Troisième partie LA JUSTICE DU ROI

CHAPITRE X LE TOMBEAU DU TÉMÉRAIRE

Ce fut à Saint-Dizier que Fiora décida de changer de route.

A l’auberge où elle et Florent faisaient étape et où ils prenaient leur repas du soir dans la grande cuisine comme les simples compagnons de voyage qu’ils étaient à présent, Fiora ayant décidé de reprendre le costume masculin, elle s’intéressa à la conversation de marchands lorrains qui se rendaient à Troyes. Ces hommes, tout en satisfaisant les exigences de robustes appétits, couvraient de leurs louanges le jeune duc René II de Lorraine qui, depuis la bataille de janvier 1477 où le Téméraire avait trouvé la mort, s’efforçait de reconstruire Nancy, de relancer le commerce et de promulguer les lois les plus aptes à panser les cruelles blessures subies par la ville. Il voulait rendre à la fois le goût du travail et le goût de vivre à ses habitants.

– Jamais prince, disait l’un d’eux, ne fut plus aumônier ni plus généreux de ses deniers cependant qu’il vit, avec sa famille, dans un palais dont il ne reste plus qu’une partie. Mais la ville passe avant le palais. Il s’efforce aussi d’aider les couvents, dont certains ont été éprouvés, à reprendre vie.

– Il n’a pas beaucoup de mal à se donner pour les chanoines de la collégiale Saint-Georges. Ils sont toujours aussi gras, fit l’autre.

– Aussi aide-t-il davantage les quelques bénédictins qui demeurent encore au prieuré Notre-Dame. Ils ont charge de prier pour les morts des guerres bourguignonnes, ce qui ne nourrit guère son homme.

– Ils prient aussi pour l’âme pécheresse du Téméraire qui, lui, a grand besoin de prières pour tout le mal qu’il a fait. On dit que Monseigneur René va assez souvent se recueillir sur sa tombe où des cierges brûlent nuit et jour. Ce sont les moines de Notre-Dame qui ont en charge cet entretien, mais il paraît que le duc songe à fonder un couvent de cordeliers dont la chapelle deviendrait sa propre sépulture et celle de ses descendants. Il ne veut pas être enterré auprès de son ennemi.

– On peut le comprendre, mais n’aurait-il pas été plus simple de renvoyer le Bourguignon à Dijon ?

– Pour réveiller là-bas les enthousiasmes ? Il est bon que, mort, le Téméraire reste prisonnier !

– Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne solution. Des gens viennent de partout pour voir sa tombe. Bientôt, l’endroit deviendra un lieu de pèlerinage.

Les deux hommes avaient achevé leur repas et se levaient pour sortir après un salut à la compagnie. Fiora les suivit des yeux, puis appela l’aubergiste d’un geste :

– Le chemin est-il long d’ici à Nancy ? demanda-t-elle.

– Une vingtaine de lieues. Pas grand-chose pour les bonnes jambes de votre cheval, mon jeune seigneur. Vous avez envie, vous aussi, d’aller voir la tombe du duc Charles ?

– Peut-être...

Et comme Florent, surpris, la regardait avec de grands yeux, elle lui sourit gentiment :

– Je crois, lui dit-elle, que nous allons faire un détour par Nancy. Après tout, le temps ne nous presse pas tellement.

– Avez-vous vraiment envie de retourner là-bas ? fit le jeune homme abasourdi. Vous n’y avez pas été tellement heureuse, pourtant.

En effet, lorsque Léonarde et lui-même, guidés par

Mortimer, avaient rejoint Fiora dans la capitale lorraine alors aux mains du Téméraire, ils avaient trouvé Fiora non seulement prisonnière du duc, mais blessée et en assez triste état 1

– Lorsque vous y êtes venu, je ne l’étais pas, en effet, cependant après la mort du duc, j’y ai connu trois jours de bonheur. Ce n’est pas beaucoup, trois jours, mais ceux-là me sont infiniment précieux. En outre, il y a là-bas quelqu’un à propos de qui j’ai fait, à Rome, une promesse. J’avoue que je l’avais un peu oubliée, cette promesse, mais puisque notre chemin passe si près, je serais impardonnable de ne pas la tenir.

Elle se tut. Florent comprit qu’elle n’en dirait pas davantage et ne posa pas d’autre question, sachant qu’elle n’y répondrait pas. Il se contenta d’escorter la jeune femme jusqu’à sa chambre et de lui souhaiter une bonne nuit. Le lendemain, au lieu de continuer sur Joinville et Chaumont, les voyageurs prirent la direction de l’est afin de gagner Nancy.

Un peu plus de deux années ne pouvaient suffire à guérir les innombrables blessures subies par le duché de Lorraine, et les traces en demeuraient nombreuses au long du chemin : villages incendiés où quelques maisons couvertes de chaume neuf repoussaient courageusement sur les ruines, châteaux à demi détruits, abbayes ou prieurés transformés en chantiers où les moines, perchés sur des échelles et les manches retroussées, travaillaient de la truelle, de la pioche ou du rabot ; chemins tellement défoncés par les charrois militaires que l’herbe, comme derrière le cheval d’Attila, ne repoussait pas et puis, dans les champs, un peu trop de femmes à l’ouvrage pour remplacer les hommes qui ne reviendraient plus. Trop de croix neuves aussi dans les cimetières ou même au bord des sentiers, là où des soldats sans nom étaient tombés, amis ou ennemis. Pourtant, sous le soleil de printemps, tout ce monde à l’ouvrage et les champs à nouveau ensemencés parlaient espérance et donnaient une nouvelle preuve du courage d’un peuple.

La vue de Nancy fut elle aussi réconfortante. On avait bouché les tranchées creusées par les Bourguignons et, dans les faubourgs qui avaient tant souffert comme aux remparts, de nombreux ouvriers travaillaient. Si les graves dommages subis par une ville qui s’était battue jusqu’à l’extrême limite de ses forces, et jusqu’à la victoire, restaient évidents, sous le ciel bleu piqué de légers nuages blancs, on voyait briller des toits naguère effondrés. Sur les murailles, les soldats du guet montraient des armes étincelantes, contrastant avec la mine paisible de gens qui savent n’avoir rien à redouter : aucun ennemi ne dévalerait plus des hauteurs de Laxou ou de Maxéville, aucun camp gigantesque n’étalerait ses pavillons somptueux dominés par une grande bannière violette, noire et argent. Les troupeaux qui ne seraient plus razziés paissaient tranquillement dans les prés et l’étang Saint-Jean, près de sa commanderie en ruine, était purifié des cadavres que la mort y avait semés.

La ville était bien gardée. Les voyageurs s’en aperçurent quand, en passant la porte de la Craffe qui ouvrait sur la principale rue de Nancy, ils furent arrêtés au corps de garde. Là, un grand diable armé de pied en cap leur demanda ce qu’ils venaient faire dans la ville.

– Un pèlerinage, répondit Fiora. Nous venons prier au tombeau du dernier duc de Bourgogne. Serait-ce défendu ?

– Non pas, non pas... Mais des gens comme vous, il en vient de plus en plus. Vous êtes de Bourgogne, bien sûr ?

– Presque. Je suis la comtesse de Selongey et Monseigneur René a fort bien connu mon époux. Moi aussi, d’ailleurs, mais je ne veux à aucun prix l’obliger à me recevoir. Je désire seulement prier au tombeau...

– Où comptez-vous demeurer ?

– Je n’en sais rien. Il n’y avait plus beaucoup d’auberges quand le duc René a reconquis sa ville, mais je suppose qu’il en existe une ou deux, à présent ?

– Ouais. Mais si vous avez vécu le temps du siège, vous connaissez quelqu’un ici ?

Cette forme d’inquisition commençait à agacer Fiora, déjà fatiguée par la route. D’autant que, pendant qu’on l’interrogeait, des gens qui semblaient avoir parcouru un long chemin entraient sans que personne leur demandât quoi que ce soit.

– Que signifient toutes ces questions ? fit-elle avec hauteur. Si je vous inspire le moindre doute, envoyez donc l’un de ces hommes qui jouent aux dés si tranquillement demander au palais si je peux me rendre à la collégiale Saint-Georges ! Je vous ai dit mon nom et c’est déjà une grande concession.

– L’ennui, c’est qu’il est difficile de vous croire. Vous avez l’air d’un garçon, et vous me dites que vous êtes... comment déjà ?

– La comtesse de Selongey. Je voyage habillée en homme parce que c’est plus commode, mais si vous ne me croyez pas...

Elle ôta le haut bonnet qui la coiffait, laissant dérouler au creux de son épaule une longue tresse de cheveux noirs et brillants que l’homme considéra avec intérêt.

– Cela vous suffit ? Peu d’hommes possèdent, me semble-t-il, des cheveux aussi longs ?

– Certes, certes, fit l’autre têtu, mais c’est que justement votre affaire est de moins en moins claire ! Une femme habillée en homme ! Qui a jamais entendu parler de cela ?

– Plus que vous ne pensez, mais apparemment vous n’êtes pas lorrain ?

– Pas lorrain, moi, alors que je suis né natif de Toul ?

– N’avez-vous jamais entendu parler de Jehanne la Pucelle ? Domrémy n’est pas si loin... On ne l’a pas souvent vue porter des cotillons, celle-là !

– Certes, certes ! fit le soldat qui devait affectionner cet adverbe, mais elle faisait la guerre, elle... tandis que vous, vous seriez une espionne que ça ne m’étonnerait pas !

– Nous n’en viendrons pas à bout ! souffla Florent accablé.

Fiora n’entendait pas se laisser arrêter par un militaire aux idées courtes. Entrant dans le corps de garde, elle avisa du papier et une plume plantée dans un encrier et, le tout posé sur une table, s’assit de guingois sur un tabouret et griffonna quelques lignes qu’elle signa avant de revenir offrir le tout au cerbère :

– Voulez-vous me faire la grâce, fit-elle, suave, de faire porter ceci au palais qui est à deux pas et que je connais bien pour l’avoir habité. J’attendrai ici la réponse !

Indécis, le garde tournait et retournait la feuille quand un homme déjà âgé, élégamment vêtu de beau drap fin d’un rouge profond sous un grand manteau jeté négligemment sur ses épaules, entra au corps de garde :

– Sergent Gachet, fit-il, je suis venu vous prévenir que j’attends un convoi d’ardoises que j’ai commandé de compte à demi avec messire de Gerbevillers, bailli de Lorraine, et j’espère que vous le laisserez passer plus facilement que mes farines de la semaine dernière.

– Bien sûr, messire Marqueiz, bien sûr ! fit l’autre déjà tout sourire et qui, sans son armure, se fût sans doute plié en deux. Je suis, vous le savez, tout dévoué à vos ordres...

Mais le nouveau venu ne l’écoutait plus. Il regardait le faux garçon et déjà, un large sourire sur son visage creusé de petites rides fines, tendait les mains en un geste de bienvenue :

– Donna Fiora ! C’est bien vous, n’est-ce pas ?

– C’est bien moi, messire Marqueiz, s’écria-t-elle en répondant spontanément, des deux mains, à cet accueil chaleureux. Très heureuse de vous voir...

– J’espère que vous veniez chez nous ?

– Je ne me le serais pas permis. Je vous ai, jadis, beaucoup trop encombrés, vous et dame Nicole.

C’était en effet chez l’échevin Georges Marqueiz et sa femme qu’elle avait été transportée après la blessure reçue lors du duel entre Philippe de Selongey et Campobasso 1 Elle y avait connu l’hospitalité la plus attentionnée et c’était dans leur maison qu’un an plus tard, elle avait vécu avec Philippe ces trois jours gravés si profondément dans son souvenir. Pendant ce temps, l’échevin ouvrait sa demeure, l’une des rares restées debout après le siège, à la dépouille mortelle du Téméraire dont le cadavre défiguré et à demi dévoré par les loups avait été retrouvé dans les roseaux gelés de l’étang Saint-Jean.

– Ne dites surtout pas cela à Nicole ! dit l’échevin. Naturellement, je vous emmène ! N’oubliez pas mon convoi, sergent Gachet ?

– Certes, certes, messire Marqueiz ! Il en sera fait comme vous le désirez !

Un instant plus tard, Fiora remontait la rue Neuve au bras de cet ancien ami, suivie de Florent qui menait les chevaux en bride. Peut-être eût-elle préféré passer inaperçue dans une ville qui avait joué un si grand rôle dans sa vie, mais cette rencontre lui apparut plus que bienvenue, inespérée quand elle apprit que le duc René était absent et s’était rendu à Neufchâteau. Jamais sa lettre ne serait parvenue à son destinataire et elle serait peut-être restée indéfiniment au corps de garde, à moins que le sergent Gachet ne l’eût tout bonnement refoulée.

La maison, proche de l’église Saint-Epvre, qui, au contraire de beaucoup d’autres, n’avait pas trop souffert de la guerre, offrit à Fiora l’image de ses souvenirs doux et amers sans qu’elle pût dire si les premiers l’emportaient sur les seconds. Elle y avait soigné une blessure à l’épaule, mais elle y avait retrouvé Léonarde venue contre vents et marées auprès de « son agneau ». C’était là qu’elle avait vécu le temps radieux de ses retrouvailles avec Philippe, mais aussi, hélas, sa rupture, cette rupture qu’elle ne cessait à présent de se reprocher comme la plus grande faute qu’elle eût commise.

Dame Nicole l’accueillit aussi naturellement que si elles s’étaient quittées depuis peu. Cette grande bourgeoise, assez froide et volontiers distante, l’embrassa comme si elle eût été sa propre sœur et Fiora en conclut qu’elle était vraiment la bienvenue. Pourtant quand son hôtesse ouvrit devant elle la porte de la chambre dont elle était partie, un matin de janvier, drapée dans un drap de lit comme une reine de théâtre, elle éclata en sanglots.

Interdite, Nicole Marqueiz passa un bras autour de ses épaules et voulut l’entraîner :

– Pardonnez-moi ! murmura-t-elle. Je vais vous loger ailleurs.

– Non... non, je vous en supplie ! N’en faites rien ! dit Fiora en s’efforçant de refouler ses larmes. Ceci n’était qu’un premier mouvement que je n’ai pu maîtriser, mais il est bon pour moi de revenir ainsi en arrière, même si c’est un peu cruel. En fait, c’est un pèlerinage au passé qui m’amène aujourd’hui à Nancy.

– Ne me dites pas que vous venez, vous aussi, faire pèlerinage au tombeau du défunt duc Charles ?

– Pas vraiment, mais un peu tout de même. Vous souvenez-vous du jeune Battista Colonna, le page que l’on avait commis à ma garde ?

– Et qui vous aimait tant ? Je m’en souviens d’autant mieux qu’il n’a jamais quitté notre ville où il est entré au Prieuré Notre-Dame...

– Savez-vous s’il a prononcé les vœux définitifs ?

– Il est difficile de savoir ce qui se passe dans un couvent de bénédictins mais, en l’occurrence, je ne crois pas. Certes, les moines sont moins nombreux qu’avant les guerres, mais, si ce garçon avait reçu l’investiture sur laquelle on ne revient pas, il ne pourrait plus sortir du prieuré. Or chaque matin, il va prier à la collégiale où, avec deux ou trois compagnons, il veille à ce que les trop nombreux curieux venus voir la tombe ne causent aucun dommage à la collégiale. Les chanoines, peu soucieux de monter cette espèce de garde, sont trop heureux de leur laisser ce soin. Si vous voulez le voir, vous pouvez aller à

Saint-Georges entendre la première messe. Vous serez sûre de le rencontrer.

Le lendemain, la tête enveloppée d’un voile sombre, Fiora se rendit à la messe de l’aube. Avant d’aller s’agenouiller devant le maître-autel, elle chercha des yeux la tombe ducale et la trouva sans peine là où Nicole le lui avait indiqué : une grande dalle gravée et légèrement surélevée devant la chapelle Saint-Sébastien. Quelques cierges, allumés sans doute par la piété d’anciens soldats, la flanquaient d’une garde brillante et, sur le tombeau lui-même, une lampe à huile rougeoyait. Il n’y avait personne mais quand, l’office achevé, Fiora se tourna de nouveau dans cette direction, elle aperçut une mince forme vêtue de bure blanche agenouillée devant le tombeau et priant avec ferveur, le visage dans les mains. Posé à côté du jeune moine, se trouvait le flacon d’huile avec lequel il avait renouvelé la provision de la lampe.

Fiora s’approcha sans bruit. Celui qui priait là était plus grand que le souvenir gardé de son ancien page, mais Battista devait avoir environ dix-sept ans et elle n’en fut pas moins sûre que c’était lui.

Laissant glisser ses mains, il se pencha pour baiser la pierre, et c’est quand il se redressa que la jeune femme posa sur son épaule une main légère :

– Battista ! murmura-t-elle. Voulez-vous que nous parlions un instant ?

Il sursauta comme piqué par une guêpe, se releva si vite qu’il se prit les pieds dans sa robe et faillit tomber. Fiora, le retenant, sentit son cœur se serrer en face de ce jeune visage qu’elle avait connu si gai, si ouvert, si beau aussi, mais que deux années de pénitence avaient creusé, pâli, vieilli. La voix non plus n’était plus la même quand il s’écria :

– Donna Fiora ! ... Mais que faites-vous ici ?

– C’est à vous, mon ami, qu’il faudrait poser cette question. Qu’est-ce qui vous a pris de vous enterrer ici tout vivant au lieu de rentrer chez vous, à Rome où se trouve votre famille ?

– J’avais voué ma vie au service de Monseigneur Charles et je continue à le servir, tout simplement.

– Là où il est, il n’a plus besoin de vous.

– Qu’en savez-vous ? D’ailleurs je ne suis pas seul : regardez cette tombe, à côté ! C’est celle de Jean de Rubempré, qui fut gouverneur de Nancy pour lui et dont le corps fut retrouvé non loin du sien. La piété du duc René, qui est un vrai chevalier, a voulu l’entourer de ses hommes : les autres reposent dans le cimetière de la ville, quelques-uns même dans celui de notre prieuré.

– J’ai donc raison. Ombre gardée par d’autres ombres, il n’a que faire des vivants tandis qu’à Rome...

– Rome n’est qu’un cloaque ! lança le jeune homme avec une soudaine violence. Laissez-moi à présent, donna Fiora ! Je dois retourner à mes devoirs...

– Mais...

Elle n’eut pas le temps d’en dire plus : retroussant sa robe, Battista prit sa course à travers l’église et disparut comme si le diable lui-même était à ses trousses. Stupéfaite de cette réaction subite, Fiora regarda sa fuite éperdue, faillit se lancer à sa poursuite, mais y renonça. A son tour, elle s’agenouilla devant la dalle et pria pour le repos de celui qu’elle avait tant haï, mais dont, comme d’autres, elle avait finalement subi le charme au point d’avoir accepté son amitié et pleuré sa mort d’un cœur vidé de toute rancune. Elle le reverrait toujours tel qu’il lui était apparu pour la dernière fois, au matin du dernier combat : un chevalier d’or dont le heaume portait un lion dressé, et qui s’enfonçait lentement dans la brume glacée de l’hiver, levant le bras dans un geste d’adieu. Le brouillard dense ne s’était déchiré pour lui qu’au moment d’entrer dans les ténèbres de la mort...

Souvent, elle s’était demandé quel aurait été l’avenir si le duc Charles avait survécu. Aurait-il réussi à trouver les moyens de poursuivre ses guerres incessantes avec une

Bourgogne exsangue et des Flandres exaspérées ? Certainement pas, mais avec ses ultimes ressources, il aurait continué à se battre, à poursuivre ses rêves d’hégémonie jusqu’à ce que la mort le prenne et ses derniers fidèles avec lui. Au fond, tout était bien ainsi et la grandeur tragique de son trépas devait le satisfaire. Mais il n’était pas juste qu’un enfant restât prisonnier de ce drame et de l’auréole fascinante que confèrent les légendes.

Fiora décida que Battista n’en avait pas fini avec elle. Quittant l’église, elle rejoignit la place de la Halle et, arrêtant un passant, lui demanda le chemin du prieuré Notre-Dame. L’homme se contenta de lui indiquer une rue au fond de laquelle, en effet, apparaissait une chapelle dont le clocher avait été réduit de moitié par un boulet de canon.

L’entrée du couvent se trouvait au chevet de l’église et Fiora alla tirer une cloche qui pendait près d’une vieille porte rébarbative, bardée et cloutée de fer comme une entrée de prison, que perçait un guichet grillagé. A la figure replète qui s’y encadra, la jeune femme exposa qu’elle implorait au père prieur de cette sainte maison la faveur d’une courte entrevue. Le guichet se referma et elle dut attendre de longues minutes avant que la porte ne s’entrouvrît pour lui livrer un mince passage. De l’autre côté, le frère portier, aussi ample de corps que rond de visage, lui fit signe de le suivre et sans un mot la conduisit dans une petite salle basse et humide dépourvue du moindre meuble. Seul, un grand crucifix de bois noir indiquait que l’on ne se trouvait pas dans une cave. Toute la maison sentait le salpêtre et la moisissure, mais cette pièce à laquelle on accédait en descendant quelques marches avait un aspect misérable qui serra le cœur de la jeune femme. Le charmant Battista prisonnier de ce tombeau, depuis plus de deux ans, cela lui parut un invraisemblable non-sens ! Fallait-il qu’il eût aimé le Téméraire, pour se condamner à cette lente destruction !

Au grand moine noir et blanc brusquement apparu sans qu’elle l’eût entendu venir, elle exposa sa requête : elle souhaitait s’entretenir un instant avec le jeune novice qui, dans le siècle, s’était appelé Battista Colonna :

– Je viens de Rome, assura-t-elle avec aplomb, et j’ai pour lui un message de sa famille.

