La fin du jour approchait, quelques semaines plus tard, lorsque Douglas Mortimer quitta Fiora et Khatoun à l’entrée du vieux chemin ombragé de chênes vénérables qui menait à la maison aux Pervenches.
– Vous voici à bon port ! dit-il en la saluant. Et vous n’avez pas besoin de témoins pour retrouver les vôtres...
– Vous pourriez entrer vous rafraîchir ? L’étape a été longue et la journée chaude.
– Je trouverai tout cela au Plessis. Demain, avec votre permission, je viendrai vous faire visite, saluer dame Léonarde et voir si votre fils a beaucoup grandi.
Le cœur de Fiora battait plus vite que de coutume tandis qu’au pas de son cheval, elle remontait le chemin creux entre les herbes folles de ses talus. Son enfant n’était, dans sa mémoire, qu’un petit paquet gigotant infiniment doux à tenir dans ses bras, et voilà qu’il approchait de sa première année sans que sa mère sût rien de lui. Elle n’avait pas reçu ses premiers sourires et, lorsqu’il souffrait de quelque mal, ce n’était pas elle qui se penchait sur le berceau et usait ses nuits auprès de lui. Très certainement, il la regarderait comme une étrangère, et, au moment d’aborder cet univers, Fiora ne pouvait se défendre d’un peu d’appréhension.
Quand on sortit du couvert des arbres et que la maison apparut, rose et blanche dans son nid de verdure, Khatoun battit des mains, enchantée du spectacle. Le jardin n’était qu’un bouquet de fleurs et les pervenches montant à l’assaut de la terrasse débordaient du petit bois et s’étalaient comme un tapis royal. Au fond, la Loire étincelait, renvoyant les feux rouges d’un soleil somptueux qui semblait entourer de flammes les clairs bâtiments du prieuré Saint-Côme. L’air sentait les fleurs chaudes, les pins, l’herbe fraîchement coupée, avec un léger relent de vase venu du fleuve.
– Comme c’est joli ! soupira Khatoun. Mais... Il n’y a personne ?
Une voix qui sifflait gaiement un rondeau ancien se mit à sourdre des profondeurs du jardin et se rapprocha. Enfin un jeune homme déboucha d’un buisson d’aristoloches, portant sur son épaule un petit enfant qui riait en se cramponnant à ses cheveux couleur de paille. L’une des montures des deux femmes renifla et lui fit tourner la tête. Il s’arrêta net, tandis que ses yeux bleus s’agrandissaient démesurément. En même temps, d’un geste machinal, il enlevait le petit garçon pour l’installer sur son bras.
– Eh bien, Florent ? dit Fiora en souriant. Est-ce que vous ne me reconnaissez plus ?
La première surprise passa et, soudain, les prunelles du garçon s’illuminèrent tandis qu’un véritable hurlement de joie s’échappait de son gosier :
– Dame Léonarde ! Péronnelle ! Etienne ! ... Vite ! Venez vite ! Venez tous ! Notre dame est revenue !
Et comme personne, apparemment, ne l’avait entendu, il précipita l’enfant dans les bras de Fiora et prit sa course vers le manoir en criant de plus belle :
– Notre dame est revenue ! Notre dame est revenue ! Ce brusque déplacement n’était pas du goût du jeune
Philippe qui protesta énergiquement. Sa petite bouche ronde s’ouvrit largement sur un « Ouin... in... in... ! » vigoureux qui s’acheva en un déluge de larmes !
– Mon Dieu ! gémit Fiora, je lui fais peur ! Désolée, elle n’osait pas le serrer contre elle et couvrir de baisers les courtes boucles brunes et soyeuses qui couvraient sa tête, comme elle en mourait d’envie.
– Mais non, il n’a pas peur de toi, fit Khatoun. C’est cet imbécile de garçon qui l’a trop bousculé. Attends !
Elle se mit à agiter ses mains et à faire des grimaces qui parurent étonner l’enfant. Il s’arrêta de pleurer puis, presque sans transition, éclata de rire.
– Tu vois ? Son chagrin est fini, et il va vite comprendre que tu es sa maman.
Le petit considérait à présent ces deux visages différents qui lui souriaient. Fiora le coucha tendrement dans ses bras et commença à le bercer doucement :
– Mon bébé ! ... mon petit enfant ! Que tu es beau ! De ses lèvres, elle essayait de saisir au vol les deux menottes roses qui s’agitaient devant sa figure, cherchant à attraper un coin de voile blanc ou une mèche de cheveux. Finalement, Philippe choisit le nez de sa mère et le tira avec décision.
– Mais il est déjà très fort ! s’écria-t-elle, riant et pleurant à la fois... Oh, Khatoun, comment ai-je pu rester si longtemps loin de lui ?
La jeune Tartare n’eut pas le loisir de donner une réponse à une question qui, d’ailleurs, n’en demandait pas : telle une volée de moineaux, les habitants de la maison accouraient à sa rencontre. Les jambes de Léonarde ne valaient pas celles de ses compagnons, mais personne ne se fût permis de la dépasser dans cette course à la bienvenue. Au contraire, Florent et Marcelline, la nourrice de l’enfant, la soutenaient et ce fut elle qui, bonne première, tomba dans les bras de Fiora, précipitamment débarrassée de son fils par une Khatoun qui n’attendait que cela, ravie de connaître enfin le « bébé Philippe ».
Pendant un moment, ce ne furent qu’embrassades, saluts, serrements de mains, exclamations joyeuses et souhaits de bienvenue. Léonarde qui, la cornette en bataille, pleurait comme une fontaine en serrant « son agneau » sur son cœur, embrassa Khatoun presque aussi chaleureusement, ce qui surprit la petite, guère habituée à de telles expansions chez cette « donna Leonarda » qu’elle avait toujours trouvée un brin sévère.
– Dieu a permis que vous vous retrouviez, déclara Léonarde, que Son nom soit béni et que cette maison où tu vas vivre désormais te soit douce ! C’est un peu des beaux jours d’autrefois qui nous revient avec toi !
Et elle la réembrassa pour mieux montrer la joie qu’elle éprouvait à la revoir. Etienne Le Puellier et sa femme Péronnelle, respectivement intendant et cuisinière du petit domaine, avaient eux aussi les larmes aux yeux en revoyant une jeune maîtresse pour laquelle ils éprouvaient une amitié proche de l’affection. Quant au jeune Florent, ex-apprenti banquier chez Agnolo Nardi, à Paris, présentement jardinier et bras droit d’Etienne, il contemplait Fiora, les mains jointes et le regard émerveillé, sans songer à essuyer les larmes abondantes qui coulaient sur son sarrau de toile bleue : les sentiments qu’il portait à Fiora n’étaient un secret pour personne et le retrouver en extase n’avait rien de surprenant.
Seule Marcelline, la nourrice, qui n’avait guère eu le temps de connaître la mère de son nourrisson, montra quelque retenue, déclara qu’elle était bien contente que « Madame la comtesse » soit de retour, mais se dépêcha d’enlever le petit Philippe des bras de Khatoun en s’efforçant de la foudroyer du regard. Voyant s’abaisser de déception les coins des lèvres de son ancienne esclave, Fiora comprit qu’il fallait prévoir des difficultés de ce côté-là et, pour mettre tout le monde d’accord, s’écria :
– Laissez-le-moi un peu, Marcelline ! Songez qu’il y a des mois que je ne l’ai vu...
– C’est qu’il est lourd, Madame la comtesse ! Et après ce long voyage...
– Je suis encore capable de supporter ce fardeau, dit-elle avec bonne humeur. Il y a si longtemps que j’en rêve !
Et, tenant fièrement son fils dans ses bras, elle se mit en marche vers la maison dans laquelle Péronnelle avait déjà disparu en criant qu’elle allait préparer le meilleur souper de la terre. Léonarde et Khatoun encadraient Fiora qu’Etienne et Florent suivaient, menant en bride les chevaux qu’ils allaient conduire aux écuries après les avoir débarrassés des bagages et dessellés. Marcelline prit le parti de rejoindre Péronnelle pour l’aider dans sa tâche.
Léonarde ne se lassait pas de contempler Fiora, comme si elle avait peur de la voir se dissiper, comme un rêve, dans les derniers rayons du soleil. Visiblement, elle débordait de questions, et ne résista pas longtemps à l’envie de poser la première :
– D’où nous arrivez-vous comme cela, mon agneau ?
– Je vais vous surprendre, ma Léonarde : je viens de Florence où j’ai vu notre ami Commynes. Et c’est Douglas Mortimer qui nous a ramenées...
– De Florence ? Mais... comment y êtes-vous retournée ? N’était-ce pas une grave imprudence ?
– Non, les choses ont beaucoup changé ! Oh, mon amie, j’ai tant de choses à vous raconter que je ne sais trop par où commencer !
– Le plus simple n’est-il pas le commencement ? Quand vous avez été enlevée, par exemple...
– Sans doute, mais – et Fiora baissa la voix – ce que j’ai vécu durant ces mois ne peut être entendu par toutes les oreilles. Et je vais vous demander un peu de patience, jusqu’à ce que nous soyons seules, ce soir. En revanche, il faut que vous répondiez tout de suite à la question qui me hante depuis mon départ d’Italie : savez-vous où est Philippe ?
– Philippe ? Mais... vous l’avez dans les bras ? Posant sa joue contre la petite tête, Fiora y déposa un baiser plein de douceur et de tendresse.
– Pas lui, Léonarde... son père ?
Les yeux de la vieille demoiselle se dilatèrent sous l’effet d’une peur soudaine mêlée d’angoisse que Fiora n’eut aucune peine à traduire : sa seconde mère était en train de se demander si elle revenait avec toute sa raison.
– Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas folle ! Mais je vois que votre ignorance égale la mienne avant ma rencontre avec Commynes. C’est lui qui m’a appris la vérité.
– Quelle vérité ?
– La seule qui soit valable, je pense : l’exécution de mon époux n’a pas été conduite jusqu’à son terme et Philippe a quitté l’échafaud vivant... mais pour aller où ? Voilà ce que Commynes n’a pas pu me dire.
Léonarde fronça les sourcils et sa main se posa sur le bras de Fiora comme pour la retenir devant un danger :
– Ou pas voulu. Prenez garde, mon enfant ! Il peut s’agir d’un secret d’État dont seul le roi possède la clef ! Peut-être vaut-il mieux n’en parler que l’huis clos ? Certaines paroles ne sont pas faites pour s’envoler avec le vent.
– Vous avez raison ! Nous parlerons plus tard !
Et, serrant tendrement contre sa poitrine le bébé qui gazouillait, Fiora franchit enfin le seuil de la maison aux pervenches qui, pour le moment, embaumait le poulet rôti.
Ce soir-là, Fiora décida que tout le monde souperait à la cuisine, en dépit des protestations indignées de Péronnelle qui entendait lui voir reprendre dès l’abord ses prérogatives de châtelaine. Fiora ne voulut rien entendre :
– Voilà des mois que je rêve de retrouver cette maison, dit-elle, mais sans vous tous elle ne serait qu’une coquille vide et j’ai besoin de vous sentir autour de moi. Et puis, Péronnelle, je sais des salles de châteaux qui ne valent pas votre cuisine.
C’est ainsi que l’on se retrouva autour de la longue table de chêne ciré sur laquelle Léonarde étendit une nappe de toile fine que Florent, pour faire honneur à celle qui revenait, orna d’une jonchée de petites roses mousse et de pervenches. Toute la maisonnée s’y installa joyeusement autour de quelques-unes des spécialités de Péronnelle, depuis les pâtés de saumon, d’anguille et de gelinotte, les fines andouillettes roulées dans la chapelure et un succulent rôti de marcassin aux groseilles, jusqu’à d’exquis beignets à la fleur d’acacia, des confitures variées et un blanc-manger au caramel et aux amandes, en passant par de petits fromages frais posés sur des feuilles de vigne et servis avec des épices. Naturellement, Etienne avait plongé dans sa cave pour en extraire quelques pots de ses meilleurs vins d’Orléans ou de Vouvray.
Fiora parla, bien sûr, beaucoup plus que les autres convives, encore qu’elle ne se privât pas de poser des questions sur ce qui s’était passé durant son absence. Chacun était avide de connaître ses aventures depuis la nuit tragique où Montesecco était venu l’enlever par ordre du pape pour la mener captive à Rome. Néanmoins le récit posa quelques problèmes à la narratrice. Il ne pouvait être question de choquer outre mesure les sentiments profondément religieux de ces braves gens, ni de leur raconter le détail de sa vie durant tous ces jours. Il fallut tailler, élaguer, enjoliver certains passages et, ainsi, insister davantage sur le séjour au couvent San Sisto que sur celui au palais Borgia, passer sous silence le mariage avec Carlo et, surtout, l’épisode passionné vécu avec Lorenzo. Évidemment, il fut impossible d’éviter le meurtre de Giuliano dans la cathédrale de Florence et Fiora vit s’assombrir alors les visages, cependant que des mains dessinaient un rapide signe de croix.
– C’est à notre sire le roi, dit-elle en conclusion, que je dois d’avoir pu revenir vers vous sans encombre. Ma rencontre avec son ambassadeur, à Florence, m’a donné, enfin, toutes les facilités que j’attendais pour regagner la France.
On but donc à la santé du roi Louis puis Fiora, Léonarde et Khatoun, à qui l’on avait dressé un lit près de la chambre de sa jeune maîtresse, regagnèrent leur appartement où dormait déjà le petit Philippe sous la garde de sa nourrice.
Si Fiora avait été, en arrivant, un peu inquiète de ce que sa maisonnée tourangelle penserait de Khatoun, elle fut bientôt rassurée. La gentillesse et la gaieté de la jeune Tartare firent oublier son aspect un peu exotique. Péronnelle lui trouva même une ressemblance certaine avec une petite statue de sainte Cécile qui veillait sur l’orgue du prieuré Saint-Côme. Néanmoins, la brave femme tint à éclaircir un point qui lui tenait à cœur :
– Est-ce... qu’elle est chrétienne ?
– Bien sûr, répondit Fiora. Elle a été baptisée dans l’église Santa Trinita à Florence sous le nom de Doctrovée, sainte patronne de ce dixième jour du mois de mars... mais nous ne l’avons jamais appelée autrement que Khatoun. Mon père trouvait que cela lui allait bien, car elle ressemblait à un petit chat.
– C’est vrai, approuva Florent. Un bien joli petit chat ! Et c’est ainsi que Khatoun fit son entrée dans la maison aux pervenches où elle s’installa aussi simplement, aussi naturellement que si elle l’avait toujours connue : son étonnante faculté d’adaptation lui avait beaucoup facilité la vie depuis qu’elle avait été séparée de Fiora et de l’univers douillet de son enfance.
Ce soir-là, Léonarde l’envoya se coucher car elle n’aurait permis à personne d’aider « son agneau » à sa toilette de nuit et à son coucher :
– Il y a trop longtemps que cela ne m’est pas arrivé ! déclara-t-elle fermement en vidant un seau d’eau dans un baquet.
Après avoir longuement lotionné le corps de Fiora à l’aide d’une éponge pour le débarrasser des poussières d’une chevauchée de plusieurs jours, elle le sécha avec une serviette fine, puis fit asseoir la jeune femme devant sa table à coiffer et, empoignant une brosse de crins, dénoua ses cheveux et entreprit de les épousseter avec vigueur :
– Khatoun, votre fils et Marcelline dorment à poings fermés, déclara-t-elle tranquillement. Nous sommes seules et peut-être à présent pouvez-vous me dire la vérité ?
– La vérité ?
– Oui. Vous savez, ce contraire de l’erreur et de l’illusion... Car c’est une illusion que vous avez dispensée à votre maisonnée durant ce repas mémorable. Moi, je veux savoir ce qui vous est réellement arrivé ?
– Vous pensez donc que j’ai menti ?
– Je ne le pense pas, j’en suis certaine.
– Qu’est-ce qui peut vous faire penser cela ? dit Fiora amusée.
– Vous avez toujours eu le malheur de rougir quand vous mentez, mon ange, et vous avez beaucoup rougi ce soir. Le vin de Vouvray y est peut-être pour quelque chose, mais je jouerais ma vie sur le fait qu’entre votre séjour au couvent, votre long combat contre ce pape invraisemblable, votre amitié avec la comtesse Catarina et ce voyage à Florence pour tenter de sauver les Médicis, il s’est passé... certaines choses ? D’ailleurs, il semble que vous vous soyez attardée quelque peu à Florence ?
– Je le reconnais. Voyant qu’il m’était possible d’y vivre normalement, j’avoue que, jusqu’à l’arrivée de Commynes, je caressais l’idée de vous envoyer chercher avec mon petit Philippe et d’y recommencer une vie semblable à celle d’autrefois puisque... Lorenzo m’a conservé la plus grande partie de ma fortune.
Son imperceptible hésitation avant de prononcer le nom du Magnifique n’avait pas échappé à Léonarde. Fiora le vit en rencontrant son regard dans le miroir... et en constatant avec un peu d’agacement qu’elle venait de rougir encore.
– Lorenzo ? susurra la vieille demoiselle en soulevant la masse des cheveux noirs et soyeux pour les aérer. Il me semble que votre voix tremble un peu en prononçant son nom ?
Brusquement, Fiora se leva et, serrant contre sa poitrine le fin tissu qui l’enveloppait, se mit à arpenter d’un pas nerveux le tapis de sa chambre. Léonarde ne dit rien et la laissa faire. Au bout d’un instant la jeune femme s’arrêta en face d’elle :
– De toute façon, j’avais l’intention de tout vous dire. Je me suis attardée, c’est vrai, et Lorenzo y est pour beaucoup. Au soir du meurtre dans la cathédrale, il est devenu mon amant... et même quand j’ai su que Philippe était vivant, il ne m’a pas été facile de m’en séparer. Donnez-moi un vêtement plus commode, Léonarde et venez vous asseoir près de moi sur ce lit : je vais vous raconter cela dans le détail.
– Vous êtes sûre de n’être pas trop fatiguée ?
– Quelle hypocrite vous faites ! dit Fiora en riant. Voilà une heure que vous me trempez dans l’eau froide. Ne me dites pas que vous n’aviez pas une idée derrière la tête ?
– J’avoue, fit Léonarde avec bonne humeur, mais je vous promets de préparer tout à l’heure une infusion de tilleul pour que vous passiez une bonne nuit.
Il était près de minuit quand Fiora reçut la tisane en question et se glissa dans des draps frais qui sentaient la menthe et le pin. Tandis qu’elle buvait, ses yeux, pardessus le bord de la tasse, interrogeaient ceux de Léonarde debout, bras croisés, auprès de son lit :
– Est-ce que je ne vous fais pas horreur ?
– Pourquoi ? Parce que, vous croyant veuve, vous avez laissé la nature parler en vous et entre les mains d’un homme... dont plus d’une femme peut rêver ? Ce vieux fou de Démétrios a d’ailleurs dû vous dire ce qu’il en pensait ?
– Certes. Il semblait comprendre que, sans l’aimer vraiment, je puisse être heureuse avec Lorenzo...
– Il m’eût étonné qu’il vous prêchât les mortifications et le couvent ! Ces Grecs ont une morale bien à eux, mais en l’occasion, il avait raison : vous avez montré un courage d’homme et vous aviez droit à une récompense. Dormez, à présent, et ne pensez plus à tout cela. Demain sera un autre jour... et le début d’une nouvelle vie. C’est de ce côté-là qu’il faut regarder.
Ayant dit, Léonarde se pencha pour embrasser Fiora, puis, après avoir déclaré qu’elle n’allumait pas la veilleuse à cause des moustiques particulièrement voraces cet été, elle quitta la chambre et regagna la sienne. Là, avant de se coucher, elle resta longtemps à genoux devant une statuette de Notre-Dame de Cléry que Louis XI lui avait offerte pour y accrocher ses espoirs et ses prières durant la trop longue absence de Fiora. Elle avait beaucoup de mercis à formuler pour le retour de la voyageuse, mais elle ne put s’empêcher d’y joindre la prière que de nouvelles épreuves fussent épargnées à l’enfant de son cœur...
En descendant à la cuisine, le lendemain matin, Fiora y trouva Douglas Mortimer. Attablé confortablement, l’Ecossais était en train de faire un sort à certain pâté de lapin dont Péronnelle lui servait de généreuses portions. Il les étalait sur de larges tranches de pain. A chaque bouchée correspondait un petit oignon confit dans du vinaigre qu’il allait pêcher dans un pot en grès à la pointe de son couteau. Le contenu d’un gros pichet de vin d’Orléans aidait à faire glisser le tout.
Voyant entrer la jeune femme, il se leva et salua, sans lâcher pour autant sa tartine et son couteau :
– Le roi m’envoie vers vous, donna Fiora, expliqua-t-il, et, en attendant votre réveil, dame Péronnelle m’a donné de quoi prendre patience.
– Elle a bien fait, et je vais vous tenir compagnie. J’ai faim et ce pâté sent bien bon... Mais pourquoi notre sire vous envoie-t-il si matin ? Avez-vous donc un message important ?
– Oui et non. Le roi vous invite à souper ce soir, mais c’est un lève-tôt qui aime bien organiser sa journée dès qu’il a l’œil ouvert. Et puis, l’idée de venir passer un moment dans votre cuisine n’est pas pour me déplaire, conclut-il avec bonne humeur.
– Le roi me fait grand honneur, dit Fiora en attirant la terrine à elle. Mais d’autres convives seront présents ce soir et j’aimerais lui parler seul à seule.
– Lui aussi. C’est pourquoi il vous fait dire de venir vers quatre heures, l’heure de sa promenade à pied ou à cheval. Aujourd’hui ce sera à pied. Vous pourrez faire le tour du potager, ou du verger, ou visiter les écuries et la vénerie...
A l’heure dite, Fiora, escortée de Florent tout fier d’avoir retrouvé son rôle de chevalier d’honneur, pénétrait dans la cour du Plessis et mettait pied à terre près du vieux puits. Sa toilette lui avait posé quelques problèmes. Elle savait combien son royal hôte appréciait la simplicité, surtout si l’on devait marcher à travers champs, mais d’autre part, il tenait à ce que l’on respectât un certain décorum et donc une certaine recherche lorsque l’on était admis à l’honneur de l’approcher en son particulier. Aussi, après mûre réflexion, Fiora avait-elle opté, avec l’approbation de Léonarde, pour une robe de soie mate à dessins noirs et blancs qu’un étroit ruban vert ceinturait sous les seins. Un petit hennin court, de la même joyeuse couleur de jeune feuille et ennuagé de mousseline blanche amidonnée, la coiffait. Un seul bijou soulignait son décolleté : la chimère d’or aux yeux d’émeraude qu’elle avait portée au soir de son mariage avec Philippe et que Léonarde avait réussi à sauver du sac du palais Beltrami.
Elle n’eut même pas le temps d’aller jusqu’à la porte du château : le roi en sortait. Il eut en la voyant une exclamation joyeuse et vint vers elle d’un pas vif, tandis qu’elle pliait le genou profondément pour le saluer et dissimuler sous le respect une envie de rire qui lui venait. Louis XI, en effet, vêtu à son habitude d’une tunique courte de petit drap gris serrée par une ceinture de cuir et qui lui venait aux genoux, portait le plus étonnant couvre-chef que Fiora eût jamais vu. C’était, enfoncé sur le bonnet de soie rouge qui couvrait ses royales oreilles, une sorte de chapeau cardinalice noir dont les bords très larges et épais d’un doigt abritaient entièrement ses épaules et l’environnaient d’ombre. Ainsi coiffé, sa ressemblance avec un champignon était irrésistible et le sourire que lui offrit Fiora pétillait d’une telle gaieté qu’il ne s’y trompa pas.
– C’est mon chapeau qui vous amuse, donna Fiora ? Eh bien, sachez que j’y tiens beaucoup car, pour le chaud, il vaut une petite maison, et, pour la pluie, il me tient à couvert mieux que mes couvre-chefs habituels qui se transforment alors en gouttières... C’est une idée que j’ai prise à l’évêque de Valence.
– Ma foi, Sire, c’est une bonne idée. Je déplore seulement que l’usage ne nous permette pas, à nous autres femmes, d’en porter de semblables.
– Vous le pourriez si vous étiez abbesse. Mais au fait, personne ne vous empêche d’en lancer la mode ? Une jolie femme ne peut-elle se permettre quelques fantaisies ?
Fiora n’eut pas le loisir de répondre. Echappant aux mains d’un page, un grand lévrier blanc accourait et vint gambader autour du roi avant de se coller contre ses jambes en levant vers lui sa tête fine. Même sans le riche collier clouté d’or et de pierres précieuses, Fiora aurait reconnu le chien favori de Louis, son auxiliaire dans une circonstance particulièrement dramatique. Le roi se mit à rire :
– Ah, Cher Ami ! Tu veux donc venir te promener avec nous ? Mais nous allons au jardin, tu sais, et il faudra nous suivre sagement. Il ne s’agit pas de bouleverser les plates-bandes ? Vous souvenez-vous de lui, donna Fiora ?
– Bien sûr, Sire, répondit-elle en caressant le dos soyeux de l’animal. On n’oublie pas si facilement un compagnon d’armes... surtout aussi beau que celui-là.
– C’est vrai. Vous avez fait, tous deux, du bon ouvrage contre ce vilain moine. Savez-vous qu’il est mort ?
– Je l’ai appris, Sire. Est-il tombé malade ?
– Ma foi non. Je crois qu’il est mort de colère. Il devenait furieux et s’est brisé la tête contre les barreaux de sa cage. Il a été enterré dignement et on a dit trois messes pour le repos de sa méchante âme.
Ayant dit, Louis XI se signa dévotieusement, donna une friandise à Cher Ami et reprit son chemin. En face du logis, aucun mur ne défendait la vue. Une simple barrière basse que le roi poussa lui-même donnait accès aux jardins et au verger.
En le suivant au long des allées sablées, Fiora pensa que le jardinier du château était une manière d’artiste. Ses parterres, d’ornement ou simplement potagers, dessinés en buis avec une grande rigueur, présentaient des formes variées. Quant aux plantes qui les composaient, elles étaient choisies pour leurs couleurs. Et si, au jardin d’ornement, les roses et les lys régnaient en maîtres, au potager, les légumes et les herbes aromatiques étaient rangés suivant leurs nuances de façon à offrir un ensemble agréable à l’œil[vii]. L’arrosage y était perfectionné, car le jardin recevait l’eau de la fontaine de la Carre, elle-même reliée au château par des tuyaux de plomb ou de poterie. Quelques jardiniers étaient au travail et Fiora reconnut son Florent en conversation avec l’un d’eux. L’arrivée du roi n’interrompit pas l’ouvrage. A son approche, chacun ôtait son bonnet pour le saluer, puis se remettait à l’œuvre. Louis XI s’arrêtait volontiers auprès de ces hommes choisis par ses soins et qu’il aimait bien pour leur dire quelques mots ou faire une remarque, toujours aimable et toujours pertinente. Au point que Fiora en vint à se demander ce qu’elle faisait là : son compagnon semblait l’avoir complètement oubliée. D’un jardinier à l’autre, il parlait surtout à son chien...
Enfin, on franchit la barrière d’un grand verger dont les pruniers croulaient littéralement sous leurs fruits de couleurs diverses. Louis XI en cueillit quelques-uns, partagea avec Fiora, puis, tout en crachant les noyaux, désigna un banc de pierre placé sous un cerisier. La récolte était faite depuis longtemps mais, bien feuillu, l’arbre donnait une ombre fraîche. Louis s’installa sur le banc, fit signe à sa visiteuse de prendre place à son côté, ôta son grand chapeau qu’il laissa tomber dans l’herbe, puis soupira :
– Or, ça, Madame de Selongey, dites-moi un peu ce qui se passe à Rome et ce que vous y avez fait ?
– Pas grand-chose, je le crains, Sire. J’étais surtout occupée à préserver ma vie.
– Sans doute, sans doute ! Mais c’est du pape dont j’aimerais que vous me parliez. Vous l’avez vu de près, vous, ce qui n’est pas mon cas. Dressez-m’en le meilleur portrait que vous pourrez !
Fiora fit de son mieux, surtout pour rester objective, ce qui n’était pas facile car, connaissant les vifs sentiments chrétiens de son compagnon, elle ne voulait pas l’indisposer en lui montrant à quel point elle détestait le pontife. Il était impossible de passer sous silence les exactions, la brutalité et l’insatiable avidité de Sixte IV, mais lorsqu’elle sentit qu’elle allait se laisser emporter par le ressentiment, elle s’arrêta, détournant même les yeux pour éviter le regard aigu qui les cherchait.
– Je ne vois pas ce que je pourrais dire de plus à Votre Majesté, conclut-elle en se penchant pour cueillir un brin de menthe qu’elle se mit à mâchonner.
Louis XI laissa le silence tomber un moment entre eux. On n’entendait plus que les oiseaux...
– Mortimer a été plus bavard que vous, ma chère, fit le roi avec un soupir. Pourquoi ne me parlez-vous pas de ce mariage invraisemblable où l’on vous a contrainte ?
– Messire de Commynes m’a appris qu’il est nul, mais il l’a toujours été, Sire.
– Comment cela ?
– Vous venez de le dire : j’ai été contrainte sous la menace. En outre, il n’a jamais été consommé.
– Ne croyez pas cela ! Bien des mariages ont survécu dans les mêmes conditions. Ce qui l’annule... et Commynes a été chargé par moi d’en informer le pape, c’est que vous n’êtes pas veuve. Du moins comme vous le croyiez.
Fiora se sentit pâlir, cependant que ses mains devenaient froides. Elle regarda son voisin avec épouvante, mais il ne lui offrait qu’un profil hermétique :
– S’il me permet de l’interroger... que veut dire le Roi ?
– Qu’à défaut de votre époux, mes ordres ont été exécutés. Le sire de Craon ne se serait d’ailleurs pas permis de les transgresser. Ils étaient de laisser apprécier à ce Bourguignon entêté les affres de la mort, mais de l’épargner à l’instant où sa tête reposerait sur le billot.
– Oh, Sire ! Quelle cruauté !
– Ah, vous trouvez ? Pâques-Dieu, ma chère, vous oubliez qu’à votre demande, je l’ai déjà gracié une fois ? Cet homme semble incapable de se tenir tranquille.
– Peut-on lui reprocher de vouloir demeurer fidèle à ses serments de chevalier ?
– La mort du Téméraire les a rendus caducs et j’espérais qu’il en viendrait à considérer plus attentivement la foi de mariage qu’il vous avait jurée.
– Il n’est pas seul fautif, Sire. Peut-être, si j’avais été plus patiente... moins emportée...
Ainsi lancée, il fallut bien que Fiora apprît à son compagnon ce qui s’était passé à Nancy. Elle s’attendait à une sévère mercuriale, mais Louis se contenta d’éclater de rire et elle se sentit vexée :
– Oh, Sire ! Est-ce si drôle ?
– Ma foi, oui. Votre conception du mariage pourrait désarmer une douairière tant elle est originale. Il vous faut tout de même apprendre qu’un homme digne de ce nom ne se mène pas ainsi en laisse. Ceci dit, n’ayez pas de regrets ! Même si vous vous étiez pliée à la sainte obéissance de l’épouse, vous n’auriez rien changé. Messire Philippe aurait couru aussi vite à son devoir et, comme les sbires du pape vous auraient retrouvée à Selongey comme ici, je ne vois pas qui aurait pu aller à votre secours. Ne regrettez donc rien ! D’ailleurs... il ne faut jamais rien regretter car c’est la meilleure manière d’affaiblir l’âme et la volonté les mieux trempées. Que pensez-vous faire à présent ?
– Mais... essayer de rejoindre mon époux, si toutefois le Roi veut bien me dire où il est ?
Louis XI se leva, plia deux ou trois fois ses genoux qui craquaient pour les assouplir et se mit à marcher de long en large, les mains nouées derrière le dos.
– Ce serait avec joie... si seulement je le savais !
– Si vous... pardon, Sire, mais messire de Commynes m’a dit qu’après l’échafaud, Philippe a été ramené naturellement à la prison de Dijon et qu’ensuite il a été transféré ... ailleurs.
– A Lyon. Très exactement au château de Pierre-Scize, une bonne forteresse, bien défendue et pourvue des meilleures geôles qui soient. Seulement, il n’y est pas resté.
– Mais... pourquoi ?
– Pour la meilleure des raisons : il s’est évadé.
– Évadé ? Et on ne l’a pas retrouvé ?
– Eh non !
– Mais enfin, Sire, vous possédez la meilleure police d’Europe, le meilleur service de messagerie, la plus puissante armée...
– Je possède tout cela, en effet, mais aussi des gouverneurs de prison pourvus de filles assez stupides pour aider à la fuite d’un prisonnier séduisant. Votre époux, ma chère, s’est enfui à l’aide d’une lime et d’une corde qu’on lui avait apportées dans un panier de fromage et de fruits. Voilà ! Vous savez tout !
Fiora resta muette quelques instants. Dans son âme s’affrontaient les sentiments les plus contradictoires. Bien sûr, elle avait éprouvé une grande joie en apprenant que Philippe était libre, mais elle était trop femme pour que l’épisode de la fille du gouverneur lui causât un vif plaisir, même si sa propre conscience, en dépit de sa confession à Fiesole, n’était pas tout à fait nette.
– On ne l’a pas recherché ? dit-elle enfin.
– Bien sûr que si. Le château étant bâti sur un rocher qui domine le Rhône, on a d’abord pensé qu’il avait pu se noyer, mais on s’est aperçu que la barque d’un pêcheur avait été volée. Ensuite j’ai fait surveiller les alentours de Selongey, pensant qu’il aurait peut-être l’idée de rentrer chez lui. Aucun résultat, et pas davantage à Bruges, chez la duchesse Marie ! J’y entretiens, naturellement, certaines... connivences, fit le Roi vertueusement, mais il semblerait que personne ne l’ait vu.
– Mon Dieu ! ... et s’il lui était arrivé malheur ? Seul, sans armes, sans argent, il a pu être attaqué, tué peut-être ?
– Ah ! ne recommencez pas à pleurer ! Songeant à cette possibilité, j’ai fait proclamer à tous les carrefours du royaume sa description physique, promettant une forte récompense à qui le ramènerait vivant, et une autre... beaucoup plus faible, à qui le ramènerait mort ! Rien n’est venu. J’ai même fait mieux : son écuyer, Mathieu de... Prame, je crois ?
– Oui. La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait près d’ici dans une cage et on le conduisait vers le château de Loches, dit Fiora d’un ton réprobateur.
– C’est tout à fait exact. Eh bien, il a été relâché, puis on l’a suivi discrètement. Il a filé droit sur Bruges... et je n’ai plus eu aucune nouvelle de lui... ni d’ailleurs des deux hommes que j’avais chargés de le surveiller, mais il est vrai que chez Madame Marie et son époux, les Français ne sont guère en odeur de sainteté. En tout cas, une chose est sûre : personne n’est venu demander de récompense, mais votre époux, ma chère enfant, coûte tout de même très cher à ma trésorerie...
– J’en suis désolée, Sire, mais, si l’on vous avait livré Philippe quel aurait été son sort ? Est-ce que... est-ce qu’il aurait été...
– Exécuté ? Me prenez-vous pour un benêt ? Je ne change pas si facilement d’avis ! Je l’aurais enfermé encore une fois mais en cage et ici même, dans la prison de mon château, en attendant que l’on vous retrouve. Venez, à présent ! Je sens le besoin de marcher un peu !
Fiora ne bougea pas. L’œil fixe, elle contemplait la pointe de ses souliers qui soulevaient les ramages de sa robe et tenait ses mains serrées très fort l’une contre l’autre, selon son habitude lorsqu’elle était en proie à une émotion.
– Eh bien ? s’impatienta le roi. Que faites-vous ? Elle leva sur lui de grands yeux désolés :
– Et... s’il s’était réfugié ici ?
– Qui ? Selongey ? Vous pensez bien que l’idée m’en est venue. Mais si c’était le cas, quelqu’un de votre maison l’aurait vu et vous l’aurait dit ? Allons, reprenez courage ! Je suis certain qu’il est vivant.
– Alors c’est qu’il est loin... trop loin peut-être ! Je sais qu’il lui est arrivé de penser mettre son épée au service de Venise pour combattre les Turcs. Dans ce cas, il ne reviendra jamais et je ne saurai plus rien de lui.
– Venise, dites-vous ? Nous pouvons, au moins, savoir s’il y est allé ! J’en écrirai au doge dès après le souper. C’est, vous le savez peut-être, la ville la mieux surveillée du monde et un étranger ne peut y entrer sans attirer l’attention des sbires du Conseil des Dix. Nous aurons bientôt des nouvelles, mais quittez cet air désolé et rentrons. On ne va pas tarder à corner l’eau.
Cette fois, Fiora se laissa emmener.
Sans plus parler qu’à l’aller, le roi et sa jeune compagne remontèrent vers la cour d’honneur où se pressaient à présent des valets, des chevaux et des équipages. Avec une surprise non dénuée d’inquiétude, Fiora remarqua une vaste litière pourpre dont les portières montraient de grandes armes surmontées d’un chapeau de cardinal qui lui semblèrent vaguement familières. Elle osa poser sa main sur le bras du souverain pour l’arrêter.
– Sire ! Que le Roi me pardonne, mais s’il reçoit ce soir un prince de l’Église, il vaudrait mieux que je rentre chez moi.
– Sans souper ? Quand je vous ai invitée ? Et pourquoi cela s’il vous plaît ?
– Franchement, Sire, je suis un peu... fatiguée des cardinaux et je crains de ne pas me sentir à l’aise. En outre, mes vêtements...
– Que me chantez-vous là ? Vous êtes superbe et il faudra bien que vous soyez à l’aise car je vous ai invitée spécialement ce soir pour que le cardinal della Rovere voie le cas que je fais de vous.
Sous l’œil pétillant de satisfaction de Louis XI, Fiora se sentit verdir :
– Le... cardinal... della Rovere ? souffla-t-elle épouvantée. Est-ce qu’il est...
– De la famille du pape ? Bien sûr, et vous avez dû au moins entendre parler de lui à Rome. Il est l’un de ses neveux, de beaucoup le plus intelligent. De ce fait, le plus dangereux aussi. Mais il devrait vous plaire ! A présentée vous quitte : il faut que j’aille faire quelque toilette ! Et je vois là Mme de Linières qui vient vous chercher pour vous conduire auprès de la princesse Jeanne, ma fille. Vous la connaissez et elle se réjouit de vous revoir.
Salué jusqu’à terre par ceux qui encombraient la cour d’honneur, le roi mena Fiora vers la dame imposante qui attendait près de l’entrée de l’escalier, déjà pliée en deux par sa révérence. Gomme, en outre, elle baissa la tête par respect à l’approche du roi, celui-ci manqua se heurter à la flèche du grand hennin pointu qu’elle portait. Il écarta l’obstacle, ce qui faillit causer la chute de l’édifice.
– Trop haut, Mme de Linières, beaucoup trop haut ! s’écria-t-il mi-plaisant mi-fâché. Quelle rage ont donc les femmes de vouloir se prendre pour des clochers d’église ? Ce qui m’étonne, c’est que mon royaume ne compte pas plus de borgnes.
– Je demande pardon au Roi, répliqua la dame avec une sérénité et même un sourire montrant qu’elle n’était pas impressionnée. J’ai toujours pensé que l’honneur d’accompagner une fille de France doublée d’une duchesse d’Orléans obligeait à un certain décorum dans la toilette.
C’est une forme de respect.
Eh bien, portez le respect moins pointu !
Et, sifflant gaiement un air de chasse, Louis XI disparut dans l’escalier à vis, laissant les deux femmes tête à tête :
– Venez, Madame, dit la dame d’honneur en tendant la main à Fiora qui ne pouvait s’empêcher de rire. Madame la duchesse a grande hâte de vous revoir et vous pourrez vous rafraîchir avant le souper.
Habituée à voir Louis XI vivre dans la plus grande simplicité, Fiora fut surprise de l’apparat déployé pour ce souper et de la splendeur de la salle où il se déroula. Cette grande pièce faisait partie des appartements royaux du premier étage, ouverts seulement pour la venue d’étrangers de marque et en certaines circonstances. Elle donnait sur la terrasse soutenue par la galerie couverte du rez-de-chaussée ; son faste, vraiment royal, différait de l’éclatante somptuosité qui entourait les ducs de Bourgogne. L’ameublement tendu de velours et les grandes tapisseries de haute lice donnaient à l’ensemble une note sévère accentuée par les vitraux de couleurs des hautes fenêtres qui entretenaient une sorte de pénombre. L’or des plafonds à caissons et des boiseries s’en trouvait assourdi, sauf quand les grands chandeliers, chargés de cierges, les illuminaient comme ce soir.
Trois tables étaient disposées : celle du roi, occupant la salle à manger proprement dite, ou tinel ; celle des chevaliers et des grands offices de la maison royale à laquelle s’asseyaient les invités d’importance, celle enfin des aumôniers et écuyers. Une quatrième accueillait, hors des appartements, les bas officiers et les pèlerins ou voyageurs perdus qui, d’aventure, demandaient l’hospitalité. A la table du roi, la plus brillante et la mieux servie, les femmes étaient rares, sauf lorsque la reine, Charlotte de Savoie, rendait visite à son époux.
