LE PIEGE D’UNE NUIT D’ETE

6 UNE FENETRE OUVERTE SUR LA NUIT...

Les nerfs de Marianne avaient été trop secoués, durant cette soirée, pour que, à la vue de son premier mari, elle éprouvât autre chose qu’un sentiment d’ennui. Si dangereux que pût être le personnage et quelque raison qu’elle eût toujours de le craindre, elle en était arrivée à ce point de détachement qu’elle n’en avait même plus peur. Aussi, sans montrer la moindre émotion, referma-t-elle tranquillement la porte de sa chambre. Puis, sans accorder à ce visiteur intempestif autre chose qu’un regard très froid, elle se dirigea vers sa table à coiffer, jeta son écharpe sur le tabouret de velours et commença à ôter ses longs gants, mais sans pour cela perdre de vue l’image de Francis que reflétait la haute glace.

Elle éprouva une certaine satisfaction à remarquer qu’il semblait déçu. Sans doute s’était-il attendu à un mouvement d’effroi, peut-être à un cri. Cette froideur et ce silence étaient, pour lui, tout à fait inattendus... Poussant le jeu jusqu’au bout, Marianne rectifia d’un doigt distrait l’ordonnance de sa coiffure, prit un flacon de cristal parmi tous ceux qui encombraient la table et passa un peu de parfum sur son cou et ses épaules. Après quoi, elle demanda :

— Comment êtes-vous entré ? Mes serviteurs ne vous ont certainement pas vu, sinon ils m’auraient prévenue.

— Pourquoi donc ? Un serviteur, cela s’achète.

— Pas les miens. Ils ne risqueraient pas leur place pour quelques écus. Alors ?

— La fenêtre, bien entendu ! soupira Francis en se réinstallant dans sa bergère. Les murs de votre jardin ne sont pas tellement hauts... et il se trouve que je suis votre voisin depuis trois jours.

— Mon voisin ?

— Ignorez-vous que vous avez une voisine anglaise ?

Non, Marianne ne l’ignorait pas. Elle entretenait même d’assez bonnes relations avec Mme Atkins, chez qui sa cousine Adélaïde avait jadis trouvé refuge quand elle était recherchée par la police de Fouché. C’était une ancienne actrice du théâtre de Drury Lane, qui s’appelait alors Charlotte Walpole, mais elle avait acquis droit au respect et en même temps droit de cité à Paris en tentant, au prix de sa vie et de sa fortune, de faire évader du Temple la famille royale après la mort de Louis XVI. La police impériale la tolérait. Ce qui étonnait surtout Marianne, c’était que cette femme douce, distinguée et douée d’une bonté profonde pût entretenir des relations amicales avec un homme tel que Francis et elle ne cacha pas sa façon de penser. Lord Cranmere se mit à rire.

— J’irai même jusqu’à dire que cette chère Charlotte m’aime beaucoup. Savez-vous, Marianne, que vous êtes l’une des rares femmes à me trouver odieux et à me détester ? La plupart de vos contemporaines me trouvent charmant, aimable, galant...

— Peut-être n’ont-elles pas eu la joie de vous épouser ! De là cette différence... Ceci dit, j’aimerais que notre conversation ne s’éternisât pas. Je suis... très fatiguée !

Francis Cranmere appuya les bouts de ses doigts les uns aux autres et se mit à les contempler avec application.

— Il est vrai que vous n’êtes pas restée très longtemps à la Comédie-Française. Est-ce que vous n’aimez pas « Britannicus » ?

— Parce que vous étiez aussi au théâtre ?

— Mais oui. Et j’ai pu admirer en connaisseur votre entrée en compagnie de ce superbe animal qu’est le beau Tchernytchev. En vérité, on ne peut rêver couple mieux assorti... sinon, peut-être, celui que vous pourriez former avec Beaufort ! Mais il semble que, de ce côté, les choses n’aillent pas tout droit. Apparemment, vous êtes toujours à couteaux tirés, vous et lui ? Toujours cette vieille histoire de Selton ? Ou bien n’aimez-vous pas son épouse espagnole ?

Ce verbiage volontairement futile commençait à agacer Marianne. Se retournant d’une seule pièce, elle fit face à Francis et coupa sèchement.

— Assez ! Vous n’êtes pas venu ici, ce soir, pour potiner mais, certainement, dans un but précis. Alors dites-le et allez-vous-en ! Que voulez-vous ? De l’argent ?

Lord Cranmere enveloppa la jeune femme d’un regard amusé puis se mit à rire franchement.

— Je sais que vous n’en manquez plus et que cela ne signifie plus grand-chose pour vous. J’admets volontiers que, pour moi, c’est le contraire qui se produit, mais nous n’en sommes pas encore là...

Il cessa de sourire, se leva et fit deux pas en direction de Marianne. Son beau visage avait revêtu une expression de gravité que la jeune femme ne lui avait jamais vue car elle n’était mitigée ni de hauteur ni de menace.

— En fait, Marianne, c’est un traité de paix que je suis venu vous offrir, si vous voulez bien l’accepter.

— Un traité de paix ? Vous ?

Lentement, Francis alla jusqu’à une petite table sur laquelle Agathe avait disposé une collation au cas où sa maîtresse aurait faim en rentrant du théâtre. Il se versa un verre de Champagne, en but environ la moitié et reprit, avec un soupir de satisfaction :

— Mais oui. Je crois que nous aurions à y gagner l’un comme l’autre. Lors de nos dernières rencontres, je m’y suis très mal pris avec vous. J’aurais dû faire preuve de plus de douceur, de doigté. Cela ne m’a pas réussi.

— En effet et, à ne vous rien cacher, je vous croyais mort à cette heure !

— Encore ! Ma chère, fit-il avec une grimace, j’aimerais que vous perdiez cette habitude de me compter perpétuellement au nombre des défunts ! C’est très déprimant... à la longue ! Mais si, par là, vous faites allusion à ce molosse que la police avait attaché à ma personne, sachez que je l’ai perdu en route, tout simplement ! Que voulez-vous, les meilleurs limiers se déroutent quand on sait la chasse. Mais, où en étais-je ? Ah oui ! Je disais que j’avais regretté de m’être montré si brutal envers vous. Il eût été infiniment préférable de s’entendre.

— Et quel genre d’entente proposez-vous ? demanda Marianne que l’allusion à la poursuite dans laquelle s’était lancé son ami Black Fish avait à la fois contrariée et rassurée.

Contrariée parce que, de toute évidence, le policier avait laissé son gibier lui filer entre les doigts et rassurée parce que, si Black Fish avait seulement perdu Francis, du moins était-il encore vivant. Quand elle avait reconnu l’Anglais, elle avait cru entendre la voix furieuse du Breton affirmant : « Je l’aurai ou j’y laisserai ma peau ! », et son cœur s’était serré en pensant à tout ce que signifiait la présence de Francis bien vivant. Ses craintes étaient vaines et c’était très bien ainsi... Il arrive que les événements trahissent les résolutions les mieux trempées.

Cependant Francis avait calmement achevé son verre de Champagne et s’était dirigé vers le petit secrétaire placé entre les deux fenêtres, ouvertes toutes deux sur la nuit du jardin. Parmi les papiers qui le chargeaient, il avait pris un cachet de jade et d’or qui servait à Marianne pour cacheter ses lettres. Et, un instant, il avait contemplé les armes gravées sur le plat.

— Une entente cordiale, bien entendu, dit-il lentement, et aussi une entente... défensive. Vous n’avez plus rien à craindre de moi, Marianne. Notre mariage est rompu, vous êtes remariée et vous portez désormais l’un des plus grands noms d’Europe. Je ne peux que vous en féliciter car, pour moi, la chance s’est montrée moins généreuse. Je dois vivre traqué, caché, dans l’ombre, et tout cela pour servir mon pays qui, d’ailleurs, me paie fort mal. Ma vie est...

— Une vie normale d’espion ! trancha Marianne que les nouveaux sentiments de Francis, étrangement amènes et généreux, laissaient méfiante et sceptique.

Il eut un demi-sourire qui n’atteignit pas ses yeux.

— Vous ne désarmez pas facilement, hein ? Eh bien, soit ! Une vie d’espion ! Mais qui me permet de connaître bien des choses, d’approcher bien des secrets qui seraient, je crois, assez susceptibles de vous intéresser.

— La politique ne m’intéresse pas, Francis, et j’entends, plus que jamais, m’en tenir à l’écart. Mieux vaudrait pour vous quitter cette maison au plus vite... avant que j’oublie que j’ai porté votre nom pour me souvenir uniquement du fait que vous êtes un ennemi de mon pays et de mon souverain !

Francis leva les bras au ciel.

— Incroyable ! Vous voilà bonapartiste maintenant ? Vous, une aristocrate ! Il est vrai qu’un oreiller est encore la meilleure manière de combattre les convictions hostiles. Mais rassurez-vous, ce n’est pas de ce genre de politique que je souhaitais vous entretenir. Vous ne vous y intéressez pas, soit !... mais ne vous intéressez-vous pas non plus à celle qui touche Beaufort ?

— Qu’est-ce qui peut vous faire croire que M. Beaufort m’intéresse ? fit Marianne en haussant les épaules.

— Non, Marianne, pas à moi ! Je connais bien les femmes et, vous, je vous connais mieux que vous ne le supposez. Non seulement Beaufort vous intéresse, mais vous l’aimez... et il vous aime malgré ce pruneau acariâtre qu’il s’est cru obligé d’épouser. Vous aviez, tout à l’heure, une façon de vous regarder avec fureur qui ne trompe pas un observateur averti. Mais assez tergiversé ! En deux mots : Beaufort court, demain, un grand danger. La question est de savoir si vous voulez le sauver oui ou non.

— Si c’est au duel que vous faites allusion, sachez...

— Mais non ! Bon sang ! Je ne me serais pas dérangé pour un duel. Beaufort est sans doute la meilleure lame de toute l’Amérique. Si je dis qu’il court un danger, c’est qu’il s’agit d’un vrai danger.

— Pourquoi, alors, ne pas aller le lui dire, à lui ?

— Parce qu’il ne m’écouterait pas... et parce qu’il ne paierait pas pour savoir de quel danger il doit être sauvé. Tandis que vous, vous paierez ! N’est-ce pas ?

Marianne ne répondit pas, rendue muette par la stupeur et l’indignation. En même temps, elle éprouvait un curieux soulagement. Francis, dans son nouveau personnage, la gênait. Il y avait quelque chose qui ne cadrait pas avec sa nature profonde. Maintenant, elle se retrouvait en terrain connu. Il était bien toujours le même et c’était bien de lui cette idée de venir à elle pour monnayer le salut d’un ami. Elle ne put s’empêcher de lui laisser entendre sa façon de penser.

— Je croyais qu’il était votre ami ? fit-elle dédaigneusement. Il est vrai que, pour vous, l’amitié ne doit pas signifier grand-chose.

— Un ami ? C’est beaucoup dire... Le fait d’avoir laissé filer votre fortune entre ses mains ne constitue pas un lien fort tendre. Et les temps sont trop durs pour faire du sentiment. Ceci dit, combien m’offrez-vous en échange de ce que je sais ?

Sous la désinvolture des paroles, l’avidité se devinait. Marianne regarda avec dégoût cet homme jeune, incontestablement beau et de grande allure, très élégant dans son frac de velours vert sombre. Ses cheveux blonds étaient coiffés de la façon qui convenait le mieux à ses traits presque trop parfaits et ses mains fines étaient aussi belles, aussi blanches que celles du cardinal de San Lorenzo. Son sourire, malgré la froide indifférence du regard gris, était plein de charme. Et, cependant, l’âme qui animait ce beau gentilhomme n’était que boue glaciale, désespérant marais d’égoïsme, de cruauté, de fausseté et de bassesse. Une âme que son propriétaire eût vendue sans hésitation pour un peu d’or... « Dire que je l’ai aimé ! » pensa Marianne avec dégoût, « dire que durant des mois il a incarné pour moi tous les héros de roman, tous les chevaliers de la Table Ronde ! Dire que tante Ellis voyait en lui le parangon de toutes les vertus ! Quelle dérision !... »

Mais, avant tout, il s’agissait de garder son calme, même et surtout si une véritable peur commençait à l’envahir. Elle connaissait trop Cranmere, maintenant, pour savoir qu’il ne menaçait jamais en vain. Son chantage avait certainement une terrible réalité pour base, une réalité dont Jason allait faire les frais si elle ne payait pas. Et maintenant que Francis avait découvert son amour pour Beaufort, il ne lâcherait pas prise facilement. Pour empêcher ses nerfs de la trahir, Marianne noua ses mains derrière son dos et les serra très fort l’une contre l’autre. Aussi son visage n’était-il qu’indifférence quand elle demanda :

— Et si je refusais de payer ?

— Alors, je garderais mes informations pour moi... mais je ne crois pas que nous en arrivions là, n’est-ce pas ? Disons... vingt-cinq mille livres ? Le prix est raisonnable, il me semble ?

— Raisonnable ? Mais vous ne doutez vraiment de rien ! Vous me prenez pour quoi ? Pour la Banque de France ?

— Ne soyez donc pas mesquine, Marianne ! Je sais que vous avez fait un très riche mariage et que pour vous vingt-cinq mille livres sont une misère ! D’ailleurs, si je n’avais un tel besoin d’argent, je me serais montré plus exigeant, mais je dois avoir quitté Paris à l’aube. Alors, assez de tergiversations ! Voulez-vous, oui ou non, savoir ce qui menace Beaufort ? Je vous jure que si vous n’acceptez pas, demain, à pareille heure, il sera mort !

Un frisson de terreur courut tout le long du dos de Marianne. Elle eut la vision soudaine d’un monde où Jason ne serait plus et comprit qu’alors plus rien ne serait capable de l’empêcher de le rejoindre dans la mort. Qu’importait l’argent à côté d’un semblable malheur, cet argent qui, pour Cranmere, était la suprême félicité et, pour Marianne, moins que rien. Depuis son mariage, en effet, d’énormes sommes étaient tenues à sa disposition par les hommes d’affaires du prince Sant’Anna. Elle adressa à l’Anglais un regard lourd de dégoût :

— Attendez-moi un instant ! Je vais chercher l’argent.

Comme elle se dirigeait vers la porte, Cranmere fronça les sourcils et tendit la main comme s’il cherchait à la retenir. Elle lui adressa alors un froid sourire :

— Qu’avez-vous à craindre ? Que je n’appelle à l’aide et vous fasse arrêter ? Dans ce cas, rien, j’imagine, ne pourrait sauver Jason Beaufort ?

— Rien, en effet ! Allez donc, je vous attends.

Marianne ne gardait jamais d’argent dans sa chambre. C’était Arcadius de Jolival qui, d’imprésario promu au rang d’homme d’affaires de la nouvelle princesse, s’en chargeait. Un coffre, encastré dans un mur de sa chambre, renfermait toujours une assez forte somme d’argent et les bijoux de Marianne. Lui seul et la jeune femme en avaient la clef. Marianne se dirigea donc vers sa chambre, après s’être assurée, malgré tout, que Francis ne la suivait pas.

Arcadius était absent, ces temps-ci. Il avait quitté Paris pour Aix-la-Chapelle, sous prétexte d’y faire une cure dans les eaux chaudes et chlorurées qui faisaient la gloire de l’ancienne capitale de Charlemagne et y attiraient une bonne partie de l’Europe. Quand Marianne, un peu étonnée de cette subite fringale de cure thermale, s’était inquiétée de sa santé, Arcadius s’était déclaré perclus de rhumatismes et à deux doigts d’une dramatique et définitive extinction de voix. Du coup, Marianne avait trouvé que cela faisait beaucoup et s’était contentée de lui souhaiter bon voyage en ajoutant :

— Vous embrasserez Adélaïde pour moi... et vous lui direz qu’elle me manque beaucoup. Si elle pouvait revenir...

A la mine soudain radieuse de son vieil ami, elle avait compris qu’elle avait vu juste et s’était émue de découvrir chez Arcadius quelque chose qui ressemblait fort à une tendresse cachée.

Marianne entra vivement dans la chambre vide, referma soigneusement la porte, tira même le verrou et, un instant, s’y adossa, cherchant à reprendre son souffle. Son cœur battait à tout rompre, comme si cette chambre était une chambre étrangère qu’elle s’apprêtait à cambrioler. Elle avait peur sans bien savoir exactement pourquoi. Peut-être simplement parce que, partout où il était, Francis Cranmere dégageait une atmosphère dangereuse et trouble. Elle n’avait qu’une hâte : le voir filer. Ensuite, elle pourrait courir avertir Jason de ce danger mystérieux dont la révélation coûtait si cher.

Reprenant un peu le contrôle de ses nerfs, Marianne prit la clef du coffre dans une minuscule cachette creusée dans le pied d’acajou massif du lit et dissimulée par un motif de bronze doré qui pivotait. Elle alla ensuite ouvrir l’un des panneaux tendus de soie verte qui habillaient les murs en déplaçant la palmette d’une moulure et découvrit enfin une armoire de fer. Des piles d’écrins, des liasses de billets de la Banque de France et deux sacs d’or apparurent. Sans hésiter, Marianne prit trois liasses, en mit deux de côté, compta la troisième, rangea ce qu’elle en retira puis, refermant soigneusement armoire, panneau et cachette, elle quitta la chambre d’Arcadius serrant contre elle ce qu’elle considérait comme la rançon de Jason. La maison était toujours silencieuse. Les serviteurs dans les communs et Agathe dans sa petite chambre proche de celle de sa maîtresse dormaient, à cent lieues d’imaginer le drame qui se jouait sous le toit de leur maîtresse. Mais, pour rien au monde, Marianne n’eût voulu que ses serviteurs fussent mêlés à cette histoire.

En apercevant les billets dans les mains de Marianne, Francis Cranmere se renfrogna.

— J’aurais préféré de l’or !

— Je n’ai pas la somme en or. Et ne m’en contez pas, Francis, vous avez certainement un ami banquier qui vous les escomptera... ne fût-ce qu’à Londres votre ami Baring.

— Tiens ? Vous savez cela ?

— Je sais beaucoup de choses. Par exemple pourquoi vous pouviez vous promener si aisément dans Paris quand Fouché était ministre de la Police. Mais Fouché n’est plus ministre.

— C’est pourquoi je ne peux m’attarder. Donnez ces billets, je m’en arrangerai.

Vivement, Marianne retira ses mains et les plaça derrière son dos, déposant les billets sur une console.

— Un instant ! Vous les prendrez avant de partir. Maintenant, vous allez parler.

Son cœur manqua un battement. Les yeux de Francis cherchaient l’argent et s’étaient rétrécis jusqu’à n’être plus que deux minces fentes grises. Il avait rougi aussi et elle comprit que la fièvre de l’argent le reprenait. Rien ne l’empêchait de se jeter sur elle, de l’assommer, de prendre les billets et de fuir avec. Peut-être qu’après tout il n’avait rien à dire.

Saisie d’une brusque colère, elle s’élança, courut à une précieuse commode de bois des Iles, ouvrit une boîte posée dessus et tirant l’un des pistolets de duel, tous chargés, qui dormaient là sur un lit de peluche rouge, elle fit brusquement face à Francis, braquant l’arme.

— Si vous touchez à cet argent sans avoir parlé, vous ne ferez pas un autre pas vers la porte. Vous savez que je tire juste !

— Quelle mouche vous pique ? Je n’ai pas l’intention de vous voler et, en vérité, cela tient en peu de mots.

Cela tenait, en effet, en peu de mots. Jason Beaufort devait se rendre, le lendemain soir, chez Quintin Crawfurd, rue d’Anjou, sous couleur de visiter sa célèbre collection de peintures, en réalité pour y rencontrer un émissaire de Fouché, actuellement exilé, mais nullement guéri de sa soif de pouvoir et décidé à revenir par tous les moyens, même la haute trahison, plus deux farouches fanatiques du Roi en exil, le chevalier de Bruslart, bien connu de Marianne, et le baron de Vitrolles.

— Savary est prévenu, ajouta Cranmere. Les quatre hommes seront discrètement arrêtés avant même d’avoir franchi le seuil de Crawfurd, conduits à Vincennes et fusillés avant que l’aube ne soit levée.

Marianne bondit :

— Vous êtes fou ! Exécuter ainsi quatre hommes sans jugement, sans un ordre exprès de l’Empereur ?

Le beau visage de Francis se plissa en un sourire moqueur.

— Avez-vous oublié que Savary est l’homme qui a assassiné le duc d’Enghien ? Buonaparte est à Compiègne et il s’agit cette fois d’agents ennemis.

— Jason un agent de l’ennemi ? A qui ferez-vous croire cela ?

— Mais... à vous, ma chère. Comme beaucoup d’hommes de bon sens, il estime que la paix avec l’Angleterre est nécessaire pour une foule de raisons dont la meilleure est la bonne marche du commerce. Cette paix, on la fera avec ou sans Boney ? Le roi Louis XVIII lui est tout acquis.

Une rage folle envahissait Marianne. Elle ressentait comme une injure personnelle cette assimilation de Jason, de l’homme qu’elle aimait, à ces politiques tortueux et sans scrupules qui, pour leur seul intérêt, étaient prêts à renverser les empires et à rétablir n’importe quel fantoche épuisé sur un trône encore sanglant.

— Il y a une chose que vous ignorez peut-être ! Jason admire et aime Napoléon. Oubliez-vous qu’il est auprès de lui l’envoyé de son gouvernement ?

— Un envoyé officieux, ce qui est une situation bien pratique. Oubliez-vous, de votre côté, que Beaufort a toujours besoin d’argent ? Il me semble que nous sommes payés, vous et moi, pour le savoir !

— Il n’y a pas que lui !

— Oubliez-vous, continua Francis, en ignorant volontairement l’interruption, en quelles circonstances vous l’avez connu ? A Selton, en Angleterre... et dans le groupe des intimes du Prince de Galles ! Voulez-vous une preuve de plus ? Ce corsaire anglais qu’il a si opportunément laissé fuir, voici peu de temps, sous prétexte que l’Amérique n’est pas en guerre avec l’Angleterre, ce corsaire, en fait, était fort important car il revenait d’Espagne et portait des dépêches de Wellington que celui-ci avait jugé plus prudent de confier à un navire rapide. Or, pour un navire marchand, la Sorcière de la Mer est singulièrement bien armée, mieux que le Revenge et plus rapide encore. Etes-vous convaincue ?

Marianne n’eut pas le courage de répondre. Elle détourna la tête. Bien sûr, elle ne pouvait pas reprocher à Jason de préférer aux intérêts de la France les intérêts de son pays, mais l’idée qu’il pût revenir en France sous le couvert de l’amitié, être reçu par l’Empereur, traité avec honneur en s’abouchant avec les pires ennemis du souverain français, lui était insupportable. Mais il était indéniable que les arguments de Francis ne manquaient pas de valeur. Avant d’approcher Napoléon, Jason Beaufort était, bien réellement, l’ami du prince anglais, au point de compter parmi ses intimes.

Au bout d’un moment, quand elle eut fait le tour de la question, elle remarqua :

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Vous venez ici me vendre une information qui peut sauver Mr Beaufort... mais cette information ne le concerne pas uniquement ? Il y a Crawfurd... et les trois autres.

— Si Crawfurd a des ennuis, il s’en arrangera seul, fit Francis avec un rire sec. Car, si Savary a eu vent de la chose, il ne faut pas chercher beaucoup plus loin la source de ses renseignements.

— Vous voulez dire...

— Que Crawfurd se trouve fort bien à Paris et que, l’âge venu, il tient beaucoup plus à sa tranquillité qu’à des convictions pour lesquelles il estime sans doute, et sûrement avec quelque raison, qu’il a suffisamment payé de sa bourse et de sa personne. Rassurez-vous, Crawfurd ne craint certainement rien. Quant aux autres, je m’en charge.

— L’un d’eux peut avoir la pensée charitable de prévenir Beaufort ?

— Ils n’auront que le temps de se mettre eux-mêmes à l’abri. Ai-je gagné mon argent ?

D’un signe de tête, Marianne acquiesça. Sa main armée retomba et elle reposa le pistolet dans son écrin tandis que Francis allait lentement vers la console. Silencieusement, il enfouit l’argent dans ses vastes poches, salua profondément et se dirigea vers la fenêtre. Marianne avait hâte, maintenant, qu’il fût parti. Le marché qu’ils venaient de conclure ensemble, s’il n’avait pas augmenté la haine qu’elle portait à cet homme, avait du moins aboli la peur qu’il lui avait inspirée depuis la soirée du théâtre Feydeau et considérablement accru son mépris. Elle savait maintenant qu’avec un peu d’or il lui serait toujours possible de museler Cranmere et de l’empêcher de nuire. Et l’or était ce qui, désormais, lui manquerait le moins. Plus difficiles à assimiler allaient être ses révélations concernant Jason. Marianne n’arrivait pas à admettre, malgré les faits, que son ami fût seulement un espion. Et pourtant...

L’Anglais allait passer sur le balcon pour l’enjamber et se laisser glisser dans le jardin quand il se ravisa.

— J’oubliais ! Comment comptez-vous prévenir Beaufort ? Vous allez lui écrire ?

— Je crois que cela ne vous concerne pas. Je le préviendrai comme bon me semblera.

— Vous connaissez son adresse ?

— Il m’a dit qu’il habitait à Passy, la maison d’un ami, le banquier Baguenault.

— En effet. C’est, en bordure de Seine, une grande et belle maison, entourée d’un parc en terrasses. Elle appartenait, avant la Révolution, à la princesse de Lamballe et c’est sous ce nom qu’elle est encore connue dans le quartier. Mais, si vous me permettez de vous donner un conseil...

— Donner ? Vous ?

— Pourquoi pas ? Vous avez été généreuse, je vais l’être aussi en vous évitant une sottise. N’écrivez pas. Dans ce genre d’affaires on ne sait jamais ce qui peut se produire et, au cas où la police en viendrait à perquisitionner chez Beaufort, il serait dangereux pour vous que l’on y trouvât une lettre de vous. Quand il n’y a pas de traces, il n’y a pas de preuves, Marianne, et, dans certains cas, votre intimité avec l’Empereur pourrait se retourner contre vous. Le mieux est que vous vous rendiez personnellement chez Beaufort... disons, demain soir vers 9 heures ? Le rendez-vous chez Crawfurd est pour 11 heures. Beaufort sera encore chez lui.

— Qu’en savez-vous ? Il peut fort bien être absent tout le jour.

— Oui, mais ce que je sais, de source sûre, c’est qu’il recevra, demain soir, vers 8 heures, une importante visite. Donc, il sera chez lui.

Marianne regarda Cranmere avec curiosité.

— Comment faites-vous pour être si bien renseigné ? On jugerait que Jason ne prend aucune décision ou n’accepte aucun rendez-vous sans vous en informer auparavant.

— Ma chère, dans le métier que je fais, le fait de savoir le plus de choses possibles, concernant amis ou ennemis, est souvent une simple question de vie ou de mort. Après tout, vous êtes parfaitement libre de ne pas me croire et d’agir comme bon vous semblera... mais ne m’incriminez pas si, en agissant à la légère, vous déclenchez une catastrophe.

Marianne eut un geste d’impatience. Elle n’avait qu’une hâte : le voir partir et, ensuite, courir vers Jason sans perdre une minute, y aller tout de suite afin d’être bien certaine qu’il n’irait pas à ce rendez-vous insensé. Mais ce qu’elle pensait apparaissait si clairement sur son visage mobile que Cranmere n’eut aucun mal à le saisir. Négligemment, comme s’il s’agissait d’une chose sans importance, il remarqua, tout en redressant d’un doigt distrait un pli de sa haute cravate :

— Courir à Passy à cette heure ne servirait pas à grand-chose, car vous auriez un mal du diable à être reçue... La... señora Pilar (c’est bien son nom ?) veille sur son bonheur conjugal aussi jalousement que le premier Jason sur sa fameuse Toison d’Or. Vous ne verriez qu’elle seule... tandis que je puis vous assurer que, demain soir, cette gracieuse dame se trouvera à Mortefontaine, chez cette étrange reine d’Espagne que l’on a fabriquée avec une petite-bourgeoise marseillaise. Cette malheureuse reine Julie, puisqu’il faut l’appeler ainsi, estime de son devoir d’attirer à elle tout ce qui peut avoir le moindre rapport avec l’Espagne où, d’ailleurs, elle ne mettra sans doute jamais les pieds, son noble époux préférant de beaucoup la laisser dans son coin. Où en étais-je ?...

— Vous étiez sur le point de partir ! lança Marianne crispée.

— Un peu de patience ! Je suis en train de me conduire en preux chevalier, cela vaut la peine de perdre quelques instants. Je disais donc... ah oui ! Que demain la señora ne sera point au logis, que vous aurez la route libre, ma chère princesse, et que... si Beaufort n’est pas un parfait imbécile, il ne tiendra qu’à vous de ne rentrer ici qu’au matin.

Les joues de Marianne se mirent à brûler tandis que son cœur, lui, manquait un battement. Ce que les derniers mots de Cranmere sous-entendaient n’était que trop clair !... Mais si la perspective qu’ils évoquaient avait le pouvoir de la faire trembler de bonheur, ils n’en prenaient pas moins dans cette bouche cynique un sens équivoque et douteux qui lui déplaisait. Cette espèce de bénédiction que lui donnait Francis lui semblait souiller son amour.

— Que d’attentions ! ironisa-t-elle amèrement. Ma parole, on jurerait que l’idée maîtresse de votre vie est toujours de me jeter à tout prix dans les bras de Mr Beaufort ?

Dans sa poche, Cranmere froissa la liasse de billets.

— Vingt-cinq mille livrés sont une belle somme ! fit-il négligemment.

Puis, d’un seul coup, son attitude changea. Se jetant sur Marianne, il saisit son poignet qu’il serra à lui faire mal, tandis qu’il grondait d’une voix furieuse :

— Hypocrite ! Espèce de sale petite hypocrite ! Tu n’as même pas le courage d’avouer ton amour ! Mais il suffisait de regarder l’expression de ton visage, dans cette loge de théâtre, pour comprendre que tu crèves d’envie d’être à lui ! Seulement, ce serait trop humiliant, n’est-ce pas, d’avouer qu’après la farce de Selton, après tes grands airs et ta vertueuse indignation, tu en es venue à l’aimer ! Combien de fois, dis-moi, as-tu regretté ton attitude stupide ? Combien de nuits solitaires as-tu gaspillées à regretter cette nuit-là ? Dis ? Combien ?...

D’une brusque torsion de son bras, Marianne l’arracha de la main qui le serrait puis, courant vers son lit, elle saisit le gland doré de la sonnette.

— Sortez d’ici ! Vous avez votre argent, alors, partez ! Et vite, sinon j’appelle mes gens !

La colère disparut comme un nuage de la figure crispée de Francis. Il prit une profonde respiration, haussa les épaules et se dirigea lentement vers la fenêtre.

— Inutile ! Je m’en vais ! Dans un instant, vous allez me dire que cela ne me regarde pas et, après tout, vous avez raison. Mais je ne peux m’empêcher de penser que... tout eût peut-être été différent si vous aviez été moins sotte !

— Et vous moins vil ! Ecoutez ceci, Francis : je n’ai jamais rien regretté de ce qui s’est passé et je ne regrette encore rien.

— Pourquoi ? Parce que Napoléon vous a appris l’amour et vous a faite princesse ?

Négligeant l’interrogation, Marianne secoua la tête.

— A Selton, vous m’avez rendu un immense service en me donnant le goût de la liberté. Votre seule excuse, si tant est que vous en eussiez une, est d’avoir tout ignoré de moi. Vous me croyiez faite du même bois que vous ou vos amis et c’était une erreur. Quant à Jason, je suis prête à crier au monde entier que je l’aime, et de cela aussi je peux vous remercier car, si j’avais souscrit à votre répugnant marché, je ne l’aimerais pas autant ! Enfin, si j’ai regretté quelque chose, c’est de n’avoir pas compris immédiatement l’homme qu’il était et de ne l’avoir pas suivi, comme il me l’a demandé la première nuit... mais j’ai, grâce à Dieu, assez d’amour et assez de jeunesse pour attendre le bonheur autant qu’il le faudra ! Parce que je sais, je sens, qu’un jour je le tiendrai...

— Eh bien, mais... c’est tout le mal que je vous souhaite !

Et sans rien ajouter de plus, il sortit sur le balcon, enjamba la balustrade et se laissa glisser au-dehors. Un instant, Marianne, qui s’était avancée vers la fenêtre, vit ses mains très blanches accrochées à l’appui de fer forgé. Puis il y eut le choc sourd d’une chute, immédiatement suivi de pas légers, rapides, fuyant vers le mur de la maison voisine. Machinalement, Marianne franchit à son tour la porte-fenêtre et fit quelques pas sur le balcon, cherchant, à la fois, à calmer l’agitation de son cœur et à mettre de l’ordre dans ses idées.

Sa première impulsion la poussait à sonner Gracchus pour demander ses chevaux et à se faire conduire à Passy sans plus tarder, mais les paroles de Francis trouvaient leur chemin dans son esprit et, malgré tout ce qu’elle savait de lui, elle ne pouvait s’empêcher d’en reconnaître la justesse. Qui pouvait dire comment réagirait l’Espagnole quand elle apparaîtrait devant elle, au cœur de la nuit ? Accepterait-elle seulement d’avertir son mari ? Ou bien trouverait-elle, dans l’aversion que lui inspirait Marianne, une excellente raison de ne pas croire un mot de ce qu’elle lui dirait ? Et si, pour attirer malgré tout l’attention de Jason, Marianne faisait du tapage, n’en résulterait-il pas un scandale qui ne ferait de bien à personne... L’idée d’envoyer Gracchus seul, avec un mot, ne la séduisait pas davantage parce qu’elle savait qu’elle n’aurait ni trêve ni repos tant qu’elle ne serait pas pleinement rassurée sur le sort de Jason. Peut-être n’aurait-elle pas trop de toutes ses supplications, de toutes ses larmes, pour le faire renoncer à un rendez-vous dont il attendait peut-être beaucoup... Le mieux serait sans doute d’attendre le jour et, dès son lever, de se faire conduire chez Beaufort.

Oppressée, Marianne passa sur son front une main qui tremblait et respira profondément deux ou trois fois pour essayer de calmer les battements désordonnés de son cœur. La nuit était silencieuse et douce. Sa voûte profonde scintillait d’étoiles et, du jardin, avec le murmure argentin et mélancolique du petit jet d’eau, montait le parfum des roses et du chèvrefeuille. C’était une nuit qu’il devait faire bon vivre à deux et Marianne poussa un soupir en songeant à cet étrange et tenace caprice du destin qui semblait la condamner, elle que tant d’hommes désiraient, à une perpétuelle solitude. Femme sans mari, maîtresse sans amant, mère privée de l’enfant dont, à l’avance, elle chérissait la forme fragile et si souvent imaginée, n’y avait-il pas là une injustice du destin, une espèce de dérision ? Que faisaient, à l’heure présente, les hommes qui pesaient de quelque poids dans sa vie ? Celui qui venait de partir si rapidement avec, dans les yeux, une étrange expression de lassitude, que faisait-il maintenant, chez Mme Atkins, cette femme douce et romanesque dont toute la vie n’était plus que la longue attente du retour de l’Enfant du Temple, de ce petit Louis XVII qu’elle était persuadée d’avoir contribué à arracher de sa prison ? Que faisait le centaure masqué de blanc de la villa Sant’Anna, dont l’effroyable solitude semblait vouloir se refléter dans celle de son artificielle épouse ? Quant à ce que pouvait faire Napoléon, sous les lambris dorés de Compiègne, en compagnie de son Autrichienne et en admettant qu’il ne soit pas occupé à soigner l’une des multiples indigestions d’une épouse aimant un peu trop la pâtisserie, Marianne l’imaginait sans peine, mais n’en éprouvait plus aucune souffrance. L’éclat et l’ardeur du soleil impérial, un temps, l’avaient éblouie, mais le soleil s’était couché dans un lit bourgeoisement conjugal et en avait quelque peu perdu de sa fascination.

Infiniment plus douloureuse était l’évocation de Jason, menacé d’un danger mortel, mais caché à cette minute, avec Pilar, dans cette ravissante demeure des bords de Seine que Marianne plus d’une fois avait admirée. Le grand jardin étalé en terrasses devait avoir bien du charme à cette heure nocturne... mais la sévère Pilar, qui n’aimait pas la France, était-elle capable de sentir la séduction de ce parc désuet et charmant ? Elle devait préférer prier un dieu d’orgueil et d’implacable justice dans la solitude retirée d’un oratoire bien clos !...

Soudain, Marianne tourna le dos à cette nuit par trop nostalgique, dans un mouvement plein de rancune, et regagna sa chambre. Dans l’un des candélabres de la cheminée, une bougie fumait, menaçant de s’éteindre, et la jeune femme souffla tout le chandelier... La chambre ne fut plus éclairée que par les petites lampes à huile placées au chevet du lit et s’emplit ainsi d’une mystérieuse lueur rose. Mais le charme ouaté de la chambre, l’appel du lit douillet n’agissaient plus sur Marianne. Elle venait de décider qu’elle se rendrait sur l’heure à Passy, quelles qu’en puissent être les conséquences ! Elle savait qu’elle ne pourrait pas trouver le repos tant qu’elle n’aurait pas vu Jason, quitte, pour cela, à passer, s’il le fallait, sur le corps de l’odieuse Pilar, quitte à ameuter tout le quartier !... Mais d’abord, changer de costume...

Marianne commença à se dévêtir, ôtant le casque de plumes pourpres qui commençait à lui tirer douloureusement les cheveux puis, à pleines mains, fourragea dans sa chevelure qui croula comme un noir serpent jusqu’au creux de ses reins. La robe de mousseline fut plus difficile à ôter. Un instant, Marianne, énervée par les multiples agrafes, fut sur le point d’appeler Agathe, mais, soudain, elle se souvint que cette robe avait déplu à Jason et, avec colère, elle tira sur le fragile tissu, arrachant la fermeture. Désormais vêtue d’une courte chemise de batiste attachée aux épaules par de minces rubans de satin blanc, elle s’assit pour changer de chaussures. C’est alors que la sensation d’une présence lui fit lever les yeux. Un homme, en effet, s’encadrait dans le chambranle de la fenêtre et restait là, immobile, à la regarder.

Avec une exclamation indignée, Marianne bondit sur un saut-de-lit de moire verte posé sur un fauteuil et s’en drapa hâtivement. Un instant, dans l’ombre, elle avait cru que Francis revenait. Elle avait seulement aperçu des cheveux blonds. Mais, en regardant mieux, elle comprit que la ressemblance s’arrêtait là et, très vite, avant même qu’il eût parlé, elle le reconnut. C’était Tchernytchev. Immobile comme une statue sombre dans son sévère uniforme vert foncé, le courrier du Tzar la dévorait des yeux. Mais des yeux si luisants et si fixes que quelque chose se bloqua dans la gorge de la jeune femme. Visiblement, le Russe n’était pas dans son état normal. Peut-être avait-il bu ? Elle savait déjà qu’il pouvait engloutir de prodigieuses quantités d’alcool sans perdre un pouce de sa dignité.

D’une voix basse, que l’inquiétude feutrait, Marianne ordonna :

— Allez-vous en ! Comment osez-vous pénétrer chez moi ?

Il ne répondit pas, fit seulement un pas en avant, puis un autre, et, se retournant, ferma rapidement la fenêtre. Voyant qu’il allait aussi fermer l’autre,

Marianne s’y jeta et se cramponna au montant.

— Je vous ai déjà dit de partir ! gronda-t-elle. Est-ce que vous êtes sourd ? Je vais appeler si vous ne disparaissez pas immédiatement.

Toujours pas de réponse, mais la main de Tchernytchev s’abattit sur l’épaule de la jeune femme, l’arracha de la fenêtre et l’envoya rouler sur le tapis à quelques pas de là, contre le pied du canapé qui lui arracha un cri de douleur. Pendant ce temps, le Russe, posément, fermait l’autre fenêtre puis revenait vers Marianne. Sa façon d’agir était celle d’un automate et Marianne, épouvantée, ne douta plus un instant qu’il ne fût totalement ivre. Quand il s’était approché d’elle, une puissante odeur d’alcool était montée à ses narines.

Pour lui échapper, elle essaya de se glisser sous le canapé, mais il était déjà sur elle. Avec la même force irrésistible, il l’enleva de terre et alla la déposer sur le lit malgré la défense vigoureuse qu’elle lui opposait. Elle cherchait vainement à crier : une main brutale s’était abattue sur sa bouche et, d’ailleurs, les obliques yeux verts du Russe luisaient, dans l’ombre, à la manière des yeux de chat et d’un feu tellement sinistre qu’une véritable terreur s’infiltra dans les veines de la jeune femme.

Il la lâcha un instant, mais ce fut pour arracher les cordelières d’or qui retenaient, au baldaquin, les rideaux de moire bleu-vert. En retombant, ils enveloppèrent le lit d’une ombre glauque où la veilleuse mettait un point d’or, mais Marianne n’eut même pas le temps de protester. En un tournemain, ses poignets furent liés à la tête du lit. Elle voulut crier mais sa voix s’étrangla dans sa gorge : une main péremptoire venait de lui fourrer dans la bouche un mouchoir roulé en boule.

Presque réduite à l’immobilité, Marianne ne s’en tordit pas moins comme une couleuvre, cherchant contre tout espoir à échapper à son tourmenteur et ne réussissant guère qu’à meurtrir douloureusement ses poignets que les fils d’or entamèrent. C’était bien peine perdue. Tchernytchev réussit sans peine à immobiliser ses jambes en se couchant dessus et attacha chaque cheville à un pied du lit. Cette fois, Marianne, à peu près écartelée, ne pouvait plus bouger. Le Russe, alors, se releva, considéra sa victime avec satisfaction.

— Tu t’es bien moquée de moi, Aniouchka ! fit-il d’une voix si lourde qu’elle en était difficilement intelligible. Mais, tu vois, c’est fini de rire ! Aussi, tu as été trop loin, vois-tu ! M’obliger à renoncer a tuer cet homme que tu aimes, c’était une grosse sottise parce que je n’ai jamais laissé un défi derrière moi. Tu as touché à mon honneur en te servant de mon devoir pour protéger ton amant et, pour cela, je vais te punir...

Il parlait posément, lentement, un mot coulant après l’autre, avec la monotonie d’un enfant répétant une leçon cent fois répétée.

« Il est fou ! » songea Marianne qui, cependant, n’hésita que très peu pour conjecturer la manière dont Tchernytchev entendait la punir. Elle pensa qu’il allait la violer. Et, de fait, jugeant sans doute, du fond de son ivresse, qu’il en avait assez dit comme cela, le Russe ouvrit le peignoir vert, déchira la chemise sur toute sa longueur et en écarta les pans mais sans toucher, même du bout des doigts, la peau nue de Marianne. Puis, se redressant de toute sa hauteur et sans même regarder la jeune femme, il se mit à se déshabiller aussi calmement que s’il avait été dans sa chambre.

A demi-étranglée par le mouchoir qui, trop enfoncé dans sa gorge, lui donnait des haut-le-cœur, Marianne le vit avec horreur dévoiler un corps aussi blanc et aussi bien bâti que celui d’un dieu de marbre grec, mais à peu près aussi velu que celui d’un renard roux. Ce corps, sans autre formalité, s’abattit sur le sien. Ce qui suivit fut incroyablement violent, rapide et, pour Marianne, aussi désagréable qu’ennuyeux. Ce cosaque ivre mettait à faire l’amour la même application et la même fureur que s’il avait administré le knout à un moujik récalcitrant. Non seulement il ne cherchait pas à éveiller un plaisir quelconque chez sa compagne, mais il semblait s’évertuer à la faire souffrir au maximum. Heureusement, la nature vint au secours de Marianne et son supplice, qu’elle subit sans une plainte, ne dura pas longtemps.

Défaillante et presque étouffée elle crut renaître quand son bourreau se releva, pensant qu’il allait maintenant la délivrer, puis se décider enfin à prendre la route de Moscou. Mais, toujours sur le même ton monocorde, Tchernytchev annonça :

— Maintenant, je vais t’enlever pour toujours le moyen de m’oublier. Aucun homme ne pourra plus t’approcher sans savoir que tu es mon bien.

Apparemment, il n’en avait pas fini avec elle et Marianne, éperdue, le vit ôter calmement de son doigt une de ces grosses chevalières d’or dont le chaton, gravé aux armes, servait à cacheter les lettres, et en présenter la gravure à la flamme de la veilleuse. En même temps, il examinait le corps de la jeune femme, semblant chercher quelque chose sur la peau brillante de sueur. Mais Marianne, qui avait compris ce qu’il voulait faire, se mit à gémir et à se tordre dans ses liens avec une si violente énergie que le Russe, dont la main d’ailleurs n’était peut-être pas très sûre, manqua son but. Il avait visé le ventre, mais ce fut sur la hanche de Marianne qu’il appliqua le sceau brûlant...

La douleur fut si atroce que, malgré le bâillon, un cri d’agonie jaillit de la gorge de Marianne. Il eut pour écho un ricanement d’ivrogne satisfait... et le bruit d’une vitre brisée. A demi-morte, Marianne entendit ouvrir violemment sa fenêtre et, comme du fond d’un rêve, vit s’effondrer d’un seul coup les rideaux qui protégeaient son lit, tandis qu’à la place se dressait la silhouette sombre d’un homme en uniforme de hussard, dont la main droite tenait un sabre nu. Devant le spectacle inattendu qui s’offrait à lui, le nouveau venu jura superbement :

— Et bien ! fit-il avec un bel accent périgourdin qui parut à Marianne la plus douce musique du monde, j’ai vu bien des piqués dans ma chienne de vie, mais des comme toi !...

Marianne souffrait trop de sa hanche brûlée et elle était passée par trop d’émotions durant cette incroyable nuit pour s’étonner encore de quoi que ce soit. Découvrir, au pied de son lit et l’épée à la main, le bouillant Fournier-Sarlovèze, l’amant préféré de Fortunée Hamelin, n’avait même plus de quoi la surprendre... D’ailleurs, après avoir intimé au Russe qui, de surprise, s’était assis sur le lit l’ordre de s’habiller « et un peu vite ! » avant d’en découdre avec lui, le beau François s’occupait hâtivement de Marianne, ôtait enfin le mouchoir sous lequel elle suffoquait, tranchait les liens dorés et ramenait pudiquement la lingerie déchirée sur le corps blessé, le tout sans cesser de parler.

— On dirait que j’ai eu une bonne idée de passer par la rue de l’Université ! fit-il joyeusement. Je pensais d’ailleurs à vous, belle dame, et me disais qu’il me fallait vous rendre bientôt visite pour vous remercier de m’avoir tiré de prison, quand j’ai vu ce personnage en train d’escalader le mur de votre jardin. La première idée qui m’est venue est qu’il venait en galant impatiemment attendu. Mais un amant attendu par une dame vivant seule n’a aucun besoin de râper ses vêtements en franchissant les murailles. Quand je vais chez Fortunée, j’y vais comme tout le monde : par la porte... Sa conduite m’a donc intrigué. Et puis, à ne vous rien cacher, je n’aime pas les Russes et celui-là moins encore que tous ses frères. Après quelques hésitations, je me suis décidé à prendre le même chemin. Une fois dans le jardin, j’ai failli rebrousser chemin. Il n’y avait plus trace de rien et les fenêtres, si elles étaient éclairées, étaient fermées. Du diable si je sais pourquoi je suis monté jusqu’ici ! Peut-être par curiosité ! J’adore me mêler de ce qui ne me regarde pas ! conclut-il, tandis que Tchernytchev, toujours avec les mêmes gestes automatiques, se rhabillait sans prêter la moindre attention à ce qui se passait auprès de lui.

Mais il fut brutalement rappelé à la réalité. A peine libérée, et sans souci de sa douleur, Marianne avait bondi de son lit. Se ruant sur son bourreau, elle lui appliqua deux maîtresses gifles, puis, saisissant une précieuse potiche de Chine rose qui, avec son pied de bronze, pesait un certain poids, elle la souleva, emportée au-delà d’elle-même par la fureur, et la lui brisa sur la tête.

Le vase s’éparpilla en mille morceaux, mais le Russe ne tomba pas. Ses yeux s’ouvrirent sous l’effet d’une immense surprise et il vacilla légèrement. Puis il s’assit lourdement sur le bord du lit tandis que Fournier-Sarlovèze éclatait d’un rire sonore qui couvrit le flot d’injures dont Marianne abreuvait son adversaire. Cependant, comme sur sa lancée, elle se précipitait vers l’autre potiche jumelle pour lui faire subir le même sort, le général des hussards s’interposa.

— Hé là ! Doucement, jeune dame ! D’aussi belles choses ne méritent pas un sort aussi tragique !

— Et moi ? Est-ce que je méritais ce que cette brute sauvage m’a fait subir ?

— Justement ! Il n’y a aucune raison de vous priver, au surplus, d’objets auxquels vous devez tenir quelque peu ! Que ne prenez-vous le tisonnier, ou un chenet ?... Non, ajouta-t-il vivement en voyant Marianne regarder d’un œil brillant le lourd tisonnier de bronze, laissez cela ! Tout compte fait, j’aime mieux le tuer moi-même.

Péniblement, car sa blessure au côté lui faisait éprouver de cruels élancements, Marianne parvint à sourire à ce paladin inattendu. Elle n’arrivait plus à comprendre comment elle avait pu, jusqu’à présent, trouver François Fournier antipathique.

— Je ne sais pas comment vous remercier ! murmura-t-elle.

— Alors n’essayez pas, sinon nous n’en finirons jamais de nous remercier mutuellement. Comment appelle-t-on votre femme de chambre ? Elle doit être sourde, celle-là !

— Non, surtout ne l’appelez pas ! En effet, elle a si bon sommeil qu’elle attache le cordon de la sonnette à son petit doigt pour le cas où j’aurais besoin d’elle. Mais, pour une fois, j’aime autant cela ! Je... je ne suis pas très fière de ce qui vient de se passer.

— Je ne vois pas pourquoi ! Mettez ça sur le compte des blessures de guerre ! Avec ces gens-là, on est toujours un peu en guerre, mais je vais lui ôter toute envie de recommencer. Vous y êtes, vous ? acheva-t-il en se tournant vers le Russe.

— Un moment ! fit l’autre.

D’un pas solennel, il alla jusqu’à une carafe pleine d’eau posée sur une table et, sans hésiter, s’en versa le contenu sur la tête. L’eau dégoulina sur le bel uniforme vert et vint inonder le tapis, mais les yeux de Tchernytchev perdirent instantanément leur fixité trouble. Il s’ébroua, à la manière d’un grand chien, puis, rejetant en arrière ses cheveux trempés, il tira son sabre et adressa un sourire hargneux à Fournier.

— Quand vous voudrez ! fit-il froidement. Je n’aime pas beaucoup que l’on vienne interrompre mes plaisirs.

— Drôles de plaisirs ! Mais, si vous le voulez bien, nous allons régler ça dans le jardin. Il me semble, ajouta-t-il en désignant du bout de son arme les rideaux arrachés, la fenêtre brisée, le vase en miettes et la large flaque d’eau que le tapis absorbait lentement, que, pour cette nuit, les dégâts sont suffisants !

Froidement, Marianne remarqua avec un petit rire méprisant :

— Le comte n’a pas le droit de se battre ! Il devrait déjà être sur le chemin de son pays. Il est en mission.

— Je suis déjà en retard, affirma Tchernytchev, alors un peu plus un peu moins... Je ne prendrai d’ailleurs que tout juste le temps de tuer cet intrus... l’un de vos amants, sans doute !

— Non, corrigea Fournier avec une menaçante amabilité, mais celui de sa meilleure amie ! Allons, Tchernytchev, cessez de faire l’imbécile ! Vous savez parfaitement qui je suis. On n’oublie pas le premier sabreur de l’Empire quand on l’a, une fois, rencontré sur un champ de bataille, ajouta-t-il avec un naïf et superbe orgueil. Rappelez-vous Austerlitz !

— Et vous, intervint Marianne, rappelez-vous votre situation actuelle ! Sur la mémoire de mon père, je donnerais dix ans de ma vie pour voir ce soudard raide mort, mais avez-vous songé à ce qui se passera si vous le tuez ? Vous sortez de prison. L’Empereur vous y renverra immédiatement.

— Et avec joie, approuva Fournier. Il me déteste !

— Je ne sais pas s’il en sera heureux, mais il vous y renverra... et pour combien de temps ? Cet homme doit être couvert par l’immunité diplomatique. Ce sera la fin de votre carrière... et je vous dois trop pour vous laisser faire cela... même si j’en meurs d’envie.

D’un geste insouciant, Fournier-Sarlovèze fouetta l’air de sa lame nue et haussa les épaules.

— J’essaierai de ne pas le tuer tout à fait ! J’espère qu’une bonne leçon lui suffira et, comme il est en faute, lui aussi, je crois qu’il saura se taire ! Quant à vous, princesse, inutile d’insister : aucune force au monde ne peut m’empêcher de croiser le fer avec un Russe quand j’en trouve un ! Comprenez donc que c’est du gâteau pour moi ! Vous venez, vous ?

Les derniers mots, bien sûr, s’adressaient à Tchernytchev qui n’eut même pas le temps de répondre. Déjà, Fournier-Sarlovèze, vif comme l’éclair, avait enjambé le balcon et s’était laissé tomber dans le jardin. Son adversaire suivit, plus lentement, et non sans s’arrêter un instant devant Marianne qui, les bras croisés sur sa poitrine, le regardait avec des yeux brûlants de haine.

— Il ne me tuera pas, dit-il d’une voix où demeuraient les traces de son ivresse à peine dissipée, et je reviendrai !

— Je ne vous le conseille pas !

— Je reviendrai tout de même, et tu me suivras ! Je t’ai marquée de mon sceau.

— Une brûlure s’efface... au besoin par une autre brûlure ! Je me ferai arracher la peau, lança Marianne avec un accent sauvage, plutôt que de conserver la moindre marque de vous ! Partez ! Ne remettez jamais les pieds ici ! Et, au cas où vous oseriez passer outre, sachez que l’Empereur saurait, clans l’heure suivante, ce qui s’est passé, dussé-je lui montrer ce que vous avez osé faire.

— Que m’importe ? Le Tzar est mon seul maître !

— Comme je n’ai, moi, d’autre maître que l’Empereur ! Et il est possible que le vôtre n’apprécie pas la colère du mien.

