Juliette Benzoni Jean de la Nuit

Première Partie LE CHÂTEAU DES SOLITUDES

CHAPITRE PREMIER LE CAUCHEMAR

L’homme et la femme fuyaient en aveugles à travers la forêt, poursuivis par le hurlement des loups. Ils fuyaient mais la clameur sauvage était sur eux, les enveloppait, barrait tous les passages. L’homme s’efforçait d’entraîner sa compagne dont il tenait la main. Mais, bientôt, il ne leur resta plus qu’une étroite clairière environnée par un cercle infernal qui se resserrait, se resserrait… Des yeux flamboyants, des gueules sanglantes surgissaient des ténèbres et les guettaient. Le couple ne fut plus qu’une seule silhouette noire et blanche qui semblait s’amincir d’instant en instant à force de s’étreindre. Une bête énorme jaillit, s’envola, s’abattit sur sa proie avec un rire qui était celui d’un homme… Le double cri d’agonie domina le chœur triomphant de la terrible meute. La forêt s’emplit de sang. Le flot bouillonnant déborda des futaies, glissa sur le sol de la clairière, un sol qui n’était point fait de feuilles et d’herbe mais d’une mosaïque de bois précieux à demi couverte d’un tapis bleu de France orné de fleurs de lys. Il envahit tout, noyant la clairière, les loups et leurs victimes, étouffant une dernière plainte… qui réveilla Hortense.

Trempée de sueur, le cœur fou, elle se retrouva assise sur son lit. Le silence du dortoir l’enveloppa comme un linge glacé, bloquant le cri de terreur dans sa gorge, apaisant un peu la fièvre du cauchemar. La jeune fille passa une main tremblante sur ses yeux que des taches rouges brouillaient encore et la retira mouillée de larmes car cet homme, cette femme qu’elle venait de voir mourir de si abominable façon, c’étaient son père et sa mère.

Elle eut besoin d’un bon moment pour reprendre le contrôle d’elle-même, remettre les choses à leur place réelle. Ce rêve était horrible, effrayant, mais stupide, forêts et loups n’ayant guère droit de cité à Paris en cette fin de l’année 1827. Or, à l’instant où leur fille les voyait succomber sous une horde, Henri et Victoire Gravier de Berny devaient dormir paisiblement dans leur élégant hôtel de la Chaussée d’Antin… Demain, d’ailleurs, Hortense les y rejoindrait puisque demain commençait le temps de Noël…

Autour d’elle, tout était silence mais un silence vivant peuplé de souffles imperceptibles, légers comme des battements d’ailes, privilèges de l’extrême jeunesse. Vingt jeunes filles de quinze à dix-huit ans dormaient dans vingt lits blancs, tous semblables… toutes presque semblables, à la couleur de cheveux près. Des nattes blondes, brunes, rousses, châtaines signaient les pages blanches des draps et des oreillers, si rassurantes dans leur aspect familier que leur compagne, peu à peu, retrouva son calme. Les battements désordonnés de son cœur s’apaisèrent et le souvenir du cauchemar se dilua, chassé par la douce lumière de la veilleuse allumée au chevet de la sœur surveillante, derrière la transparence de ses rideaux blancs.

Pour achever de le dissiper, Hortense marmotta une courte invocation à son ange gardien, se recoucha, ferma les yeux et se rendormit. Un instant après le dortoir des grandes avait retrouvé sa paix et son nombre habituel de souffles légers…

Quand la cloche sonna le réveil, le matin revenu, Hortense avait presque oublié son vilain rêve. L’atmosphère, il est vrai, n’était pas à la mélancolie. Dans quelques dizaines de minutes, le portail des Dames du Sacré-Cœur allait s’ouvrir pour les vacances de Noël et le dortoir, en dépit des protestations de la sœur surveillante, ressemblait à une ruche en folie. Les élèves ne pouvaient plus penser qu’aux fêtes qui les attendaient chez elles. Quant à celles qui – soit pour cause d’éloignement, soit pour toute autre raison familiale – ne quitteraient pas l’institution, elles savaient que la discipline, durant ces quelques jours, subirait un certain relâchement et que la Noël revêtirait, comme d’habitude, un éclat exceptionnel du fait de la visite, dûment annoncée, de Son Altesse Royale Madame la Duchesse d’Angoulême, belle-fille du roi Charles X et Dauphine de France.

Ce n’était certes pas la personnalité de Madame qui déchaînait l’enthousiasme des « restantes ». La fille de Louis XVI, le Roi martyr, et de l’éblouissante Marie-Antoinette était sans doute la princesse la plus désagréable de toute la chrétienté. La cinquantaine qu’elle allait atteindre n’arrangeait rien et si sa piété était exemplaire, son abord était assez rude pour décourager les plus courageuses. Mais on savait qu’un mirifique goûter serait servi à cette occasion et que les jeunes filles dont le maintien trouverait grâce sous son œil sévère avaient quelque chance de voir, par la suite, Madame se charger de leur établissement. D’autant que l’on serait en comité restreint. Beaucoup plus que pour la fête du Sacré-Cœur où la princesse, protectrice de la maison, avait coutume de venir passer en revue l’effectif complet des élèves.

Hortense pour sa part était ravie de ne pas assister à la visite. Elle n’était pas assez bien « née » pour avoir la moindre chance de figurer dans les bonnes grâces d’une princesse à laquelle, d’ailleurs, elle trouvait encore moins de charme qu’au maréchal Oudinot, commandant de la Garde nationale. Madame aurait fait une parfaite supérieure de Carmel et le joli titre de Dauphine lui était à peu près aussi seyant qu’un bonnet de dentelle à un grenadier… Il serait infiniment plus doux de retrouver, ce soir, sa ravissante mère, son merveilleux père, sa chère maison et même l’assommante Mlle Baudoin, sa gouvernante. Enfin, passé Noël, il ne resterait plus que deux trimestres à user chez les Dames du Sacré-Cœur car l’hiver prochain verrait ses dix-sept ans et son entrée dans le monde.

Non qu’elle aimât particulièrement la vie de société, tout au moins celle que sa mère prisait tant, mais quitter le Sacré-Cœur ce serait en finir définitivement avec une cohabitation qui lui était souvent pénible et une atmosphère qui lui pesait. Elle tenait en effet de son père un caractère volontaire et fier, un goût de l’indépendance et du bon combat qui lui rendaient difficile la fréquentation des filles d’émigrés rentrés en France dans les fourgons de l’étranger avec leurs vieux rois Bourbons. Leurs dédains répondaient à son indifférence méprisante. On l’appelait « la Bonapartiste » parce que l’Empereur avait anobli son père mais ce sobriquet ne la gênait pas. Elle s’en parait, au contraire, comme d’une couronne sans jamais laisser oublier qu’une reine de Hollande, même détrônée, était sa marraine et Napoléon son parrain.

Elle aurait cent fois préféré rejoindre, à la Légion d’honneur, son amie Louise de Lusigny mais Louise, fille d’un général tué à Leipzig avec le prince Poniatowski, avait tous les droits d’être élevée dans cette maison où l’on ne considérait pas comme une tare les services rendus à l’Empire. Quant à Hortense, fille d’un des banquiers du Roi, elle ne pouvait, sans indisposer à la fois la Cour, la toute-puissante Congrégation[1] et la duchesse d’Angoulême, recevoir une éducation autre que celle des Dames du Sacré-Cœur.

Ce matin-là le climat n’était pas à l’austérité. La messe matinale et les divers exercices de piété furent suivis avec une distraction qui frisait la désinvolture et qui valut quelques rappels à l’ordre. Enfin, vint le temps bienheureux d’endosser les vêtements de sortie car l’heure approchait où les voitures allaient paraître. Et cinq minutes avant dix heures, les pensionnaires de la maison, rangées en ordre parfait, se soumettaient à l’examen de la Mère de Gramont, maîtresse principale.

A dix heures juste, la première voiture se montrait au portail de la rue de Varenne. L’un après l’autre, dans un ordre quasi processionnel, les équipages franchissaient le seuil de la cour, décrivant une courbe parfaite pour s’arrêter finalement au perron. L’élégance des attelages, la robe luisante des chevaux, les caisses laquées des voitures, le cliquetis des gourmettes d’argent et les livrées des cochers réveillaient les vieux murs de l’ancien hôtel des ducs de Biron, jadis témoins des fêtes galantes et des plaisirs raffinés d’un siècle où l’art de vivre avait atteint le degré suprême.

Les temps avaient changé. Les carrosses dorés, les perruques poudrées, les satins nacrés, les plumes et les dentelles de naguère s’étaient enfuis avec le fantôme léger de l’adorable marquise de Coigny, la blonde maîtresse de l’arrogant Lauzun, dernier duc de Biron, héros de la guerre d’Indépendance américaine et victime méprisante d’une révolution qu’il avait pourtant servie. Néanmoins, un jour, un seul, l’hôtel avait revécu.

Ce jour-là – le 17 septembre 1820 – les lustres retrouvèrent leurs bougies, les girandoles de cristal leur éclat limpide, les nymphes de Boucher ou de Fragonard leur sourire coquin : vendue par sa dernière propriétaire, la duchesse de Béthune-Charost, aux Dames du Sacré-Cœur avec l’aide financière du roi Louis XVIII, la maison s’ouvrait à la visite de ses nouvelles occupantes. Une cinquantaine de fillettes et de jeunes filles sous la conduite de la Mère de Gramont s’aventura sur les parquets de bois précieux et put contempler dans toute sa beauté ce merveilleux reflet d’un siècle enfui. Mais les jeunes visiteuses ne venaient pas pour rester. Pas encore. Et on les ramena rue de l’Arbalète tandis que les ouvriers faisaient leur apparition.

La maison s’éteignit pour toujours. Glaces, lustres, meubles fragiles, peintures aimables disparurent. Les boiseries blanc et or qui encadraient, sur les murs des salons, une exubérante flore exotique reçurent une épaisse couche de la plus disgracieuse, la plus affligeante peinture marron dont la vue atterra les jeunes filles au jour de leur installation. L’odeur de la cire et de l’encens remplaça définitivement celles de l’iris, de la violette et de la poudre à la Maréchale. La verveine n’eut plus droit de cité qu’en tisanes…

Mais à l’heure où s’ouvraient les grilles, où claquaient les portières, tout renaissait en dépit des deux ailes sans grâce qui encadraient à présent l’hôtel. Les jeunes filles oubliaient de baisser les yeux et couraient joyeusement vers l’évasion d’une semaine, vers la vie de ce monde dont elles espéraient tant. Elles ne songeaient plus à compter leurs pas, à surveiller leur maintien et retrouvaient miraculeusement leur âge. Cela se sentait à leur manière allègre d’escalader les marchepieds, d’agiter la main pour un dernier adieu à une camarade préférée, à l’éclat des sourires, à la gaieté des yeux…

Peu à peu, l’institution se vidait. Dans le grand vestibule dallé de blanc et de noir, seule Hortense attendait encore et faisait les cent pas tout en s’efforçant de maîtriser son impatience. La voiture de sa mère était toujours la première à franchir le portail, son vieux cocher Mauger y mettant comme un point d’honneur, et ce retard tellement inhabituel inquiétait la jeune fille.

A quelques pas d’elle, une autre pensionnaire l’observait avec un sourire moqueur. Celle-là était aussi brune qu’Hortense était blonde. Son teint d’ivoire et son profil d’impératrice romaine trahissaient le sang italien et contrastaient curieusement avec la grise humilité de la robe d’uniforme qu’elle portait. L’absence de manteau et de chapeau indiquait que la jeune fille était de celles qui restaient au Sacré-Cœur pour les fêtes mais elle ne semblait pas en être autrement affectée.

— On dirait que les traditions se perdent chez vous, dit-elle avec un sourire provocant. Votre cocher est en retard pour la première fois depuis six ans…

— J’espère surtout qu’il ne lui est rien arrivé. Si mon bon Mauger se presse toujours tant c’est parce qu’il sait combien j’ai hâte de rentrer à la maison.

Le rire de la jeune fille brune se fit cruel.

— Il est peut-être mort ? Cela arrive à cette sorte de gens.

Le regard indigné d’Hortense se teinta de dégoût.

— La vie d’un homme ne signifie-t-elle rien pour une princesse Orsini ? Je ne vois pas là matière à plaisanterie. Mauger est notre plus vieux serviteur. Il m’a vue naître et je l’aime…

Félicia Orsini haussa des épaules désinvoltes.

— Dans notre maison de la piazza Monte Savello il y a une foule de serviteurs. Comment pourrions-nous en distinguer un seul ? Nos gens font partie de notre décor au même titre que les tapisseries ou les statues.

— Vous ne connaissez pas ceux qui vous servent ?

— Mon Dieu, non. Ils sont trop. Ce sont de ces choses que vos descendants apprendront quand plusieurs siècles auront passé. Pour le moment, votre noblesse est un peu trop… adolescente.

— Cela vaut peut-être mieux qu’une trop vieille noblesse ! La peinture de nos armoiries est à peine sèche, sans doute, mais ne comporte aucune trace de sang. Je n’en dirais pas autant des vôtres…

— Qu’est-ce que la fille d’un usurier enrichi peut comprendre à une famille…

— Mesdemoiselles !…

Les deux antagonistes se retournèrent d’un même mouvement. Debout sur la dernière marche du grand escalier de marbre, la Mère Eugénie de Gramont les regardait avec cet air de majesté tranquille qui impressionnait toutes les élèves de la maison, fussent-elles Montmorency, Rohan-Chabot, fille de ministre ou n’importe quelle autre des plus arrogantes pimbêches que les Dames du Sacré-Cœur étaient chargées d’élever. Félicia Orsini ne faisait pas exception à la règle, sachant d’ailleurs fort bien que la fille de la maréchale de Gramont pouvait étaler encore plus de quartiers de noblesse qu’elle-même. Sa révérence – le règlement était calqué sur celui des demoiselles de Saint-Cyr – s’en ressentit.

— Vous n’avez rien à faire ici, Félicia, s’entendit-elle déclarer. Allez plutôt prier à la chapelle en attendant le déjeuner. La prière vous rappellera peut-être à la sainte humilité. Quant à vous, Hortense, rendez-vous immédiatement auprès de notre Mère générale. Elle vous attend.

— La Mère… générale ? soufflèrent avec un bel ensemble les deux ennemies réunies dans la stupéfaction.

— Je crois m’être exprimée comme il convient. Allez, Mesdemoiselles !

Docilement cette fois, les jeunes filles se dirigèrent vers l’aile droite toute neuve où se trouvaient à la fois la chapelle et l’appartement de celle qui incarnait l’autorité suprême non seulement dans le pensionnat de la rue de Varenne mais dans tous les couvents des Dames du Sacré-Cœur éparpillés à travers le monde et jusqu’en Amérique. Non sans appréhension pour la fille du banquier. Un appel chez Mère Madeleine-Sophie Barat, fondatrice de l’Ordre, ne relevait jamais d’un fait insignifiant. Il y fallait de l’extraordinaire, les affaires de discipline courante se réglant chez la Mère de Gramont, maîtresse principale du pensionnat et supérieure du couvent installé dans les anciennes écuries. Pour être appelée chez la Mère générale il fallait avoir commis une faute d’une exceptionnelle gravité qui pouvait, dans les cas extrêmes, aboutir au renvoi ou qui valait au moins à la coupable une semonce d’autant plus cuisante qu’elle était articulée d’une voix douce et avec une exquise urbanité. Ou alors, chose plus rare encore, il fallait avoir accompli une action particulièrement brillante, méritant des éloges dont la valeur se situait tout de suite au-dessous de la béatification.

N’ayant à son actif aucune action glorieuse et n’ayant d’autre part rien de plus grave à se reprocher qu’une dispute avec Félicia lors de la dernière leçon d’histoire, Hortense n’en était que plus inquiète. Que pouvait signifier cette convocation à l’heure où l’institution se vidait en partie ?

Devant la modeste porte de chêne foncé, Hortense hésita, saisie d’une sorte de terreur sacrée. Comme toutes ses compagnes, elle révérait et aimait la Mère Barat dont la hauteur morale, la culture et l’évangélique douceur forçaient l’admiration et dont on chuchotait qu’elle était une véritable sainte[2]. Mais elle la craignait comme le feu et, douée d’une imagination peu commune, elle se demandait toujours, lorsqu’elle se trouvait en sa présence, si en relevant les yeux après la révérence protocolaire elle lui verrait une auréole autour de la tête ou une épée flamboyante dans la main droite. Finalement, elle approcha un doigt du vantail, s’aperçut qu’elle portait encore ses gants, les arracha puis tout doucement « gratta » au panneau de bois.

Invitée à entrer dans le petit parloir, aussi nu qu’une cellule de carmélite où la Mère générale donnait ses audiences, elle eut la surprise de voir celle-ci derrière la porte et n’eut qu’un pas à faire pour se retrouver à ses pieds… Mais on ne l’y laissa pas. Déjà Mère Madeleine-Sophie se penchait pour l’aider à se relever et l’entraînait vers le banc d’ébène à dossier droit qui, avec un petit fauteuil semblable, constituait l’unique concession au confort de cette pièce austère.

— Venez vous asseoir auprès de moi, mon enfant…

Sa voix, où sonnait toujours une toute légère trace d’accent bourguignon – Madeleine-Sophie Barat avait vu le jour à Joigny où son père était tonnelier – était étrangement émue ; ses yeux bleus pleins de larmes. Mais Hortense n’eut pas le temps de s’étonner. Un visiteur était là qui s’inclinait et ce visiteur, la jeune fille le connaissait bien : c’était Louis Vernet, le fondé de pouvoirs de son père. Mais un Louis Vernet qui lui aussi semblait bouleversé.

Entre les minces favoris blonds qui l’encadraient, son visage était d’une pâleur de cire, ses yeux rougis par des larmes récentes. Sa main gantée tremblait visiblement sur le pommeau d’ivoire de la canne qui avait cessé d’être un accessoire d’homme élégant pour remplir modestement son rôle de soutien. Hortense croisa un regard éperdu et son cœur se serra car tout cela ne pouvait signifier qu’une chose : un malheur était arrivé.

S’efforçant de dominer l’angoisse qui lui venait, elle demanda :

— Comment se fait-il que vous soyez ici, Monsieur Vernet ? J’attendais Mademoiselle Baudoin, ma gouvernante…

— Elle ne viendra pas, Mademoiselle. Il est arrivé… une catastrophe…

— A la maison ?… Une catastrophe ? Mais quoi ? Parlez, voyons !…

— Je… Oh, par pitié, Révérende Mère, dites-lui ! Moi je ne peux pas ! Je ne peux pas !…

Avant que l’on ait pu prévoir son geste, Louis Vernet s’était jeté littéralement hors de la pièce, étouffant ce qui ne pouvait être qu’un sanglot. Hortense sentit ses mains se glacer. C’était comme si son sang refluait tout à coup vers son cœur, abandonnant tout le reste de son corps, lui laissant la gorge sèche, les tempes battantes avec l’impression qu’une chose terrible allait s’abattre sur elle pour l’écraser. Elle regarda la Mère générale sans vraiment distinguer son visage.

— Il est arrivé quelque chose… à mon père ?

— Oui… Oh, mon enfant comme je voudrais ne pas avoir à prononcer de tels mots ! Vous allez devoir faire preuve d’un très grand courage, Hortense. Cette sorte de courage que Dieu seul peut donner et que seul peut conforter le Cœur Très doux et Très compatissant de Jésus…

Alors doucement, lentement, serrant bien fort entre les siennes les petites mains qui se glaçaient, choisissant ses mots avec un soin extrême, avec la délicatesse d’une femme qui en connaissait depuis longtemps la puissance meurtrière, Mère Madeleine-Sophie répéta ce que Louis Vernet venait de lui apprendre… Non, Hortense ne quitterait pas le Sacré-Cœur ce jour-là. Elle ne rentrerait pas dans le grand hôtel de la Chaussée d’Antin où ne l’attendaient plus qu’un troupeau de serviteurs désemparés… et une escouade de policiers. Elle resterait avec ses compagnes étrangères[3] et celles, trop nombreuses, que leurs mères oubliaient au profit d’une vie mondaine intense. Elle resterait à ce foyer que l’on allait s’efforcer de lui faire aussi doux que possible car c’était à présent le seul qui lui restât…

Il y a des mots qu’il faut bien finir par prononcer mais dont la cruauté paraît tellement insensée que l’on ne peut en assimiler le sens. Hortense ne comprit pas tout de suite ce qui lui arrivait… Comment concevoir clairement une chose aussi abominable ? Ses parents… son père… sa mère… morts tous les deux ?… Comment surtout imaginer le drame de cette dernière nuit ? Au retour d’un bal, le banquier avait tué sa femme et s’était ensuite donné la mort…

Et soudain, elle prit conscience de la réalité, en même temps que lui revenait le souvenir de son cauchemar. A nouveau, elle entendit hurler les loups, elle revit l’homme et la femme qui fuyaient à travers les arbres ténébreux, les bêtes monstrueuses qui les poursuivaient, celle qui les écrasa… La vision fut si nette qu’elle voulut courir à leur secours, s’élança les bras tendus pour repousser la meute hurlante… Puis tout devint noir et, avec un cri désespéré, elle s’abattit sur le parquet…

Quand elle reprit connaissance, rappelée à la vie par la brûlure des sels d’ammoniaque, elle vit qu’elle était couchée dans l’un des lits de l’infirmerie. Mère Madeleine-Sophie était à son chevet et prenait, des mains de la sœur infirmière, une compresse froide pour remplacer celle, déjà chaude, qui recouvrait son front…

— Je suis… malade ? Souffla-t-elle.

— Non. Pas vraiment… du moins je l’espère. Vous vous êtes seulement évanouie…

— Évanouie ? Moi ?… Je ne me suis jamais… évanouie ?…

— Si, hélas…

Brusquement, la mémoire lui revint avec la conscience claire du drame qui s’était abattu sur elle. Ses yeux noisette piqués d’or se posèrent sur le visage de la Mère générale qu’entourait entièrement la coiffe blanche tuyautée où s’épinglait le voile noir.

— Mon père… ma mère ?… Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Elle répéta le mot encore et encore. La question torturante se formait et se reformait derrière son front, se succédant à elle-même comme ces arbres que l’on voit défiler d’une portière de voiture. Mais à cette question, Mère Madeleine-Sophie ne pouvait répondre. Elle savait seulement ce que Louis Vernet lui avait appris. Et d’ailleurs que pouvait-elle savoir de plus ? Il eût fallu mieux connaître cet homme, cette femme dont elle savait peu de chose sinon la haute position sociale et la générosité envers le couvent. Comment deviner ce qui s’était passé entre eux ? Quelles paroles avaient été échangées ? Quel fait, quelle phrase avaient déclenché le geste meurtrier ?…

D’après Louis Vernet, rien dans le comportement d’Henri Granier de Berny ne pouvait laisser supposer, la veille au soir, la moindre tendance au désespoir ou à la colère. Le banquier et sa femme devaient se rendre à un bal donné chez le duc Decazes et si Granier n’aimait guère les bals qu’il jugeait assommants, il ne refusait jamais d’y accompagner sa femme qui, elle, en raffolait. D’après le portier, ils étaient rentrés vers deux heures du matin, étaient montés, comme d’habitude, jusqu’au boudoir de la jeune femme pour y prendre un dernier rafraîchissement avant d’aller dormir. Le double coup de feu avait éclaté environ vingt minutes plus tard…

— Je ne sais rien de plus, soupira Mère Madeleine-Sophie. Quant à expliquer, personne en ce monde ne le pourrait, ma pauvre enfant. C’est le secret des âmes et Dieu seul en est le maître…

Elle parla encore longtemps et sa voix douce endormait peu à peu la douleur cuisante. Pourtant, Hortense n’entendait pas vraiment ce qu’elle disait. C’était trop grand, trop haut pour sa souffrance terrestre ! La Mère générale invoquait la Passion du Sauveur, la Très Sainte Obéissance et l’abandon à la volonté de Dieu. Mais Dieu était trop loin, trop haut pour une enfant de dix-sept ans poussée brutalement hors de l’inconsciente insouciance de l’adolescence et jetée dans l’horreur. Le Ciel s’était fermé. Il allait falloir vivre dans les ténèbres extérieures…

— Ma Mère, dit enfin Hortense d’une voix qui lui parut curieusement étrangère, je désire rentrer chez moi et je vous supplie de m’y faire reconduire. Il faut… oui, il faut que je sache !

— Ne me demandez pas cela ! M. Vernet m’a dit le bouleversement qui a suivi le drame. La maison est aux mains des hommes de loi. Vous ne savez pas ce que c’est. Moi qui ai vécu la Terreur, je le sais. Partout vous vous heurteriez à des gens, à des mots, à des gestes, à des spectacles qui ne sauraient que vous blesser. Vous êtes trop jeune pour affronter pareille épreuve…

— Mais eux… mes parents ? Je voudrais au moins les revoir !…

La Mère générale hocha la tête. Cela non plus n’était pas possible. L’hôtel de Berny était gardé par la police, d’ordre du Roi. Les scellés y seraient posés plus tard. Hortense ne pourrait y rentrer et c’était peut-être mieux ainsi. Au moins conserverait-elle une image vivante de ceux qu’elle aimait. Pourquoi vouloir confronter un souvenir chaleureux avec une réalité brutale ? Et puis, il y avait tout le reste : le monde, les bavardages, les journaux, la curiosité sans pudeur et la malveillance. De tout cela, les murs du Sacré-Cœur garderaient Hortense. Au moins y aurait-elle la paix et la possibilité de prier pour ses parents…

— Je vous accompagnerai moi-même aux funérailles. Ensuite nous verrons ce qu’il conviendra de faire. Il vous reste, m’a-t-on dit, de la famille du côté de votre mère ?

— Oui. Maman avait un frère aîné : le marquis de Lauzargues. Mais il vit loin d’ici et je crois qu’ils étaient brouillés. Elle n’en parlait jamais… Il n’est rien pour moi !

— Ne préjugez pas de l’avenir. Il vous sera peut-être un jour un appui, un secours… Pour l’instant, il faut seulement songer à vous reposer, à dormir. Demain nous entendrons la messe ensemble…

Elle sortit après avoir posé un baiser sur le front de la jeune fille, la laissant à la garde de la sœur infirmière après avoir donné à voix basse quelques instructions. Nantie d’une infusion calmante, Hortense sombra dans un sommeil sans rêves et n’en sortit que pour s’enfoncer dans un silence qui lui parut sans limites.

Autour d’elle les pas se feutraient, les voix baissaient, les conversations devenaient chuchotements et les autres pensionnaires s’écartaient. C’était comme si elle était subitement devenue quelque chose de fragile ou de dangereux… Plongée dans cette atmosphère ouatée, gardée par les voiles noirs des religieuses, elle se retrouvait face à face avec elle-même et s’efforçait de comprendre ce qui lui arrivait.

Pour cela, elle rappelait à son souvenir toutes les images qui lui restaient de ses parents, les examinait, les confrontait. C’est alors qu’elle s’aperçut d’une chose étrange, impensable mais pourtant réelle : ils étaient pour elle presque des inconnus dans leur vérité d’homme et de femme… Elle ne savait rien d’eux…, ou si peu ! Des bribes, bien sûr – et combien précises –, mais entre elles de grandes plages blanches…

Son père ? Un Dauphinois puissant, noir de poil, dur de cuir, aussi solide que les rochers de ses montagnes natales. Sans même avoir besoin de fermer les yeux, Hortense pouvait retracer les traits de son visage où les yeux dorés, vifs et pétillants – ses yeux à elle ! – mettaient une note de gaieté. Ce qui frappait le plus, chez lui, en dehors de sa haute taille et de sa carrure, c’étaient ses mains. Elles étaient blanches, fines, étroites, délicates même comme des fleurs de liseron accrochées au tronc d’un chêne rugueux. L’intelligence était à l’image de l’homme : immense, presque démesurée mais avec d’étranges délicatesses et des subtilités inattendues. Un sens de l’honneur intransigeant, rare dans les milieux des manieurs d’argent, une extrême générosité jointe à une extrême discrétion, tel était Henri Granier, tel il avait toujours été, ce fils de petit aubergiste grenoblois parti de rien et qui, cependant, avait su édifier l’une des premières fortunes de France.

Quand il avait quitté son pays, à dix-sept ans, il n’avait d’autres biens que son courage et sa volonté. C’étaient alors les heures les plus noires de la Révolution. Le Roi venait de mourir sur l’échafaud. La Reine n’allait pas tarder à le suivre et, après elle, le meilleur du sang de France. Mais, à cette époque, le sort des souverains intéressait peu Henri. Ils lui étaient aussi lointains que le soleil et la lune. Encore le soleil le chauffait-il le jour et la lune l’éclairait-elle la nuit. Ce qui attirait le jeune homme à Paris, c’était un monde qu’il devinait en gestation, c’était le besoin forcené de s’affirmer, de réussir. Au milieu de cette apocalypse, il avait su victorieusement se tailler une part de lion.

Sa fortune, Granier la devait d’abord à lui-même puis à Napoléon qu’il avait servi avec une fidélité totale, un dévouement absolu. Non parce qu’il était le maître mais parce que l’homme lui semblait digne d’être servi. Et Napoléon avait donné la puissance à la banque Granier tout en érigeant en baronnie la terre de Berny que son fondateur avait acquise. En échange, la banque Granier avait soutenu l’Empereur jusqu’à l’ultime embarquement pour Sainte-Hélène, et l’Empire tant qu’il avait existé.

L’une était sans doute plus solide que l’autre puisque l’empire était mort alors que la banque vivait toujours, trop importante pour ne pas courir sur sa vitesse acquise.

Les Bourbons, à peine débarqués avec leurs bagages usés et leurs idées de l’autre siècle, avaient eu besoin d’argent, et plus encore la France qui devait faire face à l’énorme rançon extorquée par les vainqueurs du César corse. Henri Granier en avait payé une partie. Non pour les nouveaux maîtres qui n’obtenaient de lui qu’un respect de commande et le dédaignaient presque ouvertement. Ils n’étaient pour lui que des Pygmées perdus dans les bottes d’un géant et jamais, après Waterloo, on ne l’avait vu aux Tuileries en dépit des prières de sa femme.

Sa femme ? Elle avait tout juste seize ans quand, après Wagram, Henri Granier l’avait rencontrée à Clermont où il s’était rendu pour traiter quelques affaires. Elle y soignait une tante malade, la comtesse de Mirefleur, cliente d’Henri. Et, tout de suite, le jeune banquier avait été l’esclave de cette enfant blonde, exquise et délicate comme une fleur d’amandier, sans même chercher à en apprendre davantage sur son caractère. Or, en fait de caractère, Victoire de Lauzargues n’avait que de l’obstination et une vive admiration pour sa jolie personne. La passion de ce jeune homme que l’on disait si riche l’avait séduite, conquise presque autant que l’idée d’aller briller dans une Cour, même un peu fraîchement peinte, plutôt que de végéter sa vie entière dans quelque vieux château d’Auvergne.

Elle avait épousé Henri malgré la volonté de sa famille indignée de voir une aristocrate de vieille souche tendre la main à un « fils de la Révolution ». A l’exception de Mme de Mirefleur, les Lauzargues l’avaient maudite, reniée et jamais la jeune baronne de Berny n’avait revu ses parents. A leur mort, le marquis, son frère aîné, n’avait même pas daigné l’avertir. Pour tous les Lauzargues, Victoire était morte.

Elle ne semblait pas en souffrir outre mesure. La fortune de son époux, la faveur impériale et sa beauté en avaient fait l’une des reines de Paris. On citait ses toilettes, on copiait ses attelages et les couleurs de ses livrées, on se pressait aux fêtes qu’elle donnait dans son hôtel de la Chaussée d’Antin ou dans le superbe château de Berny, près de Fresnes, construit au temps du Grand Roi par François Mansart lui-même et où, au XVIIIe siècle, le cardinal de Fürstenberg avait donné des fêtes inoubliables… mais que Victoire de Berny s’efforçait de faire oublier.

La vie de la jeune femme se déroulait tel un tourbillon de plaisirs perpétuels dont son époux était à la fois l’esclave et le magicien et que la naissance d’Hortense avait à peine interrompu. La ravissante Victoire avait supporté avec quelque impatience de voir sa beauté mise un moment sous le boisseau mais Leroy, le couturier impérial, avait créé pour elle de si adorables négligés qu’elle avait fini par s’en accommoder. Ils paraient de nuages neigeux, de dentelles diaphanes sa taille déformée et lui permettaient de recevoir étendue sur une méridienne de satin azuré. Et puis, Hortense avait eu la triomphante idée de naître le 20 mars 1811, le même jour exactement que le petit roi de Rome, et sa mère en avait tiré un surcroît de félicité car la faveur impériale s’était encore accentuée : l’Empereur lui-même et sa belle-fille, la reine de Hollande, avaient tenu l’enfant sur les fonts baptismaux. Le bébé y avait reçu, en même temps qu’une layette véritablement impériale, les prénoms d’Hortense-Victoire-Napoléone.

Tout cela, bien sûr, Hortense l’avait entendu raconter principalement par le vieux Mauger mais, par la suite, elle n’avait rien remarqué, entre ses parents, qui pût laisser supposer une quelconque mésentente. Ils semblaient, au contraire, s’entendre assez bien si l’on tenait compte du fait que chacun avait sa vie propre : les affaires pour Henri, les plaisirs pour Victoire, mais le couple paraissait uni.

A deux occasions seulement, l’enfant avait pu entendre des éclats de voix venant de la chambre de sa mère. Une fois même, le bruit d’une porte claquée l’avait réveillée en pleine nuit. Elle s’était levée et, prenant bien garde de ne pas réveiller sa gouvernante, elle s’était glissée dans l’escalier. Là, assise sur le marbre froid à l’abri de la rampe de bronze doré, elle avait aperçu son père : adossé à la porte de Victoire, le visage congestionné, il arrachait sa cravate blanche d’une main nerveuse. Il haletait comme s’il avait couru longtemps… Terrifiée, la petite fille l’avait cru malade et avait voulu lui porter secours mais elle n’en avait pas eu le temps. S’arrachant à cette porte, il s’était jeté dans l’escalier. La porte du grand vestibule avait claqué avec un bruit de tonnerre. Ensuite, il y avait eu le galop d’un cheval. Puis plus rien…

Hortense était trop jeune, alors, pour tirer conclusion de cette scène étrange mais le souvenir lui en revenait à présent. L’entente de ses parents n’était-elle que façade ? L’amour de son père pour sa mère – qui aurait éclaté même aux yeux d’un aveugle – n’était-il pas payé de retour ? Dans le silence de la petite chambre qu’on lui avait donnée pour la tenir un peu à l’écart des autres jeunes filles dont la Mère Madeleine-Sophie savait qu’elles pouvaient être cruelles, Hortense cherchait à rassembler les souvenirs qu’elle gardait de ses derniers séjours à la maison mais n’en avait pas tiré grand-chose. Peut-être la gaieté de sa mère avait-elle quelque chose d’un peu forcé ? Peut-être son père était-il plus silencieux que de coutume mais il y avait toujours tellement de monde autour d’eux, tant de visages, qu’il devenait difficile de les isoler. Juste avant la dernière rentrée d’octobre, le temps des grandes chasses les avait emportés dans l’habituel tourbillon de mondanités et, les derniers jours, Hortense les avait à peine vus. Mlle Baudoin l’avait ramenée au Sacré-Cœur et, réinstallés dans le cercle studieux et paisible où les Dames enfermaient leurs élèves, Hortense s’était trouvée coupée des siens…

Elle n’en avait pas souffert, alors, mais à présent l’idée de ne plus les revoir lui était insupportable. Elle découvrait qu’elle les aimait très fort et qu’elle tenait à eux par toutes les racines profondes de son être. Avec peut-être une préférence pour son père dont elle admirait passionnément le courage et la combativité. Pour sa mère son amour se teintait d’indulgence. On disait, dans le cercle des amis intimes – ou tout au moins de ceux qui se voulaient tels –, qu’elle lui ressemblait, mais Hortense savait bien que ce n’était pas tout à fait vrai. Victoire était une sorte de fée dont les cheveux d’or étaient faits pour porter aussi bien le diadème de diamant que la toque de zibeline piquée d’une émeraude ou l’absurde enroulement de velours noir auréolé de « paradis » doré qu’elle avait mis à la mode l’hiver dernier. Ses yeux changeants se reflétaient dans les mousselines et les soies languides dont elle se parait et qui rappelaient davantage les grâces de la Grèce que les tendances bourgeoises qui venaient à la mode. La nouvelle silhouette « en sablier » l’amusa un moment car elle lui permettait de souligner d’un large ruban une taille incroyablement fine, mais elle refusait farouchement les amas de boucles des nouvelles coiffures et les énormes manches à gigot qu’elle trouvait ridicules parce qu’elles cachaient la forme exquise de ses bras… En fait, c’était son rire dont Hortense se souvenait le mieux : une cascade aérienne, perlée, un pizzicato de petites notes argentines qui s’envolait comme une chanson. Il poursuivait la jeune fille dans la nuit silencieuse du couvent et lui arrachait des larmes désespérées. Victoire, elle, ne pleurait jamais…

Les doubles funérailles eurent lieu le 28 décembre à l’église Sainte-Madeleine[4]. Elles furent imposantes et fastueuses mais houleuses, déshonorées par une foule avide de sensations malsaines. Hortense les suivit dans le calme relatif d’une chapelle latérale puis cachée au fond de la voiture de son père, sa main serrée dans celle de la Mère générale, les yeux secs à force d’avoir trop pleuré, le cœur en détresse, incapable de reconnaître un visage. D’ailleurs on aurait dit que tous les amis avaient fui et qu’à cette fête de la Mort, il n’y avait que des étrangers…

Heureusement pour elle, l’orpheline n’entendit rien des bruits venimeux, des potins perfides qui couraient jusqu’au ras du dallage de l’église. Elle n’entendit pas les hypothèses insultantes des gens « bien renseignés » – le banquier aurait tué sa femme dans une crise de jalousie après l’avoir surprise, dans un salon de l’hôtel Decazes, en la compagnie plus que galante de Don Miguel, prince de Portugal et époux, à demi sauvage, de la jeune reine Maria, qui visitait alors Paris… La petite silhouette noire de Mère Madeleine-Sophie, son regard si ferme tenaient la foule à distance et protégeaient Hortense plus encore que ses voiles de crêpe. Sur le passage de la religieuse on se taisait, on s’inclinait presque car on connaissait sa haute vertu et aussi la protection totale que lui accordaient non seulement l’entourage royal mais aussi la toute-puissante Congrégation… C’était elle qui avait exigé les funérailles religieuses, non seulement pour la victime mais aussi pour le meurtrier coupable de s’être « donné la mort ». On avait conclu pudiquement à une crise de folie pour lui éviter le sort ignominieux des suicidés…

L’incident eut lieu au cimetière du Nord[5] alors que les deux bières d’acajou et de bronze venaient d’être déposées dans la tombe ouverte. Mère Madeleine-Sophie avait indiqué à Mauger d’amener la voiture aussi près que possible de la tombe afin d’éviter à Hortense d’avoir à traverser une foule épaisse. Il ne restait qu’une courte allée à franchir.

Aidée par sa compagne qui venait de lui placer dans les mains un gros bouquet de violettes, Hortense descendit, non sans trébucher dans les longs voiles noirs qui l’enveloppaient. Louis Vernet, tout vêtu de noir lui aussi, se précipitait pour lui montrer le chemin et l’isoler davantage quand, soudain, un jeune homme surgit de derrière une grande stèle surmontée d’une croix. Arrachant un haut-de-forme gris, il barra le passage à la jeune fille…

— On a tué votre père, Mademoiselle, s’écria-t-il. Il ne s’est pas suicidé ! Il n’a pas tué votre mère ! On les a assassinés… tous les deux !

A travers le brouillard noir du voile, Hortense entrevit un visage jeune, assez sympathique d’ailleurs mais où rien ne semblait d’aplomb, une broussaille de cheveux et de favoris couleur de suie, des yeux noirs étincelants. L’homme semblait hors de lui-même mais elle n’eut pas peur.

— Qui les a tués ?… Le savez-vous ?…

— Non… Pas encore ! Mais je trouverai !…

Déjà on se jetait sur lui. Trois « records » de la Police – redingote élimée, castors râpés et gourdins torsadés – s’emparaient de lui et l’entraînaient en dépit de la défense vigoureuse qu’il opposait. Hortense, figée au milieu du chemin, l’entendit crier encore :

— Cherchez haut !… Très haut… et prenez garde à vous ! Vous êtes trop riche !…

Un coup de gourdin l’assomma et il disparut complètement, englouti sous la marée noire de ses gardiens. Autour d’elle, Hortense entendit des voix qui s’exclamaient : « C’est une honte !… Un vrai scandale !… Pauvre petite !… C’est sûrement un libéral… Un de ces fous de l’opposition… Le Roi est trop faible. »

La main ferme de la Mère générale reprit son bras.

— Venez, mon enfant !… Tout ceci est odieux ! Presque machinalement, Hortense laissa tomber ses fleurs au fond du caveau où les deux cercueils s’alignaient côte à côte. La pensée lui vint que, peut-être, son père et sa mère étaient heureux à cette même minute puisqu’ils étaient réunis à jamais. Et soudain, elle n’eut plus envie de pleurer. Avec un dernier signe de croix, elle se détourna de la fosse que l’on allait refermer, chercha son mouchoir et se moucha vigoureusement après avoir quitté la main qui la soutenait depuis le début. Derrière elle la foule s’était refermée et la regardait, chuchotante, alléchée par ce qui venait de se passer. Elle entrevit des yeux luisants, des ébauches de sourires gourmands. Tous ces gens l’épiaient, guettant les réactions de sa douleur… Ces gens parmi lesquels se cachait peut-être l’assassin de ses parents. Car, à présent, elle en était sûre : on les avait tués. La dénonciation violente de l’inconnu rejoignait trop le cauchemar de l’autre nuit, le mauvais rêve qui prenait, à cet instant, figure d’avertissement… Restait à trouver le loup meurtrier. Qui pouvait-il être ?

Une soudaine colère l’envahit avec le besoin de quitter ce rôle de victime pour affirmer une personnalité propre, celle même de son père qu’elle sentait subitement bouillonner dans son sang. Relevant à deux mains le grand voile de crêpe qui lui tombait devant la figure, elle le rejeta sur son dos, découvrant un jeune visage encore plus nu d’avoir été lavé par les larmes. Son regard, noir de mépris, balaya toutes ces têtes, toutes ces silhouettes. Puis, la tête haute, le menton fièrement relevé, elle marcha vers cette masse confuse qui s’ouvrit précipitamment devant elle comme une mer houleuse sous l’étrave d’une frégate…

Voile au vent d’hiver, suivie de la Mère générale silencieuse mais dont les yeux bleus brillaient d’une petite flamme amusée, elle rejoignit sa voiture, rencontra le regard, à la fois stupéfait et ravi, du vieux cocher.

