DEUXIÈME PARTIE UNE ÎLE SOUS-LE-VENT…

CHAPITRE VI MOÏSE

Le Gerfaut n’était plus qu’a deux cents miles des débouquements des îles Turks, passage obligatoire à travers les Lucayes1 pour atteindre Saint-Domingue, lorsque la présence de Fanchon dans la cale aux provisions du navire fut découverte par un jeune matelot que le capitaine Malavoine avait envoyé lui chercher une bouteille de rhum.

La jeune femme gisait inanimée au milieu de l’espace laissé libre entre les tonneaux et les sacs, là où l’avait jetée le violent ouragan qui venait de secouer le navire au passage du Tropique du Cancer. On était alors au milieu du mois de juillet, c’est-à-dire que l’on avait atteint l’« hivernage », la saison des pluies, la mauvaise saison qui faisait régner tempêtes et brouillards sur le golfe du Mexique et la mer Caraïbe.

Fanchon était dans un état de saleté pénible. Elle avait au front une écorchure couronnant une bosse qui enflait à vue d’œil et, quand on la ramassa pour la ramener sur le pont, elle sortit de son évanouissement en poussant un grand cri puis perdit connaissance de nouveau. On s’aperçut alors qu’elle avait également un bras cassé.

Il n’y avait rien d’autre à faire que l’installer dans une couchette et la remettre aux soins des femmes qui s’empressèrent autour d’elle, oubliant un instant leur surprise et leur curiosité naturelles pour ne songer qu’à soulager sa souffrance.

Aidées de Judith elle-même qui, cette fois, avait magnifiquement supporté le voyage, Anna et Madalen déshabillèrent la passagère clandestine, la lavèrent autant qu’il était possible et la revêtirent d’une chemise de nuit propre avant de la confier aux soins du capitaine Malavoine que les longues années passées en mer avaient pourvu de certaines connaissances médicales. Il étira le bras blessé, non sans arracher à sa patiente d’affreux hurlements, posa des attelles et banda le tout fortement.

— Cela ira bien jusqu’à ce que nous soyons au Cap Français, confia-t-il à Judith, qui supervisait l’opération. Il y a de vrais médecins là-bas et même un hôpital. Votre femme de chambre pourra recevoir alors tous les soins nécessaires.

Judith considérait Fanchon d’un air rêveur. Elle avait été extrêmement contrariée lorsque Gilles lui avait appris qu’il avait renvoyé, sans même l’en avertir, une femme dont elle aimait les services et à laquelle elle s’était attachée. L’explication qu’on lui avait fournie l’avait choquée, sans doute, car aucune femme n’aime apprendre que ses secrets d’alcôve courent les cuisines mais elle ne s’en était pas sentie autrement offensée, sachant bien que la plupart des domestiques aiment à épier leurs maîtres et à discuter entre eux leurs faits et gestes. Elle avait même vu, dans l’espionnage auquel s’était livrée Fanchon, une marque d’intérêt et même d’attachement et, n’imaginant pas un instant que sa camériste pût être jalouse d’elle, Judith avait plaint celle-ci qui s’était vu chasser ignominieusement pour s’être sans doute indignée du traitement brutal infligé par le maître à une femme enceinte.

Depuis l’effroyable aventure vécue près du château de Trecesson au soir de ses noces avec le docteur Kernoa, Judith avait gardé des hommes une crainte et une méfiance instinctives. Il avait fallu toute la puissance magnétique de Cagliostro pour éloigner d’elle les cauchemars étouffants et les terreurs nocturnes qui la minaient mais, quand la guérison était enfin venue, Judith avait décidé de ne plus écouter que ses impulsions personnelles, bonnes ou mauvaises : aller vers qui lui plaisait, frapper qui l’offensait sans s’encombrer autrement de considérations philosophiques, morales ou religieuses. Ainsi, Fanchon ayant été l’un des éléments majeurs d’une existence qu’elle avait aimée, elle avait regretté d’en être séparée par ce qu’elle estimait être une autorité arbitraire. D’autant qu’elle n’avait, à son sens, pas gagné au change, la sévère et silencieuse Anna Gauthier n’étant pas, et de loin, aussi amusante que Fanchon, toujours gaie, toujours prête à rire et qui, véritable soubrette de comédie, offrait un bien séduisant mélange de servante adroite, de bouffon et de confidente. Quant à Madalen, Judith avait tout de suite détesté, d’instinct, cette fille trop belle, trop douce, trop silencieuse elle aussi et qu’elle n’avait jamais entendue rire.

La réapparition quasi miraculeuse de sa camériste lui fit donc l’effet d’un cadeau du Ciel et, quand le capitaine eut achevé son ouvrage, elle le remercia puis s’établit au chevet de la blessée après en avoir renvoyé les autres femmes. Aussi, quand Fanchon sortit de son troisième évanouissement sous l’effet d’un flacon de sels d’ammoniac promené sous ses narines, fut-ce le visage de sa maîtresse qu’elle vit le premier en ouvrant les yeux, des yeux qui, instantanément, s’emplirent de larmes.

— Madame !… Oh, madame ! C’est bien vous qui êtes là ? Oh ! merci, mon Dieu ! J’ai bien cru… que je ne reverrais jamais ni vous ni le soleil.

Elle essaya de se redresser mais son bras blessé l’en empêcha et elle retomba sur son oreiller avec un gémissement de douleur.

— Restez tranquille, Fanchon, vous êtes en sûreté. Mais quelle folie de vous cacher ainsi dans cette cale sans air, sans lumière et par cette chaleur ! Vous pouviez étouffer.

— Je sais, madame, je sais, mais… mais il fallait que je vous revoie, que je vous dise… M. le chevalier m’a chassée sans même me laisser le temps de me disculper, sans me permettre de revoir madame… C’était pas possible que je reparte ainsi ! Et puis, pour aller où ? Depuis que je vis avec vous, je me suis attachée. Oh ! j’ai bien souffert mais je serais prête à souffrir encore cent fois plus. Et dire que tout cela n’aura servi à rien, à rien…

Et Fanchon se mit à pleurer comme une fontaine. Apitoyée, Judith lui offrit son mouchoir qu’elle trempa instantanément.

— Pourquoi cela n’aura-t-il servi à rien ?

— Mais… mais parce que M. le chevalier va me renvoyer à coup sûr ! Dès que nous serons à terre, il m’embarquera sur quelque navire. Mais cela ne se serait pas passé si j’avais pu tenir jusqu’au bout sans qu’on me découvre. Là-bas, je me serais bien arrangée pour revoir madame, lui parler…

— Voyons, Fanchon, calmez-vous ! Vous vous faites un mal affreux et vous préjugez, sans le savoir, de ce que sera la réaction de mon époux.

— Non. Non, je sais… Il me déteste… et tout cela à cause de cette fille, qui elle aussi me déteste.

Judith dressa l’oreille et fronça le sourcil.

— Cette fille ? Qui donc ?

— Cette petite sotte, cette Madalen qui n’a rien compris à ce que je lui disais. Je sais qu’elle est amoureuse du maître et j’ai voulu lui faire comprendre qu’elle perdait son temps… que monsieur n’aimait et n’aimerait jamais que madame. Cela, bien sûr, n’a pas dû lui plaire et elle est allée raconter je ne sais quoi…

Elle aurait pu continuer à parler ainsi pendant longtemps, Judith ne l’écoutait plus. Les paroles de sa femme de chambre venaient d’ouvrir devant elle un horizon inattendu. Elle se souvint tout à coup de ce que Gilles lui avait jeté au visage, quand elle avait proclamé l’amour qu’elle gardait envers et contre tout à cet homme dont elle ne savait même plus de quel nom elle devait l’appeler. Il avait dit : « Je ne vous aime plus, ma chère. Mettez bien cela dans votre jolie tête… » Et, sur le moment, elle ne l’avait pas cru, y voyant une simple et naturelle riposte dictée par l’orgueil masculin. Mais, à présent, ces quelques mots prenaient un poids, une importance inquiétants.

Pour qu’il ne l’aimât plus, et la chose était récente, il fallait qu’il en aimât une autre. L’instinct de Judith lui souffla que cette autre était cette ravissante fille blonde, déterrée au fond de la Bretagne et emmenée, Dieu seul savait pourquoi, au bout du monde.

Plus elle y songeait et plus la jeune femme se persuadait qu’elle avait trouvé le mot de l’énigme. N’était-il pas révélateur que, sur une simple délation de cette fille, Gilles eût jeté dehors Fanchon sans même accepter de l’entendre ? Il fallait qu’il en fît un cas extrême et, de là à déduire qu’il s’en était épris, il n’y avait qu’un pas. Judith le franchit sans hésiter…

Derrière ses paupières mi-closes, Fanchon qui avait cessé de parler suivait sur le visage de sa maîtresse les progrès du doute qu’elle venait de jeter mais, quand Judith se leva pour sortir, elle se remit à pleurnicher :

— Par pitié, ma chère dame, ne laissez pas M. le chevalier me renvoyer ! J’en mourrais… Ce n’est pas ma faute si je me suis attachée si fort à vous…

— Soyez en repos, Fanchon. On ne vous renverra pas une seconde fois. Vous êtes à moi et j’entends en faire une question de principe.

Lorsqu’elle eut quitté l’étroite cabine, Fanchon se retrouva seule aux prises avec les démons de la fièvre qui montait et les élancements de son bras et de sa tête, mais elle se sentait étrangement heureuse et bénissait le sort qui l’avait fait découvrir dans des conditions aussi lamentables. À moins d’accepter de passer pour le plus barbare tyran, le beau chevalier au profil d’oiseau de proie, aux yeux de glace bleue ne pourrait plus l’éloigner de lui. Les perspectives qui s’ouvraient à présent devant elle la payaient largement de ce qu’elle avait souffert dans cet affreux entrepont. Et c’est en les caressant avec la tendresse de l’espoir qu’elle réussit à trouver le sommeil et s’endormit.

Quand Judith prit pied sur le pont, encore luisant des balayages furieux de la récente tempête, elle vit que tout l’équipage était réuni au pied du gaillard d’arrière sur lequel Gilles se tenait, flanqué du capitaine Malavoine et de Pierre Ménard, le second. La mer était apaisée, le soleil revenu et le navire, poussé par un bon vent, courait grand largue vers le chapelet d’îles qui se dessinait à l’horizon, mais sur le Gerfaut le silence était aussi total que durant les offices religieux. Seuls, le cri des mouettes et la chanson du vent dans les haubans se faisaient entendre.

En voyant apparaître sa femme, Tournemine lui jeta un rapide coup d’œil puis, d’une voix forte, lança de nouveau la question qu’il venait vraisemblablement de poser :

— Alors ? Personne ne peut me dire comment cette femme a pu prendre passage à bord ?

Les hommes s’entre-regardèrent, hochant la tête avec des grimaces diverses mais aucune voix ne s’éleva.

— J’ai peine à croire, reprit le chevalier, que personne ne l’ait aidée. Ou bien ce bateau était-il si mal gardé durant le temps qu’il a passé devant New York ? Va-t-il falloir que je punisse au hasard pour que le coupable se désigne ?

Comme le silence menaçait de s’éterniser, Pierre Ménard se pencha vers Tournemine et, après s’être raclé la gorge, murmura :

— Pardonnez-moi, monsieur, mais elle a dû embarquer durant le temps que nous étions à quai. En dépit des lanternes de vigie, il fait noir la nuit. Une femme jeune, souple et vêtue de sombre a pu sans se faire remarquer se glisser dans le bateau…

Le regard que Gilles tourna vers lui était plein d’orage et de soupçon.

— Vous êtes bien certain, monsieur Ménard, de n’être point à l’origine de cette aventure ? Vous me semblez savoir parfaitement comment les choses se sont passées.

Le jeune homme devint rouge brique mais ce fut l’indignation qui se peignit sur sa figure.

— Oh ! monsieur de Tournemine ! s’écria-t-il offusqué. Comment pouvez-vous supposer que je puisse, moi, m’intéresser assez à une femme de chambre pour l’introduire subrepticement sur le navire que j’ai l’honneur de commander en second ? Mes aspirations sont tout de même plus hautes.

Gilles haussa les épaules et lui tourna le dos. Ce jeune crétin, il ne l’ignorait pas, était entiché de noblesse, y avait des prétentions et s’efforçait de se faire appeler Ménard de Saint-Symphorien, ce qui avait le don d’agacer prodigieusement le capitaine Malavoine qui se donnait un mal fou pour ne jamais prononcer son nom correctement, l’appelant Benard ou Panard quand ce n’était pas M. de Saint-Truc ou Saint-Machin.

Mais au fond tout cela était bien innocent et Gilles n’y voyait guère d’inconvénients. En revanche, il n’aimait pas du tout les regards langoureux dont le jeune homme couvrait Madalen chaque fois qu’il l’apercevait. Madalen dont les beaux yeux ne se tournaient plus jamais vers lui, Madalen qui le fuyait presque ostensiblement, Madalen qui ne lui adressait plus jamais la parole, sinon pour le saluer.

D’autre part, elle s’attardait volontiers auprès de Ménard quand elle venait respirer sur le pont et Tournemine, exaspéré, n’eût pas été fâché de découvrir, avec l’aventure de Fanchon, un prétexte valable pour obliger le jeune homme à mettre sac à terre. Apparemment, ce n’était pas encore pour cette fois, mais Gilles s’en consola en pensant que l’arrivée n’était plus éloignée et qu’une fois à Saint-Domingue Madalen n’aurait plus guère l’occasion de voyager à bord du Gerfaut qui d’ailleurs serait souvent en mer pour le service de la plantation.

Comme l’équipage attendait toujours sans que personne soufflât mot, Judith s’approcha de son époux.

— Je voudrais vous parler de cette malheureuse affaire, dit-elle. Je ne crois pas que vous tiriez quoi que ce soit de ces hommes car ils n’ont pas l’air d’être plus au courant que vous et moi…

— Comme vous voudrez. Capitaine, veuillez disperser l’équipage ! Après tout, le cas n’est pas pendable et il est possible que cette fille ait agi seule. Je vous écoute, madame, ajouta-t-il en offrant son bras à la jeune femme pour faire quelques pas.

Tous deux remontèrent jusqu’à la rambarde arrière et s’immobilisèrent près des lanternes de poupe. De là ils pouvaient embrasser du regard l’ensemble du bateau où l’équipage retournait à son travail ou à son repos, mais le vent, assez vif, gonfla comme un ballon la robe d’indienne fleurie que portait Judith et elle dut resserrer autour de sa tête l’écharpe de mousseline blanche qu’elle y avait enroulée.

— Voulez-vous que nous rentrions ? proposa Gilles. Ce vent vous dérange.

— Avez-vous oublié que je suis aussi bretonne que vous-même ? fit-elle avec un sourire. J’aime le vent, surtout ici. Il aide à supporter cette chaleur collante.

Puis, changeant de ton :

— … Gilles, qu’allez-vous faire de Fanchon ?

— Que voulez-vous que j’en fasse ? Quand nous serons au Cap Français, nous la ferons porter à l’hôpital afin qu’elle y reçoive des soins plus éclairés que ceux prodigués par Malavoine puis, une fois guérie, nous l’embarquerons à bord d’un bon navire à destination de la France. Grâce à Dieu, ils ne manquent pas car le trafic est intense entre Saint-Domingue, qui est la plus riche des colonies de la Couronne, et la métropole.

— La rembarquer après tout ce qu’elle vient de subir et ce qu’elle subit encore ? N’est-ce pas exagérément cruel pour une faute somme toute fort mince ? Je ne sais, fit-elle avec un sourire, où vous espérez trouver des domestiques qui n’épient pas les faits et gestes de leurs maîtres et n’en discutent pas entre eux ? Voyez-vous, nous n’apprécions pas les choses de la même façon et j’aurais plutôt tendance, moi, à châtier un délateur. C’est manquer à l’esprit de corps que s’en aller répéter au maître ce qui se dit à l’office ou à la cuisine.

Choqué d’entendre Judith assimiler Madalen à une quelconque servante, Gilles ouvrait la bouche pour une riposte peut-être un peu trop vive mais se contint et la referma. Judith ignorait le nom de celle qui l’avait informé et il eût été stupide sinon dangereux de l’éclairer sur ce point. En outre, il reconnaissait volontiers, en lui-même, que si son amour n’eût été en cause il n’eût jamais chassé Fanchon pour une faute aussi mince et qu’en tout état de cause, c’était Judith qui avait raison.

— Allons ! soupira-t-il. Dites-moi ce que vous souhaitez que je fasse.

— Laissez-la-moi, je vous en prie. Je n’ai pas combattu votre décision quand vous l’avez prise, à New York, mais je ne vous ai pas caché que cela me gênait et aussi me peinait, d’être obligée de renoncer aux services de Fanchon. Je sais bien que vous ne l’aimez pas, qu’elle vous déplaît…

— Pourquoi, diable, voulez-vous qu’elle me déplaise ? Dois-je vous rappeler que je n’ai fait aucune difficulté pour l’emmener quand nous avons quitté la France ?

Judith eut un petit haussement d’épaules désabusé et tourna légèrement la tête, laissant son époux apprécier à sa juste valeur la finesse de son profil découpé sur l’indigo du ciel. Il put voir alors que ses lèvres tremblaient légèrement.

— Il ne peut guère en être autrement. Cette pauvre fille ne peut que vous rappeler le lieu où elle a commencé son service auprès de moi… et ceux qui l’habitaient. Mais je vous supplie de croire que mon attachement pour elle n’est pas fait de souvenirs tissés en commun. Fanchon est gaie, courageuse, adroite. Elle connaît mes goûts, mes… manies si vous voulez et je l’aime bien. Et puis…

— Et puis ?

Tournant brusquement la tête, Judith leva sur son époux son magnifique regard sombre.

— Elle est tout ce qui me reste de la France et de Paris dans ce voyage vers tant de terres inconnues. Je crains… de n’avoir pas tout à fait l’âme d’un découvreur et d’avoir besoin de sentir près de moi quelqu’un avec qui parler du pays.

Quelque chose s’émut dans le cœur fermé de Gilles. Qu’elle était belle, mon Dieu, à cet instant avec les larmes retenues qui faisaient étinceler ses yeux, avec ses belles lèvres tremblantes, avec ce teint délicatement doré que lui avaient rendu le soleil et la mer ! Un instant, il revit sa petite sirène des rivières bretonnes et pensa que la vie était stupide. Il l’avait tant aimée et il n’y avait pas si longtemps ! Pourquoi fallait-il qu’il y eût, à présent, tant d’obstacles entre eux ? Le fantôme du faux docteur Kernoa, celui, torturant, de Madalen et plus puissant encore que les autres qui étaient ceux de vivants, l’ombre chère de Rozenn ? Pourquoi fallait-il qu’à cette heure où tous deux pouvaient enfin vivre ensemble, après tant de traverses, il n’éprouvât plus pour cette adorable créature qu’une méfiance chargée de rancune… et un désir qui, lui, ne mourrait sans doute qu’avec eux-mêmes. Les choses eussent-elles été différentes, ce voyage vers les Indes-Occidentales et leurs mirages aux couleurs d’un ciel ensoleillé eût été le plus merveilleux des voyages de noces, un plongeon dans un infini fait de tendresse et de passion païenne. Pourquoi fallait-il qu’arrivassent toujours trop tard les choses que nous désirons le plus ?

Il tressaillit en sentant se poser, tiède et douce sur la sienne, la petite main de Judith.

— Gilles, supplia-t-elle tout bas, laissez-moi au moins cela ! Laissez-moi Fanchon…

Il ne put s’empêcher de prendre cette main, de la porter rapidement à ses lèvres avant de la laisser retomber.

— Gardez-la, j’y consens. Mais qu’elle veille à sa langue désormais. Je ne tolérerai pas un second manquement.

En employant le ton du maître, il venait d’effacer l’espèce d’émotion qui avait plané un instant entre eux. Judith se redressa, resserra son voile où le vent entrait et, se détournant, se dirigea vers l’escalier.

— Je vous remercie, dit-elle froidement. Je veillerai moi-même à ce que l’incident ne se reproduise plus. On ne vous rapportera plus rien des paroles de Fanchon.

Mécontent, tout à coup, sans trop savoir pourquoi car la présence de Fanchon, après tout, lui était indifférente mais peut-être était-ce parce qu’il avait cru déceler une vague menace dans les dernières paroles de Judith, Gilles rejoignit son refuge habituel, la chambre des cartes, et s’y plongea dans l’un des livres qu’il y avait entassés. C’était L’Art de l’indigotier par Beauvais-Raseau, qu’un libraire de New York avait réussi à lui procurer, et il s’efforça de concentrer son esprit sur les modalités de culture de l’herbe bleue qu’il étudiait assidûment depuis le départ. Mais sans le moindre succès. Les périodes de plantation, les modes d’irrigation, les maladies qui pouvaient atteindre la précieuse plante avaient momentanément perdu leur intérêt. Le retour tellement inattendu de Fanchon le tourmentait plus qu’il ne voulait l’admettre et plus encore peut-être l’attachement de Judith à ce souvenir vivant d’un autrefois détestable.

Il fut presque heureux du brusque coup de vent qui, couchant le navire, renversant son encrier en jetant à terre livres et papiers, lui fournit un prétexte valable pour interrompre son travail. En effet, le Gerfaut venait de rencontrer un nouveau grain et plongeait dedans. Quittant le réduit des cartes, Gilles enfila un caban de toile cirée et alla rejoindre le capitaine Malavoine sur la dunette.

Bien peu de temps s’était écoulé depuis qu’il était descendu, pourtant le ciel, si bleu encore tout à l’heure, était à présent d’un vilain gris fer en raison d’énormes nuages courant follement d’un bout à l’autre de l’horizon. Le navire traçait sa route à travers de profondes vagues couleur de mercure crêtées d’écume blanche où plongeaient spasmodiquement son beaupré et l’élégante figure de proue aux ailes déployées cependant que, dans les vergues, l’équipage aux pieds nus exécutait de prodigieux numéros de funambules pour carguer les voiles.

Gilles fonça dans la violence du vent, le laissant balayer les vagues fumées de son cerveau et jouissant pleinement de la tempête comme il en avait joui si souvent au temps de son enfance avec la belle inconscience de l’extrême jeunesse. Le bateau semblait seul au milieu de cette bouillonnante immensité marine fouaillée par l’ouragan, seul parmi les hauts paquets d’écume qui s’abattaient sur lui et paraissaient constamment sur le point de l’engloutir mais Gilles n’éprouvait pas la moindre frayeur. Il pouvait tourner le dos à ces grandes déferlantes qui suivaient le Gerfaut avec la calme certitude qu’il leur résisterait.

Et puis, dominant le fracas des lames et les hurlements du vent, il y avait les mugissements du capitaine Malavoine. Arrimé à sa dunette de ses deux larges pieds, un porte-voix rivé à ses lèvres violacées, le vieux loup de mer semblait régner sur les éléments déchaînés, semblable à quelque Neptune rouquin.

Quand Gilles atterrit auprès de lui, il lui dédia un large sourire satisfait d’où le chevalier conclut que le marin, sûr de son bateau, jouissait au moins autant que lui de ce coup de tabac.

— Tout à l’heure c’était le coup de semonce, lança-t-il. Maintenant on est en plein dedans. L’ennui, c’est qu’on va perdre du temps : le vent nous détourne.

— Rien ne nous presse, capitaine. J’espère seulement que les dames supportent bien la chose.

— Elles sont bretonnes, monsieur. Ce sont des filles de la mer. Quant à la Parisienne, je lui ai donné assez d’opium pour qu’elle ne se réveille pas avant quelques heures, même si le plafond de la cabine devait lui tomber dessus. D’ailleurs, cette période ne devrait pas durer.

— Jusqu’à quand, à votre avis ?

Malavoine haussa les épaules.

— Demain matin au plus tard. Sous les Tropiques les tempêtes sont violentes mais relativement courtes.

Avant l’aube, en effet, le vent tomba, la mer se calma et quand les premières lueurs éclairèrent l’immensité atlantique elle apparut comme un lac infini, lisse et brillant comme un satin couleur aile de pigeon. Le souffle de brise était si faible que, portant toute sa toile, le Gerfaut n’avançait qu’à très faible allure. Mais le jour, en se levant, révéla une présence : la mer n’était pas absolument vide car, à bâbord du Gerfaut, un autre navire était apparu au vent du français. D’abord assez éloigné, chaque souffle d’air le rapprochait et, bientôt, la longue-vue du capitaine Malavoine put en préciser les caractéristiques.

— Un brigantin italien, grogna celui-ci, mais je jurerais à son accastillage qu’il a séjourné dans quelque chantier anglais. Ce qui ne l’empêche pas de naviguer sous pavillon espagnol…

Gilles, qui avait saisi lui aussi une lunette et la réglait sur le nouveau venu, fronça les sourcils avec une grimace de dégoût.

— Sentez-vous cette odeur ? Je devrais dire cette puanteur qui nous arrive à chaque souffle d’air ?

En effet, d’abominables effluves empestaient l’air marin depuis quelques instants, renforcés par la chaleur qui commençait à monter. La puanteur était un affreux complexe de crasse, de sueur, de matières fécales et d’urine qui soulevait le cœur. Malavoine haussa des épaules fatalistes.

— Un négrier, chevalier, faisant route vraisemblablement vers la Floride, Saint-Augustin ou Fernandina. Après quelques voyages entre l’Afrique et l’Amérique aucun récurage ne peut plus venir à bout de l’odeur charriée par ces enfers flottants. Songez que dans l’entrepont de celui-ci, comme dans celui de ses confrères, s’entassent cinq ou six cents corps noirs – suivant la sagesse ou l’appétit du skipper – serrés les uns contre les autres comme harengs en caque. Et notre espagnol est en fin de voyage. Il a son plein de fumet.

— Cinq ou six cents, dites-vous ? murmura Gilles les yeux sur le bateau où il pouvait apercevoir, à présent, de vagues silhouettes s’agitant sur le pont. C’est impossible. Pas dans si peu d’espace.

— Quand vous serez installé à Saint-Domingue depuis quelque temps et que vous aurez vu débarquer quelques-unes de ces pitoyables cargaisons, vous verrez qu’il n’y a guère de limites à l’avidité des négriers. Rien ne l’égale sinon leur cruauté… et j’ajouterai leur stupidité. Tout au moins celle de la plupart d’entre eux car les navires raisonnablement chargés et à peu près salubres amènent à bon port des cargaisons intactes. Les autres laissent parfois aux poissons jusqu’à moitié de leurs esclaves. Ignoriez-vous donc, ajouta-t-il, voyant se crisper le visage du jeune homme, qu’en achetant cette plantation d’indigo et de coton vous alliez pénétrer en plein dans le monde de la traite ?

Fasciné par le bateau espagnol, Gilles ne répondit que par un mouvement de tête négatif. Là-bas, posé sur l’eau calme et brillante, avec la blancheur de ses voiles, le négrier était enveloppé comme une mariée au jour de ses noces. Mais la puanteur qui émanait de lui augmentait d’instant en instant. Il était semblable à quelque beau fruit dont seule l’écorce est intacte mais recouvre le sournois travail des vers et la pourriture.

Voyant les ailes de son nez se pincer, Malavoine appela d’un geste un matelot qui lui apporta un petit seau empli de vinaigre dans lequel trempaient quelques chiffons, en prit un et l’offrit à Gilles.

— Tenez ! Mettez-le sous votre nez.

Mais d’un geste plein de colère, le chevalier repoussa le chiffon à l’odeur piquante.

— Faites-les porter aux dames. Elles doivent être toutes à moitié évanouies dans leurs cabines…

Comme pour lui donner raison, Anna et Madalen apparurent à cet instant même, vertes comme des olives et se soutenant à peine. Pierre Ménard et deux matelots s’empressèrent auprès d’elles, mais ni Gilles ni le capitaine ne bougèrent. Toute leur attention tendue vers le négrier où les détails se précisaient petit à petit, ils n’avaient rien vu. Quelque chose en effet était en train de s’y passer…

En approchant, ils pouvaient constater que la blanche image de pureté n’était qu’une illusion due à l’éloignement et aux clairs rayons du soleil matinal et que de nombreuses taches s’y montraient : voiles endommagées, haubans effilochés, éclats de bois et, par les dalots, les sinistres bavures pourpres du sang fraîchement coagulé. Mais le drame qui avait dû se jouer à bord du navire de traite n’était pas terminé ou, tout au moins, si le premier acte était achevé, le second commençait, plus tragique encore s’il était possible.

Avec horreur, Gilles vit les vergues du bateau se charger d’un horrible fruit noir agité d’un reste de vie atroce et spasmodique : un pendu, puis un autre… et un troisième encore. En même temps, les fouets à longues mèches entraient en danse contre des corps nus appliqués contre les mâts par les poignets attachés trop haut.

— Il a dû y avoir une révolte à bord, commenta le capitaine Malavoine. Cela est le châtiment.

Dans le calme du matin, les hurlements des suppliciés et les claquements des lanières de bœuf tressé couvraient le cri rauque des oiseaux de mer. Et soudain, ce fut pire encore.

Figés à leurs places, tant l’horreur exerce de fascination, les hommes du Gerfaut purent voir distinctement – car on était maintenant assez près – la masse noire des esclaves enchaînés et gardés par des marins armés de mousquets. Avec des grondements de colère, ils tiraient sur leurs chaînes tandis que, deux par deux, les hommes d’équipage empoignaient quelques-uns de leurs compagnons qui gisaient sur le pont pieds et mains liés et les jetaient par-dessus bord.

Aux plaintes de ces malheureux, à leurs contorsions pour échapper à un sort affreux, il était évident qu’il ne s’agissait pas de cadavres mais bien d’êtres vivants, et ces plaintes devinrent des hurlements quand le sinistre triangle gris d’un aileron de requin, puis un autre, fendirent l’eau si calme de ce beau matin.

— C’est monstrueux ! gronda Gilles. Nous n’allons pas regarder ce massacre en nous croisant les bras. Un canot à la mer et six hommes armés de mousquets et de sabres avec moi ! cria-t-il.

Il voulut s’élancer vers la chaloupe mais le capitaine Malavoine s’interposa.

— Je vous en prie ! Nous ne pouvons rien faire. Ceci n’est que l’expression, lamentable je vous l’accorde, de la loi normale sur la route de la traite. Toute révolte à bord d’un navire doit être punie.

— Pas ainsi ! C’est un massacre !

— Songez que ces hommes en ont peut-être tué d’autres…

— Et alors ? Peut-on reprocher à ces malheureux d’essayer de retrouver leur liberté ou, tout au moins, de préférer mourir en combattant plutôt que sous le fouet d’un surveillant ?

— Ils ont pris le risque. Ils paient à présent. Admettez tout de même qu’avec vos idées il n’y aurait plus de commerce possible.

— Vous avez sans doute raison, capitaine, mais je ne crois pas avoir tort. Est-ce prêt ?

Bousculés par Pongo, six marins armés avaient en effet mis une chaloupe à la mer. Armé lui aussi, Gilles sauta dedans. Penché sur le bordage, le capitaine l’adjurait encore :

— Bon Dieu ! Mais que prétendez-vous faire ?

— Essayer de sauver quelques-uns de ces malheureux.

— Mais ils vont vous tirer dessus de là-haut. Vous voulez vous faire tuer pour ça ?

— Ça ? Ce sont des créatures de Dieu comme vous et moi. Quant à me faire tuer, puis-je vous rappeler que vous avez des canons… et suggérer que vous les fassiez mettre en batterie ? Vous voyez bien qu’à présent ce sont des femmes qu’ils jettent aux requins.

En effet, deux de ces pauvres créatures venaient de rejoindre leurs compagnons dans l’abominable bouillonnement rouge qui clapotait sous la coupée de l’espagnol. Debout dans le canot, Gilles épaula son mousquet, tira sur l’un des deux requins.

Mais ses faits et gestes n’avaient pas été sans attirer l’attention de ceux de la Santa Engracia, tout occupés qu’ils fussent de leur tuerie. Le porte-voix du capitaine entra en action.

— De quoi vous mêlez-vous, señor ? Allez à vos affaires et laissez-nous aux nôtres.

Il avait parlé en espagnol mais, depuis son long séjour aux gardes du corps de Sa Majesté Très Catholique, Gilles s’était familiarisé avec cette langue.

— Vous appelez cela des affaires ? J’ai l’impression que vous êtes en train de faire perdre de l’argent à votre armateur. Quant à moi, j’ai le droit de chasser le requin quand et où il me plaît.

— Allez le chasser ailleurs. Qui êtes-vous d’ailleurs ? Un de ces maudits Français…

— Vous n’êtes guère aimable avec vos alliés, capitaine. Quant à ce que je suis…

Une sorte de vrombissement lui coupa la parole. Le porte-voix du capitaine Malavoine était en train de mugir.

— Je crois que ce que nous sommes est écrit en clair à la pomme du maître-mât… ou bien avez-vous besoin de lunettes, señor capitano ?

Instinctivement, Gilles se retourna et étouffa une exclamation de stupeur. Sinistrement insolent, le pavillon noir timbré d’une tête de mort et de deux tibias croisés s’agitait dans la brise molle à l’endroit où auraient dû normalement s’étaler les fleurs de lys de France mais le chevalier n’eut guère le loisir de se demander d’où Malavoine l’avait sorti car l’Espagnol éructait :

— Un pirate ! Et ça vient vous faire la morale ! Ôtez-vous de là, monsieur le chasseur de requins, ou je vous envoie par le fond. Des mousquets sont braqués sur vous…

— Tirez si cela vous chante ! cria Gilles qui venait de tuer un nouveau squale – malheureusement les sinistres ailerons étaient de plus en plus nombreux, les voraces arrivant en bande à la curée.

— Nous aurons alors l’honneur de vous envoyer par le fond, mugit Malavoine. Ou bien n’avez-vous pas remarqué nos sabords ouverts et nos canonniers prêts à tirer ?

En effet, les canons du Gerfaut montraient leurs gueules d’autant plus menaçantes que, debout à côté de chacun d’eux, les servants de pièces se tenaient armés de torches dont les flammes s’effilochaient sous la brise.

— Allez vous faire foutre ! hurla, en excellent français cette fois, le maître de la Santa Engracia dont les bouches à feu étaient beaucoup moins nombreuses que celles du pseudo-pirate. Mais je n’en ai pas fini avec cette racaille et vous ne m’en empêcherez pas ! Il me reste le plat de résistance.

Deux de ses hommes venaient d’ériger, debout sur la coupée, une superbe fille noire. Entièrement nue à l’exception du collier de fer qui enserrait son cou et qu’une chaîne reliait à ses mains ramenées derrière son dos et du boulet rivé à ses chevilles, elle avait, sous cet attirail barbare, tant de souplesse et de grâce que Gilles crut voir une panthère captive. Son visage aux traits volontaires n’était que mépris et elle ne disait pas un mot.

— Vous êtes fou, hurla Gilles. Vous n’allez pas tuer cette femme. Je vous l’achète cent pièces d’or !

— Vous m’en offririez mille que je dirais non. C’est elle qui a fomenté la révolte en profitant de ce que je lui avais accordé quelques faveurs. Dix de mes hommes sont morts à cause d’elle… Allez, vous autres…

Avant que Tournemine ait pu ajouter un seul mot, la brillante silhouette d’ébène poli avait été précipitée, telle une sombre flèche, en plein milieu des eaux tumultueuses sous lesquelles, entraînée par le poids rivé à ses pieds, elle disparut instantanément.

Un gigantesque hurlement se fit alors entendre.

— Yamina… Yamina !

Les hommes de la chaloupe, pétrifiés de stupeur, virent alors bondir un nègre gigantesque. D’une traction désespérée des énormes muscles de sa poitrine, il arracha les chaînes de fer qui entravaient ses poignets, puis sautant comme un chat sur la rambarde il plongea sans hésiter à la suite de la fille.

— Nagez, vous autres ! ordonna Gilles qui avait rechargé son mousquet et tirait au milieu des requins, aidé par Pongo et deux autres marins. Allons, approchez ! Je veux essayer de sauver ces deux-là…

— On va se retourner, monsieur, hasarda l’un des rameurs. Ces sales bêtes font une vraie tempête.

— Ne vous occupez pas de ça ! Plus vite ! gronda Gilles qui venait de jeter son mousquet vide et qui, penché sur le plat-bord, frappait à présent à coups de sabre, essayant de dégager l’endroit où la fille et le géant avaient disparu. L’eau, autour de la chaloupe, était rouge de sang mais se calmait, les bêtes piquant sans doute sur les profondeurs pour achever leur repas. D’immondes débris remontaient ici et là, vite happés par une gueule vorace. Il était impossible d’y voir quelque chose, impossible aussi d’imaginer qu’il pût y avoir, là-dessous, un seul être humain encore vivant…

Un éclat de rire sardonique lui fit lever la tête. Il put voir alors le capitaine de la Santa Engracia et jugea qu’il n’était guère impressionnant. C’était un petit homme au teint hâlé, offrant au soleil de ce matin de mort une de ces longues figures comme aimait à en peindre El Greco et des membres grêles perdus dans la splendeur d’une veste de satin rouge brodée d’or. Ses cheveux noirs, plats et lustrés, luisaient comme un lac sous la lune et sa bouche aux longues lèvres sinueuses surmontée d’une moustache en croc s’entrouvrait sur des dents éblouissantes. Des pierreries brillaient à ses doigts et à la garde de son sabre.