Tchernytchev allait sans doute répondre mais, du jardin, parvint la voix impatiente de Fournier.

— Vous descendez, ou bien faut-il aller vous chercher ?

— Allez, monsieur, fit Marianne, mais apprenez encore ceci : je manie les armes comme un homme et si vous osez franchir à nouveau le seuil de cette maison, en admettant que vous en sortiez vivant, sachez que je vous abattrai comme un chien !

Pour toute réponse Tchernytchev haussa les épaules, puis se rua vers le jardin dans lequel il plongea plus qu’il ne descendit. Un instant plus tard, les deux hommes tombaient en garde sur la petite pelouse ronde qui formait le centre du jardin. Serrant contre elle son déshabillé de soie verte, Marianne fit quelques pas sur le balcon pour voir le duel. Les sentiments qu’elle éprouvait étaient mitigés. Sa rancœur lui faisait souhaiter la mort sans phrase de son lâche agresseur, mais la reconnaissance qu’elle éprouvait envers le général lui faisait espérer qu’il n’allât pas, pour punir la férocité d’un sadique, briser irrémédiablement sa carrière.

Les lumières de la chambre que Marianne avait rallumées avant de sortir mettaient une auréole claire autour des deux duellistes, arrachant des éclairs aux lames nues des sabres qui, en se choquant, lançaient des étincelles. Les deux adversaires étaient de force sensiblement égale. Le Russe, un peu plus grand que le Français, semblait plus puissant mais, sous sa minceur méridionale, Fournier cachait une force redoutable et une extrême agilité. Il était partout à la fois, dansant autour de son adversaire un mortel ballet et l’enveloppant d’une étincelante toile d’araignée.

Fascinée, reprise malgré elle par ce goût étrange et garçonnier qu’elle avait toujours eu pour le redoutable jeu des armes, Marianne suivait avec passion les phases diverses du duel quand, soudain, une tête apparut au-dessus du mur du fond du jardin, celui qui le séparait de la rue de l’Université et que, tour à tour, Tchernytchev et Fournier avaient franchi, une tête coiffée d’un inquiétant bicorne. Une autre tête apparut, puis une troisième...

« Les gendarmes ! pensa Marianne. Il ne manquait plus qu’eux ! »

Elle se penchait déjà sur le balcon pour conseiller aux deux hommes de mettre bas les armes, mais il était trop tard. Une voix rude intimait :

— Les duels sont interdits, messieurs ! Vous devriez le savoir ! Au nom de l’Empereur, je vous arrête.

Tranquillement, Fournier mit son sabre sous son bras et offrit au brigadier occupé à franchir le mur, sans doute grâce au cheval sur le dos duquel il était monté, un sourire d’une désarmante innocence.

— Un duel ? Où diable prenez-vous cela, brigadier ? Mon ami et moi faisions simplement quelques passes d’armes, rien de plus.

— A 4 heures du matin ? Et devant une dame qui n’a pas l’air de trouver ça tellement drôle ? fit le brigadier en levant les yeux vers une Marianne plutôt désemparée.

Très vite elle avait compris que l’arrivée des gendarmes constituait la véritable catastrophe de la soirée : un duel, chez elle, en pleine nuit, entre Tchernytchev et Fournier, après ce qui s’était déjà passé au Théâtre-Français, c’était le scandale assuré, la colère de l’Empereur, tellement à cheval sur la respectabilité de son entourage depuis qu’il avait épousé son archiduchesse, des sanctions sévères pour les coupables, la réputation de Marianne fortement endommagée. Sans compter que Tchernytchev étant russe et en mission, l’affaire pouvait tourner par-dessus le marché à l’incident diplomatique. Il fallait essayer d’arranger cela et tout de suite ! Et comme le brigadier, après avoir enfin sauté son mur, avertissait les deux adversaires qu’il allait les conduire au plus proche commissariat de police, elle se pencha vivement sur la balustrade.

— Un instant, brigadier ! Je descends ! Nous causerons plus commodément au salon.

— Je ne vois pas ce que nous pourrions dire, madame. Les duels sont formellement interdits. Et malheureusement pour ces messieurs, en faisant une ronde nous avons entendu le bruit des armes. Le cas est clair.

— Peut-être moins que vous ne le pensez ! Mais faites-moi tout de même la grâce de m’attendre. D’ailleurs, il faut que je fasse ouvrir les portes... à moins que vous ne souhaitiez emmener ces messieurs en passant de nouveau par-dessus le mur ?

Tout en descendant, aussi vite que le permettait sa brûlure à la hanche, le grand escalier de marbre, Marianne s’efforçait de réfléchir. Visiblement le brigadier n’avait pas cru à l’explication, à vrai dire un peu simplette, de Fournier. Il fallait trouver autre chose et, malheureusement, l’esprit de Marianne, tout entier tourné vers Jason et le danger qui le menaçait, avait peine à changer de sujet de préoccupation. Elle brûlait du désir de courir chez lui, de l’avertir, et voilà que cette stupide affaire de duel l’arrêtait, allait la retenir Dieu sait combien de temps !

Quand elle sortit dans le jardin, la nuit était déjà moins sombre, une mince bande de lumière pâle apparaissait vers l’horizon... et une agitation totale régnait entre les gendarmes et les prisonniers. Fournier se débattait comme un diable aux mains de deux représentants de l’ordre qui semblaient avoir le plus grand mal à en venir à bout, tandis que le brigadier faisait des efforts touchants pour essayer une fois de plus d’escalader un mur qui, cette fois, et sans les chevaux qui en avaient facilité l’accès à l’aller, se montrait infiniment plus rétif pour un homme légèrement replet et, de plus, chaussé d’énormes bottes... Tchernytchev avait disparu et, au-delà du mur, le galop d’un cheval s’éloignait...

Devant la vanité de son effort, le brigadier renonça à franchir l’obstacle et revint vers Fournier qui continuait à fournir une honorable défense. Il était, cette fois, tout à fait furieux.

— Inutile de vous fatiguer ! Votre complice est déjà loin ! Mais nous le retrouverons et, quant à vous, mon garçon, vous paierez pour deux !

— Je ne suis pas votre garçon ! explosa Fournier hors de lui. Je suis le général Fournier-Sarlovèze et je vous serais reconnaissant, brigadier, de vous en souvenir !

Le brigadier rectifia la position, salua militairement et déclara :

— Excusez-moi, mon général, je ne pouvais pas deviner ! Mais vous n’en demeurez pas moins mon prisonnier, à mon grand regret ! J’aurais préféré garder l’autre et je ne comprends pas pourquoi vous avez facilité sa fuite en vous jetant tout à coup sur mes hommes.

Fournier haussa les épaules et dédia au gendarme un sourire moqueur.

— Je vous ai dit que c’était un ami ! Pourquoi ne voulez-vous pas me croire ?

— Parce que vous n’oseriez pas me donner votre parole d’officier que vous ne vous battiez pas en duel, mon général !

Fournier se tut. Marianne jugea qu’il était temps, pour elle, d’intervenir, Elle alla poser une main, à la fois apaisante et persuasive, sur le bras du brigadier.

— Et si moi, brigadier, je vous demandais, pour une fois, de fermer les yeux ? Je suis la princesse Sant’Anna, une amie fidèle de l’Empereur. Le duc de Rovigo me veut du bien, je crois, ajouta-t-elle se souvenant à propos des invitations de Savary, et, après tout, il n’y a ni mort ni blessé. Nous pourrions...

— Mille regrets, Madame la princesse, mais je dois faire mon devoir. Outre que mes hommes ne comprendraient pas et que je devrais leur fournir des explications gênantes, je ne voudrais pas subir le sort d’un de mes collègues qui s’est trouvé dans une situation analogue et a montré de l’indulgence. Cela s’est su et il a été cassé. M. le duc de Rovigo se montre, sur le chapitre de la discipline, d’une impitoyable sévérité. Mais... je n’apprends certainement rien à Madame la princesse ?... puisqu’elle le connaît ! Mon général, si vous voulez bien me suivre ?

Refusant de s’avouer vaincue, Marianne voulut plaider encore et peut-être commettre une sottise, car elle était si désolée de voir Fournier retourner en prison pour l’avoir défendue qu’elle eût peut-être offert de l’argent à cet homme. Fournier comprit et s’interposa :

— J’y vais ! fit-il tout haut, puis plus bas, se tournant vers Marianne : « Ne vous tourmentez pas, princesse ! Ce n’est pas la première fois que je me bats en duel et l’Empereur me connaît bien. J’ai préféré laisser fuir le cosaque. Avec lui l’affaire pouvait aller trop loin. Au pire, je m’en tirerai avec quelques jours de prison et un petit séjour dans mon cher Sarlat. »

Marianne avait l’oreille trop fine pour ne pas sentir la petite pointe de regret qui vibrait dans la voix du hussard. Sarlat, pour lui, c’était peut-être la douceur du pays natal, mais c’était aussi l’inaction, l’éloignement de ces champs de bataille pour lesquels il était fait et que, sans cette stupide histoire, il eût rejoints ces jours-ci en Espagne. Bien sûr, Marianne se souvenait aussi de ce que lui avait confié Jean Ledru, sur les horreurs de la guerre dans ce pays sans espoir, mais elle savait que de telles évocations ne pouvaient en rien retenir la fougue du premier sabreur de l’Empire, en admettant même qu’elles n’excitassent point la véritable passion qu’il mettait à se battre.

Spontanément, elle lui tendit ses deux mains.

— J’irai trouver l’Empereur, promit-elle. Je lui dirai ce qui s’est passé et ce que je vous dois. Il comprendra. Je préviendrai aussi Fortunée. Mais je me demande si elle comprendra aussi bien ?

— S’il s’agissait d’une autre que vous, sûrement pas ! fit Fournier en riant. Mais, pour vous, non seulement elle comprendra, mais elle m’approuvera. Merci de votre promesse. J’en aurai peut-être besoin.

— C’est moi qui dois dire merci, général.

Quelques minutes plus tard, Fournier-Sarlovèze, les mains dans les poches, franchissait le seuil de l’hôtel d’Asselnat sous l’œil éberlué et vaguement scandalisé du majordome Jérémie qui, mal réveillé, regardait les gendarmes avec une sorte d’horreur sacrée. L’un d’eux ayant été récupérer le cheval que Fournier avait laissé, lui aussi, derrière le mur de la rue de l’Université, le général sauta en selle aussi légèrement que pour se rendre à la parade puis, du bout des doigts, envoya un baiser à Marianne qui, du perron, le regardait partir.

— Au revoir, princesse Marianne ! Et surtout ne regrettez rien ! Vous n’imaginez pas comme il est grisant d’aller en prison pour une femme aussi belle !...

La petite troupe s’éloigna dans le jour levant. L’aurore mettait des roseurs de chair aux pierres blanches de l’hôtel et, des jardins proches, une fraîcheur et une brume légère montaient avec les premiers chants d’oiseaux. Marianne était lasse à mourir et sa hanche lui faisait un mal affreux. Derrière elle, ses domestiques en bonnets de nuit, les yeux gros de sommeil, gardaient un silence prudent. Seul, Gracchus, arrivé le dernier, pieds nus et seulement vêtu de sa culotte, osa interroger sa maîtresse.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé, Mademoi... Madame la princesse ?

— Rien Gracchus ! Va t’habiller et attelle. J’ai à sortir. Quant à vous, Jérémie, au lieu de me regarder comme si j’allais vous envoyer à l’échafaud, allez plutôt réveiller Agathe ! Celle-là, si la maison lui tombait dessus, elle ne s’en rendrait même pas compte !

— Et... que... que dois-je lui dire ?

— Que vous êtes un imbécile, Jérémie ! s’écria Marianne exaspérée, et que je me passerai dorénavant de vos services si dans cinq minutes elle n’est pas dans ma chambre !

Rentrée chez elle et parfaitement indifférente à l’image de désolation qu’offrait la charmante pièce avec ses rideaux arrachés et ses porcelaines brisées, Marianne alla enduire sa brûlure de baume du Pérou, but un grand verre d’eau fraîche et ordonna à Agathe, qui accourait tout effarée, d’aller lui faire du café très fort. Mais la jeune fille, devant le spectacle qui s’offrait à elle, demeurait au seuil de la porte, figée sur place.

— Eh bien ? s’impatienta Marianne. Tu n’entends pas ?

— Ma... madame ! balbutia Agathe en joignant les mains. Qui est venu ici cette nuit ? On dirait que... que le Diable lui-même est passé par là !

Marianne eut un petit rire sans gaieté puis alla décrocher une robe dans sa penderie.

— C’est bien cela ! fit-elle. Le diable en personne ! ou plutôt... en trois personnes ! Maintenant, mon café, et vite !

Agathe disparut en courant.

7 LA MAISON DU DOUX FANTOME

Le soir allumait de sanglants reflets d’incendie derrière la colline de Chaillot quand la voiture de Marianne franchit, une fois de plus, le pont de la Concorde pour se rendre à Passy. La venue de la nuit, hâtée par les épais nuages qui avaient envahi le ciel de Paris en fin de journée, semblait vouloir étouffer sous un drap gris le rouge éclat d’une ultime lueur du soleil mourant. La chaleur, pesante et moite, était insupportable. L’air n’entrait qu’avec peine par les vitres baissées de la voiture et Marianne, appuyée au velours trop chaud des coussins, respirait difficilement, cherchant à la fois un peu de fraîcheur dans cette atmosphère suffocante et un peu de calme pour ses nerfs parvenus à leur point extrême de tension.

Pour la seconde fois, elle se rendait à Passy. Lorsqu’elle y était arrivée, au matin, décidée à n’importe quel éclat pour voir Jason, ne fût-ce qu’un instant, et l’avertir, elle avait trouvé porte close. Seul, un concierge suisse en pantoufles, bougon et mal réveillé, était apparu quand Gracchus s’était pendu à la cloche de la grille. Dans un français rocailleux, l’homme des cantons l’avait informée qu’il n’y avait personne à la maison. Mr et Mrs Beaufort étaient à Mortefontaine où ils s’étaient rendus en sortant du théâtre[1]. La vue d’une pièce d’or avait tout de même décidé le bonhomme à indiquer que l’Américain devait rentrer vers le soir. Et Marianne, déçue, avait fait demi-tour en regrettant de n’avoir pas, pour une fois, suivi le conseil de Francis. Mais la vérité était si peu son fait !

Malgré la lassitude qu’elle devait à sa nuit blanche, malgré la douleur de sa hanche blessée qui lui donnait un peu de fièvre, la jeune femme avait été incapable de trouver le repos. Elle avait erré, comme une âme en peine, de sa chambre au jardin et du jardin à sa chambre, courant cent fois au salon pour y regarder l’heure au gracieux cartel de laque et de bronze. Le seul intermède dans cette interminable journée avait été la visite du commissaire de police venu poser quelques questions, embarrassées mais obstinées et perfides, sur le duel du petit matin. Marianne s’en était tenue à la version de Fournier : il ne s’agissait pas d’un duel. Mais visiblement, le fonctionnaire était reparti mal satisfait.

Quittant le cours la Reine, la voiture roulait maintenant à vive allure sur le Grand Chemin de Versailles qui, sous les arbres, suivait la Seine, se dirigeant vers la barrière de la Conférence. Un arrêt s’était produit à la hauteur des énormes travaux de construction du pont d’Iéna, presque terminé d’ailleurs, à cause d’un charroi de pierres qui avait été renversé dans la journée et qui obstruait encore une partie de la chaussée. Mais Gracchus, jurant comme un templier, avait réussi à franchir l’obstacle en mettant un instant sa voiture en équilibre instable et avait ensuite enlevé ses chevaux d’une rapide zébrure de fouet pour les lancer au galop vers la barrière.

La nuit était complètement tombée quand on atteignit les premières maisons du village de Passy, une nuit que les nuages d’orage, roulant comme de menaçantes fumées, rendaient singulièrement épaisse. Aucune lumière n’apparaissait dans la masse de végétation dense débordant les grilles des propriétés, si ce n’est une lueur jaune dans une maisonnette tapie près d’une porte charretière, indiquant que le concierge de la raffinerie de betteraves à sucre du banquier Benjamin Delessert était à son poste. A côté, l’ancien parc thermal de Passy, jadis plein de bruit et d’animation, n’offrait plus qu’un pesant silence, une longue obscurité où les arbres inertes paraissaient minéralisés dans l’air immobile.

Gracchus prit à droite et engagea ses chevaux dans une pente, montant doucement entre le jardin des Eaux et le mur d’une très grande propriété. Au bout de cette rue, d’élégantes lanternes dorées, pendues à des crosses de fer noir, éclairaient la haute grille et les deux petits pavillons d’entrée, gardiens jumeaux de l’hôtel de Lamballe. Mais Marianne fit arrêter sa voiture à mi-pente et ordonna à Gracchus de se ranger de façon à être aussi peu visible que possible. Et, comme le jeune cocher s’étonnait, elle ajouta :

— Je voudrais essayer d’entrer dans cette maison sans être vue.

— Pourtant, ce matin...

— Ce matin, il faisait jour et rechercher le secret eût été folie. Maintenant, il fait nuit, il est tard et je voudrais éviter, autant que possible, que l’on sût ma présence dans cette maison. Il ne pourrait en sortir que des inconvénients pour tout le monde et pour M. Beaufort en particulier, dit-elle en songeant à ce que pourrait être la réaction jalouse de Pilar si elle apprenait qu’en son absence Jason avait reçu, de nuit, une femme et une femme nommée Marianne.

Voyant que Gracchus détournait la tête d’un air gêné, Marianne comprit qu’il se méprenait et croyait qu’il s’agissait d’un rendez-vous d’amour. Aussi mit-elle tout de suite les choses au point.

— Jason court, cette nuit, un grand danger, Gracchus. Moi seule ai la possibilité de le sauver. Voilà pourquoi il faut que j’entre. Veux-tu m’aider ?

— A sauver M. Jason ? Je pense bien ! fit le brave garçon d’un ton joyeux qui renseigna Marianne sur le degré de soulagement qu’il éprouvait. Seulement, ça ne va pas être facile : les murs sont hauts, les grilles solides. Et quant à l’entrée qui donne sur la route de Versailles...

— Ce matin, j’ai remarqué dans le mur une petite porte qui ne doit pas être loin d’ici. Peux-tu ouvrir cette porte ?

— Avec quoi ? Je n’ai que mes mains, et si j’essaie de l’enfoncer...

— Avec ceci.

Et Marianne tira de sous sa mante de légère soie vert sombre un crochet de serrurier qu’elle mit dans la main de son cocher.

Sentant la forme de l’outil entre ses doigts, Gracchus poussa une exclamation étouffée :

— Ben !... ça alors !... Mais où...

— Chut ! C’est mon affaire, fit Marianne qui avait découvert l’outil dans le petit arsenal personnel de Jolival. (Comme le feu roi Louis XVI, le vicomte Arcadius avait toujours eu, pour la serrurerie d’amateur, un petit faible et gardait, dans sa chambre, une assez jolie trousse d’outils qui, chez un homme moins respectable, eût peut-être laissé planer quelques doutes sur son honnêteté) : Crois-tu pouvoir ouvrir une porte avec ça ?

— S’il n’y a pas de barre de fer derrière, c’est l’enfance de l’art, assura Gracchus. Vous allez voir !

— Un moment ! Va d’abord doucement jusqu’à la grille et essaie de voir s’il y a de la lumière dans l’hôtel. Vois aussi s’il y a un équipage ou des chevaux dans la cour. Je sais que M. Beaufort attendait une visite vers 8 heures, ajouta-t-elle. Il se peut que le visiteur soit encore là.

Pour toute réponse, Gracchus fit signe qu’il avait compris. Il ôta son chapeau qu’il alla ranger dans la voiture avec sa veste de livrée, gara la dite voiture dans un renfoncement du parc des Eaux Thermales encore obscurci par les énormes branches d’un vieil arbre puis, ayant constaté qu’elle était devenue à peu près invisible pour qui ne savait pas sa présence, il prit sa course vers la grille, grimpant le chemin sans faire plus de bruit qu’un chat.

Les yeux de Marianne s’étant assez habitués à l’obscurité pour qu’elle pût distinguer la petite porte, elle se dirigea vers elle et, après s’être assurée qu’elle était bien fermée, se tapit dans l’encoignure pour attendre le retour de Gracchus.

La chaleur était suffocante, mais l’orage s’annonçait. Vers le sud, de sourds grondements se faisaient entendre et un éclair encore lointain zébra l’horizon, révélant un instant le ruban humide de la Seine. Quelque part dans le voisinage, sans doute à la petite église de Notre-Dame-des-Grâces, une horloge sonna 9 heures et le cœur de Marianne, sur un contrepoint angoissé, se mit à cogner dans sa poitrine. Des craintes terribles et vagues lui venaient. Si Jason n’était pas revenu de Mortefontaine avant le rendez-vous chez Crawfurd ? Si ce rendez-vous dont Francis avait parlé s’était trouvé annulé... ou si Jason était déjà parti, contre toutes prévisions, contre tous les renseignements que Cranmere croyait posséder... Si demain, à l’aube, dans les fossés de Vincennes...

L’image qui se forma dans l’imagination de Marianne était si vivante et si cruelle à la fois qu’elle retint avec peine un gémissement. Tremblante, elle dut s’adosser au mur, cherchant la fraîcheur de la pierre pour apaiser la fièvre qu’elle sentait monter et qui battait dans ses tempes. Elle était encore mal remise de sa récente maladie et le sauvage traitement que lui avait fait subir Tchernytchev la nuit précédente n’avait rien arrangé. Mais, à évoquer l’homme qu’elle haïssait maintenant de tout son cœur, elle trouva un regain de force, chercha son mouchoir et tamponna machinalement les gouttes de sueur qui coulaient le long de sa joue. La fraîche odeur de l’eau de Cologne dont elle l’avait abondamment inondé avant de sortir lui fit du bien. Gracchus, d’ailleurs, revenait.

— Alors ?

— Il y a de la lumière dans la maison, chuchota le jeune garçon, et il y a aussi, dans la cour, une berline qui ne va pas tarder à sortir. J’ai aperçu vaguement quelque chose qui sortait en courant de la maison et qui grimpait dedans. Ecoutez...

En effet, le roulement d’une voiture se faisait entendre. Puis ce fut le grincement d’une grille, le pas sonore des chevaux, enfin la silhouette d’une grosse berline qui s’élança dans la rue en pente. Vivement, Marianne et Gracchus se tapirent dans le renfoncement de la porte. Il faisait si sombre, d’ailleurs, que le cocher de la berline ne soupçonna même pas qu’il y eût, dans ce grand mur, une petite porte et deux êtres humains cachés là. Parvenue au bas du chemin, la berline tourna à droite. Le cocher fit claquer son fouet et les chevaux s’élancèrent sur la route de Versailles.

— Je crois qu’on peut y aller ! soupira Gracchus. Voyons ce que vaut votre outil !

A tâtons, il chercha la serrure, y engagea le crochet. Le fer crissa sur le fer qui hésita puis céda. Le pêne, accroché, tourna sans trop d’effort, mais la porte qui, peut-être, n’avait pas été ouverte depuis longtemps, demeura close. Gracchus, de l’épaule, pesa dessus et la porte, enfin, capitula. Un coin de parc apparut et, à travers les troncs vêtus de lierre, la tache pâle d’une grande demeure blanche et ses hautes fenêtres lumineuses érigées sur trois terrasses. Devant les plus hautes et les plus ornées, celles du centre, une légère dentelle forgée accompagnait avec grâce la double coulée d’un souple et facile escalier de pierre au bas duquel rêvaient des nymphes de marbre.

Dans la poitrine de Marianne, le cœur bondit avant même que les pieds n’eussent fait les premiers pas vers ces clartés qui, mieux que les paroles, lui lisaient que Jason était là. Un coup de tonnerre, plus proche que tout à l’heure, vibra dans le ciel et Gracchus, levant la tête vers l’épaisse voûte de feuillage, dit :

— L’orage approche ! Dans quelques instants, sans doute, il pleuvra et je...

— Reste ici ! ordonna la jeune femme. Je n’ai pas besoin de toi. Ou, plutôt, va m’attendre dans la voiture mais en prenant soin de laisser cette porte seulement tirée.

— Ne vaudrait-il pas mieux que je vous accompagne ?

— Non. Va te mettre à l’abri, surtout s’il pleut. Je ne cours ici aucun danger... ou, si j’en cours, ajouta-t-elle avec un involontaire sourire que la nuit absorba, tu ne peux m’être d’aucun secours. A tout à l’heure.

Sans plus s’attarder, elle ramassa ses jupes pour ne pas risquer de les accrocher dans les branches basses et se dirigea d’un pas léger vers la maison. A mesure qu’elle en approchait, elle en distinguait mieux la grâce parfaite et l’élégance discrète. C’était bien, en vérité, la demeure d’une femme charmante et raffinée comme en avait tant broyé la sanglante Terreur ! Et les marches douces que Marianne gravit sans faire plus de bruit qu’un souffle semblaient faites pour le chatoiement évanoui des traînes de moire et des paniers de satin...

Parvenue sur le haut perron, elle dut comprimer sous sa main les battements désordonnés de son cœur, affolé comme après une longue escalade. La haute porte-fenêtre était entrouverte et, grâce aux bouquets de bougies brûlant aux girandoles dorées contre les boiseries des murs, Marianne apercevait une partie d’un grand salon dont les peintures et les tentures, refaites de neuf, disaient qu’il avait dû souffrir de la tourmente révolutionnaire ; pour ameublement, quelques fauteuils, une haute bibliothèque aux reliures fanées, le vernis craquelé d’un clavecin muet...

Elle avança la main et, doucement, timidement, poussa un peu le battant de la fenêtre, craignant au fond d’elle-même que cette pièce ne fût vide et que la lumière ne fît qu’attendre le retour d’un absent. Mais, tout de suite, elle vit Jason et une onde de joie la parcourut tout entière, chassant fatigue, angoisse, douleur et fièvre.

Il était en train d’écrire une lettre. Assis, un peu de guingois, devant un bureau dos-d’âne, éclairé par une bougie posée dans un chandelier d’argent, il faisait courir rapidement la longue plume d’oie sur le papier. La lueur de la bougie mettait une douceur sur son curieux profil de gerfaut, s’attardait sur l’arête mince du nez, sur l’ossature volontaire du menton, mais creusait d’une ombre plus noire le pli de la bouche serrée et la profonde orbite où s’abritait l’œil, invisible sous sa paupière baissée. Les mains maigres, fortes et belles, en prenaient, elles aussi, un relief saisissant : l’une serrant la plume aussi fermement qu’une arme, l’autre maintenant à deux doigts la feuille de papier...

A cause de la chaleur accablante, l’Américain ne portait sur sa culotte et ses bottes à l’écuyère qu’une chemise de batiste blanche, dont le col rabattu libérait les attaches puissantes de son cou et de ses épaules. Les manches, retroussées, montraient des bras qui semblaient taillés dans du vieil acajou. Et, dans ce salon élégant, un peu trop précieux avec ses bibelots d’argent et de porcelaine, avec la note féminine du clavecin, Jason paraissait aussi insolite qu’un sabre d’abordage sur une table à ouvrage, mais Marianne, arrêtée au seuil de la porte, retenant son souffle, avait tout oublié de ce qui l’amenait ici et se contentait de le contempler, sûre désormais qu’il ne s’échapperait pas pour courir à son dangereux rendez-vous et naïvement attendrie par la mèche noire qui retombait sans cesse sur le nez du corsaire.

Peut-être fût-elle demeurée là, sans bouger, durant des heures si l’instinct, quasi animal, de Jason ne lui avait fait flairer une présence. Il leva les yeux, tourna la tête et se dressa si brusquement que sa chaise, renversée, tomba bruyamment. Les sourcils froncés, il dévisagea l’ombre noire surgie au seuil du perron et la reconnut aussitôt.

— Marianne ! s’écria-t-il. Que venez-vous faire ici ?

Le ton n’avait rien de tendre et Marianne, brutalement ramenée des hauteurs du rêve où elle planait depuis un instant, ne put s’empêcher de soupirer.

— Si j’ai, un moment, espéré que ma visite vous ferait plaisir, me voilà fixée ! fit-elle avec amertume.

— Là n’est pas la question ! Vous apparaissez au seuil de cette porte, sans avertissement, sans que quiconque vous ait seulement entendue venir et vous vous étonnez que je vous demande ce que vous venez faire ? Savez-vous que si l’une des servantes était entrée dans cette pièce à cet instant, vous pouviez la faire fuir en hurlant ?

— Je ne vois vraiment pas pourquoi ?

— Parce qu’elle vous aurait prise, immanquablement, pour le fantôme de Mme de Lamballe qui hante cette maison... du moins à ce qu’on dit, car moi je ne l’ai encore jamais rencontré. Mais les gens d’ici sont très sensibles sur ce chapitre ! Depuis que leur guillotine a fait des morts en série, ils voient des revenants partout !

— En tout cas, j’espère que je ne vous ai pas fait peur, à vous ?

Jason haussa les épaules et s’avança vers la visiteuse qui, figée sur place, n’avait même pas eu l’idée de faire un pas dans sa direction.

— Ceci dit, je répète ma question : que venez-vous faire ici ? Voir si le Russe m’a tué ? Le duel n’a pas eu lieu. Le prince Kourakine a obligé votre champion à y renoncer momentanément pour accomplir une mission. Je le regrette d’ailleurs assez !

— Pourquoi ? Vous teniez tellement à mourir ?

— Vous me prenez vraiment pour une mazette ! remarqua Jason avec un sourire amer. Mais retenez ceci : votre cosaque courait un plus grand danger que moi car j’aurais fait tout au monde pour le tuer. Au fait, ce n’est pas à vous, par hasard, que nous devons ce... délai ? Je vous crois très capable d’être allée tirer Kourakine de son lit en pleine nuit pour le supplier « d’empêcher ça » !

Marianne rougit. Cette idée, elle l’avait eue, bien sûr, et, sans Talleyrand, c’était exactement ce qu’elle s’apprêtait à faire, la nuit précédente, en se rendant à l’hôtel Thélusson. L’intervention du prince de Bénévent la sauvait d’avoir à avouer une démarche que Jason eût interprétée, Dieu seul pouvait dire comment ! Elle hocha la tête.

— Non. Ce n’est pas moi. Vous avez ma parole !

— Bien. Je vous crois. Alors, puis-je pour la troisième fois...

— Savoir ce que je fais ici ? Je vais vous le dire : je suis venue pour vous sauver d’un danger infiniment plus grand que celui dont vous menaçait le sabre de Tchernytchev.

— Un danger ? Lequel, mon Dieu ?

Un violent coup de tonnerre lui coupa la parole, si fort qu’il parut avoir éclaté sur le toit même de la maison. En même temps, un coup de vent s’engouffra par la porte et les fenêtres ouvertes, fit voler les rideaux, les papiers sur le bureau. Les croisées claquèrent. Jason se précipita pour tout fermer, ramassa les papiers épars, ralluma quelques bougies soufflées par l’ouragan, puis revint enfin vers Marianne qui avait fait quelques pas dans la pièce devenue tout à coup étouffante. La légère mante de soie qu’elle avait jetée sur une simple et fraîche robe de linon blanc brodé de pâquerettes lui parut insupportablement chaude et elle l’ôta pour la poser sur un fauteuil. Quand elle se retourna vers Jason, elle vit qu’il la regardait avec curiosité et en éprouva une impression de gêne.

— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? demanda-t-elle sans oser lever les yeux sur lui.

— Je ne sais pas. Ou plutôt... si ! Avec cette robe, ce ruban qui retient vos cheveux, vous venez de me rappeler la gamine de Selton, celle que j’ai vue pour la première fois, il n’y a même pas un an ! Un bien court laps de temps pour tout ce que vous avez vécu ! Quand on songe que vous en êtes à votre deuxième mari, que Napoléon est votre amant... et peut-être pas le seul ! C’est incroyable !

— Si l’on considère qu’aucun de mes maris n’a fait de moi sa femme, est-ce déjà plus facile à croire ? demanda Marianne amèrement.

— Je sais ! A vous entendre, c’est l’Empereur qui s’en est chargé.

Le ton était ironique, froidement sarcastique et méprisant. Une brusque bouffée de colère s’enfla dans la poitrine de Marianne, empourpra ses joues, sa gorge et mit des éclairs dans ses yeux. Alors qu’elle était venue vers lui, éperdue d’angoisse, presque folle à la pensée qu’il pourrait mourir à l’aube sous les balles d’un peloton d’exécution, alors qu’elle venait de lui crier qu’il était en danger, tout ce qu’il trouvait à lui offrir n’était que sarcasmes et questions insidieuses sur la façon dont elle était devenue femme... La déception lui fit perdre la tête et elle osa lui jeter ce qu’elle aurait tant voulu lui cacher.

— Je n’ai jamais prétendu cela ! s’écria-t-elle d’une voix tremblante de colère. Puisque vous voulez tout savoir, l’Empereur n’a été que le second de mes amants. Le premier était un marin breton, échappé des pontons de Plymouth, avec qui je m’étais enfuie d’Angleterre. Il m’avait sauvée du naufrage comme des naufrageurs et c’est lui qui m’a eue le premier, sur la paille d’une grange. Et je l’ai laissé faire parce que j’avais encore besoin de lui et parce qu’il en mourait d’envie ! Voulez-vous aussi que je vous dise son nom ? Il se nommait...

La gifle, en lui coupant le souffle, fit tomber la griserie de la colère. Comme une enfant punie, elle porta la main à sa joue devenue brûlante et leva sur Jason des yeux déjà noyés de larmes. Devant ce visage décomposé par la fureur, elle eut un mouvement de recul. L’immense colère qui possédait Jason le rendait si effrayant qu’elle voulut fuir mais, d’un élan, il la rattrapa et, à nouveau, la gifla à toute volée.

— Sale petite p... ! Et combien y en a-t-il eu d’autres depuis ? A combien t’es-tu donnée ? Hein ?... Quand je pense que je t’ai aimée ! Que dis-je ? Aimée ? Je t’adorais... j’étais fou de toi... fou au point de ne pas même oser te toucher ! fou au point d’avoir eu, un moment, la tentation de tuer l’homme qui te possédait et que, cependant, j’admirais de tout mon cœur ! Mais lui, lui, combien de fois l’as-tu trompé ? Avec qui ?... Ce Russe, sans doute !

Toutes les fureurs de l’orage grondaient dans cette voix haletante. Folle, à la fois d’épouvante et de désespoir de s’être laissée aller à cette colère stupide, Marianne comprenant qu’elle venait de déchaîner chez cet homme les forces inconnues d’une âme passionnée, d’autant plus terribles qu’il savait si bien les maîtriser, d’habitude, sous son implacable volonté, voulut tenter de le calmer. Elle s’agrippa aux mains si dures qui l’avaient saisie aux épaules et la secouaient comme un prunier en août, impitoyablement.

— Jason ! supplia-t-elle, calmez-vous ! Ecoutez-moi, au moins.

Mais il la secoua de plus belle.

— Bien sûr, je t’écoute ! Tu vas répondre. Alors, ce Russe ? Peux-tu jurer sur la mémoire de ta mère qu’il ne t’a jamais possédée ?

L’affreux souvenir de la nuit précédente envahit la mémoire de Marianne qui poussa un gémissement d’agonie.

— Pas cela !... non... pas cela !...

— Vas-tu répondre, dis ? Tu vas me répondre... tu vas...

Cette fois, ce fut un râle qui jaillit. Fou de rage, Jason avait saisi Marianne à la gorge et commençait à serrer, à serrer... Elle ferma les yeux, cessa de se débattre. Elle allait mourir... mourir de ses mains ! Tout allait être tellement plus simple ! Elle n’avait qu’à le laisser faire, ne plus rien dire... et, demain, les hommes de Savary les réuniraient dans la mort.

Déjà, elle défaillait. Des éclairs rouges passaient devant ses yeux. Elle devint molle entre les mains féroces qui l’étranglaient et, d’un seul coup, Jason comprit qu’il était en train de la tuer. Il la lâcha si brusquement qu’elle vacilla et fût tombée à terre si un fauteuil ne s’était trouvé à point nommé derrière elle pour la recueillir. Elle s’abandonna un instant à la douceur des coussins, cherchant l’air qui, peu à peu, revint à ses poumons. Doucement, elle massa sa gorge froissée. Le sanglot qui lui échappa passa comme une boule de feu. L’orage maintenant était déchaîné autour d’eux et les enveloppait d’un univers infernal, mais pas plus infernal que leur univers à eux. Douloureusement, désespérément, elle murmura :

— Je t’aime... Devant Dieu qui m’entend, je jure que je t’aime et que je n’appartiens à personne !

— Va-t’en !...

Ouvrant les yeux, elle vit qu’il lui tournait le dos et qu’il avait mis entre eux toute la longueur du salon. Mais elle vit aussi qu’il tremblait et que la sueur collait sa chemise à sa peau brune. Péniblement, elle quitta son siège, mais dut s’y raccrocher un instant. Elle se sentait brûlante de fièvre et tout tournait autour d’elle. Mais elle ne pouvait pas partir avant de lui avoir dit, enfin, pourquoi elle était venue, avant de l’avoir mis en garde... Puisqu’il ne l’avait pas tuée, elle ne voulait plus qu’il meure ! Il devait vivre, vivre ! Même si elle devait passer le reste de ses jours à mourir lentement de l’avoir perdu. Après tout, elle avait commis, par son aveugle colère, une énorme sottise, il était juste qu’elle la payât !

Au prix d’un violent effort de volonté, elle repartit vers lui à travers les centaines de lieues de steppe désertique que représentait à ses yeux ce salon.

— Je ne peux pas partir, balbutia-t-elle... pas encore ! Il faut que tu saches...

— Je n’ai rien à savoir ! Je ne veux plus te voir jamais ! Va-t’en !

Malgré la dureté des paroles, la voix de Jason avait perdu sa fureur. Elle était pesante et sombre... étrangement semblable, tout à coup, à celle qu’un soir Marianne avait entendue dans un miroir...

— Non... Ecoute ! Ce soir, il ne faut pas que tu sortes ! C’est cela que je suis venue te dire ! Si tu vas chez Quintin Crawfurd, tu es perdu... tu ne verras pas se lever le soleil !

Brusquement, Jason se retourna et considéra Marianne avec une surprise qui n’était pas feinte.

— Chez Crawfurd ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Je savais que tu ne voudrais pas l’avouer, mais c’est inutile de nier parce que c’est du temps perdu. Je sais que l’Ecossais t’attend à 11 heures, avec d’autres hommes, pour une raison que je ne veux pas connaître parce qu’elle ne regarde que toi... et parce qu’à mes yeux tu ne peux pas avoir tort tout à fait.

— Quels hommes ?

Marianne baissa la tête, gênée d’avoir à prononcer ces noms de conspirateurs.

— Le baron de Vitrolles... Le chevalier de Bruslart.

De la plus imprévisible façon, Jason se mit à rire.

— Je ne connais pas ce M. de Vitrolles, mais je sais qui est le chevalier de Bruslart, et vous aussi, si j’ai bonne mémoire ? Voulez-vous me dire ce que j’ai à voir avec des conspirateurs ? Est-ce que vous espérez me faire croire que vous me faites l’honneur de me compter parmi eux ?

— Le moyen de faire autrement ? Ne devez-vous pas vous rendre chez Crawfurd, rue d’Anjou ? fit Marianne un peu démontée par l’absolu sang-froid, non dépourvu de gaieté qu’il montrait.

— Si fait ! Je dois me rendre chez Crawfurd, rue d’Anjou... demain matin, pour déjeuner. Et aussi pour admirer sa très remarquable collection de tableaux. Mais... si je vous comprends bien, je suis censé m’y rendre ce soir même, pour y rencontrer ces étranges personnages ? Voulez-vous me dire pour quoi faire ?

— Est-ce que je sais ! J’ai appris que vous trempiez dans une conspiration royaliste destinée à assurer à n’importe quel prix la paix avec l’Angleterre, que les conjurés devaient se réunir cette nuit chez Crawfurd, lequel Crawfurd jouerait, d’ailleurs, plus ou moins le double jeu, et que, cette nuit, Savary s’apprête à arrêter toute la bande qui sera conduite, sur l’heure, à Vincennes et fusillée sans jugement. Voilà pourquoi je suis venue ici : pour vous supplier de ne pas y aller... afin de garder la vie... Même si cette vie, c’est à une autre qu’elle appartient.

Jason se laissa tomber sur une chaise, les coudes aux genoux, et leva vers Marianne un regard où la stupeur le disputait à l’amusement.

— J’aimerais bien savoir où vous avez péché ce conte de bonne femme ? Je vous jure que je ne trempe dans rien du tout ! Moi, conspirant avec les royalistes, les hommes de ces princes émigrés qui n’ont su que Sauver leur peau, laissant le roi monter à l’échafaud et le petit Louis XVII crever de misère au Temple ? Moi aux côtés des Anglais ?

— Pourquoi non ? N’est-ce pas en Angleterre que je vous ai connu ? N’étiez-vous pas l’ami du prince de Galles ?

Jason haussa les épaules, se leva et fit quelques pas en direction de la bibliothèque.

— N’importe qui peut devenir « l’ami » de Georgie pourvu qu’il présente une originalité quelconque et ne soit pas tout à fait taillé sur le patron des autres hommes. En fait, il m’a accueilli dans sa bande parce que j’étais l’ami d’Orlando Bridgeman, qui est de ses intimes. C’est Orlando qui m’a aidé, recueilli, remis en selle quand j’étais démuni de tout après le naufrage de mon navire sur les côtes de Cornouailles. Nous nous connaissons depuis longtemps. J’ai donc un ami anglais. Mais cela ne signifie pas, il me semble, que je doive pour autant épouser les idées de toute l’Angleterre ? Surtout que, sans être en guerre déclarée avec elle, mon pays sent chaque jour les relations se tendre et se détériorer... la guerre approche.

Tout en parlant, il avait ouvert l’une des petites armoires qui formaient le bas de la bibliothèque, en avait tiré un flacon, un plateau et deux verres qu’il se mit à remplir. Là-haut, le fracas de l’orage s’éloignait. On n’entendait plus que de vagues grondements mêlés au bruit de la pluie diluvienne qu’il avait amenée et qui s’abattait sur la ville, flagellant les feuilles d’arbre et pianotant rageusement aux vitres et aux ardoises des toits. Envahie d’un inexprimable soulagement, Marianne s’était assise sur la banquette du clavecin et laissait les battements de son cœur se calmer peu à peu. Elle ne comprenait plus rien à l’absurde aventure de ce soir, sinon que Jason n’était pas en danger, ne l’avait jamais été... et qu’il n’avait jamais songé à conspirer contre Napoléon. Sinon, aussi, qu’il s’était singulièrement radouci à son égard... La fièvre serrait ses tempes et battait dans sa gorge. Jamais Marianne ne s’était sentie aussi fatiguée mais, obstinément, elle cherchait à rassembler les morceaux du puzzle absurde que représentaient les derniers événements de sa vie, cherchant à comprendre...

— Enfin, fit-elle lentement, pensant tout haut plutôt que s’adressant directement à Jason, enfin vous étiez bien à Mortefontaine avec votre... avec la señora Pilar et vous en êtes bien revenu sans elle ?

— Exact ! J’y étais et j’en suis revenu ce soir.

— Vous en êtes revenu... parce que vous aviez une visite à recevoir, une visite que j’ai vue quitter cette maison.

— Jusque-là, rien à dire ! fit Jason. Vous êtes parfaitement renseignée, mais, je le répète, jusque-là seulement ! L’affaire Crawfurd relève d’une brillante imagination, et, à ce sujet, je pense que c’est mon tour de poser les questions. Tenez, prenez ça ! Vous devez en avoir besoin.

« Ça », c’était l’un des deux verres de vin d’Espagne qu’il venait de servir. Marianne le prit, machinalement, but quelques gouttes qui brûlèrent un peu sa gorge en passant, mais qui lui firent du bien.

— Merci, fit-elle en reposant le verre sur le coin du clavecin. Vous pouvez questionner, je répondrai.

S’attendant à une nouvelle algarade quand elle dirait qui était son informateur, elle baissa les yeux, résignée d’avance, et, avec un soupir, noua ses mains sur ses genoux. Il y eut un petit silence durant lequel Marianne n’osa pas relever la tête, pensant que Jason choisissait ses questions. Mais il se contentait de la regarder.

— Bien ! dit-il enfin. Dans ce cas, je n’ai qu’une seule chose à vous demander : le nom de la personne à qui vous devez cette fantastique histoire, car il faut que j’essaie de voir clair dans tout ce fatras. Vous n’avez pas inventé ça toute seule. Qui vous a dit que j’allais chez Crawfurd pour conspirer ?

— Francis...

— Francis ? Vous voulez dire Cranmere ? Votre mari ?

— Le premier de mes maris ! précisa Marianne avec rancune.

— Ne revenons par là-dessus ! fit Jason avec impatience. Mais d’où le sortez-vous celui-là ? Où et quand l’avez-vous vu ?

— Hier soir, chez moi. Quand je suis rentrée du théâtre, il m’attendait, dans ma chambre. Il y était entré en sautant le mur du jardin et en escaladant le balcon.

— C’est incroyable ! C’est insensé’ ! Mais racontez. Je veux tout savoir... Quand cet homme-là se mêle de quelque chose, on peut s’attendre à tout.

En effet, il n’y avait plus la moindre trace d’amusement sur le visage tendu de Beaufort. Accoudé au clavecin, il ne dominait pas seulement Marianne, assise, de toute sa haute taille, mais aussi de son regard impérieux qui s’attachait au joli visage penché. Durement, il ordonna :

— Et d’abord, regardez-moi ! J’ai besoin de savoir si vous dites toute la vérité.

Toujours ce soupçon nuancé de mépris ! « Que faudrait-il faire, songea Marianne douloureusement, pour qu’il admette enfin que je l’aime et qu’il n’y a plus que lui au monde, pour moi ? » Mais elle obéit, leva la tête. Son regard vert, extraordinairement calme et limpide, vint se poser sur celui de l’homme penché vers elle.

— Je vais tout vous dire, fit-elle simplement. Vous jugerez.

Il ne lui fallut que peu de mots pour retracer la scène qui l’avait opposée, la nuit précédente, à Francis Cranmere. A mesure qu’elle parlait, elle suivait sur le masque acéré du corsaire la course rapide et changeante des impressions : étonnement, colère, indignation, mépris, pitié aussi, mais Jason ne prononça pas le moindre mot, pas la plus petite exclamation tant que dura le récit. Néanmoins, quand Marianne eut fini, elle put noter avec joie que les yeux bleus du marin avaient perdu presque toute leur dureté.

Il demeura là, un instant, à la regarder en silence puis, haussant les épaules avec un soupir, il se détourna d’elle et s’éloigna de quelques pas.

— Et vous avez payé ! gronda-t-il. Le connaissant comme vous le connaissez, vous avez payé, aveuglément ! Il ne vous est pas venu à l’idée qu’il pouvait mentir, que ce n’était qu’un prétexte pour vous arracher de l’argent ?

« Et toi, songea Marianne tristement, il ne te viendrait pas à l’idée que je t’aime assez pour avoir perdu la tête ? que, pour sauver ta vie, je lui aurais donné tout ce que je possède ?... » Mais elle ne formula pas à haute voix cette amère pensée, se contentant de répondre mélancoliquement :

— Il donnait de telles précisions que je n’ai pas pu ne pas le croire. C’est lui qui m’a dit que vous seriez tout le jour à Mortefontaine, lui encore qui m’a dit que vous en reviendriez seul, lui enfin qui m’a appris qu’une visite importante devait vous être rendue ce soir... et tout cela s’est révélé exact, puisque ce matin, à l’aube, je suis accourue ici pour entendre tout cela de la bouche de votre concierge. Tout était exact... sauf le plus important, mais pouvais-je le deviner ?

— Moi, un conspirateur ! lança Jason avec rage. Et vous avez cru ça ? Est-ce que vous ne me connaissez pas assez ?

— Non, fit Marianne gravement, non... à dire vrai, je ne vous connais pas du tout ! Songez que vous avez d’abord été pour moi un ennemi, puis un ami et un sauveur avant de devenir... un indifférent !

Le mot eut quelque peine à passer, mais Marianne néanmoins le prononça fermement. Puis très doucement, elle ajouta :

— Lequel de ces hommes est le vrai Jason, puisque, de l’indifférence, il semble que vous soyez revenu à l’inimitié... si ce n’est à la haine ?

— Ne dites pas de bêtises, fit-il rudement. Qui peut être indifférent à la femme que vous êtes ? Il y a en vous quelque chose qui pousse aux pires excès. On ne peut que vous aimer avec passion... ou avoir envie de vous tuer ! Il n’y a pas de demi-mesure.

— Apparemment... vous avez choisi la seconde formule !... Je ne peux pas vous le reprocher. Mais, avant de vous quitter, il y a une chose que je voudrais savoir.

Il lui tournait le dos, regardant machinalement la pluie cingler les vitres et l’univers noir du jardin.

— Quoi ?

— Cette visite... si importante qu’elle vous a fait revenir de chez la reine d’Espagne, je voudrais savoir... pardonnez-moi !... Je voudrais savoir si c’était une femme ?

A nouveau il se retourna, la toisa, mais il y avait cette fois dans ses yeux comme un reflet d’involontaire tendresse :

— Cela a tant d’importance ?

— Plus que vous ne sauriez croire. Et je... je ne vous demanderai plus jamais rien ! Même vous n’entendrez jamais plus parler de moi.

Cela fut dit d’une voix si douloureusement résignée, si humble aussi qu’elle trouva le défaut de l’armure. Un élan, dont il ne fut pas maître, jeta le corsaire un genou à terre auprès de la jeune femme dont il emprisonna les deux mains dans les siennes :

— Folle que tu es ! Cette visite n’avait d’importance qu’au point de vue commercial et c’était celle d’un homme, d’un Américain comme moi : mon ami d’enfance Thomas Sumter qui vient de partir pour assurer le chargement de mon navire. Tu sais, ou tu ne sais pas, qu’à cause du Blocus certains grands producteurs français s’adressent aux navires américains pour le transport de leurs marchandises. C’est le cas d’une aimable dame qui, à Reims, dirige de grandes caves de vin de Champagne et Mme Veuve Nicole Clicquot-Ponsardin me fait confiance depuis que je navigue. Thomas vient de conclure pour moi le dernier marché et gagne Morlaix dès cette nuit pour en assurer l’acheminement vers... l’extérieur de l’Empire. Voilà toutes mes conspirations ! Tu es contente ?

— Du Champagne ! s’écria Marianne riant et pleurant à la fois. C’est de Champagne qu’il était question ! Et moi qui ai cru... Oh ! mon Dieu ! C’est trop beau, c’est trop merveilleux !... c’est trop drôle ! J’ai raison de dire que je ne te connais pas du tout !

Mais Jason n’avait fait que sourire de la joie de la jeune femme. Ses yeux sombres et graves dévoraient avidement son visage illuminé de bonheur.

— Marianne, Marianne ! Qui es-tu toi-même avec ta naïveté d’enfant et tes roueries de femme avertie ? tu es tantôt claire comme le jour et inquiétante comme les ténèbres et je ne saurai peut-être jamais ce qui est vrai en toi.

— Je t’aime... c’est cela qui est vrai.

— Tu as le pouvoir de me faire endurer l’enfer ou de me changer moi-même en démon. Es-tu femme ou sorcière ?

— Je t’aime... je ne suis que celle qui t’aime.

— Et j’ai failli te tuer ! Et j’ai voulu te tuer...

— Je t’aime... j’ai déjà oublié !...

Doucement, les fortes mains brunes avaient glissé le long des bras de Marianne, se refermaient autour d’elle, l’attiraient contre une poitrine dure et chaude, tandis que les lèvres de Jason se posaient sur ses yeux, sur ses joues, cherchant sa bouche. Tremblante d’une joie si forte qu’elle crut, un instant, qu’elle allait en mourir, Marianne s’abandonna aux bras qui la serraient maintenant, se blottit plus étroitement contre Jason et ferma ses yeux, si brillants de larmes qu’en se fermant ils mouillèrent son visage. Leur baiser eut le goût du sel et de la flamme, la douleur et l’âpreté, l’ardeur et la tendresse de ce que l’on a longtemps attendu, longtemps désiré, longtemps imploré du ciel sans vraiment espérer être exaucé. Il fut une éternité de quelques secondes, ne s’interrompit que pour reprendre avec plus de passion encore.

C’était comme si Jason ni Marianne ne pouvaient étancher cette intense et douloureuse soif qu’ils avaient l’un de l’autre, comme s’ils cherchaient à mettre, dans ce fugitif instant de bonheur, toute leur part de paradis sur la terre.

Quand enfin ils se désunirent un peu, Jason prit entre ses doigts le menton de Marianne et lui renversa légèrement la tête pour que la lumière des bougies jouât dans les profondeurs marines de ses yeux.

— Quel idiot j’ai été ! soupira-t-il. Comment ai-je pu imaginer, un seul instant, que je pourrais vivre ma vie à jamais loin de toi ? Mais tu fais partie de moi, comme le sang et la chair !... Comment allons-nous faire maintenant ? Je n’ai pas le droit de te garder et tu n’as pas davantage celui de rester avec moi. Il y a...

— Je sais ! fit Marianne en posant vivement sa main sur les lèvres de son ami pour l’empêcher de prononcer les noms qui eussent définitivement rompu le charme, mais ces heures ne sont qu’à nous... N’est-il pas possible d’oublier le monde et ses réalités pour quelques instants encore ?

— Comme toi je le voudrais... je le voudrais tellement ! fit-il d’un ton désespéré. Mais, Marianne, il y a cette bizarre intervention de Cranmere, cet avis mensonger... et qui t’a coûté si cher...

— L’argent n’est rien. Je ne sais plus qu’en faire.

— Néanmoins, je te le rendrai. Ce n’est pas non plus à l’argent que je pensais. Pourquoi t’avoir raconté toute cette histoire ?

Marianne se mit à rire.

— Mais justement à cause de l’argent. Tu l’as dit toi-même, il en manquait certainement et il a trouvé là un excellent moyen. La seule chose à faire est de n’y plus penser.

Tendrement, elle glissait ses bras autour du cou de son ami pour l’attirer à nouveau tout contre elle, mais Jason, doucement, dénoua la tendre étreinte et se releva :

— Tu n’entends pas ? Il y a une fenêtre qui claque sans arrêt dans la pièce à côté.