— Ramenez-moi à la maison, Mauger !

Mais déjà Louis Vernet se précipitait.

— C’est impossible, Mademoiselle, chuchota-t-il, le Préfet de Police a fait apposer les scellés sur l’hôtel. Vous ne pourriez y entrer. Il faut attendre que l’enquête soit achevée…

— L’enquête ? Quelle enquête ? N’a-t-on pas clamé partout que mon père s’était suicidé après avoir tué ma mère ? Alors, pourquoi une enquête ? A moins que ce jeune homme inconnu que l’on a arrêté tout à l’heure n’ait raison ?…

Sa voix avait sonné, haute et claire comme un défi. Le murmure qui suivit lui apprit qu’elle avait été entendue mais, à présent, Mère Madeleine-Sophie reprenait la situation en mains.

— Il vous faut rester encore quelque temps chez nous, Hortense. Il vous faut attendre qu’un conseil de famille se constitue puisque, malheureusement, vous êtes encore mineure.

— Conseil de famille ? Quelle famille ? Je n’en ai pas…

— Vous savez bien que si. Allons, venez. Il fait un froid horrible. Ayez pitié de mes rhumatismes, ajouta-t-elle plus bas avec un demi-sourire.

Hortense prit sa main, la baisa.

— Pardonnez-moi, dit-elle en aidant la religieuse à monter en voiture.

— Je vous ramène au Sacré-Cœur, Mademoiselle Hortense ? demanda Mauger, une pointe de déception dans la voix.

— Oui. En attendant. Mais, sois sans crainte, tout restera en place à la maison. Pour toi tout au moins !

La portière claqua derrière elle. Mauger fit tourner la voiture, et, sans attendre d’avoir atteint la porte du cimetière, mit ses chevaux irlandais au trot pour redescendre vers le cœur de Paris.

— Vous allez avoir un tuteur selon toute vraisemblance, dit Mère Madeleine-Sophie au bout d’un moment. Peut-être ne vous permettra-t-il pas de conserver le train de maison de vos parents ?

— Entre le train de maison et Mauger il y a un monde, ma Mère ! Quant à ce tuteur, je ne vois pas bien qui il pourrait être.

— Mais… votre oncle. Il est votre plus proche parent.

— Je n’ai jamais rencontré d’oncle, ma Mère. Celui qui a renié sa sœur ne peut pas être de ma famille. Je serais fort étonnée, d’autre part, que mon père n’ait pas mis ordre à ses affaires ni prévu le cas de sa disparition soudaine. Je suis certaine qu’il a tout décidé pour moi depuis longtemps…

— Pour vous… et pour votre mère, je pense. Il n’imaginait sans doute pas qu’elle ferait, avec lui, le grand voyage vers Dieu. Cela pose certainement des problèmes de droit…

— Vous ne croyez pas non plus qu’il ait commis ce double crime, n’est-ce pas ? murmura Hortense avec une soudaine passion.

L’étroit visage aux yeux méditatifs se tourna vers la portière, derrière la glace de laquelle défilaient les arbres dépouillés et les maisons mouillées.

— J’ai peu rencontré votre père, dit la Mère générale au bout d’un instant, mais je crois l’avoir bien jugé. C’était l’un de ces hommes qui ne reculent devant aucun obstacle, aucune épreuve. Dur pour les autres peut-être mais certainement encore plus dur pour lui-même… Le geste de l’autre nuit dénoncerait un faible, un instable. En mon âme et conscience, je crois…

— Qu’on les a tués, comme l’a dit ce garçon ? Au fait, sait-on qui il est ?

La religieuse sourit.

— Moi, en tout cas je ne le sais pas. Je fréquente peu les milieux politiques, vous savez ! Quant à savoir au juste ce qui s’est passé… je crois que Dieu seul pourrait le dire.

— Il faudra pourtant bien que je sache un jour…

En rentrant rue de Varenne, les deux femmes trouvèrent la maison sens dessus dessous. C’était en effet le jour de la visite traditionnelle de Madame la Dauphine… et du fameux goûter. L’atmosphère était à l’agitation et l’on ne pouvait traverser une pièce ou un couloir sans se heurter à quelqu’un transportant du linge, de la vaisselle ou des vases pleins d’eau pour les fleurs.

Peu désireuse de participer en quoi que ce soit à une fête à laquelle, bien entendu, elle ne paraîtrait pas, Hortense choisit le jardin. Elle en aimait l’ordonnance noble, les broderies jumelles des deux parterres dessinées au petit buis que le jardinier emplissait suivant les saisons de primevères, de giroflées, de petits dahlias, de reines-marguerites ou de chrysanthèmes. Elle aimait les longues allées ombragées de platanes qui rejoignaient, au bout du jardin, sur la rue de Babylone, l’école gratuite ouverte par la Mère Madeleine-Sophie pour les fillettes pauvres du quartier[6]. Elle s’y sentait chez elle, surtout auprès de certain gros massif, appuyé contre un mur et que le jardinier enveloppait de paille à la saison froide. Il donnait l’été de larges feuilles charnues et ces énormes boules de fleurs roses qu’aimait tant sa marraine dont, comme elle-même, elles portaient le nom. Ce n’était pas qu’elle admirât particulièrement les hortensias qui étaient sans parfum, elle leur préférait les roses, mais leur masse imposante avait quelque chose de solide et de rassurant. Même lorsque, comme en ce moment, les minces tiges dénudées s’habillaient de paillons jaunes.

Les bras croisés sous son fichu de laine noire, Hortense descendit le large degré qui, de la terrasse, menait au jardin, et se dirigea vers les hortensias. Une exclamation de contrariété lui échappa : un groupe de pensionnaires lancées dans une conversation animée encombrait l’allée.

Hortense faillit changer de direction mais elles l’avaient aperçue et, à présent, la regardaient avec des demi-sourires et des chuchotements qui n’annonçaient rien de bon. Il y avait là les plus irréductibles parmi les filles d’émigrés : Adélaïde de Coucy, Jeanne de Chaniac, Louise et Eugénie de Fresnoy, Françoise d’Aulnay, toutes celles pour qui la fille du banquier représentait l’ennemie, l’héritière d’une grande fortune doublée d’une insupportable roturière qui n’avait même pas la pudeur de cacher ses affections bonapartistes.

Changer de chemin eût été une honte pour Hortense. Quelque chose comme amener son pavillon en face de l’ennemi sans attendre le premier coup de canon. Comme tout à l’heure au cimetière, elle décida de faire face et, sans rien changer à son allure, marcha vers le groupe. Peut-être que, devant son deuil, il s’ouvrirait comme tout à l’heure la foule ?…

Mais il n’en fut rien. Les filles demeurèrent bien soudées, petit bastion gris sur lequel tranchaient les rubans bleus de la Première Classe et les couleurs différentes des chevelures. Elles la regardaient venir. Ce fut Adélaïde de Coucy qui ouvrit le feu :

— Que venez-vous chercher par ici ? Le jardin est assez grand. Allez vous promener ailleurs !

— C’est par ici que j’aime à me promener. Pourquoi irais-je ailleurs ?

— Parce que vous nous dérangez.

— Moi, vous ne me dérangez pas…

— Nous voulons bien le croire, lança la voix haut perchée d’Eugénie de Fresnoy. Il est inespéré pour une fille de peu de vivre quotidiennement auprès de la meilleure noblesse de France. Cela pourra vous servir plus tard mais je doute qu’à présent vous puissiez faire le moindre chemin dans le monde. Le vrai, en tout cas !

— Qu’appelez-vous le monde ?

— Celui des gens bien nés dont l’origine ne se cherche pas dans le ruisseau. Celui des gens qui ne s’entretuent pas entre mari et femme…

Hortense devint blême. Sous le fichu de laine ses poings se serrèrent…

— Vous insultez mes parents ! Je vous ordonne de retirer immédiatement ce que vous venez de dire !

La jeune pimbêche se mit à rire, immédiatement imitée par ses compagnes.

— Vous m’ordonnez ? Vous que l’on va bientôt montrer du doigt ?… Je ne retirerai rien car c’est ce que nous pensons toutes. Et j’aimerais savoir comment vous pourriez nous en empêcher !

Oubliant toute prudence, Hortense allait se jeter sur elle quand une voix froide se fit entendre.

— Restez tranquille, Hortense ! Je crois que je vais me charger de cela !

Personne n’avait vu ni entendu venir Félicia Orsini qui débouchait d’une allée balançant au bout de ses doigts un exemplaire de la Petite Logique du Père Loriquet qui était le maître-livre de la maison, mais que d’ordinaire elle avait quelque tendance à mépriser. Délibérément, elle se plaça entre le groupe des jeunes furies et la victime désignée. Comme un serpent qui attaque, sa main jaillit et, par deux fois, s’abattit sur les joues rondes de l’héritière des Aulnay avec une force telle que les larmes jaillirent.

— Qui en veut ? ironisa la Romaine en considérant d’un œil narquois le groupe abasourdi, Mademoiselle de Coucy, peut-être ? Ou cette chère Mademoiselle de Chaniac qui n’hésite jamais à dénoncer ses camarades dans l’espoir de se faire bien considérer de Mère de Gramont ? Espoir toujours déçu, d’ailleurs. On ne mange pas de ce pain-là chez les Gramont.

Adélaïde de Coucy récupéra la première.

— Quelle mouche vous pique, princesse ? Voilà une étrange idée de vous faire le champion de cette fille ? Nul n’ignore ici que vous la détestez.

— Je ne crois pas vous en avoir jamais fait confidence. En tout cas, je ne vous permets pas de préjuger de mes sentiments.

— C’est le secret de Polichinelle, ricana Jeanne de Chaniac.

— Il vous plaît de le dire. Mais pour vous éviter de vous poser des questions et de vous livrer à votre habituelle entreprise d’espionnage, je veux bien vous dire ceci : la grandeur de la catastrophe qui vient de frapper Mademoiselle de Berny devrait inciter toute âme bien née à lui porter, au moins, compassion et respect. Mais apparemment, aucune de vous n’est bien née ! conclut Félicia en glissant son bras sous celui d’Hortence qui, elle, n’était pas encore revenue de sa surprise.

— Faisons quelques pas, reprit la jeune fille tandis que le groupe reprenait, sans demander son reste, le chemin de la maison. Tout à coup, elle se mit à rire :

— Vous semblez abasourdie. L’êtes-vous vraiment ?

— On le serait à moins. Je croyais que vous me détestiez.

— Pas vraiment. Je dirais plutôt que vous m’agaciez avec votre supériorité…

— Ma supériorité ? Où la prenez-vous ? Tout de même pas dans ma noblesse… adolescente ?

— Non. Dans une circonstance où vous n’êtes pour rien : vous êtes la filleule de l’empereur Napoléon. Moi, je ne suis que celle du cardinal Pallavicini. Il y a un monde. Et ce monde, il est de votre côté…

— L’Empereur est mort, dit Hortense tristement. Le monde qu’il avait créé est mort avec lui.

— Non, car il est entré désormais dans la légende. Ne confondez pas les quelques serviteurs renégats qui, par intérêt, ont été s’agenouiller aux pieds des vieux Bourbons poussifs, avec l’immense armée de ceux qui rêvent encore de lui…

— Je n’aurais jamais cru entendre une princesse Orsini s’exprimer ainsi…

— Parce que vous ne savez rien de nous ! riposta Félicia non sans hauteur. Depuis le XVIe siècle une branche de ma famille est établie en Corse. Le fondateur s’appelait Napoléon… Votre empereur, il nous appartient plus qu’à vous, même s’il a aimé la France par-dessus toutes choses ! En outre, il nous a débarrassés des Autrichiens. Ce sont de ces choses que l’on n’oublie pas…

Le tintement d’une cloche arrêta la lente promenade des deux jeunes filles.

— Le déjeuner ! dit Félicia. Il faut rentrer. Mais… auparavant je tiens à vous dire combien je suis désolée de ce drame qui s’est abattu sur vous et qui vous éprouve si cruellement… Et je veux vous dire aussi… n’en veuillez pas à votre père de ce qu’il a fait. L’amour est un sentiment terrible qui a fait dans ma propre famille de tels ravages…

— Je lui en veux d’autant moins que j’ai acquis aujourd’hui même la certitude qu’il n’a pas tué ma mère et ne s’est pas suicidé…

Tout en retournant vers la maison, elle raconta rapidement la scène qui s’était déroulée au cimetière du Nord. Félicia l’écoutait passionnément.

— Ce jeune homme, dit-elle enfin, avez-vous pu savoir son nom ?

— Personne ne semblait le connaître. D’ailleurs, il parlait avec un léger accent étranger comme le vôtre ! J’ai pensé un instant qu’il pouvait être italien…

— On n’est pas italien, hélas, fit la jeune Romaine avec amertume. On est romain, vénitien, romagnol, napolitain… Au fait, comment était-il ? Pouvez-vous le décrire ?

Hortense s’efforça de rendre un portrait aussi fidèle que possible mais, à mesure qu’elle parlait, elle constatait avec étonnement que Félicia devenait pâle et que ses yeux se chargeaient de nuages…

— Ce n’est pas lui ? Murmura-t-elle pour elle-même plus que pour sa compagne. Ce ne peut pas être lui ?… Pourtant, il est si fou !…

— Le connaîtriez-vous ? Qui est-ce ?…

Elle ne devait pas recevoir de réponse. Une surveillante se précipitait vers elles pour les faire presser. Quant à Félicia, le seuil à peine franchi, elle s’élança en courant vers l’escalier et disparut dans les profondeurs de la maison. Elle ne parut pas au réfectoire où d’ailleurs, en prévision du grand goûter, on ne servait qu’un repas léger et vite avalé à l’issue duquel les élèves reçurent l’ordre d’aller se préparer pour la visite royale de l’après-midi.

Hortense, alors, se mit à la recherche de Félicia, ne la trouva nulle part et finit par s’enquérir d’elle auprès de la sœur Bailly qui était la maîtresse de leur classe. Elle apprit ainsi que sa compagne avait demandé une permission extraordinaire de sortie et qu’une religieuse venait de l’accompagner chez la comtesse Orlando, l’une de ses cousines qui habitait Paris et qui était sa correspondante ordinaire. On ne savait quand elle rentrerait.

— Vous n’êtes pas en tenue, Hortense ? ajouta sœur Bailly. Le port de l’uniforme et même celui du ruban de votre classe ne sont pas incompatibles avec le deuil…

— Je sais, ma mère, mais notre Mère générale a bien voulu me dispenser de paraître devant Madame. Je me rendais de ce pas à la chapelle où je resterai tout le temps de sa visite…

En fait, Hortense n’aimait guère la chapelle qu’elle trouvait trop dorée et trop riche. L’autel – cadeau personnel du roi Louis XVIII – était surmonté d’une « gloire » – cadeau personnel de celui qui n’était pas encore le roi Charles X – que la jeune fille jugeait d’un goût contestable et, en outre, peu propice au recueillement. Ce n’était pas noble, c’était ostentatoire. Néanmoins, en ce jour de deuil pour elle-même, de fête pour le couvent, c’était le seul endroit où elle pût être certaine de trouver silence et solitude, car elle avait besoin de l’un comme de l’autre. Ne fût-ce que pour réfléchir à la curieuse attitude de Félicia Orsini. Peut-être, après tout, l’étrange fille, tellement imprévisible dans ses comportements successifs, connaissait-elle le perturbateur du cimetière Nord ? C’était du moins ce que laissaient supposer les quelques paroles qu’elle avait laissées échapper avant de s’enfuir. Car c’était à cela que ressemblait son départ : une fuite. Mais vers où ? Vers quoi ?…

Autant de questions auxquelles Hortense était incapable d’apporter une réponse. Elle finit par y renoncer, s’efforça de s’absorber dans la prière pour ne plus entendre les bruits de l’extérieur : l’arrivée fracassante des voitures de la Cour, les acclamations des pensionnaires à l’entrée de l’auguste visiteuse. Le regard fixé sur la petite lampe rouge qui brillait au pied de l’autel, marque de la Présence divine, elle s’ensevelit dans le souvenir de ses parents, implorant le Seigneur de leur accorder la douceur de la vie éternelle, la paix qu’ils avaient si peu connue sur cette terre, et de ne pas permettre que ce crime odieux demeurât impuni.

Si la vengeance n’appartient qu’à Vous, Dieu Tout-Puissant, accordez-moi la faveur d’en être l’instrument…

Elle pria longtemps puis, vaincue enfin par tout ce qu’elle venait de vivre, elle se laissa tomber sur un banc et sanglota éperdument, la tête enfouie dans ses mains. Ce fut en cet état que la trouva Mère de Gramont.

— Il faut sécher vos larmes, mon enfant, et venir vous rafraîchir rapidement le visage. Madame la Dauphine vous demande…

— Moi ? Mais pourquoi ?

— Je ne me suis pas permis de le lui demander. Elle désire vous parler…

Un instant plus tard, recoiffée et le visage lavé à grande eau, Hortense était introduite dans le parloir de la Mère générale et exécutait les trois révérences protocolaires devant celle qui l’y attendait.

A qui la voyait pour la première fois, il était difficile de faire admettre que Marie-Thérèse, Dauphine de France et duchesse d’Angoulême, pût être la fille de ce miracle de charme, de grâce et d’élégance qu’avait été la Reine martyre. Et surtout le même personnage que l’enfant blonde, timide et réservée mais infiniment gracieuse et séduisante, que sa mère avait surnommée « Mousseline-la-Sérieuse » et qui, au Temple, avait su charmer ses geôliers eux-mêmes. Des bruits couraient. On chuchotait qu’il ne s’agissait pas de la même femme, qu’il y avait eu substitution, au moment de la remise à l’Autriche. On murmurait que si elle était fort attachée au souvenir de son père, Madame l’était moins à celui de sa mère et beaucoup moins encore à celui de son frère, le petit roi prisonnier du Temple. On disait beaucoup de choses sous le manteau mais ce manteau avait des trous si gros qu’il multipliait les bruits plus qu’il ne les retenait…

En sa cinquantième année – elle avait eu quarante-neuf ans onze jours plus tôt –, la princesse apparaissait comme une grande femme maigre et lourde aux yeux bleus délavés cernés de paupières rougies. Dans son visage on ne voyait guère que son grand nez agressif, un véritable nez Bourbon celui-là. Le teint était médiocre, l’élégance nulle car elle avait un talent particulier pour rendre à peu près informes les créations les plus réussies des meilleurs modistes. Qu’elle eût grand air était incontestable mais contrairement à celui de Marie-Antoinette, fait de dignité souriante, le grand air de la Dauphine se nuançait de dédain et d’une éternelle mauvaise humeur entretenue d’ailleurs par les foucades incessantes de sa belle-sœur, la jeune et turbulente duchesse de Berry.

Ce n’était jamais un grand plaisir que se trouver en sa présence. Pour Hortense cette entrevue représentait une dure épreuve en un tel jour, car, après les trois révérences, Madame la Dauphine se mit à examiner avec attention et en silence la fille d’Henri Granier. Un silence que nul ne pouvait se permettre de rompre mais qui ne tarda pas à devenir si pénible que Mère Madeleine-Sophie prit sur elle de le briser.

— Madame, dit-elle doucement, si Votre Altesse Royale veut bien me pardonner, je me permettrai de lui rappeler que cette enfant a subi aujourd’hui une épreuve capable d’abattre les plus braves et les plus solides. Elle n’a que dix-sept ans…

— Elle est grande, pour son âge, et semble vigoureuse, remarqua la princesse de sa voix rauque due à une ancienne laryngite mal soignée. Nous avons voulu vous voir, Mademoiselle, pour vous dire toute la part que nous prenons à votre deuil et examiner, avec vous, ce qu’il convient de décider pour votre avenir. Vos études sont dans leur dernière année, paraît-il ?

— En effet, Madame, et s’il plaît à Votre Altesse Royale, si notre Mère générale le veut bien, mon avenir immédiat se situe ici jusqu’à la fin de l’année scolaire.

— C’est la sagesse, dit Mère Madeleine-Sophie avec un sourire encourageant. Hortense est une excellente élève, très douée en toutes sortes de matières… Et nous souhaitons vivement la garder. Plus longtemps même que cette année si elle le désire. Notre maison est, je crois, un bon refuge pour ceux qui souffrent.

— Sans doute, sans doute, fit la princesse d’un ton agacé en agitant sa tête chapeautée de plumes noires qui lui donnaient assez l’aspect d’un cheval de corbillard, mais il n’entre pas dans les vues du Roi que Mademoiselle demeure ici plus longtemps. Et vous ne devriez pas le souhaiter, ma Révérende Mère. Ce qui vient de se passer ne peut que créer une atmosphère de trouble et d’agitation au sein de votre communauté. Les bruits qui courent sur les derniers instants de son père…

Le mince visage de la Mère Barat s’empourpra.

— Puis-je rappeler à Votre Altesse Royale que cette maison, placée sous le vocable et sous la protection du Cœur Sacré de Jésus, ne connaît pas les bruits et qu’il ne saurait être question d’agitation ou de troubles là où mes sœurs et moi nous trouvons. Toutes ici nous aimons et nous plaignons Hortense !

— Votre générosité nous est connue, Mère Barat, mais vous ignorez à la fois ce qu’est le monde et ce que veut la loi. Mlle Granier n’est pas seule au monde. Elle a de la famille et, Dieu merci, une famille autrement convenable…

Instantanément Hortense plongeait dans une nouvelle révérence :

— Daigne Votre Altesse Royale me permettre de me retirer. Mon père vient à peine d’être déposé dans sa tombe et il m’est impossible de supporter sur lui la moindre parole critique.

— Vous resterez ici tant que nous le souhaiterons, Mademoiselle ! Mais quelle humeur est la vôtre ? Vous oubliez à qui vous parlez !

— Non, Madame. Votre Altesse Royale voudra bien accueillir mon respect et mes adieux. Puisqu’elle désire me voir quitter cette maison, il me reste à rentrer chez mes parents…

— Il ne peut en être question ! Votre oncle, le marquis de Lauzargues, sera vraisemblablement nommé tuteur. Ou tout au moins chargé de vous garder par-devers lui jusqu’à ce que vous vous trouviez en puissance de mari. Le désir du Roi est que vous le rejoigniez sur ses terres afin d’y vivre en famille comme il convient à une fille de votre âge… et de votre condition.

— Mais je ne veux pas aller chez lui ! Le marquis a jadis renié ma mère, sa propre sœur. Je n’ai que faire de lui !

— Hortense ! s’écria la Mère de Gramont, vous vous oubliez.

— Laissez, ma chère ! Nous connaissons ces sortes de filles. Les temps barbares que la France vient de vivre n’en ont produit que trop. Celle-ci obéira… comme les autres. Allez, Mademoiselle ! Vous recevrez bientôt nos volontés !

— Madame ! plaida la Mère générale, Votre Altesse Royale est trop dure…

— Et vous trop bonne ! Vous pouvez vous retirer, Mademoiselle !

La révolte au cœur, Hortense fit une dernière révérence, mais une seule. Les jambes lui manquaient pour les deux autres. Elle recula vers la porte suivie des yeux par le regard navré de Mère Madeleine-Sophie, puis se jeta hors de la pièce comme on se sauve. Elle sentait monter les larmes et ne voulait pas donner à cette affreuse femme le plaisir de la voir pleurer. Elle courut d’une traite jusqu’à la chapelle et là s’abattit sur les marches de l’autel, secouée de sanglots désespérés…

Huit jours plus tard, elle recevait l’ordre de partir pour le château de Lauzargues, en Auvergne, où le marquis attendait sa nièce. Il ne pouvait être question de discuter un ordre royal, moins encore d’y résister. La rage au cœur, Hortense Granier de Berny fit ses préparatifs de départ. Quant à Félicia Orsini, elle n’avait pas reparu.

CHAPITRE II VOYAGE VERS LA TERRE INCONNUE…

La voiture quitta la petite ville dans les dernières heures de l’après-midi, ce qui laissait supposer que l’on pourrait arriver au jour. Pourtant, la nuit s’annonçait déjà. Elle n’avait guère de peine à remplacer les lourds nuages fuligineux qui fuyaient avec le vent d’un bout à l’autre du paysage mais, pour Hortense, qu’il fasse jour ou nuit était de peu d’importance. Elle se sentait si lasse, si moulue que tout s’abolissait qui n’était pas sa fatigue et l’angoisse qui ne la quittait plus depuis Paris.

Six jours ! Six jours depuis Paris. Quatre jusqu’à Clermont-Ferrand, enfermée dans le coupé de la grosse diligence noire et jaune en compagnie d’un curé auvergnat qui sentait l’ail et le fromage, d’un notaire de Rodez et de la riche gantière de Millau, sœur d’une des religieuses du Sacré-Cœur, à qui Mère Madeleine-Sophie l’avait confiée avec toutes sortes de recommandations. Superflues d’ailleurs. Mme Chauvet était une femme à la fois solide et rassurante. Pleine de bon sens et douée d’un cœur généreux, elle était de celles avec qui l’on irait volontiers au bout de la terre tant elles montrent de sang-froid et de placidité en face des menus inconvénients de chaque jour. Et Dieu sait s’il y en avait au cours d’un voyage en diligence !

Mais, dûment renseignée sur la catastrophe dont sa jeune compagne venait d’être victime, Eulalie Chauvet s’efforçait de lui éviter tout tracas et de lui rendre aussi confortable que possible ce long voyage vers l’inconnu. Le tout dans un silence presque total car, timide, elle se montrait peu causante. Ce dont Hortense lui savait gré. Il était déjà bien assez éprouvant de subir, à longueur de journée, les monologues politiques du notaire traitant presque sans discontinuer du nouveau ministère Martignac, du « milliard des émigrés », des abus de la Congrégation et des bals trop somptueux de Mme la duchesse de Berry.

Pour éviter qu’elle n’eût à en subir davantage à la table d’hôtes, au cours des haltes dans les auberges, Mme Chauvet se faisait servir, avec Hortense, dans la chambre qu’elles partageaient. Mais elles n’en arrivèrent pas moins à Clermont sans que la jeune fille eût appris la moindre chose touchant la vie de sa compagne et sans avoir dû répondre à la plus petite question. Ce fut elle d’ailleurs qui, en arrivant dans la capitale auvergnate, se hasarda à parler de sa famille.

— Ma mère me parlait parfois d’une tante qu’elle avait à Clermont. Une tante qu’elle aimait beaucoup et chez qui… elle avait rencontré mon père. J’ignore si elle l’a revue depuis son mariage mais je sais qu’elles s’écrivaient. J’aurais… aimé la connaître. A moins qu’elle ne soit plus de ce monde… De toute façon, je ne sais comment faire.

— Pouvez-vous me donner son nom ?

— Bien sûr. La comtesse de Mirefleur…

— Je vais m’informer.

Une heure plus tard, Hortense avait sa réponse : Mme de Mirefleur vivait toujours, Dieu soit loué, mais son hôtel de la rue des Gras était fermé. Assez secouée par un mauvais rhume à la fin de l’été, la comtesse était allée passer les mauvais jours en Avignon chez sa fille, la baronne d’Esparron.

— Elle reviendra au printemps, dit Mme Chauvet. Vous pourrez sûrement la rencontrer à cette époque-là.

— Le printemps ? Il me paraît si loin…

Tout juste deux mois, puisque nous sommes fin janvier. Elle hésita un instant puis, timidement :

— Pardonnez-moi si je me montre indiscrète et, en ce cas, ne me répondez pas, mais… n’êtes-vous pas heureuse de retrouver votre famille ? Le marquis de Lauzargues est votre oncle, si je ne me trompe ?

— Oui. Pourtant je n’ai aucune envie de le voir. Je ne vais chez lui que contrainte et forcée…

— Pardonnez-moi… mais peut-être que lui sera heureux de vous recevoir. Il paraît que vous ressemblez beaucoup à votre mère. Cette circonstance le touchera très certainement…

— Qui peut savoir ? En tout cas… merci d’avoir essayé de m’aider…

En dépit des encouragements de l’excellente femme, Hortense avait senti s’augmenter sa tristesse quand, au matin du cinquième jour, elles avaient cherché, à travers la boue glacée, les cages de poulets, les cartons et les tas de bagages qui encombraient la place de Jaude, point de départ des Messageries, la diligence pour Saint-Flour, but définitif de son voyage. Elle savait qu’il lui faudrait quitter alors une compagne à laquelle elle s’attachait instinctivement alors que, sans trop savoir pourquoi, ce parent inconnu lui faisait peur. A elle qui pourtant n’avait jamais peur de rien…

Pour se réconforter, elle s’efforçait de se rappeler les paroles que Mère Madeleine-Sophie lui avait murmurées, à la veille de son départ :

— L’essentiel est de vous affermir dans la paix, même parmi les difficultés, même à la suite des fautes que vous pourriez commettre. Cette paix de l’âme vous aidera à calmer votre imagination, à purifier vos affections, à surmonter vos répugnances. Elle vous suggérera la prudence et la discrétion dans vos rapports avec votre famille inconnue. Dieu habite avec la paix…

S’affermir dans la paix alors que le problème consistait justement à découvrir d’abord cette paix ? Les deux derniers jours de voyage avaient représenté une sorte de calvaire. Le temps était affreux. Pluie et neige mêlées s’abattaient sur la diligence qui s’était engagée dans les difficiles routes de montagne, dès la sortie de la grande ville, et qui secouait ses passagers d’une ornière à l’autre comme des pois chiches dans des grelots. Accrochées aux portières, les deux femmes croyaient à chaque instant leur dernière heure venue, surtout quand l’étroite route surplombait des à-pic dont la profondeur leur semblait vertigineuse. Mme Chauvet, tous rhumatismes réveillés, gémissait à chaque cahot et Hortense serrait les dents pour ne pas en faire autant.

Le temps redevint sec mais nettement plus froid lorsque l’on fut en vue de Saint-Flour. Un morceau de ciel bleu traînait sur les tours jumelles de la cathédrale qui dominait la ville haute.

— Une voiture doit vous attendre sur la place d’Armes, à l’arrêt des diligences, soupira Mme Chauves. C’est ici que nous nous séparons. Je dois dire… que je le regrette.

— Moi aussi, dit Hortense spontanément. Vous avez été si bonne. Sans vous, je ne sais pas si je serais allée jusqu’au bout du voyage…

— Qu’auriez-vous fait, alors ?

— Je ne sais pas… J’aurais peut-être cherché à retrouver ma grand-tante de Mirefleur… Ou peut-être serais-je revenue rue de Varenne…

— Vous savez bien que c’est impossible. La Mère Barat aurait été fort embarrassée…

Hortense poussa un soupir. Ses yeux dorés contemplèrent avec une sorte de désespoir le paysage austère qui glissait derrière la vitre de la portière.

— Pardonnez-moi ! Vous devez penser que je perds la tête mais chaque fois que j’essaie d’imaginer le marquis de Lauzargues, je sens… comme une angoisse.

— Cela vient de ce que vous êtes jeune, émotive… et imaginative plus encore ! Vous aurez peut-être la bonne surprise de constater qu’il s’agit d’un charmant vieux monsieur…

— Il n’est pas si vieux. Si je me souviens du peu qu’en disait ma mère, il doit avoir quarante-cinq ans… ou à peine plus.

— De toute façon, c’est un gentilhomme. Il se comportera comme tel envers vous. Allons, ma chère enfant, reprenez courage. Vous verrez que tout s’arrangera…

— Dieu vous entende !…

Une voiture attendait, en effet, à l’arrêt de la diligence. C’était une grosse berline qui avait dû naître sous Louis XV et qui visiblement avait essuyé bien des intempéries. Deux vigoureux chevaux nivernais y étaient attelés. Quant au cocher, il ne ressemblait en rien au vieux Mauger qui, auprès de lui, aurait eu des allures de lord anglais. C’était un homme aussi large que haut, carré, épais, à moins que l’espèce de toge romaine en grosse bure grise qui l’emballait n’y fût pour quelque chose. Sous un chapeau rond et cabossé, d’un noir verdâtre, le visage apparaissait, d’un beau rouge brique entre les épais favoris noirs qui en dévoraient une bonne partie. Des guêtres de grosse toile disparaissant dans des sabots complétaient son équipement.

Tel qu’il était, l’homme vint droit à Hortense qu’il salua gauchement.

— C’est moi Jérôme, le cocher d’ M’sieur le Marquis. Pas la peine de d’mander si vous êtes not’ demoiselle. J’ vous ai reconnue tout de suite…

— Vous m’avez déjà vue ?

— Sûr que non mais c’est vot’ mère toute crachée qu’on voit quand on vous voit. Plus grande, pour sûr ! Et un rien plus solide ! Mais c’est tout de même vot’ mère ! J’ vas chercher vos colis ! Vot’ carriole, elle est déjà arrivée en retard alors faut s’dépêcher si on veut pas arriver d’main matin.

— Le château est loin ?

— Près d’cinq lieues ! Et M’sieur le Marquis il aime pas qu’on lui fasse attendre son souper ! Je r’viens !

Changeant sa chique de joue, le cocher nommé Jérôme tangua en direction des bagages que les gens de la poste déchargeaient. Hortense jeta un regard d’envie vers l’accueillante auberge aux vitres miroitantes derrière lesquelles on voyait flamber un grand feu. C’était là que Mme Chauves allait passer la nuit… sans elle.

Celle-ci intercepta le regard d’Hortense et comprit.

— Croyez-vous qu’il soit possible de convaincre cet homme d’attendre jusqu’à demain matin ?

— Certainement pas. Vous avez entendu : le marquis n’est pas patient… Mais merci d’y avoir songé…

Spontanément, elle embrassa son éphémère compagne puis, comme Jérôme revenait en ronchonnant contre le poids et le nombre des bagages de la jeune fille, elle ajouta :

— Rentrez vite dans l’auberge, chère Madame Chauves. Je ne veux pas que vous attendiez mon départ ! C’est trop triste de laisser quelqu’un derrière soi…

— Vous m’écrirez pour me donner de vos nouvelles ?

— Je vous le promets !

Un instant plus tard, la voiture s’ébranlait en grinçant et se dirigeait vers la rampe raide qui conduisait à la ville basse. Cette fois, plus rien ne séparait la fille d’Henri Granier de ce pays inconnu, de cette existence étrangère qui allaient être les siens…

Avec un soupir, elle s’adossa aux coussins de velours usé qui sentaient l’humidité et l’écurie, ferma les yeux pour ne plus voir la faible lumière d’un gris sulfureux qui avait remplacé le lambeau de ciel bleu. Elle essaya de dormir pour, au moins, cesser de penser mais c’était impossible et elle rouvrit les yeux. Il y avait ses nerfs trop tendus, les cahots de ce grinçant carrosse, plus rudes encore que ceux de la diligence, le chagrin qui revenait avec une horrible impression de solitude. Il y avait ce paysage qui lui semblait le plus sauvage du monde…

Par de mauvais tournants, la voiture, au bas de la côte, franchit le vallon de Lescure sur un petit pont de pierre avant de s’attaquer à la longue et dure grimpée qui, là-haut dans les nuages bas, atteignait la planèze, vaste plateau basaltique troué de ravins, hérissé de rochers dont les formes tourmentées évoquaient de fantastiques animaux revenus du fond des âges, ou encore de forts châteaux écroulés étalant sous le ciel leurs murailles éventrées crachant des entrailles de branches mortes, de broussailles et de pins rabougris. La sauvage végétation que l’hiver avait dépouillée de la rassurante douceur des feuilles montrait à nu ses branches noircies par le gel ou moussues de lichens bleuâtres.

Seule dans la caisse sombre que le trot des lourds chevaux secouait impitoyablement, Hortense avait envie de pleurer. Tout cela était d’une tristesse affreuse, encore accrue par les grandes écharpes de brume jaune que l’on traversait comme si la voiture roulait dans l’incertain d’un rêve. Elle était recrue de fatigue et, en outre, elle avait froid. Dans leurs courtes bottines de maroquin noir ses pieds n’étaient plus que deux glaçons douloureux. Jamais sans doute ils ne se réchaufferaient. Le souvenir d’histoires entendues jadis, de soldats qui, en Russie, avaient eu les pieds gelés, lui revenait. On disait que des morceaux restaient dans les chaussures, parfois même le pied tout entier…

Un cahot plus violent que les autres lui arracha un cri de douleur. Pouvait-on appeler cette guimbarde une voiture, ce rustre un cocher et une couverture ce haillon malodorant que l’on avait jeté sur ses jambes et qui était censé lui tenir chaud ? Au souvenir des voitures de naguère son cœur se serra encore un peu plus. Douceur des coussins de velours convenablement rembourrés, moelleux des grandes couvertures de fourrure ouatinées, mol balancement des ressorts souples et silence des essieux bien graissés, où étiez-vous à cette heure ? Vous apparteniez à un passé merveilleux qui s’était effondré d’un seul coup comme un château de cartes sous le souffle d’un enfant capricieux.

De toutes ses forces, la jeune fille tenta de repousser les images du passé, de ne pas penser à ce qui était, un mois plus tôt, son univers. Un mois ! Qu’était-ce qu’un mois ?… Elle avait l’impression que celui-là venait de la faire vieillir de dix ans au moins. Peut-être plus ? Peut-être était-elle très vieille et ce voyage au bout de la nuit qui venait s’achèverait-il dans l’au-delà ?

La voiture plongea dans une sorte de ravin fourré de grands arbres que l’on distinguait à peine, à présent. Hortense entendit Jérôme brailler quelque chose dans une langue inconnue et le train de la voiture se ralentit. Le passage devait être difficile car la voiture se mit à tanguer comme un bateau par gros temps, envoyant parfois la tête de son occupante toucher le plafond. Cramponnée à la dragonne de la portière, Hortense luttait pour ne pas rouler à terre. Soudain il y eut un cahot encore plus violent suivi d’un craquement puis d’un véritable hurlement poussé par le cocher, assorti d’un chapelet de jurons. L’attelage s’arrêta et la jeune fille constata que son siège penchait fortement d’un côté. Elle baissa la vitre, passa la tête à la portière et se trouva presque nez à nez avec Jérôme.

— Est-il arrivé quelque chose ?

— Ça, vous pouvez le dire ! On a cassé une roue. Et par-dessus le marché, vl’à qu’il neige !

En effet quelques flocons descendaient paresseusement du ciel sombre. Décrochant l’une des lanternes de la voiture, Jérôme examinait la roue endommagée. Hortense descendit, à la fois pour se rendre compte et pour alléger la voiture. Elle avait si froid aux pieds que c’en devenait douloureux mais elle trouva un soulagement à faire quelques pas.

— Sommes-nous encore loin de Lauzargues ? demanda-t-elle.

— Plus d’une lieue… Et j’vois pas du tout comment j’pourrais réparer c’te roue. Faudrait de l’aide.

— N’avons-nous pas dépassé un village, il y a peu ? Jérôme cracha par terre.

— Un village ? trois ou quatre cabanes abandonnées où d’ailleurs faut pas s’aventurer à la nuit close…

— Pourquoi cela ?

— Elles sont « visitées » depuis que leur maître a été dévoré par les loups, y a de ça une bonne pièce de cinquante ans…

Le frisson qui courut le long du dos d’Hortense ne devait rien à la température de la nuit.

— Il… il y a encore des loups… par ici ?

— Des fois ! Même qu’y vaudrait mieux pas s’éterniser ici. On est en plein bois… et c’est des nuits comme ils les aiment !… Écoutez, demoiselle ! remontez donc dans la carriole. Vous risquez rien là-dedans. Moi j’vais dételer un cheval et aller jusqu’au château…

— Dans ce cas vous pouvez aussi bien dételer l’autre. Je sais monter.

— Pas là-dessus ! Vous avez vu leurs fesses ? Ça vous arracherait les jambes. Et y a pas de selle d’amazone !

— De toute façon, je ne resterai pas ici toute seule ! Vous avez parlé des loups. S’ils venaient pendant votre absence je serais peut-être à l’abri mais pas le cheval qui resterait. Il n’y a qu’à abandonner la voiture…

— Avec vos paquets ? Pour qu’on la vole et aussi tout ce qui y a dedans ? V’s’êtes folle, demoiselle !

— Alors, trouvez une autre solution !

Elle s’était mise à marcher de long en large, les bras croisés sur sa poitrine pour avoir chaud. Heureusement son manteau de drap noir à pèlerine et col de velours était épais et chaud et sa capote assortie lui cachait bien les oreilles, mais cette situation ne pouvait s’éterniser. Jérôme dansait d’un pied sur l’autre, indécis sur la conduite à prendre, se contentant de regarder sa roue brisée d’un œil accablé.

— D’puis le temps que j’dis à M’sieur le Marquis qu’elle a besoin de passer chez l’charron, c’te voiture !… Ça l’empêchera pas d’crier après moi ! D’autant qu’il va être furieux qu’on le fasse attendre… Laissez-moi y aller, demoiselle…

Hortense ne lui répondit pas. Elle venait d’apercevoir dans les profondeurs de la forêt le reflet d’une flamme, une flamme qui se déplaçait comme si quelqu’un marchait une torche à la main. Elle crut d’abord à une illusion mais elle acquit bientôt la certitude que ses yeux ne la trompaient pas. Là-bas, loin sous les arbres, il y avait un feu et ce feu ne pouvait signifier qu’une présence humaine.

Elle tendit le bras dans la direction en question.

— Regardez, Jérôme ! Il y a quelqu’un là-bas ! Il faut lui demander de nous aider !

Elle s’élançait déjà, mais le cocher ne bougea pas. Même, il tourna le dos en se signant précipitamment.

— Tournez-vous, demoiselle, tournez-vous ! Ce feu, il est pas de la terre… C’est un feu maudit ! C’est l’Autre qui l’a allumé… Regardez pas, regardez pas !…

— L’autre ?

— Celui dont on prononce pas l’nom parce qu’il attire le malheur !

Comme pour lui donner raison, un chien, quelque part, se mit à hurler, mais Hortense avait trop froid pour se laisser gagner par la superstition.

— Ne dites pas de sottises, Jérôme ! Il y a beau temps que le Diable ne se promène plus en France ! Ce feu est un feu et comme seule la main de l’homme peut allumer un feu, je vais voir cet homme.

