Quand la grosse diligence noir et jaune – qui était peut-être celle-là même qui l’avait amenée un jour d’hiver deux ans plus tôt – déposa Hortense sur la place d’Armes à Saint-Flour, celle-ci éprouva sans doute le soulagement que procure la fin d’un voyage pénible mais aussi cette grande bouffée de joie qu’apporte l’air du pays que l’on aime. En elle, les racines terriennes qu’elle tenait de sa mère auvergnate, de son père dauphinois s’épanouissaient d’aise en dépit des grandes difficultés qu’elle allait trouver au cœur même de ce beau pays cantalien.
Et, tandis qu’elle suivait le garçon et la brouette qui la conduisaient vers l’auberge de l’Europe qui, récemment installée, drainait la meilleure clientèle locale, elle caressait du regard les sévères tours jumelles de la cathédrale, l’élégance du palais épiscopal qui y était accolé, les pierres vénérables de la belle maison des Consuls et les arcades de basalte qui bordaient la place vers l’ouest, tout cet appareil qui lui était apparu comme inquiétant lorsque, orpheline et brutalement tirée de son couvent parisien, elle avait mis pour la première fois le pied dans la vieille ville fortifiée. A présent et parce que son âme auvergnate s’était réveillée dans l’absence, elle en découvrait toute la beauté un peu austère mais réelle et si prenante…
Le voyage avait été éprouvant. Il ne s’agissait plus de la confortable berline de Félicia mais de la diligence régulière qui, de plus, était pleine. La malle-poste, plus rapide, bien sûr, n’avait eu aucune place à lui offrir avant quinze jours et Hortense était pressée. Néanmoins, la longueur du voyage – six jours – lui avait permis de réfléchir, tout au moins quand le bavardage de certains de ses compagnons de voyage le lui permettait. Des réflexions que la solitude rendait mélancoliques. Félicia lui manquait. Pourtant, Hortense avait refusé qu’elle l’accompagnât en Auvergne. Ce combat-là était le sien. Il pouvait s’éterniser et Félicia n’avait rien à faire dans les profondeurs d’une province. Son destin était ailleurs et aussi la bataille dans laquelle elle s’engageait et que ne satisfaisait pas la montée au trône de Louis-Philippe.
Elle était, certes, vengée de Charles X mais pas de l’Autriche qui avait assassiné son époux. Et Félicia, après avoir mis son amie en voiture avec un peu d’argent, lui avait laissé entendre que d’ici peu – le temps de prier Talleyrand de veiller aux intérêts des héritiers d’Henri Granier de Berny – elle suivrait sur la route de Vienne le colonel Duchamp.
— Naturellement, je garde mon hôtel de Paris où vous pourrez toujours revenir. Mais s’il vous prenait fantaisie de me rejoindre et de courir avec moi l’aventure napoléonienne, sachez que je descendrai, à Vienne, à l’auberge « Kônigin von Osterreich ».
On s’était embrassé chaleureusement en se promettant de se revoir et puis les postillons avaient fait claquer leurs fouets ; la lourde voiture s’était ébranlée et la silhouette familière de la comtesse Morosini avait disparu à l’angle du bâtiment. Mais la séparation avait été cruelle et Hortense avait eu beaucoup de peine à retenir ses larmes…
Ce n’avait été qu’une faiblesse d’un moment. Au bout du chemin, il y avait Jean et cette seule pensée illuminait un avenir par ailleurs fort sombre et qu’il convenait d’aborder avec quelques précautions. N’eût-elle écouté que son premier élan, Hortense eût choisi de quitter la diligence à la croisée des chemins où s’embranchait, entre Saint-Flour et Chaudes-Aigues, celui qui menait à Combert puisque c’était là que le meneur de loups avait reçu asile. Mais elle en était venue à cette conclusion que, plus tôt elle affronterait le marquis mieux ce serait pour tout le monde. Elle voulait voir Jean mais elle voulait aussi, désespérément, revoir son fils, le reprendre et le garder. Pour ce bonheur, elle était prête à prendre de grands risques.
Les mois qu’elle venait de vivre lui avaient trempé l’âme et le caractère. La jeune mère terrifiée que Foulques de Lauzargues avait tenue si cruellement à sa merci n’existait plus. En face de lui, le marquis allait trouver une femme bien décidée, pour se défendre, à user de toutes les armes mises par le sort à sa disposition.
Campée sur le rempart, l’auberge de l’Europe offrait plus de confort que l’on n’était en droit d’en attendre dans ce rude pays. C’était une maison solide aux murs épais, bien capable d’affronter les tourmentes de cette cité des vents. Solides aussi les meubles cirés jusqu’au vernis. Mais les toiles d’indienne qui tapissaient les murs des chambres et la blancheur éclatante du linge conféraient à l’ensemble noblesse et élégance.
En s’annonçant sous son véritable nom, Hortense créa dès son arrivée une sensation. L’aubergiste vint, avec des révérences, saluer « Madame la Comtesse » et s’informer de « Monsieur le Marquis » que l’on n’avait pas vu depuis longtemps.
— Il est pourtant rentré de Paris récemment. Ne l’avez-vous pas vu à son passage ?…
— Mon Dieu, Madame la Comtesse. Monsieur le Marquis est peut-être descendu au relais de poste. A moins qu’il ne se soit rendu directement au château. Voulez-vous lui dire que nous serons toujours heureux et honorés de le servir ?
— Je n’y manquerai pas. Pendant que j’y pense : quand a lieu le marché ?
— Mais… demain, Madame, comme tous les samedis.
Visiblement, cette question un peu saugrenue avait troublé l’aubergiste mais Hortense ne jugea pas utile de lui expliquer qu’elle espérait bien voir, audit marché, le fermier Chapioux et son « barrot » qui, l’un portant l’autre, s’y rendaient régulièrement. Elle gagnerait ainsi Lauzargues sans être obligée de faire la dépense d’une voiture.
Sa chambre donnait sur les lointains bleus de la planèze. De la petite fenêtre, on découvrait un immense paysage qui s’étendait jusqu’aux monts de la Margeride et Hortense, en attendant son dîner, s’attarda à le contempler, si paisible et si vert dans la lumière adoucie du soir. Pas bien loin, au-delà de ce vallon profond et de ces pentes chevelues de mélèzes et de sapins, il y avait les tours de Lauzargues, il y avait le pays des loups : le château de son enfant, le royaume de son amant… Et il fallut que la petite servante frappât trois fois pour arracher la jeune femme à sa contemplation douce-amère.
L’idée de la table d’hôte lui étant insupportable, elle avait demandé qu’on la servît dans sa chambre et n’en mangea qu’avec plus de plaisir l’odorante potée auvergnate et la tarte aux myrtilles qu’on lui servit accompagnées d’un pichet de vin de Chanturgues. C’était un avant-goût de l’admirable cuisine de Godivelle, un petit clin d’œil chaleureux du vieux pays et elle se régala sans la moindre vergogne. Puis, son repas achevé, elle sonna pour qu’on vînt la débarrasser et qu’on lui apportât de quoi écrire.
Elle écrivit, assez longtemps sous la lumière jaune de la grosse lampe à huile. Il était déjà tard quand elle relut les quatre pages qu’elle avait couvertes de sa grande écriture nette qui sentait encore les perfections du couvent. La fatigue commençait à peser lourdement sur ses épaules. Satisfaite, elle plia les feuillets, tira de son sac un bâtonnet de cire verte qu’elle fit fondre au-dessus de la flamme et ferma le pli de trois cachets sur lesquels, par trois fois, elle appuya la sardoine gravée aux armes de Lauzargues qu’elle avait reçue pour ses fiançailles. Enfin, elle se coucha, souffla sa lampe et s’endormit aussitôt.
De bonne heure, le lendemain matin, elle alla entendre la messe à la cathédrale puis se rendit rue du Breuil, chez Me Merlin, le notaire qui avait, l’an passé, établi son contrat de mariage. Elle eut avec lui un assez long entretien.
Quand elle en sortit, le marché de la place d’Armes battait son plein. Elle erra un moment parmi les cagettes de poulets, les piles de gros fromages ronds, les paniers de légumes, choux, carottes, oignons et poireaux. Le temps des gros cèpes, d’un si joli brun clair, commençait et leur parfum de lande vive embaumait la place. Sous les coiffes bien amidonnées, les visages, vernis au grand air, des femmes de la campagne s’épanouissaient…
Les hommes avec leurs amples blouses et leurs grands chapeaux noirs plus ou moins verdis par les autans formaient des groupes animés d’où s’élevait parfois la fumée d’une pipe. Mais Hortense chercha en vain la carrure de taureau et la trogne enluminée du père Chapioux…
Pensant que, peut-être, il n’était pas encore arrivé, elle retournait vers la cathédrale pour y attendre hors de la curiosité – discrète et de bon ton cependant car on sait vivre en Auvergne – que soulevait son passage d’étrangère élégante quand une voix, soudain, l’appela :
— Madame… Madame Hortense !…
Déjà souriante car elle avait reconnu la voix, la jeune femme se retourna pour voir François Devès accourir vers elle. C’était cadeau du ciel que rencontrer dès l’arrivée cet ami, leur seul ami à Jean et à elle parce que, jadis, François et Victoire de Lauzargues, la mère d’Hortense, s’étaient aimés sans espoir mais aussi sans oubli. Les paillettes de la joie dans les yeux, le fermier de Combert avait déjà arraché son chapeau, laissant le vent de la planèze embroussailler ses cheveux noirs, à peine argentés aux tempes.
— C’est vraiment vous ? s’écria-t-il. Oh ! quelle joie ! C’est le Bon Dieu qui vous envoie… je veux dire qui envoie Madame la Comtesse !
— Oubliez la comtesse, François. Nous sommes amis. Moi aussi je suis heureuse de vous voir. Nous avons tant à nous dire, n’est-ce pas ?… Est-ce que vous restez longtemps au marché, ce matin ?
— Non, je suis seulement venu acheter de l’huile pour les lampes, des chandelles et du grain pour les poules.
— Alors, vous pourriez peut-être m’emmener. J’espérais rencontrer Chapioux. C’est pourquoi vous m’avez trouvée au marché.
— Chapioux ? Vous ne voulez pas dire que vous allez à Lauzargues ?
— Mais si, François Devès, je vais à Lauzargues. Le marquis m’a repris mon enfant et je veux le lui réclamer…
Le regard si droit du fermier se chargea de nuages.
— Ne faites pas cela, madame Hortense ! Il vous en adviendrait du mal… C’est à Combert qu’il faut venir. C’est à Combert que l’on a besoin de vous, que l’on vous demande. N’avez-vous pas reçu ma lettre ?… Non, c’est vrai, vous n’avez pas pu la recevoir déjà…
— Vous m’avez écrit ?
— Oui. Sur l’ordre de Mademoiselle Dauphine… Elle vous réclame… Elle est… très malade ! Votre petit n’a rien à craindre de son grand-père. Il peut attendre… mais elle !
Le rude visage se crispa et, dans les yeux gris de François, Hortense crut voir se former une larme. Elle comprit qu’en la rencontrant, le fidèle serviteur de Dauphine de Combert avait cru à une faveur du Ciel, à une réponse à son anxiété. Elle ne pouvait pas le décevoir… Elle posa sa main sur le bras vêtu de toile bleue.
— Je viens avec vous, François. Allez à vos affaires puis revenez me prendre à l’auberge de l’Europe. C’est là que je suis descendue.
Une heure plus tard, assise dans la carriole à côté de François, Hortense refaisait le chemin parcouru jadis : la descente de la motte féodale à l’ombre des antiques murailles jusqu’au fond du vallon de Lescure, le petit pont de pierre en dos d’âne, puis la longue remontée vers la planèze, ses forêts noires et ses rocs tourmentés. Mais sous ce doux soleil d’été, le paysage qui, jadis, lui était apparu si tragique perdait de son pouvoir maléfique : les digitales pourpres, les grands chardons bleus et les premières bruyères roses, les grands bouquets des fougères qui s’étalaient en véritables champs habillaient le rude et beau paysage d’une grâce et d’une splendeur certaines.
Pour mieux sentir la chaleur du soleil et la pureté de l’air, Hortense avait enlevé son chapeau, laissait la brise légère jouer librement dans ses cheveux blonds et ne disait rien. Elle éprouvait un tel plaisir à rouler ainsi aux côtés de François qu’elle retardait le moment des questions, peut-être pour garder un instant encore cette impression de vacances. Et puis, quelles questions poser ? Si Jean allait bien ? Jean allait toujours bien et d’ailleurs, sachant la profondeur du lien qui les unissait, François, tout de suite, l’aurait avertie si quelque chose de mauvais était arrivé à son doux ami.
Elle se décida pourtant quand on dépassa le chemin qui menait à Lauzargues.
— Pourquoi, François, m’avez-vous dit qu’il m’adviendrait du mal si j’allais directement au château…
— Parce que le marquis n’en laisse approcher personne. Depuis qu’il est revenu avec l’enfant, il a, autant dire, mis le château de défense, comme s’il s’attendait à voir venir à lui une armée d’invasion. L’accès en est défendu par une espèce de barrière faite de rochers et de terre et la garde en est assurée, jour et nuit, par Chapioux, son fils, son valet ou même le marquis en personne…
— Est-il devenu fou ? Contre qui en a-t-il ?
— Contre vous, sans doute. Il a fait défense expresse de prononcer votre nom devant lui ou le petit comte sous peine d’encourir sa colère. Mais je crois surtout que c’est de Jean qu’il a peur…
— Est-ce que Jean a déjà fait une tentative contre lui ?…
Le visage de François se détendit d’un sourire.
— Je me demandais combien de temps vous mettriez pour prononcer son nom. Ne l’aimez-vous plus ?
— Vous dites des bêtises, François Devès ! Ce nom, je le prononce sans cesse au fond de mon cœur. J’attendais seulement l’instant de le lui donner, à lui. Car je vais le voir bientôt, n’est-ce pas ?
— Non. Justement, depuis qu’il s’est rendu au château pour réclamer l’enfant, il a disparu. Non, n’ayez pas peur, il a disparu volontairement… Quand il est arrivé à Lauzargues il n’a trouvé que des fusils braqués et l’impossibilité même de se faire entendre. Insister eût été se condamner à mort et cela n’eût servi à rien. Jean connaît la chasse. Forcer un sanglier embusqué dans sa bauge ne sert de rien sans de bonnes armes. Je pense qu’il doit songer à s’en procurer…
— Où est-il ?
— De vrai, je n’en sais rien. Jean est comme ça, vous le savez bien. Ce n’est pas la première fois qu’il disparaît. Je pense que nous le reverrons à son heure. Mais je ne vous cache pas que je suis inquiet de ma nièce. Elle est très attachée au petit monsieur mais elle n’en est pas moins prisonnière à Lauzargues avec les autres…
— Les autres ?
— Godivelle et Pierrounet, les deux petites servantes Marthon et Sidonie et puis M. Garland. Les gens habituels du château. Personne n’a le droit de sortir. Godivelle seule, et encore pas plus loin que la barricade.
— Une barricade ! Hortense venait d’en voir des centaines dans les rues de Paris et voilà qu’il s’en trouvait une ici, au cœur du pays cantalien, sous le ciel le plus libre et le plus vaste que l’on pût admirer !… Fallait-il que le marquis eût perdu l’esprit ! Pourtant il semblait si calme, si froidement déterminé l’autre nuit quand il avait abattu San Severo…
— Il faudra bien que tôt ou tard j’aille m’expliquer avec mon oncle, dit-elle seulement. Et il faudra bien qu’il m’entende…
— C’est Dieu qui fera bien de vous entendre, madame Hortense !… Mais tenez, nous arrivons…
Depuis qu’elle l’avait quitté, au matin de ses noces, Hortense n’avait pas revu Combert. Elle l’aborda avec le plaisir que l’on a à retrouver un ami après une longue absence et ne put s’empêcher de lui sourire. C’était une grande maison plus bourgeoise que châtelaine donnant d’un côté sur un ressaut rocheux. De grands toits gris, de hautes fenêtres toujours étincelantes et surtout un grand jardin toujours abondamment fleuri qui, en paliers, descendait jusqu’à la rivière, lui donnaient un charme infini…
— Votre jardin est une merveille, François ! s’écria Hortense, sincère. Et, de fait, un étonnant fouillis de fleurs s’y étalait et s’épanouissait à qui mieux mieux sous le soleil : exubérance blanche et rose des dahlias, fusées multicolores des glaïeuls repoussant vers les murs les grandes hampes chargées de fleurs des roses trémières. Sur les murs, le chèvrefeuille et les glycines d’été luttaient avec les clématites violettes et, dans les petits parterres, d’énormes touffes de myosotis s’efforçaient d’envahir les vigoureux plants de pensées couleur d’or. Enfin des roses grimpantes s’attachaient à faire écrouler plus vite un vieux muret de pierres mais s’épanouissaient à l’aise, roses et innombrables, comme de joyeux pompons autour de la terrasse couverte de fin gravier.
