L’écho des violons traversa la pelouse pour venir à la rencontre de Gilles et de Judith et avant même qu’ils eussent contourné la délicate architecture de la roseraie, ils purent voir briller les innombrables bougies qui éclairaient les salons de la résidence. Jamais le vieux palais des jésuites remis au goût du jour par un gouverneur un peu trop fastueux n’avait paru plus beau. Sa blancheur éclatait dans la nuit comme la fleur de quelque magnolia géant.
Pourtant, malgré la musique, malgré la douceur embaumée de la nuit (la saison des pluies venait de prendre fin), malgré le chatoiement des robes de bal et l’éclat des bijoux que l’on pouvait apercevoir par les hautes fenêtres largement ouvertes, malgré la grâce légère du menuet, ce tableau enchanteur parut bizarrement à Gilles dépourvu de toute gaieté.
Pour ce bal d’adieu, donné par M. de La Luzerne avant son départ pour la France où il allait reprendre le portefeuille de la Marine auquel venait de renoncer le maréchal de Castries, il y avait là, réunie dans les vastes salons, toute la fleur de Saint-Domingue, une manière de civilisation peut-être si l’on acceptait de ne pas trop approfondir car la plupart de ces gens pratiquaient la manière de vivre la plus arrogante et la plus injuste qui soit. Sous la splendeur de la fleur, Tournemine avait appris à voir, depuis trois mois, le cheminement dramatique des racines, nourries de chair humaine. Et cette fête, tout à coup, lui fit l’effet d’un bal d’ombres car un tel état de choses, à si peu de distance de cette Amérique où venait de naître le beau mot de Liberté, ne pouvait durer éternellement et ces gens, peut-être, dansaient devant leur tombe ouverte.
En approchant des salons illuminés, il put observer les esclaves, vêtus de superbes livrées, perruques blanches en tête, qui évoluaient parmi les invités, portant des plateaux chargés de flûtes de champagne ou de verres de vin de France amenés à grands frais. Et il eut, tout à coup, l’impression étrange qu’eux seuls étaient réels, qu’eux seuls représentaient la réalité de l’avenir.
Mais comme, pour l’heure présente, il faisait encore partie de cette civilisation décadente, il s’efforça de secouer son humeur noire et, intérieurement, s’admonesta. Qu’est-ce qui lui prenait tout à coup et d’où lui venaient ces idées pessimistes ? Tout n’allait-il pas à merveille chez lui où « Haute-Savane », débarrassée de l’horreur, repartait vigoureusement vers une plus grande prospérité ?
Non, tout compte fait, tout n’allait pas à merveille, ne fût-ce qu’au niveau de ses relations avec l’élément féminin de la maison. Et les pensées sombres qui l’envahissaient venaient peut-être de cette espèce de pressentiment qui l’habitait depuis la révolte mais beaucoup plus certainement encore depuis la scène qui l’avait opposé à Judith juste avant de partir pour la résidence mais qui couvait depuis des heures.
Ce matin-là, alors qu’en compagnie de Zébulon, son valet de chambre, il choisissait les vêtements qu’il comptait endosser pour le bal et au cours des deux journées que les Tournemine devaient passer au Cap, il avait retrouvé, au fond de la poche d’un de ses habits, deux petits paquets qu’il y avait oubliés : la croix et le bracelet achetés pour Anna et Madalen le jour de leur arrivée dans l’île. Il avait eu tellement à faire durant les trois mois qui venaient de s’écouler qu’il n’y avait plus songé. Le travail était tel que c’était tout juste si la pensée de son amour pour la jeune fille l’avait occupé un moment ici ou là…
Décidé à ne pas différer plus longtemps la remise de ses présents, il avait remis le tout dans sa poche et s’était lancé à la recherche des deux femmes.
La famille Gauthier vivait dans un petit pavillon situé au bout du parc, près de la lisière des champs de coton, et qui était, naguère encore, le domaine privé de Jacques de Ferronnet. Gilles l’avait fait remettre en état et aménager pour que trois personnes pussent y vivre à l’aise.
Sachant qu’Anna et Madalen avaient coutume de se rendre chaque matin à une petite chapelle située sur le bord du Limbé à mi-chemin de Port-Margot pour y entendre la messe et que cette heure était celle où elles revenaient, il se dirigea vers la petite maison blanche à laquelle un énorme flamboyant donnait un cadre somptueux, mais il en était à peu près à mi-chemin quand il rencontra Pierre qui, à cheval, remontait vers l’habitation. Le jeune homme semblait à la fois soucieux et pressé mais il s’arrêta tout de même pour saluer Tournemine.
— Tu as ta tête des mauvais jours, Pierre. Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda celui-ci.
— Ma mère n’est pas bien, ce matin. Je vais chercher le docteur Finnegan.
— Rien de grave, j’espère ?
— Je ne pense pas. Quand elle s’est levée, ce matin, elle ne s’est pas sentie bien et elle s’est recouchée, laissant Madalen aller seule à la messe après lui avoir donné un peu de thé. Elle pensait qu’en prolongeant son repos son état s’améliorerait mais elle ne cesse de vomir et je préfère aller chercher le docteur.
— Tu as raison. Va vite !
Il faillit ajouter « Je te suis… » mais se retint car, si le moment était vraiment mal choisi pour aller offrir un bijou, ce que Pierre venait de dire lui avait fait battre le cœur un peu plus vite. Madalen était allée seule à la petite église et cela signifiait qu’il était possible de la rencontrer. L’envie d’aller au-devant d’elle s’était faite irrésistible et Gilles ne faisait aucun effort pour lui résister : il y avait si longtemps qu’il n’avait eu l’occasion d’être seul, un instant, avec celle qu’il aimait…
Pierre disparut derrière un grand coupe-vent de roseaux frissonnants et Gilles continua doucement le chemin qui menait à la rivière et à la chapelle. Bientôt, il aperçut Madalen. Assise sur un âne gris qui ne lui servait guère que pour ce chemin un peu long qui la menait vers la maison de Dieu, elle remontait lentement vers la maison sous les arbres pourpres. Elle avait laissé la bride sur le cou de sa monture et contemplait rêveusement une mince branche de jasmin qu’elle portait de temps en temps à ses narines. Vêtue d’une ample robe d’indienne de ce bleu tendre qu’elle affectionnait, un léger bonnet de mousseline blanche tremblant sur la soie argentée de ses cheveux blonds relevés sur le front en une lourde masse d’où s’échappait, frissonnant contre son cou, une longue boucle douce, elle était ravissante et claire comme un matin de printemps.
En découvrant Gilles debout au milieu de son chemin, elle tressaillit et devint très rouge mais retint son âne. Son regard bleu s’affola, cherchant visiblement une issue, un trou par où fuir le péril qui la menaçait. Mais il ne lui laissa pas le temps de trouver cette issue providentielle et, s’avançant vivement vers elle, il saisit l’âne par la bride.
— Il n’y a pas d’autre chemin, Madalen, dit-il en riant. Ni d’autre moyen de rentrer chez vous…
Elle détourna la tête, lui refusant la rencontre de son regard.
— Je n’en cherche pas, monsieur le chevalier, je vous l’assure.
Il nota au passage qu’elle en était revenue à l’appellation cérémonieuse dont il l’avait cependant priée de ne plus se servir mais n’en fit pas la remarque. Il n’avait encore jamais rencontré de fille aussi difficile à manier.
— C’est très laid, vous savez, de mentir en revenant de la messe, dit-il.
Mais, comme il la voyait déjà prête à pleurer, il changea de ton.
— Madalen, fit-il doucement. Avez-vous si peur de moi ?
— Mais je n’ai pas peur…
— Alors pourquoi me fuyez-vous ? Ne me pardonnerez-vous jamais ce qui s’est passé dans le petit cimetière de Harlem ? Allons, ayez au moins le courage de me regarder…
Le regard qu’elle ramena sur lui était si craintif qu’il eut pitié d’elle mais, déjà, comme si la vue du jeune homme lui était insupportable, elle le détournait et murmurait :
— Ce n’est pas à vous que j’ai à pardonner : c’est à moi… Je n’aurais jamais dû vous avouer que… que…
Elle butait sur le mot comme elle butait sur l’idée même de l’Amour dans sa plénitude. Il acheva pour elle :
— Que vous m’aimiez ? Mais ce n’est pas un crime, Madalen.
— Si, c’en est un car vous appartenez à une autre. Vous êtes marié et je n’ai pas le droit de vous aimer…
— Le droit, le droit ! Le cœur seul a des droits. Il n’est pas responsable de ses impulsions et vous n’y pouvez rien. Ce n’est pas votre faute et ce n’est pas non plus la mienne si je n’aime plus ma femme… qui d’ailleurs ne m’aime plus.
— Cela ne change rien au fait qu’elle est votre femme devant Dieu et les hommes. Rien n’est possible entre nous… monsieur Gilles, rien ! La sagesse serait sans doute que je m’en aille mais je ne peux partir seule et les miens sont heureux ici…
— Vous avez vraiment envie de partir ? Dites-moi la vérité, Madalen, vous avez vraiment envie de vous éloigner de moi ?
Elle secoua désespérément la tête et il vit des larmes rouler sur sa joue.
— Non… non ! Vous savez bien que non ! Je vous en prie, n’essayez plus de me voir seule, n’essayez plus de me rencontrer comme vous venez de le faire. C’est cruel… À moins que vous n’ayez quelque chose d’important à me dire.
— Je vous dis que je vous aime et vous pensez, apparemment, que ce n’est pas important ? fit-il amèrement. Eh bien… ce matin, j’ai retrouvé deux petits objets que j’avais achetés pour votre mère et pour vous au jour de notre arrivée ici. Des présents de bienvenue, en quelque sorte. Je les avais un peu oubliés à cause de tout ce que nous avons vécu depuis et je venais chez vous pour les apporter quand j’ai rencontré Pierre. Tenez ! le plus petit est pour votre mère, l’autre pour vous…
En dépit de sa piété extrême et de son austère façon de regarder la vie, Madalen n’en était pas moins une véritable fille d’Ève et elle ne résista pas à l’attrait de ce petit paquet enveloppé de soie. Un instant plus tard, le joli cercle de feuilles d’or et de petites perles brillait au soleil au bout de ses doigts tremblants.
— Ce n’est pas possible ! murmura-t-elle. Ce ne peut pas être pour moi ? C’est beaucoup trop joli… Je ne peux pas le porter.
Mais son regard bleu était plein d’étoiles et Gilles comprit qu’elle était heureuse.
— Rien n’est trop joli pour vous, Madalen, dit-il avec une tendresse dont il ne fut pas le maître. Bientôt, quand nous en aurons fini avec les travaux de la plantation et de la maison, nous donnerons une grande fête. Vous pourrez alors porter votre bracelet et moi je serai heureux d’avoir un tout petit peu contribué à vous faire encore plus belle…
Gilles ne devait jamais savoir ce que lui aurait répondu une Madalen devenue toute rose et dont les yeux, tout à coup, avaient pour lui tant de douceur car à cet instant précis Judith, montée sur sa jument blanche, sortit brusquement de derrière la haie de citronniers qui abritait le chemin. Sanglée dans une amazone vert sombre sur laquelle croulait librement la masse flamboyante de ses cheveux elle était, superbement, l’image de l’orgueil offensé. Du haut de sa monture, elle laissa tomber sur le couple son regard étincelant de colère.
— Les paysans se retrouvent toujours ! lança-t-elle avec le maximum de mépris. Qui se ressemble s’assemble. Si ceci – et du bout de sa cravache elle désigna le bracelet – est le prix de votre vertu, ma fille, votre séducteur ne l’estime pas très haut. Les belles mulâtresses du Cap donneraient tout juste une nuit pour ça. Vous devriez réviser vos prix…
Et, avant que Gilles ait pu lui répondre, elle avait touché, du bout du mince jonc de cuir cerclé d’or, la croupe de son cheval qui l’emporta au galop vers la maison.
Madalen était devenue pâle jusqu’aux lèvres. Comme s’il la brûlait à présent, elle jeta le bracelet à Gilles et éclata en sanglots. Elle aussi fit repartir son âne à vive allure sans rien vouloir entendre des excuses et des consolations que lui prodiguait Gilles. Il tenta de la poursuivre. Mais, voyant apparaître à travers les arbres Pierre qui revenait en compagnie de Liam Finnegan, il s’arrêta, jugeant avec quelque raison qu’il devait être ridicule à courir ainsi derrière un âne. Puis, par un détour, il regagna lui aussi la maison, décidé à faire sentir à Judith le poids de son indignation pour l’injure qu’elle venait d’infliger à une innocente, mais quand il arriva devant la porte de sa femme, celle-ci refusa de s’ouvrir.
— Madame fait dire à monsieur qu’elle ne veut être dérangée à aucun prix, lui dit Fanchon qui apparut à cet instant à moitié cachée par une brassée de satins et de mousselines. Elle est en retard dans ses préparatifs.
— Alors, dites-lui qu’elle essaie de rattraper ce retard, fit Gilles sèchement. Nous partons dans une heure. Pas une minute de plus car j’ai à faire au Cap chez maître Maublanc.
En effet, depuis la dramatique nuit qu’avait vécue « Haute-Savane », le notaire s’était transformé subitement en un collaborateur aussi obligeant qu’efficace. Quand il avait été certain qu’on n’avait plus guère à craindre un retour de Simon Legros disparu aussi radicalement de la surface de l’île que si la terre s’était ouverte sous ses pas, Maublanc s’était mis au service de Tournemine avec un empressement où semblait entrer une grosse part de soulagement. Il devait y avoir entre ces deux-là un ou plusieurs cadavres et le tabellion n’était pas fâché de voir son complice hors de combat. Le nouveau maître de « Haute-Savane » avait, en effet, dès le lendemain de la rébellion porté une plainte d’incitation à la révolte, de tentative d’assassinat par personne interposée et de grave contravention envers le Code noir. Le gouverneur La Luzerne avait fait placarder dans les villes et les villages un avis de recherche touchant le sieur Legros. Si celui-ci osait reparaître, il avait toutes les chances de finir sur l’échafaud, éventualité qui semblait remplir d’aise son ancien associé. Et Maublanc, depuis, faisait pour son nouveau client de la bonne besogne.
C’était grâce à lui que « Haute-Savane » avait été remeublée. Il avait accompagné Gilles à Port-au-Prince pour l’aider à acquérir les principales pièces d’une grande vente de meubles et d’objets de toute sorte qui avait eu lieu à la suite de la mort d’un des magistrats de la ville, disparu sans laisser d’héritiers. Dans la même succession, Tournemine avait trouvé à acheter une maison, petite mais agréable, située sur le cours Villeverd et qui servait de pied-à-terre au défunt lorsqu’il venait au Cap.
C’était lui, encore, qui avait négocié le rachat, dans les diverses habitations où ils avaient été vendus, des esclaves domestiques de l’ancienne habitation Ferronnet. Ainsi, les jumeaux Zélie et Zébulon, l’imposant Charlot qui avait été quelque peu maître d’hôtel et le couple Justin et Thisbé, cette dernière étant d’ailleurs la fille de Celina, avaient fait retour à la maisonnée.
Justin et Thisbé formaient un couple déjà mûr. La séparation (car l’un avait été vendu à l’indigoterie Hecquet-Leger au Terrier-Rouge et l’autre à la sucrerie Foache à Jean-Rabel, c’est-à-dire aux deux bouts de la grande région cultivée du Nord) leur avait été fort pénible. Gilles de Tournemine, ému par leur joie à se retrouver, les avait affranchis sur l’heure et leur avait confié comme serviteurs libres et dûment appointés sa nouvelle maison du Cap où tous deux faisaient merveille.
C’était dans cette maison que se rendaient, ce jour-là, les Tournemine pour s’y préparer au bal du gouverneur. Mais si Gilles avait espéré pouvoir s’expliquer avec Judith durant le trajet, il dut déchanter ; la jeune femme avait décidé de faire la route à cheval. Il décida donc d’en faire autant, laissant la voiture à Fanchon, à Zébulon et aux bagages.
Courtoisement, lui et Merlin laissèrent la tête du petit cortège à Judith et à sa jument Viviane, une jolie bête qui coquetait quelque peu avec l’étalon du chevalier et tout le voyage se passa à regarder voltiger d’épaisses nattes rousses sur le dos de Judith et la queue blanche de Viviane, sans que les deux époux échangeassent une seule parole. Mme de Tournemine n’avait même pas honoré son mari d’un regard quand, au moment du départ, il lui avait tenu l’étrier pour l’aider à se mettre en selle.
Il en fut de même à l’arrivée. À peine dans le jardin de la maison, Judith se laissa glisser à terre, jeta ses rênes à un négrillon que Thisbé avait adopté et ramassant la longue traîne de son amazone escalada l’escalier du perron et entra dans le vestibule garni de plantes géantes sans rien perdre de son allure de reine offensée. Avec un soupir, Gilles la regarda disparaître dans l’escalier qui menait à sa chambre, Fanchon trottant sur ses talons avec le sac aux parfums et le coffret à bijoux. La soirée promettait d’être agréable si, avant que tous deux ne fassent leur entrée dans les salons du gouverneur, il n’avait pas réussi à crever l’abcès qui enflait dangereusement. Connaissant les réactions souvent violentes de sa femme, il ne tenait nullement à se faire traiter de paysan devant la fine fleur de la société dominicaine. Si orage il devait y avoir, il fallait qu’il éclate avant que l’on ne parte.
Dans cette intention, il hâta sa toilette et, quelques minutes avant l’heure fixée pour le départ, s’en alla frapper à la porte de sa femme.
— Êtes-vous prête, Judith ? J’ai à vous parler.
Personne ne répondit mais comme il crut distinguer, de l’autre côté de la porte, le chuchotement de deux voix il appuya sur la poignée et entra sans autre préavis.
— Je ne vous ai pas autorisé à entrer, cria Judith, dissimulée alors par un grand paravent de soie peinte.
— Tant pis. Vous n’aviez qu’à répondre quand je vous ai posé la question. Fanchon, faites-moi la grâce de sortir. Je viens de dire que j’ai à parler à votre maîtresse.
— Vous ne manquez pas d’audace ! fit Judith avec un mouvement si violent que le paravent s’abattit sur le tapis avec un bruit mat.
À la vue de sa femme, Gilles retint un juron tandis qu’une bouffée de colère difficilement contenue empourprait son visage hâlé : la Judith qui lui faisait face, levant avec arrogance sa tête fine couronnée d’or rouge, était semblable, exactement, à ce qu’elle était lorsqu’il l’avait retrouvée rue de Clichy, attirant les hommes dans sa maison de jeu par l’éclat et la perfection de sa beauté. La robe qu’elle portait, toute de dentelles noires, était l’exacte reproduction de celle que Gilles lui avait vue au cours de cette soirée où il avait bien cru devenir fou. Comme ce soir-là, l’énorme jupe arrêtée juste à ras du sol faisait valoir l’extrême finesse de sa taille, et ses épaules, sa gorge éblouissantes surgissaient au-dessus de cette mousse noire et mate comme de blanches orchidées au-dessus de la terre sombre.
— Vous ne manquez pas d’audace vous non plus, gronda-t-il. Je croyais vous avoir emmenée de Paris sans autre vêtement qu’un grand manteau ? Apparemment, vous aviez aussi emporté votre défroque de femme entretenue !
Il éprouva le cruel et amer plaisir de la voir pâlir mais sur son long cou mince la tête de Judith demeura toujours aussi fièrement levée, son regard noir toujours aussi impérieux.
— Il est toujours facile, pour une bonne couturière, de recopier une toilette dès l’instant qu’on peut la décrire assez soigneusement et j’avais, à New York, une excellente couturière, dit-elle avec une tranquillité inattendue. J’avoue que j’aimais cette robe et que je ne pensais pas qu’un homme tel que vous pût porter une attention quelconque à des chiffons. Il n’y avait alors, dans ma pensée, aucune intention blessante envers vous mais j’avoue que, ce soir, il en va tout autrement. Dès l’instant où mon époux réserve ses faveurs à une servante, il est grand temps pour moi de faire choix d’un amant et de le faire au grand jour.
— Madalen n’est ni une servante ni ma maîtresse.
— Cette seconde éventualité ne saurait tarder. J’aimerais d’ailleurs savoir quelle est sa place exacte dans notre maison. À New York, elle était lingère. Ici, grâce à Zélie qui est une lingère hors de pair, elle n’a plus grand-chose à faire. Mais d’après ce que j’ai pu voir ce matin, j’imagine que vous la destinez au rôle agréable de concubine, faute de pouvoir, comme les musulmans ou les Chinois, prendre une seconde épouse ?
— Nous devons notre fortune à son grand-père. La moindre des choses est que je me charge d’elle comme du reste de sa famille et, dans ces conditions, je ne vois aucune raison de la traiter en servante, ni même de lui attribuer une quelconque fonction. Dites-vous que si les Gauthier travaillent ici, c’est parce qu’ils le veulent bien. Mais, apparemment, il y a des choses que vous ne comprendrez jamais…
Brusquement, les grands yeux de diamant noir s’embuèrent.
— Que puis-je comprendre quand l’homme dont je porte le nom ne franchit pas une seule fois, en trois mois, le seuil de ma porte ? Je sais que, depuis ces trois mois, vous avez abattu un énorme travail et que vous tombiez de sommeil dans votre assiette au souper. Je pense à présent qu’il s’agissait d’une comédie et que vous trouviez ailleurs ce que vous ne venez plus chercher auprès de moi.
L’inflexion, presque douloureuse de sa voix, surprit Gilles et le gêna mais sans lui donner le moins du monde mauvaise conscience car, en effet, il avait, avec Pongo, Moïse et Pierre Gauthier, travaillé plus dur que ses esclaves et, chaque soir, il ne songeait qu’à retrouver son lit sur lequel, le plus souvent, il se laissait tomber sans même avoir le courage de passer par la salle de bains. Simplement, lorsqu’il était allé à la vente de Port-au-Prince, il avait passé quelques heures en compagnie d’une superbe quarteronne qui lui avait fait connaître certains des raffinements de l’amour à la mode du pays. Mais en dehors de cela, sa vie avait été celle d’un moine.
— N’y voyez pas offense, dit-il. Je vous donne ma parole qu’aucune femme de notre maisonnée n’a reçu mes hommages et vous avez eu parfaitement raison de mettre mon abstention sur le compte de la fatigue. Mais, si vous le voulez bien, nous reviendrons sur ce sujet au retour du bal. Vous avez tout juste le temps de changer de robe.
Le léger affaiblissement qu’avait marqué Judith ne résista pas à cet ordre.
— Il n’en est pas question. Je regrette pour vos souvenirs mais je n’en ai pas de plus élégante. En outre, je ne crois pas que vous soyez, aujourd’hui, en état de faire valoir une quelconque autorité maritale.
Et, prenant sur un fauteuil une immense et légère cape faite de même dentelle, elle la drapa sur ses épaules et sortit de sa chambre, laissant Gilles libre de la suivre ou de rester. Il suivit…
Au seuil des salons, après les saluts de l’entrée, le couple se sépara. Immédiatement entourée d’une cour d’officiers et de notables, Judith s’éloigna au bras d’un capitaine de vaisseau bleu et rouge qui la dominait de toute la tête et semblait s’émerveiller de sa chance d’avoir été choisi. Gilles la vit s’avancer dans la foule, sereine, riant et badinant, répondant avec grâce et esprit aux compliments qui fusaient vers elle.
— Vous faites une mine affreuse ! fit, derrière lui, une voix cordiale. Ne me dites pas que vous êtes de ces maris bourgeois qui boudent dès que leur femme remporte un succès ? Ceux-là méritent tout au plus d’épouser un laideron…
Le baron de La Vallée faisait ainsi son apparition et Gilles serra chaleureusement cette main amicale. Depuis qu’il habitait Saint-Domingue, il avait appris à apprécier le caractère solide, joyeux et essentiellement judicieux du planteur de café-négrier et les quelques visites qu’il avait pu faire, soit dans la maison du Cap, soit à la plantation des Trois-Rivières, comptaient parmi les bons moments passés dans l’île.
Il accepta la flûte de champagne que Gérald venait de pêcher sur un plateau qui passait et trempa ses lèvres dedans, ce qui lui évita de répondre tout de suite. Mais La Vallée qui suivait du regard Judith et son cavalier engagés à présent dans les figures compliquées du menuet revint à la charge.
— Mme de Tournemine est d’une insoutenable beauté, ce soir ! Et quelle grâce divine ! Si vous êtes un peu jaloux, vous avez là de bien valables raisons…
— Je ne suis pas jaloux, coupa Gilles qui se croyait sincère et ne s’expliquait pas cette espèce de pincement qu’il éprouvait et qui le rendait mal à l’aise. Pas plus que vous… et je ne vois pas Mme de La Vallée auprès de vous. C’est peut-être imprudent de ne pas mieux veiller sur une aussi jolie femme ?…
La Vallée partit d’un de ces rires homériques et irrésistibles qui en faisaient le plus souvent un compagnon essentiellement tonique et réconfortant.
— Pas le moins du monde. Depuis qu’elle a découvert les joies du whist, ma femme méprise cordialement la danse et j’éprouve au contraire un certain plaisir à voir ses danseurs habituels se morfondre en attendant qu’elle daigne se souvenir d’eux… ce qui n’arrive pas souvent car elle est réellement passionnée par les cartes où elle est d’ailleurs d’une jolie force. Non, si Denyse devait s’intéresser à un autre homme, ce ne pourrait être qu’à un joueur extraordinaire. J’avoue que, lors de notre dernier voyage en France, j’ai éprouvé quelques inquiétudes du fait d’un prince chérifien, grand amateur de chevaux et de cartes, fort beau de surcroît, qu’elle avait rencontré chez Mme de Polignac et qui lui montrait une admiration… un peu envahissante. J’ai même craint qu’il ne la fasse enlever et j’ai préféré l’enlever moi-même : nous avons pris le bateau plus vite que prévu. Ici, je suis tranquille…
Il s’interrompit. L’intendant général de Saint-Domingue venait droit sur eux.
— Je vous cherchais, monsieur de La Vallée, dit-il froidement. On ma rapporté qu’un navire vous appartenant, chargé de café jusqu’aux écoutilles, a quitté discrètement le môle Saint-Nicolas, il y a deux nuits, à destination de la Nouvelle-Angleterre ? Est-ce vrai ?
Jamais les yeux de La Vallée n’avaient été d’un bleu si candide. Son aimable figure se voila d’une douloureuse tristesse.
— Comment puis-je répondre à une telle question, monsieur l’intendant ? Mes navires vous sont connus : je n’ai que deux transports pour mon café : le Trois-Rivières qui a dû toucher Nantes voilà une semaine et la Fleur de Mai qui est au carénage. On m’aura encore calomnié.
Le marquis de Barbé-Marbois aurait pu parfaitement passer pour un Anglais tant par son physique qui était celui d’un homme du Nord, mince, élégant et froid, que par son humour glacé. Il considéra, avec un sourire en coin, le chef-d’œuvre d’innocence bafouée que représentait le visage de son interlocuteur.
— Il semble que l’on vous calomnie beaucoup ces derniers temps… vous et certains autres, d’ailleurs. Vous n’imaginez pas combien de fois, dans un mois, j’entends dire qu’un navire a quitté l’île pour une tout autre destination que la France…
— J’imagine très bien, au contraire, dit La Vallée soudain très net. Nous sommes nombreux à souhaiter que Versailles imagine aussi de temps en temps. Le régime de l’Exclusif n’est plus supportable depuis la révolution américaine dans laquelle l’île a joué un rôle stratégique en affaiblissant la force navale anglaise. Il n’est plus supportable que l’activité de près d’un millier de sucreries, de deux mille caféières et de trois mille cinq cents indigoteries n’ait droit à d’autres débouchés que notre métropole. À présent que la paix est revenue nous pourrions élargir sans peine notre marché aux jeunes États-Unis. Je sais que M. de Vergennes était assez favorable à une révision de notre charte et que…
— M. de Vergennes est mort, coupa doucement de Barbé-Marbois, et il semblerait que le nouveau ministre des Affaires extérieures ne soit guère favorable à des changements, quels qu’ils soient. D’autant que l’île n’est pas de son département mais de celui de la Marine. Le maréchal de Castries était lui aussi un homme ouvert aux idées… intelligentes. Malheureusement, il a démissionné et vous n’ignorez pas que M. de La Luzerne est, pour sa part, solidement accroché à l’Exclusif. En fait, c’est lui qui m’a prié de faire quelque peu la chasse aux contrebandiers, afin sans doute de faire meilleure figure en arrivant à Versailles. Ce n’est pas facile de succéder au maréchal !…
— Si je comprends bien, intervint Gilles qui avait écouté attentivement la conversation des deux hommes, l’île n’a guère de chance en ce moment. La mort de Vergennes, le départ de M. de Castries ! Au fait, pourquoi quitte-t-il son poste ?
— Il ne peut guère faire autrement. La guerre entre lui et le ministre des Finances Calonne est devenue inexpiable. Ce dernier accuse presque ouvertement le maréchal du déficit financier de la France, ce qui est faux. Depuis des années, le maréchal s’efforce de faire comprendre au roi quelle est la bonne pente pour l’intérêt du royaume, une pente qui ne passe pas par la diminution du budget d’une marine qui a si fort contribué au relèvement de la France dans le monde. Mais il se heurte à la reine… et il est las de jouer les Cassandre. En outre, sa santé n’est pas des meilleures. J’admets volontiers que nous le regretterons…
La reine ! Encore elle ! Quand donc Marie-Antoinette se lasserait-elle de creuser sous ses pieds et ceux du roi un abîme capable de les engloutir et dont, enfermée qu’elle était dans sa petite coterie et les mièvreries de Trianon, elle ne soupçonnait même pas la première petite faille ? Apparemment, le drame du Collier non seulement ne lui avait rien appris mais n’avait fait qu’exacerber son orgueil et la pousser à s’affirmer plus que jamais comme l’égérie du royaume.
— Nous, plus que tout autres ! soupira La Vallée. Je me demande si le gouvernement consentira, un jour, à nous considérer comme des interlocuteurs valables et comme des associés parvenus à l’âge adulte. Comment ne comprend-il pas que l’Exclusif qui inonde la France de produits excédentaires lui porte préjudice autant qu’à nous-mêmes ? Si nous pouvions commercer directement avec d’autres États…
— Je ne doute pas que vos finances ne s’en trouvent considérablement augmentées, coupa l’intendant général avec son curieux sourire narquois, mais, en toute justice, monsieur de La Vallée, n’oublieriez-vous pas d’en reverser son honnête part au Trésor ? Vous pleurez misère. Pourtant la plus grande partie des planteurs de l’île est scandaleusement riche. Et le roi ne l’est pas. Êtes-vous toujours à la recherche de votre gérant, monsieur de Tournemine ? ajouta-t-il rompant les chiens en se tournant carrément vers Gilles pour indiquer à La Vallée que, pour le moment, le sujet était clos.
— C’est une question que j’allais vous poser, monsieur l’intendant général. Les services du gouverneur n’ont-ils trouvé aucune trace ?…
— Aucune et je crois qu’il serait difficile d’en trouver… même si l’on cherchait vraiment. Vous n’imaginez pas comme il est facile à un homme de disparaître à Saint-Domingue. Il y a les mornes déserts où gîtent les « marrons » ; il y a les îles sauvages qui nous entourent : la Gonave, ou mieux encore la Tortue où, bien que le temps des flibustiers soit révolu, aucun détachement un tant soit peu sensé ne s’aventurerait car on ne sait trop ce qu’elles renferment. Enfin, il y a San-Domingo, la partie orientale de l’île qui est au roi d’Espagne… et qui accueille volontiers ceux qui ne sont pas contents de nous. Non, en vérité, monsieur, à moins qu’il ne se manifeste de nouveau, nous n’avons guère de chances de retrouver Legros. Messieurs, je vous souhaite une agréable soirée et… monsieur de La Vallée, veillez donc de plus près à ce que vos navires ne fassent pas trop l’école buissonnière.
Le marquis s’éloigna, saluant les dames, échangeant avec les hommes un salut, quelques paroles aimables. Gilles suivit des yeux son élégante silhouette puis revint à son ami.
— Comment avez-vous fait ? demanda-t-il en souriant. Je suis persuadé que vous avez vraiment envoyé ce chargement de café. Pourtant vos navires sont bien là où vous les avez annoncés. Êtes-vous sorcier ?
— Même pas ! La chose est des plus simples mais il faut avoir des accointances sérieuses en dehors d’ici. La Fleur de Mai a une jumelle, exactement semblable, et qui porte le même nom mais il n’y en a jamais qu’une en mer. Pendant ce temps l’autre est en carénage ou au repos. Quand il s’agit de la Fleur de Mai numéro deux elle n’apparaît guère à Saint-Domingue que le temps de charger. Entre deux voyages, je la cache dans certaine baie de Cuba. À votre service, d’ailleurs, si le commerce clandestin avec la Nouvelle-Angleterre vous tente…
Gilles se mit à rire.
— Je ne dis pas non. Nous verrons plus tard. Merci de l’offre en tout cas… Que faisons-nous à présent ?
— Ma foi, je crois que je vais danser. J’aperçois là-bas la jolie petite Le Normand qui me sourit. J’adore, à la faveur de la danse, plonger mes regards dans son décolleté. Elle a les plus jolis seins du monde et je ne désespère pas de l’emmener contempler les étoiles tout à l’heure ! Il commence à faire une damnée chaleur ici…
C’était exactement l’avis de Gilles. Les parfums des fleurs, ceux des danseurs et la densité de la foule qui emplissait les salons en rendaient l’atmosphère de plus en plus pénible en dépit des baies vitrées largement ouvertes sur la nuit. Il ne comprenait pas pourquoi ces gens tenaient tellement à s’agiter par cette chaleur qui faisait couler les maquillages et dessinait de larges plaques de sueur sur la soie des vêtements.
Il chercha Judith dans la foule des danseurs et ne l’aperçut pas. Pensant qu’elle était peut-être allée rejoindre son amie Denyse dans le salon de jeu ou bien en train de se rafraîchir à l’un des buffets, il ne s’en inquiéta pas.
Il allait néanmoins se lancer courageusement à sa recherche, ne fût-ce que pour ne pas rester seul, planté comme un piquet dans son coin de la salle quand il vit venir à lui Mme Maublanc qu’il avait remarquée jusqu’à présent comme tenant sa belle place parmi les danseuses les plus acharnées en dépit d’atours aussi peu conformes que possible au climat tropical.
Eulalie traînait après elle une énorme bulle de satin rose saumon qui la faisait ressembler assez exactement à un lever de lune rousse. Sa taille, qui était loin d’avoir la minceur de celles de Judith ou de Denyse de La Vallée, s’étranglait dans l’impitoyable corset baleiné qui avait pour effet de remonter vers le haut ce qu’il resserrait vers le bas. Sa gorge, déjà opulente, avait doublé de volume et menaçait à chaque instant de s’évader de sa prison de brillant satin. Elle avait visiblement très chaud et, sous la haute coiffure poudrée où s’étageait un jardin constellé d’oiseaux, son visage rose vif, d’où le maquillage avait disparu, brillait, en pleine liquéfaction.
La voyant foncer sur lui avec la décision d’une frégate lancée à l’abordage et peu désireux d’un contact plus étroit avec l’imposante notairesse, Gilles recula vivement sous l’abri d’une plante verte qui se trouva opportunément placée près d’une porte-fenêtre et, de là, passa sans peine sur la terrasse qu’il se hâta de traverser pour gagner les escaliers descendant vers les jardins. Il atteignait l’ombre protectrice d’un gigantesque oranger quand le ballon rose qu’il fuyait se campa au seuil de la salle de danse, agitant un éventail frénétique et fouillant la terrasse d’un regard inquisiteur. Doucement, il recula d’un pas, comme s’il craignait d’être encore trop visible, puis d’un autre. À travers le lacis noir des branches et des feuilles, la terrasse éclairée, la femme en robe rose ne furent plus qu’un puzzle auquel manquaient des pièces…
Il était à présent dans une allée de lauriers-roses et de frangipaniers qui filait droit vers une pelouse sur laquelle s’étalaient majestueusement les branches d’un énorme fromager. Contrairement à la roseraie, cette partie du jardin n’avait d’autre lumière que celle des étoiles et de rares quinquets. Il y faisait calme et doux. La chanson des violons s’éloignait en même temps que Gilles et il trouva ce calme, cette fraîcheur embaumée de la nuit délicieux après la fournaise du bal. À ses pieds, la ville et ses lumières s’étendaient et puis, plus loin, le bleu profond de la mer…
N’ayant aucune envie de retourner au milieu de la foule, il continua sa promenade lentement, paisiblement, foulant sans bruit le sable muet, regrettant seulement qu’il ne soit pas séant d’emporter sa pipe dans le monde. C’eût été tellement agréable d’accompagner sa flânerie de la familière odeur du tabac !