Et avant que le cocher épouvanté ait seulement songé à la retenir, elle s’élançait sous le couvert des arbres et dégringolait la pente en essayant d’éviter les branches basses, les broussailles et les rochers. Ce n’était pas facile. Le terrain descendait vite et plus d’une fois elle dut s’accrocher aux arbres dont les aiguilles piquaient ses doigts à travers le cuir mince des gants. Ses pieds enfonçaient dans la mousse trempée mais elle ne sentait rien de tout cela, fascinée par cette flamme qu’elle voyait grandir peu à peu. La voix de Jérôme qui l’appelait, gémissante et terrifiée, s’affaiblissait. La peur le retenait encore sur le chemin. Hortense, elle, n’avait pas peur. Ce qu’elle voulait à tout prix, et très vite, c’était du secours. Elle allait demander à celui qu’elle trouverait là-bas de venir au moins garder la voiture ou alors d’aller prévenir à Lauzargues… afin que l’on envoie du monde. Elle glissa sur les aiguilles de pin mouillées, heurta une roche affleurante, se fit mal et ne put retenir un gémissement. La voix de Jérôme lui parvint, plus lointaine qu’elle ne l’aurait cru.

— Revenez, demoiselle, revenez pour l’amour de Dieu !…

Elle se releva mais ne remonta pas la pente. Le feu – car il ne pouvait plus s’agir que d’un feu allumé sur le sol – l’attirait irrésistiblement. A son tour, elle cria.

— Monsieur ! Hé, monsieur… Venez à notre aide !

Il n’y eut pas de réponse mais un bruit de branches froissées et soudain, Hortense vit briller devant elle deux yeux qui luisaient comme charbons ardents. Elle distingua deux oreilles droites… Un grand loup roux se tenait à quelques pas d’elle, immobile…

La terreur lui étrangla la gorge, refusant tout passage à la voix. Elle se laissa tomber à terre, les jambes fauchées, tellement affolée que même en face de ce qu’elle croyait sa mort, elle ne retrouvait plus la moindre bribe de prière. La bête s’était arrêtée à quelques pas. Dans une seconde elle allait bondir, s’abattre sur elle…

Mais non. Au lieu de l’attaquer le loup s’asseyait comme s’il avait tout son temps et se léchait les babines… Cette attitude paisible ne rassura pas Hortense mais lui rendit l’usage de la voix. Elle poussa un véritable hurlement que lui renvoyèrent les échos du ravin. Habitué peut-être à ce genre de réaction chez ceux qu’il rencontrait, le loup ne bougea pas davantage…

Hortense alors entendit :

— Ne criez pas ! Vous allez énerver Luern ! Suivez-le, il vous conduira jusqu’ici !

C’était la voix, vigoureuse, d’un homme et elle venait du feu. A peine se fut-elle fait entendre d’ailleurs que le loup se levait, tournait les talons mais, avant de redescendre, se retournait pour voir si Hortense suivait… Celle-ci se releva. Elle avait moins peur mais elle était encore trop secouée pour ne pas obéir, instinctivement, à celui qui l’appelait.

Chancelante, se retenant aux arbres, elle suivit l’animal qui soudain obliqua vers la droite. En effet, si la jeune fille avait continué de descendre tout droit, elle aurait immanquablement abouti à une chute de plusieurs mètres. Un rocher plat qui n’offrait aucun obstacle à ras du sol se coupait net, formant une sorte de falaise au bas de laquelle le bois se continuait vers la clairière où le feu était allumé. En dépit du fait que ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité, elle ne l’aurait sans doute pas vu…

Quelques instants plus tard, elle atteignait, à la suite de son étrange compagnon, la clairière où l’attendait un spectacle encore plus étonnant. Un homme était là, en effet, assis sur un rocher comme sur un trône, présidant la cour la plus incroyable qui se puisse voir : une bande de loups qui la regardaient, couchés en large demi-cercle autour du feu.

— Approchez, dit l’homme. Ils ne vous feront rien. Ils ont mangé, ajouta-t-il avec un petit rire que la jeune fille jugea déplaisant.

Et, comme elle ne pouvait se résoudre à s’avancer, il se leva et vint à elle, la main tendue. Une main à la peau brunie mais fine et forte à la fois. Une main parfaitement inattendue dans ce lieu sauvage, avec de longs doigts nerveux aux ongles nets et qui ne correspondait pas du tout au reste du personnage.

Le maître des loups était un homme très grand, maigre mais certainement très vigoureux. De son visage brun, barbu et moustachu, couvert d’une forêt de cheveux noirs et drus qu’il portait assez longs, on ne voyait guère que le grand nez arrogant et surtout les yeux. Des yeux étonnants, d’un bleu pâle d’eau transparente mais, pour l’instant, aussi froids qu’une lame d’acier. Son costume grossier était celui d’un berger : culotte et veste en gros drap bleu, guêtres de fort coutil et pelisse en peau de mouton. Seule différence avec les paysans, il portait de grosses chaussures à clous, semblables à celles que portent les soldats. Un grand chapeau de feutre noir attendait sur le rocher où l’homme était assis précédemment.

Il n’avait pas lâché la main d’Hortense et la considérait avec curiosité.

— Vous avez l’air d’une vraie demoiselle. Que faites-vous dans les bois à pareille heure et par un tel temps ?

— Je me rends au château de Lauzargues. Malheureusement nous avons eu un accident : une roue cassée…

— Nous ?

— Moi et Jérôme, le cocher du marquis. Il est resté là-haut avec les chevaux.

— Vous croyez ?

— Naturellement ! Il n’a pas voulu me suivre dans ce bois. Il prétendait que ce feu était… celui du Diable !

Du geste, l’homme montra le cercle attentif des loups.

— S’il vous avait suivie, il en aurait été persuadé mais grâce à Dieu, sa lâcheté l’en a préservé. Mais, au fait, qu’allez-vous faire à Lauzargues ?…

— Y vivre. Du moins, je le crois.

— Cela n’a pas l’air de vous remplir de joie. Si c’est pour épouser le marquis, je vous comprends !

L’insolence du ton mécontenta Hortense plus encore que le côté saugrenu de l’idée.

— Je ne vais pas épouser le marquis, je suis sa nièce. J’ajoute que vous me semblez posséder une dose d’audace assez rare ainsi qu’une forte propension à vous mêler de ce qui ne vous regarde pas !

— Moi seul suis juge de ce qui me regarde ou non. Quant à vous, il serait temps de vous rappeler que vous êtes entièrement entre mes mains…

Un sec claquement de doigts et les loups, quittant leur position couchée, se redressaient tous ensemble. Assis sur leur train arrière, ils dardèrent sur la jeune fille dix paires d’yeux flamboyants. Il n’était pas difficile de deviner qu’un autre signe pouvait les jeter sur elle…

Terrifiée, Hortense ferma les yeux, serrant fort ses paupières pour être bien sûre de ne plus rien voir. En même temps, elle se rapprochait de l’étranger dans le geste instinctif d’un enfant qui cherche protection. Quelques secondes passèrent qui lui parurent une éternité. Puis, elle l’entendit siffler doucement et se recroquevilla, croyant déjà sentir sur elle l’haleine brûlante des fauves. Mais rien ne vint, sinon un éclat de rire.

— Ouvrez les yeux, jeune sotte ! gronda l’homme. Vous êtes bien une fille de la ville ! Peureuse et…

— Je ne suis pas peureuse ! protesta-t-elle en levant sur lui un regard indigné. Connaissez-vous donc beaucoup de femmes qui pourraient affronter des loups sans crainte aucune ?…

— Avez-vous cru vraiment que je pourrais les lancer sur vous ? Regardez ! Je les ai renvoyés !

En effet, le cercle des loups avait disparu. Il ne restait plus auprès de l’homme que la grande bête rousse qu’il appelait Luern et qui lui avait servi de guide. Encore que cette présence formidable fût suffisamment inquiétante, Hortense éprouva tout de même un soulagement. Mais elle n’en était pas moins curieusement vidée de ses forces.

— Puis-je m’asseoir ? demanda-t-elle en désignant le rocher où il se tenait auparavant.

— J’allais vous en prier ! Vous n’avez vraiment pas bonne mine. Voulez-vous manger quelque chose ?

— Oh oui ! avoua-t-elle. Je meurs de faim. Mais que peut-on manger ici ?

— Ceci !

D’une besace posée à terre, il tira une tourte qu’il coupa en deux après avoir tracé dessus une croix rapide avec le plat du couteau pris dans sa poche. Le loup eut l’une des deux moitiés qu’il dévora en trois coups de dents. De l’autre moitié, l’homme fit deux parts égales, offrit l’une à son invitée et attaqua l’autre, montrant dans cet exercice des dents aussi blanches que celles du fauve. Hortense mordit dans la croûte dorée avec d’autant plus d’appétit qu’elle sentait bon et que d’ailleurs l’intérieur, fait de lard et de champignons, était excellent. Pensant qu’elle avait rarement mangé quelque chose d’aussi bon, la jeune fille dévora sa part sans la moindre honte. Un peu gênée seulement sous l’œil clair et visiblement ironique de l’homme qui ne la quittait pas. Mais elle avait tellement, tellement faim après la fatigue du voyage, le chagrin qu’elle avait eu à se séparer de Mme Chauves et la terreur de cette dernière heure ! Elle avait soif aussi car le lard était un petit peu salé et elle accepta avec reconnaissance la gourde en peau de chèvre que son compagnon lui tendait sans mot dire.

Le vin âpre et fort lui râpa la langue et la fit tousser mais c’était la première fois de sa vie qu’elle en buvait et elle ne trouva pas cela désagréable. Il fit merveilleusement glisser la tourte et lui réchauffa la poitrine. Elle but une seconde gorgée mais, peu habituée à l’usage de l’outre de chèvre, s’étrangla tandis que quelques gouttes coulaient sur la bride de velours nouée sous son menton. L’homme lui tapa dans le dos sans ménagements :

— Manque d’habitude ! commenta-t-il. Ça viendra ! A présent dites-moi qui vous êtes et ce que vous venez faire à Lauzargues ?

— Ne ferais-je pas mieux de remonter là-haut ? Jérôme doit me croire morte et s’inquiéter…

— Il est possible qu’il vous croie morte. Quant à s’inquiéter, je gagerais qu’il est parti pour le château il y a beau temps. Assez de faux-fuyants, à présent ! Qui êtes-vous ?

— La nièce du marquis, je vous l’ai déjà dit. Je m’appelle Hortense Granier de Berny…

L’homme fronça les sourcils.

— Sa nièce ?…

— La fille de sa sœur si vous préférez !

Il courba sa haute taille pour mieux voir son visage qu’il prit même entre ses mains, sans trop de douceur, pour le tourner vers la flamme…

— La fille de celle dont on ne parle jamais, fit-il comme pour lui-même. La fille de la morte, de l’excommuniée, de l’interdite, de la trahison faite femme… De celle que le marquis a juré de haïr jusqu’à sa mort… Et pourtant, voilà que vous allez chez lui ?

— Ma mère est morte, murmura Hortense dont la voix s’étrangla tant le mot lui paraissait encore cruel. Et aussi mon père !… Je n’ai plus personne…

L’homme éclata de rire et Hortense, le cœur glacé, pensa que si ses loups riaient ce devait être comme cela : une sorte d’aboiement sonore lancé à belles dents blanches…

— Cela vous fait rire, fit-elle amèrement en penchant la tête pour cacher une larme.

Il s’arrêta net.

— Ce n’est pas de votre malheur que je ris, Hortense ! Seulement, je viens de comprendre. Vous n’avez plus personne… mais vous êtes riche. Très riche même si j’en crois les bruits qui ont couru bien souvent les quatre horizons. Et monsieur le marquis est pauvre comme un rat d’église. Plus encore peut-être ! Cela explique tout. Vous êtes désormais sa pupille…

— En aucune façon ! Mon père n’était pas homme à omettre de régler mon sort en cas de disparition. C’est un conseil présidé par son notaire et surveillé par son fondé de pouvoirs qui gère mes biens. Normalement j’aurais pu rester chez moi mais le Roi a ordonné que je sois confiée à mon oncle. Naturellement, celui-ci doit recevoir une pension pour mon entretien…

— Pension qui, croyez-moi, sera la bienvenue. J’espère qu’au moins on vous traitera convenablement dans ce château de la misère… En tout cas, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de prendre garde à vous !

— Comment cela ? Que voulez-vous dire ? murmura Hortense désagréablement impressionnée.

— Que le marquis est votre unique héritier au cas où il vous arriverait… quelque chose. Ce sont de ces choses qu’il convient de garder présentes à l’esprit ! A présent, je vais vous reconduire à votre voiture…

Il lui tendit la main pour l’aider à se relever, coiffa de l’autre son grand chapeau noir. En dépit du vin avalé, Hortense se sentait glacée de nouveau. Elle n’avait jamais eu envie de rejoindre Lauzargues mais, à présent, elle sentait une véritable peur l’envahir… Tout en la guidant à travers le bois, l’inconnu l’observait…

— Ne faites pas cette tête ! fit-il amusé. Vous n’êtes pas encore morte. J’espère même que vous avez de belles années devant vous… En prenant quelques précautions !

Le ton moqueur lui rendit sa combativité et la réconforta du même coup.

— Pour un meneur de loups, un homme presque sauvage, vous me semblez bien au fait de ce qui se passe dans les maisons, comme dans les consciences ! D’où tenez-vous cette grande science ? Je ne sais même pas qui vous êtes…

— Personne !… Le vent, si vous préférez. Ou l’esprit de la forêt.

— Votre loup a un nom. Pourquoi pas vous ? N’avez-vous pas été baptisé ?

— Si fait. Vous pouvez m’appeler Jean…

— C’est un peu court. Jean de quoi ?…

Il s’arrêta, la regarda et, pour la première fois, elle le vit sourire. Un sourire incroyablement jeune, qui relevait un coin de la bouche ferme plus que l’autre, ce qui lui donnait une légère teinte d’ironie. En même temps, les yeux si durs s’adoucissaient.

— Merci, dit-il.

— De quoi ?

— Justement : d’avoir dit « de quoi » et non pas « quoi »…

Hortense rougit. Au prix de sa vie, elle n’aurait pu dire ce qui l’avait poussée à supposer que cet homme était noble en dépit de tout son attirail sauvage. La façon de s’exprimer peut-être, ou la manière arrogante de porter sa tête, ou encore la finesse des mains. Et puis peut-être aussi sa voix. Profonde, un peu basse avec, de temps à autre, de brèves sonorités métalliques.

Elle s’arrêta pour souffler un peu car, même avec un soutien aussi solide, la montée était plus rude qu’elle ne l’imaginait, et la neige légère qui était tombée la rendait plus glissante encore.

— Alors ? murmura-t-elle. Me direz-vous votre nom ?…

— Je n’en ai pas. Pour tous, je suis Jean de la Nuit… ou Jean des Loups. Et c’est tout à fait suffisant…

Elle comprit qu’il n’en dirait pas plus et se remit en marche. Quelques instants plus tard, tous deux prenaient pied sur le chemin non loin de la voiture. Pour constater que Jérôme avait disparu avec l’un des chevaux. Il n’en restait qu’un, et que l’approche du loup toujours attaché aux pas de son maure affola.

— Rentre, Luern ! cria Jean en se jetant à la tête de la bête terrifiée qu’il eut d’ailleurs quelque peine à calmer. Les yeux fous, le cheval montrait ses grandes dents jaunes dans un rictus de terreur. Mais le loup avait obéi instantanément à la voix du maître et peu à peu tout rentra dans l’ordre. Quand l’animal fut calmé, l’homme entreprit de le dételer, gardant seulement le mors et la bride.

— Je vais vous ramener à Lauzargues, dit-il à Hortense qui, du bord du chemin, avait suivi son combat.

Quand le cheval fut prêt, Jean s’enleva en voltige et tendit la main à la jeune fille.

— Allons ! Venez ! Vous vous tiendrez à moi…

— Mais… la voiture ? Mes bagages ?

Il eut un rire bref.

— Qui voulez-vous qui les vole ? Jérôme va revenir avec du monde et une autre roue…

Aidée par sa poigne vigoureuse elle réussit à s’installer sur la large croupe de l’animal.

— Bien, approuva Jean. Passez vos bras autour de ma taille et tenez bon. De toute façon, nous n’allons pas galoper.

On partit au pas. Le chemin, pierreux et malaisé, serpentait à travers la forêt, descendant toujours plus bas vers ce qui devait être une gorge car le bruit d’abord lointain d’un torrent se rapprochait peu à peu. La chute de neige avait éclairci la nuit.

Pourtant, des nuages erraient encore, s’écartant comme à regret d’une demi-lune pâle et glacée mais qui donnait une lumière suffisante pour que l’on puisse distinguer le paysage de rochers, d’arbres et d’eaux vives dans lequel on semblait s’enfoncer d’instant en instant. Les immenses pins sylvestres, les épicéas noirs et les vieux fayards aux branches tordues dominaient comme autant de géants le cheval et ses cavaliers. Ce décor, d’une dramatique beauté, semblait créé pour illustrer quelque légende, ou pour inspirer la terreur.

Au fond de la gorge, le chemin suivait un torrent dont l’eau blanche se jetait en clapotant au pied d’une noire falaise rocheuse qui semblait figée pour l’éternité en une sauvage malédiction.

Transie de froid mais cramponnée à son compagnon, à sa chaleur rassurante, Hortense croyait être engagée sur le chemin de l’enfer tant ceci ressemblait au bout du monde.

— C’est encore loin ? demanda-t-elle d’une voix si faible qu’elle crut n’avoir pas été entendue. Mais l’homme aux loups avait entendu. Il eut un petit rire

— Vous avez peur ?

— Non. J’ai froid… Et puis, tout de même, ce pays paraît si terrible…

— Il ne faut pas en avoir peur. C’est le plus beau pays du monde. Attendez d’avoir vu notre printemps quand les jonquilles jaunissent les prés, quand les gentianes bleues refleurissent… Attendez d’avoir senti… Après tout, vous jugerez par vous-même ! Tenez ! Voilà Lauzargues !

La gorge parut glisser comme un panneau secret. Irisée par la légère couche de neige, une colline apparut coiffée d’un fort château : un donjon quadrangulaire accolé de quatre tours rondes aux créneaux émoussés qui balayait par sa seule apparition cinq siècles de civilisation. Il surgissait de la nuit des temps dans son arrogance intacte. A son pied, quelques bâtiments pris dans ce qui devait être le reste de ses défenses avancées, mais l’effet de l’ensemble était saisissant.

N’ayant jamais imaginé qu’on pût habiter un tel logis, Hortense murmura :

— Vous voulez dire que… c’est la demeure de mon oncle ?

— Naturellement. Est-ce que le château ne vous plaît pas ? Il est pourtant fort beau… bien qu’un peu délabré.

Impressionnée, la jeune fille ne répondit pas. L’image de sa mère, ravissante, frivole, toujours occupée de toilettes et de plaisir traversa son esprit dans un envol de mousseline claire. Le contraste avec ce rude témoin d’un autre âge fut si frappant que Hortense ne put réprimer un sourire. Ceci expliquait peut-être cela… Au demeurant, à mesure que l’on avançait, le château semblait s’humaniser. Cela tenait surtout aux lumières que l’on voyait briller derrière les étroites fenêtres… D’autres lumières d’ailleurs s’en détachaient et dansaient sur le chemin qui descendait la colline.

— On vient à votre secours, dit Jean de la Nuit. Le fermier Chapioux, son fils Robert et votre cocher…

Et comme Hortense déclarait son impuissance à distinguer autre chose que l’éclat sourd des lanternes, il se mit à rire :

— J’y vois dans la nuit aussi bien qu’un chat et, surtout j’y vois de très loin. Je peux vous assurer qu’il y a là-bas ce que nous appelons un « barot », une espèce de tombereau à deux roues, et que, dans ce barot, il y a de quoi remplacer la roue brisée de votre voiture. Il y a aussi des fusils…

Quelques minutes plus tard, on rejoignait, au pied de la colline, le petit cortège qui se composait, en effet, d’une sorte de char paysan transportant une roue de rechange et de deux hommes dont l’un était à cheval et l’autre assis auprès du conducteur de la charrette. Le tout s’arrêta net à la vue du cavalier qui, de loin, leur jeta :

— Toujours aussi courageux, hein, Jérôme ? Ta demoiselle aurait pu mourir cent fois dans le bois. Si c’est comme ça que tu veilles sur ceux qu’on te confie, je ne fais pas mon compliment au marquis sur la qualité de ses serviteurs.

— L’avait qu’à pas y aller ! gronda l’interpellé. J’y avais dit que c’était mauvais…

— Il ne suffisait pas de dire. Il fallait la suivre. Tu n’as d’ailleurs pas hésité à l’abandonner, seule et en pleine nuit. Avais-tu reçu des ordres pour ça ?…

— Fallait bien qu’j’aille chercher d’l’aide ! J’y avais dit. L’avait qu’à rester bien tranquille dans la voiture.

— Au risque de mourir de froid… ou d’autre chose !

Sans écouter la protestation du cocher, Jean de la Nuit talonna son cheval et s’engagea dans le sentier rocheux du château que la lune dessinait à présent avec la précision d’une niellure d’argent. Les vieilles pierres de lave y trouvaient une grâce inattendue, un peu précieuse, qui adoucissait ses contours et leur communiquait une sorte d’enchantement. Les toits pointus des tours reflétaient la lumière et l’on ne savait plus très bien si le château venait du ciel ou y retournait, mais on avait envie de tendre la main et de toucher, comme en face d’un bel objet.

— Vous aviez raison, souffla Hortense émerveillée. Il est bien beau.

— Il a la beauté de la femme qu’on aime… ou que l’on voudrait pouvoir aimer.

— Pourquoi dites-vous cela ? fit la jeune fille surprise de l’étrangeté de la comparaison.

— Pour rien. Vous ne pourriez pas comprendre…

— Qu’en savez-vous ! Si vous expliquiez et si…

— Non ! coupa-t-il brutalement. Disons que nous n’avons que faire, lui et moi, de votre compréhension. D’ailleurs nous arrivons. Et l’on vous attend.

En effet, au seuil de la haute porte timbrée d’un écu de pierre rongé par le temps, un homme se tenait debout. La lumière diffuse d’une torche tenue par un jeune garçon vêtu comme un paysan le distinguait de l’ombre portée des murailles. Il était grand, sec et anguleux mais son habit noir à l’ancienne mode ne l’en vêtait pas moins avec une extrême élégance. Il portait, négligemment rejetée en arrière, une masse de cheveux blancs, aussi légers et brillants que la soie floche mais, sous cette auréole quasi virginale, apparaissait le visage le plus arrogant qui soit. Hautes pommettes, menton volontaire et bouche mince au pli narquois s’ordonnaient autour d’un nez que n’aurait pas désavoué Louis XIV : un grand, un implacable nez « Bourbon »… Quant aux yeux dont il était difficile de distinguer la couleur sous une lumière aussi incertaine, ils brûlèrent littéralement de fureur quand ils reconnurent cheval et cavalier. Arrachant la torche des mains du jeune valet, il se jeta au-devant d’eux.

— Qui t’a donné l’audace de venir jusqu’ici ? cria-t-il dans le vent qui se levait. Va-t’en !…

— Vous n’imaginez pas que j’y suis par plaisir ? riposta Jean de la Nuit avec une ironie amère. Si vos domestiques vous obéissaient mieux, je n’aurais pas été obligé de me déranger.

Puis, tournant la tête vers Hortense qui, toujours accrochée à lui, suivait la scène avec inquiétude :

— Descendez, demoiselle ! Ce gracieux personnage est votre oncle : très haut, très noble et très puissant seigneur Foulques, marquis de Lauzargues… et autres lieux qu’il serait fastidieux de citer ici.

Il n’eut pas le temps de l’aider à descendre. Déjà Hortense, avec l’aisance d’une amazone accomplie, était à terre. La torche haute, le marquis vint à elle mais se figea brusquement sous les effets d’un immense étonnement.

— Victoire ! murmura-t-il avec une soudaine douceur. Victoire… Tu es revenue !…

— Mon nom est Hortense… monsieur.

Elle avait hésité imperceptiblement. Face à cet homme au profil de rapace et à la chevelure d’argent qui sentait le féodal à une lieue, elle avait failli se laisser entraîner à un « Monseigneur » parfaitement hors de saison. Quant à l’idée de l’appeler « mon oncle » elle ne l’avait même pas effleurée. Mais il ne remarqua pas l’hésitation légère, tout occupé qu’il était à la dévisager.

— On ne s’appelle pas Hortense ! gronda-t-il. C’est un prénom qui ne signifie rien et que l’on n’a jamais entendu ici. Sauf peut-être chez une servante ou une paysanne…

Les fermes propos d’aménité que Mère Madeleine-Sophie avait arrachés à son élève au moment du départ ne résistèrent pas à ce mépris hautain.

— Pourquoi donc pas une vache ? lança-t-elle indignée. Je ne crois pas, en effet, qu’on l’ait jamais entendu ici car il est assez récent et vient d’une fleur exotique rapportée de ses voyages par un compagnon de Monsieur de Bougainville. Quant à celle dont je le tiens, Hortense de Beauharnais, reine de Hollande et ma marraine, elle n’a jamais rien eu de commun avec la valetaille !

— Une reine de pacotille, à couronne de carton, sortie comme tant d’autres du sac à malices de Buonaparte…

— Décidément, je crois que nous ne serons jamais d’accord sur les titres, marquis, lança Hortense indignée. Votre Buonaparte est toujours pour moi Sa Majesté l’Empereur et Roi…

— Un Corse usurpateur qui s’est couronné lui-même…

— En présence et avec la bénédiction d’un pape ! Et dont j’ai l’honneur d’être la filleule. A ce propos, si Hortense vous déplaît, vous pourrez toujours m’appeler Napoléone, c’est mon second prénom.

— Je vous appellerai Victoire.

— C’est la même chose. Mais j’aurai le regret de ne jamais répondre à votre appel… sauf le respect que je crains de vous devoir. D’ailleurs…

La torche s’agita si dangereusement au poing du marquis que, se penchant brusquement sur l’encolure du cheval, Jean l’empoigna au passage.

— Pourquoi ne pas aller continuer dans la maison cette affectueuse prise de contact ? railla-t-il. Vous me faites l’effet, tous les deux, d’avoir le même fichu caractère et l’on voit bien que vous êtes de la même famille. Quant à celle-ci, marquis, attendez un peu avant de la faire flamber. Il n’est pas bon que trop de gens meurent de la même manière dans ce château.

Lançant la torche à terre, le maître des loups fit tourner son cheval et entreprit de redescendre, lançant dans la nuit-:

— Je remettrai cette bête à Chapioux car je ne suis pas d’humeur à rentrer à pied. C’est bon pour les vilains.

— Vilain tu es et vilain tu resteras ! hurla le marquis hors de lui en esquissant le mouvement de s’élancer à sa poursuite mais Jean était déjà loin. Foulques de Lauzargues et Hortense demeurèrent face à face en la seule compagnie du jeune valet qui s’efforçait de rallumer la torche malgré le vent.

Le marquis prit une profonde respiration dans le but évident de retrouver son calme, puis déclara :

— Rentrons !

Sans même regarder la jeune fille ou lui offrir la main, il revint vers le château. Après une courte hésitation – son impulsion du moment la poussait à courir après Jean et à le supplier de la ramener à Saint-Flour pour y attendre la prochaine diligence remontant sur Paris –, Hortense se résigna à le suivre en prenant bien soin de ne pas trébucher sur le sol inégal. Il eût été profondément pénible pour son amour-propre d’aborder cette maison à plat ventre, surtout après ce qui venait de se passer… L’accueil d’un oncle aussi étrange lui donnait à penser qu’elle allait avoir besoin de tout son courage et même de toute sa combativité. Apparemment il n’y avait pas que les loups, dans ce pays, qui devaient être capables de dévorer quelqu’un…

Dans le vestibule lourdement voûté et pavé de galets ronds peu agréables pour des pieds chaussés à Paris, une femme attendait. Aussi raide, aussi immobile que le vieux saint de bois qui régnait sur cette entrée, posé, en compagnie d’un chandelier de fer, sur un coffre qui avait dû connaître les guerres de religion.

Courte, trapue, vêtue de noir sous la blancheur du tablier amidonné, elle avait un visage rond où le lacis serré des rides évoquait irrésistiblement une vieille pomme. Les yeux, noirs et vifs, coincés entre l’encorbellement des sourcils gris et le ressaut des joues jaunies, évoquaient assez bien les pépins du fruit qui perdit notre mère Ève.

— Voilà Godivelle, présenta le marquis. Elle a été ma nourrice et, parfois, il lui arrive de s’imaginer qu’elle l’est toujours. Il se tourna ensuite vers la femme : « Voici ma nièce, ma vieille. Elle prétend s’appeler Hortense mais je soutiens qu’un seul nom peut convenir à ce visage. »

— Non, coupa Godivelle dont le regard scrutait avidement l’arrivante. Elle ne lui ressemble qu’en apparence. Jamais notre demoiselle n’eut ces yeux de guerrière ni cette façon de porter la tête. Et puis, elle était plus petite. Et puis…

— Tu finiras l’inventaire demain, au jour. Conduis-la à sa chambre. Puis, s’inclinant à peine, comme à contre-cœur, il ajouta : « Je vous souhaite une bonne nuit ! »

Sans attendre la réponse, il disparut derrière l’une des portes basses qui ouvraient sur le vestibule. Godivelle regarda la jeune fille :

— Avez-vous soupé, demoiselle ?

— Oui et non. Après l’accident arrivé à notre voiture, j’ai rencontré un homme qui a partagé une tourte avec moi. Un homme…

— Je sais. Je vous ai vus arriver. Je vous porterai du lait chaud tout à l’heure. Voulez-vous me suivre ?

Tout en parlant, elle avait pris un bougeoir de cuivre sur une étagère, l’enflammait au chandelier et se dirigeait vers un escalier de pierre pris dans l’une des tours dont les marches coulaient, hors d’une trouée d’ombre, à l’entrée du vestibule. Envahie d’une profonde lassitude, Hortense suivit une fois de plus.

Usées par le temps, les marches étaient basses, irrégulières et plutôt douces, mais les ténèbres épaisses dans lesquelles se perdait l’escalier avaient quelque chose de vaguement menaçant. Peut-être parce que la mince flamme qui tremblait sur le bougeoir brillant déplaçait des masses d’ombre et semblait leur donner vie.

Hortense avait beau se dire, pour se réconforter, que cette demeure avait été celle de sa mère, qu’elle y était née, qu’elle y avait vécu son enfance et que, somme toute, elle avait tout de même réussi à en rapporter un caractère gai et primesautier, l’impression pénible demeurait. Le rire maternel, en claires cascades, résonnait encore aux oreilles de sa fille. Pourtant celle-ci, qui ne se sentait ni gaie ni primesautière, en était encore à ne voir, dans ce Lauzargues inconnu, qu’une espèce de prison.

L’épaisseur des murs féodaux, le gris sombre des pierres de lave y étaient pour quelque chose et Hortense, cheminant derrière la chandelle de la nourrice, en venait à regretter le bois sous la neige, le grand feu, si rassurant en dépit de ses hôtes inquiétants, et la rude silhouette de Jean de la Nuit lui offrant une part de tourte qui lui avait paru la meilleure chose du monde.

En ouvrant une porte au fond d’un couloir, Godivelle interrompit du même coup les réflexions désenchantées de la jeune fille.

— Voilà votre chambre, demoiselle ! C’était celle de votre mère et rien n’y a été changé depuis qu’elle nous a quittés.

Comparativement à ce que Hortense avait pu voir jusque-là, cette chambre offrait un aspect très accueillant. Cela tenait essentiellement au bon feu de la cheminée et à l’ameublement emprunté au XVIIIe siècle.

Les meubles légers, le tapis fleuri et la soie vert d’eau contrastaient vigoureusement avec les murailles d’un autre âge, l’étroitesse de la fenêtre et les poutres énormes qui formaient, très haut, le plafond. Mais il y avait là une volonté d’adoucir, de rendre plus confortable qui offrait une sorte de réconfort.

— C’est la seule jolie chambre de la maison, reprit Godivelle en se hâtant d’allumer les bougies de la cheminée. Même la marquise n’en a jamais eu d’aussi agréable de son vivant…

— Le marquis était marié ?

— Bien sûr. La pauvre chère femme est morte voici bientôt dix ans.

— Elle était malade ?

— Non. Elle n’avait pas la tête bien solide mais sa santé était bonne. Elle est morte d’un accident.

— Quel genre d’accident ?…

Godivelle ne répondit pas. Peut-être n’avait-elle pas entendu. Elle s’était agenouillée devant le feu et le tisonnait furieusement et, quand Hortense répéta sa question, elle faisait tant de bruit qu’elle ne l’entendit réellement pas. La jeune fille n’insista pas.

Trop fatiguée d’ailleurs pour être vraiment curieuse à une heure aussi tardive, Hortense fit quelques pas dans la chambre, regarda tour à tour le petit secrétaire marqueté, le charmant lit « à la polonaise » déjà préparé pour elle sous l’ombre douce de ses rideaux soyeux, puis alla vers la cheminée surmontée d’un miroir ancien, dont la glace piquée lui renvoya une image qui lui parut singulièrement pâle. Tout en ôtant machinalement son chapeau, elle demanda :

— Puisque vous avez été la nourrice du marquis, Godivelle, vous avez dû être aussi celle de ma mère ?

— Non. C’est ma sœur, Sigolène, qui l’a été. Elle est bien plus jeune que moi.

— Elle est ici, elle aussi ?

— Non.

— C’est dommage. J’aimerais la connaître… Mais ce sera peut-être possible tout de même. Où est-elle à présent ?

— Ailleurs… Je vais aller vous chercher votre lait.

La brutalité de la réponse, à la limite de la grossièreté, surprit Hortense, ainsi que la hâte avec laquelle Godivelle battait en retraite mais elle renonça, momentanément, à en chercher la raison. Peut-être, après tout, les deux sœurs étaient-elles brouillées…

Ne se résignant pas à ôter son manteau tant elle se sentait encore transie, elle alla s’asseoir près de la cheminée, déchaussa ses bottines mouillées et tendit, avec un soupir de bonheur, ses pieds à la chaleur des flammes. Ses bagages, restés dans la voiture accidentée, lui faisaient cruellement défaut à cet instant où ses rêves n’allaient pas plus loin qu’une paire de pantoufles et une robe de chambre confortable. Mais elle avait toujours aimé le feu et celui-là lui parut extrêmement réconfortant. C’était une présence amicale, rassurante, au cœur d’une maison qu’elle devinait hostile et dont il lui semblait que les pierres séculaires se préparaient à l’écraser.

C’était une étrange idée dans cette chambre où tout devait lui parler de sa mère. Victoire de Lauzargues avait vécu là, y avait abrité ses rêves de jeune fille… Et cependant, à cet instant où elle se retrouvait transplantée dans ce monde si proche et pourtant inconnu, sa fille retrouvait l’impression bizarre qu’elle avait éprouvée au moment où lui avait été annoncée la mort tragique de ses parents : elle ne pouvait même pas imaginer quelle jeune fille avait été, à son âge, celle dont elle était la chair et le sang.

Mais la fatigue brouillait tout. La chaleur du feu engourdissait les facultés d’Hortense qui se sentait à peu près autant de forces qu’un petit chat frileux. C’était bon, ce coin de cheminée, après le froid, la neige, les loups et surtout ces gens bizarres avec lesquels il allait falloir vivre… Et quand Godivelle revint, portant sur un plateau une tasse et un petit pot de lait chaud, elle trouva la voyageuse profondément endormie dans son fauteuil tandis que ses bottines fumaient devant la cheminée.

Un moment, elle resta sans bouger, à la regarder. Puis, posant son plateau, elle alla ouvrir une armoire ancienne dont la porte grinça mais libéra une légère odeur de verveine, y prit une chemise de nuit blanche dont la toile avait un peu jauni aux pliures, puis entreprit de réveiller Hortense pour la déshabiller. Cela n’alla pas sans difficultés. Réfugiée dans le sommeil, la jeune fille refusait farouchement d’en sortir. Godivelle réussit tout de même à la réveiller en partie, en profita pour lui faire avaler quelques gorgées de lait puis, étant parvenue à la débarrasser de ses vêtements et à l’introduire dans la chemise de nuit qu’elle avait un instant chauffée devant le feu, elle la porta presque dans son lit après en avoir retiré le « moine[7] » qu’elle y avait installé une heure plus tôt.

Un moment après, enfouie au plus profond d’un lit confortable, surmonté d’un énorme édredon couleur de fraise, Hortense oubliait qu’elle avait eu froid, qu’elle avait eu peur et surtout qu’elle ne savait absolument rien de ce que lui réservait l’avenir.

CHAPITRE III LES GENS DE LAUZARGUES

Le soleil, d’un beau rouge mat, montait à l’horizon des montagnes, mais il prenait de l’éclat à mesure qu’il s’élevait parmi les nuages qui glissaient sur lui très vite, l’effleurant à peine pour s’enfuir aussitôt comme si sa rougeur courroucée les effrayait.

La première flèche brillante arriva droit dans l’œil d’Hortense et l’éveilla. Elle resta un moment immobile, pelotonnée sous les couvertures, considérant le baldaquin de soie verte qui l’abritait tandis que les souvenirs de son étrange soirée remontaient des profondeurs de sa mémoire. Puis, elle tourna la tête pour regarder cette chambre qui était à présent la sienne.

Elle eut la surprise de ne plus rien lui trouver d’inquiétant en dépit des sévères murailles de pierre nue. La clarté du jour les adoucissait en les dorant un peu. En outre, ce rayon de soleil que nul n’aurait osé espérer la veille était incontestablement de bon augure… Hortense s’assit dans son lit, s’étira, bâilla et constata que, durant son sommeil, ses bagages étaient arrivés. Ils étaient soigneusement disposés dans un coin de la chambre et quelqu’un – Godivelle sans doute – les avait ouverts.

La petite pendule de bronze doré qui occupait le centre de la cheminée entre deux bougeoirs assortis sonna huit heures et lui apprit ainsi qu’il était grand temps de se lever. Ce qu’elle fit sans tarder, avec d’autant plus de plaisir que son invisible providence avait disposé, à portée de sa main, les pantoufles bleues et la robe de chambre tant regrettées.

Son premier élan la conduisit dans la profonde embrasure de la fenêtre que le soleil, à présent, illuminait. Le paysage qu’elle découvrit lui parut grandiose. Ce qu’elle avait cru colline était en fait un promontoire rocheux sur le dos duquel reposait le château. Un torrent dont on entendait le bruit de soie froissée l’entourait sur presque trois côtés mais les cimes des grands sapins qui arrivaient à la hauteur du pied de l’habitation seigneuriale donnaient une idée assez juste de la profondeur de la gorge où il courait. Jamais château fort ne fut si bien protégé : la Nature avait pris soin de ses douves. L’homme, lui, avait dû bâtir jadis une muraille de protection dont les ruines envahies de broussailles apparaissaient encore par endroits.

Au-delà de la gorge, au-delà d’une haute croupe boisée de noirs sapins, c’étaient les lointains bleus de la Margeride. Plus haut c’était le ciel changeant, bleu léger voilé de gris pâle d’où parut tomber tout à coup, comme une pierre venue de nulle part, un grand circaète blanc marqué de brun qui fondait sur une invisible proie. La neige ne se montrait plus qu’en plaques légères et transparentes sous lesquelles l’herbe brûlée de l’hiver commençait à se ressouvenir de sa verdeur passée.

L’air semblait si pur que Hortense ouvrit sa fenêtre pour mieux le respirer. Elle reçut alors, avec la caresse légère du soleil, une pleine bouffée de senteurs vives qui parlaient déjà de printemps avec une belle éloquence. Le plus beau pays du monde, avait dit le maître des loups… Sans être tout à fait convaincue, Hortense se prenait à penser qu’il pourrait bien avoir raison…

Elle allait refermer sa fenêtre pour vaquer à sa toilette quand son attention fut attirée par quelque chose d’insolite : sortie de l’avancée d’une des tours rondes, une forme humaine se hâtait vers les gorges. Une forme humaine dont on pouvait supposer qu’elle était celle d’un homme car, sous l’ample peau de chèvre qui emballait la moitié supérieure, deux jambes maigres habillées de houseaux s’agitaient sur un rythme à la fois rapide et irrégulier.

En effet – et c’était là que résidait l’étrangeté de la chose – l’inconnu progressait par étapes, courant d’un buisson à un bouquet de bouleaux ou à un tas de pierres et s’y abritant un instant avant de repartir vers son but. Le tout en se retournant fréquemment pour regarder le château. De toute évidence, cet homme fuyait et craignait d’être poursuivi.

Hortense en acquit la certitude quand l’inconnu passa à l’aplomb de sa fenêtre. Sous le bord d’un vieux chapeau déformé, elle distingua un jeune visage imberbe, au teint pâle et maladif, dans lequel les yeux, trop grands, formaient comme deux trous noirs. Des yeux terrifiés…

Instinctivement, Hortense recula d’un pas pour ne pas ajouter à cette terreur car il y avait, dans le comportement de ce jeune garçon, quelque chose de pitoyable qui la mettait tout naturellement de son côté. Le fuyard avait peur du château, ou de quelqu’un dans ce château dont Hortense pour sa part n’était pas certaine de ne pas craindre tous les habitants en bloc.

Non moins instinctivement, elle referma sa fenêtre en entendant, derrière elle, le grincement léger d’une porte, puis se retourna. Godivelle, armée d’un cruchon d’étain fumant, venait d’entrer dans la chambre.

Trouvant Hortense debout, elle eut un plissement satisfait de la bouche qui pouvait, à la rigueur, passer pour un sourire.

— Ah, vous êtes éveillée, demoiselle ! Je vous donne le bonjour…

— Bonjour Godivelle.

— Faites vite votre toilette et puis descendez déjeuner à la cuisine. C’est au fond du vestibule, à main gauche. Il faudra vous en contenter : il y a beau temps que la table est desservie à la grande salle.

— Vous auriez dû me réveiller. A quelle heure faut-il descendre, le matin ?

— A sept heures. Monsieur le Marquis est très à cheval sur l’exactitude mais, pour ce matin, il m’a ordonné de vous laisser dormir. Et je vous ai apporté de l’eau chaude, ajouta-t-elle sur un ton d’emphase qui laissait entendre qu’il s’agissait là d’un luxe inouï. Ce qui fit sourire Hortense.

— Il était bien inutile de vous donner cette peine. Au couvent des Dames du Sacré-Cœur, nous n’avons jamais connu que l’eau froide. Il en allait de même à la maison. Ma mère tenait à ce qu’on ne changeât pas trop mes habitudes du couvent et ma gouvernante appliquait ses ordres.

— Vous avez une gouvernante ? Pourquoi ne vous a-t-elle pas accompagnée ?

