LES FORÇATS

13 LA ROUTE DE BREST

L’aube était grise et sale, une aube pluvieuse de novembre, transpercée d’un crachin glacial qui pénétrait tout et qui, depuis plusieurs jours déjà, noyait Paris. Dans la brume jaunâtre du petit matin, le vieil hospice de Bicêtre, avec ses grands toits, son haut portail et ses bâtiments bien équilibrés, retrouvait le fantôme de son ancienne élégance. Le brouillard masquait les lézardes des murs, les pignons écornés, les fenêtres aux vitres brisées ou sans vitres du tout, les coulées noires qui marbraient les pierres tombant des gouttières éventrées par le gel, toute cette lèpre d’un édifice, autrefois royal et destiné à la plus haute charité, désormais voué aux plus basses œuvres de la Justice depuis qu’en 1796 on y avait transféré, venant de la Tournelle, le Dépôt des galériens. C’était là le dernier relais des réprouvés, l’antichambre ultime de l’enfer, que ce soit celui de la Conciergerie qui menait à l’échafaud, ou celui du bagne qui menait à une mort moins sûre mais plus sordide parce que la dignité de l’homme s’y perdait autant que la vie.

Ordinairement, le sinistre hôtel, abandonné sur sa colline au milieu de terrains vagues, ne connaissait guère que le silence et la solitude, mais, ce jour-là, malgré l’heure matinale, une foule houleuse et bruyante battait les murs lépreux, grosse d’une joie immonde et d’une curiosité malsaine, la foule toujours semblable qui se retrouvait là, quatre fois l’an, pour assister au départ de la « Chaîne ». C’était la même tourbe humaine qui, prévenue par on ne sait quels signes mystérieux, se pressait toujours autour de l’échafaud, les jours d’exécutions, même les plus discrètes, une assemblée de connaisseurs, venus là comme à un spectacle de choix, et qui ne cachait pas son plaisir. Elle battait les portes closes de l’hospice comme, au théâtre, les spectateurs impatients tapent des pieds pour que l’on commence. Cette foule affreuse, Marianne la regardait avec horreur.

Enveloppée de la tête aux talons dans une grande mante noire à capuchon, elle se tenait auprès du mur croulant d’une masure, dont les vestiges s’élevaient encore au bord du chemin, les pieds dans la boue, le visage mouillé, son vêtement déjà lourd de pluie. A côté d’elle, Arcadius de Jolival, la figure sombre et les bras croisés sur sa poitrine, attendait, lui aussi, mâchant sa moustache.

Il aurait voulu éviter à Marianne le spectacle tragique qui se préparait et, jusqu’à la dernière minute, il avait tenté de l’en dissuader. Vainement. Obstinée dans son pèlerinage d’amour, la jeune femme voulait suivre, pas à pas, le calvaire de l’homme qu’elle aimait, répétant sans cesse qu’une occasion pouvait se présenter au long de la route et qu’il ne fallait pas la laisser passer.

— Tant que la chaîne est en route, avait expliqué inlassablement Arcadius, les chances d’évasion sont nulles. Ils sont enchaînés tous ensemble, par fournées de vingt-quatre, et ils sont fouillés à la première étape afin de s’assurer qu’au départ personne n’a pu leur faire passer un moyen de briser leur chaîne. Ensuite, la surveillance est des plus étroites et, si un homme tente de s’échapper contre toute logique, il est abattu sur place.

Durant les longs jours qui avaient précédé ce départ, Arcadius s’était renseigné, avec un soin minutieux, sur tout ce qui touchait au bagne, la vie que l’on y menait, les coutumes et les modalités du voyage par lequel on y arrivait. Déguisé en truand, il avait fréquenté les pires bouges de la Cité et de la barrière du Combat, payant à boire souvent, parlant peu et écoutant beaucoup. Et, comme il en avait déjà averti Marianne, il avait acquis la certitude qu’une évasion devait se préparer avec un soin extrême et dans ses plus petits détails. Il n’avait d’ailleurs pas caché à sa jeune amie qu’il redoutait beaucoup son émotivité en face des brutales réalités qui attendaient Jason et, un instant, il avait espéré lui en cacher la plus grande partie, lui conseillant d’aller l’attendre à Brest pour commencer d’y prendre certaines mesures, tandis que lui-même suivrait la chaîne tout au long de son parcours. Mais Marianne n’avait rien voulu entendre : dès l’instant où Jason aurait quitté Bicêtre, elle voulait le suivre pas à pas... Rien ne pouvait l’en faire démordre !

Avec humeur, Jolival embrassa du regard le paysage désolé où les cheminées des rares maisons commençaient à fumer. A l’écart de la foule, quelques silhouettes sombres, groupées par deux ou trois ou isolées, se tenaient au bord du chemin, avec l’attitude craintive et misérable de ceux qui souffrent : des parents, des amis, des femmes de ceux qu’on allait emmener. Certains pleuraient, d’autres, comme Marianne elle-même, le visage tendu vers l’hospice, les yeux grands ouverts, les traits figés par le gel des larmes qui ne peuvent plus couler, attendaient...

Soudain, la foule hurla. Avec un grincement énorme, les grandes portes s’ouvraient... Des gendarmes à cheval parurent, le dos rond sous l’averse qui mettait des rigoles aux pointes de leurs bicornes, repoussant du poitrail de leurs chevaux et du fourreau de leurs sabres la foule qui, déjà, se ruait. Marianne eut un frémissement de tout son être, fit un pas en avant... Vivement, Jolival saisit son bras, le retint fermement.

— Restez là ! fit-il avec une involontaire dureté. N’approchez pas !... Ils vont passer devant vous.

En effet, saluée par l’explosion d’une joie féroce, par des cris, des insultes, des quolibets, la première charrette apparut... C’était un long véhicule, porté par deux énormes roues ferrées et partagé sur toute sa longueur par une double banquette de bois sur laquelle les prisonniers étaient assis dos à dos, douze d’un côté, douze de l’autre, les jambes pendantes, retenus à hauteur de l’estomac par une grossière ridelle. Tous ces hommes étaient enchaînés par le cou. Ils portaient un carcan de fer triangulaire riveté à la masse et qui, au moyen d’une chaîne trop courte pour qu’ils pussent sauter à terre en marche, les reliait chacun à la grosse et longue chaîne, courant tout le long de la banquette et dont un argousin debout, le fusil à la main, tenait le bout sous son pied.

Il y avait cinq chariots comme celui-là. Aucune protection, pas même la plus grossière bâche, ne défendait les prisonniers contre la pluie qui, déjà, collait leurs habits. Pour le voyage, on leur avait ôté l’uniforme de la prison, un sarrau de toile mi-partie gris et noir, et rendu leurs propres habits, mais lacérés de telle sorte que, en cas de fuite, quiconque rencontrant l’un de ces hommes sût qu’il avait affaire à un forçat. Les habits n’avaient plus de col, les bas des manches étaient découpés en lanières et les chapeaux, pour ceux qui en avaient, étaient privés de bord.

Le cœur serré, Marianne vit défiler devant elle des visages blêmes, mangés de barbe, des yeux pleins de haine, des bouches qui criaient des injures ou chantaient des chansons obscènes. Tous ces hommes enchaînés avaient l’air d’autant de loups parvenus au plus extrême degré de misère. Ils grelottaient sous la pluie glacée. Certains, très jeunes, retenaient des larmes qui coulaient, soudain, quand de cette brume grisâtre ils voyaient surgir le visage douloureux de l’un des leurs.

Dans la première charrette, elle reconnut, drapé dans une indifférence méprisante qui, auprès des blasphèmes et des gémissements des autres, avait quelque chose de superbe, le forçat François Vidocq. Il posait sur la foule excitée un regard tellement dédaigneux qu’il en paraissait vide, mais qui, apercevant la pâle figure de Marianne, s’anima d’un seul coup. Elle vit un bref sourire jouer sur la bouche mal rasée tandis que, d’un signe de tête, Vidocq lui désignait la charrette suivante. Au même instant, Jolival serra son bras qu’il n’avait pas lâché :

— Le voilà ! souffla-t-il. Le quatrième en partant des chevaux.

Mais Marianne avait déjà vu Jason. Assis parmi les autres, il se tenait très droit, les yeux mi-clos, les lèvres serrées en un pli farouche. Silencieux, les bras croisés sur sa poitrine, il paraissait insensible à tout ce qui se passait autour de lui. Son attitude était celle d’un homme qui refuse de voir et d’entendre et qui se renferme en lui-même pour mieux conserver ses forces vives et son énergie. Son habit au col déchiré et les lambeaux de sa fine chemise de batiste couvraient mal ses larges épaules et, par de nombreux accrocs, montraient sa peau brune, mais il ne paraissait sentir ni le froid ni la pluie. Au milieu de cette meute hurlante où les poings se tendaient en geste d’impuissante menace, où les bouches se tordaient en invectives furibondes, il semblait aussi absent qu’une statue de pierre. Et Marianne, dont la bouche s’ouvrait déjà pour crier son nom, se tut quand il passa devant elle sans la voir mêlée à cette foule.

Pourtant, elle ne put retenir un cri d’horreur. Las du vacarme que menaient les condamnés, les argousins avaient tiré les fouets, des chambrières à longues mèches, et en cinglaient indifféremment les épaules, les dos soudain arrondis et les têtes que l’on tentait de protéger sous les bras repliés. Les cris se turent, la charrette s’éloigna.

— Bande de salopards !... Sont contents d’pouvoir cogner sur un gars comme lui ! gronda derrière Marianne une voix furieuse qu’elle connaissait bien.

En se retournant, elle vit que c’était Gracchus. Le jeune cocher avait dû abandonner sa voiture sur la place du village de Gentilly où Marianne et Arcadius l’avaient laissé, pour voir, lui aussi, passer les forçats. Il se tenait là, tête nue sous la pluie, les poings serrés, de grosses larmes roulant sur ses joues, mêlées à l’eau du ciel tandis que, du regard, il suivait la charrette et Jason qui s’éloignaient. Quand elle eut disparu dans la brume, tandis que les autres s’éloignaient à leur tour et que passait, dans un grand bruit de ferraille, la carriole transportant les chaudrons de cuisine et les chaînes de rechange, Gracchus regarda sa maîtresse qui pleurait contre l’épaule de Jolival.

— On ne va pas le laisser là-dedans ? grommela-t-il entre ses dents serrées.

— Tu sais très bien que non, répondit Jolival, et que non seulement nous le suivons, mais nous allons tout faire pour le délivrer.

— Alors, qu’est-ce qu’on attend ? Sauf votre respect, mademoiselle Marianne, c’est pas en pleurant que vous f’rez fondre ses chaînes. Y’a mieux à faire ! C’est quoi la première étape ?

— Saint-Cyr ! fit Arcadius. C’est là qu’a lieu la dernière fouille.

— On y sera avant eux ! Allons-y !


La voiture, une berline de voyage discrète, dépourvue de toute marque extérieure de luxe et attelée de vigoureux postiers, attendait, lanternes allumées, sous les arbres près du pont de la Bièvre. Avec le jour, les tanneries qui bordaient la rivière, entretenant une puanteur puissante dans ce site, joli cependant, que dominait la tour carrée de l’église, commencèrent à s’éveiller. Silencieusement, Marianne et Jolival prirent leurs places tandis que Gracchus, d’un vigoureux coup de reins, escaladait son siège. Sur un claquement de langue, le fouet décrivit dans l’air un gracieux paraphe qui vint frôler les oreilles des chevaux et, avec un grincement d’essieux, la voiture s’ébranla. Le long voyage vers Brest était commencé.

La joue appuyée contre le drap rugueux du capitonnage, Marianne laissait couler ses larmes. Elle pleurait sans bruit, sans sanglots, et cela lui faisait du bien. C’était comme si ses yeux se lavaient des images affreuses qu’ils venaient d’emmagasiner. Au fur et à mesure, s’installaient plus fermement, dans l’âme de la jeune femme, le courage et la volonté de réussir. Assis auprès d’elle, Arcadius le comprenait si bien qu’il se garda de tenter d’endiguer le flot bienfaisant et d’offrir la moindre consolation. Qu’aurait-il pu dire d’ailleurs ? Il fallait que Jason endurât ce calvaire qu’était le voyage vers le bagne. mais aussi vers la mer où il puisait toujours le meilleur de ses forces.

C’était exempte de regrets que Marianne quittait Paris sans esprit de retour, ou tout au moins sans autre regret que celui des rares amis qu’elle y laissait : Talleyrand, les Crawfurd et surtout la chère Fortunée Hamelin. Mais la belle créole avait refusé l’émotion. Encore que ses yeux fussent pleins de larmes quand elle avait embrassé une dernière fois son amie, elle s’était écriée avec son enthousiasme communicatif de fille du soleil :

— Ce n’est qu’un au revoir, Marianne ! Quand tu seras devenue américaine, j’irai là-bas, moi aussi, voir si les hommes y sont aussi beaux qu’on le prétend. A en juger d’après ton corsaire, ce doit être vrai !...

Talleyrand s’était borné à lui affirmer, calmement, qu’ils ne pouvaient pas ne pas se retrouver un jour, quelque part dans le vaste monde. Eleonora Crawfurd avait approuvé Marianne de songer à mettre un océan entre elle et son inquiétant mari. Enfin, Adélaïde, installée désormais dans l’hôtel familial en dame-maîtresse, s’était bornée à des adieux empreints de la plus grande philosophie. Pour sa part personnelle, aucun des événements à venir ne pouvait être inquiétant : si Marianne ne parvenait pas à faire évader Jason du bagne, elle reviendrait fatalement reprendre sa place à la maison et si, l’évasion réalisée, elle gagnait avec Jason l’Etat de Caroline, Adélaïde n’aurait plus qu’à faire ses paquets, à mettre la clef sous la porte et à s’embarquer par le premier bateau pour une existence dont la nouveauté et le parfum d’aventure la séduisaient à l’avance. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes !

Avant de quitter Paris, d’ailleurs, Marianne avait reçu de son notaire une nouvelle singulièrement agréable dans la conjoncture actuelle : le pauvre

Nicolas Mallerousse l’avait instituée sa légataire universelle lors du séjour qu’elle avait fait chez lui, à Brest, après sa fuite du manoir de Morvan. La petite maison de Recouvrance et les quelques biens qui s’y rattachaient étaient désormais sa propriété personnelle « en souvenir, avait écrit Nicolas sur son testament, de ces jours où, grâce à elle, il avait eu l’illusion d’avoir de nouveau une fille... ».

Ce legs avait touché Marianne au plus sensible. C’était comme si, par-delà la mort, son vieil ami lui faisait signe et l’assurait de sa tendresse. Elle voyait là, en outre, le doigt de la Providence et une sorte d’accord tacite de sa part. Quelle chose, en effet, pouvait lui être plus utile, dans les jours qui allaient venir, que la petite maison sur la colline d’où l’on découvrait, d’un côté la mer infinie et de l’autre les bâtiments de l’Arsenal avec, au milieu d’eux, le bagne ?

Tout cela berçait la rêverie de la jeune femme tandis que les chevaux trottaient sans effort vers le relais suivant. Le temps était toujours aussi gris mais la pluie avait cessé. Elle était malheureusement remplacée par un vent aigre qui devait être pénible à ceux qui l’affrontaient à découvert dans des vêtements mouillés. Cent fois, tandis que l’on roulait, Marianne se retourna pour voir si la chaîne n’apparaissait pas, mais, bien entendu, toujours en vain. Même au simple trot, une berline allait tout de même plus vite que les sinistres charrettes.

Comme l’avait prévu Jolival, on arriva à Saint-Cyr bien plus tôt que le cortège, ce qui permit au vicomte de retenir pour Marianne et pour lui-même des chambres dans une auberge modeste mais convenable. Encore dut-il bagarrer avec sa compagne dont le premier soin avait été de s’enquérir de l’endroit où s’arrêtaient les galériens. On lui avait indiqué une vaste grange en dehors du bourg et Marianne refusait énergiquement l’auberge, alléguant qu’elle pouvait très bien dormir dans la voiture ou même en plein champ. Pour le coup, Arcadius s’était fâché :

— Que cherchez-vous au juste ? A prendre froid ? Tomber malade ? Cela nous simplifierait tellement les choses d’être obligés de rester huit jours dans un endroit quelconque pour vous soigner !

— Même si je grelottais de fièvre, il n’en serait pas question ! Mourante, à toute extrémité, j’irais quand même avec lui, à pied s’il le fallait !

— Cela vous ferait une belle jambe, si j’ose dire ! grogna Jolival furieux. Bon sang, Marianne, cessez de jouer les héroïnes de roman ! Que vous attrapiez la mort sur cette damnée route n’aiderait en rien Jason Beaufort, bien au contraire ! Et si vous cherchez uniquement à vous mortifier pour faire, avec lui, assaut de souffrances, alors, ma chère, le mieux serait encore de vous enfermer dans le plus inexorable couvent que nous trouverons : vous y jeûnerez, y dormirez sur la pierre et vous y ferez donner la discipline trois fois par jour si cela vous chante ! Mais, au moins, vous ne serez pas une entrave quand une possibilité d’évasion se présentera !

— Arcadius ! s’écria Marianne choquée. Comme vous me parlez !

— Je vous parle comme je dois le faire ! Et, si vous tenez à le savoir, je trouve idiot que vous vous obstiniez à suivre vous-même la chaîne !

— Je vous ai déjà répété cent fois que je ne veux pas me séparer de lui. S’il lui arrivait quelque chose...

— Je serais là pour m’en apercevoir ! Vous nous auriez été cent fois plus utile en courant la poste jusqu’à Brest, en vous installant dans votre héritage, en y établissant un peu vos habitudes et en commençant à prendre langue avec les gens du pays ! Avez-vous oublié qu’il nous faut de l’aide, un bateau avec un équipage capable de traverser un océan ? Mais non ! Vous préférez, telles les saintes femmes sur le chemin du Calvaire, vous traîner à la suite des condamnés, dans l’espoir de jouer les « Madeleine », ou encore d’essuyer, de votre voile, telle sainte Véronique, la face douloureuse de votre ami ! Mais sacrebleu, s’il y avait eu la moindre chance de sauver Jésus, je vous affirme que les saintes femmes n’auraient pas été perdre leur temps dans les vieilles ruelles de Jérusalem ! Vous tenez vraiment à ce que l’Empereur apprenne rapidement que la princesse Sant’Anna lui désobéit une fois de plus et suit la chaîne de Brest ?

— Il n’en saura rien. Nous voyageons discrètement et je passe pour votre nièce.

C’était vrai. Pour plus de sûreté, Jolival avait fait, grâce à Talleyrand, délivrer un passeport à son nom comportant, à ses côtés, la présence de sa nièce Marie. Mais le vicomte haussa furieusement les épaules.

— Et votre figure ? Croyez-vous que personne ne la remarquera ? Mais, malheureuse, avant trois jours, les argousins d’escorte vous auront repérée ! Alors, je vous en supplie, pas de comportement spectaculaire, pas de gestes capables de vous faire remarquer : que vous le vouliez ou non, vous dormirez comme tout le monde dans une auberge !

Matée quoique mécontente, Marianne avait fini par céder, mais en précisant qu’elle ne gagnerait l’auberge qu’une fois les bagnards parvenus à leur triste destination. Il lui était impossible de renoncer à une seule occasion d’apercevoir Jason.

— On ne me remarquera même pas ! dit-elle. Il y a déjà tellement de monde qui attend.

Cela aussi était vrai. On savait, dans les campagnes, les dates, toujours les mêmes, du passage des chaînes et elles étaient toujours d’un attrait extraordinaire pour les paysans. Ils accouraient, de plusieurs lieues parfois, aux endroits où la chiourme faisait halte et, souvent, l’escortaient un bout de chemin. Certains d’entre eux, dans une intention charitable, pour donner à l’un ou à l’autre un pain, un peu de nourriture, un vêtement usagé ou quelque menue monnaie. Mais la plupart venaient là pour se divertir et trouver, à leurs ennuis confortables d’honnêtes gens, un réconfort puissant dans la vue du châtiment des mauvais garçons et d’une misère que même les plus pauvres ne connaîtraient jamais.

La petite cité était pleine de monde, mais les plus malins, ou les mieux renseignés, avaient déjà pris place près de la grange. En effet, avant le repos du soir, les forçats devaient subir une fouille aussi complète que minutieuse qui faciliterait, plus tard, la surveillance. On se contenterait aux autres étapes d’une vérification des fers et d’un palpage rapide. Marianne se glissa au milieu de la foule, un Jolival toujours aussi réprobateur sur les talons.

On entendit, de loin, venir la chaîne. Le vent apportait une rumeur terrible de hurlements et de chants qui, dans la traversée de Saint-Cyr, se doublèrent des huées des bonnes gens. Puis, franchissant les dernières maisons, l’on vit apparaître deux gendarmes à cheval, la poitrine barrée par la croix blanche de leurs baudriers. La mine sombre, ils ne regardaient rien tandis que les argousins qui les suivaient souriaient à la foule comme s’ils eussent été les héros d’un spectacle particulièrement bien joué. Derrière, la première charrette apparut.

Quand les cinq véhicules furent rangés, l’un après l’autre, dans un champ, l’on fit descendre les prisonniers et la fouille commença tandis que, brusquement et comme si elle avait obéi à une sorte de signal, la pluie se remettait à tomber.

— Vous tenez vraiment à rester là ? souffla Jolival dans l’oreille de Marianne. Je vous avertis que ce n’est pas un spectacle pour vous et il vaudrait mieux...

— Une fois pour toutes, Arcadius, je vous prie de me laisser tranquille. Je veux voir ce qu’on lui fait.

— A votre aise ! Vous allez voir ! Mais je vous aurai prévenue...

Avec colère, elle haussa les épaules. Evidemment, quelques instants plus tard, elle baissait la tête et détournait les yeux, affreusement gênée. En effet, malgré le froid et la pluie, les prisonniers avaient dû se dépouiller entièrement de tous leurs vêtements. Pieds nus dans la boue, vêtus seulement du carcan de fer de leur cou, ils durent subir de la part de leurs gardiens une fouille trop avilissante pour n’être pas une punition supplémentaire. Tandis qu’un argousin visitait les vêtements, les bas, les souliers, un autre explorait la bouche, les oreilles, les narines et même certains endroits plus secrets. Les bagnards, en effet, étaient habiles à dissimuler, dans de minces étuis, de petites limes ou des ressorts de montre qui, en moins de trois heures, savaient couper les fers.

