, en rejoignant la demeure de Chiara, on atteignit le Borgo degli Albizzi dont le palais Pazzi avait été l’un des plus beaux ornements, Fiora ne put se défendre d’un mouvement de pitié. Le magnifique édifice, commencé vers le milieu du siècle par Brunelleschi et achevé par Giuliano da Maiano, avait cruellement souffert de la colère populaire. Les fenêtres avaient perdu leurs carreaux. Au-dessus de la porte éventrée on avait martelé les armes de la famille et partout subsistaient les traces de l’incendie qui avait ravagé l’intérieur. Dans la grande cour carrée, les débris s’amoncelaient, vestiges devenus sans intérêt d’objets naguère précieux que l’on avait brisés faute d’en connaître la valeur. Ce n’était plus qu’une coquille vide, les veuves et leurs enfants s’étant enfuis pour chercher refuge dans la campagne ou dans quelques foyers charitables.
– Ne t’attendris pas ! dit Chiara qui avait suivi la pensée de son amie. Ces gens ont fait détruire ton propre palais, aujourd’hui bien plus abîmé encore que celui-ci. En outre, leurs femmes ne seront pas traquées comme tu l’as été. A l’exception toutefois... du moins je l’espère, de l’infernale Hieronyma dont on prétend qu’elle serait revenue.
– Elle est morte, dit Fiora. Poignardée dans le logis de Marino Betti par un de mes amis alors qu’elle essayait de m’étrangler.
– Eh bien, en voilà une nouvelle ! s’écria Colomba à qui revenait toujours la palme de la plus fieffée commère de Florence. Pourquoi donc n’en a-t-on pas parlé sur les marchés ?
– Parce que Monseigneur Lorenzo l’a voulu ainsi, répondit Fiora. Par ses ordres, Savaglio et quelques-uns de ses hommes ont fait écrouler la maison sur son cadavre qui n’aura pas d’autre sépulture. Il demeurera cloué au sol par la dague qui l’a frappé et que son possesseur a refusé de reprendre. Il paraît qu’un écriteau a été planté sur les décombres.
– Et que dit-il, cet écriteau ? demanda Colomba fort intéressée.
– « Ici la justice de Florence a frappé. Passant, éloigne-toi ! »
– C’est presque trop beau pour cette abominable créature, remarqua Chiara. Puis, en guise d’oraison funèbre, elle conclut avec satisfaction : de toute façon, c’est une bonne chose qu’elle soit morte.
– Plus encore que tu ne l’imagines ! dit son amie.
Se retrouver chez les Albizzi, dans ce cadre familier où elle n’avait connu que de bons moments, donna à Fiora l’impression délicieuse que le temps s’abolissait et que le passé renaissait. Rien n’y avait changé, les objets n’avaient pas bougé et l’odeur de cire vierge et de résine de pin était celle que, de tout temps, elle y avait respirée. Les prunes confites, chef-d’œuvre de Colomba qu’on lui offrit dès l’entrée, restaient aussi exquises. Même l’oncle de Chiara, le vieux ser Lodovico, n’avait pas vieilli d’un cheveu. En rentrant pour le repas du soir, il embrassa Fiora comme s’il l’avait vue la veille, la complimenta sur sa bonne mine et disparut dans son « studiolo » avec la hâte d’un homme dont le temps est précieux. C’était en effet un naturaliste passionné qui considérait comme perdu le temps qu’il ne consacrait pas à la botanique, aux minéraux et aux différentes familles de papillons. Bon et simple, naïf comme un enfant, il ne manquait jamais, avant de se mettre au travail, de prier Dieu de lui donner force et raison. Lorenzo l’aimait bien, comme l’avaient aimé son père et son grand-père, et c’était en grande partie grâce à lui si les autres membres du clan Albizzi, autrefois frappés d’exil, avaient pu revenir à Florence.
Incroyablement distrait aussi, les événements extérieurs passaient sur lui sans guère laisser de traces. Ainsi, durant le souper où Colomba servit des pigeons farcis aux herbes fines, l’une de ses gloires, il se montra extrêmement surpris d’avoir trouvé sur son chemin, en sortant de chez son savant ami Toscanelli, le cadavre du vieux Pazzi qu’une bande d’hommes et de femmes traînaient sur les pavés.
– Il m’a été difficile de le reconnaître, ce cadavre est en fort mauvais état. Je n’ai d’ailleurs pas bien compris ce que ce Pazzi faisait là, car je ne savais même pas qu’il était mort.
– Mon cher oncle, fit Chiara en riant, quel cataclysme serait assez puissant pour t’arracher à tes chères études et t’intéresser à la vie de la cité ? Depuis le meurtre de son frère, Lorenzo de Médicis et la Seigneurie ont entrepris d’exterminer les Pazzi. Oublies-tu que leur palais a brûlé il y a quinze jours ?
– C’est vrai ! Je m’en souviens, j’ai cru que le feu avait pris dans une de nos cheminées. En tout cas, ce brave Petrucci s’est mis à brailler qu’il fallait arrêter cette promenade répugnante puisque le soleil était revenu, et là je n’ai plus rien compris. Qu’est-ce que le soleil vient faire là-dedans ? Le soleil brille tous les jours, à Florence ?
– Plus depuis un mois, mais cela ne semble pas t’avoir frappé ? Ces pauvres gens pensaient que les pluies incessantes venaient de ce que l’on avait enterré Pazzi, suppôt de Satan, dans une église. J’espère tout de même qu’on va l’enterrer quelque part ?
– Ah bon ! Ah ! ... Très bien ! L’enterrer ? Oui, je crois que Petrucci a dit quelque chose là-dessus. On va fourrer le vieux brigand près des remparts, du côté de la porte San Ambrogio, me semble-t-il. Colomba ! Je reprendrais bien une moitié de pigeon...
Son repas terminé, il alla chercher un gros chat noir et blanc qui sommeillait devant la cheminée, le mit sous son bras et regagna son cabinet de travail après avoir souhaité la bonne nuit aux deux filles.
Celles-ci partagèrent le lit de Chiara comme autrefois. Elles avaient toujours tant de choses à se dire et, ce soir, bien sûr, plus que par le passé. Une bonne partie de la nuit suffirait à peine. C’était une belle nuit paisible, la première depuis plusieurs semaines et le clair de lune, voilé par un léger brouillard à reflets nacrés, éclairait la chambre d’une lumière un peu mystérieuse. Par la fenêtre de Chiara, un acacia blanc étirait une branche jusqu’à l’intérieur de la pièce égrenant sur le tapis ses fleurs fragiles au parfum délicat. Dans cette atmosphère pleine de la douceur d’autrefois, Fiora put ouvrir son cœur à son amie avec plus d’abandon qu’elle ne l’avait fait jusqu’à présent, même avec Démétrios. Chiara, étant femme, pouvait comprendre les élans secrets d’une autre femme mieux que n’importe quel homme.
Comme le médecin, Chiara encouragea son amie à garder secret le malheureux mariage avec Carlo Pazzi.
– Nous allons avoir la guerre et Rome va se trouver bientôt beaucoup plus loin de Florence qu’elle ne l’est en réalité. Tu as toutes les chances de ne revoir jamais ce pauvre garçon.
– Je n’en suis pas moins mariée à lui, et il s’est comporté en ami. Je sais aussi qu’il est malheureux loin de sa chère maison de Trespiano. Si seulement je pouvais la lui faire rendre !
– Je comprends ton souhait, mais attends encore un peu. Lorenzo donne l’impression d’un écorché vif depuis le crime. Tu lui apportes un adoucissement sans nul doute précieux, mais il faut se méfier de ses réactions. D’autre part, comment penses-tu organiser ton avenir ? Tu ne peux rester dans cette situation fausse que te crée le... la passion du maître ?
– Tu allais dire le caprice, et je crois que c’est le mot juste. Qui était la maîtresse de Lorenzo quand je suis revenue ? Car je suis certaine qu’il en avait une ?
– Oui. Bartolommea dei Nasi. Une belle fille, pas très maligne, mais les siens le sont pour elle. Ils pourraient trouver désagréable que ta présence ait tari leur corne d’abondance. Tu risques même d’être en danger.
– Ils auraient tort de charger leur âme d’un crime. Je m’éloignerai de Lorenzo un jour ou l’autre. Seulement, je ne veux pas le blesser.
– Sois franche ! Ni renoncer déjà à ce que tu trouves auprès de lui ?
– C’est vrai. Je voudrais que cette situation se prolonge encore un peu. A l’entendre, d’ailleurs, il souhaite que cela dure longtemps et m’a proposé d’envoyer au Plessis chercher mon fils et Léonarde, mais je n’ai pas encore pu me résoudre à accepter. Je ne sais pas pourquoi, car ce serait dans l’intérêt de l’enfant. Élevé ici, il recevrait tout naturellement l’éducation nécessaire pour reprendre en totalité les affaires de mon père.
– Tu ne parles pas sérieusement ?
– Mais si. Dès sa naissance, j’ai souhaité faire de lui un homme tel que l’était mon père : courageux, lettré, humain, généreux et ouvert à la beauté. Est-ce que cela te paraît si invraisemblable ?
– A mon tour d’être franche : oui.
– Mais pourquoi ?
– Ce n’est pourtant pas moi qui ai épousé messire de Selongey ! Tu oublies que ton fils est aussi le sien, qu’il porte un grand nom dans son pays, même si c’est celui d’un homme qui a payé sur l’échafaud sa fidélité à une cause perdue. Tu ne peux pas en faire un bourgeois florentin...
– Je ne vois pas en quoi ce serait déchoir ?
– Il est possible que tu ne le voies pas, mais lui le verra un jour. Quand il sera grand, il posera des questions auxquelles il te faudra répondre. Et alors, qui te dit qu’il ne préférera pas une vie misérable, une vie de proscrit en accord avec ce qu’avait choisi son père, à la vie fastueuse dont tu rêves pour lui, mais où il ne se reconnaîtra pas ? Tu as été déracinée, toi, et tu sais ce que cela t’a coûté. Ne fais donc pas subir la même épreuve à ton enfant ! Elève-le dans l’amour et le souvenir de ton époux...
– Est-ce vraiment incompatible avec la vie d’un des hauts personnages de notre cité ?
– Peut-être pas, mais à la condition que tu ne sois plus, et depuis longtemps, la maîtresse de Lorenzo. Je sais, ajouta Chiara en souriant, j’ai l’air de te vouer à une austérité pour laquelle tu n’es pas faite, mais je crois que si j’avais un enfant, je m’y résoudrais avec joie...
Sans répondre, Fiora passa un bras autour du cou de son amie, l’embrassa, puis laissa son visage contre le sien sans se rendre compte que des larmes coulaient sur ses joues.
– Ne pleure pas, fit Chiara. Je suis sûre qu’il y a encore de beaux jours à venir pour toi... A présent, si nous dormions ? L’aube va bientôt venir.
Ce ne fut pas le jour qui les éveilla, mais un véritable hurlement poussé par Colomba. En un clin d’œil, elles se retrouvèrent pieds nus et en chemise sur les marches de marbre de l’escalier, courant vers la porte grande ouverte du palais en travers de laquelle la grosse Colomba était évanouie. Une servante lui tapotait les joues sans conviction tandis qu’au-dehors un valet levait le poing en glapissant des injures. Un jeune homme très élégant joignait sa voix à celles du serviteur et de Lodovico Albizzi qui, en robe de chambre et son chat sous le bras, trépignait et poussait des cris inarticulés.
En les rejoignant, les deux jeunes femmes virent une troupe d’enfants qui s’éloignaient en dansant, traînant quelque chose au bout d’une corde.
– Qu’est-ce que c’est, mon oncle ? demanda Chiara inquiète de voir le vieil homme rouge de fureur.
– Hé, c’est toujours ce vieux diable de Jacopo Pazzi ! Le voilà qui traîne encore par les rues ! Je n’ai jamais vu un mort s’agiter autant...
Ce qui s’était passé, Fiora, qui faisait boire à la pauvre Colomba quelques gouttes d’eau-de-vie, l’apprit de sa bouche même. Tandis qu’elle veillait à la préparation du premier repas, la gouvernante de Chiara avait entendu, dans la rue, chanter une troupe d’enfants. L’instant d’après, le heurtoir de la porte avait été vigoureusement agité. Colomba était allée ouvrir, et c’est alors qu’elle avait poussé ce cri qui avait réveillé une partie de la maison : accroché à la chaîne de la cloche, un cadavre à demi décomposé dodelinait flasquement tandis qu’autour de lui les gamins riaient et criaient :
– Frappe à la porte, ser Jacopo ! Frappe à la porte ! Ouvrez à messer Jacopo di Pazzi !
L’arrivée en trombe de l’élégant jeune homme à cheval les avait mis en fuite. Ils se hâtèrent de décrocher leur hideux trophée et de le traîner plus loin, mais l’épouvantable odeur semblait collée aux pierres du seuil et Fiora, à son tour, se sentit pâlir :
– Ne peut-on emmener donna Colomba dans la maison ? demanda-t-elle, tandis que Chiara s’efforçait de faire rentrer son oncle qui s’obstinait à gesticuler en appelant à la Milice.
– Bien sûr, s’écria le jeune homme qui prit le valet par le bras. Nous venons !
Fiora s’écarta et, à eux deux, ils emmenèrent Colomba que ses jambes flageolantes étaient incapables de porter. Mais, en la relevant, son regard rencontra celui de la jeune femme et il faillit lâcher la malade :
– Madona Santissima ! C’est toi ? ... On m’avait dit que tu étais revenue, mais je ne voulais pas le croire.
– Pourquoi ? Parce que tu me croyais morte ? C’était, évidemment, plus commode pour ta tranquillité d’esprit.
Le regard ironique de Fiora toisait avec plus d’amusement que de rancune son ancien amoureux. Luca Tornabuoni était resté aussi beau qu’au temps où il briguait ardemment la main de Fiora ; et peut-être l’était-il davantage car, en trois ans, il avait perdu cet aspect un peu fragile de la grande jeunesse et, du même coup, son côté attendrissant. Néanmoins, Fiora savait ce qui se cachait de lâcheté derrière ce visage dont le profil était digne d’être frappé dans le bronze. Au jour de la catastrophe où s’était engloutie sa vie entière, Luca s’était hâté de disparaître dans la foule sans rien tenter pour porter secours à celle dont, cependant, il se disait si passionnément épris.
– Eh bien, qu’attendez-vous ? s’écria Albizzi qui se décidait à rentrer. Un peu de nerf, que diable ! Vous allez laisser tomber cette pauvre femme. Et vous, les filles, que faites-vous là ? ajouta-t-il à l’adresse de sa nièce et de Chiara. Je suis peut-être distrait, mais pas au point de ne pas remarquer que vous êtes en chemise ! En chemise ! Et dans la rue ! Allons ! Que l’on remonte !
Se prenant par la main, les deux jeunes femmes remontèrent l’escalier en courant et en riant tandis que Luca criait :
– Permets-moi de venir te voir, Fiora ! Il faut que je te parle ! Dis-moi que je peux venir !
Se penchant sur la rampe, l’interpellée lança :
– Je ne suis pas chez moi. Et puis, je n’ai pas envie de te voir !
Cette déclaration définitive n’empêcha pas Luca de revenir dans la journée, mais Fiora refusa de le recevoir et de même le lendemain. Elle cherchait à comprendre pourquoi ce garçon, jadis son chevalier servant et dont elle acceptait les hommages parce qu’il était beau et décoratif mais sans lui rendre ses sentiments, tenait tellement à se rapprocher d’elle à présent. D’autant que, d’après Chiara, il était marié et père d’un enfant.
– Si je commence à entretenir des relations avec tous les hommes mariés de la ville, ma réputation sera vite en morceaux, confia-t-elle à Chiara. D’autant que je n’ai aucune envie de lui parler.
Cette fois, le beau temps était revenu et s’installait à la satisfaction générale, bien que les gens sérieux se fussent refusés à voir une relation quelconque entre les caprices du ciel et la dépouille mortelle de Jacopo Pazzi. Qui, d’ailleurs, avait définitivement quitté Florence par la voie du fleuve où le gonfalonier de justice l’avait fait jeter du haut du pont Rubaconte.
Ce jour-là, les deux amies qui sortaient volontiers dans Florence enfin redevenue paisible décidèrent de monter à San Miniato. Le temps des aubépines et des violettes était passé, mais Fiora et Chiara montraient la même prédilection pour cet endroit charmant d’où l’on découvrait, sur Florence, la plus belle vue de toute la région. Les averses récentes n’avaient pas causé de grands dégâts autour de la vieille église et du palais des évêques. De fiers cyprès noircissaient le haut de la colline, telle une barrière se dressant contre l’assaut de la végétation que trois jours de soleil avaient rendue à l’exubérance.
Du haut de la petite terrasse de l’église, les deux jeunes femmes contemplèrent un moment la ville étalée à leurs pieds et irisée par une légère brume annonciatrice de chaleur. Le parfum des herbes, de la mélisse, de la menthe et du fenouil montait des potagers situés plus bas. L’air était d’une douceur exquise et, dans le grand ciel bleu, les hirondelles passaient comme de minces flèches noires.
Assise dans l’herbe sous un pin dont elle mâchonnait une aiguille sèche, Fiora s’engourdissait dans le plaisir de cet instant où elle retrouvait la ville qu’elle aimait, où elle pouvait sans arrière-pensée se laisser envahir par sa grâce et sa beauté. Ni Chiara ni elle-même n’éprouvaient le besoin de parler, sûres de l’accord paisible où voguaient leurs esprits. Installée un peu plus loin, Colomba donnait, adossée à un arbre, le nez sur son vaste giron.
Fiora envisageait d’imiter la gouvernante quand une ombre s’interposa entre elle et le paysage. Elle sursauta en reconnaissant Luca Tornabuoni qui venait de mettre genou en terre devant elle pour être à sa hauteur. Tout de suite irritée, sa réaction fut immédiate :
– Va-t’en ! Je t’ai dit que je ne voulais plus te voir !