— Vous savez combien Mlle Dauphine l’aime, dit François avec un sourire plein de tendresse. Alors, je m’efforce de le faire aussi beau que possible tant qu’elle peut l’admirer…
— C’est… à ce point ?
— Le Dr Brémont n’est guère rassurant… Voulez-vous attendre un instant ? Je vais la prévenir…
Le cri de joie qui vint du salon quelques secondes plus tard fut pour Hortense la meilleure des bienvenues. Ainsi, il était donc vrai que, dans cette maison au moins, on l’aimait, on était sincèrement heureux de la voir ? Une émotion l’étreignit et lui mit une larme au bord des yeux.
— Vous n’allez pas pleurer au moins ? s’inquiéta François en revenant la chercher. Vous lui feriez beaucoup de mal, vous savez. Elle est toujours la même…
La même ? Peut-être pour quelqu’un qui la voyait chaque jour et qui, de ce fait, appréciait mal les progrès de la maladie ?
Pour Hortense qui ne l’avait pas vue depuis plus de six mois Dauphine de Combert avait beaucoup changé. Étendue dans son salon sur la chaise longue où Hortense avait jadis soigné son pied blessé, vêtue de la robe d’intérieur en velours vert qu’elle affectionnait et coiffée d’un grand bonnet de dentelles garni de rubans couleur de jeunes feuilles, elle offrait une image familière sans doute car les nombreux coussins et oreillers qui la soutenaient la gardaient droite. Ses beaux cheveux bruns étaient toujours parfaitement coiffés, et ses yeux noirs gardaient encore, moins vive pourtant, l’étincelle moqueuse qui les faisait si bien pétiller naguère mais le visage s’était amenuisé, de larges cernes bleus creusaient sous les paupières et la peau trop fine, couleur d’ivoire jauni, avait perdu les couleurs de la santé.
Elle tendit vers Hortense une main demeurée belle en dépit de sa maigreur.
— Vous voilà enfin, petite ? Je vous ai tant attendue… Pourquoi ne m’avez-vous jamais écrit ?
— Je ne savais pas… si cela vous ferait plaisir. Mon départ de Lauzargues…
— Dites votre fuite éperdue. Et en vérité vous n’aviez rien de mieux à faire. Mais pourquoi n’être pas venue ici ?… Je vous aurais protégée, défendue…
— Contre votre cousin ? Je n’en étais pas certaine… Vous l’aimiez, je crois…
— Et je l’aime encore… C’est une de ces maladies de jeunesse que l’on porte en soi durant toute une vie et dont on finit, un jour, par mourir sans même s’en rendre compte… Mais peut-être désirez-vous prendre un peu de repos. Clémence va vous préparer votre ancienne chambre…
— Je viens seulement de Saint-Flour où je suis arrivée hier. La fatigue n’est pas grande et Clémence a tout son temps. Je préfère rester un peu avec vous, si vous le permettez.
— Quelle question ! Je vous ai dit que vous m’aviez manqué.
Par l’une des portes-fenêtres donnant sur le jardin Madame Soyeuse fit son entrée avec la majesté qui lui était habituelle puis d’un élan souple sauta sur les genoux de sa maîtresse qui enfouit ses mains dans l’épaisse fourrure d’un si joli gris de perle !
— Elle est toujours aussi belle, dit Hortense en tendant la main pour gratter doucement le crâne de la chatte.
— Oui. Mais je crains qu’elle ne s’ennuie. Ce n’est pas agréable, une malade… Nous ne faisons plus ensemble de ces promenades au jardin dont nous étions coutumières tôt le matin… A ce propos… je voudrais vous demander de veiller sur elle quand… je n’habiterai plus cette maison. Elle aura besoin de vous.
— Mais vous habiterez toujours cette maison, Dauphine. Vous en êtes l’âme et, sans vous…
— Peut-être en effet mon âme aura-t-elle un peu de peine à s’en détacher mais il faudra bien que Combert s’habitue à sa nouvelle maîtresse : je vous l’ai légué par testament, Hortense… Chut ! Chut !… ne protestez pas. Ce n’est que justice de vous donner un toit que vous puissiez aimer… vous à qui l’on a tout pris…
Une quinte de toux suivie d’étouffement lui coupa la parole et Hortense, affolée, se pendit au cordon de sonnette. Clémence accourut.
— Doux Jésus ! Encore une de ces vilaines crises…
Elle alla prendre sur un plateau une fiole et une cuillère qui attendaient de servir et revint faire avaler, avec mille précautions, quelques gouttes de liquide ambré à sa malade qu’Hortense soutenait car la quinte l’avait fait glisser de ses oreillers.
— Comme elle est légère et paraît fragile, s’émut la jeune femme. De quel mal souffre-t-elle ?
— Le Dr Brémont vous dirait ça mieux que moi, demoiselle… je veux dire Madame la Comtesse. Mais je ne suis pas fort certaine qu’il soit très au fait. Bien sûr, il y a eu ce maudit jour où elle est allée pour la dernière fois à Lauzargues et où, en rentrant, elle a dû se coucher. Mais il y a eu pire !… Je vous dirai ça plus tard, chuchota-t-elle en voyant que Dauphine revenait à elle.
Doucement Hortense reposa le corps si faible et arrangea les oreillers.
— Je vais la laisser se reposer un peu et défaire mes bagages, dit-elle à mi-voix.
Dauphine tourna vers elle un visage qui s’efforçait de sourire et battit deux fois des paupières pour approuver. Hortense sortit du salon, gagna l’escalier qu’elle monta lentement. Dans le salon, le parfum de roses qui était celui de Mlle de Combert s’était effacé, chassé par celui, si pénible, de la maladie et des médicaments mais, au long de la haute volée de marches en châtaignier sculpté, on le retrouvait plus présent, si vivant même qu’incapable d’aller plus loin Hortense s’assit sur la dernière marche du palier et se mit à pleurer. Ce fut là que Clémence la trouva quand elle monta, quelques instants plus tard, et tout de suite s’inquiéta.
— C’est cette odeur, expliqua Hortense. Ici on a l’impression que Mademoiselle est toujours comme autrefois… qu’elle va paraître dans le bruissement de ses robes et avec cette senteur de roses…
Renonçant à discuter, Clémence se contenta de s’asseoir auprès d’Hortense.
— Vous l’aimiez bien, n’est-ce pas ?
— Je l’aime bien, Clémence. Elle est toujours là…
— Oh ! si peu !… Un petit sanglot franchit la gorge de la fidèle servante, enroua sa voix puis finalement explosa en une sorte de grondement parce qu’elle essayait de l’étouffer. Et tout ça à cause de M’sieur le Marquis ! C’est lui qui lui a fait prendre le mal… C’est lui qui la tue. Oh, depuis cette nuit abominable !… Sans le meneur de loups, je crois qu’il la tuait sur place…
Et Clémence raconta comment, par une nuit de tempête, vers la mi-juin, elle avait été réveillée par les portes-fenêtres du salon qui claquaient et par des cris étouffés.
— Mademoiselle Dauphine avait pris l’habitude de dormir au salon parce que ça la fatiguait de remonter dans sa chambre. On lui avait installé un lit. Elle disait que c’était plus commode quand elle ne dormait pas pour voir le jardin. Cette nuit-là, entendant tout ça, je me suis levée comme j’étais, en jupon et en camisole, et j’ai couru au salon. Il était vide mais, dans le jardin…
Il lui fallut reprendre son souffle un instant avant de décrire la scène inimaginable qu’elle avait aperçue. Sous une pluie battante, le marquis de Lauzargues, armé d’un fouet, frappait Dauphine qu’il avait traînée hors du salon. Clémence l’avait entendu gronder : « C’est toi, garce, c’est toi qui lui as donné l’enfant… »
— Où était François ?
— Il était allé à Pierrefort pour voir un sien cousin rapport à une pièce de terre qu’ils ont en commun. Mais il devait le savoir, ce maudit ! Quand j’ai vu ça, vous pensez si j’ai couru mais déjà Jean des Loups, il était là. Je l’ai vu jaillir par-dessus le mur au rosier, tomber sur le marquis comme la foudre au mois d’août, lui arracher le fouet puis lui allonger un coup de poing que le marquis il en est tombé les quatre fers en l’air. Mais il était pas venu seul, ce maudit ! Y avait aussi le Jérôme, ce malfaisant… son âme damnée qui est accouru au bruit et lui, il avait un fusil. Heureusement il a pas eu le temps de s’en servir. Le meneur a sifflé et un grand loup rouge est sorti je ne sais d’où. C’est lui qui s’est occupé de Jérôme mais il l’a pas tué… Le meneur a ramassé le fusil et a ordonné au Jérôme de ramasser son maître et de s’en aller avec. L’autre a pas demandé son reste bien sûr et ils ont filé. J’ai entendu la voiture qu’ils avaient laissée sur la route, repartir dans la nuit. Alors Jean des Loups a emporté notre pauvre demoiselle au salon. Elle était à faire pitié. C’était pas tellement le fouet ; le marquis avait pas eu le temps de taper beaucoup mais elle était trempée de la tête aux pieds et elle tremblait de froid et de peur… On l’a soignée, remontée dans sa chambre, cette fois. Le lendemain, le meneur est allé chercher le Dr Brémont et jusqu’au retour de François, il a couché au salon…
— Qu’a dit le Dr Brénnont quand il a su ce qui s’était passé ?
Clémence haussa les épaules.
— Qu’est-ce qu’il pouvait dire à une pauvre fille comme moi ? Ce qu’il fallait faire pour bien soigner Mademoiselle un point c’est tout. Il a dû en dire plus à Jean des Loups et peut-être qu’il en dira plus à vous quand il viendra, demain matin…
Il n’en dit guère plus. Mlle de Combert avait passé une mauvaise nuit et si, en arrivant auprès d’elle, le Dr Brémont montra une vraie joie de la présence d’Hortense, il parut prendre tâche d’éviter de se trouver seul avec la jeune femme.
— J’ai quelques malades à voir, dit-il après sa visite, mais je reviendrai ce soir. Peut-être serait-il bon de prévenir le chanoine de Combert ?
— François Devès vient de partir chez lui, dit Clémence. Il sera là bientôt…
— Est-elle vraiment si mal ? demanda Hortense. Et ne suis-je donc venue que pour la voir mourir ?…
— Je ne peux plus grand-chose pour elle, ma chère enfant, soupira le docteur. En revanche, votre présence lui a fait du bien. Elle est plus calme… Auriez-vous donc décidé, tout compte fait, de revenir chez nous ?
— Mon fils est à Lauzargues, docteur. Et je veux reprendre mon fils.
Le visage du médecin s’assombrit :
— Prenez garde à vous ! On ne reprend pas facilement au marquis de Lauzargues ce qu’il pense lui appartenir… Nous vous aimons beaucoup, ma femme, mes filles et moi.. N’entreprenez pas une lutte au-dessus de vos forces…
Il avait remis son chapeau et se dirigeait vers sa voiture. Hortense courut après lui :
— Je vous en prie, docteur Brémont, un mot seulement. Pourquoi ne l’avez-vous pas dénoncé à la justice après ce qu’il a fait à Mlle de Combert ? Il l’a tuée, purement et simplement.
— Eh ! croyez-vous que je l’ignore ? Bien sûr, il l’a tuée mais je n’en ai pas été témoin. Les témoins, ce sont cette pauvre Clémence dont la parole ne tiendrait pas contre celle d’un haut seigneur… et puis Jean le meneur…
— Pourquoi ne pas lui donner le nom auquel il a droit et que chacun murmure tout bas : Jean de Lauzargues ?
— Il le mérite amplement mais il n’est pas reconnu. Et puis, vous qui le connaissez si bien, le voyez-vous vraiment venir dans quelque prétoire pour accuser son propre père ? Allons donc !
— Ils se haïssent.
— Peut-être mais, même renié, même dédaigné et réduit à la misère, Jean n’en garde pas moins une âme trop haute pour devenir parricide ! Nous ne pouvions rien dire. D’ailleurs… elle ne l’aurait pas permis.
— Dauphine ? Croyez-vous ?
— J’en suis sûr. Il y a peu, alors que je l’examinais, un petit portrait a glissé de sous son traversin. Une miniature mais pas assez petite qu’on ne puisse reconnaître un visage. C’est de ce mal-là qu’elle ne guérira jamais parce qu’elle ne veut pas guérir : elle n’a plus de place dans sa vie à lui.
— Elle est bonne, généreuse, charmante… Comment peut-elle regretter pareil monstre ?
— Parce que même un monstre peut avoir du charme et que, de ce charme, elle est à jamais prisonnière… ! Allez la rejoindre, à présent : elle vous demande…
En entrant dans la chambre dont toutes les tapisseries, dans les tons ivoire et bleu ancien, avaient été brodées par Mlle de Combert elle-même, Hortense comprit que celle-ci ne quitterait plus le lit abrité de grands rideaux de soie claire ; que le métier à tapisser d’acajou, placé près d’une fenêtre, ne la verrait plus s’asseoir devant lui et que l’ouvrage commencé ne serait jamais achevé. Sous la courtepointe bleue, le corps déjà amenuisé ne s’accusait guère et les mains posées dessus avaient déjà l’aspect de la cire.
Le cœur soudain très lourd, Hortense s’approcha. A l’instant de la perdre, elle découvrait que cette femme difficile à déchiffrer lui était chère et que son absence lui serait pénible.
— Le docteur dit que vous me demandez ?…
— Oui… Avant que le bon chanoine vienne m’entendre, c’est à vous que je veux parler. Il en est temps… grand temps !
Hortense trouva pour elle un sourire un peu émerveillé. Pour les heures qui lui restaient à vivre Dauphine de Combert s’était voulue aussi belle que la maladie le rendait possible. La camisole qui habillait son buste n’était qu’un fouillis de dentelles mousseuses et de rubans blancs. Un bonnet assorti auréolait sa tête dont Clémence avait soigneusement coiffé les cheveux.
— Comme vous voilà belle ! dit-elle sincère.
— C’est agréable à entendre parce que je sais que vous le pensez. Il est malséant, lorsque cela est possible, de se présenter à Dieu en piteux équipage. Mon oncle Fabrice s’est fait friser et a exigé du linge net avant de monter à l’échafaud. Et puis il faut penser à ceux qui restent… L’image qu’on leur laisse est importante. Mais laissons cela !… Je vous l’ai dit : le temps presse et…
Une quinte de toux lui coupa la parole. D’un geste de noyée appelant au secours, elle désigna le verre posé à son chevet et dont Hortense lui fit absorber quelques gorgées…
— Vous vous fatiguez… Ne pouvez-vous attendre un peu ?
— Non… non… avant que j’ose demander… le pardon de Dieu, il me faut… le vôtre !
— Le mien ?… Mais que puis-je avoir à vous pardonner ?
— Plus que vous ne croyez ! En deux mots vous allez comprendre : Hortense, c’est moi qui ai présenté le prince San Severo à mon cousin Foulques. C’est donc moi qui, sans le vouloir je le jure, suis responsable de la mort de vos parents.
Le silence qui tomba pesait le poids d’une pierre tombale. Dauphine cherchait un souffle qui s’écourtait. Hortense, la gorge soudain séchée, ne trouvait pas un mot. Elle allait sans doute apprendre des choses affreuses et l’envie lui venait soudain de s’enfuir, de quitter cette chambre sans rien entendre… La mourante dut le deviner car elle murmura :
— Vous êtes courageuse, Hortense. Vous m’écouterez jusqu’au bout… Ensuite, vous jugerez…
— Je vous écoute.
— A la mort de ma mère survenue environ un an après celle de Marie de Lauzargues, je me suis retrouvée à la tête de quelques biens et j’ai espéré alors que Foulques m’épouserait. Je l’aimais depuis si longtemps ! Mais il y avait cette guerre qu’il avait déclarée à l’Église où il avait juré de ne jamais remettre les pieds. Et moi je ne pouvais me marier sans Dieu. Je n’ai pas compris tout de suite qu’il ne m’aimait pas… pas vraiment. J’étais pour lui le repos du guerrier, un moment de confort dans la douceur de cette maison après les austérités de Lauzargues, le frémissement d’une robe de soie… et surtout, surtout… j’étais à lui.
De nouveau elle demanda un peu d’eau qu’Hortense se hâta de lui faire boire.
— On ne prend guère soin de ce qui vous appartient quand on le connaît trop. Pour rompre un peu cette habitude, j’ai fait quelques séjours à Paris où j’ai des cousins. C’est là que j’ai rencontré San Severo. Il fréquentait la société ultra et aussi, de préférence même, celle des grands financiers. J’ai vu plusieurs fois vos parents. Victoire, votre mère, m’accueillait avec grâce et, je crois, quelque plaisir parce que j’étais liée à ce passé qu’elle avait renié sans jamais oublier. Par moi, San Severo a pu pénétrer plus avant dans l’hôtel de Berny…
— Pourtant, quand je suis arrivée à Lauzargues, vous m’avez beaucoup questionnée. Mais vous en saviez tout autant que moi ?