Rouge jusqu’à la racine des cheveux, Marianne tenait son regard obstinément baissé sur ses pieds et la touffe d’herbe pourrissante où ils posaient. Mais, autour d’elle, on s’amusait ferme et les femmes, de solides commères pour la plupart, détaillaient l’anatomie des prisonniers avec une verdeur de langage que n’eût pas désavouée un grenadier. Eperdue, Marianne voulut reculer et elle se retourna pour prier Jolival de l’emmener mais une bousculade de la foule parvenue à un extrême degré d’excitation la sépara de lui et, sans savoir comment, elle se retrouva au premier rang des spectateurs. Dans la presse, le capuchon qui couvrait ses cheveux et retombait sur son visage fut rejeté en arrière et, soudain, elle vit Jason juste en face d’elle.

La distance, entre eux, n’était pas telle qu’il ne pût la reconnaître et, de fait, elle vit instantanément son visage se décomposer. La peau devint grise tandis que les yeux, emplis de colère et de honte mélangées, devenaient effrayants. Il eut un geste violent pour la chasser et cria, sans souci du fouet qui instantanément s’abattit sur son dos :

— Va-t’en !... Va-t’en immédiatement !...

Marianne voulut répondre, lui dire qu’elle avait seulement souhaité souffrir avec lui, mais déjà une main de fer s’emparait de son bras et la tirait en arrière, irrésistiblement, sans se soucier de la meurtrir. Il y eut une brusque et brutale bousculade puis Marianne se retrouva derrière les dos de tous ces gens qui hurlaient, en face d’un Jolival vert de fureur :

— Alors ! Vous êtes contente ? Vous l’avez vu ? Et surtout vous lui avez bien montré que vous étiez là à une minute où il aurait cent fois préféré mourir qu’être vu par vous ! C’est ça que vous appelez partager son épreuve ? Vous trouvez qu’il n’en subit pas assez !

Ses nerfs tendus lâchèrent d’un seul coup et elle éclata en sanglots presque convulsifs :

— Je ne savais pas, Arcadius ! Je ne pouvais pas savoir... pas deviner cette infamie ! La foule en s’agitant... m’a poussée en avant... alors que je n’osais même plus regarder...

— Je vous avais prévenue ! fit Jolival impitoyable. Mais vous êtes plus entêtée qu’une mule ! Vous ne voulez rien entendre, rien écouter ! On croirait, ma parole, que vous vous plaisez à vous torturer !

Pour toute réponse, elle se jeta à son cou en pleurant de plus belle et si désespérément qu’il se radoucit. Sa main caressa les cheveux humides de pluie.

— Là... là ! Calmez-vous, mon petit ! Et pardonnez-moi ma colère... mais j’enrage quand je vous vois ajouter sans cesse à vos peines !

— Je sais... mon ami... Je sais ! Oh ! j’ai honte !... vous ne savez pas combien j’ai honte ! Je l’ai blessé... Je lui ai fait mal... moi... moi qui donnerais ma vie...

— Ah non ! Ne recommençons pas ! protesta Jolival en détachant la jeune femme de son épaule. Je sais tout ça depuis longtemps et, si vous ne vous calmez pas tout de suite, si vous ne cessez pas immédiatement de retourner sans cesse le couteau dans votre plaie, je vous jure sur mon honneur que je vous gifle comme si vous étiez ma fille ! Venez, maintenant, rentrons à l’auberge.

La saisissant de nouveau par le poignet il l’entraîna au pas de charge en direction du village sans se soucier de ses faibles protestations et des efforts qu’elle faisait encore pour se retourner vers la grange. C’est seulement en atteignant les premières maisons qu’il la lâcha.

— Maintenant, vous allez me promettre de rentrer à l’auberge, tout de suite et sans vous retourner !

— Que je rentre... toute seule ? Mais Arcadius...

— Pas de « mais Arcadius ! » J’ai dit rentrez ! Moi je retourne là-bas !

— Mais... pour quoi faire ?

— Pour voir si, avec un peu d’argent glissé à un argousin, je ne pourrais pas arriver à lui dire deux mots ! Et aussi pour lui donner ça !

Ecartant son grand manteau, Jolival montra un pain qu’il avait tenu jusque-là logé sous son bras gauche. Marianne regarda tour à tour le pain et les yeux trop brillants de son ami. Elle avait envie de pleurer encore mais ce n’était plus pour la même raison et, cette fois, elle parvint à sourire. Un pauvre petit sourire, bien sûr, mais qui essayait d’être courageux.

— Je rentre ! Je vous le promets.

— A la bonne heure ! Vous voilà enfin raisonnable.

— Seulement...

— Quoi encore ?

— Si vous lui parlez... demandez-lui pardon pour moi... et dites-lui que je l’aime.

Jolival haussa les épaules, leva les yeux pour prendre le ciel à témoin d’une telle simplicité d’esprit puis, refermant son manteau, s’éloigna à grandes enjambées en criant dans le vent :

— Vous ne croyez pas que c’est superflu ?

Fidèle à sa promesse, Marianne se mit à courir elle aussi vers l’auberge dont un valet allumait la grosse lanterne à huile, au-dessus de la porte-charretière. La nuit venait. La pluie, de nouveau, faisait trêve, mais les nuages qui s’amoncelaient à l’horizon n’étaient pas tous avant-coureurs de l’obscurité. La jeune femme s’efforça de fermer les oreilles au vacarme sauvage qui venait encore jusqu’à elle et s’engouffra dans l’auberge comme on se sauve. Elle gagna aussitôt sa chambre. Il y avait beaucoup de monde dans la salle commune, des hommes surtout qui buvaient du vin chaud en commentant ce qu’ils venaient de voir et elle ne voulait rencontrer personne.

Quand Arcadius la rejoignit, une heure plus tard, elle était assise au coin du feu, sur une chaise de paille, les mains abandonnées sur ses genoux, si tranquille qu’elle en paraissait privée de conscience. Mais elle leva les yeux au bruit qu’il fit et son regard ne fut qu’interrogation.

— J’ai pu lui faire passer le pain ! fit Arcadius en haussant les épaules, mais il était impossible de lui parler, les forçats étaient trop excités. La fouille les a rendus presque fous... Aucun argousin n’aurait pris le risque d’aller rompre un moment une chaîne, même pour de l’or. Je reviendrai à la charge plus tard. Maintenant, Marianne, voulez-vous m’écouter ?

Tirant une chaise près du feu il s’installa en face d’elle, les coudes aux genoux, ses petits yeux noirs bien plantés dans ceux de sa compagne. Sans répondre, elle fit signe que oui. Il précisa :

— M’écouter... calmement ? En fille raisonnable ?

Et comme elle acquiesçait, de nouveau, silencieusement, il continua :

— Demain matin, vous partirez, sans moi, avec la voiture et Gracchus qui est une protection tout à fait suffisante. Ce garçon, se ferait hacher menu pour vous ! Non, laissez-moi parler, ajouta-t-il en voyant les yeux de Marianne s’agrandir et sa bouche s’entrouvrir pour une protestation, si vous continuez à suivre la chaîne, il faudra vous cacher, non seulement des gardiens qui vous repéreraient vite comme je vous l’ai prédit, mais encore de Jason lui-même. Votre présence ajoute à son martyre ! Aucun homme, digne de ce nom, ne souhaite être vu par celle qu’il aime ravalé à l’état de bête de somme ! Vous allez donc prendre les devants, tandis que je suivrai à cheval, pour commencer à préparer son évasion...

— Je sais ! soupira Marianne avec lassitude, vous voulez que j’aille à Brest, que je commence...

— Non ! Vous n’y êtes pas ! Je veux que vous alliez à Saint-Malo !

— A... Saint-Malo ? Pour y faire quoi, grands dieux ?

Jolival eut un petit sourire où trouvaient place la pitié, le scepticisme et l’ironie.

— Ce qu’il y a de déprimant en vous, Marianne, c’est l’aisance avec laquelle vous oubliez les relations qui peuvent vous être les plus utiles. Je croyais que vous aviez pour ami un certain Surcouf... et même que vous lui aviez sauvé la vie ?

— C’est vrai, mais...

— Le baron Surcouf, ma chère, n’est plus corsaire, mais c’est un puissant armateur. Voulez-vous me dire, ajouta Jolival avec une infinie douceur, où nous aurons le plus de chances de trouver un bateau solide et un équipage sûr, sinon auprès de ce seigneur de la mer ? Vous allez donc, dès demain, courir la poste jusqu’à Saint-Malo et me faire le siège en règle de cet homme-là ! Il nous faut un bon navire et un équipage vigoureux... capable de nous aider à arracher un prisonnier au bagne de Brest.

Cette fois Marianne ne trouva rien à dire. Les paroles de Jolival venaient de faire lever au fond de son esprit une immense perspective au milieu de laquelle, rassurante, se dressait la silhouette énergique du baron-corsaire ! Surcouf ! Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Comment avait-elle pu, quand il s’agissait de sauver un marin, négliger le marin par excellence qu’il était ? S’il acceptait de l’aider, la délivrance de Jason était acquise d’avance ! Mais... accepterait-il de l’aider ?

— Votre idée est bonne, Arcadius, dit-elle au bout d’un moment, pourtant vous oubliez que l’Empereur n’a pas de sujet plus fidèle que Surcouf... et que Jason n’est plus qu’un condamné de droit commun ! Il refusera !

— Possible, après tout ! Mais cela vaut tout de même la peine d’essayer car je serais fort étonné qu’il n’acceptât pas, au moins, de nous donner un léger coup de main, ou alors la légende et le bonhomme sont choses fort différentes ! De toute façon vous pouvez au moins lui proposer d’acheter navire et équipage. Si les brigands ne vous en délestent pas sur la route, vous avez dans cette cassette de quoi acheter un royaume ! conclut le vicomte en tendant un long index maigre vers l’un des coffres de Marianne.

Le regard de Marianne suivit le doigt et se mit à briller. En quittant son hôtel, elle avait emporté les bijoux des Sant’Anna avec l’intention arrêtée de s’en servir, si besoin était, pour réaliser ses plans. Si elle parvenait à gagner l’Amérique avec celui qu’elle aimait, alors elle était décidée à renvoyer à Lucques le précieux coffre, ou tout au moins ce qu’il en resterait, quitte à rembourser, par la suite, le montant de ce qu’elle aurait dépensé. En tout cas, il était bien vrai qu’elle avait là de quoi acheter non seulement un mais plusieurs vaisseaux.

Attentivement, Jolival suivait, sur le visage mobile de son amie, le cheminement de la pensée. Quand il lui parut qu’elle avait suffisamment médité sa proposition, il demanda, très doucement :

— Alors ? Vous partirez ?

— Oui ! Vous avez gagné ! Je partirai, Arcadius.

Quand la voiture de Marianne s’engagea sur la chaussée du Sillon, l’étroite bande de terre transformée en digue, qui reliait Saint-Malo au continent, le vent soufflait en tempête et Gracchus avait toutes les peines du monde à contenir ses chevaux que les gerbes d’écume, sautant le parapet, venaient frapper de plein fouet et affolaient. De l’autre côté de la chaussée, dans le port cependant bien protégé, la masse enchevêtrée des mâtures de navire se courbait sous les rafales. Tout au bout, la ville-corsaire apparaissait, massive comme un énorme pâté de granit gris dans le corset de ses remparts à la Vauban au-dessus desquels pointaient les toits bleus des maisons, les flèches des églises et les énormes tours médiévales du château.

Cette mer, qui battait le Sillon, verdâtre et bondissante avec de grands éclats neigeux, lançait sur la cité des hommes ses blanches cavales en folie, Marianne la reconnaissait. Elle était bien la même qui l’avait emportée, voici tant de mois, dans son tourbillon forcené, qui l’avait battue, malmenée, qui avait détruit le navire de Black Fish avant de les jeter tous, nus et à moitié morts, sur les feux trompeurs des naufrageurs. C’était celle qui battait le domaine de Morvan : une mer frénétique et rusée, irascible et sournoise qui savait, lorsque échouait l’assaut brutal de sa puissance, susciter l’embuscade mortelle de ses hauts-fonds, de ses écueils sous-marins et de ses traîtres remous. Le vent hurlait, apportant à travers les minces interstices des vitres de la voiture, l’âpre senteur marine, chargée de sel et d’algues.

Les chevaux ruisselants s’engouffrèrent sous la voûte grondante de l’immense porte Saint-Vincent et, tout de suite, ils se calmèrent. La furie de la mer et du vent ne pouvait franchir les grands remparts. Derrière eux, régnait une paix relative et Marianne, un peu étonnée, vit que les gens de la cité vaquaient à leurs occupations aussi naturellement que par grand beau temps. C’est tout juste si l’on fit attention à son arrivée en trombe. Seul, l’un des soldats qui près de l’entrée montaient une garde débonnaire ôta sa pipe en terre de sa bouche et jeta à Gracchus qui secouait l’eau de son chapeau trempé :

— Fait un peu frisquet, hein, mon gars ? C’est l’vent d’noroît !... Les chevaux l’aiment guère !

— Je m’en suis aperçu ! répondit le jeune homme avec bonne humeur, et je suis bien content de savoir que c’est le vent de noroît, mais, si c’était un effet de votre obligeance, j’aimerais mieux apprendre où c’est qu’habite M. Surcouf !

Il s’était adressé au factionnaire, mais à peine le nom eut-il pris le vent qu’il y eut, autour de la voiture, un petit rassemblement de gens parlant tous à la fois : femmes en bonnet qui posaient leurs paniers pour faire de grands gestes, marins en chapeau de toile cirée, vieux pêcheurs en bonnets rouges si chevelus et si barbus que l’on ne voyait guère de leurs visages qu’un nez rouge et une pipe. Tous s’offraient à indiquer la route. Debout sur son siège, Gracchus tentait d’orchestrer le vacarme.

— Pas tous à la fois !... Par pitié !... C’est par là qu’il habite ? ajouta-t-il en constatant que tous les bras se tendaient dans la même direction.

Gracchus s’apprêtait à se rasseoir pour attendre que la révolution soit finie, quand deux hommes plus décidés que les autres saisirent les chevaux par la bride et conduisirent tranquillement l’attelage le long de la profonde rue creusée entre le rempart et les hautes maisons. La tête passée par la portière, Marianne regardait sans comprendre.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? On nous arrête ?

— Non, mademoiselle Marianne, on nous conduit ! J’ai comme une idée qu’ici M. Surcouf est une espèce de roi et que tous ces gens-là ne vivent que pour lui rendre service.

La promenade dura un petit moment. On passa devant deux autres portes puis, toujours suivant le rempart, on prit à droite et, finalement, le cortège s’arrêta en face d’une grande et sévère maison de granit gris dont le seuil blasonné, les hautes fenêtres et la porte ornée d’un dauphin de bronze avaient de la noblesse. Avec ensemble, l’escorte bénévole de Marianne déclara en chœur que « c’était là » et il ne resta plus à Gracchus qu’à distribuer quelques piécettes pour que les plus assoiffés de ses guides allassent boire un coup à la santé du baron Surcouf et de ses amis.

L’attroupement se dispersa joyeusement et les vieux marins prirent leur course vers le plus proche cabaret pour y boire une bolée de cidre chaud qui est bien, comme chacun le sait, la boisson la plus réconfortante quand souffle le noroît. Pendant ce temps, Gracchus allait soulever le dauphin de bronze et demandait gravement à un vieux valet qui ressemblait de façon frappante à un marin en retraite si son maître voulait bien recevoir Mlle d’Asselnat. Des nombreux noms que portait ou avait portés Marianne, c’était celui-là que le corsaire connaissait le mieux.

Le jeune cocher apprit que « M. Surcouf » était pour l’heure présente au bassin de radoub, mais qu’il ne tarderait guère et que « la demoiselle pouvait, si elle le voulait, attendre un brin dans son carré ». Langage qui confirma l’opinion de Marianne sur la profession initiale de ce vieux serviteur. Par ses soins, elle fut introduite dans un vestibule dallé de noir et blanc et lambrissé de vieux chêne qui ne montrait, pour tout mobilier, qu’une console antique supportant, entre deux chandeliers de bronze, la maquette, superbe, voiles déployées, d’une flûte armée en guerre, sabords ouverts, canons pointés. Deux fauteuils de chêne à dossier élevé montaient auprès une garde sévère.

La maison tout entière embaumait la cire fraîche et la visiteuse en conclut que la baronne devait être une fière ménagère. D’ailleurs, dans cette maison, tout reluisait de propreté et l’on eût, en vain, même avec des gants blancs, cherché un grain de poussière. C’en était impressionnant et même un peu réfrigérant.

Le « carré » de Surcouf, où on l’introduisit peu après, avait plus d’humanité, si le décor de bois sombre était semblable à celui du vestibule. Cela sentait l’homme d’action, la mer, l’aventure et le bouillonnement de la vie. Un joyeux désordre mélangeait, sur le bureau, les compas, les cartes, les papiers, les pipes et les plumes d’oie autour d’une lampe-bouillotte et d’une bougie verte dans le bougeoir de laquelle reposaient les pains de cire à cacheter. Posée à même le parquet miroitant, que réchauffaient par endroits des tapis barbares aux couleurs vives, une énorme mappemonde jouait à l’aise entre un équatorial et un méridien de cuivre. Aux murs, disposés en belles rosaces, des armes étranges et des pavillons, qui avaient visiblement subi le feu des canons, encadraient un grand portulan tandis qu’un peu partout, sur tous les meubles, sauf sur la bibliothèque ventrue de livres, des longues-vues tenaient compagnie à des boîtes de pistolets et à des instruments de marine.

Marianne eut à peine le temps de prendre place dans le fauteuil, aussi raide que ses frères du vestibule, que le vieil homme lui indiquait, qu’il y eut un bruit de bottes, un claquement de porte, et, aussitôt, la pièce parut s’emplir d’une grande bouffée d’air marin chargé d’iode et d’embruns, tandis que Surcouf pénétrait en trombe dans son domaine privé. Cette impression était tellement semblable à celle qu’éprouvait Marianne chaque fois qu’elle se trouvait en présence de Jason qu’elle sentit l’émotion lui tordre l’estomac. Il y avait, entre ces hommes de mer, d’étranges signes communs, une sorte de similitude qui rejoignait la fraternité. Il fallait maintenant savoir jusqu’où allait cette fraternité...

— En voilà une surprise ! tonna le corsaire. Vous, à Saint-Malo ? Je n’arrive pas à en croire mes yeux !

— Je suis pourtant une réalité ! répondit Marianne en se laissant embrasser vigoureusement, sur les deux joues, à la mode paysanne. C’est bien moi ! J’espère que je ne vous dérange pas ?

— Me déranger ? Pensez donc ! Ce n’est pas tous les jours que l’on a l’honneur d’embrasser une princesse ! Et comme c’est bougrement agréable, je recommence !

Tandis que le corsaire joignait le geste à la parole, Marianne se sentir rougir. Elle s’était annoncée sous son nom de jeune fille.

— Mais... Comment savez-vous que je suis...

Surcouf se mit à rire de si bon cœur que les pendeloques de cristal du lustre en tremblèrent et rendirent un tintement frêle.

— Princesse ? Ah, ma chère enfant, vous vous imaginiez que nous sommes tellement encroûtés, nous autres Bretons, que nous ne savons les nouvelles de Paris qu’avec trois ou quatre ans de retard ? Que nenni ! Nous sommes au courant de la ville et de la cour ! Surtout, conclut-il en riant de plus belle, quand on a pour intime ami le baron Corvisart. Il vous a soignée il n’y a pas si longtemps et, par lui, j’ai eu de vos nouvelles, voilà tout le mystère. Maintenant, asseyez-vous et dites-moi quel bon vent vous amène ! Mais, d’abord, un doigt de vin de Porto pour fêter dignement votre arrivée.

Tandis que Marianne se remettait de sa surprise dans le fauteuil qu’elle avait rejoint, Surcouf atteignait, dans un coffre de bois sculpté, un flacon de verre de Bohême d’un rouge chaud et de longues flûtes assorties qu’il emplit aux trois quarts d’un liquide brun doré. Déjà réconfortée par la personnalité incroyablement tonique du marin, Marianne le regardait aller et venir avec amusement.

Surcouf était toujours semblable à lui-même. Son large visage encadré de favoris avait toujours sa belle couleur cuivrée et ses yeux bleus regardaient toujours aussi droit. Il avait peut-être un peu engraissé et son torse épais emplissait, à faire craquer les coutures, son éternelle redingote bleue, tiraillant les énormes boutons dorés qui, d’ailleurs, n’étaient autres, et Marianne le constata avec stupeur, que des doublons d’or espagnols que l’on avait percés à cet usage.

On trinqua, rituellement, à la santé de l’Empereur, puis l’on but le porto en silence tout en grignotant des biscuits au gingembre, parfaitement aériens, qui parurent à la voyageuse la meilleure chose du monde. Après quoi, Surcouf saisit une chaise, s’installa dessus à califourchon et considéra sa jeune amie avec un sourire encourageant.

— Je vous ai demandé quel bon vent vous amenait mais, à voir votre mine, j’ai plutôt l’impression que c’est un petit grain ! Je me trompe ?

— Dites une tempête et vous serez près de la vérité ! Au point même que je me reproche d’être venue jusqu’ici. J’ai peur, maintenant, de vous gêner... ou encore que vous me jugiez mal !

— Ça, c’est impossible ! Et quel que soit le motif qui vous amène, je vous dis tout de suite que vous avez eu raison de venir ! Vous avez trop de délicatesse pour me dire en face que vous avez besoin de moi, mais moi je n’ai aucune honte à me rappeler que je vous dois la vie ! Alors parlez, Marianne ! Vous savez très bien que vous pouvez me demander n’importe quel service !

— Même... de m’aider à faire évader un forçat du bagne de Brest ?

Malgré sa maîtrise sur lui-même, il eut tout de même un haut-le-corps qui traduisait une réticence et la jeune femme sentit son cœur trembler. Il répéta, détachant bien les mots :

— Le bagne de Brest ? Vous avez des connaissances dans ce ramassis de forbans ?