– Un instant, Fiora ! Rien qu’un instant ! Je sais que tu m’en veux...
– T’en vouloir ? J’avais même oublié ton existence. Ce n’est pas une bonne idée de m’en faire souvenir !
– Ne sois pas si dure ! Je sais que je me suis mal conduit envers toi mais j’en ai tellement souffert par la suite...
– Souffert ? Tu ne sais même pas ce que cela veut dire. Il n’y a qu’à te regarder pour voir combien tu as pâti de ces dernières années : tu affiches une mine superbe, une belle prospérité, et tu as une jeune épouse et un fils, m’a-t-on dit ? En vérité, tout cela est à verser des larmes.
– Laisse-moi au moins plaider ma cause ! Chiara, je t’en prie, accorde-moi un instant de solitude avec elle.
Mais celle-ci, au lieu de s’éloigner, s’étendit de tout son long dans l’herbe :
– Ma foi, non ! Je suis trop bien. De toute façon, elle n’a pas envie de t’écouter. Elle n’aime pas les pleutres.
– Je n’en suis pas un et vous le savez bien, toutes deux ! En tournoi, je me bats vaillamment.
– C’est à la portée de n’importe quel imbécile pour peu qu’il ait des muscles, de bonnes armes et un cheval bien dressé, coupa Fiora. Ce n’est pas cela, le courage.
– Que devais-je faire, alors ? Affronter seul une foule en colère ? C’était effrayant...
– Tu crois que je ne le sais pas ? Ce que tu devais faire ? Venir à moi, me tendre cette main secourable dont j’avais tant besoin. Rester à mes côtés. Mais tu t’es enfui comme un lapin poursuivi. Sans Lorenzo...
– Qu’a-t-il fait de si extraordinaire, mon cousin ? Il pouvait te sauver et il n’a pas agi, fit Luca avec aigreur.
– Il a fait beaucoup plus que tu ne l’imagines et si je suis vivante à ce jour, c’est à lui que je le dois.
– Tu l’en paies royalement, si j’en crois ce que l’on dit ? Tu es devenue sa maîtresse.
– C’est tout à fait exact, mais je ne vois pas en quoi cela te regarde ?
– Mais je t’aime, moi ! Je n’ai jamais cessé de t’aimer, de te regretter. Je voulais aller à ton secours, mais mon père m’a enfermé et...
– Et tu as jugé plus confortable de rester enfermé. Après quoi tu t’es hâté d’aller offrir tes vœux à une autre. Ou bien mon ami Démétrios a-t-il rêvé t’avoir vu en compagnie d’une jolie rousse ? Brisons-là, Luca ! Je t’écoutais avec plaisir jadis, mais je ne t’aimais pas. Je ne t’ai jamais aimé. Pourquoi veux-tu qu’à présent je m’intéresse à toi ?
Elle s’était levée pour s’écarter de lui. Il tendit pour la retenir des mains suppliantes, mais la soie de la robe noire glissa entre ses doigts. Chiara se relevait, elle aussi, et se retrouva entre eux tout naturellement. Elle posa sur l’épaule du jeune homme une main apaisante :
– Oublie-la, Luca ! Tu t’es repris de passion pour elle en la revoyant, mais tu ressembles à un enfant qui réclame un jouet, naguère dédaigné, parce qu’on vient de le donner à son frère, et qui trépigne pour le reprendre. On ne force pas le cœur d’une femme...
– Allons donc ? Est-ce qu’elle aimait Lorenzo, jadis ? Et pourtant elle est à lui, maintenant !
– Je ne suis à personne... qu’à un souvenir ! s’écria Fiora à bout de patience. Peut-être, en effet, devais-je quelque chose à ton cousin, mais à toi je ne dois rien !
Alors, cesse de m’importuner et va-t’en ! Retourne auprès des tiens ! Je ne veux plus te voir ni t’entendre.
Une brusque poussée de colère empourpra le beau visage de Luca et embrasa ses yeux noirs :
– Jamais tu ne te débarrasseras de moi, Fiora ! Et par saint Luca, mon patron, je saurai bien t’amener là où je te veux !
– Ton saint patron était médecin. Demande-lui de te guérir, car tu es en train de perdre l’esprit. Ce sera plus sage !
Prenant le bras de Chiara, elle se dirigea vers Colomba que le bruit des voix avait réveillée depuis longtemps et qui suivait la scène avec la mine gourmande d’un amateur passionné de romans. Comprenant qu’il ne gagnerait rien en insistant davantage, Luca Tornabuoni alla rejoindre le cheval, attaché à l’un des anneaux de bronze du palais épiscopal. Le geste qu’il adressa au groupe formé par les trois femmes pouvait signifier un adieu aussi bien qu’une menace.
– Peux-tu me dire ce qui lui prend ? demanda Fiora en haussant les épaules.
– Va savoir ! Peut-être est-il sincère quand il dit qu’il ne t’a jamais oubliée, bien que Cecilia, sa femme, soit charmante. Je crois surtout que son attitude actuelle s’explique en trois points : il t’a revue, il sait que Lorenzo est ton amant... et il s’ennuie comme cela arrive quand on est riche, peu cultivé, et qu’on ne sait que faire de son temps. Prends garde, néanmoins : l’amour d’un enfant gâté peut devenir source d’ennuis. Surtout si tu décides de t’installer ici.
– Nous verrons bien ! J’ai toujours la ressource de regagner la France.
En rentrant au palais Albizzi, Fiora trouva un billet que l’on avait apporté pour elle dans l’après-midi. Il ne contenait que quelques mots, et elle rougit un peu en les lisant, sans pouvoir retenir un sourire :
« Je suis en mal de toi ! Reviens ! La statue est beaucoup moins belle que toi. Demain soir tu seras dans mes bras, sinon je viendrai te chercher moi-même. – L. »
Elle plia le billet et le glissa dans son corsage, d’un geste un petit peu trop nerveux. Chiara éclata de rire :
– Il te réclame ?
– Oui.
– Et... tu n’as pas vraiment envie de le faire attendre ?
– Non...
– La cause est entendue ! Demain nous t’accompagnerons jusqu’aux remparts, Colomba et moi, et je te donnerai deux valets pour le reste du chemin.
– Pourquoi ne viendrais-tu pas, à ton tour, passer quelques jours à Fiesole ?
– Plus tard peut-être... Lorenzo n’apprécierait pas ma présence et je n’ai pas envie de lui déplaire.
Le lendemain, dans la via Calzaiuoli, Fiora, Chiara et Colomba, venues acheter des tissus légers en vue des chaleurs de l’été, sortaient d’un magasin et rejoignaient les mules sur lesquelles veillaient deux valets quand la rue s’emplit d’une foule braillarde et gesticulante, armée de bâtons, de couteaux et d’objets divers, qui hurlait « Mort au Pazzi ! ... Justice ! ... Liberté ! ... A mort le Pazzi et la fille jaune ! »
– Seigneur ! gémit Chiara. Voilà qu’ils recommencent ! On dirait qu’ils en ont trouvé un autre !
L’effet des cris fut magique. En un clin d’œil, les éventaires furent retirés des boutiques, les volets claquèrent et il n’y eut plus personne.
– Peut-être ferions-nous bien de nous sauver aussi ? hasarda Colomba qu’un valet aidait à enfourcher sa monture. Mais Fiora, déjà en selle, ne l’écouta pas. Au contraire, elle fit avancer sa bête de quelques pas en direction de la foule.
– Reviens ! cria Chiara inquiète. Tu vas te faire écharper !
– Regarde donc qui mène cette horde ! fit-elle en désignant de sa houssine le cavalier qui marchait en tête, tout en se retournant pour surveiller quelque chose. Chiara rejoignit son amie.
– C’est Luca ! souffla-t-elle stupéfaite. Qu’est-ce qui lui prend de jouer les meneurs ? Et un meneur singulièrement acharné !
En effet, la voix de Tornabuoni semblait donner des ordres :
– Pas maintenant ! Il ne faut pas les tuer maintenant ! On les égorgera sur le tombeau de Giuliano et on portera leurs têtes à mon cousin Lorenzo !
Une bruyante approbation salua ces paroles féroces qui soulevèrent de dégoût l’âme de Fiora. Jamais elle n’aurait imaginé que son ancien amoureux pût cacher sous un visage de dieu grec l’âme noire et les appétits de ces mêmes Pazzi qu’il voulait égorger. Résolument, elle alla au-devant de lui et mit sa mule en travers de la rue. Chiara suivit et les deux valets firent de même, abandonnant la pauvre Colomba persuadée que les jeunes femmes allaient être massacrées et invoquant les saints du Paradis avec force cris et larmes.
– Ceci est sans doute une des formes de ton courage ? lança Fiora méprisante quand elle fut assez près pour se faire entendre. Qui prétends-tu égorger ?
– Tiens ? Fiora ? Je croyais que tu ne voulais plus m’adresser la parole ? fit Luca avec un sourire qu’elle jugea affreux.
– Ce n’est pas à toi que je parle : c’est à un assassin en puissance...
Soudain, elle devint blême car elle venait de reconnaître les deux malheureux, un homme et une femme, que des brutes faisaient marcher de force en dépit de leur évidente faiblesse. Ils étaient couverts de poussière, déguenillés, et du sang marquait leurs figures. Mais c’étaient incontestablement Carlo Pazzi et Khatoun. Avec un cri d’horreur, Fiora poussa sa mule dans la foule sans souci de ce que les sabots de l’animal pouvaient écraser. Comme Chiara et ses valets suivaient, on s’écarta, d’autant que certains chuchotaient sur son passage : « C’est la Fiora !... la douce amie de Monseigneur Lorenzo... »
Arrivée devant les deux victimes qui, à bout de forces, s’étaient laissées tomber à genoux, elle sauta à terre et saisit Khatoun dans ses bras. Et comme l’une des brutes tentait de l’en empêcher, elle lui jeta au visage :
– Touche-moi seulement et tu seras pendu ! Cette jeune femme n’a jamais été une Pazzi. Elle s’appelle Khatoun, elle est tartare et c’est mon esclave.
Puis, se retournant telle une furie vers Luca qui s’était approché :
– Ne me dis pas que tu ne l’as pas reconnue ? Tu l’as vue cent fois chez mon père !
– Oh, c’est possible ! grogna-t-il, mais que fait-elle avec celui-là ? Tu ne me diras pas que ce n’est pas un Pazzi ? C’est le lamentable Carlo, l’avorton que la famille cachait avec tant de soin. Je l’ai reconnu tout de suite quand je l’ai vu franchir le pont avec la fille.
– Parce que c’est toi, la cause de tout cela ?
– Bien sûr ! Aucun Pazzi ne doit rester vivant sur cette terre qu’ils ont souillée, lança-t-il d’un ton grandiloquent. Je reconnais que j’ai pu commettre une erreur avec ton esclave, alors je te la rends. Emmène-la et laisse-nous en finir avec l’autre !
Chiara s’était déjà emparée de la pauvre petite et ses valets la portaient dans la boutique d’un apothicaire qui venait de s’ouvrir pour elle. Le malheureux Carlo faisait peine à voir. Ses longues jambes grêles repliées sous lui, les yeux clos et le visage couleur de cendre, il respirait avec peine et seule la poigne de ses bourreaux l’empêchait de s’écrouler. Fiora comprit que le combat n’était pas fini :
– Il n’est pas question que toi et tes... amis disposiez seuls de cette vie. C’est à Monseigneur Lorenzo qu’il faut conduire ce malheureux.
– J’ai déjà dit qu’on lui porterait sa tête.
– Et moi, je ne suis pas certaine que cela lui fasse plaisir. Il a interdit les justices trop expéditives et mieux vaut ne pas risquer sa colère.
– Sa colère ? Pour ce rebut de l’humanité ? Tu n’oublies qu’une chose : c’est sa fortune qui a payé les assassins de Giuliano.
– Une fortune dont il ne disposait pas. Il était l’otage de Francesco Pazzi et c’est pourquoi je dis que seul le Magnifique peut décider de son sort. Vous entendez, vous autres ? ajouta-t-elle en élevant la voix. Nous allons, tous ensemble, conduire Carlo Pazzi au palais de la via Larga ! Soyez sûrs que notre prince vous sera bien plus reconnaissant d’un hommage vivant que d’un hommage mort.
Les cris de mécontentement qui s’étaient levés quand elle s’était jetée dans la bataille s’apaisaient de façon sensible. Elle parlait au nom du maître et ces gens croyaient savoir qu’elle en avait le droit. Elle obtint même quelques grognements approbateurs en ajoutant que, certainement, Lorenzo saurait les remercier. Mais les choses faillirent se gâter à nouveau quand elle demanda que Carlo fût hissé sur sa mule.
– Il a tenu jusqu’ici, il tiendra bien jusqu’au palais ! s’écria une sorte de colosse dont les bras nus portaient des bracelets de cuir et que sa tunique tachée de sang noirci classait dans la corporation des bouchers.
Fiora haussa les épaules :
– Alors, porte-le ! Tu es assez fort pour ça. Tu ne vois pas qu’il est à moitié mort ? Un cadavre ne te vaudra pas la plus petite pièce de monnaie.
Elle obtint gain de cause : Carlo fut jeté comme un paquet en travers du dos de la mule dont Fiora prit elle-même la bride. Elle savait que la partie serait difficile mais pour rien au monde, et même si elle devait y perdre l’amour de Lorenzo, elle n’abandonnerait à ces brutes l’étrange garçon qui s’était déclaré son ami quand la terre entière se liguait contre elle. A cet instant, Chiara ressortit de chez l’apothicaire et embrassa la scène d’un coup d’œil, mais Fiora ne lui laissa pas le temps de donner son avis.
– Emmène Khatoun chez toi, s’il te plaît ! demanda-t-elle doucement. J’irai vous rejoindre tout à l’heure.
– Tu ne remontes pas à Fiesole ?
– Non. Il faut que je voie Lorenzo avant.
Et elle reprit son chemin à la tête d’une foule désormais plus curieuse que vraiment excitée. Luca Tornabuoni marchait à côté d’elle, la mine boudeuse, et le boucher tenait l’autre flanc de la mule. Personne ne souffla mot jusqu’à ce qu’au détour d’une rue, la silhouette imposante et familière du palais Médicis apparût avec son appareillage d’énormes pierres et ses fenêtres cintrées. Alors qu’autrefois tout un chacun pouvait en franchir le seuil et pénétrer au moins jusqu’à la grande cour carrée, des gardes armés veillaient à présent au portail. La noble demeure devait à l’assassinat de Giuliano d’avoir perdu ce caractère aimable et bon enfant qui la rendait si attachante. Elle y avait gagné la sévérité hautaine que Fiora avait vue aux palais romains. Décidément, Florence avait beaucoup changé !
Bien entendu, les soldats croisèrent leurs lances à l’arrivée de cette foule sombre et vaguement menaçante. Ils ne les abaissèrent pas quand Luca Tornabuoni se fit reconnaître, mais Fiora réclama Savaglio et le capitaine des gardes apparut. Fidèle à son habitude, il était d’une humeur massacrante :
– Que se passe-t-il encore ? cria-t-il. J’ai déjà dit que je ne voulais plus d’attroupement devant cette maison. Dispersez-vous !
– Laisse-moi au moins entrer avec cette mule et ces deux hommes, lança Fiora. Je veux voir Monseigneur Lorenzo.
Le regard de Savaglio, vif et acéré, s’arrêta sur chacune des trois physionomies, puis sur le corps inerte :
– Ser Luca n’a pas besoin de permission pour voir son cousin et toi non plus, donna Fiora, mais les deux autres ne me semblent pas de ses familiers Et puis tous ceux-là ?
– Ils attendront sagement, mais moi je veux le voir seule à seul, insista la jeune femme. Est-il là ?
– Dans son cabinet. Je vais te conduire...
– Je veux y aller aussi ! s’écria Tornabuoni, et je ne vois pas pourquoi...
– Allons ! Honneur aux dames ! fit le chef des gardes dont le sourire de loup traduisait le peu d’estime qu’il éprouvait pour le jeune homme. Je suis certain que donna Fiora n’en a pas pour longtemps. Tu peux bien l’attendre un instant...
Tout en parlant, il tournait autour de la mule, cherchant à voir le visage de l’homme qu’elle transportait :
– Il est mort ?
– Non. Simplement évanoui, je pense, mais il faudrait peut-être lui donner quelques soins ? C’est Carlo Pazzi, messer Savaglio. Il arrivait tout juste de Rome quand il a été attaqué...
– Des soins, à un Pazzi ! Te rends-tu compte, Savaglio ?
Fiora s’approcha de Luca jusqu’à ce qu’il pût percevoir son souffle :
– Tout le monde, ici, sait que c’est un innocent, fit-elle entre ses dents. Souviens-toi quand même, Luca, que l’une des sœurs de Lorenzo est mariée à un Pazzi... et que celui-là n’a pas été inquiété. Lorenzo seul jugera celui-ci... et je m’inclinerai devant sa décision.
Sans attendre de réponse, elle se dirigea d’un pas rapide vers le raide escalier qui montait aux étages, tôt rejointe par un valet qui se chargea de l’annoncer, Savaglio ayant préféré, en dernier ressort, garder l’œil sur cette troupe qui ne lui inspirait visiblement aucune confiance.
Derrière le dos solennel du valet, Fiora parcourut des pièces dont la magnificence lui était familière. Elle connaissait depuis longtemps ces grandes tapisseries tissées d’or, ces meubles précieux dispersés en un désordre voulu sur d’épais tapis venus de Perse ou du lointain Cathay, ces dressoirs encombrés d’objets d’or, d’argent ou de vermeil, incrustés de pierres rares, tout ce luxe qu’une grande fortune et un goût sans défaut pouvaient réunir autour d’un homme. Elle pénétra enfin dans une pièce où de grandes armoires peintes, montant jusqu’au plafond armorié et doré, laissaient voir une profusion de livres reliés de cuir, de parchemin, de velours et même d’argent ciselé. A l’instant où elle y entrait, Lorenzo de Médicis en sortait si impétueusement qu’il faillit la jeter à terre. Il la retint, la serra un instant contre lui :
– Toi ? Quelle jolie surprise ! ... Attends-moi un instant, il faut que je voie ce que c’est que ce tumulte...