— Je crains que vous ne rentriez bredouille de votre chasse, mon cher monsieur, cria-t-il à Gilles. Ces animaux ne se laissent guère capturer…

— Si nous étions à terre, hurla le Breton furieux, j’aurais un vif plaisir à vous couper les oreilles. Au moins vous ne diriez pas que je rentre bredouille. Mais, à la réflexion, vous n’êtes pas de ces taureaux assez braves pour qu’on demande leurs oreilles…

— Espérez un peu ! Si Dieu le veut, nous nous reverrons peut-être un jour. Don Esteban Cordoba de Quesada vous salue bien ! Et vous promet qu’un jour nous nous retrouverons…

Un peu de vent se levait et la Santa Engracia semblait décidée à poursuivre sa route. Furieux, Gilles caressa un instant l’envie d’ordonner qu’une bordée fût lâchée sur ce misérable mais songea que les premières victimes, s’il envoyait le négrier par le fond, seraient le misérable troupeau enfermé sous le pont du bateau. Il allait donner l’ordre de retourner au navire quand Pongo murmura :

— Regarde ! Là ! Quelque chose bouge !

Sur l’arrière du canot, en effet, à quelques encablures et à mi-chemin de la coque brun et or du Gerfaut, quelque chose venait d’apparaître à la surface de la mer, un long corps noir qu’une vague déroba, puis un bras raidi en un tragique et inconscient appel. Mais déjà, entraînée par la voix autoritaire du chevalier, la chaloupe volait sur l’eau. C’est qu’en effet le danger des requins n’était pas encore tout à fait écarté : de nouveaux ailerons faisaient route vers une nouvelle proie. Mais déjà le canot arrivait.

— C’est grand Noir, dit Pongo tellement penché hors du bateau qu’il menaçait à chaque instant de plonger. Lui vivre encore mais lui blessé…

C’était le géant, en effet. Il remuait encore faiblement s’efforçant visiblement de se maintenir à la surface de l’eau mais il s’affaiblissait d’instant en instant. Des traces de sang apparaissaient autour de lui, ce sang qui savait si bien attirer les squales.

— Il faut le hisser à bord pendant qu’il est encore temps, ordonna Gilles.

Unissant leurs efforts à ceux de deux vigoureux rameurs, Pongo et lui réussirent à tirer hors de l’eau le corps inerte qui s’étala au fond du bateau comme un linge mouillé et y occupa une bonne partie de l’espace libre. L’homme était vraiment très grand, bâti en conséquence, et les rameurs le considérèrent avec une sorte de crainte superstitieuse. L’un d’eux osa même dire :

— Me demande si c’est bien prudent de récupérer un tel bonhomme. On n’aurait p’t-être aussi bien fait d’laisser les requins finir leur ouvrage…

Le Noir portait, en effet, à la cuisse, une assez large déchirure par laquelle le sang ne cessait de couler. Arrachant sa chemise, Gilles la jeta à Pongo qui cherchait désespérément un moyen d’arrêter ce sang.

— Fais-en un tampon et applique-le bien serré sur la blessure. Au bateau, vous autres ! Et si quelqu’un se sent le courage de regarder les requins dévorer un autre homme sous ses yeux, il n’a qu’à rejeter lui-même cet homme à la mer… mais en sachant bien que je l’enverrai immédiatement l’y rejoindre…

Quelques instants plus tard, tandis que la Santa Engracia s’éloignait sous le vent qui semblait prendre un peu plus de force, le rescapé qui avait complètement perdu connaissance était étalé aux pieds du capitaine Malavoine. Celui-ci le contempla avec une stupeur admirative.

— Encore jamais vu de spécimen humain de cette envergure, déclara-t-il au bout d’un instant d’examen. C’est le géant Atlas que vous avez pêché là, chevalier. Il ferait une fortune au marché du Cap Français, de Port-au-Prince ou de n’importe quelle ville des Caraïbes. Votre Espagnol est un rude imbécile de s’en être privé, sans parler de la fille enchaînée qui était bougrement belle.

— Ce malheureux ne lui a pas demandé son avis puisqu’il s’est jeté lui-même à la mer. En attendant, il faut le soigner et essayer de le sauver. Si vous voulez bien examiner sa blessure on le portera ensuite dans un hamac…

— D’accord, mais faudra essayer de raccommoder ça ! bougonna le capitaine touchant les tronçons de chaînes brisées qui pendaient aux poignets de l’homme. Encore qu’il ait l’air de savoir comment s’en débarrasser…

— Non seulement on ne va pas les raccommoder mais on va lui ôter cet abominable attirail de carcans et de fers. Un homme capable de se jeter dans des eaux infestées pour tenter de sauver la femme qu’il aime – car seule la passion a pu inspirer un tel geste –, cet homme-là, dis-je, mérite amplement d’être libre…

— Je suis assez d’accord avec vous sur le principe. Mais s’il démolit le bateau…

— Il ne me paraît guère en état de le faire. Je reconnais pourtant qu’il faudra le surveiller et ne pas s’en approcher sans armes tant qu’on n’en saura pas plus sur ses réactions.

— Pongo s’en charger ! déclara l’Indien qui, agenouillé auprès de l’homme, était en train d’ôter le pansement de fortune qu’il avait composé avec la chemise de Gilles pour permettre au capitaine d’examiner la blessure.

Celle-ci ne saignait presque plus mais le Noir devait avoir perdu beaucoup de sang car sa peau, d’un ébène si profond et si luisant tout à l’heure, en dépit des marques encore mal cicatrisées que le fouet avait laissées sur le dos, avait pris une curieuse teinte grisâtre. Le capitaine hocha la tête.

— Il a de la veine. L’artère n’a pas l’air atteinte. On va cautériser tout ça. Faites chauffer la poix.

Mais Pongo s’interposa :

— Capitaine vouloir brûler blessure ?

— Naturellement. C’est la seule façon d’être sûr que le sang ne coulera plus…

— Peut-être mais brûlure mauvaise. Faire dégâts plus graves que blessure, parfois. Chez nous jamais faire ça.

— Il faut tout de même bien mettre quelque chose, grogna Malavoine, vexé.

— Herbes trempées dans vin ou dans huile. Pongo avoir herbes dans sac-médecine.

Le dialogue fut interrompu par des coups violents frappés à la porte menant aux cabines. On entendit la voix de Judith qui exigeait qu’on lui ouvrît. Le capitaine Malavoine se gratta la tête.

— Dois-je ouvrir à votre femme, monsieur le chevalier ? demanda-t-il.

— Pourquoi ? Vous l’aviez enfermée ?

— J’avais enfermé toutes les dames. Je pensais que ce qui vient de se passer sur la Santa Engracia n’était pas un spectacle pour elles. Grâce au ciel, Mme de Tournemine n’a pas la vue sur bâbord.

— Vous avez eu tout à fait raison mais à présent vous pouvez lui ouvrir.

— C’est que… cet homme non plus n’est pas un spectacle pour une dame étant donné son absence totale de costume.

Gilles se mit à rire.

— Le moindre morceau de toile à voile fera l’affaire et ne gênera pas Pongo pendant qu’il appliquera ses herbes.

L’instant suivant, Judith, robe de toile rose et blanc, un grand chapeau de paille retenu par une écharpe rose posé avec élégance sur ses cheveux, faisait irruption sur le pont, se plaignant violemment d’avoir dû étouffer durant tout ce temps. Pour la faire taire, Gilles, en quelques mots, la mit au courant de ce qui venait de se passer, désignant, pour finir, la Santa Engracia qui avait repris sa route vers la Floride et recréait, dans le lointain, l’image de pure beauté qu’elle avait offerte à l’aube.

— Il s’éloigne à présent et nous aussi avons repris notre route. N’en veuillez pas au capitaine Malavoine qui a seulement voulu préserver votre sensibilité. À présent, je vous conseille de regagner votre cabine jusqu’à ce que nous ayons installé ce malheureux dans un hamac.

Le regard que lui lança la jeune femme appartenait tout entier à l’ancienne Judith, fière et toujours prête au défi.

— Me croyez-vous faite du même bois que votre précieuse Madalen qui gît actuellement sur sa couchette, à demi inconsciente, pendant que sa mère lui tape dans les mains et lui fait respirer des sels ? Je ne crains pas, moi, la vue d’un blessé ni même d’un mort et la puanteur de votre négrier ne m’aurait pas fléchie. Dois-je vous rappeler – ou bien suis-je dans l’erreur ? – que « Haute-Savane » est une plantation, que sur cette plantation vivent quelque deux cents esclaves ? Il va bien falloir que je m’habitue à rencontrer des nègres, morts ou vivants, malades, ou sains. Autant commencer tout de suite. Laissez-moi passer !

Il s’écarta pour lui livrer passage et retint de justesse une riposte peut-être maladroite. Mais c’était la première fois que sa femme, parlant de Madalen, employait ce ton acrimonieux. Où avait-elle pu prendre, sinon auprès de Fanchon, que la jeune fille lui était « précieuse » ? Il se promit en conséquence de veiller au grain sérieusement… Cependant, de son pas léger et dansant, Judith allait rejoindre Pongo, s’agenouillait auprès de lui sans souci de souiller sa robe fraîche et lui ôtait des mains le tampon de charpie avec lequel il s’apprêtait à procéder à un nettoyage de la plaie avec un peu d’huile de noix.

— Allez préparer votre emplâtre, Pongo, lui conseilla-t-elle, je suffirai pour ceci. Ensuite, si l’un de ces messieurs voulait bien nous apporter du vin, du rhum ou n’importe quoi d’autre, nous pourrions essayer de ranimer ce pauvre homme…

Lentement, Pongo se releva sans quitter des yeux la jeune femme agenouillée. Puis, se détournant, il envoya la fin de son regard à Gilles, y ajouta un demi-sourire et murmura en passant auprès de lui :

— Peut-être Fleur de Feu pouvoir être bonne squaw et pas seulement paquet encombrant !… Qu’en penses-tu ?

Haussant les épaules, Gilles s’en alla aider sa femme qui avait achevé sa tâche et à laquelle le capitaine tendait une gourde de rhum. Il souleva les lourdes épaules tandis que Judith approchait le goulot des lèvres violettes. Le liquide ambré coula dessus puis à l’intérieur et, comme par magie, le rescapé revint à la vie. Toussant, crachant d’abord puis lampant avidement, il avala une bonne moitié du contenu de la gourde avant d’ouvrir de gros yeux liquides dont le blanc se veinait de rouge.

Mais, ce que reflétèrent ces yeux-là, ce fut l’image rose et or de Judith, son visage attentif qu’éclaira un sourire en constatant que le blessé revenait à la vie et l’homme cessa de boire pour contempler.

— Assez bu, maintenant, dit la jeune femme en rendant le récipient au capitaine. Il faudrait, je crois, lui donner à manger.

Elle se relevait, secouait sa jupe rose, s’éloignait. Le Noir, visiblement fasciné, tenta un effort pour se relever. Mais il avait perdu trop de sang et l’effort fut au-dessus de ses forces si impressionnantes, pourtant, tout à l’heure. Il se laissa retomber sur le pont avec un gémissement de douleur et n’opposa aucune résistance quand Pongo et trois hommes d’équipage l’emportèrent pour l’installer plus confortablement. Gilles suivit. Ce géant, sans doute encore entièrement sauvage qui avait voulu mourir pour une femme, l’intriguait et d’une certaine façon l’attirait et quand on l’eut installé sur un lit improvisé fait de deux paillasses, d’un drap, d’une couverture et d’un oreiller – aucun hamac n’était assez grand pour contenir cette immense carcasse – il tenta d’entrer en contact avec lui.

— J’espère que tu retrouveras bientôt la santé, dit-il. Tu n’as rien à craindre sur ce bateau où il n’y a que des hommes libres. Nous te soignerons du mieux que nous pourrons.

L’homme avait refermé les yeux et son visage immobile semblait taillé dans le basalte sans que rien ne pût laisser voir qu’il avait compris ce qu’on venait de lui dire. Tournemine répéta alors ces quelques mots en anglais puis en espagnol sans obtenir plus de résultat.

— J’ai bien peur, dit le capitaine Malavoine qui était descendu lui aussi, que vous ne perdiez votre temps. Cet homme ne doit comprendre aucune langue connue des chrétiens. Vu sa taille, ce garçon peut être un Congo, un Bambara du Niger ou un Arada de la Côte des Esclaves. De toute façon, il doit venir tout droit d’un quelconque village perdu dans la brousse où l’on ne pratique guère le langage des Blancs. Peut-être aurions-nous une chance avec l’arabe.

Et, sous l’œil un peu surpris de Gilles, Malavoine répéta ses paroles dans la langue du Prophète puis, pour faire bonne mesure, en portugais, mais l’homme ne réagit pas davantage.

— Lui besoin dormir ! intervint Pongo. Moi donner ce qu’il faut.

Laissant l’Indien à la tâche qu’il s’était lui-même donnée, Tournemine et le capitaine remontèrent sur le pont et firent quelques pas ensemble. Le vent s’était levé et le navire portant à présent toute sa toile avait repris sa course vers le sud dans le soyeux froissement des vagues sur sa coque.

Gilles laissa un instant la brise caresser son visage avec la joie de celui qui s’éveille et retrouve la lumière après un cauchemar. Il était heureux d’avoir pu sauver ce Noir auquel mentalement il avait déjà donné le nom de Moïse puisqu’il n’était pas possible de converser avec lui et d’apprendre son véritable nom. Il voyait là une sorte de signe du Ciel à la veille du jour où lui, combattant de la Liberté, il allait entrer en possession d’une plantation sur laquelle peinaient, et souffraient sans doute, quelque deux cents esclaves, frères de couleur du géant.

Et quand le capitaine Malavoine lui demanda :

— Qu’allez-vous en faire ? Vous n’allez pas, j’imagine, le ramener en Afrique ? Une fois à Saint-Domingue, il vous faudra bien prendre une décision : le vendre ou le garder.

Gilles répondit tout naturellement :

— Pourquoi ne le laisserai-je pas, tout simplement, vivre sa vie comme il l’entendra ?

— Mais tout simplement parce que, là-bas, ce ne sera pas possible. Il existe des affranchis, en effet, mais ce sont des gens qui ont déjà reçu une éducation, une instruction. Ce malheureux qui sort tout juste de sa brousse, qui ne parle aucune langue convenable, tentera n’importe quel marchand de « bois d’ébène » dès qu’il aura posé le pied sur le quai du Cap Français. Si vous ne voulez pas le vendre, il faudra que vous le gardiez pour vous-même. À « Haute-Savane » d’ailleurs vous aurez certainement l’emploi de ce géant.

— Peut-être n’aura-t-il pas envie de travailler sur une plantation ? Je n’aime pas l’idée de lui faire payer son sauvetage en l’obligeant à travailler pour moi. Après tout, peut-être vous chargerai-je de le ramener sur la terre d’Afrique au cours de l’un des voyages que vous ferez pour moi ? ajouta-t-il en souriant, jouissant malignement de l’indignation qui peu à peu colorait en rouge sombre le visage tanné de son capitaine. Il attendait l’explosion et elle ne manqua pas.

— Monsieur le chevalier, s’écria Malavoine, j’ai pour vous beaucoup de respect bien que je sois de beaucoup votre aîné. Si vous le permettez, j’ajouterai que j’ai aussi de l’affection pour vous. J’aurais aimé avoir un fils qui vous ressemble… Mais si vous avez l’intention de vous faire planteur avec ces belles théories humanitaires qui sentent leur Jean-Jacques Rousseau d’une lieue, je vous dis tout de suite que vous courez à la catastrophe. Vous feriez beaucoup mieux de vous contenter de toucher les revenus de votre plantation puis de retourner en Bretagne, d’y acheter un domaine et de vous consacrer au bonheur de vos paysans qui, eux, y comprendront peut-être quelque chose. Ce qui d’ailleurs n’est pas certain… Mais aller parler de liberté à ces pauvres brutes qui ne sont, la plupart du temps, que de grands enfants, c’est de la folie pure. Traitez-les bien, j’en demeure d’accord, mais ne vous avisez pas de leur lire la fameuse Déclaration des Droits de l’Homme que viennent de nous pondre les Américains et qui n’a, selon moi, pas fini de faire des dégâts. Non seulement vos Noirs vous prendront pour un fou mais encore ils ne verront aucun inconvénient à vous massacrer joyeusement…

Essoufflé d’avoir tant parlé, lui qui était plutôt laconique normalement, Malavoine prit une profonde respiration puis chercha la bouteille de rhum qui n’était jamais bien loin de lui et s’en octroya une large rasade.

Gilles le regarda faire.

— Dites-moi, capitaine, fit-il au bout d’un moment, pour un homme si attaché à la discipline des foules vous réservez parfois de curieuses surprises, même à ceux qui vous connaissent bien. Pouvez-vous me dire d’où vous sortez cet étonnant pavillon noir qui a fleuri si inopinément à la pomme de notre mât… et que d’ailleurs il serait peut-être temps de faire redescendre ?

En effet, on avait totalement oublié l’étamine noire aux funèbres ornements qui claquait toujours insolemment contre le ciel.

Malavoine éclata de rire et appela un gabier pour qu’il amenât l’insolite pavillon et le lui rendît.

— Je l’ai sorti de mon coffre. Je ne voyage jamais sans lui et vous n’imaginez pas les services qu’il peut rendre. Prenez aujourd’hui : votre intervention contre un navire allié pouvait mettre le cabinet de Versailles et le ministre de la Marine dans l’embarras. Ce don Machin pouvait se plaindre, faire rechercher l’insolent Français. Mais qui donc, dans ces parages où la flibuste a écrit ses lettres de noblesse, irait chercher noise à un innocent pirate ? On est habitués…



1. Les Bahamas.

CHAPITRE VII UN MÉDECIN PAS COMME LES AUTRES

Ce fut le 15 juillet 1787 vers neuf heures du matin que l’île de Saint-Domingue apparut comme un cap, par le travers bâbord aux gens du Gerfaut. On était alors à environ quarante miles, mais les approches de l’ancienne Hispaniola, défendues par des chapelets d’îles et de récifs plus ou moins visibles, n’étaient pas si faciles et ce fut seulement le surlendemain, au coucher du soleil, que, présentant sa proue ailée à l’entrée de la passe du Cap Français, le capitaine Malavoine fit tirer le canon pour appeler le pilote. Qui d’ailleurs ne vint pas.

— Doit être occupé avec une autre baille ! ronchonna Malavoine. Et puis on n’est jamais très pressés dans ce pays. Ce sera pour demain. On va tirer des bordées au large en attendant…

— Vous ne pouvez pas entrer seul ? demanda Tournemine contrarié de ce retard car il avait hâte de pouvoir confier son géant noir aux soins d’un médecin éclairé.

En effet, en dépit des soins constants de Pongo qui ne le quittait guère, la jambe de celui que tous nommaient à présent Moïse ne s’arrangeait pas. Un corps étranger, esquille d’os ou Dieu sait quoi, devait y être enfoui car, si la blessure semblait se refermer normalement, la jambe enflait et prenait une assez vilaine couleur livide. La fièvre n’avait pas cessé de monter et il était visible que l’homme souffrait malgré les calmants que lui administrait généreusement Pongo. Et Gilles craignait que cet état de choses ne débouchât sur une dramatique amputation.

Le capitaine haussa les épaules sans trop de ménagements.

— C’est impossible, voyons ! La nuit, sous les Tropiques, vous tombe dessus comme une couverture. Dans dix minutes, elle sera là, mais même de jour je ne tenterais pas l’aventure bien que je sois déjà venu ici deux fois. Il faut connaître parfaitement la passe pour ne pas se jeter sur quelque écueil caché, éviter la corne du Grand Mouton et les récifs qui vont jusqu’aux îles du carénage. Mais surtout il y a la Trompeuse. Une qui n’a pas volé son nom, croyez-moi, car il faut qu’il fasse bien mauvais temps pour que la mer la signale en brisant dessus. Maintenant, si vous tenez absolument à éventrer votre bateau sur un foutu rocher, ça vous regarde…

Cette nuit-là, Gilles ne se coucha pas. Incapable de demeurer dans l’étroit espace confiné de sa couchette, il contempla interminablement ces terres inconnues où il allait pénétrer dans quelques heures avec sa foi, son courage et son désir profond de s’y attacher. Comment dormir au seuil d’un Nouveau Monde, surtout quand on est breton et que l’on porte en soi les rêves de générations d’amoureux de l’aventure ?

Il retrouvait, intactes, les émotions qui avaient été les siennes quand, gamin de seize ans accroché passionnément au bastingage du Duc de Bourgogne, il regardait sortir de la brume les côtes américaines où un peuple combattait pour le droit d’exister par lui-même. Il s’était senti alors l’âme de Jacques Cartier devant les bouches du Saint-Laurent. Cette nuit, il se sentait un peu avoir celle de Christophe Colomb quand, en 1492 et après tant de jours de mer, il avait enfin approché, la prenant d’ailleurs pour les Indes, de cette grande île montagneuse que les Indiens arawaks, ses premiers occupants, nommaient alors « Ayti », ce qui signifie Terre Haute et Sauvage1.

Mais le Génois aux ordres d’Isabelle la Catholique portait avec lui ce qu’il croyait être la civilisation et qui n’était, en fait, que la plus sombre barbarie. Pour les innocentes peuplades de l’île, les bienfaits de ce héros s’étaient traduits par l’esclavage, le travail le plus abrutissant afin d’extraire l’or dont le besoin animait ces hommes à la peau pâle, la déportation et, pour finir, l’anéantissement quasi total de la race.

Ce génocide avait été si rapide, si atroce qu’il avait excité la pitié d’un jeune prêtre espagnol, Bartolomé de Las Casas, fils d’un des compagnons de Colomb établis dans l’île. Pour sauver ce qu’il pouvait rester de ces malheureux Indiens, Bartolomé avait fait tout ce qu’il pouvait, suggérant d’employer une autre main-d’œuvre, bien adaptée au climat tropical, et dont l’aide pourrait retenir ce peuple sur le chemin de sa destruction. Pourquoi ne pas faire venir quelques Africains ?

Mais Bartolomé n’avait rien sauvé. Les Arawaks avaient continué de mourir à la tâche ou sous le fouet. En revanche, son idée avait fait fortune et, depuis trois siècles, en ce dernier quart de celui que l’on voulait l’ère des Lumières, des navires chargés de désespoir et de puanteur sillonnaient l’Atlantique déversant sur les îles à sucre, les Caraïbes entières, le Mexique, la Floride et enfin l’Amérique des flots de cet or noir dont la sueur et le sang arrosaient généreusement ces terres fertiles produisant pour les maîtres l’opulence la plus extrême, la plus folle richesse, sans pour autant éveiller la reconnaissance ou la simple compassion. En 1517, un premier contingent de 4 000 nègres de Guinée arrivait à ce qui allait devenir Saint-Domingue. Beaucoup d’autres suivirent.

Pourtant, l’or des mines s’épuisant, les Espagnols cherchèrent d’autres sources. De Cuba et d’Hispaniola, sa voisine, partirent les conquistadors qui s’en allaient asservir le Mexique, le Pérou, mais les flots d’or qu’ils drainaient attiraient sur eux, comme mouches sur un pot de miel, corsaires, flibustiers, Frères de la Côte, basés à Saint-Christophe puis à la Tortue séparée d’Hispaniola par un mince bras de mer.

La grande île d’Ayti se vidait, retournait au désert. Il n’y avait plus d’Indiens et les Espagnols n’étaient plus que quelques-uns. Alors les flibustiers passèrent le bras de mer, se firent d’abord boucaniers puis, petit à petit, s’installèrent, devinrent colons, planteurs. La plupart étaient français et un premier gouverneur, Bertrand d’Ogeron, leur fut donné. L’Espagne, bien sûr, protesta mais la paix de Ryswick, en 1697, céda définitivement à la France le tiers oriental de l’île rebaptisée San-Domingo, le reste demeurant acquis à l’Espagne. L’appellation francisée Saint-Domingue fut alors attribuée généralement à toute l’île. Les plantations se développèrent et les navires négriers vinrent, de plus en plus nombreux, mouiller en rade du Cap Français, la grande cité du nord, ou de Port-au-Prince, celle de l’ouest, pour apporter la main-d’œuvre nécessaire aux grandes cultures de Saint-Domingue : la canne à sucre, l’indigo, le coton et le café. D’énormes fortunes s’édifièrent avec l’intense trafic commercial établi entre l’Afrique, la métropole et l’île qui devint la plus riche des colonies de la Couronne.

Tout cela, Gilles l’avait appris de fraîche date, un peu par Jacques de Ferronnet, beaucoup par les livres qu’il avait embarqués. Pourtant, plus il contemplait la ligne noire des montagnes – les mornes ainsi qu’il convenait de les appeler ici – profilées sur les sombres profondeurs du ciel étoilé, plus il sentait que lui échappait le savoir purement livresque. Il se savait au seuil d’une connaissance qu’il ne pourrait tirer que de lui-même, de sa propre expérience, de ses peines parfois. Il allait devoir apprendre à aimer, non seulement le domaine qui était sien et qu’il aimait déjà, mais aussi cette terre tout entière. À ce prix seulement son amour lui serait rendu et l’île, peut-être, s’ouvrirait à lui comme une femme consentante, le laissant approcher les secrets redoutables cachés au fond de ses forêts denses, repaires des vieux dieux africains qu’avaient, sans en avoir conscience, apportés avec eux les navires négriers. Des dieux qui, s’ils ne daignaient pas défendre ou protéger leur peuple, s’entendaient singulièrement parfois à le venger.

— Cette terre n’est pas comme les autres, avait murmuré le gentilhomme de Saint-Domingue de cette voix feutrée qu’empruntent ceux qui craignent d’être entendus. La mort s’y cache sous d’innocentes apparences mais ne résout rien. Chez nous, il arrive que les morts soient encore vivants…

Et comme Gilles, intrigué, tentait de lui faire préciser ces étranges paroles, Ferronnet s’était secoué comme quelqu’un qui s’éveille d’un mauvais rêve, avait avalé d’un trait son verre de rhum puis retrouvant un sourire, un peu pâle peut-être, avait avoué :

— Si je me mets à vous raconter tous les contes de bonne femme qui courent les mornes nous en avons pour des jours et des jours. Sachez seulement que les esclaves ont une religion sur laquelle les prêtres catholiques se cassent les dents et perdent le peu de latin qu’ils savent. Il est vrai que leur imagination ne va pas toujours très loin, mais quelques-uns ont pu s’apercevoir à leurs dépens qu’il n’était pas bon de combattre ouvertement les dieux du Vaudou.

— Les dieux du Vaudou ? Qu’est-ce que cela ?

— Je ne saurais vous le dire au juste. Un culte animiste étrange, fortement mélangé de sorcellerie d’ailleurs. N’essayez pas d’en savoir davantage. Tenez-vous-en écarté autant que vous le pourrez et s’il vous arrive d’entendre, dans les lointaines profondeurs de la nuit, battre les tambours de brousse, gardez-vous bien d’aller voir ce qui se passe. Mon père a toujours agi ainsi et s’en est fort bien trouvé. Suivez son exemple…

Mais le Breton profondément chrétien qui sommeillait toujours au fond de Gilles renâclait.

— Un culte païen ! En vérité, comment des chrétiens ont-ils pu le tolérer et continuent-ils à l’admettre ?

— Mais parce qu’ils n’y peuvent rien. D’autant que le Vaudou a les idées larges et ne voit aucun inconvénient à joindre le Christ à ses autres dieux. Voyez-vous, chevalier, je suis aussi croyant que vous pouvez l’être, mais je crois plus sage de ne pas approfondir ce qui ne me regarde pas. Le Vaudou aide les esclaves à supporter leur misère et, pour la santé du corps et de l’esprit, il est préférable de ne pas y toucher, tout simplement. Quant à vous, j’ai seulement voulu vous informer pour vous éviter, étant dans l’ignorance, des erreurs regrettables pour vous-même ou pour les vôtres…

Il était temps, pour le voyageur, d’aller faire ses adieux à ses amis américains et Gilles n’avait pas réussi à en savoir davantage mais, à présent, tandis que le Gerfaut tirait paresseusement ses bordées au large de l’île, les paroles du jeune homme lui revenaient avec les senteurs de vanille et de poivre que le vent de la nuit apportait jusqu’à ses narines comme une sorte de bienvenue, ajoutant au désir ardent qu’il éprouvait d’approcher enfin cette terre magicienne qui ressemblait sans doute à Circé mais qu’il ne craignait pas.

Les heures s’écoulèrent rapides, cernées par la cloche du bord qui piquait les quarts de veille. La nuit s’acheva. Gilles vit la mer passer du noir au gris avec la première et pâle annonce de l’aurore. Alors il regagna sa cabine pour faire toilette. Lui qui se souciait assez peu de son apparence, il voulait être beau pour cette première communion avec sa nouvelle terre. Il entendait la saluer comme il eût salué la reine.

Et ce fut sous son meilleur uniforme d’officier aux gardes du corps de Sa Majesté qu’il reparut au soleil des tropiques. L’habit bleu fumée à revers et col écarlate, généreusement galonné d’argent, les culottes de daim blanc disparaissant dans les hautes bottes vernies éclatèrent triomphalement au milieu de la stupeur admirative de l’équipage.

Sourcils haut levés, les poings aux hanches, le capitaine Malavoine, momentanément privé de voix, le regarda un instant se pavaner sur le pont avant de s’exclamer :

— Sangdieu ! Monsieur le chevalier ! Allez-vous au bal ou bien pensez-vous visiter, dès l’arrivée, le gouverneur de Saint-Domingue ?

— Nullement, capitaine. Mais je pense qu’il est courtois de saluer comme il convient la terre qui va nous accueillir. Cela représente un petit effort par la chaleur qu’il fera tout à l’heure mais vous m’obligeriez en faisant hisser le grand pavois et en l’arborant pour vous-même, ainsi que pour l’équipage. Naturellement, nous saluerons du canon, en franchissant la passe.

Les yeux de Malavoine s’arrondirent encore.

— Vous voulez que je m’habille ?

— Mais oui. Vous, monsieur Ménard… de Saint Symphorien et tout l’équipage. D’ailleurs, voyez plutôt…

Pongo, à son tour, venait de faire son apparition. Voyant son maître faire toilette, il avait jugé bon d’en faire autant et à entendre les acclamations de l’équipage qui le saluèrent, il avait pleinement réussi.

Superbe sous son habit de daim blanc – tunique et pantalon – frangé et brodé de rouge et de noir, son visage de bronze auréolé de la traditionnelle coiffure de plumes d’aigle, il était impressionnant et hiératique comme une idole barbare, tellement même qu’il galvanisa Malavoine. Empoignant son « gueuloir » de bronze, il se rua sur sa dunette, beuglant à pleins poumons :

— Parés à hisser le grand pavois !… et à cavaler ensuite endosser les costumes de fête ! Surveillez ça, monsieur Ménard, et puis allez vous aussi vous habiller !

Jamais ordre ne fut exécuté avec plus de célérité par un équipage qui, connaissant Gilles, devinait sans peine que la fête ne serait pas uniquement extérieure et que les premières heures à terre seraient joyeuses. En un rien de temps, le Gerfaut se couvrit de toutes ses flammes et de tous ses pavillons disposés protocolairement d’un mât à l’autre selon l’ordre rituel. À la pointe du beaupré claquaient les fleurs de lys de France que l’on retrouvait au maître-mât et à la poupe cependant qu’au mât de misaine le pavillon de Tournemine, écartelé d’azur et d’or, dansait gaiement. Et ce fut paré comme une jolie fille un jour de fête que le navire aux ordres d’un capitaine en grande tenue bleu marine et rouge s’approcha de nouveau de la passe et appela le pilote.

Cette fois, il apparut en un rien de temps. Alerté sans doute par le Fort de la pointe de Limonade qui avait dû surveiller les allures du nouveau venu et par l’appel de la veille, il rangea son bateau contre la coque du Gerfaut quelques minutes à peine après que fut retombée la fumée du canon d’appel.

Le pilote était natif de Marseille. C’était un petit homme brun comme une châtaigne, vif comme la poudre, bavard comme une pie… et sale comme un peigne. Une énorme ceinture rouge drapait sa taille et reliait l’une à l’autre une culotte rayée rouge et gris et une chemise autrefois blanche mais dont les manches, roulées au-dessus des coudes, montraient des avant-bras qui avaient l’air sculptés dans un vieil olivier et abondamment poilus. Une barbe de prophète à plusieurs pointes et un tricorne aux galons d’or effilochés complétaient cet étrange accoutrement que le capitaine Malavoine considéra d’un œil sévère.

— Vous êtes vraiment le pilote ? demanda-t-il pensant à part lui que ce bonhomme ressemblait bien plus à un flibustier de la grande époque qu’à un honnête conducteur de navires.

L’autre prit la chose avec bonne humeur.

— Et qui donc vous croyez que je suis, peuchère ? Le fantôme de Barbe-Noire ? Bien sûr que je suis le pilote de cette sacrée bon Dieu de passe pour cette sacrée bon Dieu d’île ! Et le meilleur qu’il y ait jamais eu, pour sûr ! Vingt-cinq ans de métier ! Moi qui vous cause, j’ai rentré au port M. le comte d’Estaing quand il est devenu gouverneur des Îles Sous-le-Vent en 63. Et puis M. le prince de Rohan et puis M. le marquis d’Argout et puis…

— Bon, bon ! Ça va ! Je vous crois. Si vous nous défilez comme ça toutes vos relations depuis vingt-cinq ans, on sera encore là demain matin, bougonna Malavoine. Venez prendre la barre et qu’on n’en parle plus.

Tout en suivant Malavoine à travers le pont briqué à blanc du Gerfaut dont les cuivres étincelaient sous le soleil, le pilote se mit à siffler d’admiration.

— Une sacrée belle baille, votre rafiot, capitaine ! Et drôlement entretenue ! Mais dites donc, j’vous ai encore jamais vu ? Qui vous êtes ? D’où que vous venez ?…

— Si vous permettez, mon brave, je dirai tout ça aux autorités du port, si toutefois vous consentez à nous y mener.

— On y va ! On y va !

Puis, apercevant tout à coup les six pieds de splendeur de Tournemine qui se tenait sur la dunette toujours flanqué des plumes d’aigle de Pongo, il se figea dans une sorte de garde-à-vous.

— Bonne Mère ! fit-il entre haut et bas. Vous pouviez pas dire tout de suite que vous ameniez un grand personnage ? Qui c’est ce seigneur ? Pas un nouveau gouverneur tout de même ? On en change toutes les cinq minutes.

— Non, rassurez-vous. Le chevalier de Tournemine, officier des gardes du corps de Sa Majesté, vient seulement prendre possession d’une plantation d’indigo qu’il vient d’acheter ici. Ce bateau est à lui et je vous conseille d’en prendre bien soin car vous aurez certainement l’occasion de le rentrer encore plus d’une fois.

— N’ayez crainte ! On va vous montrer ce qu’on sait faire.

Après avoir salué Gilles amusé avec autant de considération que s’il eût été le roi et Judith qui venait d’apparaître – robe de mousseline azurée et immense capeline garnie de bouillonnés de même nuance – avec un enthousiasme qui rendait pleine justice à sa beauté, le pilote Boniface s’empara de la barre avec toute l’autorité un brin solennelle d’un grand prêtre qui va officier. Il n’eut aucune peine à démontrer qu’il ne se vantait pas en s’annonçant comme le meilleur pilote de toutes les Antilles grandes ou petites. Avec une grâce infinie, le Gerfaut vint au vent et, poussé par ses trois mille mètres carrés de toile, s’engagea avec une extraordinaire sûreté dans la dangereuse passe tandis que ses canons tonnaient leur premier salut à Saint-Domingue….

La baie du Cap-Français dessinait une courbe profonde où l’interminable blancheur de la plage bordée de palmiers tranchait vigoureusement entre la glace bleu-vert de la mer et le sombre massif montagneux, d’un vert dense, qui la dominait. Au fond de cette baie, au pied de ces montagnes, la ville s’étalait, blanche, rose, jaune, bleue, semblable à un gros joyau sur le velours sombre de l’écrin, à un bouquet de fleurs au milieu du feuillage.

Elle avait, de loin, un charme languide contrastant avec la puissance sauvage des mornes qui, au-dessus d’elle, s’élevaient si haut que leurs sommets se perdaient dans les nuages blancs mais, à mesure que le navire, sous la main habile de Boniface, pénétrait plus profondément dans la rade, évitant récifs et écueils cachés avec la sûreté d’une longue habitude, l’impression de paresseux paradis se dissipait car la rade, elle, grouillait d’activité.

