Deuxième Partie UN VENT DE RÉVOLUTION

CHAPITRE VI LA PETITE MAISON DE SAINT-MANDÉ

Entre le quai Voltaire et la place Louis-XV, dans un coin de laquelle s’élevait l’hôtel du prince de Talleyrand, la distance n’était pas longue mais elle suffit à Mme de Dino pour donner à Hortense quelques explications, Coupant court aux remerciements un peu gênés de la jeune femme, elle déclara :

— Vous ne me devez rien. C’est un devoir pour les honnêtes gens, mécontents d’un régime détestable, de s’entraider. C’est donc votre chance qu’il faut remercier, ma chère. Si la visite du roi de Naples n’avait obligé mon oncle qui est Grand chambellan, à quitter pour quelques jours son château de Valençay, il m’eût été impossible de vous aider. D’ailleurs, nous repartons dès demain. Au fait, je ne vous demande pas si vous souhaitez nous accompagner ? La comtesse Morosini prétend que vous n’y consentiriez pas…

— Elle a tout à fait raison, Madame la Duchesse. Je suis venue à Paris pour y accomplir une certaine tâche qui est de faire la lumière sur la mort de mes parents et de retrouver ma fortune. Cela me serait plus difficile d’un château dont je ne sais d’ailleurs même pas où il se trouve.

— Dans le Berry. Je ne vous cache pas cependant que votre entreprise me semble fort hasardée. Vous devez vous cacher pour ne pas retomber aux mains du marquis, votre oncle, et vous êtes plutôt mal avec la Cour. Il serait peut-être plus sage de vous éloigner ?

— Le marquis ne restera pas toujours à Paris. Il faut qu’il retourne à Lauzargues. Quant à… l’autre danger qui me menace, il suffira pour le conjurer de trouver un endroit suffisamment caché pour que l’on suppose que j’aie quitté Paris. Là, je pourrai attendre les événements. Depuis mon arrivée, on me laisse entendre qu’un changement favorable pourrait se présenter.

— C’est ce à quoi nous travaillons tous. Depuis leur retour, les Bourbons ont presque réussi à me faire regretter Napoléon. Dieu sait pourtant si je le détestais ! Mais soyez en repos, Mme Morosini s’occupe de vous et nous la verrons tout à l’heure.

On arrivait. La voiture avait traversé la place Louis-XV, grand espace herbeux sur lequel la statue du Bien-Aimé n’avait jamais repris sa place et s’engageait dans la rue Saint-Florentin. Presque aussitôt, elle franchit un monumental portail à colonnes et s’arrêta enfin devant une haute porte vitrée gardée par des lions de pierre et abritée sous une marquise de tôle découpée.

Derrière la duchesse, Hortense déjà émue monta sans en rien voir un magnifique escalier de pierre blanche orné de tableaux et de statues. Le luxe de sa maison paternelle l’avait rendue peu sensible à celui des autres et elle ne pensait qu’à une chose : elle allait revoir son fils, le tenir dans ses bras…

On n’alla pas plus haut que l’entresol. Là, deux portes peintes d’une belle couleur ivoire relevée de filets d’or donnaient à droite sur les appartements du prince, à gauche sur ceux de la duchesse. Celle de gauche s’ouvrit d’elle-même. C’était l’un des raffinements de cette demeure exceptionnelle : les portes semblaient s’ouvrir sans le secours de mains humaines car rien ne devait en troubler – à l’exception des jours de réception – le silence feutré. Il était bon qu’une maison où pensait l’un des cerveaux les plus puissants du monde eût cette atmosphère un peu mystérieuse.

Traversant l’antichambre, une enfilade de salons et une bibliothèque, Mme de Dino conduisit sa compagne jusqu’à une chambre, où une femme en noir enveloppée dans un grand tablier blanc amidonné s’activait autour d’un berceau.

Hortense ne vit que ce berceau. Incapable de se contenir plus longtemps elle s’élança vers lui et se pencha, le cœur bouleversé…

— Il vient de s’endormir, Madame la Comtesse, murmura une voix à son oreille.

— Je ne le réveillerai pas… Je veux seulement le regarder… Comme il est beau !

Les yeux brouillés par des larmes de joie, elle contempla la minuscule figure au-dessus de laquelle les fins cheveux noirs commençaient à boucler. D’un joli brun doré, le bébé avait l’air d’une pêche de vigne tant ses petites joues rondes étaient fraîches et duvetées. Il dormait avec application, ses petits poings bien serrés, tandis que sa bouche mignonne esquissait une lippe volontaire… Doucement, tout doucement, Hortense caressa l’un des petits poings qui aussitôt, sans que l’enfant s’éveillât, s’ouvrit, s’épanouit comme une minuscule étoile de mer puis se referma sur le doigt maternel.

Figée dans son adoration silencieuse, Hortense n’osait bouger. Cette petite main refermée sur la sienne renouait le lien si cruellement rompu par le marquis au lendemain de la naissance du petit garçon. La jeune mère en sentait la chaleur jusqu’au fond de son cœur… Mais l’enfant replongeait dans les profondeurs du sommeil et ses petits doigts s’ouvrirent à nouveau libérant Hortense. Elle se releva et sourit à la jeune femme brune qui, debout de l’autre côté du berceau, contemplait elle aussi son nourrisson.

— Je vous reconnais. Nous nous sommes déjà vues à Combert au temps de mes fiançailles. Vous êtes Jeannette, la nièce de François Devès ?

— Pour vous servir, Madame la Comtesse… et pour servir aussi Monsieur le Comte.

— Monsieur le Comte ?… Ah oui ! rit Hortense, réalisant que le titre pompeux s’appliquait à son bébé. Je ne sais comment vous remercier de consentir à vous occuper de lui. Mais, ajouta-t-elle avec une soudaine inquiétude, vous n’allez peut-être pas pouvoir continuer ?

— Pourquoi donc ?

— … Parce que vous souhaitez sans doute retourner à Combert, auprès des vôtres ?

Un nuage passa sur les yeux gris de la jeune femme, si semblables à ceux de François.

— Les miens ? Il ne me reste que mon oncle et il ne s’attend pas à ce que je revienne de sitôt… A moins que cela ne vous déplaise, j’aimerais continuer à m’occuper du bébé. Il est si beau, si mignon ! Je crois que je suis déjà attachée à lui…

— Me déplaire ? Jeannette, je ne demande que cela et je vous remercie de tout mon cœur !

Elle embrassa la jeune nourrice.

— Au fait, comment l’appelez-vous ?… Je veux dire quel prénom lui donnez-vous ?

— On ne lui en donne pas encore. Il est si petit ! Mais est-ce qu’il ne s’appelle pas Foulques-Étienne-Victor ?

Un peu surprise à l’énoncé de ce triple nom dont elle n’attendait que le tiers, Hortense sourit :

— Je sais que le marquis de Lauzargues tient essentiellement à l’appeler Foulques, comme lui-même. Mais pour moi, il a toujours été Étienne. Voulez-vous vous en souvenir ?

— Bien sûr, Madame la Comtesse. C’est tout naturel d’ailleurs. Le comte Étienne était si doux, si aimable avec les petites gens…

Heureuse de ce compliment décerné à l’ombre trop oubliée de son époux, et désormais tranquillisée sur le confort de son fils, Hortense alla faire un peu de toilette dans la chambre que lui avait fait donner Mme de Dino. Celle-ci entendait, en effet, la présenter au maître de la maison.

— Son lever a lieu vers midi. Il y a toujours une sorte de foule, dit-elle comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde qu’un simple particulier, même Grand chambellan, même prince, ressuscitât pour son usage des rites proprement royaux. Mais, rassurez-vous, il n’y a aucun risque pour vous d’y voir quelque membre de la Cour. Nous recevons surtout des hommes politiques et des étrangers…

Jugeant normal d’être présentée à un homme qui l’abritait sous son toit, Hortense garda ses réflexions pour elle-même. Elle n’était d’ailleurs qu’au début de ses surprises…

Traversant le palier sur le coup de midi, elle fut introduite par la duchesse dans un grand salon, relativement bas de plafond comme tout l’étage mais décoré avec un grand luxe sentant tout à fait l’Ancien Régime. L’ivoire et l’or en étaient les tonalités générales et de grands lustres à cristaux taillés pendaient du plafond. Quelques dames âgées mais toutes habillées avec une grande élégance sous des chapeaux chargés de plumes et de fleurs y bavardaient à mi-voix avec des hommes de tous âges et de toutes tailles. L’un d’eux, debout près d’une petite table où reposait une sacoche de cuir, devait être médecin. Derrière lui, trois valets en livrée gris et or dont l’un tenait une cuvette remplie d’eau et un autre des serviettes attendaient.

Mme de Dino eut à peine le temps de saluer ou de recevoir les saluts de quelques dames. Déjà les doubles portes de la chambre s’ouvraient laissant voir un vaste lit de parade drapé de soieries jaune d’or… et un étrange trio. C’était, porté plus que soutenu par deux valets en habits noirs, une sorte de paquet d’étoffes et de bonnets, le tout recouvert d’une douillette de taffetas gris. On y distinguait un visage pâle et ridé dont la peau presque blême collait à l’ossature et la révélait. Sans les cheveux blancs qui tombaient en boucles emmêlées de chaque côté, cette figure eût pu évoquer d’assez près une tête de mort. Les yeux, d’un bleu délavé, étaient ternes et les plis qui encadraient la bouche accentuaient son expression méprisante…

Le regard d’Hortense alla du prince à sa nièce, très belle dans une robe de soie ivoire ornée de dentelles. Se pouvait-il que cet homme et cette femme se fussent aimés passionnément, s’aimassent peut-être encore ? Si l’on en croyait l’empressement tendre avec lequel la duchesse allait embrasser l’étrange apparition, cela pouvait être vrai… D’ailleurs, derrière elle, les autres dames se précipitaient. C’était à qui embrasserait aussi. Seule, Hortense resta à sa place, attendant sans trop savoir quoi. Mais le regard terne venait de se poser sur elle et, déjà, Mme de Dino lui faisait signe d’approcher. En même temps, elle se penchait à l’oreille de Talleyrand pour lui murmurer quelque chose.

Il hocha la tête puis l’inclina pour répondre à la révérence de la jeune femme :

— Serviteur, Madame ! fit-il d’une voix sépulcrale. Nous avons beaucoup connu votre père… Vous avez raison de soutenir sa mémoire !

— Votre Altesse est infiniment bonne de me le dire, murmura la jeune femme émue. La mémoire de mes parents m’est, en effet, très chère et je m’attache…

— Sans doute, sans doute ! Mme de Dino vous veut du bien. C’est une grande chance pour vous mais n’en abusez pas !

Blessée, le rouge aux joues, Hortense n’eut pas le temps de dire qu’il n’était jamais entré dans ses intentions d’abuser de qui que ce soit, et moins encore d’une dame qu’elle connaissait à peine. Déjà quelqu’un la poussait doucement de côté : il fallait laisser passer le prince que ses valets menaient vers une glace où il considéra longuement son visage, comme s’il en comptait les rides et les taches de vieillesse. Puis on l’assit dans un fauteuil pour qu’il pût procéder à sa toilette. C’était une opération longue et peu agréable à contempler.

Talleyrand commença par plonger sa figure dans la cuvette que tenait le laquais et entreprit d’y récurer ses fosses nasales. Avec son nez, Son Altesse Sérénissime aspira une grande quantité d’eau, la rejeta par la bouche avec un bruit de tuyau engorgé. Puis recommença. Cela dura un bon quart d’heure après quoi une seconde cuvette apparut. Cette fois, il s’agissait de prendre un bain de pieds.

Talleyrand usa un autre quart d’heure à tremper dans l’eau parfumée son pied atrophié et l’autre qui n’était guère plus appétissant tout en livrant sa chevelure à son coiffeur. Une odeur de cheveux chauffés emplit la pièce. Mais, son visage étant libéré, le prince à présent parlait, appelant auprès de son fauteuil l’une ou l’autre des personnes présentes.

— J’ai reçu votre lettre, mon cher Royer-Collard, dit-il au président de la Chambre, bel homme d’une soixantaine d’années à la bouche énergique et au regard plein de feu. Et je veux vous dire ceci : ne vous y trompez pas, je n’ai pas cessé de souhaiter le maintien de la Restauration et je rejette toute solidarité avec ceux qui poussent à sa chute… Ah, monsieur l’ambassadeur ! Vous voilà ! Que c’est aimable à vous d’être venu jusqu’à moi !… Mon cher préfet, nous aurons tout à l’heure une longue conversation. Les provinces ont besoin d’être soutenues… Monsieur le comte Greffulhe, je vous entretiendrai plus tard de notre affaire…

Cela ne cessait pas. Les visiteurs s’approchaient puis reculaient comme dans un ballet bien réglé. Pendant ce temps, Talleyrand perdait peu à peu son aspect de Lazare sortant du tombeau pour prendre forme humaine. Hortense, fascinée en dépit de l’espèce de dégoût qu’il lui inspirait, put voir qu’il avait un grand front plein d’intelligence et que, dans ce demi-vivant, l’esprit demeurait vif, acéré. Il traitait plusieurs affaires à la fois et quand, débarrassé de toutes les flanelles qui l’enveloppaient, il eut passé ses culottes, ses bas de soie et ses souliers à larges boucles, il saisit sa canne à pommeau d’or et commença, tout en s’habillant, une série de marches et de contremarches à travers le salon poursuivi par les valets chargés de lui passer de nouvelles flanelles, sa chemise blanche, enfin son gilet et son habit. Peu à peu, les dames se retiraient. C’était l’heure où le prince traitait de ses affaires et elles avaient le choix entre se rendre à la salle à manger pour une collation ou rentrer tout simplement chez elles.

La duchesse emmena Hortense, soulagée d’échapper à cette atmosphère qui, dans son genre, lui était apparue comme aussi étouffante que celle des Tuileries. Mais elle avait quelque chose à dire et elle le dit.

— Madame la Duchesse, j’ai cru comprendre que le prince n’approuve guère ma venue ici. Il vaut mieux, je crois, que je ne m’attarde pas. Êtes-vous certaine que la comtesse Morosini doit venir ?…

— Tout à fait certaine. Quant à mon oncle, ne vous tourmentez pas pour lui. C’est l’un de ses principes de me laisser mener mes affaires et mes amitiés comme je l’entends. Une manière comme une autre d’éviter de se compromettre. Mais il aurait été très mécontent si vous n’étiez pas venue le saluer. Au surplus, rassurez-vous, dès demain vous aurez quitté cette maison. D’ailleurs, je vous l’ai dit, nous partons nous-mêmes pour Valencay d’où nous gagnerons les eaux de Bourbon-l’Archambault

Comme l’avait prédit la duchesse, Félicia apparut dans l’après-midi, rayonnante dans une robe de mousseline couleur de fumée égayée par un châle du même rose que les fleurs de son grand chapeau. Elle avait tout à fait la mine d’une femme du monde qui s’en vient faire une visite à une amie et rien dans sa mise ou dans son comportement ne suggérait une âme troublée, fût-ce par le plus léger souci. Pourtant quand, dans le salon de la duchesse, elle retrouva son amie, elle eut, en l’embrassant, des larmes dans les yeux.

— J’ai cru mourir d’inquiétude quand vous n’êtes pas revenue, dimanche, soupira-t-elle. Et même à présent, je vous l’avoue, je ne suis pas très rassurée.

— Vous n’avez plus aucune raison d’être inquiète, coupa Mme de Dino. Votre amie est parfaitement en sûreté ici et si vous n’avez pas trouvé le refuge que vous espériez, je peux toujours l’envoyer à Rochecotte…

— Vous êtes infiniment bonne, Madame la Duchesse, mais c’est bien inutile. J’ai trouvé et, demain, une voiture viendra chercher Mme de Lauzargues, son fils et sa servante pour les conduire dans un lieu que je crois sûr. Mais je l’avoue, la visite domiciliaire que j’ai subie l’autre jour m’a laissé une mauvaise impression. Je vois des mouchards et des espions partout… et puis il y a autre chose, Hortense : hier soir, j’ai rencontré votre oncle.

— Mon Dieu ! Il est encore à Paris ? J’espérais tant qu’il repartirait très vite ! Je supposais qu’il me croirait retournée en Auvergne…

— J’ai fait ce que j’ai pu pour cela mais je ne suis pas certaine qu’il m’ait crue.

— Dites-nous d’abord où vous l’avez rencontré et ce qu’il vous a dit, fit Mme de Dino.

— C’est trop juste. Pensant qu’il était bon que je reprenne mes habitudes comme si de rien n’était, je suis allée hier soir à l’Opéra-Comique entendre cette chose fade mais assez aimable qui s’intitule la Petite Maison. J’ai vu alors entrer dans une loge San Severo accompagné d’un homme que j’ai reconnu à la description que vous m’en avez faite. Et, en effet, quand ces messieurs sont venus me saluer, à l’entracte, j’ai perdu mon dernier espoir de me tromper : il s’agissait bien du marquis de Lauzargues.

— Vous a-t-il parlé de moi ?

— Il n’a même parlé que de vous. Il semblait fort soucieux. Il a demandé si j’avais de vos nouvelles. J’ai pris alors un air riant pour dire que je n’en avais pas de fraîches mais que j’en avais eu et que j’en attendais d’autres. Il a riposté qu’il ne voyait pas comment je pouvais en avoir eu puisque vous n’étiez pas rentrée à la maison. La moutarde, alors, m’a monté au nez : « Je sais, ai-je dit, que vous n’en ignorez rien puisque, après avoir fait fouiller ma maison, vous avez osé la faire surveiller comme n’importe quel repaire de brigands. » Il s’est alors confondu en excuses et m’a suppliée de dire ce que je savais…

— Qu’avez-vous dit ?

— Eh bien ! mais… qu’ayant quelque argent sur vous, vous vous étiez réfugiée dans un hôtel de voyageurs d’où vous m’aviez demandé des vêtements plus convenables. Généreusement payés, vos hôteliers ont consenti à se taire et même à prendre pour vous un passage sur la malle-poste. Là, il s’est récrié : « La malle-poste ? C’est impossible. Tous les départs sur Clermont sont surveillés ! » Alors là, j’ai éclaté : « Quelle sorte de gentilhomme êtes-vous, marquis, pour oser pourchasser ainsi une femme de votre sang ? Vous osez faire appel à la police contre elle ? Je ne vous fais pas mon compliment… Malheureusement pour vous cela n’a servi de rien : Mme de Lauzargues a pris la diligence de Toulouse. Il lui sera facile en cours de route de prendre une autre voiture la ramenant vers l’Auvergne… Mais, rassurez-vous, elle m’a promis de m’envoyer de ses nouvelles dès son arrivée… »

Félicia reprit son souffle, un peu écourté par l’espèce de scène à deux voix qu’elle venait de jouer avec quelque talent pour ses auditrices.

— Le marquis m’a fait entendre qu’il lui serait tout particulièrement agréable de pouvoir prendre connaissance desdites nouvelles. Je lui ai répondu que mon courrier ne regardait que moi. Là-dessus l’entracte s’est achevé et mes envahisseurs ont regagné leurs places. Mais ils n’ont pas suivi grand-chose de la pièce. De ma loge, je les voyais se parler bas en jetant, de temps à autre, des regards de mon côté. En fait, ma chère Hortense, je ne suis pas certaine de les avoir convaincus…

— Il faut qu’ils le soient ! s’écria la duchesse. Vous dites, ma chère amie, que votre maison est toujours surveillée ?

— Oh, j’en suis absolument persuadée ! Quand mes serviteurs vont au marché ou faire quelque course, ils aperçoivent toujours au moins une silhouette noire qui disparaît à leur approche…

— C’est excellent !

— Ah ! Vous trouvez ?

— Mais oui. Vous allez donner à vos espions une pâture capable de convaincre le marquis. L’important est qu’il reparte… n’est-ce pas ?

— San Severo continuera la surveillance.

— Ce n’est pas certain. Il a fort à faire avec ses confrères banquiers, principalement avec les banques Laffitte et Greffulhe qui montrent depuis quelque temps une curiosité de plus en plus méfiante touchant les affaires que traite la banque Grainer. La réputation de San Severo s’effrite lentement et s’il n’était pas soutenu par la Cour à cause des quelques gouttes de sang royal qu’il porte en lui, il n’aurait jamais réussi à s’emparer des commandes d’une maison jusqu’alors irréprochable. En outre… il a trop de subtilité pour ne pas comprendre que le sol devient mouvant sous ses pas comme sous ceux du régime. Et je croirais volontiers que, si des événements se préparent, il fera tout son possible pour n’y être pas mêlé et les contempler de loin. Il s’est acheté récemment un château en Normandie destiné sans doute à ce repli stratégique.

— Ce serait là une bonne nouvelle en attendant qu’il soit possible de lui faire rendre gorge, dit Hortense. Mais comment pensez-vous convaincre mon oncle de mon retour en Auvergne, Madame la Duchesse ?

— Oh, c’est fort simple. Dans quelques jours, Mme Morosini enverra sa camériste – si elle en a une suffisamment intelligente pour bien jouer un rôle…

— J’ai Lydia. C’est une fabuleuse comédienne.

— A merveille ! Donc vous enverrez aux Messageries cette Lydia porteuse d’une lettre qu’elle gardera assez évidente mais non ostentatoire. Une lettre adressée à la comtesse de Lauzargues dans un endroit quelconque d’Auvergne. Je serais fort surprise si l’un des mouchards qui vous entourent, voyant qu’il s’agit d’une femme, ne la bousculait pas pour s’emparer de cette lettre ou, plus simplement, pour en lire l’adresse.

— Le moyen est bon, dit Hortense. Mais quelle adresse indiquer ? Je ne voudrais pour rien au monde mettre en position difficile, voire en danger, les quelques braves gens qui m’aiment…

— Il faut pourtant en trouver une plausible. Ne voyez-vous personne ?

— N’aviez-vous pas une grand-tante quelque part vers Clermont ? proposa Félicia.

— Mme de Mirefleur ? Bien sûr… seulement elle est morte voici un an environ. Son hôtel de la rue des Gras doit toujours être fermé…

— Ce n’est pas certain. Elle doit bien avoir au moins un héritier ?

— Une fille, la baronne d’Esparron, qui habite en Avignon…

— Mais qui pourrait peut-être venir de temps en temps à Clermont pour veiller aux affaires de sa mère. Je crois, conclut Mme de Dino, que la lettre pourrait être adressée à Madame de Lauzargues aux soins de la baronne d’Esparron en son hôtel de Clermont. Le marquis s’y précipiterait. A moins que la lettre ne soit directement adressée en Avignon…

— Ce serait évidemment l’idéal. Le malheur est que j’ignore l’adresse de Mme d’Esparron et que le marquis, lui, la connaît…

Dorothée de Dino fit la moue, réfléchit un instant, et les nuages qui obscurcissaient son front s’éclaircirent :

— Nous devrions pouvoir trouver cette adresse, soit par le duc de Sabran, soit par le marquis de Barbantane… Je vais essayer de voir l’un ou l’autre d’ici notre départ et je vous enverrai un mot. De toute façon, la lettre ne doit pas partir avant quelques jours. A présent, nous allons boire un peu de thé. Cela nous fera du bien car tout travail mérite récompense, conclut la duchesse en secouant un cordon de sonnette.

— Ensuite, Félicia, vous viendrez avec moi voir mon fils. C’est le plus bel enfant du monde ! dit Hortense.

— Comment donc ! Vous seriez bien la première mère à dire autrement que les autres…

Le lendemain, tôt le matin, la vaste cour de l’hôtel Talleyrand connaissait l’encombrement et l’agitation des départs. Outre la grande berline de voyage du prince et de sa nièce, trois autres voitures attendaient serviteurs privilégiés et bagages. Et quand une cinquième voiture vint se joindre aux autres, personne n’y fit attention. C’était d’ailleurs un simple cabriolet de couleur chocolat attelé d’un vigoureux cheval de même nuance. Cette voiture-là attendait Hortense, Jeannette et le petit Étienne. Un cocher dont le visage était à demi caché par le haut col de son manteau à triple pèlerine et par le bord de son chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils tenait le cheval en main…

Quand le cortège de la jeune femme apparut sur le seuil flanqué de deux domestiques portant les bagages, l’homme se découvrit juste assez pour qu’Hortense le reconnût puis se recoiffa en hâte. C’était le bizarre personnage qui les avait guidées, Félicia et elle, dans les caves du café Lamblin, celui que l’on appelait Vidocq. Mais, apparemment, il ne souhaitait pas être interpellé et Hortense fit comme s’il s’agissait d’un cocher ordinaire. Cependant, c’était agréable de partir sous la conduite d’un homme dont elle savait qu’il était du même bord que Félicia. Et, en dépit de l’accueil reçu, ce fut avec une sorte de soulagement qu’elle quitta la rue Saint-Florentin. La présence du prince qu’elle devinait, sinon hostile, du moins nettement réticente, lui était pénible. Tandis que ce matin, elle se sentait allégée, délivrée. C’était peut-être aussi le joyeux soleil qui brillait sur les toits et les feuilles des arbres. Il faisait un temps délicieux, propre à l’épanouissement d’un bonheur paisible. L’air était tiède, léger et embaumait le tilleul et la rose…

Doucement, Hortense prit la main de son fils qui dormait sur les genoux de Jeannette. Elle adorait le regarder dormir et, la nuit précédente, elle s’était non seulement couchée tard mais relevée quatre ou cinq fois pour jeter un coup d’œil sur la petite tête brune et s’assurer qu’elle n’appartenait pas au domaine du rêve.

La voiture roulait sur les Boulevards et venait de se faire dépasser par le Madeleine-Bastille, la nouvelle voiture publique inaugurée quelque temps auparavant par la duchesse de Berry et que l’on appelait l’omnibus. L’énorme caisse jaune dont l’impériale était déjà encombrée d’habits clairs et de robes fleuries, traçait son chemin dans un grand bruit de sonnailles ponctué par des sonneries de trompes annonçant les arrêts. On la redépassa d’ailleurs peu après.

— Si ce genre de véhicule se généralise, ronchonna Vidocq en lançant son cheval à vive allure, les Boulevards ne seront bientôt plus praticables. Cela va tout encombrer…

— Mais ce doit être bien agréable pour les gens qui ne possèdent pas de voiture, dit Hortense en riant. Au fait, me direz-vous où nous allons ?…

— A Saint-Mandé. C’est le village où j’habite. C’est un endroit charmant, vous verrez, et vous allez loger chez une vieille dame tout à fait accordée au paysage. Elle vous attend avec impatience…

— Mais elle ne me connaît pas ?

— Sans doute mais c’est l’idée de recevoir un bébé chez elle qui l’enchante. Mme Morizet n’a jamais eu d’enfants. Vous serez bien, vous verrez…

— Je ne pourrai jamais assez vous remercier. C’est tellement gentil à vous de m’aider…

— Non. C’est tout naturel. J’ai eu affaire à votre père autrefois et il m’a aidé quand j’ai installé ma fabrique de papiers. Je lui devais quelque chose… Au fait, il faut que je vous avertisse. Mme Morosini m’a dit que vous possédiez un passeport au nom de Mme Coudert. C’est sous ce nom que l’on vous attend à Saint-Mandé. Votre sécurité n’en sera que plus grande. Et, à ce propos, recommandez donc à votre suivante d’éviter de vous appeler Madame la Comtesse…

— Soyez tranquille, dit Jeannette de sa voix douce. Je ne me tromperai pas. Je dirai Madame simplement.

— Pour ma part je suis parfaitement d’accord, reprit Hortense mais quand on vit dans la maison de quelqu’un, il est difficile de ne jamais parler, de ne rien dire de son passé. Qui suis-je censée être ?…

— Le mieux, dans ce cas, est de s’éloigner le moins possible de la vérité. Vous venez d’Auvergne. Vous êtes une jeune veuve que son beau-père essaie de déposséder d’un petit bien et vous venez à Paris pour tenter de vous faire rendre justice. Au surplus, Mme Morizet ne vous posera pas de questions gênantes. C’est, chose rare, une femme vraiment discrète.

Tandis que l’on parlait, le cabriolet avait bien roulé. On atteignait à présent la grande place qui avait été l’emplacement de la Bastille. C’était un vaste terrain vague mal nivelé dans un coin duquel s’élevait la chose la plus inattendue : un gigantesque éléphant de bois et de plâtre portant sur son dos une sorte de tour qui déjà menaçait écroulement. Hortense n’était jamais venue dans ce quartier de Paris et elle ouvrit d’aussi grands yeux que Jeannette à la vue du monstre.

— C’est la maquette d’une fontaine dont l’Empereur avait décidé la construction pour amener les eaux de l’Ourcq sur la place. On doit toujours la construire, cette fontaine, mais je crois bien qu’on ne la construira jamais, dit le cocher. Le roi Louis XVIII s’est installé dans les meubles de Napoléon mais il ne s’est pas soucié de donner suite à ses projets. Quant à Charles X, il a d’autres chats à fouetter…

Vidocq n’en dit pas plus. La voiture s’engageait dans le faubourg Saint-Antoine, large artère bordée d’une multitude d’ateliers résonnant du bruit des rabots, des marteaux et des scies. C’était là que s’élaboraient les beaux meubles qui s’en iraient orner les maisons nobles et bourgeoises, Cela sentait le bois neuf, la cire fraîche, la colle fumante, et une intense activité semblait y régner, Ici ou là on pouvait voir stationner l’élégante voiture d’un client ou la charrette d’un marchand. Enfin, par la place du Trône où Vidocq, décidément changé en cicérone, montra à ses jeunes compagnes l’emplacement qu’avait occupé la guillotine pendant la Terreur, puis, par la grande avenue de Bel-Air et la Grande Rue, on atteignit enfin le cœur de Saint-Mandé dont l’aspect paisible et verdoyant plut immédiatement à Hortense.

La maison de Mme Morizet s’élevait, non loin de la vieille église qui avait été chapelle de prieuré, au bord du chemin qui menait à Charenton et qui portait le nom de chaussée de l’Étang. C’était une maison grise, massive en dépit de ses fenêtres cintrées, mais dont les murs étaient à demi cachés par des plantes grimpantes. Un grand jardin s’étendait au long de la chaussée jusqu’à un ruisseau qui, ayant franchi la route sous un pont, se perdait dans l’épaisseur des arbres du parc de Vincennes. Tout auprès le miroir brillant d’un étang reflétait le soleil et sertissait d’or ses nénuphars et ses bouquets de roseaux. On n’entendait d’autre bruit que le chant des oiseaux et l’appel d’une jeune voix réclamant instamment aux échos un certain « Petit-Pierre ! »…

La voiture s’arrêta devant une grille d’où, par une allée passant sous un pommier, on gagnait l’entrée de la maison. Une vieille dame en robe de soie puce, les coques de ses cheveux blancs auréolées d’un bonnet de dentelle posé un peu de travers, s’encadra au seuil quand la voix de Vidocq arrêta le cheval. Voyant l’attelage, elle empoigna ses jupes à deux mains et se précipita au-devant des arrivants en criant :

— Honorine ! Honorine ! Les voilà !…

Une femme à peu près du même âge mais deux fois plus large et deux fois plus haute surgit alors de derrière la maison, brandissant une cuillère à pot grande comme une pelle à four. Mais déjà la petite dame avait atteint la voiture et s’extasiait !

— Le bel enfant ! Le ravissant bébé !… C’est un trésor, ma chère, un vrai trésor !… Mais entrez donc ! Vous devez avoir hâte de prendre un peu de repos et de vous restaurer ! Ces voyages sont si fatigants !…

— D’autant que la diligence avait du retard ! renchérit Vidocq. Mais je crois que Mme Coudert va avoir tout le temps de se reposer chez vous, chère madame Morizet !

Éberluée mais ravie car la vieille dame avait des yeux qui semblaient taillés dans un morceau de ciel et le visage le plus gai qui soit, Hortense se laissa embrasser, entraîner jusqu’à la maison tandis que, derrière elle, éclatait le faux-bourdon d’Honorine s’extasiant à son tour sur la beauté d’Étienne. Vidocq ferma la marche avec les bagages qu’il déposa dans un petit vestibule dallé de carreaux rouges brillants comme de la laque où l’odeur de l’encaustique se mêlait à celle des confitures de fraises…

— Je ne m’attarde pas, madame Morizet ! cria l’ancien chef de la police tandis que la vieille dame entraînait Hortense dans un petit salon voisin. Je vous laisse faire connaissance…

— Mais bien sûr, monsieur Vidocq ! Allez, allez et soyez remercié…

— De rien, madame Morizet, de rien ! Je reviendrai plus tard : Fleuride m’avait chargé de vous porter un panier d’œufs mais je l’ai oublié. Je vais me faire attraper !

— Dites à votre chère épouse qu’elle n’en fasse rien. Vous allez beaucoup trop vite avec votre cabriolet. Vous m’auriez apporté une omelette ! Allez vite et embrassez-la pour moi…

Puis, revenant à Hortense :

— Venez que je vous montre votre chambre, ma chère enfant, et que nous installions bébé et sa nourrice chez eux. Nous passerons ensuite à table…

C’est ainsi qu’Hortense et son fils, fugitifs et traqués, firent leur entrée dans la petite maison de Mme Morizet, veuve d’un inspecteur des eaux et forêts, pour y vivre des heures paisibles qui allaient compter parmi les meilleures de la vie de la jeune femme…

Quinze jours après son arrivée, celle-ci avait encore l’impression d’être là depuis la veille tant les jours passaient vite et agréablement. Elle aimait sa chambre claire tendue de perse fleurie et meublée de vieux et solides meubles de châtaignier si bien entretenus par la vigoureuse Honorine que le bois en brillait comme du satin. Une porte la faisait communiquer avec un assez grand cabinet à rideaux bleu clair où Jeannette s’était établie avec le bébé et, à toute heure du jour ou de la nuit, Hortense pouvait voir ou entendre son fils. Elle aimait le jardin aux plates-bandes bien entretenues qui rivalisait de soins avec celui, voisin, du presbytère. Les fleurs poussaient dans l’un comme dans l’autre avec une exubérance absolue et, si les pivoines de Mme Morizet l’emportaient de beaucoup sur celles du curé, les boules de neige que le brave homme cultivait pour sa chapelle ne supportaient aucune concurrence. Hortense y passait des heures un livre à la main mais le plus souvent dans la contemplation émerveillée de son enfant.