– Je viens justement t’en parler. Ce tumulte, c’est un peu moi. Viens voir !
Elle l’entraîna sur la galerie qui surplombait la cour et lui montra le petit groupe formé par Luca, la mule que Savaglio débarrassait de son chargement sans trop de douceur et le boucher.
– J’ai exigé de ton cousin et de la horde qu’il avait rassemblée pour égorger ce malheureux sur la tombe de Giuliano qu’il soit d’abord conduit vers toi.
– Il me semble le reconnaître, fit Lorenzo en plissant ses yeux myopes pour mieux voir. On dirait Carlo Pazzi, l’innocent ?
– C’est bien lui. Il arrivait de Rome en compagnie de Khatoun, mon ancienne esclave tartare que Catarina Sforza m’a rendue. Ton cousin et une bande de brutes avaient commencé à les mettre à mal quand je suis intervenue avec Chiara et deux valets. Khatoun, à cette heure, a été portée au palais Albizzi où on la soigne. A présent, il te reste à décider du sort de Carlo, mais je veux te prévenir que je ne supporterai pas qu’on lui fasse du mal.
Sans répondre, Lorenzo se pencha sur la balustrade et ordonna à son capitaine de faire monter le prisonnier. Puis il prit Fiora par le bras et la ramena jusqu’à la bibliothèque où il la fit asseoir près d’un grand vase d’améthyste serti de perles, la principale merveille de cette pièce.
– D’où connais-tu Carlo Pazzi ? demanda-t-il enfin, et sa voix incisive avait cette résonance métallique dont Fiora avait appris à se méfier.
– De Rome. Il m’a aidée à fuir, de compte à demi avec la comtesse Riario. Dois-je te rappeler la lettre que je t’ai remise ? Tous deux souhaitaient désespérément que l’attentat échoue.
– Donna Catarina avait une raison, fit le Magnifique avec un haussement d’épaules. Elle aimait mon frère. Mais lui, quelle raison pouvait-il avoir ?
– Tu avais été bon avec lui au point de vouloir le confier aux soins de Démétrios. Il était persuadé que tu étais son seul ami dans cette ville.
L’entrée de Savaglio suivi des deux gardes qui portaient Carlo l’interrompit. Les yeux clos, le malheureux respirait avec peine et, sur sa maigre figure, le sang laissait en séchant des traînées noires. On l’étendit sur une sorte de banc garni de coussins. Avec son cou tordu qui l’obligeait à tenir sa tête penchée et ses longs membres grêles privés de vie, il ressemblait à un pantin désarticulé. Pleine de pitié, Fiora alla s’agenouiller auprès de lui en réclamant de l’eau fraîche, des linges, des sels, un cordial. Un valet apporta ce qu’elle demandait et joignit ses efforts à ceux de la jeune femme pour tenter de ranimer le malheureux. Debout derrière eux, Lorenzo, l’œil chargé de nuages, les regardait faire. Enfin, alors que l’on commençait à désespérer, le blessé exhala un profond soupir et ouvrit péniblement les yeux. Mais quelque chose brilla dans leur profondeur bleue en reconnaissant le visage penché sur lui.
– Fiora ! souffla-t-il. C’est un miracle ! Est-ce que... est-ce que vous allez bien ?
La question posée d’une voix enfantine mais touchante la fit sourire. A demi-mort, la première pensée de cet étrange garçon était de s’enquérir de sa santé.
– Très bien, Carlo... et grâce à vous. C’est un miracle en effet qui nous réunit, mais qu’êtes-vous venu faire ici ? Ne saviez-vous pas quel danger vous alliez courir ?
– Oh si ! Mais je ne pouvais plus rester à Rome. Le pape est enragé de fureur contre les Médicis... et contre vous. Il ne parle que de guerre ! Quant à moi, je n’étais plus que le vestige de ses espoirs défunts et j’aurais été tué si donna Catarina ne m’avait caché. C’est elle encore qui nous a donné les moyens de quitter Rome, à Khatoun et à moi. Khatoun voulait vous rejoindre...
– Et vous ? Souhaitiez-vous aussi me retrouver ?
Il y eut un petit silence et le visage blessé esquissa l’ombre d’un sourire timide.
– Non. Je savais que vous n’auriez aucun plaisir à me revoir. Ce que j’espérais... c’était retourner dans mon jardin de Trespiano. J’y ai vécu les seuls jours clairs de ma vie. Quant à la comédie qu’on nous a fait jouer, je voudrais que vous l’oubliiez et que vous viviez comme si je n’existais pas...
– Quelle comédie ?
Cette question, c’était Lorenzo qui venait de la poser d’une voix âpre et brutale. En levant la tête vers lui, Fiora vit le pli amer de sa bouche et la lueur inquiétante que la colère allumait dans ses yeux noirs. Elle le connaissait trop pour ignorer qu’il ne se contenterait pas d’une demi-vérité. Sans lâcher la main de Carlo qui, las d’avoir parlé, s’abandonnait à la fatigue, elle déclara d’une voix basse que seul le Magnifique put saisir :
– La veille du jour où je me suis enfuie de Rome, le pape nous a mariés dans sa chapelle privée...
A ce moment, comme si le ciel n’eût attendu que ces mots pour manifester sa désapprobation, un coup de tonnerre roula d’un bout à l’autre de la ville et une pluie diluvienne s’abattit, saluée dans l’instant par une clameur haineuse de la foule toujours massée devant le palais :
– A mort le Pazzi ! Qu’on nous le livre ! Épouvantée, Fiora serra plus fort la main maigre qu’elle tenait et murmura :
– Si tu le livres, Lorenzo, il faudra que tu me livres aussi...
L’instant qui suivit fut terrifiant. Dressé devant le groupe formé par le blessé étendu et la jeune femme agenouillée auprès de lui, Lorenzo que sa robe noire grandissait encore le dominait de son ombre menaçante. Ses poings serrés, son visage crispé traduisaient une colère muette qui allait peut-être jusqu’à l’envie de meurtre. Fiora, faisant appel à tout son courage, se releva lentement et lui fit face, consciente de braver ainsi un potentat altéré de vengeance et non plus l’homme qui, parfois, délirait d’amour entre ses bras.
– Décide ! fit-elle. Mais décide vite ! Tu les entends ?
Les hurlements allaient s’amplifiant. L’averse ne dispersait pas la foule qui, au contraire, avait dû grossir, mais Lorenzo ne semblait pas entendre les cris de mort. Son regard fouillait celui de sa maîtresse comme s’il cherchait à en arracher quelque vérité cachée.
– Une Pazzi ! dit-il enfin. Toi, une Pazzi et l’épouse de ce misérable déchet...
L’indignation qu’elle éprouva se teinta d’une amère déception. Quel mobile, sinon une primitive jalousie de mâle – la plus basse puisqu’elle n’a pas l’excuse de l’amour – animait cet esprit généralement brillant pour lui souffler une si plate insulte ?
– Un mariage conclu sous la contrainte ne saurait être
valable devant Dieu, même béni par le pape, dit-elle. Quant à Carlo, il ne m’a pas touchée.
Puis, avec un dédain qui fit monter le rouge aux pommettes de Lorenzo :
– Tu devrais mieux me connaître et, je m’aperçois que je ne suis pour toi qu’une chair à plaisir, à peine plus qu’une courtisane. Alors, tu peux me livrer sans regrets car tu ne me soumettras plus à ton désir.
– Ce qui veut dire ? gronda-t-il.
– Que je partirai demain pour la France... à condition, bien sûr, que je ne sois pas massacrée d’ici une heure avec Carlo.
– Ne me défie pas, Fiora ! Tu n’as rien à y gagner.
– Voilà le banquier qui reparaît. Ai-je jamais cherché à tirer de toi un quelconque avantage ? Ce que tu m’as donné, je ne l’emporterai pas, sois sans crainte ! Je laisserai tout à Démétrios. Mais si tu es incapable de reconnaître tes amis, si la pitié t’est à jamais étrangère, ma place n’est plus auprès de toi.
D’un geste impérieux, elle l’écarta de son chemin et se dirigea vers la porte. Il la rattrapa :
– Où vas-tu ?
– Dire la vérité à Luca Tornabuoni. Lui apprendre que Carlo est mon époux et que, s’il veut le tuer, il me tuera avec lui.
– Mais enfin, pourquoi tiens-tu tellement à ce qu’il vive si, comme tu le prétends, tu as été mariée de force ? Sa mort te libérerait, et tu le sais bien.
– Ma liberté ? C’est lui qui me l’a rendue en me conduisant au palais Riario et en rentrant chez lui avec Khatoun habillée de mes vêtements. Quant à mettre en doute ma parole, c’est indigne ! Souviens-toi de l’homme qu’était Philippe de Selongey. Je l’aimais, je l’aime encore et tu oses prétendre que je me suis laissée marier de bon gré ?
– Oh, je ne l’ai pas oublié !
Saisissant Fiora par un bras, il la traîna plus qu’il ne la conduisit vers un précieux miroir de Venise qui, placé près d’une fenêtre, reflétait la calme et harmonieuse ordonnance du jardin intérieur. Leur double image s’y inscrivit :
– Regarde ! Regarde bien ! ... Je suis laid, Fiora, je suis même affreux, et Carlo ne l’est guère plus que moi. Pourtant, tu m’as laissé te prendre encore et encore ! Bien mieux, c’est toi qui t’es offerte le premier soir. Rappelle-toi ! Tu m’as conduit dans ta chambre, tu as dénoué les cordons de ta chemise. Était-ce par amour pour ton époux défunt que tu me révélais ton corps, que tu m’attirais à toi ?
– J’avais envie de toi... et cette envie n’est pas assouvie, sinon je serais partie...
– Tu aimes l’amour que je te donne, mais c’est à lui que tu penses toujours par-delà la mort, à ce Bourguignon insolent dont je croyais pourtant avoir exorcisé le souvenir.
– Il y a des souvenirs impossibles à effacer, Lorenzo !
– Vraiment ? Sommes-nous donc à ce point semblables que tu acceptes mes caresses... et même que tu les provoques dans la chambre même où il a fait de toi une femme ? C’est à lui que tu penses quand tu gémis sous moi ? Pourtant, c’est mon nom que je cueille sur ta bouche au plus fort du plaisir...
– Ainsi, c’est pour cette raison que tu es venu à moi dans la nuit qui a suivi le crime ? murmura Fiora avec amertume. Pour la joie d’une revanche, pour triompher d’un mort ? Et moi qui croyais que tu avais besoin de moi comme j’avais besoin de toi ? Cela prouve seulement que nous nous sommes rejoints sur un malentendu... Mais qu’espérais-tu prouver en m’expliquant que Carlo est juste un peu plus laid que toi ? Qu’il me suffit de fermer les yeux pour accueillir n’importe quel homme dès l’instant où il en est vraiment un ?
Une voix faible qui semblait sortir du parquet de bois précieux se fit entendre alors, une voix qui disait :
– Lorenzo, Lorenzo ! ... Quand tu respires le parfum d’une rose, lui demandes-tu si elle se souvient des mains qui l’ont fait éclore ? Où est donc passée ta philosophie ? Saisir l’instant, n’est-ce pas ? Tu en es bien loin, il me semble !
Avec une sincère stupeur, Lorenzo considéra le blessé. Appuyé sur un coude, il s’était redressé et regardait les deux amants avec, au fond de ses yeux bleus, une petite flamme ironique.
– Carlo ! souffla-t-il. Je te croyais idiot !
– Je sais. Et moi je te croyais intelligent. Faut-il donc être un déshérité comme moi pour savoir apprécier un fabuleux cadeau de la vie ? Nous sommes amis, Fiora et moi, et cela me donne assez de joie pour que j’accepte volontiers d’être livré à ces gens qui continuent de s’égosiller sous la pluie pendant que toi, privilégié entre tous, heureux entre tous puisqu’elle s’est donnée à toi, tu en es encore à chercher ce que peuvent cacher tes nuits de félicité...
Au prix d’un violent effort qui le fit pâlir un peu plus encore, il réussit à s’asseoir.
– Ce que je me demanderais, si j’étais à ta place, c’est comment je pourrais faire pour la garder. Mais, après tout, peut-être que cela ne t’intéresse pas vraiment.
Il cherchait un appui pour se mettre debout. Fiora se précipita, s’assit auprès de lui et, passant un bras autour de ses épaules, l’obligea à rester immobile, essuyant à l’aide de son mouchoir la sueur qui perlait à son front.
– Où prétendez-vous aller de ce pas ?
– Donner leur pâture à ces corbeaux criards, fit-il avec un petit rire. Ils n’auront pas grand ouvrage : je suis à moitié mort. Et dans un sens ils me rendront service...
– Nous irons ensemble, Carlo. Monseigneur Lorenzo n’a jamais été capable d’imposer sa loi quand Florence prend feu. Une façon comme une autre de lui faire croire qu’elle est encore une république...
Le dédain qui vibrait dans la voix de la jeune femme souffleta Lorenzo :
– Je te fais grâce de tes sarcasmes, Fiora ! Restez tranquilles tous les deux ! Il est temps, en effet, que l’on sache ici qui est le maître !
Dix minutes plus tard, la via Larga retrouvait son aspect habituel. La pluie avait cessé aussi soudainement qu’elle était venue et les gardes du palais reprenaient la cadence de leur lente promenade. Un peu partout dans la grande artère, les boutiques mettaient leurs volets. Les marchands sortaient de chez eux, comme les autres hommes, car c’était l’heure sacrée de la « passeggiata[i]« où, tandis que leurs femmes s’activaient à la préparation du repas du soir, les Florentins se rejoignaient devant le Duomo, la Signoria ou au Mercato Vecchio pour discuter des affaires de la journée ou parler politique. Les jeunes élégants, eux, choisissaient plutôt le pont Santa Trinita qui connaissait toujours, au coucher du soleil, la plus brillante animation. Paradoxalement, c’était aussi l’heure où les murs de la ville semblaient suinter une étrange mélancolie, cette « morbidezza » qui n’était pas sans charme et que les cloches de l’Angélus accompagnaient comme autant de voix célestes. Celles des hommes se feutraient et un doux murmure s’élevait au-dessus de la ville.
Appuyée contre l’une des armoires marquetées qui augmentaient la profondeur des embrasures, Fiora laissait son regard vaguer sur les groupes de robes et de pourpoints aux teintes foncées qui, d’un pas paisible, se dirigeaient vers le rendez-vous vespéral en devisant sur le mode courtois. Cette ville semblait en vérité incompréhensible, qui portait l’art de vivre et les sages préceptes de la philosophie au sommet de toute civilisation et qui cependant pouvait, dans l’instant, accoucher d’une foule hurlante, avide de sang et capable de couvrir ses rues et ses places de débris humains.
Carlo, recouché sur son banc, fermait les yeux. Il semblait souffrir et, de toute évidence, son état nécessitait la présence d’un médecin... Quand Lorenzo revint, il trouva Fiora debout auprès de lui et tenant sa main :
– On dirait que tu as réussi à les disperser ? constata la jeune femme. Que leur as-tu dit ?
– Qu’il est mort, fit-il en désignant du menton le corps étendu.
Fiora eut un mince sourire, juste assez dédaigneux pour traduire sa pensée mieux encore que ne l’auraient fait les paroles. Lorenzo haussa les épaules avec fureur :
– Tu n’es pas encore satisfaite, n’est-ce pas ? Que signifie ce sourire ?
– Rien... ou si peu ! Je me demande seulement si un jour, un seul, tu oseras opposer ta seule volonté à une émeute. Ce qui m’étonne, c’est que l’on ne t’ait pas réclamé le corps pour en faire de la charpie sur le tombeau de Giuliano ?
– Ils l’ont réclamé. Surtout cet âne suffisant de Luca. Je l’ai renvoyé chez lui en ajoutant que si je le retrouvais en train de jouer les meneurs, je l’enverrais aux Stinche[ii]comme rebelle.
– Et ensuite ?
– Ne prends pas cet air de juge présidant un tribunal, Fiora ! Tu m’agaces ! J’ai rappelé mon interdiction de toucher à quelque sépulture que ce soit. En foi de quoi, j’ai dit que Pazzi serait enterré secrètement et là où je le jugerais bon... A présent, je vais le faire porter dans une chambre.
– Pour que tes serviteurs sachent que tu as menti ? Riche idée ! Tu pourrais penser aussi à ta mère et à ta femme ?
– Elles ne sont là ni l’une ni l’autre. Dès le beau temps revenu, je les ai envoyées à la villa di Castello pour qu’elles y trouvent le calme et le repos. Quant à mes serviteurs...
– Oublie-les ! Ou plutôt, ordonne aux plus sûrs de préparer celle de tes litières qui ferme le mieux et de réunir une escorte réduite que commandera Savaglio. J’emmène Carlo chez moi, à Fiesole. Personne ne saura le soigner comme Démétrios.
– Tu veux repartir ce soir ? C’est de la folie ! Le peuple se posera des questions en voyant cette litière ainsi gardée !
– Il ne se posera aucune question pour l’excellente raison que personne, ici, n’ignore plus que je suis la favorite du moment. Nul ne sera surpris que tu me montres quelque sollicitude.
Il réfléchit un instant puis, s’approchant de la jeune femme, il la prit dans ses bras sans paraître s’apercevoir de sa légère résistance, et enfouit son visage dans son cou :
– Alors, faisons mieux encore ! murmura-t-il. Savaglio restera ici et je vais t’escorter moi-même.
– Tu veux ? ...