Vaisseaux marchands, cotres, sloops et brigantins parsemaient la baie autour d’un imposant vaisseau de ligne que du premier coup d’œil Tournemine crut bien reconnaître. C’était en effet le Diadème qui avait jadis fait partie de la flotte du chevalier de Ternay transportant le corps expéditionnaire du comte de Rochambeau qui s’en allait à la rescousse des Insurgents américains.

La présence du puissant navire parut de bon augure au maître du Gerfaut. Il y vit comme un clin d’œil du destin, une présence connue en face de l’inconnu et ce fut avec enthousiasme qu’il fit tirer une seconde salve à laquelle répondirent courtoisement le Fort Français et le Fort de Limonade tandis que le bateau poursuivait son chemin, à allure réduite, au milieu d’une infinité d’embarcations, les unes à voile, les autres à rames qui faisaient la navette entre la ville et les bateaux, transportant marchandises et passagers. Quelques-unes qui, sans doute, n’avaient rien à faire se portèrent au-devant du nouveau venu.

Boniface désigna un sloop assez finement gréé qui approchait à vive allure.

— Vous allez avoir de la visite. Le chirurgien-major vient voir si vous ne transportez pas de « bois d’ébène ».

— Aurions-nous, par hasard, l’allure d’un négrier ? protesta Gilles, offusqué. Sentons-nous si mauvais ?

— Faut pas vous offenser pour si peu, monseigneur. Le bonhomme fait seulement son travail, peuchère ! C’est la règle. Et puisque vous n’avez pas de nègres à bord, vous lui direz tout bonnement… Y mettra pas en doute la parole d’un seigneur comme vous. D’autant qu’en général on n’a pas de belles dames sur ces sales rafiots.

— J’en ai un seul et il est gravement blessé. Il a besoin d’être promptement soigné. C’est un vrai médecin votre chirurgien-major ?

Le pilote allongea une lèvre aussi dubitative que ridée.

— J’saurais point vous dire. Faut d’ailleurs pas être grand clerc pour « parfumer » une cargaison qu’on s’apprête à débarquer.

— Parfumer ?

— Ce veut dire passer au vinaigre. Après ça, on descend les nègres à terre et on les enferme dans les baraquements que vous voyez là-bas, à la Faussette, à l’entrée de la rivière Galiffet, pour leur redonner un petit air de neuf avant la vente. Dame ! sont pas souvent très frais après des jours et des jours d’entrepont. Alors z’ont besoin d’un petit coup de cirage et de chiffon. Mais, pour c’qui est du vôtre, vaut mieux le déclarer au major. Sont d’une drôle de susceptibilité là-dessus… des fois qu’on entrerait des nègres en fraude et qu’les autorités toucheraient pas leur p’tit pourcentage.

— Telle est bien mon intention ! fit Gilles froidement.

Le chirurgien-major, long personnage lymphatique dont le teint jaune et les poches plombées des yeux annonçaient une santé délabrée, se montra plein de révérence envers le maître de ce navire, signe indubitable d’une belle fortune, mais tint, ainsi que l’avait annoncé Boniface, à voir Moïse que quatre hommes amenèrent avec d’infinies précautions et installèrent momentanément sur le tillac à l’abri d’une toile tendue.

Vêtu d’une chemise blanche que les femmes lui avaient confectionnée à la hâte afin qu’il ne fût pas confondu avec un esclave, le gigantesque Noir était visiblement très malade. Presque inconscient, il tressautait faiblement par instants sur les matelas de sa couche chaque fois que sa jambe enflée bougeait si peu que ce soit et, même sur cette peau noire, les rouges prodromes de la mort étaient visibles. Même pour un ignorant total ce membre déformé joint au pouls battant la chamade et au front brûlant n’annonçait rien de bon. Le diagnostic du fonctionnaire du service de Santé fut immédiat.

— Ça ne sent pas encore mauvais mais la gangrène n’est sûrement pas loin. Il faut amputer… et encore. La blessure originelle est très haute. Qu’est-ce qui lui a fait ça ?

— Peu importe. Pouvez-vous le soigner ?

La mine scandalisée de l’homme inspira brusquement à Gilles l’envie de le gifler.

— Qui ? Moi ?… Mais, monsieur, je ne soigne pas les esclaves.

— Ce n’est pas un esclave.

— Qu’il soit ce qu’il veut, c’est un Noir… et puis je n’ai jamais procédé à une amputation… tout au moins aussi haut et la dernière remonte à plus de dix ans, ajouta-t-il pour tenter de corriger la mauvaise impression qu’il pouvait lire sans peine sur le visage de Tournemine.

— C’est bien. Dans ce cas, nous allons le conduire à terre. Je sais qu’il y a au moins deux hôpitaux dans cette ville.

— Sans doute, mais je vous conseille d’éviter le déplacement. L’hôpital de la Charité aussi bien que celui de la Providence sont réservés aux militaires, aux marins et aux étrangers de passage… et aussi aux indigents, mais de race blanche. En outre, nous avons atteint la mauvaise saison et les hôpitaux sont pleins de gens atteints de dysenterie, d’angines, de fluxions de poitrine sans compter les rougeoles, les cas de variole et autres saletés. Par extraordinaire, nous n’avons encore enregistré aucun cas de fièvre jaune mais…

— Enfin, coupa Tournemine agacé, ne me dites pas que personne ne soigne les Noirs dans cette île où ils sont plus nombreux que les Blancs ?

— On les soigne quand il y a de la place… et quand ils sont libres. Les esclaves sont, en principe, soignés sur les plantations qui les emploient. Ils ont leurs remèdes de bonne femme, leurs grigris, leurs sorciers. Il y a bien, au Cap, un médecin blanc, le docteur Durand, qui a ouvert pour eux une petite maison de santé pour les esclaves, mais nous avons dû mettre sa maison en quarantaine à cause de trois cas de choléra qui y sont soignés.. Je comprends que cela vous ennuie, monsieur, ajouta-t-il devant la mine sombre de Tournemine, et que vous soyez désireux de remettre cet homme en état. C’est une magnifique « Pièce d’Inde2 » qui, en bonne santé, vaudrait une petite fortune et…

— Je vous ai déjà dit qu’il n’était pas un esclave ! hurla Gilles trop content de l’occasion offerte de se mettre en colère. Donc pas question de vente ou de prix ! Quant à trouver quelqu’un qui me le soigne, soyez certain que je vais m’en occuper moi-même de ce pas. Serviteur, monsieur. Capitaine Malavoine, je veux le canot, des hommes et un brancard. J’emmène Moïse.

Puis, se tournant vers sa femme :

— Lorsque j’aurai trouvé un médecin et qu’il aura donné ses soins à ce malheureux, je le ramènerai à bord pour qu’il examine votre Fanchon. Attendez-moi donc !

— Mais… n’allons-nous pas à terre ? Pourquoi ne pas nous rendre directement à la plantation ? Une fois chez nous…

— La plantation se trouve à une dizaine de lieues, ma chère amie, et Moïse a besoin de soins d’urgence. En outre, avant de faire connaissance avec « Haute-Savane », je dois voir le notaire pour qu’il enregistre ici les actes passés à New York. Mais si vous en avez assez du bateau, peut-être pourrions-nous nous installer quelques jours dans le meilleur hôtel de cette ville. Il doit bien y en avoir…

Le chirurgien-major que Gilles avait complètement oublié après l’avoir malmené toussota pour demander la parole et murmura :

— Si je peux me permettre… il vaudrait bien mieux que madame restât sur ce bateau. Il est certainement beaucoup plus confortable que le meilleur hôtel qui ne vaut pas grand-chose. Autant dire rien, même. Les planteurs de la région ont, en général, une maison de ville, ici. Ou bien ils descendent chez des amis quand ils viennent au Cap pour leurs affaires.

— Comme nous ne connaissons strictement personne, l’affaire est réglée. Merci de votre avis, monsieur. À présent je vais à terre. Capitaine, je vous confie ces dames. Pongo, tu viens avec moi.

Quelques minutes plus tard, à la suite du sloop du service de Santé, le canot du Gerfaut faisait force rames vers la ville et, l’ayant atteinte, ses occupants plongeaient dans un indescriptible chaos de bruits, de couleurs et d’agitation. En effet, les distractions n’étant pas si nombreuses, une bonne partie des habitants du Cap s’était portée à la rencontre des nouveaux arrivants. L’élégance de ce joli navire arrivé sous grand pavois et en saluant du canon, la prestance de ses occupants que plus d’une longue-vue avait détaillés de loin, intriguaient tous ces gens. Ils couraient le long du môle et envahissaient les appontements en un stupéfiant tourbillon de couleurs voyantes qui se détachaient joyeusement sur la blancheur des bâtiments bordant le port et sur la verdure dense qui jaillissait un peu partout dans la ville.

La majorité de cette foule était noire, café au lait ou vaguement olivâtre suivant le degré de mélange du sang. Les Blancs étaient surtout représentés par les soldats en habit blanc à revers bleus et quelques paysans vêtus de toile grossière et coiffés de chapeaux de paille. Les Noirs étaient vêtus de guenilles, lorsqu’il s’agissait d’esclaves, ou de cotonnades aux teintes vives avec des fichus bariolés de bleu, de blanc ou de rouge sur la tête. Les enfants, eux, allaient tout nus, exhibant de petits ventres ronds et des têtes semblables à des toisons d’agneaux noirs.

Sur la terrasse, abritée par une véranda, d’une belle maison, des officiers et des fonctionnaires portant chemises à jabots de dentelles, culottes de soie et habits à pans carrés largement ouvert, buvaient des punchs glacés en contemplant le spectacle et saluaient les dames, vêtues de mousselines et coiffées de grands chapeaux qui passaient en voiture ou bien à pied suivies d’une ou deux servantes en jupons rayés et madras superbement drapés. Comme Gilles, qui ne prêtait guère attention à la curiosité qu’il suscitait, veillait à ce que ses marins emportassent Moïse aussi doucement que possible, un officier en superbe tenue rouge et or précédé de deux soldats qui, sans trop de douceur, ouvraient la foule devant lui, arriva jusqu’au canot et salua courtoisement le nouveau venu.

— M. le comte de La Luzerne, gouverneur des Îles Sous-le-Vent, me charge, monsieur, de vous souhaiter la bienvenue. Je suis le baron de Rendières, son aide de camp…

— Très heureux ! chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, fit Gilles en lui rendant son salut.

— Officier, à ce que je vois, aux gardes du corps de Sa Majesté ? Nous sommes très honorés et je suis chargé, par M. le gouverneur, de vous dire qu’il serait heureux de vous recevoir sur l’heure. Vous apportez, sans doute, des lettres de Versailles et M. le gouverneur…

— N’en dites pas plus, baron ! Il est inutile que je vous laisse vous fourvoyer davantage. Je n’ai aucune lettre de Versailles pour qui que ce soit. L’un des planteurs de cette île, M. Jacques de Ferronnet, m’a vendu sa terre de « Haute-Savane » et je viens tout simplement, en compagnie de mon épouse, Mme de Tournemine, et de quelques serviteurs en prendre possession. Si j’ai, pour aborder Saint-Domingue, revêtu cet uniforme et fait hisser le grand pavois sur mon bateau, c’est pour l’unique raison que je désirais saluer comme il convient le pays qui devient le mien. Rien de plus ! Veuillez donc remercier M. le gouverneur de sa sollicitude et lui dire que j’aurai l’honneur, s’il le veut bien, d’aller lui présenter mes devoirs dès que j’en aurai terminé avec une affaire urgente.

— Mais… que ne venez-vous dès à présent ? Je crois avoir dit que M. le gouverneur vous attendait ?

— Alors, veuillez lui transmettre mes regrets mais j’ai là un blessé, en fort mauvais état, et qui a besoin de soins urgents.

L’air étonné de l’aide de camp fit place à un air franchement scandalisé.

— Voulez-vous dire que vous prétendez faire attendre le gouverneur… à cause d’un nègre ?

— Mes paroles auraient-elles prêté à confusion ? Je croyais pourtant avoir été fort clair. Cet homme va mourir si on ne le soigne pas rapidement et, si vous le permettez, j’estime qu’en face de la mort la couleur de la peau ne signifie plus grand-chose. En revanche, si vous voulez bien m’indiquer le chemin de l’hôpital de la Charité…

Le baron haussa des épaules dédaigneuses.

— Les hôpitaux sont pleins, en cette saison, chevalier, et je crains que vous n’ayez du mal à y trouver de la place, surtout pour un Noir…

— Alors, indiquez-moi l’adresse d’un médecin compétent. Il faut vraisemblablement amputer cet homme et je ne peux tout de même pas le faire moi-même et sur une place publique. Quant à l’emmener jusqu’à ma plantation, c’est impossible. J’ignore d’ailleurs s’il s’y trouve un médecin.

Pris tout entier par sa discussion avec l’envoyé du gouverneur, Gilles n’avait pas prêté attention à un homme assez singulier qui s’était approché du brancard que les marins venaient d’ôter du canot et de déposer à terre en attendant que l’on prît une décision.

À première vue c’était, sous un vieux chapeau de paille effrangé dont le fond troué dressait quelques brins vers le ciel, un étonnant assemblage de barbe et de cheveux dont on ne savait pas très bien si la couleur dominante était le blond ou le gris. Une chemise de matelot rayée et passablement sale s’étalait sous la barbe et, plus bas encore, un pantalon de coutil trop court et troué à deux ou trois endroits laissait voir des mollets nerveux terminés par de grands pieds nus couverts de poussière. Le tout dégageait une puissante odeur de rhum.

D’une main négligente, l’homme avait soulevé la toile qui couvrait Moïse après avoir, d’un grognement féroce, incité au respect le matelot qui prétendait l’en empêcher. On put le voir se pencher sur le malade aux prises avec tous les démons de la fièvre et faire courir sur le membre atteint de longs doigts minces d’une étonnante légèreté. Puis il se redressa.

— Si vous amputez cet homme, monsieur, vous en ferez, pour la vie, un malheureux infirme…

La voix teintée d’un solide accent irlandais était éraillée mais pas vulgaire.

Lâchant Rendières occupé à lui expliquer qu’il aurait toutes les peines du monde à trouver un médecin qui consentît à prendre le blessé en charge, Gilles se tourna vers lui, considérant avec une surprise mêlée d’agacement cet interlocuteur dépenaillé qu’on pouvait, à ses effluves, reconnaître pour un ivrogne patenté sans risque de se tromper.

— Et si on ne l’ampute pas, il meurt. C’est l’avis du chirurgien-major qui vient de venir visiter mon bateau. C’est aussi celui du capitaine dudit bateau…

— Ce n’est pas le mien, dit l’homme tranquillement.

Sous l’ombre du chapeau et d’un buisson de sourcils, Tournemine rencontra le regard de deux yeux verts semblables à de jeunes pousses au printemps. En dépit de l’aspect peu engageant du personnage, ce regard lui fit éprouver une agréable impression de fraîcheur venant après la splendeur légèrement compassée de l’aide de camp.

— Puis-je, sans vous offenser, demander si cet avis est autorisé ? dit-il courtoisement.

— Peut-être… et peut-être aussi que vous n’avez pas le choix. À part ce brave type de docteur Durand qui est aux prises avec le choléra, personne ici ne soignera votre esclave…

— Ce n’est pas un esclave et je ne vois pas pourquoi, si j’y mets le prix, on me refuserait des soins. Mon or, lui, n’a pas la peau noire.

— C’est exact et je serais enchanté de faire sa connaissance car, depuis quelque temps, nous ne nous saluons même plus. Quant aux médecins d’ici, vous en trouverez peut-être un qui se laissera tenter mais il amputera et cet homme, j’en jurerais, en mourra aussi sûrement que si on laisse faire la gangrène. De toute façon, vous n’avez rien à perdre. Même si je n’en ai pas l’air, je suis médecin… et pas plus mauvais qu’un autre.

Une tempête de rires et de quolibets salua cette déclaration qui semblait être la chose la plus drôle entendue depuis longtemps sur le port du Cap. M. de Rendières se contenta, pour sa part, de hausser ses épaulettes d’or.

— Ne vous laissez pas circonvenir par cet homme, chevalier ! C’est le pire ivrogne qui ait jamais traîné les bouges du port. On l’appelle « L’Éponge ».

— Jamais dit que je n’étais pas un ivrogne, admit l’autre dignement. Chacun prend son plaisir où il le trouve. Mais ça n’a jamais voulu dire que je ne sois pas aussi médecin. Alors, monsieur, vous vous décidez ? Si on ne fait pas quelque chose votre nègre sera mort dans un ou deux jours.

— Que proposez-vous de faire ?

— Ouvrir cette jambe et voir ce qu’il y a dedans.

— Quelle folie ! s’écria Rendières. Et où pensez-vous faire cette belle opération, bonhomme ? Sur une table de taverne entre un verre de rhum et des détritus de poisson ?

L’étrange médecin haussa ses épaules osseuses qui bosselaient le tricot crasseux de sa chemise.

— Sur le bateau. Il a l’air beaucoup plus propre que n’importe quelle baraque de ce putain de port. L’eau est unie comme de la soie et il n’y aura pas de tempête avant ce soir…

Pour toute réponse, Gilles se tourna vers Pongo qui, sans un mot, avait suivi la scène.

— Comme dit cet homme nous n’avons pas le choix. Qu’en dis-tu ?

— Chez nous plus grands sorciers être souvent les plus sales !

— Alors, rembarquons !

Puis, se tournant vers l’aide de camp :

— … Je cours la chance, monsieur. Croyez-moi tout à fait votre serviteur… et celui de M. le gouverneur. Venez-vous, docteur… euh ?…

— Liam Finnegan, monsieur ! Attendez-moi seulement un instant.

Avant que Gilles ait pu lui répondre, il avait pris sa course vers une ruelle encaissée entre deux cabanes aux toits de palmes qui étaient des cabarets, y entra en trombe et en ressortit presque aussitôt, serrant sous son bras un sac de cuir noir puis revint vers la chaloupe dans laquelle il sauta. Il s’installa au fond, près du blessé dont il prit le pouls puis, relevant sur Gilles qui l’observait avec curiosité les petites feuilles vertes de son regard :

— Cette blessure, fit-il en désignant la longue déchirure dont les lèvres boursouflaient, comment se l’est-il faite ?

Brièvement, Tournemine raconta la rencontre avec la Santa Engracia et le drame dont il avait été le témoin. Finnegan l’écouta sans mot dire, la tête dans les épaules, courbant le dos comme si la malédiction transportée par le négrier pouvait peser encore sur cette matinée ensoleillée. Ce fut seulement quand on atteignit l’échelle de coupée qu’il se redressa.

— Tout homme qui attente à la liberté de son semblable est maudit de Dieu ! grogna-t-il. Le malheur c’est qu’il est impossible de faire admettre à la plus grande partie de la race blanche que la race noire lui est semblable… Allons-y maintenant !

Une fois à bord, il examina d’un vif coup d’œil le pont étincelant de propreté, réclama une table en bois lavée au savon noir et installée sous un tendelet de toile pour protéger le blessé des rayons du soleil. Puis, au capitaine Malavoine qui accourait, quelque peu surpris d’un retour aussi prompt, il réclama de l’eau bouillie, de la charpie, une pleine gourde de rhum et quatre de ses matelots les plus vigoureux pour maintenir le patient immobile sur la table quand il inciserait sa jambe.

Puis, arrachant sa chemise qui révéla un torse maigre mais musclé, il entreprit, à l’aide d’un savon et d’un seau d’eau, de se laver soigneusement, principalement les bras et les mains. Enfin, ouvrant le petit sac de cuir il en tira divers instruments de chirurgie dont l’acier impeccable étincela au soleil. Il en choisit quelques-uns, les passa dans la casserole d’eau bouillante que lui apportait le mousse puis, sur son pouce, éprouva le fil d’un scalpel à manche court.

Pendant ce temps, on avait étendu Moïse, pratiquement assommé par une rasade de rhum à laquelle Finnegan avait joint une petite pilule noire, sur la table aux quatre coins de laquelle se tenaient quatre des plus vigoureux marins du Gerfaut. Pour plus de sûreté, une sangle placée au milieu du corps l’amarrait solidement à la table.

Avec une curiosité étonnée, Gilles avait suivi tous les agissements de l’étrange médecin. Il n’en avait encore jamais vu se livrer à une telle débauche d’ablutions et de nettoyage et ne put s’empêcher d’en faire la remarque. L’homme qu’il avait pêché sur le port était si sale que cette soudaine passion pour l’eau et le savon avait quelque chose de confondant.

Au milieu de la broussaille, encore dégoulinante d’eau de sa chevelure et de sa barbe, l’œil vert de Finnegan pétilla d’ironie.

— Comme d’ordinaire je n’ai rien d’autre à faire que traîner au soleil et boire du rhum quand j’ai un peu d’argent, je ne vois pas pourquoi ou pour qui je me laverais, dit-il. Mats j’ai remarqué que la propreté minutieuse donnait de bons résultats en matière de chirurgie. Pour les malades, tout au moins, car, pour moi, cela m’a valu d’être chassé de la Faculté de Médecine de Dublin : j’avais traité de cochon et d’assassin un professeur qui opérait une femme après avoir disséqué un cadavre en cours magistral sans avoir stationné un instant devant une cuvette…

— Mais comment êtes-vous venu jusqu’ici ? Et pourquoi y restez-vous ?

— Comment je suis venu jusqu’ici ? Avec l’amiral Rodney, à bord du Formidable. Nous nous sommes séparés… euh, à l’amiable après la bataille des Saintes qui a vu la défaite de votre grand chef, l’amiral de Grasse. Un point de protocole sur lequel nous n’étions pas d’accord. J’ai débarqué à la Guadeloupe et j’ai entrepris de visiter les îles en voyageur libre. Et si j’y reste c’est tout bêtement parce que cela me plaît. Irons-nous, à présent, ouvrir cette jambe ? Je crois que le malade est prêt…

Tout était prêt, en effet, grâce à Pongo qui avait appliqué, à la lettre, les instructions du médecin. Moïse ne gémissait plus mais respirait fortement en faisant entendre un petit ronflement.

D’un doigt, Finnegan releva l’une de ses paupières puis son œil, soudain aussi acéré que la lame qu’il tenait en main, fit le tour des quatre hommes.

— Il dort mais il peut bouger dans son sommeil sous la morsure de l’acier. Rassemblez vos forces, garçons, et maintenez-le-moi solidement.

Quatre paires de mains s’emparèrent simultanément des bras et des jambes du géant tandis que le médecin, se penchant sur son patient, pratiquait une première et longue incision. Si profond semblait être le sommeil où était plongé Moïse qu’il ne frémit qu’à peine lorsque la lame entama sa chair.

Fasciné, Gilles suivait du regard le jeu précis et rapide des longs doigts qui, sans hâte excessive cependant, ouvraient cette jambe, écartant les faisceaux de muscles, épongeant le sang à mesure qu’il suintait. Soudain, une odeur infecte s’échappa du corps que les hommes en sueur maintenaient avec plus de peine à présent et emplit un instant l’espace couvert par la toile de tente tandis qu’un flux verdâtre s’écoulait hors de l’incision, vite épongé par Pongo qui, à demi nu lui aussi, s’était mis au service du chirurgien et obéissait instantanément aux ordres que celui-ci donnait machinalement.

Il épongea longtemps, la réserve d’infection semblant inépuisable dans cette jambe noire. Enfin, le flux nauséabond se teinta de rouge puis ne fut plus que rouge et enfin s’arrêta tandis qu’au bout d’une pince, Finnegan brandissait une balle de plomb…

— Cet homme était blessé avant d’entrer dans l’eau, commenta-t-il tranquillement. Ce n’est pas un requin, j’imagine, qui lui a tiré dessus avec un pistolet. Il est même à peu près certain qu’il avait reçu cette blessure un jour ou deux avant son plongeon, probablement au cours de la révolte. La déchirure que vous avez soignée – et très bien soignée à ce que l’on dirait – l’a dissimulée. Je suppose, d’ailleurs, qu’elle a été causée par la rencontre d’une roche sous-marine et non par un requin. Ce genre de bestiau ne se contente pas souvent d’un si modeste prélèvement…

Tout en parlant, Finnegan installait un drain, recousait autour les lèvres de sa longue incision initiale avec des soins de bonne ménagère puis, enfin, enveloppait le membre à présent totalement inerte dans un drap propre déchiré en larges bandes.

— Emportez-le dans sa couchette et laissez-le dormir, dit-il enfin en se détournant de la table comme si elle et son occupant avaient soudain perdu tout intérêt. Il va dormir un bout de temps grâce à la pilule d’opium que je lui ai fait avaler tout à l’heure. Ensuite, je pense que tout ira bien.

Saisissant le flacon de rhum dont il avait fait avaler une partie à Moïse, il le vida jusqu’à la dernière goutte, se torcha la barbe du revers de sa main et soupira :

— Si vous allez à votre plantation, le mieux serait de laisser ce Noir à bord. Les blessures cicatrisent toujours beaucoup mieux près de la mer. À présent, si vous voulez bien me ramener au port…

Il était en train de s’introduire de nouveau dans son tricot rayé quand Gilles l’arrêta.

— Moïse n’était pas le seul malade à bord. J’ai encore quelqu’un à vous montrer. La femme de chambre de ma femme s’est cassé un bras pendant une tempête. Le capitaine Malavoine lui a donné des soins mais j’aimerais l’avis d’un médecin… très compétent.

Finnegan accepta le compliment d’un sourire amer et suivit Gilles dans l’escalier qui menait aux cabines. Leur double entrée fit lever Judith qui se tenait assise sur le pied de l’étroite couchette où Fanchon reposait. Son ample robe tenait presque tout l’espace libre et, avec un sourire d’excuse, elle se retira, non sans avoir gratifié d’un coup d’œil surpris celui qu’on lui présentait comme un excellent médecin.

Celui-ci, visiblement ébloui, ne put s’empêcher de suivre du regard le nuage bleu et parfumé de sa robe sans même songer à regarder sa patiente éventuelle et s’en excusa.

— Mme de Tournemine est sans doute l’une des plus belles dames qu’il m’ait été donné de contempler, dit-il. En outre, il y a fort longtemps que je n’ai eu la joie de voir une femme rousse. En Irlande, beaucoup de nos femmes le sont…

— Elle n’est pas irlandaise mais bretonne, comme presque tous ici. Nous sommes donc cousins germains.

Le bras de Fanchon, parfaitement soigné par Malavoine, au dire de Finnegan, ne présentait aucun problème. La jeune femme avait d’ailleurs retrouvé une mine satisfaisante et le docteur se contenta de lui prescrire la consommation de fruits frais et de fromages de chèvre que l’on trouvait facilement dans l’île et qui aideraient à la recalcification de son bras.

— Dans quelques jours, conclut-il, tout votre monde pourra vous rejoindre à « Haute-Savane » et y achever sa convalescence.

— Vous connaissez le domaine ? demanda Gilles, surpris de d’aisance avec laquelle l’Irlandais avait mentionné le nom de cette terre encore inconnue pour lui-même.

— J’y suis allé une fois ou deux du temps du vieux M. de Ferronnet. Il était tombé de cheval presque à mes pieds, un matin de vente d’esclaves, en arrivant un peu trop vite à la Criée. Je l’ai réparé de mon mieux et il m’avait un peu adopté… en tant que médecin tout au moins. J’avoue que je l’aimais assez : il avait le meilleur rhum de toute l’île.

La voix traînante à l’accent irlandais parut à Gilles avoir traîné plus encore que d’habitude, comme si Liam Finnegan avait éprouvé le besoin d’en rajouter mais, de même que Moïse avait, par son héroïsme passionné, conquis son intérêt, cette boule de poils hirsutes aux mains de miracle qui semblait traîner derrière elle un univers d’amertume et de désenchantement, l’attirait plus qu’il ne l’aurait peut-être souhaité.

— N’y a-t-il vraiment que le rhum qui, pour vous, présente quelque intérêt sur cette terre ?

— Pourquoi pas ? Il apporte la chaleur, l’oubli, une douce euphorie…

— Et d’affreux maux de tête quand on en abuse. Vous êtes un homme de valeur. Pourquoi vous détruire ainsi à plaisir ? Car vous n’ignorez pas, n’est-ce pas, que vous êtes en train de vous détruire ?

Il vit la colère flamber dans les yeux verts du médecin et crut, un instant, qu’il allait se jeter sur lui. Bien qu’il fût un peu moins grand que lui, Finnegan, s’il eût été moins maigre, eût sans doute été d’une force redoutable et, instinctivement, il banda ses muscles, attendant le choc. Mais l’Irlandais se calma aussi vite qu’il s’était emporté.

— Qu’est-ce que ça peut bien vous foutre ? dit-il avec insolence. J’ai soigné votre nègre, j’ai examiné votre bonne femme, alors bonsoir ! Donnez-moi, au choix, un tonnelet de rhum ou deux ou trois pièces d’argent et nous serons quittes.

— Pourquoi ne pas venir avec nous à « Haute-Savane » ? Il n’y a certainement pas de médecin là-haut et je suis prêt à payer très cher vos services.

Pour la première fois depuis qu’il l’avait rencontré, Gilles entendit rire Finnegan et vit briller, dans la broussaille de sa barbe, ses solides dents blanches.

— Qu’y a-t-il de si drôle dans ma proposition ?

— Que moi j’aille vivre là-haut, sur le même méridien que Simon Legros ? Non, mon cher monsieur. Je tiens trop à ma peau, si mal entretenue qu’elle soit.

— Qu’aurait-elle à craindre de lui ?

Finnegan ne répondit pas tout de suite. Pendant un moment qui parut à Gilles une éternité, il considéra son interlocuteur, le jaugeant visiblement à son poids exact de muscles, d’énergie et d’intelligence.

— Vous ne le connaissez pas, n’est-ce pas ? Vous ne l’avez jamais vu ?

— Comment l’aurais-je pu ? Il y a deux mois seulement, j’ignorais encore que j’allais acheter « Haute-Savane » et planter ma tente à Saint-Domingue. Je comptais acheter en Louisiane.

— Vous auriez sans doute mieux fait. Si encore vous étiez seul. Mais il y a des femmes blanches avec vous et la vôtre est singulièrement belle.

— Que voulez-vous dire à la fin ? Expliquez-vous. Ce n’est tout de même pas le diable, votre Simon Legros ?

— Pas le diable en personne, non… mais une assez bonne imitation. Je me bornerai à vous dire ceci, monsieur de Tournemine : Simon sème la terreur là-haut. Il martyrise les Noirs qu’il utilise jusqu’à épuisement total. Personne ne renouvelle son cheptel aussi souvent que lui. Mais, qui plus est, il ne tolère aucun Blanc dans ce qu’il prend petit à petit l’habitude de considérer comme son empire. Le jeune Jacques de Ferronnet ne s’y est pas trompé qui a préféré prendre la poudre d’escampette après la mort… peut-être un tout petit peu trop rapide et rapprochée, de son père et de sa mère. Si j’étais vous, je mettrais rapidement « Haute-Savane » en vente et je reprendrais à la fois la mer et mes projets en Louisiane.

— Seulement, vous n’êtes pas moi, fit Gilles avec une douceur qui n’excluait pas une inébranlable fermeté. J’ai combattu avec La Fayette, Washington et Rochambeau, docteur. J’ai combattu, en Espagne et en France, des ennemis au moins aussi redoutables que ce Legros parce qu’ils étaient beaucoup plus haut placés et beaucoup plus cachés et, même dans mon enfance, je n’ai jamais eu peur de Croquemitaine. Mais je m’étonne que les autorités de cette île n’aient pas mis bon ordre à un tel état de choses. Après tout, Legros n’est que l’intendant d’une plantation. On pouvait le châtier, il me semble ?…

— On pouvait, en effet, mais on ne l’a pas fait. Dans cette île, monsieur, où les propriétaires de plantations vivent souvent une partie ou même la totalité de l’année en France, les intendants sont une puissance avec laquelle il faut compter. Notre homme… ou plutôt le vôtre n’est pas si mal en Cour, que ce soit auprès du gouverneur ou même de l’intendant général, M. de Barbé de Marbois. Il a l’art des présents judicieux et, si vous entrez en lutte contre lui, vous pourriez vous en apercevoir. Entre un nouveau venu, un inconnu… qui commence d’ailleurs par refuser de se rendre au palais parce qu’il entend soigner un nègre, et un homme déférent, respectueux de la hiérarchie et capable de rendre certains services, je crains que l’on n’hésite pas beaucoup. Quant à moi, je n’hésite pas du tout : merci de vouloir vous charger de ma rédemption en m’offrant un poste honorable, mais j’aime mieux marcher pieds nus que pourrir à un croc de boucher dans le hangar aux pénitences de Simon Legros. Puis-je à présent espérer que vous me ferez ramener à terre ?

Sans répondre, Gilles fouilla dans sa poche, en tira sa bourse bien remplie et, sans même en examiner le contenu, la mit dans la main du médecin qui la fixa incontinent à la ficelle où s’attachait son pantalon.

— Comme vous voudrez, docteur, dit-il enfin. Vous pouvez repartir, le canot vous attend. Je vous remercie encore de vos soins. Reviendrez-vous voir vos malades ?

— Pour la femme, c’est inutile. Pour le Noir, je reviendrai demain matin. Peut-être aurez-vous réfléchi et changé d’avis…

— Je ne crois pas. Je vous dis donc au revoir car demain vous ne me reverrez pas. Je compte monter, dès l’aube, à « Haute-Savane »…

Sans rien ajouter, Liam Finnegan s’inclina et, suivi de son hôte, remonta sur le pont. Il se dirigeait vers la coupée au bas de laquelle l’attendait le canot quand il croisa soudain Anna Gauthier et sa fille qui, après avoir contemplé un moment le mouvement si coloré du port, revenaient vers l’arrière du navire où le repas du milieu du jour n’allait pas tarder à être sonné.

Elles causaient entre elles et ne prêtèrent aucune attention à cet homme qui pouvait être aussi bien un ouvrier du port qu’un vagabond et, sans le regarder, passèrent auprès de lui à le toucher et s’éloignèrent.

Gilles vit alors Finnegan se figer sur place puis lentement, lentement, se détourner pour suivre des yeux les deux femmes. Et ce fut seulement quand elles eurent disparu que, semblable à un homme qui sort d’un songe, il reprit son chemin mais d’un pas beaucoup plus lent, presque hésitant.

Il venait de commencer à descendre l’échelle de corde pendant au flanc du navire quand, brusquement, il releva la tête, chercha Tournemine qui, planté près du grand mât, mains aux dos et jambes écartées, l’observait.

— Si vous aviez encore besoin de moi, cria-t-il, cherchez l’échoppe de M. Tsing-Tcha3, l’apothicaire chinois du marché aux herbes. C’est là que j’habite.

— Même si ce besoin se situe à « Haute-Savane » ? persifla Gilles.

— Même. Quand un fou rencontre encore plus fou que lui, il se doit à lui-même de lui venir en aide. Je vous souhaite bonne chance, monsieur le chevalier…

— Bonne chance à vous aussi, docteur Finnegan.

Le soleil au zénith brûlait la mer et la terre. Les bruits du port peu à peu s’engourdirent, laissant la parole au clapotis léger des vagues contre les coques des navires à l’ancre.



1. L’ancienne partie française de l’île a, d’ailleurs, avec l’indépendance, retrouvé l’ancien nom puisque c’est de nos jours Haïti, la partie espagnole étant la République dominicaine.

2. On appelait ainsi les esclaves les mieux bâtis.

3. « Thé Vert ».

CHAPITRE VIII LE PREMIER JOUR

Il était écrit quelque part qu’en dépit de sa hâte à faire connaissance avec son nouveau domaine, Gilles de Tournemine serait obligé de retarder son départ. En effet, lorsqu’il se présenta, au début de l’après-midi, devant la belle maison ocre aux balcons à l’espagnole qui abritait, rue Dauphine, l’étude et la vie familiale de maître Maublanc, notaire de la famille Ferronnet, afin de régulariser avec lui les actes passés à New York chez maître Hawkins, il ne put obtenir d’être reçu par le tabellion. Un grand nègre à la mine importante, vêtu d’une livrée de soie bleue et portant perruque, lui apprit que « missié notai’e » était au fond de son lit avec la fièvre, une grosse angine, et l’interdiction absolue de bouger comme de recevoir.

Néanmoins, averti de la présence de ce visiteur de marque et surtout du but de sa visite, il fit ouvrir devant lui un petit salon jaune dans lequel un superbe ara bleu semblait résider à demeure au milieu d’une abondance de fleurs et lui dépêcha sa femme. C’est ainsi que Gilles put voir de près, pour la première fois, une de ces fameuses créoles qui, en Europe, alimentaient assez fréquemment les conversations masculines.

Celle-là n’était plus de la toute première jeunesse mais l’âge mûr, atteint dans une vie essentiellement paresseuse et abritée d’un soleil trop ardent, l’avait dotée de formes moelleuses et d’une peau encore fraîche, d’une délicate couleur ivoirine que le généreux décolleté de son « déshabillé1 » en mousseline des Indes révélait avec abondance. Des branches de jasmin piquées dans des cheveux couleur d’acajou coiffés « en négligé » lui donnaient, en outre, beaucoup plus l’air, selon l’éthique personnelle de Gilles, d’une dame de petite vertu que d’une épouse de notaire telle que le modèle s’en perpétuait en France. Mais les nombreux bijoux d’or, chaînes, bracelets, bagues et colliers qui tintinnabulaient sur elle faisaient grand honneur à la fortune de son mari.

