Juliette Benzoni Hortense au point du jour

A Catherine Jurquet,

avec tout autant d’affection

Première Partie LES RUES DE PARIS

CHAPITRE PREMIER LE LOCATAIRE

Hortense avait oublié que Paris fût si bruyant.

La malle-poste en provenance de Toulouse qu’elle avait rejointe à Cahors venait d’entrer en trombe, sur le coup de sept heures et au son des trompes des postillons dans la cour de l’hôtel des Messageries situé dans l’ancienne rue Plâtrière. Les chevaux fumaient. La malle avait pris du retard à Orléans à cause d’un sac postal égaré que l’on avait retrouvé de justesse et l’on avait laissé les bêtes prendre le mors aux dents. Tandis que les cavaliers sautaient à terre et faisaient jouer leurs articulations ankylosées, les valets d’écurie armés de couvertures prenaient soin de l’attelage ; les employés de la poste aux lettres accouraient pour prendre livraison du courrier, et les commissionnaires, les portefaix se lançaient à l’assaut de la voiture dans l’espoir de récupérer de la clientèle. Tout cela en s’interpellant, criant, se chamaillant même, au milieu du concert des sonnailles et du grincement des brouettes.

Assourdie par le vacarme, la tête douloureuse, Hortense descendit d’un pas que la fatigue rendait hésitant, aidée silencieusement par l’un de ses compagnons de route. C’était un homme encore jeune, d’une quarantaine d’années environ, aux allures d’ancien militaire. Mais d’ancien militaire pauvre, ce qui trahissait le demi-solde plus encore que les longues moustaches à la hussarde et la fleur rouge de la Légion d’honneur qui faisait vivre la redingote noire lustrée aux coudes et aux endroits de fatigue.

Depuis qu’il était monté à Limoges, lui et Hortense n’avaient pas échangé une seule parole. Contrairement aux deux autres occupants du coupé – un couple de bourgeois de Toulouse affreusement bavards – l’officier avait respecté comme une sévère consigne le grand deuil arboré par cette jeune femme blonde qui répondait à peine quand ses voisins lui parlaient. Les Toulousains avaient d’ailleurs fini par y renoncer. Lui-même se contentait de la saluer matin et soir en lui offrant la main comme il venait de le faire pour monter ou pour descendre de la voiture. Mais souvent, au cours de la longue route parcourue à un train d’enfer, Hortense avait surpris son regard gris posé sur son visage, à peine visible cependant sous le voile noir dont elle enveloppait son chapeau.

Cette fois encore, l’inconnu vint lui offrir, en se découvrant, sa main gantée de cuir noir usagé. Et ce fut seulement quand la jeune femme eut mis le pied à terre qu’il demanda en s’inclinant légèrement :

— Êtes-vous attendue ici, madame ?

— Non, monsieur. Personne ne m’attend.

— En ce cas, puis-je vous être bon à quelque chose ? J’ai peu de pouvoir ici mais il me reste au moins celui d’escorter une dame seule…

Sous son voile, Hortense sourit, notant au passage le son grave de la voix et l’amertume légère du ton. Encore un ancien de la Grande Armée qui se faisait mal à une vie dépourvue d’horizon…

— Je vous remercie monsieur…

— Colonel Duchamp, pour vous servir…

— Eh bien ! je vous remercie, colonel. Si vous pouviez appeler pour moi une voiture de place, je vous en serais très obligée.

— Veuillez seulement m’attendre un instant.

Ce fut très bref. Une minute plus tard, un fiacre s’arrêtait devant la jeune femme et chargeait son léger bagage.

— Où dois-je dire que l’on vous mène ? demanda le colonel.

— Chaussée d’Antin. J’indiquerai moi-même la maison.

Duchamp lança l’adresse au cocher puis s’inclina de nouveau, chapeau bas :

— Je suis votre serviteur, madame… Il hésita un court instant puis, presque timidement, il ajouta : Au cas où vous auriez besoin d’une aide quelconque… d’un bras, je compte prendre logis ici près, à l’hôtel du Rhône.

L’offre toucha Hortense. Fallait-il que sa détresse fût profonde et visible pour que cet inconnu l’eût devinée sous le double masque du deuil et du silence ?… D’un geste vif, elle releva son voile pour lui offrir au moins la gratitude d’un sourire, même si ce sourire était bien mélancolique.

— Qui vous dit que je pourrais avoir besoin d’aide ? dit-elle doucement. Je suis née à Paris et j’y ai passé mon enfance.

— Je ne sais pas. Mais il me semble l’avoir senti dès l’instant où je me suis assis en face de vous. Bien sûr, je souhaite me tromper. Pardonnez-moi si je me suis montré indiscret.

— Il n’y a rien à pardonner… et il est toujours agréable de se découvrir un ami.

— Merci de l’accepter. Dieu vous garde, madame Coudert… Fouette cocher !

La silhouette raide de l’officier disparut derrière le haut porche de l’hôtel des Messageries tandis qu’Hortense se mordait les lèvres. Elle n’était pas encore habituée à ce nom – celui d’une vieille cousine du Dr Brémont – porté par précaution sur le passeport qu’on lui avait procuré à Chaudes-Aigues et elle avait encore peine à y répondre. Mais, cette fois, le mouvement ébauché pour se retourner fut sans importance. Elle était bien seule dans le fiacre et, avec un soupir de lassitude, elle se laissa aller contre le drap fatigué sentant l’usure et la poussière tandis que son esprit attachait une dernière pensée au colonel Duchamp.

Cette sollicitude inattendue rencontrée à l’instant même où elle posait le pied sur le pavé de Paris lui était réconfortante et même précieuse. C’était un instant de douceur semblable à celui qu’elle avait vécu au moment où elle était arrivée à Chaudes-Aigues, où, après une folle chevauchée sous la pluie et par de mauvais chemins, alors qu’elle était encore mal remise de ses couches, elle avait vu s’ouvrir devant elle la porte et la chaude amitié du Dr Brémont et de sa famille.

Il n’y avait pourtant que trois semaines d’écoulées depuis la nuit dramatique de Lauzargues où Jean des Loups était venu l’arracher à la mort qui guettait. Et cependant Hortense avait l’impression qu’il y avait un siècle et qu’en reculant dans l’espace les tours de Lauzargues reculaient aussi dans le temps sans parvenir à franchir les limites du souvenir. Peut-être parce qu’une partie d’elle-même y demeurait attachée comme une partie du cœur de sa mère avait dû y rester liée quand elle avait, elle aussi, fui le château.

C’était un sentiment bizarre, complexe et déconcertant. Hortense aurait dû souhaiter voir les événements des derniers mois rejoindre le monde fumeux des mauvais rêves que la venue du jour rejette hors de la mémoire. Or, il n’en était rien. Elle ne souhaitait pas oublier. Elle se reprochait presque sa fuite comme une lâcheté et elle n’éprouvait même pas de peur rétrospective. Mais plutôt une forme de chagrin qui jetait sur son âme une lumière trouble. Comme si, en quittant Lauzargues, elle avait subi une sorte de dédoublement.

Peut-être, après tout, y avait-il en elle deux femmes bien distinctes ? L’une qui avait fui, épouvantée, le honteux marché offert par le marquis, son oncle et beau-père : devenir sa maîtresse si elle voulait revoir l’enfant qu’on lui avait arraché au lendemain de la naissance ou mourir immédiatement afin qu’on pût la croire victime d’une fièvre de lait. Et l’autre qui, par la pensée, vivrait toujours, son amour pour Jean, le meneur de loups, dans la chambre turquoise où était né leur fils. Là, elle avait tremblé de peur mais aussi d’amour, de joie, d’espérance et de colère. Là demeurait en dépit de tout le meilleur d’elle-même…

Bien sûr, elle protesterait violemment si on venait lui dire qu’elle aimait Lauzargues autant que Victoire, sa mère, l’avait aimé, et qu’elle emportait plus de regrets que de rancune. Et qu’au fond, c’était à Paris où elle naquit et où elle avait passé tant d’années insouciantes et heureuses qu’elle allait se sentir étrangère… Pourtant, ce n’était que la vérité et elle le sentait confusément. Ses racines arrachées s’étaient replantées dans la terre d’Auvergne et y tenaient bien…

Tiré par un solide cheval, le cabriolet allait vite et atteignait la ligne brillante des Boulevards où les préposés de la préfecture allumaient les grosses lanternes à huile et les quelques réverbères à gaz déjà installés.

Le contraste avec les rues mal éclairées d’où l’on sortait était saisissant. Le Boulevard traçait, à la lisière du Paris de Louis XIV, un ruban scintillant qui éclairait le ciel. Les lumières des théâtres et des cafés, derrière les hautes vitres desquels on voyait s’agiter les consommateurs, rejoignaient celles de la large chaussée où défilaient incessamment voitures et chevaux de selle. L’éclairage jaune se reflétait dans le feuillage des grands arbres qui, doublés par une longue file de grosses bornes de pierre, délimitaient le domaine des piétons.

C’était l’heure des spectacles et, derrière les glaces des landaus miroitants, on pouvait apercevoir l’édifice compliqué d’une coiffure féminine, le scintillement d’une girandole de diamants, les nuages mousseux des plumes d’autruche ou les couleurs fraîches d’un bouquet de fleurs auréolé de dentelle. Parfois, un tilbury passait, mené à vive allure par un dandy en cape doublée de satin, le chapeau sur l’oreille, le cigare aux lèvres, dominant de sa superbe le groom minuscule assis auprès de lui, bras croisés sous l’absurde tuyau de son « tube » à cocarde.

Les privilégiés de la capitale entamaient une nouvelle nuit de fête, semblable à celle de la veille et à celle du lendemain. Une nuit dont Hortense, en dépit de son grand nom, de sa beauté et de sa fortune, se sentait curieusement absente.

Entre elle et ces gens heureux, il y avait infiniment plus que l’épaisseur d’une portière de voiture ! Les illuminations du boulevard blessaient ses yeux habitués au grand ciel nocturne dont s’enveloppait l’Auvergne. Tandis que le cabriolet traçait son chemin, elle n’aspirait qu’à une chose : retrouver sa maison d’enfance, même si, inhabitée depuis deux ans, elle n’avait à lui offrir que des meubles poussiéreux, des fauteuils drapés de housses blanches, des lampes sans huile et des lits sans draps. Même si aucune présence tendre ne l’y attendait, même s’il allait lui falloir affronter le vide dramatique d’un logis abandonné, privé de son âme ! C’était « sa » maison, le seul lieu où il lui serait possible de se retrouver elle-même, un refuge contre la tempête, une branche secourable traînant dans le flot tumultueux qu’était sa vie depuis la naissance du petit Étienne. Elle avait hâte d’y être.

La voiture atteignit la Chaussée d’Antin mais avant que le cocher tournât l’angle du restaurant Nibaut, Hortense se pencha :

— Vous m’arrêterez à l’hôtel qui est en face de l’hôtel Perregaux, cria-t-elle.

L’homme se détourna à demi.

— L’hôtel Granier de Berny ?

— Oui…

— Alors dites-le tout de suite !

Hortense se traita de sotte. Qu’avait-elle été imaginer ? Que la maison de son père avait perdu son nom à la suite du drame qui s’y était joué ? Elle avait craint obscurément une quelconque remarque du cocher, un commentaire qui lui eût été cruel et qui…

La stupeur arrêta net le cours de ses pensées. Elle s’attendait à des murs sombres, une porte close, une maison muette. Or, l’hôtel abandonné ruisselait de lumières. Depuis les deux pavillons sur rue qui encadraient le haut portail jusqu’à l’attique, orné d’un fronton triangulaire où s’alanguissait une nymphe, qui couronnait le corps central, toutes les fenêtres jusqu’à la plus simple lucarne étaient éclairées. Les deux vantaux largement ouverts laissaient contempler à loisir la noble ordonnance de la cour et les grands pots plantés d’orangers touffus qui l’agrémentaient d’une note verte. L’écho lointain d’une ariette de Mozart voltigeait dans la nuit et là-bas, près du perron, un landau déposait un couple en tenue de soirée – robe mauve et aigrettes noires pour la dame, frac noir et culotte courte sur bas de soie pour l’homme – qu’un grand laquais dont la livrée pourpre et argent n’était plus celle des valets d’autrefois accueillait.

Le cocher du cabriolet arrêta sa voiture avant le portail.

— On dirait qu’il y a une fête, grogna-t-il. Vous êtes sûre que vous ne vous trompez pas d’adresse ?

D’abord muette de stupeur, Hortense se ressaisit.

— Pourquoi me tromperais-je ?

— Ben, je ne sais pas moi ! Mais si vous venez pour une place, c’est pas par ici qu’il faut passer. Faut faire le tour…

Apparemment, la vêtures de sa passagère ne lui inspirait pas grand respect. Hortense la compensa par un ton suffisamment hautain pour faire comprendre à l’homme qu’il n’avait pas affaire à une servante.

— Cette maison m’appartient, dit-elle sèchement. Conduisez-moi jusqu’au perron ! Il faut voir ce que cela signifie…

— Ah ! bon.

L’homme, mal convaincu, engagea sa voiture à une allure précautionneuse. A peine d’ailleurs avait-elle franchi le porche qu’un vieil homme jaillissait de la loge du concierge et se lançait à la tête du cheval.

— Hé là ! Où est-ce que vous allez comme ça, l’homme au cabriolet ? On n’entre pas ici comme dans un moulin.

Mais déjà Hortense, envahie d’une onde de joie, s’était élancée hors de la voiture et retroussant son voile noir courait se jeter au cou du concierge.

— Mauger ! Mon bon Mauger ! Enfin je te retrouve !

L’ancien cocher d’Henri Granier de Berny poussa un cri où se mêlaient la joie, la surprise et une vague inquiétude.

— Mademoiselle Hortense ! C’est vous ? C’est bien vous ?… Mais qu’est-ce que…

— Qu’est-ce que je viens faire ici ? Mais je rentre chez moi pour y rester, mon bon Mauger. En revanche, j’aimerais bien comprendre ce qui s’y passe ? Est-ce que quelqu’un se serait permis de s’installer dans la maison de mon père ?

L’air très malheureux tout à coup, Mauger baissa la tête triturant entre ses mains le bonnet soutaché qu’il avait ôté en reconnaissant Hortense…

— Monsieur le prince de San Severn qui préside le conseil d’administration de la banque Granier a demandé la permission de s’y installer pour être plus près de ses bureaux. Le Roi lui a accordé gracieusement cette permission. C’est aussi pour que la maison ne s’abîme pas. C’est que ce n’est pas bon le vide, l’abandon…

Le pauvre homme donnait l’impression pénible de réciter une leçon difficilement apprise. La tristesse qui habitait son bon regard de vieux serviteur en disait long sur ses sentiments intimes.

Il y eut un silence, vite coupé par l’impatience du cocher :

— Alors ? Qu’est-ce que je fais ? On s’en retourne ?

— Pas question ! Menez-moi au perron ! décida Hortense en remontant dans la voiture. Je te verrai plus tard, Mauger. Pour l’instant, j’ai à faire…

Et sans écouter les timides représentations du vieil homme, Hortense fit signe au cocher d’avancer. En même temps, elle lui tendait une pièce de monnaie pour régler sa course. Quelques secondes plus tard, le valet de pied stupéfait et vaguement scandalisé regardait sans songer un instant à aller au-devant d’elle, cette vulgaire voiture de place qui s’arrêtait devant les marches blanches du perron. La tête d’Hortense parut à la vitre baissée.

— Eh bien, mon ami, on ne vous a pas appris à ouvrir une portière ? fit-elle sèchement.

Le ton impérieux secoua la torpeur de l’homme qui, presque machinalement, vint délivrer Hortense. Celle-ci sauta à terre.

— Vous prendrez mon bagage ! ordonna-t-elle, puis vous irez dire à votre maître que je veux lui parler.

— Mais Madame, s’écria le valet qui retrouvait ses esprits, c’est tout à fait impossible. Monseigneur donne un grand dîner à cette heure et je ne saurais…

— Il faudra bien que vous sachiez, si vous ne voulez pas que je fasse irruption dans ce dîner…

— Madame ! Madame ! Monseigneur a horreur d’être dérangé.

— Et moi j’ai horreur que l’on s’installe dans ma maison sans m’en avertir. Et j’ai plus horreur encore que l’on prétende m’en interdire l’entrée. Allez annoncer la comtesse de Lauzargues. J’attendrai dans le salon des Quatre Saisons… si toutefois il existe toujours ?

Le valet hocha la tête mais, dompté, s’inclina profondément avant d’aller ouvrir devant la jeune femme une porte qui se trouvait à gauche du grand vestibule dallé de noir et blanc. Hortense pénétra dans le gracieux salon dont les murs bleu turquoise s’ornaient de nymphes en demi-bosse représentant les quatre saisons exécutées en stuc blond.

En dépit de son courage, de l’espèce de force que l’on trouve dans la colère, elle fut heureuse d’un instant de solitude qui lui permettait de donner libre cours à son émotion. Sa mère avait aimé cette pièce dont elle avait elle-même choisi la couleur – ce bleu aux reflets de mer qu’elle aimait entre tous –, les meubles et même chaque objet, tels ces grands vases de cristal antique où elle se plaisait à disposer des brassées de roses pâles. D’une main tremblante, Hortense alla caresser le lampas tissé d’argent de la chaise longue disposée près de la cheminée où tant de fois Victoire Granier de Berny s’était étendue sous des dentelles mousseuses ou des mousselines irisées pour accueillir quelques intimes. Comme autrefois, le long cornet de cristal mauve posé sur un guéridon près du récamier contenait trois roses blanches veinées de vert pâle, les plus belles parmi celles que produisaient les serres de Berny.

Hortense ferma les yeux un instant pour retenir les larmes qui venaient. La présence de ces trois fleurs avait quelque chose d’hallucinant parce que c’étaient toujours celles que choisissait sa mère pour ce vase-là et si, pour compléter le tableau, une écharpe eût été abandonnée sur le dos d’un fauteuil, la jeune femme, peut-être, eût éclaté en sanglots.

Le grincement léger d’une porte l’en sauva et, ouvrant les yeux, elle se retourna d’un mouvement brusque qui fit voler son voile de crêpe. Debout sur le seuil, un petit homme mince dont l’étroit visage s’ouvrait sur les plus beaux yeux noirs qu’Hortense eût jamais vus s’inclinait silencieusement. Il était si sec de corps que sa figure semblait taillée dans du bois d’olivier mais ses mains étaient admirables et son élégance sans défaut. Le frac à haut col de velours dont s’échappait le flot de dentelles du jabot, la culotte de satin noir étaient si justement coupés qu’ils semblaient peints sur sa personne.

Le salut fut bref. Quelques pas rapides amenèrent le prince auprès d’Hortense qui n’avait pas bougé, raidie d’avance contre l’intrus. Son regard rejoignit la main de la jeune femme qui s’attardait autour de la corolle d’une rose.

— Il y en a toujours dans ce vase, dit-il d’une voix douce. Votre mère les aimait et je m’en souviens.

— Le marquis de Lauzargues, mon beau-père, m’a dit, en effet, que vous êtes un ancien ami de mon père. Pourtant, je ne me souviens pas de vous.

Le ton était à la limite de l’insolence mais San Severn se contenta de sourire.

— Une jeune fille élevée dans un couvent ne saurait connaître tous ceux que fréquente un puissant banquier. Vos parents, comtesse, étaient entourés d’un très grand nombre d’amis. J’admets que certains étaient plus en évidence que d’autres. Nos relations se situaient davantage sur le plan des affaires. A présent… me direz-vous quelle heureuse chance me vaut cette visite inattendue ?

— Croyez, prince, que votre présence ici est tout aussi inattendue pour moi. J’ignorais que l’hôtel de mes parents eût un nouveau possesseur.

— Je n’en suis pas possesseur mais simple locataire. Il est bon, pour les affaires de la banque dont je préside le conseil d’administration, que mon logis n’en soit point trop éloigné. C’est du moins ce qu’ont pensé le Premier ministre, M. de Polignac… et aussi Sa Majesté le Roi Charles X. J’ajoute que le marquis de Lauzargues est parfaitement au courant de cet état de choses.

— Il ne m’en a rien dit. Il semblerait que l’on m’ait tenue fort éloignée des affaires de mon père…

— Croyez-vous vraiment que ce soit le fait d’une jolie femme ?… Pardonnez-moi, je ne vous ai pas encore priée de vous asseoir mais je ne vous cache pas que votre vue me bouleverse. Vous ressemblez tellement à votre mère ! J’étais son… très respectueux admirateur et je crois qu’elle voulait bien voir en moi un ami.

Il avançait un siège qu’elle refusa du geste.

— Je vous remercie. Je n’ai pas l’intention de m’attarder puisque aussi bien je ne suis plus ici chez moi.

— Ne dites pas cela ! Cette maison est toujours vôtre, je vous l’assure, et si vous aviez bien voulu me prévenir de votre venue…

— A quel titre l’aurais-je fait puisque j’ignorais votre présence ? Au surplus, l’heure me paraît mal choisie pour ce genre de discussion. Vous recevez, ce soir, je crois ?…

— J’ai, en effet, quelques amis à dîner et d’autres vont venir pour la soirée, mais il n’y a là rien qui doive vous contrarier. Vous devez avoir un très grand besoin de repos et je vais donner des ordres pour que l’on vous prépare l’appartement le plus éloigné possible. Grâce à Dieu cette maison est assez grande pour que…

— Je vous en prie, prince, coupa Hortense, vous êtes en train de vous méprendre. Je comptais habiter chez moi mais je ne logerai chez vous à aucun prix. Vous occupez la maison, soit ! Il me reste Berny et si vous voulez bien m’y faire conduire, vous aurez rempli amplement votre devoir de gentilhomme envers une voyageuse isolée.

— Vous voulez… aller à Berny, cette nuit ?

— Ce n’est pas si loin. Et vous comprendrez que j’aie envie de me retrouver vraiment chez moi.

San Severno baissa la tête et, les mains nouées derrière le dos, entreprit d’arpenter lentement le grand tapis fleuri. Il semblait extrêmement contrarié et mordillait sa lèvre inférieure.

— Madame, fit-il au bout d’un instant, il semble que vous ne sachiez vraiment rien de ce qui concerne les biens de votre père. Je m’étonne d’ailleurs que M. le marquis de Lauzargues vous ait laissée dans une telle ignorance. Mais peut-être… ne l’avez-vous pas vu depuis fort longtemps ?

— Est-ce que trois semaines vous paraissent un laps de temps extravagant ? fit Hortense qui, envahie d’un pressentiment, avait peine à empêcher sa voix de trembler.

— Certes pas. Je suis d’autant plus surpris. L’affaire s’est traitée voici plus de six mois et avec le plein accord de votre beau-père agissant en votre nom.

Cette fois Hortense cria presque

— Quelle affaire ?

— Mais… la vente du château de Berny, voyons !… Mon Dieu vous n’allez pas vous évanouir au moins ?…

Le choc, en effet, avait été si rude qu’Hortense, les jambes fauchées, cherchait l’asile et l’appui d’un fauteuil tandis que des larmes lui montaient aux yeux. Vendu, son cher Berny !… la douce maison claire au bord de l’étang qu’elle teintait d’opale, le château de l’enfance, des beaux jours d’été, celui de l’automne aussi quand le tumulte des chevaux, des chiens et des piqueurs faisait vivre l’épais manteau de forêt qui le retranchait du monde ! Berny et ses fenêtres translucides ouvrant sur des jardins de rêve, Berny et ses serres construites jadis pour la mère d’Hortense ! Berny et ses eaux vives !

Le regard de la jeune femme accrocha soudain le cornet de cristal mauve qu’elle désigna d’une main tremblante.

— Si Berny est vendu, d’où tenez-vous ces roses ? C’est une espèce rare que mon père avait fait venir de Perse et que ses jardiniers avaient longuement travaillée pour la joie de ma mère.

La colère vibrait dans sa voix, balayant la douleur. Celle du prince fut un poème de lénifiante douceur.

— Sachant ma dilection pour elles, le nouveau propriétaire… je devrais dire la nouvelle propriétaire puisqu’il s’agit d’une dame, m’en fait porter quelquefois… Chère, chère comtesse ! je conçois votre chagrin mais vous devez comprendre : Berny est une demeure quasi royale. Il faut pour l’entretenir une grande fortune.

— Cette fortune a-t-elle donc cessé d’exister ? Tant que mon père a vécu, il n’a eu aucune peine à faire vivre ses demeures.

— Je sais, je sais… mais les choses ont changé. La banque, certes, est toujours florissante mais les affaires, du fait de la politique, ont subi de graves dommages. Il y a eu la dette de guerre laissée par la défaite…

— Que me parlez-vous de cela ? Je n’ignore pas que mon père en a, de son vivant, payé une grande partie en accord avec la banque Laffitte et quelques autres.

— Il en restait encore. Puis il y a eu le milliard des Émigrés, la guerre avec l’Espagne, enfin le manque de confiance qui règne actuellement dans l’épargne. Garder Berny eût été une folie que la banque Granier ne peut plus supporter. Je vous l’ai dit, une telle demeure exige une grande fortune… et lady Linton est fort riche.

— Lady Linton ? Vous avez vendu la maison de mon père à une Anglaise ? Mais je rêve !

— Nous avons vendu à qui était prêt à payer, madame ! Les Anglais ne sont plus nos ennemis, bien au contraire. Le rapprochement se fait sur tous les plans et j’irais même jusqu’à dire que l’Angleterre est des plus à la mode en France. Quant à lady Élisabeth… c’est l’une des femmes les plus aimables et les plus accueillantes qui soit. Après tout, votre idée de vous rendre à Berny n’est peut-être pas si mauvaise ? Je suis certain qu’elle vous accueillerait avec une joie…

— Je vous en prie, monsieur, brisons là ! Toutefois, avant de me retirer je désire encore apprendre de vous un ou deux détails…

— Mais je vous en prie.

— Vous m’avez dit que M. de Lauzargues avait été tenu informé de cette… tractation ?

— Je vous en donne ma parole. Le marquis d’ailleurs a reçu, pour vous-même et votre fils, une somme correspondant à la moitié du prix de vente, le reste demeurant à la banque pour y être réinvesti au nom de votre fils, bien entendu.

Soulevée par une colère dont elle n’était plus maîtresse, Hortense repoussa brutalement, en se levant, le fauteuil qui l’avait accueillie.

— Mais enfin, monsieur, cette fortune est la mienne et je m’étonne que personne, à la banque, ne daigne s’en souvenir. Je connais trop mon père pour imaginer un seul instant qu’il ait négligé de prendre des dispositions propres à m’assurer l’indépendance financière. Qu’a-t-on fait de ces dispositions ?

— Elles ont été, il me semble, scrupuleusement respectées. La banque a versé pour vous, jusqu’à votre mariage, une pension au marquis de Lauzargues. Ensuite, elle a versé votre dot qui était de cent mille livres, enfin les dividendes – sans compter la part de Berny – sont versés régulièrement…

— A M. de Lauzargues ? Et pourquoi pas à moi ? Je suis veuve, monsieur.

— Certes et nous avons tous ressenti ce deuil qui vous a frappée mais…

— Je ne vous en demande pas tant ! Je veux entrer en possession de ce qui m’appartient et auquel le marquis de Lauzargues n’a aucun droit. Je suis jeune, sans doute, mais ni passive ni imbécile, et le code Napoléon n’a jamais indiqué qu’une femme, une mère surtout, dût être dépouillée de ses biens au profit d’étrangers. Demain, j’irai à la banque.

— Calmez-vous, je vous en prie, calmez-vous ! Cette maison est pleine de monde. On pourrait vous entendre…

— Voilà qui m’est égal. Que l’on m’entende donc ! On ne m’entendra jamais assez !

— Mais que voulez-vous faire enfin ?

Elle tourna la tête vers lui avec un sourire plein de lassitude :

— Prendre un peu de repos d’abord. Je crois que j’en ai le plus grand besoin.

— C’est évident, voyons ! Je vous en prie, laissez-moi vous offrir l’hospitalité… en toute amitié.

— Je vous remercie, mais je ne peux accepter.

— Pourquoi ? Cette maison est la vôtre après tout.

— Après tout, en effet ! Et puis, êtes-vous marié, prince ?

— Non, hélas. Mon épouse a quitté ce monde voici bientôt quinze ans et je n’ai pas eu le cœur de la remplacer.

— Je vous en félicite mais en ce cas vous comprendrez que je ne saurais demeurer sous le même toit qu’un homme seul. Dans ma situation, je dois veiller à ma réputation.

— Croyez-vous qu’un quelconque hôtel lui sera plus favorable ? repartit San Severo vexé visiblement de cette leçon de bienséance.

— Aussi n’irai-je pas à l’hôtel. Si vous voulez bien me faire appeler une voiture, j’ai l’intention de me rendre au couvent des Dames du Sacré-Cœur où j’ai été élevée. Je suis certaine que la Révérende Mère Madeleine-Sophie Barat m’accueillera. Nous nous reverrons demain, à la banque, où je me rendrai dans la journée.

— Rien ne presse. Prenez un peu de repos !

— Monsieur, je n’ai pas les moyens de prendre de repos. J’entends réclamer aux guichets de mon père au moins une part de ce qui m’est dû.

— N’est-ce que cela ? Alors soyez sans crainte. Dès demain, je donnerai ordre qu’on vous porte, rue de Varenne… c’est bien rue de Varenne ?… une certaine somme pour vos premiers frais. Nous aurons, par la suite, le temps de voir avec vous comment nous pouvons vous satisfaire tout en respectant les intérêts de chacun.

— Maintenant, je vous en prie, veuillez me faire appeler une voiture.

Il n’en est pas question. Je vais dire que l’on attelle. Vous refusez mon hospitalité mais vous accepterez au moins ma voiture, j’espère ?

Sans attendre la réponse, San Severo s’élançait vers la porte, poussé par une hâte dont Hortense ne sut pas très bien si c’était celle de rejoindre au plus tôt ses invités ou celle d’être débarrassé d’elle. Il disparut avant qu’elle eût le temps de lui faire remarquer qu’un simple coup de sonnette aurait suffi sans doute et qu’il était bien inutile qu’il se dérangeât lui-même. Au temps d’Henri Granier il y avait toujours au moins deux valets prêts à répondre à son appel quelles que fussent les circonstances. Mais, après tout, le prince tenait peut-être à ménager les jambes et les oreilles de ses gens. Et puis, elle-même se sentait si lasse qu’au fond tout cela n’avait plus la moindre importance. Tout ce qu’elle souhaitait à présent, c’était une présence amie et aucune ne serait plus réconfortante, plus bénéfique, plus douce que celle de Mère Madeleine-Sophie. Et puis… un lit !

Quelques instants plus tard, le prince reparaissait.

— La voiture sera là dans une minute, fit-il en se frottant les mains en un geste de satisfaction parfaitement incongru chez un grand seigneur et qui choqua Hortense. Demain, je passerai moi-même prendre de vos nouvelles et vous porter ce que je vous ai promis…

— Comprenez-moi bien, vous aussi ! dit Hortense froidement. Je ne vous demande pas l’aumône. J’entends obtenir ce qui m’appartient par droit de naissance. Je n’ai pas, en effet, l’intention de passer ma vie au couvent. Il faudra que je songe à trouver, pour moi et mon fils, un logis convenable puisque cette maison est occupée. A moins que votre bail de location ne tire à sa fin ? Ce que je préférerais de beaucoup.

La figure brune du prince prit une légère teinte brique.

— Vous ne retournerez pas en Auvergne ?

Apparemment c’était cette solution-là qui recueillait tous ses suffrages et Hortense faillit sourire de cette naïveté grossière.

— Pas pour le moment.

Un valet annonça que la voiture était avancée et de ce fait coupa court à l’entretien. Cérémonieusement, le prince raccompagna sa visiteuse jusqu’au grand vestibule. L’ariette de Mozart avait fait place à un lieder de Schubert qui était alors fort à la mode, et qui servait de musique de fond au murmure policé des conversations et au tintement des cristaux. Par les hautes fenêtres du vestibule Hortense aperçut non pas une mais deux voitures. L’une dans laquelle un valet plaçait son bagage, l’autre, un landau superbe verni noir et jaune, dont un autre valet était en train de distraire, avec mille précautions, une dame en grand apparat.

— Ah, mon Dieu ! La voilà enfin ! s’exclama le prince. Voulez-vous m’excuser un instant, comtesse ?

Et de se précipiter vers la nouvelle venue avec tout un luxe d’exclamations où la bienvenue se mêlait à une bruyante admiration. La dame en valait d’ailleurs la peine. Hortense put apprécier à sa juste valeur un immense manteau de faille pourpre sur une très belle robe de satin gris pâle. Des fusées de « paradis » aux deux nuances couronnaient la chevelure noire et lustrée de la dame qui se défendait en riant des compliments hyperboliques de son hôte. Bien loin de s’excuser de son retard, elle déclara qu’elle s’était attardée au Jardin des Plantes pour voir le repas de la girafe.