Ce soir-là, elles étaient deux et ce fut avec un brin d’orgueil que Fiora prit place à la gauche du souverain. La princesse Jeanne, charmante en dépit d’un physique disgracié sous une haute coiffure d’un bleu doux piqueté d’or assortie à sa robe de cendal, était assise auprès de l’invité d’honneur lui-même installé à la droite du roi.
A trente-sept ans, Giuliano della Rovere[viii] était sans doute le plus réussi des neveux de Sixte IV. Grand et bien bâti, il ressemblait davantage à un condottiere qu’à un homme d’Église avec sa mâchoire carnassière, ses yeux de chasseur aux orbites enfoncées qu’il plissait souvent pour aiguiser sa vision. La pourpre seyait à son teint brun, à ses cheveux noirs coupés court selon le dessin de la calotte écarlate qui les coiffait. Strictement rasé, le visage osseux était dur, mais savait sourire avec une nuance d’ironie qui n’était pas sans charme, et le profil impérieux semblait fait pour la frappe des médailles.
Légat du pape à Avignon, il était titulaire d’un grand nombre d’évêchés – dont ceux de Lausanne, de Messine et de Carpentras – et, le 3 juillet de cette année 1478, il avait reçu de surcroît celui de Mende, pour lequel il était venu chercher l’approbation de Louis XI. Approbation gracieusement accordée : ce n’était pas la première fois qu’ils se rencontraient et le roi avait un faible pour cet homme élégant, aux façons rudes et que l’on disait violent, mais qui possédait une intelligence aiguë et savait manier l’astuce presque aussi bien que lui-même. Là s’arrêtait la ressemblance car, ami des lettres et des arts, le cardinal delia Rovere menait une existence fastueuse grâce à la fortune considérable que lui avait constituée son oncle. Une existence fort éloignée du train de gentilhomme campagnard qui était le plus habituel au roi de France.
Lorsque, présentée par celui-ci, Fiora plia le genou pour baiser son anneau pastoral – en l’occurrence un fabuleux saphir étoilé -, le légat laissa tomber sur elle un regard intéressé :
– Vous avez séjourné récemment à Rome, je crois, Madame ?
– En effet, Monseigneur.
– Il est regrettable que vous n’ayez pu en apprécier les beautés...
– Le loisir ne m’en a pas été offert, je n’ai fait qu’aller d’une prison à l’autre.
– Il y a prison et prison. Au surplus, lorsque vous avez choisi Florence, le Saint-Père l’a vivement regretté, car il était... il est toujours plein de bienveillance envers vous. Son amitié vous eût assuré des jours agréables.
– Veuillez le remercier de ces bons sentiments, mais il est d’un esprit trop brillant pour ne pas comprendre les miens. Ce sont ceux d’une Florentine, Monseigneur, et je ne peux que déplorer les drames dont ma patrie vient d’être le théâtre.
– Drames qui, malheureusement, s’aggravent. Pourquoi n’en parlerions-nous pas ensemble, un jour prochain ?
– Parler politique avec moi ? Mais, Monseigneur, je n’y entends rien.
– Ne vous mésestimez pas, Madame. Le Saint-Père fait grand cas de votre intelligence et votre amitié avec le roi de France ne peut que renforcer cette opinion. Nous pourrions, à nous deux, faire du bon travail...
Ayant dit, della Rovere s’éloigna, après avoir salué la jeune femme en inclinant la tête. Les trompettes d’argent sonnaient le souper et chacun alla prendre place à table. Le roi qui, après avoir présenté Fiora, s’était écarté pour parler à l’archevêque de Tours, revint pour conduire lui-même le cardinal-légat à son fauteuil.
Le souper fut excellent, mais long, et eût été ennuyeux sans l’amusante dispute qui opposa, comme d’habitude, le médecin du roi Goictier et le chef cuisinier Jean Pastourel. Debout derrière le siège royal, ils échangeaient regards furieux et propos aigres-doux à mi-voix sur le contenu de l’assiette de leur maître. Quand le médecin affirmait que les boudins blancs de chapon étaient juste bons à empoisonner le roi, le cuisinier ripostait que les drogues de son adversaire étaient autrement néfastes à sa santé, l’art de la cuisine consistant à préparer les meilleurs produits de façon à ce qu’ils ne causent aucune incommodité. De temps en temps, le ton s’élevait et Louis XI devait s’en mêler. Il finit par renvoyer Goictier à son propre souper, ajoutant qu’un repas pris en compagnie d’un prince de l’Eglise ne pouvait nuire à personne. Pas même à lui.
Coictier partit en grognant – c’était d’ailleurs un homme aussi peu sympathique que possible – et, de cet instant, Fiora s’ennuya. Le roi se consacrait à son hôte et l’autre voisin de la jeune femme, un gros homme rouge qui était le propre chapelain du prélat romain, après avoir tenté de caresser son genou sous la table, se résigna quand elle l’eut pincé énergiquement et s’intéressa dès lors aux mets qu’on lui servait. Au bout d’un quart d’heure, il était écarlate et à la fin du repas complètement ivre.
Après avoir raccompagné lui-même jusqu’à leurs équipages le cardinal et l’archevêque qui rentraient à Tours, Louis XI revint vers Fiora qui, entre la princesse Jeanne et Mme de Linières, avait assisté au départ des illustres visiteurs :
– Eh bien, Mesdames, que pensez-vous du neveu de Sa Sainteté ?
– Les cardinaux ne sont pas toujours prêtres, Sire mon père, fit Jeanne. Celui-là l’est-il ?
– Oui. Pourquoi cette question ? Vous avez des doutes ?
– Un peu, je l’avoue. Il parle beaucoup de politique, de chasse, d’objets rares et de lettres grecques... mais pas du tout de Dieu !
– Souhaitiez-vous donc qu’il me prêchât ? dit le roi avec un sourire goguenard qui fit remonter tous les traits de son visage. Ce n’était guère le moment.
– Non... mais je m’inquiète quand un homme d’Église parle de guerre, de soumission, de sièges et autres violences, sans jamais accorder une pensée à ceux qui souffrent ces tragédies : les petites gens, ceux des villes et des campagnes dont vous-même, qui cependant n’êtes pas prêtre, vous souciez toujours tant !
Louis XI redevint sérieux et, prenant la main fragile de sa fille, contempla un instant son beau regard doux et lumineux avec une expression étrange où entrait une admiration non exempte de remords :
– Vous avez une âme de lumière, Jeanne, qui devrait pouvoir ignorer les laideurs de la vie. Pour ma part j’ai, au jour du sacre, reçu le Saint-Chrême qui faisait de moi l’oint du Seigneur et j’ai guéri les écrouelles que j’ai touchées. Il me semble que cela vaut bien la tonsure. En outre, j’ai fait serment de protéger mes peuples, surtout les plus humbles, et de servir la France... la France à la grandeur de laquelle je vous ai sacrifiée ! Comme je lui sacrifie parfois quelques scrupules.
– Les filles des rois sont-elles vraiment faites pour le bonheur ? Vous m’avez mise à la place qui devait être la mienne.
– Sans doute, sans doute ! Quand votre époux vous a-t-il visitée pour la dernière fois ?
– La question est cruelle, Sire, coupa Mme de Linières. Monseigneur le duc d’Orléans ne vient jamais et...
– Il suffit ! Je lui parlerai.
Puis, changeant brusquement de ton et toute trace d’émotion évanouie :
– Quant au cardinal della Rovere, à sa famille et même au pape, si vous voulez apprendre à les mieux connaître, adressez-vous donc à Mme de Selongey ! Elle en sait bien plus que moi sur ce sujet. Le malheur est que vous risqueriez d’y laisser la foi !
– Non, Sire mon père ! Rien ni personne ne peut me faire perdre la foi !
– Et je m’en voudrais, Sire, coupa doucement Fiora, de prononcer une parole, si petite fût-elle, capable de troubler une âme aussi pure.
D’un geste rapide et inattendu, Louis XI pinça la joue de la jeune femme.
– J’en suis tout à fait persuadé ! Le bonsoir à vous, Mesdames ! je retourne à mes affaires. Ce soir, je dois écrire au doge de Venise !
Tandis que les trois femmes pliaient le genou pour le saluer, il s’éloigna de quelques pas, puis s’arrêta :
– Le sergent Mortimer va vous raccompagner à la Rabaudière, donna Fiora !
– Mais, Sire, je ne suis pas venue seule.
– Je sais, cependant, en cas de mauvaise rencontre votre petit valet ne serait pas d’une grande protection. D’ailleurs, Mortimer n’aime rien tant que vous escorter. Avec ma fille Jeanne, vous êtes la seule femme pour laquelle il ait quelque considération.
Il reprit son chemin vers l’escalier au bas duquel attendait une silhouette d’homme qui se découpait en noir sur la lumière jaune de l’intérieur. Fiora crut reconnaître le personnage qu’elle avait rencontré à Senlis dans la chambre même du roi. Lorsqu’elle se détourna pour poser une question à ses compagnes, celles-ci s’étaient écartées et se dirigeaient vers la chapelle. En revanche, à leur place, se trouvait Mortimer apparu comme par enchantement :
– A vos ordres, donna Fiora !
– Je suis désolée qu’on vous ait dérangé, cher Douglas, mais avant de partir, contentez donc ma curiosité : cet homme là-bas, au pied de l’escalier ? Il me semble que je l’ai déjà vu !
Sous le tabard de soie bleue fleurdelisé, l’Écossais haussa ses larges épaules :
– Oh, très certainement ! C’est le barbier du roi, ce mauvais drôle d’Olivier le Daim !
– On dirait que vous ne l’aimez pas beaucoup ? dit Fiora en riant. Mortimer ne sourit même pas :
– Personne ne l’aime ! C’est un fourbe en qui, malheureusement, le roi met trop de confiance ! Il s’en est repenti pourtant, quand il l’a envoyé ce printemps à Gand dans le rôle d’ambassadeur.
– D’ambassadeur ? Ce n’est pas vrai ?
– Si, hélas ! Notre sire, si sage et si prudent, a parfois d’étranges idées. Les gens de la ville ont en quelque sorte jeté le Daim à la porte. Croyez-moi, donna Fiora, méfiez-vous de lui ! Sa cupidité est insatiable en dépit de ce qu’il réussit à soutirer au roi.
– Pourquoi m’en méfierais-je ? Nous n’avons rien en commun et nos routes sont divergentes.
– Pauvre innocente ! Dites-vous que le Daim considère comme offense personnelle tout présent que notre Sire fait à quelqu’un d’autre que lui.
– Le roi est très bon, mais il ne me couvre pas de présents.
– Non ? Et la Rabaudière ? Je sais que, pendant votre longue absence, maître Olivier s’est efforcé de persuader le roi que vous ne reviendriez plus et qu’en conséquence il serait plus sage d’installer votre fils et sa maisonnée ici même.
– Au château ? Et pourquoi ?
– Pour vider les lieux, pardi ! Il y a longtemps que notre homme guigne la maison aux pervenches et, quand il a su que vous vouliez la rendre au roi, il a conçu de vastes espoirs. Malheureusement pour lui, on vous a retrouvée et ramenée. Il doit être fort déçu.
– Eh bien, dit Fiora dédaigneusement, il existe pour lui un moyen simple de surmonter sa déception.
– Lequel ?
– C’est de m’aider à retrouver mon époux. Ce jour-là, je quitterai sans regrets cette maison que j’aime pour le suivre sur ses terres... ou là où il jugera bon de nous emmener.
Mortimer se mit à rire et, soulevant son bonnet empanaché, se gratta la tête avec une grimace comique :
– Ouais ! Je ne suis pas certain qu’il ne préfère pas une méthode plus simple et plus... expéditive ! De toute façon, il y a beau temps que j’ai prévenu ceux de chez vous... et j’arriverai bien à en toucher un mot au roi.
– S’il a une telle confiance en cet homme, ce serait une erreur ! Ne dites rien, Mortimer ! Je me garderai. En attendant, merci de m’avoir prévenue !
Fiora et Mortimer récupérèrent Florent qui, après avoir soupé chez son ami le jardinier, dormait sur la table, puis ils prirent, à pied, le chemin du manoir en parlant de tout autre chose. La nuit était claire, douce, pleine d’étoiles et de toutes les odeurs de l’été. Il eût été dommage d’en troubler la beauté par l’évocation des turpitudes humaines. Les deux amis connaissaient, l’un comme l’autre, le prix de tels instants et avaient appris à les apprécier...
– Venise, Venise ! bougonna Léonarde en tirant vigoureusement sur le drap qu’elle était en train de plier avec Fiora. Pourquoi Venise ? Et pourquoi pas Constantinople, ou le royaume du Prêtre Jean... ou Dieu sait quoi ?
– Je vous l’ai dit, Léonarde : parce que je sais qu’il y pensait. Quand je demandais l’annulation de notre mariage, il voulait que le duc Charles me remette tous ses biens en paiement de la dot qu’il avait exigée de mon père. Et il avait ajouté que, la paix revenue entre France et Bourgogne, il pourrait toujours se mettre au service du doge pour tenter de reconstituer sa fortune.
– Mais il y a des siècles de cela ? Et vous êtes toujours sa femme ?
– Il n’en sait rien, au fond. En admettant qu’après son évasion Philippe soit venu chercher de mes nouvelles par ici, il a pu apprendre ma disparition, peut-être même que l’on m’avait emmenée à Rome ? De là à imaginer que j’étais allée, comme je l’en avais menacé, demander au pape cette fameuse annulation...
Léonarde récupéra le drap, acheva de le plier et le posa sur une pile qui attendait un ultime passage du fer avant d’aller reposer dans une armoire avec des sachets de menthe et de pin odorants. Elle en prit un autre dans la grande corbeille qui attendait et lança l’une des extrémités à Fiora :
– Cessez donc de faire marcher votre imagination, mon agneau, si messire Philippe était venu par ici, nous le saurions : il avait trop fière mine pour passer inaperçu et, apprenant la naissance de son fils, il n’aurait pas pu ne pas venir à la maison.
– Un prisonnier évadé, Léonarde ! Peut-être à bout de souffle. Sans argent, sans secours possible... et puis tellement orgueilleux ! Je l’imagine mal venant ici demander un secours !
– Je l’imagine mal venant rôder autour du Plessis ! fit Léonarde imitant Fiora. La seule chose sensée, pour lui, était d’essayer de rejoindre les Flandres et la cour de la princesse Marie. En tout cas, je regrette de ne pas avoir assisté à votre entretien avec le roi. Il me semble que j’aurais posé des questions plus pertinentes que les vôtres. Tirez, que diable ! Ce drap va ressembler à un chiffon !
– Vous n’auriez guère eu de peine ! J’étais tellement bouleversée que je n’avais plus ma tête à moi ! Mais... quelles questions auriez-vous posées ?
– Eh bien, il me semble que j’aurais essayé de savoir ce qu’il était advenu du château de Selongey ? Le sire de Craon a-t-il fait main basse dessus après le jugement, ou le roi a-t-il pris soin de vous le conserver ?
– En fait, je n’en sais rien. Il m’a seulement dit qu’il avait envoyé surveiller les alentours du village pour savoir si Philippe ne s’y était pas réfugié.
– Bon. Il y a là tout de même une demi-réponse : si le gouverneur de Dijon s’en était emparé, il ne serait pas nécessaire d’épier les abords pour tenter d’en retrouver le maître légal.
– C’est juste ! De toute façon, il est trop tard pour poser la question au roi...
Fiora, en effet, avait eu beaucoup de chance de rencontrer Louis XI dès son retour de Florence. Le roi n’était revenu au Plessis que pour peu de jours et, le lendemain même du fameux souper, l’avait quitté pour l’Artois dont la pacification n’était pas achevée. En outre, il voulait s’occuper en personne des modalités de la trêve qui devait intervenir entre lui et l’époux de Marie de Bourgogne après la victoire à la Pyrrhus remportée par son capitaine, Philippe de Crèvecœur, sur ce même Maximilien. Sans doute ne serait-il pas longtemps absent mais, en attendant, le Plessis-Lès-Tours s’était rendormi sous la protection d’une seule compagnie de la Garde écossaise.
Ayant fini de plier les draps, Léonarde les transporta jusqu’à un grand coffre posé dans une petite pièce proche de la cuisine. Puis elle rejoignit Fiora qui était allée s’asseoir près de l’âtre et croquait une pomme : Etienne en avait déposé un grand panier sur la table une heure plus tôt.
Léonarde en prit une, elle aussi, la frotta sur son devantier pour la faire briller et mordit dedans, sans pouvoir retenir une grimace : ses dents n’étaient plus assez solides pour cet exercice, et elle alla quérir un couteau pour venir à bout du fruit. Fiora, assise sur la pierre, les coudes aux genoux, regardait les flammes...
La grande cuisine était paisible, presque silencieuse. Péronnelle était partie pour le marché de Notre-Dame-la-Riche en compagnie de Khatoun et de Florent. Mais au premier étage, Marcelline affrontait une colère du jeune Philippe que sa dernière tétée laissait insatisfait. Léonarde pensa qu’il faudrait bientôt lui donner des bouillies si l’on ne voulait pas l’entendre hurler jour et nuit. Cette idée désespérait la nourrice. Quand elle n’aurait plus de lait, il lui faudrait retourner à sa ferme, et cette perspective ne l’enchantait pas, le manoir étant incomparablement plus agréable à vivre.
Ces pensées tournaient dans la tête de la vieille demoiselle et la distrayaient un peu des graves problèmes qui encombraient l’esprit de Fiora, mais celle-ci y revenait :
– Dans combien de temps aurons-nous des nouvelles du doge ? demanda-t-elle en jetant dans le feu le trognon de sa pomme.
– Comment pourrais-je vous le dire ? C’est loin, Venise.
– Il faut pourtant que je sache ! Je ne peux pas rester là, sans rien faire ni rien savoir de mon époux ?
– Et que voulez-vous faire ? Vous jeter sur les routes comme vous l’avez fait tant de fois pour tenter de le rejoindre ? Fiora, ce serait une folie. L’été s’achève, nous allons vers la mauvaise saison. Accordez-vous le temps du repos et de la réflexion.
– Si je reste ici, jamais je ne le retrouverai car jamais il ne viendra sur les terres de ce roi qu’il déteste...
– Mais que vous aimez bien et qui, d’ailleurs, à moins que je ne me trompe fort, vous le rend. Pour avoir cherché avec tant de patience un rebelle, pour continuer la recherche alors qu’il ne devrait même pas s’en soucier, il faut qu’il ait pour vous une véritable amitié.
– Ne pas s’en soucier ? s’écria Fiora vexée.
– Redescendez sur terre ! Qu’est-ce que Philippe de Selongey pour le roi de France ? La différence est énorme, me semble-t-il ?
– Vous faites peu de cas de mon époux, à ce que l’on dirait ?
– J’essaie simplement de vous mettre en face des réalités. Le roi reconquiert, avec la Bourgogne, une province française que la duchesse actuelle tente d’offrir à l’Empire allemand. Votre époux, apparemment, a choisi son parti. C’est pour Louis XI un rebelle, d’autant plus rebelle qu’il n’y a pas si longtemps il a tenté de l’assassiner. Et non seulement, Louis XI le gracie une seconde fois, en l’enfermant, certes, mais, quand il s’évade, il essaie de le retrouver.
– N’importe quel geôlier en ferait autant, fit Fiora avec un demi-sourire.
– Mais n’importe quel geôlier, son gibier repris, se hâterait de l’expédier dans un monde meilleur pour être certain qu’il ne l’ennuie plus ! Or, si je vous ai bien comprise, notre Sire voulait l’enfermer... en attendant votre retour ?
– C’est ce qu’il dit !
– Et pourquoi ne le croirait-on pas ? Remettez-vous à Dieu, pour une fois, et pensez un peu à votre fils ! A défaut de père, il a le droit d’avoir une mère comme les autres !
Fiora savait que Léonarde parlait avec la voix de la sagesse, mais elle ne supportait pas l’idée d’ignorer où se trouvait Philippe. Devant son mutisme éloquent, Léonarde reprit :
– Vous n’êtes pas encore convaincue, n’est-ce pas ? Alors, je vais aller plus loin : vous ignorez où se trouve messire de Selongey, mais lui sait parfaitement où vous êtes puisqu’à Nancy vous avez pris soin de le renseigner. Une fois déjà, pour vous rejoindre, il a vaincu son orgueil. Pourquoi donc ne le vaincrait-il pas une fois de plus ? Ou alors, c’est qu’il ne vous aime pas !
Le mot frappa Fiora au plus sensible et elle releva, sur sa vieille amie, un regard désolé :
– Ou qu’il ne m’aime plus ? C’est peut-être vrai... mais, Léonarde, je n’arrive pas à le croire !
– Vous avez cependant toutes les raisons d’y croire, fit Léonarde impitoyable. Pensiez-vous vraiment à lui dans les bras de Lorenzo de Médicis ?
Il y eut un silence et Fiora détourna la tête, peut-être pour cacher les larmes qui lui venaient :
– Vous êtes cruelle, Léonarde, soupira-t-elle. Je ne l’aurais jamais cru de vous...
Un instant plus tard, Léonarde était assise auprès d’elle sur la pierre de l’âtre et l’entourait de ses bras pour l’obliger à poser sa tête sur son épaule :
– Je sais bien que je vous fais mal, mon agneau, mais c’est que je voudrais vous éviter de nouvelles souffrances. Ce mariage, jusqu’à présent, vous a valu bien peu de bonheur et vous avez charge d’âmes. Où qu’il soit, laissez donc à votre époux l’initiative ! Vous lui aviez demandé, comme une preuve d’amour, de venir jusqu’à vous ? Eh bien, attendez qu’il vienne !
– Et s’il est au bout du monde ?
– Cela ne change rien : attendez qu’il revienne du bout du monde ! Tenez ! j’entends les mules et voilà nos gens qui arrivent du marché. Allez vous débarrasser de ces cendres où vous êtes assise depuis un moment et faire un peu toilette ! Vous êtes assez jeune pour pouvoir vous accorder quelques semaines de tranquillité. Attendez que le roi vous donne des nouvelles... s’il lui en vient.
– Soit ! Je veux bien attendre, chère Léonarde, mais pas trop longtemps !
– Que ferez-vous donc, alors ?
– Je crois que, d’abord... j’irai à Selongey. Peut-être Philippe s’y cache-t-il sans que les gens du roi le sachent. Ensuite, si vraiment il n’y est pas... j’irai voir la duchesse Marie. Je ne pense pas que les espions du roi aient eu la possibilité de lui poser des questions. Mais moi, je suis la femme de Philippe, et elle me répondra.
– Autrement dit, le roi ne vous a pas convaincue ?
– De la profondeur de ses recherches ? Sûrement pas ! Et puis, vous admettrez que j’ai, moi sa femme, plus de chances de le faire sortir de sa cachette...
Léonarde se contenta de marmonner quelque chose qui, à la rigueur, pouvait passer pour une approbation. Elle avait repris dans sa poche la pomme entamée et s’efforçait à nouveau d’y planter les dents. L’opération se révélant aussi douloureuse que la première fois, elle envoya d’un geste plein de rancune le fruit entamé aux flammes de la cheminée d’où monta bientôt une fine odeur de pomme cuite et de caramel. Pendant ce temps, la cuisine s’emplissait de bruit et de gaieté : Péronnelle, Khatoun et Florent revenaient du marché.
Ce même jour, dans l’après-midi, comme Fiora se disposait à partir pour une visite au prieuré Saint-Côme avec son fils, Léonarde et Khatoun, l’allée de vieux chênes s’emplit d’une troupe de cavaliers entourant une litière qu’elle reconnut au premier coup d’œil, mais sans aucun plaisir. Que venait faire chez elle le cardinal della Rovere ?
Néanmoins il était là, et il convenait de l’accueillir courtoisement. Aussi, remettant le bébé aux bras empressés de Khatoun, Fiora s’avança-t-elle vers le lourd véhicule qui décrivait sur le gravier une courbe pleine de majesté avant de s’arrêter devant l’entrée de la maison. Elle s’agenouilla quand le prélat mit pied à terre, et posa ses lèvres sur le saphir qu’il leur tendait.
– Ma modeste maison est grandement honorée, Monseigneur, de recevoir Votre Grandeur !
– La maison est charmante et je viens seulement en voisin. Alors, laissons de côté un protocole excessif et dites seulement Monseigneur, fit-il en toute simplicité.
Soudain il aperçut les mules harnachées auprès desquelles se tenait Florent :
– Je vous dérange peut-être ? Vous alliez sortir ?
– Nous pensions simplement nous rendre au prieuré dont vous voyez là-bas la flèche d’église, Monseigneur. Mais puisque l’Eglise vient à nous... Veuillez prendre la peine d’entrer.
Tandis que Fiora précédait l’hôte inattendu vers la grande salle, Péronnelle préparait une collation pour le cardinal, cependant que son époux installait l’escorte à l’ombre du petit bois et annonçait qu’il allait leur servir à boire. Ce qui fut accueilli avec satisfaction.
A l’invitation de son hôtesse, della Rovere prit place au coin de la cheminée dans laquelle, hiver comme été, sauf dans les temps de canicule, Péronnelle entretenait au moins un feu de quelques branches de pin pour lutter contre l’humidité habituelle aux demeures bâties près de la Loire. Mais les fenêtres largement ouvertes laissaient voir le jardin abondamment fleuri dont un prolongement, sous forme d’un grand bouquet de lis et de roses mêlés de feuillage, couronnait une crédence et embaumait la salle.
Les yeux vifs du cardinal avaient déjà fait le tour de la grande pièce, allant de la tapisserie aux mille fleurs aux objets disposés sur les dressoirs, quand il accueillit avec plaisir les marques de bienvenue que lui offrait Fiora : le vin de Vouvray frais et les massepains aux amandes que Péronnelle réussissait comme personne. Ce fut seulement quand ils furent seuls, lui et son hôtesse, qu’il se décida à parler. Il en avait d’ailleurs exprimé le désir et Léonarde, à son grand regret, fut obligée de se retirer comme les autres.
Après leur départ, il y eut un silence. Le cardinal mirait à travers le vin pâle de sa coupe les reflets du feu mourant et Fiora dégustait l’aimable liquide sans rien dire, attendant que son visiteur parlât. Il ne semblait guère pressé, mais soudain il l’interrogea :
– Avez-vous songé à ce que je vous ai dit l’autre soir, donna Fiora ?
– Vous avez bien voulu prononcer à mon sujet quelques paroles flatteuses, Monseigneur, et je ne saurais les oublier.
– Sans doute, sans doute, mais ce n’était qu’un préambule et je vous ai dit aussi qu’à mon sens nous pourrions faire ensemble du bon travail.
– Je me souviens, en effet, mais j’avoue n’avoir pas bien compris ce que Votre Grandeur entendait par là.
– J’entendais... et j’entends encore que nous pourrions unir nos efforts afin d’être utiles, vous à votre ville natale et moi aux intérêts de l’Eglise.
– Un rôle intéressant, je n’en doute pas, mais comment pourrais-je le jouer ?
– Vous avez l’oreille du roi Louis et son amitié. La paix entre les peuples est un but digne d’être poursuivi et vous pourriez inciter cet homme difficile à plus de respect, plus de compréhension envers Sa Sainteté qu’il traite fort mal.
– Beaucoup moins mal, semble-t-il que le pape ne traite Florence. Ses visées politiques paraissent fort claires, même à une ignorante comme moi : il entend achever par la guerre l’ouvrage que ses spadassins n’ont accompli qu’à moitié. Vous n’imaginez pas que je pourrais l’aider à détruire la ville de mon enfance ?
– Détruire ? Jamais ! Le Saint-Père ne veut aucun mal à Florence, et moins encore à sa population. Cette... malencontreuse conspiration, ourdie par les Pazzi exilés...
– Peut-être n’auraient-ils jamais rien ourdi, Monseigneur, sans l’aide bienveillante de votre cousin, le comte Riario. De toute façon, entre le pape et les Médicis, il y a désormais le sang de Giuliano répandu pendant la messe de Pâques !
– Les Pazzi ont été exterminés jusqu’au dernier. Plus de deux cents personnes, je crois ? Un tel flot ne peut-il laver le sang de ce jeune homme ?
– C’eût été le cas, peut-être, si le pape n’avait appelé à la guerre sainte et frappé Florence d’excommunication, et même d’interdit. Monseigneur Lorenzo ne fait que se défendre.
– Il se défend, en effet... lui seul et au mépris du bien-être d’un peuple qu’il prétend aimer. Pourquoi ne se sacrifie-t-il pas ? Après tout, il n’est pas prince de droit divin.
– S’il ne se sacrifie pas, c’est que ce même peuple le lui défend. Les Florentins aiment Lorenzo de Médicis et sont prêts à mourir pour lui.
– Tous ? Je n’en jurerais pas. Et, à défaut de lui, la cité du Lys rouge pourrait avoir une princesse aimable, lettrée, brillante... et que vous appréciez je crois ?
– Une princesse ? Qui donc ?
– La comtesse Catarina. N’est-elle pas votre amie ?
– J’éprouve pour elle, en effet, beaucoup d’amitié et de respect.
– Alors, peut-être pourriez-vous lui apporter votre aide ?
Fiora considéra son visiteur avec une sincère stupeur, fortement teintée de méfiance. Cependant, elle ne réussit à lire sur ce visage hautain et dans ces yeux sombres profondément enfoncés sous l’orbite qu’une grande tristesse.
– Elle règne sur Rome et sur le pape. De quelle aide aurait-elle besoin ?
– Peut-être de la vôtre, justement. Comprenez-moi bien, donna Fiora ! J’ai beaucoup d’estime et d’affection pour Catarina, et je n’aime pas la savoir malheureuse.
– L’est-elle donc ?
– Plus que vous ne croyez, et à cause de vous.
– De moi ?
Avec beaucoup de simplicité, le cardinal alla remplir son verre puis, tirant son siège plus près de celui de son hôtesse, il revint s’asseoir :
– Rome regorge d’espions, Madonna, et tout se sait. Riario n’ignore pas que sa femme vous a aidée à fuir vers Florence. De là à imaginer que vous étiez chargée de prévenir Médicis de ce qui se tramait contre lui...
– Sans vouloir offenser votre famille, Monseigneur, votre cousin est d’esprit trop épais pour de telles imaginations !
– C’est un rustre, j’en conviens volontiers, mais il est rusé, retors même et, surtout, il n’ignore pas que son épouse ne l’aime pas. Elle vit des heures peu agréables, mais qui eussent été pires sans la protection du Saint-Père. Celui-ci, heureusement, lui conserve son entière affection.
– Cette nouvelle me navre, mais comment pourrais-je l’aider ?
– Pourquoi ne pas écrire une lettre dans laquelle vous lui exprimeriez votre amitié ? Vous pourriez ajouter que vous êtes disposée à plaider auprès du roi de France la cause du Vatican...
Fiora se leva brusquement et fit face à son visiteur. Un début de colère empourprait son visage :
– Parlons clair, Monseigneur ? Vous souhaitez que j’essaie de détacher la France de l’alliance florentine et que je trahisse mes plus chers amis, le souvenir de mon père, mon...
– Votre amant ? ... Non, ne vous fâchez pas ! Nous avons aussi des espions à Florence. Et je ne vous demanderai rien d’aussi affreux. Ce que je vous demande, c’est de considérer ceci : tout homme est mortel et Médicis n’échappe pas à la loi commune. Qu’il disparaisse et Florence, n’ayant plus personne à défendre, ouvrira ses portes au pape. Donna Catarina, devenue souveraine, aurait à cœur, j’en suis persuadé, de prendre soin de vos biens.
– Brisons-là, Monseigneur ! J’aime donna Catarina et je travaillerais volontiers à son bonheur, mais je n’aiderai pas son époux à asservir la ville qui m’est chère !
– Et si Riario ne vivait pas assez longtemps pour régner sur la Toscane ? Allons, donna Fiora, je ne vous demande pas grand-chose : une lettre aimable, en quelque sorte pacificatrice... et puis, peut-être, une tentative pour mieux disposer le roi Louis envers nous sans même renoncer, ouvertement au moins, à son alliance avec Lorenzo. Son attitude actuelle cause au Saint-Siège un grave préjudice...
– Pécuniaire ? Je n’en doute pas ! fit Fiora acerbe. Je ne demanderais pas mieux que de travailler à la paix, mais ce n’est pas Florence, je le répète, qui a déclaré la guerre. Et d’autre part, pour que je croie à la bonne volonté du pape, il faudrait qu’il commence par un geste... de père. Lever l’interdit, par exemple ?
– Je pourrais le lui suggérer. Écrirez-vous cette lettre ?
– Ce serait une lettre mensongère. Le roi est loin et je ne sais quand il rentrera.
– Mais il rentrera un jour et je ne suis pas pressé. Je me contenterais de la lettre seule et de votre promesse. Peut-être, d’autre part, pourrais-je vous venir en aide dans une affaire qui vous tient à cœur... Mais le temps passe, il faut que je vous quitte... J’ai à faire avec l’archevêque.
Il se levait, en effet, pris d’une sorte de hâte que Fiora trouva suspecte, et se dirigeait vers la porte
– Bien sûr, nous nous reverrons, ajouta-t-il aimablement, j’ai passé auprès de vous un instant charmant. Il me faut, à présent, vous laisser réfléchir, je reviendrai vous voir bientôt.
– Veuillez m’accorder encore une minute, Monseigneur. Quelle est donc cette affaire qui m’intéresse si fort ?
– Ce n’est qu’un bruit qui est arrivé jusqu’à moi. Malheureusement, je n’ai plus le temps de vous en faire part. Ce sera pour ma prochaine visite : disons... dans deux ou trois jours ?
– Comptez-vous rester à Tours longtemps encore ?
– Non, hélas... bien que je m’y plaise fort et que l’on insiste pour m’y garder. Il me faudra dans peu de temps repartir pour Avignon où se trouve le siège de ma légation...
Comprenant qu’il n’avait pas l’intention d’en dire plus, Fiora raccompagna le cardinal jusqu’à sa litière, d’où il lui donna une bénédiction sous laquelle il fallut bien qu’elle s’inclinât.
Perplexe, elle regarda l’imposant équipage disparaître sous la verdure dense du chemin ombreux menant à la sortie de son domaine. Le cortège disparu, elle descendit au jardin où elle marcha le long des allées bien ratissées avant de s’asseoir sous un berceau de vigne. Léonarde, elle le sentait, devait être aux aguets dans la maison, débordante de questions et, justement, Fiora souhaitait rester seule un moment afin d’essayer de tirer au clair cette curieuse visite. La démarche de della Rovere lui semblait assez sotte. Il fallait, en effet, connaître bien mal le roi Louis, cet homme secret dont on disait que son cheval portait tout son conseil, pour imaginer un seul instant qu’il pût se laisser influencer par les prières d’une femme, fût-elle l’objet de son amitié. D’autre part, il était insensé de lui demander, à elle dont, apparemment, le cardinal n’ignorait pas grand-chose, d’essayer de détacher la France de son ancienne alliance et de ses amitiés.
Évidemment, il y avait le cas de Catarina. Fiora était navrée de lui avoir causé des ennuis dont, avec un homme comme Riario, on ne pouvait imaginer jusqu’où ils iraient. Un accident est toujours possible et il ne resterait alors au pape qu’à pleurer cette nièce à laquelle il était attaché.
La mémoire de Fiora lui fit revoir le visage du cardinal au moment où il parlait de Catarina : un visage tendu, un masque presque douloureux. Peut-être l’aimait-il et, en ce cas, était-il prêt à toutes les folies pour lui venir en aide. N’avait-il pas suggéré que Riario pouvait ne plus vivre très longtemps ? Si della Rovere aimait sa cousine par alliance d’un amour sincère et anxieux, il devenait beaucoup plus sympathique à Fiora et elle en vint à penser qu’après tout, cette lettre qu’on lui demandait était peu de choses : il suffirait de la tourner avec assez d’habileté pour qu’elle ne compromette pas Fiora. Et puis, il y avait cette phrase mystérieuse que le visiteur avait refusé d’éclairer et dont on parlerait « la prochaine fois »...
A cet instant, Fiora regretta amèrement l’absence du roi. Eût-il été là qu’elle fût allée tout droit au Plessis lui raconter les événements et lui demander conseil. Ce maître diplomate, ce prince de toutes les astuces qui connaissait mieux que quiconque l’art de rédiger lettres et traités aurait su comment agir et il aurait certainement réussi à obtenir du prélat romain la révélation de ce qu’il avait caché à Fiora. Mais le roi était loin et il fallait essayer de s’en tirer seule.
Ce soir-là, quand tout le monde fut couché et jusque tard dans la nuit, Fiora, assise dans son lit, s’exerça à écrire une lettre capable de donner satisfaction à tout le monde. Elle découvrit vite que la chose n’était pas facile. Le début allait de soi, bien sûr : il s’agissait seulement d’adresser à Catarina une action de grâce pour avoir permis à une mère de retrouver son enfant, en des termes émouvants. Mais tout se compliquait dès qu’il fallait parler du roi et des prières à lui adresser. C’était même tellement difficile que Fiora finit par abandonner le problème. Elle rangea son écritoire, souffla sa chandelle et laissa le sommeil s’emparer d’elle. Bien souvent, en effet, elle avait remarqué que la réponse à une question épineuse lui était apportée au réveil.
Celui-ci fut tardif car elle s’était endormie bien après minuit. En ouvrant les yeux, elle aperçut Léonarde, postée au pied de son lit et lisant avec intérêt ses divers essais.
– Vous tenez vraiment à écrire cette lettre ? fit-elle. Vous devriez pourtant vous souvenir de ce que disait ce diable de Démétrios : « Il faut faire très attention à ce que l’on écrit et la sagesse consiste même à écrire le moins possible ! »
– Croyez-vous que je n’y pense pas ? Mais je voudrais tellement aider Catarina !
– Et savoir ce que ce beau cardinal vous tient en réserve ! Je reconnais qu’il est habile et que son histoire a été menée de main de maître ! Il a su parfaitement jouer de vos bons sentiments et de la reconnaissance que vous devez à cette jeune dame. Et, pour finir, piquer la curiosité si naturelle aux filles d’Eve.
– Mais... comment savez-vous cela ? Je ne me souviens pas vous l’avoir conté ?
Léonarde eut un large sourire qui découvrit des dents un peu clairsemées, mais encore bien blanches :
– Bien qu’il n’y paraisse plus guère, je suis moi aussi une fille d’Eve, ma chère Fiora. J’ai écouté à la porte, simplement ! Je vais voir si votre bain est prêt.
La sortie de Léonarde sous les ailes blanches de sa haute coiffe qui battaient au vent de sa marche fut un chef-d’œuvre de dignité que Fiora admira sans réserve. Ce fut seulement quand elle quitta son lit, un instant plus tard, qu’elle s’aperçut que la vieille demoiselle avait emporté tous ses brouillons.
Néanmoins, lorsque le cardinal della Rovere opéra, deux jours plus tard, sa deuxième apparition à la maison aux pervenches la lettre était prête et Fiora la lui tendit dès qu’il eut pris place près de la cheminée.
A dire vrai, la jeune femme n’en était pas mécontente.
L’ayant beaucoup travaillée en compagnie de Léonarde, elle pensait qu’en toute équité, elle devait satisfaire les intéressés et ne mécontenter personne. En effet, après quelques lignes empreintes de chaude amitié et de profonde reconnaissance, Fiora assurait la comtesse Riario de son grand souhait de voir la paix régner à nouveau entre Rome et la France, ainsi qu’avec cette terre de Toscane qui lui était chère entre toutes...
– Peut-être le cardinal va-t-il trouver que vous ne vous engagez pas suffisamment, avait remarqué Léonarde à la dernière lecture, mais vous verrez bien sa réaction et vous aurez sans doute le loisir de discuter avec lui.
Or, à la grande surprise de Fiora, le prélat, après avoir lu attentivement, déclara excellente la prose de la jeune femme et lui exprima sa satisfaction. Cette lettre causerait une grande joie à la comtesse Riario et panserait quelque peu la blessure d’orgueil de Sa Sainteté puisque, seul, l’amour maternel avait incité Mme de Selongey à prendre la fuite et donna Catarina à l’aider dans cette entreprise. Le pape serait également enchanté de constater que son ancienne prisonnière ne lui gardait pas rancune et qu’elle était prête au contraire à aider à une réconciliation générale...
– Vous voyez, dit della Rovere en conclusion, que je ne vous demandais rien de bien difficile, mais vous me rendez un grand service personnel et je vais essayer de vous en témoigner ma reconnaissance... Oh, de façon... modeste, je le crains, car ce que je vais vous conter ne présente peut-être aucun intérêt.
Il prit un temps et détourna les yeux comme s’il hésitait, puis soupira :
– Oh ! c’est stupide ! Mon oncle... je veux dire le Saint-Père, me reproche toujours de trop parler et de ne pas maîtriser suffisamment mes impulsions. Voilà qu’à présent je crains de vous faire plus de mal que de bien.
– Ce que l’on fait dans une bonne intention, Monseigneur, ne saurait être néfaste. Me ferez-vous la grâce de me confier au moins de quoi il est question ? Est-ce de Florence ?
– Non. C’est... de votre époux !
– Mon époux ? Sauriez-vous quelque chose à son propos ?
– Peut-être. Durant mon séjour ici, j’ai cherché à en apprendre sur vous plus que je n’en savais. A Rome, ce condamné à mort miraculeusement sauvé à l’instant où il allait mourir n’a pas manqué de m’intriguer. J’ai su ainsi que le comte de Selongey, enfermé au château de Pierre-Scize, à Lyon, s’en était évadé sans que l’on pût savoir ce qu’il était devenu. Est-ce exact ?
