Juliette Benzoni Haute-Savane

PREMIÈRE PARTIE LIBRE AMÉRIQUE…

CHAPITRE I AU RENDEZ-VOUS DES SOUVENIRS

Le bateau vira gracieusement comme une mouette qui rase l’eau avant de se poser, gagna son mouillage à la courbe du fleuve et replia ses ailes. La chaîne fila dans l’écubier avec un froissement de métal. L’ancre plongea dans l’eau verte du Potomac avec une gerbe d’étincelles liquides. Tirant sur l’amarre comme un chien sur sa laisse, le Gerfaut s’immobilisa graduellement. Il fila ses câbles au milieu d’un brouhaha de toiles carguées et des cris de l’équipage qui, tel un peuple de singes, avait envahi haubans et huniers, le tout dominé par les beuglements du capitaine Malavoine qui tonnait ses ordres au porte-voix.

Debout sur la dunette auprès de son ami Tim Thocker qui sifflait joyeusement une vieille chanson à boire, Gilles de Tournemine regardait mollir puis descendre lentement les grandes voiles blanches à travers lesquelles jouaient les rayons du soleil à son déclin.

Malavoine reposa son instrument et se tourna vers lui :

— Nous sommes ancrés, monsieur. Quels sont vos ordres ?

— Faites mettre un canot à l’échelle, capitaine. M. Thocker descend à terre…

Tim glissa de la balustrade sur laquelle il était assis et poussa un soupir à regonfler les voiles.

— Tu tiens vraiment à m’envoyer en éclaireur ?

— Cela me paraît plus convenable. Tu es l’un des émissaires habituels du général Washington. Tu as, chez lui, tes grandes et tes petites entrées…

— Et toi, tu as été l’un de ses aides de camp…

— Peut-être mais il y a six ans. Je préfère que tu m’annonces. Il est tard, déjà, et j’aurais l’air d’attendre une invitation à souper…

— Invitation qui est certaine… et dont je vais profiter seul.

— C’est mieux ainsi. Et puis… la soirée est belle. J’ai envie de rester à bord et de m’emplir les yeux de tout cela, ajouta-t-il en désignant le magnifique décor naturel au cœur duquel son navire venait de se poser.

Le fleuve, large de trois lieues à son embouchure, y était encore majestueux bien que beaucoup plus étroit mais son flot plus vif disait assez que la région des rapides n’était plus très éloignée. La courbe qu’il formait entre Indian Head et Mount Vernon était cependant assez large encore pour que les plus gros vaisseaux de guerre puissent y évoluer. C’était comme un large croissant couleur d’émeraude sombre où se reflétait la végétation déjà dense bien que l’on ne fût qu’en avril. Mais le doux climat de Virginie était coutumier de ces printemps précoces et, un peu partout, dans les « fonds » qui trouaient l’épaisse fourrure de cèdres, de pins et de chênes, éclataient les fusées blanches ou roses des poiriers, des cerisiers, des pêchers et des amandiers.

— Toujours le rendez-vous des souvenirs ? fit Tim mi goguenard mi attendri. En ce cas, je te laisse. À demain ! je reviendrai te chercher.

Et, assenant une bourrade dans les côtes de son ami, Tim, enfonçant son chapeau sur sa tête d’un coup de poing qui n’en améliora guère la forme, se dirigea d’un pas martial vers la coupée derrière laquelle il disparut bientôt. Un moment après, le canot traçait son sillage vers la rive où l’Américain savait pouvoir trouver un cheval à l’auberge du passeur qui tenait lieu de relais de poste et, froissant les herbes aquatiques, atteignait une petite grève sur laquelle Tim sauta avant de s’éloigner à grandes enjambées.

Quand il ne le vit plus, Gilles retourna sans plus tarder, et même avec une sorte de hâte, à ce que son ami appelait le « rendez-vous des souvenirs » car il s’agissait là des plus beaux, des plus nobles de toute sa vie passée.

Comme une horde de pirates, ils étaient montés à l’assaut de sa mémoire quand, la veille, au début de l’après-midi, l’étrave noire du Gerfaut couronnée de l’oiseau chasseur aux ailes déployées s’était présentée à l’entrée de la baie de Chesapeake. Le passage y était toujours un peu délicat vers la fin de l’hiver, entre Cap Henry et Cap Charles, car les eaux du golfe de Floride y jetaient des sables qui en rendaient l’entrée difficile aux vaisseaux de haut bord. Mais l’élégant voilier le franchit à l’endroit même où avait mouillé jadis, durant la grande bataille, le Ville de Paris, le gigantesque vaisseau de l’amiral de Grasse, et Gilles eut l’impression d’entrer de nouveau, toutes voiles dehors, dans l’Histoire.

Il la retrouvait, à chaque instant plus présente, à mesure que son bateau traçait sa route dans la large baie. Il revoyait les grands huniers de la flotte française dorés par le soleil d’été, les peintures brillantes et les ors des hautes coques hérissées de canons qui barraient d’une chaîne prestigieuse les quatre lieues de mer du passage.

Bientôt, dans sa longue-vue qui fouillait la côte, ses collines piquées de pins maritimes et ses marais, il reconnut Yorktown où il lui parut que rien n’avait changé sinon le drapeau qui flottait sur la forteresse de la rivière York : la bannière aux treize étoiles y avait définitivement remplacé l’Union Jack. Et les canons du Gerfaut avaient salué d’une salve vigoureuse ce glorieux symbole de l’Indépendance américaine. Puis il avait demandé son canot et, seul, il était descendu à terre, portant sous son manteau un mystérieux paquet.

Parvenu au petit port, il avait eu quelque peine à se retrouver. Bien des choses avaient changé en six ans. Le visage de la paix est bien différent de celui de la guerre et l’herbe avait repoussé sur les champs ravagés par la mitraille. Les gens du pays s’étaient efforcés d’effacer les plus cruelles blessures de la campagne. En outre, ils avaient pris un soin pieux des morts qui reposaient dans leur terre libérée. Les tombes hâtives avaient été refaites, ornées de stèles blanches, ratissées, fleuries près des anciennes tranchées que la végétation duvetait. Seules les anciennes redoutes avaient été laissées intactes sur leurs escarpements et leurs canons, désormais muets, tendaient toujours vers le ciel leurs gueules inutiles.

Tournemine n’eut guère de peine à retrouver l’endroit où reposait son père. Le nom qui était le sien à présent s’étalait fièrement sur la pierre, ce nom qu’il entendait implanter dans la riche terre américaine pour en faire sortir un arbre aussi majestueux, aussi haut que les tours de La Hunaudaye.

Longuement, il avait prié pour l’âme de celui qui reposait là. Puis, ouvrant le paquet caché sous son manteau, il en avait tiré un bouquet de bruyères et de genêts séchés et un petit sac de terre prise au pied des remparts de La Hunaudaye. La terre, il l’avait répandue, mêlée à cette terre étrangère ; les bruyères, il les avait posées doucement contre la stèle puis, oubliant Dieu, il avait adressé à l’âme errante une autre prière, une invocation fervente pour que sa protection s’étendît sur l’avenir, encore incertain, de son dernier descendant.

Plus tard, quand il aurait bâti sa maison sur les mille acres de terre virginienne dont la reconnaissance du Congrès américain lui faisait don aux rives de la Roanoke River, il avait déjà décidé qu’il y construirait une chapelle digne de la puissance et de la splendeur passée des Tournemine pour y transporter le corps de son père afin qu’il y trouvât son dernier port et qu’il y dormît son dernier sommeil auprès des enfants et petits-enfants qu’il plairait peut-être à Dieu d’envoyer à ce fils de hasard reconnu à son heure dernière, en face de tout ce que l’armée française comptait de plus noble sur ce même champ de bataille de Yorktown1.

Des enfants, Gilles savait qu’il en avait déjà un, élevé quelque part dans la vallée du Mohawk, au camp du chef iroquois Cornplanter, l’enfant qu’avait mis au monde avant de mourir la belle Sitapanoki, la princesse indienne qu’il avait aimée d’un amour si passionné au temps des combats pour l’Indépendance et dont il n’avait appris l’existence que l’année précédente. Ce petit garçon, dont Tim lui avait dit qu’il était blond aux yeux clairs, ce petit garçon qu’il aimait déjà sans l’avoir vu, il était farouchement décidé à le reprendre, à l’élever à la fois en gentilhomme et en Américain, même si ses relations avec sa femme devaient s’en trouver encore un peu plus détériorées… Au point où elles en étaient, d’ailleurs, il semblait difficile que les choses pussent empirer.

Depuis la minute où il avait emporté Judith, inconsciente, de la Folie Richelieu en flammes, Gilles avait l’impression de traîner après lui une créature sans âme, un bel automate auquel le corset de fer de l’éducation et des habitudes tenait lieu d’intelligence.

En reprenant conscience dans la berline de voyage qui les emmenait vers Lorient, lancée à travers la France enneigée de toute la vitesse de ses quatre chevaux, la jeune femme avait regardé autour d’elle avec la mine douloureuse de qui s’éveille d’un mauvais rêve. Sans rien dire, elle avait contemplé un moment le paysage glacé puis son regard las était revenu se poser sur celui dont elle ne pouvait plus douter, à présent, qu’il fût réellement son mari.

— Où allons-nous ? demanda-t-elle seulement.

— À Lorient d’abord, où nous attend mon bateau. Ensuite en Amérique… Comment vous sentez-vous ?

— Bien, bien… je vous remercie. Un peu lasse seulement.

— Dans un moment nous allons nous arrêter pour relayer. Vous pourrez prendre un peu de repos, quelque nourriture…

— Oh ! ce n’est pas la peine. Je n’ai besoin de rien…

Et s’enveloppant plus étroitement dans son ample pelisse de drap noir, doublée et ourlée de renard, Judith s’était rejetée dans son coin de voiture et, appuyant sa tête pâle aux coussins avec un petit soupir douloureux, elle avait fermé les yeux.

Dormait-elle ou faisait-elle semblant ? Tout au long des quelque cent vingt-cinq lieues qui s’étendaient entre Paris et Lorient, elle avait ainsi tenu ses paupières obstinément closes. Aux étapes, elle descendait docilement, se laissait conduire dans une chambre d’auberge où la rejoignait sa femme de chambre. Au dernier moment, juste avant de quitter la rue de Clichy, Gilles avait en effet décidé que la camériste les accompagnerait. C’était l’une des filles d’un paysan d’Aubervilliers chargé de famille. Elle semblait simple, honnête, sincèrement attachée à sa maîtresse et terrifiée à l’idée de se retrouver sur le pavé de Paris. Elle se nommait Fanchon et elle avait supplié qu’on voulût bien l’emmener avec Madame.

Le chevalier y avait consenti, à la condition expresse qu’elle soit prête en quelques instants et n’emportât que ses propres affaires car, en dehors du manteau dont on l’avait enveloppée et de sa robe, Gilles entendait que Judith n’emportât rien de cette maison dont le seul souvenir le brûlerait encore longtemps de honte et de colère.

Sûr de sa décision d’emmener son épouse au bout du monde avec lui, il avait pris la précaution de faire charger, dans la voiture de suite, une lourde malle contenant tout ce qui pouvait être nécessaire à une jeune femme. Mlle Marjon s’était occupée du choix et des achats, comme elle l’avait déjà fait avant le mariage de ses jeunes amis.

Devant l’attitude étrange de Judith, Gilles s’était félicité d’avoir emmené Fanchon. La jeune fille – elle n’avait guère que dix-huit ans – voyageait dans la voiture de suite avec le capitaine Malavoine qui professait pour tous les animaux non marins une défiance insurmontable mais, à l’étape, elle s’occupait de sa maîtresse avec un inlassable dévouement, la baignant, la couchant, lui montant ses repas et veillant sur elle comme une bonne nourrice sur un bébé.

Le premier soir, Gilles avait offert à sa femme de souper avec lui dans la salle d’une très confortable hôtellerie mais, toujours du même ton absent et doux, elle avait décliné l’invitation.

— Non, merci… Je préfère rester dans ma chambre. Je suis si lasse…

Il n’insistait pas, surpris d’une attitude si opposée à la nature, impérieuse et ardente, de la jeune femme. Il s’était attendu à des cris de fureur, à des reproches cinglants, à une défense forcenée de l’amour insensé – Gilles pensait excessif, stupide et avilissant – qu’elle portait au faux docteur Kernoa. Il pensait qu’à peine revenue à la conscience, Judith se jetterait sur lui, toutes griffes dehors, réclamant hautement son droit à la liberté et lui jetant à la tête ses turpitudes supposées… mais rien de tout cela n’était venu. Pour la première fois de sa vie, Judith se montrait douce, soumise… et totalement détachée des contingences extérieures comme si tout ce qui lui arrivait ne la concernait pas vraiment. Jamais elle ne prononçait le nom de son époux qu’elle appelait « monsieur » avec l’indifférence polie qu’elle eût réservée à n’importe quel compagnon de voyage.

La nuit, elle s’enfermait dans sa chambre avec Fanchon. Le jour, dans la berline, elle n’ouvrait jamais la bouche et dormait avec une application qui finit par agacer le jeune homme. Au relais du Mans, il céda sa place à Fanchon, enfourcha Merlin et rejoignit Pongo qui, haïssant toute espèce de voiture, faisait la route à cheval. Il n’en pouvait plus de cette longue claustration silencieuse avec le fantôme de son amour défunt.

Quand on fut arrivé à destination, Judith, à l’auberge de L’Épée Royale, poursuivit tout naturellement ce mode d’existence qui semblait lui convenir. Seule, la vue de la vieille Rozenn, l’ancienne nourrice de Gilles qu’elle connaissait bien, lui arracha un sourire et un mot gracieux. Elle embrassa même la Bretonne en l’assurant qu’elle était heureuse de l’avoir auprès d’elle. Mais elle n’eut, pour la famille Gauthier, qu’un regard glacé qui se chargea d’une curieuse expression de méfiance quand ses yeux noirs se posèrent sur le doux visage de Madalen. Et la timide révérence de la jeune fille n’obtint qu’un froid signe de tête.

Cette attitude distante impressionna désagréablement Anna Gauthier.

— Peut-être devrions-nous renoncer à vous suivre, monsieur le chevalier, dit-elle à Gilles. Quelque chose me dit que nous ne plaisons guère à Mme de Tournemine.

— Vous n’êtes pas à son service. Vous êtes mes amis et nous allons, ensemble, installer un domaine, bâtir une nouvelle vie. Elle a une femme de chambre que Rozenn surveillera. Et, là-bas, vous aurez votre maison. Il ne s’agit donc que de passer ensemble le temps du voyage.

Anna se rassura. Les contacts avec Judith se réduisirent, en effet, à peu de chose tant que dura la traversée de l’Atlantique. Le Gerfaut était un fin voilier, taillé pour la course et, en dépit d’un temps difficile, on ne mit qu’un peu plus de trois semaines pour franchir le grand océan et, ces trois semaines, la jeune Mme de Tournemine les passa tout entières dans la cabine très confortable qui avait été aménagée pour elle et qu’elle partageait avec Fanchon. Seule parmi les trois autres femmes qui se trouvaient à bord, Rozenn eut le droit de franchir le seuil de cette cabine afin d’aider une Fanchon quelque peu débordée à soigner sa maîtresse.

En effet, à peine le navire eut-il doublé l’île de Groix que Judith, malade à mourir, s’enfermait dans sa chambre pour n’en plus bouger, atteinte d’un féroce mal de mer qui allait lui tenir compagnie tout au long du voyage. Un mal de mer bien inattendu d’ailleurs chez cette fille des eaux, habituée depuis son jeune âge à la vie semi-aquatique naturelle à tout enfant normalement constitué de la Bretagne. Que la petite sirène que Gilles avait vue surgir, un soir de septembre, des eaux du Blavet traduisît en nausées incoercibles la longue houle familière avait de quoi surprendre d’autant plus que Fanchon, la fille du cultivateur d’Aubervilliers qui n’avait jamais vu la mer, se montra, dès que l’on eut largué les amarres, aussi solidement amarinée qu’un vieux corsaire.

Tous les matins, Gilles allait frapper à la porte de sa femme pour prendre de ses nouvelles, mais celles que lui donnaient Rozenn ou Fanchon ne changeaient guère comme ne changeait guère l’odeur de caillé qui lui venait aux narines dès l’ouverture de la porte : l’état de Judith restait stationnaire.

La jeune femme refusait d’ailleurs obstinément de se laisser voir, ne fût-ce qu’un instant. Elle y mettait une opiniâtreté que le seul souci de son aspect extérieur n’expliquait pas. À son âge, un teint pâle, des yeux cernés et une mine défaite n’ont aucune chance d’effacer une beauté aussi achevée que la sienne et, durant les longues heures de veille nocturne qu’il aimait passer à la barre de son navire, suspendu entre le ciel noir et les vagues, Gilles tourna et retourna longuement dans son esprit les différentes données de ce problème qui se nommait Judith.

Depuis Paris, elle ne lui avait pas adressé vingt paroles : elle avait commencé par dormir puis elle était tombée malade avec tant d’à-propos que, sans le témoignage de Rozenn, Gilles n’eût rien cru de cette maladie. Il admettait volontiers qu’elle lui gardât quelque rancune de son enlèvement et, plus encore peut-être, de lui avoir ouvert si brutalement les yeux sur le compte de l’homme dont elle était tombée si aveuglément amoureuse, au point de l’avoir confondu, pendant des mois entiers, avec le malheureux docteur Kernoa qu’elle avait cependant vu tomber sous les coups de ses frères, Tudal et Morvan de Saint-Mélaine, au soir même de ses noces.

Cet amour, Tournemine le savait né sous hypnose, donc aussi peu naturel que possible, et il regrettait à présent la violence de la scène au cours de laquelle il avait démontré, sans aucune réfutation possible, à Judith l’indignité et l’imposture de son pseudo-mari2. Cette révélation n’avait pu que piquer au vif l’amour-propre de l’orgueilleuse jeune femme et, se sentant humiliée, elle se refusait à tout contact avec celui qui en avait été l’instrument…

Ce que craignait le chevalier c’était que cette passion pour le faux Kernoa fût plus forte que la raison, plus forte que l’orgueil de Judith. En ce cas, elle mettrait longtemps à guérir, si même elle guérissait un jour. Tout dépendait de la profondeur où avait pénétré le poison et si le mal était irrémédiable il n’y aurait jamais de paix, jamais d’accord possible entre eux : Gilles et Judith passeraient leur vie dos à dos, à se haïr…

Ce fut Rozenn qui, à sa manière abrupte, vint mettre fin, un soir, alors que l’on était à peu près à mi-chemin, à ces interrogations sans réponse. Elle vint le rejoindre dans la chambre des cartes où il s’était enfermé pour étudier les abords de la côte virginienne. Depuis le départ, il se passionnait, en effet, pour la navigation qu’il étudiait avec ardeur afin de combler les lacunes de ses connaissances nautiques.

— Je sais, dit-elle, pourquoi ta femme refuse de te voir.

Il leva les yeux sur elle et la contempla un instant, calme et rassurante, dans la lumière dansante des chandelles, les mains nouées sur son grand tablier blanc, semblable à quelque sereine divinité domestique sous le grand accent circonflexe de mousseline blanche pareil à un papillon posé sur la masse de ses cheveux gris tirés en chignon. Mais son visage, étoilé de rides gaies, ne souriait pas et, pour Gilles qui la connaissait bien, il y avait de l’inquiétude et du chagrin dans ses yeux gris-bleu.

— Je crois que je le sais aussi, soupira le jeune homme. Elle m’en veut d’avoir mis fin à ses amours et me déteste en proportion. C’est assez naturel au fond…

— Sa raison est tout aussi naturelle mais ce n’est pas celle-là : elle a peur de toi.

— Peur de moi ? Je ne pense pas lui avoir jamais donné la moindre raison de me craindre. Qu’est-elle encore en train d’imaginer ? Que je médite de la jeter par-dessus bord pour venger mon honneur outragé quand nous serons assez loin des côtes ? En ce cas, cela devrait déjà être fait et, si j’avais dû la tuer, je l’aurais accompli il y a six mois. À présent, l’acte ne rimerait plus à rien et mettrait mon âme en péril.

— Sans doute, mais cela pourrait peut-être encore rimer à quelque chose. Peut-être ton honneur a-t-il été plus outragé encore que tu ne l’imagines.

— Que veux-tu dire ?

— Que ta femme est enceinte et que je ne vois pas pour toi la plus petite raison de t’en réjouir.

Il y eut un silence. Le visage de Gilles demeura impassible mais, entre ses doigts, le crayon se brisa net. Il en jeta les morceaux avec agacement, récupéra d’un geste nerveux un rouleau de cartes qu’une légère embardée du bateau venait de jeter à terre puis relevant sur Rozenn ses yeux clairs qui avaient le reflet froid d’un glacier sous la lune :

— Tu en es sûre ?

— On ne peut l’être davantage : dans sept mois Mme de Tournemine mettra au monde un enfant dont tu n’es pas le père.

Elle avait mis une sorte de sauvagerie dans ces dernières paroles et Gilles comprit ce qu’elle éprouvait. Outre que l’adultère avait toujours été une horreur pour son éthique personnelle, la vieille Bretonne ressentait farouchement l’humiliation qui en résultait pour le garçon qu’elle avait élevé et qu’elle aimait autant que s’il eût été son propre enfant.

— Que vas-tu faire ? lança-t-elle enfin d’une voix que les larmes rentrées enrouaient.

Appuyant ses deux coudes sur la table, Gilles massa doucement du bout des doigts ses yeux soudain très las avant de les enfermer un instant sous ses paumes. Ce fut de nouveau le silence, troublé seulement par le froissement de la mer contre la coque et le grincement léger des membrures du navire.

— Je n’en sais rien, dit-il en se levant brusquement pour faire quelques pas dans la chambre garnie d’armoires où s’empilaient les cartes. Et, honnêtement, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire.

— Cela veut-il dire que tu vas « la » laisser mettre au monde son bâtard ? Que tu lui donneras ton nom ?

La violence du ton surprit Gilles. Il regarda sa nourrice comme s’il la voyait pour la première fois.

— Quel mot dans ta bouche ! Ne suis-je pas moi-même un bâtard ?

— Tu ne l’as été que parce que ton père ignorait ta naissance. Toi, tu es l’enfant d’un amour, pas celui d’un adultère. Ton père était de bonne race bretonne, ta mère aussi ; mais l’enfant qui se prépare portera en lui le sang d’un ruffian sicilien. Tu n’as pas le droit de lui donner le nom que ton père t’a confié en mourant.

— Qui te dit que j’aie l’intention de le lui donner ? Me prends-tu pour un sot ?

— Non, mais pour un homme amoureux, c’est-à-dire capable des plus grosses sottises.

Arrêtant son va-et-vient, Gilles alla se poster près du hublot, tournant le dos à la vieille femme et contemplant les faibles éclats blancs que l’écume mettait à la crête des vagues noires.

— Amoureux ! soupira-t-il au bout d’un moment. Je l’ai été, certes. J’ai aimé Judith au-delà de tout ce que je croyais pouvoir aimer. Peut-être parce qu’elle a été mon premier amour. À présent, je ne sais plus. Sans doute sa beauté m’inspirera-t-elle encore le désir… mais l’amour ?

— Tu n’es plus certain de tes sentiments, traduisit Rozenn qui ajouta tranquillement : et c’est depuis que tu as rencontré Madalen que tu as changé…

Cette fois, Tournemine se retourna et considéra sa nourrice avec une nuance d’amusement. Comme s’il avait jamais pu lui cacher quelque chose quand il était auprès d’elle… Les yeux de sa tendresse étaient les plus aigus qui soient.

— Tu sais cela aussi ? murmura-t-il un peu gêné tout de même.

— Je sais qu’elle t’aime : cela crève les yeux. Mais toi, je n’étais pas sûre.

— Eh bien, tu l’es à présent… mais si tu veux bien, nous n’en parlerons plus jamais. D’autant que cela ne change rien aux données du problème posé par la grossesse de ma femme.

— Crois-tu… ?

À la manière d’une tempête d’été, le calme apparent de Rozenn éclata soudain en fureur.

— Chez nous, jadis, on jetait à la mer la femme adultère. Et, chez les Tournemine, on n’a jamais permis à celle qui manquait à l’honneur d’étaler au soleil le fruit de sa faute… en admettant qu’on lui permette de vivre encore…

— Mais on élevait assez facilement les bâtards du maître. Rozenn ! Rozenn ! Je ne te reconnais plus. Ma parole, tu es en train de me conseiller de jeter Judith par-dessus bord.

— Je sais bien que tu en es incapable, bougonna-t-elle, sa colère aussi subitement tombée qu’elle était montée. Pourtant, ce serait peut-être la meilleure chose que tu puisses jamais faire. Cette femme n’a jamais su que te faire du mal. Mieux vaudrait sans doute l’empêcher de continuer…

— Et encourir la colère de Dieu ? Préfères-tu que je perde mon âme ? Allons, ma Rozenn, ajouta-t-il en entourant de ses bras les épaules encore solides de la vieille femme, cela ne te ressemble pas de rêver la perte de ton prochain et tu vas me promettre de ne rien tenter qui puisse mettre en péril la vie de Judith… ou celle de son enfant.

— Parce que tu vas lui permettre de le garder ?

— Je ne sais pas encore. Il faut me laisser le temps de réfléchir. Il n’y a pas dix minutes que tu m’as mis au courant… mais je n’achèterai jamais ma liberté au prix d’un crime.

— Tu feras ce que tu veux, fit Rozenn avec entêtement, mais ne viens jamais me demander de bercer dans mes bras le fils d’un ruffian.

— Je ne te demanderai jamais rien de semblable… encore que je sois bien certain que tu t’en tirerais à merveille.

— Comment ?

— Je te connais, ma vieille nounou : tu n’as jamais su résister au sourire d’un enfant. Tu sais depuis trop longtemps qu’un bébé innocent ne peut être tenu responsable des crimes de ses parents.

— Peut-être… mais il peut parfaitement en hériter les tares et les vices. Je te laisse réfléchir, Gilles, mais songe avant de prendre une décision de quelle gravité elle sera pour l’avenir, le tien et celui des autres. Tu as une ennemie sur ce bateau et tu pourrais bien en avoir deux dans quelque temps ; le début d’une coalition…

Rozenn sortit sur cette flèche du Parthe, laissant le chevalier à des réflexions qui n’avaient rien de réjouissant. Quelle étrange famille allait-il donc implanter aux rives de la Roanoke ?

Rien de plus respectable, en apparence, que cet ancien combattant de la guerre américaine, que cet officier du roi de France venant s’établir en terre d’Amérique avec sa jeune femme, ses vieux serviteurs… et ses enfants. Mais en apparence seulement… Si l’on grattait un peu le beau vernis du bateau, on constatait que le noble couple, composé d’un bâtard et d’une sœur d’assassins, n’était pas loin de se haïr, que les enfants en question n’auraient entre eux aucun lien de parenté ; l’un étant le fils du mari et d’une princesse indienne, l’autre le rejeton de la femme et d’un truand sicilien. Quant aux vieux serviteurs, s’ils étaient, eux, irréprochables, ils n’en amenaient pas moins avec eux une pure et belle jeune fille que le noble officier du roi désirait furieusement et dont il était en train de tomber éperdument amoureux. Jolie tribu en vérité !… Le pittoresque n’y manquait même pas puisque le plus fidèle de ces serviteurs était l’écuyer de Gilles : Pongo, ancien sorcier des Indiens onondagas, jadis tiré des eaux de la Delaware et qui ne quittait pratiquement jamais Tournemine.

Incapable de demeurer plus longtemps enfermé dans la chambre des cartes trop étroite pour ses pensées et les battements désordonnés de son cœur, Gilles en sortit peu après Rozenn afin de retrouver l’âpre pureté de l’air marin. Escaladant quatre à quatre l’escalier de la dunette, il en délogea l’homme de barre, comme il lui arrivait bien souvent de le faire, et prit en main la course de son navire. C’était toujours une joie quasi animale pour lui que sentir le beau coursier des mers frémir entre ses mains et répondre aux moindres impulsions du gouvernail comme une bête bien dressée.

La nuit était noire, le ciel obscur et la mer assez forte. Pendant un moment, Gilles s’accorda le temps de jouir intensément de sa communion avec son bateau. Entre ses mains, le Gerfaut avançait souplement, sans à-coups, sans souffrir dans les lames cependant creuses. Mais le poison qu’avait versé dans ses veines la dramatique nouvelle portée par Rozenn faisait son chemin malgré tout et, soudain, Gilles eut envie de faire demi-tour, de regagner la France, d’y assurer l’avenir de ceux qui s’étaient confiés à lui puisque, grâce au trésor des Tournemine, il était à présent un homme riche, puis de s’en aller, seul avec son navire et son équipage, courir les mers lointaines, devenir corsaire, pirate peut-être, refaire une autre fortune, user sa vie par tous les bouts jusqu’à l’excitation du dernier combat et jusqu’au saut final dans l’éternité inconnue…

L’impulsion fut si violente que son regard chercha les hommes de quart qui veillaient aux points stratégiques du navire, puis le porte-voix à l’aide duquel le capitaine Malavoine donnait ses ordres. Ce faisant, il aperçut Ménard, le second, qui arpentait le pont d’un pas régulier, de la misaine à l’artimon et retour. Il voulut l’appeler pour l’envoyer chercher le capitaine afin de le mettre au courant de sa décision, insensée d’ailleurs et parfaitement indigne d’un homme en pleine possession de son bon sens, quand, soudain, une nouvelle silhouette apparut sur le pont, venant des cabines où logeaient les femmes. Dans l’entrebâillement de la longue mante noire, il y eut l’éclair d’une robe blanche et, posée comme une fleur sur le capuchon rabattu dans le dos, une blondeur lumineuse qui fit battre plus vite le cœur du jeune homme : Madalen, sans doute, avait éprouvé le besoin de respirer un peu d’air pur avant de s’enfermer pour la nuit dans l’étroit placard qu’elle partageait avec sa mère.

Il la vit faire quelques pas sur le pont, saluée au passage par Pongo qui rêvait aux étoiles puis par Pierre Ménard qui la suivit des yeux un moment, puis s’accouder à la rambarde en se tenant à l’un des haubans pour résister aux secousses du bateau. Et elle resta là un moment à regarder la mer.

La seule vue de la blonde enfant chassa brutalement, comme un coup de vent emporte les nuages, les fuligineuses rêveries de Tournemine et ses désirs de fuite jusqu’au fond de la mer de Chine. Revenir en France, remettre tout son monde à terre puis repartir seul, c’était renoncer à regarder vivre Madalen, c’était se priver du plaisir doux-amer de se déchirer en sachant parfaitement qu’elle ne serait jamais à lui. Or, elle avait pris dans sa vie une telle place que, ne plus la voir, ne plus l’entendre, revenait pour le jeune homme à renoncer à l’existence. Et puis il y avait plus grave : il n’avait pas le droit de manquer à la parole donnée à Pierre Gauthier la nuit de la découverte du trésor, de veiller à jamais sur sa famille et de la garder toujours auprès de lui… Et le Gerfaut continua de creuser sa route vers les États-Unis sans que ses passagers soupçonnassent un seul instant que leur destin avait été à deux doigts de changer de cap.

Le vent fraîchit tout à coup et le navire fit une légère embardée, conséquence logique de la brève inattention de Gilles dont les yeux dévoraient l’ombre douce posée près des haubans. Il le redressa aisément, mais la secousse avait rompu le fil du rêve de Madalen qui avait dû se retenir à un filin. Furieux après lui-même, Gilles, occupé à corriger sa route, dut voir Pierre Ménard se précipiter vers la jeune fille et lui offrir son bras pour la ramener vers sa cabine.

Quand le jeune homme revint et escalada la dunette dans l’intention évidente de tancer le timonier maladroit, Gilles s’excusa et, bien entendu, Ménard, reconnaissant le maître du bateau, lui rendit la politesse.

— Reprenez la barre, mon ami, fit le chevalier. Je ne suis décidément pas en forme cette nuit et je vais vous envoyer le pilote de quart…

Ces quelques mots lui coûtèrent car son impulsion profonde le poussait plutôt à aplatir la figure de ce garçon qui avait osé offrir son bras à Madalen. Mais le moyen de se comporter de la sorte quand on est pris par un sous-ordre en flagrant délit d’incapacité ? Rageant et pestant, il regagna sa cabine dont il ouvrit la porte d’un coup de pied. Un léger cri fit écho au fracas du vantail tapant contre la muraille de bois.

— Oh ! que vous m’avez fait peur, monsieur le chevalier ! flûta une voix d’oiseau et Fanchon, qui attendait assise sur l’un des bancs fixés au mur, se leva.

Elle avait l’air inquiet.

— Qu’est-ce que vous faites là, vous ? aboya Gilles peu sensible aux soucis d’autrui.

La brutalité du ton ouvrit les vannes et Fanchon se mit à sangloter tandis qu’une véritable marée de larmes inondait son visage – un petit visage triangulaire éclairé par deux yeux bruns assez beaux et troué de deux attendrissantes fossettes… qui n’attendrirent d’ailleurs aucunement le jeune homme. Croisant les bras sur sa poitrine, il considéra la fille en larmes avec un léger dégoût.

— Voilà bien autre chose à présent ! Pourquoi diable pleurez-vous, ma fille ?

— C’est que j’ai… j’ai si peur, mon… monsieur le chevalier !

— Peur ? Et de quoi ? Nous avons eu un coup de vent mais il se calme déjà.

— Oh, ce n’est pas… la mer. C’est ma… madame !

— Madame ? Qu y a-t-il ? Serait-elle plus mal ? Allons ! Parlez, bon sang ! Vous êtes là à me regarder comme une oie…

— Non, elle ne va pas plus mal. Et même elle dort. Seulement elle parle, en dormant, et elle dit des choses terribles. Oh ! j’ai peur, j’ai peur ! Protégez-moi, monsieur le chevalier, j’ai si peur…

Avant qu’il ait pu l’en empêcher, Fanchon se jetait sur lui, glissait ses bras autour de son cou et s’y suspendait avec une force inattendue. Dans l’impétuosité de son élan, la grande cape sombre qui l’enveloppait glissa de ses épaules et tomba sur le parquet laissant paraître la blanche chemise de nuit dont la jeune fille était vêtue. Et Gilles, en posant ses mains sur Fanchon pour l’éloigner de lui et l’inviter à plus de retenue, sentit soudain, à travers le mince tissu, la chaleur et les formes élastiques d’un corps agréablement potelé. L’impression fut plutôt plaisante mais il s’en défendit noblement.

— Lâchez-moi, voyons ! gronda-t-il avec une sévérité qu’il forçait un peu. Tout cela est ridicule ! Pourquoi, diable, auriez-vous peur des cauchemars de votre maîtresse ? Et, si cela est, vous n’avez qu’à la réveiller. Vous lui aurez au moins rendu service. Allons, lâchez-moi !

Il perdait ses paroles. Non seulement Fanchon n’en fit rien mais il parut à Gilles qu’elle resserrait encore son étreinte. Le visage enfoui contre l’épaule du jeune homme, elle balbutiait des phrases qui se voulaient peut-être explicatives mais dont il ne comprit pas un traître mot tandis que son corps se collait, comme une ventouse, à celui de Tournemine qui réagit avec une spontanéité due beaucoup plus à une abstinence de plusieurs semaines qu’au charme personnel de la jeune camériste. Encore que celui-ci ne fût pas à dédaigner.

Furieux mais tenté, il cessa de la repousser puisque aussi bien cela ne servait à rien. Et puis il avait horreur de brutaliser une femme. Fanchon, alors, se mit à ronronner comme une chatte satisfaite, oubliant, avec une remarquable promptitude, une terreur qui n’était peut-être pas aussi folle qu’elle le prétendait. Gilles en fut certain quand il la sentit bouger doucement contre lui, excitant sournoisement un désir qui n’en avait vraiment pas besoin.

La fille était fraîche et dégageait une vague senteur de girofle qui ne lui était sans doute pas naturelle mais que Gilles jugea agréable, comme était agréable, après tout, cette petite aventure inattendue dont il pensa qu’elle était tout juste ce dont ses nerfs surtendus avaient besoin.

Empoignant Fanchon aux hanches, il la jeta sur l’étroite couchette qui lui servait de lit et releva d’un coup l’ample chemise de nuit découvrant un corps rose piqué d’agréables fossettes, des seins ronds comme des pommes reinettes… et des bas de soie bleue retenus par des jarretières roses à bouffettes de rubans qui lui donnèrent à penser sur les étranges effets de la peur chez les filles.

La tête de la jeune femme de chambre avait disparu sous un bouillonnement de batiste, laissant seulement exposée aux regards intéressés du jeune homme une nudité tellement appétissante que Gilles n’hésita plus à se mettre à table. Grimpant à son tour sur la couchette, il entreprit joyeusement de démontrer à sa visiteuse qu’il appréciait pleinement le cadeau.

Du coup, de chatte ronronnante, Fanchon se fit panthère, feulant littéralement sous sa batiste dont elle finit par se débarrasser pour coller sa bouche à celle de Gilles. Sa peur devait avoir la vie dure car, après le premier assaut, elle en provoqua un deuxième, puis un troisième avec une science qui laissa son compagnon songeur sur le genre d’éducation que recevaient, apparemment, les filles de vignerons à Aubervilliers. Mais, pour ne pas être en reste, il honora Fanchon une quatrième fois avant de la renvoyer auprès de sa maîtresse.

Légèrement titubante, Fanchon alla ramasser sa cape dont elle s’enveloppa jusqu’aux yeux puis demanda :

— Je reviens demain soir ?

— Tu crois que tu auras encore peur ?

— J’en suis sûre ! Et encore plus que cette nuit…

Il se mit à rire puis, d’une claque sur les fesses, l’expédia vers la porte.

— Alors viens ! C’était… très agréable…

Demeuré seul, il retourna se jeter sur son lit et s’endormit comme une souche, l’esprit allégé et le corps merveilleusement détendu. Mais, le lendemain, quand son regard croisa celui, idéalement pur et beau de Madalen, il sentit un flot de sang lui monter au visage et, détournant la tête, s’éloigna vers le gaillard d’avant incapable de soutenir plus longtemps ce regard-là dans lequel il croyait lire une interrogation teintée de reproche. Mais que pouvait savoir cette enfant des exigences physiques d’un homme jeune et vigoureux ?

Presque chaque nuit, dès lors, Fanchon le rejoignit dans son lit. C’était une fille simple et sans complications. Elle aimait l’amour et le faisait bien, offrant à son maître des étreintes quasi muettes mais tonifiantes et qu’elle s’estimait très heureuse de pouvoir dispenser à un homme aussi beau.

Gilles, pour sa part, usait avec plaisir de ce corps accueillant mais découvrait, non sans une sorte d’effroi, que plus il possédait Fanchon et plus il désirait Madalen. La camériste l’aidait sans doute à tromper la faim douloureuse qu’il avait de l’adorable sœur de Pierre mais ne l’apaisait pas. Et il savait que cette faim serait pour lui une longue, une inguérissable torture s’il ne parvenait jamais à l’assouvir. Oh ! certes, il se le reprochait comme un sacrilège, ce désir trouble attaché à tant d’innocente pureté, mais il s’en absolvait en reprochant alors à Dieu d’avoir donné à un ange un corps trop visiblement fait pour l’amour et la volupté.