— La girafe ! s’écria San Severo en s’efforçant de trouver la chose amusante. Quand donc, ma chère, très chère comtesse, cesserez-vous de me tourmenter, moi qui suis votre esclave ?

— Quand vous cesserez de m’inviter. Que voulez-vous, mon cher, il faut vraiment n’avoir rien de mieux à faire pour venir chez vous.

Elle riait, mais Hortense, réfugiée par discrétion derrière un énorme vase antique débordant d’iris noirs et de lilas blanc, avait déjà reconnu cette voix, ce rire, ce visage… Elle quitta son abri parfumé et s’avança dans la lumière. Le rire de la dame s’arrêta net et ses yeux s’agrandirent.

— Est-ce que je rêve ? Hortense ? Hortense ici ?

— Mais oui, Félicia, c’est bien moi. Et, apparemment, c’est bien vous aussi.

La même fougue juvénile jeta les deux jeunes femmes dans les bras l’une de l’autre sous l’œil rond de leur hôte. La simarre cardinalice enveloppa le modeste manteau de drap noir et Hortense sentit son cœur se réchauffer sous l’étreinte de son ancienne compagne du Sacré-Cœur. Félicia retrouvée ! La princesse Félicia Orsini qui avait été son ennemie des années durant et qui pourtant, à l’instant du malheur, s’était révélée son plus vigoureux défenseur ! Félicia dont, tant de fois, dans la solitude de Lauzargues, elle avait évoqué avec nostalgie le caractère intraitable et la silhouette altière ! Et voilà qu’elles se retrouvaient face à face par une sorte de magie incompréhensible ! Hortense eut le sentiment qu’elle allait être un peu moins malheureuse.

La première, Félicia retrouva son souffle

— Mais que faites-vous ici ? Je vous croyais en Auvergne ?

— J’en suis arrivée tout à l’heure et je pensais venir m’installer ici, dans l’ancienne demeure de mes parents. J’ignorais qu’on en eût disposé.

— Et, naturellement, vous partiez ? Où donc alliez-vous comme cela ?

— Je comptais demander l’hospitalité de notre ancien couvent…

— J’ai bien proposé à madame de prendre logis chez moi… risqua San Severo qui commençait à se sentir oublié. – Mal lui en prit : Félicia le foudroya de l’un de ces regards dont elle semblait avoir conservé le secret.

— Chez vous ? Sans femme pour la recevoir ? Vous perdez l’esprit, mon pauvre Fernando ! Où avez-vous pris votre éducation ? Chez les lazzaroni de Naples ?

— Mais que vouliez-vous que je fasse ?

— La courtoisie exigeait que vous rendiez immédiatement à madame… au fait comment vous appelez-vous à présent, Hortense ?

— Lauzargues. J’ai épousé mon cousin Étienne… et je l’ai perdu peu après notre mariage. Je suis veuve, Félicia !

— Tiens ! Comme moi ! fit distraitement la jeune femme. Mais revenons à vous, Fernando. Je disais donc qu’il eût été élégant de votre part de rendre sa maison à Mme de Lauzargues et d’aller coucher à l’hôtel !

— Vous n’y pensez pas, comtesse ! Oubliez-vous que j’ai une soirée ? Il est même grand temps que nous allions rejoindre mes invités. Je mets madame en voiture et…

— Que nous allions rejoindre ? Parlez pour vous, mon cher ! Moi j’ai retrouvé mon amie Hortense et je la garde. Et puisque vous n’avez pas su lui offrir une hospitalité qu’elle pût accepter, je l’emmène ! Faites donc revenir ma voiture, s’il vous plaît !

Du coup, Hortense crut que San Severo allait se mettre à pleurer.

— Vous voulez partir tout de suite, alors que l’on vous attend ?

— Qui ? tous vos chers amis du ministère Polignac ? Monbel, Guernon-Ranville, La Bourdonnais ? Toutes ces nullités ? Mon cher Fernando, vous devriez être enchanté que je reparte car vous savez très bien que je ne les rencontre que pour le seul plaisir de leur dire des choses désagréables. Pour une fois, vous passerez une bonne soirée !

— Mais j’aime à vous avoir chez moi, Félicia cars…

— Vous avez tort !

— C’est une joie si profonde et si rare…

— C’est un service que je vous rends ! Vous savez bien que je suis toujours bonapartiste ! Venez, Hortense, vous devez avoir grand besoin de repos.

— Mais enfin, notre whist ?

— Remerciez le ciel, vous savez bien que je ne vous vaux rien !… Venez, Hortense, vous devez être épuisée.

Toujours suivies du prince qui ressemblait de plus en plus à une poule affolée, les deux femmes gagnèrent le péristyle. Mais, au moment de monter en voiture, Félicia s’arrêta un instant pour considérer sévèrement le véhicule qui avait été préparé pour Hortense.

— Est-ce là votre équipage, Fernando ? Je n’y vois ni vos armes ni d’ailleurs votre cocher ? Il me semble que vous eussiez pu faire plus d’honneur à Mme de Lauzargues.

— Le moindre détail échappe-t-il jamais à votre œil, chère comtesse ? soupira San Severo. Si vous voulez tout savoir, mon Luigi est malade. Quant à cette voiture, elle est neuve. On n’a pas encore pris le temps de l’armorier. Je vous baise les mains, mesdames.

Il se reculait de quelques pas après avoir aidé les deux femmes à monter. Hortense se pencha à la portière :

— N’oubliez pas ce que vous m’avez promis, prince. Il me serait agréable de le recevoir au plus tôt.

Il s’inclina :

— Je le ferai porter dès demain rue de Babylone, chez la comtesse Morosini.

— Je ne sais pas ce que c’est mais n’y manquez pas ! lança Félicia à la cantonade tandis que l’attelage démarrait. Ouf ! ajouta-t-elle en se laissant aller contre le capiton de satin blanc où son fier profil dessina aussitôt un camée, non seulement j’ai la joie de vous retrouver mais j’échappe à une soirée ennuyeuse.

— Pourquoi y alliez-vous, alors ?

— Parce que je suis joueuse, ma chère, joueuse de toutes les manières et il arrive que l’on joue chez San Severo un jeu d’enfer.

— Voulez-vous dire, fit Hortense choquée, que ce prince a fait de ma maison un tripot ?

— Le mot est peut-être un peu fort. On y joue entre soi, entre gens de bonne compagnie… enfin, en principe. Mais parlez-moi de vous. Qu’êtes-vous devenue depuis ce dernier jour où nous nous sommes vues ?

— C’est une longue et sombre histoire que je vous conterai à loisir. Mais, au Sacré-Cœur, vous avez dû en apprendre quelques bribes lorsque vous êtes rentrée ?

— Le malheur, c’est que je ne suis jamais rentrée. Vous vous rappelez que je suis partie, un peu brusquement d’ailleurs, et sous un vague prétexte ?

— En effet, vous deviez, si je me souviens bien, rentrer d’urgence chez votre cousine et correspondante à Paris, la comtesse Orlando, mais j’ai pensé que votre départ soudain pouvait avoir quelque rapport avec l’étrange incident créé par ce jeune homme inconnu lors des funérailles de mes parents. Vous m’avez laissée très intriguée car justement, cet inconnu, vous sembliez le connaître.

— J’avais toutes les raisons de penser qu’il s’agissait de mon frère, Gianfranco Orsini. Si vous le voulez bien, Hortense, nous remettrons ce récit à plus tard. Sachez seulement qu’en arrivant chez la comtesse Orlando je l’ai trouvée en train d’écrire à Mère Madeleine-Sophie pour demander mon retour immédiat.

— Une coïncidence ?

— Absolue. Ce sont de ces choses qui arrivent. Mais celle-là était particulièrement désagréable : mon père réclamait mon retour à Rome. Et avant même d’avoir eu le temps de me reconnaître, on me faisait monter en voiture à destination du palais familial. La berline de voyage était déjà attelée dans la cour de l’hôtel. Je n’ai même pas eu le loisir de m’occuper un seul instant de mon frère qui d’ailleurs devait être en prison…

— Mais pourquoi ce retour si rapide ? Un deuil familial peut-être ?

— Non. Mon père avait décidé de me marier. Deux mois plus tard, j’épousais Angelo Morosini, j’habitais un palais sur le Grand Canal à Venise… et j’étais heureuse.

— Si vite ? Vous connaissiez donc votre futur époux ?

— Je l’ai vu pour la première fois lors de la signature du contrat de mariage. Mais je l’ai aimé immédiatement. Il était… tout ce qu’une femme comme moi rêve d’épouser : noble, brave, généreux, avec un cœur épris de liberté. Il était beau aussi… et il m’aimait autant que je l’aimais.

Hortense retint son souffle. La belle voix chaude venait de se briser sur ce qui ressemblait fort à un sanglot. Un brusque silence envahit l’étroit et soyeux espace qui enfermait les deux femmes. C’était comme si Félicia hésitait au bord des mots, comme si elle en redoutait une souffrance. Et, de fait, ce qu’elle avait encore à dire était affreux.

— Six mois après notre mariage, Angelo était assassiné. Les Autrichiens l’ont fusillé contre le mur de l’Arsenal pour incitation à la révolte.

L’exclamation horrifiée d’Hortense ne fut suivie d’aucune autre parole. Elle sentait qu’il n’y avait vraiment rien à dire et que cette douleur était de celles qui ne veulent pas de consolation. Elle se contenta de chercher la main de son amie parmi les plis de faille rouge et de la serrer. Curieusement, celle-ci répondit, s’accrocha comme fait la main d’un enfant qui a besoin d’aide. Et Hortense comprit que Félicia, l’orgueilleuse, l’insolente Félicia, portait au cœur une blessure qui, peut-être, ne se refermerait plus jamais.

Un long moment, elles restèrent ainsi, la main dans la main, sans bouger, unies comme elles ne l’avaient jamais été. La voiture poursuivait son chemin. Elle avait laissé derrière elle l’église de la Madeleine encore en chantier avec ses colonnes coiffées d’un toit de tôle, fantôme de temple romain au milieu d’un terrain vague. Et aussi la place Louis-XV[1]. On s’engageait sur le pont Louis-XVI[2] et Hortense put contempler le large ruban moiré de la Seine qui reflétait les lumières des Tuileries et celles des maisons du quai Voltaire. Les barges et chalands arrêtés pour la nuit y mettaient de grosses taches noires et mates. Là-bas, au fond, se profilaient les tours de Notre-Dame et les poivrières de la Conciergerie. Ce Paris nocturne était décidément très beau.

Cependant, Félicia avait dominé son émotion. Détachant doucement sa main, elle tira un petit mouchoir et s’y moucha avec juste un petit peu trop d’énergie. Puis reprit son récit :

— Avec l’aide de trois de mes serviteurs qui m’ont d’ailleurs suivie jusqu’ici, j’ai pu fuir Venise à temps. J’allais être arrêtée moi aussi. J’ai réussi à emporter mes bijoux, de l’argent, quelques bibelots précieux. Rentrer à Rome ne m’eût servi de rien. Il me fallait Paris car ce que je voulais, ce que je veux toujours, c’est me venger. Il me fallait revenir en France.

— Je ne comprends vraiment pas pourquoi ? N’est-ce pas de l’Autriche que vous voulez tirer vengeance ?

— Si fait, mais l’Autriche, songez-y Hortense, garde par-devers elle un prisonnier infiniment précieux pour la France, infiniment dangereux s’il venait à prendre le large.

— Le roi de Rome ?

— Oui, celui que l’on a affublé de ce titre grotesque pour un prince français : duc de Reichstadt. Quand il sera devenu Napoléon II, il représentera la plus sûre vengeance que l’on puisse exercer contre son geôlier. Metternich en mourra de fureur… Et moi je suis venue ici parce qu’avant de l’arracher à sa prison il convient d’y faire place nette.

— Cela veut-il dire que… vous conspirez, Félicia ?

— Pourquoi pas ? s’exclama celle-ci, tout son enjouement revenu. Aimez-vous à ce point les Bourbons ? Moi, ma chère, je les hais. N’oubliez pas qu’ils ont jeté mon frère dans leurs prisons. En outre ils ne vont pas à la France. Cette vieille monarchie percluse et égrotante qui s’efforce de recouvrir, de sa face mal plâtrée et de ses rides, l’effigie de bronze de l’Empereur me soulève le cœur. Pour se maintenir au pouvoir, elle emploie les plus vils moyens de basse police et d’oppression mais elle est en train de pourrir. Néanmoins, comme tous les détritus, elle a besoin d’un bon coup de balai pour l’envoyer à l’égout.

Instinctivement, Hortense reprit la main de sa compagne tandis que son regard inquiet se fixait sur le siège du cocher.

— Moins haut, je vous en prie ! murmura-t-elle. Vous dites des choses terribles ! Et d’une telle imprudence !

Cette fois, Félicia se mit à rire et, se penchant, posa un baiser léger sur la joue d’Hortense :

— C’est Gaetano qui vous fait peur ? Cela vient de ce que vous ne le connaissez pas. Sachez qu’avec Livia, ma femme de chambre, et Timour, mon intendant, ils composent cette trilogie de serviteurs à qui je dois d’être restée libre. Ainsi, nous pouvons parler dans cette voiture aussi sûrement que dans mon boudoir. A présent, si mon hospitalité vous fait peur, vous n’aurez pas grand chemin à faire pour retrouver l’aile tutélaire de Mère Madeleine-Sophie : j’habite rue de Babylone, entre son école pour jeunes filles pauvres et la caserne des gardes suisses.

— Vous n’imaginez pas cela, je pense ? Moi aussi j’ai à me plaindre du régime actuel, du Roi et même de toute la famille royale. C’est seulement votre coup de balai qui…

Un brusque arrêt de la voiture lui coupa la parole tandis que le cocher réclamait à grands cris qu’on lui fit place. Félicia se pencha à la portière :

— Que se passe-t-il, Gaetano ?

— Madame ma comtesse peut voir : la rue est bouchée par un attroupement. Je crois qu’on est en train d’arrêter quelqu’un.

Un cordon de police tenait, en effet, toute la largeur de la rue du Bac. Il y avait aussi une voiture cellulaire dont la portière ouverte attendait quelqu’un. Deux hommes à figures rébarbatives, longues redingotes et chapeaux castors, portaient les torches qui éclairaient l’entrée d’une maison bourgeoise. Regroupés derrière la voiture, quelques passants tendaient le cou pour voir et, aux fenêtres des maisons avoisinantes, on distinguait des têtes coiffées de bonnets de coton à pompons ou de batiste à rubans. Un vague murmure planait sur toute la scène, fait d’attente et de crainte.

Ce qui suivit fut bref. De la maison on sortit trois hommes et une femme pauvrement vêtus, les mains liées derrière le dos. On les jeta dans la voiture en les y entassant avec une hâte brutale. Au cri de douleur que poussa la femme répondit le vibrant : « Vive la Liberté ! A mort les Bourbons ! » hurlé par les trois hommes. Leur colère gagna la petite foule qui murmura. Trois policiers, le gourdin haut, fondirent alors sur elle et la dispersèrent brutalement tandis que le fourgon démarrait, arrachant des étincelles aux pavés. Un instant plus tard, le passage était libre et Félicia qui était restée penchée à la portière se rassit.

— Voilà ! soupira-t-elle. Il en est ainsi presque chaque nuit car on ose de moins en moins arrêter en plein jour. Vous avez entendu ces gens qui regardaient ? Ils murmuraient parce qu’ils n’étaient pas en force. Le jour où ils le seront, croyez-moi, ils mordront.

Comme s’il avait hâte de s’éloigner de ce lieu tragique, Gaetano mit ses chevaux au galop. Aussi bien, il n’y avait plus âme qui vive. Et quelques instants plus tard, la voiture pénétrait dans la cour d’un petit hôtel derrière les toits duquel on apercevait les arbres d’un jardin.

— Vous voilà chez vous pour aussi longtemps qu’il vous plaira d’y rester, dit Félicia.

— Vous êtes bien certaine que je ne vous gênerai pas ? J’ai peur de vous être une charge supplémentaire. Peut-être même un danger ? Je suis toujours aussi mal avec la Cour…

— Donc vous êtes toujours aussi intéressante, ma chère enfant, et doublement la bienvenue. D’ailleurs, vous n’avez plus aucun moyen de vous enfuir. Le cher San Severo ne doit-il pas vous faire porter quelque chose ici demain ?

— Oui. De l’argent. J’ai l’impression qu’il ne souhaite pas que je me rende à la banque de mon père. Cependant je dois me méfier aussi d’un jugement téméraire. C’est l’un de mes défauts, hélas…

— Avec San Severo cela relève plutôt de la prémonition. En dépit d’une grande naissance et de hautes alliances, je n’aurais, si j’étais vous, aucune confiance en lui. Mais entrons ! Demain il fera jour…

Comme les deux femmes pénétraient dans un élégant vestibule où, derrière un portique d’ordre toscan, se déployait la gracieuse volute d’une montée d’escalier enrichie d’une rampe en fer forgé aux enroulements de rocaille, un homme vêtu d’un habit de livrée noir dépourvu de galons arriva en courant.

— Tu rentres déjà, Madame la Comtesse ? s’écria-t-il d’une voix de basse-taille qui semblait sortir des profondeurs mêmes de la terre. Une voix qui allait bien avec son style plus qu’original. C’était en effet un homme aussi grand et aussi large qu’une armoire. En outre, son crâne rasé et sa figure plate ornée d’une paire de longues et fines moustaches à la mongole ne rappelaient en rien à l’image que l’on pouvait se faire d’un serviteur de bonne maison. Ce personnage ressemblait plutôt au génie de la lampe d’Aladin…

Le tutoiement dont il usait devait être habituel pour Félicia. Elle se mit à rire et répondit sur le même mode.

— Tu devrais être content puisque tu n’aimes pas que j’aille chez le prince San Severo.

— Tu sais ce que j’en pense, maîtresse ! C’est un homme mauvais, dangereux. Je le crois capable de tout !

— Mais quand même pas d’égorger une de ses invitées en plein milieu de son salon. En outre, cette fois, j’ai eu raison de ne pas t’écouter puisque j’ai trouvé chez lui une amie d’autrefois. Va dire à Livia qu’elle prépare tout de suite une chambre pour Mme la comtesse de Lauzargues…

Puis, tandis que l’étrange serviteur s’inclinait avec une grâce inattendue :

— Je vous présente Timour, mon majordome, dit Félicia. Mon cher Angelo auquel il était totalement dévoué l’a ramené, voici cinq ans, des bords de la mer Caspienne. A présent, il est pour moi le meilleur des gardes du corps.

— Un garde qu’on n’emmène pas quand on va dans les mauvais lieux, grogna le Turc[3] l’œil en bataille.

— Tu sais très bien pourquoi. La dernière fois, ma chère, il a rossé si copieusement l’un des valets du prince que ce malheureux est resté plié en deux pendant trois semaines.

— Il le méritait ! C’est une bête brute !

— Tout cela parce qu’en m’aidant à ôter mon manteau il a fait un faux mouvement et m’a légèrement bousculée. Le prince n’ayant pas apprécié le traitement infligé à son valet, j’ai pris le parti de laisser Timour ici quand je vais chez lui. A présent, laisse-nous ! Quand tu auras prévenu Livia, tu nous feras porter une collation dans mon boudoir. Mme de Lauzargues arrive d’un long voyage…

Le majordome effectua une sortie digne d’un empereur, tandis que les deux femmes commençaient à gravir, bras dessus bras dessous, le grand escalier de pierre.

Ce fut en arrivant à l’étage que, soudain, le cœur d’Hortense creva. L’angoisse et le chagrin causés par les derniers jours à Lauzargues s’unirent à l’extrême fatigue du trop long voyage et aux cruelles déceptions de l’arrivée. Elle éclata en sanglots…

CHAPITRE II « UNA CARBONARA… »

En voyant Hortense quitter son bras, chercher l’air comme si elle étouffait puis s’effondrer en larmes sur la rampe palière, Félicia ne perdit pas de temps. Elle prit son amie à bras-le-corps, l’arracha de la rampe où elle risquait de basculer et la porta presque dans une petite pièce tendue de velours vert dont elle ouvrit la porte d’un coup de pied. Là, elle la fit étendre sur une méridienne, entreprit de la débarrasser de son chapeau et de son voile qui, entortillé autour de son cou, menaçait de l’étrangler, ouvrit son manteau, le col de sa robe et finalement courut se pendre à un cordon de sonnette. Cela fait, elle revint s’asseoir auprès d’elle et prit dans les siennes ses mains glacées pour tenter de les réchauffer… Quelques secondes plus tard, une petite femme brune et maigre, coiffée d’un soupçon de mousseline, entrait en coup de vent dans un grand bruit de jupons et de tablier blanc amidonnés.

— Va me chercher de l’eau de Cologne, des sels et de l’eau fraîche, ordonna Félicia, puis reviens m’aider à délacer la comtesse…

— Encore une comtesse ! Où donc avez-vous trouvé celle-ci, Madona ? Elle est jolie, d’ailleurs, mais bien pâle ? Comment peut-on être malheureuse avec pareille figure ?

— Tu lui feras part de tes considérations esthétiques plus tard, Livia ! Pour le moment, elle a surtout besoin d’aide. Fais ce que je te dis !

Elle achevait à peine de parler que la petite femme lui mettait dans les mains un verre d’eau et entreprenait de bassiner d’eau de Cologne les tempes d’Hortense qu’elle débarrassa ensuite de son manteau avant de l’envelopper dans un grand cachemire moelleux.

— On la déshabillera plus tard ! Pour le moment, il faut la réchauffer. Pauvrette ! Si jeune… et déjà si malheureuse !

— Je suis tout aussi jeune, ronchonna Félicia, et presque aussi malheureuse ! Mais moi tu ne me plains pas.

— Vous, Eccellenza ? Vous êtes aussi difficile à démolir que le géant Atlas. Je vais voir ce que votre Turc fait avec son plateau.

Elle disparut dans le même tourbillon de robe noire et de jupons blancs, tandis qu’Hortense progressivement se calmait. Les sanglots s’apaisèrent et elle put boire, sans s’étrangler, quelques gorgées d’eau fraîche. Mais, privée de ses forces, elle ne réussit pas à se redresser et resta à demi étendue sur la chaise longue, la tête appuyée sur un coussin. Elle eut, pour son amie, un regard contrit en s’efforçant de trouver un sourire :

— J’ai peur de m’être couverte… de ridicule.

— C’est à présent que vous allez l’être si vous entreprenez d’offrir je ne sais quelles excuses parfaitement hors de saison. Mais je ne me féliciterai jamais assez d’être allée ce soir chez San Severo…

Changeant brusquement de ton, elle pencha vers Hortense son profil d’impératrice romaine :

— Cela a été si dur ? demanda-t-elle gravement.

— Plus encore que vous n’imaginez, Félicia… Je me demande même si vous allez me croire et si vous n’allez pas me prendre pour une folle. Mon histoire est pleine… de cris… de fureur, d’horreurs… d’amour aussi, bien sûr, mais l’invraisemblable l’emporte, je crois.

— Essayez toujours ! Auparavant, vous allez vous restaurer et peut-être prendre enfin un peu de repos ?

Timour entrait, en effet, chargé d’un immense plateau bosselé de tant de couvercles d’argent qu’il ressemblait à une mosquée. Une longue bouteille posée au milieu jouait assez bien le minaret. Il déposa le tout sur une console, tira un guéridon près de la chaise longue, dressa un couvert pour deux en quelques secondes puis, soulevant le premier couvercle, libéra les effluves d’un odorant bouillon. C’était peu de chose, un simple petit plaisir de la vie, mais Hortense y trouva un rien de réconfort. Ce parfum lui rappelait ceux que l’on respirait dans la cuisine de Godivelle, à Lauzargues, et il lui sembla tout à coup sentir à nouveau près d’elle la présence rassurante de la vieille cuisinière. C’était comme si les humbles choses de la vie quotidienne lui faisaient un signe encourageant.

— Je crois que si je bois un peu de ce bouillon j’aurai assez de force pour tout vous dire dès ce soir. Après tout, Félicia, vous avez le droit de savoir quel genre de femme vous accueillez chez vous.

— Est-ce que je ne le sais pas depuis longtemps ?

— Non. Ces deux années nous ont changées l’une et l’autre. Vous moins que moi, je le reconnais. Mais sur l’une comme sur l’autre, l’amour et le malheur sont passés et c’est cela qui change tout.

Soudain Félicia baissa la voix, comme si la seule évocation de l’Amour était lourde de dangers et réclamait le secret :

— Avez-vous donc aimé, vous aussi ?

— J’aime encore et ne cesserai jamais d’aimer. Pourtant… il se peut que vous me méprisiez, vous si fière de votre nom et de vos origines, lorsque j’aurai parlé.

— Vous ne me ferez pas croire que votre cœur pourrait déchoir. Je vous ai mené la vie dure, jadis. Je vous ai dit un jour pourquoi. Aussi ne m’envoyez plus à la tête mes hautes origines. J’ai fini par comprendre que vous me valiez largement.

— Sans doute, mais vous, vous avez aimé selon votre rang, dans le mariage et dans l’honneur.

— J’ai eu de la chance. Pas vous ?

— Mon mari n’a jamais été mon époux. Celui que j’aime est du même sang mais bâtard. Il vit comme un sauvage au creux d’une gorge boisée gardée par les loups. Les loups qui lui obéissent et dont il est le maître… comme il est le mien.

Un éclair de flamme traversa le regard noir de la Romaine. Elle eut un demi-sourire qui lui prêta un charme étrange, un peu mystérieux. Un sourire qui s’adressait peut-être davantage à elle-même qu’à Hortense.

— Racontez ! dit-elle seulement[4].

La nuit était avancée quand enfin les deux jeunes femmes se décidèrent à laisser la place au sommeil mais ni l’une ni l’autre n’en avait vraiment envie. Durant des heures elles avaient été prisonnières d’une sorte de charme et ce charme les avait unies comme ne l’avaient jamais fait les années de couvent vécues cependant côte à côte mais séparées par tant d’incompréhension et par toute cette passion que l’extrême jeunesse met en toutes choses.

Dans l’élégant salon parisien, Hortense fit surgir pour un moment le sauvage décor de la planèze et de la gorge solitaire d’où jaillissait Lauzargues. Elle le fit avec des mots simples mais plus simples encore lorsque la haute silhouette de Jean de la Nuit vint s’inscrire dans le paysage. Pour le décrire, elle laissa simplement parler son cœur et ce cœur trouvait tout seul les images.

Fascinée, Félicia entendit résonner dans son âme la voix passionnée de son amie, cette quasi-inconnue qui lui était devenue brusquement aussi proche qu’une sœur. Et quand, enfin, Hortense un peu honteuse de sa propre ardeur lui demanda si elle n’était pas choquée par les confidences d’un amour adultère, la Romaine se contenta de hausser les épaules :

— Chez nous, les Orsini, les bâtards ont parfois compté bien plus que les fils légitimes. Ils étaient souvent plus beaux, plus forts, plus habiles. Plus vaillants aussi quelquefois… ou plus infâmes mais aucun n’a été indifférent. Je crois qu’à votre place j’aurais subi la même magie. Ce Jean est un homme et, depuis la chute de l’Empire, la race m’en semble en décadence.

Ce fut le mot de la fin. Les deux jeunes femmes regagnèrent chacune leur lit avec du rêve dans les yeux. Le cœur d’Hortense avait débordé dans celui de son amie, ravivant des souvenirs ou de secrètes aspirations. Il y avait de l’amazone dans cette femme si essentiellement femme et cette amazone avait vibré. Les gens de Lauzargues faisaient à présent partie de son univers.

Tandis qu’Hortense, enfin terrassée par la fatigue, s’endormait dans une aimable chambre tendue de satin vieil or à palmettes blanches, Félicia dans la sienne, plus virile, où l’aigle impériale et le lion de Venise se faisaient face, l’une éployée sur un lutrin, l’autre passant superbement sur le marbre blanc de la cheminée, Félicia resta longtemps les yeux ouverts dans l’obscurité entretenue par les grands rideaux de velours pourpre. Apparemment, sa rêverie lui donnait toutes satisfactions car elle souriait encore lorsque enfin, au petit matin, elle s’endormit alors qu’au-dehors les bruits de la rue commençaient à s’éveiller.

L’hôtel qu’habitait la comtesse Morosini avait appartenu au marquis de La Ferté, commissaire général des Menus-Plaisirs du Roi, mais c’était une maison assez petite et qui n’avait rien d’officiel. Le marquis y avait logé ses propres menus plaisirs sous les espèces juvéniles et moelleuses d’une ravissante demoiselle d’opéra. C’était une sorte de bonbonnière qui allait assez mal d’ailleurs à l’altière beauté de Félicia. Les amours joufflus, enrubannés de bleu tendre qui folâtraient au-dessus des portes, les rinceaux abondamment dorés décorant les frises et les pilastres, certaines peintures du grand salon où des nymphes coquines, fort rebondies du postérieur jouaient à cache-cache avec de galants chèvre-pieds à la barbe follette et à cornes vertes au milieu de buissons de roses, tout cela suggérait les fêtes galantes et les fins soupers.

— Ce décor me donne mal au cœur, expliqua la maîtresse de maison à son invitée, mais mon propriétaire y tient essentiellement. Et comme le prix de location est peu élevé, je m’efforce de ne pas voir ces horreurs.

— Vous êtes peut-être un peu sévère. J’admets que cela ne vous va pas mais ce n’est pas si vilain…

— Il paraît même que c’est assez touchant. C’est du moins ce que prétendent certains de mes « fidèles » que vous verrez ce tantôt. Le vicomte de Vanglenne surtout qui a la larme à l’œil chaque fois qu’il contemple la petite nymphe au voile bleu qui est près de la deuxième fenêtre. On dit qu’elle lui rappelle ses amours défuntes. Des amours qui n’étaient pas sa femme, bien sûr. On n’imagine pas une vicomtesse en semblable appareil…

Si elle n’avait pas touché aux pièces de réception, Félicia s’était rattrapée sur son appartement privé et les chambres du premier étage. Là s’épanouissaient à loisir les sévères splendeurs de l’Empire défunt, les acajous luisants, les sphinx et les victoires de bronze, les tentures semées d’abeilles ou de palmettes. Dans cette maison vouée aux fastes parfumés de l’Ancien Régime, un pareil décor était presque un défi.

— Personne n’y vient, rassura Félicia, uniquement ceux que j’aime ou dont je suis sûre. La coterie qui fréquente chez moi n’a droit qu’au rez-de-chaussée. Vous pourrez y voir, tout à l’heure, une étonnante collection de vieilles perruques mêlées à quelques étrangers qui m’aident à soutenir une réputation un peu excentrique. Mais mon salon est très « bien-pensant »… à la limite de l’ultra.

Hortense supposa qu’elle plaisantait, elle comprit qu’il n’en était rien quand Timour, toujours en habit noir mais le crâne caché sous une perruque blanche de livrée qui en faisait une sorte d’épouvantail, introduisit dans le salon une étonnante collection de vieilles personnes qui, brusquement, ressuscitèrent sous ses yeux tout ce qui avait été l’élégance de Versailles : larges robes tout de même dépouillées des encombrants paniers, joues de pastel, mouches et vastes chapeaux fleuris. Les femmes arboraient de longues anglaises poudrées qui glissaient le long de leur cou fané, des corsets à longue pointe qui leur faisaient une taille de guêpe. Les hommes avaient des habits de velours brodés et des perruques terminées par de courtes queues retenues par un ruban de taffetas noir. Et tout ce monde s’abattit dans les fauteuils et les canapés formant une étrange et archaïque toile de fond sur laquelle tranchèrent les toilettes modernes de quelques jeunes femmes et les habits signés Blin ou Staub qui sanglaient leurs compagnons.

Dans une robe de velours noir appartenant à Félicia, Hortense reçut un accueil flatteur tempéré par le respect que l’on doit à un deuil. Une ou deux douairières crurent lui faire un immense plaisir en lui parlant de « ce cher, cher marquis » que l’on avait eu plaisir à recevoir lors de son dernier passage à Paris et dont on avait applaudi l’accueil qu’il avait reçu de Sa Majesté. On lui posa quelques vagues questions sur sa vie en Auvergne puis comme, décidément, elle n’avait rien à dire de nouveau pour tous ces gens avides de potins, on la laissa finalement dans son coin.