Le mensonge lui était venu aux lèvres naturellement, pour la simple raison qu’elle était prête à employer toutes les armes afin d’enlever cet enfant à un univers sans espoir et pour lequel il ne pouvait avoir été créé. D’ailleurs, était-ce un mensonge ? Antonia qui l’envoyait était réellement la cousine de Battista et, par l’amour qu’elle lui portait, elle lui était plus proche encore...

– Ne pouvez-vous me confier ce message ? fit le prieur en dévisageant la visiteuse avec une insistance que celle-ci jugea déplaisante.

– Il ne s’agit pas d’une lettre, mais d’un message verbal qui ne saurait prendre sa véritable signification en passant par votre voix, Votre Révérence. Veuillez me pardonner cette franchise.

Mais le religieux n’entendait pas se rendre si aisément.

– Une famille, cela peut être vaste. Je suppose qu’en l’occurrence, il s’agit d’un seul de ses membres. Me direz-vous au moins qui ? Comprenez, ma fille, que je suis comptable de l’âme de ce jeune garçon et que je ne souhaite pas voir troublée une paix qu’il a eu quelque peine à gagner, se hâta-t-il d’ajouter en voyant se froncer les sourcils de la jeune femme.

– Craignez-vous que cette paix ne soit fragile ? Si elle est réelle, profonde, aucun signe venu du monde des vivants ne saurait l’entamer. Je peux vous dire ceci : personne, chez les Colonna – et je vous accorde que la famille est vaste -, personne, dis-je, n’a compris pourquoi un enfant de quinze ans choisissait de rester ici, loin de tous les siens...

– Nous savons cela depuis longtemps, Madame. Le prince Colonna est venu ici en personne et Battista a refusé de le voir... Mais je suppose que vous le savez ?

– Ce n’est pas lui qui m’envoie.

– Alors qui ?

– Avec votre permission, Votre Révérence, je le dirai à Battista lui-même, dit Fiora qui commençait à perdre patience. Je veux lui parler, et il ne lui servira à rien de se cacher derrière ces murs ou de s’enfuir comme il l’a fait tout à l’heure. Ou alors, c’est qu’il n’est vraiment plus celui que j’ai connu et qu’il a perdu tout courage, même et surtout celui qui consiste à regarder la vérité en face !

L’imposante silhouette du prieur parut se dédoubler pour laisser voir une ombre blanche : Battista lui-même, qui avait dû entrer sans qu’elle s’en aperçoive et sans faire plus de bruit que son supérieur.

– Il est vrai que je ne suis plus le même, donna Fiora, mais je n’accepterai jamais que l’on m’accuse de manquer de courage...

En dépit de la pesante tristesse qui régnait dans cette salle basse, Fiora retint un sourire. S’il avait gardé la saine habitude d’écouter aux portes, le jeune Colonna avait beaucoup moins changé qu’il ne l’imaginait et peut-être restait-il de l’espoir.

– Pourquoi m’avez-vous fuie, tout à l’heure, dans l’église ? Nous étions amis, naguère...

– Vous devriez dire jadis. Il me semble qu’il y a très longtemps...

– Deux ans, Battista. Cela ne compte guère dans une vie humaine.

Elle se tut, fixant le prieur avec une insistance qui fit monter deux taches rouges à ses joues creuses. Comprenant qu’elle ne dirait rien de plus en sa présence, il se décida enfin à se retirer :

– Vous me trouverez à la chapelle, mon fils, murmura-t-il. Je vais y prier afin que le Seigneur éloigne de vous les pièges du monde.

– Je vous en remercie, mon père, mais j’espère avoir en moi assez de forces, avec l’aide de Dieu, pour les combattre seul !

– Voilà qui est aimable ! remarqua Fiora acerbe. Je ne me souviens pas vous avoir jamais tendu le moindre piège ?

– Je sais, donna Fiora, et je vous demande pardon si je vous ai blessée... mais vous ne m’avez jamais habitué non plus à vous entendre mentir.

– Mentir, moi ? Quand vous ai-je menti ?

– Mais... à l’instant et par personne interposée. N’avez-vous pas dit que vous veniez de Rome ? Vous, à Rome ? Et pour quoi faire ?

– Vous allez devoir vous excuser encore, Battista ! Je n’en viens pas directement, je l’avoue, mais j’y ai tout de même effectué un séjour, tout à fait involontaire d’ailleurs, de plusieurs mois. Sinon, où aurais-je pu rencontrer votre cousine Antonia ?

Une soudaine bouffée de sang rendit un instant au jeune novice sa bonne mine de jadis et ses yeux noirs se mirent à briller, mais ce ne fut qu’un instant...

– Antonia ! soupira-t-il. Se soucie-t-elle donc de moi ?

– Bien plus que vous ne le supposez.

– Voilà une affirmation elle aussi difficile à croire. J’ai appris que l’on allait la marier.

– Vos nouvelles ne sont plus de saison. Antonia porte à présent le nom de sœur Sérafina au couvent de San Sisto où nous nous sommes liées d’amitié.

– Religieuse ? Antonia ? Mais c’est invraisemblable !

– Presque autant que de vous voir, vous, sous cette bure monastique. J’ajoute que, si elle est entrée au couvent, ce n’est pas de son plein gré. Le pape voulait la contraindre à épouser l’un de ses neveux, Léonardo, le moins réussi de la bande. Elle a préféré se faire nonne. Encore son père a-t-il dû, pour apaiser la colère papale, abandonner la majeure partie de sa dot. J’ajoute qu’elle n’a pas à ce jour pris le voile... et qu’il dépend de vous qu’elle ne le prenne jamais. C’est à sa demande que je suis venue.

S’éloignant de Fiora, Battista alla s’adosser au mur que barrait le grand crucifix, comme pour se mettre sous sa protection. Il était devenu plus pâle encore et la jeune femme se sentit envahie d’une pitié infinie.

– Vous lui écriviez, jadis ? fit-elle doucement. Pourquoi avez-vous cessé ?

– Je n’ai plus écrit quand j’ai su qu’elle allait se marier. Je l’aimais... beaucoup et j’ai préféré rompre tout lien entre nous. Il me semblait que ce serait plus facile et, effectivement, cela le fut un temps. Auprès de Monseigneur Charles, les choses étaient différentes et, avec lui, tout devenait possible, surtout les plus beaux rêves de chevalerie. Cette vie me convenait, je me sentais presque heureux. Et puis vous êtes venue et, auprès de vous, j’ai vécu mes jours les plus doux...

– Vous lui écriviez encore, à cette époque, puisque vous lui avez parlé de moi ? dit Fiora avec sévérité...

– C’est vrai. J’ai cessé peu après votre arrivée. Je n’avais plus de nouvelles depuis quelque temps et je l’ai crue mariée. Pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ?

– Peut-être parce que vous lui avez chanté mes louanges avec un peu trop d’enthousiasme. C’est une belle sottise, mon ami !

– Mais je pensais chacun des mots que j’écrivais. Vous avez enflammé mon imagination... et mon cœur aussi. Un petit peu.

– Antonia, elle, a cru que c’était beaucoup, et c’est là votre sottise : car elle vous aime, elle vous aime de toute son âme, et une âme comme la sienne ne se reprend jamais !

Sans fausse honte, le jeune homme cacha sa figure dans ses mains. Au mouvement de ses épaules, Fiora comprit qu’il pleurait et elle s’approcha lentement de lui. Elle avait envie de le prendre contre elle, de le bercer comme l’enfant malheureux qu’il était, mais elle n’osa pas : il n’était plus tout à fait celui qu’elle avait connu et elle craignit de le choquer.

– Si je comprends bien, murmura-t-elle, c’est un affreux malentendu qui vous a poussé à entrer ici ? Vous l’aimiez, vous aussi ?

– Je n’en sais plus rien à présent. Ce que je sais, c’est qu’en ce maudit mois de janvier j’ai vu mourir mon prince alors que je restais en vie et vous... je vous ai perdue aussi. C’était trop pour moi et l’idée de revoir Rome me faisait horreur.

– Pourquoi n’avez-vous pas voulu recevoir votre père ?

– Pour la même raison. Retourner dans cette ville infâme... pour y faire quoi ?

– Peut-être pour vous battre aux côtés des vôtres, gronda Fiora décidée à le pousser dans ses derniers retranchements. La guerre sempiternelle entre les Colonna et les Orsini en arrive à une phase d’autant plus dangereuse que ces derniers ont l’appui total du pape. On met sa vie en péril en tuant un Orsini, mais on ne risque pas grand-chose en abattant un Colonna. Votre palais del Vaso a été donné, au mépris de tout droit, à un neveu de Sixte IV, et j’ai entendu dire que celui-ci est décidé à faire disparaître votre oncle, le protonotaire, qui se permet de le gêner...

– Mon Dieu ! J’ignorais tout cela.

– Vous l’auriez su si vous aviez consenti à entendre votre père. Aimez-vous Dieu au point de vous consacrer à lui dans ce trou à rats ? Vous n’en pourrez plus sortir si vous prononcez vos vœux... et vous serez obligé de les prononcer un jour. Alors, c’en sera fini de vos romantiques visites au tombeau du duc Charles. D’ailleurs, restera-t-il ici ?

– Savez-vous quelque chose à ce sujet ? balbutia Battista devenu blême.

– J’en sais ce qui court les rues et les auberges de Bruges, d’où je viens. La duchesse Marie souhaite vivement que le duc René lui rende le corps de son père pour le faire enterrer à la chartreuse de Champmol, près de Dijon

– Vous étiez à Bruges ? Vous voyagez donc beaucoup, donna Fiora ?

– Plus que je ne le voudrais ! J’étais à Bruges en effet, car ayant rencontré le Grand Bâtard Antoine, j’ai appris de lui que l’on avait vu mon époux, à la Noël dernière, chez la duchesse. Voilà des mois que je cours après Philippe. J’ai été le chercher près d’Avignon et à présent, ne sachant plus que faire, je me rends à Selongey dans l’espoir d’y retrouver peut-être une trace... Mais laissons cela ! Je ne suis pas ici pour parler de moi, mais de vous. Avez-vous bien compris ce que je vous ai dit ? Les Colonna ont besoin de toutes leurs forces et Antonia a besoin de vous. Elle vous aime, je ne me lasserai pas de vous le répéter.

Battista releva sur Fiora un regard où brillait quelque chose qui rendit l’espoir à la jeune femme, surtout quand il demanda :

– Est-ce que... est-ce qu’elle chante toujours ?

– Les seules louanges de Dieu. Sa voix est le ravissement de San Sisto, mais je pense qu’elle préférerait mille fois fredonner des romances pour endormir... vos enfants !

Cette fois, le novice devint ponceau et détourna les yeux.

– Je vous remercie de ce que vous avez pris la peine de venir me dire, donna Fiora. A présent, voulez-vous me laisser ? Je voudrais... prier, réfléchir un peu.

– C’est trop naturel, et je vais de mon côté prier Dieu qu’il vous éclaire et vous guide dans la meilleure voie. Peut-être ne nous reverrons-nous plus, mais... je vous aime bien Battista Colonna !

– Je commence à le croire. Ah, j’allais oublier ! Où habitez-vous dans cette ville ?

– Toujours au même endroit. Dans la maison de Georges Marqueiz. Je pense y rester encore deux ou trois jours.

– C’est bien...

Sans rien ajouter, il alla s’agenouiller au pied du grand crucifix et, cachant sa figure dans ses mains, s’y abîma dans une profonde prière. Fiora le contempla un instant avant de quitter la salle basse sur la pointe des pieds.

Le soir venu, comme les habitants de la maison Marqueiz allaient passer à table, un serviteur apporta un billet pour Fiora :

« Vous étiez ce matin à la messe de l’aube à la collégiale, écrivait Battista. Voulez-vous faire demain le même effort et me rejoindre au même endroit ? Je vous en saurai un gré infini... »

Rien de plus mais, cette nuit-là, Fiora eut toutes les peines du monde à trouver le repos tant elle craignait de manquer le rendez-vous donné par son jeune ami. Aussi la nuit commençait-elle juste à s’éclairer du côté du levant quand, escortée de Florent qui refusait de la laisser courir les rues seule dans l’obscurité, elle monta les marches de l’église Saint-Georges. L’air était plus que frais, une pluie fine et persistante dégouttait des toits et faisait briller fugitivement les pavés sous la lumière jaune d’une lanterne sourde. Elle dut même attendre un moment qu’un sacristain mal réveillé vînt ouvrir le vieux vantail cependant que se répondaient, à travers la campagne environnante, les appels enroués de la nouvelle génération de coqs, tous leurs prédécesseurs ayant connu une fin tragique dans une marmite bourguignonne.

En entrant dans l’église, Fiora chercha des yeux le tombeau. Entre ses cierges éteints, il semblait sommeiller dans une solitude hautaine sur laquelle veillait la lampe qui ne s’éteignait jamais.

– Que faisons-nous à présent ? chuchota Florent impressionné malgré lui par la majesté du lieu.

– Nous allons assister à la messe, fit Fiora, même jeu, et vous, vous ne bougerez de votre place que lorsque je vous appellerai. C’est bien compris ?

– C’est assez clair, soupira-t-il résigné. Je ne bouge que si vous m’appelez...

Le son grêle d’une clochette d’argent annonça le prêtre qui marcha vers l’autel mal éclairé, abritant le Saint-Sacrement sous son étole verte ornée d’un galon doré. D’un même mouvement, Fiora et Florent s’agenouillèrent à même les dalles, et l’office commença.

Après l’Élévation, la jeune femme prit conscience d’une présence derrière elle. Se tournant légèrement, elle aperçut Battista, qu’elle faillit ne pas reconnaître car la robe blanche avait disparu, et avec elle la silhouette du novice. Le jeune homme qui se tenait là, modestement vêtu d’une tunique de drap gris usagée qu’une ceinture de cuir serrait à la taille, lui parut, sous cette pauvre vêture, plus superbe qu’un prince de roman – car prince il l’était de naissance. Elle dut faire appel à tout son empire sur elle-même pour ne pas lui sauter au cou. Elle avait réussi ! Battista quittait le couvent et peut-être que, dans quelques semaines, les portes de San Sisto s’ouvriraient devant une petite Antonia rose de joie. Ce bonheur serait son œuvre à elle, Fiora, qui n’avait jamais été capable de construire le sien, et ce fut d’un cœur plein de joie et de reconnaissance qu’elle reçut le corps du Christ.

La messe achevée, elle vint d’un geste tout naturel passer son bras sous celui du jeune homme pour marcher avec lui vers la sortie.

– Vous me donnez une grande joie, Battista... mais je vous vois mal équipé pour une longue route. J’espère que vous permettrez à votre sœur aînée de s’en occuper ? Ensuite, nous ferons un bout de chemin ensemble... au moins jusqu’en Bourgogne ?

– J’accepte volontiers car vous me voyez bien démuni, mais je ne crois pas que vous irez jusqu’en Bourgogne, donna Fiora.

– Pourquoi donc ?

– Je vous le dirai tout à l’heure. Pour l’instant, voulez-vous que nous allions, une dernière fois, prier au tombeau de Monseigneur Charles ?

Elle accepta d’un sourire et tous deux, suivis de Florent, se dirigèrent vers la chapelle. Les cierges étaient rallumés, la lampe brillait d’un éclat nouveau et un autre futur moine se tenait à la place exacte où Fiora avait, la veille, vu Battista. Mais celui-là semblait beaucoup plus grand et les épaules qui tendaient le grossier tissu blanc étaient larges et vigoureuses. De courts cheveux bruns casquaient une tête dont le port arrogant fit, sans qu’elle comprît pourquoi, battre plus vite le cœur de Fiora. Ensuite, tout se précipita.

Quittant son bras, Battista s’approcha de son ancien compagnon, ne dit rien, mais toucha son épaule. Alors, lentement, il se retourna et la main tremblante de Fiora chercha à tâtons l’appui d’un pilier. Ce moine, c’était Philippe-Droit devant elle dans cette robe qui l’allongeait encore et soulignait le dessin hardi de son visage dont le hâle était trop profond pour que l’ombre du monastère réussît à l’éclaircir, il la regardait, mais dans les yeux couleur de noisette que les flammes des cierges doraient, Fiora ne trouva aucune trace de la passion d’autrefois. Et quand, oubliant le lieu où elle était, emportée par son amour, elle voulut s’élancer vers lui, il étendit un bras pour la maintenir à distance :

– Non, Fiora. Tu ne dois pas m’approcher.

Elle resta là comme frappée par la foudre, ave^ l’impression que son cœur se brisait et que sa vie s’écroulait.

– Mais pourquoi ? ... pourquoi ? fit-elle d’une voix déjà lourde de larmes.

Il haussa les épaules et remit calmement ses mains au fond de ses larges manches :

– C’est l’évidence, me semble-t-il. Ce lieu ni ce vêtement ne permettent les effusions.

– Tu n’as pas toujours dit cela. As-tu oublié l’église Santa Trinita ? Tu te souciais peu de la sainteté du lieu, le matin où tu m’as appris ce que c’était qu’un baiser.

– Non, je n’ai pas oublié, mais je ne portais pas cette robe et l’église n’était que sainte : cette chapelle est sacrée par la présence de celui qui y repose...

– Faudra-t-il jusqu’à la fin des temps, murmura Fiora avec amertume, que le Téméraire se dresse entre nous ? Il est mort, Philippe, et ce culte dérisoire que tu t’obstines à lui rendre ne le fera pas revivre.

– Il est pour moi plus vivant que vous tous. Auprès de lui seul je respire librement !

– Quelle folie ! Battista, lui, a compris qu’il se devait à d’autres...

Se détournant, elle chercha le jeune homme pour en appeler à son témoignage, mais lui et Florent s’étaient éloignés, comprenant que leur présence était inopportune.

– Battista sait, à présent, que l’on a besoin de lui...

– Et moi, je n’ai pas besoin de toi ?

– Non.

– Et ton fils ? Car tu as un fils, Philippe. Crois-tu qu’il n’a pas besoin de son père ?

Pour la première fois, un éclair brilla dans les yeux froids de Selongey et la voix dure se radoucit :

– Dans ma prison à Dijon, à la veille de ce qui devait être mon exécution, j’ai su que tu attendais un enfant, mais j’ignorais que ce fût un garçon. J’en suis heureux... mais là où il est, il n’a pas non plus besoin de moi. Tu n’aurais pas dû m’en parler, je n’éprouve aucune joie à être le père d’un futur marchand florentin.

– Un futur marchand florentin ? Mais où crois-tu donc qu’il se trouve ?

– A Florence, bien sûr. Là où tu l’as emmené l’an passé.

– Moi, j’ai emmené mon petit Philippe en Toscane ? Sur cette tombe que tu semblés vénérer, je jure que notre enfant est à cette heure au manoir de la Rabaudière, près de Tours où ma vieille Léonarde, mon ancienne esclave Khatoun et un couple de braves gens dévoués veillent sur lui.

L’ironique sourire d’autrefois étira vers la droite la bouche dédaigneuse de Philippe :

– A Tours ! C’est à peine moins affligeant ! Tu te trompes, Fiora quand tu dis que Monseigneur Charles se dresse encore entre nous. Celui qui s’interpose, c’est le roi de France. Tu sais que je n’accepterai jamais de le servir, et tu élèves mon fils à sa cour.

– J’élève ton fils chez moi, dans la maison qui m’a été donnée...

– ... en remerciement de tes bons et loyaux services dans le lit de Campobasso !

– Mon Dieu ! Oublieras-tu jamais cette affreuse histoire ?

Avançant d’un pas vers le tombeau, Fiora se laissa tomber à genoux près de la lampe de bronze :

– Le roi a reporté sur moi l’estime qu’il avait pour mon père. Il m’a donné ce manoir parce qu’il savait que je n’avais plus rien.

– Tu avais Selongey. C’est là que tu aurais dû faire naître mon fils. Mais tu craignais trop de vivre loin de l’agitation et de la vie brillante que tu as toujours connue...

– Si j’avais accepté de t’y suivre, je serais peut-être à cette heure misérable et errante. Tu oublies que tu as été condamné à mort parce que tu ne rêvais que reprendre la guerre, que te dévouer au service de ta bien-aimée duchesse Marie. Moi, je ne comptais pas, et tu pouvais me ranger à Selongey comme un bagage encombrant... Ceci dit, j’ai profondément regretté d’avoir causé entre nous cette rupture. Parce que... Dieu m’en est témoin et vous aussi, Monseigneur qui dormez sous cette grande dalle... parce que je t’aime et n’ai jamais aimé que toi, Philippe. Voilà des mois que je te cherche !

– Des mois ? Et pourquoi pas des années ? Je crois qu’en bonne Florentine, tu exagères un peu. Tu ne me cherchais pas en septembre dernier quand tu étais à Florence, auprès du Médicis, ton amant, où tu avais emmené mon enfant et toute ta maisonnée.

L’indignation et la stupeur relevèrent Fiora.

– Moi, j’étais à Florence en septembre dernier ? Mais qui a bien pu te dire une chose pareille ?

– Un homme que j’ai rencontré à deux pas de ta maison... celle qu’on appelle la maison aux pervenches. C’est bien cela ?

– Tu es venu... chez moi en septembre ? C’est impossible.

– Vraiment ? Alors écoute. Quand je me suis enfui du château de Pierre-Scize où ton roi m’avait enfermé...

– Grâce à la complicité de la fille du geôlier, je sais.

– On dirait que tu sais beaucoup de choses ?