– Tout à fait, Monseigneur. On sait seulement qu’il a pris une barque pour s’enfuir et je ne vous cache pas que cette circonstance m’effraie. On dit que le fleuve sur lequel il est parti, le Rhône je crois, est dangereux. J’ai peur qu’il se soit noyé.
– C’est possible, en effet. Pourtant, lorsque j’ai entendu cette histoire, elle m’a rappelé un événement qui a eu lieu voici quelques mois. Un événement mince en apparence, mais qui pourrait prendre pour vous une certaine signification.
– Dites vite, Monseigneur, je vous en prie ! La moindre piste peut avoir de l’importance.
– Eh bien, voici ! L’an passé comme je vous le disais, les moines de la chartreuse du Val-de-Bénédiction, qui se trouve à Villeneuve-Saint-André[ix] juste en face de mon siège épiscopal, ont trouvé, au fond d’une barque échouée dans les roseaux, un homme blessé et sans connaissance qui semblait avoir subi de rudes épreuves. Ils l’ont emporté chez eux et l’ont soigné, mais il a été impossible de lui faire dire son nom. Il ne sait plus rien de lui-même, et pas davantage d’où il vient ni ce qu’il a vécu.
– Il aurait perdu la mémoire ?
– C’est ce qu’en a conclu le père abbé.
Le cœur de Fiora battait la chamade dans sa poitrine. Le sang lui était monté au visage et ses mains tremblaient.
– Mais comment était-il ? Son visage... sa taille ? L’avez-vous vu ?
– Non, hélas. J’en sais seulement ce que le dom prieur en a dit à mon chapelain. Une chose est certaine : cet homme n’a rien d’un paysan. Il est grand et les cicatrices de son corps semblent indiquer un soldat. De même, la barque était différente de celles que l’on fabrique dans la région. Mais je vous vois émue à un point qui m’inquiète. Il se peut, je le répète, qu’il n’y ait aucun rapport avec...
– Je suis presque certaine qu’il en existe un. Cet homme est-il toujours là-bas ?
– Bien sûr. Où voulez-vous qu’il aille, ne sachant plus rien de lui-même ni des autres ? Cet état est dû, certainement, à une blessure reçue à la tête... Mais rassurez-vous, il a été bien soigné et il n’est pas malheureux. Les chartreux sont de bons moines, généreux et hospitaliers. En outre, pour un prisonnier évadé, si c’est bien de lui qu’il s’agit, un couvent est le meilleur des asiles.
– Je n’en doute pas un instant, mais comment savoir, comment être certaine ?
Elle s’était levée et marchait à travers la grande salle avec agitation, s’efforçant d’apaiser, sous sa main, les battements de son cœur qui l’étouffaient presque. La voyant pâlir et chanceler, della Rovere se précipita, la prit dans ses bras et l’obligea à s’étendre sur une bancelle garnie de coussins. Il était temps, ses jambes ne la portaient plus ! En même temps, il appelait à l’aide et Léonarde – qui écoutait derrière la porte – apparut instantanément, armée d’une fiole de vinaigre et d’une serviette. Elle se mit en devoir de ranimer la jeune femme.
Le malaise ne tarda pas à se dissiper et bientôt Fiora, tout à fait rétablie, put offrir ses excuses à son hôte qui semblait sincèrement inquiet.
– Je crains de vous avoir fatiguée à l’excès, dit-il. Le mieux est que je me retire à présent : je reviendrai demain. J’en avais d’ailleurs l’intention pour vous faire mes adieux...
– Votre Grandeur nous quitte déjà ? dit Léonarde.
– Oui, il me faut retourner à Avignon où de nombreuses affaires m’appellent. Je ferai mes adieux à Tours après-demain.
Il se disposait à partir, mais Fiora le retint :
– Par pitié, Monseigneur ! Encore un moment. Je vous assure que je vais mieux... Parlez-moi encore de ce rescapé ! ...
– Que puis-je vous dire de plus ? Vous en savez autant que moi... Écoutez ! Puisque je retourne là-bas, voulez-vous que je me rende à la chartreuse dès mon arrivée afin de voir cet homme ?
– Vous ne l’avez jamais vu, Monseigneur. A quoi le reconnaîtriez vous ?
– Vous pourriez m’en faire le portrait ? Évidemment, si vous n’étiez souffrante, il y aurait une solution, facile sans doute, mais peut-être fatigante...
– Laquelle ? grogna Léonarde méfiante. Mais Fiora avait déjà compris :
– Je pourrais vous accompagner ? Il est certain que je suis seule capable de savoir ce qu’il en est. Et, si c’est mon mari, celle qui saurait le mieux le soigner...
– Fiora ! protesta Léonarde. Êtes-vous folle ? Voulez-vous encore partir au bout du monde ?
– Avignon n’est pas au bout du monde, Madame, et je ne vois pas quels dangers donna Fiora pourrait courir sous ma protection ? Je peux même lui offrir une confortable litière...
Fiora semblait renaître. Elle avait retrouvé ses couleurs et dans ses yeux l’espérance faisait étinceler des étoiles. Elle se releva :
– Je ne peux pas refuser une pareille chance, chère Léonarde, et mon absence ne sera pas longue. S’il s’agit bien de Philippe, je le ramènerai avec moi, puis je ferai sa paix avec le roi. Oh, Monseigneur, vous n’imaginez pas la joie que vous me donnez !
Le cardinal se mit à rire, ce qui lui conféra une grande jeunesse. Il semblait aussi heureux que la jeune femme :
– Eh bien, voilà qui est dit. Demain soir, je vous enverrai la litière en question. Les serviteurs auront des ordres et vous me rejoindrez à la fin de la matinée à la basilique Saint-Martin où je désire faire oraison avant de partir. Ce délai vous laisse tout le temps pour vos préparatifs.
Suivi de Fiora, il se dirigea vers le jardin où ses équipages l’attendaient et remit à son secrétaire la lettre que lui avait donnée la jeune femme. Au moment de la quitter, il baissa la voix pour ajouter :
– Pour mes gens, vous serez une dame pèlerine qui souhaite aller se recueillir à Compostelle, ou à Rome.
– Ne m’en veuillez pas, Monseigneur, si je préfère Compostelle. Rome ne m’a pas laissé d’assez bons souvenirs...
– J’ajoute, fit Léonarde qui n’avait pas quitté Fiora, que Votre Grandeur aura sous sa garde deux dames pèlerines. J’ai l’intention d’aller, moi aussi, faire mes dévotions. Et j’espère que personne n’y verra d’inconvénients !
Son œil dont l’azur candide gardait toute sa fraîcheur défiait quiconque tenterait de s’opposer à son projet. Mais personne n’y songeait. Della Rovere lui sourit et Fiora, prenant son bras, le glissa sous le sien :
– Puisque nous voyagerons en litière, je serai heureuse de vous avoir avec moi.
Il fut plus difficile de faire comprendre à Khatoun qu’il ne pouvait être question de l’emmener de surcroît. La présence d’une Asiatique dans le cortège d’un prince de l’Église, et avec d’autres femmes, risquait de donner à l’ensemble une allure de harem plus que de pèlerinage.
– Ce ne sera pas long, lui dit Fiora, et j’ai besoin que quelqu’un veille bien sur mon petit Philippe...
Marcelline, en effet, quittait la Rabaudière. Son lait était tari, et d’autre part son époux et sa famille la réclamaient. Elle était partie le matin même pour son village de Savonnières, avec de grands soupirs et beaucoup de larmes car elle échangeait une vie agréable et facile contre la dure existence d’une ferme, mais Fiora avait su lui apporter quelques consolations. La nourrice s’en retournait plus riche qu’elle n’était venue, emportant non seulement les vêtements qu’on lui avait offerts durant une année, mais aussi du linge, des provisions, la croix en or qu’elle portait fièrement au cou et la somme coquette qui allait faire d’elle la plus riche fermière de son village.
Khatoun avait vu ce départ avec soulagement. Elle et la nourrice s’étaient détestées au premier regard et la lutte pour la possession du bébé avait été chaude. La nature décidant en faveur de la jeune Tartare, la Tourangelle avait aussitôt décrété que la « sorcière jaune » avait fait tourner son lait. Accusation contre laquelle Fiora s’éleva avec la dernière vigueur.
– Si pareil propos me revient aux oreilles, dit-elle avec sévérité, je saurai d’où il vient et votre intérêt n’est pas de vous faire de moi une ennemie. Khatoun était esclave, sans doute, mais n’a jamais été traitée comme telle. Nous avons été élevées ensemble et, par deux fois, elle m’a sauvée. Je lui dois donc beaucoup, et je n’oublie jamais mes dettes. En outre, j’ai de l’affection pour elle...
Comprenant que son intérêt n’était pas de s’entêter, Marcelline jura de ne plus répéter son accusation sur le livre d’heures, ouvert à l’image de la Crucifixion, que Léonarde mit sous sa main sans dire un mot mais avec un regard qui en disait long. Et l’on se sépara les meilleures amies du monde.
– Quand madame la Comtesse donnera une petite sœur à messire Philippe, j’espère qu’elle me rappellera ! dit Marcelline en manière de conclusion.
– Pensez-vous donc avoir encore des enfants ? Vous en avez trois, me semble-t-il ?
– Oui, mais ma mère en a eu douze et mon Colas veut beaucoup de fils pour l’aider à la terre.
Khatoun, restée maîtresse du terrain, finit par comprendre qu’en lui confiant son fils, de compte à demi avec Péronnelle, Fiora lui donnait une large marque de confiance. Elle cessa ses protestations.
Ce fut ensuite le tour de Florent. L’idée de voir sa chère maîtresse quitter à nouveau son manoir pour une destination éloignée était insupportable au jeune homme. Il prétendait l’escorter en tant qu’écuyer. Cette fois, Léonarde intervint :
– Que pourrait-elle faire d’un écuyer alors qu’elle va voyager en litière ?
– Mais je la protégerais des mauvaises rencontres ?
– Des mauvaises rencontres ? Alors que nous serons en compagnie d’un légat du pape ? Ne rêvez pas, mon ami ! D’autre part, si je vais là-bas c’est uniquement pour veiller sur donna Fiora. Et vous savez bien qu’avec les vendanges qui arrivent, Etienne a grand besoin de vous.
– Il se passait bien de moi quand je n’y étais pas ! bougonna le garçon. Léonarde, alors, lui offrit son sourire le plus sardonique :
– Voilà ce que l’on obtient en se rendant indispensable ! déclara-t-elle joyeusement.
Au matin du mardi 8 septembre, jour de la Nativité de la Vierge, Fiora et Léonarde quittèrent la maison aux pervenches dans l’un de ces vastes chariots bien pourvus de coussins, de rideaux, de matelats et de mantelets de cuir qui permettaient d’accomplir à peu près confortablement les plus longs trajets et d’affronter les pires intempéries. Deux puissants chevaux y étaient attelés et un grand diable moustachu répondant au nom de Pompeo les tenait en main. Le temps était un peu frais, mais promettait une journée ensoleillée propice au voyage. Pourtant, quand le lourd véhicule s’ébranla, Léonarde esquissa une grimace et marmotta :
– Je me demande si nous ne faisons pas une sottise.
– Une sottise ? protesta Fiora. Alors que nous allons peut-être tirer Philippe d’une situation pénible ? L’imaginez-vous enfermé dans ce couvent, ne sachant plus qui il est ni d’où il vient ? Livré au bon vouloir de moines qui ne sont peut-être pas tous de saints hommes ?
– Nous ne sommes pas sûres que ce soit lui...
– J’en demeure d’accord, mais avouez qu’il existe un ensemble de coïncidences troublantes. Craignez-vous que je sois déçue ?
– Peut-être...
– Alors, rassurez-vous. J’y suis préparée et je pense qu’il vaut mieux faire ce voyage pour rien que rester ici et abandonner Philippe à un sort dont personne ne pourrait le libérer.
La belle sérénité de la jeune femme était réconfortante et Léonarde ne dit plus rien, mais elle ne parvenait pas à se tranquilliser. Le cardinal della Rovere constituait la cause principale de son inquiétude : elle répugnait à lui accorder une entière confiance. Léonarde se le reprochait, puisqu’il s’agissait du neveu du Saint-Père, mais le récit des aventures vécues par Fiora dans la Ville Éternelle l’avait profondément choquée. Sa piété profonde, sa foi totale et l’amour sincère qu’elle vouait à Dieu, à Notre-Dame et au Christ n’en avaient pas été entamés, cependant elle déplorait au fond de son cœur que Rome et son prince ne soient même pas capables d’inspirer le respect.
Bien sûr, elle n’ignorait pas qu’il y avait eu, au cours des siècles, des pontifes plus ou moins discutables, mais cet ancien moine qui, en coiffant le Trirègne[x] n’avait vu là qu’une occasion d’enrichir scandaleusement sa nombreuse famille et n’hésitait pas à déclarer une guerre pour spolier Lorenzo de Médicis après avoir tenté de l’assassiner, n’avait aucun droit à la considération des fidèles et surtout pas à la sienne. Tout ce qui concernait Rome était désormais, pour elle, sujet de méfiance, et l’aimable cardinal n’échappait pas à ce jugement définitif.
Comme il était convenu, on le rejoignit sur le parvis de la collégiale Saint-Martin où sa suite fastueuse tenait toute la place. Les deux femmes descendirent de voiture pour entendre la messe, prier un instant au tombeau du saint, puis l’on se disposa à quitter Tours au milieu d’un grand concours de peuple qui acclamait l’illustre étranger. Chevauchant fièrement un superbe destrier noir sur la croupe duquel sa simarre pourpre s’étalait avec magnificence, Giuliano della Rovere distribuait les bénédictions tandis que ses serviteurs faisaient largesse en son nom.
Avec ses équipages, ses secrétaires, ses serviteurs, ses chevaux et ses mules, ses gardes aussi et ses chariots de bagages, le train du légat était considérable et atteignait presque les murs de la ville alors que la fin du cortège quittait tout juste le parvis. La voiture des deux femmes y prit place vers la fin, un peu avant les domestiques et les chariots portant le mobilier et les bagages, car il ne convenait pas que des femmes fussent mêlées aux ecclésiastiques. Auprès d’elles, une poignée de pèlerins descendant en Provence et autorisés à profiter d’une aussi auguste compagnie se mirent en marche avec des montures variées ou à pied...
Par la grande rue de la Scellerie, où l’on passa devant le couvent des Augustins et celui des Cordeliers dont tous les moines étaient à genoux dans la poussière pour se faire bénir, on gagna le bourg des Arcis et la porte Saint-Étienne, défendue par une puissante bastille et tournée vers le sud.
Passé le faubourg du même nom et les « Ponts Longs » qui enjambaient le Cher et de nombreux marécages formés par d’anciens bras de la rivière, la longue file atteignit Saint-Avertin et commença de s’élever le long des coteaux couverts de vignes où les vendangeurs étaient déjà au travail. Après un été chaud, le raisin était mûr : une pleine corbeille en fut offerte au cardinal par de jeunes paysannes aux jambes nues. Celui-ci les récompensa de quelques pièces d’argent qui lui valurent de nouvelles acclamations.
– Si nous nous arrêtons toutes les cinq minutes, nous n’arriverons jamais ! grommela Léonarde. Et quelle distance devons-nous parcourir ? Cent soixante-dix, cent quatre-vingts lieues ?
– Si nous arrivons à en faire une dizaine par jour, nous ne serons guère que trois semaines en chemin. Evidemment, nous irions plus vite à cheval, mais il me semble que vous ne gardez pas un excellent souvenir de cette façon de voyager ? dit Fiora avec un sourire. Pour vous consoler, pensez donc à toutes ces abbayes dans lesquelles nous ferons étape ! Vous allez pouvoir prier presque tous les saints de France !
Néanmoins quand, vers le milieu du jour, elle vit apparaître les hauts toits de l’abbaye de Cormery où le prieur, en grand habit et crosse en main, attendait le cardinal • entouré d’un essaim de bénédictins, elle ne put retenir un soupir. S’arrêter chaque soir dans un couvent n’avait rien d’affligeant, mais si, en outre, il fallait visiter toutes les maisons religieuses que l’on rencontrerait, les trois semaines risquaient de se changer en deux ou trois mois. Et l’impatience de Léonarde la gagnait déjà.
Tandis que, devant le portail de l’église, on échangeait saluts, génuflexions, baisements d’anneau et autres civilités, elle interrogea son cocher. Savait-il où le cardinal souhaitait faire étape ce soir ? L’homme répondit que ce serait à Loches. Le trajet du jour ne couvrirait donc pas tout à fait dix lieues, et encore y arriverait-on à la nuit close car l’arrêt à Cormery risquait d’être assez long...
Et, en effet, le soleil disparaissait quand on atteignit la forêt de Loches au-delà de laquelle s’érigeait la ville royale et ce fort château qui inspirait tant de crainte justifiée aux ennemis du souverain. Pour Fiora, ce nom évoquait fray Ignacio Ortega, qui l’avait poursuivie d’une haine inexplicable et y avait laissé la vie, et aussi l’écuyer, l’ami de Philippe, Mathieu de Prame qui, lui, avait eu la chance d’en sortir vivant... Mais pour aller où ?
Résignée cependant, Fiora somnolait dans le nid qu’elle s’était préparé parmi les coussins tandis qu’auprès d’elle, Léonarde disait son chapelet. Le chemin forestier était assez doux et les cahots pas trop sensibles. Derrière la voiture, on entendait chanter les pèlerins, peut-être pour se donner du courage car l’ombre verte des arbres devenait grise et les fourrés semblaient s’épaissir à mesure que l’on avançait. On n’entendait plus les oiseaux et l’oppression naturelle pour qui voyage sous bois au crépuscule enveloppait le cortège.
Soudain, à un tournant du chemin, une secousse projeta les deux femmes l’une contre l’autre en même temps que la litière prenait de la vitesse. Le chemin, pourtant, était beaucoup plus rude et les roues du véhicule allaient d’une ornière à l’autre. Arrachée à ses prières, Léonarde se pencha au-dehors :
– Que se passe-t-il ? cria-t-elle au cocher, mais celui-ci ne répondit pas.
Au contraire, il fouetta ses chevaux pour qu’ils aillent encore plus vite.
– Il va nous tuer ! fit Léonarde, mais ce n’est pas le pire. Nous ne sommes plus dans le cortège.
A son tour, Fiora se pencha. En effet, il n’y avait plus personne ni devant ni derrière. Rien qu’un étroit sentier filant entre les masses noires des arbres et dans lequel le chariot se lançait à tombeau ouvert. Les deux femmes se regardèrent avec épouvante, envahies par la même pensée : on leur avait tendu un piège et ce piège était en train de se refermer sur elles...
De toutes ses forces, Fiora ordonna à Pompeo, en italien, de s’arrêter, mais le cocher répondit par un grognement et un nouveau claquement de fouet. Un instant, la jeune femme songea à ouvrir la portière et à se jeter à terre, mais la voiture allait beaucoup trop vite et, de toute façon, Léonarde ne pourrait l’imiter sans se briser. D’ailleurs, les fourrés de chaque côté de ce qui devenait un sentier herbeux paraissaient s’animer. Des ombres se levaient d’ombres plus épaisses et, bientôt, quatre cavaliers masqués entourèrent l’équipage qui ne ralentit pas pour autant.
– Que Dieu nous protège ! gémit Léonarde. J’ai peur que ceci ne soit notre perte.
Fiora ne répondit pas. Une violente colère la préservait de la peur. Comment avait-elle pu être assez stupide, assez folle pour ajouter foi aux paroles d’un neveu de Sixte IV ? Comment avait-elle pu croire qu’il désirait l’aider ?
Soudain, le cocher retint ses chevaux, si brutalement que les deux passagères se retrouvèrent à plat ventre. Presque en même temps, la portière s’ouvrit et des mains sans douceur s’emparèrent de Fiora et de Léonarde qu’elles tirèrent au-dehors. Elles virent alors que l’on se trouvait dans une clairière qu’un reste de jour éclairait vaguement. Cinq ou six hommes se tenaient là, vêtus de sombre, et il était impossible de distinguer leurs traits. Deux d’entre eux, appuyés sur des pelles, se dressaient au bord d’un grand trou plus long que large qu’ils venaient sans doute de creuser.
Ce fut devant ce trou que l’on traîna les deux malheureuses, et elles comprirent tout de suite qu’il avait été ouvert à leur intention. Ces gens étaient là pour les assassiner.
– Qui êtes-vous ? Que nous voulez-vous ? s’écria Fiora. Celui qui semblait le chef ne daigna pas répondre.
S’avançant, dans la lumière dansante d’une torche que l’un de ses compagnons venait d’allumer, il jeta une bourse au cocher qui l’attrapa au vol, et lui désigna un sentier, à peine visible, sur sa droite :
– Bon travail, l’ami ! Passe par là ! Tu rejoindras le cortège avant Loches...
A nouveau, Pompeo enleva ses chevaux. L’attelage disparut instantanément, avalé par la nuit et les branches basses. L’homme attendit que le bruit se fût éteint, puis se tourna vers celles qui allaient sans doute être ses victimes et que quatre de ses compagnons maintenaient. Fiora se débattait furieusement, mais Léonarde, accablée par un coup aussi inattendu, s’était laissée tomber à genoux sur la terre humide et priait, n’attendant plus rien que l’instant fatal.
D’un geste brutal, le chef arracha le voile qui enveloppait la tête de Fiora.
– J’avais pensé vous enterrer toutes vives, fit-il, mais je ne suis pas un homme cruel. On va vous égorger avant, et ce voile teint de votre sang sera une bonne preuve de ce que j’ai bien fait mon travail.
– Pour qui ce travail ? lança Fiora. Ne me dites pas que c’est pour le roi ? Je croirais plutôt qu’il vous le fera payer très cher quand il saura...
– Mais il ne saura rien. Vous allez disparaître sans laisser de traces.
– Avant de mourir, je voudrais tout de même savoir qui me tue ? Le pape ? C’est le cardinal qui vous paye ?
– Lui ? Il n’en sait pas davantage. Il pensait simplement qu’un long bout de chemin serait suffisant pour débarrasser le pays de votre présence. Tout ce qu’on lui a demandé, c’était de vous emmener avec lui.
– Qui, « on » ?
– Je ne vois pas en quoi cela vous intéresse ? Vous devriez plutôt faire comme votre compagne et songer à votre paix avec le Ciel. Je vous accorde un instant pour dire un bout de prière.
L’un des bandits s’approcha :
– Si on expédiait l’autre pendant ce temps ?
– Bonne idée ! Elle doit être prête. Elle a bien assez prié.
– Laissez-moi au moins l’embrasser ! cria Fiora désespérée.
– Cela me paraît inutile. Dans ce trou, vous pourrez vous embrasser autant que vous voudrez...
– Léonarde ! hurla Fiora. Pardonnez-moi !
Un cri de douleur lui répondit. L’homme qui avait proposé de tuer la vieille demoiselle venait de lui arracher sa coiffe et l’empoignait par les cheveux, les tirant sauvagement pour l’obliger à lever la tête et à dégager la gorge qu’il allait trancher. Mais il n’eut pas le temps d’approcher son couteau de la peau. Partie de l’ombre, une flèche lui traversa le cou et il s’écroula sur Léonarde. En même temps, des cavaliers enveloppaient la clairière. La lumière incertaine de la torche fit luire des cottes de mailles, sous des demi-cuirasses et des chapeaux de fer. Une voix rauque tonna :
– De par le roi ! Qu’on s’empare de ces gens et qu’on les branche sur-le-champ à ce gros arbre !
– Gardez-en au moins deux, messire le Grand Prévôt ! il serait bon d’entendre ce qu’ils ont à dire.
Sans attendre la réponse, Douglas Mortimer sauta à bas de son cheval et courut vers Fiora qui, les jambes fauchées, s’était laissée tomber à genoux quand les bras qui la maintenaient l’avaient lâchée. Il la releva d’une poigne vigoureuse sans qu’elle fît rien pour l’aider. Ses prunelles grises largement dilatées, elle le regardait avec une sorte d’émerveillement, comme si, au lieu d’un solide Ecossais, il était le lumineux représentant de quelque cohorte angélique...
– Ça va ? dit-il sobrement quand il l’eut remise sur ses pieds.
– Je crois... oui. Oh, Mortimer ! Je commence à croire que vous êtes pour moi une espèce d’ange gardien... mais qu’est-ce que tout cela signifie ?
– Je vous expliquerai, mais je peux vous dire que je n’ai jamais eu si peur ! J’ai bien cru que nous n’arriverions pas à temps...
Puis, sans plus s’occuper d’elle, il se tourna vers Léonarde qu’un garde de la prévôté aidait à se débarrasser du corps tombé sur elle en l’envoyant directement dans le trou. Fiora le rejoignit aussitôt et ne put retenir un cri d’horreur. Couverte de sang, la pauvre femme offrait une image effrayante. Mais, déjà remise de ses émotions, elle crachait comme un chat en colère :
– Où y a-t-il de l’eau ? Je ne peux pas rester ainsi. Ce sang poisseux...
– Il vaut tout de même mieux que ce ne soit pas le vôtre, observa Mortimer. Venez, il y a un petit ruisseau un peu plus loin.
Des torches avaient été allumées par les gardes et, à présent, la clairière était assez éclairée pour que nul ne perdît rien du spectacle dramatique dont elle était le théâtre. Les bandits, dépouillés l’un après l’autre de leurs masques, furent jetés à genoux devant celui que l’Écossais avait appelé le « Grand Prévôt ».
C’était un homme âgé au visage dur orné d’une moustache et d’une courte barbe blanche. Les années semblaient n’avoir ôté aucune vigueur à son corps maigre : celui-ci supportait avec aisance le poids de l’armure qui l’habillait à l’exception du casque, remplacé par un chaperon noir où brillait une large médaille d’argent. Comme tous les hommes trop grands, il se tenait un peu voûté sur son cheval, qu’il maniait par ailleurs avec dextérité. Au service de Louis XI depuis son adolescence, alors que celui-ci n’était encore que dauphin, Tristan l’Hermite, dans sa prime jeunesse écuyer du connétable de Richemont puis prévôt des maréchaux, incarnait aux yeux des sujets du roi l’image d’une justice sévère, souvent expéditive, mais rarement illégitime, qui inspirait aux truands de tout poil une crainte salutaire. Dévoué au roi comme un limier à son maître, ce silencieux volontiers taciturne ignorait la fatigue autant que la pitié et tout criminel pouvait être sûr qu’il le poursuivrait jusqu’à son expiation Du fond de ses orbites creuses dont des sourcils broussailleux accentuaient la profondeur, il posait sur les hommes un regard gris aussi dur que du granit.
Ses hommes lui obéissaient avec une extrême promptitude et, en un instant, une demi-douzaine de bandits qu’il avait d’ailleurs reconnus et appelés par leur nom, se balancèrent aux branches d’un vieux chêne. Leurs cris et leurs supplications n’avaient même pas fait ciller l’impassible justicier. Seul le chef, qui répondait apparemment au nom poétique de Tordgoule, vivait encore et attendait son sort à genoux et en chemise près des jambes du cheval de Tristan L’Hermite. L’un des soldats, debout à son côté, tenait dans sa main le bout de la corde qu’on lui avait tout de même passée au cou...
Tout en aidant Léonarde à se laver autant que possible dans le petit ruisseau, Fiora ne pouvait se défendre d’observer avec une certaine crainte cette statue de fer qui, en dehors de l’ordre initial, n’avait pas articulé une parole.
Mais, lorsque le dernier corps eut été précipité dans le vide, le grand prévôt fit lentement manœuvrer sa monture de façon à tenir Tordgoule sous son regard :
– A toi, à présent ! Qui t’a donné l’ordre de tuer ces deux femmes ?
– Je ne sais pas, Monseigneur ! Je ne le connais pas, je vous le jure !
– Vraiment ?
Sur un simple geste du grand prévôt, l’un de ses hommes s’approcha avec une torche, cependant que deux autres s’emparaient du misérable et le couchaient sur l’herbe. La flamme s’approcha suffisamment de ses pieds nus pour déclencher un hurlement désespéré :
– Noooooooon !
– Alors, parle !
– Sur mon salut... éternel... Je jure... que je dis la vérité... Un homme masqué est venu me voir... avant-hier... dans la taverne qui est... près de l’écorcherie des Arcis...
Un nouveau hurlement déchira la nuit et Fiora se boucha les oreilles :
– Faut-il vraiment faire cela ? demanda-t-elle.
– Cet homme voulait vous égorger, vous et dame Léonarde, fit Mortimer avec un haussement d’épaules un rien méprisant. Je vous trouve un peu sensible.
Le supplicié, pour tenter d’attendrir son bourreau, prenait à témoin tous les saints du Paradis et jurait qu’il ne pouvait rien ajouter à ce qu’il avait déjà révélé : l’homme masqué lui avait remis une belle somme en or et promis la même quand l’ouvrage serait achevé. On devait attendre, dans cette clairière, certain chariot contenant deux femmes qui seraient amenées vers la fin du jour. Il fallait en outre creuser une fosse assez vaste pour contenir deux corps et y ensevelir les deux femmes en question. Tordgoule remettrait au cocher une bourse puis reviendrait à Tours recevoir le reste du prix convenu.
Un violent froissement de feuilles et une galopade venue du sous-bois interrompirent la confession haletante de l’homme : les gardes du grand prévôt ramenaient le chariot qu’ils avaient arrêté avant qu’il ne rejoignît la route de Loches et la caravane du légat. Un soldat conduisait les chevaux et Pompeo, solidement ligoté, fut sorti de la voiture sans douceur et jeté devant le grand prévôt. La bourse qu’il avait reçue un moment plus tôt rejoignit celles des truands qui formaient un petit tas dans l’herbe.
Comme il feignait de ne pas comprendre les questions que l’Hermite lui posait, Tordgoule se chargea de la traduction, sans attendre que l’une des deux dames fût requise comme interprète.
– J’avais ordre de lier connaissance très vite avec l’un des palefreniers ou des cochers du cardinal pour m’entendre avec lui, mais je connaissais déjà celui-là. L’idée de gagner un peu d’or lui a plu tout de suite. D’autant que c’était sans danger... Il suffisait de faire un crochet, puis de revenir dans l’escorte. A la tombée du jour, personne n’y verrait grand-chose...
– Cesse de te moquer de nous, l’ami, intervint Mortimer. Le légat n’aurait-il pas trouvé étrange qu’en arrivant à l’étape de Loches, le chariot des dames soit vide ?
Il avait tiré son épée et en appuyait la pointe sur la gorge de Pompeo qui, de mauvaise grâce, mais parce qu’il venait de lire sa mort dans les yeux de ce géant, finit par répondre :
– C’était facile. Je devais dire que les dames, ayant rencontré des amis à Cormery, avaient décidé de ne pas partir. Je devais donner de grands remerciements et...
– Et garder le contenu de la voiture ? Ou ton maître est complice de ce mauvais coup ou c’est un imbécile. Ce que j’ai peine à croire...
– Je jure qu’il ne sait rien, fit l’autre sombrement. C’est un homme de Dieu, un vrai prince de l’Église...
– C’est ce qu’il faudrait éclaircir, messire Tristan, reprit l’Écossais en retirant son épée et en faisant signe d’écarter le prisonnier. Le cardinal est à Loches à cette heure. Vous devriez aller lui poser quelques questions...
– C’est mon intention. Je suppose que vous ramenez ces dames chez elles ?
– Si elles s’en sentent le courage. Autrement, elles pourraient demander l’asile d’une nuit à l’abbaye de Cormery. Le roi y fait assez grandes largesses pour que ses serviteurs et ses amis soient reçus convenablement.
– Je crois, dit Fiora, que nous choisirons Cormery. Ma chère Léonarde n’en peut plus, et j’avoue que j’apprécierais de prendre un peu de repos.
S’avançant jusqu’au flanc du cheval du grand prévôt,’ elle lui tendit une main qui tremblait encore un peu :
– Grand merci à vous, messire ! J’ignore encore par quel miracle vous avez pu nous sauver, mais soyez sûr que je ne l’oublierai jamais et que je dirai au roi...
– Vous ne direz rien, Madame !
D’un mouvement d’une rapidité et d’une souplesse inattendues chez un homme de cet âge, Tristan l’Hermite avait mis pied à terre pour pouvoir saluer la jeune femme :
– Comment ? dit Fiora.
– Si j’ai acquis quelques droits à votre reconnaissance, Madame, je vous demande en grâce, pour vous plus encore que pour nous, de ne rien dire à notre sire de ce qui s’est passé ce soir.
– Mais... pourquoi ? Mortimer intervint :
– Il a raison, toute vérité n’est pas bonne à dire. Si celui auquel nous pensons tous deux est bien à l’origine de cette machination, nous ne serons pas entendus, le roi refusera de nous croire...
– Oui, coupa Tristan l’Hermite, il nous faudrait des preuves...
– Des preuves ? émit Fiora qui s’étrangla presque. Mais en manque-t-il autour de cette clairière ? Il y a ces deux hommes ! Il y a ce que vous dira peut-être le cardinal. Il y a ma parole, enfin, et celle de dame Léonarde ?
– Vous avez eu raison de mentionner cela en dernier, fit Mortimer mi-figue mi-raisin. C’est ce qui comptera le moins. Les femmes sont, pour le roi Louis, d’incurables bavardes douées d’une imagination diabolique... et le personnage est de ses familiers.
– Vous pensez que c’est... commença Fiora qui venait d’avoir une idée. Mais le grand prévôt lui imposa silence :
– Pas de noms, Madame ! Laissez-moi mener cette affaire à ma guise et recevez mes salutations. Voulez-vous un de mes hommes pour vous conduire ?
– Inutile ! dit Mortimer. Je m’en charge... et vous remercie de m’avoir cru, messire le grand prévôt ! Et aussi de m’avoir aidé.
L’ombre d’un sourire détendit fugitivement le visage sévère de Tristan l’Hermite.
– Je n’ai fait qu’accomplir les devoirs de ma charge, jeune homme, mais j’avoue être sensible à l’amitié. Jadis... il y a longtemps, je me suis dévoué, comme vous, au service d’une dame... très belle !
– Vous, messire ? une dame ? souffla Mortimer sincèrement étonné.
– Cela vous surprend, n’est-ce pas ? Le grand justicier, le maître des geôliers, des gens de police, des bourreaux ? Elle s’appelait Catherine de... mais rassurez-vous ! Ce n’était pas moi qu’elle aimait. Partez à présent ! Je vous reverrai au Plessis !
Douglas Mortimer aida Léonarde et Fiora à reprendre place dans la voiture puis, après avoir attaché son cheval à l’arrière, il sauta sur le siège du cocher. Tandis qu’il faisait tourner le lourd chariot pour reprendre le chemin déjà parcouru, Fiora jeta un dernier regard à la sinistre clairière où la fosse encore ouverte gardait la trace de l’horreur qu’elle et Léonarde venaient d’y vivre. Deux soldats étaient en train de la refermer. Au milieu du double cercle des torches et des armures, Tristan l’Hermite, à nouveau en selle, les regardait faire, aussi immobile qu’une statue équestre. Devant les sabots de son cheval, Pompeo et l’autre bandit tremblaient et pleuraient, mais elle n’éprouva aucune pitié. Son esprit et son cœur n’étaient que glace. Elle ne ressentait même pas de peur rétrospective. Tout ce qui surnageait dans son esprit, c’était une immense déception. Le rêve caressé depuis trois jours, cet espoir de retrouver Philippe, même malade, même inconscient, et de le ramener auprès de son fils venait de s’achever dans une sinistre dérision. On s’était joué d’elle et, à présent, elle retournait vers son manoir, l’âme pleine d’amertume et les mains vides...
– Suis-je vraiment pauvre d’esprit au point que l’on puisse me berner si facilement ? murmura-t-elle sans se rendre compte qu’elle venait de penser tout haut.
– Bien sûr que non, répondit Léonarde dont la main vint chercher sa main, mais tout ce qui s’adresse à votre cœur est sûr d’atteindre son but. Et vous souhaitez tellement retrouver messire Philippe !
– Me le reprocheriez-vous ?
– Moi ? A Dieu ne plaise ! Vous savez bien que mon plus cher désir est de vous voir enfin heureuse. Mais je n’arrive pas à comprendre comment cet homme a pu savoir que votre époux s’est évadé de Lyon.
– Cet homme ? Vous voulez dire le cardinal ?
– Oui, hélas ! soupira la vieille demoiselle. Je n’arrive pas à démêler la part qu’il a prise dans ce piège infâme.
– D’après ses complices, il n’y est pour rien, ou presque rien. Encore que ce soit difficile à croire...
– De toute façon, nous ne possédons aucune réponse valable à cette question, comme à quelques autres, d’ailleurs. Le jeune Mortimer pourra peut-être nous donner le mot de certaines et il se peut que ce Tristan l’Hermite réussisse à confesser Mgr della Rovere ?
– Vous le croyez ?
– La chose paraît possible, car c’est un homme terrible. En outre, à Loches, il doit disposer de tous les moyens désirables pour l’obliger à parler.
– Vous perdez la tête, Léonarde ? souffla Fiora abasourdie. Vous n’imaginez tout de même pas qu’il pourrait menacer un prince de l’Église de prison, ou même de...
Léonarde s’épanouit en un large sourire :
– De la torture ? Pourquoi pas ? Les relations entre le roi et le pape, déjà mauvaises, n’y perdraient pas grand-chose. Et si vous voulez m’en croire, ajouta-t-elle avec un soupir plein de contentement, je le soupçonne d’en être tout à fait capable.
– Et... cela vous ferait plaisir ?
– Vous n’imaginez pas à quel point.
Ce qui n’empêcha pas la vieille demoiselle, une fois installée dans la chambre que le frère hôtelier offrit aux voyageurs dans la maison des hôtes de Cormery, de se mettre à genoux au pied de son étroite couchette et de s’abîmer en une longue et profonde oraison. Dans la simplicité de son cœur, elle admettait que des brebis galeuses pussent s’être glissées dans le saint troupeau de l’Église, mais Dieu ne pouvait, en toute justice, être tenu pour responsable des crimes de ses serviteurs.
Seule consolation dans cette triste aventure : le retour au manoir fut salué par un enthousiasme qui réchauffa le cœur de Fiora, puis par une vive indignation lorsque l’on sut la vérité, ce qui réjouit celui de Léonarde. Pourtant cette vérité n’apparut dans toute son évidence que lorsque, le surlendemain du retour, Douglas Mortimer se présenta pour dîner à la Rabaudière.
Tout en nettoyant l’un après l’autre plats et terrines en un lent, implacable et méthodique travail de mâchoires, l’Écossais raconta comment il avait pu se trouver à point nommé dans la forêt de Loches pour y soustraire ses amies à un sort tragique :
– Au soir du fameux souper, j’ai aperçu maître Olivier le Daim en conversation avec le cardinal, conversation qui aurait pu être innocente car notre homme donnait tous les signes d’une profonde piété. Il semblait demander au prélat sa protection pour acquérir des indulgences. Il s’inclinait, se signait, s’agitait en toutes sortes de mômeries. Voyez-vous ce que je veux dire ?
– Tout à fait ! dit Fiora.
– Seulement, moi, les conversations innocentes de maître Olivier je n’y crois pas et, après vous avoir ramenée chez vous, je me suis mis en quête de lui. Ce n’était pas très difficile, puisqu’il n’est jamais libre de ses actions avant le coucher du roi. J’ai même eu le temps d’endosser des vêtements noirs avant de me mettre à l’affût au-delà des murs d’enceinte. Je l’ai vu, alors, sortir par la poterne, monté sur une mule, et gagner Tours. Je l’ai suivi jusqu’à une taverne du bord de l’eau. Il fallait savoir que c’était lui car il portait un grand manteau, un bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils et un masque mais, ce mauvais gibier, je suis capable de le flairer sous n’importe quel déguisement, fût-il sorti habillé en chanoine comme cela lui arrive de temps en temps. Cette fois, pas question de jouer les hommes d’Église, étant donné le but de sa promenade... Je boirais bien encore un peu de ce vin de Beaune, dame Péronnelle ! C’est étonnant comme parler donne soif.
Ladite soif étanchée, Mortimer reprit son récit :
– L’un suivant l’autre, je l’ai vu entrer dans une taverne, au bord du fleuve, où l’on trouve le plus bel assortiment de mauvais garçons de toute la ville, et y prendre langue avec ce Tordgoule sur lequel je ne vous apprendrai rien de plus... sinon qu’en effet, il n’avait pas l’air de savoir à qui il parlait.
– A quoi l’avez-vous vu ?
– A une certaine façon d’être. Le truand montrait une méfiance telle que le Daim a dû sortir de l’or pour le convaincre. Et c’est toujours dangereux de faire briller le métal jaune dans un tel endroit. Ils sont sortis ensemble et se sont si bien fondus dans la nuit que je n’ai pas pu les retrouver. Alors, je suis allé chez le grand prévôt pour lui dire ce que j’avais vu...
– En pleine nuit ?
– C’est un homme qui ne dort guère ! Je lui ai dit que je pensais parler au roi, il m’en a dissuadé. D’abord parce que je n’avais aucun grief sérieux à avancer. Ensuite à cause de cette confiance, quasi aveugle, que notre sire porte à son barbier. Celui-ci, bien sûr, allait quitter le Plessis avec lui et, comme on devait laisser au château une compagnie de la Garde, j’ai seulement demandé à rester moi aussi, sous le prétexte que je ne me sentais pas bien. Ce qui a beaucoup fait rire le roi...