La conversation générale roulait sur le théâtre. Certains des visiteurs étaient allés récemment voir la nouvelle pièce de M. Victor Hugo, cet Hernani qui déchaînait le scandale à chaque représentation. Et naturellement, on n’avait pas du tout aimé. Un marquis dont les bons mots auraient dû faire la joie de Mme de Pompadour prit un air important pour déclarer :

— Cette pièce est une honte. Songez, mesdames, que l’on y voit un grand prince, l’empereur Charles Quint devenu le rival d’un va-nu-pieds et obligé de se cacher dans un placard. C’est insoutenable…

Et tous de renchérir sur l’incroyable dépravation des temps et sur la trop grande bonté, la coupable indulgence du Roi qui laissait s’étaler de telles horreurs sur le pavé de Paris. On parla aussi, pour le louer grandement, du dernier bal du duc de Blacas où n’avaient été conviés que les « purs », ceux qui n’avaient jamais frayé ni avec les révolutionnaires régicides ni avec la racaille impériale affublée par le Corse de titres ridicules :

— On était entre soi… C’était merveilleux…

Abasourdie, Hortense écoutait sans parvenir à comprendre et sans réagir. Son regard, de temps en temps, cherchait Félicia mais celle-ci ne semblait pas entendre ces propos auxquels, bien sûr, elle ne participait pas. Toute à son rôle d’hôtesse, elle allait de l’un à l’autre groupe sans s’arrêter vraiment à aucun. N’entendait-elle rien ? Était-il possible qu’elle, cette fanatique de l’Empire, tolérât sous son toit de tels propos ? Une injure plus forte lancée contre Napoléon par un jeune homme précieux dont le haut col et l’énorme cravate mettaient le menton à la hauteur des corniches faillit néanmoins la jeter dans la mêlée au mépris de tout sens de l’hospitalité, quand une grande jeune femme blonde prit la parole avec un accent d’Europe centrale.

— Ne dites pas trop de mal de Napoléon, baron ! Nous autres Polonais lui sommes restés attachés. Il nous avait donné la liberté. Ce sont de ces choses que l’on n’oublie pas…

— Ma chère princesse, on peut vous comprendre mais il n’en demeure pas moins fort surprenant d’entendre une Sapieha montrer tant… d’indulgence envers l’Usurpateur…

Timour qui circulait à travers le salon armé d’un plateau où s’alignaient les tasses de thé vint le placer si brusquement sous le nez du baron que celui-ci dut faire un saut en arrière. Cela créa une diversion et l’on parla d’autre chose. La princesse s’était d’ailleurs éloignée avec un léger haussement d’épaules.

Quand tous se furent retirés, Hortense ne put retenir plus longtemps ce qui l’étouffait. Elle rejoignit Félicia qui, adossée contre un pilastre, mordillait son mouchoir en regardant disparaître ses derniers visiteurs.

— Vraiment, Félicia, je ne comprends pas… je ne vous comprends pas.

— Vous ne comprenez pas pourquoi je reçois tous ces gens d’un autre âge ? Je dirais qu’ils sont mes voisins et que grâce à eux j’obtiens à bon compte un brevet de bonne conduite vis-à-vis de la police. Même chose pour tous ces thuriféraires des Tuileries. Ils me donnent une excellente façade à l’abri de laquelle je peux cacher mes activités réelles.

— Vos activités ? Vous conspirez donc véritablement ?

— Avec ardeur, ma chère ! Seuls les étrangers que vous avez vus ici, la princesse Sapieha et sa mère, les deux Potocka, sont là pour mon plaisir…

— Et cette femme pas très jolie mais si charmante, la comtesse Kavoli ? N’est-elle pas autrichienne ?

— Si fait. Elle est même fille de ministre, fit tranquillement Félicia. Mais elle aussi peut présenter une certaine utilité. Ne fût-ce que lorsque je me rendrai à Vienne un jour prochain.

— Vous comptez vous rendre à Vienne ?

— Quand le temps en sera venu. Ne vous ai-je pas dit que je formais certains projets touchant au prisonnier de Schönbrunn ? Qui veut la fin veut les moyens. Quant à vous, il est grand temps que vous appreniez chez qui vous habitez. Hier, vous craigniez pour l’amie de Jean, le meneur de loups, mais peut-être allez-vous hésiter à lier pour un temps votre destin à celui d’une rebelle. Je peux me retrouver en prison du jour au lendemain…

— C’est à ce point ?

— Mais oui. Je suis, ma chère, una carbonaro.

Chez les Dames du Sacré-Cœur, Hortense avait appris l’italien, et aussi l’anglais, mais, traduisant littéralement elle crut avoir mal compris :

— Une charbonnière ? Félicia, vous vous moquez ?

— Pas le moins du monde. Il est vrai qu’en Auvergne on ne doit guère avoir l’occasion d’être au fait de la politique étrangère. La Carbonaria est une société secrète, déjà ancienne car elle est, en fait, partie de chez des charbonniers français mais, tombée en désuétude ici, elle a repris une vigueur nouvelle dans le royaume de Naples d’abord puis dans les États pontificaux. Les membres en sont tous de « bons cousins » et chaque groupe s’appelle une « vente ». Cette société est opposée à toute forme d’oppression et je reconnais qu’à l’origine elle a été ressuscitée pour faire obstruction à l’occupation française. Mais, depuis, l’Histoire a marché en Italie. L’Autriche est devenue sa seule, sa véritable ennemie. Quant à la France, la Carbonaria y est revenue en 1818 avec l’intention déclarée de lutter contre les rois Bourbons. Évidemment, ses buts, que je reconnais essentiellement révolutionnaires, diffèrent suivant les groupes. Certains veulent le retour de la République. D’autres, dont je suis, veulent le retour du fils de l’Aigle.

— Et vous êtes nombreux ?

— Il paraît. C’est difficile à savoir pour les « bons cousins » de la base. Chaque vente, composée d’une vingtaine de personnes, ignore ce qui se passe dans les autres. Cela est préférable pour des raisons de sécurité.

— N’avez-vous pas au moins un chef ?

— Chaque vente en a un. Quant au chef suprême qu’ils connaissent tous et qu’en fait nous connaissons tous, je ne suis pas certaine que ce soit le vrai. Je parle du chef révélé car il en existe un autre, secret celui-là, ignoré du plus grand nombre.

— Qui est le chef révélé ?

— Le général de La Fayette, ce qui dit tout. Son âge et son esprit brouillon prouvent qu’il n’est rien qu’une façade, un nom, le symbole des vieilles libertés…

— Et, cette révolution, c’est pour bientôt ?

— Peut-être. Le Roi et son entourage accumulent les fautes. Voulez-vous un exemple : la suppression de la garde nationale à qui tout le peuple était attaché… Voyez-vous, la Cour s’oppose à trop d’intérêts privés et l’on commence à voir s’unir des gens que l’on n’aurait jamais imaginé voir travailler ensemble. Autre exemple : en janvier dernier, on a fondé un nouveau journal d’opposition : le National. Les trois hommes qui le dirigent sont d’abord deux publicistes, Thiers et Mignet, que l’on a surnommés les Frères Provençaux par allusion au célèbre restaurant. Le troisième est Alexis Carrel, un ancien bon cousin carbonaro. Quant à l’inspiratrice de ce journal d’opposition, ce n’est autre que la duchesse de Dino, la nièce très aimée… trop aimée, dit-on, du vieux Talleyrand. Enfin, pour compléter le tableau, je vous dirai que l’argent vient de chez le banquier Laffitte.

— J’entends. Et que veut cette opposition-là ? L’Empire, la République ?

— Ni l’un ni l’autre : la monarchie constitutionnelle qu’elle brûle d’offrir au duc Louis-Philippe d’Orléans… lequel brûle de l’accepter. Vous voyez qu’en France l’exercice de la politique n’est pas simple.

— Vous voulez dire que c’est effrayant !

— Une simple habitude à prendre. Quant à vous, de la façon dont se présentent vos affaires, il faudra bien que vous vous y fassiez. Un parti politique est une arme. Sa protection n’est pas à dédaigner et, de toute façon, en cette période, il n’est pas bon de rester isolée. Chacun choisit le camp qui lui convient. Au fait, mes visiteurs vous ont-ils à ce point captivée que vous n’ayez pas remarqué une absence ?

— Laquelle ?

— Mais celle de ce cher San Severo. Il devait venir ; il n’est pas venu… et n’a rien envoyé.

— C’est pourtant vrai, fit Hortense consternée. Je l’avais oublié. Dieu sait pourtant l’importance que cela a pour moi. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Qu’il n’a aucune envie de vous donner de l’argent. Mais rassurez-vous. Nous allons, et tout de suite, lui rafraîchir la mémoire…

Félicia alla prendre place à un petit secrétaire, prit une plume neuve, du papier et griffonna rapidement quelques mots d’une grande écriture fantasque. Les quelques mots couvrirent la page blanche en un rien de temps. Elle ne relut pas, sabla, plia sa lettre, la scella d’un gros cachet de cire rouge qui lui donnait l’air d’une épître officielle puis agita une petite sonnette de bronze placée sur l’écritoire. Timour parut presque aussitôt :

— Prends la voiture et va porter cette lettre chez le prince San Severo.

— Moi ? Chez lui. Je croyais, maîtresse, que tu ne voulais plus que mes pieds se posent sur son sol maudit ?

— Le cas est exceptionnel. J’entends que cette lettre lui soit remise en main propre et tu es le seul qui ne se laissera pas détourner de son but. Mais ne tue personne et ne casse rien. Enfin… pas trop !

— Il y a une réponse ?

— Je pense bien. Une lettre… et un paquet. La lettre d’ailleurs n’est pas indispensable.

Enfouie au fond d’une bergère bleue, en plein désenchantement, Hortense observa la sortie du majordome d’un œil sceptique :

— Pensez-vous vraiment obtenir satisfaction ?

Félicia lui offrit un sourire rayonnant.

— Mais naturellement. Il est très difficile de dire « non » à Timour et quand il doit remplir une mission, aucune force humaine n’est capable de l’en empêcher…

— Il n’est tout de même pas à l’épreuve des balles ?

— Il l’est pourtant. Depuis que nous avons quitté Venise, Timour porte sous son habit une fine cotte de mailles, chef-d’œuvre d’un armurier florentin du XVIe siècle qu’il a découverte un jour dans le grenier du palais Morosini. Il entend qu’aucun geste un peu inconsidéré ne vienne me priver de mon meilleur gardien. Quand on vit comme je vis c’est une chose qu’il faut considérer…

Timour revint au moment où les deux femmes allaient passer à table. Il rapportait en effet une lettre et un petit paquet.

— Tu n’as rien cassé ? demanda Félicia.

— Rien, maîtresse. Simplement poussé une porte un peu fort. Je crois qu’il faudra faire changer la serrure…

Tandis que Félicia ouvrait le paquet qui pesait assez lourd et révéla cent écus, Hortense décachetait la lettre. En termes fleuris, le prince s’y excusait de n’avoir pas trouvé un instant pour se rendre lui-même chez la comtesse Morosini comme il en avait formé le projet puis s’excusait de la modicité de la somme envoyée :

« … A mon grand regret, je n’ai pu convaincre ces messieurs de la banque Granier de distraire une partie des fonds que l’on fait tenir régulièrement à Monsieur le marquis de Lauzargues. Ils sont trop importants pour que l’on y ajoute et j’ai dû prendre sur moi de vous faire tenir cent louis qui devraient, à mon sens, être suffisants pour un bref séjour…

La voix d’Hortense qui avait lu tout haut s’étrangla de fureur. Froissant nerveusement la lettre elle la roula en boule et l’envoya avec rage à l’autre bout de la pièce.

— Non seulement il ose me faire l’aumône mais il me renvoie à Lauzargues comme une gamine irresponsable ou comme une indésirable…

— Que vous êtes, n’en doutez pas un seul instant, dit Félicia qui s’en alla tranquillement ramasser la lettre pour la défroisser avant de la ranger dans son secrétaire. Je commence à me demander si tout cela n’a pas été soigneusement mis en scène pour vous dépouiller de votre fortune.

— Vous croyez ?

— C’est l’évidence même. Vous ne doutiez pas d’ailleurs de l’intérêt que votre bon oncle portait à vos biens mais je commence à croire qu’il n’est pas le seul et que San Severo est en train de s’attribuer une part du gâteau. Ce doit être assez facile quand on est à la tête d’une banque…

— Eh bien ! C’est ce que nous verrons. Demain, j’irai à la banque, je verrai au moins un administrateur. Certains, comme M. Girodet, M. de Dureville ou M. Didelot qui m’ont connue enfant me recevront…

— Je peux me tromper mais je crains fort que vous ne rencontriez là encore quelques surprises…

— Vous pensez qu’ils ne sont plus administrateurs ? Il est vrai que le bon Louis Vernet qui était le fondé de pouvoirs de mon père et son secrétaire privé a été remercié. Oh, si seulement je pouvais au moins le voir, lui… mais je ne connais même pas son adresse.

— Venez dîner ! Le calme et le contentement intime qu’apporte un bon repas aident à la réflexion.

Composé d’un potage aux champignons, d’épigrammes d’agneau accompagnées d’une purée de cardons et suivies d’œufs à la neige, le dîner était à la fois léger et délectable mais Hortense n’y fit pas grand honneur. Elle qui avait tellement cru que toutes choses s’arrangeraient pour elle dès qu’elle serait arrivée à Paris, elle avait à présent l’impression d’être prise au piège, petite mouche insignifiante, perdue, engluée au centre d’une énorme toile d’araignée, et elle ne voyait plus maintenant de moyen d’en sortir. Si elle ne pouvait disposer en rien de sa fortune, cette fortune qui décidément attirait par trop les convoitises, il lui serait impossible de mener à bien le plan, fort simple en vérité, qu’elle s’était tracé : faire venir son petit Étienne à Paris, l’y élever et vivre avec lui à l’écart des mouvements du monde. Surtout à l’écart des mouvements du monde car elle avait aussi caressé l’idée que Jean pourrait peut-être, un jour, la rejoindre.

Dans ces projets paisibles, le château de Berny avec ses grandes forêts et son merveilleux jardin tenait une place privilégiée. Et tandis que la malle-poste l’amenait vers la capitale, Hortense avait imaginé le petit garçon courant au milieu des parterres de roses, jouant avec un petit chien, montant un poney en attendant un cheval et apprenant, sous son regard tendre, à devenir un homme. Un homme auquel plus tard l’énorme charge de la banque serait remise… à moins qu’il ne préférât une autre carrière. Et tout ce beau rêve s’était écroulé sous quelques mots, cruels comme des balles : Berny avait été vendu, Berny appartenait à quelqu’un d’autre… Privée d’argent, Hortense n’aurait aucun moyen de racheter une autre maison, même beaucoup plus modeste. Tout cela était d’une tristesse infinie…

— Où êtes-vous, Hortense ? Très loin, j’imagine, dit Félicia qui avait gardé le silence durant tout le repas, se contentant d’observer le joli visage soucieux dont les yeux dorés, lourds de larmes contenues, demeuraient cachés sous les paupières… Hortense eut pour elle un petit sourire, tout petit mais qui représentait déjà une belle somme de courage.

— C’est vrai. Excusez-moi, Félicia. Je pensais à mon fils. Avec le sort qui m’est fait, à présent, je crains de ne pas le revoir de sitôt… à moins d’en passer par les volontés du marquis.

— Vous n’y songez pas, j’espère ? Vous rendre à merci ? Vous courber sous ses fourches Caudines déshonorantes ? Je ne vous le permettrai jamais. Il y a autre chose à faire.

— Et quoi ?

— Combattre, ma chère, c’est la seule manière d’espérer obtenir un jour la victoire.

— Encore faudrait-il posséder des armes.

— Les armes, cela se forge. La première chose importante est d’obtenir une vue claire de ce qui se passe ou s’est passé dans votre banque. Ainsi, demain, j’obtiendrai les noms de ceux qui en composent le conseil d’administration. Nous verrons bien s’il en subsiste quelques-uns parmi ceux qui formaient votre conseil de tutelle. Lequel conseil, bien sûr, a cessé d’exercer ses droits au jour de votre mariage. Ensuite, vous pourriez essayer de voir ce M. Vernet…

— Je vous ai dit que j’ignorais son adresse et cela m’étonnerait qu’on me la donne.

— A vous, non. Mais Livia, ma femme de chambre, est une parfaite comédienne. Nous l’enverrons, sous un déguisement, demander cette adresse. Ne fût-ce qu’au concierge de la banque. Et vous irez le voir discrètement. Je suppose qu’il doit être au courant de bien des choses. Le seul fait qu’on l’ait écarté en est une preuve. Ensuite, il faudra essayer de savoir ce que mon frère avait pu découvrir au juste touchant la mort de vos parents. Le sort que l’on vous fait me laisse supposer qu’il pourrait avoir raison… et qu’il y a eu crime.

Hortense devint soudain très rouge.

— Pardonnez-moi, mon amie, je me suis montrée d’un égoïsme incroyable en ne vous demandant même pas de nouvelles de ce jeune homme qui, pour avoir voulu m’avertir, a été jeté en prison… En vérité, je suis impardonnable.

— Impardonnable ? Mon Dieu non, dit Félicia, dont la voix se chargea tout à coup d’une lourde tristesse. Je serais bien incapable de vous en donner, des nouvelles. Je… Je ne sais toujours pas ce qu’il est devenu. Sans doute est-il toujours prisonnier, mais où ? Voilà ce que j’ignore, ce que je n’arrive pas à savoir. Dieu sait pourtant que, depuis mon arrivée en France, j’ai tout essayé.

— Mais, après son arrestation, il a dû être jugé ?

— Apparemment non. D’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’un agitateur politique, on se garde bien, ici, de le traduire en jugement. On l’enferme simplement. Où et pour combien de temps ? Personne n’en sait rien. Même ses compagnons carbonari n’ont rien pu me dire. Ce secret, c’est la force de la police, de ce qu’on appelle la justice, ici. Mais je ne désespère pas…

Tout en parlant, elle avait pris, sur une petite table de desserte, une boîte de bois des îles qu’elle ouvrit. A sa grande stupeur, Hortense vit qu’elle y prenait un long et mince cigare, en coupait l’une des extrémités puis, avec les gestes sûrs que crée l’habitude, l’allumait à l’une des bougies des chandeliers qui éclairaient la table. Ensuite, elle se laissa aller sur son siège et tira quelques longues bouffées, le regard perdu dans la fumée bleue du cigare dont l’odeur fine prit possession de la pièce…

Elle avait fermé les yeux pour mieux la savourer et, pendant un instant, le silence habita la petite salle à manger intime avec ses tentures jaunes et ses boiseries dorées qui reflétaient la lumière des chandelles. Hortense était tellement stupéfaite que c’était tout juste si elle osait respirer.

Consciente de l’effet produit, Félicia entrouvrit les yeux et sourit :

— Gageons que vous pensez à la tête que ferait la Mère de Gramont, notre directrice du Sacré-Cœur, si elle était à votre place en ce moment. En fait, j’en ai une idée assez claire en voyant la vôtre. Je vous choque horriblement ?

— Horriblement, non… Un peu tout de même. C’est… une habitude d’homme !

— Manger aussi est une habitude d’hommes, et boire. Pourtant toutes les femmes mangent ou boivent… certaines plus que les hommes même. J’en suis venue à penser qu’il n’y avait aucune raison pour qu’une femme ne fume pas. D’ailleurs, je ne suis pas la seule à Paris.

— Les dames fument ici ?

— Les dames non, ou alors en cachette. J’en connais au moins une qui le fait ouvertement : la baronne Aurore Dudevant, une Berrichonne qui est la maîtresse d’un publiciste et qui écrit. Il est vrai qu’elle s’habille parfois en homme et se fait appeler George mais ce n’en est pas moins une créature fascinante, d’une remarquable intelligence. D’après ce que je sais d’elle, je lui crois du talent. Deux ou trois fois, je l’ai rencontrée dans les salons, chez Julie Davillier, chez les Delessert. C’est là qu’elle m’a expliqué les vertus du cigare : il a des pouvoirs miraculeux pour aider à la détente et à la réflexion. Voulez-vous essayer ?

— Dieu non ! fit Hortense en riant. Cela ne me tente pas le moins du monde.

Félicia se leva, posa son cigare dans une coupelle d’onyx, chassa la fumée qui l’environnait puis vint à Hortense et, fraternellement, la prit dans ses bras :

— Ne vous découragez pas mon amie, fit-elle avec une soudaine gravité. Dites-vous que vous n’êtes plus seule dans ce Paris plein de pièges. Je suis à vos côtés pour autant qu’il vous plaira que j’y reste et, à nous deux, je nous crois capables de vaincre n’importe quelle difficulté…

— Vous êtes bonne de me dire cela mais vous avez une vie déjà si compliquée, chère Félicia ! Je crains vraiment de vous la compliquer davantage…

— Chassez ce souci. Vous m’apportez au contraire la compagnie, l’appui… peut-être l’affection.

— N’en doutez pas un seul instant !

— J’en avais, figurez-vous, le plus grand besoin.

La minute d’émotion passa sur les deux jeunes femmes, également belles, également éprouvées par la vie mais qui étaient persuadées de pouvoir, à présent, s’appuyer l’une sur l’autre comme deux arbres un peu fragiles menacés par une tempête mais qui savent qu’en s’étayant l’un l’autre, ils acquerront de la force. Elles s’embrassèrent en se souhaitant une bonne nuit. Puis Félicia alla reprendre son cigare pour l’achever au salon tandis qu’Hortense remontait chez elle.

Enveloppée dans une robe de chambre de laine bleue qu’elle devait à la générosité d’Amicie Brémont, Hortense s’assit devant le petit bureau plat installé près d’une des deux fenêtres de sa chambre et se mit en devoir de faire son courrier. Elle disposa une feuille blanche sur le sous-main de cuir blond, la lissa d’un revers tout en cherchant ses premiers mots puis choisit une plume qu’elle tailla soigneusement et la trempa dans l’encre.

Cette première lettre s’écrivit toute seule. C’était très simple : Hortense l’adressait au docteur Brémont et à sa famille. Elle leur avait promis, en effet, de donner de ses nouvelles dès son arrivée et elle ne voulait pas qu’un retard, si léger fût-il, ne pût les laisser dans l’inquiétude ou, pire encore, leur faire croire que Paris pouvait lui faire oublier leur extrême gentillesse et les bienfaits qu’elle en avait reçus…

Mais, sa lettre achevée, Hortense reposa la plume et adossée au velours de son fauteuil s’accorda quelques instants de réflexion. Car c’était à présent un moment rare, un moment qu’il s’agissait de savourer dans toute sa plénitude : elle allait écrire à Jean de la Nuit, à l’homme qu’elle aimait et dont l’absence lui était aussi cruelle sinon plus que celle de son enfant.

C’était à François Devès, le fermier de Combert, qu’elle pensait adresser sa lettre car elle ne voyait vraiment aucun autre moyen de la faire tenir à Jean sans risquer de la voir tomber entre des mains hostiles…

Elle resta là un long moment, le regard perdu dans les flammes qui léchaient les grosses bûches et dont la chaude lumière se reflétait sur la dorure d’un cadre ou la sombre glace d’un grand miroir ancien. Le feu la ramenait à Lauzargues dans la chambre aux tentures vertes où, dans le petit secrétaire qui avait appartenu à sa mère, elle avait découvert l’ancien amour de Victoire pour un jeune paysan qui s’appelait François, où elle-même avait écrit sur des feuilles de papier jaunies les menus faits de sa vie quotidienne et les premiers émois d’un amour qui n’osait même pas dire son nom. Oui, le feu abolissait le temps, la distance. Il suffisait d’un tout petit effort d’imagination pour se croire encore là-bas…

Bien sûr, il y avait peu de chances d’entendre, dans le lointain, le hurlement d’un loup. Le roulement d’une voiture sur le pavé de la rue acheva de chasser l’illusion mais déjà Hortense recréait au plus chaud de son cœur la puissante silhouette de Jean, son rude visage aux yeux clairs, l’éclair blanc de ses dents quand il riait et la douceur de ses mains quand elles se posaient sur elle. Oh ! retrouver tout cela… cette chaleur… cette passion qu’ils vivaient à deux dans l’accord total de leurs corps et de leurs âmes, cette passion qu’un petit enfant faisait vivre à présent.

— Mon tout-petit… murmura Hortense, bouleversée à la pensée de ce morceau d’elle-même qu’on lui avait à peine laissé le temps d’embrasser avant de l’emporter chez une nourrice dont elle ne savait même pas le nom. Elle le revoyait pourtant bien clairement, son petit Étienne, avec ce visage si semblable à celui de Jean et l’arrogante crête de cheveux noirs qui surmontait son crâne rond de petit Auvergnat solide. Quand le reverrait-elle ? Combien de semaines, de mois s’écouleraient avant que ce grand bonheur lui soit donné, avant que l’enfant puisse enfin connaître les traits de sa mère ? Jean avait promis : « Je te le rendrai… » Mais où, quand, comment ? Déjà fallait-il qu’il le retrouvât et l’Auvergne était vaste, autant que la ruse du marquis de Lauzargues…

Hortense se redressa, reprit sa plume. A présent, le lien distendu par le voyage s’était resserré. Elle pouvait s’adresser à Jean comme si elle l’avait quitté la veille, comme si elle devait le revoir le lendemain. La plume posée sur la blancheur du papier traça d’elle-même :

« Mon amour… »

Il était tard quand, enfin, Hortense cacheta sa lettre à l’intérieur d’une autre lettre, beaucoup plus courte, destinée à François. Mais elle ne sentait plus la fatigue, ni la crainte des jours à venir. Peut-être que, dans quelque temps, Jean trouverait pour eux et l’enfant un asile inviolable dans quelque vallée profonde au cœur d’une forêt immense. Alors Hortense repartirait vers lui, abandonnant sans l’ombre d’un regret ses espoirs de vie confortable, sa fortune aux mains de ceux qui la convoitaient si fort… et même sa réputation…

Un instant, elle avait eu la tentation d’écrire aussi à Mlle de Combert mais elle avait estimé que ce ne serait peut-être pas prudent. Les liens qui attachaient Dauphine à Foulques de Lauzargues étaient trop forts. C’étaient ceux d’un amour qui depuis l’enfance ne s’était jamais démenti, n’avait jamais faibli. De toute évidence, dans la bataille qui opposait le marquis à sa belle-fille elle ne pouvait être que du côté de son amant… On verrait plus tard !…

L’âme en paix, Hortense alla couvrir de cendres le feu de la cheminée comme elle en avait pris l’habitude en Auvergne afin qu’il fût plus facile à ranimer le lendemain, ôta sa robe de chambre, souffla sa chandelle et se coucha.

Le lendemain, bien qu’on ne fût pas dimanche, elle décida d’entendre une messe et de se confesser. Il y avait des mois qu’elle ne s’était pas présentée au tribunal de la Pénitence et elle pensait que faire sa paix avec Dieu pouvait être une bonne chose. Sur le conseil de Félicia elle se rendit, à quelques maisons de celle de son amie, à la chapelle des Missions étrangères qui depuis 1802 servait de succursale à l’église Saint-Thomas d’Aquin, nettement plus éloignée.

Félicia l’avait dissuadée de se rendre auprès du chapelain des Dames du Sacré-Cœur ainsi qu’elle en avait eu primitivement l’intention :

— Le cher homme est habitué aux gentils péchés des jeunes filles, lui dit-elle à sa manière abrupte, il va se trouver débordé par votre… vie passionnée et risque de vous blesser. Vous trouverez plus de hauteur de vue chez ces prêtres qui, dans les terres païennes, affrontent la vie en ce qu’elle a de difficile et de cruel. Vous y trouverez sûrement plus de réconfort…

Le conseil était bon. Dans l’austère et froide chapelle de style janséniste, Hortense, derrière le grillage de bois du confessionnal, aperçut un jeune visage qui lui parut très pâle mais dont les yeux brillaient comme des étoiles dans la pénombre. La voix qui vint à elle était douce, chaleureuse et ce lui fut facile de tout dire. Quelque chose lui soufflait qu’aucune condamnation ne viendrait jeter l’anathème sur l’adultère si volontairement commis… Pourtant, sa voix à elle se brisa quand il fallut évoquer la mort d’Étienne.

— J’aurais dû deviner, sentir qu’il ne supporterait pas la venue de l’enfant. Sans doute alors, n’aurais-je pas fait ce que j’ai fait…

— Croyez-vous ? L’amour est une force terrible à laquelle on ne résiste pas. Votre plus grande faute est, sans doute, de vous être détournée de Dieu. Il vous aurait aidée. Quant à votre malheureux époux, je crois que tôt ou tard, il aurait fini par commettre ce crime contre lui-même. Dieu le lui aura pardonné. Ce n’est pas lui le coupable mais celui qui a laissé se développer en son enfant ce dégoût de la vie, cette volonté de s’en délivrer. Vous n’avez été que l’instrument… Quant à celui qui est le père de votre fils, quels sont actuellement vos sentiments pour lui ?

— Je l’aime… et je crois que je ne cesserai jamais de l’aimer. J’ai besoin de lui…

— Pourtant, il est bon que vous en soyez séparée pendant quelque temps au moins. Acceptez cela comme une pénitence et n’accusez pas le Ciel si cette pénitence dure plus que vous le voudriez. Dieu n’envoie jamais à l’homme plus qu’il ne peut supporter. Même quand c’est le martyre car le martyre ouvre le chemin de l’éternelle béatitude. Prenez courage, ma fille, et priez pour ceux que vous aimez. Ce sera votre meilleure manière de les aider…

Après l’absolution, après qu’elle eut récité les quelques prières de pénitence rituelle, Hortense resta un long moment agenouillée sur un prie-Dieu, sans prier, ensevelie dans le silence qui accentuait l’extraordinaire impression de paix dont l’enveloppait le pardon divin. La chapelle était vide à l’exception d’une autre femme, également vêtue de noir comme elle-même. On n’entendait aucun bruit. C’était comme si un grand mur se dressait, infranchissable, entre cette chapelle et le monde extérieur, et Hortense, pour la première fois, comprit que ce silence pouvait être un appel assez fort pour tenter, attirer de jeunes vies éprises de pureté ou d’autres, moins jeunes, avides de panser des blessures.

Elle goûta longuement cette paix profonde à laquelle se joignait une grande sensation de délivrance et, quand enfin elle quitta la chapelle, il lui sembla que ses pieds avaient des ailes.

Le temps pourtant n’avait rien d’exaltant, ce matin-là. Ce premier jour de mai était doux mais gris, ce gris particulier au ciel de Paris qui fait si bien ressortir le vert des feuilles nouvelles. Et ce feuillage, il en débordait de hautes vagues par-dessus les hauts murs de la rue de Babylone.

Le nez en l’air, l’œil fixé sur les joues roses d’un buisson d’aubépine cultivée qui se montraient à travers les lances d’une grille, Hortense ne prêtait guère attention au mouvement de la rue quand elle fut tirée de sa contemplation par des appels qui venaient derrière elle.

— Monsieur ! Eh, monsieur ! Ne courez donc pas si vite, je ne vous veux aucun mal…

Elle se retourna et vit Timour qui fonçait droit sur elle. Un grand jeune homme brun courait après lui et c’était lui qui lançait ces appels. Hortense pensa que le Turc allait s’arrêter auprès d’elle pour lui rendre compte de sa mission : il revenait en effet des Messageries où il était allé porter ses lettres. Mais il n’en fit rien. Bien plus, la jeune femme dut s’écarter précipitamment pour ne pas être renversée par lui. Timour ne l’avait même pas vue.

Les deux hommes passèrent près d’elle comme des flèches, l’un mâchonnant on ne sait quels jurons dans sa langue natale, l’autre continuant ses appels et ses objurgations. Surprise mais amusée, Hortense les vit s’engouffrer l’un derrière l’autre dans la cour de l’hôtel Morosini et les y suivit presque immédiatement car elle était rendue à destination.

Elle arriva juste à temps d’ailleurs pour voir le dos de Timour qui disparaissait derrière la porte tandis que l’inconnu arrachait son élégant chapeau, le jetait à terre et le piétinait de rage :

— Quel imbécile, mon Dieu ! Mais quel imbécile ! glapissait-il.

Après une courte hésitation, il allait s’élancer à l’assaut de la porte quand il s’aperçut de la présence d’Hortense, ramassa son chapeau, le secoua vigoureusement et s’approcha de la jeune femme avec la mine qui convient lorsque l’on est surpris dans une posture ridicule…

— Pardonnez-moi, madame… mais habiteriez-vous cette maison par hasard ?

— En effet, monsieur. Encore que j’y sois seulement reçue en invitée…

— Ah ! fit le jeune homme visiblement déçu. Est-ce trop demander que vous prier de me dire qui en est le propriétaire… ou l’habitant principal ?