— Pas encore. L’homme que je veux sauver fait route vers le bagne, à l’heure qu’il est, avec la chaîne de Bicêtre. Il vient d’être condamné pour un crime qu’il n’a pas commis... Il était même condamné à mort, mais l’Empereur a fait grâce, parce qu’il est sûr qu’il n’a pas tué... et peut-être aussi parce qu’il s’agit d’un étranger ! C’est une histoire difficile... compliquée ! Il faut que je vous explique...

Déjà en déroute, elle s’embrouillait. La fatigue et l’émotion rendaient sa parole difficile et elle n’osait même plus regarder Surcouf en face. Mais d’un geste, il l’interrompait, interrogeait d’une voix rude :

— Un moment ! Un étranger ? Quel genre ?

— Un Américain ! Il est marin, lui aussi.

Le poing du corsaire s’abattant sur le dossier de la chaise, qui en craqua, lui coupa la parole.

— Jason Beaufort ! Tonnerre de sort ! Vous ne pouviez pas le dire tout de suite ?

— Vous le connaissez ?

Il se leva si brusquement que la chaise tomba à terre sans qu’il daignât la ramasser.

— Je dois connaître tous les capitaines et tous les vaisseaux dignes de ce nom des deux hémisphères ! Beaufort est un bon marin et un homme courageux ! Son procès a été une honte pour la Justice française ! J’ai, d’ailleurs, à ce sujet, écrit une lettre à l’Empereur !

— Vous ? s’écria Marianne suffoquée. Et... que vous a-t-il répondu ?

— De me mêler de ce qui me regarde ! Ou à peu près... Vous savez qu’il ne s’embarrasse pas de périphrases ! Mais vous, ce garçon, d’où le connaissez-vous ? Je vous croyais... euh... assez bien avec Sa Majesté ? Au point que j’ai songé un moment à vous écrire pour vous demander d’intervenir, mais l’affaire de faux billets m’a fait reculer, j’ai craint de vous gêner ! Or, voilà que vous venez me demander de vous aider à faire évader Beaufort, vous...

— Vous, la maîtresse de Napoléon ! acheva Marianne tristement. Les choses ont changé depuis notre dernier revoir, mon ami, et je ne suis plus si bien en cour.

— Et si vous me racontiez ça ? suggéra Surcouf en récupérant sa chaise qu’il remit sur ses pieds avant de retourner vers son coffre-cabaret. J’aime les histoires comme un vrai Breton que je suis !

Encouragée par un nouveau verre de vin généreux et une nouvelle ration de biscuits, Marianne entreprit le récit un peu embrouillé de ses relations avec Jason et de ses démêlés avec l’Empereur. Mais le porto mettait une bonne chaleur dans ses veines et elle se tira honorablement de l’épreuve à laquelle Surcouf apporta une conclusion bien dans sa manière :

— C’est vous qu’il aurait dû épouser, cet imbécile ! Au lieu de cette fille de Floride sans tripes ! Celle-là, sa mère a dû l’avoir avec un Séminole nourri à la viande d’alligator ! Vous, vous serez une vraie femme de marin ! J’ai vu ça tout de suite quand ce vieux diable de Fouché vous a tirée de la prison Saint-Lazare.

Marianne se garda bien de lui demander à quoi il avait « vu ça », mais elle prenait cette déclaration pour un grand compliment et c’est d’une voix plus assurée qu’elle demanda :

— Alors... vous voulez bien m’aider ?

— Ça ne se demande même pas ! Encore un peu de porto ?

— Ça ne se demande même pas ! riposta Marianne qui sentait une joie de vivre inattendue revenir peu à peu en elle.

Avec enthousiasme, les deux amis burent à la réalisation d’un projet dont ils n’avaient même pas encore posé le premier jalon, mais si Marianne sentait une douce euphorie l’envahir, il fallait un peu plus de trois verres de porto pour amoindrir les qualités manœuvrières de Surcouf. Le verre vidé jusqu’à la dernière goutte, il informa sa visiteuse qu’il allait la conduire dans la meilleure auberge de la ville pour y prendre un repos bien gagné, tandis qu’il verrait à s’occuper de leur « affaire ».

— Je ne peux vous garder ici, expliqua-t-il. Je suis à peu près seul dans cette maison. Ma femme et mes enfants se trouvent près de Saint-Servan, dans notre maison de Riancourt... et il est inutile de vous faire faire tout ce chemin. D’ailleurs, Mme Surcouf est une brave femme, mais vous ne la trouveriez pas très amusante. Elle est un peu sévère, un peu de rude de langage...

« Une pimbêche ! » pensa Marianne qui, tout haut, assura son hôte de sa préférence marquée pour l’auberge. Elle souhaitait passer aussi inaperçue que possible et, voyageant incognito, il eût été gênant qu’elle fût reçue dans la famille du corsaire. Elle n’ajouta pas qu’elle n’avait aucune envie de jouer les bêtes curieuses pour une bande de mioches et d’écouter les confidences amères d’une parfaite ménagère sur le prix du blé et les difficultés de ravitaillement en denrées coloniales dues au blocus. La solitude d’une bonne chambre d’auberge lui paraissait bien plus tentante !...

On se sépara sur cet accord. Surcouf confia Marianne au vieux Job Goas, son serviteur, qui était, en effet, un ancien marin. Job reçut l’ordre de conduire la jeune femme à l’auberge de la Duchesse-Anne, la meilleure de la ville, qui servait d’ailleurs de maison de poste, et de l’y recommander chaudement. Il promit de s’y rendre lui-même, plus tard dans la soirée, quand il aurait trouvé « l’homme qui nous faut ! ».

Peut-être à cause des vertus euphorisantes du vin portugais, mais peut-être aussi à cause de la joie qu’elle éprouvait de s’être acquis si aisément un allié d’un tel poids, Marianne trouva l’auberge charmante, sa chambre confortable à souhait et les odeurs qui montaient de la grande salle commune aussi appétissantes que possible. Pour la première fois, depuis bien longtemps, elle trouvait à la vie quelques couleurs agréables.

Autour de la ville close et sur le rempart le vent soufflait avec une violence accrue. La nuit qui venait serait une nuit de tempête et, dans le port, les hautes enfléchures des navires sur lesquels s’allumaient les fanaux dansaient comme des marins ivres. Mais dans la chambre de Marianne, défendue par des murs épais et les solides petits carreaux sertis de plomb de sa fenêtre, il faisait chaud, rassurant. Le lit avec ses matelas superposés couronnés d’un énorme édredon rouge sentait bon la lessive séchée au soleil sur les buissons de genêts de la lande. Lassée par une longue route dans le mauvais temps, Marianne eut envie de s’y étendre tout de suite, mais les biscuits au gingembre et le porto lui avaient ouvert l’appétit. Elle se sentait une faim de loup, encore aiguisée par les fumets de cuisine qui envahissaient toute la maison. Et puis Surcouf lui avait conseillé de se faire servir dans la grande salle, afin qu’il n’eût pas à se faire conduire à sa chambre quand il arriverait avec l’homme qu’il était allé chercher. C’était d’ailleurs une auberge des plus convenables où une dame pouvait souper sans crainte d’être importunée, mais, pour plus de sûreté, Marianne décida que Gracchus souperait avec elle afin d’être à même de la défendre des fâcheux toujours possibles, tandis qu’elle attendrait Surcouf et son ami.

Installés à une petite table, non loin de l’énorme cheminée où une servante, portant le gracieux hennin de dentelle des femmes de Pléneuf, faisait sauter des crêpes au moyen d’une poêle à long manche, la princesse Sant’Anna et son cocher se régalèrent sans remords d’huîtres de Cancale, de gros crabes « dormeurs » servis avec du beurre salé et d’une vaste cotriade aux herbes qui embaumait. Les traditionnelles crêpes dorées et du cidre mousseux complétèrent ce repas.

Marianne et Gracchus en étaient à déguster un odorant café tandis qu’un peu partout, autour d’eux, s’allumaient les pipes bourrées de fin tabac de Porto Rico, quand la porte basse s’ouvrit sous la main vigoureuse de Surcouf. Un tonnerre d’acclamations joyeuses salua son entrée, mais Marianne n’y prit pas garde. Toute son attention était retenue par l’homme qui venait derrière le corsaire. Le caban, au col relevé, qui l’empaquetait cachait en partie son visage, mais ce visage, elle le connaissait trop pour ne pas en deviner le propriétaire, même s’il avait porté fausse barbe et chapeau à large bord, ce qui n’était pas le cas. L’homme « qu’il nous faut », c’était Jean Ledru !

14 LA NEUVIEME ETOILE...

Dans la petite maison de Recouvrance, qui avait été celle de Nicolas Mallerousse, Marianne avait commencé son attente. Elle espérait deux choses : la chaîne des forçats, d’abord, dont le voyage de plus de vingt jours devait tirer à sa fin, ensuite le Saint-Guénolé, le chasse-marée de Jean Ledru qui, en longeant la côte, devait, depuis Saint-Malo, gagner d’abord le petit port du Conquet, où il stationnerait, puis la rade de Brest.

Malgré le mauvais temps, le jeune marin avait pris la mer avec un équipage de-dix hommes solides, le matin même où, devant l’auberge de la « Duchesse-Anne », Surcouf avait mis Marianne en voiture avec de vigoureux souhaits de bon voyage.

Mais la veille, en le voyant resurgir dans sa vie, Marianne avait mis un moment à décider si elle était contente ou pas de remettre le sort de Jason entre les mains du garçon auquel elle devait sa première et désagréable expérience amoureuse, plus quelques ennuis d’autre sorte. Alors, devant la mine anxieuse de Marianne, Surcouf s’était mis à rire tout en poussant Ledru vers la jeune femme.

— Il est revenu chez moi en mars dernier avec une lettre personnelle de l’Empereur qui me demandait de le reprendre... à votre requête. Alors, on s’est raccommodés, nous deux, et, depuis, on n’a jamais cessé de vous en être reconnaissants. La guerre d’Espagne, malgré la belle conduite qu’il y a eue, n’était pas pour Jean parce que sur terre il n’est pas chez lui. Et moi, j’ai été content de retrouver un bon marin !

Un peu gênée à cause du caractère volcanique dont leurs relations passées avaient toujours été marquées, Marianne avait tendu la main à son ancien compagnon d’infortune.

— Bonjour, Jean, cela me fait plaisir de vous revoir.

Il avait pris la main offerte sans sourire. Ses yeux clairs, qui avaient l’air de deux fleurs de myosotis sous leurs paupières aux cils décolorés par la mer, demeuraient méditatifs dans ce visage resté familier avec sa peau tannée et sa courte barbe blonde et Marianne, un instant, s’était demandé comment il allait réagir. Lui en voulait-il toujours ? Et puis, d’un coup, le visage immobile s’était mis à vivre tandis qu’entre barbe et moustache éclatait un sourire franc.

— A moi aussi ça fait plaisir, dame oui ! Et plus encore si je peux vous rendre ce que vous avez fait pour moi.

Allons ! Tout irait bien ! Elle avait voulu, alors, le mettre en garde contre le danger grave qu’il allait courir en tentant de s’opposer ainsi à la justice impériale, mais, comme Surcouf, il n’avait rien voulu entendre.

— L’homme qu’il faut sauver est un marin et M. Surcouf dit qu’il est innocent. Je n’en demande pas plus, ça me suffit et la question est réglée. Reste à savoir, maintenant, comment nous allons nous y prendre...

Durant deux longues heures, les trois hommes et la jeune femme, accoudés à une table autour d’un pot de café et d’une pile de crêpes, établirent les grandes lignes de leur plan, qui comportait une large part d’audace. Mais si l’inquiétude et le doute apparaissaient de temps à autre dans les yeux verts de Marianne, dans les yeux également bleus des deux Bretons et du Parisien dansaient seulement les flammes de l’enthousiasme et l’excitation de l’aventure, si brillantes que la jeune femme avait bientôt cessé toute objection. Elle s’était contentée d’en présenter une, ultime, quand il avait été question du chasse-marée Saint-Guénolé.

— Ces chasse-marée sont de petits bateaux, il me semble, trop petits pour gagner l’Amérique. Ne croyez-vous pas qu’un navire plus grand...

Elle avait alors rappelé, offre que Surcouf avait déjà repoussée avec un superbe dédain, sa proposition d’acheter un bateau. Mais, une fois encore, le roi des corsaires lui avait gentiment fait comprendre qu’elle n’y entendait rien.

— Pour passer inaperçus et pour faire quitter Brest rapidement à quelqu’un de particulièrement pressé, ce type de navire, qui navigue très près du vent et tient bien la mer, sera l’idéal, surtout dans les parages difficiles du Fromveur et de l’Iroise. La suite me regarde ! Soyez tranquille, il y aura un bateau en temps voulu pour l’Amérique.

Il avait bien fallu que Marianne se contentât de cette affirmation et l’on s’était séparés pour prendre un peu de repos. Tout le temps qu’avait duré cette longue conversation, Marianne avait observé Jean Ledru, cherchant à deviner sur ses traits peu mobiles s’il était enfin guéri de l’amour, destructeur et néfaste pour tous deux, qu’il lui avait porté. Elle n’avait rien pu lire mais, au moment de se séparer, c’était lui-même qui, avec un sourire moqueur, l’avait renseignée. En se levant pour rendosser son caban, il avait déclaré, s’adressant apparemment à Surcouf, mais, en réalité, à la jeune femme :

— Vous rentrerez bien tout seul, cap’taine ? Si je mets à la voile avec la marée, faut que j’aille dire adieu à Marie-Jeanne ! Dame, j’ignore combien de temps ça va nous prendre, cette affaire, et un marin ne doit jamais partir sans embrasser sa promise.

Le coup d’œil qui avait accompagné la phrase était plein de malice et visait Marianne. Il signifiait, clair comme le jour : « Pas la peine de vous tourmenter ! Nous deux c’est bien fini. Il y a une autre femme dans ma vie... » Elle en éprouva tant de joie que ce fut avec un grand sourire qu’elle serra, bien franchement, la main calleuse du garçon. Et ce fut pleinement rassurée sur la suite de leurs relations qu’elle reprit, avec Gracchus, sous une pluie qui semblait ne vouloir jamais cesser, la route de Brest.

Depuis qu’elle était arrivée dans le grand port de guerre, elle s’était efforcée de passer aussi inaperçue que possible. Gracchus avait dirigé sa voiture directement vers la maison de poste des Sept-Saints et l’y avait laissée. C’était une voiture de louage qui retournerait vers Paris avec un prochain voyageur. Puis, les bagages chargés sur une brouette, lui et Marianne, vêtus modestement, étaient descendus jusqu’à la grève, devant le château, pour y prendre le bac de Recouvrance. Le chemin, que Marianne connaissait depuis son séjour chez Nicolas, était ainsi beaucoup plus court que par le pont qui les eût obligés à longer la Penfeld jusqu’à l’Arsenal, en passant non loin des grands murs tristes du bagne et des ateliers de corderie.

Un pêcheur, portant le bonnet bleu des hommes de Goulven, avait abandonné le filet qu’il raccommodait pour les passer dans sa barque. Il faisait presque beau, ce jour-là. Un vent froid mais pas trop violent gonflait les voiles rouges des barques de pêche qui se dirigeaient vers le Goulet et faisait claquer les étendards sur les grosses tours rondes du château. Au plein du courant, le passeur avait scié des deux avirons pour laisser passer une grosse chaloupe remorquant une frégate aux voiles ferlées qui rentrait, hautaine dans son éclat guerrier. Sous les sifflets des comités, les rameurs tiraient farouchement sur leurs pelles. Tous étaient des forçats en veste et bonnet rouge. Certains même portaient avec une sorte d’orgueil le bonnet vert des « perpétuité » sur lequel, comme pour les « à temps », une plaque de fer indiquait leur numéro matricule. Et Marianne, assise sur le banc de bois rugueux, les avait regardés passer avec un sentiment bizarre d’angoisse et de répulsion. Les galères n’existaient peut-être plus, mais ces hommes-là étaient encore des galériens, et Jason allait bientôt prendre sa place parmi eux. Il avait fallu que Gracchus l’arrachât à sa lugubre songerie.

— Ne les regardez donc pas, mademoiselle Marianne ! Vous n’en serez pas plus heureuse !

— Dame non ! avait opiné le passeur en remettant sa barque en mouvement, c’est point un spectacle pour une jeune dame ! Seulement, ici, la chiourme elle fait tout ! Ceux qui ne s’occupent pas du chargement des navires travaillent à la corderie ou à la voilerie. Y en a d’autres qui enlèvent les ordures, d’autres qui trimbalent les boulets et les tonneaux de poudre. On n’voit guère qu’eux ici, dame oui !... Vous finirez par n’plus seulement les r’marquer !

Cela, Marianne en doutait, même si elle devait rester dix ans !

Dûment rétribué, le bonhomme leur avait souhaité le bonsoir et leur avait assuré qu’il serait toujours à leur service.

— Mon nom, c’est Conan, avait-il ajouté. Y a qu’à m’appeler depuis ce rocher et j’arrive.

Suivie de Gracchus, qui avait chargé une malle sur son épaule, et d’un gamin qui transportait deux sacs de voyage, Marianne s’était engagée dans les ruelles en escalier de Recouvrance, en direction de la tour de la Motte-Tanguy. Il y avait plus d’une année maintenant qu’elle avait quitté Brest par la malle-poste, mais elle retrouvait son chemin aussi aisément que si elle était partie la semaine précédente.

Du premier coup d’œil, non loin de la tour, elle reconnut la petite maison de Nicolas avec son chaînage de granit, ses murs blanchis à la chaux, sa haute lucarne triangulaire et son petit jardin de curé d’où l’hiver avait chassé les fleurs. Rien n’avait changé. Pas davantage, d’ailleurs, la bonne Mme Le Guilvinec, la voisine qui, depuis des années, tenait le ménage de l’agent secret sans avoir jamais rien soupçonné de ses activités réelles.

Prévenue par lettre, la digne femme avait surgi de sa maison dès que Marianne et son escorte étaient apparus dans son champ de vision, les bras ouverts et la joie peinte sur sa longue figure un peu masculine que surmontait d’étrange façon la coiffe traditionnelle des femmes de Pont-Croix, une sorte de menhir de dentelle solidement attaché sous le menton. Et les deux femmes s’étaient embrassées en pleurant, chacune d’elles évoquant la lourde silhouette de l’homme qui, une fois déjà, les avait réunies.

Une étrange impression de retour au bercail s’était emparée de Marianne quand elle avait franchi le seuil de la petite maison de Nicolas. Les vieux meubles bien cirés, les cuivres étincelants, la collection de pipes, les petites statuettes des Sept-Saints disposées sur une étagère, les bouquins usagés et, pendue à une poutre du plafond bas, une petite galère construite dans une grosse bouteille, tous ces objets lui étaient familiers. Elle s’y installa plus aisément encore qu’elle ne l’avait fait dans les splendeurs rénovées de l’hôtel d’Asselnat, passant le plus clair de ses heures dans le jardin dépouillé, lorsque le temps le permettait, enveloppée d’un grand châle noir, à surveiller la rade et les quais de la Penfeld.

Elle n’avait rien à faire qu’à attendre puisque la question du navire avait été réglée une fois pour toutes par Surcouf. Gracchus, qu’elle avait présenté comme son jeune valet sans lui attribuer une quelconque spécialité, n’avait pas grand-chose pour s’occuper dans une si petite maison. Et, tout le jour, il courait la ville, errant interminablement autour du bagne et dans le quartier misérable de Keravel dont les masures et les ruelles tortueuses s’étendaient entre la riche et commerçante rue de Siam et les murs rébarbatifs du pénitencier. Aussi, la compagnie de Marianne, en dehors des heures où Mme Le Guilvinec venait s’installer en face d’elle, pour tricoter interminablement au coin du feu, se bornait-elle à celle du chat de l’excellente femme qui avait adopté la solitaire et aimait à s’installer en rond sur la pierre de l’âtre pour y dormir.

Le temps paraissait arrêté. Décembre était commencé et les grandes tempêtes secouaient jusqu’à l’intérieur du Goulet les flots gris de la rade. Les soirs où le vent soufflait avec plus de rage encore que de coutume, Mme Le Guilvinec délaissait ses pelotons de laine et prenait son chapelet qu’elle égrenait sans bruit à l’intention des pêcheurs et des marins au péril de la mer. Pensant alors au chasse-marée de Jean Ledru, Marianne, elle aussi, priait...

Un soir où le furtif soleil d’hiver disparaissait dans la brume vers les îles, la ville s’emplit d’une rumeur si forte qu’elle domina les bruits du port, les sifflets des comités et les manœuvres lancées à pleine gorge dans les porte-voix. Marianne réagit à ce brouhaha confus avec la promptitude d’un cheval de bataille qui entend la trompette. Saisissant sa grande mante à capuchon, elle s’élança au-dehors sans rien entendre de ce que lui criait sa voisine. Sautant de pierre en pierre, elle dégringola les petites rues tracées entre les jardinets jusqu’à la grève et arriva juste à temps pour voir la première charrette déboucher de la rue de Siam et tourner sur le quai en direction du bagne.

Malgré la distance, elle reconnut aussitôt les uniformes des gardes-chiourme et les longs véhicules à grosses roues sur lesquels les hommes semblaient plus tassés et plus misérables encore qu’au départ. Mais les ombres du soir se faisaient déjà denses et bientôt le lamentable cortège disparut dans les écharpes de brouillard qui montaient de «la rivière. Frissonnante sous l’ample cape de laine épaisse qu’elle serrait étroitement autour d’elle, Marianne rentra chez elle pour y attendre Arcadius. Puisque la chaîne était là, le vicomte ne devait plus être loin. Un instant, elle avait été tentée d’aller jusqu’au pont de Recouvrance pour l’y guetter mais s’il prenait le bac comme elle l’avait fait elle-même, elle attendrait en vain.

Il arriva, guidé par Gracchus qu’il avait trouvé à la porte même du bagne, au moment où Mme Le Guilvinec fermait les volets, tandis que Marianne, penchée sur la marmite pendue dans l’âtre, remuait doucement une épaisse soupe au lard qui embaumait.

— Voilà enfin mon oncle qui arrive de Paris, madame Le Guilvinec, dit seulement la jeune femme pendant que la Bretonne s’affairait au-devant du voyageur. Il a fourni une longue route. Il doit être bien las !