— Pas vraiment. Votre père ne tenait pas à ce que l’on invite la cousine qui tenait de trop près à la famille. Et puis je ne faisais que de petits séjours. Très vite San Severo a été en pied plus que moi… Mais il me faisait la cour et, un jour, dans l’idée insensée d’inspirer quelque jalousie à Foulques, je l’ai invité à venir visiter notre coin d’Auvergne. Folle que j’étais ! Inspirer de la jalousie à un homme qui ne m’aimait pas ? C’est moi qui, bien plutôt, aurais pu en ressentir car, à peine ces deux hommes se sont-ils connus qu’ils se sont tout de suite liés d’une extrême amitié. San Severo est revenu plusieurs fois ici. Mais il ne me faisait plus la cour. C’était tout simple : il avait atteint son but : entrer en alliance avec la famille de Victoire. Pauvre et avide, Foulques était le complice selon son cœur…
— D’où vient qu’on ne m’en a jamais parlé à Lauzargues ?
— De San Severo ? Il n’y a jamais mis les pieds. Votre oncle ne tenait pas à ce que l’on sût, au pays, ses intelligences avec Paris. Lorsque l’autre est venu pour la dernière fois, j’ai été surprise de l’entendre dire, en manière d’adieu : « Je crois que bientôt, mon cher marquis, vous devriez être en puissance de la tutelle de votre nièce… » Naturellement, j’ai demandé des explications. Foulques me les a refusées mais j’ai compris quand on m’a annoncé le prétendu double suicide. Dès cet instant, la culpabilité du prince ne faisait plus de doute pour moi. Ni, hélas, la complicité du marquis…
— Lui… en avez-vous parlé ?
Mlle de Combert hocha la tête en fermant les paupières.
— Il n’a même pas daigné nier. C’est à ce moment qu’il a fait de moi sa complice. Oh, sans grande difficulté ! Il lui a suffi de peu de mots : « Ce qui est fait est fait et rien ne sert d’y revenir. Songez seulement que je vais être enfin riche… et que je pourrai alors vous épouser sans rougir de ma pauvreté. » Voilà !… La suite, je crois que vous la connaissez. Après la mort de votre père, Foulques, votre seul parent et fort bien en cour, n’a eu aucune peine à faire installer San Severo à la tête de la banque… Il fallait un homme à lui pour barrer le chemin aux anciens collaborateurs de votre père. La toute-puissance de Charles X a fait le reste et depuis Foulques n’a eu, je crois, qu’à s’en louer…
— S’en louer ? Je vois que cette fois vous n’êtes plus du tout au fait des affaires de Lauzargues. La veille du jour où il m’a volé, pour la seconde fois, mon enfant, le marquis a abattu San Severo d’un coup de pistolet en pleine tête. Cela s’est passé rue de la Chaussée-d’Antin, dans l’ancienne bibliothèque de mon père… Je le sais car j’y étais. Je venais moi aussi pour tuer ce misérable assassin et, cachée, j’ai tout vu.
Dauphine ferma les yeux, fit un signe de croix puis joignant les mains se mit à prier. Assise auprès du lit, Hortense respecta sa prière, essayant de démêler ses propres sentiments. Une chose était certaine : elle n’éprouvait aucune sorte de rancune pour cette femme, complice sans le vouloir d’abord puis en pleine connaissance de cause mais asservie par l’une de ces terribles passions qui ne laissent à leur victime ni trêve ni repos. Une passion semblable peut-être à celle qu’elle-même éprouvait pour Jean. Qui pouvait dire en effet si, criminel, infâme, elle ne l’aimerait pas encore ?
Le roulement d’une voiture interrompit sa méditation. Allant à l’une des fenêtres de la galerie, elle vit le chanoine de Combert descendre d’un antique carrosse à la caisse un peu dévernie mais dont les cousins moelleux convenaient à sa douillette personne. Vivement, la jeune femme revint dans la chambre.
— Voilà votre cousin le chanoine, Dauphine. Je vous laisse avec lui…
La main pâle s’étendit, saisit celle de la jeune femme.
— J’ai cru… que vous vous étiez enfuie… Mais vous êtes là. Je ne vous fais pas horreur ?…
Hortense serra cette main puis, se penchant, posa un baiser sur le front moite.
— Ma pauvre amie, je n’ai aucune raison pour cela. Vous êtes une victime bien plus qu’une coupable. Et puis… je vous aime beaucoup. Soyez en paix…
Clémence entra portant dans un bol de porcelaine un peu d’eau bénite et un brin de buis des derniers Rameaux. Avec l’aide d’Hortense, elle prépara la chambre pour la cérémonie qui allait s’y dérouler, étala une serviette blanche et un napperon sur la table à écrire, y posa un crucifix et le bol, enfin vérifia les vêtements et la coiffure de sa maîtresse. Puis revint ouvrir en grand la porte de la chambre…
Quelques instants plus tard, les deux femmes s’agenouillaient sur le passage du chanoine qui était allé revêtir dans une chambre les ornements du culte et qui, portant le Viatique, faisait son entrée précédé de François balançant l’encensoir… Enfin, Hortense, Clémence et François quittèrent la chambre laissant la mourante en compagnie de Dieu et de son mandataire.
— Elle ne passera pas la journée, dit Clémence en essuyant une larme au coin de son devantier. Ce matin, quand j’ai mis l’eau à bouillir pour la soupe, un tison a roulé hors du feu. Et puis, la nuit passée, j’ai entendu le cri du hibou…
Dauphine de Combert s’éteignit avec le dernier rayon du soleil et la maison entra dans le silence. On arrêta les pendules, et les volets, qui ne se rouvriraient plus tant que le corps serait dans la maison, furent soigneusement fermés. Réfugiée dans la chambre d’Hortense, Madame Soyeuse ouvrait de grands yeux tristes qui finirent tout de même par se fermer sous la caresse de la jeune femme.
Celle-ci était désormais la maîtresse de Combert. Avant de mourir, Dauphine l’avait solennellement intronisée comme telle et c’était à elle à présent de donner les ordres. Mais elle s’y était refusée. Tant que la châtelaine ne rejoindrait pas ses parents sous la dalle du petit cimetière semé autour de la chapelle au creux du vallon, aucun ordre nouveau ne serait donné.
— Chacun ici sait ce qu’il a à faire, dit-elle. Moi, je ne suis encore que son invitée.
— Cette délicatesse vous honore, ma chère enfant, approuva le chanoine qui devait rester à Combert jusqu’après les funérailles. Si vous le désirez, nous prendrons ensemble la première veille…
Ils n’y furent pas seuls. Le glas qu’avait sonné dès la première heure la cloche de la chapelle attirait ceux des alentours. Il en venait du petit village et des fermes isolées, solitaires ou par groupes, s’éclairant d’une lanterne, certains montrant une véritable affliction, voire des larmes, car Mlle de Combert était aimée de ses voisins. Ils arrivaient, saluaient le corps installé à présent au milieu du salon sous une gerbe de roses que François était allé cueillir presque à tâtons, lui jetaient une goutte d’eau bénite, saluaient Hortense et le chanoine puis s’agenouillaient ou demeuraient debout selon qu’ils étaient femmes ou hommes.
De lui-même, François décida que ses valets de ferme partiraient dès avant le lever du jour pour prévenir ceux des anciens amis trop éloignés pour que le son de la cloche les ait pu avertir. Mais il s’adressa à Hortense pour la seule question délicate :
— Dois-je envoyer à Lauzargues ?
Elle n’hésita même pas :
— En dépit du mal qu’il lui a fait, je suis certaine que ma cousine a regretté de ne pas le revoir à son heure dernière. De toute façon, quelle que soit la gravité de ses fautes et de ses torts, le marquis est des premiers du pays. Personne ne comprendrait qu’il ne soit pas averti.
— En ce cas, j’irai moi-même.
Il revint vers midi et rendit compte. Le marquis l’avait reçu en personne dans le vestibule du château et l’avait écouté sans mot dire, se contentant de hocher la tête quand François avait fait savoir que les funérailles auraient lieu le lendemain. Puis il avait tourné les talons et disparu sans un merci…
— N’avez-vous vu personne d’autre ? demanda Hortense un peu déçue.
— Rien qu’une servante. On ne m’a d’ailleurs pas invité à entrer plus outre. Mais j’ai entendu, dans le lointain de la maison, la voix de Godivelle qui chantait une berceuse… et qui riait comme fait une grand-mère pour son petiot.
— Merci, François. Vous avez trouvé la seule chose qui pouvait me faire plaisir. Reste Jean. Vous ne savez vraiment pas où il est ?
— Je vous l’aurais déjà dit. Une chose est certaine : il n’est pas dans les environs immédiats. La cloche l’aurait déjà rappelé et il serait là…
Dans la journée, Hortense eut trop à faire pour songer à ses peines. Les uns après les autres arrivèrent : la douairière de Sainte-Croix, déjà vêtue de noir de la tête aux pieds, le vidame d’Aydit et le baron et la baronne d’Entremont. Il fallait veiller à leur installation car ils ne devaient repartir qu’après le repas de funérailles. Assistée de Clémence et de l’une de ses nièces que l’on avait envoyé chercher au village, Hortense dut prendre plus tôt qu’elle ne le pensait la direction de la maison et s’aperçut de ce fait que Dauphine lui avait fait là un bien joli cadeau. Devant les armoires pleines de beau linge fleurant bon les sachets de senteur, les buffets pleins de vaisselle et les coffres d’argenterie, elle comprit qu’elle venait d’hériter de plusieurs générations de femmes de goût.
Tandis qu’à la lumière des bougies elle travaillait auprès de Clémence, elle s’aperçut que, de temps à autre, celle-ci la regardait à la dérobée avec une sorte d’inquiétude.
— A quoi pensez-vous Clémence ? Est-ce que je vous inquiète ? Vous regrettez que Mademoiselle Dauphine m’ait laissé sa maison ?
— Oh non !… J’ai seulement peur que vous ne restiez pas. Ce n’est pas pour vivre ici que vous êtes revenue. C’est pour Lauzargues.
— Détrompez-vous ! Lauzargues n’est pas à moi, ne sera jamais à moi et je n’en veux pas. Jusqu’à présent, je n’avais plus de toit, Clémence. Grâce à votre maîtresse j’en ai un. Plus jamais je ne quitterai cette maison… sauf si elle ne veut pas de moi.
— Pas vouloir de vous, la maison ? Mais elle vous a déjà adoptée. Demandez plutôt à Madame Soyeuse qui prend ses habitudes avec vous…
Cette nuit-là, Hortense put prendre un peu de repos. Dauphine, enveloppée dans un beau drap brodé de roses qu’elle avait préparé de longtemps pour la circonstance, reposait dans le cercueil et il y avait vraiment beaucoup de monde pour la veiller. Le chanoine alla dormir et exigea d’Hortense qu’elle en fit autant. Cette nuit-là appartenait aux vieux amis, ceux qui avaient aimé Dauphine depuis sa petite enfance et dont le cœur saignait de la voir partir avant eux.
— Laissez-la-leur ! dit-il doucement. Ils vous en sauront gré. En outre, la journée de demain sera rude. Il vous faut à tout prix un peu de repos. Notre chère absente l’aurait désiré.
Mais Hortense savait que, dans sa chambre aux volets clos, elle aurait du mal à trouver ce repos qu’on lui recommandait. On n’impose pas silence à son esprit quand il est en travail et celui de la jeune femme refusait la tranquillité. Il présentait trop de questions sans réponses possibles. Par exemple : que se passerait-il demain quand on porterait Dauphine en terre ? Le marquis se joindrait-il à ceux qui, déjà, s’assemblaient pour la cérémonie d’adieu ? Et, en ce cas, qu’en serait-il de ce revoir entre le maître de Lauzargues et la nouvelle châtelaine de Combert ? Les devoirs de celle-ci étaient nombreux et minutieux. Si le marquis venait, il était impossible, en face de tout le pays, de ne pas le prier au traditionnel repas de funérailles. Que faire alors ?
Longuement, assise dans le fauteuil où elle avait veillé au soir de ses étranges fiançailles, Hortense y réfléchit. Accueillir le marquis serait offenser les fidèles serviteurs de Mlle de Combert, ne pas l’accueillir serait offenser la noblesse du pays. En ce cas, elle ne pouvait écouter que son cœur et elle en vint à cette conclusion : jamais le meurtrier ne pénétrerait dans la maison de sa victime. Jamais, dût Hortense se retrouver au ban de la société auvergnate, il ne prendrait place à la table dont il avait chassé la maîtresse…
L’âme en paix, Hortense alla enfin prendre le repos dont elle avait tant besoin.
Pour son dernier voyage à la surface de la terre, le ciel offrit à Dauphine de Combert un temps radieux. Beaucoup de monde était là. Il en était venu même de Saint-Flour et de Chaudes-Aigues. Le Dr Brémont était venu avec sa femme et ses filles qu’Hortense eut beaucoup de joie à revoir tant elle gardait un doux souvenir de leur accueil.
Après la messe, simple et profondément émouvante, dite par le chanoine, le corps de Dauphine fut enfin confié à la terre dans le petit cimetière où reposaient les siens et dans la tombe ouverte chacun vint jeter une poignée de terre. Hortense la première, les autres après elle, puis ceux qui n’étaient pas invités au repas de funérailles se dispersèrent après avoir salué la nouvelle maîtresse de Combert…
En remontant vers la maison, Mme de Sainte-Croix vint prendre le bras d’Hortense et s’y appuya.
— A mon âge, les longues marches ont cessé d’être un plaisir, dit-elle. L’appui d’un bras jeune et fort devient nécessaire…
Elle baissa la voix puis ajouta :
— Ne regardez pas mais il est là !
— Qui donc ?
— Ce fou de Lauzargues ! Je l’ai aperçu dans les derniers rangs des assistants, au cimetière. Il vient de s’approcher de la tombe à présent qu’il n’y a plus personne. Non, ne vous retournez pas ! Vous ne devez pas le voir.
Hortense la regarda avec étonnement.
— Pourquoi me dites-vous cela ?
— Parce que, si vous le voyez, vous serez obligée de l’accueillir. La tradition l’exigerait alors que la morale vous l’interdit… Ne me regardez pas ainsi, ma petite ! Il y a encore beaucoup de choses que vous ignorez. Par exemple celle-ci…
Du bout de la canne où sa main libre s’appuyait, Mme de Sainte-Croix décrivit un large cercle qui embrassait le paysage tout entier.
— Nous sommes une terre de discrétion. Ce pays semble sourd et muet. Pourtant, au fond de nos châteaux et de nos demeures, nous finissons toujours par apprendre ce qui se passe chez nos pairs. Dame de Combert, vous n’avez plus le droit de « voir » M. de Lauzargues. Ce qui vous met, j’en conviens, dans une situation peu commode…
— Il faudra pourtant bien que je le voie un jour… Je n’ai pas l’intention de le laisser élever mon fils… Je craindrais trop qu’il ne le façonne à son image.
— En tant que femme je vous approuve. En tant que membre de la noblesse, je ne le puis. Nos fils doivent pousser leurs racines dans la terre ancestrale s’ils veulent continuer à exister. Votre fils est un Lauzargues. C’est la terre de Lauzargues qu’il lui faut.
Au tournant du chemin, Hortense ne put s’empêcher de se détourner sous l’abri de son voile noir. Elle aperçut en effet le marquis. Il quittait les abords de la tombe que les fossoyeurs achevaient de combler et remettait le chapeau à large bord, le chapeau paysan qui lui avait prêté un moment son anonymat. Elle le vit rejoindre le cheval qu’il avait attaché à un arbre, le détacher et se mettre en selle. Il n’eut pas un regard pour la petite foule qui remontait vers Combert. Personne d’ailleurs ne s’était approché de lui. Tournant la tête de son cheval vers les champs qui bordaient la rivière, il reprit son chemin sans regarder derrière lui…
Dans la semaine qui suivit, Me Aumont, notaire à Chaudes-Aigues, vint donner lecture du testament de Mlle de Combert. Le document prévoyait certains legs destinés à Clémence, à François et au chanoine mais la majeure partie des biens revenait à Hortense qui se retrouvait ainsi à la tête, non d’une fortune, mais d’une aisance qui lui donnerait de quoi vivre et élever son fils sans qu’il eût à déchoir. A condition, bien sûr, de vivre à la campagne.
— Cela me convient, dit-elle à François. J’aime cette maison et n’ai plus rien à faire à Paris.
— Vous y avez pourtant des biens, une fortune ?
— Dont il ne doit pas rester grand-chose, hormis peut-être l’hôtel de mon père dont il faudra bien disposer. Mon fils sera un homme riche mais moi je n’ai aucun besoin de cette richesse. Tout ce que je souhaite c’est vivre auprès de Jean qui ne supporterait pas Paris. Si, toutefois, il se décide à rentrer un jour…
Un peu d’amertume perçait dans sa voix. D’après François, il y aurait bientôt deux semaines que le meneur de loups avait disparu. Où avait-il pu aller pour que le bruit de la mort de Dauphine ne l’eût pas ramené ?