Étienne poussait comme un champignon et visiblement l’air de Saint-Mandé lui convenait. Il avait le caractère le plus heureux qui soit… quand les choses lui convenaient. Mais à la moindre contrariété, il entrait dans de vraies colères qui faisaient virer sa petite figure au rouge brique… En pareille occasion, la vieille dame exhumait de sa mémoire d’anciennes romances qu’elle fredonnait d’une voix un peu grêle comme le son d’un clavecin et quelquefois un peu fausse mais qui avaient le don de ravir l’enfant et de ramener des pétillements de joie dans ses yeux noisette, son unique ressemblance avec sa mère car, pour le reste, il tenait uniquement de Jean…

— Son père devait être un bien bel homme ! soupirait Mme Morizet en caressant d’un doigt bagué d’or le petit menton volontaire…

— Très beau, en effet ! Je l’ai perdu trop tôt, soupirait alors Hortense avec la conscience de ne pas mentir tout à fait…

De temps en temps, Mme Morizet recevait des visites.

Cousine du maire, Pierre-Joseph Allard, elle était dans Saint-Mandé une sorte de puissance au petit pied – et cela lui conférait une importance beaucoup plus grande que si elle eût appartenu à la Cour. Quand on tenait à la famille de M. Allard, on était un grand personnage. Cela valait à la vieille dame d’assez fréquentes visites motivées par sa générosité, son caractère aimable, son grand bon sens et sa gaieté naturelle. Dans ces occasions, Hortense restait chez elle ou bien partait en promenade, seule ou avec Étienne et Jeannette. Il avait été impossible, bien sûr, de la cacher aux amis de son hôtesse mais celle-ci l’avait présentée comme une cousine de province ayant eu des malheurs – ce qui n’avait pas été sans surprendre Hortense car elle n’avait jamais rien suggéré de tel – et le respect avait retenu les langues. La jeune femme avait une tenue modeste, ne manquait pas messe et cela suffisait amplement pour que l’on s’abstînt de l’importuner…

Les nouvelles de Paris étaient rares. Le Roi avait regagné Saint-Cloud et pour le reste on s’intéressait aussi peu à la capitale que si elle se fût située à des centaines de lieues. Seule la vie locale importait et l’annonce d’un mariage ou bien une querelle de bornage entre deux voisins passionnaient l’opinion bien plus qu’une séance à la Chambre des députés. La politique était uniquement indigène et n’allait pas plus loin que les séances du conseil municipal qui, faute de mairie, se réunissaient dans une salle située au premier étage de l’ancien corps de garde à la porte de Bel-Air[7].

Cela procurait à Hortense un merveilleux dépaysement. Même l’absence de nouvelles de Félicia lui semblait sans importance. Par François Vidocq, venu deux ou trois fois seul ou avec sa femme, une créature aimable mais insignifiante qui ne parlait presque uniquement que de son potager, elle savait que la comtesse Morosini se montrait toujours dans le monde mais que, malheureusement, elle était toujours sans nouvelles de son frère.

— Ce n’est pourtant pas faute de le chercher, lui confia l’ancien policier un soir où ils bavardaient sous la tonnelle du jardin tandis que Mme Morizet était à vêpres. On dirait qu’il a disparu de la surface de la terre comme si on avait soufflé dessus. Je commence à croire qu’il est mort…

— Espérons que non. Ce serait tellement affreux pour la comtesse. Elle adore son frère…

— Alors, il nous reste à espérer un miracle…

Un après-midi de la mi-juin, Hortense qui souffrait depuis le matin d’un léger mal de tête était allée faire une promenade sur le conseil de Mme Morizet. Le petit Étienne faisait ses dents et avait hurlé une partie de la nuit. La journée était chaude mais sous le couvert des arbres il faisait une fraîcheur délicieuse et Hortense avait choisi l’étang comme but de sa promenade car elle en aimait le calme miroir où s’ébattaient des canards. Elle s’attarda un moment à suivre des yeux le cheminement précautionneux d’un héron dans les hautes herbes. L’oiseau aux longues pattes maigres lui rappelait irrésistiblement Eugène Garland, le bibliothécaire-homme-à-tout-faire du marquis de Lauzargues… Agacée de constater que ses pensées trouvaient toujours un moyen de la ramener vers le château des solitudes, elle en éprouva du dépit. Il lui faudrait essayer de penser à autre chose, de se trouver d’autres horizons peut-être… Abandonnant le héron, elle acheva le tour de l’étang et remonta le sentier qui menait à la porte du Bel-Air pour reprendre la chaussée. Elle allait sortir du couvert des arbres quand elle aperçut l’homme et la voiture et, instinctivement, se rejeta derrière un tronc de chêne.

La voiture était peinte en noire et semblable en cela à beaucoup d’autres. Pourtant Hortense était sûre de l’avoir déjà vue, comme elle avait déjà aperçu l’homme qui, debout auprès des chevaux, vérifiait une gourmette. C’était le cocher qu’elle avait vu au soir de son arrivée, sur le siège de la voiture que lui destinait le prince San Severo… En même temps, sa mémoire lui restitua une image aperçue très vite, le temps d’un éclair, dans la rue Garancière… Elle fut certaine alors d’être en face de celui qui avait tenté de la tuer. Que faisait-il dans cet endroit écarté ? Qu’y cherchait-il ?…

Le cœur cognant lourdement sous la percale bleue de sa robe, Hortense resta là un long moment, collée contre son arbre, n’osant bouger… L’homme ne se pressait pas et elle pensa qu’il attendait peut-être quelqu’un. La voiture, en effet, était vide… Sa gourmette arrangée, il tira de sa poche une longue pipe en terre, la bourra de tabac et, adossé à l’une des hautes roues du landau, il l’alluma puis tira quelques bouffées avec une visible satisfaction. Le nez en l’air, il semblait ne s’intéresser qu’aux feuilles des arbres…

Enfin, au bout d’un moment qui parut à la jeune femme durer un siècle, il remonta sur son siège et, la pipe coincée entre ses dents, fit partir ses chevaux au pas. La voiture roula doucement, trop doucement au gré d’Hortense, le long de la chaussée en direction de Charenton… Elle ne voyait plus l’homme que de dos, à présent, mais il lui semblait qu’il examinait les quelques maisons et les jardins bordant la route. Et ce fut seulement quand voiture et cocher eurent disparu sous le couvert qu’elle osa sortir de derrière son arbre. Mais, durant de longues minutes, elle y resta adossée, pour laisser aux battements de son cœur le temps de se calmer… Ce ne fut pas facile car la peur à présent l’habitait et, sous elle, ses jambes tremblaient, la supportant à peine… Qu’allait-elle devenir si ses ennemis étaient de nouveau sur sa piste ? Elle n’imaginait pas que le cocher de San Severo pût être là par un simple hasard et le doux paysage, l’instant précédent si rassurant, lui semblait à présent plein d’embûches…

Peu à peu, cependant, sa terreur s’apaisait lui laissant l’esprit plus net et capable de raisonner. Elle ne savait pas encore ce qu’elle allait faire mais une sorte de colère lui venait et avec elle le goût du combat. Non pour elle mais pour son enfant qu’il fallait à tout prix protéger et soustraire à un grand-père criminel… Lentement, réfléchissant, elle reprit le chemin de la maison. Elle n’en était plus qu’à quelques pas quand elle vit qu’un landau jaune et noir était arrêté devant. De nouveau son cœur sauta mais cette fois de joie : cette voiture, elle n’avait pas besoin de lire les armoiries peintes sur les portières pour savoir que c’était celle de Félicia.

Elle trouva son amie au jardin, assise sous la tonnelle aux clématites en compagnie de Mme Morizet et bavardant avec elle comme si elle la connaissait depuis toujours.

— Venez vite ! s’écria la vieille dame en l’apercevant. Vous avez une visite… et une charmante visite, je dois dire !

— Y a-t-il longtemps que vous êtes là, Félicia ?

— Non… J’arrive seulement ! Mais en voilà un accueil… et une mine ! Vous êtes toute pâle…

— C’est vrai, mon enfant, s’écria Mme Morizet. Vous voilà toute défaite ! Je vais vite vous chercher un cordial.

— N’en faites rien, je vous en prie… Je vais déjà mieux… J’ai couru, voilà tout !…

Déjà l’aimable femme se hâtait en direction de la maison tandis qu’avec un soupir Hortense se laissait tomber sur le banc auprès de son amie. Félicia fronça les sourcils :

— Enfin, Hortense que vous arrive-t-il ? Moi qui venais vous apporter de bonnes nouvelles, je vous retrouve avec l’air de quelqu’un qui a vu le diable !

— C’est un peu ça… Donnez-moi vite vos bonnes nouvelles. Ce sera pour moi le meilleur des cordiaux…

— Je me le demande… Enfin voilà : d’abord le marquis de Lauzargues est reparti depuis trois jours…

— Vous en êtes certaine ?

— Tout à fait. Depuis notre rencontre au théâtre, j’avais posté Gaetano, mon cocher, en faction rue de la Chaussée-d’Antin. Il avait trouvé moyen de se lier d’amitié avec l’une des femmes de chambre et par elle il a réussi à savoir ce qui se passait à l’hôtel de Berny. Il y a trois jours, Gaetano, que cette fille avait prévenu sans d’ailleurs s’en rendre compte, a pu assister au départ du marquis. Il a vu empiler des bagages dans une grande « dormeuse »[8] et le marquis lui-même s’y embarquer. La chose ne fait aucun doute : il retourne à Lauzargues…

— C’est une bonne nouvelle, en effet, mais alors je voudrais bien savoir ce que faisait par ici, tout à l’heure, le séide du prince San Severo…

Et Hortense raconta l’inquiétante rencontre qu’elle venait de faire. Elle dit aussi sa peur et l’incertitude où elle se trouvait à présent quant à la conduite qu’il convenait de tenir.

— Ces gens ne reculent devant rien, vous le savez, et pour rien au monde je ne voudrais mettre cette excellente Mme Morizet en danger. Ce qui ne manquerait pas de se passer si l’on me découvrait chez elle… Il faudrait peut-être que je parte encore. D’autre part, elle s’est attachée à Étienne et, chez elle, le petit est si bien ! Où l’emmener ? Où le cacher ?… Je ne sais pas… Je ne sais plus…

Accablée, elle laissa tomber sa tête dans ses mains et ferma les yeux. Il y eut un silence. Félicia réfléchissait.

— Ce n’est pas lui qu’il faut cacher, dit-elle au bout d’un moment. Lui n’est qu’un enfant et un enfant que personne ne recherche puisque le marquis ignore encore qu’il a été enlevé de chez la nourrice. Il n’y a donc pour lui aucun danger à rester ici si cette dame qui me paraît charmante veut bien vous le garder. Quant à vous…

— Si le marquis est parti, je pourrais peut-être retourner rue de Babylone ? Votre maison ne doit plus être surveillée ?

— Elle ne l’est plus. Le stratagème imaginé par la duchesse a parfaitement réussi. Lydia a porté ostensiblement une lettre. Un inconnu l’a bousculée et la lui a arrachée… Deux jours plus tard le marquis partait.

— C’est cela, je pense, votre seconde bonne nouvelle ?

— Il y en a une troisième : je sais où est mon frère.

Un tel triomphe sonnait dans la voix de Félicia qu’Hortense, malgré ses angoisses, ne put s’empêcher de sourire.

— Vous en êtes certaine ?

— Tout à fait. Notre « bon cousin » Rouen l’aîné qui est chargé de la Bretagne a enfin retrouvé sa trace et en a averti Buchez qui m’a prévenue : Gianfranco est enfermé au large de Morlaix dans une forteresse que l’on appelle le château du Taureau et il est vivant. Alors, moi je vais partir.

— Partir ?… oui, je comprends, vous voulez être plus près de lui ?

— Non. Je veux le faire évader. Le colonel Duchamp désire m’accompagner ainsi que deux de nos camarades. Et naturellement je compte emmener mes gens. Mais si vous souhaitez revenir rue de Babylone, je vous laisserai Timour. De toute façon, Lydia y restera et gardera la maison. C’est l’une des raisons de ma visite : je venais vous dire au revoir… sinon adieu et vous porter un peu d’argent…

— C’est une aventure insensée, Félicia ! Comment espérez-vous venir à bout d’une forteresse… et en pleine mer ?

— Je ne sais pas encore mais je veux au moins essayer. Je n’ignore pas que c’est une aventure folle mais comprenez-moi, mon amie : l’Autriche m’a déjà pris un époux. Je ne veux pas accepter sans combattre que la France me prenne mon frère. C’est tout… ce qu’il me reste.

Une émotion soudaine la saisit à la gorge et Hortense, bouleversée, vit, pour la première fois, de lourdes larmes rouler sur le beau visage de son amie. Doucement, Hortense posa une main sur les siennes et murmura :

— En ce cas, il serait criminel de vous priver de cette force de la nature que vous appelez Timour. Quant à moi… eh bien, le mieux serait peut-être que j’aille avec vous si Mme Morizet veut bien se charger d’Étienne ?

La stupeur sécha d’un seul coup les larmes de Félicia.

— Vous êtes folle, Hortense ? Savez-vous ce que l’on risque à aider un prisonnier à s’évader ? Vous pourriez y perdre la liberté et peut-être même la vie. Que je courre cette chance pour mon frère, c’est normal. Mais vous ? Il faut songer à votre fils !

— J’y songe mais sera-t-il plus heureux si sa mère est assassinée un jour prochain par les sbires de San Severo ! S’ils me cherchent, ils me trouveront et alors ils trouveront également mon petit Étienne… dont je ne suis pas sûre qu’ils l’épargnent. Le prince pourrait souhaiter ne partager ma fortune avec personne.

— N’exagérez pas ! Le marquis est son ami, son complice sans doute. Mais…

— Il arrive que les loups se mangent entre eux quand la faim ou la rage sont trop fortes. C’est dit, Félicia : je pars avec vous. Ce serait bien le Diable si l’on me trouvait au fond de la Bretagne… Attendez-moi ici un moment !…

Mme Morizet revenait armée d’un flacon et d’une grande cuillère. Hortense alla vers elle et, la prenant par le bras, l’entraîna à l’écart de la tonnelle jusque dans le potager. Là elle s’arrêta, sûre que personne ne pourrait les entendre sinon les grenouilles du petit ruisseau.

— Vous aimez Étienne, n’est-ce pas ?

Tout de suite des larmes montèrent aux yeux de la vieille dame. Elle joignit les mains :

— Vous… vous ne songez pas à me l’enlever ? Oh, ma chère enfant… quelque chose me dit que vous allez partir !

— C’est vrai… Non, n’ayez pas de peine, ajouta Hortense très vite en voyant une larme couler sur les douces joues ridées. Je voulais seulement vous demander de me garder mon bébé. Là où je vais, je n’en saurais que faire… Et puis, il est si heureux chez vous…

Par une fenêtre ouverte, on entendait en effet l’enfant gazouiller. C’était l’heure où Jeannette lui donnait son bain et le petit adorait barboter.

Les yeux inquiets de Mme Morizet dévisagèrent Hortense.

— Vous allez courir un danger, n’est-ce pas ? Je le sens…

— Peut-être mais ne vous tourmentez pas trop. Si vous acceptez de garder Étienne…

— J’espère que vous n’en doutez pas un seul instant ? Je garde le petit et sa nourrice, bien sûr, et je les garderai tout le temps que vous voudrez. Je n’ai pas eu d’enfants mais, grâce à lui, j’ai l’illusion d’avoir un petit-fils. C’est délicieux !

— Vous êtes vraiment bonne. Naturellement, je vais vous remettre notre pension pour quelques mois et…

Mme Morizet eut un geste qui coupait court à ce genre d’entretien :

— Plus un mot là-dessus ! Vous aurez besoin de tout votre argent… Et puis est-ce que l’on fait payer son petit-fils ? Allez en paix, ma chère enfant, votre petit Étienne ne manquera de rien. Pas même de tendresse. Surtout pas de tendresse…

D’un élan spontané, Hortense embrassa la vieille dame. Puis :

— Étant donné ce que vous faites pour nous, je vous dois la vérité. Je ne comprends pas d’ailleurs que, vous connaissant, M. Vidocq vous l’ait cachée.

Cette fois, Mme Morizet se mit à rire :

— Quelle vérité ? Que vous n’êtes pas Mme Coudert, petite bourgeoise de Saint-Flour ? Ma chère enfant, il y a longtemps que je le sais. Comme on aurait dit sous cette affreuse Révolution, vous sentez l’aristocrate à quinze lieues…

— Eh bien, j’espère que vous êtes la seule à posséder un odorat aussi fin. Je m’appelle Hortense de Lauzargues. Cependant la plus grande partie de ce qu’on vous a dit est vraie : je suis veuve et je fuis mon beau-père qui veut me priver de mon enfant. Or j’ai lieu de croire que ma trace a pu être relevée jusqu’à Saint-mandé. Mon fils, lui, ne craint rien. Quant à moi il vaut mieux que je parte. Je vais aider mon amie, la comtesse Morosini, à sauver, si elle le peut, son frère.

— Alors, allez vite vous préparer… mais tâchez de nous revenir encore plus vite. Je désire que vous considériez désormais cette maison comme la vôtre. Vous y serez toujours accueillie… comme ma propre enfant.

Le bagage d’Hortense ne demanda pas beaucoup de temps. Il en fallut un peu plus pour les adieux au petit Étienne. Hortense, le cœur navré, ne se lassait pas d’embrasser son fils entrecoupant ses baisers de chaleureuses recommandations à l’adresse de Jeannette qui pleurait un peu mais n’en jura pas moins d’exécuter point par point toutes les recommandations de sa maîtresse.

Enfin, sur un dernier baiser, Hortense revint s’enfermer dans sa chambre. Elle avait encore quelque chose à faire.

Quand elle descendit, précédée d’Honorine qui portait son sac, elle tenait à la main un pli qu’elle remit à son hôtesse.

— Gardez cette lettre, ma chère amie. Elle est adressée à M. François Devès au château de Combert. C’est mon ami le plus sûr. Au cas… toujours possible où vous ne me reverriez plus… où j’aurais disparu…

— Ne dites pas de telles choses, ma chère ! gémit Mme Morizet en se signant précipitamment. Cela ne porte pas chance.

— Une bonne précaution n’a jamais tué personne. Si donc je ne revenais pas, envoyez cette lettre et attendez un homme viendra certainement vous voir alors.

— Ce M. Devès ?

— Peut-être ou, plus sûrement, un autre. Un autre qui s’appelle Jean car j’ai encore à vous avouer ceci : je suis veuve… mais Étienne a tout de même un père.

Mme Morizet eut le bon sourire qui était son plus grand charme et se haussa sur la pointe des pieds pour embrasser Hortense.

— Gardez vos secrets. Je vous aime trop pour ne pas tout comprendre. A présent, allez en paix, mon enfant. J’agirai selon vos désirs. Et j’espère de tout mon cœur que vous viendrez bientôt me réclamer cette lettre.

CHAPITRE VII A MORLAIX

Le même soir, à la nuit close, les deux femmes, revêtues des costumes masculins déjà portés dans une circonstance analogue, se rendirent rue Christine, une ruelle étroite et noire qui donnait dans la rue Dauphine. Là habitait Rouen l’aîné qui abritait le quartier général des carbonari. Félicia y avait rendez-vous avec Buchez, l’organisateur de l’aventure dans laquelle on allait se lancer. En outre, il était indispensable de le prévenir de l’entrée d’Hortense dans ses plans, ce qui n’allait pas sans inquiéter la jeune femme.

— Vous croyez qu’il va m’accepter ? Je crains bien d’être une gêne à présent…

— Il n’y a aucune raison. D’ailleurs, si c’était le cas il vous le dirait sans prendre de gants. Attendez donc de l’avoir vu…

Hortense fut vite rassurée. Le chef carbonaro l’accueillit avec cordialité et, loin de protester, il se montra au contraire satisfait de l’enrôler. Il prit un temps de réflexion puis dit :

— Non seulement vous ne nous gênerez pas, madame, mais vous allez au contraire nous rendre service. En effet, mon ami Rouen ici présent pense que notre premier projet n’est pas bon. Un groupe d’hommes inconnus circulant aux environs d’une prison a de grandes chances d’éveiller des soupçons. Il n’en va pas de même d’une femme voyageant au grand jour et même de façon assez évidente…

— Bon ! grogna Félicia. Moi qui aime tant le costume masculin, voilà que vous me le supprimez. Est-ce qu’il ne me va pas bien ?

— Il vous va à merveille mais s’il vous protège quand vous sortez dans Paris, c’est uniquement parce qu’il fait nuit. De jour et au grand soleil vous ne supporteriez guère un examen un peu attentif. Admettez que Mme George Sand, elle-même, ne trompe personne ! Aussi avions-nous pensé vous faire passer pour une dame espagnole, voyageant pour son plaisir… mais l’entrée en scène de votre amie va peut-être nous apporter une perspective plus intéressante.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi, fit Hortense, craignant que son amie ne fût offensée.

— Parce que vous êtes blonde… et si par hasard vous aviez quelque connaissance d’anglais…

Les yeux d’Hortense s’arrondirent.

— Au couvent, j’ai appris l’anglais, de même que l’italien. Mon père y tenait. Mais je n’ai guère pratiqué…

— Un léger accent et quelques mots suffiront peut-être… Si vous vous sentez capable de prendre cet accent…

— Moi je fais ça très bien, s’écria Félicia avec un accent britannique à couper au couteau. Je l’entraînerai… Tout de même, ajouta-t-elle en reprenant sa voix normale, vous pourriez peut-être nous dire de quoi il s’agit…

A ce moment, l’homme grand et fort qui fumait sa pipe sous le manteau de la cheminée et qui était Rouen l’aîné se leva pesamment et vint rejoindre les trois autres.

— Le mieux serait que cette jeune dame puisse jouer le rôle d’une lady irlandaise…

— Irlandaise ?

— Oui. Vous l’ignorez sans doute mais la ville de Morlaix compte parmi ses habitants de nombreuses familles étrangères que les remous de l’Histoire ou l’intérêt du commerce y ont amenées : Jacobites anglais, Acadiens chassés du Canada, Espagnols, Portugais et, enfin, Irlandais. Parmi ces derniers, les Walsh, les Gainsborough et les Butler. Or, il se trouve que l’armateur Patrick Butler, qui a eu maille à partir avec la Restauration, est un ami qui partage nos idées. Personne ne s’étonnerait qu’il reçoive une compatriote… une cousine peut-être. En tout cas quelqu’un d’assez charmant pour l’inciter discrètement à nous aider autrement qu’en paroles. Je vous l’ai dit : il est armateur et nous aurons besoin d’un bateau : Orsini une fois délivré ne pourra pas être ramené à Paris, même dans les bagages de deux jolies femmes. Il faudra lui faire prendre la mer et gagner l’étranger. Il est Italien, je crois ?

— Il n’est encore que Romain, monsieur, dit Félicia avec un orgueil amer. Italien, j’espère que cela viendra un jour…

— De toute façon, dit Buchez, Rome est trop loin. Le plus simple sera de le faire passer en Angleterre.

— Est-ce tout ce que nous devrons faire ?

— Le colonel Duchamp qui part demain avec nos « bons cousins » Ledru et Boucher vous donnera sans doute d’autres indications. Il prendra logis à l’auberge du Grand Turc. Quant à vous, je vous conseille l’hôtel de Bourbon qui est le mieux achalandé de la ville. Patrick Butler saura votre venue et je suppose qu’il viendra vous y chercher. S’il ne le fait pas, cela compliquera singulièrement votre tâche, car cela signifiera qu’il n’a pas l’intention de nous aider. Il faudra alors vous arranger pour trouver un bateau sans lui…

— Pourquoi sans lui, s’insurgea Félicia ? Il est armateur, dites-vous ? Il peut toujours accepter un client ! Pendant que j’y pense, quel rôle m’attribuez-vous ? Celui de la femme de chambre de Milady ? J’adorerais cela…

— Vous ne seriez pas plus convaincante en camériste qu’en homme, princesse ! Je suggérerais une amie…

— Une lectrice plutôt. Une femme du monde qui a eu des malheurs, ce n’est pas une chose rare de nos jours !

— Pourquoi pas. De toute façon, il serait bon que vous fassiez de longues promenades sur les bords de mer, notamment autour d’un village nommé Carantec dont dépend le fort du Taureau. Il se trouve à environ trois lieues de Morlaix. La belle saison justifie amplement des promenades d’autant que l’endroit est fort beau. Il serait même bon que vous puissiez vous attarder de manière à observer les mouvements du château.

— Je ne vois pas bien comment ? dit Hortense. La plus longue rêverie romantique a une fin…

De nouveau, Rouen l’aîné intervint à la manière abrupte qu’il semblait affectionner.

— Est-ce que l’une de vous deux dessine ou même peint ? Cela serait une bonne excuse pour de longues stations. Un peintre a besoin de tout son temps…

Les deux femmes se regardèrent, perplexes. Bien sûr, au couvent on leur avait vaguement appris à dessiner mais les sujets n’allaient pas plus loin que des fleurs et quelques allégories religieuses comme un cœur enflammé ou une hostie reposant sur un ciboire. Il y avait un monde entre ces timides exercices et l’exécution d’un paysage…

— S’il vous faut un peintre à présent, dit Félicia un brin sarcastique, c’est notre ami Delacroix que vous devriez envoyer. Il vous brosserait des choses superbes et, comme il est des vôtres…

— Il ne l’est plus que de cœur, coupa Buchez assez sèchement. Il est beaucoup trop pris par la peinture pour s’intéresser vraiment à quoi que ce soit d’autre…

— Je peux vous assurer qu’il s’intéresse à ses semblables, s’écria Hortense, indignée que l’on osât parler de son ami sur ce ton. Il est l’homme le plus généreux du monde…

Buchez eut un geste d’agacement à peine poli.

— Je ne songe nullement à le critiquer, madame… Chacun s’arrange comme il veut. Je dis seulement que, placé en face d’un paysage grandiose, Delacroix se laissera emporter par sa peinture et oubliera tout le reste. Cela dit, nous n’avons pas besoin que vous ayez du génie de simples barbouillages feront l’affaire.

— Encore faut-il que nous ne nous couvrions pas de ridicule, marmotta Félicia entre ses dents. Même un paysan sait voir qui est peintre et qui ne l’est pas. Enfin ! Si vous y tenez, nous ferons de notre mieux…

— Parfait. A présent rentrez rue de Babylone. Vous partirez dans deux jours. Demain, je vous ferai tenir des passeports convenables. Bon voyage… et bonne chance ! N’oubliez pas d’emporter des pistolets.

Le jour n’était pas encore levé, le surlendemain, quand Hortense et Félicia s’installèrent dans la grande berline de voyage de la comtesse Morosini dont on avait repeint en hâte les portières pour en effacer les armoiries. Elles emportaient, avec tout ce qu’elles avaient pu réunir en fait d’argent et de bijoux, un attirail complet d’aquarelliste et des passeports dûment tamponnés aux noms de Mrs Kennedy, domiciliée à Paris rue de Clichy, et de Mlle Romero sa lectrice. Seul Timour les accompagnait ; son crâne rasé dissimulé sous une perruque et un haut chapeau à cocarde, vêtu comme il convenait à un cocher de bonne maison, le Turc avait pris place avec autorité sur le siège du cocher. Après réflexion, Félicia avait préféré, en effet, laisser Gaetano garder son hôtel en même temps que Lydia qui, d’ailleurs, craignait un peu de rester seule.

Tous deux s’entendaient bien, ce qui n’était pas toujours le cas avec Timour. Le Turc avait un peu trop tendance à traiter la camériste du haut de sa majesté masculine, ce que la Romaine supportait fort mal. D’où des brouilles fréquentes. D’autre part, en digne descendant des cavaliers Seldjoukides, Timour aimait les chevaux et s’entendait aussi bien à les monter qu’à les conduire. Enfin, sa force exceptionnelle pouvait être d’un grand secours dans l’aventure qui commençait.

Avec une certaine gaieté d’ailleurs. L’idée de retrouver son frère remplissait Félicia d’une joie que rien ne pouvait ternir car, pour elle, la réussite de l’expédition ne faisait aucun doute. Quant à Hortense, la joie de son amie compensait le chagrin d’avoir quitté son petit Étienne. Et puis, sans elle, l’enfant serait plus en sûreté et c’était pour la jeune mère un grand réconfort. Enfin, pour ces deux jeunes femmes qui n’avaient pas vingt ans et qu’habitait, sans qu’elles en eussent peut-être conscience, un goût secret pour l’aventure, ce départ vers une terre inconnue à la recherche de péripéties héroïques avait quelque chose d’exaltant.

Les consignes données par Buchez indiquaient de ne pas se presser puisqu’elles étaient censées voyager pour leur plaisir. Au contraire, Duchamp et ses compagnons étaient partis à cheval en relayant, ce qui leur assurait une avance de trois ou quatre jours. Ainsi personne, dans la petite ville, n’associerait ces deux arrivées successives. Les deux jeunes femmes eurent donc tout le loisir de s’intéresser aux paysages traversés. Le temps était beau, le pays superbe et le voyage eût été pour l’une comme pour l’autre un temps d’agréables vacances sans la hâte mal refrénée qui habitait Félicia et la légère anxiété d’Hortense touchant la réussite de leur entreprise : arracher un prisonnier à une prison d’État n’a jamais été une tâche facile mais quand cette prison se trouve en pleine mer, cela relève de la plus folle témérité…

Enfin, descendant d’une lande où quelques arbres tordus attestaient la puissance des vents d’hiver mais où genêts et ajoncs en pleine floraison ensoleillaient la terre, la route plongea vers Morlaix, blottie au fond d’un vallon où se rejoignaient deux rivières réunies sous ses murs en un profond estuaire. Au loin, semée d’îles, encore informes à cette distance mais dont l’une devait être la forteresse, la mer, scintillante et bleutée sous le soleil de midi, étalait à l’infini une splendeur qui laissa Hortense sans voix. Jamais, jusqu’à présent, il ne lui avait été donné de contempler cette merveille contrairement à Félicia habituée depuis l’enfance aux immensités bleues de la Méditerranée.

Par une porte ancienne gardée de deux tours rondes coiffées de poivrières, on pénétra dans la ville qui mettait comme un point d’orgue au bout d’une rivière marine hérissée de mâts dont certains portaient des voiles rouges. C’était jour de fête car toutes les cloches carillonnaient et une foule extraordinairement colorée encombrait les rues étroites, rendant difficile le passage de la berline. Les costumes étaient d’une incroyable beauté. Les hommes avaient des habits noirs ouverts sur des gilets bas superbement brodés qui dégageaient de larges plastrons de lin blanc empesés et serrés dans de hautes ceintures bleues assurant la liaison avec d’amples culottes plissées et resserrées aux genoux. Des bas rouges et de grands chapeaux de feutre noir ornés de longs rubans qui pendaient derrière complétaient ces costumes étonnants.

Les femmes ressemblaient à des dames du Moyen Âge avec leurs longues robes à manches étroites, d’un bleu doux, d’un rouge éteint ou d’un noir brillant, toutes garnies de velours, sur lesquelles ressortait la splendeur de longs tabliers de satin brodé. Les coiffes « en queue de langouste » érigeaient de légers hennins de dentelle sur les chevelures bien lustrées. Mais on pouvait voir aussi des chapeaux fleuris ou empanachés, et des robes à la mode de Paris. Ce qui était peut-être moins joli…

Un air de gaieté tournait dans les ruelles portant aux narines l’odeur des crêpes et des fouasses chaudes à laquelle se mêlait par instants la senteur plus forte de la marée. Timour demanda son chemin à un homme qui, adossé à l’angle d’une maison sous la statue de bois d’un saint local, fumait béatement sa pipe. On le lui indiqua avec une grande courtoisie ; une courtoisie qu’à leur grande surprise, Hortense et Félicia devaient rencontrer chez tous ceux, quels qu’ils soient, à qui elles s’adresseraient.

L’hôtel de Bourbon, qui avait dû voir le jour au XVIIe siècle, occupait tout un côté du Pavé, la place principale de Morlaix. C’était une grande bâtisse de beau granit gris dont l’élégance contrastait avec celle, différente, des hautes maisons médiévales à toits pointus dont les deux ou trois encorbellements s’ornaient de poutres magnifiquement sculptées. Il y régnait une odeur de cire fraîche et de soupe aux choux qui rappela à Hortense la cuisine de Godivelle…

Une femme petite et ronde en belle robe de soie noire et cornette de dentelle accueillit la fausse Irlandaise et sa non moins fausse lectrice. Durant tout le voyage, Félicia avait exercé son amie à teinter ses discours d’un léger accent que celle-ci prenait à présent avec assez de facilité. Mais elle faillit bien l’oublier quand, ayant demandé à son hôtesse quelle fête l’on célébrait ce jour-là, Mme Blandin – c’était son nom – la regarda sans songer un seul instant à cacher son étonnement :

— Mais… c’est la Saint-Jean d’été, madame… Est-ce qu’en Irlande on ne la célèbre pas ?

— Si… très certainement, encore que je ne m’en souvienne pas ayant quitté le pays tout enfant. La Saint-Jean ! Mon Dieu, comment ai-je pu l’oublier…

Elle était devenue si pâle que Félicia, inquiète, s’empressa.

— Madame est très fatiguée par le voyage, dit-elle. Ne pouvez-vous nous montrer nos chambres tout de suite ?