— Appelle un domestique.

— Je les ai tous envoyés se coucher bien avant que Thomas n’arrivât. Mes affaires ne regardent que moi.

Il se dirigea vers la porte qui fermait la pièce voisine et Marianne, machinalement, le suivit. Maintenant que la pluie cessait, elle aussi, et que le silence l’enveloppait, l’atmosphère de cette maison lui paraissait étrange. Elle semblait pleine de froissements de robe, de chuchotements légers qui n’étaient sans doute que les dernières gouttes d’eau dans les feuilles et sur le gravier du jardin. Le salon où battait la fenêtre, un salon presque vide, était obscur mais, à travers les vitres, Marianne crut voir dans le parc descendant jusqu’à la route de Versailles des lueurs fugitives qui, dans ces ténèbres épaisses, mettaient une note funèbre. Elle rejoignit Jason qui venait de refermer solidement la fenêtre.

— Il m’a semblé apercevoir de vagues lumières dans le parc ? Tu n’as rien vu ?

— Rien du tout. Tes yeux, en sortant de la lumière, t’ont joué un tour dans l’obscurité.

— Et ces bruits ? Tu n’entends rien ? On dirait des froissements de soie, des soupirs.

Etait-ce l’effet de l’obscurité, presque totale, puisque la lumière de la pièce voisine n’apportait qu’une faible lueur par la porte entrouverte, mais Marianne sentait ses oreilles et son esprit s’emplir de bruits légers et inquiétants. C’était comme si chaque boiserie, chaque parquet, chaque meuble de la maison s’était mis à vivre... et c’était effrayant !

Inquiet du son étrange de sa voix, Jason l’enveloppa de nouveau dans ses bras, la serrant contre lui avec douceur, comme un objet fragile, puis, tout de suite, la sentant brûler, se tourmenta :

— Mais tu as de la fièvre... C’est cela qui te fait voir et entendre ce qui n’est pas. Viens, je te sens trembler... Il faut te soigner ! Mon Dieu ! Et moi qui...

Il cherchait à l’entraîner, mais elle résista, les yeux grand ouverts sur l’obscurité qui, maintenant, lui semblait moins opaque.

— Non... Ecoute ! On dirait que quelqu’un pleure. C’est une femme... Elle pleure pour avertir...

— Dans un instant tu vas me dire que tu as vu le fantôme de la pauvre princesse, toi aussi ! Assez, Marianne ! Tu te fais du mal et j’ai bien peur de ne t’en avoir fait que trop ! Ne restons pas ici.

Et sans discuter davantage, Jason enleva Marianne dans ses bras et l’emporta jusqu’au grand salon dont il referma soigneusement la porte derrière lui avant d’aller déposer son fardeau sur un petit canapé. Il commença par emballer Marianne dans sa mante de soie, glissa un coussin sous sa tête et annonça qu’il allait réveiller la cuisinière pour qu’on lui donne du lait chaud. Se dirigeant vers l’angle de la bibliothèque, il tira la sonnette qui s’y cachait. Enfouie jusqu’au nez clans la soie verte, Marianne le suivait des yeux.

— C’est inutile ! soupira-t-elle. Le mieux est que je rentre chez moi. Mais, tu sais... si je n’ai pas vu le fantôme, je l’ai entendu ! J’en suis sûre !

— Tu es folle ! Il n’y a pas de fantôme sinon dans ton imagination !

— Si... il disait qu’il fallait prendre garde.

Brusquement, la maison parut se réveiller. Il y eut des portes que l’on ouvrait et fermait violemment, puis des bruits de pas pressés qui accouraient. Avant que Jason eût seulement atteint la porte intérieure pour s’informer de ce qui se passait, celle-ci s’était ouverte, livrant passage à un valet habillé sommairement et complètement effaré.

— La police ! Monsieur ! C’est la police !

— Ici ? A cette heure ? Que viennent-ils faire ?

— Je... je ne sais pas ! Ils ont obligé le concierge à ouvrir la grille et ils sont déjà dans le parc.

Prise d’un terrible pressentiment, Marianne s’était redressée. Fébrilement, avec des mains tremblantes, elle remettait sa mante, en nouait les liens de soie, levant sur Jason un regard éperdu. L’idée lui venait que, peut-être, Francis s’était joué d’elle et avait, sans preuve aucune, dénoncé Jason comme conspirateur.

— Que vas-tu faire ? murmura-t-elle avec angoisse. Tu vois que j’avais raison de craindre.

— Il n’y a rien à craindre ! affirma-t-il fermement. Je n’ai rien à me reprocher et ne vois pas pourquoi on s’en prendrait à moi.

Puis, se tournant vers le valet qui tremblait toujours au seuil de la porte :

— Dites au chef de ces messieurs que je les attends. Il y a sans doute un malentendu. Mais tâchez qu’ils patientent un instant.

Tout en parlant, il refermait le col de sa chemise, nouait une cravate et endossait l’habit qu’il avait simplement posé sur une chaise pour avoir moins chaud tout à l’heure, puis revenait à Marianne qu’il faisait lever.

— Par où es-tu entrée ?

— Par la petite porte dans le mur de la rue de Seine. Gracchus m’y attend avec ma voiture qu’il a cachée tout près.

— Alors, il faut le rejoindre tout de suite... J’espère que le chemin est encore libre. Et, heureusement, il ne pleut plus ! Viens... Les autres doivent venir par la cour.

Mais elle s’accrocha désespérément à son cou.

— Je ne veux pas te quitter ! Si tu es en danger, je veux le partager.

— Ne dis pas d’enfantillages : je ne suis pas en danger ! Mais toi, ou tout au moins ta réputation, le seras fortement si les policiers te trouvent ici. Il ne faut pas qu’on sache...

— Cela m’est égal ! s’écria Marianne farouchement. Dis plutôt que tu ne veux pas que Pilar sache...

— Pour l’amour du ciel, Marianne ! cesse de déraisonner ! Je jure qu’en te suppliant de fuir je ne pense qu’à toi.

Il s’interrompit brusquement et lâcha la jeune femme qu’il avait tenue contre lui jusque-là. Il était trop tard... La porte venait de se rouvrir pour livrer passage à un homme grand et solidement charpenté, tout vêtu de noir, boutonné jusqu’au menton et porteur d’une longue moustache à la gauloise. A la main il tenait un haut chapeau taupé, noir également et, dans la lumière des bougies, Marianne vit qu’il avait le regard le plus dur et le plus froid qu’elle eût jamais vu. Le nouveau venu salua brièvement :

— Inspecteur Pâques ! Je regrette de vous déranger, monsieur, mais nous avons reçu, ce soir, avis qu’un crime avait été commis dans cette maison et que nous y trouverions un cadavre.

— Un crime ? firent Jason et Marianne d’une même voix.

Mais, tandis que le corsaire s’avançait vers le policier, la jeune femme chercha l’appui d’une chaise car elle se sentait défaillir. L’absurdité menaçante qui avait envahi son existence depuis cette maudite soirée au théâtre semblait vouloir s’installer à demeure. Qu’était-ce encore que cette histoire de crime, de cadavre ? L’irruption de la police au beau milieu de son duo d’amour prenait l’aspect d’une mauvaise farce, d’un charivari pour jeunes mariés campagnards. La voix de Jason, cependant, s’élevait calme et un peu amusée :

— Etes-vous sûr de votre source d’information, monsieur ? Cette maison, je le savais déjà, passe pour hantée, mais de là à ce que des cadavres s’y promènent en liberté... Je ne voudrais pas mettre en doute vos renseignements, mais vous me voyez fort étonné.

La mesure et la courtoisie du corsaire durent plaire au policier car il lui adressa un petit salut raide avant de répondre.

— J’admets volontiers, monsieur, que l’information en question nous soit parvenue sous forme anonyme mais elle était si formelle... et si grave que je n’ai pas hésité plus longtemps !

— Si grave ?... Vous savez donc quel cadavre vous devez trouver ici ?

— Non. Nous savons seulement qu’il s’agit d’un fidèle serviteur de Sa Majesté l’Empereur et... d’un homme appartenant à la haute police. Je ne pouvais d’autant moins ignorer cet avis qu’il s’agirait d’un meurtre politique.

A son tour, Jason s’inclina.

— C’est trop juste !... encore que je sois aussi stupéfait qu’intrigué ! Ma foi, monsieur, je vous livre la maison ! Cherchez !... Je vous suivrai avec intérêt, dès que vous m’aurez permis de mettre Madame en voiture. De telles affaires ne sont pas faites pour une jeune femme.

L’inspecteur Pâques, déjà tourné vers la porte pour rejoindre ses hommes, se ravisa et revint vers le couple.

— Impossible, monsieur ! Je vous prierai même de ne pas quitter cette pièce tant que la perquisition ne sera pas terminée. Madame est la princesse Sant’Anna, j’imagine ?

Cette fois, ce fut Marianne qui se chargea de répondre. Elle avait suivi avec une angoisse croissante le dialogue poli de Jason et de son visiteur inattendu, mais l’énoncé de son nom redoubla les craintes encore vagues qui l’avaient envahie. Néanmoins, ce fut avec dignité et une apparente froideur qu’elle dit :

— En effet ! Puis-je savoir comment vous me connaissez ?

— Je n’ai pas cet honneur, madame ! répondit Pâques d’un ton glacé. Mais la dénonciation portait que l’on vous trouverait auprès de M. Beaufort... dont vous êtes la maîtresse !

Marianne n’eut pas le temps de répondre. Jason s’interposa entre elle et le policier. Une colère difficilement contenue crispait ses maxillaires et enflammait ses yeux.

— Assez, monsieur ! gronda-t-il. Faites votre métier puisqu’il suffit d’une dénonciation anonyme pour que vous envahissiez une demeure respectable, mais n’insultez personne !

— Je n’insulte personne ! Je dis ce que j’ai lu.

— Si vous croyez tout ce que vous lisez, je vous plains. Quoi qu’il en soit, nous ne sommes encore, madame et moi, accusés de rien ! Alors veillez au moins, à défaut de moi-même qui n’en ai cure, à respecter une amie personnelle de l’Empereur si vous ne voulez pas que je porte plainte contre vous ! Après tout, je suis citoyen américain et, comme vous le savez peut-être...

— Brisons là ! monsieur, coupa l’inspecteur. Si j’ai commis une erreur en venant ici, je m’engage à vous faire des excuses, mais, pour le moment, je vous prie de ne pas quitter cette pièce.

Il sortit. Demeurés seuls, Marianne et Jason se regardèrent, lui avec un haussement d’épaules et un sourire qui se voulait insouciant mais n’atteignait pas ses yeux, elle avec une inquiétude qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.

— C’est une histoire de fou ! fit Jason.

Mais Marianne hocha la tête :

— Non... mais je crains que ce ne soit une histoire de lord Cranmere. Et ce n’est pas un fou, hélas !

Jason eut un haut-le-corps et fronça les sourcils.

— Vous pensez que la lettre anonyme reçue par ce policier est son œuvre ? C’est possible mais, d’après ce qu’on nous a dit, c’est moi qu’elle vise surtout et je ne vois pas pourquoi Cranmere me voudrait du mal.

— Parce qu’il sait bien que la meilleure manière de me faire du mal c’est de vous atteindre vous ! plaida la jeune femme avec une passion née du besoin qu’elle avait maintenant de faire partager par son ami une conviction à chaque instant plus nette dans son esprit.

Tout l’y poussait, jusqu’à ces bruits étranges qu’elle seule avait perçus dans la maison grâce à l’extrême finesse de son système nerveux et à cette part anglaise de sa nature, si aisément touchée par le surnaturel.

— ... Réfléchissez, Jason ! N’êtes-vous pas frappé par la suite de circonstances qui se sont déroulées depuis que, la nuit dernière, j’ai trouvé cet homme dans ma maison ? Ce mélange de vrai et de faux qui se répète sans cesse...

— De vrai ? s’insurgea l’Américain. Que voyez-vous de vrai, en dehors de votre présence ici ce soir, dans ce maudit billet sans signature ?

— Seul, lord Cranmere savait que je devais venir.

— Peut-être, mais c’est bien tout ! Vous n’êtes pas ma maîtresse, il me semble, et quant à ce crime inventé, ce cadavre qui ne doit exister que dans l’imagination...

Le retour soudain de l’inspecteur Pâques lui coupa la parole. Cette fois, le policier reparaissait par la porte-fenêtre qui, tout à l’heure, avait livré passage à Marianne et son maintien était, s’il est possible, plus froid encore qu’à sa première apparition.

— Voulez-vous me suivre, monsieur ? Et vous aussi, madame ?

— Où cela ? fit Jason.

— Dans la salle de billard qui occupe le petit pavillon dans le parc.

Le pressentiment d’une catastrophe imminente était maintenant une certitude pour Marianne. Elle lisait un malheur sur le visage fermé de ce policier et croyait bien voir une menace dans son regard. Jason, lui aussi, avait dévisagé avec surprise la figure hermétique de Pâques, mais il ne s’émut pas pour autant. Haussant les épaules, il tendit la main pour prendre celle de Marianne et maugréa :

— Allons ! puisque vous y tenez.

On descendit dans le jardin. L’intolérable chaleur qui avait rendu si pénible la fin du jour avait fait place à une fraîcheur légère tandis que, de la terre humide, des feuilles mouillées, s’exhalaient les senteurs renouvelées de l’herbe et des plantes lavées de frais. Mais, parmi les cordons de roses qui garnissaient les trois terrasses, les silhouettes noires des policiers mettaient des taches lugubres. Avec un frisson de crainte Marianne pensa qu’il y en avait assez pour investir un village et s’étonna de ce luxe de personnel pour une simple visite domiciliaire... à moins que l’inspecteur Pâques n’ait cru avoir affaire à une bande et n’ait voulu prévenir à tout prix une fuite, toujours possible dans un jardin de cette ampleur. Ces hommes ne bougeaient pas. Certains portaient une lanterne sourde à la main, pour éclairer le chemin, mais tous avaient l’air de monter quelque garde menaçante. Peut-être Marianne trembla-t-elle un instant car elle sentit les doigts de Jason se serrer plus fermement autour de sa main et elle puisa dans ce chaud contact un peu de réconfort.

Le petit pavillon, qui servait jadis de salle de billard, s’élevait à droite de la maison. Eclairé intérieurement, il avait l’air d’une grosse lanterne jaune posée sur la nuit. Deux hommes gardaient la porte, leurs mains lourdement appuyées sur le gourdin tordu qui était, manié par eux, une arme redoutable. Ils étaient silencieux et sinistres, noirs comme les valets de la mort, et la main de Marianne se crispa nerveusement dans celle de Jason. Pâques ouvrit la porte, s’effaça pour laisser passer le couple.

— Entrez ! Voyez !

Jason entra, le premier, eut un sursaut et, instinctivement, tenta de barrer le passage à sa compagne, à la fois pour lui cacher l’affreux spectacle et pour l’empêcher de marcher dans le sang qui inondait la petite pièce. Mais il était trop tard. Elle avait vu.

Un hurlement d’horreur jaillit de sa gorge. Elle vacilla sur ses jambes, se retourna brusquement pour fuir ce cauchemar et s’abattit sur la poitrine de l’inspecteur qui bouchait le seuil de la porte.

Au milieu de la pièce, les jambes passées sous un billard au drap crevé, un gigantesque cadavre gisait, la gorge tranchée, les yeux grand ouverts sur l’éternité. Mais, malgré la pâleur exsangue du visage, malgré l’effrayante fixité du regard figé dans une expression de surprise, il n’était que trop reconnaissable : l’homme qui reposait là, dans ce lieu jadis créé pour le loisir et si tragiquement transformé en abattoir, c’était Nicolas Mallerousse, l’oncle fictif de Marianne, c’était Black Fish le marin, le passeur de prisonniers évadés des pontons anglais, c’était l’homme qui avait juré sur sa vie de détruire Francis Cranmere...

— Qui est cet homme ? demanda Jason d’une voix blanche. Je ne le connais pas.

— Ah ! vraiment ? fit l’inspecteur en tentant vainement de se débarrasser de Marianne qui s’accrochait à lui convulsivement, sanglotant à perdre haleine et parvenue à l’extrême limite de la crise de nerfs. Ce sont pourtant vos initiales qui se trouvent sur le rasoir que l’on a ramassé et qui a tué Nicolas Mallerousse ! Allons, madame, allons ! Je ne suis pas là pour vous aider à passer vos nerfs !

— Laissez-la tranquille ! gronda Jason en arrachant Marianne à l’inspecteur qui avait entrepris de la secouer pour s’en libérer, personne n’a jamais songé à demander de la compassion à un policier ! Si ce malheureux est, comme vous le prétendez, Nicolas Mallerousse, cette jeune femme vient de recevoir un choc affreux et je vous prie de la laisser passer et de la faire sortir de cette boucherie, sinon je vous jure que l’Empereur entendra parler de vos procédés ! Venez, Marianne, venez dehors

Tout en parlant, il enlevait dans ses bras la jeune femme, dont les dents claquaient, et l’emportait hors du pavillon. Pâques le laissa passer, se bornant à indiquer un banc de pierre posé au bord du chemin et d’un massif de grands lys blancs dont le parfum embaumait tout ce coin de jardin. Jason déposa son fardeau, demandant que quelqu’un allât prévenir Gracchus-Hannibal Pioche de faire avancer la voiture de Marianne et de venir chercher sa maîtresse. Mais l’inspecteur Pâques s’y opposa :

— Un instant ! Je n’en ai pas encore fini avec cette dame. Pourquoi dites-vous qu’elle a reçu un choc parce que le cadavre est celui de Nicolas Mallerousse ?

— Parce que c’était l’un de ses meilleurs amis ! Elle l’aimait beaucoup et...

— A qui ferez-vous croire cela ? Le choc est venu par la vue du sang, peut-être aussi parce qu’elle ne pensait pas être mise ainsi en face de votre ouvrage.

— Mon ouvrage ! Vous m’accusez de cette ignoble boucherie ? Et cela, uniquement parce que vous avez trouvé un rasoir à mes initiales ! Un rasoir se vole.

— Mais pas une raison de tuer ! Et vous en aviez au moins deux, excellentes.

— Deux raisons ? J’avais deux raisons de massacrer ainsi un homme que je ne connaissais même pas ?

— Au moins ! précisa Pâques. Et chacune d’elles meilleure que l’autre. Mallerousse vous filait depuis que vous êtes en France pour acquérir les preuves de l’important trafic de contrebande auquel vous vous livrez. Vous l’avez tué parce qu’il allait vous arrêter au moment où vous vous apprêtiez à quitter la France avec vos cales pleines.

— De Champagne et de bourgogne ! grogna Jason avec un haussement d’épaules excédé. On ne tue pas un homme pour quelques bouteilles de vin !

— Si la lettre a dit vrai nous trouverons autre chose aussi et la preuve sera faite. Quant à la seconde raison, elle est parfaitement incarnée par madame ! C’est pour elle, pour la sauver, que vous avez tué !

— La sauver ? Mais de quoi ? Je vous répète qu’elle aimait beaucoup...

— De ceci ! Nous l’avons trouvé sur le cadavre ! Je ne doute pas qu’elle n’ait fort bien connu Mallerousse et que ce malheureux n’en ait su infiniment plus long sur son compte qu’elle ne le souhaiterait... mais je doute beaucoup qu’elle ait éprouvé un si grand amour pour un homme en possession d’un papier comme celui-ci ! Une lanterne, Germain !

Un policier s’approcha. Sa lanterne éclaira un papier jaune dont la vue arracha brusquement Marianne à l’immense vague d’horreur et de chagrin qui venait de l’emporter durant quelques instants ! Encore secouée de sanglots, elle avait entendu, sans parvenir à se calmer assez pour intervenir, les accusations de l’inspecteur, les réponses furieuses de Jason. Mais ce papier, ce papier jaune dont elle avait déjà vu un exemplaire jumeau, un jour, sur la place de la Concorde et aux mains de son pire ennemi, lui fit l’effet d’un révulsif parce qu’il lui apportait la preuve formelle, la signature en quelque sorte, du cauchemar dans lequel Jason et elle se débattaient.

Elle tendit la main, prit le papier tenu par l’inspecteur, le déplia et le parcourut rapidement. C’était bien cela ! Le même exactement que celui qu’elle avait déjà vu, à ceci près qu’on l’avait remis au goût du jour et que « Maria-Stella » avait fait place à « la princesse Marianne Sant’Anna ». Mais, dans sa teneur, le libellé, accusant la maîtresse de l’Empereur d’être une meurtrière recherchée par la police anglaise et une espionne, demeurait fidèle à lui-même, c’est-à-dire toujours aussi infâme...

Avec dégoût, Marianne rendit, du bout des doigts, la feuille jaune au policier.

— Vous avez eu raison, monsieur, d’exiger que je reste ici. Nul mieux que moi ne peut vous dire l’histoire de ce répugnant factum qu’il m’a déjà été donné de voir. Je vous raconterai aussi comment j’ai connu Nicolas Mallerousse, quels bienfaits j’en ai reçus et pourquoi je l’aimais, quelle que puisse être l’idée que, sur la foi d’un billet anonyme et d’un libellé tout aussi discret quant à son auteur, vous ayez pu vous faire de nos relations.

— Madame, commença le policier avec impatience.

Marianne leva une main pour l’arrêter. Son regard lier enveloppa l’inspecteur, si hautain et si clair à la fois qu’il détourna le sien.

— Permettez, monsieur ! Lorsque j’en aurai fini, vous verrez qu’il vous est impossible d’accuser plus longtemps M. Beaufort car, dans mon récit, vous trouverez les noms des véritables coupables de cette... chose atroce !

Sa voix se fêla tandis que l’infaillible enregistreur qu’était sa mémoire lui rappelait ce qu’elle venait de voir. Son ami Nicolas, si bon, si courageux, massacré d’ignoble façon par ceux-là mêmes qu’il aurait dû abattre. Marianne ne s’expliquait pas comment le crime avait pu avoir lieu dans la maison habitée par Jason, cette maison appartenant à un homme de la plus grande honorabilité. Mais elle savait, de toute la certitude clairvoyante de sa peine, de sa colère et de sa haine aussi, qui avait fait cela ! Dût-elle le crier à la face du Tout-Paris et y laisser à jamais sa réputation, elle ferait poursuivre les vrais coupables et obtiendrait justice !... L’inspecteur Pâques, cependant, marquait un léger fléchissement, une hésitation en face d’une femme parlant avec tant de fermeté et d’assurance.

— Tout cela est bel et bon, Madame la Princesse, mais il n’en demeure pas moins que le crime a bien été commis, le cadavre découvert ici...

— Le crime a été commis mais pas par M. Beaufort ! Le véritable meurtrier, c’est l’auteur de ce torchon, s’écria-t-elle en désignant le papier jaune que Pâques avait conservé entre ses doigts. C’est l’homme qui me poursuit d’une haine féroce depuis le jour fatal où je l’ai épousé. C’est mon premier mari, lord Francis Cranmere, un Anglais... et un espion.

Tout de suite, Marianne eut la sensation que Pâques ne la croyait pas. Il regardait alternativement le papier jaune et Marianne, avec un drôle d’air. Finalement, il s’en tint au papier qu’il agita doucement sous le nez de la jeune femme :

— Autrement dit : l’homme que vous avez tué ? Vous me prenez pour un imbécile, madame !

— Mais il n’est pas mort ! Il est en France, il se cache sous le nom du vicomte...

— Trouvez autre chose, madame, coupa l’inspecteur avec colère, et cessez de tenter une diversion avec des contes de bonne femme ! Il est toujours facile d’accuser les fantômes ! Je vous rappelle que cette maison passe aussi pour hantée, au cas où vous seriez à court d’imagination. Je ne crois, moi, qu’à la réalité...

Indignée, Marianne allait peut-être plaider encore, rappeler à ce fonctionnaire méfiant son influence auprès de l’Empereur, la haute position qu’elle occupait dans la Société, ses relations, jusqu’à son rôle passé dans les rangs les plus discrets des agents de Fouché, quelque honte qu’elle éprouvât encore en évoquant ces heures noires de sa vie... quand quatre policiers, deux portant des lanternes et deux maintenant solidement un grand gaillard vêtu assez pauvrement, à la manière des gens de mer, des vêtements de laine grossière, débouchèrent dans le chemin.

— Chef ! On vient de trouver cet homme dans les buissons, près du mur qui longe la route de Versailles. Il allait l’escalader pour s’enfuir, dit l’un d’eux.

— Qui est-ce ? grogna Pâques.

Mais, de la façon la plus inattendue, ce fut Jason qui répondit à la question. Il avait arraché la lanterne des mains de l’un des policiers et l’avait approchée du visage du prisonnier. Une figure osseuse, aux yeux couleur de charbon, au nez cassé, surgit à la fois de la nuit et d’un col crasseux.

— Perez ! Qu’est-ce que tu fais là ?

L’homme avait l’air affolé. Malgré son apparence vigoureuse, il tremblait si fort que, sans la double poigne qui le maintenait debout, il serait peut-être tombé à terre.

— Vous connaissez cet homme ? interrogea Pâques, fronçant déjà les sourcils.

— C’est l’un de mes hommes ! Ou plutôt, c’était un homme de mon équipage, car je l’ai chassé de mon bord en touchant terre à Morlaix... C’est une affreuse crapule ! s’écria Jason avec indignation. Je ne comprends pas ce qu’il fait ici.

L’homme poussa un beuglement de taureau assassiné et se laissa tomber à terre sans que les policiers, surpris, puissent le retenir. Sur les genoux, il se traîna vers Jason dont il agrippa le bras, gémissant et pleurant tout à la fois.

— Non, Patron... non, faites pas ça ! Pitié ! M’abandonnez pas !... Sans ça je suis perdu ! C’est pas ma faute si j’ai pas eu le temps de l’enlever... On allait le faire, Jones et moi, quand on a vu arriver ces hommes... les gens de police.

Stupéfaite, Marianne écoutait ces paroles hachées, débitées en mauvais français avec un lourd accent espagnol et apparemment sans suite logique mais qui lui paraissaient terribles. Elle comprit que le destin s’acharnait et que, plus jamais, l’inspecteur Pâques ne l’écouterait puisque, maintenant, il tenait un soi-disant témoin. Cependant, la colère emportait Jason qui venait d’empoigner l’homme par son col crasseux et le décollait de terre à la seule force de ses poignets.

— Enlever qui ? Enlever quoi ?

— Mais... le corps, patron ! Le... cadavre ! larmoya l’autre à demi-étranglé ! Jones s’est enfui dès qu’il a compris qu’on était en danger... Moi, j’avais si peur que j’ai mis plus longtemps... et quand j’suis arrivé au bas du jardin... l’avait refermé la porte sur le grand chemin... Alors, j’ai essayé d’sauter l’mur ! Pitié !... Vous m’tuez, patron !

Le dernier mot ne fut qu’un râle. Fou de rage, les yeux étincelants, le corsaire serrait si fort la gorge de l’homme entre ses poings crispés qu’il était sur le point de la broyer. Son profil acéré tout près du visage congestionné du marin, il cracha :

— Menteur !... Quand t’ai-je donné un ordre quelconque depuis que je t’ai fait fouetter et chasser du navire pour vol ? Tu vas le dire, crapule ! Tu vas avouer tout de suite que tu as menti, sinon...

— Ça suffit ! ordonna sèchement l’inspecteur en se portant au secours de Perez. Laissez cet homme ! Vouloir le tuer c’est avouer qu’il dit vrai ! Hola, vous autres !

Les quatre policiers n’avaient pas attendu cet ordre pour se jeter sur Jason. Perez, libéré d’un seul coup, tomba lourdement à terre et se mit à masser son cou douloureux en pleurnichant.

— Vouloir m’tuer ! Moi !... Après c’que j’ai voulu faire pour vous !... Si c’est pas malheureux !

Devant Jason maîtrisé, le misérable se relevait lentement, hochant la tête comme s’il était sous le coup d’une sainte et cruelle indignation :

— Toujours la même chose, les gens d’la haute !... Quand leurs coups réussissent pas, y s’en prennent toujours au pauv’monde ! A quoi qu’ça sert le dévouement...

— Mais cet homme ment ! s’écria Marianne qui considérait avec un mépris plein de dégoût l’immonde comédie que jouait cet inconnu, car ce ne pouvait être qu’une comédie, un acte de la pièce diabolique montée par Francis pour perdre Jason et la perdre avec lui. Comment ? Par quel moyen ? Elle n’en savait rien mais son instinct, sa sensibilité aiguë de femme aimante lui criaient que tout cela avait été préparé savamment, sciemment.

— Naturellement, il ment ! lança Jason froidement. Mais, apparemment, seuls les menteurs rencontrent quelque crédit cette nuit... J’ignore ce que ce misérable fait ici, mais il a certainement été acheté !

— C’est ce qu’il faudra établir ! coupa l’inspecteur avec sévérité ! Ce sera le travail du juge impérial !

En attendant, Monsieur, au nom de Sa Majesté l’Empereur et Roi, je vous arrête !

— Non ! hurla Marianne éperdue. Non ! Vous ne pouvez pas ! Il est innocent !... Je le sais ! Je sais tout ! Je vous dis que je sais tout, cria-t-elle en se lançant sur la trace de Jason que les policiers emmenaient déjà. Lâchez-le ! Vous n’avez pas le droit !

Comme une furie, elle s’était retournée vers Pâques occupé à remettre Perez à l’un de ses hommes après lui avoir passé les menottes et hurlait : Vous entendez ? Vous n’avez pas le droit ! Demain j’irai aux pieds de l’Empereur ! Demain il saura tout ! Il m’écoutera.

— En voilà assez, Madame ! Taisez-vous si vous ne voulez pas que je vous embarque vous aussi ! Votre complicité dans ce crime n’est pas totalement prouvée et je vous laisse en liberté, mais en liberté surveillée... et à la seule condition que vous vous taisiez ! On va vous reconduire à votre voiture, puis chez vous, d’où vous ne bougerez sous aucun prétexte ! Et sachez qu’on vous aura à l’œil.

Les nerfs de Marianne cédèrent d’un seul coup. Elle se laissa tomber sur le banc de pierre et se mit à sangloter la tête dans les mains, achevant d’épuiser le peu de forces qui lui restait. Au même moment, du pavillon de billard, deux hommes sortirent portant sur une civière une grande forme inerte recouverte d’une toile déjà maculée de sinistres traînées sombres. Hébétée, Marianne, l’esprit et le regard vidés de toute pensée, les vit passer devant elle, ne sachant plus si ses larmes désespérées s’adressaient davantage à l’homme courageux et bon qui, par deux fois, l’avait sauvée et que l’on emportait maintenant, égorgé comme un pourceau, ou à l’homme qu’elle aimait de tout son être et que l’on accusait si injustement du crime d’un misérable. Car, pour elle, la culpabilité de Cranmere ne faisait aucun doute. C’était lui qui avait tout machiné, lui qui avait tendu chacun des fils ténus et gluants de la mortelle toile d’araignée, lui encore qui avait frappé Nicolas Mallerousse, faisant ainsi d’une pierre deux coups : il était débarrassé d’un ennemi gênant et il noyait dans un bain de sang la vie de Marianne comme la vie de Jason. Comment avait-elle pu être assez sotte, assez aveugle, pour croire une seule de ses paroles ? Par amour, elle s’était faite la complice d’un bandit et l’agent de mort de ceux qu’elle aimait le plus au monde.

Lentement, elle se leva et, comme une somnambule, suivit la civière, fantôme fragile dans sa robe blanche dont l’ourlet portait les sombres traces du crime. Parfois, un sanglot déchirait sa poitrine et résonnait faiblement dans la nuit maintenant douce et parfumée. Silencieusement, frappé peut-être par la douleur de cette femme dont Paris, la veille encore, admirait en les jalousant la fortune et la beauté et qui avait tellement l’air d’une orpheline parvenue au pire degré de la misère en suivant ce simulacre de convoi funèbre, l’inspecteur Pâques prit à son tour le chemin de la maison après avoir laissé la civière prendre quelques pas d’avance.

La grande maison blanche, faite pour le bonheur cl la douceur de vivre et où, cependant, Marianne avait cru entendre pleurer une ombre désolée, surgit des arbres éclairée comme pour une fête, mais Marianne ne voyait rien que cette toile tachée de sang qui la précédait, n’entendait rien que les voix de son chagrin et du désespoir. Du même pas d’automate, elle traversa les groupes noirs des policiers massés sur les terrasses, monta le doux escalier comme s’il eût été l’échelle même de l’échafaud, entra dans le salon où elle avait connu un si bref et si merveilleux instant de bonheur et gagna le vestibule, obéissant machinalement à l’inspecteur dont la voix, venue de bien loin, lui indiquait que sa voiture l’attendait dans la cour.

Elle était si absente qu’elle ne tressaillit même pas quand une forme noire – une autre mais il y en avait déjà tellement eu depuis une heure ! - se dressa devant elle. C’est sans émoi, sans même se demander comment l’épouse espagnole de Jason se trouvait là elle aussi, qu’elle croisa le regard brûlant de haine de Pilar et c’est tout juste si elle prêta l’oreille aux quelques mots vengeurs que l’Espagnole y sifflait dramatiquement :

— Mon époux a tué pour toi ! Mais ce n’est pas pour cela qu’il va mourir ! C’est de toi ! De t’avoir aimée, maudite !

Sans regarder Pilar, Marianne haussa les épaules avec lassitude, ébauchant seulement un geste pour écarter l’ombre importune ! Cette femme déraisonnait ! Jason n’allait pas mourir ! Il ne pouvait pas mourir !... dû moins pas sans Marianne. Dès lors, quelle signification profonde pouvait bien avoir ce mot de mort que l’on agitait devant elle comme un hochet funèbre ?

Dans la masse des policiers, des domestiques et des curieux, Marianne aperçut la ronde figure de Gracchus ravagée d’inquiétude et, dominant le tout, le toit de sa voiture. Instinctivement, elle tendit la main vers ce visage ami, vers cette île familière, appelant faiblement :

— Gracchus !...

D’un bond, bousculant irrésistiblement ce qui le séparait de sa maîtresse, le jeune garçon se jeta vers elle.

— Je suis là, Mademoiselle Marianne.

Elle s’agrippa à son bras, chuchotant :

— Emmène-moi, Gracchus... emmène-moi !

Le monde, alors, vira sur lui-même, emportant dans un maelstrom écœurant les visages, les arbres, la maison blanche et ses lumières. Marianne, parvenue à l’extrême limite d’elle-même, glissa dans une miséricordieuse inconscience. Elle n’entendit même pas l’apostrophe furieuse que Gracchus, avant de l’enlever de terre, lançait en pleurant et en retrouvant d’instinct l’argot de ses halles natales, à l’inspecteur Pâques médusé :

— Si tu l’as tuée, espèce de sale roussin, j’irai d’mander la tronche au P’tit Tondu ! Et j’te fiche mon billet qu’y m’la donnera !...

8 L’ETAU SE RESSERRE...

Sous des dehors singulièrement rébarbatifs, dus à la fréquentation assidue des voyous, bandits, assassins et malfaiteurs de tout poil, l’inspecteur Pâques cachait une certaine dose de finesse. L’arrestation de Jason Beaufort ne fit aucunement le bruit auquel on aurait pu s’attendre. Elle n’avait eu pour témoins que quelques rares villageois de Passy attirés par le bruit et les quatre journaux de l’empire, dûment tenus en brides par la police et par une impitoyable censure, n’en soufflèrent mot. En outre, la plus grande partie de la société quittait Paris pour ses châteaux ou pour les stations thermales à la mode et, de ce fait, n’apprit la nouvelle que beaucoup plus tard. En dehors du ministre de la Police, de la reine d’Espagne, chez qui Pilar Beaufort trouva immédiatement refuge, de Talleyrand que Marianne, éperdue, fit prévenir dès l’aube et, bien entendu, de l’Empereur, personne ne fut mis au courant.

En ce qui concernait Marianne, d’ailleurs, la consigne de silence avait été immédiate, formelle. Dès le lendemain soir, Savary, accouru chez la jeune femme, lui signifiait que, par ordre de Napoléon, ses services avaient reçu l’ordre de ne prononcer en aucun cas le nom de la princesse Sant’Anna. Cette faveur, Marianne l’admit difficilement.

— Comment pourrait-on ne pas parler de moi alors qu’un abject billet anonyme accuse M. Beaufort d’avoir tué pour moi ?

Le duc de Rovigo toussota et s’agita sur sa chaise, visiblement mal à l’aise. Il avait passé dans le cabinet de l’Empereur un de ces quarts d’heure pénibles dont Napoléon paraissait détenir le secret, et les accents irrités de la voix impériale résonnaient encore à ses oreilles.

— Sa Majesté pense que l’inculpé aurait fort bien pu tuer pour vous, princesse, mais Elle a bien voulu me tenir informé des... euh... des liens amicaux qui vous unissaient à la victime et Elle m’a déclaré que vous tenir pour responsable de sa mort, de quelque manière que ce soit, serait pure sottise !

Napoléon avait, en fait, employé un terme infiniment plus énergique et militaire, mais Savary ne pensait pas que la lettre de ces paroles, si augustes fussent-elles, eût sa place dans un salon. Marianne, cependant, s’étonnait :

— Vous en tenir informé ? Voyons, monsieur le Duc, vous êtes bien ministre de la Police ? Comment le successeur de M. Fouché peut-il ignorer qu’à mon arrivée à Paris c’est sous le nom de Marianne Mallerousse que je suis entrée comme lectrice chez Mme de Talleyrand-Périgord... et que, dans les fichiers du quai Malaquais, je portais le pseudonyme de l’Etoile ?

— Vous semblez, Madame... de même que l’Empereur, hélas, oublier que M. le Duc d’Otrante ne m’a guère laissé de matériaux valables pour reprendre sa suite et qu’il a brûlé ses dossiers et ses fiches durant trois jours... trois jours ! soupira-t-il avec accablement. Et l’Empereur me le reproche comme si j’avais pu prévoir pareille noirceur ! Il me faut tout recommencer de zéro, chercher patiemment qui travaillait pour nous, sur qui je peux encore compter.

— Pas sur moi, en tout cas ! coupa Marianne peu intéressée par les déboires du ministre et connaissant trop Fouché pour imaginer sans peine le plaisir pervers qu’il avait pu prendre à faire place nette devant son successeur. Mais là n’est pas la question : il faut que je voie l’Empereur, Monsieur le Duc, il le faut absolument ! Il est impensable que je laisse s’accomplir un acte aussi injuste et aussi abominable que la mise en accusation de M. Beaufort. Lui imputer un assassinat aussi sordide, alors qu’il s’est toujours comporté en ami sincère de notre pays, est une monstruosité ! M. de Talleyrand, qui le connaît aussi bien que moi, pourrait vous dire...

— Rien, Madame ! fit Savary en hochant tristement la tête. Sa Majesté a prévu que vous désireriez la voir... et Elle m’a chargé de vous dire qu’il ne saurait en aucun cas en être question !

Sous ce coup direct, administré d’une voix compatissante mais ferme, Marianne pâlit :

— L’Empereur... refuse de me voir ?

— Oui, Madame. Il m’a dit qu’il vous ferait appeler lorsqu’il le jugerait opportun, ce qui n’est pas le cas en ce moment car, d’après certaines apparences, M. Jason Beaufort serait moins notre ami que vous le pensez !

— Et même si cela était ? s’écria Marianne avec passion. Même s’il nous haïssait ? Serait-ce une raison suffisante pour le laisser sous le coup d’une accusation inique et stupide ?

— Ma chère princesse, il s’agit d’une affaire grave sur laquelle il importe de faire toute la lumière. Laissez donc à la justice le soin de rechercher la vérité totale sur le crime de Passy !

— Justement ! La justice ne peut que gagner à m’entendre. J’étais avec M. Beaufort tandis que le crime s’accomplissait et, de plus, je sais qui est, ou plutôt qui sont les véritables meurtriers de Nicolas Mallerousse. Donc, même si l’Empereur refuse de m’entendre, vous devez, vous, monsieur le Duc, écouter ce que j’ai à dire. L’homme qui a tué, et qui a soigneusement maquillé son crime pour le faire retomber sur un autre, c’est...

Il était écrit que personne ne voudrait entendre Marianne. Dans un geste plein d’apaisement, Savary posa un court instant sa main sur la sienne tout en lui coupant la parole :

— Ma chère princesse, je vous ai dit que l’Empereur interdisait que l’on vous mêlât à cette affaire ! Faites donc confiance à mes services pour trouver le véritable meurtrier... s’il n’est pas celui que nous croyons !

— Mais, au moins, écoutez-moi ! Vous devez admettre, puisque j’étais là, puisque je sais tout, que je suis un témoin valable ! Même si cela doit rester entre nous, cela vous évitera de faire fausse route !

— Valable, peut-être... mais certainement pas impartial ! Madame, ajouta très vite Savary, coupant court ainsi à une nouvelle protestation de la jeune femme, je n’en ai pas encore fini avec les ordres de l’Empereur vous concernant !

— Les ordres ? répéta-t-elle péniblement impressionnée.

Le duc de Rovigo éluda cette demi-question qui eût amené peut-être une explication cruelle et se contenta de développer sa mission, en prenant toutefois la peine d’en adoucir les termes :

— Sa Majesté désire que vous quittiez Paris ces jours prochains pour vous rendre dans tel lieu qui vous semblera agréable.

Cette fois, Marianne se dressa, insensible à la peine prise par le ministre pour enrober la cruauté de l’ordre, car c’en était bien un.

— Brisons là, monsieur le Duc : l’Empereur m’exile ? Alors, dites-le franchement.

— Nullement, madame, fit Savary avec un petit soupir qui en disait long sur son envie d’être ailleurs, nullement ! Simplement, Sa Majesté désire que vous alliez passer l’été hors de Paris, où il vous plaira, mais au moins à cinquante lieues... l’été et peut-être aussi l’automne ! Rien de plus naturel, d’ailleurs : la plupart de nos belles quittent Paris pour une ville d’eaux... ma propre femme se rend prochainement aux eaux de Plombières, vous ne ferez que suivre le mouvement général. C’est un déplacement, somme toute, très naturel si l’on considère que vous avez été gravement malade à la suite du drame de l’ambassade d’Autriche. Votre santé parfaitement rétablie, vous nous reviendrez, princesse, plus belle que jamais et nul ne sera plus heureux de vous revoir que votre serviteur.

Sourcils froncés, parfaitement insensible à cette inutile galanterie, Marianne avait écouté attentivement chacune des paroles de son visiteur. Elle ne comprenait pas ce besoin aussi subit qu’impérieux de l’envoyer aux eaux et seulement pour une période relativement courte, si l’on admettait qu’elle eût encouru la colère impériale. Quand Napoléon ordonnait à l’un de ses sujets, coupable de lui avoir déplu, de s’éloigner, c’était généralement pour beaucoup plus longtemps. Et, comme elle n’aimait pas laisser une question sans réponse quand il était possible d’en obtenir une, elle formula nettement sa pensée :

— La vérité, monsieur le Ministre, je vous en prie ! Dites-moi la raison pour laquelle Sa Majesté tient tellement à ce que je prenne les eaux ?

Les yeux verts exigeaient impérieusement au moins autant qu’ils imploraient et Savary, avec un nouveau soupir, capitula :

— La vérité, la voici : l’Empereur, je vous l’ai dit, ne veut pas que votre nom soit mêlé à cette affaire. Or, suivant la tournure qu’elle prendra, il y aura ou n’y aura pas jugement pour M. Beaufort. Si procès il y a, il se déroulera sans doute vers octobre ou novembre... et l’Empereur ne veut pas vous savoir à Paris jusqu’à ce que tout ne soit terminé !

— L’Empereur veut que j’abandonne mon meilleur ami ?... Bien plus ! et vous pourrez le lui dire, monsieur le Duc, car je le crois capable d’entendre cette vérité-là : l’homme que j’aime ?

— Sa Majesté s’attendait à votre réaction : c’est pourquoi Elle ordonne... et refuse de vous voir !

— Et si, moi aussi, je refuse ? s’exclama la jeune femme frémissante. Si je veux rester malgré tout ?

Le ton paisible et doucement résigné de Savary se chargea alors, subitement, d’une dureté nouvelle. Il se fit menaçant avec discrétion :

— Je ne vous le conseille pas ! Vous n’avez aucun intérêt à forcer l’Empereur à reconnaître que vous êtes impliquée dans cette affaire. Songez qu’en vous infligeant une pénitence... légère, vous ne pouvez le nier, il songe surtout à vous tenir à l’écart d’un scandale dont le nom que vous portez ne se relèverait pas ! Dois-je vous rappeler qu’outre M. Beaufort, un autre homme se trouve actuellement en prison à cause de vous ? Quand une femme, portant un grand nom, vit éloignée de son mari, on apprécie peu qu’en vingt-quatre heures deux hommes prennent, à cause d’elle, le chemin de la prison : l’un pour meurtre, l’autre à cause d’un duel scandaleux avec un officier étranger qui, par hasard, avait justement invité le premier de ces deux hommes à venir sur le terrain. Au surplus, conclut le ministre, un éclat qui contraindrait à user envers vous d’une extrême sévérité ne vous rapprocherait même pas de votre ami : la distance est grande entre la prison Saint-Lazare, où l’on met les femmes, et la Force, où M. Beaufort a été conduit ! Ne vaut-il pas mieux rester libre, même à cinquante lieues, pour lui comme pour vous ? Croyez-moi, madame, obéissez, dans l’intérêt même de votre ami.

Alors, Marianne, vaincue, baissa la tête. Pour la première fois. Napoléon la traitait en sujette et en sujette rétive. Il lui fallait obéir, s’éloigner alors qu’elle souhaitait de tout son cœur demeurer accrochée à Paris, le plus près possible des murs noircis de la vieille prison derrière lesquels Jason allait étouffer durant tant de semaines. On l’envoyait à la campagne, comme une gamine un peu folle qui a besoin de changer d’air, alors que la seule idée de Jason prisonnier la rendait malade et lui ôtait jusqu’à l’envie de respirer l’air ensoleillé de ce beau mois de juillet. « Jason des Quatre Mers et des Quatre Horizons », ainsi qu’elle l’appelait tout bas, pour elle-même, dans la chaleur tendre et fière de son amour, Jason, en qui devaient se reconnaître le puissant albatros et l’hirondelle rapide, Jason captif d’une prison crasseuse, de geôliers obtus et d’une promiscuité immonde, c’était pour Marianne comme une tache de bouc sur l’azur du ciel, comme un outrage dans une prière, comme un crachat sur une étoile.

— Alors, madame ? demanda Savary.

— J’obéirai, murmura-t-elle à contrecœur.

— C’est bien. Soyez partie... disons dans deux jours ?

Allons ! Il était bien inutile de tenter la moindre défense quand le Maître ordonnait. La lourde main de l’Empereur se voulait peut-être légère et protectrice, mais, sous son étreinte, Marianne n’en sentait pas moins craquer ses os et se déchirer les fibres de son être aussi douloureusement que sur le médiéval chevalet de torture. Incapable d’endurer plus longtemps la mine solennelle et faussement compatissante du ministre, elle esquissa un rapide salut et quitta la pièce, laissant à Jérémie, son lugubre maître d’hôtel, le soin de reconduire le haut fonctionnaire à sa voiture. Elle avait besoin d’être seule, impérieusement... pour réfléchir.

Savary avait raison. Il ne servirait à rien d’entrer en rébellion ouverte. Mieux valait avoir l’air de plier, mais aucune force humaine ne pourrait lui faire abandonner le combat !

Deux jours plus tard, Marianne quittait Paris, avec Agathe et Gracchus, à destination de Bourbon-l’Archambault. Sa première idée avait été de rejoindre Arcadius de Jolival à Aix-la-Chapelle, mais la grande ville d’eaux des bords du Rhin était fort à la mode, cette année-là, et la jeune femme se sentait peu encline à voir du monde après le drame qu’elle venait de traverser et traverserait encore jusqu’à ce que Jason Beaufort fût reconnu innocent et définitivement mis hors de cause. Talleyrand, d’ailleurs, qui était arrivé chez elle sur les talons de Savary, lui avait formellement déconseillé l’antique capitale de Charlemagne.

— On y voit peut-être beaucoup de monde, mais du monde très peu réconfortant si l’on considère que la plupart des mécontents et des exilés courent s’y masser autour du roi de Hollande que l’Empereur vient de mettre, en quelque sorte, à la retraite, en annexant son royaume. Louis Bonaparte est l’être le plus gémissant que je connaisse et il se comporte comme si un conquérant cruel était venu le chasser de sa terre ancestrale. Il y a aussi Madame Mère qui prie beaucoup et fait des économies. Bien sûr, mon cher ami Casimir de Montrond a reçu permission de s’y rendre et je l’aime infiniment, mais c’est un homme qui traîne aisément les catastrophes après lui et Dieu sait que vous n’avez pas besoin d’un surcroît d’ennuis de ce genre. Non, venez plutôt avec moi.

Depuis huit années, en effet, le prince de Bénévent allait prendre les eaux de Bourbon avec une grande régularité. Sa mauvaise jambe et ses rhumatismes s’en trouvant, sinon au mieux, du moins au moins mal, aucune forme humaine, aucun cataclysme européen n’aurait pu l’empêcher d’aller, en juillet, faire sa cure en Bourbonnais. Il avait vanté à sa jeune amie les charmes de cette petite ville coquette et paisible, alléguant aussi qu’elle était infiniment moins éloignée de Paris que Aix-la-Chapelle, que soixante-dix lieues se couvraient plus aisément que cent cinquante, qu’il était de beaucoup préférable d’écrire à Jolival de venir lui aussi à Bourbon, qu’il était plus facile de se faire oublier, donc de retrouver un brin de liberté occulte, dans une bourgade que dans une cité mondaine et que, enfin, entre disgraciés on se devait aide et assistance.

— Vous ferez ma partie de whist, je vous lirai les œuvres de Mme du Deffand, nous rebâtirons l’Europe à nous deux et nous dirons du mal de tous ceux qui en disent de nous ! Ce qui fait que nous ne manquerons pas d’ouvrage, hé ?

Marianne avait accepté. Tandis qu’Agathe préparait ses coffres et que Gracchus s’occupait de la berline de voyage, elle avait écrit à son ami Jolival une longue lettre dans laquelle étaient relatés les derniers événements. En conclusion, elle lui demandait de revenir au plus vite, avec ou sans Adélaïde, et de la rejoindre à Bourbon. En effet, Marianne avait beau savoir que le vicomte-homme de lettres ne pourrait certainement pas grand-chose pour la cause de Jason, elle n’en avait pas moins l’impression que, lui étant là, les choses iraient tout de suite mieux. Elle savait trop bien qu’en sa présence le piège si bien monté par Cranmere eût certainement fonctionné avec beaucoup moins de succès car, moins naïf et surtout moins émotif que Marianne, il eût flairé le traquenard et pris des mesures en conséquence.

Mais, le mal étant fait, il fallait maintenant tout mettre en œuvre pour le réparer et pour que les vrais assassins de Nicolas Mallerousse fussent châtiés. Dans ce genre d’entreprise, Arcadius était un auxiliaire précieux, parce que nul ne connaissait mieux que lui les sinistres habitants des bas-fonds de Paris dont l’Anglais avait fait ses alliés.

La lettre avait été confiée à Fortunée Hamelin qui gagnait justement Aix-la-Chapelle en toute hâte. De même que son ami Talleyrand, la belle créole avait appris que le séduisant comte de Montrond s’y rendait pour prendre les eaux et aucune force humaine n’aurait pu détourner cette ardente amoureuse de rejoindre l’homme qui partageait, avec Fournier-Sarlovèze, son cœur incandescent. Le fait que Fournier fût encore en prison ne l’arrêtait pas.

— Au moins, pendant ce temps-là, il ne me trompera pas ! avait-elle déclaré avec son inconscient cynisme, oubliant totalement qu’elle s’apprêtait à rejoindre le rival du beau général.

Fortunée était donc partie, la veille, en jurant que la lettre serait remise à Jolival avant même qu’elle n’eût rejoint Montrond. Rassurée sur ce point, Marianne s’était mise doucement en chemin pour le pays de l’Allier. Elle devait y rejoindre Talleyrand qui, avant de se rendre à Bourbon, comptait s’arrêter un ou deux jours dans ses terres de Valençay, moitié pour saluer ses perpétuels invités forcés, les princes d’Espagne, moitié pour parler argent avec son intendant. La récente faillite de la banque Simons, à Bruxelles, avait, en effet, porté un coup sensible aux finances du prince de Bénévent.

Ce n’était pas sans douleur que Marianne quittait Paris, ce 14 juillet 1810. Outre la pensée qu’elle y laissait Jason aux mains de la Police, elle éprouvait une invincible répugnance à abandonner sa chère maison. Malgré les paroles rassurantes de Savary, elle se demandait combien de temps s’écoulerait avant qu’elle ne la revît, car elle savait bien que, tôt ou tard, elle désobéirait à l’Empereur et que, si l’on jugeait Jason, si les efforts qu’elle comptait demander à Jolival demeuraient vains, aucune force au monde ne pourrait l’empêcher d’être auprès de lui à ce moment-là. Tôt ou tard, elle encourrait la colère de Napoléon... et Dieu seul pouvait dire jusqu’où irait cette colère ! L’Empereur était tout à fait capable d’ordonner à la princesse Sant’Anna de regagner la Toscane avec interdiction d’en sortir. Il pouvait la contraindre à s’enfermer dans la villa, si belle et si terrifiante à la fois, dont elle s’était enfuie au matin d’une nuit de cauchemar...

Cette seule idée faisait courir sur la peau de Marianne des frissons de terreur. Depuis qu’elle avait perdu son enfant, elle ne pouvait envisager sans épouvante le moment où le prince au masque blanc apprendrait que l’héritier tant attendu ne viendrait pas, ne viendrait jamais. Et, jour après jour, elle avait remis l’instant d’écrire la lettre fatale, tant elle craignait ce que serait sa réaction. Quelque chose lui disait que si, dans sa colère, l’Empereur la faisait reconduire au palais Sant’Anna, il ne lui serait plus possible d’échapper à ses maléfices. Le souvenir de Matteo Damiani n’était pas près de s’effacer de sa mémoire.