Un léger bruit de voix, suivi d’un éclat de rire féminin, l’arrêta. Sur sa droite s’ouvrait une petite allée vaguement indiquée par le reflet d’un lampion rose caché dans les profondeurs d’un berceau de vigne. La lumière, très faible, était celle d’une veilleuse : tout juste suffisante pour éviter les chutes mais gardant à la nuit son mystère.
Il allait s’éloigner discrètement quand le rire féminin se fit entendre de nouveau : un rire doux comme un roucoulement de colombe, un rire qu’il crut bien reconnaître. Avançant d’un pas dans la petite allée couverte, il aperçut vaguement auprès de deux jambes très masculines, chaussées de bas de soie blanche et de souliers à boucle d’or, la masse noire d’une robe de femme.
Il n’hésita qu’un instant. Emporté par une soudaine bouffée de colère, il franchit en trois sauts l’espace qui le séparait du couple. Ce fut pour découvrir que son oreille, exercée à la sûre école des Indiens, ne l’avait pas trompé : c’était bien sa femme qui était là, à demi couchée sur un banc garni de coussins entre les bras du vicomte de Rendières qui l’embrassait voracement tandis qu’une de ses mains caressait un sein arrogant échappé à sa prison de dentelles noires.
Il ne fallut qu’un instant à Tournemine pour séparer le couple. Empoignant Rendières par le col de son habit, il l’arracha de sa femme comme le jardinier arrache une liane parasite et l’envoya rouler sur le sable. Mais, chose étrange, Judith ne réagit aucunement, ne fit pas le moindre geste pour voiler sa poitrine nue et demeura étendue sur ses coussins, un sourire insolent aux lèvres.
— Que suis-je censée faire à présent ? M’évanouir, peut-être après avoir gémi : « Ciel ! Mon époux ?… » N’y comptez pas. Vous n’avez, après tout, que ce que vous méritez…
Il la saisit par un bras, l’obligea à se redresser.
— Rajustez-vous ! On peut venir. Mais je commence à croire…
Il ne put aller au bout de sa phrase. Rendières s’était relevé et, bien qu’encore un peu étourdi, se jetait sur lui, visiblement fou furieux.
— Misérable butor ! Vous allez me rendre raison et sur l’heure.
D’une bourrade qui faillit bien renvoyer l’aide de camp du gouverneur là d’où il venait, Tournemine repoussa son assaillant.
— Vous rendre raison ? Vous rêvez, monsieur. C’est vous, il me semble, qui me devez réparation. Dois-je vous rappeler que la dame sur laquelle vous osiez porter la main est ma femme ? J’ai peu de goût pour une ramure de cerf sur une tête d’homme.
— Qu’importe ! Battons-nous !
Rendières venait de tirer la légère épée de parade qu’il portait au côté et que Gilles repoussa dédaigneusement.
— Avec ça ? C’est vous qui rêvez, vicomte ! Quand je me bats, moi, j’emploie des armes véritables car je n’entends pas me contenter d’une égratignure. J’entends vous donner une leçon qui vous fera réfléchir un moment, sinon une leçon définitive. Quant à se battre ici, il n’en est pas question. Nous sommes chez le gouverneur. Il ne nous le pardonnerait ni à l’un ni à l’autre et je ne veux pas jeter de sang sur sa soirée d’adieu. Retournons dans les salons, vous choisirez vos témoins, je choisirai les miens et ils régleront les modalités de la rencontre comme ils l’entendront. Vous venez, madame ? ajouta-t-il à l’adresse de Judith qui était, entre-temps, redevenue parfaitement convenable.
— Comme vous voudrez, glapit Rendières, mais c’est à moi de choisir les armes car c’est moi que vous avez frappé et je veux le pistolet. Vous entendez ? Je veux me battre au pistolet.
— Pourquoi ? fit Gilles narquois. Vous ne savez pas vous servir d’un sabre ou d’une épée ? Mais, personnellement, je n’y vois aucun inconvénient. Vous pourriez choisir aussi bien l’épée à deux mains, la lance, le fléau d’armes ou la hache d’abordage que je n’en serais pas autrement troublé. Prenons donc le pistolet. Cela me vaudra le plaisir de vous abattre d’une balle à l’heure et dans le lieu que choisiront nos témoins… mais pas plus tard que le lever du soleil. Je suis un homme très occupé. À vous revoir, monsieur.
Et, offrant courtoisement son bras à sa femme qui y posa une main tout de même un peu tremblante, il regagna avec elle les salons où il se mit à la recherche de La Vallée qu’il mit au courant de ce qu’il attendait de lui sans entrer toutefois dans les détails. La Vallée haussa un sourcil.
— Peste ! Un duel déjà ? Et il n’y a pas beaucoup plus d’une heure que vous êtes ici ? Vous ne perdez pas de temps, dites-moi ?
— En effet, approuva Gilles gravement en glissant un regard vers Judith. Nous sommes une famille où l’on ne perd jamais de temps. Pouvez-vous me trouver un second témoin ?
— Comment donc ! Il y a mon beau-frère, Henri de Sélune. Je le cherche et nous nous mettons à votre service. Restez-vous ici ?
— Non. Nous rentrons. Vous me trouverez chez moi. Excusez-nous auprès de Mme de La Vallée.
Dix minutes plus tard, dans leur voiture découverte, Judith et Gilles redescendaient vers la ville dans un silence total qui contrastait bizarrement avec la vie exubérante que la nuit déchaînait sur le Cap à présent que la saison des pluies était achevée. Les rues étaient encore plus animées que dans la journée. On se pressait dans les cabarets, les auberges, les bals de plein vent que menaient les Noirs pour qui la danse était l’expression même de la vie et la meilleure façon de prier les dieux. Les théâtres étaient éclairés, des réceptions allumaient les fenêtres de nombreuses maisons de courtisanes, et, dans les rues, les habits mettaient un étonnant kaléidoscope de couleurs vives. Même les magasins de la rue des Capitaines ou de la rue de la Joaillerie étaient encore ouverts afin de faire face aux désirs des joueurs heureux. Quant aux filles publiques, elles faisaient visiblement des affaires d’or.
Toute cette gaieté, toute cette agitation, accentuait le morne silence de ce couple dont plus d’un regard envieux suivait la course et qui, pourtant, semblait composé de deux étrangers, de deux êtres entre lesquels n’existait aucune communication. Ce fut seulement quand la voiture s’arrêta devant le perron éclairé de la maison que Gilles, offrant la main à sa femme pour l’aider à descendre, lui dit :
— Lorsque La Vallée m’aura communiqué les conditions de la rencontre, j’irai vous rejoindre. Veuillez m’attendre…
Elle répondit d’une simple inclination de tête puis, ramassant ses amples jupes qu’un léger vent soulevait comme un nuage noir, elle remonta chez elle.
Une demi-heure plus tard, Gilles raccompagnait à leur voiture Gérald de La Vallée et son beau-frère Henri de Sélune, une baguette de fusil en uniforme de Royal-Vaisseaux, qui étaient venus lui faire connaître les conditions du duel. Le lieu de la rencontre était une petite prairie qui se situait derrière le Fort Picolet. Le moment : une demi-heure avant le lever du soleil afin qu’à l’aube les officiers qui allaient assister les duellistes pussent regagner leurs postes. L’arme choisie était le pistolet… mais le procès-verbal de la rencontre n’avait pas mentionné la cause véritable du duel afin de laisser à l’abri l’honneur de Judith. Le prétexte en était un démenti suivi d’une altercation.
Quand la voiture se fut éloignée, Gilles indiqua à Justin de fermer la maison puis gagna sa chambre et monta la flamme de la veilleuse disposée auprès du grand lit à baldaquin. Il prit ses pistolets dans une boîte d’acajou posée sur une commode. C’étaient d’anciens serviteurs déjà et il leur faisait entière confiance car il savait les avoir bien en main. Il vit qu’ils étaient amorcés mais vérifia la détente avant d’y enfoncer les balles. Puis il les remit en place et referma la boîte qu’il caressa un instant d’une main presque affectueuse.
Rendières, il le savait, était un excellent tireur, mais il n’était pas très inquiet sur son propre sort car, depuis la guerre d’Indépendance, il n’avait jamais cessé de s’entraîner presque quotidiennement afin de garder l’acuité de son œil et la précision de sa main. Il savait pouvoir, même à cheval, atteindre n’importe quel but à portée de son arme…
Ces précautions prises, il alla s’asseoir un moment dans un fauteuil, la tête dans ses mains, goûtant à sa valeur le silence profond qui enveloppait la maison où tout le monde, hormis lui et Judith, devait dormir car, dès son retour, il avait envoyé Zébulon se coucher. Sur l’écran noir de ses paumes, la scène du jardin se retraça irritante comme une piqûre d’insecte que l’on a grattée. Il revit Judith renversée, le buste nu et les yeux clos entre les bras de cet insupportable fat de Rendières, et chercha à comprendre. Il n’avait pas pris au sérieux, tout à l’heure, sa menace de se donner à un autre homme et il avait eu tort. Fût-il arrivé quelques minutes plus tard qu’il eût sans doute trouvé sa femme en train d’assouvir le désir de son amoureux… et peut-être le sien propre. Curieusement, il n’éprouvait aucune colère contre elle. C’était à lui-même qu’il en voulait. À lui qui, absorbé par l’amour insensé qu’il portait à une enfant de dix-huit ans, autant que par le doute terrible qu’il traînait depuis la mort de Rozenn, avait laissé seule en butte à tous les désirs, à toutes les tentations d’une île où la volupté avait droit de cité autant qu’à Cythère et se levait pour appeler à tous les coins de rues, une femme en pleine jeunesse et pleine beauté. Une femme qui aimait l’amour et qui, frustrée, était peut-être en train de devenir une nymphomane…
Lentement, il ôta son habit de soie blanche qu’il jeta sur une chaise, se déshabilla entièrement puis se glissa dans une ample robe chinoise noir et or qu’il avait trouvée chez Tsing-Tcha, le savant et industrieux ami de Liam Finnegan. Puis allant jusqu’à un cabaret de salon placé dans un coin de sa chambre, il y prit un verre, un flacon d’épais rhum noir et s’en versa une rasade sérieuse qu’il avala d’un trait.
Demain, il mourrait peut-être car le plus habile tireur ne peut rien contre les arrêts du Destin. Mais, n’ayant aucune affaire à mettre en ordre car ses dispositions en cas de mort subite étaient prises depuis longtemps, il n’avait pas envie de s’attarder plus longuement à ressasser des pensées amères ou déprimantes. La seule façon d’attendre convenablement l’heure d’aller offrir sa poitrine aux balles de Rendières, c’était, outre dormir, ce qui était exclu car il n’avait pas sommeil, de goûter longuement, voluptueusement, à la douceur d’un corps de femme. Et aucune femme n’était plus belle que Judith…
Quittant sa chambre par la haute porte-fenêtre, il traversa la terrasse, couverte de chèvrefeuille et de roses grimpantes, qui unissait, comme un trait d’union, son appartement à celui de sa femme, atteignit la fenêtre de Judith et, sans frapper, ouvrit doucement le vantail transparent.
La grande chambre blanche n’était éclairée, elle aussi, que par une veilleuse qui diffusait une lumière nacrée sur les tentures de soie neigeuse. Judith, elle-même, était debout au milieu de cette chambre, vêtue d’un ample peignoir de mousseline qui embuait son corps plus qu’il ne l’habillait. Son opulente chevelure rousse, dénouée sur ses épaules, l’auréolait d’or roux. Ses larges yeux noirs avaient l’expression craintive et suppliante d’une bête qui attend le coup de grâce.
Un moment, tous deux restèrent debout, face à face, avec entre eux la largeur du tapis chinois. Comme chaque fois qu’il se trouvait seul en face d’elle, la beauté de sa femme serra le cœur de Gilles incapable de comprendre quelque chose à la complexité contradictoire de ses sentiments. Il avait vu rouge, tout à l’heure, quand il l’avait trouvée avec Rendières. S’il l’avait trouvée en train de faire l’amour avec lui, peut-être l’eût-il tuée… Il l’avait tant aimée et elle était si belle ! Se pouvait-il qu’elle eût encore sur lui quelque empire dépassant le simple désir ?
Il vit soudain qu’en dépit de la douceur de cette belle nuit, elle tremblait…
— Viens ! dit-il seulement en lui ouvrant les bras.
Elle s’y jeta après avoir, d’un souple mouvement d’épaules, abandonné derrière elle la blanche mousseline de sa robe. De ses longues cuisses douces à sa bouche humide dont l’haleine embaumait la girofle, il l’eut contre lui. Ses mains se refermèrent sur son échine soyeuse comme celle d’une jeune pouliche cependant que celles de la jeune femme, impatientes, ouvraient sa dalmatique chinoise pour mieux épouser son corps. Son baiser, incroyablement avide, lui donna le vertige mais, sentant des larmes glisser contre ses lèvres, il comprit qu’elle pleurait.
Les larmes devinrent sanglots presque convulsifs. La tension nerveuse tordait contre le sien le corps de la jeune femme. Il l’emporta sur le lit, s’étendit contre elle et chercha à l’apaiser par ses caresses.
— Je ne veux pas… répétait-elle. Je ne veux pas que tu te battes !… Pas pour moi ! Pas pour une putain !
— Tais-toi ! ordonna-t-il durement. Je t’interdis de dire ces mots !
Elle eut un rire désespéré.
— Pourquoi ? Parce que je ne me fais pas payer ? Mais je suis comme n’importe laquelle des esclaves noires qui travaillent pour toi. J’ai besoin d’amour, j’ai besoin d’un homme. Pourquoi me laisses-tu toujours seule ? Pourquoi ne viens-tu jamais vers moi ? Parce que tu aimes cette fille ?…
— Ne dis pas de sottises. Tu es ma femme et je n’ai jamais cessé de te désirer.
— Mais tu ne m’aimes pas… mais tu ne m’aimes plus. Mon Dieu, je voudrais mourir.
Les sanglots reprirent de plus belle. Dans la clarté rose de la veilleuse, le corps charmant se tordait offrant à la lumière tantôt ses seins durcis, tantôt son ventre ombré d’or rouge. La jeune femme était au bord de la crise de nerfs. Alors, brutalement, Gilles la maîtrisa, s’étendit sur elle, entra en elle…
Judith eut un cri rauque mais, miraculeusement, se détendit, s’abandonna et se laissa emporter sur la vague brûlante qui déferlait… divinement miséricordieuse…
Le gris froid de l’aube se teinta de rose, éclairant le satin uni de la mer, nacré comme une gorge de pigeon. Une légère brise se leva, gaufrant le satin et agitant, là-haut, contre le ciel changeant, les grandes palmes noires des cocotiers. L’odeur âcre de la poudre se dissipa, laissant revenir les parfums de la terre humide et de la mer encore endormie. Calmement, Gilles tendit son pistolet à La Vallée qui le rejoignait en courant puis remit son habit. Là-bas, au bout du champ qu’abritaient les murs du vieux fort à la Vauban, un groupe d’uniformes entourait sa récente victime, un groupe d’où partaient des gémissements.
— Jamais vu un coup comme celui-là, haleta La Vallée un peu essoufflé. Vous lui avez fait éclater le pistolet dans la main… Il en a pour un moment avant de pouvoir tenir une arme…
— Ou caresser une femme ! lança Tournemine sarcastique. C’est très bien ainsi. Je pense qu’il n’a pas envie de continuer. À moins qu’il ne sache tirer des deux mains…
— Bien peu d’hommes savent tirer des deux mains.
— Moi, je sais. Vous n’avez pas idée des acrobaties auxquelles vous oblige la guerre contre les Indiens. Eh bien, puisque cette affaire est réglée, nous pourrions peut-être aller déjeuner ? Je meurs de faim. Pas vous ?
— Bien sûr que si. Mais venez au moins signer le procès-verbal… et prendre courtoisement des nouvelles de votre adversaire. Cela se fait entre gentilshommes… et puis, ajouta La Vallée en riant, c’est toujours un spectacle réjouissant que de contempler les grimaces d’un homme à qui l’on vient de régler son compte.
Les dernières formalités furent vivement accomplies. Gilles se pencha un instant sur un Rendières blanc comme sa chemise, étendu sur l’herbe tachée de sang tandis que le chirurgien de marine que ses témoins avaient amené bandait sa main, ou ce qu’il en restait.
— J’espère, monsieur, que ceci vous servira de leçon, fit Gilles mi-figue mi-raisin. Je me tiens, pour ma part, pour satisfait et vous souhaite un prompt rétablissement… et un excellent voyage vers la France puisque vous repartez avec M. de La Luzerne. Serviteur, messieurs ! ajouta-t-il en saluant à la ronde.
Puis, glissant son bras sous celui de son ami, il regagna le bouquet d’arbres où l’on avait laissé les chevaux, suivi d’Henri de Sélune devenu tout à coup presque affectueux, en dépit de son naturel glacial, pour un homme capable de se servir d’un pistolet avec cette maestria.
— J’ai grande envie de demander au nouveau gouverneur, M. de Vincent, de vous faire nommer instructeur général des jeunes officiers, s’écria-t-il. En vérité, j’en connais beaucoup qui demanderont à se mettre à votre école…
— Pour l’amour du Ciel, ménagez ma modestie, cher monsieur ! Mes petits talents doivent demeurer cachés et à la seule disposition de mes ennemis. À présent, allons boire un bon café au Brûlot Mercadier. Je n’en ai jamais bu de meilleur.
— Je crois bien, dit Gérald. C’est moi qui le fournis à Mercadier.
Sur la terrasse abritée d’une pergola chargée de vigne qui dominait le port, les trois hommes firent un copieux repas arrosé de plusieurs tasses de ce café-brûlot qui avait fait la réputation de Mercadier grâce à la générosité et à la puissance du rhum qu’il y faisait flamber. Gilles se sentait merveilleusement bien dans sa peau, par ce glorieux matin. Rien de tel que d’avoir regardé un instant la mort en face pour apprécier intensément les senteurs et le goût de la vie. La nuit d’amour vécue dans les bras de Judith lui avait offert une assez bonne imitation de ce que pouvait être le bonheur. Il avait, à sa surprise, retrouvé intactes les délices de leur première nuit, à Versailles, jadis, avec cette différence qu’il n’avait fait, cette nuit-là, qu’éveiller à l’amour une fille neuve. Mais la femme qui avait déliré sous ses caresses n’était plus une novice mais une femme ardente, un magnifique instrument d’amour aussi passionné, aussi brûlant que l’avait été la belle comtesse de Balbi, la folle maîtresse qu’il avait laissée en France.
En se rendant sur le terrain, tout à l’heure, il avait gardé au fond des yeux l’image adorable de Judith endormie au milieu du désordre charmant de ses draps froissés et de sa chevelure traînant presque jusqu’au tapis. Sa bouche, gonflée par trop de baisers, s’entrouvrait en un léger sourire tandis que sa main reposait doucement, comme une étoile de mer, sur la douce rondeur de son sein. Devant Rendières il s’était battu avec une froideur apparente qui cachait bien sa rage impatiente. Il n’allait pas, tout de même, renoncer à de telles joies à cause de cet imbécile qui osait les convoiter… À présent, tout en se mêlant machinalement à la conversation détendue de ses amis, il pensait qu’avec un peu de chance, il la trouverait encore endormie, qu’il pourrait la réveiller et partager avec elle cette ardeur de vivre qu’il sentait bouillonner en lui… Après cette nuit, il en venait à penser que le corps de Judith était sans doute le meilleur antidote contre son impossible amour pour Madalen…
Il eut hâte, tout à coup, de retrouver ce coin de paradis. Le déjeuner copieux et la chaleur du brûlot faisaient couler en lui une ardeur nouvelle et, prétextant un rendez-vous, il abrégea le repos paresseux qui suivait toujours, à Saint-Domingue, les repas du jour, dans la fumée odorante des cigares. Laissant les deux beaux-frères lézarder à leur aise sous l’ombre fraîche de la vigne face à l’activité du port et sautant en voltige sur Merlin, il reprit le chemin du cours Villeverd.
Un somptueux havane calé dans le coin de sa bouche, La Vallée le regarda partir avec une commisération heureuse.
— Ces nouveaux débarqués se croient toujours obligés à une activité fébrile, soupira-t-il. Je me demande combien de temps celui-là mettra avant de comprendre qu’ici il faut avant tout jouir de la vie et ne jamais se hâter… en rien. Si ce n’est, toutefois, pour commander à boire. Encore un brûlot ?
Henri de Sélune, toute raideur disparue et visiblement en pleine béatitude, approuva d’un battement de paupières et s’installa encore plus commodément pour regarder une file d’esclaves, tout juste sortis des cases de remise en état après la traversée et qui, brillants de bonne santé apparente, s’en allaient placidement vers le bâtiment de la criée où ils allaient être vendus…
En arrivant chez lui, Gilles ne trouva plus que Zébulon qui, aidé de Justin, remettait les malles dans la voiture. Dans son parler zézayant, le jeune Noir expliqua que la maîtresse était déjà repartie, à cheval, pour rentrer à la plantation après l’avoir envoyé, lui, Zébulon, s’assurer discrètement de l’issue de la rencontre.
— Elle n’a rien dit ?
— Non, ’ien !… Ah ! Si… Elle di’e : C’est bien…
Déçu, mécontent, Gilles haussa les épaules puis, à tout hasard, monta chez sa femme en pensant que peut-être elle aurait laissé un mot pour lui. Mais à l’exception de Fanchon, la chambre était vide. Par les fenêtres grandes ouvertes, le soleil du matin l’éclairait en plein mais seul le chant des oiseaux s’y faisait entendre. Debout devant le lit dévasté la camériste était rigoureusement immobile. Elle n’avait pas entendu venir son maître qui se déplaçait toujours avec la grande légèreté héritée des Indiens et elle restait là, perdue dans une contemplation qui devait être amère car des larmes roulaient sur ses joues…
— Eh bien, Fanchon ? Que faites-vous là ?
Elle tressaillit, tournant vers lui un visage luisant de larmes où le regard se chargeait de crainte.
— Moi ?… Mais rien… Je…
— Vous pleurez. Êtes-vous souffrante ?…
Elle saisit la balle au bond et passa sur son front une main tremblante.
— Je… oui. Que monsieur m’excuse, j’ai un peu de migraine ce matin.
Elle mentait et il le savait. Jamais elle n’avait, à ce point, respiré la santé. Le séjour dans l’île lui convenait. Son teint s’était doré légèrement et elle avait perdu la maigreur de chat affamé qu’elle avait lorsqu’on l’avait trouvée dans l’entrepont du Gerfaut. Dans le décolleté carré de sa robe d’indienne fleurie, sa gorge était appétissante comme une corbeille de brugnons mûrs à point et Gilles se souvint, non sans plaisir, de certaines nuits en mer…
Il entra dans la chambre et, d’un geste presque machinal, ferma la porte.
— Madame est partie ?…
— Oui… elle a envoyé Zébulon faire une course et puis quand il est revenu, elle a ordonné qu’on lui selle Viviane et elle m’a dit de la rejoindre à la maison avec les bagages. Elle a dit aussi qu’elle avait besoin de galoper ce matin. Comme d’autres matins d’ailleurs. C’est souvent que madame monte ces temps-ci… Elle a dû avoir envie d’aller à sa cabane….
Depuis qu’elle était installée à « Haute-Savane », Judith, en effet, s’était prise d’une véritable passion pour les promenades à cheval. Pour la mer aussi et elle avait obtenu de Gilles qu’il lui fît construire une petite maison, une sorte de carbet1 de bois et de palmes dans une petite anse déserte près de Port-Margot. Elle s’y rendait presque chaque jour sans jamais permettre qu’on l’y suivît.
— Passez-moi cette fantaisie, Gilles, avait-elle dit à son mari. Je suis une fille de la mer, vous le savez, et là-bas, j’ai l’impression de retrouver mon enfance sauvage, lorsque je courais les landes et me baignais dans le Blavet…
En évoquant le souvenir de leur première rencontre, elle avait touché une corde sensible et Gilles avait volontiers consenti à cette fantaisie, mais l’anse étant éloignée de l’habitation de plus d’une lieue, il avait chargé Moïse de surveiller discrètement les visites qu’y faisait sa femme. Le géant noir vouait en effet à Judith un dévouement de chien fidèle et Gilles savait qu’en cas de danger il était de taille à la défendre contre une douzaine d’hommes.
— Eh bien, dit-il, je vais repartir moi aussi. Vous rentrerez avec la voiture et Zébulon, comme à l’aller…
Il parlait d’une voix impersonnelle, comme dans un rêve et sans quitter des yeux Fanchon qui rougissait lentement. Le départ imprévu de Judith le laissait frustré. Il lui fallait dépenser cette ardeur qui bouillonnait toujours en lui et il se découvrait une brutale envie de cette fille. Une envie qui lui faisait oublier qu’en renouant, même momentanément, des liens qu’il avait si fermement rompus, il commettait une imprudence.
Quelque chose qui ressemblait à un espoir brillait à présent dans les yeux bruns de la jeune femme tandis que lentement il s’approchait d’elle. La joie le remplaça quand posant ses deux mains sur les épaules rondes, il fit glisser le décolleté de la robe tout en attirant Fanchon à lui.
Un instant plus tard tous deux roulaient, emmêlés, sur le lit qui gardait encore l’empreinte du corps de Judith. Gilles avait à dépenser le regain d’ardeur né du danger écarté et Fanchon la passion de longs mois de famine envieuse. Il n’était pas loin de midi quand enfin ils tirèrent de nouveau le verrou de la porte…
— Tout compte fait, dit Gilles en quittant Fanchon, rentrez sans moi et dites à madame que je ne reviendrai que demain. Je passerai la nuit chez M. de La Vallée…
— Pourquoi pas ici ? hasarda la jeune femme qui s’efforçait de cacher sa triomphante exultation.
Mais Gilles, dégrisé, n’entendait pas lui laisser espérer une quelconque reprise d’influence.
— Je ne crois pas avoir de comptes à vous rendre, ma chère, dit-il doucement.
Puis, tirant sa bourse, il la lui lança.
— … Tenez ! Allez vous acheter quelques fanfreluches et puis rentrez. Et merci pour cet agréable moment. À demain.
Elle prit la bourse avec une sorte de rage et la fourra dans la poche de son tablier. Toute joie s’était éteinte dans son regard et Gilles qui sortait ne vit pas qu’une haine brûlante s’y allumait…
Parti avant l’aube Gilles atteignit « Haute-Savane » quand le soleil était déjà assez haut. Rentrer chez lui était toujours une joie, sans cesse renouvelée. Il aimait parcourir, au galop de Merlin, la longue et majestueuse allée de chênes, importés de France à grands frais plus de cent années plus tôt. Il aimait découvrir la longue maison rose surtout lorsque, comme ce matin, elle souriait au soleil de toutes ses fenêtres largement ouvertes en montrant le gentil bataillon des petites servantes en train de procéder à un vigoureux ménage sous la direction impérieuse de Charlot, le majordome.
« Haute-Savane » avait perdu sa mine distante et triste de Belle au Bois Dormant cachée sous les ronces. Dans le grand bassin soigneusement récuré, la fontaine de bronze, briquée à grand renfort d’huile de coude, brillait presque autant que le jet scintillant qu’elle faisait exploser dans le soleil. Les jardiniers, dont Pongo, repris par sa passion des plantes contractée à Versailles, s’était institué le chef, faisaient merveille, alternant dans le parc redessiné les bouquets fulgurants de plantes tropicales et les douces pelouses sous les grands arbres où il faisait si bon boire le punch ou le café aux heures chaudes et, le soir, fumer un cigare en respirant la fraîcheur venue de la mer.
Toujours installé dans l’habitation même auprès de la chambre de Gilles, Pongo n’y paraissait plus guère que la nuit. Une partie du jour, à présent, il s’occupait des jardins, plantant, sarclant, bouturant ou s’affairant dans la serre que Gilles lui avait fait construire, s’efforçant de se souvenir des leçons que lui avait prodiguées le vieux jardinier de Mlle Marjon2. Une troupe de négrillons, ses « élèves », le suivait comme son ombre, gentil troupeau d’agneaux noirs, aussi grave et aussi appliqué qu’une théorie d’enfants de chœur suivant l’officiant d’une grand-messe.
Ses soirées, Pongo les passait la plupart du temps avec Moïse auquel le liait à présent une amitié silencieuse mais si vraie qu’elle éveillait parfois un peu de jalousie au cœur de Gilles.
Pongo n’ignorait plus rien du sombre et sanglant chemin qui avait mené le chef tribal Loango – c’était le nom véritable de Moïse –, roitelet d’un territoire congolais situé au nord de Cabinda, jusqu’au canot du Gerfaut. Mieux encore que Tournemine, il savait que Loango avait longtemps alimenté, de ses prisonniers de guerre, les capitaines négriers qui, du fleuve Sénégal au fleuve Congo et même plus loin encore, fouillaient les côtes de l’Afrique à la recherche de cet or noir, vivant, qui leur assurait la fortune. Il savait qu’il avait appris à connaître certaines langues de l’homme blanc et aussi l’homme blanc lui-même dans ce qu’il avait de pis : son appétit d’or assouvi à n’importe quel prix.
Et le roi Loango, grand guerrier, justicier impitoyable, eût peut-être continué longtemps encore un négoce qui l’enrichissait si sa propre femme Yamina, prise au piège par l’Espagnol don Esteban Cordoba de Quesada, l’un des bons clients de son époux, n’avait été enlevée et embarquée de force sur la Santa Engracia. Loango aimait Yamina d’une inguérissable passion et, abandonnant tout derrière lui, il avait choisi de la rejoindre dans l’entrepont puant du négrier espagnol où l’attendaient les chaînes. Mais ils n’étaient pas restés ensemble. Yamina était belle et don Esteban l’avait voulue dans son lit. C’est alors que Loango avait fomenté la révolte dont ceux du Gerfaut avaient pu voir la dramatique conclusion.
— Loango est mort avec Yamina, avait dit le rescapé à Gilles. L’homme que tu as tiré de l’eau sanglante de l’océan est un autre. C’est pourquoi je désire conserver le nom que tu m’as donné. Je suis Moïse. L’autre n’est même plus un souvenir.
À « Haute-Savane », Moïse avait pris la place de « commandeur » qui avait été celle du Maringouin. De même que son patron Legros qu’il avait dû rejoindre, l’homme avait disparu en même temps que les autres surveillants. Quant à Tonton, que Gilles avait oublié dans la maison du bord de l’eau, il n’avait pas profité de la délivrance de ses compagnons. C’était Désirée qui s’était chargée de lui. Elle l’avait proprement poignardé avant que quiconque ait pu intervenir et il avait eu pour sépulture la maison en flammes.
Véritable meneur d’hommes, l’ancien roi-congo avait été d’une aide inappréciable pour la remise en ordre de la plantation. Assisté de Liam Finnegan pour la partie sanitaire, il avait examiné chaque esclave, l’interrogeant longuement pour essayer de démêler, d’après la mentalité et les besoins de chacun, la meilleure manière de réapprendre à ces malheureux à vivre comme des hommes. Sa stature, son calme et la profondeur d’une envoûtante voix de basse lui assuraient sur ses frères misérables un ascendant irrésistible et Gilles devinait, en le voyant agir, que l’ex-Loango essayait de panser, à « Haute-Savane », quelques-unes des blessures ouvertes sur la rive fiévreuse du Congo.
L’ennemi le plus pénible à combattre avait été la saison des ouragans. Les abris de fortune que l’on avait construits pour remplacer les cases incendiées ne résistaient guère et l’on avait momentanément abrité les femmes et les enfants dans les quartiers des domestiques et dans les écuries en attendant les cases nouvelles construites par les esclaves eux-mêmes, ceux chez qui Moïse avait découvert des talents de charpentier ou de maçon car Tournemine exigeait des habitations solides au lieu des huttes de palmes ou de bois léger que le moindre charbon transformait en torche ou que la plus petite tempête emportait. À présent chaque famille disposait d’un jardin et d’une case suffisante pour qu’elle pût s’augmenter et, pour les célibataires, le maître avait fait venir, de La Nouvelle-Orléans, les nouveaux éléments de grandes cases préfabriquées qui, tout en étant solides, offraient l’avantage de pouvoir se déplacer aisément suivant les besoins de la culture (les champs qu’il fallait faire reposer en les changeant d’emploi). Si un homme prenait femme, il quittait alors la grande case dont s’occupait une « ménagère » et recevait sa propre maison, son propre bout de terrain.
Pour ses esclaves qu’il voulait les mieux traités de l’île, Tournemine avait dépensé sans compter. Il avait tenu à ce que leur remise en forme passât avant l’installation de sa propre maison. C’est pourquoi le premier bâtiment reconstruit avait été affecté à Liam Finnegan pour l’infirmerie-hôpital qu’il souhaitait.
Le médecin irlandais n’avait pas chômé, lui non plus et, pendant ces trois mois, quand il s’accordait sa détente préférée en compagnie d’un boujaron de rhum, c’était tard dans la nuit. L’état sanitaire des esclaves était assez lamentable, surtout ceux des cases les plus proches de l’habitation. Ceux du second groupement, sur les flancs du morne, où Legros avait concentré ses troupes de choc, étaient en meilleur état mais, pour les premiers, la malnutrition était générale et se doublait souvent de séquelles de sévices graves qui avaient posé de sérieux problèmes au médecin.
Heureusement pour lui, car il eût sans doute succombé à la tâche, il avait trouvé en Pongo un assistant de valeur qu’il avait pris plaisir à initier à ses techniques personnelles de thérapeutique qui faisaient largement appel aux plantes médicinales que Pongo-jardinier s’attachait à faire pousser dans un enclos étroitement surveillé où ses petits élèves n’avaient pas accès.
Grâce aux efforts de tous, « Haute-Savane » avait surmonté le désastre avec une étonnante rapidité. La fertilité fabuleuse de l’île avait fait le reste et l’abondance revenait dans les petits jardins comme sur la plantation. Depuis un mois, le capitaine Malavoine était reparti pour Nantes, ses cales pleines d’indigo, et un autre navire nantais, le Solide, avait emporté le coton que l’on avait pu sauver de l’incendie. Le produit de leurs ventes allait permettre à Tournemine de réparer les brèches sérieuses que la restauration de « Haute-Savane » et de ses travailleurs avait effectuées dans sa fortune car il avait dépensé sans compter pour cette terre qui à présent lui collait à la peau.
Quand il jeta sa bride à Cupidon, le jeune palefrenier accouru au bruit du galop, Gilles reçut presque dans ses bras Pongo qui dégringolait l’escalier du perron en donnant tous les signes d’une agitation parfaitement insolite chez lui.
— Enfin toi rentrer ? Grand temps ! s’écria-t-il. Venir vite.
— Où ça ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Chez homme-médecine ! Toi voir !
— À l’hôpital ?
Pongo fit signe que oui sans cesser d’ailleurs de courir vers le bâtiment neuf élevé à flanc de colline. Sa construction était simple, mais Finnegan avait demandé qu’on le mît sur pilotis afin d’éviter les visites des animaux sauvages ou domestiques qui pullulaient dans l’île. Bâti en L il comportait une première salle contenant une trentaine de couchettes et une autre plus petite qui servait de maternité et sur laquelle veillait plus spécialement Désirée chez qui Finnegan avait découvert une vocation d’infirmière sage-femme. À l’intersection de ces deux ailes se trouvaient la salle de soins, le cabinet du docteur et une petite pièce servant de pharmacie. Bien éclairé et d’une impeccable propreté, ce petit hôpital était l’une des fiertés de Tournemine et l’orgueil de Finnegan.
Le spectacle qui s’y donnait était parfaitement inattendu. Sous l’œil orageux de Finnegan qui se rongeait les ongles, un religieux qui était l’un des frères de l’hôpital de la Charité du Cap avait fait aligner devant lui cinq jeunes négresses qui riaient à belles dents d’ailleurs et les examinait l’une après l’autre, palpant leurs ventres et même y collant l’oreille d’un air docte qui semblait taper considérablement sur les nerfs du médecin.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Que faites-vous là, mon père ? demanda Gilles sans amabilité excessive. Pourquoi tripotez-vous ces jeunes femmes ?
Le frère était un homme déjà âgé, aux traits durs, aux cheveux et à la barbe gris, passablement sales d’ailleurs.
— Je vous salue, monsieur de Tournemine, mais je vous demande de me laisser faire mon office ainsi que le veut la loi de l’Église.
— J’ignore ce que la loi de l’Église vient faire chez moi, fit Tournemine toujours aussi abrupt, mais je vous serais reconnaissant de m’apprendre d’abord qui vous êtes ?