– Rire ?
– A un point que vous n’imaginez pas. Il s’en étranglait presque.
– Et à quel sujet, cette grande gaieté ?
– Eh bien... euh... il pensait que mon mal n’était pas bien grave et que... vous en étiez à la fois la source et le... enfin... Quand il s’est arrêté de rire, il m’a dit : – Pâques-Dieu, Mortimer, vous venez de me faire faire du bien bon sang ! Mais n’y revenez pas ! Je ne serai pas longtemps absent et c’est pourquoi je veux bien vous laisser ici pour cette fois... Vous êtes à mon service, pas à celui des dames !
Rouge comme une écrevisse bien cuite, le pauvre garçon n’osait plus regarder Fiora en face et dut, pour reprendre ses esprits, avaler coup sur coup deux gobelets de vin qui, chose étrange, lui rendirent sa couleur normale...
– Quoi qu’il en soit, et puisque Tristan l’Hermite se chargeait de surveiller Tordgoule, je me suis attaché au cardinal. Lorsque j’ai vu qu’il vous envoyait une voiture, j’ai compris qu’il se passait quelque chose de bizarre. J’ai passé la nuit dans votre bois et, après votre départ, je suis venu interroger demoiselle Khatoun et dame Péronnelle.
Fiora bondit littéralement, et avec tant d’énergie qu’elle faillit renverser la table :
– En voilà des procédés ! Pourquoi, au lieu de vous cacher, n’êtes-vous pas venu me voir, moi ? Je vous aurais dit ce que je comptais faire !
– Je n’en doute pas un seul instant, mais m’auriez-vous écouté si je vous avais conseillé de ne pas partir ?
– Sûrement pas ! marmotta Léonarde qui n’avait pas dit trois paroles depuis le début du repas. Rien n’aurait pu l’arrêter... Pourquoi croyez-vous, ajouta-t-elle, que je me sois lancée, rhumatisante comme me voilà, sur les mauvais chemins du beau royaume de France ?
– Je vois, conclut Fiora en se rasseyant. La suite ?
– C’est simple. Je vous ai rattrapées à la sortie de Tours et je vous ai suivies de loin. Jamais voyage ne m’a tant ennuyé ! A-t-on idée d’aller aussi lentement ! Cela m’a rappelé...
Il s’interrompit pour jeter sur Léonarde un regard perplexe qui la fit rire :
– Allez donc jusqu’au bout de vos pensées ! Cela vous a rappelé ce délicieux voyage que nous fîmes ensemble quand vous m’avez conduite à Nancy auprès du duc de Bourgogne !
– C’est un peu ça ! Pour en revenir à ce maudit jour, tout a failli manquer parce que le grand prévôt était en retard au rendez-vous que nous nous étions donné et que j’ai dû l’attendre.
– Et vous comptiez nous suivre longtemps ?
– Nous étions certains que ce ne serait pas nécessaire. Tordgoule n’aime pas s’éloigner de Tours où il vit à peu près tranquille, alors qu’à travers le royaume il a laissé certains souvenirs gênants. Il devait agir vite.
– N’était-il pas plus simple, reprit Léonarde, d’arrêter ces gens avant qu’ils ne s’en prennent à nous ?
– Le grand prévôt est un rude justicier, mais il lui faut au moins un début de preuve. Il voulait prendre les truands la main dans le sac, si j’ose dire. J’ajoute qu’il espérait que la torture lui permettrait de s’en prendre à Olivier le Daim qu’il déteste. L’Hermite rêve de pouvoir l’accuser ouvertement d’un forfait devant le roi, mais je ne sais si ce rêve se réalisera jamais. Sur le chevalet, Tordgoule n’a pu livrer aucun nom, pour l’excellente raison qu’il ignorait celui de son client. Il a été pendu sans rien nous apprendre. Quant au cocher Pompeo, le cardinal l’a fait abattre sous les yeux de messire Tristan.
– Comme c’est commode ! dit Fiora avec un petit rire. Il a pris le meilleur moyen de le faire taire à jamais ! J’aimerais bien savoir quelle explication il a pu fournir au grand prévôt...
– Aucune ! Un prince de l’Église ne s’abaisse pas à donner des explications à un homme de police. Par contre, il se peut qu’il en donne là-dedans.
Et, dégrafant le col de son pourpoint de velours bleu, Mortimer en tira une lettre frappée d’un grand sceau écarlate qu’il tendit à Fiora par-dessus la table.
– C’est pour moi ? demanda celle-ci.
– Bien sûr. Le cardinal l’a remise à messire Tristan qui me l’a portée ce soir même. Cette missive doit être remplie de belles phrases larmoyantes et fleuries... Mais elles sont de la main même de Sa Grandeur.
Sans répondre, Fiora brisa le cachet et déplia la grande feuille craquante où s’étalait largement une haute écriture, à la fois élégante et vigoureuse. Le texte, à dire vrai, en était court. S’exprimant dans un toscan d’une grande pureté, Giuliano della Rovere y affirmait sa complète ignorance du traquenard infâme dans lequel, sans le vouloir, il avait entraîné Fiora et sa suivante. D’autre part, il n’avait pas menti en rapportant l’histoire du rescapé du Rhône, Fiora pouvait s’en assurer par une lettre au prieur de la chartreuse, en mentionnant son nom. Lui-même avait seulement rapproché ce fait de ce qu’il avait appris au Plessis concernant ce comte de Selongey dont on avait, naturellement, beaucoup parlé à Rome dans l’entourage du pape. Et il terminait en se disant prêt à aider autant qu’il le pourrait une jeune dame dont il avait pu apprécier le charme et la grande noblesse.
– Il n’a tout de même pas osé vous donner sa bénédiction, bougonna Léonarde qui s’était emparée de l’épître cardinalice quand Fiora l’avait laissée tomber de ses doigts sur la table, mais personne ne lui fit écho.
Mortimer cassait des amandes en regardant Fiora et Fiora ne regardait rien... Les yeux perdus dans la verdure du jardin que la fenêtre ouverte encadrait comme une précieuse tapisserie, elle oubliait son hôte et le lieu et le temps. Une seule pensée dans cette tête fine que la terre avait manqué ensevelir si peu de temps auparavant : l’histoire de l’homme ramassé parmi les roseaux par les moines pêcheurs de la chartreuse était vraie et, sans la haine active d’un barbier avide qu’elle n’avait fait qu’entrevoir, elle serait déjà loin sur la route de Provence...
Perdue dans son rêve, elle ne vit pas les yeux de Léonarde se remplir de larmes. Seul Mortimer s’en aperçut et, coiffant de sa grande main les doigts maigres de la vieille demoiselle, il les serra doucement sans rien dire, avec un sourire qui se voulait encourageant.
L’Écossais quitta la maison peu après. Fiora semblait se désintéresser de sa présence mais quand, au seuil, il la salua, elle lui sourit, d’un sourire si chaud qu’il dissipa le léger malaise qui l’avait gagné devant l’attitude de son hôtesse.
– Allez-vous rejoindre le roi, à présent ? demanda-t-elle.
– Non. Il sera là d’ici un mois. La mauvaise saison approche et je vais mener, au château, une paisible existence de garnison qui me permettra de vous voir souvent. Si vous souhaitez chasser, le roi n’y verra aucun inconvénient...
– Chasser ? Oh non ! Depuis que j’ai tué un homme de ma main, je ne supporte plus l’idée de donner la mort.
– Quelle hypocrisie ! fit Léonarde. Je ne vous ai jamais vue bouder les terrines de lièvre ou les bartavelles de Péronnelle. Il faut bien tuer le gibier pour cela !
– Sans doute, mais pas moi. Le sang me fait horreur. J’en ai trop vu...
Mortimer parti, Fiora félicita Péronnelle pour ce repas si réussi puis grimpa vivement dans sa chambre après avoir demandé à Léonarde d’aller lui chercher Florent.
– A cette heure ? protesta celle-ci. Qu’est-ce que vous lui voulez ?
– J’ai à lui parler. Soyez gentille : allez le chercher. L’œil soupçonneux, Léonarde fila aussi vite que le lui permettaient ses jambes. Quand elle revint et pénétra, suivie du jeune homme, dans la chambre de Fiora, elle comprit qu’elle ne s’était pas trompée sur ses intentions. Sous l’œil de Khatoun qui, éberluéee, l’aidait d’une main molle, la jeune femme entassait quelques vêtements et des objets de première nécessité dans des sacoches de voyage. Sur une table, à côté de la cassette où elle gardait ses bijoux et son argent, une bourse bien remplie montrait quelles dispositions Fiora venait de prendre.
– J’en étais sûre ! s’écria Léonarde indignée. Vous voulez repartir !
Fiora se tourna vers elle et l’enveloppa d’un regard si grave que la pauvre femme sentit qu’elle n’obtiendrait rien et que « son agneau » était fermement décidé.
– Oui. Je pars. Et cette fois à cheval, pour aller plus vite.
– Vous voulez rejoindre le cardinal ? Mais c’est de la folie ! N’avez-vous pas encore eu votre compte d’embuscades ?
– Je ne veux pas le rejoindre. J’ai l’intention de le rattraper, sans doute, mais aussi de le dépasser sans me montrer. Je ne lui fais qu’à moitié confiance...
– Et la bonne moitié c’est l’histoire de Villeneuve-Saint-André ? Mais pourquoi voulez-vous aller là-bas, puisqu’il vous suffit d’écrire ?
– L’abbé peut sans doute confirmer le récit du cardinal, mais il ne peut pas me décrire l’homme qui a perdu la mémoire. Il faut que j’y aille, comprenez-vous ? Florent m’accompagne, s’il y consent...
– Si j’y consens ? s’écria le jeune homme dont le visage s’illumina comme si le soleil venait de percer la nuit et de déverser sur lui ses rayons. Donnez vos ordres, donna Fiora ! Tout sera prêt à l’aube...
– Ils sont simples : deux chevaux solides et capables de couvrir de longues étapes.
– Vous ne voulez pas de monture pour les bagages ?
– Non. Nous ne devons pas nous encombrer, et je compte porter un vêtement d’homme. Allez dormir à présent. Nous partirons au lever du jour.
Fiora n’osait pas regarder Léonarde. Comme elle ne disait rien, elle crut que la vieille demoiselle s’abandonnait au chagrin, qu’il lui faudrait affronter des larmes, mais quand enfin elle la chercha des yeux pour lui offrir quelque consolation, Léonarde, bien loin de pleurer, lui jeta un regard furibond et quitta la chambre en claquant la porte. Le claquement d’une autre porte, presque immédiat, apprit à Fiora qu’elle venait de rentrer chez elle. Khatoun voulut s’élancer pour tenter de l’apaiser, mais Fiora la retint :
– Laisse-la bouder, ou même pleurer ! Demain son humeur sera meilleure et, de toute façon, je suis trop fatiguée pour passer cette nuit à discuter. Finissons ceci et dormons !
Ainsi fut fait, mais quand, dans la lumière incertaine du petit matin, Fiora vêtue du costume de page rapporté de Nancy ouvrit la porte de la cuisine pour y prendre son repas, la première chose qu’elle vit fut une paire de longues jambes bottées qui reliait la pierre de l’âtre au banc jouxtant la grande table. Au-dessus de ces jambes, se dressait une tunique de cuir et, au-dessus de la tunique, la figure mécontente de Douglas Mortimer. Léonarde, debout à quelques pas et les bras croisés sur sa poitrine, attendait de voir l’effet produit. Florent, le nez dans un bol, ne soufflait mot, mais ses yeux disaient assez qu’il aurait volontiers étranglé l’Écossais. Néanmoins, les premières paroles de Fiora furent pour Léonarde :
– J’aurais dû m’en douter ! fit-elle. Il a fallu que vous alliez le chercher ?
– Parfaitement ! Vous ne pensiez tout de même pas que j’allais vous laisser courir les chemins avec un gamin comme seule protection ?
– Je ne suis plus un gamin ! protesta Florent furieux. Et je suis très capable de défendre donna Fiora en toutes circonstances...
– J’en suis persuadée, Florent, dit la jeune femme. C’est pourquoi, cher Mortimer, je ne vous ai pas informé de ce projet lorsque l’idée m’en est venue. Léonarde a eu tort de vous prévenir, elle vous a dérangé pour rien. Je veux partir, et vous ne parviendrez pas à m’en empêcher.
Mortimer se leva, étirant son long corps qui parut monter jusqu’aux solives joyeusement agrémentées de jambons, de chapelets d’oignons et de bouquets d’herbes sèches :
– Qui parle de vous en empêcher ? grogna-t-il. Vous êtes aussi têtue qu’un âne rouge, je le sais de longue date. Simplement, je vais avec vous...
– C’est impossible ! Vous savez bien que vous ne pouvez pas partir sans la permission du roi. C’est pourquoi je ne vous ai rien dit hier.
L’Écossais se pencha pour regarder la jeune femme sous le nez et ses paupières rétrécies ne laissèrent plus filtrer qu’un mince éclair qui, pour être bleu, n’en paraissait pas plus rassurant :
– Merci de votre sollicitude, ma bonne dame, mais vous n’oubliez qu’une chose : c’est qu’en constatant que vous alliez filer sans tambours ni trompettes avec votre cardinal, j’étais bien décidé à vous suivre, même s’il avait fallu retourner à Rome...
– A Rome ? Il n’en a jamais été question et...
– ... et voulez-vous me dire ce qui aurait pu empêcher della Rovere, une fois rendu chez lui, de vous donner une escorte pour vous reconduire à son bon oncle ? Avez-vous oublié le château Saint-Ange ?
– Les choses ont changé...
– Je crois bien qu’elles ont changé ! A présent, Rome est en guerre avec Florence. Vous goûtez décidément le métier d’otage... Inutile de discuter davantage sinon, Dieu sait quand nous partirons. Avalez quelque chose, et en route !
– Moi, je suis prêt ! s’écria Florent en sautant sur ses pieds avec un regard de défi à l’adresse de l’Écossais. Celui-ci poussa un soupir excédé et, appuyant sur l’épaule du garçon un index musclé, le fit rasseoir sur son banc :
– Toi, tu restes ici !
– Il n’en est pas question ! protesta Fiora. Je lui ai demandé hier soir de m’accompagner.
– Eh bien, demandez-lui à présent de garder la maison, fit Mortimer sans se démonter. Vous avez l’intention d’aller vite, me semble-t-il ?
– Bien sûr, mais...
– Mais je n’ai pas l’impression que ce garçon possède l’étoffe d’un centaure. Combien de temps peux-tu soutenir le grand galop, garçon ?
– Pendant quelque temps, tout de même. Quand je suis venu de Paris, j’ai bien marché...
– Venir de Paris représente une soixantaine de lieues. Nous devons en abattre près de deux cents. Donna Fiora, je le sais, peut soutenir le train que je lui imposerai. Toi, j’en suis moins sûr et, s’il faut te remettre en selle quatre fois par jour ou t’abandonner moulu dans une auberge, tu ne nous seras pas d’un grand secours...
– Je vois ! fit Florent hargneux. Vous voulez la tuer ?
– Non, mais elle veut aller vite, elle ira vite. Et puis je lui serai plus utile, crois-moi, car personne ne connaît les chemins de France mieux que moi. Enfin, je suis sergent de la Garde écossaise...
– On le saura !
– Oui, mais ce que tu ne sais pas c’est que, si Avignon appartient au pape, Villeneuve-Saint-André, situé juste de l’autre côté d’un grand pont, est au roi de France depuis Philippe le Bel ! Je peux, au cas où le légat d’Avignon nous chercherait noise, requérir les troupes du fort.
Furieux et désolé, Florent allait s’élancer vers la porte pour se jeter dans la campagne et y remâcher son chagrin quand Mortimer le rattrapa et l’entraîna près des chevaux qui attendaient tout harnachés :
– Ecoute ! Il faut que tu restes ici ! Olivier le Daim a tellement envie de cette maison qu’il peut s’en prendre à l’enfant. J’ai besoin de quelqu’un qui veille sur lui...
– Il y a Etienne ! Il n’est pas manchot !
– Non, mais il ne court sûrement pas aussi vite que toi. En cas d’agitation suspecte, il faudra quelqu’un pour galoper au Plessis. Tu iras voir Archie Ayrlie ! Il sait qui tu es, tu peux aller faire sa connaissance tout à l’heure. Il te prêtera main-forte sans hésiter. Deux hommes, d’ailleurs, surveilleront le manoir sans en avoir l’air...
– Pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout à l’heure ?
– Devant donna Fiora ? Pour l’affoler ? Il ne se passera peut-être rien, mais moi je serai plus tranquille. As-tu compris ?
Florent fit signe que oui et prit son cheval par la bride pour le conduire à l’écurie. A nouveau, Mortimer l’arrêta :
– Monte là-dessus et va voir Archie. Pour charmer tes loisirs, il t’apprendra à monter... comme un Écossais. Comme je ne serai pas toujours là et donna Fiora étant ce qu’elle est, cela pourrait se révéler utile par la suite !
Cette fois, Florent se mit à rire et, se hissant sur le cheval, il prit au petit trot le chemin du château royal. Mortimer, les poings sur les hanches, le regardait s’éloigner quand Fiora le rejoignit.
– Où va-t-il ? demanda-t-elle.
– Apprendre à monter à cheval ! Ce ne sera pas du luxe. Regardez-moi ça ! Un vrai sac de farine !
En dépit de ce que Mortimer avait affirmé à Florent, jamais Fiora n’avait voyagé à pareille allure sur une aussi longue distance et, plus d’une fois, il lui fallut serrer les dents pour ne pas s’avouer vaincue et demander grâce. Quand il croyait déceler sur le visage de la jeune femme une certaine lassitude, Mortimer utilisait une façon bien à lui de ressusciter son courage :
– Ce que les chevaux qui vous portent peuvent faire, vous pouvez bien le faire aussi ! déclarait-il, et Fiora, oubliant son séant douloureux, ses cuisses brûlantes et ses reins moulus, opinait du bonnet et continuait l’infernale chevauchée qui, d’ailleurs, n’ajoutait pas une ride au visage de l’Ecossais.
Cet homme était bâti d’acier et, surtout, il connaissait comme personne les routes, chemins et sentiers de France. Grâce à cette connaissance, les voyageurs n’eurent pas à se cacher du cardinal della Rovere : tandis que celui-ci descendait à petite allure par Châteauroux, La Châtre, Montluçon et Varennes pour atteindre Roanne et Lyon au pas tranquille de son long cortège, les deux cavaliers, par Vierzon, Bourges et Moulins, atteignirent Varennes et Roanne avec une confortable avance sur le voluptueux prélat. Les journées étaient rudes, on abattait une grosse quinzaine de lieues entre le lever du soleil et le crépuscule. A l’étape, le même cérémonial se renouvelait : tandis que Fiora, éreintée, se traînait jusqu’à la chambre d’auberge qui lui était assignée, se lavait à grande eau puis se jetait dans son lit où son repas lui était apporté, Douglas commençait par soigner les chevaux, les bouchonnait, les étrillait, baignait dans du vin leurs jambes fatiguées puis leur faisait donner double ration d’avoine dont il surveillait la qualité avant de s’occuper de lui-même. Il avait choisi en personne, dans l’écurie royale, la monture de Fiora, la sienne étant au-dessus de tout éloge. Louis XI, en effet, était pour ses chevaux d’une extrême exigence et, alors qu’il était si peu soucieux de sa propre apparence, il n’achetait jamais que des bêtes de première qualité, dût-il les payer une fortune. Mais il y tenait, et Mortimer savait que le roi lui pardonnerait n’importe quoi, même un retard ressemblant presque à une désertion, pourvu qu’il lui ramenât ses chevaux en bon état. D’ailleurs, il les aimait trop lui-même pour qu’il en allât autrement.
Durant les onze jours que dura le voyage, lui et sa compagne n’échangèrent pas cent paroles. Chaque matin, Mortimer s’assurait que Fiora avait bien dormi, veillait à sa nourriture et, s’il lui demandait des nouvelles de sa santé, c’était pure courtoisie : sa façon de darder sur elle un œil inquisiteur rappelait étrangement sa manière d’examiner les chevaux et la jeune femme s’attendait toujours à ce qu’il lui fît ouvrir la bouche pour s’assurer qu’elle possédait le nombre de dents réglementaire. Puis il énonçait les noms des lieux que l’on traverserait avant la halte du soir.
Si Fiora souffrit mort et martyre durant les quatre premiers jours, elle réussit à s’endurcir suffisamment pour que la fin du trajet fût non seulement moins dure, mais presque agréable. Cette folle chevauchée à travers les campagnes dorées, roussies, rougies par le début d’automne, sous un ciel doux dont le bleu léger avait perdu la teinte blafarde des grandes chaleurs d’été, ne manquait pas de charme. Aucune pluie ne vint transformer les chemins en bourbiers et, sous les sabots des chevaux, la terre renvoyait un son mat presque musical. Enfin, quand on atteignit le pays des oliviers et des cyprès, quand l’air s’emplit des stridulations des cigales, un véritable sentiment de joie l’envahit, et le sourire qu’elle offrit à Mortimer rayonna de toute l’espérance qu’elle mettait dans ces terres roses ou ocre où le soleil régnait sans partage.
Onze jours après leur départ de la maison aux pervenches, ayant parcouru sans répit quelque cent soixante-dix lieues, les deux cavaliers virent se profiler de part et d’autre du large fleuve que le couchant incendiait deux cités : l’une superbe, dominée par un énorme palais à clochetons et le campanile roman d’une église ; l’autre, presque aussi belle, mais d’aspect plus redoutable, avec le haut donjon et les remparts entourant la ville basse et la couronne de murailles crénelées qui, sur la colline, le mont Andaon, enfermait une bourgade et une abbaye. Un grand pont reliait les deux rives entre un châtelet du côté d’Avignon et le lourd donjon, la tour Philippe le Bel, dressée sur un rocher dénudé. Ce pont, enjambant des îles plates et chevelues, avait dû connaître des jours meilleurs car si, près de la ville papale, il montrait de belles arches de pierre aux arcs bien arrondis et supportant une petite chapelle, la partie centrale était constituée de gros madriers qui s’efforçaient de lutter contre le courant rapide. Vers Villeneuve, ne subsistaient que deux arches, et Fiora pensa qu’entre les papes et le roi de France, maître de Villeneuve, l’accord n’avait sans doute pas été parfait au cours des siècles. Mais villes et pont, murailles et clochers montraient une pierre blonde où se reflétaient les différentes couleurs du soleil, entre son aurore et son coucher. Un peu partout, des ifs cernaient le paysage, guerriers noirs sur le bleu profond du ciel et, dans les deux cités, des bouquets de mûriers, de vieux platanes et d’oliviers signalaient des places ou des jardins.
– C’est bien beau ! émit Fiora qui avait retenu son cheval pour mieux admirer.
– Oui, mais oubliez la poésie pour l’instant, sinon nous allons trouver portes closes. En avant, il nous reste à parcourir un petit quart de lieue...
A mesure que l’on avançait, le cœur de Fiora s’emplissait de joie, elle ne pouvait imaginer que si beau pays n’eût pas été créé pour la seule douceur de vivre. Depuis Orange dont les princes, comtes de Chalon, avaient choisi de se tourner vers la France après la mort du Téméraire, Douglas Mortimer avait opté pour la rive droite du Rhône afin d’éviter d’entrer dans Avignon proprement dit. En dépit de la fatigue harassante, la jeune femme oubliait ses souffrances pour s’émerveiller, de découverte en découverte, comme si elle venait d’entrer dans un autre monde. Ici c’était encore l’été et, tranchant sur les tons morts des rochers, les plaques de lavande, d’un si joli bleu-mauve, les petits massifs de romarin et de sauge embaumaient l’air du soir. Une paysanne aux bras dorés nantie d’un grand panier plat empli de figues croisa les cavaliers et les salua joyeusement, avec un accent inimitable. Elle s’arrêta pour en attendre une autre, qui portait sur la tête une corbeille de raisins muscat bourdonnant d’abeilles dont elle ne semblait pas s’inquiéter outre mesure. Un peu plus loin, c’étaient la tache pâle d’un petit bois de cèdres bleus, des rideaux de cyprès protégeant des vignes, des haies de roseaux séchés bruissant comme papiers froissés dans la brise du soir. Comme on approchait du but, Mortimer fit prendre à leurs montures un trot paisible. Peut-être aussi pour mieux admirer les dents blanches et les gorges brunies d’un groupe de lavandières qui remontaient du Rhône...
– Il y a longtemps que je n’étais venu, soupira-t-il soudain avec âme. C’est vrai que c’est un beau pays ! L’endroit idéal pour se remettre après une longue épreuve, si vraiment votre époux a réussi à y aborder...
– S’il s’agit bien de lui, il ne l’a pas fait exprès. On m’a dit qu’il était sans connaissance dans la barque où les moines l’ont trouvé. Mais depuis Lyon le chemin est bien long, et ce fleuve bien rapide.
Le Rhône, en partie asséché par l’été, montrait la corde par de nombreux bancs de sable ; cependant, au milieu, le flot demeurait vif, chargé d’alluvions, et il devait être difficile d’y naviguer.
– Ce n’est pas au moment où nous touchons au but qu’il faut vous décourager. Au-delà des tours qui gardent la porte, vous pouvez apercevoir l’église et les bâtiments du couvent des chartreux.
Une demi-heure plus tard, en effet, les voyageurs tenant leurs chevaux en bride remontaient la ruelle plantée de mûriers qui, de la porterie, menait aux bâtiments conventuels. Là se trouvaient les forges, les granges, les remises, les écuries, la basse-cour et l’entrée du jardin potager, tout cela enfermé dans les murs mais hors cloître, voyageurs et pèlerins pouvant y pénétrer. Une petite troupe d’errants de Dieu s’y reposait déjà, assise en rond sous un arbre où un frère convers leur distribuait du pain et de l’eau fraîche. C’était le premier accueil. Un peu plus tard, après l’office, on les conduirait dans la grande salle de l’hôtellerie où ils pourraient passer la nuit.
Fondée en 1356 par le pape Innocent VI, peu d’années après son élection au trône pontifical, la Maison de Notre-Dame du Val-de-Bénédiction, vouée à la règle sévère de saint Benoît, étendait au pied du mont Andaon et de sa couronne de remparts ses bâtiments multiples, ses cloîtres – elle en avait trois -, ses chapelles et les logements nécessaires pour environ cent trente personnes, sans oublier la quarantaine de petits jardins, que chaque moine se devait de travailler. Une grande bibliothèque, des dortoirs, des réfectoires, des caves, une boulangerie, des pressoirs, des ateliers, des moulins, des magasins à bois, un hôpital et même une prison, massés autour de la haute église gothique où reposait pour l’éternité le pape fondateur, composaient la plus vaste chartreuse de tout le royaume de France.
Dès l’arrivée, Mortimer demanda l’hospitalité pour son jeune compagnon et pour lui-même. Il se fit reconnaître comme officier au service du roi et, en même temps, réclama la faveur d’un entretien particulier avec le dom prieur, faveur qui ne lui eût peut-être pas été accordée, dans un délai assez bref tout au moins, s’il n’eût appartenu à l’entourage du souverain. A Fiora, un peu gênée de s’abriter sous un mensonge, Mortimer expliqua que cela simplifierait les choses, lui éviterait d’être parquée avec les pèlerines de passage et lui permettrait de franchir plus facilement la clôture, chose indispensable si le rescapé était installé dans les bâtiments conventuels proprement dits.
– Au lieu d’être Mme de Selongey vous serez le frère de messire Philippe... disons... le chevalier Antoine ?
– Vous avez une belle imagination, mais n’allons-nous pas commettre une faute grave ? Si le roi apprenait...
– Il ne le supporterait sûrement pas, dévot comme il l’est, mais voulez-vous me dire comment il pourrait apprendre la brève visite de deux voyageurs dans un couvent de chartreux perdu au bout du royaume ?
– Et si c’est bien Philippe ? S’il me reconnaît ?
– Nous n’aurons plus qu’à nous confesser et à demander humblement pardon. Le seul risque serait que l’on nous imposât comme pénitence le pèlerinage de Compostelle...
En dépit de son extrême fatigue, Fiora, logée bien heureusement seule dans une chambrette de l’hôtellerie celle-ci était loin d’être remplie – ne réussit pas à trouver le sommeil. Le calme était profond, cependant, et la nuit qui entrait par l’étroite fenêtre paraissait faite de velours bleu sombre piqueté d’argent, mais l’esprit inquiet de Fiora lui interdisait de trouver le moindre repos. Elle resta des heures étendue, l’oreille au guet, épiant les menus bruits de la campagne et de la chartreuse, comptant les heures à mesure que lui parvenait l’écho lointain des offices nocturnes. La pensée que Philippe était peut-être là, à quelques pas d’elle, dans l’un de ces nombreux bâtiments silencieux, lui mettait la fièvre dans le sang et il lui semblait que cette nuit n’aurait pas de fin... Et puis, il faisait très chaud dans sa chambre. L’hôtellerie se trouvait près des cuisines et de la boulangerie dont les feux, même assoupis, pénétraient l’épaisseur des murs, et Fiora regrettait d’avoir accepté de passer la nuit dans ce couvent. Il eût été cent fois préférable de dormir à la belle étoile, sous un arbre ou à l’abri d’un rocher plutôt que dans cette boîte étouffante, mais elle avait espéré que le dom prieur les recevrait le soir même...
Quand Mortimer vint l’éveiller, elle venait de sombrer enfin dans un lourd sommeil et, en découvrant ses paupières gonflées et ses joues pâlies par la veille, il se montra fort mécontent.
– Ce n’est tout de même pas de ma faute si je n’ai pas réussi à dormir ! riposta-t-elle avec mauvaise humeur.
– Aussi n’est-ce pas à vous que j’en ai, mais à moi. J’aurais dû vous laisser dans quelque auberge et, ici, il s’en trouve au moins une fort agréable, puis venir tout seul. Je vais demander qu’on vous apporte de l’eau fraîche pour que vous fassiez toilette, puis vous me rejoindrez dans la salle où vous vous restaurerez. Vous avez le temps ! Le révérendissime abbé nous recevra après la messe.
Une heure plus tard, Fiora, lavée à grande eau, brossée, aucun cheveu ne dépassant de son chaperon, suivait en compagnie de l’Ecossais le frère convers chargé de les conduire au logis du dom prieur qui ouvrait sur la petite place de l’église. Chemin faisant, elle ne pouvait s’empêcher de regarder autour d’elle, épiant chaque silhouette aperçue, mais aucune ne ressemblait à celle qu’elle attendait.
En mettant un genou en terre devant le dignitaire suprême de la chartreuse, elle retrouva l’impression pénible ressentie quand Mortimer avait décidé qu’elle garderait son déguisement. Le dom prieur n’était pas un homme imposant, mais, avec sa robe de bure blanche ceinte d’une corde, son crâne strictement tonsuré où les cheveux gris ne formaient plus qu’une étroite couronne évoquant l’auréole, son visage maigre et tanné qui semblait taillé dans un vieux bois d’olivier, il ressemblait à l’un de ces saints ou de ces prophètes dont les statues rigides peuplaient églises et chapelles. Surtout, jaillie de l’ombre des sourcils, la double flamme d’un regard bleu qui semblait la transpercer jusqu’à l’âme acheva de faire perdre contenance à la jeune femme.
Incapable d’articuler une parole, elle accepta le tabouret qu’on lui désignait et laissa Mortimer expliquer ce qui les amenait. Quand il eut fini, le dom prieur laissa le silence envahir la petite salle austère où il les recevait et le regard bleu revint se poser sur Fiora qui ne put s’empêcher de rougir. Une angoisse lui nouait la gorge et des pleurs montaient à ses yeux, car, telle qu’elle venait d’être racontée par l’Ecossais, cette histoire de sauvetage et d’homme privé de mémoire lui semblait à présent absurde.
– Il s’agit sans doute d’une... légende, fit-elle d’une voix enrouée qui allait bien avec son personnage, d’une histoire comme aiment à en colporter... les bonnes gens ?
– Faites-vous si peu crédit à la parole de Monseigneur della Rovere, mon fils ? Il n’a dit que la vérité...
– La vérité ?
– Mais oui. L’an passé, aux vigiles de Noël, nos frères pêcheurs ont, en effet, amené ici un homme trouvé dans une barque venue s’échouer dans les roseaux. Cet homme, dévoré de fièvre, semblait parvenu au dernier degré de la résistance humaine... Nous avons réussi à le ramener à la vie après beaucoup d’efforts, mais quand il a repris connaissance, nous avons constaté que son esprit n’avait rien conservé du passé... Les épreuves subies avaient peut-être dépassé les limites de ses forces...
– Pardonnez-moi, Votre Révérence, fit Mortimer avec respect, ne parlait-il plus ?
– Si, mais très peu. Quelques paroles au plus et, quand nous l’avons interrogé, il n’a rien pu nous répondre...
– Est-ce que... est-ce que nous pourrions le voir ? pria timidement Fiora incapable d’y résister plus longtemps. Le regard bleu revint vers son visage et elle crut y lire une sorte de compassion.
– Non. C’est impossible.
– Il est... mort ?
– Non. Il est parti.
– Parti ? Mais quand ? Comment ?
La main de Mortimer se posa sur son bras et le serra pour inciter la jeune femme à plus de prudence, mais la voix du dom prieur, profonde et douce, ne marqua aucune impatience devant ce manquement aux convenances.
– Au mois de mai dernier, pour la fête des Rogations[xi], les grandes prières publiques traditionnelles ont attiré dans cette ville plus de monde que de coutume. Au début du printemps, le fleuve avait inondé une partie de Villeneuve et des terres alentour et il s’agissait de demander à Dieu, plus instamment que jamais, de protéger les récoltes à venir. En même temps, de nombreux pèlerins en route pour la Galice ont franchi notre pont Saint-Bénézet et l’hôtellerie de cette maison, comme celle de nos frères bénédictins de Saint-André, dans la citadelle, se sont trouvées débordées. Cela a été comme une grande vague et, quand la vague s’est retirée, celui que, faute d’un autre nom, nous appelions frère Innocent avait disparu avec elle... Nous ne savons pas ce qu’il est devenu.
– Parti !
Une telle douleur s’inscrivit sur le visage de Fiora que le prieur, se penchant vers elle, toucha sa main du bout de ses doigts.
– Ne laissez pas le chagrin vous envahir ! Après tout, rien ne dit que ce malheureux est celui que vous cherchez ?
– Votre Révérence consentirait-elle à nous le décrire ? demanda Mortimer pour venir au secours de son amie.
– Nous nous attachons peu à l’aspect physique des hommes, mon fils. Que puis-je vous dire ? Il était grand, le cheveu brun, et pouvait être âgé de trente-cinq ans. Nous pensions qu’il avait dû être soldat car son corps portait plusieurs cicatrices, à ce que l’on m’a dit. Mais je peux faire chercher le frère infirmier. Peut-être vous en dira-t-il davantage ?
Comme les autres frères convers, l’infirmier n’était pas tenu par la règle du silence qui était celle des chartreux, et il eût été capable à lui seul de parler autant que le couvent entier. En outre, il semblait avoir voué une sorte d’amitié à l’inconnu. Si la crainte respectueuse que lui inspirait le dom prieur ne l’avait retenu, il se fût lancé sur « le frère Innocent » dans des considérations sans fin auxquelles son accent chantant conférait une saveur inattendue, mais qui noyaient un peu le personnage. Pour lui, l’inconnu était un bon garçon auquel il reprochait surtout son mutisme, mais dont il était incapable de dire de quelle couleur étaient ses yeux.
– Il les tenait toujours à demi fermés, expliqua-t-il. Je crois que le soleil les avait brûlés quand il était dans la barque, car ils étaient tout rouges à son arrivée. Que puis-je vous dire encore ? Il ne parlait pas comme tout le monde et, pendant sa grosse fièvre, je ne comprenais pas grand-chose à ce qu’il marmottait...
– Sa Révérence vient de nous dire qu’il portait des traces de blessures ? fit l’Ecossais.
– Des cicatrices ? Oh ça oui ! Il en avait partout ! J’en ai jamais tant vu ! Au point que je ne peux même pas vous dire où !
L’espoir, un instant revenu, diminua de nouveau dans le cœur de Fiora. Certes, Philippe avait été blessé plusieurs fois dans divers combats, mais pas au point d’être couvert de marques comme le prétendait ce brave petit moine qui, en vérité, semblait encore plus innocent que son protégé. Encouragé par le silence du dom prieur, il se lançait dans de nouvelles descriptions qui achevèrent d’accabler la jeune femme : l’homme était très pieux, plutôt timide, fort entendu aux travaux des champs. Il était aussi...
– Cela suffit, mon frère ! coupa le supérieur. Je crois que vos propos n’intéressent pas beaucoup nos hôtes. Une telle attitude ne ressemble guère, n’est-ce pas, à ce que vous cherchez ?
– C’est vrai, admit Fiora, traversée alors par une idée digne d’une fille de Florence où l’on rencontrait au moindre événement un peintre ou un sculpteur en train de dessiner d’un fusain rapide. Mais n’y a-t-il ici aucun moine capable d’esquisser, de mémoire bien sûr, un portrait ?
– Nos frères convers en sont incapables. Seul, peut-être, notre frère enlumineur, mais il n’a jamais rencontré notre hôte qui ne pouvait franchir la clôture.
Il ne restait plus à Fiora et à Mortimer qu’à remercier les religieux et faire leurs adieux. La jeune femme retenait avec peine ses larmes, tant était grand l’espoir qu’elle avait mis dans l’incident de l’homme à la barque. Comme si le fleuve redoutable qu’était le Rhône avait pu porter une barque fragile sur une si longue distance sans chavirer !
Ils allaient franchir la porte quand le petit frère infirmier, qui semblait très malheureux, leva un doigt timide pour demander la permission d’ajouter quelque chose :
– Quoi encore ? fit le dom prieur avec un peu d’agacement. Il me semble que vous avez déjà beaucoup parlé, mon frère...
L’interpellé devint très rouge et, baissant la tête, se dirigea vers la porte.
– Dites toujours ! fit Mortimer compatissant. Puisqu’on vous le permet !
– Oh ! Ça m’étonnerait que ça vous intéresse mais... cet homme-là devait aimer les fleurs. Pourtant, il ne voulait pas l’avouer.
– Pourquoi donc ? Il n’y a pas de honte à aimer les fleurs ?
– C’est ce que je pensais aussi, mais quand il a été guéri... enfin presque... il m’a dit que les fleurs ne lui rappelaient rien. Cependant, au plus fort de sa fièvre, il répétait toujours le même mot et il ressemblait à « fleur », mal prononcé bien sûr et avec son accent à lui. Ça donnait quelque chose comme « fieure... fioure... ».
Mortimer avait saisi l’infirmier par les épaules :
– Fiora ?
Il y eut un court silence, chacun des participants de la scène retenant d’instinct leur souffle. Et soudain, le petit moine sourit :
– Oui... oui, je crois que c’était ça ! Maintenant que vous me le dites, je crois que c’était « fiora ». Ça veut dire quoi ? C’est un nom de fleur, n’est-ce pas ?
– C’est surtout le nom de sa femme. Merci, mon frère ! Vous nous avez rendu un immense service et nous vous sommes très reconnaissants.
Fiora était incapable d’articuler le moindre mot. Vaincue par la fatigue et l’émotion, elle sanglotait éperdument, la tête dans les mains, ayant tout oublié de ce qui l’entourait. C’est seulement quand elle sentit une main se poser sur son épaule qu’elle releva son visage défiguré par les larmes et rencontra le regard bleu qui l’avait tant impressionnée. Cette fois, il était plein de compassion :
– Dieu a déjà pris soin de lui. Il y veillera encore, j’en suis certain. Ne pleurez plus, ma fille !
– Vous saviez ?
– Disons que je vous ai devinée à l’instant où vous avez plié le genou devant moi. J’ajoute que je vous pardonne cette... mascarade. Elle vous était dictée par votre grand désir d’en savoir très vite un peu plus sur notre rescapé. Mais, bien sûr, il vous faut quitter cette maison à l’instant, avant qu’un autre que moi ne découvre votre supercherie. J’espère que vous retrouverez bientôt le comte de Selongey.
– Merci ! oh merci !
Se laissant glisser à terre, elle prit la main du moine pour la baiser, mais ne put que l’effleurer car il la lui retira doucement.
– Allez, à présent, et que Dieu vous ait en Sa sainte garde ! Je Le prierai de bénir votre quête comme je vous bénis...
Le geste courba Mortimer à côté de Fiora. Cependant, le dom prieur frappait dans ses mains pour rappeler le frère convers afin qu’il ramène ses visiteurs à l’hôtellerie. Avant de sortir, Fiora demanda :
– Je voudrais faire aumône à cette maison en remerciement des soins reçus. Votre Révérence accepterait-elle...
– Merci de votre intention, mais pas à moi. Donnez à notre hôpital afin d’adoucir les souffrances des pauvres malades.
Un moment plus tard, Mortimer et Fiora quittaient la chartreuse et se retrouvaient dans la grande rue qui traversait la ville sur toute sa longueur.
– Que faisons-nous à présent ? demanda l’Ecossais. Vous ne voulez pas repartir tout de suite, j’imagine ?
– Non. J’ai besoin d’un peu de repos... et puis je crois qu’il nous faut parler, essayer d’imaginer ce que Philippe a fait en quittant cette ville...