— J’avais une gouvernante. Elle a disparu comme un mirage le jour où…

Elle n’alla pas plus loin, incapable qu’elle était d’achever sa phrase mais Godivelle, plus fine qu’elle n’en avait l’air, n’insista pas.

— Dépêchez-vous, demoiselle, dit-elle seulement. Monsieur le Marquis désire vous faire visiter la maison quand vous aurez mangé.

— Dans ce cas, je boirai seulement un peu de lait. Je ne veux pas le faire attendre. Et puis, Godivelle, ne pouvez-vous ajouter mon prénom à votre « demoiselle » comme il est d’usage de le faire dans nos maisons ? Le mien est Hortense.

— Je sais, demoiselle, mais Monsieur le Marquis défend que l’on vous appelle ainsi. Il n’aime pas ce nom…

— Je vois que l’existence va être facile ici, soupira la jeune fille. Dans ce cas, mettez que je n’ai rien dit…

— Vous voulez que je vous aide à vous coiffer ? demanda la femme en désignant la masse de cheveux d’un joli blond de lin qui croulait librement, dans un joyeux désordre sur les épaules d’Hortense…

— Non, merci. On nous apprend aussi à nous coiffer seules chez les Dames du Sacré-Cœur.

Vingt minutes plus tard, lavée, habillée et coiffée en longues nattes sévèrement tirées qui retombaient sur son dos, Hortense rejoignait l’escalier. Elle en descendait les premières marches quand la voix du marquis lui parvint, violente et encore amplifiée par la spirale de pierre.

— Vous l’avez laissé s’enfuir ? Ne vous ai-je pas suffisamment recommandé de fermer sa porte quand d’aventure vous le laissez seul ?…

— Je n’y ai jamais manqué, Monsieur le Marquis. Mais ce n’est pas par la porte qu’il est parti. C’est par la fenêtre…

La voix qui répondait devait être celle d’un homme, en dépit d’intonations aiguës susceptibles d’appartenir à une femme. On sentait d’ailleurs qu’une certaine obséquiosité en atténuait volontairement la stridence.

— Par la fenêtre ? D’une hauteur de trente pieds ? Un garçon qui n’a pas plus de force qu’une femme accouchée ? Vous vous moquez de moi, Garland ?

— Venez voir, si vous ne me croyez pas. Il a utilisé ses draps et un morceau de corde qu’il a dû fabriquer lui-même en secret avec des morceaux de tissu… C’est incroyable, pleurnicha la voix. Je n’aurais jamais cru qu’il préparait une chose pareille ! Il était si calme depuis quelque temps… si doux ! J’allais même vous prier de lui accorder quelques promenades… Sous ma surveillance bien entendu, et je pensais…

L’apparition d’Hortense arrivée au bas de l’escalier lui coupa la parole et ce fut dans un grand silence qu’elle marcha vers les deux hommes en essayant de cacher la surprise que lui causait l’aspect de celui que le marquis appelait Garland. Il était de ceux auxquels il est impossible de donner un âge. Son crâne chauve, la bosse qui s’arrondissait sous un habit marron à longue queue et surtout son long nez pointu coiffé d’énormes lunettes le faisaient ressembler irrésistiblement à une cigogne. Il eut pour Hortense un regard effaré et recula comme s’il avait peur qu’elle ne le frappe… Le marquis, pour sa part, était exactement semblable à ce qu’il était la veille : beau et arrogant, son masque cruel de vieux guerrier nippon tendu sous l’effet d’une colère qui semblait être son état normal. Hortense reçut en plein visage l’éclair glacé de ses yeux pâles et crut un instant qu’il allait l’interpeller, peut-être la renvoyer dans sa chambre. Mais il se contint au prix d’un effort qui fit saillir une veine bleue sur sa tempe. Et même réussit à sourire, exploit qui plongea la jeune fille dans la stupeur car le sourire de cet homme effrayant était un miracle de charme indolent et d’ironie.

— Vous voilà donc, ma chère ? J’espère que cette première nuit a été bonne ?

— Mais oui… Je… je vous remercie.

— J’en suis très heureux… Souffrez que je vous présente M. Eugène Garland, un homme de grande culture, qui est à la fois mon bibliothécaire et le précepteur de mon fils, Étienne. Voici ma nièce.

— Votre fils ? murmura Hortense, incapable de contenir sa curiosité. Je ne savais pas…

— Que j’avais un fils ? Il est vrai que nous ignorons presque tout l’un de l’autre… Eh bien oui, j’ai un fils et vous un cousin… Vous avez dix-sept ans, je crois ?

— En effet…

— Il est votre aîné de deux ans. J’espère que vous vous entendrez bien. C’est un… gentil garçon mais, malheureusement, un esprit faible qui a grand besoin d’une direction ferme. C’est la raison pour laquelle un précepteur lui est encore nécessaire à son âge. Encore qu’il s’agisse davantage d’un… mentor amical et discret…

Tandis qu’il parlait, son regard s’évadait en direction du bibliothécaire et Hortense ne pouvait se défendre de trouver que ses paroles rendaient un son bizarre. C’était comme s’il débitait une leçon soigneusement apprise. Il n’avait pas l’air de croire à ce qu’il disait. Aussi l’idée vint-elle tout naturellement à Hortense que le garçon qu’elle avait vu courir tout à l’heure vers la gorge, le garçon qui avait si peur, pouvait être l’héritier de Lauzargues. Le temps d’un éclair, elle revit la maigre silhouette, le fin visage qui ne pouvait en aucun cas appartenir à un paysan, les yeux habités par la terreur… Elle voulut en être sûre.

— Je serais heureuse de rencontrer mon cousin, dit-elle doucement. Puis-je le voir à présent ?

— Ce n’est pas possible pour le moment, fit le marquis après une imperceptible hésitation. Il est souffrant ce matin, mais vous le rencontrerez plus tard… C’est donc moi qui vais vous faire faire le tour du château. Accordez-moi seulement un instant.

Il saisit le bras du bossu pour l’attirer dans l’embrasure d’une porte et se mit à lui parler bas. Si bas qu’en dépit de l’envie qu’elle en avait, Hortense ne put rien entendre de ce qu’il lui disait. Elle allait peut-être tenter de s’approcher quand Godivelle surgit, l’œil courroucé et armée d’un bol de lait.

— Buvez ça, demoiselle ! intima-t-elle. Sinon vous resterez le ventre creux jusqu’au déjeuner.

Docilement, Hortense avala son lait, résignée à n’en pas savoir plus. D’ailleurs le bref colloque s’achevait. Foulques de Lauzargues revenait vers elle. C’est alors qu’il lança, par-dessus son épaule :

— Si vous n’arrivez à rien, dites à Chapioux de se mettre en chasse avec ses chiens et de les lâcher. Ce sont de bons limiers.

Ce fut au tour d’Hortense de faire effort pour retenir la protestation indignée qui lui montait aux lèvres. Se pouvait-il que ce fût aux trousses d’un fils que l’on ordonnât – et avec quelle froide désinvolture ! – de lâcher les chiens du fermier ? L’impression ressentie fut si affreuse que la jeune fille eut un instinctif mouvement de recul quand son oncle voulut lui prendre le bras.

Il perçut ce mouvement mais, n’en devinant pas la cause, il ne s’en formalisa pas.

— Eh bien, ma nièce, que vous arrive-t-il ? fit-il en riant. Je veux seulement vous montrer la maison qui est désormais la vôtre et non vous jeter dans quelque oubliette. Peut-être serait-il temps que vous cessiez de me prendre pour croquemitaine ? Je ne vous veux… que du bien, ajouta-t-il avec une soudaine douceur. La soirée d’hier n’était guère encourageante, je le reconnais volontiers, mais peut-être pourrions-nous être amis ?

Elle fit de son mieux pour sourire sans y réussir vraiment.

— Peut-être, finit-elle par murmurer. Il faut seulement me laisser un peu de temps.

— Je ne vous le ménagerai pas. Nous avons la vie devant nous.

Guidée par lui, Hortense entreprit la visite du château, sans s’y intéresser véritablement au début. Tout son être était tendu vers les bruits extérieurs. Elle guettait des abois de chiens, des appels, des cris de douleur peut-être ou tout au moins des cris de frayeur. Mais seule la voix grave du marquis se faisait entendre… La jeune fille découvrit bientôt qu’elle dégageait une sorte de magie à laquelle il était difficile de se soustraire à l’instant où il parlait de cette maison qu’il aimait…

En dépit de son âge et de sa vétusté, le château méritait attention. Quiconque y entrait remontait le temps, balayait les guerres de religion, le siècle de Louis XIV et celui des Lumières, chassait la Révolution et jusqu’à l’ombre de Napoléon pour se retrouver à la fin du Moyen Age à une époque où, repoussant les temps barbares dans leur nuit, l’art du décor atteignait à une splendeur que les grâces précieuses de la Renaissance avaient dédaignée sans parvenir toutefois à la faire oublier.

Lors de la construction de Lauzargues, sentinelle avancée des évêques de Saint-Flour gardant les vallées contre l’Anglais, le rez-de-chaussée n’était qu’une énorme salle où, entre deux vastes cheminées se faisant face, vivaient pêle-mêle hommes d’armes et serviteurs chargés de les nourrir. C’était au temps de Du Guesclin, le Grand Connétable, et les bandes de routiers qu’il allait chasser devant lui jusqu’en Espagne comme un troupeau maudit n’avaient fait qu’effleurer le donjon solitaire sans réussir à l’entamer grâce à la vaillance de son capitaine, Foulques III de Lauzargues. Pour sauver le bien de l’évêque, celui-ci avait laissé l’ennemi ravager jusqu’aux fondations son propre château distant d’à peine une lieue, y ensevelissant toute sa famille.

La récompense avait été à la mesure du service rendu. L’imprenable forteresse était devenue le bien du héros et le nom ancien oublié au profit de ce nouveau nom. Dix ans plus tard Du Guesclin mourait devant Châteauneuf-de-Randon et Foulques de Lauzargues décidait de recommencer sa dynastie. A cinquante ans, il épousait sa nièce, Alyette de Faverolles, qui en avait trente de moins mais dont il était épris depuis longtemps. Et entreprenait de lui faire une dizaine d’enfants.

— Sa nièce ? coupa Hortense vaguement scandalisée. Je croyais l’Église d’alors extrêmement susceptible pour tout ce qui touchait les liens de parenté ?…

— Ce n’était plus l’Église des temps capétiens, fit le marquis avec un sourire indulgent, et il était peu d’affaires difficiles qu’un sac d’or ou un vase sacré enrichi de pierreries ne pussent aplanir. Au surplus, Alyette n’était que la nièce de sa défunte épouse…

— Et… elle l’aimait malgré cette grande différence d’âge ?

Le sourire devint franchement dédaigneux :

— Il n’a jamais été d’usage, dans nos familles, de demander leur avis aux filles lorsqu’il était question de mariage. Il a fallu les désordres de cette infâme Révolution et des années qui l’ont suivie pour que les femmes osent se comporter comme… certaines l’ont fait.

— Dois-je prendre ceci comme une allusion à ma mère ? lança Hortense déjà prête au combat.

— Sans aucun doute, fit-il calmement. Pourtant vous auriez tort de vous en offenser car je ne fais rien d’autre que constater un fait.

— Un fait qui n’a rien d’unique dans les annales de notre famille. Ma mère n’a jamais parlé de vous, marquis, mais elle aimait à évoquer ses ancêtres… et singulièrement certaine histoire touchant Françoise-Élisabeth de Lauzargues qui, au temps du roi Louis XIV, s’enfuit aux îles d’Amérique avec celui qu’elle aimait et qu’on lui refusait.

Une lueur amusée passa dans les yeux de Foulques.

— Elle vous a raconté cela ? Pourquoi pas, après tout ? Elle devait trouver là quelque analogie réconfortante avec sa propre histoire. Au risque de vous déplaire, j’ajouterai tout de même que le cas était assez différent : le chevalier de Violaine était noble.

— Et mon père ne l’était pas, Seulement il l’est devenu par son propre génie et par son courage. Exactement comme le sont devenus nos ancêtres. Il n’y a qu’une différence de six ou sept siècles. Bien peu de chose en face de l’éternité !

Comme la veille, au seuil du château, Hortense et le marquis restèrent un instant face à face, les yeux étincelants de l’une plantés hardiment dans le ciel pâle de ceux de l’autre. Le visage du gentilhomme avait un air figé tout à coup mais, contrairement à ce qu’attendait la jeune fille, aucun éclat de colère ne semblait s’annoncer. Il semblait, au contraire, à la fois méditatif et amusé. Finalement, il se mit à rire :

— Brisons là, ma nièce ! Vous avez d’autant moins matière à vous offenser de mes paroles que, depuis hier, je regrette moins la folie de ma sœur… Voulez-vous que nous revenions à Alyette ? C’est pour elle que Foulques fit modifier la disposition intérieure du château. Ces murs, ajouta-t-il en désignant ceux qui délimitaient le vestibule, datent de l’époque du mariage tandis que le château est plus vieux d’un siècle.

En fait, l’ancêtre s’était contenté de faire deux salles au lieu d’une seule, séparées par le large couloir d’entrée : l’une où se trouvait la cuisine, l’autre formant la grande pièce continuée au nord par l’intérieur de l’une des tours.

Depuis les dalles de granit de son sol jusqu’à ses clefs de voûte la grande salle était peinte et enluminée comme un missel. Une théorie de chevaliers, caracolant sur de gros chevaux caparaçonnés, déroulait ses fastes sur les murs, tandis que les voûtes supportaient un étonnant fouillis de fleurs et d’oiseaux émaillant une profusion de feuillages vert et or. Cette cavalcade s’ordonnait de chaque côté de la profonde cheminée, creusée à même le mur énorme et dont un arc simple liserait le foyer.

Le dessus de cette cheminée représentait une prairie constellée de petites fleurs au fond de laquelle s’alignaient cinq petits arbres naïfs et charmants avec leurs troncs grêles et leurs grosses têtes rondes. Un couple, enfin, occupait le devant de la scène : une jeune femme blonde en robe blanche et pélisson bleu diapré d’or, coiffée d’une couronne de roses, offrait sans le regarder une coupe à un chevalier rutilant qui, lui aussi, regardait ailleurs, situation qui semblait pourtant les remplir de satisfaction car tous deux souriaient. Seul, le cheval blanc avait l’air mal à l’aise et louchait en levant un antérieur droit avec la majesté d’un prélat qui offre sa main à baiser. Le temps avait pâli les couleurs des fresques qui s’écaillaient légèrement par endroits, mais l’ensemble naïf gardait un charme et une gaieté extrêmes et Hortense eut un sourire instinctif.

— On dirait qu’Alyette vous plaît, ma nièce ? dit Lauzargues qui l’observait.

— C’est elle ?

— Bien sûr. Ne vous ai-je pas dit que tout ceci avait été fait pour elle ?

— Et le chevalier est son époux ? Mais il n’a pas l’air si vieux !

— L’était-il vraiment ? Au surplus, les peintres de ce temps devaient savoir, comme ceux de tous les temps, que la générosité du paiement allait de pair avec la satisfaction du client. J’ajoute, pour répondre à la question que vous m’avez posée tout à l’heure, que, selon nos chroniques familiales, Alyette aimait passionnément son époux…

— Les chroniqueurs ne peuvent-ils avoir été aussi complaisants que les peintres ?

— Elle avait trente-cinq ans lorsque Foulques mourut. Pourtant, elle abandonna enfants et château pour enfermer sa douleur dans un couvent. C’est, je crois, une preuve…

L’ameublement de la pièce demeurait fidèle à l’austère grandeur des temps médiévaux : longue table de chêne, bahuts, crédences, bancs à dossier. Enfin, à l’un des bouts de la table, une haute chaire de bois à dais sculpté marquait la place du seigneur des lieux. La vue de ce siège effaça pour Hortense l’impression de grâce apportée par les fresques : il était le signe évident d’une puissance féodale à laquelle, sans doute, Foulques de Lauzargues n’avait pas encore renoncé… Il ressemblait à un avertissement.

— Venez, dit-il, nous avons encore bien des choses à voir.

En fait, le reste du château était moins évocateur. L’étage supérieur où Hortense avait sa chambre en comportait trois autres : celle du marquis dont la porte faisait face à celle de la jeune fille, une autre chambre ouvrant près de l’escalier et dont on lui dit qu’elle était réservée à d’éventuels visiteurs. Une troisième enfin dont la porte antique, de vieux bois noir armé de pentures de fer comme les autres portes, était curieusement renforcée d’une épaisse barre de verrou qu’un gros cadenas empêchait de glisser : une vraie porte de prison…

— Cette chambre était celle de la marquise mon épouse, dit le seigneur des lieux, répondant brièvement à l’interrogation muette d’Hortense. Depuis sa mort accidentelle je ne supporte pas que l’on y entre. Aussi l’ai-je fait barricader pour éviter que l’on n’y accède par inadvertance.

— Godivelle m’en a parlé hier au soir, lança Hortense étourdiment.

Elle fut étonnée du résultat. Instantanément, la belle sérénité quitta le visage du marquis et, contre elle, la jeune fille sentit tressaillir son bras.

— Que vous a-t-elle dit ? demanda-t-il brusquement.

— Peu de chose en vérité : que votre épouse avait été victime d’un accident… mais sans préciser lequel. Que lui est-il donc arrivé ?

Avec une étonnante mobilité, le masque de guerrier nippon se fit douloureux. Foulques de Lauzargues quitta le bras d’Hortense, fit quelques pas dans le couloir en tirant son mouchoir, se moucha, puis revint vers la jeune fille.

— Pardonnez-moi de ne pas répondre à cette question. L’événement fut si cruel que, même après dix années, il m’est encore pénible de l’évoquer. La parole, plus encore que la pensée, est créatrice. Je craindrais trop, en vous relatant ce qui s’est passé ici, de réveiller les cauchemars qui m’ont assailli pendant tant d’années. Plus tard, peut-être…

Sa voix traînait une si lourde tristesse que Hortense eut honte, tout à coup, de son inquisition. De quel droit se permettait-elle de réclamer des explications à cet homme tellement plus âgé qu’elle ? Elle s’y était peut-être crue autorisée par l’atmosphère anormale, fantastique même, qui avait présidé à son arrivée. Il y avait eu sa rencontre avec le maître des loups, arrivant juste après ce voyage affreux dont elle ne voulait pas. Il y avait les préventions qu’elle nourrissait envers sa famille maternelle. Enfin, il y avait surtout l’étrange aventure de ce matin : le garçon qui fuyait, l’ordre incroyable donné au bossu par la bouche d’un père. De là à imaginer que tous les placards du château recelaient un cadavre et que l’âme du marquis était chargée des plus noirs péchés, il n’y avait qu’un pas trop facile à franchir.

— Pardonnez-moi, dit-elle enfin. Je n’ai pas voulu me montrer indiscrète, ni même curieuse, mais il est si étrange d’arriver dans une famille dont on ne connaît rien quand cette famille est la vôtre…

Il eut à nouveau pour elle le séduisant sourire qui l’avait tant frappée tout à l’heure et prit sa main entre les siennes qui étaient chaudes et d’une étonnante douceur.

— Ne vous excusez pas. Tout cela est bien naturel et j’espère sincèrement que, bientôt, vous serez nôtre.

— Je crains que ce ne soit pas très facile…

— Vous pensez que beaucoup de choses s’y opposent ?

— Sans doute, puisque vous n’acceptez même pas mon prénom. Ne parlons pas de mon nom…

— Soyez patiente. Cela passera. Je suis sûr, d’ailleurs, que vous deviendrez une vraie Lauzargues dans un avenir très proche.

La visite du second étage offrit elle aussi sa surprise, en dépit du fait que la disposition des pièces était la même qu’au premier. Hortense vit des portes closes qui étaient celles, voisines, du bibliothécaire-précepteur et de son élève. Celle qui s’ouvrit découvrit une bibliothèque, mais qui ne ressemblait guère à ce que Hortense avait pu voir jusque-là.

Rien de comparable avec celle de son père, haute pièce habillée d’acajou luisant, de tapisseries et de longs rayonnages où s’alignait, sous de précieuses reliures « aux armes », la majeure partie de ce que le monde avait pensé de beau, de grand ou plus simplement d’utile depuis qu’il existait. Les longs plis des rideaux de velours vert – Empire naturellement – rejoignaient l’immense tapis de la Savonnerie pour ouater confortablement la pièce où le banquier aimait à passer la plus grande partie des heures qu’il ne consacrait pas à sa banque. Là, tout n’était qu’ordre et beauté. On ne pouvait en dire autant de la bibliothèque de Lauzargues.

C’était une vaste salle mal tenue – Godivelle n’avait le droit d’y mettre ni les pieds ni le plumeau – qui ressemblait beaucoup plus à l’antre d’un sorcier qu’à un honnête cabinet de lecture. Dans de vastes armoires aux portes ouvertes s’entassaient, sans ordre, incunables précieux et livres en mauvais état perdant plus ou moins leurs feuillets. Des piles de papiers, couverts d’une écriture si fine qu’elle ne devait être lisible que de tout près ou avec une bonne loupe, couvraient la longue table qui tenait le centre, éparpillés autour d’un livre ouvert. Un peu partout, des bocaux contenant des reptiles, des paquets de plantes, des oiseaux empaillés et même, dans un coin, un antique fourneau éteint entouré de fioles de tailles et de couleurs variées et qui servait de support à une grosse cornue vide. On respirait là une odeur bizarre faite de poussière, de plantes séchées et de senteurs chimiques assez indéfinissables mais parmi lesquelles Hortense crut reconnaître le soufre.

Devinant, à l’expression du visage de sa nièce, la question qui allait venir, le marquis prit les devants :

— Monsieur Garland est un homme de sciences. Non seulement il s’intéresse vivement à l’histoire de notre famille qu’il a entrepris d’écrire, m’a-t-il dit, mais il se livre aussi à certaines recherches…

— Alchimiques, je pense ? J’ai vu un jour un tableau représentant un alchimiste dans son cabinet. On jurerait que cela a été peint ici…

— Ne prêtez pas trop d’attention à ce fatras, fit le marquis avec un dédain indulgent. Ce fourneau ne s’allume guère, sauf pour les leçons de mon fils. Monsieur Garland lui donne, je crois, une éducation très complète dans laquelle entre un peu de chimie mais encore plus de sciences naturelles. Il ne cesse de rechercher pour lui des spécimens de la flore et de la faune de nos montagnes dont vous pouvez voir ici des échantillons de toute sorte…

Comme tout à l’heure, le marquis enchaînait les phrases l’une à l’autre en parcourant la vaste pièce sombre. Il ouvrait un herbier qui n’avait pas dû être ouvert depuis longtemps si l’on en croyait la poussière qui l’habillait, montrait une curieuse pierre fossile, mirait près de l’étroite fenêtre un bocal où trempait un lézard vert et, somme toute, se donnait beaucoup de mal pour prouver à sa nièce que le bibliothécaire-précepteur était une sorte de puits de science et un esprit curieux de tout. Pourtant, une fois encore, la jeune fille éprouva l’étrange impression que ce discours sonnait faux. Peut-être à cause justement de la poussière qui recouvrait presque toute la pièce à l’exception de la table, peut-être aussi parce que, sous le livre ouvert écrit en vieux français et en caractères gothiques, un papier laissait voir un bout de dessin qui ressemblait davantage à un plan d’architecte qu’à un croquis de zoologie ou de botanique.

En dépit du feu – assez maigre d’ailleurs – allumé dans la cheminée conique, il faisait froid et humide dans cette salle destinée au travail intellectuel. Hortense s’en rapprocha, resserrant autour d’elle le châle de laine que Godivelle avait jeté sur ses épaules. Elle était très déçue. L’idée d’une bibliothèque existant au château l’avait emplie de joie car elle espérait pouvoir en tirer de quoi lutter contre ce qu’elle croyait bien devoir être un ennui profond. Or, tout ce qu’elle pouvait apercevoir en fait de livres était écrit en latin, en grec même, ou en vieux français. Ceux qui semblaient écrits dans une langue compréhensible offraient des titres aussi exaltants que : Traité de l’alimentation des lézards ou de la morphologie des pierres comparée à celle des animaux.

Comme le marquis achevait sa péroraison sur une sorte de point d’orgue : la contemplation quasi extatique d’une énorme racine de gentiane qui présentait la forme presque parfaite d’une pieuvre, Hortense osa dire ce qu’elle pensait :

— Vous ne parlez que de ce monsieur Garland !

— Naturellement. Je vous l’ai dit, c’est un homme tout à fait exceptionnel.

— Sans doute mais cette pièce me paraît lui appartenir beaucoup plus qu’à vous-même. Ce n’est pas une bibliothèque, c’est son cabinet de travail.

— Sauriez-vous me dire où est censé travailler un bibliothécaire ? En outre, pour moi, une pièce pleine de livres a toujours été une bibliothèque. J’avoue, d’ailleurs, que je n’ai jamais eu le goût de la lecture. Hormis certains livres qui me sont chers et que je garde par-devers moi, je ne me suis jamais senti en affinité avec eux. Surtout ceux-ci : ce ne sont que grimoires, savants traités, un fatras tout à fait hermétique pour moi mais dans lequel Garland se meut comme un poisson dans l’eau. Je préfère de beaucoup la musique…

— Jouez-vous d’un instrument ?

— Cela m’arrive. Voulez-vous que nous montions aux tours ?

Décidément, le marquis se refermait comme une huître dès qu’il était question de lui-même. Mais, en mentionnant son amour de la musique, il avait tout de même donné, sans le vouloir, une sorte de fil conducteur qu’Hortense se promit de suivre pour tenter d’en savoir un peu plus sur cet inconnu étrange qui aurait dû lui tenir de si près. Au couvent, elle avait appris la harpe et possédait un assez joli toucher. Les dimensions de la malle-poste ne lui avaient pas permis d’emporter son instrument mais il était toujours possible de le faire venir… si elle décidait de rester à Lauzargues. Ce qui était de moins en moins certain.

L’escalier de la tour avait encore quelques marches à leur offrir jusqu’au chemin de ronde qui ceinturait le château à près de cent pieds de hauteur. Elles étaient raides à souhait mais Hortense ne regretta pas ce petit effort supplémentaire car le panorama qu’elle découvrit, accoudée à un créneau, avait quelque chose de fabuleux : un moutonnement infini de bois noirs creusés de vallées, fendus de profondes ravines au fond desquelles bondissaient des torrents. Le soleil avait disparu sous un ciel épais, de ce gris jaunâtre, à peine lumineux, qui porte la neige. Il faisait plus noires encore les gorges escarpées où se cachaient des eaux vives. C’était une immense solitude où l’on cherchait en vain la moindre trace de l’homme.

— N’y a-t-il vraiment aucun village entre ici et la ville ? On dirait… que nous sommes seuls au monde, murmura la jeune fille qui sentait peser sur elle cette solitude.

— Vous regardez du mauvais côté…

Ils contournèrent la tour et, avec soulagement, Hortense aperçut, sur le coteau d’en face, quelques maisons, le clocher bas d’une église… De cette hauteur, le village paraissait proche mais, si haut que fût Lauzargues, il était plus haut encore et la vallée qui le séparait du château semblait un gouffre insondable…

— Sommes-nous loin ? demanda-t-elle.

— Une lieue environ. Ce village est de peu d’intérêt d’ailleurs. Nous n’y allons jamais…

— Pas même le dimanche ? Je n’ai pas vu de chapelle au château…

— La tour attenante à l’appartement de feue la marquise ma femme renferme un oratoire qui ne saurait s’appeler chapelle. Aussi avait-elle coutume d’entendre la messe dans celle qui se trouve en face de l’entrée du château… Et que vous n’avez sans doute pas vue en arrivant, cette nuit…

Sans lui répondre, Hortense courut jusqu’à l’endroit qui dominait la porte et aperçut en effet une chapelle, mais si bien abritée par une large saillie du rocher contre quoi elle se blottissait qu’elle passait tout à fait inaperçue. Murs de granit, toit de lauzes, elle se confondait aisément avec la montagne où elle s’appuyait, aussi timide et discrète que son redoutable voisin le château était arrogant. C’était une petite église romane avec un clocher carré à claire-voie, et qui n’avait pas l’air plus haute que le calvaire de pierre qui lui tenait compagnie, mais sa vue apporta une vraie joie à Hortense, lui faisant oublier tout à coup la bizarre angoisse dont elle ne pouvait se défendre depuis son arrivée. C’était Dieu qui était là, assis à la porte du château, et là où était Dieu il ne pouvait rien lui arriver de mal. En effet, le couvent et plus encore l’influence de Mère Madeleine-Sophie avait développé chez elle une piété profonde, dépouillée de toute bigoterie superstitieuse, une piété faite de tendresse et de confiance dans le Cœur Sacré de Jésus dont la dévotion était la raison d’être de la Mère fondatrice et de ses maisons.

— Comme elle est belle ! dit-elle, sincère. Je vais aller la voir tout de suite…

La voix soudain glacée du marquis la toucha brutalement.

— Je ne vous le conseille pas. Nous avons barricadé la porte. La chapelle tient à peine debout…

— Elle paraît pourtant solide.

— Vous pourriez me faire l’honneur de me croire. Je la connais mieux que vous. Elle est fermée depuis la mort de mon épouse…

— Elle aussi ? lâcha Hortense qui commençait à trouver que l’on barricadait beaucoup à Lauzargues. N’y allez-vous plus entendre la messe ?

— Vous voyez bien que c’est impossible.

— Alors, vous allez au village ?

— Je ne vais jamais à la messe !

Si l’un des merlons de la tour s’était soudain détaché pour lui tomber dessus, Hortense n’aurait pas été plus assommée. La joie venait de s’éteindre d’un seul coup comme une chandelle soufflée par un vent furieux. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose – elle ne savait trop quoi d’ailleurs, peut-être tout simplement une protestation – mais rien ne vint. Elle regarda le marquis mais il lui tournait le dos. Accoudé à un créneau, il regardait au-dehors sans souci du vent âpre qui se levait et qui faisait voltiger sa crinière blanche. Hortense ne voyait de lui qu’un profil perdu et songea que, vu d’en bas, il devait ressembler à quelque gargouille de cathédrale avec son long nez qui humait l’air à grandes goulées avides…

Une flambée de colère souleva Hortense et lui rendit la voix :

— Vous voudrez bien me faire conduire au village dimanche, s’entendit-elle déclarer. J’ai toujours entendu la messe depuis que j’ai l’âge de comprendre ce qu’elle signifie !

Il ne lui répondit pas. Il regardait quelque chose en bas avec l’intensité d’un chien de chasse en arrêt. La neige commençait à tomber et voltigeait sur son visage sans qu’il y prît garde. Intriguée, Hortense voulut se pencher à son tour, voir ce qui l’intéressait tant, mais brusquement il se détourna, saisit son bras et l’arracha presque au créneau où elle s’appuyait.

— Redescendons ! Vous allez prendre froid !

— Je vous assure que je n’ai pas froid.

— Allons donc ! Il règne sur ces chemins de ronde un courant d’air mortel. Venez, vous dis-je !

Il l’entraînait vers l’escalier avec une force dont elle ne l’aurait pas cru capable et qui la révolta. D’une secousse elle dégagea son bras, se dirigea calmement vers le trou noir où s’amorçaient les marches mais, au seuil de la première, se retourna.

— Vous avez entendu ce que j’ai dit, marquis ? Je veux aller à la messe dimanche !

— Nous verrons cela ! Fit-il avec agacement. Descendez ! On a besoin de moi ! Et… pendant que j’y pense, ne vous semble-t-il pas que « mon oncle » serait plus approprié, et surtout plus respectueux que « marquis » ? Nous ne sommes pas compagnons de cercle, j’imagine ?

— Nous verrons cela, riposta Hortense avec insolence. Quand j’aurai vraiment la certitude d’avoir en vous un oncle !

Elle avait décidé de descendre calmement mais, entendant soudain les aboiements frénétiques des chiens, elle dégringola presque en courant. Elle arriva dans le vestibule juste à temps pour voir rentrer Eugène Garland.

La tête dans les épaules et les mains nouées derrière le dos, il marchait comme un héron précautionneux sur les galets glissants. Son habit brun était tout moucheté de neige et des gouttes coulaient sur ses lunettes qu’il ôta pour les essuyer.

— Eh bien ? interrogea M. de Lauzargues qui arrivait derrière Hortense.

L’homme eut un geste des épaules qui traduisait son impuissance :

— Rien. J’ai donné vos ordres à Chapioux. Il vient de partir. Jérôme est avec lui…

— J’ai entendu. Nous y allons aussi ! Mettez quelque chose de plus chaud que cette guenille !

Lui-même attrapait une grande cape noire, comme en portent les bergers, qui pendait à une patère près de la porte, en drapait sa maigre silhouette tandis que Garland s’emmitouflait dans une sorte de châle qui, cette fois, lui donna l’air d’une sorcière.

La porte claqua derrière eux avec un bruit définitif, une sorte de défi de la rouvrir sans l’assentiment du maître. Hortense demeura seule dans le vestibule mal éclairé par la lointaine fenêtre qui s’ouvrait au fond. Elle se sentait frustrée, mécontente et terriblement seule… Le doux autrefois reculait, reculait dans les profondeurs du temps… Même l’austère existence du couvent, vue du fond de ce tombeau antique, paraissait à présent pleine de joie et de gaieté. Au moins elle portait la vie et il arrivait que l’on s’y amusât…

Brusquement, ses nerfs la lâchèrent. Elle était trop jeune pour cette souffrance et ce déracinement brutal et il y a des limites à la résistance. Sans même trouver le courage de remonter jusqu’à sa chambre, elle se laissa tomber sur le vieux banc de chêne qui faisait face au saint de bois, imperturbable sur son coffre, et éclata en sanglots… Le soulagement fut immédiat. Pourtant, elle avait la sensation qu’il n’y aurait jamais de fin à ses larmes. Elle allait pleurer là, dans ce vestibule glacial où le froid vous tombait sur les épaules comme une chape de neige, jusqu’à épuisement, jusqu’à ce qu’elle n’eût plus de forces du tout… Par les romans de chevalerie, comme par ceux échevelés et douceâtres de Mme de Genlis, elle savait que l’on pouvait mourir de chagrin. Peut-être, pour y arriver, suffisait-il de pleurer assez longtemps pour que le cœur cède ?…

Le premier signe avant-coureur d’une vie qui n’était sans doute pas décidée à la quitter si vite fut une chaude odeur de pain cuit jointe à une autre, inconnue mais suave. Cependant, elle ne consentit à en prendre conscience qu’au moment où deux mains fermes la prirent aux épaules pour l’obliger à se lever.

— Ne restez pas là, demoiselle Hortense ! fit Godivelle qu’elle n’avait pas entendue venir sur les grosses pantoufles qu’elle ne quittait jamais, se contentant de les glisser dans des sabots quand elle sortait. Il fait un froid à prendre la mort dans cette salle. Allons, venez à la cuisine ! Au moins il y fait bon…

Comme l’enfant qu’elle était encore, Hortense se laissa emmener sans résistance. C’était vrai qu’elle avait froid, froid au plus profond de l’âme, ce genre de froid que devaient éprouver les nouveau-nés que l’on abandonnait aux tours des couvents. Au fond de son chagrin pourtant, quelque chose était venu la frapper :

— Vous… vous m’avez donné… mon nom, Godivelle ?…

— Je crois que vous en avez besoin. C’est pas bon d’avoir l’impression de ne plus être soi-même. Et puis, tant que les oreilles de Monsieur le Marquis ne traînent pas aux alentours…

La cuisine fit à Hortense l’effet d’un coin de paradis. Le feu flambait joyeusement dans l’âtre immense dont l’arc de pierre outrepassé abritait le foyer et le four à pain. Les murs en étaient noircis, aussi bien par le temps que par des milliers de feux, mais, sous sa voûte vénérable qui avait abrité les gens de tous les Lauzargues du passé, elle gardait quelque chose d’accueillant. Cela tenait à une foule d’humbles détails : la grossière faïence fleurie qui s’alignait sur un vieux buffet de chêne foncé, la longue table usée par le frottement de centaines de coudes et qui, entre ses deux bancs, trouvait le moyen, par la grâce de Godivelle, d’être aussi luisante que la peau d’une châtaigne, les ustensiles de cuivre rouge, les pots de grès et, pendus à des crocs de fer plantés dans la voûte, les jambons, les saucissons et les chapelets d’oignons qui attendaient d’être consommés.

Dans l’angle le plus proche de l’étroite fenêtre enfoncée dans l’épaisseur du mur, une sorte de monument de bois découpé, accolé d’une grande horloge, abritait un lit clos de rideaux rouges assortis à l’édredon épais, piqué de dessins fantastiques qui, avec une pile d’oreillers bien blancs, constituait l’alcôve de Godivelle. Comme dans toutes les maisons paysannes c’était un lit court où l’on dormait assis plus que couché et étayé par les oreillers. Un petit bénitier de porcelaine où trempait un brin de buis était accroché au fond de l’alcôve sous un Christ de bois noir. Un banc de bois était fiché sous l’ouverture du lit et permettait d’y monter…

La souillarde occupait la tour attenante avec son grand évier de grès, ses cruches, son seau, ses torchons et son chaudron de cuivre rouge que l’on pouvait porter sur la tête grâce à son fond arrondi qui se plaçait bien dans le coussinet rond. Il y avait là aussi le puits grâce auquel jamais, au cours des siècles, Lauzargues ne s’était rendu à quelque ennemi que ce soit. Seuls, la trahison ou l’or avaient jamais pu en venir à bout tant ses murs étaient solides et ses défenseurs valeureux.

Quant à l’éclairage de la cuisine, il était fourni, comme au Moyen Age, par deux torches enduites de résine qui dégageaient une senteur forestière mais aussi une noire fumée qui veloutait les murs comme s’ils avaient été tendus de daim noir. Au-dessus de la cheminée – on disait le « canton » – s’alignaient lanternes de fer noir et bougeoirs de cuivre brillant destinés les unes aux vents du dehors, les autres au service des chambres.

Dans la cheminée, de petites niches étaient creusées pour le sel ou les allumettes et, sur le feu qui flambait dru, une grosse marmite de fonte noire était accrochée à une crémaillère faite d’anneaux. Il y avait aussi une longue pelle plate et un vaste récipient pour les cendres de bois que l’on recueillait en vue de la lessive.

Debout devant la gueule rougeoyante du four à pain ouvert, le jeune valet porte-torche de la veille venait de saisir la longue pelle et s’occupait à sortir trois grosses miches rondes à la croûte brune et odorante qu’il déposait dans des corbillons. Mais, comme il se disposait à mettre en ses lieu et place un grand plat qui reposait sous une serviette blanche, Godivelle lui sauta littéralement dessus.

— Touche pas, Pierrounet ! Depuis le temps, tu devrais savoir que je ne laisse jamais personne enfourner le « pounti[8] » !

— C’est qu’je ne savais point combien de temps que vous seriez dehors, la tante, s’excusa le gamin, et l’four il est juste à point.

— Qu’est-ce que tu croyais ? Que j’étais partie à la foire de Chaudes-Aigues ? Allez, ôte-toi de là ! C’est pas demain la veille du jour où je laisserai un galapiat s’occuper de ma cuisine. Ça serait du beau !

— C’est pas sûr, la tante ! Depuis le temps que j’vous vois faire, j’ai pris du savoir qui pourrait vous surprendre !…

— On verra ça plus tard ! Pour le moment je n’ai pas envie d’être surprise. Va plutôt me tirer de l’eau et laisse la place. Venez vous asseoir ici près, notre demoiselle. Vous avez l’air d’un petit chat qui vient de passer la nuit dans la neige…

Tandis que Godivelle, avec des gestes onctueux d’officiant à l’autel, enfournait le grand plat de terre et l’accompagnait du traditionnel « piquant » aux pommes[9], Hortense vint s’asseoir sur l’un des deux bancs de pierre qui flanquaient la cheminée. Cette petite scène domestique, si simple et si familière, la réchauffait presque autant que le feu qui lui rougissait les joues. Elle sourit au jeune garçon qui la saluait gauchement en tirant son bonnet de laine avant de s’en aller exécuter l’ordre reçu :

— C’est votre neveu, Godivelle ? Il vous appelle « tante ».

— Mon petit-neveu, mais il n’a plus que moi. Sa pauvre mère est morte en lui donnant le jour. Quant à son père…

Elle s’arrêta comme si quelque chose la gênait ou comme si elle en avait trop dit.

— Eh bien, son père ? insista Hortense.

— Il a été tué en 1812, au fond de la Russie, en passant une rivière dont j’ai même jamais été capable de me rappeler le nom.

— La Bérézina ?

— Oui. Je crois que c’est ça… Un nom de sauvages. Il paraît qu’il y faisait encore plus froid qu’ici.

Godivelle s’était retournée vers la table et, attirant à elle un panier, elle y prit un gros chou vert, rond et serré qu’elle se mit à éplucher avec application. Un silence tomba peuplé seulement par l’éclatement des étincelles et le grincement du treuil que Pierrounet manœuvrait pour tirer de l’eau.

— Vous n’avez pas beaucoup de raisons de regretter l’Empereur, n’est-ce pas ? Et ça ne doit pas vous faire très plaisir de voir ici sa filleule ? murmura tristement Hortense.

Godivelle se retourna brusquement, le couteau en bataille.

— Vous ne devez pas être la seule à être sa filleule, demoiselle Hortense ! Par contre, vous êtes la seule fille de votre mère, notre demoiselle Victoire qui était si belle et si douce. Quant à Napoléon, faut pas croire qu’on était contre, dans nos campagnes. Il régnait mais, avec lui, il n’y avait plus de dîme ni de droits seigneuriaux. On le regretterait même s’il n’avait pas battu notre Saint Père le Pape et, surtout, pris tant de nos hommes et de nos garçons. Seulement il a exagéré…

— Si le marquis vous entendait…

— Oh, il sait à peu près ce que je pense. Ça ne l’intéresse pas d’ailleurs. Pour lui, tout ce qui s’est passé depuis qu’à Paris on a coupé la tête à notre pauvre Roi n’existe pas. Il y a les Bourbons… et puis rien d’autre.

— Pourquoi n’est-il pas allé aux Tuileries comme tant d’autres, après Waterloo, pour demander le prix de sa fidélité ?