Arcadius, en effet, montrait un visage tiré par la fatigue dans lequel le regard, assombri, alerta tout de suite Marianne. Son silence, aussi, était inquiétant. Il s’était contenté de remercier la brave femme de son accueil, puis il était allé s’asseoir sur la pierre de l’âtre où le chat s’était poussé pour lui faire place et il avait tendu ses mains aux flammes sans plus rien dire.

Tandis que Marianne, soucieuse, le regardait en silence, Mme Le Guilvinec se précipitait pour mettre la table, mais Gracchus, au passage, l’arrêta.

— Laissez, madame. Je ferai ça moi-même.

Peu bavards, les Bretons sont rarement indiscrets. La veuve de Pont-Croix comprit que ses voisins avaient besoin d’être seuls et elle se hâta de leur souhaiter la bonne nuit en prenant pour prétexte qu’elle voulait aller entendre le salut à la chapelle proche. Saisissant son chat par la peau du cou, elle disparut dans la nuit. Déjà, Marianne était à genoux auprès de Jolival qui avait laissé tomber sa tête dans ses mains avec lassitude.

— Arcadius ! Qu’y a-t-il ? Vous êtes malade ?...

Il releva la tête et lui adressa, pour la rassurer, un pâle sourire qui ne fit qu’aggraver ses craintes.

— Il est arrivé quelque chose à Jason ? demanda-t-elle soudainement ravagée d’angoisse, ils me l’ont...

— Non, non... Il est vivant ! Mais il est blessé, Marianne, et assez sérieusement !

— Blessé ? Mais comment ? Pourquoi ?

Arcadius, alors, raconta ce qui s’était passé. A la halte de Pontorson, l’un des compagnons de chaîne de Jason, un jeune garçon de dix-huit ans qui avait pris la fièvre, réclamait de l’eau pour étancher la soif qui le brûlait. L’un des argousins, pour s’amuser, lui avait déversé un pot d’eau sur la tête avant de lui allonger des coups de pied dans les côtes. Ce spectacle avait mis Jason en fureur. Il s’était élancé sur l’homme et l’avait jeté à terre à coups de poing. Puis, le maintenant au sol sous son genou, il avait entrepris de l’étrangler mais les camarades de l’argousin étaient accourus à la rescousse. Les fouets étaient entrés en danse et l’un des gendarmes avait tiré son sabre.

— Il a été blessé à la poitrine, ajouta Jolival. Ces brutes l’auraient tué si, à la voix d’un des condamnés, un certain Vidocq, les autres forçats n’avaient fait masse autour de lui et ne l’avaient protégé. Mais le reste du voyage a été un véritable enfer...

— Est-ce... qu’on ne l’a pas soigné ?

Jolival fit signe que non, puis il ajouta :

— Aux haltes seulement, ses compagnons faisaient de leur mieux mais, pour les punir, on les a obligés à faire deux étapes... à pied. J’ai cru qu’il n’arriverait pas vivant.

— C’est horrible ! balbutia Marianne d’une voix blanche.

Assise sur ses talons, tout le corps affaissé, elle regardait sans le voir le décor familier. Ce qu’elle voyait, c’était une route battue par la pluie et le vent où un homme blessé et chargé de chaînes se traînait, soutenu par un ou deux autres fantômes humains aussi épuisés que lui-même. Elle ajouta :

— Il n’y résistera pas ! Ils vont le tuer ! Y a-t-il seulement un hôpital pour ces malheureux ?

Ce fut Gracchus qui répondit :

— Il y en a un au bagne. Mais je croyais que la chaîne, avant d’arriver, subissait une visite médicale au lazaret de Pont-à-Lézen, tout près d’ici ?

— Ses gardiens n’ont pas voulu l’y laisser. On s’évade assez facilement du lazaret. Et l’homme qu’il a attaqué s’est opposé à ce qu’il reste là-bas. Il dit qu’on le soignera suffisamment au bagne pour qu’il puisse supporter la punition qu’il réclamera contre lui... Cet homme n’est qu’une brute haineuse. Il ne sera satisfait que lorsqu’il aura obtenu gain de cause.

— La punition ? Quelle punition ?

— La bastonnade et le cachot où Jason peut être condamné à demeurer plusieurs mois si le bâton ne l’assomme pas ! Et l’on ne s’évade pas d’un cachot.

L’épouvante avait remplacé chez Marianne l’attente qui avait été relativement paisible grâce aux espoirs solides qu’elle avait emportés de Saint-Malo. Mais elle comprenait maintenant que Jason était prisonnier d’une machine effrayante et inexorable, à laquelle il serait difficile de l’arracher, et qui menaçait de le broyer. Son état actuel interdisait toute tentative d’évasion et il ne guérirait, s’il guérissait, que pour tomber dans un état pire encore.

Tandis qu’elle rêvait ainsi lugubrement, Gracchus, avec un juron, rendossait le caban de marin qu’il avait acheté pour se confondre mieux avec la population du grand port, enfonçait jusqu’aux oreilles son bonnet de laine brune. D’un pas rapide, il se dirigea vers la porte.

Marianne d’un mot l’arrêta :

— Où vas-tu à cette heure ?

— A Keravel. Il y a, près des portes du bagne, un cabaret où vont boire les gardes-chiourme. J’y vais souvent et je m’y suis fait une connaissance, un certain sergent La Violette qui n’aime rien tant que la bouteille. Avec un boujaron de rhum, j’en tire les renseignements que je veux... et je veux savoir ce qu’il est advenu de M. Jason.

A ces paroles, un éclair s’alluma dans le regard découragé de Jolival.

— Voilà une connaissance utile. Tu as bien travaillé, mon gars ! Va seul pour ce soir, mais demain j’irai t’aider à abreuver ce militaire.

Lorsque le jeune garçon revint, deux heures plus tard, Marianne et Jolival étaient toujours dans la salle commune. Lui fumait en silence auprès du feu et elle, incapable de tenir en place, achevait de ranger la vaisselle pour tromper son énervement. Les nouvelles que le sergent La Violette avait extraites de son gobelet de rhum confirmaient en tous points celles de Jolival, mais avec quelque amélioration : l’un des condamnés, blessé, avait été hospitalisé immédiatement. Par chance pour lui, le jeune chirurgien affecté à la surveillance médicale du bagne se trouvait encore là au moment de l’arrivée de la chaîne. Un récidiviste de l’évasion, que l’on ramenait au bagne et qui le connaissait, l’avait alerté et il avait tout de suite examiné le prisonnier blessé.

« François Vidocq, songea Marianne. Encore lui ! »

Mais c’était avec gratitude maintenant qu’elle évoquait la nonchalante silhouette du curieux prisonnier qui l’avait tellement exaspérée à la Force. Pour un peu, elle l’eût hébergé dans ses prières puisque Jason lui devait d’être encore en vie à l’heure présente. Mais pour combien de temps ? La haine de cet homme qu’il avait frappé devait l’envelopper d’une garde vigilante et, durant les jours à venir, elle allait entretenir dans l’âme de la jeune femme une crainte imprécise mais perpétuelle.

Ces jours-là, un observateur extérieur les eût trouvés calmes et semblables les uns aux autres jusqu’à la monotonie rythmée par les cloches des églises et le canon du château. Les occupants de la petite maison vivaient en gens rangés, chacun vaquant à de menues occupations ménagères coupées de promenades où l’on voyait l’oncle et la nièce marcher gravement, bras dessus, bras dessous, dans les rues de la ville ou sur l’esplanade du château, visitant le port et les vieux quartiers. Le jeune valet, en dehors de son service, musait longuement, le nez en l’air, comme il convenait à un garçon de son âge. Il restait des heures sur les quais de la Penfeld, regardant les forçats charger les boulets et les grenades à bord des vaisseaux de guerre, ou bien enrouler les cordages neufs qui sortaient des mains de leurs camarades, travailler aux navires que l’on radoubait ou empiler, près du chantier maritime, les énormes pièces de bois fraîchement taillées qui apportaient l’odeur de leurs forêts natales. Mais toutes ces promenades apparemment innocentes avaient un double but ; apprendre le plus de nouvelles possible et surtout guetter l’arrivée du Saint-Guénolé.

Le chasse-marée avait un retard inexplicable. D’après les calculs de Jolival, il aurait dû faire son apparition depuis au moins une semaine et ce délai qu’elle supportait mal inquiétait Marianne. La mer avait été si dure, ces temps derniers ! Qui pouvait dire si le petit navire avait pu franchir sans encombre la passe du Fromveur que l’on disait si dangereuse, doubler le promontoire de Saint-Mathieu et atteindre le petit port du Conquet sans que la tempête l’eût drossé sur les rochers ? Les pêcheurs eux-mêmes ne sortaient guère et l’on disait, sur les quais et dans les cabarets, que, depuis quinze jours, aucune nouvelle n’était arrivée des îles. La mer sauvage, comme elle le faisait souvent l’hiver, avait coupé Molène et Ouessant du continent...

Pourtant, quand la porte et les volets de la maison étaient bien clos, ses occupants se livraient à des tâches moins innocentes. Jolival avait passé des heures à découper soigneusement de gros sous de bronze, larges et épais à souhait, et à les reconstituer après avoir caché à l’intérieur des pièces d’or, la possession d’une certaine somme étant pour le bagnard une arme indispensable. Il avait aussi reproduit, en acier tranchant, la plaque-matricule en laiton que chaque forçat portait à son bonnet, après avoir appris, du sergent La Violette, le numéro sous lequel était enregistré Jason. Cette plaque, grâce à des dents de scie minuscules, était désormais capable de scier les fers. Quant à Marianne, elle avait appris à cuire le pain et deux grosses miches étaient déjà parties pour le bagne, toujours grâce à La Violette. Dans chacune d’elles, une pièce de vêtement civil était dissimulée...

Le soir venu, Jolival et Gracchus se glissaient hors de la maison et gagnaient le cabaret de la « Fille de la Jamaïque » à Keravel où ils étaient désormais considérés comme des habitués. Les nouvelles qu’ils rapportaient étaient d’ailleurs encourageantes : le blessé se rétablissait lentement mais sûrement. Sa jeunesse et sa vigoureuse constitution prenaient le dessus. Le danger d’infection était écarté. De plus, selon Arcadius comme d’ailleurs selon le chirurgien du bagne, la proximité de la mer était excellente pour la guérison des blessures. Mais Marianne n’imaginait tout de même pas sans frissonner le mince lit de varech sur lequel reposait, toujours enchaîné, car les forçats ne quittaient jamais leurs entraves, l’homme qu’elle aimait.

Le jour de Noël approchait, il tombait cette année-là un mardi. Aussi, le vendredi précédent, qui, comme tous les vendredis, était jour de marché à Brest, Marianne accompagna-t-elle Mme Le Guilvinec rue de Siam pour y faire les emplettes nécessaires à la préparation de ce grand jour de fête, le plus cher peut-être au cœur des Bretons. Il eût paru suspect que la nouvelle habitante de Recouvrance agît autrement que ses voisins.

Il faisait un temps doux mais brumeux. Le brouillard jaune enveloppait toutes choses et l’animation toujours très vive, rue de Siam, les jours de marché, en recevait une impression d’étrangeté. Les costumes rayés des marins en chapeaux de cuir verni et les riches costumes des paysannes si vivement colorés et si différents suivant leur village d’origine y devenaient comme irréels. Les filles du Léon, coiffées de hennins et enveloppées jusqu’aux talons de longs châles à franges, y prenaient une allure de magiciennes de légende et celles de Plouaré, couvertes de broderies rouge et or, paraissaient autant de vierges d’église descendues de leurs niches. Il n’était jusqu’aux plus vieilles, dans leurs atours sombres, qui n’en fussent idéalisées comme des formes surnaturelles venues du fond des âges. Les hommes, en gilet brodé, larges braies plissées et chapeaux ronds, étaient aussi joyeusement colorés.

Tandis que, sur les pas de Mme Le Guilvinec, Marianne errait d’un étal d’huîtres à un monticule de choux, elle vit venir au-devant d’elle un tombereau chargé de détritus. Quatre forçats, dont un coiffé du bonnet vert des irréductibles, le poussaient ou le tiraient sous l’œil amorphe d’un garde-chiourme qui les suivait nonchalamment en habitué, le nez en l’air et les mains au dos, sans souci de son sabre qui lui battait les mollets. Personne ne faisait attention au groupe. Pour les gens de Brest, des forçats au travail, c’était le pain quotidien. Certains même leur montraient quelque cordialité, comme à de vieilles connaissances.

C’était apparemment le cas de l’homme au bonnet vert, car, au passage, un shipchandler qui fumait sa longue pipe en terre, au seuil de sa boutique, lui adressa un signe amical. Le bagnard répondit d’un geste de la main et Marianne, tout à coup, reconnut Vidocq. Il était maintenant tout proche. Attirée comme un aimant, elle ne put résister au désir de capter son attention. Mme Le Guilvinec venait de s’arrêter sous le parapluie d’un maraîcher pour causer avec une vieille coiffée d’un menhir, semblable au sien, et ne s’occupait pas de sa compagne. Marianne leva la main.

Le regard vif du forçat accrocha le sien aussitôt. Il eut un demi-sourire, montrant qu’il l’avait reconnue et, d’un signe de tête, il lui désigna le coin de la prochaine rue où un tas d’immondices attendait qu’on l’enlevât. Puis tournant la tête vers le comité qui bâillait derrière le tombereau, il fit avec un caillou le geste de faire sauter une pièce clans sa main. Marianne comprit qu’il lui donnait rendez-vous auprès du tas d’ordures et que, moyennant une obole, elle pourrait échanger quelques mots avec lui.

Vivement, elle se glissa entre deux groupes sans être vue de sa compagne, courut vers le coin de la ruelle et attendit que le tombereau arrivât à sa hauteur. Alors, tirant une pièce d’argent de sa bourse, elle la mit dans la main du gardien en murmurant qu’elle voulait dire un mot à l’homme au bonnet vert.

L’homme haussa les épaules et eut un petit rire égrillard.

— Sacré Vidocq ! Il les aura donc toutes, alors ! Allez-y la belle, mais faites vite, vous avez une minute... pas plus !

L’entrée de la ruelle était sombre. Ce n’était qu’un étroit boyau que le brouillard emplissait de nuages. Marianne y entra tandis que le forçat, avec un sinistre bruit de chaîne, s’adossait à la muraille d’ardoises, à demi caché par un petit calvaire de bois qui ornait l’angle de la maison. Haletante, comme si elle avait longtemps couru, Marianne demanda :

— Avez-vous des nouvelles ?

— Oui. Je l’ai vu ce matin. Il va mieux, niais il n’est pas encore guéri.

— Combien de temps encore ?

— Au moins une semaine, dix jours peut-être.

— El après ?

— Après ?

— Oui... On m’a dit qu’il devait... subir un châtiment.

Le forçat haussa les épaules d’un geste lourd de fatalisme.

— Il aura sûrement droit à la bastonnade ! Tout dépend de l’homme qui la lui appliquera... S’il va doucement, il peut la supporter.

— Mais moi, je ne peux même pas en supporter l’idée ! Il faut qu’il s’évade... avant ça ! Sinon, ensuite, il sera estropié, peut-être, ou peut-être pire !

Preste comme un serpent, la main du bagnard quitta la poche de sa veste de toile rouge et vint s’abattre sur le bras de la jeune femme.

— Plus bas, donc ! gronda-t-il. Vous parlez de ça comme s’il s’agissait d’aller à la messe ! On y pense, soyez tranquille ! Avez-vous un bateau ?

— J’en aurai un... enfin, je crois ! Il n’est pas encore arrivé et...

Vidocq fronça les sourcils.

— Sans bateau ce n’est pas possible. A peine l’alerte est-elle donnée au bagne que tous les gens d’alentour se lancent à la curée. Faire reprendre un « fagot en cavale » ça rapporte cent francs... et il y a, près du bagne, un campement de bohémiens qui ne sont là que pour ça ! Des vrais molosses ! Dès que le canon donne l’alerte, ils prennent des faux et des fourches et courent à la chasse.

Le tombereau avait fini de charger son tas de détritus que les forçats avaient dû tasser tant bien que mal et le comité passait la tête derrière la croix.

— C’est fini, Vidocq ! On y va...

L’homme obéit, quitta sa pose de repos et gagna le coin de la rue.

— Quand votre bateau arrivera, faites-le dire à Kermeur, le cabaretier de la « Fille de la Jamaïque ». Mais tâchez que ce soit dans dix jours au plus tard-une semaine au plus tôt !...Kenavo[4].

Sans plus s’occuper de Mme Le Guilvinec, qui d’ailleurs avait disparu et devait la chercher quelque part dans le marché, Marianne redescendit vers l’esplanade du château. Elle voulait rentrer tout de suite à Recouvrance pour raconter à Jolival ce qui venait de se passer. Malgré la pente de la rue et les galets ronds qui la pavaient et que l’humidité rendait glissants, elle courait presque paroles de Vidocq tournaient dans sa tête : « Dans dix jours au plus tard, une semaine au plus tôt. » Et Ledru n’était pas là... et il ne viendrait peut-être jamais !... Il fallait, dès maintenant, faire quelque chose, trouver un bateau... Il n’était plus possible d’attendre davantage ! Il avait dû arriver quelque chose au Malouin et d’autres dispositions urgentes s’imposaient...

Heureusement, le vieux Conan, le passeur, était de ce côté-là de la rivière, fumant sa pipe, assis sur un rocher aussi placidement que par le plus beau soleil et crachant dans l’eau de temps en temps. S’il avait été de l’autre côté, Marianne, hors d’elle-même, aurait été capable de se jeter à l’eau pour passer plus vite. Elle sauta dans la barque avant même que le bonhomme n’eût remarqué qu’il avait une cliente.

— Vite ! ordonna-t-elle. Faites-moi passer !

— Bah ! fit le bonhomme en haussant les épaules, vous prendrez bien le temps de mourir ? Ces jeunesses ! Faut toujours que ça coure...

Mais il manœuvra ses avirons plus énergiquement que d’habitude et, quelques instants plus tard, Marianne, lui jetant une pièce au vol, sautait sur les rochers et prenait sa course vers sa maison. Elle s’y engouffra en trombe mais à peu près hors d’haleine. Debout près de la table, Jolival causait avec un pêcheur qui avait posé sur la table un plein panier de maquereaux à reflets bleus. L’odeur du poisson frais emplissait la pièce mêlée à celle du feu de bois.

— Arcadius ! lança Marianne, il faut trouver un bateau tout de suite. J’ai vu...

Elle n’alla pas plus loin. Les deux hommes s’étaient retournés vers elle et elle s’apercevait que le pêcheur n’était autre que Jean Ledru.

— Un bateau ? fit-il de sa voix tranquille. Pour quoi faire ? Le mien ne vous suffit pas ?

Les jambes coupées, elle se laissa tomber sur le banc, dégrafa sa mante qui l’étouffait et rejeta en arrière le bonnet de linon qui couvrait ses cheveux.

— J’ai cru que vous ne viendriez plus, qu’il vous était arrivé quelque chose... je ne sais trop quoi ! soupira-t-elle.

— Non, tout s’est bien passé ! Seulement j’ai dû relâcher quelques jours à Morlaix. L’un de mes hommes... était malade.

Il avait hésité sur l’explication, mais Marianne était trop heureuse de le voir pour s’attacher à une impression aussi mince.

— Peu importe puisque vous voilà, dit-elle. Le bateau est ici ?

— Oui, près de la tour de la Madeleine. Mais je repars dans un moment pour le Conquet.

— Vous repartez ?

Du geste, Jean Ledru désigna le panier de maquereaux.

— Je suis un simple pêcheur qui vient vendre son poisson et je n’ai, apparemment, rien à faire dans le port de Brest en dehors de mon métier. Mais soyez sans crainte, je reviens demain. Tout est-il prêt, ainsi que nous l’avions décidé à Saint-Malo ?

En quelques mots, Arcadius d’abord, Marianne ensuite le mirent au courant de tout ce qui s’était passé et qu’il ignorait encore : la blessure de Jason, l’impossibilité où il était de fournir, avant une semaine, l’effort nécessaire à sa libération et aussi la menace qui pesait sur lui dès qu’il serait à peu près guéri et qui laissait une si étroite marge de temps pour le tirer du bagne. Jean Ledru écouta tout cela sourcils froncés, mâchonnant avec une irritation croissante les pointes de sa moustache. Quand Marianne eut fini de relater sa récente conversation avec Vidocq, il frappa la table du poing, si violemment que les poissons sautèrent hors de leur prison d’algues et de joncs.

— Vous n’oubliez qu’une chose, qui cependant a son importance : la mer. On n’en fait pas ce que l’on veut et, dans une semaine, le temps sera si mauvais que l’Iroise deviendra impraticable. Il faut qu’avant cinq jours le prisonnier soit à bord du navire qui viendra le prendre au Conquet.

— Un navire ? Quel navire ?

— Que vous importe ? Celui qui doit lui faire passer l’océan, bien sûr ! Il sera à Ouessant dans trois jours et il n’est pas question qu’il s’y maintienne longtemps sans que les gardes-côtes le repèrent. Nous partirons la nuit de Noël.

Marianne et Jolival se regardèrent, interdits. Ledru devenait-il fou ou bien n’avait-il rien compris à ce qu’on lui avait dit ? Ce fut la jeune femme qui se chargea, doucement, de répéter :

— Jean, nous vous avons dit qu’avant une semaine au moins Jason n’aurait pas la force nécessaire à grimper le long d’une corde ou à escalader un mur ou à faire aucun des gestes violents que nécessite une évasion.

— Il a au moins la force de scier la chaîne qui l’attache à son lit, j’imagine ? Surtout si, comme vous me l’avez dit, vous lui avez fait parvenir les outils nécessaires et l’argent qui a dû lui permettre une nourriture un peu meilleure.

— Nous avons fait tout cela, coupa Jolival. Mais c’est tout à fait insuffisant. Que voulez-vous faire, vous ?

— L’enlever, tout simplement ! Je sais où se trouve l’hôpital du bagne : tout au bout des bâtiments, presque en dehors. Les murs sont moins hauts, plus faciles à escalader. Nous sommes douze hommes habitués à courir dans les vergues au milieu d’une tempête. Entrer dans l’infirmerie, en arracher votre ami et lui faire passer le mur sera un jeu d’enfant.