Hortense se donna, avant de répondre, le temps d’examiner son interlocuteur. Très élégamment habillé de gris foncé avec un gilet vert, c’était un grand garçon qui pouvait avoir trente ans, très mince mais dont l’extraordinaire physionomie faisait oublier ce que son corps pouvait avoir d’un peu maigre. Sous d’abondants cheveux noirs poussant dru et un peu en désordre, il avait un visage mat, légèrement olivâtre, éclairé par des yeux fauves, presque sauvages, couverts d’épais sourcils dont la pointe intérieure se retroussait. Les lèvres étaient fines, bien tendues sur des dents éclatantes de blancheur, le menton volontaire et puissant. Le nez légèrement retroussé avait de l’insolence, encore souligné par une fine moustache…

Son examen se révélant favorable, Hortense consentit à dire que l’hôtel était celui de la comtesse Morosini puis se hâta de demander ce que Timour avait pu faire à l’inconnu pour justifier une poursuite aussi ardente.

— Rien du tout, madame. Et je crains bien sincèrement que ce brave homme ne se soit mépris sur mes intentions, que je vais d’ailleurs vous expliquer si vous voulez bien m’entendre encore un moment. Auparavant, souffrez que je vous adresse une nouvelle question. Cet homme a tout à fait l’air d’un Turc…

— Il n’en a pas que l’air, monsieur ; c’en est un. Il est né je crois sur les bords de la mer Caspienne.

Le jeune homme parut soudain s’épanouir comme si un rayon de soleil était venu se poser sur lui :

— C’est merveilleux ! Il me le faut absolument !

— Il vous le faut, dites-vous ? s’écria Hortense choquée. Mais, monsieur, comment l’entendez-vous ? La comtesse Morosini dont il est le plus fidèle serviteur n’acceptera jamais de vous le céder…

— Je n’en demande pas tant, madame…

— Alors que demandez-vous au juste, monsieur ? coupa la voix froide de Félicia qui venait d’apparaître sur les marches du perron, flanquée de Timour qui dirigeait vers l’inconnu un doigt accusateur.

Le chapeau cabossé exécuta un balayage tout à fait Grand Siècle tandis que son propriétaire saluait profondément, en homme du monde.

— Que vous accordiez à votre serviteur l’autorisation de venir poser dans mon atelier… madame. A condition qu’il y consente, bien sûr… Ce qui ne me paraît pas évident.

— Vous êtes peintre ?

— J’ai cet honneur, fit le jeune homme avec une certaine hauteur. Mon nom est Eugène Delacroix. Les nuages d’orage qui assombrissaient les yeux de la comtesse s’envolèrent comme par miracle.

— Vous êtes l’auteur de la Barque de Dante, et de cette extraordinaire Mort de Sardanapale ?

Si le peintre fut flatté, il n’en montra rien et ne daigna même pas sourire mais il salua de nouveau :

— En remarquant mon œuvre, vous me faites, madame, une précieuse faveur…

Félicia se mit à rire.

— Il serait difficile de ne pas la remarquer. Votre peinture a autant de puissance que d’originalité, monsieur Delacroix. Mais, je vous en prie, prenez la peine d’entrer au salon. J’ai honte de vous obliger à discuter ainsi au milieu de la cour…

Suivi de Timour dont l’œil soupçonneux ne quittait pas l’intrus, le groupe pénétra dans la maison et gagna le salon.

— Ainsi, dit Félicia en désignant un siège à son étrange visiteur, vous souhaitez que Timour pose pour vous ?

— J’en serais très heureux. Je m’intéresse passionnément aux peuples du Levant et, je vous l’avoue, j’ai eu tout à l’heure un véritable coup au cœur en me trouvant en face de votre serviteur. Un Turc, un vrai Turc ! Et à Paris ! j’ai essayé de l’aborder mais il est d’humeur plus que farouche. Alors je l’ai suivi…

— Vous l’avez même poursuivi, dit Hortense en riant. Vous êtes passés tous deux auprès de moi comme si le Diable était à vos trousses.

— … et je crois même que nous avons bien failli vous bousculer. Il faut me pardonner, madame, mais quand il s’agit de mon travail, je ne vois, je ne connais plus rien.

Les palabres pour décider Timour à poser pour le peintre durèrent infiniment moins longtemps qu’on ne le craignait. Une fois assuré que les intentions de cet inconnu étaient des plus honnêtes, le majordome laissa percer une certaine satisfaction à l’idée de voir son visage peint dans l’une de ces grandes compositions pour lesquelles Delacroix commençait à être célèbre, sinon toujours apprécié à sa juste valeur. On prit rendez-vous pour le lendemain et le Turc promit de se rendre vers trois heures dans l’atelier du peintre qui se situait au numéro 15 du quai Voltaire. Puis Delacroix remercia Félicia de son amabilité.

— C’est à moi de vous remercier, dit la jeune femme. Timour ne le montre guère mais il est immensément fier. Il voit là une sorte d’hommage rendu aux qualités physiques et même morales de son pays natal.

— En ce cas, il a tort. Puisque vous me faites l’honneur de vous intéresser à mon œuvre, madame, vous savez que mes sympathies vont à la Grèce martyre plus qu’à l’Empire ottoman. Mais il se trouve que j’ai vraiment besoin d’une physionomie aussi puissante que la sienne… Puis-je, avant de prendre congé, vous demander si je peux me permettre de revenir vous saluer ?

— Bien sûr. Je reçois tous les mercredis mais je suis souvent chez moi le soir vers sept heures…

— Je profiterai de la permission. Et peut-être aurai-je un jour le privilège de fixer votre visage sur la toile…

— Mon Dieu ! Vous êtes insatiable ! Et quel rôle m’attribueriez-vous ? Une captive, une favorite royale ?

— Non. Cet aspect conviendrait mieux à la blondeur de votre amie. Pour moi, votre visage évoque, je ne sais pourquoi, l’indépendance, la liberté…

Toujours avec la même exacte courtoisie, le peintre prit congé et se retira. Les deux femmes écoutèrent un instant le bruit de ses pas décroître sur les dalles du vestibule. Puis, quand on n’entendit plus rien, Félicia soupira :

— Je suis heureuse de le connaître ! Ses toiles sont étonnantes par la puissance et la passion qui en émanent. La critique les éreinte le plus souvent. Mais moi j’aime ! Quant à lui il est aussi étonnant que ses œuvres.

— Qui est-il au juste ? demanda Hortense. Il ressemble à un prince oriental…

— Oriental ? non. Mais pour le sang princier, vous ne vous trompez guère : il est le fils bâtard du vieux Talleyrand et d’une jolie bourgeoise appartenant à une grande famille d’ébénistes royaux. Un mélange extraordinaire comme vous voyez…

— Mais qui ne vous déplaît pas ? fit Hortense avec un sourire. Gageons que vous le recevrez de nouveau avec grand plaisir ?

— Mon Dieu, je l’avoue. Quand on a la chance de rencontrer un génie, ce serait un péché de lui fermer sa porte.

— Surtout quand ce génie voit en vous l’image même de la liberté ! conclut Hortense malicieusement.

Le retour de Livia que sa maîtresse avait envoyée rue Le Peletier, à la banque Granier, pour tenter d’y recueillir quelques informations mit fin à la conversation. Vêtue en bourgeoise cossue, les cheveux blanchis à la poudre, la camériste de la comtesse Morosini représentait un personnage tout à fait différent de ce qu’elle était habituellement. La transformation était étonnante. Mais les nouvelles qu’elle rapportait n’étaient pas bonnes : deux des anciens administrateurs dont Hortense avait conservé le souvenir, MM. Didelot et Girodet, avaient quitté ce monde. Le troisième, M. de Dureville, avait pris sa retraite et vivait retiré sur ses terres normandes.

— Et M. Vernet ? demanda Hortense avec anxiété. Avez-vous pu savoir ce qu’il est devenu ?

— Oui, Madame la Comtesse. C’est sans doute la seule bonne nouvelle que j’apporte : j’ai pu obtenir son adresse.

Elle tendit à Hortense un petit papier sur lequel une écriture maladroite avait inscrit quelques lignes.

— Je vous remercie, dit la jeune femme. C’est un renseignement précieux. Je m’y rendrai cet après-midi même.

CHAPITRE III LA VOITURE NOIRE

Bordée d’anciens hôtels aristocratiques et de quelques maisons bourgeoises, la rue Garancière étirait sa voie étroite mais rectiligne entre le chevet de Saint-Sulpice et les dépendances du Luxembourg. En dépit de la présence de la mairie du XIe arrondissement, c’était une rue tranquille et calme, assez bien pavée car le trafic n’y était pas intense. Dominée par la masse blanche de l’église aux tours rondes et les grands toits du séminaire voisin, à deux pas de Saint-Germain des Prés et des trois églises de la montagne Sainte-Geneviève[5], elle se situait au cœur du quartier chrétien de Paris, ce qui faisait dire à certains esprits malintentionnés que l’odeur de l’encens et de l’eau bénite s’y respirait plus aisément que celle du crottin de cheval.

Hortense qui, vu la douceur du temps, avait choisi de venir à pied de la rue de Babylone, pensa que c’était sans doute un bon quartier pour prendre sa retraite mais qu’il ne correspondait guère au jeune homme aimable, élégant et un peu dandy dont elle avait gardé le souvenir.

La maison dont elle avait l’adresse se trouvait au numéro 10, au voisinage immédiat de la mairie qui occupait au 8 l’ancien hôtel de Sourdéac, et de la belle maison de la fontaine construite jadis sur l’ordre de la princesse Palatine pour fournir en eau tout le pâté de maisons. C’était, au fond d’une large cour défendue par un grand porche, un corps de bâtiment à trois étages construit en belles pierres blanches et coiffé d’ardoises fines. Une aristoloche aux longues fleurs jaunes et un petit lierre à feuilles courtes s’en disputaient les murs.

L’entrée d’Hortense dans la cour fit accourir le portier, petit bonhomme à cheveux gris et figure de furet qui mit son bonnet à la main à la vue de cette grande jeune femme en deuil dont l’allure n’était vraiment pas celle de tout le monde.

— Est-ce que je peux quelque chose pour le service de Madame ? demanda-t-il.

— Je pense. C’est bien ici que demeure M. Vernet ?

— Avec sa sainte mère, oui, Madame ! Pauvre jeune homme !…

Hortense haussa les sourcils.

— Est-il donc si à plaindre ?

— A plaindre ? Oh, Madame ! Je vois que Madame ne sait pas. Madame n’est peut-être pas une amie intime ?…

Visiblement, le portier brûlait de parler mais l’indiscrétion de ses questions déplaisait à Hortense. S’il était arrivé quelque chose à Louis Vernet, s’il y avait quelque chose à apprendre, elle préférait l’apprendre de sa bouche ou de celle de sa mère, puisque apparemment il vivait avec elle, et non de celle d’un concierge bavard…

— Je ne l’ai pas vu depuis quelque temps, se contenta-t-elle de répondre brièvement. Voulez-vous me dire à quel étage il habite ?

— A celui-ci, Madame, à celui-ci. La porte à droite de l’escalier. Grâce au Ciel, il a au moins comme cela la jouissance du jardin…

La porte que l’homme avait indiquée était une belle porte de chêne dont les cuivres, astiqués, brillaient comme de l’or dans la légère pénombre apportée par la volute de l’escalier. Hortense tira la sonnette qui pendait le long du chambranle et le tintement d’une cloche répondit à son appel.

Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrait sous la main d’une jeune femme de chambre en tablier amidonné et bonnet tuyauté.

— Je voudrais voir M. Louis Vernet, dit Hortense. Si cela ne le dérange pas trop tout au moins…

— C’est que… je ne sais pas si Monsieur peut recevoir. Il faudrait que je demande à Madame…

— Eh bien, demandez-le-lui. Je suis la comtesse de Lauzargues mais votre maître me situera mieux si vous dites Mlle Granier de Berny…

Visiblement impressionnée par le titre, la petite bonne esquissa une révérence.

— Si Madame la Comtesse veut se donner la peine d’attendre, fit-elle en désignant la banquette de velours brun qui tenait tout un côté de l’antichambre.

Puis elle disparut par une porte donnant sur une pièce qui devait être très claire. Un moment plus tard, une dame d’une cinquantaine d’années, vêtue de noir à l’exception d’un petit col blanc, ses cheveux gris dépassant à peine d’un grand bonnet de dentelle blanche, faisait son entrée par cette même porte en la refermant soigneusement derrière elle. Hortense vit que ses yeux bruns étaient pleins d’inquiétude en se posant sur elle. D’ailleurs la dame ne s’embarrassa pas de formules préliminaires.

— Vous êtes Mlle Granier de Berny, mademoiselle Hortense ?…

— Je ne m’appelle plus ainsi mais, effectivement, je suis Hortense…

— Alors, je vous supplie de partir ! Pardonnez-moi si je vous parais discourtoise, grossière même… mais je ne puis permettre que vous voyiez mon fils ! Votre présence auprès de lui ne pourrait que lui rendre plus présentes les heures terribles que je m’efforce de lui faire oublier !

— Permettez-moi de m’étonner, madame… Mon père a toujours témoigné à M. Vernet une entière confiance et même une grande amitié. Je pensais pouvoir lui redemander un peu de cette amitié à un moment où je me trouve aux prises avec de grandes difficultés…

— Je vous supplie de ne pas insister, madame. Mon fils a payé trop cher l’amitié respectueuse que lui-même portait à monsieur votre père. Comprenez que je veuille qu’il en reste là !… Encore une fois, je vous demande de me pardonner si je vous parais aussi inhospitalière, incivile, tout ce que vous voudrez. Mais je suis sa mère et aucune force humaine ne m’empêchera de veiller sur lui, de le défendre…

La porte qui avait livré passage à Mme Vernet se rouvrit. La jeune femme de chambre parut. Sans oser regarder sa maîtresse, elle annonça :

— Monsieur prie Madame la Comtesse de bien vouloir venir jusqu’à lui !

Avec un sanglot, la mère alla s’asseoir sur la banquette et se mit à pleurer, le visage caché dans son mouchoir. Hortense hésita un instant. La douleur de cette femme la touchait mais elle avait trop besoin de savoir ce qui motivait l’étrange réception qu’on lui faisait. Elle avait trop besoin d’entendre ce que Louis Vernet avait à lui dire. Alors, résolument, elle marcha vers la porte qu’on lui tenait ouverte, entra…

La pièce était un grand salon meublé de ces jolis meubles clairs que la Restauration avait mis à la mode. Elle était pleine de livres et de fleurs et, par les fenêtres dont les grands rideaux bleus étaient ouverts, on pouvait voir un petit jardin vert autour d’un étroit bassin où chantait un jet d’eau. C’était en vérité une très jolie pièce, pleine de lumière et de gaieté mais toute cette lumière sombra pour Hortense quand elle vit Louis Vernet, ou ce qu’elle devina être Louis Vernet tant il avait changé.

Assis dans un fauteuil près de la fenêtre, une couverture écossaise sur les genoux, il semblait n’être plus que l’ombre de lui-même. Ses cheveux blonds, jadis épais, étaient à présent rares et clairsemés. Il était maigre et pâle et son visage aux traits creusés disait assez les longues souffrances endurées. Il eut pourtant, pour la jeune femme si visiblement déroutée, un sourire :

— C’est bien moi, mademoiselle Hortense… Pardonnez-moi de ne pas aller vous accueillir mais je n’ai plus l’usage de mes jambes. Voulez-vous venir jusqu’à moi ?

Elle s’avança comme dans un rêve et prit place sur le petit fauteuil qu’une main trop maigre lui indiquait. Elle ne savait pas très bien ce qu’elle devait faire : s’enfuir ou éclater en sanglots comme l’avait fait la mère.

— C’est à vous de me pardonner, dit-elle enfin. Si j’avais su… si j’avais pu deviner, je ne me serais jamais permis de venir vous importuner.

— Vous ne m’importunez pas. Je suis même heureux de vous voir. Les journées sont longues, vous savez, quand on est comme je suis. Et les nuits plus encore… Mais oublions cela un moment ! Ainsi vous êtes mariée ? Au nom que vous portez j’imagine que vous avez épousé votre cousin ?

— En effet, mais je suis veuve. Il est mort quelques mois avant la naissance de mon fils… Mais vous, je vous prie, dites-moi ce qui vous est arrivé ! Ou bien est-ce… trop difficile ?

— Non. Il vaut mieux que vous sachiez. Nous y reviendrons tout à l’heure. Dites-moi d’abord comment est mort votre époux ?

Une vague de sang monta au visage d’Hortense et l’empourpra… Elle faillit mentir, attribuer à Étienne une mort bénigne, maladie ou accident, mais elle n’était pas venue ici pour mentir :

— Il s’est pendu ! dit-elle d’une voix dont la sécheresse l’étonna. Il… il ne voulait pas de notre mariage. Il ne m’a épousée… que pour me sauver moi-même.

Si horribles qu’eussent été ses paroles, elles ne parurent pas faire grande impression sur Louis Vernet. C’était comme si de tels événements lui étaient devenus naturels.

— Bien sûr, approuva-t-il. Si vous n’aviez pas contracté mariage, le seul moyen qu’avait le marquis de s’attribuer votre fortune était de vous supprimer…

— Il n’y a pas renoncé et j’ai dû fuir après qu’il m’eut enlevé mon fils au lendemain de sa naissance…

— L’héritier, bien entendu !… Pauvre, pauvre demoiselle Hortense ! Comme vous avez dû souffrir mais comme tout cela éclaire ma lanterne à moi…

— Vous ne semblez pas surpris, en effet !

— Non. Vous vous souvenez de ce jeune homme qui, au cimetière, est venu vous crier que votre père ne s’était pas tué mais qu’on l’avait tué ainsi que votre mère ?

— Je m’en souviens d’autant mieux qu’il est le frère d’une de mes compagnes de couvent, la princesse Orsini, aujourd’hui comtesse Morosini qui me donne asile. Il a été arrêté aussitôt et je dois dire que sa sœur ignore toujours ce qu’il est devenu…

— Il doit être enfoui dans quelque prison, au secret… Le préfet de police d’alors, M. de Belleyme, était un homme juste et honnête. Il n’aurait pas permis un assassinat… Dans un sens, ce garçon est mieux en prison que libre car il serait en butte à ceux qui m’ont mis dans cet état…

— Qui sont-ils ? Le savez-vous ?

— Je m’en doute, pour ne pas dire que j’en suis sûr ceux-là mêmes qui ont voulu la mort de vos parents. Êtes-vous retournée rue de la Chaussée d’Antin ?

— C’est là que je suis allée en arrivant. J’ai eu la pénible surprise de trouver ma maison occupée par un certain prince San Severo dont on m’a dit qu’il est apparenté à la famille royale…

— On le dit, en effet… Votre père le connaissait d’ailleurs et entretenait avec lui de bonnes relations. C’est un financier de quelque valeur. Après le drame, il a proposé ses talents au conseil d’administration. Le sachant bien en cour certains l’ont accepté, d’autres pas…

— MM. Didelot, Girodet et de Dureville ?

— Exactement. Ils ont continué à protester même après qu’un ordre royal eut intronisé officiellement le prince parmi les dirigeants de la banque. Ils n’ont pas fait long feu alors… sauf M. de Dureville qui a eu le bon esprit de prendre sa retraite en Normandie.

— Vous voulez dire… qu’on les a tués ?

— Ils sont morts bien opportunément en tout cas. Quant à moi…

Il hésita un moment comme si l’évocation de ce qu’il avait enduré lui était tout à coup insupportable. Mais il était trop engagé à présent pour reculer.

— Eh bien ? dit Hortense dont le cœur battait à un rythme inhabituel.

— Moi donc, j’avais toujours refusé farouchement d’abandonner le poste où votre père m’avait placé. Je pensais qu’il y fallait quelqu’un de fidèle, quelqu’un qui aurait en vue vos seuls intérêts. Plusieurs fois, M. San Severo s’était entretenu avec moi. Il tentait de me persuader de partir pour notre succursale de Bruxelles, ou notre bureau de Londres. Mais je n’aimais pas ce qui se passait à la banque, ces têtes nouvelles que la Cour y imposait. Un soir, alors que je rentrais chez moi, mon cabriolet, que je conduisais moi-même, a été arrêté par quatre hommes dont l’un s’est jeté à la tête de mon cheval. C’était sur le Pont-Neuf et l’endroit était désert car il était tard. Ensuite on m’a jeté à bas de mon siège, roué de coups de bâton mais l’un des hommes avait un couteau et m’en a porté un coup… Heureusement pour moi une voiture arrivait en sens inverse. Mes agresseurs ont paré au plus pressé. Ils m’ont pris qui par les pieds qui par les épaules et jeté à la Seine puis ils se sont enfuis avec ma voiture…

On était en décembre. Le fleuve était glacial et quand des mariniers m’ont tiré de l’eau, je ne sentais plus mes jambes. Ma blessure, heureusement, n’était pas grave : la lame avait dévié sur une côte mais j’avais perdu du sang…

Il y eut un silence. Horrifiée, Hortense ne trouvait rien à dire et Louis Vernet s’efforçait de maîtriser son émotion. Il tendit la main vers une carafe d’eau posée à sa portée, s’en versa un verre et le but d’un trait. Puis s’excusa.

— Pardonnez-moi, je ne vous ai rien offert. Voulez-vous du café, du sirop d’orgeat ?

— Rien, je vous remercie. Je suis bouleversée… Ainsi vous avez tout de même été sauvé ?

— Oui. J’ai un oncle médecin à l’Hôtel-Dieu. C’est lui qui m’a soigné et il a fait son possible pour me rendre l’usage de mes jambes. Malheureusement… c’était plus qu’impossible… alors, j’ai voulu porter plainte, faire rechercher mes agresseurs…

— On les a retrouvés ?

— Il aurait fallu pour cela les chercher. L’attentat avait eu lieu depuis quelques jours quand j’ai reçu un paquet et une lettre. Le paquet contenait une belle somme d’argent et la lettre quelques mots, sans signature, bien entendu.

— Que disait-elle ?

— « Si vous voulez vivre encore et ne pas mettre en danger ceux que vous aimez, tenez-vous tranquille. Il ne vous arrivera rien tant que vous vous tairez… »

A nouveau le silence, puis la voix de Mme Vernet se fit entendre :

— Vous comprenez à présent, madame, pourquoi je ne voulais pas vous laisser entrer ? Si quelqu’un vous a suivie…

— La rue était bien déserte quand je suis arrivée : je n’ai rencontré que deux religieuses. D’ailleurs je vis chez une amie et n’ai pas assez d’importance pour que l’on me fasse suivre.

Vernet fronça les sourcils :

— Si vous voulez dire que vous n’êtes plus une gêne pour ceux qui souhaitaient s’approprier votre fortune, vous avez sans doute raison. Néanmoins, prenez garde. Ceux qui ont abattu vos parents ne reculent devant rien et, malheureusement, ils ont tous les appuis politiques qu’ils veulent…

— Qui sont-ils, selon vous ?…

— Mon fils vous a suffisamment répondu, madame, coupa la mère. Je vous en prie, laissez-le !

— Vous n’êtes guère hospitalière, ma mère, reprocha l’infirme. Cela ne vous ressemble pas… J’aimerais pouvoir vous répondre, mademoiselle Hortense. Mais en vérité je ne sais rien de précis.

— Une chose tout de même : le prince San Severo et le marquis de Lauzargues se connaissent-ils ?

— Non seulement ils se connaissent mais ils sont amis. Cela, je peux vous le dire avec certitude.

— Bien… merci… Merci de ce que vous venez de faire pour moi, monsieur Vernet. J’aimerais pouvoir faire quelque chose, à mon tour. Malheureusement je me sens affreusement faible… et démunie. Néanmoins, si je puis vous être agréable en quoi que ce soit…

Elle n’acheva pas sa phrase. La main de Louis Vernet avait saisi la sienne et la serrait, la serrait tandis qu’une flamme sauvage s’allumait dans ses yeux, si mornes encore quelques instants plus tôt :

— On dit que dans Paris, la révolte est sur le point d’éclater, que dans l’ombre des groupes se préparent, s’organisent. S’ils réussissent à abattre cette royauté pourrie, les choses changeront peut-être pour vous. Les langues se délieront et peut-être apprendrez-vous ce que vous souhaitez apprendre. Alors…

— Alors ?

— Alors, vengez-vous ! Vous me vengerez par la même occasion et je crois que j’aurai alors un peu de bonheur…

Il lâcha la main d’Hortense et ferma les yeux tandis que sa mère passait sur son front un mouchoir imbibé d’une fraîche eau de senteur.

— Le goût de la vengeance est âcre, mon fils… Il empoisonnerait ton âme… Il y a Dieu…

D’un geste impatient, Louis Vernet rejeta le mouchoir, repoussant sa mère du même coup mais sans brutalité :

— Dieu n’était pas sur le Pont-Neuf, ma mère… Et il ne me reste rien à quoi accrocher ma vie, sinon le besoin d’apprendre un jour que ceux qui l’ont brisée ont enfin payé…

Il semblait avoir oublié Hortense. Sur la pointe des pieds, comme si cette pièce était la chambre d’un mourant, celle-ci se dirigea vers la porte, suivie de Mme Vernet, qui essuyait ses yeux.

— Je vais vous raccompagner jusqu’à la rue, dit-elle. Et ne m’en veuillez pas de ce que je dirai alors… Il faut que je le protège… qu’il ait au moins la paix.

En effet, au seuil du porche, la mère de l’infirme se mit à crier :

— Ne revenez pas ici, madame ! Ne revenez jamais ! Nous ne savons rien de vos affaires et nous ne voulons rien en savoir.

Puis, tournant les talons, elle revint vers la maison en intimant au portier l’ordre de ne plus jamais laisser passer cette dame en noir. Celui-ci, du coup, referma le portail comme si toute une armée ennemie s’apprêtait à lui donner l’assaut…

Hortense faillit protester. Bien que prévenue, elle ne s’attendait pas à cette algarade publique. Évidemment, il y avait peu de monde dans la rue – un couple qui sortait de la mairie et remontait vers le Luxembourg – mais c’était tout de même très désagréable. Elle eut envie de se mettre en colère mais réussit à se contenir. Cette pauvre femme mourait de peur et elle avait déjà tant souffert ! Pour rien au monde, Hortense n’eût voulu ajouter à ses chagrins. Se contentant de hausser les épaules, ce qui était une manière comme une autre de jouer le jeu, elle reprit son chemin en direction de l’église Saint-Sulpice.

Le couple ayant disparu derrière elle, il n’y avait plus que deux promeneurs dans la rue : un jeune prêtre qui, le nez au vent, semblait chercher quelque chose et un homme vêtu de noir qui venait en sens inverse d’Hortense, les yeux fichés à terre, une canne à la main.

Une vague angoisse serrait le cœur de la jeune femme qui se proposa d’entrer un moment dans l’église pour tenter de retrouver sa sérénité. Elle venait, en effet, de jeter un regard dans une sorte d’enfer comme elle n’imaginait pas qu’il pût en exister. Quelle sorte de gens étaient donc ses contemporains et surtout à quelle espèce humaine appartenaient ceux qui, depuis la mort de ses parents, s’étaient abattus comme des oiseaux de malheur sur la banque familiale ? De toute évidence, il ne faisait aucun doute, pour Louis Vernet, qu’Hortense n’aurait aucun droit à la fortune de son père, sinon celui de la transmettre à son fils. En admettant même qu’il en restât quelque chose car le marquis avait les dents longues et il était apparu que ce prince San Severo qui, cependant, n’y avait aucun droit, semblait fermement décidé à en prendre une part. On ne met pas en œuvre de tels moyens quand les intentions sont pures…

Perdue dans ses pensées, Hortense ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour d’elle. Elle suivait d’un pas lent la rue qui allait se rétrécissant et arrivait à la hauteur de l’homme à la canne quand un bruit de tonnerre la fit retourner. Lancée à fond de train, de toute la vitesse de ses deux chevaux, une voiture noire fonçait droit sur elle… Terrifiée, car elle ne voyait pas comment elle pourrait éviter l’attelage, elle n’eut pour toute réaction qu’un cri… Encore une seconde et elle aurait été piétinée, écrasée par les roues ferrées qui grondaient dans ses oreilles avec un bruit d’apocalypse quand elle se sentit saisie par des mains sans douceur, aplatie dans le renfoncement d’une porte et à demi étouffée par un corps fleurant le tabac qui se pressait contre le sien…

La voiture passa en trombe, si proche du couple qu’on en sentit le vent. A peine fut-elle passée que le sauveur d’Hortense la saisissait par la main et l’entraînait au pas de course, jusqu’à l’escalier latéral de Saint-Sulpice qu’il lui fit monter. Ce fut seulement quand ils furent à l’abri de l’église, qu’il demanda :

— Vous n’avez rien ?

Elle fit signe que non, fermant à demi les yeux, au bord de l’évanouissement, mais les rouvrit aussitôt en constatant que cette voix lui était connue et que, d’ailleurs, elle s’écriait :

— Madame Coudert ? Comment ?… C’est vous ?

Elle reconnut alors le colonel Duchamp, ce compagnon de voyage qui s’était si obligeamment mis à son service au moment de l’arrivée à Paris. Et elle se rappela à temps qu’il ne la connaissait, en effet, que sous une fausse identité.

— Comment vous remercier, colonel ? soupira-t-elle en reprenant peu à peu son souffle. Sans vous, je crois que je ne serais plus vivante à la minute présente.

Sourcils durement froncés, il la considérait, perplexe.

— Est-ce à vous que ces gens en voulaient ?

— Je ne vois que deux solutions, fit-elle en s’efforçant de sourire. Si ce n’était à moi, c’était à vous ?

— Cela m’étonnerait. Je suis ici en séjour régulier, appelé par un ami qui occupe un certain rang au ministère. Et j’allais simplement revoir les jardins du Luxembourg où j’ai des souvenirs. Mais vous ? Avez-vous quelques raisons de croire que l’on puisse en vouloir à votre vie ? Avez-vous des ennemis ?…

Le regard gris dont il scrutait le visage pale de la jeune femme était franc, direct et inspirait confiance. Et puis, cet homme dont elle savait qu’il était un officier en demi-solde, donc un ennemi presque obligatoire du régime, n’était pas un inconnu pour elle…

— J’ai peur que oui. A présent, colonel, recevez mes chaleureux remerciements et ne vous attardez pas davantage auprès de moi. Je suis en sûreté dans cette église où je vais prier un instant. Quant à vous, je ne voudrais pas vous priver de cette promenade dont vous vous promettiez du plaisir…

— Le Luxembourg ne s’envolera pas, madame Coudert. Quant à vous, il faudra bien que vous en sortiez, de cette église. Aussi, vous allez me permettre de vous ramener chez vous. On peut vous guetter encore… puisque le coup a manqué.

— Ceux qui l’ont monté peuvent supposer qu’il a réussi puisqu’ils ne sont pas revenus voir ce qu’il en était…

— Ils peuvent être embusqués près d’ici, tout disposés à recommencer. Restez ici à prier un instant, si vous le voulez. Cela vous remettra. Pendant ce temps, je vais chercher une voiture…

— Ce n’est pas la peine, croyez-moi. Je peux très bien rentrer à pied. Et si vous voulez bien m’offrir votre bras.

— Rentrer à pied ? A la Chaussée d’Antin ?

Elle se souvint qu’en effet c’était lui qui avait, dans la cour des Messageries, donné l’adresse au cocher de son cabriolet.

— Je n’habite pas Chaussée d’Antin. Je ne l’habite plus tout au moins. Je loge rue de Babylone chez une amie, la comtesse Morosini. Vous voulez bien m’attendre un moment ?

Il s’écarta discrètement tandis qu’elle gagnait la chapelle de la Vierge et allait s’agenouiller au pied de la superbe statue de Pigalle représentant la Madone et l’Enfant. Là, elle s’abîma un instant dans sa prière, implorant le ciel de calmer les battements désordonnés de son cœur, de chasser cette peur qui s’insinuait en elle, livide, glacée et menaçait de la paralyser. Elle bénissait à présent Mme Vernet de lui avoir ménagé la sortie que l’on sait car il ne faisait plus aucun doute pour Hortense qu’elle était suivie et menacée. Tout au moins tant qu’elle resterait à Paris.

Elle écourta néanmoins sa prière pour ne pas abuser de la patience de son compagnon et le rejoignit.

— Vous voulez vraiment rentrer à pied ? demanda-t-il.

— Oui, vraiment. La marche me fera du bien…

Au bras du colonel, Hortense descendit le grand escalier de façade. Un peu de soleil avait fini par percer les grisailles du ciel et arrachait des étincelles joyeuses à la fontaine de la place où des pigeons se promenaient à pas lents. Le décor était si paisible qu’il acheva de réconforter la jeune femme, déjà un peu remise par sa prière. Et puis, le bras qui la soutenait semblait solide. Personne, sûrement, ne s’attaquerait à elle tant qu’elle serait aux côtés d’un tel défenseur.