– Plus que tu ne crois. Ce que je veux savoir, c’est ce que tu as fait quand tu as quitté la chartreuse du Val-de-Bénédiction où tu as été soigné et où l’on m’a dit que tu avais perdu la mémoire.

– Tu as vraiment été là-bas ?

– Escortée par Douglas Mortimer. Tu dois te souvenir de lui. Le dom prieur nous a dit le peu qu’il savait de toi... sauf que tu leur as menti. Tu n’as jamais perdu la mémoire, n’est-ce pas ?

– Non, mais tous les moines ne sont pas dignes de confiance et c’était la seule conduite à tenir pour un prisonnier évadé d’une prison royale. Que sais-tu encore ?

– Qu’à la fête des Rogations, tu as profité du passage de nombreux pèlerins en route vers Compostelle pour quitter la chartreuse.

Elle se tut. Le regard de Philippe, passant au-dessus d’elle, se fixait sur quelque chose qu’elle ne voyait pas. Elle en suivit la direction et aperçut un groupe d’hommes, le bonnet à la main, qui venaient vers le tombeau.

– Viens ! murmura Philippe. Eloignons-nous ! Le reste de l’église est vide à cette heure...

Répondant d’un signe de tête au salut respectueux des fidèles, il précéda la jeune femme dans le déambulatoire, puis attendit qu’elle l’eût rejoint. Alors, ils se mirent à marcher très lentement côte à côte et Philippe raconta comment il s’était joint aux errants de Dieu qui s’en allaient vers la lointaine Galice.

– J’ai marché avec eux jusqu’à Toulouse. C’était ma seule chance de survivre car je n’avais pas un liard et j’ai vécu de charité grâce à eux. Un moment, j’ai pensé les accompagner jusqu’au bout, mais quelque chose de plus fort que moi me retenait sur cette terre où je croyais que tu vivais. J’avais tant souffert que j’en oubliais ma haine pour Louis XI. Ce que je voulais, c’était te retrouver...

– Philippe !

– Tais-toi ! Laisse-moi achever ! A Toulouse, j’ai feint de souffrir d’une jambe et j’ai laissé partir mes compagnons. Je suis resté à l’hôpital Saint-Jacques, gagnant ma nourriture en rendant de menus services. J’attendais le passage d’autres pèlerins remontant vers le nord, de préférence vers Tours. Quand ils sont venus, j’ai repris la route avec eux et c’est ainsi que je suis enfin arrivé devant ... le repaire de l’Universelle Aragne ! gronda-t-il d’un ton haineux qui effraya Fiora.

– La robe que tu portes n’incite-t-elle pas au pardon des injures et à la charité ? reprocha-t-elle doucement.

– Sans doute ! ... mais je ne suis pas certain que la grâce de Dieu m’ait vraiment touché, fit-il avec un sourire amer. Néanmoins, je me suis approché des archers de garde. Je voulais parler à cet Ecossais que tu évoquais tout à l’heure et dont je gardais le souvenir d’un vaillant compagnon, mais on m’a dit qu’il était absent. C’est alors qu’un homme s’est approché de moi et m’a demandé ce que je cherchais. Je le lui ai dit et il a proposé de me montrer ta maison... mais, chemin faisant, il a ajouté que tu n’y étais plus, que tu l’avais quittée sans espoir et depuis plusieurs mois pour regagner Florence avec ton fils et tes serviteurs. Et comme je m’étonnais que tu sois retournée dans une cité qui t’avait si mal traitée, il s’est mis à rire : « Il n’est rien qu’une femme aussi belle que cette donna Fiora ne puisse obtenir d’un homme et Lorenzo de Médicis est tout-puissant. Il est son amant depuis longtemps... »

– Mon Dieu ! souffla Fiora épouvantée. Mais qui a pu te dire pareille chose ?

– Un homme qui apparemment te connaît bien, un conseiller du roi, son barbier aussi, paraît-il... Ce qui ne m’étonne pas de ce triste sire !

– Olivier le Daim ! Ce misérable, qui me hait et a tenté de nous tuer Léonarde et moi, a osé te dire cela ? Et toi tu l’as cru ?

– J’ai failli l’étrangler, mais il a juré par tous les saints du Paradis qu’il disait la vérité et, comme il ajoutait que la maison en question lui appartenait désormais et que, si je le souhaitais, il m’y offrait l’hospitalité, je l’ai lâché et je me suis enfui en courant. Si j’étais resté, je crois que j’aurais fini par le tuer et par aller mettre le feu à ce maudit manoir...

– Que ne l’as-tu fait ? Tu nous aurais évité à tous deux bien des souffrances. En approchant de la Rabaudière tu aurais vu les fenêtres ouvertes et Léonarde au jardin avec notre enfant... Je jure que j’étais là ! D’ailleurs, si tu ne me crois pas, viens avec moi : le serviteur qui m’accompagne répondra à tes questions sans que j’ouvre la bouche ! Viens, je t’en supplie !

– Non... Je ne m’abaisserai pas à questionner un serviteur. Je préfère te croire !

Fiora regarda avec désespoir ce visage fermé, ce profil immobile qui se détachait avec une netteté de médaille sur les bleus et les pourpres d’un vitrail. Son cœur battait à se rompre, elle sentait qu’au lieu de le ramener à elle, chacune des paroles qu’ils échangeaient creusait un peu plus le fossé qui les séparait. Pour se donner le temps de réfléchir, elle murmura d’une voix sourde :

– Qu’as-tu fait ensuite ?

– J’ai repris mon bâton et ma route, je n’avais plus envie de vivre. Le fleuve était là qui me tentait, mais un chevalier, même réduit à la misère, n’a pas le droit de se donner la mort. Je pouvais servir encore et je me suis souvenu alors d’un parent de ma mère dont le château se situait près de Vendôme. S’il vivait encore, peut-être me donnerait-il ce dont j’avais tant besoin : un cheval, une épée et le moyen de rejoindre les Flandres afin d’y reprendre le combat pour la duchesse Marie...

– Je suppose que ton désir a été exaucé, dit Fiora puisqu’à Noël, Mme de Schulembourg t’a vu à Bruges. Je l’y ai vue aussi et elle m’a dit ce qui s’était passé. Je pense que tu aimais Madame Marie depuis longtemps...

Ce fut au tour de Philippe de s’étonner.

– Moi ? J’aime la duchesse depuis longtemps ? Ah, c’est vrai, ajouta-t-il avec un sourire dédaigneux, je la priais à genoux quand ce rustre d’Allemand qu’elle a épousé est entré, mais je ne la priais pas d’amour.

– Vraiment ?

– Sur mon honneur ! Je la suppliais de reprendre le combat pour notre Bourgogne envahie par les gens du roi. Je la suppliais de me confier une troupe solide et des armes. Ainsi, j’aurais soulevé la région de Selongey et, sans nul doute, les autres auraient suivi...

A expliquer son rêve, la lumière revenait dans ses yeux, cette lumière que l’amour de sa femme ne suscitait plus. Une constatation qui, en réveillant sa jalousie, suscita la colère de Fiora :

– Folie ! Jamais tu n’aurais réussi. Les frères de Vaudrey qui ont gardé la Comté Franche si longtemps ont été finalement vaincus. Tu l’aurais été, toi aussi, et cette fois tu ne serais pas redescendu vivant de l’échafaud.

– Et après ? gronda-t-il. Tu n’imagines pas à quel point je regrette de n’y être point mort. De toute façon, la duchesse ne voulait pas entendre ma prière car elle ne pense, elle ne voit, elle ne respire que par son époux, ce blondin frisé, cet Allemand que seules les Flandres et l’Artois intéressent.

– Tu n’es pas logique, dit Fiora froidement. Si tu avais réussi, c’est pour cet Allemand que tu te serais battu. C’est à lui que tu aurais apporté ta chère Bourgogne. Le Grand Bâtard, lui, n’a pas supporté de voir les aigles noires écraser les fleurs de lys. Tes fameux princes, jusqu’à celui qui dort ici, étaient des Valois, tout comme le roi Louis, et la mère de ta duchesse Marie était française. Tu ne referas pas l’Histoire à ton gré, Philippe de Selongey et, à présent, c’est à ton fils qu’il faudrait songer, à ton fils qui n’est pas du tout en train d’apprendre à tenir boutique !

Comme, cette fois, Philippe gardait le silence, Fiora, sentant qu’elle avait touché une corde sensible, voulut pousser son avantage :

– Crois-tu que le propre frère du Téméraire et son plus fidèle capitaine, crois-tu que des hommes comme Philippe de Crèvecœur, comme les Croy et tant d’autres se rallieraient au roi Louis s’ils ne voyaient en lui un souverain digne d’être servi ? Je ne t’en demande pas autant, mais reviens-nous, Philippe ! Tu ne seras pas contraint de vivre en Touraine. Nous irons à Selongey pour y passer, ensemble, les jours qui nous restent !

Ils avaient achevé le tour de la collégiale et retrouvaient le tombeau auprès duquel il n’y avait plus personne. Machinalement, Philippe ralluma un cierge qui s’était éteint...

– Je suis bien auprès de lui, Fiora ! Quand j’ai quitté Bruges écœuré par ce couple altéré de vie familiale et ne pensant qu’à chasser ou à donner des fêtes, j’ai voulu venir prier sur cette tombe pour demander à Monseigneur de m’indiquer la voie. J’avais soif de grandeur, de sacrifice. Et j’ai vu venir Battista dans sa robe de novice. J’ai compris que c’était la réponse que j’attendais. Je suis resté...

– Tu ne m’aimes pas ! Tu ne m’as jamais aimée ! s’écria Fiora dont les larmes coulaient de nouveau. Si tu m’aimais...

Alors, pour la première fois depuis de longues minutes, il la regarda et Fiora, à demi étranglée d’émotion, comprit qu’elle se trompait, que l’amour n’était pas mort. Lentement, Philippe étendit sur la dalle sa grande main nerveuse :

– Sur celui qui dort ici et sur la foi que je lui avais jurée, je n’ai jamais aimé que toi !

– Alors reviens, je t’en supplie ! Reviens avec moi ! J’étais en route pour Selongey, allons-y ensemble et nous enverrons chercher notre fils ! Je ne retournerai pas à la Rabaudière, mais viens, je t’en supplie ! Ne nous condamne pas tous les deux ! Nous pouvons être si heureux encore...

– Tu crois ?

– J’en suis sûre, mon amour...

Il y eut entre eux l’un de ces silences plus éloquents que toute parole parce qu’ils pansent les blessures et font naître l’espoir. Fiora n’osait pas bouger, attendant un geste, un sourire pour courir vers son époux.

– Alors, à ton tour tu vas jurer, ordonna Philippe. Tu vas jurer sur ce même tombeau et devant Dieu que tu n’as jamais été la maîtresse de Lorenzo de Médicis !

Le coup frappa la jeune femme si rudement qu’elle vacilla tandis que le sang refluait vers son cœur. La lumière qui venait de s’allumer s’éteignit. L’espoir s’évanouit... La tentation du faux serment n’effleura même pas Fiora : elle savait trop que le secret de la naissance de Lorenza pouvait lui échapper et que même les bruits venus de la lointaine Florence pouvaient atteindre un jour les oreilles de son époux.

– Eh bien ? s’impatienta Philippe.

Elle ne répondit pas, détourna les yeux pour fuir ce regard qui, à présent, flambait à la fois de colère et de chagrin.

– Je... je ne peux pas ! Mais...

– Pas de « mais » ! Adieu Fiora !

– Non !

Ce fut un cri déchirant, mais Philippe ne voulut pas l’entendre. Avec un geste qui repoussait la jeune femme dans les ténèbres du désespoir, il s’enfuit en courant et la porte de la collégiale retomba sur lui aussi lourdement qu’une pierre tombale.

Seule, désormais, Fiora se laissa tomber à terre, à genoux d’abord puis de tout son long, image désespérée de son cœur crucifié, comme si elle voulait s’intégrer à cette pierre froide, à ce tombeau sur lequel venait de se briser sa vie.

C’est là que, peu après, Florent et Battista la trouvèrent...

CHAPITRE XI LA MAISON VIDE

Fiora n’aurait jamais cru qu’il était possible de tant souffrir. Inerte sur son lit, tandis que ses larmes ne cessaient de couler trempant ses cheveux et l’oreiller, incapable de dormir ou de se nourrir, elle laissait une pensée unique enfiévrer sa tête et la détruire lentement : Philippe la rejetait loin de lui, et pour toujours. Il lui préférait un couvent misérable et le tombeau auprès duquel il prétendait vivre le reste de ses jours. Le trop doux péché commis avec Lorenzo imposait à la coupable une impitoyable pénitence en éloignant à jamais le seul homme qu’elle eût aimé.

N’imaginant pas un instant, du fond de son humiliation, que Philippe luttait peut-être à présent contre tous les démons d’une jalousie furieuse, elle restait là sans rien vouloir entendre des consolations de ses amis, refusant de quitter cette chambre et surtout cette ville où, au moins, elle le savait présent, à deux pas de la maison où elle vivait une agonie.

Depuis qu’ils l’avaient ramassée dans l’église à peu près inconsciente, Battista et Florent ne savaient que faire, et pas davantage Nicole Marqueiz qu’en peu de mots ils avaient mise au courant. A peine Fiora réfugiée dans sa chambre, le jeune Colonna s’était précipité au couvent pour dire à Selongey ce qui se passait et tenter de le fléchir, mais il s’était heurté à un véritable mur.

– Cette femme est morte pour moi, jeta Philippe avec une violence qui surprit le jeune homme. Elle a mis l’irréparable entre nous. J’ai pardonné une fois, je ne pardonnerai pas une seconde.

– Elle vous croyait mort et, si j’ai bien compris, elle venait de subir de dures épreuves...

– Elle me savait bien vivant quand elle s’est donnée à Campobasso. Qu’elle m’ait cru défunt n’est pas une excuse. Si j’acceptais de vivre avec elle, pendant combien de temps me serait-elle fidèle ? Sa beauté attire les hommes et elle se laisse attirer par leur amour.

– Elle n’aime que vous.

– Peut-être parce qu’elle ne m’a jamais vraiment tenu à sa merci. Qu’en serait-il lorsque viendrait la monotonie de la vie quotidienne ? A qui permettrait-elle de la distraire ? Quel homme devrais-je alors tuer... à moins que je ne la tue elle-même ? Non, Colonna, je refuse de subir cela ! Je ne veux pas devenir fou...

– Ne le deviendrez-vous pas ici ? Vous n’êtes pas fait pour la vie monastique... pas plus que moi, d’ailleurs, et je sais à présent que je m’étais trompé.

– Vous aviez choisi le seul refuge digne d’un chevalier, mais vous avez d’autres raisons de vivre à présent. Moi, je vais continuer à monter ma garde silencieuse auprès du seul maître que j’aie jamais accepté. Si je ne trouve pas la paix, je repartirai et j’irai, comme j’en ai eu un moment l’intention, chercher la mort en combattant les Turcs.

– Et... votre fils ? Vous résignez-vous à ne jamais le connaître ?

Le regard de Philippe étincela soudain, puis s’éteignit sous l’abri de sa paupière :

– J’en crève d’envie ! gronda-il. Mais si je le voyais, si je le touchais, je n’aurais plus le courage de m’éloigner. C’est de sa mère alors qu’il me faudrait le priver. Je préfère de pas prendre ce risque... Allez-vous-en, Colonna ! Allez vers votre destin, laissez-moi à ma solitude...

– Ne m’accorderez-vous pas de lui apporter une seule bonne parole ? murmura Battista navré. Elle est brisée, anéantie, et il se peut qu’elle ne se relève pas.

– Dites-lui... que je lui confie mon fils et que je compte sur elle pour en faire un homme digne de ses aïeux. Je la sais de cœur noble et vaillant. Ce n’est pas vraiment de sa faute si son corps est faible. Dites-lui enfin que je prierai pour elle... pour eux !

Ce fut tout. L’instant d’après, Philippe de Selongey franchissait la porte qui menait au cloître et disparaissait. Battista, découragé, revint auprès de Fiora, mais il n’eut pas le courage de lui délivrer le message austère et désolant dont il était chargé. Le lendemain, à son tour, Florent, emporté par une colère furieuse, courut au prieuré, décidé à faire entendre à l’obstiné ce qu’il appelait la voix de la raison et ce qu’il pensait de lui. Mais il ne fut pas reçu et dut repartir comme il était venu. Georges Marqueiz, qui tenta l’expérience par amitié pour Fiora, n’eut pas plus de chance. Philippe semblait avoir décidé de se murer dans le silence.

Au matin du quatrième jour de la réclusion de Fiora, dame Nicole, Battista et Florent décidèrent d’un commun accord qu’il fallait intervenir. De toute évidence, la jeune femme était résolue à se laisser mourir de faim.

– Je refuse, déclara l’épouse de l’échevin, de la regarder périr dans ma maison. Venez avec moi, tous les deux, et ne vous fâchez pas si mon langage vous paraît un peu rude.

Armée d’un plateau garni de mets légers et d’un flacon de vin, elle s’engagea, suivie des deux garçons, dans l’escalier qui menait chez la désespérée.

En dépit du feu allumé dans la cheminée pour lutter contre l’humidité due à la période de pluies qui trempait ce mois de mai, la chambre était obscure. Dame Nicole fit signe à Florent d’aller ouvrir les lourds rideaux. Le jour gris et triste qui pénétra n’était guère encourageant, mais c’était tout de même le jour. Il éclaira le lit dans lequel Fiora était étendue, aussi inerte que si elle était déjà morte. Avec ses traits creusés par les larmes incessantes, elle semblait plus vieille et les deux garçons sentirent leur cœur se serrer.

– Je l’étranglerais volontiers, moi, ce bourreau ! grogna Florent. Quand je pense que depuis quatre jours elle consent seulement à boire un peu d’eau ! C’est à se jeter la tête contre les murs !

– Cela n’arrangerait rien. D’ailleurs, tuer messire Philippe non plus, remarqua Battista. Elle n’en serait pas moins malheureuse.

Pendant ce temps, Nicole posait son plateau sur le lit et entreprenait de redresser Fiora en attrapant les oreillers à bras le corps.

– Vous avez assez pleuré ! décréta-t-elle. A présent, vous allez manger, même si je dois vous donner la becquée comme à un bébé.

La voix qui se fit entendre parut surgir des profondeurs du lit. Elle était faible, mais cependant obstinée :

– Laissez-moi, Nicole ! ... Je ne veux pas manger ! Je... je ne mangerai plus jamais.

– Vraiment ? Alors écoutez bien ce que je vais vous dire ! Vous voulez mourir, n’est-ce pas ? Seulement, moi, je refuse d’avoir un jour prochain votre cadavre sur les bras. Allez trépasser où vous voulez, mais pas chez moi !

En dépit de sa faiblesse, Fiora ouvrit de grands yeux surpris et douloureux :

– Que voulez-vous dire ?

– C’est clair, me semble-t-il ? J’ai reçu, voici quelques jours, une amie que j’étais heureuse d’accueillir. Or, cette amie manifeste à présent la volonté de se laisser périr sous mon toit, et je ne peux l’accepter. Si je suis fière, avec quelque raison, de mon hospitalité, elle ne va pas jusqu’à permettre que l’on décide de se suicider chez moi. Il y a cent manières de mourir ici-bas, mais la maison de Georges Marqueiz ne peut convenir à ce projet. Alors, si vous tenez tellement à vous sacrifier à un homme obtus, allez exécuter cette décision ailleurs !

– vous voulez que je parte ? Oh, Nicole ! ...

– Ecoutez, Fiora, le choix est simple : ou bien vous acceptez de vous nourrir, et je vous accorde le temps nécessaire à la reprise de vos forces, ou bien nous vous faisons manger de force, ces garçons et moi, afin que vous soyez capable de supporter quelques lieues de chemin.

– Comment pouvez-vous être aussi cruelle ?

– Cruelle, moi ? Mais regardez-vous !

Vivement, dame Nicole alla chercher un miroir à main qu’elle mit sous le nez de la jeune femme :

– Voyez quelle mine vous avez après quatre jours à l’eau de douleur ! Quel homme mérite cette destruction volontaire ? De la plus jolie femme que je connaisse vous êtes en train de faire une loque. Et si vous pensiez un peu à votre fils ? Il n’a déjà plus de père et vous voulez à présent lui enlever sa mère ?

– Un père lui serait bien plus utile que moi !

– Libre à vous de penser cela ! Pour ma part, j’estime que vous avez assez pleuré messire de Selongey. S’il se plaît à se draper dans sa dignité et à continuer à pleurer un prince dont certains considèrent la mort comme une délivrance, libre à lui ! Mais vous, vous êtes jeune... belle pour peu que vous cessiez de faire l’imbécile, et vous avez toute une vie devant vous. Si vous écoutiez un peu ce que Battista peut vous dire de sa part ?

– Vous lui avez parlé, Battista ? Vous l’avez vu ?

– Je l’ai vu. Je lui ai parlé... mais je ne vous dirai rien tant que vous n’aurez pas absorbé quelque chose d’un peu consistant ! déclara le page, fermement décidé à suivre le chemin ouvert par dame Nicole.

– Vous tenez vraiment à m’obliger à vivre ?

– Essentiellement ! Alors mangez ! Ensuite, nous parlerons.

Soutenue par un Florent débordant de pitié et qui, ne sachant trop de quel côté se ranger, avait choisi de garder le silence, Fiora mangea quelques cuillerées d’une panade sucrée au miel dans laquelle Nicole avait battu deux jaunes d’œuf, but quelques gorgées d’un vin de Nuits singulièrement chaleureux, grignota deux abricots confits et se laissa retomber sur ses oreillers, à bout de forces. Un peu de rose fardait à présent ses joues :

– Je vous ai obéi, soupira-t-elle. Parlez, à présent, Battista !