Nous assommerons tout ce qui s’opposera à nous et, croyez-moi, ce sera vite fait. La nuit de Noël, la marée sera haute à minuit. Nous mettrons à la voile avec elle. Le Saint-Guénolé sera amarré au bas de Keravel. Et puis, ajouta-t-il avec un bref sourire arraché par la mine effarée des deux autres, la nuit de Noël, les gardiens fêtent eux aussi, à leur manière, la Nativité. Ils seront saouls comme des Polonais et nous en viendrons à bout sans peine ! Pas d’autre objection ?

Marianne prit une profonde respiration comme si, après avoir longtemps nagé sous l’eau, elle reparaissait à l’air libre. Au bout de toutes ces journées de doute et d’inquiétude les certitudes paisibles de Jean Ledru l’abasourdissaient légèrement. Mais Dieu qu’elles étaient réconfortantes !

— Je n’oserais pas, fit-elle avec un sourire. Vous n’en accepteriez aucune, n’est-ce pas ?

— Aucune ! approuva-t-il gravement, mais ses yeux se plissèrent tout à coup tandis qu’il chargeait à nouveau le panier de poissons sur son épaule.

Une lueur de gaieté traversa son regard ce qui était, chez ce Breton taciturne, le signe d’une hilarité extravagante.

— Faites avertir le prisonnier que c’est pour lundi soir. Que sa chaîne soit sciée pour 11 heures. Le reste me regarde. Quant à vous, guettez l’arrivée du bateau et, quand vous le verrez à quai, attendez la nuit et rejoignez-le !

Et, avec un dernier geste d’adieu, le marin sortit de la maison, traversa le jardinet puis, son panier sur l’épaule, dévala à grandes enjambées en direction du port. Un moment, on l’entendit siffler, dans les ruelles en pente, la chanson narquoise des marins de Surcouf qu’un matin d’angoisse Marianne avait entendue s’éloigner sur la mer dans une petite barque à voile, tandis qu’elle demeurait captive de Morvan le naufrageur.


Le trente et un du mois d’août

On vit venir sous vent à nous

Une frégate d’Angleterre...


Demeurés seuls de part et d’autre de la table sur laquelle Jean avait laissé quelques poissons, Marianne et Jolival se regardèrent un moment sans rien trouver à se dire. Finalement, Arcadius haussa les épaules, alla prendre un cigare dans un pot de faïence hollandaise gris et bleu et, après l’avoir un instant promené sous son nez, se pencha vers le feu pour y prendre un tison. Une fumée odorante emplit la pièce, chassant la senteur forte des maquereaux.

— C’est lui qui a raison ! dit-il enfin. Seule l’audace paie dans une entreprise semblable. Et puis nous n’avons pas le choix.

— Vous pensez qu’il réussira ? demanda Marianne anxieusement.

— Mais je l’espère bien ! Sinon, ma chère enfant, rien ne pourra nous sauver : nous serons tous pendus aux vergues d’une frégate, à moins que l’on ne préféré nous passer par les armes. Car, bien entendu, si nous sommes pris, on ne nous fera pas de quartiers ! Cela vous fait-il peur ?

— Peur ? La seule chose que je craigne, Jolival, c’est de vivre sans Jason. Tout le reste m’est parfaitement égal, même la corde ou les balles...

Arcadius tira quelques bouffées voluptueuses de son cigare puis en considéra un instant avec intérêt le bout incandescent.

— J’ai toujours su que vous aviez l’étoffe d’une grande amoureuse, d’une grande héroïne... ou d’une grande folle ! dit-il gentiment. Personnellement, j’aime assez la vie et, puisque nous avons sept saints dans cette maison, je vais leur demander à tous de faire en sorte que cette nuit de Noël mouvementée que nous promet notre bouillant capitaine ne soit pas la dernière.

Et Arcadius s’en alla finir son cigare dans le jardin tandis que Marianne, livrée à elle-même, se mit machinalement à préparer les poissons.


Le 24 décembre commença mal. Le jour tardif, en se levant, révéla un brouillard à couper au couteau, si dense et si jaune que Recouvrance, avec ses arbres rares et ses murets de pierre grise, semblait quelque monde perdu flottant à la dérive dans un infini nuageux. C’était tout juste si l’on pouvait deviner la tour de la Motte-Tanguy. Tout le reste : ville, port, château et rade, avait disparu comme si la colline, larguant ses amarres à la façon d’une énorme montgolfière, avait pris son vol vers le ciel.

Marianne, qui n’avait pas fermé l’œil une seule minute durant cette ultime nuit, considérait la brume avec une rancune haineuse. Le destin semblait prendre un malin plaisir à lui compliquer la tâche. Elle lui en voulait, elle en voulait à la nature, à elle-même d’être si nerveuse, au monde entier de continuer à tourner si paisiblement quand elle endurait l’angoisse. Elle se montra si agitée, répétant sans cesse qu’on ne verrait jamais arriver le Saint-Guénolé en admettant qu’il pût approcher, que Jolival finit par ordonner à Gracchus d’aller, vers le milieu du jour, s’installer sur un rocher à la pointe du château pour y surveiller les entrées de navires.

Un peu calmée, Marianne fit alors un effort pour vivre normalement, au moins en apparence, cette journée cruciale qui allait décider de toute sa vie à venir. Néanmoins, elle demanda bien cent fois à un Jolival armé de patience jusqu’aux sourcils s’il était bien certain que Jason avait été averti de se tenir prêt et si, comme il l’avait demandé, François Vidocq avait été prévenu aussi afin qu’il pût aider l’Américain en saisissant pour lui-même une occasion inespérée. Car Marianne se doutait bien que le forçat ne ferait rien pour rien...

Dans la matinée, Mme Le Guilvinec, qui devait passer la veillée sainte chez sa nièce au Portzic, vint s’assurer que sa voisine ne manquerait de rien pendant son absence et lui apporter la bûche traditionnelle que l’on doit brûler lentement dans l’âtre en attendant la messe de minuit. La sienne était joliment ornée de rubans rouges, de laurier doré et de branches de houx et Marianne se montra d’autant plus touchée de cette preuve d’amitié qu’elle avait soigneusement caché son intention de quitter Brest dans la nuit pour n’y plus revenir et qu’elle avait considéré comme un bienfait du ciel l’invitation de là nièce.

La bonne dame était si contrariée d’abandonner ses nouveaux amis pour ce premier Noël qu’elle revint deux ou trois fois leur demander s’ils ne préféraient pas qu’elle restât ou s’ils ne souhaitaient pas l’accompagner dans sa famille. Mais devant leur ferme et souriant refus, elle se décida enfin à se séparer d’eux, non sans avoir poussé de nombreux « hélas ! » et sans avoir accablé Marianne de recommandations touchant les coutumes locales : bien accueillir les jeunes chanteurs de Noël, ne pas oublier de dire une prière pour les trépassés avant de partir pour la messe de minuit, préparer les fouaces et le coq en vue du modeste réveillon qui la suit, etc. Entre autres choses, elle lui recommanda sérieusement de rester à jeun jusqu’au soir.

— Sans rien prendre ? protesta Jolival. Alors que c’est déjà toute une affaire de l’obliger à se nourrir normalement ?

Mme Le Guilvinec leva un doigt sentencieux vers les poutres noircies du plafond :

— Si elle veut voir s’accomplir des prodiges, au cour de la nuit sacrée, ou tout simplement si elle désire voir se réaliser ses souhaits, elle ne doit rien prendre de tout le jour jusqu’à ce qu’elle ait pu compter, la nuit venue, neuf étoiles dans le ciel. Si elle est encore à jeun quand se lèvera la neuvième étoile, alors elle pourra attendre avec confiance le présent du Ciel !

Arcadius allait peut-être ronchonner, son esprit philosophique se refusant à toute forme de croyance ayant un lien avec la superstition, mais Marianne, séduite par la poésie de la prédiction, regarda avec amitié la veuve de Pont-Croix, semblable dans ses vêtements noirs à quelque Sybille antique :

— La neuvième étoile ! dit-elle gravement. J’attendrai donc qu’elle se lève. Mais avec ce brouillard...

— Le brouillard s’en ira avec la marée. Que Dieu vous garde et vous exauce, demoiselle ! Nicolas Mallerousse a bien fait de vous donner sa maison.

Et elle s’en fut, après une ultime caresse à son chat qu’elle laissait chez ses voisins. Un moment, Marianne, avec un curieux sentiment de regret, regarda sa grande cape noire claquer dans le vent, sur le chemin de l’église. Le brouillard, chassé par de courtes rafales, commençait à s’effilocher et, comme l’avait prédit Mme Le Guilvinec, vers le milieu du jour il disparut complètement, restituant au paysage toute sa beauté rude. Il y avait environ une heure qu’il s’était dissipé quand un chasse-marée aux rouges voiles pointues embouqua la passe du château et entra dans la Penfeld. C’était le Saint-Guénolé qui arrivait au rendez-vous. L’aventure était commencée...

Quand la nuit fut bien close et bien noire, Marianne, Jolival et Gracchus quittèrent silencieusement leur maison après en avoir soigneusement fermé la porte mais laissé entrouverts une fenêtre et un volet pour que le chat de Mme Le Guilvinec, au demeurant bien pourvu de lait et de poisson, pût aller et venir à sa guise. D’un bond souple, Gracchus sauta le muret pour aller glisser sous la porte de la voisine la clef de la maison et une lettre expliquant l’obligation où se trouvaient Marianne et « son oncle » de rentrer à Paris au plus vite.

Il y avait longtemps déjà que le canon du château et la grosse cloche du bagne avaient annoncé la fin du travail et que les clochers avaient sonné l’Angélus du soir, mais la ville ne s’endormait pas comme elle avait coutume de le faire quotidiennement. Sur les navires de guerre dont on avait fait la toilette, les fanaux s’allumaient et les châteaux-arrière s’illuminaient, présageant le réveillon des états-majors. Dans les cabarets, de rudes gosiers entamaient pêle-mêle vieux chants de Noël et rengaines de la mer tandis que, dans les rues, des familles entières, avec les coiffes et les chapeaux des jours de fête, les hommes portant d’une main la lanterne, de l’autre le pen-bas de bois noueux, se hâtaient pour passer la veillée chez des amis en attendant l’heure de l’office. Il y avait aussi des bandes de jeunes garçons, armés d’une branche enrubannée, qui frappaient aux portes et, en échange de quelques pièces ou quelques pâtisseries, chantaient des Noëls à pleine gorge. La ville entière sentait le cidre, le rhum et les crêpes.

Personne ne prêta d’attention particulière à ces trois promeneurs, malgré la petite malle contenant quelques vêtements et les bijoux de Marianne que Gracchus portait sous un bras, à l’abri de son grand manteau, et le sac que la jeune femme tenait à la main. Ils n’étaient pas très différents des autres noctambules.

Passé le pont de Recouvrance, car cette fois le chemin était plus court par là, on commença à rencontrer quelques ivrognes. Au bas de la rue de Siam, les lumières des cabarets du port s’allongeaient sur les pavés jusqu’à se refléter parfois dans l’eau noire. Une atmosphère de fête régnait. Seuls quelques bateaux qui partaient avec la marée montraient quelque activité.

Tout au long du chemin, Marianne, qui avait pris le bras d’Arcadius, interrogeait le ciel noir, comptant les rares étoiles qui s’y allumaient. Et, jusque-là, elle n’en avait dénombré que six et sa mine anxieuse fit sourire Jolival :

— Si jamais il y a des nuages, vous risquez de mourir de faim, ma chère enfant.

Mais elle avait secoué la tête sans répondre, désignant tout à coup, par-dessus la haute mâture d’une frégate, la septième étoile qui venait d’apparaître. Quant à la faim, tant qu’elle n’aurait pas retrouvé Jason, elle ne la sentirait pas.

Au même moment, elle aperçut le chasse-marée apponté au bout de Keravel et, sur le pont, la silhouette de Jean Ledru qui faisait des gestes d’appel. Un brick, le Trident, et deux frégates, la Sirène et l’Armide, mouillés non loin de lui, le faisaient paraître tout petit mais sa modestie même était une sauvegarde, ainsi que l’unique et discret fanal accroché au grand mât. Une planche le reliait au quai.

En un instant, les fugitifs furent à bord. A la lumière jaune de la lanterne, Marianne vit soudain se refermer autour d’elle un cercle silencieux de visages qui avaient l’air taillés dans de l’acajou, malgré les cheveux et les barbes souvent claires. Tous vêtus semblablement de gros tricots sombres et de bonnets enfoncés jusqu’aux yeux, les hommes de Jean Ledru ressemblaient beaucoup plus à des forbans qu’à d’honnêtes marins, mais les visages avaient tous la même expression farouchement déterminée et, sous les tricots, on devinait des muscles noueux comme des branches de chêne.

— Vous êtes à l’heure ! grogna Ledru. Descendez dans la cabine, Marianne, et attendez-nous. Monsieur votre... oncle vous tiendra compagnie.

D’un même élan, les deux interpellés ouvrirent la bouche et protestèrent.

— Pas question ! fit Arcadius. Je vais avec vous.

— Moi aussi ! fit Marianne en écho.

L’un des hommes, un grand rouquin qui avait l’air d’un ours un peu roussi, s’opposa aussitôt à cette prétention.

— Déjà bien suffisant d’avoir une femme à bord, cap’tain ! S’il faut encore la traîner avec nous...

— Vous ne me « traînerez pas », s’insurgea Marianne, et en allant avec vous je resterai moins longtemps sur votre bateau. Et puis, l’homme que vous allez chercher, il est à moi. Je veux risquer avec vous...

— Et grimper au mur, avec vos jupes ?

— J’attendrai en bas. Je ferai le guet. Et je sais aussi me servir de ça ! ajouta-t-elle en écartant les pans de son manteau et en montrant, passé dans sa ceinture, l’un des pistolets de Napoléon.

Le rouquin se mit à rire.

— Tonnerre ! Si c’est ça, venez, la belle. Puisque vous n’êtes pas une mauviette, un coup de main n’est jamais de refus.

Jean Ledru qui, durant cet échange de paroles, avait disparu un instant dans la cambuse, réapparut, fermant soigneusement son caban, mais l’œil vif de Marianne avait eu le temps d’apercevoir, autour de son torse, l’enroulement méthodique d’une longue corde. Il parcourut sa troupe d’un coup d’œil rapide.

— Tout le monde est prêt ? Joël, tu as la corde ? Et vous, Thomas et Goulven, les grappins ?

D’un même mouvement, trois hommes, dont le rouquin, écartèrent leurs lourdes vestes. L’un était enroulé de chanvre comme Jean lui-même, les deux autres, dont le rouquin, qui devait s’appeler Thomas, portaient, accrochées à leurs ceintures, de longues griffes de fer destinées à être lancées par-dessus le mur.

— Alors, en avant, décréta le jeune chef. Par petits groupes, s’il vous plaît, et l’air aussi naturel que possible ! Vous trois, ajouta-t-il en s’adressant aux nouveaux venus, vous nous suivrez avec un peu de distance, comme si vous alliez veiller chez des amis. Et tâchez de ne pas vous perdre dans les ruelles de Keravel.

— Pas de danger, grogna Gracchus. Je connais ce quartier du diable comme ma poche. J’irais les yeux fermés !

— Vaut mieux les ouvrir, mon gars ! Ça t’évitera des surprises.

Les uns après les autres, ils quittèrent le bateau. Seuls demeuraient à bord un vieil homme qui répondait au nom de Nolff et Nicolas le mousse. Marianne et son escorte partirent les derniers. Sur le bras de Jolival, les doigts de la jeune femme se crispaient nerveusement. Malgré le froid, elle avait l’impression d’étouffer. Lorsque l’on s’engagea dans les rues malodorantes de Keravel, les maisons informes, avec leurs encorbellements irréguliers, lui parurent vouloir se jeter sur elle. Jamais encore elle n’était venue dans ce quartier abandonné de Dieu mais non des hommes et le décor lugubre de ce boyau tortueux, où s’allumait parfois la lueur rouge d’un cabaret aux rideaux crasseux, avait quelque chose d’effrayant. Loin en avant, comme au fond d’un tunnel, une lanterne grinçait, pendue à une chaîne tendue d’une masure à l’autre, mais, dans les ténèbres des renfoncements, Marianne, révulsée, put voir galoper des rats qui se poursuivaient dans des détritus en poussant de petits cris. Le mince ruban de ciel était si rétréci qu’il n’était pas possible d’apercevoir la moindre étoile.

— Vous auriez dû rester à bord, murmura Jolival en la sentant frissonner.

Mais aussitôt, elle se raidit :

— Non ! A aucun prix !

On dut faire un détour pour éviter de passer devant la haute porte du bagne où veillaient des factionnaires, mais bientôt la petite troupe s’étira à l’abri des grands murs noirs où, sur le chemin de ronde en surplomb, s’entendait le pas régulier des sentinelles. On passa entre le bagne et les corderies désertes à cette heure tardive puis, tourné un angle-droit, on aperçut quelques fenêtres grillées derrière un mur nettement moins haut : c’était l’infirmerie A ces fenêtres-là un peu de lumière apparaissait, faible et rougeâtre, produite sans doute par une veilleuse.

A l’aplomb de la première, Jean Ledru regroupa son monde, ôta son caban et commença à dérouler sa corde, tandis que Joël en faisait autant et que Thomas et Goulven détachaient leurs grappins. D’une main timide, Marianne désigna la fenêtre :

— Il y a des barreaux... Comment ferez-vous ?

— Vous ne pensiez pas que nous allions passer par là ? souffla le Breton goguenard. Il y a une porte de l’autre côté du mur et, en sautant dessus de là-haut, on aplatira la sentinelle tout net !

Vivement, les grappins furent attachés. Les marins s’écartèrent, tirant Marianne et Jolival en arrière. Jean Ledru et Thomas prirent un peu de distance puis, bien plantés sur leurs jambes écartées, commencèrent à balancer les grappins d’un mouvement identique.

Ils allaient les lancer quand, soudain, Jean laissa mollir le sien et fit signe à Thomas d’en faire autant. Il y avait du bruit, là-haut. On entendit un bruit de course, puis des lumières apparurent qui se mirent à voyager d’une fenêtre à l’autre. Et tout à coup, si proche que Marianne eut l’impression que le mur explosait, un coup de canon éclata, suivi d’un second, puis d’un troisième...

Sans plus de souci d’être entendu, Jean Ledru jura superbement et ramassa ses engins.

— Il y a eu une évasion ! Le bagne va être fouillé, puis la ville. Ensuite ce sera la campagne et la côte ! Au bateau, vous autres, et à fond de train...

Le cri de Marianne lui fit écho.

— Mais ce n’est pas possible ! Nous ne pouvons pas partir... abandonner Jason !...

Les hommes, déjà, s’égaillaient et prenaient leur course vers les ruelles sombres du vieux quartier. Vivement, Jean saisit le bras de Marianne et sans rien vouloir écouter l’entraîna d’une poigne irrésistible.

— C’est raté pour le moment. Rien ne servirait d’insister, sinon à nous faire prendre !

Eperdue, elle essayait de résister, se tournant désespérément vers les fenêtres derrière lesquelles on voyait s’agiter des silhouettes. Tout le bagne d’ailleurs s’éveillait. On entendait galoper des pieds chaussés de souliers à clous ou de galoches, claquer les chiens des fusils que l’on armait. Quelqu’un s’était pendu à la cloche et sonnait comme un forcené, déversant, sur le port en fête, le grondement sinistre du tocsin.

Entraînée d’un côté par Ledru, de l’autre par Jolival, Marianne avait bien été obligée de courir elle aussi, mais son cœur cognait, à lui faire mal, dans sa poitrine et ses pieds butaient douloureusement sur les galets glissants. Ses yeux noyés cherchaient le ciel et elle étouffa un gémissement. Le ciel s’était couvert et il n’y avait plus d’étoiles !

— Plus vite ! grognait Ledru, plus vite ! On peut encore nous voir.

Les rues noires de Keravel les engloutirent et, une fois dans leur ombre, Arcadius s’arrêta, retenant Marianne et obligeant le jeune homme à en faire autant.

— Qu’est-ce qui vous prend ? aboya celui-ci. Nous ne sommes pas arrivés !

— Non ! fit calmement le vicomte. Mais voulez-vous me dire ce que nous risquons maintenant ? Il n’est pas écrit sur notre figure que nous avions l’intention de faire évader un forçat. Sommes-nous donc moins semblables qu’à l’aller à de bonnes gens allant en veillée ?

Ledru se calma instantanément. Il ôta son bonnet de laine et passa ses doigts écartés dans ses cheveux humides de sueur :

— Vous avez raison. Ces coups de canon m’ont rendu fou, je crois bien... et il vaut même bien mieux rentrer tranquillement. C’est fichu pour ce soir... Je suis désolé, Marianne ! ajouta-t-il voyant la jeune femme, haletante, se mettre à pleurer sur l’épaule de Jolival. Nous aurons peut-être plus de chance une autre fois...

— Une autre fois ? Il sera mort avant, ils me l’auront tué !...

— Ne pensez pas cela ! Tout ira peut-être mieux que vous ne l’imaginiez. Et ce n’est de la faute à personne si un failli-chien a eu la même idée que nous et a mis à profit la nuit de Noël pour jouer la fille de l’air.

Il essayait, gauchement, de la consoler, mais Marianne ne voulait pas être consolée. Elle imaginait Jason sur son grabat d’hôpital, avec ses chaînes sciées, attendant un secours qui ne viendrait pas. Qu’arriverait-il demain quand on verrait les entraves coupées ? L’homme nommé Vidocq pourrait-il quelque chose, seulement, pour lui éviter le pire ?

La petite troupe s’était remise en marche. Jean Ledru allait devant maintenant, les mains dans les poches de son caban, le bonnet sur les yeux et le dos rond, pressé de retrouver les planches de son bateau. Cramponnée à Jolival débordant de pitié, Marianne suivait plus lentement, cherchant fiévreusement un moyen impossible de sauver Jason. Il lui semblait que chaque pas qu’elle faisait, en l’éloignant du bagne, mettait un peu plus d’irréparable entre elle et celui qu’elle aimait... Cachée sous son capuchon, elle pleurait à petits sanglots durs, pénibles comme des boules d’épine.