— Il rentrera, assura François. Ne soyez pas en peine. N’avez-vous plus confiance en lui ? Je suis sûr, moi, que s’il vous savait ici, il serait déjà là. Lui aussi, il veut reprendre l’enfant au marquis…
— Luern doit être avec lui. Je n’ai pas entendu les loups depuis mon retour…
— La première neige les ramènera…
— Et Jean avec eux ? Je n’ai pas l’intention d’attendre jusque-là. Je vais aller à Lauzargues ainsi que j’en avais primitivement l’intention.
— Ne faites pas cela, madame Hortense ! Attendez que Jean soit de retour. Vous serez plus forts ensemble. Dieu sait, autrement, ce qu’il pourrait advenir de vous…
— Vous pourriez m’accompagner ?
— Cela va de soi. Mais que ferai-je, seul, si le marquis décide de vous garder ? Pourquoi voulez-vous qu’il renonce à une idée qui lui était chère ?
— Pourquoi, en ce cas, a-t-il élevé une fortification et interdit-il que l’on prononce mon nom ? Je crois, moi, qu’il me hait à présent. Mais je dois, au moins, sonder ses intentions. De toute façon, ajouta-t-elle avec un sourire, j’ai peut-être plus d’armes que vous ne l’imaginez. Nous irons demain…
En dépit des efforts de François pour la dissuader, elle s’en tint à sa décision et, le lendemain, elle ordonna à François de faire seller des chevaux. Avec un homme tel que le marquis, il était peut-être préférable de commencer par une simple visite. L’emploi d’une voiture suggérerait l’idée d’un enlèvement immédiat du bébé et de sa nourrice et risquerait d’indisposer le farouche seigneur. Ainsi, l’expédition aurait les couleurs paisibles d’une promenade, d’une visite de courtoisie. Après tout, la proximité de Combert pouvait faire tomber les exigences du marquis…
— Je pense lui offrir la paix, soupira Hortense. Les relations pourraient reprendre comme par le passé entre les deux maisons. S’il se montre raisonnable… nous pourrions essayer d’oublier le passé. Comprenez-moi bien, François, moi je n’oublierai rien mais une guerre ne donnera rien de bon et celle que nous menons a déjà fait suffisamment de morts. Je crois que Dauphine souhaiterait que la paix revienne, en apparence tout au moins.
— Elle l’a toujours souhaité, jusqu’à son dernier souffle je crois bien. Mais rien ne dit que le marquis soit disposé à accueillir le rameau d’olivier que vous lui apportez. Et je maintiens que vous devriez attendre le retour de Jean.
— Sans doute mais, je vous l’avoue, je ne souhaite pas tellement le voir affronté à son père. Ils ont en eux la même violence et si l’un d’eux succombait de la main de l’autre, le crime serait le plus grand peut-être qu’un homme puisse commettre.
— Vous êtes bien une femme ! ronchonna François. Vous ne rêvez que dispenser la paix alors que vous êtes le brandon de discorde. Oubliez-vous que ces hommes vous aiment tous les deux ?
— C’est déshonorer l’amour que donner son nom aux sentiments que le marquis nourrissait pour moi. D’autant qu’il y entrait sans doute plus de haine que de tendresse.
— Vous voyez bien ? Et cependant vous êtes toujours décidée à entrer dans cette maison ?
Les tours de Lauzargues venaient d’apparaître au détour du chemin – comme le marquis lors de sa visite au cimetière, les deux cavaliers avaient choisi le chemin du bord de l’eau, nettement plus court que la route.
— Plus que jamais ! Je vous l’ai dit, François, j’ai une arme secrète…
Et, du bout de sa cravache, Hortense frappa doucement la croupe de sa monture pour l’inciter à aller plus vite. L’approche de la bataille qu’elle pressentait faisait courir son sang plus vite et lui mettait une flamme dans les yeux. En quelques minutes les deux cavaliers eurent atteint l’espèce de retranchement que le marquis avait fait élever entre le chemin et la rivière pour mieux protéger les abords de son château. Une ouverture permettait le passage des chevaux et même d’une voiture mais Robert, le fils du fermier Chapioux, y était en faction. Et comme les passants étaient plutôt rares, le garçon, visiblement, s’ennuyait à périr. L’apparition des cavaliers le tira de sa torpeur et il se leva. Dirigeant son fusil vers les nouveaux venus, il ordonna :
— Retenez vos chevaux ! Que voulez-vous ?
Ce fut François qui se chargea de la réponse :
— En voilà un accueil ! Sommes-nous en guerre ? En tout cas, quels que soient les ordres que tu as, Robert, ils ne t’ont certainement pas interdit la politesse et j’attends que tu salues madame la comtesse de Lauzargues.
En même temps, un pistolet était apparu dans la main du fermier qui ajouta, pour renforcer l’effet de son discours :
— Au cas où tu hésiterais, je te rappelle que je tire mieux et plus vite que toi…
— Oh ! ça va !
Ôtant de mauvaise grâce son bonnet, le garçon marmonna :
— Bien le bonjour, Madame la Comtesse. Peut-on savoir ce qu’il y a pour votre service ?
— Je désire voir le marquis. Allez lui dire que je suis là !
— Je vous demande pardon mais je ne peux pas. Si j’y vais, j’abandonne mon poste et…
— Et nous risquons d’investir un château pour lequel, jusqu’à présent, il fallait un bon millier d’hommes ? Tout cela est d’un ridicule ! Eh bien, appelez, au moins !
— J’oserai jamais.
— On va le faire pour toi, dit François qui décidément avait tout prévu. Et, tirant de ses fontes une corne de berger, il souffla dedans par trois fois sous l’œil éberlué du garçon. Hortense pour sa part ne put s’empêcher de rire.
— Nous voilà en plein Moyen Âge, fit-elle. De quoi avons-nous l’air ?…
— Le ridicule n’est pas pour nous, Madame la Comtesse. Attendons l’effet.
— Nous allons voir surgir Godivelle. Le seuil de la porte est son poste privilégié…
— Mais ce fut le marquis dont la silhouette s’encadra sous l’écu de pierre où se gravaient ses armes. Reconnaissant sa nièce dans cette longue amazone noire, il n’avança pas et se contenta de crier :
— Que voulez-vous ?
— Un entretien avec vous, marquis, si ce n’est pas trop vous demander. Nous avons des paroles à échanger et je pense qu’il ne convient ni à vous ni à moi qu’elles s’envolent avec le vent ?…
Ce fut pourtant le vent qui, un instant, resta maître du terrain, ce vent qui faisait voltiger les cheveux blancs du marquis comme au soir de l’arrivée d’Hortense. Enfin, celui-ci parla :
— La maison vous est ouverte, comme elle l’a toujours été, madame de Lauzargues. Dès l’instant où vous y entrez seule…
Vivement, la main de François se posa sur le bras d’Hortense :
— N’y allez pas, je vous en supplie ! Cela cache un piège…
— C’est possible, François, mais je ne le crains pas. Encore une fois, j’ai pris mes précautions…
Cependant, du seuil, le marquis ajoutait…
— … et dès l’instant où vous cesserez de mêler les domestiques aux affaires des maîtres.
— François Devès n’est pas un domestique et vous le savez.
— En dépit des efforts qu’il fit jadis dans ce sens, vous ne m’obligerez jamais à voir en lui un égal. Entrez si vous le voulez, mais entrez seule !
Sous couleur d’arranger le voile blanc qui, attaché à son haut chapeau, entourait son visage et semblait la gêner, Hortense se tourna vers François et lui glissa un billet qu’elle prit dans le crispin de son gant.
— En cas de piège, François, portez ce billet à Me Merlin, notaire à Saint-Flour. Cela si, dans trois jours, je n’étais par revenue à Combert.
— Vous pensez qu’il va vouloir vous garder ?
— C’est possible mais ce n’est pas sûr. Il faut cependant tout prévoir…
— Alors pourquoi trois jours ?
— Parce que je le veux, François, dit-elle doucement. Souvenez-vous que, quand nous nous sommes rencontrés, je venais ici…
— Eh bien ? cria le marquis. Vous décidez-vous ? Êtes-vous en train de dicter un testament ?…
Le mot fit tressaillir François qui, de nouveau, voulut retenir Hortense.
— N’y allez pas, par pitié !
— Il le faut. Il est des abcès qu’il faut crever… Sans cela, toute vie est impossible.
Calmement, Hortense descendit de cheval, drapa sur son bras la traîne de son amazone et gravit le sentier rocheux qui menait au château. A son approche, le sourire triomphant de Foulques de Lauzargues se fit sardonique.
— Vos valets me prennent pour le diable, dirait-on, ma belle nièce ? C’est le « testament » qui effarouche Devès ?
— Admettez que c’est d’un goût douteux… Entrons-nous ? J’ai hâte d’embrasser mon fils.
Au temps d’été, il était habituel de laisser ouverte la porte du château mais, cette fois, le marquis la referma soigneusement dès qu’Hortense fut entrée. Celle-ci n’eut pas le temps de s’en inquiéter. Godivelle accourait déjà vers elle au long du vestibule pavé de gros galets de la rivière. Sans souci de ce que penserait le marquis, Hortense lui ouvrit les bras et les deux femmes s’embrassèrent avec une vraie chaleur…
— Vous m’avez beaucoup manqué, Godivelle, fit la jeune femme.
— Si je vous ai manqué, Madame Hortense, c’est bien sans le savoir et plus encore sans le vouloir. Vous le savez, n’est-ce pas ?
— Bien sûr ! Menez-moi à mon fils à présent ! J’ai hâte de le voir.
— Le cher petit ange ! Il a apporté la joie et le bonheur dans cette maison…
Considérant le vestibule sévère que la porte close faisait obscur, Hortense pensa qu’en vérité cette maison ne respirait guère la joie de vivre et moins encore le bonheur. Mais elle suivit Godivelle avec empressement jusqu’à la cuisine…
— On allait le faire téter, dit Godivelle. Vous arrivez juste au bon moment.
En effet, au moment où Hortense entrait dans la cuisine, Jeannette venait d’ouvrir son corsage et offrait un sein à la petite bouche avide qui s’en empara goulûment tandis que les doigts roses s’épanouissaient sur la peau blanche de la nourrice. A l’arrivée d’Hortense, le visage de celle-ci s’éclaira…
— Madame la Comtesse ! Enfin ! Quelle joie, mon Dieu, quelle joie !
— Bonjour, Jeannette ! Moi aussi je suis contente de vous revoir. Mais vous me semblez bien pâle. Êtes-vous malade ?…
— Cette sotte ne cesse de pleurer, ronchonna Godivelle ! Du coup, son lait est en train de tarir. Elle n’en a plus beaucoup et…
— Plus beaucoup ? gronda le marquis entré lui aussi dans la cuisine à la suite des femmes. Pourquoi ne me le dit-on pas ? Croit-on que je vais laisser mon petit-fils mourir de faim ? Si elle n’a plus de lait qu’on la renvoie !…
Du coup, les larmes, qui ne devaient jamais être bien loin, jaillirent des yeux de Jeannette qui, d’un geste instinctif, serra un peu plus fort contre elle le petit corps vigoureux du bébé.
— Oh non, je vous en prie, Monsieur le Marquis ! Mon lait baisse un peu mais il va revenir, sûrement… et je serais trop malheureuse si j’étais séparée de lui…
— Dites Monsieur le Comte, malapprise, quand vous parlez de mon petit-fils ! Quant à vos sentiments, nous n’en avons que faire ici. Justement votre oncle est là, en bas. Repartez avec lui si vous n’êtes plus bonne à rien…
La colère s’empara d’Hortense :
— Depuis quand les hommes se mêlent-ils de la nourriture des bébés ? s’écria-t-elle. Ne pleurez pas, Jeannette ! Jamais mon fils n’a été mieux soigné que par vous et j’entends que vous lui restiez attachée, même si vous n’avez plus de lait. Il faut bien, un jour ou l’autre, sevrer un enfant. Vous devez savoir cela, Godivelle ?
— Bien sûr, Madame Hortense, bien sûr ! On fera ce qu’il faut. Mais si Jeannette ne sert plus à rien ici, il vaudrait mieux qu’elle rentre chez elle…
La voix était toujours aussi unie ; Hortense n’en perçut pas moins la note d’animosité. Godivelle devait être jalouse de la nourrice et, souhaitant avoir Étienne pour elle seule, faisait tous ses efforts pour l’éloigner…
— Oubliez-vous, Godivelle, qu’à présent Combert m’appartient ? La place de Jeannette l’y attend en effet… avec mon fils. Il est temps, je crois, d’en venir au but de ma visite, marquis. Je suis venue chercher Étienne…
Son regard doré défia celui de son oncle tandis qu’elle appuyait intentionnellement sur le prénom détesté. Une flambée de colère fit rougir le teint pâle du vieux seigneur mais il n’en exprima rien.
— Une cuisine n’est pas l’endroit rêvé pour y discuter de nos affaires, ma chère. Voulez-vous que nous passions au salon ?
— Soit. Je ne compte cependant pas m’attarder… Brusquement, Godivelle se déchaîna. Un vrai déluge de larmes s’échappa de ses yeux tandis qu’elle s’écriait :
— Vous n’allez pas nous enlever le petit, Madame Hortense ? Ce ne serait pas bien. Vous n’en avez pas le droit.
— Est-ce que vous n’oubliez pas un peu, comme tout un chacun ici, que je suis sa mère ?
— N’importe ! C’est un Lauzargues et il doit être élevé sur la terre de ses pères !
Les paroles de la vieille gouvernante rappelaient trop celles de Mme de Sainte-Croix pour être agréables à Hortense mais elle n’eut pas le loisir de les relever. Déjà le marquis coupait court en déclarant que cette affaire le regardait, lui le premier, et que ses gens n’avaient pas à s’en mêler. S’accordant tout juste le temps de poser un baiser sur le front de son fils, Hortense se dirigea vers le salon où le marquis la précédait.
L’aisance financière avait apporté à la grande salle d’autrefois plus de confort sans rien lui ôter de sa noblesse. On s’était contenté de créer, autour de la cheminée monumentale, une sorte de salon grâce à l’apport de quelques très beaux meubles Grand Siècle. Un petit bureau Mazarin, quelques meubles de Boulle et des fauteuils Louis XIV couverts de velours de Gênes vieil or voisinaient à présent avec le haut fauteuil seigneurial et la longue table médiévale sans se gêner mutuellement. Avec un goût très pur, le marquis avait choisi la grandeur plutôt que la mode. Des tapis réchauffaient le tout et apportaient leurs couleurs chaudes.
Au-dessus de l’immense cheminée, Dame Alyette et son époux continuaient à se sourire en se tournant le dos au milieu d’une prairie fleurie qui parut à Hortense plus fraîche que jamais et, en entrant, elle dédia un regard amical à ces naïfs personnages qu’elle avait toujours trouvés charmants. Mais elle n’était pas là pour admirer l’ameublement. Elle était là pour affronter le marquis et, visiblement, celui-ci s’y préparait. Adossé au bureau Mazarin, il désigna un siège à sa nièce et attaqua sans autre préambule :
— Vous êtes à présent maîtresse de Combert, ma chère, et vous m’en voyez fort heureux. Cette terre – qui est plus importante qu’on ne penserait dès l’abord – augmentera agréablement le patrimoine de mon petit-fils qui redeviendra ainsi le plus puissant seigneur de la région et, sans doute, le plus riche. Nous veillerons à ce que ce bien soit entretenu comme il convient afin…
— Vous n’avez pas à vous mêler de Combert, marquis ! Vous venez de le dire, j’en suis maîtresse et j’entends y vivre désormais.
Foulques de Lauzargues eut le sourire indulgent que l’on réserve aux enfants capricieux ou légèrement attardés.
— Vous savez très bien que c’est tout à fait impossible. Vous ne pouvez vivre à Combert alors que votre fils vit dans ce château.
— Je partage votre opinion. N’ai-je pas eu l’honneur de vous dire, tout à l’heure, que je venais le chercher ou tout au moins vous avertir que j’allais le reprendre.
— Enfantillages ! De par la loi des mâles, il est mien avant d’être vôtre, et nul, dans cette région, ne comprendrait que le dernier rameau du vieil arbre prétende pousser en terre femelle. Si vous voulez vivre avec votre fils, Hortense de Lauzargues, vous vivrez ici… ou ne le reverrez jamais !
Les doigts d’Hortense serrèrent les bras du fauteuil sur lequel elle était assise avec tant de force que les jointures blanchirent. Le fer était engagé à présent. Il fallait combattre et bien combattre.
— Nous ne sommes plus au Moyen Âge et vous n’avez aucun droit à me priver de mon enfant en vertu de je ne sais quelle coutume désuète. Il ne sera pas élevé ici parce que vous êtes indigne du nom de grand-père et que j’aurais horreur de le voir vous embrasser. Voulez-vous lire ceci ?
De sa poche, elle tira la confession de Florent et la lui tendit…
— Qu’est-ce là ?…
— Les aveux de l’homme qui a ouvert la porte de mes parents à leur assassin. Au prince San Severo pour être plus précise et j’ajouterai encore : votre complice.