Quant à Judith, alourdie d’un fruit auquel il ne pouvait songer sans colère, il s’interdisait d’y penser jusqu’à ce que devînt enfin possible, entre eux, la définitive explication qui déciderait de leur vie, comme il s’interdisait de poser à Fanchon la plus anodine question concernant la vie de Mme Kernoa à la Folie Richelieu. Il pouvait faire sa maîtresse d’une servante agréablement tournée mais non s’abaisser à des confidences d’alcôve fleurant la cuisine… Et la nuit où la jeune femme, pensant lui faire plaisir, risqua une allusion à l’équivoque baron de Kernoa, il coupa court immédiatement à leurs fugitives amours, lui interdit d’évoquer jamais, sous son toit et même en pensée, le nom de Kernoa sous peine de se voir immédiatement renvoyée en Europe puis, comme elle fondait en larmes, lui fit cadeau de quelques pièces d’or qui eurent le don d’éclaircir instantanément le paysage.

Fanchon, néanmoins, tenta de discuter :

— Pourquoi ne continuerions-nous pas ? fit-elle en retenant ses larmes. Madame ne saura jamais rien et je jure sur la tombe de ma mère de ne plus jamais prononcer le nom qui… que M. le chevalier n’aime pas.

— De toute façon, il fallait que cela cesse avant la fin du voyage. L’Amérique est une terre vertueuse, voire puritaine. J’entends y installer une famille honorable et certainement pas les mœurs d’un sultan. Cela n’empêchera nullement que je ne garde de toi un charmant souvenir et que je n’essaie de te trouver un bon mari.

— J’aurais bien préféré que vous gardiez mes caresses, soupira Fanchon, mais puisque ce n’est pas possible, essayez seulement, s’il vous plaît, que le mari en question ne soit point trop laid…

Et sur une très protocolaire révérence qui rétablissait d’un seul coup les distances, elle quitta la cabine dont elle ne devait plus franchir le seuil, gardant seulement l’arrière-pensée qu’un jour, peut-être, son trop séduisant maître trouverait quelque plaisir à changer d’avis. Comment pourrait-il en être autrement dans un pays de sauvages où les femmes avaient la peau rouge et se parfumaient à la graisse d’ours ? Cette dernière réflexion étant due tout entière à une distante mais attentive observation de Pongo, l’écuyer iroquois de Tournemine, pour lequel Fanchon éprouvait une aversion fortement mélangée de crainte.

Ainsi, le Gerfaut poursuivit sa route avec des fortunes diverses et, après quatre semaines d’une navigation somme toute assez satisfaisante pour la saison, l’élégant navire pénétrait, toutes voiles dehors, dans le port de New York élevé depuis environ deux années au rang de capitale fédérale des États-Unis de l’Amérique septentrionale.

Pour Judith, il était grand temps que l’on touchât terre. La jeune femme, dont l’estomac révulsé n’avait toléré aucune nourriture solide depuis de longs jours, était à peu près à bout de forces.


Gilles ne l’avait pas revue depuis qu’elle était montée à bord et, après les confidences de Rozenn, il ne s’était plus présenté à sa porte, se contentant de prendre de ses nouvelles auprès de sa vieille nourrice ou auprès de Fanchon. C’était, en effet, avec une Judith en pleine possession de ses moyens qu’il entendait discuter de leur avenir commun et des dispositions qui pouvaient rendre supportable l’existence future de leur ménage. Il n’avait jamais aimé affronter un adversaire désarmé et la première chose à faire était de lui faire retrouver ses forces.

Aussi, à peine les voiles carguées, se fit-il conduire à terre afin de s’y mettre en quête d’un logis convenable où il soit possible d’installer une malade ; donc une maison particulière car les auberges, dans cette ville en pleine expansion, ne présentaient peut-être pas un confort extrême.

Comptant alors environ trente mille habitants, New York n’offrait qu’une ressemblance lointaine avec une ville européenne. Toute son activité était centrée sur le port qui grandissait à vue d’œil et sur les nombreuses voies fluviales qui y aboutissaient et servaient de moyen de pénétration avec l’arrière-pays. En dehors des quelques rues avoisinant le port, à la pointe de l’île de Manhattan, rues étroites et sales pour la plupart, le reste du paysage était résolument campagnard. Quelques belles demeures s’élevaient en face de marécages, de champs et de bois qui entouraient des fermes. Des magasins regorgeant de marchandises bordaient des rues sans pavés et souvent sans trottoirs. Des planches étaient jetées sur les fossés bordant les chemins et, pour ce qui constituait le centre nerveux de la ville, Broad Street ou Wall Street, la saleté qui y régnait était de nature à dégoûter les nez les plus délicats. Mais les alentours formaient une campagne agréable avec de petits étangs, de beaux arbres, des collines et, surtout, les rives du fleuve Hudson étaient d’une étonnante beauté. En fait, New York c’était un morceau de cette grande île de Manhattan traversée en écharpe par une ancienne voie indienne que l’on appelait Broadway, auquel il fallait ajouter les collines de Brooklyn, sorte de quartier résidentiel situé de l’autre côté de l’East River et que l’on atteignait au moyen des barques d’un passeur.

Tournemine connaissait déjà New York où il avait combattu aux côtés de La Fayette lorsque avec une poignée d’hommes tous deux3 avaient monté un audacieux coup de main contre le Fort Constitution où s’était réfugié, après sa trahison de West Point, le général traître Benedict Arnold. Mais, s’il reconnut aisément, au passage, le fort qui commandait la baie, il eut bien de la peine à reconnaître la ville elle-même. Elle poussait comme un champignon, quelque peu vénéneux d’ailleurs. Quant au port, l’un des meilleurs du monde, sans doute, au fond de sa profonde baie si bien défendue, il regorgeait tellement de navires de toutes sortes que le Gerfaut ne réussit pas à trouver place à quai. Il s’était contenté de se mettre au mouillage à l’abri d’une petite île couverte de noyers, Nutten’s Island4. Il n’était d’ailleurs pas le seul car aussi bien près de cet îlot que de son voisin, Bedloe’s Island5, nombreux étaient les bateaux qui avaient choisi, par force, cette solution.

Sans qu’il s’en doutât la chance attendait Gilles à terre. Lorsqu’il sauta de sa chaloupe sur ce qui était plutôt une cale qu’un véritable quai, au flanc est de Manhattan, la première personne qu’il aperçut, sortant d’une des nombreuses tavernes qui illustraient l’endroit, fut un homme de grande taille, habillé de daim vert et coiffé d’un bonnet de castor : son ami Tim Thocker en personne. Lequel d’ailleurs ne montra aucune surprise de la rencontre.

— À la Noël, tu m’as écrit que tu allais venir ici. Alors tous les matins, depuis que j’ai reçu ta lettre, je suis venu faire mon tour de port.

— Tous les matins ? Quelle idée ? Je t’avais dit que je comptais aller te voir chez toi…

— J’avais bien compris mais, pour le moment, chez moi, c’est ici.

— Comment ça, ici ? Et Stillborough ? Et miss Martha, la fille du shipchandler de New Port, ta fiancée ?

— Elle est toujours ma fiancée et elle le sera tant que je ne me serai pas établi solidement quelque part.

— Et ce quelque part c’est New York ?

Tim haussa les épaules.

— Eh oui ! Martha en a assez de New Port. Elle veut vivre dans une grande ville. Alors j’ai décidé de m’associer avec un certain Robert Bowne pour faire avec lui des affaires.

Gilles se mit à rire en désignant l’accoutrement de daim vert de son ami.

— Et tu fais des affaires habillé comme un coureur des bois ?

— Bien sûr puisque nous nous occupons de fourrures. Il faut bien que quelqu’un aille les chercher en territoire indien, ces fourrures…

— Et ce quelqu’un c’est toi ? J’ai compris. Alors, fini la politique ? Tu ne sers plus de courrier au général Washington ?

— Mais si… plus que jamais. Le général, vois-tu, est retiré sur ses terres, à Mount Vernon. Il cultive son jardin comme il dit. N’empêche que la politique l’intéresse toujours autant, même s’il prétend lui fermer sa porte. Il a des yeux et des oreilles dans les treize États… et moi je fais partie de ces yeux et de ces oreilles. Mais si on allait causer de tout ça autour d’un bol de punch ? Il fait un vent du diable sur ce port…

C’est ainsi que Gilles avait repris contact avec l’Amérique. Avec Tim, naturellement, toutes les difficultés s’étaient aplanies comme par magie. En l’espace d’une heure, celui-ci avait avalé un seau d’eau bouillante et un boujaron de rhum, décidé d’accompagner lui-même Tournemine auprès de Washington et trouvé, pour y installer la maisonnée de son ami, une maison convenable et ce qu’il fallait pour en assurer le bon fonctionnement.

Située au milieu d’un jardin descendant en pente douce jusqu’à la rivière de Harlem, la maison était un manoir campagnard nommé Mount Morris, du nom de son bâtisseur, un certain colonel Morris qui l’avait bâtie en 1765 et qui, fidèle soutien du roi d’Angleterre, était reparti outre-Atlantique dès le début de la Révolution, abandonnant à un ménage d’anciens serviteurs le domaine où il avait espéré revenir rapidement mais que le traité de paix lui avait rendu désormais inaccessible.

Ne sachant trop que faire, Mrs. Hunter et son mari, les gardiens, en avaient fait l’acquisition provisoire quand les biens anglais avaient été mis en vente et, en attendant de voir comment tournerait le vent, avaient pris le parti de louer Mount Morris, et leurs services par la même occasion, ce qui leur permettait de veiller au maintien en bon état de la propriété.

Ayant séjourné l’un comme l’autre au Canada pendant plusieurs années, les Hunter parlaient couramment le français, détail inappréciable aux yeux de Tournemine qui pouvait leur confier sa maisonnée durant l’absence qu’il projetait pour mener à bien son ambassade auprès de Washington, régulariser ses titres de propriété pour sa concession de la Roanoke River et se mettre à la recherche de son fils dans les camps indiens.

Ce fut donc dans cette agréable demeure que l’on apporta Judith, étendue sur un brancard porté par deux hommes de l’équipage. Pour Tournemine, c’était la première fois qu’il revoyait sa femme depuis le départ et il se félicita d’avoir remis à plus tard l’indispensable explication : l’aspect de la jeune femme aurait inspiré la pitié à son pire ennemi en admettant qu’elle en eût un autre qu’elle-même. Blême, émaciée et visiblement d’une affreuse maigreur, elle serrait contre sa poitrine ses petites mains qui ressemblaient à des griffes d’oiseau. De larges cernes bleus marquaient ses yeux sombres et les élargissaient encore de telle sorte que le reste du visage disparaissait.

Quand elle apparut sur le pont du Gerfaut, à la lumière grise d’un matin de brume, et que Gilles rencontra le regard de ces yeux-là, il sentit son cœur se serrer. À quelle extrémité physique l’avait-il réduite, Seigneur ! En surimpression sur cette pauvre image, il revoyait celle, insolente d’éclat, de la reine de la nuit et aussi le fantôme charmant et virginal qu’il avait rencontré à la lumière des chandelles, durant cette nuit où tous les morts paraissaient être sortis de leurs tombeaux6. Quelque chose ressemblant à un remords s’insinua en lui. Ne l’avait-il amenée ici que pour y mourir ?

Doucement, avec une infinie pitié, il prit l’une des mains si menues. Elle était froide et, pour la réchauffer, il la garda un instant dans les siennes tandis que son regard sévère s’en allait interroger Rozenn qui se tenait auprès du brancard, aussi lugubre sous sa mante noire que l’ange de la Mort. La vieille femme dut deviner le soupçon terrible qui passait à cette minute par l’esprit du chevalier car elle haussa les épaules et bougonna :

— Un plancher stable, une bonne nourriture et du repos et madame se portera bientôt comme vous et moi.

— Je l’espère, dit Gilles.

Puis, comme Judith avait ouvert les yeux et posait sur lui un regard où il n’eut aucune peine à déceler une mortelle angoisse, il se pencha vers elle et doucement lui dit :

— Vos souffrances vont prendre fin, madame. Je vous ai trouvé ici une maison agréable, bien située et au bon air. Un médecin vous y attend pour vous aider à reprendre vos forces.

— Je n’ai pas besoin de médecin.

— Vous savez bien que si. Mais, avant de vous confier à lui, je veux que vous soyez en paix durant tout le temps que durera mon absence car je dois effectuer un voyage important.

— Vous… resterez longtemps absent ?

— Je l’ignore. Sachez seulement que nul ne vous fera de mal en ce pays où, je l’espère, nous allons pouvoir nous installer… et cela quelle que soit la… nature du mal dont vous souffrez et dont nous parlerons à mon retour quand vous serez rétablie…

Une onde de sang – exploit dont on l’aurait bien crue incapable – monta aux joues de Judith mais elle ne dit rien, se contentant de refermer les paupières indiquant par là qu’elle n’avait pas envie de poursuivre l’entretien, mais Gilles put voir les traits de son visage se détendre lentement tandis qu’on l’emportait.

Toujours grâce à Tim, décidément tout-puissant à New York, le Gerfaut put venir à quai où une place lui avait été trouvée à l’appontement d’un armateur. La malade fut donc descendue à terre sans difficulté et installée dans une voiture qui l’emporta rapidement jusqu’à sa nouvelle demeure. Mais tout le temps que dura le transfert de ses passagères, Gilles s’interdit de laisser son regard s’attarder sur Madalen. Elle n’était, elle ne pouvait être pour lui que la sœur de son intendant, la fille de celle qui allait jouer, sur le nouveau domaine, le rôle de femme de charge et, à l’instant où, en compagnie de sa mère, de Rozenn et de Fanchon, la jeune fille posa le pied sur le sol américain, elle ne fut qu’une ombre enveloppée d’une mante sombre parmi d’autres ombres habillées pareillement. Et il ne vit pas le regard furtif, et désolé, dont la belle enfant l’accompagnait tandis qu’il s’en allait surveiller le débarquement de Merlin. Le beau pur-sang avait, de la mer, une telle horreur que l’opération se présentait délicate.

Ce fut seulement lorsque tout son monde fut bien casé à Mount Morris que Gilles revint à bord avec Tim Thocker cette fois et avec les hommes qui avaient aidé au déménagement. Il laissait les cinq femmes à la garde de Pierre Gauthier (auquel il avait remis les fonds nécessaires à un séjour assez long) et à celle de Pongo. New York, comme toutes les villes en plein développement, comme beaucoup de ports aussi, n’était pas une ville sûre. La corruption et la prostitution y fleurissaient abondamment, surtout dans un quartier que l’on appelait bizarrement Holy Land7. Les maisons de débauche y côtoyaient les tavernes aux approches du port et les mauvais garçons de tout poil y pullulaient, mais le chevalier savait bien que, sous la protection de l’Indien, les habitantes du domaine Morris seraient parfaitement à l’abri.

Le soir même, le Gerfaut quittait avec la marée le port de New York pour faire voile vers le sud à destination de la baie de Chesapeake.


Une main se posant sur son épaule tira Tournemine de sa longue méditation.

— Ne me ferez-vous pas l’honneur de souper avec moi comme d’habitude, monsieur le chevalier, dit à son oreille la voix familière du capitaine Malavoine. La cloche a déjà tinté deux fois… Mais peut-être suis-je importun et n’avez-vous pas faim ?

Gilles s’étira comme au sortir du sommeil et sourit à ce qu’il devinait être le rude visage barbu de son capitaine. La nuit, en effet, était complètement tombée, et choses et gens n’apparaissaient plus que sous forme d’ombres. Seules, quelques rares lumières piquaient comme des lucioles la fourrure épaisse des rivages ; tandis que les feux arrière du navire laissaient couler sur l’eau noire une trace d’or. Mais englué dans ce que Tim appelait le « rendez-vous des souvenirs » Gilles n’avait pas vu s’éteindre le jour ni s’allumer les lumières des hommes.

— Je n’ai aucune raison de bouder votre table, capitaine, fit-il avec bonne humeur. Demain sera, je l’espère, un grand jour. Il convient de le fêter à l’avance en vidant ensemble une ou deux vieilles bouteilles. Et faites donc distribuer une tournée de rhum à l’équipage. Il l’a bien méritée et la nuit est encore fraîche…

Passant son bras sous celui de Malavoine, il disparut avec lui dans les entrailles du bateau.



1. Cf. Le Gerfaut, tome I.

2. Cf. Le Trésor, tome III.

3. Cf. Le Gerfaut des brumes, tome I.

4. Governor’s Island de nos jours.

5. Liberty Island… Là se trouve la statue de la Liberté.

6. Cf. Le Gerfaut, tome III. Le Trésor.

7. Terre sainte.

CHAPITRE II LE MAÎTRE DE MOUNT VERNON

La cloche du navire sonnait, aussitôt suivie par le sifflet du maître d’équipage appelant le quart du matin, quand Tim escalada l’échelle de coupée et, sautant en voltige par-dessus la rambarde, atterrit sur le pont. Il se précipita vers la porte du château arrière et, tout en suivant le couloir menant à la cabine occupée par Gilles, se mit à siffler à pleins poumons pour s’annoncer.

Sous sa main vigoureuse, la porte s’envola plus qu’elle ne s’ouvrit découvrant Tournemine aux prises avec ses ablutions matinales. Armé d’un rasoir, le chevalier était en train de gratter méthodiquement la mousse de savon qui lui couvrait les joues. L’entrée fracassante de Tim lui fit faire un léger faux mouvement. Il se coupa et se mit à jurer effroyablement en pêchant une serviette pour étancher le sang de la petite blessure.

— Tu as une façon d’entrer chez les gens ! grogna-t-il quand il fut au bout de son répertoire cependant riche et fourni. Tu devrais essayer l’artillerie !

— Je suis plus efficace, rigola le coureur des bois, surtout quand il s’agit d’aller vite. Allez ! Au trot ! dépêche !… Le grand chef t’attend. Il t’a même envoyé sa voiture.

L’effet fut magique. L’idée que le grand Washington pût l’attendre, ne fût-ce qu’un instant de trop, plongea Gilles dans sa cuvette et, quelques minutes plus tard, vêtu d’un sévère habit bleu sombre et de linge neigeux, il rejoignait Tim dans la chaloupe collée au flanc du navire.

Une voiture attendait, en effet, sur l’étroit chemin tracé au bord du fleuve. C’était une sorte de calèche attelée de deux carrossiers anglais qui faisaient grand honneur, par leur allure, à la réputation d’homme de cheval du général Washington. La capote à soufflets de la voiture était rabattue car le temps, ce matin-là, était entièrement printanier. Un joyeux soleil irradiait les brumes matinales et dorait le grand fleuve. Le ciel était d’un bleu léger qui, tout à l’heure, deviendrait profond et dont les nuances adoucies faisaient ressortir le vert dense des vastes forêts d’alentour. Sur la rive du Maryland1, la cloche d’une petite église blanche, perdue au milieu de vergers en fleurs, sonnait le glas, appelant les fidèles à quelque enterrement mais ne parvenait cependant pas à assombrir la joie de ce beau matin calme.

Installé auprès de Tim dans la voiture, Gilles se laissa emporter à l’assaut de la colline aux vertes frondaisons au cœur desquelles se cachait Mount Vernon. À cet endroit, la vieille forêt venue du fond des âges conservait un aspect sauvage et primitif avec ses arbres qui n’avaient jamais connu la cognée du bûcheron et ses fourrés si touffus que le soleil sans doute n’y pénétrait pas. La voiture roulait sous un tunnel vert habité de chants d’oiseaux, un tunnel au bord duquel apparut tout à coup une borne blanche.

— Nous sommes à présent sur le domaine du général, dit Tim. Cette borne en marque la limite.

— Important, ce domaine ?

— Plus de dix mille arpents2.

— Fichtre !

On roula encore, en effet, durant deux ou trois milles avant d’atteindre la maisonnette du concierge qui, elle, marquait l’entrée du parc. À vrai dire, le chemin qui coulait à travers une région assez accidentée et fort belle ne parlait guère de culture car aussi loin que le regard pouvait porter, la nature seule se laissait admirer.

Et puis, tout à coup, après que l’on eut passé un ruisseau et un ravin, la maison apparut, blanche, ravissante et majestueuse, posée comme un objet précieux sur le velours vert tendre d’une pelouse soignée dont les pentes douces rejoignaient paisiblement la ligne des arbres immenses…

Coiffée d’un amusant clocheton octogonal, surmonté lui-même du paratonnerre qui avait fait la gloire de Benjamin Franklin et garnie de petits carreaux où se reflétaient joyeusement les rayons du soleil, la résidence du grand homme n’avait que deux étages y compris les soupentes éclairées par de jolies lucarnes. Une blanche colonnade, dans la meilleure tradition des maisons du Sud, soutenait le grand porche où s’abritaient les fenêtres de façade et la porte simplement ornée d’un fronton triangulaire. Des bâtiments flanquaient, de chaque côté, l’élégant manoir : des écuries et des étables d’une part et de l’autre une grande serre et les bâtiments où l’on entreposait le tabac et où travaillaient les Noirs auprès d’une vaste basse-cour pleine de volailles. Au-delà s’apercevaient les huttes qui servaient d’habitation aux esclaves (il y en avait à peu près deux cents) et plus loin encore, d’autres étendues boisées qui achevaient le cadre de verdure de Mount Vernon.

Lorsque la voiture s’arrêta devant le porche, un majordome aussi noir que le cocher qui la conduisait vint ouvrir la portière et indiqua aux visiteurs que le général les attendait sur la terrasse. Et comme Gilles cherchait vainement, aux alentours, quelque chose ressemblant à une terrasse, Tim le prit par le bras et l’entraîna à travers la pelouse.

— Merci, Gédéon ! Par ici, mon ami, la terrasse est de ce côté !

Dissimulée par les retombées somptueuses des grands arbres, une longue plate-forme étayée par des colonnes avait été construite au flanc du coteau dominant la courbe du Potomac. Le général Washington avait coutume de s’y rendre deux ou trois fois par jour afin d’y observer, à l’aide d’une longue-vue, les mouvements du fleuve.

C’était à cela qu’il s’occupait quand les deux hommes débouchèrent sur son observatoire. La lunette vissée à l’œil et la mine mécontente, sans faire plus attention aux arrivants que s’il ne les avait pas entendus venir, il scrutait le large croissant scintillant, magnifique et majestueux vu de cette hauteur, comme s’il avait personnellement quelque chose à lui reprocher et en marmottant des choses inintelligibles.

Pensant que son navire faisait les frais de la mauvaise humeur du grand chef, Tournemine s’approcha de la balustrade pour voir ce qu’il en était mais respira : une grande frégate portant encore toute sa voile était en train de venir au mouillage à quelques encablures du Gerfaut et, apparemment, elle n’était pas la bienvenue.

Brusquement, Washington haussa les épaules, se retourna, repliant d’un geste sec sa longue-vue, et fit face à ses visiteurs.

— Le dîner de tantôt risque de ne pas être aussi agréable que je l’aurais souhaité pour vous, mon cher chevalier, dit-il en tendant à Gilles une main que celui-ci serra avec respect. Aussi hâtons-nous d’aller prendre notre breakfast en toute tranquillité. Ensuite, je vous ferai visiter mes terres comme j’ai coutume de le faire chaque jour d’ailleurs.

Le tout comme s’ils s’étaient quittés la veille au soir et non six ans plus tôt…

— Je suis à vos ordres comme autrefois, général, dit Gilles, et très heureux d’avoir l’honneur de vous revoir ainsi que de l’accueil que vous voulez bien me faire.

Washington se mit à rire tout en reculant de trois pas pour considérer son visiteur de la tête aux pieds.

— Hum ! Vous voilà devenu un véritable gentilhomme, à ce que l’on dirait ? Il est vrai que vous aviez déjà l’étoffe pour tailler l’habit. Néanmoins, vous avez changé… Vieilli surtout ! Quel âge avez-vous donc ?

— Vingt-quatre ans à la Sainte-Anne prochaine !

— Vous en paraissez largement trente mais c’est normal ; la guerre et les combats politiques ne rajeunissent pas les hommes.

— On ne le dirait pas en vous regardant, général, dit Gilles audacieusement. Vous n’avez pas changé. Au costume près, vous êtes tel que je vous ai vu la dernière fois, quand j’ai quitté ce pays pour porter en France la nouvelle de la victoire…

Ce n’était pas là courtisanerie mais pure vérité. Sous les habits civils de drap foncé, simples et de coupe un peu désuète qui avaient remplacé son uniforme fatigué, le général Washington gardait à cinquante-cinq ans une silhouette de jeune homme. Sa haute taille demeurait toujours aussi droite et, sous ses cheveux légèrement poudrés attachés sur la nuque par un ruban noir, son beau visage, à la fois affable et majestueux, n’avait pas pris une ride.

Le sincère compliment de Gilles le fit sourire.

— Autrement dit, fit-il avec bonne humeur, nous voilà enchantés l’un et l’autre ! Allons nous restaurer, à présent. Nous aurons toute la journée pour causer de vos affaires avant que l’insupportable capitaine Beardsley ne nous tombe dessus avec ses sempiternelles réclamations…

Et, passant son bras sous celui de son visiteur, Washington l’entraîna vers la maison. Tim suivit en jouant avec une paire de grands chiens qui venaient d’accourir vers lui en donnant toutes les marques d’une affection débordante.

L’intérieur de Mount Vernon était simple : un vestibule, d’où partait un bel escalier, séparait deux pièces de réception : un salon appelé parloir et une salle à manger dans laquelle la table était mise. Et Tournemine remarqua avec amusement que les trois pièces, tout comme l’hôtel de l’ambassadeur Jefferson à Paris, étaient décorées par des bustes de grands hommes : Alexandre et César, naturellement, Charles XII de Suède et Frédéric II de Prusse (ce buste-là était un cadeau du modèle), le général anglais Marlborough et le prince Eugène.

En rentrant chez lui, Washington commença par accrocher sa longue-vue près de la porte puis entraîna ses hôtes vers un petit lavabo afin de procéder au lavage des mains, après quoi l’on alla rejoindre Mme Washington qui attendait dans la salle à manger.

Du même âge que son mari, Martha Dandridge, épouse du général, était une petite femme plutôt ronde mais d’une extrême dignité et d’une aménité pleine de charme qui lui valait les suffrages unanimes de tous ceux qui passaient par Mount Vernon. À cinquante-cinq ans, elle était encore fraîche et de visage agréable, s’habillant avec une simplicité pleine de goût.

Le général et elle étaient mariés depuis vingt-neuf ans mais les deux enfants qu’elle avait eus lui venaient d’un premier mariage, contracté à vingt ans avec le colonel Custis qui était l’un des plus riches propriétaires de Virginie et qui l’avait laissée veuve de bonne heure. Et Washington avait élevé les petits Custis avec autant de tendresse attentive que s’ils eussent été les siens car Martha était de ces femmes qui savent entretenir autour d’elles une atmosphère de bonheur paisible. Les soldats de son mari, pendant la guerre, ne s’y étaient pas trompés qui professaient pour elle une sorte de dévotion et l’avaient surnommée lady Washington.

L’accueil qu’elle fit au Français fut en tout point conforme à son caractère et, en prenant place à table, à sa droite, Tournemine aurait juré au bout de cinq minutes qu’il connaissait et affectionnait Martha Washington depuis des années.

— Nous apportez-vous des nouvelles de notre cher marquis de La Fayette ? demanda le général tandis que circulaient autour de la table les gâteaux et le thé au miel dont se composait le petit déjeuner. Il y a des mois que je n’ai rien reçu de lui.

— Malheureusement non. Il y a même fort longtemps que je ne l’ai vu.

— Comment cela ? Ne va-t-il donc jamais à la Cour ?

— Je pense que si… encore que la reine ne l’aime guère. Mais c’est plutôt moi qui n’ai vu la Cour depuis bien des mois.

— C’est vrai, vous avez eu d’assez sérieux ennuis. Je les ai appris par ce bon Tim. Ainsi vous voilà en disgrâce ?

— En aucune façon, général. Je le suis si peu qu’à défaut de nouvelles du marquis, je vous apporte une lettre du comte de Vergennes que vous connaissez bien.

— Que je connaissais bien… par écrit tout au moins ! C’est donc une sorte de testament qu’il m’envoie car j’ai appris hier, par un courrier rapide, la mort de M. de Vergennes. Il s’est éteint le 13 février paraît-il.

Tournemine sentit une main glacée lui serrer le cœur : la maladie avait été plus vite encore qu’il ne le craignait. Et c’était le meilleur serviteur de Louis XVI qu’elle enlevait au royaume.

Vergennes appartenait à cette race, beaucoup trop rare et d’ailleurs en voie de disparition, des véritables hommes d’État, de ceux qui font passer sans jamais hésiter l’intérêt de la patrie avant le souci de leur fortune. Toujours, il avait suivi les impulsions de son intelligence, qui était grande, et de son cœur qui ne l’était pas moins. Ainsi, il n’avait pas hésité à épouser, au temps où il était ambassadeur à Constantinople, une jeune veuve sans naissance, Anna Testa, qu’il aimait depuis longtemps et sa carrière avait failli s’en trouver brisée mais, sous ses dehors de nonchalant ennui, Louis XV savait apprécier un homme et Vergennes avait pu poursuivre sa tâche au service du royaume.

À Versailles, on l’appréciait différemment. Le roi l’aimait et le soutenait avec une énergie, rare chez lui lorsqu’il s’agissait de combattre les inimitiés de la reine car Marie-Antoinette ne l’aimait pas et, au moment de la dramatique affaire du Collier, cette inimitié était presque devenue de la haine. Vergennes n’avait-il pas osé dire, avec sa franche honnêteté, qu’à son sens le cardinal de Rohan était innocent de ce vol crapuleux ? Quant à la Cour, beaucoup plus soucieuse d’embrasser les goûts de la reine que les amitiés du roi, elle ne déguisait qu’à peine ses dédains au gentilhomme bourguignon, croyant ainsi se venger, non sans sottise, d’une puissance qu’elle n’avait pu empêcher. Mais qu’allait-il advenir à présent d’un royaume dont Vergennes ne serait plus jamais le timonier ?

— Vous semblez très ému, chevalier ? fit la voix calme de Washington. Étiez-vous à ce point lié au comte de Vergennes ?

Tournemine tressaillit et vit qu’autour de la table tous le regardaient. La dramatique nouvelle l’avait, en effet, pétrifié, figé comme une statue dans le geste de porter à ses lèvres sa tasse de thé. Il la reposa d’une main qui tremblait légèrement et adressa à son hôtesse un sourire d’excuse machinal.

— J’étais lié à lui, en effet, général… mais seulement par le respect et l’admiration que je lui portais. Le royaume de France vient de perdre son plus grand serviteur. Peut-être ne s’en rend-il pas vraiment compte…

Washington prit des noix dans un compotier et commença à les éplucher. Il adorait les noix et en mangeait presque à tous ses repas mais, en l’occurrence, le geste lui permettait de garder les yeux baissés sur ses doigts occupés.

— On m’a rapporté qu’en apprenant la nouvelle le roi a pleuré… On m’a dit aussi qu’au jour des funérailles, une foule de pauvres gens qui s’était amassée au long des avenues de Versailles attendait le char funèbre, s’est agenouillée sur son passage puis l’a suivi, sans un mot mais en versant des larmes jusqu’à la sépulture. Je crois que la France a senti l’importance de ce deuil…

— Je n’en espérais pas autant, de la part du peuple tout au moins car, en ce qui concerne le roi, je sais depuis longtemps quel grand cœur s’abrite sous son cordon bleu et quelle affection il porte à ceux qui le servent fidèlement. Sait-on qui remplacera M. de Vergennes aux Affaires extérieures ?

Washington leva un sourcil.

— Sa Majesté la reine prônait M. de Saint Priest mais le roi a préféré M. de Montmorin. Le connaissez-vous ?

— En aucune façon…

C’était bien de Marie-Antoinette cette idée de proposer, pour remplacer Vergennes, un homme qui lui avait toujours été opposé, mais c’était un bon point pour Louis XVI d’avoir su résister et défendre par la même occasion l’œuvre de son ministre et ami, contre les volontés de sa Circé. Quant à Montmorin, tout dernièrement encore gouverneur de Bretagne, Tournemine savait seulement de lui qu’il avait été ambassadeur en Espagne au temps où lui-même exerçait ses talents à Aranjuez auprès de la future reine d’Espagne3 mais ignorait tout de la ligne politique qu’il allait instaurer dans son nouveau poste. Et une inquiétude lui venait…

En effet, la lettre de Vergennes dont il sentait crisser le papier dans la poche intérieure de son habit faisait état, il le savait, des énormes dettes de guerre contractées par les États insurgés envers la France, dettes que, depuis la signature du traité de Paris, on ne semblait guère, outre-Atlantique, songer à rembourser. Or, ces millions engloutis dans la liberté d’un peuple grevaient lourdement non seulement le budget royal mais aussi celui de généreux particuliers tel celui de l’armateur Leray de Chaumont, grand maître des Eaux et Forêts de France et grand ami de Franklin cependant, ou ceux des souscripteurs de la Société Rodrigue Hortalez. Les Américains allaient-ils prendre prétexte de la mort de Vergennes pour éluder encore leurs paiements ?

Le petit déjeuner s’achevait. Sur un signe imperceptible de son époux, Martha Washington se leva et alla rejoindre ses servantes en cuisine tandis que son époux entraînait Gilles vers son cabinet de travail, laissant Tim faire de son temps ce qui lui conviendrait. Le coureur des bois n’hésita pas longtemps sur l’emploi de ce temps. Allant jusqu’à un râtelier d’armes disposé dans une petite pièce près de l’office, il y choisit un fusil, fourra quelques munitions dans ses vastes poches et, sifflant les chiens, prit, en habitué des lieux, la direction de la forêt.

Pendant ce temps, Gilles remettait à Washington, sur sa demande, la lettre du défunt ministre des Affaires étrangères français. Le général s’approchant d’une fenêtre la lut très soigneusement, réfléchit un instant, la relut puis la mettant dans une de ses poches revint à son hôte.

— Après le déjeuner du matin, dit-il aimablement, j’ai coutume de faire le tour de mes fermes. Me ferez-vous l’honneur de votre compagnie, chevalier ? Nous chevaucherons jusqu’au dîner mais vous ne risquerez pas de gâter vos vêtements car le temps me paraît superbe.

— Mes vêtements comme moi-même sommes à votre service, général, fit Gilles qui se demandait comment il allait pouvoir ramener sur le tapis le sujet des dettes de guerre puisque Washington ne semblait pas disposé à en parler.

Son visage était demeuré d’une parfaite impassibilité durant tout le temps de sa lecture et, celle-ci achevée, il n’avait fait aucun commentaire.

On amena deux très beaux chevaux dont la tenue faisait grand honneur à l’élevage de Mount Vernon et les deux hommes partirent au petit trot dans le joyeux soleil, déjà chaud, et contre les ardeurs éventuelles duquel le général avait glissé, dans ses fontes, une grande ombrelle.

Remettant à plus tard la visite des écuries, Washington emmena d’abord son hôte admirer les pâturages où s’ébattaient quelques-uns de ses produits. Mais ce dont il était peut-être le plus fier c’était un trio d’ânes, un mâle et deux femelles, qui occupaient à eux trois l’un des plus beaux endroits de l’élevage.

— Ces trois animaux, expliqua le gentilhomme virginien, sont des cadeaux de notre cher marquis de La Fayette. Je lui avais demandé de m’en envoyer afin de pouvoir faire des mulets qui sont des animaux de trait des plus intéressants. Nous n’en avons pas en Amérique. Les premiers produits doivent naître bientôt et j’en attends beaucoup car cet âne est sans doute le plus beau que j’aie jamais vu. Il est de race maltaise ; aussi, ajouta-t-il sans rire, l’avons-nous baptisé le chevalier de Malte.

— Superbe ! fit Gilles qui se demandait intérieurement comment le bailli de Suffren, par exemple, ou les autres serviteurs de la Religion prendraient le parrainage s’il leur arrivait de s’aventurer à Mount Vernon.

Après les chevaux et les ânes, Washington dirigea son compagnon vers celles de ses terres qui longeaient le Potomac et arrêta son cheval sur une éminence d’où l’on dominait la superbe vallée où s’étendait le grand fleuve. Là aussi, il avait quelque chose à montrer.

— Nous allons entreprendre très prochainement ici de grands travaux afin de canaliser les eaux du Potomac et de la rivière James pour les relier à celles de l’Ohio, du Mississippi et des Grands Lacs. Il est vital, pour la vie future des États-Unis, que soient établis des moyens de communication commodes entre nos États et ceux de l’Ouest. Ceux-ci sont placés pour ainsi dire sur un pivot. Il suffit du plus petit mouvement pour les faire tourner d’un côté ou de l’autre et si les Espagnols à leur droite ou les Anglais à leur gauche venaient à rechercher leur commerce et leur alliance, nous aurions à redouter une séparation complète.

— Ce qui ne sera pas puisque, ainsi que vous me faites l’honneur de me le dire, les travaux vont commencer, dit Gilles qui avait déjà entendu parler de cette histoire à l’ambassade américaine de Paris.

— Ils ont déjà commencé sur la rivière James. Nous avons ouvert des souscriptions auxquelles, d’ailleurs, s’est beaucoup intéressé notre La Fayette. Il sait que les jeunes États ne sont jamais riches et il fait tous ses efforts pour nous aider de son mieux. Ainsi les pêcheurs de l’île de Nantucket lui doivent un fort intéressant marché d’huile de baleine et nous ne doutons pas ici qu’il ne continue à œuvrer de son mieux dans l’intérêt d’un pays qui lui est cher.

Le chevalier ne répondit pas, préférant réfléchir avant de parler. Il n’aimait guère ce nouveau seau d’eau bénite adressé à l’universel La Fayette, pas plus que la petite phrase philosophique touchant les finances des jeunes États. Néanmoins, il ne pouvait pas laisser tomber cette occasion de ramener la conversation sur le chapitre des dettes américaines.

— On ne doute nullement, à Versailles, de l’attachement porté par M. de La Fayette à l’Amérique en général et à votre personne en particulier, général. Peut-être serait-il souhaitable, seulement, que ces attachements ne se substituassent pas entièrement à ceux qu’il doit à la France et à son roi.

— Cela ne saurait être, mon ami. Simplement, le marquis, en homme de cœur, laisse ses sentiments aller davantage vers celui des deux pays qui a le plus besoin d’aide. La France est prospère, le roi est riche…

— Non, général, coupa Tournemine avec une douceur destinée à tempérer la netteté froide du mot, le roi n’est pas riche et, si le royaume est encore prospère, il ne saurait plus l’être très longtemps – j’entends au niveau d’un certain nombre de ses habitants qui ont fait preuve d’une générosité peut-être au-dessus de leurs moyens – si certaines créances s’obstinaient à ne pas rentrer, ou, tout au moins, n’étaient pas couvertes par des importations particulièrement intéressantes.

Il savait qu’en entrant ainsi dans le vif du sujet il contrevenait aux indications que lui avait données Vergennes dont toute la diplomatie, fort habile d’ailleurs, pouvait se résumer en une phrase qu’il aimait à répéter :

« La méthode la plus sûre pour faire réussir une négociation est d’entrer, autant qu’il est possible, dans le génie et l’inclination de ceux avec qui on négocie… » Mais il savait aussi que s’il abondait dans le sens de Washington et commençait à s’attendrir sur les difficultés financières des États-Unis, les créances françaises se trouveraient sinon enterrées joyeusement, du moins reportées aux calendes grecques.

Washington, qui avait rendu la main à son cheval et se dirigeait à présent, au pas, vers une grosse ferme dont les toits bosselaient l’horizon d’une grande prairie, eut un petit rire, où n’entrait pas beaucoup de joie.

— Dites-moi, mon ami : à qui vous-même, votre ministre et votre roi pensiez-vous avoir affaire en portant, ou en écrivant une telle lettre ? dit-il en tirant à demi de sa poche le papier en question. C’est au Congrès qu’il faut adresser les réclamations. Pas à moi qui ne suis plus rien… qu’un simple citoyen.