Élaguant de son mieux ce qui ne pouvait être entendu, le jeune homme restitua le dernier message de Philippe et conclut :

– Il faut lui obéir, donna Fiora, mais, surtout, il faut penser à vous et à l’enfant ! Dieu m’est témoin que je garde à votre époux un respect et une admiration absolus, mais c’est un homme d’un autre âge et vous vous êtes jeune. Vous devez vivre ! Tant de beaux jours peuvent encore fleurir sous vos pas !

Un moment, Fiora garda le silence, écoutant résonner en elle l’écho des sages paroles de son ancien page. Puis :

– Quel conseil me donnez-vous, alors ?

– D’abord, celui de rentrer chez vous. Si généreuse que soit l’hospitalité de dame Nicole, vous ne guérirez jamais chez elle ! Vous êtes trop près... de lui. Partez ! Quand vous serez loin, vous redeviendrez vous-même et c’est tout ce que nous souhaitons, nous qui sommes autour de vous dans cette pièce.

Pour la première fois, un faible sourire détendit les lèvres blanches :

– Vous devriez être déjà loin, Battista ! Ce n’est pas pour vous occuper de moi que je vous ai conjuré de quitter votre prieuré.

– Je sais, mais je ne vous abandonnerai qu’une fois en route pour votre manoir de Touraine.

Du regard, la jeune femme embrassa les trois visages anxieux qui entouraient son lit et chercha la main de dame Nicole pour l’attirer à elle :

– Vous êtes de terribles amis ! soupira-t-elle. Mais je ne remercierai jamais assez le ciel de vous avoir rencontrés...

Deux jours plus tard, après avoir remercié chaudement les Marqueiz de leur hospitalité comme de leur amitié, Fiora et ses deux compagnons quittaient Nancy. Les garçons s’étant opposés avec la dernière fermeté à ce que leur compagne effectuât une ultime visite à la collégiale Saint-Georges, on contourna les halles pour rejoindre, par la rue du Four Sacré, le Palais ducal et la longue rue Neuve que terminait la porte de la Craffe. Courageusement, Fiora s’imposa de ne pas tourner la tête quand on franchit le Fossé aux Chevaux sur lequel donnaient les murs du prieuré Notre-Dame. Il fallait qu’elle essaie d’oublier Philippe, même si elle savait que c’était impossible, mais elle pensait qu’avec le temps, l’image si chère et si cruelle consentirait peut-être à s’estomper.

Renseignés par Georges Marqueiz qui avait beaucoup voyagé, les trois compagnons devaient faire route commune jusqu’à Joinville, où leurs chemins divergeaient. Battista, rééquipé et nanti d’une bourse suffisante pour rejoindre Rome, piquerait vers le sud et, par Chaumont, Langres, Dijon, Lyon et la vallée du Rhône, irait s’embarquer à Marseille. Fiora et Florent prendraient vers l’ouest et, par Troyes, Sens, Montargis et Orléans, retrouveraient le grand chemin de la Loire qu’ils connaissaient bien.

Pour ne pas trop fatiguer Fiora, à peine remise de son jeûne volontaire, on mit deux jours pour parcourir les vingt-quatre lieues séparant la capitale lorraine des coteaux de Joinville. Les grandes pluies avaient cessé et le temps, s’il n’était pas rayonnant, était presque agréable.

– Vous allez retrouver la mer bleue et le soleil de Rome, soupira Fiora quand, au pied du château des princes de Vaudémont, ils échangèrent des adieux qu’ils espéraient bien ne pas être éternels...

– Il y a si longtemps que j’en suis déshabitué, fit le jeune homme. Il se peut que je ne les supporte pas.

– Alors, n’oubliez pas que vous avez en France des amis et si, quand vous aurez épousé Antonia, vous souhaitez retrouver un climat plus frais... ou échapper aux sbires du pape, n’hésitez pas à venir les rejoindre.

– Soyez sûre que je ne l’oublierai pas. Laissez-moi vous embrasser pour Antonia et pour moi ! Dieu vous bénisse, donna Fiora, et vous accorde enfin le bonheur que vous méritez !

– Il faudrait qu’il se donne beaucoup de mal. Je crois que je ne suis pas faite pour cela, voyez-vous ? Mais j’essaierai de m’en arranger...

Debout à la croisée des chemins et tenant son cheval par la bride, elle regarda le jeune homme partir au galop le long de la Marne dont l’eau claire reflétait les nuages changeants d’un ciel pommelé. Elle songeait que les voies du Seigneur étaient vraiment impénétrables, puisqu’elles lui avaient permis de rendre le goût de la vie à Battista alors qu’il brisait la sienne irrémédiablement.

– Eh bien ? dit Florent qui s’était tenu à l’écart par discrétion. Que faisons-nous à présent ?

– Mais... nous rentrons chez nous, Florent.

– J’entends bien, mais après ?

– Après ? Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas... II faut que je réfléchisse et surtout que je me repose. Jamais je ne me suis sentie aussi lasse...

– C’est naturel. Aussi allons-nous rentrer doucement à petites étapes, puisque plus rien ne nous presse...

Fiora était sincère en disant qu’elle ignorait comment elle allait désormais conduire sa vie. Sa douleur se mêlait à présent de colère contre celui qui l’abandonnait ainsi à ses seules responsabilités avec une unique consigne : faire de son fils un homme digne de ses ancêtres, ce qui, dans son esprit, devait exclure le bon Francesco Beltrami qui n’avait jamais porté aucun titre de noblesse. Mais, en y réfléchissant bien, Fiora ignorait ce qu’avaient été les Selongey passés et, si elle aimait passionnément l’unique spécimen qu’elle eût rencontré, elle reconnaissait que ce n’était pas un modèle de charité chrétienne, ni même de simple humanité, en dehors des devoirs de chevalier qu’il respectait à la lettre. Quant à ses ancêtres à elle, les vrais, les Brévailles, l’échantillon qu’elle en avait eu avec le vieux Pierre 1 n’était pas plus encourageant.

En outre, il n’entrait certainement pas dans les plans de Philippe que son fils servît le roi de France. Alors que faire ? Que décider ? Que choisir ?

Au long du chemin qui la ramenait chez elle à travers l’éclat chaleureux du printemps, Fiora petit à petit se mit à esquisser un projet d’avenir. Peu importait ce que Philippe pensait de son beau-père florentin, peu importait le mépris à peine déguisé qu’il portait à une noblesse considérant le négoce comme l’un des beaux-arts ! La Florentine se réveillait en elle et elle pensa qu’il serait agréable, si Lorenzo de Médicis gagnait sa guerre contre le pape, de retourner là-bas avec « ses » enfants, Léonarde et ceux qui voudraient bien l’y suivre. L’idée de pouvoir reprendre sa petite Lorenza la remplissait de joie. Une voix secrète lui soufflait bien que l’enlever à présent aux bons Nardi serait d’une affreuse cruauté, mais elle la faisait taire en arguant qu’après tout Agnolo pouvait souhaiter finir ses jours dans sa ville natale et que, très certainement, Agnelle s’y plairait. Il faudrait étudier le problème. De toute façon, la guerre dont elle ne savait rien était peut-être loin d’être finie.

Ainsi méditait Fiora tandis que les routes glissaient sous les sabots de son cheval, mais, à mesure qu’elle approchait des pays de Loire, une hâte extrême lui venait de revoir son petit manoir dont le jardin allait être tout fleuri, tout embaumé, de se blottir douillettement dans ce paradis personnel et, surtout, de n’en plus bouger avant de longs, de très longs mois...

Aussi quand, franchie la porte orientale de Tours, elle quitta le « Pavé » qui menait au château royal du Plessis-Lès-Tours pour s’engager dans le chemin de sa maison, Fiora, comme si elle menait une charge, poussa-t-elle un grand cri de joie qui fit envoler les corneilles dans un champ et lança-t-elle son cheval au galop. Par-dessus le moutonnement vert des arbres, elle apercevait les toits d’ardoise et la poivrière qui couvrait la tourelle d’escalier. Sans ralentir, elle embouqua l’allée creuse bordée de chênes moussus, et c’est seulement en vue de « sa » porte qu’elle retint son cheval qui battit l’air des antérieurs.

– Léonarde ! Péronnelle ! Khatoun ! Etienne ! .., Nous voici !

Personne ne répondit...

Et puis, tout à coup, surgissant de la cuisine, Péronnelle apparut et courut vers les arrivants en criant, et en pleurant :

– Sauvez-vous ! Pour l’amour de Dieu, sauvez-vous ! Ne vous laissez pas prendre !

Fiora ni Florent n’eurent le temps de lui poser la moindre question : deux archers de la prévôté sortaient sur ses pas, cherchant à la rattraper. Ils appelèrent et deux autres soldats apparurent, venant de derrière la maison. Bondissant à la tête des chevaux, ils s’emparèrent des brides en dépit des efforts des deux voyageurs pour les en empêcher.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? cria Fiora furieuse. Que me voulez-vous ?

Les soldats avaient réussi à reprendre Péronnelle qu’ils traînaient, sanglotante et poussant des cris inarticulés, plus qu’ils ne l’emmenaient.

– Cela veut dire que vous êtes arrêtée... fit une voix dans laquelle Fiora crut entendre sonner toutes les joies du triomphe.

En effet, et même si, sur le moment, elle n’en crut pas ses yeux, c’était bien Olivier le Daim qui, suivi d’un sergent, venait de franchir la gracieuse porte cintrée et s’approchait sans se presser de Fiora. Deux archers, après lui avoir fait mettre pied à terre sans trop de douceur, la maintenaient debout entre eux.

– Arrêtée ? Moi ? Mais pourquoi ? s’écria la jeune femme.

– Notre sire le roi vous l’expliquera... peut-être. Moi, je peux seulement vous dire que votre cas est grave... et qu’il s’agit au moins de trahison...

– Où est mon fils ? Où sont Dame Léonarde et Khatoun ?

– En lieu sûr, soyez sans crainte ! Et fort bien traités...

– Et moi, s’écria Florent qui essayait vainement de dégager Fiora. Suis-je arrêté aussi ?

– Toi ? fit le barbier royal avec dédain. Toi, tu n’es rien... qu’un valet. Va te faire pendre ailleurs...

– Jamais ! Jamais je ne quitterai donna Fiora et si vous voulez l’emmener, vous m’emmènerez avec elle.

– Sergent ! soupira le Daim en se donnant l’air accablé du grand seigneur que l’on importune. Débarrassez-nous de ce garçon ! Attachez-le dans l’écurie en attendant de voir ce que nous en ferons...

Tandis que l’on entraînait le jeune homme qui opposait une vigoureuse défense, Fiora, les mains liées, se retrouva encadrée par les archers. Le coup qui la frappait était si brutal qu’elle ne songeait même pas à opposer une quelconque résistance, mais elle s’accorda le plaisir de toiser dédaigneusement le petit homme chafouin et noir qui exultait de façon éhontée :

– Vous avez eu ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? Si je comprends bien, vous voilà installé dans ma maison ?

– Votre maison ? Le roi a toujours le droit de reprendre ce qu’il donne quand on trahit sa confiance.

– Parce que vous, vous ne la trahissez pas ?

– Pas vraiment... non. Si cette nouvelle peut vous faire plaisir, je ne suis pas encore installé et je le regrette, car la maison est vraiment charmante. Et meublée avec tant de goût ! J’étais seulement venu faire un tour, mais soyez sûre que mon entrée définitive ne saurait tarder...

– Ne vous réjouissez pas trop vite ! C’est toujours une mauvaise affaire que vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Ceci dit, où me conduit-on ? A Loches ?

– Non, hélas ! Je l’aurais préféré, mais le roi a ordonné que l’on s’assure de vous dès votre arrivée et que l’on vous conduise à la prison du Plessis. Je crois qu’il préfère vous avoir sous la main...

Une brusque angoisse serra le cœur de Fiora et abattit un peu son orgueil :

– Puisque vous pensez avoir gagné, vous pourriez au moins vous montrer, sinon généreux, du moins humain et me dire où est mon fils ? Vous devez comprendre que je m’inquiète ?

– Vraiment ? Vous ne vous en occupez guère, pourtant ? Pas plus d’ailleurs que de votre fille...

Fiora réussit à ne pas accuser le coup, mais il avait fait mouche. D’où ce démon pouvait-il savoir quelque chose de Lorenza ? Avait-elle été suivie, épiée depuis son départ de la Rabaudière et durant tout ce temps ? C’était presque impossible, et pourtant elle savait que, depuis longtemps, Louis XI avait rayé le mot impossible de son vocabulaire. Renonçant à poser d’autres questions qui eussent trop réjoui ce misérable, elle se tourna vers le sergent :

– Puisque je dois aller en prison, voulez-vous m’y conduire ? Là ou ailleurs, j’ai, de toute façon, grand besoin de repos...

On se mit en marche avec, en contrepoint, les cris furieux de Florent que l’on avait dû attacher dans l’écurie. Une demi-heure plus tard, Fiora et son escorte pénétraient dans la cour d’honneur du château. La jeune femme pensait qu’on l’enfermerait dans la grosse tour isolée de la première cour, celle que l’on appelait la « Justice du Roi », mais il n’en fut rien. On ne fit que traverser cette sorte d’esplanade où se trouvaient les logis de la Garde écossaise et où, au milieu des cris et des encouragements, plusieurs de ces vaillants fils des Hautes Terres se mesuraient aux armes. Elle chercha vainement la haute silhouette de son ami Mortimer et, ne l’apercevant pas, cessa de s’intéresser à ce qui s’y passait.

Une autre prison, plus petite, se trouvait à l’angle de la cour d’honneur et des jardins, prise dans l’épaisseur du mur d’enceinte qui défendait le logis royal. Celle-là devait être réservée aux prisonniers de marque et la nouvelle venue, qui s’attendait à une basse-fosse, fut agréablement surprise. La chambre dans laquelle on l’introduisit ne possédait aucun luxe : le sol en était fait de grosses dalles, la porte bardée de verrous et d’énormes pentures de fer montrait un petit guichet grillagé. Quant à la fenêtre, étroite et placée assez haut pour décourager l’escalade, elle portait deux barreaux en croix gros comme un bras d’enfant. Mais c’était tout de même une chambre avec un lit à courtines, des draps et des couvertures, une table pour la toilette, une autre pour prendre les repas, un coffre à vêtements et deux sièges : une chaise à bras et un escabeau. Enfin, le geôlier qui accueillit la prisonnière ressemblait à un être humain et non à un molosse prêt à mordre : lorsqu’il eut ouvert la porte, devant elle, il lui offrit la main en lui recommandant de prendre garde au « pas ». Elle l’en remercia d’un sourire puis, avisant le lit, elle s’y jeta pour y dormir comme une bête harassée, plongeant d’un seul coup dans un profond sommeil qui fut certainement une manifestation de la miséricorde divine : ce coup tellement inattendu, ce coup affreux qui la frappait après le calvaire qu’elle venait d’endurer eût été capable de la mener aux portes de la folie.

Elle ne s’éveilla que le lendemain matin, au vacarme des verrous tirés, quand le geôlier pénétra dans sa chambre pour lui apporter son repas :

– Vous devez avoir faim, lui dit-il dans ce langage élégant qui est l’apanage des gens de Touraine. Hier, je vous ai monté un plateau, mais je vois que vous n’y avez pas touché. Il est vrai que vous dormiez si bien...

– C’est vrai, dit Fiora. J’ai faim, mais si je pouvais avoir de l’eau pour faire ma toilette, je vous en serais reconnaissante.

Fouillant dans sa bourse, elle en tira une pièce d’argent qu’elle voulut lui donner, mais il la refusa :

– Non, merci, noble dame ! Les ordres de notre sire le roi sont de ne vous laisser manquer de rien. En m’occupant de vous, je ne fais que mon devoir...

– Manquer de rien ? Je crains que vous ne puissiez me donner ce qui me manque le plus : mon fils...

Le brave homme eut un geste navré :

– Hélas non ! Je ne peux donner que ce que l’on m’autorise à vous procurer. Croyez que je le regrette... Je vais vous apporter de l’eau chaude, des serviettes et du savon. Mangez, en attendant ! Votre repas va refroidir.

Le repas, c’étaient du lait chaud, du pain croustillant et encore tiède, du miel et une petite motte de beurre enveloppée dans une feuille de vigne que Fiora considéra avec une sincère stupeur :

– Est-ce que vous nourrissez aussi bien tous vos prisonniers ? Je sais peu d’auberges de bon renom où l’on vous traite de cette façon !

– C’est que vous êtes la seule pensionnaire en ce moment et que ma femme est autorisée à prendre notre nourriture aux cuisines du château. La vôtre aussi. Et puis, cette prison n’est pas comme les autres et elle reçoit peu de monde. C’est assez différent du donjon de la première cour. Enfin, je le répète, j’ai reçu des ordres.

– Suis-je autorisée à recevoir des visiteurs ? Je voudrais voir le sergent Mortimer, de la Garde écossaise.

– La Bourrasque ? fit le geôlier en riant. Tout le monde le connaît bien ici. Malheureusement, la chose n’est pas possible. D’abord parce que, Madame la comtesse, vous êtes au secret. Ensuite, parce qu’il n’est pas au Plessis... Je vais vous chercher votre eau.

– Encore un mot ! Dites-moi au moins votre nom ?

– Grégoire, Madame. Grégoire Lebret, mais le prénom suffira. Je suis tout à fait aux ordres de Madame la comtesse !

Et avec une sorte de petite révérence, le surprenant geôlier laissa Fiora dévorer ce petit repas encore plus surprenant. Tout en mangeant, elle s’efforçait de mettre de l’ordre dans ses idées. On la traitait évidemment avec une certaine faveur, et pourtant on n’avait pas hésité à lui arracher son enfant, sa chère Léonarde et sa maison. Et, si elle se rappelait la brutalité avec laquelle, la veille, les archers avaient empêché Péronnelle de lui parler et le ton employé par l’abominable Olivier le Daim, il était certain que le roi avait donné, la concernant, des ordres précis, des ordres que le barbier se gardait de transgresser, quelle que soit l’envie qu’il en eût, mais pourquoi ? Pourquoi ? Quel crime avait-elle pu commettre ? Le Daim avait prononcé le mot de trahison et ajouté que le cas était grave. Mais comment, en quoi avait-elle pu trahir le roi ou même la France ? L’abominable personnage avait aussi fait allusion à Lorenza et, sur le moment, Fiora avait tremblé. Pourtant, cette naissance qu’il fallait essayer de garder secrète ne pouvait avoir offensé Louis XI au point de l’amener à une telle rigueur ? Il ne s’agissait que d’un malentendu habilement exploité, sans doute, par le barbier ou toute autre personne lui voulant du mal. Ou alors une calomnie ? Fiora savait le roi méfiant à l’extrême et capable, quand il se croyait trompé, de passer d’une grande bonhomie à une extrême rigueur. Si cela était, il fallait pouvoir s’expliquer avec lui le plus vite possible...

Lorsque Grégoire revint avec les divers objets annoncés, Fiora lui demanda s’il accepterait de faire dire au roi qu’elle le suppliait de vouloir bien l’entendre dès que possible. Mais cela non plus, le geôlier ne pouvait le faire : le roi ne se trouvait pas au Plessis, mais à Amboise, auprès de Madame la Reine qui était en souci de la santé de Monseigneur le Dauphin.

– Vous pensez qu’il va y rester longtemps ?

– En général, non, mais qui peut savoir, si le malaise du petit prince venait à s’aggraver ? Prenez patience, Madame la comtesse ! Je serais fort étonné si, dès son retour, le roi ne vous faisait mander...

La patience ! Cette vertu tant vantée par Démétrios et que Fiora n’était jamais parvenue à maîtriser, surtout quand elle se trouvait dans une situation désagréable ! Elle aimait à prendre des décisions et qu’ensuite les choses aillent vite. Les neuf mois d’attente d’un enfant lui avaient toujours paru neuf siècles. Une attitude qui amusait Léonarde. Cette fois, la patience ne pouvait être qu’une épreuve de plus. Quelle mère peut supporter longtemps d’ignorer le lieu où se trouve son enfant ?

Et pourtant, il fallut attendre. Chaque heure semblait interminable à cette jeune femme pleine de vie et réduite à l’inaction totale, Grégoire étant incapable de lui procurer des livres, la seule chose qui eût pu lui faire trouver le temps moins long. Ce n’était certes pas la première fois qu’elle se retrouvait captive, mais jamais elle n’en avait souffert à ce point, car alors ses angoisses ne concernaient qu’elle-même et non les siens. Où pouvaient être Léonarde, Khatoun et le petit Philippe ? Le roi savait qu’en la séparant d’eux sans lui dire le lieu de leur résidence, il lui infligeait la plus pénible des épreuves, ce qui rendait inutiles les sévices corporels et expliquait, en partie au moins, la chambre convenable, la bonne nourriture et même les vêtements – ceux qu’elle avait laissés à la Rabaudière et qu’elle avait retrouvés dans le grand coffre de sa prison. Une seule consolation : Louis XI aimait et respectait trop les enfants pour faire du mal au sien. Philippe était certainement encore mieux traité que sa mère. Mais que les heures parurent lentes durant les huit jours qu’elle dut passer en la seule compagnie de son geôlier !

Fiora s’obligeait à une tenue irréprochable, à une minutieuse toilette chaque matin, à porter du linge et une robe propres. La femme de Grégoire se chargeait du lavage et du repassage. C’était une façon comme une autre de garder sa propre fierté ; ensuite, elle ne voulait pas être surprise en négligé lorsque, enfin, on viendrait la chercher pour la conduire devant son juge... ou devant ses juges...