— Je suis le frère Ignace, l’un des médecins de l’hôpital de la Charité. On nous a rapporté qu’il y a chez vous de grands abus sur le plan des relations sexuelles et que la décence n’y est pas toujours respectée. Ces femmes sont enceintes, n’est-ce pas ?
— Je n’ai jamais dit le contraire mais je cherche encore en quoi cela regarde les gens de la Charité ? explosa Finnegan. Dans toutes les plantations où travaillent ensemble des hommes et des femmes, il y a des naissances. C’est une bénédiction pour le maître et pour les familles noires qui s’agrandissent. Et j’aimerais bien savoir…
Gilles posa une main qui se voulait apaisante sur le bras du médecin qui commençait à s’agiter de façon inquiétante.
— Calme-toi, Liam ! Le frère Ignace va se faire un plaisir de nous expliquer ce petit mystère. Allons, frère, je vous écoute. Que prétendez-vous faire ?
— Vous reconnaissez que ces femmes sont enceintes ?
— Naturellement. C’est d’ailleurs visible.
— Alors je vous prierai de les faire conduire à mon chariot : je les emmène à l’hôpital.
— Vraiment ? Et pourquoi, s’il vous plaît ?
— Pour qu’elles y attendent leur délivrance. Je sais aussi bien que vous qu’il y a des femmes enceintes sur toutes les plantations. Mais reste à savoir de qui. Ces femmes m’ont dit qu’elles n’étaient pas mariées.
— En effet. Pas encore. Qu’est-ce que cela change ?
— Ce que cela change ?
La voix du frère Ignace prit un ton feutré, apitoyé et vaguement méprisant.
— Vous n’êtes pas là depuis longtemps, monsieur, sinon vous sauriez que toute femme noire convaincue d’avoir eu des relations avec un Blanc et d’en porter le fruit est confisquée par l’Église et doit travailler pour elle.
— C’est possible. Mais pourquoi ces femmes-là mettraient-elles au monde des mulâtres ?
— Mais… parce que vous ou les autres Blancs qui habitent ici avez fort bien pu les engrosser.
— Moi ?
Gilles dut se freiner durement pour ne pas empoigner le religieux par sa robe poudreuse pour le jeter dehors.
— Si ces femmes étaient enceintes des œuvres d’un Blanc, ce ne pourrait être des miennes. Voilà trois mois seulement que je suis ici, avec mon ami Pierre Gauthier et le docteur Finnegan. Or toutes sont enceintes de plus de trois mois. Les géniteurs pourraient, en effet, être le sieur Legros ou certains de ses hommes, mais, d’après leurs déclarations, il n’en est rien…
— Vous en êtes bien sûr ? On dit, au Cap, que peu de femmes vous résistent, monsieur de Tournemine, et que la chair de couleur ne vous répugne pas. Au jour même de votre arrivée, on vous a vu monter dans le palanquin d’une métisse…
— On m’a vu ? Vraiment ? Je n’aurais jamais cru que le Cap avait à ce point les yeux fixés sur moi. À présent, frère Ignace, je désire que cette conversation s’achève. Nous avons à travailler ici et guère de temps à perdre en palabres…
— Je n’en disconviens pas mais j’emmène ces femmes.
— Il n’en est pas question.
— La loi de l’Église…
— La loi de l’Église ? Tu parles ! intervint Finnegan. Ces bons apôtres se procurent, par ce moyen, des esclaves sans bourse délier… Ne les laisse pas faire, Gilles. Il n’a aucun droit.
— Vous avez entendu le docteur, frère Ignace ? dit Gilles froidement. Je n’ajouterai rien à ce que j’ai dit. Ces femmes sont ma propriété et elles resteront ici. Mais si l’Église a besoin de serviteurs supplémentaires, permettez-moi de vous offrir cette obole qui vous permettra d’acheter deux ou trois esclaves au prochain marché. Un navire en provenance de la Côte de l’Or est arrivé hier soir, les cales pleines.
Il avait tiré quelques pièces d’or de sa bourse et les offrait sur sa main étendue. Le regard du frère s’alluma sous la broussaille de ses sourcils. Il hésita un instant, pris sans doute entre son désir de dignité et sa cupidité. Ce fut cette dernière qui l’emporta. Sa main, pareille à une griffe, rafla les pièces qui disparurent sous la toile tachée de sa robe grise.
— J’accepte cela comme une avance de denier à Dieu. Il n’empêche que ces femmes…
— Resteront ici ! Je vous l’ai déjà dit. Je vais avoir l’honneur, frère Ignace, de vous raccompagner à votre chariot. Vous avez sans doute d’autres plantations à visiter car je n’ose espérer que vous ayez fait, pour la seule « Haute-Savane », ce long chemin ?
— Il en est pourtant ainsi car vos agissements ont été signalés à monseigneur l’évêque ou tout au moins à son coadjuteur car, ainsi que vous le savez, monseigneur…
— … ne quitte guère la France, acheva Finnegan narquois. On ne peut pas dire que nous soyons gâtés sous le rapport du clergé. Depuis que les jésuites ont été chassés, nous n’avons plus guère que de la racaille.
— Laisse-moi parler ! coupa Gilles. Vous avez dit, frère, que l’on m’a signalé ? Qui, par exemple ? J’aimerais le savoir ? Et que sont ces « agissements » si suspects aux yeux de l’Église ?
Les paupières grises du moine se resserrèrent comme s’il cherchait à ajuster le tir d’une arme.
— On trouve un peu étrange votre arrivée et votre prise de possession de cette terre si peu de temps, somme toute, après le départ du jeune de Ferronnet, plus étrange encore le départ si rapide de celui-ci aussitôt après la mort… supposée de ses parents.
— La mort supposée ? Qu’entendez-vous par là ?
— Un bruit étrange est venu jusqu’à l’évêché. Le vieux monsieur ne serait pas véritablement mort. On l’aurait enlevé et séquestré afin que son fils puisse hériter et assouvir ses grands appétits d’argent.
Gilles sentit la colère enfler en lui et s’efforça de n’en rien montrer sachant combien une explosion pouvait être dangereuse sur un terrain ainsi miné.
— En admettant que ce soit vrai, en quoi pourrais-je être concerné par ce qui s’est passé ici avant ma venue ?
— En quoi ? Mais… cela semble évident. Si le vieux monsieur vit toujours – et certains prétendent l’avoir reconnu, travaillant comme un esclave dans une solitude du Gros Morne – la vente que vous a faite son fils ne tient pas. Il a dû reculer, sans doute, devant un parricide, mais il n’en a pas moins porté sur son père une main sacrilège pour le voler et vous, son ami de longue date sans doute, vous êtes son complice. Vous êtes venu ici récolter les fruits du crime et, aussi sans doute, assurer la surveillance du malheureux vieillard.
En dépit de ses belles résolutions, Gilles faillit s’élancer sur cet homme qui osait l’accuser de tels crimes. Ce fut Finnegan qui le retint, bien qu’à la pâleur de son visage et aux éclairs meurtriers de ses yeux verts on pût deviner qu’il avait, lui aussi, beaucoup de mal à contenir les bouillonnements de son sang irlandais.
— Avant d’accuser on se renseigne, frère Ignace ! Né en Bretagne, officier aux gardes du corps de Sa Majesté le roi Louis, seizième du nom, M. de Tournemine n’a jamais eu l’occasion de connaître Jacques de Ferronnet avant la rencontre qu’il en a faite à New York, ce printemps…
— Qu’en sait-on ? Chacun sait qu’il a combattu, de ce côté-ci de l’Atlantique, pour cette rébellion impie des colonies anglaises contre leur légitime souverain…
— Cela ne tient pas debout ! coupa Gilles que l’intervention de Liam avait mis à même de se ressaisir. Nous avions autre chose à faire, dans l’armée de M. de Rochambeau, qu’à nous occuper des affaires privées de Saint-Domingue. À présent, expliquez-moi donc une chose, saint homme ? Comment se fait-il, si vous êtes si bien renseigné, que vous ayez attendu que je sois installé ici pour venir porter vos accusations mensongères ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu, dès que vous avez été informé, interroger le sieur Legros, actuellement recherché et pratiquement condamné à mort pour ses crimes ? On m’a dit, à moi, que M. de Ferronnet avait été sa victime, ainsi que sa femme, et si son fils s’est enfui, car il s’est enfui, en effet, c’était uniquement pour rester encore vivant. Moi-même, j’ai été attaqué à peine débarqué…
— La couleur des choses et des événements dépend uniquement de l’éclairage qu’on leur donne, monsieur de Tournemine. Il est facile d’accuser un homme absent, peut-être déjà mort. L’Église, pour sa part, n’a jamais eu à se plaindre de lui. Il s’est toujours montré pour elle un fils respectueux et…
— … et généreux sans doute. Dites-moi, frère Ignace, auriez-vous porté sur moi vos accusations si je vous avais permis d’emmener mes esclaves ?
— Je les aurais peut-être différées, considérant que vous faisiez preuve de bonne volonté. Je constate avec douleur qu’il n’en est rien et que vous appartenez déjà tout entier à l’esprit détestable, à l’endurcissement qui règne en général sur cette terre. Je pars à présent, vous accordant quelques jours de réflexion. Si vous venez à composition, si vous décidez de vous soumettre à l’Église et à son jugement infaillible, vous pourrez nous le faire savoir… dans une semaine par exemple. Faute de quoi…
— Me soumettre à l’Église cela veut dire quoi : vous amener moi-même les femmes enceintes de ma plantation ?
— D’abord. Ensuite apporter à M. le coadjuteur tous les éclaircissements possibles touchant la façon bizarre dont vous êtes devenu propriétaire de « Haute-Savane », enfin laisser l’Église libre d’agir comme elle l’entend sur vos terres…
— … et y prélever tout ce qui lui conviendra ? Je comprends ! Eh bien ! n’y comptez pas, frère Ignace. J’ai mon droit, ma conscience pour moi et je ne passerai pas par vos fourches caudines. Dès demain, je verrai le gouverneur…
Le sourire du religieux découvrit des dents d’une vigueur étonnante chez un homme déjà âgé. Blanches et solides elles semblaient de taille à dévorer n’importe quoi.
— M. le gouverneur nous quitte, vous le savez bien, et comme son remplaçant n’est pas encore arrivé, nous allons être en intérim. Quant à l’intendant général, ses pouvoirs ne lui permettent pas de s’opposer à l’Église. N’espérez donc pas d’appui de ce côté.
— Finissons-en ! gronda Finnegan. M. de Tournemine vous a dit qu’il n’obtempérerait pas. À vous de jouer ! Qu’allez-vous faire ? Prendre « Haute-Savane » d’assaut ?
— Les armes de l’Église ne crachent pas le feu. Il sera facile de faire la preuve de la mort réelle… ou supposée de M. de Ferronnet : il suffira d’ouvrir sa tombe. J’en obtiendrai sans peine l’autorisation. Je vous salue, messieurs. Voilà de belles constructions neuves, il me semble ? ajouta-t-il d’un ton tout différent en regardant autour de lui. C’est votre domaine, docteur Finnegan, si j’ai bien compris ? Qu’y faites-vous ? La distillation du rhum ?
— Il y sauve des vies humaines… celles de tous ces malheureux dont votre précieux Legros avait fait des martyrs. Ce digne fils de l’Église n’était qu’un bourreau et il faut que vous soyez singulièrement dur d’oreille pour vous illusionner encore sur ce que fut son comportement. Les Noirs…
— Sont les fils de Cham et leur sort est tel que Dieu l’a voulu. Chacun sait qu’ils sont tous des adorateurs de Satan auquel ils sacrifient la nuit au cours d’orgies infâmes. Il faudra voir aussi ce qu’il en est ici.
Cette fois, Gilles était à bout. Saisissant le frère Ignace par son maigre bras, il l’entraîna un peu plus vite peut-être qu’il n’aurait voulu vers le chariot qui attendait sur la route, au portail neuf qu’il avait fait ouvrir pour atteindre directement les bâtiments d’exploitation sans passer par l’habitation.
— En voilà assez ! Allez-vous-en ! Et quand vous reviendrez, prenez bien garde à ce que vous ferez. Dieu sait que je suis son humble et fidèle serviteur… mais je n’hésiterai pas un instant à combattre, les armes à la main, des chrétiens dans votre genre.
— Un soldat de Dieu ne recule jamais devant le danger ou la menace. Vous vous en apercevrez rapidement, monsieur de Tournemine. Pour l’instant vous ne faites rien d’autre qu’aggraver votre cas. À bientôt…
En rejoignant Finnegan et Pongo dans la salle de soins où le médecin était occupé à enduire de baume la brûlure que s’était faite, en repassant, l’une des servantes de la lingerie, Gilles tremblait encore de colère. Il réussit à se contenir jusqu’à ce que, son pansement achevé, Liam eût renvoyé sa jeune patiente d’une débonnaire claque sur les fesses, mais dès que la petite eut disparu dans un envol de jupon rayé, il explosa :
— Quelle sorte de prêtres peuvent être ces gens qui abritent leurs appétits sous une robe sacrée ?
Finnegan haussa les épaules.
— Des hommes, sans plus. Je ne te croyais pas assez naïf pour croire encore qu’une soutane est fatalement une étiquette de sainteté. Simplement, les appétits varient suivant la hiérarchie et tel prince de l’Église rêvera de puissance et de faste quand un frère hospitalier se contentera de chercher des esclaves pour faire son travail à sa place.
— Il existe pourtant de véritables hommes de Dieu. J’en connais au moins un, lança Gilles fougueusement en songeant à son parrain, le recteur d’Hennebont. Des hommes qui nés riches et nobles se dépouillent entièrement au service des pauvres, ne gardant qu’à peine le nécessaire.
— Je sais. J’en ai rencontré aussi… mais pas encore ici. Il est vrai que je ne connais pas toute l’île. À présent que vas-tu faire ? La menace est sérieuse…
— Allons donc ! Tu vas encore me parler, comme Maublanc, de cette folle histoire de défunts enlevés de leurs tombeaux et ramenés artificiellement à la vie ? Ce n’est pas ma faute, je n’arrive pas à y croire.
— Il faut y croire ! Et avant qu’il ne soit trop tard.
— Qu’appelles-tu trop tard ?
— Avant que cet Ignace et ses confrères ne t’obligent à ouvrir la sépulture Ferronnet. Admets un seul instant que la tombe du vieux monsieur soit vide et tu as une grande chance de te retrouver en prison et tes biens mis sous séquestre jusqu’à complément d’enquête.
— Mais n’importe qui peut enlever un corps.
— Je sais. Il faut tout de même y aller voir. Tu es breton et je devine ce que tu éprouves à l’idée de violer une sépulture car je suis irlandais. Mais il faut y aller voir.
Un instant, Gilles regarda son ami. Aucune trace d’ironie dans ses yeux couleur d’herbe. Finnegan était mortellement sérieux. Il tourna alors les yeux vers Pongo et vit qu’il n’avait pas davantage envie de rire.
— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il.
— Docteur avoir raison. Tout plutôt que pas savoir…
— Eh bien, soupira Gilles, nous irons cette nuit, tous les trois, en priant le Ciel que personne ne nous voie, sinon je ne donnerais vraiment pas cher de notre peau si nous étions pris en flagrant délit de violation de tombe. À présent, je vous laisse travailler et je rentre. As-tu vu Judith, ce matin ?
— Oui. Elle partait à cheval vers la mer. On ne la reverra que ce soir et, si tu veux permettre au médecin de s’exprimer, je dirai que je n’aime guère ces grands besoins de solitude chez une femme si jeune et si belle. Ce n’est pas bon.
Gilles haussa les épaules.
— Elle n’est pas seule : elle a la mer d’où elle est, un soir, sortie pour moi. Judith est une femme étrange, tu sais. Chez elle la sauvagerie est encore à fleur de peau et, en fait, je ne sais trop jusqu’où elle va. Mieux vaut la laisser libre. D’autant que Moïse la surveille sans trop avoir l’air d’y toucher.
— Il n’a pas que ça à faire. Ainsi, ce matin, il est allé aux cases du Morne où il avait un différend à régler entre deux travailleurs…
— Ne sois pas si pessimiste et laisse-la vivre à sa guise. Au fait, je ne t’ai pas demandé de nouvelles d’Anna Gauthier. Comment va-t-elle ?
— Mieux. Une mauvaise digestion qui a failli tourner à l’empoisonnement. Je lui ai prescrit d’être plus prudente. Tout ce qui ressemble à de la salade n’en est pas forcément ici…
La sépulture des Ferronnet s’élevait aux confins du parc de « Haute-Savane » dans la partie qui montait le premier contrefort du Morne. C’était, au centre d’une clairière, une petite chapelle de style baroque fermée par une grille de fer. Après sa prise de possession du domaine, Gilles était venu jusque-là et avait donné des instructions pour que clairière et chapelle fussent entretenues convenablement. Ce jour-là, en dépit de la pluie qui tombait à verse, le petit temple déjà assailli par une végétation exubérante lui avait paru paisible et charmant.
Il n’en était pas de même par cette belle nuit d’automne, cependant douce et claire, tandis qu’en compagnie de Liam Finnegan et de Pongo, il montait silencieusement le sentier menant à la chapelle. C’était la seconde fois qu’il allait s’attaquer à la demeure d’un mort et si la première avait été purement bénéfique, il augurait mal de celle-ci et se sentait mal à l’aise. Il est vrai qu’en se rendant, jadis, à l’abbaye de Saint-Aubin-des-Bois, il n’en voulait qu’à l’ornementation d’un tombeau, non à la sépulture elle-même et la seule idée qu’il allait falloir tout à l’heure troubler l’éternel sommeil d’un pauvre mort inconnu lui glaçait le sang.
Il était un peu plus de onze heures quand les trois hommes avaient quitté la maison, sous le fallacieux prétexte de surprendre des maraudeurs qui leur avait permis d’emporter des armes. Mais on avait fait un détour par la resserre à outils pour y prendre certains instruments dont Pongo s’était chargé. Une lanterne sourde éteinte pendait au bout du bras de Finnegan. On l’allumerait tout à l’heure quand on serait à l’intérieur car, pour l’heure présente, la lune suffisait à éclairer le chemin au long duquel personne ne parla, chacun des trois hommes demeurant enfermé dans ses pensées.
La grille de la chapelle que l’on avait huilée et repeinte s’ouvrit sans peine au moyen de la clef que Gilles avait apportée dans sa poche. L’un derrière l’autre, les trois hommes pénétrèrent dans le minuscule sanctuaire meublé d’une pierre d’autel et de deux prie-Dieu d’où partait un étroit escalier de pierre s’enfonçant dans le sol. Finnegan posa sa lanterne à terre, l’ouvrit, battit le briquet et l’alluma puis s’engagea dans l’escalier suivi des autres dont il éclairait le chemin.
Quelques marches seulement au bout desquelles les visiteurs nocturnes se trouvèrent dans le caveau proprement dit : une crypte assez longue et étroite de chaque côté de laquelle étaient rangés, dans des niches, de lourds cercueils de cuivre vert-de-grisé surmontés de croix d’argent terni et gravés aux armes de ceux qui y reposaient.
— Quatre générations de Ferronnet reposent ici, chuchota Finnegan assourdissant involontairement sa voix. Il suffit de chercher le cercueil le plus récent.
— C’est celui-là, dit Gilles qui, en vérité, avait soigneusement visité le tombeau en désignant la longue boîte qui se trouvait la plus proche de l’escalier.
— Pas être facile ouvrir boîte sans laisser traces, marmotta Pongo qui passait sur le couvercle gravé un doigt précautionneux.
— Plus facile que tu n’imagines, dit Finnegan. Le couvercle n’est retenu que par des points de soudure à l’étain qu’avec un peu de soin on doit pouvoir faire sauter puis remplacer ensuite. J’ai là ce qu’il faut…
Dans le sac, il prit un ciseau, un maillet solide et, avec soin en effet, il entreprit de décoller le haut du cercueil, faisant chauffer continuellement, sur un réchaud qu’il avait apporté, le bout acéré du ciseau. Ce fut tout de même un rude effort. En dépit de la fraîcheur humide qui régnait dans cette cave, l’Irlandais transpirait à grosses gouttes mais, après une heure de travail patient, le coffre qui était censé contenir les restes de M. de Ferronnet père s’ouvrit.
Mais au lieu du corps élégamment vêtu de soie d’un vieux monsieur de la bonne société créole, on ne trouva dans la grande boîte garnie de coussins de taffetas bleu qu’un morceau de tronc d’arbre emmailloté dans un morceau de toile…
Pendant plusieurs minutes, les trois hommes, accablés, contemplèrent l’étrange spectacle.
— C’est bien ce que je craignais, soupira Finnegan en épongeant du bras la sueur qui mouillait son front. On l’a enlevé. Mon pauvre ami, ajouta-t-il en se tournant vers Gilles, j’ai peur que nous n’ayons du mal à nous tirer de là… à moins de retrouver ce cadavre fugitif. Il va falloir fouiller le Gros Morne, le passer au peigne fin…
Tournemine haussa les épaules. Il s’était laissé choir sur la dernière marche de l’escalier et fourrageait à deux mains dans ses épais cheveux blonds, oscillant entre la rage et le désespoir.
— Allons, Finnegan ! Tu n’ajoutes tout de même pas foi à ces sornettes. On a enlevé le cadavre de M. de Ferronnet pour me mettre dans un mauvais cas et on a dû l’enterrer ailleurs. Malheureusement, on ne peut pas retourner la terre dans toute la région…
— Pourquoi, coupa Pongo, pas chercher vieil homme mort et mettre à la place ? Doit être possible dans vilains quartiers du port ?
— Ce serait en effet une solution, dit Finnegan, et mon ami Tsing-Tcha nous trouverait certainement ce qu’il nous faut mais il faudrait un sosie du mort qui nous manque et ce n’est pas facile à trouver. M. de Ferronnet avait, sur la joue gauche, une large tache de vin et son profil était assez particulier.
— La corruption naturelle pourrait expliquer des différences, dit Tournemine qui se raccrochait déjà à cet espoir mais Finnegan hocha la tête.
— Cela ne marchera pas. Le frère Ignace s’est montré trop sûr du fait. Il a dû être bien renseigné, par Legros lui-même sans doute ou, mieux encore, par Olympe, sa diabolique maîtresse. Tu refuses de croire à l’existence des zombis, Gilles, et tu as tort. Je sais, moi, un médecin, un rationaliste, qu’ils existent et je crains une chose : que ces maudits prêtres ne sachent très bien, eux, ce qu’est devenu notre défunt. Admets que nous fassions ce que conseille Pongo, que nous nous procurions un cadavre que je suis très capable d’arranger convenablement mais qu’au jour où ces vautours viendront ouvrir ce cercueil ils amènent le vrai Ferronnet ? Nous aurions bonne mine.
— Dans ce cas, dit Gilles, découragé, il n’y a plus rien à faire… sinon prévenir Maublanc que je vends « Haute-Savane » et repartir avec toute ma maisonnée. Le Gerfaut est en France mais La Vallée trouvera bien au moins le moyen de nous faire passer à Cuba.
— Ce serait t’avouer coupable. C’est tout ce que souhaitent tes ennemis.
— Alors quoi faire ?
Calmement, Finnegan replaça le couvercle du cercueil mais négligea de le ressouder. C’était inutile pour le moment.
— Aller porter le problème à Celina ! Elle est puissante, tu sais. Au moins autant qu’Olympe car il n’y a pas un Noir dans tout le Nord qui ne la respecte et ne la vénère. Si quelqu’un peut retrouver Ferronnet, c’est elle.
— Soit ! Allons la voir. Mais je me demande si je ne suis pas en train de devenir fou…
— Quand tu auras vécu dix ans ici ou bien tu en seras certain ou bien tu auras totalement oublié cette impression… Finissons-en.
Dix minutes plus tard, Gilles refermait la grille et respirait avec délice l’air frais de la nuit qui lui parut divinement pur après les odeurs de moisissure et les relents de l’étain fondu. Comme lui parut délicieux le rhum que Finnegan lui tendit et qu’il portait à sa ceinture dans une gourde. Délivré des phantasmes qu’avaient fait naître en lui cette tombe, ce cercueil vide, il se retrouvait avec bonheur les deux pieds sur la terre de Dieu, sous le ciel de Dieu, de Dieu à qui, seul, appartenait le pouvoir de résurrection.
— C’est impossible ! soupira-t-il enfin. Il y a une explication rationnelle. Aucun homme, aucun sorcier si puissant qu’il soit n’a le pouvoir de rappeler à la vie un homme mort, vraiment mort. Comment se fait-il qu’un homme aussi savant que toi n’aies pas réussi à trouver une réponse à cette question ?
Finnegan haussa les épaules.
— Je ne suis pas savant. Je ne suis qu’un manieur de scalpel et j’ai, crois-moi, cherché à comprendre. Je pense comme toi qu’il y a peut-être une explication mais, jusqu’à présent, personne ne l’a encore trouvée. Allons voir Celina.
— À cette heure ? Elle doit dormir et si on la réveille on va réveiller tout le quartier des domestiques.
— Celina est une vieille femme qui ne dort pas beaucoup. En revanche, elle sait fort bien employer le temps que les autres consacrent au sommeil.
Le roulement éloigné d’un tambour en peau de vache lui coupa la parole. Au souvenir de ce qu’avaient signifié ces battements lugubres la dernière fois qu’il les avait entendus, Gilles sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Allait-il falloir faire face à une nouvelle révolte ? Ses deux compagnons s’étaient arrêtés et écoutaient eux aussi. Cette fois, le bruit ne venait pas des terres de « Haute-Savane » à la limite desquelles ils se trouvaient, mais des profondeurs sauvages de la montagne. Ce n’en était pas plus rassurant pour autant et Finnegan grogna :
— Je ne me ferai jamais à ces damnés tambours. Qu’est-ce que cela nous réserve encore ?
— Rien, dit Pongo tranquillement. Tambours dire moment venu pour danser en honneur dieu-serpent Damballa.
— Comment ? fit Gilles en considérant l’Indien avec effarement. Tu comprends le langage des tambours à présent ?
Le sourire de Pongo découvrit largement ses grandes incisives de lapin géant.
— Bien sûr ! Moïse apprendre… Facile !
Ainsi que l’avait prédit Finnegan, Celina ne dormait pas. Les trois hommes arrivaient au bas du sentier conduisant vers l’habitation quand ils la rencontrèrent. Escortée des deux fillettes que Gilles avait vues porter les chandelles devant la « mamaloï » au moment où celle-ci était venue le sauver, elle marchait appuyée sur son bâton au serpent et portait son impressionnante robe rouge et sa coiffure de plumes. De toute évidence, elle se rendait à cette réunion à laquelle les tambours avaient appelé.
Voyant apparaître le maître, elle ne marqua aucune frayeur, aucune surprise. Elle s’arrêta simplement. Gilles savait déjà qu’il y avait, dans cette étrange femme, deux personnalités bien distinctes et que la cuisinière habile, gourmande et joyeuse de sa maison n’était que la doublure d’une puissance étrange, mystérieuse et forte mais essentiellement bénéfique habitée parfois par un don singulier de double vue.
La rencontrant sous ses habits de prêtresse, il ne s’y trompa pas et la salua avec déférence, imité par les deux autres.
— Nous te cherchions, Celina. Nous avons besoin de toi et de ton grand pouvoir car, depuis le milieu de ce jour, nous sommes tous en grand danger. Cette maison, dit-il désignant les grands toits bleus de l’habitation qui brillaient doucement sous la lune, ces terres où plus personne ne souffre cependant, nos vies mêmes sont en péril. Un péril que toi seule as peut-être le pouvoir de conjurer.
— Tu es un bon maître et tu sais que tu peux compter sur Celina. Parle !
— Un homme est venu, ce matin, un religieux de l’hôpital de la Charité…
Rapidement, il raconta ce qui s’était passé entre lui et le frère Ignace puis la visite sacrilège qu’avec Finnegan et Pongo il venait de rendre à la sépulture Ferronnet et l’étrange découverte qu’ils y avaient faite.
Celina hocha sa tête emplumée mais son visage sombre demeura aussi impassible, aussi figé que du basalte. Du bout de son bâton elle dessinait machinalement des figures sur le sable de l’allée et gardait le silence.
— Tu ne sembles pas surprise ? fit Tournemine. Qu’as-tu à dire ?
— Rien. Je me doutais que le maître avait été enlevé du tombeau mais je ne pouvais rien faire. D’ailleurs, je n’étais pas sûre et puis j’ai dû me sauver. Olympe est puissante, dangereuse comme un serpent à sonnette mais personne n’aurait imaginé qu’elle oserait s’en prendre au cadavre d’un grand Blanc. Les Noirs qui craignent que l’on prenne le corps de ceux qu’ils aiment et qui meurent gardent les tombes pendant trois ou quatre jours, jusqu’à ce que la corruption ait commencé car, après, on ne peut plus faire un zombi… Mais madame ignorait tout cela. Elle aurait fait fouetter celui ou celle qui aurait parlé de garder la tombe du maître.
— Mort vivant ou mort véritable, il faut retrouver M. de Ferronnet avant huit jours. Crois-tu la chose possible ?
Les gros yeux couleur de chocolat de Celina considérèrent son jeune maître avec une tristesse où entrait de la pitié.
— Si les dieux sont avec toi, tout sera possible et tu éviteras les pièges des méchants. Laisse-moi aller mon chemin, à présent. Je vais le leur demander.
— Et s’ils ne sont pas avec moi ?
— Il te faudra prier le tien et t’en remettre au pouvoir de tes armes d’homme. Mais ne désespère pas. Nous combattrons tous avec toi car il n’y a pas ici un Noir qui ne te soit reconnaissant d’avoir compris qu’il était aussi un homme et de lui permettre de vivre comme un homme.
Au loin, le roulement doux des tambours reprenait.
— On m’appelle, dit Celina. Va en paix et dors. Je vais parler là-bas de ce qui se passe ici. Le Gros Morne sera fouillé trou par trou, feuille par feuille, ravin par ravin et, si les dieux le veulent, le vieux maître sera dans sa tombe quand ceux qui veulent ta mort viendront pour te perdre.
Sur un dernier signe qui ressemblait curieusement à une bénédiction, la prêtresse en robe rouge, couleur du sang du sacrifice, reprit son chemin suivie de ses deux jeunes compagnes qui avaient attendu sagement assises dans l’herbe qu’elle eût fini de parler.
Les trois hommes regardèrent avec un respect mêlé d’espoir son imposante silhouette disparaître sous le couvert des arbres dans ce chemin en pente qui semblait monter vers le ciel et se perdait dans la nuit.
Le lendemain, un bûcheron de la plantation Guillotin trouva en travers d’un chemin le corps de Celina, égorgée. On lui avait enlevé sa belle coiffure de plumes et sa robe rouge avait été lacérée. Quant à ses deux jeunes compagnes, elles avaient disparu.
1. Légère construction où les pêcheurs rangent habituellement lignes, filets et autres objets de navigation.
2. Cf. Un collier pour le diable.
En dépit du soleil, des fleurs, du tendre roucoulement des tourterelles et du vol étincelant des oiseaux-mouches qui brillaient comme des joyaux sur le vert profond des plantes et des arbres, la mort de Celina tomba sur « Haute-Savane » comme une chape de plomb. Elle accabla Gilles comme sous le poids d’une malédiction car la « mamaloï » emportait avec elle son plus sûr espoir – le seul peut-être – de déjouer à temps les diaboliques machinations qui se tramaient dans l’ombre pour lui arracher finalement le beau domaine venu à lui par les bizarres chemins du sort et qu’il avait cru longtemps un don de Dieu. À présent, il en venait à se demander si les roses murailles qu’il aimait tant ne constituaient pas en réalité le plus souriant, le plus mortel des pièges car il s’en prenait à son âme et à ses croyances.
Pour les femmes de sa maison, qu’il savait fragiles et mal préparées aux étrangetés de cette terre inconnue, il avait préféré laisser ignorer la menace du frère Ignace et aurait souhaité que la mort de Celina passât pour un accident. Mais quand Moïse et Charlot avaient rapporté sur une civière le corps exsangue enveloppé dans une épaisse couverture suivie par lui et par Pongo, ils avaient trouvé, en arrivant vers le quartier des domestiques, un groupe d’une cinquantaine de travailleurs agricoles qui attendaient sous la conduite d’un de leurs contremaîtres, un grand Yolof nommé François Bongo.
Apparemment, la nouvelle avait fait le tour de la plantation à la vitesse d’une traînée de poudre. Gilles en fut contrarié mais n’en montra rien. La douleur silencieuse de ces braves gens était émouvante et aussi leur colère qui, bien entendu, n’était pas dirigée contre lui mais contre le ou les mystérieux assassins d’une femme que beaucoup de Noirs, dans toute l’île, révéraient comme une sainte. Ce fut François Bongo qui traduisit le sentiment de ses compagnons.
— Nous trouver assassin ! Nous tuer sans pardon ! Toi pas nous empêcher ! ajouta-t-il s’adressant à Tournemine d’un ton où perçait une menace.
— Je ne vous en empêcherai pas, je vous en donne ma parole ! J’aimais Celina. Je lui dois la vie et j’entends que son meurtrier soit châtié. Et le plus tôt sera le mieux. Mais, auparavant, il faut lui rendre l’hommage qu’elle mérite. Bongo, tu iras jusqu’aux cases du Morne Rouge dire que personne ne travaillera demain, jour où elle sera portée en terre et, cette nuit, vous pourrez veiller son corps comme vous l’entendrez. Moïse réglera tout cela. Dès à présent, vous pouvez commencer les préparatifs.
Ils le remercièrent d’un murmure unanime puis se formèrent en cortège derrière la civière pour conduire Celina dans la cour qui s’étendait entre l’habitation et les cuisines où sur une sorte de catafalque de branches, de feuilles et de fleurs, elle passerait la nuit.
Gilles ordonna que la tombe soit creusée dans la petite clairière où s’élevait la tombe des Ferronnet car il lui semblait convenable que la fidèle Celina reposât auprès de ses anciens maîtres. Quatre hommes armés de pelles et de pioches partirent aussitôt, mais ils avaient à peine disparu que Désirée venait frapper à la porte du cabinet de travail où Gilles s’était enfermé pour essayer de voir clair dans ces catastrophes successives qui s’abattaient sur lui. L’ancienne servante de Simon Legros venait demander qu’après l’inhumation la tombe fût gardée pendant plusieurs nuits afin que le corps de celle qui avait été une grande prêtresse ne fût pas volé.
Gilles haussa les épaules avec lassitude, excédé par cette histoire de cadavres tirés de leurs cercueils et se promenant à l’air libre.
— Celina a été tuée d’un terrible coup de machette, dit-il. Sa tête a été presque séparée de son corps et elle a été vidée de tout son sang. Elle est au-delà de toute possibilité de résurrection factice aussi bien que si son corps se décomposait déjà. Mieux encore peut-être !
— Tu as raison sur ce point, dit Désirée, mais tu ne sais pas tout. Ceux qui ont tué Celina ne la laisseront certainement pas reposer en paix. Ils violeront sa tombe, emporteront son corps pour en faire des petits morceaux qui serviront à la préparation de philtres, de charmes d’autant plus redoutables qu’elle était plus puissante. Il ne faut pas qu’elle serve, elle qui était si grande, aux sales affaires de la magie noire.
En écoutant Désirée, Gilles se surprit à penser qu’il y avait, entre des religions situées aux antipodes les unes des autres, d’étranges similitudes. Désirée craignait que le corps de la prêtresse du Vaudou ne soit morcelé… exactement comme les chrétiens morcelaient les corps saints pour en faire des reliques, mais il se secoua vigoureusement, se reprochant de se laisser gagner par les coutumes étranges et l’atmosphère quasi païenne de Saint-Domingue.
— Il en sera fait comme tu le souhaites, dit-il. La tombe de Celina sera gardée. Moi-même je participerai à cette garde mais à une seule condition : ceux qui veilleront seront cachés et personne, hormis toi, ne saura qu’il y a une garde. C’est à cette seule condition que j’accepte… Ne me demande pas pourquoi et veille à tenir ta langue.
La grande fille noire s’inclina.
— Je ne dirai rien, maître ! Il me suffit de savoir que tu veilleras toi-même car je crois te comprendre : tu espères ainsi prendre au piège ceux qui ont tué Celina.
— Exactement…
C’était, en effet, l’idée qui lui était venue et cette idée lui rendait courage et confiance en l’avenir. S’il parvenait à s’emparer de l’assassin, peut-être arriverait-il par lui à remonter jusqu’à Legros et à son infernale Olympe car, il en était persuadé, tous les coups qui l’accablaient venaient de ce misérable. Tant pis pour celui ou celle qui tomberait entre ses mains ! Ce serait sans le moindre remords qu’il le remettrait aux mains de Pongo pour obtenir des aveux.