– Pourquoi pas ? Puisque tout le monde est au courant, il n’y a aucune raison de ne pas agir au grand jour. Tout ce que je risque, c’est de recevoir, le long du chemin, quelques vœux salaces touchant les plaisirs que je vais goûter cette nuit. Non, ne dis rien ! Souviens-toi plutôt de ma lettre : je ne veux pas t’attendre une nuit de plus...
Or, cette nuit-là, Fiora ne retrouva pas le bonheur insouciant qu’elle avait connu ces dernières semaines. Elle se laissa aimer sans joindre sa propre ardeur à celle de son amant. Peut-être parce qu’elle ne se sentait pas vraiment libre. Dans la chambre voisine, vide jusqu’à ce soir, Carlo reposait, profondément endormi grâce à la drogue administrée par Démétrios pour calmer ses douleurs. Il souffrait en effet de plusieurs côtes cassées, sans compter diverses écorchures au visage et dans le cuir chevelu. Mais sa seule présence de l’autre côté du mur gênait Fiora et tout l’art amoureux de Lorenzo n’y put rien...
Sa première fringale assouvie, celui-ci s’en aperçut et, après quelques tentatives pour éveiller dans ce joli corps une ardeur égale à la sienne, il finit par se laisser retomber sur le lit, les yeux fixés au baldaquin dont les rideaux blancs les enveloppaient d’une clarté qui rosissait auprès de la veilleuse.
– Tu aurais dû me dire la vérité, soupira-t-il. Tu ne m’aimes plus ?
– Je n’ai jamais dit que je t’aimais, murmura Fiora. Toi non plus, d’ailleurs...
– Je te le prouve, il me semble ?
– Non. Tu me prouves ton désir, mais ton cœur n’a guère part à tout ceci.
– Je suis jaloux pourtant, et tout à l’heure j’aurais volontiers étranglé ce malheureux pour l’achever.
– Était-ce vraiment de la jalousie ? Tu sais qu’il n’y a rien eu et qu’il n’y aura jamais rien entre nous. N’était-ce pas plutôt parce qu’il est un Pazzi ?
– Peut-être aussi... bien que ce qu’il m’inspire relève davantage de la pitié. Mais toi, Fiora, qu’y a-t-il pour moi dans ton cœur ?
– Honnêtement, je n’en sais rien. J’aime l’amour que tu me donnes et mon corps s’élance vers le tien quand tu t’approches...
– Pas ce soir, en tout cas !
– J’en conviens... mais il ne faut pas m’en vouloir : la journée a été éprouvante.
– Et puis, tu ne supportes pas l’idée d’une présence de l’autre côté de ce mur ?
– C’est vrai aussi. J’éprouve une gêne bizarre.... comme si nous étions vraiment mariés.
Tout à coup, elle l’entendit rire :
– Si ce n’est que cela !
Sautant à bas du lit, il enfila ses chausses et ses bottes, enroula Fiora dans un drap en entassant sur elle quelques coussins en dépit de ses protestations, puis, saisissant le tout dans ses bras, il sortit de la chambre, descendit l’escalier, traversa le vestibule et se mit à courir à travers le jardin encore mouillé de la dernière pluie, jusqu’à la petite grotte de rocailles dans laquelle Francesco Beltrami aimait jadis se retirer durant les chaudes journées de l’été. Un bassin et une fontaine à tête de lion en occupaient le centre, et la chanson de l’eau apaisait l’esprit souvent accablé du grand négociant.
Lorenzo posa Fiora à terre, éparpilla les coussins et s’abattit dessus avec la jeune femme qu’il avait déroulée de son drap comme une toupie :
– Voilà ! déclara-t-il gaiement. Plus de voisins encombrants ! C’est ici que nous nous aimerons désormais.
Fiora ne pouvait résister. Emportée dans une folle sarabande de caresses, elle laissa son besoin d’amour et sa jeunesse reprendre le dessus.
Le lendemain, par la magie du Magnifique, la petite grotte, habillée de grands lys d’eau, de satins irisés, de cristaux glauques et d’un tapis soyeux semblable à de l’herbe bleue, ressemblait aux retraits enchantés des contes orientaux. L’amour y prit une saveur nouvelle, parce qu’il s’y délivrait des contraintes imposées par la grande villa et donnait aux deux amants l’impression délicieuse d’être seuls au cœur du premier jardin du monde.
Une nuit où, après s’être baignés et avoir fait l’amour dans le bassin, Lorenzo essuyait avec un soin dévotieux le corps de Fiora, celle-ci, qui trempait ses lèvres dans une coupe de vin de Chypre, la tendit à son amant puis soupira :
– J’ai honte de moi, Lorenzo... Jamais je ne parviendrai à m’arracher à toi...
– Je l’espère bien. Et pourquoi nous séparerions-nous ?
– Tu oublies que j’ai un enfant, que je ne l’ai pas vu depuis des mois... et qu’il me manque.
– Je vais le faire chercher bientôt. Je pense souvent à nous, tu sais, et les projets ne me manquent pas. J’ai même donné l’ordre que l’on répare pour toi l’ancien palais Grazzini. Tu y vivras avec ton fils et ta maison sous le nom de Selongey. Non... ne dis rien ! Je ferai de ton fils l’un des premiers de Florence. Il sera riche, puissant, et rien ne l’empêchera, le temps venu, d’aller servir sous les armes du souverain qu’il aura choisi... Quant à nous, nous serons ensemble, ma fleur précieuse, et je pourrai continuer à t’entourer de soins... et d’amour.
– D’amour ?
– Mais oui. Si ce qui nous unit n’en est pas, cela y ressemble terriblement. Florence va vivre des jours sombres, Fiora. Je vais avoir besoin, plus que jamais, de ces heures incomparables que tu me donnes. Quant à toi, tu prendras dans le cœur de mes sujets la place qui était celle de Simonetta, car leur nature profonde les attire vers la beauté parfaite. Il leur semble que Florence ne peut être brillante que si elle s’incarne dans une femme éblouissante... Ne t’occupe de rien ! Laisse-moi faire ! Ensemble, nous gagnerons la bataille contre ce pape indigne qui veut notre extermination.
Sixte IV, en effet, avait ouvert les hostilités. Un bref, daté du 1er juin 1478, excommuniait à la fois Lorenzo, « fils d’iniquité » dont le plus grand tort à ses yeux était d’être encore vivant, et les prieurs de la Seigneurie « possédés d’une suggestion diabolique, emportés comme des chiens par une rage délirante » pour avoir osé pendre un archevêque assassin devant leurs fenêtres.
Lorenzo reçut la nouvelle sans broncher. Les foudres d’un pape indigne ne l’intéressaient pas. Il se contenta de renvoyer à Sienne, sous bonne escorte, le jeune cardinal Rafaele Riario qui, depuis le meurtre commis dans la cathédrale, vivait dans un état de stupeur profonde. Ce qui ne calma en rien le pontife ulcéré. Les Florentins reçurent l’ordre de livrer Lorenzo de Médicis à un tribunal ecclésiastique devant lequel il répondrait de ses crimes. Injonction qui n’eut pas plus de succès. Le peuple refusa toute invitation à la révolte : il n’acceptait aucun ordre du pape dans le domaine temporel. Et il se referma d’un seul cœur, d’un seul élan, autour du prince qu’il s’était donné, partageant le chagrin que lui causait la mort de son frère, ce Giuliano en qui chaque Florentin voyait l’image la plus achevée du charme et de l’art de vivre de sa ville.
Le pape alors se prépara à la « guerre sainte ». Tout en recrutant des condottieri et en resserrant son alliance avec Naples et Sienne, il écrivit dans toute l’Europe pour inviter les princes chrétiens à prendre part à l’hallali final.
Le résultat de ce fulminant courrier pontifical fut très différent de ce qu’espérait son auteur. Les souverains d’Europe ne voyaient aucun motif de se lancer à l’attaque de Florence pour plaire à un pape qui voulait punir, par l’extermination d’une ville, un attentat sacrilège commis dans une église. Les messages arrivés au Vatican, pleins de révérence et de formules aimables, montraient une décourageante platitude. Un seul destinataire ne répondit pas : le roi de France, décidé à faire connaître son opinion à sa façon.
Un soir de la mi-juin, Fiora, sachant que Lorenzo retenu par les affaires ne viendrait pas cette nuit, se promenait au jardin avec Démétrios et Carlo qu’ils soutenaient chacun d’un côté. Admirablement soigné par le Grec, délivré de l’impitoyable contrainte qu’il s’était imposée depuis l’enfance afin de survivre, le jeune homme s’abandonnait à la joie simple de revivre. Dans ce cadre proche de celui qu’il aimait, Carlo pouvait recevoir des soins attentifs, sentir des amitiés venir à lui et laisser glisser les jours entre un homme d’esprit profond et de grande culture et une femme ravissante qui lui témoignait une affection de sœur. Il n’ignorait rien, bien sûr, de ce qui se passait souventes nuits dans la petite grotte, mais, ne s’étant jamais considéré comme l’époux de Fiora, il ne faisait qu’en sourire, heureux qu’après tant d’épreuves son amie pût trouver un semblant de bonheur. Cependant, il avait trop de finesse pour ne pas sentir le côté précaire de ce roman passionné.
– Deux solitaires qu’un naufrage a jetés dans la même barque ! dit-il un jour à Démétrios. Ils y ont trouvé des vivres et, parce que la mer s’est calmée, parce que leur ciel est bleu, ils pensent atteindre à quelque rivage enchanté pour y vivre dans l’amour éternel et l’éternelle jeunesse.
– Penses-tu vraiment que leur amour soit menacé ?
– Il ne peut pas ne pas l’être ; ils sont trop différents. Fiora est trop noble, trop fière pour ce rôle de favorite, publiquement déclarée que Lorenzo lui impose. Et puis... elle ne l’aime pas vraiment. Si ses yeux ne brillent pas quand elle entend prononcer son nom, c’est qu’il ne résonne pas dans son cœur.
– Peut-être résonnera-t-il un jour ? Il arrive qu’une passion charnelle se transforme en des sentiments profonds.
– Emplis de sable un tambour et frappe dessus ! Il ne vibrera jamais. Le cœur de Fiora est ce tambour et le souvenir d’un autre y tient toute la place.
– Celui-là est mort.
– Peut-être, mais cela ne change rien. Lorenzo, même s’il ne s’en doute pas, ne fait qu’aider Fiora à dépenser agréablement les jours de sa vie en attendant qu’au bout du chemin elle retrouve, pour l’éternité, la main qu’elle avait choisie...
Depuis ce moment, Démétrios voua au jeune infirme une amitié qui ressemblait à de l’affection. Une fois guéries les blessures, s’il ne pouvait plus grand-chose pour ce corps disgracié, il se promit d’aider à s’épanouir une intelligence qui avait conquis son respect.
Il repensait à cette conversation tandis que tous trois descendaient lentement les marches larges et douces qui reliaient les différentes terrasses des jardins. Fiora semblait heureuse, pourtant. Soutenant le bras gauche de Carlo, elle bavardait gaiement, expliquant les aménagements qu’elle comptait apporter à sa maison et aux alentours. Son fin profil serti d’un léger voile bleu tendre se détachait avec la netteté d’une ancienne ciselure sur les lointains mauves des collines, et le Grec s’interrogeait : Carlo avait-il raison de la croire toujours habitée par l’amour d’autrefois ? La jeune femme semblait tellement vivre l’heure présente ! C’était comme si elle avait oublié ceux dont elle était éloignée depuis des mois : sa maison de Touraine, sa vieille Léonarde, et surtout son fils. Celle qu’il se plaisait jadis en secret à nommer sa fille était-elle vraiment devenue cette créature légère, uniquement soucieuse de ses nuits ardentes avec Lorenzo et n’attendant rien d’autre de la vie ?
– Je vieillis, pensa Démétrios avec quelque tristesse, je ne suis plus capable de sonder son cœur et, surtout, les yeux de mon esprit ont perdu leur pouvoir de percer les brumes de l’avenir. Pourtant... Un bruit de pas rapides sur le gravier du jardin le tira de sa méditation. Descendant l’allée où des orangers en pots, récemment sortis de la salle basse de la villa où ils avaient passé l’hiver, alternaient avec des lauriers fusant de hautes jarres de terre rouge, Esteban qui arrivait de la ville accourait à toutes jambes.
– J’ai des nouvelles ! cria-t-il du plus loin qu’il aperçut les promeneurs. Le roi de France envoie un ambassadeur à Monseigneur Lorenzo !
Il était essoufflé et les derniers mots se perdirent un peu dans le vent du soir, mais Fiora en avait entendu le principal :
– Est-ce bon ou mauvais ? demanda-t-elle sans songer à dissimuler une inquiétude.
– Sûrement très bon ! Et meilleur encore puisqu’il s’agit d’un de vos amis !
– Un ami ? Qui donc ? Parlez, Esteban, vous nous faites mourir !
– Messire Philippe de Commynes, donna Fiora ! Vous ne direz pas que ce n’est pas un ami ! Il sera là pour la Saint-Jean. Monseigneur Lorenzo, que j’ai vu il y a une heure à la Badia, en a reçu l’avis par un chevaucheur rapide au début de l’après-midi.
– Qui est ce Philippe de Commynes ? demanda Carlo qui s’intéressait chaque jour davantage à la vie extérieure.
– Le meilleur conseiller du roi Louis, en dépit de son jeune âge, car il n’a pas atteint la trentaine. Longtemps aux côtés du défunt duc de Bourgogne, il l’a abandonné en comprenant quelle politique sans nuances il entendait exercer. Je le connais bien, en effet, et je crois pouvoir affirmer, comme Esteban, qu’il est pour moi un excellent ami.
– Sa visite vous fait plaisir, alors ?
– Bien sûr. J’espère avoir, par lui, des nouvelles récentes de mon fils...
– Je ne voudrais pas diminuer ta joie, Fiora, coupa Démétrios, mais comment messire de Commynes pourrait-il t’apporter des nouvelles ? Il ignore certainement que tu es ici.
Démétrios avait raison et le regard de la jeune femme s’assombrit. Les dernières nouvelles d’elle qui avaient pu parvenir en France avaient dû être portées par Douglas Mortimer. Mortimer qui assistait, dans la chapelle papale, à son mariage avec Carlo Pazzi...
Démétrios avait suivi la progression de la pensée sur le visage mobile de la jeune femme. Il sourit et prit dans les siennes l’une de ses mains.
– Ne sois pas triste ! Je cherche seulement à t’éviter une déception. Mais ton enlèvement du Plessis-Lès-Tours a dû faire quelque bruit et notre ami Commynes pourra au moins te dire ce qui s’est passé ensuite.
– Je n’en suis pas certaine. Il était alors exilé en Poitou pour avoir osé critiquer la crise de violence que traversait le roi Louis. Néanmoins, le fait qu’il vienne en ambassadeur est en lui-même une bonne nouvelle. Cela prouve qu’il a retrouvé la confiance de celui qu’il se plaît à appeler « notre sire ». Et qu’il arrive pour la Saint-Jean, notre grande fête, est de bon augure.
En regagnant sa chambre où Khatoun, remise de ses frayeurs et de ses écorchures, l’attendait en grignotant des pistaches, Fiora se sentait étrangement surexcitée. L’idée de revoir Commynes lui souriait : n’était-il pas l’un des plus appréciés parmi ceux qu’elle avait laissés au-delà des monts ? Grâce à lui, elle pourrait connaître les dispositions actuelles du roi envers elle. Que Louis eût fait beaucoup pour la tirer du mauvais pas où la cupidité de Riario et de Hieronyma l’avait jetée était un fait certain, mais elle le savait changeant et surtout exigeant : comment avait-il pris son mariage avec Carlo ?
Pour Florence, quoi qu’il en soit, la nouvelle ne pouvait être que bonne. Fidèle depuis toujours à l’alliance des Médicis et peu susceptible d’indulgence envers un pape qui ne cessait de l’offenser, Louis XI, en envoyant son meilleur conseiller, cherchait certainement à réconforter ses amis florentins...
Tandis que Khatoun l’aidait à se déshabiller, Fiora pensa que Lorenzo n’aurait plus guère le loisir de la rejoindre avant la Saint-Jean. Les préparatifs de la fête la plus importante – puisqu’il s’agissait de la fête du saint patron de la ville, celui auquel celle-ci avait dédié, avec le Baptistère, son joyau le plus précieux -, ne pouvaient qu’accaparer le Magnifique, surtout s’il s’y joignait la perspective de recevoir un ambassadeur ami. Elle n’en éprouva aucune peine. Au contraire, chose curieuse, elle ressentit même une sorte de soulagement et, cette nuit-là, seule sous les rideaux neigeux de son grand lit, elle se promit de faire porter dès le lendemain un billet à Lorenzo pour lui demander de ne pas venir avant la fête. Il lui fallait retrouver sa sérénité, car la pensée d’affronter le regard clairvoyant de Commynes encore chaude des baisers de son amant lui était pénible. Sa position de favorite officielle, dont elle jouissait jusque-là avec quelque orgueil, commençait à lui faire honte en dépit du précédent éclatant qu’avaient constitué les amours de Simonetta Vespucci avec Giuliano, sous les yeux mêmes du mari.
Aussi fut-ce avec une joie très vive qu’elle reçut, au matin, un petit mot de Chiara l’invitant à venir passer la Saint-Jean chez elle. Avec l’appui de son amie, elle se sentirait de force à rencontrer l’ambassadeur. Mais ses préparatifs n’en furent que plus minutieux : pour ce jour de fête, elle voulait être la plus belle ! Et elle ne savait pas pourquoi...
Le jour qui se leva sur Florence proclamait la perfection de l’art du Créateur. A une aurore qui semblait refléter les roses de tous les jardins dans leurs nuances différentes, et cependant accordées, succéda l’immense soie changeante d’un ciel à l’azur indicible que le soleil au solstice caressait sans en briser la profonde couleur. Sous ce dais fabuleux, Florence, lavée de frais, parée comme une mariée, ressemblait, dans l’écrin vert de ses collines piquées de villas blanches, de noirs cyprès et de la mousse argentée des oliviers, à quelque coffre ouvert sur le trésor d’un empereur.
