Deuxième Partie L’HÉRITIER

CHAPITRE VII LA VOLONTÉ DU ROI

Après les grandes averses de mars, le printemps vint d’un seul coup. Un printemps d’autant plus précoce – du moins pour ce pays de montagnes – que l’hiver avait été plus rude. En un rien de temps, les prés détrempés laissèrent poindre les pousses vertes de l’herbe neuve mêlée de trèfle et de pissenlits. Les pins sylvestres et les sapins des bois secouèrent leurs derniers flocons de neige durcie et leurs aiguilles mortes sur les anémones blanches, les premières violettes et les étoiles mauve pâle du lierre terrestre. Le soleil monta plus haut dans le ciel et dispensa des rayons plus chauds. Grâce à sa complicité, la convalescence d’Étienne se développa rapidement.

Dès le lendemain de ce jour où il avait accepté de se nourrir, Hortense et Godivelle, aidées de Pierrounet et de Garland, l’installèrent dans la chambre du premier étage précédemment occupée par Mlle de Combert. L’ameublement y était à peine moins austère que dans la sienne propre mais elle avait l’avantage d’être exposée au midi et, comme elle était un peu plus petite, elle était mieux chauffée. Enfin c’était un étage d’économisé pour les jambes des infirmières bénévoles, ce qui dans un château médiéval n’était pas un mince avantage.

Le jeune homme reprenait des forces à vue d’œil et la fracture de sa jambe semblait en bonne voie de réparation. Sur l’ordre exprès d’Hortense qui, en l’absence de son oncle s’était arrogé, jusqu’à un certain point, les droits seigneuriaux, Jérôme, renâclant mais apparemment maté, alla jusqu’à Chaudes-Aigues, distant de trois lieues environ, pour y demander la visite du docteur Brémont. Le cocher avait bien tenté d’ergoter en glosant sur les habitudes mercenaires des fils d’Hippocrate, mais Hortense mit fin à son discours en déclarant qu’elle se chargeait personnellement des honoraires du médecin. Et comme, afin de stimuler Jérôme, elle commit l’imprudence de lui donner quelque argent pour se nourrir et nourrir son cheval durant le voyage, le cocher, ébloui par sa munificence, n’eut rien de plus pressé que de la célébrer dans la meilleure auberge de Chaudes-Aigues avec du vin de Chanturgues qui avait ses préférences, mais qui était aussi le plus cher que l’on pût trouver parmi les vins d’Auvergne. Naturellement, une fantastique « cuite » avait suivi, à tel point qu’au lieu de ramener le docteur Brémont, ce fut le docteur Brémont qui, sur le siège du cocher, ramena à Lauzargues un Jérôme confortablement étalé sur la banquette de l’intérieur.

Il entrait sans doute beaucoup de conscience professionnelle dans le déplacement du médecin, mais aussi une bonne dose de curiosité. Depuis des décennies et peut-être des siècles on n’avait vu à Lauzargues un de ses pareils. Godivelle pour sa part n’en avait jamais rencontré. Elle n’était d’ailleurs pas certaine que cette innovation dût être approuvée par le marquis… Mais Hortense mit fin à ses alarmes.

— Mon oncle n’a pas vu d’inconvénients à ce que Mlle de Combert l’appelle au chevet de mon cousin quand il était chez elle, expliqua-t-elle. Je ne vois pas pourquoi il en verrait ici ? A présent, Godivelle, si vous souhaitez que Monsieur Étienne risque de rester boiteux ?…

Il n’y avait rien à ajouter à cela et Godivelle en convint tacitement tout en retournant à ses occupations sans autre commentaire qu’un haussement d’épaules. On n’aborda plus le sujet.

Le docteur Brémont devait être contemporain du marquis. Peut-être un peu plus âgé : une vigoureuse cinquantaine inscrite dans les plis accusés de son visage et la cendre de ses cheveux bruns. Mais les plis en question étaient ceux de la bonne humeur et si son visage évoquait assez le faciès d’un carlin moustachu, c’était indéniablement le plus aimable et le plus souriant qui soit.

Il se montra fort satisfait de l’état général d’Étienne et plus encore de sa jambe dont la fracture semblait se réparer de façon satisfaisante.