Souvent, elle s’était demandé ce qu’il était advenu de lui. Dona Lavinia, à l’heure de son départ, lui avait laissé entendre que le prince Corrado l’avait emprisonné dans la cave, qu’il s’apprêtait sans doute à le punir. Mais quelle punition avait-il pu infliger à un homme qui, durant toute sa vie, l’avait servi, avait servi sa famille avec dévouement... et surtout qui connaissait certainement son secret ! La mort ? Marianne ne parvenait pas à croire que Matteo Damiani eût été tué puisque lui-même n’avait tué personne...

Tandis que ses chevaux trottaient sur la route de Fontainebleau, où le soleil mettait de si joyeuses taches en franchissant le rideau frissonnant des feuillages, Marianne ne prêtait aucune attention au chemin qui défilait derrière les vitres de ses portières. Son esprit demeurait curieusement en arrière, soumis à un bizarre phénomène de dédoublement : une partie d’elle-même rejoignant en Allemagne son ami Jolival dont elle attendait tant et l’autre, la plus grande et la plus sensible, errant inlassablement autour de la vieille prison de la Force, qu’elle connaissait bien.

Adélaïde, en effet, un jour de nostalgie, l’avait conduite dans le vieux quartier du Marais pour lui montrer son ancienne maison, une très belle demeure Louis XIII de briques roses et de pierres blanches, voisine de l’hôtel de Sévigné, mais affreusement défigurée et dégradée par les entrepôts et ateliers du cordier qui s’en était emparé pendant la Révolution. La Force était toute proche et Marianne avait effleuré d’un regard plein de répugnance l’entrée plate et trapue sous son unique étage mansardé, ses murs lépreux mais robustes, sa porte basse lourdement armée de fer entre deux lanternes rouillées. Une porte sinistre, en vérité, rougeâtre et crasseuse, comme si elle n’avait pas encore fini d’absorber les flots de sang qui l’avaient baignée durant les massacres de septembre 1792.

Sa vieille cousine lui avait raconté ce massacre qu’elle avait vu, tapie dans une mansarde de sa maison. Elle avait dit la mort atroce de la douce princesse de Lamballe et maintenant son récit revenait à la mémoire de Marianne jusque dans ses plus affreux détails. Et la jeune femme ne pouvait s’empêcher de frémir d’angoisse en face de cette espèce de fatalité qui semblait mener inexorablement Jason Beaufort sur le chemin tragique de la princesse-martyre. Il était passé si rapidement de sa maison à sa prison ! Et Marianne n’avait-elle pas entendu pleurer son ombre dans la demeure où Mme de Lamballe était venue chercher l’oubli d’une royale ingratitude ? L’esprit impressionnable et aisément superstitieux de la jeune femme voyait là un avertissement funeste. Si Jason allait, lui aussi, ne quitter la Force que pour marcher à la mort ?...

De telles pensées, jointes à celle de son impuissance totale à secourir son ami et de ce qu’elle appelait la « cruauté de l’Empereur » n’avaient rien de réconfortant et, en arrivant à Bourbon, le surlendemain, Marianne, qui n’avait pas dormi depuis Paris et qui n’avait absorbé qu’un peu de pain trempé dans du lait, était dans un tel état de dépression qu’il fallut la mettre au lit sitôt débarquée.

Bourbon-l’Archambault était, cependant, une bien charmante petite cité. A la corne d’un grand étang traversé d’une rivière vive, ses maisons blanches et roses se tassaient à l’ombre d’un puissant éperon rocheux où se dressaient jadis les dix-sept tours orgueilleuses – désormais réduites à quatre[2] – des ducs de Bourbon. La ville avait été riche, puissante et très fréquentée quand, au siècle du Grand Roi, les beaux esprits de la cour venaient y soigner leurs rhumatismes. Mais là aussi la Terreur était passée. L’ombre du poète Scarron, de Mme de Sévigné et de la marquise de Montespan qui, fièrement, y avait achevé une vie contestable, s’était fondue dans les brouillards de l’Allier tandis que tombaient les tours du château, son beau logis et sa Sainte Chapelle. Mais Marianne n’eut pas un regard pour les trois rescapées qui se miraient si joliment dans les eaux moirées de l’étang, ni pour les harmonieuses collines où se nichaient la ville, ni même pour les villageois, dans leur pittoresque et seyant costume, qui se pressaient curieusement autour de l’élégante berline et des chevaux fumants.

On l’installa au pavillon Sévigné, dans la chambre qui avait été celle de la charmante marquise, mais ni les soins d’Agathe ni la bienvenue respectueuse et pleine de rondeur de l’hôtelier ne purent vaincre l’humeur noire dans laquelle Marianne s’enfermait volontairement. Elle ne souhaitait qu’une chose : dormir, dormir le plus longtemps possible et, autant que faire se pourrait, jusqu’à ce que quelqu’un vînt lui donner des nouvelles de Jason. Hors cela, il était inutile de lui parler de quoi que ce soit ou de lui vanter les charmes du paysage. Elle était sourde, muette, aveugle pour tout ce qui l’entourait. Elle attendait.

Quinze jours passèrent ainsi. Jours assez étranges car, dans la suite, ils devaient disparaître totalement du souvenir de Marianne tant elle s’était appliquée à ne pas les vivre et à faire des heures une longue suite si unie et si monotone qu’aucune d’elles ne se distinguait de l’autre. Sa porte était condamnée, même et surtout, aux médecins de la station qui ne comprenaient rien à l’attitude bizarre d’une aussi étrange curiste.

L’arrivée de Talleyrand vint briser cette grisaille en même temps qu’elle apportait à la petite cité une toute nouvelle agitation... et à Marianne une contrariété imprévue. Elle s’était, en effet, attendue à voir le prince venir en petit appareil, avec un secrétaire et son valet Courtiade, par exemple. Or, quand la maison voisine de la sienne s’emplit d’une foule de gens, force lui fut d’admettre que Talleyrand avait, de ce que pouvait être un train princier, une idée diamétralement opposée de celle de Marianne. Là où la princesse Sant’Anna se contentait d’une femme de chambre et d’un cocher, le prince de Bénévent entraînait à sa suite une armée de valets et de marmitons, son cuisinier, ses secrétaires, sa fille adoptive Charlotte, flanquée de son précepteur, le toujours aussi myope M. Fercoc, son frère Boson de dix ans son cadet mais sourd comme un pot et, enfin, sa femme ! Parfois, d’ailleurs, il avait, en plus, des invités.

C’était encore l’arrivée de la princesse qui avait le plus étonné Marianne. Alors qu’à l’hôtel Matignon Talleyrand s’efforçait de vivre le moins possible en contact avec sa femme, alors qu’en général, dès les beaux jours revenus, il l’envoyait villégiaturer dans le petit château de Pont-de-Sains qui était à elle et où il ne mettait jamais les pieds, préférant de beaucoup la société de la duchesse de Courlande et son agréable demeure estivale de Saint-Germain, il l’emmenait toujours, régulièrement, à Bourbon.

Elle devait apprendre qu’il s’agissait là d’une tradition instituée par Talleyrand qui estimait ne pouvoir faire moins que passer trois semaines d’été en la compagnie tout à fait relative de sa femme. Au surplus, Marianne fut touchée de l’accueil de son ex-maîtresse qui l’embrassa chaleureusement dès qu’elle l’aperçut et qui montra une joie sincère de la retrouver.

— Je sais vos malheurs, mon enfant, lui dit-elle, et je veux que vous ayez entière certitude de ma compréhension et de mon appui.

— Vous êtes infiniment bonne, princesse, et ce n’est pas la première fois que je m’en rends compte ! Une présence amie est une chose précieuse.

— Surtout dans ce trou ! soupira la princesse. On y meurt d’ennui, mais le prince prétend que ces trois semaines font un bien immense à toute la maisonnée. Quand donc retrouverons-nous les étés de Valençay ! soupira-t-elle en baissant le ton pour éviter d’être entendue de son mari.

Le séjour de Valençay, en effet, lui était formellement interdit depuis que, devenu la somptueuse résidence forcée des infants d’Espagne, le château et son décor romantique avaient favorisé l’idylle de leur maîtresse et du séduisant duc de San Carlos. La chose fût peut-être passée inaperçue si Napoléon n’avait jugé bon d’avertir lui-même Talleyrand de son infortune et avec une verdeur de langage qui avait fait la joie des mauvaises langues. Le prince avait dû intervenir et la pauvre princesse « d’Inde » ne se consolait pas d’avoir perdu son paradis personnel.

Tandis qu’elle allait procéder à son installation dans un grand bruit de portes claquées, de malles traînées, de raclements de pieds et d’appels de servante, sous l’œil intéressé d’une cinquantaine de villageois rassemblés autour des berlines de voyage, Talleyrand rejoignit Marianne chez elle sous couleur de s’assurer qu’elle était bien installée. Mais à peine la porte rustique de son petit salon se fut-elle refermée que le sourire insouciant s’effaça du visage du prince et Marianne nota avec épouvante aussi bien le pli soucieux de son front que la soudaine fatigue de ses épaules. Pour vaincre l’angoisse qui lui venait, elle serra fortement les bras du fauteuil où elle était assise.

— Cela... va si mal ?...

— Plus mal encore que vous ne pouvez l’imaginer ! De là vient mon retard à vous rejoindre. Je voulais apprendre le plus de choses possible et, de ce fait, je n’ai fait que toucher terre à Valençay. En vérité, mon amie... je ne sais par laquelle commencer de toutes ces mauvaises nouvelles.

Avec un soupir de lassitude, il s’assit lourdement dans un autre fauteuil, étendit sa mauvaise jambe que le trajet avait ankylosée, posa sa canne contre son genou et passa sur son visage pâle une longue main blanche. Et Marianne crut voir avec horreur que cette main tremblait un peu.

— Par pitié ! Dites-moi tout ! Tout de suite et comme cela vous vient ! Ne me ménagez pas car aucun supplice n’est pire que l’ignorance. Voilà quinze-jours que je meurs de ne rien savoir ! Se peut-il que l’on n’ait pas encore admis l’innocence de Jason ?

— Son innocence ? ricana Talleyrand avec amertume, vous voulez dire que chaque jour qui passe l’enfonce un peu plus dans la culpabilité ! Si cela continue, il ne nous restera plus qu’une chose à tenter d’éviter... désespérément...

— Quoi ?

— L’échafaud !

Avec un cri d’horreur Marianne s’élança de son siège comme si, tout à coup, ces bras, auxquels elle s’accrochait l’instant précédent, s’étaient mis à brûler. Portant ses mains glacées à ses joues brûlantes, elle fit deux ou trois tours dans la pièce à la manière d’une bête affolée pour venir finalement s’agenouiller, ou plutôt s’abattre, auprès du prince.

— Vous ne pouviez prononcer de mot plus affreux, fit-elle sourdement. Le pire est dit ! Maintenant, je vous en supplie, parlez si vous ne voulez pas que je devienne folle !

Doucement, Talleyrand posa la main sur les cheveux bien lissés de la jeune femme. Il hocha la tête tandis qu’une immense pitié débordait de ses yeux pâles, ordinairement si froids et si railleurs.

— Je connais votre courage, Marianne ! Et je vais parler, mais ne restez pas ainsi. Venez... venez vous asseoir près de moi. Tenez... sur ce petit canapé, nous y serons plus près l’un de l’autre, hé ?

Quand ils furent installés côte à côte, la main dans la main, comme un père et sa fille, sur le petit canapé de paille placé près d’une fenêtre ouverte sur le parc, le prince de Bénévent commença son récit.

L’accusation de meurtre qui pesait sur Jason Beaufort, primitivement fondée sur le billet anonyme reçu par la police et sur le témoignage du matelot Perez, qui continuait à jurer avoir reçu du corsaire l’ordre de venir enlever le cadavre de Nicolas Mallerousse pour le jeter à la Seine, se trouvait maintenant renforcée de plusieurs faits. D’abord, le matelot Jones, dont Perez affirmait qu’il devait l’aider à transporter l’homme assassiné mais l’avait abandonné à l’arrivée des policiers, avait été retrouvé deux jours plus tard dans les filets de Saint-Cloud, noyé. Comme son cadavre ne portait aucune marque de violence, la police en avait conclu que, en fuyant le parc de Passy dans la nuit noire, Jones était tombé à la Seine dont les berges avaient été rendues particulièrement glissantes par l’orage du soir et y avait trouvé la mort.

— Quelle stupidité ! protesta Marianne. N’importe quel marin, tombant accidentellement à la Seine, s’en tirerait à la nage, même en pleine nuit !... Et surtout en été !

— Perez dit que son camarade ne savait pas nager. Il est vrai que Jason, de son côté, affirme que Jones, qui était l’un de ses meilleurs hommes, nageait comme un poisson !

— Et c’est ce misérable Perez que l’on croit ?

— Un accusé a rarement le beau rôle ! soupira Talleyrand, et c’est d’autant plus dommage que le témoignage de ce Jones aurait pu, en infirmant les déclarations mensongères de Perez, sauver notre ami. Si vous voulez mon avis, Jones n’a jamais eu partie liée avec ce Perez que Beaufort affirme avoir fait fouetter et chasser. Mais ceux qui ont monté si soigneusement cette machinerie mortelle n’en sont pas à un cadavre près ! Au surplus, je n’en ai pas fini : les douaniers et les gendarmes ont perquisitionné à Morlaix, dans les cales de la Sorcière de la Mer et la cargaison que l’on y a découverte est venue à point nommé aggraver le cas de Jason.

Marianne haussa les épaules avec irritation.

— Une cargaison de Champagne et de bourgogne ! Le beau crime, en vérité ! Il y a là, n’est-ce pas, de quoi faire tomber la tête d’un homme ! Et le sacro-saint Blocus...

— Il y a de quoi faire tomber la tête d’un homme, coupa doucement le diplomate, quand on y trouve aussi de la fausse monnaie !

— De la... Ce n’est pas vrai !

— Que ce soit Jason qui l’y ait mise, je ne crois pas, en effet, que ce soit vrai, mais qu’on l’y ait découverte... il n’y a malheureusement aucun doute ! On a trouvé environ cent mille livres sterling en billets de la Banque d’Angleterre... des billets regrettablement neufs ! Quand je vous dis que le coup a été bien monté !

— Eh bien, il faut le démonter ! s’écria Marianne. Nous savons, vous et moi, nous avons la certitude que ce crime et tout ce qui l’accompagne sont l’œuvre d’une bande que la police connaît, et qui, seule, a sans doute les moyens de se livrer à la fabrication de faux billets. Car c’est cela, alors, qu’il faut chercher : ceux qui ont fabriqué ces livres sterling ! Mais c’est à croire que les gens de police ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. Quand j’ai voulu dire la vérité à cet inspecteur Pâques, c’est tout juste s’il ne m’a pas traitée de folle et, quant au duc de Rovigo, il n’a rien voulu écouter.

— Je ne connais personne de plus entêté ni de plus bête que le duc de Rovigo... si ce n’est M. Savary, hé ? fit Talleyrand qui, même dans les plus sombres circonstances, ne pouvait résister au plaisir de faire un mot, ou de le répéter car il avait déjà appliqué celui-là au duc de Bassano. Notre gendarme vit dans la crainte perpétuelle de déplaire à son idole, l’Empereur. Mais, pour une fois, je ne peux l’accabler. Songez, mon enfant, que, en face des présomptions qui pèsent sur Beaufort, vous n’avez que votre conviction intime et votre parole... et pas l’ombre d’une preuve !

— Qu’ont-ils de plus que moi ? s’insurgea Marianne. Leurs présomptions ne sont que des calomnies issues d’êtres si méprisables qu’on ne devrait même pas les entendre. Et, d’ailleurs, je ne parviens pas à comprendre que lord Cranmere et ses complices se soient donné tout ce mal simplement pour le venger de ce que je l’aie fait arrêter. D’autant plus que je ne suis touchée qu’indirectement. La victime, la vraie, c’est Jason Beaufort ! Pourquoi lui ?

— Parce qu’il est américain. Ma chère enfant, soupira Talleyrand, je suis navré de vous ôter vos illusions, mais vos démêlés avec lord Cranmere sont, dans cette affaire, tout à fait secondaires. Comme vous le dites, on ne se serait pas donné tant de mal pour se venger de vous. Mais créer un incident diplomatique avec les Etats-Unis, détériorer une situation, rendue délicate par le Blocus Continental mais qui, ces derniers temps, avait tendance à s’améliorer, voilà qui est important pour un espion anglais, voilà qui mérite que l’on se donne quelque peine !

La politique mêlée à ses affaires privées ? C’était bien la dernière chose à laquelle Marianne pût s’attendre. Elle leva sur son interlocuteur un regard tellement désemparé, tellement habité par l’incompréhension, qu’il eut un sourire indulgent et expliqua :

— Vous allez comprendre : depuis l’année dernière, le commerce a repris, malgré les divergences politiques, entre l’Angleterre et les Etats-Unis. Ces derniers, en effet, ont été fort choqués par les décrets de Berlin et de Milan pris par Napoléon, surtout celui de Milan qui considère comme part de prises les navires étrangers ayant seulement touché un port anglais ou étant entrés en contact avec un vaisseau anglais. Lord Wellesley a profité de la mauvaise humeur américaine et, au début de cette année, une énorme quantité de marchandises anglaises sont entrées aux Etats-Unis pour le plus grand bien du commerce anglais, lequel ne va pas au mieux. Mais le président Madison, qui est un ami de la France, souhaiterait voir de bonnes relations reprendre avec le pays de La Fayette, et il serait heureux qu’au moins, en ce qui concerne les Etats-Unis, le décret de Milan fût rapporté. Il a donné des ordres dans ce sens à son ambassadeur à Paris et il y a plusieurs semaines que John Armstrong y travaille. Je sais, de source sûre, qu’il a écrit récemment à Champagny, mon remplaçant aux Relations Extérieures, pour lui demander à quelles conditions les décrets de Berlin et de Milan pourraient être annulés, en ce qui concerne les Etats-Unis. Cette affaire de contrebande et de meurtre vise bien plus à réduire leurs efforts à néant... qu’à venger lord Cranmere. Vous êtes un prétexte, Marianne, et Beaufort un instrument.

Marianne baissa la tête. La toile d’araignée de Cranmere avait été artistement tissée. Il avait fait, à merveille, son métier d’espion anglais et de bandit de haut vol, puisqu’il avait même réussi à soutirer de l’argent à sa victime. Marianne avait payé pour rejoindre Jason au fond du piège que l’Anglais avait ouvert sous leurs pieds. Elle comprenait maintenant l’ampleur des moyens employés, l’étrange folie de ce Perez qui se livrait lui-même – sans doute après avoir été grassement payé et avoir reçu des assurances de sa sécurité – pour mieux perdre son capitaine. Du moment que des intérêts internationaux étaient en jeu, les chances de Jason s’amincissaient singulièrement.

— Mais, dit-elle, vous me parlez de l’ambassadeur américain. Ne peut-il rien pour Jason ?

— Soyez assurée que John Armstrong a déjà fait tout ce qu’il pouvait faire ! Mais si Beaufort est convaincu d’espionnage, de faux-monnayage et d’assassinat, il ne pourra que demander la clémence de l’Empereur.

— L’Empereur ! explosa Marianne. Parlons-en ! Savez-vous, au moins, pourquoi il refuse de me voir ? En quelques minutes d’audience, il aurait tout appris et Jason serait déjà libre !

— Je n’en suis pas certain, Marianne ! Dans un tel cas, l’Empereur ne peut agir qu’une fois toute la lumière faite sur l’affaire. Les intérêts engagés sont trop graves ! De plus, il ne doit pas être fâché de vous donner une leçon... et de vous punir de vous être consolée si aisément de n’être plus sa favorite. C’est un homme, que voulez-vous ! Enfin, il y a, pesant sur Beaufort, un témoignage que Napoléon ne peut pas ne pas prendre en considération à moins de se faire ouvertement l’adversaire de la simple morale, et vous savez à quel point il tient à la respectabilité de sa cour. En effet, si l’auteur de la lettre anonyme, si le matelot Perez ne sont que des misérables, pourriez-vous en dire autant de la señora Beaufort ?

Un silence de mort s’abattit sur la petite pièce fleurie. Mentalement Marianne se répétait avec stupeur les dernières syllabes que venait de prononcer Talleyrand, cherchant à leur appliquer un sens qui ne fût pas terrifiant. Elle n’en trouva pas et demanda, finalement, d’une voix qui se voulait encore incrédule mais qui s’enrouait :

— Cherchez-vous à me faire entendre que...

— Que la femme de Jason se retourne contre lui ? C’est bien cela, hélas ! Cette malheureuse, enragée de jalousie, croit dur comme fer que vous êtes la maîtresse de son mari. Elle n’a même pas mis en doute un seul instant la culpabilité de son époux. A l’entendre, et aucune furie n’égale sa véhémence.

Beaufort est capable de tout dès qu’il s’agit de vous, même d’un crime !

— Mais... elle est folle ! Folle à lier ! Insensée !... et sa folie est criminelle ! Oserez-vous, après cela, me soutenir en face qu’elle aime Jason ?

Talleyrand eut un soupir plein de scepticisme.

— Peut-être ! Voyez-vous, Marianne, elle appartient à une race farouche et passionnée où l’offense d’amour ne s’apaise qu’avec le sang, où l’amoureuse trahie peut livrer, sans faiblir, son amant infidèle au bourreau, quitte à courir ensuite s’enterrer vivante au fond du plus impitoyable couvent pour y attendre la mort dans l’expiation ! Oui, c’est une femme terrible que Pilar et, malheureusement, elle sait que Beaufort vous aime. Elle vous a reconnue au premier coup d’œil.

— Me reconnaître ? A quoi ? Elle ne m’avait jamais vue !

— Croyez-vous ? J’ai appris que la figure de proue qui orne la Sorcière de la Mer a plus d’un trait commun avec vous. Il est des artisans trop habiles... et des maris maladroits ! Mais peut-être Jason pensait-il que Pilar n’aurait jamais l’occasion de vous rencontrer puisque leur séjour devait être bref, ou bien que la ressemblance ne la frapperait pas...

Un instant, Marianne regarda fixement son vieil ami. Elle était bouleversée par cette preuve d’amour inattendue et ne savait plus si elle devait se réjouir ou se désespérer davantage, mais, au fond, elle n’avait jamais douté de l’amour de Jason. Toujours elle avait su qu’il l’aimait, même quand elle l’avait chassé loin d’elle dans la nuit de Selton, et ce témoignage-là, naïf et presque enfantin, la touchait au plus profond, au plus sensible. Dire qu’elle avait détesté ce navire, qu’elle l’avait continuellement jeté à la tête de Jason parce qu’il l’avait acquis en vendant Selton ! Et voilà qu’il avait fait de lui un prolongement inattendu, une sorte d’émanation de Marianne elle-même...

Doucement, elle se leva sans que Talleyrand fît un geste pour la retenir. Il ne la regardait pas. Le menton enfoncé dans les plis immaculés de sa cravate, il suivait distraitement, du bout de sa canne, le dessin des roses naïves qui ornaient le tapis.

Le parquet craqua lorsque Marianne s’approcha de la fenêtre, ouverte sur un petit balcon, tout en enveloppant frileusement ses épaules d’une écharpe bleue qui traînait sur une chaise. Malgré le chaud soleil d’août, elle avait froid jusqu’à l’âme, niais quand elle s’appuya au fer usé de la balustrade, aucune chaleur ne la pénétra.

Au-dehors, pourtant, tout respirait la joie simple et tranquille d’un beau jour d’été. On entendait, dans la maison voisine, la voix claire de la petite Charlotte qui chantait une de ces comptines dont les enfants raffolent. En bas, près de la fontaine, trois femmes en jupes bleues et cotillons fleuris, portant allègrement le gracieux costume bourbonnais, bavardaient en patois, avec de grands éclats de rire, leurs roses figures tout illuminées de gaieté sous leurs doubles coiffures, le bonnet tuyauté supportant avec coquetterie le charmant chapeau « à deux bonjours[3] ». Sous un arbre, des enfants jouaient au palet, tandis que les valets du prince de Bénévent menaient leurs chevaux dételés à l’écurie et que, un peu plus loin, une chaise à porteurs fermée de rideaux, archaïque et attendrissante, ramenait quelque invisible curiste de la maison de bains. Sur tout cela, le soleil déversait des torrents de rayons dorés... sur tout cela sauf sur Marianne qui ne parvenait pas à comprendre pourquoi, même dans ce lieu paisible et champêtre, où chacun paraissait heureux, il lui fallait porter un tel poids de souffrance et d’angoisse. Elle croyait n’avoir à lutter que contre une poignée de misérables, la stupidité des policiers et la mauvaise humeur de Napoléon et voilà qu’elle se retrouvait au centre d’une vaste et dangereuse intrigue politique où ni Jason ni elle-même n’avaient la moindre importance. C’était un peu comme si, condamnée à une éternelle prison, elle devait regarder le monde des vivants du fond d’une cave et derrière des barreaux. Et c’était peut-être parce qu’elle n’était pas faite pour ce monde-là ! Le sien était un univers de violence et de fureur qui ne semblait pas décidé à la laisser vivre en paix... Il fallait y retourner.

Quittant le balcon, elle revint tout à coup vers Talleyrand qui, sous ses paupières mi-closes, l’observait avec attention. Son regard chercha celui des yeux bleu pâle. Son regard chercha celui des yeux bleu pâle.

— Je vais rentrer. Il faut que je voie cette femme, que je lui parle ! Je dois lui faire comprendre...

— Et quoi ? Que vous aimez son mari autant qu’il vous aime ? Vous pensez vraiment que cela la fera changer d’avis ? C’est un mur que cette Pilar... Et vous ne pourrez même pas l’approcher. Elle a, pour la protéger, tout le corps de garde de la reine d’Espagne, cette bourgeoise de Julie Clary qui est trop heureuse de jouer à la souveraine avec la seule de ses sujettes qui réclame son aide. A Mortefontaine, Pilar est couvée, entourée, cernée de dames et de chevaliers d’honneur qui sont plus efficaces encore qu’une forteresse. Elle a demandé, et obtenu, de ne jamais être laissée seule. Aucune visite. Aucun message même à moins qu’il ne s’adresse d’abord à la reine. Croyez-vous, conclut Talleyrand avec lassitude, que je n’aie pas essayé ? Je me suis fait éconduire comme n’importe quel fâcheux ! Que serait-ce de vous ! Le moins que l’on puisse dire est que votre réputation n’est pas fameuse auprès de ces saintes femmes !

— Tant pis ! J’irai tout de même... de nuit, déguisée, au besoin en escaladant les murs, mais je veux voir cette Pilar ! Il est impensable que personne n’essaie de lui faire entendre raison, de lui faire comprendre que son attitude constitue le pire des crimes.

— Je crois qu’elle le sait parfaitement, mais cela lui est égal. Quand Jason aura expié son crime, elle expiera le sien et voilà tout !

— Le pire des crimes, pour elle, c’est la trahison envers elle-même, fit tout à coup une voix nouvelle qui venait de la porte.

D’un même mouvement, Marianne et le prince se tournèrent vers elle et, pour la première fois depuis longtemps, la jeune femme eut un cri de joie.

— Jolival ! Vous enfin !

Elle était si heureuse de retrouver son fidèle compagnon qu’impulsivement elle lui sauta au cou et l’embrassa sur les deux joues, avec de gros baisers sonores, à la manière d’une toute petite fille, et sans se soucier du fait que ces joues-là n’avaient pas vu le rasoir depuis deux jours et qu’Arcadius lui-même était sale à faire peur.

— Eh bien ! s’exclama le prince en tendant la main au nouveau venu, vous pouvez vous vanter d’arriver à point nommé ! J’étais un peu à bout d’arguments pour empêcher cette jeune dame de se lancer dans les pires folies ! Elle veut rentrer à Paris !

— Je sais ! J’ai entendu, soupira Jolival en se laissant tomber sans protocole dans un fauteuil qui gémit sous le choc. Mais il ne faut pas qu’elle rentre à Paris et cela pour deux raisons : la première est que sa maison est surveillée de près. L’Empereur la connaît bien et préfère l’empêcher de lui désobéir que d’avoir à l’en punir. La seconde est que son éloignement est le seul fait capable de calmer quelque peu les ardeurs vengeresses de l’Espagnole. La reine Julie a dû lui suggérer qu’en exilant son ex-favorite Napoléon rendait ainsi hommage à la vertu de l’épouse bafouée !

— N’importe quoi ! marmotta Marianne entre ses dents.

— Peut-être. Mais votre retour, ma chère, déchaînerait une série de catastrophes. M. Beaufort a beau être en prison, il n’en est pas moins surveillé de près par les amis de sa femme, et singulièrement par un certain don Alonso Vasquez, qui a dû entendre parler de ses terres de Floride et souhaiterait visiblement les voir entrer dans le giron espagnol.

— Seigneur ! Arcadius, s’exclama Marianne, d’où savez-vous tout cela ?

— De Mortefontaine, mon amie, de Mortefontaine où j’ai, sans la moindre vergogne, espionné votre ennemie tout en taillant tant bien que mal les rosiers de la reine Julie. Eh oui, pour vous, je suis resté jardinier de la reine d’Espagne trois grands jours !

— Est-ce que vous savez qu’on ne taille pas les rosiers en juillet, hé ? fit Talleyrand avec un demi-sourire.

— C’est bien pourquoi je ne suis resté que trois jours ! Las du massacre, le chef-jardinier m’a envoyé exercer mes talents ailleurs. Mais si vous voulez que je vous en dise davantage, par pitié, faites-moi donner un bain et un repas ! J’étouffe de chaleur et de poussière, tout en mourant de faim et de soif, ce qui fait que je ne sais pas lequel des deux l’emportera.

— Je vous laisse, dit Talleyrand en se levant tandis que Marianne se précipitait hors de la pièce pour donner des ordres. Au surplus, j’ai dit tout ce que j’avais à dire et il me faut rentrer chez moi. Avez-vous d’autres nouvelles ? ajouta-t-il en baissant la voix.

— Guère ! Les véritables auteurs du crime semblent s’être dissous dans l’air par quelque enchantement et cela ne me surprend pas. Fanchon est une vieille ficelle. Ses gens et elle, leur coup fait, ont dû filer se terrer dans quelque trou. Et quant à l’Anglais, que ce soit sous la forme du vicomte d’Aubécourt ou sous toute autre identité, il a si bien disparu qu’on pourrait croire – et c’est malheureusement ce qu’on fait ! – qu’il n’a jamais existé ailleurs que dans l’imagination de notre amie. Ah ! Les choses vont mal... très mal, même !

— Taisez-vous ! La voilà ! Elle est assez malheureuse comme cela ! A bientôt.

Une heure plus tard, Jolival, convenablement récuré et restauré, était en mesure de répondre aux questions de Marianne. Il raconta comment il avait quitté Aix-la-Chapelle dès que Fortunée Hamelin lui eut remis la lettre dont elle s’était faite la messagère. Une heure ne s’était pas écoulée qu’en compagnie d’Adelaïde d’Asselnat il reprenait à grandes guides la route de Paris.

— Adélaïde est revenue avec vous ? s’étonna Marianne. Mais alors pourquoi n’est-elle pas ici ?

Jolival expliqua que la vieille demoiselle, au récit des épreuves qui frappaient sa jeune cousine, n’avait pas eu l’ombre d’une hésitation.

— Elle a besoin de moi. Je rentre ! avait-elle déclaré dans un grand élan de générosité.

Au surplus, l’espèce d’enchantement qui l’avait poussée vers la vie de saltimbanque pour partager, un moment, l’univers du pitre Bobèche, semblait avoir beaucoup perdu de son intensité. Outre que le métier de baladin, doublé de celui d’agent secret, n’avait pas que des charmes, Adélaïde avait enfin mesuré qu’une différence d’âge de plus de dix ans avec le garçon de ses pensées était un lourd handicap. Il est vrai que la romance tout récemment entamée par Bobèche avec une fraîche bouquetière du parc thermal d’Aix était bien pour quelque chose dans cette nouvelle sagesse.

— Bien sûr, ajouta Jolival, elle est revenue un peu déçue, un peu désenchantée, un peu mélancolique mais, au fond, assez satisfaite de retrouver son rang, sa vie normale... et la cuisine française. Elle aimait Bobèche, mais elle déteste la choucroute ! Et puis, du moment que les choses vont mal pour vous, elle estime que sa place est à vos côtés. J’ajoute qu’elle est immensément fière que vous soyez princesse, encore qu’elle préférerait se faire hacher menu plutôt que l’avouer.

— Pourquoi, dans ce cas, n’être pas venue avec vous ?

— Parce qu’elle estime vous être plus utile à Paris plutôt que vous apporter ici un renfort de gémissements. On sait votre exil, chez vous, et il est bon que quelqu’un tienne la maison. Dans ce rôle, Mlle Adelaïde fait merveille et votre maisonnée file doux.

La nuit était close depuis longtemps que les deux amis parlaient encore. Ils avaient tant à se dire ! Arcadius de Jolival n’avait pas l’intention de s’arrêter longtemps à Bourbon. Il comptait repartir pour Paris dès le lendemain, sa visite n’ayant eu pour seul but qu’informer Marianne de son retour et de son aide effective. En même temps, il souhaitait entendre, de la bouche même, de la jeune femme, le récit complet des événements afin d’en tirer les conséquences naturelles.

— Si j’ai bien compris, dit-il, tout en dégustant, les yeux mi-clos, son verre d’un vieil armagnac que Talleyrand avait fait porter dans la soirée à son intention, ni l’inspecteur Pâques ni Savary n’ont voulu vous écouter lorsque vous avez essayé d’accuser votre... enfin lord Cranmere ?

— C’est bien cela ! L’un m’a prise pour une folle et l’autre n’a rien voulu entendre.

— Leur conviction s’est renforcée du fait qu’il a été impossible de trouver la moindre trace de son passage. Le personnage doit être singulièrement habile dans l’art de brouiller sa piste ! Pourtant, il était bien à Paris. Il existe bien, quelque part, quelqu’un qui l’a vu.

— Il me vient une idée, s’écria soudain Marianne. A-t-on cherché chez notre voisine ? Cette Mrs Atkins, avec laquelle Adélaïde était du dernier bien et chez qui Francis logeait, doit tout de même être capable de nous dire si oui ou non il est encore chez elle et, s’il n’y est plus, combien de temps il y est resté !

— Magnifique ! s’exclama Jolival. Voilà pourquoi il fallait que je vienne. Vous n’aviez point parlé de Mrs Atkins dans votre lettre. Votre cousine, qui s’est cachée jadis chez elle, n’en aura que pour un moment de la confesser tout à fait. Son témoignage peut être d’une importance d’autant plus grande qu’elle est anglaise, elle aussi.

— Reste à savoir, fit Marianne soudain assombrie, si elle acceptera de témoigner contre un compatriote.

— Si Mlle Adélaïde n’y parvient pas, personne n’y arrivera et il faut, en tout cas, essayer. D’autre part, lord Cranmere a fait un bref séjour à Vincennes quand Nicolas Mallerousse l’avait arrêté boulevard du Temple. Il serait peut-être possible de trouver sa trace au registre d’écrou.

— Croyez-vous ? Il s’en est échappé si facilement ! Peut-être n’a-t-il même pas été inscrit ?

— Pas inscrit ? Alors que Nicolas Mallerousse en personne l’escortait ? Je vous parie bien que si ! Et cette inscription au registre, c’est la preuve formelle de la nature exacte des relations entre lord Cranmere et votre pauvre ami. Si nous pouvons faire examiner le registre, nous avons une chance d’être entendus de la Police d’abord, de la Justice ensuite ! Et, au besoin, nous irons à l’Empereur. Il vous interdit de l’approcher, mon amie, mais moi il ne m’a rien interdit du tout ! Et je demanderai audience. Et il m’entendra !... Et nous aurons gain de cause !

Tout en parlant, Arcadius se laissait emporter par les espoirs tout neufs qui venaient de se lever avec les deux suggestions émises par lui et par Marianne. Ses petits yeux vifs brillaient comme des braises et les lignes bizarres de son visage, si affaissées tout à l’heure par le souci, se relevaient pour arriver presque au sourire. Pour Marianne, cet enthousiasme communicatif fut une soudaine bouffée de joie et d’espoir et fit l’effet d’un tonique. Un élan la jeta au cou de son ami :

— Arcadius ! Vous êtes merveilleux ! Je savais bien que, si je vous retrouvais, je retrouverais du même coup l’espoir et le goût de la lutte ! Grâce à vous, je sais maintenant que tout n’est pas perdu, que nous arriverons peut-être à le sauver !

— Peut-être ? pourquoi, peut-être ? renchérit Jolival chez qui l’armagnac du prince décuplait les effets de l’enthousiasme, il faut dire que nous le sauverons sûrement !

— Vous avez raison : nous le sauverons... à n’importe quel prix ! ajouta Marianne avec un accent de détermination si farouche qu’Arcadius, à son tour, l’embrassa, heureux de la voir reprendre meilleur moral.

Cette nuit-là, pour la première fois depuis son départ de Paris, Marianne se coucha sans éprouver la pénible impression d’accablement et d’impuissance qu’elle retrouvait chaque soir, plus aiguë et plus pénible quand tombait le jour. La confiance, au moins, lui était revenue et elle savait que, même éloignée de Paris, même exilée, elle pourrait désormais agir, par personne interposée peut-être mais pour le plus grand bien de Jason. Et cela, c’était la plus réconfortante des pensées.

Quand, au matin, Jolival reprit la route de Paris, avec un courage qui faisait honneur à son endurance et à ses qualités de cavalier, il emportait, outre une lettre de Marianne pour Adélaïde, tous les espoirs revenus de sa jeune amie. En revanche, il laissait derrière lui une femme qui avait repris le goût de vivre.

Les jours qui suivirent furent, pour Marianne, un bienfaisant moment de rémission. Confiante dans l’action conjuguée d’Arcadius et d’Adélaïde, elle s’accorda le loisir de subir le charme de la petite ville thermale, laissant couler paisiblement les heures à l’horloge de la tour Quiquengrogne. Elle trouva même un certain plaisir à regarder vivre, dans une bien plus grande liberté qu’à Paris, la maisonnée de Talleyrand.

Du matin au soir, elle pouvait entendre les rires et les chants de la petite Charlotte qui semblait avoir pris à tâche de donner une nouvelle jeunesse à son grave M. Fercoc et qui, pour une fois, imposait à son précepteur une loi où les jeux et les escapades en campagne avaient infiniment plus de place que le latin ou les mathématiques.

Tous les matins, de sa fenêtre, Marianne amusée assistait au départ du prince pour les bains. A la mode du pays il s’installait dans une chaise à porteurs fermée après avoir revêtu une incroyable quantité de châles, de flanelles et de lainages en tous genres qui en faisaient une sorte d’énorme et réjouissant cocon. Ce qui ne l’empêchait nullement de s’habiller comme tout le monde quand les différentes phases du rite étaient accomplies. Et il n’était plus question ni de soins ni de régime lorsque toute la société passait à table – Marianne prenait tous ses repas avec ses amis – pour déguster les merveilles que Carême parvenait à tirer d’une installation assez modeste qui, chaque été, le mettait dans un état de fureur permanent ne prenant fin qu’avec le retour aux cuisines fastueuses de Valençay ou de l’hôtel Matignon.

Il y avait aussi Boson, le frère sourd qui faisait à Marianne une cour discrète, surannée et totalement incohérente parce qu’il ne comprenait pas la moitié de ce qu’on lui disait. C’était d’ailleurs une cour intermittente, Boson passant le plus clair de son temps la tête dans l’eau, dans l’espoir – trouvé Dieu sait où ? – de venir à bout de sa surdité.

Les après-midi se passaient en promenades en voiture avec la princesse, ou en lectures avec le prince. On allait à Souvigny, ce Saint-Denis des ducs de Bourbon, admirer l’abbatiale et ses tombeaux, à travers la campagne bocagère du Bourbonnais où de grands bœufs blancs émaillaient les prairies peuplées d’arbres et bordées de haies vives. Le temps, d’une infinie douceur, donnait à cette terre puissante et riche son plein épanouissement de beauté sereine. Et il n’était jusqu’au bavardage puéril de Mme de Talleyrand qui ne parût à Marianne reposant et sain durant cette éclaircie dans les noires intrigues où elle se débattait.

Avec Talleyrand, Marianne lisait, comme il le lui avait annoncé, la Correspondance de Mme du Deffand qui amusait beaucoup le prince, parce qu’elle lui rappelait « sa première jeunesse, son entrée dans le monde et toutes les personnes qui, alors, y tenaient le haut rang ». Et la jeune femme, en sa compagnie, plongeait avec une surprise émerveillée dans ce XVIIIe siècle charmant et frivole où ses parents avaient vécu leur amour. Souvent, d’ailleurs, la lecture s’achevait sur une causerie où le prince prenait plaisir à évoquer, pour sa jeune amie, les souvenirs qu’il gardait de ce couple « le plus beau et le mieux assorti » qu’il eût connu et que leur fille, elle, connaissait si mal. A travers sa parole, qui savait se faire singulièrement prenante et tendre, Marianne croyait voir sa mère s’avancer, ravissante et blonde, en robe de mousseline blanche, une haute canne enrubannée à la main, dans les allées de Trianon, ou bien s’asseoir dans une profonde bergère, au coin de la cheminée de son salon, pour y recevoir avec grâce les hôtes qui se pressaient chez elle pour des « thés à l’anglaise » qu’elle savait rendre intimes et charmants même pour cinquante personnes. Puis Talleyrand faisait revivre un instant Pierre d’Asselnat et son altière règle de vie, vouée tout entière à deux amours : sa dévotion intransigeante à la royauté et l’ardente passion qu’il portait à sa femme. Alors, c’était le grand portrait du guerrier de la rue de Lille qui reprenait vie dans l’imagination de Marianne, émerveillée mais un peu jalouse.

« Vivre un amour comme celui-là ! pensait-elle en écoutant son vieil ami. Aimer et être aimée comme ils se sont aimés... et puis mourir ensemble, même, s’il le fallait, dans cet éclaboussement de sang et d’horreur de l’échafaud ! Mais d’abord quelques années... quelques mois au moins d’un bonheur impossible à recommencer ! »

Ah ! comme elle comprenait cet élan de sa mère qui, voyant son époux arrêté, avait revendiqué avec hauteur le droit de le suivre à la mort, refusant même de penser à l’enfant qu’elle laissait derrière elle pour vivre son amour jusqu’au bout ! Elle-même, durant ces nuits si longues qu’elle endurait depuis le drame de Passy, avait mille fois songé qu’elle ne survivrait pas à Jason. Elle avait imaginé cent fins tragiques à son pauvre roman. Elle se voyait jaillissant de la foule et se jetant devant les fusils du peloton d’exécution au moment de la salve mortelle, si Jason avait droit à la mort d’un soldat, ou encore se tranchant la gorge au pied de l’échafaud s’il était traité comme un criminel vulgaire. Mais maintenant que Jolival lui avait rendu l’espoir, elle tendait toute sa volonté vers la réalisation, envers et contre tous, de ce bonheur qui la fuyait, cependant, avec tant d’obstination. Vivre avec Jason leur amour et qu’ensuite croule le monde pourvu qu’ils en aient bu le philtre jusqu’à la dernière goutte !

Les jours s’écoulaient donc agréablement, toutes proportions gardées, mais, à mesure qu’un nouveau matin s’ajoutait au précédent, Marianne sentait revenir sa nervosité. Elle guettait le courrier, épiant même le comportement de Talleyrand pour deviner si, dans celui qu’il recevait de Paris, quelque nouvelle de l’affaire Beaufort ne s’était pas glissée.

Un matin, Marianne était allée faire quelques pas en compagnie du prince, sur la chaussée ombragée qui longeait l’étang du château. A cause de sa mauvaise jambe, les promenades à pied de Talleyrand étaient toujours assez brèves, mais il faisait si beau, le matin était si limpide et si frais, que l’envie de marcher avait été irrésistible chez l’un comme chez l’autre. La campagne embaumait le foin et le serpolet, le ciel était blanc de pigeons qui jouaient à se poursuivre autour des trois tours grises du château et l’eau calme de l’étang avait des irisations d’azur, des moirures d’argent dignes de la robe d’une fée.

Le prince et la jeune femme cheminaient doucement au bord de l’eau, jetant du pain aux canards et s’amusant du caquetage éperdu d’une mère-canard occupée à faire le compte d’une nichée particulièrement turbulente, quand un valet accourut vers eux, portant quelque chose de blanc dans ses mains gantées.

— Du courrier, hé ? fit Talleyrand avec une imperceptible contrariété, il faut que ce soit bien urgent pour qu’on nous coure après !

Il y avait deux lettres, l’une pour Talleyrand, l’autre pour Marianne. Celle du prince, cachetée aux armes de la maison de l’Empereur, lui fit lever les sourcils, mais la jeune femme se jeta sur la sienne où elle reconnaissait les extravagantes pattes de mouche qui servaient d’écriture à Jolival. Elle rompit fébrilement le cachet où les merlettes de son gentilhomme-à-tout-faire prenaient leur vol et dévora les quelques lignes que contenait la lettre. Elles lui arrachèrent un cri désolé. Arcadius, en effet, lui apprenait que Mrs Atkins avait quitté sa demeure de la rue de Lille « pour la campagne », sans qu’il fût possible de savoir où se trouvait cette campagne, le jour même où Adélaïde d’Asselnat était rentrée dans l’hôtel familial. Quant aux registres du château de Vincennes, ils ne portaient d’autre trace du passage de Francis Cranmere dans la prison d’Etat... que les vestiges d’une page arrachée. Ceux qui avaient juré la perte de Jason et la détérioration des relations franco-américaines ne laissaient apparemment rien au hasard !

Les yeux pleins de larmes, Marianne froissait nerveusement entre ses mains la lettre de Jolival quand elle entendit son compagnon bougonner :

— Qu’a-t-il besoin de moi pour inaugurer sa fichue colonne ! Voilà qui va m’obliger à interrompre ma cure ! Et je n’ai pas envie du tout de rentrer à Paris, hé ?

Mais de ce qu’il venait de dire, Marianne n’avait saisi que trois mots, les derniers :

— Rentrer à Paris ? Vous allez rentrer ?

— Il le faut bien ! Je dois y être pour le 15 août. C’est, vous le savez, la date anniversaire de l’Empereur. Or, cette année, pour donner plus d’éclat à cette fête, Sa Majesté a décidé d’inaugurer la colonne à la gloire de la Grande Armée qu’elle a fait ériger place Vendôme avec le bronze des quelque 1 250 canons pris à Austerlitz. Je ne sais pas si c’est une idée très brillante que cette inauguration. Elle ne va pas faire grand plaisir à la nouvelle impératrice, car une bonne moitié des canons en question étaient autrichiens. Mais l’Empereur est si content de la statue qu’on lui a faite, en empereur romain, pour orner le sommet, qu’il souhaite, je pense, la faire admirer à toute l’Europe.

Marianne, cependant, était fort loin de s’intéresser à la colonne de la place Vendôme. Elle était même au-delà de tout souci de politesse, car elle interrompit sèchement le bavardage du prince :

— Si vous rentrez à Paris, emmenez-moi !

— Que je vous emmène, hé ? Mais pourquoi ?

Pour toute réponse, elle lui tendit la lettre de Jolival que Talleyrand lut avec lenteur et attention. Quand il eut fini, un pli profond s’était creusé entre ses sourcils tandis qu’il rendait le papier à la jeune femme sans rien dire.

— Il faut que je rentre, reprit-elle au bout d’un moment d’une voix enrouée. Je ne peux plus rester ici, au soleil... à l’abri, tandis que les pires menaces s’accumulent sur Jason. Je... je crois que je deviendrai folle si je reste ! Laissez-moi partir avec vous !

— Vous savez que vous n’en avez pas le droit... et que je n’ai pas celui de vous ramener ! Ne craignez-vous pas d’aggraver l’affaire de Beaufort si l’Empereur apprend que vous lui avez désobéi ?

— Il ne l’apprendra pas. Je vais laisser ici mes gens avec mes valises et la consigne de fermer mon appartement, de dire que je suis au lit, couchée, malade... que je ne veux voir personne ! Cela ne surprendra pas : j’ai déjà mené cette vie avant votre arrivée ! On me croit dans le pays un peu folle sans doute ! Avec Gracchus et Agathe je sais que nul ne franchira mon seuil et ne découvrira ma supercherie. Pendant ce temps, je rentrerai à Paris sous un déguisement... Tenez : celui d’un garçon... je passerai pour l’un de vos secrétaires !

— Et où irez-vous, à Paris ? objecta encore le prince dont le front ne se déridait pas, votre maison, vous le savez, est surveillée par la police. Si l’on vous voit y entrer vous serez arrêtée immédiatement !

— J’avais pensé... commença Marianne avec une soudaine timidité.

— Que je vous donnerais l’hospitalité chez moi ? Moi aussi, parbleu, j’y ai pensé un instant, mais c’est impossible. Tout le monde vous connaît rue de Varenne et je ne suis pas sûr de tout ce monde. Vous risqueriez d’être trahie et cela n’arrangerait ni vos affaires... ni les miennes ! Je vous rappelle que je ne suis pas du dernier bien avec Sa Majesté... même si Elle m’invite à inaugurer sa colonne !

— Alors tant pis ! J’irai n’importe où ; à l’hôtel par exemple.

— Où votre déguisement ne tiendrait pas une heure ? Vous êtes folle, mon amie ! Non, je crois que j’ai une meilleure idée. Allez faire vos préparatifs. Nous quitterons Bourbon ce soir, à la nuit tombée. Je vous ferai tenir, en effet, un habit de garçon et vous passerez pour mon jeune secrétaire jusqu’à notre arrivée à Paris. Une fois là, je vous conduirai... mais, après tout, vous le verrez bien ! Inutile d’en parler maintenant ! Emportez tout de même une robe ou deux. Vous tenez vraiment à faire cette folie ?

— J’y tiens ! affirma Marianne rose de joie devant cette aide qu’elle osait à peine espérer. Il me semble qu’en restant près de lui, j’ai quelque chance de l’aider !

— C’est lui qui a de la chance, soupira le prince avec un demi-sourire, d’être aimé de la sorte ! Allons, Marianne, il est écrit que je ne saurai jamais rien vous refuser ! Et puis, mieux vaut peut-être, en effet, se trouver à pied d’œuvre. Qui sait si une occasion ne se présentera pas ? Vous serez, alors, à même de la saisir. Maintenant, rentrons. Allons !... Que faites-vous donc ? ajouta-t-il en essayant vainement de retirer sa main que Marianne venait de porter à ses lèvres avec reconnaissance. Est-ce que vous n’êtes pas un peu ma fille élue ? Nous allons essayer de nous montrer un père acceptable, tout simplement. Mais je me demande ce qu’en dirait le vôtre !

Appuyés au bras l’un de l’autre, le prince boiteux et la jeune femme reprirent lentement le chemin du village, laissant l’étang à la seule compagnie des canards et des pigeons.

11 heures sonnaient à la tour Quiquengrogne quand le cocher de Talleyrand lança ses chevaux à l’assaut de la route de Paris. Quand la voiture démarra, Marianne leva les yeux vers la fenêtre de sa chambre. Derrière les volets clos, la lueur jaune de la veilleuse apparaissait comme elle apparaissait tous les soirs depuis son arrivée. Personne n’imaginerait qu’elle veillait un lit vide au milieu d’une chambre désertée. Agathe et surtout Gracchus avaient reçu des consignes sévères qu’il avait d’ailleurs été assez difficile de faire admettre au jeune garçon, révolté de voir sa chère maîtresse se jeter dans une aventure dangereuse sans le secours de sa vigoureuse personne. Marianne avait dû promettre de le faire venir dans le plus court délai et, en tout cas, de l’appeler au moindre signe de danger.

La campagne nocturne commença de défiler derrière les vitres de la voiture dont le balancement, bientôt, eut raison de la jeune femme. Elle s’endormit, la tête contre l’épaule de Talleyrand, et rêva qu’elle allait, toute seule et de ses mains nues, ouvrir devant Jason les portes de la prison...

9 L’AMOUREUX DE LA REINE

Quand Marianne y pénétra en compagnie de Talleyrand, la maison était sombre et silencieuse. Un laquais impassible, en sévère livrée brune, armé d’un chandelier, les avait précédés dans un large escalier de marbre noir ourlé d’une très belle rampe de fer forgé doré jusqu’au palier du premier étage sur lequel ouvrait, outre plusieurs salons obscurs, une sorte de grand cabinet tellement empli de meubles, de tableaux, de livres et d’œuvres d’art de toutes sortes que, s’il n’était venu à leur rencontre, Marianne et son compagnon auraient sans doute eu quelque peine à y découvrir la silhouette lourde et la calvitie de l’Ecossais Crawfurd.

— Au temps où j’habitais cette maison, avait remarqué le prince d’un ton qu’il forçait un peu à la gaieté, c’était là ma bibliothèque. Crawfurd en a fait un sanctuaire d’un tout autre ordre.

A la lumière rare de quelques chandelles, Marianne, étonnée, put voir que tableaux et œuvres d’art représentaient presque tous la même personne. En bronze, en toile, en marbre c’était, partout, le visage ravissant et altier de la reine Marie-Antoinette qui regardait les nouveaux arrivants. Les meubles, eux-mêmes, avaient dû faire partie du mobilier du Petit Trianon et presque tous les objets qui encombraient la pièce, tabatières, éventails, mouchoirs, reliures, portaient soit les armes, soit le monogramme de la souveraine. Dans des cadres d’or, quelques billets écrits de sa main alternaient, sur les murs tendus de soie grise, avec les portraits et les miniatures.

Tandis que Talleyrand serrait, à l’américaine, la main de Quintin Crawfurd, celui-ci eut un triste sourire en constatant l’étonnement visible avec lequel les yeux de Marianne faisaient le tour de la pièce. Sa voix rude où demeurait une trace de l’accent des Hautes Terres affirma avec force :

— Du jour où j’ai eu l’honneur de lui être présenté, j’ai voué à la reine martyre un culte profond. J‘ai tout fait pour l’arracher à ses ennemis et lui rendre le bonheur. Maintenant je vénère son souvenir !

Puis, comme Marianne, interdite par l’étrange passion qui vibrait dans la voix de ce vieil homme, ne trouvait rien à répondre, il ajouta :

— Vos parents sont morts pour elle et, de plus, votre mère était anglaise. Ma maison sera pour vous un asile inviolable car quiconque essaierait de vous en arracher ou de vous nuire ne vivrait pas assez pour s’en vanter !