Godivelle haussa les épaules et prit un temps pour mettre une grosse marmite noire sur le feu. Elle y versa l’eau que lui avait tirée Pierrounet puis ajouta un gros morceau de lard. Enfin, elle répondit :

— Ça lui aurait servi à quoi ? A montrer sa misère sous les dorures d’un palais ? Il a bien trop de fierté pour ça ! Et puis on n’a jamais été gens de Cour dans votre famille. Feu le marquis son père n’est allé qu’une fois à Versailles. Il a tout de suite compris que ce n’était pas son affaire. Tout y était trop cher : un seul des habits brodés qu’on y portait lui aurait mangé ses récoltes d’une année. Ici, il avait ses terres, ses villages, ses paysans… tout ce que la Révolution lui a pris. Quand il est mort, son fils a pris la suite et s’est terré ici mais je crois qu’il n’a jamais su ce que c’était qu’une vraie vie de château.

— Il s’était marié, pourtant ?

— Pour continuer le nom, oui. Et pour la petite dot que la fiancée lui apportait. Mais chez elle non plus ce n’était pas la richesse.

— Il ne l’aimait pas ?

— Je n’ai jamais su. En tout cas pas autant que… Elle s’arrêta net.

Des voix se faisaient entendre au-dehors et, d’un accord tacite, les occupants de la cuisine tendirent l’oreille. Hortense croisa le regard de Pierrounet. Il lui parut moins clair que tout à l’heure. C’était comme si un nuage d’inquiétude y passait, puis le garçon se détourna, écoutant visiblement de toute son âme. Godivelle aussi s’était figée, sa cuiller à la main, le geste ébauché de touiller sa marmite suspendu, comme si un charme lui avait été jeté… Mais déjà les voix s’éloignaient sans que Hortense ait pu distinguer autre chose qu’une courte phrase : « au bord de la rivière »…

Presque aussitôt, des pas résonnèrent dans le vestibule. La porte de la cuisine s’ouvrit. Le marquis parut, les épaules chargées de neige, son bibliothécaire sur les talons. Il regarda tout de suite Hortense.

— Ah, vous voilà, ma nièce ! Lança-t-il tandis que Pierrounet se précipitait pour le débarrasser de sa cape sur laquelle la neige fondait rapidement. Je suis heureux que vous ayez découvert l’agrément de cette cuisine. Ce n’est peut-être pas l’endroit idéal pour une demoiselle de bonne souche mais, en cette saison, c’est peut-être la seule pièce vraiment chaude de la maison.

— Sa pauvre mère aimait beaucoup ma cuisine, grommela Godivelle. Pourquoi donc que celle-ci ne l’aimerait pas ?

Tandis qu’elle parlait son regard interrogeait son maître avec anxiété. Le marquis haussa les épaules et eut un geste d’impuissance qui parut transparent à la jeune fille : les chasseurs revenaient bredouilles. Pierrounet devait penser la même chose car, au moment où il passa devant Hortense, portant le vêtement du marquis pour le faire sécher devant l’âtre, celle-ci vit qu’il semblait très ému et même retenait peut-être des larmes… Elle se promit d’interroger plus tard le jeune garçon, si toutefois il consentait à parler. Ce qui n’était pas certain. Mais, déjà, le marquis ordonnait :

— Fais-nous passer à table, Godivelle ! Nous avons faim…

Parlait-il au nom de tous ou en son seul nom ? Le pluriel de majesté devait être assez dans sa manière. Godivelle, qui venait de tirer le « piquant » du four, essuya ses mains à son tablier et se planta, poings aux hanches, devant son ancien nourrisson :

— Vous tenez vraiment à manger dans la salle ? Vous allez périr de froid !

— Le feu est allumé, il me semble ?

— J’obéis toujours quand vous ordonnez mais pourquoi que vous ne restez pas ici comme d’habitude ?

— Tant que nous étions entre hommes, c’était sans importance mais dès qu’une dame est là, il ne saurait être question de lui imposer la cuisine et le coude à coude avec la domesticité. Nous prenions toujours nos repas dans la grande salle du vivant de la marquise. Allons, ma nièce, lavons-nous les mains et passons à table !

Avec l’assistance de Pierrounet qui versait l’eau, remplissant par trois fois l’antique cuvette d’étain aux armes, et présentait la serviette, Hortense, le marquis et M. Garland sacrifièrent au rite séculaire au cours d’une petite cérémonie qui fleurait le temps des armures et des hennins. Puis, Foulques de Lauzargues offrit le bras à sa nièce et, précédés du jeune valet armé d’un flambeau et revêtu d’une sorte de livrée rouge usagée, hâtivement enfilée, ils gagnèrent la grande salle où chacun prit sa place : le marquis sur sa chaire médiévale, les deux autres de chaque côté. Sans trop de surprise mais avec regret Hortense constata que le Benedicite ne faisait pas non plus partie des habitudes de la maison. Elle se contenta donc d’un rapide signe de croix tandis que Pierrounet, son flambeau déposé, allait chercher le « pounti » qui, avec quelques tranches de jambon cru, une platée de pommes de terre au lard et le « piquant », allait composer le repas.

La table était mise avec un curieux mélange de luxe et de pauvreté. Certes, la nappe était de belle toile fine où l’amidon avait apporté sa glaçure, mais le service de table était de grosse faïence et les couverts d’étain grossier, comme le chandelier et les gobelets antiques. C’était la table d’un paysan aisé, non celle d’un seigneur. Pas même celle d’un bourgeois. Mais, cette fois encore, le maître de Lauzargues qui semblait lire les pensées de sa nièce se chargea de les traduire :

— Ceci ne doit pas vous changer du couvent ? fit-il en agitant sa fourchette. Il y a beau temps que nous nous contentons d’étain. Si longtemps que votre mère n’a jamais connu autre chose jusqu’à… son départ. Il faudra faire comme elle.

— On ne m’a jamais appris à dénigrer la table où l’on me donne place, dit Hortense doucement. En outre, si le couvert est modeste, ce que l’on y sert l’est beaucoup moins. Je ne me souviens pas d’avoir mangé quelque chose de si bon…

Le jambon était, en effet, une merveille rose et tendre s’alliant admirablement à la saveur des herbes dont était farci le « pounti ». Hortense visiblement se régalait et la sincérité de son compliment ne pouvait être mise en doute. Elle fit sourire le marquis :

— C’est vrai. Ma vieille Godivelle est un véritable cordon bleu, le meilleur à dix lieues à la ronde. On me l’envie d’ailleurs et je pourrais en être privé demain si je le voulais.

— Voulez-vous dire qu’on lui propose de vous quitter ?

— Eh oui ! Ce sont les bourgeois qui ont l’argent, de nos jours. Leurs prétentions grandissent avec leur magot. J’ai cru un moment, il n’y a pas si longtemps, que je serais obligé de la vendre au notaire de Saint-Flour.

Le pruneau qu’elle dégustait à cet instant s’arrêta un court instant dans la gorge d’Hortense et manqua l’étrangler.

— La… vendre ? articula-t-elle enfin. L’esclavage existe-t-il encore à Lauzargues ?…

Une soudaine colère empourpra le visage du marquis.

— L’esclavage ? Voilà qui rappelle étrangement le pathos de 93 ! Est-ce donc dans les discours de la Révolution que l’on vous a appris à lire ?

— Je sors du couvent des Dames du Sacré-Cœur, Monsieur ! On y apprend à lire dans les Évangiles qui n’ont pas, que je sache, été écrits en 1793 ! Par contre, on y réprouve totalement l’esclavage. Quel autre mot employer quand on parle de vendre un ancien serviteur et plus encore sa propre nourrice ?

— Nos gens appartiennent à Lauzargues ! Si on lui prend l’un d’entre eux, il est juste que l’on dédommage Lauzargues ! Au surplus, cette discussion est sans objet. Achevez votre repas et mêlez-vous de ce qui vous regarde !

Plantant là son déjeuner inachevé, il sortit à grands pas en ordonnant à Godivelle de lui monter le café dans sa chambre. Hortense resta en tête à tête avec le bibliothécaire qui n’avait même pas paru entendre la discussion. Il était trop occupé à faire un sort au « piquant » qui était son dessert favori et qu’il dévorait à la vitesse d’un régiment de fourmis rouges.

L’éclat du marquis interrompit un court instant sa bienheureuse mastication. Il regarda Hortense par-dessus ses lunettes qui avaient glissé vers le bout de son nez, ébaucha un sourire qui révéla une véritable denture de carnassier : pas trop blanche mais solide et capable de broyer des cailloux.

— Monsieur le Marquis a ses humeurs aujourd’hui, dit-il d’un ton encourageant. Cela ne dure guère, en général. C’est simplement une habitude à prendre. Si vous voulez bien m’excuser, ajouta-t-il après avoir exploré du regard ce qui restait du gâteau, je… je vais prendre des nouvelles de mon élève…

Il salua brièvement et sortit de ce curieux pas précautionneux qui le faisait ressembler si fort à un échassier. Demeurée seule, Hortense voulut achever son dessert mais l’appétit n’y était plus. A mesure qu’elles se développaient, ses relations avec son oncle se prouvaient plus difficiles et il était à craindre que les choses ne s’arrangeassent pas tellement par la suite.

Elle se leva, alla jusqu’à la fenêtre dont le meneau découpait une croix noire sur le ciel gris. La neige à présent recouvrait le pays, effaçant les chemins, s’accumulant déjà sur le toit de la chapelle. Un vol de corbeaux passa au-dessus d’elle, noirs eux aussi…

L’entrée de Godivelle qui venait voir ce qui se passait coupa court à des pensées qui menaçaient de tourner à la pluie.

— Vous voilà toute seule à nouveau, demoiselle Hortense ? Voulez-vous un peu de café ?

— Je n’en ai pas bu souvent.

— C’est le moment ou jamais. Je vais vous en porter une tasse : cela vous fera du bien.

Tout en parlant elle desservait la table à gestes vifs et adroits. Hortense soudain demanda :

— Je crains que M. Garland n’ait pas laissé beaucoup de gâteau pour mon cousin. Les douceurs sont agréables quand on est malade…

— Malade ? fit Godivelle sans réfléchir. Elle comprit vite et voulut se rattraper : Oh… Il n’a pas faim aujourd’hui…

— Il n’a pas faim… ou il est absent ? C’est lui que l’on cherche, n’est-ce pas ? C’est lui que j’ai vu s’enfuir ce matin ?

Les mains de Godivelle s’immobilisèrent sur le plateau où elle rangeait sa vaisselle, non sans avoir renversé un gobelet qui sonna comme une cloche. Le regard qu’elle leva sur Hortense était plein d’angoisse.

— Vous avez vu ?…

— Un jeune homme vêtu comme un paysan qui fuyait le château en se cachant derrière les rochers et les bouquets d’arbres. Un jeune homme pâle qui semblait avoir très peur.

Il y eut un silence. Godivelle parut plus vieille tout à coup et Hortense crut bien voir une larme glisser sur sa joue ridée.

— Pauvre enfant ! soupira-t-elle, espérons que le Bon Dieu nous le renverra… Il est comme sa pauvre mère : il n’a pas la tête bien solide.

— Si les chiens en laissent quelque chose ! J’ai entendu le marquis ordonner que le fermier lance les chiens sur sa trace.

En dépit de son inquiétude visible, Godivelle, après un instant de stupeur, se mit à rire :

— Vous n’imaginez tout de même pas qu’ils lui feraient du mal ? Les molosses de Chapioux connaissent Monsieur Étienne depuis qu’ils sont nés. Il a souvent joué avec eux. S’ils le trouvent, ils donneront de la voix, c’est tout !

Mentalement, Hortense se traita de sotte. Depuis la mort de ses parents, elle avait décidément tendance à voir tout en noir. Peut-être serait-il bon qu’elle maîtrise un peu son imagination. Pourtant, elle n’avait pas rêvé la peur qu’elle avait vue dans les yeux du fugitif. Et d’ailleurs, pourquoi fuir la maison paternelle où quelqu’un, au moins, semblait se tourmenter pour lui ?

— Pourquoi est-il parti ? demanda-t-elle.

Godivelle haussa les épaules.

— Je ne sais pas au juste… mais je crois que c’est à cause de vous…

— De moi ? Mais pourquoi ?

— Allez savoir ! Une chose est certaine : depuis qu’il a appris votre arrivée ici, il est devenu plus bizarre encore qu’avant. Je sais qu’il a eu une scène avec son père mais je ne sais pas ce qu’ils se sont dit. Les murs sont épais ici. A la suite de ça, le Garland a reçu l’ordre de ne le quitter ni de jour ni de nuit et de laisser ouverte la porte qui fait communiquer leurs chambres…

Un bruit de pas se fit entendre dans le vestibule. Celui, autoritaire, du marquis. Hâtivement, Godivelle ramassa son plateau et fila vers la porte :

— Je vous apporte du café tout de suite…

D’où Hortense conclut qu’elle ne souhaitait pas mettre son maître en tiers dans ses confidences. Resserrant son fichu autour de ses épaules, elle alla s’asseoir près de la cheminée et leva la tête vers la comtesse Alyette qui, là-haut, continuait à offrir une coupe à son seigneur et maître sans le regarder. C’était peut-être une illusion mais elle croyait bien discerner une ressemblance avec sa mère, avec elle-même. Les cheveux blonds peut-être, l’air de jeunesse, la minceur du corps et le sourire un peu timide. Avait-elle eu peur de cet homme assez âgé pour être son père et dont on disait pourtant qu’elle avait pleuré, encore en fleur, la mort sous le voile noir des nonnes ? La soumission, l’obéissance avaient dû être les premières, les indispensables vertus des dames de Lauzargues. Pour une qui avait aimé et choisi, combien avaient dû subir l’époux conduit par la main impérieuse d’un père ?

Deux seulement, en tant de siècles, avaient choisi la rébellion : Françoise-Élisabeth, qui avait fui le repaire familial jusqu’aux îles d’Amérique, et Victoire, partie vers l’amour mais aussi vers la fortune et une vie brillante dont elle avait peut-être rêvé toute son enfance. Or, Foulques de Lauzargues ne semblait guère disposé à pardonner une trahison qu’il n’oubliait pas. La fille de la transfuge allait-elle avoir à en pâtir ? Était-elle condamnée à passer sa vie dans un château délabré en berçant ses rêves, à défaut d’enfants, au vent d’hiver qui enveloppait les tours ? Vu de si loin, le conseil juridique mis en place par la prévoyance de son père pour gérer sa fortune et son avenir semblait curieusement impuissant et dérisoire. Si démuni qu’il fût, le marquis de Lauzargues n’en avait pas moins droit à la protection du Roi et nul n’ignorait que Charles X tentait de ressusciter l’absolutisme tout comme il avait exhumé pour lui-même les fastes antiques du sacre.

L’avenir était aussi sombre que ce jour d’hiver. Peut-être eût-il été plus doux si, comme certaines de ses compagnes du Sacré-Cœur, celui d’Hortense avait été occupé de quelque amour. Mais, jusqu’à présent, sa chambre de jeune fille ou le dortoir des grandes n’avaient abrité que des rêves impossibles, attachés à une entité plus qu’à un être de chair. La légende impériale hantait cette enfant, filleule d’un Empereur qu’elle n’avait pas connu. Son père, si souvent, avait évoqué pour elle l’homme prodigieux, le César corse, l’Aigle couronné qui, durant vingt ans, avait tenu l’Europe sous l’ombre de ses serres. Et toujours avec une passion qu’il avait fini par communiquer à sa fille.

Il parlait aussi de son fils, le petit roi de Rome, né le même jour que Hortense, retenu prisonnier en Autriche si étroitement qu’il n’avait même plus droit à son titre de prince français. Metternich en avait fait un archiduc et remplacé Rome par une bourgade inconnue : Reichstadt ! C’était sur ce garçon que, année après année, la fillette avait cristallisé ses rêves d’amour impossible. Elle y joignait une sorte de tendresse fraternelle pour celui qu’elle appelait « mon jumeau ». En ce prince malheureux, son tempérament combatif avait trouvé le héros à sa mesure et un héros d’autant plus charmant qu’il avait besoin sans doute d’être défendu, servi, aimé. Un Prince charmant prisonnier ! Quelle image pour accrocher ses rêves !… L’actuelle famille royale était fort démunie en matière de mirage à offrir aux songes bleus des demoiselles : le seul possible, le duc de Berry, avait été assassiné huit ans plus tôt par un bonapartiste exaspéré. Le plus jeune de tous, en dehors du jeune duc de Bordeaux, son fils posthume qui n’avait pas tout à fait huit ans, était le duc d’Angoulême qui en avait cinquante-trois : un ancêtre bégayant !

Il y avait bien le fils aîné du duc Louis-Philippe d’Orléans, âgé de dix-huit ans – les autres n’étaient encore que des gamins – mais il ne serait venu à l’idée d’aucune fille du noble faubourg Saint-Germain de rendre un culte quelconque au petit-fils de Philippe Égalité, le régicide…

Revenant avec sa tasse fumante, Godivelle arriva juste à point nommé pour rappeler la rêveuse à une réalité sans gloire : elle habitait désormais une forteresse vétuste derrière des volcans éteints où les aspirations à la gloire et aux amours héroïques n’avaient en aucun cas droit de cité…

CHAPITRE IV LA CLOCHE DES PERDUS

La plume courait sur le papier en grinçant un peu, s’arrêtait, montait jusqu’aux lèvres d’Hortense qui en mordillait les barbes en réfléchissant puis repartait :

« … et je crains de tenir bien mal les promesses que je vous ai faites. Mais comment soutenir d’un cœur paisible et serein que l’on dénigre ce qui vous demeure le plus cher au monde ? Le marquis – je ne peux me résoudre à l’appeler mon oncle – est un homme d’un autre âge, comme sa demeure. Il est dur, inflexible. Il n’a encore rien admis, rien pardonné de ce qu’il considère apparemment comme une injure personnelle. Je crois qu’il a aimé ma mère tant qu’elle a été sa sœur mais, en devenant l’épouse de mon père, elle lui est devenue étrangère, odieuse peut-être. Quant à mon père, dans les rares occasions où il y a été fait allusion, j’ai pu constater qu’il avait le privilège désolant d’exciter la fureur de Monsieur de Lauzargues. Je n’ose même pas prononcer son nom. Il est exécré ici au même titre que mon illustre parrain… »

Hortense posa sa plume, frotta ses mains que des mitaines recouvraient à demi et leva la tête pour regarder le paysage immuablement blanc. La neige était tombée sans arrêt depuis la veille. Mais au matin elle s’était arrêtée quand le doigt rose d’une aurore somptueuse s’était levé comme pour lui interdire de passer outre. A présent, elle demeurait couchée sous le ciel d’un bleu glacé comme un gros animal à la fourrure immaculée. Elle avait apporté avec elle le silence, un silence qui faisait plus lointaine et plus grêle la cloche de l’Angélus là-haut sur le sommet du coteau. On voyait à peine l’église mais pour ce qui était du village, réduit à quelques bosses blanches qui fumaient, on ne pouvait que le deviner.

Hortense voulut reprendre sa lettre et n’y réussit pas. Au fond, c’était très difficile d’écrire à Madeleine-Sophie Barat. Que dire de plus, touchant sa nouvelle famille, sans risquer de choquer, voire de scandaliser la Supérieure du Sacré-Cœur ? Toutes les pensées bizarres qui avaient traversé Hortense depuis son arrivée, la Mère Barat les mettrait au compte d’une imagination exaltée et il serait impossible de lui donner tort. Les choses devaient prendre une couleur différente vues de la rue de Varenne, à quelque cent cinquante lieues du pays des loups… Comment par exemple rapporter la pesante atmosphère qui avait régné sur le souper de la veille ? Pas une parole n’avait été dite autour de la longue table où chaque convive semblait isolé des autres. Le marquis mangeait du bout des dents, passant de longues minutes le menton dans la main et le coude sur le bras de son fauteuil seigneurial, le regard dans les flammes de la cheminée. Parfois il poussait un soupir agacé, surtout lorsqu’il regardait Pierrounet. Le garçon avait les yeux rouges et son service s’en ressentait. Seul, M. Garland était égal à lui-même : il dévorait silencieusement, préférant peut-être se consacrer au contentement de son estomac que courir les risques d’une conversation hasardeuse. Quant à Hortense, l’appétit coupé, elle n’avait guère touché à son repas, attendant avec impatience le moment de regagner sa chambre.

En y ajoutant la mine lugubre de Godivelle, tout cela traduisait bien l’angoisse et l’incertitude qui pesaient sur les habitants du château. Et plus encore le hochement de tête négatif et découragé que Godivelle avait adressé à Hortense en réponse à l’interrogation muette de ses yeux : seuls les chiens étaient revenus et sans avoir rien trouvé. Étienne avait disparu…

Couchée sous ses courtines soyeuses, Hortense avait mis longtemps à trouver le sommeil. La blancheur de la campagne qui mettait une lueur fantomale aux murs de sa chambre, le bruissement de l’eau, l’appel lointain d’un loup, tout cela s’accumulait en un unique poids d’angoisse qui la tenait éveillée. Où était, à cette heure, le garçon au regard terrifié ? Au fond de quelque ravin, blessé ou mort, attendant de servir de pâture aux fauves de la forêt ? Noyé dans la rivière ? Cela tenait peut-être à l’atmosphère dramatique de cette nuit d’hiver, mais Hortense n’imaginait même pas que le jeune homme eût pu s’enfuir réellement, atteindre sans encombre le but qu’il s’était fixé. C’était pourtant l’hypothèse la plus vraisemblable. N’avait-il pas été élevé dans ce pays ? Il devait en connaître les sentiers, les détours, les taillis et jusqu’au moindre brin d’herbe…

Non, tout cela, Hortense était incapable de le raconter à Mère Madeleine-Sophie. Ce sont de ces choses que l’on dit à une confidente et l’exilée ne voyait vraiment personne à qui les rapporter… Elle pensa un instant à son amie Louise de Lusigny mais rejeta immédiatement l’idée : sage, douce et peu imaginative, Louise penserait que son amie était devenue folle tout de bon. D’ailleurs, il n’y avait aucune possibilité pour que la lettre lui parvînt sans avoir été lue, soit par la sœur-surveillante si elle arrivait au couvent, soit par Mme de Lusigny elle-même si la missive était adressée rue de Bellechasse.

Il y avait bien aussi Mme Chauvet qui s’était montrée si amicale durant le long voyage mais Hortense la connaissait peu, après tout, et elle éprouvait une vague répugnance à faire pénétrer de but en blanc l’épouse du gantier de Millau dans les méandres nuageux de sa famille. En fait, seule une amazone comme Félicia Orsini possédait les qualités d’une véritable confidente. Mais où était Félicia à cette heure ? Avait-elle seulement regagné le couvent ? Hortense se promit de lui écrire, à tout hasard, mais plus tard…

En attendant, elle décida de tenir un journal. Cela lui permettrait de meubler un peu des journées qui promettaient d’être longues, et, surtout, de tirer au clair, au fil des jours, des pensées qui ne l’étaient guère…

Elle acheva sa lettre par un renouvellement – pas tellement sincère d’ailleurs – de sa promesse d’user, avec son entourage, de patience et de charité chrétiennes et par des vœux – qui l’étaient beaucoup plus – de santé et de bonheur offerts avec affection à sa noble correspondante. Puis elle jeta un peu de sable sur le papier pour le sécher, secoua le tout et plia soigneusement sa lettre en un élégant rectangle sur lequel elle inscrivit l’adresse. Elle écrivit ensuite quelques mots à Louis Vernet pour lui faire part de son « heureuse arrivée » et quelques autres à Mme Chauvet pour la remercier de sa compagnie et du soin qu’elle avait pris afin d’adoucir le plus possible une cruelle période de transition…

En ayant ainsi terminé avec ses modestes obligations mondaines, Hortense pensa qu’il était temps de commencer le fameux journal.

La première chose qu’elle avait faite, en s’installant dans la chambre de sa mère, avait été d’explorer le petit bureau-secrétaire dans l’espoir de trouver quelque chose, un souvenir peut-être, de celle qui s’était assise à cette même place pour écrire sur cette même tablette couverte de cuir fin marqué au fer à dorer. Elle n’avait trouvé qu’un paquet de plumes neuves, de l’encre, du sable à sécher, de la cire à cacheter et une petite provision de papier. Plus trois cahiers, neufs en ce sens qu’ils n’avaient jamais servi, mais dont le papier légèrement jauni témoignait de l’ancienneté.

Elle prit le premier venu, l’ouvrit en le lissant longuement du plat de la main, envahie par une émotion proche des larmes à la pensée de cette autre main, si douce et si délicate qui certainement, jadis, l’avait touché. Victoire n’avait peut-être pas eu le temps de l’utiliser. Sa fille allait y fixer, à présent, les souvenirs d’une vie dont elle ne pouvait rien prévoir…

Sa plume ayant souffert du courrier précédent, elle en prit une autre, chercha le canif à manche d’ivoire dont elle se servait pour la taille, ne le trouva pas et entreprit de fouiller les profondeurs obscures du petit meuble. Ce faisant, elle sentit que la planchette du fond glissait un peu sous sa main.

Intriguée, elle poussa plus fort. L’ouverture s’agrandit. Avec le petit frisson qu’apporte l’espérance d’un secret découvert, Hortense plongea la main dans la cachette et ramena un petit paquet bien plié, fermé d’une simple coulée de cire sans cachet…

Un instant, elle considéra sa trouvaille, posée à plat sur sa main qu’elle n’osait pas refermer tant le paquet était léger et semblait fragile, comme un oiseau tombé du nid. La cachette l’avait préservé de la poussière mais le papier avait jauni. Il y avait certainement longtemps qu’il reposait là, perdu dans la profondeur du meuble.

Le cœur battant plus vite, elle glissa doucement la lame du canif heureusement retrouvé sous la plaque de cire, la détacha et, avec mille précautions, ouvrit le paquet. Il contenait, enfermés dans un petit mouchoir marqué de taches brunes, une rose séchée et un autre morceau de papier sur lequel on avait écrit quelques mots :

« François m’a donné cette rose et s’est blessé pour me la cueillir… »

Le « V » brodé sur le petit mouchoir et l’écriture que les années n’avaient pas réussi à rendre adulte signaient clairement le court billet. Les larmes aux yeux, Hortense caressa doucement, du bout d’un doigt un peu tremblant, la fleur fanée, le carré de batiste taché de sang, ces riens qui avaient été le trésor d’une petite fille… Mais qui pouvait être ce François, ce chevalier donnant son sang pour une rose ? Un voisin, un ami de passage ? Ignorant encore tout de l’univers qui l’entourait et surtout de ce qu’avait été celui de sa mère, Hortense se promit d’interroger prudemment Godivelle. Si quelqu’un savait quelque chose, c’était elle…

Remettant à plus tard la rédaction de son futur journal elle refit soigneusement le mince paquet après avoir déposé un baiser sur la fleur et sur le mouchoir. Mais, au lieu de le remettre dans sa cachette, elle choisit de l’enfermer dans le coffret de bronze et de nacre où elle serrait ses bijoux de jeune fille et ce qu’elle avait de plus précieux : quelques lettres de sa mère, un court billet de son père. C’était miracle que ce fragile dépôt eût échappé au nettoyage minutieux et attentif auquel on avait soumis le secrétaire de Victoire. Et Hortense savait déjà que les miracles n’ont lieu qu’une fois.

Pensant qu’à cette heure Godivelle devait être occupée à préparer le repas et que c’était un moment bien choisi pour bavarder avec elle, Hortense remit deux ou trois bûches dans son feu, lança un coup d’œil à son miroir pour vérifier la rigueur de sa coiffure, jeta un châle sur ses épaules, prit ses lettres afin de les remettre à Jérôme pour qu’il les porte au plus proche relais de poste[10], puis descendit à la cuisine.

Elle n’y trouva que Pierrounet. Armé du « buffadou », long bâton de sureau sculpté au couteau et percé sur toute sa longueur comme une pipe, le jeune garçon soufflait sur les braises à s’en faire éclater les poumons. Il était rouge comme une pomme reinette mûre et, quand la jeune fille pénétra dans la cuisine, il lui adressa un coup d’œil lourd d’angoisse…

— Le bonjour, not’demoiselle, chuchota-t-il précipitamment. Faites excuses si je ne me lève pas mais j’ai laissé pâlir le feu et la tante va sûrement me frotter les oreilles s’il ne flambe pas dru quand elle va revenir…

Sans attendre la réponse d’Hortense, il se remit à souffler plus vigoureusement que jamais dans son bâton. Avec quelque succès semblait-il : une petite flamme commençait à courir à travers les branchettes de pin posées sur la braise tout juste rose. Bientôt la brassée tout entière s’embrasait, emplissant le cantou de ses pétillements joyeux et d’une exquise senteur de résine chaude.

Avec un soupir de soulagement, Pierrounet reposa son buffadou, ajouta quelques écorces sèches, des branches de taille moyenne et, pour finir, trois ou quatre bûches. Puis il sourit à Hortense avec la satisfaction de qui vient de sauver ses oreilles d’un sort douloureux.

— La tante peut revenir à présent, dit-il.

— Savez-vous où elle est ?

— Chez Monsieur le Marquis. Mais elle va pas tarder. C’est pour ça qu’il fallait que je me dépêche…

Godivelle arriva presque aussitôt, en effet, flanquée d’un homme aux allures de paysan dont la grosse veste en peau de chèvre et la longue moustache noire étaient encore raides de froid.

— Sieds-toi là, mon gars ! dit-elle en désignant l’un des sièges du cantou. Je vais te donner à manger pendant que Monsieur le Marquis se prépare. Baille ta pelisse à Pierrounet qu’il te la fasse sécher…

Tandis que l’homme s’installait, elle rejoignit Hortense à l’autre bout de la vaste cheminée. Son vieux visage rayonnait de joie, une joie qui se reflétait dans les yeux de Pierrounet.

— On l’a retrouvé ! chuchota-t-elle. A moitié mort de froid d’avoir marché dans la rivière pour tromper les chiens et un pied blessé mais il est sauvé… à l’abri. Monsieur le Marquis va aller le rejoindre et nous le ramènera demain si le temps te permet.

— Où est-il ?

— A deux lieues d’ici, chez la demoiselle de Gombert qui est grande amie de Monsieur le Marquis. Elle a envoyé son fermier nous prévenir, ajouta-t-elle en désignant du menton le paysan qui se chauffait, tendant au feu ses mains solides.

Ayant lâché son gros paquet de joie, Godivelle se consacra au messager, sortant de la maie le chanteau de pain pour y couper de belles tranches régulières, tranchant avec habileté dans le rose du jambon, cassant quelques œufs pour préparer une omelette, tirant un pichet de vin de Montmurat raide comme planche mais que l’homme avala, un grand sourire d’aise sous sa moustache.

Servi avec un zèle touchant par Pierrounet, le repas déroula son rite lent dans un grand silence, par respect pour la nourriture qui est don de Dieu et pour le bon fonctionnement de l’estomac. Chacun savait que parler fait avaler de l’air qui ne vaut rien pour la digestion. Les joues du messager vernies par le vin et la chaleur du feu avaient pris une belle teinte rouge vif quand il torcha sa moustache du revers de sa main. A cet instant précis, comme dans un ballet bien réglé, le marquis fit son entrée, prêt à partir.

Son élégance frappa Hortense. Sous la grande cape noire il portait un habit vert bouteille et des culottes collantes qui se perdaient dans des bottes souples. Sa chemise à plastron plissé était un miracle de fraîcheur. Quant au chapeau de castor qu’il portait crânement sur l’oreille, il était visiblement neuf. Le mystère de cet équipement à la dernière mode fut expliqué un peu plus tard par Godivelle : le trimestre de pension d’Hortense était arrivé quinze jours avant elle…

— Je vais chez une dame, expliqua-t-il à la mine naïvement surprise de sa nièce. Il convient de s’habiller en ces circonstances….

Il prit un temps puis, la tenant toujours sous le regard de ses yeux glacés comme s’il la défiait de leur échapper :

— Vous savez à présent, je suppose, que mon fils n’est pas malade et qu’il a fait une fugue ?

— Non, puisque vous n’avez pas jugé bon de me l’apprendre.

— Vous m’étonnez ! Les courants d’air vont vite, dans cette maison, et se glissent partout. Or vous me semblez avoir l’oreille fine.

— Encore faut-il qu’elle ait quelque chose à saisir…

Le démon malin qui l’habitait la poussa à ajouter, doucement :

— C’est un bien mauvais temps pour faire une fugue. Ou alors il faut avoir de bien fortes raisons…

— Les raisons d’un jeune fou sont toujours fortes pour lui-même. Il en va tout autrement pour autrui, riposta le marquis en tournant le dos à sa nièce.

Puis, s’adressant à l’homme qui achevait son repas « Si vous êtes reposé, François, nous pouvons partir ! »

— A vos ordres, Monsieur le Marquis !

François ?… Le nom frappa Hortense comme une balle. Elle regarda l’homme qui s’était levé en hâte et réendossait sa pelisse fumante. Jusqu’à présent, elle n’y avait pas prêté plus d’attention qu’au coffre à sel ou à la miche de pain mais ce prénom la forçait à s’en occuper. Non sans une violente protestation intérieure : l’idée qu’il pût être le François de la lettre la révoltait. Ce n’était pas possible ! Cela ne pouvait pas être possible !…

Pourtant, comme si déjà elle était certaine, comme si déjà elle cherchait des excuses, elle lui trouva quelque allure, un visage bien taillé, à la fois énergique et aimable sous la longue moustache noire, de beaux yeux sombres qui regardaient droit. Il pouvait avoir quarante-cinq ans mais les épaisseurs de l’âge mûr ne l’avaient pas encore touché, comme il advient souvent à qui mène au grand air une vie rude.

Attiré peut-être par ce regard insistant l’homme aussi la regarda. Ce fut très bref. Déjà le fermier prenait son chapeau noir, saluait et disparaissait sur les pas du marquis. Hortense, alors, secoua l’espèce de charme qui l’avait tenue prisonnière un moment de ce « François » inattendu. Qu’allait-elle imaginer ? Que sa mère, ce miracle de grâce raffinée, ait pu conserver comme une relique une fleur offerte par un rustre, un mouchoir taché de son sang ? Quelle stupidité ! Comme si l’homme était le seul François au monde et même dans ce petit monde réduit de l’Auvergne profonde ! Le héros à la rose devait être quelque jeune homme de bonne famille aux mains délicates. Avec des mains comme les siennes, le fermier François n’aurait même pas senti des épines qui, d’ailleurs, n’auraient pas entamé son cuir brun…

Pourtant, l’idée s’accrochait. Assez pour que Hortense quittât la cuisine derrière les deux hommes et les suivît jusqu’au seuil du château. L’un derrière l’autre ils descendaient le chemin en escalier, silhouettes noires sur la blancheur de la neige où ils laissaient des traces profondes. Jérôme, avec la voiture attelée et le cheval du fermier, les attendait au bas de la pente.

Le marquis monta en voiture. Le fermier sauta en selle avec l’habileté d’un cavalier consommé. Décidément, cet homme méritait attention. Au moins celle d’Hortense pour qui un véritable homme de cheval faisait obligatoirement partie d’une certaine élite.

— C’est bien de « Mademoiselle » de Combert, ça ! fit derrière son dos la voix bougonne de Godivelle qui avait suivi elle aussi. Faire venir Monsieur Foulques jusque chez elle quand ça aurait été tellement plus simple de faire atteler sa voiture et de ramener le jeune Étienne !

— Il a pris froid et il est blessé. Ce n’était sans doute pas prudent de le faire sortir aujourd’hui.

— Ça ne sera peut-être pas plus prudent de le faire sortir demain et ça m’étonnerait que le maître s’éternise à Combert.

— Il n’aime pas y aller ?

— Oh si ! Que trop même ! Ce qui m’étonne c’est que la demoiselle Dauphine n’ait pas encore réussi à se faire épouser ! Faute d’argent, je pense…

— Dauphine ? Je n’ai jamais entendu ce nom. C’est bien joli pourtant !

— C’est un nom qu’on donne encore dans nos anciennes familles nobles. La demoiselle aussi est jolie bien qu’elle ait passé fleur. Elle a quelque bien et elle brûle d’être marquise de Lauzargues.

Le ton de Godivelle annonçait clairement que, pour sa part, elle n’adhérait en rien à ce projet.

— Pourquoi ne l’est-elle pas, alors ? Le marquis a-t-il tant aimé sa femme qu’il ne puisse se résigner à donner sa place ?

— Non. Mais il est pauvre. Et il a trop d’orgueil pour accepter de ne pas être toujours et partout le maître… le premier…

— Ne m’avez-vous pas dit, si je ne me trompe, que la défunte marquise lui avait apporté une dot ? Quelle différence ?

Le souci ajouta quelques plis au vieux visage :

— Il est normal qu’une fille apporte dot. Et puis… nous n’étions pas si misérables à l’époque. Le partage était plus égal…

— Le marquis aime-t-il Mademoiselle de Gombert ?

— Je vous ai dit qu’il n’avait jamais aimé personne. Elle lui plaît, ça c’est sûr ! Mais, de toute façon, il ne la mariera jamais !

— Comment pouvez-vous en être aussi sûre ? Le marquis est moins pauvre à présent puisque je suis là. Je crois savoir que mes tuteurs doivent payer une pension généreuse. Ainsi, du moins, l’a ordonné le Roi. Alors, pourquoi…

— Vous devriez rentrer, demoiselle Hortense ! ronchonna Godivelle qui n’avait peut-être plus très envie de parler. Vous allez attraper la mort. Ce sera déjà bien suffisant si on nous ramène un malade !…

— Pourquoi, continua Hortense en haussant le ton, le marquis ne prendrait-il pas une compagne pour continuer son chemin ? La vieillesse est triste quand on est seul.

— Pourquoi ?…

Godivelle détourna la tête, visiblement mal à l’aise comme si elle avait sur le cœur un poids dont elle brûlait de se défaire. Elle hésita, regarda la jeune fille qui attendait… Puis brusquement se décida :

— Après tout, vous finirez bien par le savoir. Monsieur Foulques ne se mariera pas parce que, pour se marier, il faut aller à l’église… et qu’il a juré de ne plus jamais y mettre les pieds ! A présent, rentrez ou ne rentrez pas, demoiselle ! Moi j’ai à faire.

Virant sur ses chaussons de feutre avec une légèreté inattendue, elle disparut sans faire plus de bruit qu’un chat, laissant Hortense aux prises, une fois de plus, avec l’impression de malaise qu’elle éprouvait souvent depuis son arrivée. Elle entendait encore la voix froide du marquis, lui disant la veille, sur la tour : « Je ne vais jamais à la messe. » Elle en avait été choquée, mais infiniment moins qu’elle ne l’était à présent. Même dans sa vie protégée de fillette elle avait appris que nombreux étaient les hommes, surtout ceux qui avaient vécu la grande Révolution et l’Empire, qui désertaient la messe. On laissait cela aux femmes, aux enfants mais tout de même on faisait au moins acte de présence à l’église aux grandes occasions et surtout lorsqu’il s’agissait de mariage. Or, le marquis de Lauzargues, dernier tenant d’une vieille famille chrétienne, refusait de se marier pour n’être pas obligé d’entrer dans une église. Et cela depuis la mort d’une épouse qu’il n’aimait pas ! Qu’est-ce que tout cela pouvait signifier ?

De l’autre côté du ravin, les yeux d’Hortense rencontrèrent la petite chapelle emmaillotée de neige, serrée frileusement contre son rocher avec un air d’abandon qui lui serra le cœur. La maison de Dieu ressemblait à ce qu’elle était : une vieille bâtisse acculée à la mort par la volonté du puissant château dressé en face d’elle, du repaire féodal fort de ses tours, de ses murailles et de son intransigeance qui attendait froidement sa ruine après l’avoir bâillonnée, étouffée. La jeune fille fut prise d’une grande envie de la rejoindre pour la voir de près, la toucher, essayer d’y entrer peut-être. Le danger signalé par le marquis ne lui faisait pas peur : elle voulait aller prier Dieu chez lui ! Mais ni les minces semelles de ses souliers ni sa robe de laine fine n’étaient indiquées pour une expédition dans la neige.

Remontant précipitamment à sa chambre, elle chercha les grosses chaussures dont elle se servait pour courir les bois quand elle se trouvait au château de Berny, la demeure forestière de son père. Elle les chaussa, prit une grande écharpe dont elle enveloppa sa tête puis, redescendant, saisit au passage, au portemanteau du vestibule, l’une des épaisses capes que l’on y laissait en permanence. Il lui semblait que ce vêtement rustique serait mieux adapté à l’expédition projetée que l’un de ses propres manteaux sentant un peu trop la grande ville. La cape était faite d’un tissu brun épais et bourru qui grattait un peu mais qui l’enveloppa immédiatement d’une bonne chaleur. Ainsi équipée, Hortense descendit le chemin, prenant soin de placer ses pas dans les traces laissées par les deux hommes.

Deux minutes plus tard, elle avait atteint la porte de la chapelle, barricadée en effet par deux planches clouées en travers. Des planches qu’elle tenta vainement d’ébranler : c’était du travail bien fait et les planches étaient solides. Aussi solides que la porte qui n’avait pas du tout l’air prête à s’écrouler.

Déçue mais non découragée, Hortense entreprit de faire le tour du bâtiment. S’il menaçait ruine au point qu’il fallût en interdire l’entrée, il devait y avoir quelque part une brèche par laquelle il serait peut-être possible de se glisser. Ce n’était pas une entreprise facile car, si le sentier menant à l’entrée demeurait encore vaguement tracé, les murs étaient défendus par une épaisse couche de broussailles, ronces, genêts et fougères roussis, noircis sous les plumes légères de la neige qui s’y accrochait. En outre, le passage entre la chapelle et le rocher n’était pas très large.

En plongeant au milieu des buissons, Hortense bénit sa grosse cape. Elle permettait d’affronter les épines sans y laisser le moindre lambeau. Ses vêtements parisiens auraient été lacérés. Grâce à sa cape et au prix, modeste, de quelques égratignures, la jeune fille réussit à faire le tour complet puis revint s’asseoir sur les marches usées du petit calvaire après en avoir balayé la neige. Mais en proie à un monde d’incertitudes : la chapelle était en parfait état. Non seulement ses murs n’offraient aucune brèche, mais l’observateur le plus attentif n’aurait pu y trouver la moindre faille.

Levant la tête vers le toit, Hortense considéra la cloche immobile dans son clocher à claire-voie. Elle semblait solidement attachée et, très certainement, ne demandait qu’à prendre sa volée. Le mystère non seulement demeurait entier mais encore s’épaississait. Une colère impuissante envahit la jeune fille. Elle adorait le son des cloches. Ne pouvoir entendre celle-ci la désolait.

— Quel dommage ! murmura-t-elle, navrée.