Tous deux cheminèrent un moment en silence. Duchamp, visiblement, réfléchissait et Hortense n’osait pas troubler sa méditation. Pourtant, elle savait que la plus simple reconnaissance lui faisait un devoir de lever pour lui le masque, bien fragile, qu’elle avait porté tout au long du voyage. Elle le souhaitait même car, en cet homme énergique, elle devinait un esprit intelligent, capable de lui donner de bons conseils. Et Dieu savait si elle en avait besoin !… Mais comment engager de nouveau la conversation ? Après tout, peut-être le colonel n’avait-il pas envie d’en savoir davantage ?

Elle se trompait car, au bout d’un moment, il dit, sans la regarder :

— Ne me répondez pas si cela vous déplaît, madame… mais je ne crois pas que vous vous appeliez réellement Mme Coudert, ni que vous soyez provinciale.

— Je suis la comtesse de Lauzargues et quand vous m’avez rencontrée, je fuyais le château de mon beau-père qui est aussi mon oncle. De là le pseudonyme que j’ai pris. En outre, je suis née à Paris. Je m’appelais Hortense Granier de Berny.

— Vous êtes la fille du banquier assassiné ?

Elle le regarda, sincèrement surprise.

— Pourquoi dites-vous assassiné alors que tout un chacun croit qu’il s’est donné la mort après avoir tué ma mère ?

— Tout un chacun ? Allons donc ! Dites la Cour et tout ceux que cela arrange de croire cette sinistre fable. Votre père était trop riche et, surtout, on lui reprochait d’avoir trop bien servi l’Empereur. Il ne lui est rien arrivé sous Louis XVIII qui était un homme intelligent et qui savait où étaient les intérêts du royaume. Mais la mort du Roi a lâché la bride à tous les appétits rentrés. Charles X est un tel imbécile qu’on peut lui faire avaler n’importe quelle couleuvre pourvu qu’elle soit présentée avec toutes les formes de l’étiquette de Versailles !… Quant à vous, que vous soyez en danger à présent, ne m’étonne plus guère.

— Vous n’imaginez pas le bien que vous me faites en pensant ainsi. Déjà, au jour de l’enterrement de mes parents, quelqu’un était venu crier la vérité…

— Je sais ! Ce jeune fou de Gianfranco Orsini dont on ne sait plus rien à présent… et qui doit pourrir dans quelque prison bien cachée.

— Vous le connaissiez ?

— Un peu. Voyez-vous, tous ceux qui veulent en finir avec ce régime étouffant sont frères et se reconnaissent pour tels. Avez-vous, au moins, un asile sûr ? Cette amie qui vous héberge…

— … est la propre sœur de Gianfranco Orsini. Elle aussi cherche désespérément sa trace…

Un éclair de joie illumina le visage ordinairement sévère de Duchamp, lui rendant une jeunesse que les épreuves subies depuis la chute de l’Empire avaient fait disparaître.

— Nous allons chez elle, alors ?

— Mais oui… !

— Alors, allons-y vite !

Le récit du danger couru par son amie arracha des cris d’indignation à Félicia. Puis une décision à laquelle Duchamp applaudit.

— Quand vous aurez à sortir, décréta-t-elle, Timour vous accompagnera, ou encore Gaetano avec la voiture. Mais le mieux serait encore que vous n’ayez plus à sortir seule.

Cela dit, elle remercia le colonel de son aide miraculeuse puis, ayant appris qu’il avait connu son frère, l’invita à dîner sans plus de façons. Mais il déclina l’invitation :

— Je suis venu à Paris sous l’égide d’un ancien camarade qui a su conserver sa place à la Police et qui est des nôtres secrètement mais j’y suis venu dans un but bien précis. Ma promenade au Luxembourg n’était qu’un passe-temps agréable en attendant l’heure d’un rendez-vous. Je ne vous en remercie pas moins, comtesse…

— Une autre fois, peut-être ?

— Ce sera avec plaisir… Mme… Coudert sait où me trouver…

— Comptez-vous rester longtemps à Paris ?

— Assez longtemps, j’espère pour y voir changer les choses. A moins que l’on ne m’arrête.

— En ce cas, prenez bien garde à vous ! dit Hortense en lui tendant une main qu’il baisa avec élégance, sans doute, mais aussi une sorte de dévotion.

— Cet homme-là est amoureux de vous, Hortense, affirma Félicia dès que Duchamp eut disparu escorté jusqu’à la porte de la rue par Timour.

— Ce serait une maladie bien soudaine. Je ne vois pas quand il en aurait pris le temps…

— Je sais ce que je dis. En tout cas, c’est une bonne recrue. Cet homme-là est des nôtres ou je ne suis plus une Orsini…

— Vous pensez que c’est un…

— Un carbonaro ? Sans aucun doute ! Et je vous dirais même mieux, il est sûrement venu à Paris appelé par sa « vente » en vue d’une mission… D’ailleurs, nous allons nous en assurer.

Félicia achevait à peine de parler qu’elle s’était déjà installée à son secrétaire et couvrait une grande page de son écriture nerveuse…

Déjà au couvent, Félicia avait toujours eu une extrême facilité pour écrire. Les devoirs qu’elle rendait étaient abondants, prolixes même, et rédigés dans un style imagé qui faisait la joie des connaisseurs mais déchaînait parfois l’hilarité des ignares. Hilarité qui se devait de demeurer feutrée car on craignait les rebuffades de la jeune princesse Orsini autant que son orgueil de caste. Il semblait qu’elle n’eût rien perdu de ce talent car, en un rien de temps, la page fut remplie, séchée, cachetée. Et Timour, appelé par une sonnette impatiente, était aux ordres :

— Ce mot à qui tu sais, où tu sais ! ordonna Félicia. Puis, comme le serviteur s’éloignait, elle s’excusa auprès de son amie des termes sibyllins de son commandement.

— Je n’ai pas encore le droit de vous mettre au fait de certains secrets, lui dit-elle, mais je demande justement dans cette lettre l’autorisation de vous instruire étant donné la situation particulière et… dangereuse qui est la vôtre. Or, c’est aujourd’hui le premier jeudi du mois…

— Ah ! fit Hortense qui ne voyait pas ce que tout cela pouvait signifier mais ne cherchait pas à l’éclaircir. Félicia se mit à rire.

— Cela ne vous dit rien, n’est-ce pas ?

— Rien du tout, en effet.

— C’est très simple pourtant : le jeudi est la veille du vendredi et certaine « vente » dont je suis proche se réunit toujours le premier vendredi du mois…

Il était assez tard quand Timour revint, porteur d’un petit billet dont le contenu sembla satisfaire tout à fait la comtesse Morosini, car elle souriait en le dépliant dans la cheminée.

— Demain soir, si vous le désirez, vous êtes autorisée à m’accompagner chez des amis. Viendrez-vous ?

— Vous savez bien, Félicia, que j’irais avec vous jusqu’en enfer si cela pouvait m’aider à mettre ordre à mes affaires et surtout à venger les miens…

— Pour demain, vous n’irez pas plus loin que le Palais-Royal. Nous prendrons cependant certaines précautions puisque apparemment on vous surveille…

— Mais enfin qui peut me surveiller ou me faire surveiller. Personne ne sait que je suis ici !

— Sauf ce cher San Severo. Avez-vous pu voir quelque détail de la voiture qui vous attaquait ?

— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il s’agissait d’une voiture noire attelée de deux chevaux. Je n’ai rien vu d’autre : le colonel Duchamp m’avait aplati le nez contre une porte. Vous ne pensez tout de même pas que la Police…

— La Police vous arrêterait sous un prétexte quelconque, fumeux très certainement, mais ne vous tuerait pas. On vous enfermerait jusqu’à ce que l’on juge que vous avez cessé d’être gênante. Je croirais plutôt…

Elle arrêta sa phrase, réfléchit un moment, puis reprit :

— Au fond qui gênez-vous le plus ?

— Le marquis de Lauzargues, bien sûr, puisqu’il voulait ma mort…

— Je ne crois pas qu’il vous aurait tuée. Il a sans doute voulu vous faire très peur pour vous amener à composition. Il vous aime…

— Vous appelez ça aimer ? s’écria Hortense révoltée.

— Tout au moins il vous désire comme il désirait sa sœur. Et vous êtes à présent sa seule chance de jamais assouvir ce désir ancien… D’ailleurs, il faudrait qu’il vous sache à Paris et même s’il entretient des relations avec San Severo, la peste n’a pas encore atteint à ce degré de rapidité. Je crois, moi, qu’il y a ici quelqu’un que vous gênez bien davantage… et surtout plus immédiatement.

— Vous voulez dire : le prince ?

— Eh oui, le prince à qui vous n’avez pas craint de laisser entendre que vous souhaitiez récupérer votre hôtel, le prince qui n’a aucune envie de vous voir réclamer auprès de ces messieurs de la banque tout ce que l’on vous a… dirais-je, volé ? A commencer par le château familial.

— Et vous croyez qu’il pourrait aller jusqu’à tenter de me tuer ?

— Je me demande même s’il n’en a pas eu l’idée dès le premier soir. Souvenez-vous de la voiture qui vous attendait. C’était une voiture noire, sans armoirie, attelée de deux chevaux. Souvenez-vous que je me suis étonnée de ne pas voir sur le siège son cocher habituel, Luigi. Le prince nous a donné des explications plutôt vagues.

— Mais enfin, Félicia, c’est de la folie ! Qu’aurait-il pu faire ? Je lui avais demandé de me faire conduire auprès de Mère Barat, chez les Dames de la rue de Varenne.

— Vous n’y seriez probablement jamais arrivée. Réfléchissez, voyons ! Personne ne savait votre arrivée à Paris hormis San Severo..

— Et le vieux Mauger, l’ancien cocher de ma mère, qui est…

— … portier rue de la Chaussée d’Antin ! Autant dire personne, Si San Severo voulait vous faire disparaître, c’était l’occasion rêvée. Une fois dans la voiture bien fermée, on pouvait vous emmener n’importe où. De préférence dans la Seine avec une pierre au cou. L’homme qui devait vous conduire avait la taille d’un ours adulte. Vous n’auriez pas pesé lourd…

Accablée sous l’impitoyable logique de son amie, Hortense se laissa tomber sur une chaise et se mit à pleurer. N’y avait-il donc au monde que des gens avides qui en voulaient à sa vie pour mieux s’approprier sa fortune ? Elle se sentait lasse à mourir et regrettait amèrement à présent d’avoir obéi à Jean, d’avoir fui l’Auvergne. Elle n’aurait jamais dû aller plus loin que Chaudes-Aigues. Elle aurait dû insister pour qu’on lui trouve un asile sûr, bien caché… un couvent peut-être dont les portes eussent arrêté la malfaisance du marquis. Or, elle n’était venue à Paris que pour y constater qu’elle n’était plus rien sinon un pion gênant sur un échiquier où les rapaces évoluaient presque à visage découvert, à serres ouvertes…

Agenouillée devant elle, Félicia écarta doucement les mains qu’elle tenait appliquées sur son visage, découvrant des yeux déjà rougis, des joues vernies de larmes.

— Je n’ai pas changé, Hortense, dit-elle gentiment. J’ai toujours gardé la mauvaise habitude de dire les choses trop brutalement. Il ne faut pas m’en vouloir…

— Je ne vous en veux pas, Félicia. C’est à moi que j’en veux d’être venue follement me jeter dans ce piège… et vous y jeter vous aussi par la même occasion. Je crois que… je ferais mieux de retourner en Auvergne…

— Pour y retrouver votre délicieux beau-père ? Êtes-vous folle ?

— Non. Pour y retrouver au moins Jean. Je suis sûre qu’il pourrait me cacher quelque part…

— Vous dites des pauvretés. S’il l’avait pu, il l’aurait sans doute fait sans attendre que vous le lui demandiez. Il est probable qu’entre lui et le marquis la guerre est déclarée à cette heure. Il n’a sûrement pas besoin de vous. En outre, je vous rappelle qu’il n’y a pas cinq minutes vous vous déclariez prête à me suivre jusqu’en enfer pour venger vos parents. Où sont vos belles résolutions ?

Il y eut un silence. Puis, avec un soupir, Hortense se releva, essuya son visage et rejeta les mèches de cheveux qui retombaient devant ses yeux.

— Vous avez raison, dit-elle enfin avec un sourire encore tremblant, je dis des pauvretés…

Il était déjà tard et la nuit était tombée quand Félicia pria Hortense de venir dans sa chambre pour lui faire endosser des habits d’homme. Depuis vingt bonnes minutes déjà, Livia, enveloppée d’un manteau de soirée et empanachée, était partie avec Gaetano et la voiture pour laisser croire aux observateurs éventuels que sa maîtresse se rendait à une soirée.

Le déguisement amusa Hortense. Elle et Félicia étaient de même taille et celle-ci possédait plusieurs jeux d’habits masculins.

— C’est très commode quand on veut passer inaperçue… ou quand on veut se faire remarquer comme la baronne Dudevant qui d’ailleurs vient de décider de prendre un pseudonyme : elle se fait appeler George… Sand, je crois bien. Tout dépend de l’endroit où l’on se rend : dans un salon, nous ferions sensation mais dans un café, à cette heure-ci, c’est habillées comme d’habitude qu’on nous remarquerait…

Une chemise blanche à jabot, une redingote prune cintrée et quelque peu juponnante, un pantalon gris firent d’Hortense un personnage hybride et charmant. La difficulté se présenta avec les chaussures mais la jeune femme possédait des escarpins plats qui s’accommodèrent assez bien du pantalon à sous-pieds. Quand Félicia eut tressé ses cheveux, les eut ramenés au-dessus de la tête et eut placé dessus un haut-de-forme gris en laissant dépasser tout autour quelques mèches, Hortense ressembla à un très jeune homme qui d’ailleurs ne manquait pas d’allure. Une badine à tenir sous le bras compléta la transformation.

Félicia, pour sa part, avait choisi un costume vert bouteille et un pantalon noir et Hortense s’amusa beaucoup en la voyant coller autour de ses maxillaires un mince collier de barbe postiche qui en faisait un fort beau garçon, suffisamment viril pour être crédible.

Ainsi équipées, les deux amies quittèrent l’hôtel aussi discrètement que possible. Envoyé en éclaireur, Timour avait rapporté qu’aucune présence suspecte, aucune voiture inquiétante ne se trouvaient aux alentours. Elles partirent à pied, au pas de promenade, et gagnèrent le boulevard des Invalides où elles étaient certaines de trouver des fiacres. Elles en trouvèrent un presque aussitôt, en effet, et quelques instants plus tard elles roulaient en direction du Palais-Royal.

Le cœur battait un peu à Hortense à l’idée de se rendre dans ce lieu dont la réputation n’était pas des plus pures. Une vague anxiété se mêlait en elle à une curiosité bien de son âge. Elle le dit à Félicia qui éclata de rire :

— Pour… un Parisien, je vous trouve bien provincial, mon cher ! Il est vrai que vous êtes si jeune ! Mais on ne peut se vanter de connaître notre capitale si l’on n’a pas visité au moins une fois le Palais-Royal. C’est très… pittoresque, vous verrez…

Depuis l’année précédente, le fameux palais-centre commercial, était débarrassé des galeries de bois qui enlaidissaient la belle architecture de Victor Louis et cachaient en partie les jardins. De même, on avait fait disparaître les enseignes et autres verrues qui déparaient les harmonieuses façades.

Même élevée dans un couvent, une Parisienne se devait d’avoir au moins entendu parler du Palais-Royal, à mots couverts, bien sûr, car on disait que c’était un mauvais lieu où une femme honnête ne saurait mettre le pied sinon dans la journée et à des endroits bien précis : ceux où il lui était possible de faire son marché. Ainsi, dès les premières lueurs du jour, bourgeoises et cuisinières de grandes maisons se retrouvaient chez les grands marchands de comestibles : Hyrment, spécialisé dans les charcuteries fines, les truffes, les homards, les liqueurs et les vinaigres, Chevet, le maître du gibier à poil, à plume et aussi des produits de la mer, enfin Corcellet, le plus beau magasin des célèbres galeries où l’on trouvait de tout à foison mais surtout des pâtés de foies gras de Strasbourg ou de Toulouse, de veau de rivière de Rouen, de mauviettes de Pithiviers, de perdrix de Périgueux et aussi des langues de Troyes, des mortadelles d’Italie, des saucissons d’Arles, du bœuf fumé de Hambourg, des nonettes de Reims, des pruneaux d’Agen, des pâtes d’abricot de Clermont, des cotignacs d’Orléans… en fait presque toutes les spécialités gourmandes de France et d’Europe. D’autres magasins encore créaient dans les galeries une animation, même une grande affluence : couturières, modistes, tailleurs, chapeliers, marchandes de dentelles, de gants ou de corsets, bijoutiers et fleuristes attiraient en foule jolies femmes, femmes de toutes sortes et hommes de toutes catégories.

Cela, c’était le Palais-Royal du grand jour. Celui dans lequel Félicia introduisit son amie était presque aussi animé mais combien différemment : c’était l’heure des restaurants élégants, et aussi des salles de jeu, des tripots, des cafés et des filles publiques. Les maisons de plaisir étaient assez nombreuses dans les étages qui surmontaient les boutiques pour que leurs pensionnaires fussent trop visibles. Certaines se contentaient de robe décolletées à outrance, d’autres portaient des tuniques de voile qui ne laissaient rien ignorer de leurs charmes.

Dans les galeries, le public était surtout composé d’hommes et, si l’on apercevait des femmes, c’était à travers les vitres des restaurants, les plus célèbres de Paris : le Véfour, Very ou les Frères Provençaux qui brillaient de mille feux et illuminaient les arcades…

Félicia se dirigeait au milieu de cette foule avec l’assurance d’une habituée. Son but était le café Lemblin, fondé par un ancien garçon du café de la Rotonde, qui était le rendez-vous déclaré des bonapartistes. Ce café-là, comme le Palais-Royal lui-même, avait une double vie. De jour, une élite de gourmands venait y déguster son chocolat de Bayonne, son thé de Chine et son café des Antilles accompagnés de pâtisseries. On y rencontrait Chappe, Dupont de l’Eure et Brillat-Savarin, mais la nuit venue, ceux qui poussaient la porte vitrée étaient le plus souvent d’anciens généraux de Napoléon, des officiers en demi-solde et toutes sortes de nostalgiques de l’Empire défunt. Plus de thé, plus de chocolat ! Le café, y subissant une solide adjonction d’eau-de-vie, y devenait une vigoureuse boisson d’hommes nommée superbement « gloria ».

Suivie par son amie, Félicia pénétra avec décision dans le café, évalua du regard ceux qui s’y trouvaient puis, après un signe de tête au patron qui saluait du fond de son comptoir, traversa la salle aux boiseries claires déjà noircies par la fumée des pipes ou des cigares, et gagna l’arrière-salle. Là une dizaine d’hommes étaient réunis autour d’une longue table.

L’odeur de café et d’alcool y était plus forte que dans la première pièce. Derrière la buée odorante qui montait des verres épais, Hortense vit un éventail de visages jeunes ou plus âgés mais tous marqués de ces plis que tracent, sur une figure d’homme, l’énergie ou le désenchantement. Des regards gris, bleus, noirs ou bruns se fixèrent sur les deux faux garçons tandis que tous, d’un même mouvement, se levaient, habitués apparemment au travesti de Félicia. Celui qui paraissait le chef et qui siégeait au centre, vint vers elle. C’était un homme d’environ trente-cinq ans, au visage maigre et volontaire. Il se nommait Buchez et c’était l’un des maîtres du mouvement carbonaro, qu’il avait d’ailleurs introduit en France.

— C’est l’amie dont vous me parlez dans votre lettre, princesse ? demanda-t-il après avoir salué brièvement.

— Oui. La fille du banquier Granier de Berny dont mon frère était sûr qu’il a été assassiné. Elle court, je crois, de graves dangers…

On s’écarta pour leur faire place à la grande table et on leur offrit une tasse de café qu’elles demandèrent instamment dépourvu d’alcool. Puis Félicia entama le récit des mésaventures parisiennes de son amie, ne mentionnant ses déboires auvergnats que juste ce qu’il fallait pour la compréhension du récit.

Quand elle eut fini, Buchez quitta sa place et se mit à marcher de long en large, l’œil visiblement soucieux.

— Ce qui est arrivé cet après-midi, fit-il après un moment de silence, prouve une chose désagréable : votre maison est surveillée, princesse…

— Pas par la police, en tout cas, coupa un homme déjà âgé dont la haute stature portait une tête assez belle, sommée d’une forêt de cheveux gris mais dont les petits yeux, enfoncés sous d’épais sourcils, trahissaient une certaine dose de ruse. Je le saurais…

— Je ne songeais pas à la police non plus, cousin Vidocq. Depuis longtemps nous soupçonnions ce prince San Severo de malversations mais avouez que nous ne le croyions pas capable d’aller jusqu’au crime…

— Vous pensez vraiment que c’est lui ? dit Hortense.

— Cela ne fait aucun doute, ma chère ! C’est une chance que le colonel Duchamp se soit trouvé là à point nommé pour vous sauver la vie. A propos, princesse, il fait réellement partie de nos « bons cousins ». C’est nous qui l’avons fait venir à Paris pour une mission particulière. Vous pouvez avoir toute confiance en lui : c’est un homme d’une rare énergie et d’une droiture absolue…

— Malheureusement, dit Félicia, il ne peut se charger de la protection de mon amie puisqu’il est déjà investi d’une mission et ce qui s’est passé aujourd’hui peut se reproduire…

— Il est bien certain, reprit Buchez, que si madame avait pu se trouver un asile en Auvergne elle y eût été plus en sûreté qu’ici. Mais dans l’état actuel des choses, elle y rencontrerait aussi un isolement dangereux…

— Il est toujours possible de lui procurer un autre abri, dit Vidocq. Le village de Saint-Mandé où j’habite est parfaitement tranquille. On pourrait sûrement lui trouver un logement…

— Ce serait une autre forme d’isolement, coupa Félicia, Ma maison est solide, bien défendue par des serviteurs à toute épreuve. C’est encore là qu’elle sera le plus en sûreté…

— A condition de n’en sortir que le moins possible et sous bonne escorte, reprit Vidocq. Son ennemi finira peut-être par se fatiguer…

— La cause est entendue : je la garde mais, je vous en conjure, essayez de l’aider dans la tâche qu’elle entreprend : laver son père de l’accusation de meurtre et de suicide et le venger… Vous êtes journaliste, Buchez, vous devez pouvoir apprendre certaines choses ? Et vous, Vidocq, le fameux chef de la police de Louis XVIII, comment n’êtes-vous pas au fait de cette histoire ?

— Je suis certain que le banquier et sa femme ont été tués, tout comme votre frère en était certain, protesta l’interpellé, mais le coup a été si bien monté que les traces sont difficiles à relever et les preuves plus encore. Je vous rappelle d’ailleurs qu’en décembre 1827 je n’étais plus à la tête de la Police judiciaire. Je le regrette d’ailleurs car à cette heure nous saurions où se trouve votre frère…

— On ne sait toujours rien ? murmura Félicia, la voix soudain altérée.

— On sait qu’il n’est pas à Paris. Mais la France est grande. Notre cousin Dugied qui couvre la Bourgogne et la Franche-Comté a pu nous donner deux assurances : Gianfranco Orsini ne se trouve ni au château de Dijon ni au fort de Joux. Arnold Scheffer dit qu’il n’est pas non plus au château d’if, à Marseille, ni à l’île Sainte-Marguerite. A présent, c’est au tour de Rouen l’aîné, chargé de la Bretagne, de donner ses résultats. Il nous a déjà fait savoir que votre frère ne se trouvait pas au Mont-Saint-Michel mais il y a encore beaucoup d’autres prisons à explorer… et malheureusement, nous avons beaucoup à faire ici même si nous voulons en finir avec ce maudit régime…

Un homme vêtu dans la meilleure tradition des demi-soldes : redingote sombre pincée à la taille, cravate noire, pantalons à la houzarde tombant sur les bottes garnies d’éperons, la Légion d’honneur à la boutonnière et le « bolivar » planté sur la crinière, venait de faire irruption.

— Une escouade de police vient de s’arrêter devant le café, lança-t-il. Il faut filer !…

— Pas tous ! protesta Buchez. Il n’a jamais été défendu de boire un gloria avec de vieux compagnons. Mais, vous Vidocq, toi Flotard et toi, Sigaud, il vaut mieux que vous disparaissiez ! Vous aussi, mesdames. On va vous montrer le chemin…

Le chemin, c’était d’abord une trappe menant dans la cave. Sous la conduite de Vidocq, les quatre personnages désignés s’y engagèrent l’un après l’autre tandis que l’on faisait disparaître tasses et verres en surnombre. Les carbonari restants reprirent place à table et Buchez s’en alla même commander d’autres consommations. Juste à ce moment, les argousins, le gourdin brandi et l’œil soupçonneux, pénétraient l’un après l’autre dans le café…

Le bruit de leurs pas se répercutait dans le caveau souterrain, encombré de barriques, de sacs de thé ou de café et de tout ce dont on a besoin dans un café bien achalandé.

— La trappe n’est même pas cachée, dit Hortense. Ils vont nous découvrir sans peine…

— Aussi n’allons-nous pas rester là, fit Vidocq.

Il prit un rat-de-cave sur une étagère, l’alluma à son briquet puis, avec l’aide d’un de ses compagnons fit basculer tout le devant d’une grosse barrique dans laquelle il invita les deux femmes à le suivre. Les deux autres hommes s’y engagèrent à leur suite et le dernier referma l’étrange porte qu’un ingénieux mécanisme ouvrait et refermait à volonté.

Un système analogue ouvrait l’autre fond de la barrique et, instantanément accueillis par une bouffée de musique, les fugitifs se trouvèrent dans l’endroit le plus étrange du monde.

C’était une sorte de longue cave, décorée de façon criarde, mais séparée, par des cloisons de bois peintes de fleurs et de nymphes vaporeuses, en une vingtaine de boxes dans lesquels s’ébattait une compagnie fort mélangée. Des hommes de mauvaise mine et des filles, d’autres hommes et de jeunes garçons y buvaient ou s’y livraient à des plaisirs moins innocents. Au bout de la longue travée centrale un orchestre de quatre musiciens faisait rage.

La barrique débouchait sur l’un de ces boxes, celui du fond, qui était aussi le plus obscur mais quand on voulut la diriger vers la sortie, Hortense eut un mouvement de recul.

— C’est insensé, dit-elle. On va nous voir…

— Il n’y a aucun danger, chuchota Vidocq. C’est ici le Café des Aveugles et les quatre musiciens que vous voyez là-bas sont d’anciens pensionnaires des Quinze-Vingts qui ont appris la musique. Sous la Révolution, c’était le lieu de rendez-vous favori des sans-culottes. Au-dessus de la porte, il y avait une inscription qui disait : « Ici on s’honore du titre de citoyen, on se tutoie et on fume »… On ne s’appelle plus citoyen, on ne se tutoie plus… enfin pas obligatoirement, mais on y fume toujours. On y fait aussi pas mal d’autres choses que la morale réprouve. Aussi, je vous conseille vivement de ne pas regarder ce qui se passe dans les compartiments devant lesquels nous allons passer. Cela risquerait d’offenser vos yeux mais je peux vous garantir que personne ne fera attention à nous…

Accrochée au bras de Félicia que rien apparemment n’effrayait, Hortense se laissa conduire au long de la galerie. Des rires gras, des chants, des plaisanteries affreuses s’élevaient de l’ignoble ruche. Persuadée d’être au fond de l’enfer, la jeune femme s’efforçait de ne rien voir, et d’entendre le moins possible… Enfin, on fut près de l’orchestre dont le vacarme était presque insoutenable. Vidocq mit une pièce dans la main du tenancier qui, lui, voyait très clair mais se contenta d’une grimace de connivence. Puis on s’engagea dans un escalier raide et gras qui débouchait au fond d’une courette obscure prolongeant l’entrée d’une maison où se faisait entendre un vrai tintamarre de bacchanale…

— Allez devant ! conseilla Vidocq aux deux femmes, après s’être assuré qu’aucun policier ne patrouillait devant la porte. Il vaut mieux se séparer ici. Rentrez vite chez vous et prenez bien garde… On vous fera savoir des nouvelles dès qu’on en aura !

Quelques secondes plus tard, Félicia et Hortense se retrouvaient mêlées à la foule des galeries. La porte qui leur avait livré passage jouxtait le superbe magasin de Corcellet et personne parmi les badauds qui contemplaient, derrière les grilles, l’étalage de l’épicier, ne fit attention à elles.

Sur la place du Palais-Royal, elles trouvèrent sans peine un fiacre qui les ramena rue de Babylone…

CHAPITRE IV UNE INVITATION OU UN ORDRE ?…

Les jours qui suivirent firent à Hortense l’effet d’une halte après un long voyage fatigant. Le temps de ce mois de mai était beau et déjà chaud. Dans le jardin de Félicia les roses promettaient d’être nombreuses autant que précoces, les glycines et les seringas croulaient sous les fleurs et grâce à ce petit havre de paix, Hortense n’éprouvait aucune peine à rester au logis. D’ailleurs, autour d’elle, Paris commençait à revêtir son visage d’été…

C’était le moment où, dans la Société, on prenait les dispositions nécessaires pour fermer les hôtels et gagner les châteaux ou encore les villes d’eaux. Certains n’avaient pas encore décidé ce qu’ils feraient à la belle saison, hésitant entre Vichy ou Aix-les-Bains, un séjour aux bains de mer que la duchesse de Berry venait de mettre à la mode, ou une retraite moins onéreuse dans quelque vieille demeure campagnarde pour y refaire un peu les finances ébréchées par les fêtes de l’hiver. Quoi qu’il en soit, la vie mondaine cessait progressivement et, aux réceptions hebdomadaires de la comtesse Morosini ne venaient plus que de rares habitués. Car il y avait aussi la catégorie de ceux qui, n’ayant pas les moyens d’aller aux eaux et ne possédant pas de château, s’enfermaient chez eux tous volets clos pour laisser croire qu’ils étaient absents.

La Cour, elle aussi, avait plié bagage. Le Roi était à Saint-Cloud pour y méditer sans doute sur l’effet désastreux produit, chez les Français, par la nomination du ministère super-ultra du prince de Polignac, plus royaliste que le Roi lui-même, et en contradiction formelle avec la Chambre dont, depuis les dernières élections, la majorité des députés appartenaient à l’opposition libérale. Les méditations ne devaient pas être très profondes parce que l’esprit de Sa Majesté ne lui permettait pas de tels excès et qu’en tout état de cause, si la nation presque entière abhorrait ses ministres, lui les trouvait tout à fait à sa convenance. Dans le joli palais d’été jadis construit par Monsieur, frère de Louis XIV, et dont Napoléon Ie, avait fait un séjour des plus agréables, Charles X rêvait au plaisir qu’il allait goûter à se comporter en monarque absolu.

A Paris, dans les faubourgs, les quartiers modestes et même dans certains beaux quartiers, l’atmosphère s’échauffait doucement comme une marmite d’eau qui s’en va paisiblement vers l’ébullition mais ce n’était pas encore perceptible à l’œil nu… Le duc Louis-Philippe d’Orléans qui attendait son heure en comptant paisiblement les gaffes royales était à Neuilly au milieu de ses jardins et de sa nombreuse famille. Mais tout ce beau monde reviendrait vers la fin du mois pour recevoir le roi et la reine de Naples dont on attendait la visite.

Dans les cafés, on commentait, en bien ou en mal, la prochaine expédition française en Algérie où il s’agissait de venger l’honneur d’un ministre plénipotentiaire, souffleté à coup de chasse-mouches par le dey d’Alger. Quant aux rares salons encore ouverts comme celui de la duchesse de Maillé ou de la marquise de Montcalm, on commençait à y envisager des moyens possibles pour un renversement du ministère, alors que chez le vieux prince de Talleyrand et sa beaucoup plus jeune nièce et néanmoins maîtresse, la duchesse de Dino, on complotait la mise à la retraite de la branche aînée des Bourbons au profit de leurs cousins d’Orléans… Mais tout cela se disait doucement, petit bruit plus léger qu’un vent du soir, chuchotements rythmés par le jeu nonchalant des éventails et les accords des dernières contredanses.

Enfin, rue de Babylone, on n’avait eu aucune nouvelle de Buchez et de ses amis. Si l’on avait appris l’arrestation de quelques carbonari par le préfet de Police Mangin, qui leur avait voué une haine farouche et leur faisait une chasse acharnée, du moins rien ne laissait supposer que les compagnons de Félicia eussent été inquiétés. C’eût été une grosse prise que les journaux eussent proclamée avec force commentaires.