Au soir du neuvième jour, Grégoire accourut, tout essoufflé :

– Le roi, Madame la comtesse ! Le roi ! Il arrive ! ... Fiora le savait déjà. Elle avait entendu les roulements

de tambours, les trompettes d’argent et tout le bruit que peut produire une forte troupe de cavaliers, surtout quand elle est escortée de chiens et du déménagement que représentait alors le moindre déplacement d’un souverain. Et son cœur avait battu plus fort. Enfin, enfin, elle allait savoir de quoi on l’accusait !

Cependant deux jours, deux jours encore plus interminables que les autres, s’écoulèrent sans qu’elle pût savoir si l’on avait l’intention de s’occuper d’elle ou si on n’allait pas simplement l’abandonner au fond de sa prison.

Ce soir-là, après une courte toilette et ses prières, elle se coucha le cœur infiniment lourd, ne sachant plus que penser. Son esprit tendu lui refusait le sommeil. Allongée dans son lit, triturant nerveusement la longue natte noire qui glissait sur sa poitrine, elle écoutait les heures sonner au petit couvent qui, dans la première cour, jouxtait les murs du château proprement dit. Comme tous les prisonniers, elle vivait par ce que lui apportaient ses oreilles... Soudain, elle sursauta et s’assit brusquement : on était en train d’ouvrir sa porte, alors qu’il ne devait pas être loin de minuit.

En effet, Grégoire parut, armé d’une lanterne et, avant qu’il eût repoussé le battant, Fiora put voir qu’au-dehors, il y avait au moins deux hallebardiers éclairés par des torches...

– Vite, vite ! s’écria Grégoire. Passez un vêtement, Madame, le roi vous demande !

Fiora, sautant à bas de son lit, se trouva nez à nez avec la figure effarée du geôlier, la lanterne qu’il levait éclairant leurs deux visages.

– A cette heure ? fit-elle.

– Oui. Grâce à Dieu vous ne dormiez pas ! Mais je vous en supplie, pressez-vous !

En hâte, Fiora enfila une robe, se chaussa et, renonçant à se coiffer, noua un voile autour de sa tête. Le tout ne demanda pas plus de deux minutes et elle se dirigea vers la porte où, en effet, l’attendait un piquet de soldats. Deux marchèrent devant elle, deux la suivirent et, dans cet équipage, elle descendit les deux étages qui séparaient sa prison du niveau du sol avant de déboucher dans la cour d’honneur, vide et silencieuse à cette heure tardive. On n’entendait que le pas cadencé des sentinelles de garde sur les murailles et les bruits de la campagne proche. La nuit était belle, claire, pleine d’étoiles et Fiora, après sa réclusion, en respira les fraîches odeurs avec un plaisir inattendu. Gomme cela sentait bon le tilleul et le chèvrefeuille !

A l’exception d’une lumière brillant dans l’appartement du roi et de deux torches allumées à l’entrée de la tourelle octogone où se logeait l’escalier, le Plessis était plongé dans l’obscurité. Un chien aboya, quelque part de l’autre côté de la Loire, et, dans l’intérieur même du château, un autre chien, puis deux, puis trois lui répondirent.

Quelques instants plus tard, la porte de la chambre royale devant laquelle veillaient deux Ecossais s’ouvrit sous la main d’un valet qui invita Fiora à entrer et s’éclipsa aussitôt, refermant sur lui le vantail de chêne ouvragé.

• Emmitouflé, en dépit de la température assez douce, dans une houppelande de drap noir fourrée de martre, un bonnet de laine enfoncé jusqu’à ses épais sourcils, Louis XI était assis dans sa grande chaire de bois garnie de coussins, au coin de la cheminée monumentale où brûlait un feu clair. Avec le chandelier de fer forgé à cinq branches posé près du roi, ces flammes fournissaient tout l’éclairage de la vaste pièce qui, ainsi plongée aux trois quarts dans les ténèbres, parut immense à la prisonnière.

Le roi ne la regardait pas. Il regardait le feu et son terrible profil au long nez pointu, au lourd menton têtu et à la bouche dédaigneuse se découpait sur le fond flamboyant qui accusait ses pommettes osseuses et ses paupières pesantes, plissées comme celles des tortues, entre lesquelles filtrait l’éclat sourd du regard. Il tendait vers les flammes ses longues mains nerveuses miraculeusement épargnées par l’âge et, de temps en temps, les frottait l’une contre l’autre.

Gomme il ne tournait toujours pas les yeux vers elle, Fiora fit quelques pas, étouffés par l’épaisseur des tapis sur lesquels étaient couchés les chiens. Tous avaient redressé la tête ; humant l’air que modifiait cette présence étrangère, attendant peut-être un ordre qui ne vint pas, de même que Fiora attendait une parole qui, elle non plus, ne vint pas.

Sachant combien sa colère pouvait être redoutable, elle n’osa pas rompre ce silence qui devenait étouffant. Elle salua profondément puis attendit, un genou en terre, qu’on lui permît de se relever. Le roi se taisait toujours. Alors, à demi étranglée par l’angoisse, elle murmura, en dépit de l’orage qu’elle pouvait déchaîner sur sa tête :

– Sire ! ... J’ignore pourquoi le Roi détourne de moi son regard et quelle faute j’ai pu commettre pour encourir sa colère, mais je le supplie humblement de me dire... au moins ce qu’il est advenu de mon fils ?

A nouveau l’effrayant silence. Elle sentit sa gorge se nouer et des larmes qu’elle s’efforça de refouler monter à ses yeux. Et puis, brusquement, Louis XI tourna la tête vers elle, et elle reçut en plein visage le regard aigu, étincelant d’une colère que seule la volonté réprimait :

– Votre fils ? gronda le roi avec un mépris qui souffleta la jeune femme. Il est bien temps de vous en soucier ! Depuis bientôt deux ans qu’il est né, combien de jours avez-vous passés auprès de lui ?

– Bien trop peu, mais le Roi sait bien...

– Rien du tout ! Et relevez-vous ! Vous ressemblez trop à la condamnée que vous n’êtes pas encore !

– Dois-je vraiment l’être ? Mais en quoi ai-je offensé le Roi ?

A nouveau, il détourna son regard de cette mince silhouette noire, trop gracieuse peut-être, et de ces grands yeux gris trop brillants pour n’être pas humides.

– Offensé ? Le mot est faible, Madame ! Vous m’avez insulté, trahi autant que souverain peut l’être, vous avez comploté ma mort ?

– Moi ?

Ce fut un cri si spontané que le roi tressaillit. Un tic nerveux tirailla sa bouche et agita ses narines sensibles de grand nerveux.

– Oui, vous ! Vous que j’ai accueillie quand Florence vous rejetait, vous que j’ai reçue en mon domaine, voulue dans mon voisinage, et à qui, Dieu me pardonne, j’accordais quelque amitié ! Comme si un homme sain d’esprit pouvait accorder un semblant d’amitié à une femme !

Il avait craché le mot avec tant de mépris que Fiora sentit qu’un début de colère séchait ses larmes.

– Sire ! Le ventre qui a porté le Roi n’était-il pas celui d’une femme ?

Le regard qu’il tourna vers elle était lourd de rancune, peut-être aussi de chagrin :

– Madame la Reine, ma mère, était une sainte et noble femme qui n’a guère connu ce bonheur après lequel vous courez toutes, et cela pour une seule raison : elle était laide. Mais ma grand-mère, Ysabeau la Bavaroise, n’était rien d’autre que ce que vous appelez dans votre langue italienne « una gran’putana » et, non contente de cela, elle a vendu, en son temps, la France à l’Anglais ! Et moi, qui ne voulais pas de femmes dans mon entourage, j’ai agi comme un fou en vous permettant d’y vivre. C’est pourquoi je vous ai repris la Rabaudière...

– Mais mon fils, mon fils ?

– Il sera élevé comme il convient au nom qu’il porte. Je le confierai au Grand Bâtard Antoine qui saura en faire un homme...

– Je respecte profondément Monseigneur Antoine, mais je lui dénie le droit, moi vivante, de s’occuper de mon enfant !

– Vous vivante ? Êtes-vous si sûre de l’être pour longtemps ?

– Ah ! ... Le Roi songe donc à me donner... la mort ?

– Vous avez bien comploté la mienne, Madame !

– Jamais ! J’en jure sur le salut de mon âme, jamais je n’ai seulement souhaité votre mort. Il aurait fallu que je sois folle !

– Ou trop habile ! Vous n’êtes pas née Florentine, Madame, mais vous l’êtes devenue et il semble que l’intrigue n’ait plus de secrets pour vous. Nierez-vous avoir, l’été dernier, écrit une lettre que vous avez confiée au légat du pape à Avignon ?

– Au cardinal della Rovere ? Sans doute, Sire, et je n’ai aucune raison de le nier.

– A qui cette lettre était-elle adressée ?

– A une amie chère, à celle qui m’a permis de sortir vivante de Rome, de gagner Florence et, d’une certaine manière, de sauver la vie de Monseigneur Lorenzo en lui donnant l’épée dont il avait si grand besoin : à madonna Catarina Sforza, comtesse Riario...

– Qu’aviez-vous donc de si urgent à lui dire ?

– Ma reconnaissance tardive. C’est d’ailleurs à la demande instante du cardinal que j’ai écrit cette lettre.

– Comme c’est vraisemblable ! fit le roi en haussant les épaules. Pourquoi della Rovere vous aurait-il demandé cela ?

– C’est assez simple. Il voue à sa cousine une profonde affection et il semble que celle-ci ait eu beaucoup à souffrir de l’aide qu’elle m’a apportée. Le cardinal-légat souhaitait qu’en assurant donna Catarina de ma profonde affection, je lui promette d’agir auprès du roi pour qu’il fasse cesser la guerre entre Rome et Florence...

– Et ceci d’une façon bien simple : en assassinant le « vieux diable ! » – car c’est ainsi que votre plume me traite -, ce qui privera Florence d’une aide précieuse en or et en canons...

– Je n’ai jamais rien écrit de semblable ! cria Fiora hors d’elle. Et pour quelle raison aurais-je imaginé cette horreur ?

– Dans l’espoir que le pape vous rendrait beaucoup plus que ce que la mort de ce pauvre Beltrami vous a fait perdre ! Tenez !

D’une de ses grandes manches, il tira un grand papier déplié qui avait dû voyager, car les cassures en étaient salies et le sceau de cire verte brisé. Il le tendit à Fiora :

– Cette lettre est bien de vous ? C’est bien votre écriture n’est-ce pas ? Et aussi votre sceau : cire verte frappée de ces trois pervenches que vous avez choisies comme emblème personnel ?

La lettre, en effet, ressemblait au moindre détail près à celle qu’elle avait remise à Giuliano della Rovere. C’était en effet son écriture, son petit sceau vert, mais le texte était loin d’être le même et Fiora en le lisant se sentit blêmir, car c’était sa propre perte qu’elle tenait entre ses mains. Elle lut et relut plusieurs fois les terribles phrases pour se convaincre que ses yeux ne la trahissaient pas et qu’elle n’était pas en train de devenir folle :

« ... et je puis assurer Sa Sainteté et Votre Excellence d’un dévouement sur lequel ils peuvent compter absolument. Dans quelques mois – car il me faut prendre langue avec certains éléments rebelles à l’occupation française sur nos terres de Bourgogne – je ferai en sorte que le vieux diable qui mérite les flammes de l’enfer cesse de nuire à la haute réputation du Très Saint-Père. La France tombée aux mains d’un enfant cessera alors d’importuner les princes dont ce roi misérable n’est que la grotesque copie... »

Suivait, bien sûr, la demande de récompense pour un si grand service. Fiora, alors, releva vers le roi un regard épouvanté, mais cependant clair, et lui rendit la lettre d’une main qui ne tremblait pas.

– Le Roi me croit-il vraiment capable d’écrire pareille infamie ? Moi qui hais le pape et son entourage à la seule exception de donna Catarina ?

– Vous êtes une femme, et une femme très belle. Celles de votre sorte sont capables de tout pour obtenir la fortune qui leur permet de soigner cette beauté cependant si vaine et de lui assurer un cadre digne d’elle.

– Je suis riche et n’ai pas besoin des dons du pape. Monseigneur Lorenzo m’a rendu la quasi-totalité de ma fortune. Et j’irais à présent pactiser avec ceux qui veulent sa perte ?

– La guerre est loin d’être terminée entre le pape et Florence. On escarmouche beaucoup, sans doute, mais la cité du Lys rouge perd des forces alors que Rome en acquiert. La balance, d’ailleurs, n’était pas égale au départ et je crains fort...

– Alors, s’écria Fiora emportée par une colère brutale, qu’attendez-vous pour les aider davantage ? Envoyez des troupes, envoyez plus d’or encore, mais ne laissez pas périr Florence !

Un mince sourire étira les lèvres épaisses de Louis XI en même temps que ses mains se mettaient à applaudir vigoureusement :

– Bravo ! Quelle comédienne vous faites, donna Fiora ! En vérité, je pourrais m’y laisser prendre. C’est très tentant !

Ce dédain souriant brisa Fiora plus sûrement que ne l’eût fait une violente colère. Elle se laissa tomber à genoux :

– Alors tuez-moi, Sire ! Tuez-moi sur l’heure... mais ne m’insultez pas ! Sur cet enfant que je vous réclame avec des larmes, je jure que cette lettre n’est pas de moi !

– Vous oubliez que vous m’avez déjà écrit ? La comparaison est facile...

– Un faux ne le serait-il pas ? Le pape et sa clique sont capables de tout et les copistes habiles ne manquent pas... Comment... avec quels mots, en quelle langue puis-je vous jurer que je n’ai jamais écrit ce... cette ordure ?

Soudain, une idée lui vint, montée des profondeurs de sa mémoire :

– Sire ! Quelqu’un était auprès de moi quand j’ai écrit la lettre que l’on me demandait...

– Et qui donc ?

– Dame Léonarde, qui m’a élevée sans doute, mais que je n’ai pas rencontrée depuis plusieurs semaines et dont je ne sais ce qu’elle est devenue. Je l’avoue, j’ai eu beaucoup de mal à rédiger cette épître, non à cause des sentiments d’amitié et de reconnaissance que j’y laissais parler, mais parce que je savais qu’essayer de vous inciter à mettre fin à la guerre était hors de mon pouvoir. Comment m’auriez-vous reçue si j’avais tenté d’intervenir dans votre politique ?

– Très mal. Je vous aurais priée de vous mêler de ce qui vous regardait... Dame Léonarde, dites-vous ?

– Oui, Sire !

Il frappa dans ses mains, ce qui réveilla tous les chiens et fit apparaître le valet qui avait introduit Fiora. L’appelant auprès de lui d’un geste impérieux, il lui murmura quelques mots à l’oreille. L’homme fit signe qu’il avait compris et ressortit aussi vite qu’il était venu. Le roi semblait un peu calmé, mais mordait sa lèvre inférieure en considérant la jeune femme toujours agenouillée entre un épagneul blond et une levrette blanche qui formaient avec elle une figure héraldique d’une surprenante beauté :

– En tout cas, fit-il au bout d’un instant, il vous est déjà arrivé de m’adresser au moins une lettre mensongère. Vous souvenez-vous de celle que vous écrivîtes avant de partir pour Paris ? Si ce n’est pas un tissu de mensonges, je veux bien être pendu !

Fiora baissa la tête sans répondre se souvenant des paroles d’Olivier le Daim. Si le barbier savait qu’elle avait donné le jour à une petite fille, le roi certainement le savait aussi.

– Je le confesse, Sire. J’ai menti.

– Ah ! fit-il d’un ton de triomphe. Il arrive tout de même que vous l’admettiez ? Alors dites-moi à présent où vous étiez durant ce long hiver ?

Fiora releva la tête : elle n’allait pas à présent renier ses entrailles, même si cet aveu devait lui coûter la vie.

– A Paris d’abord, et en cela je n’ai pas menti. Puis à Suresnes, dans un petit domaine appartenant à mon vieil ami Agnolo Nardi, le frère de lait de mon père... J’y ai donné le jour à une petite fille dont Agnolo et son épouse Agnelle vont désormais s’occuper.

– Ah ! Nous y voilà ! s’écria le roi qui jaillit de son siège comme si un ressort y était caché et se mit à marcher de long en large devant sa cheminée. Une petite fille ! Et de qui cette enfant ? Ne prenez pas la peine de me le dire, je vais le faire pour vous : elle est de votre époux, Philippe de Selongey, qu’en dépit de ce que vous racontiez vous avez rejoint secrètement. Et c’est en cela que cette maudite lettre ne ment pas ! Vous avez bel et bien pris langue, comme vous l’annonciez, « avec des éléments rebelles », en d’autres termes votre cher époux, mais évidemment il vous était difficile de m’annoncer que vous étiez enceinte alors que j’ignorais où se trouvait ce démon de Selongey. C’est pourquoi vous êtes allée vous cacher... Vous voyez que je sais tout !

Abasourdie, Fiora se laissa tomber assise sur ses talons au mépris de tout protocole :

– Qu’est-ce que cette ânerie ? s’écria-t-elle avec plus de sincérité que de politesse. Moi, je me serais donné la peine de cacher la naissance d’une fille de mon époux ? D’une fille que j’ai nommée Lorenza-Maria ?

– Lorenza ?

– Bien sûr. Tous ceux qui m’ont approchée pourront vous le dire : non seulement cette enfant n’est pas le fruit de mon union avec un rebelle qui se cache, mais encore c’est à lui que je désire la dissimuler le plus ardemment... puisqu’elle est née de mes amours avec Lorenzo de Médicis. Je ne vous ai pas celé que j’ai été sa maîtresse ?

– En effet, mais...

– A l’heure qu’il est, mon époux n’ignore plus rien de mes relations avec Lorenzo et, comme il est à jamais perdu pour moi, je n’ai plus aucune raison de me priver de l’amour de ma petite fille et mon intention est de la reprendre.

– Il est donc vrai que vous avez rencontré le comte de Selongey ? Où ? Quand ?

– Il y a trois semaines environ, à Nancy, au prieuré Notre-Dame...

– Pâques-Dieu ! C’est donc là qu’il se cache ? Instantanément Fiora fut debout, relevée par une poussée d’orgueil.

– Si je l’ai dit au Roi, c’est parce qu’il ne se cache pas ! Il a choisi d’y vivre désormais pour pouvoir, chaque jour, prier au tombeau de Monseigneur Charles, dernier duc de Bourgogne et le seul maître qu’il ait jamais accepté. Un jour, peut-être prochain, il y prononcera des vœux perpétuels.

Lentement, Louis XI retourna vers son siège et s’y étendit à moitié, coiffant de ses deux mains les lions de chêne sculpté qui en formaient les bras. Il semblait plongé dans une profonde méditation. Puis :

– Il veut se faire moine, lui ? Ne vous aime-t-il donc plus ? ajouta-t-il avec une ironie cruelle qui blessa la jeune femme.

– J’aurais pu l’emmener avec moi, soupira-t-elle. Mais... c’était au prix d’un parjure.

– Lequel ?

– Il m’a demandé de jurer... devant Dieu que je n’avais jamais appartenu à Lorenzo. Je n’ai pas pu-Reprise par le souvenir de cet instant cruel, Fiora ne tourna même pas la tête lorsque la porte s’ouvrit à nouveau avec un léger grincement, mais aussitôt, un cri éclata :

– Mon agneau !

L’instant suivant, Fiora se retrouvait serrée dans les bras de Léonarde où elle se blottit avec une merveilleuse sensation de délivrance et d’apaisement :

– Léonarde ! Ma Léonarde ! ... Oh, mon Dieu !

– Je vous ordonne de vous séparer ! tonna Louis XI. Femme, je ne vous ai pas fait venir pour assister à une scène d’attendrissement, mais pour que vous répondiez à mes questions ?

– Moi, je vais vous en poser une, Sire, s’écria Léonarde. Que lui avez-vous fait pour la mettre dans cet état ?

Sidéré, Louis XI resta sans voix en face de cette vieille demoiselle qui osait l’interroger sur le ton qu’aurait employé le lieutenant du guet envers un tire-laine ramassé dans la rue.

– Pâques-Dieu, commère, vous oubliez un peu qui je suis ?

– Non... et vous êtes un grand roi. Mais elle, cette pauvre petite à qui tout bonheur semble refusé sur cette terre, elle est plus encore pour moi que si elle était la chair de ma chair ! Alors, posez les questions que vous voulez... mais ne nous séparez plus !

– Comment parvenir à la vérité ? marmotta le roi. Enfin ! Essayons toujours ! ... Et d’abord, que savez-vous de la petite fille née à Suresnes au début de ce printemps ?

– Ce que l’on peut en savoir, Sire. Elle s’appelle Lorenza. Cela dit tout !

– Soit, soit ! Passons à autre chose ! Avez-vous connaissance d’une lettre écrite, il y aura bientôt un an, par madame de Selongey à donna Catarina Sforza et, par elle, confiée à Sa Grandeur le cardinal-légat...

– A Monseigneur della Rovere ? Je pense bien ! Elle lui a donné assez de mal à ce pauvre ange...

– Alors, vous la reconnaîtrez facilement. La voici ! Léonarde, obligée de lâcher Fiora, prit avec respect la

lettre qu’on lui tendait, la lut, puis la rejeta aux pieds du roi avec dégoût...

– Pouah ! La laide chose que voilà ! J’espère, Sire, que vous n’avez pas cru donna Fiora responsable de ce papier déshonorant ?