Du geste, il désignait d’énormes pistolets posés sur une table et, placée en travers d’un fauteuil, une lourde et antique claymore dont l’acier étincelant prouvait qu’on en prenait le plus grand soin et qu’on s’attendait à tout instant à s’en servir. Il y avait bien quelque chose de mélodramatique et de théâtral dans l’accueil de Crawfurd, mais Marianne ne pouvait s’empêcher de lui trouver une certaine grandeur et, en tout cas, une indéniable sincérité : cet homme se ferait tuer plutôt que livrer son hôte. Impressionnée, elle parvint, tout de même, à trouver quelques paroles courtoises pour l’en remercier, mais il coupa court :

— Du tout ! Le sang des vôtres et l’amitié du prince font que vous êtes ici doublement chez vous. Venez, ma femme vous attend pour vous installer.

A vrai dire, Marianne n’avait pas été très enthousiaste quand, en approchant de Paris, Talleyrand lui avait appris qu’il comptait demander pour elle l’hospitalité des Crawfurd. Elle gardait, du couple étrange aperçu, au soir de « Britannicus », dans la loge du prince de Bénévent, un souvenir bizarre et un peu inquiétant. C’était la femme surtout qui, tout à la fois, l’intriguait et l’effrayait un peu. Elle savait qu’avant d’épouser, d’abord le duc de Wurtemberg, morganatiquement, puis l’Anglais Sullivan, puis Crawfurd, elle avait vécu à Lucques les premières années de sa vie et qu’elle ne pouvait pas ne pas connaître les Sant’Anna. Mais, surtout, elle avait éprouvé le poids étrange du regard sombre d’Eleonora Crawfurd qui, longuement, s’était arrêté sur elle à travers la salle de la Comédie-Française. Un regard appréciateur, certes, et plein de curiosité, mais aussi un regard froidement ironique et qu’elle imaginait difficilement amical. C’était à cause de ce regard qu’elle avait conçu une bizarre répugnance quand, le 14 août au soir, la voiture de Talleyrand s’était arrêtée dans la cour de l’ancien hôtel de Créqui, rue d’Anjou-Saint-Honoré, une charmante demeure du siècle précédent qui, deux ans plus tôt était encore la résidence de Talleyrand tandis que le riche Crawfurd habitait depuis 1806 à l’hôtel Matignon. L’échange s’était fait, moitié par convenances personnelles – Matignon était trop grand pour le ménage Crawfurd – moitié par ordre de l’Empereur qui voulait voir, à son ministre des Relations extérieures, un grand état de maison, d’ailleurs en tous points conforme aux goûts du dit ministre.

Mais Talleyrand avait gardé une certaine tendresse à son ancienne demeure de la rue d’Anjou et il n’aurait pas compris que Marianne exprimât une réticence quelconque à y demeurer sous la garde de gens qui comptaient parmi les plus anciens et les plus fidèles de ses amis. Il proclamait qu’Eleonora, autrefois sa maîtresse avant d’être celle du malheureux comte de Fersen, représentait la quintessence du charme de ce XVIIIe siècle où s’incarnait pour lui une douceur de vivre jamais retrouvée. Et cela, bien qu’elle eût commencé sa carrière aventureuse sur les planches d’un théâtre où elle exerçait son talent de danseuse. Il est vrai que le diplomate avait toujours adoré les danseuses !

Docilement et s’efforçant de penser surtout au lit qu’on allait lui offrir et dont elle avait le plus urgent besoin, elle suivit son hôte jusqu’à un salon voisin où, près d’un bouquet de longues bougies roses, Mrs Crawfurd travaillait à une tapisserie. Dans sa robe de moire noire où la lumière s’accrochait à la cassure des plis, avec le bonnet de mousseline blanche, assorti au fichu à l’ancienne mode croisé sur une poitrine encore très belle, qui auréolait ses cheveux d’argent coiffés en hauteur, avec de longues et gracieuses boucles affirmant la ligne du cou, la maîtresse de maison évoquait si fort un portrait de la Reine au Temple que Marianne s’arrêta au seuil du salon, saisie par cette apparition, comme si, tout à coup, elle se fût trouvée en présence d’un fantôme.

Mais la ressemblance s’arrêtait à cette première impression car les yeux noirs qui se levèrent sur l’arrivante, vifs et inquisiteurs, l’arc rouge et un peu cruel de la bouche n’appartenaient pas à Marie-Antoinette, pas plus que la taille beaucoup plus frêle et plus réduite, ni les mains qui apparaissaient, maigres et osseuses malgré les mitaines de dentelle noire et les magnifiques diamants qui les couvraient.

— Voilà donc notre réfugiée ! fit Eleonora Crawfurd en se levant et en s’avançant au-devant des nouveaux venus. Je suis heureuse de vous accueillir, ma chère, et souhaite que vous considériez cette maison comme vôtre. Vous pourrez y aller et venir à votre guise car, si nous avons peu de serviteurs, nous avons en chacun d’eux une entière confiance.

La voix, un magnifique contralto où chantaient encore quelques traces d’accent toscan, était basse et chaude, singulièrement prenante. Eleonora en jouait, d’ailleurs, en véritable artiste.

— Vous êtes bonne, madame, dit Marianne qui, ne sachant comment saluer, se contenta d’un sourire et d’un petit signe de tête (Son accoutrement de garçon eut, en effet, rendu la révérence ridicule et un salut masculin n’eût pas été plus heureux :) Je regrette seulement de vous encombrer et, peut-être, de vous faire courir un risque...

— Ta, ta, ta ! Qui parle ici de risques ? Nous en avons couru toute notre vie, Quintin et moi, et celui-ci, en admettant qu’il existât, est bien mince par comparaison. J’espère d’ailleurs que vos ennuis ne dureront pas et que vous retrouverez bientôt votre demeure. Est-ce que vous ne deviez pas effectuer seulement un... séjour estival aux eaux ? Cet automne vous serez chez vous. En attendant, il faut que vous vous sentiez bien ici et, pour commencer, venez, avec le cher prince, prendre un léger repas. Vous devez en avoir grand besoin. Ensuite, je vous montrerai votre chambre.

Le repas qui, vu l’heure tardive, fut servi sur place, était composé de pêches magnifiques, de laitage, de pâtisseries légères et d’un superbe fromage de Brie comme Talleyrand les aimait, le tout arrosé d’un vieux bourgogne particulièrement chaleureux.

Mais la fatigue des deux invités, assez évidente, fit que la conversation languit quelque peu. Elle ne s’éveilla légèrement que lorsque Crawfurd déclara, comme s’il s’agissait d’un fait sans importance :

— Il paraîtrait que Champagny a fait tenir un message à l’ambassadeur Armstrong.

Talleyrand leva un sourcil tandis que Marianne était arrachée brusquement à sa demi-somnolence par le seul nom du diplomate américain.

— Un message, hé ? fit le prince. Et que dit ce message ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Tout ce que j’ai appris, c’est l’arrivée d’une lettre en provenance du ministère des Relations extérieures... et aussi que le front de l’ambassadeur est un peu moins nuageux depuis cette lettre qui serait du... 5 août, je crois ?

— Moins nuageux ? Comment l’entendez-vous, Crawfurd ? Cela signifierait-il que l’Empereur est décidé à user de mansuétude à propos de l’affaire Beaufort ? Il serait simple, évidemment, de relâcher purement et simplement...

— N’en croyez rien ! L’affaire est impossible à étouffer. Le matelot Perez, qui entre nous soit dit semble singulièrement au fait de la haute politique pour un marin ignorant et grossier, proclame que Beaufort comptait relâcher à Portsmouth... pour y livrer une partie de son champagne, et, en vertu du décret de Milan, il réclame comme récompense de sa délation le tiers de la cargaison. Il est étrange, d’ailleurs, de constater combien les échos de cette affaire, qui devrait demeurer secrète en principe, s’échappent aisément de tous les bureaux intéressés. Je me demande ce qu’en pense l’Empereur.

— C’est ce qu’il faudra savoir, s’écria Talleyrand en se levant de table et en frappant avec impatience la nappe du plat de la main. En vérité, cela tourne à l’histoire de fous et l’on parle infiniment trop du matelot Perez ! N’ayez pas peur, Marianne, ajouta-t-il en voyant la jeune femme pâlir tandis que son regard agrandi devenait soudain brillant de larmes, je vais tenter de voir Sa Majesté et, si je n’y parviens pas, je lui écrirai. Il est temps que les honnêtes gens fassent entendre leur voix ! En attendant allez dormir, mon enfant, car vous ne tenez plus debout. Votre hôtesse prendra soin de vous et je ferai, dès le jour venu, prévenir les vôtres de votre présence ici.

C’était vrai. Marianne était à bout de forces. Et tandis que le prince de Bénévent regagnait sa voiture pour reprendre le chemin de l’hôtel de Matignon, elle se laissa docilement emmener par Eleonora Crawfurd jusqu’à une belle chambre tendue de perse rose, située au second étage de l’hôtel. Les deux fenêtres donnaient sur un joli jardin qui n’était pas sans analogie avec celui de Marianne.

Habilement, Mrs Crawfurd fit la couverture du lit puis alluma la lampe à huile d’une tisanière disposée sur la table de chevet.

— Un peu de camomille vous fera du bien, dit-elle. C’est souverain pour les nerfs. Voulez-vous que je vous aide à vous défaire ?

Marianne fit signe que non et remercia d’un sourire las. Elle avait hâte maintenant d’être seule, mais son hôtesse ne semblait pas pressée de la quitter. Elle faisait le tour de la chambre, redressait une fleur dans un vase, s’assurait que les rideaux glissaient bien sur leurs tringles, déplaçait un siège comme si elle cherchait à prolonger indéfiniment leur tête-à-tête. Les nerfs à vif, Marianne était sur le point de se laisser aller à la pire des impolitesses et de la prier tout uniment de la laisser seule quand, brusquement, Mrs Crawfurd se retourna vers son invitée qu’elle considéra d’un œil mi-perplexe, mi-apitoyé.

— Pauvre, pauvre enfant ! fit-elle d’un ton où la commisération parut à Marianne quelque peu forcée, j’aurais tant voulu que vous puissiez trouver le bonheur... au moins vous !

— Pourquoi : au moins moi ?

— Parce que vous êtes charmante, si fraîche, si belle, si... oh ! Dieu m’est témoin qu’en apprenant votre mariage j’ai prié, prié de tout mon cœur, pour que la malédiction qui semble s’attacher aux princesses Sant’Anna vous épargne !

— La... malédiction ? articula Marianne avec peine car, même dans l’état de dépression où elle se trouvait, le mot lui paraissait un peu trop gros. Quelle malédiction ? Si vous voulez parler de doña Lucinda qui...

— Oh ! la grand-mère de votre malheureux époux n’a fait... qu’illustrer en quelque sorte ce triste état de choses qui remonte au Quattrocento. Depuis qu’un Sant’Anna a sauvagement assassiné sa femme pour cause d’adultère, toutes les femmes de cette famille... ou presque toutes, sont mortes de mort violente ! Il faut un certain courage ou beaucoup d’amour pour accepter de porter ce grand nom... mais ne le saviez-vous pas ?

— Non ! Je ne le savais pas ! affirma Marianne qui, bien réveillée maintenant, se demandait où son hôtesse voulait en venir, car il était bien étonnant que le cardinal de Chazay lui eût caché une si tragique légende... à moins qu’en farouche ennemi des superstitions il l’eût tenue pour infantile et grotesque.

Et comme cette dernière hypothèse était sans doute la bonne, Marianne ajouta :

— L’aurais-je eu su, d’ailleurs, que cela n’aurait rien changé. Je crois aux fantômes... mais pas aux malédictions qui poursuivent des innocents. Et je n’ai même pas rencontré de fantôme à la villa dei

Cavalli ! affirma-t-elle sans se soucier d’altérer la vérité tant elle trouvait bizarre cette conversation, au débotté, et à un moment où elle ne souhaitait que dormir...

C’était, selon elle, une façon comme une autre de rompre les chiens. Mais Mrs Crawfurd n’était pas femme à se laisser décourager si facilement dans la poursuite du but, parfaitement obscur d’ailleurs, qu’elle s’était fixé en entamant la question des Sant’Anna.

— Pas de fantôme ? fit-elle avec un sourire qui n’en croyait rien, vous m’étonnez ! Ne serait-ce que celui de...

— De qui ?

— De personne ! dit soudain Eleonora en s’approchant de son invitée qu’elle baisa au front. Nous reparlerons de tout cela plus tard... nous aurons tout le temps et, pour l’heure présente, vous tombez de sommeil.

— Mais non, fit Marianne sincère cette fois et qui, maintenant, mourait d’envie d’en savoir davantage. J’aurai tout le temps de dormir après. Dites-moi...

— Rien du tout, mon enfant ! C’est une longue histoire et... moi aussi j’ai sommeil. J’ai eu tort d’entamer cette affaire, mais ne me dites pas que vous ignoriez qu’à la naissance du prince Corrado, votre époux, son père, don Ugolino, a tué sa mère...

Et, aussi doucement que l’un de ces fantômes auxquels elle semblait croire, elle aussi, Eleonora Crawfurd quitta la pièce et referma silencieusement la porte, laissant Marianne en pleine déroute mais parfaitement réveillée. Elle comprenait de moins en moins cette femme. Dans quel but avait-elle mis la conversation sur ce sujet étrange alors qu’elle ne souhaitait pas s’expliquer complètement ? Si c’était pour détourner l’esprit de Marianne du souci constant, et combien pénible, que lui causait le sort de Jason, elle n’avait qu’à demi réussi car aucune histoire, si passionnée fût-elle, ne pouvait distraire la jeune femme de son angoisse d’amoureuse. Mais, si elle avait souhaité donner à Marianne un sentiment de malaise, d’incertitude et de précarité, alors elle avait parfaitement réalisé son intention. Comment ne pas penser que cette malédiction, attachée aux femmes de son nom, ne risquait pas de s’étendre à ceux qu’elle aimait ? Et quel rapport y avait-il entre le meurtre de dona Adriana, mère de Corrado, et le sort étrange que, volontairement, s’était fait le prince ?

Incapable désormais de trouver le repos, son esprit surexcité se mit à tourner et à retourner la question sous tous ses angles sans, toutefois, parvenir à une réponse satisfaisante. Ce crime semblait accréditer la version que don Corrado était un monstre... Pourtant, en retrouvant, sur la toile fidèle de sa mémoire, la silhouette élancée et puissante du cavalier nocturne, l’idée devenait aberrante. C’était le visage, alors, qui était repoussant ? Mais on ne tue pas une femme à cause d’un visage, même affreux ! On tue... par cruauté, par fureur... par jalousie aussi. L’enfant présentait-il une ressemblance frappante avec un autre homme ? Mais, en général, Marianne ne croyait guère aux ressemblances des bébés en qui, avec un peu d’imagination, on pouvait trouver des traits communs avec qui l’on voulait. Et puis, dans ce cas, pourquoi la vie cloîtrée, pourquoi le masque ? Par souci de préserver à tout jamais du moindre soupçon la mémoire d’une mère dont le prince ne pouvait guère chérir le souvenir, ne l’ayant pas connue ? Non, c’était impossible...

Quand le jour pointa, vers 4 heures du matin, Marianne, assise dans un fauteuil près de la fenêtre ouverte, n’avait pas encore fermé l’œil et pas davantage trouvé de réponse à ses questions. Elle avait mal à la tête et était lasse à mourir. Péniblement, elle se leva, se pencha au-dehors. Le quartier était tranquille. Seuls, les premiers chants des oiseaux se faisaient entendre et de petites silhouettes ailées filaient d’une branche à l’autre sans faire bouger une seule feuille. Le ciel était rose, orange, avec des reflets de corail et des traînées d’or qui annonçaient le soleil. Dans la rue, les roues ferrées d’une charrette cahotèrent sur les gros pavés ronds tandis que s’élevait la complainte nostalgique du marchand de charbon de bois. Puis, de l’autre côté de la Seine, un coup de canon tonna au moment précis où le soleil s’élançait dans le ciel, où des clochers d’églises tombaient les premiers tintements de l’Angélus.

Ce glorieux vacarme, qui allait durer toute la matinée, annonçait au bon peuple de Paris que son Empereur avait, aujourd’hui, quarante et un ans, que c’était jour de fête et qu’il fallait se comporter en conséquence.

Mais, pour Marianne, il n’était pas de fête possible et, pour être certaine de ne rien entendre de cette gaieté populaire qui, peu à peu, s’enflerait dans la capitale, elle ferma soigneusement volets et fenêtres, tira ses rideaux et, fatalement, recrue de fatigue, alla se jeter sur son lit toute habillée et s’endormit comme une masse.


L’entrevue que Marianne eut avec Arcadius, au soir de ce 15 août, tandis qu’un peu partout, sur les places publiques, on buvait et on dansait sous les lampions à la santé de Napoléon, fut presque tragique. Le visage tiré par la fatigue de plusieurs nuits sans sommeil passées à errer partout où il espérait trouver quelques indices de la présence de lord Cranmere, Jolival reprocha avec quelque amertume à Marianne ce qu’il appelait son manque de confiance :

— Qu’aviez-vous besoin de revenir ici ? Et pour quoi faire ? Pour vous enterrer dans cette maison avec ce vieux fou qui vit surtout pour se souvenir d’une reine et cette vieille intrigante qui porte le deuil de son amant massacré et de sa folle jeunesse enfuie ? Que craigniez-vous ? Que je ne fasse pas tout ce qu’il est humainement possible de faire ? Alors, rassurez-vous : je le fais. Je cherche... éperdument. Je cherche la trace de Mrs Atkins, je rôde chaque nuit à Chaillot ou au boulevard du Temple autour de l’Homme Armé et de l’Epi-Scié. J’y passe des heures, déguisé, espérant toujours voir apparaître l’un des hommes de Fanchon ou Fanchon elle-même. Mais je perds ma peine... Croyez-vous que j’avais besoin de ce surcroît d’inquiétudes : vous savoir là, cachée, à la merci d’une dénonciation ?

Marianne avait laissé passer l’orage. Elle comprenait trop bien la fatigue et le découragement de son ami pour lui en vouloir de sa colère, née d’ailleurs uniquement de son affection. Et, pour la calmer, elle se fit douce, presque humble.

— Il ne faut pas m’en vouloir, Arcadius ! Je ne pouvais plus rester là-bas, à couler des jours champêtres et paisibles tandis que vous vous battiez ici, tandis que Jason endurait Dieu sait quoi...

— La prison ! précisa Jolival sèchement. La prison politique : ce n’est tout de même pas le bagne ! Et je sais qu’il est bien traité.

— Je le sais ! Je sais tout cela... ou du moins je m’en doute, mais je devenais folle ! Et quand le prince m’a dit qu’il devait revenir à Paris, je n’ai pas pu y tenir. Je l’ai supplié de m’emmener.

— Il a eut tort ! Mais les femmes en feront toujours ce qu’elles voudront ! Qu’allez-vous faire, maintenant ? Ecouter à longueur de journée Crawfurd égrener les vertus de Marie-Antoinette, vous conter par le menu les ignominies de l’Affaire du Collier ou les horreurs du Temple et de la Conciergerie ? A moins que vous ne préfériez entendre le récit complet des aventures de sa femme ?

— Certes, oui, j’entendrai ce qu’elle peut m’apprendre car elle est née à Lucques et paraît connaître mieux que personne l’histoire des Sant’Anna, mais si je suis revenue, mon ami, c’est surtout pour pouvoir apprendre les nouvelles au fur et mesure qu’elles arriveront, pour être à même de prendre telle ou telle décision qui s’imposerait... Tout va mal, selon M. de Talleyrand, et il vous dirait...

— Je sais ! Je viens de le voir. Il m’a dit qu’il demanderait une audience à l’Empereur pour tenter de faire la lumière, avec lui, sur cette sombre histoire. Mais j’ai peur qu’il n’ait du mal à se faire entendre. Sa position n’est pas des meilleures en ce moment.

— Pourquoi donc ? Il n’est plus ministre, mais il est toujours Vice-Grand Electeur ?

— Un titre pompeux complètement vide de substance ! Non, j’entends par là que le bruit de ses ennuis financiers, et surtout ce qui les a causés, est revenu aux oreilles de Napoléon. Notre prince trempait plus ou moins dans les tractations franco-anglaises de Fouché-Ouvrard-Labouchère-Wellesley. Il y a eu aussi le krach de la banque Simons, dont la femme, l’ex-demoiselle Lange, a été longtemps son amie et où il laisse un million et demi... et il y a surtout les quatre millions de Hambourg qui lui ont été versés par cette ville pour qu’il lui évite l’annexion. Or, si Napoléon poursuit son intention de l’annexer, il faudra que Talleyrand rembourse. Je ne vois pas, dans tout cela, de quoi être bien en cour !

— Son effort est d’autant plus méritoire et, d’ailleurs, s’il a besoin d’argent, je lui en donnerai.

— Croyez-vous en avoir tellement ? Je ne voulais pas vous en parler pour ne pas aggraver vos soucis, mais voici déjà cinq jours que cette lettre est arrivée de Lucques. Arrivée seule, d’ailleurs, sans le trimestre de pension qui aurait dû, normalement, l’accompagner. Vous me pardonnerez, j’espère, de n’avoir mis aucun scrupule à la lire.

Pressentant de nouveaux ennuis, Marianne prit la lettre avec quelque répugnance. Elle se reprochait de n’avoir pas encore annoncé, elle-même, au prince, l’accident dont l’enfant avait été victime. Elle craignait la réaction de son invisible époux sans trop imaginer ce que pourrait être cette réaction. Et quelque chose lui disait que, dans la lettre qu’on lui offrait, se trouvait ce qu’elle appréhendait d’instinct.

En effet, en quelques lignes d’une politesse glacée, le prince Corrado informait Marianne qu’il avait appris la perte de leurs espoirs communs, s’inquiétait brièvement de sa santé et ajoutait qu’il attendait d’elle une prochaine venue en Italie « pour examiner ensemble la nouvelle situation créée par cet accident et les mesures qu’elle imposait ».

— Une lettre de notaire ! gronda Marianne en roulant le papier en boule pour le jeter furieusement dans un coin. Examiner la situation ! Prendre des mesures ! Que veut-il faire ? Divorcer ? J’y suis toute préparée !

— Un Italien ne divorce pas, Marianne, fit Arcadius sévèrement, et moins encore un Sant’Anna ! De plus, j’espère que vous en avez un peu assez de changer de mari toutes les cinq minutes ! Alors, cessez de déraisonner !

— Que voulez-vous que je fasse ? Que je parte là-bas, tandis qu’ici... non ! Mille fois non ! A aucun prix !

L’explosion de colère qui la secouait cachait, en réalité, les pensées désordonnées qui lui venaient, mais pour le moment, de toutes ses forces, elle haïssait cet inconnu lointain qu’elle avait épousé, croyant, malgré tout, garder une entière liberté et qui osait, même à distance, faire entendre sa volonté de seigneur et maître et lui faire sentir la bride. Rentrer à Lucques ! Dans cette maison pleine de dangers cachés où un fou adorait une statue et lui offrait même des sacrifices humains, où un homme bizarre ne s’accommodait que de la nuit et d’un masque ? Ce n’était, en tout cas, pas le moment !

Pour la tâche passionnée qui la retenait ici, il était certain que cette façon de lui couper les vivres était plus que menaçante et plus que gênante ! Pour cela non plus ce n’était pas le moment alors que peut-être il lui faudrait acheter des consciences, des hommes, des armes... une armée peut-être pour arracher Jason à l’inique jugement qui l’attendait... De plus, cette lettre, la première qu’elle eût reçue du prince Sant’Anna, présentait un autre danger : si, par hasard, elle avait été ouverte par le Cabinet Noir de l’Empereur et si celui-ci avait connaissance de ses termes, elle pouvait lui donner une trop bonne idée : celle de mettre définitivement Marianne à l’écart de l’affaire Beaufort en la renvoyant dans ses lointains foyers. Que pourrait-elle y faire d’ailleurs ?... et c’était là surtout qu’elle trouvait à cette lettre quelque chose d’effrayant. Quelles pouvaient être ces « dispositions » que le prince entendait prendre ? Prétendait-il l’obliger à redevenir la maîtresse de Napoléon pour obtenir à tout prix l’enfant désiré ? C’était à priori la seule solution puisqu’il n’était pas possible au prince de divorcer et puisque, s’il avait souhaité s’occuper lui-même de sa descendance, on pouvait imaginer qu’il n’eût pas attendu si longtemps. Alors ? Pourquoi cette lettre, pourquoi cet ordre à peine dissimulé de revenir à Lucques ? Et pour y faire quoi ?

Une idée terrifiante traversa Marianne. Le prince Corrado entendait-il lui faire subir ce qui était, selon Eleonora Crawfurd, le sort commun des princesses Sant’Anna ? Une mort violente qui le vengerait de ce qu’il pouvait appeler, sans manquer à la logique, un marché de dupe ? Etait-ce... pour l’exécuter qu’il l’appelait... Afin que fût respectée la tradition tragique de sa famille ?

D’une voix blanche, elle dit, pensant tout haut :

— Je ne veux pas y retourner... parce que j’ai peur de ces gens-là !

— Personne ne vous le demande, du moins par pour le moment ! J’ai déjà répondu que, demeurée fragile par suite de votre accident, vous aviez dû, par ordre de l’Empereur, vous rendre aux eaux de Bourbon où l’on ne soigne pas que les rhumatismes mais aussi les maladies féminines. Il nous reste à espérer, maintenant que vous avez eu la bonne idée d’en revenir, que l’on n’enverra pas s’assurer que vous y êtes bien. Mais là n’est pas la question : je voulais seulement vous faire entendre que vous n’avez pas d’argent à distribuer inconsidérément et que, si vous n’êtes pas, et de loin, dans la misère, il vous faut tout de même faire un peu attention et ne pas jeter par les fenêtres ce que vous possédez. Sur ce, ma chère amie, je vous fais mes adieux.

— Vos adieux ? s’écria Marianne alarmée. Vous ne voulez pas dire que... vous me quittez ?

Ce n’était pas possible ! Son vieil Arcadius ne pouvait pas être fâché au point de l’abandonner ? Il ne lui en voulait pas à ce point-là de son équipée ? Elle était si pâle, tout à coup, que, voyant en outre des larmes emplir ses grands yeux clairs, Jolival ne put s’empêcher de sourire. Gentiment, il se pencha, prit sa main et posa dessus un baiser plein d’affection.

— Où est votre clair jugement, Marianne ? Je vous quitte... pour quelques jours seulement et pour votre service. Il m’est apparu que le citoyen Fouché pourrait beaucoup, s’il voulait se donner la peine de témoigner et si l’Empereur voulait l’entendre, pour éclairer ses anciens administrés du quai Malaquais. Et comme je n’ose confier, à la poste, une lettre qui n’arriverait sans doute pas, je m’envoie moi-même.

— Vous allez où ?

— A Aix-en-Provence, où notre duc d’Otrante purge son exil dans sa sénatorerie. Et là, j’ai bon espoir. En dehors du fait qu’il avait sûrement pour vous quelque amitié, il sera enchanté de jouer un mauvais tour à Savary. Alors, attendez-moi gentiment, soyez bien sage... et surtout pas de folies !

— Des folies ? Ici ! Je ne vois pas bien quelle sorte de folies je pourrais faire ?

— Qui sait, fit Arcadius avec une grimace. Par exemple... forcer la porte de l’Empereur !

Marianne secoua la tête et, gravement tout en glissant son bras sous celui de son ami pour le raccompagner jusqu’à la porte :

— Non ! Cette folie-là, je vous promets de ne pas la commettre... pas maintenant tout au moins ! En échange, vous, promettez-moi de faire vite... très vite ? Et j’aurai tous les courages, toutes les patiences, car je suis certaine que vous rapporterez ce témoignage. Je serai sage. J’attendrai seulement...

Mais ce fut infiniment plus difficile que Marianne ne l’imaginait. A peine Jolival eut-il quitté Paris, tandis que les gerbes multicolores des feux d’artifice embrasaient le ciel, que, insidieusement, l’angoisse revint, à pas de loup, reprendre possession de la jeune femme, comme si la présence de son ami possédait, seule, la vertu d’écarter les démons et d’exorciser le malheur. Et ce fut pire à mesure que le temps passait.

Enfermée dans la maison de Crawfurd, avec pour seule distraction la visite détaillée de la galerie de tableaux, à vrai dire très belle, de son hôte et les promenades mélancoliques où, durant des heures, elle tournait en rond dans le jardin comme une prisonnière dans la cour de Saint-Lazare, Marianne voyait ses rêves se dissoudre peu à peu en fumée au vent amer des mauvaises nouvelles.

Elle apprit d’abord que l’Empereur, comme d’ailleurs il le craignait, n’avait pas consenti à recevoir le Vice-Grand Electeur et qu’il fallait attendre le résultat de la lettre, très « diplomatique », que celui-ci avait envoyée aussitôt. Ensuite, on sut que le procès de Jason Beaufort s’ouvrirait dans les premiers jours d’octobre devant la Cour d’Assises de Paris. Et ce n’était pas bon non plus que l’on eût déjà pris date...

— Les juges, commenta le prince de Bénévent, semblent pressés de traiter cette affaire sans avoir à se préoccuper du nouveau Code Pénal, décrété le 12 février de cette année, mais qui ne sera applicable qu’en janvier prochain.

— Autrement dit, le procès sera bâclé et Jason est condamné d’avance ?

Talleyrand avait haussé les épaules.

— Peut-être pas !... mais ces messieurs trouvent l’ancien code infiniment plus confortable, comme disent les Anglais. C’est toujours tellement ennuyeux de s’imprimer de nouveaux textes dans l’esprit !

Dans ces conditions, il était aisé de comprendre que Marianne, peu à peu, se mît à étouffer en la la compagnie des pensées lugubres qu’elle pouvait échanger seulement contre celles de deux vieillards vivant exclusivement dans le passé. En effet, comme l’avait prévu Jolival, elle était devenue, pour ses hôtes, la confidente idéale de leurs drames anciens puisqu’elle-même en vivait un.

Néanmoins, si elle ne trouvait que peu d’intérêt à entendre évoquer le souvenir de Marie-Antoinette, hormis en ce qui touchait la période terrible où ses parents avaient trouvé la mort pour elle, Marianne écoutait volontiers les histoires d’Eleonora qui lui parlait exclusivement de Lucques et de l’étrange famille où le destin l’avait fait entrer.

Curieusement, cette femme étrange qui, de son sang italien, tirait un goût prononcé pour le bavardage, gardait un silence profond sur tout ce qui avait été sa vie intime et, singulièrement, sur l’homme qu’elle avait aimé plus que tous les autres, ce Fersen en qui tant de femmes, sans compter la reine, avaient reconnu l’image même de leurs rêves. La seule manifestation d’émotion que se permit Mrs Crawfurd se bornait à un froncement de sourcils et à une légère crispation de la bouche quand son mari, au cours de l’un de ses interminables récits en forme de monologues, évoquait l’élégante silhouette du comte suédois, mort tragiquement deux mois plus tôt. Mais lorsqu’elle entamait le chapitre des Sant’Anna, Eleonora se montrait intarissable et retrouvait toute sa faconde. Et telle était la puissance d’évocation de sa parole colorée que Marianne, pelotonnée durant des heures au creux d’une bergère près de la tapisserie où s’attardaient les mains de la vieille dame, croyait voir les personnages surgir l’un après l’autre, à sa voix, des ombres du salon.

Marianne apprit ainsi qu’Eleonora était née dans les dépendances mêmes de la villa Sant’Anna. Son père était chef des palefreniers du prince, sa mère femme de chambre de la princesse, comme l’était, d’ailleurs, la mère de dona Lavinia, sa contemporaine à quelques mois près, actuellement femme de charge du domaine et que Marianne connaissait bien. Elle n’avait aucun effort à faire pour retrouver le beau et doux visage, si triste sous ses cheveux gris, et qui semblait porter en lui toute la mélancolie latente dans la demeure. Lavinia, apparemment, n’avait pas changé au cours des années : elle avait toujours été silencieuse, mélancolique et parfaite femme d’intérieur.

Bien entendu, Eleonora et Lavinia avaient été amies d’enfance, mais il en allait autrement avec celui que Marianne avait connu comme l’intendant Matteo Damiani, l’inquiétant adorateur de statues qui, voyant ses secrets diaboliques découverts par elle, avait voulu la tuer, au cours d’une nuit maudite. Eleonora avait dix ans lorsque Matteo était né, mais, précoce comme toutes les filles du Midi, elle sut immédiatement que le dangereux sang des Sant’Anna coulait dans les veines du nouveau-né que sa mère, un soir d’hiver, avait apporté à la villa dans les plis de son manteau.

— Le prince Sebastiano, grand-père de votre époux, l’avait eu de la Fiorella, une pauvre mais jolie fille de Bagni di Lucca, qui, à peine l’enfant mis au monde, est allée se noyer dans le Serchio. La Fiorella était un peu folle, mais elle semblait aimer la vie et personne n’avait compris son geste de désespoir... à moins qu’il n’eût pas été tout à fait involontaire !

— Vous pensez... qu’on l’aurait aidée ?

Mrs Crawfurd eut un geste évasif.

— Qui peut savoir ? Don Sebastiano était un homme terrible... et j’imagine que vous n’avez pas été sans entendre parler de sa femme, la célèbre Lucinda, la sorcière, la Vénitienne, celle dont l’ombre malfaisante doit encore planer sur le domaine ?

La voix calme de la vieille dame s’était chargée, tout à coup, de tant d’effroi et de haine que Marianne crut, un instant, revoir en elle la petite paysanne crédule et superstitieuse qu’elle avait dû être jadis. Mais elle-même ne put retenir un frisson en évoquant le temple et la sensuelle statue qui régnait sur ses ruines. Instinctivement, elle baissa le ton pour demander, avec une irrésistible curiosité qui n’était cependant pas exempte de crainte :

— Vous l’avez connue, cette Lucinda ?

Mrs Crawfurd fit signe que oui et ferma un instant les yeux, comme pour mieux rappeler ses souvenirs.

— Elle est même la seule princesse Sant’Anna que j’aie connue. Quant à l’oublier... Je crois que, même s’il m’était donné de vivre plusieurs existences, il ne me serait pas possible de l’effacer de ma mémoire ! Vous ne pouvez avoir aucune idée de ce qu’était cette femme ! Quant à moi, jamais je n’ai vu de beauté comparable à la sienne... aussi étrange et aussi parfaite... aussi diaboliquement parfaite ! Dieu sait que vous êtes belle, ma chère, mais auprès d’elle vous auriez disparu ! lança brutalement la vieille dame. Quand elle était là, on ne voyait qu’elle.

Vénus elle-même aurait eu l’air d’une fille de ferme à côté de cette splendeur !

— Vous l’aimiez ? souffla Marianne trop dévorée par sa soif de savoir pour songer même un instant à s’offenser de l’espèce de dédain avec lequel Eleonora venait de parler de son propre physique.

La réponse arriva comme un boulet de canon.

— Je la haïssais ! Dieu ! Comme je l’ai haïe ! Et je crois bien, après tant d’années, que je l’exècre encore ! C’est à cause d’elle que, à quinze ans, j’ai fui la maison de mes parents avec un danseur napolitain venu avec sa troupe donner une représentation à la villa. Mais, lorsque j’étais petite fille, je me cachais derrière les massifs du parc pour la regarder passer, toujours vêtue d’un blanc éclatant, toujours couverte de perles ou de diamants, toujours suivie de son esclave, Hassan, portant son écharpe, son ombrelle ou le sac dans lequel se trouvait le pain qu’elle donnait aux paons blancs du parc...

— Elle avait un esclave ?...

— Oui, un gigantesque Guinéen que don Sebastiano avait ramené d’Accra, sur la Côte des Esclaves. Lucinda en avait fait son garde du corps, son chien et, je l’ai su plus tard... son exécuteur !

La voix de Mrs Crawfurd fléchit comme une lampe qui manque d’aliment. La vieille dame, alors, fouilla dans le réticule de soie noire toujours pendu à son fauteuil, prit une pastille dans une bonbonnière d’argent et la suça longuement, les yeux mi-clos, tandis que Marianne retenait son souffle pour ne pas troubler sa méditation. Au bout d’un moment, elle repris avec plus de vigueur :

— En ce temps-là, je croyais que je l’aimais parce qu’elle m’éblouissait ! Mais ensuite...

— Comment était-elle ? chuchota Marianne à qui cette question brûlait les lèvres depuis un moment. Je n’ai vu d’elle qu’une statue...

— Ah ! La fameuse statue ! Elle existe donc toujours ? Et, certes, elle reproduit parfaitement ses traits et la forme de son corps, mais la couleur, les nuances de la vie, elle n’en donne aucune idée !... Si je vous disais que Lucinda était rousse, vous seriez déçue. Ses cheveux, c’était de l’or liquide et de la flamme, de même que ses immenses yeux noirs étaient velours et braise et sa peau ivoire et pétales de roses. Sa bouche avait l’air d’une blessure où se cacheraient des perles. Non, personne ne lui ressemblait ! Et pas davantage, d’ailleurs, pour la dépravation et la cruauté. Quiconque, gens ou bêtes, lui déplaisait était en danger. Je l’ai vue faire abattre froidement la plus belle jument de l’écurie parce qu’elle en était tombée, faire fouetter au sang par Hassan une chambrière coupable d’avoir roussi une dentelle en la repassant. Ma mère ne l’approchait jamais sans serrer, au fond de la poche de son tablier, son chapelet entre ses doigts. Et son mari lui-même, le prince Sebastiano, qui, plus âgé qu’elle d’une trentaine d’années, l’avait aimée et l’aimait encore passionnément, ne trouvait que dans la fuite le repos et la paix du cœur. D’où les nombreux voyages qui, les trois quarts de l’année, l’éloignaient de Lucques.

— Pourtant, dit Marianne, il en a bien eu au moins un enfant ?

— Oui, et elle l’a accepté car elle admettait qu’il lui fallait continuer la race, mais lorsqu’elle s’est trouvée enceinte, son humeur est devenue si noire que son mari s’est absenté une fois de plus, la laissant seule maîtresse du domaine. Une maîtresse que, durant sept mois, personne n’a vue.

— Personne ? Mais... pourquoi ?

— Parce qu’elle ne voulait pas que quiconque pût constater qu’elle était un peu moins belle. Tous ces mois elle les a passés enfermée dans son appartement, sans sortir, sans laisser approcher quiconque autre que ma mère, Anna Franchi, et Maria, la mère de Lavina, ses caméristes. Encore leur adressait-elle à peine la parole ! Et je me souviens encore d’avoir entendu ma mère raconter à voix basse à mon père que, la nuit venue, dona Lucinda faisait fermer soigneusement portes et fenêtres après avoir ordonné d’allumer toutes les chandelles de tous les candélabres sans que l’on puisse deviner la raison de cette illumination nocturne qui durait autant que les bougies.

« Un soir, la curiosité a été plus forte que moi. J’avais dix ans et j’étais aussi alerte et aussi souple qu’un chat. Je suis sortie par la fenêtre de ma chambre, une fois mes parents endormis, et j’ai couru, pieds nus, jusqu’à la maison. Une fois là, les plantes grimpantes m’ont permis d’escalader sans trop de difficultés le balcon de dona Lucinda. Mon cœur sautait comme un cabri dans ma poitrine car j’étais persuadée que mes parents ne me reverraient pas vivante si j’étais surprise. Mais je voulais savoir... et j’ai su !

— Que faisait-elle ?

— Rien ! Par une fente d’un rideau, je l’ai aperçue. Les chandeliers étaient posés par terre, en cercle, et elle était debout au milieu, en face de la statue que vous avez vue et aussi nue qu’elle. Les miroirs devaient refléter à l’infini la double silhouette, la blanche, la rose, et Lucinda demeura là des heures, traquant sur son propre corps les moindres déformations dues à la grossesse, se comparant avec son double de marbre, les cheveux épars et les joues ruisselantes de larmes... Et ce spectacle, croyez-moi, avait quelque chose de si hallucinant que jamais plus je n’ai recommencé cette expédition ! D’ailleurs, quand vinrent les dernières semaines, il ne fut plus question d’allumer quoi que ce soit. Par son ordre, on voila les miroirs, et l’obscurité régna jour et nuit chez la princesse...

Un peu haletante, Marianne avait suivi, les yeux agrandis, le bizarre récit de son hôtesse.

— Elle était folle, non ? dit-elle enfin.

— Folle d’elle-même, oui, sans doute ! Mais hormis cela, hormis cette passion insensée qu’elle portait à sa propre beauté, elle agissait à peu près normalement. Ainsi la naissance de son fils, don Ugolino, fut marquée par des fêtes sans fin. Un véritable flot d’or et de vin déferla sur les serviteurs et sur les paysans d’alentour. Visiblement, dona Lucinda rayonnait au moins autant d’avoir retrouvé sa silhouette d’antan que d’avoir un héritier d’ailleurs ! Un moment, nous avons tous cru qu’une ère de bonheur s’ouvrait enfin pour la maison. Mais... trois mois après, le prince Sebastiano repartait pour je ne sais quelle terre lointaine où il devait trouver la mort. La construction du petit temple a commencé aussitôt après son départ. Il y avait un peu plus d’un an que Matteo Damiani avait été apporté à la villa...

— Dona Lucinda supportait sa présence ?

— Non seulement elle la supportait, mais, quand son enfant fut né, elle cessa pratiquement de s’en occuper et se mit à marquer une étrange préférence pour le petit bâtard. Elle jouait avec lui comme avec un jeune chiot, s’occupait de la façon dont il était traité, vêtu, mais surtout elle prenait une sorte de plaisir pervers à développer les instincts sauvages de l’enfant qu’elle caressait et tourmentait tour à tour, cherchant à éveiller en lui le goût de la cruauté et du sang. Ce n’était d’ailleurs pas bien difficile ; le terrain était tout préparé. Je peux vous dire qu’à cinq ans, lorsque j’ai quitté la villa, Matteo était déjà une sorte de jeune démon joignant la ruse à la brutalité... D’après ce que j’ai pu apprendre, il n’a, fait que développer ces deux traits de son caractère. Mais, s’il vous plaît, voulez-vous sonner, petite, pour que l’on nous apporte le thé ! Ma gorge est sèche comme un parchemin et, si vous voulez que je parle encore...

— Oui ! Vous m’avez dit tout à l’heure que dona Lucinda était cause de votre départ.

— Je n’aime guère évoquer cette histoire, mais vous occupez désormais sa place. Vous avez le droit de savoir ! Néanmoins... le thé d’abord, s’il vous plaît ?

Ce fut dans un profond silence que les deux femmes prirent le thé chinois qu’un valet discret vint leur servir avec rapidité et sans faire le moindre bruit. Marianne, comme sa compagne, le but avec plaisir parce que, dans cette pièce élégante et douillette, l’odorant breuvage apportait avec lui un peu du parfum du passé. Elle se revoyait, petite fille, puis jeune fille, assise sur un tabouret aux pieds de sa tante Ellis pour sacrifier avec elle à ce rite sacré que, pour rien au monde, lady Selton n’eût négligé. Cette vieille femme en bonnet d’autrefois, ces meubles du siècle passé, jusqu’à l’odeur des roses qui entrait par la fenêtre ouverte, tout rappelait à Marianne les tendres heures de son enfance et elle éprouva, pour la première fois depuis bien des jours, une sensation de détente et d’apaisement comme elle en éprouvait jadis quand, au plus fort d’un chagrin ou d’une colère, tante Ellis venait caresser ses cheveux en lui disant de sa voix bourrue :

— Allons, Marianne ! Tu devrais savoir qu’il n’est rien, en ce monde, dont on ne vienne à bout avec du courage et de la persévérance... principalement soi-même !

L’effet était magique et il était à la fois étrange et réconfortant de le retrouver au fond d’une tasse de thé servie dans une demeure étrangère ! En reposant sur le plateau d’argent la porcelaine fleurie, les yeux de Marianne rencontrèrent ceux de Mrs Crawfurd qui l’observait.

— Qu’est-ce qui vous faire sourire, ma chère ? Je croyais pourtant bien vous raconter de sombres choses !

— Ce n’est pas cela, madame... C’est simplement qu’en prenant le thé, ici, avec vous, j’ai cru un instant me retrouver dans la maison de mon enfance, en

Angleterre ! Mais, je vous en supplie, continuez, s’il vous plaît !

Un moment, le regard sombre de la vieille dame s’attarda sur la jeune femme qui crut y voir apparaître une douceur et une sympathie qu’elle n’y avait encore jamais lues. Mais Eleonora Crawfurd n’en exprima rien et, détournant les yeux vers la fenêtre, elle n’offrit plus à Marianne qu’un profil perdu voilé par le volant de mousseline de son bonnet. Elle reprit alors son récit mais d’une voix si sourde que Marianne, d’abord, eut peine à saisir les premiers mots.

— Il est étrange de constater combien les souvenirs d’un premier amour peuvent demeurer vivaces... et douloureux malgré tant d’années écoulées ! C’est une chose que vous saurez quand, à votre tour, vous vieillirez ! Pour moi, lorsque je pense à Pietro, il me semble que c’était hier que je courais le retrouver, près de la chapelle San Cristoforo, dans le crépuscule mauve et dans l’odeur du foin coupé... Je venais d’avoir quinze ans et je l’aimais. Lui en avait dix-sept. Il était beau et fort... Il habitait le village de Capanori où il vivait seul depuis la mort de son père qui était chaudronnier... Il voulait m’épouser et, chaque soir, nous nous retrouvions... jusqu’à ce soir où il n’est pas venu. Un soir... deux soirs !... personne au village n’a pu me dire où il était allé, mais moi, tout de suite, j’ai eu peur sans bien savoir pourquoi... peut-être parce qu’il ne m’avait jamais rien caché !... La troisième nuit, incapable de trouver le repos, j’ai erré dans le parc, sans autre but que chercher à éteindre mon angoisse. Il faisait une chaleur de four. Même l’eau des bassins était tiède et dans les écuries les chevaux ne bougeaient plus... C’est alors, en passant près de la nymphée, que j’ai entendu chanter... si cela peut s’appeler chanter ! C’était plutôt, rythmée sur un roulement de tambour bas et syncopé, comme une plainte monotone, avec parfois une sorte d’appel. Jamais je n’avais rien entendu de semblable, mais pour oser me promener si près de la maison, et surtout si près de la nymphée qui était interdite aux serviteurs, il fallait que je ne fusse plus dans mon état normal... Quel instinct m’a poussée alors sur le chemin défendu de la clairière et du petit temple ? Je l’ignore toujours. Néanmoins, j’y suis allée, à tâtons et à pas de loup, les mains collées au rocher, m’aplatissant si fort contre lui que j’aurais pu, moi aussi, devenir pierre... Et quand la lumière du temple a frappé mon visage, je me suis reculée, d’instinct, puis, tout doucement, à nouveau, j’ai avancé la tête... alors j’ai vu !

De nouveau le silence. Le cou tendu, Marianne osait à peine respirer de crainte de faire évanouir l’espèce d’enchantement à travers lequel parlait Eleonora. Elle se souvenait trop bien de sa terreur à elle, quand elle avait découvert les ruines et la statue que Matteo Damiani étreignait. Mais elle devinait que l’épreuve subie par cette femme était pire que la sienne et tout doucement elle souffla :

— Vous avez vu...

— Hassan d’abord ! C’était lui qui chantait ainsi. Il était accroupi sur les degrés de marbre, une sorte de petit tambour en forme de calebasse entre les genoux. Ses grandes mains noires, y accompagnaient sa mélopée. La tête levée, il semblait poursuivre dans les étoiles quelque songe morne, mais les torches qui éclairaient l’intérieur du temple faisaient luire comme du bronze sa peau noire et rougissaient le pagne doré et les bijoux barbares qui l’habillaient. Il tournait le dos au temple à travers les colonnes duquel je pouvais voir un lit doré, tendu de velours noir... Un lit sur lequel deux corps se livraient à l’amour... La femme, c’était Lucinda... et l’homme, c’était Pietro !... Mon Pietro !... Je ne sais pas encore, maintenant, comment je ne suis pas morte sur place... Comment j’ai pu trouver la force de m’enfuir !... Mais je sais que, jamais, je n’ai revu Pietro vivant ! Le lendemain, on découvrait son corps, pendu à une branche d’arbre, dans la colline. Et, trois jours plus tard, je partais avec les baladins !...

Cette fois, Marianne laissa s’écouler un long moment sans souffler mot. Elle connaissait si bien le domaine dont elle portait le nom que, ce dramatique récit, elle croyait presque, sinon l’avoir vécu, du moins en avoir vu, de ses yeux, se dérouler les péripéties. Et elle ne s’étonna pas de voir la vieille dame écraser une larme furtive du bout de son doigt. Simplement, quand elle eut l’impression que sa compagne était un peu remise, elle prépara une nouvelle tasse de thé et la lui offrit avant de demander :

— Vous n’y êtes jamais retournée ?

— Si, en 1784, pour voir mourir ma mère qui, elle, n’a jamais quitté le domaine. Elle m’avait pardonné depuis longtemps ma fuite. Au fond, elle avait été heureuse que j’échappe à cette maison maudite où elle avait été le témoin de tant de drames. C’était elle qui avait élevé le prince Ugolino. Elle avait connu aussi l’incendie du temple dans lequel Lucinda avait trouvé une mort atroce autant que volontaire. Pourtant, elle avait espéré, à ce moment-là, en un avenir meilleur puisque le démon familier du domaine avait enfin disparu. Et, un temps, les faits avaient paru lui donner raison. Un an après sa mort, son fils Ugolino épousait la charmante Adriana Malaspina. Il avait dix-neuf ans, elle en avait seize et, depuis longtemps dans la région, l’on n’avait vu couple mieux assorti ni plus amoureux. Pour Adriana qu’il adorait, Ugolino maîtrisait sa violence naturelle et son caractère difficile. Il ressemblait beaucoup à sa mère, hélas, mais, de loup qu’il était, se faisait agneau pour sa jeune femme. Certes, ma mère a cru, vraiment, que le temps des malheurs était révolu...

Lorsque, après un peu plus d’un an de mariage, Adriana s’est trouvée enceinte, Ugolino l’a entourée de tous les soins imaginables, veillant sur elle jours et nuits, poussant l’attention jusqu’à faire emmailloter les sabots des chevaux pour que leur bruit ne troublât point son repos. Et puis l’enfant est né... et le malheur est revenu. Ma mère, au moment de mourir, a voulu décharger un peu son cœur du poids qui l’étouffait et, avant d’être entendue par le prêtre, avant de recevoir les derniers sacrements, elle m’a avoué le double drame du printemps 1782...

— Un... double drame ?

— Oui. Au moment de la naissance du prince Corrado, deux femmes seulement se trouvaient auprès de dona Adriana : ma mère et Lavinia. Mais ne croyez pas, ajouta-t-elle en voyant une lueur s’allumer dans les yeux de Marianne, que ma mère m’ait révélé le secret de cette naissance. Ce secret n’était pas le sien et, sur la croix, elle avait dû jurer de ne jamais le révéler, même en confession. Ce qu’elle m’a dit, c’est que, durant la nuit qui a suivi la naissance, Ugolino a étranglé sa femme. Mais il n’a pas pu toucher à l’enfant : Lavinia, craignant pour sa vie, l’avait emporté et caché. Deux jours plus tard, on retrouvait le prince Ugolino, couché dans une stalle de l’écurie, le crâne fracassé. La mort, bien entendu, fut attribuée à un accident mais, en fait, c’était un meurtre...

— Qui avait tué ?

— Matteo ! Depuis qu’elle était devenue la femme d’Ugolino, dona Adriana avait éveillé chez Matteo un amour passionné. Il ne vivait plus que pour elle et il a tué son maître pour venger celle qu’il aimait. A dater de ce jour, il a veillé sur l’enfant avec un soin jaloux en compagnie de Lavinia...

Une idée soudain traversa l’esprit de Marianne. Malgré ce que venait de dire Eleonora de son amour pour son époux, se pourrait-il que dona Adriana eût... répondu à la passion de Matteo ? L’enfant, peut-être, était sien et c’était une ressemblance qui avait déchaîné la fureur du mari ? Mais, dans ce cas, pourquoi n’aurait-il pas tué d’abord Matteo ?

Elle n’eut pas le temps de formuler son ultime question. La porte du salon venait de s’ouvrir pour livrer passage à Quintin Crawfurd accompagné de Talleyrand et les ombres tragiques des Sant’Anna reculèrent brusquement devant les soucis de l’heure présente. Car si l’Ecossais, qui étayait sur deux cannes un pied superbement pansé et une magistrale crise de goutte, offrait un spectacle plutôt amusant, la mine sombre du prince de Bénévent laissait présager qu’une fois de plus les nouvelles étaient mauvaises.

Il salua, en effet, les deux femmes sans un mot puis tendit à Marianne une lettre tout ouverte sur laquelle s’étalait, menaçante, la signature en éclair de Napoléon.

« Monsieur le prince de Bénévent, écrivait l’Empereur, j’ai reçu votre lettre. Sa lecture m’a été pénible. Pendant que vous avez été à la tête des Relations Extérieures, j’ai voulu fermer les yeux sur beaucoup de choses. Je trouve donc fâcheux que vous ayez fait une démarche que je désirais et que je désire oublier... »

La lettre était datée de Saint-Cloud et de la veille, 29 août 1810. Sans un mot, Marianne la rendit à son destinataire.

— Vous voyez, fit amèrement celui-ci en repliant le papier, je suis si mal en cour que l’on m’impute à crime d’oser tenter la défense d’un ami étranger ! Je suis navré, Marianne, sincèrement navré...

— Il désire oublier ! gronda la jeune femme, les dents serrées par la colère. Il désire sans doute m’oublier aussi, moi ! Mais il n’aura pas raison s’i facilement ! Je ne le laisserai pas détruire Jason ! Qu’il le veuille ou non, je le verrai, je forcerai ses portes, même si l’on doit m’emprisonner ensuite, mais, sur l’honneur de ma mère, je jure que Sa Majesté l’Empereur et Roi m’entendra ! Et pas plus tard que...

— Non, Marianne ! intervint Talleyrand qui retint au passage la jeune femme prête à se jeter hors de la pièce, non ! Pas maintenant ! Si j’en juge les dispositions actuelles de l’Empereur vous condamneriez Beaufort plus sûrement !