— Un simple citoyen ? Vous ? Le libérateur !

— Quel grand mot ! J’ai mené une guerre, en effet, et Dieu a bien voulu nous donner la victoire. Mais la guerre est finie et moi, depuis le 4 décembre 1783 où, à New York, j’ai pris congé de mes troupes, je ne suis plus, je le répète, qu’un citoyen des États-Unis parmi beaucoup d’autres : un planteur, un éleveur…

— Et vos troupes vous ont laissé partir ainsi ? Elles vous adoraient à l’instar de Dieu le Père !

— Elles ne pouvaient guère faire autrement. D’ailleurs, il n’y a plus de troupes. L’armée est démobilisée en quasi-totalité. Savez-vous à combien d’hommes se montent actuellement ses effectifs ? À soixante-dix hommes.

— Vous dites ?

— Je dis soixante-dix, fit Washington avec sérénité : vingt-cinq qui ont pour tâche de garder les armes et les équipements à Fort Pitt et quarante-cinq pour garder West Point.

Tournemine se sentit tout à coup monter une grande chaleur.

— C’est effrayant… Et un peu ridicule.

— Pourquoi donc ? Nous n’avons plus d’ennemis. Donc nous n’avons plus besoin d’armée. Mieux valait renvoyer chacun chez soi, là où le travail attendait. D’autant que nous n’avons pas pu payer tout le monde. Tant s’en est fallu !

— Je vois !

Ce qu’il voyait surtout, c’était une longue et tortueuse impasse dans laquelle étaient en train de s’engager paisiblement les créances françaises et, comme il n’avait du jeu subtil de la diplomatie que des notions plutôt rudimentaires, il déclara nettement son sentiment :

— Dois-je donc vous prier, général, de me rendre cette fameuse lettre afin que je puisse aller la lire à ces messieurs du Congrès ? Il faut, en effet, que je puisse envoyer à Versailles une réponse, quelle qu’elle soit.

— Il n’y a aucune raison pour que vous alliez lire mon courrier à ces… personnages brouillons qui d’ailleurs n’y comprendraient pas grand-chose…

Laissant son interlocuteur apprécier à sa juste valeur le temps léger qu’il avait pris avant d’appliquer un qualificatif aux membres du Congrès, Washington alla sans se presser vérifier le système de fermeture d’un pacage puis revint, au petit trot, rejoindre son jeune compagnon.

— Tout à l’heure, fit-il avec un mince sourire, je vous ai demandé à qui vous pensiez vous adresser en venant me porter les plaintes françaises. À présent, je vais vous poser une autre question. À votre avis, qu’est-ce que c’est que le Congrès ?

— Mais… n’est-ce pas évident ? La réunion harmonieuse des représentants des treize États dont se composent, à l’heure présente, les États-Unis de l’Amérique septentrionale dans le but d’assurer le gouvernement du nouvel État né de la victoire.

Brusquement, le général Washington partit d’un énorme éclat de rire, un rire qui contrastait violemment avec la majesté naturelle du grand homme et qui laissa Tournemine sans voix, se demandant quelle incongruité il avait bien pu émettre dans une définition somme toute assez classique. Le rire d’ailleurs cessa très vite, coupé net comme un robinet que l’on ferme. D’un seul coup, Washington avait repris tout son sérieux.

— Pardonnez-moi, mon garçon ! Je n’avais nullement l’intention de me moquer de vous, dit-il en considérant la mine incertaine de son compagnon. C’est le mot réunion harmonieuse qui m’a mis en joie. Où diable avez-vous pris qu’un Congrès était une réunion harmonieuse ?

— Ne l’est-elle pas puisqu’elle assemble ceux qui portent avec eux les vœux et les espoirs d’un peuple ?

— Non. Chez nous, en tout cas, elle ne l’est pas et vous venez sans vous en douter d’apporter l’explication à ce phénomène que constitue le Congrès. Vous avez dit : un peuple. Or, justement, les treize États qui se sont jetés dans la guerre libératrice ne constituent pas un peuple. Je dirais même qu’ils s’en éloignent de plus en plus…

— Est-ce possible ?

— Malheureusement oui. Voyez-vous, les États semblent à présent aussi différents les uns des autres que l’étaient jadis Athènes de Sparte et Argos de Thèbes. Oh ! certes, il y a un lien entre eux : les articles de Confédération acceptés par tous. Mais que prévoient ces articles ? Un Congrès où chaque État disposera d’une voix et où l’opposition d’un seul État peut empêcher le vote d’une loi d’intérêt général. Le président du Congrès, le général Saint Clair, n’a pas la moindre puissance, aucune autorité légale et le pays n’a pas de chef. D’ailleurs, il n’existe aucune Cour de Justice capable de faire appliquer les décisions communes. L’autorité fédérale est aussi décriée à l’intérieur qu’à l’extérieur. L’an passé, dans le Massachusetts, nous avons eu un début de révolte qui a bien failli dégénérer en une guerre civile menée par un vétéran de Bunker Hill, un certain Samuel Shays. Et, si vous tenez vraiment à ce que je vous dise toute la vérité, apprenez ceci : l’anarchie et la désunion sont si grandes que l’on parle actuellement de partager l’Amérique en plusieurs confédérations et même en treize républiques indépendantes. Voilà où nous en sommes à quatre ans du traité de paix ! Ce n’est pas tout que de gagner une guerre. Si l’on ne sait que faire de sa victoire, on a perdu son temps et les morts se sont sacrifiés pour rien…

La foudre tombant devant les sabots de son cheval aurait moins stupéfié Gilles que cette soudaine, violente et rageuse sortie d’un homme qu’il considérait, à juste titre, comme l’un des esprits les plus grands et les mieux équilibrés de son temps. On était à cent lieues d’imaginer, en France, que les choses en fussent arrivées si vite à un tel état de détérioration.

— C’est effrayant ! soupira-t-il. Si je comprends bien, le Congrès est incapable de payer la moindre dette de guerre ?

— Incapable. Il a bien émis une sorte de monnaie que nous appelons le dollar continental, mais les gens ont plutôt tendance à s’en servir pour tapisser leurs cuisines.

— Mais, pourtant, cet immense pays devrait être riche…

— Il l’est… fabuleusement. Les dégâts de guerre sont minimes, les dépouilles à partager considérables. Il y a le domaine de la Couronne anglaise et toutes ces terres au-delà des monts Alleghanys que s’était jadis réservées l’Angleterre. Il y a les loyers que l’on payait jadis aux propriétaires ou à la Couronne. Il y a les biens des tories que nous avons pratiquement jetés à la mer… seulement cela n’empêche que commerce et industrie périclitent et qu’un marchand de New York continue à se méfier comme de la peste d’un planteur du Sud incapable, selon lui, de comprendre quelque chose à ses problèmes personnels… les seuls qui l’intéressent.

Les deux hommes chevauchèrent un instant en silence. Gilles se sentait mal à l’aise dans son rôle de créancier. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de plaindre davantage les braves gens de France qui, par pure idéologie, avaient jeté leurs économies dans le creuset américain que l’incroyable conglomérat d’égoïstes forcenés dont semblait être essentiellement composé le Congrès d’Annapolis. Et il ne parvenait pas à comprendre ce que faisaient de leur temps les grands hommes qui avaient voulu, avec tant d’énergie, que leur pays atteignît à la liberté. Au milieu de ce panier de crabes, à quoi donc s’occupaient les Franklin, les John Adams… et les Washington ?

— Que comptez-vous faire à présent ? demanda-t-il brusquement.

Washington tira sa montre, y jeta un coup d’œil et sourit.

— Rentrer dîner, mon ami. L’heure approche et je n’aime pas faire attendre Mme Washington. D’autant que nous avons très certainement d’autres invités. Le capitaine Beardsley a dû finir par arriver à Mount Vernon.

Le général était si paisible, tout à coup, si souriant qu’un léger doute se leva dans l’esprit du chevalier. Le grand homme ne venait-il pas de lui jouer – supérieurement d’ailleurs – une aimable comédie destinée à l’empêcher d’aller voir du côté d’Annapolis si l’herbe était plus verte ? Aussi se promit-il d’écouter, de toutes ses oreilles, ce qui se dirait tout à l’heure autour de la table du dîner… Peut-être, en écoutant les hôtes du général, réussirait-il à se faire une opinion plus conforme à l’image qu’il avait gardée de cet homme qui avait été son chef. Il était impossible que le Washington de son souvenir ne soit plus qu’un paisible éleveur regardant, navré mais sans lever le petit doigt, s’effriter le grand rêve de sa vie…

Or, bien avant que l’on en vînt à passer à table, quelque chose se produisit et fit comprendre à Tournemine que de grands événements devaient être en marche, et que le destin des États-Unis et peut-être aussi le sien propre étaient loin d’être scellés.

Comme le général et lui revenaient tranquillement vers Mount Vernon au petit trot de leurs montures, ils aperçurent deux hommes qui se promenaient sous la colonnade de la maison. Cette vue parut émouvoir singulièrement le général. Il piqua des deux pour un bref galop, s’arrêta court au bas des marches, sauta à terre en voltige avec une légèreté que lui eût enviée plus d’un jeune lieutenant et se précipita littéralement vers l’un des deux hommes, un personnage grand et fort, presque obèse même, et qui abritait sous une large perruque blanche un visage dédaigneux dont la fermeté avait quelque chose d’agressif.

Gilles qui l’avait imité machinalement arriva devant la maison pour entendre Washington s’exclamer :

— Vous ? Vous ici ? Par quel étonnant hasard ? Avez-vous été rappelé ?

— Non. Personne ne sait que j’ai quitté Londres. Je n’ai fait ce long voyage que pour vous voir et arracher votre décision car le temps presse. Mais je repars avec la marée du soir.

Les yeux de l’inconnu froids et scrutateurs ne regardaient pas Washington tandis qu’il parlait mais s’attachaient à Tournemine avec une hostilité et une méfiance évidentes.

— Allons dans votre cabinet ! fit-il nerveusement. Je vous l’ai dit, j’ai peu de temps et je souhaite vous parler en particulier.

— Naturellement. Permettez seulement que je vous présente l’un de mes anciens aides de camp : le chevalier de Tournemine, celui que l’on appelait ici le « Gerfaut ».

— Encore un de vos Français ! fit l’autre en esquissant un sourire qui ressemblait beaucoup à la grimace d’un chien prêt à mordre. J’aurais de beaucoup préféré que nous soyons entre nous.

Gilles devint rouge brique.

— C’est le général Washington que je suis venu visiter, monsieur. Pas vous ! Et le général est, je pense, assez grand pour me faire savoir si je suis importun. À présent, je suis prêt à me retirer si…

— N’en faites rien ! coupa Washington qui se tourna avec sévérité vers le désagréable personnage. Je suis heureux de vous voir, mon ami, mais je souhaite que vous n’oubliiez pas que vous êtes ici chez moi et que j’ai le droit d’y recevoir qui bon me semble ! À présent, passons dans mon cabinet… si toutefois M. de Tournemine veut bien y consentir et rejoindre, en attendant, Mme Washington au salon. Emmenez notre ami, Tim ! ajouta-t-il avisant le coureur des bois qui venait tout juste d’apparaître, venant des cuisines où il était allé déposer sa chasse.

— Qui est-ce ? demanda Gilles avec humeur en désignant du menton l’homme à la perruque blanche qui suivait Washington à l’intérieur de la maison, suivi lui-même de son compagnon de tout à l’heure qui devait être un secrétaire.

— Voyons ! C’est John Adams ! répondit Tim. Un grand homme à sa façon qui a fait partie, avec Thomas Jefferson, de la commission chargée de rédiger la Déclaration d’Indépendance. C’est un ancien avocat et il est très éloquent… mais je crois qu’il n’aime guère les Français.

— Je l’avais deviné. Que fait-il à Londres à présent ?

— Il y occupe le poste d’ambassadeur, ce qui lui allait comme un gant car il gardait de grandes sympathies à la cour de Saint-James. Mais j’ai l’impression qu’à présent il n’aime pas plus les Anglais que les Français…

— Que vient-il faire alors ?

— Je ne sais pas, fit Tim en se détournant pour lancer un caillou à l’un des chiens qui venait de reparaître.

Il s’éloigna même de quelques pas et Gilles comprit qu’il n’avait pas envie d’être plus longuement questionné.

Sa curiosité allait d’ailleurs se trouver rapidement satisfaite à l’issue du dîner qui fut servi, comme d’habitude, à trois heures. Cette fois, une douzaine de personnes avaient pris place autour de la table familiale et firent honneur au repas, simple mais abondant, composé en grande partie de poisson et de légumes. Après le dessert où l’on servit, avec les noix habituelles, des confitures de fraises faites par Martha Washington, le général, après avoir levé courtoisement son verre de madère à la santé du roi de France, allié et ami de l’Amérique, porta un autre toast.

— Mes amis, c’est à la nouvelle Constitution des États-Unis que je veux boire à présent. Après en avoir mûrement réfléchi et sur les instances de mon ami John Adams ici présent, j’ai décidé d’abandonner de nouveau ma retraite champêtre et d’accepter de diriger la délégation de Virginie à la Convention fédérale qui va se réunir sous peu à Philadelphie afin d’essayer, par tous les moyens, de sauvegarder l’Union. Puisse cette Convention adopter des propositions dignes d’un grand pays libre et trouver dans le peuple une disposition capable d’assurer le bonheur et la dignité des États-Unis !

Une ovation salua ces nobles paroles et tous les assistants se levèrent pour s’associer au toast. Alors, la voix profonde de John Adams se fit entendre par-dessus le tumulte des voix comme le bourdon d’une cathédrale domine les carillons des petites églises.

— Puisse la Convention faire de George Washington le premier président des États-Unis d’Amérique !

Cette fois, ce fut du délire et la timide protestation de l’intéressé disparut dans le tumulte de l’enthousiasme. Un enthousiasme auquel Gilles se joignit sans la moindre arrière-pensée. Que pouvait-il arriver de mieux pour les relations franco-américaines à venir, pour le paiement des créances françaises et même pour Gilles lui-même puisqu’il était en Amérique pour y rester, que de voir George Washington, ce grand honnête homme, ce soldat, cet homme d’État atteindre à la magistrature suprême ?

Ce fut à Martha qu’il confia son sentiment :

— Je souhaite de tout mon cœur, madame, que vous deveniez prochainement la première dame de ce pays. Pour ma propre épouse comme pour toutes les autres femmes d’Amérique, il ne saurait y avoir meilleur ou plus aimable exemple à suivre.

Elle lui sourit gentiment.

— Êtes-vous donc marié, chevalier ? En ce cas qu’avez-vous fait de Mme de Tournemine ? Elle vous attend en France, j’imagine ?

— Non. Elle est à New York où j’ai loué une maison. Sa santé n’est pas des meilleures et la mer l’a beaucoup éprouvée.

John Adams eut un petit rire désagréable.

— Les Françaises sont-elles donc saisies à leur tour par le démon de l’aventure pour suivre ainsi leurs époux à travers les océans ?

— Les Françaises, monsieur l’ambassadeur, ont coutume de suivre le sort de leurs époux et de se fixer là où il leur plaît de les conduire. Vous l’ignorez sans doute mais je suis venu ici pour y demeurer. Le Congrès des États-Unis, à la demande du général Washington, a bien voulu m’accorder une concession de mille acres de terres cultivables le long de la Roanoke River et mon intention est d’y construire une demeure pour y vivre avec ma famille.

L’ambassadeur leva un sourcil à la fois surpris et ironique.

— La Roanoke River ? Vraiment ?… Vous m’étonnez fort…

— Je ne vois pas pourquoi.

— Parce que ces terres, qui jusqu’à la révolution relevaient de la Couronne britannique, ne peuvent en aucun cas être attribuées à un étranger. Vous devez faire erreur, monsieur.

Tout grand homme qu’il était, ce John Adams commençait à porter prodigieusement sur les nerfs du chevalier. Qu’il eût à peu près le même âge que le général Washington ne lui donnait pas pour autant le droit de le traiter en gamin irresponsable et Gilles s’apprêtait à le remettre vertement à sa place quand le maître de Mount Vernon intervint :

— L’erreur ne vient pas du chevalier, dit-il doucement, mais de moi…

Et comme le jeune homme le regardait sans comprendre, il ajouta avec une gêne visible :

— … j’ai cru de bonne foi, l’an passé, que ces terres étaient disponibles. Malheureusement, j’ai appris, depuis, qu’il n’en est rien et j’ai regret à vous l’apprendre, mon ami, mais les actes de propriété que vous a remis Thomas Jefferson sont sans valeur puisque les terres de la Roanoke étaient déjà attribuées. Rassurez-vous, d’autre part, nous vous en donnerons d’autres… Ce n’est pas, Dieu merci, la place qui manque en Amérique.

— Et, conclut Adams avec un petit rire, si vous vous sentez l’âme d’un pionnier vous allez pouvoir exercer vos talents tout à votre aise dans des terres parfaitement vierges. On vous fera cadeau de mille acres dans le Nord-Ouest par exemple.

— Autrement dit : de terres indiennes qui ne vous appartiennent pas, coupa Gilles sèchement. Il est aisé de faire des présents avec le bien des autres. Au surplus, soyez rassuré, monsieur, je n’attends aucun cadeau du Congrès des États-Unis. Je l’ai servi librement et jamais – pas plus qu’à aucun de ceux de mes compatriotes qui sont venus verser leur sang pour votre liberté – il ne m’est venu à l’esprit de monnayer les dangers courus…

— Nous le savons parfaitement, dit chaleureusement Washington inquiet de la tournure que prenait la conversation, et c’est non moins librement que nous comptions vous offrir des terres en témoignage de gratitude. Je vous demande d’oublier cette stupide affaire de la Roanoke. J’aurais dû penser que les terres à tabac seraient très vite reprises, mais nous étudierons ensemble ce qu’il est possible de vous attribuer.

— Ne vous mettez pas en peine, général. Je ne demande rien. Grâce à Dieu, je possède une assez belle fortune et je suis tout prêt à acheter n’importe quel domaine en Virginie ou en Maryland.

— Mais il n’y a pas de domaines disponibles ni à donner ni à acheter ! En revanche, nous pensons diviser les territoires du Nord-Ouest en dix États que nous joindrons à l’Union dès que la densité de leur population le justifiera.

— Le malheur est que je n’ai nulle envie de contribuer à augmenter la densité de la population de terres désertes. En aucun cas Mme de Tournemine ne saurait s’accommoder d’une vie de défricheurs. Je refuse donc toute terre que vous voudriez m’attribuer… au cœur de tribus indiennes où les miens ne connaîtraient aucune sécurité… Je regrette seulement de constater que des pactes dûment signés puissent être si légèrement déclarés sans valeur !

— Oh ! s’écria John Adams agacé, nous sommes encore libres de faire de nos terres ce que nous voulons.

— Grâce à qui ? gronda Gilles tremblant de fureur. Il n’y a pas si longtemps que vos prétentions auraient fait éclater de rire le roi d’Angleterre.

Puis, se levant, il s’inclina devant la maîtresse de maison qui, impuissante et navrée, avait suivi le développement de la querelle.

— Souffrez que je me retire, madame. Je n’oublierai jamais la grâce de votre accueil. Pas plus, ajouta-t-il en se tournant vers Washington, que je n’oublierai, général, le respect et l’affection que je vous porte depuis si longtemps. Je viens de comprendre que le temps n’est pas éloigné où le souvenir des services rendus par la France sera à charge à l’Amérique et qu’il vaut mieux pour les Français aller planter leur tente ailleurs. Cette nuit, mon bateau reprendra la mer.

— Tout cela est ridicule, Tournemine ! intervint Washington. Où prétendez-vous aller ?

— Sur des terres où la France peut encore se dire chez elle. Au lieu de cultiver du tabac en Virginie, je ferai pousser du coton en Louisiane où je n’aurai, je pense, aucune peine à acheter une terre… civilisée. Quant à la dette que vous pensiez avoir envers moi, je vous en tiens quitte bien volontiers.

— Non ! s’écria Washington. C’est inadmissible. Nous vous devons mille acres de terre et, si vous ne voulez pas en accepter ailleurs qu’en Virginie, nous vous verserons le prix que celles de la Roanoke représentaient.

Tournemine qui, après avoir salué à la ronde, se dirigeait vers la porte qu’ouvrait déjà l’un des valets noirs, s’arrêta et se retourna.

— De l’argent ? À moi ? Je croyais qu’il n’y en avait pas pour les Français ? Non, général, je n’en veux pas ! Pas pour moi tout au moins : envoyez-le plutôt à M. Leray de Chaumont ou à M. de Beaumarchais. Cela viendra en déduction de tout ce que vous leur devez… et ne leur paierez sans doute jamais. Je souhaite longue vie à votre République, messieurs !

Et suivi de Tim qui, sur un signe de Washington, s’était lancé à sa poursuite comme un grand chien agité, Gilles de Tournemine quitta la salle à manger, laissant les dîneurs commenter diversement ce qui venait de se passer. L’écho des paroles sévères dont Washington tançait Adams ne lui parvint qu’à peine et ne le consola pas. Il comprenait trop bien qu’il était tombé comme un pavé dans la mare à grenouilles que constituait la politique d’une fédération à la recherche d’elle-même. Il comprenait aussi que l’on avait fermement espéré, en lui faisant cadeau de ces malheureuses mille acres de terre, qu’il ne viendrait jamais les réclamer. Peut-être s’il était venu sous le nom de John Vaughan… et encore ! Avec quelle hâte Jefferson lui avait-il conseillé d’abandonner une personnalité d’emprunt dont les agissements avaient choqué, si peu que ce soit, la morale puritaine. Et il devinait à présent que, s’il avait réclamé la nationalité américaine dont on lui avait également fait cadeau, il aurait eu toutes les peines du monde à l’obtenir. Allons ! ces gens-là ne comprenaient que leur intérêt et s’entendaient comme personne, en dépit de la béate admiration de cet imbécile de La Fayette, à se débarrasser de leurs dettes et d’une reconnaissance devenue hors de saison !

— Mais enfin, où cours-tu ainsi ? s’écria Tim en le rattrapant sous le péristyle. Tu ne prétends pas retourner à pied à ton bateau ?

— Je ne refuse pas que l’on me prête un cheval ou que l’on m’y ramène en voiture.

— Ce qui vient de se passer est stupide. Pourquoi t’es-tu fâché ? Ne pouvais-tu être un peu plus patient ?

— Et me laisser ridiculiser par ce John Adams ? Qu’il aille donc rechercher ses bons amis anglais puisqu’il les aime tant ! Et je me demande vraiment ce que nous sommes tous venus faire ici… et pour quoi, pour qui mon père est mort à Yorktown !

— Ne sois pas amer. Adams n’aime pas la France, c’est entendu, mais il ne représente que lui-même. Nous sommes nombreux ici à vous garder amitié et reconnaissance. Le général Washington le premier. En outre, il t’aime beaucoup et tu viens de te conduire à sa table…

— … comme tu te serais conduit à la table du roi de France s’il t’avait fait ce que l’on vient de me faire. Non, Tim, je ne peux admettre ni les provocations d’Adams – et c’est uniquement par respect envers Mrs. Washington que nous ne sommes pas en train de nous battre à l’heure qu’il est – ni l’espèce de tromperie dont j’ai été victime et tu le sais mieux que personne puisque c’est toi qui as apporté les fameux papiers à Jefferson. Moi, je n’ai jamais rien demandé mais, du moment que l’on jugeait bon de m’offrir quelque chose, je n’admets pas qu’on me le reprenne avec cette désinvolture. Un acte officiel est un acte officiel.

— Je sais tout cela. Le malheur est que nous n’avons pas encore de véritable État américain. C’est la raison pour laquelle il faut, à tout prix, que Washington qui a toujours été le guide et le maître à penser devienne officiellement le président. C’est à cela que moi… et d’autres travaillons depuis la fin de la guerre et nous espérons bien…

La main de Gilles se posa, affectueuse mais ferme, sur l’épaule du coureur des bois.

— Ceci ne me concerne plus, Tim. Tu es toujours mon frère et tu le resteras toujours, mais je viens de rompre avec tous mes espoirs d’intégrer jamais mon nom et ma famille à la nation américaine. La page est tournée. Lorsque j’aurai accompli ici la tâche qui me reste je partirai sans me retourner.

— Pour la Louisiane ?

— Pour la Louisiane ou pour ailleurs. J’ai lancé la première idée qui m’est passée par la tête au plus fort de ma colère et de ma déception mais, après tout, cette idée-là en vaut une autre…

Tim hocha la tête et, tirant de sa poche un immense mouchoir à carreaux, y engloutit son nez et se moucha vigoureusement à plusieurs reprises, ce qui était sa manière à lui de cacher ses émotions.

— Je crois, moi, que tu as tort. Pourquoi ne t’associerais-tu pas avec moi ? Le commerce des fourrures est le plus fructueux que je connaisse et personne ne t’empêche d’acheter des terres autour de New York. La ville enfle à une allure folle et bientôt le bout de marais le plus insalubre vaudra une fortune. Pourquoi tenir à ce point à la Virginie ? Tu peux devenir un gentleman du Nord et l’un des hommes les plus riches de tout le pays. La spéculation vaut largement le tabac, crois-moi.

— Tu as sans doute raison mais je ne suis pas fait pour elle. Comme beaucoup de Bretons, je suis un homme de la terre, Tim. C’est d’elle que je veux vivre et puisque je ne peux m’installer dans celle où repose mon père, je préfère m’en aller.

Il y eut un silence que brisa le roulement de la voiture qui venait chercher Tournemine.

— Que vas-tu faire, à présent ?

— Chercher le camp de Cornplanter et lui reprendre mon fils ! Ensuite seulement je repartirai.

Tim se hissa aux côtés de son ami et, claquant des doigts, fit signe au cocher noir de se mettre en route.

— Alors, je vais avec toi…

— Quoi ? Comme cela ? Tu n’as pas fait tes adieux que je sache ?

Tim haussa les épaules avec désinvolture.

— Aucune importance. On a l’habitude, ici, de me voir arriver et repartir sans tambour ni trompette. Et si tu tiens vraiment à visiter le camp de Cornplanter avec quelque chance d’en sortir vivant ou de n’être pas échangé contre un tonnelet d’eau-de-vie, tu as besoin de moi. D’abord parce que je sais où le Planteur de Maïs a établi ses feux de cuisine et que toi tu l’ignores.

— Échangé contre un tonnelet d’eau-de-vie ? Mais échangé avec qui ?

— Avec qui ? Mais avec les Anglais, mon fils. On les a peut-être jetés à la mer à New York mais ils sont encore solidement implantés dans le Nord-Ouest. Je t’expliquerai…

— Dans le Nord-Ouest ? murmura Tournemine, accablé. Là où, si j’ai bien compris, Mr. Adams me proposait une concession ?

— Tout juste ! fit Tim avec un grand sourire. Ce que c’est que les réputations, tout de même ! Le cher homme pensait que le Gerfaut devait être capable de gagner sa petite guerre personnelle à lui tout seul. Tu as encore beaucoup à apprendre sur nous autres Américains.



1. Le Potomac marque la limite du Maryland et de la Virginie.

2. Environ 5 000 hectares.

3. Cf. Le Gerfaut, tome II, Un collier pour le diable.

CHAPITRE III LA LOI DU « PLANTEUR DE MAÏS »

Les deux hommes suivaient d’un pas rapide l’étroit sentier qui serpentait entre les arbres où, lorsqu’ils traversaient un endroit éclairé par la lune, leurs ombres s’allongeaient et s’étiraient comme des fantômes. Chaussés de mocassins, leurs pas ne faisaient aucun bruit. L’air était calme et froid avec le léger frémissement qui annonce l’aurore. Enfin, portée par un léger souffle de vent, l’odeur du feu de bois parvint jusqu’à eux.

— Nous ne sommes plus loin, souffla Tim. Reposons-nous un instant. Cette fin de nuit est diablement fraîche. Un bon coup de rhum serait le bienvenu.

Entassant au bord du chemin leurs havresacs et leurs couvertures, ils s’y adossèrent pour se protéger du vent frais et la gourde que Tim portait à sa ceinture passa de l’un à l’autre.

Depuis qu’ils avaient quitté Mount Vernon, ils n’avaient pas cessé de voyager. Le capitaine Malavoine les avait d’abord ramenés à New York où Gilles avait préféré ne pas s’arrêter, puis le Gerfaut avait remonté l’Hudson jusqu’à Albany, un gros bourg de 4 000 habitants où il avait jeté l’ancre pour une attente de longueur indéterminée car il lui était impossible de s’enfoncer plus loin dans les terres. Alors, reprenant l’équipement du coureur de prairies, Gilles et Tim avaient quitté le bord en direction du Nord-Ouest.

Il y avait à présent sept jours qu’ils avaient laissé Albany derrière eux. En bateau ou à cheval, ils avaient remonté le cours du Mohawk jusqu’au Fort Stanwix, là où le fleuve changeait de direction. Puis ils avaient traversé le lac Oneida avant de s’aventurer, en canoë cette fois, sur l’Oswego qui courait vers le lac Ontario. D’après les renseignements de Tim Thocker, c’était sur l’une des rives du fleuve que Cornplanter avait, depuis deux ou trois saisons, choisi de cultiver le maïs qui constituait la base de la nourriture de son peuple.

Ainsi que l’avait expliqué Tim, il n’était pas sans danger de s’aventurer au-delà de ce qui constituait alors l’État de New York car les Anglais étaient encore bel et bien implantés en Amérique. Sous la pression des chasseurs de fourrures canadiens et des tribus indiennes qui avaient été leurs alliés après avoir été ceux des Français tant qu’ils avaient tenu le Canada, le gouvernement britannique était cyniquement revenu sur les engagements contresignés dans le traité de paix de 1783 et avait, s’appuyant sur ses solides implantations au Canada, refusé d’évacuer non seulement les forts établis le long du Saint-Laurent et des Grands Lacs mais encore ceux d’Oswegatchie, de Pointe-au-Fer et d’Oswego qui traçaient un arc de cercle menaçant autour d’Albany. Que les treize États qui avaient conquis leur liberté ne réussissent pas à s’entendre et à se fédérer en un gouvernement solide et tôt ou tard l’Anglais viendrait reprendre ce qu’il considérait comme ses droits…

La veille au soir, les deux amis avaient arrêté leur canoë à environ un mile et demi du village iroquois. Cachant leur embarcation dans une sorte de petite crique où la végétation particulièrement dense permettait de la dissimuler, ils avaient campé à la manière habituelle des coureurs des bois : sur de longues bandes d’écorce de bouleau attachées à une perche étendue sur deux fourches et glissant doucement jusqu’au sol. Puis, quand la nuit leur était apparue suffisamment avancée, ils s’étaient mis en marche par le sentier forestier qui longeait le fleuve. Mieux valait, en effet, observer ce qui se passait chez Cornplanter avant d’y faire irruption.

— Le plus simple, avait préconisé Tim, serait encore d’essayer de voler l’enfant puis de s’enfuir à toutes jambes. N’oublie pas qu’il est le fils de Sitapanoki et que la tribu le considère comme un être quasi divin à cause de ses cheveux couleur de soleil.

— Je n’aime pas beaucoup ton idée. Cet enfant est mon fils et l’honneur commande que je le réclame les armes à la main. Je suis prêt à jouer ma vie contre celle de Cornplanter…

— J’ai bien peur que, chez les Iroquois, la chevalerie à la mode bretonne ne soit pas très appréciée. Cornplanter nous trucidera l’un et l’autre et offrira nos deux scalps au Grand Esprit. On sera peut-être obligés de se battre quand même mais, si nous le pouvons, essayons de limiter les dégâts.

Tournemine avait fini par se rendre aux saines raisons de son ami mais, à présent qu’il approchait du campement où vivait l’enfant, il ne pouvait se défendre d’une bizarre émotion qui accélérait les battements de son cœur.

Ils restèrent assis un assez long moment, écoutant les bruits alentour, attendant l’aube. La lune n’éclairait plus que faiblement les cimes des arbres. Puis la lueur blafarde qui décomposait les ombres disparut tandis que tout devenait plus noir. Quelque part devant eux, les deux hommes entendirent le cri enroué d’un coq puis, dans la même direction, un chien se mit à aboyer.

Dans sa tunique de daim, Gilles frissonna. Il avait froid et se frotta les mains l’une contre l’autre pour les réchauffer. Il se rendit compte alors que le jour se levait…

Pareil à de lentes volutes de fumée, un mince brouillard montait du fleuve avec la lumière faible et grise où se dissolvait la nuit. Gilles vit alors que leur chemin forestier débouchait dans une prairie dont ne les séparait plus qu’un mince rideau d’arbres. C’était dans cette prairie que s’élevait le village iroquois, un village qui n’évoquait plus guère les campements traditionnels des nomades.

Quelques huttes de branchages et de peaux d’élan se montraient encore ici et là, mais la plupart des cases étaient construites de rondins, comme les habitations des Blancs. Elles s’éparpillaient le long de la berge de l’Oswego de part et d’autre d’une construction plus ambitieuse qui ressemblait à la fois à un fortin et à une église à cause de l’espèce de clocher à claire-voie qui la surmontait et au milieu duquel était suspendue une cloche.

— La demeure de Cornplanter, commenta Tim. L’enfant doit être là-dedans.

— Je ne vois pas comment on pourrait l’en sortir par surprise, fit Gilles mi-figue mi-raisin. En tout cas, une chose m’étonne : je ne vois aucun guetteur. Cornplanter est-il si sûr de lui qu’il néglige la sécurité de son domaine ?

— Qui pourrait-il craindre ? Le Fort Oswego que tiennent les Habits Rouges, ses amis, n’est qu’à deux miles d’ici. En outre, les Six Nations iroquoises sont en paix et d’accord les unes avec les autres. L’année dernière les grands chefs, Sagoyewatha, Cornplanter et surtout le grand Mohawk Thayendanega, que l’on appelle aussi Joseph Brandt, qui vit au Canada et que tous considèrent comme le guide spirituel des nations, se sont réunis à l’embouchure de la Detroit River pour fumer le calumet et affirmer leur union et leur indépendance vis-à-vis du nouvel État américain, dont ils ne veulent pas. Si les Anglais savent s’y prendre les États-Unis resteront longtemps encore réduits à leur chiffre actuel, conclut Tim avec tristesse.

— Sagoyewatha et Cornplanter ? murmura Gilles en appuyant intentionnellement sur le et. Le chef du clan des Loups a-t-il donc oublié que le Planteur de Maïs lui avait pris son épouse ?

— Le chef du clan des Loups est un sage qui ne mettrait jamais en balance la sécurité de son peuple avec ses sentiments personnels. Refuser l’alliance des Six Nations c’était reprendre les guerres intestines. En outre, Sagoyewatha n’a jamais rendu Cornplanter responsable du départ de Sitapanoki. Il l’aimait et, parce qu’il l’aimait, il lui a toujours laissé une grande liberté. Peut-être aussi parce qu’il respectait en elle le sang du dernier Sagamore des Algonquins. Dès l’instant où elle a choisi un autre homme, Sagoyewatha estimait qu’elle était dans son droit. Et puis, à présent qu’elle est morte, une querelle n’aurait plus aucune signification…

— C’est, en effet, un grand sage, murmura Gilles évoquant la haute et calme figure du chef seneca, son regard serein et sa parole empreinte d’une si grande noblesse. Les hommes de l’Ancien Monde auraient beaucoup à apprendre de cet homme en qui, pourtant, la plupart ne verraient qu’un sauvage…

Un froissement de branches dans les environs le fit taire, mais ce n’était qu’un jeune daim qui s’en revenait du fleuve où il était allé se désaltérer.

— Le soleil va bientôt se lever, chuchota Tim.

La brume, en effet, devint rose et il fit bientôt assez clair pour distinguer devant les cases une rangée de perches au bout desquelles pendaient un grand nombre de scalps. Une sorte d’aire en terre battue s’étendait entre les principaux groupes de maisons et celle qui devait abriter le chef. Au milieu se dressaient un tronc d’arbre évidé qui servait de tambour et un poteau peint de couleurs violentes. Un poteau où une forme humaine, affaissée dans ses liens, était attachée.

Gilles et Tim se regardèrent, inquiets. La présence d’un prisonnier au poteau de tortures n’arrangeait pas leurs affaires. D’expérience personnelle, tous deux savaient parfaitement ce que cela signifiait : quand le soleil bondirait de l’Orient, le captif serait mis à mort plus ou moins lentement.

— Et par-dessus le marché, c’est un Blanc… marmotta Tim résumant les pensées de son ami en même temps que les siennes. Si nous nous mêlons de cette affaire, nous pouvons dire adieu à nos projets de… récupération discrète de l’enfant. Seulement…

— Seulement tu ne te sens pas le courage d’entendre, d’un cœur serein, l’un de tes semblables hurler pendant des heures sous le couteau ou la flamme…

Repoussant son bonnet en peau de castor, Tim se gratta vigoureusement le crâne, ce qui était chez lui signe de grande perplexité.

— Il y a bien la ressource de le tuer, de loin, d’une balle bien ajustée pour lui éviter la torture, mais le résultat sera le même et nous serons découverts.

— Ne pouvons-nous essayer de le délivrer maintenant ? On ne voit pas âme qui vive. Tout a l’air de dormir dans ce village.

— Si le prisonnier est d’importance, ils ont dû boire hier soir pour fêter sa capture, mais, si tu veux mon avis, je ne me fierais guère à ce village muet, à ces maisons qui ont l’air vide.

Aucun bruit, en effet, ne se faisait entendre. Rien ne bougeait. Les fenêtres des cases n’avaient pas de carreaux. Les unes étaient de simples trous noirs, les autres étaient bouchées par des feuilles de papier sur lesquelles une main assez habile avait peint des poissons, des oiseaux et des figures symboliques d’animaux.

— Que faisons-nous ? demanda Tim.

— Avançons déjà jusqu’à la limite de la forêt. La broussaille d’arbres morts, de lianes, de ronces et de plantes est suffisamment dense pour nous dissimuler assez longtemps. De là, nous pouvons atteindre l’arrière des dernières maisons en nous cachant dans le maïs.

— … et en attendant patiemment qu’une douzaine de diables rouges nous tombent dessus ? Peut-être…

Il n’alla pas au bout de sa phrase. Le village, d’un seul coup, comme sur un mot d’ordre secret, venait de s’éveiller. Les portes en bois, en peau de cerf ou en simples branchages tressés, laissèrent jaillir toute une population qui se ruait joyeusement à cette fête de la mort qu’allait être le trépas interminable d’un prisonnier. Une immense clameur secoua le village tout entier tandis qu’hommes, femmes, vieillards et enfants se précipitaient vers l’aire de terre battue sur laquelle ils se réunirent, formant un large cercle autour du tambour et du poteau où l’homme attaché se redressait. Si inconfortable que fût sa situation, il avait dû finir par s’endormir et, à présent, il clignait des yeux terrifiés sachant bien que l’heure de souffrir était venue.

Tous ces gens qui l’entouraient ressemblaient à une horde de démons. Les hommes aux corps basanés, luisants de graisse, étaient nus à l’exception d’une sorte de petit tablier carré couvrant tout juste le pubis par-devant et le coccyx par-derrière. Le crâne rasé à l’exception d’une longue mèche noire partant du sommet de la tête et attachée par des liens de couleurs variées, ils avaient le visage peint de noir, de bleu et de rouge dont les dessins formaient des carrés, des ronds ou des losanges. Leurs pieds étaient chaussés de mocassins en peau fumée et leurs jambes enveloppées de longues guêtres d’étoffe rouge ou bleue. Les femmes portaient des espèces de chemises qui leur descendaient aux genoux mais presque toutes celles qui étaient jeunes avaient sur le dos, dans un sac dont les bouts se nouaient sur leurs fronts, un ou deux bébés.