– C’est son écriture, c’est son sceau et...

– Et c’est surtout l’œuvre d’un fameux faussaire ! Si vous le trouvez, sire, envoyez-le sur l’heure brancher au gibet le plus proche. Quant à celui qui vous a remis ce torchon, je vous conseille fort de le lui donner pour compagnon.

– C’est l’un de nos plus fidèles conseillers !

Sans la moindre retenue et à la grande frayeur de Fiora, la vieille demoiselle se mit à rire :

– Je gage que ce bon conseiller est votre Olivier le Daim... ou le Diable, comme disent les bonnes gens de par ici ?

– Le... Diable ? fit le roi en se signant précipitamment deux ou trois fois avant de baiser la médaille qui pendait à son cou.

– Il faut dire que le mot lui convient assez bien. En outre, il ferait n’importe quoi pour obtenir cette belle maison aux pervenches où nous avons été si heureuses. Il a même tenté de nous faire tuer !

– Laissons cela pour le moment. Prétendez-vous que cette lettre soit un faux ?

– Ma main au feu, Sire ! D’ailleurs... si vous voulez bien m’excuser, je reviens dans un instant.

Et, ramassant ses longues robes de velours prune, elle quitta la chambre royale aussi vite que le permettaient des jambes ayant perdu la jeunesse depuis longtemps, laissant le roi et Fiora aussi stupéfaits l’un que l’autre.

– Mais... où va-t-elle ? murmura la jeune femme, se parlant à elle-même plus que posant une question.

Et Louis XI. répondit, lui aussi avec un grand naturel :

– Là où je l’ai logée avec votre fils : dans l’appartement qui est celui de mes filles quand elles sont au Plessis, ce qui est rare.

Puis, soudain furieux :

– Vous ne me pensiez pas assez cruel, j’espère, pour jeter en prison un enfant de deux ans ?

Une grande joie inonda Fiora, lui faisant oublier ce que sa propre situation pouvait avoir d’incertain, et même de dangereux, avec un homme du caractère de cet étrange souverain. Son petit Philippe était tout près d’elle, peut-être réussirait-elle à obtenir la permission de l’embrasser au moins une fois ?

Le temps lui manqua pour s’interroger davantage. Léonarde revenait avec une liasse de papiers. Les délivrant du ruban qui les retenait, elle les offrit au roi avec une révérence, un peu tardive peut-être.

– Moi, Sire, expliqua-t-elle, je ne jette jamais rien. Surtout ce qui est écrit.

– Qu’est-ce que cela ? On dirait des brouillons ?

– Ce sont des brouillons, Sire ! Ceux de donna Fiora quand, cette fameuse nuit, elle s’acharnait à écrire cette maudite lettre. Vrai Dieu ! Elle n’en sortait pas ! Mais le Roi peut voir qu’il n’y a là rien d’offensant pour Sa Majesté ! Tenez, Sire ! Celle-ci surtout ! Il n’y manque que les salutations... mais il y a un pâté d’encre ! Alors, on l’a refaite.

Soigneusement, le roi examina ce qu’on lui apportait, reprit la lettre et compara, puis roula le tout :

– Je garde ceci... mais vous avez dit, il y a un instant, dame Léonarde, que messire le Daim avait tenté de vous faire tuer ?

– Sans messire Mortimer et messire le grand prévôt, nous y passions et nous serions en train de pourrir sous quelques pieds de terre dans la forêt de Loches.

– Comment se fait-il que Tristan l’Hermite ne nous en ait rien dit ? fit le roi avec sévérité.

Léonarde haussa les épaules :

– Parce qu’il est comme nous autres, Sire : il n’a pas de preuves. Rien que les aveux d’un bandit qui ignorait le nom de son client.

– Je vois ! Eh bien... vous pouvez vous retirer, dame Léonarde. Le roi vous remercie...

– Puis-je l’emmener avec moi ?

Elle avait entouré de son bras les épaules de Fiora qui, accablée de fatigue à présent, appuyait sa tête contre elle.

– Non. Il faut que nous réfléchissions à tout ceci. Pour l’heure présente, donna Fiora va être ramenée dans sa prison...

– Sire ! supplia la jeune femme, laissez-moi au moins embrasser mon fils ! Ou alors... permettez à Léonarde de venir avec moi. Khatoun suffira à s’occuper de l’enfant.

– Khatoun a disparu ! dit Léonarde le visage soudain fermé. Je ne sais pas où elle est.

– Ah ? En ce cas, allez vite, chère Léonarde. Mon petit a besoin de vous plus que moi... Allez, vous dis-je ! Il ne faut pas contrarier le Roi. N’oubliez pas que mon sort est entre ses mains.

– C’est bien ainsi que nous l’entendons ! Gardes ! dit-il d’une voix forte qui fit rouvrir aussitôt la porte de sa chambre.

Fiora salua profondément puis, la mort dans l’âme, suivit les soldats qui allaient la ramener chez elle. Elle emportait l’image de Louis XI, un coude posé sur le bras de son fauteuil et le menton dans la main. Jamais elle ne lui avait vu visage aussi dur ni regard aussi glacé. Avait-il seulement compris quelque chose à ce qu’elle avait dit ? Elle ne l’aurait pas juré...

Et encore moins quand, dans l’après-midi du lendemain, les gardes sous le commandement d’un sergent vinrent à nouveau la chercher. Cette fois, ce fut dans la grande salle d’honneur du château qu’on la conduisit. Quand elle en franchit le seuil, elle s’arrêta un instant, interdite devant le spectacle qui s’offrait à elle.

Le roi, habillé avec plus d’élégance que de coutume, siégeait sur son trône au dais fleurdelisé, le grand collier de Saint-Michel au cou. Auprès de lui ses familiers et sa cour, cette cour exclusivement masculine qui l’entourait lorsque la reine Charlotte n’y était pas. Pourtant, elle éprouva un peu de joie en reconnaissant Philippe de Commynes debout sur l’une des deux marches qui soutenaient le trône. Un piquet de la Garde écossaise veillait aux fenêtres et, à la porte, le capitaine Crawford se tenait à quelques pas du souverain, appuyé sur une grande épée...

Le silence se fit quand parut la prisonnière et l’on eût entendu voler une mouche tandis que, lentement, elle s’avançait vers le roi, ne s’arrêtant qu’à trois ou quatre pas de l’estrade royale pour saluer comme il convenait. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine, elle était certaine que c’était son jugement qui allait se dérouler au milieu de cet apparat. Une audience aussi solennelle ne pouvait être que menaçante...

Pourtant, un petit incident vint détendre un peu l’atmosphère si lourde. Cher Ami, le grand lévrier blanc, le chien favori de Louis XI qui se tenait, comme d’habitude, couché à ses pieds sur un coussin, se leva et, de son pas nonchalant, vint jusqu’à Fiora dont il lécha doucement la main.

Touchée par cette marque d’amitié, elle caressa la tête soyeuse cependant que des larmes montaient à ses yeux. Ce beau chien était donc son dernier, son seul ami dans cette assemblée ? Commynes lui-même regardait avec obstination le bout de ses souliers...

– Venez çà, Cher Ami ! ordonna Louis XI mais, au lieu d’obéir, le grand lévrier, comme s’il entendait se faire l’avocat de la jeune femme, s’assit tranquillement à côté d’elle.

Le roi ne réitéra pas son commandement. Du geste, il fit signe à Fiora de se relever, puis toussota pour s’éclaircir la voix et enfin :

– Messeigneurs, nous vous avons réunis ici, en cette noble assemblée, pour être les témoins du grand souci que nous avons de notre justice. La dame comtesse de Selongey, née Fiora Beltrami, ici présente a été accusée de trahison envers notre couronne et d’intention de meurtre envers notre personne. Une lettre est le principal chef d’accusation et, cette lettre, la dame de Selongey nie absolument l’avoir jamais écrite. D’autres éléments nous ont été fournis par une tierce personne et lesdits éléments tendraient à innocenter ladite dame.

Il prit un temps, tira un mouchoir et se moucha avec un bruit qui résonna dans le silence comme un coup de tonnerre. Personne ne souffla mot. Alors, il reprit :

– Étant donné les marques d’amitié que nous avions données à la dame de Selongey, étant donné aussi le fait que son époux, chevalier de la Toison d’or, a toujours agi comme un rebelle obstiné à notre gouvernement, notre esprit est grandement troublé et ne saurait trancher sainement dans une affaire si singulière. Aussi nous sommes-nous résolu à en appeler au jugement de Dieu !

C’était tellement inattendu que le silence s’éparpilla en murmures divers et Commynes, relevant la tête, s’écria :

– Sire ! Le Roi veut-il vraiment s’en remettre à ces pratiques d’un autre âge ?

– Si vous voulez dire, messire de Commynes, que le Dieu tout-puissant est passé de mode, vous ne serez pas longtemps de mes familiers ! fit Louis XI avec un regard meurtrier. Paix donc et ne nous interrompez plus ! Par jugement de Dieu, nous n’entendons pas l’ordalie. La dame comtesse ne sera pas jetée à l’eau ni invitée à marcher en tenant dans ses mains un fer rougi au feu, ni livrée à aucune de ces pratiques dont nous n’avons jamais pensé grand bien. Mais les accusations qui pèsent sur elle nous ont été portées par deux personnages... Messire l’ambassadeur de Florence, voulez-vous venir par devant nous ?

Il y eut un mouvement dans cette foule que Fiora ne regardait pas et Luca Tornabuoni, magnifiquement vêtu à son habitude, s’inclina devant le roi qui lui sourit gracieusement. A son aspect Fiora ne tressaillit même pas. Que son ancien amoureux fût là, devant elle, et qu’il fît partie de ses accusateurs ne la surprenait pas. Il avait dû se donner beaucoup de mal pour obtenir d’être l’envoyé de Lorenzo auprès du roi de France, mais, lors de leur dernière rencontre, elle avait senti qu’il était devenu son ennemi et ferait tout pour se venger d’avoir été par elle dédaigné... Et, comme il jetait vers elle un regard accompagné d’une ombre de sourire, elle détourna les yeux avec un écrasant dédain...

– Vous nous avez bien dit tenir de source sûre, messire ambassadeur, que la dame de Selongey – que vous connaissez depuis longtemps ?

– Depuis l’enfance, Sire, et...

– Que la dame de Selongey, disions-nous, a mis au monde secrètement, à Paris, une fille qui serait en fait tout à fait légitime si sa conception ne prouvait qu’elle a pu joindre en grand secret et pour comploter avec lui, ce rebelle notoire qu’est son époux ?

– En effet, Sire. Je l’ai dit et le répète, car ma source est des plus sûres...

– Une servante, semble-t-il ? Une ancienne esclave qui aurait eu... des bontés pour vous ?

– C’est de Khatoun que vous parlez ? s’écria Fiora incapable de se contenir. De Khatoun que vous avez failli massacrer à Florence et qui serait à présent votre maîtresse ?

Le sourire railleur de Tornabuoni lui donna envie de lui sauter à la gorge :

– Pourquoi pas ? Elle est charmante et experte aux jeux de l’amour. Je l’ai rencontrée un jour par ici, fort dolente car vous l’aviez abandonnée pour courir les routes avec un valet. Seulement, elle savait pourquoi vous alliez à Paris...

– Elle le savait, en effet, mais elle savait aussi que je n’avais pas rencontré mon époux depuis deux ans. J’ignore pourquoi elle a fait ce mensonge...

– Mensonge ? Il vous plaît à le dire, belle Fiora. Pour ma part...

– Pour votre part, reprit le roi d’une voix tout à coup sévère, nous espérons que vous êtes prêt à soutenir votre... vérité les armes à la main et contre tout champion qui se présentera pour défendre la cause de la dame de Selongey...

– Un duel ? mais je suis un ambassadeur, Sire !

– Un ambassadeur qui s’est mêlé de ce qui ne le regarde pas doit subir nos lois comme nos sujets. De toute façon, nous comptons bien prévenir notre bon cousin le seigneur Lorenzo de Médicis de notre intention de vous envoyer soutenir vos dires en champ clos.

– Sire !

– Rassurez-vous ! vous n’irez pas seul. J’ai parlé de deux personnages et je pense, messire Olivier le Daim, que vous aurez à cœur, vous aussi, de soumettre au jugement divin cette fameuse lettre que vous nous avez vous-même remise en certifiant son authenticité... et en réclamant certain manoir pour prix de ce service.

A son tour, le barbier effaré apparut sur le devant de la scène :

– Mais, Sire notre roi... je ne suis pas chevalier et ne saurais me battre !

– Pas chevalier ? Vous dont j’avais fait mon ambassadeur auprès de la ville de Gand ? Voilà une faute grave que nous nous reprocherons longtemps, mais, soyez en repos, nous avons le temps de vous adouber avant la rencontre...

– Le Roi veut vraiment... m’envoyer en lice ?

– En compagnie de messire Tornabuoni. Vous serez deux contre un champion unique. Nous faisons ce choix étrange justement parce que vous êtes peu expérimenté à l’épée...

– En revanche, au poignard et de préférence dans le dos, il ne craint personne ! clama Douglas Mortimer qui, abandonnant son poste de garde, vint se placer devant Fiora. Avec votre gracieuse permission, Sire, je serai le champion de donna Fiora ! Et je tuerai ces deux misérables aussi vrai que je m’appelle Douglas Mortimer des Mortimer de Glenlivet... Et davantage encore s’il plaît au Roi de m’envoyer cinq ou six ribauds de cette sorte !

Oh ! la joie de sentir auprès de soi cette force tranquille, cet ami sûr ! Fiora leva vers Louis XI un regard plein d’espérance... mais celui-ci fronça les sourcils :

– Paix, Mortimer ! Pâques-Dieu, vous êtes à notre service, pas à celui des dames ! Votre sang ne doit couler que pour la France. Aussi récusons-nous votre proposition... Il faudra qu’un autre champion se présente. De l’issue du combat dépendra le sort de la dame de Selongey... Restez à votre place !

D’un geste impérieux, Louis XI arrêtait net l’élan de Philippe de Commynes, visiblement prêt à offrir ses armes...

– Dans une affaire aussi grave, reprit le roi, il ne faut pas de précipitation. Celui qui se présentera devant nous, dans un mois jour pour jour, devra savoir que, s’il est vaincu, la dame de Selongey sera exécutée, et que le combat sera à outrance. Ainsi donc, messeigneurs, examinez et pesez bien votre décision...

– C’est tout décidé, marmotta Mortimer entre ses dents. Aucune force humaine ne m’empêchera de combattre pour elle, même si je dois donner ma démission !

Proche cependant de l’Ecossais, le roi, comme s’il n’avait rien entendu, reprit :

– Que l’on ramène la dame de Selongey dans sa prison ! Personne n’est autorisé à lui parler.

Le silence était encore plus profond qu’à l’entrée de Fiora lorsqu’elle se dirigea vers la porte au milieu de ses gardes. Un silence où entrait sans doute beaucoup d’étonnement devant une aussi étrange décision : un duel judiciaire dans lequel un seul homme devrait affronter deux adversaires ? Même peu habiles, c’était tout de même comprendre de curieuse façon l’égalité des chances, sans parler du Seigneur qui, dans cette affaire, voyait son rôle quelque peu diminué.

La seule consolation de Fiora, avant de quitter la salle, fut d’entendre le roi ordonner que Tornabuoni et Olivier le Daim fussent gardés nuit et jour en leurs logis jusqu’au matin du combat. Consolation bien mince, car si ni Mortimer ni Commynes n’étaient autorisés à se battre pour elle, il ne lui restait plus qu’un mois à vivre...

CHAPITRE XII LE DERNIER JOUR

Le roi, néanmoins, semblait accorder quelque pitié à sa captive. Le lendemain, après que le geôlier Grégoire eut enlevé le plateau du premier repas – auquel Fiora n’avait guère touché – il revint, tout joyeux :

– Je vous annonce une visite ! s’écria-t-il. Une bonne visite...

Rouvrant en grand la porte qu’il avait simplement rabattue derrière lui, il s’effaça pour livrer passage à Léonarde, portant dans ses bras le petit Philippe. Le cri de joie de la prisonnière fit monter à ses yeux de brave homme une larme d’attendrissement et il resta un instant à contempler le joli tableau que formait Fiora serrant son fils dans ses bras.

– Mon tout petit ! Mon amour !... Mon petit trésor ! Elle couvrait de baisers passionnés le petit visage, les menottes et les courts cheveux bruns qui bouclaient autour de la tête ronde de Philippe, lui donnant l’air d’un angelot... ce qu’il n’était pas tout à fait car, peu habitué à des effusions aussi intenses, il se mit à protester. Fiora s’affola :

– Est-ce que je lui ai fait mal ?

– Non, dit Léonarde en riant, mais vous êtes en train de l’étouffer... Là, posez-le par terre à présent ! ... Et vous, messire Philippe, saluez donc votre mère comme je vous ai appris à le faire !

L’enfant prit un solide appui sur ses petites jambes et esquissa une sorte de révérence assez maladroite qui enchanta Fiora.

– Le bonjour, Madame ma mère, fit-il avec gravité. Allez-vous bien ?

Mais, comme Fiora s’était accroupie pour être à sa hauteur, le petit garçon se jeta dans ses bras en criant :

– Maman, maman ! ... Je m’ennuyais tellement de vous !

– Il me connaît bien peu, pourtant ! dit Fiora pardessus la tête de son fils.

– Il vous connaît bien mieux que vous ne pensez. On lui a parlé de vous tous les jours et, dans ses prières, il ne manque jamais de demander à Dieu de lui rendre sa maman...

– Mon papa aussi ! rectifia l’enfant. Quand pensez-vous qu’il viendra, maman ?

– Je n’en sais rien, mon chéri. Ton papa est parti pour un long voyage, mais tu as raison de prier le bon Dieu pour qu’il en revienne...

– Ne nous attendrissons pas ! fit Léonarde. Et d’abord, laissez un peu ce jeune homme pour m’embrasser. Vous n’y avez pas encore songé !

Les deux femmes s’embrassèrent chaleureusement, d’autant plus que la vieille demoiselle apportait une autre bonne nouvelle : le petit Philippe et elle étaient autorisés à venir chaque jour visiter Fiora dans sa prison, et même à prendre en sa compagnie le repas du milieu du jour.

– Le roi veut adoucir mes derniers moments ? soupira Fiora. C’est une attention à laquelle je suis sensible...

– Vous ne croyez tout de même pas que l’on va vous trancher la tête et que ceux qui vous aiment laisseront faire ?

– Ceux qui m’aiment n’auront pas la permission de me défendre et je ne vois pas qui pourrait prendre, pour une inconnue, un risque aussi considérable.

– Et messire Philippe, votre époux ? L’avez-vous retrouvé ?

– Oui et non. Je l’ai vu, en effet, mais il est à jamais perdu pour moi...

Et, avec une grande sobriété, Fiora raconta ce qui s’était passé à Bruges, puis par quel hasard extraordinaire elle avait rencontré Philippe là où elle ne l’attendait pas. Enfin, ce qu’ils s’étaient dit et comment il avait décidé de demeurer au couvent.

– Au couvent ! Lui !... C’est insensé ! Ne vous aime-t-il donc plus ?

– Si... du moins il le dit, mais je ne suis pas certaine que ce soit la vérité. Il s’abuse lui-même ou il le prétend pour me ménager. Voyez-vous, Léonarde, je n’ai été qu’un épisode dans le grand rêve chevaleresque du comte de Selongey. Un épisode qui d’abord lui a fait honte, mais qu’il acceptait par dévotion envers son duc. Celui-ci mort et la Bourgogne perdue, plus rien ne l’intéresse. N’en parlons plus, voulez-vous Léonarde ! J’aimerais bien mieux que vous me disiez ce qui s’est passé avec Khatoun ?

– Si je le savais ! soupira Léonarde...

La jeune Tartare avait disparu de la Rabaudière le soir du retour de Léonarde. En apprenant que Fiora ne revenait pas, mais au contraire se rendait en Flandre en compagnie de Florent, elle était allée s’enfermer dans sa chambre, refusant d’en sortir même pour le repas. Et le lendemain matin, on s’aperçut qu’elle s’était enfuie le plus classiquement du monde, en nouant ensemble les draps de son lit.

– Et elle n’a pas laissé un mot, quelques lignes ?

– Rien ! Péronnelle m’a dit que, dans les derniers temps de notre longue absence, elle rencontrait – secrètement disait-elle, mais dans un village il est difficile d’empêcher les langues de marcher – un jeune et beau seigneur...

– Luca Tornabuoni, mon ancien soupirant qui, après la conspiration des Pazzi, a manqué la faire écharper par les bouchers de Florence. Si je n’avais entendu ce misérable de mes propres oreilles, je ne le croirais pas...

– Oh ! ... J’ai appris bien des choses qui peuvent expliquer ce fait surprenant. Cette pauvre Khatoun et Florent étaient... disons très bons amis. En outre, je crois qu’elle pensait n’avoir pas, dans votre maison, la place qui lui revenait de droit et jalousait un peu tout le monde.

– Ne lui avais-je pas confié mon fils ? Quelle plus grande marque d’estime pouvais-je lui donner ?

– L’estime, l’estime ! Elle voulait de l’amour... et surtout pas de responsabilités ! Que vous le croyiez ou non, Khatoun est faite pour la vie paresseuse d’un harem, une vie de sucreries et de caresses...

– J’ai peine à croire qu’elle les trouve auprès de Luca ! C’est un égoïste fieffé. Si nous pouvions seulement savoir où elle est ?

– Non, Fiora ! Ne comptez pas sur moi pour la chercher, même si je le pouvais. Elle est assez âgée à présent pour se conduire seule et elle vient de vous faire du mal !