— Ah ! monsieur le chevalier, quel dommage, en vérité ! Quel affreux manque de chance que mon époux ait pris cette malencontreuse maladie. Nous vous attendions avec tant d’impatience depuis que M. de Ferronnet a écrit pour nous annoncer la vente de ses terres ! Il l’a fait en termes si flatteurs pour vous que nous brûlions de vous accueillir. Il est si agréable d’avoir de nouveaux « habitants » de qualité ! Les propriétaires de plantation n’ont que trop tendance à demeurer en France et à nous abandonner à nos maigres ressources…

— Je suis là pour rester, madame, et, puisque j’ai l’honneur de vous saluer présentement, je regrette moins de ne pas rencontrer maître Maublanc.

— D’autant que vous n’attendrez pas très longtemps. Mon mari m’a chargée de vous dire qu’il s’efforcera de vous recevoir : après-demain en fin d’après-midi, quel que soit l’état de sa santé. Vous devez avoir hâte, naturellement, de vous rendre chez vous… ?

— Naturellement. Je pense d’ailleurs m’y rendre dès demain pour un premier contact, laissant ma femme et la plupart de mes gens sur mon bateau.

— Dès demain ? Quelle hâte ! Pourquoi ne pas demeurer ici quelque temps ? Nous serions heureux de vous recevoir pour faire plus ample connaissance. Cette maison est si grande ! Ce n’est pas la place qui manque et…

— Madame, madame ! Je vous sais un gré infini d’une si gracieuse invitation qui ne pourrait que vous déranger… inutilement d’ailleurs car, si nous souhaitions demeurer quelques jours ici, notre bateau est suffisamment confortable. Quant à moi, comme vous le disiez si justement, j’ai grand-hâte de connaître « Haute-Savane » et c’est pourquoi demain…

La dame battit des paupières et agita ses petites mains grassouillettes dont les bracelets tintèrent comme un carillon miniature.

— Oh ! que cela m’ennuie de vous contrarier ainsi, dès notre première rencontre, soupira-t-elle de sa voix légèrement zézayante. Mon époux pense qu’il est préférable que vous attendiez d’avoir en main vos actes parfaitement signés et contresignés. Voyez-vous… le gérant de votre plantation, un homme extraordinairement dévoué à ses maîtres, ne peut qu’éprouver un grand chagrin de s’en séparer. C’est… un homme difficile.

— Je sais. Ce n’est pas la première fois que j’entends parler du sieur Simon Legros. M. de Ferronnet m’a prévenu…

— Peut-être un peu trop alors ? M. Legros est dur, brutal même, mais c’est un grand honnête homme et d’un dévouement !… L’arrivée d’un nouveau maître ne l’enchante pas, bien sûr, et tel que nous le connaissons il ne laissera personne franchir le seuil de l’« habitation Ferronnet » sans être bien certain qu’il en est le légitime propriétaire. Il faut donc sinon la présence de maître Maublanc lui-même, au moins des papiers bien en règle. Ne vous offensez pas. Plus tard vous découvrirez combien un serviteur aussi fidèle est chose précieuse…

— Nous verrons cela à l’usage, madame. Eh bien, ajouta-t-il, s’efforçant de dissimuler sa déconvenue sous un sourire courtois, j’attendrai donc le rendez-vous de maître Maublanc à qui vous voudrez bien transmettre mes vœux de prompt rétablissement…

Eulalie Maublanc battit des mains comme une petite fille à qui l’on vient de promettre une robe neuve.

— Que c’est bien d’être si raisonnable ! Que je suis heureuse ! Nous allons nous voir, j’espère. Mais que je suis donc sotte et malapprise. Je vous tiens debout ici, par cette chaleur, sans vous offrir le moindre rafraîchissement ! Fifi-Belle, Fifi-Belle ! Apporte des rafraîchissements tout de suite, paresseuse ! Asseyez-vous donc, chevalier ! Prendrez-vous une orangeade, une raisinade, un punch ?… Je ne vous propose pas de tafia, ce serait indigne de vous.

Une petite négresse, coquettement vêtue d’un jupon de soie rouge sous une candale2 blanche brodée de petites fleurs, un « mouchoir-tête » drapé autour de sa tête ronde et de grands anneaux de cuivre aux oreilles, venait d’entrer portant un plateau chargé de verres qu’elle vint offrir à Tournemine cependant que Mme Maublanc ondulait jusqu’à un sofa où elle s’étendit à moitié, repoussant la mousseline de sa robe pour faire, à son visiteur, place à son côté.

— Venez vous asseoir là et causons un instant. Ce sera une charité envers une pauvre jeune femme très seule. Je m’ennuie tant !… Vous, vous arrivez de France, vous ne pouvez pas savoir. Ici, c’est le bout du monde… et vous, vous venez de France. De Paris et peut-être même de Versailles ? On dit que vous êtes officier aux gardes du corps ?

Pensant que les « on-dit » semblaient aller à bonne allure, Gilles, ne sachant trop comment se débarrasser de cette femme envahissante, prit au hasard un verre qui se révéla être une boisson douceâtre qu’il eût jugée infecte si elle n’eût été convenablement glacée et posa une fesse sur le bout du sofa ne tenant nullement, vu le peu de place qu’on lui laissait, approcher de trop près cette femme dont le lourd parfum de jasmin commençait à l’entêter. D’où il était, sa haute taille lui faisait déjà dominer suffisamment le large décolleté dont le contenu lui paraissait tout à coup singulièrement houleux. Mais il ne put éviter une main trop douce et légèrement moite qui se posa sur la sienne.

— Allons, méchant, ne vous faites pas prier ! Parlez-moi de Versailles. Vous connaissez la reine ?

— J’ai déjà eu l’honneur d’approcher Sa Majesté, mais cet honneur remonte à plusieurs mois et je ne saurais vous donner de nouvelles fraîches de Versailles. Avant de m’embarquer, j’ai séjourné assez longtemps en Bretagne, ma contrée natale, et je viens actuellement de New York.

— Eh bien ! parlez-moi de la reine. Est-elle aussi belle qu’on le dit ? Et qui est son amant, en ce moment ?

Il bénit hypocritement la phrase grossière et maladroite qui lui permettait de monter quelque peu sur ses grands chevaux… et de se relever dignement. En effet, faute de pouvoir l’attirer à elle, la dame avait entrepris de faire elle-même le chemin et se rapprochait dangereusement.

— Madame, dit-il gravement, j’ai peine à croire qu’une personne de votre qualité puisse prêter sa délicate oreille à de tels ragots. J’ai, personnellement, beaucoup de dévotion pour Sa Majesté et je n’ai jamais entendu dire qu’elle eût un amant. Elle forme, avec Sa Majesté le roi, un couple des plus unis. Je vous prie de me permettre de prendre congé… à regret comme bien vous l’imaginez, mais je dois me rendre à présent à l’intendance.

Le soupir qui s’échappa de la poitrine d’Eulalie aurait suffi à gonfler une montgolfière.

— Oh ! déjà ? Nous nous sommes à peine vus. Mais vous reviendrez, n’est-ce pas ?

— Certainement, madame. Après-demain…

Il eut droit à un nouveau soupir, plus gros encore que le premier si possible. Alors, se demandant si la dame n’allait pas lui sauter au cou, il se hâta de baiser la main grassouillette qui lui parut encore plus moite et battit en retraite vers la porte que lui ouvrit la négrillonne. Un instant plus tard, il foulait de nouveau le pavé poussiéreux des larges rues tirées au cordeau du Cap-Français avec l’impression réconfortante d’avoir échappé à un piège.

La chaleur était accablante, mais il eut tout de même l’impression de respirer mieux que dans la fraîche demeure du notaire. Cette mauvaise impression tenait sans doute à l’accueil, un rien trop affectueux, d’Eulalie Maublanc et peut-être au ton louangeur qu’elle employait pour parler de Simon Legros. Le notaire, lui, était sans doute un très brave homme que Gilles était tenté de plaindre d’être lié à ce genre de femme.

S’il n’eût écouté que son tempérament combatif, il eût exigé ses papiers tout de suite (après tout n’importe quel clerc devait pouvoir les lui donner) ou bien il eût laissé entendre qu’il s’en passerait bien pour aller prendre possession de son domaine, mais il s’efforça à quelque patience. Étant nouveau venu, il lui paraissait normal de faire quelques concessions aux manies et coutumes locales et de commencer à s’habituer dès à présent au rythme de vie, forcément ralenti, d’une ville tropicale. Ici, vraisemblablement, le temps ne comptait pas et une attente de deux jours de plus ou de moins ne devait avoir aucune espèce d’importance…

Ayant, de ce fait, du temps devant lui, il s’accorda le loisir d’une promenade à pied à travers cette ville dont il importait qu’elle lui devînt rapidement familière. Pour sa visite au notaire il avait, naturellement, changé de vêtements, troquant son fastueux mais pesant uniforme contre l’une de ces tenues de planteur qu’il avait fait faire à New York dans un coutil blanc à la fois léger et solide : habit à pans carrés et à boutons d’or largement ouvert sur une chemise de fine batiste et une cravate simplement nouée, la culotte assortie disparaissant dans des bottes souples. Un chapeau de paille fine cavalièrement retroussé sur le côté et une canne à pommeau d’or complétaient cette tenue aussi élégante qu’agréable. Mais si Tournemine, en se mettant à la mode du pays, pensait passer inaperçu il se trompait. En dépit de ses trente-sept rues tracées d’est en ouest et des dix-neuf qui les croisaient, en dépit d’un arrière-pays truffé de plantations diverses, le Cap était en fait une assez petite ville où chacun se connaissait et de nombreuses paires d’yeux suivirent la promenade de cet étranger de si haute mine – aussi bien au propre qu’au figuré.

Insoucieux de tous ces regards, il trouva plaisir à plonger dans la foule bruyante et violemment colorée qui, sous les branches ardentes des flamboyants ou les grappes bleues des jacarandas, semblait mener une kermesse permanente. Les Noirs étaient la majorité, mais tous n’étaient pas, tant s’en faut, en guenilles. Les esclaves « de maison » presque tous nés dans l’île et ayant reçu une certaine éducation étalaient des cotonnades claires, fleuries ou rayées, blanches, bleues, rouges et jaunes principalement, de hauts bonnets de mousseline, de gaze ou de foulard pour les femmes. Les affranchis, noirs ou mulâtres, ne se distinguaient des Blancs que par la couleur de la peau et un goût plus prononcé pour les teintes vives. Certains affichaient même un luxe extrême dans le choix des tissus de leurs vêtements et dans leurs bijoux. Auprès de ces hommes et de ces femmes dont le mélange des sangs avait souvent affiné les traits jusqu’à produire d’extraordinaires beautés, les nègres fraîchement débarqués, les « bozales », offraient un contraste frappant, celui de la sauvagerie et de la misère côtoyant l’aisance et la civilisation.

L’exotique beauté des femmes rencontrées attira souvent le regard de Tournemine. Il croisa des Noires qui ressemblaient à des idoles dédaigneuses sculptées dans l’ébène la plus lisse, des mulâtresses dorées comme des fruits mûrs qui promenaient avec elle une sensualité à fleur de peau. Il salua des femmes blanches qu’à leur élégance, peut-être un peu en retard sur les modes de Versailles mais compensée par le gracieux laisser-aller antillais, il reconnut pour des dames de la société. Coiffées de grands chapeaux penchés sur de hauts bonnets de dentelle où s’emprisonnaient leurs chevelures ou encore de gazes scintillantes, vêtues de blanc éclatant ou de couleurs tendres empruntées à toutes les nuances de l’arc-en-ciel, elles passaient nonchalantes au trot de calèches découvertes ou balancées au pas rythmé de quatre solides porteurs noirs dans de légers palanquins d’acajou garnis de rubans de soie claire dont les grands rideaux de mousseline couleur d’aurore, d’azur ou de neige, se gonflaient sous le vent léger comme les voiles de minuscules navires.

Séduit un peu plus à chaque pas, Gilles erra dans des ruelles étroites au sol en terre battue (seules quelques rues principales étaient pavées) bordées de charmantes maisons à un seul étage, mais dont les balcons couverts étaient autant de dentelles de fer peintes en blanc, en bleu ou en ocre. Les murs étaient passés au lait de chaux ou bien peints en jaune clair avec le tour des fenêtres blanc. De hautes palmes et des foisonnements de plantes grimpantes débordaient de tous les murs de jardin et de beaucoup de balcons.

Il rêva sur de charmantes places ombragées où chantaient de petites fontaines, s’attarda dans l’élégant cours Villeverd qui était l’artère la plus huppée de cette ville coloniale que sa grâce et son raffinement, sa vie joyeuse aussi, avaient fait surnommer « le petit Paris ». Un Paris infiniment plus gai, moins boueux et beaucoup plus ensoleillé que son modèle européen.

Dans la rue de la Joaillerie, il pénétra dans une boutique fraîche, fleurant la cannelle, acheta pour Judith un étonnant collier, sorte de haut carcan d’or ciselé comme une dentelle et garni d’une diaprure de perles fines, une belle croix d’or pour Anna et, pour Madalen, un mignon bracelet de petites perles alternant avec de minces folioles d’or. Quand il quitta la boutique, salué très bas par le bijoutier, celui-ci n’imagina pas un instant que seul le bracelet avait quelque importance aux yeux de son fastueux client et que croix et carcan n’avaient été que des alibis.

Ses présents bien rangés au fond de ses vastes poches, Gilles remontait les trois marches qui, de la boutique en contrebas, rejoignaient la chaussée quand une négrillonne qui pouvait avoir une dizaine d’années se jeta littéralement dans ses jambes en frétillant comme un petit chien, manquant de les jeter par terre tous les deux.

— Où cours-tu si vite ? demanda-t-il en la remettant d’aplomb sur ses pieds nus qui dépassaient d’un vaste cotillon de soie jaune retroussé sur un jupon brodé.

La gamine leva vers lui une petite figure ronde comme une sombre lune fendue par un large sourire neigeux.

— Toi vini’ acheter zolies choses, missié ? Toi ’iche ! Toi géné’eux ?

— Tu es bien curieuse ? Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Oh, à moi ’ien, mais là-bas, zolie ma’ame veut voi toi…

Là-bas, c’était, posé à l’ombre d’un gigantesque flamboyant, un grand palanquin dont les rideaux de soie jaune, soigneusement tirés, étaient garnis de crépines d’or.

— Il y a là-bas une dame qui veut me voir ? Pourquoi ? Elle ne me connaît pas.

— Li vu, li ma’qué3 !

Un peu méfiant car le palanquin au repos était gardé par quatre Noirs dont les pectoraux luisants avaient quelque chose d’inquiétant, Gilles hésitait. Comme pour l’encourager, la négrillonne cligna de l’œil et chuchota, la mine complice :

— Si li missié li aimer l’amou’, li content…

Franchement amusé cette fois, il frictionna du bout des doigts la tête crépue de la gamine. Si c’était là le style des dames de petite vertu locale, il avait au moins le mérite de l’originalité et aussi celui de se présenter à point nommé. Par cette lourde chaleur, faire l’amour devait être merveilleusement rafraîchissant et tonifiant.

Jetant une piécette à la négrillonne qui l’attrapa avec une agilité de singe, il se dirigea résolument vers le palanquin. Comme il se penchait pour écarter l’un des rideaux, une longue main couleur de bronze clair chargée de lourdes bagues en surgit comme un aspic, saisit sa main et l’attira à l’intérieur avec une force étonnante chez une femme. Le rideau retomba sur lui et Gilles se retrouva à genoux au milieu d’une collection de coussins de satin jaune sur lesquels une femme était étendue.

Dans le clair-obscur du palanquin fermé, il vit qu’à l’exception d’un barbare collier d’esclave en or massif auquel pendait comme une goutte de sang une larme de rubis, elle était entièrement nue. Elle avait dû rejeter l’ample robe de soie noire, repoussée dans un coin et, tapie parmi ses coussins dorés, elle observait son visiteur à travers les cils invraisemblablement longs qui abritaient des yeux couleur d’ambre semblables à ceux des chats. La coupe triangulaire du visage aux traits fins accusait cette ressemblance. Seule la bouche lourdement ourlée et l’énorme auréole de cheveux noirs aux frisures serrées qui la coiffait accusaient la négritude chez cette créature dont la beauté sauvage était celle d’une panthère…

Sans un sourire, sans un mot, mais sans cesser de le fixer de ses étranges prunelles, la femme attira Gilles sur son corps dont les seins pointus, fermes comme un marbre chaud, ne plièrent pas sous son poids. Un parfum inconnu, à la fois poivré et sucré, monta aux narines du chevalier tandis que les longs doigts de la femme s’aventuraient sur lui, mais il n’avait aucun besoin d’être excité à l’amour. Cette belle mulâtresse irradiait une intense sensualité et il fallait un seul coup d’œil pour avoir envie d’elle.

Ils firent l’amour en silence et se séparèrent sans avoir échangé une seule parole. La fille accepta la pièce d’or que Gilles lui offrait puis le poussa doucement dehors. À ce moment seulement il la vit sourire, un énigmatique sourire dont il ne parvint pas à démêler la signification.

À peine eut-il mis pied à terre que les porteurs soulevaient le palanquin qui s’éloigna paisiblement et disparut dans l’une des rues qui menaient au port. Gilles le suivit de loin sans aucune pensée d’observer où il se rendait, d’ailleurs. Simplement, c’était son chemin à lui aussi pour regagner son bateau, mais il se sentait extraordinairement bien, le corps dispos et l’esprit clair, amusé d’ailleurs par le fait que, dans cet étonnant pays, on pouvait faire l’amour dans la rue sans que personne s’en souciât. Il est vrai qu’en quittant l’inconnue au corps de bronze, il avait été surpris de constater qu’il n’y avait presque plus personne dans ces rues.

L’explication lui en fut fournie quand il déboucha sur le port, ou, tout au moins, s’efforça d’y déboucher et de gagner l’appontement où l’attendait le canot du Gerfaut. Toute la ville était là, ou peu s’en fallait, comme elle avait été là ce matin. Cette fois, il s’agissait de voir partir le vaisseau de la Marine royale. Le Diadème allait reprendre la mer et, sur le môle, un groupe brillant de personnages officiels agitait mouchoirs et écharpes en direction des chaloupes qui ramenaient à bord le commandant et son état-major. Toutes les fenêtres donnant sur le port étaient garnies de femmes en robes claires dont certaines pleuraient tandis que sonnaient les fifres et battaient les tambours du régiment d’infanterie de la Milice rangé en bon ordre devant les magasins du quai Saint-Louis. Apparemment, ceux qui partaient laissaient des regrets.

Non sans peine, Tournemine parvint à s’insinuer dans l’inextricable fouillis d’hommes, de femmes, d’enfants, de chiens, de moutons et même de porcs enchevêtrés aux chariots transportant les tonneaux de mélasse ou de sucre qui allaient prendre bientôt le chemin de la métropole car, depuis le début du mois, les récoltes de cannes à sucre allaient leur train. Tout cela donnait une odeur qui n’avait rien de paradisiaque, encore aggravée par la pesanteur du temps et les nuages qui accouraient, annonçant l’orage, quotidien en cette saison. Et ce fut avec un soupir de soulagement que Gilles sauta dans la chaloupe et se fit ramener à bord.

Ce fut pour y essuyer une scène de ménage.

Debout à la coupée, Judith l’attendait, boudeuse et l’œil plus sombre que jamais.

— Puis-je savoir combien de temps vous allez encore nous garder ici, comme si nous étions une cargaison suspecte, soumise à quarantaine ? Pourquoi n’allons-nous pas à terre ?

— Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous y alliez mais accompagnée, bien sûr. Une dame de qualité ne se promène pas seule dans une ville comme le Cap-Français. Je ne peux guère vous conseiller d’emmener Fanchon. Son bras immobilisé s’accommoderait mal du contact de la foule, mais vous pouvez descendre avec Mme Gauthier et sa fille qui souhaitent sans doute elles aussi mettre pied à terre. Le lieutenant Ménard pourrait vous escorter…

— Ne tournez donc pas autour du pot. Pourquoi ne descendrais-je pas avec vous ? Vous auriez pu m’emmener tout à l’heure au lieu de filer à l’anglaise pendant la sieste…

Mis de bonne humeur par sa petite aventure en dépit de la déconvenue essuyée chez le notaire, Gilles se mit à rire.

— Je vous ai dit, à déjeuner, que je devais voir le notaire. Je ne pouvais pas vous y emmener. Nous aurions eu l’air d’un couple de boutiquiers.

— Et vous avez passé tout ce temps-là chez le notaire ? riposta Judith acerbe. J’ai peine à le croire car un message est venu tout à l’heure m’apporter une invitation instante, de la part de Mme Maublanc, à prendre logis chez elle durant le temps que nous resterons ici.

Cette fois, la belle humeur de Gilles disparut. Il n’aimait pas l’indiscrétion et l’insistance de cette femme était déplaisante. Installe-t-on des gens chez soi lorsqu’on a un malade à la maison ?

— C’est ridicule ! Cette Mme Maublanc est folle. Son mari a une angine. Avez-vous envie d’attraper son mal et de rester couchée huit jours chez un notaire ? Allons, Judith, ne faites pas cette tête. Je vous emmènerai à terre demain puisque je ne pourrai prendre possession de mes papiers qu’après-demain.

— Cela ne me dit pas ce que vous avez fait après votre visite au notaire.

Il la regarda sans songer à dissimuler sa stupeur.

— Me feriez-vous l’honneur de surveiller mes faits et gestes et d’être jalouse ?

— Moi, jalouse ? Quelle sottise ! Simplement je ne veux pas être traitée comme tous ces gens que vous avez emmenés et à qui vous pouvez imposer d’aller ou de rester là où il vous plaît et quand il vous plaît. Je suis votre femme.

— Personne n’a jamais dit le contraire. Et tenez, ceci vous prouvera, j’espère, que je ne vous ai pas oubliée durant cette première prise de contact avec le Cap.

Tirant de sa poche le plus grand des trois écrins qu’elle contenait, il l’offrit à la jeune femme interdite. Elle rougit brusquement.

— Pour moi ?

— Mais bien sûr ! Comme vous l’avez si bien rappelé, vous êtes ma femme… et vous n’êtes guère riche en bijoux. Il est temps de remédier à cet état de choses si vous voulez tenir votre rang dans la société.

Avec une joie enfantine, elle ouvrit la boîte gainée de soie, en tira le joyau qu’elle fit jouer au bout de ses doigts.

— Que c’est joli ! Et comme il va bien aller avec la robe blanche que je mettrai ce soir. Merci, Gilles, vous êtes un amour ! Grâce à vous, je compte bien être la plus élégante, ce soir, au souper du gouverneur…

Toute à son plaisir, elle virevolta comme si elle allait se mettre à danser sans cesser de contempler le collier posé sur sa main. Gilles l’arrêta.

— Qu’avez-vous dit ? Le souper du gouverneur ?

— Oh ! c’est vrai, vous n’êtes pas au courant. C’est que le messager n’est venu qu’il y a une heure : M. le gouverneur des Îles Sous-le-Vent nous invite à souper ce soir dans ce beau palais que vous voyez là-bas, sur la colline.

— Oh non ! gémit Gilles qui n’avait aucune envie de retourner à terre ce soir. Et vous avez accepté ?

— Le moyen de faire autrement ? Le messager est parti sans demander de réponse. Évidemment, cela ressemble davantage à un ordre qu’à une invitation normale, mais il serait peut-être bon de faire oublier votre désinvolture de ce matin. Une voiture nous attendra sur le quai à neuf heures.

— Allons ! grogna-t-il, je vois qu’il n’y a pas moyen d’y échapper. À présent, vous feriez mieux de rentrer. Le ciel devient noir et le vent se lève.

Comme pour lui donner raison, une pluie diluvienne s’abattit brusquement sur eux noyant d’un seul coup le port plein de bateaux, la rade où le Diadème, esclave de la marée qui l’avait obligé à partir, louvoyait en attendant la fin de l’orage et l’île tout entière dont les contours devinrent curieusement irréels.

Laissant Judith regagner sa cabine, Gilles descendit voir comment allait Moïse et trouva Pongo auprès de lui. Le géant noir ronflait avec une ardeur réjouissante. Sa peau, grise ce matin, retrouvait sa belle teinte couleur de châtaigne foncée et, en posant doucement sa main sur le front où perlaient des gouttes de sueur, Gilles constata que sa température était normale compte tenu de la chaleur ambiante. Le changement survenu dans son état était aussi étonnant que spectaculaire.

— Je commence à croire que cet Irlandais est une espèce de génie, fit-il.

Pongo haussa les épaules.

— Pas étonnant lui chassé de son école. Mauvais être génie au milieu ignorants ! Beaucoup de gens mourir encore avant ignorance et paresse devenir savoir. Géant noir avoir de la chance…

— Il n’a toujours pas parlé.

— Dans sommeil, oui, mais langue inconnue.

L’orage dura une bonne heure mais, en se retirant, laissa un paysage bien lavé où toutes choses, dégoulinantes de gouttelettes, scintillaient sous les rayons déclinants du soleil et une chaleur moins pesante. Il faisait presque frais lorsque Gilles et Judith rejoignirent, sur le quai Saint-Louis, la voiture officielle qui les attendait. La nuit était tombée brusquement mais une lune magnifique et ronde se levait et déversait sa lumière argentée sur la ville où s’allumaient des centaines de petites lumières pareilles à des lucioles.

Au flanc de la montagne dominant la mer, la résidence du gouverneur brillait comme un phare, éclairant les jardins touffus et chargés de senteurs diverses qui l’assaillaient.

Cette ancienne maison des jésuites, abandonnée par eux lorsque l’ordre avait été dissous en 1762, avait été adoptée comme résidence officielle par le comte d’Estaing lorsqu’en 1763 il avait été nommé gouverneur des Îles Sous-le-Vent. Ami du faste, le nouveau représentant du roi avait entrepris, dans la vieille demeure, des travaux considérables, redessinant les jardins et meublant les pièces avec un luxe qui avait laissé pantois ses administrés, mais M. d’Estaing, dont la garde-robe était imposante, ne comportant pas moins de cent chemises et presque autant d’habits, qui apportait avec lui une fabuleuse argenterie, était décidé à mener grand train pour impressionner les colons dont la plupart, il faut bien le dire, vivaient dans des conditions de confort assez moyennes.

Il n’avait réussi qu’à s’attirer une opposition virulente, ses administrés ne se gênant pas pour dire qu’il dilapidait là un peu excessivement les deniers de l’État, et quand, excédé, il avait quitté l’île trois ans plus tard, son successeur, le prince de Rohan, avait jugé préférable de s’installer à Port-au-Prince. Depuis, la résidence était revenue au Cap et les gouverneurs qui s’étaient succédé avaient trouvé quelque plaisir à habiter cette superbe demeure d’où l’on découvrait un admirable panorama et où l’on était rafraîchi par une légère brise changeant agréablement de la lourde chaleur de la ville.

Mais les salons aux boiseries dorées, les meubles aux soieries précieuses et les fleurs qui éclataient un peu partout ne sauvèrent pas les Tournemine de l’ennui d’une soirée mortelle.

En effet, bien qu’il ne fût installé que depuis l’année précédente, le comte de La Luzerne, lieutenant général des Armées du roi, ne se plaisait guère à Saint-Domingue dont il assimilait mal l’atmosphère sensuelle et indolente. C’était avant tout un soldat et un marin, un de ces Normands froids et courtois, quelque peu puritains, dont la race s’est si bien acclimatée à l’Angleterre et il portait avec quelque hauteur ce prénom de César qu’il avait d’ailleurs en commun avec ses deux frères, l’évêque de Langres et le chevalier de Malte qui avait représenté la France outre-Atlantique au moment des premiers soulèvements des Insurgents. Lettré, au surplus, il partageait son admiration entre son oncle Malesherbes dont il prenait les idées généreuses sur l’attribution d’un état civil aux protestants, et les grands hommes de la Grèce antique.

Visiblement, La Luzerne accomplissait une courtoise corvée en recevant ce nouveau venu dont il n’avait guère apprécié le peu d’empressement à se rendre auprès de lui et qui n’offrait plus guère d’intérêt dès l’instant où il n’était pas chargé de mission auprès de lui. Seule, la beauté de Judith rayonnante dans une robe de soie blanche discrètement brodée d’or, son long cou serti dans le haut collier offert par Gilles, mit quelque lumière sur un repas essentiellement protocolaire, servi dans une vaste salle à manger où les serviteurs étaient beaucoup plus nombreux que les convives, chacun d’entre eux ayant, debout, derrière sa chaise, un valet noir en livrée bleu et or dévoué à son seul service. Seule femme avec Judith, Mme de La Luzerne était parfaitement incolore.

La conversation consista surtout en un long monologue du gouverneur touchant les guerres de la Grèce antique. Il travaillait alors à une traduction de la Retraite des Dix Mille et n’en épargna aucun détail à ses hôtes plus ou moins accablés. Cette longue période de silence forcé permit à Gilles de se rendre compte de l’évidente admiration que sa femme suscitait chez le baron de Rendières. Le fringant aide de camp couvrait la jeune femme d’œillades assassines quand il ne laissait pas ses regards évaluateurs s’attarder impudemment sur la courbe de ses épaules nues ou sur les rondeurs de sa gorge.

« Un de ces jours, pensa Gilles agacé, il faudra que je lui administre un ou deux coups d’épée pour lui apprendre à vivre. Ce faquin la déshabille des yeux comme si c’était une esclave sur le marché. »

Aussi quand, le repas achevé, Rendières, qui s’était littéralement rué pour offrir une tasse de café à Judith, resta planté devant elle la mine avantageuse, Gilles, laissant là Mme de La Luzerne qui entamait une conférence sur la dégradation de l’Église dans les îles et ne s’aperçut d’ailleurs pas de son éclipse, alla rejoindre sa femme. À la légère grimace du baron en le voyant paraître, il comprit qu’il n’était pas le bienvenu, mais Rendières dut faire contre mauvaise fortune bon cœur. Le moyen de chercher noise à un mari de cette encolure ?

— Mme de Tournemine me dit que vous comptez vous installer tout de suite sur votre plantation ? J’espère qu’elle se trompe ?

— Et pourquoi se tromperait-elle ?

— Vous n’allez pas, à peine arrivé, priver le Cap de la plus jolie femme qu’on y ait vue depuis longtemps ? Ce ne serait pas amical. En outre, la saison n’est guère agréable pour vivre à la campagne…

— Baron, nous ne sommes pas venus à Saint-Domingue pour y mener une intense vie mondaine mais bien pour y faire pousser de l’indigo et du coton. Mme de Tournemine ne m’a jamais laissé entendre que ce programme lui déplût en quoi que ce soit.

— Parce qu’elle ignore encore l’isolement d’une plantation. Ici, au moins, on vit. Nous avons agréable société, théâtres, concerts. Nous avons les bals du gouverneur et ceux de l’intendant général…

— Au fait, fit Gilles rompant les chiens sans plus de façon, j’espérais en venant ici y rencontrer justement M. de Barbé-Marbois. J’avais certaines questions d’ordre économique à lui poser…

Le sourire, un peu jauni, de Rendières reprit de son éclat.

— M. l’intendant général se trouve à Port-au-Prince pour quelques jours. Vous voyez bien qu’il vous faut rester…

— Pourquoi rester ? « Haute-Savane » n’est qu’à dix lieues environ du Cap… et j’ai de bons chevaux. Madame, je suis navré de vous arracher à si agréable compagnie, ajouta-t-il en offrant son bras à Judith, mais je souhaiterais prendre congé. Il me semble que le temps se couvre de nouveau et je préfère rentrer à bord…

Ignorant la mine offensée de l’aide de camp qu’il crut bien entendre marmonner quelque chose qui ressemblait à « ours mal léché », il entraîna la jeune femme, un peu surprise de cette précipitation, alla avec elle saluer leurs hôtes et quitta le palais du gouverneur.

— N’allons-nous pas être taxés d’une hâte quelque peu discourtoise ? demanda Judith tandis que la voiture redescendait vers la ville par une agréable route bordée d’acajous en fleur.

— Teniez-vous tellement à vous laisser faire la cour par ce fat insolent pendant une heure ou deux de plus ? Personnellement, je ne tenais pas à achever la soirée en lui appliquant quelques soufflets pour lui apprendre comment il convient de regarder une honnête femme…

Il y eut un petit silence puis, soudain, Judith se mit à rire d’un rire peut-être un petit peu tremblant.

— Ma parole, ceci ressemble assez à une scène de jalousie.

À son tour, il se mit à rire.

— Jalousie ? Voilà un mot que l’on n’emploie guère dans notre monde lorsqu’il s’agit d’un couple marié. Cela implique l’amour et l’amour est du dernier bourgeois dans un ménage, vous le savez bien. Non. Je tiens simplement à ce que l’on vous respecte. Vous portez mon nom, il me semble.

— Je crois que, si je pouvais encore garder quelque illusion sur les sentiments que vous me portez, ces illusions cesseraient de vivre à l’instant. On ne saurait dire plus clairement à une femme qu’on ne l’aime pas… ou qu’on ne l’aime plus…

— Cela a-t-il vraiment quelque importance pour vous ? Vous ne m’avez pas non plus laissé ignorer qu’un autre avait pris dans votre cœur la place que je croyais mienne. Alors, que venez-vous me parler de mes sentiments ?

Elle se tut un long moment et il n’osa pas la regarder. Elle était, à ses côtés, une ombre blanche, soyeuse et parfumée, une présence dont il connaissait le charme et la féminité et, cependant, il se sentait curieusement indifférent en dépit du mouvement d’humeur de tout à l’heure. Non, il n’était pas jaloux de Judith. Il en était certain, aussi certain que de l’impossibilité où il eût été de se contenir si les regards déshabilleurs de Rendières s’étaient promenés sur Madalen. Là, très certainement, il aurait vu rouge et l’ennuyeux souper se fût sans doute terminé par un duel…

Il sentit, soudain, une main légère et douce se poser sur la sienne.

— Gilles, murmura Judith, avez-vous songé que c’est la première fois que nous sortons ensemble ? C’est la première fois que nous apparaissons aux yeux du monde comme un couple ?

— En effet mais ce n’est pas, j’imagine, la dernière. Il faut nous habituer à vivre côte à côte, à faire ensemble des visites, à recevoir et j’en suis heureux.

— Vraiment ? Êtes-vous sincère ?

— Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous êtes très belle, Judith, et n’importe quel homme de goût ne peut qu’être fier de vous avoir pour compagne.

Elle eut le même petit rire triste que tout à l’heure en contemplant, sur le fond clair de la nuit, l’arrogant profil de son mari.

— Satisfaction purement esthétique, si je comprends bien ? Suis-je donc condamnée à n’être pour vous qu’un… objet décoratif ? Ai-je perdu tout pouvoir de vous émouvoir ?

Cette fois, il se tourna vers elle et la perfection de sa beauté le frappa comme une balle. Elle était émue et cette émotion lui allait bien. Ses yeux étincelaient comme des diamants noirs et ses belles lèvres humides tremblaient légèrement tandis que, dans leur nid de dentelles, ses seins palpitaient doucement. Un instant le blond fantôme de Madalen disparut. Épouvanté, Gilles retrouva intact l’un de ces élans de passion sauvage que Judith lui inspirait jadis. Il allait la prendre dans ses bras, la dévorer de baisers, la couvrir de caresses pour la joie violente de voir ses yeux pâlir et de l’entendre crier dans la volupté.

Déjà il se penchait vers elle, vers cette bouche tendre, vers cette gorge offerte quand, entre leurs deux corps qui s’appelaient, une ombre se glissa, celle de Rozenn lâchement abattue, de Rozenn qui dormait à présent son dernier sommeil loin de la terre bretonne parce qu’un matin, à l’aube, cette affolante sirène qui portait son nom l’avait tuée, avec une pierre, comme une bête que l’on chasse. Cette femme était une meurtrière. Il la savait dangereusement habile pour prendre un homme dans ses filets. C’était une parfaite comédienne et cet instant d’émotion qu’elle lui offrait n’était sans doute qu’une scène artistement jouée…

Le charme dangereux qui venait de le tenir un instant captif s’évanouit. Gilles se redressa.

— Ne vous ai-je pas démontré… un peu trop énergiquement peut-être, que j’étais toujours sensible à votre beauté ?

— Comme vous pourriez l’être à celle de n’importe quelle autre femme, sans doute ?

— Vous n’êtes pas n’importe quelle autre femme…

— Pas d’hypocrisie, je vous prie. Mieux vaut la vérité que les faux-semblants. Vous me désirez, rien de plus…

Le ton montait et il pouvait voir, à présent, la colère enflammer les yeux de Judith. Gilles sourit.