Le ciel avait pris une teinte d’un rouge brillant et les fumées qui sortaient des toits des cases derrière lesquelles l’Oswego roulait des eaux brunâtres et lisses comme un miroir, devenaient roses. Dans un instant le soleil allait inonder la scène tragique de ses rayons qui, cependant, étaient porteurs de vie et devaient donner le signal de la mort.

Le poing de Gilles se serra autour de son mousquet dont il venait de vérifier les charges. Il était bien décidé, s’il ne pouvait rien faire de mieux, à loger une balle dans la tête de ce malheureux dont il pouvait distinguer nettement à présent le corps maigre et le visage mangé d’une barbe poivre et sel. C’était un homme déjà âgé et il tremblait visiblement devant le sort qui l’attendait, ce qui n’arrangerait pas son cas, les Iroquois s’ingéniant à étirer d’autant plus les supplices que la victime montrait plus de terreur. S’il leur arrivait de faire grâce, c’était justement à ceux qui, dans les tortures, étaient capables de montrer un courage extraordinaire.

Soudain, comme le soleil levant inondait toutes choses de sa clarté, les doubles portes de la maison du chef s’ouvrirent et, précédé de quelques guerriers, Kiontwogky, plus connu sous le sobriquet de Cornplanter ou encore de Handsome Lake1, apparut tellement semblable au souvenir qu’en gardait Tournemine que le temps lui parut, brusquement, revenir en arrière.

Presque aussi grand que le Breton, le chef iroquois était d’une beauté extraordinaire, à la fois sauvage et sereine, ce qui lui avait valu le dernier de ses surnoms, mais son aspect était impressionnant. Un ample manteau pourpre drapait de façon quasi impériale un corps couleur de cuivre clair2 dont les muscles formidables étaient soulignés par les nombreux ornements d’argent qu’il portait. Une sorte de couronne, d’argent ciselé elle aussi, serrait son crâne rasé du sommet duquel partait un étonnant bouquet de cheveux et de plumes multicolores. Les lobes de ses oreilles extraordinairement distendus soutenaient des chaînes d’argent, si longues qu’elles retombaient sur ses épaules, attachées dans des trous si larges qu’on aurait pu y passer un doigt. Tel qu’il était, Cornplanter pouvait avoir vingt-six ou vingt-sept ans.

La majesté de cet homme, dont Gilles n’ignorait ni la folle cruauté ni la haine dont il poursuivait ses demi-frères blancs, était telle que le Breton, fasciné, en oubliait presque de respirer. Quand Tim toucha doucement son bras, il tressaillit.

— L’enfant ! souffla l’Américain. Regarde…

Occupé à détailler le masque parfait de son ennemi, Gilles n’avait pas remarqué qu’un enfant marchait à ses côtés, à demi dissimulé par les plis du manteau rouge et que la main de Cornplanter s’appuyait légèrement à son épaule. Mais à la vue de ce petit garçon qui devait avoir cinq ans son cœur se mit à battre la chamade tandis qu’une bouffée d’orgueil lui mettait le sang aux joues : jamais il n’avait vu un enfant plus beau. Il ressemblait à une statue d’or.

Retenues par un serre-tête brodé de couleurs vives, les longues mèches soyeuses de ses cheveux brillaient dans le soleil, tombant sur ses épaules dont la couleur se confondait presque avec elles. Dans le petit visage bronzé de l’enfant dont le profil, délicatement modelé, offrait une ressemblance certaine avec celui de Tournemine, les yeux, d’un azur pâle, n’avaient rien de commun avec ceux des autres bambins de la tribu.

Comme son père adoptif, le petit garçon était presque nu, mais des bracelets d’argent enserraient ses poignets et un petit tomahawk à sa taille était passé à sa ceinture. Il marchait avec une gravité un peu hautaine, visiblement très fier d’accompagner le chef pour une cérémonie. Et Gilles qui le dévorait des yeux luttait de toutes ses forces contre la folle envie qui le possédait de se jeter au milieu de ces gens, d’enlever son fils dans ses bras et de fuir avec lui jusqu’au fond des forêts.

C’était un sentiment étrange, à la fois primitif, brutal et d’une étonnante douceur et Gilles avait la sensation bizarre que de cette petite silhouette partaient d’invisibles prolongements, semblables à des lianes, qui venaient s’accrocher au plein de son cœur et s’y cramponnaient. Divinement heureux et affreusement jaloux de voir l’enfant si près de Cornplanter, il vivait à la fois le paradis et l’enfer, oubliant totalement le malheureux qu’il s’était juré de délivrer d’une manière ou d’une autre.

— C’est le plus bel enfant que j’aie jamais vu ! marmotta dans son dos Tim sincère. Tu es heureux ?

— Tu n’imagines pas à quel point…

— Je vois… Seulement il y a ce pauvre type, là-bas, qui ne doit pas l’être autant que toi. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Tout ce qu’on peut faire pour lui, c’est le tuer avant qu’il ne souffre trop. Mais les mousquets font du bruit. Ne pourrait-on essayer de trouver un arc et des flèches dans une de ces cabanes ? Il ne doit plus y avoir un chat à l’intérieur. Si j’en juge à l’importance de la foule, tout le village est sur la place.

— On peut toujours essayer.

Le plus doucement qu’ils purent, les deux hommes quittèrent leur abri de buissons et de taillis et se mirent à ramper dans les herbes déjà hautes de la prairie puis dans le maïs en direction du village. À mesure qu’ils s’en approchaient le vacarme de cris et de chants rythmés par le roulement frénétique du tambour leur emplissait les oreilles en même temps que l’odeur du village montait à leurs narines. C’était une odeur un peu aigre mais qui n’était pas absolument déplaisante. Elle sentait les herbes marinées dans la graisse, la mousse et le feu de bois.

Soudain, un cri atroce domina le tumulte :

— Bon Dieu ! jura Tournemine. Ils s’y mettent déjà.

Redressés sur les mains, le cou tendu, l’œil au ras des plantes, Tim et Gilles embrassèrent la scène. L’homme au poteau se tordait de souffrance et hurlait sans discontinuer tandis qu’une vieille femme lui appliquait sur le ventre un soc de charrue rougi au feu.

— Vite ! gronda Gilles en courant vers la première case. Il faut trouver cet arc tout de suite, sinon je tire… Écoute ces démons, ils rient des souffrances de ce malheureux…

Il allait franchir le seuil mais, brusquement, il s’arrêta horrifié : Cornplanter conduisait l’enfant vers l’homme attaché au poteau. Il tenait une torche allumée qu’il plaça dans la main du petit garçon, lui désignant la victime avec un sourire d’encouragement. L’enfant fit signe qu’il avait compris, et, souriant à son tour, marcha d’un pas ferme vers le malheureux. Alors n’écoutant plus que sa fureur, Gilles fonça…

Courant comme un fou, renversant à coups de poing ceux qui gênaient son passage, il tomba comme la foudre près de l’enfant au moment où il approchait la flamme du corps sans défense, arracha la torche de sa petite main et l’écrasa furieusement sous son talon. Puis, tirant son couteau de chasse, il le plongea d’une main ferme dans le cœur du supplicié qui, atrocement brûlé, poussait de longues plaintes.

Un profond silence s’abattit sur l’assemblée. L’effet de surprise avait joué à plein en faveur du Français mais ne dura qu’un instant. Bientôt une clameur indignée emplissait la place. Une poignée de guerriers s’empara de Gilles, le maîtrisa et le traîna plus qu’elle ne le conduisit devant le chef. Celui-ci considéra son nouveau prisonnier avec le dédain amusé que l’on réserve en général aux simples d’esprit.

— J’imagine que tu es de la famille de cette loque sans courage que j’allais livrer aux femmes et aux enfants pour leur amusement. Il faut que ce soit cela car, lui donner une mort rapide, c’est accepter de prendre sa place…

Il avait parlé anglais, langue qu’il maniait avec une grande aisance.

— Je n’ai jamais vu cet homme, fit Gilles tranquillement.

— Qu’avais-tu alors besoin de te mêler de son sort ?

— En dehors du fait qu’il était âgé et visiblement faible, son sort ne m’intéressait pas. En revanche, je refuse formellement que tu apprennes à cet enfant le déshonorant métier de bourreau, ajouta-t-il en désignant le petit garçon dont les grands yeux bleus, si semblables aux siens, le considéraient avec sévérité.

Ceux de Cornplanter se chargèrent de nuages.

— Comment oses-tu, misérable Visage Pâle, venir me dicter ce que je dois ou non apprendre à mon fils ?

— S’il était ton fils, je ne me mêlerais certainement pas de son éducation. Mais il n’est pas ton fils.

Brusquement, l’Iroquois arracha le tomahawk qui brillait à sa ceinture et le brandit furieusement au-dessus de la tête de l’insolent.

— Qui a osé te dire que Tikanti n’était pas mon fils ?

— Personne. Mais moi je le dis. Il ne peut pas être ton fils. Il est celui de Sitapanoki, la fille du dernier Sagamore des Algonquins que tu as volée à Sagoyewatha. Et il est aussi le mien.

Comme un seau d’huile jeté sur de l’eau bouillonnante, la surprise éteignit la colère de Cornplanter. Son bras armé retomba lentement à son côté.

— Ton fils…

— Mais oui. Allons, regarde-le… et regarde-moi ! Ne vois-tu pas qu’il me ressemble ? Regarde ses yeux !

Repoussant d’une bourrade ceux qui le maintenaient, il se pencha, prit dans sa main le menton de l’enfant qui, mécontent, se mit à cracher comme un petit chat en colère et l’obligea à lever la tête.

— … Allons ! Regarde bien !… Ils ne sont pas fréquents, chez les Iroquois, ceux qui ont des yeux de cette nuance.

Un long moment l’Indien considéra les deux visages dont les clairs rayons du soleil levant accentuaient la ressemblance. Au désenchantement qui se peignit sur sa figure, Gilles comprit qu’il était convaincu. Sa main, encore possessive malgré tout, vint se poser sur la tête de l’enfant qu’il appelait Tikanti3, s’y attarda en une sorte de caresse qui surprit le chevalier, les Indiens n’étant guère réputés pour leur tendresse. Finalement, d’un geste maussade et d’un ordre brutalement aboyé, Cornplanter écarta ceux qui gardaient son prisonnier.

— Viens dans mon wigwam. Nous avons à parler… Tu es venu seul ?

— Non. J’ai des compagnons. Ils sont restés dans la forêt pour y attendre, en paix, mon retour.

Tim, en effet, voyant Gilles foncer en aveugle sur le village s’était bien gardé de le suivre. Mieux valait surveiller de l’extérieur ce qui allait se passer qu’offrir un prisonnier de plus, donc impuissant, à Cornplanter.

Le terme de wigwam, employé par le chef iroquois, était inexact et né sans doute de l’habitude car l’espèce de fortin enfermait une cour et une grande case de rondins. Celle-ci, dans laquelle il entraîna son hôte improvisé, ne ressemblait en rien à l’habituelle tente d’écorce ou de peau de cerf tendue sur des perches que construisaient les anciens. L’intérieur, garni de couvertures tissées par les femmes, de peintures d’animaux symboliques et de fourrures, offrait même une certaine élégance. L’odeur d’herbes y était puissante, Cornplanter étant lui-même un habile medecine-man.

De la main, le chef indiqua une peau d’ours disposée près du foyer central. Une femme, sortie de l’ombre, vint jeter une poignée de brindilles sur le feu qui bondit joyeusement vers le trou pratiqué dans le toit de la case. Gilles entrevit un profil finement ciselé puis la femme recula vers l’obscurité dont elle était sortie, mais Cornplanter la rappela d’un geste impérieux, lui jeta quelques paroles et le Breton vit soudain les deux grands lacs sombres où vivait son regard s’emplir de crainte et de ces reflets qui annoncent les larmes. Elle vint s’agenouiller sur la peau d’ours, considérant Gilles de ses grands yeux humides où la crainte se changea bientôt en angoisse. Elle murmura quelques paroles auxquelles Cornplanter répondit avec une étrange douceur. Alors, prestement relevée, elle alla prendre la main du chef, l’appliqua sur sa joue en un geste charmant de grâce et de tendresse puis, tournant le dos à l’étranger, elle disparut de nouveau.

— Nahena sert de mère à Tikanti depuis que Sitapanoki a rejoint ses ancêtres. Elle l’aime autant que s’il était né de sa propre chair, dit l’Indien tranquillement. Elle a dit qu’en effet il te ressemble… mais elle ne supporterait pas qu’un étranger puisse prétendre le lui enlever. Je l’ai, comme tu as pu le deviner, entièrement rassurée.

— Et je parle ta langue… mais tu as eu tort. Quelle autre raison aurais-je pu avoir de m’approcher de tes feux de campement, sinon celle de reprendre mon fils ?

Un mince sourire, vite effacé, étira un instant les lèvres pleines du chef iroquois, mais Gilles ne se trompa pas sur sa signification. Les loups, s’il leur arrivait de sourire, devaient avoir celui-là.

— C’est bien ce que j’avais cru deviner. Mais nous en parlerons plus tard. Pour l’instant, je voudrais apprendre de toi certaines choses. D’abord, qui es-tu ? Tu n’es pas de ce pays. Pourtant il me semble t’avoir déjà vu…

— Tu m’as vu, en effet, quand tu es venu au camp de Sagoyewatha pour l’entraîner avec toi dans ton raid contre les colons de la vallée de Scoharie que tu as exterminés jusqu’au dernier, sans son aide, peu après…

Cornplanter cracha par terre avec un maximum de mépris.

— Sagoyewatha est un lâche en dépit de l’habit rouge dont il aime à se parer. Sa sagesse tant vantée sert surtout à cacher sa peur des combats et ses guerriers vivent dans l’inaction.

— Les tiens ne plantent-ils pas le maïs si j’en crois ton nom ?

— Les femmes plantent le maïs, corrigea Cornplanter avec hauteur, et si nos récoltes sont belles c’est que nos femmes sont habiles. Mais les armes de mes guerriers ne restent jamais longtemps veuves de sang. À présent, je me souviens de toi. Tu es ce prisonnier qui s’est enfui du camp de Sagoyewatha en enlevant Sitapanoki…

— Je suis cet homme-là, mais la version des faits n’est pas la bonne et tu le sais bien : je me suis contenté de reprendre Sitapanoki, droguée et rendue impuissante par les soins du traître sorcier Face d’ours, ton allié. Je l’ai reprise en faisant chavirer le canoë dans lequel tes braves l’emportaient pour te la livrer.

Une soudaine fureur gonfla le masque impérieux du chef iroquois et Tournemine eut soudain l’impression de se trouver en face d’un serpent prêt à frapper. Sa voix, soudain sifflante, accentua encore la ressemblance quand il jeta :

— C’est alors que tu l’as violée, n’est-ce pas ?

Le haussement d’épaules dédaigneux fut à la mesure de la colère de l’autre.

— Pourquoi l’aurais-je fait ? Sitapanoki n’était pas de celles que l’on viole. Elle était de celles qui se tuent si elles doivent subir une loi qu’elles n’ont pas choisie. Et elle était bien vivante, n’est-il pas vrai, lorsqu’elle est venue à toi ? Volontairement, d’ailleurs, comme elle était auparavant venue à moi. Je l’ai aimée… passionnément, et elle m’a aimé elle aussi…

— Pourquoi, en ce cas, coupa l’autre, a-t-elle choisi de me rejoindre alors que le grand chef blanc avait ordonné qu’elle fût ramenée à Sagoyewatha ?

Le ton ironique n’enlevait rien à la hargne toujours latente dans la voix du chef.

— Que t’a-t-elle dit quand elle t’a rejoint ? demanda le chevalier.

— Qu’elle était captive du grand chef blanc, que l’on voulait la ramener à son époux mais qu’elle choisissait, librement, de venir à moi parce qu’elle ne pouvait plus appartenir qu’au plus grand des guerriers des Six Nations. Il y a peu de place, dans tout cela, pour ce grand amour dont tu me parles…

Gilles ne répondit pas tout de suite. Il devinait que l’amour-propre du mâle était en jeu et qu’à cette minute il risquait peut-être de perdre l’enfant comme il avait jadis perdu la mère. Comment, sans l’offenser, faire admettre à Cornplanter que, si la belle Indienne avait choisi, alors, de se livrer à lui au lieu de retourner auprès de Sagoyewatha, son époux, c’était pour éviter de faire couler le sang ? Elle s’était sacrifiée, puisqu’il ne lui était pas possible de vivre avec Gilles l’existence dont elle rêvait, sachant bien que Sagoyewatha, dans sa noblesse, s’inclinerait devant son choix quel qu’il fût sans faire parler les armes. Alors qu’il en eût été tout autrement si elle ne s’était pas rendue au désir de Cornplanter. Celui qui n’avait pas craint, à cette époque, d’oser une tentative d’enlèvement presque sous les yeux de son époux n’aurait pas hésité une seconde à déclencher une guerre tribale pour s’emparer d’elle.

Par-dessus les flammes du foyer, il vit luire, entre les paupières mi-closes, les yeux de son ennemi. Cornplanter ressemblait à présent à un chat sauvage, l’emblème même de son clan, guettant la proie sur laquelle il va fondre. Il eut alors un haussement d’épaules désabusé.

— Je t’ai dit qu’elle m’avait aimé, soupira-t-il, mais peut-être m’aimait-elle moins. Elle était fille de chef, femme de chef… et je n’étais, moi, qu’un soldat tenu à l’obéissance.

Le rire de gorge de Cornplanter sonna comme les trompettes du triomphe. La vanité satisfaite était en train de balayer la méfiance.

— Elle était la plus belle, il lui fallait le plus grand ! proclama-t-il vaniteusement. Comment pouvais-tu espérer la retenir, toi, un homme de rien ?

— Je ne suis pas un homme de rien, coupa sèchement Gilles. Dans mon pays, mon clan est l’un des plus nobles et, depuis la nuit des temps, nombreux sont les grands guerriers qu’il a produits.

— J’en suis heureux pour toi car il eût été singulièrement téméraire de venir proclamer ici que « mon » fils portait en lui un sang misérable. Quel est ton nom ? J’entends te donner la satisfaction de le faire résonner ici avant que je n’efface définitivement son porteur de la surface de la terre.

Le cœur de Gilles manqua un battement à cette paisible déclaration qui ressemblait si fort à une sentence de mort mais il ne sourcilla même pas. Et ce fut avec un aimable sourire qu’il demanda :

— As-tu oublié que je ne suis pas venu seul ?

— Je n’oublie jamais rien, mais tes amis n’auront aucune raison d’intervenir. Ils ont dû, de leur poste d’observation, constater que tu entrais en paix et librement dans cette demeure, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Et ils sont, je suppose, décidés à attendre paisiblement que nos palabres s’achèvent. Chez nous, les Iroquois, la parole est lente et la décision plus lente encore. Cela laissera à mes Chats sauvages tout le temps de repérer tes amis… et de les éliminer l’un après l’autre. Mais toi tu seras mort depuis longtemps.

Lentement, Gilles se releva, déployant sa longue silhouette, ce qui lui permit de dominer Cornplanter. Il n’avait pas cessé de sourire.

— Crois-tu que je me laisserai tuer en silence ? Ma voix est aussi puissante que mes muscles…

— Ta mort sera si rapide que tu n’auras même pas le temps d’un appel… Nahena !

La jeune femme reparut et, sur un ordre, alla chercher un assez grand panier fait de fortes fibres tressées et dont le couvercle était solidement attaché. Avec une visible répugnance, elle vint le déposer entre les mains de son seigneur et maître. Celui-ci retroussa les babines comme un chien prêt à mordre.

— Tu ne m’as toujours pas dit ton nom.

— Qu’y a-t-il dans ce panier ?

— Je te le dirai ensuite… si j’en ai le temps. Je veux savoir quel nom aurait porté Tikanti si je t’avais permis de l’emmener chez les Blancs. Car c’est bien pour cela que tu es venu, n’est-ce pas ?

Tandis qu’il parlait Gilles observait le panier. Il y avait quelque chose dedans, quelque chose qui vivait et ce quelque chose était sans doute l’un des nombreux serpents que l’on trouvait alors dans les forêts américaines, crotales, vipères à cornes ou autres dangereux ophidiens dont la morsure tuait instantanément. En sa qualité de sorcier, Cornplanter devait pouvoir manier sans danger pour lui-même les redoutables reptiles. S’il jetait le contenu du panier vers son ennemi, celui-ci n’aurait guère la possibilité de se défendre.

Mais s’il réussissait à gagner quelques secondes, il parviendrait peut-être à sauver sa vie, momentanément tout au moins. Décidément, son élan de fureur indignée de tout à l’heure risquait de lui coûter cher et il aurait mieux fait d’écouter les sages conseils de Tim. Mais le moyen de rester de bois devant certains spectacles ?

Il commença à reculer peu à peu, très légèrement, tandis que d’une voix volontairement emphatique, il récitait avec lenteur :

— Je me nomme Gilles de Tournemine, seigneur de La Hunaudaye en Pleven. Ma race est si ancienne que son origine se perd dans les étoiles. L’enfant que tu appelles Titanki aurait reçu le nom d’Olivier…

Son regard couleur d’eau glacée plongeait dans celui de l’Indien, s’y accrochait, le fascinant quelque peu tandis que ses pieds reculaient doucement, doucement et que sa main, posée sur sa ceinture, rampait vers la garde de son couteau. Et il avait une conscience aiguë de celle de Cornplanter qui, elle, se rapprochait du crochet fermant le panier. Sur le même ton incantatoire, il enchaîna sans respirer :

— … qui est celui que portent tous les aînés de la famille. Quant à moi, dans ce pays même, les Indiens oneida, tes frères, m’ont baptisé « le Gerfaut-implacable-qui-frappe-dans-le-brouillard » et…

Il cherchait ce qu’il allait pouvoir dire encore mais, au lieu d’ouvrir le crochet, les mains de l’Iroquois s’étaient remises à serrer le panier comme si, tout à coup, elles avaient peur de le laisser échapper. Encore incrédule, Cornplanter demanda :

— Tu es le fameux « Gerfaut », l’homme des coups de main dans les grandes forêts du Sud ?

— Mais oui. Je suis flatté que cette réputation déjà vieille soit venue jusqu’à Cornplanter.

Lentement, celui-ci reposa le panier par terre et Gilles réprima furieusement un soupir de soulagement. Puis, se relevant, l’Iroquois considéra son ennemi d’un œil devenu grave où entrait une sorte de respect.

— Cela change l’aspect des choses, dit-il. On se débarrasse, comme d’un moustique importun, de l’insolent qui ose venir réclamer comme sien le fils du Planteur de Maïs. Mais quand cet insolent se révèle un guerrier aussi valeureux que toi, seul le combat peut trancher la question.

— Le combat ? Songerais-tu à te mesurer à moi, roi des Chats sauvages ?

— Vois-tu une autre solution ? Je ne peux admettre l’idée de te laisser emmener l’enfant que je considère à la fois comme un don du Grand Esprit et comme mon fils, l’enfant que j’aime. Si tu veux le prendre, il te faudra d’abord prendre ma vie. Acceptes-tu que nous nous battions ?

Gilles s’inclina gravement.

— Ce sera un honneur… un honneur que j’espérais car je n’imaginais pas que tu puisses, toi, le redoutable Cornplanter, te rendre sans combat à ma demande. J’accepte !

— Tu acceptes aussi que le combat se déroule de la façon que je choisirai ?

De nouveau Gilles s’inclina.

— Tu es chez toi. J’accepterai donc ta loi… et les armes que tu choisiras.

Le sourire que lui offrit l’Indien était, cette fois, franchement ironique.

— Tu es bien généreux ! Ne crains-tu pas que je ne choisisse des armes qui te sont peu familières ?

— Toutes les armes me sont familières.

— Et… tous les éléments ?

— Que veux-tu dire ?

— Suis-moi !

Tous deux sortirent de la case, traversèrent la cour et franchirent le portail de bois brut, se retrouvant en face de tout le village qui, avec l’infinie patience des Indiens, n’avait pas bougé attendant le résultat des palabres. De son pas majestueux, Cornplanter marcha jusqu’à l’Oswego dont les eaux rapides couraient vers le lac Ontario. Arrivé sur la berge, il les désigna d’un geste impérieux.

— Le fleuve est l’ami de l’Homme rouge. Il rend sa terre féconde et il contribue à sa nourriture en lui donnant les poissons qui abondent dans ses eaux. C’est là que nous nous battrons et nos armes seront celles-ci…

D’une main il tira le couteau passé à sa ceinture, tendit l’autre à l’un de ses hommes qui y plaça une sorte de trident, une foène avec laquelle les Iroquois embrochaient truites et saumons dans les torrents.

Un instant, il laissa son adversaire apprécier à son aise le choix qu’il venait de faire puis, souriant de nouveau, il articula :

— Toi dont l’emblème vole vers le soleil et peut le regarder en face, es-tu aussi à ton aise dans le royaume des eaux ?

Gilles se mit à rire.

— Tous les Indiens sont poètes, je le savais depuis longtemps. Cette belle phrase me demande simplement si je sais nager. Sois sans crainte, je ne te décevrai pas. Je suis né de l’autre côté de la Grande Mer salée, au bord même de cette Grande Mer, et j’étais moins grand que Tikanti lorsque l’on m’a plongé pour la première fois dans ses eaux, souvent tumultueuses.

Si le chef iroquois fut déçu, il n’en montra rien. À son tour, il s’inclina, rejeta la foène et posa une main presque amicale sur l’épaule du chevalier.

— Heureux seront donc ceux qui assisteront au combat. Il aura lieu lorsque le soleil commencera à décliner. Jusque-là, tu es mon hôte et tu partageras mon repas.

À l’annonce du spectacle de choix qui se préparait, le village éclata en acclamations enthousiastes. Les tambours résonnèrent, les guerriers rentrèrent chez eux pour préparer leurs ornements les plus fastueux afin d’être dignes d’être présents à ce combat au cours duquel leur chef vénéré allait jouer sa vie contre un homme dont la réputation était venue jusqu’à eux. Les femmes se hâtèrent d’entamer les préparatifs d’un repas de gala car il fallait marquer cet événement d’une grande fête, aucun des Iroquois ne doutant un seul instant de l’issue de la bataille : le chef triompherait comme il triomphait toujours et l’on célébrerait sa gloire longtemps, dans les temps à venir, autour des feux de campement.

Naturellement, ce fut dans la maison du chef que Nahena servit le repas des deux hommes : des poissons cuits sur des pierres brûlantes et une bouillie de maïs mêlée d’herbes. Tout le temps qu’ils mangèrent, Cornplanter et Gilles observèrent le silence car la nourriture est chose sacrée. Mais les choses se passèrent comme si deux frères étaient en train de partager le même plat. À une seule exception près : le petit fourneau de marne rouge emmanché d’un tuyau de bois du calumet demeura veuf de tabac puisqu’il ne pouvait être question de paix entre les deux hommes.

Après le repas, ils demeurèrent un moment à deviser calmement et Gilles apprit ainsi que l’homme attaché au poteau avait été un trafiquant, assez peu défendable d’ailleurs, qui tentait de s’approprier les plus belles fourrures des Indiens en leur offrant de l’eau de feu.

— L’homme devient pareil à une bête insensée quand il boit cette eau terrible, expliqua Cornplanter. J’ai besoin, moi, que mes guerriers demeurent des hommes sages et qu’ils gardent l’œil clair et la main prompte. Ce marchand malhonnête ne méritait pas le danger que tu as couru en venant le tuer sous mes yeux.

— Peut-être, mais je te rappelle qu’il y avait une autre raison à ma venue chez toi. Me laisseras-tu emmener en paix celui que tu appelles Tikanti et que j’appellerai, moi, Olivier de Tournemine, si je sors vainqueur du combat ?

L’Iroquois eut un petit rire sans gaieté.

— Si tu sors vainqueur, je ne pourrai sans doute plus faire entendre ma voix. Alors tu pourras l’emmener en paix. À présent, il est temps, je crois, que nous nous préparions.

Toujours avec la même solennité, ils regagnèrent le bord du fleuve. Derrière les grands arbres de la forêt voisine, le soleil commençait à descendre et Gilles ne put s’empêcher de jeter un regard vers ces cimes illuminées. Tim avait dû rejoindre cet abri naturel et, sans doute, il n’avait cessé d’observer ce qui se passait depuis le sommet d’un de ces grands arbres qu’illuminait si chaleureusement le soleil déclinant. À son adresse, il fit, du bras, un grand geste qui était peut-être un adieu car Dieu seul pouvait dire lequel, de lui ou de son ennemi, sortirait vivant de ce beau fleuve dont les eaux fraîches se perdaient dans l’immensité du grand lac bleu.

En vérité, on ne pouvait rêver plus beau cadre pour mourir… En face de lui, Gilles voyait s’élargir l’estuaire de l’Oswego, les deux forts qui le gardaient sur lesquels l’Union Jack flottait toujours comme un arrogant défi. Au-delà, c’était le lac scintillant, piqué d’îles, sur les bords duquel bientôt afflueraient les tribus indiennes et les trafiquants venus d’Albany (dont Tim s’il était encore en vie). Le ciel par-dessus tout cela prenait des teintes d’hyacinthe et de tourmaline et le jeune homme pensa qu’il avait rarement contemplé plus beau spectacle. Malheureusement, le temps lui était compté. Il y avait cet homme qu’il allait affronter dans les courtes vaguelettes claires, cet homme qui avait toutes les raisons de le haïr… Il y avait cet enfant dont les yeux bleus si pareils aux siens le regardaient froidement depuis la rive, priant sans doute son dieu barbare pour qu’il eût le dessous.

Repoussant vigoureusement les pensées débilitantes, il commença à se déshabiller. Cornplanter en faisait autant et, bien qu’il fût à peu près nu, c’était presque aussi long à cause des nombreux ornements d’argent qu’il portait. Non loin d’eux, le village criait son enthousiasme et Gilles put voir Nahena qui, d’un geste de protection tendre, attirait l’enfant blond contre elle. Celle-là non plus ne devait pas prier pour sa victoire.

Nus comme au jour de leur naissance, les deux adversaires se tournèrent l’un vers l’autre. La peau de l’Indien avait la couleur patinée du vieux cuir, celle du Français une chaude teinte d’ivoire bruni mais, sur l’une comme sur l’autre, s’inscrivaient les cicatrices proclamant que ces hommes étaient des braves et que cela n’était pas leur premier face-à-face avec la mort.

Soudain, Cornplanter éleva ses deux mains ouvertes vers le soleil, en un geste d’offrande… celle de sa vie peut-être. De son côté Gilles murmura une rapide prière, la conclut d’un large signe de croix et attendit.

— Allons ! cria le chef, et que le plus vaillant l’emporte !

— Non, que le plus heureux l’emporte ! Nous sommes, je crois, égaux en courage et je n’ai pas de haine pour toi, Planteur de Maïs.

L’ébauche d’un sourire détendit le visage sévère de l’Iroquois. Puis, indiquant de la main le chemin, il alla prendre place à l’avant de l’un des canoës qui attendaient, montés par deux guerriers aux pagaies. Gilles prit place à l’avant de l’autre et les deux embarcations nagèrent vers le milieu du fleuve portant chacune à sa proue une statue de bronze de nuance différente que le soleil faisait briller.

Chacun des deux combattants s’appuyait sur un trident et un long couteau iroquois était posé entre leurs pieds nus, sur le plat-bord du bateau.

Quand ils furent arrivés à l’endroit choisi, Cornplanter se baissa, plaça d’un geste vif le couteau entre ses dents puis, d’une brusque détente, plongea dans le fleuve comme une longue anguille de cuivre. Gilles suivit aussitôt sans même se donner un instant de réflexion. Immédiatement, les rameurs écartèrent leurs embarcations, délimitant entre eux un champ clos théorique.

La plongée de Gilles avait été profonde. Il piquait droit vers le lit du fleuve afin de juger des dimensions exactes de l’endroit où il évoluait. Il espérait trouver peut-être un rocher derrière lequel s’abriter pour observer son ennemi. L’eau, en effet, en dépit de sa teinte un peu brune était claire et suffisamment transparente. Il aperçut Cornplanter à quelques mètres de lui. L’Iroquois avait eu la même idée et allait atteindre le fond avant lui. Dès qu’il se redresserait il pourrait lancer son trident en direction de son adversaire… Gilles le devança. Fonçant droit sur lui, il se retourna brusquement. Ses pieds, rassemblés comme par un ressort serré, se détendirent et allèrent frapper Cornplanter en plein creux de l’estomac. Puis, tandis que l’autre se pliait en deux, il frappa le sable du fond et remonta vers la surface pour reprendre haleine. Son ennemi serait obligé d’en faire autant pour retrouver l’air, dont il venait de lui vider les poumons.

En effet, un instant après, il vit émerger la tête rasée de son ennemi et, plongeant aussitôt, il fonça sur lui, le trident en avant. Mais, peu habitué à combattre avec ce genre d’arme, il manqua son coup et la foène alla se planter dans le bois du canoë auprès duquel le chef avait fait surface.

Réduit au seul couteau qu’il tenait entre ses dents et qu’il saisit aussitôt, il nagea vigoureusement pour rejoindre l’abri de l’autre canoë. Cornplanter était déjà à sa poursuite, armé de ce trident dont, malheureusement, il savait, lui, se servir à merveille.

Gilles se retourna, sentit son épaule éraflée par de l’écorce et comprit que l’ombre qui le surplombait était celle de son canoë. Il voulut passer de l’autre côté pour s’abriter derrière lui, mais Cornplanter arrivait, brassant l’eau furieusement. Le trident d’acier derrière lequel l’Iroquois avait mis toute sa force et tout son poids d’os et de muscles allait le toucher. Gilles roula sur lui-même et les pointes acérées, manquant sa gorge de trois pouces, allèrent, à leur tour, se planter dans l’embarcation qui se trouvait derrière le Français, mais celui-ci fonçait déjà sur son ennemi, la lame haute. Il n’avait pas à craindre que Cornplanter récupérât son trident car, dans la violence du coup porté au canoë, le manche s’était brisé net.

Il l’atteignit à l’épaule mais sa lame ne fit qu’érafler la peau de cuivre. Le sang, néanmoins, teinta l’eau. Il voulut redoubler mais l’Iroquois n’était pas homme à se laisser larder de coups sans rendre la pareille. Son couteau s’enfonça dans le bras de son adversaire qui gronda de douleur mais bloqua tout de même le poing qui allait frapper de nouveau. Au prix d’un effort surhumain, Gilles réussit à tordre le poignet si dangereusement armé. Cornplanter lâcha prise et le couteau descendit mollement vers les profondeurs du fleuve.

Mais, pour être désarmé, le chef n’était pas encore vaincu. Ses longs bras, durs et forts, encerclaient déjà le chevalier avec une force de taureau, l’obligeant à son tour à chasser l’air encore contenu dans ses poumons. Gilles se sentit étouffer et, presque en aveugle, frappa…

La lame s’enfonça dans le dos de Cornplanter qui, avec un hoquet, desserra son étreinte. D’une bourrade, Gilles l’éloigna de lui et remonta vivement à la surface que son cri de triomphe creva. Le ciel éclata au-dessus de lui dans la gloire rouge du soleil couchant et sa splendeur lumineuse lui entra d’un seul coup dans les yeux, en même temps qu’entrait dans ses oreilles la clameur furieuse des Indiens.

Mais il n’eut pas le temps de jouir de son triomphe. Tandis que les deux rameurs du canoë du chef tiraient celui-ci hors de l’eau, l’un de ceux qui montaient celui de Gilles plongeait à son tour armé de son couteau. Le Français comprit alors qu’il allait mourir, qu’il allait lui falloir affronter l’un après l’autre tous les guerriers de la tribu. Il en tuerait un, puis un autre et peut-être un troisième mais la fatigue aurait finalement raison de ses forces et un quatrième adversaire, ou un cinquième le tuerait finalement.

Décidé néanmoins à vendre chèrement sa peau, il retourna au combat. Celui qui l’avait attaqué était un très jeune guerrier qui devait manquer encore d’expérience car Gilles en eut facilement raison et, bientôt, le cadavre du jeune présomptueux vint flotter à la surface, descendant tranquillement vers l’estuaire. Mais, déjà, un autre Indien se jetait à l’eau tandis qu’un canoë se détachait de la rive pour aller repêcher le mort et lui donner la sépulture normale sans laquelle son âme ne saurait trouver le chemin des grandes forêts célestes.

Ce combat-là risquait d’être beaucoup plus dangereux. Gilles, d’abord, commençait à sentir la fatigue et puis le nouvel adversaire, presque aussi grand que Cornplanter, semblait taillé dans le granit le plus dur. Une lueur cruelle brillait dans ses petits yeux noirs, ronds comme ceux d’une chouette.

Celui-là avait plongé sans autre arme que sa force sur laquelle il devait compter. Il commença par arracher le couteau de la main déjà moins ferme de Gilles, puis, avec la rapidité d’un chat sauvage qui attaque, il l’attrapa à la gorge. Ses doigts étaient aussi durs que des pinces de crabe et le Français lutta désespérément contre l’étau mortel sans que ses mains parvinssent à desserrer la prise. Il sentait déjà sa vie lui échapper quand, dans un sursaut ultime, il lança de toutes les forces qui lui restaient son genou dans le bas-ventre de son ennemi. L’autre beugla mais lâcha le cou de son prisonnier pour se tenir le ventre. À demi évanoui de douleur, il chercha l’air. Gilles en profita pour en faire autant, cherchant des yeux celui qui allait à présent venir le rejoindre dans l’eau… mais rien ne vint.

Un étrange silence régnait sur la rive du fleuve tandis qu’il se hâtait de se hisser dans le canoë, vide à présent de ses rameurs. À demi suffoqué, les yeux pleurant, il aspira l’air plusieurs fois après s’être forcé à vomir l’eau qu’il avait avalée. Puis, rejetant ses cheveux trempés qui lui collaient au visage, il banda son bras blessé d’un morceau de chiffon puis chercha une pagaie pour tenter de gagner l’autre rive quand une voix bien connue l’arrêta :

— Amène ton bateau jusqu’ici… et fais vite ! cria-t-elle en français.

Il comprit alors la raison de ce silence tellement soudain. Sorti on ne savait d’où, Tim Thocker avait profité de ce que tous les regards de la tribu étaient fixés sur le fleuve pour bondir sur Nahena et lui arracher l’enfant qu’il maintenait d’une main ferme contre lui. Son autre main tenait un pistolet et Gilles vit avec stupeur qu’il en menaçait la tête de Tikanti.

— Es-tu fou ? cria-t-il. Lâche-le ! Tu ne vas pas le tuer ?

— Certainement pas, mais il faut que ces gens le croient. Allons, arrive ! C’est ta seule chance d’en sortir vivant et avec ton fils.

Personne, en effet, n’osait bouger. Nahena, tombée à genoux, sanglotait en se tordant les mains ; Gilles comprit qu’il n’y avait en effet pas d’autre solution et se mit à pagayer comme un fou pour rejoindre le bord près de l’endroit où se trouvait Tim. Il put voir, chemin faisant, aborder l’autre canoë, celui qui ramenait Cornplanter que les deux rameurs, à présent, soulevaient et allaient déposer doucement sur l’herbe tandis qu’éclataient les cris et les sanglots hystériques des femmes. Il fallait faire vite, en effet. Si, le chef mort, les Indiens décidaient que la vie de l’enfant n’avait plus d’importance, Tim et lui-même seraient bientôt cloués au poteau dont il avait libéré le trafiquant.