Un éclat de rire lui répondit et, presque en même temps, Jean de la Nuit fut devant elle, sortant on ne savait d’où. Son grand chapeau balaya la neige dans un salut théâtral tandis qu’il déclamait, moqueur :

« Bon an, bon jour et bonne étrenne

Ma dame, vous soit aujourd’hui donnée…

et bénie soit mon étoile qui me permet de vous rencontrer ! »

— Vous m’avez fait peur. Je ne vous ai pas entendu venir…

— La neige étouffe les bruits mieux que le plus épais tapis… Mais je vous ai entendue soupirer. A quoi donnez-vous tant de regrets ? A cette chapelle bâillonnée par la volonté d’un fou ?

— Le fait de m’avoir tirée d’un mauvais pas vous donne-t-il le droit d’attaquer devant moi le parent qui me donne l’hospitalité ?

— En aucun cas… s’il vous la donnait réellement. Mais il vous la vend, si j’ai bien compris, et vous ne lui devez pas plus de reconnaissance qu’à l’hôtelier qui vous abrite une nuit sous son toit. Si vous étiez misérable, jamais vous n’auriez été admise à l’honneur de pénétrer sous les voûtes séculaires de Lauzargues ! Mais vous êtes riche et, en vertu de cette circonstance, le marquis daigne oublier ce qu’il a toujours appelé la trahison de sa sœur !

Mécontente, Hortense se releva. Il lui déplaisait d’être presque accroupie aux pieds de cet homme. Pourtant, il était si grand que même debout, elle devait lever la tête.

— Vous me faites regretter d’avoir trop parlé, l’autre nuit, dans le désarroi où je me trouvais. Mais je ne crois pas vous avoir jamais confié que j’étais riche !

— Les courants d’air s’en sont chargés. Ces vallons résonnent comme des tambours quand leur tombe une nouvelle extraordinaire. Les colporteurs sur les routes et les commères sur les marchés les font voler. Il suffit de peu de chose vous savez ? Quelques commandes faites par le marquis ou par Godivelle. Il y avait beau temps que l’on ne savait plus, ici, ce que c’était qu’acheter du café ou du chocolat… A présent, si ma jeune fille perdue de l’autre soir s’est muée en nièce affectueuse et dévouée, je retire tout ce que j’ai dit et lui demande mille pardons ! Mais, tout à l’heure vous n’offriez pas l’image même du bonheur. J’ai voulu vous aider… Je voudrais tant vous aider !…

Sa voix profonde et chaude s’était faite si douce, tout à coup, que Hortense sentit s’évanouir son mécontentement. Ce grand diable au comportement si étrange pouvait avoir, quand il le voulait, un charme infini. Peut-être à cause de ses yeux si bleus ou de l’éclair blanc de son sourire dans la broussaille noire qui encombrait son visage. Hortense à cet instant n’avait plus du tout envie de lui dire des choses désagréables et même elle répondit à son sourire. C’était d’ailleurs lassant d’être en guerre perpétuelle avec tout le monde.

— Vous ne pouvez pas grand-chose, soupira-t-elle. J’avais envie d’entrer dans cette chapelle et j’en ai fait le tour pour voir s’il n’y avait pas, quelque part, une brèche. J’aimerais tant… y prier…

Soudain grave, il étendit devant elle ses grandes mains brunes.

— Voulez-vous que j’arrache les planches, que j’enfonce cette porte ? Dans un instant, vous pouvez être à l’intérieur…

Déjà, il se dirigeait à grandes enjambées vers la porte barricadée. Hortense lui courut après, trébuchant dans la neige.

— Non. Je vous en prie !… N’en faites rien !

— Pourquoi, si cela vous fait plaisir ?

— Pas au point d’être, ici, la cause d’un drame. Il m’a semblé, l’autre soir, que vous ne vous aimiez guère, le marquis et vous. Je ne veux pas envenimer les choses. En fait, ce que je regrettais le plus c’était de voir, dans le clocher, cette cloche immobile et muette. Cette cloche qu’on ne doit plus jamais entendre.

Instinctivement, elle avait posé sa main sur le bras du garçon qui tressaillit à ce contact et se pencha pour mieux voir les beaux yeux dorés où montaient les larmes.

— Cela vous fait tant de peine ?

De la tête elle fit signe que oui en ravalant ses larmes.

— Vous n’êtes pas la seule. Ils sont nombreux, aux alentours, ceux qui regrettent de ne plus entendre la cloche des perdus.

— Des… perdus ?

— Voilà des siècles que par la neige, le brouillard et la tempête elle guidait le voyageur égaré sur la planèze. Cette chapelle est dédiée à saint Christophe qui protège les grands chemins et ceux qui les suivent. Le marquis n’avait pas le droit de fermer la chapelle.

— Pourquoi alors les gens d’ici ne l’ont-ils pas obligé à la rendre au culte ?

Jean se détourna et, les bras croisés sur la poitrine, il enveloppa du regard les solitudes environnantes.

— Parce que, même s’il n’est plus riche, même s’il n’a plus qu’un vieux château lézardé, ils ont encore peur de lui. Et aussi… parce qu’il court de mauvais bruits sur Lauzargues.

Brusquement, il se retourna vers Hortense, la prit aux épaules :

— Devez-vous vraiment rester ici ?…

— Je crois que oui…

— Bien sûr ! Pourtant, j’aimerais tant vous savoir ailleurs !… Vous n’êtes pas faite pour ce pays…

Il la lâchait au moment même où, peut-être, elle allait se laisser aller contre lui, poussée par quelque chose de plus fort qu’elle. Elle s’en rendit compte et, honteuse, murmura, d’une petite voix timide :

— Merci, tout de même, de m’avoir proposé d’ouvrir pour moi cette porte… Depuis que je suis arrivée ici, vous êtes la première personne qui essaie, vraiment, de me faire plaisir…

— Est-ce que Godivelle ne vous traite pas bien ?

— Si ! Oh si – Elle est très bonne, très attentive – mais pas au point de risquer une colère du marquis !

— Elle a des excuses. Elle ronchonne bien de temps en temps mais elle le craint. Et puis… elle l’aime !

— Est-ce que c’est vraiment possible ?

— D’aimer Foulques de Lauzargues ?…

Un instant il resta silencieux. Puis, avec un soupir si profond qu’il semblait venir des entrailles mêmes de la terre, il reprit :

— Oui, c’est possible. Terriblement possible. Je sais au moins une femme qui est morte de l’avoir trop aimé…

Tombant des hauteurs de la motte féodale, la voix de Godivelle coupa la question qui montait tout naturellement aux lèvres de la jeune fille.

— Demoiselle ! Demoiselle Hortense ! Voulez-vous rentrer tout de suite.

Toute mélancolie balayée, Jean de la Nuit se tourna vers elle, agitant son chapeau noir :

— Ne crie pas si fort, Godivelle ! Je ne vais pas la dévorer, ta demoiselle ! Je te la rends – tout entière ! Il vaut mieux que vous rentriez, ajouta-t-il pour Hortense. La nuit va bientôt tomber et l’on n’aime guère me voir par ici.

Elle voulut le retenir encore.

— Je vous reverrai ?… J’aimerais tant que nous soyons amis ! J’ai tellement besoin d’un ami !

Il avait recoiffé son grand chapeau et allait s’éloigner mais, soudain, il se pencha vers le petit visage implorant.

— Je serai votre chevalier, votre serviteur s’il vous plaît, Hortense, et vous pourrez m’appeler chaque fois que vous aurez besoin de moi. Mais je ne crois pas pouvoir être jamais votre ami !

— Oh… pourquoi ? fit-elle désolée.

Il se pencha plus bas encore, presque à toucher du nez celui de la jeune fille, et elle sentit la chaleur de son souffle sur son visage.

— Parce que vos yeux sont trop beaux !

L’instant suivant, il était déjà loin, emportant avec lui sa force et sa chaleur. Désemparée, tout à coup, Hortense cria, les mains en porte-voix :

— Mais comment vous appeler… si j’ai besoin de vous ?

— Quand souffle la « traverse », le vent qui vient de l’ouest, criez mon nom ! Il y aura toujours quelqu’un pour vous entendre…

— Et si…

Mais déjà il avait disparu. Il n’y avait plus, dans le vallon, que les cris de Godivelle réclamant le retour d’Hortense. Celle-ci, d’ailleurs, n’avait plus envie de s’attarder. En dépit de son épais vêtement, elle avait froid, de ce froid étrange qui l’avait saisie en arrivant à Lauzargues. Un froid qui venait de l’intérieur comme si, en s’éloignant, le maître des loups avait emporté avec lui toute la chaleur de son sang… Pourtant, en remontant vers le château, elle ne se sentait plus aussi seule. Et cette impression ne venait certes pas de ce que Godivelle, génie familier courroucé, l’attendait au seuil, l’œil en bataille et les mains nouées sur son devancier bleu.

— On voit bien, gronda-t-elle en hochant si furieusement la tête que les barbes de son bonnet s’agitèrent comme les ailes d’un moulin, on voit bien que le maître n’est pas au logis ! Autrement, ce bon-à-rien ne se permettrait pas de venir jusqu’ici !

— Êtes-vous certaine qu’il ait si peur de votre maître ? Et puis le chemin est à tout le monde. Quant à la chapelle, elle est à Dieu, même si le marquis s’en prétend propriétaire au point d’empêcher que l’on y entre !

Godivelle darda sur Hortense un regard soupçonneux :

— Vous voilà bien « remontée » on dirait ?… Je sais bien qu’il n’a jamais peur de rien, ce meneu d’loups ! Ce sont bien plutôt les autres qui ont peur de lui. Vous croyez que c’est chrétien d’entretenir commerce avec ces créatures du Diable, de leur parler, de s’en faire obéir ?

Elle se signa précipitamment tout en refermant la porte du vestibule avec autant de soin que si elle s’attendait à voir Jean, ses loups et tous les démons de l’enfer envahir le château.

— Laissez donc le Diable où il est, Godivelle ! Les loups sont créatures de Dieu tout comme les autres animaux. Le grand saint François d’Assise leur parlait, lui aussi, fit doctement Hortense, surprise elle même de s’entendre plaider la cause d’animaux dont elle avait si peur. Jean les nourrit. Dès lors pourquoi ne lui obéiraient-ils pas ? Laissez jeûner les molosses du fermier et vous verrez s’ils ne seront pas féroces !

Godivelle fronça les sourcils, jetant à la jeune fille un regard en coin :

— On dirait qu’il a fait votre conquête, ce grand flandrin ?

— Il m’a tirée d’un mauvais pas. Il m’a aidée. C’est déjà beaucoup et je n’ai aucune raison de me montrer ingrate… Au fait, puisque vous le connaissez si bien, Godivelle, vous pourriez me dire qui il est, au juste ?

— S’il n’a pas jugé bon de vous l’apprendre, comptez pas sur moi pour ça !

Et, avec la majesté d’un navire de haut bord rentrant au port toutes voiles dehors, Godivelle rentra dans sa cuisine dont la porte retomba sur elle, indiquant ainsi que les parlottes étaient terminées pour un moment.

Pensant qu’il était plus sage de lui laisser cuver sa mauvaise humeur, Hortense remit sa cape au porte-manteau et remonta dans sa chambre. Elle tisonna son feu, remit deux bûches, ôta ses grosses chaussures qu’elle mit à sécher puis, glissant ses pieds minces dans ses pantoufles de tapisserie, alla s’installer à son petit bureau avec, pour la première fois, l’agréable sensation de rentrer chez elle et d’y être bien.

Elle alluma le chandelier, ouvrit un cahier, prit une plume, la tailla, la trempa dans l’encre et se mit en devoir de rédiger la première page de son journal avec la satisfaction paisible de quelqu’un pour qui écrire a toujours été un vrai plaisir.

En faisant revivre, au bout de sa plume, les premiers instants de son séjour à Lauzargues, elle oublia le temps. Cinq grandes pages étaient déjà couvertes de sa haute écriture régulière quand on gratta à la porte. Ce fut Pierrounet qui parut à son invitation d’entrer :

— Le souper est servi, demoiselle ! La tante vous demande de descendre vite. L’omelette au fromage c’est pas bon quand c’est pas mangé chaud et M’sieur Garland il vous attend déjà !

— Où cela ? fit Hortense soudain inquiète.

— Ben… dans la salle, pardi ! La tante a dit comme ça que c’était pas parce que M’sieur le Marquis était point là qu’il fallait pas faire comme si il y était !

— Miséricorde ! Je vais souper en tête à tête avec le précepteur ?…

— Dame, oui ! Vous auriez préféré la cuisine ?

— Je crois bien ! Enfin… autant en finir le plus vite possible. Je viens !

Tout en se donnant un coup de peigne et en remettant des souliers convenables, elle se demandait si ce souper imposé dans une salle glaciale en face d’un personnage qui ne lui inspirait aucune sympathie n’était pas une sorte de vengeance de Godivelle. Et elle décida d’en avoir le cœur net. Arrivée au rez-de-chaussée elle fila directement à la cuisine où elle trouva l’offensée occupée à faire glisser sur un plat la fameuse omelette dorée à point.

— Vous êtes fâchée, Godivelle ?

— Moi ? Par tous les saints du Paradis, pourquoi est-ce que je serais fâchée ?

— Vous n’étiez pas très contente de moi, tout à l’heure, alors j’avais cru ! Vous m’obligez à souper seule avec M. Garland quand je me réjouissais de souper ici !

— Quand Monsieur le Marquis donne un ordre, je fais comme il dit, même quand il n’est pas là, fit sévèrement Godivelle. Mais n’allez pas vous mettre des idées en tète pour autant : j’ai dit qu’il valait mieux pas laisser le Jean aux loups tourner autour de vous c’est parce que ça risque de vous attirer des ennuis avec votre oncle. Quant au Garland vous n’êtes pas obligée de lui faire la conversation. A présent venez-vous-en ! Ça ne sera plus mangeable…

Jamais souper ne fut plus silencieux, ni d’ailleurs plus rapide. Après avoir salué profondément Hortense, Eugène Garland, fidèle à ses habitudes, se consacra tout entier à son assiette, laissant la jeune fille entièrement libre de rêver à son aise. Ce fut seulement quand Pierrounet apporta la tarte à la rhubarbe que le bibliothécaire-précepteur se crut obligé de sacrifier quelques instants aux usages mondains. Il s’essuya les lèvres minutieusement, toussota deux ou trois fois pour s’éclaircir la voix puis, armant son visage pointu du sourire le plus aimable :

— Votre oncle vous a peut-être appris, Mademoiselle, que j’ai pris à tâche de reconstituer en son entier l’histoire de votre famille ?…

— Il me l’a dit, en effet.

— A la bonne heure ! Et comme il m’a dit, à moi-même, que vous ignoriez à peu près tout ce qui touche à vos ancêtres, je serais extrêmement heureux d’avoir le privilège de vous guider dans cette connaissance. Ce serait pour moi une joie de vous communiquer mes travaux…

— Vous êtes tout à fait aimable, Monsieur, mais j’aurais scrupule à vous déranger. Mon père recevait beaucoup de savants car il s’intéressait à toute forme nouvelle de savoir. Mais, de ce fait, je n’ignore pas à quel point les grands esprits peuvent être jaloux de leur tranquillité…

— Oh, je ne prétends pas au titre de savant, gloussa-t-il, flatté, ni de grand esprit, et, comme tel, je n’ai pas de ces délicatesses. J’aurais au contraire plaisir à vous faire partager mes travaux et si le cadre d’une bibliothèque ne paraît pas trop austère à une jeune demoiselle…

— J’ai toujours aimé les livres, sourit Hortense, amusée au souvenir de l’énorme fatras que représentait ladite bibliothèque, mais je crains qu’il ne s’en trouve aucun, chez vous, qui soit à ma portée… en dehors, bien sûr, de vos recherches…

— Pas à votre portée ? Comment cela ? Les Dames du Sacré-Cœur ont la réputation de donner à leurs élèves une instruction tout à fait impensable jusqu’à présent, une instruction presque semblable à celle que les garçons reçoivent chez leurs correspondants masculins, les Pères jésuites.

— Sans doute mais je n’ai vu, là-haut, que traités savants, ouvrages en latin, en grec ou en vieux français et, en toute sincérité, je ne me sens pas du tout attirée par eux.

M. Garland leva les bras au ciel, ce qui eut pour effet de compromettre gravement l’équilibre de ses vastes lunettes.

— Mais, Mademoiselle vous n’avez eu, de nos richesses, qu’une vue superficielle ! Nous avons là des ouvrages tout à fait à la portée d’un jeune esprit et même récréatifs. Feu le marquis Adalbert, votre grand-père, aimait les belles-lettres et, si ses livres ne sont pas en évidence, c’est uniquement parce que, n’en ayant pas l’usage, je les ai enfermés… Voulez-vous que je vous les montre dès ce soir ?…

Il débordait tellement de bonne volonté qu’il en oubliait son dessert.

— Achevons d’abord notre souper, sourit Hortense, j’aurais scrupule à vous priver de cette délicieuse tarte à la rhubarbe. D’autant que Godivelle n’y comprendrait rien et s’offenserait…

Il ne se fit pas prier et attaqua la pâtisserie avec l’enthousiasme d’un homme content de lui-même et des autres. Mais soudain, la fourchette lui échappa et retomba sur la nappe. Le son d’une cloche venait de se faire entendre, si proche qu’il ne pouvait venir que d’un seul endroit… Soulevée d’une joie enfantine, Hortense joignit les mains, écoutant avec ravissement la voix sonore et cristalline tout à la fois qui sonnait une sorte d’angélus nocturne et d’autant plus émouvant…

En face d’elle, pourtant, le bibliothécaire ne semblait pas éprouver le même bonheur. Ses mains crispées, ses yeux écarquillés derrière leurs verres traduisaient plus qu’une surprise : une vraie terreur.

— La cloche ! balbutia-t-il, la cloche de la chapelle !… Elle sonne !…

L’angoisse étranglait sa voix. Au prix d’un effort il réussit à se lever, quitta la table d’un pas mal assuré puis, les mains étendues comme pour repousser un ennemi invisible, il se précipita en chancelant vers la porte qui retomba derrière lui avec un bruit de fin du monde.

Stupéfiée par ce qu’elle venait de voir, Hortense le suivit. Dans le vestibule, le tintement était plus clair encore. La porte du château était grande ouverte sur la nuit et laissait entrer un flot d’harmonie mêlé au vent d’hiver qui balayait la neige vers l’intérieur. Au seuil se découpait la silhouette replète de Godivelle, insensible en apparence à la bise qui lui arrivait de plein fouet et plaquait à ses jambes ses jupons épais. En la rejoignant, Hortense vit qu’elle avait joint les mains et qu’elle semblait prier, car ses lèvres s’agitaient doucement. Son visage reflétait la crainte et même une sorte de terreur sacrée. Quant à M. Garland, il avait complètement disparu…

Godivelle sentit la présence d’Hortense plus qu’elle ne la vit.

— Je ne croyais pas, murmura-t-elle, que je pourrais encore l’entendre sonner avant ma mort. C’est un miracle… J’espère seulement qu’il n’annonce pas quelque désastre pour notre maison.

— Une cloche est sacrée. Elle ne peut pas annoncer le malheur.

— Vous croyez, vous ? Mais, pauvrette, vous ne savez rien des diableries qui se cachent dans nos montagnes. Il y a des cloches saintes et il y a des cloches maudites… On sait ça dans le haut pays… Tenez, près du village de la Godivelle d’où venait ma mère…

— La Godivelle ? Mais…

— Eh oui ! c’est la coutume ici de donner aux enfants des sobriquets qui rappellent l’origine de leurs parents. Mon vrai nom à moi, c’est Eulalie mais je l’ai presque oublié parce qu’on m’a toujours dit Godivelle… Eh bien, près de ce village-là, il y a un lac si profond qu’on n’en connaît pas le fond parce qu’il va jusque chez le Malin. C’est lui qui l’a fait… en une seule nuit ! Et les vieux disent qu’un village tout entier a péri cette nuit-là, avec son église et tout son monde. Ils disent aussi que, par les mauvaises nuits, quand un malheur menace quelqu’un du pays, on entend sonner au fond du lac la cloche de l’église engloutie.

— Mais il n’y a pas de lac ici ! Vous l’entendez clairement cette cloche. C’est celle de la chapelle, là, en face. Et si elle sonne c’est que quelqu’un la fait sonner…

— Soyez pas trop sûre, demoiselle Hortense. Ce quelqu’un-là pourrait bien ne pas être de cette terre !… La dernière fois qu’elle a sonné, la cloche, c’est quand on a porté notre châtelaine en terre, sous sa dalle de la chapelle, il y a dix ans de cela. L’église a été barricadée tout de suite après et… on a coupé la corde de la cloche…

— La chapelle n’est pas bien haute, il doit être possible de monter au clocher ? reprit Hortense, intimement persuadée que le sonneur n’était autre que Jean de la Nuit. Mais la peur croissante manifestée par la vieille femme l’impressionnait.

— Non ! Regardez ! La nuit est assez claire et avec toute cette neige il n’est pas possible de monter là-haut sans se rompre le cou… Il n’y a personne !

Cachant la lune, les nuages diffusaient pourtant une clarté faible, mais suffisante pour qu’il fût possible de distinguer la chapelle. Aucune ombre, aucune silhouette ne se voyaient autres que celles du fermier Chapioux et de son fils qui accouraient armés de fourches, de haches et d’une lanterne qui fit danser des taches jaunes sur la neige. La nuit se peuplait d’appels et d’aboiements de chiens. Voyant gambader les puissantes silhouettes des molosses, Hortense sentit son cœur se serrer bizarrement car la cloche sonnait toujours. Si Jean était près de la chapelle, il risquait aussi bien les fourches des hommes que les crocs des chiens. A moins que Luern, le grand loup, ne fût avec lui ?… Mais non, ce n’était pas possible ! Les limiers auraient flairé le fauve. Or, ils ne donnaient aucunement l’impression d’être en chasse…

Godivelle était tombée à genoux et invoquait précipitamment tous les saints de sa connaissance en une litanie affolée. Elle ne s’arrêta qu’à l’instant où Chapioux, soutenant un Garland glacé et terrifié, remonta jusqu’à elle… La mine du fermier était sombre.

— Alors ? demanda la vieille femme en s’agrippant au bras d’Hortense pour se relever. Tu… tu as vu quelque chose ?

— Rien, fit l’homme. Sinon cette maudite cloche qui bat, qui bat comme le cœur d’un démon ! Renfermez-vous, la Godivelle, et fermez bien tout votre monde ! C’est pas une nuit à rester dehors pour des chrétiens… Il a dû arriver malheur au jeune maître…

Jetant presque le bibliothécaire plus mort que vif dans les bras d’Hortense, il repartit en courant et rappela ses chiens. Quelques instants plus tard, il n’y avait plus personne autour de la chapelle. Sanglotant et priant pêle-mêle, Godivelle poussa son monde à l’intérieur, claqua la porte sur la nuit inquiétante, poussa les verrous et ajouta une lourde barre de fer. Alors seulement le tintement de la cloche mourut et s’éteignit…

La joie de tout à l’heure avait disparu chez Hortense. Et aussi sa certitude…

La terreur qui emportait les habitants du château dans ses tourbillons – on avait trouvé Pierrounet tapi, dents claquantes, derrière le pétrin de la cuisine – l’entraînait elle aussi. Pelotonnée au coin d’un feu qu’elle ne se résignait pas à couvrir, pas plus qu’elle ne se décidait à gagner son lit qui dans son ombre verte lui paraissait hostile et froid, elle épia longuement, enveloppée d’une couverture, les chuchotements de la maison et les bruits du dehors.

Jamais, jusqu’à présent, elle n’avait craint les ténèbres ni cru aux fantômes et tout ce qui, en elle, était clarté, courage et simple logique s’opposait encore farouchement à ces croyances obscures venues du fond des âges. Mais ce qui venait de se passer n’en était pas moins inexplicable… Si Jean était venu cette nuit faire tinter la cloche de la chapelle, le fermier et ses limiers auraient trouvé au moins une trace. Or, ils n’avaient rencontré que la vieille peur de l’Invisible qui les avait rejetés, inquiets, à l’abri de leurs murs.

Une chose était certaine : un mystère enveloppait la mort de la marquise. Un mystère qui n’en était pas un pour tout le monde d’ailleurs. Même la douleur la plus cruelle ne peut expliquer les portes barricadées, excuser cette église condamnée, étouffée comme si elle recelait un terrible danger. Un mort bien-aimé cela se pleure, cela se vénère, cela s’enterre bien sûr… mais sous des fleurs. Pas sous des verrous ! Ni sous une inexplicable conspiration du silence… C’était comme si tous ici craignaient cette morte dont pourtant chacun s’accordait à proclamer qu’elle avait été douce, timide et de peu de sens…

Lorsque l’on redoute de voir ou d’entendre quelque chose, il est bien rare que l’on ne réussisse pas, effectivement, à voir ou à entendre. L’imagination stimulée par la peur crée ses propres images. Vers minuit, alors qu’elle commençait à s’assoupir, Hortense se redressa brusquement, le cœur battant la chamade… Dans la pièce voisine, celle qui avait été la chambre de la marquise, un bruit venait de se faire entendre, une sorte de long glissement étouffé par l’épaisseur de la muraille. Puis ce furent trois coups sourds, bien détachés, enfin un sifflement assez semblable à celui du vent sous une porte…

Recroquevillée dans son fauteuil, Hortense osait à peine respirer. L’absence du marquis la laissait seule à cet étage du château… Son courage naturel la poussait à prendre une chandelle et à sortir de sa chambre pour voir… Mais pour voir quoi ? D’ailleurs, la terreur la paralysait.

Elle resta là des heures, incapable de bouger, guettant des bruits qui ne revinrent pas. Ce fut seulement au chant du premier coq qu’elle réussit à se jeter sur son lit pour y sombrer enfin dans un profond sommeil.

CHAPITRE V L’OMBRE BLANCHE

Assise sur la pierre de l’âtre, un plein panier de châtaignes à côté d’elle, Godivelle épluchait ses fruits comme si elle leur en voulait personnellement. Elle ressemblait à un bourreau du Moyen Age essayant de faire avouer un patient, et arrachait les coques brunes et luisantes avec des gestes farouches. Assise en face d’elle Hortense la regardait faire et mâchonner son indignation et ses craintes. Tout en prenant le Ciel à témoin du peu de considération que les défunts montraient aux vivants, elle affirmait que les événements de la veille ne pouvaient signifier qu’une chose : un malheur allait s’abattre sur la maison avant longtemps.

— C’est un avertissement ! répétait-elle. Et ça ne peut pas être autre chose : Chapioux a refait le tour de la chapelle ce matin et il est certain, à présent, qu’il y a de la diablerie là-dessous !

— Pourquoi en est-il si sûr ?

— Oh, pour ça, il a une bonne raison. Si vous voulez faire sonner une cloche, vous tirez sur la corde, pas vrai ?… Eh bien, il n’y a pas le plus petit bout de corde là-haut. Et pas davantage de trace de quelqu’un qui serait monté par l’extérieur. Ça se verrait sur la neige et il n’en est pas tombé d’autre cette nuit. Mais Chapioux a tort de penser au Malin. Moi, je dis que c’est notre défunte maîtresse qui veut nous faire savoir quelque chose. Et comme il n’y a personne ici qui l’intéresse plus que son enfant j’ai bien peur que ça nous annonce du mauvais pour Monsieur Etienne.

Lâchant son couteau, elle se signa précipitamment puis reprit son ouvrage après avoir essuyé, du dos de la main, une larme qui roulait sur sa joue. Ne voulant pas être indiscrète, Hortense alla jusqu’à l’entonnoir de pierre où se logeait la fenêtre. De la cuisine on découvrait un autre côté du promontoire où se dressait le château. Celui qui se terminait par une sorte de falaise rocheuse tombant à pic sur le torrent… Un endroit où il était facile de quitter ce monde sans doute. Un pas, rien qu’un tout petit, et c’était l’accident mortel. Hortense tressaillit, se secoua. A quoi allait-elle penser ? Mais elle ignorait les cheminements secrets de la pensée.

— Comment est morte ma tante Marie ? demanda-t-elle, employant pour la première fois le titre familial, afin d’affirmer son droit à une réponse…

— Je vous l’ai dit : d’un accident… Où est passé Pierrounet ? Je voudrais tout de même bien qu’il aille me chercher…

Avec une agitation soudaine, Godivelle abandonna son épluchage, se dirigea vers la porte en appelant son neveu, cherchant visiblement des prétextes pour ne pas répondre à d’autres questions. Cette fois, Hortense, décidée à ne pas la laisser lui glisser entre les doigts, s’élança, lui barra le passage au moment même où elle atteignait la porte…

— Quelle sorte d’accident, Godivelle ? demanda-t-elle doucement. Pourquoi donc n’aurais-je pas le droit de savoir ?

La vieille femme leva sur elle un regard lourd de reproches.

— Ce n’est pas bien, demoiselle Hortense, de m’obliger à parler de ça. C’était si affreux !… Vous y tenez vraiment ?

— Oui. J’y tiens !

— Eh bien… Elle s’était endormie dans le fauteuil au coin de la cheminée de sa chambre et… sa robe a pris feu ! Le malheur, c’est qu’elle était seule au château. Monsieur Foulques était à Pompignac pour négocier une coupe de bois. Le petit… je veux dire Monsieur Étienne, était en campagne avec M. Garland qui cherchait des herbes. Et moi j’étais à la ferme… J’ai entendu crier et je me suis encourue… c’était trop tard ! A présent laissez-moi passer ! Il faut vraiment que je trouve Pierrounet !

Elle sortit comme on se sauve, laissant Hortense seule et un peu encombrée de son personnage. Qu’avait-elle besoin de poser tant de questions ? Elle détestait ce rôle d’inquisiteur qu’elle s’était attribué sans trop savoir pourquoi. Aussi, pourquoi tous ces mystères autour d’une mort, atroce sans doute, mais due au simple mauvais sort ? Cela donnait prise aux plus folles imaginations… Après tout, peut-être cette pauvre Marie, brutalement précipitée du sommeil dans le supplice des flammes sans avoir eu le temps d’un Miserere, n’avait-elle pas réussi à trouver le repos pour son âme ? D’où les étrangetés de la dernière nuit… Hortense se fit à elle-même la promesse de prier désormais pour elle chaque soir.

Elle n’en éprouva pas moins un vrai soulagement quand, vers midi, des bruits de voix et des sonnailles de chevaux, joints au cri de joie de Pierrounet qui jaillit comme une balle de la porte du vestibule pour dégringoler le sentier, lui apprirent que le marquis était de retour et, surtout, qu’il ramenait son fils sain et sauf. De la fenêtre du couloir sur lequel ouvrait sa chambre, Hortense assista à ce retour et vit qu’il était bien différent de ce qu’avait été le départ. D’abord parce que la voiture avait fait place à un traîneau qui, pour avoir vu le jour à la fin du siècle précédent, n’en était pas moins empreint d’une désuète élégance. Ensuite parce que le jeune fugitif, enseveli sous une épaisse couverture de fourrure, y était encadré par son père et par une dame qui riait et avait l’air de le plaisanter.

Ramassant ses jupes, Hortense se jeta dans l’escalier. Elle avait hâte de voir à quoi ressemblait cette Dauphine de Combert – ce ne pouvait être qu’elle – que Godivelle n’avait pas l’air de porter dans son cœur. La mine de la gouvernante qui se tenait au seuil dans son attitude favorite la renseigna d’ailleurs mieux qu’un long discours : cette visite ne lui faisait aucun plaisir. Pourtant, en la regardant monter vers elle, un aimable sourire aux lèvres, Hortense eut l’impression que la nouvelle venue allait lui plaire.

Comme l’avait dit Godivelle, Mlle de Combert n’était plus une jeune fille. Cela se voyait aux mèches argentées qui striaient ses épais cheveux bruns, mais il n’en était pas moins impossible de lui donner un âge. Grande et mince, elle avait la taille la plus fine que Hortense eût jamais vue et une peau d’une fraîcheur de fleur nouvelle. Son sourire à belles lèvres rouges montrait des dents blanches et bien plantées. Quant à ses yeux, noirs et brillants, ils pétillaient de malice. En résumé, c’était une bien agréable personne que Mlle de Combert, encore avantagée par une élégance naturelle et une façon de se vêtir qui ne sentait pas du tout sa province. Son manteau à pèlerine en beau drap vert mousse garni de renard roux et sa capote de velours de nuance assortie ornée d’une cascade de plumes de coq brillantes lui allaient à merveille et mettaient en valeur son teint frais.

Ayant aperçu Hortense, elle franchit presque en courant les derniers mètres du chemin et, bousculant légèrement Godivelle qui ne semblait pas disposée à lui céder le pas :

— Laissez donc un peu de place, ma bonne ! Vous bouchez la porte et cachez complètement cette jeune fille que j’ai si grand-hâte de connaître ! Songez, plutôt à faire porter un fauteuil pour rentrer Monsieur Etienne !…

Déjà, elle s’était emparée des deux mains d’Hortense dans un geste plein de spontanéité :

— Ainsi, vous êtes Hortense ? Eh bien, ma chère, vous êtes telle que je vous imaginais et cela n’arrive pas si souvent ! On m’avait bien dit que vous ressembliez à votre mère mais vous ne m’en voudrez pas, j’espère, si je dis que je vous préfère !

Fidèle aux devoirs de civilité enseignés au couvent, Hortense voulut esquisser une petite révérence mais Mlle de Combert l’en empêcha en l’embrassant sur les deux joues. Privée de parfums suaves depuis des mois – depuis la dernière fois où il lui avait été donné d’embrasser sa mère –, Hortense apprécia à sa juste valeur un parfum de rose, agréable rappel d’une civilisation qu’elle croyait bien disparue. Aussi rendit-elle spontanément baiser et sourire :

— Vous avez bien connu ma mère, Mademoiselle ?

— Appelez-moi Dauphine ! Nous serons amies. Votre mère faisait ainsi et, pour répondre à votre question, je l’ai vue naître. Je suis son aînée, vous savez ?

Hortense pensa que cela ne se voyait guère et le dit naïvement, ce qui fit rire Dauphine d’un grand rire clair et qui devait être singulièrement communicatif car Hortense faillit faire chorus.

— Vous êtes charmante, décidément ! Voyons un peu où en sont les autres !

Elle avait passé son bras sous celui d’Hortense et regardait ce qui se passait près du traîneau où Godivelle venait d’apporter une chaise. Sous les ordres du marquis, Jérôme et Pierrounet s’occupaient à sortir du véhicule, avec un grand luxe de précautions, le jeune homme dont Hortense conservait le souvenir à cette différence près qu’il semblait plus pâle encore que l’autre jour.

— Est-il si malade ? demanda-t-elle. Peut-être eût-il mieux valu ne pas le ramener si tôt ?

— Il n’est pas malade. Il a une jambe cassée. Un chasseur l’a trouvé l’autre matin au bord de la Truyère, pas loin de chez moi. Il est venu prévenir… Étienne souffrait beaucoup…

— Il souffre encore, on dirait ?…

— Il souffre surtout dans son amour-propre car il a été bien soigné par le docteur Brémont, de Chaudes-Aigues, qui est sans doute le meilleur médecin de la région. Mais quitter une maison sans esprit de retour pour courir les aventures et revenir quelques jours après en chaise à porteurs n’a rien de glorieux. Regardez notre Étienne. Il n’est vraiment pas fier de lui-même !

Son rire s’envola de nouveau mais Hortense n’y fit pas écho. Le garçon n’avait pas du tout la mine d’un aventurier déçu mais bien plutôt d’un prisonnier qui a cru tenir sa liberté et qui, repris, va réintégrer une geôle détestée.

Et Hortense pensa que l’avertissement des cloches, s’il avait réellement une cause surnaturelle, pouvait peut-être s’interpréter autrement : Étienne n’avait pas rencontré la mort mais le malheur ne s’en abattait pas moins sur lui.

En regardant approcher le cortège, elle fut frappée de la fragilité du jeune homme. Son teint avait la teinte exacte de l’ivoire et de larges cernes bleus agrandissaient encore ses yeux bleu sombre. Sa bouche gardait la tendresse de l’enfance. Il avait ôté son chapeau qui gênait ses porteurs et montrait des cheveux blonds, aussi clairs, aussi soyeux que ceux d’Hortense elle-même. Ce garçon aurait pu passer aisément pour son frère… et, envahie d’un sentiment chaleureux, elle se promit de le défendre et de l’aider.

Comme M. Garland surgissait du château en poussant de grands « hélas ! » et prenait le Ciel à témoin des angoisses que la fugue de son élève lui avait fait endurer, elle quitta le bras de Mlle de Gombert, écarta le précepteur et, le devançant, franchit les derniers mètres qui la séparaient encore de la chaise et de ses porteurs.

— Je suis Hortense, dit-elle. Votre cousine, mais que vous pouvez dès à présent considérer comme votre sœur…

Étienne leva un regard ébloui vers ce sourire, vers ces yeux dorés qui souriaient aussi, vers cette claire jeune fille qui venait à lui si simplement, si naturellement… Il voulut sourire peut-être mais n’y réussit pas. Même ses yeux s’emplirent de larmes :

— Mon Dieu… que vous êtes belle, murmura-t-il avant, d’éclater en sanglots convulsifs qui laissèrent Hortense interdite.

— Eh bien, en voilà un accueil ! gronda le marquis de Lauzargues qui suivait la chaise de son fils. En vérité, Étienne tu te comportes…

Mais déjà Mlle de Gombert s’interposait.

— Allons, Foulques, laissez ce garçon tranquille ! Il est déjà assez malheureux comme cela ! Si vous croyez que c’est amusant de devoir attendre deux mois avant de pouvoir seulement poser le pied par terre. Il a besoin de son lit… et de repos ! Cela va lui donner tout le temps de faire connaissance avec sa cousine…

Godivelle d’ailleurs prenait les choses en main, houspillant les porteurs qu’elle accusait de trop secouer le blessé et les menaçant des pires malédictions si, par leur maladresse, ils lui causaient la moindre souffrance supplémentaire. Sa rudesse vigilante, la tendresse que l’on y sentait latente établissaient un rempart entre Étienne et le mécontentement de son père, un rempart qu’elle défiait visiblement le marquis d’oser franchir. L’œil orageux, le marquis dut se contenter d’offrir à Hortense des excuses qu’elle refusa d’ailleurs :

— Un malade, un blessé, enfin quelqu’un qui souffre a tous les droits, mon oncle ! Je suis certaine que, bientôt, nous nous entendrons parfaitement, Étienne et moi.

La surprise de s’entendre donner un titre qu’on lui refusait naguère calma net la colère du marquis. Il eut même, pour la jeune fille, un de ses rares et charmants sourires :

— Auriez-vous, en mon absence, décidé de voir choses et gens d’un œil plus favorable… Hortense ?

Concession pour concession ? La jeune fille apprécia mais se garda bien d’avouer que son subit accès de diplomatie lui était dicté uniquement par le souci d’aider ce garçon malheureux et qui n’avait sans doute aucun besoin, en rentrant au logis, de se retrouver confronté à une guerre d’escarmouches. Hortense sentait, d’instinct, qu’il lui fallait composer avec le marquis si elle voulait être d’une utilité quelconque à Étienne.

— Peut-être ai-je vraiment envie de faire partie de la famille, dit-elle seulement, s’efforçant de ne pas entendre les protestations de sa conscience qui lui reprochait un mensonge aussi flagrant… Mais, puisque les loups hurlaient autour de Lauzargues, peut-être valait-il mieux, au moins pour un temps, hurler avec eux ?

Durant les quelques jours où Dauphine de Gombert séjourna au château, Hortense ne revit pas Étienne qui garda la chambre sous la double surveillance de son précepteur et de Godivelle. Mais elle n’y pensa guère tant la vie avait pris soudain un tour agréable. Dauphine était une compagne pleine de charme et d’entrain. Elle emplissait le château de sa voix claire, de son rire et d’un esprit qui, pour être parfois mordant, n’en faisait pas moins la joie d’Hortense car, grâce à lui, les mornes repas dans la grande salle avaient cessé d’être d’insupportables corvées…

En la voyant, le soir surtout, prendre place à la droite du marquis vêtue d’une jolie robe de velours vert feuille ou de dentelle noire dont elle réchauffait le décolleté d’une écharpe assortie sous laquelle brillaient l’or et les topazes d’un large collier, le visage encadré de longues boucles d’oreilles, Hortense pensait qu’il fallait somme toute peu de chose pour créer une atmosphère chaleureuse. Habituée, peut-être de longue date, à voir le marquis céder à ses désirs doucement exprimés, Dauphine n’avait eu aucune peine à obtenir de Godivelle que l’étain des chandeliers devînt aussi brillant que de l’argent, que Pierrounet allât lui cueillir autour du château des branchettes de houx ou de gui dont elle composait, avec des chardons séchés, des bouquets originaux pour orner la table…

— Bouquets du Diable ! grognait le marquis, on ne peut y toucher sans se piquer les doigts !

— Ils ne sont pas faits pour que l’on y touche mais pour être regardés. Quant au Diable, je vous rappelle qu’il brûle mais ne pique pas. Ici et en hiver, il ne faut pas se montrer trop difficile… à moins de posséder une serre. Avez-vous des serres, chez vous, Hortense ?

— Oui. Au château de Berny, mon père avait fait construire une grande serre pour faire plaisir à ma mère. Elle adorait les fleurs et n’en avait jamais assez. Surtout des roses !

— Je la comprends. Au fond, on vous a joué un très mauvais tour en vous arrachant à de si agréables demeures pour vous précipiter au fond de ce château, vénérable sans doute mais meublé de courants d’air plus que de bois précieux.

— Le couvent des Dames du Sacré-Cœur d’où je viens n’était guère plus confortable, en dépit du fait qu’il occupe l’un des plus beaux hôtels de Paris.

— Guère plus… Mais plus tout de même ! Je gage que votre bon oncle ne vous a même pas demandé si vous vous trouviez bien installée ? Vous ne changerez jamais, mon cher Foulques. Hors de votre Lauzargues point de salut ! Il est et sera toujours pour vous préférable même à un palais royal.

— C’est « ma » maison. Et pour moi cela dit tout ! Quant à ma nièce, j’ai pensé qu’elle saurait s’accommoder d’une demeure dont sa mère s’est accommodée si longtemps…

— … mais dont elle ne se serait certainement plus accommodée si Dieu avait permis qu’elle y revînt… pour notre joie !

Une chaude vague de reconnaissance envahit Hortense à cet instant. Elle sentit qu’une partie de son cœur était attirée vers cette femme aimable, humaine et compréhensive qui allait au-devant de ses regrets et s’en faisait la championne. Elle chercha une phrase capable d’exprimer ce qu’elle ressentait sans offenser le marquis mais ne la trouva pas. Mlle de Combert s’aperçut de son trouble et se leva aussitôt :

— Laissons ces messieurs, petite, et allons bavarder un moment dans ma chambre. Je me sens un peu lasse.