— C’est déjà beaucoup, il me semble. Bien des femmes ne peuvent en dire autant. Pourquoi nierais-je que je vous désire violemment parfois ? Votre corps est de ceux auxquels un homme normal ne saurait résister.

La voiture avait atteint le cours Villeverd et prenait de la vitesse. Un vent léger et plus frais enveloppait les deux jeunes gens ; pourtant Judith, comme si elle avait trop chaud, avait déployé son éventail et l’agitait sur un rythme nerveux. C’était, au bout de ses doigts, comme un papillon scintillant. Elle se mordit les lèvres et détourna la tête.

— Quelle suffisance, en vérité ! gronda-t-elle entre ses dents. Il ne vous vient pas à l’idée que je pourrais refuser ce rôle de femme de harem que vous m’offrez si généreusement ? Je suppose, tout de même, que l’on connaît, ici, l’usage des serrures et des verrous…

Brusquement, Gilles saisit le poignet qui agitait l’éventail et, prenant, de son autre main, le menton de sa femme, obligea Judith à le regarder.

— Je ne vous en conseille pas l’usage, ma chère ! J’entends que vous vous comportiez dans ma maison comme doit se comporter une épouse normale. J’entends tirer de vous une famille. Je veux des fils, des filles. Aussi, sachez-le bien, aucune porte si solide soit-elle, aucun verrou si bien tiré qu’il soit, ne m’empêchera de vous rejoindre lorsque j’aurai envie de vous. À présent, ravalez donc la fureur qui fait si magnifiquement briller vos yeux noirs car nous arrivons et je ne pense pas que vous souhaitiez me faire une scène en pleine rue.

La voiture tournait, en effet, le coin du quai et venait s’arrêter à l’amorce de la digue, à l’endroit où le canot devait venir reprendre les Tournemine pour les ramener à bord. Baisant rapidement le poignet qu’il tenait toujours, en manière d’apaisement, Gilles prit dans sa poche un sifflet de quartier-maître et en tira trois coups courts et deux coups longs pour appeler la chaloupe. La distance était faible. En effet, à quelques encablures de là, le Gerfaut toutes lanternes allumées reflétait son élégante silhouette dans l’eau calme du port.

Sautant à terre, Gilles offrit sa main à sa femme pour l’aider à mettre pied à terre, mais, repoussant dédaigneusement cette main, la jeune femme descendit sans son secours. Le nuage blanc de sa robe glissa rapidement jusqu’à l’amorce de l’escalier où l’on allait venir les prendre tandis que la voiture envoyée par le gouverneur faisait demi-tour et rebroussait chemin.

À l’exception d’une ou deux tavernes d’où s’échappaient des rires et des chansons, le port semblait dormir entre ses vieux forts à la Vauban dont les murs gris s’argentaient sous la lune. Hormis sur le Gerfaut où le canot débordait, tout était tranquille.

Devinant qu’il valait mieux laisser Judith à sa solitude, Gilles fit quelques pas vers une pyramide de tonneaux disposée près d’une cabane de douaniers. Et, soudain, ce fut l’attaque… et le cri de Judith qui, s’étant retournée machinalement pour voir ce que faisait Gilles, avait, en un éclair, compris ce qui se passait.

— Attention, Gilles !

Surgis de derrière les tonneaux dont l’un, violemment poussé, s’abattit sur le sol et roula devant eux, sept ou huit hommes s’élancèrent vers Tournemine, brandissant des bâtons et des machettes, ces redoutables sabres d’abattis, effilés comme des rasoirs, qui servent à couper les cannes à sucre. C’étaient presque tous des Noirs, nus jusqu’à la ceinture, montrant leurs dents blanches dans des grimaces féroces. Presque, car deux Blancs commandaient l’assaut mais ils étaient masqués afin que nul ne pût les reconnaître.

Seul en face de cette horde, Gilles battit en retraite et alla s’adosser à une pile de bois. L’épée qu’il avait au côté n’était qu’une arme de parade et ne pouvait guère lui être utile contre les sabres de ses assaillants, mais, par chance, une longue gaffe traînait sur le quai. Il s’en saisit et commença à frapper de tous côtés, un peu au hasard, renseigné seulement ici ou là par un cri de douleur sur la portée de ses coups. Eût-il été seul qu’il ne se serait pas autrement inquiété car il se savait assez fort pour tenir tête à la bande jusqu’à l’arrivée de ses marins mais, là-bas, trois autres hommes venaient d’apparaître, maîtrisaient Judith et s’efforçaient, en dépit de ses cris, de l’entraîner et Gilles ne voyait pas comment secourir sa femme.

Un coup de feu claqua, puis un autre tandis qu’une voiture précédée de deux porteurs de lanterne débouchait sur le lieu du combat. L’un des hommes qui tenaient Judith s’écroula.

— Tenez bon, monsieur ! cria une voix d’homme. Mes serviteurs et moi venons à votre rescousse…

— Occupez-vous de ma femme. Moi, je peux tenir, répondit-il tandis que, sous sa terrible gaffe, craquait le crâne d’un de ses assaillants.

Mais ceux qui montaient le canot avaient vu ce qui se passait et faisaient force rames. Deux marins bondirent en voltige sur l’escalier du môle et se jetèrent sur ceux qui essayaient d’entraîner Judith vers une ruelle obscure. Malheureusement, l’un d’eux tomba, frappé d’un coup de couteau et l’autre eût peut-être eu le même sort si le pistolet de l’homme à la voiture n’avait craché de nouveau. Jugeant alors la partie perdue, celui qui restait lâcha Judith et, avec un juron, se jeta dans l’ombre dense de la ruelle où il disparut, bientôt suivi par les deux hommes masqués qui préférèrent s’enfuir, abandonnant leur troupe, à présent réduite à quatre Noirs.

Ceux-ci se virent perdus. Les coups de feu avaient réveillé le port. Des portes et des volets s’ouvraient. Le poste de la Milice, situé à peu près au milieu du quai, lâchait ses hommes qui accouraient en bouclant leurs baudriers. Les assaillants restants choisirent la fuite. Impossible vers la ville où la rue du Gouvernement et la rue de Penthièvre s’animaient, elle l’était encore vers la mer et, lâchant leurs armes, les Noirs s’élancèrent sur le môle, coururent jusqu’au bout et, de là, plongèrent dans l’eau noire sans que personne ait pu les en empêcher. Seuls demeurèrent sur place un blessé et un mort qui gisait dans son sang, la tête ouverte d’un coup de gaffe.

De la voiture, une dame s’était élancée vers Judith qui, terrorisée, était en train de s’évanouir sur l’un des « cabrouets » servant à transporter les marchandises entre les magasins et les bateaux cependant que son mari rejoignait Gilles auprès de sa pile de bois.

— Ma reconnaissance vous est acquise, monsieur, haleta celui-ci en jetant la gaffe dont il venait de faire un si rude usage, mais, en vérité, je ne sais comment vous remercier. Sans votre intervention, je crois bien que nous étions perdus, ma femme et moi.

L’inconnu haussa les épaules avec désinvolture. C’était un homme d’une quarantaine d’années, grand et solidement bâti, avec un visage plein dont l’expression affable et les yeux bleus pleins de naturelle gaieté annonçaient un joyeux vivant mais sans exclure une certaine énergie qui devait aller éventuellement jusqu’à la dureté. Irréprochablement habillé de soie grise brodée d’argent, il ne portait pas de perruque, s’étant contenté de resserrer dans un ruban de soie noire noué sur la nuque ses cheveux poivre et sel qui semblaient d’ailleurs avoir quelque peine à rester attachés.

— Vous vous défendiez assez bien, il me semble, fit-il en riant, et vous auriez sans doute tenu jusqu’à l’arrivée de ces marins. Les vôtres, sans doute ? ajouta-t-il en voyant le chef de nage du bateau s’approcher d’eux, le bonnet à la main.

— Les miens, en effet. Je me nomme Gilles de Tournemine et nous rejoignions notre bateau que vous voyez là, ma femme et moi, après un souper chez le gouverneur, lorsque nous avons été attaqués. Me ferez-vous l’honneur de me dire à qui je dois tant ?

— Vous ne me devez rien du tout, sinon la revanche en cas de besoin. Mon nom est Gérald Aupeyre-Amindit, baron de La Vallée. Je suis planteur de café sur la côte nord, vers le Gros Morne. C’est la chance qui a voulu que, rentrant du théâtre, j’aie voulu passer par ici afin de voir si un navire sur lequel j’ai des intérêts et que l’on a signalé avant l’orage de ce soir est entré au port ou, tout au moins, en rade. Mais, j’y pense, vous pouvez peut-être me renseigner ? Avez-vous vu entrer un gros brigantin nommé le Marquis noir ?

— Je n’ai vu entrer aucun bateau après l’orage, tout au moins jusqu’à ce que je quitte mon bord vers neuf heures. Qu’y a-t-il, Germain ? ajouta Gilles à l’adresse de l’homme qui s’était approché.

— C’est Petit-Louis, monsieur. Il a pris un mauvais coup de couteau. Faudrait s’en occuper.

— Qu’à cela ne tienne, dit La Vallée. Portez-le dans ma voiture, on va le conduire à l’hôpital de la Charité.

— Vous êtes l’amabilité même et j’espère que vous ne m’en voudrez pas si je vous dis que je n’ai guère confiance en cet hôpital. En revanche, si vous pouviez me dire où se trouvent le marché aux herbes et la boutique d’un Chinois nommé Tsing-Tcha ?…

Il n’aurait jamais cru produire un tel effet. Pris d’une quinte de toux, le baron jeta vers le groupe formé par sa femme, Judith et une grosse négresse qui était accourue en renfort, un regard affolé. Puis, rassuré, car, apparemment, ces dames ne lui prêtaient aucune attention :

— Parlez plus bas, s’il vous plaît ! Naturellement, je connais Tsing-Tcha… comme tous les hommes de l’île. Ce vieux forban vend des drogues géniales et, surtout, certains aphrodisiaques grâce auxquels un eunuque pourrait repeupler un désert. Malheureusement, nos femmes aussi le connaissent… de réputation tout au moins et n’aiment guère que l’on prononce son nom devant elles. Mais, dites-moi, croyez-vous que ce soit de ça qu’ait besoin votre blessé ?

Gilles n’avait pu s’empêcher de rire.

— Non, bien sûr, mais si vous vouliez bien indiquer le chemin à Germain, j’en serais heureux tout de même. Germain, allez chez ce Chinois et ramenez-moi le docteur Finnegan.

Mais Germain n’eut même pas le temps de prendre la direction que lui indiquait La Vallée. Il s’élançait déjà quand un autre marin vint dire que l’homme venait de mourir et, ramenés à la pénible réalité, Tournemine et son compagnon ne purent que constater qu’en effet il n’y avait plus rien à faire.

— Emportez-le au bateau, ordonna le chevalier. Demain, nous irons chercher un prêtre et nous l’immergerons dans la rade. Ramenez-le maintenant, puis revenez nous chercher, Mme de Tournemine et moi. Oui, sergent, je suis à vous…

Ces derniers mots s’adressaient au chef de l’escouade de la Milice qui, pour la forme plus que pour autre chose et uniquement d’ailleurs parce qu’il s’agissait visiblement de notables, venait poser quelques questions. Tournemine lui retraça rapidement ce qui s’était passé, ajoutant qu’arrivé le matin même il ne comprenait pas pourquoi on l’avait attaqué, à moins qu’il ne s’agît de gens qui en voulaient à sa bourse.

— J’ai peine à le croire car deux hommes blancs, masqués, commandaient cette troupe et se sont enfuis quand les choses ont mal tourné pour eux, ajouta-t-il.

— Nous avons un prisonnier. Un blessé. Mais il peut encore parler et vivre suffisamment pour être pendu.

Assis par terre au milieu des soldats qui le gardaient, l’homme, un Noir à la peau très sombre, geignait doucement en comprimant sa cuisse qu’un coup de gaffe avait déchirée. Il roulait de gros yeux blancs d’où coulait un flot incessant de larmes et semblait ne rien comprendre aux questions que lui posaient les miliciens.

— Il ne doit pas y avoir longtemps qu’il est arrivé d’Afrique, dit La Vallée. À première vue, je dirais que c’est un Agoua de la Côte-de-l’Or ou un Mina…

— Je vous admire de vous y connaître ainsi. Pour moi, un Noir est un Noir, plus ou moins foncé, voilà tout !

— J’ai fait un peu de traite avant mon mariage et je connais bien la côte africaine. Je peux essayer de l’interroger.

Il se mit à parler rapidement dans une langue assez gutturale, lançant les mots comme des aboiements. Les larmes de l’esclave cessèrent comme par enchantement tandis qu’une lueur qui ressemblait à de l’espoir montait dans ses yeux désolés. Il répondait avec un empressement touchant.

— C’est bien ce que je pensais, dit le baron planteur. Il est arrivé ici il y a environ un mois. L’homme qui l’a acheté, avec sa femme enceinte, est un Blanc impitoyable qui, si j’ai bien compris, l’a emmené sur une plantation d’herbe bleue qui doit être à une certaine distance. Ce soir, un peu avant le coucher du soleil, lui et son « commandeur » ont pris quelques-uns des plus forts parmi les nouveaux arrivés et les ont menacés des pires sévices s’ils n’accomplissaient pas la besogne pour laquelle on les emmenait. Celui-là, le maître a menacé de faire déchirer sa femme par ses chiens. On les a entassés dans une carriole et on les a amenés ici. Il faisait nuit. Celui qui les menait s’est arrêté en arrivant au port pour causer avec un Noir qui avait, paraît-il, un beau costume en soie et des cheveux blancs qui devaient être une perruque. On les a postés et vous savez la suite. Il semble bien que nous soyons en présence d’un guet-apens bien préparé. En prenant des « bozales » tout frais émoulus de leur savane, ces gens ne craignaient pas d’être dénoncés en cas d’échec. Avez-vous donc déjà un ennemi à Saint-Domingue ? C’est étrange si vous n’êtes que de passage ?

— Connaissez-vous, dans la région du Limbé, une plantation d’indigo que l’on appelle « Haute-Savane » ? J’en suis le nouveau propriétaire…

— Vous êtes… Oh ! Alors, tout s’explique ! Ce démon de Simon Legros n’a certainement aucune raison de souhaiter vous voir arriver vivant là-haut. C’est un homme redoutable, savez-vous ? Il est probable qu’il a été avisé de votre arrivée dès l’instant où vous avez jeté l’ancre. Vous allez avoir du mal avec lui, et je ne saurais trop vous conseiller de laisser votre épouse en ville jusqu’à ce que vous ayez mis le personnage au pas. Mais allons donc rejoindre ces dames…

— Un instant, je vous prie…

Les miliciens, en effet, s’apprêtaient à emmener leur prisonnier qui avait recommencé à pleurer. Tournemine les arrêta.

— Libérez cet homme, sergent. D’après ce que vient de m’apprendre M. de La Vallée ici présent il appartient à ma plantation, donc à moi. Mes hommes s’occuperont de lui.

Une pièce d’or glissée dans la main du militaire acheva de dissiper les scrupules qui pouvaient lui rester et l’esclave fut libéré. Sur l’ordre de La Vallée, il alla s’asseoir sur l’escalier du môle pour attendre d’être emmené lui aussi au bateau tandis que le chevalier et son nouvel ami rejoignaient la voiture dans laquelle les deux dames étaient assises, bavardant comme de vieilles amies, le malaise de Judith semblant tout à fait dissipé.

Mme de La Vallée était une très jolie femme blonde, élégante et mince. Ses yeux étaient les plus bleus qu’il fût possible de voir et elle avait un charmant sourire. Elle savait déjà tout de la jeune Mme de Tournemine et celle-ci savait tout de sa nouvelle amie. Elles avaient déjà arrangé entre elles que Judith s’installerait pour quelque temps dans la maison que les La Vallée possédaient sur le cours Villeverd et qui leur servait de pied-à-terre quand ils venaient au Cap pour affaires ou pour leur plaisir, leur plantation de « Trois Rivières » étant encore plus éloignée de la grande ville que ne l’était « Haute Savane ». Eux-mêmes étaient là pour quelques jours afin que Gérald pût surveiller l’arrivée du bateau qu’il attendait et le départ pour Nantes d’une partie de sa récolte de café.

— Il vaut mieux laisser votre mari procéder sans vous à votre installation, assura Denyse de La Vallée. Avec ce Simon Legros, il peut se passer des choses déplaisantes qui ne sauraient être vues par une dame. Pendant ce temps je vous ferai visiter le Cap et je vous ferai connaître la bonne société. Vous y serez reçue à bras ouverts. Je vous emmènerai aussi au théâtre, nous ferons le tour des boutiques. Il y en a de ravissantes et…

— … et ce pauvre chevalier va se retrouver ruiné avant d’avoir rentré sa première récolte ! fit La Vallée en riant.

Gilles s’efforçait de prendre sa part de la conversation mais n’y parvenait pas. Son esprit cherchait à mettre bout à bout tous les faits de cette étrange journée. Qui avait pu l’épier et faire prévenir Simon Legros de son arrivée ? En dehors du gouverneur et de son entourage qui étaient forcément exclus, il n’y avait que deux possibilités : le notaire si malade… ou la fille aux yeux de chat qui l’avait si ardemment initié aux plaisirs pervers des amours antillaises ? Mais lequel des deux ?…



1. Robe ample et légère fort à la mode aux îles.

2. Jupe ample et courte que l’on portait retroussée plus ou moins sur un jupon.

3. Elle t’a vu, elle t’a remarqué.

CHAPITRE IX LA MAISON DE L’HERBE BLEUE

S’il n’avait eu l’œil si vert et un accent irlandais si traînant, jamais Gilles n’aurait reconnu l’homme qui, au petit matin, escaladait allégrement son échelle de coupée. Apparemment Liam Finnegan avait fait, de sa bourse, un meilleur usage que de la transformer en un océan de rhum.

Vêtu d’un habit de nankin1 et d’une chemise de toile blanche, rasé, peigné sinon parfumé à autre chose qu’à sa boisson favorite dont l’arôme se faisait toujours sentir, l’Irlandais montrait un visage taillé à coups de serpe dont certaines rides profondes disaient les souffrances passées et accusaient plus que ses trente-huit ans, mais aussi une bouche sensible qui avait gardé curieusement sa fraîcheur de jeunesse. Sa silhouette maigre et même dégingandée retrouvait une certaine élégance dans ces vêtements convenables et Gilles lui en fit compliment.

— Avez-vous décidé, tout compte fait, de ressusciter le docteur Finnegan ?

— Peut-être… mais je suis surpris de vous rencontrer. Ne m’aviez-vous pas dit que je n’aurais pas cet honneur ?

— Les hommes proposent et Dieu dispose, fit vertueusement Gilles qui ne put s’empêcher de remarquer une légère déception dans la voix de l’Irlandais. (Ces grands frais de toilette avaient-ils pour fin dernière l’approche de certaines dames du bateau en l’absence du seigneur de ces lieux ?) J’espère, ajouta-t-il, que ma présence ne vous gêne pas ?

— Me gêner ? Pourquoi, grands dieux ? Je suis, au contraire, très content de vous rencontrer. Je désirais vous parler.

Une mer de candeur et de sérénité habitait le regard de Finnegan et Gilles regretta, in petto, ses soupçons.

— Eh bien, allons donc voir votre blessé, nous parlerons en même temps. Je devrais d’ailleurs dire vos blessés car il y en a un de plus depuis hier.

— Encore un ? Avez-vous l’intention de transformer ce joli bateau en lazaret ? Ou bien avez-vous soutenu un siège ?

— C’est presque cela. J’ai été attaqué cette nuit alors que je revenais, en compagnie de Mme de Tournemine, de souper chez le gouverneur.

Tandis que Finnegan, manches retroussées, déroulait le vaste pansement qui entourait la jambe de Moïse, Gilles raconta l’attaque du quai Saint-Louis et comment il avait ramené à bord l’unique prisonnier resté entre les mains de la Milice qu’il avait d’ailleurs remis incontinent entre celles de Pongo en attendant la venue du docteur.

Celui-ci ne répondit pas tout de suite. La mine inspirée, il reniflait soigneusement les compresses qu’il venait d’ôter d’une blessure qui, d’ailleurs, parlait d’elle-même. Nette, rose, elle se refermait de façon très satisfaisante montrant des lèvres impeccablement rapprochées entre les sutures faites avec des brins de corde à fouet. Satisfait, d’ailleurs, il rejeta les linges un peu tachés puis, tirant de sa poche un pot, il prit dedans la valeur d’une noix d’une pommade à l’odeur désagréable et, sous l’œil intéressé de Pongo qui revenait avec un bol de café au lait pour son malade, il se mit à la tartiner sur la blessure.

— Quoi ça ? demanda l’Indien.

— Quelque chose de très précieux, cher confrère. Un baume que mon ami Tsing-Tcha compose avec divers ingrédients, mais surtout la résine tirée d’une plante d’ici que les Indiens arawaks nommaient guayacan. Cela donne d’excellents résultats dans un tas de cas. Taillé comme il l’est, ce gaillard devrait être debout dans un ou deux jours. Il a d’ailleurs l’air de se trouver très bien avec vous.

Moïse, en effet, offrait l’image même de la sérénité. Son regard, clair à présent, avait perdu toute expression de souffrance ou de fureur et, en acceptant le bol que lui offrait Pongo, il eut un bref sourire que l’Indien lui rendit et Gilles eut l’impression soudaine que quelque chose d’impalpable et de solide pourtant s’était tissé entre ces deux hommes nés aux antipodes l’un de l’autre, qui, de couleur différente, ne pouvaient se comprendre par la voie des paroles et pourtant s’entendaient.

— Parlons de vous, à présent, dit Finnegan qui, après avoir rabattu ses manches, commençait à ranger sa trousse. Je vais tout de suite lever un de vos doutes sur l’affaire d’hier. Maître Maublanc était peut-être trop malade pour vous recevoir mais, hier soir, chez Lallie-Fleurie, la putain quarteronne qui est sa maîtresse et qui donnait à souper à quelques officiers de la garnison, il a fort bien tenu sa partie à la bouteille et au lit. Lallie, qui est une amie, m’a même appelé à la fin de la nuit pour recoudre une de ses filles qu’il avait mise à mal. Il est vrai qu’en fin d’après-midi, Maublanc avait envoyé Césaire, son valet à tout faire, chez Tsing-Tcha pour être sûr d’être en forme…

À mesure qu’il parlait, tout s’éclairait dans l’esprit de Gilles. C’était le notaire qui avait prévenu Legros, c’était lui encore qui avait envoyé son valet attendre la troupe destinée à l’assassiner à son arrivée au Cap. Les deux hommes étaient de mèche ! De là ce retard apporté à lui remettre les papiers définitifs. Inutile de les donner à un homme qui, selon le notaire, n’avait plus beaucoup de temps à vivre… Ensuite, on ne se serait pas donné beaucoup de peine pour chercher les héritiers de la plantation dont Legros deviendrait le maître de jure après l’avoir été de facto. Et le tout sans bourse déliée…

— Si j’étais vous, fit la voix traînante du médecin, je boirais quelque chose de frais et essaierais de me détendre. Vous êtes si rouge que je crains de vous voir éclater… Qu’avez-vous en tête ?

— Vous devriez vous en douter. Je vais de ce pas chez ce notaire du Diable pour lui administrer la correction qu’il mérite après quoi, papiers ou pas, je vais chez moi, vous entendez ? Je vais à « Haute Savane », hurla-t-il furieux. On s’est assez moqué de moi, ici. À présent, c’est à moi de rire. Quant à ce Legros dont on me rebat les oreilles, j’en aurai fini avec lui avant ce soir. Pongo ! Va dire au capitaine Malavoine qu’il arme dix hommes et Pierre Ménard et qu’il m’envoie le tout devant la maison de maître Maublanc, rue Dauphine, dans une heure. Puis prépare-moi un sac pour trois ou quatre jours et prépare-toi toi-même ! Docteur, nous nous reverrons bientôt. On va vous montrer l’autre malade…

— Un instant, si vous le permettez.

— Quoi encore ?

— Votre proposition de devenir le médecin de votre plantation tient-elle toujours ? Je suis prêt à l’accepter.

— Tiens donc ! Simon Legros aurait perdu de son pouvoir maléfique à vos yeux. ?

— Nullement, bien au contraire. Mais ce qui va se passer là-haut risque d’être intéressant et vous savez combien j’aime m’instruire…

— En ce cas, je suis d’accord. Neuf cents livres par trimestre logé et nourri. L’êtes-vous aussi ?

— Nourri… et abreuvé ?

— Autant que vous voudrez à condition que votre pied reste ferme et votre main sûre.

— Soyez tranquille. Un Irlandais qui ne saurait pas boire ne serait pas un véritable Irlandais. Je vous rejoindrai, moi aussi, devant la maison du notaire.

Laissant Finnegan s’occuper de l’esclave noir ramené la veille, Gilles remonta sur le pont. Mais ce fut pour y trouver l’équipage rangé en bon ordre devant un corps cousu dans une toile à voile. Un prêtre en surplis, flanqué d’un enfant de chœur et d’un encensoir, était en train de prendre pied sur le tillac. L’heure était venue de rendre les derniers devoirs à Petit-Louis, le marin courageux qui s’était fait tuer la veille en défendant Judith et Gilles, en face de ce fuseau de toile qui attendait d’être confié à la mer, pensa que le compte de Simon Legros s’alourdissait singulièrement, que l’entente entre lui-même et le gérant de « Haute-Savane » n’était plus possible et que seule la mort pouvait trancher le débat. Peut-être la meilleure solution serait-elle de tirer à vue sans entamer la discussion…

L’une après l’autre, les quatre femmes qui habitaient le bateau apparurent, la tête couverte d’un voile sombre, et vinrent prendre place à la gauche du corps où elles s’agenouillèrent.

C’était la première fois que Fanchon reparaissait sous le soleil et Gilles n’y fit aucune attention. La camériste suivait Judith comme son ombre, une ombre visiblement inquiète de l’accueil qu’il pouvait lui réserver, mais le chevalier était décidé à ignorer cette fille jusqu’à ce que ses intempérances de langue lui donnent l’occasion de s’en débarrasser définitivement. Il ne vit donc pas le regard mi-implorant mi-angoissé dont elle le gratifiait. Lui-même regardait Madalen sagement agenouillée auprès de sa mère, mains jointes et les yeux baissés. Depuis que le navire avait jeté l’ancre, la jeune fille avait passé de longues heures, accoudée au bordage, contemplant l’étonnant décor, si nouveau pour elle et, surtout, cet océan bleu, si bleu qu’il était difficile de croire que ses vagues indigo fussent l’aboutissement des profondes lames vertes ou grises dont les embruns furieux fouettaient si souvent la terre bretonne. Elle semblait rechercher surtout la compagnie du capitaine Malavoine et Gilles, furieux, avait bien dû constater qu’elle s’esquivait, avec une excuse timide, chaque fois qu’il avait essayé de s’approcher d’elle.

Là encore, elle n’avait pas eu un regard pour lui et Gilles savait bien qu’elle le fuyait systématiquement, voyant en lui une assez bonne imitation du Diable. Pourtant, elle l’aimait, elle le lui avait dit mais, apparemment, cet amour-là n’était pas disposé à toutes les concessions, à tous les abandons et, bien souvent depuis le départ, Tournemine avait maudit la présence d’Anna Gauthier, toujours dressée comme un rempart entre sa fille et l’amour qu’il lui vouait. Mais peut-être, après tout, valait-il mieux qu’il en fût ainsi. S’il n’y avait eu que Pierre qui vivait totalement avec l’équipage, heureux comme un Breton peut l’être sur la mer, Gilles savait bien qu’aucune force humaine ne l’eût retenu d’entrer un soir dans la cabine de Madalen. Le Diable seul savait ce qu’il se fût passé alors entre lui et une fille pour laquelle les aspirations normales d’un corps humain étaient autant de péchés mortels.

À la minute présente, agenouillée dans sa simple robe de toile bleue au décolleté pudiquement caché par un fichu blanc, elle trouvait le moyen d’être plus désirable encore que la fille au palanquin dans sa nudité totale et ce fut assez distraitement que Gilles écouta les prières du prêtre tant son regard trouvait de joie à caresser la douce forme agenouillée. Et pas un instant il n’eut conscience du regard chargé de haine dont Fanchon enveloppait Madalen…

L’office s’achevait et les nuages de l’encens s’élevaient. Le corps fut descendu dans un canot où attendait le boulet de canon que l’on allait amarrer à ses pieds. Six marins et Pierre Ménard l’accompagnèrent et le petit bateau, déhalant, gagna la sortie du port tandis que le prêtre faisait tomber sur lui sa dernière bénédiction.

Silencieusement, les assistants se dispersèrent. Les femmes reprirent le chemin de leurs cabines mais Gilles retint Judith.

— Je n’ai pas l’intention d’attendre plus longtemps pour prendre possession de ce qui m’appartient, lui dit-il. Je vais de ce pas chez le notaire, l’obliger à me donner mes papiers puis avec une dizaine d’hommes je me rendrai à la plantation. Il est temps que ce Simon Legros apprenne qui est le maître à « Haute-Savane »…

— Dans ce cas je vais avec vous !

— Non seulement je n’y tiens pas mais je vous le défends. Les La Vallée vous attendent, vous allez vous rendre chez eux avec votre femme de chambre. Mme Gauthier et sa fille resteront à bord avec les blessés, à la garde du capitaine Malavoine. J’espère que tout se passera bien là-haut mais, au cas où il m’arriverait malheur, n’oubliez pas que vous êtes ma femme et que tous mes biens sont vôtres. Il vous resterait seulement à demander justice au gouverneur, au cas où vous souhaiteriez me venger. À présent, souhaitez-moi bonne chance pour ma prise de possession d’une terre qui semble décidée à se défendre plus vigoureusement qu’une forteresse.

Prenant la main de la jeune femme, il la porta à ses lèvres, posa sur le poignet un rapide baiser puis, se détournant, se disposa à rejoindre sa cabine pour y prendre ses armes et aussi pour y rédiger un rapide testament qu’il comptait confier au capitaine Malavoine. Il atteignait l’escalier quand la voix de Judith le rappela :

— Gilles !

— Oui, ma chère…

Sous l’ombre légère de la dentelle noire dont la jeune femme avait couvert sa tête pour la triste cérémonie il crut voir ses yeux briller de l’éclat assourdi des larmes contenues :

— Prenez soin de vous, je vous en prie. Revenez-moi vivant… au moins pour l’amour de Dieu !

Il lui offrit un sourire en coin chargé de scepticisme et d’ironie.

— Soyez certaine que je ferai de mon mieux et pas seulement pour l’amour de Dieu. Disons… pour celui de « Haute-Savane » elle-même.

Rapidement, il rédigea le document qui faisait de sa femme sa légataire universelle mais assurait largement la vie de la famille Gauthier, de Pongo et du capitaine Malavoine. Pendant ce temps le Gerfaut effectuait les manœuvres qui allaient permettre la mise à terre des trois chevaux, Merlin et deux compagnons, qui avaient effectué le voyage le plus commodément du monde dans une écurie aérée et rembourrée, aménagée sur le modèle des bateaux-écuries de la Marine royale.

Une demi-heure plus tard, armé d’un sabre d’abordage, de deux pistolets et d’une carabine disposée sur la selle de Merlin, Tournemine escorté de Pongo prenait pied sur le quai au moment précis où le canon annonçait l’entrée d’un navire dans le port. C’était un grand brigantin qui semblait avoir quelque peu souffert d’une longue traversée.

Sous le ciel qui se chargeait de nuages, le vent soufflant du nord-est envoya sur ceux qui se précipitaient au port et sur les soldats qui allaient garder l’accès des môles, l’affreuse odeur dont Gilles savait bien à présent qu’il ne l’oublierait plus jamais. C’était un négrier qui venait, avec une lenteur majestueuse que le chevalier ne put s’empêcher de trouver sinistre, prendre son mouillage. Les conversations courant autour de lui le renseignèrent. C’était le Marquis noir…

Apparemment le cher Gérald Aupeyre-Amindit, baron de La Vallée, qui « avait fait un peu de traite » avant son mariage, n’avait pas tout à fait renoncé aux fastueux profits du « bois d’ébène »… et il allait falloir apprendre à s’assimiler la mentalité de ceux qui, de cette île enchanteresse, avaient fait tout à la fois un paradis et un bagne. Mais La Vallée était sympathique, amical et lui avait sauvé la vie ainsi que celle de Judith.

Haussant les épaules, il sauta en selle, fit volter un Merlin fou de joie de se dégourdir enfin les jambes et, suivi de Pongo, se dirigea au petit trot vers la rue Dauphine. Le temps lui semblait largement venu de régler ses comptes avec un malade imaginaire dont la santé morale était certainement beaucoup plus compromise que la santé physique.

Lorsque Césaire, le valet noir, toujours aussi magnifique sous sa soie bleue et sa perruque neigeuse, lui ouvrit la porte aux cuivres étincelants, Tournemine, décidé à abréger toute discussion et à réduire à rien les formalités d’entrée, lui envoya son poing en pleine figure puis le regarda s’étaler lourdement sur le dallage noir et blanc du vestibule.

Cette chute accompagnée d’un affreux beuglement fit accourir un quarteron piaillant de jeunes négresses vêtues de couleurs tendres qui s’abattirent, comme une volée de papillons, sur la grande carcasse étalée là avec des gémissements qui donnaient la mesure exacte de leur affolement. Le grand Césaire, de toute évidence, était le coq superbe et estimé de cette jolie basse-cour.

Sans plus s’occuper de sa victime, Gilles se mit à la recherche du notaire et n’eut aucune peine à le trouver dans une sorte de jardin d’hiver vitré donnant sur l’arrière de la maison et un fouillis de roses et de jasmin. En compagnie de son opulente épouse, il était en train d’y prendre un copieux petit déjeuner. L’air embaumait le café, le chocolat et les brioches chaudes et maître Désiré Maublanc, confortablement accommodé dans un grand fauteuil de rotin garni de coussins, était en train d’étaler de la confiture de goyaves sur une large tranche de brioche tout en bavardant avec son épouse qui, visiblement encore dans l’appareil d’une beauté que l’on vient d’arracher au sommeil, occupait un fauteuil semblable où son corps plantureux mal caché par un léger flot de dentelles outrageusement transparent semblait calé pour l’éternité.

En dépit de sa nuit chaude, le notaire paraissait frais comme un gardon. C’était un petit homme râblé dont le teint olivâtre et les lèvres épaisses dénonçaient quelques gouttes de sang noir. Sous des sourcils en accent circonflexe, il montrait des petits yeux bruns, vifs et ronds comme ceux d’une chouette, cependant que sa chemise de batiste fine garnie de dentelle, ouverte jusqu’à la taille, montrait les replis graisseux d’un ventre confortable. Que cet homme-là eût été capable de mettre une fille à mal suffisamment pour qu’on dût faire appel aux lumières de Finnegan plongea Gilles dans un abîme de réflexions. Il ressemblait beaucoup plus à un eunuque qu’à un foudre de guerre en dentelles…

Sur son perchoir doré l’ara bleu dominait la scène.

L’entrée tumultueuse de Tournemine et son apparition soudaine sous un arceau de laurier-rose figèrent le geste du notaire. Il resta là un instant, sa tartine d’une main, sa cuillère de confiture de l’autre.

— Mais qui… qui êtes-vous ?…

Eulalie, elle, avait instantanément reconnu le visiteur et s’extrayait de ses coussins sans souci de sa tenue sommaire pour minauder :

— Monsieur de Tournemine, comme c’est aimable à vous !… Pas plus tard qu’il y a un instant, je parlais de vous, je disais que…

Le regard glacé de Gilles ne l’effleura qu’à peine et revint se planter dans les yeux de son époux qui marquaient un certain affolement.

— … qu’il était grand dommage que la bande d’assassins que votre ami Legros a lancée sur moi et sur ma femme ait manqué son coup ? Que voulez-vous, on ne peut pas toujours gagner… À présent, monsieur le notaire, ayez donc la bonté de me remettre sur l’heure mes actes de propriété dûment régularisés…

— Mais cela ne peut se faire si vite ! s’écria l’autre d’une voix de fausset qui trahissait sa peur. Je vous avais prié de revenir demain afin que…

— … que vous ayez le temps, peut-être, de faire sauter mon bateau, par exemple ?

Tirant sa montre, Gilles vérifia qu’elle donnait bien la même heure que l’élégante pendule de bronze doré posée sur une console.

— Vous avez exactement cinq minutes pour vous exécuter, Maublanc ! À huit heures vingt-cinq exactement, je vous transforme en passoire si je n’ai pas mes papiers.

Et, remettant sa montre dans sa poche, il prit l’un de ses pistolets qu’il arma tranquillement, détournant du bout du canon l’impétueuse Eulalie qui tentait de se jeter sur lui.

— Prenez garde, belle dame. Mon pistolet est des plus sensibles et pourrait bien partir tout seul. Allons, Maublanc, passez devant et menez-moi à votre cabinet. Pendant ce temps mon écuyer que voici veillera à ce que votre femme ne fasse rien d’inconsidéré.