La vie des deux jeunes femmes s’écoulait donc paisible et douce, partagée entre la tapisserie, la lecture, la musique et quelques visites. Parmi elles, le peintre Delacroix qui prenait doucement l’habitude de s’arrêter un moment, pour une tasse de thé ou de café, sur le banc du jardin. Il était toujours très satisfait de sa collaboration avec Timour, encore que le Turc lui posât parfois certains problèmes : ainsi le jour où, devant poser pour un portrait équestre, le Turc avait refusé farouchement d’enfourcher le cheval d’atelier, réclamant un vrai pur-sang…

Les visites de Delacroix étaient un plaisir pour Hortense. Très cultivé, le jeune peintre était aussi introduit – c’était là l’œuvre discrète de Talleyrand – dans les meilleures maisons de Paris et de Londres où il avait fait un séjour et comptait nombre d’amis. Il savait parler avec esprit d’une foule de choses mais, quand il parlait d’art, c’était un feu d’artifice qui plongeait les deux femmes dans le ravissement.

Immanquablement, ses visites se terminaient toutes de la même façon. En s’inclinant sur la main de la comtesse Morosini, il demandait :

— Quand me ferez-vous la grâce de poser pour moi, comtesse ? Votre visage est tellement celui dont je rêve pour une Liberté…

— Le temps n’est pas encore à la liberté, mon ami, répondait Félicia. Peut-être, lorsque je la verrai, consentirai-je à la représenter… en toute humilité d’ailleurs !

Enfin, chaque dimanche, dans la voiture de Félicia, Hortense et son amie se rendaient à la messe aux Missions étrangères. N’ayant reçu aucune nouvelle d’Auvergne, Mme de Lauzargues trouvait une douceur à se sentir plus proche de Dieu qui seul pouvait accueillir sa nostalgie et l’adoucir. Mais presque chaque fois, elle avait cru apercevoir la voiture noire dont elle avait gardé si grande peur et, de ce fait, elle avait même renoncé, comme elle en avait eu pourtant la ferme intention, à se rendre chez les Dames du Sacré-Cœur. D’ailleurs, au billet qu’elle avait envoyé, demandant la permission d’une visite, il lui avait été répondu que la Mère Générale était malade et ne recevait pas…

— Cela ne lui ressemble pas, commenta Félicia. Quand il s’agit de réconforter une âme en peine, la Mère Madeleine-Sophie reviendrait des portes mêmes de la mort. J’en viens à me demander si elle a seulement reçu votre lettre…

— Vous pensez que l’on crée autour d’elle une sorte de barrage, qu’elle aurait été prévenue contre moi ?

— Ma chère, je ne pense rien du tout ! Mais souvenez-vous que Madame la Dauphine a toute-puissance chez ces Dames et que votre crédit à la Cour doit être fortement négatif. Ne songez pas à sortir encore, Hortense, même pour une visite dans un si proche voisinage. Peut-être éprouveriez-vous des déceptions dont vous n’avez nul besoin.

Pour meubler son temps et ne pas trop laisser s’installer la mélancolie, Hortense lisait beaucoup. Il y avait alors floraison de Mémoires de toutes sortes. Tous ceux qui avaient, de près ou de loin, touché ou participé à la Révolution ou à l’Empire jugeaient indispensable de faire connaître au monde leur point de vue. Les Mémoires apocryphes connaissaient aussi un grand succès. Ainsi de ceux de Mme Du Barry que, bien entendu, la favorite de Louis XV n’avait jamais trouvé le temps d’écrire avant de finir tragiquement et encore dans la fleur de l’âge sur l’échafaud. Cette littérature était plus ou moins réussie et faisait hennir de mépris M. de Chateaubriand dont tout un chacun savait qu’il avait entrepris d’écrire ses propres Mémoires mais dont seuls quelques rares privilégiés pouvaient entendre, en lecture directe, des extraits dans le salon de Mme Récamier à l’Abbaye-aux-Bois.

Assise au jardin, entre deux massifs de pivoines, roses à ravir un porcelainier chinois. Hortense lisait les Mémoires d’une contemporaine et prenait un certain plaisir aux aventures de cette demi-Hollandaise, maîtresse du général Moreau, qui, après avoir subi quelques fours retentissants à la Comédie-Française, était tombée amoureuse du maréchal Ney au point de s’engager dans la Grande Armée sous un déguisement afin de le suivre au cœur des batailles. Le temps était délicieux avec une toute légère brise qui venait jouer dans la mousseline blanche dont s’enveloppait la tête de la jeune femme, apportant du jardin voisin – et de la caserne des Suisses non moins voisine les senteurs de chèvrefeuille et une vague odeur de crottin de cheval. Hortense aurait pu se croire revenue dans le joli jardin de Mlle de Combert, au temps de ses étranges fiançailles, mais aussi au temps où Jean respirait à deux lieues d’elle seulement…

Par instants, elle abandonnait sa lecture pour sourire à cet instant de paix et au doux souvenir de son amour. C’était une de ces minutes où le courage était au plus haut, où tout paraissait possible, où l’espérance rejoignait la jeunesse. Autour d’elle, Paris n’était que silence…

Il faut peu de chose pour détruire un moment d’exception. Cette fois, ce fut l’arrivée de Félicia portant sur son visage mobile tous les stigmates de l’inquiétude. Entre ses mains, un pli de grandes dimensions cacheté d’un sceau dont la taille proclamait qu’il était officiel.

— Un messager de la Cour vient de l’apporter, s’écria-t-elle. Il vous est destiné… Si je n’avais écouté que mon impatience, je crois que je l’aurais ouvert. Mais c’eût été tout de même par trop indiscret…

— Vous avez eu bien tort, Félicia. Nous sommes embarquées ensemble dans la même galère et ce qui concerne l’une ne peut manquer de concerner l’autre. Voyons donc ce que l’on nous veut…

C’était assez long mais fort net. Le message émanait du marquis de Dreux-Brézé, maître des cérémonies de la Cour, qui après les formules d’usage faisait savoir à Mme la Comtesse de Lauzargues le bon plaisir du Roi qui était de la recevoir, aux fins de présentation, le dimanche 30 mai, à la sortie de la messe des Tuileries. Eu égard au deuil récent de ladite comtesse, le cérémonial usité en pareilles circonstances serait légèrement modifié quant à la toilette qui ne comporterait pas l’habituel décolleté. A l’endroit de la présentation aussi qui, au lieu de la Salle du Trône serait la galerie précédant la chapelle. Cet arrangement aurait pour avantage de présenter ainsi la comtesse à tous les membres de la famille royale d’un seul coup et de ne pas lui faire faire le tour des divers appartements royaux. Mais, pour le reste, on suivrait la procédure habituelle : deux marraines, Mmes d’Agoult et de Damas, viendraient prendre la présentée à son domicile dans l’une des voitures de la Cour et M. Abraham, maître à danser du Palais, aurait l’honneur de se présenter à elle quelques jours auparavant afin de lui enseigner les révérences protocolaires…

Ce morceau de littérature compliqué laissa les deux jeunes femmes éberluées et silencieuses. Félicia prit la lettre des mains d’Hortense pour la relire à son aise, sourcils froncés. Ce fut Hortense qui réagit la première :

— Moi, présentée à la Cour ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Honnêtement, je n’en sais rien. Mais, à première vue, je n’aime pas cela !

— Alors, c’est tout simple, dit Hortense, je n’irai pas…

Lentement Félicia roula la lettre et se mit à jouer machinalement avec elle.

— C’est impossible. Je ne vois vraiment pas comment vous éviter cela.

— Je pourrais ne pas être là… être… repartie ?

— Ce n’est plus possible et je dois dire que c’est de ma faute. Le messager insistait pour vous remettre cette lettre en main propre et, ignorant ce qu’elle contenait, je me suis contentée de lui dire que vous n’étiez pas visible parce que vous étiez souffrante…

— Eh bien, voilà l’excuse toute trouvée : je suis malade, incapable de me traîner… encore plus de faire une révérence. Alors, vous pensez ! Trois !…

Félicia hocha la tête :

— Si l’on veut vous voir, on y arrivera. On vous enverra un médecin royal pour juger de votre état. On fera prendre de vos nouvelles par des gens qui auront tout loisir de venir jusqu’à vous. La seule solution serait, sans doute, de prendre la fuite dès ce soir. Vous, moi… et toute ma maison.

Hortense se sentit pâlir.

— Vous voulez dire qu’un refus pourrait vous mettre en danger ?

— Sans aller jusque-là. Mais je suis assez mal vue aux Tuileries. Madame la Dauphine n’aime guère les Italiens qu’elle assimile tout simplement à Napoléon. Ce en quoi elle nous fait beaucoup d’honneur. En outre, souvenez-vous que mon frère est en prison.

Un silence passa sur les deux amies. Les fauvettes chantaient toujours mais elles ne les entendaient plus. De même qu’elles ne sentaient plus le parfum des fleurs.

— Que dois-je faire, Félicia ? demanda Hortense au bout d’un instant. Y aller ?… Je ne sais pas pourquoi mais cela me fait peur…

— Je ne crois pas que vous ayez quelque chose à craindre dans une voiture de la Cour. Pas davantage aux Tuileries. On n’y a pas grand-chose à vous reprocher, sinon d’avoir faussé compagnie à votre beau-père. Et jusqu’à présent, je n’ai jamais entendu dire que l’on eût arrêté une dame au jour de sa présentation… Mais je vais tout de même demander un conseil…

— A qui ?

— A la femme la plus intelligente de Paris. A la duchesse de Dino. Nous sommes assez liées et je sais qu’elle a quitté son château de Rochecotte, sur la Loire, pour participer aux fêtes données en l’honneur du roi et de la reine de Naples. Voulez-vous venir avec moi ? C’est la créature la plus fascinante que je connaisse.

— Non, merci, Félicia. Vous savez que j’aime peu me montrer et je ne serais pas très à l’aise. Ma situation est déjà tellement bizarre. Je crois que ce que je crains le plus, dans cette affaire de présentation, ce sont les regards qu’il va me falloir subir. J’ai encore en mémoire ceux qu’il m’a fallu supporter à l’enterrement de mes parents…

— Comme il vous plaira.

Laissant son amie sur le banc aux pivoines, Félicia quitta le jardin en courant. Hortense l’entendit commander sa voiture puis, par la fenêtre ouverte de sa chambre, demander une robe à sa Livia… Puis elle n’entendit plus rien. Félicia était partie.

De longues minutes, la jeune femme demeura au jardin mais sans plus songer à lire. Les Mémoires de la contemporaine avaient glissé de ses genoux et gisaient à présent sur l’herbe. Hortense se sentait la tête vide, avec une curieuse envie de pleurer. C’était ridicule sans doute. Une invitation aux Tuileries n’équivalait tout de même pas à une condamnation à mort mais celle-là ressemblait trop à un ordre pour qu’il fût agréable d’y répondre. En outre, pour que, chez le Roi, on sût sa présence rue de Babylone, il fallait que quelqu’un l’eût révélée. Et ce quelqu’un ne pouvant être que le prince San Severo, cette révélation fleurait un peu la dénonciation puisque, apparemment, le prince était son ennemi…

Elle eut froid tout à coup et rentra au salon où, en prévision de la fraîcheur qui tombait avec le soir, un valet était en train d’allumer le feu. Le valet, un jeune homme blond du nom de Firmin et qui rappelait un peu Pierrounet à Hortense, leva les yeux quand la jeune femme prit place auprès de la cheminée :

— Madame la Comtesse est un peu pâle, remarqua-t-il. Veut-elle que je lui apporte du thé ?

— Non, merci, Firmin. J’ai seulement senti un léger froid. Le feu me réchauffera…

Il flambait joyeusement à présent et Hortense, pelotonnée dans une bergère bleue, se sentit, en effet, moins angoissée. Le feu avait toujours été son ami mais aucun ne la réchaufferait jamais autant que ces grandes flambées que l’on faisait dans la cuisine de Lauzargues. Sans doute parce que la vestale en était la vieille Godivelle, le génie familier de la maison, le bon génie que l’on avait éloigné d’elle afin de pouvoir en disposer et lui offrir le plus odieux des marchés… Où était Godivelle à cette heure ? Que lui avait dit le marquis pour expliquer la fuite d’Hortense ? Il avait dû inventer un mensonge bien noir, bien affreux… Restait seulement à savoir si Godivelle l’avait cru ? La vieille femme avait tant de bon sens ! Et Hortense avait toujours eu l’impression qu’elle l’aimait bien…

De Godivelle, Hortense passa à son fils. Il fallait qu’elle fût bien déprimée pour s’autoriser d’y penser car généralement elle s’efforçait de tenir à distance le souvenir du petit Étienne de peur d’y laisser son courage. Cette fois elle permit à la minuscule image de l’envahir, de s’emparer de son cœur et de le noyer de désespérance. Alors, elle s’abandonna et se mit à pleurer…

Les larmes coulaient encore quand Félicia revint et, à sa grande confusion, Hortense vit qu’elle n’était pas seule : une dame l’accompagnait, une dame en qui tout de suite elle devina quelqu’un d’important. C’était une femme jeune, bien qu’elle eût passé l’âge de la prime fraîcheur, mais d’une extrême beauté. Petite, faite à ravir, elle avait un visage en forme de cœur où les yeux, énormes, prenaient tant de place que l’on en oubliait de regarder les traits, jolis d’ailleurs. Avec une suprême élégance, la dame portait, sur une robe blanche dont la grande collerette de dentelles retombait sur ses épaules, un manteau de soie mordorée coupé à la dernière mode, dont l’ampleur, resserrée par une ceinture large, rendait pleine justice à une taille d’une extraordinaire minceur. Un grand chapeau de paille d’Italie, à larges bords sous la passe duquel moussaient des dentelles précieuses et que nouaient sous le menton des rubans de satin mordoré complétait, avec des gants blancs et un réticule brun, une toilette qu’Hortense, en dépit de son chagrin, apprécia, en bonne fille d’Ève, à sa juste valeur.

— Mme de Dino a tenu à venir vous voir, Hortense, commença Félicia. Mais déjà la nouvelle venue, coupant court à la révérence de la jeune femme, l’entraînait avec autorité jusqu’à un canapé où elle la fit asseoir auprès d’elle.

— Ma parole, elle pleure ! s’écria-t-elle d’une voix chaude et un peu rauque d’où avait disparu depuis longtemps toute trace d’accent allemand. Mais, ma chère, on ne pleure pas parce qu’on est invitée à la Cour. On s’entraîne seulement à ne pas bâiller avec trop d’évidence. Ce n’est pas un endroit inquiétant : c’est l’endroit du monde où l’on s’ennuie le plus. Les rois ne sont impressionnants qu’autant que l’on veut bien se laisser impressionner…

— Vous parlez d’or, Madame la Duchesse, dit Félicia. Les cours royales sont pour vous le lieu du monde le plus familier…

En effet, née princesse de Courlande, mariée par le tsar Alexandre Ier et pour des raisons politiques à Edmond de Périgord, neveu et héritier de Talleyrand, Dorothée de Dino – le titre lui avait été offert par le royaume de Naples après le congrès de Vienne – avait été dame d’honneur de l’impératrice Marie-Louise mais, surtout, elle avait aidé puissamment Talleyrand, auquel l’attachait une tendresse passionnée en dépit de leur différence d’âge, quand il s’était agi d’imposer la présence de la France à ce fameux congrès dansant. Elle avait reçu pour lui au palais Kaunitz, promu ambassade de France, tout ce que l’Europe d’alors comptait de grand ou d’illustre car elle était sans doute la femme la plus européenne qui fût au monde.

Tout cela, Hortense le savait par Félicia. Elle savait aussi que l’hôtel de la rue Saint-Florentin que Mme de Dino partageait avec son oncle était le lieu géographique où se retrouvaient tous les partisans des princes d’Orléans et qu’en dépit du rang de Grand chambellan de son oncle, la duchesse était assez mal vue de la Cour. La Dauphine la considérait avec une sorte d’horreur, le Roi avec indifférence. Seule la pétulante duchesse de Berry trouvait plaisir à la rencontrer mais son avis comptait pour peu de chose.

— En outre, reprit Hortense, ma situation personnelle est de celles où l’on souhaite l’obscurité bien plus que les flambeaux. La comtesse Morosini a dû vous dire, Madame la Duchesse, que je souhaite surtout éviter de me rendre aux Tuileries.

— Cela, ma chère, c’est impossible, fit Mme de Dino catégorique. Dites-vous bien que même une maladie ne dispense pas de se rendre à un ordre royal. Car, bien sûr, le mot invitation n’est qu’un euphémisme. Il faudrait que vous soyez à la mort ou avec les deux jambes cassées pour que l’on vous permît de rester chez vous. Il faut vous exécuter. C’est mieux pour la sécurité de tous ici. Vous aurez, en vous présentant, fait acte de bonne sujette…

— Mais pourquoi veulent-ils me voir ? Ne peuvent-ils me laisser tranquille ?

La duchesse se mit à rire.

— Voilà un « ils » fort peu respectueux et qui sent sa rebelle d’une lieue… Allons, ma chère, remettez-vous, ajouta-t-elle plus doucement en posant sa main gantée sur celle d’Hortense. Ce n’est pas si grave. D’ailleurs, je serai là…

— Vraiment ? Je croyais que…

— J’étais mal vue à la Cour ? C’est un fait. Mais c’est un fait aussi que l’on reçoit le roi de Naples, mon suzerain direct pour le duché de Dino. On ne peut se dispenser de, m’inviter, même si l’on n’y trouve aucun plaisir…

— C’est un peu ce que j’espérais en venant à vous, Madame la Duchesse, dit Félicia. N’ayant pas droit de cité au palais, je vous avoue que j’étais… je ne dirais pas inquiète, mais un peu soucieuse de laisser mon amie aller seule dans un endroit où l’on ne doit guère l’aimer.

— Elle n’y va pas seule puisqu’elle a deux marraines. J’avoue qu’à mon sens c’est cela le plus redoutable. Mmes d’Agoult et de Damas, qui sont de l’entourage de notre Dauphine, sont à son image : ennuyeuses et compassées. Elles ne vous diront pas trois paroles et vous aurez l’impression d’être en état d’arrestation. Mais après tout le parcours n’est pas si long…

Ayant dit, elle embrassa spontanément Hortense, lui prodigua encore quelques bonnes paroles puis disparut, laissant derrière elle une légère senteur de tubéreuse.

— J’irai donc, soupira l’invitée royale en se laissant aller contre le dossier du canapé. Mais presque aussitôt, elle se redressa épouvantée :

— Mon Dieu, Félicia, la robe !

— Quelle robe ?

— La fameuse robe de cour, indispensable. Je ne possède rien de tel… et ne suis pas assez riche pour une telle dépense.

— Très juste ! C’est une chose qu’il faut considérer… Félicia réfléchit un instant puis son visage s’éclaircit :

— Je crois que j’ai trouvé la solution. Je vais, de ce pas, demander l’argent nécessaire à San Severo. Selon toute vraisemblance, c’est lui qui est responsable de cette corvée, c’est à lui de payer…

— Il n’acceptera jamais.

— Croyez-vous ? Alors je le lui gagnerai au jeu… Cela me gêne un peu de vous le dire mais je peux, pour une bonne cause, y être d’une extrême habileté. Et puis je ne serais pas fâchée de voir un peu la tête que va faire en face de moi cet assassin en puissance…

Mais, de ce discours, Hortense n’avait retenu que la première phrase.

— Félicia ! Voulez-vous dire que vous allez… tricher ? La jeune comtesse lui dédia un sourire sardonique.

— C’est selon la bonne volonté que l’on mettra. Je n’aurai peut-être pas à utiliser ce petit talent… que je dois à un croupier vénitien qui avait gagné un peu trop d’argent à mon époux et que j’ai obligé, sous la menace d’un pistolet, à me révéler la méthode… Allons, je vais m’habiller ! Passez une bonne soirée et dormez bien. Je rentrerai sans doute tard et n’irai pas vous réveiller.

Hortense s’élança vers son amie et la retint par un bras.

— Emmenez Timour avec vous ! Je serai plus tranquille…

— Gaetano sera très suffisant. Il a lui aussi des talents que vous ne soupçonnez pas. D’ailleurs, je ne crains rien. N’oubliez pas que San Severo se dit amoureux de moi… En revanche, si j’emmenais Timour, il pourrait profiter de notre absence pour envoyer ici une quelconque expédition déguisée en cambriolage…

Son inquiétude, même manifestée sur un ton léger, était sérieuse. Hortense devait s’en apercevoir, en découvrant le lendemain matin que le Turc avait dormi sur une banquette tirée en travers de la porte de sa chambre…

Mais, au petit déjeuner qu’Hortense et son amie prenaient traditionnellement devant la fenêtre du petit salon, ouverte ce matin-là sur un joyeux soleil et un vol de pigeons blancs, Félicia arborait une mine réjouie et caressait amoureusement un portefeuille de maroquin vert rebondi à souhait qui reposait auprès de sa main droite.

— Succès complet ! lança-t-elle à Hortense quand celle-ci la rejoignit. J’ai plumé le cher prince comme un simple poulet.

— Est-ce que cela veut dire que vous avez…

— Eh oui ! J’ai… Le saint homme ne voulait rien savoir. Il jurait ses grands dieux qu’il n’était pour rien, n’étant pas dans le secret des dieux, dans cette invitation à vous adressée. Partant, il ne voyait pas pourquoi il serait obligé de vous offrir une robe. Alors, je n’ai pas insisté. J’ai seulement proposé de jouer. C’est une invitation à laquelle il est incapable de résister. Cette nuit, il n’a vraiment pas eu de chance…

— Combien… lui avez-vous pris ?

— Vingt mille livres ! répondit la jeune femme, triomphante. Il y a là plus qu’il ne nous en faut. Mais, si vous voulez bien avaler ce déjeuner rapidement, nous irons nous occuper de cette satanée robe. Nous n’avons qu’une semaine à peine…

Ce fut une semaine plus que remplie. Quelques heures après l’arrivée de la lettre royale, M. Abraham, petit vieillard sec et précieux, confit dans la poudre et le fard comme d’autres dans la dévotion, se présentait rue de Babylone pour faire pénétrer « Madame la Comtesse » dans les arcanes difficiles des trois révérences de cour.

Hortense en avait bien appris quelque chose chez les Dames du Sacré-Cœur où le maintien était une matière très prisée. Mais elle s’aperçut vite que faire une révérence avec une robe de tous les jours et la faire avec une robe à traîne étaient choses tout à fait différentes. D’autant qu’il ne s’agissait pas d’un seul plongeon mais de trois qu’il fallait exécuter à reculons et, de préférence, sans se prendre les pieds dans la traîne.

Cela donnait lieu à toutes sortes de marches et de contre-marches, de courbettes gracieuses, de pas mesurés, de ruades discrètes destinées à éloigner les traîtres plis de la queue. Se retourner n’eût guère présenté de difficultés mais, justement, il ne pouvait être question de se retourner, les personnes royales ne devant jamais voir leurs visiteurs autrement que de face. Cela compliquait singulièrement les choses car, les devoirs une fois rendus, il s’agissait en général de retraverser un immense salon à reculons sans dévier d’un pouce de la ligne prévue. Si l’on avait mal calculé l’emplacement de la porte, on se retrouvait le dos contre le mur et couverte de ridicule.

— Nous avons peu de temps, glapissait M. Abraham mais, grâce à Dieu, Madame la Comtesse est jeune et fort souple. Elle devrait se tirer à son avantage de cette petite épreuve… La révérence, bien sûr, est tout un art… Ah ! si vous aviez pu voir la défunte reine Marie-Antoinette ! Que de grâce, que d’élégance…

M. Abraham avait été, jadis, en effet, le maître à danser de la malheureuse souveraine et ne permettait à personne de l’ignorer. La majeure partie de ses phrases en forme de regrets s’achevait par : « Ah ! si vous aviez vu… »

La robe présentait une autre sorte de problème. Le deuil en noir n’étant pas de mise à la Cour, Félicia avait fait choix, pour son amie, d’un brocart améthyste légèrement fileté d’argent dont la nuance convenait à son teint de blonde. La robe était fort belle et seyait merveilleusement à Hortense. Malheureusement, Madame la Dauphine quand elle n’était encore que duchesse d’Angoulême avait édicté pour les présentations une mode étrange, en forme d’ukase, qui détruisait le charme de n’importe quelle toilette : il fallait porter de longues barbes de dentelles accrochées à la chevelure, une ample mantille et, sur la gorge, une sorte de plastron de dentelles empesées aussi désagréable à porter que disgracieux.

Quand, au matin du dimanche 30 mai, Hortense se vit ainsi accoutrée dans la haute psyché de sa chambre, l’encombrement de sa coiffure sommé d’une paire de plumes d’autruche blanches, elle ne put s’empêcher de rire :

— Je ressemble à un cheval de corbillard, soupira-t-elle. Quand je pense que ma mère a dû, un jour, s’attifer de la sorte ! Elle a dû souffrir le martyre, elle qui s’habillait toujours divinement…

— Ajoutez à cela, renchérit Félicia en tendant les longs gants blancs qui complétaient la toilette, qu’elle n’a pas dû recevoir un accueil très encourageant, assez semblable à celui réservé aux maréchales d’Empire. Quand la maréchale Ney, princesse de la Moskowa, s’est inclinée devant elle, Madame lui a lancé de sa voix de grenadier un : « Bonjour Aglaé ! » sans autre commentaire qui la renvoyait à ce qu’elle était au temps de Versailles : la fille d’une femme de chambre de la Reine… Mais assez causé ! J’entends la voiture…

Spontanément, elle prit Hortense à bout de bras, la regarda puis l’embrassa chaleureusement mais en prenant bien soin de ne pas porter tort à son édifice capillaire.

— Revenez vite ! fit-elle avec émotion. Vous aurez sans doute à me raconter beaucoup de choses fort drôles dont nous rirons ensemble. Mais, en attendant… je vais prier pour vous !

Dans la pompeuse voiture royale deux dames attendaient, curieusement semblables avec leurs satins brodés surchargés de colifichets, leurs dentelles, leurs plumes, leurs diamants, leur air solennel et leur mine revêche. Aucune d’elles ne daigna descendre pour faciliter l’embarquement à la nouvelle venue. On se serra seulement un peu, à bouche pincée, pour faire place à ses falbalas et l’une d’elles déclara – Hortense ne sut jamais de qui il s’agissait :

— Vous êtes à temps, madame, c’est bien…

Ce fut toute la conversation jusqu’à ce que la voiture pénétrât dans la cour du Carrousel. A cet instant seulement, celle des deux dames qui n’avait pas encore parlé, ouvrit la bouche :

— N’oubliez pas une chose importante : si Sa Majesté le Roi veut bien vous adresser une question, vous ne devez en lui répondant employer aucune des deux appellations « Sire » ou « Votre Majesté ». Seul « Le Roi », avec bien sûr la troisième personne, est convenable…

— Ni Sire ni Majesté ? Mais pourquoi ?

La dame lui jeta un coup d’œil glacé. Puis remontant le menton à la hauteur des toits :

— Ces deux titres ont été souillés par le Corse usurpateur. Le Roi légitime ne saurait admettre qu’on les lui donne.

— Bien ! soupira Hortense. Je vous remercie, madame, d’avoir bien voulu m’informer…

— J’ai seulement souci de votre réputation, ma chère. Nous n’avons ni l’une ni l’autre choisi d’être vos marraines mais nous ne tenons pas à donner à rire plus qu’il ne convient ! Descendez à présent…

Au prix d’un violent effort sur elle-même, Hortense retint la bouffée de colère qui lui venait. Elle avait envie de gifler ces deux vieilles pécores insolentes et de leur rappeler que le nom qu’elle portait était peut-être plus ancien que le leur. Mais elle était sur le chemin du calvaire, il lui fallait le gravir jusqu’au bout et en silence… Après tout, cela n’était que piqûres d’épingles sans importance, l’important étant d’en finir le plus vite possible avec cette affreuse corvée…

Pourtant, en pénétrant dans ce palais qui avait été celui de son illustre parrain, elle ne put se défendre d’une émotion. On n’avait guère touché au décor qu’il avait voulu, ordonné. Sous les fleurs de lys à l’or trop neuf, elle devinait la trace des aigles impériales, comme elle croyait entendre le pas sonore de Napoléon sur les marbres du grand vestibule… Les larmes lui montèrent aux yeux. Puis elle ne vit plus rien, n’entendit plus rien, happée qu’elle fut par un tourbillon de bruit et de couleurs. On avait tenté ici de ressusciter les fastes et la minutieuse étiquette de Versailles. Ce n’était partout qu’habits chamarrés, uniformes rutilants soutachés, gansés, passepoilés, aigrettes et plumets. C’était là apparemment le domaine des militaires, gardes du corps ou gardes suisses. Les pas s’y cadençaient, les commandements résonnaient sous les hautes voûtes mais on se rangeait sur le passage des trois femmes que précédaient une escouade de valets de pied…

Encadrée de ses deux dragons, Hortense gravit un grand escalier de pierre blanche au pied duquel rêvaient les statues du Silence et de la Méditation. Il montait, cet escalier, vers un large palier soutenu de colonnes ioniques. En face, une double porte donnait accès à la chapelle…

En dépit des belles dimensions que lui avaient données les décorateurs de l’Empire, Percier et Fontaine, cette chapelle était toujours trop petite pour contenir la Cour, aussi y avait-il beaucoup de monde sur ce palier. Mais, sur le côté, les portes d’un salon s’ouvrirent devant Hortense et ses marraines. Un salon qui n’était pas vide lui non plus…

Combien de temps fallut-il rester là, debout, immobile et rigide, plantée face à cette porte qui tout à l’heure s’ouvrirait ? Parfois les clameurs des grandes orgues arrivaient en bouffées étouffées. Elles résonnaient dans le cœur oppressé d’Hortense qui, sans trop savoir pourquoi, se sentait étrangement lasse et mal à l’aise. Autour d’elle on chuchotait, avec ce ton feutré que l’étiquette exige… C’étaient là, sans doute, conversations particulières qui ne la concernaient en rien. Pourtant elle avait la sensation pénible que des centaines d’yeux étaient fixés sur elle, irritants comme des piqûres d’insectes…

L’orgue, à présent, jouait une marche triomphale dont les échos allaient grandissant. Cela signifiait que la messe était dite et que le Roi allait sortir. Quelques instants encore et les portes s’ouvrirent toutes grandes. Précédé par les gardes de la Manche[6], le roi Charles X venait de faire son entrée. Derrière lui entraient un petit bonhomme sans aspect qui était le roi de Naples et une grosse dame empanachée de rose qui était sa reine. Ensuite encore la famille royale qui s’immobilisa un instant comme si elle posait pour la postérité : Madame la Dauphine d’abord, toujours aussi peu féminine et dont l’air revêche semblait n’avoir subi aucune modification heureuse, le Dauphin auprès d’elle, le dos rond, l’air de ne pas être là. Enfin, tenant par la main une petite fille et un petit garçon, une jeune femme mince, casquée de superbes cheveux blonds et au visage un peu irrégulier qui respirait la bonne humeur : Mme la duchesse de Berry… Tout ce monde formait un kaléidoscope de couleurs sur lesquelles scintillait l’éclat des pierreries et qui brouilla les yeux d’Hortense.

— Allons ! dit l’un de ses mentors.

Elles se mirent en marche, toutes trois de front vers la haute silhouette élégante de Charles X, sanglé dans un uniforme violet brodé d’or. Mais, avant qu’elles n’eussent atteint le groupe royal, une voix se faisait entendre :

— Daigne le Roi permettre que je lui présente la comtesse Hortense de Lauzargues, ma belle-fille et sa très humble servante.

La voix avait sonné aux oreilles d’Hortense comme les trompettes de l’Apocalypse. C’était celle du marquis, son beau-père. Ses yeux se troublèrent et elle crut défaillir. Mais déjà une main dont elle reconnaissait la fermeté avait saisi la sienne et la conduisait à peu de distance du Roi où elle plongea dans sa première révérence… Là on la lâcha… Comment réussit-elle les deux autres saluts protocolaires, elle ne le sut jamais. Cela tenait apparemment du miracle…

En réponse, le Roi hocha la tête et émit un vague grognement. Alors la main impitoyable reprit la sienne et l’amena devant la Dauphine qu’il fallut saluer elle aussi et qui lâcha :

— Apprenez à vous tenir tranquille ! Il est temps que l’on cesse de courir après vous ! Puis passa.

Seule, la duchesse de Berry eut, pour la jeune femme au bord de l’évanouissement, un gentil sourire :

— Revenez me voir, dit-elle. Pourquoi ne seriez-vous pas de mes dames, comtesse ?

L’ombre noir et or qui semblait s’être donné à tâche de doubler Hortense répondit pour elle :

— Votre Altesse Royale est infiniment bonne. Mais Mme de Lauzargues n’est pas faite pour la vie de cour et nous repartons sous peu pour nos terres d’Auvergne…

— Vraiment ? C’est dommage. En ce cas, adieu comtesse…

C’était fini. La famille royale s’éloignait et derrière elle les « marraines » postiches et toute la cour. Le salon se vida. Alors seulement Hortense trouva assez de courage pour regarder Foulques de Lauzargues.