Soir après soir, Hortense prenait place sur une chaise basse au coin du feu, en face de Mlle de Combert qui, enveloppée d’un peignoir de belle soie ouatinée, l’interrogeait interminablement sur sa vie passée, ses parents, leurs habitudes, les fêtes qu’ils donnaient, leurs relations et même les toilettes, les bijoux de Victoire.

La jeune fille se prêtait au jeu avec une sorte de délectation. C’était agréable de revivre un peu, pour cette auditrice attentive, les jours ensoleillés d’autrefois et, surtout, de pouvoir parler sans contrainte de ceux qu’elle avait perdus. Elle se sentait alors plus proche d’eux, moins orpheline. Un soir même, elle osa poser une question qui la tourmentait inconsciemment et qui, à évoquer les derniers temps du baron et de la baronne Granier de Berny, se fit soudain présente.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Mon oncle abhorre mon père, n’est-ce pas ?

— Cela ne fait malheureusement aucun doute, ma pauvre enfant.

— Je l’ai compris. Et je le comprendrais mieux encore si c’était à cause de la mort de ma mère. Pourtant il me semble que ce n’est pas cela qu’il lui reproche le plus mais bien d’avoir été ce qu’il était : un roturier enrichi qui a osé épouser une Lauzargues ?…

— Vous n’avez pas tort, dit rêveusement Dauphine après un instant de silence. Voyez-vous, votre mère est morte pour lui à l’instant même où elle a choisi votre père. On ne tue pas une morte…

— On me dit qu’il l’aimait beaucoup pourtant. Quand on aime on ne chasse pas si facilement un être de son cœur.

— Sans doute, mais il l’aimait… trop ! De ce fait il l’aimait mal.

— Peut-on aimer trop, aimer mal ?…

— Il suffit d’aimer pour soi-même… et non pour l’autre. Mais vous êtes trop jeune encore pour comprendre tout cela, conclut Mlle de Gombert en retrouvant son ton enjoué habituel.

Un autre soir, Hortense demanda, en riant, pourquoi son amie ne veillait jamais dans la grande salle en compagnie du marquis, ce qui eût été naturel. La même scène, en effet, se reproduisait chaque soir : le souper achevé, Dauphine se levait, s’excusait avec grâce et quittait la salle suivie d’Hortense et du regard amusé de son cousin mais sans qu’il élevât jamais la moindre objection.

— Il sait bien, expliqua-t-elle à Hortense, que je ne peux souffrir ce Garland dont il est entiché. Je sais bien que c’est un puits de science et qu’il apporte une vraie passion à reconstituer l’histoire des Lauzargues. Je sais que, grâce à lui, ce pauvre Étienne aura, au moins, appris quelque chose dans sa vie et que c’est une vraie chance, surtout pour un homme aussi désargenté que mon cousin, mais je ne l’aime pas et il n’y a aucune raison pour que cela change dans l’avenir. Il a une tête à faire peur aux corbeaux !

— Mais, c’est vrai ! Un bibliothécaire cela se paie, un précepteur aussi. Comment fait mon oncle ?

— Il ne paie ni l’un ni l’autre. Le bonheur d’habiter Lauzargues et de manger la cuisine de Godivelle lui paraît un salaire tout à fait suffisant.

— Et M. Garland est d’accord ?

— Tout à fait et il l’a toujours été. Garland est un héritage du vieux marquis. Il y a plus de vingt ans, dans les débuts du siècle – ne me demandez pas l’année, je n’ai aucune mémoire des dates –, il l’a trouvé au cours d’une battue aux loups vers Auriac à moitié mort de faim et de froid. Je crois qu’il n’a jamais très bien su d’où il venait mais son nom l’a amusé… et aussi sa bosse.

— Sa… bosse ? Était-il si cruel ?

— Pas plus cruel qu’un autre, mais ce nom de Garland ne vous dit-il rien ?

— Rien du tout. Le devrait-il ?

— Décidément, soupira Mlle de Gombert, notre jolie Victoire ne vous a pas raconté grand-chose des histoires de sa famille. Quant à Godivelle, le temps a dû lui manquer sinon vous seriez déjà au fait. Eh bien, ma chère, sachez qu’au temps où les Anglais tenaient une partie de l’Auvergne durant la guerre de Cent Ans, Lauzargues était tombé par la trop grande jeunesse de son seigneur aux mains d’un routier boiteux, bossu, et méchant comme tout l’Enfer qui s’en était emparé par la trahison d’un valet. Ce bandit a gardé le château pendant quatre ou cinq ans, le temps pour le jeune Foulques de l’époque de se faire des muscles et une épée solide. Il s’était juré de tuer le misérable qui avait assassiné sa mère et l’avait obligé lui-même à fuir. Mais il n’a pas eu ce plaisir : un beau jour Bernard de Garlan a disparu sans que personne pût dire où il était passé…

— Bernard de Garlan ? C’était son nom ?

— Eh oui ! Celui-ci s’appelle Eugène et orthographie son nom avec un d mais le défunt marquis a trouvé la similitude amusante. Et plus amusante encore l’idée de ramener un Garlan au château…

— Alors que l’autre avait laissé de tels souvenirs ? Ne craignait-il pas de réveiller…

— Quoi ? Un vieux fantôme ? Le bonhomme, en tout cas, est bien inoffensif. Quant au marquis… c’était un vieillard sceptique, grand liseur de M. de Voltaire et ne croyant ni à Dieu ni au Diable.

— J’ai bien peur que mon oncle ne soit comme lui, soupira Hortense. Il ne veut pas entendre parler d’entrer dans une église.

— Oh, je sais ! Ne croyez pourtant pas qu’il soit athée mais au moment de la mort tragique de votre tante il s’est querellé gravement avec l’abbé Queyrol, l’ancien curé du village qui desservait aussi le château. Je ne saurais même pas vous dire pourquoi. Avec un homme aussi orgueilleux, la moindre chose déchaîne la tempête. De là son abstention… et la chapelle condamnée. Mais, ajouta-t-elle en retrouvant le sourire qu’elle avait perdu un instant, je ne désespère pas de l’amener un jour ou l’autre à composition. Je le connais depuis si longtemps !

— Ah, j’en serais si heureuse ! s’écria Hortense, sincère. En attendant, je voudrais tant pouvoir aller entendre la messe demain.

— C’est vrai. Vous êtes toute fraîche émoulue de votre couvent et la messe est encore la grande affaire pour vous. Elle a moins d’importance dans nos montagnes, tout au moins l’hiver quand la neige rend les chemins de l’église difficiles. Mais puisque j’ai là mon traîneau, nous irons l’entendre ensemble…

Une impulsion de joie jeta Hortense à son cou et les deux femmes s’embrassèrent chaleureusement.

— Vrai, dit Dauphine, amusée par l’impétuosité d’Hortense, c’est chose aisée que vous faire plaisir ! A présent, allez dormir. Je vais donner ordre que l’on attelle pour neuf heures…

La porte de la chambre de Mlle de Gombert ouvrait près de l’escalier. En sortant, le sourire aux lèvres, Hortense heurta presque Godivelle qui, un plateau garni dans les mains, descendait du second étage :

— Est-ce que mon cousin ne va pas bien ? demanda Hortense, désignant les assiettes à peine entamées. Godivelle haussa les épaules :

— Il ne va pas plus mal. Mais c’est le diable pour le faire manger. Comment voulez-vous qu’il reprenne des forces s’il refuse de se nourrir.

— Il doit s’ennuyer là-haut ! Est-ce que je ne pourrais pas le voir ?

— Non, pas encore. Il ne veut voir personne… Mais vous me semblez bien gaie, vous, ce soir ?

— C’est parce que Mlle de Gombert va m’emmener à la messe demain matin. Oh, Godivelle, je crois que vous la connaissez mal. C’est une femme merveilleuse ! Si intelligente, si bonne !…

Les petits yeux noirs de la vieille femme s’arrondirent d’une stupeur d’où l’indignation n’était pas absente. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais changea d’avis et la referma brusquement, à la manière d’une truite qui vient de gober une mouche, et se contenta de marquer sa désapprobation par un haussement d’épaules que Hortense jugea beaucoup plus vexant qu’un long discours.

— Je vous souhaite la bonne nuit, demoiselle Hortense ! marmotta Godivelle en reprenant sa descente de l’escalier dont l’axe de pierre la déroba aussitôt à la vue de la jeune fille. Haussant les épaules à son tour mais tout de même un peu moins contente qu’à l’instant précédent, celle-ci traversa le couloir et regagna sa chambre en pensant, pour se consoler de sa défaite, qu’il fallait accorder à l’âge le privilège de l’entêtement. D’autant que, dans l’aversion de Godivelle, si fort attachée à son maître, il devait entrer une bonne dose de jalousie…

Mais, le lendemain, tandis que, sous un soleil pâle aux rayons diffus, le traîneau glissait doucement sur le manteau immaculé de la campagne avec un froissement soyeux et une divine absence de cahots, Hortense avait complètement oublié Godivelle et ses préventions. Là-haut, sur la butte, la cloche du village appelait les fidèles à l’office divin et son tintement pur résonnait joyeux dans l’air vif et serein de ce matin d’hiver. Bien au chaud sous la couverture de fourrure qui embaumait la rose, Hortense respirait avec délices cet air frais qui lui rougissait les joues et le nez…

Comme beaucoup de ses semblables en terre cantalienne, le village de Lauzargues n’aurait eu droit, n’étaient la petite église romane et le four banal élevés en bordure du « coudert » communal[11], qu’au titre de hameau par comparaison avec les bourgs des pays de plaine : seules, quelques longues maisons sous leurs toits de chaume ou de lauzes à double pente qui abritaient aussi bien le logis du maître que son étable, sa fenière et sa grange, le composaient. La plus grande, la plus bruyante aussi était l’auberge où les hommes aimaient à se retrouver l’ouvrage terminé. Mais si le cœur même du village était de peu d’étendue, il prenait une certaine importance du fait des « écarts », fermes isolées ou hameaux qui dépendaient de lui. Jusqu’à la grande Révolution, ainsi que Mlle de Combert l’expliqua à sa jeune compagne, non sans de nombreux soupirs de regret, les seigneurs des lieux, maîtres de tout le pays, avaient connu, sinon la grande richesse, du moins une large aisance dont les fastes n’étaient plus que souvenirs et dont s’aigrissait un peu plus chaque jour l’humeur du marquis.

— Pourtant, les Lauzargues n’ont point émigré et on ne leur voulait aucun mal, par ici. Mais les gens sont ce qu’ils sont et l’idée d’être désormais seuls maîtres sur leur lopin de terre n’était point de celles que l’on refuse. Du grand domaine, il n’est plus resté que le château et la ferme que tient Chapioux. Tout comme chez moi, à Combert : je ne suis plus maîtresse que de la maison de mes parents et de la métairie attenante…

— Votre fermier s’appelle François, n’est-ce pas ? C’est lui qui est venu chercher mon oncle l’autre matin ?

— Vous l’avez remarqué ? fit Dauphine surprise. Pourtant on ne remarque guère ces gens-là, généralement !

— Oh… cela tient à ce qu’il m’a regardée et saluée comme si… oui comme s’il me connaissait.

Mlle de Combert se mit à rire.

— Disons qu’il vous « reconnaissait ». Il faudra vous habituer, Hortense, à l’étonnement de ceux qui vous rencontrent pour la première fois. A la nuance des yeux près, vous êtes le vivant portrait de votre mère…

— Et votre fermier la connaissait ?

— Tout le pays la connaissait, voyons ! Et tout le pays en était fier. Je ne voudrais pas avoir l’air de vous faire des compliments indirects… mais elle était vraiment ravissante et je crois bien que tous les garçons en étaient amoureux. C’est aussi simple que cela… A présent préparez-vous à subir d’autres regards curieux, ma chère, car nous arrivons.

Le traîneau s’arrêtait en effet devant l’église qui jetait au vent sa dernière volée de cloches. La sensation causée parmi les fidèles qui entraient fut très vive. A défaut de comprendre le patois local, Hortense n’en saisissait pas moins au passage le nom de Lauzargues plusieurs fois répété et sur un ton d’étonnement général compréhensible en toutes langues.

Tout de suite un petit groupe se forma autour de l’attelage : hommes en longues blouses noires portées sur les vêtements de laine mais qui gardaient les beaux plis nets du dernier repassage, le grand chapeau noir enfoncé sur la tête et le parapluie bleu en bandoulière ; femmes en robes, tabliers – on disait devantiers – et châles noirs pour la plupart, devantiers bleus et châles de couleur vive pour les jeunes mais toutes auréolées de leurs coiffes du dimanche, une sorte de hennin de dentelle ou de fine toile suivant la fortune de celle qui la portait. Tout ce monde et ce qu’il avait de plus âgé surtout regardait Hortense avec cette expression de surprise admirative à laquelle on lui disait de s’habituer.

Tenue sous le bras par la main ferme de Dauphine, elle remonta l’allée centrale de la nef. Il y avait déjà du monde et leur entrée ne passa pas plus inaperçue que leur arrivée. Comme au-dehors, les têtes se tournaient puis se penchaient les unes vers les autres et un léger chuchotement se levait.

Tous ces regards, tous ces murmures gênaient la jeune fille qui aurait voulu s’installer discrètement dans l’un ou l’autre des bancs qui offraient des places libres. Mais sa compagne l’entendait tout autrement. Elle alla droit au banc seigneurial occupé d’ailleurs par deux femmes d’un certain âge mais dont la richesse des costumes annonçait des paysannes cossues. Le regard glacé de Mlle de Gombert tomba de toute sa hauteur :

— Place, maîtresse Vidal ! Place à Mademoiselle de Lauzargues !

Un profond silence s’abattit sur l’assistance en dépit du fait que le prêtre en habits sacerdotaux sortait de la sacristie. Groupée autour de l’harmonium, la chorale en oubliait totalement d’entonner le Veni Creator… Au supplice, Hortense ne savait plus où se mettre et commençait à regretter d’avoir tellement insisté pour entendre la messe. Ce ne fut qu’un instant mais qui lui parut durer des siècles. Droite, impérieuse, Dauphine de Gombert attendait, l’œil rivé aux deux femmes qui n’osaient pas la regarder. L’une après l’autre elles se levèrent, glissèrent hors du banc découvrant, sculptées dans le dossier de bois, les armes des Lauzargues.

— Asseyons-nous ! murmura Dauphine qui, redevenue toute grâce, avait offert aux deux femmes expulsées son plus rayonnant sourire en guise de consolation.

Mais, au moment de s’asseoir, elle vit le prêtre, un jeune homme qui, son ciboire à la main, semblait changé en statue, et plongea aussitôt dans une profonde révérence, immédiatement imitée par Hortense. La chorale alors retrouva ses esprits et sa voix. Le prêtre monta à l’autel et l’office divin put enfin commencer…

Cette messe dont elle avait attendu tant de bien n’en fit aucun à Hortense parce qu’elle ne réussit pas à y accrocher son âme. Elle avait trop conscience de tous ces regards fixés sur elle, de tous ces chuchotements qui n’étaient pas des prières. L’ombre discrète d’un pilier, l’abri d’un capuchon lui eussent beaucoup mieux convenu que ce pilori seigneurial où Dauphine l’avait délibérément clouée. Elle se contenta donc des répons habituels et examina cette église inconnue.

Elle était plus grande qu’il n’y paraissait de l’extérieur, et très vieille. Elle avait dû naître quelques centaines d’années plus tôt sous la main d’habiles tailleurs de pierres car ses voûtes, ses arcatures, ses piliers et ses colonnettes étaient de pur style roman. Les chapiteaux aussi, qui coiffaient les piliers, mais si certains offraient une luxuriance de feuillages, d’emblèmes et de figures d’anges ou de diables ou, plus simplement, de petites gens occupées aux travaux des champs, d’autres n’étaient qu’ébauchés comme si le temps avait manqué à l’artiste.

La rage des émeutiers de la Révolution avait épargné le sanctuaire de la planèze. Il avait conservé ses statues, ses vitraux mêmes qui faisaient chanter la lumière. Celui du centre représentait la scène fameuse où saint Martin, patron de l’église, en grand uniforme de soldat romain, partage son manteau rouge pour en donner la moitié à un vieillard pieds nus et en guenilles qui semble grelotter sous la bise. La scène était touchante et les couleurs en étaient si belles que Hortense resta de longues minutes en contemplation. Sans sa compagne, elle eût même oublié de s’agenouiller sous la bénédiction du prêtre…

Celui-ci, d’ailleurs, gagnait sa sacristie en trois enjambées pour y déposer ciboire et ornements et revenait encore plus vite pour constater avec une visible satisfaction que les deux occupantes du banc étaient toujours là.

Mlle de Combert avait pensé, en effet, qu’il serait courtois de saluer le curé de Lauzargues, et plus agréable pour Hortense de laisser s’écouler la foule des fidèles. Toutes deux se levèrent donc en le voyant se diriger vers elles.

C’était un tout jeune homme, mince et fluet, qui semblait aussi peu fait que possible pour les rudesses d’une paroisse montagnarde. Ses yeux gris étaient ceux, candides et confiants, d’un bon chien et ses gestes, nerveux et saccadés, gardaient des maladresses d’enfance. Il n’y avait certainement pas des années que la tonsure marquait d’une blanche hostie la calotte soigneusement peignée de ses cheveux bruns.

— Je… je suis l’abbé Juste Queyrol, le neveu de l’ancien desservant, commença-t-il d’une voix que l’émotion faisait bégayer légèrement. C’est un… grand… grand honneur de vous accueillir aujourd’hui dans la mai… maison du Seigneur… mesdames. Mais c’est… aussi… une vraie surprise…

— Pourquoi donc ? dit Mlle de Combert que l’embarras du petit prêtre amusait visiblement.

— Je n’ai… jamais entendu dire que… le… le marquis eût une… une fille ? Alors…

— J’ai à m’accuser d’un petit mensonge, reprit-elle avec ce sourire qu’elle savait rendre irrésistible. Mademoiselle Hortense Granier de Berny n’est que la nièce du marquis, la fille de sa jeune sœur Victoire, mais elle n’en est pas moins la demoiselle du château de Lauzargues et c’était la seule façon de lui faire rendre la place qui est la sienne. D’ailleurs, personne, ici, ne l’appellera autrement…

L’abbé Queyrol bredouilla ensuite quelques mots indistincts mais d’où Hortense, grandement soulagée, réussit à démêler qu’il aurait plutôt tendance à approuver les dires de Mlle de Combert.

— Il est grand temps, finit-il par articuler clairement, encouragé par les hochements de tête approbateurs de Dauphine, il est grand temps que choses et gens reprennent leur place. Dieu nous a donné, en Charles X, un roi qui se veut le premier serviteur de l’Église, et nous ne pouvons que remercier le Seigneur d’un cœur unanime pour ces bonnes dispositions. A ce propos…

Il rougit soudain jusqu’aux cheveux. Il avait à dire, de toute évidence, quelque chose de difficile. Pour l’encourager, Dauphine répéta :

— A ce propos ?

— Je… oui ! A ce propos je suis… heureux de l’occasion qui m’est donnée d’approcher, enfin, quelqu’un du château. Les gens espèrent de tout leur cœur pouvoir bientôt reprendre le chemin de la chapelle Saint-Christophe pour le pèlerinage d’antan. Ils ne comprennent pas que Monsieur le Marquis s’obstine à garder fermé et même barricadé, interdit à toute prière, le sanctuaire du saint protecteur des voyages et des errants. Ils disent que les chemins ne sont plus sûrs depuis que la chapelle est fermée.

Il lâcha un gros soupir, traduisant ainsi le soulagement qu’il éprouvait à s’être délivré de son message. Mais Mlle de Combert avait froncé le sourcil :

— Allons donc, Monsieur le Curé ! Fit-elle. Vous me la baillez belle. Les gens d’ici savent bien que la chapelle ne tient plus debout et que le marquis mon cousin est beaucoup trop pauvre pour pouvoir la restaurer. Ce que c’est que priver les gens de leurs terres et de leurs moyens d’existence !…

— Certains, ici, ne demanderaient pas mieux que d’offrir leur obole…

Mlle de Combert se mit à rire.

— Une obole ? Au marquis ? Vous sentez-vous le courage, Monsieur le Curé, d’aller la lui offrir ? Je ne suis pas certaine que votre soutane soit assez imposante pour vous protéger de sa colère. Une « charité » de ses anciens paysans ? Comme à un mendiant ?…

— Ne déformez pas ma pensée, ni celle de mes ouailles, Mademoiselle ! Cet argent ne serait pas pour lui mais pour saint Christophe, gémit l’abbé prêt à pleurer.

— La chapelle a toujours été considérée comme celle du château. Elle appartient aux Lauzargues…

— La maison de Dieu n’appartient qu’à Dieu !… Et nous avons eu tant d’espoir l’autre nuit, en entendant sonner de nouveau la cloche des « perdus » !

— La cloche ? Vous avez entendu sonner la cloche ?

— Aussi clairement que je vous entends, Mademoiselle !

— Vous avez rêvé ! C’est impossible !

— Je l’ai entendue aussi, intervint Hortense, et Godivelle et tous ceux du château et de la ferme. C’était le soir où mon oncle était parti pour se rendre chez vous !… Ne perdez pas espoir, Monsieur le Curé. Je vous promets d’intercéder auprès de mon oncle, de tout faire pour que la chapelle revive…

— Nous en reparlerons plus tard. Venez, nous sommes déjà en retard !… coupa Mlle de Gombert avec agitation.

Laissant à peine à Hortense le temps de saluer l’abbé Queyrol et de tremper sa main dans le bénitier, elle l’entraîna au-dehors. Mais elles n’eurent pas non plus celui d’atteindre le traîneau. Une petite femme vêtue de noir qui se tenait assise sur le banc du porche se dressa devant elles, une petite femme sans âge dont les mains tremblaient en se posant sur le bras d’Hortense et dont les joues étaient inondées de larmes.

— Ma petite demoiselle ! Fit-elle, riant et pleurant tout à la fois. Ma petite demoiselle Victoire ! C’est donc bien vrai que vous êtes revenue ? Oh, le Seigneur est bien bon qui permet que je vous revoie…

Elle s’accrochait à la jeune fille comme celui qui a une grâce à demander s’accroche à la statue d’un saint. Touchée par ces larmes, ce visage qui lui semblait curieusement familier, Hortense aurait voulu parler à cette femme dont le costume et surtout le châle noir posé sur la tête et d’où dépassait à peine la toile tuyautée de la coiffe lui rappelait Mère Madeleine-Sophie. Mais déjà Dauphine s’interposait…

— Ce n’est pas Mademoiselle Victoire, ma bonne femme, c’est sa fille. Vous êtes victime d’une ressemblance…

— Non. C’est Victoire… c’est ma petite Victoire. Oh, je l’aimais tant. Et elle m’aimait elle aussi…

Elle refusait de lâcher prise et Hortense n’osait pas lui demander qui elle était. Mais déjà Jérôme avait quitté son siège et s’emparait de la femme en noir, l’arrachant à Hortense sans trop de douceur…

— Allons, la mère ! Ça suffit comme ça ! Laissez la demoiselle tranquille ! Puisqu’on vous dit que c’est pas votre pouponne !

Le mot entra comme une vrille dans l’esprit de la jeune fille qui, impulsivement, se jeta en avant, obligeant le cocher à lâcher prise

— Laissez-la !

— Mais… not’demoiselle, cette femme vous importune. Elle est à moitié folle et plus collante qu’un gluau…

— Ne vous occupez pas de ça ! Que venez-vous de dire ?

— Est-ce que cette femme était la nourrice de ma mère ?

— Oui, fit une voix grave que Hortense avait déjà appris à reconnaître. C’est Sigolène qui a nourri votre mère de son lait.

Jean de la Nuit venait de surgir derrière la femme qu’il abritait à présent de sa haute taille et de son bras passé autour de ses épaules. Une grande cape de berger l’enveloppait. D’un seul coup, par sa seule présence, il fit paraître plus petits les participants de la scène. Mais Hortense ne s’en aperçut même pas. Elle ne voyait plus que le groupe étrange formé par ce garçon en qui s’incarnait la force et par cette femme fragile qui pleurait, le visage contre la poitrine du meneur de loups.

— La sœur de Godivelle, n’est-ce pas ?

— Godivelle n’a plus de sœur depuis longtemps… exactement depuis que le marquis de Lauzargues le lui a interdit. Celle-ci c’est Sigolène l’abandonnée, Sigolène la réprouvée…

— Mais pourquoi ? Est-ce parce qu’elle a gardé le souvenir de ma mère ?

— Non. Parce qu’elle m’a servi de mère à moi, quand la mienne est morte. Elle n’a pas permis que je sois abandonné au froid, à la faim, aux loups qui n’avaient pas encore appris à me connaître, ou encore aux bohémiens. Alors le marquis l’a chassée… Quant à toi, le Jérôme, si tu oses encore porter la main sur elle comme tu viens de le faire, il vaudra mieux pour toi éviter les bois trop noirs et les fourrés trop épais. Tu es fait de mauvaise viande… mais les loups ne sont pas difficiles !

Comme l’autre nuit, le cocher reculait sous le geste menaçant de Jean. Il se sauva même vers l’église, disparut un instant puis revint, agitant dans la direction de son ennemi sa main trempée d’eau bénite.

— Maudit, Maudit ! Trois fois maudit !… Tu brûleras en enfer jusqu’à la consommation des siècles.

— J’y serai en bonne compagnie alors ! Il ne doit pas y avoir beaucoup de Lauzargues qui manquent à l’appel. Et, en un sens, ce sera justice !

Ayant salué Hortense et Mlle de Gombert, Jean de la Nuit tenant toujours sa mère adoptive sous l’abri de sa cape s’éloignait en direction de deux femmes qui, sous l’auvent du four banal, avaient suivi la scène sans oser y participer, quand Hortense ramassant ses jupes s’élança et rattrapa le groupe qu’elle arrêta.

— Je veux l’embrasser ! S’écria-t-elle.

Puis, se penchant, elle posa ses lèvres sur la joue humide de Sigolène : « Je serai toujours Victoire pour vous… mais pour vous seule ! Et je viendrai vous voir. »

— Je ne crois pas qu’on vous le permettrait, Mademoiselle, dit Jean. Et je crois savoir que vous avez déjà suffisamment d’ennuis comme cela !… Mais que Dieu bénisse votre cœur généreux !

Après avoir confié Sigolène aux deux femmes, il disparut à l’angle d’une maison avec cette agilité et cette prestesse qui n’appartenaient qu’à lui. Et, comme à chacune de leurs précédentes rencontres, Hortense éprouva l’impression de solitude et d’abandon qui devenait habituelle. Elle revint lentement vers le traîneau dans lequel Mlle de Combert avait repris place et dont un Jérôme hargneux lui souleva la couverture pour lui permettre de se réinstaller.

Le traîneau partit en silence. Dauphine s’était contentée, quand Hortense était revenue, d’un regard un peu appuyé et d’un demi-sourire. Pour sa part, Hortense n’éprouvait aucune envie de parler, préférant s’enfermer dans des pensées qui erraient dans une sorte de brouillard de plus en plus épais. Ce fut seulement quand on eut atteint le bas du versant qu’elle murmura, comme pour elle-même, traduisant tout haut sa pensée :

— Pourquoi chasser une femme au cœur généreux qui prend soin d’un enfant orphelin et abandonné ?…

Le silence reprit mais un silence d’une qualité différente que Hortense respecta. Mlle de Combert, visiblement, réfléchissait…

— Parce que, dit-elle enfin, ce garçon était déjà, à la mort de sa mère, ce qu’il est devenu tout à fait : un gaillard éclatant de santé, un superbe poulain ombrageux que les filles ne peuvent s’empêcher de regarder tandis que l’enfant mis au monde par la pauvre Marie de Lauzargues un an avant cette mort était frêle, chétif et sujet aux convulsions, ce qui entretenait chez mon cousin une fureur latente.

— N’est ce pas un sentiment bien mesquin de la part d’un homme qui se veut un esprit éclairé ?

— L’éclairage de l’esprit n’a pas grand-chose à voir en pareil cas, ma chère enfant. Votre oncle a toujours détesté ce Jean sans nom. Peut-être parce qu’il aurait tellement voulu en être fier.

— Fier ? Comment cela ?

— Oh, c’est fort simple, parce que le vrai Lauzargues c’est ce meneur de loups. Il est le fils du marquis. Son fils bâtard mais son fils tout de même et les deux hommes se haïssent faute de pouvoir s’aimer.

— Son fils ! répéta Hortense abasourdie. Ce n’est pas possible !

— Pourquoi donc ? Cela se faisait beaucoup jadis. Aux temps féodaux, le bâtard était élevé avec les autres garçons, aussi bien ou aussi mal. On n’avait jamais assez d’hommes pour la défense des châteaux. Et quelquefois c’était le préféré car la mère, toujours belle, avait été choisie, aimée souvent, non imposée par l’exigence de la fortune ou le désir d’agrandir les terres…

— Voulez-vous dire que le marquis n’a pas aimé la mère de Jean ?…

— Il n’a jamais aimé que votre mère, sa propre sœur ! Mais Catherine Bruel était la plus jolie fille du village. Il l’a voulue, il l’a prise… et puis il l’a abandonnée. Rien que de très normal, au fond, ajouta Mlle de Combert avec une désinvolture qui choqua Hortense, avant de reprendre sur le même ton léger : « Racontez-moi donc à présent cette histoire de cloche. »

Mais Hortense n’avait pas envie de raconter. A cet instant elle aimait moins cette femme qui la tenait captive de son charme depuis plusieurs jours.

— Il n’y a pas grand-chose à dire, fit-elle. La cloche de la chapelle s’est mise à sonner en pleine nuit et personne n’a pu trouver ce qui la faisait sonner. C’est tout !

— Comment, c’est tout ?

Apparemment, on ne se débarrassait pas si facilement de Dauphine de Combert quand elle voulait savoir quelque chose. Hortense néanmoins tint bon.

— Je ne peux rien vous dire de plus. Interrogez Godivelle !

— Interroger Godivelle ? Autant essayer de tirer des confidences d’un mur… Y a-t-il d’ailleurs quelque chose qu’elle pourrait m’apprendre et que vous ne puissiez dire ?

— Je ne sais pas. Tout ce que je peux ajouter c’est que tous ceux qui ont entendu la cloche pensent la même chose : c’est un avertissement de l’au-delà. Plus précisément… de feue la marquise ma tante…

— La marquise ?…

A la surprise de sa jeune compagne, Dauphine ne dit plus rien et tourna la tête comme si le paysage enneigé avait pris soudain pour elle une extrême importance. Le large bord de sa capote de velours déroba son visage et Hortense ne vit plus qu’une cascade brillante de plumes de coq mordorées. On arriva au château sans qu’aucune autre parole eût été échangée mais la jeune fille ne put s’empêcher de remarquer la mine préoccupée de Mlle de Combert au moment où elle s’engouffrait dans le vestibule.

Toujours en silence, elles secouèrent de concert leurs bottines enneigées mais personne ne vint les aider à se débarrasser de leur manteaux que l’on remplaçait immédiatement par des châles de laine douce, ou de cachemire quand on en avait les moyens. Godivelle, qui se chargeait toujours de ce rite, ne parut pas et pas davantage Pierrounet. Mlle de Combert marmotta quelque chose où il était question de « château de la Belle au Bois Dormant » et commençait à monter l’escalier quand Godivelle en surgit.

Cette fois encore elle portait un plateau où rien n’avait été touché mais la pauvre femme avait perdu toute sérénité et pleurait sans retenue, reniflant à s’éclater le nez et libérant de temps en temps une main pour s’essuyer les yeux à sa manche. On n’eut pas le temps de la questionner. Regardant les deux femmes de ses yeux rougis pleins de colère et de chagrin, elle leur jeta :

— Il ne mange rien, vous entendez ? Rien !… Il se laisse mourir de faim… Mon petit ! Mon pauvre petit !…

L’instant suivant elle avait disparu dans les profondeurs de la cuisine dont la porte claqua derrière elle. Interdites, les deux femmes se regardèrent mais, très vite, Mlle de Combert choisit l’emportement :

— Il ne nous manquait plus que cela ! Godivelle a des états d’âme. Et mon cousin qui n’est pas là !

— Mon oncle est sorti ?

— Oui. Il a choisi un dimanche pour se rendre à Faverolles pour je ne sais quelle affaire. Comme s’il ne ferait pas mieux de se soucier de ce qui se passe ici et de mettre enfin ce gamin au pas !

Tout son beau calme avait disparu. Elle criait presque en s’élançant dans l’escalier pour gagner sa chambre. Une minute plus tard une seconde porte claquait. Hortense, alors, décida que l’intérêt le plus immédiat se situait à la cuisine et s’y précipita.

La tête dans ses bras auprès du plateau abandonné, Godivelle pleurait à gros sanglots gémissants, oubliant totalement de prêter attention au quartier de mouton qui rôtissait dans la cheminée et commençait à brûler. Il fallait que Godivelle fût bien désespérée pour ne pas même sentir l’odeur. Elle semblait avoir tout oublié des contingences terrestres pour s’abîmer dans une douleur apparemment sans fond.

Sachant qu’elle finirait par en sortir et que son goût du travail bien fait reprenant le dessus la précipiterait dans une autre sorte de désespoir, Hortense alla donner un demi-tour à la broche. Puis revint près de la vieille femme sur l’épaule de qui elle posa une main aussi légère que possible :

— Ne croyez-vous pas qu’il faudrait me dire ce qui se passe ici, ma bonne Godivelle ?…

Un mouvement furieux des épaules lui répondit comme si l’on voulait rejeter sa main mais elle ne l’ôta pas.

— Parlez-moi, Godivelle, je vous en prie ! Je suis votre amie… et je voudrais tant être celle de mon cousin. Je voudrais tant l’aider…

Godivelle releva brusquement un visage tuméfié par les larmes :

— Vous êtes l’amie de l’autre malgré ce que je vous ai dit ! Vous ne pouvez pas être la mienne ! fit-elle avec rudesse.

— Mais c’est vrai, je vous le jure. Mlle de Gombert m’est apparue comme une personne agréable… aimable et gaie. J’avoue qu’elle m’a fait du bien mais, à présent, je ne sais plus très bien. Je crains qu’elle n’ait plus d’esprit que de cœur…

Brusquement, la vieille femme s’arrêta de pleurer et considéra Hortense d’un œil inquisiteur…

— Il s’est passé quelque chose au village ?

— Oui. Mais surtout j’ai appris quelque chose.

— Quoi ?

— J’ai peur de ne pas avoir le temps d’en parler…

Par la porte laissée ouverte on pouvait entendre un pas léger qui descendait l’escalier. Godivelle, alors, réalisa que son rôti était en train de brûler sur l’autre côté et se jeta dessus, ce qui causa un vacarme suffisant pour étouffer ses paroles.

— Essayez de descendre me rejoindre cette nuit, demoiselle, quand tout le monde sera couché. Là, au moins, nous serons tranquilles.

Hortense approuva d’un battement de paupières et, pour se donner une contenance qui ne sentit pas trop la conspiration, elle alla prendre une pomme dans un panier que l’on venait d’apporter du fruitier et mordit dedans à l’instant même où Mlle de Combert faisait son entrée. Elle huma l’air ambiant et sourit :

— C’est bien la première fois que vous laissez brûler quelque chose, Godivelle ?

— Pour faire la cuisine il faut avoir la tête claire et la mienne est toute tourneboulée…

— Il ne faut pas vous tourmenter ainsi. Étienne a toujours été capricieux. Mais je vous promets de parler sérieusement à Monsieur le Marquis, ce soir.

Elle débordait de bonnes intentions, ayant visiblement retrouvé son calme et son enjouement. Durant le repas qui suivit, ce fut elle qui fit tous les frais de la conversation, parlant d’abondance du printemps qui allait bientôt venir, de la beauté que revêtait alors le pays et de l’agrément qu’il y avait à retrouver un semblant de vie de société grâce aux foires, et surtout aux fêtes des saints locaux qui déplaçaient beaucoup de monde et à l’occasion desquelles, en faisant ses affaires, on renouait relation avec des amis. Elle évoqua la fête des Brandons qui a lieu le premier dimanche de Carême et au cours de laquelle les plus jeunes mariés de l’année allument un feu sous un mannequin de paille avant d’aller manger des « bugnes » ou des « guenilles ». Et aussi la récolte des gentianes qui, aux beaux jours, mobilise les hommes vigoureux spécialistes de l’arrachage des immenses racines tordues comme des serpents blonds. Et aussi la grande procession des Pénitents de Chaudes-Aigues le vendredi saint. Et les feux de la Saint-Jean. Et les belles foires de la Margeride voisine. Et une foule d’autres occasions de s’amuser qui semblaient un peu dérisoires dans ce château des solitudes assiégé par la neige et les soucis.

— Vous avez commencé par le plus mauvais, dit-elle à une Hortense qui, l’appétit coupé par sa pomme et l’esprit ailleurs, ne mangeait pas. Vous aurez de bien agréables surprises surtout si mon cousin consent, comme il l’a promis, à mettre un terme à son isolement. Et puis vous viendrez souvent à Combert où vous aurez plus de chances qu’ici de rencontrer des gens aimables…

Elle se tut soudain sans que la jeune fille parût s’en apercevoir. Les yeux dorés d’Hortense s’étaient attachés au bouquet rustique placé au centre de la table et ne le quittaient plus.

— Vous ne m’écoutez pas, se plaignit Mlle de Combert.

Hortense tressaillit.

— Pardonnez-moi, chère Dauphine. Je serai très heureuse de connaître votre maison mais j’avoue que je n’ai guère l’esprit aux fêtes. Je voudrais tant savoir pourquoi mon cousin Etienne refuse de se nourrir alors que son état de blessé exigerait au contraire une nourriture saine et réconfortante…

Contre toute attente, ce fut Eugène Garland qui prit la parole :

— Il est difficile, sinon impossible, de savoir ce que contient l’esprit d’un garçon qui non seulement ne mange pas mais ne parle pas.

— Il ne dit rien, vraiment rien ?

— Une phrase seulement. Quand Godivelle apporte un repas, il dit qu’il n’a pas faim. A toutes ses objurgations il ne répond rien, se contente de boire un peu d’eau et ferme les yeux quand elle insiste, comme s’il s’endormait… Il est déjà très faible…

La pendule de sa chambre marquait onze heures quand Hortense, enveloppée d’une robe de chambre bleue, un châle sur les épaules et un bougeoir à la main, sortit précautionneusement de chez elle. Le couloir était obscur. Plus aucun rai de lumière ne se montrait sous les portes. Tout le monde dormait apparemment, même le marquis rentré fort tard et de fort méchante humeur. Il avait soupé hâtivement au coin du feu de la grande salle en la seule compagnie de Mlle de Combert qui lui parlait bas mais de manière fort pressante.

En descendant l’escalier, la jeune fille était un peu inquiète. Étant donné l’heure avancée, Godivelle ne l’attendait peut-être plus. Le lourd travail qu’elle accomplissait au long de la journée aurait fatigué une femme plus jeune. Elle devait dormir à présent…

Mais Godivelle ne dormait pas. Assise sur l’un des bancs de l’âtre, près du feu qu’elle n’avait pas encore couvert, elle filait le chanvre à l’aide d’une quenouille qui lui avait été offerte jadis par son défunt époux au temps de leurs accordailles, comme le voulait la coutume, et qui était une œuvre d’art. La hampe de frêne s’épanouissait en une sorte de cage faite de brins d’osier tressés et peints qui représentaient des étoiles bleues et des feuilles vertes assemblées autour d’un cœur. Hortense s’arrêta sur le seuil, frappée par la beauté du tableau qu’elle découvrait. Avec sa quenouille étoilée, son devancier bleu, sa haute coiffe blanche et le reflet doré du feu sur son visage et sur ses mains, Godivelle ressemblait à quelque fée rustique occupée d’un charme. Un charme dont la jeune fille demeura un instant prisonnière mais qu’il lui fallut bien rompre.

Elle vint, sans bruit, s’asseoir sur la pierre de l’âtre aux pieds de la vieille femme, et toutes deux demeurèrent un moment en silence. Un silence qui les apaisait avant le choc indispensable des paroles. Seul le feu faisait entendre ses doux crépitements…

Godivelle posa sa quenouille, se leva, prit un petit pot de grès posé près du feu, emplit un bol du lait qu’il contenait et offrit le tout à Hortense après y avoir ajouté un peu de miel. Et comme Hortense voulait refuser, elle insista :

— Buvez ! Vous veillez tard, ce soir, et les couloirs de ce château sont froids. Enfin, le miel adoucit le cœur…

— Mon cœur a-t-il donc besoin d’être adouci ?…

— Il ne l’est jamais trop pour accueillir un enfant malheureux…

— C’est d’Étienne que vous voulez me parler ?

— Oui. Peut-être que je ne devrais pas mais, depuis qu’il est revenu, je pense, je prie et j’essaie de trouver le bon chemin. Le bon chemin il passe par vous, demoiselle, mais pour qu’il puisse le prendre il faut que je vous dise des choses.

Un instant elle garda le silence, ramassa sa quenouille, son fuseau, et reprit son ouvrage tandis que Hortense, respectant sa volonté, buvait son lait à petites gorgées.

— Ne prenez pas en mal ce que je vais dire, demoiselle Hortense, parce que de tout ça vous êtes bien innocente. L’autre jour, je vous ai dit qu’il s’était enfui à cause de vous. A présent, je dis que s’il se laisse périr faute de nourriture c’est encore à cause de vous…

— De moi ? Mais…

— Chut ! Les portes sont fermées mais les voix résonnent et au-dessus de cette cheminée il y a celle de Monsieur le Marquis. Essayez de m’écouter sans bruit et que Dieu me pardonne de trahir le maître que j’ai nourri de mon lait. Lorsque l’on a appris, ici, la mort terrible de vos malheureux parents…

— Un instant, Godivelle ! chuchota Hortense. Comment l’avez-vous apprise ?