Avec la perspective d’une action directe revenait le goût du combat, le besoin de se défendre jusqu’au bout et s’il fallait faire de « Haute-Savane » un camp retranché il y lutterait jusqu’à son dernier souffle, mais ne se laisserait pas chasser de chez lui par qui que ce soit, prêtre ou démon. À aucun prix ! Et peu à peu, un plan de bataille s’esquissait dans son esprit.
La première chose à faire était de mettre à l’abri les femmes de la maison puis d’aller voir si, tout de même, il ne serait pas possible d’obtenir une aide des autorités constituées. Et, tandis que s’ordonnaient les funérailles de Celina, il écrivit une lettre à Gérald de La Vallée lui demandant s’il pouvait recevoir chez lui durant quelques jours non seulement Judith et sa femme de chambre, mais encore les dames Gauthier. Sans douter d’ailleurs un seul instant de la réponse, les La Vallée étant les gens les plus hospitaliers du monde et leur maison de « Trois-Rivières » assez vaste pour abriter au moins quatre familles. Or, le couple y vivait seul pour l’instant, les deux fils étant absents, l’un effectuant son tour d’Europe et l’autre, entré à l’école des pages de la Grande Écurie, entamant à Versailles une carrière à la fois mondaine et turbulente comme il était de règle chez messieurs les pages.
Sa lettre dûment sablée, cachetée et partie pour « Trois-Rivières » dans les fontes de Cupidon, le valet d’écurie, Gilles alla seller lui-même Merlin et partit pour le Cap.
Quand il y arriva, le canon de partance tonnait encore pour le vaisseau de 80 canons qui sous toute sa toile courait vers la ligne bleu sombre de l’horizon tandis que claquaient au vent les pavillons joyeusement colorés de son grand pavois. M. de La Luzerne s’en allait rejoindre son maroquin de ministre de la Marine. Le port déjà l’oubliait et avait repris son trafic dans le vacarme des cabrouets qui faisaient continuellement la navette entre les navires à quai et les magasins où s’affichaient les prix des marchandises à vendre et les listes des cargaisons que l’on débarquait.
Habitué, Gilles traversa la foule bruyante et colorée sans y prêter attention, gagnant les bâtiments de l’intendance où il n’eut d’ailleurs aucune peine à obtenir audience, les personnages officiels étant, à Saint-Domingue, infiniment plus accessibles que leurs confrères de la métropole.
Vêtu comme un planteur riche de toile blanche impeccablement repassée, une cravate noire nouée lâchement autour du col de sa chemise de fine batiste, M. de Barbé-Marbois reçut Tournemine dans la vaste pièce lambrissée d’acajou, à la mode anglaise, qui lui servait de bureau. Une bibliothèque, une large table où les dossiers étaient rangés dans un ordre parfait, une grosse mappemonde posée à même le sol et des gravures de navires en composaient, avec le pavillon royal et quelques fauteuils, l’ameublement. Dans un coin, un négrillon dormait à moitié auprès des cordes, inutiles par cette chaleur douce, du grand panka dont l’aile de toile occupait une partie du plafond.
— Que puis-je pour vous, monsieur de Tournemine ? demanda courtoisement l’intendant général en offrant une tabatière que Gilles, non moins courtoisement, refusa.
Il n’avait jamais été capable de priser sans éternuer et ne comprenait pas le plaisir que l’on pouvait trouver à cette pratique. Ce n’était pas le moment de se rendre ridicule.
Posément, calmement, il raconta la visite du frère Ignace et sa menace de faire ouvrir la tombe du précédent propriétaire de « Haute-Savane ». Sans toutefois mentionner le fait qu’il avait déjà ouvert lui-même cette tombe qui ne contenait qu’un tronc d’arbre drapé dans un linceul, ni l’assassinat de Celina. La mort d’une esclave n’offrait aucun intérêt pour l’intendant général.
Celui-ci écouta son visiteur avec l’attitude impassible qui lui était familière, mais à certain pli qui se formait au coin de sa bouche, au jeu lent de ses doigts autour d’un coupe-papier d’argent, Gilles devina qu’il n’aimait guère ce qu’il entendait.
Barbé-Marbois laissa le silence s’installer un instant quand Gilles se tut, réfléchissant visiblement. Puis, relevant brusquement les paupières pour darder son regard sur son visiteur, ce qui était encore dans sa manière, il soupira :
— Je ne vois là rien de particulièrement inquiétant, monsieur. Auguste de Ferronnet est mort et sa mort a été dûment enregistrée. Il n’y a aucune raison pour qu’il ne soit pas couché dans sa tombe aussi bien que sur les papiers de son notaire. Laissez faire le frère Ignace qui est un homme simple et qui a peut-être un peu trop tendance à prêter l’oreille aux contes fantastiques dont cette île est peuplée. Vous serez tranquille ensuite.
— Mais je n’admets pas, monsieur l’intendant général, que l’on vienne troubler ainsi, pour un racontar venimeux, la paix des morts, s’écria Gilles non sans hypocrisie. Je suis breton et d’un pays où l’on n’admet pas ce genre de pratique.
— Je suis lorrain, monsieur, et d’un pays où l’on ne l’admet pas davantage mais, en l’occurrence, je ne peux rien faire pour vous. L’Église ne fait guère de bruit ici. Mieux vaut la laisser tranquille quand elle se manifeste un peu. Au surplus, je n’ai aucun pouvoir sur elle. Seul le gouverneur pourrait peut-être intervenir mais il est déjà en mer. En outre, je doute qu’il eût accepté de se mêler de cette affaire. Comme toutes les minorités, l’Église est jalouse de sa dignité.
— Je ne vois pas ce que sa dignité peut gagner à l’ouverture de cette tombe. En revanche, je vois très bien ce que sa bourse pourrait y gagner au cas, par exemple, où l’on aurait enlevé le corps de M. de Ferronnet. Ce Legros que l’on ne retrouve pas n’a certainement pas renoncé à s’approprier mes terres…
— Allons ! Allons ! Ne fabulez pas ! Quel pouvoir peut encore garder ici un homme pourchassé et condamné à mort ?
— Pourchassé très mollement. Quant à la condamnation, elle tomberait d’elle-même si je pouvais être impliqué dans une affaire aussi nauséabonde que celle dont on m’accuse. Je suis un des principaux planteurs de Saint-Domingue et je crois avoir fait du bon travail à « Haute-Savane ». Enfin, je ne me livre à aucune contrebande. J’espérais que le représentant du gouvernement, ou même le Conseil du Cap, pourrait m’aider. Ne fût-ce que par solidarité…
Barbé-Marbois quitta son fauteuil et vint s’adosser à son bureau face à son visiteur et beaucoup plus près.
— Je vais être franc, monsieur de Tournemine, et brutal. Si graves que puissent être les ennuis qui vous assaillent, vous n’avez rien à attendre de la solidarité de vos pareils. On vous reproche beaucoup de choses ici…
— Je vois mal ce qu’on pourrait me reprocher ? J’entretiens d’excellentes relations avec les autres planteurs…
— En apparence, sans doute. Mais – et là j’excepte M. de La Vallée qui, je crois, vous porte une amitié sincère – on vous reproche en général vos méthodes par trop… révolutionnaires. On sait, dans les plantations, que vous n’avez plus un seul esclave véritable mais des « libres de savane », que vous n’en achetez que pour leur offrir le même statut. On dit que vous gâchez le métier, que vous apportez un exemple déplorable. Enfin, on vous reprocherait plutôt de ne vous livrer à aucune contrebande comme le font la plupart des autres, d’ailleurs.
— Comment ? fit Gilles abasourdi. On me reproche de respecter la loi et c’est vous qui me le dites ?
— Ce n’est pas ici l’intendant général qui parle et je ne fais que vous exposer la situation. On trouve étrange qu’un ancien combattant d’Amérique ne brûle pas de commercer avec ses anciens frères d’armes et comme on se souvient parfaitement de votre superbe arrivée sous l’uniforme des gardes du corps de Sa Majesté, on en déduit tout doucement que vous pourriez bien être – passez-moi le mot mais c’est le seul qui convienne ici, tout brutal qu’il soit – un espion de Versailles.
Le visage de Tournemine s’empourpra sous la poussée de la colère.
— Moi ? Un espion ? Qui ose dire cela ?…
— Mais… presque tout le monde hormis La Vallée qui a bien du mal, croyez-moi, à vous défendre au Conseil, dit tranquillement l’intendant. Allons, calmez-vous ! Personnellement, je n’en crois rien et je vous demande de ne pas vous jeter sur le premier planteur venu pour le provoquer en duel. On se demande déjà ce que ce malheureux Rendières avait bien pu vous faire pour que vous lui enleviez la main.
— Il avait insulté ma femme. Cela ne suffit-il pas comme raison ? lança Tournemine très raide.
— Eh oui ! Vous avez une trop jolie femme, mon pauvre ami. Les hommes vous l’envient, les femmes la jalousent. Tout cela n’arrange rien et j’en sais beaucoup qui applaudiraient, discrètement d’abord puis à tout rompre, si l’on réussissait à vous chasser… ou pis encore peut-être. Dès l’instant où les Noirs vous portent aux nues, vous n’avez guère de chances d’être l’ami des Blancs ! Êtes-vous bien en Cour ?
— Très bien. Le roi aussi bien que la reine m’ont donné de grandes preuves de leur protection.
— Et M. de Vaudreuil ? Il est né ici, vous le savez, et c’est l’un des grands noms de la colonie. S’il était votre ami, cela pourrait vous servir…
Gilles revit, dans le cadre élégant de l’entourage de la reine, le créole insolent et frondeur qui était l’un des plus chers amis de la souveraine et qui, le premier, avait offert son hôtel pour la première représentation, encore défendue, du Mariage de Figaro1.
— Nous ne sommes pas intimes, dit-il, mais nous nous connaissons et nous avons des amis communs, ajouta-t-il pensant aussi bien à Marie-Antoinette qu’à Beaumarchais.
— Je le ferai savoir. La chose pourrait vous servir et vous faire regarder avec moins de méfiance. À présent, chevalier, je vous laisse vous retirer… en regrettant de ne pouvoir faire davantage.
— Vous m’avez éclairé sur ma situation réelle, monsieur l’intendant général. C’est un précieux service dont je vous remercie…
Le service était précieux sans doute mais l’impression détestable. En quittant l’intendance générale, Gilles voyait les choses sous un éclairage tout différent de celui qu’elles avaient à son arrivée. Tandis qu’au pas noble de Merlin il traversait la ville pour reprendre la route de son domaine, il croyait lire à présent la méfiance, la malveillance, parfois même le mépris sous les saluts qu’on lui adressait ou qui répondaient aux siens. Seules les femmes lui souriaient immuablement, mais il n’aimait pas la lueur trouble qui se montrait dans certains de leurs regards car cette lueur il l’avait parfois observée chez d’autres en face de condamnés à mort marchant à l’échafaud. Un espion ! On le prenait pour un espion ! Le mot brûlait son orgueil, éveillant en lui une impuissante fureur. Il eût voulu provoquer en duel tous ceux qui osaient penser cela de lui…
Passant devant la cathédrale, il s’arrêta, entra. Les messes du matin étaient dites et l’église était vide. Seules, deux ou trois femmes agenouillées priaient devant les bouquets de flammes brûlant devant les statues des saints. Aucune ne fit attention à lui. Chacune devait avoir ses propres soucis car il put voir sur deux visages à demi cachés par les mantilles de dentelle à la mode espagnole des larmes coulant silencieusement.
Les laissant à leurs supplications, il alla droit à l’autel latéral où brillait la veilleuse rouge du Saint-Sacrement, mit un genou en terre et appela Dieu.
« Seigneur, dit-il, je suis venu par avance réclamer votre clémence car je vais combattre ceux qui vous représentent sur cette terre. Bien ou mal, ce n’est pas mon problème. Vous m’avez donné “Haute-Savane”. C’est ma maison et je l’aime comme j’aime tous ces malheureux qu’avec votre aide j’ai pu arracher à leur noire misère, à leurs souffrances. Je suis venu vous dire que je ne les laisserai pas retomber dans une servitude pire qu’auparavant car elle suivrait une période de retour à l’espoir. Je me défendrai, je les défendrai au besoin par les armes. J’espère, en agissant ainsi, entrer dans les plans que vous avez formés pour ma famille et pour moi. Sinon, pardonnez-moi ! »
C’était à peine une prière. Plutôt une mise en demeure dont eût été bien incapable, quelques années auparavant, le fils de Marie-Jeanne Goëlo. Mais, en quittant l’église, Gilles se sentit réconforté par sa propre résolution et par la certitude intime d’avoir raison contre les prêtres aux vues étroites du genre d’Ignace et contre cette société d’exploitation de l’homme par l’homme abritée sous le futile prétexte d’une différence de pigmentation. Si Dieu avait créé des hommes rouges, jaunes ou noirs, pourquoi donc laissait-il les seuls Blancs empoisonner la vie de tous les autres ? De quel droit ceux-ci s’arrogeaient-ils l’autorisation de décréter que celui-ci ou celui-là devait le servir à genoux ? Et comment ces gens qui le croisaient, roulant ou chevauchant vers leurs belles demeures enfouies dans des jardins de rêve, portant des habits raffinés, des bijoux et se gorgeant de tout ce que la nature ou le travail des hommes pouvaient offrir de plus délectable et de plus raffiné, comment ces gens ne comprenaient-ils pas qu’ils dansaient sur un volcan et que leurs jours étaient comptés ? Ils n’étaient qu’une poignée : trente mille en face d’un demi-million de Noirs suant avec leur misère, la haine et le désir de vengeance… Un jour, quelque chose quelque part éclaterait et ce serait la fin d’un monde.
Ôtant son chapeau, Gilles passa sur son front humide une main qui lui parut glacée. Il venait d’avoir la vision effrayante, née peut-être du récent souvenir de la nuit passée dans la maison condamnée de Legros, de hordes noires se jetant à l’assaut de ces belles demeures, de ces riches plantations, pillant, violant, brûlant. Il avait vu couler le sang des têtes coupées par les lames meurtrières des machettes, entendu crépiter les flammes des incendies… Peut-être tout cela pouvait-il encore être évité mais il aurait fallu, alors, qu’au lieu de s’en prendre à lui, les riches planteurs du Conseil se penchassent sur leur propre conduite et cherchassent honnêtement comment remédier à trop de misères auprès de trop de richesses. Mais il savait que personne ne l’écouterait s’il essayait de se faire entendre.
En atteignant le portail d’entrée de sa propriété, Gilles leva les yeux vers les lions de pierre qui couronnaient les piliers. Il allait falloir leur donner des griffes, à ceux-là, et leur faire cracher des flammes car, même s’il devait affronter l’île tout entière, Tournemine était fermement décidé à rester le maître ici…
Il était déjà tard. C’était l’heure où les travailleurs rentraient des champs. Le soleil baissait sur l’horizon dorant au loin le bleu intense de la mer. Les voix de ses Noirs montaient de tous les sentiers, chantant comme ils avaient appris à le faire spontanément depuis que leur sort avait changé. Ce soir, le chant était empreint de tristesse parce que Celina venait de mourir et que demain on la porterait en terre mais ce n’était pas une plainte. À travers le rythme, inhabituel pour des oreilles européennes, passait encore le contentement du travail achevé et de l’approche du repos pris en famille et dans sa maison, si petite soit-elle. Oubliant un instant ses soucis, Gilles sourit. Ce chant c’était sans doute la meilleure réponse de la Divinité. Il ne fallait pas qu’il redevînt sanglot, cri de souffrance ou appel à la révolte. Il fallait qu’il continuât longtemps encore et pût s’élever, toujours aussi paisible, lorsque ce serait lui que l’on porterait en terre. L’heure du souper était proche. Dans la maison, les petites servantes achevaient de mettre le couvert et portaient des lampes allumées. Gilles escalada l’escalier quatre à quatre. Il avait juste le temps de se changer et Zébulon l’attendait déjà, dans le cabinet de bains, auprès du cuveau de cuivre rempli d’eau froide où son maître se débarrassait chaque soir des poussières de la journée. Il s’accordait alors, tout en barbotant, la détente d’un cigare et d’un verre de punch à la cannelle bien glacé.
Ce soir, il avait juste le temps de se laver, d’enfiler des vêtements propres et de lire la lettre que Zébulon, impavide, lui tendait sur un petit plateau d’argent. Comme il le pensait, les La Vallée acceptaient de grand cœur de recevoir les habitantes de « Haute-Savane » et Gérald annonçait sa visite pour le lendemain : il ramènerait lui-même les dames à « Trois-Rivières ». Mais, à travers les lignes, Gilles devina qu’il brûlait de curiosité.
Fourrant la lettre dans sa poche, il descendit rejoindre Judith dans la salle de compagnie où elle l’attendait avec Finnegan. Quand il ne se sentait pas d’humeur à passer la soirée en compagnie d’un flacon de rhum, le médecin prenait ses repas du soir dans l’habitation. Il se révélait alors un convive disert et lettré dont la compagnie était fort agréable.
On se mit à table en silence. L’atmosphère, ce soir-là, était étrange. La maison silencieuse était enveloppée par la tristesse des chants qui se faisaient entendre continuellement à l’extérieur autour de la dépouille de Celina. À l’intérieur, les petites servantes se déplaçaient sans bruit sur leurs pieds nus sous la direction de Charlot qui, pour une fois, oubliait sa dignité pour, de temps à autre, essuyer une larme.
En face de lui, par-dessus le bouquet de bougies allumées bien que la nuit ne fût pas encore complète, Gilles jetait de temps en temps un regard au visage pâle de sa femme qui touchait à peine aux plats présentés. Contrairement à son habitude, elle ne s’était pas rendue à son carbet, ce jour-là, parce que la mort de Celina désorganisait la marche habituelle de la maison et Judith, tout naturellement, avait accompli son devoir de ménagère en veillant à remettre les choses en ordre. Vêtue très simplement, ce soir, d’une robe de léger taffetas vert sombre avec pour seul bijou une croix d’or portée au ras du cou sur un mince ruban de velours noir, ses magnifiques cheveux tirés en un énorme et sévère chignon qui rendait pleinement justice à la grâce de son long cou et à la structure parfaite de son visage, elle paraissait étonnamment fragile et juvénile.
Le silence devenait pesant. Elle en eut conscience et quand les servantes eurent remporté le potage presque intact, elle posa tour à tour sur les deux hommes le calme regard de ses larges yeux sombres.
— J’ai pensé que Coralie serait celle qui conviendrait le mieux pour remplir la place de notre pauvre Celina, dit-elle doucement. Qu’en pensez-vous ? Il y a longtemps qu’elle travaille avec elle.
La question s’adressait à Gilles qui s’efforça de sourire.
— Les soins de la maison vous appartiennent, ma chère. Mais si vous me demandez mon avis, je crois que vous avez bien choisi.
Le silence étant rompu, Finnegan prit le relais :
— Tu as été au Cap ? demanda-t-il en tendant à Charlot un verre qu’il ne laissait jamais longtemps vide.
— Oui. J’ai vu l’intendant général. La situation n’est guère brillante. Nous n’avons aucune aide à attendre de ce côté. J’ai appris aujourd’hui une dure leçon. Il paraît que, dans la colonie, on voit généralement en moi un… espion (Dieu que le mot avait du mal à passer !) de Versailles et que mes méthodes ne rencontrent guère d’assentiment.
Entre le cuir tanné de leurs paupières, les prunelles vertes de Finnegan se permirent un éclair de gaieté.
— Cela t’étonne ? Si c’était ce que tu souhaitais entendre j’aurais pu t’en dire tout autant sans courir chez l’intendant général. Bien sûr, tu ne peux guère être apprécié des planteurs d’ici. Tu réprouves l’esclavage et ils en vivent. Néanmoins, tel que je connais le marquis de Barbé-Marbois, il a dû exagérer son impuissance.
— Crois-tu ?
— J’en suis certain. Bien sûr, l’île est privée de gouverneur pour quelques jours mais s’il ne craignait pas de mécontenter le Conseil, il t’aurait envoyé de la troupe. Seulement, c’est un homme qui n’aime guère se mouiller. Surtout en faveur d’un révolutionnaire.
Sourcils légèrement froncés, Judith avait suivi la conversation des deux hommes avec la mine mi-inquiète mi-curieuse de qui n’est pas au courant.
— Si vous m’appreniez de quoi il est question, messieurs ? Je vous trouve bien sibyllins, ce soir. Un autre drame nous menacerait-il ?
Repoussant à la fois son assiette et sa chaise, Gilles se leva et alla fermer les fenêtres. À la longue, ces chants funèbres l’agaçaient car il avait l’impression d’entendre chanter, à l’avance, ses propres funérailles.
— Dis-lui ! fit-il sobrement, s’adressant à Finnegan.
En quelques mots, le médecin eut mis Judith au courant de ce qui s’était passé depuis la veille et de la grave menace qui pesait à présent sur le domaine.
Judith l’avait écouté avec un grand calme apparent. Seule sa main fine ornée du seul anneau de mariage dénonçait une légère fièvre en jouant, comme par mégarde, avec une boulette de pain. Quand ce fut fini, elle se contenta de regarder son mari.
— Qu’allez-vous faire ? dit-elle d’une voix toujours aussi calme.
— Me défendre. Mais, avant tout, vous mettre à l’abri. J’ai là une lettre de notre ami La Vallée. Il viendra vous prendre demain, avec votre femme de chambre et les dames Gauthier, pour vous conduire à « Trois-Rivières » où Denyse vous attend. Vous y resterez jusqu’à ce que les choses soient rentrées dans l’ordre.
— Et si elles ne rentrent pas dans l’ordre ?
— Mais… il n’y a aucune raison. J’ai du monde avec moi et je suis de taille à me défendre. Contre quoi, d’ailleurs ? Une poignée de prêtres plus ou moins valables qui prétendent me mettre en accusation ? Je n’aurai aucune peine à les chasser de chez moi.
— Alors il n’y a aucune raison que je parte. Mais peut-être pensez-vous sans le dire que ces prêtres pourraient avoir l’idée de demander la protection de la troupe. Cela se fait lorsque l’on veut porter le fer sur un homme que l’on sait dangereux.
— Que je le pense ou ne le pense pas est sans importance. Je ne veux pas que le moindre danger vous menace. Vous partirez demain avec Fanchon, Anna Gauthier et…
— Et votre chère Madalen ? Mais comment donc ! Croyez-vous que je sois dupe de votre sollicitude ? C’est elle, avant tout, que vous voulez mettre à l’abri mais comme, tout de même et ne fût-ce que pour le monde, il vous faut d’abord sembler songer à votre épouse, vous avez décidé de nous expédier toutes en chœur. Eh bien, n’y comptez pas !
Elle aussi s’était levée. Sa tête rousse fièrement dressée au-dessus de sa gorge fine qui battait d’émotion, elle faisait face à son mari.
— Ne soyez pas stupide, Judith ! Vous avez beaucoup trop d’imagination. Il est normal que je veuille épargner les femmes de ma maison. Que deviendriez-vous si l’on m’arrête ?…
— Les femmes de la maison ? Pourquoi donc pas alors les Noires aussi bien que les Blanches ? Que deviendront-elles, elles aussi, si l’on vous arrête ? On les renverra à la Criée aux Esclaves pour y être de nouveau vendues ? Non, Gilles, mettez à l’abri Mme Gauthier et sa fille, Fanchon aussi ; j’y consens car elle n’est pas brave. Après tout, ce sont femmes de même sorte. Moi, je reste !
— Il n’en est pas question, Judith. Je désire que vous partiez…
Elle lui tournait déjà le dos, se dirigeant vers la porte de son allure royale, suivie comme d’une traîne de son ample jupe verte mais, avant d’atteindre le seuil, elle se retourna.
— Que vous souhaitiez préserver votre maîtresse, rien de plus naturel, mon ami ! Moi, je ne suis que votre femme mais j’entends l’être jusqu’au bout. Vous ne me ferez pas partir car je ne suis pas, moi, une Madalen Gauthier. Je suis Judith de Tournemine de La Hunaudaye. Je suis la maîtresse de « Haute-Savane » et j’aime cette terre autant que vous pouvez l’aimer vous-même. On m’y enterrera peut-être dans quelques jours mais, sur la mémoire de mon père, on ne m’en fera pas partir !…
Cette fois, elle sortit et la porte, précipitamment ouverte par Charlot qui s’inclina avec un respect quasi prosterné, retomba derrière elle. Les deux hommes demeurèrent seuls en face de la table encore servie et abandonnée. Gilles sentait sur lui le regard insistant de l’Irlandais mais ne se décidait pas à le rencontrer. Les mains nouées derrière le dos, il marchait lentement de long en large, faisant crier le parquet sous le talon rouge de ses souliers. Un instant, il s’arrêta près de la table, saisit une carafe de cristal et se versa un plein verre de bourgogne qu’il avala d’un trait. Ce fut alors que vint ce qu’il attendait.
— Elle est vraiment ta maîtresse ? demanda la voix impersonnelle de Finnegan.
Gilles haussa les épaules.
— Non ! Sur mon honneur, je jure que non. Madalen est… la pureté, l’innocence… Il faut être Judith pour imaginer…
— Imaginer quoi ? Comment n’imaginerait-elle pas le pis en voyant son époux se détourner d’elle pour se soucier d’une autre ? Car tu l’aimes, n’est-ce pas ? Une femme amoureuse ne se trompe pas sur ces choses-là…
— Amoureuse ? Il y a longtemps que je ne crois plus à l’amour de Judith.
— C’est parce que tu es un rude imbécile. Ou bien parce que cela t’arrange…
La voix de Finnegan avait claqué comme un coup de fouet et Gilles, surpris par sa violence, se retourna, le regarda.
— Tu es fou… dit-il.
— Crois-tu ? Au fait : tu n’as pas répondu à ma question : tu aimes Madalen ?
Un bref silence et puis :
— Oui…
— Et elle ? Elle t’aime aussi ?
— Je crois que oui.
— Ah !
Charlot était sorti par discrétion et Finnegan ouvrit lui-même la porte qui claqua derrière lui. Gilles entendit le bruit de ses bottes décroître sur le dallage du vestibule. Puis il n’y eut plus rien que le chant assourdi des pleureurs funèbres. Gilles était seul, plus seul qu’il ne l’avait jamais été, avec une horrible impression de malaise. Se pouvait-il vraiment qu’il eût, en quelques mots, perdu un ami qui lui était devenu cher ?
Un moment plus tard, le galop d’un cheval l’attira à la fenêtre donnant sur le devant de la maison. Le temps d’un éclair, il aperçut Finnegan qui, à bride abattue, embouquait le tunnel obscur formé par les grands chênes de l’allée. Il s’en allait. Il l’abandonnait, lui aussi, retournant sans doute à son ivrognerie et à la crasse du port.
Incapable de supporter plus longtemps la solitude de la grande salle luxueuse avec sa nappe brodée, ses flambeaux d’argent et l’étincellement de ses cristaux, il sortit à son tour, hésita un instant au pied de l’escalier, taraudé par l’envie de rejoindre Judith, ne fût-ce que pour se prouver, en la soumettant à son désir, qu’il était toujours le maître. Mais il devina que, ce soir, il lui faudrait enfoncer sa porte pour qu’elle consentît à l’accueillir. Et encore…
Plus désemparé qu’il ne voulait l’admettre, il gagna la cour de derrière où, à la lumière dansante des torches, une foule noire veillait le corps de Celina. Elle reposait sur son catafalque de branches fleuries, vêtue d’une belle robe rouge toute neuve et casquée du diadème de plumes noires et rouges. Un épais collier de fleurs cachait l’horrible blessure que des mains pieuses avaient recousue de leur mieux. Devant elle, des corbeilles contenaient des fruits, des poissons séchés, des biscuits que se partageraient tout à l’heure, à la fin de la nuit, ceux qui veillaient là. Dans un coin, Coralie surveillait une énorme marmite posée à même un feu de branches, sur le sol. Et puis, tout autour de la morte, des hommes vêtus de leurs meilleurs habits, des jeunes filles vêtues de blanc qui chantaient doucement, au rythme doux d’un tambour que frappaient les longues mains noires de Cupidon, assis par terre. Certains commençaient à danser.
Adossé à un tulipier, les bras croisés, Pongo regardait lui aussi. Il tourna à peine la tête quand Gilles le rejoignit mais sourit, chose rare chez cet impassible personnage.
— Eux faire belle fête pour vieille Celina ! Chez nous aussi faire fête quand grand chef partir pour forêts éternelles parce que grand chef aller vers grande joie et grande puissance.
Il était très rare que Pongo fît allusion à sa tribu indienne qui l’avait condamné à mort et jeté au fleuve, ce dont apparemment il ne lui gardait pas rancune. Il fallait qu’il fût très ému…
— Ils feront la fête encore demain. J’ai dit à Moïse de leur distribuer un peu de tafia après l’enterrement.
Puis, changeant de ton :
— … Je crois qu’il va falloir que tu t’occupes seul de l’hôpital. Finnegan est parti.
— Pongo savoir. Lui très malheureux. Grande douleur d’amour pour fille aux cheveux de lune. Elle pas aimer lui, aimer toi…
— Comment le sais-tu ? Il te l’a dit ?
— Non, mais Pongo avoir yeux pour voir. Et puis Finnegan parler tout seul tout à l’heure en sellant cheval. Pas te tourmenter. Lui revenir !
— Je ne crois pas. Il ne reviendra pas.
— Si. Lui bon médecin et bon médecin jamais abandonner malades.
Gilles haussa les épaules.
— L’hôpital est presque vide en ce moment. Tu peux parfaitement t’en charger.
— Malade plus important pas à l’hôpital.
— Que veux-tu dire ?
— Toi malade ! Malade mauvais amour et grands malheurs peuvent venir de mauvais amour. Homme-médecine le savoir. C’est pourquoi Pongo dire : lui revenir.
Mais le lendemain s’écoula sans que Finnegan reparaisse. Les funérailles de Celina furent une belle chose dont on parla longtemps dans la région. Afin de ne pas aggraver son cas vis-à-vis de l’Église autant que pour la satisfaction de ses propres convictions, Gilles avait fait chercher l’abbé Le Goff qui servait plus ou moins de curé à Port-Margot et qui desservait aussi la petite chapelle du Limbé. Dès son arrivée, il lui avait fait un don généreux, y avait ajouté un solide mulet qui permettait au bonhomme de se déplacer facilement et de venir, justement, assurer le service de la chapelle, ce qui en faisait en quelque sorte l’aumônier de la plantation.
L’abbé Le Goff était sourd comme un pot mais il n’en remplissait pas moins ses devoirs sacerdotaux avec une grande exactitude, du moins quand la goutte, cette calamité des gros mangeurs et des grands buveurs, le laissait tranquille. C’était un homme déjà âgé, une vocation tardive car il avait beaucoup bourlingué sur les mers et dans les îles, piratant même quelque peu, avant d’être touché par une grâce divine qui lui assurait une vieillesse paisible et assez confortable. C’était aussi un homme aimable mais tellement ami de sa tranquillité qu’il était bien inutile d’essayer d’obtenir son aide contre ses confrères du Cap-Français. D’ailleurs, il n’aurait certainement rien entendu…
La défunte « mamaloï » n’étant que baptisée, l’abbé se contenta de bénir le corps, de l’encenser puis retourna à ses occupations, un peu plus riche d’une pièce d’or, laissant les funérailles se dérouler comme l’entendraient les gens de la plantation. Et ce fut au milieu des chants et des danses que Celina fut portée en terre, le visage toujours découvert, par quatre solides Noirs, suivie de Gilles, des siens et de tous les esclaves auxquels s’étaient joints d’ailleurs de parfaits inconnus, des fidèles sans doute si l’on s’en tenait aux larmes abondantes qu’ils versaient et à l’ardeur avec laquelle ils chantaient.
Toute la nuit, comme ils avaient veillé le corps, les Noirs veillèrent la tombe en buvant du tafia et en mangeant puis, au matin, chacun retourna à son travail.
Cette journée-là, qui était la troisième du délai accordé par frère Ignace, parut à Gilles aussi pénible qu’interminable. Finnegan n’avait pas reparu et l’espoir de le voir jamais revenir s’amenuisait d’heure en heure. Judith, muette, murée dans un silence désapprobateur, vaquait à ses devoirs de maîtresse de maison, enseignant à la grosse Coralie ce qu’elle pouvait encore ignorer et mettant, avec ses servantes, de l’ordre dans ses armoires à linge. Aux repas, elle n’adressait pas la parole à son époux et, s’il arrivait à celui-ci de lui parler, elle ne répondait pas, le laissant admirer la grâce tranquille de ses gestes sans laisser supposer, même une seconde, qu’elle s’apercevait de sa présence.
Ainsi qu’elle l’avait décidé, Gérald de La Vallée était reparti seul, soulagé peut-être secrètement de n’être point mêlé à ce qui allait se passer à « Haute-Savane », mais non sans avoir vivement conseillé à Gilles d’user de toutes les ressources de la diplomatie avant de recourir à la force.
— Faites donc cadeau de quelques esclaves à ces rapaces. Vous êtes assez riche pour le faire et la paix, croyez-moi, n’a pas de prix !
— Je le ferais volontiers si je pensais, en effet, acheter la paix à ce prix, mais je crains que l’on ne s’en contente déjà plus. C’est tout le domaine qu’ils veulent à présent.
— Alors que Dieu vous aide ! Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver.
Quand la nuit tomba de nouveau sur les collines du Limbé, Gilles en éprouva une sorte de soulagement en pensant que, peut-être, il allait pouvoir passer à l’action, faire autre chose que tourner en rond à la recherche d’un moyen de défense efficace. Ce fut avec une joie sauvage qu’il prit ses armes et, flanqué seulement de Pongo et de Moïse, se dirigea vers la clairière où reposait Celina. Si son assassin osait la moindre tentative contre sa tombe, il allait le payer de sa vie. De toute façon, s’il parvenait à mettre la main dessus, Gilles était bien décidé à ne pas lui faire quartier.
Il était dix heures et demie environ quand Gilles, Pongo et Moïse atteignirent le tombeau des Ferronnet. La nuit, pour une fois, était sombre grâce aux lourds nuages qui s’étaient installés en fin de journée, chassés par la tempête qui, dans la journée, avait éclaté au nord de l’île, sur les îles Turks.
Aussi silencieux qu’un chat, Moïse escalada l’un des grands arbres qui bordaient la clairière tandis que Gilles ouvrait la grille, faisait passer Pongo et refermait. Personne ne disait mot et aucun bruit n’avait décelé leur passage.
Avec un grand luxe de précautions, les deux hommes s’installèrent pour une attente qui serait peut-être longue… qui serait peut-être vaine… Mais de leur poste d’observation, ils avaient une vue parfaite sur la tombe de Celina visible, même dans cette nuit obscure, grâce au monticule de pierres blanches qui la signalait.
Le temps coula, interminable. Dans son arbre, Moïse avait totalement disparu. L’atmosphère, à l’intérieur du petit temple, était lourde en dépit de la grille découpée sur la nuit et qui laissait passer un peu d’air. Habitué dès l’enfance aux longues stations de guet rigoureusement immobile, Pongo semblait changé en statue mais Gilles sentait le sommeil le gagner. Qui pouvait dire si les nécrophores viendraient cette nuit… ou même s’ils viendraient un jour ? Après tout, Désirée avait pu se tromper.
Il allait faire part de ses réflexions à Pongo quand celui-ci attira son attention :
— Sh !… sh !…
Du doigt, il montra trois silhouettes qui s’avançaient, venant du couvert des arbres, l’une enroulée d’un tissu clair qui la faisait ressembler à un fantôme, les deux autres étaient des Noirs qui devaient être à peu près nus pour mieux se fondre dans la nuit. Ceux-là portaient une pelle et une pioche plus des machettes.
Ils allèrent droit à la tombe de Celina. Puis, tandis que la forme blanche, debout, attendait, les deux hommes se mirent à enlever rapidement les pierres qui couvraient la tombe. Déjà, sous la main de Gilles, la grille s’était rouverte sans bruit et les deux hommes rampaient dans l’herbe, doucement, tout doucement…
Le silence total qui régnait sur la clairière dut rassurer les violeurs de tombe car, soudain, une lanterne sourde s’alluma et fut posée près de la tombe. Cette lumière apparue servit de signal. D’un même élan Gilles et Pongo tombèrent sur les deux hommes, deux Noirs aux muscles imposants, tandis que Moïse, dégringolant de son arbre, s’emparait de la silhouette blanche – qui était celle d’une femme – et qui fuyait déjà.