— Préférez-vous que j’attende, calmement... en buvant du thé, qu’on me le tue ?

— Je préfère que vous attendiez, au moins, qu’on le juge. Suivant le verdict, il sera temps d’agir ! Croyez-moi ! Vous savez bien que je souhaite autant que vous libérer notre ami ? Alors, je vous en conjure, calmez-vous et attendez !

— Et lui ? Avez-vous songé à ce qu’il peut penser, dans sa prison ? Y a-t-il seulement quelqu’un qui, une seule fois, lui ait conseillé d’attendre, de prendre courage ? Il est seul, ou il le croit, aux prises avec une affaire diabolique ! Alors je veux au moins qu’il sache que, tant que je vivrai, je ne l’abandonnerai pas !... Soit, j’accepte de renoncer... très momentanément à voir Napoléon, mais je veux voir Jason, je veux entrer à la Force !

— Marianne ! s’écria Talleyrand alarmé par l’état d’excitation où il voyait son amie, comment voulez-vous ?...

— C’est la chose du monde la plus facile ! coupa la voix tranquille de Crawfurd. Il y a beau temps que j’ai, à gages, un ou plusieurs geôliers dans toutes les prisons de Paris !

— Vous ? s’écria Talleyrand sincèrement surpris.

Crawfurd haussa ses lourdes épaules tout en s’installant avec un soupir de soulagement dans le fauteuil que Marianne avait quitté et en tirant à lui un petit tabouret pour y établir son pied douloureux.

— Une précaution utile, fit-il avec un petit rire quand on a eu, qu’on a et qu’on aura des amis sous les verrous. Il y a beau temps que j’ai commencé ce genre de politique ! Mes premiers... clients furent deux geôliers du Temple puis... de la Conciergerie ! Depuis, je n’ai jamais cessé d’entretenir ce genre de relations ou d’en faire de nouvelles. C’est si facile, avec de l’or ! Vous voulez voir votre ami, petite princesse ? Eh bien, moi, Crawfurd, je vous promets que vous le verrez !

Marianne, tremblante de joie, ne parvenait pas à croire à cette espèce de miracle dont on lui parlait : voir s’ouvrir devant elle les portes de la prison, retrouver Jason, lui parler, le toucher, lui dire... Oh ! Elle avait tant de choses à lui dire.

— Vous feriez cela pour moi ? demanda-t-elle, comme pour se convaincre elle-même, d’une voix que l’émotion enrouait.

Crawfurd leva sur elle ses yeux bleus couleur de porcelaine et sourit :

— Vous avez écouté si patiemment toutes mes histoires, mon enfant, que vous méritez une récompense ! Et puis, je n’oublie pas ce que ma Reine devait aux vôtres ! C’est une façon comme une autre de payer un peu sa dette ! Laissez-moi arranger cela ! Bientôt, vous entrerez à la Force !...

10 UN CURIEUX PRISONNIER

Le fiacre quitta la rue Saint-Antoine et tourna, à angle droit, dans un court tronçon de rue – trente pas de long, dix de large – que semblait barrer sur toute sa largeur un bâtiment bas et lugubre, simple rez-de-chaussée surmonté d’un toit mansardé à peu près aussi élevé que le bâtiment, mais derrière lequel une haute construction apparaissait. La nuit rendait sinistres les quelques maisons lépreuses qui formaient ce boyau, appelé la rue des Ballets. Une lanterne blafarde, accrochée au-dessus d’une grosse borne ronde ceinturée de fer à l’angle le plus éloigné de cette rue, presque en face de l’entrée de la prison, faisait luire les gros pavés ronds rendus gras par toutes les boues et toutes les immondices que la pluie, venue vers la fin du jour, avait fait renaître de la poussière. Un profond caniveau, creusé en plein milieu de la ruelle, était censé drainer les eaux et les ordures, mais il né faisait que rendre plus dangereux le moutonnement inégal des pavés. La voiture se mit à pencher. Le cocher arrêta son cheval près de la grosse borne ronde, sous la lanterne, et, d’un geste las autant qu’automatique, se pencha sur son siège pour ouvrir la portière qui était celle du côté de Marianne.

Mais, vivement, Crawfurd retint cette portière du bec de sa canne.

— Non ! grogna-t-il. Vous descendrez de mon côté ! Laissez-moi passer le premier.

— Pourquoi ? Cette borne doit être commode...

— Cette borne, coupa froidement le vieil homme, est celle sur laquelle les massacreurs de Maillard ont dépecé le corps de Mme de Lamballe ! Vous saliriez vos gants !

Avec un frisson d’horreur, Marianne se détourna de la pierre usée et prit la main que lui offrait son compagnon pour l’aider à descendre en prenant soin de ne pas trop peser sur cette main. La crise de goutte de Crawfurd était à peu près passée, mais il marchait encore avec peine.

Voyant des gens descendre de ce fiacre, le factionnaire qui somnolait, son fusil entre les jambes, dans la guérite crasseuse posée près de la porte, se leva, assurant son shako.

— Que voulez-vous ? Passez au large !

— Allons, militaire, murmura Crawfurd qui, à la grande surprise de Marianne, prit instantanément l’accent normand, ne criez pas si fort ! Le concierge Ducatel est mon « pays » et on vient, ma fille Madeleine et moi, faire chez lui un petit souper.

Une grosse pièce d’argent qui brilla un instant à la lueur pauvre de la lanterne déclencha aussitôt un brillant égal dans l’œil du factionnaire qui eut un gros rire, tendit la main et empocha la pièce.

— Fallait le dire tout de suite, bourgeois ! Le père Ducatel est un brave homme et, depuis le temps qu’il est là, il a eu le temps de se faire des amis. J’en suis. On va vous ouvrir.

D’un poing vigoureux, il frappa à la porte basse surmontée d’une imposte à gros barreaux qui s’élevait sur deux marches usées.

— Hé ! Père Ducatel ! Y a du monde pour vous...

Tandis que le cocher de fiacre faisait tourner son cheval dans l’étroite rue du Roi-de-Sicile, pour aller attendre près de Saint-Paul, la porte s’ouvrit sur un bonhomme coiffé d’un bonnet de laine brune qui tenait une chandelle à la main. Il éleva cette chandelle jusque sous le nez de ses visiteurs puis, ayant sans doute reconnu à qui il avait affaire, s’exclama :

— Ah ! cousin Grouville ! Tu es en retard ! On allait passer à table sans toi ! Entre donc, ma petite Madeleine ! Que te voilà grande et belle !

— Bonjour, cousin, ânonna Marianne en s’efforçant d’avoir l’air aussi provincial que possible.

Tout en continuant à se livrer à ses effusions familiales, Ducatel assura le factionnaire qu’on lui enverrait « une bonne pinte de calvados » pour le payer de son amabilité et lui tenir compagnie, puis referma la porte. Marianne vit qu’elle se trouvait dans une entrée exiguë terminée par un guichet. A gauche, c’était le corps de garde dont la porte entrebâillée montrait l’intérieur éclairé par deux quinquets à la lumière desquels quatre soldats jouaient aux cartes en fumant la pipe. Toujours parlant haut, Ducatel conduisit ses « pays » vers le guichet, le leur fit franchir. Il ouvrait sur une autre pièce obscure au bout de laquelle il y avait un second guichet. Ducatel s’arrêta avant de le franchir.

— Mon logement donne sur la rue du Roi-de-Sicile, chuchota-t-il. J’vais vous y conduire, M’sieur, et on fera un peu d’bruit pour que les sentinelles n’doutent pas d’notre souper. J’vous aurais bien fait entrer par ma porte particulière, mais vaut toujours mieux avoir l’air d’agir au grand jour.

— J’irai bien tout seul, mon bon Ducatel, marmotta Crawfurd qui approuva de la tête. Menez plutôt Madame chez le prisonnier que vous savez.

Ducatel fit signe qu’il avait compris et ouvrit le guichet.

— Par ici, alors... Comme c’est un prisonnier de marque, on n’l’a pas mis dans le bâtiment neuf. Il est avec les gens « bien » dans la chambre Condé... et presque tout seul...

Tout en parlant, Ducatel allait ouvrir une quatrième porte donnant, cette fois, sur une cour qu’il fit traverser à Marianne tandis que Crawfurd prenait à gauche vers la cour que l’on appelait cour de la Cuisine, ainsi que la puissante odeur de graillon le prouvait surabondamment, et sur laquelle ouvrait le logis du concierge.

Tout en suivant le geôlier, Marianne regardait avec répugnance les bâtiments bas entourant cette cour, aux dalles disjointes, sans un arbre mais au-delà de laquelle s’ouvrait la prison proprement dite : de hauts murs sinistres décrépis et vermoulus, troués de fenêtres bâillonnées, derrière lesquels se faisaient entendre des grognements, des gémissements de cauchemar, d’affreux rires gras et des ronflements, les bruits d’une humanité sordide et dangereuse parquée là par le crime et par la peur. Quatre étages d’escrocs, de voleurs, de banqueroutiers, de forçats évadés et repris, d’assassins, tout ce que la pègre de Paris et d’ailleurs avait vomi dans les filets de la police. Ce n’était pas la rudesse féodale, mais somme toute encore propre de Vincennes, ce n’était pas la prison d’Etat où l’on entrait pour crime politique. C’était la geôle ignoble et vile où l’on s’entassait dans une affreuse promiscuité.

— On a eu du mal à le mettre dans un coin à peu près tranquille, confia Ducatel à Marianne tout en la guidant le long d’un escalier dont la rampe forgée disait que, au temps du duc de la Force, il avait dû être noble et beau mais dont les marches cassées et glissantes rendaient l’escalade périlleuse... Faut vous dire que la prison est bourrée ! D’ailleurs, elle désemplit jamais ! Tenez, c’est là... ajouta-t-il en montrant une porte bardée de fer apparue dans un profond renfoncement.

Par le guichet que le concierge ouvrit, un peu de lumière glissa dans le couloir.

— Du monde, M’sieur Beaufort ! dit-il dans l’ouverture avant de tirer les verrous.

Puis, tout bas, pour Marianne :

— Faut pas m’en vouloir, m’dame, mais j’peux pas vous laisser plus d’une petite heure. J’viendrai vous chercher avant la ronde.

— C’est très bien et je vous remercie.

La porte s’ouvrit presque sans bruit et Marianne se coula dans l’ouverture, un peu étonnée du spectacle qui s’offrait à sa vue. Assis de part et d’autre d’une mauvaise table, deux hommes jouaient aux cartes à la lueur d’une chandelle. Dans un coin, roulé en boule sur l’une des trois couchettes, quelque chose qui pouvait être un autre homme dormait d’un sommeil agité. L’un des deux joueurs était Jason. L’autre un personnage d’environ trente-cinq ans, grand, brun et d’apparence vigoureuse avec un visage assez beau, des traits réguliers, une bouche moqueuse et des yeux noirs vifs et inquisiteurs. Voyant entrer une femme, il se leva aussitôt tandis que Jason, trop surpris de cette arrivée, ne songeait même pas à en faire autant et demeurait assis, les cartes en main.

— Marianne ! s’exclama-t-il. Vous, mais je croyais...

— Je croyais, moi, que tu étais bien élevé, camarade ! ironisa son compagnon. On ne t’a jamais appris à te lever pour recevoir une dame ?

Machinalement, le jeune homme se mit debout et, à peine sur ses pieds, reçut dans ses bras une Marianne qui se jetait contre lui, riant et pleurant tout à la fois.

— Mon amour ! Je n’en pouvais plus ! Il fallait que je vienne !...

— C’est de la folie ! Tu es exilée, recherchée peut-être...

Il protestait, mais ses mains, déjà, avaient saisi le visage de la jeune femme pour le rapprocher du sien. Dans la figure, trop tannée par tous les vents de l’océan pour que quelques semaines de réclusion eussent réussi à la pâlir, ses yeux bleus brillaient d’une joie que sa bouche semblait refuser à admettre. Son expression, poignante chez un homme aussi fort, était celle-là même d’un enfant malheureux qui n’attend rien et que, cependant, un Père Noël anonyme vient de combler avec le plus beau des jouets. Il regardait Marianne sans pouvoir articuler une parole de plus et, soudain, l’écrasant contre lui, il se mit à l’embrasser avec une ardeur affamée. Quant à la jeune femme, elle s’abandonnait, les yeux clos, heureuse à en mourir. Elle était bien incapable de s’apercevoir que l’homme qui la tenait dans ses bras était sale à faire peur, mal rasé, car le barbier n’officiait pas tous les jours, tant s’en fallait, dans cet affreux hôtel, et qu’il régnait dans la cellule une odeur pénible. Pour elle, visiblement, le paradis n’avait rien de plus merveilleux à offrir aux mortels.

Debout, l’un près de la porte, l’autre à côté de la table, Ducatel et le prisonnier, retenant leur souffle et en quelque sorte fascinés, regardaient en souriant cette scène d’amour inattendue. Mais, comme elle semblait devoir se prolonger, le second haussa les épaules, jeta ses cartes sur la table et déclara :

— Bon ! Je suis de trop ! Ducatel, tu m’invites à souper ?

— Pour sûr, mon gars ! Ton couvert est déjà mis !

Cet échange de paroles eut pour effet de dénouer instantanément l’étreinte des deux amoureux qui, un peu gênés tout de même d’avoir si vite oublié le reste du monde, regardèrent les deux autres d’un air si penaud que le prisonnier se mit à rire.

— Allons ! Ne faites pas cette tête-là ! On sait ce que c’est que l’amour et on en a vu d’autres !

Mais Marianne, vexée, foudroya le rieur du regard et s’indigna à l’adresse du concierge.

— Etait-il indispensable d’imposer, par surcroît, à M. Beaufort la promiscuité de gens...

— De gens comme moi ? Que voulez-vous, Madame, la prison est pleine et l’on ne choisit pas ! Mais nous ne faisons pas si mauvais ménage, n’est-ce pas, l’ami ?

— Non, fit Jason qui ne put s’empêcher de sourire devant la mine indignée de Marianne, cela pourrait être tellement pire ! Je vais même te présenter...

— Laisse ! coupa le prisonnier. J’entends le faire moi-même. Vous voyez devant vous, belle dame, un authentique gibier de galères comme on en rencontre bien peu dans les salons : François Vidocq, d’Arras, déjà trois fois condamné au bagne, et en passe d’y retourner ! Je vous offre mes hommages... et sors par le fond comme on dit au théâtre ! Viens, Ducatel ! J’ai faim.

— Et celui-là ? lança Marianne furieuse et désignant le paquet noir qui s’agitait toujours sur son lit en poussant des grognements indistincts, vous ne l’emmenez pas ?

— Qui ? L’abbé ? Il est à moitié fou et ne parle que l’espagnol. Il ne vous gênera pas ! Et puis ce serait dommage de le réveiller : il fait de si beaux cauchemars ! A tout à l’heure !

Et, escorté presque respectueusement par le concierge, l’étrange prisonnier, qui semblait être tout à fait chez lui, quitta la cellule pour aller souper chez son geôlier comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde.

— Voilà qui est fort ! s’écria Marianne qui avait contemplé cette sortie avec stupeur. Mais qui est cet homme ?

— Il te l’a dit, fit Jason en la reprenant dans ses bras. C’est un habitué du bagne, perpétuellement évadé, perpétuellement repris, ce qu’on appelle ici un cheval de retour.

— C’est un... assassin ?

— Non, un voleur simplement. L’assassin, ici, c’est moi ! dit Jason tristement ! Quant à lui, c’est un curieux garçon, mais je lui dois la vie !

— Toi ?

— Mais oui... Tu ne sais pas ce que c’est que cette prison ! C’est un enfer habité par des démons ! Tout ce qui est lâche, cruel, ignoble est enfermé là-dedans et la loi qui y règne est celle du plus fort. J’étais un étranger... un homme bien vêtu, cela suffisait pour qu’on me prît en grippe dès l’abord ! On m’aurait assassiné sournoisement sans François. Il m’a pris sous sa protection et, ici, sa réputation est grande. Il a la manière de dompter ces fauves. Et tiens, ce pauvre diable qui dort là, si mal, lui doit aussi d’exister toujours ! Ah, c’est quelque chose d’être un maître de l’évasion ! Même les geôliers le respectent : tu l’as vu toi-même.

Marianne comprenait, bien mieux que Jason ne l’imaginait, le danger qu’il avait couru à son arrivée à la Force. L’unique nuit passée jadis à la prison Saint-Lazare lui avait laissé un souvenir ineffaçable et parfois, dans ses mauvais rêves, elle revoyait l’affreux visage de la Tricoteuse, la fille qui avait tenté de la tuer simplement parce qu’elle était jeune et belle. Elle revoyait ses yeux jaunes, son sourire sinistre et le grossier couteau qu’elle maniait si bien.

Soudain, sur le grabat, le paquet noir qui était un abbé sursauta avec un cri et se dressa assis sur son séant. Marianne put voir une figure hâve mangée de barbe, deux yeux affolés qui la regardèrent avec terreur.

Tranquilo ! souffla Jason très vite, es un’amiga !

L’abbé hocha la tête, poussa un soupir et, docilement, se recoucha, tournant carrément le dos aux deux jeunes gens.

— Voilà, fit Jason gaiement, il ne bougera plus ! C’est un homme bien élevé, lui... mais laissons tout cela, Viens t’asseoir près de moi ! Laisse-moi te regarder ! Tu es si belle !... Ne parlons pas !

Il l’entraînait vers une sorte de planche tout juste recouverte d’une couverture mitée et la fit asseoir tout en la dévorant des yeux. A vrai dire, la modeste robe de percale fleurie, aussi provinciale que possible et bien montante, qui habillait Marianne, ne justifiait guère son enthousiasme ; mais jamais, alors même qu’elle portait des robes de fée et des joyaux de rêve, Jason ne l’avait regardée ainsi. C’était à la fois merveilleux et intensément troublant, si troublant même que Marianne tenta de réagir. Doucement, elle posa un baiser sur la joue rugueuse.

— C’est que, justement, je suis venue pour parler ! Et nous avons si peu de temps...

— Non. Tais-toi ! Je ne veux pas gâcher ces minutes-là avec des paroles parce que, cet instant, nous ne le retrouverons peut-être jamais... et il y a trop longtemps que je supplie le ciel de permettre que je te retrouve... au moins une fois !

Il voulut enfouir son visage dans son cou, mais, alarmée, elle le repoussa.

— Que veux-tu dire ? Pourquoi ne nous reverrions-nous pas ? Ce procès...

— Je n’ai aucune illusion sur ce procès, expliqua-t-il avec une patience qu’il était bien loin d’éprouver. Je serai condamné...

— A quoi ? Pas à...

Elle ne put prononcer le mot qui, dans cette prison, prenait quelque chose d’affreusement tangible. Mais Jason hocha la tête.

— C’est possible ! Et même, il faut s’y attendre... non, ne crie pas ! ajouta-t-il en étouffant vivement sous sa main sa protestation véhémente. Il vaut toujours mieux regarder les choses en face ! Toutes les preuves sont contre moi. A moins, ce qui est improbable, que l’on ne retrouve le vrai coupable, les juges me condamneront, je le sais !

— Mais enfin, c’est fou ! c’est insensé ! Tout n’est pas perdu, Jason ! Arcadius est parti pour Aix, auprès de Fouché afin d’invoquer son témoignage. Fouché peut dire quelles relations existaient entre moi et Black Fish.

— Mais il ne peut pas affirmer que je ne l’ai pas tué ! Vois-tu, cette affaire est le résultat d’une dangereuse combinaison politique. Je suis pris comme dans une nasse.

— Alors, il faut que ton ambassadeur te défende !

— Il ne le fera pas ! Il me l’a dit lui-même, Marianne, ici même, parce que me défendre serait un sûr moyen de faire échouer les négociations en cours entre le président Madison et la France pour que les décrets régissant le Blocus Continental soient révoqués envers les Etats-Unis. C’est assez compliqué...

— Non, coupa Marianne farouchement, je sais ! Talleyrand m’a parlé des décrets de Berlin et de Milan.

— Quel homme précieux ! fit Jason avec un demi-sourire. Eh bien, les conditions de la France sont les suivantes : mon pays doit obtenir de l’Angleterre, avec laquelle nous sommes assez mal, qu’elle révoque ce que l’on appelle ses « ordres en conseil », autrement dit sa riposte aux décrets... et, bien entendu, la première condition est que les États-Unis n’entravent en rien l’action de la justice en ce qui me concerne, car cette affaire de faux billets est trop grave. Le duc de Cadore a écrit dans ce sens à John Armstrong. Celui-ci est désolé... mais il ne peut rien faire. Il est presque aussi prisonnier que moi. Tu comprends ?

— Non, fit Marianne têtue, je ne comprendrai jamais que l’on te sacrifie, car c’est bien cela, n’est-ce pas ?

— C’est bien cela ! Mais si l’on songe que mon pays ira jusqu’à faire la guerre à l’Angleterre, afin de prouver sa bonne foi à Napoléon si les « ordres en conseil » ne sont pas révoqués, tu imagines bien que ma vie, à moi, n’a plus la moindre importance. Et que, d’ailleurs, je ne voudrais pas qu’elle en eût. Vois-tu, mon amour, chacun sert comme il peut... et j’aime mon pays plus que tout au monde.

— Plus que moi, n’est-ce pas ? murmura Marianne prête à. pleurer.

Mais Jason ne répondit pas. Ses bras se refermaient sur la jeune femme dont, à nouveau, il cherchait les lèvres. Son cœur battait si fort qu’il avait l’air de battre dans la poitrine même de Marianne. Elle sentait trembler contre le sien le grand corps de son ami et elle sentait aussi qu’il ne pouvait plus maîtriser le désir trop longtemps contenu qu’il avait d’elle. D’ailleurs, quittant un instant la bouche qu’il meurtrissait dans l’intensité de sa passion, il implora :

— Je te supplie, ma douce !... Ce sera peut-être la seule fois... Maintenant, c’est moi qui te demande de me laisser t’aimer.

Le cœur de Marianne bondit. Doucement, elle le repoussa encore et, comme il avait une plainte douloureuse, elle murmura :

— Un instant, mon amour, rien qu’un instant.

Alors, soulevée hors d’elle-même par un amour plus fort que toute retenue et que toute pudeur, debout à quelques pas de ce prêtre inconnu qui, endormi ou non, leur tournait le dos, les yeux rivés à ceux de Jason, à demi agenouillé, qui la regardait intensément, Marianne vivement fit tomber sur le dallage souillé robe, chemise et pantalon, puis, avec une orgueilleuse impudeur, vint offrir son corps nu aux mains qui se tendaient vers lui. Et la planche sordide et rugueuse qui servait de lit à Jason se mua instantanément pour Marianne en une couche si somptueuse et si douce qu’aucune autre ne pouvait lui être comparée, pas même celle du palais princier où elle avait dormi ses nuits solitaires. Mais la jeune femme bénit la semi-obscurité de la prison, car Jason avait soufflé la chandelle et la lumière ne venait plus que d’un faible rayon de lune, qui lui permit de dissimuler à son amant la cicatrice encore rouge de la brûlure que lui avait infligée Tchernytchev. Elle ne voulait ni être obligée de lui mentir ni donner une explication qui eût amoindri la joie ardente que Jason mettait à la posséder. A cette minute unique, où Marianne, éperdue, comprit enfin ce que cela signifiait de ne plus former qu’une seule chair, il fallait que le passé s’abolît tout entier et que l’avenir menaçant fît trêve.

Quand la porte se rouvrit, un moment plus tard, la chandelle était rallumée et Marianne, avec l’aide de Jason, achevait de remettre sa robe. Mais ce ne fut pas Ducatel qui parut. Le prisonnier nommé François Vidocq s’arrêta sur le seuil et, s’appuyant nonchalamment d’une épaule au chambranle de la porte, jeta un bref coup d’œil à l’abbé qui s’était mis à ronfler comme un tuyau d’orgue puis regarda les deux jeunes gens d’un air amusé.

— Vous devez être quelqu’un de bien, madame ! remarqua-t-il à l’adresse de Marianne. Vous lui avez apporté la seule chose qui pouvait faire remonter son moral !

— De quoi vous mêlez-vous ? riposta la jeune femme d’autant plus furieuse qu’il avait deviné plus juste. (Elle se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux et, fidèle à son vieux principe qui consistait à chercher dans la colère un bon palliatif à tout sentiment de gêne, elle s’emporta aussitôt :) Vous ne savez même pas ce que vous dites ! ajouta-t-elle. La seule chose qui pourrait faire « remonter son moral », comme vous dites, serait la reconnaissance de son innocence et, accessoirement, le recouvrement de sa liberté !

— Nous sommes tous dans la main de Dieu ! affirma Vidocq un peu trop pieusement peut-être pour être vraiment pris au sérieux. Nul ne peut savoir de quoi demain sera fait et, comme dit le poète, « patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ! ».

— Et « tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse »... Croyez-vous que je sois venue ici pour entendre des proverbes ? Jason, s’écria-t-elle en se retournant fougueusement vers son ami, Jason, dis-lui que tu es perdu, que tu n’as plus d’espoir... qu’en l’évasion ! Et s’il est à la fois ton ami, comme il le prétend, et le roi dans l’art d’échapper à la police, il faut qu’il comprenne...

Un long, un insolent bâillement de l’étrange prisonnier vint mettre fin brutalement à l’invocation de Marianne qui, son élan coupé net, le foudroya d’un regard meurtrier, tandis qu’il ajoutait, un pouce tourné vers la porte ouverte :

— Je ne voudrais pas jouer les trouble-fête, mais Ducatel vous attend, belle dame... et la ronde passe dans cinq minutes !

— Il faut partir, Marianne, dit gravement Jason tandis que, dans un geste instinctif, elle se serrait contre lui. Et il faut être raisonnable ! Tu m’as donné... le plus grand bonheur ! Je ne cesserai pas de penser à toi. Mais il faut nous dire adieu !

— Adieu ? Jamais !... Au revoir, tout au plus ! Je reviendrai et...

— Non. Ce ne serait pas prudent et je te le défends ! Tu oublies que tu es toi-même proscrite ! J’ai besoin, au moins, d’être tranquille sur ton sort !

— Tu ne veux pas me revoir ? gémit-elle prête à pleurer.

Doucement, il embrassa le bout de son nez, puis ses yeux, puis ses lèvres.

— Sotte ! Je n’ai qu’à fermer les yeux pour te revoir... et tu ne me quittes pas ! Mais il faut que je sois sage pour deux... au moins maintenant parce qu’il y va peut-être de ta vie !

— Plus que quatre minutes ! chuchota le geôlier dont la tête effarée apparut par l’entrebâillement de la porte. Il faut faire vite, m’dame !

Alors courageusement, sur un dernier baiser, Marianne s’arracha enfin de Jason. Elle allait s’élancer vers la porte quand Vidocq la retint par le bras et murmura :

— Connaissez-vous les poètes persans, madame ?

— N...on ! Mais...

— L’un d’eux a écrit : « En pleine angoisse ne perds jamais l’espérance, car la moelle la plus exquise est dans l’os le plus dur »... Filez maintenant !

Elle lui jeta un regard incertain puis, avec un dernier baiser envoyé du bout des doigts, elle courut rejoindre Ducatel qui tournait devant la porte comme un ours en cage.

— Vite ! souffla-t-il en refermant précipitamment la porte. Nous n’avons plus que trois minutes ! Prenez ma main ! Il faut que nous courions.

Tous deux s’élancèrent vers l’escalier tandis que le lointain des couloirs résonnait déjà du pas cadencé des gendarmes de ronde. En même temps, la prison parut s’éveiller au raclement des lourds souliers à clous. D’un peu partout jaillirent des jurons, des injures, des cris horribles qui donnaient vraiment l’impression que derrière chacune de ces portes crasseuses s’agitait un enfer en miniature. L’odeur, déjà pénible dans la prison de Jason, était franchement insoutenable en passant devant certaines geôles et Marianne, en retrouvant l’air frais de la nuit dans la cour du Greffe, respira à longs traits. Elle et son compagnon avaient repris une allure normale et le concierge, lâchant la main de la jeune femme, remarqua :

— Je crois qu’un verre de quelque chose nous fera du bien à vous comme à moi, m’dame ! Vous étiez toute pâlotte en sortant, et moi j’ai eu une belle peur !

— Pardonnez-moi ! Mais, dites-moi, ce François Vidocq, c’est vraiment... un forçat évadé ?

— Pour sûr ! Les argousins peuvent s’arranger comme ils veulent, ils arrivent jamais à le garder. Chaque fois il leur file entre les doigts. Seulement il est incorrigible et il y a toujours une bêtise qui le ramène ici. Mais faut pas confondre ! C’est pas un escarpe, il a jamais tué personne ! Alors on le renvoie au bagne. Il les connaît tous : Toulon, Rochefort, Brest... Oh ! j’crois pas qu’il aye de préférences ! Cette fois, ça s’ra comme les autres : on l’expédiera... et il se tirera au bout d’un moment, comme d’habitude ! Et on remettra ça : prison, jugement, chaîne et, au bout, le « pré » jusqu’à ce qu’un argousin nerveux en ait assez et l’assomme pour le compte !... Ce sera dommage, d’ailleurs ! C’est pas le mauvais cheval !

Mais Marianne ne l’écoutait plus. Elle pesait, au fond de son esprit, chacune des paroles que lui avait murmurées l’étrange prisonnier. Il avait parlé d’espérance... et c’était le seul mot qu’elle eût vraiment besoin d’entendre alors que Jason ne l’avait pas prononcé. Bien plus, il était résigné, presque froidement ou, tout au moins, avec un calme qui épouvantait, à subir le dernier supplice puisque c’était pour le bien de son pays natal.

« Il ne mourra pas ! gronda-t-elle intérieurement. Je ne veux pas qu’on me le tue et il ne mourra pas ! Si les juges osaient le condamner, l’Empereur m’entendrait, de gré ou de force, et il faudrait bien qu’il m’accorde sa vie. »

C’était la seule chose qui importait. Même si la vie sauve signifiait cette mort lente que l’on appelle le bagne. Jusque-là, elle avait considéré que c’était une sorte d’antichambre de l’enfer d’où l’on ne sortait pas vivant. Mais cet homme, ce Vidocq, était l’illustration vivante du contraire. Et elle savait bien que, tant que Jason vivrait, elle, Marianne, consacrerait chaque instant de sa vie à l’arracher au sort injuste qui s’apprêtait. De toutes ses forces, maintenant, elle repoussait la peur, l’angoisse, mais surtout l’adieu ! Il n’était pas un atome de son être qui n’appartînt à Jason Beaufort, mais, en revanche, elle considérait que désormais Jason lui appartenait et n’appartenait qu’à elle seule. Aussi n’avait-elle jamais éprouvé pareille ardeur combative, même quand, l’épée à la main, elle sommait Francis Cranmere de lui rendre raison pour son honneur avili. L’ardeur du vieux sang d’Auvergne et l’implacable ténacité du sang anglais qui se rejoignaient en elle lui rendaient toutes les vertus guerrières de ces femmes dont elle était issue et qui avaient jalonné l’histoire de leurs amours, de leurs vengeances et de leurs passions : Agnès de Ventadour partie en croisade pour se venger d’un amant infidèle, Catherine de Montsalvy qui, par amour pour son époux, avait risqué cent fois la mort, Isabelle de Montsalvy, sa fille, qui à travers les horreurs de la guerre des Deux Roses était parvenue à trouver le bonheur, Lucrèce de Gadagne, bataillant les armes à la main pour reprendre de force son fort château de Tournoel, Sidonia d’Asselnat qui s’était battue comme un homme mais avait aimé comme dix femmes durant la Fronde, et tant d’autres ! Aussi loin que Marianne pouvait remonter l’histoire des femmes de sa famille, elle retrouvait une trame analogue : les armes, la guerre, le sang, l’amour. Seul le destin changeait le dessin des vies. Mais, en suivant le concierge de la Force à travers le couloir humide qui menait à sa loge, elle sentait qu’elle acceptait enfin le poids écrasant de cet héritage, qu’elle se reconnaissait fille et sœur de toutes ces femmes parce que enfin elle avait trouvé « sa » raison de lutter et, surtout, de vivre. Aussi, aucune tristesse en elle, aucune douleur mais plutôt un exaltant sentiment de bonheur et de triomphe puisé dans les minutes ardentes qu’elle venait de vivre et, surtout, une grande paix intérieure. Tout était devenu si simple !... Elle et Jason n’étaient plus qu’un seul cœur, qu’une seule chair. Si l’un mourait, l’autre l’accompagnerait... et tout serait dit !

En quittant la prison, elle remercia chaleureusement le concierge et glissa dans sa main quelques pièces d’or qui lui mirent le sang aux joues puis, reprenant son rôle de petite provinciale qui vient de faire un bon souper et qu’un doigt de vin a mise en joie, elle se suspendit au bras de Crawfurd pour parcourir le court chemin qui les séparait de l’église Saint-Paul où l’Ecossais avait ordonné au cocher de fiacre d’aller les attendre afin que la voiture stationnant devant la prison n’attirât pas l’attention. La sentinelle leur cria un joyeux « Bonne nuit ! » puis tous deux s’éloignèrent à petits pas prudents pour ne pas buter contre les pavés.

— Je sens que vous êtes heureuse ! murmura Crawfurd comme ils atteignaient la rue Saint-Antoine. Je me trompe ?

— Non ! C’est vrai, je suis heureuse ! Pourtant,

Jason ne m’a guère encouragée à l’espoir. Il s’attend à être condamné et, ce qui est pire, il y est résigné parce que la politique de son pays l’ordonne.

— Cela ne m’étonne pas ! Ces Américains sont encore à l’image de leur magnifique pays : simples et grands. Fasse Dieu qu’ils ne changent jamais ! Néanmoins, s’il est résigné ce n’est pas une raison pour que tout le monde le soit, hé ? comme dirait notre ami Talleyrand.

— C’est aussi mon avis. Mais ce que je voudrais vous dire...

Quintin Crawfurd ne devait pas entendre de sitôt les remerciements de Marianne. En effet, comme ils avançaient vers les quelques ormes qui ombrageaient le petit parvis de la vieille église des jésuites, l’Ecossais serra brusquement la main posée sur son bras :

— Chut ! fit-il. Il y a quelque chose...

Un peu de vent s’était levé chassant au ciel de gros nuages de pluie. L’un d’eux venait d’absorber la lune qui ne donnait plus qu’une vague lueur à laquelle, néanmoins, les arbres dont on approchait prenaient d’étranges formes flottantes, comme si des hommes enveloppés de manteaux que la brise soulevait étaient cachés derrière. Près de l’église, on apercevait bien la silhouette carrée du fiacre, mais le cocher n’était pas sur le siège. Alertée par un hennissement, Marianne tourna la tête vers la droite. Dans un renfoncement, plusieurs chevaux étaient rassemblés. Elle n’eut pas besoin de paroles ni du geste très lent que fit Crawfurd pour tirer le pistolet caché sous son habit pour flairer l’embuscade, mais elle n’eut pas davantage le temps de se demander qui était là.

Les arbres parurent se mettre en marche et, en un clin d’œil, les deux promeneurs furent entourés d’un cercle de formes noires et silencieuses, hommes vêtus de grandes capes et coiffés de larges chapeaux, parfaitement sinistres. Quintin Crawfurd braqua son pistolet.

— Que voulez-vous ? Si vous êtes des malandrins nous n’avons -pas d’or.

— Rentrez votre arme, señor, fit l’une des ombres avec un fort accent espagnol, d’autres plus puissantes sont braquées sur vous ! Et nous ne voulons pas d’or.

— Que voulez-vous alors ?

Mais dédaignant de lui répondre, l’Espagnol dont il était impossible de voir le visage, masqué sous son chapeau à larges bords, fit un signe et aussitôt l’Ecossais se retrouva ligoté et bâillonné. Puis l’homme se tourna vers son voisin :

— C’est bien elle ? demanda-t-il.

Le voisin, qui était beaucoup plus petit et paraissait plus frêle, fit deux pas en avant. Une lanterne sourde sortit de sous son manteau et il en fit glisser le volet de fer tout en l’approchant du visage de Marianne qui, à la même lumière, s’aperçut que l’inconnu était une femme et que cette femme était Pilar.

— C’est elle ! s’écria-t-elle d’un ton triomphant. Merci de toutes vos veilles, mon cher Vasquez ! J’étais certaine que, tôt ou tard, elle viendrait à la prison.

— Vous voulez dire, fit dédaigneusement Marianne, que ce personnage a fait le guet devant la prison pendant des semaines uniquement dans l’espoir de vous procurer cette agréable rencontre ?

— C’est bien ce que je veux dire. Voilà plus d’un mois que nous vous attendons ! Exactement depuis que nous avons appris, de Bourbon-l’Archambault, que le prince de Talleyrand avait regagné Paris... et que la princesse Sant’Anna était si malade qu’elle ne sortait plus de chez elle. Alors, don Alvaro a loué une maison dans la rue des Ballets et y a établi un service de veille. Nous savions que vous n’étiez pas chez le prince ni chez vous. Il fallait bien que vous fussiez quelque part. Surveiller la prison était le seul moyen de vous prendre !

— Compliments ! fit Marianne. Je ne vous savais pas si intelligente... ni si bavarde ! Et... que comptez-vous faire de nous ? Nous tuer ?

Le visage pâle de Pilar s’approcha tout près du sien. Une haine profonde faisait luire ses yeux noirs, mais Marianne considéra froidement ce visage beau et pur qu’une fureur désespérée avait déjà raviné. Si jamais elle avait vu sa mort inscrite sur des traits humains c’était bien sur ceux-là, mais elle se sentait si forte, dans son amour comblé, qu’elle n’en éprouva aucune peur. D’ailleurs Pilar grinçait :

— Ce serait trop facile ! Non, nous allons seulement vous emmener avec nous, vous garder soigneusement afin de vous empêcher de commettre la moindre folie. Il ne faut à aucun prix qu’une démarche inconsidérée de votre part vienne entraver le cours de la justice. J’avais d’abord songé à vous remettre à la police mais il paraît que votre Napoléon a un faible pour vous !

— Si j’étais vous, je prendrais ce faible en considération. Il n’aime pas que l’on enlève ni surtout que l’on séquestre ses amis !

— Il ne le saura pas. N’êtes-vous pas... toujours en exil ? Allons, messieurs, bâillonnez madame car, dans une seconde, elle va se mettre à crier...

C’était vrai. Marianne gonflait déjà ses poumons pour hurler de toutes ses forces afin d’alerter au moins les gens des maisons voisines, mais elle n’eut pas le temps de passer aux actes. Une seconde plus tard, elle était solidement bâillonnée puis ligotée et emportée dans le fiacre où l’on avait déjà hissé Crawfurd. L’un des hommes en manteau noir sauta sur le siège du cocher mais Pilar et Vasquez montèrent avec les deux prisonniers. A peine assise en face de son ennemie, la señora Beaufort fronça les sourcils :

— Il vaudrait mieux leur bander aussi les yeux, mon ami... Je ne tiens pas à ce qu’ils sachent où nous les conduisons.

L’Espagnol s’exécuta et Marianne, rendue muette et aveugle, n’eut plus d’autre ressource que ses pensées devenues tout à coup singulièrement moins optimistes. Les choses, en effet, n’étaient plus si simples qu’elle l’imaginait. Depuis l’instant où elle avait quitté Jason, elle s’était bercée d’une bien réconfortante illusion propre à éteindre toute angoisse : elle partait décidée à tout faire pour arracher son amant à la mort et lui rendre la liberté, une liberté qu’elle entendait bien, dès lors, partager. Ou bien, en cas d’échec, elle s’était promis de mourir, sinon avec lui, du moins en même temps que lui, afin d’entamer ensemble, et la main dans la main, une éternité d’amour. Elle avait même été jusqu’à imaginer la lettre qu’elle laisserait à Jolival afin qu’il fît réunir leurs deux corps dans le même tombeau et, à la manière des enfants grondés qui souhaitent mourir pour punir leurs parents, elle avait même pris un certain plaisir à prévoir les remords et les regrets de Napoléon quand il saurait que sa dureté avait poussé son « Rossignol » à la mort... Dans tout cela, il lui fallait bien admettre avec amertume qu’elle avait totalement oublié la réalité désagréable que constituait Pilar.

Jusque-là, elle l’avait considérée comme une femme bigote et sauvage incapable d’avoir deux idées vraiment saines, mais surtout soucieuse de tirer sa propre épingle du jeu en se faisant dorloter par l’étrange reine d’Espagne qui régnait à Mortefontaine. Elle l’avait jugée folle et haineuse, vile aussi puisque, pour assouvir une basse vengeance, elle allait jusqu’à charger son époux devant la police. Mais elle n’aurait jamais imaginé que cette haine pût être aussi cruellement agissante. Qu’avait dit cette folle ? Qu’il ne fallait pas que ses initiatives vinssent entraver l’action de la justice ?... En d’autres termes, elle enlevait Marianne afin qu’elle ne pût rien faire pour sauver Jason !... Un instant, la prisonnière crut entendre Talleyrand :

« Pilar est d’une race farouche. L’amoureuse trahie y peut sans faiblir livrer son amant infidèle au bourreau, quitte à s’enterrer toute vivante ensuite dans quelque couvent pour expier son crime d’amour... » C’était cela, c’était bien cela ! On allait enfermer Marianne dans quelque trou dont elle ne pourrait sortir qu’une fois Jason exécuté. Peut-être alors lui ferait-on la grâce de la tuer, elle aussi ? Le chemin de l’expiation en serait sans doute grandement facilité pour la pieuse Pilar !

« A sa place, songea Marianne, je tuerais sans doute ma rivale, mais pour rien au monde je ne toucherais à l’homme que j’aime. »

Ses liens lui faisaient mal et son bâillon l’étouffait. Elle s’agita pour trouver une position plus confortable.

— Restez tranquille ! fit la voix froide de Pilar. Dans un instant, nous allons changer de voiture.

On avait roulé assez peu de temps avec le fiacre et, en effet, l’on s’arrêtait. Plusieurs mains saisirent Marianne sans la moindre douceur pour la faire descendre, mais elle eut à peine le temps de toucher terre. Aussitôt descendue, on la hissa de nouveau et elle se retrouva assise sur des coussins infiniment plus moelleux que les précédents. Ses coudes touchèrent un velours soyeux. Mais elle eut immédiatement la certitude que ce n’était plus Quintin Crawfurd qui était assis auprès d’elle. C’était Pilar. L’odorat très fin de Marianne avait reconnu aussitôt son parfum, assez lourd, de jasmin et d’œillet. Personne d’autre, d’ailleurs, ne monta dans la voiture et la prisonnière commença de s’inquiéter sérieusement pour son compagnon dont elle entendait, assez loin d’elle, les grognements étouffés par le bâillon. Quelqu’un dit, près de la portière :

— Qu’est-ce que nous faisons de l’autre ?

— Je vous ai déjà dit de le conduire où vous savez, répondit Pilar. Je vous assure que la police ne viendra pas le chercher là, en admettant qu’elle le cherche.

— Soyez certaine qu’elle n’y manquera pas, doña Pilar. Lorsque sa femme s’apercevra qu’il n’est pas rentré, elle remuera certainement ciel et terre !

— Ce n’est pas sûr ! Il faudrait alors qu’elle avoue avoir donné asile à une exilée. L’important, d’ailleurs, est qu’il ne puisse rien révéler avant la date que nous avons fixée. Ensuite, nous le relâcherons. Traitez-le bien, d’ailleurs. Il n’est pas un ennemi pour nous. Au fait, vous avez payé le cocher de fiacre ?

La voix gutturale de l’homme appelé Vasquez fit entendre pour toute réponse un rire bas que Marianne, révulsée, jugea sinistre. Pilar d’ailleurs protestait :

— Vous n’auriez pas dû !... Nous ne sommes pas chez nous ici.

— Bah ! Cela fera toujours un maudit Français de moins ! Partez maintenant ! Trois des nôtres vous accompagnent et nous nous retrouverons là-bas ! Mais... puis-je vous suggérer qu’il vaudrait mieux que l’on ne puisse apercevoir votre compagne ? Et si vous permettez...

A nouveau, Marianne fut empoignée, roulée dans quelque chose de chaud et de rugueux qui sentait le cheval et qui devait être une couverture d’écurie puis, sans ménagement, on la coucha par terre.

— Je pensais faire cela avant d’arriver, fit Pilar.

— Vous avez de la bonté de reste ! L’aimez-vous donc tant que cela, cette p... qui vous a volé votre mari ?

— Comme vous me comprenez, don Alonso ! susurra Pilar d’une voix dont le son séraphique donna aussitôt à Marianne une furieuse envie de mordre.

Merci ! Mille mercis ! Grâce à vous, ce voyage sera très agréable... pour moi tout au moins !

La prisonnière, couchée sur le tapis de la voiture et parfaitement incapable de bouger, comprit aussitôt à quel point ce serait agréable pour elle en sentant les deux pieds de son ennemie se poser sur sa poitrine. Mais, pour ne pas ajouter à son plaisir, elle retint le hurlement de fureur qui lui venait.

« Tu me paieras ça ! gronda-t-elle intérieurement. Tu me le paieras au centuple, avec tout le reste ! Espèce d’immonde mule !... Le jour où tu me tomberas dans les mains, je te montrerai ce que je sais faire, moi aussi, démon ! meurtrière !... »

La suite des insultes que, dans sa rage impuissante, Marianne appliqua à Pilar, était d’une tenue infiniment moins raffinée. Elles étaient toutes empruntées au répertoire du vieux Dobs, le palefrenier de Selton, qui avait appris à Marianne à se tenir en selle. Elle ne comprenait d’ailleurs pas très bien ce que cela voulait dire, mais trouvait une espèce de soulagement à s’en servir, aucune injure ne lui paraissant assez basse pour une femme qui, froidement, laissait sacrifier un innocent cocher de fiacre, sans parler de l’acharnement avec lequel elle poussait Jason vers le bourreau.

Furieuse, déjà meurtrie et à demi étouffée, Marianne sentit que la voiture partait au grand trot. On fut cahoté un moment sur les pavés parisiens puis, du fond de sa couverture, elle eut l’impression que l’on passait un corps de garde, car elle entendit un cliquetis d’armes et un commandement bref. Elle pensa que l’on venait de franchir l’une des barrières de Paris, bien que la voiture n’eût même pas ralenti. Au contraire, le cocher lançait maintenant ses chevaux au galop sur une route assez plane où les cahots se firent plus rares.

Au-dessus d’elle, Marianne entendit Pilar pousser un soupir de soulagement, puis elle sentit que l’on écartait la couverture de son visage.

— Je ne souhaite pas que vous mouriez étouffée, fit la señora avec une insultante sollicitude, ce serait vraiment trop rapide !... D’ailleurs, vous devriez essayer de dormir, ma chère. Nous en avons bien pour deux heures.

Les pieds de l’Espagnole reprirent leur position, mais Marianne avait réussi à rouler sur elle-même afin de ne plus les avoir juste sous le nez. Elle y gagna d’être encore un peu moins bien, mais du moins fut-elle dispensée de contempler la mine satisfaite de son ennemie. Elle put ainsi penser plus librement.

Deux heures ? Du train où allaient les chevaux et en tenant compte du fait que l’on relayerait certainement si Pilar entendait soutenir cette allure rapide, cela signifiait un trajet d’environ sept lieues ; mais connaître la distance du lieu où on allait l’enfermer ne lui apprendrait pas grand-chose sur ce lieu lui-même puisqu’elle ignorait par quelle porte l’on avait quitté Paris. Néanmoins, elle savait que, si elle parvenait à s’enfuir, il lui faudrait ou bien voler un cheval ou bien se résigner à faire la route à pied... ce qui d’ailleurs n’était pas fait pour l’effrayer. S’il s’agissait d’échapper à ces gens-là et de voler au secours de Jason, elle était prête à couvrir, sans même une plainte, la distance de Marseille à Paris.

Pour ne pas user vainement son énergie, Marianne s’efforça de se détendre autant qu’il était possible dans sa position inconfortable. Les conseils du vieux Dobs lui revenaient maintenant, peut-être parce qu’elle l’avait évoqué tout à l’heure :

— Détendez-vous, miss Marianne. C’est l’un des meilleurs secrets d’un bon escrimeur comme d’un bon tireur. Cela protège les nerfs, cultive le sang-froid. Il faut apprendre à vos muscles à se reposer.

Le vieil homme lui avait enseigné comment décontracter ses bras, ses jambes, comment respirer à fond et, malgré ses liens, Marianne s’efforça de mettre ses anciennes leçons en pratique. En même temps, elle essayait de faire le vide dans sa tête, chassant jusqu’au souvenir des minutes merveilleuses qu’elle avait vécues à la Force parce qu’elles agissaient sur ses nerfs à la manière d’un révulsif. Et elle réussit tellement bien qu’elle finit par s’endormir profondément.

Elle fut réveillée par le choc mou de la couverture rejetée sur son visage. Presque aussitôt, il y eut le grincement d’une grille et, à nouveau, un cliquetis d’armes, comme si l’on était devant un corps de garde. Puis, la voiture se mit à rouler sur quelque chose de doux et d’uni ; les allées bien sablées d’un parc peut-être... Le chemin se poursuivit encore un moment. Sous sa couverture rabattue trop serrée, Marianne n’entendait plus rien et cherchait l’air désespérément... Heureusement l’attelage s’arrêta enfin.

La jeune femme pensait qu’on allait la détacher, enlever ce bâillon, ce bandeau, mais il n’en fut rien. Deux paires de mains la tirèrent hors de la voiture. Il y eut un clapotis, un bruit de chaîne, puis un choc sourd qui lui parut celui d’une barque contre un pieu ou contre un ponton. D’ailleurs, le bois résonna sous les pas de ceux qui la portaient et, aussitôt, elle sentit le balancement léger d’un bateau sur le fond duquel on la déposa. Sans doute allait-on lui faire passer une rivière... à moins que... L’idée qui lui vint fut terrifiante mais ne dura qu’un instant. Depuis son enlèvement, Pilar lui avait répété qu’on ne la tuerait pas, pas maintenant tout au moins parce qu’elle devait souffrir plus longtemps...

Quelqu’un prit les rames et le bateau se mit à avancer. Il n’y avait pas de vagues. La surface de l’eau devait être lisse et sans rides. Un lac peut-être, ou un étang ? Les nerfs tendus, Marianne épiait chaque bruit, chaque indice, mais, hormis le léger clapotis, dû au maniement des rames, et la respiration plus forte de celui qui ramait, elle n’entendit rien d’autre que le cri d’une chouette dans les lointains.

La barque toucha un fond mou et s’immobilisa. De nouveau, les mains saisirent Marianne, mais cette fois ce fut pour la hisser sans ménagement sur un dos particulièrement dur, comme si elle était un simple sac de farine ; ses bras furent maintenus solidement par une main gantée, mais qui semblait en fer, et elle se retrouva pliée en deux sur une épaule qui lui entrait dans l’estomac, la tête ballant en avant.

L’homme qui la transportait sentait furieusement l’écurie et ces relents se rejoignaient à une bizarre odeur d’huile rance qui n’avait rien d’agréable. Marianne n’eut pas le temps d’analyser davantage ses sensations car on se mit à gravir quelque chose qui devait être une échelle ou un escalier particulièrement rudimentaire. Les degrés, en effet, criaient à faire frémir, et cette ascension parut durer une éternité avant que l’on ne se remît à marcher sur un plan horizontal. En même temps, une odeur assez agreste, paille et foin mélangés à de la poussière, emplit ses narines, luttant victorieusement contre les relents de l’homme... qui, brutalement, la laissa choir dans quelque chose qui ne pouvait être qu’un tas de foin. Presque en même temps, les liens qui ligotaient Marianne tombèrent. Le bâillon s’envola ainsi que le bandeau de ses yeux.

A la lumière de la lanterne sourde que portait l’un des hommes, Marianne vit, debout devant elle, une sorte de géant dépeigné qui soufflait comme un phoque et qui, de toute évidence, était son porteur. L’autre homme avait toujours son grand chapeau, sa cape et son masque noir. Enfin, dans une étroite ouverture qui semblait pratiquée au moyen de deux épaisses planches enlevées dans une cloison, elle vit entrer Pilar. Le décor, ainsi que Marianne l’avait imaginé, était celui d’un grenier mansardé aux trois quarts rempli de foin.

— Vous voilà chez vous ! dit l’homme. Vous n’y serez pas trop mal. Il y fait sec et le foin vaut bien les planches d’une prison !

— Je devrais vous remercier, peut-être ? lança Marianne qui s’efforçait de maîtriser sa fureur. J’ai toujours aimé l’odeur du foin coupé, mais j’aimerais tout de même savoir combien de temps vous avez l’intention de me garder ici.

L’homme allait répondre quand Pilar le tira en arrière et lui fit signe de se taire, tandis qu’elle se chargeait de répondre.

— Vous le savez déjà : je veux vous empêcher de nuire à l’action de la justice. Vous resterez ici jusqu’à ce que certain verdict soit rendu... et certaine sentence exécutée !

— Et vous vous prétendez une femme ? s’écria la prisonnière incapable de contenir plus longtemps son indignation. Vous osez vous dire « sa » femme, alors que vous n’êtes qu’une vulgaire meurtrière, une menteuse et une fanatique à moitié folle ! Est-ce ainsi que vous payez Jason du bien qu’il vous a fait ? Car je n’ignore pas la raison pour laquelle il vous a épousée : il voulait sauver votre vie, menacée à cause des sympathies pro-américaines de votre défunt père !

— Les sympathies de mon père n’allaient pas où vont les miennes. J’aurais su faire entendre ma bonne foi à mes compatriotes. Je n’avais pas besoin que le señor Beaufort m’épousât pour cela !

— Alors, pourquoi l’avez-vous épousé ? Dites-le si vous en avez le courage ! Non, vous n’osez pas ? Alors je vais vous le dire : Vous vous êtes fait épouser, en jouant la fille persécutée, vous avez imploré sa protection parce que c’était pour vous la seule chance de l’avoir à vous ! Vous en étiez folle, n’est-ce pas ?... Mais vous saviez parfaitement qu’il ne vous aimait pas !