L’aspect de Pongo qui lui offrait une horrible grimace fit pousser des cris épouvantés à la dame.

— Mon Dieu, qu’est-ce que cela ? Qu’est-ce que c’est que cet homme ?

— Un Iroquois, chère dame… et un grand sorcier. Si j’étais vous je mettrais un châle ou quelque chose d’un peu moins transparent en son honneur.

— Vous ne voulez pas dire qu’il pourrait me… me violer ?

Ce fut Pongo qui se chargea de la réponse.

— Moi homme de goût ! Moi jamais violer baleine !

— Tu n’es vraiment pas galant, fit Gilles en riant. En avant, cher tabellion ! Vous avez déjà perdu une minute…

L’effet fut magique. Trente secondes plus tard, dans son cabinet dont les jalousies n’avaient pas encore été relevées, maître Maublanc contresignait fiévreusement le contenu d’une chemise qui se trouvait d’ailleurs seule sur sa table de travail.

Debout devant lui, Gilles, son pistolet toujours à la main, le regardait faire, attendant son tour de parapher les pièces officielles. Une vague pitié dont il n’aurait jamais pu dire d’où il la tirait lui venait pour ce gros homme suant la peur autant que la sueur.

— Comment avez-vous pu, vous, un homme de loi, vous faire le complice d’un bandit comme ce Legros ? demanda-t-il au bout d’un moment.

Surpris par l’aménité du ton, Maublanc resta un instant la plume en l’air. Il regarda son étrange client d’un air de doute puis son regard inquiet fila vers la porte comme s’il craignait d’être entendu. Enfin, il lâcha un gros soupir et murmura entre ses dents :

— Vous venez d’arriver ici, monsieur, et vous venez de France où les choses sont ce qu’elles paraissent être… ou à peu près. Ici, les choses ne sont pas toujours fidèles à leurs apparences… et tel notable, riche et considéré, par exemple, peut s’y trouver plus misérablement asservi que n’importe quel esclave…

Il sabla ses écritures, trempa de nouveau la longue plume d’oie dans l’encre mais, au lieu de l’offrir à Tournemine, la garda un instant dans l’encrier. Il semblait livrer une sorte de combat intérieur contre les paroles qu’il brûlait de prononcer.

— … Écoutez, monsieur de Tournemine, vous me semblez un homme de bien et je ne peux vous reprocher la brutalité de vos réactions en face de ce qui vous est arrivé.

— Vous êtes bien bon.

— Je vous en prie, laissez-moi parler. C’est déjà assez difficile mais je voudrais que vous entendiez raison. Vous êtes très légitimement propriétaire de « Haute-Savane »… pourtant, je vous supplie d’y renoncer.

— Comment ? Vous voulez que…

— Que vous acceptiez une proposition de vente convenable. Je vous rachète la plantation au nom de Simon Legros. Ce serait, croyez-moi, infiniment plus sage. Vous êtes jeune, vous êtes noble, vous êtes riche, vous êtes beau. Vous avez une jeune femme dont on dit déjà qu’elle est de la plus rare beauté. N’allez pas perdre tout cela dans le creuset d’enfer que représente cette plantation, la plus belle de l’île peut-être, celle où il ferait sans doute très bon vivre si elle n’était au pouvoir…

— … d’un homme qu’il est grand temps d’éliminer. Et c’est ce que je vais faire et sans perdre un instant, croyez-moi.

— Vous ne m’avez pas laissé achever ma phrase. J’allais dire qui est au pouvoir des dieux vaudous et sur laquelle pèse la pire malédiction. Le jeune Ferronnet a agi très sagement en fuyant après la mort de ses parents. Damballa, le dieu-serpent, et ses horribles maléfices règnent là-haut et Simon Legros est, par personne interposée, son dévoué serviteur.

Sa voix, feutrée de terreur, était à peine audible, pourtant, non seulement il ne réussit pas à communiquer sa peur à Tournemine mais, soudain, la pièce s’emplit d’un énorme fou rire qui jeta Gilles assis sur une chaise, littéralement plié en deux.

— Un dieu-serpent, à présent ! s’écria-t-il quand il réussit enfin à calmer son hilarité. Il ne nous manquait plus que ça ! Et, naturellement, il sue le maléfice comme un toit percé un jour de pluie. Non mais, pour qui me prenez-vous ?

Sa gaieté venait de faire place à une froide colère. Empoignant le notaire par sa chemise, il l’obligea à se lever et se mit à le secouer avec tant d’énergie que ladite chemise n’y résista pas.

— … Je commence à en avoir assez de toutes ces fariboles. Ma parole, c’est une conspiration ! J’admets que mon arrivée ne fasse plaisir à personne ici et à votre Legros moins qu’à tout autre, mais, sachez-le, une bonne fois pour toutes, je ne suis pas un gamin qu’on fait fuir avec des histoires de sorcières et de revenants. Vous avez compris ? Alors parlons choses sérieuses, donnez-moi cette plume et finissons-en. J’ai à faire.

Aussi brutalement qu’il l’avait empoigné, il laissa retomber Maublanc qui resta un instant sans réactions dans son fauteuil, reprenant son souffle. Sans un mot, il tendit la plume, indiquant de l’autre main les endroits où Tournemine devait apposer sa signature…

Ce fut quand le maître de « Haute-Savane » jeta enfin la plume qu’il reprit :

— Vous ne me croyez pas, chevalier, et vous avez tort. Que savez-vous au juste de Simon Legros ?…

— Que c’est une brute et très vraisemblablement un assassin car on m’a dit que M. et Mme de Ferronnet ne sont pas morts d’une mort absolument naturelle, qu’il est un bourreau pour les esclaves et une terreur pour ceux qui lui déplaisent. Enfin, qu’il a pour maîtresse une certaine Olympe qui passe pour sorcière…

— Qui est une sorcière et de la pire espèce ! Qui tombe en son pouvoir, mort ou vivant, ne s’en échappe pas car tous les démons de la nuit, des forêts et des abîmes lui obéissent. Ne plaisantez pas avec cela, monsieur, c’est un danger réel et la folie guette ceux dont l’esprit est assez faible pour se laisser envahir par l’horreur.

— Mon esprit à moi est des plus solides. Mais que venez-vous de dire. Mort ou vivant ? Qu’entendez-vous par là ?

— Que sur cette terre les morts peuvent reparaître… que M. de Ferronnet a bien été assassiné, en effet, et a été très chrétiennement enterré. Pourtant j’en sais qui l’ont vu, de leurs yeux vu, travailler comme un esclave sur la terre d’une vieille négresse dans un coin perdu du Gros Morne…

Interloqué, Gilles regarda le notaire comme s’il devenait fou mais il n’y avait sur lui aucune trace de démence. Cet homme croyait chacun des mots qu’il prononçait et sa terreur n’était pas feinte. Le chevalier comprit que sa mise en garde était sincère. D’une manière ou d’une autre Legros et sa sorcière le tenaient en leur pouvoir et il était, à présent, au-delà de tout raisonnement même simpliste. Il eut pitié de lui et cessa de le brutaliser même en paroles.

— Les morts qui reviennent sont de tous les pays, mon pauvre Maublanc. Saint-Domingue n’a pas apporté la mode des revenants…

— Ce ne sont pas des revenants, c’est-à-dire des esprits, des fantômes. Ce sont des cadavres sortis de leur tombe et rendus à une sorte de vie purement végétative par d’infernales pratiques. Et moi qui ne crois pas aux revenants, chevalier, je vous jure que je crois aux zombis car c’est ainsi qu’on appelle ces malheureux privés du repos de la tombe… N’allez pas là-haut, monsieur. Vous y perdrez la vie et peut-être aussi votre âme.

Alors, ouvrant sa chemise, Gilles sortit la croix d’argent, cadeau d’adieu de son parrain, l’abbé de Talhouet, qui pendait sur sa poitrine.

— Mon âme n’a rien à craindre, notaire. Je combattrai votre Legros avec mes armes terrestres et les maléfices de sa sorcière avec cela ! Êtes-vous chrétien ?

L’autre haussa ses lourdes épaules.

— Autant qu’on peut l’être ici. Nous n’avons guère de prêtres et ils ne valent pas cher. Dieu paraît si loin de nous…

Un violent coup de tonnerre lui coupa la parole, roulant longuement sur la ville, précédant de peu un éclair verdâtre et les trombes d’eau que le ciel crevé laissait échapper… Gilles referma tranquillement sa chemise.

— Pas si loin que ça ! On dirait, ma parole, qu’il vous a répondu. Quant à moi, sur le nom que je porte je vous jure que je vais nettoyer mon domaine de ses prétendus maléfices, par le fer et le feu s’il le faut. À bientôt, cher notaire. Allez donc continuer votre déjeuner. Vous en avez le plus grand besoin…

Raflant les papiers qui le mettaient définitivement en possession de sa plantation et le trousseau de clefs que Maublanc y joignait, Gilles les enferma dans la poche intérieure de son habit, remit à sa ceinture son pistolet, qu’il avait posé sur le bureau, et, se coiffant de son chapeau, il appela Pongo et quitta la maison au milieu des chuchotements effarés des petites servantes qui, tapies derrière les portes, le regardaient passer. Césaire, lui, avait disparu et demeura invisible.

Sous le balcon à l’espagnole où ils avaient attaché leurs chevaux, lui et Pongo trouvèrent Liam Finnegan, Pierre Ménard et seulement trois hommes d’équipage, dont Germain.

— Vous en aviez demandé dix, monsieur, expliqua le second du Gerfaut, mais nous n’avions plus qu’un seul cheval à l’écurie du bateau et je n’ai réussi à en acheter que quatre. J’ai pensé qu’il était inutile que les autres viennent à moins que vous ne souhaitiez qu’ils fassent dix lieues à pied…

— Certainement pas et vous avez bien fait. À présent, messieurs, en selle. Vous connaissez le chemin, je crois, docteur ?

— Par cœur. Ce n’est d’ailleurs pas très difficile. Vos terres se trouvent sur le Limbé, adossées au Morne Rouge, non loin de la mer et de Port-Margot. N’importe qui vous aurait indiqué le chemin.

Sous la pluie qui roulait de petits torrents dans le caniveau au centre de la rue, la petite troupe se mit en marche. Les éclairs succédaient aux éclairs et le tonnerre semblait rouler autour du Cap-Français comme un chariot d’enfer lancé à fond de train. Les rues étaient vides. Seuls, quelques mendiants, mal abrités sous les flamboyants pleurant leurs fleurs pourpres avec l’eau du ciel ou sous les balcons, demeuraient là subissant stoïquement le déluge. Le gris du ciel semblait installé là pour l’éternité…

Bientôt, les dernières maisons de la ville furent dépassées.

Au-delà, la campagne était magnifique. La plaine d’abord où les « jardins à sucre » et les plantations de coton se succédaient, entourant de vastes « habitations » basses, blanchies à la chaux le plus souvent et qui, avec leurs dépendances, leurs ateliers, leurs moulins à sucre ou leurs égreneuses formaient autant de minuscules villages posés aux intersections des canaux d’irrigation. En dépit de l’orage, des esclaves noirs travaillaient sur ces terres, le dos rond sous l’averse, coupant les grandes cannes feuillues qui s’abattaient avec un bruit de soie froissée, les emportant vers les moulins. Puis ce furent des prairies où le bétail lui aussi subissait stoïquement la douche et enfin des collines couvertes d’épaisses forêts où le cèdre et l’acajou voisinaient avec le latanier, l’oranger et le bananier.

En dépit du temps affreux qui brouillait toutes choses comme un lavis trop mouillé, Gilles pensait, tout en chevauchant le chapeau sur le nez, qu’il n’avait jamais vu terre évoquant mieux que celle-ci le Paradis terrestre. Ses entrailles fécondes faisaient jaillir à foison d’inestimables richesses capables de contenter des multitudes. Pourquoi fallait-il que ce fût au seul bénéfice de quelques-uns ? De quelques-uns dont il allait faire partie intégrante sans accepter jamais, du moins il l’espérait, d’être des leurs, car le goût profond de la liberté qu’il portait en lui depuis son enfance s’insurgeait, tout naturellement, contre la féroce exploitation de l’homme par l’homme telle qu’elle existait ici.

Il abordait ce métier si nouveau de planteur – mais le planteur n’était-il pas la forme agrandie du paysan qu’il avait été ? – avec un esprit neuf, un cœur généreux et des yeux qui voulaient voir clair. Aussi les diverses mises en garde qui avaient jalonné son chemin vers « Haute-Savane » ne parvenaient-elles pas à entamer son courage pas plus que sa confiance en son étoile. Legros n’était qu’un homme de chair et de sang et le jeu mortel de la guerre lui avait appris combien pouvaient être fragiles les hommes de chair et de sang. Quant aux malédictions, aux sortilèges rampant dans les brumes du soir, il comptait les affronter sereinement grâce à sa foi en Dieu. Et si son atavisme breton, essentiellement tourné vers l’étrange et le fantastique, donnait une involontaire adhésion à cette bizarre histoire de morts vivants, son courage naturel et son refus farouche de toute forme de terreur quelle qu’elle soit lui faisaient envisager sereinement un combat avec l’impossible.

Satan, il le savait, car dans sa vie bien courte encore il l’avait plusieurs fois rencontré, pouvait se cacher sous bien des visages. Gilles lui avait vu l’extérieur austère et la bigoterie féroce des moines de l’Inquisition espagnole, l’impitoyable sauvagerie d’un Tudal de Saint-Mélaine, les appétits lubriques d’une future reine d’Espagne et même le visage placide, le goût subtil et les manières policées d’un frère de roi. Qu’il ait ici l’aspect d’un bourreau blanc ou de sorciers noirs était de peu d’importance. Le combat resterait le même et, avec l’aide de Dieu, lui, Tournemine, saurait le tourner à son avantage. Peut-être, après tout, ses meilleures armes seraient-elles la bonté, la miséricorde et la générosité envers ces malheureux êtres déracinés et asservis dans d’affreuses conditions et qui, en faisant appel à leur sombre magie pour lutter contre un sort cruel, ne faisaient, après tout, que se défendre et se venger…

La pluie, devenue torrentielle, interrompit le cours de ses pensées. Une boue lourde collait aux sabots des chevaux et le moindre ruisseau se gonflait d’eau bouillonnante qui dévalait des pentes et rendait son franchissement plus difficile. Quand on atteignit le Limbé, il fallut renoncer momentanément à franchir la rivière devenue un gros torrent qui eût mis les chevaux en difficulté.

— Nous ne sommes plus bien loin, dit Finnegan. Arrêtons-nous un instant et buvons quelque chose en attendant que la pluie cesse.

— Êtes-vous certain qu’elle va cesser ? Je me suis laissé dire qu’en cette saison elle pouvait durer plusieurs jours.

— Sans doute mais aujourd’hui elle ne devrait pas durer. Ce n’était qu’un très gros orage.

Au coude de la rivière s’élevait un ajoupa2 à moitié ruiné qui avait servi jadis à quelque boucanier et devait servir encore si l’on en croyait les traces d’un grand feu encore visibles. La petite troupe s’y arrêta à l’abri de ce qui restait du toit. On mangea des bananes cueillies sur place et on but une bonne rasade aux gourdes de rhum pendues aux selles de Tournemine et de Pierre Ménard. La chaleur de l’alcool permit à chacun d’oublier qu’il était trempé comme un barbet.

Et puis, brusquement, la pluie s’arrêta comme l’avait annoncé le docteur. À la manière d’un rideau qui se lève, le ciel tout à coup dévoila l’ardent soleil qui, d’un seul coup, incendia la terre, ramenant la grande chaleur du milieu du jour. La rivière s’apaisa peu à peu, les flaques d’eau se mirent à fumer au creux des ornières et s’évaporèrent lentement. Les hommes eurent trop chaud sous leurs casaques de toile mouillées et les chapeaux, dégouttant d’eau l’instant précédent, redevinrent des parasols. Sur le ciel redevenu bleu, les mornes velus d’épaisses forêts reparurent nettement dessinés. Le paysage retrouva soudain tout son charme.

En bon ordre, la petite troupe franchit la rivière bordée de bambous et de cocotiers tandis qu’apparaissait une troupe de filles noires aux jupons haut troussés qui portaient sur leurs têtes de larges corbeilles de linge. Une grosse négresse ventrue les dirigeait et, sans un regard vers les cavaliers, elles déballèrent leur ouvrage et se mirent à laver le linge en le frappant à grands éclats sur de larges pierres plates. Liam Finnegan désigna, en amont du gué, un gros cocotier penché au-dessus de l’eau et une pierre blanche dressée auprès de son pied.

— Cela marque la limite de votre part de la rivière, dit-il à Gilles. Tout ce qui est à notre gauche appartient à « Haute-Savane ». Derrière cette haie, vous allez pouvoir contempler vos premiers champs d’« herbe bleue »…

En effet, des barrières de bois doublées de haies de bambous épousaient à présent le côté gauche du chemin. Gilles s’approcha, écarta les branches bruissantes et découvrit sagement alignés en longues files tirées au cordeau de petits arbustes dont les feuilles pennées étaient d’un joli vert tendre agrémentées de cônes de fleurs roses. Une haie de citronniers, recoupée de canaux d’irrigation, séparait ce champ des autres cultures de la plantation.

— Ce n’est pas de l’herbe et elle n’est pas bleue, fit Gilles qui, en dépit de ce qu’il avait pu lire, pensait que la teinte indigo apparaissait tout de même quelque peu sur la plante.

Finnegan se mit à rire.

— Ici, tout ce qui n’est pas arbre est herbe, même la canne à sucre, je crois bien. Quant à ce bleu magnifique auquel vous pensez, il apparaît pendant le trempage des feuilles. Ne me dites pas que vous êtes déçu.

— Vous ne le croiriez pas et vous auriez raison. Ce que j’aime moins, c’est ceci…

« Ceci » c’était la vingtaine d’esclaves noirs, des femmes et des vieillards pour la plupart, qui, vêtus de haillons sales, arrachaient les mauvaises herbes sous la surveillance de deux mulâtres armés de fouets à longues lanières. Leurs yeux vifs allaient de l’un à l’autre des misérables travailleurs enregistrant la moindre défaillance, le plus petit ralentissement. Le fouet alors s’envolait au bout d’un bras musclé et s’abattait cruellement sur un dos, autour d’une paire de jambes…

Avec horreur, Gilles vit que ces gens étaient maigres à faire peur et devaient faire appel à tout ce qui pouvait leur rester d’énergie pour continuer leur labeur.

— Je croyais, gronda Gilles, que le Code noir ordonnait au planteur de nourrir convenablement ses esclaves ou de leur laisser du temps libre pour cultiver de petits lopins de terre…

— C’est écrit, en effet, sur le papier… mais pas dans la cervelle de certains planteurs et surtout pas dans celle de Simon Legros. Son système, à lui, c’est d’épuiser graduellement son cheptel et de le remplacer en partie à chacune des arrivées des navires négriers. Les esclaves, ici, sont nourris à peine. Ceux-ci en tout cas n’en ont plus pour longtemps mais le navire qui vient d’entrer amènera les remplaçants. Hé là ! Mais que faites-vous ?

La question était inutile. Écartant la haie de bambous, Tournemine venait de sauter dans le champ. L’un des surveillants occupé à cingler furieusement le dos décharné d’une vieille femme qui venait de s’abattre sur l’un des arbustes était tout proche de lui. En un clin d’œil, le chevalier lui eut arraché le fouet meurtrier et d’un magistral coup de poing l’avait envoyé mordre la poussière.

Étourdi par la violence du coup, l’homme resta étendu un instant mais, déjà, son compagnon accourait, le fouet haut, prêt à l’abattre sur l’imprudent qui osait s’interposer entre eux et leur sinistre justice. Froidement, alors, Gilles tira son pistolet, le braqua dans la direction de l’homme qui arrivait sur lui.

— Jette ça ! ordonnait-il. Sinon, je te loge une balle entre les deux yeux.

Le surveillant s’arrêta net, exactement comme si la balle annoncée l’avait touché. Le fouet tomba de son poing. Pendant ce temps, l’autre se secouait, cherchant à retrouver ses esprits pour se relever.

— De quoi vous vous mêlez ? grogna-t-il. Attendez un peu que le patron apprenne qu’un foutu étranger a osé…

— Le patron, c’est moi ! Je suis le nouveau maître de cette plantation et vous allez apprendre rapidement que je suis un maître qui entend être obéi. Comment vous appelez-vous ?

Les deux hommes se regardèrent. Celui qui était debout vint aider celui qui était à terre à se relever mais le pistolet était toujours braqué sur eux et Gilles vit la peur passer dans leurs yeux.

— Moi, c’est Labroche, lui, c’est Tonton… vous êtes vraiment le nouveau patron ?

— Il n’y a aucun doute là-dessus, fit la voix traînante de Finnegan qui avait lui aussi franchi la haie. Vous avez devant vous le chevalier de Tournemine et il est, le plus régulièrement du monde, le maître de « Haute-Savane ». Alors, je vous conseille d’obéir.

Celui qui s’appelait Labroche haussa les épaules et remonta la ceinture de son pantalon.

— On demande pas mieux mais on voit pas pourquoi le maître a frappé Tonton. On ne fait rien d’autre que notre boulot tout juste comme m’sieur Legros, le gérant, l’ordonne. Ce sont tous des bourriques, ces moricauds. Y connaissent que le fouet…

— Dites que vous, vous ne connaissez que ça ! Ces malheureux tiennent à peine debout. Jetez donc un coup d’œil à cette femme, docteur… Il faut la soigner.

Finnegan n’eut besoin que d’un instant d’examen.

— C’est inutile ! Elle est morte. Le cœur a lâché.

— Alors, vous deux, vous allez ramener cette équipe à ses cases, les faire reposer et leur donner à manger. Vous entendez ? À manger et tout de suite !

— Et le désherbage, alors ? osa Labroche avec insolence. Qui c’est qui va le faire ? Nous ?

— Pourquoi pas ? Ça pourrait parfaitement venir si mes ordres ne sont pas exécutés à la lettre ! Allez ! Ramenez ces vieux et ces femmes ! Demain vous mettrez au désherbage une équipe plus solide. Et plus question de les faire marcher à coups de fouet, vous entendez ? Allons, faites-leur arrêter ce travail…

Car, dans leur terreur constante, les esclaves, en dépit de l’intérêt que représentait pour eux la scène qui venait de se dérouler, n’avaient pas interrompu un instant leur ouvrage. Ceux qui venaient après la vieille femme abattue avaient simplement enjambé son corps. Mais ils se figèrent tous, aussi immobiles que des statues, au coup de sifflet du surveillant. Et il fallut un autre ordre pour qu’ils se missent en marche vers leur cantonnement, emportant à plusieurs la dépouille de leur compagne.

Les fouets qu’il avait ramassés entre les mains, Gilles regarda le lamentable cortège, conduit par ses deux surveillants, disparaître derrière le rideau de citronniers vers les quartiers habités. Puis tendant les longues tresses de cuir à Pongo, il lui dit :

— Emporte ça ! On brûlera ces horreurs. J’entends n’avoir que des serviteurs bien traités.

— J’espère, dit Finnegan, que vous n’avez pas dans l’idée un affranchissement massif de tous vos esclaves ? Ce serait une folie car beaucoup ne sont pas prêts à accepter une totale liberté. Ce sont, pour la plupart, des enfants craintifs mais d’autres sont de vrais sauvages, des brutes affamées de vengeance et qui peuvent être sanguinaires.

— Chacun sera traité selon ses mérites et ses capacités. Croyez-moi, je saurai châtier qui mettra en danger l’ordre et la tranquillité de la plantation. J’achèterai même d’autres esclaves si les besoins de la culture l’exigent mais ils ne connaîtront ni le fouet ni la torture. En contrepartie, j’abattrai sans pitié les brutes dangereuses. N’est-il pas possible de n’avoir que des travailleurs conscients ?

— Si. Il existe un statut que les planteurs emploient pour ceux de leurs esclaves particulièrement intelligents et dévoués. C’est une semi-liberté qui leur permet de vivre à leur guise pourvu qu’ils restent attachés à la plantation. On les appelle les « libres de savane ». L’affranchissement, lui, leur permet d’aller où ils veulent et de bâtir leur vie comme ils l’entendent. Les surveillants et leur « commandeur » qui est leur chef sont en général des « libres de savane » et comme tous les êtres mineurs ils abusent de leur pouvoir.

— J’étudierai tout cela à loisir. À présent, il est temps d’aller voir à quoi ressemble le sieur Legros. Je pense que l’habitation n’est plus très loin ?

— Après le tournant que fait le chemin, là-bas, vous serez presque devant le portail d’entrée. Attendez-vous à une surprise : la maison que l’on appelait jusqu’à présent l’« habitation Ferronnet » est l’une des rares très belles maisons de l’île. Le vieux Ferronnet avait un peu la nostalgie de son pays d’Anjou et il a fait reconstruire sa demeure avec une certaine élégance. Le comte d’Estaing lui avait prêté l’architecte qui a travaillé pour lui à la résidence. Cela n’a pas été une bonne idée car le pauvre Ferronnet y a perdu la vie. Il n’y a peut-être pas, d’ailleurs, que Simon Legros qui serait prêt à tuer pour posséder ce petit palais…

Ce rappel de l’ancien propriétaire ramena dans l’esprit de Gilles les confidences terrifiées du notaire et il raconta à l’Irlandais l’étrange histoire qu’il venait d’apprendre. Finnegan appartenant, selon lui, à la catégorie des sceptiques, il s’attendait à l’entendre rire. Or, tout au contraire, il le vit pâlir et même se couvrir d’un rapide signe de croix.

— Ne me dites pas que vous croyez à ces contes de bonne femme. Pas vous ?

Finnegan tourna vers lui deux prunelles éteintes qui ressemblaient à deux cailloux verts.

— Pourquoi pas moi ? Je suis irlandais, ne l’oubliez pas. Ici tout est possible, même l’invraisemblable… En tout cas, il faudra éclaircir cette histoire coûte que coûte, car elle est très grave. Jusqu’à présent, que je sache, ces pratiques n’ont eu pour victimes que des Noirs ou de rares « petits Blancs3 », jamais un « grand Blanc ». Si cela est prouvé, Legros mourra sur la roue et sa sorcière pourrait bien voir se rallumer pour elle les flammes d’un très médiéval bûcher… Tenez, voici l’entrée !…

Stupéfait, Gilles se crut un instant ramené en France par quelque tour de magie. Devant lui, haut perchés sur des piliers élégamment taillés, des lions de pierre gardaient une majestueuse allée de grands chênes au bout de laquelle sur une colline s’étalait une longue maison rose pâle entourée de vérandas à arcades supportées par d’élégants pied-droits. Un grand toit dont les- ardoises fines brillaient d’un éclat bleuté sous le soleil coiffait l’unique étage dont les hautes fenêtres s’ornaient de balcons de fer forgé travaillés comme des dentelles.

Ce n’était pas un château, tout juste un manoir mais d’un charme si prenant que Gilles sentit que son cœur lui échappait pour s’en aller vers cette douce maison. Une joie profonde l’envahit en même temps qu’une sorte de timidité. Il était là, au bord de la longue allée ombreuse, comme un Hébreu de la grande époque au bord de la Terre promise. Il en emplissait ses yeux sans réussir à se résoudre à y entrer.

— Beau wigwam ! commenta la voix tranquille de Pongo. Dommage lui habité par bêtes puantes !

Tournant vers lui un visage étincelant de joie, Gilles s’écria :

— Nous allons les chasser, Pongo ! Nous allons les chasser tout de suite même. En avant !

Et, arrachant son chapeau qu’il agita frénétiquement, le nouveau maître de « Haute-Savane », hurlant comme un Comanche, lança son cheval au grand galop dans le dense et frais tunnel que formaient les grands chênes. Les autres s’élancèrent derrière lui et bientôt toute la troupe débouchait au grand soleil, auprès d’un grand bassin circulaire où pleurait une fontaine et juste devant un large escalier montant vers un perron arrondi.

Des clématites, des roses et des jasmins s’accrochaient aux colonnes plates de la véranda et, tout autour de la maison, dans le jardin laissé à l’abandon, la folle végétation tropicale foisonnait en une liberté déchaînée. Orangers, bananiers, figuiers, lauriers blancs ou rouges se mêlaient à la neige rose des cacaoyers et aux lianes fleuries des vanilliers. Des plantes aux fleurs énormes, aux feuilles géantes dont Gilles aurait été incapable de dire le nom, poussaient au petit bonheur au pied des cocotiers, des palmiers à huile, des dattiers, des flamboyants ou des lataniers dont les troncs bien droits et lisses filaient vers le ciel pour y éclater en étonnants bouquets de palmes en éventail dont les feuilles pointues frappaient le ciel d’une sorte de feu d’artifice.

Tout, ici, proclamait l’exubérance de la vie, pourtant tout semblait mort. La maison aux volets clos était muette sous le chant des oiseaux. Elle avait, dans sa solitude, quelque chose de farouche et d’hostile et, en dépit de ses fleurs, de sa grâce, suintait une tristesse profonde venue peut-être de ce qu’aucun être humain ne s’y montrait.

Finnegan fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Autant les champs semblent en ordre parfait, autant l’habitation paraît abandonnée…

— On a dû la fermer quand Jacques de Ferronnet est parti, fit Gilles. Pensiez-vous que Legros aurait eu l’audace de s’y installer ?…

— Mais il a eu cette audace, soyez-en bien persuadé, et avec l’intention bien arrêtée d’y rester. Je l’ai su.

— C’est possible, mais il a dû plier bagage quand il a su que la plantation était vendue. Où habite-t-il normalement ?

— Près de la rivière, assez loin des cases des esclaves. Mais qu’il ne soit plus là n’explique pas tout. Cette maison avait des esclaves domestiques. Une dizaine au moins. Où est la grosse Celina qui régentait tout dans la maison ? Où est le vieux Saladin qui était le frère de lait du vieux M. de Ferronnet. Où sont Zélie et Zébulon et Charlot et Gustin et Thisbé… et les autres ?

— Où voulez-vous qu’ils soient ? Dans les enclos, sans doute, à travailler la terre… Legros n’a pas dû les laisser inoccupés.

— Certainement pas. Legros est infâme, mais il connaît la valeur de serviteurs tels que ceux-là. Celina est peut-être la meilleure cuisinière de l’île et le vieux Saladin pourrait servir chez un roi…

— Alors il les a vendus. S’ils sont tels que vous le dites, il a dû en tirer un bon prix. À présent, nous pourrions peut-être entrer ? Venez, messieurs, j’espère tout de même qu’il reste, dans cette maison, de quoi nous rafraîchir et nous recevoir. Il nous faudra sans doute faire nos lits nous-mêmes, mais c’est de peu d’importance…

Tirant de sa poche le jeu de clefs que lui avait remis le notaire, Gilles escalada le perron et s’approcha de la belle porte d’acajou ouvragée, douce comme du satin sombre, dont les cuivres brillaient superbement, preuve évidente qu’on les avait, dans un temps encore proche, entretenus avec amour.

Elle s’ouvrit sans un grincement sur un grand vestibule assombri par les volets clos et dallé de marbre blanc à bouchons étoilés noirs. Un vestibule qui, à l’exception d’un bel escalier à rampe de fer forgé, était totalement, absolument, dramatiquement vide. Il n’y avait plus ni un meuble ni un tableau et par une double porte ouverte sur la gauche, un vide tout semblable se montrait. Apparemment, la maison avait été déménagée de fond en comble…



1. Toile de coton, généralement jaune et fabriquée initialement à Nankin.

2. Sorte de cabane de bois ou de pierre.

3. Petits paysans, petits commerçants et petits fonctionnaires de l’île.

CHAPITRE X UN TAMBOUR DANS LA NUIT…

Les bottes des sept hommes résonnaient sinistrement sur le parquet d’acajou de la grande « salle de compagnie1 » qui tenait à elle toute seule près de la moitié du rez-de-chaussée. À mesure que les trois marins, Germain, Lafleur et Moulin, repliaient les grands contrevents de bois, à mesure que la grande lumière de midi chassait l’obscurité, la désolation tragique de cette magnifique pièce éclatait dans toute sa misère. Il n’y avait plus, sur les murs à panneaux tendus de soie jaune soleil, que les traces grises encadrant des zones plus claires des tableaux, des glaces ou des tapisseries. Plus de lustres au plafond sinon, sous l’emplacement qu’ils avaient occupé, un fragile éclat blanc prouvant qu’ils avaient été du plus beau cristal de roche.

Finnegan, comme il avait égrené la litanie des serviteurs disparus, entreprit celle des meubles envolés.

— C’est à n’y pas croire ! Il y avait ici, près de cette fenêtre, un clavecin en vernis Martin dont Mme de Ferronnet touchait joliment. Près de cette cheminée une chaise longue à la duchesse et le grand fauteuil où son époux s’asseyait pour fumer les longs cigares de La Havane qu’il affectionnait en lisant la gazette de l’île, ce que les Noirs appellent « le papier qui parle »… Sous ces deux panneaux, il y avait des consoles jumelles, là, une superbe commode signée Riesener. Là, une grande glace, là, des portraits de famille dans des cadres ovales. Il y avait aussi des tapis de Yunnan et d’autres venus de France. Où tout cela a-t-il pu passer ?…

— Où voulez-vous que ce soit passé ? Le sieur Legros a dû se servir à moins qu’il n’ait tout vendu, comme il a dû vendre les serviteurs. Je commence à comprendre pourquoi il tenait si fort à ce que je n’arrive pas jusqu’ici…

— Le jeune Ferronnet jouait beaucoup. Êtes-vous certain que la maison vous a été vendue meublée ?

Tirant de sa poche les actes remis par Maublanc, Gilles haussa les épaules.

— Lisez vous-même ! Il doit y avoir là à peu près tout ce que vous venez de décrire. Allons visiter le reste de la maison… par pur acquit de conscience d’ailleurs car je jurerais bien que tout est dans le même état.

En effet, la grande chambre qui avait été celle des maîtres était aussi nue que la salle de compagnie. En revanche, la bibliothèque réservait une surprise. Elle avait conservé tous ses rayonnages et les rayonnages avaient conservé tous leurs livres. Sans doute celui qui s’était chargé du déménagement ne prisait-il guère la lecture… Mais tout le reste du mobilier avait disparu et l’impression était étrange de voir, sagement rangées dans leurs cadres d’acajou relevé de filets de cuivre, ces longues files de vieilles reliures aux tons amortis littéralement abandonnées au milieu d’un désert.

Une autre pièce qui avait peut-être été un boudoir s’ouvrait près de la chambre ainsi qu’une salle de bains, veuve de tous ses ustensiles, et un office placé près de la porte arrière où ne demeuraient que des placards vides. Le premier étage était dans le même état : plus un lit, plus un meuble, plus un bibelot…

— Heureusement femmes pas venues, remarqua Pongo. Quoi nous en faire dans maison vide ?

— On se le demande, en effet, grogna Gilles. Je n’ai jamais vu un déménagement aussi soigneusement fait. On n’a même pas laissé la poussière…

C’était cela, en effet, le plus étrange. La maison était vide mais elle était d’une absolue propreté et, visiblement, elle avait été récemment balayée. Cet air de propreté lui donnait une apparence froide, hostile même, que n’eût pas eue une demeure à poussière et toiles d’araignée proclamant que nul n’y avait vécu depuis longtemps. C’était comme si, au moment de passer aux mains d’un étranger, l’« habitation » avait choisi d’enlever tous ses souvenirs et de les mettre à l’abri de ses yeux, de ses mains impures.

On finit tout de même par trouver quelque chose. Sur les deux marches qui, à l’arrière de la maison, surélevaient la porte de service donnant sur une sorte de cour, limitée par des buissons de lauriers et au fond de laquelle se trouvait le bâtiment des cuisines, construit en bois et en pierre, Lafleur, l’un des marins, ramassa deux petits morceaux de bois brûlé liés par un fil rouge et les tendit en riant à Ménard.

— Ça doit être le cadeau du déménageur. C’est pour qu’on dise pas qu’il a rien laissé du tout…

Mais déjà Finnegan lui avait arraché sa trouvaille et courait l’enterrer aussi loin que possible de la maison derrière les cuisines. Gilles vit que, chemin faisant, il enflammait les minces brindilles pour achever de les consumer.

— Qu’est-ce qui vous a pris ? demanda-t-il quand le docteur, dégoulinant de sueur, revint vers lui. Ça a une signification quelconque ce brimborion ?

— Je crois bien. Ce n’est pas, tant s’en faut, une bienvenue. Ce qui m’étonne, c’est que nous n’en ayons pas trouvé sur le perron.

— Il y en avait tout de même un, dit Germain qui venait de faire le tour de la maison par l’extérieur et qui revenait avec un objet identique au bout des doigts.

Comme il l’avait fait la première fois, Finnegan le lui arracha et lui fit subir le même sort.

— Mais enfin, s’impatienta Gilles. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— C’est le signe d’une malédiction des morts. La maison vous refuse et, si vous osez vous y installer, elle périra par le feu.