Avant même que la pointe recourbée du bateau eût touché la terre Tim, portant l’enfant sous son bras, avait sauté dedans non sans le déséquilibrer quelque peu.

— Nage ! souffla-t-il. Fais vite ! Il y a là-bas des flèches qui ne vont pas tarder à partir. Il faut atteindre l’autre côté…

Jetant un coup d’œil sur l’autre rive tout en pagayant furieusement, Gilles ricana :

— Il n’est pas beaucoup plus confortable, ton autre côté, regarde un peu ce qui nous y attend !…

En effet, une épaisse ligne rouge ornait à présent l’autre rive. Elle se composait des soldats d’une patrouille anglaise qui s’était arrêtée là, sans doute pour contempler le spectacle.

— Tant pis ! j’aime mieux tomber entre leurs pattes que dans celles des petits frères rouges.

— On a une chance d’y tomber tout de même. Ne crois-tu pas que nos meilleurs ennemis se feront un plaisir de nous livrer aux héritiers de Cornplanter ?

Il n’avait pas fini ces mots qu’une voix renforcée par un porte-voix de bronze leur ordonna de revenir.

— Que dit-il ? demanda Gilles qui comprenait et parlait assez bien la langue des Iroquois mais que sa longue immersion avait quelque peu assourdi.

— C’est la meilleure celle-là ! fit Tim. On nous dit que Cornplanter veut te parler.

— Il n’est donc pas mort ?

— On dirait que non. Regarde !

En effet, tous deux purent voir le corps du chef, étendu sur une civière indienne, et ce corps faisait un geste du bras, faible sans doute mais très net.

— Qu’est-ce qu’on fait ? reprit Tim.

Mais déjà Gilles faisait tourner la proue de son bateau.

— On retourne !… moi, tu vois, je préfère les Indiens aux Anglais. Et puis je ne me vois pas rentrer à Albany tout nu.

Le Planteur de Maïs vivait encore, en effet, et même possédait peut-être quelque chance de vivre de longues années grâce sans doute à son exceptionnelle constitution. Quand Gilles mit pied à terre, il le trouva étendu sur le ventre, livré aux mains expertes de Nahena qui disposait déjà sur sa blessure un épais cataplasme d’herbes. Son visage portait tous les stigmates de la souffrance et sa voix était faible et haletante mais encore nette quand il articula :

— Reprends tes armes… et emmène… mon fils en paix ! Tu as vaincu… mais je n’ai pas honte… d’avoir été vaincu par toi.

— Tes hommes me laisseront-ils emmener l’enfant ? Les flèches sont déjà prêtes à frapper.

— Aucune ne partira… Va !… je sais que tu en feras un homme. À présent… va-t’en ! Va-t’en vite !… Ne me laisse pas… le temps de me souvenir que vous n’êtes que deux !

Sans un mot, Gilles se précipita vers le fleuve, rafla au passage ses vêtements et ses armes restés sur la berge et sauta dans le bateau. Tim était en train d’y livrer un combat homérique contre l’enfant. Toutes griffes et toutes dents dehors, le petit se battait comme un chat en colère, crachant comme lui mais sans dire un mot.

— Je m’habillerai plus tard, dit Gilles. Filons ! Et ne me dis pas que tu ne peux pas faire tenir un enfant tranquille.

— Charge-t’en, grogna le coureur des bois. Et laisse-moi ramer… Après tout… c’est toi son père !

Sans répondre, Gilles enleva son fils dans ses bras et parvint à le maîtriser.

— Allons, fit-il dans la langue des Indiens, cesse de te débattre. Nous ne te voulons aucun mal.

C’était la première fois qu’il employait ce langage et la surprise détendit brusquement le petit.

— Tu parles… comme nous ? dit-il enfin dévisageant cet homme étrange de ses grands yeux couleur des lacs gelés. Qui donc es-tu ?

— Je suis ton père !

Ce simple mot suffit à déchaîner de nouveau la fureur de l’enfant.

— Ce n’est pas vrai ! Tu n’es pas mon père ! Mon père est un roi ! Mon père est le plus puissant chef de toutes les tribus et ma mère est…

Brusquement, il s’arrêta et, comme tous les petits garçons du monde, il se mit à pleurer à gros sanglots tendant ses petits bras vers le village qui s’éloignait déjà.

— Mère ! cria-t-il à travers ses larmes. Mère ! Ne les laisse pas m’emmener ! Mère ! Viens ! Viens !

Alors quelque chose se passa. Horrifié, Gilles vit soudain une forme humaine, qui jusque-là s’était tenue agenouillée dans l’herbe de la rive qui se dressait et, soudain, se jetait dans le fleuve nageant désespérément vers le bateau.

— Nahena ! souffla Gilles. Bon Dieu, elle va se noyer ! Le courant de ce sacré fleuve est assez fort et c’est déjà assez difficile de le remonter à la pagaie.

— À qui le dis-tu ! fit Tim qui, en effet, pagayait comme un forcené pour lutter contre le courant devenu curieusement rapide. Il doit y avoir une source par ici…

Mais Gilles n’écoutait pas. Serrant contre lui le petit garçon qui pleurait en appelant sa mère, il regardait avec une angoisse grandissante cette tête noire abandonnée sur l’immensité des eaux, cette tête noire où s’abritait une volonté prête au suprême sacrifice. Cette femme n’était pas la mère de Tikanti, pourtant son cœur se déchirait en le quittant comme celui d’une véritable mère…

En un éclair, Tournemine vit le petit sauvage blond enfermé dans le carcan des vêtements occidentaux, subissant une vie pour laquelle il n’était pas fait, regrettant indéfiniment la vie libre et les exploits du guerrier qu’il admirait avec, pour mère adoptive, une femme qui serait sans doute pour lui une marâtre. Judith, il en était certain, subirait l’enfant mais ne l’aimerait jamais et, peut-être, le lui ferait sentir…

À cet instant précis, il entendit Nahena pousser un cri d’agonie que l’eau étouffa. Elle avait nagé de toutes ses forces à s’en faire éclater le cœur. À présent, elle était à bout de souffle, elle allait couler… elle coulait…

Le sang de Gilles ne fit qu’un tour. La nuit venait. Dans un instant il serait trop tard.

— Retourne ! cria-t-il à Tim.

Et, saisissant l’autre pagaie, il se mit à ramer avec fureur vers l’endroit où il avait vu Nahena disparaître. Alors, lâchant la pelle de bois, il plongea de nouveau, disparut sous la surface et eut, tout de suite, la chance d’apercevoir le corps inerte qui descendait doucement. D’une détente, il fut sur elle, lui passa une main sous chaque bras et nagea vigoureusement des jambes et des pieds pour regagner avec elle l’air respirable.

Il se rendit tout de suite compte que, si elle était complètement évanouie, elle n’avait guère eu le temps d’avaler beaucoup d’eau. À peine en surface, elle recommença à respirer par courtes aspirations haletantes et irrégulières.

« Il était temps ! » songea-t-il. Tout en la soutenant, il nagea vers le village où, de nouveau, des femmes et quelques hommes se rassemblaient. En quelques minutes il l’atteignit, appelant à grands cris les femmes pour qu’elles l’aident à sortir Nahena de l’eau.

Quand il en sortit à son tour, il vit que Tim, l’enfant et le canoë étaient de nouveau accostés. Les femmes avaient étendu la désespérée sur une peau de cerf et s’occupaient à lui faire rendre l’eau qu’elle avait pu avaler. Puis une autre lui apporta un bol dans lequel fumait quelque chose et la fit boire. Au bout d’un instant, Nahena ouvrit les yeux, regarda les visages penchés sur elle et se mit à pleurer.

— Pourquoi est-ce que je vis encore ? Tikanti ! Il est parti. Il est parti pour toujours…

Mais déjà Gilles était allé prendre le petit garçon dans les bras de Tim. Un instant il le serra contre lui et, l’embrassant avec une tendresse farouche :

— Adieu ! murmura-t-il d’une voix que les larmes enrouaient. Adieu, mon petit…

Puis il vint le placer dans les bras de la jeune femme dont le visage, d’un seul coup, s’illumina d’un bonheur qui lui fit mal et, en même temps, le récompensa. Tikanti, qui ne serait jamais Olivier, s’était blotti contre elle avec cette tendre confiance des enfants. On sentait que cette place, de tout temps, avait été la sienne.

À travers les larmes de joie qui coulaient à présent sur son doux visage, Nahena regarda l’étranger avec une sorte d’adoration.

— Tu me le rends ? C’est vrai ? Tu ne l’emmènes plus ?

— Non, Nahena… Je n’ai pas le droit de briser le cœur d’une mère. Il restera ton fils. Dis au Planteur de Maïs, ton vaillant époux, que j’enverrai des présents et de l’or pour que l’enfant et toi viviez dans l’opulence des seigneurs, mais dis-lui aussi que, si je lui demande de faire de cet enfant un brave, ce qui ne sera pas difficile, je lui demande aussi de ne pas lui apprendre à torturer ses frères blancs. C’est à ce prix, seulement, que je te le laisse.

— Je promets ! fit une voix grave et Cornplanter lui-même apparut porté sur une civière entre des guerriers tenant des torches allumées qui ramenèrent la lumière sur la rive où tombait la nuit. Veux-tu demeurer ce soir autour de mes feux de campement ? Les ténèbres seront bientôt là. Et tu seras toujours reçu en ami, chaque fois qu’il te plaira de revenir.

— Non. Sois remercié pour l’hospitalité que tu m’offres mais je préfère repartir tout de suite. Un jour, peut-être, je reviendrai. Je prierai mon dieu pour que ta blessure guérisse rapidement… Tu es un grand chef ! Tikanti a raison.

Il se détourna et, sans un regard pour le petit garçon que Nahena berçait dans ses bras à présent avec le bonheur peint sur sa figure, courut au canoë désormais inutile que Tim venait de tirer sur la berge du fleuve, y prit ses habits qu’il se hâta de revêtir, conscient tout à coup d’être nu et d’avoir froid jusqu’au fond de l’âme. Puis, empoignant son mousquet et son sac, il se dirigea à grands pas vers la forêt, évitant soigneusement de jeter encore le plus petit regard sur le village où il laissait un morceau de son cœur. Mais, avant qu’il se fût éloigné, la voix épuisée du Planteur de Maïs lui parvint, amplifiée, mais au prix de quel effort, par le cornet de bronze.

— Va en paix, fils de l’oiseau qui peut regarder le soleil ! L’enfant apprendra de qui il est le fils.

Un instant, Gilles s’arrêta comme si une balle venait de le frapper puis, remontant son sac sur son épaule, il reprit son chemin suivi d’un Tim étrangement silencieux. Celui-ci avait clairement vu deux larmes couler sur la joue mal rasée de son ami, mais à la lueur rouge que dispensaient les feux du village il put voir aussi qu’un léger sourire, à présent, adoucissait le chagrin peint sur son visage.

Un long moment ils cheminèrent ainsi, l’un derrière l’autre, sans se dire un mot, suivant à l’abri des arbres la clarté diffuse qui venait du fleuve. Gilles s’efforçait de raisonner la peine amère qu’il éprouvait sans y parvenir. Se pouvait-il qu’en si peu d’instants un enfant dont, cependant, il n’avait pas eu un regard d’affection, pas un mot d’amitié, se fût introduit au plus sensible de son cœur ? Le chagrin qu’il éprouvait n’avait rien de comparable aux peines d’amour. C’était quelque chose de plus fort et de plus grave : une douleur d’homme qui, pour Gilles, tournait la dernière page du temps de l’insouciante jeunesse. Il savait que jamais il ne pourrait oublier le petit sauvage aux yeux bleus qui n’avait pas accepté qu’il le gardât dans ses bras.

Ce soir-là, quand les deux compagnons eurent rejoint leur campement de la nuit précédente et rallumé le feu dont les cendres étaient encore chaudes, ce fut sans rien se dire qu’ils mangèrent et se roulèrent dans leurs couvertures pour dormir. Il n’y avait, en effet, plus rien à dire…



1. Beau Lac.

2. Son père était un Blanc.

3. Étoile calme.

CHAPITRE IV LES COLLINES DE HARLEM

Quelques jours plus tard, le Gerfaut achevait, entre les mains de Gilles, sa descente de l’Hudson et approchait de New York. Sous son beaupré, esturgeons et marsouins bondissaient joyeusement tandis qu’au-dessus des mâts d’immenses vols de pigeons emplissaient le ciel d’un nuage gris et blanc.

De nombreux petits bateaux à voiles larges et courtes que leurs panses rebondies apparentaient à des poules affairées descendaient le courant presque bord à bord avec le fin voilier, transportant les légumes, le lait et les œufs qui, le lendemain, rempliraient les estomacs new-yorkais. Ici et là, quelques sloops d’Albany louvoyaient chargés de bois de charpente ou de balles de fourrures. La plupart d’entre eux laissaient claquer, sous la douce brise de mai, un pavillon hollandais à la corne de son mât car, sur les quatre mille habitants dont se composait la petite ville en amont de New York, la grande majorité était faite de négociants hollandais retranchés là depuis plus d’un siècle, depuis que New Amsterdam était devenue New York et qu’un gouverneur anglais avait remplacé le fameux Peter Stuyvesant, l’homme à la jambe de bois.

La guerre récente n’ayant laissé que des traces vite effacées, le paysage était ravissant. Sauf aux endroits où se dressaient la muraille de grès rouge des Palisades et les pentes rocheuses des Highlands, les rives du grand fleuve étaient couvertes de fermes pimpantes entourées de champs de blé vert et de vastes vergers encore bien fleuris dont le parfum embaumait cette belle fin de journée ensoleillée.

— Par la barbe du Prophète, monsieur le chevalier, vous voilà devenu un excellent pilote ! apprécia le capitaine Malavoine tandis que le joli bateau, après avoir doublé la pointe de Manhattan et remonté quelque peu l’East River, venait de se ranger devant la Old Slip avec une parfaite aisance. Bientôt vous n’aurez plus besoin de moi, ajouta-t-il avec une pointe de mélancolie.

— Un bon timonier est une chose, un bon capitaine en est une autre. Même si l’on a vu le jour les pieds dedans, on n’apprend pas la mer en quelques semaines, mon cher ami. Ce navire est votre navire autant que le mien et, lorsque je serai devenu planteur, vous aurez de nombreux voyages à faire pour moi. À moins que vous ne soyez las de guider le Gerfaut…

— C’est le meilleur bateau que j’aie jamais eu entre les mains. Marchez, monsieur le chevalier, s’il ne tient qu’à moi, je mourrai sur la dunette.

— J’espère pour ma part qu’avant d’en venir à cette extrémité, vous y aurez fait fortune à mon service. À présent, je vais à terre. Faites donner double ration de rhum à l’équipage et envoyez-en une partie se dégourdir les jambes.

Laissant Tim veiller au déchargement de quelques ballots de fourrures qu’il avait récupérés, à Albany, chez son ami le négociant écossais John Askin, Gilles descendit en trois pas la planche de coupée et se retrouva sur le port. Le temps était si doux qu’il eut envie de marcher un peu avant de héler une voiture pour se faire conduire à Mount Morris.

L’activité du port de New York semblait se développer de jour en jour. Les bateaux y étaient nombreux : certains à l’ancre dans le port, d’autres amarrés à quai comme le Gerfaut lui-même. Leurs mâts, les drisses tendues de leur gréement, les vergues portant leurs voiles serrées se détachaient sur le bleu du ciel. Des mouettes tournoyaient par-dessus, guettant la nourriture qui pouvait tomber des navires. Des matelots s’affairaient à décharger plusieurs bateaux dont l’un, un négrier, déversait sur le quai le flot noir et exténué de sa pitoyable cargaison que l’on allait diriger sur un entrepôt afin de la rendre plus présentable pour la prochaine criée. D’autres esclaves noirs déjà habitués manœuvraient ballots, caisses et bourriches, soulevaient barriques et tonneaux pour charger des charrettes. Sur l’eau, une barque montée par deux rameurs noirs vêtus de vert amenait un homme dont la mise soignée et le ventre important disaient qu’il s’agissait sans doute d’un notable.

Calmement, comme un bourgeois rentrant chez lui, Gilles suivit un moment Pearl Street puis s’engagea dans Wall Street, alors centre administratif de la ville en même temps que quartier résidentiel grâce à quelques demeures de style géorgien étalant au soleil leurs façades à pilastres. Les autres, avec leurs briques rouges et leurs hauts pignons à la flamande, évoquaient plutôt la Hollande. Au fond apparaissait le clocher-porche de Trinity Church pointant par-dessus les branches d’arbres dépassant des jardins.

À cette heure proche de la fin du jour, Wall Street offrait un aspect agréable avec quelques beaux équipages, de provenance anglaise pour la plupart, et la foule policée qui s’y promenait. Les hommes et les femmes, ceux tout au moins qui devaient appartenir à la bonne société, portaient des vêtements aussi élégants et aussi bien coupés que ce que l’on pouvait admirer à Londres ou à Paris. Les femmes montraient d’amples jupes de satin ou de brocart et d’immenses chapeaux couverts de plumes, de fleurs ou de dentelles. Quant aux chevaux, ils étaient tous très beaux et fort bien soignés.

Un instant, Gilles caressa l’idée de s’implanter dans cette ville si vivante et, très certainement, promise à un grand avenir. Pourquoi, après tout, renoncer à quitter les États-Unis ? Pourquoi ne pas écouter Tim, acheter une terre en bordure de Broadway, par exemple, en s’adressant à cet architecte français dont tout le monde parlait en Amérique, le major L’Enfant, ancien combattant de la guerre d’Indépendance et qui, actuellement, reconstruisait le City Hall, l’hôtel de ville de New York, et devant le chantier duquel, d’ailleurs, Tournemine venait de passer ? Ensuite, il pourrait s’adonner conjointement au commerce des fourrures et au jeu passionnant de la spéculation.

Devant l’immeuble en construction, il y avait un attroupement mais Gilles s’en détourna avec dégoût : une femme aux vêtements déchirés était attachée au pilori qui, avec la potence et le poteau pour flageller les malfaiteurs, faisait partie de l’équipement de toute Maison de Ville normalement constituée. Quelle différence y avait-il donc, au fond, entre le City Hall de New York et la place de Grève à Paris ? Ce pays qui se voulait libre semblait s’entendre, aussi bien que les vieilles monarchies européennes, à opprimer l’homme. Mieux peut-être, même : on ne voyait guère à Paris de cargaisons d’esclaves enchaînés débarquer sur les quais de la Seine. Il est vrai qu’à Nantes on en voyait assez fréquemment, mais ils ne faisaient guère qu’y toucher terre en route pour les îles Caraïbes, la Louisiane ou toute autre terre américaine. Allons, le monde, où que l’on aille, se valait…

Hélant enfin un cab qui passait, Tournemine sauta dedans et ordonna au cocher de le conduire dans les collines de Harlem. Il était plus que temps d’aller voir comment se comportait sa maisonnée, même s’il n’en avait pas réellement envie ainsi que le lui avait fait sentir son soudain besoin de promenade à pied dans la ville de briques rouges et de pierres blanches, de bois et de poussière.

Par comparaison, surtout avec la scène de violence qu’il venait de contempler, la campagne lui parut singulièrement belle et pure. Il eut le temps d’en emplir ses yeux car le retour à Mount Morris représentait une course d’environ sept miles et demi et, sur son ordre, la voiture les accomplit au trot paisible d’un bon cheval. Lui évitant la poussière, il lui laissa tout le loisir de respirer les senteurs de foin et de chèvrefeuille qui, passé les dernières maisons de New York-ville, remplaçaient avantageusement les odeurs de poisson mêlées à celles du malt de la grande brasserie de l’Hudson et à celles des tanneries de l’East River que l’on évitait difficilement dans la cité.

Il faisait presque nuit quand la voiture atteignit l’entrée de la propriété et s’engagea dans la longue allée bordée d’aulnes et de tilleuls qui remontait la colline et se divisait ensuite pour former un large cercle devant la maison. Un large cercle qui était, pour l’heure présente, plein d’attelages variés.

Sourcils froncés, Gilles considéra la belle demeure de brique rose où Washington avait vécu quelques jours durant la bataille des Hauts de Harlem, à laquelle la colonnade et le fronton blancs donnaient tant de majesté. Toutes les fenêtres, ouvertes à cause de la douceur de la température, laissaient échapper des flots de lumière et des bruits de conversation sur fond de musique douce.

— On dirait qu’il y a une fête, monsieur. Qu’est-ce que je fais ? demanda le cocher qui avait jaugé à leur juste valeur les vêtements de marin que portait son client et qui, sans doute, ne lui semblaient pas de mise en une telle circonstance.

— Arrêtez-vous ! grogna Gilles. Je descends.

Sautant à terre, il jeta à l’homme une pièce d’or. Celui-ci l’attrapa au vol, ravi de l’aubaine, tandis que Gilles se dirigeait vers la maison, sentant gonfler en lui une colère dont il s’efforça de se rendre maître en prenant plusieurs respirations profondes. Au bas des marches du perron, David Hunter, le gardien-maître d’hôtel de la maison, aidait à descendre de voiture une dame dont le pied minuscule émergeait d’un énorme ballon de satin rose. La dame se comportait comme si elle eût été en porcelaine, accablant le serviteur et son compagnon, un homme magnifiquement habillé de soie crème sur un ravissant gilet bleu pâle, d’une foule de recommandations touchant la fragilité de sa robe et la délicatesse de ses souliers tandis que tous deux faisaient de louables efforts pour extraire de la portière, peut-être légèrement étroite, cette montgolfière couleur d’aurore.

Aucun des acteurs de cette petite scène ne prêta attention à Tournemine. Il escalada le perron et s’engouffra dans le vestibule où des serviteurs noirs armés de plateaux chargés de verres allaient et venaient. Des serviteurs qu’il n’avait jamais vus.

La première silhouette connue qu’il aperçut fut celle d’Anna Gauthier. Vêtue d’une sévère robe de soie noire avec bonnet et col de dentelles blanches, elle se tenait debout près de la porte de l’office, réglant silencieusement le service. Sans même un regard vers les salons pleins de monde, Gilles alla la rejoindre.

— Qu’est-ce que cela veut dire, Anna ? demanda-t-il maîtrisant difficilement la colère qui faisait trembler sa voix. Qui sont ces gens ?

Elle poussa un léger cri en le reconnaissant et son regard s’emplit d’une joie où il devina du soulagement mais sa voix était douce et déférente en répondant :

— Ce sont les amis de madame. Elle reçoit, ce soir.

— Elle reçoit ? Vraiment ?… Elle n’est plus mourante à ce que l’on dirait ?

Anna eut un petit sourire triste.

— Il y a plus d’un mois que M. le chevalier nous a quittés. Bien des choses se sont passées… malheureusement !

— Malheureusement ? Que voulez-vous dire ? Et d’abord où sont les autres ? Pierre, Pongo, Rozenn… et Madalen ?

Le nom franchit ses lèvres avec une douceur dont il ne fut pas maître, reflet fidèle du bonheur qu’il éprouva soudain à le prononcer.

— Dans les communs. Madame a pris Madalen comme lingère et elle n’a rien à faire dans la maison un soir de fête surtout. Pierre et Pongo sont à l’écurie. Madame pense qu’une jambe de bois n’est pas un spectacle pour des dames délicates et moins encore un Indien qui pourrait leur faire peur…

— Et Rozenn a laissé faire toutes ces folies ? C’est insensé ! Où est-elle ?

Les yeux d’Anna s’emplirent de larmes. Baissant brusquement la tête, elle se tourna vers le mur pour tirer son mouchoir.

— Eh bien ? Rozenn ? insista Gilles saisi d’une angoisse soudaine.

— Monsieur… elle est morte ! Voici près de trois semaines… On l’a trouvée dans le jardin, près de la rivière, la tête reposant sur une grosse pierre tachée de sang. Il avait plu. La terre était grasse, glissante… Elle a dû tomber. Oh ! monsieur, venez ! Venez par ici… Venez vous asseoir.

Il était devenu tellement pâle tout à coup qu’Anna eut peur de le voir s’abattre à ses pieds. Saisissant son bras, elle l’entraîna, à travers l’office, vers une petite pièce servant de resserre à provisions et qui donnait directement sur le parc. Il se laissa conduire sans un mot, comme un enfant malheureux, accablé par le poids intolérable qui lui écrasait le cœur. Rozenn ! Sa vieille Rozenn ! Celle dont la chaleur, la tendresse avaient si bien su compenser la froideur rancunière de la véritable mère. Elle avait su l’aimer, le protéger, lui le petit bâtard que l’on aurait montré du doigt, à qui on aurait peut-être jeté des pierres si deux puissances tutélaires n’avaient étendu au-dessus de lui leur tendre protection : l’abbé de Talhouët et Rozenn…

Assis sur un sac de café dont l’odeur merveilleuse emplissait la resserre, il s’enfonçait avec une douloureuse volupté dans ses souvenirs d’enfance sur lesquels planait le visage courageux et gai de sa nourrice. Il ne voyait rien, il n’entendait rien que les sanglots du petit garçon qui pleurait au fond de sa poitrine… Lui ne pouvait pas pleurer quelque envie qu’il en eût. À cette heure où il perdait l’un des rares êtres chers, le don bienfaisant des larmes lui était refusé comme si rien ne devait apaiser les craquements de terre desséchée de son cœur.

Une sensation brûlante à la main le ramena à la réalité. Anna, que sa figure couleur de pierre épouvantait, avait couru lui chercher une tasse de café sur laquelle elle avait refermé ses doigts, des doigts qu’elle guidait vers la bouche.

— Buvez, monsieur Gilles, ça vous fera du bien ! Sainte Anne bénie ! Vous avez l’air d’un fantôme.

Sainte Anne bénie ! c’était l’invocation habituelle de bien des femmes de Bretagne. C’était aussi celle de Rozenn. Combien de fois l’avait-il entendue proférer, sur tous les tons d’ailleurs, la ferveur, la colère, la surprise, la joie… C’était bon de l’entendre encore !

Reconnaissant, il leva sur Anna un regard mort mais où quelque chose, cependant, se mettait à vivre. Une humidité qui devint une larme… une seule glissa lentement vers la commissure de ses lèvres et cependant le délivra de cette insidieuse envie de mourir qui lui était venue. Il venait de perdre coup sur coup son fils et celle qui lui servait de mère et il sentait en lui une infinie lassitude.

Machinalement, il avala le contenu de la tasse. Très fort, très parfumé et brûlant le café traça en lui un ruisseau chaleureux qui portait la vie. Grâce à lui, il redevint perméable à ce qui l’entourait. Il vit, il sentit, il entendit de nouveau. Les plaintes du petit garçon s’éloignaient.

Anna vit un peu de couleur revenir sous la peau bronzée qui avait viré au gris et poussa un soupir de soulagement. Elle proposa quelque chose à manger qu’il refusa d’un geste.

— Où l’avez-vous enterrée ? demanda-t-il d’une voix enrouée. Pas dans ce jardin étranger tout de même ?

— Oh non ! Il y a, dans les collines, pas loin d’ici, une petite chapelle catholique desservie par un vieux prêtre. Il y a un cimetière et l’abbé est breton, par chance. Rozenn doit s’y sentir un peu chez elle.

Il approuva de la tête. Son cerveau recommençait à travailler et posait déjà des questions. Comment Rozenn, habituée à courir les grèves, les rochers de sa Bretagne, avait-elle pu glisser sur cette berge en apparence inoffensive et, surtout, s’assommer sur une pierre ? Elle était âgée, sans doute, mais Dieu sait qu’elle avait bon pied bon œil. Elle l’avait surabondamment prouvé durant la rude traversée de l’Atlantique…

La porte de la resserre, en s’ouvrant, laissa entrer une bouffée de musique, celle d’un menuet guilleret qui passa comme une râpe sur les nerfs tendus de Gilles. Coiffée d’un bonnet coquet tout ruisselant de rubans, la tête de Fanchon apparut.

— Madame Anna, fit-elle d’un ton de reproche, madame vous fait dire qu’elle ne comprend pas que vous ayez abandonné votre poste et qu’elle exige…

Elle s’arrêta, les yeux soudain arrondis. Anna en s’écartant venait de découvrir le chevalier toujours assis sur son sac mais qui, se relevant soudain, parut emplir la petite pièce de sa carrure.

Un sourire heureux épanouit le visage de la jeune fille.

— Oh ! monsieur le chevalier ! s’écria-t-elle. Quel bonheur !

Il ne répondit pas à sa bienvenue. Sévère, formidable de fureur encore contenue, il ordonna :

— Allez me chercher votre maîtresse ! Dites-lui que je l’attends ici…

— Mais, monsieur le chevalier, la soirée bat son plein. Madame est très accaparée et…

— Je vous ai dit d’aller me la chercher. Obéissez si vous ne voulez pas que j’y aille moi-même et d’une façon qui, je le crains, ferait mauvais effet auprès de ces amis sortis on ne sait d’où. Elle a fait diablement vite pour en réunir une telle collection.

— Oh, cela n’a pas été difficile. Il lui a suffi de répondre à une invitation de Mme Livingstone qui était venue faire une visite de bon voisinage. En une semaine, madame avait tout New York à ses pieds, exactement comme…

Elle se mordit les lèvres comprenant qu’elle allait dire une bêtise en rappelant le temps douteux de la Folie Richelieu mais Gilles avait fort bien compris. Empoignant Fanchon par les épaules, il la fit tourner sur elle-même comme une toupie et la propulsa vers la porte en ordonnant :

— Je vous ai déjà dit d’aller chercher votre maîtresse et je n’ai que faire de vos considérations ! Filez !

Fanchon disparut avec un gémissement de frayeur. Un instant plus tard la petite pièce aux senteurs de café, de vanille et de cannelle s’illuminait : Judith, robe de satin nacré gris très pâle et rose semée de perles, ses magnifiques cheveux roux relevés par des cordons de perles, venait de faire son entrée.

Il ne restait rien de la chose pâle, épuisée et si fragile que le Gerfaut avait posée, six semaines plus tôt, sur les quais de New York. Gilles vit devant lui une créature de lumière et de grâce. Sa beauté impérieuse la nimbait d’une insolente auréole et apportait avec elle toutes les élégances raffinées de Versailles.

Elle avait retrouvé tout l’éclat de la reine de la nuit, mais sur un registre différent. C’était le jour, dans les transparences laiteuses de l’aube, que Judith évoquait à présent quand le soleil d’or rouge se lève à l’horizon et il était bien facile de comprendre comment la jeune femme avait pu devenir, si vite, la coqueluche de New York : il lui avait suffi de paraître…

Curieusement, Tournemine ne fut pas sensible à cette beauté qu’il avait cependant si dévotieusement adorée jadis. Bien plus, elle le choqua comme une faute de goût. Détaillant froidement son épouse, de ses petits souliers de satin aux boucles brillantes de sa chevelure, il se contenta de déclarer :

— Vous avez dix minutes, madame, pour vider cette maison de la foule qui l’encombre.

La voix était tranchante et si chargée de dédain que Judith en rougit. Rejetant la tête en arrière, elle rendit à Tournemine froideur pour froideur, dédain pour dédain puis, haussant les épaules :

— Quelle sottise ! fit-elle du bout des lèvres. La meilleure société de New York est ici. Prétendez-vous continuer à vous conduire comme le rustre que vous étiez ou comme le reître que vous êtes devenu ?

La gifle claqua sur sa joue qui s’empourpra et lui donna momentanément raison.

— J’entends me conduire, gronda Gilles, comme le maître d’une maison en deuil. Il n’y a, si j’ai bien compris, que trois semaines écoulées depuis la mort de Rozenn…

Judith n’était pas de celles que l’on mate si facilement. Elle s’était contentée de porter sa main à sa joue endolorie mais n’avait rien perdu de sa superbe. Elle eut un petit rire qu’accompagna un nouveau mouvement de ses jolies épaules aussi nacrées que sa robe.

— Et alors ? fit-elle avec hauteur. Depuis quand la mort d’une servante met-elle une maison en deuil ?

— Rozenn n’a jamais été une servante à mes yeux. Elle m’a servi de mère. Je l’aimais et la respectais tout autant. Peut-être suis-je un rustre, en effet, comme il vous plaît à le rappeler et cela ne me déplaît pas à moi. Cela sent la terre et l’effort quotidien et, en tout état de cause, mieux vaut être un rustre qu’une putain. Je ne sais ce que penseraient vos brillants… et si récents amis s’ils savaient à quel genre d’activité se livrait celle que l’on appelait à Paris la reine de la nuit…

Sous l’insulte elle avait pâli et la trace des doigts de Gilles se marquait curieusement sur sa joue. Ses yeux se remplirent de larmes, mais aucune trace de pitié n’atténua la colère de Tournemine, colère à laquelle s’ajoutait une déception car, en emportant sa femme jusqu’en Amérique, il avait espéré sincèrement qu’elle accepterait de jouer le jeu avec honnêteté afin que tous deux puissent repartir de zéro en dépit du fâcheux souvenir que Judith portait en elle. Il s’apercevait qu’il n’en était rien et que le comportement de la jeune femme demeurait le même. Il avait, en face de lui, une ennemie bien décidée à lui faire payer, chèrement sans doute, la destruction de son lamentable roman avec le pseudo-docteur Kernoa…

Aussi, quand elle gémit :

— Comment pouvez-vous me traiter de la sorte ? Si je suis réellement votre femme comme il vous plaît de le répéter sans cesse, traitez-moi comme telle.

— Alors agissez comme telle ! riposta-t-il, et souvenez-vous de ce que vous étiez avant de devenir la tenancière d’un tripot. Dans aucune maison bretonne où l’on se respecte on n’oserait donner une fête trois semaines après le passage de la mort par crainte de la vengeance du trépassé à défaut du chagrin de sa perte. Avez-vous donc perdu votre grande peur des fantômes ? ajouta-t-il sarcastique.

Se signant précipitamment, elle le regarda avec horreur.

— Pour l’amour de Dieu, taisez-vous !

— Alors, obéissez ! Je vous l’ai dit, j’entends que dans, dix minutes, cette foule encombrante ait vidé les lieux. Vous savez si bien vous évanouir avec grâce au milieu d’un salon. Cela ne sera pas difficile.

Tirant des dentelles de ses manches un minuscule mouchoir, Judith en tamponna ses yeux.

— Accordez-moi un peu plus de temps, je vous en prie. Songez que ces gens représentent la meilleure société de la ville. Il faut les ménager si vous voulez vous installer ici.

— Je n’ai pas l’intention de rester ici. Cette maison est louée. Je ne l’ai pas achetée. Dans quelques jours nous serons loin. En conséquence, l’importance de ces gens diminue d’instant en instant, n’est-ce pas ? Alors, dix minutes. Pas une de plus sinon j’irai moi-même me charger de l’évacuation et quelque chose me dit que mes méthodes n’auraient pas votre agrément. Cela dit, vous êtes très belle ce soir, madame, et je vous en fais mon sincère compliment ainsi d’ailleurs que de votre si rapide rétablissement.

S’inclinant avec une parfaite galanterie, il ouvrit la porte devant la jeune femme et reçut au passage le regard à la fois inquiet et surpris qu’elle lui décochait. Sans doute pensait-elle que cette absence de quelques semaines avait changé bien des choses dans ce garçon qui avait été jadis un si timide amoureux…

Il reçut aussi, en même temps, une bouffée d’un parfum qu’il ne lui connaissait pas, à la fois frais et sensuel. Il chatouilla délicieusement ses narines quand l’énorme jupe de satin frôla ses jambes.

— M’accompagnez-vous ? demanda-t-elle avec une pointe d’anxiété.

— Certainement pas. Ma tenue n’est pas conforme aux élégances de ce soir et je n’ai aucune envie de connaître vos amis. Je ne reparaîtrai que lorsqu’il n’y aura plus personne.

— Vous restez ici alors ?

— Pas davantage. Je vais rejoindre mes amis à la place qui selon vous nous convient le mieux à eux comme à moi : aux écuries !

Il attendit cependant quelques instants pour voir comment les choses allaient se passer, expédiant Anna à la porte des salons en mission d’information. Sans doute allait-on dans un instant entendre un grand brouhaha, puis on emporterait vraisemblablement Judith évanouie jusqu’à sa chambre…

Il n’y eut rien de tout cela qu’un grand silence soudain suivi de chuchotements contenus et des froissements de vêtements d’une foule qui s’en va tandis qu’au-dehors résonnaient les appels d’usage.

— Les gens de Mrs. Livingstone… La voiture de Mr. et Mrs. Brevoort… Les gens de Mrs. Van Cortland…

Trois minutes ne s’étaient pas écoulées qu’Anna reparaissait, un demi-sourire, qu’elle s’efforçait d’ailleurs de dissimuler, sur son visage toujours un peu austère.

— Eh bien ? demanda Tournemine, madame est-elle convenablement évanouie ?

— Pas du tout ! Madame reçoit en pleurant à chaudes larmes les consolations de ses amis avant qu’ils ne se retirent.

— Les consolations ? Que leur a-t-elle dit ?

— Qu’elle venait d’apprendre la mort d’un de ses frères. C’est beaucoup plus efficace qu’un évanouissement car, en ce cas, les invités auraient attendu que leur hôtesse se sente mieux en continuant de vider la cave et les buffets.

— Vous ferez porter leur contenu aux indigents. Ils ne manquent pas du côté du port.

Satisfait, Gilles quitta la maison et, passant par-derrière afin d’éviter la foule des voitures, se dirigea vers les écuries de brique rouge et de bois qui s’étendaient sur l’un des côtés de la demeure, à l’opposé de ce qui était, avant la guerre, le quartier des esclaves.

L’obscurité, la douceur de la nuit et ses odeurs d’herbes fraîches lui parurent délicieuses après l’agitation, le bruit et les lumières de la fête. Il y retrouva le chagrin du petit garçon abandonné que la colère de tout à l’heure avait assourdi un instant. S’y joignait quelque chose qui ressemblait à un remords, celui d’avoir arraché sa vieille Rozenn à sa chère Bretagne, de l’avoir échouée sur cette terre étrangère juste le temps d’y mourir.

Sans son égoïsme, elle vivrait encore, assise au coin de quelque cheminée, les pieds dans la cendre chaude, tricotant interminablement gilets de laine et paires de bas en écoutant à la veillée les histoires des conteuses, les contant elle-même parfois… Bien sûr, depuis que Marie-Jeanne Goelo avait fermé sa petite maison de Kervignac pour s’en aller au couvent de Locmaria, abandonnant Rozenn avec une odieuse indifférence, la vieille femme s’était sentie très seule en dépit des amitiés qui s’étaient chargées d’elle. Elle avait accepté d’enthousiasme la proposition de son ancien poupon de s’en aller vivre en Amérique et Gilles, en l’emmenant, avait eu en vue principalement l’éducation de ce fils inconnu que lui gardaient les Indiens, mais il en venait à penser qu’en expatriant Rozenn il avait surtout obéi à un mouvement égoïste : c’était son enfance à lui et la seule famille qui lui restât qu’il avait souhaité emmener avec lui…

À présent, aucun petit garçon ne viendrait plus se nicher dans le giron tendre de Rozenn mais peut-être, après tout, était-il mieux qu’il en fût ainsi puisque le fils de Sitapanoki ne serait jamais le dernier des Tournemine…

Avec le roulement de la dernière voiture, le silence prit peu à peu possession de Mount Morris. Gilles aspira deux ou trois fois, fortement, l’air frais de la nuit puis, essuyant avec rage les larmes qui coulaient encore sur ses joues, quitta l’abri de son arbre et prit résolument la direction des écuries.