Il était bien là, toujours le même : arrogant et cynique sous l’auréole majestueuse de ses cheveux blancs. Suprêmement élégant aussi. L’habit de cour de satin noir brodé d’or lui seyait superbement et les blancheurs de son linge avaient l’éclat de la neige. Il souriait avec une satisfaction trop visible pour ne pas être insultante mais le sourire n’atteignait pas ses yeux d’azur pâle. Curieusement, ce fut cet air triomphant qui rendit à Hortense un courage qui venait de subir une déroute presque totale. Dégageant sa main si brusquement qu’il ne réussit pas à la retenir, elle s’écarta de lui :

— Si je ne me trompe, c’est à vous que je dois la grotesque comédie à laquelle je viens d’être contrainte ?

Le marquis se mit à rire, chiquenaudant son gilet de brocart de ce geste familier qu’il avait pour se débarrasser de menus brins de tabac.

— Quelle phrase discourtoise pour des retrouvailles entre gens qui ne se sont pas vus depuis si longtemps !

— Si longtemps ! Quelques semaines. Mais le temps ne fait rien à la chose. Des années de séparation n’eussent rien changé à notre revoir, marquis. Et si j’eusse pu supposer un seul instant que je vous trouverais ici…

— On ne décline pas une invitation royale, ma chère Hortense. Je croyais vous avoir au moins appris cela.

— Trêve de persiflage. Ce que vous m’avez appris de plus clair, c’est à quelle sorte d’homme vous appartenez. C’est aussi à vous haïr.

La colère faisait monter le sang aux joues de la jeune femme et s’enfla encore à constater que son ennemi se contentait de sourire.

— Je vous dis que je vous hais et cela vous amuse ? s’écria-t-elle.

— Oui, parce que c’est sans importance. Ce qui compte c’est que la colère vous va toujours aussi bien. Vous êtes infiniment belle aujourd’hui, madame, et j’en suis infiniment heureux. Cela me montre combien j’avais tort, naguère, de me laisser aller à… certaines humeurs excessives…

— Humeurs excessives ! Votre intention de me supprimer ?

— Plus bas, je vous prie ! fit le marquis en désignant les gardes, dressés comme des cariatides bleu et or de chaque côté de la porte. N’oubliez pas où vous êtes !

— Vous l’avez oublié avant moi en m’attirant dans ce piège… déshonorant.

— En vérité, vous perdez l’esprit ! Que voyez-vous de déshonorant dans le fait que j’aie demandé votre présentation à la Cour ? Sans vos folies, la chose se fût faite avec infiniment plus d’éclat et tout naturellement.

— Oserai-je vous rappeler qu’en fait de cérémonie, c’était plutôt celle de mes funérailles que vous prépariez ?

— Ne revenons pas là-dessus ! Je vous ai laissé entendre que je regrettais cette poussée de fièvre. D’honneur, ma chère Hortense, je ne souhaite rien d’autre que vous ramener avec moi à Lauzargues pour y vivre à mes côtés selon les règles normales d’une famille…

— Je sais ! Vous l’avez même annoncé à Son Altesse Madame la Duchesse de Berry, sans même songer à me demander ce que j’en pensais. Or, il se trouve que je n’ai aucune envie de retourner en Auvergne.

— Vraiment ? N’avez-vous pas envie de revoir votre fils ?

Sous le choc du mot, sous la douleur de l’image instantanément évoquée, Hortense ferma les yeux. Ce misérable employait pour la ramener le plus odieux des chantages… Bien sûr, elle mourait d’envie de retrouver son enfant mais, si elle acceptait de suivre le marquis, vers quoi la ramènerait-il ? Vers quel esclavage ignoble ? A quoi devrait-elle se soumettre une fois revenue derrière les murailles de Lauzargues ?… Néanmoins sa tendresse fut la plus forte et elle ne put s’empêcher de demander, d’une voix que l’émotion fragilisait :

— Comment va-t-il ?

— A merveille ! Nous avons dû lui trouver une nouvelle nourrice tant il est vorace. C’est un superbe enfant… un vrai Lauzargues !

Le sourire attendri qui s’épanouissait au cœur d’Hortense monta, sans qu’elle en eût conscience, jusqu’à son visage.

— J’en suis heureuse ! Mon petit Étienne…

La voix froide du marquis trancha net cette minute de douceur.

— Je ne connais pas d’Étienne. Mon petit-fils s’appelle Foulques, comme moi !… Allons, ma chère, je crois que nous nous sommes suffisamment attardés ici, avec, je dois le dire, la bienveillante permission du Roi. Sa Majesté a volontiers admis qu’avant de quitter le palais nous aurions quelques phrases à échanger. A présent, il est temps de rentrer…

— Je partage votre avis. Aussi vais-je rentrer. Je suppose que les aimables dames qui m’ont amenée vont me reconduire ?

— Il n’en est pas question, dès l’instant où je me trouve à point nommé pour remplir cet office. Accepterez-vous mon bras ?

Après une toute légère hésitation, la jeune femme posa sa main sur la manche brodée. Mieux valait peut-être ne pas créer d’esclandre dans ce palais où elle devinait que tout lui était hostile… Silencieusement, ils quittèrent le salon, descendirent le grand escalier où Hortense prit conscience, cette fois, des regards qui s’attachaient à elle, curieux ou admiratifs. Elle songeait que dans son émoi de tout à l’heure, elle n’avait même pas cherché à voir si Mme de Dino était mêlée à la suite royale… Mais, au fond, c’était sans importance. La nièce de Talleyrand eût été impuissante à la protéger. De quoi d’ailleurs ? D’un oncle à l’allure superbe, au sourire plein de charme ? La duchesse qu’une si longue passion liait à son propre oncle qui, lui, était un vieillard devait à cette heure la prendre pour une folle…

Quand ils atteignirent le grand vestibule, la voix d’un laquais se fit entendre, appelant la voiture de M. le Marquis de Lauzargues. On l’attendit à peine et, avec la parfaite courtoisie qui le caractérisait lorsque l’on ne se mettait pas à la traverse de ses projets, le marquis aida sa nièce à monter en voiture et prit place à ses côtés. La voiture tourna lentement puis se dirigea vers les guichets du Louvre.

— C’est aimable à vous de me ramener chez la comtesse Morosini, dit Hortense au bout d’un moment. Mais perdez dès à présent l’idée de me voir vous accompagner dans votre voyage de retour. Je ne rentre pas à Lauzargues…

— Je crois, moi, que vous y viendrez. De toute façon, vous ne rentrez pas davantage rue de Babylone…

— Comment ?… Où prétendez-vous donc m’emmener ?

— Mais… chez vous, tout simplement !

— Je n’ai plus de chez moi… Vous savez aussi bien que moi qu’un intrus s’y est installé et que l’on a osé vendre sans mon aveu « mon » château de Berny…

— Ne faites pas la sotte. Vous êtes toujours chez vous rue de la Chaussée-d’Antin. La meilleure preuve est que j’y loge moi-même. La maison est immense et le prince San Severn est bon homme au fond…

— Vous voulez m’emmener chez ce…

Elle n’acheva pas la phrase, la gorge serrée par la peur qui lui venait. Ce n’était pas possible !… Elle ne pouvait pas se laisser emmener chez cet homme… et par cet autre homme qui, naguère encore, prétendait la tuer…

La panique lui inspira un geste insensé. La voiture qui venait de franchir les guichets allait heureusement assez lentement mais eût-elle été plus vite qu’Hortense eût sans doute agi de même. Ramassant d’un geste brusque l’encombrante traîne de sa robe, elle ouvrit la portière et, avant que le marquis ait pu l’en empêcher, sauta sur le pavé. Puis se mit à courir, droit devant elle, sans prendre garde aux cris du marquis, ou à la stupeur des passants qui prenaient le soleil de ce dimanche sur le quai de la Seine… Beaucoup d’entre eux devaient garder le souvenir de cette très belle jeune femme en robe de cour qui, jupe relevée, courait comme une folle, serrant contre elle un impressionnant métrage de brocart améthyste, ses blonds cheveux, vite dénoués par le mouvement de la course, dansant sur son dos sans perdre pour autant les grotesques barbes de dentelle qui y demeuraient accrochées…

Hortense n’avait plus qu’une idée : rentrer chez Félicia, retrouver la sûreté de la maison paisible et surtout la silhouette rassurante de Timour… Il fallait qu’elle rentre, il fallait qu’elle réussisse cette espèce d’exploit insensé – Sans regarder derrière elle pour voir si on la suivait – le marquis sans doute avait ordonné que l’on fit tourner la voiture – elle courait, elle courait… Bientôt elle atteignit le Pont-Royal. Son cœur cognait dans sa poitrine mais elle ne ralentit pas sa course quand elle entendit derrière elle la voix du marquis crier : « Arrêtez-la ! » et le bruit des sabots des chevaux… Heureusement, il y avait beaucoup de monde, sur le pont. La foule s’ouvrait devant la jeune femme mais elle vit, soudain, barrant toute la largeur du pont, une bande d’étudiants qui brandissaient des cannes et chantaient quelque chose qu’elle ne comprit pas.

La bande ne s’ouvrit pas devant elle et même l’un des jeunes gens l’arrêta :

— On vous poursuit ? demanda-t-il.

— Oui… là… derrière… cette voiture.

— Continuez votre chemin ! Je vous garantis qu’elle ne passera pas !

Il y avait donc, parfois, des miracles ? Le mur de jeunes gens s’ouvrit devant elle puis se referma tandis qu’elle reprenait sa course. Elle atteignit le bout du pont… Il fallait à présent prendre la rue du Bac… Mais soudain, elle eut conscience de l’aspect étrange qu’elle devait présenter, des regards curieux. Elle crut apercevoir, vers l’entrée de la rue, la double silhouette noire de deux agents de police. Sûrement, ceux-là allaient l’arrêter !… Ils arrivaient de son côté et elle était si fatiguée, si fatiguée – Il lui sembla que son cœur allait céder, qu’elle allait tomber là, aux pieds des argousins quand, soudain, elle sentit une main vigoureuse s’emparer de son bras.

— Par ici !

Il venait d’arriver trop d’aventures pour qu’elle fût seulement surprise de reconnaître Eugène Delacroix.

— Je ne peux pas… Je suis… à bout de souffle…

— Si, vous pourrez ! A-t-on idée aussi d’un pareil attirail ! J’habite à deux pas… Courage !

Hortense sentit qu’il glissait un bras sous sa taille pour mieux la soutenir. Il devait être d’une grande force nerveuse car elle eut soudain l’impression de s’envoler, après tout, c’était peut-être tout simplement parce qu’il la portait plus qu’il ne l’aidait à marcher.

Avec surprise, elle vit que les deux policiers passaient à côté d’eux sans paraître marquer la moindre surprise. Ce genre d’incident était-il donc si fréquent ?… Tournant la tête vers le pont, Hortense vit, avec une joie immense, que la voiture était toujours prisonnière de l’espèce de petite émeute que les étudiants avaient déchaînée et elle leur envoya une pensée pleine de gratitude…

Déjà l’ombre d’une porte cochère les engloutissait, le peintre et elle. C’était celle d’une haute maison et, pour gravir l’escalier avec Hortense, Delacroix la lâcha, se contentant de tenir sa main :

— Mon atelier est au dernier étage, dit-il. Vous sentez-vous encore un peu de force ?

Hortense lui dédia un sourire tremblant :

— Vous m’avez sauvée. Je me sens forte à présent…

Derrière lui, elle monta plusieurs étages. Enfin, le peintre s’arrêta devant une porte de bois luisant et tira une clef de sa poche :

— C’est ici, dit-il. Donnez-vous la peine d’entrer. Hortense entra comme on l’y invitait, fit quelques pas… et s’évanouit avec grâce…

CHAPITRE V L’ATELIER D’UN PEINTRE

Hortense reprit connaissance dans un océan de coussins moelleux mais sous le choc de deux gifles assenées plutôt sèchement :

— Excusez-moi, dit Delacroix, mais je ne possède pas de sels d’ammoniac. Il n’est encore jamais arrivé que l’un de mes modèles s’évanouisse… Tenez, buvez ceci…

Elle vit qu’il était assis près d’elle et qu’il lui tendait un petit verre plein d’un liquide doré.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Du rhum… C’est souverain pour une foule de malaises, et vous me semblez encore un peu pâle.

— Du rhum ? Je n’en ai jamais bu…

— Cela, je le crois volontiers, mais vous ne risquez rien à essayer.

La brutalité du liquide la fit tousser, cependant sous le feu qu’il fit couler dans sa gorge elle découvrait un parfum agréable. Sans aller jusqu’à vider le verre, elle but une seconde gorgée et se sentit assez bien pour s’asseoir sur le bord du grand divan où on l’avait étendue. Le peintre s’était levé aussi et, debout à quelques pas d’elle, la regardait avec un demi-sourire qui lui fit penser qu’elle devait avoir une allure impossible.

— Vous devez me prendre pour une folle, dit Hortense. De quoi est-ce que j’ai l’air ?…

— A dire vrai, je n’en sais trop rien. Je ne vous cache pas que votre aspect est d’autant plus étrange qu’à voir cet attirail – il désignait le plastron amidonné – il n’est pas difficile de deviner que vous sortiez tout droit des Tuileries… et même d’une présentation. Mais de là à vous croire folle !…

— Il m’est difficile de vous expliquer ce qui vient de se passer car cela vous obligerait à écouter une longue et fastidieuse histoire. Je voudrais que vous me croyiez si je vous dis que je viens d’échapper à un grand danger… peut-être un danger de mort.

— Je vous crois…

Il vint s’accroupir auprès d’elle et prit ses mains dans les siennes.

— Il y avait dans vos yeux, tout à l’heure, quand je vous ai rencontrée, une véritable terreur, dit-il avec une grande gentillesse. Vous étiez affolée, perdue… Vous avez tourné sur vous-même un moment et j’ai cru que vous alliez vous jeter à la Seine. Tenez ! Vous aviez exactement cette expression-là…

Se relevant prestement, il alla jusqu’à une grande table chargée de carnets de croquis et de feuilles de papier, prit un fusain et jeta sur la feuille quelques traits rapides puis rapporta le tout à la jeune femme.

— Voyez !

Elle vit, en effet, une étonnante esquisse de son propre visage où l’on voyait surtout les yeux, des yeux de bête terrifiée qu’Hortense ne se connaissait pas… Elle hocha la tête.

— Vous avez vraiment beaucoup de talent, monsieur Delacroix. C’est un miroir que vous m’avez tendu là, n’est-ce pas ? Car… je crois bien que j’ai encore très peur.

— Vous êtes en sûreté ici. Qui pourrait songer à chercher la belle comtesse de Lauzargues chez un modeste barbouilleur nommé Eugène Delacroix…

— Barbouilleur ! Et modeste ! Pardonnez-moi, monsieur, mais à vous regarder on peut vous créditer de beaucoup de beaux sentiments : la générosité, le courage… pas la modestie ! Vous ressemblez plus à un paladin qu’à un moine.

Il se mit à rire découvrant une denture éblouissante qui en rappela une autre à Hortense. Par certains côtés : la manière arrogante de porter la tête, le pli volontaire de ses lèvres, il évoquait un peu Jean. C’était peut-être à cause de cela qu’elle se sentait si facilement en confiance avec lui.

— Touché ! dit-il. A présent, passons aux choses sérieuses et dites-moi ce que je peux faire pour vous. Appeler une voiture pour vous faire reconduire rue du Bac ?

— A dire vrai, je n’en sais rien… Je crains que ceux qui me poursuivent…

— N’aillent vous y chercher tout droit ? Je pense aussi qu’il vaut mieux attendre et si vous voulez m’en croire…

Il s’interrompit parce que l’on frappait à la porte.

— Un instant ! cria-t-il. Puis, obligeant Hortense à se recoucher, il tira sur elle les grands rideaux qui fermaient l’alcôve. Ensuite, s’assurant d’un coup d’œil circulaire que rien ne trahissait sa présence, il alla ouvrir. Un garçon de café portant un plateau apparut…

— Bien le bonjour, monsieur Delacroix ! Tiens, vous n’êtes pas en train de peindre aujourd’hui ?

— C’est dimanche, mon garçon ! Ce dont tu n’as pas l’air de t’être aperçu. C’est tout ce que tu m’apportes ?…

— Ben… oui. Vous avez si faim que ça ?

— Une faim de loup. J’ai fait une grande promenade, ce matin. Va me chercher encore du lapin et de la tarte !

Avec un sourire malin, le garçon eut un clin d’œil en direction des rideaux fermés.

— Tout de suite, monsieur Delacroix. Sûr que le grand air, ça creuse !

Un instant plus tard, il revenait avec un plateau identique… et un autre couvert. Le peintre repoussa ses papiers, étala une grande serviette et mit la table. Puis il alla ouvrir les rideaux :

— Venez déjeuner, dit-il avec bonne humeur. On réfléchit mieux le ventre plein !

Il aida la jeune femme à se lever, tirant après elle la traîne entortillée dans les coussins.

— Par tous les diables ! jura-t-il. Quel accoutrement ! Puis-je suggérer que vous alliez ôter cette robe impossible derrière ce paravent. Je n’ose vous proposer le peignoir que je prête à mes modèles mais vous pourriez mettre une de mes blouses. Vous seriez plus à votre aise…

D’un coffre, il tira une grande blouse de flanelle rouge qu’il lui tendit avec un sourire engageant.

— Celle-ci est toute propre !

Hortense hésita puis prit la blouse. Enfin, timidement…

— Il faut que je vous demande… de me dégrafer, dit-elle. Je suis incapable de le faire moi-même…

— Je le crois volontiers. Tournez-vous !

Le peintre dégrafa la robe avec tant de délicatesse qu’Hortense sentit à peine le contact de ses doigts. Puis il tira sur elle les rideaux de l’alcôve et, un instant plus tard, elle reparaissait flottant dans l’ample et chaude blouse rouge.

— Vous êtes charmante ainsi, apprécia Delacroix. Aucune force au monde ne pourra m’empêcher de faire un dessin de vous. Je préfère cela de beaucoup à la robe de cour…

— Vous êtes pourtant fort élégant vous-même…

C’était vrai. La redingote amarante que portait le peintre, assortie à sa haute cravate était admirablement coupée et lui allait à merveille mais, grand et d’une minceur nerveuse, il était de ceux à qui tout va. S’y joignait tout de même une élégance naturelle et ces signes presque imperceptibles qui trahissent le sang noble…

— J’aime à être bien vêtu, admit-il. C’est une manie que j’ai beaucoup cultivée en Angleterre. Quand il s’agit d’habiller un homme, les Anglais sont imbattables. Mais ne me dites pas que les robes officielles telles que les conçoit Mme la Duchesse d’Angoulême sont élégantes ! Il faut être aussi belle que vous pour n’y être pas ridicule… A présent déjeunons sinon tout va être froid…

Simple, le repas était excellent. Hortense, avec le bel appétit qu’elle ne réussissait jamais à perdre, apprécia le lapin et la tarte aux pommes. Et aussi un doigt de l’excellent vin de Bourgogne qui les accompagnait. Ce fut peut-être ce dernier qui en fut la cause car il détendait agréablement l’esprit mais la jeune femme se retrouva en train de raconter à son nouvel ami les raisons qui l’avaient poussée à fuir éperdument la voiture du marquis de Lauzargues et à se jeter en aveugle sur le pavé de Paris… Il l’écoutait avec une attention que trahissait le pli dur creusé entre ses sourcils.

— A vrai dire, fit-il enfin, je n’ai jamais pensé que vous puissiez être de ces femmes qui font des folies pour le plaisir d’en faire ou d’être remarquées. Mais cela est beaucoup plus grave que je ne le pensais. Que croyez-vous qu’il va se passer à présent ?

— Je ne sais pas. Plus que certainement, mon oncle me cherchera chez la comtesse Morosini et je vous avoue que je ne suis pas sans inquiétude en pensant à elle… Je serais tellement désolée s’il lui arrivait quelque chose !

— Que voulez-vous qu’il lui arrive ? Paris n’est tout de même pas un coupe-gorge. Donner l’hospitalité à une amie de couvent n’est pas un crime. Le pire qu’elle puisse risquer est une visite domiciliaire. Or, on ne vous trouvera pas rue de Babylone…

— Il faut que je rentre. C’est là que j’habite et je ne saurais où aller…

— Pour le moment, le mieux est que vous restiez ici… Non, ne protestez pas ! D’abord vous ne me gênez pas, je vous l’assure, dit-il avec un sourire qui le rajeunissait de dix ans tant il recelait de gaieté et de gentillesse. Ensuite, il est impossible, et dangereux, que l’on vous voie dehors, même avec l’assistance d’une voiture. On peut toujours faire parler un cocher de fiacre… Vous avez disparu : c’est une circonstance dont il convient de profiter.

— Mais que va penser mon amie Félicia ? Déjà elle doit être dans l’inquiétude…

— Qu’elle soit inquiète n’est pas une mauvaise chose si l’on est déjà venu s’enquérir de vous. Elle n’en jouera son rôle qu’avec plus de naturel. Je vais tout de même me rendre chez elle de ce pas. On m’y a déjà vu venir, cela ne surprendra personne et, ensemble, nous pourrons décider de la meilleure conduite à tenir.

Tout en parlant, il enlevait les assiettes, les verres et les plats, empilait le tout sur le plateau et allait le poser dans un coin. Le garçon du restaurant le reprendrait en venant apporter le dîner du soir. Puis, conseillant à Hortense de ne pas s’inquiéter, de se reposer durant son absence et surtout de n’ouvrir à personne, il prit son chapeau, sa canne et salua la jeune femme avec une pompe toute théâtrale :

— Voyez en moi votre très humble serviteur, jolie dame ! Soyez assurée qu’il ne vous arrivera rien tant que je veillerai sur vous…

Il sortit et referma soigneusement la porte derrière lui. Hortense entendit la clef tourner dans la serrure. Avec un soupir, elle alla s’asseoir sur le haut tabouret qui, avec le divan et quelques chaises de paille, composait le côté sièges de l’ameublement.

Le centre d’intérêt de l’atelier c’étaient, bien entendu, le haut chevalet de châtaignier et la grande table mais une autre table, plus petite, soutenait la pierre lithographique protégée de l’éclat du jour par un écran. Il y avait aussi une estrade pour les modèles et une sorte de bâti évoquant vaguement la forme d’un cheval et qui, en dépit de son anxiété, fit sourire Hortense au souvenir des protestations indignées de Timour. Dans un coin un énorme poêle de fonte noire d’où sortait un tuyau coudé tout aussi noir servait pour l’instant d’appui à une infinité de pots et de bassines contenant des restes de peinture. Et puis un peu partout des toiles rangées à la diable et tournées vers le mur. Celle qui occupait le grand chevalet était recouverte d’une toile verte qu’Hortense n’osa pas déranger par crainte de brouiller peut-être des couleurs encore fraîches.

Elle retourna néanmoins plusieurs toiles et reçut le choc d’une peinture à la puissance ardente et quasi sauvage, Les rouges et les ors y éclataient par contraste avec une étonnante gamme de verts foncés qui composaient souvent les fonds, Les scènes qu’Hortense contemplait dégageaient une violence qui l’effraya un peu comme si l’âme profonde de son sauveteur avait ouvert soudain devant elle des abîmes tragiques. Eugène Delacroix semblait aimer les chevaux fous, les corps tourmentés, le sang, l’angoisse et la souffrance, les ciels d’orage mais aussi la grandeur et la noblesse. Les figures qu’elle découvrait étaient en général d’une grande beauté si le sourire ne s’y épanouissait guère…

Tandis qu’elle allait vers une autre série de tableaux, une glace haute et étroite plaquée contre le mur lui renvoya son image : celle d’une femme pâle dont les longs cheveux défaits croulaient sur une sorte de chemise couleur de sang semblable, aux yeux de son imagination, à celles dont la Terreur se plaisait à affubler les victimes qu’elle envoyait à la mort sous l’accusation de parricide pour avoir attenté à la vie de leur mère la Nation. Ses nerfs craquèrent en face de cette image dont elle eut peur qu’elle fût prémonitoire et, le cœur cognant follement dans sa poitrine, elle courut s’abriter sous les rideaux de velours vert de l’alcôve, s’ensevelissant dans les gros coussins qui s’y empilaient en un fouillis moelleux… Qu’allait-il advenir d’elle à présent qu’elle ne savait plus où aller ? Elle qui avait tant souhaité revenir à Paris, voilà qu’elle s’y trouvait prise au piège…

Si seulement, elle avait su où se trouvait son fils, elle aurait pu profiter de la présence du marquis à Paris pour courir à Lauzargues, y prendre son bébé et supplier Jean de leur trouver à tous deux une cachette, même au fond des bois, même dans un lieu perdu mais où, au moins, ils pourraient vivre ensemble !…

L’idée, tout à coup, fit son chemin et arrêta les larmes qui montaient de son cœur. C’était peut-être cela la bonne solution : repartir. Repartir très vite… Hortense ne savait pas quand la malle-poste de Rodez quittait Paris mais la diligence pour la même destination partait, elle, le mardi à deux heures. Et l’on était dimanche… Il fallait qu’elle la prît… Le marquis n’allait pas regagner l’Auvergne de sitôt sans doute. Il lui faudrait du temps pour tenter de retrouver dans Paris sa nièce fugitive. Il allait s’attarder. Cela donnerait à Hortense toute latitude de rentrer à Lauzargues, d’y rejoindre Jean… La seule pensée de le revoir fit courir des frissons de bonheur tout au long de son dos, et trembler ses mains. Oh ! retrouver cette force dont il savait l’envelopper, cette passion qui les réchauffait tous les deux !… Il faudrait se cacher, sans doute, éviter le château et même Godivelle ! Godivelle à qui, le jour des funérailles d’Étienne, elle avait promis de renoncer au meneur de loups… Peut-être le mieux serait-il de retourner chez le docteur Brémont ? Il saurait bien où la cacher. Oui, c’était cela qu’il fallait faire : reprendre la route, retourner là-bas. Au moins elle y serait sous le même ciel, les mêmes nuages que son enfant et que l’homme entre tous aimé…

Déjà heureuse à cette idée, elle se mit à dresser des plans : demander à Félicia de lui faire porter son bagage et le peu d’argent qu’elle possédait, envoyer prendre un billet… Elle se sentait fébrile tout à coup, avec l’envie profonde que le peintre revînt pour lui expliquer ce qu’elle avait décidé. Il lui semblait déjà respirer les senteurs de l’été auvergnat, l’odeur des fougères après la pluie, celle plus amère des gentianes jaunes, le parfum merveilleux des sapins et des pins sylvestres… Mais il allait falloir attendre encore un peu. Delacroix n’était pas parti depuis bien longtemps et si la rue de Babylone n’était pas très éloignée, ce n’était tout de même pas la porte à côté.

Se relevant, Hortense avisa derrière un paravent le coin destiné à la toilette. Il y avait là une grande cuvette de porcelaine à décor bleu, un pot assorti et ce pot était plein d’eau fraîche. Elle s’en bassina le visage puis, trouvant un peigne, des brosses, remit un peu d’ordre dans sa coiffure… La blouse rouge, à présent, ne lui faisait plus peur. Elle lui trouvait, tant ses pensées avaient changé de couleur, la nuance exacte des coquelicots émaillant les champs de seigle… Plus calme, elle revint s’asseoir sur le bord du divan et, avisant une pile de livres posée par terre, prit celui qui se trouvait dessus. Et ouvrit au hasard. Elle vit alors que c’étaient des vers :

Si, le fer à la main, vingt nations entières

Paraissant tout à coup autour de nos frontières

Réveillaient le tocsin des suprêmes dangers ;

Surtout si, dans les rangs des soldats étrangers,

L’homme au pâle visage, effrayant météore.

Venait en agitant un drapeau tricolore ;

Si sa voix résonnait à l’autre bord du Rhin…

Qui sait si cette voix fertile en mille échos.

D’un peuple de soldats n’éveillerait les os ?

Si d’un père exilé renouvelant l’histoire,

Domptant les ennemis complices de sa gloire

L’usurpateur nouveau de bras en bras porté

N’entrerait pas en roi dans la grande cité…

L’auteur de ce long poème qui s’étendait sur des pages et des pages se nommait Barthélemy. Quant au titre, « Le Fils de l’Homme », il donna à Hortense l’envie d’en savoir davantage. Elle comprit vite qu’elle ne se trompait pas. L’homme « au pâle visage », c’était celui qui, au jour commun de leur naissance à tous deux s’appelait le roi de Rome et n’était plus derrière les frontières d’Autriche qu’un enfant prisonnier de sa mère, affublé d’un nom allemand, lui, prince français.

Le poème était de ceux qui peuvent frapper un esprit ardent. Celui qui l’avait composé décrivait le fils de Napoléon comme un prisonnier persécuté. C’était un jeune homme à présent puisqu’il avait le même âge qu’Hortense mais ce jeune homme avait pour geôle des palais impériaux, pour geôlier un chancelier d’Autriche. La jeune femme se souvenait d’avoir rêvé de lui, jadis derrière les murs de son couvent. Puis elle l’avait oublié parce qu’un amour de rêve ne peut lutter contre une passion bien réelle. A présent, il lui semblait doux de s’apitoyer sur une auguste souffrance. Cela la changeait d’elle-même… Et puis les choses eussent été tellement différentes si Napoléon II avait succédé à Napoléon Ier ! Jamais ces affreux Bourbons ne seraient revenus sur leur vieux trône écroulé, jamais les anciens serviteurs de l’Aigle n’auraient eu à souffrir d’eux… et à cette heure Henri et Victoire Granier de Berny seraient sans doute encore en vie…

Partant de là, Hortense se prit à rêver à ce que seraient les choses si le jeune prince blond que le poète disait si beau pouvait échapper à sa prison, reprendre sa place à la tête de la France. C’en serait fini peut-être des inquisitions policières, de la férule d’une Église devenue étouffante, des pouvoirs inouïs de la Congrégation, de tout ce qui, enfin, faisait qu’un cœur épris de liberté ne se sentait plus à son aise en France. Il y avait trop d’avidité de revanche de la part des ultras qui les faisait presque aussi redoutables que des étrangers. Ne l’étaient-ils pas un peu devenus après tant d’années d’émigration ? D’autre part, il y avait toute la rancœur des anciens frères d’armes de l’Empereur, réduits au silence, à l’inaction, à la misère le plus souvent et tenus sous la surveillance de la police. Il suffisait de rencontrer le regard du colonel Duchamp pour deviner ce que pensaient tous ses semblables…

Passant de la lecture à la philosophie, Hortense finit par passer au sommeil et, laissant son livre glisser à terre, s’endormit, roulée en boule au milieu des coussins, comme un chat…

Dormait-elle depuis longtemps quand elle crut faire un rêve comme elle aimait à en faire : Jean de la Nuit, Jean de son amour était là, debout auprès d’elle. Il la regardait sans faire un geste et s’il n’y avait eu tant de lumière dans son regard, elle eût pu croire qu’il s’agissait d’une ombre… Comme il advient dans les rêves, Hortense pensa que ce n’était peut-être pas tout à fait lui car il avait changé. La courte barbe avait disparu ne laissant qu’une mince moustache tombant vers la commissure des lèvres… Cela lui allait bien d’ailleurs et montrait mieux le dessin ferme de sa bouche… De même, le grossier costume de berger qu’il avait coutume de porter était remplacé par un vêtement noir, haut boutonné comme en portait le colonel Duchamp… Non, c’était bien lui tout de même et le cœur d’Hortense chanta dans sa poitrine…

Ce fut seulement quand il se pencha pour poser sa main sur son épaule qu’Hortense comprit qu’elle ne rêvait pas, que l’invraisemblable, l’impossible venait de se réaliser… Qu’il était là…

Encore incrédule, elle demanda tout bas, comme si elle avait peur que le son de sa voix fit fuir la chère image :

— C’est toi ?… C’est… vraiment toi ?

— N’aie aucun doute, c’est bien moi…

L’instant d’après elle était dans ses bras, riant et pleurant à la fois, ayant tout oublié d’un seul coup, tout balayé pour vivre totalement cet instant prodigieux de leurs retrouvailles. Elle retrouvait l’odeur familière de son ami, la chaleur de ses mains si belles et si fortes, l’étincelle de gaieté qu’allumait le bonheur dans ses yeux clairs…

— Jean… mon Jean ! Tu es là !… Oh ! J’ai tant souffert sans toi… Mais comment es-tu ici ?

— Je l’ai trouvé chez la comtesse Morosini quand j’y suis arrivé moi-même, expliqua Delacroix qui, par discrétion était resté près de la porte.

— Mais comment y étais-tu arrivé ?

— Tu as envoyé ton adresse à François ? C’était bien pour qu’il me la communique, non ?

— Pourquoi ne m’as-tu pas écrit, alors ?