– C’est peu de chose en comparaison de tant d’années de dévouement ! Oh, Léonarde ! Je me tourmente pour elle...

Léonarde ne dit pas qu’elle préférait voir Fiora se tourmenter pour Khatoun que pour elle-même. Cette affaire de jugement de Dieu ne lui plaisait pas du tout. Néanmoins, l’angoisse ne l’étreignait pas encore, car une idée lui était venue : faire tenir une lettre à la princesse Jeanne, au château de Lignières, pour lui demander d’intervenir. Certes, la princesse n’avait pas grand pouvoir sur son terrible père, mais la vieille demoiselle savait que devant son regard véritablement céleste, il arrivait au roi de se sentir mal à l’aise. A ce cœur angélique on pouvait tout demander. A défaut de Mortimer, paraît-il envoyé en mission par le roi dès la veille au soir, à défaut de Commynes expédié de la même manière, sans doute pour leur ôter toute envie d’entrer en lice pour Fiora, Léonarde pensait confier sa lettre à Archie Ayrlie, cet Écossais qui avait enseigné l’équitation à Florent. C’était un brave garçon, venu plus d’une fois vider quelques pots à la maison aux pervenches. S’il ne pouvait aller lui-même à Lignières, il trouverait le moyen d’y envoyer Florent. Quant au moment de le rencontrer, Léonarde n’était pas en peine, elle le voyait souvent quand elle descendait Philippe au jardin où le petit garçon avait la permission de se promener.

Le combat devait avoir lieu le mardi 29 juin, fête de saint Pierre et saint Paul. Avec sa parfaite connaissance du calendrier, Louis XI avait choisi ce jour-là parce que le pape, successeur de saint Pierre, semblait plus ou moins impliqué, en la personne de son neveu, dans cette sombre histoire. Le roi ne manquait jamais une occasion de se concilier le ciel ou de l’appeler à son secours. De son côté, Léonarde, presque aussi pieuse que le souverain, avait ajouté les deux princes des Apôtres à la longue liste des hôtes du Paradis qu’elle invoquait chaque jour pour la paix et le bonheur de « son agneau »...

Néanmoins, à mesure que glissaient les jours, le sommeil fuyait Léonarde. Elle avait écrit sa lettre et Archie Ayrlie s’en était chargé volontiers. Encore avait-elle dû prendre mille précautions pour n’être vue de personne en la lui remettant dans le jardin, le seul endroit où elle bénéficiât de quelque liberté. Elle n’avait pas revu l’Écossais par la suite et ne possédait aucun moyen de savoir si sa missive était parvenue à bon port.

En effet, Léonarde se trouvait elle-même soumise à une sévère surveillance, ne pouvant quitter son logement que sous la garde d’un archer et en compagnie du petit Philippe. Il lui était défendu de sortir seule. Et, en dehors de ce garde qui la menait chaque jour à la prison rejoindre Fiora ou au jardin pour les sorties du petit garçon, elle n’avait de rapports qu’avec les deux servantes chargées de la servir. Pas une seule fois elle ne rencontra le roi dont, cependant, l’écho des trompes de chasse retentissait souvent dans la cour d’honneur. De ses fenêtres, elle pouvait apercevoir ceux qui entraient ou sortaient, mais comme elle ne les connaissait guère, ces allées et venues ne lui apprenaient pas grand-chose. Alors, quand elle n’était pas auprès de Fiora et que l’enfant dormait, elle passait des heures à regarder, dans l’austère bâtiment d’en face, la petite fenêtre barrée d’une croix de fer qui éclairait la prisonnière et elle priait, elle priait pour qu’un homme de bien, un chevalier digne de ce nom accepte de jouer sa vie afin que la jeune femme ne perde pas la sienne...

Pour sa part, Fiora s’inquiétait beaucoup moins, parvenue à une sorte de fatalisme qui lui ôtait toute crainte de cette mort – celle-là même qu’avaient subie son père et sa mère – à laquelle il lui restait peu de chance d’échapper. Elle n’en voulait même pas à Louis XI du jeu cruel qu’il avait inventé. Le roi, elle le savait, craignait d’autant plus la mort qu’il avançait en âge et, si son courage physique demeurait entier quand il allait en guerre, l’assassinat sournois, perfide, lui causait une véritable frayeur. Peut-être parce que, depuis dix-huit ans qu’il régnait – et même avant lorsqu’il n’était qu’un dauphin farouchement hostile à son père Charles VII – son intelligence aiguë lui avait permis d’éviter maints traquenards, trahisons et chausse-trappes. Or, la malheureuse lettre évoquait son assassinat. Au fond, le roi avait montré une grande mansuétude en proposant ce duel judiciaire, il aurait pu faire exécuter en secret la pseudo-coupable ou l’envoyer pourrir, les os brisés, au fond de quelque oubliette...

Alors, Fiora s’efforçait de rejeter loin d’elle l’évocation de ce jour menaçant pour se consacrer tout entière à son fils. Elle n’avait pas vécu longtemps auprès de lui et le découvrait avec délices, s’enchantait de sa beauté et de sa précoce intelligence.

N’ayant jamais’ vu autour de lui que des sourires et n’ayant reçu que des caresses, c’était un enfant très gai. En dépit d’un caractère déjà affirmé, il rayonnait d’une grande joie de vivre et débordait de tendresse pour sa mère qu’il appelait parfois « ma belle dame ».

Afin d’expliquer le fait que Fiora ne l’accompagnait jamais au jardin, on lui avait dit qu’elle venait d’être malade et qu’il lui fallait un grand repos. S’il avait accepté l’explication sans la combattre, il ne parvenait à comprendre pourquoi sa mère ne vivait pas avec Léonarde et lui dans le château, mais dans « la vilaine chambre » qui, dans sa logique enfantine, ne devait guère être propice à une convalescence. Il n’en dit rien, mais montra à Fiora encore plus d’amour. Lui, si turbulent, restait des heures assis sur les genoux de sa mère, blotti contre sa poitrine à quêter des histoires et des baisers...

– Mon Dieu ! priait intérieurement Léonarde. Faites qu’après ce combat idiot, notre Fiora recouvre sa liberté. Sinon... oh, je n’ose même pas penser à ce qui se passerait !

Le mois de juin s’écoula, doux et fleuri, avec les manifestations joyeuses de la Fête-Dieu qui dépouillèrent les rosiers des environs du moindre pétale et la Saint-Jean d’été qui alluma, la nuit tombée, de grands feux sur la place de chaque village et dans la cour de chaque château. Au Plessis, Fiora, si elle entendit les chants et les cris de joie, n’aperçut même pas le reflet de l’immense feu que la Garde écossaise avait allumé dans la première cour, en face de ses logis. Sa chambre demeura obscure comme si on voulait lui faire sentir qu’elle était l’antichambre du tombeau.

Quand elle pensait au roi, c’était avec plus de tristesse que de colère car elle s’était attachée à cet homme vieillissant, dont le grand front abritait un esprit si subtil, une intelligence si universelle. Et voilà que ce cerveau exceptionnel avait laissé sa crainte du meurtre l’emporter sur l’amitié, presque l’affection qu’il portait naguère à « donna Fiora ». Cette amitié, après avoir aidé la jeune femme à vivre, s’était brisée sur une simple feuille de papier, sur quelques lignes d’une écriture dont le roi n’avait pas voulu voir la contrefaçon. Pire encore, il avait refusé les deux champions qui s’étaient spontanément offerts pour défendre sa cause et, pour être bien sûr qu’ils ne viendraient pas troubler sa fête macabre, il les avait envoyés au loin. Alors, quand ces pensées lui venaient, Fiora s’agenouillait et priait...

Vint le dernier jour...

Quand Léonarde amena le petit Philippe, elle eut beau dire que la poussière irritait ses yeux, il fut évident qu’elle avait pleuré toute la nuit. Et, de fait, les nouvelles n’étaient guère rassurantes : ni Commynes ni Mortimer n’avaient reparu et Archie Ayrlie avait confié à la vieille demoiselle qu’à sa connaissance, aucun champion ne s’était présenté. Il avait ajouté qu’ils étaient nombreux, dans la Garde, à souhaiter offrir leurs armes à la captive, mais qu’il était à craindre que le roi les déboutât comme il avait débouté Mortimer.

La journée fut longue et pénible pour les deux femmes. Pour l’enfant, elles s’efforçaient à une attitude habituelle, lui souriaient et jouaient avec lui. Fiora y réussissait mieux que Léonarde, peut-être parce qu’elle n’avait pas vraiment peur. Elle ne souffrait que d’abandonner ceux qu’elle aimait, de ne pouvoir au moins embrasser une dernière fois sa petite Lorenza qui, elle, ne connaîtrait jamais sa mère.

Au moment de se séparer, elle embrassa Léonarde avec une infinie tendresse.

– Vous, si pieuse, chuchota-t-elle en sentant des larmes couler contre sa joue, vous devriez accorder plus de confiance à Dieu. C’est lui qui va décider demain et, s’il ne veut pas que je meure, le roi ni personne n’y pourra rien...

– C’est vrai, mon agneau, vous avez raison et je ne suis qu’une vieille bête. Mais je vais prier, prier, prier si fort qu’il faudra bien que le Seigneur m’entende ! J’ai confiance à présent et si, demain soir, je ne peux vous serrer dans mes bras comme je le fais en ce moment, cela voudra dire que Dieu n’existe pas. Mais, sur ce sujet, je suis tranquille...

Fiora, alors, prit son fils contre son cœur et l’y garda un instant, couvrant de baisers légers les boucles soyeuses et le petit front si doux.

– Sois bien sage, mon cœur ! Si tu ne me vois pas demain c’est que je serai partie faire un voyage... pour ma santé !

– Vous irez voir mon papa ?

– Oui, mon ange, je te le promets : j’irai voir ton papa et peut-être qu’alors je te le ramènerai...

Les larmes étaient trop proches et elle ne voulait pas que l’enfant les vît. Elle le remit à Léonarde et, doucement, les poussa vers la porte que Grégoire tenait ouverte. Le garde attendait sur le palier.

Quand la porte se fut refermée, Fiora demeura figée à la même place, écoutant décroître, sur les degrés de pierre, les pas curieusement alourdis de Léonarde. Et puis, il y eut le bruit du lourd vantail donnant sur la cour... Fiora était seule à présent, seule en face d’elle-même, de son passé, de ses fautes, de ses amours réelles ou simulées.

Tout cela, se dit-elle, n’était qu’un affreux gâchis et il eût mieux valu qu’au lendemain de la mort de son père, elle subît l’ordalie par l’eau que Hieronyma, sûre de s’en sortir indemne, avait réclamée pour elles deux. Il y aurait beau temps que son corps, emporté par les eaux jaunâtres de l’Arno, se serait fondu dans la mer bleue. Philippe ne serait pas né... Lorenza non plus, mais Fiora était moins inquiète pour sa petite fille que pour son fils. Lorenza vivrait protégée par le double amour d’Agnolo et d’Agnelle et peut-être aussi par la puissance de son père... si toutefois Lorenzo de Médicis venait à bout de la guerre impie à laquelle le contraignait le pape. Tandis que Philippe, si son père ne quittait pas le refuge illusoire de son prieuré pour veiller lui-même sur son fils, n’aurait que Léonarde, déjà vieille, et aussi les braves gens de la Rabaudière. Mais le roi aurait-il pitié de cet enfant doublement orphelin ?

Lorsque le supérieur du petit couvent enfermé dans les murs du Plessis-Lès-Tours pénétra dans sa prison pour entendre sa confession, il trouva Fiora assise sur son lit, les mains posées calmement sur ses genoux.

La confession dura longtemps. Pour être comprise de cet homme simple qui n’avait guère à juger que les péchés des gardes du château et des serviteurs, Fiora dut lui raconter une grande partie de sa courte vie. En passant par les mots, cela paraissait tellement étrange, tellement anormal, qu’elle comprit parfaitement l’air effaré du moine...

– Êtes-vous sûre, ma fille, de ne rien inventer ? fit-il horrifié quand elle évoqua ses étranges relations avec le pape. Notre Saint-Père ne saurait observer si noir comportement ?

– Je ne suis pas surprise de votre réaction, sire abbé. Mais vous n’êtes pas italien. De là vient toute la différence. J’essaie simplement de vous faire comprendre pourquoi j’ai dû commettre tant de fautes et je vous demande de les pardonner aussi sincèrement que je les regrette. Songez que demain, peut-être, je vais comparaître au tribunal de Dieu. Mais Lui n’aura pas besoin d’explications...

Le religieux reparti, Fiora, tout son courage revenu, mangea de bon appétit la fricassée de canard et de pâté de veau que le bon Grégoire lui servit avec une belle salade et des pâtes sucrées et frites accompagnées d’un pichet de vin d’Orléans frais. Un petit panier de cerises achevait ce festin auquel la jeune femme fit honneur en refusant d’entendre les reniflements de son geôlier et de voir ses yeux, presque aussi rouges que ceux de Léonarde. Après quoi, elle se coucha et s’endormit aussi tranquillement que si le lendemain devait être un jour comme les autres...

Levée avec l’aube pour une longue et minutieuse toilette, Fiora revêtit une robe qu’elle aimait particulièrement, faite d’épais cendal blanc brodé de petites branches vertes et d’entrelacs dorés. Incapable de se faire à elle-même une de ces coiffures pour lesquelles il faut l’aide d’une suivante, elle lissa soigneusement ses épais cheveux noirs, puis tressa deux nattes qu’elle épingla sur sa nuque en un lourd chignon qu’aucune lame ne pourrait traverser. C’était sa façon à elle de défier la mort. Après quoi, elle prit un voile blanc, le posa sur sa tête et l’enroula autour de son long cou mince, comme autrefois, au cours de ses longues chevauchées, lorsqu’elle voyageait en robe. Après quoi, elle attendit qu’on vienne la chercher.

Fiora savait qu’elle était autorisée à entendre la messe dans la petite chapelle dédiée à Notre-Dame de Cléry, l’oratoire préféré du roi, qui se trouvait à l’ouest de la première cour, près du donjon. Tornabuoni et le Daim, eux, l’entendraient dans celle du château qui faisait suite aux appartements royaux.

Fiora appréciait cette disposition qui la mettait à l’abri d’une rencontre avec ces deux hommes acharnés à sa perte. En traversant la cour d’honneur pour passer dans la première, elle aperçut devant le logis royal une tribune, tendue aux couleurs de France. Un vaste espace, délimité par des cordes de soie reliant quatre lances fichées en terre, avait été préparé. Le combat, en effet, aurait lieu à l’épée et à la dague afin que l’on sût bien qu’il ne s’agissait pas d’un tournoi. Sous ce beau soleil matinal, les tentures bleu et or donnaient tout de même à ces préparatifs un air de fête.

Cependant, des ordres avaient dû être donnés pour qu’à l’exception de son escorte armée, Fiora ne rencontrât personne. Dans la chapelle, ne se trouvaient qu’un vieux prêtre et son acolyte devant qui elle s’agenouilla pour suivre pieusement l’office divin et recevoir la Sainte Communion. Après quoi, par le même chemin, on la ramena dans sa chambre, sans rencontrer davantage âme qui vive. Le château, en dehors des sentinelles qui veillaient aux murs d’enceinte, semblait plongé dans une profonde torpeur.

Un repas léger de miel, de lait, de pain et de beurre l’attendait, et elle en consomma une bonne partie pour s’assurer qu’aucune défaillance ne viendrait la trahir. Le combat devait avoir lieu en fin de matinée, à la dernière heure avant le milieu du jour, et il ne restait plus beaucoup de temps. Aussi vérifia-t-elle sa coiffure, puis elle se

lava les mains. Elle était prête maintenant à subir son sort quel qu’il fût... Et elle se sentait l’âme en paix. Il ne lui fallait plus qu’un peu de courage et elle pensa à sa mère. Marie de Brévailles, montée à l’échafaud le sourire aux lèvres. Il est vrai qu’elle partait avec celui qu’elle aimait et les choses en avaient sans doute été facilitées. Elle allait devoir mourir seule sans montrer de faiblesse. Fiora pensait qu’elle le devait au nom qu’elle portait, à la mémoire de ses parents réels comme à celle de son père adoptif.

L’aspect de la cour cernée par les bâtiments rose et blanc du château lui parut bien différent de ce qu’il était un peu plus tôt lorsqu’à l’heure prescrite, elle fut conduite à la place préparée pour elle : un siège élevé d’une marche situé à la droite et un peu à l’écart de la tribune royale, à présent emplie d’hommes vêtus de sombre entourant le fauteuil surélevé de Louis XI. Si celui-ci portait encore le collier de Saint-Michel, ses vêtements, par extraordinaire, étaient de velours noir comme le chapeau orné de médailles dont le bord baissé à l’avant accusait la ligne de son nez.

Fiora le salua comme il convenait, puis se dirigea vers sa place. C’est alors seulement qu’elle aperçut le bourreau. Tout vêtu de rouge, sa longue épée sur l’épaule, il avait dû prendre la suite du petit groupe quand il avait quitté la prison, mais Fiora ne l’avait pas remarqué.

En dépit de son courage, elle se sentit pâlir quand il s’installa à deux pas d’elle, les mains appuyées sur la poignée de l’arme dont la pointe était plantée en terre. Alors, elle s’obligea à regarder droit devant elle l’espace délimité par les cordes de soie. L’un des côtés, vers l’entrée du château, restait ouvert, mais, à l’exception de ce passage, la lice était entourée par une file de gardes écossais dont les armures polies étincelaient au soleil sous la cotte d’armes aux fleurs de lys. Hélas, Mortimer n’y figurait pas, et pas d’avantage Philippe de Commynes dans la troupe réduite des conseillers du roi. Aucun public en dehors de ceux-ci, même la herse était baissée entre les deux cours du Plessis. Enfin, debout devant la tribune elle-même adossée au logis royal, il y avait le grand prévôt, juge du combat... Auprès de lui quatre trompettes et, un peu plus loin, quatre tambours habillés de crêpe noir.

Tristan l’Hermite se tourna lentement vers le roi qu’il salua avec la raideur d’un vieux soldat :

– Plaise au Roi d’ordonner que les combattants entrent en lice ?

D’un signe de tête et d’un geste de la main, Louis XI approuva. Un instant plus tard, annoncés par un roulement de tambour, Luca Tornabuoni et Olivier le Daim effectuaient leur entrée et venaient mettre genou en terre devant le souverain. Tous deux avaient revêtu la tunique de cuir et la demi-armure qui convenaient au combat à pied. Derrière eux, un écuyer portait deux épées et deux dagues. Leurs cuirasses leur avaient été prêtées car ils n’en possédaient pas, du moins en France pour Tornabuoni, dont les armoiries avaient été peintes sur le petit bouclier qui lui servirait à se défendre. Le Daim, n’étant pas noble, avait fait peindre un daim sur champ d’azur constituant des armes parlantes. Tous deux affichaient une affreuse pâleur.

A ce moment, la herse se releva pour donner passage au petit cortège du prêtre et du Saint-Sacrement devant lequel les assistants s’agenouillaient au fur et à mesure. Mais, à quelques pas derrière les religieux, une jeune femme marchait en priant. Son grand hennin ennuagé d’azur et sa robe fleurdelisée comme les cottes des Écossais contrastaient avec les tenues funèbres de l’entourage royal. Fiora la reconnut avec un battement de cœur : c’était la seconde fille du roi, Jeanne de France, duchesse d’Orléans. Et, de toute évidence, cette venue contrariait fort son père :

– Pâques-Dieu, ma fille, que venez-vous faire céans ? s’écria-t-il après que l’ostensoire eut été déposé sur un autel portatif drapé d’or et installé par deux moines.

La jeune princesse, pliant le genou avec humilité, leva courageusement vers son père son visage ingrat et ses yeux magnifiques dont la couleur était celle du grand ciel bleu de ce matin.

– Je n’en sais rien encore, Sire mon père, mais il m’a semblé que je devais venir vers vous dès l’instant où vous en appeliez à Dieu pour vous assister dans votre jugement.

– Comment, diantre, avez-vous appris ceci au fond de votre château ?

– J’ai reçu une lettre, Sire, fit Jeanne qui ne savait pas mentir.

– De qui, cette lettre ?

– Souffrez que je diffère ma réponse jusqu’à l’issue de ce combat...

– Comme il vous plaira ! D’ailleurs, je m’en doute. Eh bien, puisque vous voilà, venez prendre place auprès de moi et passons à ce qui nous occupe ce matin.

Son regard sombre revint se poser sur les deux hommes toujours à genoux :

– Maintenez-vous vos accusations contre la dame de Selongey ici présente ?

Seul Tornabuoni répondit « oui » d’une voix assez ferme. Son compagnon, dont les dents claquaient en dépit de la douceur de cette matinée, se contenta d’un signe de tête, incapable de parler.

– Vous vous êtes confessés, vous avez ouï messe et avez reçu la Très Sainte Communion ? Et, néanmoins, vous maintenez vos dires ?

Ils répondirent de la même façon. L’œil du roi fulgura, mais il permit aux coins de sa bouche d’esquisser un sourire :

– Nous croyons savoir pourquoi vous montrez tant d’assurance et tant de courage, bien aventuré, d’ailleurs, fit-il narquois. Vous pensez que messire Mortimer et messire de Commynes ayant été refusés comme champions de celle que vous accusez, personne ne viendra aventurer sa vie pour une si mauvaise cause ? Alors, regardez ! Et vous trompettes, sonnez ! Je crois qu’il nous vient là un chevalier !