Le marquis haussa les épaules et se mit à marcher de long en large avec fureur.
— Mon complice ? Êtes-vous folle ? Cet homme je ne le connaissais qu’à peine. Tout juste…
— D’où vient qu’en parlant de lui vous employiez le passé ?
— Le passé ?… Pourquoi pas ?… Je ne le connais qu’à peine, si vous préférez…
— Ne cherchez pas d’échappatoire ! Vous savez parfaitement qu’il est mort. Vous le savez parce que c’est vous qui l’avez tué. Oh, ne vous donnez pas la peine de nier : j’étais là ! Cachée dans le bureau du secrétaire de mon père, j’ai tout vu. Je vous ai vu le tuer, d’une balle en pleine tête. Et vous l’avez tué parce qu’il s’était approprié la plus grosse part de cette fortune que vous convoitiez…
— Quel roman, en vérité ! Et me direz-vous, pour le compléter, comment j’ai pu devenir le complice d’un homme qui vivait à Paris quand je ne quittais pas ce pays ?…
— Très facilement ! Avant de mourir, Mlle de Combert a, elle aussi, déchargé son cœur. Elle m’a tout dit. A présent, ordonnez que l’on prépare Étienne et faites atteler une voiture pour Jeannette et pour lui !
— Jamais !…
Le mot claqua comme un coup de fouet. Puis ce fut le silence. Le marquis avait cessé d’arpenter la pièce. Il s’était arrêté et regardait Hortense. Elle soutint son regard sans faiblir. En lui jetant la vérité au visage, elle avait éprouvé un instant de joie presque sauvage. Cela la libérait d’un long silence, d’une insupportable contrainte… Elle eut même un sourire.
— Jamais ? Soyez raisonnable, marquis. Vous n’avez pas envie, je pense, que toute la province apprenne la vérité sur vous ?
— Vous n’oseriez jamais dire cette vérité… pas si vous aimez votre fils ! Songez au nom qu’il porte !
— Et que m’importe ce nom ? Pourquoi ne porterait-il pas le mien ? Il est sans tache et vous ne pourriez en dire autant…
Lentement, il marcha vers elle, si visiblement menaçant que la jeune femme se leva pour se diriger vers la porte mais il la rattrapa et la saisit brutalement par le poignet.
Elle poussa un cri…
— Inutile de crier. Personne ne vous aidera ici…
— Godivelle !…
Elle ne répondra pas. Elle est auprès de moi depuis trop longtemps pour avoir envie de me trahir. En outre, elle a fort bien compris que vous voulez lui enlever le petit. Or, elle s’est pris pour lui d’une vraie passion. Il représente désormais son univers… Même moi j’ai moins d’importance à ses yeux…
— A merveille, alors ! Pourquoi Godivelle ne viendrait-elle pas, elle aussi, à Combert ? Elle ne quitterait pas Étienne… Lâchez-moi, vous me faites mal !
— Il s’appelle Foulques, vous entendez ! Rien que Foulques. Quant à vous, petite misérable qui ne songez qu’à me dépouiller de tout ce que je possède, sachez que vous n’aurez plus l’occasion de me nuire. Vous voulez vivre avec votre fils, n’est-ce pas ?… Eh bien, vous allez vivre avec lui… mais vous ne quitterez plus cette maison, plus jamais !…
Il avait un peu desserré son étreinte et elle en profita pour se libérer d’un geste brusque mais ne s’enfuit pas. Au contraire, elle fit face :
— Vous n’avez ni le droit ni la possibilité de me retenir ici. François Devès…
— Il va repartir, François Devès… et tout de suite ! Et sur votre ordre si vous ne voulez pas qu’il se retrouve sous le feu des fusils de mes gens.
— Vous n’oseriez pas !
— Ici, je suis maître et seigneur. Personne n’osera jamais venir s’y frotter à moi… surtout pas les gendarmes de ce gros porc de Louis-Philippe. Ici, ce qui se passe à Paris n’intéresse personne. On préfère se tenir les coudes et arranger soi-même ses affaires. Alors choisissez mais choisissez vite !…
Hortense réfléchit encore plus vite. Ce misérable était très capable de faire assassiner froidement le fermier de Combert. Mieux valait le renvoyer afin qu’il puisse aller porter sa lettre au notaire de Saint-Flour. Sans répondre, elle marcha vers la fenêtre qui donnait sur l’entrée du château et l’ouvrit. François attendait toujours, immobile sur son cheval dont il flattait l’encolure de la main.
— Rentrez à Combert sans moi, François ! lui jeta-t-elle. Je reste ici quelques jours…
— Vous voulez vraiment que je rentre ? Vous êtes certaine de ne pas être contrainte ?…
— Mais oui, François. Rentrez… et faites ce que vous devez faire quand je ne suis pas là !
— A vos ordres, Madame la Comtesse. Je reviendrai aux nouvelles !
Il avait fait signe qu’il comprenait le sens caché de ses paroles. Hortense le regarda partir sans trop d’angoisse. Trois jours sont vite passés et, dans trois jours, le notaire ouvrirait le pli cacheté qu’elle lui avait remis. Il saurait à quoi s’en tenir sur le marquis et ferait en sorte d’envoyer délivrer la mère et l’enfant… Lentement, Hortense referma la fenêtre, se retourna.
— Vous êtes satisfait ? Que suis-je censée faire à présent ?
— Un peu de repos vous ferait peut-être quelque bien ? Je vous accompagne à votre chambre…
— Je ne suis pas fatiguée et je veux voir mon fils…
— Vous le reverrez tout à l’heure. Venez vous installer. Votre chambre n’a pas changé.
Il avait repris son bras et l’entraînait avec une force à laquelle il n’était pas question d’échapper sans lutte. Et Hortense pensa que, pour le moment, toute lutte était vaine. Il fallait paraître prête à la soumission et attendre…
Fermement tenue par une main qui prétendait seulement la soutenir, elle retrouva la large vis de pierre de l’escalier qu’elle connaissait bien, atteignit le palier où elle avait rencontré jadis le fantôme de Marie de Lauzargues et se demanda s’il se manifestait toujours à présent qu’Étienne avait rejoint sa mère.
Soudain, comme on allait atteindre la porte de son ancienne chambre, Eugène Garland se dressa devant eux et Hortense retint un cri tant l’aspect du bonhomme était devenu misérable. Visiblement, il ne prenait plus aucun soin de sa personne. Les rares cheveux qui demeuraient en couronne autour de son crâne chauve étaient sales et pleins de poussière. Derrière les grosses lunettes qui coiffaient son long nez et le faisaient ressembler à une cigogne, le regard de ses yeux paraissait absent, presque halluciné mais il avait bien reconnu Hortense car il déclara :
— Vous voilà de nouveau prisonnière, pauvre innocente ?… Qu’avez-vous donc fait pour un sort si cruel ?
— Cessez de déraisonner, vieux fou ! Où prenez-vous que Mme de Lauzargues soit prisonnière ? Je la ramène à sa chambre tout simplement…
— Une chambre dont elle ne pourra plus sortir puisque le souterrain est comblé à présent… Oh si, elle est prisonnière ! Je le vois… Je le sens !
— Rentrez chez vous et laissez-nous en paix !… Vous en ferez tant qu’un jour je finirai par vous chasser…
Déjà l’ancien précepteur d’Étienne, sans faire plus de bruit qu’une ombre, avait gagné l’escalier de cet étrange pas précautionneux qui lui donnait si fort l’air d’un vieil échassier. Haussant les épaules avec colère, le marquis ouvrit la porte de la chambre et fit entrer Hortense…
— Vous voici de retour chez vous, comtesse. Je veux croire que c’est pour toujours…
— N’y comptez pas ! Vous ne pourrez pas me garder plus longtemps qu’il ne me conviendra…
Elle s’avança de quelques pas dans la chambre où en effet rien n’avait changé à l’exception du mur, ce mur dans lequel Jean avait réussi à percer un trou pour en arracher Hortense. Il était à présent parfaitement reconstruit sous la tapisserie que l’on avait accrochée pour cacher la réparation ainsi que le marquis en fit la démonstration en disant :
— Si c’est à ce passage que vous faites allusion, il vous faut y renoncer, comme vous le voyez… De même le souterrain est comblé.
— Ce n’est pas à cela que je pense.
— Oh, je sais ! Vous pensez à ce bâtard que j’aurais dû faire jeter à la rivière quand il n’était encore qu’un bébé… mais vous savez bien qu’il a disparu… Depuis qu’il est venu se casser les dents sur mes vieilles pierres, il a quitté le pays, dit-on… peut-être pour rejoindre ses amis les loups. Voici longtemps que l’on n’en a plus entendu hurler au fond de la nuit par ici… Peut-être sont-ils tous morts ? Je sais qu’une grande battue a été organisée voici peu, vers Le Malzieu, une battue fructueuse… Peut-être a-t-on tué aussi ce loup-là ?…
De nouveau, la colère fit perdre à Hortense son calme de commande :
— Il est de votre sang… votre propre, fils et vous souhaitez sa mort comme vous avez poussé Étienne vers le suicide, comme vous avez tué votre femme, votre sœur, comme vous avez voulu me tuer moi ! Ne savez-vous apporter que la mort à ceux de votre famille ?… Vous êtes un monstre !
— Je ne souhaite pas la mort pour vous, Hortense, dit-il d’une voix soudain changée. Jadis, j’en conviens, la colère, la jalousie m’ont fait perdre la tête…
— La jalousie ? Vous ?
— Moi… Quand donc comprendrez-vous que je vous aime et que, si je vous enferme, si je veux vous garder ici c’est pour vivre auprès de vous, tout simplement ! Vous regarder… contempler jour après jour votre beauté, cette grâce qui vous fait inimitable… Ne pouvez-vous comprendre cela ?
— Cette sorte d’amour ? Non, je ne puis la comprendre parce que ce n’est pas de l’amour. Comment pourriez-vous savoir ce que c’est, vous qui ne savez que détruire ce qui vous résiste ? L’amour c’est le don de soi dans ce que l’on a de meilleur et cela va bien au-delà du corps…
— Restez avec moi et vous verrez si je ne sais pas vous aimer ! Vous pourriez régner sur moi, Hortense, et sur tout ce qui est nôtre à présent… Jurez-moi de passer auprès de moi le temps qui me reste à vivre et les portes de cette maison seront ouvertes devant vous et le resteront… Nous pourrions aller ensemble à Combert, y séjourner de temps à autre… Nous regarderons ensemble l’enfant grandir… Oh, Hortense, nous pourrions être si heureux si seulement vous le vouliez…
Il s’était approché d’elle, les mains ouvertes et le regard égaré. Elle crut qu’il voulait la prendre dans ses bras. Vivement, elle s’écarta, ouvrit la porte :
— Sortez ! Pour le coup, je crois que vous êtes fou. Oser me parler d’amour après tout le mal que vous avez fait ! Oser penser à séjourner à Combert… à Combert où chacun sait que cette pauvre Dauphine est morte de vous, comme tous les autres !… Sortez de cette chambre et retenez bien ceci : vous ne me garderez pas ici au-delà de trois jours. Si, dans ce délai, je ne suis pas rentrée chez moi, sachez qu’il se passera quelque chose… quelque part, et que, de gré ou de force, vous serez obligé de nous libérer, mon fils et moi, parce que toute l’Auvergne connaîtra votre infamie !
Le marquis secoua la tête comme s’il cherchait à chasser les brumes d’un rêve et, graduellement, son regard reprit toute sa dureté glacée. Il toisa au passage la jeune femme qui tenait la porte ouverte devant lui.
— Qu’est-ce que cela me fait à moi l’opinion des croquants ou même celle de mes pairs dès l’instant où vous serez à jamais ma compagne ? Vos menaces ne m’effraient pas, ma chère… C’est ne plus vous revoir qui me serait insupportable. Vous m’avez échappé à Paris mais ici vous ne m’échapperez pas.
— Qui parle de s’échapper ? Qui parle de ne plus se revoir ? Vous admettrez sans peine que la vie est plus agréable à Combert qu’ici ?…
— Pas pour un Lauzargues ! C’est ici le foyer de mon petit-fils, c’est aussi le vôtre…
— Alors c’est aussi celui de Jean. Si mon enfant est votre petit-fils c’est bien parce que lui est votre fils. Admettez-le au vu et au su de tous ! Reconnaissez-le en tant que Jean de Lauzargues et alors, oui, je resterai ici, toute ma vie et pas seulement toute la vôtre…
— Mais avec lui, n’est-ce pas ? Auprès de lui… pas auprès de moi ?
— N’y seriez-vous pas aussi ? Notre maison continuerait normalement, au grand jour… Ne pouvez-vous l’aimer, lui qui vous ressemble plus que quiconque ? Rendez-lui justice ! Il a tant souffert par vous… et moi j’oublierai, je vous le jure, tout le mal que vous avez fait, à moi et à d’autres. J’oublierai vos crimes…
Il eut un sourire grimaçant, diabolique, en face duquel Hortense, en dépit de son courage, de sa certitude, se sentit frémir.
— Quelle grandeur ! Vous m’offrez le rôle de l’ancêtre assis avec sa canne au coin de la cheminée, chaque année plus frileux tandis que vous régnerez l’un et l’autre. J’aurai la joie de vous voir, tous les ans, devenir grosse des œuvres de ce rustre ? Celle de voir se refermer chaque soir la porte de votre chambre sur vos baisers et vos caresses que je devinerai tandis que moi je rejoindrai, solitaire, les longues heures des nuits d’hiver où la seule compagnie est celle des souvenirs ? N’y comptez pas, ma belle ! Je vous veux pour moi, pas pour un autre…
— Vous acceptiez bien Étienne ?
— Parce que c’était sans importance. Vous mettre dans le même lit n’était qu’une simple formalité. Vous ne pouviez l’aimer. Le bâtard, lui, a eu le privilège de vous faire un enfant. Cela doit lui suffire pour toute sa vie. Le reste de la vôtre m’appartient !…
La porte claqua derrière lui et Hortense se retrouva seule au centre de ce décor qu’elle avait bien cru ne jamais revoir. Elle n’avait pas entendu de clef tourner dans la serrure et le marquis était parti presque en courant. La porte, d’ailleurs, s’ouvrit sans peine sous sa main. Elle en fut satisfaite. Du moins ne serait-elle pas enfermée entre ces quatre murs et pourrait-elle aller et venir dans le château… L’attente ainsi serait moins longue.
Un peu rassurée, elle s’accorda la douceur de refaire connaissance avec cette pièce qu’au fil des mois elle avait presque appris à aimer. Rien n’y avait, en effet, changé depuis son départ. Les meubles et les objets étaient toujours à la même place. La grande armoire de chêne ciré dont la porte s’ouvrit en grinçant un peu révéla, bien rangées, les robes de jeune fille qu’elle n’avait pas pu emporter au moment de sa fuite. Elles fleuraient la citronnelle et de grandes housses de toile protégeaient les toilettes les plus fragiles : la robe de faille rose de ses fiançailles et surtout la corolle de satin blanc et de dentelles qui avait été sa robe de mariée. Tout auprès, il y avait la robe de laine bleue qui était d’uniforme chez les Dames du Sacré-Cœur et qu’elle portait le jour où l’on était venu lui apprendre la mort affreuse de ses parents. Toute sa véritable vie était là, entre cette armoire qui sentait bon la cire d’abeille et le petit secrétaire où tant de fois elle s’était assise et dont le casier secret s’ouvrit sans peine sous sa main comme la porte d’une maison amie. Le journal commencé au lendemain de son arrivée au château y reposait toujours. Hortense le prit et longuement parcourut les feuillets déjà jaunis où elle avait écrit l’histoire de son amour pour Jean. Il lui était doux de relire ces pages naïves qui lui semblaient à présent l’œuvre d’une autre. Le brasier de l’angoisse et de la passion avait fait naître une créature bien différente de la jeune pensionnaire d’autrefois…
Quelqu’un gratta à la porte et, avant même qu’Hortense eût permis d’entrer, Godivelle parut, portant Étienne avec l’orgueil qu’elle eût mis à porter un jeune roi. Mais Hortense ne vit que son enfant et se précipita vers lui.
— Mon tout petit !…
Elle l’enleva entre ses mains et couvrit de baisers affamés sa frimousse et ses petites mains. Le traitement parut plaire au bébé qui éclata de rire et se mit à gazouiller en essayant de tirer les longues boucles brillantes qui dansaient le long du cou de sa mère. Les mains nouées sur son ventre, dans la position qui lui était familière, Godivelle regardait la scène sans rien dire. Mais Hortense la connaissait trop bien pour ne pas deviner que ce silence ne durerait pas.
— Ça fait plaisir de vous voir là, Madame Hortense, assise dans votre fauteuil avec votre bébé sur les genoux. Au fond, vous êtes revenue à votre vraie place. Vous n’auriez jamais dû en partir.
— Cela n’a pas tenu à moi, Godivelle. Ou bien ne vous a-t-on rien dit de la façon dont j’ai quitté cette maison ! A propos, comment va votre sœur Sigolène ? Vous vous étiez rendue en grande hâte à son chevet au lendemain de la naissance de celui-ci…
Godivelle baissa la tête et rougit.