Il trouva Pongo dans la stalle de Merlin et sentit son cœur s’alléger en retrouvant, ensemble, ceux qu’il considérait comme ses meilleurs amis. Avec des soins dévotieux, l’Indien lustrait la robe dorée du cheval qui, reconnaissant le pas de son maître, tourna la tête et hennit de joie, montrant ses grandes dents en une sorte de sourire qui trouva son reflet immédiat sur la figure de Pongo.

— Maître enfin revenu ! s’écria-t-il avec, lui aussi, une note de soulagement dans la voix. Pongo bien heureux…

Les deux hommes se serrèrent la main tandis que Gilles remarquait :

— Cela veut dire que tu ne l’as guère été durant mon absence…

— Ni heureux ni malheureux mais les choses sont allées tout de travers. Difficile pour Pongo obéir à une femme.

— Sois sans crainte, cela ne se produira plus. J’ai, pour commencer, jeté dehors tous ces gens dont ma femme avait rempli la maison. Ils n’ont que faire chez moi et moi je n’ai que faire d’eux.

L’amertume qui vibrait dans la voix de Tournemine n’échappa pas à l’ancien sorcier des Onondagas. Il connaissait son maître par cœur et ne se trompait jamais quand il s’agissait de ses états d’âme.

— Visite au grand chef blanc pas satisfaisante ?

— Pas du tout ! La concession sur la Roanoke River n’était qu’une illusion, un rêve. On m’avait donné, à ce qu’il paraît, des terres non disponibles, oh ! on m’en a offert d’autres… très loin à l’ouest, là…

— … où il est difficile de garder scalp sur la tête. Dommage ! Et… l’enfant ?

Brièvement, Gilles raconta ce qui s’était passé au camp des rives de l’Oswego. Machinalement, et peut-être pour se donner le courage d’évoquer ces heures qui lui demeuraient cruelles, il caressait doucement la tête soyeuse de Merlin dont les grands yeux le regardaient avec quelque chose qui ressemblait à de la tendresse.

— Je n’ai pas eu le courage de briser le cœur de cette femme, Nahena, dit-il en conclusion. Peut-être ai-je eu tort…

La main de Pongo se posa, fermement, sur son épaule.

— Non, dit-il gravement. Toi avoir eu raison. Mauvais arracher enfant à ceux qu’il pense être sa famille…

— À présent, je pense réellement que j’ai eu raison… à présent que Rozenn n’est plus ici pour s’occuper de lui. C’était pour cela que je l’avais amenée de France. Et maintenant…

Au prix d’un violent effort, il retint les larmes qui lui venaient encore. Pongo vit se crisper le poing qu’il avait noué dans la crinière du cheval tandis qu’il jetait, avec rage :

— Quel accident stupide ! Idiot ! En dépit de son âge, Rozenn savait encore courir dans les rochers, marcher dans la vase, étendre du linge sur le bord d’une rivière sans tomber dedans. Et ici à cause d’un peu de boue…

— Boue y être pour rien ! coupa Pongo. Et pierre pas davantage… tout au moins celle où vieille femme reposait.

— Que veux-tu dire ?

— Pas accident. Meurtre !

— Quoi ?

Le mot fit peser tout à coup sur l’écurie silencieuse son poids d’horreur. À la lumière de la lanterne qui éclairait la stalle Gilles considéra, incrédule encore, le visage de bronze de son ami. Jamais il ne lui était apparu si sombre. Il crut y lire aussi une nuance de pitié.

— Pongo ! murmura-t-il avec une angoisse presque suppliante. Te rends-tu compte de ce que tu viens de dire ? Un… meurtre ? Cela voudrait dire que…

— Vieille femme a été tuée, oui.

— Mais enfin, c’est insensé. Qui aurait pu faire ça ? Et pourquoi l’aurait-on tuée ?

L’Indien hocha la tête.

— Qui ? Pourquoi ? Pongo pas savoir. Mais avec quoi, Pongo savoir.

— Eh bien, dis-le !

Pour toute réponse, Pongo fit le geste de faire tournoyer quelque chose au-dessus de sa tête. La démonstration était claire et Gilles saisit tout de suite.

— Une fronde ?

— Pongo ignorer nom dans ta langue. Cela sert à lancer pierres.

— C’est bien cela. Mais si tu ignores qui est l’assassin, comment sais-tu avec quoi il a frappé ?

— Viens ! Pongo te montrer…

Décrochant l’une des lanternes de l’écurie, qu’il aveugla d’ailleurs avant de sortir pour que la lumière ne soit pas remarquée de la maison, l’Indien entraîna Gilles au-dehors. La nuit était assez claire pour pouvoir traverser le parc sans autre éclairage et les deux hommes. descendirent le très long chemin menant jusqu’à la rivière de Harlem, passant du jardin proprement dit à une succession de prairies en pente douce.

— Qu’allait faire Rozenn à la rivière, le sais-tu ? Laver du linge ? Se promener ?

— Promener peut-être mais pas laver linge. Rien trouvé. A dû descendre très tôt, le matin. Était encore chaude quand on a trouvé…

— Qui l’a trouvée ?

— Filles descendues pour laver linge, justement… Tiens ! Voici endroit.

Les deux hommes étaient arrivés au bord de l’eau. Une sorte de petit lavoir composé de ces caisses en bois dans lesquelles s’agenouillent les lavandières y était installé. Libérant la lumière de sa lanterne, Pongo montra à Gilles une grosse pierre plate qui se trouvait ancrée dans le chemin suivant la rivière.

— Regarde, dit-il en s’agenouillant auprès d’elle pour mieux expliquer. Pierre toute plate. Si vieille femme tombée sur elle vieille femme se briser le crâne.

— En effet. N’est-ce pas ce qui s’est passé ?

— Non. Vieille femme blessée là, fit-il indiquant sur sa propre tête le haut de la nuque, à l’endroit du cervelet. Elle traînée sur pierre où, bien sûr, sang couler. Mais sang couler aussi là, ajouta-t-il en désignant un endroit de la prairie situé de l’autre côté du chemin à environ deux mètres de la pierre.

— Tu veux dire, fit Gilles, qu’on l’a tuée là et qu’ensuite on l’a traînée ici de manière que sa tête repose sur la pierre.

Pongo approuva de la tête puis reprit :

— Herbe relevée, sang effacé à l’endroit crime mais Pongo bien remarquer faibles traces et petit peu de sang resté sur herbe. Aucun doute !

Il y eut un silence. Accablé, Gilles essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées car toutes choses, d’un seul coup, étaient devenues bizarres, anormales autour de lui. Comme le disait Pongo sa démonstration ne laissait place à aucun doute sur la façon dont Rozenn était morte. Quelqu’un l’avait tuée. Mais alors qui pouvait être ce quelqu’un ? Quel ennemi cette bonne créature avait-elle pu se faire en un si court laps de temps ? À moins que ce ne fût le crime d’un rôdeur mais alors dans quel but ? Rozenn n’avait jamais un sou vaillant sur elle et elle n’était plus à l’âge où une femme se voit exposée aux entreprises masculines. Une erreur ? C’était absolument improbable. Et puis que faisait-elle au petit jour sur le bord de la rivière, à un bon demi-mile de la maison ?

Incapable, dans l’état actuel de la question, de lui trouver une réponse convenable, Gilles la posa tout naturellement à Pongo dont la sagacité venait de se révéler si brillamment. L’assassin, en maquillant son crime en accident, avait fait preuve d’une totale ignorance de l’espèce de génie des Indiens quand il s’agissait de relever une piste.

— As-tu, lui dit-il, une idée de celui qui a pu commettre ce meurtre abominable ? Un rôdeur ? L’un des domestiques avec qui Rozenn aurait pu avoir une prise de bec ? Elle n’avait pas sa langue dans sa poche ni d’ailleurs ses yeux. Elle avait pu surprendre un voleur qui l’aurait attirée ici sous un prétexte quelconque ?

Pongo hocha la tête.

— Moi pas savoir. Savoir seulement une chose : meurtrier être femme.

— Une… femme ? souffla Gilles, abasourdi. Mais qu’est-ce qui te le fait dire ?

L’ancien sorcier tendit le bras vers un bouquet d’arbres qui se trouvait à quelque distance, au flanc de la colline.

— Cherché et trouvé traces là, derrière arbres. Pas celles d’un homme. Trop petites. Et puis… trouvé aussi ça… accroché à buisson.

À la lumière de la lanterne, Tournemine vit, au creux de la main brune, un tout petit fragment de dentelle. Il le prit, le tourna et le retourna avec une répugnance extrême, envahi qu’il était d’une horreur proche de la panique. Cette dentelle, fine et délicate, avait dû coûter trop cher pour la bourse d’une servante… L’idée qui lui vint alors était si atroce qu’il la repoussa loin de lui avec rage.

Fourrant le léger vestige dans sa poche, il grogna :

— Rentrons, à présent. J’ai eu, pour ce soir, mon compte d’émotion. Demain, j’essaierai de savoir à qui appartient ce bout de dentelle. Mais merci à toi, ami Pongo ! Grâce à cela je découvrirai la meurtrière de Rozenn et je lui ferai payer son crime, oui, sur ma vie, elle le paiera, fût-elle ma…

Il s’arrêta, n’osant formuler, même dans ce lieu obscur et solitaire et pour les seules oreilles de Pongo, le soupçon abominable qui lui venait.

En silence, les deux hommes reprirent le chemin de la maison mais, tandis qu’ils gravissaient lentement la douce pente de la colline que Mount Morris couronnait si gracieusement, l’esprit de Gilles travaillait à toute vitesse. Le merveilleux enregistreur qu’était sa mémoire lui montrait Rozenn debout dans la chambre des cartes du Gerfaut, visage pétrifié de vieux bois que la lumière des chandelles creusait d’ombres sinistres, Rozenn, les bras croisés, réclamant, telle une prêtresse des temps de ténèbres, un châtiment exemplaire pour Judith, coupable de porter au grand jour le nom de Tournemine et, dans l’ombre de ses entrailles, le fruit de ses amours avec un misérable.

— Chez nous, jadis, on jetait à la mer la femme adultère et chez les Tournemine on n’a jamais permis à celle qui manquait à l’honneur d’étaler au soleil le fruit de sa faute… en admettant qu’on voulût bien lui permettre de vivre encore !

L’évocation fut si nette qu’il crut entendre, dans le vent nocturne qui se levait, la voix âpre, si dure, de la vieille Bretonne. Se pouvait-il qu’elle eût, en dépit de sa défense, tenté quelque chose contre Judith, que celle-ci s’en fût aperçue et eût décidé de se débarrasser, en simulant un accident, d’une compagne dangereuse ?

Comme lui-même – encore qu’ils fussent alors séparés par l’abîme infranchissable qui éloignait un bâtard d’une damoiselle – Judith de Saint-Mélaine avait connu une enfance misérable, dans le lugubre manoir du Frêne. Élevée entre deux garçons retournés pratiquement à l’état de brutes, elle avait poussé un peu n’importe comment, à la manière d’un rameau sauvage jusqu’à son entrée au couvent de Notre-Dame-de-la-Joie à Hennebont. Elle avait couru les champs, les bois, grimpant aux arbres et peut-être bien que ces deux fauves nommés Tudal et Morvan lui avaient appris le maniement d’une fronde… En remontant vers la maison dont le fronton et la colonnade, d’un blanc neigeux, dessinaient dans la nuit le fantôme d’un temple grec, Gilles se sentait l’âme lourde et le corps plus las que s’il avait, pendant huit jours, ramé aux galères car peu à peu s’ancrait en lui une semi-conviction : Tudal et Morvan avaient été des misérables, des assassins ; se pouvait-il que Judith partageât quelque peu un atavisme venu on ne savait d’où ? Cela était difficile à croire lorsque l’on évoquait la mort misérable mais si digne, si noble et si pudique de son père mais qui pouvait dire avec certitude quelles étranges obscurités pouvait transmettre un sang venu de la nuit des temps ? Lui-même, en qui vivait celui, féroce, des seigneurs-forbans de La Hunaudaye, n’était pas toujours maître absolu de certaines impulsions dont la violence lui paraissait curieusement étrangère.

Devant les marches, Pongo et lui se séparèrent, l’Indien préférant de beaucoup regagner l’écurie où il avait sa chambre plutôt que suivre son maître dans la maison où, d’ailleurs, seules les femmes avaient droit de cité. Sous le péristyle, Tournemine trouva Hunter qui l’attendait.

— M. le chevalier compte-t-il ressortir ou bien pouvons-nous fermer la maison ? demanda-t-il avec respect.

— Vous pouvez fermer. Mais, dites-moi, mon ami, je n’ai pas vu Mrs. Hunter. N’est-elle pas ici ?

— Non, monsieur. Elle s’est absentée pour quelques jours afin de se rendre à Carmel auprès de sa sœur qui vient d’avoir un septième enfant. Madame lui a gracieusement accordé la permission d’aller s’occuper un moment des six autres puisque Mrs. Gauthier, qui s’entend fort bien aux choses de la maison, pouvait la remplacer.

— C’est donc parfait ainsi. Bonsoir, Hunter. Je vous verrai demain afin que nous examinions ensemble les livres de comptes puisque Mrs. Hunter n’est pas là.

— Aux ordres de M. le chevalier. Je souhaite une bonne nuit à monsieur. Mrs. Gauthier m’a chargé de lui dire que sa chambre est prête.

Anna, en effet, l’attendait en haut de l’escalier, armée d’un chandelier. Sans un mot, elle le précéda jusqu’à une grande chambre située à l’un des angles de la maison, s’assura d’un coup d’œil que tout y était en ordre puis, déposant le chandelier sur une table qui avait peut-être servi de bureau au général Washington, elle esquissa une révérence et se dirigea vers la porte. Mais, avant qu’elle ne l’eût franchie, Gilles l’arrêta.

— Un mot encore, Anna. Quelle chambre occupe ma femme ?

— Celle qui se trouve au bout de cette galerie… tout juste à l’opposé de celle-ci.

— C’est elle qui en a décidé ainsi ? Je veux dire en ce qui concerne mon logement ?

Visiblement gênée, Anna Gauthier détourna les yeux mais ne put se dispenser de répondre :

— Ce sont ses ordres.

— Parfait. En ce cas veuillez aller lui dire qu’elle se dispose à me recevoir. Puisque sa santé est redevenue si florissante il n’y a aucune raison pour que nous fassions euh… dirai-je, continent à part ?

Anna devint toute rouge. Ce que sous-entendait l’arrogant message dont on la chargeait la choquait et la mettait mal à l’aise, mais Gilles entendait imposer à Judith un dressage quasi public et il n’ignorait pas qu’elle se sentirait humiliée par une mise en demeure sentant à ce point son Louis XIV. Mais Anna n’était pas de celles qui discutent un ordre, si étrange soit-il, et elle se contenta d’un : « Bien, monsieur… » essentiellement passif.

— Au fait, Anna, où logez-vous ? Au second étage ?

— Non. Mrs. Hunter qui a pris Madalen en amitié nous héberge dans sa maison, ma fille et moi. C’est…

— Beaucoup plus agréable, je n’en doute pas un instant, fit Gilles avec un bon sourire. Eh bien, bonne nuit, Anna. Allez vous reposer…

Demeuré seul, il se déshabilla et procéda à sa toilette. Anna, qui décidément n’oubliait rien, avait fait remplir d’eau chaude la baignoire de cuivre qui occupait la plus grande place dans le cabinet de toilette voisin de sa chambre. Cette attention, qu’il n’avait pas demandée, le fit sourire : il devait conserver sur lui suffisamment de fumet indien pour offusquer les narines d’une honnête femme. Il constata, d’ailleurs, en entrant dans l’eau, que, pour plus de sûreté, Anna avait déversé une bonne ration d’essence de rose, odeur qu’il détestait sur un homme bien qu’elle lui rappelât agréablement le corps savoureux d’Anne de Balbi.

Il ne s’attarda donc pas dans ce bain trop féminin, en combattit vigoureusement l’odeur à l’aide d’un savon de Marseille et d’un cigare de La Havane qu’il alluma dès qu’il fut sorti de l’eau. Pour faire bonne mesure, il s’aspergea généreusement de l’« Eau admirable » de Jean-Marie Farina, le parfumeur de Cologne, et, pour l’haleine, il s’octroya généreusement un plein gobelet de rhum dont la flamme liquide coula en lui comme un fleuve vivifiant, réchauffant un peu son cœur glacé. L’odeur du tabac fin emplissait l’atmosphère donnant à cette chambre inconnue la chaleur et l’intimité qui lui manquaient en dépit des efforts d’Anna.

Ainsi réconforté, Gilles hésita un instant sur la tenue qui convenait pour aborder une épouse dont il n’avait pas de peine à deviner qu’elle allait se montrer rétive. Il opta finalement pour le plus simple appareil qu’il se contenta de draper dans une somptueuse robe de chambre de velours noir gansée d’or, négligeant même de reposer le pansement de son bras, blessé dans le combat contre Cornplanter. L’entaille était bien refermée et cicatrisée convenablement. Puis, glissant ses pieds dans des pantoufles, il brossa soigneusement ses épais cheveux blonds qu’il noua sur la nuque dans un ruban de soie noire et, ainsi équipé, prit une chandelle et quitta sa chambre. Il avait eu soin de transférer, de la poche de son habit à celle de sa robe de chambre, le petit fragment de dentelle…

La galerie était obscure à présent, à l’exception d’un rai de lumière qui brillait doucement sous la porte qui se trouvait juste à l’autre bout. Tournemine se dirigea vers elle, frappa un coup bref et, sans attendre la réponse, entra.

Encore vêtue de sa robe de bal, Judith, assise devant sa table à coiffer, livrait sa magnifique chevelure rousse aux soins de Fanchon. Celle-ci, armée de deux brosses, les passait et les repassait dans les longues mèches couleur de caramel chaud qui devenaient d’instant en instant plus brillantes.

L’entrée du maître ne dérangea en rien ce tableau intime. Les yeux sur son ouvrage, les mains noyées dans le flot d’or rouge qu’elle animait d’une vie propre, Fanchon ne tourna pas la tête, mais Gilles put voir ses lèvres trembler sous la contrainte qu’elle s’imposait. Judith ne bougea pas davantage, se contentant de déclarer, un sourire moqueur entrouvrant ses belles lèvres :

— Comme vous le voyez, je suis encore à ma toilette. Veuillez donc, mon cher, revenir plus tard… beaucoup plus tard car ma toilette est une longue cérémonie. À moins que vous ne vous sentiez pas la patience d’attendre et préfériez aller dormir, ce qui serait normal pour un homme qui vient de voyager…

— Vous devriez savoir que je n’ai aucune patience, Judith. Quand il s’agit de vous, tout au moins. Sortez, Fanchon !

Cette fois, la jeune fille osa le regarder et il put voir que ses yeux étaient pleins de larmes. D’une voix à peine audible, elle balbutia :

— Mais, Monsieur, je dois finir mon travail.

— Exactement ! intervint Judith d’une voix tranchante. J’ai besoin des services de ma camériste…

— Il fut un temps où vous vous en passiez parfaitement. Au surplus, je la remplacerai. Si votre mémoire ne vous faisait pas toujours si lamentablement défaut, vous vous souviendriez de mes talents de camériste. Donnez-moi cela, Fanchon, et sortez si vous ne voulez pas que je vous mette à la porte moi-même.

Les mains de la jeune fille étaient glacées quand il leur prit la brosse mais elle obéit sans plus protester et se dirigea vers la porte, tête basse, dans une étrange attitude vaincue après lui avoir jeté au passage un regard lourd de reproche.

Assise, très droite, sur son tabouret, Judith n’avait pas bougé quand son mari s’était emparé de sa chevelure mais celui-ci pouvait voir, dans le cadre du miroir ovale cerclé d’or, que ses yeux étincelaient comme des diamants noirs. Tandis qu’à son tour il brossait et rebrossait les longues mèches luisantes, elle serrait les dents et les lèvres, crispant l’une contre l’autre ses mains nouées sur ses genoux.

Le silence était total, dans la chambre. L’on n’entendait guère que le léger crépitement de la chevelure qui se chargeait d’électricité. Gilles avait d’abord pensé interroger immédiatement Judith sur sa version de la mort de Rozenn mais, à manier cette crinière de soie et de flamme, il découvrait un plaisir sensuel auquel il s’attardait, laissant ses pensées errer sur ce qui allait suivre. Il était venu ici, ce soir, sous l’aspect d’un mari mais plus pour humilier Judith et lui faire sentir la férule que pour la soumettre au devoir conjugal. À présent, il savait qu’aucune force humaine ou diabolique ne pourrait l’empêcher de posséder cette déesse qui était sa femme, dût-il la violer pour assouvir le brûlant désir qu’il sentait monter…

Mais quand, lâchant les brosses, ses doigts s’attaquèrent aux agrafes qui fermaient la robe dans le dos, Judith bondit de son siège comme si une guêpe l’avait piquée et chercha refuge derrière une grande bergère.

— Allez-vous-en ! grinça-t-elle entre ses dents serrées. Sortez d’ici ! Vous n’êtes pas mon mari et je ne suis pas votre femme.

— Ah non ! Vous n’allez pas me parler encore de votre pseudo-Kernoa. Êtes-vous sotte au point de n’avoir pas compris…

— J’ai tout compris mais si je dis que je ne suis pas votre femme c’est que je ne veux plus l’être, plus jamais, vous entendez ! Que m’importe à moi s’il était bandit, truand ou n’importe quoi d’autre. Je l’aime, vous m’entendez ? Je l’aime et vous je ne vous aime plus… en admettant même que je vous aie jamais aimé. Je n’ai que faire de votre amour…

— Où avez-vous pris que je vous aime encore ? Moi non plus je ne vous aime plus, ma chère, mettez bien cela dans votre jolie tête. Seulement ni vous ni moi ne pouvons défaire ce qui a été fait par Dieu : vous êtes ma femme… et il se trouve que je vous désire.

De cette acerbe sortie, Judith n’avait retenu qu’une chose qui paraissait la surprendre au-delà de toutes choses.

— Vous ne m’aimez plus ?

— Eh non ! Vous savez, d’expérience, que ce sont des choses qui arrivent. Il n’y a pas si longtemps ma mort faisait de vous une veuve éplorée allant même jusqu’au régicide tant vous étiez altérée de vengeance.

— Mais… comment est-ce possible ?

Il y avait tant de naïve vanité dans cette question que Gilles éclata de rire.

— De la plus simple des façons. Je ne vous aime plus parce que j’en aime une autre.

— Qui ? Votre précieuse comtesse de Balbi, j’imagine ?

Gilles pensa, à part lui, que toute la femme tenait dans ces quelques mots. Judith clamait sur tous les tons qu’elle ne l’aimait plus, mais cela ne l’empêchait pas d’exprimer une acrimonie qui ressemblait bigrement à de la jalousie dès qu’il s’agissait d’une rivale éventuelle.

— Permettez-moi de vous dire, respectueusement, que cela ne vous regarde pas. Comme vous le voyez, nous sommes à deux de jeu et les sentiments sont égaux de part et d’autre… à ceci près que vous êtes enceinte de votre amant et qu’il me serait difficile de vous rejoindre sur ce terrain. J’ajoute qu’en dépit du corset que l’on vous serre impitoyablement, votre taille est moins fine. Votre grossesse commence à se voir et il est grand temps que je m’occupe de vous, sinon les gens finiront par jaser.

— Vous occuper de moi ? Qu’allez-vous me faire ? s’écria-t-elle en portant, d’un geste instinctif, ses mains à la hauteur de son ventre cependant encore bien protégé par la cage d’osier de ses « paniers ».

— Vous faire ? Moi ? Mais rien du tout, ma chère… sinon coucher avec vous tant que la chose est encore possible… et agréable.

— Jamais, vous entendez ? Jamais ! Je vous interdis de me toucher.

— C’est ce que nous allons voir…

Allant tranquillement à la porte, il la ferma soigneusement à clef, fourra ladite clef dans sa poche puis, d’un geste si rapide qu’un prestidigitateur le lui eût envié, il arracha sa robe de chambre. L’apparition de son corps nu arracha un petit cri à Judith mais la sidéra tellement qu’elle resta sans réaction. Déjà Gilles avait bondi sur elle, envoyant valser la bergère qui lui servait de refuge et qui roula sur le tapis avec un grondement sourd.

Ce fut seulement quand il la saisit qu’elle réagit et, dès lors, livra une défense d’autant plus désespérée qu’elle se savait par trop inférieure. Griffant, mordant, feulant, elle se battit comme une chatte en fureur tandis que, morceau après morceau, il lui arrachait sa magnifique robe nacrée, faisant rouler sur le parquet les perles qui la garnissaient. La robe partit en trois morceaux, puis les jupons, les paniers d’osier dont il coupa prestement les liens à l’aide d’un petit couteau trouvé sur la toilette, le corset dont les lacets subirent le même sort, le tout en maintenant d’une seule main la jeune femme à demi folle de fureur. Les petites mains de Judith, ses dents ne semblaient pas pouvoir trouver prise suffisante sur ces muscles durs comme de la pierre et elle avait l’impression de lutter contre une statue.

Le dernier voile, une ravissante chemise de linon brodé, s’envola enfin sans que Judith cessât de cracher et de mordre. Les épaules de Gilles le brûlaient tant elles étaient zébrées de coups de griffes. Furieux d’avoir eu tant de mal à en venir à bout, il la traîna jusqu’à l’une des colonnes d’acajou qui soutenaient le grand baldaquin de mousseline au-dessus du lit, arracha l’une des embrasses des rideaux en passant et lia les poignets de Judith derrière la colonne puis, lui ouvrant les jambes d’un coup de genou, il entra en elle avec tant de violence qu’il la souleva de terre lui arrachant une longue plainte vite couverte par son propre râle. Le plaisir déferla en lui avec la violence d’une cataracte et le laissa haletant, le cœur cognant comme un battant de cloche. Alors il s’écarta, la regarda.

Elle ressemblait à quelque jeune chrétienne liée au poteau du supplice, attendant les fauves. La masse somptueuse de ses cheveux ruisselait sur son visage, cachant en partie son corps dont la beauté le frappa. Les prémices de la maternité avaient épanoui ses seins qui, légèrement alourdis, ressemblaient à de beaux fruits. La taille était moins fine, bien sûr, mais le ventre, déjà doucement arrondi, avait des reflets de nacre. Et que ses longues cuisses couronnées d’or frisé avaient donc de grâce !

Retrouvant au fond de son cœur un reflet de l’ancienne tendresse, il éprouva une légère honte de l’avoir ainsi brutalisée, mais la défense furieuse qu’elle lui avait opposée méritait au moins une leçon. S’approchant d’elle de nouveau, il releva le flot de ses cheveux, découvrant son visage inondé de larmes et, doucement, posa sa bouche sur celle de la jeune femme tout en l’entourant de ses bras.

Comme si Judith n’avait attendu que cette caresse, elle s’amollit tout à coup et Gilles comprit qu’elle s’était évanouie en la sentant glisser contre la colonne. Se hâtant alors de la délivrer de ses liens il la souleva de terre, l’étendit sur le lit et posa son oreille contre le cœur de la jeune femme. Il battait régulièrement, peut-être un tout petit peu trop vite, mais il fut rassuré. Ce n’était qu’une faiblesse passagère. Alors, se glissant contre elle, il se mit à lui tapoter les joues puis, quand il l’entendit soupirer et vit battre ses longs cils dorés, il commença, très doucement, à la caresser.

Grâce à Sitapanoki et à l’ardente comtesse de Balbi, il avait du corps féminin et de ses zones érogènes une connaissance parfaite que décuplait son instinct. À cette femme dont les yeux demeuraient obstinément clos encore qu’il fût absolument certain qu’elle était attentive à chacun de ses gestes, il prodigua un flot de savantes caresses. Ses doigts, ses lèvres étaient partout, des douces collines des seins aux ombres tendres du ventre, des lèvres gonflées aux aisselles soyeuses et Judith, peu à peu, se mit à vivre, à vibrer. Son souffle, léger d’abord, devint haletant, coupé de petites plaintes heureuses qu’il amena lentement, patiemment, jusqu’à un grand cri de joie animale. Le bel instrument d’amour qu’était Judith avait répondu merveilleusement au concerto voluptueux qu’il venait de jouer sur lui.

Naturellement, au spectacle de ce corps ravissant auquel le plaisir imposait, sur ce lit dévasté, des poses impudiques et charmantes, continuellement changeantes, son propre désir renaissait mais, à présent que Judith reposait, inerte entre ses bras, il s’efforçait de le contenir encore pour lui laisser le temps de se remettre quand, soudain, il la sentit bouger contre lui. Une main douce s’empara de lui, l’attira et ce fut Judith elle-même qui, toujours sans ouvrir les yeux, le guida en elle, s’empara de sa bouche qu’elle mordit tandis que son bassin commençait une danse frénétique.

Le plaisir explosa en eux au même instant mais le râle heureux de la jeune femme se changea soudain en un cri aigu.

— Oh ! J’ai mal ! J’ai mal !…

Inquiet, Gilles sauta vivement à bas du lit, approcha une chandelle. Sur le drap blanc, une tache de sang était apparue, puis une autre…

Enfilant sa robe de chambre, il remit rapidement un peu d’ordre dans la pièce qui semblait avoir récemment subi un ouragan puis se jeta dans la galerie pour appeler Fanchon d’abord, les autres servantes ensuite et envoyer Hunter chercher un médecin. Mais il n’eut pas loin à aller. À peine sortait-il de la chambre qu’il se heurta à Fanchon, Fanchon qui était demeurée là, dans l’obscurité, assise sur une chaise contre la porte de la chambre.

Elle était si pâle qu’il ne la reconnut pas tout de suite. Levant sur lui des yeux d’hallucinée, elle murmura :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous l’aimiez ?… J’étais là… j’ai tout entendu. Et moi qui étais persuadée que vous la détestiez, que…

— Je ne vois pas en quoi mes sentiments peuvent vous intéresser, Fanchon, mais, en ce qui vous concerne, apprenez ceci : j’ai horreur des caméristes qui écoutent aux portes.

— Vous avez horreur de moi ? Vous ne le disiez pas sur le bateau !

— Je croyais que nous étions convenus, une bonne fois pour toutes, qu’il ne s’était rien passé sur le bateau, rien d’important en tout cas ? À présent, courez réveiller Mrs. Gauthier et une ou deux filles de cuisine. Je crains que votre maîtresse ne nous prépare une fausse couche. Moi, je vais envoyer Hunter chercher un médecin.

Refusant d’en entendre davantage, il courut jusqu’à sa chambre, s’y habilla sommairement, dégringola l’escalier et alla tirer la corde de la cloche qui appelait les serviteurs en cas de besoin et, dans la journée, réglait la vie de la propriété.

Quelques instants plus tard, le galop d’un cheval traversait le parc emportant Hunter qui s’en allait chercher le médecin tandis qu’Anna, en bonnet et robe de chambre, accourait et se précipitait dans la chambre de Judith. Elle en ressortit presque aussitôt et barra le chemin à Gilles qui revenait voir comment tournaient les choses.

— Non, monsieur Gilles. Ce qui se passe ici c’est, à présent, l’affaire des femmes. Soyez sans crainte, je m’y entends comme s’y entendaient Rozenn et bien des femmes de notre pays.

Rozenn ! Un instant, la folie d’amour avait éloigné son ombre mais elle revenait bien vite et elle reviendrait ainsi tant que sa meurtrière ne serait pas démasquée et punie… À moins qu’elle ne se soit déjà chargée de la punition en poussant Gilles à brutaliser Judith, chassant peut-être cet enfant dont elle refusait la naissance avec horreur, comme une insulte au nom des Tournemine ?

Quand l’aurore vint barbouiller de rose les fenêtres de sa chambre où la lumière ne s’était pas éteinte de la nuit, Judith perdit le fruit de ses amours malsaines…

CHAPITRE V UN GENTILHOMME DE SAINT-DOMINGUE

Le silence qui enveloppait la maison n’était pas celui des choses mortes ni celui qui s’installe la nuit, habité par le bruit des choses, le craquement des parquets, la plainte d’un vieux meuble. Celui-là était fait d’un tas de petits bruits quotidiens soigneusement étouffés. C’était comme si la bâtisse tout entière s’était enveloppée de coton tout autour de la chambre aux volets clos, aux rideaux tirés où Judith reposait à présent après sa dure épreuve. Les pas glissaient à peine, les voix n’étaient que chuchotements afin que rien ne vînt troubler le sommeil de la jeune femme à laquelle le docteur Higgins, un vieil ami des Hunter qui habitait au village de New Harlem, près de l’église, avait fait absorber un opiat léger. La plupart des fenêtres étaient fermées en dépit de la douceur de ce matin de juin déjà estival.

Seules celles de Gilles étaient ouvertes, sur la façade tout au moins, et laissaient entrer le chant des oiseaux, la clarté du jour et les odeurs du jardin. Il s’y était enfermé après le petit déjeuner qu’il avait pris dans la salle à manger servi par un valet noir qui semblait se déplacer sur un nuage tant il était silencieux. Même les couvercles d’argent de la vaisselle avaient momentanément perdu leur sonorité.

Cela donnait à la maison une atmosphère étrange. Hormis ceux d’Anna et ceux de Pongo, les regards qu’il rencontrait étaient fuyants, obliques. Une sorte de réprobation muette pesait sur lui. Il était, de toute évidence, l’empêcheur de danser en rond et peut-être Fanchon avait-elle renseigné les servantes sur la raison directe de la fausse couche de leur maîtresse. Pour la plupart de ces gens, d’ailleurs, il était un inconnu puisqu’il n’avait fait que déposer Judith et les autres femmes avant de reprendre la mer en direction de la Virginie.

Il n’y attachait d’ailleurs que peu d’importance. Dès que Judith serait à nouveau sur pied, lui et son entourage quitteraient New York pour le Sud, tournant la proue du Gerfaut vers le golfe du Mexique et La Nouvelle-Orléans. Le navire était prêt à prendre la mer à chaque instant et le capitaine Malavoine n’attendait que ses ordres pour mettre à la voile.

Allumant une pipe, il se mit à marcher de long en large. Sur une commode, le petit morceau de dentelle qui n’avait pas encore livré son secret reposait, énigmatique. Il s’en faudrait de quelques jours avant qu’il puisse pénétrer dans les appartements de sa femme pour fourrager parmi ses dentelles.

Agacé, il finit par lui tourner le dos, alla jusqu’à la fenêtre et y resta un moment, les bras croisés sur sa poitrine vêtue de batiste blanche, tirant sur le petit fourneau de terre et contemplant les frondaisons du parc au-dessus desquelles s’étendait un ciel couleur de turquoise. Ce jardin était beau, ce pays était beau, mais Gilles savait, à présent, qu’il ne pourrait jamais lui donner son cœur et qu’une bonne part de ce cœur resterait toujours attachée à la mer sauvage, aux landes arides piquées d’ajoncs et griffées de vent de sa Bretagne natale. Certes, il se voulait planteur de terres neuves, défricheur de grands espaces et pour sa vocation la terre bretonne était trop petite mais il savait qu’un jour il y retournerait, ne fût-ce que pour mourir…

Comme une réponse à cette évocation, soudain il aperçut Pierre Gauthier qui remontait l’allée principale en compagnie d’un jeune homme inconnu et son humeur noire s’envola. Il aimait ce garçon courageux, net et loyal comme l’épée d’un chevalier de la Table ronde, et il souhaitait de tout son cœur parvenir à en faire un homme heureux, en dépit de son infirmité.

L’Amérique semblait réussir au jeune homme. Le soleil, passant à travers les branches, jouait sur ses cheveux blonds soigneusement coiffés et sur son visage rond, resplendissant de santé, tandis qu’il cheminait doucement en bavardant au côté d’un autre garçon à peu près du même âge que lui, étayant sur deux solides gourdins apportés du pays sa marche hésitante.

Chez un sculpteur de proues de navire, à Lorient, Tournemine avait fait exécuter une jambe de bois léger et résistant terminée par une sorte d’entonnoir doublé de peau et molletonné dans lequel s’emboîtait la cuisse du jeune homme. Le travail avait été exécuté à la perfection et, en dehors de la raideur d’une de ses jambes, Pierre pouvait paraître normal, portant comme tout le monde des bas et des chaussures. Il s’en était montré profondément reconnaissant, d’autant plus que cet arrangement, en lui redonnant un certain équilibre, lui permettait de monter à cheval.

Quand les deux garçons furent assez près de la maison, Gilles se pencha à la fenêtre.

— Pierre ! appela-t-il.

Le jeune homme leva la tête et sa figure s’illumina.

— Ah ! Monsieur Gilles ! Quelle joie de vous revoir ! Justement, je venais vous demander un instant d’entretien.

— Alors, attends-moi. Je descends. Par ce temps, on est mieux au jardin que dans la maison.

Heureux tout à coup sans trop savoir pourquoi – à moins que ce ne fût parce que Pierre était le frère bien-aimé de Madalen – à la manière d’un gamin qui va retrouver un camarade, Tournemine dégringola l’escalier quatre à quatre et s’élança dans la lumière chaude du jardin.

Il arriva juste à temps pour voir s’éloigner en direction des communs le jeune homme qui l’instant précédent causait si joyeusement avec Pierre.

— Est-ce que je l’ai fait fuir ? demanda-t-il. Qui est-ce ?

— C’est Ned Billing, le neveu de Mrs. Hunter. Il est clerc chez un notaire de Murray Street et c’est un gentil garçon. Mais c’est vrai, aussi, qu’il a préféré s’éloigner.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’il m’a chargé d’une ambassade, à la fois auprès de vous qui êtes notre maître à tous et auprès de ma mère. Il est très amoureux de Madalen et voudrait l’épouser, avec votre permission, bien sûr.

Quelque chose se noua dans la gorge de Gilles et, pour la première fois de sa vie, il éprouva un sentiment qui ressemblait à de la panique. Il avait été si heureux que la jeune fille et les siens tinssent essentiellement à le suivre au bout du monde qu’il en avait remercié Dieu, comme d’une faveur insigne, sans que l’idée l’effleurât un seul instant que la beauté de Madalen pût faire d’autres victimes que lui. Et c’était pourtant ce qui venait de se passer : ce jeune clerc de notaire avait vu et avait été vaincu.

Il se sentit si malheureux tout à coup qu’il eut juste la force de répondre :

— Je n’ai pas de permission à donner, Pierre. Madalen est ta sœur. C’est toi le chef de famille et si tu souhaites ce mariage…

— Je n’en sais rien. Je crois bien que je ne le souhaiterai que s’il vous agrée à vous-même.

Il y avait tant de confiante amitié dans ces quelques mots que Gilles, en dépit de la douleur sourde qui lui vrillait le cœur, ne put s’empêcher de rire.

— Nous discourons dans le vide, mon ami Pierre. En fait, il n’y a qu’une seule personne, en dehors de ta mère, qui ait voix au chapitre, c’est l’intéressée elle-même. Que dit Madalen ?

— Madalen ne dit rien encore puisqu’elle ne sait rien. Ned est tellement amoureux que c’est tout juste s’il ose la regarder. Alors de là à lui parler, vous pensez ! Je crois qu’elle le trouve gentil, mais l’aime-t-elle ? C’est chose bien difficile à déchiffrer qu’un cœur de jeune fille.

— Alors, c’est par là que tu dois commencer. Interroge ta sœur.

— Vous croyez ?

De toute évidence, la suggestion n’emballait pas Pierre ainsi qu’en témoignait sa mine incertaine. Il faisait une telle tête que Tournemine de nouveau se mit à rire.

— Est-ce donc si difficile ? Préviens ta mère, elle l’interrogera.

— Ma mère est comme moi. Elle n’acceptera ce mariage que si vous, notre maître, l’agréez de bon cœur.