Parvenu sur le port, Jean courut vers son bateau, non sans jeter un regard inquiet à un gendarme qui, les mains au dos, faisait les cent pas avec l’air de quelqu’un qui attend quelque chose. Doucement Jolival se pencha vers Marianne :

— Il vaut mieux rentrer à Recouvrance, mon petit. Attendez-moi là, je vais chercher les bagages et voir où est passé Gracchus. Il doit avoir suivi les marins.

Elle fit signe qu’elle avait compris et, tandis qu’il se dirigeait vers le bateau, demeura là, les bras pendant le long de son corps, vidée de tout courage comme de toute pensée. Alors, le gendarme qui s’avançait déjà vers Arcadius se précipita vers elle et la saisit par le bras sans paraître se soucier du faible cri de frayeur qu’elle poussa.

— Bon Dieu ! Que faites-vous là à traînasser ? Vous trouvez que nous ne sommes pas suffisamment en danger ? Embarquez, bon sang ! Voilà une demi-heure qu’on vous attend en se rongeant les sangs !

Pour le coup, elle faillit bien s’évanouir de saisissement car, sous le bicorne du gendarme, elle venait de reconnaître Vidocq, Vidocq en personne encore qu’à peu près méconnaissable. Mais une bouffée de colère balaya d’un seul coup son chagrin :

— Vous ? C’est vous l’évadé ? C’est vous que l’on cherche et pendant ce temps-là Jason...

— Mais il est à bord, votre Jason, pauvre idiote ! Allez, ouste, embarquez.

Il la jeta plus qu’il ne la hissa sur le pont où déjà les hommes s’activaient aux manœuvres d’appareillage et tandis qu’elle tombait pratiquement dans les bras de Jolival, il sauta à son tour le plat-bord puis, d’un pas tranquille, alla se poster près du fanal, un pied sur un rouleau de cordages, bien en vue afin que la garde du port pût remarquer son uniforme.

Autour d’eux la ville ne s’agitait pas beaucoup plus à cause de la messe qui venait de sonner. On ne chasserait l’homme qu’après avoir prié Dieu !

Au même instant, une autre silhouette de gendarme se hissa hors de la cambuse, maigre et barbue sous le bicorne, mais dont les yeux riaient dans le visage encore émacié.

— Marianne ! appela-t-il doucement. Viens ! C’est moi...

Elle voulut dire quelque chose, crier sa joie peut-être, mais les alternatives d’espoir, d’angoisse, de terreur, de détresse et de surprise avaient usé sa résistance. Elle trouva tout juste la force de tomber dans les bras du faux gendarme qui, lui, avait peine à se tenir debout mais trouva tout de même assez d’énergie pour la serrer contre lui. Ils demeurèrent une longue minute enlacés sans qu’un seul mot pût franchir leurs gorges serrées, trop émus et trop heureux pour parler. Autour d’eux les voiles claquaient, escaladant les mâts à grande vitesse. Les pieds nus des marins galopaient sans bruit sur le pont. Jean Ledru, à la barre, haussa les épaules et détourna les yeux de ce couple qui semblait oublier la terre.

Mais, de son poste d’observation, Vidocq leur lança :

— Si j’étais vous, j’irais m’asseoir à l’abri du bordage ! Même à des argousins stupides, à des gabelous obtus, ou à des soldats ivres, ça peut paraître drôle, un gendarme qui se lance à la chasse au forçat avec une femme dans les bras !

Silencieusement, ils obéirent, gagnèrent un coin abrité où ils se nichèrent comme deux oiseaux bienheureux. Doucement Marianne ôta l’absurde bicorne pour que le vent de mer jouât librement dans les cheveux de Jason. En même temps, d’un mouvement devenu instinctif, elle leva les yeux vers le ciel : toutes les étoiles étaient visibles et il y en avait beaucoup plus que neuf...

La nuit des prodiges avait tenu ses promesses.

15 POUR QUE JUSTICE SOIT FAITE...

Tandis que le Saint-Guénolé, sous la main habile de Jean Ledru, filait grand largue en direction du cap Saint-Mathieu et du Conquet, et que la côte bretonne glissait dans la nuit comme un fantôme déchiqueté, François Vidocq s’expliqua.

Vers la fin du jour, un grave accident avait eu lieu sur les chantiers du bagne. Une fausse manœuvre avait abattu, au bassin de radoub, un mât en réparation sur des forçats occupés à empiler des madriers au bord du quai. Il y avait eu un mort et des blessés graves. En un moment, l’infirmerie du bagne, pompeusement décorée du titre d’hôpital, s’était trouvée pleine, tellement même que Jason Beaufort, jugé suffisamment remis désormais, avait été réintégré sur l’heure dans le dortoir commun. Heureusement, à cause de la hâte avec laquelle on l’avait déménagé, on avait remis au lendemain l’accouplement à un autre forçat, se contentant de l’enchaîner simplement au bat-flanc commun.

— Sachant ce que vous aviez préparé, il fallait que je vous gagne de vitesse pour vous avertir que tout était changé... et en même temps que je ne laisse pas échapper cette occasion magnifique offerte par votre bateau. Scier la chaîne de Beaufort ne m’a pas demandé beaucoup de temps... J’ai quelque habitude de cet exercice, ajouta-t-il avec un demi-sourire. Quant à la mienne, c’était fait d’avance. Restait à nous assurer un moyen de sortir du bagne par la porte. Beaufort peut marcher. Il est assez bien remis pour cela, mais pour sauter un mur... J’ai donc pris la seule solution possible : assommer deux gendarmes et endosser leurs uniformes après les avoir mis hors d’état de nuire et les avoir installés dans un endroit tranquille, convenablement ficelés et bâillonnés.

— Pas si tranquille que cela, votre endroit ! grogna Jolival amèrement. On n’a pas mis longtemps à les découvrir puisque l’alerte a été donnée tout de suite !

Le vicomte avait le mal de mer. Couché de tout son long près d’un tas de cordages, autant pour éviter la bôme qui, à chaque changement d’amure, balayait le pont, que pour s’épargner tout mouvement, il regardait obstinément le ciel noir, sachant bien que fixer son attention sur la mer n’aurait fait qu’aggraver les choses.

— Je suis sûr que même à cette heure on ne les a pas encore découverts, affirma Vidocq péremptoire. Ils sont dans l’atelier de cordages où personne ne met les pieds avant le matin. Et, croyez-moi, je sais bâillonner et ficeler les gens !

— Cependant l’alerte a été donnée...

— Oui... mais pas pour nous ! Un autre forçat a dû vouloir profiter de la nuit de Noël pour prendre lui aussi sa chance. Nous n’avions pas pensé à cela, dit-il en haussant les épaules, et, en vérité, nous ne pouvions prétendre avoir le monopole de l’évasion.

— Mais alors, s’écria Marianne, on ne vous cherche peut-être pas, vous ?

— Si, très certainement ! En admettant que l’on n’ait pas trouvé les gendarmes, on a dû s’apercevoir rapidement de notre absence. Quand l’alerte est donnée, les camarades n’ont plus aucune raison de se taire. Notre chance, c’est que l’on nous cherche sans doute sur la côte et à travers la campagne. Il est pratiquement impossible à un forçat de se procurer un bateau, surtout comme celui-là, même avec une aide extérieure. En général, ce ne sont pas des gens riches, vous savez.

Il poursuivit un moment l’exposé de ses idées personnelles sur les techniques de l’évasion et sur les chances diverses qu’elles pouvaient présenter, mais Marianne n’écoutait plus. Assise contre le bordage, décoiffée par le vent, elle caressait doucement les cheveux de Jason dont la tête reposait sur ses genoux. Il était faible encore et cette faiblesse émouvait Marianne tout en la ravissant secrètement car, ainsi, il lui appartenait tout entier, il était à elle, en elle, chair de sa chair comme l’eût été l’enfant qu’elle avait perdu, comme le seraient ceux qu’elle lui donnerait...

Depuis que l’on avait quitté Brest, ils n’avaient presque rien dit, peut-être parce qu’ils avaient trop à dire et aussi parce que, désormais, la vie leur appartenait. Elle s’étendait devant eux, immense comme cet océan qui bondissait autour d’eux avec de grands soupirs humides à la manière d’un animal familier qui retrouve son maître après une longue absence. Un instant, elle avait cru que Jason s’était endormi mais, en se penchant, elle avait vu briller ses yeux grands ouverts et compris qu’il souriait.

— J’avais oublié que la mer sentait si bon ! murmura-t-il tout en posant contre sa joue rugueuse la main qu’il n’avait pas lâchée un instant.

Il avait parlé bas, mais Vidocq avait entendu et s’était mis à rire :

— Surtout après les relents de ces dernières semaines ! La crasse des hommes, la misère des hommes, je ne connais pas d’odeur plus effroyable, même celle de la pourriture parce que la pourriture, c’est encore de la vie qui recommence. Mais il n’y faut plus penser : les sentines du bagne, c’est fini pour toi.

— Pour toi aussi, François.

— Qui peut savoir ? Je ne suis pas fait pour le vaste univers mais pour le monde clos où s’agitent les pensées et les instincts des hommes. Les éléments, c’est bon pour toi, moi je préfère mes semblables : c’est moins beau mais plus varié.

— Et plus dangereux ! Ne joue pas l’esprit fort, François. La liberté, tu n’as jamais vécu que pour ça. Tu la trouveras chez nous.

— Reste à définir ce que l’on entend par « la Liberté ».

Puis changeant de ton, il demanda :

— Dans combien de temps serons-nous au Conquet ?

Ce fut Jean Ledru qui répondit :

— Nous avons bon vent. Dans une heure, je pense... Il n’y a guère que six lieues de mer.

On avait, en effet, ajouté une flèche au mât, un clin foc au beaupré et le petit navire, portant maintenant toute sa toile, fendait le vent comme une mouette. Sur la droite, la côte fuyait, montrant parfois le toit étalé et le court clocher d’une chapelle ou l’étrange figure géométrique d’un dolmen. De son doigt pointé, Jean Ledru en montra un à Marianne :

— Une légende dit que, durant la nuit de Noël, les dolmens et les menhirs vont boire à la mer tandis que sonne minuit et qu’alors les trésors qu’ils cachent sont à découvert. Mais quand sonne le dernier coup, ils sont tous revenus à leur place, écrasant le téméraire qui tenterait de les voler.

La jeune femme se mit à rire, reprise par la prédilection qu’elle avait toujours éprouvée pour les histoires et qui faisait partie de son goût ardent de la vie.

— Combien y a-t-il de légendes en Bretagne, Jean Ledru ?

— Une infinité ! Autant que de galets, je pense.

La flamme d’un phare brilla soudain dans la nuit, jaune comme une lune d’octobre, dominant l’énorme entassement rocheux d’un promontoire haut d’une trentaine de mètres. Le jeune capitaine le désigna d’un geste du menton :

— Le phare de Saint-Mathieu... Ce cap est l’une des pointes extrêmes du continent. Quant à l’abbaye, elle était jadis riche et puissante.

En effet, à la lueur diffuse et incertaine d’un rayon de lune filtrant à travers les nuages, le squelette d’une église et de vastes bâtiments apparaissaient maintenant à l’avant du phare, donnant à ce cap dénudé une apparence si désolée et si lugubre que les matelots, instinctivement, se signèrent.

— Le Conquet est à une demi-lieue au nord environ, n’est-ce pas ? demanda Vidocq à Jean Ledru qui ne répondit pas, occupé qu’il était à scruter la mer.

Dans le nid de pie, d’ailleurs, éclata soudain la voix aiguë du mousse tandis que le bateau le nez vers la haute mer doublait la pointe.

— Voile par le travers avant !

Chacun se dressa ou tendit le cou. A quelques encablures, en effet, la silhouette élégante d’un brick venait d’apparaître, courant, sous ses voiles gonflées des bordées dans ces eaux dangereuses aussi aisément qu’une barque de pêche. Aussitôt, Jean Ledru cria dans le vent :

— Le fanal !... Sortez le fanal ! Ce sont eux.

Comme les autres, Marianne regardait évoluer le beau navire, comprenant que c’était là le sauveur promis par Surcouf. Seul, Jason n’avait pas bougé, regardant toujours le ciel, prisonnier d’un rêve ou de la fatigue. Alors, Ledru dit, avec impatience :

— Regarde donc, Beaufort ! Voilà ton navire.

Le corsaire tressaillit, se releva d’un élan et demeura accroché au bordage, les yeux grands ouverts, dévorant le vaisseau qui approchait.

— La Sorcière ! murmura-t-il d’une voix que l’émotion étranglait, « ma » Sorcière !...

Machinalement, le voyant bondir, Marianne l’avait suivi et, debout près de lui, regardait elle aussi.

— Tu veux dire que ce navire, c’est le tien ?

— Oui... c’est le mien ! C’est le nôtre, Marianne !... Cette nuit, j’aurai donc retrouvé tout ce que je croyais à jamais perdu pour moi : toi, mon amour... et elle !...

Il y avait tant de tendresse dans ce petit mot de quatre lettres que Marianne, une seconde, jalousa le navire. Jason en parlait comme de son enfant ; comme si, au lieu de bois et de fer, il eût été fait de ses propres libres humaines et il le contemplait avec la joie, l’orgueil d’un père. Ses doigts se nouèrent autour de ceux du marin comme si elle cherchait instinctivement à reprendre pleine possession de lui, mais Jason, tendu vers son bateau, se laissa faire sans réagir. Il venait de tourner la tête vers Ledru et demandait, anxieux :

— L’homme qui le mène est un maître marin ! Sais-tu qui il est ?

Jean Ledru se mit à rire, d’un rire d’orgueil et de triomphe.

— Un maître marin, tu l’as dit ! C’est Surcouf lui-même ! Nous avons, pour toi, volé ton navire sous le nez des gabelous dans la rivière de Morlaix... C’est pour ça que je suis arrivé à Brest plus tard qu’on ne pensait.

— Non, rectifia derrière eux une voix tranquille, vous ne l’avez pas volé ! Vous l’avez enlevé... avec l’assentiment de l’Empereur ! Cette nuit-là, n’est-ce pas, les gabelous ont eu le sommeil singulièrement dur ?

Si Vidocq avait cherché un effet de théâtre, il pouvait être satisfait. Oubliant le brick dont on entendait la chaîne d’ancre racler l’écubier et glisser dans les profondeurs, Marianne, Jason, Jean Ledru et même Jolival, subitement ressuscité, se tournèrent vers lui d’un même mouvement. Mais ce fut Jason qui traduisit le sentiment des autres.

— L’assentiment de l’Empereur ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Adossé au grand mât, Vidocq, les bras croisés, regarda l’un après l’autre ces visages tendus vers lui. Puis, avec l’extrême douceur que savait prendre sa voix quand il le fallait, il répondit :

— Que depuis des mois il a bien voulu me donner ma chance, que je suis à son service... et que j’avais ordre de te faire évader, à tout prix ! Cela n’a pas été facile, car, à l’exception de cette jeune femme, choses et gens se sont tournés contre moi. Mais tu n’étais pas encore jugé que j’avais mes ordres !

Sur le coup, personne ne trouva rien à dire. La stupeur retenait les voix au fond des gorges tandis que les regards cherchaient à démêler ce qui, tout à coup, était devenu différent chez cet homme énigmatique. Suspendue au bras de Jason, Marianne essayait vainement de comprendre et ce fut peut-être parce que cette compréhension était au-dessus de ses possibilités qu’elle retrouva la première l’usage de la parole.

— L’Empereur voulait que Jason s’évade ? Mais alors pourquoi le jugement, pourquoi la prison, le bagne...

— Cela, madame, il vous le dira lui-même car il ne m’appartient pas de vous révéler ses raisons qui sont de haute politique.

— Me le dire lui-même ? Vous savez bien que ce n’est pas possible ! Dans un instant, je vais partir, quitter la France pour toujours...

— Non !

Elle crut avoir mal entendu.

— Qu’avez-vous dit ?

Il tourna vers elle un regard où elle crut bien lire une profonde pitié. Plus doucement encore, si cela était possible, il répéta :

— Non !... vous ne partez pas, madame ! Pas maintenant tout au moins ! Je dois, une fois que Jason Beaufort aura repris la mer, vous ramener à Paris.

— Il n’en est pas question ! Je la garde ! Mais il est temps de s’expliquer. Et, d’abord, qui es-tu au juste ?

Saisissant Marianne par le bras, Jason venait de la faire passer derrière lui, comme s’il voulait lui faire, contre un danger menaçant, un rempart de son corps. D’instinct, elle le ceintura de ses deux bras pour mieux le retenir contre elle, tandis qu’avec colère il s’adressait à son compagnon d’évasion. Vidocq haussa les épaules et soupira :

— Tu le sais bien : François Vidocq, et, jusqu’à cette minute, j’ai été un bagnard, un prisonnier, un gibier que l’on traque. Mais cette évasion, c’est ma dernière, la bonne parce qu’au-delà d’elle il y a maintenant une autre vie.

— Un mouchard ! Voilà ce que tu es sans doute.

— Merci pour le doute ! Non, je ne suis pas un mouchard. Mais voici un an à peu près que M. Henry, chef de la Sûreté, m’a donné ma chance : travailler, du fond de mes prisons, à traquer le crime, à faire la lumière sur des affaires trop sordides pour n’être pas obscures. On me savait habile : mes évasions le prouvaient. Intelligent : mes intuitions sur telle ou telle culpabilité en faisaient foi. Je travaillais à la Force et, quand tu es arrivé, il m’a suffi d’un coup d’œil pour savoir que tu étais innocent, d’un regard à ton dossier d’accusation pour comprendre que tu étais le jouet d’une machination. L’Empereur devait penser de même car j’ai reçu immédiatement l’ordre de me consacrer uniquement à toi et à ton affaire. D’autres instructions ont suivi que j’ai dû adapter aux circonstances : ainsi, sans ton geste à la Don Quichotte, je t’aurais fait évader pendant le voyage.

— Mais enfin, pourquoi ? Pourquoi tout cela ? Tu as subi, avec moi, la chaîne, le bagne...

Un rapide sourire vint éclairer le visage dur de Vidocq :

— Je savais que c’était la dernière fois car ton évasion était aussi la mienne. Personne ne recherchera François Vidocq... ni d’ailleurs Jason Beaufort. J’ai gagné, avec toi, le droit de n’être plus un agent secret, caché sous les barreaux d’une prison et les loques d’un convict. A partir de cette minute, j’appartiens, et à visage découvert, à la Police Impériale[5]. Et rien de ce qui a été fait pour toi ne l’a été sans mon ordre. Un homme à moi a suivi la fausse Mlle de Jolival chez Surcouf, à Saint-Malo, un homme qui, dès son départ, a fait connaître au baron-corsaire l’ordre impérial d’aller prendre, en rade de Morlaix, le brick La Sorcière de la Mer pour la conduire là où je l’indiquerais, mais de s’arranger pour que cet enlèvement ait l’air d’en être véritablement un. Comme tu le dis, j’ai tout subi avec toi. Penses-tu que ce soit là du travail de mouchard ?

Jason détourna la tête. Son regard vint se poser sur celle de Marianne qui se collait à son épaule et qu’il sentait frémir et trembler tout le long de son corps.

— Non, dit-il enfin sourdement. Je ne comprendrai sans doute jamais les raisons profondes de Napoléon. Pourtant, je te dois la vie et je t’en remercie du fond du cœur. Mais... elle ? Pourquoi veux-tu la ramener à Paris ? Je l’aime plus que...

— Que ta vie, que ta liberté, que tout au monde ! acheva Vidocq avec lassitude. Je sais tout cela... et l’Empereur le sait aussi, très certainement ! Mais elle n’est pas libre, Jason, elle est la princesse Sant’Anna... Elle a un mari, même si ce mari n’est qu’un fantôme, car c’est un fantôme singulièrement puissant et dont la voix porte loin. Il réclame son épouse et l’Empereur se doit de faire droit à sa demande car la grande-duchesse de Toscane, sa sœur, pourrait voir flamber la révolte dans ses Etats si l’Empereur faisait tort à un Sant’Anna...

— Je ne veux pas ! cria Marianne en se serrant plus fort contre Jason. Je ne retournerai jamais là-bas !... Garde-moi, Jason !... Emporte-moi avec toi ! J’ai peur de cet homme qui a tous les droits sur moi bien que je ne l’aie jamais approché ! Par pitié, ne les laisse pas m’arracher à toi.

— Marianne !... ma douce ! Je t’en supplie, calme-toi... Non, je ne te laisserai pas ! Je préfère retourner au bagne, reprendre la chaîne, n’importe quoi, mais je refuse de te quitter.

— Il le faudra bien, pourtant ! fit tristement Vidocq. Voilà ton vaisseau que l’Empereur te rend, Jason. Ta vie est sur la mer, non aux pieds d’une femme unie à un autre. Et, dans le port du Conquet, une voiture attend la princesse Sant’Anna.

— Elle fera mieux de repartir car elle attendra en vain ! gronda une voix furieuse. Marianne reste ici !

Et Jean Ledru, un pistolet armé dans chaque main, vint se glisser entre le couple et le policier :

— Ici, c’est mon bord, policier ! Et, même s’il est petit, j’y suis maître après Dieu ! Sous nos pieds, c’est la mer et ces hommes sont les miens ! Nous sommes quatorze et tu es seul ! Si tu veux vivre longtemps, je te conseille de laisser Marianne partir avec l’homme qu’elle aime comme tous deux le désirent. Sinon, crois-moi, les poissons ne feront pas de différence entre la viande d’un agent secret ou celle d’un forçat évadé ! Allons, recule et descends dans la cambuse ! Quand ils seront à bord du brick, je te ramènerai à terre.

Vidocq secoua la tête et désigna le navire qui était tout près maintenant et que l’on allait accoster. Le haut bordage, d’instant en instant, dominait de plus en plus le pont du chasse-marée.

— Tu oublies Surcouf, marin ! Il sait que cette femme est mariée à un autre et que cet autre la réclame. C’est un homme d’honneur qui ne connaît que son devoir et la solidarité des marins.

— Il l’a prouvé en acceptant d’aider Marianne alors qu’il me croyait peut-être coupable, coupa Jason, il nous aidera !

— Non ! Et d’ailleurs, je ne lui demanderais pas, si j’étais toi. Madame, ajouta-t-il en se tournant vers Marianne sans se soucier de la double gueule noire braquée sur son ventre, c’est à vous que je fais appel, à votre sens de l’honneur et à votre loyauté : avez-vous épousé le prince Sant’Anna sous la contrainte ou bien l’avez-vous fait librement ?