— Elle va bien… Elle n’a jamais été malade, Sigolène, et je l’ai bien vu quand je suis arrivée chez elle. Mais Monsieur Foulques ne voulait pas que je revienne : « Je ne veux pas te voir au château avant huit jours… » qu’il m’avait dit…
— Et cela ne vous est pas apparu comme un peu étrange ? J’étais seule dans cette chambre, sans forces et sans soins, aux prises avec un marché odieux, abominable : devenir la maîtresse de mon oncle ou mourir. Sans Jean, je serais morte…
Elle secoua la tête avec un sourire incrédule.
— Il n’aurait jamais fait ça… Il a voulu vous faire peur mais je crois qu’il vous aime trop…
— Ma mère aussi, il l’aimait trop ! Pourtant il a froidement, calmement décidé sa mort. Godivelle, Godivelle ! Vous qui êtes une brave femme, une femme de cœur, comment pouvez-vous tenter seulement de défendre un tel monstre ? Et vous voudriez que je vive ici ?…
— Je veux que le petit vive ici ! Oh, Madame Hortense, vous ne savez pas ce qu’il est devenu pour moi. Je crois que je l’aime plus que s’il était de mon sang… Ne me l’enlevez pas !
— Mais personne ne songe à vous l’enlever. Pourquoi ne viendriez-vous pas vivre, vous aussi à Combert ?…
De nouveau la gouvernante secoua la tête et cette fois avec une sorte de rage :
— Moi à Combert ? Dans la maison de cette malfaisante ?…
Se rendant compte de ce qu’elle disait, elle se signa précipitamment et reprit :
— Me demandez pas ça, Madame Hortense. C’est pas chez moi, là-bas… Ici, je me sens chez moi et vous savez bien que pour rien au monde, je n’abandonnerai Monsieur le Marquis !
— Il faudra peut-être que vous l’abandonniez si l’on vient l’arrêter. C’est un criminel qu’à Paris la police recherche pour avoir tué le prince San Severo, son complice…
— Marchez ! Elle viendra pas le chercher ici, dans nos montagnes, votre police ! Et puis qu’est-ce que ce prince-là ?…
— Un pas grand-chose, je l’admets. Et vous avez raison quand vous dites que la police parisienne ne viendra pas ici. Mais la gendarmerie de Saint-Flour peut parfaitement y venir.
Un éclair de colère et de dédain brilla dans les petits yeux noirs de la vieille femme.
— On a tout ce qu’il faut pour les recevoir, Monsieur Foulques, il est ici maître et seigneur et tous ceux de sa parentèle doivent habiter avec lui. C’est ça la vérité !…
— Cela veut dire que, même en danger, vous ne m’aideriez pas à sortir d’ici, Godivelle ?
— Vous n’y serez jamais en danger ! Alors pourquoi est-ce que je vous aiderais ?
Il y eut un silence. Hortense se sentait tout à coup triste et découragée. Elle avait tant escompté l’aide de Godivelle ! La voir se tenir aussi résolument dans le camp ennemi lui était douloureux.
— Vous avez beaucoup changé, Godivelle ! soupira-t-elle.
— Non, Madame Hortense. Je n’ai pas changé. J’ai été créée et mise au monde pour servir les maîtres de Lauzargues, présents ou à venir. Je ne sais pas faire autre chose et je ne sais le faire qu’ici. Vous aussi votre place est marquée… Donnez-moi le petit, à présent, c’est l’heure de le changer et puis vous avez juste le temps de faire un brin de toilette avant le dîner. C’est toujours servi à la même heure et je vous ai fait du pounti…
Ainsi, elle refusait de voir les réalités, de prendre en considération le moindre des sentiments de la jeune femme. Pour Godivelle, tout était bien puisque Hortense avait repris sa place au château. Il convenait qu’elle continue d’y jouer le rôle d’autrefois et seuls devaient compter, à présent, les menus événements de la vie quotidienne. Comme il convenait de fêter ce retour, la plus fameuse cuisinière de tout le Cantal avait confectionné le plat préféré de l’enfant prodigue… C’était presque touchant.
Étrange dîner dont les participants ne s’adressaient pas la parole. Les grossières faïences et les étains d’autrefois avaient fait place à la porcelaine fine, au cristal, à l’argent. Ce qui avait changé aussi, c’était le fabuleux appétit d’Eugène Garland. Lui qui dévorait avec tant d’enthousiasme avant le départ d’Hortense semblait manger du bout des dents. Hortense lui en fit la remarque :
— Où est votre bel appétit, monsieur Garland ? Vous mangez à peine…
— Oui… mais c’est que je ne digère plus grand-chose, Madame la Comtesse. En général, je bois du lait, surtout du lait.
— Ce vieux fou s’imagine qu’on veut l’empoisonner, ricana le marquis… En tout cas, si au prochain repas, vous osez vous présenter à table aussi sale, vous irez boire votre lait dans la soue à cochons, monsieur le bibliothécaire ! En présence d’une dame, je ne tolère pas une pareille tenue…
Lui-même, en frac noir et gilet broché, était, comme d’habitude, d’une parfaite élégance. Une élégance qui fit sourire Hortense avec quelque dédain :
— Ne pensez-vous pas que vous vous habillez vous-même un peu trop ? Mon amazone n’est pas digne de ce superbe costume, dit-elle en désignant ses propres vêtements…
— Nous veillerons à cela. En attendant, vous pourriez porter vos robes de jeune fille. Il me serait agréable de vous revoir telle que vous étiez jadis… Mais nous ferons venir des toilettes dignes de votre beauté…
— Pour rester enfermée ici, cela me paraît une dépense superflue…
— Vous ne resterez pas enfermée. Nous sortirons… ensemble, toujours ensemble, nous faisant mutuellement honneur…
Hortense se leva si brusquement que sa chaise tomba derrière elle avec un fracas de tonnerre :
— Quelle comédie ! s’écria-t-elle. Vous savez parfaitement que vous ne me garderez pas, que je ne veux pas rester ici…
— Vous l’avez déjà dit. Eh bien, soit, ma chère, partez ! rentrez dans votre petite maison de Combert et votre petit jardin, allez rejoindre votre vieille bonne et votre chat… mais sachez que dès l’instant où vous franchirez le seuil de cette maison, vous devrez perdre tout espoir de revoir jamais votre fils !…
Sans répondre, Hortense haussa les épaules et quitta la salle en courant, renversant presque Sidonie qui apportait une tarte aux pommes. Elle monta d’une traite dans sa chambre et s’abattit sur son lit, secouée de sanglots incontrôlables. Elle s’en voulait à cette heure de n’avoir pas écouté François, d’avoir voulu affronter seule le vieux tyran. Qu’avait-elle espéré, mon Dieu ? Qu’il lui rendrait l’enfant sans rien dire et consentirait à entretenir avec elle de vagues relations de voisinage ? Elle en voulait aussi à Jean d’avoir disparu au moment même où elle avait tant besoin de lui. Cela commençait à être une habitude chez lui. Il avait disparu au moment des fiançailles d’Hortense, il l’avait laissée à Paris après ces deux jours de bonheur pour veiller sur Dauphine qu’il n’avait d’ailleurs pas réussi à sauver, sinon provisoirement. Et à présent où était-il ? Comment ne sentait-il pas, au fond de lui-même, qu’Hortense l’appelait ?…
Il était déjà tard quand elle se releva pour se déshabiller et se coucher enfin. La bougie, sur sa table de chevet était à demi consumée… Avec une sorte de hâte, elle se débarrassa de son amazone et alla bassiner son visage dans une cuvette d’eau fraîche. Godivelle avait sorti et étalé sur le lit une de ses chemises de nuit d’autrefois et elle la revêtit avec un certain plaisir. Cela lui donnait l’impression de revêtir du même coup son ancienne personnalité… Mais le visage que lui renvoya le miroir terni au-dessus de la cheminée n’était plus le même, en dépit du ruché candide qui l’encadrait. Les yeux y brûlaient comme des chandelles et elle se trouva l’air d’une sorcière.
Tournant le dos à la glace, elle se dirigea vers son lit. C’est alors qu’elle vit le loquet de sa porte se lever doucement, tout doucement, sous une main prudente… Suscité par la colère et l’effroi, un élan la jeta contre la porte et d’un geste sec, elle tira le verrou… Le bruit d’un pas léger qui retraversait le couloir parvint à l’oreille qu’elle avait collée contre le panneau de bois. Elle entendit se refermer doucement la porte du marquis et comprit qu’il ne lui faudrait plus commettre l’imprudence de dormir sans avoir auparavant tiré son verrou…
Les deux jours qui lui restaient à vivre dans ce château maudit lui parurent soudain une éternité et elle regretta de n’avoir pas dit à François de se rendre le jour même chez Me Merlin… L’attente lui devenait insupportable. Du moins espérait-elle que le tabellion, ayant lu le mémoire qu’elle lui avait confié, ne balancerait pas un seul instant et rendrait visite à la maréchaussée sans plus tarder.
Ce qu’il adviendrait d’elle quand le marquis se verrait affronté à la loi, Hortense osait à peine y penser. Elle savait qu’à cet instant elle risquerait sa vie mais elle gardait trop de confiance en Dieu pour ne pas espérer qu’Il lui donnerait le moyen de s’échapper à la faveur de la confusion…
Ayant mal dormi, elle s’éveilla tard. Ce fut pour apprendre d’une Godivelle qui cachait mal son triomphe que Jeannette, n’ayant décidément plus de lait, avait été renvoyée à Combert le matin même. Pierrounet, qu’Hortense n’avait pas vu la veille parce que le marquis l’avait envoyé sur sa terre de Faverolles, avait été chargé de la ramener chez son oncle. Naturellement, la jeune femme ne perdit pas une aussi belle occasion de se mettre en colère, mais uniquement pour le principe. Au fond d’elle-même et en pensant à la joie de François en retrouvant sa nièce, elle regrettait peu cette décision arbitraire. Jeannette devrait attendre elle aussi que son nourrisson lui soit rendu. Restait à savoir comment Étienne allait supporter le sevrage et, après avoir tancé vertement Godivelle, dit son fait au marquis, Hortense consacra cette journée au changement de nourriture du bébé qui, d’ailleurs, supporta la chose le mieux du monde. Ce vigoureux bout d’homme promettait de faire preuve d’une superbe santé et ce fut un plaisir pour la jeune mère de voir la petite bouche rose engloutir, cuillerée après cuillerée, la légère bouillie de blé cuite au lait et sucrée au miel tandis que les yeux bleus du bébé brillaient comme des étoiles. Auprès de son enfant, Hortense oubliait ses angoisses et la cruauté du marquis. Tout sauf le temps qui passait…
Le jour suivant, le maître de Lauzargues s’absenta. La jeune femme en éprouva un vif soulagement. Dépouillé de cette présence obsédante, le vieux château retrouvait du charme et devenait presque agréable. La porte en demeura fermée toute la journée mais, comme une pluie battante s’était installée depuis le lever du jour, Hortense ne regretta pas outre mesure de devoir rester au logis. Demain, ce serait le troisième jour…
Après le dîner, qui eut lieu plus tard que d’habitude parce que l’on avait dû attendre le marquis, celui-ci pria sa belle-fille de rester quelques instants au salon. Il avait à lui parler. Docilement, la jeune femme alla prendre place dans l’un des fauteuils disposés près de la cheminée et attendit que le marquis se fût débarrassé de Garland. En effet, le bibliothécaire, qui d’ordinaire filait dans sa chambre dès la dernière bouchée avalée, ne semblait pas disposé à quitter la table. Il avait fait preuve, durant tout le repas, d’une agitation inhabituelle qui lui avait valu quelques rappels à l’ordre et, à présent, il s’attardait comme s’il était pris de torpeur. On dut faire appel à Pierrounet et à Marthon, la plus vigoureuse des deux servantes, pour le tirer de sa place et le remonter au second étage sans d’ailleurs qu’il parût s’éveiller vraiment.
— Est-il malade ? demanda Hortense que la mine du vieil homme inquiétait.
Foulques de Lauzargues haussa les épaules :
— Cela n’aurait rien d’étonnant. Voyant que vous pouviez manger et boire sans être incommodée, il s’est empiffré. Il a surtout bu plus que de raison. Mais laissons cela ! J’ai à vous dire des choses qui me paraissent d’importance…
Il se dirigea vers un cabaret de salon posé sur une table à gibier, y prit deux petits verres et un flacon gravés d’or.
— Voulez-vous un peu de cette vieille prune ? Elle est parfaite en tout point…
— Merci. Je n’aime pas les liqueurs fortes…
— Vous avez tort. Elles sont parfois d’un grand secours… Tenez, je vous en verse quelques gouttes seulement. Il se peut que vous changiez d’avis avant longtemps et je n’aimerais pas vous voir vous évanouir…
Joignant le geste à la parole, il fit couler un peu de prune dans le verre qu’il vint poser sur une petite table placée à portée de main de la jeune femme. Celle-ci leva les sourcils :
— Suis-je censée m’évanouir ? Outre que c’est peu dans mes habitudes, je n’en vois pas la raison. Je me sens parfaitement bien…
— Je souhaite que cela dure mais je crains un peu l’effet que pourrait avoir sur vous l’écroulement de vos espérances…
Une brusque inquiétude tint Hortense muette. Elle n’aimait pas du tout, ce soir, le sourire trop aimable du marquis, ni la petite flamme méchante qui brillait dans ses yeux clairs. Cette inquiétude se changea en effroi quand, au bout des doigts de son tyran, elle vit apparaître un pli dont les trois cachets de cire verte étaient coupés. Heureusement, la colère vint tout de suite à son secours et la remit debout :
— Comment vous êtes-vous procuré cela ? Je croyais qu’un notaire était un officier assermenté et que l’on pouvait lui faire entière confiance ?…
— Sans doute et Me Merlin n’échappe pas à cette règle mais quand vous lui avez rendu visite, il lui est apparu que vous n’étiez pas en pleine possession de votre bon sens. Il n’en a rien montré, bien sûr, car il n’est pas bon de contrarier ceux dont l’esprit se dérange…
— Voulez-vous dire que cet homme m’a prise pour une folle ?
— C’est… assez cela, encore que le terme soit un peu fort. Disons nerveuse… un peu agitée et visiblement sous le coup d’une idée fixe. Or, il se trouve que ce brave tabellion me voue depuis toujours une grande, une très respectueuse admiration qui va jusqu’à l’amitié. Nous nous connaissons depuis si longtemps !… Quand vous êtes allée le voir, il vous a écoutée gentiment puis il a rangé votre dépôt en pensant qu’un jour ou l’autre il s’en expliquerait avec moi. Et quand je suis allé chez lui, tout à l’heure, il n’a fait aucune difficulté pour me remettre ce pli. Je dois dire que nous avons beaucoup ri, ensemble, à sa lecture…
— Ri ? Cet homme a ri à la lecture de vos crimes ? Il faut vraiment qu’il vous aime beaucoup…
— Il faut surtout qu’il ait un grand bon sens. Voyez-vous, l’excès en tout effraie les âmes simples et les pousse à l’incrédulité. C’est un vrai roman que vous avez écrit là, ma chère, et je n’ai eu aucune peine à en mettre les péripéties sur le compte d’une extraordinaire imagination…
— Imagination ! Il faut que cet homme soit un misérable presque aussi achevé que vous, marquis !…
— Lui ? C’est le meilleur homme du monde. Ce n’est pas sa faute s’il m’estime et si vous lui êtes apparue comme un peu… exaltée. En outre, le fait que vous ayez abandonné votre enfant tout juste quelques jours après sa naissance a fait très mauvais effet dans nos montagnes. On y a l’esprit positif et les pieds sur terre. Il est vrai qu’en revanche les Parisiennes y sont réputées pour leur goût prononcé des aventures… Allons, ma chère, ne faites pas cette tête-là ! Vous n’aviez tout de même pas escompté que les braves Saint-Florains allaient venir en foule mettre le siège devant cette maison en hurlant à la mort ?
Sentant ses jambes fléchir, Hortense s’appuya à la petite table. Ses doigts rencontrèrent le verre froid et se refermèrent dessus. Elle avait trop besoin d’aide pour refuser ce secours si obligeamment préparé. Elle vida le verre d’un trait, s’étrangla mais sentit la chaleur lui revenir.
— Vous voyez que j’avais raison, persifla le marquis. Rien de tel que la vieille prune pour les émotions. Mais asseyez-vous donc et causons ! Ceci, somme toute, n’est rien qu’une péripétie nouvelle de votre roman et ne changera rien à mes sentiments pour vous…
Elle refusa de s’asseoir.
— Comment avez-vous su que Me Merlin détenait ce mémoire ?…
— Oh, c’est fort simple. En dépit de mon âge, j’ai bonne vue et j’avais remarqué ce papier que vous avez glissé, assez adroitement d’ailleurs, à Devès. Sur mon ordre Chapioux et son fils l’ont attendu au détour du chemin. Ils l’ont un tout petit peu assommé… oh, rassurez-vous ! sans aucune gravité. Il a dû s’apercevoir en se réveillant qu’il avait une grosse bosse…
C’était plus qu’Hortense ne pouvait en entendre. Étouffant à la fois un sanglot et un cri de colère, elle quitta le salon en courant et remonta chez elle où elle s’enferma à double tour.