— Que d’excuses ! Je vous retiens là et vous êtes souffrante… Venez ! Venez !…

Un instant plus tard, Mme Blandin introduisait ses clientes dans un appartement formé de deux belles chambres meublées, avec une sorte de luxe, de lits à colonnes et de ces meubles bretons – armoire et coffres – travaillés comme des bijoux. Une grande tapisserie de ce cuir estampé qui était l’une des spécialités de la ville, ornait l’un des murs et, sur une table, un bouquet de genêts faisait éclater un feu d’artifice doré. Mais Hortense ne vit pas grand-chose de tout cela. A peine entrée, elle était allée s’asseoir près de la fenêtre, luttant contre les larmes qui lui venaient. Un an ! Un an déjà !… Un an seulement…

La porte à peine refermée, Félicia se précipitait, s’agenouillait auprès de son amie :

— Qu’avez-vous, Hortense ? J’ai cru, tout à l’heure, que vous alliez vous évanouir…

La jeune femme ouvrit les yeux et s’efforça de sourire au visage inquiet de son amie.

— Ce n’est rien, ma chère… Cela va passer. On ne s’évanouit pas sous l’assaut d’un souvenir… Depuis que nous sommes lancées dans cette aventure, j’ai fini par oublier le calendrier. L’année dernière, à pareil jour, je me suis mariée…

Félicia se releva, posa un baiser rapide sur la joue où roulait une larme.

— Je comprends !… Dans ce cas, le mieux est que je vous laisse vous reposer tranquillement. Vous n’avez certainement pas envie de parler et, ce soir, je demanderai que l’on nous monte notre repas ici. La table d’hôtes ne vous tente pas, j’imagine ?… Je vous laisse à présent. Je vais faire un tour en ville pour apprendre l’air que l’on y respire.

Hortense la laissa partir, un peu déçue de cette hâte mais depuis que l’on avait quitté, ce matin, le dernier relais, Félicia ne tenait plus en place. L’inquiétude éprouvée pour son frère engendrait une impatience qu’elle avait de plus en plus de mal à maîtriser. A cette heure, elle n’avait que faire des souvenirs d’une amie. Et d’ailleurs Hortense ne souhaitait pas les lui faire partager.

Restée seule, elle laissa les images de naguère l’envahir. Elle se revit, mariée de satin blanc, de dentelles et de fleurs, quittant Combert pour rentrer à Lauzargues au milieu d’un pays en fête. C’était la Saint-Jean et ses noces ne faisaient qu’ajouter aux réjouissances traditionnelles. Comme ici, les genêts étaient en fleur. Comme ici, les femmes portaient robes brodées et tabliers de soie, les hommes de grands chapeaux noirs. Comme ici, le ciel avait cette divine clarté que donne un air très pur, mais celui de l’Auvergne embaumait les grands sapins et les plantes de la montagne. Celui de Bretagne sentait la mer si proche…

La silhouette d’Étienne traversa son souvenir. Blond, élégant et glacé, il se penchait vers elle pour effleurer sa joue d’un baiser. Étienne qu’on l’obligeait à épouser, qui l’aimait sans qu’elle eût le moindre soupçon et qui, bientôt, allait mourir de cet amour. Étienne qui, d’un geste insensé, avait tenté de l’emporter avec lui au cœur flambant du brasier traditionnel pour ne pas vivre la fin de cette nuit.

Cette fin de nuit, Hortense voulut se défendre d’y penser par respect pour la mémoire de son jeune époux. Mais comment rejeter un tel souvenir ? Comment ne pas revoir le champ gardé par les loups où, dans les bras de Jean, elle avait connu le miraculeux bonheur auquel elle ne croyait plus ? La nuit était si belle ! Et il y avait le bruit soyeux du torrent, l’écho lointain des vielles et des cabrettes qui faisaient danser la jeunesse du pays et qui avaient bercé leur amour. Qu’elles étaient donc difficiles à repousser ces minutes-là ! Elles étaient toujours si présentes à son esprit, si précieuses que même à cette minute, elle croyait encore entendre le son des cabrettes.

Elle comprit soudain que ce n’était pas le souvenir, que le son était là, tout près d’elle… Se levant vivement, elle ouvrit la fenêtre et s’avança sur le balcon, découvrant derrière une grande bannière blanche à l’effigie du saint une troupe de jeunes gens et de jeunes filles qui s’avançaient mesurant leurs pas au rythme nasillard d’instruments semblables mais qui ne devaient pas porter le même nom. Hortense, alors, sentit qu’elle allait aimer ce pays si proche et si différent pourtant de celui qu’elle ne pouvait s’empêcher de regretter.

La troupe joyeuse s’éloigna. Elle se dirigeait vers le grand tas de bois que l’on préparait sur la plus haute colline. Les filles allaient y accrocher, à un grand mât, les guirlandes de fleurs qu’elles portaient… Ce soir, ce serait la danse et la joie.

En se penchant, Hortense aperçut une église et décida de s’y rendre. Aller prier pour l’âme inquiète d’Étienne était la moindre des choses qu’elle pût faire en ce jour anniversaire.

Elle se coiffa du chapeau de paille qu’elle avait posé tout à l’heure sur un coffre, drapa son châle sur sa robe de jaconas[9] bleue – le deuil n’étant pas en accord avec son personnage, elle portait à présent les robes de Félicia – et quitta l’hôtel de Bourbon en annonçant qu’elle allait visiter l’église.

Celle-ci, flamboyant chef-d’œuvre de granit taillé, l’accueillit sous son ombre fraîche. Les voûtes de bois tendues par une grande sablière sculptée étaient hautes et obscures, propices à la méditation. Hortense s’agenouilla pour prier un moment et se releva, le cœur apaisé, pour faire le tour de l’église et en admirer la décoration. Puis elle se dirigea vers la sortie. Mais, au moment où elle tendait la main vers le bénitier, une autre main s’y trempa et vint toucher le bout de ses doigts.

— Je vous ai vue quitter l’hôtel, dit le colonel Duchamp. Alors je vous ai suivie.

— Vous auriez dû vous montrer plus tôt. Vous m’avez fait peur. Vous avez beaucoup changé à ce que l’on dirait ?

Il ne restait rien, en effet, du costume de demi-solde. Un élégant habit bourgeois de fin drap bleu habillait l’officier qui, ainsi, paraissait tout autre.

— Il fallait bien, dit-il. Je suis censé, moi aussi, être un riche bourgeois qui voyage pour passer l’été. Voilà trois jours que je vous attends.

— C’est normal. Avez-vous eu des nouvelles de cet armateur qui…

— Ce Butler ? Aucune. Dès mon arrivée, je lui ai fait porter la lettre que m’avait donnée Rouen en indiquant où l’on pouvait me trouver et j’ai attendu une réponse mais jusqu’à présent je n’ai rien reçu. Je vous avoue que je n’aime pas beaucoup cette histoire. Je me demande si cet homme est vraiment sûr ?

— Moi je me demande surtout pourquoi nous avons tellement besoin de son aide ? Il ne doit pas être très difficile de trouver un bateau dans un port ?

— C’est plus difficile que vous ne croyez. Dans celui-ci tout au moins. Le temps des corsaires et des aventures est révolu. Vous n’avez ici que des militaires et quelques marchands. Et puis il y a une frégate de guerre, la Junon qui ne quitte le port que pour tirer des bords autour du Taureau. Elle surveille tout ce qui part et tout ce qui entre. Elle a de bons canons et elle est bien montée. Il y a de quoi inciter n’importe qui à la prudence. C’est la raison pour laquelle Buchez vous a transformée en Irlandaise et votre amie en lectrice…

— Croyez-vous vraiment que nous puissions, dans ces rôles, être d’une aide quelconque ? Je ne vois pas pourquoi ce Butler accepterait des risques simplement pour faire plaisir à une inconnue, même s’il voit en elle une compatriote ou même une cousine vague ?

Duchamp prit le bras d’Hortense et l’entraîna doucement jusqu’au parvis qui était vide.

— Les voix résonnent sous ces voûtes et je ne suis jamais très à mon aise dans une église. Marchons un peu, voulez-vous ?

Ils firent ensemble quelques pas en redescendant vers le port où ne se voyait d’ailleurs aucun navire de guerre. Ces ruelles étaient assez calmes et pendant quelques instants ils marchèrent en silence. Duchamp baissait la tête. De temps en temps, son regard s’attachait au visage de sa compagne, le scrutait comme s’il y cherchait le mot d’une énigme. Ce petit jeu finit par agacer Hortense.

— J’ai l’impression que vous avez quelque chose à me dire et que vous ne l’osez pas, fit-elle.

— Vous ne vous trompez pas. J’ajoute que j’enrage d’avoir à vous donner de telles instructions. Buchez doit être fou pour miser si gros sur les folies d’un homme !

— Quel homme ? Quelles folies ?

— Butler bien sûr. Rouen l’aîné a rapporté sa passion pour tout ce qui touche à l’Irlande. Il a dit aussi son goût effréné pour les femmes quand elles sont belles et blondes. En fait… vous êtes purement et simplement chargée de le séduire.

— C’est une plaisanterie ? fit Hortense suffoquée.

— J’aimerais bien mais ces gens-là ne plaisantent jamais…

— Pourquoi ne me l’a-t-on pas dit tout de suite ?

— Par peur que vous ne refusiez. Peut-être même de quitter Paris.

— Allons donc ! Comme si ces gens ne savaient pas que j’y suis en danger. Il fallait que je parte. Je comprends à présent pourquoi Buchez nous a dit que nos dernières instructions viendraient de vous. C’est indigne, en vérité, indigne ! Voilà pourquoi vous avez voulu me voir seule, sans Félicia ? Vous savez très bien qu’elle refuserait avec horreur que l’on me demande une telle chose mais qu’elle n’en serait pas moins déchirée ? Nul n’a le droit de refuser une chance, quelle qu’elle soit, de sauver un homme, n’est-ce pas ? Et c’est vous, vous qui me dites cela ?

— Je vous en prie, ne me regardez pas avec cette expression d’horreur ! gémit Duchamp. Si vous saviez à quel point il m’en coûte de vous transmettre ce… cette indignité !

Elle crut qu’il allait se mettre à pleurer et sentit sa colère s’apaiser.

— A ce point ? dit-elle.

Il détourna la tête et elle ne vit plus que son profil net sous l’ombre du chapeau.

— Plus encore ! Vous êtes…, de ces femmes rares que l’on ne peut rencontrer sans que les sentiments n’évoluent…

Il s’interrompit comme s’il avait peur d’en dire trop à présent. Puis secouant la tête avec rage :

— Quel rôle idiot on me fait jouer ! Si la vie d’un camarade n’était en jeu, jamais je n’aurais accepté de me mêler de cette histoire !

— Mais nous y sommes mêlés tous les deux, dit doucement la jeune femme. Et j’ai bien peur qu’il ne nous faille jouer notre rôle jusqu’au bout… l’un et l’autre !

— Par pitié ! ne me dites pas que vous allez faire ce que l’on vous demande ? Jouer ce rôle dégradant ? Oubliez tout cela, je vous en supplie ! Nous nous y prendrons autrement. Je volerai un bateau, je…

— Et vous vous ferez tuer ? Ce serait idiot et n’arrangerait personne. Allons, mon ami, calmez-vous ! Entre accepter les hommages d’un homme et lui rendre les armes il y a un océan que je ne franchirai pas. Même pour la comtesse Morosini qui cependant m’est chère et à qui je dois beaucoup. J’entends rester fidèle à moi-même… et à quelqu’un d’autre.

— Vous aimez quelqu’un ? dit-il douloureusement.

Hortense eut pitié de cet amour timide qui osait à peine s’exprimer. Mais elle avait trop d’estime pour le colonel pour lui cacher la vérité.

— Oui. Et je ne changerai jamais d’amour. Mais, ajouta-t-elle en le voyant détourner la tête, il y a toujours place dans mon cœur pour une véritable amitié. Voulez-vous cette place ?

De nouveau il la regarda et, cette fois, il sourit :

— C’est déjà beaucoup pour un homme comme moi venant d’une femme telle que vous.

— Vous êtes trop modeste. Les héros de l’Empire ont droit à toutes les tendresses. Et puis vous m’avez sauvée et je tiens à votre estime. Aussi ferai-je en sorte de ne pas la perdre. Enfin, ajouta-t-elle plus gaiement pour secouer l’atmosphère un peu lourde qui se glissait entre eux, rien ne dit que ce Butler aura envie de se laisser séduire par moi…

— Quand il vous verra…

— Il ne me verra pas forcément avec les mêmes yeux que vous. Aussi je pense qu’il vaudrait mieux, dès à présent, nous mettre en campagne pour voir s’il n’y aurait pas, tout de même, un moyen, ici ou sur la côte, de trouver un navire capable de nous passer en Angleterre. Vous deviez partir avec deux amis. Que sont-ils devenus ?

— Ils sont allés à Carantec afin de reconnaître les environs de la forteresse. Jean Ledru, qui est Breton, cherche à se faire embaucher par un pêcheur. Boucher, lui, joue les clercs de notaire nantais à la recherche d’un héritier fantôme. Cela lui permet d’entrer partout et d’inviter à boire une foule de gens : la meilleure manière, somme toute, pour avoir des renseignements et être bien reçu. Moi, je compte y aller faire un tour demain. Quant à vous, si le temps se maintient, vous pourriez aller, après-demain, planter votre chevalet sur la pointe de Pen-Laon. C’est le point de la côte le plus proche du Taureau.

— Après demain ? J’espère pouvoir faire patienter mon amie jusque-là. Elle meurt d’impatience…

— C’est bien naturel. Séparons-nous à présent. Je vous ferai savoir des nouvelles…

Elle le quitta sur un sourire. Il y avait du monde autour d’eux et il était préférable de ne pas laisser supposer des liens d’amitié. Calmement Hortense rentra à l’hôtel où elle trouva Félicia revenue de son tour « en ville ». Naturellement elle lui fit part de sa rencontre à l’église et rapporta de son entretien avec Duchamp ce qu’elle pouvait dire en omettant soigneusement la partie déplaisante des consignes de Buchez.

— Soit ! soupira Félicia, nous n’irons pas exercer nos talents demain mais aucune force humaine ne m’empêchera d’essayer de trouver au moins un canot pour une promenade en mer…

— Si le temps est beau, bien sûr. Aucune dame convenable ne se risquerait en mer par mauvais temps et surtout… vous ne trouveriez personne pour vous emmener.

Le dîner fut morose. Félicia ne disait mot, angoissée par la présence si proche et si lointaine cependant de son frère. Elle éprouvait le besoin impérieux d’apercevoir, au moins de loin, la forteresse qui l’enfermait et Hortense comprenant son anxiété respecta sa mauvaise humeur.

D’ailleurs elle se sentait gagnée par l’impatience qui rongeait son amie et, rentrée dans sa chambre, il lui fut impossible de trouver le repos. Tard dans la nuit, elle resta accoudée à son balcon regardant flamber le grand feu allumé sur la plus haute colline, à l’emplacement où s’élevait jadis le château féodal dont il ne restait presque rien. L’écho des chants et des danses venait jusqu’à elle comme, à la dernière Saint-Jean, ils étaient venus jusqu’à un couple enlacé dans l’herbe odorante. A cette minute, il n’était plus possible de repousser le souvenir tendre et brûlant de Jean et de leurs amours au pays des loups… Cela rendait plus cruel encore l’isolement présent. Qui aurait imaginé qu’elle serait aujourd’hui dans cette ville du bout de la terre, attendant l’heure de s’engager dans une aventure désagréable et très certainement dangereuse ? Elle avait demandé, sans réfléchir, à accompagner Félicia parce que l’heure était pressante et parce qu’elle craignait de voir se refermer sur elle le piège tendu par ses ennemis. Mais elle découvrait qu’un ami pouvait aussi tendre des collets et que ceux-là étaient pires puisqu’ils lui faisaient risquer son honneur et sa pudeur de femme…

Dans la chambre voisine dont la porte était restée ouverte, elle entendait Félicia aller et venir, incapable elle aussi de trouver le sommeil. En même temps l’odeur de tabac envahissait sa chambre.

La nuit était avancée quand Hortense quitta son balcon. Là-haut, les feux n’étaient plus que braises et les chants s’apaisaient graduellement. Les danses cessaient et la solitaire imagina les couples, quittant le cercle de feu pour gagner l’obscurité tendre des arbres et des fourrés. C’était une nuit magique, celle où, selon les Anciens, le soleil renaissait, celle des herbes guérisseuses et des enchantements. La plus belle nuit de l’année. Une nuit pour la jeunesse et pour l’amour. Hortense, elle, se sentait curieusement vieille et amputée.

Passant devant la porte de Félicia, elle vit briller le point lumineux d’un cigare allumé et entra :

— Vous vous faites du mal, mon amie, dit-elle doucement, il faut dormir.

— Je ne peux pas.

— Essayez quand même. Si vous usez vos nuits dans l’angoisse et l’insomnie, vous perdrez vos forces. Et Dieu sait si nous en avons besoin !…

— Je vous ferai remarquer, Hortense, que vous aussi êtes encore debout. Mais, après tout, vous avez raison. Essayons de dormir.

Ce fut plus facile qu’elles ne le pensaient et toutes deux finirent par plonger dans un sommeil si profond qu’au lieu de se lever à l’aube comme elles en avaient eu l’intention, elles ne s’éveillèrent qu’assez tard. Il leur restait tout juste le temps de faire leur toilette avant d’aller déjeuner.

Ce déjeuner leur fit du bien. D’abord, elles mouraient de faim. Ensuite, le repas était délicieux. Elles firent un sort aux coquillages et aux crabes cuits dans les algues qu’on leur servit avec du pain bis et du beurre salé. Une pile de crêpes chaudes arrosées de miel acheva de leur rendre courage et optimisme mais faillit bien les renvoyer dans leurs lits pour y faire la sieste. Hortense se sentait les paupières lourdes mais Félicia tenait à sa promenade en mer et, après une dernière tasse de café, elles allèrent chercher leurs chapeaux, leurs gants et leurs écharpes pour descendre au port.

Il creusait jusqu’aux portes de la ville ancienne un long ruban d’eau grise que la marée avait rétréci. Deux quais le bordaient : le quai de Tréguier qui s’achevait par une belle promenade ombragée et le quai de Léon qui menait à la manufacture des Tabacs et, plus loin, à un marais salant. Sur l’un comme sur l’autre, l’activité régnait. Un navire normand déchargeait des pierres à chaux tandis que, sortis d’une grosse flûte hollandaise, des tonneaux de bière et des sacs de graines de lin étaient roulés à terre et mis en tas. La douane était au travail auprès de la Manufacture et surveillait le chargement d’un bateau danois. Il y avait aussi, attendant d’être embarqués, des fûts de graisse, des rouleaux de papier, des tas de pierres. Mais ce qui retenait surtout l’attention, c’était la Junon qui avait repris sa place dans la rivière, silencieuse, menaçante. Son ombre semblait peser sur tous les gens qui travaillaient là.

Après avoir erré un moment à la recherche d’un bateau qui convienne, Félicia finit par s’adresser à un vieil homme qui, la pipe coincée dans la bouche, regardait, assis sur un rouleau de cordages, débarquer les fûts de bière.

— Où peut-on trouver un bateau pour faire une promenade ? demanda-t-elle en glissant une pièce dans la main, vite ouverte du bonhomme. Celui-ci regarda la pièce puis Félicia et finalement étira ses lèvres en une grimace qui pouvait passer pour un sourire.

— Y vois pas bien où c’est que vous pourriez trouver ça, ma belle dame. On fait guère de promenades par ici. Et les pêcheurs sont en mer, à c’t’ heure. Y reviendront avec la marée…

— Et elle revient quand la marée ?

— Dame ! A la nuit. De toute façon, j’crois pas que vous trouveriez quelqu’un pour vous emmener.

— Pourquoi donc ?

— Parce que pour sortir du port, marée ou pas, faut d’mander la permission à celui-là ! Et il la donne pas facilement.

Du bout de sa pipe, il désignait la Junon qui, ses voiles biens serrées, semblait sommeiller au soleil comme un gros chat faussement paisible.

— Vous voulez dire que personne ne sort du port sans l’autorisation de ce navire de guerre ?

— C’est ça tout juste. Maintenant, si ça vous chante, vous pouvez toujours demander au capitaine du Vigier qui commande là-haut de quel œil il verrait cette promenade. Mais ça m’étonnerait qu’il soit d’accord : c’est pas un coin à promenades par ici. Notez qu’on est galant dans la Marine et qu’il vous invitera peut-être à visiter sa frégate ? C’est intéressant aussi…

— Je ne tiens pas à le déranger. Mais enfin, pourquoi cette sévérité, ces précautions ?…

— Faut comprendre ! Pas loin d’ici, juste à l’entrée de la rivière y a une prison d’État. Le fort du Taureau qu’il s’appelle. Et dedans, bien sûr, il y a des prisonniers et pas des faciles. Paraît même que c’est des dangereux. Alors la Junon, elle est là pour surveiller parce que le Roi, il a pas envie qu’on fausse compagnie à ses geôliers… Y vous ai pas servi à grand-chose, hein ? Alors, vaudrait peut-être mieux que j’vous rende ça…

Un peu à regret tout de même il tendit la pièce que Félicia refusa :

— Vous nous avez au moins appris quelque chose. Merci, mon brave homme…

Elles s’éloignèrent sous les remerciements du vieux.

— Il ne nous a rien appris du tout, soupira Hortense. Il n’y a plus qu’à attendre demain. A moins que nous n’ayons ce soir des nouvelles de ce M. Butler. Lui doit avoir toutes les autorisations qu’il veut.

A son tour, Félicia, du bout de son ombrelle, désigna la silhouette noire et blanche de la frégate sur le pont de laquelle on pouvait voir une sentinelle aller et venir l’arme à l’épaule.

— Il aurait déjà dû se manifester. Je me demande si Buchez a frappé à la bonne porte. Il y a beaucoup de canons sur ce bateau, et un armateur ne doit pas avoir très envie de s’y frotter. J’ai peur que nous n’y arrivions jamais !

— Ne désespérez pas si vite ! Songez que nous ne sommes ici que depuis vingt-quatre heures et nous n’avons encore rien fait. Il faut apprendre à connaître le pays, voir comment les choses s’y passent. Demain, comme le colonel Duchamp nous y a invitées, nous irons reconnaître le Taureau de la côte. Si ce n’est pas possible à Morlaix nous chercherons un bateau ailleurs. Quant à ce Butler, s’il a peur nous nous en passerons. Mais je vous supplie de vous calmer. Vous n’avez pas du tout la mine de quelqu’un qui vient ici pour son plaisir…

— Vous avez raison. Je crois que je suis en train de devenir folle. Tenez, allons un peu marcher sous ces beaux arbres. Il fait très chaud sur ce port. Leur fraîcheur nous fera du bien.

Elles se promenèrent lentement, longuement sous les ombrages de la promenade qui escaladait le coteau. L’endroit était tranquille parce qu’il était encore tôt dans l’après-midi. Il n’y avait personne et ce fut seulement quand elles revinrent vers la ville qu’elles aperçurent quelqu’un. Assis sur un banc, un homme contemplait le mouvement du port. Il avait posé auprès de lui, pour avoir moins chaud, son grand chapeau noir et montrait une épaisse chevelure rousse et légèrement en désordre. Mais seul le chapeau avait quelque chose de rustique. Pour le reste, l’homme était vêtu, en bourgeois riche, d’une redingote grise ouverte sur un gilet noir brodé de vert et sur un pantalon bleu foncé.

Au bruit des pas, il tourna la tête vers les deux femmes et les regarda passer. Il avait un visage aux traits forts, profondément burinés avec au coin de la bouche un pli d’obstination. Les yeux, verts comme de jeunes pousses, dévisagèrent les deux femmes avec une insolence qui déplut à Hortense.

— Pressons le pas, souffla-t-elle. Cet homme a une façon de nous regarder qui ne me plaît pas !

— N’y prêtez pas attention. Les distractions doivent être rares par ici. On nous prend peut-être pour ce que nous ne sommes pas ! De toute façon, c’est sans importance…

A l’hôtel, Mme Blandin leur remit un billet qu’un gamin avait apporté. Il ne contenait que peu de mots, soulignés d’un D majuscule : « Il serait bon, écrivait Duchamp, que vous emportiez de quoi déjeuner sur place. N’oubliez pas le vin – plusieurs bouteilles s’il vous plaît. Cela peut être important. » Un petit plan indiquant la route à suivre était joint à cette étrange missive qui ne laissa pas d’étonner les deux femmes.

— Demander à notre hôtesse de nous préparer un panier pour déjeuner sur l’herbe passe encore, soupira Hortense. Mais du vin ? Et plusieurs bouteilles encore, cela me paraît difficile. Ici nous ne buvons que du lait et du café. De quoi aurons-nous l’air ?

— Le plus simple est d’en acheter en ville. Nous allons en charger Timour.

— Encore fallait-il retrouver d’abord Timour. Livré à lui-même, le Turc avait senti, à la proximité de la mer, se réveiller une ancienne passion qu’il avait beaucoup pratiquée dans son pays et à Venise : la pêche à la ligne. Ce talent lui avait valu la considération d’un patron pêcheur dont il avait achevé la conquête par une station prolongée dans un cabaret du port. En échange, son nouvel ami l’avait initié aux délices du cidre.

C’est dire qu’il était tard quand il reprit enfin le chemin de l’hôtel où Félicia lui réserva un accueil plutôt frais. Mais, apprenant que la nouvelle connaissance était pêcheur et possédait un petit bateau, la Romaine se radoucit.

— Arrange-toi, demain matin, pour acheter quelques bouteilles de vin que tu mettras dans la voiture. Nous partirons de bonne heure.

Timour essaya bien d’expliquer à sa maîtresse que le cidre était une boisson digne des dieux, il se fit rabrouer vertement : du vin, bon autant que possible, et rien d’autre !

Le lendemain, les deux femmes habillées comme il convient pour une partie de campagne – robes claires, chapeaux de paille et ombrelles plus, bien entendu, leur matériel de peinture – quittaient l’hôtel de Bourbon suivies de Timour chargé d’un lourd panier contenant le repas et des encouragements de leur hôtesse.

— Vous aurez beau temps, leur prédit-elle. Je vous ai préparé un bon déjeuner mais gardez-moi tout de même un peu d’appétit pour ce soir : vous aurez du homard.

Le temps était beau, en effet, avec cette brume légère qui sur la mer annonce la chaleur. On suivit le chemin indiqué par Duchamp et, après le quai du Léon, la voiture s’engagea dans l’étroit chemin côtier qui menait à Carantec. Les ornières n’y manquaient pas et l’on ne pouvait pas aller très vite mais ce sentier, qui parfois plongeait entre deux haies d’ajoncs jaunes et d’autres fois laissait voir la mer d’un joli bleu argenté, ne manquait pas de charme. On traversa une lande coupée de petits champs de seigle ou de navets. Parfois aussi, c’était de l’herbe rase où pâturaient des chevaux d’une belle race vigoureuse. Les chapelles étaient nombreuses et aussi les calvaires aux croisées de chemins. Les hirondelles volaient haut dans le ciel mais on pouvait apercevoir les taches blanches des mouettes posées sur l’eau calme. La mer ressemblait à un lac immense tant elle était unie et l’air vif sentait bon l’iode et le varech. On ne rencontra presque personne car les maisons étaient rares.

Sur son siège, Timour sifflait à pleins poumons en homme qui sait apprécier une belle journée mais, dans la voiture, les deux femmes gardaient le silence, tout leur entrain factice du départ envolé.

Assise dans son coin de berline, Hortense réfléchissait. On n’avait toujours reçu aucune nouvelle de Patrick Butler. Le silence de l’armateur était incompréhensible… à moins qu’il ne se comprît que trop bien. Rouen l’aîné de même que Buchez devaient s’illusionner sur les convictions profondes de cet homme. Il appartenait sans doute à cette catégorie d’individus qui ménagent la chèvre et le chou et qui, supportant mal un gouvernement détesté mais fragile, s’efforcent de se créer des amis chez les opposants sans pourtant aller jusqu’à prendre des risques. Il est toujours facile d’être héroïque en paroles mais quand on se trouve au pied du mur l’escalade paraît parfois trop rude, trop dangereuse. Il est vrai que la silhouette noire de la Junon et les soldats que l’on pouvait voir arpenter les quais n’avaient rien de rassurant…

D’une certaine manière, la démission de Butler apportait à Hortense une sorte de soulagement mais elle se le reprochait. Le garçon que l’on gardait si bien avait perdu la liberté à cause d’elle. Poussé par sa générosité et son amour de la vérité, il avait osé la crier en face d’une foule, simplement pour qu’une orpheline eût un peu moins de peine. Et, depuis plus de deux ans, il payait cette superbe folie…

La route venait de dépasser une nouvelle chapelle et, traversant un espace de lande nue, faisait un coude dévoilant un large paysage marin brutalement coupé par la silhouette trapue, grise et courte mais redoutable d’un antique château de mer. Couché sur le miroir bleu, il ressemblait à quelque bête maléfique, mythique et monstrueuse… Le visage de Félicia se figea.

— Le voilà ! dit-elle d’une voix enrouée. Peut-on vraiment se dire homme et oser enfermer son semblable dans pareil endroit ?

— Nous l’en tirerons, Félicia. Nous sommes là pour cela…

— Je resterai ici le temps qu’il faudra. Si notre entreprise ne réussit pas, je trouverai une maison, une chaumière dans cet endroit mais j’y resterai, attendant, guettant une occasion. Oh, mon Dieu ! Je n’imaginais pas que sa prison pût être ce pavé malsain. Regardez, Hortense : il est au ras de l’eau. Qu’en est-il lorsque vient le temps des tempêtes ?…

— Calmez-vous, mon amie. Le soleil brille et nous ne renoncerons pas. Si ce Butler que le Diable emporte continue à se terrer peureusement et refuse de nous aider, nous nous en passerons. Il suffira peut-être de voler une barque pour gagner, faute de l’Angleterre, un autre point de la côte, moins surveillé. Nous pourrions conduire votre frère à Nantes et de là trouver un bateau qui vous mènerait tous deux en Italie… Enfin, nous avons avec nous quatre hommes forts et résolus. C’est une chance dont il faut se servir à tout prix…

A mesure qu’elle parlait, le front de Félicia se détendait. Elle trouva finalement un sourire.

— Pardonnez-moi cette faiblesse, Hortense ! Vous avez raison : il ne faut jamais jeter le manche après la cognée…

On eut quelque peine à trouver la pointe de Pen-Lann indiquée sur le plan. Elle était couverte d’un bois de pins maritimes qu’aucune route ne traversait. Seulement de petits sentiers dans lesquels il était impossible de faire passer la berline. Timour, après une reconnaissance à pied, l’approcha le plus qu’il pouvait puis transporta les provisions jusqu’à une plate-forme rocheuse, suffisamment découverte pour que rien ne vînt gêner la vue. Le château du Taureau était là, tout près. Un étroit bras de mer le séparait de la terre ; au milieu, s’interposait un îlot, simple caillou portant un petit phare qui ressemblait à un jouet et une maisonnette couverte de pierres plates.

On distinguait chaque détail de la forteresse : la grosse tour ronde entre deux courtines abruptes, les casemates, le pont-levis placé sur le côté le plus étroit et que l’on abattait de jour sur une maçonnerie servant de débarcadère, l’échauguette sur la plate-forme où l’on voyait briller les canons et les armes des sentinelles. Félicia se laissa tomber dans l’herbe courte avec assez de grâce pour qu’un observateur crût qu’elle s’asseyait. En fait, elle sentait ses jambes se dérober sous elle. A cette distance rapprochée, le Taureau apparaissait tel qu’il était : brutal. Une bête de combat mais aussi un tombeau dressé sous le soleil.

— Quatre hommes ! Quatre hommes seulement pour venir à bout de ça, gémit Félicia. Nous n’y arriverons jamais…

— Où est votre bravoure, Félicia ? Ne m’avez-vous pas dit cent fois qu’il ne faut jamais s’avouer vaincu ? C’est l’heure de la bataille, il me semble, pas celle des soupirs !

Le ton ferme d’Hortense fit merveille. Félicia se releva, tête haute…

— Vous pourriez bien avoir raison : je suis en train de me conduire comme une imbécile. Au travail !

Avec une sorte d’entrain, elle entreprit d’installer le chevalet pliant et ouvrit la boîte de couleurs tandis que Timour étalait à terre une nappe blanche et qu’Hortense commençait à déballer les provisions. Il y avait du poulet froid, des petits pâtés, de la salade et un gâteau doré qui embaumait le beurre. Plus, naturellement, deux bouteilles de vin que Timour alla tirer du coffre.

— C’est peut-être un peu beaucoup ? dit Hortense.

— Ce n’est certainement pas pour nous seules… Ah ! on nous a vues…, ajouta-t-elle avec satisfaction.

En effet, l’agitation que menaient ces femmes en amples robes claires, avec leur nappe, leur chevalet et l’espèce d’atmosphère de fête champêtre qui les enveloppait n’était pas passée inaperçue. Sur la plate-forme du château les soldats avaient arrêté leur lente promenade et, au pied du phare, dans la petite île, un homme regardait lui aussi, bras croisés. Mais, insoucieuses de l’intérêt ainsi soulevé, Hortense et Félicia décidant qu’il était temps de déjeuner s’installèrent sur l’herbe pour attaquer leur repas. Elles avaient à peine mordu dans les petits pâtés qu’une voix joyeuse se faisait entendre dans le bois, chantant à pleins poumons :

Le corsaire le Grand Coureur

Est un navire de malheur

Quand il part en croisière

Pour aller chasser l’Anglais

Le vent, la mer et la guerre

Tournent contre le Français…

Quelques secondes plus tard, la voix était toute proche et l’apparition la plus étonnante se manifestait sur le sentier qui menait au bas des rochers : un jeune homme blond au visage ouvert, chapeau noir crânement planté sur l’oreille, la canne à la main et le sourire aux lèvres, aussi élégant et tiré à quatre épingles que s’il se rendait chez une dame au lieu d’arpenter un coin de lande au bord d’une mer sauvage. Il eut, en découvrant les deux femmes, un geste de surprise, un peu excessif peut-être, l’un de ces gestes comme en ont les acteurs sur un théâtre. Un peu excessif aussi le ton de sa voix quand, se découvrant d’un geste large, il proclama :

— Que d’excuses, mesdames, si j’ai pu vous effrayer. J’ai nom François Boucher, clerc en l’étude de maître Leray, notaire à Nantes…

CHAPITRE VIII LE PRISONNIER DU TAUREAU

Comprenant que le nouveau venu était l’un des compagnons du colonel Duchamp, Hortense entra aussitôt dans le jeu. Forçant un peu sa voix et la chargeant de ce léger accent britannique qu’elle prenait à présent avec une grande facilité, elle se présenta comme étant Mrs Lucy Kennedy, de Paris, voyageant à travers la France pour son plaisir.