La surprise aidant, les deux Noirs furent facilement maîtrisés mais Moïse dut livrer un rude combat, en dépit de sa force, contre une créature qui se battait avec la souplesse et la force nerveuse d’une panthère. Laissant Pongo garder les deux hommes à demi assommés, Gilles courut lui prêter main-forte armé de la lanterne.
— Maintiens-la ferme ! cria-t-il. Je veux voir son visage !
La femme poussa un cri de douleur car Moïse était en train de lui tordre le bras à la limite du supportable et se calma un peu. Gilles leva sa lanterne et retint un cri de surprise : il avait en face de lui la belle mûlatresse qui l’avait accueilli dans son palanquin au jour de son arrivée.
En dépit de la fureur qui déformait ses traits, elle était parfaitement reconnaissable à ses yeux couleur d’ambre, à la forme triangulaire de son visage de chat sauvage, à la forêt de cheveux crépus qui s’étaient échappés pendant sa lutte avec Moïse du madras où elle les tenait serrés.
Les yeux jaunes dardaient sur lui tant de haine que Gilles eut l’impression désagréable de se trouver en face d’un crotale. Mais il n’eut même pas le temps de lui poser la plus petite question. La femme lui cracha au visage puis, détournant la tête, enfonça ses dents acérées dans la main de Moïse, si férocement que le sang jaillit. Moïse hurla, desserra instinctivement son étreinte. La femme glissa de ses bras et, arrachant la robe blanche peinte de fantastiques figures noires qui la recouvrait, s’enfuit, rapide comme une gazelle, vers l’abri des bois où elle disparut instantanément. Lancés à sa poursuite, Gilles et Moïse furent incapables de la retrouver. Furieux et déçus, ils revinrent vers Pongo.
Chemin faisant Gilles ôta sa chemise et la déchira pour bander la main de Moïse qui saignait. La femme n’avait pas seulement le comportement d’une panthère, elle en avait aussi les dents.
— On ramène ceux-là, dit Gilles désignant les Noirs qui revenaient lentement à la conscience. Je ne crois pas que la femme tentera encore quelque chose cette nuit mais on va tout de même envoyer une garde.
Moïse chargea sur une épaule l’un des deux hommes encore incapable de marcher tandis que Gilles guidait l’autre du canon de son pistolet enfoncé dans ses reins. Mais les deux captifs n’avaient rien de héros et il ne fut pas difficile de se faire confirmer par eux ce que Gilles pensait bien avoir deviné. La belle sauvage n’était autre qu’Olympe, la dangereuse maîtresse de Legros.
En revanche, il fut impossible d’apprendre quelque chose concernant le lieu de retraite de l’ancien gérant. Les deux prisonniers étaient des « marrons » appartenant à une bande, celle de Macandal le Manchot, pour qui la belle Olympe avait des bontés et qui, en échange, pouvait en recevoir toute l’aide dont elle avait besoin le cas échéant. Ses compagnons d’aventure savaient qu’elle avait une maison au Cap (où d’ailleurs elle n’avait pas remis le pied depuis la révolte) mais rien d’autre…
Gilles hésita un instant sur la conduite à tenir envers ces deux-là mais, après tout, ils n’avaient commis aucun crime en venant enlever, de nuit, les pierres d’une tombe et ils juraient en pleurant qu’ils n’avaient participé en rien au meurtre de la « mamaloï » : c’était Olympe qui, d’un coup de machette qu’elle maniait habilement, avait à demi décapité la vieille femme. Après avoir demandé l’avis de Pongo et de Moïse, il les relâcha purement et simplement.
— Allez dire aux autres que le maître de « Haute-Savane » vous a tenus entre ses mains et qu’il vous a rendu la liberté. Mais ne servez plus cette Olympe.
Ils détalèrent sans demander leur reste. L’un d’eux néanmoins revint brusquement sur ses pas, prit la main de Gilles, la posa sur son front puis repartit en courant suivi par le regard méditatif de Moïse.
— Nous avons eu raison peut-être… ou peut-être pas, dit le géant, mais je crois qu’ils ont dit la vérité…
Lentement, « Haute-Savane » et ses habitants s’enfonçaient dans une anxiété qui peu à peu se résignait à l’inévitable. Il n’y avait aucun moyen de remplir cette tombe vide ou de retrouver son occupant momentané. Tous attendaient, chacun à sa manière, que sonne l’heure du destin. Gilles veillait comme d’habitude aux affaires de la plantation, Judith vaquait avec un zèle nouveau à ses devoirs de maîtresse de maison, ne faisant plus qu’une courte promenade à cheval chaque matin et n’allant même plus jusqu’à son carbet. Moïse surveillait ses travailleurs car c’était le temps des labours et, à travers la plantation, les charrues ouvraient la riche terre noire, y traçaient les vagues profondes d’où surgiraient bientôt les prochaines moissons porteuses d’abondance. Pongo se consacrait tout entier à l’hôpital, négligeant, non sans quelque regret, son cher jardin pour s’efforcer de remplacer le médecin disparu. Ses jeunes aides s’efforçaient, eux, de le remplacer de leur mieux et accomplissaient ses ordres avec une touchante bonne volonté. Quant à la famille Gauthier, à l’exception de Pierre qui s’occupait plus spécialement de la petite ferme que Gilles avait installée pour subvenir aux besoins de la plantation, elle avait été tenue dans l’ignorance de la menace qui pesait sur le domaine. Connaissant la piété, un peu étroite, de Madalen et de sa mère, Gilles avait préféré qu’elles ne sachent rien de son conflit avec l’Église.
Tout ce monde accomplissait sa tâche comme si de rien n’était, uniquement attaché aux soins qu’exigeait « Haute-Savane » et Tournemine, retrouvant son fatalisme breton, choisissait de s’en remettre à un Dieu de justice et d’équité pour le tirer d’affaire, espérant seulement que le moment venu il consentirait à lui dicter les mots, les gestes nécessaires.
Vint le dernier soir et jamais soir n’avait été plus doux. Assis sous la véranda, un verre de punch à la main, Gilles regardait avec une sorte d’angoisse le gros soleil rouge s’enfoncer dans un océan qui ressemblait à de l’or en fusion, souhaitant de tout son cœur qu’il ne reparût jamais si ses rayons matinaux devaient éclairer la ruine de ses efforts et de ses espoirs. Derrière le grand rideau de cactus se faisaient entendre des bribes de chansons, le cliquetis des traits et, parfois, le rire pointu des nègres rentrant des champs avec leurs mules. À l’intérieur de la maison, c’était la voix grave de Charlot gourmandant son bataillon de petites servantes en train de disposer le couvert et le tintement léger de l’argenterie et du cristal… Que resterait-il de tout cela demain ?
Avec un soupir, Gilles vida son verre, se leva et s’étira. Ce n’était pas le moment de se laisser aller aux pensées déprimantes mais au contraire celui de se préparer à la lutte. Il allait rentrer dans la maison quand un martèlement pressé de sabots, les sonnailles d’un couple de mules et le roulement des roues le retinrent dehors : un chariot chargé de meubles remontait l’allée des chênes. Deux hommes étaient sur le siège.
Mais déjà Gilles courait vers l’insolite attelage de déménagement qui lui arrivait. L’homme qui tenait les rênes d’une main ferme, c’était Liam Finnegan. Auprès de lui, un petit Chinois à barbiche blanche, en robe de soie bleu nuit, était assis avec une grande dignité, les mains au fond de ses larges manches.
Le maître de « Haute-Savane » était si heureux qu’il arracha pratiquement l’Irlandais de son siège et l’embrassa.
— Tu es revenu ! Dieu soit loué !
— J’ai faim, dit sobrement Finnegan, et j’ai encore plus soif. Voici mon honorable ami, M. Tsing-Tcha, qui veut bien honorer, pour ce soir, ta misérable maison de sa présence. Tu devrais dire à Charlot de faire ajouter deux couverts…
Mais l’ordre était inutile. Le majordome, lui aussi, avait vu les arrivants et criait, depuis le perron :
— Vous dînez avec nous, docteu’ ?
— Oui, Charlot. Et ce gentleman aussi.
— Qu’est-ce que tous ces meubles ? demanda Gilles. Tu as fait un héritage ? Ou bien tu as pillé une vente ?
— Mon logis manquait de meubles, dit gravement l’Irlandais. Mon ami Tsing-Tcha m’en a procuré de bien solides. Il y a surtout ce grand coffre qui me sera très utile pour ranger mes instruments, ajouta-t-il désignant une longue boîte d’ébène incrustée de fleurs et d’oiseaux de nacre dont le bout apparaissait sous un empilement de tables et de chaises. Je vais ranger le chariot derrière les cuisines pour qu’il ne gêne pas. On déchargera demain…
Bien qu’intrigué par cette soudaine passion d’un oiseau migrateur pour une bourgeoise installation, Gilles ne posa pas d’autre question, se contentant d’accueillir le vieux Chinois avec cette politesse raffinée de Versailles qui était presque aussi compliquée, bien qu’un peu moins fleurie, que celle du Céleste Empire.
Judith reçut M. Tsing-Tcha avec la grâce qu’elle déployait en toutes choses. La parfaite éducation que Mme de La Bourdonnaye lui avait dispensée jadis au couvent Notre-Dame-de-la-Joie lui permettait de recevoir aussi bien, et sans lever un sourcil, un prince du Saint-Empire ou un apothicaire chinois fleurant l’opium, l’encens et la girofle. Mais, en l’honneur de Finnegan, elle laissa de côté tout protocole pour donner libre cours à l’amitié.
— Enfin, vous voilà ! s’écria-t-elle en allant vivement à lui les deux mains tendues. Vous n’imaginez pas, cher docteur, comme nous avons été en peine de vous ! Je pensais, comme Gilles, que vous nous aviez oubliés.
Finnegan prit ses mains et y enfouit son visage que la joie faisait aussi rouge que ses cheveux.
— Comment pourrait-on vous oublier quand une fois on vous a vue, madame ? J’avais à faire chez M. Tsing-Tcha, tout simplement, et je vous supplie de me pardonner si je vous ai causé quelque inquiétude. Mais je ne dirai pas que je le regrette car vous venez de me donner une grande joie.
— Alors oublions tout et passons à table. Je ne connais pas vos coutumes, monsieur, dit-elle en se tournant vers le Chinois qui la regardait avec admiration, mais notre usage veut que l’hôte principal donne la main à la maîtresse de maison pour gagner sa place. Me donnerez-vous la vôtre ?
— Très indigne je suis de pareil bonheur ! articula Tsing-Tcha en se livrant à une série de cérémonieuses courbettes. Ma vile main dans celle, de nacre et d’ivoire, de la déesse du Soleil ? Je ne saurais.
Et, tirant de sa manche un ample mouchoir de légère soie bleue, il s’en couvrit la main avant de l’offrir à la jeune femme puis tous deux se mirent en marche vers la table fleurie, dont les cristaux étincelaient sous la longue flamme des bougies de cire fine. Gilles et Finnegan suivirent l’étrange couple, vigoureusement disparate, car Judith dépassait son hôte d’une bonne tête.
— J’ignorais, souffla Gilles, que les Chinois avaient un tel respect pour les dames européennes. C’est joli cette idée du mouchoir de soie…
— C’est surtout commode si l’on ne veut pas souiller un épiderme céleste au contact d’une diablesse étrangère, fit l’Irlandais mi-figue mi-raisin.
Il était tard et tout dormait dans la maison quand Gilles, Finnegan, Pongo, Moïse et Tsing-Tcha quittèrent le logis de l’Irlandais où ils étaient allés finir la soirée sous prétexte de goûter un fabuleux whisky rapporté du Cap par le médecin. Sans faire plus de bruit qu’une bande de chats, ils allèrent jusqu’au chariot de meubles, en tirèrent le coffre d’ébène et de nacre qui glissa sans peine de sous l’enchevêtrement ingénieusement équilibré des chaises et de la table qui le surmontaient. On ouvrit le coffre, on en tira un objet long et lourd, enveloppé d’une étoffe noire, que Moïse chargea sur son dos tandis que le coffre reprenait sa place. Puis toujours en silence, le petit cortège prit le chemin creux qui menait vers la clairière et la tombe des Ferronnet.
Une heure plus tard, Gilles refermait la grille du tombeau. Le lourd cercueil renfermait à présent le corps d’un vieux marin hollandais, assommé quelques jours plus tôt dans une rixe de cabaret et dont M. Tsing-Tcha avait discrètement récupéré le corps comme la chose lui arrivait parfois quand il souhaitait poursuivre ses expériences chimiques. À la demande et sur les indications de Finnegan, il s’était contenté de lui faire subir certaines transformations qui pouvaient l’aider à passer aisément pour le corps à demi momifié d’un homme enseveli depuis une grande année. Ainsi, la fameuse tache de vin sur la joue gauche avait été habilement imitée grâce au procédé usité normalement pour les tatouages de marins. Le corps avait été revêtu d’habits de soie, semblables à ceux dont l’Irlandais avait gardé le souvenir, coiffé d’une perruque blanche convenablement ternie, ainsi d’ailleurs que les vêtements, et l’on avait même poussé le souci du détail jusqu’à orner l’annulaire du pseudo Ferronnet d’une chevalière gravée à ses armes.
Avant de rabattre le couvercle, Finnegan avait longuement contemplé le résultat de l’industrie chinoise.
— Tu crois que cela va marcher ? avait soufflé Gilles.
— Je l’espère bien. Pour moi qui ai connu le vieux monsieur, c’est tout à fait étonnant. Vous êtes un grand artiste, monsieur Tsing-Tcha.
Le Chinois s’inclina avec le large sourire d’une prima donna sous les applaudissements, visiblement ravi.
— Merci grandement ! L’homme misérable et maladroit peut se dépasser lui-même et atteindre au chef-d’œuvre quand il est convenablement stimulé. Pour l’indigne Tsing-Tcha, il n’est de meilleur stimulant que l’or, cette forme terrestre du soleil, et son ami aux yeux couleur d’herbe lui en a promis s’il réussissait.
— Je tiendrai sa promesse dès que nous serons rentrés à la maison. Puis je vous ferai ramener au Cap. Mieux vaut que mes visiteurs à venir ne vous trouvent pas ici.
— La sagesse parle par votre bouche, noble seigneur.
Avant de quitter le tombeau, Pongo et Finnegan se livrèrent à une sorte de ménage à l’envers. À grand renfort de poussière, ils s’efforcèrent d’effacer toutes traces des visites récentes reçues par la petite crypte. Mais soudain Pongo s’immobilisa désignant du doigt les soudures neuves.
— Ça trop brillant ! Quoi faire ?
Tsing-Tcha eut un petit rire.
— Très facile. Marchands de curiosités chinoises très bien savoir comment donner grand âge à toutes choses…
Du petit sac en velours qu’il avait apporté avec lui et dont il avait extrait ce qu’il fallait pour parfaire le maquillage du faux Ferronnet, le vieux Chinois tira un flacon et, à l’aide d’un pinceau, en étendit le contenu sur les soudures qui, instantanément, se ternirent et même s’ornèrent de l’espèce de légère mousse blanchâtre que l’on pouvait voir sur les sarcophages plus anciens.
Tout à fait rassurés, cette fois, les visiteurs nocturnes quittèrent le tombeau dont Pongo balaya l’herbe alentour à l’aide de branches feuillues afin d’en effacer les traces de leurs pas.
Le Chinois reparti pour le Cap convenablement rétribué et confié à la garde vigilante de Moïse, Gilles et Finnegan retournèrent au logis du médecin pour finir la bouteille de whisky. Ni l’un ni l’autre n’avait sommeil, l’anxiété chassant, chez l’un comme chez l’autre, la simple idée de pénétrer dans une chambre et de s’étendre sur un lit.
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit ce que tu voulais faire, l’autre soir ? demanda Tournemine. Nous nous serions moins tourmentés, nous autres.
— Mais parce que je l’ignorais encore. L’autre soir, je suis parti sans esprit de retour mais, en arrivant chez Tsing-Tcha, j’ai vu ce vieil homme mort étendu sur sa table, prêt à servir ses expériences et, au vu d’une vague ressemblance avec le vieux Ferronnet, l’idée m’est venue qu’il pourrait nous servir…
— Sinon, tu ne serais pas revenu ?
— Non. Je me serais contenté d’essayer de te tirer de prison si l’on avait eu le mauvais goût de t’y jeter.
Gilles haussa les épaules et considéra son verre vide comme s’il espérait le voir se remplir de nouveau spontanément.
— Je comprends. Pourtant je te croyais mon ami.
— Je n’ai pas cessé un instant de l’être et c’est parce que je voulais le rester que j’avais choisi la fuite. Il n’est jamais bon que le sourire d’une femme se glisse entre deux hommes. Si étroitement liés qu’ils soient, ils finissent toujours par se haïr. D’autant que, dans la circonstance, je ne te comprends pas. Judith est si belle ! Jamais, je crois, je n’ai vu femme plus belle, plus désirable…
— La réponse est dans ta question. Tu as cent fois raison mais, en ce cas, pourquoi n’es-tu pas amoureux d’elle mais de Madalen ?
Il y eut un silence qu’emplit un instant le cri d’un oiseau de nuit et, dans la salle de l’hôpital, le gémissement d’un malade en proie à un cauchemar.
— Que vas-tu faire… après ? murmura Gilles.
— Je ne sais pas. D’ailleurs, de quoi sera fait cet après ? Si tout se passe bien demain, je crois tout de même que je resterai. C’est difficile de renoncer à voir, simplement voir, la femme que l’on aime. Tu dois le savoir, toi ? ajouta-t-il avec une amertume involontaire qui n’échappa pas à Gilles.
Il préféra changer de sujet, le terrain devenant trop brûlant.
— Crois-tu réellement que notre… mascarade va marcher ? Ne m’avais-tu pas dit, l’autre jour, que les prêtres te semblaient trop bien renseignés, que peut-être ils détenaient, eux, le véritable Ferronnet ?
— Je sais. Mais, après tout, c’est peu vraisemblable. Si Legros et sa sorcière ont enlevé le corps, mort ou en catalepsie – ce qui à la réflexion expliquerait assez bien le cas des zombis puisqu’il faut les retirer de la tombe très rapidement –, ils n’auront pas été assez bêtes, tout de même, pour le remettre à des gens d’esprit aussi borné. C’eût été entasser eux-mêmes le bois de leur bûcher. Non, le frère Ignace a dû apprendre que la tombe ne contenait qu’un tronc d’arbre, rien de plus. Oh ! Et puis, au point où nous en sommes, c’est un risque à courir…
Pour mieux affirmer sa conviction, Finnegan vida la dernière goutte de whisky à la régalade et jeta la bouteille dans un coin. Puis comme, dans le lointain, un coq se mettait à chanter, annonçant le jour, il sortit sur la véranda pour voir se lever le soleil de ce jour incertain.
Il était près de midi quand un carrosse de couleur amarante relevé de filets d’or autour duquel galopait un escadron de la Milice, embouqua l’allée de chênes centenaires et vint s’arrêter dans un nuage de poussière rouge devant le grand perron où attendaient Gilles et Judith. Le jeune couple descendit les quelques marches et Gilles ouvrit lui-même la portière tandis que Judith s’agenouillait comme elle l’eût fait devant un prince de l’Église. Cette petite flatterie eut son effet : l’abbé Collin d’Agret n’était que le coadjuteur de l’évêque de Saint-Domingue et il eut un regard approbateur pour cette très belle jeune femme, sévèrement vêtue de taffetas noir, une dentelle noire sur les cheveux comme pour une audience papale et qui n’hésitait pas à mettre genou dans la poussière pour recevoir une bénédiction impossible à refuser. Mais le regard dont il enveloppa la haute silhouette du maître de « Haute-Savane » était beaucoup moins bénin et Tournemine devina qu’il avait là un ennemi bien décidé à ne repartir qu’avec sa livre de chair.
Gontran Collin d’Agret était un homme gras au physique mou, ce qui ne le prédisposait nullement à l’indulgence pour les hommes minces et musclés. À l’exception d’un grand nez arrogant, tous les traits de son visage étaient féminins : petit menton douillet, petite bouche ronde et boudeuse, fins sourcils soigneusement épilés, peau délicate visiblement entretenue à grand renfort d’onguents et préservée du soleil avec un soin jaloux : à peine le visiteur eut-il posé à terre son pied court chaussé de soie noire à boucles d’or que le valet qui se tenait assis auprès du cocher se précipitait armé d’un grand parasol pour abriter son maître d’un soleil qui, en cette saison, n’avait cependant rien de meurtrier.
En descendant de carrosse, le coadjuteur offrit sa main grassouillette, ornée d’une superbe bague de perles et d’améthyste, aux lèvres de Judith, l’invita à se relever mais déclina son invitation à prendre place à table pour se rafraîchir et se restaurer :
— Nous sommes ici, ma fille, pour accomplir un devoir grave et faire toute la lumière sur les accusations qui pèsent sur cette maison. Nous ne saurions nous asseoir à votre table tant que nous n’en aurons pas fait justice.
Son regard avide, fouillant les ombres fleuries de la véranda, démentait ses paroles, trahissant ses regrets mais, derrière sa robe de soie, venaient d’apparaître la toile grise et la barbe tout aussi grise du frère Ignace qui avait eu l’honneur d’accompagner le coadjuteur dans son carrosse.
La voix claire de Judith s’éleva :
— Quelles que soient les accusations qui pèsent sur nous, dit-elle, je prends Dieu à témoin de leur fausseté. Nulle maison n’est plus fidèle que la nôtre à sa loi et j’espère de tout mon cœur que Votre Révérence, dans sa sainte clairvoyance, s’en rendra compte très vite et pourra, d’un cœur tranquille, prendre quelque repos sous un toit innocent. Le dîner qui lui est destiné ne perdra rien à attendre.
Collin d’Agret ne put retenir un soupir.
— Dieu vous entende, ma fille, Dieu vous entende ! Allons, monsieur de Tournemine, montrez-nous le chemin qui mène à cette tombe que nous avons le cruel devoir de violer au nom du Seigneur. Votre bras, frère Ignace…
Mais Gilles intervint :
— Le chemin qui y mène monte. Je crains qu’il ne soit un peu pénible pour les souliers de Votre Révérence.
La mise en scène de cette petite comédie avait été bien réglée. Un simple claquement de doigts fit apparaître un charmant palanquin d’acajou défendu par des rideaux de mousseline brodée que portaient quatre Noirs athlétiques et sur les coussins duquel Sa Révérence s’étendit avec un soupir de soulagement mais sans daigner articuler le moindre remerciement. Le frère Ignace, lui, dut faire le chemin à pied car il n’y avait qu’une place dans le palanquin.
Le petit cortège se mit en marche. Gilles, Judith, Finnegan et Pierre Gauthier suivirent le palanquin dont les rideaux voltigeaient doucement sous la brise venue de la mer. Le premier se surprit à penser qu’ils avaient l’air de porter en terre leur visiteur mais garda son impression pour lui-même. Il n’aimait guère les figures de bois des soldats qui, armés jusqu’aux dents, fermaient la marche.
Quand on déboucha dans la clairière, une surprise l’attendait : rangés autour du mausolée en un sombre demi-cercle, tous les travailleurs mâles de ses plantations étaient là, vêtus de leurs meilleurs habits, bras croisés et observant un profond silence. Leurs mains étaient vides mais à leurs ceintures, les sabres d’abattis pendaient dans leurs gaines de cuir brut et Moïse, gigantesque et majestueux, se tenait devant la grille du tombeau comme pour en défendre l’entrée. Et Gilles, envahi par une profonde vague de joie, comprit que ces hommes étaient là pour lui, pour affronter s’il le fallait les mousquets des miliciens avec leurs machettes et leurs poitrines sans remparts, pour empêcher que les vautours ne plantent leurs griffes dans ce qui était à présent l’œuvre commune. Il comprit qu’il avait gagné cette bataille-là et qu’à cette minute décisive les Noirs auxquels il avait rendu leur fierté d’être des hommes venaient lui apporter sa récompense.
Le regard brun du coadjuteur, abrité sous une épaisse frange de cils, parcourut les rangs serrés.
— Que veulent ces esclaves ? demanda-t-il d’un ton où perçait la méfiance.
— Rien d’autre que rendre hommage à Votre Révérence, répondit Gilles, suave. Ils espèrent seulement qu’une fois achevé le vilain ouvrage où la contraignent mes ennemis, elle voudra bien leur donner sa bénédiction… ainsi qu’à moi-même, d’ailleurs.
Sur un signe de Moïse, deux hommes munis des outils nécessaires à l’ouverture du cercueil de cuivre sortirent des rangs tandis que Gilles ouvrait la grille. Puis il s’écarta pour livrer passage aux ouvriers et aux deux religieux tandis que Judith se laissait tomber à genoux dans l’herbe et commençait à prier. Gilles resta debout auprès d’elle, bras croisés, attendant. Seul Finnegan avait suivi le coadjuteur à l’intérieur du tombeau.
Les minutes qui coulèrent parurent à Gilles durer une éternité. Son imagination lui présentait tout ce qui pouvait se passer dans la petite crypte qu’il connaissait si bien et, sous son jabot de dentelle, son cœur battait la chamade.
Soudain, Judith releva vers lui un visage blêmissant dont les narines palpitantes se pinçaient.
— Mon Dieu ! Quelle… quelle horrible odeur…
En effet, par l’étroit soupirail auprès duquel la jeune femme était agenouillée, une atroce puanteur filtrait. Vivement, Gilles se pencha, enleva dans ses bras sa femme qui était en train de s’évanouir et l’emporta à l’écart. Au même moment le coadjuteur reparaissait soutenu d’un côté par le frère Ignace et de l’autre par Finnegan dont les prunelles vertes pétillaient de gaieté contenue à grand-peine. Dans ses mains tremblantes, Collin d’Agret tenait un mouchoir parfumé qu’il appliquait sur son nez, visiblement au bord de l’évanouissement lui aussi.
Abandonnant Judith, qui d’ailleurs revenait à elle, aux soins de Pierre, Gilles se précipita.
— Votre Révérence n’est pas bien ?
Tandis que Finnegan le réinstallait dans son palanquin avec des soins de mère, le coadjuteur entrouvrit les paupières, montrant une prunelle vacillante.
— Faites… faites-moi ramener chez vous, monsieur de Tournemine. J’ai… j’ai grand besoin de réconfort. Quelle… quelle affreuse chose !
— Si Votre Révérence avait daigné m’écouter, elle se serait évité cet instant atroce. J’étais persuadé que M. de Ferronnet était bien dans son tombeau.
— Vous… vous aviez raison ! Frère Ignace, ajouta-t-il à l’adresse du moine qui, les yeux à terre et les mains au fond de ses manches, rongeait visiblement son frein, tâchez à l’avenir de ne plus nous imposer de telles épreuves. Quelle horreur, doux Jésus ! Cette odeur abominable nous colle à la peau…
Tandis que les porteurs noirs hissaient le palanquin sur leurs épaules et prenaient, presque en courant, le chemin de la maison suivis par le frère Ignace, Gilles interrogea Finnegan qui visiblement retenait héroïquement un fou rire.
— Si tu m’expliquais ?
— Il n’y a rien à expliquer, sinon que Tsing-Tcha a vraiment bien gagné l’or que tu lui as donné. Juste avant que nous ne refermions le couvercle, il a crevé une petite vessie de porc dissimulée dans une poche de l’habit et qui contenait un morceau de viande en putréfaction. Ce détail a dissuadé le coadjuteur et ce rat de frère Ignace de se pencher trop longuement sur le cadavre…
Trop ému pour parler, Gilles se contenta de serrer avec force le bras de son ami. Le sentiment de délivrance qu’il éprouvait alors l’étouffait presque par sa violence. D’un seul coup, le sombre voile de brume qui couvrait sa maison et les siens venait de se déchirer.
— Je pense qu’un bon repas et un présent intéressant achèveront la déroute de nos adversaires et nous concilieront définitivement le coadjuteur, soupira-t-il enfin.
— Cela ne fait aucun doute mais dépêchons-nous de rentrer. Il faut que tu sois là pour le recevoir à sa descente de palanquin. Ce bonhomme est terriblement attaché aux formes extérieures.
Entraînant entre eux Judith, tout à fait remise de son léger malaise, les deux hommes prirent leur course vers l’habitation, coupant à travers un champ en jachère pour arriver avant le cortège de Collin d’Agret qu’ils doublèrent juste avant qu’il ne tournât le coin de la maison.
Un étrange spectacle les y attendait : sur la pelouse, amoureusement entretenue par Pongo et ses aides, qui faisait suite au grand bassin, une troupe de cinq ou six hommes en guenilles armés de pioches et de pelles étaient en train d’y creuser des trous. La vue de ces hommes arracha à Finnegan un cri sourd et inarticulé. Gilles vit alors que cinq de ces hommes étaient noirs mais que le sixième, incontestablement un vieillard, était blanc… et qu’une large tache de vin s’étalait sur l’une de ses joues.
— Bon Dieu ! gémit Finnegan. Des zombis !… Qui les a amenés ici ?
Son regard, chargé d’horreur, se tourna vers l’angle de la maison que le palanquin tournait à cet instant précis. Le coadjuteur et surtout frère Ignace ne pouvaient manquer de voir ces fantômes de chair et d’os et, parmi eux ce Blanc dont la présence allait signer l’arrêt de mort de Tournemine, la fin de « Haute-Savane »… Puis il revint se poser sur son ami.
— Tu es perdu, dit-il, et nous avec toi. Seul celui qui conduit les zombis peut les emmener… ou encore un des damnés prêtres vaudous.
Mais Gilles ne l’écoutait pas. Il courait déjà vers ces envahisseurs d’un nouveau genre qui, insensibles à ce qui se passait autour d’eux, continuaient, avec des gestes d’automates, leur travail de destruction. Parvenu auprès d’eux, il essaya de les entraîner, saisissant le bras maigre du vieillard à la tache de vin et manquant crier d’horreur quand le regard mort de celui-ci, semblable au regard de pierre d’une statue, se tourna vers lui sans paraître le voir. Mais avec un grognement sourd, les zombis le repoussèrent.
Affolé, il allait peut-être frapper, essayer sa force contre ces malheureux mais une voix essoufflée se fit entendre derrière lui.
— Écarte-toi, maître… je crois que je sais ce qu’il faut faire. Celina m’avait dit…
C’était Désirée qui venait à la rescousse, couverte de sueur d’avoir couru à s’en briser le cœur quand depuis la terrasse sur pilotis de l’hôpital, elle avait vu ce qui se passait sur la pelouse. D’une main ferme, elle saisit la main du vieillard, murmura quelques paroles incompréhensibles puis fit un geste qui ressemblait un peu à une bénédiction. Alors, laissant tomber sa pioche, le zombi tourna vers elle son visage figé sur lequel, heureusement, retombèrent ses longs cheveux gris et, docilement, se laissa emmener vers le rideau de cactus. Les autres laissèrent aussi tomber leurs outils et suivirent.
Le cœur cognant encore dans sa poitrine sur un rythme enragé, Gilles ferma les yeux un instant, passant sur son front trempé de sueur la manche de son habit. Pour la première fois de sa vie il avait eu peur, vraiment peur, de cette peur viscérale qui efface tout raisonnement sain et engendre la panique. Un instant même il avait cru s’évanouir… comme une femme.
Quand il rouvrit les yeux, Désirée et ses zombis disparaissaient dans la direction des bâtiments d’exploitation et de l’hôpital, et le palanquin s’arrêtait devant le perron. Rassemblant ses forces, Gilles courut le rejoindre et arriva juste à temps pour aider le coadjuteur à en descendre.
— Je suis rompu, lui confia celui-ci. Quelle horrible expérience, mon cher ami.
— Nous allons essayer de vous la faire oublier, Votre Révérence, fit Gilles qui avait noté avec plaisir le « mon cher ami ». Ma maison et mes serviteurs sont à votre service…
— Qu’était-ce que ces gens de si mauvaise mine que j’ai aperçus il y a un instant ? coupa le frère Ignace, acerbe. Ils semblaient bien loqueteux pour appartenir à une plantation où, à ce que l’on dit, les esclaves sont choyés, dorlotés…
— Aussi n’étaient-ce pas des esclaves mais bien des malheureux que le docteur Finnegan a recueillis, en fort mauvais état, dans la campagne. Il s’efforce de les soigner mais ils sont à peu près insensés…
— Vraiment ? J’aimerais les voir. À l’hôpital de la Charité nous soignons aussi les fous…
— En les enchaînant et en les privant de nourriture ? coupa Finnegan. Je préfère mes méthodes. Et puis…
— Et puis en voilà assez ! coupa le coadjuteur à qui le mot nourriture venait de donner des idées. Vous nous avez tous suffisamment tourmentés pour aujourd’hui, frère Ignace. Après avoir dérangé les morts, souffrez que je refuse de vous voir déranger les fous… Monsieur de Tournemine, j’ai grand-faim et je crois qu’un punch bien glacé me ferait le plus grand bien. À moins qu’un peu de vin de France, si vous en avez…
— J’en ai, Votre Révérence, j’en ai ! Et je crois que vous en serez content.
Superbe sous sa perruque blanche et sa livrée flambant neuve, Charlot venait d’apparaître sous la véranda.
— Monseigneu’ est se’vi ! clama-t-il de toute sa voix.
La superbe appellation acheva de réconcilier Collin d’Agret avec le nouveau maître de « Haute-Savane ». Passant son bras sous le sien, il s’y appuya avec abandon.
— Parfait ! Eh bien, allons donc nous restaurer. J’ai hâte à présent de faire plus ample connaissance avec vous, cher ami.
Le coadjuteur et frère Ignace repartis, l’un avec un présent royal et l’autre avec une substantielle aumône, Gilles et Finnegan allèrent rejoindre Désirée. Elle avait enfermé ses zombis dans l’une des réserves de l’hôpital et ils attendaient là, assis sur le sol, sans faire le plus petit mouvement, pareils à des statues de chair grise. À les regarder, Gilles retrouva le frisson d’horreur qui, tout à l’heure, l’avait mené si près de la panique. Le pis résidait dans ces regards de pierre, ces yeux morts qui avaient connu les ténèbres du tombeau.
Surmontant son dégoût, il posa la main sur l’épaule du Blanc, de cet homme dont il savait à présent qu’avant de tomber sous l’empire d’une créature démoniaque, il avait été un planteur, comme lui, riche et puissant, le maître de cette terre de « Haute-Savane » qui lui était si chère à présent… Mais le vieillard ne bougea pas.
Finnegan, pour sa part, examinait les six hommes avec une attention toute professionnelle mais, enfin, se redressa, découragé.
— Je ne comprends pas. L’organisme de ces hommes paraît à peu près normal, pourtant ils ne sont plus que des machines sans pensées et sans volonté. Une simple période de catalepsie n’explique pas cela…
— Qu’allons-nous en faire ? murmura Gilles. Si ce vieillard est bien M. de Ferronnet, je devrais lui rendre son bien, sa maison…
— Non, coupa Désirée avec un mélange de dégoût et d’horreur. Il n’est plus le vieux monsieur. Ce n’est qu’un zombi, un mort qu’il faut rendre à la terre.
— Mais c’est impossible. Cet homme n’est pas mort et nous n’avons pas le droit de le tuer pour nous en débarrasser. Qu’allons-nous faire alors ?
En dépit de son courage et de la douceur de ce crépuscule, Désirée frissonnait. Elle resserra autour de ses épaules le châle d’indienne qu’elle y avait drapé.
— Celina m’a dit que, si l’on donne du sel à un zombi, il retourne de lui-même à son tombeau et y meurt pour de bon. Mais je… je n’ose pas. J’ai peur, maître ! J’aimerais mieux que l’on conduise ces… choses chez Prudent.
— Qui est Prudent ?
— Un ami de Celina, un puissant « papaloï » qui habite le Morne Rouge du côté de Plaisance. C’est chez lui qu’elle s’était réfugiée. Je sais y aller mais ne me demande pas de m’en aller la nuit seule dans la montagne avec eux…
— Personne ne te demandera une chose pareille, Désirée, s’écria Gilles. Tu as déjà tant fait ! Sans toi je perdais tout et peut-être même la vie. Tu peux demander ce que tu veux : ta liberté d’abord et puis…
Elle l’arrêta du geste.
— Rien ! Je suis heureuse ici. Une seule chose pourtant : apporte-moi la tête de Simon Legros et tu m’auras fait le plus beau présent du monde.
La sauvagerie du ton frappa Gilles mais il n’en montra rien. Il fallait que Désirée eût durement souffert quand elle servait le gérant de la plantation pour exiger un tel paiement.
— Je ferai tout pour te donner satisfaction. En ce qui concerne ces malheureux, indique-moi le chemin : c’est moi qui les conduirai.