Il fallut à Hortense de longues minutes pour se calmer et pour tenter de remettre les choses à leur vraie place. L’idée que l’on pût la prendre pour une folle ou pour une mère indigne lui avait été cruelle mais elle s’aperçut à la réflexion que ce n’était rien d’autre qu’une nouvelle et gratuite méchanceté de son bourreau. Il lui suffisait de se rappeler les funérailles de Dauphine, le respect et l’amitié qui l’y avaient entourée et aussi les paroles de la douairière de Sainte-Croix : « Au fond de nos châteaux nous finissons toujours par apprendre ce qui se passe chez nos pairs… » Quant à la folie, personne n’y croirait. En revanche, elle en avait fait preuve en s’imaginant qu’un récit déposé chez un notaire pouvait suffire à la défendre des maléfices de Lauzargues. Folie aussi d’être venue se rendre à la discrétion de son ennemi et de s’être mise, ainsi, entre ses mains…
L’idée de se séparer de son fils lui était insupportable, pourtant, elle en vint peu à peu à cette conclusion : l’important pour elle était de quitter Lauzargues et de rentrer chez elle à Combert. La menace du marquis prétendant l’empêcher de jamais revoir l’enfant si elle quittait le, château pouvait-elle être réellement prise au sérieux ? Étienne ne pourrait passer toute sa vie sans sortir, enfermé derrière les murs d’une vieille forteresse ? Ce qui importait à présent, pour Hortense, c’était de retrouver Jean. A eux deux, ils finiraient bien par venir à bout du marquis.
Le jour revenu, elle fit sa toilette, remit l’amazone qu’elle avait quittée depuis son arrivée et descendit à la cuisine où Godivelle s’activait en faisant le moins de bruit possible pour ne pas réveiller le bébé dont le berceau était installé près de la fenêtre. Armée du « buffadou[11] » elle soufflait sur les braises, qui avaient été couvertes durant la nuit. Déjà des flammes s’élevaient, le petit bois bien sec craquait. L’entrée d’Hortense fit sursauter la vieille femme :
— Déjà vous, Madame Hortense ? Pourquoi si tôt ?
— Je veux vous parler, Godivelle. Vous m’avez bien expliqué l’autre jour, que vous teniez à Étienne plus qu’à n’importe qui au monde ?…
— C’est bien ça ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point je l’aime, ce petit ange…
— J’en suis persuadée… Aussi, je vais vous le confier, Godivelle. Moi, je pars…
— Vous partez ? Mais…
— Oui, je sais. Le marquis fera tout au monde, dès à présent, pour que je ne le voie plus mais il faut que je prenne ce risque, si terrible soit-il. Je ne peux pas rester ici plus longtemps…
— Vous y resterez pourtant ! fit derrière elle la voix du marquis dont elle n’avait pas entendu l’approche. Je vous ai entendue sortir de votre chambre en dépit des grandes précautions que vous avez prises et je me suis douté de quelque chose de semblable. Alors, je n’ai pas voulu vous laisser plus longues illusions. Autant vous en persuader définitivement : vous ne partirez plus jamais d’ici, ma chère Hortense.
— Voilà ce que vaut votre parole ?… Ne disiez-vous pas que je pourrais partir quand je le voudrais dès l’instant où je renoncerais à vous prendre mon fils ?…
— Et vous préférez courir les bois plutôt que vivre auprès de votre enfant ? Quelle mère !…
— Ce n’est pas à vous d’en juger, vous qui n’avez jamais su être un père. Avez-vous dit cela, oui ou non ?
Le marquis s’étira, bâilla et alla plonger une cuillère dans le pot de miel posé sur la grande table.
— Des problèmes, si tôt le matin ! Vous êtes fatigante ma chère…
— Allez-vous me répondre ? L’avez-vous dit ?
— Certes, certes… je l’ai dit. Mais vous devriez comprendre que, depuis hier, les choses ne se présentent plus de la même façon. Vous n’êtes pas quelqu’un que l’on puisse laisser, sans inconvénients, profiter d’une pleine et entière liberté. Aussi vous me permettrez de me rétracter. Jamais plus je ne vous permettrai de quitter cette maison, sous quelque condition que ce soit… A présent, voulez-vous prendre un peu de café ou préférez-vous remonter tout de suite dans votre chambre ?…
— Vous ne prétendez tout de même pas me tenir enfermée entre ces murailles jusqu’à la fin de mes jours ?…
— Qui peut prédire la longueur exacte de ses jours ? soupira le marquis en levant les yeux au plafond. De toute façon, soyez sans crainte : je ne vous empêcherai pas de respirer l’air si pur de nos montagnes… mais toujours en ma compagnie.
— Ne soyez pas trop sûr de vous, marquis ! Les choses pourraient ne pas aller toujours à votre convenance. Vous oubliez un peu trop qu’il y a un Dieu !
— Eh bien, demandez-lui de vous ouvrir la porte de cette maison. Moi, je m’y refuse… Godivelle, j’ai faim…
Incapable d’en entendre davantage, Hortense, qui ne voulait pas laisser voir à ce monstre son désarroi, reprit le chemin de sa chambre. Mais dans l’escalier, elle se heurta à M. Garland.
— Chut ! fit-il précipitamment à voix contenue. Ne faites pas de bruit…
— Vous m’avez fait peur, souffla Hortense.
— Ce n’est pas moi dont vous devez avoir peur. J’ai tout entendu, hier soir et ce matin… Il faut prendre garde à vous… Cet homme est fou… un fou dangereux…
— Il me garde enfermée ici. A quoi, selon vous, dois-je encore prendre garde ?…
— Au poison… Je sais qu’il en a parce qu’un certain flacon a disparu de mon laboratoire. C’est de cela qu’il se sert pour moi…
Devant l’air égaré de ce malheureux, Hortense pensa que le plus fou des deux n’était peut-être pas le marquis et elle voulut l’apaiser…
— Pourquoi voudrait-il se débarrasser de vous ? De vous qui l’avez toujours si bien servi ?…
— Justement parce qu’il n’a plus besoin de moi…
— Remontons là-haut ! On pourrait nous entendre… Et puis, je crois que je lui fais horreur à présent. J’ai sur mon visage la laideur de son âme. Alors, il veut ma perte…
— Eh bien, partez ? Pourquoi restez-vous ?…
— Où irais-je ? C’est ma maison ici… mon ancêtre Bernard de Garland la tenait jadis. Je sais que son trésor est là, qui m’attend… alors je reste, je cherche. Mais je veux vivre… Alors je me suis nourri de lait, et de ce que j’ai pu trouver moi-même jusqu’à votre arrivée. Mais je vais recommencer…
— Pourquoi ? Je suis toujours là ?…
Le bonhomme hocha la tête d’un air pitoyable.
— Oui, vous y êtes. Mais pas pour très longtemps peut-être. Vous devriez, vous aussi, boire du lait…
Un bruit de pas dans le vestibule précipita Hortense vers sa chambre et Garland vers le second étage. Rentrée chez elle, la jeune femme alla droit à l’étroite fenêtre qui donnait jour à la pièce et l’ouvrit. Une rafale de pluie s’engouffra et trempa son visage mais elle ne referma pas, prenant plaisir à recevoir sur elle cette eau venue du ciel… Elle se sentait un peu de fièvre et cette fraîcheur l’apaisa. Songeuse, elle regarda l’austère et magnifique paysage étalé à ses pieds…
Jusqu’à présent, l’idée de fuir par cette fenêtre lui était apparue comme folle. La hauteur de la muraille en rendait la descente impossible sans une bonne corde. Et où pourrait-elle se procurer une corde assez longue ? En faire une avec ses draps de lit, selon la technique chère aux prisonniers de romans ? Ceux-ci ne seraient jamais assez longs ou alors il faudrait les couper en bandes trop minces… Et dire que Combert n’était qu’à un peu plus d’une lieue ? Cette distance représentait à présent une immensité qui lui semblait impossible à franchir.
Combien de temps allait-elle rester enfermée dans ce château que l’hiver cernerait bientôt ? Jean et François, dont elle ne doutait pas un instant qu’ils tenteraient l’impossible pour l’en arracher, auraient-ils assez de force pour venir à bout de la vieille forteresse et de l’implacable volonté du marquis ? Réussiraient-ils à l’en tirer à temps ?
A peine son esprit eut-il formulé ce dernier mot qu’elle sentit l’angoisse lui revenir. A temps ? Cela voulait-il dire qu’elle attachait plus de créance qu’elle ne le supposait à la folle mise en garde de Garland ? Est-ce qu’après toutes ces grandes protestations d’amour, le marquis, fatigué peut-être, ne tenterait pas de se débarrasser enfin d’une créature aussi encombrante ? Il n’avait guère hésité jusqu’à présent lorsque quelqu’un le gênait… Et en dépit de ce que pensait Godivelle, qui pouvait dire comment se serait achevée la nuit lorsque Jean était venu faire fuir Hortense par la chapelle ?…
Non, c’était insensé ! Jamais Godivelle ne prêterait la main à pareille entreprise. Hortense en était absolument persuadée. Pourtant, quand, vêtue d’une de ses anciennes robes, elle redescendit à la cuisine, elle y absorba un grand bol de lait et plusieurs tartines de miel qu’elle se confectionna elle-même. Ce qui lui permit de déclarer, à déjeuner, qu’elle n’avait pas faim…
— Je ne vous laisserai plus vous bourrer comme ça de pain et de miel, lui déclara Godivelle, mécontente que l’on boudât sa cuisine. Tâchez de me retrouver un peu d’appétit pour ce soir… Vous aurez un potage aux cèpes et des beignets au fromage.
Hortense affectionnait ces deux plats que la vieille cuisinière réussissait particulièrement mais il était écrit que, ce soir-là, elle ne goûterait ni à l’un ni à l’autre…
Quand Godivelle, avec la gravité d’un diacre servant la messe, déposa sur la table la grande soupière et ôta le couvercle pour laisser s’échapper une buée odorante, Eugène Garland parut pris d’une véritable crise de folie… Se dressant brusquement, il tendit vers le récipient un doigt tremblant et glapit :
— Enlevez ça ! Enlevez ça tout de suite, sorcière du diable !… C’est la mort ! Nous allons tous mourir…
— La mort ? Ma soupe ? protesta Godivelle indignée. En voilà des façons ?…
— Je sais ce que je dis ! Ne mangez pas de ça, Madame Hortense, sinon vous ne verrez pas le jour se lever… Ils veulent vous tuer, je vous le dis !… Mais moi je ne les laisserai pas faire…
Et avant que l’on ait pu l’en empêcher, Garland empoigna la soupière par ses deux oreilles et l’envoya se fracasser sur le dallage où le potage crémeux se répandit. La réaction du marquis fut immédiate. Se levant de table, il empoigna son ancien complice par le col usagé de sa redingote et le traîna jusqu’à la porte :
— Dehors ! hurla-t-il. Allez-vous-en ! Je vous ai assez supporté, vieux fou ! Vous n’encombrerez pas cette maison plus longtemps !… Hors d’ici, misérable vieille larve !
Fou de rage, possédé par une colère qui décuplait ses forces, il secoua le vieil homme d’une poigne féroce puis le lâcha brusquement pour le reprendre encore et le traîner le long du vestibule. Garland criait, tentait de se défendre mais il n’était pas de taille. Épouvantée, Hortense courut après eux.
— Laissez-le tranquille ! Vous allez le tuer !…
— Ça ne meurt pas comme ça, un suppôt de Satan !… Ecartez-vous !… Je ne veux plus le voir… Ouvre la porte, Godivelle !
— Vous n’allez pas le jeter dehors ? cria Hortense. Il est vieux, malade et il fait un temps épouvantable…
— Il n’est pas malade, il est fou ! La pluie le calmera…
— Je vous en supplie ! Êtes-vous incapable d’un seul sentiment chrétien ? Il ne sait pas ce qu’il dit… Godivelle, je vous en prie, n’ouvrez pas ! Songez que s’il lui arrive quelque chose vous aurez sa mort sur la conscience…
Mais déjà la porte était ouverte. D’un violent coup de pied, le marquis propulsa Garland sur les pierres du sentier où il dégringola et disparut dans la nuit…
— Allez vous réfugier chez moi ! cria Hortense hors d’elle. Allez à Combert et dites à François Devès…
Le grondement de la lourde porte qui retombait lui coupa la parole. Horrifiée, elle regarda Godivelle comme si elle la voyait pour la première fois mais frottant ses mains l’une contre l’autre, la gouvernante haussa les épaules…
— Il y a longtemps qu’on aurait dû faire ça ! C’est le Diable cet homme-là… La maison se portera mieux sans lui… Venez manger le reste de ce malheureux souper…
Incapable de rester plus longtemps en compagnie du marquis, Hortense, s’emparant d’un morceau de pain posé sur la table, quitta la salle en déclarant que, pour ce soir, elle en avait assez.
Le lendemain, en voulant sortir de sa chambre, elle s’aperçut que la porte était fermée à clef et comprit que, cette fois, elle était véritablement prisonnière. Le ciel, décidément, s’obscurcissait de plus en plus et la jeune femme en vint à penser que Garland n’était peut-être pas, après tout, aussi fou qu’on voulait bien le dire…
Ce jour-là, elle ne vit que Godivelle qui lui apportait un plateau et à qui, bien entendu, elle se plaignit :
— Monsieur Foulques dit qu’il vaut mieux, pour vous, rester un peu chez vous. Il est très en colère après vous.
— Pourquoi ? Parce que j’ai voulu l’empêcher de commettre un crime de plus ?
— Ne venez pas me dire que vous plaignez ce vieux, sacripant ? Avez-vous oublié tout le mal qu’il a fait ?…
— Il n’a fait qu’obéir, et le principal coupable, vous savez bien que ce n’est pas lui. Oh, Godivelle, comme vous avez changé ! Autrefois vous m’aimiez… du moins je le croyais.
— Mais je vous aime toujours, Madame Hortense. Ce n’est pas moi qui ai changé. C’est vous qui ne voulez plus être des nôtres.
— Vous voulez dire vivre avec ce monstre ? Comment le pourrais-je après tout ce que j’ai pu savoir de lui ? Vous craignez Dieu, Godivelle, et vous dites que vous m’aimez, mais c’est la volonté du marquis que vous faites.
— Parce que je n’ai jamais rien fait d’autre. Et puis parce que je n’ai jamais cessé de l’aimer. Cela, je ne vous l’ai pas caché. Essayez de prendre un peu patience. Si vous savez rester sage, peu à peu Monsieur Foulques se calmera. Je suis certaine que tout finira par s’arranger. Le terrible, c’est que vous avez tous les deux le même sang et que ce n’est pas un sang commode !…
Hortense comprit qu’elle n’avait rien à attendre de la vieille femme. Celle-ci s’accrochait obstinément à ce rêve impossible d’une famille heureuse réunie autour du berceau de l’enfant qu’elle aimait sans vouloir comprendre, justement, que ce n’était qu’un rêve… Pour elle, l’incarcération d’Hortense n’était rien d’autre que la punition normale d’une petite fille qui n’avait pas été sage et à qui un père affectueux pardonnerait quand elle aurait fait amende honorable. C’était peut-être la vieillesse qui, après tout, était la cause principale du changement de Godivelle et lui faisait refuser de voir l’évidence. Mais c’était assez triste.
Quand, après son repas du soir, Hortense eut l’impression que les murs de sa chambre se mettaient à tourner et quand une nausée l’eut précipitée, défaillante, vers sa cuvette, elle sut que Garland avait dit la vérité et qu’à présent elle était véritablement en danger, qu’elle ne pouvait plus avoir confiance en personne…
Ce ne fut heureusement qu’un malaise mais la jeune femme ne réussit pas à trouver le sommeil et, le lendemain, elle dut rester au lit tant elle se sentait faible.
La trouvant pâle et défaite en lui apportant son petit déjeuner, Godivelle cependant ne s’émut pas.
— C’est la soupe aux choux d’hier qui n’a pas passé, dit-elle. Elle était trop grasse. Monsieur le marquis m’en a fait reproche, lui aussi a eu du mal à digérer. Je vais aller vous faire de la tisane…
En dépit de ses paroles rassurantes, Hortense ne put se résoudre à avaler autre chose que l’eau de sa cruche. Elle ne prit rien d’autre de toute la journée et se demanda combien de temps elle tiendrait à ce régime…
S’efforçant de raisonner clairement, elle en vint à cette conclusion : il fallait, tant qu’il lui restait quelques forces, qu’elle tentât de s’évader, fût-ce au risque de se rompre le cou au bas des tours du château. Tout vaudrait mieux que la lente agonie qu’on lui promettait…
Par chance, sa tête ne tournait plus et elle n’avait plus mal au cœur. Si elle réussissait, en découpant et en mettant bout à bout tout ce qu’elle pourrait trouver de tissu – draps, couvertures, rideaux du lit, robes même –, à se faire une espèce de corde assez longue pour atteindre le pied du château, elle était certaine de trouver la force et le courage de s’y suspendre.