— Et voici Mlle Romero, ma lectrice, qui est aussi une artiste, ajouta-t-elle en désignant le chevalet. Vous ne nous avez pas effrayées le moins du monde mais votre apparition était un peu inattendue. Voyagez-vous aussi pour vous distraire ?

— Non, hélas. Je suis ici pour affaire. Je recherche les héritiers d’un homme mort à l’île Bourbon. Et je me rendais chez le gardien du phare que vous voyez là.

— Vous pensez que c’est lui l’héritier ?

— Honnêtement, je n’en sais rien. C’est une affaire tellement embrouillée. Mais, je vous en prie, poursuivez votre repas. Je m’en voudrais de vous déranger.

— Pouvons-nous vous offrir de le partager ? dit à son tour Félicia. Quand on est égaré au bout de la terre, on se doit aide et assistance…

— Ma foi, j’accepte volontiers cette gracieuse invitation…

Jetant son chapeau à quelques pas, il s’assit entre les deux femmes de manière à tourner le dos à l’île et au château. Près du phare, l’homme aux bras croisés était toujours à la même place.

— Je crois, dit-il en baissant la voix de plusieurs tons, que nous pouvons à présent nous entretenir rapidement de nos affaires. Mais si vous voyez bouger l’homme du phare, prévenez-moi, il va certainement venir voir ici ce qui se passe…

— C’est pour lui, cette petite comédie que nous venons de jouer ?…

— Et fort bien. Pour lui et pour les gens de la forteresse, les voix portent sur la mer et, certainement, au Taureau, nul n’ignore plus rien de notre rencontre fortuite. Si l’on veut se cacher, le mieux est de s’étaler largement, au grand jour et même de se faire remarquer…

En quelques coups de dents, Boucher fit disparaître deux pâtés et la moitié d’un poulet. Il mangeait en homme affamé qui sait le prix d’un bon repas.

— Ce pays est misérable. Et l’on y mange fort mal. La seule vue d’une galette de blé noir me coupe l’appétit… Et ce vin est excellent… ajouta-t-il en élevant à nouveau la voix.

— C’était pour vous ? fit Félicia en riant…

— Pas uniquement. Vous comprendrez certainement mieux tout à l’heure. Mais où en êtes-vous à Morlaix. Le bateau ?…

— Nous en sommes loin. Nous n’avons même aucune nouvelle de l’armateur Butler. On doit s’illusionner à Paris sur l’attrait d’une dame irlandaise…

L’aimable visage du jeune homme s’assombrit.

— C’est mauvais cela. Il faudrait pourtant faire vite : la nouvelle lune a lieu le 14 et nous sommes le 9 juillet. Or il nous faut une nuit absolument sans lune.

— Pensiez-vous aller si vite ? s’étonna Félicia qui ajouta très haut : Reprenez donc de ce poulet, cher monsieur, et un peu de vin aussi…

— Très volontiers. Le tout est délicieux… Oui. Il faut aller vite. On a besoin de nous à Paris mais ce n’est pas cela le plus important. Nous avons appris que le prisonnier qui nous intéresse est malade…

— Malade ?… Gravement ?

La voix de Félicia se fêlait. Un coup d’œil de Boucher l’avertit de prendre garde.

— On ne sait pas. Deux fois par jour, on promène les prisonniers sur la plate-forme. Or, depuis quarante-huit heures, on ne le promène plus qu’au soleil de l’après-midi. Et deux soldats le soutiennent…

— A quelle heure, cette promenade ?

— A quatre heures. Si vous attendez un peu vous pourrez l’apercevoir peut-être…

— J’ai une lorgnette dans mon sac, dit Félicia dont le cœur battait à présent la chamade.

— Je ne vous conseille pas de vous en servir, sauf si vous êtes certaine de ne pas être vue…

Il allait continuer mais Hortense posa vivement sa main sur son bras. Dans la petite île, le gardien non seulement bougeait mais se dirigeait vers une barque amarrée à quelques pas de la maison au toit de pierre. Prévenu, Boucher murmura :

— J’étais sûr qu’il allait venir. D’abord, il est curieux comme une vieille fille et méfiant comme un chat. Ensuite, le mot vin exerce sur lui une sorte de fascination. Il n’a pas souvent l’occasion d’en boire par ici où il est cher. Aussi quand, par hasard, il réussit à s’en procurer à la faveur d’un naufrage ou quand passe un trafiquant, il en boit certes mais il le revend surtout, encore plus cher à la garnison du château où l’on ne boit que du cidre et du rhum les jours de fête.

— Où voulez-vous en venir ? dit Hortense.

— A ceci. Imaginez que certain soir… un soir sans lune le bonhomme livre aux soldats quelques bouteilles de vin drogué. Des bouteilles qui ne lui auraient rien coûté car il est avare…

La voix de Boucher n’était plus qu’un murmure mais il l’enfla très vite pour une description dithyrambique du paysage dont la sublime beauté avait tout pour tenter le pinceau d’un peintre. Félicia fit chorus mais sur le ton de la modestie ; son talent n’était pas grand, elle peignait pour son plaisir… Le gardien d’ailleurs arrivait.

C’était un homme sans âge dont les longs cheveux gris et raides tombaient de chaque côté d’un bonnet de matelot qui avait connu des jours meilleurs. Un tricot rayé, fort sale, et un large pantalon de grosse toile d’où sortaient ses pieds nus complétaient son accoutrement. Sa figure offrait plus de rides que de dents et n’était pas bien aimable mais, en arrivant auprès des jeunes gens, il l’arma d’une sorte de sourire et ôta son bonnet.

— Bien l’bonjour à la compagnie ! déclara-t-il. Alors comme ça vous avez trouvé des connaissances m’sieur l’notaire ?

— Connaissances, c’est beaucoup dire. En venant vous voir, père Gallec, j’ai rencontré ces dames qui s’installaient pour déjeuner sur l’herbe.

— Drôle d’idée ! C’est pas un endroit pour des dames, ici !

— No ? fit Hortense en toute innocence. Ce vieux château est cependant tellement… romantique ?

Le gardien qui avait dû, dans son beau temps, faire le coup de feu durant les guerres du Blocus continental, lui jeta un regard noir et cracha par terre sans plus de cérémonie.

— Une English, hein ? Pouah !…

— Mais non, père Gallec, intervint Boucher. Madame est Irlandaise. Ce n’est pas du tout la même chose, vous le savez bien. Et vous pouvez, sans crainte de vous déshonorer, accepter de boire un verre avec nous ?

— Boire ?

L’œil du bonhomme qu’il tenait obstinément fixé sur la bouteille venait de s’allumer comme devait, à la tombée de la nuit, s’allumer sa lanterne. Hortense emplit un verre et le lui tendit avec un sourire engageant. Bien inutile d’ailleurs. Le père Gallec avait déjà empoigné le verre et l’avalait d’un coup, la tête rejetée en arrière et les yeux au ciel. Puis il claqua de la langue.

— L’est fameux !

— Un autre ?

Le second disparut aussi vite que le premier. Un troisième suivit. A présent, le gardien de phare considérait les deux femmes d’un œil beaucoup plus bénin. Et même avec une sorte de tendresse. Félicia voulut en profiter.

— Pourquoi dites-vous que cet endroit n’est pas pour nous ? demanda-t-elle avec une parfaite naïveté. C’est très joli…

— Joli ? Vous l’trouvez joli, vous, c’château ? On voit bien que vous l’habitez pas ? Vous avez pas vu les soldats ? C’t’une prison… et une fameuse, allez ! On est pas frais quand on en sort… si on en sort !

Dès lors, il parla d’abondance, avec cette espèce de fierté qu’éprouvent les âmes simples quand elles approchent les grandes tragédies. Ce château que, dans la nuit, sa lanterne éclairait de ses feux jaunes, il était un peu sa propriété. Il en était fier comme s’il lui appartenait… Une ou deux rasades de plus et le bonhomme, tout à fait en confiance, confortablement installé sur un bout de rocher apprenait à ses auditeurs tout ce qu’ils voulaient savoir…

Il n’y avait bien que trois prisonniers. Deux étaient d’anciens soldats de l’Empereur coupables d’avoir crié des insultes sur le passage du Roi. Quant au troisième on en savait peu de chose sinon qu’il était étranger et extrêmement dangereux. Il logeait dans la casemate-cachot, située sous le vestibule. C’était une assez grande pièce qui avait la forme d’un cylindre coupé dans sa longueur et qui ne prenait le jour et l’air, que par une ouverture donnant sur le fond de la cour centrale. Cette cour centrale était elle-même un long boyau de sept mètres de profondeur, une faille dans ce massif de granit où le soleil ne pénétrait jamais…

Le cœur d’Hortense se serra. Le jeune Orsini, ce fils de l’Italie ensoleillée, croupissant au fond de cette gorge obscure ! On le disait malade mais il était déjà étonnant qu’il eût supporté pareil régime pendant plus de deux ans. Dans quel état allait-on le trouver si l’on parvenait jusqu’à lui ?… Auprès d’elle, la jeune femme voyait blanchir les jointures des mains de Félicia. Ses pensées devaient suivre le même chemin mais en plus cruel encore…

On apprit enfin qu’une vingtaine de soldats du régiment de ligne stationné à Morlaix assuraient la garde des prisonniers. C’étaient tous des hommes triés sur le volet mais aussi de nouvelles recrues n’ayant jamais connu l’exaltation des guerres de l’Empire et qui souhaitaient faire leur chemin dans l’armée royale. Autrement dit à peu près incorruptibles…

— Notez, conclut le père Gallec, que la vie n’est guère plus rose pour eux que pour les prisonniers. Ils sont à la dure eux aussi, pauvres gars ! Alors quand j’peux leur trouver quelque chose d’un peu bon à s’mettre dans l’gosier, ça me fait chaud au cœur… Ah ! si j’pouvais leur trouver du vin comme celui-là pour leur petite fête !

— Quelle fête ? demanda François Boucher.

— Celle qu’ils voudraient faire dimanche pour fêter la victoire. Parait que, sous Alger, l’amiral Duperré et je ne sais plus quel général ont fichu une pâtée aux Barbaresques. On a su tout à l’heure qu’ils avaient pris la ville. Ça se fête, un coup pareil ! Depuis l’Tondu, on sait plus très bien c’que c’est qu’ la victoire chez nous. Bien sûr y aura du rhum mais si j’pouvais trouver du vin comme ça et qui soit pas trop cher…

Hortense saisit la balle au bond après avoir échangé avec Boucher un coup d’œil.

— Vous aurez votre vin, monsieur Gallec. C’est moi qui vais l’offrir à ces vaillants soldats ! On va aller vous chercher…

— … ça pour… disons vendredi ? compléta Boucher. Mais à condition que vous gardiez pour vous tout l’honneur de la trouvaille.

— Vous voulez pas que j’dise au gars qu’c’est une belle dame qui leur offre ça ?…

— Mrs Kennedy n’aime pas qu’on la mette en avant, dit Félicia. Vous la gêneriez en parlant d’elle…

Épanoui soudain à la pensée de la magnifique affaire qui s’offrait à lui, le bonhomme se releva en secouant les aiguilles de pin qui s’attachaient à son tricot.

— Merci bien, m’dame ! Alors, c’est dit ? J’aurai ça vendredi ? Bien sûr ?

— Je vous l’apporterai moi-même si ces dames veulent bien me permettre de m’en charger, dit Boucher…

— Bon. Ben, maintenant faut que j’y aille. Au fait, vous vouliez m’voir, m’sieur l’notaire. C’est-y qu’ vous auriez des bonnes nouvelles de votre héritage ?

— Pas si vite. J’avais seulement une question : est-ce que votre grand-mère était bien une Kermeur ?

— Une Kermeur ? Pour sûr ! Et des plus vraies.

— Parfait. Mais comme on trouve beaucoup de Kermeur par ici il va falloir encore un peu de temps. Néanmoins soyez sans crainte, je suis votre affaire de près…

Le gardien remit son bonnet crasseux qu’il toucha du doigt poliment puis redescendit vers son bateau. Les trois jeunes gens le regardèrent s’embarquer et s’éloigner.

— Dieu est avec nous, souffla Boucher. Moi qui cherchais un moyen de lui faire porter du vin à la garnison ! La prise d’Alger ! Voilà que le Roi nous aide. Mesdames, votre serviteur va m’accompagner à votre voiture pour me remettre le vin. J’espère que vous en avez pris suffisamment.

— Quinze bouteilles, dit Félicia. Moins celles-ci, cela fait treize. Mais puis-je vous rappeler que nous n’avons toujours pas de bateau ? ajouta-t-elle en s’installant devant le chevalet, comment comptez-vous vous y prendre en ce cas ?

— Autrement ! gronda le jeune homme. Ce maudit armateur peut aller au diable ! Jean Ledru a réussi à se faire embaucher par un patron-pêcheur de Carantec dont le matelot vient d’avoir un ennui… auquel d’ailleurs Ledru n’est pas étranger. Le bateau de cet homme est petit mais solide.

— Si c’est pour aller en Angleterre, dit Félicia, il faudrait que ce soit un sacré marin, votre Ledru.

— Il l’est. C’est un ancien de Surcouf. Mais il faut tout de même renoncer à l’Angleterre. Ledru déposera votre frère sur l’une des grèves où vous le prendrez dans votre voiture. De là vous l’emmènerez jusqu’à Nantes où, avec de l’argent, vous n’aurez aucune peine à trouver un bateau pour quitter la France. Quant à ce Butler, je saurai quoi en dire à Rouen l’aîné…

Il s’interrompit. Porté sur la mer le son d’une cloche venait de se faire entendre suivi de l’écho de commandements militaires. Félicia qui commençait à esquisser vaguement regarda sa montre :

— Quatre heures. Croyez-vous que ce soit… ?

— L’heure de la promenade. C’est le moment d’avoir du courage mais vous pouvez penser que la délivrance est proche.

Derrière son carton, la Romaine, superstitieuse, se signa rapidement. Puis sa main descendit doucement vers le sac posé à ses pieds et en tira une lorgnette de théâtre habillée de nacre et d’argent. Là-bas, sur la plate-forme, les sentinelles venaient de se figer. Il s’écoula encore un laps de temps puis, deux hommes apparurent à quelques secondes d’intervalle l’un de l’autre précédés et suivis chacun d’un soldat sabre au clair. Le bruit de leurs chaînes tintait sur les dalles de pierre tandis qu’ils entamaient une lente promenade qui, en face de cet admirable paysage évoquant toutes les joies de la liberté, devait constituer une torture supplémentaire. A quelques encablures du château, un petit chasse-marée filait grand largue, ses voiles rouges joyeusement gonflées dans le soleil.

Sur leur pointe, les trois jeunes gens les dévoraient des yeux :

— Ils ne sont que deux ?… murmura Félicia la voix déjà plaintive. Mais déjà Boucher avait saisi la lorgnette qu’elle hésitait à porter à ses yeux. Les gestes si paisibles du jeune homme devenaient nerveux.

— Orsini n’y est pas ! gronda-t-il entre ses dents.

— Mon Dieu ! Vous pensez qu’il est…

— Non. N’imaginez pas le pire. Quand un prisonnier meurt au château, le canon tonne comme pour une évasion.

— C’en est une…, dit Hortense.

— Peut-être… Or, je peux vous certifier que le canon ne s’est pas fait entendre depuis que je l’ai aperçu avec les autres prisonniers. Le prince Orsini doit être réellement malade. Trop en tout cas pour se lever. Il faut que nous puissions y aller voir, et vite ! Et l’enlever, mon Dieu, surtout l’enlever !

— Comment ferez-vous, dit Félicia, s’il est trop malade pour s’aider lui-même ? Comment ferez-vous passer un poids inerte d’une casemate au bas des murs du château ?

— Nous avons déjà prévu cela, rassurez-vous, madame. Surtout si votre serviteur peut nous donner un coup de main. Il doit être d’une force herculéenne.

— Je suis ! approuva Timour qui venait de reparaître pour reprendre le panier de pique-nique et le rapporter à la voiture.

Il laissa passer un temps puis ajouta :

— J’irai !…

— Alors, écoutez-moi.

Boucher s’agenouilla pour aider les deux femmes à remettre dans le panier les reliefs du repas, le plus lentement possible, et expliqua à voix basse le plan d’évasion : le dimanche soir, quand on pourrait être à peu près sûr que la drogue aurait produit son effet, la barque du pêcheur de Ledru toucherait la grève du Kelenn pour embarquer Duchamp, Boucher et Timour qui s’en iraient prendre pied sur le rocher du château. De là, Ledru, habitué de longue date à ce genre d’exercice lancerait au moyen d’un grappin une corde sur un endroit où le large muret de la plate-forme était ébréché puis il escaladerait la muraille, assurerait la corde et aiderait les autres à monter.

— Grâce à Dieu et au père Gallec, nous savons où est le prisonnier donc pas de temps perdu à le chercher. Une fois revenus sur la plate-forme, nous n’aurons guère de peine à le descendre dans la barque et nous reviendrons au Kelenn où vous nous attendrez. La voiture y sera cachée et vous aussi pour ne pas attirer l’attention car il y a parfois des rondes de douaniers…

Il se redressa en brossant de la main son pantalon.

— A présent, mesdames, je vais avoir le regret de vous quitter en vous remerciant encore de l’agréable déjeuner et du délicieux moment…

Mais Hortense avait encore quelque chose à dire :

— Et si Butler se manifeste enfin ? Que faisons-nous ?

— Rien ! Il est trop tard ! Nous ne pouvons plus lui faire confiance… A présent, adieu !

Il salua, remit son chapeau et remonta dans le bois en reprenant la chanson qu’il chantait tout à l’heure Le Corsaire le Grand Coureur…

Timour le suivit à quelque distance. Les deux jeunes femmes s’attardèrent encore un peu : l’une dessinant, l’autre cueillant par contenance un bouquet d’immortelles et d’herbes folles. Il était important, en dépit de l’angoisse qui les tenaillait, de continuer à donner le spectacle insouciant d’une partie de campagne. Elles s’imposèrent cet effort pendant une bonne heure et les prisonniers avaient regagné leurs geôles depuis longtemps quand, enfin, elles plièrent bagages. La pointe boisée retrouva son silence troublé seulement par le cri des oiseaux de mer. Le bateau aux voiles rouges semblait voler dans le soleil en direction de Primel…

On rentra à Morlaix en silence. En elles-mêmes, les deux compagnes supputaient les chances de réussite de la folle aventure. Cette réussite reposait sur une chance si mince ! Qu’un ou deux soldats ne boivent pas de vin ou que certains fussent punis et tout risquait d’avorter. Bien sûr, Duchamp et ses hommes seraient tous armés et étaient prêts à se battre pour arracher Gianfranco Orsini à son injuste prison mais l’idée qu’ils pussent trouver la mort ou être seulement blessés était angoissante. Comment alors réussiraient-ils à descendre un malade, peut-être difficilement transportable ?

Quand elles arrivèrent sur le port, une certaine agitation y régnait. La Junon arborait le grand pavois. Soldats et marins avaient revêtu leurs meilleurs uniformes et les cloches sonnaient à toute volée. Demain, à la cathédrale, on chanterait un Te Deum en l’honneur de la victoire d’Alger. Le crieur public annonçait qu’il y aurait, le jour suivant, réception des notables et bal à l’hôtel de ville. Aussi, les gens avaient-ils cet air riant de ceux à qui l’on promet des réjouissances.

Attirées par toute cette gaieté, Hortense et Félicia regardaient, penchées aux portières de leur voiture quand soudain, au milieu de la foule, Hortense reconnut le visage de l’homme roux qu’elles avaient rencontré la veille à la promenade. Il fixait attentivement la voiture et, quand ses yeux rencontrèrent ceux de la jeune femme, il sourit d’un large sourire triomphant qui la fit rougir et l’exaspéra. Furieuse, sans bien savoir pourquoi au fond, elle se renfonça dans les coussins et n’en bougea plus jusqu’à l’arrivée à l’hôtel.

Il était déjà tard et les odeurs du souper avaient pris possession de la maison. Le ballet des petites servantes en coiffe blanche commençait. Quant à Mme Blandin, elle devait guetter ses pensionnaires car elle se précipita dès qu’elle les aperçut. Elle tenait une lettre à la main.

— Un valet de M. Butler a porté ce billet pour vous, madame Kennedy, fit-elle avec, dans la voix, la note révérencieuse qui donnait la juste mesure de l’estime où elle tenait l’expéditeur.

Hortense remercia puis, avec un coup d’œil à Félicia, mit la lettre dans sa poche sous le regard un peu déçu de son hôtesse. Ce fut seulement une fois revenues dans leur appartement que l’on ouvrit la lettre. C’était une simple invitation : M. Patrick Butler prie Mrs Kennedy et Mlle Romero à la soirée qu’il donne en l’honneur de la prise d’Alger par la flotte française.

Les deux jeunes femmes se regardèrent. Elles avaient encore dans les oreilles la voix furieuse de François Boucher : « Il est trop tard !… » Pourtant, si l’armateur avait pour ce silence incompréhensible une excuse valable, ne vaudrait-il pas mieux traiter avec lui ? Un bon navire à destination de l’Angleterre serait tout de même plus rassurant qu’une simple barque accostant à une grève avec tout ce qu’un voyage à travers la Bretagne comporterait de dangers pour un évadé.

— C’est de votre frère qu’il s’agit, dit Hortense. A vous de décider de ce qu’il faut faire ! Y allons-nous ?

— Le mieux serait peut-être de demander l’avis du colonel Duchamp.

Hortense griffonna en hâte un court billet à l’adresse de l’officier puis l’on chargea Timour de le porter à destination, c’est-à-dire à l’auberge du Grand Turc. Le majordome reçut la mission avec une visible satisfaction : le colonel étant un soldat lui convenait. En outre, l’enseigne de l’auberge lui plaisait. Il y voyait une sorte d’hommage rendu au maître de la Sublime Porte par des gens, arriérés sans doute, mais tout de même capables de reconnaître la grandeur là où ils la voyaient…

Quand il revint, une heure plus tard, le billet était toujours dans sa poche. M. Duchamp avait demandé sa note et quitté l’auberge.

— Eh bien, soupira Félicia, nous voilà livrées à nous-mêmes. Je suppose qu’il a voulu changer d’adresse pour ne pas trop attirer l’attention. Cela fait tout de même une grande semaine qu’il habite le Grand Turc.

— Comment ferons-nous, si nous avons quelque chose à lui dire ?

— Je suppose qu’il nous fera savoir où il est. En attendant, je crois que le mieux est d’accepter l’invitation, Cela n’engage à rien. On ne sait jamais…

— Et puis, conclut Hortense, j’avoue que je suis curieuse de voir quelle tête il a, ce Butler.

Le lendemain soir, élégamment vêtues de satin de Chine, gris pâle pour Hortense, et de faille grenat pour Félicia, des fleurs dans les cheveux – elles s’étaient coiffées mutuellement comme elles en avaient pris l’habitude depuis le départ –, les deux amies montaient l’escalier d’une des plus belles maisons du quai de Tréguier. Cet escalier de pierre grise menait à deux grandes pièces de réception, un salon et une salle à manger, déjà pleins de monde mais pas au point qu’on ne pût en admirer la richesse.

Encombrées de légers meubles en bois de rose, de lits de repos servant de canapés mais tendus de soies anciennes, de laques de Chine, de pendules en marqueterie, de glaces biseautées, de paravents aux feuilles précieuses et de porcelaines de la Compagnie des Indes, les deux pièces étaient tapissées de verdures des Flandres représentant les amours de Jupiter et de portraits de famille au milieu desquels trônait celui du maître actuel de la maison, en grand manteau rouge. Un rouge qui faisait flamboyer davantage encore les cheveux couleur de carotte. Et Hortense resta un instant médusée devant l’image de l’insolent personnage dont la rencontre, par deux fois, l’avait irritée.

Regrettant d’être venue, elle posait la main sur le bras de Félicia pour amorcer avec elle un mouvement de retraite mais déjà l’original du portrait avait remarqué les deux femmes et accourait. Le salut qu’il leur adressa fut un chef-d’œuvre de courtoise amabilité.

— Quelle joie d’accueillir dans mon étroite demeure des dames de votre qualité, mesdames ! fit-il d’une voix qui avait l’éclat sonore du bronze. J’osais à peine espérer que vous accepteriez l’invitation d’un inconnu mais, en ce jour de fête, les fidèles sujets de Sa Majesté le Roi ne se doivent-ils pas de se réjouir ensemble ?

— Sans doute, monsieur, et nous vous remercions de votre accueil car enfin, si vous nous êtes inconnu, nous le sommes aussi pour vous, et j’ajoute, au risque de vous déplaire, que je ne suis pas sujette du roi de France !

Oh, la joie de pouvoir prononcer ces mots-là pour une femme dont le cœur était en révolte totale avec son souverain ! Hortense découvrait, en cet instant, le bonheur de jouer un rôle – et de le jouer bien –, d’être une autre sans cesser d’être elle-même.

— Je sais ! Vous êtes Irlandaise comme le furent mes ancêtres et comme je le suis toujours de cœur ! Vous voyez bien, madame, que, de toute façon, nous nous retrouvons toujours du même côté ! Me permettez-vous de vous conduire, ainsi que votre compagne, jusqu’à la salle à manger ? J’aimerais vous y offrir un rafraîchissement ou une tasse de café.

Il arrondissait un bras qu’il eût été grossier de refuser. Pourtant ce ne fut pas sans une imperceptible hésitation qu’Hortense posa sa main sur la manche de fin drap bleu-gris car, décidément, Butler avait, en la regardant, un air qui ne lui plaisait guère : celui-là même d’un homme qui semble sûr de remporter à brève échéance une éclatante victoire. Mais le vin était tiré, il fallait le boire. A condition, bien entendu, qu’on se limitât à une tasse de café…

Au bras de l’armateur et suivie de Félicia, elle traversa les groupes, surtout masculins, qui encombraient le vaste salon. Ce faisant, elle remarqua au passage les uniformes de trois officiers de marine qui devaient appartenir à la Junon. Au milieu d’autres hommes qui devaient être des notables morlaisiens, ils attiraient l’attention. Quelques femmes occupaient les chaises et les fauteuils mais en quantité si réduite, comparativement au nombre de leurs compagnons, qu’elles en devenaient insignifiantes.

— Avant d’accepter quelque chose de vous, monsieur, dit-elle comme on atteignait la salle à manger, gardée par la traditionnelle fontaine de faïence ancienne où l’on se lavait les mains avant les repas, j’aimerais rencontrer Mme Butler. Ce serait, il me semble, simple politesse ?

— Sans doute. S’il y avait une madame Butler. Mais je suis un ancien coureur des mers, madame, et un célibataire impénitent. Le monde, voyez-vous, contient trop de jolies femmes. J’ai toujours été incapable de fixer mon choix…

Décidément, la modestie n’était pas la vertu dominante de cet homme, trop sûr sans doute de sa force et de sa fortune.

— En admettant, corrigea Hortense doucement, que le choix eût été uniquement de votre côté ?

— Ce qui veut dire ?

— Qu’il n’est pas certain que toutes les jolies femmes qui sont au monde eussent été disposées à vous accepter.

Ils étaient arrivés devant une vaste table nappée de lin brodé où étaient servis café, sirop d’orgeat et liqueurs. Et comme Hortense avait lâché le bras de Patrick Butler, elle se retrouva en face de lui, sous le poids d’un regard dont le vert avait soudain viré au gris. Avait-elle donc froissé sa vanité ? Au frémissement de ses narines, au pli de sa bouche, elle devina qu’il était sur le point de se mettre en colère.

— Quand on veut une femme… quand on la veut vraiment, on y parvient toujours, laissa-t-il tomber. C’est une question de temps, de patience, d’habileté… parfois d’argent et rien de plus !

Les yeux dorés d’Hortense se chargèrent d’un immense dédain que l’arc de ses lèvres accusa encore :

— Vous avez des femmes une pauvre opinion, monsieur Butler. Tout compte fait, je ne crois pas que j’accepterai de boire quelque chose ici. En fait… je regrette d’être venue ! Venez, ma chère, ajouta-t-elle à l’adresse de Félicia. Et, tournant franchement le dos à l’armateur, elle se disposait à regagner le salon mais déjà il la retenait.

— Non ! Ne partez pas !

Elle se retourna, le regarda. Il s’imposait visiblement un effort. Cela se voyait à la sueur qui marquait ses tempes, au léger tremblement de ses lèvres.

— Pardonnez-moi ! articulait-il. Je… je ne supporte pas que l’on me tienne tête.

— Nul ne songe ici à vous tenir tête. Et je vous laisse d’autant plus volontiers la place qu’elle est vôtre et que vous êtes chez vous !

— Ne m’obligez pas à vous prier. N’avons-nous pas à… parler ensemble ?

— Je ne vois pas de quoi nous pourrions parler. Mais… en admettant que ce soit le cas, l’endroit me semblerait mal choisi au milieu d’une foule.

Il eut un geste de parfait mépris.

— Ces ivrognes ?… Ils ne s’intéressent qu’à la quantité des liqueurs qu’ils peuvent ingurgiter.

C’était vrai. Autour d’eux on buvait ferme et personne ne se préoccupait d’eux. Le duel avait été feutré et, de toute façon, n’avait attiré l’attention de personne. La voix de Butler se fit suppliante.

— Acceptez au moins une tasse de café… ne fût-ce que pour marquer que vous ne m’en voulez pas. Par grâce, mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Félicia qui, muette, avait assisté à la scène sans s’y mêler, aidez-moi à convaincre madame…

— Ce n’est pas à moi de le faire, dit Félicia vertueusement. Mais bien à vous, monsieur. Ne vous étonnez pas d’ailleurs des réactions de Mrs Kennedy. Faut-il vous rappeler qu’elle est Irlandaise et…

— … qu’en Irlande on a le sang vif. Je n’aurais jamais dû l’oublier. Faisons-nous la paix, madame ?

D’un sourire, Hortense accepta la tasse qu’on lui offrait. Sa victoire était complète et elle n’entendait pas en abuser mais quand Butler la pria de rester pour souper, elle refusa. On buvait beaucoup trop chez l’armateur et ni l’une ni l’autre des deux femmes n’avait envie de passer la soirée au milieu d’une bande d’ivrognes. Elles se retirèrent donc avec grâce, raccompagnées par leur hôte jusqu’au bas de l’escalier. Celui-ci resta un long moment au seuil, regardant s’éloigner la voiture des deux jeunes femmes. Puis, avec un geste d’agacement, il alla retrouver ses invités.

Cependant Félicia félicitait chaudement son amie pour l’éclatante victoire remportée sur leur hôte d’un moment.

— C’est un homme étrange, ajouta-t-elle. Qu’en pensez-vous ?

— En vérité, je ne sais trop qu’en penser. Est-il vraiment l’homme sûr dont on nous a parlé à Paris ? Je vous avoue que j’en doute. Les orgueilleux ne font pas de bons conspirateurs…

— Je pourrais prendre cela pour moi. Vous savez depuis longtemps quel orgueil est le mien… soupira Félicia.

— Sans doute mais vous savez aussi aimer. Lui, ce Butler, on peut se demander ce qui l’anime. Sous ses dehors emportés, il y a chez lui quelque chose qui me glace. Je ne saurais vous dire quoi…

— Moi, non plus. C’est égal, j’aimerais vraiment avoir l’avis du colonel…

Cet avis allait leur arriver de la façon la moins conventionnelle qui soit. Alors que, rentrée dans sa chambre, Hortense se préparait à se mettre au lit, une petite pierre entourée d’un morceau de papier tomba presque à ses pieds.

Elle contenait tout juste huit mots : « Ne demandez rien, ne dites rien. Prenez garde ! » L’écriture était la même que celle du précédent billet. Machinalement, la jeune femme s’avança sur le balcon et, un instant, fouilla les ombres de la place, y cherchant une silhouette. Mais rien ne bougea.

Appelée en consultation, Félicia fronça les sourcils :

— Cela ne peut désigner que notre ami Butler. Peut-être avons-nous eu tort de nous rendre à son invitation ?

— Je crois que nous aurions eu plus grand tort de ne pas y aller. Après que Buchez et Rouen nous eurent annoncées, cela eut paru suspect.

— Suspect ? C’est ce Butler qui doit l’être pour nous, à présent. Sait-on jamais ce qui peut se passer dans la tête d’un commerçant ? Ceux de Paris ont eu tort de lui faire confiance…

— Eh bien, ma chère Félicia, c’est fort simple : nous ne le verrons plus.

C’était apparemment plus facile à décréter qu’à réaliser. Le lendemain matin, Mme Blandin, les yeux brillants et les joues animées, venait annoncer que M. Butler souhaitait offrir à ces dames une partie de campagne et les attendait en bas… Elle s’entendit répondre par Félicia que Mrs Kennedy était un peu souffrante à cause de la chaleur qui l’incommodait et qu’elle ne sortirait pas. Ce qui parut désoler l’hôtelière. Mais le ton ferme de la fausse lectrice était de ceux qui ne laissent pas place à la discussion. Mme Blandin redescendit donc tandis que Félicia allait avertir Hortense de se disposer à passer la journée dans sa chambre. La prétendue malade fit la grimace :

— Quel jour sommes-nous ?

— Jeudi.

— Cela fait trois jours à rester enfermée ici…

— Je crois que ce serait trop pour une simple indisposition. Gardez la chambre aujourd’hui. Cela devrait peut-être suffire à décourager notre armateur…

De nouveau Félicia se trompait. Une heure plus tard, Mme Blandin, son sourire revenu, apportait avec précaution un bouquet de roses et un panier de fraises de Plougastel : M. Butler souhaitait vivement que le malaise de Mrs Kennedy fût de courte durée. Il se permettrait de venir, le lendemain, prendre de ses nouvelles et voir si elle se sentait assez forte pour une promenade à la campagne ou sur la rivière…

— Nous n’en sortirons pas ! dit la fausse lectrice. Cet homme-là est tombé amoureux de vous, ma chère. Il va nous assiéger, ce qui serait bien la chose la plus déplaisante qui puisse nous arriver.