— Non, coupa Finnegan. Il vaut mieux que ce soit moi et Pongo. Si par hasard quelqu’un te reconnaissait accompagnant ce genre de bonshommes, tout pourrait être remis en question. Et puis, j’avoue que la curiosité me pousse. Je voudrais voir ce que va faire ce « papaloï ».
— En ce cas, dit Désirée, j’irai avec vous. Le vieux Prudent me connaît alors qu’il ne vous connaît pas.
Une demi-heure plus tard, Gilles regardait s’éloigner le chariot, conduit par Pongo, qui emmenait les six morts vivants. Quand la nuit les eut engloutis, il eut l’impression qu’on venait d’ôter, de sur sa poitrine, un pesant quartier de roc. L’air nocturne lui parut plus pur, les étoiles plus brillantes et plus puissante l’odeur de la terre remuée par les charrues. Après cette plongée dans les eaux troubles de la plus noire magie, après un regard jeté par la porte entrebâillée de l’enfer, il se sentait à la fois accablé de fatigue et merveilleusement vivant, merveilleusement libre sous le ciel d’un Dieu à qui force venait de rester contre les puissances des ténèbres…
Quand il rentra chez lui, il vit Judith. Pâle et inquiète, drapée dans un grand peignoir de batiste blanche qui lui donnait l’air d’un fantôme, ses cheveux croulant librement sur ses épaules, elle l’attendait en haut de l’escalier, un bougeoir à la main, semblable à quelque génie familier veillant dans l’obscurité.
Il monta vers cette lumière comme vers le jour lui-même après un parcours souterrain.
— Viens, murmura-t-il en refermant ses bras sur sa fragilité parfumée. Viens ! Tout est fini !… Nous avons gagné le droit de vivre.
Mais la tension de tous ces jours avait été trop forte pour la jeune femme et ce fut une Judith inconsciente qu’il emporta jusqu’à sa chambre.
1. Cf. Le Trésor.
Assis de guingois sur l’une des lucarnes à chiens-assis qui trouaient le grand toit d’ardoises de sa maison, une longue-vue soigneusement adaptée à son œil droit, Gilles examinait les alentours de « Haute-Savane », principalement les terrains boisés qui, plus haut que la clairière-cimetière, escaladaient les flancs du morne.
Ces terres appartenaient au gouvernement qui n’en faisait rien et Gilles se proposait de les acheter. Il souhaitait, en effet, agrandir son domaine et suivre les conseils de Gérald de La Vallée qui lui proposait des plants de café. Selon le maître de « Trois Rivières », le café était, en effet, la denrée d’avenir pour Saint-Domingue bien qu’il fût alors considéré, par les rois de la canne à sucre et de l’indigo, comme une culture mineure. Les hautes terres de l’île produisaient un grain large, d’un beau brun clair une fois torréfié et qui dégageait un parfum sublime, et Gilles pensait qu’il serait bon d’en faire pousser sur ces terrains bien exposés. Mais, s’il voulait se lancer dans ce genre de culture, il fallait faire vite et négocier l’achat au plus tôt : il fallait compter, en effet, quatre années avant que les jeunes plants ne portent des fruits et, avant de planter, il fallait défricher…
Cette perspective fit sourire le maître de « Haute-Savane ». Il aimait de plus en plus son métier de planteur et, à présent que le grave danger dont le domaine avait été menacé commençait à reculer dans le temps – il y avait environ deux mois –, il s’y donnait avec une véritable passion, débordant chaque matin de nouveaux projets.
Ainsi, il avait décidé d’abandonner la culture de l’indigo qui selon lui présentait de moins en moins d’intérêt. Il y avait beaucoup d’indigoteries à Saint-Domingue et le marché français, le seul officiellement ouvert aux planteurs, était saturé. En revanche, la culture du tabac qu’il avait espéré pratiquer en Virginie sur les rives de la Roanoke était beaucoup plus prometteuse et quand le Gerfaut, actuellement au carénage, serait en mesure de reprendre la mer, il comptait passer avec lui dans l’île voisine de Cuba pour s’y procurer les plants qui viendraient remplacer l’indigo. En attendant que ces nouvelles cultures commencent à donner, on étendrait les plantations de coton qui se révélaient d’un excellent rapport et auxquelles Pierre Gauthier s’intéressait tout particulièrement.
Habitué à la dure terre bretonne, le jeune homme s’émerveillait de la prodigieuse fertilité de cette terre du bout du monde. Il s’était pris d’amour pour le pays… et peut-être aussi pour l’une de ses habitantes, la gentille Marie Vernet, fille d’un cordier de Port-Margot. Et Gilles savait déjà qu’il amputerait peut-être « Haute-Savane » d’une partie de ses terres à coton afin que Pierre eût sa propre plantation. Raison de plus pour agrandir sur d’autres plans…
Il était tôt et Gilles aimait cette heure entre toutes. De temps en temps, comme ce matin, il montait jusqu’aux combles de la maison afin de voir les premiers rayons du soleil se répandre, roses encore, sur l’étendue de ses terres. Ensuite, il descendait pour le petit déjeuner dont l’odeur, celle du pain frais, du café et des œufs au jambon, emplissait déjà la cage de l’escalier et montait jusqu’à lui.
Il le prenait seul, la plupart du temps. Judith mangeait peu : un peu de café et quelques fruits, avant de partir pour sa promenade à cheval quotidienne qu’elle faisait très matinale afin de pouvoir ensuite consacrer son temps aux soins de la maison, ceux tout au moins qui relevaient de sa compétence : ordonnancement des menus, décision des achats à effectuer, surveillance de l’entretien et des vivres, secours à porter aux nécessiteux de la région, surveillance des travaux de couture ou de tapisserie, etc. C’était l’heure, aussi, où Madalen allait à la messe, seule la plupart du temps car la santé d’Anna ne s’arrangeait pas en dépit des efforts de Finnegan. La mère de Pierre et de Madalen semblait minée par un mal intérieur qui la rongeait et qui, peut-être, était le mal du pays. Anna, Gilles le soupçonnait, n’aimait pas Saint-Domingue et regrettait La Hunaudaye mais ce n’était qu’une hypothèse : cette femme silencieuse ne livrait jamais rien d’elle-même. Là où ses enfants étaient bien, il fallait qu’elle le fût aussi.
Jamais plus, depuis qu’il avait découvert l’amour de Finnegan, Gilles n’avait essayé d’approcher la jeune fille seule, en dépit de la tentation que lui faisaient endurer ces courses solitaires vers la chapelle du Limbé. Il savait que le médecin, en dépit de leur amitié, ne pouvait s’empêcher de l’observer discrètement et il craignait, se retrouvant seul avec Madalen, de ne plus pouvoir contenir le désir qu’il avait d’elle. C’était une sorte de faim que le temps passé rendait douloureuse et que n’apaisaient pas les heures passées auprès de Judith.
Il s’était efforcé, vainement, de mettre son amour sur le plan spirituel : Madalen était un ange de pureté et on ne touche pas à un ange de pureté : on l’adore à genoux. Malheureusement, cet ange-là avait des cheveux de soie claire, une peau de pêche, des seins drus et provocants et des hanches dont le doux balancement donnait à Gilles des idées de viol. Il avait honte, certains matins au réveil, des rêves qu’elle lui inspirait. L’ange y devenait une bacchante nue qui se tordait, délirante, sous ses caresses et s’offrait ouverte, impudique et sublime à sa possession… Alors, il évitait Madalen et s’efforçait d’y penser le moins possible car elle représentait pour lui une perpétuelle tentation et un problème insoluble tout à la fois. Il en venait à penser qu’il ferait peut-être mieux de la renvoyer en France avec sa mère car il se voyait mal vivre sa vie entière à côté de ce délicieux instrument de supplice. Loin d’elle, il finirait bien par l’oublier, mais comment demander à Pierre de vivre éloigné des deux femmes qu’il aimait le plus au monde ? Et puis, en vérité, le cœur lui défaillait à l’idée de voir partir Madalen…
L’odeur du café chaud se faisait de plus en plus insistante et Gilles allait replier sa lorgnette quand la silhouette élégante de sa femme montée sur Viviane s’inscrivit dans la petite fenêtre ronde. Le tableau valait la peine d’être contemplé un instant car Judith était une excellente cavalière et sa mince silhouette couronnée d’or rouge se détachant sur la robe blanche de la jument et sur le vert dense de la végétation pouvait ravir l’œil le plus difficile. L’une portant l’autre, elles descendaient à un trot guilleret le chemin menant vers la chapelle du Limbé et vers Port-Margot.
Et soudain ce fut le drame. Au moment précis où Madalen et son âne apparaissaient sous l’arceau vert des grands eucalyptus, la jument se cabra puis, prenant le mors aux dents, fonça droit sur la jeune fille tandis qu’un épais nuage de poussière rouge se levait derrière ses sabots furieux.
Avec un cri d’horreur, Gilles, laissant tomber sa longue-vue, se jeta dans l’escalier et se précipita hors de la maison. Cupidon à cet instant ramenait Merlin qu’il venait de promener autour des champs d’indigo. Il vit son maître se jeter littéralement sur lui, arracher la bride de ses mains, sauter en voltige sur le dos de l’animal qui n’était même pas sellé et talonnant furieusement les flancs du cheval le lancer dans le chemin.
Il n’eut pas de mal à rejoindre le lieu du drame. Là où il l’avait vue disparaître dans la poussière, Madalen gisait à quelques pas de son âne qui, le plus calmement du monde, broutait l’herbe du talus. Judith et sa jument avaient complètement disparu. Seule se voyait dans la poussière la trace des sabots.
Sautant à bas de son cheval, Gilles courut jusqu’à la jeune fille dont le front saignait et la saisit dans ses bras. Elle était très pâle mais elle respirait encore faiblement. Affolé, il chercha autour de lui un secours, une aide, aperçut un négrillon, l’un des élèves de Pongo qui, armé d’un petit couteau, cueillait des herbes sous le couvert des arbres et l’appela :
— P’tit Jeannot !…
Le gamin accourut et ses yeux s’arrondirent devant la jeune fille étendue, du sang sur le front.
— Quoi a’ivé ? Demoiselle mo’te ?…
— Non, elle n’est pas morte mais elle peut mourir. Cours à l’hôpital ! Ramène-moi le docteur Finnegan. Tu le connais bien, le docteur Finnegan ?
— Oui, missié ! P’tit Jeannot bien connaît’e docteu’… T’ès gentil docteu’…
— Alors va vite ! La demoiselle est bien malade…
Le gamin partit comme une balle de fusil, abandonnant là sa cueillette tandis que Gilles, désespéré, essayait de ranimer Madalen. L’abandonnant un instant sur l’herbe, il alla tremper son mouchoir dans l’eau d’un des canaux d’irrigation du champ de coton voisin, essuya le sang qui coulait, tamponna le front blessé, les lèvres blanches et froides qu’il s’efforçait de réchauffer sous des baisers qu’il ne pouvait plus retenir, partagé entre le chagrin et la fureur. Il avait vu, vu de ses yeux, Judith lancer sa jument contre la jeune fille. Elle avait voulu la tuer… elle l’avait peut-être tuée. Si Madalen mourait, Judith elle aussi mourrait, il en faisait serment. Il la tuerait de ses mains, cette misérable meurtrière qui avait déjà assassiné sa vieille Rozenn et qu’il n’avait pas punie comme elle le méritait, simplement parce que son corps savait lui faire oublier bien des choses.
À demi agenouillé, tenant la jeune fille embrassée, il essayait de réchauffer tour à tour ses mains et son visage. Finnegan, qui accourait, le trouva dans cette position et lui jeta un regard sans tendresse.
— Curieuse façon de soigner un blessé ! grogna-t-il, hargneux. Au lieu de la laisser là dans la poussière et de m’envoyer ce gamin tu ne pouvais pas la mettre sur ton cheval et la ramener ?
— Je n’ai pas réfléchi. J’étais affolé… Je t’en supplie, dis-moi qu’elle ne va pas mourir ?
— Que s’est-il passé ?
— C’est Judith !
— Judith ?
— Oui… j’étais à la lucarne du grenier, j’ai tout vu. Elle a lancé Viviane sur Madalen et son âne qui revenaient de la chapelle. Elle l’a renversée et puis elle a disparu…
À genoux auprès de la jeune fille, Finnegan palpait sa tête avec une extrême douceur, examinait la plaie qui cessait peu à peu de saigner, tâtait le pouls et finalement tirait de sa poche un petit flacon de sels d’ammoniac.
— Pourquoi aurait-elle fait ça ? dit-il enfin.
— Pourquoi ? Mais parce qu’elle la hait… parce qu’elle sait que je l’aime et afin de s’en débarrasser comme elle s’est débarrassé de ma vieille nourrice. C’est une folle ! Une meurtrière et je…
— Assez !
Il y eut un silence stupéfait de la part de Gilles qui, au bout d’un instant, articula :
— Qu’as-tu dit ?
— Je t’ai dit de te taire. J’ai déjà entendu bien des âneries dans ma vie mais une de cette taille, jamais ! Judith, une meurtrière ? À qui le feras-tu croire…
— Je te dis que j’ai vu, tu m’entends ? Je l’ai vue lancer Viviane sur Madalen et son âne et je te dis qu’elle a voulu la tuer.
— Drôle de façon de tuer quelqu’un ! La jument a dû prendre peur, rencontrer un serpent par exemple, et tu ne l’as sûrement pas vu de ta lucarne. D’abord, elle ne l’a pas tuée. Tiens ! elle revient à elle. On va l’emporter chez elle. J’ai demandé un brancard avant de venir…
— Si elle n’a pas tué c’est que Dieu l’en a empêchée ! D’ailleurs, elle a fui, son coup fait. Elle ignorait que je la voyais, cette garce…
Brusquement relevé, Finnegan saisit Gilles par le col de son habit et l’amena tout contre son visage devenu pourpre de fureur.
— Tu as vu, hein ? Tu as vu la jument de Judith s’emballer… Parce que c’est ça qui a dû se produire, pour une raison ou pour une autre ! Seulement ça t’arrange qu’elle ait voulu tuer parce que ça te donne bonne conscience pour couvrir Madalen de tes baisers sous couleur de la ranimer. Et Judith n’est pas là, hein ? Et il ne te viendrait même pas à l’idée que ta femme, emportée par sa monture emballée, gît peut-être, à l’heure qu’il est, la tête fracassée contre le tronc d’un palmier. À moins que ça aussi ne fasse ton affaire…
— Tu oses ?
— Oui, j’ose ! Et j’oserai encore bien autre chose…
— C’est inutile, Liam… vous ne le convaincrez pas.
La voix qui venait de se faire entendre était celle de Judith elle-même. La jeune femme venait d’apparaître, sous le couvert des eucalyptus, boitant légèrement. Elle était couverte de poussière et, par la manche arrachée de son amazone, son épaule blessée apparaissait, saignante. Elle semblait ne se soutenir qu’à peine et, lâchant Gilles, Finnegan se précipita vers elle pour la soutenir.
— Judith ! Vous êtes blessée… Où est votre jument ?
De son bras valide, la jeune femme désigna le tunnel végétal tandis que des larmes roulaient sur son visage traçant des rigoles rouges.
— Un peu plus loin… les reins brisés. Elle s’est jetée du haut d’un rocher. Elle était devenue folle et je n’ai eu la vie sauve qu’en me laissant tomber à terre juste à temps. Pauvre Viviane ! Je… je l’aimais, vous savez ?
— Comment est-ce arrivé ? demanda Gilles un peu penaud tout de même. Vous avez rencontré un serpent ?
Le regard noir de Judith l’enveloppa d’un mépris sans nom.
— Je n’ai pas rencontré de serpent. Et puis ne savez-vous pas mieux que tout le monde ici comment les choses se sont passées ? J’ai voulu, vous l’avez dit vous-même, tuer cette dinde ! Allez donc vers elle. Je l’entends vagir. Elle vous réclame… Et moi vous n’avez plus à vous soucier de moi : je lui laisse la place. Je vous laisse à vos amours paysannes.
— Judith ! dit Finnegan, il faut vous soigner… Je vais vous faire porter chez vous. Il faut que je voie ce bras et vous tenez à peine debout.
— Je tiendrai bien jusque-là, mon cher docteur, si vous voulez bien continuer à me soutenir. Vous ne pensez tout de même pas me coucher sur ce brancard à côté de cette fille ?
Tandis que l’on emportait Madalen qui avait repris connaissance, Judith regagna l’habitation appuyée au bras de Liam Finnegan et sans vouloir accorder un seul regard à son époux qui ne savait plus trop que penser. Il se souvenait si bien de ce qu’il avait vu ! Tout cela pouvait-il n’être qu’une habile mise en scène ? Judith pouvait très bien s’être blessée elle-même après avoir emballé sa jument.
Songeur, il remonta à cheval, aperçut Pongo qui averti du double accident accourait, et le rejoignit. Après lui avoir brièvement expliqué ce qui venait de se passer il lui tendit la main.
— Monte en croupe ! dit-il. Allons voir la jument…
Comme l’avait annoncé Judith, Viviane était, en effet, morte sur le coup après une chute de trois mètres qui lui avait brisé les reins. La vue de cette jolie bête morte serrait le cœur de Gilles et il laissa Pongo l’examiner.
— Regarde si tu vois quelque chose qui a pu lui faire prendre le mors aux dents : une trace d’éperon peut-être ? fit-il accroché encore à l’idée de la culpabilité de sa femme.
L’examen de Pongo fut rapide. Au bout de quelques minutes, il rejoignait Gilles à l’ombre d’un grand pin.
— Alors ?
— Pas d’éperon, rien… mais curieuse blessure à une oreille. Ressemble à blessure faite par balle.
— Par balle ? Mais je l’ai vue s’emballer et je n’ai pas entendu le moindre coup de feu…
L’Indien réfléchit un instant puis :
— Tu peux dire où était cheval quand lui s’emballer ?
— Oui… Juste devant le bouquet de lataniers qui marque la fin du jardin de Pierre…
Pongo fit signe qu’il voyait.
— Nous rentrer, dit-il seulement.
Madalen n’était pas gravement blessée, ainsi que l’expliqua un peu plus tard à Gilles un Finnegan froidement réticent. Bousculé par la jument emballée, son âne l’avait envoyée rouler contre le tronc rugueux d’un cocotier où elle s’était à moitié assommée. Elle avait eu très peur, bien sûr, mais après un ou deux jours de repos il n’y paraîtrait plus sauf sur son front qui garderait peut-être une légère cicatrice.
— Et Judith ? demanda Gilles.
Finnegan lui jeta un regard noir.
— Heureux que tu y songes ! Son épaule n’a rien ou peu de chose, mais elle a une côte cassée… et je ne vois pas comment elle aurait pu faire cela volontairement, ajouta-t-il allant au-devant des réflexions de Tournemine. En outre sa jument est morte et elle en souffre davantage que de ses blessures.
— Je ne comprends pas. Je ne comprends plus…
— Pourquoi ? Parce que ce qu’on te dit ne cadre pas avec ce que tu appelles le témoignage de tes yeux… ou ce que tu imagines ? Je te dis moi que Judith n’est pour rien dans cet accident qui a bien failli lui coûter la vie à elle plus encore qu’à Madalen.
— Tu as sans doute raison mais Judith est capable de tant de choses ! Tu ignores tout, ou presque tout, de ce qu’a été notre vie depuis que nous nous connaissons. C’est une femme étrange, violente et secrète, d’un équilibre fragile…
— Qui ne le serait après avoir été enterrée vivante ? riposta le médecin qui savait au moins ce terrible épisode de la vie de la jeune femme. Et tu ne la ménages guère…
— Je ne crois pas qu’elle s’en soucie. Et puis, si elle n’a rien tenté aujourd’hui, il reste la mort de Rozenn.
— Tu y as fait allusion tout à l’heure. Qu’est-ce que cette histoire ?
En quelques mots, Gilles retraça pour Finnegan ce qui s’était passé à l’aube d’un jour de printemps sur les bords de la Harlem River et comment les preuves accusant Judith s’étaient peu à peu déposées dans son esprit. Finnegan l’écouta sans rien dire mais quand il eut tout dit il regarda son ami avec une sorte de commisération qui mit celui-ci mal à l’aise.
— Une fronde ? dit-il. Et tu as sérieusement imaginé Judith se servant d’une fronde ?
— Pourquoi pas ? Elle a été élevée comme une sauvageonne, avec des garçons qui, eux, étaient de vrais sauvages. Presque tous les gamins qui courent les grèves ou les landes bretonnes, normandes ou picardes ou quoi que ce soit d’autre, savent se servir d’une fronde…
— Et pourquoi pas les gamines, en effet ? Et pourquoi pas la fille d’un pauvre paysan d’Aubervilliers qui aurait appris à chasser les oiseaux, aussi bien pour protéger la maigre récolte paternelle que pour ajouter à la marmite familiale ?
— Que veux-tu dire ?
— Qu’un matin, il n’y a pas si longtemps, où je revenais de Port-Margot après avoir accouché la femme d’un pêcheur, j’ai aperçu la camériste de ta femme qui s’amusait à faire tomber des noix de coco… à l’aide d’une fronde. Je n’ai pas attaché d’importance à ce qui m’était apparu comme un passe-temps innocent mais, à présent, je trouve que ce passe-temps innocent apporte un curieux éclairage à ton histoire…
L’entrée de Pongo lui coupa la parole. Dans sa main, l’Indien tenait deux petites pierres tranchantes qu’il tendit à Gilles.
— Trouvé ça près de tronc d’arbre renversé derrière haie. Quelqu’un monté sur tronc d’arbre a lancé pierre. Blessure oreille jument faite avec pierre, pas avec balle…
Gilles était devenu très pâle. D’un geste machinal, il referma ses doigts sur les pierres qu’il contempla un instant. Fanchon ! C’était Fanchon, la meurtrière de Rozenn ! C’était Fanchon qui venait de tenter de tuer à la fois Judith et Madalen. La découverte en était amère car elle se doublait du remords d’avoir si longtemps accusé une innocente qu’après l’aventure de la Folie Richelieu il était tout disposé à charger de tous les péchés imaginables.
La voix amère de Finnegan troua le silence qui s’était installé :
— Est-ce si dur de reconnaître qu’on s’est trompé ?
Il regarda l’un après l’autre l’Irlandais et l’Indien puis se décidant :
— Venez avec moi ! dit-il seulement.
Étendue sur une chaise longue devant la fenêtre ouverte de sa chambre, Judith regardait les lointains légèrement brumeux de la mer couleur indigo. En dépit des objurgations du médecin, elle avait refusé son lit afin de ne pas se sentir plus malade qu’elle n’était. Et puis elle respirait mieux sur cette chaise longue où elle était à demi étendue que complètement couchée. Depuis que Finnegan l’avait bandée serré, sa côte cassée la faisait moins souffrir et la déchirure de son épaule, enduite d’un baume adoucissant, ne la brûlait plus guère mais elle n’en demeurait pas moins attentive jusqu’à l’angoisse à ce qui se passait en elle, à la moindre impression de malaise qui pouvait traverser son corps. C’était déjà une chance que le choc brutal qu’elle avait subi ne se fût pas traduit par une hémorragie immédiate qui aurait emporté avec elle son espoir tout neuf d’un héritier pour « Haute-Savane »…
Cet enfant à naître, c’était son arme secrète à elle contre cette Madalen dont elle craignait à chaque instant qu’elle ne lui arrachât Gilles, une arme qu’elle était seule à connaître avec Finnegan à qui elle avait formellement interdit d’en parler à son époux, une arme dont elle n’entendait se servir que s’il n’y avait réellement plus rien à faire car, avec sa sensibilité quasi animale, elle sentait qu’une crise approchait, que quelque chose allait se passer… Il arrivait à Gilles de rêver tout haut et Judith savait bien qu’il ne pourrait pas demeurer sa vie durant entre deux femmes dont l’une, celle qu’il désirait le plus sans doute, se refusait toujours à lui attendant Dieu sait quoi ! Sans doute qu’il rejetât son épouse légitime pour faire d’elle Mme de Tournemine… car Judith ne faisait guère crédit à l’humaine nature.
Jamais elle n’avait haï personne comme elle haïssait Madalen. Et surtout elle en avait peur. Que faisait cette fille ainsi installée à sa porte, confite dans une dévotion spectaculaire, vivant pratiquement comme une nonne et refusant de regarder les jeunes hommes qui l’approchaient et dont plus d’un souhaitait l’épouser ? Il y avait Pierre Ménard, le second du Gerfaut, il y avait le jeune « commandeur » de « Trois-Rivières », Louis Lefranc, dont Denyse de La Vallée lui avait dit qu’il aimait Madalen. Il y avait Liam Finnegan, enfin, dont le secret n’avait pas longtemps échappé à l’œil perspicace de Judith. Mais non, la belle Bretonne ne voulait d’aucun. Celui qu’elle voulait, c’était Gilles lui-même, Gilles et le superbe domaine qui lui appartenait et elle restait là, araignée blonde, tapie douillettement dans sa toile, attendant que la faim amoureuse du maître l’y précipitât corps et biens.
Peut-être n’était-elle plus très éloignée de réussir. En se traînant tout à l’heure au long de ce chemin de sable rouge, Judith avait vu son époux tenant la jeune fille évanouie étroitement embrassée, baisant ses mains, ses lèvres, son visage… Si le malheur voulait qu’elle-même perdît le fruit auquel elle était déjà si tendrement attachée, Judith savait qu’elle serait vaincue, qu’elle devrait partir laissant tout ce qu’elle aimait, cette maison qui lui était devenue si chère car elle représentait le foyer dont elle avait toujours rêvé depuis son enfance misérable, cet homme qu’un coup de folie lui avait un instant ôté du cœur et qui s’en était de nouveau emparé avec plus de force que jamais…
Fanchon, qui allait et venait silencieusement dans la chambre rangeant des pièces de lingerie, l’avait enveloppée d’une ample et douce robe de chambre de fine laine blanche et elle avait disposé sous elle les cousins les plus moelleux, mais Judith se sentait à cette minute curieusement absente de son corps. Son esprit vagabondait dans les profondeurs ensoleillées du jardin pour essayer de retrouver, par la splendeur apaisante de sa verdure, le calme dont il avait si grand besoin.
Elle y était presque parvenue lorsqu’un doigt autoritaire frappa à sa porte et l’ouvrit sans attendre de réponse. Gilles, suivi de Finnegan, s’encadra sur le seuil, mais elle n’eut même pas le temps d’ébaucher un geste de protestation. Le regard glacé du jeune homme ne s’attardait pas sur elle mais bien sur Fanchon qui se précipitait pour l’empêcher d’entrer comme elle en avait reçu l’ordre.
— Excusez-moi, Judith, dit-il sans la regarder, mais je viens ici rendre justice. Fanchon, dites-nous donc où vous rangez votre fronde, cette fronde avec laquelle vous avez tué Rozenn et tenté, aujourd’hui, de tuer votre maîtresse, sans parler de Mlle Gauthier ?
Le cri de protestation indignée de Judith s’étrangla dans sa gorge devant la pâleur verdâtre qui envahit le visage de sa camériste, comme si une soudaine bouffée de fiel s’y infiltrait.
— Une fronde, moi ? dit Fanchon soutenant fermement, non sans insolence, le regard de son maître. Quel est ce conte ?
— Ce n’est pas un conte et vous le savez très bien. Inutile de mentir plus longtemps car, par la mémoire de ma vieille Rozenn que vous avez impitoyablement abattue, je vous jure que vous allez avouer… et que vous allez payer.
— Êtes-vous fou ? gronda Judith. Comment pouvez-vous accuser ainsi sans preuve ?
— Voilà preuve !
Pongo, à son tour, venait d’entrer dans la chambre, une fronde entre les mains, et il vint la déposer sur la chaise longue de Judith.
— Trouvée dans chambre Fanchon, dans manteau…
Devant cette poche d’aspect innocent et qui, cependant, pouvait donner la mort, la jeune femme eut un mouvement de recul plein de répulsion. C’était bien la preuve, en effet, et devant elle Judith découvrait une rivale haineuse dans cette fille qu’elle avait protégée, défendue et qu’elle croyait dévouée. Elle en avait fait sa confidente, presque son amie, et le résultat était là, devant elle.
Son regard las se détourna pour revenir vers les frondaisons des arbres, vers les lointains bleus de la mer.
— Enlevez cela, s’il vous plaît, Pongo ! Et emmenez aussi cette femme…
Mais Fanchon, profitant de la diversion qu’avait créée involontairement Pongo en apportant l’arme meurtrière, s’était esquivée. Le bruit de sa course affolée résonnait encore dans l’escalier.
— Cours, Pongo ! Rattrape-la ! Et enferme-la dans sa chambre sous bonne garde.
L’Indien partit comme une flèche.
— Que vas-tu en faire ? demanda Finnegan qui s’était approché de Judith et, la voyant si pâle tout à coup, s’emparait de son poignet.
— Je vais la ramener au Cap pour la faire embarquer à destination de la Louisiane. Elle ira rejoindre là-bas ses semblables, les filles de mauvaise vie qu’on y déporte. Le nouveau gouverneur, M. de Vincent, s’en chargera volontiers. Elle mérite trois fois la mort mais je ne me vois guère devenir ici juge et bourreau.
Brusquement, Judith se retourna vers lui.
— Vous n’en avez pas le droit. Faites-la embarquer, soit, mais pour la France et sans entraves. Si, quand nous avons traversé l’océan, vous n’aviez pas mis cette malheureuse dans votre lit, elle ne serait peut-être jamais tombé amoureuse de vous et, en tout cas, elle n’aurait jamais eu l’idée d’essayer d’éliminer les femmes qui vous entouraient pour prendre leur place…
— Éliminer les femmes qui m’entouraient ? Prendre leur place ? Songez-vous à ce que vous dites ? Il faudrait que cette fille soit devenue folle.
— Et pourquoi donc ? Dans ces pays où n’importe quelle mulâtresse peut espérer amasser une fortune grâce à sa beauté, où les servantes parfois deviennent maîtresses et sur cette terre de liberté et d’égalité que se veut l’Amérique, pourquoi donc une jolie fille n’aurait-elle pas imaginé devenir votre femme ? Tant que vous n’êtes pas entré dans notre vie, Fanchon m’a servie avec dévouement. C’est vous qui en avez fait une meurtrière et, si vous voulez mon sentiment tout entier, c’est vous le principal coupable. Alors laissez-la repartir librement vers son pays !
Pensant qu’il était temps pour lui de laisser seuls les deux époux, Finnegan reposa doucement la main de Judith sur sa robe blanche et, opérant un silencieux mouvement tournant, gagna la porte qu’il referma derrière lui.
— Bien qu’elle ait tué celle qui m’était aussi chère qu’une mère, il en sera fait comme vous le désirez, Judith. Je ne peux pas vous le refuser. Je n’en ai même pas le droit après les torts immenses que je me suis donnés envers vous…
— Les torts ? Quels torts ? Celui d’avoir cru que j’avais voulu tuer cette fille ? Ah, c’est vrai : je vous ai aussi entendu dire, tout à l’heure, à Finnegan que j’avais tué cette pauvre vieille Rozenn. C’était nouveau pour moi, cela…
— Comprenez-moi, Judith. Fanchon avait fait tout ce qu’elle pouvait pour diriger mes soupçons sur vous. Pongo avait trouvé accroché à un buisson, à l’endroit où elle s’était tenue pour manier sa fronde, un fragment de dentelle provenant d’un de vos jupons…
Elle eut un petit rire plein de tristesse et d’amertume.
— Et sur ce bout de dentelle vous avez conclu que je pouvais tuer froidement une vieille femme qui ne m’aimait pas, sans doute, mais qui ne m’avait rien fait, une femme de mon pays ? fit-elle avec une fierté douloureuse qui emplit Gilles de honte. Fallait-il que vous me détestiez et que vous me méprisiez ?
— Ne le croyez pas, je vous en supplie…
— Allons donc ? Ne vous avais-je pas donné, d’ailleurs, toutes les raisons de me mépriser pour cette folie qui s’était emparée de moi et qui m’avait jetée dans une existence qui eût tué mon père de honte s’il avait seulement pu l’imaginer ? Je n’étais plus moi-même, je crois. Le suis-je vraiment, d’ailleurs, depuis que le comte de Cagliostro m’avait fait l’honneur de me prendre pour assistante ? Il est des moments où je ne le sais plus…
— Judith, vous vous faites du mal. Je vous en supplie, ne…
Mais elle ne l’écoutait pas. Le regard à nouveau perdu sur l’horizon bleu, elle continua :
— Pourquoi m’avoir emmenée, Gilles, si vous ne m’aimiez plus ? Pourquoi ne m’avoir pas laissée à ma misère, à ma folie ? Vous seriez libre puisque je croyais notre mariage nul…
— Mais il ne l’était pas. Devant Dieu, devant ma conscience vous êtes toujours ma femme et vous le serez…
— Jusqu’à ce que la mort nous sépare ? Je sais, je sais… À présent, je vous en prie, laissez-moi, j’ai besoin d’être seule.
Il hésita un instant à s’approcher d’elle, à prendre cette main que Finnegan avait abandonnée mais il n’osa pas.
— Me pardonnerez-vous mes injustes soupçons et le mal qu’ils vous ont fait ?
Sous le moelleux tissu blanc de sa robe, ses épaules eurent un mouvement plein de lassitude.
— Je n’ai plus de colère contre vous, si c’est cela que vous souhaitez entendre. Je n’ai que des regrets auxquels vous ne pouvez rien. Laissez-moi seule, je vous en prie…
Il obéit sans insister et quitta la chambre sur la pointe des pieds. Il ne vit pas, sur le visage détourné de Judith, les larmes qu’elle ne pouvait plus retenir…
Contrairement à ce que l’on aurait pu supposer, Pongo ne rattrapa pas Fanchon et en ressentit une grande indignation. La disparition inexplicable de la jeune femme, qu’aucune trace ne signalait hors de la maison et que personne n’avait vue, lui avait fait l’effet d’une atteinte à sa science des pistes et à son flair de chasseur. Fanchon semblait s’être volatilisée dans le vestibule même de « Haute-Savane » et ce ne fut que le lendemain, après avoir fouillé maison et jardin avec acharnement, que Pongo découvrit, dans une des caves, un étroit passage caché par des fagots qui débouchait dans une petite grotte au flanc du morne. Curieuse comme un chat, la camériste de Judith avait beaucoup fureté dans la maison et avait dû garder pour elle sa découverte.
— Laissons-la à son destin, dit Gilles quand l’Indien vint lui rapporter le résultat de ses recherches, mais fais boucher ce souterrain. Je n’aime pas beaucoup savoir qu’un chemin d’invasion arrive jusque dans la maison. Legros ne devait pas le connaître car il n’aurait certainement pas négligé pareil atout.
— Lui plus se manifester. Peut-être parti ? Ou bien renoncé ?
— Cela m’étonnerait. Ce genre d’homme ne renonce guère. Bien sûr, il n’a rien tenté contre nous depuis deux mois mais cela ne veut pas dire, crois-moi, qu’il est enfin décidé à nous laisser en paix. Je croirais plutôt qu’il prépare autre chose.
— Peut-être mort ? sugéra Pongo avec un espoir si visible que Gilles se mit à rire.
— Tu aimerais bien et moi aussi ! Tu as peut-être raison, après tout. Il arrive qu’un bandit finisse par se prendre à son propre piège et, de toute façon, il ne doit pas avoir que des amis…
Mais Simon Legros n’était pas mort.
— Ma mère est morte et Madalen a été enlevée…
Le visage couleur de craie sous la broussaille de ses cheveux blonds en désordre, Pierre Gauthier appuyé de tout son poids sur sa canne et au bord de l’évanouissement s’efforçait visiblement de ne pas s’abattre sur le tapis.
Repoussant sa chaise qui se renversa, Gilles courut vers le jeune homme, le soutint et, doucement, l’amena jusqu’à un fauteuil dans lequel il le fit asseoir. Il était temps. Les jambes de Pierre ne le portaient plus et pliaient sous lui tandis que ses yeux commençaient à se révulser.
— Charlot ! De l’eau-de-vie ! cria le chevalier.
Mais déjà Judith avait quitté la table où, en face de son époux, elle achevait le repas du soir et elle avait empli un verre de vieux cognac qu’elle apporta à Gilles en constatant, non sans chagrin, qu’il était presque aussi pâle que Pierre. Mais elle ne dit rien. À eux deux, ils réussirent à faire avaler au malheureux garçon quelques gouttes du généreux breuvage et un peu de couleur revint à ses joues blanches. Un instant plus tard, il rouvrait les yeux.
— Donnez-lui encore un peu de cognac, conseilla Judith qui s’efforçait de réchauffer entre les siennes les mains glacées du jeune homme.
De lui-même, cette fois, Pierre vida le verre. Il eut un long frisson comme si un courant électrique le parcourait.