— Autrement dit : s’il vous plaisait à tous trois et qu’il me déplût, vous refuseriez ce Ned Billing ?

— Exactement.

— Mais, mon pauvre ami, comment veux-tu que je te donne un sentiment quelconque ? Je ne le connais pas, moi, ce garçon. Je viens de l’apercevoir pour la première fois. Qu’il soit le neveu de Mrs. Hunter et clerc de notaire, ce sont de bonnes choses mais, je te le répète, c’est à Madalen de décider. Il s’agit de sa vie… de son bonheur.

Ce mot-là eut quelque peine à passer. Qu’un autre pût venir et enlever, si simplement, celle à laquelle il s’interdisait de penser, cette seule idée lui était intolérable mais il ne se sentait pas le droit de répondre autre chose que ce qu’il avait répondu. Son seul espoir résidait dans le cœur même de la jeune fille : si elle n’aimait pas ce garçon, elle refuserait. Mais, à tout prendre, peut-être serait-ce mieux ainsi. Ne vaudrait-il pas mieux trancher dans le vif, laisser Madalen bien mariée à New York plutôt que de l’entraîner à sa suite sous le ciel peut-être un peu trop grisant de La Nouvelle-Orléans où les tentations pouvaient devenir insupportables ? Mais renoncer à la voir, à respirer cette fleur à peine éclose dans sa divine pureté, n’était-ce pas se condamner à d’infinis regrets ?

Le soupir que poussa Pierre le tira de ses pensées douces-amères.

— Vous pensez donc qu’il me faut parler à Madalen ? fit-il avec un manque d’enthousiasme qui frappa Tournemine.

— Naturellement. Est-ce qu’à toi ce mariage déplairait ?

— En tant que mariage, non. Je vous l’ai dit, monsieur Gilles, Ned est un bon garçon, travailleur et convenable. Il a une bonne situation et je crois qu’auprès de lui Madalen pourrait être heureuse mais…

— Mais ?

— Oh ! c’est mon égoïsme qui se plaint. Si Madalen épouse Ned nous allons être séparés, forcément. Vous n’avez pas l’intention, n’est-ce pas, de rester à New York ? Nous allons bien en Virginie ?

— Non. Nous n’allons plus en Virginie et même nous ne resterons pas aux États-Unis où je me suis rendu compte que l’on ne souhaitait guère notre présence. C’est en Louisiane que je pense planter ma tente. Mais, Pierre, si Madalen choisissait d’épouser ce Ned, je suis tout prêt à vous rendre votre liberté à tous les trois. Je n’oublie pas que je vous dois ma fortune et, si vous désirez, ta mère et toi, vous installer ici, je veillerai à ce que vous puissiez y vivre dignement. Quant à Madalen, je la doterai et…

— Pas un mot de plus, je vous en supplie, monsieur Gilles ! fit Pierre dont les yeux bleus s’emplissaient de larmes. Ma mère, ma sœur feront ce qu’elles voudront mais moi jamais je ne vous quitterai. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas très envie de plaider la cause de Ned auprès de ma sœur. Si elle l’accepte, si elle l’aime cela signifiera notre séparation. Alors… si toutefois la chose ne vous ennuyait pas trop, j’aurais voulu vous demander d’interroger Madalen à ma place. Vous serez un ambassadeur plus impartial que moi.

— Crois-tu ? Je n’ai pas la moindre envie de te voir malheureux, dit Gilles, sincère, car il se voyait mal demandant la main de celle qu’il aimait pour un homme qu’il n’avait jamais vu.

Pierre haussa les épaules avec résignation.

— Tôt ou tard nous serons séparés. Il faudra bien que Madalen se marie et, si vous n’étiez pas venu, elle serait à l’heure présente dans un couvent pour filles pauvres. Donc il faudra bien se résigner, mais aujourd’hui j’aimerais mieux que vous lui parliez.

— Et ta mère ? N’est-ce pas là son rôle ?

— Normalement oui, mais croyez-vous que ma mère aura envie de se séparer de l’un de ses enfants ? Si vous consentez à me rendre ce service, votre intervention lui évitera des craintes, des angoisses peut-être… ou, tout au moins, elle les retardera.

— Tu as réponse à tout, dit Tournemine en posant affectueusement sa main sur l’épaule du jeune homme. Je verrai Madalen. Sais-tu où je peux la trouver à cette heure ?

— Dans la lingerie, sans doute. En dehors de l’église où elle va chaque matin entendre la messe et des repas qu’elle prend à la cuisine avec nous, elle y passe le plus clair de la journée. Il y a toujours beaucoup de travail car Fanchon est très exigeante pour le linge de madame.

Gilles fronça les sourcils. Il n’aimait pas beaucoup cela et si Fanchon, s’appuyant peut-être sur leurs relations récentes, y puisait l’autorisation de tout régenter dans la maison, elle n’allait pas tarder à déchanter. Lui-même avait commis une erreur en se laissant aller au plaisir facile qu’elle représentait et il était plus que temps de remettre, une bonne fois pour toutes, la jeune personne à sa place.

— Je vais voir Madalen de ce pas, confia-t-il à Pierre, un peu honteux de cacher sous le prétexte d’un service le désir ardent qu’il avait d’approcher la jeune fille.

Et sans écouter la réponse du jeune homme, il tourna les talons et fila vers la maison.

La lingerie, ainsi que le lui apprit une petite servante noire qui transportait un pot de chocolat fumant, se trouvait au second étage, sous l’une des pentes du toit. Elle y recevait le jour par une lucarne sous laquelle Madalen était assise, un petit tambour à broder entre les doigts.

Le tableau qu’elle offrait était si joli, lorsque Gilles ouvrit la porte de la petite pièce, qu’il s’accorda le plaisir de la contempler un instant, depuis le seuil. Vêtue d’une ample robe de toile azurée dont le décolleté assez bas s’habillait d’une pudique guimpe de mousseline assortie à ses manchettes, un petit bonnet de même tissu perché sur la masse soyeuse de ses cheveux couleur d’or pâle, la jeune fille travaillait avec application, penchant sur son ouvrage un délicieux profil encore enfantin et les longues paupières douces dont Gilles savait bien quels magnifiques yeux bleu sombre, presque violets, elles abritaient. Elle mettait tant d’ardeur à sa broderie qu’un petit bout de langue rose apparaissait. Un frais parfum de linge blanchi sur le pré et de sachets d’herbes qui, dans les armoires ouvertes, reposaient entre les piles de draps emplissait la pièce et semblait émaner de Madalen elle-même.

La porte s’était ouverte sans bruit et n’avait pas dérangé la jeune fille, mais quand Gilles se décida à pénétrer dans la lingerie elle tressaillit, comme un dormeur que l’on éveille, tourna la tête vers lui et, reconnaissant le visiteur, rougit brusquement. Elle voulut se lever mais la surprise l’avait rendue maladroite et le tambour à broder échappa de ses mains.

— Bonjour, Madalen, dit Gilles en se penchant pour ramasser le fragile ustensile qu’il rendit à sa propriétaire. Je crains bien de vous avoir effrayée. Pardonnez-moi, j’aurais dû frapper.

— Oh ! je n’ai pas eu peur du tout, sourit-elle en chassant les petits brins de soie qui s’attachaient à son tablier blanc. Simplement, je crois que je rêvais. J’ai été surprise. Auriez-vous besoin de moi, monsieur le chevalier ? Me voici à vos ordres.

« Je voudrais tant être aux siens ! » songea Gilles ému par la douceur de cette voix fraîche et qui, oubliant momentanément la raison de sa présence, s’emplissait les yeux de l’adorable image qu’elle offrait. « Que ne donnerais-je pas pour la tenir un instant dans mes bras, baiser cette jolie bouche, ces beaux yeux de biche inquiète ? Je voudrais pouvoir l’adorer à genoux et il faut que je lui demande si elle veut entrer dans le lit d’un clerc de notaire. Quelle absurdité ! »

S’apercevant qu’elle attendait une réponse et le regardait avec surprise, il lui sourit.

— Je n’aurai jamais d’ordres à vous donner, Madalen, et, si je suis venu jusqu’à vous, c’est pour vous poser une question. Mais d’abord asseyez-vous. Je voudrais que nous parlions un peu vous et moi…

— Parler avec moi qui ne suis qu’une paysanne ignorante ? Mais de quoi, grand Dieu ?

— De quelque chose de très important. De vous, par exemple.

— De moi ? Mais…

Il sentit qu’elle allait s’affoler, lui prit la main et l’obligea doucement à se rasseoir. Puis, lâchant cette main qu’il aurait bien voulu garder entre les siennes, il alla se percher une jambe passée sur le coin de la table à repasser.

— N’ayez pas peur. Je ne vous veux aucun mal, bien au contraire, et, avant d’en venir à ce qui m’amène, je tiens à ce que vous sachiez que je ne souhaite rien d’autre que votre bonheur.

Loin de la rassurer, ce préambule parut, au contraire, l’inquiéter davantage.

— Mon bonheur ? Mais je suis heureuse ici…

— Vous voulez dire que vous aimez l’Amérique ?

— Je crois que oui. C’est un beau pays et les gens me paraissent aimables. Et puis tous ces Noirs sont si serviables, si doux…

— C’est vrai. Pourtant, ils ne sont rien que des esclaves. Ainsi vous aimez l’Amérique… et les Américains ?

— Mais… oui. Pourquoi me demander tout cela, monsieur le chevalier ?

— Cessez de m’appeler ainsi. Les titres de noblesse ne signifient rien en Amérique. Dites comme votre frère : Monsieur Gilles, coupa le jeune homme nerveusement.

— Oh ! je n’oserais jamais ! s’exclama la jeune fille.

Mais elle était devenue toute rose et ses yeux brillaient comme des étoiles. Sa beauté serra le cœur de Gilles qui décida de brusquer les choses. S’il continuait à se perdre dans les circonlocutions, il ne pourrait bientôt plus résister à cette folle envie qui lui prenait de l’embrasser et la vie deviendrait impossible.

— Madalen, dit-il brusquement, que pensez-vous de Ned Billing ?

Les étoiles bleues s’éteignirent. Madalen baissa la tête, reprit machinalement son ouvrage comme si elle souhaitait que l’entretien en restât là mais elle ne pouvait se dispenser de répondre.

— Pourquoi me le demander ? fit-elle, les yeux sur son ouvrage.

— Parce qu’il désire vous épouser. Que faut-il lui répondre ?

Les yeux couleur de nuit d’été se relevèrent soudain, pleins d’une stupeur mêlée d’horreur.

— Et c’est vous qui vous êtes chargé de me poser la question ?

Gilles n’osa pas analyser ce qu’il pouvait y avoir de colère et d’indignation dans la voix de la jeune fille, de peur sans doute d’y trouver, pour lui-même, un espoir trop caressant.

— Pourquoi non ? dit-il doucement. D’après votre frère, vous ne sauriez vous passer de ma permission. J’ai voulu simplifier les choses afin que vous sachiez à quoi vous en tenir et ne consulter, en cette affaire, que vous-même.

— Ce qui veut dire que tout le monde serait d’accord si j’acceptais : vous-même, Pierre et ma mère ?

— Exactement… mais à la seule condition que vous désiriez vous-même ce mariage. Ce que j’ai voulu vous faire entendre, Madalen, c’est que vous êtes libre, entièrement libre de disposer de votre vie comme vous le désirez. Rien ne vous oblige à suivre le destin des miens. À présent, répondez-moi. Voulez-vous épouser Ned Billing ?

Il espérait de tout son cœur, de toutes ses forces, que la tête blonde allait s’agiter négativement, que la belle enfant allait redire, comme elle l’avait fait tout à l’heure, qu’elle était parfaitement heureuse comme elle était et n’avait aucune envie de changer son sort pour celui de Mrs. Ned Billing. Mais, détournant les yeux, Madalen recommença à dessiner, de son aiguille, une branche de pommier en soie blanche.

— Je vous remercie de vous être ainsi chargé de mon bonheur, monsieur le chevalier, mais vous comprendrez aisément que je ne puisse répondre aussi rapidement. Je réfléchirai…

— Longtemps ? ne put-il s’empêcher de lui demander car il envisageait déjà avec horreur une suite de jours incertains.

— Je ne sais pas. Ce mariage représente un grand changement d’habitudes mais je crois que Mrs. Hunter m’aime bien. Elle m’aiderait sûrement. Et puis, il faut que je revoie Ned. Jusqu’à présent je ne l’avais jamais regardé comme un époux possible…

Elle parlait, elle parlait à présent et Gilles ne savait comment arrêter ce flot de paroles en forme de projets qui lui griffait le cœur. Il prit le parti de fuir. Se dirigeant vers la porte, il dit seulement :

— C’est à vous de peser le pour et le contre, Madalen. Mais… ne faites pas trop attendre votre réponse à ce pauvre garçon. Ce serait cruel. Songez qu’il vous aime… ajouta-t-il pensant surtout à lui-même.

En dépit de sa résolution, il n’arrivait pas à franchir cette sacrée porte, à s’éloigner d’une présence qui lui était si douce et, au lieu de sortir, il fit quelques pas dans la pièce regardant le contenu des grandes armoires de bois fruitier, les paniers où attendait le linge fraîchement lavé, le fourneau sur lequel reposaient les fers à repasser… C’était le moment ou jamais d’essayer de résoudre le problème qui lui tenait le plus à cœur avec son impossible amour. Tirant de sa poche le petit fragment de dentelle trouvé dans le parc, il revint vers Madalen qui le suivait des yeux.

— Tout le linge de la maison vous passe entre les mains, n’est-ce pas ? demanda-t-il retrouvant le ton impersonnel qui recreusait entre eux la distance.

— Tout le linge personnel, en effet, monsieur Gilles, répondit-elle en rougissant car la réponse impliquait son linge à lui aussi bien que celui de sa femme.

— En ce cas, sauriez-vous dire d’où vient ce morceau de dentelle ? reprit-il en lui mettant dans la main le fragile vestige qu’elle ne regarda qu’à peine d’ailleurs.

— Oh ! oui, je peux le dire ! s’écria-t-elle. Il provient de l’un des jupons de madame. J’en étais assez en peine lorsque après le lavage je me suis aperçue qu’il manquait car, bien qu’il ne soit pas grand, il l’est tout de même trop pour permettre une réparation convenable. À présent, je vais pouvoir réparer. Voyez plutôt.

Elle alla prendre, dans l’une des armoires, un volumineux jupon de batiste fine ornée de trois volants de dentelle et montra à Gilles l’accroc qui déparait le volant inférieur.

— Regardez ! ajouta-t-elle en rapprochant le morceau de dentelle de la déchirure, c’est bien cela, n’est-ce pas ?

— En effet, c’est bien cela.

— Puis-je demander où vous l’avez trouvé ? Madame est très difficile pour son linge et je crains qu’elle ou Fanchon ne remarquent la réparation.

— Je l’ai trouvé dans le parc. Madame avait dû s’accrocher à un buisson, répondit-il distraitement, tout son esprit occupé par l’horreur de ce que signifiait cet innocent fragment de fanfreluche mais la réflexion qui vint à Madalen le ramena sur terre.

— Dans le parc ? Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu madame s’y promener, à pied tout au moins, car elle monte volontiers à cheval ou bien sort en voiture.

— Eh bien, il faut croire qu’elle s’y est promenée au moins une fois. Ce bout de dentelle ne s’y est pas retrouvé par l’opération du Saint-Esprit.

— Mais où l’a-t-on trouvé exactement ?

— Cela a-t-il vraiment beaucoup d’importance ? Oubliez-le, Madalen… et songez seulement à donner prompte réponse à ceux qui attendent de vous une décision.

Il sortit sans regarder en arrière, descendit aux écuries et y chercha Pongo dont il savait bien qu’il ne s’en éloignait jamais beaucoup.

— Selle-moi Merlin et prends un cheval pour toi, ordonna-t-il. J’en ai assez de piétiner dans cette maison. Allons galoper un peu dans la campagne. Ah ! Et puis, en rentrant, tu transporteras tes affaires dans la maison. Il y a près de ma chambre un petit cabinet où tu seras très bien…

— Mais madame a dit…

Il s’approcha de l’Indien au point de se trouver nez à nez avec lui.

— Écoute-moi bien, Pongo ! Je ne veux plus entendre parler de ce qui plaît ou déplaît à ma femme. Je suis le maître ici et elle est la première à me devoir obéissance. Il n’y a aucune raison pour que je change quoi que ce soit à mes habitudes pour lui plaire.

Pongo eut un sourire sceptique qui découvrit ses grandes dents de lapin.

— Langage bizarre pour jeune mari amoureux… dit-il.

— Amoureux ? J’ai aimé Judith, en effet, mais, à présent, je crois bien qu’il ne reste rien de cet amour. À moins, comme dit le poète, que l’amour et la haine ne soient même chose ! Va chercher Merlin.

Pongo obéit avec enthousiasme. Quelques minutes plus tard, tous deux galopaient à travers le parc, se dirigeant vers le bac qui leur ferait franchir la rivière de Harlem.

Dans la lingerie, sous le toit de la maison, Madalen pleurait toutes les larmes de son corps…


Ce soir-là, après une longue chevauchée à travers le Bronx et les rives de l’East River, Gilles ne rentra chez lui que le temps d’échanger ses vêtements couverts de poussière contre une tenue plus élégante puis, remontant à cheval, il descendit en ville avec la ferme intention de noyer dans le rhum les problèmes que lui posait sa tribu de femmes. De même que tout à l’heure, il avait éprouvé le besoin irrésistible de se retrouver botte à botte avec son fidèle Pongo à travers la campagne américaine, il avait envie, ce soir, d’une compagnie exclusivement masculine. Au diable, pour quelques heures, les femmes, leurs détours, leurs mièvreries, leur rouerie et leurs humeurs étranges…

Les hommes, il savait, par Tim, où les trouver. Il avait le choix entre le Coffee House d’Oswego Market et la Fraunces Tavern qui se trouvait à l’angle du quai et de Broad Street et qui était devenue en peu de temps le point de ralliement préféré des notabilités new-yorkaises. Il y avait bien aussi le Kennedy’s mais comme on y dansait, les femmes s’y montraient aussi nombreuses que les hommes.

Tournemine opta pour la Taverne pour plusieurs raisons. D’abord parce que Tim Thocker, selon ce qu’il lui avait confié, ne manquait jamais d’y aller manger un ou deux homards grillés entre deux voyages en pays indien et d’y vider quelques pots de Vieux Martinique, le meilleur selon lui que l’on pût trouver à New York. Ensuite parce que, servant plus ou moins de bourse maritime, la Taverne était l’endroit où arrivaient le plus directement les nouvelles, enfin parce que, s’il était décidé à prendre une de ces cuites qui font date dans la mémoire d’un homme de bien, Gilles entendait s’abreuver avec élégance, au milieu de gens de bonne compagnie et non s’encanailler dans un bouge du port ou dans un cabaret de trappeurs parfumé à l’odeur des tanneries voisines.

Tout récemment Fraunces Tavern était entrée dans l’Histoire quand, en 1783, après le départ du corps expéditionnaire de Rochambeau et de la flotte de l’amiral de Grasse, George Washington et De Witt Clinton y avaient organisé le banquet de la victoire et célébré, du même coup, les adieux du général virginien à son armée. On parlerait encore longtemps, à la veillée, du fabuleux menu, et plus encore du nombre impressionnant de bouteilles qu’avait servies Samuel Fraunces, alias « Black Sam », un Noir antillais d’allégeance française, ainsi que l’indiquait son nom, impressionnant personnage pour lequel Washington professait une sorte de respect1.

Il y avait un quart de siècle environ, en 1762, que Sam le Français avait racheté la jolie maison de brique de style géorgien qu’avait bâtie quelque quarante années plus tôt le huguenot français Hugues de Lancey pour y installer ses fourneaux et l’espèce de génie qu’il savait déployer dès qu’il s’agissait de réunir des hommes autour d’une table.

Lorsque Gilles y entra, il y avait beaucoup de monde et l’on y menait grand tapage. Dans la grande salle du rez-de-chaussée, des hommes, bien vêtus pour la plupart, buvaient des punchs au beurre, assis par groupes à de larges tables, en décortiquant des coquillages que trois jeunes Noirs ne cessaient d’ouvrir et en absorbant de larges tranches de jambon de Virginie. Par les portes largement ouvertes de la cuisine arrivaient les effluves que dispensaient la vaste cheminée et ses rôtissoires où grillaient pièces de bœuf, poulets, dindons ou encore les fameux homards aux épices qui avaient fait la réputation de Black Sam.

Celui-ci, magnifiquement vêtu de soie vert pomme, présidait aux évolutions d’une armée de servantes, de valets et de marmitons et veillait, d’un œil averti, au bon déroulement du service comme à l’entière satisfaction de ses clients dont il accueillait lui-même les plus huppés pour les guider soit à travers la salle dont les vieilles boiseries de pin avaient pris la couleur chaude et brillante du sirop d’érable, soit vers l’un ou l’autre des salons particuliers de l’établissement.

L’entrée de Gilles et de ses six pieds de nonchalante élégance ne lui échappa pas et, bien qu’il n’eût jamais vu le jeune homme, il vint au-devant de lui avec toutes les marques d’une politesse qu’il avait su rendre célèbre.

— Ce m’est un honneur, monsieur le chevalier, d’accueillir dans ma modeste maison un hôte d’une telle qualité, dit-il en s’inclinant juste ce qu’il fallait, mais j’ose me permettre d’affirmer que, cet honneur, je l’espérais…

Tournemine leva les sourcils.

— Vous me connaissez ?

— New York n’est pas encore une si grande ville et les visiteurs de marque y sont très vite repérés, décrits et appréciés, diversement d’ailleurs. J’ai eu l’avantage de remarquer M. le chevalier quand, hier, il a quitté son navire et je me suis permis d’interroger Mr. Timothée Thocker qui est un ancien client. Voilà pourquoi j’ai la joie de souhaiter, sans erreur, une respectueuse bienvenue à monsieur.

La voix de Black Sam était un velours sombre où chatoyaient les douces inflexions antillaises. Gilles sourit, s’inclina légèrement.

— Alors, à votre tour, soyez remercié de cet accueil. J’espérais justement trouver chez vous Mr. Thocker ? N’y est-il pas ?

Comme pour s’assurer qu’il ne se trompait pas Samuel fit du regard le tour de la salle.

— Je ne l’ai pas encore vu ce soir. M. le chevalier souhaite-t-il souper ?

— Je préférerais attendre un peu au cas où mon ami se montrerait. Je n’aime guère souper seul. Mais on m’a dit que vous aviez un salon de jeu ?

— En effet. Mr. John Waddell y tient, pour le moment, la banque du pharaon. Si vous désirez jouer un moment, je préviendrai Mr. Thocker. C’est par ici…

Le salon de jeu se trouvait au premier étage. C’était une pièce de belles dimensions habillée de boiseries claires dans le goût français. Il y avait presque autant de monde que dans la taverne proprement dite. Quelques hommes, debout, observaient les tables des joueurs de whist qui officiaient dans le plus grand silence ainsi que l’exigeait la règle du jeu, mais la plus grande partie se pressait autour de la grande table du pharaon. Elle offrait un spectacle beaucoup plus fascinant grâce aux pièces d’or, d’argent et aux billets qui s’y amoncelaient, en piles régulières ou en petits tas désordonnés, devant la plupart des joueurs.

Le banquier était un homme lourdement charpenté, aux sourcils épais et aux yeux noirs. Un tic léger déformait par instants un visage qui, sans ce défaut, eût été assez beau. Ses mains qui sortaient de manchettes de mousseline plissée d’un blanc immaculé étaient osseuses mais soignées. Elles maniaient les cartes avec une dextérité qui annonçait une longue habitude tandis que le regard acéré de John Waddell passait sur chacun des joueurs assis de chaque côté de lui.

Appelant d’un geste l’un des garçons préposés au service, Gilles lui commanda un premier punch puis, son verre entre les doigts, s’approcha de la table. Aucune place ne s’y trouvait libre et il dut se contenter de regarder. D’ailleurs, aux yeux anxieux des joueurs et au silence qui régnait, il comprit que la partie engagée était importante. On n’entendait que le léger bruit métallique des pièces, la respiration un peu haletante des joueurs et le froissement mat des cartes.

Un homme, surtout, attira l’attention de Gilles à cause de l’ardeur extrême que reflétait son visage. Si jamais la passion du jeu avait été inscrite sur une figure humaine, c’était bien sur celle-là.

Vêtu avec une irréprochable élégance d’une redingote de drap fin de coupe anglaise, le jeune homme – car il n’avait guère plus de vingt ans – était d’une beauté presque féminine. Cela tenait essentiellement à la délicatesse de sa peau couleur d’ivoire, à la finesse de ses cheveux bruns, soyeux et bouclés, et à la longueur invraisemblable des cils qui ombrageaient ses yeux noisette car ses mâchoires bien dessinées avaient de la fermeté et ses lèvres minces un pli déterminé qui frisait l’obstination. Mince et nerveux, le beau jeune homme tranchait par sa grâce nonchalante sur son entourage d’Américains de sang anglais ou hollandais aussi vigoureusement charpentés que hauts en couleur.

La chance, apparemment, ne lui souriait pas. Les pièces d’or glissaient les unes après les autres de ses doigts d’une finesse tout aristocratique, diminuant d’autant les piles, à vrai dire peu épaisses, qui demeuraient devant lui sur la table.

Avec une parfaite impassibilité apparente, il regardait fondre sa fortune tandis que gonflait celle du banquier. Seul le très léger tremblement de ses mains trahissait sa nervosité intérieure.

Soudain, il poussa d’un seul coup sur le tapis ce qui lui restait, regarda les cartes que l’on venait de lui servir puis les deux dix que venait de retourner le banquier. Alors, vidant le verre posé auprès de lui, il se leva avec un haussement d’épaules agacé.

— Décidément je ne suis pas en veine, dit-il en français.

En même temps, son regard accrochait celui de Gilles qui n’avait pas cessé de l’observer.

— Voulez-vous ma place, monsieur ? dit-il en souriant. Elle ne vaut rien mais peut-être en tirerez-vous quelque chose.

— Essayons toujours, répondit Tournemine en lui rendant son sourire.

— Oh ! Vous êtes français ? Êtes-vous aussi de ceux qui ont combattu pour ce sacré pays et qui ont choisi d’y rester ensuite ?

— J’ai combattu ici, en effet, mais je n’y suis pas resté. En fait, je n’y suis revenu que depuis peu. Vous permettez ? Nous allons voir si cette place est aussi mauvaise que vous l’affirmez.

S’installant sur la chaise laissée libre par le jeune homme, il tira vingt dollars de sa poche et les jeta sur le tapis. L’instant suivant, il en avait gagné cent dont la vue arrondit brusquement les grands yeux noisette du jeune homme.

— Vous voyez ? dit-il seulement en rejouant la totalité de la somme qui quintupla rapidement.

— Sur ma parole ! s’écria le jeune homme. Vous êtes un heureux gaillard, monsieur. Quel est votre secret… ?

— Aucun, si ce n’est que je joue seulement pour m’amuser.. Mais peut-être vous-même ne croyez-vous pas assez à votre chance ?

— Elle me traite si mal, fit le jeune homme avec une grimace comique.

Gilles joua encore trois coups et gagna ses trois coups. Une véritable petite fortune en or et en billets s’amoncelait à présent devant lui et lui valait les regards envieux des autres pontes. Il allait peut-être jouer encore quand il aperçut la tête rousse de Tim qui surgissait par-dessus celles des spectateurs, de l’autre côté de la table, et ses grands bras qui lui faisaient signe.

— Je crois que je vais m’en tenir là, dit-il en faisant glisser dans ses poches la petite colline sonore. Vous rendrai-je votre place, monsieur ? Ou bien pensez-vous qu’elle n’est pas encore suffisamment exorcisée ?

— Je la reprendrai avec enthousiasme… malheureusement je n’ai plus un liard. À moins que…

Il s’arrêta. Une subite rougeur envahit son beau visage tandis que la flamme passionnée de tout à l’heure s’allumait de nouveau dans son regard.

— À moins que je ne vous prête quelque argent ? C’est cela, n’est-ce pas ? acheva Gilles qui le voyait venir.

— Pas exactement. Monsieur, je me nomme Jacques de Ferronnet. À l’exception d’un oncle vieux garçon et de quelques cousines à des degrés divers disséminées un peu partout, je n’ai plus de famille mais je possède, à Saint-Domingue, une plantation d’indigo et de coton. Je vous vends cette plantation cinq mille dollars ! Acceptez-vous ?

— Disons que vous me la gagez cinq mille dollars ! Tenez, monsieur, voici la somme…

Et Gilles revida ses poches sur la table tandis que, fiévreusement, le jeune Ferronnet griffonnait une reconnaissance de dette garantie par ses terres de Saint-Domingue. Puis, tandis que le joueur, les joues en feu, retournait à sa passion, il fourra le papier dans sa poche et alla rejoindre Tim. Tous deux regagnèrent la taverne et prirent place à la table que leur indiqua Black Sam. Ils commandèrent des huîtres, des homards, du porc rôti au miel et de la bière. L’intermède du jeu avait distrait Gilles de ses idées mélancoliques et avait éteint quelque peu sa décision de s’imbiber de rhum jusqu’à totale inconscience. Il découvrait que sa longue chevauchée lui avait ouvert largement l’appétit et, tout en écoutant Tim égrener pour lui les dernières nouvelles du port de New York et des comptoirs d’Albany, il attaqua vigoureusement ses huîtres au piment, déplorant seulement que les goûts américains portassent davantage sur la bière que sur les merveilleux vins français. On avait, depuis la guerre, quelque peine à s’en procurer.

Tim pour sa part bavardait joyeusement. Ses affaires prospéraient et il ne doutait pas d’être bientôt à même de faire construire, sur les collines de Brooklyn ou sur celles de Harlem, la belle maison qui déciderait peut-être miss Martha Carpenter, son éternelle fiancée, à délaisser enfin sa boutique de shipchandler des quais de New-Port2. Et, bien entendu, il ne cessait d’adjurer son ami de se décider à prendre sa part de la future opulence new-yorkaise.

— Qu’as-tu besoin de t’occuper de politique ? Laisse le Congrès à ses démêlés ! Si Washington devient un jour président, tu sais très bien que ta situation sera tout de même privilégiée. Tu es riche, tu le seras plus encore.

— Je n’en doute pas, mais, vois-tu, Tim, je suis breton et mes compatriotes sont célèbres pour leur entêtement. On m’avait donné une terre sur la rivière Roanoke, on me l’a reprise ; c’est une chose que je ne peux admettre et je ne veux pas vivre dans un pays qui renie sa parole avec une telle facilité. Cela dit, je ne vois aucun inconvénient, bien au contraire, à placer de l’argent dans tes affaires. Le trafic des fourrures m’intéresse et je te suivrai aveuglément en toutes choses, même si tu décides d’investir mes bénéfices dans des placements immobiliers ici. Mes enfants, si j’en ai un jour, m’en seront reconnaissants mais ne me parle plus de m’installer aux États-Unis. Je vais en Louisiane où je te tiendrai lieu de correspondant pour tes propres affaires. La Nouvelle-Orléans, elle aussi, est une ville intéressante…

Mais il était écrit quelque part que les Tournemine n’iraient pas à La Nouvelle-Orléans…

Les deux amis avaient tout juste achevé de transformer leurs huîtres en une montagne de coquilles vides quand le jeune Ferronnet apparut dans la salle, cherchant visiblement quelqu’un. Les ayant repérés, il alla vers eux d’une démarche tellement légère qu’elle en était aérienne. Ses yeux clairs étincelaient d’une joie qui renseigna Gilles beaucoup plus que des paroles.

— On dirait que vous avez gagné ? lui dit-il avec bonne humeur. Voulez-vous prendre place à notre table et souper avec nous ?

— Avec joie mais à la seule condition que vous serez l’un et l’autre mes invités. J’ai, en effet, gagné, monsieur, et plus que je n’osais espérer. Grâce à vous, je vais pouvoir figurer dignement dans la société parisienne et, peut-être, à Versailles.

— J’en suis heureux. Prenez place, s’il vous plaît. Je vous présente mon ami Tim Thocker… homme d’affaires new-yorkais. Tim, voici M. de Ferronnet, planteur à Saint-Domingue. Oh ! à propos…

Fouillant dans sa poche, il en tira le papier que le jeune homme avait griffonné si fiévreusement sur la table de jeu.

— Voilà votre bien. Vous voyez que vous auriez fait une grande folie en vendant votre terre à ce prix ridicule. C’était déjà un gage plus que suffisant.

Mais, au lieu de déchirer le papier, Jacques de Ferronnet le posa simplement sur la table. Son visage joyeux était devenu extrêmement sérieux.

— Vous êtes très généreux, monsieur, mais je vous avais dit que je vendais ma plantation d’indigo. C’est vous qui aviez prononcé le mot de gage. Je ne l’entendais pas ainsi et la vente subsiste.

— C’est ridicule, voyons ! Vous n’allez pas abandonner pour cinq mille dollars une terre de…

— De 480 carreaux3 en indigo, en coton et en cultures vivrières avec l’habitation, les installations d’exploitation et le cheptel, tant animal qu’humain, qui se monte à une vingtaine de mules et à deux cents esclaves de bonne race. Relisez ce papier, que d’ailleurs nous régulariserons demain auprès du notaire de mon ami Samuel Wainwright chez qui je demeure, et vous verrez que le terme vente y figure en toutes lettres.

— Cela n’a pas de sens. Déchirez ce papier, monsieur, rendez-moi mes cinq mille dollars et buvons ensemble à notre agréable rencontre.

— Monsieur, dit posément le jeune homme, j’ai quitté Saint-Domingue sans esprit de retour. Mes terres sont aux mains d’un gérant, Simon Legros, qui est un homme fort entendu et qui leur fait rendre le maximum. Vous avez donc tout intérêt à accepter le marché tel qu’il a été posé. Point n’est besoin pour vous d’aller vivre là-bas car nombreux sont les propriétaires de plantations qui vivent en France, se contentant de faire percevoir leurs revenus par leurs hommes d’affaires…

— Là n’est pas la question. Je suis venu en Amérique avec l’intention d’exploiter une terre et si j’acceptais la vôtre je m’en occuperais personnellement mais je crains que vous ne poussiez un peu loin le respect de l’engagement que vous aviez pris et qui, je le répète, n’était pris qu’envers vous-même.

— Nullement ! Et à moins que vous n’ayez fort besoin de votre argent, je désire que les choses restent en l’état. Vous verrez, ajouta-t-il d’un ton tout différent où entrait une imperceptible nostalgie, je crois que vous aimerez « Haute-Savane ». C’est un endroit magnifique.

— « Haute-Savane » ? répéta Gilles, séduit tout à coup par ce nom qui parlait à son imagination.

— C’est le nom de la plantation. L’herbe bleue y pousse à profusion. La maison est l’une des plus jolies de l’île et la mer la plus bleue du monde, forme, avec l’île de la Tortue, son horizon… Mais elle s’adosse à des montagnes couvertes d’une végétation luxuriante. Oui, c’est un très bel endroit… où il doit être possible d’être heureux.

— Pourquoi, alors, vous en séparer ? N’y étiez-vous pas heureux ?

Le gentilhomme de Saint-Domingue eut un petit sourire triste qui n’étira sa bouche que d’un seul côté.

— J’ignore, monsieur, s’il est au monde un endroit où je sois capable d’être heureux. Je suis, voyez-vous, un garçon bizarre qui souhaite toujours ce qu’il n’a pas. Voilà des années que je désire voir l’Amérique mais, tant que mes parents ont vécu, il ne pouvait en être question. Mon père considérait que j’étais attaché, ma vie durant, à nos terres et il ne m’a même pas accordé le voyage en Europe que font, pour polir leurs manières, la plupart des fils de planteur. Je suis venu ici et, déjà, je ne m’y plais plus. Les gens y sont rudes et je désire plus que toute chose aller vivre en France, voir la Cour…

— Et si vous découvrez que vous ne vous y plaisez pas ? Vous serez heureux alors de revenir à Saint-Domingue…

— Non ! Non, jamais !

Il avait presque crié ces derniers mots et, dans son regard changeant, Tournemine discerna une angoisse qui ressemblait à de la peur et n’insista pas. Au surplus, l’idée de se rendre à Saint-Domingue, la plus riche des îles Caraïbes, si riche qu’on la comparait aux Indes, commençait à lui sourire mais cette affaire, si vite traitée, lui paraissait un peu trop bonne et, d’instinct, il se méfiait des trop bonnes affaires. Se tournant vers Tim qui n’avait pas soufflé mot depuis qu’il avait salué Ferronnet, il demanda :

— Qu’en penses-tu ?

— Qu’une plantation d’indigo à Saint-Domingue et une plantation qui marche est une riche affaire… et que je ne comprends pas pourquoi monsieur tient si fort à s’en débarrasser.

Il avait parlé anglais mais cette langue ne présentait aucune difficulté pour le jeune homme qui rougit brusquement.

— Je ne cherche pas à m’en débarrasser, monsieur. Quand le chevalier ira là-bas, il verra que « Haute-Savane » vaut au moins dix fois le prix payé et si je parais mettre quelque insistance à la lui céder c’est parce que, sans l’avoir jamais vu jusqu’à ce jour, je le crois capable d’être, pour la plantation, le maître dont elle a besoin, le maître que je ne saurai jamais être. Je n’en ai ni les capacités physiques et morales… ni le goût.

— Je croyais, reprit Gilles, que vous aviez là-bas un gérant efficace.

— En effet. Trop peut-être ! Simon Legros dirige parfaitement « Haute-Savane », sur le plan du rendement tout au moins, mais il n’a que trop tendance à se prendre pour le maître… et je n’ai pas l’encolure qu’il faudrait pour être le sien, lui imposer ma loi.

Il y eut un silence que meubla l’arrivée des homards fumants accompagnés de nouveaux pots de bière. Pendant un moment, les trois hommes mangèrent en silence, Gilles assez distraitement. Son appétit de tout à l’heure était un peu tombé et il réfléchissait à sa manière qui consistait, le plus souvent, à écouter les échos éveillés en lui par les propos de ses interlocuteurs.

Il découvrit ainsi peu à peu qu’il n’avait jamais eu réellement envie d’aller planter du coton en Louisiane, qu’il s’était, au fond, accroché à la première idée qui s’était présentée lorsqu’on lui avait infligé le camouflet de la Roanoke River. Comment le Breton qu’il était n’avait-il pas songé à Saint-Domingue, la perle de l’Atlantique, la reine des Caraïbes, l’île pareille à quelque fabuleuse corne d’abondance déversant continuellement en France, non seulement l’indigo et le coton mais aussi le sucre, le rhum, le café, le tabac ? Saint-Domingue pour laquelle à Nantes, à Saint-Malo et à Lorient on armait tant de navires ? Sur le fond brillant de son imagination, les images succédaient aux images et, avant que ses compagnons n’eussent achevé de récurer les rouges carapaces, Gilles avait finalement découvert en lui un vif désir de devenir le maître de ce domaine que l’on appelait « Haute-Savane ».

Reculant sa chaise, il appela Black Sam d’un léger claquement de doigts auquel l’hôtelier répondit avec empressement.

— En cherchant bien, lui dit-il avec un sourire, ne se trouverait-il pas une seule bouteille de champagne dans la maison de Samuel le Français ?

Le Noir sourit, découvrant une éblouissante denture.

— Si, bien sûr, mais il ne m’en reste actuellement que cinq et…

— Et vous entendez les vendre à prix d’or. Apportez-en une et ne vous préoccupez pas du prix.