Dès le matin, la fête s’empara de la ville. Pas une maison, jusqu’aux plus pauvres, qui ne se fût ornée de tout ce qu’elle possédait, même de simples bouquets de feuillages ou d’une guirlande d’églantines entourant une effigie du saint.
Au palais Albizzi, Chiara avait bien fait les choses : des fenêtres du dernier étage tombaient de grandes pièces de cendal rouge et blanc séparées par de larges galons d’or et, au rez-de-chaussée, de part et d’autre de la porte, des tableaux religieux dont les personnages montraient une fierté et un faste dignes d’une cour royale représentant pourtant des scènes de la vie de saint Jean, voisinaient avec des statuettes d’ivoire à l’effigie des saints protecteurs de la famille, censés rendre hommage au héros du jour. Le tout enguirlandé de roses et de jasmins répandant une odeur exquise et grimpant jusqu’au grand toit plat où la bannière des Albizzi flottait par-dessus les tuiles rondes d’un rose délicat. C’était superbe.
Aussi fut-ce avec quelque surprise que Chiara, descendue à l’aube dans la rue pour donner à l’ensemble un dernier coup d’œil, vit son oncle, vêtu d’un sarrau de grosse toile verte, un vieux chapeau sur la tête et nanti de son attirail pour la chasse aux papillons, franchir le seuil de la maison en tirant après lui sa mule. Elle se jeta littéralement sur lui :
– Où prétends-tu aller ainsi ?
– Au Mugello. Regarde ce ciel ! C’est un jour idéal pour les papillons. Je suis sûr de faire une excellente récolte et...
Le prenant par le bras, elle le fit pivoter pour lui montrer la façade de la maison :
– Regarde un peu ! Cela ne te dit rien ?
– Si, mon enfant : c’est très joli... Attendrais-tu des invités ?
– Mais enfin, mon oncle, c’est la Saint-Jean et tu dois prendre la place qui est la tienne aux cérémonies !
– Tu crois ? La Saint-Jean... Et, tout à coup, il réalisa :
– Ah ! La Saint-Jean ! Où avais-je la tête, mon Dieu ? C’est vrai, je dois... Tu es sûre qu’il faut que j’y aille ?
– Tout à fait sûre, oncle Lodovico ! Tu es l’un des premiers de cette ville. Ne pourrais-tu t’en souvenir de temps en temps ?
– Oui... oui, bien sûr ! Mais il est tout de même dommage de sacrifier une si belle journée pour une fête ! Eh bien, allons nous attifer !
Et il rentra au palais, suivi de Chiara qui jugea plus prudent de l’accompagner jusqu’à son appartement, de crainte de le voir filer par les cuisines. Mais elle ne pouvait s’empêcher de rire en rejoignant dans leur chambre Fiora que Khatoun achevait d’habiller. Le rire s’arrêta net quand elle découvrit son amie :
– Par tous les saints du Paradis ! Que tu es belle ! Rien de plus simple, pourtant, que cette grande robe d’épais taffetas d’un beau rouge profond qui bruissait à chaque geste et qui, sans le décolleté d’où s’élançait le long cou mince de la jeune femme, eût fait penser à une simarre cardinalice. Pas une broderie, pas un ornement sur cette robe à la ligne pure dont la seule audace venait des manches amples et bouffantes arrêtées net sur la rondeur de l’épaule à demi découverte. Pas de bijoux non plus, sinon un seul : un rubis porté en ferronnière au milieu du front. La masse des cheveux noirs et lustrés était enfermée dans une longue résille d’or qui descendait plus bas que la taille de la jeune femme.
A genoux sur le tapis entre une boîte d’épingles et un nécessaire à couture, Khatoun contemplait ce qui était un peu son œuvre :
– Le Lys rouge de Florence ! déclara-t-elle ravie.
– Tu as raison, soupira Chiara, et le peuple va penser la même chose. Que cherches-tu à démontrer, Fiora ? Que la ville appartient à Lorenzo comme tu lui appartiens ?
– Oui et non. C’est l’ambassadeur français que je veux surprendre. Il a trop de finesse d’esprit pour ne pas comprendre ce que signifie cette robe rouge : je suis fille de Florence et j’entends le rester.
– Ah ! ... Ainsi, tu as pris ta décision ?
– Oui. Commynes est l’homme capable de faire entendre au roi les raisons qui sont les miennes. Et nous pourrons voir, avec lui, comment faire venir mon fils et Léonarde dans les meilleures conditions. Je le dirai ce soir à Lorenzo... au cours du bal, bien sûr, puisqu’il ne saurait être question de nous rejoindre autrement.
– Tu as bien réfléchi ?
– Oui. Vois-tu, Chiara, j’appartiens à cette ville. Jusqu’à la mort de mon père, j’en ai été l’une des pierres. Un ouragan m’a arrachée et envoyée rouler au loin. Si Dieu permet que la pierre reprenne sa place, je ne vois aucune raison d’aller contre sa volonté...
– Alors, à quoi bon te mentir à toi-même ? Tu aimes Lorenzo, un point c’est tout.
– Non, rien n’est changé depuis que nous en avons parlé. Je te le répète : c’est mon corps qui l’aime, et je me trouve bien avec lui mais je ne vois aucune raison de tourner le dos à une vie, à une culture que j’aime pour retourner vers une autre, qui a sa beauté sans doute, mais qui est moins douce à mon cœur.
– Ton fils n’appartient pas à cette culture ?
– Pas plus que je ne lui appartenais quand mon père m’a ramenée de Bourgogne avec Léonarde et Jeannette. C’est un bébé, encore, et il aimera Florence comme je l’aime.
Sans répondre, Chiara embrassa son amie. Ses yeux brillaient de joie :
– C’est la meilleure des nouvelles, dit-elle enfin. Il m’en coûtait, tu sais, de me faire l’avocat du diable, mais que tu restes avec nous me remplit de joie. Tu garderas Carlo auprès de toi ?
– Bien sûr ! Il est heureux à Fiesole et s’entend à merveille avec Démétrios. Comme il passe pour mort, c’est la meilleure solution. Si tu allais te préparer ? L’heure de la procession sera bientôt là.
– Et pour rien au monde je ne voudrais la manquer. J’ai grande envie de voir à quoi ressemble l’ambassadeur français.
Tandis que Chiara se précipitait vers ses robes de cérémonie, Florence fêtait saint Jean. Tout avait commencé, aux premières heures du matin, par le défilé d’offrandes que les corporations, les « arts florentins », portaient au saint patron de la ville, chacune offrant les produits de sa fabrication : « Calimala » les draps fins et soyeux, véritables produits de luxe sortis de ses ateliers ; l’art de la Laine ses plus belles futaines et ces blanchets souples dont le secret avait été pris à Valenciennes ; celui de la Soie des cendals, des satins et des taffetas chatoyants ; les Orfèvres des plats et des aiguières d’argent, et ainsi de suite jusqu’aux pains dorés et aux pâtisseries légères des modestes boulangers. Le défilé dura jusqu’à midi où se forma une grande procession : le clergé de Florence rejoignit les « arts », les délégations envoyées par les cités vassales et de grandes théories de jeunes gens et de jeunes filles qui, déguisés en anges et portant dans le dos de grandes ailes blanches dont la réalisation avait donné beaucoup de mal à Sandro Botticelli, supportaient sur leurs épaules azurées les châsses dorées contenant les reliques de la ville. Tout ce monde s’engouffra ensuite dans le Duomo pour y entendre la messe.
C’était la première grande cérémonie célébrée dans la cathédrale profanée par le meurtre de Giuliano. L’avant-veille, l’archevêque de Florence était venu cérémonieusement purifier l’église majeure à grand renfort d’eau bénite et d’encens.
Après la messe, tout le monde rentra chez soi pour prendre des forces en vue des cérémonies de l’après-midi et de la grande course qui aurait lieu à la fin du jour. A ceux qui ne pouvaient s’offrir un repas digne d’une si belle journée, des éventaires en plein vent distribuaient gracieusement pâtés et pâtisseries. Et, pour accompagner ce festin, les fontaines de la ville laissaient couler du vin de Chianti à la place de l’eau. Pour ajouter à la gaieté, des bandes de musiciens jouant de la viole, du fifre ou du tambourin couraient les rues et s’arrêtaient aux carrefours... le plus près possible des fontaines.
De la tribune des dames où elles avaient pris place pour admirer la procession et suivre tant bien que mal l’office par les portes largement ouvertes, Fiora aperçut Lorenzo, vêtu de noir comme il en prenait l’habitude, mais portant au cou une chaîne d’or et de rubis qui valait un royaume. Un bijou assorti brillait à son bonnet. Auprès de lui marchait un homme blond au chaperon duquel étincelait une fleur de lys d’or, et Fiora n’eut aucune peine à reconnaître Philippe de Commynes. Il allait son chemin avec la dignité seyant à un ambassadeur de France. Derrière lui, elle vit voguer sur la foule certain bonnet plat surmonté d’une plume de héron qui accéléra le rythme de son cœur. Se pouvait-il que Douglas Mortimer fût aussi du voyage ? Pourquoi pas, après tout ? Louis XI tenait trop à son jeune conseiller pour l’aventurer sans garde solide dans cette Italie turbulente. Et quelle garde pouvait être plus solide, plus efficace que le sergent la Bourrasque ?
L’envie lui prit, brusquement, d’aller rejoindre ses amis, mais elle ne pouvait s’immiscer dans l’ordonnance rigoureuse des cérémonies. Il fallait rentrer au palais Albizzi pour le repas du milieu du jour, en compagnie de ser Lodovico qui ne cessait de grogner sur la futilité de manifestations mondaines gâchant un jour que le Créateur avait, de toute évidence, spécialement destiné aux joies austères de la science. Il était d’autant plus grincheux qu’il avait dû troquer son sarrau de toile verte, si commode, pour une superbe robe d’épaisse soie écarlate bordée de martre noire, en dépit de la saison, et d’un chaperon de même étoffe dont un pan s’enroulait gracieusement autour de son cou. Une lourde chaîne d’or terminée par une chimère complétait une tenue que, de toute évidence, il détestait :
– Passe encore pour l’hiver, mais ce soir j’aurai tellement transpiré que ma chemise et ma peau seront du même rouge que cette fichue robe !
– Tu pourras la retirer pour faire la sieste et j’ai donné ordre à Colomba de mettre à rafraîchir le vin que tu préfères, fit Chiara consolante. Et puis tu ne trompes personne, oncle Lodovico. Tu es trop Albizzi pour te montrer autrement que vêtu selon ton rang.
En dépit de la chaleur, il fit grand honneur au repas composé de melons et de fegatelli, petites saucisses de foie aux herbes qu’il arrosa de quelques rasades de chianti. Un festin qui l’obligea à prendre quelque repos dans la fraîcheur de sa chambre en attendant l’heure d’aller dans l’une des tribunes d’où les notables de la ville contempleraient la course du Palio[iii].
Après la matinée, réservée aux corporations qui donnaient à Florence sa richesse, l’après-midi appartenait aux différents quartiers de la ville dont les champions s’affrontaient en une course de chevaux, montés sans selle et sans étriers, sur un parcours préparé à l’avance. Le prix en était le « palio », une magnifique pièce d’étoffe, la plus belle de toute la ville, que le Magnifique remettait au vainqueur.
Chaque quartier présentait quatre gonfanons sous les couleurs desquels couraient quatre cavaliers. Les bannières du quartier San Giovanni (Saint-Jean) portaient le Lion noir, le Dragon, les Clefs et le Petit-Gris ; celles de Santa Croce le Char, le Bœuf, le Lion d’or et les Roues ; celles de Santa Maria Novella la Vipère, le Lion rouge, le Lion blanc et la Licorne ; enfin, celles de San Spirito, le quartier d’outre-Arno, l’Echelle, la Coquille, le Fouet et la Chimère. Et tous ces gonfanons joyeusement colorés, avec leurs servants et quantité de cierges, se formaient en procession jusqu’au Baptistère.
Le rassemblement s’opérait devant la Seigneurie, revêtue de sa parure des grandes fêtes. Le Vieux Palais gris était tout bruissant de bannières et de soieries. Entre ses créneaux, des mâts dressaient dans le ciel bleu les emblèmes des villes vassales, celui de Florence occupant le sommet de la tour comme il convenait à une reine. Tout autour de la place où l’on avait dressé des tours de bois doré représentant les cités vassales ou alliées, les fenêtres crachaient des flots de brocarts ou de tapisseries. Le pavé, lui, ressemblait à une prairie au printemps avec le bariolage des costumes de gala et des gonfanons. Un large espace vide marqué par des cordes de soie, coupait la place : le passage où galoperaient tout à l’heure les cavaliers. L’air était à la joie, à l’excitation des paris échangés autour des porteurs des immenses gonfanons. Ceux-ci faisaient danser et voler, en dépit du poids, les lourdes étoffes peintes et brodées.
Sur la place du Duomo où les grandes portes de bronze doré du Baptistère laissaient voir la forêt de cierges qui l’illuminait, le spectacle était différent. Là s’élevaient les tentes chatoyantes des propriétaires des chevaux qui allaient courir et, tout autour, des mâts aussi hauts que les maisons portaient, en alternance, la bannière blanche au Lys rouge de Florence et l’étendard bleu aux Lys d’or du roi de France.
La musique des grandes orgues, des violes, des flûtes, des hautbois et des tambourins de la cathédrale, soutenant le chœur de sa maîtrise, emplissait la place et, de chaque côté de l’archevêque dont deux diacres tenaient ouverte la chape d’or, des acolytes balançaient des encensoirs d’argent. Ceux-ci devaient être remplis à ras bord, car les épaisses volutes de fumée qui s’en échappaient montaient jusqu’à la grande tribune rouge où Fiora et les Albizzi prirent place, des places singulièrement proches des hauts fauteuils dans lesquels allaient s’installer le Magnifique et son hôte privilégié.
Une fois de plus, l’oncle Lodovico pestait. L’encens le faisait tousser – il n’était pas le seul – et regretter plus vivement encore la fraîche vallée du Mugello. Chiara finit par le réprimander :
– Cesse donc de grogner, oncle Lodovico ! Tu as la chance d’escorter la plus jolie femme de la ville et tu passes ton temps à regretter tes papillons ! Tout le monde nous regarde.
C’était vrai. Tous les regards étaient braqués sur Fiora, véritablement impériale dans ses failles pourpres. Sur son passage, elle avait soulevé applaudissements et compliments enthousiastes : « Longue vie à la plus belle ! » - »Nous avions l’étoile de Gênes mais à présent celle de Florence brille d’un éclat aussi vif ! » – « Heureux entre tous l’homme qui te possède ! » Et même, clamé à pleine voix par un distrait ou quelque ignorant des catastrophes que sa naissance irrégulière avait fait pleuvoir sur Fiora, « Bénie soit entre toutes la mère qui t’a portée et t’a faite si belle ! »...
Elle répondait d’un sourire ou d’un geste gracieux de la main, heureuse de se sentir si bien au cœur de ce peuple dont, mieux que personne pourtant, elle avait pu mesurer la versatilité. Mais les nuages avaient fui, chassés par l’amour de Lorenzo, et la ville entière, à présent, était prête à se prosterner à ses pieds, comme elle se prosternait jadis à ceux de Simonetta. Le maître bien-aimé l’avait élue, et c’était suffisant pour la couronner.
– Je gage, dit Chiara avec satisfaction, que c’est toi qui remettras tout à l’heure le palio au vainqueur.
– Tu crois ?
– J’en suis certaine, sinon pourquoi serions-nous placées au premier rang et toi seulement séparée de Lorenzo par un court espace ? Et, ce soir, tu seras la reine du bal !
– Passe encore pour cet après-midi, mais ce soir, au palais Médicis, donc chez l’épouse et la mère de Lorenzo, la situation pourrait être gênante.
– Voilà une belle nouveauté ! Depuis la mort de Giuliano, les femmes de la famille ne participent à aucune fête. Elles ont entendu la messe ce matin dans la chapelle privée, car Madonna Lucrezia ne veut plus pénétrer dans le Duomo où son fils a été assassiné... Tiens ! Voilà ton prince !
Les longues trompettes d’argent ornées d’un pennon de soie aux armes des Médicis sonnaient en effet et, entourés d’un brillant cortège, le Magnifique et son hôte français se dirigeaient vers la tribune où chacun se leva pour les applaudir. Ils se tenaient par le bras pour mieux souligner l’entente parfaite entre les deux pays, et saluèrent de la main. Derrière Commynes, Fiora reconnut Mortimer dont la haute taille dépassait la plupart des hommes présents. Quelques archers de la Garde écossaise l’escortaient avec une suite qui semblait assez nombreuse. Visiblement, le roi Louis tenait à ce que son ambassadeur donnât une haute idée de sa puissance, et l’on disait que tout ce monde avait été chargé de présents fastueux pour les amis florentins.
Parvenus au bas de la tribune, ils s’arrêtèrent pour saluer à la ronde. Quand ils se retournèrent pour gagner leurs places, Fiora vit leurs deux regards se fixer sur elle avec une admiration qui la fit frissonner de joie. Celui de Lorenzo brûlait de ce feu ardent qu’elle connaissait bien, mais le sourire de Commynes n’atteignait pas ses yeux bleus qui semblaient empreints d’une sorte de mélancolie...
– Il doit penser, chuchota Chiara, qu’il est dommage pour la France de perdre si belle dame ?
– Nous sommes amis, et cette amitié il ne la perdra jamais. J’aime beaucoup messire de Commynes, tu sais ?
– Lui aussi, sans doute. Et peut-être plus que tu ne le crois.