— Ça va mieux ! dit-il enfin. Merci, madame… Je… je suis désolé de vous déranger…
— Ne dites pas de sottises ! Que s’est-il passé ?
— Je ne sais pas exactement… Je me suis attardé à Port-Margot ce soir, à causer avec M. Vernet qui souhaitait d’ailleurs me garder à souper mais j’ai refusé : je ne voulais pas que ma mère et ma sœur s’inquiètent et j’étais déjà en retard. Et c’est en rentrant que j’ai vu… Oh ! monsieur Gilles, la maison est bouleversée comme si l’on s’y était battu. Ma mère gît au pied de son lit, assommée. Elle a dû vouloir défendre Madalen…
— Mais comment sais-tu qu’elle a été enlevée ?
— Il y avait ça sur la table.
Pierre tira de sa poche un morceau de papier plié qu’il tendit à Gilles.
« Je tiens la fille, Tournemine, lut celui-ci. Ne me cours pas après si tu ne veux pas que je la livre à mes hommes. Je te ferai savoir où et comment tu pourras la récupérer vivante. »
C’était signé Simon Legros…
Un nuage rouge passa devant les yeux de Gilles. Furieux, il froissa l’insolent billet et allait le jeter quand Judith le lui ôta des mains.
— Donnez ! dit-elle seulement. (Puis, quand elle eut parcouru les quelques lignes :) Qu’allez-vous faire ?
— Que voulez-vous que je fasse ? hurla-t-il. Rien ! Je ne peux rien faire ! Non seulement ce misérable a tué une femme pratiquement sous mon toit, il en a enlevé une autre mais encore je dois attendre son bon plaisir sous peine de…
— Je conçois, murmura Judith, que cette idée vous soit insupportable, mais il y a peut-être tout de même quelque chose à faire…
— Quoi ? Voulez-vous me dire quoi ? Si je lance mes hommes sur sa trace, il…
— Bien entendu. Aussi ne s’agit-il pas de « lancer vos hommes » comme vous dites mais bien d’en lancer un seul. Dieu vous a donné la chance d’avoir à votre service un homme pour qui les pistes les plus embrouillées se lisent à livre ouvert, un homme qui sait passer partout sans coucher l’herbe, sans froisser les feuilles, un homme qui sait se rendre invisible, silencieux. Vous avez Pongo et vous osez dire que vous ne savez pas quoi faire ? Où sont passés le Gerfaut et son habileté à la guerre d’embuscade ?
Gilles regarda sa femme comme s’il la voyait pour la première fois, presque foudroyé par sa soudaine violence.
— Vous ? C’est vous qui me dites cela ? Vous vous souciez donc du sort de cette pauvre enfant ?…
— Je me soucie surtout de « Haute-Savane ». Ne comprenez-vous pas ce que signifie le chantage de ce Legros ? Ne devinez-vous pas quel prix il vous faudra payer pour qu’on vous la rende vivante… et intacte ? Seule l’habileté de Pongo peut nous sauver. Alors qu’attendez-vous ?
— Vous avez raison… Cent fois, mille fois raison ! Pongo ! Pongo !
Et Gilles, criant à pleins poumons, sortit en courant de la maison laissant Pierre seul en face de Judith.
— Madame, dit le jeune homme d’une voix altérée, vous ne voulez pas dire que ce Legros oserait exiger qu’on lui rende le domaine en échange de la vie de ma sœur ?
— Inutile de se leurrer, mon pauvre Pierre. C’est certainement cela. La plantation a été le but de tous les agissements de cet homme depuis que nous sommes arrivés. Mais inutile aussi de vous tourmenter. Madalen ne craint rien tant que Legros n’a pas fait connaître ses exigences et que mon époux ne les a pas refusées… ce qu’il ne ferait certainement pas, d’ailleurs. Ce qu’il faut, c’est le prendre de vitesse et, grâce à Pongo, la chose est possible, croyez-moi… Vous allez rester ici cette nuit. Je vais dire que l’on vous prépare une chambre…
— Non, je vous remercie. Je ne veux pas laisser seul le corps de ma mère.
— Dans une maison dévastée ? Non, Pierre. Je vais aller chez vous avec Désirée et des servantes. Nous rapporterons ici votre pauvre mère et je vous promets qu’elle y recevra tous les soins, tous les honneurs qui sont la tradition chez nous, gens de Bretagne. Nous ferons la « chapelle blanche » dans la bibliothèque.
L’évocation des vieux usages de leur pays commun fit jaillir les larmes des yeux trop secs de Pierre. En quelques mots, Judith venait d’effacer les distances sociales et de tisser entre elle et le jeune homme des liens qu’il n’aurait jamais cru pouvoir exister. Elle avait dit « chez nous, gens de Bretagne » et c’était un peu comme si, à la voix de l’ex-Judith de Saint-Mélaine, la vieille terre ancestrale qui, depuis l’aube du monde, ouvrait sur les lames vertes de l’océan sa gueule de granit, venait de mordre au plein de l’île tropicale pour y affirmer son emprise et sa suprématie.
Silencieusement, il prit la main de la jeune femme, y posa un instant son visage humide.
— Doué d’ho pennigo en ti1 ! murmura-t-il retrouvant d’instinct la langue du terroir en face de celle qui venait de s’affirmer sa sœur de race. Il ne permettra pas qu’elle soit le prix du salut de ma sœur…
Une heure plus tard, tandis que Judith faisait tendre de draps blancs trois des côtés de la bibliothèque, Pongo qui avait longuement examiné les traces de la maison ravagée s’enfonçait dans la nuit, armé d’une lanterne sourde, un long couteau et un tomahawk passés à sa ceinture. Il avait dépouillé la toile blanche du planteur pour ses culottes de daim indiennes et ses mocassins qui le faisaient aussi silencieux qu’un chat.
Dans la nuit, Anna Gauthier, revêtue de son plus beau costume à bandes de velours et corsage brodé d’or, une coiffe de dentelle cachant la blessure de sa tête, fut étendue sur un lit de parade devant lequel on alluma une bonne partie de la provision de chandelles de la maison.
Contemplant la forme rigide, sous ses superbes habits bretons, de cette femme dont toute la vie n’avait été que silence et obéissance et sur laquelle Judith jetait des brins de jasmin, Finnegan hocha la tête, soucieux.
— Vous devriez envoyer dès maintenant un coureur chez l’abbé Le Goff, dit-il. Il faut qu’il vienne demain matin et que l’enterrement se fasse au plus vite.
— Déjà ? Mais pourquoi tant de hâte ?
— La nuit est chaude et la journée de demain le sera plus encore. Le sang n’a presque pas coulé de la blessure. Dans quelques heures le visage noircira… sans parler de l’odeur qui sera vite pénible.
— On ne peut pas l’enterrer en l’absence de sa fille, protesta Gilles qui entrait à cet instant et qui avait entendu.
Le regard calme du médecin enveloppa le jeune homme.
— Nous ignorons quand sa fille reviendra mais je peux t’assurer que, demain soir, la vue de ce cadavre sera pénible…
— Je vais faire ce qu’il faut, Liam, coupa Judith. J’envoie tout de suite Cupidon chez l’abbé Le Goff. Puis j’irai tout expliquer à Pierre.
— Ne prenez pas cette peine, fit Gilles avec un soupir. C’est à moi de le faire.
Et il s’en alla à la recherche du jeune homme, poussé autant par le besoin de le rejoindre que par le désir de fuir cette pièce qu’il aimait où la mort, pour un temps, venait de s’installer. De fuir aussi le regard indéchiffrable de Judith qu’il ne pouvait rencontrer sans malaise. Il ne savait pas ce qu’il y avait au fond de ces deux grands lacs noirs. Étaient-ce les larmes retenues qui les faisaient si brillants ? Et quand ils se posaient sur lui, exprimaient-ils la colère, la pitié ou une immense indifférence ?
Mais comment pouvait-il espérer deviner les sentiments secrets de sa femme quand il était incapable de s’analyser lui-même ? Quand il imaginait Madalen, si blonde, si douce, si fragile livrée aux mains brutales de ce Legros, il se sentait devenir fou. Son imagination lui montrait des images si abominables qu’il avait envie de crier, tout seul dans la nuit comme un loup malade. Il fallait qu’il pût la sauver, l’arracher à cet homme avant qu’il se fût approprié ce que lui n’osait même pas demander à genoux… Il le fallait s’il voulait pouvoir encore dormir…
Pourtant les paroles de Judith lui revenaient, accablantes comme les prophéties de Cassandre. Allait-il vraiment devoir abandonner « Haute-Savane », son domaine bien-aimé, à ce misérable qui n’avait reculé devant aucun crime ? « Haute-Savane » et les trois cents travailleurs qui lui donnaient sa richesse et qu’elle faisait vivre ? Ce n’était pas possible ! Il ne pouvait pas permettre que Legros revienne avec son arsenal de bourreaux, de fouets, d’instruments de torture en tout genre, qu’il replante un mancenillier dévoreur de chair humaine, qu’il chasse la paix et la liberté de ce coin de terre rendu à sa douceur naturelle pour y ramener la terreur, la violence et la haine… Pourtant, si Pongo échouait dans sa mission, s’il ne revenait pas à temps pour qu’avec tous les siens Gilles puisse aller enfumer la bête sauvage dans sa tanière c’était à cela qu’il faudrait en venir : livrer cette terre, cette maison qu’il aimait plus que lui-même ou bien laisser Madalen mourir après avoir subi les pires souillures. Cela non plus il ne pouvait pas l’admettre. Alors ?
Il s’efforça de se reprendre. Pongo était l’habileté même. Il n’avait jamais échoué dans une mission. Pourquoi donc, pour la première fois et quand tant de choses importantes étaient attachées à sa réussite, aboutirait-il à un échec ?
Mais les heures coulèrent sans ramener Pongo. Le jour se leva, illumina le monde. Anna Gauthier fut portée en terre, après une messe dite par l’abbé Le Goff dans le grand salon de « Haute-Savane », suivie par son fils qu’encadraient Judith et Gilles mais le chemin demeura désert. Tout au moins jusqu’à l’heure précédant le coucher du soleil. Malheureusement, ce ne fut pas l’Indien qui gravit alors les marches du perron en haut duquel Gilles, debout, guettait inlassablement, ce fut le Maringouin…
En le voyant paraître, Gilles, déçu et furieux, ne fut pas maître de son premier mouvement. Empoignant l’homme par sa veste il le souleva jusqu’à ce que sa figure de taupe fût à la hauteur de son propre visage.
— Comment oses-tu reparaître ici, misérable ? gronda-t-il. Comment oses-tu venir me narguer jusque dans ma maison ?
— Hé là ! hé là ! señor ! Lâchez-moi donc ! En voilà des façons… Ça n’arrangera pas les affaires de la jolie petite si vous m’étranglez ! Je… je viens en ambassadeur.
Le dégoût faucha net la colère de Gilles qui ouvrit les mains, laissant l’homme rouler sur les dalles de la véranda.
— Un ambassadeur, toi ? Alors, parle ! Que viens-tu me dire ?
Le Maringouin découvrit ses dents gâtées dans un sourire narquois, mais ses prunelles couleur de granit se firent encore plus dures si la chose était possible.
— Que la demoiselle va bien, que tout le monde chez nous en est déjà amoureux… et que M. Legros attend avec impatience que vous lui fassiez l’honneur de lui rendre visite. Il vous attend.
— Il m’attend ? Vraiment ! Et où ?
— Où je vais avoir l’honneur, moi, de vous conduire, señor, sans armes… et les yeux bandés quand il le faudra.
— Vous me prenez pour un enfant ? Je vais vous suivre désarmé, aveugle ? Et dans quel but ? Une fois dans ce mystérieux endroit qu’est-ce qui empêchera votre patron de me tuer, car au fond c’est ma mort qu’il veut et ensuite celle de sa prisonnière ?
Le Maringouin se gratta la tête, un peu embarrassé tout de même.
— Faut pas prendre les choses ainsi, señor ! M. Legros n’a pas du tout l’intention de vous tuer. Il sait bien que ça lui coûterait trop cher. Et puis, ça n’arrangerait pas ses affaires. Ce qu’il veut, c’est conclure avec vous un bon arrangement, signer des papiers officiels…
— Et s’approprier mes terres, n’est-ce pas ?
— Ça, je n’en sais rien ! D’honneur ! Il ne m’a pas fait de confidences. Tout ce qu’il a dit c’est que si vous n’êtes pas là au lever du soleil, la fille mourra… après avoir été un peu violée, bien sûr, parce qu’elle est un peu belle !…
Derrière Gilles la voix de Judith s’éleva, chargée d’angoisse :
— Vous n’allez pas y aller, Gilles ? Chassez cet homme… ou plutôt faites-le parler : obligez-le à vous dire où se cache ce misérable Legros.
L’apparition de Judith parut plonger José Calvès dans la stupéfaction.
— Par la Madone ! C’est votre femme ?
— Oui. Pourquoi ?
Les yeux rivés à la fière silhouette de la jeune femme, l’homme haussa les épaules.
— Et c’est de l’autre que vous êtes amoureux ? Faut être fou…
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! Qui vous a dit que je…
— Que vous en teniez pour la belle blonde ? Une petite, pas mal du tout d’ailleurs, que notre Olympe a trouvée quelque part au bord de la rivière Salée et qu’elle a ramenée chez nous. Mais je me demande si elle a eu raison. C’est madame qu’on aurait dû enlever…
— Taisez-vous ! coupa Gilles, furieux. Faites-nous grâce de vos réflexions ! Je vais vous suivre dans un instant…
— Non ! Je vous en supplie ! s’écria Judith. Vous n’allez pas commettre une telle folie ? Je sais que vous l’aimez. Mais songez qu’il n’y a pas qu’elle, qu’un monde dépend de vous…
Il alla vers elle et, doucement, prit ses deux mains qu’il baisa rapidement.
— Il faut que j’y aille, ma chère. Mais je vous demande de croire que c’est pas simplement parce qu’il s’agit de Madalen. J’en ferais autant pour n’importe quelle femme innocente… peut-être même pour cette misérable Fanchon qui, après avoir tenté de vous tuer, nous a trahis. Nous ne pourrions pas payer de son sang notre prospérité et connaître encore la paix. Dites à Cupidon de me seller un cheval, n’importe lequel sauf Merlin !
Vaincue par l’émotion, elle se détourna, enferma brièvement son visage entre ses mains puis les en arracha et, relevant la tête dans un sursaut d’orgueil désespéré, elle ramassa ses jupes et partit en courant chercher le jeune palefrenier.
Lorsqu’elle eut disparu, Gilles appela, d’un signe, Charlot qui, inquiet et roulant de gros yeux où se lisait clairement la haine que lui inspirait le Maringouin, se tenait à l’entrée de la salle de compagnie, dans l’attitude figée d’un bon serviteur mais, visiblement, prêt à bondir sur l’ancien commandeur de Legros. Le majordome s’approcha tandis que le Maringouin, instinctivement, reculait de quelques pas sans le quitter des yeux. Sa main déjà cherchait un couteau à sa ceinture.
Son attitude arracha à Tournemine un sourire de mépris. Calmement, il tira de sa poche un pli cacheté qu’il tendit à Charlot.
— Remets cela au docteur Finnegan ! Ce sont mes ordres au cas, toujours possible, où je ne reviendrais pas vivant. Dis-lui que je compte sur lui pour exécuter à la lettre mes instructions… et puis dis-lui adieu pour moi. Tu le trouveras à l’hôpital en train de soigner Léon Bambou qui s’est pris une main dans l’égreneuse.
— Vous ’eveni’, maît’e ? Vous ’eveni’, n’est-ce pas ?
— Je l’espère bien, Charlot. Mais il faut toujours tout prévoir. Veille bien sur ta maîtresse.
— Je ju’e ! Et toi, sale mulat’e, ajouta-t-il en se tournant vers José Calvès, sans plus pouvoir retenir sa colère, tu peux di’e à ce bandit de Leg’os que s’il ose mont’er ici un jou’ sa vilaine figue, ou si le maît’e ne “evenait pas, nous sommes t’ois cents qui l’attend’ont, qu’on a des a’mes… et qu’on l’éco’che’a tout vivant ! Et toi avec !
— Bon, bon ! Ça va ! On lui dira ! Pas la peine de te mettre dans cet état.
Ému, Gilles serra la main de son majordome puis, comme Cupidon, les yeux gros de larmes, apparaissait devant le perron menant un cheval par la bride, il descendit vers lui, sauta en selle et fit volter sa monture.
— Eh bien, je vous attends ! lança-t-il avec insolence tandis que José Calvès se glissait le long de la balustrade de la véranda afin d’atteindre l’escalier sans passer trop à portée de Charlot.
Mais il ne réussit pas à lui échapper tout à fait et ce fut propulsé par un magistral coup de pied au derrière qu’il quitta l’habitation Tournemine et rejoignit le cheval qu’il avait attaché au tronc d’un latanier.
Le soleil était couché à présent. La rapide nuit tropicale tombait comme un rideau foncé mais un dernier éclat de jour caressait encore la façade rose de « Haute-Savane ». Avant de s’engouffrer sous le tunnel dense des chênes centenaires, Gilles se retourna sur sa selle pour regarder une dernière fois sa maison… C’était un adieu. Il savait qu’il ne reviendrait pas, qu’il allait mourir et que Madalen mourrait avec lui car il n’accepterait jamais de signer les actes sans doute préparés par Legros pour lui enlever légalement son bien… même pour sauver la femme qu’il aimait. Jamais il ne remettrait au bourreau, contre quelque monnaie d’échange que ce soit, la terre qui était sienne et surtout les hommes et les femmes qui en étaient la substance…
Puisque Pongo n’était pas revenu c’est que quelque chose n’avait pas marché et, à mesure que coulaient les heures de cette terrible journée, c’était à cela qu’il s’était résolu : se rendre à Legros et se laisser tuer par lui. C’était la seule façon de sauver « Haute-Savane » que Judith et Finnegan continueraient après lui. La jeune femme, il le savait, était capable de poursuivre son œuvre quand il ne serait plus. Simplement, il essaierait, tout à l’heure, de tuer Madalen de sa main afin de lui éviter la torture qui allait sans doute faire partie de l’arsenal de Legros. Et puis il essaierait de se tuer lui-même s’il en avait le temps car, apparemment sans arme, il dissimulait dans sa botte la mince lame d’un des scalpels de Finnegan qu’il y avait glissée sur le conseil de son ami quand, à tout hasard, il s’était tout à l’heure préparé pour cette visite qu’il attendait.
Le voyage à cheval dura plus de deux heures car le chemin, peu facile, ne permettait guère le galop et s’acheva dans une petite crique, près de la pointe d’Icague où débouchait la rivière des Bananiers. Un bateau attendait là, monté par six hommes et gréé d’une voile latine. Gilles comprit alors qu’en définitive c’était dans l’île de la Tortue que Legros avait cherché refuge, la Tortue, l’ancien repaire de pirates et de boucaniers, truffée de grottes et de cachettes secrètes où il était bien certain que personne ne tenterait jamais, à moins d’être fou, de venir le déloger.
Il comprit aussi que personne ne réussirait à le sauver, mais ce fut tout de même sans la moindre hésitation qu’il sauta dans le bateau, que les hommes repoussèrent dans le courant de la rivière.
Assis à l’arrière près du Maringouin qui le surveillait avec l’avidité inquiète d’un avare couvant son trésor, Gilles regarda les marins embarquer en voltige, puis hisser la voile. La mer était belle, à peine ridée par une légère brise qui portait avec elle toutes les senteurs de la terre que le soleil avait chauffée dans la journée. Le ciel, d’un bleu profond, n’était qu’une coulée d’étoiles et il se surprit à penser qu’on ne pouvait rêver plus belle nuit pour quitter la vie.
— Puis-je fumer ? demanda-t-il soudain.
— Pourquoi pas ? Vous avez les mains libres, n’est-ce pas ?
— Oui. C’est assez inattendu d’ailleurs.
— Pourquoi ? On n’a pas besoin de vous lier. Nous sommes sept, vous êtes seul. Et puis vous n’êtes pas notre prisonnier. Vous venez seulement discuter affaires avec notre chef. Nuance !
— Croyez que je l’apprécie.
Tirant de sa poche sa fidèle pipe de terre fine, Gilles la bourra soigneusement, permit au Maringouin, décidément aux petits soins, de l’allumer, tira quelques bouffées voluptueuses qui, jamais, ne lui avaient paru meilleures puis demanda presque distraitement :
— Cette fille qu’Olympe a trouvée dans les bois…
— La Fanchon ?
— Oui. Qu’en avez-vous fait ? Je suppose que vous l’avez conduite chez Legros ?
— Bien sûr. Olympe la connaissait déjà pour lui avoir dit la bonne aventure. Quand elle l’a trouvée elle a compris que c’était une bonne affaire pour nous et elle l’a emmenée chez nous…
— Où elle se trouve à présent, j’imagine ?
— Mon Dieu non ! où elle ne se trouve plus.
— Qu’en avez-vous fait ?
— Que vouliez-vous qu’on en fasse ? On l’a tuée. Après qu’elle nous a guidés jusqu’à la maison de la fille blonde, elle ne pouvait plus servir à rien. Bien plus, elle pouvait être dangereuse si un goût de revenez-y l’avait prise pour ses anciens maîtres. Elle était fièrement amoureuse de vous… et elle connaissait le chemin de la cache à Legros. À l’heure qu’il est elle doit commencer à pourrir quelque part dans les roseaux de la rivière des Bananiers. On laisse jamais rien au hasard chez nous…
— Je vois ! fit Gilles maîtrisant à grand-peine son dégoût.
L’horreur du sort qu’elle s’était choisi effaçait en lui la rancune qu’il éprouvait pour cette malheureuse Fanchon et faisait place à la pitié. Elle avait conçu des rêves trop grands et elle les avait payés durement. C’était affaire, à présent, entre Dieu et elle. Lui-même ne pouvait plus que lui pardonner humblement. Judith n’avait pas tout à fait tort quand elle l’accusait d’être la cause première de la folie de Fanchon…
Poussé par une bonne brise, la barque marchait bien et bientôt le cap le plus oriental de la Tortue, la Tête-de-Chien-au-Maçon, se silhouetta résolument sur le ciel étoilé.
— L’est temps que je vous bande les yeux, monsieur le chevalier, dit José Calvès en tirant de son cou le foulard crasseux qui y était noué.
— Si cela ne vous fait rien, j’aimerais mieux ça, dit Gilles en lui offrant son propre mouchoir que l’autre examina soigneusement pour s’assurer qu’il n’y avait pas de trou.
— Je veux bien vous le mettre en dessous, mais je mettrai l’autre par-dessus. Ça m’a l’air un peu transparent ce bout de chiffon.
— Comme vous voudrez…
L’île chevelue de cocotiers et d’une dense végétation tropicale dont le dos arrondi, porté sur des falaises, trouait la mer Caraïbe comme l’écaille géante d’une tortue disparut sous la double épaisseur de tissu. Gilles se surprit à penser qu’il aurait aimé visiter en d’autres circonstances cette Tortue légendaire où les ombres des grands flibustiers français ou espagnols devaient hanter encore les quelques tavernes demeurant au port de Basse-Terre qui, à ce qu’on lui avait dit, donnait jadis accès à huit vaisseaux de ligne rangés de front et dont les canons du fort avaient jadis donné bien du fil à retordre à messieurs les Anglais de la Jamaïque. Il savait qu’une poignée de soldats y tenait encore garnison pour le roi, mais se contentait d’y vivre paisiblement en se gardant bien de chercher à savoir ce qui pouvait se passer sur les côtes ou dans l’arrière-pays. Et, d’après la direction suivie, car le bateau continuait à filer droit, ce n’était pas à Basse-Terre qu’on le conduisait…
Peu de temps après, le fond du bateau raclait les galets. Aidé d’un marin, le Maringouin aida Gilles à franchir le bordage puis à prendre pied sur une plage de sable doux. L’ancien commandeur lui prit le bras.
— Laissez-vous conduire…
On remonta la plage. Le sable fit place à la dureté caillouteuse d’un chemin puis, au bout d’un moment, à un sol plus moelleux, tapissé de feuilles et d’herbe. À une plus grande fraîcheur, au parfum de bois de santal, de citronnier et de fougère qui montait à ses narines, Gilles comprit que l’on cheminait sous bois. Le chant d’un rossignol, contrepoint ironique au pas pesant des hommes qui l’escortaient, monta dans la nuit avec un doux froissement de feuilles puis s’éteignit…
Le chemin semblait étrangement capricieux. Il montait, descendait, tournait au point que Gilles en vint à se demander si on ne lui faisait pas effectuer plusieurs fois le même parcours. Puis brusquement, il y eut une descente par un sentier évidemment rocheux, une odeur de bois brûlé et de viande rôtie qui s’accentua à mesure que le chemin devenait à nouveau pente douce et sable. À travers la double épaisseur de son bandeau Gilles perçut la lumière d’un feu dont la chaleur lui sauta au visage.
— Le voilà, dit le Maringouin. Il n’a pas fait d’histoire pour me suivre.
— Il a aussi bien fait, grogna une voix profonde. Enlève-lui son bandeau et fous le camp ! Je te paierai plus tard.
Enlevé d’une main nerveuse qui lui griffa la tempe, le bandeau quitta les yeux de Gilles. Debout de l’autre côté du feu dont la fumée montait droit vers un orifice percé dans la haute voûte de la grotte, un homme le regardait.
Debout auprès d’une table de bois doré, chargée de liasses de papiers, d’un pichet et de gobelets d’argent, Simon Legros apparut à Gilles comme le prototype du meneur d’esclaves, l’homme dont la vocation se sentait, des bottes poussiéreuses à la chemise tachée de sueur, de vin et de traînées plus sombres qui étaient peut-être du sang séché. La cravache à la ceinture cloutée d’or, les deux pistolets à long canon – un sous chaque aisselle – étaient presque superflus : l’image était complète et le visage épais, mangé de barbe, n’apparaissait que comme un détail supplémentaire.
Tournemine soutint le dur regard qui, sous des sourcils noirs et broussailleux, le fixait sans ciller et ne bougea pas, attendant…
— Heureux que vous ayez accepté mon invitation, chevalier ! fit Legros affectant avec insolence de s’adresser à un égal. Il y a longtemps que j’espérais une telle entrevue.
— Il n’a tenu qu’à vous qu’elle ait lieu plus tôt, Simon Legros. J’avoue, pour ma part, que je ne suis pas fâché de vous rencontrer. Il y a, entre nous, un compte qui ne cesse de s’allonger… et je n’ai jamais aimé les comptes qui traînent.
— Voilà un langage qui me plaît. J’avoue d’ailleurs que vous aussi me plaisez, chevalier, et j’en suis le premier surpris. En d’autres circonstances, j’aurais aimé m’assurer vos services.
— Je ne vous retournerai pas le compliment. Même si vous n’aviez fait tout ce que je suis en droit de vous reprocher, je ne vous aurais jamais gardé à mon service car vous appartenez à la race d’hommes que je déteste le plus au monde : les tortionnaires…
— Serez-vous surpris si je vous confie que votre opinion m’est indifférente ? Mais laissons à présent les politesses de l’entrée. Un verre de vin d’Espagne ?
— Certainement pas ! Je ne bois qu’avec mes amis… Et finissons-en, s’il vous plaît. Vous avez enlevé Mlle Gauthier et je suis venu négocier sa liberté. Que voulez-vous pour me la rendre ?
Legros se versa un gobelet de vin, le but à petites gorgées tandis que ses yeux sombres épiaient son visiteur par-dessus le bord brillant.
— Ce que je veux ? dit-il enfin. Je veux que vous me rendiez « Haute-Savane ». Rien de plus… mais rien de moins.
— Non.
Les sourcils broussailleux se relevèrent puis Legros s’assit à demi sur le coin de la table et, se penchant, y prit un grand papier qu’il se mit à parcourir des yeux.
— Je crois que vous n’avez pas bien compris. Vous n’avez pas le choix, monsieur de Tournemine, ou bien vous me donnez « Haute-Savane »… ou plutôt vous me la vendez car je vous la paierai. Vous voyez que je suis honnête. Je vous en offre… disons dix mille livres. Je ne peux pas faire plus : ce sont toutes mes économies. Ou bien donc vous me la vendez ou bien je tue la fille.
— Et vous supposez que je vais accepter pareil marché ? Alors écoutez-moi bien, monsieur Legros : je ne suis pas venu vous échanger Mlle Gauthier contre mon domaine. Je suis venu vous l’échanger contre ma vie. Tuez-moi et laissez-la libre.
Cette fois, les sourcils de Legros se haussèrent démesurément.
— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de votre vie ? Votre mort ne me donnera pas « Haute-Savane » légalement. Bien sûr, privée de sa principale défense naturelle, elle tomberait sans doute plus facilement dans mes mains.
— N’en soyez pas si sûr. « Haute-Savane » n’a même plus besoin de ma protection car elle n’a plus d’esclaves. Cela lui vaut d’être défendue désormais par près de trois cents hommes armés qui savent bien qu’en la défendant ils défendraient du même coup leur vie et leur liberté.
— Pauvre fou ! Je n’aurai guère de peine à trouver de l’aide chez les autres planteurs qui vous considèrent comme un insensé dangereux… et peut-être même auprès des troupes gouvernementales. Mais ce serait une grave perte de temps et j’ai des installations à faire avant la belle saison maritime.
— Des installations ? Quel genre ?
— Cela vous intéresse ? Eh bien, mon cher, je pense me lancer dans le commerce des esclaves en grand. Je vais raser la plupart des plantations pour établir de grands enclos où les esclaves bruts amenés d’Afrique seront dressés, entraînés, éduqués pour toutes sortes de travaux, depuis ceux des champs de coton jusqu’aux domestiques, après quoi ils seront revendus, à un gros prix, croyez-moi, en Louisiane et dans les États du sud des États-Unis. Vous voyez que je vois grand mais, croyez-moi, ma fortune le sera aussi. Alors, vous signez ?
— Jamais ! À aucun prix.
— Vraiment ? C’est ce que nous allons voir. Venez donc un peu par ici.
Machinalement, Gilles le suivit. Le fond de la grotte, qui était d’ailleurs aménagée assez confortablement, était caché par un rideau que Legros empoigna et tira d’un seul coup, révélant un spectacle qui sécha d’un coup la gorge de Tournemine et lui mit le visage en feu : attachée à la muraille par une chaîne reliée à un anneau de fer bouclé autour d’une de ses chevilles, Madalen était recroquevillée sur un matelas sans autre vêtement que ses blonds cheveux dénoués. Assise en tailleur auprès d’elle, Olympe, drapée dans une barbare soierie rouge et noir brodée d’or, séparait gravement à l’aide d’une baguette un tas de cailloux blancs en plusieurs petits tas réguliers.
L’apparition soudaine de Gilles arracha un cri de détresse à la jeune fille qui roula à plat ventre, cachant désespérément son visage sur ses bras repliés. Olympe se contenta de sourire aimablement.
— Bienvenue, monsieur le chevalier. Venez-vous déjà nous reprendre votre jolie maîtresse ? Nos hommes vont être tristes car elle leur plaît beaucoup.
— Je crois qu’ils vont pouvoir l’admirer de plus près, dit Legros.
Se baissant vivement, il ramassa à terre une sorte de maillet et en frappa un gong pendu à la roche qui emplit la grotte d’une puissante vibration sonore.
Instantanément, parurent une vingtaine d’hommes dont quelques-uns sans même qu’un signe quelconque leur en eût donné l’ordre tombèrent sur les bras et les épaules de Gilles, profitant de l’espèce de stupeur où l’avait plongé la vue de la beauté enfin révélée de celle dont il rêvait depuis si longtemps. Il ne réagit qu’en se sentant touché et lutta alors furieusement pour retrouver sa liberté mais, si grande que fût sa force, il ne put lutter contre le nombre. Un instant plus tard, les bras liés derrière le dos il était posé comme un paquet auprès de Legros.
— Puisque vous ne voulez pas conclure affaire avec moi, dit celui-ci avec un sourire de loup, je vais donc tuer cette belle enfant. Mais elle va mettre assez longtemps à mourir pour que vous ayez tout le temps de réfléchir.
— Misérable ! Qu’allez-vous lui faire ? C’est une enfant innocente…
— Une enfant innocente ? Avec ces seins appétissants, ces fesses rondes ? Allons donc ! Vous ne seriez pas l’homme de votre réputation si vous n’y aviez déjà goûté ? À présent, il est temps de partager. Vous êtes, je crois, pour l’égalité ? Alors, écoutez bien : j’ai choisi pour cette belle enfant une façon assez agréable… du moins dans les débuts, de quitter cette vie. Je vais, devant vous, la livrer à mes hommes… à tous mes hommes et autant de fois qu’ils le désireront. Ensuite, si cela ne suffit pas à vous convaincre, c’est un âne que je ferai monter dessus. Après, peut-être, elle ne sera plus en très bon état. Alors, nous commençons ?
— Vous ne pouvez pas faire une chose pareille. Tuez-moi et finissons-en !
— Vous priver d’un pareil spectacle ? Jamais de la vie… Allez, qu’on retourne cette fille et qu’on l’attache.
La grotte s’emplit des hurlements de la malheureuse Madalen. Aidés par Olympe, un vieil homme et un autre plus jeune la retournèrent sur le matelas offrant, dans la lumière des torches plantées dans des crocs de fer, toute la grâce de son corps, la peau nacrée du ventre souligné d’une mousse d’or, les seins de crème blonde couronnés de rose, les cuisses douces que des mains brutales écartèrent.
Olympe alors intervint :
— Attends ! dit-elle. Laisse au moins cette pauvre fille prendre un peu de plaisir.
Relevant la tête de Madalen, elle lui fit avaler le contenu d’un gobelet d’or puis, le rejetant comme une chose sans importance, se mit à faire courir ses doigts habiles sur le corps de la jeune fille dont les cris cessèrent peu à peu pour se changer en gémissements heureux. Stupéfait, les yeux exorbités, Gilles vit tout à coup la pure Madalen, la prude Madalen ronronner et se tordre comme une chatte en folie sous les caresses de la sorcière qui brusquement se releva.
— Elle est à point ! Le premier va être le bienvenu. À qui l’honneur ?
— Ce n’est pas l’envie qui m’en manque mais je suis en affaires avec monsieur. Alors, chevalier, vous me la cédez cette plantation ? Dites seulement un mot et c’est vous qui pourrez profiter des bonnes dispositions éveillées par Olympe. Regardez-moi cette petite caille si elle est en appétit !
Personne ne tenait plus Madalen à présent. Les yeux noyés elle vagissait, les mains crispées sur ses seins tandis que son bassin allait et venait à la recherche d’un accomplissement. Malade à la fois de désir et d’impuissante fureur, Gilles ferma les yeux pour essayer de retrouver un peu de raison car il se sentait au bord de la folie. Combien de temps allait-il tenir ? Et pourquoi tenir ? Aucun secours n’était possible et il n’avait même plus le moyen de tirer de sa botte le scalpel qui l’eût sauvé en lui donnant la mort.
— À toi, le Maringouin ! Je te la donne en premier. Tu l’as bien mérité.
Les yeux de Gilles se rouvrirent. Il vit José Calvès se ruer littéralement sur Madalen, s’enfoncer en elle mais, avant que lui-même ait pu protester, le râle de plaisir de l’homme se muait en un hurlement de douleur. Venue on ne savait d’où une flèche indienne venait de se planter dans son dos…
Se retournant Gilles vit Pongo debout sur un rocher ajuster à nouveau le tir de son arc près de l’entrée d’où dévalait une troupe de Noirs armés de machettes menés par François Bongo. Le grand Yolof, d’un seul revers de son arme, fit sauter la tête d’un des hommes qui lui barrait le chemin, ouvrant un geyser rouge.
La seconde flèche de Pongo s’enfonça dans la gorge d’Olympe tandis que Legros disparaissait sous une marée noire hérissée de lames meurtrières avant même d’avoir pu tirer l’un de ses pistolets.
— Détachez-moi ! hurlait Gilles qui luttait de toutes ses forces pour se débarrasser de ses liens. Mais détachez-moi donc !
D’un coup de machette, François Bongo le libéra et, sans même remercier, il se rua sur la masse noire qui s’était abattue sur Legros.
— Laissez-le-moi ! Je veux le tuer moi-même ! Laissez-le-moi !…
Mais quand les anciens esclaves qu’il avait tant fait souffrir s’écartèrent, Legros n’était plus qu’une masse sanglante dont François, d’un coup de sa terrible lame, trancha la tête.
— Pour Désirée ! dit-il seulement en fourrant son trophée dans un sac.