Quand Godivelle eut emporté, en maugréant, son plateau intact, elle recommanda son âme à Dieu par une fervente prière et décida de se mettre à l’ouvrage. Elle commençait à tirer les draps de son lit lorsque, soudain, l’un des carreaux de sa fenêtre vola en éclats : lancée vigoureusement, peut-être avec une fronde, une petite pierre venait de le fracasser et roulait jusque devant la cheminée.
Depuis son aventure morlaisienne, Hortense était familiarisée avec ce mode de correspondance. Elle alla ramasser la pierre qui, en effet, était entourée d’un morceau de papier tenu serré par un brin de corde à fouet…
Fébrilement, elle coupa le lien et sentit son cœur s’envoler en reconnaissant l’écriture de Jean. Il n’y avait pourtant que huit mots : « Laisse ta fenêtre ouverte et éteins ta lumière » mais il lui sembla que c’était là le plus merveilleux des poèmes d’amour. Jean était revenu ! Jean était là, tout près d’elle ; il venait à son secours…
Soufflant sa chandelle, elle courut à la fenêtre et l’ouvrit. La nuit, noire et froide, portait déjà les senteurs de l’automne mais, heureusement, il ne pleuvait pas… En se penchant autant qu’il était possible, Hortense aperçut au pied de la muraille une ombre noire et un léger sifflement monta jusqu’à elle. Elle comprit alors que Jean se préparait à escalader cette muraille pour venir la rejoindre…
Au même moment, elle entendit des pas dans le couloir et vivement, repoussa la fenêtre, s’y adossa, le cœur battant la chamade. Les pas s’arrêtèrent devant sa porte… Le marquis était là, prêt à entrer peut-être et, cette fois, il avait la clef… Quelques instants coulèrent, interminables… S’il entrait, Hortense se dépêcherait de rallumer et elle crierait très fort. Jean comprendrait… Et puis, comme à regret, les pas s’éloignèrent. Hortense entendit nettement le bruit d’une porte qui se refermait doucement et bénit l’ordre de Jean qui lui avait fait éteindre sa lumière. La croyant endormie, le marquis n’avait pas jugé utile d’entrer…
De nouveau elle se précipita à la fenêtre. L’ombre était plus proche d’elle et elle entendit le bruit de sa respiration. L’effort que s’imposait Jean devait être rude… Elle le distinguait mieux à présent que ses yeux s’habituaient à l’obscurité. Mais lui, comment trouvait-il les endroits où accrocher ses doigts, où poser ses pieds ? Elle se rappela alors qu’il voyait dans la nuit, comme les chats, les chats dont il avait aussi, semblait-il, l’agilité et la souplesse… D’autres minutes encore, si longues, si angoissantes !… et puis la main de Jean toucha le rebord de la fenêtre. Une seconde plus tard il était là et Hortense, réprimant son cri de joie s’abattait sur sa poitrine, le serrait contre elle… Il la repoussa doucement :
— Laisse-moi respirer, mon cœur !… J’ai besoin de reprendre souffle… C’est grand dommage que ce diable de marquis ait bouché l’autre chemin…
— Je désespérais de te revoir un jour, souffla Hortense. Où étais-tu donc ?…
— Où voulais-tu que je sois ? A Paris, voyons. Je te cherchais pour que nous menions ensemble le combat pour notre fils. Je n’ai trouvé que ton amie Félicia qui s’apprêtait à partir pour l’Autriche… Elle m’a dit de t’embrasser mais, avant de faire ses commissions, laisse-moi faire les miennes !
Ils s’embrassèrent longuement, passionnément. Contre la poitrine d’Hortense le cœur de Jean reprenait son rythme normal :
— J’aurais dû rentrer plus tôt, reprit Jean, mais la diligence qui me portait a eu des ennuis. Nous avons été attaqués par une bande armée, dévalisés. Certains d’entre nous ont été mis à mal…
— Tu as été blessé ?
— Non mais un postillon a été tué. Il a bien fallu aider les autres, attendre les gendarmes… une infinité de retards ! J’avoue qu’en allant à Paris j’espérais aussi que nous pourrions obtenir l’aide du nouveau roi, la possibilité d’obtenir enfin justice. Félicia m’a dit ce qu’il en était… Et toi, folle qui as jugé bon de venir t’enfermer dans ce château maudit sans m’attendre ! Comment vas-tu ?
— Pas très bien. Je crois que l’on a décidé ici, de m’empoisonner. Je n’ai bu que de l’eau aujourd’hui parce qu’hier j’étais malade. Je voulais tout de même tenter de m’enfuir cette nuit par cette fenêtre…
— Au risque de te tuer ? Décidément, tu n’espérais plus me revoir ?…
— Oh si !… j’avais seulement peur que tu n’arrives trop tard…
Pour toute réponse, il la serra étroitement contre lui puis la lâcha :
— A présent, il faut sortir d’ici. Ferme cette fenêtre et crie !
— Que je…
— Oui, appelle au secours, au feu, n’importe quoi. J’imagine que ta porte est fermée à clef ? Et que le marquis habite toujours la même chambre ?
— Oui…
— Alors, fais ce que je te dis ! Je vais me mettre là, derrière.
Après une toute légère hésitation, normale quand il s’agit de troubler un silence profond, Hortense s’exécuta. Sa voix vrilla la nuit :
— A moi ! Au secours !… A l’aide !… A moi !…
Elle criait si fort qu’elle n’entendit pas le marquis accourir. Bientôt, la clef tourna fébrilement dans la serrure. La porte s’ouvrit. Foulques de Lauzargues apparut en robe de chambre, une chandelle à la main :
— Qu’y a-t-il Hortense ? Mais que…
Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. D’un maître coup de poing, Jean l’avait assommé, couché sur le tapis… La chandelle avait roulé sans s’éteindre. Jean l’éteignit sous son pied, saisit la main d’Hortense :
— Viens ! François nous attend près de la rivière… Où est l’enfant ?
— Dans la cuisine. Godivelle le garde, mais…
— Il faudra bien qu’elle nous le rende…
Sans la poigne de Jean qui la soutenait, Hortense ne fût sans doute pas arrivée vivante au bas de l’escalier car il y faisait noir comme dans un four. Le meneur de loups se dirigeait avec une sûreté incroyable. Tous deux se précipitèrent dans la cuisine. Godivelle, réveillée par le bruit, s’était levée. A la lueur de la veilleuse, elle leur apparut comme un fantôme, en jupon, camisole et bonnet blancs… Du premier coup d’œil, elle reconnut l’envahisseur mais, contrairement à ce qu’Hortense avait craint, elle ne cria pas. Elle dit seulement :
— C’est donc toi Jean des Loups ? Je savais bien que tu viendrais un jour…
— C’est parce que tu le savais, sorcière, que tu essayais d’empoisonner celle-ci ?…
Sous le choc de l’accusation Godivelle vacilla :
— Moi ? L’empoisonner ?… La fille de Victoire ? Il faut que tu sois un mauvais homme, Jean des Loups, pour penser pareille horreur. Et vous aussi, Madame Hortense ? Je croyais que vous me connaissiez…
— Elle n’y est pour rien, Jean, tu peux en être sûr… Maintenant pressons-nous ! Le marquis n’est qu’évanoui…
— Vous voulez le petit ? gémit Godivelle, les larmes aux yeux.
— Le petit et vous avec, si vous le voulez. Venez avec nous, Godivelle ! Vous ne pouvez pas rester dans cette maison maudite.
Hochant la tête, elle alla prendre le bébé dans son berceau et le mit dans les bras d’Hortense sans songer un instant à cacher ses larmes…
— Non. Je vous l’ai dit… Ma place est ici…
— Assez causé ! dit Jean. Il faut fuir avant que Chapioux et les autres ne se réveillent… Ouvre-nous la porte, Godivelle !
Tout en parlant, il courait le long du vestibule. La voix de Godivelle l’arrêta net.
— Je n’ai pas la clef, Jean des Loups. Depuis que Madame Hortense est revenue, Monsieur Foulques la garde par-devers lui…
Dans la lumière jaune du chandelier qu’elle apportait, le lourd vantail médiéval apparaissait tel qu’il était : redoutable avec ses ferrures noires, ses verrous et son énorme serrure. Une infranchissable barrière contre laquelle toute force humaine se briserait…
— Restez-là ! ordonna Jean. Je vais remonter la chercher. Elle doit être dans sa chambre…
— Ne vous donnez donc pas cette peine !…
Sur la dernière marche de l’escalier, le marquis venait d’apparaître, un peu pâle et vacillant, sans doute, mais debout. Il tenait un fusil braqué sur le jeune homme. Le cri angoissé d’Hortense lui arracha un sourire.
— Vous auriez dû lui dire de frapper plus fort, ma chère. Le coup qu’il m’a assené n’est pas digne d’un Lauzargues…
— J’aurais pu vous tuer, gronda Jean. Il me suffisait de serrer les mains autour de votre damné cou. Seulement…
— Seulement, vous êtes un homme à principes, vous. Une race inconnue chez nous. C’est parce que je suis votre père que vous m’avez épargné ?
La réponse fut nette.
— Oui, dit Jean. C’est parce que vous êtes mon père.
— C’est fort beau. Eh bien moi, mon cher, je n’ai pas de ces délicatesses !
Il leva son fusil, tira. Au cri de douleur du meneur de loups répondit celui de la jeune femme mais en beaucoup plus violent. Hortense hurla littéralement et, en aveugle, serrant son fils contre elle, se jeta au-devant de l’arme.
— Ôtez-vous de là, espèce de folle, si vous ne voulez pas mourir tout de suite ! cria le marquis. Enlève-la, Godivelle. Elle va me faire tuer mon petit-fils…
Godivelle n’avait pas besoin de cet encouragement. Comme une vieille lionne elle s’était jetée sur Hortense et tentait de lui arracher le petit Étienne qui, cette fois, se mit à crier… Les deux femmes luttèrent un instant. Cependant, le marquis, sûr de sa victoire, s’avançait vers Jean qui, blessé et acculé à la porte, regardait venir sa mort…
— C’est bien la première fois que je me montre si maladroit, ricana le marquis. Cela vient de ce que je suis encore un peu étourdi…
Il levait l’arme de nouveau. Lâchant Godivelle, Hortense allait se jeter sur lui quand, lancé d’une main qui, elle, ne tremblait pas, le vieux saint de bois, posé habituellement sur le grand coffre du vestibule, atteignit l’assassin à la tête. Celui-ci s’écroula tandis qu’Eugène Garland, couvert de terre comme une taupe qui sort de son trou, faisait son entrée. Derrière leurs grosses lunettes, ses yeux myopes firent le tour des personnages :
— On dirait que j’arrive à temps ! Vous vous sauviez, Madame Hortense ?…
Celle-ci avait rejoint Jean et le soutenait, épouvantée par le sang qui tachait sa veste. Garland vint à eux :
— Vous êtes gravement touché ?…
— Non, dit Jean. Non, je ne crois pas… Mais je vous remercie. Sans vous…
— Laissez cela ! Vous avez commencé à fuir, il faut continuer… Vous aussi Godivelle ! Vous n’avez plus rien à faire ici…
— La clef ! dit Hortense. Je vais la chercher. Elle doit être là-haut…
Mais Garland lui barra le passage.
— Dehors il y a Chapioux, son fils et son valet. Vous voulez tomber sous leurs balles après avoir échappé à celles-ci ? C’est par là qu’il faut fuir…
Il écartait la tapisserie qui couvrait l’un des murs révélant une étroite ouverture.
— C’est par là qu’il faut fuir, répéta-t-il. Vous déboucherez près de la rivière… Soudain, il éclata de rire, un rire fêlé, aigu, presque dément. Vous vous souvenez des moqueries du marquis ? A propos de mon souterrain ?… Eh bien, je l’ai trouvé mais je n’en ai rien dit. Allez, filez !…
— Je ne partirai pas ! protesta Godivelle. Je ne quitterai pas Monsieur Foulques !
— Il n’a plus besoin de vous, Monsieur Foulques…
— Tandis que mon fils, lui, a besoin de vous, Godivelle ! Venez avec nous, je vous en supplie !… Tenez, reprenez-le !
C’était la seule chose à dire. Godivelle n’hésita plus, prit le bébé, le serra contre sa vaste poitrine et, sans un regard en arrière, suivit Garland qui lui montrait le chemin. Hortense s’engagea derrière elle dans le passage, Jean suivit. La tapisserie retomba sur eux. Il n’y eut plus, dans le vestibule, que le marquis couché, les bras en croix, sur le dallage…
Par un escalier long et étroit on gagna une sorte de boyau où il était impossible de circuler sans se baisser. Jean pour sa part dut se plier en deux…
— C’est moi qui l’ai dégagé, dit Garland avec un rire de fierté. Je jetais la terre dans la rivière… A présent, vous pouvez aller seuls. Vingt mètres encore et vous êtes dehors.
— Vous ne venez pas avec nous ? demanda Hortense. Je vous l’ai dit : Combert est prêt à vous accueillir.
— Non. J’ai encore à faire ici… Ce château est à moi, à présent. Je vais enfin pouvoir en faire ce que je veux !… Allons, dépêchez-vous ! Et surtout, écartez-vous le plus vite que vous pourrez…
Au sortir du boyau qui débouchait en effet sur la rivière, on n’eut pas de peine à retrouver François Devès qui attendait là avec des chevaux. François installa Godivelle et l’enfant sur l’un d’eux, Jean et Hortense se mirent en selle sur le second et la petite troupe s’enfonça sous les sapins qui bordaient le cours d’eau écumeux. On entendait, de l’autre côté du château, les cris et les appels de Chapioux qui conjurait le marquis de lui ouvrir la porte.
— Que s’est-il passé ? demanda François…
— Je te dirai plus tard, répondit Jean. Le marquis n’est sûrement pas mort et il faut faire le plus de chemin possible avant qu’il ne lance ses dogues à nos trousses. A Combert nous ne craindrons plus rien…
La violente détonation lui coupa la parole. En même temps, le ciel s’embrasa comme pour l’un de ces rouges couchers de soleil qui annoncent le vent. Un même élan jeta les fugitifs sur un tertre rocheux d’où l’on découvrait le château et ils restèrent là, figés de stupeur, incapables d’en croire leurs yeux : Lauzargues flambait. Une énorme gerbe de flammes et d’étincelles jaillissait du cœur du vieux donjon… Et ils comprirent alors pourquoi Eugène Garland leur avait recommandé de s’éloigner rapidement : pour assouvir sa vengeance, le vieux chimiste venait de faire sauter ce château dont il se proclamait follement l’héritier. Et le maître de Lauzargues venait de trouver son enfer.
D’un même mouvement, Hortense et Godivelle se signèrent mais seule, la vieille femme laissa couler des larmes.
Vers la fin de la nuit, Hortense sortit de sa maison et s’avança sur la terrasse. Elle n’avait pas envie de dormir. En dépit de tout ce qu’elle venait de vivre elle ne voulait pas laisser le sommeil la priver de ces premiers instants de délivrance. Derrière elle, la maison était paisible. Jean, sa blessure pansée en attendant que le Dr Brémont vînt l’examiner, dormait dans l’une des chambres d’amis. Godivelle s’était installée avec Étienne dans l’ancienne chambre d’Hortense. François était retourné chez lui où Jeannette l’attendait. Tout était bien, tout était en place…
Le ciel qui bleuissait montrait à présent des étoiles brillantes. C’était un ciel froid qui annonçait l’hiver et, du jardin montait déjà l’odeur des feuilles mortes. Soudain, quelque part dans le lointain, éclata le hurlement d’un loup. Mais il n’avait plus le pouvoir de faire frissonner Hortense. C’était pour elle au contraire le signe de l’alliance à jamais scellée entre elle et la vieille terre d’Auvergne.
Le vent se levait, si frais que la jeune femme resserra autour de ses épaules son châle de laine blanche. Mais elle ne rentra pas. Elle attendait que se lève son premier jour de vrai bonheur…
Saint-Mandé, 15 août 1985
[1] Place de la Concorde.
[2] Pont de la Concorde.
[3] L'empire turc s'étendait autrefois jusqu'à la mer Caspienne.
[4] Lire ou relire Jean de la Nuit (Librairie Plon).
[5] Le Panthéon était encore l'église Sainte-Geneviève. C'est Louis-Philippe qui, quelques mois plus tard, en fit ce qu'il est aujourd'hui.
[6] Gardes qui se tenaient aux côtés mêmes du Roi.
[7] Elle se situait sur les arrières actuels de la mairie de Saint-Mandé.
[8] Voiture de voyage permettant de s'étendre.
[9] Fine étoffe de coton.
[10] Reconstruit en 1855, et en plus vaste, le pont a conservé ce nom.
[11] Long bâton creux qui fait office de soufflet.