– Pour le repos du corps et la clarté des idées, rien de tel qu’une bonne auberge ! Suivez-moi !
Villeneuve-Saint-André n’était pas une ville comme les autres et Fiora put s’en convaincre en remontant, botte à botte avec Mortimer, la longue rue qu’elle n’avait fait qu’entrevoir la veille puisque la chartreuse était voisine des remparts. De magnifiques palais, tous entourés de jardins, la bordaient, certains en parfait état, d’autres menaçant ruine.
– Ce sont les « livrées » des anciens cardinaux de la cour pontificale qui occupa Avignon jusqu’au début de ce siècle, expliqua Mortimer. Leurs maisons de campagne, en quelque sorte.
– « Livrées ». Quel drôle de nom ! A Florence, on dirait villas...
– Cela vient, fit l’Ecossais qui décidément savait beaucoup de choses, de ce que chacune a été formée à l’origine de plusieurs maisons que leurs propriétaires ont été obligés de « livrer » aux princes du Sacré Collège. Contre argent sonnant bien sûr, mais le nom leur est resté.
Quelques-unes de ces demeures avaient la sévérité des palais romains, avec un petit quelque chose en plus. Il suffisait d’une fenêtre à colonnette, d’une longue « amande » de pierre sertie de vitraux colorés, d’un rosier grimpant obstiné à panser les plaies d’une façade lépreuse, d’un buisson de myrte, d’une vigne exubérante ou d’un acacia embaumé pour que tout ne soit qu’amabilité souriante. Des orangers, des citronniers débordaient des jardins, entretenus ou non, et les grandes armoiries de pierre qui dominaient chaque portail gardaient des traces des couleurs ou de l’or qui les enluminaient jadis. Enfin, coiffant tout ce qui n’était pas toit en terrasse enguirlandé de jasmin ou de petit lierre pâle, les tuiles romaines roses, rondes et presque charnues, posaient leur lisière tendre contre le bleu éclatant du ciel.
C’était jour de marché. Sur la petite place ombragée de platanes dont les larges feuilles, d’un vert changeant, apportaient leur fraîcheur, des paysannes en coiffes aériennes se tenaient assises, droites et fières comme des statues grecques au milieu de paniers plats où piaillaient des volailles et de corbeilles où, auprès de grosses olives juteuses, s’étaient déversées toutes les richesses de la campagne et des jardins. Groupés sous les arbres, de petits ânes débâtés attendaient placidement qu’il fût l’heure de rentrer au mas. Les voix joyeuses se renvoyaient des plaisanteries et, quelque part, une chanson voltigeait, soutenue par un air de flûte...
Prise d’une soudaine fringale, Fiora acheta un fromage de chèvre qu’on lui offrit sur une belle feuille de vigne et une grosse grappe de raisin doré qu’elle partagea généreusement avec Mortimer.
– Avez-vous peur qu’on ne vous nourrisse pas à l’auberge ? demanda-t-il en riant. Si la cuisine est restée ce qu’elle était lors de ma venue, vous n’aurez pourtant pas à vous plaindre...
– Je ne sais pas pourquoi, mais je meurs de faim. Au fait, qu’est-ce qu’un Écossais pouvait faire ici ?
– Oh, rien d’extraordinaire, fit Mortimer volontairement évasif. Une petite mission dont le roi m’avait chargé. Je suis resté un mois, mais cela n’a pas été le plus désagréable de ma vie.
Fiora ne chercha pas à en savoir davantage. Brusquement, par la magie de cette terre provençale qui, par bien des côtés, lui rappelait son pays florentin, l’épuisante course à la recherche d’une ombre venait de prendre la couleur aimable d’un loisir, d’un voyage de découverte où le temps s’oublie pour le plus grand plaisir des yeux et de l’odorat. Les heures cruelles s’étaient effacées devant une certitude : Philippe était vivant. Fiora, dès lors, pouvait s’accorder le droit de respirer un peu...
A l’abri de la collégiale Notre-Dame dont la tour carrée et les clochetons semblaient protéger la petite ville comme une poule ses poussins, l’auberge du Grand Prieur ouvrait sur la place du chapitre ses salles fraîches qui sentaient la verveine et les herbes aromatiques. Derrière, un jardin foisonnant de lauriers-roses, d’orangers, de myrtes, de cyprès, de pins, de rosiers, de jasmins et de bien d’autres plantes rejoignait celui d’un prieuré appartenant aux abbés de Saint-André. Là s’étalaient, sur la colline de Montaut, les vestiges de l’ancien palais du cardinal Pierre Bertrand, évêque d’Autun et fondateur, à Paris, du collège du même nom. Cet ensemble formait l’un de ces lieux privilégiés où la beauté de la nature rehausse le charme du travail des hommes et où toutes choses se joignent pour le contentement des yeux et la paix de l’âme.
Au temps où, dans son palais, le cardinal Bertrand se plaisait à recevoir les grands de ce monde, l’hôtellerie accueillait les seigneurs de leurs suites et portait secours aux cuisines parfois défaillantes des princes de l’Église ses voisins. D’autre part, ceux d’Avignon franchissaient volontiers le pont Saint-Bénézet pour goûter un moment de fraîcheur sous les ombrages du jardin, et surtout pour savourer les délicatesses d’une cuisine célèbre à vingt lieues à la ronde.
Le départ de la cour papale aurait pu porter un coup fatal au Grand Prieur, il n’en fut rien. Le temps des légats était venu, Avignon hérita de l’ère des pontifes une population cosmopolite qui en fit une grande place d’affaires où banques et maisons de commerce possédaient des comptoirs, alors même que Marseille n’en avait pas encore. En fait, Avignon demeurant le principal relais entre la mer et les grands marchés de Lyon et de Genève, Villeneuve, bien qu’appartenant au roi de France, continua à profiter d’une situation aussi exceptionnelle et le Grand Prieur ne perdit rien de sa renommée. Bien au contraire, car ses propriétaires, Maître Jacques et sa femme Françoise, possédaient au plus haut degré l’art difficile d’accueillir chacun, d’où qu’il vienne, de la façon qui lui conviendrait le mieux. Le sourire de Dame Françoise aurait désarmé une douairière et fait s’épanouir d’aise un anachorète avant qu’elle ne laisse à son époux le soin de le faire plonger jusqu’à la damnation finale au plus savoureux du péché de gourmandise.
Reprenant une partie de ce qui avait été la somptueuse livrée du cardinal Arnaud de Via, neveu du pape Jean XXII et bâtisseur de la collégiale voisine où il reposait, la maison n’était pas très grande, mais elle possédait tout le raffinement du palais d’à côté, l’austérité en moins, avec en plus, un certain art de vivre qui sentait bon le soleil de Provence. En y entrant, Fiora eut l’impression qu’une main invisible ôtait de ses épaules le poids de fatigue et d’angoisse qui les accablait depuis des semaines et, tandis que Mortimer, l’œil allumé par le souvenir de délices passées, s’arrêtait dans la cuisine, elle se laissa conduire dans une chambre dallée de grès rose, dont les murs blancs mettaient en valeur les meubles bien cirés et un grand bouquet multicolore disposé devant une petite statue de la Vierge. La claire chanson d’une fontaine entrait par la fenêtre ouverte sur le jardin...
Prenant juste le temps d’arracher ses bottes et d’ôter sa tunique de velours, Fiora s’étendit sur le lit drapé de bleu tendre qui fleurait bon la résine de pin et la lavande. Elle s’y endormit comme une masse.
Elle dormit ainsi une bonne partie de la journée et le soir tombait, bleu et mauve, quand elle rejoignit Mortimer dans la grande salle voûtée où s’élaboraient les mystères de la cuisine. Assis auprès de la vaste cheminée blanche où rôtissait un quartier de mouton, celui-ci buvait du vin blanc en dévorant un gros morceau de pain, fourré d’oignons, d’olives noires, de piment et d’anchois, qui visiblement dégoulinait d’huile. A l’autre bout de la table de chêne longue et étroite, maître Jacques battait des œufs sous une sorte de couronne barbare faite d’un cercle de futaille auquel étaient pendus des grappes de raisin de l’année précédente, des saucisses presque aussi sèches et de gros oignons violets.
– Eh bien, demanda-t-elle en s’asseyant près de lui, avez-vous appris quelque chose ?
– Rien du tout ! Je pense que messire Philippe a dû partir avec les pèlerins et, dans ce cas, comment le distinguer des autres ? Fendant que vous dormiez, je me suis promené dans la ville, je suis allé aussi bavarder avec les soldats du donjon et j’ai posé des questions. Tous savaient bien sûr l’histoire de l’homme recueilli par les chartreux, mais, heureusement, aucun n’a imaginé qu’il pût être venu de Lyon. De toute façon, personne ne l’a vu et donc personne ne pouvait le reconnaître quand il est parti. Tenez goûtez donc ça !
– Non, merci. C’est dégoûtant !
– A cause de l’huile ? Mais c’est délicieux !
Il lui en coupa un morceau et le lui tendit à plat sur sa main. Ce que voyant, maître Jacques planta là ses œufs, prit une grande serviette blanche et vint, avec un sourire encourageant, la nouer au cou de la jeune femme.
– Cela vous paraîtra tout de suite meilleur ! fit-il. C’était en effet un régal et Fiora, découvrant qu’une fois de plus elle était affamée, redemanda de ce « pan bagna ». Elle s’entendit répondre que l’heure du souper n’était plus éloignée et qu’il lui fallait garder un peu de faim. Pour se venger, elle avala un bon tiers du pichet de Mortimer, sans pour autant perdre de vue la pensée qui l’occupait.
– Qu’allons-nous faire à présent ? Avez-vous une idée ?
– Je pense que nous pouvons rester trois ou quatre jours ici afin de battre un peu les environs. A moins qu’il n’ait eu l’intention d’aller jusqu’à Compostelle, notre ami a certainement faussé compagnie aux pèlerins. Peut-être quelqu’un l’a-t-il remarqué, ce qui nous donnerait au moins une direction où chercher.
Fiora devait s’avouer qu’elle ne connaissait pas assez Philippe pour deviner ses réactions et son état d’esprit au moment où il s’était enfui de la Chartreuse. Qu’il ait parlé d’elle dans son délire était réconfortant, mais la regrettait-il assez pour renier ses convictions, son intransigeante fidélité à la cause de Bourgogne, et pour venir enfin vers cette Touraine où elle avait exigé qu’il vînt la chercher ?
Voyant s’assombrir le visage de sa compagne, Mortimer posa sur son bras une main amicale :
– Essayez de ne pas trop vous tourmenter ! Accordez-vous un peu de repos ! Le principal est acquis, puisqu’il est vivant !
– En êtes-vous certain ? Que peut-il faire seul, sans armes, sans argent ? S’il veut quitter la France, il n’a aucun moyen de payer un passage sur un bateau et l’imaginer errant, seul et misérable, au long des chemins est une pensée cruelle...
– Ce n’est pas une faible femme. Ce que j’ai pu en apprendre me paraît rassurant : un homme de cette trempe ne se laisse pas mourir de misère au coin d’un bois. Je suis certain que vous le retrouverez un jour. Nous allons faire ce que je vous ai dit et, au retour, nous pourrons demander l’aide du roi. Il est assez puissant pour le retrouver n’importe où.
– A condition qu’il se laisse prendre. Devant n’importe quel soldat ou tout autre serviteur du roi, il fuira ou se battra. Comment pourrait-il penser que Louis XI ne lui veut aucun mal ?
– Nous verrons cela en temps voulu ! Pour l’instant, pensez donc un peu à vous !
La soirée fut charmante. Par extraordinaire, il y avait peu de voyageurs ce soir et Maître Jacques vint bavarder un moment avec eux tandis que Dame Françoise essayait de venir à bout d’une dame espagnole qui prétendait réquisitionner toute l’hôtellerie pour son seul service, ne se montrait satisfaite de rien et discutait le moindre prix avec une âpreté de vieil usurier. Ses glapissements devaient s’entendre jusqu’au pont d’Avignon.
– Est-ce que vous ne devriez pas aider votre femme ? fit Mortimer en riant. Cette aimable jeune dame aux prises avec une pareille harpie !
– Elle s’en tirera certainement beaucoup mieux sans moi. Si je m’en mêlais, je jetterais cette mégère dehors sans autre forme de procès. Françoise a l’étoffe d’un vieux diplomate et, en ce moment, les temps sont un peu difficiles...
En effet, la guerre entre le pape et Florence se répercutait fâcheusement sur la vie à Avignon. La plupart des maisons de banque et celles des grands drapiers étaient des comptoirs florentins. Seul celui des Pazzi avait été invité à rester : les autres quittaient la ville pour éviter de plus graves ennuis, le cardinal della Rovere étant réputé avoir la main lourde. Les représentants des Médicis, eux, avaient été chassés sans plus de façon avec interdiction de remettre jamais les pieds dans la ville papale. Naturellement, leurs biens avaient été saisis et ils avaient eu juste le temps de franchir le pont pour échapper aux flèches des archers.
– Heureusement, dit Jacques, ils ont trouvé asile ici. Le gouverneur les loge dans l’une des livrées abandonnées pour y attendre la fin des combats.
– Comment croire, dit Fiora en levant la tête vers le ciel, que cette guerre stupide et criminelle se fasse sentir jusque dans ce doux pays ? Florence est loin, Rome plus encore et cependant...
La nuit méridionale, en effet, enveloppait le jardin où pins et cyprès essayaient vainement d’assombrir le ciel. L’air nocturne était d’une pureté de cristal et le ululement serein d’une chouette y prit une tonalité aimable. La dame espagnole ayant consenti à se taire, Maître Jacques souhaita la bonne nuit à ses clients et rejoignit sa femme en courant. Fiora et l’Écossais revinrent à pas lents vers l’hôtellerie et, tout naturellement, pour la guider dans le chemin obscur, Mortimer prit le bras de la jeune femme. Pour la première fois il osait ce geste, et elle ne l’arrêta pas. C’était bon de sentir auprès de soi cette force tranquille dont elle savait mieux que personne qu’elle pouvait se changer, contre un ennemi, en une sorte de fureur sacrée.
– Vous êtes bien ? demanda-t-il d’une voix changée.
– Très bien. La nuit est si belle ! Cela va être délicieux de faire halte ici un moment...
– Vous pourrez ainsi rendre visite à vos compatriotes, puisqu’il s’en trouve dans la ville.
– Je n’ai aucune envie de les rencontrer. J’ignorais même tout des comptoirs d’Avignon. En outre, je souhaite à présent oublier Florence pour me tourner vers la France. C’est là qu’est mon fils, c’est là qu’est mon époux, du moins je l’espère, c’est donc là qu’est ma vie...
– Elle ne souhaite rien de mieux que vous garder, murmura Mortimer.
Prenant la main de sa compagne, il y posa ses lèvres un court instant avant de courir s’enfermer dans sa chambre. Cette retraite ressemblait tellement à une fuite que Fiora se mit à rire silencieusement. Le rude sergent la Bourrasque deviendrait-il sentimental ? Les responsables en étaient sans doute le charme de cette maison, la beauté de cette nuit... et peut-être aussi la traîtrise de ce vin blanc de Châteauneuf que Maître Jacques leur avait fait boire.
Ayant dormi une partie de la journée, elle-même n’avait pas sommeil et elle resta un long moment accoudée à la balustrade de la galerie qui courait le long des chambres pour jouir un peu plus longtemps de cette nuit sorcière qui changeait les foudres de guerre en soupirants, et qui faisait monter vers elle tous les parfums de cette douce terre.
Mortimer, pour sa part, s’était endormi dans une euphorie totale. Il était heureux d’avoir pu revenir ici et, s’il était décidé à poursuivre quelques recherches, il n’anticipait pas moins joyeusement les heures qui allaient venir. Ces quelques jours au Grand Prieur auprès de donna Fiora seraient le plus joli cadeau que pouvait lui faire le Ciel...
Aussi fut-il douloureusement surpris quand, au matin, ladite Fiora, blanche jusqu’aux lèvres, vint le secouer pour lui dire de se préparer à partir. Elle devait rentrer à la Rabaudière sans perdre une minute et refusa de s’expliquer davantage. Que s’était-il passé ? Il lui fut impossible de le savoir et il n’osa même pas poser une autre question lorsqu’un moment plus tard, il aida la jeune femme à se mettre en selle. Son visage fermé, ses yeux durs et le pli résolu de sa bouche décourageaient même la simple conversation. Et le malheureux en vint à se demander si ce n’était pas son geste de la veille, peut-être un tout petit peu trop affectueux, qui avait déchaîné cette humeur noire.
Incapable de supporter une idée qui lui ôtait toute présence d’esprit, il profita de la halte du soir pour se jeter à l’eau :
– Pour l’amour du Ciel, donna Fiora, dites-moi si je suis coupable de quoi que ce soit envers vous ! Je ne voudrais pas que vous jugiez mal mon ... attitude d’hier...
En dépit de l’angoisse évidente qui la tenaillait, Fiora réussit à sourire :
– Ne vous tourmentez surtout pas, ami Mortimer ! Vous n’êtes absolument pour rien dans ma décision de rentrer au plus vite, et je vous demande pardon si j’ai pu vous faire croire un moment que vous m’aviez offensée. J’ai trop d’amitié envers vous pour laisser subsister entre nous le plus petit doute et c’est au nom de cette amitié que je vous demande de me ramener chez moi aussi vite que vous le pourrez.
– Nous avons mené grand train, en venant. Je crois difficile de faire plus à moins de tuer nos chevaux, ce à quoi je me refuse. D’ailleurs, nous ne serions pas plus avancés, car ceux que nous pourrions trouver ne les vaudraient pas.
Il n’ajouta pas que le roi ne lui pardonnerait pas de sacrifier deux membres éminents de sa précieuse écurie, mais Fiora savait à quoi s’en tenir. Ils durent cependant renoncer à l’étape prévue initialement à Valence car, en pénétrant dans la ville, ils la trouvèrent pavoisée et son clergé en liesse : le cardinal della Rovere faisait son entrée par le nord avec tout son monde et s’apprêtait à envahir l’endroit. Aussi, en dépit d’une fatigue certaine, les deux cavaliers choisirent-ils d’allonger d’une lieue leur chemin afin d’être certains d’éviter les mauvaises rencontres : en dépit de ses protestations d’innocence, Fiora ne parvenait pas à accorder une créance totale au neveu de Sixte IV. Elle préférait ne pas le rencontrer.
Heureusement pour les voyageurs, le temps demeura serein et ne leur opposa aucun obstacle. Aussi fut-ce dix jours après avoir quitté Villeneuve-Saint-André que Fiora aperçut les tours du Plessis et les ardoises bleues de sa maison par-dessus les frondaisons jaunies des arbres.
– Vous voilà chez vous, donna Fiora ! soupira Mortimer, désolé de voir s’achever si vite un voyage qu’il trouvait si plaisant.
– Grâce à vous, mon ami, et je ne vous remercierai jamais assez. J’espère seulement que vous n’aurez pas d’ennuis.
En effet, la bannière fleurdelisée flottant sur le château royal disait que Louis XI était rentré, lui aussi. Mortimer haussa les épaules avec philosophie.
– Certainement pas, car notre Sire savait pourquoi je restais. De toute façon, ce voyage valait bien quelques ennuis...
A peine Fiora eut-elle touché le seuil de sa demeure et embrassé avec effusion ses habitants accourus à sa rencontre que, sous le prétexte de se débarrasser de la poussière dont elle était couverte, elle se précipita dans sa chambre et, ouvrant un grand coffre peint où elle rangeait divers vêtements, se mit à fourrager dedans avec fébrilité.
– Ah ça, mais que cherchez-vous avec cette hâte, mon agneau ? fit Léonarde qui naturellement l’avait suivie, escortée de Khatoun, le jeune Philippe dans ses bras.
– L’escarcelle de maroquin rouge que je portais en revenant de Florence. Ah ! la voilà !
Ses doigts nerveux palpaient le cuir fin et en tiraient une branchette d’olivier fanée et un petit flacon qu’elle déboucha pour en humer le contenu avant de le retourner avec un cri d’horreur : il était vide...
Soudain privée de ses forces, elle tomba assise sur ses talons, considérant avec désespoir le mince objet qu’elle laissa rouler sur le dallage :
– Que s’est-il passé ? balbutia-t-elle. Pourquoi n’y a-t-il plus rien dans cette fiole ?
– Mais enfin, qu’y avait-il dedans ? demanda Léonarde épouvantée par la pâleur de la jeune femme et ses yeux pleins de larmes.
– Un... remède que Démétrios m’a remis avant mon départ au cas où...
– Un remède ? C’était un remède ? fit la voix tremblante de Khatoun. Oh, mon Dieu ! Et moi qui ai cru que c’était du poison !
Éclatant en sanglots, la jeune Tartare raconta qu’en rangeant les vêtements de sa maîtresse, elle avait trouvé le flacon dont elle pensait que Fiora l’avait peut-être oublié. L’odeur lui ayant paru suspecte, elle en avait fait avaler quelques gouttes à un chat errant qu’elle avait recueilli. L’animal était mort peu après et, pensant que Fiora avait acquis ce liquide dans un jour sombre avec l’idée de garder auprès d’elle un moyen rapide de se donner la mort, elle avait répandu le contenu du flacon dans les latrines du manoir...
– Je ne pouvais pas supporter l’idée que tu puisses vouloir mourir, hoqueta-t-elle en serrant convulsivement contre elle l’enfant qui commença à hurler. Le chat est mort... tu comprends ?
N’ayant même plus la force de se mettre en colère, Fiora, prostrée, la regarda sans rien dire. D’ailleurs, à quoi bon se fâcher ? La pauvre Khatoun, si dévouée, n’avait agi que par affection... Mais Léonarde, elle, réagit. Enlevant le petit garçon des bras de Khatoun, elle le jeta presque dans ceux de Péronnelle qui accourait au bruit puis, refermant la porte, vint prendre Fiora sous les bras pour l’aider à se relever et à s’asseoir sur son lit :
– Je voudrais bien comprendre ! fit-elle sèchement. Qu’y avait-il donc dans ce maudit flacon pour que vous vous soyez jetée dessus sans même ôter vos bottes ?
Fiora leva sur elle un regard atone :
– Quelque chose que je devais prendre sans tarder au cas où je sentirais certains symptômes. Démétrios avait bien insisté sur le fait qu’il ne fallait surtout pas attendre...
– Mais des symptômes de quoi ?
– De grossesse. Je suis enceinte, Léonarde. Enceinte de Lorenzo ! Et Philippe peut arriver ici un jour ou l’autre !
– Vous êtes sûre ? souffla Léonarde épouvantée tandis que redoublaient les sanglots de Khatoun, à présent couchée de tout son long sur le tapis.
– Il n’y a malheureusement aucun doute. Cela doit dater de notre dernière... rencontre, en juillet. Il y a un peu plus de deux mois.
Elle raconta que, durant la nuit passée au Grand Prieur, elle s’était levée pour boire un peu d’eau. Une soudaine nausée l’avait rejetée sur son lit, le cœur chaviré avec au front une sueur glacée. Pensant qu’elle avait peut-être fait un peu trop honneur à la cuisine de maître Jacques, elle ne s’en était guère inquiétée et même, le malaise passé, s’était rendormie. Hélas, au petit jour la trop claire indisposition était revenue, l’obligeant à se remémorer les dates de son cycle dont, à vrai dire, elle s’était fort peu souciée ces derniers temps. La vérité lui était alors apparue avec une aveuglante clarté. D’où la hâte qui, à la grande surprise de Douglas Mortimer, l’avait jetée sur les chemins, en dépit de nausées matinales incessantes tout au long de la route. Son seul espoir résidait dans le flacon offert par Démétrios :
– Je ne sais pas s’il faut regretter tellement que Khatoun en ait jeté le contenu, bougonna Léonarde. Après tout, le chat est mort !
– Vous n’imaginez tout de même pas que Démétrios souhaitait m’empoisonner ? protesta Fiora. Il m’avait prévenue : je serais affreusement malade pendant deux jours, mais ensuite tout rentrerait dans l’ordre...
– C’est lui qui le dit ! Ce vieux sorcier a pu se tromper et je crois qu’il vaut mieux remercier Dieu. D’ailleurs, rien ne dit que les choses en question ne rentreront pas dans l’ordre d’elles-mêmes.
– Je ne vois pas comment ?
– Si j’en crois le peu de temps qu’a duré votre absence, vous venez de faire quatre cents lieues à cheval, et à vive allure. Si vous êtes encore enceinte, c’est que cet enfant est solidement installé. Attendons quelques jours !
Mais une semaine passa sans rien changer à l’état de Fiora. Elle avait mal au cœur tous les matins et mourait de faim le reste de la journée, au point que Léonarde dut la surveiller. Si elle grossissait trop vite, son état deviendrait apparent avant le temps fixé par la nature. Car, bien entendu, il n’était pas question pour la vieille demoiselle de recourir à d’autres manœuvres abortives et elle n’était pas loin de voir le doigt de Dieu dans le geste de Khatoun vidant le flacon. Puisque l’enfant avait résisté à la chevauchée fantastique de sa mère, il résisterait à n’importe quoi. Si l’on tentait de le déloger, on risquerait simplement de l’endommager, peut-être d’en faire un monstre... Ce qui serait tout à fait dommage pour un bébé possédant l’illustre sang des Médicis...
– Je suis bien sûre, ajouta Léonarde, que son père saura en prendre soin en temps voulu et lui assurer un avenir...
– Aussi n’est-ce pas l’avenir qui me préoccupe, mais le présent. Je ne pourrai pas cacher longtemps mon état, surtout à ceux d’ici. Et, pour en revenir à ce qui me tourmente : que se passerait-il si Philippe décidait enfin de revenir vers moi et me retrouvait pleine comme une jument gravide ! Il me tuerait peut-être, mais, à coup sûr, il s’enfuirait pour toujours.
La question méritait profonde réflexion. Il y avait seulement quelques mois à sauver car, pour l’accouchement, Léonarde avait déjà trouvé la solution : les chers Nardi, Agnelle et Agnolo, ne refuseraient certainement pas d’accueillir Fiora dans leur maison à ce moment critique, peut-être même accepteraient-ils, étant sans enfants, de garder celui qui viendrait.
– Nous leur dirons, à eux seuls, la vérité sur le père de cet enfant, mais, pour ici et surtout au cas où messire Philippe se montrerait, il faut trouver autre chose.
– Mais quoi ?
– Laissez-moi chercher. Il faudrait que ce soit un malheur plutôt qu’une honte...
Khatoun crut avoir trouvé la solution.
– Avec tout ce que tu as souffert en Italie, dit-elle à Fiora, c’est un miracle que tu n’aies pas été violée cent fois et...
– Voilà ! s’écria Léonarde triomphante. Durant ce tumulte à Florence, durant cette folie qui s’est emparée de la ville, tu as été séquestrée par un homme qui te convoitait et t’a obligée à le subir...
Fiora n’était pas d’accord :
– Comme si vous ne saviez pas à quelle allure marchent les langues ! J’ai été absente pendant près d’un an, mais je viens de repartir plus de trois semaines. Si l’on me sait enceinte, tout le monde croira que le père de mon enfant est Douglas Mortimer... N’oubliez pas que c’est en sa compagnie que je suis revenue d’Italie, et j’ai trop d’amitié pour lui laisser porter le poids de cette accusation. Philippe le défierait sur l’heure en combat à outrance... et sa mort ou celle de mon époux pèserait sur ma conscience.
– Alors, que proposez-vous ? fit Léonarde découragée.
– De repartir avant l’hiver, de gagner Paris sous le prétexte d’aller veiller à mes intérêts et de prendre là certaines décisions avec Agnolo Nardi. Une fois à Paris, je pourrais tomber malade. Les hivers y sont rudes...
– Et si messire Philippe arrive ?
– Eh bien... on lui dira où je suis et ce sera à la grâce de Dieu. Néanmoins, j’aimerais que quelqu’un vienne me prévenir très vite. Florent, par exemple, s’il a bien profité des leçons de son maître écossais...
– Oh, très bien, s’écria Khatoun visiblement éblouie, il monte comme un vrai chevalier. Mais est-ce que les gens d’ici ne vont pas trouver étrange ce nouveau voyage ? Pour une femme qui a été si longtemps éloignée de son foyer...
– Ils trouveraient encore plus étrange de voir ma taille s’arrondir. Je reste ici un mois, puis j’irai à Paris. Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ?
– Rien du tout, fit Léonarde. Sinon que tout cela me paraît assez bien combiné... sauf peut-être une petite chose :
– Laquelle ?
– J’irai avec vous. Pas question de vous laisser accoucher seule ! Et puis, il me semble que vous aurez plus que jamais besoin d’un porte-respect. Dans ce rôle, je suis imbattable !
– Et moi ? fit Khatoun avec une tristesse qui irrita Fiora. Est-ce que je vais rester ici ?
– Je croyais que mon petit Philippe suffisait à emplir ton temps ? Ne veux-tu plus t’occuper de lui ? fit Fiora avec une certaine rudesse. Je ne peux pas emmener tout le monde pour assister à ce qui va se passer en avril. Et il est normal que Léonarde m’accompagne.
Comme au temps où elle était esclave, Khatoun vint s’agenouiller devant elle et se prosterna sur ses pieds :
– Pardonne-moi ! J’ai commis une faute grave qui te met dans l’embarras et je n’ai aucun droit de réclamer ton indulgence. Mais tu sais à quel point je te suis attachée...
– Je sais, dit Fiora plus doucement en la relevant, mais comprends qu’il m’est impossible d’emmener une demi-douzaine de personnes chez les Nardi. Officiellement, je pars pour affaires et, dans ce cas-là, on ne se déplace pas avec toute sa maison. Si tu ne veux plus veiller sur mon fils, je rappellerai Marcelline... mais tu ne me seras vraiment d’aucun secours.
Khatoun leva sur elle ses yeux emplis de larmes :
– Tu as raison, bien sûr. Pourtant, je voudrais tellement connaître le bébé qui va naître !
– Et voilà ! fit Léonarde. Sa passion des bébés risque de nous causer les plus graves ennuis ! Ne peux-tu, espèce de folle, te contenter de Philippe ?
– C’est que, soupira la jeune Tartare, c’est déjà un petit homme et il n’est pas facile à garder. Tandis qu’un tout-petit...
Fiora prit Khatoun par les épaules et l’obligea à la regarder au fond des yeux.
– Mets-toi bien cela dans la tête ! Il ne saurait être question d’un autre enfant, sinon il est inutile que je parte ! Tu dois l’oublier, n’y plus penser ! Tu comprends ? Si tout se passe comme je l’espère, tu ne le verras jamais.
– Jamais ?
– Non. Car il me faudra choisir entre lui et mon époux et je ne renoncerai jamais à Philippe. Alors, si tu es incapable de remplir le rôle que je te destine, dis-le-moi tout de suite !
– Que feras-tu ? larmoya Khatoun.
– Je te renverrai à ser Démétrios. Tu retourneras à la villa de Fiesole et Péronnelle prendra soin de mon fils. D’ailleurs, ce serait peut-être la meilleure solution. Tu es libre à présent, libre de te marier et d’avoir des enfants à toi. Veux-tu retourner à Florence ?
Quelque chose qui ressemblait à de l’épouvante passa dans les yeux noirs de la jeune Tartare.
– Non ! Non ! Je ne veux pas te quitter ! Je resterai ici, sois sans crainte. Mais, par pitié, ne reste pas trop longtemps absente !
– Ce ne sera jamais qu’une enfant ! soupira Léonarde un moment plus tard. La vie l’a gâtée sans la préparer à l’adversité...
– N’exagérons rien ! Elle a vécu des moments difficiles.
– Mais passagers ! La chance l’accompagne depuis sa naissance sans qu’elle s’en rende compte. Seize ans au palais Beltrami puis, de là, presque directement dans les bras d’un époux qu’elle aimait. A sa mort, elle est vendue, je te l’accorde, mais à qui ? A une grande dame qui lui restitue à peu de choses près l’existence qu’elle menait chez nous, après quoi elle vous retrouve et revient ici avec vous. Ici, où Péronnelle la gâte et la dorlote comme sa propre fille et où elle mène une vie familiale. Vous avez entendu ? Notre Philippe dont d’après vous elle rêvait lui paraît un peu difficile à présent, elle veut un nouveau bébé. Les tout-petits et les chatons, voilà ce qui lui convient ! Elle est capable de perdre la tête à propos de cet enfant à venir et de jeter par terre tout notre édifice.
– Alors, que proposez-vous ? Je ne vais tout de même pas la tuer ?
– Bien sûr que non, mais, si vous en êtes d’accord, je compte lui inspirer une terreur suffisante pour retenir sa langue et je vous conseille de dire comme moi.
– Si elle dit un seul mot, elle repart pour Florence, je le lui ai déjà dit.
– Mais vous ne perdrez rien à le répéter. Il faut qu’elle soit persuadée que si elle parle, elle sera chassée. Deux ou trois garçons tournent déjà autour d’elle ici, et cela ne lui déplaît pas. Que l’un d’entre eux la séduise, et Dieu sait ce qu’elle pourrait raconter sur l’oreiller ! Elle a plus de tempérament que vous ne l’imaginez.
Fiora se garda bien de révéler ce qu’elle savait à ce sujet. Elle revoyait Khatoun, chez la Pippa à genoux sur le dallage et se tordant sous les caresses de la maquerelle, Khatoun qui, la nuit suivante, avait suivi l’homme auquel on l’avait menée parce qu’il avait su lui faire l’amour. Tout cela n’était guère rassurant, mais que faire ?
– Rien, conclut Léonarde, sinon ordonner à Etienne et à Florent de la surveiller de près. Ce qu’elle sait est trop lourd de conséquences pour le laisser à la merci d’une nuit d’amour.
Fiora ne répondit pas. Elle aimait bien Khatoun et lui faisait entière confiance, une confiance qu’elle n’avait jamais eu à regretter, au contraire. Mais Léonarde la connaissait presque aussi bien et, en outre, elle possédait une grande sagesse née de l’expérience et savait que tout être humain a ses limites.
Pourtant, Léonarde ignorait tout de ce qui se passait, la nuit, dans la maison aux pervenches. Après avoir mis au lit le petit Philippe, Khatoun refusa d’aller souper, alléguant qu’elle se sentait le cœur barbouillé. Sans se coucher, elle resta sur son lit, à verser d’abondantes larmes jusqu’à ce qu’il n’y eût plus, dans la maison, le moindre bruit... Alors elle se leva, ôta sa robe, ne gardant que sa chemise et, sans rallumer sa chandelle, sortit de sa chambre. A l’instar des chats, elle pouvait se diriger la nuit sans lumière.
Montant l’escalier sur ses pieds nus, elle gagna le second étage et la chambre mansardée où couchait Florent. Une lueur jaune filtrait sous la porte, mais, en ouvrant celle-ci, Khatoun vit que le jeune homme s’était endormi en lisant un livre qui était retombé sur son nez. Elle s’approcha doucement, ôta le livre avec d’infinies précautions, puis se libéra de sa chemise et resta là un instant à contempler le dormeur. L’air heureux, il souriait à un rêve, ce qui fit prendre conscience à Khatoun de sa propre désolation.
Éclatant en nouveaux sanglots, elle rejeta les couvertures d’un geste rageur et se jeta contre le corps nu du garçon qu’elle enlaça de ses bras et de ses jambes tout en couvrant de baisers frénétiques son cou et son menton. Réveillé en sursaut par cet assaut, Florent regarda avec stupeur son assaillante en essayant, mollement il est vrai, de se libérer :
– Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu viendrais cette nuit ? Je ne t’attendais pas...
– Tais-toi ! Tais-toi je t’en prie et fais-moi l’amour ! J’en ai besoin. Caresse-moi ! Prends-moi !
A l’humidité de ses joues et de ses lèvres, il comprit qu’elle pleurait :
– Qu’est-ce qui te chagrine ? pourquoi ces larmes ?
– Elle va... elle va partir encore ! Elle va me quitter une nouvelle fois...
– Qui donc ?
– Qui veux-tu que ce soit ? ... Fiora, ma maîtresse bien-aimée. Elle veut me laisser, alors qu’elle m’avait promis qu’on ne se séparerait plus ! C’est cette affreuse Léonarde qu’elle va emmener...
– Où donc ? Où veut-elle aller alors que la mauvaise saison arrive ?
– A Paris, chez des gens que je ne connais pas... Et pour un assez long séjour.
– Moi, je les connais, ce sont ses meilleurs amis. En outre, Agnolo Nardi gère sa fortune. Mais qu’est-ce qu’elle veut y faire ?
Une lueur de crainte brilla dans le regard affolé de la jeune femme, la retenant au bord de l’ultime confidence dont elle savait qu’elle pourrait la payer cher.
– Je ne peux pas te le dire car j’en mourrais peut-être, mais fais-moi l’amour, je t’en supplie. Il faut que quelqu’un s’occupe de moi et me donne un peu de joie, puisque ma belle Fiora ne veut plus de son esclave...
– Où vas-tu chercher tout ça ? s’indigna Florent. Ce n’est pas parce que donna Fiora veut aller à Paris qu’elle va se séparer de toi pour toujours ? Tu vas rester ici à t’occuper de notre petit diable, et après ? Tu n’y es pas si malheureuse ?
Et Florent entreprit de prouver à Khatoun que, pour lui au moins, elle avait beaucoup d’importance. Un instant plus tard, elle ronronnait sous lui comme un chaton heureux et ses larmes séchaient sous les baisers du garçon. La petite chambre s’emplit de soupirs, auxquels ses murs étaient maintenant accoutumés.
En effet, trois jours après le départ de Fiora et de Mortimer, Florent, alors qu’il entassait soigneusement les balles de foin pour l’hiver dans la grange, avait vu Khatoun venir à lui. C’était l’une de ces belles journées d’automne toutes tièdes où le soleil tendre met des moiteurs à la peau et dispose à la langueur. En rangeant ses balles odorantes, le garçon – peut-être avait-il bu un peu trop de vin au déjeuner – pensait justement que ce serait bon de se rouler là-dedans avec une fille au corps frais.
Khatoun était vêtue d’une robe de toile bleue sur une gorgerette dont les rubans, un peu lâches, laissaient voir des ombres bien douces. Elle portait une cruche d’eau juste tirée du puits dont les gouttelettes scintillaient en tombant, une à une, sur la terre battue. Sans un mot, elle fit boire le jeune homme puis, posant sa cruche avec un demi-sourire et comme si c’eût été la chose du monde la plus naturelle, elle prit sa main et, le regardant au fond des yeux, elle guida cette main poussiéreuse sur l’un de ses petits seins ronds et durs où elle se referma d’instinct.
– Khatoun peut te rafraîchir d’une autre manière, murmura-t-elle. C’est tellement bon de faire l’amour par une telle chaleur ! Et le foin sent si bon !
Un instant plus tard, nus tous les deux, ils s’enfonçaient dans la moisson parfumée. La peau de la petite Tartare était douce et soyeuse comme un satin ivoirin et comme, astucieusement, elle avait emprunté un peu du parfum de sa maîtresse, l’ancien apprenti banquier eut, en fermant les yeux, l’impression de posséder cette trop belle Fiora dont il était si éperdument, si désespérément amoureux... Et cela lui parut délicieux.
Depuis, presque chaque nuit – à moins que le petit Philippe n’eût besoin de Khatoun -, les deux jeunes gens se rejoignaient dans la chambrette du garçon pour des jeux ardents auxquels ils prenaient un plaisir de plus en plus vif. Khatoun savait que Florent ne l’aimait pas vraiment, comme Florent savait qu’il n’était pas question d’amour chez sa maîtresse, mais l’amour, différent bien sûr, que tous deux portaient à Fiora les poussait à s’unir. Florent était jeune, bien bâti et naturellement ardent. Quant à Khatoun, l’amour était pour elle une question d’instinct comme pour beaucoup de filles d’Asie. Elle savait combler un homme tout en prenant sa part de plaisir car elle avait reçu de son époux, le médecin romain, les meilleures leçons. Quant au jeune Parisien, son innocence perdue chez une ribaude du quartier Saint-Merry, puis deux ou trois bergères culbutées, les soirs de grande chaleur, dans les roseaux des bords de Loire, il découvrait avec la petite Tartare un monde de sensations inimaginables. Accomplissant auprès d’elle des exploits dont il se serait cru incapable, il lui en vouait une reconnaissance naïve. Grâce à Khatoun, Florent pouvait se croire l’un de ces hommes privilégiés de la nature dignes de devenir l’amant d’une reine.
– Tu es une vraie diablesse, lui disait-il parfois, mais c’est si doux de t’aimer...
L’important était, après une nuit particulièrement chaude, d’échapper au regard myope mais singulièrement perspicace de dame Léonarde ou au sourire entendu du père Etienne. Florent s’en tirait en allant barboter dans la Loire à la petite pointe du jour, mais il savait qu’il faudrait trouver autre chose quand viendrait l’hiver. Il est vrai qu’alors les nuits seraient plus longues et les travaux du jardin ou des champs moins absorbants...
Mais ce soir-là, le jeu d’amour se termina vite et, tandis que Khatoun continuait à pleurer, la tête nichée contre l’épaule du garçon, celui-ci, bien qu’il eût fait de son mieux pour apaiser le désespoir de son amie, s’avouait qu’il n’était pas loin de le partager. Pourquoi Fiora et Léonarde partaient-elles chez les Nardi, surtout s’il était question d’y rester plusieurs semaines, voire plusieurs mois ? Néanmoins, dans son inquiétude, un espoir se glissait : ce grand diable d’Écossais ne pouvait passer son temps à escorter des dames, ce qui lui donnait, à lui Florent, une chance d’être choisi. Sous la féroce direction d’Archie Ayrlie, ses progrès en équitation avaient été rapides et il n’y avait plus aucune raison de le laisser à la maison.