– Folle que tu es ! Tu as trop d’imagination... Pendant ce court aparté, les deux hommes avaient gravi les quelques marches couvertes de tapis rouges mais, au lieu de s’asseoir, ils vinrent droit à Fiora qui plongea aussitôt dans une profonde révérence, offerte à l’un comme à l’autre. La voix de Lorenzo résonna, curieusement métallique :
– Vous m’avez dit, sire ambassadeur, l’amitié qui vous unit à la plus belle de nos dames, et je crois aller au-devant de votre désir en vous conduisant à elle sans attendre.
– C’est vrai, Monseigneur, et je vous en rends grâce. Madame la Comtesse de Selongey, ajouta-t-il en français, ce m’est une joie profonde de vous retrouver et de vous saluer en mon nom comme en celui du roi, mon maître.
Il y eut un silence. Fiora, bouleversée d’entendre prononcer ce nom qui n’était plus le sien, resta un instant sans voix et serra l’une contre l’autre ses mains tremblantes sans même songer à rendre son salut au visiteur.
– Sire Philippe, murmura-t-elle. Je vois derrière vous messire Mortimer. Il a dû vous dire que je n’ai plus le droit de porter ce nom...
– Certes, certes chuchota Commynes. Mais... pour que vous ne soyez plus l’épouse du comte de Selongey, il faudrait qu’il soit mort. Or... il ne l’est pas.
– Qu’est-ce que vous dites ?
– La vérité. Pour ce que j’en sais jusqu’à présent, messire Philippe est vivant. Allons, mon amie, remettez-vous ! Peut-être ai-je été un peu brutal, mais j’étais si sûr de vous apporter une grande joie...
– Vous n’en doutez pas, j’espère ? Oh ! ... il me semble que je perds la tête. Cette exécution...
– ... n’a pas été jusqu’à son terme sanglant. Le gouverneur de Dijon avait ordre de l’arrêter au moment suprême. L’épée du bourreau n’a pas effleuré votre époux.
Sans souci du protocole, Fiora se laissa retomber sur son siège, luttant contre l’envie de pleurer et de rire tout à la fois. Vivant ! Philippe était vivant ! Il respirait toujours, quelque part sous ce ciel infini ! Elle le reverrait, le toucherait, retrouverait ses yeux, son sourire, la chaleur de ses mains ! Les yeux noyés de larmes, elle regarda Commynes qui se penchait sur elle avec inquiétude :
– Madonna ! Vous êtes bien pâle... et vous pleurez !
– De joie ! Oh, mon ami, vous avez été bien imprudent ! Ne savez-vous pas qu’un trop grand bonheur peut tuer ?
– Pardonnez-moi, alors ? Nous parlerons plus tard, car j’ai beaucoup à vous dire...
Laissant Fiora à son amie qui lui offrait un mouchoir imbibé d’une eau de senteur, il rejoignit Lorenzo déjà installé à sa place. Les trompettes sonnaient de nouveau.
– Tu ne vas pas t’évanouir, au moins ? fit Chiara inquiète. Tout le monde te regarde, sais-tu ?
– Eh bien, qu’ils me regardent ! Pour une fois qu’ils ont l’occasion de voir une femme heureuse, follement heureuse !
– Tu ne semblais pas si malheureuse jusqu’à présent ?
– L’étais-je vraiment ? C’est vrai que je me sentais bien et que j’éprouvais une sorte de joie, faite de beaucoup d’orgueil, je crois... mais c’est tellement différent ! Comment t’expliquer ? C’est comme si tout venait d’exploser en moi d’un seul coup...
Chiara ne répondit pas. Son regard chercha Lorenzo et, croisant le sien, crut y lire quelque chose qui ressemblait à de la douleur. Fiora, elle, ne le voyait pas, ne le voyait plus... sa pensée était loin, déjà, à des centaines de lieues de cette ville qu’elle aimait cependant et où, il y a quelques instants seulement, elle souhaitait de rester pour toujours. Mais Fiora était partie à la rencontre de l’homme qu’elle ne pouvait cesser d’aimer.
Ce soir-là, elle ne parut pas au bal du palais Médicis. Après la course, elle se fit accompagner à Fiesole par deux valets des Albizzi :
– Tu diras à messire de Commynes que j’attends sa visite, confia-t-elle à son amie.
– Vous auriez pu vous parler ce soir ?
– Non. Pas dans un bal ! J’ai besoin de calme, Chiara. Il faut que je rentre chez moi.
– Quelque chose me dit que tu y es déjà rentrée...
– Où est-il ?
Philippe de Commynes décroisa ses longues jambes et, s’accoudant aux bras de son siège, joignit les doigts de ses deux mains, traçant dans l’espace une sorte de pyramide à laquelle il appuya son nez, comme quelqu’un qui réfléchit profondément.
– Je n’en sais rien, soupira-t-il enfin.
Son regard bleu, cherchant celui de Fiora de l’autre côté de la table, semblait solliciter le pardon, mais la jeune femme n’était pas dupe de cette candeur diplomatique. En fait, Commynes essayait de retarder une colère qu’il sentait venir.
– C’est impossible ! dit-elle froidement. Comment pourriez-vous ne pas le savoir, vous qui savez toujours tout !
– Ne me faites pas plus habile que je ne le suis, mon amie, ni mieux renseigné. Et souvenez-vous que j’ai été exilé plusieurs mois. Tout ce que je peux vous dire, c’est ce que le roi m’a chargé de vous apprendre : votre époux a reçu sa grâce au moment où il allait mourir.
Démétrios quitta la table pour aller prendre sur un dressoir un flacon de malvoisie dont il emplit une grande coupe avant de la tendre à leur hôte :
– Un point, c’est tout. Dit-il avec un demi-sourire.
– Voulez-vous dire par là qu’une fois descendu de l’échafaud, on l’a simplement prié d’aller se faire pendre ailleurs et laissé se perdre dans la foule ? Cela ne ressemble guère au roi Louis.
– Non. Bien sûr que non. Il a été ramené à la prison de Dijon puis, de là, transféré ailleurs. Mais ne me demandez pas où, car je l’ignore. Notre sire se réserve de vous le dire lui-même quand vous vous reverrez. Car, bien sûr, il vous attend.
Un chaud sourire illumina le fin visage de la jeune femme. C’en était bien fini de ses hésitations et de ses atermoiements. Une haute volonté décidait pour elle et l’appelait vers ce qui ne pouvait être qu’un grand bonheur retrouvé.
– Ce sera un plaisir de faire route avec vous. J’aime beaucoup votre conversation.
Douglas Mortimer, qui pillait à la fois un panier d’amandes, une jatte de miel et une coupe de raisins secs, se mit à rire :
– Il faudra vous contenter de la mienne, donna Fiora. C’est moi qui suis chargé de vous ramener. Et je ne suis même là que pour cela. Messire de Commynes continue jusqu’à Rome.
– A Rome ! Qu’allez-vous faire là-bas ? ... Si je ne suis pas indiscrète, bien sûr.
– Du tout. Il faut simplement comprendre. Vous trouver ici a été pour moi une grande joie et un grand soulagement car ma mission s’en trouve simplifiée. J’avais l’ordre, en effet, de vous chercher à Rome et de vous embarquer sur le premier bateau en partance de Civita Vecchia, à quelque prix que ce fût. C’est ce qui explique la présence de l’espèce d’armée que l’on m’a adjointe.
– Voulez-vous dire, fit Démétrios, que vous alliez sommer le pape de vous remettre Fiora ?
– Exactement. Le roi n’aime pas que ses envoyés disparaissent sans laisser de traces ou soient victimes d’un climat malsain. De ce côté-là, tout est bien qui finit bien, mais je n’en ai pas encore terminé avec Sa Sainteté.
– Le roi de France offrirait-il ses bons offices pour apaiser le conflit entre Rome et Florence ? ne put s’empêcher de demander Démétrios que les jeux de la politique passionnaient depuis qu’il avait vécu auprès de Louis XI.
– En aucune façon. Mon ambassade en Italie présente un double aspect politique : assurer Florence du soutien et de l’aide de la France, et faire entendre au pape le courroux de son roi. J’ai, pour celui-ci, une lettre qui devrait le ramener à une plus saine compréhension des choses. Le roi lui explique que, devant son attitude, il se propose de réunir le mois prochain, à Orléans, l’Eglise du royaume, pour rétablir la Pragmatique Sanction[iv] jadis décidée à Bourges sous le règne de Charles VII et réclamer la réunion d’un concile général auquel il pourrait bien demander la destitution de Sixte IV. Enfin, le roi souhaite que, dans sa haine pour Florence, le pape n’oublie pas le Turc ! Le danger grandit de ce côté !
Démétrios fit entendre un léger sifflement :
– Eh bien ! J’espère que vous en sortirez vivant ?
– Je ne m’inquiète nullement. S’il m’arrivait malheur, notre sire entend ressusciter ce vieux droit d’héritage au royaume de Naples et envoyer une armée pour l’enlever aux Aragon. Une armée qui, bien sûr, passerait par Rome.
– Pour un souverain qui n’aime pas la guerre, dit Fiora, on dirait qu’il cherche à mettre les bouchées doubles ?
– Il ne s’agit que d’une menace, Madonna. Le roi est trop sage pour vouloir courir l’aventure et l’Italie ne l’intéresse qu’en fonction de ses bonnes relations avec Florence et Venise. L’important pour lui, dans l’immédiat, est de savoir si la Seigneurie et le peuple... et le clergé florentin sont décidés à se grouper autour de Monseigneur Lorenzo pour affronter les épreuves que leur prépare Sixte.
– Les Florentins ne sont pas des lâches, s’écria Fiora d’une voix où vibrait tout l’amour qu’elle portait en elle depuis l’enfance. L’excommunication de Lorenzo et des prieurs a seulement augmenté leur indignation. Quant à la guerre, chacun ici sait qu’elle va venir et s’y prépare. Ne vous laissez pas aveugler par la gaieté de nos fêtes.
– La guerre, oui... mais l’interdit[v] ?
– Le pape n’irait pas jusque-là ? fit Démétrios.
– Nos espions à Rome prétendent qu’il y pense sérieusement. Dites-vous bien que cet homme, vraiment pieux cependant, est prêt à tout pour faire plier Florence, abattre les Médicis et asseoir la fortune et la puissance de ses neveux. Que va faire la ville, dans ce cas ? Se soumettre ?
– Sûrement pas ! dit Démétrios. Une cité toute empreinte de philosophie grecque ne saurait plier devant les foudres archaïques des siècles barbares. Et je peux même vous prédire ce qui se passera si le clergé met à exécution les ordres du pape : elle le chassera, le jettera hors de ses remparts comme autant de bouches inutiles. Elle soignera ses malades et enterrera ses morts. De toute façon, je serais fort surpris que l’archevêque obéisse...
– Il y a plaisir à parler avec vous, Démétrios ! fit Commynes en riant. Tout se tient, en effet, et l’archevêque va mettre ses espoirs dans ce concile que le roi de France appelle de ses vœux. Je crois que cette guerre, si vraiment elle éclate, ne durera pas très longtemps et que Monseigneur Lorenzo, prince sage et habile s’il en fut, a devant lui de longues années de paix... mais assez parlé politique ! C’est d’un goût déplorable après un repas aussi délicieux.
– De quoi voulez-vous parler, alors, dit Fiora avec un sourire. La politique dévore les trois quarts de votre vie.
– Parlons de la vôtre et de votre avenir. Je vous ai dit tout à l’heure qu’à la maison aux pervenches tout va aussi bien que possible en votre absence et que l’on vous y attend anxieusement. Je suppose que vous avez hâte d’y retourner ?
– Grand-hâte ! J’ai tant pensé à eux durant tous ces mois. Mon fils ne me connaît même pas puisque j’ai été enlevée peu après sa naissance. Je ne lui plairai peut-être pas !
– Il aurait bien mauvais goût, soupira Mortimer qui avait trop mangé et qui, abandonnant la table, se mit à marcher à travers la grande salle fraîche. Mais je ne suis pas inquiet de ce côté-là et vous, vous en serez folle : c’est un beau petit bonhomme que le roi lui-même prend plaisir à venir voir. Il s’arrête souvent au manoir en revenant de la chasse.
– C’est vrai ? Il vient voir mon petit Philippe ?
– Eh oui ! Vous savez quel souci il éprouve pour tout ce qui touche à Monseigneur le Dauphin, lequel est de faible constitution et de petite santé ? Alors, ce petit garçon sans père ni mère l’émeut profondément. Il joue un peu au grand-père avec lui
– Qui pourrait le croire si délicat et si attentif ? murmura Fiora émue. Je ne suis pas certaine de mériter tant de bonté, mais je serai heureuse de le revoir, lui aussi...
– Parfait ! Alors, quand partons-nous ? conclut joyeusement l’Ecossais.
On décida que le départ aurait lieu la semaine suivante pour laisser à Fiora le temps de mettre ses affaires en ordre et de prendre congé... ce qui ne pouvait se faire avec une précipitation offensante pour le Magnifique. Elle et Commynes quitteraient ainsi Florence le même jour, dans des directions différentes, lui pour y revenir car le roi désirait qu’il demeurât aux côtés des Médicis pendant les mois difficiles qui s’annonçaient, elle... sans trop savoir si elle reviendrait un jour, car la décision en appartiendrait à Philippe.
Ses hôtes redescendus en ville, Fiora prit Démétrios par le bras et l’entraîna au jardin. En ce début d’été, il se trouvait dans la plénitude de son épanouissement et, à caresser des yeux les touffes de roses et les grands bouquets de lauriers chargés de fleurs, la jeune femme sentait son cœur se serrer un peu. Cet endroit prenait soudain, comme la maison elle-même, l’aspect fragile et menacé des choses que l’on va quitter. Voyant une larme perler à ses cils, Démétrios qui l’observait sans en avoir l’air serra plus fort le bras posé sur le sien :
– Tu regrettes de partir ?
– Un peu, oui... Pourtant, tu n’imagines pas quelle hâte j’ai de rejoindre Philippe. Nous avons tant de bonheur gaspillé stupidement à rattraper. Il m’est de plus en plus difficile de me comprendre moi-même... C’est comme si deux femmes vivaient en moi...
– Ce n’est pas « comme si ». C’est tout à fait certain. Tu tiens à Florence par les racines d’une enfance et d’une adolescence heureuses et tu tiens à ton époux par l’émerveillement d’un amour passionné. Et si tu souffres de t’en aller, c’est que tu redoutes un peu ce qui t’attend là-bas. N’ai-je pas raison ?
– Tu as toujours raison. Nous nous connaissons si peu, Philippe et moi, et nous savons si bien nous faire souffrir !
– Veux-tu dire que, s’il n’y avait pas ton fils, tu hésiterais à repartir ?
– Non, non, pas un instant ! Ma vie, c’est Philippe et, quelles que puissent être les épreuves à venir, je ne renoncerai jamais à lui.
Les pas des deux promeneurs les avaient conduits au bas du jardin, près de la grotte que Démétrios désigna du menton :
– Et... celui-là ?
– Il m’oubliera. D’autant plus vite qu’il va devoir défendre sa ville. En outre, elles sont nombreuses, les Florentines qui rêvent de lui. Bartolommea dei Nasi... et combien d’autres ?
– Tu as peut-être raison. Mais toi, est-ce que tu l’oublieras ?
– Jamais... et pourtant, je l’oublie déjà.
– Voilà une réponse intéressante, mais peut-être un peu difficile à comprendre ! Même pour un homme qui croyait connaître les femmes !
– Sans doute parce que c’est difficile à expliquer. Lorenzo m’a permis de moins souffrir d’une blessure que je croyais inguérissable et qui l’était. Simplement, il m’a rendu la chaleur et le goût de la vie, de même que je l’ai aidé à calmer la souffrance causée par la mort de son frère.
– Et... s’il souhaitait te garder envers et contre tout ?
– Tu veux dire... de force ?
– Pourquoi pas ?
– Non. Pas lui. Tu sais qu’il aime à dire qu’il faut se hâter d’être heureux, car nul n’est sûr du lendemain. Il sait prendre l’instant et en jouir intensément. Mais je suis certaine qu’il a compris que... le lendemain est arrivé.
Démétrios ne répondit pas. Pendant un moment, lui et Fiora cheminèrent en silence jusqu’au champ d’oliviers qui s’étendait au bas du jardin et marquait sa limite. Ils marchèrent un instant sous le feuillage argenté, puis le Grec s’arrêta près d’un tronc noueux, cassa une petite branche où pendait un fruit vert et la considéra un instant avant de la tendre à la jeune femme :
– Garde ce rameau précieusement : il te fera souvenir de moi.
– Est-ce que... tu vas me laisser partir seule ? fit-elle, soudain peinée. J’espérais que toi et Esteban reviendriez en France ?
– Non, Fiora. C’en est fini pour moi des errances. Je suis trop vieux à présent et si tu veux me permettre de continuer à vivre dans cette maison avec mon fidèle Esteban, je n’en demanderai pas davantage à l’existence. Et puis... je ne suis pas certain que dame Léonarde soit disposée à tuer le veau gras en mon honneur.
– Elle sera tellement heureuse de me revoir qu’elle t’accueillera à bras ouverts. Je crois qu’elle t’aimait bien, au fond.
– Perds donc cette habitude de prêter aux gens les sentiments que tu éprouves ! Léonarde ne m’a jamais aimé, et même elle me redoutait. Non sans raison peut-être, mais là n’est pas la question. Je veux rester ici car ce beau pays est celui qui ressemble le plus au mien... et j’y ai enfin trouvé la paix.
Du bout du doigt, Fiora caressa la petite branche, puis elle sourit :
– Cette paix dont tu viens de m’offrir le symbole ?
– Oui, et c’est plus sérieux que tu ne le crois. Veux-tu me faire une promesse, Fiora ?
– Si tu y tiens.