Gilles, déjà, se détournait pour tomber dans les bras de Pongo qui, oubliant pour une fois sa légendaire impassibilité, riait et pleurait tout à la fois.
— Heureux être arrivé à temps, tu sais ?…
— Pongo ! Mon vieux Pongo ! Je t’ai cru mort ! Comment as-tu fait pour amener tout le monde ici ? Comment as-tu trouvé la cachette ?
— Facile ! Beaucoup de chance aussi. Quand Pongo parti sur traces meurtriers de dame Gauthier, lui suivre traces jusqu’à rivière des Bananiers et là trouvé fille Fanchon pas tout à fait morte. Essayer de la soigner… C’était impossible. Mis longtemps à mourir mais bien expliqué chemin de grotte.
Après avoir pieusement enterré Fanchon, Pongo était revenu à « Haute-Savane ». Sur le chemin, caché derrière un buisson, il avait vu le Maringouin emmener Gilles mais devinant que ce serait une folie de tuer le messager de Legros, il l’avait laissé passer mais s’était précipité ensuite jusqu’à l’habitation où, soutenu par Finnegan, il avait réuni les hommes de la plantation. Tous, d’un seul mouvement, avaient réclamé l’honneur d’aller combattre Legros. Alors à la tête de sa troupe, Pongo était descendu à Port-Margot où il n’avait eu aucune peine à trouver trois bateaux pour charger son monde.
— Le reste, facile ! Nous abattre sentinelles et tomber sur Legros comme toi voir.
Jamais Gilles n’avait vu le visage de lapin de l’Indien s’illuminer d’une pareille joie, d’une si grande fierté. Il l’étreignit avec chaleur.
— Tu m’as sauvé, Pongo ! Tu as sauvé « Haute Savane » et tous ses habitants ! Tu as sauvé Madalen…
Avec étonnement il s’apercevait que la fièvre du combat et de la délivrance avait détourné son attention de la jeune fille. Elle gisait toujours sur son matelas, à demi inconsciente cette fois. Les Noirs qui faisaient cercle autour d’elle s’étaient contentés de la débarrasser du Maringouin mais n’avaient pas osé la toucher.
En se penchant sur elle, Gilles vit qu’un peu de sang tachait ses jambes et comprit que la sauvage poussée de Calvès l’avait déflorée. Avisant alors une sorte de draperie de soie jetée à terre il en enveloppa doucement le corps de la jeune fille, après l’avoir libérée de sa chaîne, il voulut l’enlever dans ses bras pour l’emporter mais Pongo l’arrêta.
— Non. Laisse-la reposer ! Nuit pas finie et mer un peu grosse. Nous repartir seulement au jour.
— Tu veux que je la laisse ici ? Au milieu de tous ces cadavres ? protesta Gilles désignant du menton la jonchée de corps qui constellaient le sol de la grotte.
— Nous enlever et enterrer. Toi rester là te reposer. Veiller sur elle. Elle très peur…
— Tu as raison… Je suis aussi fatigué que si on m’avait battu. Merci, Pongo !
L’Indien s’éloigna avec un demi-sourire que Gilles jugea un peu bizarre mais il savait que quand Pongo avait une idée derrière la tête il était inutile d’essayer de l’en faire sortir. Et puis il était vraiment éreinté.
Tandis que les hommes emportaient les cadavres de Legros, d’Olympe et du reste de la bande, il s’assit au bout du matelas où reposait Madalen pour la regarder dormir. Depuis quelques instants, après lui avoir adressé un vague sourire, elle avait fermé les yeux et semblait dormir…
Pour qu’elle pût reposer plus tranquillement, il se releva, piétina le feu qui d’ailleurs n’était plus que braise et éteignit presque toutes les torches, n’en laissant brûler qu’une seule puis il revint prendre son poste, s’emplissant les yeux du doux spectacle de ce joli visage au repos et s’efforçant de chasser loin de lui le souvenir du corps en folie qu’il avait contemplé comme du fond d’un cauchemar si peu d’instants plus tôt.
La main de la jeune fille, abandonnée paume en l’air comme un coquillage rose sur une grève, reposait auprès d’elle, si attirante qu’il ne résista pas à l’envie de la prendre doucement entre les siennes. Il ne la serra pas, se contentant de la tenir délicatement comme une chose fragile, mais, soudain, il s’aperçut que les yeux clairs de Madalen étaient grands ouverts et posés sur lui. Il se pencha légèrement.
— Reposez-vous, Madalen, murmura-t-il. Vous en avez besoin. Il faut dormir un peu. Le chemin est long pour rentrer.
Elle ne répondit pas, se contenta de sourire tandis que ses doigts, doucement, s’enlaçaient à ceux du jeune homme. Elle se redressa sur un coude, laissant couler sa chevelure couleur de lin d’un seul côté de sa tête puis lentement, elle s’agenouilla sur le matelas, abandonnant la soierie dont elle était enveloppée et qui la dévoila. De sa main libre, elle caressa la joue de Gilles dont le cœur se mit à battre sur un rythme forcené.
— Tu es beau ! Si beau, mon amour… et je t’aime tant ! Tu as dit un jour que tu m’aimais ? Est-ce que tu m’aimes toujours ?
Elle parlait comme en rêve, d’une voix assourdie, voilée. Des larmes roulaient sur ses joues, mouillant les lèvres tendres qu’elle approchait déjà des siennes. Gilles n’eut qu’à tendre la main pour toucher une peau de soie, des épaules rondes et satinées, des seins qui, cette fois, non seulement ne se refusèrent pas mais allèrent au-devant de sa caresse.
— Si je t’aime ? Tu demandes si je t’aime ? Madalen… je suis fou de toi.
— Alors aime-moi, prends-moi ! Cet homme m’a souillée, purifie-moi…
— Mais tu ne voulais pas de mon amour… il te faisait horreur.
— Plus maintenant ! Il y a trop longtemps que je lutte contre moi-même. Viens, Gilles, viens !
Elle se laissa glisser de nouveau sur le matelas, l’attirant à elle de toute la tendresse de ses deux bras noués à son cou. Il se laissa entraîner avec ivresse. Cette nouvelle Madalen, nue et ardente, c’était celle de ses rêves insensés. Elle était venue à lui comme il l’avait toujours désiré et il repoussa loin de lui l’idée désagréable que l’infernale potion d’Olympe était peut-être pour beaucoup dans le soudain déchaînement sensuel d’une vierge à peine ouverte. Elle l’appelait de toute sa chair offerte. Il s’en empara avec une joie sauvage…
Quand il s’éveilla sous la main de Pongo qui le secouait il ne trouva plus Madalen auprès de lui.
— Où est-elle ? demanda-t-il.
De la tête l’Indien lui désigna l’entrée de la grotte.
— Là, dehors ! Elle attendre. Nous prêts à partir.
Elle était là, en effet, habillée de pied en cap car elle avait pu retrouver ses vêtements dans un coin de la grotte. Les bras croisés sur la poitrine, le vent du matin jouant dans ses cheveux blonds qu’elle n’avait noués que lâchement, elle regardait les hommes achevant de tasser la terre sur les tombes fraîchement recouvertes et ne se détourna qu’à peine quand Gilles la rejoignit.
— Vous avez bien dormi ? dit-elle.
Mais quand il voulut la prendre par la taille pour poser un baiser dans son cou, elle se déroba.
— Je vous en prie. Nous ne sommes pas seuls…
— Nous serons toujours seuls, Madalen, toujours. Il n’y a plus au monde que toi et moi.
— Vous savez bien que non. Il est temps de partir à présent.
— Comme vous voudrez.
Blessé par cette étrange froideur, il s’écarta d’elle, chercha Pongo.
— Tu as préparé quelque chose pour Madalen ? un brancard, un palanquin de fortune…
— Pourquoi ? Mer être là, tout près derrière petit bois…
En effet, l’océan bleu était tout proche et Gilles comprit qu’il avait deviné juste en supposant qu’en l’amenant on avait intentionnellement allongé et compliqué le chemin. Après quelques minutes de marche à travers un bois de pamplemoussiers, de santals, de citronniers et d’eucalyptus, on déboucha sur une plage de sable noir sur laquelle reposaient trois grosses barques à voiles que les Noirs étaient déjà en train de repousser à l’eau.
Pongo conduisit Gilles et Madalen vers la plus petite et aida la jeune fille à monter à bord. Mais, avant de s’asseoir à l’abri du plat-bord, Madalen demanda :
— Où allons-nous ?
— Mais… où voulez-vous que nous allions ? À la maison, bien sûr ! Nous rentrons.
Alors les yeux bleus s’affolèrent comme devant une vision d’horreur et Madalen se mit à trembler.
— Non ! Non, je vous en prie ! s’écria-t-elle. Ne me ramenez pas là ! Je ne veux pas retourner là-haut… je ne veux pas revoir cet horrible endroit.
— Cet horrible endroit ? « Haute-Savane ? » souffla Gilles scandalisé.
— Oui. Cet abominable endroit. Ma mère est morte, Pierre va bientôt fonder une famille. Il n’a plus besoin de moi. Je ne veux pas retourner chez votre femme.
— Soyez raisonnable, Madalen. Où voulez-vous que je vous emmène, sinon chez moi… chez vous puisque vous y avez votre maison ?
— Non, ce n’est pas ma maison. Emmenez-moi ailleurs… au Cap, tenez ! Oui, au Cap ! Là, je serai mieux…
— Quoi faire alors ? demanda Pongo voyant que Gilles, soucieux, ne savait que répondre.
Le jeune homme réfléchit un instant puis haussa les épaules.
— Dis à François de ramener les hommes à la plantation, garde seulement ce qu’il faut pour le bateau et conduis-nous au Cap. Après ce qu’a subi Madalen, après avoir vu tuer sa mère sous ses yeux, il est assez normal qu’elle n’ait pas envie de remonter là-haut tout de suite.
— Toi venir aussi ?
— Oui. Je la confierai à Thisbé et à Justin qui prendront soin d’elle puis nous rentrerons ensuite à la maison.
Tout en parlant, une idée commençait à poindre dans sa tête. Après ce qui s’était passé entre eux, il n’était plus possible, en effet, que Madalen continuât de vivre sous le même toit que Judith et il s’en voulait de n’avoir pas eu la délicatesse d’y penser plus tôt. Cette adorable enfant avait trouvé d’elle-même la solution car, très certainement, elle n’avait pas plus que lui envie de renoncer à leur amour tout neuf. Il ne la ramènerait jamais à « Haute-Savane ». Il allait lui acheter, au Cap même ou aux alentours, une jolie maison qu’il meublerait avec amour et dans laquelle il pourrait venir, le plus souvent possible, s’enivrer longuement de la beauté de sa maîtresse. Cela, en attendant que Judith consente, peut-être, à une séparation qui lui permettrait d’officialiser ses amours avec Madalen…
Ce plan lui parut si séduisant que ce fut avec un éclatant sourire qu’il vint prendre place auprès de la jeune fille.
— Soyez heureuse, mon amour. Nous allons au Cap…
Le bateau bondit sur la lame, la voile se gonfla, s’emplit du vent frais du matin et piqua vers l’est tandis que les deux autres embarcations se rapprochaient de la côte et s’éloignaient d’autant de lui…
En aidant Madalen à descendre d’une voiture de louage devant la jolie maison du cours Villeverd, Gilles lui baisa la main et déclara :
— Voilà où vous allez habiter désormais, ma douce. Cette maison est la vôtre autant qu’il vous plaira. Vous pourrez y oublier les jours sombres et nul ne viendra vous y importuner… pas même moi si vous l’exigez, ajouta-t-il d’un ton tendre qui attendait visiblement une protestation mais qui lui attira un coup d’œil glacé de Pongo.
Madalen, pour sa part, le regarda avec surprise.
— Habiter ici seule, moi ? Oh ! non, Gilles, je ne veux pas… je ne pourrai jamais.
Il l’entraîna sous la véranda chargée de fleurs là où, seule, la fenêtre d’un petit salon ouvrait et où l’on ne pouvait les voir. Il la prit dans ses bras, l’embrassa avec passion.
— Tu habiteras où tu veux, mon aimée… Si tu ne veux pas de cette maison, tu en auras une autre.
Elle se laissa embrasser et même il la sentit trembler dans ses bras tandis qu’avec une étrange timidité ses lèvres s’entrouvraient enfin à son baiser. C’était comme si elle était vaincue après une longue lutte.
— Comprenez-moi, gémit-elle en se dégageant enfin. Je ne veux pas rester ici mais, en disant cela, je ne parle pas de cette maison. Je parle de ce pays tout entier. Je ne l’aime pas. Je ne l’ai jamais aimé. Je voudrais rentrer chez moi, en Bretagne.
— En Bretagne ?
Interdit, Gilles lâcha la taille de la jeune fille, s’écarta.
— Tu veux me quitter déjà ? T’en aller si loin ?… Je croyais que tu m’aimais.
— Mais je vous aime. Oh ! oui, je vous aime mais je mourrais si je restais ici. Je vous en supplie, faites-moi repartir pour la France. Je ne pourrais jamais être heureuse ici… Je vous ai entendu dire l’autre jour que le Gerfaut a quitté le carénage et qu’il est prêt à repartir. Confiez-moi au capitaine Malavoine et…
Brusquement, il la reprit dans ses bras, l’enleva de terre et l’emporta en courant à travers la maison, grimpa l’escalier deux marches à la fois, poussa du pied la porte de sa chambre et déposa finalement son doux fardeau sur le lit.
— Non, mon amour, tu ne partiras pas sans moi. Je ne te confierai à personne qu’à moi-même. Je t’aime, je t’aime, je t’aime ! Tu as raison : partons tous les deux sur le Gerfaut. En quittant « Haute-Savane », j’étais persuadé que j’allais mourir avec toi et j’avais donné toutes mes instructions à Finnegan. Après tout, la plantation peut tourner sans moi puisqu’elle l’aurait fait si j’étais mort. Nous allons rentrer en France ensemble… Des jours et des jours seuls, tous les deux, entre la mer et le ciel. Oh ! je vais t’aimer, tu sais, je vais t’aimer comme personne ne t’aimera jamais ! Je me séparerai de ma femme, je t’épouserai… tu seras à moi, toute à moi, pour toujours…
Tout en parlant, il la couvrait de baisers et dégrafait sa robe, dénouait ses jupons, arrachait sa chemise pour se gorger de cette douce chair qui, déjà, ne se défendait plus et sombrait dans la même folie que lui, roulée par la même et brûlante vague de désir…
Tard dans la nuit, il quitta doucement le lit dévasté, enfila une robe de chambre et, après un regard tendre à la forme blonde qu’abritaient les rideaux du baldaquin et que la veilleuse teintait de rose, il descendit dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de travail quand il venait au Cap, s’assit devant son bureau, prit une feuille de papier, une plume neuve, réfléchit un instant et se mit à écrire.
« Adieu, Judith, je pars… Dieu a permis que je puisse sauver Madalen d’un sort abominable et j’ai découvert, en face de la mort, que je ne pourrais plus vivre sans elle. Je l’emmène en France où je demeurerai à ses côtés tant qu’elle voudra de moi. Pardonnez-moi le mal, léger, je crois, que je vous fais. “Haute-Savane”, que je vous donne et que vous aimez bien plus que vous ne m’avez jamais aimé, vous consolera. Vous en serez désormais la maîtresse, libre de tout danger et de toute crainte et j’espère que vous y serez heureuse, plus heureuse que vous ne l’avez jamais été et que vous n’auriez jamais pu l’être auprès de celui qui, malgré tout, pensera souvent à vous et aux heures divines qu’il vous doit. Que Dieu vous garde ! – Gilles de Tournemine. »
Sa lettre achevée, Gilles la relut soigneusement, corrigea une légère faute, la sabla, la plia et la cacheta au moyen du chaton de sa bague puis, remontant s’habiller rapidement, il se mit finalement à la recherche de Pongo qui, fidèle à une habitude qu’il avait prise récemment à « Haute-Savane », dormait sous la véranda sur une banquette de rotin.
— Quand le jour sera levé, dit-il, tu rentreras à la maison et tu donneras cette lettre à Judith.
Comme presque tous les Indiens, Pongo possédait la faculté de passer sans transition du sommeil à une conscience très claire. Il fronça les sourcils, regardant le rectangle blanc taché de rouge avec méfiance.
— Quoi dire dans lettre ? demanda-t-il d’un ton soupçonneux. Pourquoi si pressé ? Où toi aller à cette heure ?
— Au port. Je vais dire au capitaine Malavoine que nous embarquerons tout à l’heure pour la France, Madalen et moi.
— Quoi ? Pongo mal compris ?…
— Non. Tu as très bien compris. Je pars, Pongo, je l’emmène ! Elle ne veut plus vivre ici et moi je ne veux plus vivre sans elle. Elle est pour moi…
Il s’arrêta devant l’expression de colère et de mépris qui bouleversa soudain le visage tanné de l’Indien. Il eut l’impression que Pongo le voyait pour la première fois et que ce qu’il voyait ne lui plaisait pas du tout.
— Elle est femelle dont toi avoir envie ! gronda-t-il. Il y a longtemps Pongo savoir ça. C’est raison pour laquelle lui te laisser seul avec fille dans grotte. Pongo espérer toi guéri de folie une fois désir assouvi.
— Ce n’est pas ça, Pongo. Je l’aime !
— Non ! Toi pas aimer ! Toi vouloir baiser encore et encore mais toi pas aimer parce que… toi aimer « Fleur de Feu »… ta femme… seule femme digne de toi ! Seule digne compagne de guerrier ! Cette fille pâle comme lune et froide comme elle, pas capable aimer vraiment… Elle regretter bientôt t’avoir donné amour.
De ses deux mains posées sur les épaules de son compagnon d’aventures, Gilles essaya de l’apaiser.
— Tu ne peux pas comprendre, Pongo. Le cœur de l’homme…
— Cœur de l’homme partout pareil ! Envies de l’homme partout pareilles aussi ! Toi fou pour abandonner maison, serviteurs, noirs et blancs, ami Finnegan, femme belle comme déesse… et Pongo par-dessus marché ! Tout ça pour fille en fromage blanc !
— Je ne t’abandonne pas, Pongo. Dès que je serai en France, je te dirai où tu pourras me rejoindre.
— Non, jamais ! Si toi partir, toi plus jamais revoir Pongo !
Et, arrachant la lettre des mains de Gilles, Pongo sauta en voltige par-dessus la balustrade de la véranda puis se dirigea à grands pas vers l’écurie. Mais, au seuil, il se retourna, cria dans la nuit d’une curieuse voix enrouée :
— Toi vouloir vraiment Pongo porter lettre ?
— Oui… Il le faut !
— Alors, adieu ! Pongo préférer servir grande dame que mari méprisable !
Le galop de son cheval quand il résonna sur la terre durcie du cours Villeverd résonna aussi, lourdement, dans le cœur de Gilles plus meurtri qu’il ne voulait l’avouer. Pongo, depuis tant d’années, avait pris en lui une place si grande qu’en s’en séparant, il sentait un déchirement cruel, prélude d’un vide que seul l’amour de Madalen lui permettrait de supporter. Il ferma les yeux un instant, essayant de toutes ses forces d’évoquer le visage de celle qu’il aimait pour tenter d’oublier celui, à la fois furieux et douloureux, de son vieil ami. Fallait-il qu’il l’aime pour sacrifier ainsi tant de choses : sa terre bien-aimée, sa belle demeure, son fidèle compagnon… une femme telle que Judith et jusqu’à son cheval, son beau Merlin qu’il n’avait pas voulu hasarder dans l’aventure de la Tortue et qui l’attendrait vainement dans son écurie sous les palmes… Mais aussi elle allait lui donner tant d’amour…
Se secouant, comme un bœuf qui cherche à se débarrasser des mouches, pour chasser toutes ces pensées déprimantes qui renaissaient sans cesse, s’efforçant de l’empêcher de vivre cet amour tant désiré, il gagna à son tour l’écurie, sella un cheval et se rendit au port où il donna ses instructions à un Malavoine tellement pétrifié qu’il ne trouva rigoureusement rien à répondre sinon :
— Eh ben !… Eh ben !…
— Vous mettez à la voile à quelle heure ? demanda Gilles.
— Eh ben… à dix heures, avec la marée mais…
— Parfait ! Nous y serons ! Faites préparer ma cabine et une autre… pour une dame. À tout à l’heure.
Et, toujours courant, Gilles repartit vers Madalen et ce qu’il croyait bien être son bonheur. Le soleil se levait sur le Cap déchaînant déjà sur le port l’agitation colorée et brouillonne qui allait y régner jusqu’à la nuit close.
Il espérait trouver la jeune femme à peine éveillée, sortant tout juste du lit, s’étirant paresseusement et mirant dans une glace le large cerne bleu de ses beaux yeux. Il la trouva debout au milieu du grand salon, sévèrement coiffée, strictement vêtue d’une robe et d’une cape que lui avait procurées Thisbé. Un petit sac était posé à terre, près d’elle. Elle avait l’air d’une domestique qui attend son congé.
Il la regarda sans comprendre.
— Mais… que fais-tu là ? Pourquoi es-tu ainsi habillée ? Qu’est-ce que cela signifie ?
— Que je m’en vais.
— Que tu… allons, mon cœur, c’est une plaisanterie ? Nous allons partir tous les deux, bien sûr. Je viens du port où le capitaine Malavoine nous attend…
— Non. J’ai dit que je m’en allais et c’est exactement ce que je voulais dire : je pars… et je pars seule.
Il voulut s’approcher d’elle mais elle le repoussa avec une sorte d’horreur qui le frappa.
— Ne m’approchez pas !
— Voyons, Madalen ! Explique-moi. Pourquoi me repousses-tu ? Nous étions d’accord, il me semble ? Nous nous aimons et…
— Non. Nous n’étions pas d’accord. J’étais folle, je crois. Cette femme… cette Olympe m’avait fait boire une potion diabolique qui avait fait de moi une autre… une autre qui me fait horreur !
— Horreur ? Parce que tu m’as aimé et permis de t’aimer ? Es-tu devenue folle ?
— Oui, je l’ai été ! Mais grâce à Dieu je ne le suis plus. Avais-je assez lutté contre moi-même pourtant, l’avais-je assez supplié, le Dieu de Justice, de m’arracher du cœur cet amour maudit, cet amour qui me faisait délirer, la nuit, auprès de la chambre où dormait ma pauvre mère ! Cette fille du Diable a fait, pour un temps, resurgir cela des profondeurs de mon être mais je suis dégrisée à présent et je me juge… et je me fais horreur !
— C’est ridicule ! Quel genre d’amour est donc le tien, Madalen Gauthier ? Qui t’a appris à fuir ainsi les joies du cœur qui magnifient celles du corps ? Tu es éveillée, dis-tu ? Alors regarde autour de toi ! Regarde comme la terre est belle, regarde la nature. Elle n’est qu’amour. Regarde-moi, moi qui t’aime… qui abandonne tout pour toi !
Avec stupeur, Gilles reçut le double jet glacé d’un regard méprisant.
— Je ne vous ai rien demandé, dit-elle froidement, sinon de me faire place et de me laisser partir.
— Mais où vas-tu ?
— À bord du Gerfaut puisque le capitaine Malavoine veut bien m’emmener. Puis, une fois en Bretagne, j’irai demander à Dieu, en lui consacrant ma vie, de me pardonner l’abominable péché de la chair que vous m’avez fait commettre.
— Le couvent ? Tu veux entrer au couvent ?
Elle releva orgueilleusement la tête fixant sur lui un regard étincelant d’un feu fanatique.
— Si l’on veut bien de moi, oui ! Je me ferai conduire chez les bénédictines de Locmaria… Là, j’expierai tant qu’il me restera un souffle de vie, j’expierai ces moments insensés où, poussée par le Diable, j’ai vécu avec vous l’adultère, où je me suis roulée dans la fange et la luxure et en y prenant un plaisir infâme.
Foudroyé par cette violence inattendue, Gilles se laissa tomber dans un fauteuil, le cœur battant la chamade, et ferma les yeux. Ce qu’il venait d’entendre faisait resurgir, des jours lointains de son enfance, tout ce qu’il avait souffert auprès d’une mère, persuadée comme Madalen elle-même, que l’amour n’était que honte et péché, une mère qui s’était abandonnée un soir, elle aussi, aux caresses d’un homme qui avait su la séduire et qui, devenue mère, n’avait eu de cesse de faire expier sa faute aussi bien à elle-même qu’à l’enfant qui en était né. Il revoyait la figure pâle de Marie-Jeanne Goëlo, cernée par la toile blanche de sa coiffe, il entendait sa voix âpre l’accabler de sa malédiction parce qu’il n’était qu’un bâtard.
— Je n’ai pas choisi d’être mère. On me l’a imposé ! Aucun forçat n’aime son boulet.
Elle avait dit ça ! Elle lui avait jeté au visage, comme une insulte, le récit de ses brèves amours et comment elle n’avait plus songé, n’y voyant qu’une malédiction, à les expier par la prière et le renoncement au monde. Oui, il revoyait trop nettement Marie-Jeanne Goëlo, sa mère… sa mère qui le croyait mort et qui priait pour lui, d’un cœur allégé, justement dans ce couvent des bénédictines de Locmaria, le plus sévère de toute la Bretagne, où Madalen voulait s’enfermer.
— Pourquoi, gémit-il douloureusement, pourquoi Dieu habille-t-il de tant de beauté des âmes si dures, si fermées ? Je t’en supplie, Madalen, écoute-moi encore ! Il faut…
N’entendant aucun bruit, il ouvrit les yeux, vit le salon vide et la porte ouverte. Madalen était partie…
Combien de temps demeura-t-il ainsi, prostré au fond de ce fauteuil, la tête vide et les yeux lourds de larmes qu’il refusait farouchement de laisser couler ? Longtemps sans doute. Il ne voyait plus rien, ne sentait plus rien qu’un goût amer dans la bouche et l’envie de rester ainsi jusqu’à la fin des temps, changé en pierre. Il ne souffrait même pas, constata-t-il non sans surprise, sinon de cette douleur vague que l’on éprouve après la crevaison d’une tumeur qui vous a fait longtemps damner.
Enfin, il se redressa, s’étira jusqu’à sentir craquer ses os, avec l’impression bizarre de sortir d’un mauvais rêve ou peut-être de revenir des confins de la folie. À Thisbé qui s’encadrait dans la porte, il jeta un regard vague.
— Oui, Thisbé ?
— Il et, ta’d, déjà ! Le maît’e veut pas manger ?
— Manger ? Non, mais je boirais bien du café, Thisbé. Du café très fort et très parfumé, comme tu sais si bien le faire…
La blancheur de son sourire illumina le fin visage noir.
— Tout de suite, maît’e ! Un bon café, y a ’ien de mieux pou’ consoler les cœu’s t’istes.
Il but, brûlant, l’odorant breuvage dans lequel, à la mode de La Nouvelle-Orléans, Thisbé avait fait cuire de la cannelle, de l’écorce d’orange et qu’elle avait flambé au rhum. Par-dessus les frondaisons vertes du jardin, ses yeux se posèrent sur la mer. Là-bas le Gerfaut, toutes voiles dehors, doublait la première passe emportant l’amour le plus fou qui lui eût jamais traversé le cœur. Il y laissait une trace empoisonnée qu’il fallait chasser au plus vite. Avec une sorte de rage, il lui tourna le dos, vida le reste du pot de café puis, arrachant une branche de jasmin fleurie, il l’écrasa presque contre ses narines. Les parfums de la terre, sa force profonde devaient pouvoir venir à bout de tous les maléfices. Et, tout au fond de lui-même, commençait à poindre quelque chose qui ressemblait à un peu de soulagement. Peut-être était-il temps, à présent, de rentrer à la maison ?
La pensée de « Haute-Savane », dont il faisait si peu de cas il y a seulement quelques heures, traversa son esprit, l’illumina. Là était la vérité, là était le devoir, là était peut-être le bonheur. Et puis… là était Pongo, Pongo qui allait être heureux de le revoir. Et ce fut au grand galop qu’il reprit le chemin qui le ramenait chez lui…
Pourtant ce ne fut pas Pongo qu’il rencontra en premier. Ce fut Finnegan qui débouchait de derrière le rideau de cactus et qui s’arrêta net, sans même songer à cacher le chagrin inscrit sur sa figure. Le malheureux avait dû endurer toutes les tortures de l’enfer en croyant celle qu’il aimait partie avec son ami… Mais Gilles vit aussi que ses yeux, si semblables un instant plus tôt à des cailloux verts sans éclat, se remettaient à briller.
— Te voilà ! soupira l’Irlandais sans rien trouver d’autre. Te voilà ! (Puis, au bout d’un instant :) Tu n’es donc pas parti ?
— Non. Mais elle, elle est déjà loin. C’est mieux pour tout le monde, crois-moi… surtout pour elle. Madalen ne veut pas vivre sur terre…
— Tu crois ?
— J’en suis sûr ! N’aie pas de regrets. Aucun de nous ne l’intéresse : elle a choisi ce qu’il y a de mieux.
— Quoi donc ?
— Dieu ! Le capitaine Malavoine l’emmène dans un couvent breton.
— Ah !
Pareil à une plante en voie de dessèchement et qu’une averse arrose, Finnegan parut reprendre vie. Si aucun homme ne devait posséder Madalen, il se consolerait de l’avoir perdue et Gilles se jura que jamais, au grand jamais, il n’apprendrait ce qui s’était passé dans la grotte de la Tortue ni dans la chambre du Cap.
Sachant que le sang britannique de son ami ne lui permettait pas d’attendrissement, Gilles rompit les chiens pour couper le chemin à l’émotion qui les gagnait tous deux.
— Où est Judith ? demanda-t-il. Il faut que je la voie tout de suite. J’ai beaucoup de choses à lui dire, beaucoup de pardons à lui demander…
— Je ne sais pas. Depuis le retour de Pongo elle est enfermée chez elle, défendant qu’on la dérange sous quelque prétexte que ce soit. Je la crois très malheureuse, Gilles…
Celui-ci allait s’élancer pour gravir le perron quand Charlot, énorme et radieux, s’encadra dans la porte.
— Bienvenue au maît’e ! s’écria-t-il. Mââme Judith pa’tie à cheval il y a une heu’e ! M’a dit qu’elle allait à son ca’bet…
— À cheval ? fit Gilles. Quel cheval ?
— Vot’ cheval, missié Gilles : le beau Me’lin !
Finnegan se mit à jurer avec une extraordinaire luxuriance.
— Elle est partie à cheval ? Et avec Merlin encore ? Dans son état ?
— Si sa côte cassée ne la fait plus souffrir, commença Gilles pensant que c’était à cela que le médecin faisait allusion mais Finnegan le regarda avec une fureur concentrée.
— Quel damné imbécile tu fais ! Il s’agit bien de ça ! Elle est enceinte !
Gilles reçut le mot en pleine figure, comme une gifle.
— Enceinte ? articula-t-il.
— Oui… enceinte ! Elle attend un bébé, si tu préfères d’autres mots, et si tu me demandes de qui, je t’aplatis la figure ! Elle ne voulait pas que tu le saches parce qu’elle espérait toujours que tu lui reviendrais sans cela. Maintenant courons ! Un cheval, Cupidon, un cheval ! Il faut la rejoindre.
— Que crains-tu ? demanda Gilles qui pâlissait. Une nouvelle chute ?
— Non. Le désespoir !
Il se mit à courir vers les écuries mais déjà Gilles partait comme un boulet de canon, talonnant furieusement son cheval qui l’emportait à un train d’enfer. La peur, une peur horrible lui tordait à présent les entrailles après la bouffée de bonheur que lui avait donnée la nouvelle de l’enfant à venir. Ce n’était pas possible ? Judith n’allait pas faire ça ? Elle ne pouvait pas l’aimer au point de vouloir se détruire et détruire avec elle l’enfant de Gilles ?
Quelque chose de salé lui mouilla les lèvres et il comprit que c’étaient des larmes. Des branches lui griffèrent le visage tandis qu’il se précipitait à tombeau ouvert, coupant à travers bois et ravins pour gagner du temps, arriver plus vite… Plus vite, plus vite ! Encore plus vite !
Des bribes de prières désordonnées, presque oubliées, lui remontaient aux lèvres tandis qu’il courait, chasseur forcené lancé à la traque de la mort. La terre des sentiers, l’herbe des talus volaient sous les sabots de son cheval.
Ce fut en atteignant la longue descente sinueuse qui menait à la petite crique entourée de cocotiers qu’il aperçut Judith. Vêtue d’une ample robe blanche, elle se tenait debout au bord de la mer tournant le dos à l’île, face à l’immensité bleue sur laquelle sa blanche silhouette se détachait, pareille à quelque nuage que sa chevelure empourprait comme un soleil couchant.
De toute sa voix, se dressant sur ses étriers, Gilles l’appela :
— Judith ! Judith !
Mais il était trop loin encore et la brise était contraire. Elle ne l’entendit pas. Il la vit laisser glisser de ses épaules la légère robe et s’avancer lentement dans la mer. Un pas puis un autre pas… Les vaguelettes léchèrent ses chevilles fines, ses genoux, puis ses cuisses… Envahi d’un terrible pressentiment, Gilles précipita sa course sans quitter des yeux la mince silhouette dorée qui avançait, toujours en diminuant. Puis il ne la vit plus. Elle venait de plonger.
Quand il déboucha en trombe sur la plage dans une tempête de sable, elle était déjà loin. Ses bras minces plumaient la surface de l’eau et, derrière elle, sa chevelure s’étalait sur la mer qu’elle teintait de roux, comme une moirure. Elle piquait droit vers le large… Bientôt elle serait au-delà de tout retour possible.
Alors, arrachant son habit, tirant ses bottes, Gilles se jeta à l’eau et se mit à nager furieusement. Et le sablier du temps d’un seul coup se retourna…
La mer bleue, l’île du bout du monde s’effacèrent pour le jeune homme. Il avait quinze ans, il n’était qu’un petit paysan bâtard qui pêchait sur les bords du Blavet, regardant descendre les bateaux pour la pêche du soir. Il y avait une barque, derrière laquelle brillait, étalée sur l’eau, une chevelure d’or rouge…
Il n’était pas possible que tout cela disparût, anéanti par sa propre sottise, son propre aveuglement ? Rien ne s’était passé, ni guerre, ni fortune, ni grandes aventures ! Il n’était pas le chevalier de Tournemine et Judith, la Judith de ses quinze ans, était toujours la petite sirène de l’estuaire qui avait si joyeusement mordu au plus chaud de son cœur…
Pour voir où elle en était, il se dressa sur l’eau, à la manière d’un marsouin, l’aperçut à une trentaine de brasses. Elle nageait toujours. Alors il l’appela, de toutes ses forces, de tout son désespoir.
— Judith ! Judith ! Je t’en prie, Arrête-toi ! Attends-moi !…
Un faible cri lui répondit tandis qu’à nouveau il fonçait vers elle. Mais quand il regarda de nouveau il n’y avait plus rien…
Nageant à s’en faire éclater le cœur, il força sa vitesse, les yeux dans la profondeur transparente de l’eau, priant éperdument le Seigneur de lui permettre d’arriver à temps. Et soudain il la vit devant lui, descendant doucement, comme une longue herbe marine vers les profondeurs bleues : elle coulait…
Avec un grondement de joie qui lui fit avaler de l’eau, il la saisit, l’élevant au-dessus de l’eau dans ses bras fatigués vers l’air pur, vers la vie. Mais elle ne bougeait plus… et la plage, soudain, lui apparut si loin, si loin… Jamais, avec le poids du corps de Judith, il ne pourrait y revenir.
Bien sûr, il allait essayer mais Dieu seul jugerait s’il méritait encore qu’on lui accordât le surcroît de forces qui lui permettrait d’y arriver.
Tenant la jeune femme d’un bras, il commença à nager sur le dos pour lui garder la tête hors de l’eau, lui parlant doucement comme si elle pouvait l’entendre, parlant aussi à cet enfant qu’il savait là, si près de lui, à l’abri sous la douce peau de sa mère, cet enfant qui ne demandait qu’à vivre, les adjurant de l’aider à les ramener jusque la plage.
Comme il les aimait, tous les deux, à cette minute où la mort allait peut-être les lui reprendre avec sa propre vie !
La voix de Finnegan lui parvint comme du fond d’une épaisseur de coton :
— Tiens bon ! J’arrive !
Il se retourna, aperçut, dans un étincellement de soleil, la proue d’une barque qui fonçait sur lui et comprit que Dieu l’avait entendu, qu’il avait encore droit à la vie et que la superbe « Haute-Savane » allait enfin devenir un vrai foyer, ce paradis impossible d’un petit paysan aux yeux tristes qui avait un soir, dans le soleil couchant, pêché son rêve sur les bords du Blavet…
1. Dieu vous bénisse en cette maison…