La herse, en effet, se relevait encore et laissait passer trois cavaliers : l’un en tenue de voyage, les deux autres en armure... et une immense joie inonda le cœur de Fiora : car si le premier était Commynes, celui des deux autres qui, sur sa cotte d’arme, portait des aigles d’argent, c’était Philippe de Selongey...

Les trois hommes mirent pied à terre la porte franchie et marchèrent ensemble vers la tribune devant laquelle Tornabuoni et Olivier le Daim les regardaient approcher avec une vague épouvante, persuadés sans doute que les règles du combat allaient se retourner et qu’ils auraient au moins à affronter les deux guerriers. Parvenus devant le roi, tous trois saluèrent d’un même mouvement et Commynes parla :

– Sire, messire Mortimer et moi-même avons accompli la mission dont le Roi nous avait fait l’honneur de nous charger. Plaise à notre Sire que je lui présente le comte Philippe de Selongey, chevalier du très noble ordre de la Toison d’or qui vient par-devers vous, de sa libre volonté, pour défendre la cause et la vie de son épouse injustement accusée. Il accepte naturellement le combat à outrance.

De sa place, apercevant le profil acéré de Philippe, Fiora sentait son cœur fondre d’amour. Jamais il ne lui était apparu plus magnifique ni plus fier ! Louis XI se pencha vers lui, un coude appuyé sur l’un de ses genoux :

– Il nous plaît de vous accueillir en cette lice, comte de Selongey. Nous estimions, en effet, que vous deviez apprendre le grave danger couru par la comtesse... du fait de son imprudence.

– Si ce que l’on m’a dit est exact, Sire, et je n’ai aucune raison d’en douter, je ne vois ici aucune imprudence mais innocence surprise et c’est avec joie que je vais combattre, avec la permission du Roi – et ensemble – ces deux hommes qui ont osé l’accuser pour les motifs les plus bas : la jalousie et la cupidité...

– Un instant ! Avant que vous n’entriez en lice, il est bon que nous éclairions votre position par-devers nous. Vous avez été condamné à mort une première fois pour nous avoir tendu un piège et avoir tenté de nous assassiner.

– Le mot est rude, Sire, protesta Philippe. Nous nous trouvions en guerre et vous étiez le plus mortel ennemi de mon maître, Monseigneur Charles de Bourgogne que Dieu veuille tenir en son giron !

– Admettons-le ! La comtesse a obtenu non seulement votre grâce mais encore votre liberté qui vous a été rendue sans conditions. Une seconde fois, à Dijon, notre gouverneur vous a frappé d’une sentence de mort pour avoir tenté de soulever le peuple... Accordez-nous de parler sans être interrompu, s’il vous plaît ! gronda-t-il comme Philippe ouvrait déjà la bouche. Cette fois, c’est notre seule volonté qui vous a épargné la vie pour ne pas faire pleurer de trop beaux yeux, mais vous avez été emprisonné en notre château de Pierre-Scize... d’où vous vous êtes évadé. Est-ce bien exact ?

Selongey esquissa un salut pour montrer qu’il était d’accord.

– Donc, reprit le roi, vous êtes à nos yeux un prisonnier en fuite et, comme tel, nous sommes en droit de vous punir si d’aventure vous remportez ici la victoire. Nous espérons que nos messagers vous ont clairement exposé la situation...

Un étroit sourire étira la bouche altière de Philippe :

– Je n’ignore rien de ce qui m’attend. Messire de Commynes, en particulier... que je n’avais pas eu le plaisir de rencontrer depuis qu’il a quitté... un peu vite le service de Monseigneur Charles, s’est montré on ne peut plus clair sur ce point. Aujourd’hui une seule chose m’importe : arracher à ce bourreau que je vois auprès d’elle la femme qui porte mon nom et qui m’a donné un fils...

– Un fils que vous ne semblez pas autrement pressé de connaître ? Non seulement vous faites un étrange époux, seigneur comte, mais vous êtes aussi un curieux père...

– Ceux qui entendaient rester fidèles à leur serment féodal et à la mémoire du défunt duc vivent des temps cruels, Sire Roi ! Pour ma part, las des accommodements boiteux et des concessions trop faciles, j’ai choisi de servir Dieu ! Lui seul me semblait assez grand...

– Pour avoir droit à votre hommage ? Encore que ce ne soit guère aimable pour notre personne, nous sommes loin de vous reprocher d’avoir choisi si haut seigneur, un seigneur dont nous, rois et princes, ne serons jamais que les humbles valets. Mais nous ne sommes pas certain que ce choix si noble efface le serment prêté devant un autel à une damoiselle qui était en droit d’attendre de vous amour et protection.

– Je n’ai pas oublié et c’est pourquoi je vais combattre pour elle...

– Deux adversaires à la fois, songez-y ? Nous savons que ce n’est guère conforme aux règles de la chevalerie mais, ne doutant pas de votre venue et connaissant votre valeur, il nous apparut qu’ainsi les forces seraient plus égales...

En regardant ses adversaires, le sourire de Philippe se chargea d’un indicible dédain :

– Il y a quelques années, j’ai vu jouter à Florence messire Tornabuoni et je crois lui avoir dit alors ce que je pensais de... ses talents guerriers. L’autre, je ne le connais que pour l’avoir entendu mentir...

– Insupportable prétentieux ! rugit le Florentin, je vais te montrer de quoi je suis capable. Souviens-toi que seule la volonté de mon cousin Lorenzo de Médicis m’a empêché alors de te couper les oreilles !

– Une volonté qui tombait bien à propos. Quant à mes oreilles, elles n’ont pas grand-chose à craindre. Quand vous voudrez, messires ?

Des mains de Mortimer, Selongey prit son casque puis, de celles de Commynes, son épée et son écu. Après un dernier salut au roi, il alla s’agenouiller brièvement devant le Saint-Sacrement pour recevoir la bénédiction du prêtre. Les deux autres le suivirent, le malheureux barbier sur des jambes mal assurées qui firent sourire Tristan l’Hermite. Enfin, tous trois vinrent se mettre aux ordres du prévôt qui devait diriger le combat pour en recevoir les règles strictes. A ce moment, la voix de Louis XI se fit entendre :

– Encore un instant ! Revenez ici, Messeigneurs ! Quand ils furent à nouveau alignés devant lui, le roi s’accorda le plaisir de les dévisager à tour de rôle puis, arrêtant son regard aigu, si difficile à soutenir, sur Selongey, il dit doucement :

– Messire Philippe, il n’y a jamais eu d’amitié entre nous, mais vous êtes de trop haut lignage et nous estimons trop votre bravoure pour vous infliger l’affront de combattre maître Olivier le Daim qui n’est rien d’autre que notre barbier et dont nous n’avons pas pu nous résigner à faire un chevalier. C’est un pleutre indigne de porter les armes. Vous n’affronterez donc que l’ambassadeur de Florence qui est de noble naissance...

Le soulagement du barbier fut tellement évident qu’un rire discret parcourut l’assemblée. Mais Selongey ne rit pas :

– S’il a insulté ma dame, il mérite la punition que je vais lui infliger en lui coupant la gorge. Pour cela, la dague seule suffira et je ne souillerai pas mon épée...

– Tout beau, tout beau ! Pâques-Dieu, sire comte, nous comprenons votre colère, mais ne nous privez pas de notre barbier ! Néanmoins, ajouta-t-il avec une soudaine dureté, les vilenies prouvées de maître Olivier lui vaudront d’être emprisonné en notre château de Loches pour autant qu’il nous plaira. Ensuite, si nous décidons de le rendre à la lumière, il devra expier le parjure dont il s’est rendu coupable devant Dieu en allant prier au tombeau de Monseigneur saint Jacques à Compostelle de Galice. Emmenez-le, Mortimer, en attendant que notre grand prévôt ait loisir de s’occuper de lui !

– Ce sera une joie, Sire ! soupira Tristan l’Hermite. Plaît-il au Roi que le combat commence, à présent ?

Le roi fit un geste signifiant qu’il n’avait plus rien à dire tandis que l’on emmenait le barbier hurlant et gigotant. Sa joie avait été de courte durée. Cependant, Philippe se dirigeait vers Fiora et, prenant son épée par la pointe, la lui tendit pour qu’elle posât un instant ses doigts sur le pommeau, comme le voulait une tradition ancienne. Peu s’en était fallu qu’on ne la respectât pas, il semblait que, ce matin, les traditions n’eussent pas la part belle. Philippe tenait à celle-ci :

– Madame, fit-il à voix très haute pour être entendu de tous, m’acceptez-vous pour votre champion ?

Elle toucha l’arme d’une main tremblante et, à travers les larmes qu’elle ne pouvait retenir, offrit à son époux un regard rayonnant d’amour.

– Oui... mais pour l’amour de Dieu, veillez sur vous-même car, s’il vous arrivait malheur, ce serait moi qui appellerais la mort...

Selongey eut un bref sourire et ajouta, à voix basse :

– Je vous en supplie, même si vous me voyez tomber, ne venez pas vous jeter entre les épées comme vous fîtes à Nancy jadis. Je n’aimerais pas revivre une telle scène...

Puis il rejoignit son adversaire, tandis que les tambours faisaient entendre un roulement lent et tellement sinistre qu’il glaça le sang de Fiora. Tornabuoni, elle le savait, n’était pas un ennemi négligeable. A Florence, n’ayant rien de mieux à faire, il pratiquait les armes, art que Philippe n’avait sans doute guère approché depuis plusieurs mois. Une prière fervente et silencieuse jaillit de son cœur vers le ciel bleu :

– Pas pour moi, Seigneur, mais pour Vous puisqu’il Vous a choisi, faites qu’il vive !

Cependant, à l’instant où les tambours s’arrêtèrent le grand prévôt cria :

– Laissez aller les bons combattants et que Dieu y ait part !

Le combat commença avec une extrême violence. Sans même prendre la peine de s’étudier mutuellement, Selongey et Tornabuoni se jetèrent l’un sur l’autre résolus à s’exterminer. Sous les coups d’épée, les boucliers sonnaient comme des cloches, mais il fut vite évident que Philippe avait l’avantage de la taille et aussi de la force. Ayant esquivé avec adresse une botte sournoise dirigée vers son ventre, il se rua sur son adversaire et ses coups se mirent à pleuvoir aussi drus que grêle en avril. Luca reculait, reculait, s’efforçant de protéger sa tête et ne parvenant même plus à porter le moindre coup. Il fut sauvé lorsqu’il toucha les cordes d’enceinte : le juge ordonna à Philippe de lui laisser reprendre un peu de champ. Celui-ci obéit et sauta en arrière. L’autre en profita pour se ruer derrière son épée comme un bélier avec l’intention évidente de reprendre le coup manqué un moment plus tôt : lui transpercer le ventre au défaut de protection. Ce fut si soudain que Fiora ne put retenir un cri, mais Philippe avait trop l’expérience des diverses formes de combat pour se laisser surprendre. Il esquiva le coup avec la souplesse d’un danseur et le Florentin, emporté par son élan, faillit transpercer Tristan l’Hermite qui le repoussa avec vigueur. Luca marmotta une excuse puis tourna les talons pour faire de nouveau face à Philippe, mais déjà celui-ci était sur lui. Lâchant son épée, il envoya à son adversaire un coup de poing qui le jeta à terre. Puis il bondit sur lui et, tirant sa dague, s’apprêta tranquillement à lui trancher la gorge :

– Je t’avais bien dit qu’un jouteur italien n’était pas de taille contre un chevalier bourguignon, ironisa-t-il. Fais ta prière !

– Grâce ! Grâce ! ... Pitié ! Oui, j’ai menti pour que le roi croie que vous complotiez ensemble, toi et Fiora... Mais...

– Si tu as encore beaucoup de choses à dire, dépêche-toi car je n’ai plus de patience pour toi...

– L’enfant... existe... mais c’est le Magnifique qui en est le père ! Grâce !

Philippe venait de lever sa dague. Un cri du roi le retint...

– Halte !

Sans lâcher son ennemi vaincu, Philippe tourna la tête vers la tribune.

– Le combat devait être à outrance, Sire, je le rappelle. La vie de cet homme m’appartient.

– Alors accordez-la nous ! C’est un misérable et Dieu a bien jugé, mais c’est un ambassadeur qui, en outre, touche à la famille Médicis d’assez près. Nous n’aimerions pas offenser plus qu’il ne faut le seigneur Lorenzo qui a notre amitié.

Selongey se releva, mais il ne remit pas sa dague au fourreau et garda un œil sur le vaincu :

– A la volonté du Roi ! Mais puis-je lui demander ses intentions ?

– Il va repartir pour Florence sous bonne garde et muni d’une lettre de nous exposant ce qui vient de se passer. Nous serions fort surpris si le seigneur Lorenzo ne lui réservait pas quelques manifestations de mécontentement. Gardes ! Ramenez-le à sa chambre où il restera au secret jusqu’au départ.

Pendant ce temps, comprenant qu’il n’avait plus rien à faire céans et que sa présence n’était plus souhaitable, le bourreau s’inclinait devant Fiora et, son épée sur l’épaule, repartait vers la tour de la Justice dans la première cour. Fiora, elle, mourait d’envie de s’élancer vers Philippe, mais elle n’osait bouger sans la permission du roi. Elle répondit d’un gracieux mouvement de tête au salut de l’exécuteur et attendit. Philippe, cependant, s’avançait tout près de la tribune royale, mais sans mettre genou en terre comme l’usage l’eût exigé :

– La vie et l’honneur de donna Fiora sont saufs, Sire, comme Dieu l’a voulu. Quant à moi, je suis à présent le prisonnier du Roi !

– C’est bien ainsi que nous l’entendons, mais, avant d’en décider, répondez à une question ! Si nous vous rendions la liberté à présent, qu’en feriez-vous ?

– Je retournerais d’où je suis venu, Sire !

– Oh ! ...

Bien que légère, la plainte de Fiora fut perçue par le roi qui, d’un geste, lui imposa silence.

– Vous retourneriez au couvent ?

– Oui, Sire. Je n’ai plus envie de servir quelque maître que ce soit sinon Dieu. Que le Roi me pardonne !

– Nous ne pouvons vous reprocher un si haut dessein, mais cette liberté n’était qu’une supposition. En fait, nous vous donnons le choix entre deux perspectives : ou bien vous regagnez vos terres bourguignonnes qui vous ont été conservées avec votre épouse et votre fils et vous promettez de vous y tenir tranquille, ou bien vous avez devant vous de longues et joyeuses années au château de Loches, dans l’une de nos cages ! Venez çà, donna Fiora !

La jeune femme s’avança lentement auprès de son mari qu’elle n’osa pas regarder.

– Sire ! fit-elle en levant sur le souverain ses yeux emplis de larmes courageusement contenues, je supplie le Roi de ne pas contraindre messire de Selongey à un choix pénible. Qu’il lui accorde permission de retourner au prieuré Notre-Dame !

– Et vous, Madame, que deviendrez-vous ?

– Ce qu’il plaira au Roi que je devienne, mais je le conjure de m’accorder de vivre en paix. Je suis infiniment lasse...

– On le serait à moins ! De toute façon, vous conserverez la Rabaudière qui vous est donnée à titre définitif pour vous-même et vos descendants. Mais... voyons un peu ce qui nous arrive là !

Ce qui arrivait, c’était la princesse Jeanne qui, à la fin du combat, avait quitté la tribune après que son père lui eut parlé à l’oreille. Par la main, elle tenait le petit Philippe, et Léonarde venait derrière elle.

Comme tout le monde, Philippe avait tourné la tête dans la direction où regardait le roi. Le groupe, assez charmant, formé par l’enfant et la petite princesse boiteuse qu’il semblait soutenir, le figea. Jeanne, alors, s’arrêta :

– Voulez-vous aller embrasser messire votre père ? dit-elle doucement.

Le bambin, regardant avec émerveillement ce grand chevalier en armure tellement semblable à l’image qu’il s’en faisait, n’hésita pas un instant. Tendant ses petits bras, il courut vers lui cependant que Philippe s’agenouillait pour le recevoir, sans le serrer trop fort car le contact de l’acier n’avait rien d’agréable. Mais il l’embrassa avec une ferveur qui fit sourire Louis XI. Celui-ci se garda de souligner les deux larmes qui glissaient sur les joues de l’intraitable seigneur de Selongey.

– Je crois, soupira-t-il, que la cause est entendue ! Se levant péniblement de son trône, il descendit les trois marches qui joignaient la tribune au sable de la cour.

– Nous ne vous demanderons pas de nous prêter serment d’allégeance, dit-il sévèrement à Philippe. Mais nous exigeons de vous promesse formelle de ne plus chercher à nous nuire et, le temps venu, de ne pas apprendre à vos fils à détester la France, mais au contraire de leur permettre de la servir. N’oubliez pas que Selongey est en Bourgogne et que la Bourgogne a fait retour à notre couronne comme le veut la loi féodale au cas où un prince valois mourrait sans héritier mâle.

Philippe, qui s’était relevé, posa son fils à terre et l’enfant en profita pour courir vers sa mère. Il considéra un instant ce petit homme étrange qu’il dépassait de la tête, ce petit homme qui avait si peu l’air d’un roi... sauf à certains moments comme celui-là où il irradiait une incroyable majesté. Philippe, lentement, mit un genou en terre et tendit le bras :

– Sur mon honneur et le nom que je porte, Sire, j’en fais serment. Jamais plus ceux de Selongey ne porteront les armes contre le roi de France.

– Nous vous en remercions ! Eh bien, donna Fiora, vous voilà en famille. C’est à vous que nous confions ce rebelle ! C’est vous qui en serez la gardienne et nous ne doutons pas...

– Non, Sire, par pitié ! Je ne veux pas de cette responsabilité...

– Vous en ferez ce que vous voulez ! Nous vous donnons le bonsoir. Eh bien, ma fille, ajouta-t-il en se tournant vers la duchesse d’Orléans, êtes-vous contente de nous ?

– Oui, Sire ! En vérité, je n’ai jamais douté de votre justice. Mais pourquoi avoir infligé à donna Fiora cette longue pénitence, cette angoisse aussi de craindre pour sa vie ? Aviez-vous vraiment besoin d’en appeler à Dieu ?

Tout en parlant, elle et Louis XI s’éloignaient vers le logis royal. Le roi sourit et, baissant la voix, se pencha pour être mieux entendu :

– Bien sûr que non ! J’ai vite compris que cette malheureuse était victime d’une conspiration, mais il fallait que tous la crussent en danger de mort pour obtenir de son entêté de mari qu’il sorte de sa tanière...

– Mais elle ? Pourquoi ne pas l’avoir avertie ?

– Parce que, tout de même, elle a commis assez de sottises pour mériter une petite leçon. Et je vous défends bien de lui dire quoi que ce soit. Je n’aime pas beaucoup expliquer les méandres de mes pensées ! A présent, ma fille, allons nous mettre à table ! En vérité, tout ceci m’a donné grand appétit !

Fiora, avec Philippe, son fils et Léonarde, revenaient à cheval vers la maison aux pervenches, mais les deux époux n’avaient pas encore échangé une seule parole.

Selongey tenait son fils devant lui sur sa selle et ne se lassait pas de le contempler. Néanmoins, Fiora se sentait triste car son époux n’avait pas eu le moindre élan vers elle. Lui et le petit semblaient s’enfermer dans un monde à eux, un monde où il n’y avait guère de place pour elle...

Aussi, quand on atteignit la fraîche allée de chênes moussus qui menait au manoir, se rapprocha-t-elle de son époux.

– Philippe ! dit-elle d’une voix qui ne trembla pas, ce dont elle lui fut reconnaissante, avant que tu ne pénètres dans cette maison et puisque le roi m’a donné tous pouvoirs sur ton destin, je veux te dire...

– Quoi donc ?

– Je veux te dire que tu es libre, entièrement libre ! Si tu veux retourner à Nancy, tu n’auras aucune explication à me donner !

– Si je comprends bien, tu ne tiens pas à m’offrir l’hospitalité ?

– Tu es fou ! Bien sûr que si ! C’est mon vœu le plus cher !

– Mais tu entends en jouir seule, comme d’ailleurs de Selongey et aussi de cet adorable bout d’homme ? Tu me chasses, en quelque sorte ? Il est vrai que je l’ai largement mérité et que tu as tous les droits de refuser de vivre avec moi.

Il avait mis pied à terre et, confiant l’enfant à Léonarde, il offrait la main à Fiora pour l’aider à descendre de cheval. Elle eut comme un éblouissement. Il la regardait comme autrefois avec, dans ses yeux noisette, cette tendresse un peu railleuse qu’elle aimait à y voir et, surtout, surtout, il lui souriait...

– Je n’ai jamais souhaité que vivre auprès de toi, Philippe !

Il ne lâcha pas sa main et l’attira à lui :

– Tu sais que je suis un homme impossible ?

– Je le sais, mais je ne suis pas, moi non plus, un modèle de patience...

– Il y a longtemps que je m’en suis aperçu. Veux-tu tout de même que nous essayions de former un couple et de vivre ensemble... jusqu’à ce que la mort nous sépare ?

Pour toute réponse, elle se blottit contre lui, tandis que les habitants de la Rabaudière accouraient joyeusement pour leur souhaiter la bienvenue.

– Jusqu’à ce que la mort nous sépare, répéta-t-elle avec ferveur.... Crois-tu que nous pourrions y arriver ?

– Je viens de te le dire : on peut toujours essayer... Et, serrés l’un contre l’autre, ils pénétrèrent dans la maison embaumée par l’odeur des roses fraîchement cueillies et des gâteaux que Péronnelle venait de sortir du four.

Mais il ne fut jamais possible de savoir ce qu’était devenue Khatoun...

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