— Qu’allons-nous faire, alors ? Je vous avoue qu’en dépit du message comminatoire du colonel, je me demande si nous ne laissons pas passer une chance ?…

— Quelle chance ? Duchamp dit qu’il faut prendre garde et cela me suffit. Mais nous pouvons toujours essayer d’y voir plus clair dans cet armateur. Je propose que, demain, vous acceptiez sa proposition de promenade…

— Que nous acceptions. Vous n’avez pas l’intention de m’abandonner, j’espère ?

Pour la première fois depuis bien des jours Félicia rit de bon cœur.

— Vous abandonner ? Je n’y songe pas un seul instant. J’ai bien trop envie d’entendre ce que cet homme vous dira…

— Bien. Que choisissons-nous alors ? La promenade en mer ou la campagne ?

Un nuage passa sur les yeux de la Romaine.

— Je crois que je préfère la campagne. Je… n’ai pas envie de revoir le Taureau avant dimanche soir.

Elle allait cependant l’apercevoir. Quel que fût le côté de la rivière de Morlaix que l’on empruntât, il était impossible d’y échapper. Et quand il vint les prendre, le lendemain matin, dans une voiture découverte pour que la promenade fût plus agréable, Patrick Butler refusa farouchement de les emmener errer sur la lande dans l’arrière-pays.

— Cet estuaire est l’un des plus beaux de la côte. Il serait vraiment dommage de ne pas le découvrir dans toute son ampleur. Et puis, je vous réserve une surprise…

La route que l’on suivit en longeant le quai de Tréguier était, en effet, fort belle. La mer était haute et le temps sans un nuage. On parcourut à vive allure plus de deux lieues, sans parler d’autre chose que de la beauté de la région, de l’agrément de Morlaix et aussi de Paris que Butler regrettait de ne pas voir plus souvent. Il parla de ses voyages au-delà des mers. Il avait beaucoup vu et il évoquait les pays lointains, les Indes et les grandes îles de l’océan Indien en homme qui les avait aimés.

On atteignit ainsi un petit village de pécheurs, portant le nom du ruisseau sur lequel il était bâti, le Dourduff. Du cœur du village un chemin remontait vers la lande et gagnait un bois de pins sous lequel régnait une agréable fraîcheur.

Les arbres s’ouvrirent brusquement, comme se lève un rideau de théâtre, découvrant un immense paysage : l’échancrure bleue d’une vaste baie piquée d’îlots rocheux au milieu desquels la vieille forteresse mettait sa tache menaçante. Sur le couronnement, le soleil faisait briller le bronze des canons. Jouant jusqu’au bout son rôle de voyageuse indifférente, Félicia la désigna du bout de son ombrelle.

— Qu’est-ce que cela ? On dirait un château fort ?

— C’en est un, fit Butler après un court silence, trop court pour que l’on eût le temps de s’interroger sur sa cause. On l’appelle le château du Taureau. Il a été bâti au XVe siècle pour défendre Morlaix contre les incursions des Anglais.

— Et, à présent, à quoi sert-il ? Toujours contre les Anglais ?

Les yeux de Butler échappèrent à ceux, pleins d’innocence, d’Hortense qui cherchaient à les rencontrer.

— On en a fait une prison, dit-il brièvement. Une prison dont on ne s’évade pas.

Les mots tombèrent avec une brutalité peut-être intentionnelle.

— Je vois, dit Hortense doucement. Jadis contre les Anglais, à présent contre les Français ? De préférence ceux qui sont restés fidèles à l’Empereur ?…

Une brusque rougeur colora le teint bronzé de l’armateur.

— Je ne sais pas. A Morlaix, on ignore tout des prisonniers. Leur nombre, leur qualité et plus encore leur nom. Mais oublions tout cela ! Ce n’est pas un sujet pour une aussi belle journée. Regardez, voici ma surprise !

La voiture, un instant arrêtée, se dirigeait à présent vers une grille fermant un parc vert au milieu duquel se dressait une maison. C’était un de ces manoirs bretons qui semblent bâtis pour l’éternité. Sous le toit bas, ses murs de granit mauve devaient posséder la force nécessaire pour résister aux pires tempêtes. Il paraissait ramassé sur lui-même comme un homme qui se prépare au combat mais les accolades de pierre sculptée qui couronnaient portes et fenêtres et surtout les fleurons de ses pignons qui s’épanouissaient sur le ciel lui conféraient une grâce. Adossé contre un bouquet de pins grêles qu’il semblait protéger du vent de mer, il s’ornait de massifs d’énormes fleurs bleues qui lui donnaient l’air d’un vieux seigneur paré pour le jour de ses noces. A la grande surprise d’Hortense, ces fleurs étaient des hortensias.

— Ces fleurs poussent donc en Bretagne ? dit-elle avec un geste de la main. D’où les tenez-vous ?

— Vous voulez dire qu’elles poussent surtout en Bretagne. Ceux-ci viennent d’une forêt de Chine et il y a longtemps qu’un de nos navires les a rapportés à ma grand-mère. Bien avant, je crois, que Jean Commerson, le botaniste de Bougainville, n’en rapporte au Jardin du Roi. Est-ce que vous aimez ces fleurs ?

Un coup d’œil de Félicia rappela à temps à la filleule de la reine Hortense qu’elle était censée s’appeler Lucy.

— Beaucoup, sourit-elle. Comme tout ce qui est bleu.

De son ample robe d’indienne ceinturée d’un large ruban à ceux qui retenaient sa capeline, elle était elle-même une symphonie azurée que Butler contempla avec admiration.

— Il vous va trop bien pour que vous ne l’aimiez pas. Venez, à présent, le déjeuner nous attend…

On l’avait servi à l’abri de la maison, sous un berceau de clématites, et il se composait de crevettes et de palourdes accompagnées de beurre salé et de pain bis, d’un beau homard grillé au feu de bois, d’une compote de pigeons, d’un fromage fabriqué par les moines de l’abbaye de La Meilleraye, enfin, abondamment arrosé de sucre blanc, d’un grand farz, sorte de flan à la crème farci de raisins secs et parfumé à l’eau de fleur d’oranger. Un vin d’Aunis auquel les deux jeunes femmes firent grand honneur allégeait le tout. L’air de la mer avait tendance, ces temps derniers, à exciter leur appétit.

Après que l’on eut dégusté un excellent café, épais et parfumé, Butler s’excusa auprès de Félicia.

— Voulez-vous me permettre de vous séparer un moment de Mrs Kennedy, mademoiselle ? Je souhaite lui montrer quelque chose qui n’aurait, je crois, guère d’intérêt pour vous.

Il était impossible de refuser. En suivante bien apprise, Félicia accepta avec toute la grâce dont elle était capable. Hortense faillit dire que tout ce qui pouvait l’intéresser intéressait aussi son amie mais c’eût été peut-être maladroit. Avec un sourire pour l’abandonnée à qui un serviteur apportait déjà un plat de sucreries et du café frais, elle se leva et suivit son hôte qui la conduisit vers la maison.

Le rez-de-chaussée n’offrait que deux pièces : l’une était une immense cuisine et l’autre une salle, au moins aussi grande mais qui devait être la tour d’ivoire, le lieu favori de Patrick Butler. Tout y sentait l’homme d’action, la mer, l’aventure et le bouillonnement de la vie. C’était une maison sans femme et cela se devinait au premier regard mais combien plus chaude, plus vivante peut-être que si le raffinement féminin eût présidé à son arrangement. Avec surprise, Hortense contempla un joyeux désordre qui mélangeait sur l’immense table de travail les compas, les cartes à demi déroulées, les papiers, les pipes et les plumes d’oie autour d’une lampe-bouillotte et d’une bougie blanche dans le bougeoir de laquelle reposaient des pains de cire à cacheter. Posée à même les grandes dalles blanches que réchauffait en partie un grand tapis aux riches couleurs, une énorme mappemonde jouait à l’aise dans l’armature de cuivre d’un équatorial et d’un méridien. Aux murs, disposés comme des trophées, des armes brillantes et des pavillons qui avaient visiblement subi le feu de la mitraille encadraient un grand portulan tandis qu’un peu partout, sur tous les meubles, sauf sur la bibliothèque qui cédait presque sous la poussée des livres, des longues-vues tenaient compagnie à une boîte d’acajou où reposaient des pistolets de duel.

— C’est ici mon refuge, dit l’armateur en avançant pour sa visiteuse une haute chaire d’ébène incrustée d’argent et de nacre. C’est ici que je m’efforce d’oublier que je ne navigue plus et que je ne suis plus qu’un boutiquier…

— Je suis flattée que vous me jugiez digne d’y pénétrer.

Du geste, il balaya la phrase, trop polie.

— Je vous y ai amenée pour que vous compreniez que j’ai l’intention d’être sincère avec vous. Et pour vous inciter à en faire autant. Qu’êtes vous venue faire ici, Mrs Kennedy ?… ou qui que vous soyez en réalité ?

Instantanément Hortense fut debout. Ses yeux dorés étincelèrent sous l’empire d’une brusque colère. En même temps, elle se sentait rougir.

— Et pourquoi, s’il vous plaît, ne serais-je pas moi-même ?

— Une lady irlandaise ?… Il est certain que cela vous va bien, admirablement même, encore que l’on puisse supposer, à vous voir, que vous êtes au moins duchesse. Mais passons ! Par contre, vous ne me ferez jamais croire que votre compagne – Mlle Romero je crois ? – n’est qu’une simple lectrice. Elle a l’allure d’une Grande d’Espagne… ou mieux encore : d’une impératrice romaine !

Hortense haussa les épaules :

— En vérité, monsieur, je ne comprends rien à votre discours et je vous rappelle que même une Grande d’Espagne pourrait avoir eu des malheurs. Nous avons été élevées ensemble, elle et moi. A présent, je vais vous prier de nous ramener à Morlaix…

— Pas tant que vous ne m’aurez pas répondu. Qu’êtes-vous venue faire ici ?

— Vous me fatiguez, monsieur Butler, mais je consens à vous répondre pour en finir : je visite la France, n’ayant rien d’autre à faire. La Bretagne n’en est-elle pas une partie intéressante ? C’est du moins ce que j’avais cru comprendre des discours d’un de vos amis, M. Rouen, qui m’a d’ailleurs dit vous avoir écrit pour vous prévenir de notre arrivée…

— J’ai reçu cette lettre, en effet. Ainsi Rouen l’aîné s’occupe à présent de… « tourism » comme on dit outre-Manche ? Je ne le croirai jamais. Il a toujours été enfoncé jusqu’aux oreilles dans les jeux politiques les plus violents. C’est son élément naturel…

— Il peut tout de même lui arriver de converser dans un salon et de…

— Il n’a jamais fréquenté aucun salon !

Brusquement, il saisit Hortense par la main et la mena jusqu’à l’une des fenêtres de la vaste pièce d’où l’on découvrait le paysage marin. De l’autre main, il saisit une longue-vue.

— Par contre il s’intéresse toujours de près au contenu des prisons d’État. Tenez, ajouta-t-il, en offrant l’instrument à la jeune femme. C’est l’heure de la promenade au Taureau. Avec cette longue-vue vous distinguerez les prisonniers comme si vous étiez auprès d’eux…

— Vraiment ? Ce doit être curieux…

Saisissant l’instrument en un geste où entrait du défi, elle l’ajusta à son œil… et constata qu’il n’y avait toujours que deux prisonniers sur la plate-forme. Qu’en était-il du jeune homme du cimetière du Nord ? Etait-il donc plus malade ?…

L’angoisse lui faisait oublier son compagnon. Aussi sursauta-t-elle quand elle l’entendit souffler presque à son oreille :

— Lequel s’agit-il de délivrer ?…

— Aucun ! En vérité, monsieur, vous rêvez ! A ce propos, comment se fait-il que vous n’ayez pas donné signe de vie plus tôt ? Vous aviez peur de quelque chose ? Je vous avoue que, lorsque j’ai reçu votre invitation, j’ai failli ne pas m’y rendre car je n’y comptais plus. Je ne suis pas de celles qui implorent pour qu’on les reçoive…

— Je ne voulais pas entrer en contact avec vous ! Elle eut un petit rire sec.

— Eh bien, il ne fallait pas le faire ! Qui vous y a obligé ? Mais quand je reverrai M. Rouen, je lui dirai qu’il a tort de vous croire un ami…

— Je l’estime et ne lui ferai aucun mal mais c’est un fou comme tous ces carbonari qui rêvent je ne sais quelle impossible république…

— République ? J’avais cru comprendre qu’ils n’étaient animés que par le souvenir de l’Empereur et le désir de voir un jour son fils sur le trône de France ?

— Je commence à croire qu’en effet vous ne les connaissez pas ! L’Empire ? Alors qu’ils ne rêvent que de ressusciter en France les jours insensés de la Révolution ? Ils veulent le pouvoir du peuple et du peuple seul ! Écoutez-moi bien : je hais les Bourbons et je ne souhaite que voir revenir celui que dans les milieux bonapartistes on appelle à présent l’Aiglon, mais je n’y crois pas ! Metternich est un trop bon geôlier. Jamais, lui vivant, le fils de l’Aigle ne planera sur l’Europe. Alors, moi, je n’ai aucune raison… jusqu’à présent tout au moins, de sacrifier ma tranquillité, ma fortune, mes biens et peut-être ma vie pour une utopie.

— Et qui vous demande quelque chose ? soupira Hortense. Je vous le répète, personne ne vous a obligé à me rencontrer…

Lui tournant le dos, il se dirigea vers la fenêtre, jouant toujours avec la lorgnette.

— Personne en effet… sinon le Destin. Je ne voulais pas vous rencontrer mais je l’ai fait sans le vouloir. Je vous ai vue… Dès lors, j’étais perdu…

— Perdu ? Aimez-vous à ce point les grands mots, monsieur Butler ?…

— C’est le mot qui convient car j’ai cessé d’être moi-même. Il fallait que je vous revoie, que je vous parle, que je vous approche…

Brusquement, il se retourna, jeta la lorgnette, courut à la jeune femme et la saisit aux épaules avant qu’elle eût pu faire un geste pour l’en empêcher.

— … que je vous respire ! A présent, je vous dis ceci : je vous aiderai, je ferai tout ce que vous me demanderez… je prendrai d’assaut à moi tout seul ce maudit château de mer. S’il le faut… je combattrai les soldats de la Junon, ses canons et tous les garde-côtes… A une seule condition !

— Une condition ?

— Une seule : l’évasion réalisée, vous restez avec moi, auprès de moi. Je ne vous demande pas votre vie entière mais seulement quelques semaines, quelques mois ! Dites un mot, un seul, et je jette tout cela, cette maison, mes terres, ma maison d’armement dans une balance faussée. Et même s’il faut prendre, au Taureau, la place de l’homme que vous voulez délivrer, j’irai avec joie en échange d’une seule nuit d’amour !

Sans brusquerie mais fermement, Hortense se dégagea. Son cœur battait à tout rompre tant était entraînante la passion qui possédait cet homme. Il était sincère, elle en était absolument persuadée et, à présent, la tentation lui venait de tout lui dire, de jouer le jeu pour lequel, au fond, on l’avait envoyée à lui. Une seule parole d’espoir et c’était la possibilité d’obtenir un bateau pour l’Angleterre… Mais, à cet instant, elle crut entendre la voix du colonel Duchamp répétant les paroles de son billet : « Ne demandez rien. Ne dites rien… » Elle n’avait pas le droit de prendre, seule, un tel risque. Si Butler n’était pas sincère, s’il n’était après tout qu’un habile comédien ? Les conséquences pouvaient être dramatiques… Lentement, sans le regarder, elle retourna s’asseoir dans la haute chaise de bois diapré…

— Vous avez trop d’imagination, monsieur Butler. Je ne souhaite délivrer personne…

— Allons donc ! Vous n’êtes là que pour cela ! Je le sais, je le sens… Vous aimez sans doute l’un de ces prisonniers car il faut un grand amour pour risquer ainsi sa liberté.

Le regard qu’elle lui offrit était d’une entière, d’une totale limpidité. Elle eut même un sourire, vite effacé d’ailleurs devant ce visage crispé.

— Le salut de mon âme m’est plus cher que la liberté, monsieur, pourtant c’est sur lui que je vais vous jurer ceci ; je n’aime aucun prisonnier proche ou lointain. Voulez-vous à présent me ramener auprès de Mlle Romero ?

— Restez encore un peu. Je voudrais tant vous convaincre.

— De quoi ? De ce que vous m’aimez ou croyez m’aimer ? Mon cher, vous aurez pour cela tout le temps. Je voyage, je vous l’ai dit, pour mon plaisir. Arrangez-vous pour faire partie de ce plaisir.

Elle vit Butler se calmer graduellement. Il passa sur son front une main qui ne tremblait plus et sourit, encore implorant tout de même.

— Vrai ? Vous allez rester encore quelque temps ?

— Mais bien sûr. Le pays est si beau ! Rien ne me presse…

— Alors quittez votre hôtel ! Venez vous installer chez moi avec Mlle Romero. Peut-être suis-je fou mais vous en êtes seule responsable et j’essaierai de vous le faire oublier, de vous gagner peut-être…

Elle lui tendit la main.

— Je ne vous défends pas d’essayer. Mais ne recommencez pas à dire des folies. Vous avez gravement compromis une journée que je trouvais si agréable.

— Promettez-moi de m’en donner d’autres ! pria-t-il en posant longuement ses lèvres sur cette main, et je promets en échange qu’elles seront telles que vous les souhaiterez…

Naturellement Hortense promit, tout en se détestant de mentir avec une telle facilité. Si cet homme était sincère, et rien n’autorisait à croire qu’il ne l’était pas, elle se comportait d’une façon dont, certainement, elle n’aimerait pas à se souvenir.

— Vous ne pouviez rien faire d’autre, dit Félicia quand, rentrées à leur hôtel, Hortense lui raconta ce qui s’était passé dans la maison. Si vous ne lui aviez pas donné d’espoir, cet homme était capable, peut-être, de nous dénoncer…

— Il semble sincère.

— Je n’en doute pas un seul instant. Mais il faut tout craindre d’une nature orgueilleuse et emportée comme la sienne. Je suis navrée de vous obliger à jouer ce rôle qui ne vous va pas, ma pauvre amie, mais je vous en ai une reconnaissance infinie… D’autant qu’il vous faut le soutenir encore jusqu’à l’instant du départ…

Cet instant-là posait d’ailleurs un problème. Comment quitter Morlaix assez discrètement pour que Patrick Butler n’en soit pas informé ? De toute évidence, Mme Blandin lui était dévouée. Que ses clientes préférées annoncent leur départ et elle le préviendrait certainement dans l’heure suivante…

— Je crois que j’ai trouvé une solution, dit Félicia après avoir mûrement réfléchi. Cet homme vous a bien proposé de vous installer chez lui ?

— En effet, mais…

— Mais rien. Il faut mettre Mme Blandin dans la confidence, lui dire que nous allons accepter l’invitation de M. Butler mais que, pour ne pas faire jaser, nous partirons vers le soir…

— Vous croyez que cela marchera ?

— Je crois qu’elle sera enchantée de jouer un rôle de confidente comme on en voit au théâtre. On manque terriblement de distractions dans ces petites villes. Et puis nous n’avons pas le choix à moins de partir à pied et sans nos bagages…

C’était, en effet, la seule solution même si cela obligeait Hortense à rougir sous les regards intéressés de son hôtelière. Mais au fond, seule une certaine Mrs Kennedy n’ayant jamais existé y laisserait sa réputation. On s’en tint donc à cette solution.

Timour, rentrant de ses longues errances à travers la ville, la campagne ou le port leur apporta les dernières instructions du colonel Duchamp : on se retrouverait le dimanche soir à onze heures à certaine croisée de chemins. De là on gagnerait la grève de Carantec où la barque attendrait… Tout était prêt. Gallec avait reçu son vin.

Les deux femmes se regardèrent avec un mélange de soulagement et d’inquiétude : cette fois la machine était en marche. Il fallait tout faire pour que rien ne vînt l’arrêter…

Ce fut le ciel qui se chargea de régler le problème de leur sortie de l’auberge, non sans en poser un autre plus grave : le temps changea brusquement. Un violent orage qui éclata dans la nuit noya la ville sous des trombes d’eau et causa des dégâts dans le port. Quand l’aube du samedi se leva, Morlaix était noyée dans une brume lourde et grise. Et, bien sûr, il ne pouvait plus être question de la promenade en mer projetée la veille avec Patrick Butler. Du haut de leur balcon Hortense et Félicia contemplèrent avec consternation les débris de toutes sortes qui jonchaient la place : branches d’arbres, ardoises et morceaux de cheminées… D’un même mouvement, elles se signèrent : si pareille tempête recommençait dans la nuit du dimanche, c’en serait fait de leurs espoirs car aucun bateau ne pourrait accoster au rocher du Taureau. Et même si le vin drogué produisait plein effet, le prisonnier demeurerait dans sa prison. Avec cette seule différence qu’à l’avenir les soldats du fort montreraient peut-être une certaine méfiance envers les produits du père Gallec.

Patrick Butler vint sur la fin de la matinée. Il était visiblement soucieux.

— Je vais être obligé de vous quitter, dit-il en baisant la main d’Hortense. J’ai un navire en construction à Brest et j’ai grand-peur que la tempête de cette nuit n’ait causé de graves dégâts. Je pars tout à l’heure après avoir déjeuné avec vous si vous le voulez bien ?…

— Naturellement. Vous partez pour longtemps ?

— Deux jours si le bateau n’a rien, une bonne semaine s’il est endommagé. Une semaine sans vous ! Mais vous m’attendrez, n’est-ce pas ?

Hortense sourit. Elle venait d’avoir une idée.

— Naturellement. Ne vous ai-je pas dit que je vous donnerais une chance ?… Nous pouvons même faire mieux.

— Quoi donc ?

— Si dans deux jours vous n’êtes pas rentré, nous pourrions aller vous rejoindre. Je crois que j’aimerais beaucoup visiter Brest.

Le bonheur qui envahit le visage de l’armateur lui serra le cœur et lui fit honte. Elle jouait cruellement avec les sentiments de cet homme. Quel souvenir garderait-il par la suite de la charmante Mrs Kennedy…

— Venez tout de suite ?

— Non. Je suis trop lasse. Avec cette tempête, je n’ai pas dormi de la nuit…

— Alors demain ? ou lundi au plus tard ? Avec la perspective de vous faire visiter Brest je n’ai plus du tout envie de revenir. Là-bas nous serons plus libres. Et ensuite… nous reviendrons ensemble…

Parti sur ces bases, le déjeuner servi sous l’œil maternel de Mme Blandin fut des plus gais. Visiblement, l’armateur voyait s’ouvrir devant lui un merveilleux avenir. Il avait tout oublié de ses soupçons et c’est la joie au cœur qu’il partit.

— Il est presque dommage que vous aimiez ailleurs, dit songeusement Félicia. Cet homme-là est tout à vous. Auprès de lui vous n’auriez plus rien à craindre de qui que ce soit car il est de ceux qui savent garder ce qui est à eux…

— Vous avez sans doute raison mais mon cœur est à Lauzargues et je ne saurais le reprendre à l’homme qui a su le conquérir.

— Je reconnais qu’avec toute sa fortune, tout son amour, Butler ne peut avoir aucune chance contre votre meneur de loups… Nous allons donc nous dépêcher de l’oublier… et ce soir, nous annoncerons à notre hôtelière que nous prenons demain la route de Brest. C’est bien cela ?

— C’est bien cela…

Le dimanche matin, les deux amies entendirent la messe à Saint-Mélaine avec une ferveur toute nouvelle.

Elles s’étaient accusées en confession des nombreux mensonges qu’elles avaient faits mais l’absolution donnée presque mécaniquement par un prêtre quasi indifférent et qui devait avoir, avec ses paroissiennes, grande habitude de ce genre de péché, ne leur apporta pas l’apaisement attendu. L’angoisse habitait leur cœur et, si leur prière pour la réussite de l’entreprise insensée de ce soir fut ardente, elles sortirent tout de même de l’église avec leur inquiétude intacte.

Saluées avec enthousiasme par Mme Blandin à qui l’on avait eu bien du mal à faire accepter son paiement – est-ce que ces dames ne devaient pas revenir bientôt ? – elles reprirent leur place dans la voiture et quittèrent l’hôtel de Bourbon d’abord, Morlaix ensuite. On prit, naturellement, la route de Brest qui tournait pratiquement le dos à leur destination réelle mais on avait tout le loisir de gagner le lieu du rendez-vous.

Le temps n’avait pas retrouvé son éclat des jours passés. Il était gris et triste. Le vent, modéré cependant, effilochait les nuages bas. Par intervalles, une petite pluie fine et serrée tombait, trempant les chemins et les genêts de la lande, puis s’arrêtait pour recommencer. Chacune dans son coin, Hortense et Félicia enfermées dans leurs pensées, la regardait tomber sans rien dire.

Durant les longues heures de loisir que lui avait laissées sa maîtresse, Timour, outre la pêche, s’était intéressé à la topographie de la région. Prévoyant qu’il serait peut-être difficile de gagner Carantec par la route normale avec une grosse berline de voyage et sans attirer l’attention, le Turc avait parcouru, à cheval, les environs immédiats de Morlaix. Il mena donc son attelage avec sûreté jusqu’à un croisement de routes marqué d’un haut calvaire qui se situait à près de deux lieues de la ville. Là, il tourna sans hésiter dans le chemin qui menait vers le nord.

— Ne va pas trop vite ! lui recommanda Félicia. Le rendez-vous n’est qu’à la nuit close, ne l’oublie pas…

En foi de quoi, après avoir parcouru deux autres lieues, Timour introduisit sa voiture dans un sentier menant à une tour en ruine qui s’effritait lentement sous la pluie au creux d’un vallon boisé.

— On reste ici, déclara-t-il en sautant à bas de son siège. Ça te convient, maîtresse ? Personne n’y viendra. On dit que cette vieille chose est hantée…

— Rien ne saurait me convenir davantage. On peut toujours s’entendre avec un revenant.

Les heures d’attente parurent interminables. Personne n’avait envie de parler, ni même de dormir car à mesure que le temps passait l’énervement grandissait. Aussi, quand enfin Timour, regardant sa montre, déclara qu’il était temps de partir et remonta sur son siège, un double soupir de soulagement dégonfla les poitrines des deux jeunes femmes. On allait enfin passer à l’action.

La grisaille du temps avait fait tomber la nuit plus vite. Elle était totale quand, à l’abri d’une chapelle à demi ruinée on retrouva le colonel Duchamp qui, au bruit de la voiture, avait démasqué la lanterne sourde cachée sous son manteau noir. Son cheval attendait un peu plus loin attaché à un arbre.

— Où en sont les choses ? demanda Hortense quand l’officier les rejoignit.

— Elles semblent aller bien. Le temps n’est pas beau mais la mer est assez calme. Je ne pense pas que nous ayons à craindre de tempête cette nuit.

— Et le vin ?

— Les hommes du Taureau ont dû y goûter. De la pointe tout à l’heure, j’ai entendu des rires, des chants. On fêtait joyeusement, croyez-moi, la prise d’Alger. Assez parlé à présent ! Il faut aller au rendez-vous… Je vous guide.

Remontant à cheval il s’engagea dans un chemin qui serpentait à travers la lande puis descendait entre des bois de pins et de petits champs de sarrasin. Habitués à l’obscurité, les yeux des voyageurs distinguèrent sur la gauche la dentelle d’un clocher. Enfin, la bande claire d’une longue grève apparut, gardée par des rochers et de vieux arbres tordus. Elle était totalement déserte et dans la broussaille de végétation qui l’entourait on n’eut aucune peine à trouver un abri pour la voiture.

D’où il était, le colonel Duchamp siffla doucement puis, par deux fois, imita le cri de la chouette, le vieux cri chouan qui, si longtemps, avait retenti sur ces étendues désertes. Un appel semblable lui répondit, venant paradoxalement de la mer.

— Le bateau est là, chuchota le colonel. Allons-y ! Quand nous serons embarqués, revenez vous abriter près de la voiture et des chevaux…

Il prit Timour par le bras puis tous descendirent vers le bord de l’eau. La marée était haute et la bande de sable assez réduite. On eut vite rejoint le petit bateau, une grosse barque à rames dans laquelle on distinguait à peine les silhouettes de deux hommes : François Boucher et son ami Ledru. Le colonel et Timour embarquèrent à leur tour et, en quelques vigoureux coups d’avirons, la barque s’éloigna, piquant droit sur la pointe qui fermait la plage.

— Dieu les protège ! murmura Félicia en resserrant autour d’elle les plis du grand manteau noir dont elle était enveloppée. Il nous reste à attendre… et à prier.

Lentement, elles revinrent se tapir dans les fourrés. Tout, autour d’elles, n’était qu’obscurité. Le ciel était noir, les étoiles invisibles et seul le bruit du ressac animait cette solitude de fin du monde…

— J’aurais voulu aller avec eux, chuchota Hortense. Cette attente va être insupportable…

— Moi aussi, j’aurais voulu ; mais nous n’aurions fait que les gêner…

Le vent fraîchissait. L’humidité de la nuit commençait à envelopper les deux femmes qui se serrèrent l’une contre l’autre, déjà frissonnantes.

— Vous avez froid, Félicia ?…

— Un peu… mais j’ai surtout peur. S’ils allaient ne jamais revenir ?…

— Il ne faut pas penser à ça ! Ils sont forts et résolus…

Le silence à nouveau, habité par la mer. Quelque part dans le lointain, un chien aboya puis se tut… Et le temps passa lentement, lentement, s’étirant interminablement… Les minutes, les heures coulaient sans que les deux femmes, dans l’incapacité de consulter leur montre, pussent l’évaluer avec exactitude. Elles se sentaient glacées jusqu’à l’âme, et plus le temps passait, plus la peur augmentait. Leur imagination leur montrait, avec une précision cruelle, ce qu’elles ne pouvaient voir : l’accostage à l’abri des murailles mais face au large pour échapper à la lumière du phare, la difficile escalade, la prudente progression dans les entrailles du château, le combat peut-être, l’enlèvement rendu pénible par l’inertie d’un corps malade et puis toutes ces catastrophes imprévisibles qui pouvaient naître d’un soldat trop sobre, d’un chef trop prudent. Qui sait seulement si les quatre hommes allaient revenir ? Seule consolation : aucun coup de feu n’avait déchiré la nuit…

Quelque part, un coq chanta et puis, presque aussitôt, ce fut le signal. Le doux sifflement prolongé et le cri de la chouette. D’un même mouvement les deux femmes sortirent de leur cachette et coururent vers la grève. Maladroitement car leurs jambes étaient ankylosées…

— Les voilà ! haleta Félicia. Ils ont réussi…

Mais sa voix s’étrangla dans sa gorge. Les libérateurs étaient partis quatre, ils revenaient quatre. Pas un de plus… Étouffant une plainte, Félicia se précipita à leur rencontre sans souci de tremper ses vêtements.

— Vous n’avez pas réussi ? fit-elle d’une voix éteinte par les larmes et la déception. La main vigoureuse du colonel Duchamp saisit son bras pour la soutenir.

— Il vient de mourir, comtesse… Il est mort dans nos bras et il nous a donné ceci pour vous…

Ceci, c’était un lourd anneau portant une pierre gravée que Félicia ne vit pas tant les larmes brouillaient ses yeux.

— Mort ?… Oh, mon Dieu ! Mort pour quoi ?…

Hortense à son tour était entrée dans l’eau et soutenait son amie. Elle pleurait elle aussi ce garçon mort un peu à cause d’elle.

— Il a dit quelque chose pour vous avant de mourir… Il a dit : « Que ma sœur accepte de vivre ! Aucune vengeance, aucune politique ne mérite de sacrifier une vie comme la sienne… »

Une mince bande plus claire marquait le ciel vers l’est… Félicia regarda ce jour qui se levait comme s’il était son ennemi.

— Je le vengerai pourtant !… Je le vengerai ! Maudit soit le roi de France ! Il a tué mon frère… tué mon frère…

Et elle s’écroula enfin, secouée de sanglots dans les bras d’Hortense.

CHAPITRE IX L’ÉMEUTE

Il était près de onze heures du matin, le mardi 27 juillet, quand la berline qui transportait Félicia, Hortense et le majordome Timour atteignit la barrière de Passy et s’arrêta devant l’imposant bâtiment à douze colonnes et quatre frontons jadis construit par l’architecte Ledoux pour abriter le poste de garde. Il faisait déjà très chaud et le soldat qui s’approcha de la portière transpirait abondamment sous son shako de cuir bouilli et son uniforme de drap marqué de grandes auréoles. Par la vitre baissée, son odeur de sueur envahit la voiture et fit grimacer les deux femmes.

— D’où que vous venez comme ça ? demanda-t-il en désignant l’épaisse couche de poussière qui couvrait la caisse de la voiture.

— De Normandie.

— Vous auriez mieux fait d’y rester. Doit y faire meilleur qu’ici. Et, où c’est que vous allez comme ça ?

— Chez moi, rue de Clichy, dit Hortense toujours fidèle à son personnage d’Irlandaise habitant Paris.

— Oh, ben, si j’étais vous, je retournerais d’où je viens. Fait pas bon à Paris depuis hier.

— Que se passe-t-il ? demanda Félicia l’œil soudain allumé.

— Dame ! J’en sais trop rien. Tout ce que je sais, c’est que toutes les troupes sont consignées et qu’on a ordre d’examiner tout ce qui entre et tout ce qui sort. Vos papiers !

Avec une mauvaise grâce absolue, Timour les lui montra.

— Ça va durer longtemps cette inspection ? On est en plein soleil et il fait chaud pour des dames !