Sous la poussée de colère qui lui monta à la tête, Tournemine devint rouge brique.

— Et vous prenez ces mômeries au sérieux ? Vous, un homme de science ?

— Je vous ai déjà dit qu’ici l’impossible devenait possible mais je vous accorde, pour cette fois, qu’il n’y a là rien de surnaturel. Simplement un avertissement disposé par une main très humaine mais dont il faut tout de même tenir compte.

— Tenir compte ? Autrement dit, renoncer à vivre dans cette maison ? N’y comptez pas. Quand je vais en avoir fini avec le sieur Legros, je retournerai au Cap pour y racheter de quoi remeubler l’habitation de fond en comble. Et nous verrons bien si quelqu’un osera y mettre le feu. À présent, montrez-moi l’endroit où se terre l’étrange gérant de mes terres. Il n’a pas l’air très pressé de venir rendre ses devoirs, celui-là… Préparez vos armes, messieurs. Il se peut qu’on nous ait tendu une embuscade quelque part et que nous ayons à en faire usage, mais ne tirez que sur mon ordre. Montrez-moi le reste de la propriété, docteur !

— Si vous avez l’intention de tout voir, il faut reprendre les chevaux. C’est plutôt vaste.

Sur la droite de la maison, à demi dissimulés par de grands pins et des massifs de lauriers, s’étendaient de longs bâtiments.

— Ce sont les écuries, les étables et les quartiers des domestiques de la maison, expliqua Finnegan. Les cases et les parcs des esclaves des champs sont sur la gauche, cachés par ces grands cactus-raquettes, ces sisals et ces cierges épineux. De ce côté-là on a employé la nature pour défendre la maison et comme les cases sont en contrebas, on ne les voit pas à moins de monter au premier étage.

Les cases destinées aux esclaves cultivateurs délimitaient un vaste espace carré divisé en petits jardins et planté en ce que l’on appelait les « vivres-pays » : des ignames, des concombres, des bananiers, des gros pois farineux aussi mais seuls les bananiers semblaient y prospérer car sous le proconsulat de Legros, ces petits jardins, qui étaient en principe attribués à chaque famille d’esclaves ou à chaque esclave pour en tirer leur nourriture, ne pouvaient être cultivés que le dimanche. C’était le seul jour de repos pour ces travailleurs forcés de la terre et les jardins étaient dans un état déplorable, les malheureux étant trop épuisés à la fin de chaque semaine pour trouver la force de cultiver encore cette terre sur laquelle ils ne cessaient de déverser sueur et sang. Les murs étaient faits de bois mêlé d’un crépi de terre et de cendres de bagasses, les toits de feuilles de latanier dont beaucoup montraient des trous. Le gros orage de tout à l’heure avait dû y entrer comme chez lui. En outre, une haute palissade enfermait ce quartier des esclaves, une palissade faite de troncs d’arbres et dont un autre tronc d’arbre barrait la porte pendant la nuit.

En face de cette porte les logements des surveillants et commandeurs cernaient un autre emplacement, de terre battue celui-là, qui devait servir au rassemblement des esclaves et aux châtiments si l’on en jugeait d’après le gros poteau armé de fers multiples planté en son milieu. D’autres fers pendaient à un arbre, le seul qui poussât dans cette cour. Il était assez semblable à un grand poirier portant des fruits ronds et rouges qui paraissaient appétissants. Pourtant, Liam Finnegan le considéra avec horreur et comme Pongo, dans sa passion pour les plantes et le jardinage, s’en approchait, il l’en écarta d’un cri.

— Surtout n’approchez pas de ça ! On l’appelle l’arbre de mort, ou l’arbre-poison…

— Fruits mauvais ?

— Non. C’est même extraordinaire : les fruits sont la seule chose qui soit bonne sur ce végétal du diable. C’est un mancenillier et il sécrète une résine qui brûle et qui empoisonne. Attachez un homme sous un mancenillier et il mourra dans d’affreuses souffrances. Pour le planter ici, Legros a dû sacrifier bien des malheureux…

Comme il achevait de parler, la file des esclaves que Gilles avait ordonné de ramener arrivait sur le terre-plein sous la conduite des surveillants désarmés. Le chevalier poussa son cheval jusqu’à ceux-ci.

— Où est ce Legros ? Je veux le voir immédiatement.

Celui qui s’appelait Tonton haussa des épaules craintives en le regardant par en dessous. Selon lui, la main du maître était beaucoup trop proche de la crosse d’un pistolet.

— J’en sais rien, m’sieur ! J’vous jure. M. Legros c’est le maître… je veux dire que c’était l’maître. Y nous tient pas au courant de c’qui fait… Pas vrai, Labroche ?

— Sûr ! Nous, on n’est que les surveillants…

— Tout à fait exact, intervint une voix aimable. M. Legros n’a pas pour habitude de renseigner ses meneurs d’esclaves. Mais j’aurai plaisir à vous renseigner, messieurs.

Vêtu de grosse toile bise mais chaussé de bottes solides, la lanière d’un fouet passé autour du cou, un petit homme brun venait d’apparaître sur le perron de la grande case des surveillants et descendait, sans se presser, vers le groupe des cavaliers. À première vue, il ressemblait à une taupe couleur de tabac à priser tant il était velu et il fallait qu’il fût tout proche pour distinguer ses traits.

— Qui est celui-là ? demanda Gilles entre ses dents à Finnegan.

— José Calvès, autrement dit le Maringouin. C’est le « commandeur » des surveillants et l’âme damnée de Legros. Aussi teigneux et acharné que les bestioles dont il porte le surnom2.

Quand il fut tout près, Gilles vit qu’il avait des yeux couleur de granit et des dents gâtées, ce qui ne contribua pas à le lui rendre follement sympathique, pas plus que la politesse huileuse du personnage qui, devinant bien à qui il avait affaire, se présentait avec une rhétorique des plus fleuries.

— Si j’ai bien compris, fit Tournemine coupant court sèchement aux phrases du Maringouin, vous êtes, après le gérant, le personnage le plus important de l’exploitation ?

— J’ai cet honneur et je ne m’en suis jamais plus réjoui qu’aujourd’hui puisque je vais avoir celui de vous servir.

— Monsieur Calvès, je n’aime ni les phrases ni les phraseurs. J’ai, pour l’heure présente, deux questions à vous poser. La première est celle-ci : où est Simon Legros ?

— Absent pour le moment, monsieur le chevalier. C’est la malchance ! Il est parti hier matin pour Kenscoff… de l’autre côté de l’île. M. le comte de Kenscoff, qui apprécie particulièrement ses grandes connaissances en matière de culture, l’a fait demander pour une maladie qui vient de se mettre à ses champs de coton. Comme je le disais à l’instant, c’est la malchance. ¡ Por Dios ! S’il avait pu deviner que le nouveau maître arrivait, ce pauvre Simon ! Il serait plutôt allé au-devant de vous à pied ! Il a été si heureux quand maître Maublanc lui a appris la vente de « Haute-Savane ». C’est que, c’est une lourde charge…

— Vraiment ? Si heureux que cela… ?

— Plus encore, monsieur peut me croire…

Non seulement l’homme mentait mais ses mensonges semblaient lui procurer un plaisir pervers. Il les débitait avec un sourire béat qui donnait à Gilles l’envie furieuse de le cravacher. Mais il était ici en territoire ennemi et la prudence s’imposait. Il y avait, à « Haute-Savane », dix surveillants, y compris Calvès… sans compter les esclaves dont on ne pouvait encore savoir si quelques-uns n’étaient pas acquis à ces bandits. Ces gens, en outre, avaient des armes.

— Nous l’attendrons ! Faites-lui donc tenir un message afin qu’il revienne au plus vite. Il ne faut surtout pas différer trop longtemps cette grande joie qu’il se promet de notre rencontre. Il serait capable d’en pleurer et moi aussi. Ce serait déplorable.

— Je… je vais le faire tout de suite, bredouilla Calvès légèrement désarçonné par l’ironie glacée de son interlocuteur. Et… et la deuxième question ?

— Encore plus simple : où sont passés les meubles de la maison, les tableaux, les tapis et tout le reste ?

Les yeux couleur de pierre se parèrent d’une tendre couleur d’innocence.

— Vous avez vu ? C’est affreux, n’est-ce pas ? Nous avons été volés, monsieur le chevalier. En une seule nuit tout a disparu. Personne n’imaginait que l’événement pourrait se produire : la maison étant inhabitée, alors on l’avait fermée soigneusement pour attendre le retour du maître et puis, un matin, on l’a retrouvée ouverte de partout… la porte, les portes-fenêtres de la véranda, même les fenêtres comme si le dieu du vent était entré et avait tout emporté.

— Tiens donc ! Quelle verve lyrique tout à coup ! Et vous n’avez pas la moindre idée, bien sûr, de celui qui a pu déménager à ce point une maison de cette importance ?

— Celui ? Ceux, monsieur le chevalier ! Il fallait une troupe pour accomplir un tel exploit en une seule nuit. Ce sont sûrement les « marrons » du Gros Morne ou du Morne Rouge…

— … qui se sont découvert tout à coup un besoin urgent de vivre dans des meubles Louis XV avec des portraits de famille accrochés aux arbres… ?

Se penchant brusquement sur sa selle, Tournemine empoigna le Maringouin par sa veste de forte toile et, sans effort apparent, le décolla de terre pour l’amener presque à sa hauteur.

— Voilà un quart d’heure, Calvès, que vous vous moquez de moi et j’ai horreur de ça ! Je ne vous conseille pas de continuer ce jeu car vous ne me connaissez pas. Je peux aussi bien vous faire sauter la tête d’un coup de pistolet que vous confier aux soins de mon écuyer Pongo, ici présent. Les Iroquois sont encore plus forts que vous quand il s’agit de faire endurer à un homme une éternité de souffrance. À présent, écoutez ceci : je saurai bien retrouver ce qui m’a été volé et aussi les serviteurs de l’habitation que votre ami Legros a probablement vendus. Quant à vous, vous allez d’abord vous arranger pour faire porter dans la maison tout ce dont nous avons besoin pour nous y installer provisoirement…

Aussi brusquement qu’il l’avait saisi, il le lâcha et l’homme alla rouler dans la poussière. Une lueur de haine brilla brièvement dans ses yeux et sa main chercha, instinctivement, sous sa veste, une crosse de pistolet mais déjà Pongo était sur lui dirigeant sur sa gorge la pointe d’un poignard.

— Toi donner ça… doucement, conseilla-t-il. Tout doucement.

Calvès lui remit son pistolet et Pongo consentit alors à le laisser se relever.

— Si je peux me permettre, fit-il en s’époussetant vaguement, on aura du mal à trouver ce qu’il faut mais, pour trois ou quatre jours, le mieux serait… peut-être que ces messieurs s’installent dans la maison de M. Legros, près de la rivière. Elle n’est pas grande mais vous y seriez mieux que sur de la paille jetée dans une maison vide. Et puis Désirée, la fille noire qui s’en occupe, prendrait soin de vous. Elle fait assez bien la cuisine…

Il parlait, parlait, semblant oublier totalement ce qui venait de se passer et uniquement soucieux, en apparence, de se comporter en bon serviteur.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Gilles en se tournant vers ses compagnons.

— Ça me paraît une assez bonne solution, dit Pierre Ménard. Il commence à se faire tard.

Le soleil, en effet, tapait moins dur et, sur la mer que l’on apercevait au loin, ses rayons moins verticaux dessinaient plus nettement les bateaux et les îles.

— Et puis, souffla Pongo, maison plus petite plus facile à défendre…

Visiblement, l’Indien n’accordait aucune confiance à cet homme velu qui semblait le dégoûter considérablement et son sens aigu du danger le rendait sensible à l’atmosphère bizarre qui régnait sur la plantation.

— Bien ! dit Gilles. Nous ferons ainsi mais pour le moment je désire faire le tour du domaine. Aussi, monsieur Calvès, prenez une quelconque monture et guidez-nous. Je veux tout voir.

Dompté, en apparence tout au moins, le « commandeur » acquiesça.

— Si vous voulez bien m’attendre un instant…

Il ne lui fallut qu’a peine une minute pour revenir monté sur une mule solide.

— Que voulez-vous voir d’abord ?

— L’installation de préparation de l’indigo, l’égreneuse à coton puis les champs. Ah ! pendant que j’y pense : je ne veux pas, demain, revoir ces deux instruments de mort, ajouta-t-il désignant de sa cravache le poteau d’abord, le mancenillier ensuite. Enlevez l’un, brûlez l’autre mais que le soleil ne les revoie pas…

La visite dura longtemps et ne put d’ailleurs se faire complètement mais Gilles n’eut aucune peine à se convaincre de l’importance de cette terre qu’une soirée de jeu à Fraunces Tavern avait faite sienne. Derrière les logis des surveillants se trouvaient les « moulins à indigo » composés chacun de quatre cuves de pierre disposées en étages : la première servant de réservoir, la seconde de trempoir où s’opérait la fermentation des plantes, la troisième qui était la batterie, l’endroit où la bouillie bleue était battue, pendant des heures, par les esclaves les plus solides et la quatrième, enfin, le reposoir où l’indigo s’égouttait avant d’être mis à sécher dans de petits sacs de toile.

Un instant, Gilles regarda travailler les hommes qui, aux batteries, frappaient l’indigo au moyen de longues perches terminées par une sorte de boîte. C’était un travail très dur et les esclaves, les mieux en forme qu’il ait vus jusqu’à présent, semblaient peiner durement. Se souvenant alors de ses lectures, il se tourna vers Calvès.

— Comment se fait-il que vous en soyez encore, ici, à cette technique périmée ? La propriété est riche. Il est grand temps d’installer un moulin, mû par un mulet, qui battra l’indigo à la place des hommes. Leur énergie sera mieux employée aux cultures vivrières.

— C’est une grosse dépense et M. Legros…

— Jusqu’à ce que je vous en parle, je ne veux plus entendre parler de ce personnage. Voyons les champs…

On partit, visitant d’abord les champs de coton qui s’étendaient en direction de la mer et où la récolte battait son plein alors que, côté indigo, la plupart des plants n’étaient pas encore mûrs. Gilles vit là une grande partie de ses esclaves : hommes, femmes et même enfants au-dessus de dix ans, tous en guenilles, tous coltinant sur leurs dos, car l’heure venait de rentrer aux ateliers, les sacs de neige douce qu’ils amenaient aux cabrouets pour qu’ils soient conduits à l’égreneuse. La saison des pluies ne faisait que commencer et il fallait se hâter, aussi le travail était-il rude.

Cette fois, Gilles n’intervint pas, se réservant de régler cette question dès le lendemain matin. Il se contenta de jeter à Calvès :

— Vos sous-ordres vous diront sans doute tout à l’heure que j’interdis l’usage du fouet. C’est une arme cruelle et lâche.

Les yeux du Maringouin s’arrondirent.

— Plus de fouets ? Mais comment pensez-vous les faire marcher ?

— Vous le verrez bien. Je prétends, moi, que des travailleurs bien traités et bien nourris travailleront beaucoup mieux et rapporteront plus. Nous réglerons cela demain matin.

— Au fait, intervint Liam Finnegan, avez-vous des malades ?

— Oui… je crois. Il y en a toujours trois ou quatre dans la case d’isolement. Mais pas grand-chose, hein ? Je vous connais, docteur Finnegan : n’allez pas imaginer qu’on cache ici des cas de peste ou de fièvre jaune…

— Vous allez tout de même nous les montrer, dit Tournemine. Ensuite, j’irai voir de quelle façon vous nourrissez votre monde puisque l’heure est venue pour eux de rentrer à leurs cases.

On remonta vers les bâtiments d’exploitation et les cases qui faisaient comme une grosse tache grise sur le vert joyeux des collines. La saleté qui régnait là à l’état endémique, comme sur la personne même du « commandeur », avait frappé Tournemine. Il était grand temps de passer les bâtiments au lait de chaux… et les hommes au savon. Tout ça devait être plein de vermine. Comment garder des êtres humains en bonne santé si on n’assainissait pas leurs logements ? Et Gilles se promit, dès le lendemain, de visiter les cases où vivait cette humanité qui désormais dépendait de lui.

Toujours guidée par le Maringouin, la petite troupe se dirigea vers une case assez grande mais dont le toit menaçait ruine et qui se trouvait en arrière du mancenillier que Gilles avait condamné.

— Voici l’endroit où nous mettons les malades, dit-il en ouvrant d’un coup de pied une porte en lattes.

— Curieux hôpital ! grogna Finnegan en pénétrant à l’intérieur, suivi de Gilles et de Pongo.

Si endurci que fût Tournemine, il sentit son estomac se révolter à l’odeur qui vint à sa rencontre et le médecin, lui-même, eut une grimace de dégoût. Engourdis comme des serpents dans leur nid, cinq Noirs remuèrent faiblement à leur entrée, levant sur eux des yeux pleins de détresse. Leur regard permit à Finnegan de constater que trois d’entre eux en étaient aux derniers stades de la dysenterie et que, pour eux, la mort n’était plus qu’une question d’heures. Les deux autres ne paraissaient pas aussi bas bien qu’ils ne fissent pas la moindre tentative pour lever la tête quand le médecin se pencha pour les examiner.

— Ces deux-là peuvent être sauvés à condition d’être isolés immédiatement. Depuis combien de temps ces hommes n’ont-ils pas eu de soins ?

La question déplut visiblement à Calvès.

— Depuis vous, on n’a pas repris de médecin. M. Legros, ajouta-t-il avec un regard inquiet en direction de Tournemine, dit qu’un certain pourcentage de pertes par maladie est inévitable…

— Je sais, dit Finnegan. Legros achète des esclaves de second choix et les use jusqu’à la corde. Un médecin, des soins, ça augmenterait le coût. Cet imbécile ne comprendra jamais que des travailleurs en bon état rapportent beaucoup plus et finalement coûtent moins cher.

— Tout le monde a le droit de penser comme il veut, dit le Maringouin aigrement, et si…

— En voilà assez ! coupa brutalement Tournemine. Y a-t-il ici un bâtiment, en bon état j’entends, et pas avec un toit crevé, qui puisse servir d’infirmerie.

— L’un des entrepôts est vide pour le moment mais…

— Il fera l’affaire en attendant qu’on construise une sorte de petit hôpital.

— Un hôpital ? Pour ça…

Le fouet du commandeur désignait le tas misérable des malades. Gilles le lui arracha.

— Pour ça, oui ! Faites mettre des paillasses dans l’entrepôt, faites-y transporter les malades et obéissez aux ordres du docteur Finnegan. Quant aux mourants…

— Je vais apaiser leurs souffrances avec de l’opium. La mort les prendra cette nuit et ils ne la verront pas venir. Demain, on brûlera cette infamie que vous appelez une case avec ce qu’il y a dedans.

Durant une heure, le médecin, aidé de Pongo, déploya une activité dévorante et parvint à installer assez convenablement ses malades et même à obtenir qu’on leur confectionnât un potage de légumes. Pendant ce temps, Gilles, Ménard et les trois marins obligeaient Calvès et ses surveillants à une distribution de manioc et de viande séchée car la distribution de vivres hebdomadaire à laquelle le Code noir obligeait les planteurs datait alors de cinq jours, mais comme elle avait dû être beaucoup plus parcimonieuse que ne le prescrivait le Code (à savoir deux pots et demi de farine de manioc, deux livres de viande salée et trois livres de poisson par tête, le reste de la nourriture devant être fourni par les jardins individuels), il n’y avait strictement rien à manger dans l’enclos à l’exception de quelques bananes et d’une poignée d’ignames.

Toutes ces opérations prirent du temps et, quand la nuit tomba, il n’en restait plus assez pour visiter le reste de la propriété et le second enclos à esclaves qui, pour éviter une trop grande concentration de nègres au voisinage de l’habitation, se trouvait presque aux limites de la plantation vers le Morne Rouge.

Visiblement soulagé, Calvès conduisit ses incommodes visiteurs vers la rivière au bord de laquelle s’élevait la maison de Simon Legros.

Située sur une courbe du Limbé, non loin de son confluent avec la Marmelade et abritée par des lataniers et des jacarandas bleus, c’était une maison basse, construite en bois et en torchis et blanchie à la chaux. Un bâtiment trapu qui devait contenir les dépendances se montrait sur l’arrière et une petite véranda en faisait le tour.

Le cadre était charmant et la maison l’eût été aussi si d’épais volets de bois pleins, percés de fentes visiblement destinées à laisser passer des armes, n’étaient repliés contre les piliers de la véranda. De toute évidence, Simon Legros entendait dormir tranquille et ne pas se laisser surprendre.

L’arrivée de la troupe attira sur le seuil une femme noire qui élevait une lanterne. C’était une grande fille à la peau très foncée dont le visage immobile semblait taillé dans du basalte. Une candale blanche retroussée sur un jupon rouge fendu sur le côté pour montrer, jusqu’à la cuisse, une jambe nerveuse de pur-sang, s’attachait à sa taille sous un caraco décolleté si bas et lacé si largement qu’il ne cachait qu’à peine des seins en poire qui bougeaient à chacun de ses mouvements. De grands anneaux de cuivre pendaient à ses oreilles sous le madras blanc qui drapait sa tête.

— Désirée, dit Calvès, voici le nouveau maître. Il habitera ici jusqu’au retour de Simon. Les hommes qui l’accompagnent sont ses serviteurs. Veille à bien les servir.

Avec une grâce aisée, elle s’inclina très bas puis se releva et, tout aussi souplement, précéda les nouveaux venus à l’intérieur de la maison où, à leur surprise, ils virent qu’un souper était préparé sur une grande table en bois de campêche qui tenait le centre de la « salle de compagnie » sur laquelle ouvraient trois chambres et une sorte d’office dont la cloison ne s’élevait pas jusqu’au plafond. Le reste de l’ameublement était simple : de légères chaises de rotin, une sorte de canapé de même matière garni de coussins rouges et un râtelier d’armes sur lequel aucun fusil, curieusement, ne reposait. Une grosse lampe à huile pendue au plafond éclairait la table et les plats qui y étaient disposés.

Le regard de Gilles alla du râtelier vide à des traces, encore visibles, de pattes de chiens qui apparaissaient sur le plancher de la maison.

— Legros est-il parti soutenir un siège ? dit-il négligemment. Je vois ici un râtelier sans armes et des traces de chiens sans chiens…

Désirée, à qui s’adressait la question, détourna la tête sans répondre mais pas assez vite pour que Gilles n’ait eu le temps de lire la peur dans son regard. Elle disparut dans l’office et ce fut Calvès qui répondit avec un gros rire :

— La route est longue jusqu’à Kenscoff et pas toujours sûre avec les « marrons3 » qui courent les mornes et les forêts. M. Legros ne se sépare jamais de ses chiens. Ils reniflent le mauvais nègre à une lieue. Et, bien sûr, il a emmené son fusil. Personne n’aurait l’idée de se promener sans armes dans ce sacré pays.

— Son fusil ? Si j’en crois les marques laissées sur ce mur il est parti avec tout un arsenal. Il faudra que je lui demande comment il fait pour tirer avec cinq fusils à la fois. Eh bien mais… il me reste à vous remercier des soins que vous avez pris de nous. Demain, dès le jour levé, je serai aux bâtiments d’exploitation. J’espère que, d’ici là, vous aurez exécuté mes ordres.

Le Maringouin se retira en assurant que tout serait fait comme on le lui avait indiqué et disparut dans la nuit sans faire plus de bruit qu’un chat.

— Pongo pas aimer vilain bonhomme, déclara l’Indien qui le regardait partir. (Puis, plus bas et pour le seul usage de Gilles :) pas aimer non plus dernier coup d’œil à fille noire… Chose pas claire se tramer ici !

— Si tu crois que je n’en ai pas pleinement conscience ? J’ai bien idée qu’on nous prépare ici quelque chose mais quoi ? Si nous soupions, messieurs ? ajouta-t-il plus haut en s’adressant à ses compagnons qui visitaient avec curiosité les quelques pièces de la maison à l’exception du seul Finnegan. Celui-ci avait tout de suite repéré les bouteilles de vin rafraîchies à la rivière que la servante avait déposées depuis peu sur la table et, après avoir arraché le bouchon d’un coup de dents, buvait avidement à la régalade.

Il y eut un instant de flottement, les trois matelots protestant de l’inconvenance qu’il y avait pour eux à prendre place à la même table que Tournemine, mais celui-ci balaya leurs timides objections.

— Aucune illusion, mes amis, nous sommes ici en état de guerre. Où prenez-vous que, dans une tranchée, l’on fasse des cérémonies ? Prenez place. D’ailleurs le couvert est mis pour sept, ce qui signifie que le sieur Calvès a fait passer des ordres tandis que nous visitions la plantation. Et puis voici le premier plat que l’on nous apporte.

En effet, Désirée venait d’apparaître hors de l’office portant à deux mains, avec d’infinies précautions, un grand plat dans lequel fumait un appétissant ragoût de poulet, d’ignames et de patates douces qu’elle déposa au milieu des fruits, des fromages et des compotes déjà placés sur la table.

Les regards des marins suivaient ses mouvements avec une avidité qui frappa Tournemine car elle s’adressait beaucoup plus à la fille elle-même qu’à la nourriture qu’elle apportait. Il ne put s’empêcher de sourire, appréciant lui aussi à sa juste valeur la sauvage sensualité qui émanait de Désirée et des mouvements doux de ses seins qui menaçaient à chaque instant d’apparaître hors de leur légère prison de cotonnade tandis qu’elle remplissait les assiettes sans regarder qui que ce soit. Au léger tremblement des poings de Germain, sagement posés sur la table tandis que son bras gauche frôlait la hanche de la Noire, il devina que les mains de son premier maître devaient le démanger…

Le silence avait quelque chose de pesant. On n’entendait que le bruit de la grande cuillère sur la faïence du plat et des assiettes et les respirations un peu fortes des hommes. Mais, comme Gilles après un signe de croix et une phrase d’oraison allait donner le signal du repas en attaquant lui-même, Pongo s’interposa :

— Attends ! dit-il seulement.

Puis, appelant Désirée d’un signe, il plongea la cuillère dans la sauce et la lui tendit.

— Mange ! ordonna-t-il.

Elle refusa d’un mouvement de tête, voulut repartir vers son office mais il la maintint fermement par le bras.

— … Nous pas manger si toi pas goûter cuisine. Nous pas connaître toi. Savoir seulement toi servante vilain homme…

Quelque chose se troubla dans le regard de Désirée tandis qu’il faisait le tour de ces rudes visages devenus tout à coup aussi immobiles que s’ils étaient taillés dans le bois puis revenait à celui, franchement menaçant, de Pongo. Mais ce ne fut qu’un instant. Elle esquissa une moue vaguement méprisante, prit la cuillère pleine et en avala le contenu. Puis se détournant avec un haussement d’épaules, elle regagna son office.

Sa disparition, bien qu’on la sentît toujours présente derrière la cloison de bois, détendit l’atmosphère.

— Alors ? demanda Pierre Ménard. On peut y aller ?

Mais Gilles ne s’était pas encore décidé à toucher au plat. Interrogeant Pongo du regard et aussi Finnegan qui se penchait sur son assiette pour en renifler le contenu, il finit par repousser la sienne.

— Si vous m’en croyez, nous nous contenterons ce soir de fromage et de fruits. Cette femme a hésité avant de faire ce que Pongo lui demandait.

— Mais elle l’a fait, dit Germain visiblement encore sous le charme. Donc il n’y a pas de poison…

Finnegan reposa la bouteille qu’il venait de vider.

— Non, mais il peut y avoir autre chose et je vote aussi pour que nous laissions de côté ce plat, si odorant soit-il. Holà ! Désirée, venez donc ôter tout cela et donner des assiettes propres.

Mais personne ne répondit. Aucun bruit ne se faisait plus entendre de l’autre côté de la cloison.

— Elle a dû filer par la fenêtre, fit Gilles en se levant brusquement et en se précipitant vers l’office.

La fenêtre en était fermée et, tout d’abord, il ne vit personne. Il y avait là une sorte de buffet, des étagères supportant des pots, des bocaux, des grappes d’oignons et de fruits secs. Il y avait aussi une table et ce fut en contournant cette table qu’il trouva Désirée : couchée en chien de fusil sur le plancher, la tête sur son coude replié, elle dormait d’un sommeil si profond qu’elle n’eut aucun réflexe quand, se penchant sur elle, Tournemine se pencha pour l’éveiller.

— Venez voir, vous autres ! appela-t-il. On dirait qu’en l’obligeant à goûter son ragoût, Pongo nous a rendu un grand service.

S’agenouillant auprès de Désirée, Liam Finnegan retroussa l’une des paupières et lui tâta le pouls. Puis, se relevant :

— Et elle n’en a mangé qu’une cuillerée ! soupira-t-il. Si nous avions absorbé les généreuses rations qu’on nous a servies nous aurions sans douté dormi assez longtemps et assez profondément pour ne nous réveiller que dans l’éternité. On aurait pu nous découper en morceaux à la manière des Chinois sans que nous bougions seulement le petit doigt.

— Une drogue pour nous endormir, dit Gilles. Pourquoi pas un poison, directement ?

— Celui qui a donné ces ordres devait avoir une idée bien précise. Quelque chose me dit que nous allons avoir de la visite et qu’il importait qu’on nous trouve endormis et non morts…

Beaucoup plus tard, Tournemine se souviendrait du vide menaçant, du silence pesant qui suivit les derniers mots du docteur et qui semblait attendre quelque chose, quelque chose qui vint au bout d’un instant.

Quelque part vers la montagne, un tambour se fit entendre et commença à rouler dans la nuit sur un rythme irrégulier. Un autre lui répondit, beaucoup plus proche de la rivière.

Finnegan jura entre ses dents.

— Les maudits tambours de brousse ! J’aurais dû étudier leur langage quand j’en avais la possibilité. À présent mon ignorance risque de nous coûter la vie.

— Un langage ? Voulez-vous dire que ces roulements irréguliers signifient quelque chose ?

— Je crois bien et quelque chose de très précis même. Ces peaux de vaches qui résonnent ainsi sous la main des hommes parlent aussi clairement que vous et moi. Écoutez comme ils se répondent…

C’était, en effet, comme deux voix grondantes qui dialoguaient à travers la nuit et l’effet produit, dans l’immense silence des campagnes, était assez terrifiant.

— Qu’est-ce… qu’est-ce qu’on va faire ? chuchota Moulin, qui était le plus jeune des trois marins.

— Préparer nos armes… et puis faire ce qu’on attend de nous, dit Tournemine. Ce ragoût devait nous endormir, eh bien faisons semblant de dormir profondément mais en nous tenant prêts à toute éventualité. Comme dit le docteur, nous allons sans doute avoir de la visite. Commençons par vider le plat et les assiettes.

On jeta le tout dans un seau disposé dans l’office à l’usage des ordures ménagères mais on remit les assiettes et le plat vides sur la table où chacun reprit sa place après avoir soigneusement vérifié les amorces des pistolets et des mousquets tout en avalant à la hâte un peu de pain et de fromage que l’on fit passer avec une bonne rasade.

Sur la peau tendue des tambours, les battements avaient atteint un crescendo sauvage puis s’arrêtèrent brusquement. Leur message était terminé. Alors, dans le silence revenu, on put entendre nettement le grincement des essieux d’une charrette qui approchait.

En dépit de son courage, Gilles sentit un désagréable frisson lui courir le long de l’échine. Était-ce la charrette fantôme de la Mort, le funèbre char de l’Ankou dont les récits terrifiants avaient hanté sa jeunesse et hantaient toujours les landes bretonnes, qui s’approchait ainsi de lui dans cette terre du bout du monde ? Il se signa rapidement et vit que l’Irlandais, ce frère de race devenu un peu pâle, en faisait autant.

— Messieurs, dit-il, il est temps de prendre position. Que personne ne bouge avant que j’en donne le signal… mais que Dieu vous garde ! Moi, je peux seulement vous remercier du fond du cœur de m’avoir servi jusqu’ici…

Tout le monde, avec un bel ensemble, s’abattit sur la table au milieu des verres et des assiettes, sauf Gilles qui se laissa choir à terre près de sa chaise et Pongo qui choisit d’aller s’abattre sur le canapé situé non loin de la porte. Mais, dans leurs mains que tous cachaient, il y avait d’une part un couteau et de l’autre un pistolet tout armé. Et puis on attendit…

Pas longtemps. Le grincement de la charrette s’approcha de la maison, s’en éloigna un peu puis s’arrêta. Il y eut des bruits de voix étouffées répondant à des gémissements puis celui de portes en bois que l’on ouvrait. Les gémissements s’assourdirent, éclatèrent en cris affreux puis cessèrent brusquement.

— Ça se passe dans la grange qui est derrière la maison, souffla Gilles. Attention ! Ça vient vers nous maintenant.

Des pieds bottés firent crier les planches de la véranda puis entrèrent dans le champ de vision de Gilles qui s’était placé de façon à pouvoir surveiller l’entrée. Il compta quatre pieds, releva une paupière et reconnut Labroche et Tonton. Le premier éclata d’un gros rire.

— On dirait que ça a marché ! Regarde un peu, Tonton, ça roupille comme des anges ! Même le beau monsieur qui parlait si haut tout à l’heure. Il a bonne mine maintenant, aplati par terre comme une loque… Espèce de sale Blanc !… Tiens, attrape…

Son pied botté de gros cuir et de poussière partit en direction de Tournemine mais n’arriva pas à destination. Celui-ci le saisit au vol et, déséquilibrant l’homme, l’envoya à terre tandis que Pongo, sautant sur l’autre d’un bond de tigre, le terrassait et lui appuyait son couteau sur la gorge. Vivement relevé, Gilles pointa son pistolet sur Labroche.

— Ficelez-moi ça comme il faut, vous autres, ordonna-t-il à ses hommes. Mais laissez-lui l’usage de ses jambes. Autant pour l’autre, Pongo.

Un instant plus tard, les deux surveillants réduits à l’impuissance étaient assis côte à côte sur le canapé devant lequel Gilles vint se planter.

— Je crois qu’il est temps, à présent, que vous m’expliquiez la comédie qui se joue ici. Pourquoi voulait-on nous endormir ? Et qu’est-ce que vous veniez faire, tous les deux ? Nous abattre sans risque ?

Labroche voulut crâner.

— Allez vous faire foutre !… Nous on a rien à vous dire. On exécute les ordres qu’on nous donne et puis c’est tout.

— C’est le propre de bons serviteurs. Mais j’ai moi aussi un excellent serviteur qui exécute à la lettre tous mes ordres. Pongo, veux-tu expliquer à ces messieurs ce que tu vas leur faire s’ils ne se décident pas très vite à nous raconter leur petite histoire ?

Instantanément, le genou de l’Indien vint cogner contre l’estomac de Labroche tandis que, lui empoignant sa chevelure d’une main, il lui tirait férocement la tête en arrière et, de l’autre, approchait d’un de ses yeux la pointe de son couteau.

— Quoi d’abord ? demanda-t-il placidement. Le scalp ou les yeux ?

— Le… scalp ? Qu’est… qu’est-ce que c’est ? bafouilla sa victime.

— Cela consiste, expliqua aimablement Tournemine, à découper la peau tout autour du crâne et à arracher le cuir chevelu d’un seul coup. Quant aux yeux, cela s’explique de soi-même… Avez-vous une préférence ?…

— Arrêtez ! s’écria Tonton qui, voyant ce que l’on s’apprêtait à faire à son compagnon, anticipait aisément son propre sort. On va parler !

— … à une condition, râla Labroche. Vous… vous nous laisserez partir quand… quand vous saurez tout.

— On verra ça. Pour l’instant, vous n’êtes guère en état de poser des conditions…

Encore lointaine mais menaçante une clameur se fit entendre jaillie de poitrines si nombreuses qu’il était impossible de l’évaluer. En même temps, une détonation éclata et par-dessus les haies et les arbres qui délimitaient les champs d’indigo, une longue flamme jaillit et bondit vers le ciel comme si elle voulait lécher la nuit…

— Regardez, monsieur ! On a fait sauter quelque chose dans les bâtiments d’exploitation. Ça flambe, là-haut… et on dirait même que le feu se propage diablement vite… dit Pierre Ménard qui, à une fenêtre, examinait les environs.

Vivement, Gilles revint à Tonton.

— Tu parles et vite sinon je te fais sauter la tête pendant que Pongo va découper ton copain en lanières. Qu’est-ce que cette détonation ? Et cette clameur ? Et cet incendie ?

— On va parler mais vite, vite… et puis après vous nous laisserez partir. Tout ce qui se passe là-haut, ce sont les esclaves. Legros a ordonné qu’on les lâche dès que vous serez arrivé ici. Ils sont en train de brûler les bâtiments en attendant que ceux du Morne Rouge les rejoignent.

— Où sont les surveillants ?

— Tout le monde est parti, surtout le Maringouin. S’agit pas de se faire prendre par ces brutes déchaînées.

— Où est Legros ?

— Ça, j’en sais rien. Je le jure. Il est parti ce matin. On sait pas où. Il a une cache quelque part mais seul le Maringouin la connaît.