Il secoua doucement Khatoun qui s’endormait pour la renvoyer dans sa chambre, un peu honteux de constater qu’à l’idée de ne pas la voir pendant des jours et des jours il n’éprouvait pas grand regret. Et comme elle se remettait à pleurer, il lui lança, mécontent :
– Tu ne vas pas larmoyer ainsi jusqu’à la Noël ? C’est ennuyeux, bien sûr, que donna Fiora s’en aille, mais tu peux être assurée qu’elle ne le fait pas sans une bonne raison. Alors, ne lui complique pas l’existence ! Elle reviendra.
– Oui... C’est toi qui as raison, bien sûr... Enfin, on verra bien...
Et, ramassant sa chemise, Khatoun la passa d’un geste machinal et gagna la porte. Florent se recoucha et s’efforça de dormir car la fin de la nuit approchait. Les paroles de Khatoun lui trottaient dans la tête et il s’efforçait d’y trouver une explication. Il n’y parvint pas mais, par contre, finit par s’endormir d’un si profond sommeil qu’il n’entendit pas chanter le coq et oublia l’heure. Ce fut quand Etienne le jeta à bas de son lit qu’il reprit contact avec la réalité quotidienne.
Cette réalité n’avait rien de souriant. Fiora, le visage sombre, ne disait mot et semblait souffrante. Elle était pâle et visiblement fatiguée. En outre, il pleuvait à plein temps ; ce qui donnait une lumière grise guère flatteuse.
Aussi quand, au début de l’après-midi, un page vint lui dire que le roi désirait la voir, accueillit-elle cette invitation sans le moindre plaisir. Florent, au contraire, en fut très content car elle lui ordonna aussitôt de se tenir prêt à l’accompagner et de seller les mules tandis qu’elle-même allait changer de robe.
Fiora trouva Louis XI dans sa chambre, vaste pièce tendue de tapisseries représentant des sujets de chasse où une dizaine de chiens, épagneuls blonds et lévriers blancs, formaient sur les tapis un archipel soyeux. Assis dans un haut fauteuil de bois sculpté près de la grande cheminée de pierre blanche où brûlait un tronc d’arbre, le roi de France semblait curieusement recroquevillé. Frileux à l’excès, il était vêtu comme en plein hiver de drap brun solide et chaud bordé de castor, luisant comme peau de châtaigne, assorti à celui dont était fait le chapeau qu’il portait, comme d’habitude, sur une coiffe de laine rouge emboîtant bien les oreilles. Auprès de lui, son lévrier favori Cher Ami tendait son étroit museau vers les menus morceaux de biscuit que les mains fines, véritablement royales, peut-être la seule beauté de cet étrange souverain, offraient à sa gourmandise. Dans la lumière des flammes, les rubis sertis dans le haut collier d’or du chien brillaient comme braises.
Un homme se tenait auprès du roi, penché vers lui pour recueillir chacune de ses paroles et Fiora, en l’apercevant, tressaillit. Elle n’avait vu qu’une fois ce visage de fouine, ces cheveux raides coupés court et ces yeux glauques, mais elle reconnut leur propriétaire comme l’homme qui, sans qu’elle lui ait causé le moindre tort, était son ennemi juré, celui qui avait tenté de la faire assassiner en forêt de Loches. C’était Olivier le Daim, barbier et confident du roi, du moins autant que peut l’être un homme qui, chaque jour, promène un rasoir sur la gorge d’un autre. Une chose paraissait certaine : il était fort en faveur et Fiora, quelque envie qu’elle en eût, ne pouvait l’accuser ouvertement.
Pour ne plus voir ce regard fielleux glissant sur elle sous la paupière tombante, elle salua profondément, attendant même que le roi la relève de sa révérence. Ce qu’il fit sans tarder :
– Venez-ca, Madame de Selongey ! Nous avons à parler vous et moi ! Laisse-nous, Olivier !
Le barbier sortit à regret, tandis que Fiora s’avançait vers la cheminée et le siège qu’on lui désignait. Elle aurait juré que l’autre allait écouter derrière la porte. Néanmoins, elle décida de n’y plus penser et s’assit sans rien dire, car c’était au roi de parler le premier. Comme il ne semblait pas pressé, elle l’examina discrètement et lui trouva mauvaise mine. Le long nez pointu paraissait aminci et le lourd visage aux mâchoires carnassières fait de parchemin jauni, cependant qu’un tic nerveux contractait par instants la bouche au pli dédaigneux.
Sachant qu’il souffrait de la mauvaise circulation du sang dans ses artères et de douloureuses hémorroïdes, elle pensa qu’une crise, peut-être, expliquait la contraction de son visage. Elle en fut même certaine quand, remuant sur ses coussins, il ne put retenir un bref gémissement, aussitôt suivi d’un mouvement de colère et d’une question.
– Par la Pâques-Dieu ! Où est-il, cet animal ?
– Qui donc, Sire ?
– Ce médecin byzantin... Comment s’appelait-il donc ? Ah oui : Lascaris ! Démétrios Lascaris ! Vous étiez très amis, je crois ?
– En effet, Sire.
– Alors vous devez savoir où il est ? Je n’ai pas compris pourquoi il n’était pas revenu vers moi après la chute de Nancy. Sa vengeance était accomplie avec la mort du duc Charles, et le jeune René de Lorraine n’avait pas besoin de lui. Alors ? Mon service ne lui convenait-il pas ?
– Le Roi ne le pense pas, j’imagine, car Démétrios aimait à le servir mais une... brouille s’était installée entre nous et il a préféré retourner à Florence. Où il se trouve toujours.
– Et moi, dans tout cela ?
– Il pensait sérieusement que le Roi n’avait plus besoin de lui. C’est un homme de grande modestie...
– Lui ? ricana Louis XI. Il est orgueilleux comme un paon. En tout cas, il ne devait pas agir ainsi. C’est moi qui souffre et pas lui. Puisque vous savez où il est, écrivez-lui de revenir ! La lettre sera portée par l’un de mes chevaucheurs...
– Sire, je lui ai déjà demandé de revenir avec moi, mais il a vieilli et craint les longs voyages. Peut-être parce qu’il a trop couru le monde. Et puis la mauvaise saison arrive. A son âge...
– Ouais ! Le roi de France, lui, peut endurer mort et martyre pendant qu’il se dorlote au soleil. Eh bien, écrivez-lui qu’il m’envoie de sa pommade miracle ! Je le ferai venir au printemps. Parlons de vous, à présent ! Vous êtes allée gambader avec mon mulet d’Ecosse ?
– Le Roi pense-t-il vraiment que gambader soit le mot approprié ? Nous avons fait un voyage long et fatigant et...
– Bon, bon ! Je retire gambader. Excusez-moi, donna Fiora ! Je suis de très méchante humeur !
Comme se parlant à lui-même, il expliqua alors que, si une trêve existait entre le couple Marie de Bourgogne -Maximilien d’Autriche et lui-même, le roi Edouard d’Angleterre, si parfaitement berné, mais payé, à Picquigny, entendait à présent appliquer une des clauses du traité : le mariage entre le dauphin et sa fille Elizabeth.
– Ce rat veut nous envoyer sa fille dès à présent pour conclure le mariage et recevoir les soixante mille livres que je dois payer par an pour la main de cette princesse... dont je ne veux pas. Fi donc d’une Anglaise sur le trône de France ! En outre, mon fils, à huit ans, est trop jeune pour se marier. Il me faut trouver un moyen de faire tenir Edouard tranquille.
– Et... le Roi a trouvé ce moyen ?
– Le temps ! Rien que le temps ! En outre, j’ai à
Londres un ambassadeur, Marigny, qui est habile homme. C’est bien le diable si à nous deux nous n’arrivons pas à jouer Edouard. D’autant qu’il a épousé une fille de petite noblesse et que son trône, guigné par son frère Gloucester[xii] n’est pas si solide qu’il le croit... Mais comment en sommes-nous venus à parler politique ? Nous en étions, je crois, à votre équipée à Villeneuve-Saint-André ? Il semblerait donc que le comte de Selongey, après avoir fui le château de Pierre-Scize, ait trouvé asile à la chartreuse du Val-de-Bénédiction ?
– Oui, Sire. Mortimer a dû vous le dire ?
– En effet. Il aurait profité d’un pèlerinage pour fausser compagnie aux bons pères ? Ce qui prouve, selon moi, qu’il avait perdu la mémoire beaucoup moins qu’on ne le pensait.
– Sire ! protesta Fiora scandalisée. Mon époux, jouer un tel rôle ?
– Et pourquoi pas ? A Villeneuve qui nous appartient, il pouvait craindre de n’être pas en sûreté.
– La chartreuse est lieu d’asile !
– Sans doute, mais vous êtes une enfant et vous n’imaginez pas combien de lieux d’asile sont peu sûrs dès que certains intérêts sont en jeu. Votre époux est un homme intelligent. En revanche, je suis surpris que votre séjour à Rome vous ait laissé tant d’innocence.
Fiora se sentit rougir et chercha une contenance en tordant le petit mouchoir qu’elle avait tiré de sa manche. Le roi ne faisait aucune allusion au cardinal della Rovere et semblait tout ignorer de l’aventure tragique dans laquelle il l’avait entraînée.
A nouveau le silence, troublé seulement par le crépitement du feu, s’établit entre eux. Louis XI caressait la tête de son chien favori et cherchait une gâterie pour l’un des épagneuls qui, après s’être étiré longuement, s’approchait de lui et se couchait à ses pieds...
– Les chiens sont les meilleurs amis, les plus sûrs, les plus fidèles que puisse avoir un homme. A plus forte raison un roi, soupira-t-il. A présent, auriez-vous une idée de l’endroit où messire de Selongey a pu se rendre ? Il semble que vous n’ayez pas cherché longtemps autour de Villeneuve ?
– Je pense que c’était inutile et j’espérais... j’espère encore qu’il se souviendra un jour de ce que je vis dans le voisinage du Roi. A moins qu’il n’ait choisi de partir au loin.
Se détournant, Louis XI prit sur une table un peu en retrait un message déplié dont le sceau rompu montrait qu’il avait été lu.
– Une chose est certaine : il n’a pas été à Venise. Le doge en personne nous écrit qu’aucun voyageur lui ressemblant n’a été vu dans la ville. Quant à ceux qui se sont engagés pour combattre le Turc sur les galères de la Sérénissime, la liste en est courte et aucun de ces hommes ne peut être le comte de Selongey.
– Bien ! soupira Fiora. Je remercie le Roi de la peine qu’il a bien voulu prendre...
– Pâques-Dieu, ma chère, laissez de côté ces phrases toutes faites ! Il m’importe autant qu’à vous de remettre la main sur ce brandon de discorde, capable de soulever à nouveau la Bourgogne que Charles d’Amboise est en train de pacifier...
– Le sire de Craon n’est-il plus gouverneur de Dijon ?
– C’est un bon serviteur, mais un imbécile, et j’ai besoin de serviteurs intelligents. De toute façon, nous allons reprendre les recherches pour retrouver votre époux...
– S’il vous plaît, Sire... n’en faites rien !
Les yeux vifs du roi, toujours à demi recouverts par leurs lourdes paupières, s’ouvrirent tout au large :
– Ne voulez-vous pas qu’on le retrouve ?
– Non, Sire. Si vos hommes le cherchent, il les fuira ...ou les tuera. Je veux... j’espère qu’il viendra vers moi de lui-même, sans qu’il soit besoin de lancer à ses trousses toute la maréchaussée du royaume.
– Il devrait être déjà là dans ce cas ?
– Ce n’est pas certain. L’idée m’est venue qu’en quittant Villeneuve, il a pu choisir de rester avec ces pèlerins qui l’ont aidé sans le savoir.
– Vous pensez qu’il a pu les suivre jusqu’en Galice ?
– Pourquoi pas ? La bure du pèlerin constitue la meilleure protection que puisse trouver un fugitif. Et puis, la route est longue. Cela laisse aux choses le temps de s’apaiser. Enfin, il fallait qu’il vive car, si j’ai bien compris, il ne lui restait pas un sou vaillant.
Le roi n’avait plus l’air d’écouter. Ses yeux suivaient le dessin fantastique des flammes et il se mit à réfléchir à haute voix.
– S’il a quitté Villeneuve en mai, il devrait être déjà de retour. Sauf accident, bien sûr...
– Accident ? murmura Fiora déjà reprise par l’angoisse.
– Le chemin de Saint-Jacques est long, pénible et dangereux. Tous ceux qui s’y engagent ne reviennent pas vivants. Je pense que nous pouvons, comme vous le souhaitez, faire trêve à nos recherches. Nous les reprendrons si l’hiver ne le ramène pas auprès de vous. Mais priez le Seigneur Dieu et la benoîte Sainte Vierge pour que cet homme entende la voix de la raison et revienne chercher la paix auprès de vous.
Une menace informulée se cachait sous la voix pesante du roi et Fiora s’en inquiéta assez pour oser demander :
– Sinon ? C’est le mot qui vient après, n’est-ce pas, Sire ?
– Oui. Sinon, je pourrais ne plus me souvenir que d’une chose : c’est qu’il est un rebelle, et ne plus accepter de le traiter autrement. Laissez-moi, à présent, ma chère ! Je suis las et je voudrais sommeiller un peu. Vous n’oublierez pas ma lettre ?
– Pour Démétrios ? Je vais l’écrire en rentrant et la ferai porter ici aussitôt !
– Merci ! ... En priant, ce soir, Notre-Dame de Cléry, je lui demanderai de vous accorder cette paix qui semble prendre plaisir à vous fuir. Je n’irai pas jusqu’à prononcer le mot de « bonheur », car c’est chose trop fragile... et dont, en vérité, personne ne peut dire avec assurance où elle réside...
Une heure plus tard, rentrée chez elle, Fiora écrivit à Démétrios pour lui faire part des besoins du roi. Sa lettre achevée, elle la sabla, la scella et appela Florent pour qu’il la porte au Plessis. Ceci fait, elle écrivit une autre lettre, destinée à messer Agnolo Nardi, rue des Lombards à Paris. Il était inutile de perdre davantage de temps.
A la fin du mois d’octobre, Fiora et Léonarde quittèrent la Rabaudière sous la garde de Florent, incapable de cacher sa joie. N’était-il pas normal, comme il l’expliqua durant leur dernière nuit à une Khatoun en pleine crise de jalousie, qu’il ait plaisir à aller embrasser ses parents ? Et il pressa l’instant du départ pour couper court aux attendrissements et surtout pour ne plus voir la jeune Tartare, debout au seuil de la maison, serrant farouchement contre elle le petit Philippe qui, peu satisfait du traitement, protestait vigoureusement, au point que Péronnelle dut s’en mêler. Les yeux noirs flambaient de colère et de chagrin à la fois cependant que, du haut de sa mule, Fiora donnait ses dernières instructions du ton joyeux de quelqu’un qui s’en va faire un voyage d’agrément.
La version officielle était le souhait d’Agnolo Nardi de la voir venir à Paris pour quelques affaires importantes. Se sentant vieillir, le négociant voulait informer l’héritière de Francesco Beltrami de ce dont il faudrait qu’elle s’occupe s’il venait à disparaître. Pieux mensonge, bien sûr, puisque les intérêts de la jeune femme étaient, à présent, fermement tenus en main par Lorenzo de Médias en personne. En réalité, Agnolo avait écrit à Fiora que lui-même, sa femme Agnelle, leur maison et leur cœur ne souhaitaient qu’une chose : l’accueillir à nouveau et la garder le plus longtemps possible. Ils ignoraient la raison profonde du séjour que Fiora entendait faire à Paris.
Péronnelle et Etienne, dans la simplicité de leurs cœurs, n’avaient rien vu d’extraordinaire à ce voyage. Pour eux, Fiora, qu’ils aimaient sincèrement, avait fini par prendre les couleurs d’un bel oiseau migrateur. Une chose comptait à leurs yeux : elle leur accordait pleine confiance et, grâce à elle, ils étaient exempts de tout souci d’ordre matériel. Enfin, un petit enfant vivait auprès d’eux, leur donnant la douce illusion d’être grand-père et grand-mère.
A son regret, Fiora n’avait pu saluer Douglas Mortimer. L’Ecossais, dont décidément le roi appréciait toujours davantage les services, accomplissait une mission. C’est dire que tout le monde, hormis Louis XI, ignorait où il se trouvait. A ce dernier, la jeune femme, au matin de son départ, fit porter une lettre annonçant une absence de quelques semaines pour affaires. Elle le savait trop méfiant pour se permettre de quitter son voisinage sans l’en prévenir. Ayant ainsi assuré ses arrières, Fiora prit d’un cœur assez paisible le chemin de Paris qu’elle et Léonarde gagnèrent par Tours, Amboise, Beaugency et Orléans.
Un voyage agréable, que l’on fit sans hâte excessive pour ménager Léonarde. Le temps d’automne restait beau et, si les nuits devenaient fraîches et parfois pluvieuses, le soleil semblait s’être donné à tâche de reparaître à chaque aurore et, dans l’après-midi, permettait encore les fenêtres ouvertes et les longs bavardages dans la rue.
En approchant de la grande ville, Fiora s’aperçut qu’elle éprouvait des impressions différentes de celles ressenties trois ans et demi plus tôt, lorsqu’elle y était arrivée avec Léonarde, Démétrios et Esteban. Sous le coup de la mort tragique de son père et des cruelles épreuves qui l’avaient suivie, elle ne souhaitait qu’un refuge, un endroit où personne ne la connaîtrait et où elle pourrait refaire ses forces pour les combats qu’elle avait juré de mener.
Cette fois, s’accordant le loisir de regarder autour d’elle, elle vit que les abords de Paris paraissaient aussi aimables que les rives de la Loire : des plaines et des avancées de plateaux couverts de champs cultivés, des coteaux garnis de vigne ou piqués d’arbres fruitiers, des vallées vertes de pâturages, des bois, des forêts, des châteaux montrant souvent des pierres neuves et puis, à mesure de l’approche, des bourgs importants, des villages paisibles et de grandes abbayes. Les murailles même de la ville capitale semblaient rajeunies, car Louis XI veillait de près aux défenses de ses grandes cités et encourageait les restaurations.
Dans Paris où ne pesait plus, comme la première fois, la menace des Anglais, les rues étaient pleines d’une vie bruyante, riche et colorée où ne résonnait aucun pas ferré de troupe en marche. A l’exception des gardes de la porte Saint-Jacques et des sentinelles postées aux deux châtelets, le Petit et le Grand, qui commandaient le Petit-Pont et le Pont-au-Change, les voyageurs ne rencontrèrent pas une seule cotte d’armes, pas un seul chapeau de fer.
– Quelle belle chose, tout de même, que la paix ! remarqua Florent, tout en dardant un regard meurtrier vers une bande d’étudiants qui sifflaient sur le passage de Fiora et lui envoyaient des baisers.
– Alors, arrangez-vous pour ne pas la troubler et cessez de vous occuper de ces garçons ! ... Et tâchez que nous avancions un peu plus vite ! J’ai hâte d’apercevoir les trois pignons de la maison de messer Nardi !
Passé le Grand-Pont et le bruit de ses moulins, la Grande Boucherie et ses odeurs abominables de viscères et de sang caillé, on arriva à destination et les deux femmes virent avec plaisir que rien n’avait changé : la belle enseigne peinte se balançait toujours aussi majestueusement et les langues rouges des girouettes, sur les toits, continuaient à tourner doucement au vent du soir. Les fenêtres aux carreaux étincelants s’ouvraient comme autrefois sur les grandes pièces fleurant bon la cire fraîche et le pain chaud et, dans les magasins du rez-de-chaussée, les employés, la plume d’oie entre les doigts, étaient toujours courbés sur les gros registres reliés en parchemin. Mais l’apparition d’Agnolo Nardi, à l’appel de Florent qui s’était rué dans le bâtiment aussitôt descendu de son cheval, serra le cœur de Fiora. Certes, elle retrouvait le même petit homme rond et brun, quoiqu’un peu grisonnant, mais à présent, il marchait en s’appuyant sur une canne et les yeux de la jeune femme s’embuèrent de larmes. Cette canne, même ennoblie d’un pommeau d’argent ciselé, n’en était pas moins la preuve de ce que le bon Agnolo avait subi pour le service de Fiora : la torture par le feu que lui avait infligée l’impitoyable Montesecco pour obtenir de lui l’adresse de la jeune femme C’était même une chance qu’il pût encore marcher ! Aussi rencontra-t-il des joues mouillées quand Fiora sauta à terre pour courir l’embrasser.
– Tu pleures, donna Fiora ? s’écria-t-il. En voilà une bienvenue ? Nous qui sommes si heureux de ta venue !
– Je pleure de honte, mon ami, et de regret, car c’est à moi que tu dois d’avoir tant souffert et...
– Chut ! Je n’ai pas été aussi vaillant que cela car ces bandits ont très vite pensé à s’en prendre à mon Agnelle... et là, bien sûr, j’ai dit tout ce que ce démon voulait. Si quelqu’un doit demander pardon, c’est moi !
– Plus un mot là-dessus dans ce cas ! Grâce à Dieu, Montesecco a payé pour ses crimes. Ou plutôt pour un crime qu’il a refusé de commettre.
– Comment cela ?
– Au moment de la conspiration des Pazzi, aux dernières Pâques, il a refusé de frapper les Médicis dans le Duomo, mais il a tout de même été arrêté et décapité.
– La justice de Dieu s’y retrouve toujours ! Entrez vite à présent ! Florent va mettre vos bêtes à l’écurie. Il doit se souvenir de son emplacement et...
Un cri de joie l’interrompit. Toujours aussi ronde, toujours aussi blonde, Agnelle, grands yeux d’azur et robe de velours assortie, venait de surgir de la maison à son allure habituelle, celle d’un courant d’air, et se jetait dans les bras de Fiora qu’elle embrassa et réembrassa avant de tomber dans ceux de Léonarde.
– Pour une arrivée discrète, c’est réussi ! marmotta Agnolo avec un coup d’œil aux fenêtres environnantes où s’était installée une guirlande de voisines.
– Qui a parlé de discrétion ? protesta sa femme. Et pourquoi cacherions-nous la venue de notre donna Fiora que nous aimons comme notre fille ?
Néanmoins, elle fit rentrer son monde dans la maison où le ballet des servantes chargées de préparer les chambres et de veiller à allonger le menu du soir était déjà commencé. Léonarde et Fiora retrouvèrent avec plaisir leur ancien logis tandis que Florent partait vers les bureaux afin d’y faire étalage de son nouveau rang d’écuyer d’une grande dame et de son élégant costume de fin drap gris porté sous un ample manteau doublé de vair. Il irait ensuite chez son père, le changeur Gaucher le Cauchois, pour y embrasser sa mère et ses sœurs et, très certainement, y passer la nuit.
Il était donc absent quand, après le souper et toutes portes closes, les servantes retirées chez elles, Fiora fit part à ses amis de l’embarras dans lequel elle se trouvait, sans chercher le moins du monde à se découvrir des excuses.
– Par les lettres de Léonarde et les miennes, vous avez su dans quelle aventure insensée je me suis trouvée entraînée avant de pouvoir, enfin, regagner Florence et y vivre quelques semaines de paix, je dirais presque de bonheur car, pendant ce séjour j’ai... j’ai aimé Lorenzo de Médicis et il m’a aimée. Je ne vous le cache pas, la tentation m’est venue alors de rester là-bas, d’y appeler mon fils et Léonarde. Bien sûr je me croyais veuve, mais, dussé-je mourir de honte devant vous, je crois que, sachant mon époux vivant, les choses se seraient passées de la même façon...
Fiora se tut un moment. Avant de commencer, elle avait reculé suffisamment pour que son visage ne fût pas trop éclairé par la lumière du grand chandelier posé sur la table. Elle avait en effet conscience de l’incongruité de telles paroles dans ce foyer d’époux honnêtes et fidèles l’un à l’autre. Agnolo et Agnelle se portaient un amour profond et, très certainement, la seconde n’aurait jamais l’idée de regarder seulement un autre homme que son époux. Pourtant, dans ces deux visages tournés vers elle, Fiora ne lut rien qui ressemblât à une quelconque condamnation. Au contraire, Agnelle lui sourit :
– Vous connaissez Monseigneur Lorenzo depuis toujours, n’est-ce pas ?
– Depuis toujours en effet...
– Alors, peut-être l’aimiez-vous déjà sans vous en rendre compte ? Agnolo n’a cessé de me répéter qu’il est l’homme le plus extraordinaire de ce temps et que son charme est extrême.
– Cela vous ressemble bien, chère Agnelle, de chercher tout de suite une excuse à ma faute, mais je n’aimais pas Lorenzo jadis. C’était de son frère Giuliano que j’étais amoureuse. J’ajoute que je l’ai oublié dès ma rencontre avec Philippe de Selongey. Et c’est là qu’en dépit de votre indulgence vous aurez peut-être quelque peine à me comprendre car, même auprès de Lorenzo, je n’ai jamais cessé d’aimer Philippe et quand j’ai su, par messire de Commynes, que le roi lui avait fait grâce et qu’il vivait toujours, ma seule pensée a été de revenir vers lui, ma seule espérance de le retrouver...
De l’autre bout de la table, la voix d’Agnolo, paisible et un peu sourde, se fit entendre.
– Qui de nous peut se vanter d’avoir vécu sans faiblesse ? Tu oublieras Monseigneur Lorenzo comme tu avais oublié son frère !
– Non. L’oubli est désormais impossible, et c’est pourquoi je suis venue demander votre aide... si vous ne me méprisez pas trop !
Le silence qui suivit ne dura guère. Agnelle se leva, vint derrière Fiora et, glissant ses bras autour de son cou, elle dit calmement :
– Je crois, Agnolo, que tu devrais t’assurer que les portes sont bien fermées.
Il leva un sourcil, sourit, puis se leva et quitta la salle. Le bruit de son pas inégal s’éloigna lentement. Alors, sans quitter sa pose affectueuse, Agnelle murmura à l’oreille de Fiora :
– Quand l’enfant doit-il arriver ?
– En avril, je pense, mais, Agnelle, je ne voudrais surtout pas vous mettre dans l’embarras.
– Chut ! Il n’y aura aucun embarras. Puisque votre époux est vivant, la naissance doit rester secrète.
– C’est ce que je souhaite et c’est aussi pourquoi j’ai voulu m’éloigner avant que les signes extérieurs ne deviennent visibles.
– Vous avez eu tout à fait raison. Ici, la maison est grande...
– Non, coupa Léonarde. Ce n’est pas davantage possible ici. Avez-vous oublié le remue-ménage causé par notre arrivée ? En outre, il y a vos servantes, les commis de votre époux. Le beau secret que nous aurions là ! Nous pensions plutôt vous prier de nous prêter votre maison de Suresnes où j’ai passé naguère l’agréable convalescence de ma jambe cassée.
Agnelle se redressa lentement et marcha quelques instants le long de la cheminée avant de s’y arrêter.
– Cela vous ennuie-t-il ? demanda Fiora.
– Cela m’ennuie pour vous. Une maison que nous n’habitons guère qu’en été, vous y faire passer un hiver avec l’humidité des bords de Seine...
– Les cheminées tirent parfaitement, reprit Léonarde, et à présent je connais bien la maison et ses entours. Je crois que nulle part nous ne serons mieux retirées. Bien sûr, il ne serait pas question de s’y installer en grand arroi. Fiora passera pour une cousine italienne de votre époux, ou une nièce, qui a eu des malheurs, et moi je fais une duègne très convenable. En outre, ni les travaux de la maison ni les soins d’un accouchement ne me font peur.
– Vous voulez y habiter seules ?
– Naturellement, dit Fiora. Le jeune Florent m’est dévoué, mais il ignore tout et je pense le renvoyer à la Rabaudière.
– C’est impossible ! fit Agnelle catégorique. La maison, vous le savez, se trouve un peu isolée. Il y faut un homme, ne fût-ce que pour le bois, l’eau et les gros travaux. Florent connaît l’endroit pour s’être occupé longtemps du jardin, et aussi les gens des environs. Si nous adoptons l’idée d’une nièce d’Agnolo, personne ne s’étonnera de le voir à Suresnes. Pourquoi ne voulez-vous pas le mettre au courant ? Aurait-il démérité ?
Fiora rougit et ne répondit pas. Ce fut Léonarde qui s’en chargea :
– En aucune façon, mais ce qui gêne Fiora, c’est – vous le savez d’ailleurs – qu’il est amoureux d’elle depuis leur première rencontre ici-même. Elle craint... de le choquer ; peut-être même de le blesser.
– Vous le connaissez mal. Il sera fier de votre confiance et plus encore de devoir veiller sur celle qu’il aime tant. Mais à présent, nous devons débattre sur l’heure d’un sujet plus important : l’enfant. Que comptez-vous en faire ? Vous ne pourrez pas le ramener chez vous...
– Je sais, dit Fiora. Et croyez que cela m’est cruel. Je ne peux accepter l’idée de m’en séparer à jamais. Pourtant, il va falloir trouver des parents nourriciers dignes de confiance...
– Et vous n’avez pas pensé à nous ? s’écria Agnelle sincèrement indignée. Où trouverez-vous de meilleurs parents qu’Agnolo et moi à qui le Ciel n’a pas accordé d’enfants ? Et où sera-t-il mieux que chez nous où il vous sera loisible de le revoir chaque fois que vous le désirerez ? Tenez ! Vous seriez sa marraine ?
A son tour Fiora se leva, alla prendre l’excellente femme dans ses bras et la serra sur son cœur :
– Autant vous l’avouer : j’espérais que vous parleriez ainsi.
– Mais vous n’en étiez pas certaine ? Pourquoi ?
– J’étais sûre de la femme que vous êtes. Mais il y a votre époux. Il peut s’y opposer. Je connais ses principes...
– Seulement vous ne connaissez pas assez son cœur. Décidément, mon amie, vous savez bien mal juger les hommes. Élever comme sien l’enfant de Monseigneur Lorenzo et de sa chère donna Fiora ? Mon Agnolo va être aux anges !
Il le fut en effet et, les larmes aux yeux, remercia la jeune femme de la preuve d’affection qu’elle allait leur donner.
– J’en ferai un homme digne de votre cher père, affirma-t-il.
– Et si c’est une fille ? Il faut envisager cette éventualité.
– Alors, elle sera la lumière de cette maison. Quant à Florent, Agnelle le connaissait mieux que
Fiora et l’avait parfaitement jugé. En apprenant ce que l’on attendait de lui, il mit genou en terre devant la jeune femme, comme un chevalier devant sa dame, et jura de veiller sur elle et sur l’enfant à naître, jusqu’à la mort s’il se devait. Dépositaire d’un secret aussi dangereux pour la paix à venir de celle qu’il aimait, il se sentait immensément fier, et en outre ravi : la perspective d’une longue et étroite cohabitation avec Fiora, sans autre témoin que Léonarde, l’enchantait. Du coup, il se sentit la force et la sagesse de tous les preux du grand Charlemagne réunis en sa seule personne. Certes, une inquiétude lui vint à la pensée de Khatoun et de son attitude devant une aussi longue absence, mais, même si, au retour, il devait affronter des scènes déplaisantes, le jeu en valait largement la chandelle.
Durant les trois jours qui suivirent, Fiora et Léonarde se comportèrent comme des étrangères en visite. Avec Agnelle, elles se rendirent à Notre-Dame, à la Sainte-Chapelle, musèrent sur les marchés et au cimetière des Innocents. Là, elles effectuèrent de nombreux achats dans cette rue de la Lingerie qui jouxtait le fameux enclos des morts où se déversaient la majeure partie des défunts de Paris. Elles ne manquèrent pas de faire aumône à la recluse de l’endroit, la vénérable Agnès du Rocher, qui s’était fait murer soixante-quinze ans plus tôt, à l’âge de dix-huit ans, dans l’étroite logette sans porte ni fenêtre qui ne s’ouvrait que par une sorte de fente donnant sur le cimetière[xiii]. Il se trouvait toujours un grand concours de femmes agenouillées priant devant cette ouverture, qui ne permettait guère d’apercevoir qu’un paquet de chiffons nauséabonds dans lesquels il était impossible de distinguer un visage. Fiora laissa tomber deux pièces d’or de l’autre côté du mur lépreux :
– Elle ne les gardera pas, murmura Agnelle. Avant ce soir, quelque miséreux venu implorer son secours les aura reçus. De toute façon, vous aurez fait œuvre pieuse.
Et, en effet, de l’intérieur, une voix cassée, tremblante, qui n’appartenait plus tout à fait à la terre, fit entendre un remerciement au nom du Très-Haut et une bénédiction.
– Comment une jeune fille peut-elle se condamner à pareil supplice ? fit Léonarde impressionnée. Pourquoi n’avoir pas choisi plutôt le couvent ?
– Peut-être parce qu’il fallait une grande expiation. On dit qu’Agnès, qui était fille noble, a aimé un garçon qui n’était pas de son rang et qu’elle en a eu un enfant. Son père aurait tué de ses mains et l’amant et l’enfant nouveau-né. A peine remise de ses couches, Agnès a obtenu de l’évêque de Paris la permission d’entrer en reclusoir. Il en existait plusieurs autour du cimetière. Je vous montrerai tout à l’heure, parmi les tombes, celle de sœur Alix la Bourgotte, morte en 1466, et sur laquelle notre sire le roi a fait élever une statue grandeur nature avec ces mots :
En ce lieu gist sœur Alix la Bourgotte A son vivant recluse très dévote Où a régné humblement et longtemps Et demeurée bien quarante-huit ans
Mais Fiora n’avait pas envie d’aller voir l’effigie de cette sainte femme. Les pénitences aussi démesurées lui inspiraient une sorte de répulsion et, si elle comprenait qu’une fille désespérée pût choisir l’asile d’un couvent, elle avait de la vie, ce don de Dieu, une idée trop haute pour admettre une forme de suicide qui, d’ailleurs, n’en était pas un puisque, soumises durant des années à l’humidité, au froid, au gel même ou à l’extrême chaleur, les pénitentes s’accrochaient à la vie durant d’interminables années. Mieux valait, cent fois, mourir foudroyée par le soleil sur les chemins arides de Compostelle ou périr noyée en voguant vers la Terre sainte !
Ses péchés d’amour, à elle, étaient bien plus graves que ceux de cette Agnès qui, en fait, expiait le crime d’un autre, mais l’idée de choisir ce tombeau entrouvert pour y croupir interminablement dans la fange et l’ordure lui faisait horreur. Léonarde s’en rendit compte et l’entraîna :
– Ce n’est pas un spectacle pour une future mère, lui chuchota-t-elle. Et Dieu n’en demande pas tant aux pauvres humains car alors son Paradis, au jugement dernier, demeurerait tristement vide !
Fiora lui sourit et, sous son manteau, glissa sur son ventre une main déjà protectrice. A mesure que les jours passaient, elle s’attachait davantage à ce petit être inconnu qui prenait vie dans ses entrailles, et elle en venait à penser que l’inévitable séparation ne serait peut-être pas une délivrance, mais un arrachement plus cruel qu’elle ne s’y attendait.
Cependant, tandis que les femmes parcouraient Paris,
Florent, suivant les ordres d’Agnolo, effectuait de nombreux voyages à Suresnes pour y mettre la maison en état d’offrir un hivernage à peu près confortable. Le village, dépendant de l’abbaye Saint-Leuffroy, elle-même vassale de la riche et puissante abbaye Saint-Germain-des-Prés, n’offrait pas de grandes ressources en dehors des vignes étalées sur les coteaux et des troupeaux de moutons qui, l’été, occupaient les pentes du mont Valérien. Grâce à ses soins et à la prévoyance attentive d’Agnelle, tout fut prêt en temps voulu et quand, le quatrième jour, Fiora et Léonarde firent à leurs amis des adieux aussi joyeux que bruyants, elles savaient pouvoir envisager l’avenir avec une certaine sérénité. En effet, quand l’enfant viendrait vivre chez les Nardi, jamais les bonnes gens de la rue des Lombards ne feraient un rapprochement entre la grande dame élégante venue passer quelques jours en octobre et la pauvre fille venue d’Italie cacher sa faute loin de son cadre habituel.
Les voisins en question auraient été fort surpris s’ils avaient pu assister, une grande heure plus tard, à la curieuse scène qui se déroula dans une hutte de bûcherons abandonnée de la forêt de Rouvray : la grande dame et sa suivante y changeaient leurs riches costumes de voyage pour des robes et des capes d’épais drap gris et noir et des coiffes de toile unie qu’elles rabattirent sur leurs visages, s’assurant ainsi un maintien modeste peu susceptible d’attirer l’attention des passants, à vrai dire assez rares. Après quoi, l’on reprit le chemin de Suresnes où l’on arriva à la fin du jour, en cette heure grise et indécise que l’on appelle « entre chien et loup », et alors que l’Angélus du soir était sonné depuis un bon moment au clocher de Saint-Leuffroy.
Situé entre les pentes du mont Valérien et la Seine dans laquelle son petit verger venait mourir, le clos d’Agnolo Nardi se composait dudit verger, d’une belle vigne qui remontait doucement le coteau, et d’un jardin entourant une maison basse construite en croisillons de bois et plâtre de Paris sur un soubassement de pierres qui renfermait le cellier et les caves. Un escalier extérieur menait à l’unique étage, encapuchonné d’un grand toit pointu. Deux ou trois petites dépendances, dont une écurie, formaient sur le derrière une cour irrégulière creusée d’une mare dans laquelle poules et canards s’ébattaient tout le jour. Un vieil homme noueux comme un cep de vigne et presque aussi causant, le père Anicet, assurait en principe la garde du domaine, protégé par son voisinage avec l’abbaye. Le père Anicet veillait à l’entretien de la vigne avec l’aide intermittente mais vigoureuse, surtout au moment des vendanges, de deux vieux garçons du village, les frères Gobert. Il habitait une maisonnette au bord de l’eau, ce qui lui permettait de s’adonner à ce qu’il aimait le plus au monde avec les vins du pays : la pêche. Enfin, il ne mettait jamais les pieds dans la maison principale où, en arrivant, Florent se hâta d’allumer les feux qu’il avait préparés.
Le logis se composait d’une grande cuisine qui servait de pièce à vivre, de quatre chambres et d’un réduit pour les commodités. Les meubles en étaient simples, mais solides et bien choisis comme les tentures qui réchauffaient les chambres où ne manquaient même pas les tapis. La main d’Agnelle se devinait dans l’abondance et la qualité du linge et des objets usuels. Rien de luxueux, bien sûr, mais tout ce qu’il fallait pour rendre confortable un séjour hivernal...
– A moins d’une très grosse crue, ajouta Florent qui faisait les honneurs, nous n’avons pas à craindre l’inondation. Il est déjà arrivé que l’eau vienne jusqu’à l’entrée de la cave, mais on peut toujours sortir par l’arrière puisque la maison est située sur une pente. Pensez-vous que vous serez bien ici, donna Fiora ?
Celle-ci le rassura d’un sourire.
– Très bien. J’en étais certaine, d’ailleurs, depuis le séjour de dame Léonarde. Regardez-la, Florent, elle est déjà chez elle.
La vie s’organisa très vite, rythmée par la cloche du couvent Saint-Leuffroy qui sonnait les offices. Les deux femmes vaquaient aux soins du ménage et de la cuisine, cousaient, brodaient ou filaient le soir sous le manteau de la cheminée qui les réunissait tous trois. Florent, lui, veillait aux gros travaux et au ravitaillement. Fiora se sentait nettement plus alerte que durant sa première grossesse et sortait volontiers dans l’enceinte du domaine. Elle ne tenait pas à se montrer au village, afin d’éviter de susciter la curiosité. Mais, profitant de l’été de la Saint-Martin, elle obtint de Florent qu’il l’emmène avec Léonarde jusqu’au sommet du mont Valérien admirer la vue sur Paris que la renommée disait si belle. Il lui semblait que la contemplation de la nature l’aidait dans sa gestation. En outre, le mont était devenu un but de pèlerinage depuis qu’y vivait un ermite nommé Antoine. Pour figurer le Calvaire, il avait élevé trois croix de bois devant lesquelles il priait matin et soir.
Afin de ne pas déranger le saint homme dans ses oraisons, Fiora et Léonarde gravirent la pente boisée en début d’après-midi. De fait, elles ne rencontrèrent personne et c’est tout juste si elles aperçurent la hutte de branchages qu’il s’était construite à la lisière du bois.