— A qui que tu le dis ! Et pas seulement pour des dames ! Excusez, Mesdames… Vous pouvez passer.

— Et vous, allez boire un verre quand vous le pourrez ! dit Hortense en lui jetant une piécette que le soldat attrapa au vol avec un grand sourire.

— Merci, M’dame !

La voiture repartit le long de la Seine où le trafic habituel semblait normal. Les arbres du Cours-la-Reine offrirent un instant leur ombre verte. Depuis que l’on avait quitté la Bretagne on subissait une chaleur accablante et l’on avait choisi de ne rouler qu’aux heures les plus fraîches de la journée, c’est-à-dire très tôt le matin et jusqu’à midi afin de ménager les chevaux.

Le voyage de retour avait été morose en dépit des efforts de Félicia pour ne pas faire peser sur son amie le poids de son chagrin. Un chagrin que, d’ailleurs, celle-ci partageait. On ne parla guère au long de la route. Renfoncée dans son coin, la sœur de Gianfranco Orsini rêvait interminablement… Mais, après la vague de désespoir qui l’avait à demi brisée sur la grève, l’autre nuit, elle n’avait plus versé une seule larme. Sa douleur semblait la grandir encore et, plus que jamais, elle ressemblait à une impératrice de Rome.

Une certaine agitation régnait sur la place Louis-XV autour des parapluies bleus ou rouges sous lesquels s’abritaient les marchands de pommes ou de coco. On se passait des journaux qu’un grand garçon aux bras et aux jambes nues distribuait avec une largesse inattendue car il ne recevait aucun paiement. Félicia fit arrêter la voiture et l’appela. Le garçon accourut avec un grand sourire.

— Vous voulez des nouvelles, M’dame ? Eh ben, en voilà ! Et ça ne coûte rien aujourd’hui !

Deux journaux tombèrent dans les mains de la jeune femme. Déjà le curieux vendeur s’éloignait en criant.

— Les nouvelles ! Les nouvelles du jour ! Vive la Charte !

Fébrilement Félicia déplia les feuilles. Il y avait là le National où s’étalait, sous la plume de M. Thiers, un article incendiaire : « Le régime légal est interrompu, celui de la force commence… L’obéissance cesse d’être un devoir… » L’autre journal était le Globe. Si sage d’habitude, il y allait lui aussi de son brûlot sous la signature de M. de Rémusat : « Le crime est consommé. Les ministres ont conseillé au Roi des ordonnances de tyrannie. Nous ne céderons qu’à la violence. Nous appelons de toutes nos forces la haine sur la tête de MM. de Polignac, Peyronnet, Chantelauze, Capelle, Montbel, Guernon-Ranville, d’Haussez. Les ordonnances sont nulles. Nous confions sans crainte la défense de la liberté légale, par les moyens légaux, à la nation la plus brave de l’univers… »

Suivaient les textes des ordonnances royales que l’on peut résumer ainsi : la liberté de la presse était abolie, la Chambre dissoute, la loi électorale modifiée, les électeurs convoqués pour le mois de septembre. En outre, le ministère Polignac se trouvait renforcé par la nomination de nouveaux ultras de la meilleure cuvée.

Félicia froissa les feuillets entre ses mains et jeta sur la place un coup d’œil avide. Des groupes se formaient. On entendait crier : « A bas les ministres ! » et surtout : « Vive la Charte ! » Soudain, on entendit aussi un clairon. Une troupe armée, fusil à l’épaule, apparut au débouché de la rue Royale, entre les deux pavillons de Gabriel. La foule reflua vers les soldats.

— A la maison ! jeta Félicia. Et fais vite !

— Je fais ce que je peux. Il y a du monde partout.

On prit le pont Louis-XVI mais à mesure que la voiture traçait son chemin vers la rue de Babylone, les nouvelles semblaient la suivre et l’escorter. Partout, des jeunes garçons distribuaient les journaux aux passants, aux boutiquiers. On lisait, on se réunissait pour se parler et l’on pouvait voir d’étranges groupes composés de gens disparates : la redingote bourgeoise et la blouse d’ouvrier se côtoyaient. Le ton montait. On s’indignait de ce que l’on considérait à bon droit comme une tentative d’implantation d’un pouvoir absolu dont personne ne voulait plus. Boulevard des Invalides, au coin du couvent des Dames du Sacré-Cœur, il y avait un attroupement. Un homme, monté sur le muret soutenant l’une des grilles, haranguait la foule :

Le gouvernement fait prendre d’assaut les bureaux du National et du Temps. On veut briser les presses d’imprimerie. Il faut aller prêter main-forte à ceux qui se battent déjà. Tous les bons citoyens doivent leur aide à nos vaillants publicistes. Allons tous rue de Richelieu !…

Une clameur lui répondit. On enleva l’homme de son muret et on l’emporta en triomphe tandis qu’un cortège se mettait en marche au cri de : « A bas les ministres ! »… D’autres criaient : « Allons à la Chambre ! Il faut que les députés libéraux se mettent à notre tête… »

Dans la rue de Babylone, si calme d’habitude, l’agitation était la même à l’exception de la caserne des Suisses où les sentinelles en habit rouge montaient la garde avec une imperturbable dignité, sans même paraître s’apercevoir des petits groupes qui se formaient autour d’elles. L’un de ces groupes stationnait devant la maison de Félicia et celle-ci put voir que sa femme de chambre et son cocher en faisaient partie causant avec animation à quelques ouvriers couvreurs qui avaient déserté le chantier d’en face.

L’arrivée de la berline éparpilla ce petit monde comme une volée de moineaux. Livia et Gaetano se hâtèrent de rentrer pour accueillir leur maîtresse avec une joie visible.

— Est-ce que vous savez quelque chose ? demanda celle-ci.

— Rien ou bien peu. Il y a du bruit en ville à ce que l’on dit, fit Livia. Les ouvriers désertent leurs chantiers. Il paraît qu’on va se battre…

— Sait-on où est le Roi ?

— A Saint-Cloud mais on dit qu’il envoie le maréchal Marmont prendre le commandement des troupes. Celui-ci doit s’installer aux Tuileries… Madame la Comtesse veut-elle me permettre de lui dire qu’on est heureux de la revoir… et Mme de Lauzargues aussi ? Nous en étions bien en souci, Gaetano et moi… Au moins, avez-vous réussi ?

— Nous avions réussi, Livia, mais nos amis ne sont arrivés jusqu’à mon frère que pour le voir mourir !

Les deux Italiens éclatèrent en imprécations violentes qui destinaient le roi de France à un sort ignominieux…

Félicia coupa court à leurs cris. Cela ne servait à rien. Mieux valait agir et l’agitation qui commençait à se manifester à Paris l’intéressait bien plus que n’importe quelle oraison funèbre. Si Dieu le voulait, la vengeance allait venir plus vite qu’on n’avait jamais osé l’espérer… Elle se sentait revivre après ces heures de désespoir. Entre elle et les Bourbons meurtriers de son frère, la lutte allait s’ouvrir, elle en était persuadée…

Timour aussi flairait la poudre. Il proposa d’aller prendre le vent tandis que sa maîtresse ferait la toilette rendue nécessaire par la longue route et déjeunerait. Et, sans même attendre une réponse dont il était d’ailleurs tout à fait sûr, il disparut…

Pour sa part, Hortense interrogea Livia sur ce qui s’était passé pendant leur absence. Avait-on revu, autour de la maison, des silhouettes suspectes ? Non, tout avait été calme. Apparemment, San Severo était toujours en Normandie, et le marquis de Lauzargues n’avait pas reparu. Pourtant il ne devait plus ignorer l’enlèvement de son petit-fils mais peut-être cherchait-il encore Hortense en Auvergne ? Tout cela constituait, somme toute, d’assez bonnes nouvelles, et la jeune femme laissa entendre qu’elle souhaitait aller à Saint-Mandé pour embrasser son bébé…

— Il me manque terriblement. Peut-être ai-je pris peur trop vite, le jour de notre départ… dit-elle à Félicia.

— N’en soyez pas trop sûre. Pour le moment, peut-être vaut-il mieux attendre encore un peu. Si la ville se soulève, comme je l’espère, il sera difficile de la traverser. Croyez-moi, Hortense, patientez encore un jour ou deux. Le temps de voir comment vont tourner les choses… Qui sait si vous ne pourrez pas bientôt aller chercher votre fils pour le ramener ici ?…

Timour revint vers six heures, couvert de sueur et de poussière, à moitié mort de soif. Il apportait une pleine brassée de nouvelles, que les deux jeunes femmes écoutèrent avec avidité. Les bruits que l’on avait entendus étaient exacts ; le gouvernement avait voulu détruire les presses des journaux coupables d’avoir transgressé les ordonnances gouvernementales. La foule s’était massée rue de Richelieu pour défendre le Temps et son directeur, le courageux Baude. Des troupes avaient nettoyé une première fois la place du Palais-Royal. On avait d’ailleurs évacué complètement les galeries et le fameux jardin qui étaient à présent gardés militairement.

Ce n’était pas une bonne idée : les promeneurs, chassés de leur lieu de promenade préféré avaient grossi la foule des émeutiers. Car c’était bien une émeute qui se dessinait. On avait commencé à se battre rue Saint-Honoré et place de la Bourse. Autre nouvelle exacte : le maréchal Marmont avait bien installé son quartier général au Louvre et de là dirigeait les troupes qu’il envoyait protéger les ministères et singulièrement la demeure du prince de Polignac, Premier ministre. Cela non plus n’était pas une bonne idée : depuis 1814, les Français haïssaient le maréchal-duc de Raguse auquel ils avaient si peu pardonné la trahison d’Essonne, qu’ils avaient fabriqué le verbe « raguser » pour signifier trahir. Sa présence à la tête des troupes déchaînait la fureur. Et une chanson, une de ces meurtrières chansons qui savent fleurir sur le pavé de Paris, courait les rues à présent :

Toi qui changeas la couleur tricolore

En ruban blanc et l’aigle en fleur de lys

Toi qui vendis un jour notre pays

Retire-toi, tout le monde t’abhorre…

Timour avait une voix sonore, profonde comme une cloche de cathédrale. Elle devait s’entendre de la rue car une autre, moins grave, lui fit écho :

Français, Raguse vit encore

Conservons-en la souvenance…

Et l’on fut à peine surpris de voir surgir le colonel Duchamp qui avait retrouvé sa redingote noire boutonnée jusqu’à la cravate en dépit de la chaleur.

— J’espérais que vous seriez rentrées, s’écria-t-il en baisant les mains des deux femmes. C’est un beau jour qui se prépare, mes amies !

— C’est donc bien une révolte ? dit Hortense. Le sourire de l’officier fit étinceler ses dents blanches.

— Je vais parodier pour vous le duc de La Rochefoucauld : ce n’est pas une révolte, madame, c’est la révolution… Le peuple se lève et ne se recouchera pas de sitôt. Déjà une barricade se dresse au coin de la rue de Richelieu. On pille les armureries et les armuriers sont les premiers au pillage de leurs magasins. On ressort les uniformes de la garde nationale et tout à l’heure, vers la Seine, j’ai pu voir flotter un drapeau tricolore… Ah, mesdames, la joie que j’ai eue à revoir enfin nos trois couleurs !…

— Mais, coupa Hortense, on m’a dit que la troupe aux ordres de Marmont était prête à marcher contre le peuple ? Cela signifie des morts…

— Il y en a déjà. Une femme a été tuée rue Saint-Honoré… Il y en aura d’autres mais Paris est résolu, je crois ! Soyez bonnes, faites-moi l’aumône d’un verre de vin avant que je ne retourne là-bas…

— Où cela ?

— A la barricade, parbleu ! En voilà une qui va faire des petits cette nuit, je vous l’assure…

— Alors vous n’irez pas seul…

Félicia qui s’était absentée un instant venait de reparaître vêtue du costume masculin qu’elle affectionnait. Elle vérifiait la détente d’un long pistolet. L’autre était passé à sa ceinture. Duchamp ouvrit de grands yeux.

— Vous ne songez pas à m’accompagner, j’espère ? Ce n’est pas la place d’une femme.

— Je ne suis pas une femme. Je suis une Orsini et on a tué mon frère. On sait ce que c’est que se battre dans la rue chez nous. Pendant des siècles nous n’avons fait que cela, à Rome, contre les Colonna. Moi, je vais me battre contre Charles X…

Électrisée, Hortense se leva.

— Je vais avec vous. Le temps de…

Mais Félicia l’arrêta d’un geste :

— Non, Hortense ! Cette fois j’irai seule. Je n’ai rien à perdre que la vie. Vous, vous avez un enfant : vous devez penser à lui. N’insistez pas ! Vous avez assez fait pour ma cause.

— C’est aussi la mienne. Mes parents…

— Vous avez raison d’en parler. Vous ne les vengerez pas en vous faisant tuer…

La nuit !… Elle vint sans apporter d’accalmie à la chaleur. Paris étouffait sous une cloche de plomb. Exaspéré par le sang de ses premiers morts – une femme, un homme du peuple – il ne songeait pas à chercher le repos ou la fraîcheur. Il songeait à se battre… D’heure en heure, la lutte éclatait au hasard des rues, plus ardente et plus déterminée. On abattait les réverbères, on extrayait les pavés. Avec pour base des voitures, des charrettes, des omnibus même, les premières barricades s’élevaient. Cependant, les états-majors politiques se regroupaient, se consultaient. On prenait la mesure de ses espérances car, déclenché par les ordonnances brutales, c’était à présent l’explosion de toutes les colères et de tous les espoirs amassés dans le silence depuis seize ans. Ah, que la chaude nuit d’été était belle pour ceux qui espéraient voir se lever un nouveau soleil !… Restait à se mettre d’accord sur ledit soleil !… Certains, fidèles encore à la Restauration, voulaient croire contre toute évidence que la révolte de Paris donnerait à réfléchir au Roi et qu’il abrogerait ses ordonnances, C’étaient les plus rares. D’autres attendaient une république, Ce n’étaient pas les plus nombreux. Certains voyaient l’avenir dans le fils de Napoléon que l’on irait arracher à sa prison de Vienne. Enfin, orchestrée par le vieux Talleyrand qui s’était arraché aux douceurs de Bourbon-l’Archambault, une quatrième partie mettait ses espoirs dans le duc Louis-Philippe d’Orléans qui, retranché dans son domaine de Neuilly, tendait l’oreille au bruit grandissant venu de la capitale.

Incapable de dormir, Hortense passa la plus grande partie de cette nuit à sa fenêtre, écoutant elle aussi l’écho lointain des cris et des coups de feu. Vers minuit, des commandements hurlés et le bruit d’une troupe en marche se firent entendre dans le voisinage : une compagnie de Suisses quittait, pour l’Hôtel de Ville, la caserne de Babylone…

Où était Félicia à cette heure ? Dans quelle aventure insensée se lançait-elle ?… Insensée ? Pas pour elle, après tout ! Il y avait tant de vaillance dans cette fière créature qu’une vie de femme ne pouvait que l’user sans l’étouffer vraiment. Il y avait du chef de bande dans Félicia Orsini et son image de reine des amazones dressée sur une barricade et jouant du pistolet, cette image qui se reformait sans cesse dans l’imagination d’Hortense n’avait rien de ridicule.

— Qu’elle vive seulement ! priait la jeune femme. Qu’elle revienne pour jouir au moins des joies violentes du triomphe après tant de douleurs !

L’aurore vint, rose et pure, sans nuage, lâchant comme un ballon la boule de feu du soleil qui, dans sa course, allait se chauffer à blanc. Hortense demanda un bain froid car même si elle n’avait pas sommeil, elle craignait à présent la torpeur qu’apporte une nuit blanche.

Vers dix heures, elle vit arriver dans un frou-frou de taffetas violet la douairière de Vauxbuin qui habitait l’hôtel d’en face. Le cheveu un peu en désordre et sa poudre mise n’importe comment, la vieille dame semblait dans tous ses états.

— Dieu soit loué, vous êtes là, ma chère comtesse ! s’écria-t-elle en agitant son face-à-main. Je n’en peux plus de tourner en rond dans ma maison avec tous ces bruits qui courent. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

— Moi non plus si cela peut vous être d’une aide quelconque…

— Pensez-vous que l’on va venir nous égorger ? Tous ces buveurs de sang qui sont à nouveau lâchés ! Allons-nous revoir les jours affreux de 93 ?… En ce cas, il faudrait émigrer encore mais je ne suis plus d’âge à courir les routes, hélas !

En dépit de son anxiété, Hortense sourit. On n’avait certes pas à craindre quoi que ce soit de semblable. Le peuple n’en voulait qu’aux ordonnances du Roi qui balayaient la royauté constitutionnelle pour rappeler le pouvoir absolu… Mais la douairière ne voulait pas se laisser convaincre.

— Cela commence de la même façon. On est allé rechercher dans son château de la Grange-Bléneau ce diable de La Fayette ! Dieu sait quelles misères il va faire encore au pauvre roi !… Hier j’ai envoyé de mes gens aux renseignements. Bien peu sont rentrés. Les autres doivent être à faire le coup de feu avec tous ces énergumènes. Quelle époque !

— Vous oubliez les soldats ! Le maréchal Marmont a des troupes nombreuses sous son commandement.

La bouche fripée de la vieille dame s’arqua en un summum de mépris qui fit tomber sa mouche mal collée.

— Ce moins-que-rien affublé d’un titre de carnaval ?… Vous y croyez, vous ? On dit déjà que, dans certain régiment de ligne, on manifeste des hésitations, on aurait tendance à ne pas considérer comme ennemis ces émeutiers de malheur. Que ferons-nous si les troupes fraternisent et se tournent contre nous ?

— Il reste les Suisses. Ce sont des mercenaires et ils n’ont aucune raison de se retourner contre le Roi. En outre, ils sont nos voisins.

— Ma petite, vous ne savez pas grand-chose ! Apprenez que, le 10 août 1792, ces braves gens avaient toutes les raisons d’abandonner la cause royale. Pourtant ils se sont fait tuer, vaillamment, l’un après l’autre sur les marches des Tuileries où l’on glissait dans le sang…

Hortense faillit répondre que Mme de Vauxbuin parlait certainement par ouï-dire car en 92 elle avait, de son propre aveu, rejoint Coblentz depuis belle lurette. Ce qui n’enlevait rien d’ailleurs au sacrifice des Suisses. Un peu agacée, la jeune femme se demandait comment elle allait faire pour se débarrasser de sa visiteuse qui continuait à égrener la liste des bruits affreux qu’on lui avait rapportés – la manufacture des vivres aurait été enlevée par les brigands privant ainsi les soldats de pain et les principaux postes de garde de la capitale seraient déjà tombés – quand un nom lui fit dresser l’oreille. La vieille dame venait de parler de Vincennes…

— Veuillez m’excuser, dit Hortense, je me suis laissée distraire : que disiez-vous ?

L’autre la fusilla du regard :

— C’est pourtant grave ! Je vous disais qu’une forte bande de ces misérables était partie pour s’emparer de la poudrière de Vincennes. Or, cette poudrière est bien défendue… par des hommes qui ont mission de la faire sauter plutôt que de la remettre à l’ennemi, quel qu’il soit…

— Et… si cette poudrière saute ?…

— Le dommage sera terrible. Tout sautera avec elle et les ravages pourront s’étendre sur une demi-lieue…

Le cœur d’Hortense manqua un battement. Une demi-lieue ? La maison de Mme Morizet n’était qu’à un quart de lieue à peine de la Poudrière. Brusquement, la vieille dame venait de perdre sa mine arrogante et se laissait tomber dans un fauteuil.

— Un de mes petits-fils est là-bas, avoua-t-elle, tout en chassant avec rage les larmes qui lui montaient aux yeux…

Hortense sentit soudain une sympathie lui venir pour cette femme, raide vestige de l’Ancien Régime que l’angoisse forçait à laisser parler son cœur. Et comme la douairière cherchait fébrilement un mouchoir, qu’elle avait dû oublier, elle se pencha vers elle en lui offrant le sien.

— Vous avez vraiment peur, marquise ?

— Oui… vraiment ! Puis-je rester ici, avec vous ?… Je ne peux plus supporter ma maison…

— Restez autant que vous le voudrez. Livia va vous faire un peu de son merveilleux café et prendra soin de vous. Moi, je vais vous quitter pour un moment…

— Et où voulez-vous donc aller ?

— J’ai… un devoir à remplir. Pardonnez-moi et, si la comtesse Morosini revient, dites-lui que je suis allée à Saint-Mandé…

— Mais… c’est presque à Vincennes cela. Comment voulez-vous y aller ? Aucune voiture ne peut traverser Paris à cette heure.

— Eh bien, j’irai à pied…

En laissant là Mme de Vauxbuin médusée et vaguement admirative, elle monta dans sa chambre pour y prendre des souliers solides et un chapeau de paille. Puis, après quelques mots à Livia tout aussi effarée que la vieille dame, elle lui confia cette dernière et s’élança dans la fournaise de la rue.

En écoutant sa visiteuse elle avait été un instant distraite des bruits de la ville. Quand elle fut dehors, elle entendit nettement le canon qui tonnait. C’était un bruit incongru dans ce quartier paisible et, atteignant la caserne des Suisses, elle ne put s’empêcher de demander à une sentinelle :

— Est-ce vraiment… le canon que l’on entend ?

L’homme des Cantons, une sorte de géant à la figure rouge brique, opina gravement du bonnet :

— Ganon ?… foui Matame… C’être le ganon… Il faut rendrer chez fous…

Peu désireuse de discuter la question, elle fit signe que non et reprit sa route, rejoignant la rue du Bac puis la rue de Sèvres où l’agitation était grande. Il y avait des femmes et des enfants à toutes les portes, à toutes les fenêtres. Des vieux avaient remis d’anciens uniformes. Ceux des guerres de l’Empire arboraient des décorations et tenaient de véritables congrès en pleine rue. Un homme passa, portant un panier couvert comme en ont les marchands de gâteaux. Il distribuait des cartouches à tous les hommes et à quelques femmes qui en réclamaient. Il en tendit deux à Hortense qui les refusa.

— Je n’ai pas d’armes…

— Alors, rentrez chez vous la p’tite dame ! C’est encore assez tranquille par ici. Ça chauffe seulement place du Panthéon et autour des mairies mais ça ne va pas durer. Vous entendez le canon ?

On l’entendait en effet de plus en plus. C’était sans doute celui des Tuileries…

— Je n’ai pas peur du canon, dit-elle avec un sourire. Je vais voir mon fils…

— Alors tâchez moyen d’lui conserver sa mère. C’est pas fréquent d’en avoir une aussi jolie !…

Elle vit sa première barricade au carrefour de la Croix-Rouge. Elle était en construction. Sous l’attaque de jeunes hommes aux bras nus, les pavés sautaient l’un après l’autre et commençaient à former des tas auprès de deux voitures renversées qui servaient d’ossature. On y traînait des meubles que l’on entassait les uns sur les autres, des sacs de terre et des tonneaux dont tous n’étaient pas vides. Des femmes assises par terre déchiraient du linge pour faire de la charpie et des bandes. D’autres hommes préparaient des armes, miraient les canons dans le soleil, comptaient les cartouches. Il y avait là, comme la veille, des ouvriers et des bourgeois. Ceux-ci mettaient bas leurs habits qu’ils pliaient soigneusement dans un coin pour prendre la pioche et s’attaquer aux pavés ou aider à porter un meuble… Et tout ce monde riait, plaisantait, chantait même et semblait s’entendre à merveille. N’eût été la grande barrière hérissée de fusils on aurait pu croire qu’il s’agissait là d’une fête…

On héla joyeusement Hortense quand elle s’approcha. L’un des jeunes hommes qu’à son uniforme noir militairement boutonné elle reconnut comme un élève de l’École Polytechnique et qui semblait le chef lui demanda du haut de la barricade si elle venait les aider.

— Je voudrais surtout passer. J’ai à faire par là…

— Vous pouvez passer, on laisse un petit espace libre, là sur le côté gauche. Venez !

Déjà il avait sauté de son perchoir et venait à elle s’inclinant courtoisement et lui offrant la main pour franchir les pavés qui avaient roulé…

— On ne se bat pas, par ici, remarqua Hortense. Pourquoi faites-vous cela ?

— On ne se bat pas encore mais on se battra. Des barricades, il s’en élève de semblables dans toutes les rues qui pourraient servir de passage aux Suisses pour rejoindre les Tuileries. Et puis il y a aussi les régiments casernés près de la place d’Enfer et des barrières du sud… Le mot d’ordre est d’isoler le Louvre, les Tuileries et l’Hôtel de Ville…

— Cela vous servira à quoi ? Est-ce que le Roi n’est pas à Saint-Cloud ? Les Tuileries sont vides.

— Vides ? Avec ce traître de Marmont et tous les ministres qu’il prétend protéger ? Ces gens ont voulu leur malheur, madame. Qu’ils ne s’en prennent qu’à eux ! Le peuple, lui, ne s’arrêtera plus qu’à la victoire ou à l’anéantissement… Où habitez-vous ?

— Rue de Babylone mais…

— C’est un mauvais endroit à présent mais vous y serez encore mieux que dans les rues, surtout dans la direction où vous voulez vous rendre… Enfin, c’est votre affaire, ajouta-t-il en voyant que la jeune femme fronçait les sourcils, mais n’approchez pas de la Seine. On s’y bat pour les ponts…

Il la salua de nouveau puis retourna se consacrer à son ouvrage. Hortense poursuivit son chemin, de plus en plus difficilement car, un peu partout, d’autres barricades s’élevaient, plus ou moins semblables à celle qu’elle venait de rencontrer. A chacune elle trouvait le même enthousiasme, la même gentillesse. Le bruit de la bataille se rapprochait mais elle n’avait pas encore atteint le faubourg Saint-Germain. Seul le quartier Latin bougeait et se vidait de ses étudiants qui, en masse, descendaient vers la Seine, criant et chantant, armés de ce qu’ils avaient pu trouver dans les armureries, coiffés de larges bérets ou de chapeaux de papier…

Déjà fatiguée par sa course à travers les rues, Hortense dut déployer un véritable courage pour continuer. Le tumulte en effet régnait sur la Seine. Le passage du Pont-Neuf, occupé par un régiment de ligne, était impossible. On tirait de tous les côtés et l’immense silhouette du Louvre et des Tuileries n’apparaissait plus que comme un fantôme surgi des grisailles de la fumée.

Il y avait foule sur le quai des Grands-Augustins mais il était possible de passer. Après s’être assise un moment sur une borne et désaltérée à une fontaine, Hortense reprit son chemin. Personne ne faisait attention à elle d’ailleurs. Il y avait sur le quai presque autant de femmes que d’hommes. Elle faillit être emportée par un cortège d’étudiants qui, aux cris de « Vive l’Empereur ! », « Vive Napoléon II ! » s’engouffrait sur le pont Saint-Michel. Mais elle n’échappa pas à une troupe hurlante d’ouvriers, de jeunes gens et de femmes qui l’entraîna à travers la Cité et, sans trop savoir comment, elle se retrouva sur le quai Lepelletier au milieu d’une foule dense, en marche vers l’Hôtel de Ville et sous un soleil de plomb. Elle ne comprit pas tout de suite qu’elle était déjà au cœur de la bataille et se crut en enfer. Les balles sifflaient, l’odeur de poudre brûlée était écœurante et aussi celle de ces corps en sueur qui l’environnaient de toutes parts. Son chapeau lui fut arraché en l’étranglant à moitié. Ses cheveux croulèrent sur ses épaules tandis qu’une brutale poussée qui lui froissa un bras lui arracha un cri de douleur… Autour d’elle c’était un pandémonium de faces noircies où la sueur traçait de longues rigoles et où, parfois, le sang mettait sa pourpre tragique.

Affolée, la jeune femme chercha un abri mais il était impossible de résister au flot qui l’entraînait vers la place de Grève et l’Hôtel de Ville dont les hauts toits brillaient sous le soleil à travers la fumée. Soudain, il y eut une immense clameur : le drapeau tricolore venait d’apparaître sur le toit du bâtiment municipal au moment précis où le gros bourdon de Notre-Dame commençait à faire tonner le tocsin sur la ville enfiévrée. Presque aussitôt un autre drapeau se déployait sur la tour nord de la cathédrale… L’enthousiasme fut alors à son comble. Insoucieux du danger, les compagnons forcés d’Hortense se ruèrent comme des taureaux furieux sur les uniformes rouge et or de quelques Suisses qui disparurent dans la mêlée. Un peloton de dragons surgit alors. Les casques de cuivre à crinière noire jetaient des éclairs. Sabre haut, les soldats se ruèrent sur ceux qui venaient par le quai pour les refouler avant qu’ils ne débouchassent sur la place… Complètement épuisée, Hortense se laissait porter. Elle n’en pouvait plus. Seule la pression de la foule la tenait debout. Dans un instant, elle allait glisser à terre où elle serait foulée à mort par les pieds des hommes et les sabots des chevaux. Elle glissait déjà quand une main vigoureuse l’empoigna par un bras et l’entraîna irrésistiblement vers l’escalier qui descendait à la berge.

— Enfin, je vous tiens ! Mais qu’est-ce que vous faites là ?…

Elle fut à peine surprise, tant elle était lasse, de reconnaître Eugène Delacroix mais, ranimée par la vue de ce visage ami, elle trouva la force d’un sourire.

— Encore vous ? Est-ce que vous vous seriez donné pour tâche de me sauver chaque fois que je suis en péril ? Vous devez être une espèce d’envoyé du ciel.

— Je ne sais pas qui je suis mais vous, vous êtes une folle ! Où prétendiez-vous aller comme cela ?

— A Saint-Mandé. Je voulais voir mon fils. Il est en danger là-bas.

— En danger ? A Saint-Mandé ? Vous rêvez ?

Elle raconta alors l’affaire de la Poudrière, les craintes de la douairière et dit son angoisse. Si Vincennes sautait, l’enfant en était assez près pour courir un grave danger… Mais, sans autre cérémonie, le peintre haussa les épaules :

— Ce qu’on peut colporter comme sottises dans des moments comme celui-là ! Il n’a jamais été question d’aller à Vincennes qui est trop bien défendu. Le peuple d’ailleurs a trouvé toute la poudre dont il peut avoir besoin pour tenir huit jours. Alors renoncez à votre expédition ! D’autant que vous ne pourriez pas franchir la place de la Bastille où un régiment est cantonné et moins encore le faubourg Saint-Antoine qui est en train de lui tomber dessus avec l’ardeur de ceux qui retrouvent avec plaisir un chemin connu… Et qu’est-ce que je vais faire de vous à présent ?

Il semblait hors de lui. Rien ne restait du dandy qui fréquentait naguère le salon de la comtesse Morosini. En bras de chemise, manches roulées au-dessus du coude sur ses bras nerveux, des traces de poudre au visage et de la poussière plein ses cheveux noirs emmêlés, Delacroix, un pistolet à la ceinture, ressemblait à n’importe quel émeutier. A un détail près : sous son bras gauche il tenait serré un carnet de croquis.

Une violente décharge de mousqueterie éclata tout près d’eux et dispensa Hortense de répondre. En même temps, un jeune homme dont le costume beige clair d’une extrême élégance avait subi lui aussi de sérieux dommages dégringolait l’escalier et les rejoignait sur la berge.

— Je t’ai vu descendre, dit-il à Delacroix. Mais il ne faut pas rester là. Les lanciers arrivent pour balayer le pont suspendu, ajouta-t-il en désignant la passerelle qui rejoignait la place de Grève à la Cité. Tu risques de recevoir des cadavres sur la tête…

— Je risque surtout de ne rien voir, gronda le peintre. Je remonte avec toi. Mais vous restez ici ! intima-t-il à Hortense. Vous y serez toujours plus à l’abri que là-haut et, si je ne suis pas tué, je reviendrai vous chercher…

— Sois tranquille, dit l’homme à la redingote beige avec un aimable sourire, si tu es tué je me chargerai de Mademoiselle avec bonheur. J’ai nom Eugène Lami et…

Une énorme clameur lui coupa la parole. Presque au-dessus de leur tête, dominant même les grondements du bronze, on hurlait un retentissant : « A bas les Bourbons ! » qui fut repris et scandé à l’infini. Le vacarme devint assourdissant. Emporté par son désir forcené de voir ce qui se passait, Delacroix se précipita vers l’escalier de pierre et le remonta deux marches à la fois suivi par son camarade.

Hortense ne resta pas longtemps seule sur sa berge. La violence des combats qui se déroulaient sur le pont suspendu, où par deux fois la troupe repoussa les insurgés, obligeait certains à se replier dans les escaliers. D’autres, perdant l’équilibre, tombaient des marches sans rambardes et se meurtrissaient. Enfin, dans les accalmies entre deux assauts, des âmes charitables apportaient des blessés au bord de l’eau. Bientôt, sous les ordres d’un médecin qui prit les choses en main, une sorte d’ambulance de fortune s’installa à laquelle Hortense alla prêter main-forte…

Le médecin était un vieil homme revêche mais qui semblait connaître son métier. Ses mains avaient, pour approcher les blessures, une douceur infinie. Hortense fut, par lui, chargée de porter à boire aux blessés dont la plupart mouraient de soif sous ce soleil d’enfer. Il lui tendit un pot et un gobelet trouvés Dieu sait où et, des dizaines de fois, elle fit le trajet jusqu’à la fontaine qui ouvrait sur la berge pour remplir son pot. Les blessés accueillaient l’eau avec reconnaissance. Elle les faisait boire et aussi lavait leurs visages couverts d’une boue noirâtre. Elle avait oublié sa fatigue. La fierté qui lui venait à se sentir utile, à participer à sa manière à ce combat insensé pour la liberté lui tenait lieu de force… Un moment, le vieux médecin s’arrêta auprès d’elle tandis qu’elle lavait doucement le visage ensanglanté d’un blessé avec un tampon de linge provenant de son jupon qui n’était plus qu’un souvenir.

— Qu’est-ce que vous êtes dans la vie ? lui demanda-t-il. Vous n’avez pas l’air d’une femme du peuple…

— Cela veut dire quoi femme du peuple ? N’appartenons-nous pas tous au peuple de France ? Je reconnais que je ne vis pas dans une masure, si c’est cela que vous voulez savoir.