Le pied de » Pilar, chaussé d’un escarpin pointu, vint frapper douloureusement les côtes de Marianne qui, sous la douleur, eut un hoquet vite réprimé... Instantanément, elle se ramassa sur elle-même pour bondir sur son ennemie toutes griffes dehors, mais elle réussit seulement à tomber dans les bras des deux hommes qui s’étaient jetés en avant. Pilar eut un petit rire :

— Je vous avais dit qu’elle était dangereuse ! N’oubliez pas que c’est une meurtrière qui a déjà tué une femme et vous voyez que j’ai eu raison de prévoir une installation solide. Attachez-la, Sanchez...

Le géant s’empara d’une seule main des deux bras de Marianne et la traîna sur la paille jusqu’à une énorme poutre dans laquelle une chaîne toute neuve était rivée. Cette chaîne, trop courte pour permettre un rayon d’action de plus de deux mètres, se terminait par un bracelet de fer dont la clôture était assurée au moyen d’un solide cadenas. En un rien de temps, le bras droit de Marianne fut emprisonné dans le bracelet qui s’ajustait étroitement à son poignet, et le déclic du cadenas joua.

— Voilà ! fit Pilar avec satisfaction. Ainsi, il sera possible de converser avec vous sans craindre vos attaques. Mais vous ne serez tout de même pas trop gênée dans vos mouvements et vous pourrez attendre sagement la fin de cette belle aventure.

— Converser avec vous ? gronda Marianne avec mépris, perdez cet espoir, señora, car vous n’entendrez plus de moi une seule parole hormis celle-ci : comme vous le dites si bien, j’ai tué une femme parce qu’elle m’insultait, de même que j’ai provoqué et vaincu en duel un homme qui m’avait offensée. Vous avez osé m’enlever, me maltraiter pour m’empêcher de sauver l’homme que vous savez innocent et auquel devant Dieu vous avez juré fidélité...

— Il a rompu le serment le premier... en oubliant que je suis sa femme et en devenant votre amant ! C’est lui le parjure !

— C’est affaire entre vous et votre conscience... et je ne connais pas de couvent assez profond, assez obscur ni assez sourd pour étouffer les cris d’une conscience martyrisée. Mais l’unique chose que j’entends vous dire est celle-ci : prenez garde, car je vous échapperai... et je saurai tirer une vengeance éclatante de vous ! Maintenant... faites-moi donc la grâce de vous en aller et de me laisser dormir. J’ai sommeil !

Comme si, en effet, ses ravisseurs avaient perdu soudain tout intérêt à ses yeux, Marianne se mit à bâiller outrageusement puis, disposant le foin autour d’elle de façon à s’installer aussi confortablement que possible, elle se roula en boule à la façon d’un chat et, glissant un bras sous sa tête, ferma les yeux... Elle entendit alors l’homme au chapeau chuchoter :

— Il vaut mieux rentrer maintenant, doña Pilar. On pourrait s’étonner... Avez-vous encore quelque chose à dire à cette femme ?

— Non, plus rien. Vous avez raison, rentrons ! Mais veillez bien sur elle !

— Soyez sans crainte, Sanchez va s’installer dans le grenier voisin. Et, attachée comme elle est, je ne vois pas comment elle pourrait s’enfuir.

Marianne crut que ses persécuteurs allaient enfin la laisser, mais, au moment de s’éloigner, Pilar se ravisa et, désignant à l’énorme Sanchez la prisonnière qui faisait mine de dormir :

— Un moment ! Allez lui enlever toutes les épingles de sa coiffure ! Rien n’est utile comme une épingle à cheveux pour ouvrir un cadenas.

— Vous pensez vraiment à tout, doña Pilar, admira l’homme au chapeau avec un rire servile. Je suis profondément heureux que vous soyez des nôtres désormais.

Bon gré mal gré, il fallut que Marianne, étouffant de rage rentrée, laissât les lourdes pattes de Sanchez fourrager dans sa chevelure à la recherche de la moindre épingle, mais, fidèle à la promesse qu’elle venait de faire de ne plus adresser la parole à Pilar ; elle ne broncha pas. En quelques secondes ce fut fini. Les trois personnages, emportant la lanterne sourde, franchirent de nouveau l’étroite porte de planche derrière laquelle Marianne entendit claquer des verrous et assujettir une lourde barre de fer comme dans une véritable prison. Puis il y eut un bruit de froissement sec comme si, devant la porte, on avait tiré des balles de paille. C’était même certainement cela, car elle entendit l’homme au chapeau approuver.

— C’est bien ainsi ! La porte est parfaitement invisible. Mais fais bonne garde tout de même, Sanchez ! Personne ne vient jamais ici avant l’hiver, m’a-t-on dit, pourtant, on ne sait jamais...

Du fond de sa couche odorante et, somme toute, assez moelleuse, Marianne bénit silencieusement la mémoire de sa tante Ellis qui avait insisté pour qu’elle apprît plusieurs langues étrangères. Ce soir, sa connaissance de l’espagnol lui était d’autant plus précieuse qu’il n’était pas certain que Pilar se rappelât qu’elle parlait un castillan aussi pur que le sien et qu’elle avait ainsi compris les paroles que ses ravisseurs avaient échangées dans leur langue à diverses reprises. Une chose était certaine : on l’enfermait dans un lieu où apparemment personne ne risquait de la découvrir, mais on semblait avoir pris toutes sortes de précautions pour que tout le monde, hormis ceux qui avaient participé au rapt, ignorât sa présence dans ce grenier. Restait à savoir qui était « tout le monde » en l’occurrence ? Dans l’esprit surchauffé de Marianne une idée cheminait depuis déjà un moment, après avoir pris naissance dans certaines remarques qu’elle avait faites sur la longueur du trajet d’abord, qui devait mettre à environ sept lieues de Paris cette prison champêtre, puis sur ces claquements d’armes quand on avait franchi la grille, ensuite sur les dimensions de ce parc où l’on avait roulé un moment avant de prendre la barque, enfin sur les précautions que l’on semblait prendre pour dissimuler sa présence... Si l’on y ajoutait les confidences de Talleyrand et de Jolival touchant l’hospitalité donnée à Pilar par la reine d’Espagne et les assiduités d’un certain Alonso Vasquez auprès de la jeune femme, il devenait irrésistible d’imaginer qu’on l’avait conduite à Mortefontaine, dans le vaste domaine où vivait l’épouse de Joseph Bonaparte, tandis que son époux s’efforçait de régner à Madrid. Certes, transformer une dépendance de la demeure d’un Bonaparte en prison était faire preuve d’une belle audace et d’un certain sans-gêne, mais Marianne était persuadée que ni Pilar ni ses complices n’en manquaient. De plus, la cachette était idéale ! Quel policier aurait assez d’audace pour venir fureter sur les terres du frère aîné de Napoléon ? Seul Fouché en eût été capable, mais Fouché était loin et, pour la première fois, Marianne en éprouva un véritable regret.

Dans les épaisses ténèbres qui l’enveloppaient et auxquelles ses yeux n’étaient point encore habitués, Marianne sentit que, avec ces regrets stériles, une angoisse insidieuse revenait et elle s’efforça de la repousser. Il ne fallait pas qu’elle songeât trop à l’aggravation de danger que représentait pour Jason son enlèvement. Il fallait, au contraire, qu’elle gardât la tête froide, les idées claires pour mieux lutter. Et d’abord, qu’elle prît un peu de repos... Il fallait dormir. Son corps moulu, ses yeux que la fatigue brûlait le lui disaient, impérieusement...

Marianne s’enfonça plus profondément dans le foin et ferma de nouveau les paupières s’efforçant, comme elle le faisait autrefois quand, petite fille, elle avait peur de quelque chose, de retrouver les prières de son enfance pour conjurer les ombres inquiétantes de la nuit, mais son esprit revenait irrésistiblement à Jason, à ces minutes qu’ils avaient vécues ensemble, au plaisir violent, à égale distance de l’extase et de la douleur, qu’elle avait connu dans ses bras et qu’il avait partagé, à la douceur de ses baisers quand l’apaisement était venu, un apaisement qui n’avait été que le prélude au déchaînement renouvelé de leur désir commun, puis au déchirement de la séparation finale... Ils avaient eu si peu de temps ! Libres, ils auraient pu s’aimer durant des jours et des nuits, s’anéantir dans le bonheur pour renaître juste assez pour goûter la perfection de leur amour et encore mourir de plaisir...

Et, malgré la menace qui pesait sur elle, malgré ses fers, ce fut avec un sourire d’enfant comblée que Marianne enfin s’endormit en murmurant :

— Je t’aime, Jason... je t’aime, je t’aime, je t’aime...

11 DE L’UTILISATION RATIONNELLE DU FOIN ET DE CE QUE L’ON Y TROUVE...

Le jour revenu permit à Marianne d’examiner plus complètement son domaine restreint. Le grenier à foin occupait le haut d’un toit en forte pente. Il devait être très vaste si l’on considérait la longueur de la poutre maîtresse et l’imposante toile d’araignée de bois que formait la charpente. Mais il était plus qu’aux trois quarts empli d’énormes balles de foin qui ne devait pas être de la dernière récolte, car il était bien sec et bien craquant : Au moindre contact avec une flamme, cela s’embraserait d’un seul coup et Marianne comprit qu’on ne lui laissât pas la moindre lumière durant la nuit.

Le jour, on y voyait assez clair grâce à une longue fente creusée dans le mur du fond, une sorte de meurtrière qui permettait d’en mesurer l’épaisseur. Il y avait aussi, dans la pente du toit, une petite lucarne, fermée par un châssis, mais qui n’offrait aucune possibilité d’évasion car il devait être tout juste possible d’y passer la tête. Et encore en courant le risque de demeurer coincée... Néanmoins, la longueur de la chaîne qui reliait Marianne à la charpente lui permettait d’approcher aussi bien de la fente que de la lucarne. Le verre était sale, très poussiéreux ; cependant, elle put tout de même apercevoir, dominant de grands arbres, les hauts toits d’ardoise, les nobles cheminées et les girouettes dorées d’un grand château. Sur une tour claquait un drapeau aux couleurs de l’Espagne et elle comprit qu’elle avait deviné juste : elle était à Mortefontaine. Plus loin encore, vers la droite, des fumées nombreuses signalaient un gros village.

La fente par laquelle l’air frais du matin entrait agréablement révéla pour sa part une large étendue d’eau dont le dessin semblait s’arrondir et sur laquelle apparaissaient de petites îles boisées où l’approche de l’automne mettait des moirures blondes. Dans la lumière neuve, l’eau, d’où montait une légère brume, prenait des tons d’opale et les troncs sveltes des grands peupliers bruissants, les fûts argentés des bouleaux couronnés d’or pâle semblaient garder quelque domaine enchanté. Tout autour, ce n’était que collines chevelues, doux vallonnements, et Marianne, le front collé à la pierre, se dit qu’elle avait rarement vu paysage aussi beau, aussi poétique. Si ce domaine était celui de la reine Julie, elle comprenait qu’elle fût peu pressée de le quitter pour les austères splendeurs de Madrid et l’aridité des sierras. C’était là un lieu privilégié où la vie devait être douce... et il fallait posséder un esprit singulièrement tortueux et cruel pour y introduire la violence et l’arbitraire.

Quant à son grenier, il devait être situé en haut d’un bâtiment assez élevé, une grange peut-être, elle-même bâtie sur une île, puisqu’il avait fallu prendre une barque pour y entrer.

En dehors de la montagne de foin, l’ameublement du logis de Marianne était des plus sommaires. Dans le coin le plus obscur, il y avait une cuvette de fer, un grand pot de terre ébréché qui devait contenir de l’eau, un pain de savon noir, deux torchons à peu près propres, mais effrangés, promus sans doute pour la circonstance au rang de serviettes de toilette, et un grand seau pour les eaux usées. Encore la prisonnière devait-elle s’estimer satisfaite que ses geôliers eussent pensé qu’elle souhaiterait pouvoir se laver un peu.

Vers le milieu du jour, le gros Sanchez vint apporter le ravitaillement qui se composait de viande froide, de pain rassis, d’un fromage si dur qu’à moins de posséder une hache d’abordage il devait être impossible à entamer, et de quelques fruits qui avaient dû quitter leur arbre originel depuis quelque temps. Malgré tout, Marianne, affamée, attaqua ce repas à belles dents, tandis que Sanchez faisait le ménage. En d’autres termes, il alla vider le seau, renouvela l’eau du pot et jeta, pour conclure, un regard féroce à la prisonnière en déclarant, un doigt noueux tendu vers sa nourriture :

— Tout pour le jour... moi reviens demain !

Ce qui était une manière comme une autre de lui conseiller de faire durer ses provisions jusqu’au lendemain. Mais, tout compte fait, c’était plutôt une bonne nouvelle, puisque ainsi Marianne était à peu près certaine de ne voir surgir son geôlier qu’une fois par jour. Cela lui laissait du temps pour songer à la manière de s’échapper. Restait à savoir, évidemment, si Pilar ou ses acolytes ne viendraient pas de temps en temps lui tenir compagnie.

Pour reconquérir sa liberté, la première chose à faire était de se débarrasser de la chaîne, mais, maigre les longs efforts de Marianne pour faire glisser sa main, cependant étroite et longue, hors du bracelet de fer, elle ne parvint qu’à se meurtrir suffisamment pour que, le soir venu, sa main enflée eût doublé de volume, malgré l’aide puissante du savon noir dont elle l’avait abondamment enduite dans l’espoir qu’elle glisserait mieux. La seule possibilité de se libérer était de réussir à ouvrir ce cadenas qui retenait solidement la fermeture. Mais comment ? Avec quoi ?... Cette désolante évidence amena une crise de larmes qui eut au moins l’avantage de détendre les nerfs de la jeune femme et de lui faire voir les choses sous un angle un peu plus optimiste. Il y avait maintenant vingt-quatre heures qu’elle et Crawfurd avaient été enlevés. Très certainement Eleonora devait avoir alerté Talleyrand, sinon la police. A eux deux, ils devaient chercher ce qu’ils étaient devenus et Talleyrand n’ignorait pas où Pilar avait trouvé refuge. Mais imaginerait-il seulement que l’enlèvement était dû à cette jeune femme taciturne et sombre qui semblait n’avoir eu d’autre préoccupation que se mettre à l’abri des ennuis et s’assurer une puissante protection ? Plus certainement, il penserait que Crawfurd avait surestimé la puissance de ses relations geôlières et que les deux imprudents visiteurs avaient été reconnus, arrêtés et incarcérés. Comme Marianne était rentrée en fraude à Paris, il était assez difficile d’aller la réclamer hautement à Savary. Quant à Napoléon, sa récente et désagréable missive au prince de Bénévent rendait inutile d’avance tout recours à lui. Restait Jolival... mais il ne rentrerait pas avant de longs jours et, même s’il se lançait à sa recherche à peine descendu de cheval, combien de temps s’écoulerait avant qu’il ne trouvât la moindre piste ? Enfin, en admettant que la piste arrivât jusqu’à Mortefontaine, comment obtenir de fouiller le domaine d’une reine d’Espagne ? En vérité, les plans de Pilar étaient habiles et ses mesures convenablement prises... Aussi la logique de ses raisonnements vint rapidement à bout de l’optimisme passager de Marianne et ce fut en ruminant les idées les plus sombres qu’elle s’endormit enfin...

Plusieurs jours passèrent ainsi, désespérément semblables et mornes. Régulièrement Sanchez venait faire son service auprès d’elle mais il ne restait que quelques minutes et Marianne d’ailleurs ne souhaitait pas sa présence. Il semblait n’avoir pas deux idées à lui et, quand elle essayait de lui adresser la parole, n’obtenait de lui que des grognements inintelligibles. Quant à Pilar et ses complices, aucun d’eux ne prit la peine de venir voir comment elle se comportait et la prisonnière en tira une singulière et contradictoire sensation de soulagement et d’abandon mélangés.

A mesure que le temps passait, d’ailleurs, l’espoir l’abandonnait. Elle n’avait aucun moyen de se libérer seule et il ne fallait pas compter sur l’aide de son geôlier. En même temps, les spéculations de son esprit enfiévré l’amenaient peu à peu à un curieux état mental fait de fatalisme et de résignation. Elle était désormais rayée du nombre des vivants et, certainement, Jason le serait aussi avant peu... Il ne lui resterait, le jour où Pilar, triomphante mais ensevelie sous des voiles de deuil de la tête aux talons, viendrait lui annoncer la mort de Jason, qu’à exciter suffisamment la colère de la vindicative Espagnole afin qu’elle ne retardât pas sa propre mort plus longtemps. Du fond de son cachot, Marianne n’avait plus d’espoir qu’en une vie meilleure...

Malgré tout et sans même qu’elle en eût nettement conscience, son cerveau travaillait. Dans ce grenier, il y avait quelque chose d’anormal et elle fut quelque temps avant de se rendre compte de ce que c’était. En fait, ce quelque chose résidait dans la taille des énormes balles de foin dont certaines étaient encore liées d’osier.

A considérer ces balles et les dimensions plus que réduites de la porte par laquelle apparaissait Sanchez, il devint évident pour Marianne que le foin n’avait pas été engrangé par cette issue-là et que fatalement, il devait y en avoir une autre, constituée sans doute par une trappe découpée dans le sol du grenier.

Bien sûr, et même si elle découvrait cette trappe, elle ne pourrait espérer se libérer car la chaîne était toujours là et la hauteur du grenier devait rendre un saut impossible, mais c’était tout de même, sinon un véritable espoir, du moins une occupation et, dans la marge de liberté que lui laissait sa chaîne, elle se mit à déblayer le foin pour atteindre le plancher, empilant d’un côté ce qu’elle retirait d’un autre puis recouvrant l’endroit exploré s’il ne présentait aucune apparence d’ouverture.

Ce fut un travail long et pénible qui souleva beaucoup de poussière et causa beaucoup de fatigue, mais, le troisième jour, Marianne vit apparaître dans le bois deux grosses charnières, preuves irréfutables de la présence d’une trappe.

L’heure de la visite de Sanchez était proche et la jeune femme se hâta de recouvrir sa trouvaille puis, haletante, alla se jeter dans son coin habituel et fit semblant de dormir. Le geôlier espagnol vaqua comme d’habitude à ses occupations, puis se retira. Marianne, alors, dévora un morceau de pain, une tranche de viande, but un coup d’eau et retourna à son travail. Peu à peu, la trappe apparut. C’était, en vérité, une large découpure qui expliquait parfaitement l’importance des paquets de foin... Mais la prisonnière ne put retenir un gémissement de désespoir en s’apercevant que la longueur de sa chaîne ne lui permettait pas de la déblayer complètement.

Accablée par sa découverte, elle se laissa tomber à genoux et se mit à pleurer, brisée par ce travail inutile. Elle avait beau savoir que la chaîne la rivait au grenier, elle avait un espoir absurde dans cette trappe. Bien sûr, elle existait... mais elle était tellement inutile !... Le dos douloureux, les mains souillées et écorchées par les échardes du bois, elle se mit néanmoins, machinalement, à recouvrir le plancher. C’est alors que ses doigts sentirent quelque chose de dur rouler sous eux...

Fébrilement, elle fouilla le foin, ramena une longue pointe de fer qu’elle regarda d’un air incrédule : c’était une branche de fourche cassée qui avait dû tomber dans le grenier quand on avait engrangé le foin et que le moissonneur n’avait pas jugé bon de récupérer... un outil inespéré !...

Fermant les yeux, Marianne adressa au ciel une prière pleine de gratitude. Avec ce fer solide il lui serait sans doute possible de venir à bout du cadenas puisque Pilar avait craint une simple épingle à cheveux.

Elle allait expérimenter sans plus tarder sa pointe de fourche quand des bruits de pas se firent entendre de l’autre côté de la cloison. Sanchez revenait mais, cette fois, il ne revenait pas seul. Comme de coutume, Marianne entendit glisser les balles de paille de l’autre côté des planches et, rapidement, elle se mit en devoir de cacher son outil sous le foin après avoir vivement dissimulé de nouveau la trappe. Pour plus de sûreté, elle s’assit sur le tas de foin où elle avait caché la pointe et, le cœur battant d’une joie qu’elle espérait bien n’être pas trop visible sur sa figure, elle se mit à mâchonner une brindille. Ce fut Pilar qui entra.

L’épouse de Jason était toute vêtue de noir, ce qui d’ailleurs n’avait rien de très extraordinaire car elle était toujours habillée ainsi ou, si elle se permettait une couleur quelconque, cette couleur s’accompagnait invariablement de dentelle ou d’accessoires obscurs. Mais, cette fois, elle portait un grand chapeau cabriolet d’où tombait, en guise de voile, une très belle dentelle de Chantilly. Elle alla jusqu’à Marianne qui ne tourna même pas la tête à son approche.

— Alors, ma chère ? Comment vous sentez-vous après tous ces jours de réflexion ?

Fermement décidée à ne pas articuler un seul mot, Marianne ne broncha pas. Pilar reprit alors, comme si cette entrevue eût été la chose la plus naturelle du monde :

— J’espère que vous ne manquez de rien. D’ailleurs, votre mine est bonne et Sanchez m’a dit que vous étiez fort calme. Néanmoins, j’ai tenu à venir vous faire mes adieux...

Cette fois, Marianne eut besoin de tout son empire sur elle-même pour ne pas trahir au moins la surprise. Pilar partait ? C’était peut-être une bonne nouvelle et, après tout, il était possible que ce jour fût son jour de chance ? Mais elle continua de mâchonner sa brindille aussi sereinement que si Pilar n’eût pas existé. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était que cette femme s’en allât et la laissât préparer une évasion qui, maintenant, devait être possible. Pilar, cependant, ne semblait pas pressée. Elle sortit de son réticule un mouchoir inondé de jasmin et le tint devant son visage comme si les odeurs du grenier l’incommodaient.

— Vous savez, j’imagine, que nous sommes le 1er octobre et que, cet après-midi, le procès de... M. Beaufort a dû commencer. Je me rends donc à Paris où, demain, je dois être entendue comme témoin.

La main de Marianne se crispa sur une poignée de foin. Malgré ses résolutions, elle dut lutter contre l’envie sournoise de se ruer sur cette femme glacée qui parlait du procès de son mari comme de la plus agréable réunion mondaine. Avec quelle joie sauvage elle eût enfoncé dans ce cœur cuirassé d’orgueil et de cruauté la pointe de fourche dont elle attendait la liberté ! Mais Sanchez se tenait debout près de la porte, les bras croisés sur sa poitrine, l’œil aux aguets, et Marianne n’eût pas pesé lourd entre ses grosses pattes...

Pilar maintenant gardait le silence, épiant sans doute sur le visage détourné de son ennemie l’effet de ses paroles, mais Marianne, avec un parfait naturel, bâilla ostensiblement et lui tourna le dos. Elle avait déjà, la nuit de son enlèvement, expérimenté l’effet de cette muette insolence et elle espérait que le résultat serait identique. En effet, Pilar ne put retenir une exclamation de fureur et se dirigea vivement vers la porte.

— A votre aise ! s’écria-t-elle d’une voix que la colère faisait trembler. Nous verrons si vous conserverez cette belle impassibilité quand je viendrai vous apprendre que la tête de votre amant a roulé sur les planches de l’échafaud et quand je vous mettrai dans les mains un mouchoir taché de son sang !

Les dents serrées, Marianne, les yeux clos, priait de toutes ses forces pour que l’indignation ne vînt pas à bout de sa volonté :

« Par pitié, Seigneur ! Faites qu’elle se taise ! Faites qu’elle s’en aille ! Par pitié !... Donnez-moi le courage de ne pas l’injurier ! Permettez que je me taise encore ! Je la hais !... Je la hais tellement ! Aidez-moi... »

Son esprit affolé courait dans tous les sens à la recherche du seul secours vraiment efficace ! Jamais elle n’avait subi tension pareille à celle que lui imposait cette créature implacable qui venait détailler sadiquement le danger mortel que courait Jason. Comme si elle avait vraiment besoin qu’on lui rappelât cette affreuse menace qui, depuis des semaines, n’avait cessé de la hanter !... Elle mourait d’envie de dire à cette femme ce qu’elle pensait de son mélodramatique discours, mais elle entendait demeurer fidèle à sa décision de silence.

Cependant, comme Pilar, dans son désir cruel de constater l’effet de ses paroles, se rapprochait d’elle, Marianne leva sur elle un regard glacé puis, délibérément, cracha dans la direction de son ennemie. Pilar s’arrêta net et, un instant, Marianne put croire qu’elle allait lui sauter dessus tant les traits de sa figure s’étaient convulsés. Elle attendit l’attaque avec une joie sauvage, bien décidée à mettre en morceaux ce visage buté. Mais, près de la porte, la voix lourde de Sanchez se fit entendre :

— La señora va gâter sa toilette ! Et la voiture attend...

— Je viens ! Mais demain, Sanchez, et aussi après-demain, tu oublieras de lui apporter à manger ou à boire ! Tu ne lui donneras rien jusqu’à ce que je revienne ! Compris ?

— C’est compris !

Cette fois, le couple disparut salué par un dédaigneux haussement d’épaules de la prisonnière. Demain, si Dieu était avec elle, Marianne serait loin... Néanmoins, elle eut la sagesse de ne pas bouger avant d’avoir entendu le bruit de chaîne qui annonçait que l’on détachait la barque. Pilar s’éloignait. Elle partait pour Paris, pour la vengeance, et Sanchez ne reviendrait pas avant... eh mais ! pas avant deux ou trois jours puisque Pilar avait décidé que Marianne aurait faim !

Quand elle fut certaine d’être bien seule, la jeune femme sortit sa pointe de fourche et attaqua son cadenas, en espérant qu’il serait possible de faire jouer le déclic, sinon il lui faudrait s’en prendre à la poutre dans laquelle la chaîne était attachée par un anneau, afin d’arracher celui-ci. Patiemment, lentement, en s’efforçant au calme pour empêcher ses mains de trembler, Marianne fouilla de sa pointe de fer la serrure du cadenas. Ce n’était pas facile et, durant un long moment, elle crut qu’elle n’y parviendrait pas car si la chaîne était neuve, le cadenas ne l’était pas. Pendant des minutes qui lui parurent interminables, elle s’escrima... Enfin, le bienheureux déclic se fit entendre, salué par une exclamation de joie. Le cadenas s’ouvrait...

Le dégager des mâchoires du bracelet, enlever celui-ci, ce fut l’affaire d’un instant et Marianne, massant son poignet enflé et douloureux, se retrouva libre. Elle en éprouva une telle joie que, comme une gamine, elle se mit à se rouler dans le foin avec ravissement, heureuse de détendre enfin ses muscles et ses nerfs maintenus depuis tant de jours dans une inaction forcée. Quand elle se releva, elle avait chaud mais son sang coulait vif et plein d’énergie dans ses veines. Il fallait maintenant ouvrir la trappe et voir comment il allait être possible de sortir de cette grange tant qu’il y avait encore un peu de lumière car le jour, avec l’automne tout proche, baissait plus vite chaque soir.

Rapidement, elle se mit à dégager la trappe qui apparut bientôt, large et solide. Elle devait être lourde, mais un gros anneau de corde, passé dans deux trous, servait à la soulever. Marianne le saisit, rassembla toutes ses forces et tira... La trappe résista, mais, possédée d’une force nerveuse décuplée par l’aiguillon de la liberté, la prisonnière banda ses muscles, serra les mâchoires et maintint son effort sans souci des morsures du chanvre rugueux dans la paume fragile de ses mains. Lentement, lentement, la trappe se leva jusqu’à la verticale puis retomba dans le foin avec un bruit sourd, découvrant un trou béant au bord duquel Marianne s’agenouilla...

Au-dessous d’elle s’étendait une vaste grange, si haute qu’un léger vertige passa devant ses yeux. Elle avait espéré qu’une échelle serait accrochée sous la trappe et qu’ainsi la descente serait facile. Mais il n’y avait rien... et il ne fallait pas songer sauter sans risque de se rompre les os.

Le cœur battant la charge, Marianne s’assit sur ses talons, cherchant fébrilement une corde... quelque chose qui lui permît de descendre. Hélas, la chaîne qui l’avait retenue si longtemps était bien trop courte et les liens d’osier qui liaient les balles de foin beaucoup trop fragiles pour supporter le poids de son corps ! Mais la captive voulait passionnément sortir de sa prison et l’idée libératrice arriva : ce foin que l’on avait monté ici, elle allait le jeter en bas jusqu’à ce qu’il formât un matelas assez épais pour qu’elle pût se laisser tomber dessus...

Hâtivement, car le jour baissait de plus en plus, elle se mit à faire glisser le foin dans l’ouverture béante, cassant, au moyen de sa pointe de fourche, les brins d’osier afin de libérer les grosses balles. En un instant, le grenier fut transformé en une véritable tempête de brindilles et de poussière, le déplacement de certaines balles en faisant rouler d’autres. Dix fois, Marianne faillit être précipitée dans le trou, mais, peu à peu, sur le sol de la grange, un gros tas de foin s’élevait...

Quand elle le jugea suffisant, Marianne, la gorge en feu, vida le peu d’eau qui restait dans sa cruche, mangea sa dernière pomme. Puis elle alla s’asseoir au bord de la trappe et se laissa glisser...

En arrivant en bas, elle rebondit comme une balle mais sans se faire aucun mal et, aussitôt, roula jusqu’au pied du tas. Cette fois, elle était à terre. Restait à savoir si cette porte de grange s’ouvrirait facilement ou s’il lui faudrait encore avoir recours à sa pointe que, pour plus de sécurité, elle avait jetée à terre avant de s’élancer. Mais, soit confiance dans la prison qu’ils avaient préparée pour elle, soil prudence envers les paysans du domaine qui pouvaient s’étonner de trouver si bien fermée une grange à peu près vide, au cas où ils auraient voulu y entrer, les ravisseurs de Marianne n’avaient pas fermé la porte avec autre chose qu’un loquet.

Avec précaution, Marianne entrouvrit le vantail qui ne grinça qu’à peine et jeta au-dehors un coup d’œil circonspect. Autant qu’elle pouvait en juger, dans la nuit presque totale, il n’y avait pas une âme au-dehors mais, là-bas, au-delà de l’eau qui s’étendait devant elle et enfoui parmi les arbres, le grand château devait briller de toutes ses lumières si l’on en jugeait par les points lumineux qui ponctuaient l’obscurité dense de la végétation. En même temps, elle s’aperçut qu’il pleuvait, chose dont elle ne s’était pas encore avisée avec tout ce qui avait retenu son attention depuis le matin.

Il faisait aussi infiniment plus froid qu’au grenier. Octobre était venu et le beau soleil qui avait brillé durant tout le mois de septembre venait de céder le pas à un temps avant-coureur de l’hiver. Dans sa robe de percale, Marianne eut un frisson, mais il lui fallait quitter cet endroit au plus vite et, courageusement, elle s’élança au-dehors pour faire le tour de la grange. Ainsi qu’elle l’avait pensé, cette remise s’élevait bien dans une île, assez vaste d’ailleurs, et la fugitive se mit à suivre le bord, à la recherche d’une barque. Hélas, à part la grange, des arbres et des fourrés, il n’y avait absolument rien et surtout aucune barque.

« Il va falloir nager, pensa Marianne avec un frisson. Le tout est de trouver l’endroit le plus étroit, en espérant qu’il sera aussi le plus éloigné du château. »

Elle avait bien songé un moment à s’y rendre audacieusement, dans ce château, à se nommer et à demander hautement la protection de la reine Julie quitte à ce que la police la réclamât aussitôt comme son bien. Pilar était partie pour Paris. Une attitude semblable pouvait donner de bons résultats.

Mais Marianne réfléchit aussi que la plupart de ses ravisseurs devaient appartenir à l’entourage royal et que, sous couleur de la défendre, rien ne leur serait plus facile que s’assurer de nouveau de sa personne, cette fois sans espoir d’évasion. De toute façon, avec une robe sale et déchirée et dans l’état où elle se trouvait, elle serait très certainement prise pour une folle et les valets l’éconduiraient sans même lui laisser entrevoir la reine. Le mieux était donc de s’éloigner discrètement et de regagner Paris par ses propres moyens, même s’ils étaient misérables, en évitant les gendarmes et tous ceux dont la méfiance pouvait être éveillée à la vue d’une femme aux allures de vagabonde.

Bien persuadée maintenant qu’il lui faudrait se mettre à l’eau pour quitter son île, Marianne choisit un endroit qui lui parut assez facile à traverser puis, sans hésiter, elle se déshabilla, ôtant tous ses vêtements dont elle fit un paquet. Au moyen de sa ceinture, elle l’attacha sur sa tête.

La pluie avait déjà mouillé sa robe, mais elle serait tout de même plus sèche ainsi qu’après un séjour dans l’eau. De plus, elle savait combien les vêtements pouvaient entraver la nage. Enfin, cet endroit semblait si désert et la nuit si noire qu’elle ne risquait pas beaucoup d’être vue dans un aussi simple appareil. D’ailleurs, à peine dévêtue, elle descendit dans les roseaux qui ceinturaient l’île, écartant avec ses mains les épaisses feuilles charnues des nénuphars. Ses pieds s’enfoncèrent dans une vase gluante qui la fit frissonner mais le sol présentait une déclivité rapide et, tout de suite, il se déroba sous elle. La fugitive, alors, s’étendit sur l’eau et se mit à nager doucement, évitant de faire le moindre bruit. L’eau était froide, mais moins qu’elle ne l’avait cru quand elle y était entrée et elle éprouva un plaisir inattendu à la sentir glisser sur son corps nu après tous ces jours de poussière.

Il y avait longtemps que Marianne n’avait nagé, mais ses bras et ses jambes retrouvèrent d’instinct les mouvements souples et aisés que lui avait enseignés le vieux Dobs. La seule chose vraiment désagréable, dans cet exercice imprévu, était l’odeur de vase que dégageait cet étang. Il y avait aussi le contact furtif des couleuvres d’eau qui frôlaient sa peau nue et qui la révulsaient. Mais la traversée fut courte et, bientôt, les pieds de la jeune femme touchèrent un fond de sable, dur et résistant. La berge était assez haute à cet endroit, et se couvrait de grands arbres, mais, en s’accrochant aux feuilles épaisses des lys d’eau, puis aux branches basses d’un saule, Marianne parvint à la gravir, non sans secouer sur elle une pluie de gouttelettes. Parvenue en haut de la pente, elle remit en frissonnant ses vêtements humides, se rechaussa et partit à l’aventure, dans la profondeur du bois.

La nuit était trop obscure pour qu’elle pût espérer s’orienter, mais ce qu’elle cherchait surtout c’était s’éloigner le plus possible du château. L’immensité du domaine et la sauvagerie de ce bois plein de fourrés et de ronces où elle se déchirait à l’aveuglette lui faisaient espérer qu’il n’y aurait pas, du moins, de mur de clôture à escalader.

Marchant droit devant elle, passant tour à tour d’un spongieux tapis de feuilles à des ornières boueuses, Marianne finit par trouver un sentier. Ses yeux étaient maintenant habitués à l’obscurité et lui permettaient d’avancer en évitant les obstacles les plus pénibles. La pluie ne cessait pas, mais, dans ce bois touffu, elle tombait moins dru que sur les terres à découvert. Longtemps, la fugitive marcha, sans trop savoir où elle allait, cherchant avant tout quelque hutte de charbonnier où s’abriter et se reposer un peu... Elle était transie de froid et tombait de sommeil. Tout ce qu’elle trouva, ce fut un gros rocher en surplomb dont la base offrait un trou peu profond que l’on ne pouvait guère décorer du nom de grotte. Si précaire que fût cet abri, Marianne s’y glissa, se pelotonna comme un chat dans les feuilles sèches et s’endormit comme une masse.

Quelque chose de froid et d’humide qui se promenait sur sa figure l’éveilla en sursaut. Elle se trouvait nez à nez avec un gros chien de chasse qui la reniflait avec application. Plus loin, il y avait une paire de jambes habillées de houseaux de toile et chaussées de gros sabots. En levant la tête, elle vit que le tout appartenait à un jeune garçon qui, une vieille pétoire en travers des épaules, la regardait d’un air perplexe. Il faisait grand jour et la pluie avait cessé :

Voyant que la dormeuse se redressait, il rappela son chien.

— Ici, Briquet !... Laisse !...

Docilement, le chien vint s’asseoir aux pieds de son maître qui, se penchant, tendit une main à Marianne pour l’aider à se relever.

— Bonjour, fit-il aimablement. Je suis content de vous voir éveillée. Quand Briquet vous a trouvée j’ai cru un moment que...

Il n’osa pas le mot, ce fut Marianne qui compléta sa pensée :

— Que j’étais morte ? J’ai si mauvaise mine que ça ?

— Vous êtes si pâle !...

— C’est que j’ai froid...

C’était vrai. Dans l’air vif du matin, Marianne tremblait comme feuille au vent et sa peau meurtrie avait des bleuissures qui ajoutaient à son air lamentable. Vivement, le garçon ôta de ses épaules une espèce de cape en laine et la jeta sur celles de Marianne.

— Venez à la maison. Ma grand-mère prendra soin de vous... Nous habitons tout près. Tenez, le premier toit que vous apercevez entre les arbres, à l’entrée du village.

Marianne constata, en effet, qu’elle était presque sortie de la forêt et qu’un village fumait à quelques toises de là. Elle se sentait si mal en point qu’elle accepta volontiers l’invitation de son nouvel ami, se bornant, avant de le suivre, à demander :

— Ce village, qu’est-ce que c’est ?

— Loisy ! Vous n’êtes pas de la région ?

— Est-ce que... c’est loin de Mortefontaine ?

— Oh non ! Une petite lieue à l’est.

Pas plus ? Elle eut du mal à cacher sa déception. Elle avait l’impression d’avoir tant marché qu’elle espérait bien avoir couvert un beaucoup plus long chemin. Sans doute, dans son ignorance des alentours, avait-elle tourné en rond. Vivement, elle regarda son compagnon. Il ressemblait un peu à Gracchus-Hannibal Pioche. C’étaient les mêmes cheveux blond paille, les mêmes yeux bleus qui regardaient droit, mais les traits de celui-là étaient plus fins, sa silhouette plus étirée. L’ensemble lui plut et elle décida de lui faire confiance.

— Il faut que vous sachiez ! Je me suis enfuie d’une grange du château de Mortefontaine où des gens de l’entourage de la reine d’Espagne me retenaient prisonnière. Mais je vous jure que je ne suis pas une criminelle ni une voleuse.

Le garçon eut un bon sourire.

— Vous n’en avez pas l’air ! Et puis, si vous étiez l’une ou l’autre, on vous aurait mise dans une prison... pas dans une grange ! Venez, vous raconterez votre histoire à ma grand-mère. Elle aime tellement les histoires !

Chemin faisant, Marianne apprit que son compagnon se nommait Jacques Cochu, qu’il avait un peu de terre sur le village voisin et qu’il y vivait seul avec sa grand-mère, mais qu’il allait se marier dans quelques jours.

— J’aurais bien attendu le printemps, lui confia-t-il, mais grand-mère tient à ce que je ‘sois marié avant pour échapper à la conscription. J’ai déjà eu de la chance que, cette année, à cause de son mariage, l’Empereur ne lève pas de troupes... Alors, je vais épouser Etiennette.

— Vous n’avez pas envie de vous battre ? demanda Marianne un peu déçue, car, avec sa belle imagination, elle avait déjà habillé son sauveur aux couleurs de sa chevalerie personnelle.

Jacques lui offrit un sourire plein de franchise et de naïveté.

— Si, j’aurais aimé ! Quand j’entends les anciens raconter Valmy, ou l’Italie, ça me donne des fourmis dans les jambes ! Seulement, si je m’en vais, qui donc cultivera la terre ? Et qui fera vivre ma grand-mère... et Etiennette ? Ses parents sont morts l’an passé ! Alors, il faut que je reste.

— Bien sûr ! fit-elle gentiment. C’est vous qui avez raison ! Mariez-vous vite et soyez très, très heureux !

Tout en bavardant, ils étaient arrivés à une petite ferme d’une scrupuleuse propreté au seuil de laquelle une vieille femme droite comme un I les attendait, les bras croisés sur son fichu de laine, l’air pas trop content d’ailleurs de voir son petit-fils revenir avec une inconnue en haillons. Mais, très vite, Jacques expliqua les circonstances de leur rencontre et comment il avait ramené Marianne pour qu’elle reprît quelques forces. Aussitôt, la belle hospitalité des gens du Valois s’offrit à elle. La vieille femme l’installa auprès du feu, lui donna un grand bol de soupe chaude, tailla pour elle une large tranche de pain et un gros morceau de lard puis se mit à la recherche de vêtements secs tandis que Marianne racontait son histoire... ou plutôt l’histoire qui lui semblait convenir aux circonstances. Il lui était pénible de mentir à ces braves gens qui l’accueillaient avec tant de chaleur et de générosité, mais elle se voyait mal déclinant sa pompeuse identité de princesse italienne. Aussi, pour un temps, préféra-t-elle redevenir Marianne Mallerousse.

— Mon oncle vient d’être tué au service de l’Empereur, confia-t-elle à ses nouveaux amis, et moi j’ai été enlevée par ses meurtriers afin que je ne puisse pas les trahir. Mais il faut que je rentre à Paris le plus vite possible. Je veux venger... mon oncle et j’ai des révélations importantes à faire.

Un moment, elle se demanda si, même ainsi édulcorée, son histoire n’était pas un peu forte, mais ni la grand-mère ni Jacques ne marquèrent la moindre surprise. Même, la vieille femme approuva, hochant la tête.

— Tous ces gens à figure jaunâtre que l’on voit rôder par ici, depuis que l’Empereur a fait un roi d’Espagne de son frère, ne m’ont jamais paru valoir grand-chose. On était bien plus tranquilles avant ! Ce n’est pas un mauvais homme, le Joseph ! Toujours aimable et plutôt généreux ! On l’aimait bien, dans la région, et on regrette qu’il soit parti chez les sauvages ! Quant à vous, ma petite demoiselle, on va faire de son mieux pour vous aider à rentrer chez vous aussi discrètement que possible.

— Mais, coupa Jacques, pourquoi ne pas aller tout droit à la police ?

Aïe ! La question était insidieuse et Marianne s’efforça de réfléchir vite, très vite pour que sa réponse eût l’air suffisamment naturelle.

— C’est bien mon intention, affirma-t-elle, mais c’est le ministre en personne qu’il me faut voir. Ces gens qui m’avaient prise appartiennent à la cour de la reine Julie et ils ont le bras très long. Ils ont fait courir le bruit que j’étais responsable de la mort de mon oncle. On me recherche... il faut que je puisse apporter mes preuves. Et mes preuves sont à Paris.

L’explication donnée, elle s’accorda un léger soupir de soulagement en espérant s’être montrée suffisamment convaincante. Jacques et sa grand-mère s’étaient retirés au fond de la cuisine et tenaient, à voix basse, un conciliabule des plus animés qui, d’ailleurs, ne dura pas plus de quelques secondes. Quand ce fut fini, le jeune garçon revint vers Marianne :

— Le mieux, dit-il, est que vous preniez un peu de repos ici, bien à l’abri des recherches. Dans l’après-midi, je vous conduirai à Dammartin-en-Goële, chez mon oncle Cochu. C’est le maire du pays et il envoie régulièrement à Paris, tous les trois jours, une charrette de choux et de raves. Il y en a justement une qui part demain matin. Avec des habits de paysanne, vous pourrez rentrer à Paris sans crainte de la police ou de vos ravisseurs. Et vous y serez demain soir.

Demain soir ? Dans son esprit, Marianne calculait que le procès de Jason s’était ouvert la veille, qu’il se déroulait sans doute alors qu’elle restait là à discuter avec ces braves gens et que le temps était précieux. Timidement, elle objecta :

— Est-ce qu’il ne serait pas possible d’aller... plus vite ? J’ai tellement hâte d’arriver !

— Plus vite ? Comment voulez-vous ? Bien sûr, vous pourriez prendre demain, à Dammartin, la diligence de Soissons... mais vous ne gagneriez que quelques heures... et vous seriez bien moins en sécurité !

C’était l’évidence même. Naturellement, elle aurait voulu trouver un cheval, mais où ? mais comment ? Elle n’avait pas un sou sur elle puisque, avant son enlèvement, elle avait laissé le contenu de sa bourse dans les mains de Ducatel, le geôlier de Jason. La sagesse lui souffla de se montrer raisonnable. L’important était qu’elle rentrât et, avec le moyen proposé par Jacques, elle rentrerait sans risquer d’être reprise. Mieux valait arriver tard que pas du tout et un procès de cette importance durerait certainement plusieurs jours... En conclusion, elle offrit à ses hôtes un sourire reconnaissant.

— J’accepte, dit-elle gentiment, et je vous remercie de tout mon cœur ! J’espère pouvoir, un jour prochain, vous prouver ma gratitude !...

— Ne dites donc pas de sottises ! coupa la grand-mère Cochu d’un ton bourru. Si on ne s’aide pas entre pauvres gens, on n’a pas le droit de se dire chrétien ! et, la reconnaissance, ça se garde dans le cœur ! Venez vous étendre un peu maintenant. La terre mouillée de la forêt ne devait pas faire un lit bien douillet ! Pendant ce temps, j’irai jusque chez Etiennette, la promise à Jacques, pour lui emprunter un cotillon et un caraco ! Vous êtes à peu près de sa taille.

Vers la fin du jour, Marianne, habillée d’une jupe de grosse laine rouge et d’un corsage noir, empaquetée dans un châle de laine noire qu’elle devait à la générosité de Mme Cochu, les pieds dans des sabots trop grands et la tête enfouie sous une immense coiffe de toile bise, s’installait en croupe derrière Jacques sur le gros cheval de labour qui servait aussi bien pour la culture que pour les déplacements. Devant les genoux du jeune homme, deux grands paniers pleins de pommes tardives étaient accrochés à l’encolure de l’animal.

On arriva en pleine nuit à Dammartin, une cité en hauteur ceinturée de remparts, et Jacques remit Marianne aux mains de son grand-oncle, Pierre Cochu, un beau vieillard sec comme un sarment, qui la reçut sans poser de questions indiscrètes, avec cette générosité pleine de noblesse des gens de la terre. Elle passait pour une cousine d’Etiennette qui voulait se rendre à Paris pour travailler comme blanchisseuse chez une lointaine parente. Aussi, quand vint le moment de faire à Jacques ses adieux, les gens de la maison trouvèrent-ils tout naturel qu’elle sautât au cou du garçon et l’embrassât sur les deux joues. Mais personne ne devina l’immense reconnaissance qu’elle mettait dans ce geste, ni d’ailleurs pourquoi Jacques devint si rouge en recevant ces marques d’affection. Afin de cacher sa gêne, il se mit à rire nerveusement puis déclara :

— On se reverra bientôt, cousine Marie ! Etiennette et moi, on ira vous voir à Paris, après notre mariage ! Ça nous fera plaisir à tous !...

— Surtout à moi, Jacques ! Dites à Etiennette que je ne vous oublierai ni les uns ni les autres.

Bien qu’elle les eût connus si peu de temps, sa grand-mère et lui s’étaient montrés si bons, si amicaux que Marianne avait l’impression de les avoir toujours eus comme amis. Ils lui étaient soudain devenus chers et elle se promit, si des temps meilleurs revenaient pour elle, de leur prouver qu’ils n’avaient pas obligé une ingrate. Mais à peine le jeune homme eut-il disparu que l’esprit de Marianne revint, irrésistiblement, à son obsession incessante : le sort de Jason qui se jouait tandis qu’elle se donnait tant de peine pour revenir vers lui.

Après une nuit brève mais confortable passée dans une petite chambre fleurant bon la cire et la citronnelle, Marianne s’installa, à l’aube, aux côtés d’un valet taciturne qui ne devait pas prononcer dix paroles au cours du trajet, sur le siège d’une grande charrette pleine de choux, et l’on prit paisiblement le chemin de Paris. Trop paisiblement même pour le goût de Marianne qui pensa, tout au long de l’interminable route, mourir cent fois d’impatience.

Heureusement, il ne plut pas. Le temps était froid mais sec. La route de Flandre était monotone et plate. Pourtant, Marianne ne réussit pas à imiter son compagnon qui somnola une bonne partie du chemin à la grande fureur de sa passagère. Quand elle voyait dodeliner la grosse tête, du garçon, Marianne luttait de toutes ses forces contre l’envie de prendre les rênes et de lancer l’attelage au grand galop sur ce chemin qui n’avait pas de fin, au risque de perdre en route tous ses choux. Mais c’eût été une bien mauvaise manière de remercier ceux qui l’avaient aidée. Et la jeune femme rongea son frein en silence.

Néanmoins, quand les clochers de Paris surgirent de la brume automnale, elle faillit bien se mettre à crier de joie et quand, en atteignant le village de la Villette, la carriole franchit les travaux du canal Saint-Denis en construction, elle se retint de sauter à bas de la voiture pour courir plus vite ; mais il valait mieux jouer le jeu jusqu’au bout.

La profonde puanteur de la Grande Voirie, dont on côtoyait les approches, parut tirer le conducteur de sa torpeur. Il ouvrit un œil, puis l’autre et tourna la tête vers Marianne, mais si lentement qu’elle se demanda s’il n’était pas mû par un mouvement d’horlogerie réglé sur les semaines.

— Où’s qu’elle loge, vot’cousine la blanchisseuse ? demanda-t-il. Not’maître m’a dit comme ça d‘vous mettre au plus près. Mais j‘vais aux Halles !...

Tout au long de cette interminable route, Marianne avait eu tout le loisir de songer à ce qu’elle ferait en arrivant à Paris. Retourner chez Crawfurd, il n’y fallait pas songer et il pouvait être aussi dangereux de rentrer chez elle. L’idée, alors, lui était venue que peut-être Fortunée Hamelin serait enfin rentrée d’Aix-la-Chapelle. La saison des eaux était terminée. La créole devait avoir regagné son cher Paris... à moins qu’elle n’eût sacrifié ce grand amour pour suivre à Anvers son autre amant préféré, Casimir de Montrond, qui était en résidence surveillée dans la cité flamande. S’il en était ainsi, Marianne attendrait qu’il fît nuit noire et tenterait de regagner discrètement son hôtel de la rue de Lille. Aussi répondit-elle à son compagnon :

— Elle habite près de la barrière des Porcherons.

L’œil atone du garçon s’éclaira fugitivement.

— C’est point trop à l’écart d’mon chemin. J’vous laisserai donc aux Porcherons !

Et, sur ces paroles définitives, il parut se rendormir tandis qu’apparaissaient, au bord d’un large bassin d’eau claire, l’élégante rotonde de Ledoux et les guinguettes aux treilles rouges de la barrière de la Villette.

Bien à l’abri sous son déguisement, Marianne laissa sans broncher les hommes de l’octroi faire leur travail, puis on repartit en longeant le mur des Fermiers généraux jusqu’à la barrière de la Chapelle où, cette fois, l’attelage s’engagea dans le faubourg Saint-Denis. Une fois à destination, on se quitta sans un mot et Marianne, tremblant d’émotion de se retrouver enfin à Paris, se mit à courir vers la rue de la Tour-d’Auvergne comme si sa vie en dépendait. C’était un exercice assez rude, car les pentes qui montaient au village de Montmartre étaient plutôt pénibles. Pour courir plus à l’aise, elle avait ôté ses sabots trop larges qui la gênaient et auxquels ses pieds ne pouvaient s’habituer. C’est donc pieds nus qu’elle arriva enfin, rouge, décoiffée et hors d’haleine, devant la maison blanche où elle avait toujours trouvé un accueil si chaud, tremblant seulement de voir les volets clos et cet aspect morne et rébarbatif des maisons vides. Mais non : les volets étaient ouverts, les cheminées fumaient et l’on apercevait un vase de fleurs à travers les vitres du vestibule.

Cependant, quand Marianne franchit la grille et voulut traverser la cour, elle vit le concierge accourir vers elle de toute la vitesse de ses petites jambes, les bras écartés afin de barrer un passage bien trop large pour leur dimension. A sa grande déception, elle vit que c’était un nouveau et qu’elle ne le connaissait pas.

— Hé ! là ! Vous, la fille, où est-ce que vous allez ?

Marianne s’arrêta et attendit le bonhomme qu’elle faillit recevoir dans ses bras.

— Voir Mme Hamelin ! dit-elle calmement. Elle m’attend !

— Madame ne reçoit pas des gens comme vous ! D’ailleurs elle est sortie ! Allez-vous-en !

Il la tirait par le bras pour l’entraîner au-dehors mais elle se débarrassa de lui d’une secousse.

— Si elle n’est pas là, allez me chercher Jonas ! Il n’est pas sorti, lui ?

— Plus souvent que j’irai le chercher pour une vagabonde ! Dites seulement votre nom si vous voulez que j’y aille.

Marianne hésita imperceptiblement. Mais Jonas était un ami et il était assez habitué à la voir sous des aspects inattendus.

— Dites « Mademoiselle Marianne » !

— Marianne quoi ?

— Ça ne vous regarde pas ! Allez le chercher tout de suite et méfiez-vous que Jonas ne se fâche si vous me faites attendre.

De mauvaise grâce, le concierge s’éloigna vers la maison marmottant des choses peu aimables sur les filles de mauvaise vie qui cherchent à s’introduire dans les maisons honnêtes, mais, quelques secondes plus tard, Jonas jaillit littéralement de la porte vitrée. Un immense sourire fendait en deux la bonne figure noire du majordome de Fortunée.

— Mademoiselle Ma’ianne ! Mademoiselle Ma’ianne ! C’est pas Dieu possible !... Ent’ez ! Ent’ez vite ! Seigneu’. Mais d’où venez-vous faite comme voilà ?

Marianne se mit à rire, heureuse de cet accueil familier qui ravivait son courage. Ici, enfin, elle atteignait le port du salut !

— Mon pauvre Jonas, il est écrit que vous me verrez arriver neuf fois sur dix faite comme une voleuse ! Madame est sortie ?

— Oui, mais elle va ‘eveni’bientôt ! Venez vous ‘eposer !

Renvoyant d’un geste superbe le concierge à sa loge, Jonas entraîna Marianne dans la maison en lui confiant le souci que sa maîtresse avait d’elle depuis son retour des eaux.

— Elle vous c’oyait mo’te ! Quand Monseigneu’de Bénévent lui a dit que vous aviez dispa’u, j’ai c’u qu’elle allait deveni’folle, pa’ole d’honneu’ !... Oh ! Tenez ! La voilà !