– J’y tiens beaucoup. D’abord, tu ne diras pas à Lorenzo ce que tu m’as confié. Il t’aime peut-être plus que tu ne le crois et, de toute façon, il a trop d’orgueil pour accepter de n’être qu’un pis-aller.
– Je n’ai jamais rien dit de tel ! s’écria Fiora indignée.
– Peut-être, mais c’est, en gros, le sens de tes paroles. En outre...
– C’est une double promesse alors ?
– Pas vraiment, les deux se résument en une seule : le silence. Tu ne diras jamais à Philippe de Selongey que Médicis a été ton amant. C’est ta vie plus encore que ta paix que je veux préserver. Il serait capable de te tuer.
– N’a-t-il pas pardonné Campobasso ?
– Je me méfie de ces pardons-là et je ne jurerais pas qu’il ne t’en reparlera plus. Alors, je t’en prie, pas de ces confidences imprudentes que l’on fait sur l’oreiller et dont vous avez la manie, vous les femmes ! Je connais bien ton époux : il t’aime passionnément. Il a pu passer l’éponge sur... les hasards de la guerre, mais il ne pardonnerait pas à la mère de son fils de s’être consolée dans les bras du Magnifique. Même si elle se croyait sa veuve. J’ai ta promesse ?
– Tu les as toutes les deux. Tu es plus sage que moi.
– Un mot encore : es-tu certaine de ne pas être enceinte ?
Fiora devint aussi verte que la brindille qu’elle venait de glisser dans son corsage. Pas un instant elle n’avait imaginé au cours des heures ardentes vécues avec son amant que cela pût lui arriver...
– Je... je ne crois pas. Non.
– Il suffit de voir ta tête pour comprendre que tu n’en es pas sûre. Alors écoute-moi bien : tout à l’heure, je te remettrai une potion. Au moindre signe de grossesse, tu en avaleras le contenu d’un seul coup avec un peu de miel. Tu seras malade à mourir pendant deux jours, mais ensuite tu pourras sans crainte affronter le regard de ton époux !
– Est-ce que... ce ne serait pas un crime ?
Du haut de sa taille, le Grec considéra la jeune femme dont les admirables yeux gris se levaient sur lui, chargés d’incertitude, de crainte même. Jamais elle n’avait été aussi belle. Simplement vêtue de fine toile blanche brodée de fleurettes à cause de la chaleur, ses cheveux relevés et tressés en une lourde natte qui glissait le long de son épaule, elle était l’image même du printemps. Son visage, dont elle protégeait la pâleur à peine rosée à l’aide d’un parasol de soie, avait la délicatesse d’une fleur de camélia et son long cou flexible une grâce infinie. Par le repos, les soins et la passion attentive de Lorenzo le corps mince et nerveux semblait s’être poli, adouci, et dégageait cette involontaire sensualité qui, jointe à une exceptionnelle beauté, compose ces femmes rares capables de changer la face d’un royaume. Et Démétrios pensa que le Magnifique, dont rêvaient tant de belles créatures, aurait peut-être quelque peine à oublier celle-là. Il devait d’ailleurs en avoir plus tard confirmation, au cours de ses nombreuses conversations avec Lorenzo.
– Posséder Fiora, c’est posséder toute la beauté du monde. Les anciens Grecs en auraient fait une statue divine, mais il faut l’avoir tenue dans ses bras pour savoir quel doux éclat elle atteint dans l’amour, et aucune femme ne m’a donné ce que j’ai reçu d’elle...
Le silence de son ami inquiéta la jeune femme :
– Eh bien ? Tu ne me réponds pas ? N’est-ce pas un crime contre la nature que chasser un enfant de son corps ?
– Si. C’en est un, mais celui qui, par jalousie, te tuerait, en commettrait un bien plus affreux encore... et me briserait le cœur. Alors, garde pour toi ce que ton mari n’a aucun besoin de savoir.
En remontant vers une terrasse que bornait le mur d’enceinte de la villa, Démétrios et Fiora trouvèrent Carlo fort occupé à installer des ruches avec l’aide du jardinier. Le jeune homme aimait les abeilles et s’intéressait depuis toujours à leur vie et à leur élevage. Il aimait à répéter que celles de Trespiano donnaient un miel sans rival dans toute la Toscane. En sarrau de toile et en sabots, les manches retroussées, les cheveux en désordre et le visage rouge, il achevait le quatrième logis destiné aux abeilles et semblait pleinement heureux.
Aucune force humaine n’avait pu le convaincre de prendre part au déjeuner que Fiora avait offert à ses amis Commynes et Mortimer :
– Il me suffit que l’Écossais sache à quoi je ressemble, avait-il dit à Fiora en manière d’excuse. Je ne veux pas que l’ambassadeur me voie auprès de vous. J’en serais... très malheureux.
– Pourquoi ? Notre mariage est nul, vous le savez à présent, mais nous restons unis par une véritable affection. Je n’ai jamais eu de frère, Carlo, il faut que vous acceptiez ce rôle !
– Qu’ai-je fait, mon Dieu, pour mériter cette joie ? Jamais femme n’aura eu frère plus tendrement attaché. Mais ne me demandez pas de paraître à ce repas.
Voyant approcher les promeneurs, il repoussa du bras les mèches humides qui collaient à son front et leur fit un signe joyeux. Depuis qu’il avait retrouvé la vie campagnarde, Carlo semblait moins malingre et sa longue figure pâle prenait peu à peu les couleurs de la santé.
– Tu ne peux pas l’emmener en France, n’est-ce pas ? murmura le Grec.
– Ce serait pourtant la meilleure solution. N’oublie pas qu’il passe pour mort...
– Personne ne viendra le chercher ici tant que. Lorenzo et moi-même vivrons. Là-bas, il serait comme un poisson hors de l’eau. La nature de ce pays peut seule lui donner les joies simples dont il a besoin. En outre, il possède une grande soif de culture et je crois être capable d’étancher en partie cette soif.
– Autrement dit, entre lui et moi, c’est lui que tu as choisi ? conclut Fiora en souriant. Je vais être jalouse.
– Autant que tu voudras : j’en serais immensément flatté. Mais, sérieusement, il vaut mieux que nous restions ici lui, Esteban et moi. Même pour toi, car vois-tu, nul ne peut dire – pas même moi – ce qui t’attend là-bas. Peut-être un grand bonheur et je le souhaite de tout mon cœur, peut-être d’autres épreuves car les temps que nous vivons sont sans pitié. Il est bon que tu saches que tu as ici ta maison et ses gardiens : une espèce de famille toujours prête à t’accueillir... A présent, allons voir où en est le travail de Carlo !
Soudain, de la ville si paisible l’instant précédent, monta le tintement frénétique du tocsin sonné par la Vacca, la grosse cloche des heures difficiles, aussitôt repris par les campaniles de toutes les églises. Puis vint cet espèce de rugissement assourdi par la distance, mais que Fiora et Démétrios n’oublieraient jamais pour l’avoir entendu certaine nuit où Florence se soulevait pour obtenir leur mise à mort. En dépit du doux soleil et de la grâce de l’immense paysage étendu à leurs pieds, ils ne purent s’empêcher de frissonner. Il se passait quelque chose et quelque chose de grave, mais quoi ?
Tous deux, oubliant Carlo qui d’ailleurs ne pensait déjà plus à eux, se précipitèrent vers la vieille tour, vestige des anciennes fortifications étrusques, au sommet de laquelle le médecin grec avait installé les instruments qui lui permettaient d’observer le ciel. Mais cette fois, ce fut sur la ville qu’il dirigea sa longue-vue, et surtout sur les portes du sud pour voir si, d’aventure, une armée approchait de Florence. Il ne vit rien d’inquiétant.
– Il faut attendre le retour d’Esteban, soupira Démétrios. Il nous apportera des nouvelles fraîches.
En effet, le Castillan avait accompagné les Français quand ils avaient regagné le palais Médicis, sous le fallacieux prétexte de renouveler la provision de chandelles. En réalité, il voulait rejoindre une jolie lingère du quartier San Spirito qu’il avait protégée pendant les émeutes lorsqu’elle avait failli être écrasée contre un mur. Depuis, ses pas le conduisaient fréquemment chez cette charmante Costenza à laquelle il semblait s’attacher. Ce qui souciait un peu Démétrios, persuadé que le commerce de lingerie n’était que l’habile façade d’un autre, vieux comme le monde et beaucoup plus lucratif.
Aussi, les habitants de la villa Beltrami ne furent-ils pas autrement surpris qu’Esteban ne soit pas rentré quand les trompettes sonnèrent la fermeture des portes. De toute évidence, il avait choisi de passer la nuit chez son amie et Démétrios, haussant les épaules avec agacement, se contenta d’émettre le vœu que cette escapade ne coûtât pas trop cher à son fidèle serviteur.
– Et nous, nous ne saurons rien avant demain, regretta Fiora. L’arrêt du tocsin ne la rassurait pas car le feulement profond continuait à monter de la vallée, plus distinct même à présent que la voix des cloches ne le couvrait plus.
Fiora se trompait. Vers minuit, alors que chacun se disposait à gagner sa chambre, le galop d’un cheval ébranla les échos de la nuit avant de s’arrêter devant la porte de la villa. Fiora et Démétrios l’attendaient, car la jeune femme savait déjà que le visiteur tardif n’était autre que Lorenzo.
Lorsqu’il vint vers elle, blanche et lumineuse dans le halo de sa lampe, Fiora le revit tel qu’il était au soir du meurtre de Giuliano : le pourpoint noir ouvert jusqu’à la taille, les cheveux ébouriffés par le vent de la course, la sueur au front et chacun de ses traits accusé par la poussière. Mais l’expression de ce visage n’était pas la même. Lorenzo, ce soir, ne venait pas chercher un refuge, il n’espérait pas trouver un moment d’oubli entre des bras soyeux. Son air était celui d’un homme déterminé qui vient de prendre une résolution.
– Je suis venu te dire adieu, dit-il simplement.
– Déjà ? Mais je ne pars que dans quelques jours ?
– Je sais, c’est moi qui m’en vais. Et peut-être serait-il prudent d’avancer l’heure de ton voyage.
– Mais pourquoi ? Rien ne presse et Commynes...
– Commynes part demain pour Rome. Je l’accompagnerai sans doute.
En quelques phrases brèves, Lorenzo raconta ce qui s’était passé et pourquoi, d’un seul coup, Florence s’était enflammée. Un héraut pontifical, à la tombée du jour, avait apporté la déclaration de guerre de Sixte IV, assortie d’une lettre adressée aux prieurs dans laquelle le pape déclarait n’avoir aucun grief contre la Seigneurie ni la ville, mais uniquement contre Lorenzo de Médicis, assassin et sacrilège. Que Florence chasse l’indigne tyran, et elle ne serait frappée d’aucune peine ! Elle recouvrerait la faveur du Saint-Père qui la tiendrait désormais en sa toute particulière affection.
– Alors, j’ai proposé de me livrer, conclut le Magnifique, afin d’épargner à cette ville qui m’est chère les horreurs d’une guerre. Les prieurs ont refusé ma proposition, mais je leur ai demandé de réfléchir jusqu’à demain, de consulter leurs quartiers, leurs familles et les maîtres des différents arts.
– Il me semble qu’ils t’ont déjà répondu ? fit Démétrios. Nous avons entendu le tocsin et aussi la rumeur...
– Telle a été, en effet, leur première réaction, et j’en ai éprouvé beaucoup de joie. Cependant, bien des choses peuvent changer en une nuit quand les ténèbres apportent le silence... et la peur.
– Tu ne peux pas te livrer ! s’écria Fiora indignée. Toi, entre les mains de ce pape inique qui a osé faire abattre ton frère en plein office de Pâques ? Il te fera mettre à mort sans hésiter... et Commynes n’y pourra rien.
– Loin de moi la pensée de le mettre dans un mauvais cas. Sa mission est déjà assez difficile.
– Et tu penses que ta mort suffira pour calmer la fureur de Sixte ? Lui ne fera rien, peut-être, mais il enverra son cher neveu et Riario, après avoir fait suer à Florence tout son or, lui fera suer tout son sang si elle ne se traîne pas à ses pieds. Est-ce cela que tu veux pour ta ville ? Crois-tu que ce misérable épargnera tes enfants, ta femme, ta mère et toute ta parenté ? Tu es fou, Lorenzo !
– Non, Fiora. C’est la seule conduite que je puisse tenir. J’ai dit, moi, ce que ma conscience me poussait à dire. A présent, c’est à Florence de répondre et de choisir son sort.
– Accepter la férule de Riario ou se battre avec toi ? dit Démétrios. Il me semble que, si j’avais quelque poids, je n’hésiterais pas un seul instant. Encore moins une nuit...
– Et ils ont accepté cette nuit ! murmura Fiora. C’est encore trop !
– Non, car l’enjeu est grave. Si je ne me livre pas, la ville sera frappée d’interdit.
– Et alors ? Si la Seigneurie rejette le pape comme il le mérite, que lui importent ses décisions ? Commynes ne t’a-t-il pas informé des projets du roi de France ?
– Le concile ? Oui, je sais... mais il faut du temps pour réunir un concile. Tiendrons-nous jusque-là ?
– N’y a-t-il pas ici assez d’or pour acheter des condottieri ? Florence est-elle sans armes, sans remparts, sans autre puissance que celle de ses marchands ? Elle se battra, ou alors, elle ne sera plus jamais Florence !
L’ardeur passionnée de Fiora fit sourire Lorenzo qui, d’un geste tendre, l’attira vers lui :
– Tu parles comme ma mère, dit-il en posant sur son front un baiser léger, mais...
– Et comme toutes les femmes de la ville, j’espère ?
– Qui peut savoir ? Mais toi, tu es bien l’une des nôtres, et cela rend plus pénible encore l’idée de notre séparation. C’est difficile de te dire adieu, Fiora...
Un moment, ils demeurèrent face à face, sans se rejoindre autrement que par leurs regards.
– Et c’est difficile de te dire adieu, Lorenzo... Encore qu’il ne faille jamais dire adieu...
Le bruit léger des pas de Démétrios reculant vers la maison ne brisa pas le sortilège qui les tenait captifs, et pas davantage le bruit assourdi de la porte lorsqu’elle se referma. Le Grec avait emporté la lampe à huile et le couple fut seul dans la nuit, seul au milieu d’un monde en sommeil qui l’enveloppait de ses frémissements, de sa brise douce et de ses senteurs. Fiora tendit la main et toucha l’épaule de Lorenzo :
– Il n’y a qu’une façon de nous séparer qui puisse en adoucir l’amertume, chuchota-t-elle. C’est de nous unir une dernière fois...
Elle le sentit trembler, mais il fit un pas en arrière :
– Je ne suis pas venu te demander de me faire la charité, gronda-t-il. Tu n’es plus une femme libre...
– Je sais...
– Quelque part au nord, il y a un homme qui t’aime... et que tu aimes.
– Je sais.
– Si tu te donnes à moi maintenant, tu seras coupable d’adultère comme je le suis moi-même.
– Je sais cela aussi, mais, comme au premier soir, c’est parce que je le veux que je m’offre à toi. Nous ne nous reverrons peut-être plus jamais, Lorenzo, alors cette nuit ne peut être qu’à toi. Si tu le désires, bien entendu...
– Tu le demandes ?
Il prit sa main, la retourna pour en baiser la paume puis, sans la lâcher, entraîna Fiora à travers le jardin vers la grotte de leurs amours. La lumière qui tombait des étoiles et donnait au ciel un bleu laiteux éclaira leur chemin dans le dédale des allées et des courts escaliers qui reliaient les terrasses. Devant le seuil de leur refuge, ils s’arrêtèrent et d’un même mouvement s’enlacèrent sous une énorme touffe de jasmin qui fit neiger sur eux son parfum et ses menues fleurs blanches.
– Le ciel est si beau, cette nuit ! murmura Lorenzo contre la bouche de Fiora. Je ne veux que lui au-dessus de nous...
Ils se déshabillèrent et, nus, coururent s’abattre sur un tapis d’herbe encore verte qu’abritait un massif de grosses pivoines claires.
Le chant du premier coq chassa Lorenzo. Avec une passion désespérée, il étreignit Fiora une dernière fois et lui donna un très long baiser :
– Dieu te garde, mon bel amour ! ...
C’était la première fois qu’il disait ce mot et Fiora, bouleversée, voulut le retenir, mais il était déjà parti. Sa longue silhouette brune, pareille à celle d’un fauve, bondissait vers la grotte où il reprit ses vêtements. Incapable de bouger, Fiora, les bras noués autour de ses genoux, le regarda disparaître dans la petite brume qui montait de la vallée. Quelque chose se noua dans sa gorge et elle éclata en sanglots. Elle avait l’impression horrible que le bonheur de revoir bientôt Philippe avait subi une fêlure... et qu’il lui serait difficile d’oublier Lorenzo, en admettant que ce fût jamais possible...
Une chose néanmoins était certaine : même si le Magnifique n’était pas obligé de se sacrifier à la tranquillité de Florence, elle ne le reverrait plus. Même si, comme elle l’avait dit, il ne faut jamais dire « adieu ».
C’est ce qu’elle voulut expliquer à Démétrios quand elle le retrouva un instant plus tard, sur le seuil de la maison où il l’attendait en arpentant le gravier, les mains au fond de ses grandes manches. Il la fit taire :
– Tu n’as pas d’excuses à présenter, Fiora ! A personne !
– Tu ne me condamnes pas ?
– A quel titre ? Je n’en ai ni l’envie ni le droit.
– Il va peut-être mourir, tu comprends ?
– Il ne va pas mourir du tout. Florence ne le laissera pas partir et se battra pour lui. Quant à toi, je viens de te le dire, ne t’abaisse pas aux excuses et cesse de te mentir à toi-même. Tu avais envie de lui comme il avait envie de toi... et c’est tant mieux si tu laisses ici une partie de ton cœur. Tu souhaiteras peut-être un jour venir la rechercher.