— Alors et vous ? Pourquoi n’êtes-vous pas partis ? Qu’est-ce que vous êtes venus faire ici ?

— D’abord voir si Désirée avait bien fait son travail… et puis apporter ce qui doit attirer les révoltés jusqu’ici. On devait aussi vous arroser de rhum et casser des bouteilles pour que les négros croient que vous vous étiez saoulés après avoir fait…

— Fait quoi ?

— Ce… ce qu’il y a dans le bâtiment d’à côté. C’est là que Legros infligeait les… punitions les plus sévères. On y a amené deux Noirs… en disant que c’était sur votre ordre parce que vous étiez installé ici et que vous vouliez rire un peu…

— Pongo ! Tu me surveilles ça ! Docteur ! Avec moi !

Courant jusqu’aux bâtiments qu’ils avaient pris d’abord pour des granges, Gilles et Finnegan s’y précipitèrent. Mais le spectacle que leur fit découvrir la lanterne que tenait le docteur leur arracha un double cri d’horreur. Étroitement bâillonnés deux Noirs, un homme et une femme, tordus par une épouvantable souffrance, pendaient dans l’obscurité, accrochés au mur par des crocs de boucher enfoncés sous leurs côtes. En outre, tous deux avaient subi le supplice du feu. La femme n’avait plus de chair sur les jambes et le corps de l’homme n’était plus qu’une plaie. Pourtant tous deux vivaient encore, d’une atroce vie convulsée qui demeurait accrochée à eux comme une bête malfaisante.

— Mon Dieu ! gémit Gilles révulsé d’horreur. Pareille chose peut-elle exister sous votre ciel ?

Par deux fois, son pistolet aboya miséricordieusement puis, plié en deux, il vomit, l’estomac tordu par une irrépressible nausée. Finnegan, plus endurci, ne vomit pas mais son visage vert et sa respiration lourde disaient assez son malaise.

— Vous avez fait la seule chose à faire ! dit-il d’une voix blanche. À présent, il faut ôter de là ces deux malheureux, essayer de les cacher. Avant dix minutes la horde sera là et j’ai peur que nous ne soyons pas de force. Essayons, au moins, de limiter les dégâts… mais le piège a été bien tendu.

— C’est de la folie ! gronda Gilles entre ses dents qu’il serrait farouchement tout en aidant le médecin à décrocher les deux cadavres encore chauds. Lâcher des hommes à ce point réduits au désespoir, poussés à la plus aveugle fureur, c’est signer l’arrêt de mort de la plantation. Rien ne va rester… que des cendres. Regardez là-haut. L’incendie gagne.

— Mais il gagne dans notre direction, pas dans celle de la maison. Je viens seulement de comprendre le plan de Legros. Il savait ce qu’il faisait en la déménageant de la cave au grenier, en la rendant totalement inhabitable et en vous obligeant à vous installer chez lui. Bien sûr, il condamne sa propre maison mais il s’en moque si l’habitation reste entière. Il va laisser les esclaves… parmi lesquels il doit avoir trois ou quatre meneurs, faire le vilain travail, brûler sa maison, vous massacrer et puis il reviendra avec ses armes, ses hommes et il abattra sans pitié tout ce qui restera, y compris ses meneurs sans doute. Il ne lui restera plus qu’à remettre tout en état après vous avoir fait de superbes funérailles et à s’installer définitivement.

— Mais c’est diabolique. Le risque est énorme.

— Pas tellement. Qu’importe à Legros une récolte perdue, des installations détruites s’il demeure seul maître de « Haute-Savane » ? Il n’aura même aucun compte à rendre au gouverneur ou à l’intendant général : le malheur aura voulu que, profitant de son absence, une révolte éclate et que vous en soyez la victime.

Tout en parlant, les deux hommes avaient transporté les corps au-dehors. Interrogeant du regard l’horizon, Gilles vit que l’incendie, en effet, se propageait à tous les bâtiments d’exploitation, aux cases, y compris ceux qui flambaient comme des torches. Des voix surgissaient de l’épaisse fumée rouge dont le vent apportait l’odeur âcre. C’était comme un grondement rauque et sourd, en basse profonde qui, d’instant en instant, gagnait en puissance. Sur l’écran de flammes, ses yeux perçants pouvaient distinguer un moutonnement de têtes noires d’où surgissaient des bras armés de machettes, de piques et d’outils de culture momentanément promus au rang d’armes de guerre.

— Nous n’avons pas le temps de les enterrer, dit-il. Le mieux est de les jeter à la rivière. Puis nous récupérerons les autres et nous fuirons. La route qui va vers le Cap n’est pas loin, de l’autre côté de l’eau.

Quelques instants plus tard, les deux corps torturés, confiés à la paix du flot noir et miroitant du Limbé, s’en allaient doucement vers la mer proche.

— Allons chercher les autres et filons, dit Gilles. Il n’y a pas de honte à vouloir sortir vivant d’un…

Il n’acheva pas sa phrase. Sur l’autre rive, juste en face de la maison, l’épaisseur des arbres s’animait, se trouait de points lumineux qui étaient autant de torches. La forêt qui coulait du morne jusqu’à la route était en train de prendre vie…

— Trop tard ! dit Finnegan. Ceux de l’enclos le plus éloigné bien guidés par leurs meneurs ont dû passer la rivière en amont pour prendre la maison à revers et interdire toute fuite. Rentrons vite et essayons de nous défendre.

Ils revinrent en courant vers la maison dont ils fermèrent en hâte les épais volets de bois aux ouvertures desquels les armes allaient pouvoir prendre place.

— Prions le Ciel pour qu’ils n’aient pas d’armes à feu, fit Tournemine. C’est notre seule supériorité.

— Legros n’a certainement pas été assez fou pour en laisser à la disposition d’esclaves révoltés. D’autant que ceux qui entraînent ces malheureux doivent être certains de nous trouver endormis. Quant à notre supériorité… elle ne durera que le temps que dureront les munitions.

En rentrant dans la maison, le regard de Gilles se posa sur chacun de ses compagnons tour à tour.

— Nous sommes pris au piège, mes amis, et je vous demande infiniment pardon de vous avoir attirés avec moi dans cette nasse car nous n’avons guère de chances d’en sortir vivants. Dans quelques instants, la masse des esclaves révoltés qui sont en train de brûler les installations de la plantation sera ici. Nous ne pouvons même pas fuir par la rivière car l’autre berge est déjà occupée. Écoutez !

Un tambour venait de se remettre à battre, terriblement proche à présent, scandant une sorte de longue plainte grondante qui semblait la voix même des arbres. Les mains qui le frappaient ne devaient être séparées de la maison que par la largeur du Limbé. Mais il n’y avait pas à se tromper, même pour un non-initié, sur la signification exacte du message propagé par la peau tendue : c’était l’appel à la ruée pure et simple, une sorte d’hallali qui passa comme une râpe sur les nerfs tendus des hommes de la maison.

— Je… je vois des torches qui approchent de l’eau… chevrota le jeune Moulin en faisant d’héroïques efforts pour raffermir sa voix.

— Alors, prépare-toi à tirer, dit Gilles en posant sur l’épaule du jeune homme une main apaisante. Mais ne le fais que si tu vois quelqu’un approcher de trop près et après m’en avoir averti. Courage ! On viendra peut-être à notre secours.

— Qui ça ? grogna Finnegan. Ceux des autres plantations ? Lenormand ou Guillotin ? Ils doivent avoir bien assez à faire avec le maintien de l’ordre sur leurs propres terres. Une révolte quelque part c’est toujours un danger pour les voisins.

— Mais, dit Pierre Ménard, il y a bien un fort à Port-Margot tout près d’ici ? Qui dit fort dit soldats. La lueur de l’incendie doit se voir à une bonne lieue en mer.

— En effet. Il y a là une trentaine d’hommes et un capitaine mais, en admettant même qu’ils ne soient pas complètement saouls à cette heure, ils se garderont bien de venir voir, en pleine nuit, ce qui se passe par ici. Outre qu’ils sont là pour garder le fort, ils ne sont pas fous. Demain matin, sans doute, on déléguera quelques hommes pour ramasser les morceaux.

— Eh bien, soupira Gilles, je vois que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Messieurs, prenez place chacun à une fenêtre et que Dieu nous vienne en aide…

Avec un hurlement de terreur, Labroche et Tonton venaient de se dresser sur leurs pieds.

— Pas nous ! Laissez-nous fuir ! On vous en supplie ! Laissez-nous filer ! On peut peut-être encore se sauver. Mais s’ils nous prennent vivants, ils nous feront…

— Quoi ? coupa Gilles froidement. Ce que vous avez fait à ces malheureux que nous avons trouvés à côté ? Non. Vous resterez ici et ne comptez pas sur nous pour faire l’aumône d’une balle de miséricorde ou d’un coup de couteau. Nous gardons cela pour nous, quand plus rien d’autre ne sera possible.

— Non ! hurla Tonton presque fou de peur. Je ne veux pas…

Ses yeux étaient exorbités et ses cheveux presque droits sur sa tête, Gilles se détourna de lui avec dégoût tandis que Pongo, d’un maître coup de poing, l’envoyait sur le plancher oublier momentanément sa terreur mais Labroche, profitant de ce que l’attention se détournait de lui, se rua vers la porte qu’il ouvrit d’un coup de tête et s’élança au-dehors tout en faisant des efforts désespérés pour se libérer les liens qui entravaient ses bras.

Gilles bondit derrière lui pour le rattraper mais s’arrêta au seuil et, vivement, referma la porte en se signant précipitamment car, au moment précis où le surveillant sautait les marches de la véranda, la horde noire venait de surgir de la nuit avec ses torches, vociférante et déjà lancée sur la maison solitaire.

La vue de cet homme aux bras liés, seul au milieu de l’espace vide ménagé devant la maison, les arrêta net. Et un silence soudain s’établit…

Derrière sa meurtrière, Gilles vit les porteurs de torches dessiner un grand demi-cercle comme autour d’une arène. Entre chacun d’eux apparaissaient des hommes maigres et terribles, dont les yeux flambaient presque autant que les nœuds résineux aux poings de leurs compagnons, des femmes dont certaines avaient, dans leurs mains, des quartiers de viande saignante dans lesquels elles mordraient voracement. Ces révoltés avaient dû abattre quelques animaux pour apaiser leur faim. Certains hommes avaient des bouteilles de tafia où ils buvaient à longs traits. D’autres étaient déjà franchement ivres.

— Je n’aurais jamais cru qu’il y avait autant d’esclaves sur cette terre, souffla Finnegan avec une sorte d’accablement. Ils sont une multitude. Jamais nous n’en viendrons à bout…

Le silence était si profond à présent que l’on pouvait entendre le crépitement des torches et la respiration haletante, terrifiée, de Labroche, acculé à la maison au centre de ce demi-cercle de flammes.

— Que font-ils ? gronda Gilles. Pourquoi n’attaquent-ils pas ?

— Parce qu’ils ont tout leur temps, dit Finnegan. Ils savent bien que nous ne pourrons pas leur échapper et puisqu’une première victime se jette vers eux, ils vont commencer par elle. C’est terrible à dire mais ce misérable nous accorde un sursis qui peut être précieux. Tout dépend du temps qu’ils vont mettre à le faire mourir…

— Vous voulez dire qu’il va nous falloir assister à…

— À la mort de Labroche ? Oui. Et ne vous avisez pas d’abréger cette mort d’une balle bien ajustée. Ce serait le signal du massacre pour nous autres.

— Ne me demandez pas ça.

— Pourtant je vous le demande… au nom de tous ceux qui sont ici. Songez que si nous étions encore vivants au lever du jour, il y aurait peut-être une chance de voir arriver des soldats. La nuit est une sorcière féroce sur cette terre, mais le jour la fait toujours rentrer dans son trou. Cet homme est un bourreau et de la pire espèce. Si le souvenir des deux malheureux que nous avons confiés à la rivière ne vous suffit pas, bouchez-vous les oreilles et fermez les yeux.

Mais Gilles savait bien qu’il ne pourrait pas ne pas regarder car il existe une fascination de l’horreur comme d’ailleurs de la peur. Labroche adossé à cette maison dont il n’avait même pas le réflexe d’essayer de remonter l’escalier ne bougeait plus. Les yeux dilatés, il regarda comme du fond d’un cauchemar quatre hommes sortir du cercle et venir à lui. Ce fut seulement quand leurs mains s’emparèrent de lui qu’il secoua le charme et se mit à hurler.

Ce qui suivit fut de l’ordre de ces choses affreuses qui peuvent hanter pendant longtemps les cauchemars des hommes. Tandis que quatre hommes dépouillaient Labroche de ses vêtements, d’autres, sous la direction d’un grand Noir vêtu d’une draperie blanche qui devait être un drap déjà abondamment maculé, entassaient du bois et des brindilles puis plantaient en terre quatre piquets aux quatre coins de ce bûcher improvisé sur lequel on coucha le surveillant, toujours hurlant, en prenant soin d’attacher ses poignets et ses chevilles aux piquets. Une femme qui portait une petite jarre sur sa tête sortit de la foule et vint en verser le contenu sur le corps. Ce devait être de l’huile car la peau café au lait de Labroche se mit à briller.

— Eux veulent cuire lui, déclara Pongo qui suivait d’un œil parfaitement impavide ces préparatifs qui révulsaient son maître. Huile empêcher rôti brûler !…

Suffoqué, Gilles regarda l’Indien avec stupeur. Il y avait comme cela des moments où le sang iroquois reparaissait. Pour lui ce genre de réjouissance était tout à fait naturel dès l’instant qu’il s’agissait d’un ennemi.

— Tu en parles comme s’il s’agissait d’une recette de cuisine, reprocha-t-il.

— C’est recette de cuisine !… cuisine rituelle car, si ennemi mort bravement, chair bonne à manger pour renforcer courage des guerriers. Mais là mauvaise cuisine. Homme lâche. Lui crier ! ajouta-t-il en crachant par terre avec dégoût.

En effet, des torches avaient été enfoncées dans le bas du tas de bois et les flammes avaient jailli et léchaient à présent le corps huilé d’où partaient d’insoutenables hurlements. En dépit de son courage, Gilles détourna la tête.

— Toi pas cacher visage ! reprocha Pongo rudement. Seule, femme peut cacher visage. Toi homme et homme qui a supporté beaucoup de choses. Toi peux supporter ça !

— Le supporterais-tu, si j’étais à la place de cet homme ?

— Toi jamais à cette place. Pongo te tuer avant parce que… Pongo t’aimer. Mais cet homme pas mériter pitié parce que lui pas avoir eu pitié des autres !

Silencieusement, Gilles chercha la main de son ami et la serra.

— Tu m’es cher aussi, Pongo. Quand l’heure sera venue, je serai heureux de mourir avec toi.

Et, curieusement réconforté, il reporta froidement son regard sur l’affreux spectacle aussi bien éclairé à présent qu’une scène de théâtre. La lune, en effet, s’était levée et bien qu’elle ne fût encore qu’un globe rougeâtre sur la cime des arbres elle apportait un supplément de lumière tragique. Mais les spectateurs involontaires de cette scène de cauchemar n’avaient pas encore atteint le fond de l’horreur.

Labroche vivait toujours quand on trancha les liens qui le maintenaient sur le brasier dont on le tira avec une gaffe. Puis l’homme au drap blanc s’agenouillant auprès de ce corps qui n’avait plus guère figure humaine, lui ouvrit la poitrine d’un coup de machette et, plongeant sa main dans l’ouverture, en arracha le cœur qu’il jeta à des chiens qui étaient apparus, attirés par l’odeur affreuse.

Labroche avait fini de souffrir mais ses bourreaux n’en avaient pas fini avec lui. Rapidement maniée par l’homme au drap blanc, la grande lame triangulaire débita son corps en morceaux que l’on distribua, cérémonieusement, à une vingtaine d’hommes et de femmes qui semblaient ne se soutenir qu’à peine et dont les corps portaient des traces de sévices nombreux. Ils s’en emparèrent et mordirent dedans avec une affreuse avidité.

— Sans doute les dernières victimes de cette brute, commenta Finnegan d’une voix enrouée qu’il s’efforçait d’éclaircir. La justice de ces malheureux est redoutable mais souvent exacte.

Gilles épongea la sueur qui coulait de son front et lui brouillait la vue. À présent que les cris inhumains avaient cessé, l’abominable spectacle lui semblait plus supportable.

— Il me semble que nous sommes en train de contempler l’enfer, murmura-t-il. Que font les autres ? ajouta-t-il en se tournant vers les trois marins qui surveillaient la rivière et n’avaient rien vu de ce qui venait de se passer.

Pour ne rien entendre non plus, le jeune Moulin avait déchiré un coussin et bourré ses oreilles avec des tortillons de tissu.

— Personne ne bouge, répondit Germain. Ils sont visiblement là pour interdire toute fuite. Avec toutes ces torches et cette lune ils doivent nous voir aussi clairement qu’en plein jour et je vois là des flèches, des arcs, des haches. Ils ont l’air d’attendre un signal.

— Ça va être notre tour, à présent, soupira Gilles. Il nous reste à défendre chèrement notre peau. Ne vous laissez pas prendre vivants, en tout cas. À aucun prix…

Le signal, pourtant, ne vint pas tout de suite. À présent, quelques hommes couraient vers la resserre où Tournemine et Finnegan avaient trouvé les corps, preuve qu’ils étaient exactement renseignés, et en ressortaient au bout d’un instant les mains vides naturellement. Il y eut alors une sorte de flottement, d’indécision. Gilles vit les yeux de cette foule interroger la maison muette et close.

— Bon Dieu ! jura-t-il. Si seulement j’avais le moyen de me faire comprendre d’eux…

Son regard tomba sur Tonton qui gisait toujours à terre mais qui avait depuis longtemps retrouvé ses esprits et, l’empoignant par ses liens, il le remit debout.

— Tu es l’un des surveillants, toi, tu dois bien comprendre les langues africaines.

Les gros yeux ronds s’affolèrent.

— Moi ?… Oh non ! oh non ! non ! Moi… je parle pas… je comprends pas. Y avait que le Maringouin et… et M. Legros, bien sûr. Je… je vous en supplie… n’y allez pas…

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Il y a peut-être là une occasion. Ils hésitent et ce serait bien le diable si, dans toute cette foule, il n’y en avait pas au moins la moitié qui comprennent le français.

— Je ne vois pas très bien où ils auraient pu l’apprendre, grogna Finnegan. Je vous rappelle que Legros renouvelait fréquemment son cheptel. La plupart des esclaves qui sont ici n’ont pas quitté l’Afrique depuis plus d’une année. Ce n’est pas en grattant la terre sous le fouet qu’ils ont pu s’initier à la langue de Voltaire.

— Tant pis ! Je vais tout de même prendre le risque. Il y a sans doute ici ceux qui m’ont vu, cet après-midi, arracher son fouet à Labroche. Ils peuvent me reconnaître.

— N’y comptez pas trop ! Vous l’avez vu, ils n’avaient même pas cessé de travailler à ce moment-là…

— Écoutez, Finnegan ! S’il n’y a qu’une seule chance de parlementer, il faut la prendre. Je vais sortir, seul…

— Non, coupa Pongo. Pas seul ! Je vais aussi…

— Si tu veux. Tu me couvriras. Mais il faut le faire. Ces gens cherchent le nouveau maître et ils ne savent sûrement pas combien nous sommes ici. Si je ne réussis pas, vous aurez toujours la ressource de m’abattre avant qu’on… ne me fasse cuire et peut-être, d’ailleurs, oublieront-ils de visiter la maison…

— N’y comptez pas ! Quand ils vous auront tué, ils y mettront le feu…

Au-dehors, les palabres semblaient prendre fin. Le grand Noir à la draperie blanche s’avançait, seul, vers la maison et s’arrêtait à peu près au milieu du terre-plein. Levant les deux bras vers le ciel chargé des fumées de l’incendie, il entama une sorte de mélopée incantatoire qui, toute incompréhensible qu’elle fût, n’était pas sans grandeur. La voix profonde de l’homme avait des résonances sombres qui rappelaient les battements lourds des tambours de tout à l’heure. Étiré vers la nuit qu’il semblait conjurer, il ressemblait à une longue flèche blanc et noir plantée comme une menace en face de cette maison. Car il n’y avait pas à se tromper sur les accents grondants de sa prière. Il était en train d’offrir leurs futures victimes à des dieux sanguinaires…

Néanmoins, Gilles sortit…

Afin que ceux qu’il affrontait fussent bien certains qu’il était sans armes, il avait ôté son habit et même sa chemise. Son apparition soudaine, en haut des marches de bois, figea la foule. L’homme aux incantations lui-même se tut et demeura là, les bras toujours tendus vers le ciel, mais oubliant son adjuration vengeresse pour regarder cet homme blanc, aussi grand que lui mais qui n’évoquait en rien l’image habituelle du planteur détesté.

Sa peau bronzée où la vaillance se lisait dans la trace des anciennes blessures avait cette couleur de cuir de ceux qui sont habitués de longue date aux intempéries et au grand soleil, mais l’éclat froid des prunelles couleur d’acier et la clarté des cheveux qui couronnaient un visage fier et beau au profil arrogant, le fait aussi que le nouveau venu se présentait nu, à l’exception de sa culotte collante et de ses bottes de cheval, apportaient une note étrange, déroutante pour cette foule misérable habituée aux maîtres gras bardés de fouets et de pistolets. Et tous le regardaient si avidement que nul ne remarqua, dans l’ombre de la véranda, la silhouette sombre de Pongo, dépouillé lui aussi de ses vêtements mais armé jusqu’aux dents.

Le silence total apprit à Gilles qu’il venait de marquer un point mais il sentit qu’il fallait le briser lui-même et non en laisser l’initiative aux révoltés.

— Certains d’entre vous doivent pouvoir comprendre mes paroles et les transmettre aux autres, dit-il employant toute la puissance de sa voix dans l’espoir d’atteindre les derniers rangs, si lointains fussent-ils. Je suis votre nouveau maître et je suis venu vous demander de déposer les armes car je ne vous veux aucun mal, bien au contraire. Je sais combien vous avez souffert sur cette terre qui devient la mienne. Je sais combien vous y êtes maltraités, mal nourris, ravalés par la cruauté de ceux qui vous commandent à une condition plus misérable que celle des bêtes qui sont au moins libres de se chercher elles-mêmes leur nourriture. Je ne veux plus de cela, plus jamais ! Par le Dieu que je sers, je le jure…

» Ce soir, vous avez fait justice, votre justice, et personne ne vous punira pour cela. Lorsque reviendra Simon Legros, c’est à ma justice qu’il devra répondre de ses crimes dont le plus grave a été commis ce soir car c’est lui qui, par la voix de ses meneurs, vous a conduits à la révolte. Vous pouvez me tuer et il espère bien, là où il est, que c’est ce que vous allez faire car je suis le maître de “Haute-Savane” et je suis celui qui l’empêche d’en devenir le possesseur. Mais soyez-en sûrs, après ma mort il reviendra. Il reviendra avec des hommes, des armes… et la loi pour lui. Et vous serez châtiés, vous serez massacrés jusqu’au dernier. Que lui importe ? Il achètera d’autres esclaves qu’il mènera encore plus durement.

» Moi, je vous offre de vous en sortir sans mal. Vous lutterez avec moi contre cet homme quand il reviendra… et ensuite nous remettrons cette plantation en état, mais votre vie y sera toute différente de ce quelle était. Chacun de vous y vivra avec dignité, en “libres de savane” pour commencer. L’affranchissement récompensera les meilleurs…

Jamais encore Gilles n’avait prononcé si long discours et jamais non plus il n’aurait cru y être amené. Cette nuit, en face de ces centaines de paires d’yeux, il avait l’impression déprimante d’exhorter des fauves au cœur d’une forêt sauvage et qu’aucune de ses paroles, clamées cependant de toute sa conviction et de tout son cœur, ne portait. Se pouvait-il vraiment qu’aucun de ces hommes massés sous la lumière rouge des torches ne comprît son langage ?

Il achevait, cherchant son souffle et aussi ce qu’il pourrait encore dire quand, du cœur même de la foule, une voix rauque, hargneuse proféra quelques paroles incompréhensibles. L’homme à la draperie blanche qui s’était tenu aussi immobile qu’une statue durant tout le temps que Tournemine avait parlé se détourna légèrement pour chercher du regard celui qui venait de parler. Gilles comprit qu’il hésitait. Celui-là peut-être entendait le français…

Il allait reprendre, pour lui seul, mais d’autres voix, à présent, faisaient écho à la première et d’autres encore. Ce fut comme un crescendo de haine et de fureur qui enfla, enfla…

— Recule ! conseilla Pongo à mi-voix. Il faut rentrer. Ils vont attaquer…

— Ce n’est pas encore certain…

— Moi dire que si… Bien connaître foules sauvages quand colère gronde. Rouge ou noire… même chose ! Vite !

En effet, une machette lancée d’une main singulièrement vigoureuse arrivait sur eux en sifflant et se planta, avec une menaçante vibration, dans le montant de la véranda. L’heure n’était plus aux discours. Seule, la voix des armes pouvait encore se faire entendre. Vivement, Gilles bondit à l’intérieur et, refermant la porte derrière lui, saisit son fusil et alla reprendre son poste.

— Vous êtes un homme courageux, grogna Finnegan, mais c’était de la folie. Autant raisonner la tempête… À présent à la grâce de Dieu ! J’espère seulement qu’au Paradis on connaît l’usage du rhum.

Un énorme hurlement emplit la nuit. Les tambours recommencèrent à battre sur un rythme enragé et la terre trembla sous des centaines de pieds. La horde se lançait sur la maison. C’était comme une marée roulant depuis la colline.

— Que font ceux de la rivière ? demanda Gilles.

— Ils… ils traversent, monsieur, souffla Ménard, la gorge sèche.

— Tirez alors à votre gré…

Une première rafale habilement ajustée coucha quatre des hommes qui couraient, en tête de la foule, vers la maison, mais cela n’arrêta pas ceux qui suivaient. Ils sautèrent par-dessus les corps inertes.

— Nous allons être submergés, cria Gilles.

— Non, rectifia Finnegan. Nous allons être brûlés.

En effet, c’étaient les hommes armés de torches qui menaient l’assaut. Arrivés à six ou sept mètres, ils se contentèrent de lancer leurs torches puis s’enfuirent pour échapper aux balles.

À ce moment, quelque chose qui tenait du miracle se produisit. Une voix se fit entendre, une voix énorme, immense, qui semblait sortir des entrailles mêmes de la terre ou bien du sommet des arbres. Une voix aussi puissante qu’un bourdon de cathédrale qui criait sur la campagne dans une langue sans doute africaine et la foule, surprise, vaguement terrifiée aussi, s’arrêta net. Et même recula, abandonnant sur le sable, comme la vague qui se retire, des cadavres semblables à de gros galets noirs, refluant vers ses positions précédentes.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? chevrota Moulin. Qu’est-ce que cette voix ? Celle de Dieu ?

— Si elle nous sauve je dirais volontiers que c’est celle de Dieu, dit Gilles. Regardez ! Ouvrez un volet ! Cela en vaut la peine…

Un homme venait en effet d’apparaître dans le demi-cercle laissé libre par la foule, un Noir gigantesque dont la puissante musculature luisait sous la lumière et s’étalait dans toute sa magnificence animale car cet homme ne portait qu’un simple pagne de lin blanc… et un large pansement qui ceignait sa cuisse. Cet homme, c’était Moïse et c’était sa voix qui venait de se faire entendre, amplifiée par le « gueuloir » de bronze qu’il avait dû emprunter au capitaine Malavoine.

Planté comme un chêne devant la maison, jambes écartées sans autre arme que sa stature exceptionnelle et sa profonde voix de basse, c’était lui à présent qui haranguait la foule, la foule qui le regardait avec une sorte de terreur superstitieuse et qui semblait se courber sous sa parole comme l’herbe des champs sous la fureur de l’orage.

— Et moi qui le croyais muet ! murmura Gilles. Comment est-il venu jusqu’ici ? C’est un miracle… un vrai miracle ! J’aimerais bien savoir ce qu’il leur dit…

— Il dit, seigneur, que tu es bon et juste, que tu es un Blanc comme jamais encore il n’en a rencontré, que tu l’as sauvé de la mer, des requins et du négrier, que tu as failli te battre pour lui, que tu l’as soigné comme un frère… Il dit que tu es un envoyé des dieux et que leur malédiction s’attacherait à qui te ferait mourir…

C’était, cette fois, Désirée, qui venait de reparaître, sortant de son office et de son sommeil. Elle vint vers Gilles, plia le genou devant lui et, prenant sa main, y posa sa bouche.

— Pardonne-moi, seigneur ! Je ne savais pas… et il fallait que j’obéisse.

— Tu n’avais aucune raison de ne pas obéir. Relève-toi, Désirée. À l’avenir c’est moi, ou plutôt ma femme, que tu serviras…

— Si elle te ressemble, ce sera une joie…

— Vous croyez qu’il va en venir à bout ? dit Finnegan qui observait avec attention la scène, grandiose d’ailleurs, dont ils étaient spectateurs. Il y a là-dedans des meneurs qui ne doivent pas se laisser facilement convaincre… Et puis votre rescapé est un parfait inconnu pour eux.

— Peut-être, dit Désirée. Mais il parle comme eux et comme parlent les grands chefs, là-bas, en Afrique. Il a pour lui la puissance venue des ancêtres.

Pourtant, comme l’avait prévu Finnegan, les mêmes voix furieuses de tout à l’heure se faisaient de nouveau entendre, cherchant à rompre l’enchantement dont le géant noir tenait cette foule prisonnière. Si leur influence l’emportait, Moïse, lui aussi, serait balayé, si grande que soit sa force. Les esclaves du premier rang qui s’étaient courbés sous cette voix de bronze relevaient déjà la tête. On pouvait deviner leur incertitude, leur hésitation. Dans un instant, peut-être, le miracle qui avait laissé entrevoir le salut serait réduit à rien et une victime de plus serait offerte en holocauste…

Et puis, tout à coup, le silence revint. La foule, comme jadis la mer devant le peuple hébreu, s’ouvrait, se séparait pour laisser, entre ses rangs serrés, une trouée qu’éclairèrent deux jeunes filles en robes blanches portant chacune une chandelle allumée. Derrière elles marchait majestueusement une imposante femme noire, grande et forte, vêtue d’une longue robe rouge et portant sur sa tête un haut diadème barbare fait de plumes noires et rouges qui la grandissait encore. Elle s’appuyait sur une haute canne d’ébène, assez semblable à une crosse d’évêque mais dont le motif terminal représentait un serpent dressé sur sa queue. Et la femme rouge s’avança. Et la foule, devant elle, s’inclina…

Tournemine n’eut pas le temps de questionner Désirée. Finnegan déjà l’avait reconnue.

— Mais c’est Celina ! s’écria-t-il. Je m’étais toujours douté qu’elle était une « mamaloï ».

— Qu’est-ce qu’une « mamaloï » ? demanda le chevalier.

— Une prêtresse des dieux vaudous.

— Celina est la plus grande, dit doucement Désirée. Il n’y a pas, dans l’île, un esclave qui ne s’incline devant elle. Si elle vient vers le maître, il est sauvé.

— Mais où était-elle ? Si je me souviens de ce qu’a dit le docteur, elle était la cuisinière de l’habitation ?

— Elle était cachée. Elle s’est enfuie quand Legros a vendu les esclaves domestiques. Il n’avait pas le droit de la vendre car elle est une « libre de savane ». Il n’avait pas le droit, non plus, de vendre le vieux Saladin et pourtant il l’a fait… et Saladin s’est pendu…

Laissant planer sur la foule, définitivement matée cette fois, le regard impérieux de ses yeux couleur de chocolat, Celina était arrivée auprès de Moïse sur l’épaule duquel elle posa une main véritablement souveraine puis elle prononça d’une voix forte quelques paroles rapides qui eurent un étrange effet : la foule si calme et si silencieuse redevint soudain houleuse, avec de loin en loin d’étranges tourbillons puis, comme un volcan qui crache des scories, elle expulsa quatre groupes d’hommes au milieu desquels se débattait un Noir que ses compagnons vinrent jeter aux pieds de la « mamaloï »…

Ce qui suivit fut hallucinant de rapidité. Celina prononça un seul mot et sa sonorité avait à peine fini de résonner que quatre sabres d’abattis avaient tourbillonné et s’étaient abattus. Quatre têtes avaient roulé sur le sable qui devint aussi rouge que la robe de la prêtresse. Mais Celina ne les regarda même pas. C’était vers la maison qu’elle se tournait à présent.

— Viens, dit Désirée en prenant la main de Gilles. Elle t’attend…

Elle le conduisit jusqu’à la porte puis le laissa sortir seul. Lentement, il descendit vers les deux Noirs qui le regardaient venir mais, seul, Moïse plia le genou quand il les rejoignit.

— Demain, dit gravement Celina, je m’inclinerai devant toi et je redeviendrai ta servante. Ce soir, tu dois accepter, pour ton bien, de marcher à mes côtés pour rentrer chez toi.

— Tu m’as sauvé, dit Gilles. Comment pourrais-je refuser ? Ce sera un honneur pour moi, Celina.

Elle eut un sourire qui découvrit de larges et solides dents blanches.

— Tu sais mon nom ? Qui te l’a dit ?…

— Le docteur Finnegan qui était avec moi et cinq autres de mes amis dans cette maison.

— Alors, dit tranquillement Moïse, il faut les faire sortir et avec eux tout ce qui t’appartient dans cette maison car elle va être brûlée. Les quelques torches qu’on a lancées ne l’ont pas enflammée car le toit est en pierre.

Tournemine regarda le géant noir avec une surprise amusée.

— Tu parles donc ma langue ? Je te croyais muet…

— Je ne te connaissais pas quand tu m’as recueilli. C’était un avantage que je voulais garder.

— Comment es-tu venu ?

— Je te le dirai tout à l’heure, si tu le permets. Pour l’instant il faut faire sortir les autres.

— Viens ! dit Celina. Il est temps pour toi de quitter ces lieux maudits. Pourtant, je voudrais de toi une promesse.

— Laquelle ?

— Oublieras-tu ce qui s’est passé ici cette nuit ? Tout ce qui s’est passé ?

— Tu veux savoir si ces malheureux recevront un châtiment ? Je leur ai promis tout à l’heure qu’il n’y en aurait pas. Tu as toi-même fait justice. Il n’y a rien à ajouter.

— Alors, marchons ! Ta maison t’attend. Elle est vide mais intacte et tu y seras mieux que dans la demeure d’un bourreau.

Côte à côte, toujours précédés des deux fillettes porteuses de chandelles, ils marchèrent vers la foule qui, comme tout à l’heure, s’ouvrit devant eux. Pongo et Moïse qui s’étaient donné une sorte d’accolade et les autres suivaient avec les armes et les chevaux que l’on était allé chercher aux écuries…

Suivis par des centaines de paires d’yeux où luisait à présent quelque chose qui ressemblait à l’espoir, Gilles et Celina remontèrent à travers champs vers les bâtiments réduits en braises encore fumantes. Aucun d’eux ne parlait.

Mais soudain une grande lumière s’éleva avec le crépitement du feu. À l’épaulement de la colline, le petit cortège s’arrêta, se retourna : la maison de Legros flambait comme une torche mais derrière cette énorme torche, on pouvait apercevoir, sur l’autre rive du Limbé, le cheminement des multiples petites lumières de ceux qui en avaient assuré la garde et qui, à présent, se retiraient aussi calmement que s’ils avaient assisté à une fête.

— Sais-tu où est Legros ? demanda Gilles à Celina.

Elle secoua sa tête emplumée.

— Non. Chez Olympe, peut-être. Je sais qu’elle a une maison au Cap-Français. J’ai dû me cacher lorsque je me suis enfuie car il est un démon servi par un démon-femelle encore plus fort que lui. Je ne pouvais pas l’atteindre. J’ai préféré l’oublier. Pourquoi ne pas en faire autant ?

— Crois-tu qu’il se laissera oublier ? Non. Son coup a manqué. Cela ne veut pas dire qu’il n’essaiera plus d’attenter à ma vie ou à celle des miens. Je veux le trouver… et dormir en paix.

— J’essaierai de savoir…

Vers l’orient, le ciel commençait à s’éclaircir. La nuit terrible était achevée. Dans quelques instants, les rayons du soleil levant allaient éclairer des ruines et les traces profondes de l’incendie dont les ravages étaient grands. Mais quand, mené par Celina, Gilles atteignit le rideau de cactus et de lataniers qui protégeait la grande maison, la voûte céleste se dora de tous les feux de l’aurore et sa lumière vint caresser les murs de l’habitation, vide encore comme une coquille dont elle avait la teinte nacrée mais qui, dès ce jour, allait renaître à une vie nouvelle.



1. La pièce servait à la fois de salon et de salle à manger. C’est en quelque sorte l’ancêtre du living-room.

2. Le maringouin est un moustique des pays tropicaux.

3. On appelait « marrons » les esclaves en fuite qui avaient pris le maquis et formaient des bandes parfois redoutables.

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