Quand le vin doré, que les convives des autres tables considéraient avec respect, moussa dans les flûtes de cristal apportées avec dévotion par une jeune servante, Gilles en offrit une à chacun des deux hommes puis, levant la sienne, dit :

— J’accepte le marché, monsieur de Ferronnet… mais à la condition de vous payer un complément pour la propriété de votre plantation. Il ne me convient pas d’acheter à bas prix ce qui, selon vous, vaut cinquante mille dollars.

Alors qu’il s’apprêtait à tremper ses lèvres dans le vin chatoyant, le gentilhomme dominicain s’arrêta et reposa son verre.

— Ou le marché restera ce qu’il était, monsieur, ou c’est moi qui ne l’accepterai plus car j’aurais peut-être alors conscience de vous voler. Il y a tout de même un risque et je n’ai pas le droit de vous le cacher.

— Vous m’intéressez de plus en plus, s’écria Gilles avec un large sourire.

— Ne riez pas. « Haute-Savane » est un bouquet de roses mais toutes les roses ont des épines et l’épine qu’elle renferme est de taille. Elle s’appelle Simon Legros… et, si vous voulez tout savoir, au risque de passer pour un lâche à vos yeux, c’est pour éviter d’être assassiné que je suis parti avec tant d’empressement. Je ne voulais pas vous dire tout cela, ajouta-t-il tristement, mais vous m’inspirez une sympathie telle qu’il me serait un vif remords s’il vous arrivait malheur. À présent, je vous ai tout dit… et vous pouvez encore changer d’avis.

— Certainement pas ! Vous m’avez inspiré le désir d’être le maître de ce domaine où pousse l’herbe bleue et ce désir est plus vif que jamais. J’ajoute que j’entends y être le « seul » maître, si cela répond aux questions que vous posez. Buvons à présent, monsieur de Ferronnet ! J’aurai plaisir, plus tard, à vous donner des nouvelles du sieur Simon Legros.

Cette fois, le jeune homme vida son verre avec enthousiasme et même le tendit pour une nouvelle rasade.

— Ne le mésestimez pas. Il est intelligent, doué d’une force obscure et redoutable. C’est un fauve doublé d’un serpent car, si les bruits que l’on chuchote sont réels, Olympe, sa maîtresse, serait la plus dangereuse sorcière de l’île et Dieu sait qu’elle n’en manque pas ! Il faudra vous garder de l’un comme de l’autre.

— Merci de l’avis, mais un fauve se dompte et un serpent s’écrase.

— Je l’espère de tout mon cœur. Encore un conseil : si vous êtes accompagné d’une famille, il serait peut-être sage de la laisser quelques jours au Cap Français tandis que vous irez prendre possession du domaine. Les méthodes de gouvernement de Simon peuvent être pénibles à contempler pour des femmes ou pour des enfants.

— S’il est de ces brutes qui martyrisent les esclaves, votre Legros n’aura à attendre de moi ni patience ni pitié : il se soumettra ou je l’abattrai.

— C’est bien ce que je pensais. Vous êtes l’homme qu’il faut là-bas. Moi, je… je n’ai jamais eu un tel courage. Je bois à votre réussite et à la paix de « Haute-Savane »…

Ferronnet vida son verre une seconde fois.


Contrairement à ce qu’il avait décidé en allant passer sa soirée à Fraunces Tavern, Gilles demeura sobre. Il avait l’esprit net et le pied ferme quand il rentra, tard dans la nuit, à Mount Morris.

À l’exception de deux points lumineux, la maison était plongée dans l’obscurité. Une lampe brûlait dans le vestibule où quelque serviteur devait attendre son retour et, au premier, une veilleuse laissait filtrer sa lueur entre les interstices des rideaux tirés devant les fenêtres de Judith.

Tandis qu’il remontait l’allée centrale au trot de son cheval, Gilles gardait les yeux fixés sur cette faible lumière qui, là-haut, éclairait le sommeil de sa femme. Car elle était sa femme pour l’éternité cette créature dont il était à peu près certain, à présent, qu’elle avait tué Rozenn…

Qu’allait-il en faire ? S’il n’avait écouté que son chagrin et son dégoût, il l’eût étranglée, mais il y avait en lui une voix secrète, faible, bien sûr, mais impérieuse, une voix qui disait qu’il n’avait pas le droit de faire justice lui-même et que, peut-être, au fond de ce désir ardent de venger sa vieille nourrice, se trouvait celui de retrouver sa liberté. Et, libre, il savait parfaitement bien qu’il n’eût toléré aucun Ned Billing entre lui et Madalen.

Alors ? Parce qu’un jour, dans l’église Saint-Louis de Versailles, il avait juré à cette femme amour, appui, protection contre tout ce qui pouvait la menacer, il laisserait à Dieu le soin de la justice ? Bien sûr, Judith allait le suivre dans une aventure qui pouvait être dangereuse et il faudrait bien qu’elle en prît sa part, mais le châtiment serait-il suffisant ?… En vérité, mieux valait peut-être laisser Dieu décider… momentanément tout au moins…

Fort de cette résolution, il repoussa loin de lui l’image de sa femme et les ombres trop noires qu’il lui découvrait. Il repoussa de même celle, trop captivante, de la blonde Madalen. Il fallait, dès à présent, commencer à essayer de n’y plus penser et d’ailleurs qui pouvait dire si, devenue Mrs. Ned Billing, elle ne perdrait pas, à ses yeux, un peu de son charme. Elle ne serait plus la petite fille un peu mystérieuse, la fée dont la lumière éclairait si doucement la petite maison de La Hunaudaye. Elle deviendrait une bourgeoise new-yorkaise qu’il serait peut-être facile d’oublier, de repousser dans un coin obscur de son cœur où quelque chose de neuf et d’exaltant était en train de se faire une place : un grand domaine qui portait le beau nom de « Haute-Savane ».

Cette terre au cœur d’une île enchantée, gardée par un dragon féroce nommé Simon Legros, comme une Andromède enchaînée à son rocher, Tournemine découvrait qu’il la désirait comme si elle eût été femme. Oui, il l’aimait déjà, ce domaine où l’herbe bleue poussait entre le bleu de la mer et le bleu du ciel car, à travers elle, se rejoignaient l’antique passion de la terre qui habitait tout Breton de bonne race et le goût de l’aventure qui en habitait les trois quarts. Aussi, après avoir sommairement renseigné Pongo sur la nouvelle direction que venait de prendre leur destin commun, Gilles s’endormit-il d’un sommeil peuplé de rêves d’où, pour une fois, les femmes étaient totalement absentes.

Il les retrouva au matin quand, descendant pour prendre son petit déjeuner avant d’aller rejoindre Ferronnet chez le notaire, il croisa, dans la galerie, Mrs. Hunter qui sortait de la chambre de Judith en compagnie de Madalen. Entre elles deux, les femmes portaient une grande corbeille pleine de linge sale.

Ignorant le retour de la housekeeper de Mount Morris, Tournemine la salua courtoisement, s’enquit de la santé de sa sœur, de celle du nouveau-né puis l’informa de sa décision de quitter New York avant la fin du mois et de ne pas reconduire la location de la propriété au-delà de cette fin. L’aimable femme parut déçue.

— Quoi ? Si tôt ? Nous espérions, mon mari et moi, que M. le chevalier prendrait goût à cette belle maison et s’y installerait définitivement. Madame semble s’y plaire tellement…

— Il n’a jamais été question, Mrs. Hunter, que nous restions à New York et j’avais été, je crois, très net sur ce point : il s’agissait d’une location temporaire. Quant à ma femme, j’espère qu’elle se plaira tout autant là où je l’emmène. Je viens d’acheter une plantation dans l’île de Saint-Domingue. À propos, puisque vous sortez de chez elle, vous me direz peut-être comment elle se porte, ce matin ?

— Oh ! il lui faut encore un peu de repos, bien sûr, mais je crois qu’étant donné ce qu’elle a subi hier, pauvre agneau, elle se porte aussi bien qu’il est possible. La nuit a été bonne.

— Parfait. Voulez-vous la saluer pour moi et lui dire que j’aurai l’honneur de lui rendre visite à mon retour ? Je descends en ville où j’ai rendez-vous.

Et, se refusant la joie de regarder Madalen dont les grands yeux doux, pleins de tristesse, le suivirent longtemps, il descendit l’escalier et alla rejoindre Pongo qui l’attendait dans la salle à manger.

Deux heures plus tard, les contrats qui lui assuraient la propriété absolue de la plantation dénommée « Haute-Savane » étaient signés par-devant maître Edwards, notaire, en son étude de Wall Street et les deux propriétaires, l’ancien et le nouveau, flanqués du capitaine Malavoine et de Tim Thocker qui avaient servi de témoins, fêtaient leur accord autour d’un dernier pot vidé chez Black Sam puis, au seuil de la taverne, se serraient la main et se séparaient sans espoir de se revoir jamais. Le gentilhomme de Saint-Domingue gagna le port où il comptait embarquer sur un navire nantais, le Comte de Noe commandé par le capitaine Raffin, à destination des côtes françaises.

Gilles, laissant Tim et Malavoine, qui s’étaient liés d’une vive amitié, achever la journée ensemble dans une taverne de trafiquants, reprit le chemin de Mount Morris. Il était temps pour lui de mettre au courant celle qui portait son nom. Mais, avant de rentrer, il entendait accomplir certain pèlerinage.

— Tu connais le chemin de la chapelle auprès de laquelle est enterrée ma vieille Rozenn ? demanda-t-il à Pongo qui avait repris tout naturellement ses fonctions d’escorteur habituel.

Oui, Pongo connaissait ce chemin, comme il connaissait d’ailleurs les collines de Harlem aussi parfaitement que s’il y était né et, bientôt, délaissant la grande route, les deux cavaliers s’engagèrent dans un petit chemin sablé qui s’enfonçait à travers un petit bois.

C’était le plus joli bois que Gilles eût jamais vu. Une paix profonde y régnait. Il descendait jusqu’à la rivière et se composait surtout d’aulnes et de bouleaux et aussi de saules aux approches de l’eau qui diffusait sur toutes choses une lumière argentée.

La chapelle s’élevait dans une vaste clairière que le soleil inondait. C’était une petite chapelle blanche, faite de planches de pins et surmontée d’un clocheton dans lequel pendait une cloche. Quelques tombes poussaient aux alentours, si fleuries qu’elles ressemblaient à autant de bouquets arrangés autour d’une croix et une extraordinaire impression de paix se dégageait de ce petit champ de repos perdu au cœur d’un monde en pleine gestation.

Comme ils allaient déboucher dans la clairière, Gilles vit qu’elle n’était pas déserte. Une robe de femme errait entre les tombes, une robe bleu pâle rayée de blanc qu’il croyait bien reconnaître ainsi que le bonnet de mousseline tuyautée qui mettait une auréole transparente autour d’une tête blonde. Sautant à terre, il lança la bride de Merlin à Pongo.

— Attends-moi ici ! lui dit-il en s’élançant vers la chapelle près de laquelle Madalen s’était arrêtée.

Gilles vit qu’elle tenait entre ses mains un petit bouquet de giroflées pourpres qu’elle déposa en s’agenouillant auprès d’une croix dont la blancheur disait la nouveauté. Pour ne pas troubler son recueillement, il s’avança très doucement sur l’herbe bien taillée et bien entretenue de la clairière.

Il resta là longtemps, debout, à quelques pas derrière la jeune fille, priant lui-même mais avec peut-être plus de distraction que s’il eût été seul car son regard revenait bien souvent à la gracieuse silhouette. Il ne voyait pas le visage de Madalen qu’elle avait caché dans ses mains pour mieux prier sans doute, mais, au bout d’un moment, il comprit, au léger mouvement de ses épaules courbées, qu’elle pleurait. Alors, n’y tenant plus, il s’approcha, posa sa main sur l’une de ces douces épaules qui tressaillirent à son contact.

— Pourquoi pleurez-vous, Madalen ? demanda-t-il doucement.

Toujours à genoux, elle releva vers lui un visage brillant de larmes. Dans le soleil, les yeux couleur de pensée sauvage étincelèrent comme des fleurs sous la rosée du matin.

— Je pleure parce qu’il faut que j’épouse Ned Billing et que je ne l’aime pas. Je suis venue demander à Rozenn de m’aider. Elle était bonne et je crois qu’elle m’aimait bien.

En dépit de la gravité du lieu, la joie soudaine qu’il éprouva arracha un sourire au jeune homme.

— Pourquoi, en ce cas, faudrait-il que vous épousiez ce garçon ? Avez-vous si mal compris mes paroles, hier ? Vous deviez consulter uniquement votre cœur et…

— Ce n’était pas cela ! s’écria-t-elle en se relevant brusquement. J’ai très bien compris que vous souhaitiez ce mariage, que vous vouliez vous débarrasser de moi avant de vous éloigner. Sinon pourquoi vous seriez-vous chargé de cette demande ? C’était à ma mère qu’il appartenait de me parler.

— Mais je le sais bien, Madalen. Si j’ai accepté… cette corvée, c’était uniquement pour aider Pierre qui ne s’en sentait pas le cœur. Pourquoi, mon Dieu, voudrais-je me débarrasser de vous ?

— Parce que vous savez bien que je vous aime et que vous ne voulez pas de moi auprès de votre femme !

Elle était hors d’elle et les mots, emportés par le chagrin et la colère, avaient jailli plus vite qu’elle ne l’aurait voulu, trop vite pour qu’elle pût les retenir. Leur écho la dégrisa, Gilles vit son regard s’affoler tandis qu’elle appuyait, avec horreur, ses deux mains sur sa bouche et reculait, s’éloignant de lui. Il la rejoignit en deux pas, saisit, presque de force, ses mains tremblantes entre les siennes et les y garda. Un bonheur, enivrant comme un vin trop fort, l’inondait. Le monde entier disparaissait autour de lui, le monde et tous ceux qui le peuplaient. Il n’y avait plus de réel, de vivant, que cette enfant qui venait de crier son amour, que ces deux grands yeux pleins de désolation, que ces douces lèvres roses qui tremblaient. Il sentait la jeune fille frissonner contre lui comme un jeune saule dans le vent.

— Madalen… murmura-t-il et sa voix était celle de l’extase. Madalen… mon amour… Vous m’aimez ?… C’est vrai ?…

— Rien n’a jamais été plus vrai… Je crois que je vous aimais avant de vous voir, à travers tout ce que grand-père disait de vous. Et puis vous êtes venu…

Elle parlait, elle aussi, d’une voix qui n’était pas la sienne et qui paraissait venir de très loin, infiniment douce et tendre et Gilles pensa que l’ange de l’Annonciation devait avoir eu cette voix pour apprendre à Marie qu’elle enfanterait d’un dieu. Quelque chose d’immatériel et de rayonnant, une sorte de cercle magique les entourait, lui et Madalen, les séparant de la réalité et les enfermant dans le monde merveilleux de l’amour.

— Si tu savais comme je t’aime moi aussi ! murmura Gilles les lèvres sur les doigts de la jeune fille. Depuis que je t’ai vue, là-bas, à La Hunaudaye, tu es devenue ma lumière, mon doux et torturant espoir. Oh ! non, je ne veux pas t’éloigner de moi. Au contraire, je voudrais t’avoir toujours auprès de moi, toute à moi…

Emporté par la passion, il la prit dans ses bras, se pencha sur elle. Son parfum était celui, discret et frais, d’une fleur de printemps, mais il monta à la tête de Gilles comme le plus brûlant aphrodisiaque. Avec une ardeur d’affamé, il s’empara de la bouche rose qui s’entrouvrait, montrant ses petites dents brillantes. Il la sentit fondre sous ses lèvres habiles, s’entrouvrir, s’abandonner tandis que se fermaient les soyeuses paupières ourlées de cils épais et s’enivra d’elle durant une longue minute. C’est alors que sa main, qui avait pris le menton de la jeune fille pour l’élever vers lui, glissa sans qu’il en eût réellement conscience.

Le résultat fut foudroyant. Avec un cri de colère, Madalen s’arracha de ses bras et, trébuchant sur les mottes d’herbe, s’éloigna de lui, cherchant refuge contre le mur de la chapelle.

— Non… Pas ça ! cria-t-elle d’une voix étranglée par les sanglots. Ce n’est pas vrai… Vous ne m’aimez pas ! Vous me désirez et c’est tout ! Ce… ce n’est pas ça l’amour ou, si c’est ça, je n’en veux pas !

Elle pleurait, à présent, montrant son visage ruisselant de larmes sous la masse soyeuse de ses cheveux défaits que son bonnet, en tombant, avait libérés. Ils roulaient sur ses épaules jusqu’à ce sein que Gilles avait osé caresser et sur lequel Madalen crispait sa main tremblante comme si elle eût voulu l’arracher. Interdit et désolé, Gilles regardait cette jeune furie sans plus oser l’approcher.

— Pardonne-moi, Madalen, je t’en supplie ! Pardonne-moi ! Ce n’est pas ma faute ! C’est celle de mon amour trop longtemps contenu. Je t’aime ! Je te jure que je t’aime…

— Ce n’est pas vrai ! Vous n’aimez que votre femme. Fanchon avait raison.

— Fanchon ? Que vient-elle faire ici ?

— Bien plus que vous ne croyez. C’est une brave fille. Elle a voulu me mettre en garde contre vous, contre vos caresses. Elle m’a tout dit.

— Tout quoi ?

— Ça ne vous regarde pas… Je vous déteste !

La colère emporta d’une poussée les remords de Gilles. Bondissant sur la jeune fille qui, adossée au mur, ne pouvait plus reculer, il lui saisit le bras.

— Je veux savoir, Madalen. Tu en as trop dit. Quand on accuse quelqu’un on va jusqu’au bout de ses accusations. Qu’est-ce que t’a dit Fanchon ?

— Tout, vous dis-je, tout… Que vous ne pouviez voir une fille sans avoir envie d’elle, qu’elle avait été votre maîtresse sur le bateau et aussi…

— Et aussi quoi ? gronda-t-il les dents serrées.

— Ce qui s’est passé… l’autre nuit… dans la chambre de votre femme. Comment… comment vous lui aviez fait l’amour.

« La garce ! pensa Gilles fou de rage. Elle va me le payer. En rentrant, je la flanque dehors… »

Il lâcha Madalen et la regarda un instant sangloter sans retenue appuyée à l’église, la tête sur ses bras repliés. S’efforçant de retrouver son calme, il prit une longue respiration. Sa voix était froide et unie quand il reprit :

— Fort bien ! En ce cas, Madalen, je vais essayer de vous expliquer ce que c’est qu’un homme car vous ne semblez pas en avoir la plus petite idée. Ce n’est pas un pur esprit, ainsi que vous semblez l’imaginer. Il y a l’esprit, oui, mais il y a aussi le corps et le cœur. Et si le cœur ne bat jamais que pour un seul être, le corps, lui, peut répondre à bien des sollicitations car il a des besoins, des exigences, même. C’est pourquoi l’Amour payé de retour, l’Amour absolu, total qui fond en un seul être deux esprits, deux cœurs et deux corps, même si vous ne voulez pas voir cette facette ardente qu’il présente, c’est pourquoi l’Amour est la chose la plus merveilleuse qui soit au monde…

Il laissa passer un court silence puis reprit, plus bas :

— … Au cours de la traversée, Fanchon, une nuit, est venue dans ma cabine et j’ai accepté ce qu’elle m’offrait. Quant à Judith, elle est ma femme et je peux exercer sur elle les droits que m’a donnés le mariage. Je l’ai aimée ardemment jusqu’à ce que je vous rencontre mais, à présent, c’est vous que j’aime, vous que je ne peux m’empêcher d’aimer, avec tout mon être, vous entendez ? Tout mon être et je n’ai aucune honte à vous avouer que je vous désire autant que je vous aime.

Elle avait cessé de pleurer. Avec des gestes fébriles, maladroits, elle relevait ses cheveux, les emprisonnait de nouveau sous leur légère prison.

— Je ne vous crois pas. Il faut que je m’éloigne de vous, que je cesse de vous aimer. Dieu me punit parce que vous êtes un homme marié, mais je sais comment nous séparer. Je vais dire à ma mère que je veux bien épouser Ned Billing.

Un nuage rouge passa sur le cerveau de Gilles réveillant toutes les violences que portait en lui le sang des Tournemine. L’obstination butée de cette fille adorable le rendait fou. Perdant toute mesure, il cria :

— Le prendriez-vous pour un pur esprit, par hasard ? Que croyez-vous qu’il vous fera, Ned Billing, au soir de vos noces ? Il vous ôtera vos vêtements, votre belle robe blanche. Il vous mettra nue. Il caressera tout votre corps. Il se couchera sur vous nu lui aussi, il…

Terrorisée, elle plaqua ses mains sur ses oreilles et se mit à courir à travers les tombes, cherchant à échapper à cette voix impitoyable qui la déflorait.

— Taisez-vous ! Taisez-vous ! Je ne veux rien savoir de tout cela ! Vous êtes un monstre…

— Non. Je le répète, je suis un homme, un homme qui t’aime à en mourir. Et retiens bien ceci, Madalen : si tu épouses Ned Billing, je le tuerai.

Il la vit courir à travers la prairie, atteindre la lisière du bois où Pongo attendait avec les chevaux, passer auprès de l’Indien qui la regardait s’enfuir avec stupeur et disparaître enfin sous le couvert des arbres. Demeuré seul, Gilles revint, lentement, vers la tombe de Rozenn, plia le genou et se pencha jusqu’à ce que ses lèvres touchent le tertre fleuri sous lequel reposait celle qu’il aimait plus que sa mère.

— Pardonne-moi, ma Rozenn ! Toi qui savais si bien me comprendre…

Il était sûr du pardon. Rozenn savait que le sang de son nourrisson n’était pas celui d’un oison et elle n’avait jamais été ennemie d’une certaine violence. Gilles était sûr qu’elle avait joui pleinement de la scène dont le petit cimetière venait d’être le théâtre et, en se relevant, il lui sembla l’entendre rire dans la brise qui venait de la rivière.

À grands pas, il rejoignit Pongo qui, détournant vertueusement les yeux en le voyant approcher, se contenta de lui tendre la bride de Merlin sans rien dire. Gilles, du coup, passa sur lui le reste de sa colère.

— Ne fais donc pas cette mine hypocrite ! grogna-t-il. Tu as tout entendu. Nous avons crié assez fort. Que ferais-tu d’une fille qui, après t’avoir avoué son amour, te traiterait de satyre ?

— Moi lui expliquer elle avoir tout à fait raison, fit Pongo impavide. Elle crier beaucoup d’abord mais ensuite roucouler comme tourterelle ! Joli petit bois bien agréable pour apprendre l’amour à fille prude.

Interloqué, Gilles regarda son ami, se demandant s’il plaisantait, mais Pongo digne et droit sur son cheval ne donnait pas le moindre signe d’humour. Alors, brusquement, le jeune homme éclata de rire et son rire retentit joyeusement sous les branches du petit bois qui découpaient de capricieux morceaux d’azur dans le ciel.

— Tu as raison, dit-il, j’essaierai de m’en souvenir la prochaine fois. À présent, rentrons à la maison. J’ai une exécution à faire.

Et, piquant des deux, il partit au galop sur la pente qui menait à Mount Morris.

Ce fut Anna Gauthier qui lui ouvrit la porte de Judith. Fanchon était allée jusque chez les Hunter pour emprunter quelque chose à Mrs. Hunter. Gilles remit donc à un peu plus tard son entretien avec elle et alla voir sa femme.

Assise dans son lit, étayée par de nombreux oreillers garnis de dentelles sur lesquels s’étalait la masse somptueuse de sa chevelure rousse, Judith buvait une tasse de lait. Ses bras minces et son long cou gracieux sortaient d’un incroyable fouillis de soie blanche et de rubans verts. Encore très pâle avec de larges cernes qui agrandissaient ses yeux sombres, elle semblait très fragile et un peu perdue dans l’immensité blanche de son grand lit dont le baldaquin neigeux était soutenu par les minces colonnes d’acajou que Gilles ne revit pas sans un vague sentiment de gêne en dépit des sentiments peu amènes que lui inspirait sa femme.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il après l’avoir protocolairement saluée.

Il s’attendait à une riposte cinglante, à une vigoureuse rebuffade, à de la colère aussi après le traitement qu’il lui avait fait subir mais, à son extrême surprise, Judith eut un léger sourire.

— Mieux, je vous remercie. On m’a soignée avec beaucoup de compétence et de dévouement, dit-elle avec un regard vers la porte qu’Anna refermait doucement au même instant. Bientôt tout ceci ne sera plus… qu’un mauvais souvenir.

Une forte odeur de pharmacie régnait dans la chambre et Gilles se prit à regretter de tout son cœur de ne pas se trouver en mer dans le vent âpre et salé. Il se força au sourire et n’obtint qu’une grimace incertaine.

— Je vous remercie de votre mansuétude, fit-il avec un rien d’ironie.

— Mansuétude ? Mais… pourquoi ?

— J’ai conscience d’avoir à vous offrir quelques excuses pour la façon… légèrement brutale dont je me suis conduit avec vous. Je crains d’être responsable de l’accident qui vient d’arriver.

En dépit de sa pâleur, Judith rougit et, baissant les yeux, se mit à rouler et à dérouler une boucle de ses cheveux autour de son index.

— Vous auriez pu faire mille fois pis sans que je sois en droit d’articuler le moindre reproche, dit-elle d’une voix sourde. Je pense qu’à présent les choses sont plus nettes entre nous et qu’il est bon qu’il en soit ainsi.

Il ne trouva rien à répondre sur le moment, abasourdi par le changement extraordinaire qui, en si peu de temps, s’était produit chez la jeune femme. Où était l’arrogante Judith qui s’était dressée devant lui, étincelante d’orgueil et de beauté, à son retour d’Oswego ? Où était la chatte sauvage en furie, toutes griffes dehors, qu’il avait affrontée et forcée dans cette même chambre comme un soudard dans une ville prise d’assaut ? Le traumatisme subi par la jeune femme l’avait-il transformée à ce point… ou bien tout ceci n’était-il que comédie ? Une ruse de guerre, peut-être, pour endormir sa méfiance et apaiser ses soupçons, si d’aventure il lui en était venu à propos de Rozenn ?

Tandis que son esprit continuait à s’interroger, il s’entendit demander :

— Pensez-vous réellement que tout soit, entre nous, pour le mieux dans le meilleur des mondes ?

Cette fois, elle releva la tête et planta dans les siens ses yeux sombres, calmes comme un lac nocturne.

— Depuis deux jours, j’ai beaucoup réfléchi au sens de tout cela. Peut-être parce qu’un instant j’ai vu la mort s’approcher de moi une fois de plus par le chemin du sang qui fuyait mon corps, j’ai pris cet accident comme un avertissement du Ciel. Que nous le voulions ou non, nous sommes liés l’un à l’autre et rien ne peut nous délier. Il nous faut vivre ensemble ici…

— Pas ici ! Je venais vous apprendre que nous quitterons New York dès que vous serez rétablie pour gagner l’île de Saint-Domingue où je viens d’acquérir une plantation d’indigo. En espérant que cela ne contrariera pas trop vos projets, ajouta-t-il légèrement sarcastique.

Elle eut un petit rire triste.

— Mes projets ? Je ne vois pas bien ce qu’ils pourraient être en dehors des vôtres. Va pour Saint-Domingue ! J’ai souvent entendu dire que c’était un fort beau pays. Je pense que, d’ici une semaine, je serai capable de vous suivre.

— Je vous remercie de votre compréhension, Judith, dit-il courbant légèrement sa haute taille en un salut désinvolte. En échange, je vous promets que ce qui s’est passé l’autre nuit ne se renouvellera plus.

Il y eut un silence que troubla seulement le cri d’une hirondelle quittant l’abri du toit pour filer vers le ciel. Gilles observait sa femme qui avait recommencé à enrouler la mèche rousse autour de son doigt. Comme elle ne disait plus rien, il s’apprêtait à lui souhaiter le bonsoir quand, brusquement, elle releva ses paupières révélant un regard étincelant comme un double diamant noir.

— Une telle promesse n’a aucun sens, murmura-t-elle. Je ne vous en demande pas tant. Bonsoir, mon ami.

Et, refermant les yeux avec un petit soupir, elle tourna la tête vers la fenêtre dans l’attitude de quelqu’un qui s’apprête à dormir. Lentement, Gilles quitta la chambre, passablement désorienté. Après avoir refermé la porte derrière lui, il resta là un moment, cherchant à comprendre ce qui s’était passé dans l’esprit de Judith. Était-elle sincère ou bien jouait-elle un nouveau rôle : celui de l’épouse repentante et résignée ? Mais le dernier regard qu’elle lui avait lancé n’évoquait en rien la douceur et la résignation et, avec une telle femme, tellement imprévisible, tellement sujette aux volte-face de ses caprices, on pouvait s’attendre à tout. Il la savait sûre de sa beauté et de son charme. En outre, l’autre soir, il lui avait laissé voir, comme un imbécile, quel empire cette beauté pouvait encore avoir sur ses sens. Peut-être Judith songeait-elle à l’asservir de nouveau pour mieux se jouer de lui quand elle serait encore une fois certaine de son pouvoir ? Cela pouvait faire partie d’un obscur plan de vengeance dont l’exécution avait commencé avec la mort de Rozenn…

En attendant mieux, Gilles se promit de surveiller étroitement les agissements de sa femme et son propre comportement. Si Judith découvrait un jour sa passion pour Madalen, la jeune fille serait peut-être en danger, non par jalousie, mais pour atteindre Gilles au plus sensible…

Le retour d’Anna le tira de ses réflexions et lui rappela qu’il avait encore quelque chose à faire et qu’il avait d’ailleurs totalement oublié d’avertir Judith de son intention de renvoyer sa femme de chambre.

— Voulez-vous être assez bonne, lui dit-il, pour aller me chercher Fanchon et lui dire que je l’attends immédiatement dans la bibliothèque ?

— Bien sûr, monsieur Gilles, j’y vais tout de suite.

Dix minutes plus tard, Fanchon venait gratter à la porte de la bibliothèque et, après en avoir reçu la permission, entrait dans la grande pièce inondée de soleil où Tournemine l’attendait. Il se tenait debout, les bras croisés, auprès d’une table sur laquelle étaient posées une bourse et une lettre.

— M. le chevalier m’a demandée ? fit-elle avec un sourire en esquissant une petite révérence désinvolte.

Mais son sourire s’effaça devant le regard glacé qui l’accueillait.

— Je vous ai demandée, oui. Pour vous dire que vous ne faites plus partie de ma maison.

— Que je…

Il ne lui laissa pas le temps de l’interrompre davantage.

— Ce soir, un bateau français, le Comte de Noe, quitte New York pour Nantes. Voici vos gages pour une année auxquels j’ai joint le prix de votre passage et une lettre pour le capitaine Raffin qui commande le navire. Allez faire vos paquets ! Dans un quart d’heure, Hunter vous conduira au port.

Elle était devenue aussi blanche que son tablier et, dans le décolleté de sa robe, on pouvait voir sa gorge battre spasmodiquement sous le coup de l’émotion.

— Vous… me chassez ? articula-t-elle enfin. Ce n’est pas vrai ?

— Je vous chasse, en effet.

— Mais on ne chasse pas quelqu’un sans raison. Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Il se trouve que j’ai eu l’occasion d’apprendre quelle bonne opinion vous avez de moi et aussi que, non contente d’écouter aux portes, il vous plaît de clabauder sur ce qui se passe dans la chambre de votre maîtresse. Je ne veux plus de vous ! Allez-vous-en !

À mesure qu’il parlait, il pouvait suivre sur le visage de la jeune femme les progrès d’une colère folle. Cette figure, normalement rose et fraîche, semblait s’infiltrer de fiel et, de blanche, devenait jaune. Au lieu de se courber sous la sentence qui la frappait, Fanchon parut se redresser, se gonfler comme un serpent prêt à mordre.

— Je ne partirai pas. Vous n’avez pas le droit. Pas après ce qu’il y a eu entre nous…

— Il n’y a jamais rien eu entre nous. Vous rêvez, ma fille.

— Madame ne me laissera pas partir.

— Je ne vous conseille pas d’aller réclamer sa protection si vous ne voulez pas que je lui apprenne comment vous traitez ses secrets d’alcôve. Je vous ai donné un quart d’heure pour vous préparer à partir et je vous signale qu’il y a déjà cinq minutes de passées.

— C’est cette petite garce, n’est-ce pas ? C’est cette sainte-nitouche de Madalen qui vous a fait ces contes à dormir debout et vous, vous l’avez crue parce qu’elle est amoureuse de vous…

Excédé par cette scène déplaisante, Gilles se dirigea vers la porte.

— Puisque vous ne voulez pas sortir d’ici, c’est moi qui m’en vais, mais, dans dix minutes, Hunter et Pongo viendront vous mettre en voiture de gré ou de force, prête ou pas !

— Soit ! Je m’en vais ! Mais ne croyez pas que vous serez si facilement débarrassé de moi. Moi aussi je vous aime… et nous nous reverrons.

Elle s’élança hors de la pièce, après avoir raflé au passage la bourse et la lettre, se précipita vers sa chambre où elle entassa dans son sac la plus grande partie de ses affaires, enfermant le reste dans un grand mouchoir qu’elle noua aux quatre coins. Ses mains tremblaient d’énervement et de rage et elle ne songeait même pas à essuyer les larmes qui coulaient sans arrêt sur sa figure. L’humiliation que Gilles venait de lui faire subir la brûlait comme un fer rouge et sa haine lui remontait dans la gorge avec un goût de fiel.

Comment aurait-elle pu supposer que cette petite sotte, avec ses airs de madone, irait raconter toutes chaudes à son maître les confidences, peut-être imprudentes, qu’elle, Fanchon, lui avait faites dans l’espoir de l’en dégoûter ? Comme si on pouvait dégoûter une fille amoureuse en lui racontant les exploits amoureux de l’homme qu’elle aime ! Fanchon se serait battue de s’être montrée aussi stupide… Sa première idée avait été bien meilleure quand elle avait profité de l’absence de Gilles pour tenter d’empoisonner Madalen parce qu’elle s’était aperçue de l’intérêt passionné que lui portait le chevalier. Malheureusement, cette vieille folle de Rozenn l’avait surprise et elle avait dû la supprimer pour éviter d’être dénoncée mais elle avait pris bien soin d’arracher un morceau du plus beau jupon de Judith pour l’abandonner près de l’endroit où l’on trouverait la vieille femme. De Judith qu’elle entendait supprimer elle aussi, à son heure… une heure qui viendrait tôt ou tard…

Dans la cervelle, pas très solide, de Fanchon, l’amour qu’elle avait conçu pour Gilles après s’être donnée à lui avait fait d’étranges ravages, creusé d’étranges galeries… Elle en était venue à penser qu’en supprimant ces femmes qui se dressaient entre elle et celui qui ne voulait plus être son amant, elle l’amènerait à s’attacher uniquement à elle, à revenir au plaisir qu’elle avait si bien su lui donner. Et elle avait trouvé tout naturel de mettre en pratique certaines leçons, certains conseils que lui avaient dispensés les hommes avec qui elle avait vécu à la Folie Richelieu.

À cause de cette maudite Madalen, tous ses plans s’en allaient à vau-l’eau. Momentanément tout au moins, car elle refusait de s’avouer vaincue, de renoncer pour toujours au seul homme qui ait jamais su mettre dans son sang une telle folie. Non, elle ne rentrerait pas en France. Elle ne se laisserait pas embarquer, comme du bétail ou comme une voleuse, pour être rejetée quelques semaines plus tard sur un quai de Nantes et retourner à la misère ou à la prostitution. L’homme qu’elle voulait ferait voile bientôt pour Saint-Domingue ? Eh bien, elle aussi irait à Saint-Domingue et elle n’aurait pas de cesse qu’elle n’eût mené à bien ce qu’elle considérait à présent comme une vengeance sacrée. Les joies de l’amour viendraient ensuite, d’elles-mêmes…

Aussi, quand la voiture que conduisait David Hunter déboucha sur le quai de l’East River, Fanchon lui demanda-t-elle de l’arrêter là et de la laisser descendre.

— Je suis bien assez grande pour prendre un bateau toute seule, lui dit-elle d’une petite voix mouillée par les larmes. Et puis cela me gêne terriblement que l’on m’amène au Comte de Noe comme un paquet dont on veut se débarrasser. Je vous en prie, Mr. Hunter, laissez-moi ici. C’est… c’est une question de dignité.

L’Américain haussa les épaules mais retint ses chevaux. Il savait très bien qu’il ne réussirait jamais à comprendre tout à fait ces Français avec leurs histoires toujours si compliquées. Et puis il avait un peu pitié de cette pauvre fille qui avait pleuré comme une fontaine tout le long du chemin. Après tout, on lui avait ordonné de la mener au port, il l’avait menée au port. Pour le reste, elle pouvait se débrouiller comme elle l’entendrait…

— Dans ce cas, miss, vous voici arrivée, dit-il en se penchant pour ouvrir la portière. Je vous souhaite un heureux voyage.

— Merci, Mr. Hunter. Soyez sans crainte, il sera heureux…

Debout sur le quai, ses bagages à ses pieds, elle le regarda faire tourner ses chevaux et s’éloigner dans Broad Street et dans un nuage de poussière tout à la fois. Après quoi, avisant non loin d’elle l’enseigne d’une des nombreuses auberges installées sur le port, elle ramassa son sac, son baluchon et, tournant résolument le dos aux navires rangés le long du quai, elle se dirigea d’un pied léger vers le refuge qu’elle s’était choisi.

Durant le trajet en voiture, un plan audacieux avait germé dans sa cervelle, un plan qu’elle avait quelques jours pour réaliser : le maître-coq du Gerfaut était amoureux d’elle et elle savait qu’elle n’aurait guère de peine, en échange de quelques heures d’amour, à obtenir de lui ce qu’elle désirait. S’il voulait qu’elle devienne sa maîtresse, il faudrait bien que ce nigaud la laisse embarquer clandestinement quand le navire mettrait le cap sur les Antilles… Et, là-bas, il serait peut-être plus facile encore de mettre ses projets à exécution…


Pendant ce temps, à Mount Morris, Gilles s’accordait la douceur d’une soirée paisible. Le départ de Fanchon lui avait causé une sorte de soulagement, un peu égoïste sans doute, car, même si la fille ne s’était pas livrée à ce débordement de confidences infâmes auprès de l’innocente Madalen, il lui devenait pénible, à lui-même, de vivre au contact perpétuel d’une femme qui, en dépit de ce qu’elle avait promis, ne cessait d’espionner ses faits et gestes et de brandir comme un javelot le souvenir de leurs fugitives relations.

Ce soir, tout était bien, aussi bien tout au moins qu’on pouvait l’espérer d’une maison où une femme en avait tué une autre. Bientôt, ce serait le départ et tous partiraient car Pierre, tout à l’heure, était venu dire, tout heureux, que sa sœur avait décliné la demande de Ned Billing, au grand désappointement de Mrs. Hunter.

En compagnie de Pongo, Gilles, après le souper, s’en alla fumer sa pipe dans le parc embrasé par les derniers rayons du soleil. L’air était merveilleusement pur et d’une transparence de cristal. À pas tranquilles, les deux hommes allèrent s’asseoir sous le grand magnolia dont les fleurs embaumaient le soir. Sans dire un mot, simplement satisfaits d’être ensemble, ils restèrent là jusqu’à ce que la nuit eût allumé toutes ses étoiles.



1. Black Sam allait devenir prochainement le premier maître d’hôtel du premier président des États-Unis.

2. Cf. Le Gerfaut des brumes, tome I.

3. Le « carreau » équivaut à l’hectare 13.

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