Dans les bras de Jason, le corps de Marianne se raidit tout entier. De toutes ses forces elle essayait de repousser le malheur qui s’abattait sur elle au moment même où elle croyait saisir, et à jamais, le bonheur. Cachant sa tête contre son ami, elle murmura :

— Je l’ai épousé... librement. Mais j’ai peur de lui...

— Et toi, Jason, n’as-tu pas une épouse quelque part ?

— Ce démon qui voulait ma mort et celle de Marianne ? Elle n’est plus rien pour moi.

— Que ta femme, devant Dieu et devant les hommes ! Croyez-moi, acceptez de vous séparer maintenant. Vous vous retrouverez mieux plus tard. Vous, madame, je ne suis pas chargé de vous remettre à votre époux mais de vous conduire chez l’Empereur qui vous réclame.

— Je n’ai rien à lui dire ! lança-t-elle violemment.

— Mais lui, si ! Et je refuse de croire que vous n’ayez rien à lui répondre... alors qu’il peut, peut-être, vous aider à vous libérer l’un et l’autre de vos liens ! Soyez donc raisonnable... et ne m’obligez pas à employer la force ! Jason ne peut partir que seul... et à la condition que vous me suiviez docilement jusqu’à Paris.

Jean Ledru, qui n’avait pas lâché ses pistolets, se mit à rire et jeta un bref regard sur le liane de la Sorcière qui maintenant les dominait de toute sa hauteur.

— La force, c’est nous qui l’avons, policier ! Et je te dis, moi, que Marianne suivra Jason et que Surcouf va m’aider à t’envoyer par le fond si tu t’obstines dans tes idées insensées... Allons, fais ce que je t’ai dit : descends ! La mer devient plus forte ! Nous n’avons plus de temps à perdre. Ici, c’est l’Iroise, un passage où l’on n’a guère le temps de faire la conversation, et l’île basse que tu vois, là-bas, c’est Ouessant dont on dit « Qui voit Ouessant, voit son sang ! »

— La force n’est pas avec toi, Jean Ledru ! Regarde !...

Marianne, en qui l’espoir était revenu devant l’attitude ferme du Breton, eut un gémissement de douleur. Doublant la pointe Saint-Mathieu, une frégate venait d’apparaître, menaçante. Le clair de lune luisait sur les bouches des canons qui sortaient des sabords ouverts.

— C’est la Sirène, expliqua Vidocq. Elle a ordre de veiller à ce que tout se passe ici comme l’Empereur l’a ordonné, sans d’ailleurs savoir en quoi consiste au juste son ordre. Son capitaine sait seulement qu’à un certain signal il doit faire feu sur un brick.

— Mes félicitations ! fit Jolival qui, durant le combat de mots, n’avait rien dit. Vous disposez de bien grands moyens pour un ancien forçat !

— L’Empereur est puissant, monsieur ! Moi, je ne suis rien qu’un modeste instrument revêtu pour un instant de son pouvoir ! Vous savez bien qu’il n’admet pas qu’on lui désobéisse... et, apparemment, il a quelques raisons de ne pas croire beaucoup à l’obéissance aveugle de Madame.

Jolival haussa les épaules avec dédain :

— Un navire de guerre ! Des canons ! Tout cela pour arracher une malheureuse femme à l’homme qu’elle aime ! Sans compter qu’en coulant la Sorcière vous enverriez par le fond, du même coup, l’illustre Surcouf !

— Dans une minute, le baron Surcouf sera à bord de ce navire. Voyez : le voici qui descend vers nous...

En effet, une échelle de corde venait d’être lancée et la lourde silhouette du corsaire la dégringolait en ombre chinoise avec une rapidité qui faisait honneur à son agilité.

— Quant à Madame, poursuivit Vidocq, elle n’est pas une malheureuse femme, mais une très grande dame dont l’époux a le pouvoir de causer bien des malheurs. Et je n’insiste pas sur ce que représente Beaufort ! L’Empereur n’aurait pas pris tant de peine pour le sauver s’il n’était qu’un homme sans importance. Les bonnes relations avec Washington exigent qu’il regagne son pays intact, et avec son navire... même si-apparemment, il est censé pourrir aux galères. Alors, madame, que décidez-vous ?

Surcouf venait de sauter sur le pont et bondissait vers le groupe massé auprès du grand mât.

— Que faites-vous donc ? s’écria-t-il. Il faut embarquer tout de suite ! Le vent se lève et la mer devient dure. Vos hommes vous attendent, monsieur Beaufort, et vous êtes trop bon marin pour savoir que les parages d’Ouessant sont dangereux, particulièrement sous certain vent...

— Accordez-leur encore un instant ! intervint Vidocq. Au moins le temps de se dire adieu...

Marianne ferma les veux tandis qu’un sanglot lui déchirait la gorge. De toutes ses forces, elle se cramponnait à Jason comme si elle espérait qu’un miracle du ciel allait leur permettre de se fondre tout à coup en un seul être... Elle sentait ses bras qui la serraient si fort, son souille dans son cou et, bientôt, une larme qui coulait le long de sa joue.

— Pas adieu ! supplia-t-elle désespérément tandis qu’il resserrait encore son étreinte, pas adieu ! Je ne pourrai jamais...

— Moi non plus ! Nous nous reverrons, Marianne, je te le jure, chuchota-t-il contre son oreille. Nous ne sommes pas les plus forts et nous devons obéir ! Mais puisqu’il te faudra sans doute partir pour l’Italie, je te donne rendez-vous...

— Rendez-vous ?...

Elle souffrait tant que la signification des mots lui venait mal, même celui-là qui, cependant, était chargé d’espoir.

— Oui, rendez-vous... dans six mois à Venise ! Mon navire attendra en rade le temps qu’il faudra...

Peu à peu, il lui insufflait la force combative qui ne l’avait jamais quitté, il enfonçait les mots dans son oreille avec une énergie qui rendit un peu de vie à la malheureuse. Son intelligence recommença à jouer.

— Pourquoi Venise ? Le port le plus proche de Lucques, c’est Livourne.

— Parce que Venise n’appartient pas à la France mais à l’Autriche. Si tu ne peux obtenir la liberté de ton mari, tu fuiras et tu me rejoindras. A Venise, Napoléon ne pourra te reprendre !... Tu as compris ? Tu viendras ? Dans six mois...

— Je viendrai, mais, Jason...

Il lui ferma la bouche d’un baiser dans lequel il fit passer toute l’ardeur de sa passion. Il y avait, dans cette caresse, non la déchirante douleur de la séparation mais un espoir fou, une volonté capable d’affronter l’univers et Marianne le lui rendit avec toute la chaleur de son amour. Quand il l’écarta enfin de lui, il murmura encore tandis que son regard bleu s’enfonçait dans les yeux pleins de larmes de la jeune femme :

— Devant Dieu qui m’entend, je ne renoncerai jamais à toi, Marianne ! Je te veux et je t’aurai ! Même si je dois aller te chercher à l’autre bout de la Terre !... Jolival, vous veillerez sur elle ! Vous le promettez ?

— Je n’ai jamais rien fait d’autre ! grogna le vicomte en attirant doucement contre lui le corps tremblant de celle qu’on lui remettait. Soyez tranquille !

Avec décision, Jason se dirigea vers Surcouf et, gravement, le salua.

— Je ne sais pas bien dire merci, fit-il, mais, où et quand vous le désirerez, vous pourrez disposer de moi comme il vous plaira, monsieur le baron ! Je suis à vous !

— Je m’appelle Robert Surcouf ! riposta le corsaire. Viens que je t’embrasse, mon gars ! Et, ajouta-t-il tout bas, tâche de revenir la chercher ! Elle en vaut la peine.

— Il y a longtemps que je le sais, répondit Jason avec un bref sourire en répondant à l’accolade vigoureuse du Malouin. Je reviendrai...

Enfin, il se tourna vers Vidocq et, franchement, lui tendit la main :

— Nous avons trop souffert ensemble pour n’être pas des frères, François, dit-il. Tu n’as fait que ton devoir. Tu n’avais pas le choix...

— Merci ! dit simplement le policier. Quant à elfe, sois tranquille, il ne lui adviendra rien de mauvais ! J’y veillerai aussi. Viens, je vais t’aider à monter là-haut ! ajouta-t-il en désignant la muraille de bois au long de laquelle l’échelle de corde claquait dans le vent.

Mais déjà, du navire américain, plusieurs hommes avaient sauté sur le pont et, s’emparant de leur capitaine, le hissaient comme un simple paquet, tandis que les hommes de Jean Ledru, dont Jason avait au passage serré la main à la briser, raidissaient l’échelle pour qu’elle demeurât immobile. Appuyée contre Jolival, Marianne suivait des yeux l’ascension de Jason vers une frise de têtes et de torses qui se penchaient sur le bordage. L’arrivée sur le pont fut saluée d’une ovation, un « Hurrah ! » qui claqua comme un coup de canon et qui résonna lugubrement dans le cœur de Marianne. C’était, pour elle, comme la voix même de ce lointain pays où elle n’avait pas le droit de suivre Jason et qui le lui reprenait.

A l’arrière du Saint-Guénolé Vidocq avait, par trois fois, ouvert et refermé le voyant d’un fanal et là-bas, près du promontoire rocheux, la frégate, déjà, virait de bord pour rentrer à Brest. Cependant, vers la côte, le ciel devenait moins sombre. Mais le vent soufflait plus fort gonflant à nouveau les voiles qui remontaient aux vergues, tandis que les hommes du chasse-marée, armés de gaffes, repoussaient leur navire au large du brick. Jean Ledru alla reprendre la barre et, peu à peu, le ruban d’eau s’élargit entre les deux navires. Le chasse-marée glissa vers l’arrière du grand voilier, entra dans la lumière des fanaux. Là-haut, entre les deux lanternes de bronze doré, Marianne, qui ne retenait plus ses larmes, vit se dresser, soutenue par un marin, la haute silhouette de Jason. Il leva un bras dans un geste d’adieu... Il paraissait si loin déjà, si loin que Marianne, éperdue, oublia que, l’instant précédent, elle s’était promis d’être courageuse, que cet adieu n’en était pas un mais rien d’autre qu’un au revoir... En une seconde elle ne fut plus qu’une femme déchirée, écartelée, dont le vent emportait la meilleure part. S’arrachant d’un élan désespéré aux mains d’Arcadius, elle s’élança vers le bordage du bateau.

— Jason ! cria-t-elle sans souci de l’étrave qui plongeait dans la lame et du paquet de mer qui l’inondait. Jason !... Reviens !... Reviens !... Je t’aime !...

Ses doigts mouillés s’agrippaient au bois lisse tandis que, d’un geste machinal, elle rejetait dans son dos la masse trempée de ses cheveux. La mer, sous le navire, se creusait et elle faillit rouler sur le pont mais toute sa force était réfugiée dans ses mains crispées, toute sa vie dans ses yeux qui regardaient, là-bas, s’éloigner le navire de Jason... Deux bras vigoureux la ceinturèrent et l’arrachèrent à sa contemplation en même temps qu’au danger.

— Vous êtes folle ! gronda Vidocq ! Vous voulez être précipitée à la mer...

— Je veux le revoir... Je veux le retrouver !

— Lui aussi ! Mais ce n’est pas un cadavre qu’il veut revoir, c’est vous, vivante ! Bon Dieu ! Voulez-vous donc mourir sous ses yeux pour lui prouver votre amour ? Vivez, sacrebleu !... au moins jusqu’au rendez-vous qu’il vous a donné.

Elle le regarda avec étonnement, déjà reprise par le besoin de vivre, de lutter encore pour atteindre le but qui à cette minute lui échappait.

— Comment le savez-vous ?

— Il vous aime trop ! Sans cela, il n’aurait jamais accepté de se séparer de vous ! Allons, venez vous mettre à l’abri ! Le brouillard de l’aube va se lever et la mer vous a trempée. On meurt aussi bien d’une fluxion de poitrine que d’une noyade.

Docilement, elle se laissa conduire vers un endroit mieux protégé et envelopper d’une forte toile à voile, mais elle refusa de descendre dans la cambuse. Jusqu’au bout, elle voulait voir s’éloigner le navire de Jason.

Là-bas, du côté des îles qui précédaient une foule d’îlots et de récifs, la Sorcière de la Mer se dirigeait lentement vers la haute mer, se penchant avec grâce sous l’immense et frêle échafaudage de ses voiles blanches. Elle semblait, dans la grisaille du petit matin, quelque mouette glissant entre les écueils noirs. Un instant, Marianne aperçut le navire par le travers tandis qu’il évoluait entre deux îlots. Elle vit qu’à la proue se découpait une silhouette de femme et se souvint de ce que Talleyrand, un jour, lui avait dit : c’était son image, à elle, que Jason avait fait sculpter à l’avant du vaisseau et elle souhaita, avec passion, être cette femme de bois que son amour avait voulue et que son regard caressait sans doute si souvent...

Puis, le brick américain changea d’amure et Marianne ne vit plus que l’arrière et ses fanaux qui se fondaient dans la brume. Le Saint-Guénolé lui aussi vira pour se diriger vers le petit port du Conquet... Avec un soupir, Marianne alla rejoindre Surcouf et Jolival qui causaient, assis sur des cordages, tandis qu’autour d’eux claquaient les pieds nus des marins occupés aux manœuvres. Tout à l’heure, une voiture allait l’emporter vers Paris, comme l’avait dit Vidocq, vers Paris où l’attendait l’Empereur. Mais pour lui dire quoi ?... Ne se souvenant qu’à peine qu’elle l’avait aimé, Marianne pensait seulement qu’elle n’avait pas envie de revoir Napoléon...

Lorsque trois semaines plus tard, sa voiture s’engagea sous la voûte du château de Vincennes, Marianne jeta à Vidocq un regard chargé d’inquiétude.

— Etes-vous donc chargé de m’incarcérer ? demanda-t-elle.

— Mon Dieu non ! Simplement, c’est là que l’Empereur a décidé de vous donner audience ! Je n’ai pas à connaître ses raisons. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ma mission s’arrête ici.

Ils étaient arrivés de Bretagne la veille au soir et Vidocq, en déposant Marianne dans la cour de sa maison, l’avait informée qu’il reviendrait la chercher le soir suivant afin qu’elle pût rencontrer l’Empereur, mais il avait ajouté qu’elle n’aurait pas à revêtir de robe de cour et qu’il lui fallait surtout s’habiller chaudement.

Elle n’avait pas bien compris la raison de cette recommandation, mais elle était si fatiguée qu’elle n’avait même pas cherché d’explication, pas plus qu’elle n’avait songé à demander son avis à Jolival. Elle avait gagné son lit comme le naufragé s’accroche à une épave : pour reprendre des forces avant ce qui allait venir et qui l’intéressait si peu. Une seule chose comptait : trois semaines s’étaient écoulées, trois semaines pénibles, cahotantes au long de routes interminables que le mauvais temps rendait exténuantes et qu’avaient jalonnées tous les incidents désagréables possibles : roues rompues, ressorts brisés, chevaux qui glissent et s’abattent, sans compter les arbres écroulés sous les coups de l’ouragan. Mais c’étaient tout de même trois semaines écoulées sur ces six mois au bout desquels Jason l’attendrait...

Quand elle songeait à lui, ce qui était à chaque heure, à chaque seconde du temps qu’elle ne donnait pas au sommeil, c’était avec une curieuse impression de vide intérieur, une sorte de faim inapaisable et douloureuse qu’elle trompait en cherchant à recréer constamment en esprit les instants si courts où il était demeuré près d’elle, où elle avait pu le toucher, tenir sa main, caresser ses cheveux, sentir l’odeur de sa peau, sa chaleur rassurante, la force avec laquelle, si faible encore, il l’avait serrée contre sa poitrine avant de lui donner ce dernier baiser dont le souvenir la brûlait encore et la faisait trembler.

Elle avait trouvé Paris sous la neige. Un froid noir gelait l’eau dans les gouttières et dans les ruisseaux, coupant les oreilles et rougissant les nez. La Seine, grise, charriait des glaçons et l’on disait que, dans les maisons pauvres, des gens mouraient de froid chaque nuit. Une épaisse couche blanche qui se maculait sans fondre recouvrait toutes choses, habillant les jardins d’une froide et éclatante fourrure, mais transformant les rues en dangereux cloaques glacés où c’était la plus simple chose du monde de se casser une jambe. Mais les chevaux de Marianne, ferrés à glace, avaient parcouru sans encombre la longue route qui menait de la rue de Lille à Vincennes.

L’ancienne forteresse des rois de France avait soudain surgi de la nuit, sinistre et délabrée, avec ses tours rasées à hauteur des chemins de ronde. Seuls demeuraient intacts la tour du Village qui enjambait l’antique pont-levis et l’énorme donjon qui dressait, haut par-dessus les arbres dépouillés, sa masse noire et carrée flanquée de quatre tourelles d’angle. Dépôt de poudre, arsenal et réserve de l’armée gardé par des invalides et quelques soldats, Vincennes, c’était aussi une prison d’Etat et le donjon, lui, était solidement défendu.

Mais il s’érigeait, muet, enveloppé de sa « chemise » de murailles et de sa barbacane qui l’isolaient, à droite, de l’immense cour blanche où les tas de boulets couverts de neige évoquaient d’étranges gâteaux crémeux, et, en face, d’une chapelle délabrée, ravissante et dérisoire dentelle de pierre qui s’effritait lentement sans que personne songeât à porter remède à sa misère, joyau voulu par Saint Louis mais ignoré de ce temps de foi si tiède. Et Marianne cherchait en vain la raison de cette audience discrète au fond d’une forteresse délabrée à la sinistre réputation. Pourquoi Vincennes ? Pourquoi la nuit ?

Un peu plus loin, deux nobles pavillons jumeaux se faisaient face. Ceux-là évoquaient le Grand Siècle mais n’étaient pas mieux traités. Les fenêtres manquaient de carreaux, les mansardes élégantes croulaient et des lézardes zébraient les murailles. Pourtant, ce fut vers l’un de ces bâtiments, celui de gauche qui s’étendait au-delà de la chapelle, que Gracchus, sur les indications de Vidocq, dirigea ses chevaux.

Un peu de lumière se montrait au rez-de-chaussée, derrière des vitres sales. La voiture s’arrêta :

— Venez, dit Vidocq en sautant à terre. Vous êtes attendue.

Levant les yeux, Marianne enveloppa d’un regard surpris ce décor, misérable et rude tout à la fois, et serra plus étroitement contre elle son manteau de drap noir doublé de martre en rabattant le capuchon fourré sur ses yeux. Une bise coupante balayait l’immense cour, faisant voleter la neige et pleurer les yeux. Lentement, la jeune femme pénétra dans un vestibule dallé qui gardait des traces de splendeur et, tout de suite, elle vit Roustan. Enveloppé d’une vaste houppelande rouge vif, dont le col relevé ne laissait passer que son turban blanc, le mameluk arpentait le dallage inégal en se battant les flancs sans préjugés. Mais, apercevant Marianne, il se hâta d’ouvrir devant elle la porte où il montait cette garde agitée. Et, cette t’ois, Marianne se trouva en face de Napoléon...

Sous le manteau d’une grande cheminée où flambait un tronc d’arbre, il se tenait debout, l’un de ses pieds bottés posé sur la pierre de l’âtre, une main au dos, l’autre glissée dans l’ouverture de sa longue redingote grise, et il regardait les flammes. Son ombre, coiffée du grand bicorne noir sans le moindre ornement, s’étendait, fantastique, jusqu’aux caissons sculptés du plafond où demeuraient des traces de dorure et, à elle seule, suffisait à meubler cette salle immense et vide où ne demeuraient plus, aux murs, que les traces des anciennes tapisseries, sur le sol que quelques tas de gravats.

Impassible et songeur, il regarda Marianne plonger dans sa révérence puis lui désigna le feu :

— Viens te chauffer ! dit-il. Il fait, cette nuit, un froid horrible.

Silencieusement, la jeune femme s’approcha et tendit ses mains dégantées à !a flamme après avoir, d’un mouvement de tête, rejeté en arrière son capuchon. Et, un moment, tous deux demeurèrent là, sans rien dire, à regarder les flammes bondissantes et à se laisser pénétrer par elles. Finalement., Napoléon jeta un bref regard sur sa compagne.

— Tu m’en veux ? demanda-t-il en considérant avec un peu d’inquiétude le fin profil immobile, les paupières baissées, la bouche serrée.

Sans le regarder, Marianne répondit :

— Je ne me le permettrais pas. Sire ! On n’en veut pas au maître de l’Europe !

— C’est pourtant ce que tu fais ! Et, après tout, je ne peux guère te donner tort ! Tu espérais partir, n’est-ce pas ? Trancher les liens qui te retiennent encore à une vie dont tu ne veux plus, rayer le passé, balayer tout ce qui a été...

Elle braqua soudain sur lui ses prunelles vertes où se mit à danser une petite lueur d’amusement.

Il était un extraordinaire comédien, vraiment ! C’était bien de lui cette manière de chercher des excuses pour se mettre en colère quand il se savait fautif.

— N’essayez pas de chauffer une colère que vous n’éprouvez pas, Sire ! Je connais trop bien... Votre Majesté ! Et, puisque me voici revenue, que l’Empereur veuille bien oublier ce que je souhaitais faire et m’expliquer toutes ces choses étranges qui se sont déroulées durant les mois derniers. Oserais-je avouer que je n’ai rien compris et ne comprends toujours rien ?

— Tu es pourtant intelligente, il me semble ?

— J’espérais l’être. Sire, mais il apparaît que les méandres de la politique de Votre Majesté sont trop compliqués pour une cervelle de femme. Et j’admets, sans la moindre honte, n’avoir pas pu démêler la vérité de ce que vos juges et vos journaux ont appelé « l’affaire Beaufort »... sinon qu’un homme innocent a souffert injustement, failli mourir dix fois pour donner à l’un de vos agents secrets le plaisir et la gloire de le faire évader avec votre bénédiction et sous la surveillance de votre impériale marine, sinon... que j’ai failli, moi, en mourir de désespoir ! Qu’enfin, pour couronner le tout, vous m’avez fait ramener ici de force...

— Oh ! de force !...

— Contre mon gré, si vous préférez ! Pourquoi tout cela ?