— Une aristocrate, hein ? Ça crève les yeux. Mais vous savez vous servir de vos mains et surtout vous aidez. Ça, c’est rare.

— Suis-je donc la seule à porter un peu d’aide ?

— Mon Dieu, j’en jurerais presque. Depuis ce matin, j’ai revu les voitures de l’émigration… Les belles dames songent surtout à se mettre à l’abri dans leurs maisons des champs. De même que nos états-majors, quels qu’ils soient, préfèrent discuter bien au frais dans des salons ou des bureaux…

Soudain, il se pencha et tapota la tête blonde d’un geste paternel.

— Continuez, ma petite. Voilà encore du travail qui m’arrive…

En effet, des brancardiers d’occasion descendaient vers eux apportant trois nouveaux blessés. On apprit d’eux que la place devant l’Hôtel de Ville était pleine de cadavres et de blessés. Les engagements avaient été meurtriers…

— On trouve bien un peu d’aide dans les maisons qui bordent la place mais elles sont étroites et mal commodes, dit l’un des brancardiers. C’est encore ici qu’ils sont le mieux en attendant qu’on puisse les transporter à l’Hôtel-Dieu. Pour l’instant les accès sont bouchés… Pour ceux de ce côté-ci de la Seine. On y porte déjà ceux qui tombent dans la Cité…

— Tâchez au moins d’en obtenir de quoi donner les premiers soins. Nous manquons de tout.

— On fera ce qu’on pourra, docteur…

Ils repartaient. Pendant ce temps, Hortense avait donné à boire aux nouveaux venus et s’occupait à laver la figure, couverte de sang et de poussière, d’un homme vigoureux et bien habillé qui portait à la poitrine une vilaine blessure. Le blessé, les yeux clos, respirait difficilement mais quand la fraîcheur de l’eau toucha son visage, il eut un soupir reconnaissant et entrouvrit les yeux. Soudain, Hortense le sentit se raidir dans ses bras et crut qu’il était en train de passer mais elle vit qu’il avait les yeux grands ouverts, à présent, et qu’il la regardait avec une stupeur mêlée d’effroi :

— Mademoiselle ! Mademoiselle… Hortense !…

— Vous me connaissez ?

— Oh oui !… Et vous aussi vous me connaissez… Je… je suis Florent… l’ancien valet de chambre de votre père.

— Vous !

Vivement, elle libéra le visage des saletés qui le couvraient et le reconnut… Elle se souvenait, en effet, de ce grand garçon un peu dédaigneux envers le reste de la domesticité parce qu’il était le favori du maître auquel d’ailleurs il semblait vouer un dévouement total. On n’aimait guère Florent à l’hôtel de la rue de la Chaussée-d’Antin, surtout Mauger, le vieux cocher qui ne manquait pas une occasion d’en dire pis que pendre chaque fois qu’il conduisait Mme Granier de Berny et sa fille…

— Je vous reconnais à présent, dit doucement Hortense. Ainsi vous avez voulu, vous aussi, combattre pour la liberté ? N’êtes-vous donc pas resté chez nous après la mort de mes parents ?

— Rester… Oh non !… Surtout pas !

Il semblait terrifié à présent mais Hortense ne put l’interroger davantage car le vieux docteur – il s’appelait Naudin l’écartait pour examiner le blessé… Celui-ci le repoussa :

— Pas besoin de vous… docteur ! Je n’en ai plus… pour longtemps, je le sais…

— Votre blessure n’est pas belle, en effet, mais je me dois d’essayer…

— Non… non. Laissez-moi… seulement parler avec… cette jeune dame… C’est le ciel qui l’envoie près de moi… à l’heure où je vais mourir… Ne me prenez pas… le temps qui me reste… Venez… venez là, mademoiselle Hortense !

Surpris mais devinant qu’un drame était en train de se jouer entre ces deux êtres, Naudin se retira lentement. On l’appelait d’ailleurs à grands cris pour une femme qui perdait son sang en abondance. Hortense reprit sa place auprès de Florent dont la main agrippa la sienne.

— Je vais… pouvoir décharger ma conscience… Oh, vous ne savez pas… ce que j’ai vécu… depuis cette nuit… terrible !

— Vous savez ce qui s’est passé ?

— Oui… J’en suis même la cause… involontaire ! Oh, mademoiselle… j’ai bien souffert, vous savez… Ces deux malheureux…

— On les a tués, n’est-ce pas ?

— Vous… le saviez ? Ah, c’est vrai… l’homme du cimetière ?…

— Oui… lui aussi vient de mourir en prison. Qui a tué mes parents ?…

— Le prince… San Severo… Laissez-moi… vous dire ! Il… se prétendait… amoureux… éperdument amoureux de… Madame la Baronne. Il était certain que… s’il pouvait la voir seul à seul… lui parler, la prier… elle répondrait à son amour…

L’homme, qui devait avoir une balle dans le poumon, cherchait son souffle et, dans l’effort qu’il faisait, du sang perlait à sa bouche. Hortense voulut parler mais il l’arrêta du geste…

— Il m’a offert une grosse somme d’argent… pour que je le cache, ce soir-là… dans le boudoir de Madame, là où vos parents… avaient coutume de boire un rafraîchissement… quand ils rentraient du bal… Fou que j’étais !… j’ai accepté. Je l’ai caché… derrière le paravent de laque ancienne qui abritait la chaise longue… de Madame quand elle avait ses migraines… J’ai préparé le plateau… Vos parents… sont rentrés… ils sont allés dans le boudoir… Et puis j’ai entendu… les coups de feu… J’ai couru… j’ai vu… le prince… qui mettait le pistolet dans la main… de votre père…

— Mais vous pouviez appeler, dénoncer ce misérable ! Pourquoi n’avoir rien dit ?…

— Il m’a… menacé. Il a dit… que c’était par ordre… du Roi. Alors, je l’ai laissé fuir… par la fenêtre et j’ai refermé…

— Mais la femme de chambre de ma mère qui l’attendait toujours quand elle sortait pour la déshabiller et ranger ses bijoux n’a rien entendu ?…

— La porte… de la chambre était fermée à clef… Et puis, je l’ai payée… pour qu’elle se taise… elle aussi. C’était notre intérêt… à tous deux. On risquait… d’être accusés…

Horrifiée, Hortense laissa tomber sa tête dans ses mains parce qu’elle avait l’impression qu’elle allait éclater. Elle éprouvait peu de douleur pourtant… la douleur, elle l’avait ressentie assez cruellement au moment de la double mort. Ce qu’elle éprouvait c’était du dégoût et une immense colère envers le misérable qui avait froidement assassiné ceux qu’elle aimait et qui, ensuite, avait osé s’installer dans leur maison, dans leurs meubles, s’emparer de leurs biens. Tout cela criait vengeance… et vengeance éclatante. Cependant, le moribond parlait encore :

— Je voudrais… Je vous supplie… de me pardonner… Je… je ne savais pas… je ne voulais pas…

Des larmes roulaient à présent le long de ses joues, glissaient dans son cou… Son désespoir semblait sincère et l’était sans doute mais comment en faire la preuve dont elle avait besoin ?

Soudain, elle aperçut Delacroix. Revenu sur la berge et assis sur une pierre, il dessinait avec ardeur tous ces corps tordus par la souffrance ou figés par la mort, soldats et insurgés fraternellement mêlés et réconciliés dans le trépas.

— Je vais écrire ce que vous venez de me dire et vous le signerez, dit-elle à Florent. A ce prix, je vous pardonnerai…

— Je… faites vite !

Elle courut au peintre médusé, lui arracha le carnet, le crayon, prit une page blanche…

— Ah ça, mais que faites-vous ? Mes dessins…

— C’est de ma vie qu’il est question. Je ne toucherai pas à vos dessins mais il faut que j’écrive quelque chose d’important…

Vivement, elle revint vers l’agonisant, écrivit les grandes lignes de ce qu’il venait de lui raconter puis lui tendit le crayon.

— Aidez-moi à le soulever ! ordonna-t-elle au peintre qui l’avait suivie, intrigué.

Il obéit. Florent prit le crayon, voulut se pencher sur la feuille. Mais sa bouche s’emplit de sang et sur un hoquet tragique, il expira. Hortense ferma les yeux, luttant contre les larmes qui venaient. Elle avait laissé tomber le papier. Delacroix le ramassa, le lut…

— Comment s’appelait cet homme ? demanda-t-il.

— Florent… je ne sais rien de plus.

— Cela devrait suffire…

Il reprit son crayon, traça sous le texte un F maladroit qui s’achevait en un trait tremblé…

— Voilà. Il a signé mais incomplètement puisqu’il était en train de mourir…

Hortense haussa les épaules.

— A qui ferez-vous croire que cette confession est valable ?

— A tout le monde si je suis là pour en témoigner.

— Vous feriez cela ?

— Je ferais n’importe quoi pour faire condamner une crapule… Pour l’instant, il faut achever cette révolution et l’achever selon nos intérêts !

Le combat pour le pont reprenait. Delacroix retourna à ses croquis, Hortense, après avoir fermé les yeux de l’ancien valet, retourna à ses blessés. Bientôt elle rejoindrait Félicia sur le chemin de la vengeance. San Severo devrait payer son double crime et ses spoliations… Soudain, elle pensa à son oncle. Le marquis de Lauzargues semblait au mieux avec ce misérable. De quand datait leur entente ?… Très certainement du voyage que le marquis avait fait à Paris après l’arrivée de sa nièce puisque, avant le double crime, il ne mettait jamais les pieds à Paris. Quelle tête ferait-il s’il savait que son bon ami le volait autant et plus qu’il ne volait Hortense elle-même ? C’était après tout une satisfaction de savoir que ses crimes, à lui, ne rapportaient pas ce qu’il en espérait. Mais cette satisfaction n’allait tout de même pas jusqu’à en absoudre le Napolitain…

La nuit – une belle nuit claire toute constellée d’étoiles mais toujours aussi chaude – fit cesser les combats. Peu de temps après, le sonneur de Notre-Dame, les bras usés sans doute, laissa mourir la voix de son gros bourdon. Un grand silence se fit sur Paris, piqué seulement, de loin en loin, d’un coup de feu, d’un coup de canon, d’un cri… Chacun songeait à rentrer chez soi laissant tout de même des gardes aux barricades et sur les espaces conquis. La fatigue et la chaleur faisaient sentir leur poids inhumain. Sur la place de l’Hôtel de Ville, le général Talon venait d’envoyer trois charrettes pour ramasser ses hommes morts ou blessés. On emporta aussi un beau jeune homme qui, lors du troisième assaut des insurgés sur le pont suspendu, avait mené la charge en élevant bien haut un drapeau tricolore. La mitraille l’avait fauché au moment où il posait le pied sur la place et il était mort peu après en souriant. Il avait dit, en mourant : « Souvenez-vous que je m’appelle Arcole[10]… »

Le petit poste de secours du Dr Naudin se vidait. On emportait à l’Hôtel-Dieu les blessés graves, ceux qui l’étaient légèrement rentraient montrer leur gloire dans leur quartier. Un tombereau vint chercher les morts.

Delacroix prit Hortense par la main.

— Venez, jeune dame ! Vous avez très suffisamment fait la guerre pour aujourd’hui. Je vous ramène…

Mais elle secoua la tête, en rejetant de son bras les mèches trempées qui lui tombaient devant les yeux et ne bougea pas de la pierre où elle s’était laissée tomber.

— Je ne peux pas… La seule idée de faire trois pas me donne mal au cœur. Comment voulez-vous que je rentre rue de Babylone ?… au bout de la terre ! Je crois que je vais dormir ici…

— Pour prendre le froid de la mort si d’aventure un orage éclate ? N’y comptez pas ! Et si vous ne pouvez marcher, on y suppléera. Moi, je ne suis pas fatigué…

Il l’enleva dans ses bras et se mit en devoir de remonter les degrés. Hortense protesta :

— Vous êtes fou. Vous n’y arriverez jamais ! Je suis trop lourde.

— Oui, mais vous êtes si belle ! répondit-il sans la moindre logique. Et puis, rassurez-vous, je vous ramène seulement chez moi. Vous connaissez déjà et c’est beaucoup moins loin. Si ce diable de Lami n’avait disparu dans la mêlée nous vous aurions portée à nous deux…

Il partit d’un pas allègre… mais, au bout de trois cents mètres, il reposait la jeune femme à terre et s’arrêtait pour souffler :

— Je dois me faire vieux. Me voilà mort !…

— Vous en avez assez fait. Je vais marcher un peu. Je me sens mieux…

— Du tout, j’ai dit que je vous ramènerai, je vous ramènerai… et même chez vous !

Il venait d’aviser un bonhomme qui poussait mélancoliquement devant lui une brouette vide qui avait dû servir à transporter des blessés. Le marché fut conclu en un rien de temps. Hortense prit place dans la brouette. Delacroix cracha dans ses mains et empoigna les bras du véhicule improvisé et, dans cet équipage, les deux jeunes gens s’enfoncèrent dans les rues obscures où seuls, les réverbères ayant été jetés bas, brillaient les feux allumés sur les barricades qui, depuis le matin, s’étaient multipliées.

Il était près d’une heure du matin quand on arriva rue de Babylone et Hortense exigea que le peintre achevât la nuit dans une chambre que Livia mortellement inquiète lui prépara. On était, en effet, sans nouvelles de Félicia et Timour battait Paris à sa recherche.

CHAPITRE X LE PAIEMENT

En dépit de l’inquiétude où elle était du sort de son amie, Hortense dormit comme une souche, vaincue par une fatigue plus grande que sa volonté. Elle fut réveillée par les cris de Livia, sauta à bas de son lit, enfila une robe de chambre et rencontra dans l’escalier Timour qui portait Félicia, visiblement affaiblie. Un gros pansement enveloppait son épaule droite mais elle semblait ne pas trop souffrir car elle trouva un sourire pour son amie :

— Le retour du croisé, fit-elle. Pas trop glorieux, le retour !

— Sublime, au contraire ! s’écria Delacroix qui, contrairement à son habitude, semblait au comble de l’excitation et suivait le Turc. La Liberté dressée sur la barricade, un drapeau tricolore à la main ! Voilà le tableau pour lequel il me faut votre visage !

— Je n’ai jamais brandi de drapeau… tout juste un pistolet et je ne sais même pas si cela a servi à quelque chose. Il y avait un tel tumulte et tant de fumée !…

— Une chose est certaine : elle est blessée votre Liberté ! coupa Hortense. Il faut la laisser se reposer… et aussi se laver. Dieu me pardonne, elle est encore plus sale que je ne l’étais hier soir…

— Est-ce que vous avez fait le coup de feu, vous aussi ? dit Félicia. Ce n’est pourtant pas un métier pour vous…

— Je n’ai pas fait le coup de feu mais j’ai eu, moi aussi, des aventures. Vous les saurez quand vous m’aurez raconté les vôtres. A présent, au lit !

— Revenez souper ce soir ! dit la blessée à Delacroix qui, un peu gêné de son audace, restait planté au seuil de sa chambre. J’ai seulement besoin d’un peu de repos.

Tandis que Livia et Hortense lui enlevaient ses habits souillés et déchirés, la lavaient, refaisaient son pansement et la mettaient au lit, l’héroïne raconta son aventure. En compagnie de Duchamp qu’elle avait perdu depuis, elle s’était retrouvée sur l’une des barricades du boulevard de Gand. Marmont avait donné l’ordre à ses troupes de nettoyer le centre nerveux de la révolte qui se situait alors entre le Palais-Royal et la Bourse. Dans cet objectif, ses troupes devaient en contourner le noyau par les Boulevards mais la tâche s’était révélée impossible. De la Porte-Saint-Martin à la Madeleine, le lieu de promenade le plus élégant de Paris s’était changé en une sorte de camp retranché hérissé de barricades et totalement impossible à franchir.

— Jamais, raconta Félicia, je n’ai vu tant de carabines anglaises et de superbes pistolets de duel. Nos dandys se sont battus comme de vieux troupiers. Le tout d’ailleurs avec une urbanité charmante pour leurs compagnons de combat, que ceux-ci portassent une blouse sale, un vieil uniforme de la garde nationale sentant le poivre à quinze pas, ou même un pantalon de toile sans la moindre chemise au-dessus. Vous êtes longs à vous mettre en marche, vous autres les Français, mais quand vous y êtes on ne peut plus vous arrêter. Sangdieu ! Le beau peuple que j’ai vu cette nuit !

— Il n’était pas mal non plus à l’Hôtel de Ville !

A son tour, Hortense raconta sa journée de la veille, constamment interrompue d’ailleurs par les interjections furieuses de Félicia qui la traitait de folle. Mais quand on en vint à la mort de l’ancien valet, le calme revint et aussi la gravité…

— Le misérable ! dit Félicia… Je pense que, cette fois, vous allez pouvoir obtenir justice.

— De quel gouvernement ? Si celui-ci reste au pouvoir…

— Il n’en est pas question. Vous n’imaginez pas que les Français ont choisi la révolution pour revoir la longue figure blanche de Charles X ? Non… c’est l’Empereur qui vous rendra justice ! C’est Napoléon II ! Savez-vous que, tôt ce matin, les mots d’ordre ont été passés ? On va attaquer aujourd’hui le « fort Raguse » !

— Le fort Raguse ? Qu’est-ce que cela ?

— Les Tuileries, le Louvre… le quartier général de ce damné Marmont ! Ah, que je voudrais y être !… mais Timour m’a ramenée de force. Il est vrai que je n’en avais plus beaucoup à lui opposer…

— Heureusement ! Je vais vous répéter ce que Delacroix m’a dit cette nuit : « Finie la guerre, jeune dame ! » J’ajoute : il faut rester en vie pour gagner d’autres batailles. Laissez les hommes chasser votre ennemi. Je m’occuperai du mien ensuite…

Finie la guerre pour les habitantes de la rue de Babylone ? Apparemment, quatre élèves de l’École Polytechnique en avaient décidé autrement et, la guerre allait venir retrouver Hortense et Félicia jusque chez elles…

Vers la fin de la matinée, un millier d’hommes s’était regroupé sur la place de l’Odéon. On s’était partagé, comme chefs, ces quatre jeunes gens. Depuis sa défense contre les alliés en 1814, Polytechnique s’était taillé une solide réputation de bravoure. Ceux de 1830 bénéficiaient de l’auréole et entendaient bien y ajouter quelques rayons. Après s’être emparé des armes de la gendarmerie de la rue de Tournon, le millier d’hommes se divisa en trois colonnes dont deux se dirigèrent vers le Louvre. L’une choisit le Pont-Neuf ; la seconde la passerelle des Arts ; la troisième, aux ordres d’un garçon nommé Charras qui avait été chassé de l’École quatre ou cinq mois plus tôt pour avoir chanté la Marseillaise, décida qu’il fallait empêcher les Suisses de sortir de leur caserne, ceux tout au moins qui y étaient encore.

Vers onze heures, alors que Félicia commençait à s’endormir, elle fut réveillée par les tambours battant la charge. Dans sa chambre, Hortense procédait à sa toilette. Elle eut juste le temps de rejoindre son amie. Dans l’escalier des dizaines de pas ébranlaient la maison en dépit des efforts de Timour et de Gaetano pour barrer le passage aux émeutiers.

— Pas la peine de crier si fort ! brailla une voix forte. On n’en veut à personne. On veut seulement monter sur le toit…

Péniblement, Félicia se leva et, soutenue par Hortense, sortit sur le palier. Elles se trouvèrent nez à nez avec un garçon brun dont l’uniforme avait déjà souffert mais qui ôta poliment son bicorne noir. Derrière lui une foule hétéroclite, armée à la diable.

— Excusez-nous de vous déranger, mesdames, mais il ne vous sera fait aucun mal. Nous donnons l’assaut à la caserne des Suisses et nous avons besoin de votre toit et de votre jardin. Nous n’avons pas le temps de vous demander la permission. Ordonnez seulement à votre domestique de rester tranquille : il a déjà assommé trois des nôtres et on a toutes les peines du monde à le maîtriser.

Un homme de mauvaise mine s’avança :

— Faites-le, sinon on vous le saigne… Si vous êtes des ennemis du peuple…

— J’étais hier boulevard de Gand où j’ai reçu une balle, gronda Félicia. Mon amie soignait les blessés à l’Hôtel de Ville. Alors nous n’avons que faire de vos menaces. Allez où vous voulez mais prenez garde : les Suisses sont bien armés.

— Nous aussi ; nous avons un canon…

Ledit canon, une pièce de musée, n’avait qu’un coup à tirer et ne fit pas grand mal. En revanche, il déchaîna chez l’ennemi un feu particulièrement bien nourri qui joncha de cadavres et de blessés la paisible rue de Babylone.

— Je crois qu’il vaut mieux que je renonce à me reposer, soupira Félicia. Quant à vous, Hortense, vous allez pouvoir faire usage de vos talents d’infirmière. Aidez-moi à m’habiller et allons voir ce que l’on peut faire pour ces braves gens…

Tant que dura la bataille, ce fut l’affolement. On recueillit des blessés, on distribua de la nourriture, du vin. Calmé, Timour, après avoir reconnu qu’il se trompait d’ennemi, alla prêter main-forte. Durant deux heures le combat fit rage. Malheureusement pour les Suisses, tout le quartier, peut-être pour éviter le pillage car il y avait dans la foule des figures inquiétantes, s’était mis contre eux. Les coups de feu crépitaient. On tirait des maisons, on jetait sur le moindre uniforme rouge qui se montrait tout ce qui tombait sous la main. Reprise par sa fièvre belliqueuse, Félicia, grimpée sur son toit avec les émeutiers, surveillait les opérations.

Seule, Hortense ne partageait pas l’enthousiasme général. Toute cette violence, tout ce sang – innocent après tout – lui faisaient à présent horreur. La Liberté ne pouvait-elle naître qu’au milieu du massacre ? Dans cette rue bordée de jardins fleuris, la mort commençait à perdre sa noblesse car certains de ceux qui la donnaient obéissaient au simple plaisir de tuer… Soudain, son cœur se souleva, à la fois de dégoût et d’indignation : là, dans la cour de la maison, un groupe d’énergumènes venait d’entraîner un jeune Suisse déjà blessé qu’ils avaient fait prisonnier. On lui arrachait son uniforme, on l’attachait… Un homme armé d’une hache s’avançait :

— On va tailler de beaux morceaux là-dedans ! brailla-t-il avec un clin d’œil ignoble…

Alors Hortense s’élança, sauta le perron, se jeta les bras en croix devant la victime désignée :

— Ne touchez pas à cet homme ! cria-t-elle. Je vous l’interdis !…

L’homme à la hache la saisit par le bras et voulut l’écarter. Mais déjà elle s’était attachée de toute la force de ses bras au jeune Suisse et résistait.

— Fous-le camp de là, la belle ! Sinon je te fais ton affaire à toi aussi !…

La voix de Félicia, chargée d’angoisse, tomba du toit.

— Retirez-vous Hortense ! Vous allez vous faire massacrer.

— Alors vous en porterez la responsabilité, Félicia Orsini, puisque vous ne savez pas faire respecter votre maison… Je ne le lâcherai pas !

— C’est ce qu’on va voir…

La hache de l’homme tournoyait déjà autour de sa tête. Hortense ferma les yeux. Un coup de pistolet claqua et la brute s’abattit… C’était Félicia qui avait tiré. Mais Hortense et son protégé n’étaient pas sauvés. Les compagnons de l’homme à la hache n’étaient pas calmés. Leur cercle menaçant se rétrécissait… Soudain, par le portail ouvert, surgit Charras un fusil à la main. D’un regard il comprit la situation :

— Camarades ! cria-t-il. Nous sommes ici pour balayer une monarchie, pas pour assassiner des femmes et des blessés !…

— Vinchon a été tué, riposta un homme qui avait déniché on ne savait trop où une carmagnole et un bonnet rouge. On va le venger !…

— Non ! Tente la moindre chose et je t’abats ! Ça fera deux morts !

Brusquement, sa voix perdit son ton menaçant pour redevenir vibrante.

— Ceux de cette maison nous ont aidés, et nous avons mieux à faire. Écoutez les cloches ! Ce n’est plus le tocsin ! Le fort Raguse est tombé ! Il faut aller assurer notre victoire et rejoindre les autres ! Ici, il n’y a plus rien à faire !

Il y eut un silence. Chacun écoutait. L’une après l’autre les cloches des églises de Paris s’ébranlaient, non plus pour le sinistre tocsin mais pour des volées joyeuses telles qu’on en entend au matin de Pâques et aux grandes fêtes.

— Marmont est vaincu ? reprit l’homme à la carmagnole sur un ton de doute.

— Et en fuite. Il se replie vers Saint-Cloud. La Fayette se rend à l’Hôtel de Ville ! Paris est à nous !…

Une immense clameur lui répondit. D’un seul coup, la maison se vida. Les insurgés avaient hâte à présent de participer à la victoire, de rejoindre les autres vainqueurs. Ils se précipitaient, se bousculaient. Ce fut, dans la rue, une débandade indescriptible… Puis, graduellement, tout rentra dans le silence. Hortense, toujours couchée sur le blessé se releva… pour constater qu’il était mort et que sa robe était pleine de sang.

Alors, se laissant tomber sur les marches du perron, elle éclata en sanglots… Un instant plus tard, Félicia vint s’asseoir auprès d’elle. En silence, elle la regarda pleurer pendant quelques minutes. Puis, presque timidement, elle demanda :

— Est-ce que vous me détestez, Hortense ?… Il ne faut pas. Je suis comme je suis, c’est-à-dire très différente de vous en dépit de notre amitié. Depuis des siècles, les Orsini ont fait couler le sang et ont versé le leur. Nous n’y avons jamais attaché beaucoup d’importance.

— Je sais, Félicia, je sais… mais ne me dites pas que vous auriez laissé massacrer ce malheureux sous vos yeux et sans rien faire pour lui porter secours ?

— Il y a des cas qui sont au-delà de tout secours. La vraie charité aurait consisté à lui loger une balle dans la tête pour lui éviter la souffrance. C’est ce que j’aurais fait, sans vous.

— Ne valait-il pas mieux faire ce que vous avez fait ?

— Non car, si le jeune chef n’était pas arrivé à temps avec sa bonne nouvelle, cela n’aurait sauvé ni vous ni moi, ni aucun des habitants de la maison, Même les héros peuvent, dans certains paroxysmes, se transformer en bêtes sauvages…

— Des héros ? Ça ? fit Hortense en désignant du pied l’homme à la hache qui gisait à présent auprès de sa victime.

— Pourquoi pas ? J’ai vu tout à l’heure cet homme s’élancer seul, lui, premier, contre la mitraillade des Suisses sans autre défense, pour sa poitrine, que cette chemise… Venez, à présent, rentrons. Timour et Gaetano nous débarrasseront de ces cadavres…

Les deux femmes rentrèrent en silence pour constater que l’intérieur de la maison semblait avoir subi le passage d’un ouragan… et que l’argenterie et certains bibelots avaient disparu. Hortense se garda de faire remarquer que les héros savaient parfois aussi s’occuper de leurs intérêts…

Delacroix ne revint pas ce soir-là. Ni Hortense ni Félicia ne le regrettèrent en dépit de l’amitié qu’elles lui portaient. Elles avaient besoin que la paix et le silence leur permettent de se retrouver et d’oublier qu’un instant elles s’étaient détestées…

La nuit fut calme. La Révolution était terminée mais personne ne le savait encore avec certitude même si la statue de Louis XVI, place des Victoires, et celle d’Henri IV sur le Pont-Neuf s’ornaient toutes deux d’un drapeau tricolore…

Les nouvelles arrivèrent le lendemain avec le colonel Duchamp. Le Roi avait enfin, la veille au soir, rapporté ses stupides ordonnances mais il était trop tard. Plus personne ne voulait le voir revenir à Paris et c’en était fini de son règne. Dans la ville, la joie était à son comble mais une joie encore teintée d’une légère méfiance. On ne serait vraiment tranquille que lorsque les Bourbons auraient compris qu’il ne leur restait que l’exil. Et puis les états-majors politiques entraient en jeu et, de ce côté-là, rien n’était gagné.

— On dirait que vous n’êtes pas satisfait, mon ami ? dit Hortense qui observait, depuis son arrivée, le visage de l’officier. Pourtant, la bonne cause l’a emporté ?

— Quelle cause ? Là est la question. Il semblerait que nous n’ayons fait tout cela que pour le duc d’Orléans. Il se terre à Neuilly mais la propagande que l’on fait autour de son nom est effrénée. Le vieux Talleyrand ne chôme pas en ce moment… Alors moi je pars. En fait, je suis venu vous dire adieu.

— Vous partez ! s’exclamèrent les deux femmes d’une même voix. Mais pour où ?

— Pour Vienne. J’ai mon portemanteau sur mon cheval et je ne me reposerai guère en route. Il importe que ceux qui sont là-bas, prêts à nous aider, sachent au plus vite que les Bourbons sont abattus, que la route est libre pour le fils de l’Empereur.

— Libre ? dit Félicia. Ne disiez-vous pas à l’instant que les orléanistes sont entrés en campagne ? Êtes-vous sûr que vous aurez le temps de ramener le prince, en admettant qu’il puisse partir ?

Duchamp haussa les épaules avec un dédain superbe.

— Les nôtres aussi sont au travail. On distribue des portraits du roi de Rome et d’autres, plus récents, qui montrent le prince tel qu’il est, si jeune, si blond, si fier ! Dites-vous bien ceci : quel que soit le gouvernement qu’on instaure, Napoléon II n’aura qu’à paraître sur le pont de Kehl pour que la France tombe à ses pieds. Le gouvernement sera balayé ! Je vous quitte à présent, mes belles amies. Sans adieu d’ailleurs. Nous nous reverrons à Notre-Dame, le jour du sacre…

Il sortit en courant emporté par sa fougue et par sa foi en l’avenir. Les deux femmes l’accompagnèrent jusqu’au perron, le regardèrent se mettre en selle puis agitèrent une dernière fois la main quand il franchit le portail. On entendit décroître, dans la rue, le claquement des sabots de son cheval. Félicia rentra la dernière. Elle était songeuse.

— J’ai grande envie de le suivre, dit-elle.

— Voilà une envie contre laquelle il faut lutter. Outre que vous n’êtes guère en état, que deviendra la cause du prince si tous les bonapartistes de Paris se lancent sur la route de Vienne ? Rien n’est encore joué, Félicia, et, pour l’instant, c’est ici qu’il faut remporter la victoire…

Hélas, dans les jours qui suivirent, l’épaule de Félicia s’arrangea beaucoup mieux que ses aspirations politiques. Dès le 31 juillet, le duc d’Orléans recevait des députés le titre de Lieutenant Général du Royaume, et se rendait à l’Hôtel de Ville où il réussissait à se faire admettre par La Fayette qui s’y était installé quarante-huit heures plus tôt. Cependant Charles X, qui avait quitté Saint-Cloud pour Trianon, abandonnait ce dernier palais presque parisien pour le château de Rambouillet d’où il allait ratifier la nomination de son « cousin d’Orléans… ». Le lendemain lui et son héritier direct, le duc d’Angoulême, abdiquaient à une heure d’intervalle en faveur du duc de Bordeaux, l’enfant posthume du duc de Berry.

— Un marmot qui n’a que dix ans pour un pays qui ne sait pas où il va ! rageait Delacroix qui entreprenait le portrait de Félicia, portrait dont il comptait se servir pour la gigantesque toile qu’il projetait pour le Salon de 1831. Et un marmot qui demain prendra le chemin de l’exil avec sa famille !

Car, à présent, il ne faisait plus de doute pour personne que la famille royale allait devoir quitter la France, sans doute pour l’Angleterre.

— Pauvre duchesse d’Angoulême ! soupira Hortense. Être née à Versailles et passer sa vie sur les chemins de l’exil.

— Vous n’allez pas la plaindre à présent ? protesta Félicia. Elle n’a pas été tendre pour vous… pour vous dont on avait cependant tué aussi les parents.

— Sans doute, mais je ne peux m’empêcher de la plaindre. L’amour, elle ne saura jamais ce que c’est puisque son époux est impuissant. Elle n’aura jamais la joie de tenir un enfant dans ses bras…

— Elle aura au moins eu celle d’empoisonner l’existence d’une foule de pauvres gens. Elle n’a jamais eu pitié de personne : souvenez-vous du maréchal Ney, de La Bédoyère, des quatre sergents de la Rochelle dont elle fêta l’exécution par un bal. Si vous avez de la compassion de reste, Hortense, gardez-la pour qui la mérite… L’Histoire est ce qu’elle est et, en général, elle marche vite.

Elle marchait vite, en effet. Le 9 août, le duc d’Orléans devenait roi des Français sous le vocable de Louis-Philippe Ier et le lendemain Charles X et sa famille s’embarquaient à Cherbourg. Dans Paris, les barricades se démolissaient les unes après les autres et bientôt il fut possible de circuler de nouveau en voiture.

Hortense en profita pour aller voir son fils. L’enfant était superbe, rond et doré comme une pêche de vigne. Sa mère le trouva gigotant, pieds et bras nus, sur une grande couverture étalée sous le vieux pommier. Jeannette jouait avec lui.

— Nous l’avons bien soigné, n’est-ce pas, Madame ? dit la jeune nourrice. Je crois qu’il est heureux ici. Mme Morizet en raffole…

— Je ne peux pas lui donner tort, dit Hortense en riant et dévorant de baisers le bébé qui s’efforçait de lui tirer les cheveux et qui riait aussi, montrant deux quenottes minuscules et bien blanches…

Mme Morizet, qui était à vêpres, accueillit à son retour sa visiteuse avec enthousiasme.

— Nous avons été tellement en souci de vous ! dit-elle. J’espère que vous nous restez quelque temps ?

— Pas aujourd’hui, hélas ! Je ne vous fais qu’une courte visite car j’ai encore, avant de pouvoir vivre avec Étienne, une grave question à régler. Mais j’ai bon espoir à présent que nous avons changé de gouvernement. A propos, comment avez-vous passé ces journées de révolte ? J’ai été, moi aussi, en grand souci de vous car on disait que la poudrière de Vincennes pourrait sauter.