En effet, Jonas venait tout juste de refermer la porte quand le coupé de Fortunée entra dans la cour, décrivit une courbe gracieuse autour de la fontaine et s’arrêta enfin devant le perron. La jeune femme en descendit, mais elle semblait triste et, pour la première fois depuis qu’elle la connaissait, Marianne vit qu’elle était vêtue d’un sévère velours violet, très sombre. Autre étrangeté, elle était à peine maquillée et, sous sa voilette relevée, ses yeux rougis disaient assez qu’elle avait pleuré... Mais déjà Jonas s’était précipité :

— Ma’ame Fo’tunée ! Mademoiselle Ma’ianne est là ! ‘ega’dez !...

Mme Hamelin leva les yeux. Une lueur de joie brilla dans son regard sombre et, sans un mot, elle se jeta dans les bras de son amie qu’elle étreignit farouchement tout en se remettant à pleurer. Jamais Marianne n’avait vu l’insouciante créole dans un pareil état et, tout en lui rendant ses baisers, elle supplia, contre son oreille :

— Fortunée, par pitié, dis-moi ce qu’il t’arrive ! As-tu vraiment eu si peur pour moi ?

Brusquement, Fortunée repoussa son amie puis, la tenant à bout de bras, ses deux mains posées sur les épaules de la jeune femme, elle la regarda au fond des yeux avec une telle expression de pitié que l’épouvante se glissa dans les veines de Marianne qui demeura sans voix.

— J’arrive du palais de justice, Marianne, dit Mme Hamelin aussi doucement qu’elle le put. Tout est fini...

— Que... veux-tu dire ?

— Il y a une heure, Jason Beaufort a été condamné à mort !

Le mot entra dans Marianne comme une balle. Elle vacilla sous le choc. Mais il y avait tant de jours qu’elle l’attendait qu’une inconsciente préparation s’était faite en elle et que la blessure était déjà passée à l’état de cicatrice. Elle « savait » qu’il lui faudrait un jour entendre cette phrase horrible et, à la manière d’un corps humain qui incube une maladie et prépare obscurément sa lutte pour la vie, son esprit s’était armé contre la souffrance qu’il sentait venir. Devant le danger menaçant il n’y avait plus de temps pour les faiblesses, pour les larmes et pour les craintes.

Fortunée avait tendu machinalement les bras, s’attendant à voir Marianne glisser à terre sans connaissance, mais ses bras retombèrent tandis qu’elle regardait avec stupeur la femme inconnue qui lui faisait face et qui braquait sur elle un regard devenu aussi dur que la pierre. D’une voix glacée, Marianne demanda :

— Où est l’Empereur ? A Saint-Cloud ?

— Non. Toute la cour est à Fontainebleau, pour les chasses. Que veux-tu faire ? Tu ne songes pas...

— Si, justement, j’y songe ! Crois-tu donc qu’il me restera quelque chose à regretter sur terre quand Jason n’y sera plus ? J’en ai fait serment sur la mémoire de ma mère : si on me le tue, je me poignarderai au pied de son échafaud. Alors, que m’importent les colères de Napoléon ? Qu’il le veuille ou non, que cela lui convienne ou non, il m’entendra ! Ensuite, il fera de moi ce qu’il voudra ! Pour ce que cela aura comme importance !

— Ne dis pas cela ! supplia Fortunée en se signant précipitamment pour conjurer le mauvais sort, il y a nous tous qui t’aimons et qui tenons à toi !

— Il y a lui, que j’aime et sans qui je refuse de vivre ! Je ne te demande qu’une chose, Fortunée : prête-moi une voiture, des vêtements, un peu d’argent et dis-moi où je peux me rendre à Fontainebleau pour ne pas être arrêtée avant d’avoir atteint l’Empereur. Tu connais bien la région, je crois. Si tu fais cela, je te bénirai jusqu’à mon dernier souffle et...

— En voilà assez ! s’emporta la créole. Vas-tu cesser de parler de ta mort ? Te prêter de l’argent, ma voiture... tu rêves !

— Fortunée ! protesta Marianne avec une douloureuse surprise.

Mais déjà son amie l’entourait d’un bras chaleureux et l’entraînait en murmurant affectueusement :

— Folle que tu es ! Nous y allons ensemble, bien sûr ! J’ai là-bas une maison, une espèce d’ermitage près de la Seine, et je connais tous les détours de la forêt. Cela nous sera utile si tu ne parviens pas à franchir les grilles du château... encore que Napoléon déteste que l’on vienne couper sa chasse. Mais s’il n’y a pas d’autres moyens...

— Je ne veux pas, Fortunée ! Tu te compromettrais gravement peut-être... Tu risques l’exil...

— Et alors ? J’irai retrouver Montrond à Anvers et nous y mènerons joyeuse vie ensemble ! Viens, mon cœur ! De toute façon je ne serai pas fâchée de savoir pour quelle raison Sa Majesté corse a laissé ses juges rendre une pareille sentence contre un homme aussi extraordinairement séduisant... et aussi visiblement incapable de commettre les crimes dont on l’accuse ! Un meurtre crapuleux ? De la fausse monnaie ? Avec cette mine fière et ce regard d’aigle des mers ? Quelle absurdité !... Jonas ! Tout de suite ma femme de chambre avec un bain pour Mlle Marianne et des vêtements ; dans une demi-heure un solide repas et dans une heure une chaise de poste dans la cour ! Compris ? Au trot !

Et tandis que son majordome se ruait dans l’escalier en hurlant pour appeler Mlle Clémentine et lui donner des ordres, Fortunée entraîna son amie par le même chemin, mais avec moins de précipitation.

— Tu vas avoir tout le temps, maintenant, de me dire où tu étais passée, ma belle...

12 LA CHASSE DE L’EMPEREUR

Mme Hamelin retint son cheval et l’arrêta auprès d’une croix de pierre usée et mangée de mousse qui s’élevait à l’ombre d’un grand chêne, à la croisée des chemins.

— C’est ici la croix de Souvray, dit-elle en désignant le calvaire du bout de sa cravache. Nous y serons à merveille pour attendre que la chasse commence. Je sais que le déjeuner a lieu à moins d’une demi-lieue d’ici, au carrefour de Recloses, mais j’ignore quelle direction prendront les chasseurs.

Tout en parlant, elle mettait pied à terre, attachait son cheval un peu plus loin au tronc svelte d’un pin sylvestre puis, retroussant la longue traîne de son amazone de drap couleur de feuille morte, elle alla tranquillement s’asseoir sur les marches de la vieille croix ; tandis qu’à son tour Marianne sautait sur le sol et venait lier sa monture au même arbre avant de rejoindre son amie.

Le carrefour était désert. On n’y entendait guère que le murmure d’un filet coulant quelque part dans l’épaisseur d’un taillis et, sur l’épais tapis de feuilles craquantes qui s’étendait sous la futaie, la fuite rapide d’un lièvre dérangé. Mais un peu plus loin vers le sud, la forêt était toute bruissante de cette rumeur si particulière que fait une foule joyeuse. S’y mêlaient des aboiements de chiens, des appels de trompe et de lointains roulements de voitures.

— Comment se passe une chasse impériale ? demanda Marianne en s’installant auprès de son amie et en arrangeant autour de ses jambes les plis de sa robe vert sombre, je n’en ai jamais vu et n’en ai donc aucune idée.

— Oh ! C’est assez simple à ceci près que toute la cour est censée y participer, alors qu’en fait l’Empereur chasse à peu près seul, à l’exception de son Premier Ecuyer, le général de Nansouty, de M. d’Hannecourt qui commande la vénerie, d’un écuyer-veneur et de Roustan, son mameluk, qui le suit partout. Tant que Savary n’était pas chargé de la Police, il y était aussi, mais depuis, force lui est de veiller de plus loin sur la personne de son maître. Quant au cérémonial, le voici : tout le monde, hommes et femmes, y compris Sa Majesté, part du château en voiture. On se rend à un point décidé d’avance où l’on sert un copieux déjeuner. Ensuite, tandis que sa cour paresse, digère ou rentre paisiblement, Napoléon se met en chasse. Voilà tout !

— J’ignorais qu’il fût un chasseur si ardent ! Il ne m’en a jamais parlé.

Fortunée se mit à rire :

— Ma chère enfant, notre Empereur est un homme qui s’entend comme personne à soigner son décor et sa mise en scène. Au fond, il n’a pas grand goût pour la chasse. Et d’autant moins qu’il n’est pas un fameux cavalier. Si on ne lui dressait pas ses chevaux avec un soin extraordinaire, il aurait certainement à son actif un nombre respectable de chutes. Mais pour ce qui est de la chasse, il pense qu’elle fait partie des obligations d’un souverain français. Tous les rois, qu’ils soient Capétiens, Valois ou Bourbons, ont été des veneurs impénitents. Il doit au moins cela à la mémoire de son « oncle Louis XVI » ! Allons, ne fais pas cette mine longue : tu as là ta meilleure chance de l’approcher à peu près sans témoins.

Pour faire plaisir à Fortunée, Marianne esquissa un pâle sourire, mais l’angoisse qui lui serrait le cœur était trop forte pour qu’elle pût trouver le moindre plaisir aux boutades de son amie. Des instants qui allaient venir dépendait la vie de Jason et, depuis trois jours qu’elle s’était installée dans la charmante maison de La Madeleine qui servait de thébaïde à la jolie créole, c’était une pensée qui ne l’avait quittée ni jour ni nuit.

A peine arrivée, en effet, Mme Hamelin s’était précipitée au palais de Fontainebleau pour y voir Duroc et, par lui, obtenir audience de l’Empereur. Le duc de Frioul toujours serviable, avait transmis la demande à son maître, mais Napoléon avait fait savoir qu’il ne souhaitait pas voir Mme Hamelin et qu’il lui conseillait de profiter à loisir des charmes de sa propriété sans tenter de s’approcher pour le moment de sa personne. En apprenant la nouvelle, Marianne avait senti son cœur se serrer.

— Ma pauvre Fortunée ! Te voilà englobée dans ma disgrâce ! Napoléon ne veut pas te voir parce qu’il te sait mon amie.

— Il le sait si bien que c’est lui qui nous a jetées l’une vers l’autre, mais, en l’occurrence, je croirais plutôt que c’est mon amitié pour Joséphine qui le pousse à m’éloigner. On dit notre Majesté danubienne effroyablement jalouse de tout ce qui touche, ou a touché, de près ou de loin à notre chère Impératrice. Au surplus, je ne m’attendais guère à être reçue. Je m’y attendais même si peu que j’ai pris mes renseignements : après-demain, l’Empereur chasse en forêt. Tu t’arrangeras pour te trouver sur son chemin à un moment ou à un autre. Il sera probablement furieux sur l’instant, mais je serais fort étonnée qu’il ne t’écoutât point.

— Il faudra qu’il m’écoute ! Même si je dois me jeter sous les pieds de son cheval.

— Ce serait une grande folie ! Il est tellement maladroit qu’il serait capable de t’abîmer... et ta beauté, ma chère, demeure toujours ta meilleure arme.

L’expédition forestière avait donc été décidée. Marianne avait compté les heures et les minutes qui l’en séparaient mais maintenant que le moment fatidique approchait l’excitation du combat qu’elle sentait venir se mêlait en elle à une vague crainte. Elle savait, par expérience, combien les colères de Napoléon étaient redoutables. S’il allait l’empêcher de parler, la rejeter loin de lui sans vouloir même l’entendre ?

Fortunée, qui avait tiré de la poche de son amazone un morceau de chocolat, en tendit un bout à Marianne :

— Prends ! Tu as besoin de forces et il fait plutôt frais dans ces bois. Le déjeuner ne devrait pas s’éterniser.

Un vent léger mais aigre s’était, en effet, levé, balayant les feuilles sur les côtés de la Route Ronde qui, depuis Louis XIV, ceinturait Fontainebleau et une large zone de forêt pour la commodité des voitures de chasse. Dans le ciel gris pâle, à peine teinté de bleu, les nuages couraient à la poursuite d’un vol noir d’hirondelles en route vers les terres du soleil. En regardant les oiseaux fuir, si libres et si rapides, Marianne sentit sa gorge se serrer en évoquant Jason, cet oiseau de mer qu’une cage ignoble retenait en attendant que le poing stupide d’une justice esclave vînt l’écraser sans lui permettre de revoir, même un seul jour, l’immense et pur océan...

L’appel d’une trompe dans les profondeurs de la forêt vint l’arracher à sa triste méditation. Elle savait la chasse depuis trop longtemps pour ne pas reconnaître le départ des chasseurs et, vivement, elle se leva, défroissant d’un geste machinal la jupe de son amazone.

— En selle ! s’écria-t-elle. Ils partent !

— Un instant ! fit Fortunée avec un geste apaisant. Il faut d’abord savoir de quel côté ils se dirigent.

Immobiles, les deux femmes écoutèrent un moment, cherchant à démêler l’écho des aboiements et des sonneries des trompes. Puis Mme Hamelin gratifia son amie d’un sourire triomphant :

— Magnifique ! Nous allons pouvoir leur couper la route. Ils remontent vers la Haute Borne ! En avant ! Je te montre le chemin, ensuite tu iras seule. Je resterai un peu en arrière... puisque Sa Majesté ne veut pas me voir ! En avant !...

D’un même élan les deux jeunes femmes s’enlevèrent en selle puis, excitant leurs montures d’un coup de cravache, partirent au galop à travers la forêt, se guidant sur les appels de trompe. Elles suivirent d’abord un layon qui trouait les fourrés, se courbant sur l’encolure des chevaux pour éviter d’être giflées par les branches basses. Le parcours, semé de rochers, escaladant des buttes pour redescendre dans des fonds tapissés de bruyères et de hautes fougères fanées, était difficile mais toutes deux, surtout Marianne, étaient d’excellentes cava-tières et elles savaient, sans rien perdre de leur vitesse, éviter les obstacles. En temps normal, Marianne eût pris un plaisir violent à cette chevauchée rapide à travers l’une des plus belles forêts d’Europe, mais l’enjeu en était trop grave et trop lourd de conséquences tragiques. Courant ainsi après la vie de Jason Beaufort, elle savait parfaitement qu’elle courait aussi après sa propre vie.

On galopa longtemps. La bête de chasse semblait prendre plaisir à changer ses voies et il s’écoula près d’une heure avant qu’à travers les branches dépouillées n’apparût la tache fulgurante et blanche de la meute lancée ventre à terre. Les chiens donnaient de la voix sans pour autant ralentir leur course. Depuis longtemps, les sonneries des veneurs avaient appris à Marianne que la bête était un sanglier et, dans l’état d’extrême sensibilité où se trouvaient ses nerfs, elle s’en était réjouie n’ayant jamais trouvé le moindre plaisir à traquer le cerf, le daim ou le chevreuil dont la beauté et la grâce l’émouvaient toujours.

La voix de Fortunée qui retenait maintenant son cheval lui parvint dans le vent :

— Va seule, maintenant... Ils sont là.

En effet, Marianne pouvait distinguer le sanglier, énorme et noir boulet hirsute lancé à travers bois, la meute le talonnant de près, puis les chevaux gris de deux piqueurs en vestes rouges qui sonnaient de la trompe à s’arracher la gorge... L’Empereur ne devait pas être loin. D’un cri et d’un coup de talon, elle précipita l’allure de son cheval, fonça à travers une futaie, sauta un gros arbre abattu et un fourré... et arriva comme une bombe droit sur Napoléon lui-même en plein galop.

Pour éviter la collision, les deux montures, avec un bel ensemble, se cabrèrent brutalement mais, tandis que Marianne, parfaitement maîtresse de son cheval, demeurait en selle, l’empereur des Français, pris par surprise, vida les étriers et se retrouva assis dans la mousse.

— Mille tonnerres ! hurla-t-il. Quel est l’imbécile...

Mais déjà Marianne était à terre et tombait à genoux auprès de lui, épouvantée de ce qu’elle avait fait.

— C’est moi, Sire... ce n’est que moi ! Oh ! par pitié, pardonnez-moi ! Je ne voulais pas... mon Dieu, vous n’avez rien ?

Napoléon lui décocha un regard furibond et vivement se releva, arrachant des mains de Marianne son chapeau qui était tombé dans la chute et qu’elle venait de ramasser.

— Je croyais vous avoir exilée, madame ! gronda-t-il d’une voix si froide que la jeune femme sentit un frisson courir le long de son dos. Que faites-vous ici ?

Sans même songer à se relever, elle lui adressa un regard implorant :

— Il fallait que je vous voie, Sire, que je vous parle... à n’importe quel prix !...

— Même au prix de mon dos ! ricana-t-il. (Puis il ajouta avec impatience :) Mais relevez-vous donc ! Nous sommes ridicules ainsi et vous voyez bien que l’on vient...

En effet, trois hommes, que l’Empereur avait dû distancer, arrivaient en trombe. Le premier portait le fastueux uniforme de général des hussards, le second l’habit vert de la vénerie impériale et le troisième, le seul que Marianne connût, était Roustan, le mameluk. En une seconde le général fut à terre.

— Sire, s’enquit-il avec inquiétude, vous est-il arrivé quelque chose ?

Mais ce fut Marianne qui répondit avec un sourire insouciant :

— C’est à moi, général, qu’il est arrivé quelque chose ! Mon cheval s’était emballé et je suis arrivée ici juste au moment où Sa Majesté y arrivait elle-même. Nos bêtes se sont cabrées et la mienne m’a jetée à terre. L’Empereur a eu la bonté de me porter secours... Je l’en remerciais.

A mesure qu’elle débitait son petit mensonge diplomatique, elle voyait se détendre la mâchoire crispée de Napoléon et s’adoucir le reflet glacé de son regard. D’un geste désinvolte, il secouait un pan de sa redingote grise où s’attachait une feuille morte.

— Ce n’est rien ! jeta-t-il. N’en parlons plus et rentrons ! Je suis las de cette chasse, d’ailleurs manquée ! Rappelez vos piqueurs et vos chiens, monsieur d’Hannecourt, nous regagnons le château. Quant à vous, madame, vous nous suivrez : j’ai à vous parler, mais vous entrerez par le jardin Anglais. Roustan vous conduira...

— C’est que, Sire, je ne suis pas seule dans ce bois. Une amie...

L’œil gris-bleu de Napoléon se chargea d’un éclair qui, pour une fois, n’était pas féroce mais dénotait un léger amusement.

— Eh bien ! Récupérez votre amie, madame, et venez ! Il y a des gens dont on ne se débarrasse pas facilement, à ce que l’on dirait ! ajouta-t-il d’un ton railleur qui fit comprendre à Marianne qu’il n’ignorait pas l’identité de l’amie en question.

Vivement, elle s’inclina puis, galamment aidée par le général de Nansouty qui offrit sa main gantée pour qu’elle y posât le bout de sa botte, elle s’enleva en selle avec une aisance qui arracha un sourire discret à l’officier de hussards. Il s’y connaissait trop en cavaliers pour être dupe du mensonge courtisan de Marianne. Si quelqu’un était tombé, ce n’était sûrement pas cette irréprochable amazone... mais, sachant son monde, Nansouty se borna à ce sourire.

Il ne fallut à Marianne que quelques secondes pour retrouver Fortunée, quelques autres pour lui raconter ce qui venait de se passer et la chance inattendue, l’espoir nouveau qui en avaient résulté pour elle.

— S’il te reçoit, c’est le principal ! commenta Mme Hamelin. Tu vas passer, sans doute, un bien mauvais quart d’heure, mais l’important, est d’être entendue. Tu as une chance de gagner la partie.

Sans plus s’attarder, les deux femmes rendirent la main à leurs montures et s’élancèrent dans la direction prise par l’Empereur. A la première croisée des chemins elles trouvèrent Roustan qui les attendait, immobile statue équestre de sultan plantée sous un pin sylvestre. Après leur avoir fait signe de le suivre, il piqua des deux vers le château, non sans effectuer un léger détour destiné à éviter que les deux amazones se trouvassent mêlées aux gens de la cour.

Une demi-heure plus tard, par le jardin Anglais l’étang des Carpes et la cour de la Fontaine, Marianne entrait dans ce palais de Fontainebleau, dont elle avait désespéré de forcer l’entrée, n’ayant croisé que des serviteurs. Au rez-de-chaussée, Roustan, après avoir installé Fortunée dans un petit salon désert, ouvrit devant Marianne la porte d’une grande pièce donnant sur un jardin, s’inclina et, de la main, lui indiqua un fauteuil. Une fois de plus, elle se trouvait dans le cabinet de Napoléon. C’était le quatrième dont elle faisait ainsi connaissance, mais, malgré son décor Louis XVI et ses meubles Empire, la pièce, grâce à l’habituel désordre de papiers, de cartes, d’objets personnels et de portefeuilles en maroquin rouge, lui parut tout de suite familière. Comme aux Tuileries, à Saint-Cloud et à Trianon, il y avait la tabatière ouverte, la plume d’oie jetée n’importe où, la grande carte déployée et le chapeau posé sur une console. Cela la réconforta et, avec l’impression d’être un peu chez elle, tant la puissante personnalité de l’Empereur s’entendait à recréer partout son atmosphère, elle attendit avec plus de confiance ce qui allait venir.

Cela vint avec le cérémonial habituel : pas rapides sur les daller de la galerie, porte claquée, traversée en trombe de la pièce, mains au dos, jusqu’à la grande table de travail, vif coup d’œil pour apprécier la révérence de cour et, finalement, entrée en matière sans nuances.

— Alors, madame ? Quelle raison impérieuse vous a poussée à enfreindre mes ordres et à venir m’importuner jusqu’ici ?

Le ton agressif, volontairement blessant, eût amené, chez une Marianne dans son état normal, une réaction du même ordre. Mais elle comprenait que, si elle voulait sauver Jason, il lui fallait fouler son orgueil aux pieds, se faire petite et humble, surtout en face d’un souverain qui, un moment auparavant, avait mordu la poussière à cause d’elle.

— Sire, reprocha-t-elle doucement, c’est la première fois que Votre Majesté me dit que je l’importune. A-t-elle donc oublié qu’elle a en moi une sujette fidèle et soumise ?

— Fidèle, je l’espère, mais soumise, en aucun cas ! Vous êtes un vrai trublion, madame, et si je n’y mettais bon ordre vous décimeriez ma grande armée tout entière. Quand on ne se bat pas en duel à cause de vous, on tue pour vous !...

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Marianne emportée par une indignation plus forte que sa résolution d’humilité. Personne n’a jamais tué pour moi et ceux qui l’ont prétendu...

— Ne se sont pas tellement trompés car, en admettant même qu’aucun crime n’ait été commis en votre honneur, j’espère que vous n’oserez pas nier que, dans la même nuit, deux hommes se sont provoqués et que deux autres se sont battus pour vous.

— Pas deux autres, Sire : un autre, le même homme, était à l’origine des deux duels.

Du plat de la main, Napoléon frappa la table qui résonna.

— Ne coupez pas les cheveux en quatre, madame ! Je n’aime pas cela ! Une chose est certaine : mes gendarmes ont pris deux duellistes en flagrant délit chez vous. L’un a fui, l’autre n’a pas pu. Depuis quand êtes-vous la maîtresse de Fournier-Sarlovèze ?

— Je ne suis pas sa maîtresse, Sire, expliqua Marianne avec lassitude, je ne l’ai jamais été ! Et Votre Majesté le sait très bien puisqu’elle n’ignore pas les liens très forts qui l’attachent à Mme Hamelin, mon amie... Au surplus, je supplie l’Empereur d’abandonner cette malheureuse affaire. Ce n’est pas d’elle que je suis venue l’entretenir.

— Mais c’est de celle-là qu’il me plaît de parler car je veux en connaître le fin mot. En prison, le général Fournier a toujours refusé de s’expliquer là-dessus, s’en tenant à sa stupide version d’un assaut d’armes amical avec un camarade étranger. Comme si c’était vraisemblable, alors que Tchernytchev, chargé par le prince Kourakine d’une mission urgente auprès du Tzar, avait dû renoncer à se battre avec ce maudit Beaufort ! Ce n’était, certes, pas le moment de faire des armes !

Ainsi, les gendarmes qui avaient envahi son jardin, la nuit du duel, avaient reconnu l’attaché russe et le geste chevaleresque de Fournier avait été vain ? Elle hocha la tête.

— Votre Majesté sait donc qu’il s’agissait du comte Tchernytchev ?

Napoléon lui décocha un sourire moqueur que la jeune femme jugea aussitôt cruel et diabolique.

— Je m’en doutais... mais, en fait, madame, c’est vous qui venez de me l’apprendre !

— Sire ! s’insurgea Marianne. Plaider le faux pour savoir le vrai est indigne !

— C’est à moi, madame, de juger ce qui est indigne ou non ! Et je vous prie de baisser le ton si vous voulez que je vous écoute jusqu’au bout ! Maintenant, ajouta-t-il après un court silence qu’il employa à scruter le visage rougissant de la jeune femme, maintenant j’attends de vous le récit complet... et véridique, de ce qui s’est passé chez vous cette nuit-là ! Vous entendez ? Je veux la vérité, toute la vérité ! Et ne vous avisez pas de mentir car je vous connais trop pour ne pas le sentir immédiatement.

Le regard de Marianne s’effara devant la perspective qui s’ouvrait devant elle. Raconter ce qui s’était passé dans sa chambre ? Evoquer devant cet homme, qui avait été pour elle le plus passionné des amants, la scène dégradante que lui avait infligée Tchernytchev ? C’était une épreuve qui lui paraissait au-dessus de ses forces. Mais, déjà, Napoléon quittait sa table de travail et, en faisant le tour, venait s’y adosser, bras croisés, debout devant la jeune femme qu’il enveloppa d’un regard impérieux.

— Allons, madame, j’attends !...

Une idée soudaine traversa l’esprit de Marianne. Il voulait savoir « tout » ce qui s’était passé chez elle cette nuit-là ? Mais alors, c’était l’occasion rêvée, inespérée de lui raconter d’abord l’odieux chantage qui avait préludé à la machination dont Jason avait été la victime ? Dans ces conditions qu’importaient sa pudeur et son amour-propre... Courageusement, elle releva la tête, plantant son regard fier dans celui de Napoléon.

— Vous voulez tout savoir, Sire ? Je vais tout vous dire et, sur la mémoire de ma mère, je vous jure que ce sera la vérité entière.

Et Marianne parla. Avec peine d’abord, s’efforçant de trouver des mots qui fussent simples et convaincants. Puis, peu à peu, elle se prit à son propre drame. L’horreur de cette nuit de juillet s’empara d’elle de nouveau, précipitant les mots, leur conférant tout leur poids d’angoisse et de honte. Elle dit tout : le marchandage avec Francis Cranmere, ses fausses confidences, la peur qu’elle avait éprouvée pour la vie de Jason, puis l’intrusion du Russe, ivre au point d’être retourné à la sauvagerie la plus primitive, le viol et le supplice qu’il lui avait infligés, enfin l’intervention quasi miraculeuse de Fournier-Sarlovèze, le duel, l’arrivée des gendarmes et l’aide que le général avait apportée à son adversaire pour que sa fuite évitât un regrettable incident diplomatique. Pas une seule fois l’Empereur ne l’interrompit, mais, à mesure qu’elle parlait, elle voyait se crisper sa mâchoire et son regard gris-bleu prendre la teinte sinistre de l’acier.

Quand ce fut fini, à bout de forces, Marianne cacha son visage dans ses mains qui tremblaient.

— Vous savez tout, maintenant, Sire ! Et j’affirme qu’il n’est pas un seul mot de ce récit qui ne soit véridique ! J’ajoute, fit-elle très vite en laissant retomber ses mains, que la visite de lord Cranmere a marqué le début de ce drame pour lequel...

— Un moment ! Nous n’en sommes pas là ! coupa sèchement Napoléon. Vous avez juré que ceci était l’expression même de la vérité...

— Et je le jure encore, Sire !

— Inutile ! Si les choses se sont passées ainsi que vous l’avez dit, vous devez en porter la preuve sur vous : montrez-la-moi !

Marianne rougit brusquement jusqu’à la racine de ses cheveux noirs et son regard s’affola.

— Vous voulez dire... cette brûlure ? Mais, Sire, elle se trouve... sur ma hanche !

— Eh bien ? Déshabillez-vous !

— Ici ?...

— Pourquoi non ? Personne n’entrera ! Et ce ne sera pas la première fois, il me semble, que vous abandonnerez vos vêtements devant moi ? Le temps n’est pas si éloigné où vous y preniez même un certain plaisir.

Les larmes montèrent aux yeux de Marianne à l’entendre évoquer, si froidement et avec un ton sarcastique, des instants qui comptaient toujours parmi ses plus chers souvenirs mais qui, désormais, lui semblaient faire partie d’une autre vie.

— Sire, dit-elle faiblement, ce temps-là est plus éloigné que Votre Majesté ne l’imagine...

— Je ne partage pas cette manière de voir ! Et si vous voulez que je vous croie, madame, il faut m’apporter vos preuves. Sinon, vous pouvez partir : je ne vous retiens plus...

Lentement, Marianne se leva. Dans sa gorge, une boule allait et venait, lourde d’angoisse et de chagrin, insupportable... L’avait-il donc si peu aimée qu’il exigeât d’elle ce sacrifice de sa pudeur et de leurs amours passées ? Il avait raison quand il disait que, naguère encore, elle aimait offrir son corps à ses regards parce que alors ses regards étaient autant de caresses. Mais il la regardait maintenant aussi froidement qu’un marchand d’esclaves évaluant une pièce de cheptel humain. Et puis il y avait, à présent, un abîme entre la femme du Butard et de Trianon et celle qui, sur la planche d’une prison, s’était donnée si passionnément à l’homme qu’elle aimait et dont la vie dépendait peut-être de ce naufrage intime...

Détournant les yeux, elle commença à ouvrir le spencer de drap vert qui serrait son buste. Ses doigts tremblaient sur les brandebourgs de soie noire mais la courte veste tomba sur le tapis. La longue jupe d’amazone glissa sur ses hanches puis la chemise dont Marianne dégagea ses épaules. Voilant sa poitrine de ses deux bras croisés, elle tourna légèrement sa hanche blessée.

— Voyez, Sire, dit-elle d’une voix blanche.

Napoléon se pencha. Mais, quand il se redressa, son regard assombri s’enfonça dans celui de la jeune femme et le retint prisonnier durant un instant de silence.

— Faut-il que tu l’aimes ! murmura-t-il enfin.

— Sire !...

— Non ! Tais-toi ! C’est cela, vois-tu, que j’ai voulu savoir. Tu ne m’aimes plus, n’est-ce pas ?

Cette fois, ce fut elle qui chercha son regard.

— Si ! Je jure que je vous aime toujours. Mais... différemment !

— C’est bien ce que je disais. Tu m’aimes... bien !

— Mais vous-même, Sire ? Vos sentiments envers moi sont-ils demeurés les mêmes ? Et l’Impératrice n’est-elle pas... très chère à votre cœur ?

Il eut l’un de ses rares et si charmants sourires.

— Si ! Tu as raison ! Néanmoins... je crois qu’il me faudra de longues années avant de pouvoir te contempler sans émotion. Rhabille-toi !...

Tandis qu’avec des gestes, fébriles maintenant, elle remontait sa chemise, sa jupe et réendossait son spencer. Napoléon se mit à fourrager dans les papiers qui encombraient son bureau, cherchant quelque chose. Finalement, il sortit une grande feuille de papier, couverte d’une écriture fine et déjà revêtue du grand sceau impérial, et la tendit à Marianne :

— Tiens ! dit-il, c’est cela, n’est-ce pas, que tu es venue me demander au risque de nous rompre le cou à tous deux : la grâce de Jason Beaufort ? Tu vois que je ne t’avais pas attendue pour y penser. Elle est prête.

La joie frappa Marianne en plein cœur et fut presque aussi pénible qu’une douleur tant elle fut violente.

— Vous faites grâce, Sire ?... Mon Dieu ! Quelle joie vous me donnez !... Ainsi, le cauchemar est fini ? Il va être libre ?...

Napoléon fronça les sourcils et reprit l’acte de clémence. Brusquement, l’ami disparut et l’Empereur se montra de nouveau.

— Je n’ai pas dit cela, madame. J’ai fait grâce de la vie à votre pirate américain parce que je sais... sans d’ailleurs en avoir la preuve formelle... qu’il n’a pas tué Nicolas Mallerousse. Mais le fait de contrebande demeure, ainsi que ces fausses livres anglaises, d’autant plus que toutes les chancelleries en parlent, et je ne peux passer l’éponge sur d’aussi graves accusations. Beaufort ne montera donc pas à l’échafaud... mais il ira au bagne !

La flamme de bonheur baissa dans l’âme de Marianne jusqu’à n’être plus qu’une pâle lueur.

— Sire, murmura-t-elle, je peux vous affirmer que, de cela comme du crime, il est innocent.

— Votre parole est une faible défense contre des évidences accablantes.

— Si vous vouliez me laisser vous expliquer, vous dire comment, selon moi, les choses se sont passées, je suis certaine...

— Non, madame ! N’en demandez pas davantage ! Il est hors de mes moyens de vous l’accorder ! Contentez-vous que j’aie sauvé sa tête ! J’admets que le bagne ne soit pas un lieu de délices, tant s’en faut, mais on y vit... et parfois on en revient !

« Ou l’on s’en évade ! » pensa Marianne en évoquant soudain la silhouette désinvolte du curieux compagnon de cellule de Jason. Mais l’Empereur reprenait :

— Quant à vous, bien entendu, vous pouvez désormais rentrer chez vous tranquillement. Votre cousine vous y attend et aussi ce bizarre personnage dont vous avez fait une sorte d’oncle à la mode de Bretagne et que vous aviez expédié chez M. Fouché ! Je vous informe qu’il en est revenu ! Inutile, donc, de continuer à vous cacher... A ce propos, où donc étiez-vous passée depuis... que vous avez choisi de vivre en recluse à Bourbon-l’Archambault ?

— Y a-t-il, Sire, quelque chose que vous ne sachiez pas ? dit-elle.

— Il y en a beaucoup trop !... surtout depuis que j’ai dû me séparer de M. le duc d’Otrante. Ainsi de vous. Quel refuge aviez-vous trouvé !

— Ce n’était pas un refuge, Sire, c’était une prison, affirma la jeune femme bien décidée à cacher, autant que faire se pourrait, le rôle joué par Crawfurd et sa femme, de même que celui de Talleyrand. La femme de Jason Beaufort, qui a trouvé refuge chez Sa Majesté la Reine d’Espagne, m’avait fait enlever et me retenait captive dans une grange située dans une île du domaine de Mortefontaine. Grâce à Dieu, j’ai pu lui échapper...

Subitement, Napoléon se mit en colère. Son poing s’abattit sur un guéridon qui émit, sous le choc, un craquement sinistre.

— Ce n’est pas la première fois que j’entends suggérer que la résidence de ma belle-sœur sert, à son insu, de repaire à toutes sortes de gens ! Elle est bonne au point d’en être sotte et il suffit de savoir la prendre pour qu’elle ouvre sa porte et sa bourse ! Mais, pour le coup, c’en est trop et je vais y mettre bon ordre ! Vous pouvez vous retirer, maintenant, madame la princesse, ajouta-t-il en tirant sa montre de son gousset et en y jetant un coup d’œil rapide. Je donne audience dans un instant à Mme de Montesquiou qui va être investie de la charge de gouvernante du roi de Rome... ou de la princesse de Venise. Allez rejoindre votre amie et attendez mes ordres, désormais. J’espère vous revoir très bientôt.

L’entrevue était terminée. Protocolairement, Marianne plongea, sous l’œil approbateur du maître, dans une révérence si profonde qu’elle était presque un agenouillement. Puis elle se dirigea vers la porte, à reculons comme le prescrivait l’étiquette, tandis que l’Empereur agitait une sonnette pour appeler Roustan.

Elle allait atteindre le seuil quand il l’arrêta sur place d’un geste vif.

— A propos ! Votre ami Crawfurd est, lui aussi, rentré au bercail ! On l’avait enfermé dans une ferme abandonnée du côté de Pontoise et on l’a relâché sans autre mal que l’obligation de rentrer chez lui à pied ! Un exercice plutôt pénible pour un goutteux.

Embarrassée, Marianne ne sut que dire sur le moment. Le visage de Napoléon était sévère, mais ses yeux riaient. Sur un nouveau geste qui, cette fois, la congédiait :

— Vous avez, apparemment, le talent de vous faire des amis fidèles, madame, même parmi ceux dont la fidélité n’est pas la principale vertu comme ce filou de « Taillérand ». Conservez-le ! Ce n’est pas une mince victoire non plus qu’avoir séduit ce vieux hibou de Crawfurd ! Avant votre arrivée il ne vivait que dans le culte de notre pauvre tante Marie-Antoinette, mais vous lui avez rendu un instant le goût de la jeunesse et des aventures. Gardez ces amitiés-là, madame ! Elles nous seront peut-être utiles un jour.

— Je ferai de mon mieux, Sire !...

A nouveau un geste vers la porte, mais il était écrit que, ce jour-là. Napoléon n’en finirait pas facilement avec Marianne car il la retint encore :

— J’allais oublier ! Vous pourrez dire à cette envahissante personne qui se morfond dans le salon jaune que, depuis un mois, son cher Fournier a retrouvé, en Espagne, son commandement ! Ceci afin qu’elle ne soit pas trop tentée par un séjour hivernal à Anvers ! Enfin... et en ce qui concerne le comte Alexandre Tchernytchev, je saurai, lorsqu’il reviendra en France, lui faire entendre ce que je pense de lui ! Vous avez ma parole !... Je n’ai jamais toléré que l’on fasse du mal à ceux que j’aime ! Ce n’est pas avec vous que je vais commencer.

— Sire, balbutia Marianne émue jusqu’aux larmes par cette ultime et tellement inattendue preuve d’affection, comment vous dire...

— Ne cherchez pas ! Je vous salue, madame la princesse !

Cette fois, c’était fini. La porte, de nouveau, était close entre Napoléon et la princesse Sant’Anna, mais, au moins, Marianne emportait un grand sentiment de réconfort né, d’abord, de la certitude que Jason vivrait, ensuite de l’assurance d’avoir retrouvé, sinon l’amour dont elle n’aurait eu que faire désormais, du moins l’amitié de l’Empereur. Cela lui rendait une entière liberté d’action dont elle entendait bien profiter.

— Alors ? demanda anxieusement Fortunée Hamelin quand son amie la rejoignit dans le petit salon où elle se morfondait.

— La grâce de Jason était déjà toute prête ! L’Empereur le sait innocent de la mort de Black Fish, mais il y a toujours cette histoire de fausse monnaie. Il... ira au bagne !

La créole fronça les sourcils, réfléchit un instant puis haussa les épaules.

— Une épreuve cruelle mais dont on peut sortir vivant quand on est bâti comme lui ! Sais-tu où on l’envoie et pour combien de temps ?

Non, Marianne ne savait pas. Dans son désarroi, elle n’avait même pas pensé à s’informer de ces deux renseignements cependant élémentaires, tout au moins pour le premier. Car, pour le second, peu importait que Jason fût condamné à dix, vingt, trente ans ou à perpétuité, puisqu’elle était décidée à tout tenter pour le faire évader. Elle se contenta d’entraîner son amie, à la suite d’un valet subitement apparu pour les guider, dans la cour de la Fontaine où attendaient les chevaux.

— Sortons d’ici ! dit-elle seulement. Nous parlerons plus aisément chez toi... J’ai des choses à te dire.

Déjà, tandis que, dans le soir tombant, elle trottait aux côtés de son amie vers la Madeleine, Marianne voyait se dérouler dans son imagination les jours à venir. D’abord, regagner Paris au plus vite ! Elle avait hâte, maintenant, de rentrer chez elle depuis qu’elle avait appris que Jolival l’y attendait avec Adélaïde. C’était sur lui, et sur lui seul, qu’elle comptait, sur son esprit inventif et sa profonde connaissance des choses et des gens pour bâtir le plan d’évasion qui libérerait Jason. Depuis qu’elle avait la certitude que son amant ne mourrait pas, elle voyait les choses peintes aux couleurs de rose d’un optimisme peut-être un peu excessif et que Fortunée, inquiète, s’appliqua à ralentir. Car Marianne semblait penser que tout serait aisé maintenant, ce qui était une attitude dangereuse.

— Il ne faut pas t’imaginer que l’évasion sera facile, Marianne, lui dit-elle doucement. Les gens que l’on mène au bagne sont solidement gardés. Pareille opération se prépare longuement, soigneusement si l’on veut mettre autant de chances que possible de son côté.

— Cet homme que j’ai vu à la Force, François Vidocq, s’est déjà enfui je ne sais combien de fois ! Ce ne doit pas être si compliqué !

— Il s’est enfui, en effet... mais n’a-t-il pas été repris chaque fois ? La seule chance qu’ait Beaufort, si tu parviens à l’arracher à ses gardiens, est de s’embarquer immédiatement, sur l’heure, pour son pays. En mer, les gendarmes ne courent guère... Il faut donc tout préparer, à commencer par un bateau.

— Ce sont là des détails que nous réglerons au dernier moment. Je soutiens que ce qu’a fait ce Vidocq, Jason peut le faire aussi.

— Marianne ! Marianne ! gronda la créole, tu raisonnes pour le moment comme une petite fille. Je t’accorde que le plus important est la vie sauve, mais prends garde qu’au bagne la moindre erreur peut être fatale et que le sort de ce Vidocq, un habitué des prisons qui doit y avoir nombre d’intelligences, ne sera pas le même que celui de Jason Beaufort ! Prends garde à ne pas commettre de maladresse.

Trop heureuse pour se laisser ainsi démonter, la jeune femme se contenta de hausser les épaules avec insouciance, persuadée que l’avenir s’ouvrait tout grand devant elle et devant son ami. Elle imaginait maintenant le bagne sous les couleurs d’une prison maritime où les détenus travaillent tout le jour en plein air et où, avec de l’argent, il est toujours possible d’obtenir des gardiens adoucissements et complaisances. Ce dernier point, l’argent, ne la troublait même pas : si son lointain mari lui avait coupé les vivres, elle possédait toujours des joyaux fabuleux dont elle se séparerait sans regret pour libérer son ami.

Néanmoins, quand, le lendemain soir, après les effusions des retrouvailles, elle entendit Arcadius lui tenir à peu près le même langage, elle commença à sentir l’inquiétude lui revenir. Arcadius montra une joie véritable de savoir Jason hors de danger immédiat, mais ne cacha pas à Marianne qu’une condamnation au bagne était presque aussi grave et pouvait signifier la mort à brève échéance.

— Le bagne est un enfer, Marianne, lui dit-il, et le chemin qui y mène un affreux calvaire ; la mort y trouve cent occasions de frapper : l’épuisement, la maladie, la haine des autres, les punitions, le travail dangereux. Commuer la peine de mort en condamnation au bagne est à peine une grâce et, si nous voulons tenter de monter une évasion, il faudra nous montrer d’une infinie prudence, d’une extrême patience, car un prisonnier de cette valeur sera gardé plus attentivement que les autres et un échec de notre part pourrait lui être fatal. Vous me laisserez prendre la tête des opérations...

Marianne avait constaté avec étonnement que ces quelques semaines de séparation avaient vieilli Joli-val. Son visage toujours si joyeux s’était creusé, tandis que ses cheveux noirs montraient aux tempes quelques fils argentés. De son voyage à Aix, il avait rapporté une plus amère connaissance des hommes et une déception car, en opposition avec ce qu’il avait espéré, le duc d’Otrante avait catégoriquement, obstinément, refusé de se mêler en quoi que ce soit de l’affaire Beaufort. Il avait allégué, assez grossièrement, que, n’étant plus rien, les gens de l’entourage de l’Empereur n’avaient qu’à se débrouiller avec son successeur. Il avait même émis sur Marianne elle-même une opinion que Jolival se garda bien de lui faire entendre.

— Princesse ou pas, cette femme possède un visage et un corps dont on ne doit pas se lasser facilement. Tant qu’elle saura éveiller le désir de Napoléon, elle en tirera ce qu’elle voudra, même maintenant qu’il est en puissance d’épouse ! En me mêlant de cette histoire, je risquerais tout juste d’aggraver ma disgrâce.

Et Arcadius, désolé, avait repris, bredouille, le chemin de Paris pour y apprendre la disparition de Marianne. Durant des jours et des jours, avec l’aide de Talleyrand et d’Eleonora Crawfurd, il avait cherché à savoir ce qu’étaient devenus la jeune femme et son vieux compagnon. L’enquête les avait menés à la Force, mais pas au-delà. Les gens de la prison avaient vu le faux Normand et sa pseudo-fille s’éloigner paisiblement, bras dessus bras dessous, dans la rue des Ballets, tourner le coin de cette rue... puis ils avaient disparu aussi totalement que s’ils s’étaient soudain évanouis dans l’air. Tout ce que l’on avait retrouvé c’était, dans la Seine, le cadavre égorgé du cocher.

— Nous vous avons crue morte ! ajouta Adélaïde dont les yeux, encore rougis, portaient les traces de son angoisse. Comment ne pas imaginer que vous n’aviez pas reçu même traitement ? Et nous avons eu peur... si peur jusqu’au jour, qui se situe mardi dernier, où M. Crawfurd est enfin revenu chez lui et nous a appris votre enlèvement par une femme et des Espagnols masqués. Il savait, pour l’avoir entendu dire, que l’on ne vous tuerait pas... tout au moins pas tout de suite, que l’on attendrait l’issue du procès.

— La condamnation nous a rendus à moitié fous ! reprit Jolival. Pensant que, peut-être, cette Pilar avait osé vous emmener à Mortefontaine, je suis retourné là-bas, j’ai cherché... sans résultat. D’ailleurs, vous étiez déjà enfuie puisque tout cela est arrivé cette semaine.

Navrée de lire sur leurs visages les marques des transes par lesquelles ils étaient passés à cause d’elle, Marianne se reprocha de les avoir un peu laissés de côté. Bien sûr, en regagnant Paris, après sa fuite, elle aurait pu, elle aurait dû, au moins, faire prévenir Adélaïde, mais, quand elle avait appris que Jason était condamné, elle n’avait plus eu qu’une seule idée en tête : l’arracher à la mort. Tout le reste du monde s’était, d’un seul coup de gomme, effacé pour elle.

Elle mit pour s’expliquer et s’excuser tant de douceur et d’affection qu’ils ne la laissèrent pas aller bien loin sur ce chemin. Arcadius conclut l’affaire en peu de mots.

— Vous êtes là, vous êtes entière et nous avons la certitude que Beaufort ne montera pas à l’échafaud. C’est déjà ça ! Se plaindre du ciel, dans de telles circonstances, serait de la simple ingratitude ! Nous allons boire à votre retour, Marianne ! ajouta-t-il joyeusement en sonnant Jérémie pour qu’il apporte du Champagne.

— Croyez-vous que nous puissions faire de ce jour une fête, fit observer Marianne, alors que, vous me l’avez dit vous-même, la mort guette toujours Jason ?

— Aussi n’est-ce pas une fête mais simplement un instant de répit avant de plonger tête la première dans de nouveaux ennuis. Autant vous le dire tout de suite : une nouvelle lettre est arrivée de Lucques ! Votre époux exige votre retour immédiat sous peine de porter sa plainte à l’Empereur et de réclamer de lui l’aide séculaire du suzerain au vassal pour vous faire ramener à Lucques !

Marianne se sentit pâlir. Elle ne s’était pas attendue à une aussi brutale mise en demeure et les récits d’Eleonora Crawfurd lui revenaient en mémoire, apportant à cet ultimatum une nuance singulièrement menaçante. De toute évidence le prince la prenait pour une aventurière et entendait lui faire payer sa déception, peut-être au prix du sang.

— Qu’il fasse ce qu’il veut, je n’irai pas ! L’Empereur lui-même ne pourra me contraindre. D’ailleurs, dans peu de temps sans doute, j’aurai quitté Paris.

— Encore ? gémit Mlle d’Asselnat. Mais, Marianne, où voulez-vous aller ? Moi qui pensais que nous allions enfin vivre en paix, ici... dans cette maison et au milieu de tout ce qui s’y rattache.

Pour sa cousine, Marianne eut un sourire affectueux, un regard apitoyé et un geste plein de tendresse. L’aventure qu’elle venait de vivre, et où elle avait dû laisser quelques lambeaux de son cœur, semblait avoir profondément affecté la vieille demoiselle. La belle vitalité qui ne l’avait pas quittée durant plus de quarante années d’épreuves et de lutte semblait éteinte, ou tout au moins en sommeil. Elle devait être immensément avide de silence, de tranquillité et le regard qu’elle posait sur les meubles et les objets raffinés qui composaient ce salon élégant se teintait d’avidité pour se charger d’un appel au secours lorsqu’il atteignait, au-dessus de la cheminée, le grand portrait du marquis d’Asselnat.

— Vous ne me suivrez pas, Adélaïde. Vous avez besoin de repos, de calme et cette maison a besoin d’une maîtresse un peu plus sédentaire que je ne suis. Je vais partir, en effet, une fois de plus, et vous vous en doutez. Le bagne n’est pas à Paris et je veux, désormais, suivre Jason pas à pas. Au fait, ajouta-t-elle en se tournant vers Arcadius, sait-on où il sera conduit ?

— Brest, très certainement !

— C’est une bonne nouvelle. Je connais bien la ville. C’est là que j’ai vécu quelques semaines avec le pauvre Nicolas Mallerousse, dans sa petite maison de Recouvrance. Si, durant le voyage, je ne parviens pas à le faire évader, je pense que j’aurai plus de facilité à Brest qu’à Toulon ou à Rochefort où je n’ai jamais mis les pieds.

— Nous aurons plus de facilité, rectifia Jolival en appuyant intentionnellement sur le « nous ». Je vous ai déjà demandé de me donner la direction des opérations.

— Vous allez donc me laisser seule ? gémit Adélaïde d’une voix de fillette grondée. Mais que ferai-je de ces gens, les messagers du prince votre époux, s’il en envoie ici ? Que leur dirai-je ?

— Ce que vous voudrez ! Que je suis en voyage est la meilleure réponse. Au surplus, je vais écrire moi-même et alléguer que... disons pour le service de l’Empereur, je dois me rendre en quelque lieu éloigné... mais qu’ensuite je ne manquerai pas de me rendre à... l’invitation de mon époux, fit Marianne, pensant tout haut et composant à mesure sa lettre prochaine.

— C’est insensé ! Vous avez dit, tout à l’heure, que vous ne vouliez pas retourner à Lucques.

— Et je n’y retournerai pas non plus ! Comprenez-moi, Adélaïde, ce que je veux, c’est gagner du temps... le temps d’arracher Jason aux gardes-chiourme. Ensuite, je partirai, je le suivrai dans son pays, pour y vivre auprès de lui, dans son ombre, dans une cabane s’il le faut et dans la misère, mais je ne veux plus jamais, jamais, en être séparée !

Brusquement, Jolival intervint. Ses petits yeux noirs plongèrent dans le regard dilaté de Marianne.

— Vous nous abandonneriez donc ? demanda-t-il doucement.

— Aucunement. Vous aurez le choix : demeurer ici, dans cette maison que je vous donnerai... ou me suivre là-bas, avec tout ce que cela comporte d’aléas.

— Avez-vous songé que Beaufort est toujours marié à cette harpie ? Que ferez-vous d’elle ?

— Arcadius, répondit Marianne avec une soudaine gravité, quand cette femme osait me réduire à l’état de simple tabouret et, surtout, quand je l’ai entendue me dire sa froide et impitoyable résolution d’envoyer son mari à l’échafaud, j’ai juré qu’un jour elle me le paierait. Si elle ose revenir vers Jason, je n’aurai aucun scrupule à la faire disparaître. Rien ! ajouta-t-elle passionnément. Je ne reculerai plus devant rien pour l’avoir à moi seule et le garder ! pas même devant un crime qui ne serait, après tout, qu’une exécution. J’ai provoqué en duel l’homme qui m’avait avilie, j’ai tué la femme qui m’avait insultée... Je ne laisserai pas une épouse criminelle détruire l’unique amour de ma vie !

— Vous êtes devenue une femme terrible, Marianne ! s’écria Mlle d’Asselnat avec un effroi qui n’était pas dépourvu d’admiration.

— Je suis votre cousine, ma chère ! Avez-vous oublié que nous avons fait connaissance une nuit où vous vouliez mettre le feu à cette maison pour la punir d’appartenir à une créature que vous jugiez indigne ?

L’entrée de Jérémie, portant des flambeaux allumés, interrompit la conversation. Emportés par l’ardeur de leur discussion, les trois personnages ne s’étaient pas aperçus que la nuit tombait rapidement.

Les ombres avaient envahi les coins éloignés du salon, se faisant plus noires sous les rideaux, les tentures et dans les hauteurs du plafond. Seul, le feu qui flambait dans la cheminée éclairait encore.

Silencieusement, ils laissèrent le majordome disposer les bouquets de bougies qui habillèrent toutes choses d’une chaude lumière dorée. Quand il eut effectué sa sortie après avoir annoncé d’un ton lugubre que le souper serait servi dans un instant, Adélaïde, pelotonnée au fond d’une bergère, un grand châle de laine blanche sur les épaules, tendit vers le feu ses mains maigres et, un moment, contempla les flammes dansantes. Enfermés dans leurs pensées respectives, Marianne et Arcadius, l’une assise sur un coussin devant le feu, l’autre accoudé à la cheminée, gardèrent un moment le silence, comme s’ils attendaient, des bruits familiers de la maison, une réponse à toutes ces questions qu’ils se posaient sans oser les formuler pour ne pas influencer, si peu que ce fût, les décisions d’avenir des autres.

Finalement, Adélaïde leva les yeux vers Jolival et frotta doucement ses mains l’une contre l’autre.

— On dit que l’Amérique est un pays magnifique, dit-elle tranquillement tandis que revenait dans ses yeux gris un peu de la petite flamme ardente d’autrefois. On dit aussi que, dans ces terres du Sud, il ne fait jamais froid ! Il me semble que j’aimerais n’avoir plus jamais froid. Et vous, Jolival ?

— Moi aussi, répondit gravement le vicomte, je crois que j’aimerais...

La porte s’ouvrit à double battant.

— Son Altesse Sérénissime est servie ! clama Jérémie du seuil.

Gentiment, Marianne glissa un bras sous celui de Jolival, l’autre sous celui d’Adélaïde et partagea entre eux un sourire plein de reconnaissance :

— Je suis, en effet, servie bien au-delà de ce que je mérite, conclut-elle.

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