Démétrios avait raison. En rentrant vers midi, Esteban rapporta les nouvelles. La Seigneurie, à l’unanimité, allait répondre au pape qu’elle n’avait aucun ordre à recevoir de lui en matière temporelle. Lorenzo n’avait pas commis de faute et le peuple l’aimait. Il lui était reconnaissant de l’avoir défendu contre ceux qui cherchaient à s’en prendre à ses libertés... Quant au clergé toscan, prélats en tête, il affirmait son intention, au cas où l’interdit serait lancé, de refuser de l’appliquer et de réclamer la réunion d’un concile général.
Mieux encore. Une garde plus importante était offerte à Lorenzo, une garde qui le suivrait partout, et Savaglio marcherait devant lui, l’épée nue, car on savait quels traquenards pouvait tisser la haine de Sixte IV. Quant à la guerre, chacun commençait à s’y préparer et l’or affluait pour acheter des troupes aussi nombreuses que possible.
– Moi seule ne ferai rien, soupira Fiora, puisque je vais partir...
– Tu prieras pour nous, dit Chiara venue avec Colomba pour une dernière visite, car Fiora ne devait plus retourner en ville. Ainsi en avait décidé Lorenzo au cours de leur dernière nuit, afin d’éviter qu’elle se trouvât prise dans les turbulences du peuple.
– Je n’ai guère l’habitude de prier, tu sais ?
– Léonarde t’apprendra : elle fait cela très bien. Tu vas me manquer. J’avais l’impression de revenir aux jours d’autrefois !
– Pourquoi regarder en arrière ? Nous sommes jeunes et nous avons, je l’espère, de belles années devant nous. Tu pourrais venir me voir en France ? C’est un magnifique pays, différent d’ici, bien sûr, mais tu t’y plairais. Et puis, tu aurais sûrement un grand succès !
– Je ne dis pas non. Mais il me faut d’abord convaincre l’oncle Lodovico de l’intérêt que présentent les papillons français !
Se tenant par le bras et suivies de Colomba qui reniflait dans son mouchoir, les deux jeunes femmes suivaient la longue allée de cyprès qui menait à la villa et la dissimulait en même temps aux regards étrangers. Un valet tenait par la bride les mules des visiteuses. Soudain, Fiora aperçut une pierre tombée dans l’herbe. Elle venait sans nul doute du muret qui soulignait la double file des hauts arbres d’un vert presque noir. Elle alla la ramasser et la tint un instant dans le creux de sa main, songeuse tout à coup :
– Te souviens-tu de ce que je te disais au matin de la Saint-Jean ?
– La pierre arrachée ?
– Oui. Tu vois, je croyais alors qu’elle avait repris sa place dans le mur auquel elle appartenait. Je me trompais. Ce caillou est un signe...
– Pas vraiment. Regarde ! Sa place est marquée... là ! Tu n’as qu’à la remettre.
– Non, Elle tomberait encore. Il faudrait un peu de mortier pour la fixer, et je n’en ai pas. Je crois que je vais la garder et l’emporter avec moi, en souvenir.
– Sa place va donc rester vide comme la tienne ? J’espère qu’un jour vous reviendrez, l’une et l’autre, les occuper.
Et Chiara, les larmes aux yeux, embrassa son amie, se jeta sur sa mule et s’enfuit comme s’il y avait le feu, poursuivie par les cris de Colomba à laquelle il fallait plus de cérémonie. Fiora resta seule au bout de l’allée.
Ainsi, de grands arrachements en menues déchirures, les liens qui l’attachaient à sa chère Florence cédaient l’un après l’autre sans qu’elle pût savoir s’ils se renoueraient un jour. Elle avait dû renoncer à retourner sur la tombe de son père et la décision lui avait été cruelle, mais Chiara lui avait promis d’y prier chaque semaine en son nom. Cependant le plus dur fut, au matin du départ, la dernière séparation, l’adieu à la maison et à ceux qui allaient y rester.
Il eut lieu, ce départ, le quatorzième jour du mois de juillet, fête de saint Bonaventure, docteur de l’Église et compagnon de François d’Assise. A cette occasion, un office était célébré dans le petit couvent franciscain de Fiesole où, une nuit d’hiver, Philippe de Selongey et Fiora s’étaient unis. Celle-ci, avant de prendre la route, cette route qui la ramènerait à son époux, tint à aller entendre l’office, pour une raison qui lui restait obscure, d’ailleurs, mais il lui semblait qu’ainsi, elle renouerait, dans le cadre même du premier serment, les liens qu’elle avait cru rompus par la mort. Tôt le matin, alors que le jour se levait, elle vint s’agenouiller au tribunal de la Pénitence, dans l’ombre froide d’une chapelle, pour s’y laver de son péché charnel. Elle désirait sincèrement l’effacer de son âme, tout en sachant qu’elle ne parvenait pas à le regretter et que sa contrition n’était que de façade. Néanmoins, les paroles sacrées de l’absolution agirent sur son esprit comme elle l’espérait et la rendirent à elle-même. La maîtresse de Lorenzo fit place à la comtesse de Selongey, et ce fut d’un pas ferme qu’elle rejoignit Douglas Mortimer qui l’attendait à la villa avec les trois hommes gardés pour son escorte.
Tour à tour, mais les yeux embués et la voix enrouée, elle embrassa ceux qu’elle laissait.
A Esteban, elle dit :
– Je vous les confie, Esteban, parce que vous êtes le plus fort. Veillez bien sur eux, sans oublier de prendre soin de vous pour me garder un bon ami.
A Carlo :
– Nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour nous connaître, mon frère, mais ce peu a suffi pour que je vous sois, et à jamais, profondément attachée. J’espère de tout mon cœur que nous nous reverrons.
A Démétrios enfin :
– Tu as été et tu restes pour moi comme un père, et il est dur de te quitter. Je t’en supplie, dis-moi que ce n’est qu’un au revoir et qu’il ne s’écoulera pas beaucoup de temps avant que nous ne soyons réunis ?
La prenant dans ses bras, il la serra contre lui, sans réussir à retenir les larmes qui venaient :
– Mes yeux s’obscurcissent, petite Fiora, et le livre du Destin s’ouvre de plus en plus rarement devant moi, mais je sais que nous ne serons jamais séparés tout à fait. A présent, pars vite ! Un philosophe grec se doit de rester impassible en toutes circonstances et, en ce moment, je ne me sens plus du tout philosophe...
Tournant les talons, il courut s’enfermer dans la vieille tour qui lui servait d’observatoire. Fiora rejoignit alors Mortimer. Debout auprès de son cheval, il lui tenait l’étrier et elle s’enleva en selle tandis que l’Écossais rendait le même service à Khatoun, d’une façon un peu différente : il se contenta de la prendre à terre entre ses deux mains et de la poser sur le dos de l’animal, sans plus d’effort que si elle n’était qu’une simple sacoche, accompagnant son geste d’un sourire béat qui fit rougir la jeune Tartare et amusa Fiora. Le redoutable sergent la Bourrasque s’intéressait de toute évidence à cette petite créature fragile et douce qui n’avait pas l’air d’appartenir à la même planète que lui. Il étala délicatement son manteau sur la croupe du cheval, sourit à nouveau, puis alla rejoindre sa propre monture sans s’apercevoir que Fiora cachait un sourire sous le voile qui enveloppait sa tête. Que son voyage commençât sous d’aussi aimables auspices lui semblait d’un heureux présage.
Quittant Fiesole, la petite troupe descendit paisiblement la colline pour rejoindre la vallée du Mugnone que l’on suivrait jusqu’à la route de Pise et de Livourne. Le temps était beau et une brise venue de la mer laissait espérer qu’il ne serait pas trop chaud. Fiora, auprès de Mortimer, regardait droit devant elle et s’obligeait à ne pas se retourner, malgré l’envie qui la tenaillait, pour ne pas laisser les regrets envahir sa toute récente sérénité.
Soudain, comme on atteignait le hameau de Barco, elle tressaillit. Toutes ensemble et comme sur un mot d’ordre précis, les cloches de Florence, de Florence excommuniée, de Florence frappée d’interdit venaient de se mettre en branle et sonnaient sur un rythme allègre dans l’air bleu du matin. Khatoun rejoignit Fiora qui, cette fois, s’était arrêtée pour mieux écouter :
– C’est lui qui te dit adieu, murmura-t-elle.
– Peut-être... mais il y a autre chose. Ce n’est pas un adieu, c’est une espérance que chantent ces cloches. Florence est en train de nous dire que l’avenir ne lui fait pas peur, qu’elle est toujours forte et libre, et que jamais rien ne la fera changer... Viens, à présent ! Il faut repartir.
Toute à l’émotion de cet instant, elle ne remarqua pas un homme qui l’épiait, caché par un tronc d’olivier. Cet homme, c’était Luca Tornabuoni...
Deux jours plus tard, au moment où, dans le port pêcheur de Livourne, la caravelle qui allait conduire la petite troupe jusqu’à Marseille hissait à ses trois mâts ses grandes voiles à antennes, Philippe de Commynes, à Rome, faisait sonner sous le talon de ses bottes les dalles de marbre de la salle du Perroquet. Au fond, tapi sur son trône comme une bête à l’affût, Sixte IV le regardait venir entre ses paupières resserrées. Auprès de l’ambassadeur français, les moires pourpres du cardinal-camerlingue,
Guillaume d’Estouteville, glissaient sans bruit... Devant eux trottait le cérémoniaire Patrizi, plus que jamais semblable à une souris terrifiée.
Après le rite solennel des salutations protocolaires, le pape, sans rompre le silence de mauvais augure qu’il gardait depuis l’entrée de l’envoyé de Louis XI, considéra un moment le visage plein et paisible du Flamand, dont les yeux bleus ne se privaient pas de l’examiner avec une certaine curiosité. Philippe pensa que ce gros homme correspondait à l’image qu’il s’en faisait : il paraissait aussi teigneux qu’il l’était en réalité.
Enfin, du fond de son triple menton, le pape grogna :
– Que Nous veut le roi de France ?
Commynes tira de sa manche une lettre scellée du Grand Sceau, avança de deux pas et, avec une génuflexion, l’offrit au souverain pontife. Mais ses mains ne devaient pas être jugées assez nobles pour transmettre directement le message, car ce fut d’Estouteville qui le prit et le tendit au pape :
– Ouvrez, Notre frère, et lisez ! lui dit Sixte.
En découvrant ce qu’il avait entre les mains, le cardinal devint aussi rouge que sa robe. Le latin du roi Louis était, en effet, suffisamment véhément pour justifier toutes les craintes et, en déroulant la prose royale, Estouteville se demanda si l’ambassadeur n’allait pas y laisser sa tête :
« Fasse le Ciel que Votre Sainteté prenne conscience de ce qu’Elle fait, écrivait le roi, et que, si elle ne veut affronter les Turcs, elle renonce du moins à faire tort à quiconque de manière à ne pas faillir à Son ministère. Car je sais que Votre Sainteté n’ignore pas que les scandales prédits par l’Apocalypse s’abattent aujourd’hui sur l’Église et que les auteurs de ces scandales ne survivront pas mais connaîtront la plus terrible fin, tant dans ce monde que dans l’autre. Plût au Ciel que Votre Sainteté fût innocente de ces abominations «[vi]
La voix du prélat s’étrangla un peu sur les derniers mots, mais ils n’en demeurèrent pas moins intelligibles. Furieux, Sixte venait de s’extraire de son trône et poussait une sorte de hurlement vengeur qui s’acheva en imprécation :
– Fils d’iniquité ! Ce roi va savoir ce que pèse ma colère ! Oser Nous insulter ainsi ? Nous allons l’excommunier, frapper son royaume d’interdit...
Commynes, alors, intervint :
– Mon roi n’a rien fait qui mérite cela, Très Saint-Père ! Il est du devoir des princes chrétiens de mettre le trône de Saint-Pierre en face de ses responsabilités. Alors que les voiles turques s’approchent lentement des côtes adriatiques, Votre Sainteté, au lieu d’essayer de réunir l’Italie sous sa main auguste pour opposer à l’Infidèle une puissance forte et unie, ne songe qu’à détruire Florence...
– Parce que Florence mérite d’être détruite. Oser pendre haut et court l’archevêque de Pise, oser retenir en otage notre cardinal-légat de Pérouse...
– Monseigneur de Médicis n’a pas retenu en otage le cardinal Riario : il lui a, au contraire, offert l’asile de son palais pour lui éviter le sort de l’archevêque Salviati. Florence est une cité pieuse et fidèle à sa foi, mais elle ne peut accepter qu’en pleine messe de Pâques et à l’instant sacré de l’Élévation, on assassine ses princes. Le roi de France n’a pas du tout apprécié le... – je dirai l’incident – de Santa Maria del Fiore. Et il n’est pas le seul en Europe.
– Nous n’avons que faire de lui !
– Vraiment ? Que Votre Sainteté réfléchisse donc ! Le roi ne nourrit aucune intention hostile envers la papauté. Bien plus, il m’a chargé d’offrir son aide pour combattre le Turc, une aide non négligeable. Mais si Votre Sainteté s’obstine à vouloir détruire Florence... ou à l’offrir par la violence à son neveu, le comte Girolamo Riario, c’est à Florence qu’ira cette aide. Que Votre Sainteté veuille bien, en outre, se souvenir des droits familiaux que la France conserve sur le royaume de Naples dont s’empara jadis Alphonse d’Aragon. Si le roi daignait se souvenir de ce petit État et souhaitait le reconquérir, Rome pourrait se trouver en fâcheuse posture. Enfin, je supplie Votre Sainteté de prendre en considération... ses finances.
– Nos finances ? Qu’est-ce que cela signifie ?
– Qu’à ce jour le roi, mon maître, doit avoir publié une ordonnance interdisant aux gens d’Église de se rendre à Rome... ou d’y envoyer quelque argent que ce soit sous peine de fortes amendes.
– Que dites-vous ?
– La surprise de Votre Sainteté m’étonne. Elle ne doit pas ignorer que le roi, qui avait bien voulu abolir la Pragmatique Sanction de Bourges, songe très sérieusement à la rétablir. Cette ordonnance n’est qu’un début.
– Et vous osez venir Nous dire cela en face ?
– A qui d’autre pourrais-je le dire ? Saint-Père, mon roi, le roi « Très chrétien », n’usurpe en rien ce titre. Plus pieux que lui, plus dévoué aux intérêts de Dieu et de sa très Sainte Mère ne se peut trouver. Sa mise en garde est empreinte de dévouement filial et du désir profond de voir le trône de Pierre rayonner, comme au temps d’Innocent, sur tous ceux qui aiment et servent le Christ. La menace turque est réelle, pressante et, avant de répondre par l’anathème, il conviendrait de l’examiner avec un esprit froid et lucide.
– Comme celui du roi de France ?
– Certes, car Louis est souverain avant d’être homme, père, ou quoi que ce soit d’autre, et la gloire de Dieu lui est plus chère que la sienne propre.
Pensant n’avoir rien à ajouter, l’ambassadeur plia le genou une nouvelle fois et, comme le voulait l’usage interdisant de tourner le dos au pape, commença à reculer vers la porte. Au lieu de l’accompagner, le cardinal d’Estouteville vint prendre sa place au pied du trône, sans paraître s’apercevoir du surcroît d’orage qui s’amoncelait sous les augustes paupières :
– Avez-vous quelque chose à ajouter ? fit le pontife.
– En effet, et j’en demande excuse, mais Votre Sainteté est trop amie de la justice et trop soucieuse du bien des chrétiens pour que je ne l’informe pas d’un fait, minime sans doute, mais auquel je La crois susceptible d’attacher quelque prix.
– Lequel ?
– Il s’agit de... donna Fiora Beltrami que Votre Sainteté a en toute bonne foi, voici trois mois, unie au jeune Carlo dei Pazzi.
A nouveau, le visage sanguin de Sixte IV vira au rouge brique :
– C’est un sujet dont Nous aimons peu à parler et vous devriez le savoir, Notre frère en Jésus-Christ. Cette femme a répondu par la plus noire ingratitude et par une fuite honteuse aux bontés dont Nous avions voulu la combler, par pitié d’abord et aussi parce qu’elle Nous semblait digne de Notre bénévolence. Que lui reproche-t-on encore ?
– Rien, Très Saint-Père, absolument rien... mais il serait sage de faire savoir à la Chancellerie d’État qu’elle devra annuler ce mariage et même... l’effacer complètement de ses registres.
– L’effacer ? Et pourquoi cela ? Un mariage que Nous avons Nous-même célébré, dans notre chapelle privée... et en votre présence, cardinal ? Si un empêchement existait à cette union, que ne le fîtes-vous entendre alors, comme le veut le rite d’une cérémonie nuptiale ?
– J’étais dans l’ignorance, Très Saint-Père, et Votre Sainteté Elle-même aurait rejeté avec horreur l’idée de célébrer une telle union si...
– Si quoi ? Cessez de Nous lanterner, par tous les saints du Paradis !
– Si Elle avait su que cette jeune femme n’était pas veuve comme nous le croyions tous... et comme elle le croyait elle-même.
– Quoi ?
Commynes se chargea d’asséner le dernier coup, avec une jubilation intérieure qui nécessita, pour n’être pas trop évidente, toutes les ressources de sa diplomatie :
– Rien n’est plus vrai, Très Saint-Père. Le comte Philippe de Selongey, condamné à mort, est en effet monté sur l’échafaud de Dijon... mais il en est redescendu sain et sauf car les ordres du roi étaient de ne lui faire connaître sa grâce qu’à l’instant suprême.
Il y eut un lourd silence que troublèrent seulement les pépiements des oiseaux qui occupaient, dans la salle voisine, une grande volière dorée. Le pape poussa un profond soupir :
– Et... elle ? Où se trouve-t-elle en ce moment ?
– Selon ce que j’en puis savoir, elle vogue vers la France, Très Saint-Père...
Et Commynes, sur un dernier et profond salut, quitta la salle du Perroquet.