De là-haut, le panorama était admirable. Paris enfermé dans ses murailles et coupé par le long ruban gris de la Seine, Paris hérissé par les flèches dorées de ses églises ressemblait à une grande coupe d’argent sertie dans l’or et dans le cuivre, car d’immenses forêts roussies par l’automne s’étendaient tout autour. Dans ces forêts, la main de l’homme avait taillé des clairières où poussaient des villages : Saint-Denis, Courbevoie et Colombes en bordure des prairies de Longchamp ; vers Saint-Germain, il y avait Vaucresson, Montesson et, dans la forêt de Montmorency, d’autres hameaux, Montmagny, Montlignon, Andilly ; et puis, vers la Marne, Montreuil, Chennevières, Vincennes, cependant qu’au sud apparaissaient les clochers d’Arcueil, de Sceaux, de Fresnes et de Villeneuve-le-Roi. Florent, qui connaissait bien l’endroit, prenait plaisir à renseigner Fiora, et celle-ci admirait le spectacle sans réserve. Au milieu de cette mer d’arbres, rougis, brunis, dorés, la ville capitale semblait, sous le soleil tardif, vibrer d’une vie bien à elle. Un brouillard nacré s’en dégageait, avant de se dissoudre dans le bleu léger du ciel. Et Fiora qui, si souvent, de sa villa de Fiesole, avait contemplé Florence en pensant qu’aucune cité au monde ne pouvait l’égaler en beauté, Fiora qui avait contemplé Rome brasillant des feux pourpres d’un couchant glorieux, demeurait admirative et muette en face de cette grande ville sereine et majestueuse que, cependant, son roi n’aimait pas.
– Pourquoi ? murmura-t-elle pensant tout haut sans même s’en rendre compte, pourquoi le roi Louis vient-il si rarement ici ? Paris est pourtant digne de lui...
– Oui, mais Paris a été anglais trop longtemps et le roi n’arrive pas à l’oublier, fit Léonarde. Les souvenirs en demeurent proches et il faudra peut-être un autre règne, une autre génération pour que Paris rentre enfin en grâce. Le roi en prend soin : ce n’est déjà pas si mal... Et, dans un sens, c’est une bonne chose pour nous. Nous ne risquons guère de le rencontrer.
Avec le temps de Noël, le froid s’installa et aussi la neige. Les nuits furent troublées par les hurlements des loups. Florent et le père Anicet veillaient aux clôtures avec plus de diligence que jamais. On disait aussi que, dans la forêt de Rouvray voisine, des brigands tenaient leurs quartiers, mais aucun n’osa s’approcher de la puissante abbaye et des quelques maisons abritées sous son aile de pierre.
Fiora se portait toujours aussi bien, mais l’ennui commençait à la gagner. Les nouvelles de Touraine étaient rares. Léonarde avait écrit à Etienne pour lui dire que Fiora avait contracté une maladie qui l’éprouvait beaucoup et lui interdisait d’entreprendre, surtout en hiver, le voyage vers la Loire. Elle ne reviendrait qu’au printemps, si tout allait bien... En retour, apportées une fois par Agnelle, une autre fois par Agnolo, on reçut quelques lignes brèves et maladroites. Le brave Etienne savait lire, mais l’écriture n’était pas son fort. Quant à Khatoun, à qui Fiora avait envoyé une petite lettre, elle ne répondit pas, ce qui ne laissa pas d’inquiéter la jeune femme car Khatoun savait parfaitement lire et écrire. Florent, pour sa part, pensa que la jeune Tartare boudait, mais se garda bien de le dire, se contentant de faire remarquer qu’en général une absence de nouvelles signifiait que tout allait bien. Et puisque Etienne disait que le petit Philippe poussait comme un champignon, il n’y avait aucun souci à se faire.
– J’ai quand même bien envie de vous envoyer là-bas, lui dit un jour Fiora. Ce silence n’est pas normal. Me sachant malade, peut-être pourrait-on au moins demander des nouvelles ?
– Qui donc ? Aucun des habitants de la Rabaudière ne peut se lancer sur les grands chemins par ces temps de froidure. Et messire Philippe le petit a besoin de tout son monde...
C’était l’évidence même. Néanmoins, Fiora ne pouvait s’empêcher de penser que Douglas Mortimer qui, en bon Écossais, ne craignait ni tempête ni froidure, aurait pu faire le voyage de Paris... Et elle souffrait de cette indifférence. C’était comme si, en quittant sa maison de Loire, elle avait effacé du paysage jusqu’à son souvenir. Et elle avait tellement hâte de repartir, à présent, qu’il lui semblait que le bébé attendu ne viendrait jamais...
Passé le temps des étrennes et celui de l’Epiphanie, les jours parurent se traîner plus misérablement encore. Léonarde souffrit de rhumatismes et la moitié des choux que l’on avait en réserve se transformèrent en cataplasmes. Le froid heureusement ne fut pas trop rigoureux, mais quand la neige fondit, la Seine commença à grossir. De la fenêtre de leur salle, les deux femmes la regardèrent monter lentement à l’assaut du verger, puis du jardin, et finalement de l’escalier. Une marche, une autre marche... La cave se remplit d’eau, ce qui ne risquait pas de porter tort aux futailles, mais aux autres provisions, et Florent employa une nuit entière à déménager le saloir, les jambons, puis les pommes et les poires mises au fruitier, pour leur éviter un naufrage total. Il en était même à envisager d’emporter les meubles dans les vignes et de conduire les deux femmes chez l’ermite du mont Valérien quand, brusquement, en quelques heures et comme un baquet dont on a enlevé la bonde se vide d’un seul coup, le flot boueux se retira. Le verger cessa d’être une plantation de plumes d’oie dans de l’encre grise pour retrouver ses assises. Des assises boueuses, spongieuses, mais qui, tout de même, ressemblaient à de la terre ferme.
On eut d’autres alertes, lorsque à la fin de l’hiver des rafales de pluie secouèrent les arbres et en arrachèrent des brindilles. Florent vivait assis sur la berge, l’œil rivé au niveau du fleuve. Quant à Fiora, qui atteignait un maximum de circonférence, elle en venait à nier tout danger en vertu de cet adage antique qui veut que ce que l’on nie n’existe pas. Mais il était impossible de nier les douleurs de la pauvre Léonarde et, alors qu’elle était censée s’occuper de la future mère, ce fut celle-ci qui passa de longues heures à soigner ses jointures douloureuses. Elle finit même par oublier son état : elle et ses deux compagnons se trouvaient enfermés au cœur d’une bulle de chaleur et de sécheresse qui voguait sur un flot instable dont on ne pouvait savoir s’il n’allait pas, tout à coup, les engloutir à jamais.
Et puis, d’un seul coup, tout rentra dans l’ordre. Aux derniers jours de mars, le printemps fut exact au rendez-vous. Des pousses, vite changées en boutons, surgirent sur les arbres fruitiers, et la boue laissa percer de minces lames vertes qui annonçaient l’herbe. Fiora pensa alors que l’enfant n’allait plus tarder. En effet, dans la nuit du 4 au 5 avril, elle ressentit des douleurs, peu violentes, mais assez rapprochées pour lui faire appeler Léonarde qui, de son côté, réveilla Florent, chargé de rallumer le feu dans la cuisine et de mettre de l’eau à bouillir tandis qu’elle-même préparait tout ce qui était nécessaire. Depuis longtemps déjà, une grande corbeille avait été accommodée pour servir de berceau.
Tout alla infiniment plus vite que l’on ne s’y attendait et c’est tout juste si la grande marmite eut le temps de chauffer : une demi-heure après avoir poussé son premier gémissement, Fiora stupéfaite donnait le jour à une petite fille. Elle ne ressentait aucune fatigue et, pour un peu, elle aurait quitté son lit pour aider Léonarde à s’occuper du bébé.
– J’ai tant souffert pour mon petit Philippe ! Est-il vraiment possible de mettre un enfant au monde en si peu de temps ?
– La preuve ! fit Léonarde en riant. La venue d’un premier enfant est toujours assez longue, mais notre petite demoiselle avait, semble-t-il, grande hâte de voir le jour. Oh, mon agneau, elle vous ressemble tellement !
Et Léonarde qui venait de finir d’emmailloter la petite fille se mit à pleurer en la berçant dans ses bras. Florent, arrivant avec des bûches pour le feu, en laissa choir son bois.
– Pourquoi pleurez-vous ainsi, dame Léonarde ? L’enfant n’est pas...
– Non, non, elle va très bien, mais elle vient de réveiller tant de souvenirs ! Vous n’étiez pas beaucoup plus vieille, Fiora, quand on vous a mise dans mes bras pour la première fois, et il me semble que tout recommence !
– Grâce à Dieu, les circonstances ne sont pas les mêmes, dit Fiora doucement.
– Elles sont moins tragiques, sans doute, mais presque aussi tristes. Cette petite fille ne vous donnera pas davantage le nom de mère que vous ne l’avez donné à la vôtre.
A leur tour, les yeux de Fiora s’emplirent de larmes. Elle réalisa que, jusqu’à l’instant de son premier cri, l’enfant qu’elle portait lui était apparu comme une gêne, une punition et même un danger, puisqu’il risquait d’élever une infranchissable barrière entre elle et l’homme qu’elle aimait. Elle ne l’avait pas attendu avec la même joie, le même orgueil que son petit Philippe. Mais à présent, ce n’était plus une abstraction : c’était un petit être vivant, la chair de sa chair, le sang de son sang et quand Léonarde, doucement, vint le déposer au creux de son bras, ce fut avec une vraie tendresse, un véritable amour qu’elle posa ses lèvres tremblantes sur la minuscule tête ronde où de légers cheveux bruns formaient comme une petite crête...
– Oh Léonarde, balbutia-t-elle, qu’allons-nous devenir ? Comment ai-je pu penser un seul instant à m’en séparer ? Je l’aime déjà...
– Moi aussi, et je vous demande pardon d’avoir, à cette heure qui devrait être heureuse, donné libre cours aux sentiments que je me suis efforcée de vous dissimuler durant tout ce temps. Et pourtant, je ne savais pas que ce serait une fille. Mais là... tout a débordé d’un seul coup.
– Vous pensiez à ma mère. Et moi, à présent, j’y pense aussi. Comme elle a dû souffrir en sachant qu’elle allait quitter ce monde en m’y laissant !
– Ce ne sera pas la même chose pour vous. Cette enfant vous connaîtra et, même si elle ne sait pas que vous êtes sa mère, je suis sûre qu’elle vous aimera... Au fait, comment allez-vous l’appeler ? Il lui faut un nom florentin puisqu’elle est, en principe, la petite nièce de ce bon Agnolo.
– Cela coule de source : Lorenza... Lorenza-Maria en mémoire de ma mère.
En dépit des objurgations de Léonarde, Fiora refusa d’être séparée de sa fille. Jusqu’au lever du jour, elle la garda contre elle, lui murmurant des mots tendres, caressant tout doucement les mains minuscules et les petites joues rondes qui avaient la douceur et la couleur d’une pêche de vigne. Son cœur, pris par surprise, débordait d’amour et de chagrin. Et quand, au matin, Léonarde vint la lui enlever pour lui donner des soins et la nourrir d’un peu d’eau sucrée au miel, Fiora eut l’impression de perdre une partie d’elle-même.
– Vous me la rendrez tout de suite après, n’est-ce pas ?
– Non, Fiora. Vous avez besoin, vous aussi, de soins, sans parler du repos que vous vous êtes refusé. Lorenza va dormir un peu dans sa corbeille... mais je la mettrai tout près de votre lit, je vous le promets.
– Vous n’allez pas... faire prévenir tout de suite Agnolo et Agnelle, n’est-ce pas ? Vous allez me la laisser un peu ?
Il y avait tant d’angoisse dans sa voix que la vieille demoiselle sentit son cœur se serrer. Elle avait craint, depuis le premier jour, cette flambée d’amour maternel. Voir, à présent, ce visage douloureux où les larmes versées dans la nuit avaient laissé leur trace la bouleversait.
– Ce n’est pas raisonnable. Plus vous attendrez, plus la séparation sera cruelle. D’autre part, Agnelle a dû arrêter déjà une nourrice.
– Pourquoi ne nourrirais-je pas ma fille pendant quelque temps ? Après tout, rien ne nous presse ? Nous sommes bien ici...
– Oubliez-vous votre fils ? Voilà six mois que vous l’avez quitté et on ne peut pas dire que vous ayez beaucoup vécu avec lui. Est-ce qu’il ne vous manque pas ?
– Si, bien sûr... mais il me semble que, ce petit ange, je l’aime plus encore. Lui, il a tout...
– Sauf un père ! fit Léonarde gravement. Lorenza aura père et mère, sans compter vous-même qui ne la perdrez pas de vue. Enfin, n’oubliez pas qu’elle est de race illustre. C’est une vraie Florentine, elle...
– Certes, elle l’est plus que moi. Mais je vous l’avoue, je n’ai guère pensé à son père tandis que je l’attendais... et même maintenant. C’est la preuve que je n’ai pas aimé vraiment Lorenzo. Et elle a peu de chance de le connaître jamais...
– Vous n’en savez rien. Quelle chance aviez-vous vous-même de connaître Florence au jour terrible de votre naissance ? Laissez-moi envoyer le père Anicet à Paris avec une mule et un billet. Florent est trop connu dans le quartier. Mieux vaut qu’on ne l’y voie pas ces jours-ci.
Fiora pleura beaucoup, supplia même quand Léonarde, impitoyable en apparence mais déchirée dans le fond de son cœur, lui banda les seins bien serré pour empêcher la montée de lait, en alléguant d’ailleurs que c’était à peine utile car, à la naissance de Philippe, Fiora s’était montrée peu prodigue du précieux liquide maternel. Et, comme celle-ci passait des larmes et des supplications à la colère, elle se fit sévère.
– Cessez de vous comporter comme une enfant ! Il faut une bonne nourrice à cette petite et nous n’allons pas nous amuser à la changer de sein toutes les deux minutes. Pensez un peu à elle !
Il fallut se résigner. D’ailleurs, le lendemain matin, les Nardi, tout frémissants d’une joie qu’ils n’osèrent pas montrer devant le visage tragique de la jeune mère, accouraient à Suresnes avec chevaux et confortable litière pour que le bébé fît le court voyage dans les meilleures conditions. La nourrice, choisie avec soin, attendait déjà rue des Lombards. Comme les Rois mages de l’Écriture sainte, ils apportaient des présents – inutiles et charmants comme des dentelles et des onguents de beauté pour Fiora – qui traduisaient bien leur affection.
Lorsque Fiora, pleurant comme une fontaine, remit elle-même sa fille dans les bras d’Agnelle, celle-ci l’embrassa chaleureusement.
– Je sais ce qu’il vous en coûte, mon amie, mais soyez certaine que notre petite Lorenza recevra tout ce qu’un enfant peut souhaiter et que nous l’aimerons de tout notre cœur, Agnolo et moi. D’ailleurs, si vous ne pouvez venir la voir d’ici quelque temps, je vous promets que cet été nous vous l’amènerons...
– Je ne sais pas si ce serait très sage, soupira Léonarde. Il semble évident, dès à présent, que Lorenza-Maria va ressembler beaucoup à sa mère...
– Ce qui est heureux pour elle, fit Agnolo, car je la plaindrais de ressembler à son illustre père qui est fort laid ! Mais laissons faire la nature, nous verrons bien !
– Lorenza-Maria ! soupira Agnelle en berçant, les yeux pleins d’étoiles, le petit paquet blanc que Fiora regardait avec désespoir. C’est bien joli ! Et c’est donc sous ce nom qu’elle sera baptisée dès ce soir, en l’église Saint-Merri...
– Dès ce soir ? s’étonna Léonarde. Et quels noms allez-vous indiquer pour les père et mère ?
– Il n’existe pas cinquante solutions, fit Agnolo. Nous ne pouvons la déclarer que de père et mère inconnus, Agnelle et moi signant uniquement à titre de marraine et de parrain. Naturellement, deux de nos voisins nous accompagneront en guise de témoins.
– Ainsi, elle n’aura pas de nom réel ? murmura Fiora. Elle qui pourrait s’appeler Médicis ou au moins Beltrami.
– Me connaissez-vous si mal ? fit Agnolo. Le prêtre recevra de l’or, et je m’arrangerai pour qu’il me croie le père...
– Eh bien, s’insurgea Agnelle, comme c’est aimable pour moi ! D’autant qu’elle est, en principe, la fille de ta nièce ?
– Sois sans crainte, reprit le négociant en riant. Du moment qu’on les paie, les desservants de paroisse ne se montrent pas trop difficiles et cela permettra à ce petit ange d’avoir un nom : elle sera Lorenza-Maria dei Nardi. N’est-ce pas le principal ?
– Bien sûr que si ! C’est toujours toi qui as les meilleures idées...
Quand ils eurent quitté le clos, la maison parut vide. C’était comme s’ils avaient emporté avec eux toute sa lumière et toute sa chaleur. Adossée à ses oreillers que ses cheveux marquaient d’une épaisse tresse noire, Fiora, les yeux baissés, se taisait. Elle regardait ses bras étendus devant elle, ses mains abandonnées paumes en l’air sur le drap de fine toile. Eux aussi étaient vides et, tout à coup, cela lui fut insupportable. Relevant les paupières, elle regarda tour à tour Léonarde, qui s’était laissée tomber sur un banc et pleurait, les coudes aux genoux et la tête dans ses mains, puis Florent adossé au manteau de la cheminée où il regardait sans le voir le feu qui s’éteignait. Tous deux, frappés d’une immobilité qui semblait ne devoir jamais finir, n’osaient pas se tourner vers le lit... C’était comme si leur vie, à eux aussi, s’était arrêtée avec le départ de cette litière dont on entendait encore le léger grincement des essieux s’éloignant vers le vieux pont romain.
Une soudaine bouffée de colère tira la jeune femme de son amère songerie. Elle n’allait pas rester là, immobile, à attendre stupidement que son cœur cessât de lui faire mal. Sa voix sonna, haute, claire, impérieuse, et fit tressaillir les deux autres.
– Donnez-moi une robe de chambre, ma chère Léonarde ! Je veux me lever.
Tout de suite la vieille demoiselle fut près d’elle, mi-inquiète mi-fâchée :
– Vous n’y songez pas ! Il y a seulement deux jours que vous êtes accouchée...
– Et alors ? Péronnelle m’a parlé, un jour, d’une paysanne de ses amies qui avait ressenti les grandes douleurs alors qu’elle était en train de cueillir des cerises. Elle a fait son enfant et, deux jours après, elle allait vendre ses cerises au marché de Notre-Dame-la-Riche. Je ne crois pas être moins solide qu’elle.
– Encore un peu de patience ! Rien que deux ou trois jours ?
– Pas même un seul ! Comprenez donc que je ne peux plus supporter cette maison à présent... qu’elle est partie. Demain matin, nous reprendrons le chemin de chez nous. La seule chose que je vous demande, à tous deux, c’est que la maison soit rangée et que tout soit prêt à l’aube pour notre départ.
– Ce ne sera pas bien long, fit Léonarde tristement. Bien peu de choses nous appartiennent ici...
– Voulez-vous vraiment partir, donna Fiora ? demanda Florent dont le regard bleu scrutait le mince visage pâli et les yeux gris agrandis d’un cerne bleuté.
– C’est ma mine qui ne vous plaît pas ? Je crois au contraire qu’elle sera de circonstances, puisque je passe pour avoir contracté je ne sais quelle maladie. Il serait désastreux de rentrer avec une mine prospère et des joues rebondies. Chez nous, il me semble que j’aurai moins mal !
Réflexion faite, Fiora décida que l’on partirait avant que le jour soit levé afin que nul ne s’en aperçût, car elle n’avait aucune envie de changer de vêtements dans la première forêt venue. Personne ne l’avait vue durant ce séjour de six mois et elle estimait qu’il était bon qu’il en fût de même à présent. Tandis que Florent, le léger bagage chargé, achevait de harnacher les mules, elle demanda pourtant à Léonarde d’aller chercher le père Anicet.
Le bonhomme s’était montré d’une exemplaire discrétion et, quand Fiora descendait au jardin alors que lui-même s’y trouvait, il sifflait son chien et s’éloignait en tournant le dos. La jeune femme entendait l’en remercier.
– Je quitte cette maison, lui dit-elle, pour n’y plus jamais revenir. Vous ne me reverrez donc plus, mais je désire avant de partir vous prouver ma gratitude pour le silence et la solitude que vous m’avez permis de respecter.
Le père Anicet regarda la mince silhouette noire, enveloppée d’un grand manteau dont le capuchon doublé de renard fauve cachait la moitié du visage, puis les cinq pièces d’or qu’une main gantée venait de déposer dans la sienne. Un court instant, ses paupières aussi fripées que celles d’une tortue se relevèrent sur des prunelles singulièrement vives pour un homme de cet âge :
– Je ne vous ai jamais vue, dit-il enfin. Tenez-vous vraiment à ce que je me souvienne que quelqu’un a habité cette maison ?
– Non. Je préfère que vous l’oubliiez, mais un peu d’or n’a jamais nui à personne.
– C’est juste ! Aussi, tout à l’heure, irai-je mettre un cierge à saint Leuffroy pour le remercier de l’aubaine trouvée grâce à lui dans cette maison vide...
Et, saluant gauchement mais serrant bien fort sa paume calleuse sur les pièces brillantes, il sortit de la maison et descendit en chantonnant jusqu’au fleuve pour y relever ses filets.
Un quart d’heure plus tard, les trois voyageurs s’éloignaient à leur tour et s’engageaient lentement sur l’étroit chemin bordant la Seine qu’ils allaient suivre jusqu’à Meudon pour, de là, rejoindre sans entrer dans Paris la grande route d’Orléans. Les croix du mont Valérien et les clochers de l’abbaye Saint-Leuffroy avaient disparu derrière les arbres d’un bois épais quand le soleil, bondissant comme un gros ballon rouge, s’élança dans le ciel gris et rose d’une aurore qui annonçait du vent.
La seule chose accordée par Fiora à Léonarde était que l’on n’irait pas trop vite. La vieille demoiselle avait allégué pour cela ses rhumatismes que l’humidité des jours derniers avait réveillés, sachant bien que, s’il n’était question que de sa propre santé, la jeune femme leur imposerait un train d’enfer. Aussi la journée était-elle avancée, trois jours plus tard, quand les voyageurs aperçurent le lourd donjon quadrangulaire, le clocher de Beaugency et la haute tour carrée de son abbatiale Notre-Dame.
Passée l’enceinte fortifiée – de justesse avant la fermeture des portes – ils virent que la ville était très animée, singulièrement la place du Martroi encombrée de valets, de chevaux et de chariots à bagages. Le tout débordait de la grande hôtellerie à l’enseigne de l’Écu de France où Fiora avait espéré descendre. Visiblement, l’établissement s’efforçait d’accueillir dans ses murs le train d’un grand seigneur.
– Qu’allons-nous faire ? dit Fiora. Il ne peut être question d’aller plus loin ce soir.
– Il n’y a que deux solutions, soupira Léonarde. Chercher une auberge moins agréable, ou demander l’asile pour la nuit aux moines de l’abbaye du bord de l’eau. Trouvez-nous cela, Florent, pendant que nous allons faire oraison dans la petite église que voilà. J’ai trop mal aux reins pour vous suivre dans vos recherches... Venez-vous, Fiora ?
Celle-ci ne répondit pas. Elle regardait avec intérêt un page, suivi de deux valets, qui transportaient l’un une cassette et les autres un coffre en direction de l’Ecu. Tous trois portaient le tabard aux armes de leur maître et, justement, ces armes-là, Fiora se souvenait de les avoir vues bien souvent lorsque ses pas étaient attachés à ceux du Téméraire : c’étaient, frappées de la barre sénestre signant la bâtardise, les grandes armes de Bourgogne. Elle n’eut pas le temps de se poser la moindre question à ce sujet : un homme de haute taille, portant avec élégance et majesté une large cinquantaine, venait d’apparaître, son chaperon à la main, sortant de l’église et salué très bas par le clergé de ladite église. Il n’avait qu’à peine changé en deux ans et Fiora, presque machinalement, mit pied à terre pour le saluer : c’était celui que toute l’Europe appelait le Grand Bâtard, Antoine de Bourgogne, autrefois le meilleur et le plus fidèle des chefs de guerre du Téméraire, son demi-frère, pour lequel il avait combattu jusqu’au bout. Prisonnier après la fatale bataille de Nancy, il avait très vite retrouvé sa liberté et on le citait comme l’un des plus chauds partisans du retour de la Bourgogne à la France.
Il reconnut Fiora du premier coup d’œil et, soudain souriant, s’avança vers elle les deux mains tendues :
– Madame de Selongey ? Mais quelle heureuse fortune me vaut de vous rencontrer ici ?
– La fortune des grands chemins, Monseigneur. Je rentre chez moi, en Touraine après un séjour à Paris.
– En Touraine ? Vous ? Ne devriez-vous pas être en Bourgogne ? Ou alors votre époux s’est-il enfin rallié ?
– Voilà plus de deux ans que je n’ai vu Philippe, Monseigneur. Le destin s’est plu à nous séparer...
– Mais comment cela ?
– C’est une longue et triste histoire, bien difficile à raconter sur une place publique...
– Sans doute... mais pas autour d’une table. Vous me ferez, je l’espère, l’honneur de souper avec moi ? Il semble que nous ayons bien des choses à nous dire.
– Ce serait avec un vrai plaisir, Monseigneur, mais nous venons d’arriver dans cette ville, dame Léonarde, un serviteur et moi-même, et il nous faut trouver un logement.
– Alors que j’encombre les meilleurs ? fit-il en riant. La chose peut aisément s’arranger. L’un de mes officiers sera enchanté de céder sa chambre à deux dames. Quant à votre valet, il fera comme les miens : il couchera à l’écurie. Non, non ! Vous ne m’échapperez pas. Je vous tiens, je vous garde !
Et, tandis qu’un écuyer recevait l’ordre de guetter le retour de Florent, Fiora et Léonarde pénétrèrent dans l’hostellerie où l’une des meilleures chambres leur fut aussitôt offerte.
– Comme il est intéressant de posséder de hautes relations ! commenta Léonarde. Les voyages s’en trouvent agrémentés.
– Tout dépend des relations. Nous n’avons guère eu à nous louer d’avoir connu le cardinal della Rovere... et vous n’avez jamais rencontré le pape !
– Ne croyez pas que je le regrette ! En tout cas, je me demande vraiment ce que fait ici ce grand seigneur bourguignon.
Fiora l’apprit une heure plus tard tandis qu’assise en face de lui, elle dégustait un pâté de brochet, l’un de ses plats préférés. Ils soupaient seuls, servis par l’un des pages qui prenait les plats à mesure que l’aubergiste les faisait monter et les portait sur la table. Devinant, en effet, que son invitée pouvait avoir certaines confidences à faire, il avait choisi ce soir-là de la recevoir seule à sa table, ce dont Fiora lui fut reconnaissante. Pour la mettre en confiance, le Grand Bâtard Antoine commença par expliquer sa présence : il se rendait au château du Plessis-Lès-Tours pour remercier le roi qui non seulement l’avait confirmé dans la possession de ses terres bourguignonnes annexées à ce jour, mais les avait augmentées.
– Je ne crois pas, ajouta-t-il, avoir mal choisi en reconnaissant Louis de France comme suzerain. Si ma nièce Marie avait décidé de régner seule sur les États de Bourgogne, j’aurais mis avec joie mon épée à son service, mais faire entrer dans l’empire allemand cet autre empire qu’étaient les possessions des Grands Ducs d’Occident, je ne peux l’admettre. Bourgogne est née de France, ses princes descendaient de saint Louis et les fleurs de lys ne peuvent servir de pâture aux aigles allemandes. En outre, Maximilien n’est qu’un oison décoratif alors que le Valois est un grand souverain, même avec tous ses défauts et même s’il est beaucoup moins décoratif. Il serait temps que Selongey s’en rende compte...
– Je ne suis pas certaine qu’il y parvienne jamais, Monseigneur, et j’ai bien peur de ne pas être étrangère à cet état d’esprit.
– Vous me disiez en effet ne pas l’avoir rencontré depuis deux ans ? Que s’est-il donc passé ? Vous disposez à présent du temps nécessaire pour me conter cette longue histoire, et croyez que je ne suis poussé par aucune curiosité déplacée, mais bien par l’amitié que j’ai toujours portée à votre époux et par l’estime qu’au cours de cette dernière année si terrible j’ai conçue pour votre courage. Quel âge avez-vous, donna Fiora ?
– Vingt et un ans, Monseigneur.
– J’en ai cinquante-huit. Je pourrais être votre grand-père et, si je tiens à le souligner, c’est pour que vous sachiez que vous pouvez attendre de moi compréhension... et indulgence.
– J’en aurai besoin car si nous nous sommes séparés, à Nancy, Philippe et moi, je crains d’en être la responsable. Alors que j’espérais en avoir fini avec une séparation qui n’avait que trop duré, il ne songeait qu’à m’enfermer à Selongey pendant qu’il continuerait à se battre pour Madame Marie. Je ne l’ai pas supporté et...
– Et la séparation s’est éternisée. Je vous ai promis indulgence, ma chère enfant, mais la femme est avant tout la gardienne du foyer. Madame Jeanne-Marie, ma belle épouse, n’a guère quitté, durant ces années difficiles, notre château de Tournehem qui lui vient de son père. Elle y a élevé nos enfants... mais je vous demande excuses : c’est à vous de parler et peu vous importent les histoires d’un vieil homme.
Ainsi mise en confiance, Fiora parla longtemps, sans chercher à minimiser ses torts envers son époux, mais en prenant soin tout de même de passer sous silence l’aventure passionnée vécue avec Lorenzo de Médicis et ses conséquences récentes. Son histoire s’arrêta à la chartreuse du Val-de-Bénédiction...
– La trace de Philippe s’efface au seuil du couvent et nul n’a pu me dire ce qu’il est devenu. Vous l’avouerai-je : je crains fort qu’il ne soit perdu à jamais. A-t-il suivi les pèlerins jusqu’au bout ? Est-il revenu avec eux ? Mais ensuite, où serait-il allé ? Quelqu’un aura-t-il eu pitié de cet homme sans mémoire ? La pensée qu’il ait pu mourir de misère sur quelque chemin perdu a hanté mes nuits bien souvent... mais où chercher à présent ?
Le page serveur ayant été renvoyé depuis un moment, le Grand Bâtard emplit la coupe de Fiora, se servit et, plongeant dans les grands yeux couleur de nuage son regard souriant :
– Pourquoi pas à Bruges ? proposa-t-il.
– A Bruges ? Mais il y a longtemps qu’il a quitté cette ville.
– Une excellente raison pour y revenir. C’est une fort belle cité, qui vous plairait, je pense...
Le cœur serré, Fiora, déçue et vaguement indignée, posa sur lui un regard assombri.
– C’est mal, Monseigneur, de vous moquer de moi.
– Mais je ne me moque pas de vous. Je considère même notre rencontre comme plus heureuse encore que je ne le pensais, et Dieu doit y être pour quelque chose. Je peux vous assurer, de source sûre, que Selongey se trouvait à Bruges à la Noël dernière.
– Ce n’est pas possible ?
– Pourquoi donc ? Quelqu’un qui me touche de près l’y a vu à la cour de la duchesse et lui a même parlé. Je vous assure qu’il semblait en pleine possession de sa mémoire, encore qu’il n’ait pas été très loquace, à ce que l’on m’a dit.
– Mais qui l’a vu ? Cette personne a pu être abusée par une ressemblance.
– Il aurait fallu pour cela ne pas le connaître. Or, Mme de Schulembourg, qui est la belle-mère de ma fille Jeanne et la meilleure amie de mon épouse bien que nous ne soyons plus dans le même camp, connaît Selongey depuis l’enfance. Elle l’a trouvé pâle et sombre et je dois dire qu’il n’a guère répondu à ses questions. Il est vrai que la chère dame est assez bavarde, mais je peux vous assurer que c’était bien lui.
– Philippe à Bruges ! balbutia Fiora sidérée. C’est invraisemblable...
– Peut-être, mais cela est ! Mme de Schulembourg a été si fort impressionnée par cette rencontre qu’elle s’est hâtée de venir à Tournehem pour la conter à mon épouse. Vous savez qu’il y a trêve, en ce moment, entre le couple Marie-Maximilien et le roi Louis ? Les rencontres sont donc facilitées... Mais qu’avez-vous ?
Renversée dans les coussins qui garnissaient son siège, Fiora, le nez pincé, les yeux clos et les joues pâles, semblait en train de perdre connaissance. En fait, elle luttait contre deux sentiments contradictoires : la joie et la colère. La joie pour cette certitude que Philippe était redevenu lui-même, la colère parce qu’à peine sorti du cauchemar qui avait failli l’ensevelir, il n’avait rien eu de plus pressé que de courir rejoindre sa précieuse duchesse ! Et cela signifiait sans doute que jamais il ne reviendrait vers elle et qu’il avait définitivement tourné la page où s’inscrivait le nom de Fiora...
Une fraîcheur sur son front l’incita à rouvrir les yeux. Antoine de Bourgogne était en train de lui bassiner les tempes à l’aide d’une serviette mouillée, étreint d’une inquiétude si visible qu’elle la fit sourire :
– Grand merci, Monseigneur, mais ce n’est rien... Rien que la joie ! C’est Dieu en effet qui m’a fait vous rencontrer.
– Je le crois aussi, mais buvez donc un peu de ce vin d’Espagne dont j’emporte toujours quelques flacons lorsque je voyage ! Il vous fera du bien et le Seigneur n’y verra pas d’inconvénients.
Fiora but, mais, comme sa colère s’en trouvait augmentée, elle demanda la permission de se retirer, alléguant un besoin de repos trop naturel. Courtoisement, le prince la reconduisit jusqu’à sa porte, en la tenant par la main.
– Ferons-nous route ensemble demain, puisque nous suivons le même chemin ?
Cette simple question modifia sur-le-champ les projets immédiats de Fiora qui, d’ailleurs, ne savait plus très bien où elle en était l’instant précédent.
– Non, Monseigneur, et j’en ai regret, mais je veux me rendre à Bruges. En revanche... si Votre Seigneurie voulait bien faire raccompagner dame Léonarde jusqu’à mon manoir de la Rabaudière, je lui en serais infiniment reconnaissante. Elle souffre de douleurs trop vives pour supporter à nouveau un long voyage...
– Avec plaisir, mais croyez-vous prudent de vous lancer ainsi sur les grands chemins ?
– Mon serviteur me suffira comme garde, et je ne compte pas être longtemps absente.
Il fut plus difficile de faire accepter à Léonarde ce changement de programme. La vieille demoiselle jeta feux et flammes, adjurant « son agneau » de renoncer à ce projet insensé, mais elle connaissait trop la jeune femme pour ne pas savoir que rien ne modifierait sa décision et qu’elle était prête à faire au besoin le tour de la terre pour mener à bien son projet quelque peu vengeur.
– Vous êtes contente, mais vous êtes encore plus en colère, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
– C’est vrai ! Il est grand temps que Philippe se souvienne que j’existe et qu’il lui faut choisir, et sans plus tarder, entre sa duchesse et moi !
– Il n’est jamais bon de poser un ultimatum à un homme, surtout de ce caractère. Vous regrettiez déjà suffisamment le dernier.
– Oui, mais je croyais encore à son amour...
– Souvenez-vous de ce que vous m’avez raconté ! Son délire quand il était malade à Villeneuve !
Fiora eut un petit sourire triste, vite balayé par une nouvelle flambée de colère :
– Eh bien, il faut croire que mon souvenir est tout juste bon à peupler ses cauchemars ! Seulement, à présent, j’ai une petite fille, que j’aime et dont j’ai dû me séparer. Alors, j’entends qu’au moins mon sacrifice serve à quelque chose. Il est plus que temps que j’aie avec Philippe une explication définitive...
– Si définitive que cela ? Dites-lui donc, surtout, qu’il a un fils ! Je serais fort étonnée que cette nouvelle ne change pas sa façon de voir les choses ! Mais... envisageons le pire : que ferez-vous s’il vous repousse ?
Fiora ne répondit pas tout de suite. La question dans sa brutalité l’avait frappée de plein fouet et la douleur qu’elle en ressentit lui fit comprendre que jamais elle ne pourrait chasser de son cœur l’image de Philippe. Pourtant, à cet instant, elle eût mieux aimé mourir que d’en convenir. Avec une soudaine violence, elle lança :
– En ce cas, rien ne me retiendrait ici ! Je prendrais mes deux enfants dans mes bras et nous repartirions pour Florence. Avec vous, bien sûr. Au moins, là-bas, je serais entourée de gens qui m’aiment !
Le lendemain matin, laissant Léonarde poursuivre, en compagnie du chapelain d’Antoine de Bourgogne, son chemin vers la maison aux pervenches, Fiora, suivie d’un Florent épanoui de bonheur, reprenait à grande allure la route de Paris qu’elle voulait traverser sans s’arrêter afin de gagner les Flandres.
Si Léonarde, de retour au logis s’efforçait de calmer ses appréhensions en espérant que la longue course à travers le nord de la France calmerait la colère de Fiora, elle se trompait. Tandis que son cheval – elle avait, à Beaugency, troqué ses mules contre deux solides montures – l’emportait vers le palais de Marie de Bourgogne, la jeune femme ne cessait de remâcher ses griefs et sa déception. Cette fois, personne ne pouvait lui attribuer la moindre responsabilité dans l’étrange comportement de son époux. En fait, la vérité apparaissait, aveuglante de clarté, et tenait en quelques mots : Philippe ne l’avait jamais aimée réellement !
Il la désirait, oui, et de cela elle était sûre. D’ailleurs, quel était l’unique droit d’époux exigé lors de la conclusion de leur mariage : une seule nuit ! Certes, plus tard, en retrouvant Fiora captive du Téméraire, sa jalousie s’était éveillée en apprenant ce que la jeune femme appelait « l’épisode Campobasso » et, après la chute de Nancy, il l’avait aimée passionnément... pendant trois nuits. Mais ensuite ? Eh bien ensuite, il n’avait eu qu’une idée : aller se battre pour la duchesse Marie, rejoindre la duchesse Marie, se faire le chevalier de la duchesse Marie... cette insupportable duchesse Marie vers laquelle il s’était hâté de retourner dès qu’il avait pu fausser compagnie aux chartreux de Villeneuve ! Et à présent, c’était dans l’entourage de cette femme qu’on allait le retrouver ! C’était une vraie princesse, elle, née sous les plafonds dorés d’un palais et pas sur la paille d’une prison. En outre, on la disait ravissante et, comme si ces atouts ne suffisaient pas, elle possédait la plus incomparable des auréoles : elle était la fille du Téméraire, ce prince à présent quasi légendaire que Philippe vénérait autant et plus que s’il eût été son père !
A mesure que passait le temps et que défilaient les lieues sous les sabots du cheval, cette idée s’ancrait davantage dans l’esprit de Fiora et devenait évidence, irritante comme une brûlure en voie de guérison : on la gratte et, du coup, elle se creuse, pour finir par s’envenimer...
De son côté, Florent, sa première joie passée, se sentait envahi d’une inquiétude qui allait grandissant. La femme au visage fermé, aux yeux durs, qui chevauchait auprès de lui tout le jour sans dire un mot, qui, le soir venu, s’enfermait dans une chambre d’auberge pour y prendre l’indispensable repos en le laissant libre de sa soirée, n’était plus, ne pouvait être cette donna Fiora qu’il adorait en silence. Sans rien savoir de ce qui l’avait déterminée à ce voyage insensé alors qu’elle était à peine remise de ses couches, le jeune homme devinait qu’il s’agissait d’une chose grave, d’une chose qui la faisait souffrir. Aussi en venait-il à espérer et à craindre à la fois de voir surgir de l’horizon cette ville de Bruges qu’il connaissait un peu pour y avoir accompagné, jadis, Agnolo Nardi venu pour affaires. Une chose paraissait certaine : Fiora se rendait vers cette ville comme vers un ennemi.
Quand, au bout d’une plaine moirée de longs canaux dont l’eau irisée reflétait le ciel, piquée de moulins aux grandes ailes, Bruges apparut enfin, Fiora retint son cheval et s’arrêta pour mieux contempler l’ennemie. Elle dut s’avouer qu’elle était bien belle, et sa rancune puisa de nouvelles forces dans cette admiration...
Bâtie sur l’eau de la Reye et sur un lac comme Venise sur sa lagune, la reine des Flandres bordait le ciel changeant d’une dentelle de pierre blonde et rose. Sous la mince tour, un peu penchée, du beffroi où les veilleurs se trouvaient si haut qu’ils se croyaient à mi-chemin du ciel, ce n’étaient que pignons dorés dominant superbement les toits de tuiles couleur de chair qui, depuis le règne du duc Philippe le Bon, avaient remplacé le chaume et le bois pour une meilleure sécurité. Quant à la ceinture de défense posée sur l’eau profonde de la rivière, elle se parait de saules argentés, de lierre et de touffes de giroflées rousses. D’ailleurs, ainsi défendue par les eaux qui l’isolaient de la terre ferme, Bruges avait à peine besoin de ses murailles.
Dans le soleil déclinant, l’ensemble vivait, vibrait, chantait comme une forêt à l’automne. Le spectacle d’une beauté accablante que Fiora jugea insolente. Cette ville, l’une des plus riches du monde, se permettait en outre d’être l’une des plus magnifiques, c’était toute la splendeur des anciens ducs de Bourgogne qui s’étalait ainsi, intacte en apparence. La légende semblait s’être pétrifiée...
– C’est beau, n’est-ce pas ? hasarda Florent.
– Trop ! Je comprends qu’on ait envie de revenir ici, surtout quand tout vous y pousse. Mais ce n’est pas une raison suffisante...
Et, sur cette phrase sibylline qui acheva la déroute intellectuelle du malheureux garçon, Fiora piqua des deux et fonça vers Bruges comme si elle entendait la prendre d’assaut. La chevauchée dura jusqu’à la porte de Courtrai, qu’il fallut franchir à une allure plus paisible. Après quoi, Fiora s’arrêta carrément et, se tournant vers son compagnon :
– Où allons-nous à présent ?