— Parce que c’était préférable. Là-bas, tu sais, c’est un peu la guerre. Mais je te dirai…

— Tu es venu me rejoindre… ou me chercher ?

— Ni l’un ni l’autre, Hortense, l’heure n’en est pas encore venue. Je suis seulement venu t’amener ton fils, comme je l’avais promis…

La violence de la joie qu’elle éprouva arracha Hortense des bras de Jean. Comme une folle, elle courut vers la porte.

— Mon fils ? Tu as amené mon fils ? Il est là ?… Vite, je veux aller le rejoindre…

Elle s’agrippa au peintre qui, d’instinct, s’était mis en travers du seuil pour l’empêcher de le franchir dans son élan fou… Jean, d’ailleurs, l’avait rejointe et, doucement, la ramenait vers le centre de l’atelier.

— Pas maintenant. Il te faut encore de la patience, mon cœur. Il est chez ton amie avec sa nourrice et tu n’as rien à craindre pour lui. Il est bien…

— Ce serait trop dangereux pour vous de retourner là-bas, renchérit Delacroix. La comtesse vous supplie de ne pas bouger d’ici pour le moment. Le marquis votre oncle vous fait rechercher par la police…

— La police ? Il ose ?…

— Je crois qu’il est prêt à tout pour te retrouver. Cet homme est un monstre mais un monstre entêté et qui sait ce qu’il veut. Or, ce qu’il veut, c’est toi, ma douce…

— Eh bien, qu’il cherche, qu’il fouille tout Paris, qu’il y use des mois, des années ! s’écria la jeune femme hors d’elle. Pendant ce temps, je vais fuir. Sais-tu à quoi je pensais tout à l’heure ? Que je n’avais rien d’autre à faire que rentrer à Lauzargues. Là-bas tu sauras bien trouver un coin où me cacher. Ou alors je demanderai au bon Dr Brémont. Et puisque tu as réussi à reprendre notre enfant, nous allons repartir avec lui. Mardi, nous prendrons tous les trois la diligence…

— C’était bien imaginé, dit le peintre, mais dans l’état actuel des choses, c’est impossible. Si la police vous cherche, les départs des Messageries, les ports mêmes seront surveillés…

— Quelle importance ! J’ai un passeport au nom de Mme Coudert, celui avec lequel je suis venue…

— Il peut t’aider à fuir ailleurs… mais pas en Auvergne. Contrairement à ce que tu imagines, Lauzargues ne s’attardera guère ici. Il devinera que, le sachant à Paris, tu n’auras qu’une idée : retrouver ton fils et profiter de son absence. C’est exactement ce que j’ai fait moi-même. J’ai profité de son départ pour reprendre l’enfant à la nourrice…

— La nourrice ? Mais ne m’as-tu dit qu’elle est venue avec toi ?

— Non. Celle qui est venue avec moi, c’est Jeannette, la nièce de François. L’enfant qu’elle a eu est mort à sa naissance. S’occuper du tien lui fait du bien et lui change les idées. Et puis cela ne fait jamais qu’une nourrice de plus qui, de chez nous, monte à Paris.

— Est-ce… qu’il a bien supporté le voyage ?

— Mieux que je ne le croyais. C’est un sacré petit gaillard ! dit Jean avec une tendresse qui ensoleilla d’un seul coup son visage. Mais il supporterait peut-être moins bien un voyage de retour aussi rapide. Il n’a tout de même que deux mois et demi…

— C’est vrai. Il me semble que les événements de Lauzargues datent d’un siècle…

Le rire de Delacroix rappela sa présence. Et aussi une chaude odeur de rhum flambé. Penché sur un grand bol où couraient de courtes flammes bleues, il confectionnait un punch dont il emplit bientôt trois grands verres – l’un seulement au tiers pour Hortense – qu’il alla prendre dans un grand placard creusé dans le mur.

— Heureusement qu’il n’en est rien ! fit-il avec bonne humeur ? Un enfant d’un siècle ! Fichtre !… Venez boire avec moi un peu de ce punch… C’est ce que je sers toujours à mes amis. Et puis la soirée est un peu fraîche…

— Vous tenez absolument à faire de moi une ivrognesse ? sourit Hortense qui, brusquement, trouvait la vie superbe.

— Une ivrognesse ? Ma chère, si vous saviez ce que peuvent ingurgiter impunément certaines femmes du monde que je connais, l’idée ne vous en effleurerait même pas. Nous allons boire à l’amitié… puis, je vous laisserai. Vous avez sûrement à vous dire une foule de choses au milieu desquelles des oreilles étrangères n’ont rien à faire.

— Voulez-vous dire que nous allons vous chasser de chez vous ? demanda Jean.

Le peintre haussa les épaules.

— C’est un « chez moi » bien modeste. Si modeste que je lui refuse le titre. Disons que c’est l’endroit où je travaille. Et je connais au moins dix maisons qui ne demandent qu’à m’offrir l’hospitalité. Pour ce soir, j’irai chez mon ami Guillemardet. Mais, pour vous, il est important que vous ne bougiez pas d’ici. Mme Morosini vous le recommande instamment… Rassurez-vous, ma chère comtesse, elle s’occupe de vous activement. Demain Timour, en venant pour sa séance de pose, vous apportera d’autres vêtements que cette blouse ou votre robe de cour, moins voyants surtout. Et la journée ne se passera pas sans que votre amie ne donne de ses nouvelles d’une façon ou d’une autre.

— Viendra-t-elle ? demanda Hortense. Je voudrais tellement la voir…

— Ce n’est pas certain. Après la visite qu’elle a reçue, elle craint d’être un peu surveillée. Buvons, à présent : le punch est juste à point.

Les deux hommes vidèrent leur verre d’un trait et même le remplirent de nouveau tandis qu’Hortense trempait ses lèvres avec précaution dans le breuvage. Brusquement, l’atmosphère avait changé. Elle était à présent celle d’une réunion amicale. On parla du Roi, de la Cour, de la bataille sourde qui opposait les ministres récemment nommés à la Chambre élue peu de temps auparavant et où l’opposition libérale l’emportait haut la main… Delacroix pensait que le peuple entier, travaillé de courants divergents dans leurs buts lointains mais uni momentanément dans son désir d’en finir avec les tentatives de résurrection de l’absolutisme, pourrait prendre feu au cas où le ministère ultra du prince de Polignac ferait un pas de trop. Les deux autres écoutaient. C’était une réunion entre gens de bonne compagnie mais, en fait, il s’agissait seulement d’attendre le passage du garçon de restaurant avec le repas du soir.

Quand il frappa, enfin, le peintre enferma les deux jeunes gens dans l’alcôve et fit semblant d’être absorbé par un dessin qu’il avait saisi rapidement. Ce qui dispensa l’homme de toute conversation…

Dès qu’il eut disparu, Delacroix jeta papier et crayon et saisit son chapeau…

— Vous voilà tranquilles jusqu’à demain matin ! lança-t-il joyeusement. Je vous souhaite une bonne nuit… Demain, la comtesse Morosini nous dira sûrement ce qu’elle a décidé…

Un salut de comédie italienne et la porte verte se refermait sur lui. Cette fois, il avait laissé la clef qu’Hortense courut tourner dans la serrure. Puis elle tira le verrou et, le dos à la porte, fit face à Jean. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’il l’étouffait à moitié.

— J’avais hâte, murmura-t-elle, tellement hâte qu’il s’en aille… qu’il nous laisse seuls !

— N’est-ce pas là de l’ingratitude pure ? Il me semble que nous lui devons beaucoup…

— Oui… sans doute ! Mais je ne veux plus rien savoir du monde extérieur… Il n’y a plus…

Lentement il venait à elle, ses yeux rivés à ceux de la jeune femme. Les mains plaquées contre le bois, elle le regardait venir en tremblant d’impatience et d’amour à la fois. Ce fut quand il fut contre elle qu’elle acheva sa phrase.

— … que nous, Jean. Que toi et moi…

Déjà leurs bouches s’étaient jointes et se prenaient avec l’ardeur affamée que créent les longues séparations. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, ils ne formaient plus qu’un seul corps, une seule âme et la coupure imposée par les événements les avait laissés amputés, infirmes. A présent, les deux moitiés se rejoignaient avec un ineffable bonheur… Ils savaient qu’ils avaient une foule de choses à se dire mais le désir qui faisait cogner leurs cœurs et grondait dans leurs oreilles les rendait muets. Leurs lèvres se parlaient bien mieux en se caressant…

Un court instant, ils se séparèrent, haletants, le temps d’arracher chacun ses vêtements. Ils ne se touchaient que du regard et, quand Hortense, nue, voulut se couler contre le corps de Jean, il la maintint à distance d’un bras :

— Non… laisse-moi te regarder.

Elle ferma les yeux alors, s’adossa de nouveau au bois poli de la porte, sensible à ce regard qui la parcourait toute comme à une caresse. Elle sentit les mains qui se posaient sur ses épaules puis doucement, tendrement, descendaient, épousant la courbe d’un sein et en serrant un instant la pointe rose avant de continuer leur exploration le long d’une hanche. Quand l’une d’elles atteignit le plus secret d’elle-même Hortense gémit, ouvrit tout grands ses yeux dorés. Il était là, devant elle, si près d’elle et cependant seule sa main la touchait, l’ouvrait doucement. Il la dominait de la masse superbe de ses muscles durs, de son regard impérieux et cependant si tendre… Elle supplia.

— Prends-moi !… Tu me rends folle…

Le sourire révéla les dents de Jean aussi blanches que celles de ses loups.

— Tu veux ?… Tout de suite ?…

— Tu en as envie autant que moi…

— Bien sûr ! Mais je voulais te l’entendre dire… Je voulais être certain que la sage comtesse de Lauzargues n’avait pas tué ma petite nymphe sauvage…

Il l’enleva dans ses bras, l’emporta jusqu’au divan où tous deux s’ensevelirent dans la mer de coussins. Leurs corps bien accordés y retrouvèrent aussitôt le rythme de la danse d’amour puis la vague du plaisir les emporta, les roula pour les rejeter pantelants, le cœur fou. A l’instant suprême, Hortense avait eu un long gémissement qui, le calme revenu, fit sourire Jean :

— Tu as hurlé comme une louve, fit-il, les lèvres contre sa gorge où la veine jugulaire battait encore au rythme de leur folie.

Elle l’écarta d’elle pour lui offrir ses lèvres.

— Je suis ta louve… Je t’ai déjà dit que je ne souhaitais rien de mieux que vivre avec toi…, et notre enfant, dans une maison perdue au fond des bois, dans une combe sauvage comme il y en a tant chez nous.

Il la regarda, surpris :

— Tu as dit « chez nous »… Est-ce que tu le penses ?

— Oh oui, je le pense ! Vois-tu, lorsque j’ai connu Lauzargues, je venais d’être cruellement blessée et arrachée à une vie paisible, douillette. J’ai cru entrer en enfer. Et puis je t’ai connu, aimé et tout ce qui faisait ma vie a basculé. C’est ici, Jean, que je suis en enfer… Mon paradis, à présent, c’est ta petite maison au bord du torrent. Tu ne sais pas combien de fois je l’ai regrettée depuis que je suis arrivée…

Le visage de Jean se crispa au passage d’un souvenir sans doute désagréable. Et, en effet :

— Ma maison n’existe plus, Hortense… Après ton départ, le marquis et ses gens ont profité d’une de mes absences. Ils ont tout mis à sac, chez moi, et finalement ils ont tout brûlé… Il ne me reste rien. Je ne peux t’offrir ce rien, ma douce…

— Mon Dieu ! gémit Hortense. Est-il possible qu’un être aussi malfaisant puisse respirer sous le soleil ?

— Très possible, fit Jean. Je crois même qu’il doit en exister de pires. Ne serait-ce que celui qui a tenté de te tuer… Je ne suis pas si à plaindre. Nous nous sommes trouvés une grotte confortable, Luern et moi. Et puis François nous a aidés…

— Mais… le voyage, tes vêtements ? Comment as-tu fait ?

— Ça… c’est Mlle de Combert. Elle a été… très bonne pour moi.

— Dauphine ? Alors que tu es en guerre avec le marquis ! Mais elle n’a jamais aimé que lui au monde ! Pourquoi t’aurait-elle aidé ? Pour faire plaisir à son fermier ?

— Non. Mais je crois qu’entre elle et le marquis il y a eu une grande dispute. François n’est pas bavard, tu le sais. Il a parlé seulement à mots couverts d’une scène terrible. Mlle de Combert était souffrante au moment de ton départ mais quand elle a appris ta fuite, elle s’est fait conduire à Lauzargues par François. Je ne sais pas, nous ne savons pas ce qu’elle et le marquis se sont dit. Mais quand elle a quitté le château, Mlle Dauphine semblait hors d’elle-même. Et puis, une fois dans la voiture elle a éclaté en sanglots. Cela lui a duré tout le temps du voyage. Quand elle est arrivée à Combert, elle est montée dans sa chambre et elle s’est couchée. Elle n’en est sortie que trois jours après. Elle n’avait plus figure humaine…

— Pauvre Dauphine ! C’est une chose terrifiante que l’amour quelquefois…

— Une chose bien douce aussi, ne crois-tu pas ?… Une chose dont on ne se lasse pas… que l’on pourrait refaire sans cesse…

Il avait recommencé à l’embrasser, promenant doucement ses lèvres sur ses yeux, son cou, sa bouche. A nouveau Hortense, oubliant Dauphine, sentit son corps frémir et se tendre en un appel impérieux. Sous les baisers de Jean, sous ce réseau brûlant dont il enveloppait tout son corps, elle se sentait mourir mais, cette fois, elle ne voulut pas recevoir sans rien donner en échange. Elle rendit baiser pour baiser, caresse pour caresse, trouvant un plaisir neuf à arracher des frissons à ce corps d’homme fait pour la lutte, le combat sans merci…

Plusieurs fois anéantis puis renaissant au désir, ils firent l’amour. Leur passion semblait grandir à mesure que la nuit s’avançait et il était tard, déjà, quand, enfin, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient pas touché à leur dîner et qu’ils mouraient de faim.

Ils allèrent chercher le plateau et l’installèrent entre eux, au milieu de la tempête de coussins. Tout était froid mais leur semblait délicieux parce qu’ils le mangeaient ensemble. Jamais, jusqu’à présent, ils n’avaient partagé un repas depuis cette nuit d’hiver où Hortense, arrivant de Paris, était apparue dans le cercle des loups et où ils avaient partagé une simple tourte. Jamais non plus, ils n’avaient passé toute une nuit dans les bras l’un de l’autre. Alors, leur repas achevé, ils s’enlacèrent de nouveau mais, cette fois, ce fut pour goûter le plaisir tout neuf de dormir ensemble. Un dernier baiser ferma les yeux d’Hortense et l’envoya dans le monde merveilleux des rêves où tout est possible, même et surtout l’impossible…

Hortense dormait encore mais Jean, habitué aux réveils à l’aurore était déjà levé, habillé et avait remis de l’ordre dans la pièce quand Delacroix, vers dix heures du matin, frappa à la porte. Le peintre pliait sous le poids d’un panier plein de victuailles qu’il déposa auprès du poêle…

— Je vous ai apporté de quoi vous nourrir, dit-il. Je pense, en effet, que vous resterez encore aujourd’hui ici. C’est du moins ce que la comtesse Morosini m’a laissé entendre hier soir. Je suis passé au restaurant dire que je m’absentais, ce sera plus prudent. Le garçon qui me sert est un brave homme, mais il est curieux et d’un curieux on peut toujours faire un bavard…

La tête d’Hortense, que le bruit avait réveillée, apparut entre les rideaux fermés.

— Nous n’allons tout de même pas vous priver de votre atelier ? Ce serait trop injuste.

— Je ne vois aucune injustice là-dedans, fit Delacroix en riant de ce rire qui ressemblait tant à celui de Jean. Il faut que je reste un peu. Timour va venir pour son habituelle séance de pose. Si je ne vous encombre pas, je resterai avec vous jusqu’à cet après-midi…

Revêtue de la blouse de flanelle rouge, Hortense émergea tout à fait du divan et vint vers son hôte.

— Comment pourrons-nous jamais vous remercier ?…

— Je suis déjà remercié. La comtesse Morosini m’a promis de poser enfin pour moi…

— Vous allez avoir votre Liberté ? J’en suis très heureuse mais nous aimons à payer nos dettes nous-mêmes.

Il s’approcha d’elle et, d’un doigt léger posé sous son menton, releva son visage vers la lumière chaude qui tombait de la verrière du plafond.

— Pourquoi ne me paieriez-vous pas de la même monnaie ? Vous êtes extrêmement belle, ce matin, madame. Il irradie de votre visage une clarté, une lumière que je n’y ai encore jamais vues. Est-ce que, vraiment, le bonheur peut donner tant d’éclat ?

— C’est vrai, dit Hortense. Je suis infiniment heureuse et je vous dois ce bonheur en grande partie.

— N’exagérez pas. Je n’en suis pas la cause. Je ne vous ai offert qu’une boîte pour l’enfermer un moment. Mais je suis heureux de l’avoir rencontré. Je ne croyais pas qu’il existât…

— Vous avez tout ce qu’il faut pour être heureux, intervint Jean. Plus un véritable génie… Je ne suis qu’un homme des forêts mais je sais reconnaître l’exceptionnel quand je me trouve en face de lui, ajouta-t-il en allant prendre une grande toile qu’il avait examinée le matin et qui représentait l’esquisse de l’Exécution du doge Marino Faliero. La scène qui avait eu pour théâtre le palier du grand escalier au palais des Doges était recréée avec une grandeur et une splendeur à couper le souffle. Le corps décapité gisait au bas de la toile, dans une ombre qui était déjà de l’oubli… Il existait à peine. Ce qui existait, ce qui vivait, c’était le somptueux manteau ducal, éclatant d’or que trois hommes supportaient en haut des marches, le manteau qui proclamait que tout continuait et que la puissance de Venise demeurait intacte…

Un moment, tous trois demeurèrent silencieux, regardant le tableau. Ce fut Jean qui, en le reposant, rompit ce silence :

— Ne demandez pas trop à Dieu… Il vous a beaucoup donné. Nous, nous ne possédons rien qu’un bonheur précaire. Ces minutes que nous vivons grâce à vous, il nous faudra peut-être attendre longtemps pour en vivre de semblables…

Il refusa de voir le regard soudain chargé d’angoisse dont l’enveloppait Hortense. Devait-il donc la quitter si vite ?… La question lui brûlait les lèvres mais elle la remit à plus tard. Emporté par la passion de son art et heureux d’avoir trouvé en cet inconnu un être capable de l’admirer aussi sincèrement, lui que l’on décriait tant parce qu’on ne le comprenait guère, Delacroix retournait ses tableaux, les montrait avec une joie évidente. Il arracha la toile qui recouvrait le grand chevalet et Hortense put voir, dressée soudain devant elle, la silhouette arrogante, formidable d’un cavalier turc qui ressemblait à Timour comme un frère mais un frère habité par la passion de la guerre…

— Je vais profiter du peu de temps que j’ai devant moi pour vous dessiner l’un et l’autre. Je n’ai pas souvent l’occasion de rencontrer pareilles figures.

Il commença par Hortense qu’il assit sur la petite estrade après avoir arrangé autour d’elle le vêtement couleur de sang. Puis il esquissa rapidement, tandis que Jean se plaçait derrière lui pour suivre son travail.

Timour arriva vers onze heures. Le Turc portait un grand panier-alibi d’où émergeait le col de deux bouteilles mais qui contenait en réalité les vêtements d’Hortense. Il avait aussi une lettre qu’il remit à la jeune femme.

« Il est hors de question que vous reveniez ici, ma pauvre amie, écrivait Félicia. Ma maison est surveillée comme si l’on me soupçonnait de vouloir faire sauter les Tuileries. Mais demain quelqu’un viendra vous prendre pour vous conduire en lieu sûr. Votre fils – quel amour ! – est parti ce matin pour la même destination, caché dans le panier à provisions de Lydia et suivi par sa nourrice habillée comme une femme de chambre. Vous le retrouverez là où vous irez. Je vous y rejoindrai et vous expliquerai ce que nous allons faire. Mais surtout gardez espoir et confiance. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer et les événements travaillent pour nous. Je vous embrasse… »

En dépit des nouvelles peu réjouissantes qu’elle contenait, la lettre de Félicia n’en trahissait pas moins une sorte d’allégresse. Depuis quelque temps déjà, Hortense soupçonnait son amie de se plaire à conspirer. Félicia, de toute évidence, aimait les atmosphères étranges, trouvait plaisir à coqueter avec le danger et, en résumé, se mouvait dans les méandres brumeux des ennuis d’Hortense comme un poisson dans l’eau. N’eût été le fait qu’elle était profondément inquiète du sort de son frère et que la plaie laissée par la mort de son mari était mal cicatrisée, Félicia Orsini comtesse Morosini eût été la femme la plus heureuse du monde…

Au début de l’après-midi, Hortense et Jean se retrouvèrent seuls. Les autres étaient partis. Timour, depuis un moment déjà, Delacroix depuis quelques minutes. Assis l’un près de l’autre, se tenant simplement par la main, ils ne disaient rien. Leur amour éclos au cœur d’une nature sauvage avait besoin de silence. Égoïstement, ils regrettaient ces instants qu’il avait fallu dépenser pour la reconnaissance et l’amitié… Depuis le matin, une angoisse pesait sur Hortense. Elle murmura :

— Tout à l’heure tu as dit que nous ne serions pas heureux avant longtemps… Tu vas repartir ?

— Il le faut… Je ne suis venu ici que pour très peu de temps.

Sentant trembler soudain les doigts menus au creux de sa main, il en resserra doucement l’étreinte.

— Tu repars… bientôt ?

— Demain. Je prendrai la diligence de deux heures…

— Ah !…

Il y avait tant de douleur dans cette courte syllabe que Jean, ému, enveloppa étroitement Hortense de ses bras…

— Mais je ne la prendrai que si je suis certain que tu es en sûreté. Mon cœur, je suis venu seulement pour t’amener ton fils. Cela fait, il faut que je retourne là-bas au plus tôt…

— Les loups ont à ce point besoin de toi ?

— Pas vraiment. C’est l’été et, en cette saison, ils regagnent les profondeurs des forêts où le gibier leur suffit. Quant à Luern, il est habitué à François au cas où il ne trouverait pas sa pitance. Il habite notre grotte pour le moment. Non, si je dois rentrer c’est parce qu’il me faut préparer l’hiver, me reconstruire une maison. Elle sera sur les terres de Mlle de Combert… Enfin, vois-tu, les villes ne sont pas mon fait. Ici j’étouffe…

— Nous étions enfermés aussi quand nous nous aimions dans notre grotte…

— Je ne parle pas de cette pièce. Par le bonheur que j’y vis, elle brille pour moi de tous les soleils du paradis. Je parle de cette énorme ville. J’ai commencé à étouffer en descendant de la malle-poste. Et tu le sais très bien, d’ailleurs… Loin des forêts, je ne saurais pas vivre…

— Oui, je le sais. Mais c’est une pauvre excuse pour me quitter déjà…

— Il n’y a pas que cela : il y a le marquis. Je sais, je sens qu’il va rentrer bientôt… Il faut que je sois là-bas pour l’affronter. Il faut que je l’empêche de nuire. Sais-tu que Mlle de Combert craint pour sa vie à présent ?…

— Qu’a-t-elle à craindre ? fit Hortense acerbe et vaguement jalouse d’entendre Jean employer constamment ce nom. Et que t’a-t-elle fait pour que vous soyez si proches maintenant ? Elle t’ignorait et même je crois bien qu’elle te détestait…

Jean alors raconta comment, après la scène qu’elle avait vécue à Lauzargues, Dauphine avait ordonné à François de lui amener son ami. Elle l’avait reçu dans le salon fleuri qu’Hortense connaissait si bien et Jean, la voyant étendue sur une chaise longue, une couverture sur les jambes, avait été effrayé de sa mine défaite.

« Je sais que vous avez aidé Mme de Lauzargues à s’enfuir, m’a-t-elle dit, et vous avez bien fait. A présent, il faut lui rendre son enfant. Je sais où il est… Dès que l’occasion sera favorable je vous le ferai savoir… »

— Elle a tenu parole, dit Jean. C’est elle, encore une fois, qui m’a fait prévenir et qui m’a donné les moyens de venir ici mais, en échange, elle m’a demandé de ne pas m’attarder : « C’est ici, a-t-elle ajouté, que vous devez combattre le marquis, sur cette terre qui devrait être vôtre… Et je crois que vous êtes loin d’en avoir fini, avec lui… Moi aussi, d’ailleurs… »

— Mais, reprit Hortense, je ne vois pas dans tout cela que Dauphine craigne pour sa vie ?

— Ce n’est pas elle qui me l’a dit. C’est François. Et, tu le sais, François ne dit jamais rien dont il ne soit certain… D’ailleurs, c’est assez facile à comprendre. Quand le marquis s’apercevra que l’enfant a disparu, il sera comme un fauve. Nul ne sera à l’abri de ses coups. Et s’il découvre qui a livré le secret de la cachette…

— Et qui l’a enlevé, oh, Jean ! c’est toi qui seras en danger, toi !

— Je ne le crains pas. Et même j’espère qu’il m’attaquera. Mais, elle, ce n’est qu’une femme malade, fragile…

— Tu espères qu’il t’attaquera ? Oh, mon amour, tu es seul et il aura toute l’aide que procure l’argent…

— J’ai celle des loups. Et puis… si tu veux revenir un jour à Lauzargues, il faut l’empêcher définitivement de nuire.

— Veux-tu dire que… tu le tuerais ? Il est ton père, malgré tout…

— Je ne le chercherai pas, Hortense, mais je me défendrai. Voilà pourquoi je souhaite qu’il s’en prenne à moi. A présent… oublions-le, veux-tu ? Il nous reste si peu de temps…

Ils avaient vécu leur première nuit dans l’ardeur passionnée des retrouvailles, dans la voracité d’une faim ancienne, faisant l’amour avec une sorte de frénésie comme s’ils pensaient ne jamais trouver l’apaisement. Ce fut différent, cette nuit-là…

Dans la lumière douce de la grosse lampe à huile qui baignait leur couche, ils s’aimèrent avec une tendresse éperdue, avec de longs silences où ils demeuraient serrés l’un contre l’autre, soudés par l’amour plus encore que par la chair. De temps en temps, ils parlaient aussi, se murmurant ces mots doux et insensés que l’amour a inventés depuis la nuit des temps et qui sont le vocabulaire propre des amants. Des mots qui n’ont de signification que pour eux seuls. Ils ne dormirent pas, bien sûr, ne voulant perdre aucun de ces instants miraculeux où il leur semblait se redécouvrir sans cesse.

A mesure que le temps coulait à la pendule de bronze doré, dernière épave d’une famille qui avait été riche, Hortense avait l’impression que son cœur se resserrait. Elle écoutait les heures avec l’angoisse du condamné qui a conscience de vivre ses derniers moments, qui sait la hache inéluctable. Tout à l’heure, elle serait amputée d’une partie d’elle-même, la plus chère. Tout à l’heure, elle serait séparée de Jean et ils s’en iraient chacun dans une direction différente. Qu’importait alors à la jeune femme si la sienne la conduisait à la sécurité… Seul adoucissement dans ce naufrage, la pensée de l’enfant qu’elle allait revoir enfin, l’enfant qui était leur, chair de l’un aussi bien que de l’autre…

Quand l’aurore fit couler sur la verrière ses ors roses, Jean et Hortense s’aimèrent une dernière fois avec la passion désespérée des adieux, entrecoupant leurs baisers de questions fiévreuses :

— Nous nous retrouverons, n’est-ce pas ? Un jour nous reviendrons l’un vers l’autre ?…

Cela, c’était elle.

— Il faut le croire, Hortense, car il ne peut pas en être autrement. Je ne peux pas imaginer une vie où tu ne serais plus. Avant toi, je n’étais qu’un arbre planté dans la terre d’Auvergne parmi beaucoup d’autres. Tu m’as fait exister…

Cela, c’était lui.

Ils quittèrent le lit comme on quitte un asile. Un instant, ils demeurèrent debout l’un en face de l’autre aussi nus qu’Adam et Ève au moment où s’élevaient entre eux et le Paradis les flammes de l’épée de l’Archange. Ils se donnèrent un long baiser comme, au bord de la route, on boit la dernière rasade porteuse de force et de courage. Puis ils se préparèrent. Hortense fit du café sur le réchaud du peintre. Jean rangea ce qui avait été leur chambre puis ils prirent ensemble ce repas qui leur donnait l’illusion d’une vie d’époux. C’était absurdement doux pour Hortense de beurrer les tartines de Jean, de doser pour lui le sucre du café. Le moindre geste prenait une valeur immense…

Et puis, assis côte à côte, et la main dans la main, comme la veille, ils attendirent…

Pas très longtemps. Delacroix, comme il l’avait dit, fut là de bonne heure. Il annonçait que l’on viendrait chercher Hortense vers dix heures. Lui-même tiendrait compagnie à Jean jusqu’à l’heure de le conduire aux Messageries.

— Ne puis-je au moins rester avec lui jusqu’au moment du départ ? plaida la jeune femme.

— C’est un peu difficile. Ce n’est pas un fiacre qui va venir vous prendre. C’est la voiture du prince de Talleyrand. Vous allez chez la duchesse de Dino…

— Chez la duchesse ? C’est là que l’on a conduit mon fils ?

Delacroix sourit avec un brin de malice.

— Nous n’avons pas trouvé mieux pour le moment. Cela vous ennuie ?

— Non. Cela me gêne plutôt ! Une si grande dame, un si grand seigneur…

— Ils sont, vous le verrez, les meilleurs gens du monde ! En outre, quelle protection plus assurée voulez-vous trouver ? Nul ne s’étonnera de voir une voiture de leur maison entrer ou sortir de chez moi. Il arrive que le prince ou la duchesse m’honore d’une visite. Acceptez donc ce qu’ils vous offrent…

— Pardonnez-moi. Je me sens ingrate…

— De toute façon, il était impossible de faire quoi que ce soit pour retarder la venue de la voiture… Hortense serra plus fort la main de Jean qu’elle tenait encore.

— Si peu de temps et puis…

— Courage ! Je t’avais promis de te rendre notre enfant et je te l’ai rendu. A présent, je te promets que nous nous retrouverons…

— Quand ? Dans l’éternité ?

— Ce ne serait déjà pas si mal ! fit-il avec un sourire si confiant qu’elle y puisa soudain une force nouvelle. Mais je suis sûr que le plan de la Providence pour nous deux n’est pas de nous tenir trop longtemps éloignés. Et même… si cette séparation devait durer, je n’aimerai jamais que toi. J’ai confiance, parce que je vais t’emporter avec moi…

Dix heures sonnaient à la pendule dorée quand, sans que l’on eût frappé, la porte s’ouvrit sous une main décidée. La duchesse de Dino, en robe de mousseline blanche, parut. Un joyeux bonjour à Delacroix, un coup d’œil curieux vite changé en sourire à l’adresse de Jean qui s’inclinait et, comme si elle l’avait quittée quelques instants plus tôt, elle s’adressait à Hortense, qui plongeait dans une révérence.

— Vite, petite ! Je ne peux m’arrêter que quelques minutes. Il y a chez moi quelqu’un qui vous attend avec impatience… Messieurs, je vous salue bien ! Ah ! cher Eugène, songez à venir ce soir ou demain rue Saint-Florentin… Le prince serait heureux de vous voir avant de repartir pour Valençay.

— Je n’y manquerai pas, Madame la Duchesse.

D’un mouvement plein de charmante spontanéité, elle lui tendit sa main à baiser :

— Voilà comme je vous aime : aimable et obéissant ! fit-elle gaiement. Monsieur, j’aimerais à vous connaître davantage, ajouta-t-elle pour Jean, mais il apparaît que le temps nous manque. Je vous souhaite beaucoup de bonheur…

— J’en souhaite tout autant à Votre Grâce, Madame, puisqu’elle veut bien veiller sur le mien.

— Hum ! On sait son monde en Auvergne ! dit-elle en lui tendant aussi sa main…

L’instant douloureux était venu pour Hortense et pour Jean. Ils ne voulurent pas lui donner, devant cette grande dame peut-être un peu curieuse, un aspect trop expansif. Aussi bien ils s’étaient déjà dit adieu…

Avec un regard qui contenait tout son amour, Hortense tendit simplement sa main que Jean effleura de ses lèvres :

— Bonne route, mon ami ! Je vous ferai tenir de mes nouvelles et vous dirai où m’en faire parvenir… Et puis… saluez pour moi Mlle de Combert. Je crois, tout compte fait, que je l’aime beaucoup…

En dépit de son courage, les larmes montaient. Elle se détourna rapidement, posa sur la joue du peintre un baiser amical et disparut derrière la porte verte.

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