— On dit toujours des tas de sottises ! Nous avons été bien tranquilles ici. Jamais on ne s’est fait autant de visites, bien sûr, car chacun avait sa petite nouvelle à apporter… Nous sommes un village, vous savez, et la turbulence de la grande ville ne franchit guère le rideau de nos grands arbres. Eh bien, si vous ne restez pas, au moins vous allez goûter avec nous.

Une heure plus tard, lestée d’une agréable collation de framboises, de massepains et de bon lait que procurait une ferme voisine, Hortense reprenait le chemin de la rue de Babylone, le cœur allégé et plein d’un courage tout neuf. Elle avait, cette fois, laissé son adresse à Mme Morizet pour qu’elle pût la prévenir s’il se produisait le moindre incident mais c’était bien improbable : nulle part son fils ne serait mieux qu’à Saint-Mandé. Quant à l’avenir, elle l’envisageait avec un certain optimisme. On disait que le nouveau roi était un homme simple et bon, un père de famille nombreuse adorant ses enfants. On disait aussi qu’il rappelait auprès de lui les anciens soldats de l’Empire, tous ceux que la Restauration avait pourchassés, emprisonnés, réduits à la misère et qui revenaient joyeux, dépoussiérant leurs vieux uniformes pour le bonheur de servir à nouveau sous le drapeau aux trois couleurs. Ils n’allaient pas servir le roi de France mais le roi des Français et la nuance était d’importance. Il n’y avait donc aucune raison pour que celui-ci ne reçût pas favorablement la plainte de la fille d’un ancien serviteur de Napoléon. La mémoire d’Henri et de Victoire Granier de Berny allait être définitivement lavée et leur assassin paierait la dette de sang qu’il avait contractée.

Tranquille, désormais, au sujet de son fils, Hortense pensa qu’il était temps pour elle de demander une audience royale. Et ce fut la première chose qu’elle déclara quand, rentrée à la maison, elle pénétra dans le jardin où Félicia posait pour Delacroix. Jamais sans doute tableau n’aurait été fait avec plus de soin car le peintre venait tous les jours. Apparemment, c’était le superbe profil de son modèle qui lui donnait le plus de mal mais il semblait prendre à ce mal un plaisir infini.

— Ne croyez-vous pas, dit Félicia, que vous devriez attendre encore un peu. Le nouveau roi doit être assailli de toutes parts. Cela ne doit pas être facile d’obtenir une audience…

— Je pense qu’il suffit de frapper à la bonne porte… Le tout est de savoir laquelle.

— Il me semblait, dit Delacroix, que Mme la duchesse de Dino vous voulait du bien ? Eh bien, la voilà, votre porte ! Le prince de Talleyrand a pratiquement mis le duc d’Orléans sur le trône, Louis-Philippe n’a rien à lui refuser. Surtout pas cette misère que l’on appelle une audience. Voulez-vous que je demande à la duchesse de vous recevoir ? Elle sera certainement ravie de vous revoir…

— D’autant que j’ai cessé d’être compromettante. Fidèle des Bourbons, le marquis de Lauzargues a désormais perdu tout pouvoir. Pour lui, les Orléans sont des régicides, un point c’est tout… Ils n’ont aucune raison de le protéger.

Dix jours plus tard, Hortense franchissait pour la seconde fois le grand porche de l’hôtel de la rue Saint-Florentin et ne put s’empêcher de sourire en constatant que les grandes lettres dorées qui, lors de sa précédente visite, annonçaient que cette maison était l’Hôtel Talleyrand, avaient disparu. Quand on ne sait comment va tourner une révolution, mieux vaut se montrer prudent. Et prudent, le Diable boiteux l’avait toujours été à l’extrême.

Un grand laquais à perruque poudrée conduisit la visiteuse dans le petit salon bouton d’or où l’attendait la duchesse. Celle-ci l’accueillit avec chaleur et se leva pour l’embrasser.

— Eh bien, ma chère enfant ! s’écria-t-elle. Vous voilà à nouveau libre comme l’air ? Vos ennemis n’ont plus le moindre pouvoir et vous pouvez à nouveau mener une vie normale. Vous avez d’ailleurs une mine superbe.

— Si vous le permettez, Madame la Duchesse, je vous retournerai le compliment. Vous êtes éblouissante aujourd’hui…

Ce n’était pas flatterie. Vêtue d’une robe de soie bruissante couleur de soleil garnie d’admirables dentelles neigeuses, qui mettait en valeur ses beaux cheveux noirs et ses yeux immenses, Mme de Dino éclatait de fraîcheur et de joie de vivre.

— C’est le succès, ma chère ! Nous voilà redevenus soutien de l’État après tant d’années de grisaille. J’avoue que c’est un plaisir rare qu’il est doux de savourer : M. de Talleyrand pour sa part est tout à fait content. Le Roi veut l’envoyer en Angleterre comme ambassadeur extraordinaire et il feint d’en être contrarié… mais c’est coquetterie pure. Mais venez vous asseoir près de moi et causons. Le cher Delacroix m’a laissé entendre que vous souhaitiez obtenir une grâce ?

— Non, Madame. Pas une grâce. Simplement justice. Je sais que mon père n’a pas tué ma mère et ne s’est pas donné la mort. J’en suis certaine à présent parce que je sais qui les a tués…

— Et qui donc ?

— Le prince San Severo. Le valet qui l’a introduit cette nuit-là dans la maison de mes parents et qui l’en a fait sortir après le crime a fait, avant de mourir, des aveux complets. M. Delacroix en a été témoin…

— Ah !…

Il y eut un silence. La duchesse s’était levée et marchait lentement à travers son salon suivie du léger bruissement de sa robe. Elle semblait si soucieuse tout à coup qu’Hortense sentit son cœur se serrer.

— Vous me croyez au moins ? fit-elle avec inquiétude. Je peux vous montrer la confession de cet homme. Je l’ai là, sur moi…

— C’est inutile. Bien sûr, je vous crois… encore que ce soit tellement stupéfiant. Un homme de si bonne maison, si élégant et si bien élevé… Un parfait gentilhomme.

— Il a tout de même tenté de me tuer, Madame la Duchesse et, à mon sens, ceci explique fort bien cela. De toute façon, qu’importe la qualité mondaine de l’homme puisqu’il n’est, après tout, qu’un assassin. J’attends seulement du Roi qu’il me fasse rendre justice. C’est mon droit et c’est mon devoir filial.

— J’entends bien. Vous voulez que le prince soit arrêté…

— Jugé et exécuté, oui, Madame. Si le roi est l’homme juste que l’on dit, il me fera raison…

Après avoir réfléchi encore un instant, Mme de Dino quitta le salon en priant sa visiteuse de l’excuser. Un moment plus tard, elle revenait. Le prince de Talleyrand en personne l’accompagnait et Hortense, brusquement relevée, eut tout juste le temps de plonger dans sa révérence. Votre Altesse Sérénissime…

— Relevez-vous, madame, relevez-vous… et prenez place. Mme de Dino m’apprend que vous avez à dire des choses graves, hé ?

— En effet, Monseigneur, des choses si graves que je commence à craindre qu’on ne les croie pas.

— Là n’est pas la question. Ce qui est à craindre, c’est que le Roi refuse de vous entendre. Vous portez une accusation qui pourrait être téméraire. On vous demandera des preuves…

— J’en ai…

Prenant dans son réticule la feuille de papier tirée du carnet de croquis de Delacroix, Hortense l’offrit au prince. Après avoir lu, il la jeta négligemment sur la table à laquelle il s’accoudait.

— Une confession in articulo mortis, hé ? Le malheur est qu’elle soit sans valeur. Il y faudrait une signature lisible et aussi celle de deux témoins.

— J’ai un témoin…

— Le jeune Delacroix, je sais… il n’empêche que vous vous attaquez là à forte partie. Un seul témoin ne suffit pas. En outre, le prince est fort bien en cour…

— Il était déjà fort bien en cour sous le précédent roi. Ne vous apparaît-il pas, Monseigneur, que les deux choses s’accordent mal ?…

Se rendant compte de ce qu’elle disait, Hortense ne put s’empêcher de rougir. Talleyrand avait occupé le poste de Grand chambellan sous le règne qui venait de s’achever et pourtant il se trouvait à présent en position de conseiller du roi des Français. Il s’aperçut du trouble de sa visiteuse et, pour la première fois, lui sourit.

— Les jeux de la politique réservent parfois de ces surprises, comtesse. Mais pour San Severo le cas est un peu particulier : sa famille cousine, d’un peu loin peut-être, mais cousine tout de même avec les Bourbons de Naples dont est issue la nouvelle reine Marie-Amélie. En outre…

Il fit une pause, ses yeux pâles s’attachèrent au visage de la jeune femme, cherchèrent son regard, s’y implantèrent impérieusement tandis que du bout de sa canne à pommeau d’or il tapotait négligemment sa chaussure. Puis, très lentement, en détachant bien les mots pour être bien certain d’être compris :

— En outre, la banque Granier de Berny, tout comme la banque Laffitte d’ailleurs, a puissamment contribué, de ses deniers, à soutenir les journées de juillet. Et qui dit la banque Granier…

— … dit le prince San Severo ? Votre Altesse est-elle en train de me dire que cet assassin est intouchable ? Qu’en réclamant justice je crie dans le désert ?…

— C’est à peu près cela, hélas ! Ils ont des oreilles et ils n’entendront pas. Ils ont des yeux et ils ne verront pas. Votre ennemi, jeune dame, est trop puissant pour vous. Attaquez-le de front et vous serez brisée. De toute façon, je ne demanderai certainement pas à Sa Majesté une audience qui pourrait être votre perte.

La déception et la colère firent éclater le vernis de bonne éducation d’Hortense. Ses yeux s’emplirent de larmes.

— Cet homme a tué mes parents, s’est emparé de ma fortune et a tenté de me tuer et moi je n’ai que le droit d’accepter ! Qu’est-ce que ce pouvoir qui ne commence pas par accorder à tous la simple justice ?…

— Un pouvoir qui n’est pas encore très solide, madame… et qui peut-être ne le sera jamais. Dès à présent, le roi Louis-Philippe ne pourrait compter ses ennemis : les ultras, vaincus mais pas anéantis, les bonapartistes déçus, les républicains indignés d’avoir versé leur sang pour un nouveau trône. Ajoutez-y ceux qui verront toujours en lui le fils du régicide. Si je ne peux vous faire obtenir votre audience, du moins puis-je vous donner un conseil : vous êtes jeune… sachez attendre ! La patience… la patience qui sait se taire, qui œuvre dans le silence et l’obscurité possède des armes puissantes. Je vous ai dit de ne pas attaquer votre ennemi de front… Cela ne signifie pas que vous ne puissiez l’attaquer… autrement…

— Mon oncle ! coupa Mme de Dino un peu suffoquée. Qu’êtes-vous en train de dire à cette enfant ? Vous ne l’imaginez tout de même pas guettant San Severo au coin d’une rue pour lui planter un poignard dans le cœur ?…

— Vous lisez trop de romans, madame, et vous fréquentez trop les théâtres du boulevard du Crime, dit Talleyrand en riant. Si Mme de Lauzargues veut bien prendre patience, comme je le lui conseille, il sera peut-être plus facile, dans quelque temps, d’agir par la bande. Si un habile financier découvrait, par exemple, dans la gestion de cet homme certaines… négligences, certaines fautes, il serait peut-être possible de le perdre peu à peu dans l’esprit du Roi. Mais, je le répète, il est trop tôt… Beaucoup trop tôt ! Je vous baise les mains, comtesse…

L’entretien était terminé. Raccompagnée jusqu’à l’escalier d’honneur par la duchesse, Hortense luttait contre l’envie de hurler, de crier, de casser quelque chose dans cette maison trop feutrée, de faire éclater ce silence. Attendre, encore attendre, toujours attendre ? Et quoi ? Un faux pas d’un trop habile coquin, un accident, un courant d’air meurtrier ? Mais est-ce que ces gens comprendraient un jour qu’elle n’avait justement pas le temps d’attendre… qu’elle ne voulait plus attendre ?

Elle venait de remonter en voiture – un simple cabriolet de place qu’elle avait loué pour ne pas employer la voiture de Félicia trop voyante – quand, de l’autre côté de la cour, elle aperçut soudain un superbe équipage ; un landau verni comme une laque chinoise sur les portières duquel s’étalaient, insolentes, les armes de son ennemi. Le prince San Severo devait attendre Talleyrand chez lui pendant qu’il se trouvait chez sa nièce…

Une vague de dégoût l’envahit, si violente qu’elle dut s’accrocher aux dragonnes de la voiture pour lutter contre une véritable nausée. Son cœur battait la chamade. Ses mains étaient glacées et un instant elle crut qu’elle allait s’évanouir. Pourtant, son esprit demeura clair et, quand la vague écœurante se retira, elle laissait derrière une idée simple, claire et implacable : puisqu’elle ne pouvait obtenir justice contre San Severo, elle le tuerait, tout simplement… et pas plus tard que ce soir !

Rentrée dans sa chambre, Hortense s’y prépara avec un soin extrême. En bas, Félicia recevait la douairière de Vauxbuin et quelques-uns des anciens habitués de son salon tous avides de raconter comment ils avaient vécu ce que l’on commençait à appeler « les Trois Glorieuses ». Ils emplissaient le salon d’un pépiement de volière qui par les fenêtres ouvertes montait jusqu’à Hortense.

Elle n’avait aucune envie de se joindre à eux. Ce soir elle allait jouer sa vie contre une autre car elle n’ignorait pas ce que serait son sort si San Severo réussissait à mettre la main sur elle. C’était dans la gueule du loup qu’elle allait se jeter. Un loup qui ne ressemblait malheureusement pas à Luern, le compagnon fidèle de Jean le meneur…

Calmement, elle alla s’asseoir devant son petit secrétaire, prit du papier, tailla une plume et se mit à écrire d’abord un testament dans lequel elle expliquait les raisons de son geste. Tout à l’heure, elle le ferait signer par Félicia et par Livia. Elle y exprimait le désir, au cas où il lui arriverait malheur, d’être enterrée à Lauzargues afin que son âme n’eût pas trop de chemin à faire pour retrouver Jean.

La seconde lettre fut pour lui et ce fut le seul instant de douceur de ce terrible jour. En écrivant à l’homme qu’elle aimait, la jeune femme laissa simplement couler de son cœur tout cet amour, toute cette passion qu’elle n’aurait peut-être plus jamais le droit de lui donner. Mais cette douceur n’amollit en rien sa résolution. Jean agirait, elle le savait, exactement comme elle allait agir… Il faudrait bien qu’il comprenne et qu’il lui pardonne d’être allée seule au-devant du danger, sans faire appel à lui.

Elle écrivit une troisième lettre pour l’excellente Mme Morizet, lui confiant Étienne pour le temps qu’il plairait à son père de le lui laisser et la remerciant chaudement de ses soins et de son amour pour le petit… Cela fait, elle cacheta les trois lettres et les laissa bien en évidence sur le secrétaire.

Elle sortit ensuite les vêtements d’homme qu’elle avait choisi de porter. Ils seraient plus commodes pour l’exécution de son plan car elle ne voulait pas compromettre son vieux Mauger en se faisant ouvrir la porte par lui. Le mur du jardin était assez haut mais il lui était déjà arrivé de l’escalader et, dans ce costume, ce serait infiniment plus facile qu’en jupe.

Les vêtements étalés sur son lit, elle passa aux pistolets dont Félicia lui avait fait don, après leur expédition en Bretagne. C’étaient de belles armes, assez légères, portant bien la balle et Hortense avait appris à s’en servir. A une distance raisonnable, elle était certaine de faire mouche. Ce qu’il adviendrait d’elle ensuite, c’était l’affaire du Destin. Peut-être serait-elle arrêtée si elle ne s’enfuyait pas à temps, jugée, condamnée ?…

Elle ne put se défendre d’un frisson d’horreur en face d’un tel destin mais, en même temps, son imagination lui montrait San Severo dirigeant une arme sur sa mère, après avoir abattu son père, et le courage lui revint. Avec des mains qui ne tremblaient pas, elle vérifia les armes, les nettoya et finalement les chargea…

Elle y mettait les balles quand Félicia entra. Le coup d’œil rapide de la Romaine fit le tour de la chambre, vit les armes dans les mains de son amie, les habits préparés, les lettres sur le secrétaire. Félicia avait compris.

— Vous en êtes là ? Que s’est-il donc passé, Hortense ?

— L’impensable. San Severo est mieux en cour que jamais. Il cousine avec la reine, il a aidé le Roi à coiffer la couronne encore chaude de la tête de Charles X. Le prince de Talleyrand m’a bien fait comprendre que je ne détruirais que moi-même en demandant justice contre lui…

Brièvement, elle raconta la scène qui s’était déroulée dans le salon de Mme de Dino…

— … et vous avez décidé de faire justice vous-même, conclut Félicia. N’allez-vous pas vous détruire plus sûrement encore ? Comment atteindrez-vous votre ennemi au milieu de ses gens, au milieu de…

— Vous alliez dire sa maison, n’est-ce pas ? C’est justement là ma chance. Cette maison je la connais mieux que lui. J’en connais chaque recoin, chaque passage. Le peu que j’y suis restée, j’ai pu constater que rien, pas même la disposition des meubles, n’avait été changé depuis la mort de mes parents. Ce misérable déguise son crime en se faisant le prêtre du sanctuaire. Il prétend avoir aimé ma mère…

— C’est peut-être vrai mais il a aimé l’argent davantage. Et puis, elle a dû le repousser… Ainsi donc, c’est décidé ? Vous passez à l’attaque ?

— Ce soir même. Je compte me rendre rue de la Chaussée-d’Antin vers minuit. C’est l’heure du crime, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec un petit sourire…

— Parfait. Je serai prête !

— Vous ne pouvez pas venir avec moi, protesta Hortense. Il est inutile de nous sacrifier à deux s’il faut en arriver là. Et puis, votre épaule n’est pas guérie. Elle vous rend incapable d’un effort et moi je vais escalader un mur…

— Toute seule ?

— Je l’ai déjà fait… Ce sont « mes » murs après tout !

— Sans doute mais vous le ferez encore mieux avec l’aide de Timour. Quant à moi, je resterai dans la voiture que vous laisserez à quelque distance et que je garderai. Vous n’imaginez tout de même pas que je vais vous laisser faire cette folie toute seule après ce que vous avez risqué pour moi en Bretagne ? En vérité, je crois même que je me sens offensée que vous n’ayez pas pensé immédiatement à me demander mon aide !

— Ne le soyez pas, Félicia. Cela tient à ce que je vous aime beaucoup…

Les deux femmes s’embrassèrent. C’était un geste peu courant entre elles. Leur amitié n’avait pas besoin de perpétuelles démonstrations. C’était, depuis l’arrivée d’Hortense à Paris, celle de deux camarades de combat. On ne s’attarda pas aux attendrissements d’ailleurs. Le baiser échangé, Félicia repartit en annonçant qu’elle allait prendre ses propres dispositions.

Il était un peu plus de onze heures quand les deux femmes quittèrent la rue de Babylone. Timour avait été envoyé en éclaireur et Félicia conduisait elle-même le léger tilbury dont elle aimait à se servir quand l’envie lui prenait de « dévorer du vent », comme elle le disait. La nuit était aussi belle, aussi étoilée qu’elle l’avait été durant la révolte mais nettement moins chaude. Deux ou trois orages avaient mis ordre aux excès de la tempéra-turc…

Il avait été convenu que l’on laisserait la voiture de l’autre côté du boulevard, rue Louis-le-Grand, devant le Dépôt des cartes et plans de la Marine. Revêtue d’un manteau de groom, coiffée du « tube » à cocarde, Félicia serait censée attendre, dans cet endroit obscur, un maître en veine de galanterie. Timour exact au rendez-vous apprit aux deux femmes que, chez San Severo, la soirée s’était achevée mais qu’un visiteur de dernière minute venait d’arriver.

— Parfait, dit Hortense. Nous n’aurons aucune peine à passer par les cuisines… Priez pour nous, Félicia !

— Je n’ai pas attendu, ma chère, votre permission…

Suivie de son garde du corps, Hortense gagna une ruelle étroite, tracée entre les murs des hôtels particuliers, qui servait de dégagement aux jardiniers et d’entrée aux fournisseurs. Il y avait bien là une petite porte basse creusée dans le mur du jardin mais un rapide examen montra qu’elle était trop bien défendue pour être forcée. La seule solution était celle à laquelle Hortense avait tout d’abord pensé : le mur.

Grâce aux épaules de Timour, elle en atteignit le faîte avec une grande facilité. Quant au Turc, d’une agilité qui égalait sa force, il n’avait besoin de personne. Un moment, ils restèrent tous deux assis sur le faîte abrités par les basses branches d’un gigantesque tilleul. Le parfum de l’herbe fraîchement coupée vint jusqu’à eux et aussi celui des roses, ces roses que Victoire de Lauzargues avait tant aimées, qui emplissaient les serres de Berny mais aussi ce jardin.

Hortense refusa l’attendrissement du souvenir. Elle n’était pas là pour respirer des fleurs mais pour accomplir sa, justice, en rupture complète avec les préceptes de l’Église et la loi de Dieu. Mais elle se permit un sourire en pensant à la mine que ferait la sainte Mère Madeleine-Sophie Barat si elle pouvait à cette heure voir son ancienne élève, assise en pleine nuit sur un mur et armée jusqu’aux dents…

D’où ils étaient placés, Hortense et Timour pouvaient voir la porte des cuisines. Le personnel était justement en train d’en sortir pour gagner les soupentes qui, au-dessus des écuries, leur servaient de logis. Quand le dernier fut sorti, les deux compagnons se laissèrent glisser à terre, se tinrent un instant tapis dans un buisson de delphiniums géants qui n’arrivait pas à contenir Timour tout entier. Puis s’élancèrent sur la pointe des pieds.

Ainsi que le pensait Hortense, la porte de la cuisine n’était pas fermée. C’était le valet de chambre du maître, le seul qui dormait dans la maison, qui la fermait en même temps que les autres portes. Il ne la fermerait que tout à l’heure puisque San Severo avait encore une visite.

La cuisine était vide, ainsi que les offices, Ils furent traversés rapidement et, par l’escalier de service, on gagna le premier étage, Hortense avait remarqué que la bibliothèque était éclairée, C’était là sans doute que se tenait le prince.

Le palier était obscur mais la jeune femme connaissait trop les aîtres pour s’y tromper, Toujours suivie de Timour dont la présence lui était d’un singulier réconfort, elle entra dans la petite pièce voisine où se tenait habituellement le secrétaire quand le banquier choisissait de travailler à la maison…

Le petit bureau était moins sombre que le reste de la maison car un rai de lumière y pénétrait par la porte de la bibliothèque restée entrouverte. Hortense s’en approcha le plus possible puis s’immobilisa. La voix de San Severo se faisait entendre, tout son accent napolitain exalté sous l’empire de la colère :

— Vous n’aurez rien de plus, mon cher ! Vous semblez oublier que c’est moi qui ai fait tout le travail… le vilain travail ? Vous vous êtes contenté d’en recueillir les fruits. J’estime donc que vous avez été très suffisamment payé. Le reste m’appartient…

— Vraiment ? Est-ce que vous n’oubliez pas que, sans moi, vous n’auriez jamais été placé à la tête de la banque ?…

Le timbre glacé et méprisant de cette voix fit glisser un frisson le long de l’échine d’Hortense. Elle fit un mouvement brusque et quelque chose tomba à terre mais heureusement le bruit léger ne fut pas entendu… Alors, doucement, tout doucement, avec d’infinies précautions pour ne pas faire crier le parquet, elle s’approcha.

— Il n’a jamais été question que vous gardiez la fortune de Granier, gronda le marquis de Lauzargues. Cette fortune appartient…

— A votre nièce ? Une nièce qui vous hait et vous fuit ?

— Laissez cette folle ! Cette fortune appartient à mon petit-fils Foulques-Étienne de Lauzargues. Et je vous somme de me remettre les revenus des mois écoulés… ainsi que le prix du château de Berny que vous avez vendu sans autorisation…

Par la mince fente, Hortense voyait parfaitement son oncle. Dans la lumière douce de la lampe-bouillotte qui reposait sur la grande table de travail en acajou, il érigeait sa silhouette arrogante nimbée de sa crinière blanche et, en dépit de la colère qui bouillonnait en elle car le destin à cet instant lui mettait sous les yeux, non des gentilshommes mais les plus ignobles complices, elle ne put s’empêcher d’admirer l’élégance suprême avec laquelle il portait sa grande cape noire à col de velours retenue par une chaîne d’or… Elle ne voyait pas San Severo qui devait tourner le dos à la porte. Mais il était sans doute assez près d’elle car elle entendait sa respiration un peu forte… Enfin, il parla :

— On voit bien que vous habitez l’Auvergne, mon cher marquis. Vous n’êtes plus au fait des nouvelles et il faut, je crois, mettre votre montre à l’heure. Ce n’est plus Charles X qui règne aux Tuileries…

— Je le sais pardieu bien ! Qu’est-ce que cela change dans nos accords ?

— Cela change beaucoup. Vous aviez l’oreille de l’ancien roi et, de ce fait, quelque supériorité sur moi qui en étais mal connu, peut-être insuffisamment apprécié. A présent, c’est tout le contraire. Je ne dirais pas que je suis chez moi aux Tuileries mais… peu s’en faut !

— Le beau miracle ? On y reçoit n’importe qui ! Les réceptions de la Cour sous le fils d’Egalité ressemblent, m’a-t-on dit, aux galeries du Palais-Royal : on y trouve de tout et le couple royal accueille ses invités, paraît-il, à la porte des salons exactement comme un couple de merciers. Il n’y a pas de quoi vous en vanter. Après tout, vous êtes de vieille race…

— Merci pour le « Après tout ! » Mais vous m’entendez mal, mon cher marquis. Ce que je veux vous faire comprendre, c’est qu’ayant aidé Louis-Philippe à monter sur le trône, serait mal venu quiconque voudrait me déposséder de la place que j’occupe à la banque… surtout si ce quiconque n’est rien qu’un de ces ultras qui prêtent à rire à présent… Croyez-moi, monsieur de Lauzargues, la sagesse vous commande de vous contenter de ce que je vous ai donné. C’est un assez joli magot déjà et je n’ai pas l’intention de vous donner un liard de plus… A présent, si vous voulez vous plaindre aux Tuileries…

— Je pourrais dire que vous avez assassiné ma sœur et son époux ?

— Sur votre suggestion, cher ami… et avec votre pleine et entière bénédiction. Dans une joute oratoire vous n’aurez pas raison… surtout si l’on invitait la jeune et charmante comtesse de Lauzargues à y prendre part. Pour tant vous détester, la chère enfant, doit bien avoir quelques raisons ?…

— Avez-vous encore quelque chose à me dire ?

La voix du marquis était de plus en plus froide. De sa place Hortense pouvait voir son nez se pincer et son visage blêmir insensiblement.

— Mon Dieu non, j’ai tout dit… sinon peut-être « Adieu » ?

— C’est tout juste le mot que je voulais entendre. Dans l’entrebâillement de la cape noire, la main du marquis venait de surgir prolongée d’un long pistolet.

— Pensez-vous encore que je prête à rire ?…

— Vous êtes fou ?… Rangez cette arme ! Vous n’allez pas…

— Vous dire adieu ? Mais si, mon cher, je ne suis venu justement que pour cela : vous dire adieu…

Au même instant le coup partit, immédiatement suivi par le bruit lourd d’un corps qui tombe. San Severo n’avait même pas eu le temps de pousser un soupir… Foulques de Lauzargues eut un petit rire, souffla sur le canon de son pistolet puis le remit sous son manteau. Un dernier haussement d’épaules et il avait disparu du champ de vision d’Hortense. On l’entendit dégringoler l’escalier. Un instant plus tard il sautait dans sa voiture qui partait au grand trot.

Pétrifiée, Hortense demeura à la même place, sans bouger. Elle n’arrivait pas à croire que justice venait d’être faite et que son rôle à elle était terminé. Ce fut Timour qui la rappela à la réalité :

— Vite ! Il faut filer d’ici…

La portant à moitié, il l’entraîna vers le petit escalier de service. Ils retraversèrent en trombe les cuisines, se jetèrent dans la nuit du jardin comme dans un asile. Pourtant, la maison demeurait silencieuse. Le valet qui avait introduit le marquis n’avait-il pas entendu le coup de feu ?… Hortense gardait le souvenir d’un énorme fracas qui avait dû être entendu de tout Paris… Et, brusquement, il y eut un cri : « Au secours ! » immédiatement suivi par d’autres cris, par le bruit de fenêtres qui s’ouvraient. Les domestiques enfin alertés allaient accourir. Mais la voiture du marquis devait être déjà loin…

— Pas rester ici non plus, gronda le Turc !

Faire refranchir le mur à Hortense et la suivre fut pour lui un jeu d’enfant. Un instant, ils restèrent dans l’obscurité de la ruelle pour s’assurer que personne ne les verrait en sortir. Le boulevard était désert à cette heure tardive. L’obscurité qui régnait, puisque les réverbères avaient été abattus pendant la révolution et que l’on n’avait pas encore eu le temps de les remettre en place, n’incitait personne à la promenade. En quelques secondes on eut rejoint la voiture :

— Eh bien ? souffla Félicia.

— San Severo vient d’être tué… mais je n’y suis pour rien. Le marquis de Lauzargues a tiré sur lui, oh, Félicia ! mes parents sont vengés mais je ne suis pas vraiment satisfaite. Ces deux hommes étaient complices. L’un a exécuté mais l’autre avait conseillé… ordonné peut-être ! C’est… c’est affreux !

Et elle s’effondra en sanglotant dans les bras de son amie qui l’entraîna dans la voiture.

— Ramène-nous à la maison, Timour, et au galop… si ce monstre est à nouveau dans Paris, il faut veiller à notre sécurité…

— Pourquoi ? dit Timour, la police saura demain qui a tué. Cet homme aux cheveux blancs est facile à reconnaître et il a dû être introduit au moins par un valet. S’il n’a pas la sagesse de fuir cette nuit-même, on l’arrêtera demain.

— Par le sang du Christ, tu as raison ! Tu ne parles pas souvent, tête de Turc, mais quand tu parles tu dis des choses pleines de sens. Les journaux nous renseigneront…

Mais les journaux ne leur apprirent rien. Le Moniteur du surlendemain fit savoir que le prince San Severo avait été assassiné dans sa demeure de la Chaussée-d’Antin. Le vol devait être le mobile du crime car plusieurs objets de valeur avaient disparu. Interrogés, les domestiques avaient répondu que leur maître avait reçu une visite tardive à laquelle il avait ouvert la porte lui-même… Naturellement, la police était à la recherche du ou des assassins…

— C’est à n’y rien comprendre, commenta Félicia. Les gens du prince connaissaient le marquis puisqu’il résidait chez lui au moment où il a voulu vous enlever…

— Ou bien ils n’ont vraiment rien vu ? Ou bien ils ont été achetés. Les objets volés constituent sans doute une habile mise en scène et n’ont pas été perdus pour tout le monde…

— Oublions tout cela ! Une chose est certaine. Vous voilà maintenant délivrée d’un grand poids. La menace ne pèse plus sur vous et vous avez une chance à présent de récupérer au moins quelques bribes de votre fortune…

— S’il en reste. Et j’ai peur que ce ne soit pas le cas.

— Mais, après, tout cela m’est égal. Ce qui compte, c’est que je vais pouvoir vivre avec mon fils. Cela vous ennuierait Félicia, si j’allais passer quelques jours à Saint-Mandé ?… Je ne voudrais pas en priver Mme Morizet trop vite…

— Vous savez bien que vous faites exactement ce que bon vous semble. La douce maison de cette charmante vieille dame et la compagnie de votre fils vous rendront enfin un sourire que vous me semblez avoir oublié.

Mais, il était écrit qu’Hortense ne retournerait pas à Saint-Mandé. Quelques heures plus tard, Mme Morizet, secouée de sanglots et soutenue par François Vidocq qui avait tenu à l’accompagner, venait annoncer aux deux jeunes femmes que, la veille, un monsieur à cheveux blancs qui se disait marquis de Lauzargues et le grand-père du petit garçon était venu le chercher.

— J’ai cru tout d’abord que c’était un imposteur, sanglota la pauvre femme, mais Jeannette lui a fait une belle révérence et m’a dit que c’était bien M. de Lauzargues… Ils… ils sont partis tous les trois ! Quel malheur, mon Dieu, quel malheur ! Vous qui aviez confiance en moi…

Dominant son chagrin, Hortense fit de son mieux pour consoler la vieille dame dont les yeux rouges disaient assez ce qu’elle souffrait.

— Vous ne pouviez pas agir autrement, ma pauvre amie… C’est un malheur, en effet, mais vous en êtes bien innocente.

— Si seulement j’avais été là ! gronda Vidocq. Mais je reprends du service dans la police et je ne suis plus guère chez moi…

— Même vous n’auriez rien pu faire, monsieur Vidocq. Le marquis, en tant que grand-père, a tous les droits…

— Qu’allez-vous faire vous-même ? Accepter que l’on vous enlève ainsi votre enfant ?

— Certainement pas.

— Quoi alors ? Vous pouvez peut-être porter plainte pour usage abusif de droits légaux ? Après tout, cet homme se comporte comme en pays conquis…

Une tentation peu élégante effleura Hortense : dénoncer le marquis comme étant l’assassin de San Severo… Ce serait envoyer sur sa trace toutes les polices du royaume. Mais ce serait aussi, hélas ! déshonorer le nom de son enfant et elle repoussa cette diabolique suggestion avec horreur.

— Non. Je vais faire la seule chose qui me donne une chance de retrouver mon fils : le suivre. Repartir.

Doucement, Félicia vint prendre la main de son amie et la serra fortement entre les siennes.

— Vous me comprenez, n’est-ce pas, Félicia ?

— Qui ne vous comprendrait ?…

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