– Mais... est-ce que ce n’est pas vous, donna Fiora, qui devriez me le dire ? J’ignore tout de vos projets...
– Sans doute, mais j’ai cru comprendre que vous connaissiez cette ville ? Ce qu’il nous faut, pour ce soir, c’est un logis, une auberge, une hôtellerie. Je suppose qu’il en existe ?
– Bien sûr, et de très bonnes. Maître Agnolo, lui, aime beaucoup la Ronce Couronnée[xiv] qui se trouve dans la rue aux Laines, la Wollestraat comme on dit ici. Je crois même que c’est la meilleure.
– Va pour la Ronce Couronnée ! Prenez la tête, Florent et guidez-moi !
Devant ce ton sans réplique, Florent pensa qu’il était heureux pour lui d’avoir une excellente mémoire, car donna Fiora ne semblait pas disposée à lui accorder un droit à l’erreur. Il retrouva son chemin sans trop de peine, ce qui était méritoire car Bruges, plaque tournante du commerce de l’Occident septentrional, grouillait encore d’activités en dépit de la guerre impitoyable que les vaisseaux français menaient à ses fournisseurs de laine anglaise ou de produits portugais.
Plus méritoire encore fut d’arracher au dernier descendant de la dynastie Cornélis qui, depuis plus de cent ans, veillait au renom de l’hôtellerie, un appartement digne d’elle pour Mme de Selongey et un logement convenable pour son serviteur. En effet, le mois d’avril tirait à sa fin et les préparatifs de la fameuse procession du Saint-Sang, qui avait toujours lieu le 2 mai, retenait à Bruges bien des voyageurs, sans compter ceux que l’on attendait.
– Je ne peux garder Madame la comtesse que deux jours, précisa Cornélis. Ensuite, je devrai la prier de libérer son logis pour un client qui l’a retenu.
– Bien que ce ne soit, j’imagine, qu’une question d’argent, fit la jeune femme avec dédain, je pense que deux jours devraient me suffire. A présent, répondez à deux questions : où demeure la duchesse Marie ?
Les yeux de l’aubergiste s’arrondirent de surprise :
– Au Prinzenhof ! Tout le monde sait cela !
– Pas moi, sinon pourquoi vous poserais-je la question ? Et où se trouve ce... Prinzenhof ?
– Pas loin d’ici. Près de l’hôtel des Monnaies.
– Voilà qui m’éclaire ! Passons à ma seconde question : qui dirige ici le comptoir de la banque Médicis ?
– Cela aussi, c’est facile : messer Tommaso Portinari. Il habite, dans la Naaldenstraat, l’ancien hôtel de messire Bladelin qui fut trésorier de l’ordre de la Toison d’or
– Voyez avec mon serviteur s’il connaît ce chemin-là ! Je vais me rafraîchir un peu, puis me rendre chez messer Portinari avant le souper.
– Si je peux me permettre un conseil, noble dame, les affaires de messer Portinari ne vont pas au mieux depuis la mort de Monseigneur le duc Charles auquel il avait prêté beaucoup d’argent. Peut-être un autre banquier florentin serait-il plus intéressant...
– Qui vous dit que j’aie besoin d’un banquier « intéressant » ? Le mandataire des Médicis est le seul qui me convienne.
Ainsi remisé, Cornélis s’inclina et conduisit lui-même sa peu facile cliente à sa chambre. Un moment plus tard, Fiora, débarrassée de la poussière de la route et sévèrement vêtue de drap gris et de renard roux, se faisait annoncer chez le banquier en tant que Fiora Beltrami.
A l’empressement avec lequel on la reçut, elle pensa d’abord que le nom de son père défunt représentait encore quelque chose, mais elle ne tarda pas à comprendre son erreur, et aussi que les potins florentins se répandaient à travers l’Europe avec une grande rapidité. De toute évidence, l’accueil de Tommaso Portinari s’adressait davantage à la dernière favorite de Lorenzo de Médicis qu’à la fille de feu Francesco Beltrami.
Dans la grande pièce austère, habillée tout de même d’une tapisserie mais dont le meuble principal était un énorme coffre bardé de fer, Fiora vit s’incliner devant elle un gros homme aux cheveux rares et au teint brun, pourvu d’un double menton et dont le ventre emplissait une belle robe de fin drap ponceau garni de fourrure.
– Pourquoi ne m’avoir pas annoncé votre venue, donna Fiora ? reprocha-t-il en avançant un siège adouci de carreaux de velours bleu. J’aurais eu le temps de mettre ma modeste maison en état de recevoir l’Étoile de Florence...
– Les nouvelles ne vous parviennent pas vite, fit Fiora avec un demi-sourire. Il y aura bientôt un an que j’ai quitté notre chère cité pour aller régler en France certaines affaires.
– C’était, je l’espère, avec l’accord du magnifique seigneur Lorenzo ?
– Son plein accord, soyez sans crainte ! Ces mêmes affaires d’ailleurs m’ont conduite ici un peu impromptu, mais, ne comptant pas séjourner longtemps, je viens vous voir dès mon arrivée. Non pour vous demander l’hospitalité, rassurez-vous, je me suis logée à la Ronce Couronnée. Cependant, vous pouvez tout de même me venir en aide.
– Ah ! fit-il avec un coup d’œil vers le coffre qui en disait plus qu’un long discours ? C’est que... je ne suis guère en fonds aujourd’hui. Je suppose, ajouta-t-il avec un visible embarras, que Monseigneur Lorenzo est mal disposé envers moi car, en dépit de ses ordres, ma banque a versé de l’or au défunt duc Charles de Bourgogne. Mais il devrait comprendre qu’habitant Bruges, je ne pouvais me dispenser de contribuer à l’effort de guerre que l’on a exigé d’elle.
– Et qu’elle a fermement refusé, ainsi que les autres cités flamandes ! Il se trouve que j’ai approché le duc Charles dans les derniers mois de son existence...
Portinari devint très rouge, son visage prit une curieuse couleur de vieille brique :
– Moi, il m’était impossible de refuser, car le duc m’honorait d’une toute particulière amitié. D’autre part, je crois savoir que votre père lui-même a versé une forte somme... On a parlé de cent mille florins d’or...
– Ma dot ! coupa Fiora sèchement, offerte par mon époux le comte de Selongey à son suzerain. De toute façon, et si dépourvu que vous soyez, messer Portinari, je suppose que vous pouvez tout de même honorer cette lettre de change, ajouta-t-elle en tirant de son escarcelle un papier soigneusement plié.
Après la naissance de Lorenza-Maria, elle s’en était fait établir deux par Agnolo Nardi, pensant qu’elle pourrait en avoir besoin car il n’était pas prudent de courir les routes avec beaucoup d’or.
Le banquier prit la lettre et la parcourut rapidement, après quoi son visage s’éclaira :
– Cent ducats ? Bien sûr ! Nos coffres contiennent toujours au moins cette somme.
– C’est donc parfait, mais ce n’est pas tout. Il me faut une robe !
– Une robe ? fit l’autre sans cacher sa stupéfaction. C’est que je ne suis pas tailleur...
– Sans doute, mais vous connaissez bien cette ville et vous pourrez convaincre n’importe quelle faiseuse de travailler pour moi cette nuit. Quant au tissu, je suis persuadé qu’en bon Florentin vous devez en posséder un certain choix...
C’était presque une tradition, en effet, chez les riches Florentins, de collectionner, à côté des objets précieux de toutes sortes, des étoffes rares que l’on gardait dans des coffres de santal ou de cèdre pour les exposer aux fenêtres les jours de grandes fêtes ou y tailler, à l’occasion, un vêtement de cérémonie.
– Certes, certes... mais pourquoi cette nuit ?
– Parce que je ne désire pas m’attarder et que j’entends obtenir dès demain une audience de la duchesse Marie...
– La duchesse ? fit le banquier avec un petit sourire vaguement méprisant. Je ne vois quel genre de faveur vous pourriez en obtenir. Sa puissance est autant dire nulle ici où le Conseil de ville ne songe qu’à retrouver son indépendance, comme Gand, Ypres et... les autres cités flamandes. Madame Marie et son époux aiment à résider dans cette ville et à y donner des fêtes. Ils sont aimables et entretiennent une atmosphère élégante et joyeuse, aussi aime-t-on assez les voir ici. Cependant, nombreux sont ceux qui n’oublient pas la brutale férule du Téméraire ni même la rudesse avec laquelle son père, le duc Philippe, a réprimé les dernières révoltes. A présent, c’est la ville qui détient le pouvoir.
Décidément, Portinari n’aimait pas la duchesse beaucoup plus que Fiora elle-même. Surtout, la curiosité le dévorait, et c’était pour inciter la visiteuse aux confidences qu’il venait de se livrer à ce long discours. En pure perte :
– Je dois la voir pour une affaire d’ordre privé qui n’intéresse pas le pouvoir, mais que j’estime urgente. Or, je ne saurais me présenter à la Cour vêtue comme je suis...
– Il vous serait, en effet, impossible d’obtenir une audience. Eh bien, si vous voulez m’accompagner, je crois que nous allons pouvoir vous donner satisfaction, mais...
– Y a-t-il encore un « mais » ?
– Bien modeste, croyez-le ! Consentiriez-vous à plaider ma cause auprès de Monseigneur Lorenzo ? Il semble qu’il m’en veuille terriblement de ma conduite durant les dernières guerres. Et puis... il y a toujours cette malheureuse affaire du Jugement dernier pour laquelle, bien qu’innocent, j’ai encouru sa colère.
– Le Jugement dernier ? Qu’est-ce que cela ?
– Un triptyque du grand peintre flamand Hugo Van der Goes que mon prédécesseur ici, Angelo Tani, avait acheté pour en faire don à l’église San Lorenzo de Florence. C’était il y a six ans, et j’ai été chargé de faire emballer et d’expédier le tableau... qui n’est jamais arrivé.
– Que s’est-il passé ?
– Le navire a été attaqué, peu après son départ de l’Écluse, par deux corsaires de la Hanse, et le Jugement dernier orne à présent l’église Notre-Dame de Dantzig. J’en ai été tenu pour responsable et même...
– On a... suggéré que l’attaque était prévue et que vous aviez vous-même vendu le triptyque ?
– Vous avez tout compris. Comment faire face à pareille accusation ? C’est pourquoi j’ai grand besoin qu’une voix s’élève en ma faveur, sinon je crains qu’il me soit impossible de retourner jamais à Florence. Et cette pensée m’est cruelle.
– Je vous comprends mieux que vous ne l’imaginez. Évidemment, je ne peux rien pour cette affaire de tableau volé, mais je peux faire savoir à Monseigneur Lorenzo que vous m’avez apporté une aide... précieuse. Ce ne sera d’ailleurs que vérité.
– Je n’en demande pas plus. Vous aurez votre robe... et j’espère même que vous me permettrez de vous l’offrir ?
Fiora fronça les sourcils. La phrase était plus que maladroite car, n’ayant aucun moyen de savoir si Portinari était un homme honnête et trop dévoué au Téméraire ou un simple coquin qui, croyant au triomphe du Grand Duc d’Occident, avait joué le mauvais camp contre la politique choisie par son pays, elle n’entendait pas recevoir de lui le moindre cadeau. Elle écrirait à Lorenzo, mais auparavant elle interrogerait Agnolo Nardi.
– Certainement pas ! fit-elle sèchement. Si vous voulez que je vous apporte une aide appréciable, il ne faut surtout pas que je sois votre obligée. A ce point, tout au moins.
– Ce sera comme il vous plaira.
Le lendemain matin, deux jeunes femmes envoyées par la meilleure couturière de Bruges apportaient à la Ronce Couronnée ce dont Fiora avait besoin pour figurer dignement devant la duchesse Marie, pendant que Florent courait la ville pour se procurer à lui-même un costume convenable. Vers la fin de la matinée, Fiora, vêtue de velours prune moucheté d’argent et de satin blanc, coiffée d’un hennin de satin blanc ennuagé de mousseline empesée, se dirigeait à cheval, suivie de son jeune compagnon, vers le palais de celle qu’elle jugeait sa rivale. Elle se sentait résolue et sûre d’elle. L’image renvoyée tout à l’heure par le miroir et l’admiration ingénue visible dans les yeux des deux jeunes femmes pendant qu’elles l’aidaient à s’habiller étaient plus que rassurantes. Fiora pouvait soutenir la comparaison avec n’importe quelle autre femme, fût-elle couronnée, et si d’aventure Philippe croisait sa route, elle serait en possession de toutes ses armes. Ce qui était le plus important...
Chemin faisant, elle s’accorda le loisir d’admirer Bruges. La ville était bien construite, avec de belles rues pavées et de nombreux jardins donnant presque tous sur un canal et, par quelques marches de pierre, descendant jusque dans l’eau où se miraient le feuillage argenté d’un saule, le tronc mince d’un bouleau ou d’épais massifs à la verdure encore trop tendre pour les identifier. Surgissant de ponts si bas qu’il semblait impossible de les passer autrement qu’à la nage, de grosses barges fendaient l’eau noire et le verdâtre bouillonnement des mousses. Ces canaux dont le lacis semblait inextricable fascinaient la Florentine. Ils posaient des reflets de moire sur les façades déjà grises d’un palais ou sur les murs nacrés d’un couvent neuf. Celui-là clapotait au pied d’un petit mur où dormait un chat, cet autre laissait divaguer une barque mal attachée, celui-ci reposait dans un fouillis de roseaux où pêchait un poisson-chat. Tout ici parlait de paix et de douceur de vivre et cependant Bruges, bâtie pour le simple bonheur, était une cité turbulente qui, dans ses jours d’agitation, en eût remontré à Florence elle-même...
Le Prinzenhof – la Cour du Prince – formait un large quadrilatère où s’inscrivaient le palais, la chapelle surmontée d’un haut clocher, les jardins et, bien entendu les dépendances. Passée la discrète entrée surmontée d’une statue de la Vierge entourée d’anges, la cour d’honneur s’ouvrait, entourée de galeries et précédant immédiatement le logis princier construit en briques rouges avec chaînages de pierres blanches, comme l’était le manoir de la Rabaudière.
Cette ressemblance encouragea Fiora. Franchi l’arrêt obligatoire du corps de garde où un sergent, impressionné par l’allure de la visiteuse, traversa la cour à toutes jambes pour avertir un chambellan, elle attendit patiemment en observant ce qui se passait dans la cour. En effet, des équipages s’y rassemblaient. Des palefreniers amenaient des chevaux richement harnachés, des seigneurs et quelques dames, en costumes de chasse, surgissaient d’un peu partout, cependant que des fauconniers apportaient, sur leurs poings gantés de gros cuir, faucons, vautours et éperviers encapuchonnés de velours brodé d’or ou d’argent. On se hélait joyeusement, on se saluait, on riait, on bavardait et le vaste espace s’emplissait de bruit et de gaieté.
– Nous arrivons mal, souffla Florent. Le prince doit se préparer à partir pour la chasse.
– Sans doute, mais ce n’est pas le prince que je veux rencontrer, c’est la princesse.
– Peut-être chasse-t-elle aussi ?
– C’est bien possible.
Le sergent revenait, escorté d’un chambellan très agité. Essoufflé aussi, et qui prit tout juste le temps de saluer la visiteuse :
– Cet homme a-t-il bien compris ? Vous seriez Madame la comtesse de Selongey ?
– Oui. Est-ce tellement extraordinaire ?
– Eh bien, c’est surtout inattendu. Madame la duchesse est sur le point de partir pour la chasse et...
– Et ne peut me recevoir. Dites-lui s’il vous plaît mes excuses et mes regrets, mais je ne pense pas la retarder longtemps. Une courte entrevue est tout ce que je souhaite.
– Ne pourriez-vous... remettre à plus tard ?
– Je regrette d’insister, mais je ne suis à Bruges que pour quelques heures et je viens de loin...
Le chambellan semblait très malheureux. Il eût peut-être atermoyé un moment encore si une dame d’un certain âge, magnifiquement vêtue, n’était apparue à son tour, relevant à deux mains, pour aller plus vite, ses jupes d’épais taffetas vert sombre à ramages gris et or. Son arrivée parut soulager grandement le chambellan :
– Ah ! Madame d’Hallwyn ! Est-ce Sa Seigneurie qui vous envoie ?
– Naturellement ! Il lui est apparu qu’il était indécent de faire attendre comme une marchande de modes une dame de cette qualité... s’il n’y a pas d’erreur !
– Qu’en pensez-vous ? dit Fiora avec une hauteur qui amena un léger sourire sur les lèvres de la dame d’honneur. Son regard bleu avait déjà jaugé la beauté, l’élégance de la nouvelle venue, et sa tournure pleine d’une fierté qui annonçait son noble lignage.
– Qu’aucun doute n’est possible. Seule une femme aussi belle que vous pouvait convaincre messire Philippe de se marier. Voulez-vous me suivre ? Madame la duchesse vous attend.
Derrière son guide, Fiora perdit le sens de la direction. On monta des escaliers, on suivit des galeries et de vastes salles tendues des plus belles tapisseries parfilées d’or qu’elle eût jamais vues. On descendit dans un jardin où un cyprès dominait une grande quantité de rosiers. On aperçut de grandes volières et, finalement, on aboutit à une construction isolée par un mur et dont les vastes toits et les tourelles étaient revêtus de tuiles vertes. Au-dessus flottaient des bannières vivement colorées. Jardins, cours et bâtiments bruissaient d’une grande quantité de serviteurs.
– Ce palais est immense ! remarqua Fiora. Bien plus vaste qu’il n’y paraît de prime abord !
– C’est à cause de la porte, qui est de peu d’aspect, mais le défunt duc Philippe estimait que, comme l’entrée du Paradis, celle de son palais devait être étroite pour plus de sécurité. Nous voici arrivées : ceci est l’Hôtel vert, ainsi nommé à cause de la couleur de ses toits. Madame Marie trouve le palais trop vaste et apprécie une demeure un peu plus intime...
Intime peut-être, mais tout aussi fastueuse que le reste. Si les guerres du Téméraire avaient ruiné sa famille et la Bourgogne, il n’y paraissait guère dans cette demeure où tout était d’un luxe extrême. Mme d’Hallwyn jouissait visiblement de la surprise de sa compagne :
– Encore n’aurez-vous pas l’occasion d’admirer les « baignoireries ». Elles sont uniques et l’on y trouve, outre des salles de bain, des étuves à vapeur chaude et des pièces de repos qui sont les plus agréables du monde. Mais nous arrivons.
Un instant plus tard, dans une galerie largement éclairée par de hautes fenêtres ogivales à vitraux de couleurs vives, Fiora saluait profondément une jeune femme assez grande et qui devait avoir à peu près son âge. Elle dut reconnaître, même si cela ne lui causait aucun plaisir, qu’elle était charmante : mince et gracieuse, Marie de Bourgogne possédait une peau d’une éclatante blancheur, un petit nez, de beaux yeux vivants d’un brun léger et une abondante chevelure d’un ravissant châtain doré qu’une coiffe de velours vert et de mousseline blanche contenait mal. De toute évidence, elle devait ressembler à sa mère, cette Isabelle de Bourbon morte quand elle était enfant et qui avait été le grand, le seul amour du Téméraire. De celui-ci, elle avait la bouche charnue, marquée d’un pli d’obstination, et le menton en pointe arrondie qui donnait un peu à son visage la forme d’un cœur.
Elle considéra un moment la jeune femme à demi agenouillée dans sa révérence, avec une curiosité qu’elle ne se donna pas la peine de dissimuler.
– Je me suis souvent demandé si je vous verrais un jour, Madame, fit-elle d’une voix nette. Ainsi, vous êtes cette Fiora de Selongey qui fut si longtemps l’amie de mon père ?
– L’otage serait plus juste, Madame la duchesse. Ce n’est pas de mon plein gré que j’ai dû suivre Monseigneur Charles !
– Relevez-vous ! On me l’a dit, en effet... néanmoins, vous avez eu la chance de vivre dans son entourage... jusqu’à la fin.
– Votre Seigneurie peut dire jusqu’à la dernière minute. J’ai vu le duc, au matin de Nancy, monter son cheval Moro et s’éloigner dans la brume vers sa dernière bataille. J’ai eu aussi le privilège d’assister à ses funérailles...
Tandis qu’elle parlait, le visage un peu figé de Marie s’animait, se colorait :
– Pourquoi n’être pas venue plus tôt ? Dieu ! J’aurais tant de questions à vous poser, tant de choses à vous dire ! Mon père, je le sais, estimait votre courage...
– Mon époux n’a jamais exprimé le désir de me conduire auprès de Votre Seigneurie, et je ne cache pas qu’un assez grave différend s’est élevé entre nous. Mais ceci est de peu d’importance à présent et, comme je ne veux pas retarder trop longtemps la chasse...
– C’est vrai, mon Dieu, la chasse ! Madame d’Hallwyn, veuillez dire à mon seigneur-époux qu’il parte sans moi. Je ne chasserai pas aujourd’hui.
– Mais, coupa Fiora, il est inutile que Votre Altesse se prive...
– Je peux chasser chaque jour s’il me plaît. Aujourd’hui, je préfère parler avec vous... à moins que vous ne préfériez vous installer dans ce palais pour quelques jours ?
– Non, Madame la duchesse ! Je vous rends grâces, mais, si mon époux ne se trouve pas à Bruges, je repartirai demain.
A nouveau, Marie de Bourgogne scruta le visage de sa visiteuse, y cherchant peut-être le reflet d’une émotion qu’elle ne trouva pas.
– Venez avec moi ! Il faut vraiment que nous causions. Suivant la duchesse, Fiora traversa une grande chambre somptueusement meublée où deux dames de parage, aussitôt plongées dans leurs révérences, s’affairaient à ranger du linge et des coiffures, puis gagna une petite pièce tendue de velours rouge à crépines d’or qui lui rappela, en réduction bien sûr, le grand tref d’apparat du Téméraire où elle avait rencontré le prince pour la première fois. L’ameublement s’en composait surtout de livres, d’un écritoire et, devant la cheminée en entonnoir, d’une bancelle garnie de coussins sur laquelle Marie vint s’asseoir en attirant Fiora auprès d’elle.
– Philippe de Selongey est un homme peu bavard, soupira-t-elle, et je n’ai pas compris grand-chose à votre histoire à tous deux, mais, comme je ne veux pas forcer vos confidences, dites-moi seulement depuis combien de temps vous n’avez pas vu votre mari ?
– Depuis deux ans, Votre Seigneurie. La vie s’est plu à nous séparer sans cesse et j’en ai beaucoup souffert. C’est pourquoi je voudrais tant le retrouver.
– Qu’est-ce qui a pu vous faire penser qu’il était ici ?
– Monseigneur le Grand Bâtard Antoine, que j’ai rencontré par hasard.
Un éclair de colère traversa le regard brun et la jolie bouche ronde se serra :
– Mon bel oncle qui, à peine mon père porté en terre, s’est hâté de rejoindre mon cher parrain, le roi Louis ! Nous formons en vérité une étrange famille où le parrain dépouille sa pupille et où les meilleurs amis de son père l’aident dans cette entreprise...
– Monseigneur Antoine pense que ce qui fut terre de France doit redevenir terre de France. Il est fort dommage que Votre Seigneurie n’ait pu épouser le dauphin Charles. Elle eût fait une grande reine...
– M’imaginez-vous épouser un enfant de huit ans ? s’écria Marie en riant. Evidemment, il était tentant de régner sur la France, mais je ferai, du moins je l’espère, une bonne impératrice d’Allemagne. Ceci dit, ce que l’on vous a rapporté est vrai : messire Philippe était ici à la Noël. Je suppose que c’est par Mme de Schulembourg que le Grand Bâtard l’a su ? Elle est fort amie de sa femme...
– C’est elle, en effet. Puis-je à présent demander où se trouve mon époux ?
La duchesse se leva et accomplit deux ou trois fois le tour de la pièce avant de s’arrêter devant Fiora.
– Comment pourrais-je le savoir ? Il n’est resté que deux ou trois jours. Vous autres, Selongey, semblez incapables de demeurer en place un temps raisonnable.
– Où est-il allé ensuite ?
– Mais je n’en sais rien ! Et je n’ai même pas compris le motif de sa venue. Nous n’avons eu de lui qu’une figure longue d’une aune ! En pleine période des plus douces fêtes de l’année !
Fiora retint un sourire dédaigneux. Cette petite princesse avait beau porter en elle le sang bouillant du Téméraire, du diable si l’on s’en serait douté ! Avec son teint de lis, ses yeux rêveurs et ses robes taillées à l’allemande qui aplatissaient sa poitrine sous un paquet de broderies d’or et lui épaississaient la taille, elle n’évoquait en rien la légende tragique et grandiose qui auréolait le dernier des ducs de Bourgogne. Une figure longue d’une aune, en vérité ? S’attendait-elle à ce qu’un homme qui avait souffert tant d’épreuves vînt à elle la mine réjouie et prêt à danser aux bals de cour ?
– Je crois, Madame, dit-elle avec amertume, qu’il venait chercher quelque chose d’impossible. Quelque chose que vous étiez incapable de lui donner.
– Et quoi donc ?
– De l’amour. Je pense qu’il aime Votre Seigneurie, qu’il l’a toujours aimée et qu’il n’a pu supporter de la retrouver mariée et heureuse, car vous êtes heureuse, n’est-ce pas, Madame ?
– Infiniment ! J’ai eu le bonheur de donner un fils à mon cher époux et il se peut que, bientôt, je lui en donne un autre.
– C’est tout naturel. Mais lui qui avait fait siens pendant tant d’années les rêves de votre père, il a dû comprendre qu’il n’y avait plus de place ici pour ces rêves-là ! J’avoue ma déception, Madame la duchesse. J’espérais qu’au moins vous l’aviez envoyé remplir, au loin, quelque mission.
– Il n’en est rien. Nous sommes en trêve avec le roi de France. Quelle mission aurais-je pu lui confier ?
– Je crois, dit Fiora froidement, que Monseigneur Charles, que Dieu ait en sa sainte garde, aurait su comment employer un homme de cette qualité, un homme qui, pour le service de Votre Altesse, a été jusqu’à affronter l’échafaud. La Bourgogne vous a échappé, n’est-ce pas ? Je pense que vous ne garderez rien de ce qui a failli être un royaume si vous ne savez pas apprécier vos serviteurs. On a ceux que l’on mérite.
La jeune duchesse dont le joli visage s’empourprait n’eut pas le temps de lui répondre : un jeune homme aux longues jambes, au visage assez rude sous une forêt de cheveux blonds taillés carrés à la mode germanique, venait de faire une entrée impétueuse et s’élançait vers Marie.
– Que me dit-on, mon cœur ? Vous renoncez à votre chasse ? Vous voulez me priver de vous ? Qu’est-ce que ce caprice ?
– Ce n’est pas un caprice, mon cher seigneur. Je désirais recevoir la dame que vous voyez ici. Elle est l’épouse du comte de Selongey.
Comprenant à qui elle avait affaire, Fiora saluait déjà le fils de l’empereur Frédéric comme il convenait. Celui-ci lui accorda un large sourire appréciateur :
– Bonjour, Madame. Votre époux, en vérité, a beaucoup plus de chance qu’il n’en mérite, car vous êtes fort belle ! Mais si vous le permettez, je reprends la duchesse, car je ne saurais chasser sans elle. Vous aurez tout le temps de causer quand nous reviendrons...
– C’est inutile, Monseigneur, dit Fiora. Madame la duchesse m’a dit tout ce que je pouvais espérer entendre d’elle.
Le sourire de Maximilien se fit plus large encore s’il était possible. Prenant la main de sa femme, il l’entraîna vers la porte.
– A merveille, alors ! Nous donnons un bal, après-demain. Venez donc danser au palais ce soir-là ! Je vous donne le bonsoir, Madame la comtesse.
Le couple disparut et Fiora se retrouva seule en compagnie de Mme d’Hallwyn, reparue en même temps que le prince. En dépit de la chaleur intime de cette petite pièce confortable et accueillante, elle se sentait glacée jusqu’à l’âme et demeura un moment immobile, contemplant les flammes qui montaient à l’assaut des grands chenets de fer forgé. La dame d’honneur toussota :
– Puis-je vous reconduire, Madame ? Tout au moins jusqu’au jardin ?
– Pourquoi jusqu’au jardin ? murmura Fiora surprise. Pourquoi pas jusqu’à l’entrée ?
– Parce qu’au jardin se trouve quelqu’un qui désire beaucoup vous parler... et qui se chargera de vous accompagner jusqu’à la porte.
– Qui donc ?
– Mme de Schulembourg. Elle vous a vue arriver tout à l’heure...
Fiora fit signe qu’elle avait compris. Elle pensait chercher cette dame en arrivant à Bruges, mais une entrevue avec la duchesse lui semblait plus importante et plus urgente. Devant le médiocre résultat de cette entrevue, peut-être serait-il bon de la rencontrer sans attendre. Tandis que derrière Mme d’Hallwyn elle descendait vers les parterres, l’écho joyeux du départ de la chasse lui parvint : le son des trompes, les abois des chiens, les cris des veneurs qui peu à peu se fondirent dans le bruit de la ville. Fiora pensa qu’on ne pouvait en vérité perdre plus gaiement un empire. Chez ce couple d’amoureux destiné à porter la couronne de Charlemagne, il ne pouvait y avoir place pour l’amère nostalgie des combattants de l’impossible...
– Que vous a-t-on dit ? fit une voix anxieuse, et elle s’aperçut qu’elle avait changé de compagne et se trouvait à présent au côté d’une femme déjà âgée, emmitouflée comme en plein hiver de velours et de renard noirs, une femme qui s’appuyait sur une canne et dont les yeux clairs l’enveloppaient d’un regard compatissant.
Elle s’efforça de lui sourire, sans y parvenir tout à fait :
– Rien que je ne sache déjà par Monseigneur Antoine : que mon époux était ici vers la fin de l’année. Ah ! si, tout de même ! Madame la Duchesse a bien voulu m’apprendre qu’il est resté peu de temps, que sa mine sombre était choquante dans un temps de fêtes et qu’il est reparti sans dire où il allait.
– Pauvre enfant ! C’est bien peu... Marchons, voulez-vous ? Et offrez-moi votre bras...
Elles firent quelques pas le long d’une allée admirablement sablée en s’éloignant des jardiniers qui, dans les parterres, taillaient des arbustes.
– On ne vous a pas parlé de la dispute, n’est-ce pas ?
– Une dispute ? Entre Philippe et...
– Et l’archiduc Maximilien ! Celui-ci a trouvé votre époux priant aux genoux de Madame Marie. Il est alors entré dans une grande colère et il a exigé son départ, sans vouloir entendre la moindre explication. Mais le comte n’est pas de ceux qui se laissent ainsi chasser. Avant de partir en claquant les portes, il a dit au prince qu’il était tout à fait indigne d’être le gendre du défunt duc Charles et qu’il aimerait mieux mourir que servir un tel maître. Il n’a eu que le temps de sortir et, s’il n’a pas été arrêté, il le doit uniquement aux prières de la princesse.
Mais Fiora ne s’attachait qu’aux premières paroles de Mme de Schulembourg qui confirmaient douloureusement ce qu’elle pensait : Philippe aimait la princesse et avait osé le lui dire. D’ailleurs, celle-ci n’avait pas protesté quand, tout à l’heure, Fiora lui avait dit ce qu’elle pensait des sentiments de Philippe.
Consciente de ce qu’un silence venait de tomber entre elle et sa compagne, elle refoula ses larmes :
– Comme c’est étrange en vérité ! fit-elle d’une voix qu’elle s’efforça de raffermir. J’ai vu le prince et il a été... fort aimable. Il m’a même invitée à danser au bal d’après-demain !
La vieille dame se mit à rire :
– N’en soyez pas étonnée ! Cela lui ressemble tout à fait ! Il n’a aucune suite dans les idées. En outre, s’il se montre fort épris de sa petite duchesse, il n’en est pas moins sensible au charme féminin. L’idée de danser avec la femme d’un homme qu’il considère désormais comme son ennemi doit lui sembler plaisante. Ajoutez à cela qu’il aime à rire et qu’il adore donner des fêtes...
– Soit, je veux bien l’admettre, mais pourquoi Madame Marie ne m’a-t-elle rien dit ?
– Elle a sans doute craint que vous ne demandiez d’autres explications, ce qui l’aurait gênée. En outre, c’eût été risquer de réveiller la colère d’un époux qu’elle aime de tout son cœur. Le voir heureux auprès d’elle et du jeune prince Philippe est son seul désir. Alors, tout ce qui peut se mettre à la traverse de ce bonheur tranquille... N’oubliez pas qu’elle n’a pas connu de véritable vie familiale. Il n’était pas facile d’être la plus riche héritière d’Europe...
– L’héritage a fondu, dit Fiora sèchement, et elle ne paraît pas s’en soucier outre mesure. En vérité, je me demande pour quelle raison elle m’a reçue ?
– Et la curiosité, qu’en faites-vous ? Comment résister à l’envie de rencontrer la mystérieuse dame de Selongey, cette Florentine dont on disait merveilles et que le Téméraire traînait après lui de bataille en bataille comme une reine captive ? Je suis bien sûre qu’en ce moment les oreilles doivent vous corner, n’est-ce pas ?
– Pas vraiment, et c’est sans importance...
– Qu’est-ce qui en a donc ?
– Le sort de Philippe. Ce qu’il est devenu. Voilà des mois que je le cherche et il paraît fuir devant moi. Vous qui l’avez rencontré, à qui il a parlé, ne pouvez-vous me dire où il allait quand il a quitté Bruges ?
Mme de Schulembourg considéra la jeune femme avec une profonde commisération. Après l’avoir poussée à se faire connaître, sa sympathie pour cette belle créature en qui elle devinait une qualité de courage qu’elle avait toujours appréciée croissait d’instant en instant :
– Si je le savais, soupira-t-elle, je vous l’aurais déjà dit. Si vous êtes décidée à poursuivre votre quête, c’est vers la Bourgogne que vous devriez diriger vos pas.
– Vous pensez qu’il y serait retourné ? Ce serait folie, car c’est miracle s’il a échappé à l’échafaud et, pour ce que j’en sais, le roi Louis tient à présent tout le pays dans sa main. On dit même que la Franche-Comté, ce dernier bastion, est tombée elle aussi.
– Sans doute, mais la Bourgogne occupée par les troupes françaises est fichée au cœur du comte de Selongey comme une épine qui ne cesse de le blesser.
En dépit de leur lenteur, les pas des deux femmes les avaient conduites jusqu’au porche ouvrant sur les galeries de la cour d’honneur, à peu près vide à présent.
– Puis-je vous demander un conseil ? fit Fiora. Que feriez-vous à ma place ?
– Si vous voulez vraiment le retrouver ou tout au moins trouver une trace, il faut aller jusqu’à Selongey. L’homme désemparé cherche toujours à retrouver ses racines, sa maison natale...
– J’y ai pensé, bien sûr, mais le sire de La Trémoille doit faire surveiller le château.
– Ce n’est plus lui le gouverneur de la ville, c’est messire d’Ambroise qui est infiniment plus conciliant. Mais où habitez-vous, vous-même ?
– En Touraine. Et s’il était venu à moi, je saurais où il est. Il a coulé bien du temps, depuis Noël...
– Alors allez en Bourgogne et commencez par Selongey ! Il m’étonnerait bien que vous n’y trouviez pas au moins un indice. Ceci dit, vous aurez sans doute du mal à rencontrer votre époux car il doit se cacher. Et vous n’allez pas manquer de courir des dangers, peut-être inutiles. Au fond, le plus sage serait de rentrer chez vous et d’y attendre...
– Quoi ? Qu’il revienne ? Il ne reviendra pas.
– Dans ce cas, pourquoi vous obstiner ? Si encore vous aviez des enfants !
– J’ai un fils ! dit Fiora qui ajouta avec amertume : Dieu sait – que nous n’avons guère passé de temps ensemble, cependant ce mariage insensé a été béni par une naissance. Seulement, Philippe l’ignore.
– Alors, il faut aller le lui dire. Cherchez-le, trouvez-le, mais, si vos recherches demeurent vaines, retournez auprès de votre enfant afin qu’il ne reste pas orphelin. Dieu vous garde, ma chère ! Je prierai pour vous !
Attirant Fiora sur son vaste giron, Mme de Schulembourg l’embrassa, traça du pouce, sur son front, une petite croix, puis, resserrant autour d’elle son manteau fourré, reprit de sa démarche claudicante le chemin du jardin. Fiora la regarda s’éloigner et, après un dernier coup d’œil à ce palais splendide construit par les Grands Ducs d’Occident mais qui n’était plus que le décor vide d’une grandeur défunte, elle alla rejoindre Florent qui l’attendait en promenant les chevaux dans la cour.
Depuis leur départ, Fiora avait accoutumé le jeune homme au silence. Sans oser la questionner lorsqu’elle revint avec des yeux gros de larmes difficilement contenues, il comprit qu’elle avait hâte à présent de quitter cette demeure princière où elle avait apporté sans doute beaucoup d’espoirs. Sinon, pourquoi cette magnifique toilette ? Il se hâta de l’aider à se mettre en selle et plaça doucement les rênes entre ses mains gantées. Sautant sur sa propre monture, il précéda la jeune femme pour lui faire ouvrir la porte, s’écarta afin de lui laisser le passage et se mit à sa suite. Lorsque l’on arriva devant la Ronce Couronnée, il vit que de grosses larmes roulaient silencieusement sur son visage dépourvu d’expression. Elles débordaient des grands yeux gris, largement ouverts, et coulaient une à une en suivant le dessin délicat des traits. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter.
– Il faut que cela cesse ! marmotta-t-il.
Aidant Fiora à mettre pied à terre, il héla un palefrenier, lui ordonna de s’occuper des bêtes puis, prenant le bras de la jeune femme qui n’opposa aucune résistance et semblait frappée de stupeur, il la conduisit jusqu’à sa chambre, y entra avec elle, la fit asseoir, alla refermer la porte et revint s’agenouiller devant elle, prenant entre les siennes deux mains qui lui parurent froides comme de la glace :
– Donna Fiora ! pria-t-il. Je croyais que vous aviez confiance en moi ?
Comme sortant d’un rêve, elle posa sur le jeune homme un regard qui ne le voyait pas :
– J’ai confiance, Florent, fit-elle d’une voix blanche. Pourquoi me demandez-vous cela ?
– Parce qu’il me semble être devenu pour vous non seulement un étranger, mais une sorte de meuble. Depuis que nous avons quitté Beaugency, vous paraissez ne même plus me voir. Nous avons couru, couru éperdument pour venir ici, sans que vous daigniez m’expliquer vos intentions.
– Le faut-il vraiment ?
– Pas si je ne suis pour vous qu’un valet, mais vous savez à quel point je vous suis dévoué, et je refuse à présent de vous laisser souffrir seule et en silence. Si dame Léonarde était là – je n’ai jamais tant regretté qu’elle n’y soit pas ! – aurait-elle droit, elle aussi, à votre mutisme ? Non, n’est-ce pas ? Vous vous confieriez à elle... Oh ! je sais que je ne peux pas la remplacer, mais dites-moi comment vous aider, comment vous rendre moins malheureuse, puisqu’il est évident que vous l’êtes ?
Fiora hocha la tête et, d’un doigt léger, caressa la joue du jeune homme :
– Quelles instructions pourrais-je vous donner alors que, moi-même je ne sais plus que faire ? Relevez-vous, Florent ! ... et allez nous chercher quelque chose à boire, mais pas de bière, je vous en prie. Apportez-nous du vin et puis, ensemble, nous essaierons de dresser un plan, de prendre une décision...
– Est-ce que nous ne rentrons pas ?
– Je ne crois pas. Pas maintenant, tout au moins.
– Où irions-nous ?
– En Bourgogne. Il serait peut-être temps que j’aille jusqu’à Selongey. J’y suis passée... oh, juste un moment, quand je suis venue de Florence, il y a quatre ans.
– Vous n’y êtes jamais retournée ?
– Non. C’est étrange, n’est-ce pas, de porter un nom, un titre, et de ne rien savoir ou presque de ce qu’ils recouvrent ?
Une heure plus tard, stimulés par la chaleur d’un excellent vin de Beaune, Fiora et Florent décidaient d’un commun accord qu’une visite à Selongey s’imposait.
– C’est le seul endroit où aller ! affirma le jeune homme, parce que c’est, je crois bien, le dernier refuge possible pour votre époux.
– Les hommes du roi surveillent sans doute le château ?
– Peut-être, mais il reste le village et tout le pays alentour. Si messire Philippe était aimé là-bas...
– Je le crois. C’est du moins ce que m’en avait dit Léonarde qui est de par là...
– Eh bien alors ? Je vous avoue que je ne comprends même pas que nous ne soyons pas déjà en route ? Ni pourquoi vous semblez tellement désemparée ?
– C’est difficile à expliquer, Florent, mais j’ai l’impression de courir après une ombre-Elle n’ajouta pas qu’elle était lasse de ces chemins, petits ou grands, dans lesquels on s’engage l’espoir au cœur et qui ne mènent nulle part sinon à un peu plus de déception, à un peu plus de chagrin ; de tous ces chemins sans issue qui avaient jalonné sa vie. Elle allait en suivre un de plus, mais pour apprendre quoi, à l’arrivée ? Que Philippe ne l’avait jamais aimée et que sa vie de femme était achevée avant d’avoir commencé ?