— Je ne sais trop. Je crois que Monsieur Foulques a reçu une lettre, ou alors c’est la demoiselle de Combert, qui a des amis à Paris où il lui arrive de se rendre, qui a prévenu. Toujours est-il que votre oncle a tout de suite demandé, par son notaire, que votre tutelle lui soit confiée en tant que votre seul parent proche. Mais votre père avait trop d’importance, surtout pour les affaires du royaume qui ne vont pas si bien, dit-on, et la chose n’a pas été possible. C’est un tas de gens qui sont vos tuteurs mais vous avez tout de même été confiée à votre oncle, ce qui est normal. Vous êtes trop jeune pour vivre seule et sans protection…

Godivelle prit deux ou trois respirations. Il était rare qu’elle prononçât un si long discours et encore n’était-il pas terminé. A nouveau elle avait abandonné son ouvrage et, comme elle détournait la tête, Hortense comprit que le plus difficile restait à dire. D’autant que la vieille femme fit le signe de la croix avant de continuer :

— C’est dur à dire pour une vieille femme comme moi, et surtout parce que j’aime Monsieur Foulques. Je l’ai toujours aimé… quoi qu’il fasse. Mais en demandant votre tutelle, il espérait pouvoir gérer aussi votre fortune. Bien sûr, il reçoit une belle pension pour vous, une pension qui va permettre d’arranger un peu la maison…

— Je peux écrire et demander que l’on restaure Lauzargues.

Godivelle ouvrit de grands yeux :

— Vous êtes assez riche pour ça ?

— Je crois, oui… et plus encore peut-être…

— Il doit le savoir. Et comme la pension ne lui suffit pas, il a décidé que vous épouseriez votre cousin.

— Que je…

— Oui. Devenue comtesse de Lauzargues, c’est votre époux qui sera investi de vos droits et de vos biens mais vous devinez sans peine qui en disposerait en réalité.

Une boule se noua dans la gorge d’Hortense envahie d’une peine amère. En dépit de ses préventions, de ses craintes, il lui restait tout de même au fond du cœur l’espoir d’une arrière-pensée affectueuse du marquis, l’espoir que, privé à jamais d’une sœur qu’il avait aimée, il chercherait, sans peut-être se l’avouer à lui-même, à renouer par-delà la mort les liens rompus, à retrouver un reflet de celle qui n’était plus… Mais seule la fortune laissée par les deux victimes de la nuit de décembre l’intéressait. Il méprisait, haïssait le banquier, mais l’argent qu’il avait acquis, cela, non, il ne le méprisait pas.

Voyant une larme glisser sur le visage levé vers elle, Godivelle prit dans sa poche un grand mouchoir à carreaux et l’essuya avec une douceur infinie :

— Je vous fais peine, demoiselle Hortense, et j’en ai le cœur bien lourd. Mais lui aussi là-haut il a le cœur lourd, cet enfant que j’ai élevé. Il n’a pas réussi à fuir alors il pense qu’il ne lui reste que la mort.

— Mais pourquoi ?

— Pour vous libérer… Pour que vous ne soyez pas obligée de l’épouser.

— Personne ne peut m’obliger à épouser quelqu’un.

— Oh si ! Le marquis n’a pas votre tutelle pour l’argent, mais il n’en demeure pas moins votre plus proche parent. Vous ne pouvez vous marier sans son consentement et il a parfaitement le droit de vous imposer un mariage honorable si le Roi est d’accord ! Mais n’ayez pas peur. Vous n’aurez pas à épouser mon pauvre Étienne. Bientôt il nous aura quittés…

— Mais c’est monstrueux ! Mais c’est abominable !…

Godivelle haussa les épaules, philosophe :

— Ça a toujours été comme ça, chez nous et partout ailleurs dans le pays. Le chef de famille a tous les droits et les filles n’ont que celui d’obéir.

Hortense alla d’elle-même reprendre un peu de lait, un peu de miel. Il lui fallait le réconfort d’une chaleur coulant en elle tant elle avait l’impression que son cœur se glaçait. C’était comme un piège qui se refermait et elle en avait conscience. Pourtant elle n’arrivait pas à y croire tout à fait…

— Mais enfin, Godivelle, pourquoi mon cousin qui ne me connaît pas se sacrifierait-il pour me libérer ? C’est une chose que l’on peut faire peut-être par amour… par grand amour même : donner sa vie pour quelqu’un…

— Il y a plus de colère que d’amour dans sa volonté de se périr. Il ne veut pas que son père ait raison. Il ne veut pas qu’il gagne cette partie-là. Il… il le hait !

— Il le hait et il en a peur, n’est-ce pas ? Je l’ai vu dans ses yeux tandis qu’il s’enfuyait. Pourquoi ?…

Godivelle se leva, prit le buffadou pour activer la rougeur des braises qu’elle se mit ensuite à couvrir de cendres pour que le feu reste à couver jusqu’au moment de le ranimer, le jour revenu.

— J’ai assez parlé pour ce soir, demoiselle. Il fallait que vous sachiez tout cela mais, à ce que vous demandez là, je ne peux pas répondre. Le secret d’Étienne n’est pas le mien. S’il juge bon de vous le dire…

— Pourquoi le ferait-il ? Il ne veut même pas me voir.

— Il vous a vue. Et on peut peut-être l’obliger. Si vous pouviez lui parler, qui sait s’il n’écouterait pas ?…

A son tour, Hortense s’était levée. Elle avait besoin d’être seule à présent pour penser à tout cela. Et puis elle en voulait un peu à Godivelle de ne pas tout lui dire car – et de cela elle était tout à fait persuadée – la vieille femme savait à quoi s’en tenir sur les sentiments d’Étienne envers son père. Remettant son châle sur ses épaules, elle se dirigea vers la porte mais s’arrêta, la main sur le loquet.

— Avec tout cela je ne vous ai pas parlé de ma visite au village, ce matin. J’ai rencontré votre sœur.

Le saisissement fut si complet que la pelle à cendres échappa à Godivelle et retomba sur les dalles du sol avec un bruit d’apocalypse.

— Sigolène ? Vous avez vu Sigolène ? Comment ? Que s’est-il passé ? Lui avez-vous parlé ?…

— Je vous dirai cela demain, Godivelle. Pour l’instant j’ai sommeil et j’ai hâte de retrouver mon lit. Bonne nuit Godivelle.

La porte se referma doucement sur la déception de la vieille femme qui n’osa pas courir après Hortense quelque envie qu’elle en eût. La jeune fille éprouva une sorte de satisfaction cruelle à la laisser ainsi sur sa faim, car elle aussi était déçue. Elle avait espéré apprendre cette nuit tous les secrets de Lauzargues : elle n’avait recueilli qu’un appel au secours et, si elle pouvait comprendre l’angoisse de Godivelle devant l’agonie volontaire d’Étienne, elle lui en voulait un peu de l’avoir mise à ce point dans la confidence. De l’avoir, en quelque sorte, faite juge et arbitre du sort d’un jeune homme hier encore ignoré. Étienne ne voulait pas l’épouser, par grandeur d’âme semblait-il, mais elle-même n’avait pas la moindre envie d’épouser son cousin, fût-ce pour le sauver. C’était trop lui demander. Beaucoup trop ! N’était-ce pas cela qu’en effet on venait de lui demander d’une manière détournée ?…

Protégeant de sa main la flamme de sa chandelle qu’elle avait reprise sur la maie de la cuisine, elle remonta doucement, lentement l’escalier de pierre. Ses pas ne faisaient aucun bruit et la lumière tremblante éclairait son visage beaucoup plus qu’il n’éclairait l’escalier mais elle connaissait suffisamment les aîtres, à présent, pour ne pas trébucher. Le silence était oppressant. C’était comme si le château pesait sur les minces épaules de la jeune fille de tout le poids de ses pierres, et Hortense hâta le pas, pressée de retrouver l’asile vert de sa chambre.

Mais, comme elle débouchait dans la galerie, un courant d’air l’enveloppa de son tourbillon glacé et souffla sa chandelle. C’est alors qu’elle la vit…

A quelques pas d’elle une forme blanche, imprécise, mais qui semblait sécréter sa propre lumière, voletait doucement à ras du sol. C’était comme une nuée claire où se retrouvait pourtant la forme d’une femme en robe ample. Il était impossible de distinguer un visage, le moindre trait mais, en dépit de la clarté émise par l’apparition, il se dégageait d’elle une écrasante impression de tristesse et d’angoisse…

Plaquée contre le mur, Hortense laissa échapper sa chandelle inutile. Le fantôme venait vers elle. Dans un instant il serait sur elle. Une terreur folle s’empara de la jeune fille qui, dans un effort désespéré, réussit à retrouver sa voix. Le cri d’épouvante s’enfla, monta jusqu’au plafond, résonna dans toute la maison. Une porte s’ouvrit en face d’Hortense et le marquis de Lauzargues, une robe de chambre hâtivement jetée sur sa chemise, surgit, silhouette noire sur le fond clair d’une chambre. D’une chambre qui n’était pas la sienne mais dans laquelle Hortense terrifiée s’engouffra. Ce fut seulement quand elle se trouva en face de Mlle de Combert, assise sur le lit à moitié nue, qu’elle comprit. Elle venait de déranger deux amants.

Le dégoût qu’elle éprouva fut plus fort que la peur. Bousculant son oncle qui revenait, elle se jeta hors de la chambre, atteignit sa porte et se précipita vers son lit qu’elle ne put atteindre. Avec un petit gémissement, elle glissa à terre, évanouie…

CHAPITRE VI ÉTIENNE

Mlle de Gombert quitta Lauzargues le lendemain matin et le bruit de son départ tira Hortense du profond sommeil où elle avait trouvé refuge. Il faisait grand jour et cependant la jeune fille eut peine à ouvrir les yeux. Elle se sentait la tête lourde avec, dans la bouche, un goût amer qui lui donna quelque peine à retrouver le fil de ses idées.

La mémoire lui revint quand elle tourna la tête. Sur sa table de chevet, un flacon de sels d’ammoniaque voisinait avec une tasse vide. Elle revit la terrible scène de la veille, la forme blanche qui errait dans la galerie et l’apparition tellement stupéfiante du marquis sortant du lit de sa cousine. Elle se souvint de Godivelle penchée sur elle, de l’odeur piquante du flacon qui l’avait fait éternuer, et puis du bien-être qu’elle avait éprouvé après qu’une fois couchée on lui eut donné à boire une tisane sucrée au goût douceâtre. Elle avait senti son corps se détendre dans la tiédeur du lit puis perdre toute pesanteur, tandis qu’une douce torpeur l’entraînait insensiblement au fond du sommeil…

La pendule de sa chambre marquait dix heures mais Hortense n’avait aucune envie de se lever ni de quitter l’abri soyeux de son baldaquin vert. Il lui semblait que, dès l’instant où elle mettrait le pied à terre, toutes les choses étranges qui lui étaient arrivées la veille, tous les tracas qui en avaient résulté allaient de nouveau se jeter sur elle pour la tourmenter, comme ces Lilliputiens dans les aventures de Gulliver qu’elle avait lues au Sacré-Cœur. Le lit était un merveilleux refuge… D’autant que la seule idée de se retrouver en face du marquis et de sa maîtresse lui donnait mal au cœur et qu’elle ne voyait pas bien comment elle pourrait faire face à une telle situation…

En entrant avec une tasse de café et des tartines, Godivelle vint mettre fin à ses hésitations. Après avoir demandé comment Hortense se sentait et lui avoir déposé son plateau sur les genoux, la gouvernante tira une chaise et s’assit près du lit avec la mine de quelqu’un qui vient d’éprouver une véritable satisfaction.

— La demoiselle de Combert rentre chez elle ! Fit-elle presque joyeusement. Elle dit que la neige commence à fondre et que si elle ne veut pas rentrer à pied il faut que l’on ramène bien vite le traîneau à Combert. Jérôme la conduit et ramènera la voiture qu’il a laissée là-bas.

— Je l’ai entendue partir. C’est même cela qui m’a réveillée.

— Bon débarras ! s’écria la gouvernante avec plus de franchise que de politesse… Ah ! j’allais oublier. Elle vous fait ses adieux et plein d’amitiés. Elle espère que vous irez bientôt passer quelques jours dans sa maison.

— Pourquoi n’est-elle pas venue me le dire elle-même ?

Le ton un peu raide d’Hortense éveilla la curiosité de Godivelle dont les petits yeux noirs se rétrécirent encore.

— Elle a dit comme ça qu’elle ne voulait pas que l’on vous réveille après la secousse que vous avez eue cette nuit. Au fait… pourquoi donc que vous avez crié comme ça en remontant chez vous ?

— Est-ce que vous ne le savez pas ?

— Ma foi… non.

L’hésitation, pour imperceptible qu’elle eût été, n’échappa pas à Hortense.

— Allons, Godivelle, vous ne me ferez pas croire que vous ignorez ce qui se passe, la nuit dans les couloirs du château ?… que vous ne l’avez jamais vue ? Et ne me regardez pas comme ça ! Je vous parle de la Dame blanche… du fantôme !

La vieille femme parut s’affaisser, se dissoudre. Un instant Hortense vit la terreur dans ses yeux, mais elle se hâta de les cacher dans ses deux mains.

— Que Dieu et tous les saints du vieux pays nous protègent, gémit-elle. C’était hier, 9 mars, le jour anniversaire de son trépas, et la pauvre âme est venue réclamer… comme chaque année… la messe qu’on ne dit pas pour elle !

Cette fois Godivelle pleurait, à petit bruit pourtant comme si elle craignait d’être entendue, mais les sanglots secouaient ses épaules sous la robe noire comme la mer par gros temps. Hortense quitta son lit et vint se pencher sur elle, l’entourant de son bras.

— Si ce n’est que cela, ne vous désolez pas. Nous irons au village demander à l’abbé Queyrol de dire quelques messes et l’âme de ma tante retrouvera la paix…

Mais Godivelle ne voulait pas être consolée et secouait désespérément la tête.

— Ça… ça ne suffira pas ! Il y a eu… la cloche… et à présent… l’apparition ! L’enfant va mourir… l’enfant va mourir ! Oh, mon Dieu, protégez-nous de votre colère ! Je savais bien que… cette maison était maudite !…

Hortense se redressa, chaussa ses pantoufles et enfila sa robe de chambre pour aller ranimer le feu qui commençait à pâlir. La glace au-dessus de la cheminée, piquée et tachée par le temps, lui renvoya une image charmante mais un peu floue qui lui arracha une grimace craintive. Avec ses vêtements blancs et les longs cheveux de soie claire qui enveloppaient ses épaules, elle offrait une sorte de ressemblance avec l’ombre blanche de la veille. Vivement elle se baissa, remit quelques bûches, tisonna et revint vers Godivelle qui continuait à pleurer dans ses mains.

— Avez-vous essayé de porter un repas chez mon cousin ce matin ? demanda-t-elle.

Godivelle fit signe que non mais entreprit de sortir de son chagrin. C’est-à-dire qu’elle tira son mouchoir pour essuyer ses yeux et se moucher.

— A le voir, je perds courage, balbutia-t-elle. Je crois… que je finirai… par ne plus oser monter !

— Ce n’est pas le moment de vous décourager. Il faut faire quelque chose. Allez préparer un plateau. Pendant ce temps je fais ma toilette et je m’habille. C’est moi qui vais lui monter son repas et si le marquis…

— Votre oncle est parti lui aussi !

— Avec… elle ?

— Non. Il a fait seller une mule et il est parti voir son notaire à Saint-Flour. Il reviendra demain… Oh, demoiselle Hortense, vous voulez vraiment essayer de ?…

— Il faut tout essayer ! Je crois que nous n’avons pas le choix ! Allez vite !… Et que Dieu nous aide !

Dans un geste d’effusion presque juvénile, Godivelle saisit la main d’Hortense et la baisa avant de disparaître dans un grand mouvement de jupe noire, de jupon blanc et de devancier bleu. Hortense se mit à sa toilette sans plus attendre, emportée par le grand élan généreux qui succédait à sa nuit de cauchemar. L’avenir était peut-être sombre mais la première chose qui importait était tout de même de sauver Étienne. Un seul fantôme suffisait au château…

Vingt minutes plus tard, suivie de Godivelle qui avait tenu à monter le plateau pour elle, la jeune fille frappait à la porte de son cousin. Elle le savait seul. Eugène Garland était descendu à la demande de la gouvernante, sous prétexte d’apporter son linge en vue de la grande lessive qui se préparait. Une fois en bas, on l’avait mis au courant et installé devant un bol de café supplémentaire pour lui faire prendre patience.

Hortense crut entendre qu’on lui disait d’entrer mais la voix était si faible qu’elle pouvait aussi bien n’exister que dans son imagination.

— Entrez ! lui souffla Godivelle en mettant son plateau dans les mains de la jeune fille puis en ouvrant la porte devant elle. A l’exception d’une chandelle brûlant sur la table de chevet, la chambre était obscure car on n’avait pas tiré les grands rideaux de tapisserie qui pendaient devant la fenêtre. Mais plus obscure encore était l’alcôve délimitée par des rideaux assortis. L’atmosphère lourde, confinée, glaciale était sinistre. C’était aussi celle d’une chambre de malade avec les odeurs aigres d’un corps mal portant se mêlant à celle de la chandelle brûlée. Il faisait froid enfin car le feu était éteint.

Hortense hésita, impressionnée comme si elle se trouvait au seuil d’un tombeau. La mort était déjà embusquée dans ces ombres denses où se perdaient les poutres du plafond. Devinant ce qu’elle éprouvait, Godivelle entra devant elle, alla tirer les rideaux de la fenêtre et se précipita vers la cheminée pour rallumer le feu.

Au bruit qu’elle fit en pelletant le trop-plein de cendres, une voix faible mais impérieuse sortit de sous les rideaux du lit :

— Je ne veux pas que l’on rallume ce feu !…

Du fond de la cheminée où elle entassait en hâte des brindilles et des pommes de pin sous des fagots légers, Godivelle protesta :

— Comptez pas sur la vieille Godivelle pour vous aider à vous détruire, Monsieur Étienne ! C’est pas chrétien ce que vous faites parce que votre vie c’est un don du Bon Dieu et elle ne vous appartient pas !

— Elle n’intéresse personne, pas même moi… Et dès l’instant où elle peut être une entrave pour quelqu’un d’autre, j’ai le droit d’en disposer.

Du malade, caché par ses rideaux, Hortense ne voyait qu’une main maigre posée, inerte, sur le drap. Les derniers mots emportèrent son ultime hésitation. Elle fit un pas de façon à voir et à être vue.

— Qui vous demande quelque chose ? fit-elle.

La surprise se traduisit chez Étienne par une plainte où entraient de la colère et de l’angoisse, une plainte qui ressemblait à un appel au secours :

— Godivelle ! Pourquoi l’as-tu laissée entrer ?

— C’est moi qui le lui ai demandé, dit calmement Hortense en s’approchant à toucher le lit. Ne croyez-vous pas, mon cousin, qu’il est grand temps, pour nous, d’avoir un entretien ?

Elle se contraignait à garder un ton normal, à cacher à ce malheureux garçon la pitié qui la bouleversait. Il était si pâle et semblait si fragile au fond de ce vaste lit trop grand pour sa silhouette émaciée ! L’inanition creusait son visage, révélant la charpente osseuse, accentuant les grands cernes bleus qui avaient si fort frappé Hortense lorsqu’on avait ramené le jeune homme. Ses cheveux blonds dont on ne semblait guère prendre soin lui faisaient sur l’oreiller une espèce d’auréole qui était déjà celle du martyre.

Pour se donner une contenance, Hortense attira du pied un tabouret et y posa le plateau non sans s’être assurée que tout y était encore bien chaud. Étienne, en effet, ne répondait pas. Il regardait cette jeune fille aussi blonde que lui-même mais si belle, si vivante !… Cette jeune fille dont il avait conservé l’image, entrevue un court instant sur fond de neige, comme un dernier joli souvenir qu’il voulait emporter avec lui. Et voilà qu’à l’instant où il commençait à s’enfoncer dans le crépuscule de la vie qui s’éteint, elle surgissait devant lui avec plus d’éclat encore que l’autre jour, avec, surtout, le désir visible d’engager un combat qu’il ne se sentait pas capable de soutenir.

— Faites-moi la grâce… de me pardonner, ma cousine… si je vous parais discourtois et même… incivil. Mais j’ai à peine la force de parler et un entretien…

— Je parlerai donc seule. J’espère qu’au moins vous aurez la force de m’écouter.

Elle atténua de son plus chaud sourire l’ironie de la phrase qui pouvait paraître cruelle s’adressant à un moribond. Puis, attirant une chaise auprès du lit, elle s’installa de façon à voir le jeune homme bien en face.

— Vous n’ignorez pas, je pense, la raison pour laquelle je suis venue habiter votre maison ? J’ai perdu, en une nuit, tout ce que j’aimais en ce monde. Et, en venant ici, chez le frère de ma mère, J’espérais tout de même, en dépit d’une longue brouille, retrouver un foyer et peut-être réussir à gagner un peu d’affection, un semblant de tendresse qui feraient ma solitude moins dure. J’ai vite compris que j’avais peu d’attachement à attendre de mon oncle. La mort de ma pauvre maman n’a pas suffi, apparemment, à faire fondre sa rancune…

— Il ne pardonne jamais rien, murmura Étienne.

— Il est comme il est. On ne peut espérer le changer. Mais en apprenant que j’avais un cousin de mon âge, j’ai pensé que, n’ayant plus ni père ni mère. J’aurais au moins le frère que je n’ai jamais eu. Pourtant, à peine suis-je arrivée que vous vous enfuyez.

— Mais… je…

— Laissez-moi parler, s’il vous plaît ! Non seulement vous vous enfuyez mais votre escapade n’ayant pas réussi, vous choisissez de vous enfuir… d’une autre manière. Alors je suis venue vous demander pourquoi vous me détestez à ce point ?

— Vous n’imaginez pas… cela ?

— Et quoi d’autre puisque vous ne supportez même pas l’idée de vivre sous le même toit que moi ? Puisque vous préférez la mort à ma présence ?…

— Ce n’est pas cela… mais vous ne pouvez pas comprendre…

Il y eut un court silence, peuplé seulement par la tempête que Godivelle déchaînait dans la cheminée avec son buffadou. Étienne avait caché sa figure dans ses mains… Comprenant qu’il ne souhaitait peut-être pas en dire plus devant Godivelle et que, d’autre part, la vieille femme faisait sans doute durer un peu le rallumage de la cheminée pour en entendre davantage, Hortense alla la prier tout bas de la laisser seule. Le feu d’ailleurs flambait haut et clair à présent et la chambre redevenait humaine.

Godivelle fit signe qu’elle avait compris et disparut, refermant la porte assez fort pour qu’Étienne la sût partie. Hortense alors revint vers son cousin et, repoussant la chaise, s’assit sans façons sur le bord du lit.

— Vous vous trompez ! Je sais beaucoup de choses déjà parce que Godivelle sait beaucoup de choses. Et ce qu’elle ne sait pas, elle le devine. Vous avez voulu partir et, à présent, vous voulez mourir parce que je suis riche et que votre père, mon oncle, veut nous marier afin de s’assurer que ma fortune ne quittera pas la famille. Je me trompe ?

Les deux mains glissèrent d’un seul coup du visage d’Étienne. Mais s’il fut surpris, il n’en montra rien de plus.

— Non, dit-il seulement.

— Au moins vous êtes franc. J’espère que vous allez continuer à l’être… Ainsi vous n’hésitez pas un instant, alors que je viens de connaître le chagrin, à m’accabler d’un autre malheur, peut-être pire que le premier ? Vous êtes en train de vous suicider – le mot vous fait peur ? Il faut pourtant regarder la vérité en face. Vous êtes en train d’accomplir le péché majeur, celui pour lequel il n’y a pas de pardon et, qui plus est, vous êtes en train de m’en faire supporter la responsabilité !

— En aucune manière. Je vous libère au contraire…

— Vous me libérez avec la joyeuse idée que, si je n’avais pas perdu mes parents ou si je n’existais pas, vous vivriez encore ici, heureux et insouciant ? Drôle de libération !

— Je n’ai jamais été heureux ni insouciant. Mon père a fait de ma vie un enfer. Et je vous supplie de croire que ce n’est pas depuis votre arrivée que je cherche à lui échapper, ainsi qu’à ce Garland sournois dont il a fait mon geôlier. Alors laissez-moi à mon destin sans plus vous en soucier !

La colère, accumulée peut-être depuis longtemps, rendait des forces à Étienne et même ramenait une légère rougeur à ses joues creuses. Mais c’était une bonne colère, une colère qui ressemblait à de la vie, et Hortense pensa qu’il fallait s’en servir.

— Non, je ne vous laisserai pas, parce que, quoi que vous puissiez dire, je me reprocherais votre mort toute ma vie ! Oh, Étienne, je vous en supplie, ne me chargez pas d’un tel poids, n’empoisonnez pas définitivement ma vie à moi ! Vivez !

— Vous me reprochez comme une faute majeure de vouloir mourir mais n’en est-ce pas une, selon vous, que haïr son père et lui souhaiter tout le malheur du monde ?

— Sans doute… Je crois pourtant que c’est moins grave. Pourquoi le haïssez-vous si fort ?

— Parce qu’il a tué ma mère…

Cette fois, ce fut le silence. Hortense écoutait en elle-même la résonance des mots terribles. C’était comme un gouffre ouvert subitement devant elle avec de trop noires profondeurs pour qu’elle eût le courage de se pencher dessus et de les scruter. Elle voulut, au contraire, essayer d’en repousser l’horreur et murmura :

— On m’a parlé d’un accident, cependant…

— Il l’a voulu ainsi mais je sais, moi, que ce n’en était pas un.

— Mais vous n’étiez pas là au moment où…

— Je le sais quand même !… Ne me demandez pas pourquoi. Je vous dirai seulement ceci : un fantôme ne hante une maison que s’il a eu à se plaindre des habitants. C’était hier l’anniversaire.

— Vous… vous l’avez déjà vu ?

— Oui. Et vous aussi n’est-ce pas ? C’est vous que j’ai entendue crier cette nuit ?…

Le regard bleu du jeune homme transperçait Hortense qui, mal à l’aise en face de ces yeux qui semblaient connaître déjà les secrets de l’au-delà, se leva et alla tendre ses mains froides à la cheminée.

— Nous nous égarons, soupira-t-elle. La haine que vous éprouvez pour votre père est une chose. Que vous vouliez me charger d’un crime même involontaire en est une autre. Je vous demande… Je vous supplie de renoncer à votre affreux projet ! Je vous supplie de vivre… pour que je puisse encore dormir…

Les larmes avaient jailli de ses yeux qu’elles faisaient briller comme de l’or pur. Etienne ne disait rien. Il la contemplait, avec un émerveillement qu’il ne songeait pas à cacher puisqu’elle ne le regardait pas.

— Par pitié, Étienne… vivez !

Il resta un moment silencieux, la contemplant avec une espèce de désespoir. Elle était la vie même et jamais sans doute la vie ne lui était apparue aussi belle. D’une toute petite voix, une voix d’enfant mouillée de larmes, elle répéta :

— Par pitié…

— Soit ! soupira-t-il enfin. Mais alors fuyez puisque je ne puis le faire.

La stupeur sécha les larmes d’Hortense qui se retourna

— Fuir ?… Mais où voulez-vous que j’aille ?

— Chez vous, bien sûr ! N’avez-vous pas une maison… et même plusieurs à ce que l’on m’a dit ?

— Elles me sont bien inutiles… J’ai été confiée à votre père par ordre du Roi et, surtout, de la duchesse d’Angoulême. Ils ont l’intention de veiller à ce que leurs ordres soient respectés. Si je rentre à Paris, ils peuvent parfaitement me faire ramener ici entre deux gendarmes. Cela… ne me tente guère !…

— Il faudrait vous cacher !

— Où ? Chez qui ? Croyez-vous que je n’y aie pas encore songé ? J’ai pensé à repartir dès l’instant où je suis entrée ici. Mais personne ne m’accueillerait… pas même mon cher couvent du Sacré-Cœur qui pourrait en pâtir. Madame en est la protectrice et il ne fait pas bon lui déplaire. En outre, l’occasion serait trop belle de saisir mes biens puisque je serais alors entrée en rébellion…

— Vous pourriez aller chez notre grand-tante de Mirefleur à Clermont. Je suis certain qu’elle vous accueillerait à bras ouverts…

— Quand la diligence s’est arrêtée à Clermont, j’ai voulu la voir, mais elle était allée passer l’hiver chez sa fille en Avignon.

— Elle reviendra.

— Avec le printemps, comme les hirondelles ? Eh bien, il faut l’espérer ! En attendant, ne voulez-vous pas me faire plaisir et goûter enfin à ces bonnes choses que la pauvre Godivelle se tue à vous cuisiner et à hisser jusqu’ici ?

Elle avait posé le plateau près du jeune homme sur le lit et, après s’être assurée qu’il était encore chaud, versait du lait dans une tasse, y ajoutait du miel. Étienne la regardait faire et l’espérance glissait peu à peu dans le cœur de la jeune fille puisqu’il ne rejetait pas immédiatement son offre. Quand elle lui présenta la tasse il eut, néanmoins, un geste de refus.

— Il y a une chose à laquelle vous pourriez penser, dit-elle avec un sourire, c’est que pour se marier il faut être deux. Et votre père ne peut pas m’obliger à dire oui…

— Vous ne le connaissez pas !

— Peut-être… mais il ne me connaît pas non plus. Et tenez ! Je vous propose un marché : vous consentez enfin à vous nourrir, à vous soigner et je lutterai vaillamment pour notre liberté. Même, je vous promets d’essayer d’aller rejoindre Mme de Mirefleur quand les beaux jours reviendront. Je veux bien admettre que vous n’avez pas regardé dehors depuis plusieurs jours, ajouta-t-elle, mais, sincèrement, -cousin, ce n’est guère charitable de me demander de fuir, par un temps pareil !

Brusquement, Etienne se mit à rire. Oh, un rire bien faible, qui ne faisait pas beaucoup de bruit mais un rire tout de même. Hortense sentit son cœur s’envoler de joie. Par-dessus le plateau, le jeune homme chercha sa main :

— Nous serons alliés ?… Vraiment ?

Hortense garda un instant entre les siennes cette main à peine tiède et dont les longs doigts semblaient si fragiles.

— Plus qu’alliés, Étienne ! Nous serons amis… nous serons frère et sœur ! Sur la mémoire de ma pauvre maman je vous le jure.

— Alors… Je veux bien essayer de manger un peu…

S’efforçant de modérer l’enthousiasme qui la soulevait et qui risquait de lui donner des gestes brusques, Hortense entreprit de nourrir Étienne. Aidé par elle, il but une tasse de lait, et mangea doucement quelques bouchées d’une brioche que Godivelle avait cuite dès le matin et dont Hortense lui avait beurré deux tranches. Mais son estomac rétréci ne supportait plus de grandes quantités et il refusa bientôt…

— Ne m’en veuillez pas, fit-il avec un sourire timide, mais je crois que ça ne passe plus…

— C’est déjà magnifique ! Après l’épreuve que vous venez de vous imposer il faut manger peu et souvent !

— Êtes-vous donc médecin, ma cousine ?

— Bien sûr que non ! Mais durant le dernier hiver nous avions recueilli, au Sacré-Cœur, une pauvre femme mourant de faim qui s’était traînée jusqu’à notre porte. Cette pauvre femme n’avait pas mangé depuis plusieurs jours et c’est ainsi que la sœur infirmière a procédé avec elle. A présent, je crois qu’il faut vous reposer un peu. Je… je crains de vous avoir fatigué…

— Non… Vous m’avez fait du bien au contraire. S’il vous plaît, envoyez-moi Godivelle ! J’aimerais qu’elle m’aide à faire un peu de toilette. Je ne voudrais pas… être un malade trop répugnant !

— Je vous l’envoie tout de suite ! Elle va être si heureuse !

Enlevant son plateau, Hortense voltigea vers la porte plus qu’elle n’y alla. Du fond des courtines de tapisserie la voix d’Étienne, déjà un peu moins faible, lui parvint encore.

— Vous reviendrez me voir encore… ma cousine ?

— Autant que vous voudrez ! Je m’installe à votre chevet si vous le souhaitez. A une seule condition !

— Laquelle ?

— Que vous vous souveniez que je m’appelle Hortense !

Le retour d’Hortense à la cuisine avec son pot à lait aux trois quarts vide et sa brioche entamée prit les couleurs du triomphe. Godivelle l’embrassa sur les deux joues puis se jeta à genoux près de son lit pour remercier Dieu, la Vierge et tous les saints de sa connaissance d’avoir fait plier la volonté suicidaire d’Étienne. Pour sa part, M. Garland qui, jusqu’à l’entrée de la jeune fille, rêvait mélancoliquement devant son bol vide, lui exprima sa gratitude en termes choisis puis demanda :

— Pensez-vous que je puisse à présent retourner à mes travaux qui n’avancent guère ? Depuis des semaines, Monsieur le Marquis m’avait enjoint de quitter son fils le moins possible sous peine d’encourir son mécontentement. Il craignait d’abord qu’il ne prît la fuite – ce qui malheureusement s’est passé –, puis qu’il commette un acte… irréfléchi. C’était très éprouvant pour moi.

— Je crois sincèrement que vous pouvez prendre quelques vacances, dit Hortense gaiement. Nous suffirons tout à fait, Godivelle et moi. A propos, Godivelle, mon cousin vous réclame. Il voudrait que vous l’aidiez à faire un peu de toilette.

— J’y vais ! J’y vais tout de suite !…

Tandis que la gouvernante, armée d’eau chaude et de serviettes propres, partait pour le second étage comme elle fût partie pour le Paradis, immédiatement suivie par Garland, Hortense s’aperçut qu’elle avait faim. Il était trop tard pour déjeuner. L’heure du repas de la mi-journée était déjà presque arrivée, car l’horloge de la cuisine sonnait onze heures. Or, apparemment, Godivelle avait oublié de préparer le repas. Il y avait bien une potée sur le feu mais elle était loin d’être cuite, ainsi que le constata la jeune fille en allant soulever le couvercle et en plongeant une grande fourchette à l’intérieur.

Incapable d’attendre plus longtemps, elle alla ouvrir le buffet, en sortit un gros morceau de fromage de Cantal dont elle se coupa une tranche, préleva une part de la brioche qui restait et alla s’installer dans le canton, posant ses pieds sur l’un des hauts landiers de fer noir. Avec un soupir d’aise elle entama son rustique repas, y prenant un plaisir plus vif peut-être que s’il se fût agi du plat le plus savant. Simplement parce qu’elle avait le cœur content et qu’elle se trouvait bien, assise à ce foyer qu’elle avait tant de mal à considérer comme sien. La danse joyeuse des flammes réjouissait ses yeux tandis que la douce chaleur envahissait ses jupons…

Godivelle la retrouva là, dévorant sa brioche et son fromage avec un contentement trop évident pour lui plaire. Elle poussa les hauts cris, prit le Ciel à témoin des épreuves que lui infligeait quotidiennement une maison où plus personne n’était sain d’esprit et où les demoiselles nobles s’installaient dans les cendres de l’âtre pour manger à la manière des filles de ferme. Elle interrompit son discours afin d’appeler Pierrounet pour l’envoyer mettre le couvert dans la grande salle, mais Hortense coupa court à ce flot de paroles et d’imprécations en déclarant qu’on n’avait plus le temps pour les cérémonies de la grande salle, qu’il fallait surtout s’occuper de préparer beaucoup de petits repas légers pour Étienne et que d’ailleurs et en tout état de cause, il ne pouvait plus être question pour elle d’aller se geler les pieds dans la salle quand le marquis était absent.

— Nous prendrons tous nos repas ici. Mon cousin préférera cela de beaucoup quand il pourra descendre. Quant à Monsieur Garland on peut voir, rien qu’à sa mine, qu’il se trouve bien mieux ici…

— Mais si Monsieur Foulques l’apprend ?

— En ce cas, je dirai que je l’ai voulu. Allons, Godivelle, ne pouvez-vous me faire ce petit plaisir ?

— Après ce que vous venez de faire pour nous, demoiselle Hortense, vous pouvez demander tout ce que vous voulez à la vieille Godivelle, même de se jeter à l’eau pour vous. Mais tout de même vous n’allez pas prendre vos repas avec Jérôme et Pierrounet ?

— Vous les ferez manger avant ou après nous, voilà tout ! D’ailleurs le marquis ne s’absente pas si souvent et quand il n’est pas là Jérôme n’y est pas non plus. Aujourd’hui est une exception…

Hortense avait réussi sa petite épreuve : Godivelle lui serait à présent toute dévouée. Et c’était agréable de savoir qu’à Lauzargues elle avait une alliée non négligeable, peut-être même précieuse quand s’engagerait réellement le combat qu’elle sentait venir.

Le marquis ne rentra pas de Saint-Flour ce soir-là, mais Hortense ne s’en aperçut pas. Par trois fois, elle remonta chez Étienne, soit avec un plateau, soit dans le seul but de causer un peu avec lui. Chaque fois son entrée fut accueillie avec un sourire qui, pour être timide, n’en était pas moins charmant. Bien des choses avaient changé depuis le matin et Godivelle avait fait merveille. Tout enveloppé de blancheur, ses cheveux blonds aussi bien coiffés que le permettait l’attendrissant épi qui en dressait une mèche droit sur sa tête, Étienne commençait à ressembler à ce qu’il était réellement : un gentil garçon qui ne savait pas ce que c’était qu’être aimé par quelqu’un de son sang. Seule Godivelle lui avait dispensé un peu de cette chaleur de cœur sans laquelle les enfants ne peuvent pas vivre.

Si jeune qu’elle fût, Hortense s’en rendait compte. Et, en lui souhaitant le bonsoir, elle ajouta, sincère :

— Je crois que je vais avoir beaucoup d’affection pour vous, Étienne…

Sans attendre sa réponse, elle se pencha, l’embrassa sur la joue et disparut sans s’être aperçue que le visage du jeune homme avait rougi et qu’une petite flamme s’était allumée dans ses yeux bleus, si ternes encore quelques heures plus tôt.

Ce soir-là, Hortense ne rencontra aucune ombre blanche dans la galerie et n’entendit pas davantage de bruits dans la chambre condamnée. Elle s’attarda pourtant à son petit bureau pour transcrire dans son journal le récit de cette journée mémorable. Mais les esprits du château avaient choisi de faire silence. Peut-être l’âme inquiète de Marie de Lauzargues goûtait-elle un peu de repos depuis que son fils avait renoncé à mourir ?

Il était près de minuit quand Hortense quitta sa table en s’étirant. Elle se sentait lasse mais presque heureuse. Le feu n’était plus que braises rouge sombre. Il allait s’éteindre, pourtant Hortense n’avait pas froid. Elle alla vers la fenêtre, l’ouvrit et constata que le temps avait changé. Il pleuvait, d’une pluie fine et douce sous laquelle la neige ne tiendrait guère et qui annonçait le printemps… Enfin, il allait être possible de sortir du château, de parcourir cette campagne encore inconnue sans risquer de s’abîmer dans quelque fondrière masquée par la neige !… Un instant, Hortense caressa l’idée de reprendre son journal et de lui confier la bonne nouvelle mais, décidément, elle se sentait lasse. Elle se déshabilla donc en hâte, se mit au lit et souffla sa chandelle.

Une fois couchée, elle s’aperçut qu’elle avait oublié de dire ses prières mais n’eut pas le courage de se relever pour reprendre contact avec le sol froid. Elle décida que, pour une fois, elle les dirait au lit. Le Pater poster et l’Ave Maria furent récités sans trop de peine mais le sommeil et l’obscurité vinrent à bout de l’examen de conscience et il ne fut même pas question de l’acte de contrition…

Le lendemain, la douce pluie s’était transformée en grandes averses rageuses portées par le tourbillon de la « traverse », le vent d’ouest venu de la mer. Dans le paysage brouillé, lavé, étouffé, on ne voyait plus que de rares plaques de neige quand encore on pouvait voir quelque chose. Par contre, le bruit du torrent, grossi par cette fonte brutale, emplissait la vallée…

— Un temps à ne pas mettre un chien dehors, commenta Godivelle quand Hortense entra dans sa cuisine…

Il n’arrêta pourtant pas Jérôme qui arriva sur le coup de midi, trempé jusqu’aux os avec une voiture et des chevaux transformés en statues de boue. Il était naturellement d’une humeur exécrable et annonça tout à trac la nouvelle qu’il rapportait toute chaude :

— Pas la peine d’attendre M’sieur le Marquis ! Il a pris tout à l’heure la diligence pour Paris avec la demoiselle de Combert !

— Comment ça avec la demoiselle de Combert ? s’écria Godivelle, l’œil et le bonnet en bataille. Tu ne devais pas la ramener chez elle ?

— Je croyais aussi mais c’était surtout l’traîneau qu’y fallait ramener. A peine arrivés à Combert et la voiture attelée, la demoiselle m’a dit d’la conduire à Saint-Flour où M’sieur le Marquis l’attendait. Ça a pas été une p’tite affaire avec c’te neige qui commençait à fondre mais on a fini par arriver sur le tard.

Hortense reposa la quenouille au maniement de laquelle elle s’exerçait sous la haute direction de Godivelle. Son regard s’attacha, insistant, sur la vieille femme, dans l’espoir qu’elle poserait les questions qu’elle-même se refusait à poser. Et Godivelle n’y manqua pas :

— Et où est-ce qu’il était, Monsieur le Marquis ? Chez son notaire ? J’ai jamais entendu dire que Maître Douët soit obligeant au point de donner l’hospitalité à ses clients ? Autant tenir auberge alors ?

— Vous départez, la mère ! M’sieur le Marquis nous attendait à ce nouvel hôtel qui est sur les promenades. Celui qu’on l’appelle l’Europe…

— Chez l’Autrichien ? Eh ben, on peut dire qu’il n’a guère de vergogne, notre maître. Le relais de poste ne lui suffisait pas ?

— Faut croire que non. Dites voir, Godivelle, vous n’auriez pas un morceau pour moi avant que j’aille m’occuper des chevaux ?

— Les chevaux d’abord ! Et puis commence donc par répondre à une question : quand est-ce qu’il rentre, le maître ?

Le haussement d’épaules de Jérôme traduisit aussi bien son ignorance que le peu d’intérêt qu’il portait à ce retour. Le maître rentrerait quand ça lui chanterait, voilà tout ! Mais comme il sortait pour rejoindre les chevaux, Hortense se leva et rangea sa quenouille.

— Je vais prévenir mon cousin. Il sera content et les bonnes nouvelles ne doivent pas attendre.

— Les bonnes nouvelles ? s’exclama Godivelle avec un regard en coin. A votre place, demoiselle Hortense, je n’en serais pas trop certaine. Il se peut que vous changiez d’avis par la suite, car, moi, ça ne me dit rien qui vaille, ce voyage à Paris dont on n’a soufflé mot à personne. Et avec « la » Combert en plus ! J’aime qu’on fasse les choses au grand jour, moi ! Malheureusement, ici, c’est pas souvent la mode !…

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