Cette fois. Napoléon quitta sa pose méditative, se tourna vers Marianne et, gravement :

— Pour que justice soit faite, Marianne, et pour que tu en sois le témoin.

— Justice ?

— Oui, justice ! J’ai toujours su que Jason Beaufort n’était coupable en rien, ni du meurtre de Nicolas Mallerousse ni du reste. Tout juste de sortir du Champagne et du bourgogne hors de France pour le plaisir de gens que je n’ai aucun goût à réjouir ! Mais il me fallait les coupables... les vrais coupables sans détruire Le jeu délicat de ma politique internationale. Et, pour cela, je devais jouer le jeu jusqu’au bout...

— Et risquer, jusqu’au bout, de voir Jason Beaufort mourir de misère ou sous les coups de vos gardes-chiourme ?

— Je lui avais donné un ange gardien qui, mon Dieu, n’a pas si mal fait son travail ! Je te le répète, il me fallait les coupables... et puis, il y avait cette affaire de fausses livres anglaises qui m’obligeait à frapper, simplement pour ne pas être ridicule et pour ne pas dévoiler mes batteries secrètes.

La curiosité maintenant rongeait lentement la rancune de Marianne.

— Votre Majesté a dit qu’elle voulait les coupables ? Puis-je lui demander si elle les tient ?

Napoléon se contenta de hocher la tête affirmativement. Marianne insista.

— Votre Majesté sait qui a tué Nicolas, qui est le faux-monnayeur ?

— Je sais qui a tué Nicolas Mallerousse et je le tiens, quant au faux-monnayeur...

Il hésita un instant, jetant sur la jeune femme anxieuse un regard incertain. Elle crut bon de l’encourager :

— Eh bien ? N’était-ce donc pas le même ?

— Non. Le faux-monnayeur... c’est moi !

Le vieux plafond s’effondrant sur sa tête n’eût pas sidéré Marianne plus totalement. Elle regarda l’Empereur comme si tout à coup elle doutait qu’il fût sain d’esprit.

— Vous, Sire ?

— Moi-même ! Pour détruire le commerce anglais j’avais imaginé de faire frapper une quantité de fausses livres anglaises dans un atelier discret, par des hommes sûrs, et d’en inonder le marché. J’ignore comment les misérables qui en ont déposé sur le bateau de Jason Beaufort se les sont procurées, mais une chose était certaine : c’étaient les miennes... et il m’était impossible de le proclamer. Voilà pourquoi, tandis que, dans les prisons et un peu partout en France, mes agents travaillaient obscurément à démêler la vérité, j’ai laissé reposer l’accusation sur ton ami. Voilà aussi pourquoi j’avais signé sa grâce à l’avance et préparé, aussi minutieusement que possible, son évasion. Elle ne pouvait manquer : Vidocq est un habile homme... et j’étais bien certain que tu lui donnerais un coup de main !

— En vérité, Sire, nous sommes bien peu de chose entre vos doigts et j’en arrive à me demander si un homme de génie est un bienfait des dieux... ou une calamité ! Mais, Sire, ce coupable... ajouta-t-elle avec anxiété, ou... ces coupables ?

— Tu as raison de dire « ces » car il y en a eu plusieurs mais ils avaient un chef, et ce chef... mais viens plutôt avec moi.

— Où donc ?

— Jusqu’au donjon, j’ai quelque chose à te montrer... Mais couvre-toi bien.

Retrouvant d’instinct les gestes caressants qu’il avait naguère pour l’aider à mettre un manteau ou à enrouler une écharpe autour de sa tête, durant les jours si doux de Trianon, il disposa lui-même le capuchon sur les cheveux de Marianne et lui tendit ses gants qu’elle avait jetés sur la pierre de l’âtre. Puis, toujours comme autrefois, il prit son bras pour sortir et fit, au passage, à Roustan, signe de les suivre.

Au-dehors, le vent glacial les saisit dans son tourbillon mais, appuyés l’un à l’autre, ils se lancèrent à travers la vaste cour, enfonçant jusqu’à la cheville dans la neige qui crissait sous leurs pas. Arrivés à la barbacane du donjon. Napoléon fit passer sa compagne devant lui sous la voûte basse gardée par des factionnaires qui avaient l’air figés par le froid. Il y avait de petits glaçons jusque dans leurs moustaches. L’Empereur retint Marianne. Une lanterne, accrochée au mur par un anneau de fer, éclaira son regard gris-bleu qui était devenu très grave, sévère même mais sans dureté :

— Ce que tu vas voir est horrible, Marianne... et tout à l’ait exceptionnel. Mais, je te le répète, il faut que justice soit faite ! Es-tu prête à regarder ce que je veux te montrer ?

Elle soutint son regard sans broncher :

— Je suis prête !

Il saisit alors sa main et l’entraîna. On franchit une autre porte basse et l’on se trouva au pied du donjon sur un pont-dormant qui enjambait le profond et large fossé. Un escalier de bois descendait dans ce fossé et Marianne, machinalement, regarda au fond où brillaient des lanternes. Mais, aussitôt, elle eut un mouvement de recul et un gémissement d’horreur : dans la neige boueuse du fond, gardée par deux factionnaires, une horrible construction se dressait, sinistre, une hideuse fenêtre de bois peint en rouge retenant tout en haut un couteau triangulaire : la guillotine !

Les yeux dilatés d’horreur, Marianne regardait l’affreuse machine. Elle tremblait si fort que Napoléon, doucement, passa un bras autour d’elle et la retint contre lui.

— C’est affreux, n’est-ce pas ? Je le sais, va ! Et nul plus que moi ne hait cet atroce instrument.

— Pourquoi, alors...

— Pour punir comme il se doit ! Tout à l’heure, un homme va mourir ! Il attend dans un cachot du donjon et nul, hormis les quelques hommes triés sur le volet qui assisteront à son exécution, ne saura que l’échafaud a été dressé ici cette nuit, comme nul n’aura connaissance du jugement qui l’a ordonné ! Mais c’est qu’aussi cet homme est un criminel exceptionnel, un misérable comme on en voit peu. Il a, l’été passé, égorgé froidement Nicolas Mallerousse après l’avoir attiré dans un piège et l’avoir transporté ligoté et bâillonné avec l’aide de ses complices dans la maison de Passy où habitait Jason Beaufort. Là, il l’a tué mais ce n’était qu’un parmi ses nombreux crimes. Quelques dizaines d’hommes, mes soldats, retenus prisonniers sur les pontons anglais, sont morts, déchirés par les chiens que ce misérable avait dressés à les traquer...

Depuis que, tout à l’heure, Napoléon avait annoncé qu’il tenait les coupables, Marianne avait pressenti qu’elle allait entendre cela. Elle savait depuis si longtemps, elle, qui avait assassiné Nicolas ! Mais elle ne parvenait pas à croire qu’un aussi diabolique personnage eût pu se laisser prendre. Pourtant, les dernières paroles prononcées par Napoléon jetaient dessus une lumière aveuglante.

Un doute, plus fort que la raison, demeurait encore en Marianne. Elle l’exprima :

— Sire ! Etes-vous bien sûr cette fois de ne point vous tromper ?

Il tressaillit, braquant sur elle un regard soudain glacé.

— Tu ne vas pas, aussi, me demander la grâce de celui-là ?

— A Dieu ne plaise. Sire !... si c’est bien lui !

— Viens ! Je vais te le montrer.

Ils pénétrèrent dans le donjon, franchirent le corps de garde dont, pour une fois, la porte était fermée, gravirent le bel escalier à vis jusqu’au premier étage où ils débouchèrent dans une salle gothique dont la voûte à quatre travées était supportée par un énorme pilier central. Là veillaient un geôlier... et Vidocq dont la haute taille se cassa en deux à la vue de l’Empereur. Aux angles de la pièce, des portes fortement armées donnaient sur les cellules prises chacune dans une tourelle. Un geste de Napoléon appela le geôlier.

— Ouvre sans bruit le guichet. Madame veut voir le prisonnier.

L’homme se dirigea vers l’un des angles, ouvrit un guichet grillagé et s’inclina.

— Approche ! dit Napoléon à Marianne. Regarde !...

Avec répugnance, elle vint jusqu’à la porte, craignant et souhaitant à la fois ce qu’elle allait voir, mais surtout redoutant de trouver là un visage inconnu, celui de quelque malheureux que l’on aurait réussi, par l’un de ces tours de passe-passe où l’on était si habile, à faire passer pour le vrai coupable.

Une lanterne, posée sur un escabeau, éclairait l’intérieur de la cellule ronde. Un feu brûlait dans la haute cheminée conique avec des éclatements joyeux mais, sur la couchette, un homme était étendu, des chaînes aux poignets et aux pieds et, cet homme, Marianne n’eut besoin que d’un regard pour constater qu’il était bien celui qu’elle espérait et redoutait à la fois de voir. C’était Francis Cranmere, c’était l’homme dont, un instant, elle avait porté le nom.

Il dormait. Mais d’un sommeil fiévreux et agité qui lui rappela celui du petit abbé espagnol, dans la prison de la Force, le sommeil d’un homme qui a peur et que cette peur taraude jusque dans ses rêves... Devant les yeux agrandis de Marianne, une main fine et blanche referma doucement le guichet.

— Alors ? demanda Napoléon. C’est bien lui, cette fois ?

Incapable de parler, elle fit signe que oui mais il lui fallut s’appuyer un instant à la muraille tant son émotion était forte, faite à la fois d’une joie sombre et d’une sorte d’horreur, de surprise aussi de voir enfin pris au piège le démon qui avait failli détruire à jamais sa vie. Quand elle l’eut un peu maîtrisée, elle releva les yeux, vit l’Empereur en face d’elle qui la regardait avec inquiétude et, plus loin, Vidocq, immobile contre le pilier central.

— Ainsi, dit-elle enfin, c’est pour lui... ce que j’ai vu en bas ?

— Oui. Je te le répète, je hais cet instrument que j’ai vu massacrer tant d’innocents et il me fait horreur, mais cet homme ne mérite pas de tomber, comme un soldat, sous les balles d’un peloton. Ce n’est pas à toi, ni même à Nicolas Mallerousse que j’offre cette tête, c’est aux ombres de mes hommes déchiquetés par ce boucher.

— Et c’est... pour quand ?

— C’est pour maintenant ! Voici le prêtre, d’ailleurs...

Un homme âgé, en soutane noire, émergeait, en effet, des ombres de l’escalier, un bréviaire à la main. Marianne secoua la tête :

— Il n’en voudra pas. Il n’est pas catholique.

— Je le sais, mais il n’était pas possible d’amener ici un pasteur. Qu’importe, d’ailleurs, à la minute où l’on meurt, la bouche qui parle de Dieu et prononce les paroles d’espoir en sa miséricorde, pourvu qu’elles soient prononcées...

Avec une légère inclination du buste, le prêtre se dirigea vers la porte close, précédé du geôlier qui s’empressait. Marianne saisit nerveusement le bras de Napoléon.

— Sire !... Ne restons pas ici ! Je...

— Tu ne veux pas voir cela ? Je n’en suis pas étonné. Au surplus, il n’entrait pas dans mes intentions de te faire assister à un tel spectacle. Je voulais seulement que tu sois certaine que, cette fois, ma justice ne se trompe pas et que rien ne pourra l’arrêter. Redescendons !... à moins que tu ne désires lui dire adieu...

Elle fit signe que non, courut presque vers l’escalier. Non, elle ne voulait pas revoir Francis, elle ne voulait pas triompher de lui à l’instant où il allait mourir pour qu’au moins la dernière pensée de cet homme, qu’elle avait aimé et dont un instant elle avait porté, le nom, ne fût pas, à sa vue, tournée vers la haine. Si le repentir était possible pour un homme tel que Francis Cranmere, il ne fallait pas qu’elle vînt en détourner le cours bienfaisant...

L’Empereur à sa suite, elle redescendit l’escalier, traversa le pont-dormant sans un regard à l’affreuse machine et se retrouva bientôt dans le désert blanc de la grande cour. La bourrasque qui la frappa en plein corps lui fit du bien. Elle lui offrit son visage brûlant. La neige recommençait à tomber. Quelques flocons se posèrent sur ses lèvres. Elle les aspira avec délices puis, se retournant, attendit que Napoléon, moins agile qu’elle, l’eût rejointe. Il reprit son bras et comme à l’aller, mais plus lentement, ils suivirent le chemin du pavillon de la Reine.

— Et les autres ? demanda soudain Marianne. Les tenez-vous aussi ?

— La vieille Fanchon et ses hommes ? Sois sans crainte : ils sont sous clef et ¡1 y a contre eux suffisamment de charges pour les exécuter cent fois ou leur faire passer une éternité de galères sans évoquer cette affaire. Ils seront jugés régulièrement et punis. Pour celui-là, c’était impossible... Il en savait trop et l’Angleterre eût peut-être réussi à le faire encore évader. Le secret s’imposait.

Ils étaient revenus dans la salle déserte où Roustan tisonnait le feu. Napoléon poussa un soupir et ôta son chapeau où la neige fondait en gouttelettes.

— Parlons de toi, maintenant. Quand les routes seront devenues un peu meilleures, tu retourneras en Italie. Je dois faire droit aux réclamations de ton époux parce qu’elles sont justifiées. L’Empereur n’a pas le droit de refuser au prince Sant’Anna de retrouver son épouse...

— Je ne suis pas son épouse ! protesta Marianne avec fureur. Et vous le savez parfaitement, Sire !

Vous savez pourquoi je l’ai épousé ! L’enfant n’est plus... il n’y a donc plus de lien entre moi et... cette ombre !

— Tu es sa femme, même si ce n’est que de nom. Et je ne comprends pas, Marianne, que tu fuies ainsi devant ton devoir ! Toi que je croyais si vaillante ! Tu as accepté l’aide de ce malheureux... car il ne peut pas ne pas l’être dans les conditions de vie qu’il s’est faites... et maintenant que tu ne peux plus remplir ta part du contrat tu n’as même pas le courage de chercher avec lui une franche explication ? Tu me surprends...

— Dites que je vous déçois ! Mais je n’y peux rien, Sire, j’ai peur ! Oui, j’ai peur de cette maison, de ce qu’elle contient, de cet homme invisible et des maléfices qui rôdent autour de lui. Toutes les femmes de cette famille sont mortes de mort violente ! Moi, je veux vivre pour retrouver Jason !

— Il fut un temps où tu voulais vivre pour moi ! constata Napoléon avec un peu de mélancolie. Comme les choses changent ! Comme les femmes changent... Au fond, je crois que je t’aimais mieux car, en moi, tout n’est pas mort pour toi et si tu voulais...

Elle eut un geste de protestation :

— Non, Sire ! Pas cela ! Dans une seconde vous allez me proposer... la solution commode que m’a suggérée un jour Fortunée Hamelin. Elle satisferait sans doute le prince Sant’Anna, mais, moi, j’entends me conserver à celui que j’aime... quels qu’en puissent être les risques !

— Eh bien, n’en parlons plus ! soupira Napoléon d’un ton si sec que Marianne comprit qu’elle l’avait vexé.

Dans son orgueil masculin, il pensait peut-être qu’une heure d’amour avec lui suffirait à rendre moins cuisant le regret de Jason et la ramènerait, soumise désormais, dans le plan de vie qu’il avait dû tracer pour elle.

— Il faut que tu ailles là-bas, Marianne, ajouta-t-il au bout d’un court silence, l’honneur et la politique l’exigent. Tu dois rejoindre ton époux. Mais sois sans crainte, il ne t’arrivera rien.

— Qu’en savez-vous ? fit Marianne avec plus d’amertume que de politesse.

— J’y veillerai. Tu ne partiras pas seule ! Outre cet étrange bonhomme qui t’a pratiquement adoptée, tu auras une escorte... une escorte armée qui ne te quittera pas et devra rester à ta disposition.

Marianne ouvrit de grands yeux.

— Une escorte ? A moi ? Mais à quel titre ?

— Disons... à titre d’ambassadrice extraordinaire ! En fait, c’est à ma sœur Elisa que je t’envoie et non pas à Lucques mais à Florence. Il te sera facile d’y régler tes comptes avec ton mari sans courir le moindre danger car je te chargerai de messages pour la grande-duchesse de Toscane. J’entends que, même là-bas, ma protection s’étende sur toi et qu’on le sache.

— Ambassadrice ? Moi ? Mais je ne suis qu’une femme.

— J’ai souvent employé les femmes. Ma sœur Pauline en sait quelque chose ! Et je ne veux pas te livrer pieds et poings liés à celui que tu as... toi-même... choisi d’épouser !

L’allusion était claire. Elle sous-entendait que si Marianne avait eu plus de sagesse elle eût fait confiance à son amant d’alors pour assurer son existence sans aller se fourrer dans une aventure impossible... Jugeant qu’il valait mieux ne pas répondre, elle choisit de s’incliner et lui offrit une révérence protocolaire.

— J’obéirai, Sire ! Et je remercie Votre Majesté de prendre soin de moi.

Mentalement, elle calculait déjà qu’une fois à

Florence il lui serait bien plus aisé qu’elle ne l’avait craint de gagner Venise. Elle ne savait pas bien encore comment elle réglerait son différend avec le prince Corrado, ni quelle forme d’arrangement il désirait lui offrir, mais une chose était certaine : elle ne vivrait plus jamais dans la grande villa blanche, belle et vénéneuse comme l’une de ces fleurs exotiques dont le parfum enchante mais dont le suc peut tuer...

Bien sûr, il y aurait l’escorte dont il faudrait se débarrasser...

La porte s’ouvrit soudain. Vidocq apparut. Il se contenta de s’incliner gravement sans un mot... L’Empereur tressaillit. Son regard tourna, accrocha celui de Marianne qui le soutint sans faiblir, bien qu’elle se sentît pâlir malgré elle.

— Justice est faite ! dit-il seulement.

Mais Marianne avait déjà compris que la tête de Francis Cranmere venait de tomber. Lentement, elle se laissa glisser à genoux sur les dalles que le feu réchauffait et, la tête baissée, les mains jointes, se mit à prier pour celui qui, désormais, n’aurait plus jamais le pouvoir de lui faire du mal... Afin de ne pas troubler sa prière, Napoléon s’éloigna et se perdit dans les ombres de la salle...

Le canon tonnait sur Paris. Debout derrière les fenêtres de sa chambre, en compagnie de Jolival et d’Adélaïde, Marianne l’écoutait, comptant les salves.

— Deux... trois... quatre...

Elle savait ce que cela signifiait : l’enfant impérial venait de naître ! Déjà, dans le milieu de la nuit, le bourdon de Notre-Dame et les cloches de toutes les églises de Paris avaient appelé les Français à la prière pour obtenir du ciel une heureuse délivrance et, dans la capitale, plus personne n’avait dormi. Marianne moins que toute autre encore, car cette nuit était la dernière qu’elle passait dans sa demeure.

Ses malles étaient prêtes, déjà chargées sur la grande berline de voyage et, tout à l’heure, quand arriverait l’escorte armée promise, elle prendrait la route d’Italie. Sur sa commode, les lettres impériales qu’elle devait remettre à la grande-duchesse de Toscane étalaient leurs rubans et leurs cachets rouges. Les meubles de sa chambre portaient déjà les housses de l’absence. Il n’y avait pas de fleurs dans les vases. Mais il y avait longtemps déjà que l’âme de Marianne avait déserté cette maison.

Aussi nerveux qu’elle, Jolival comptait à haute voix :

— Dix-sept, dix-huit, dix-neuf... Si c’est une fille, on dit qu’elle portera le titre de princesse de Venise.

Venise ! Il n’y avait plus que trois mois avant que le navire de Jason vînt jeter l’ancre dans sa lagune ! Et ce nom, fragile et diapré comme les verreries scintillantes de ses artisans, se parait de toutes les couleurs de l’espoir et de l’amour.

— Vingt... compta Jolival... vingt et un !...

Il y eut un silence, très court mais si intense qu’on eût dit que l’Empire tout entier retenait son souffle. Puis, les voix de bronze reprirent leur clameur triomphante :

— Vingt-deux ! vingt-trois... rugit Jolival ! Il va y en avoir cent un ! C’est un garçon !... Vive l’Empereur ! Vive le Roi de Rome !...

Comme par magie, son cri eut un écho immense. On entendit s’ouvrir les fenêtres, claquer les portes, hurler les gorges de tous les Parisiens qui se précipitaient dans les rues. Marianne, seule, n’avait pas bougé et fermait les yeux. Ainsi Napoléon avait enfin le fils qu’il désirait tellement ! La rose génisse autrichienne avait accompli son travail de génitrice ! Comme il devait être heureux ! Et fier !... Elle l’imaginait, éveillant les échos du palais sous les éclats métalliques de sa voix, sous le claquement nerveux de ses talons... L’enfant était né et c’était un garçon !... Le Roi de Rome !... un bien beau nom qui résumait l’empire du monde ! Un nom bien lourd aussi pour de si fragiles épaules.

— Allons, Marianne ! Il faut boire à cette heureuse naissance !

Arcadius avait fait sauter le bouchon d’une bouteille de Champagne, emplissait les verres, en offrait un à chacune des deux femmes ! Son regard joyeux alla de l’une à l’autre tandis qu’il levait la flûte de cristal translucide où pétillait le vin d’or pâle.

— Au Roi de Rome !... Et à vous, Marianne ! Au jour où nous boirons à votre fils ! Il ne sera pas roi, celui-là, mais il sera beau... fort et brave comme son père !

— Vous le croyez vraiment ? demanda Marianne dont les yeux se mouillaient à la seule évocation d’un si grand bonheur.

— Je fais mieux que le croire, dit Arcadius gravement : j’en suis sûr !

Et, vidant son verre, il l’envoya, à la manière russe, se briser contre le marbre de la cheminée en concluant :

— ... aussi sûr que d’avoir à jamais détruit ce verre.

L’une après l’autre, les deux femmes l’imitèrent, amusées par cette coutume bizarre, puis Marianne ordonna :

— Réunissez les domestiques, Arcadius, et faites-leur, à eux aussi, servir du Champagne ! C’est dans la joie que je veux leur dire adieu parce que je ne les reverrai qu’heureuse ou pas du tout... Je vais m’habiller !

Et elle alla se préparer pour le long voyage qui allait commencer. Au-dehors, par-dessus les cris de joie et les vivats des Parisiens, le canon tonnait toujours... On était le 20 mars 1811.

Загрузка...