— Je me demande comment vous pouvez voir ça, bougonna Godivelle qui l’avait conduit auprès du jeune homme. Avec cette espèce de pansement que vous lui avez fait, on ne voit rien puisqu’on ne peut pas le défaire. C’est raide comme tout…

— J’espère que vous n’avez pas essayé de l’enlever ?

— Je ne vois pas comment. Faudrait des gros ciseaux et la demoiselle de Combert avait bien recommandé qu’on n’y touche pas… Mais moi je trouve que ça fait sale… Vous avez fait ça comment ?

— Avec un mélange de blanc d’œuf et de farine dans lequel j’ai trempé les bandes avant de les enrouler[12]. Cela maintient assez bien les os en place !

— Drôle de cuisine ! Ça ne sent guère bon. Le rebouteux…

— Est impuissant devant une fracture. Ce jeune homme aurait pu rester boiteux mais j’espère sincèrement qu’il n’en sera rien. Dans quinze jours je viendrai retirer cet emplâtre et nous verrons, avec un pansement plus léger, à lui mettre le pied à terre…

L’idée de le servir n’enchantait pas Godivelle mais elle dut néanmoins faire contre mauvaise fortune bon cœur quand Hortense pria le médecin de partager leur déjeuner. Le docteur Brémont était un homme cultivé et agréable et la jeune fille éprouvait un vif plaisir à causer avec un étranger au château. Le médecin avait fait ses études à la célèbre faculté de Montpellier et connaissait un peu Paris. Il pouvait parler de ces deux villes en habitué et à l’écouter Hortense retrouvait un horizon plus vaste qui la changeait agréablement. Elle se rendait bien compte de ce que le docteur l’observait discrètement mais il avait trop de tact pour la questionner sur elle – même. Ce fut seulement quand Godivelle eut servi le café qu’il demanda :

— Est-ce que cette maison n’est pas un peu austère pour une jeune fille telle que vous, Mademoiselle ?

— J’espère sincèrement que l’hiver a été la plus grande cause d’austérité et qu’avec les beaux jours le château prendra un visage plus riant. Je pourrai au moins sortir… visiter les alentours !

— Jusqu’à Chaudes-Aigues j’espère ? Ma femme et mes filles – l’aînée est à peu près de votre âge – seraient heureuses de vous recevoir si votre oncle vous permettait de venir quelques jours ? Notre petite ville est agréable en été, où toute l’Auvergne vient y soigner ses rhumatismes. Ne manquez-vous pas un peu d’amies de votre âge ?

— Oh si !

L’exclamation était partie toute seule tandis que les yeux d’Hortense se mettaient à briller. Mais ce ne fut qu’un éclat passager, vite éteint sous un soupir :

— Je ne sais si mon oncle me le permettra. Il est assez… austère lui aussi !

Le docteur Brémont se mit à rire :

— J’ai vu ! fit-il. Eh bien, nous le lui demanderons à ma prochaine visite s’il est de retour… A présent, ajouta-t-il en tirant de son gousset un gros oignon d’or ciselé, je dois me retirer en vous remerciant de votre si charmante hospitalité. Puis-je espérer que vous aurez quelqu’un pour me ramener chez moi ?… Votre cocher ne doit pas avoir encore repris ses esprits !

Jérôme en effet dormait toujours et ce fut Pierrounet qui reçut mission de ramener le médecin à Chaudes-Aigues, ce qui eut le don de le remplir de joie et d’orgueil. Il savait depuis l’enfance manier les chevaux mais c’était la première fois qu’on lui faisait confiance. En outre, c’était là une belle aventure car le docteur Brémont, étant donné le jeune âge du garçon, prévint Hortense qu’il lui ferait passer la nuit sous son toit et ne le renverrait que le lendemain, au grand jour.

— Il est encore un peu tendre pour les chemins nocturnes, dit-il en conclusion.

Puis, comme Hortense lui demandait le montant de ses honoraires, il refusa en riant :

— Je verrai ça avec le marquis de Lauzargues. Ce n’est pas l’affaire des demoiselles de payer pour les garçons…

Après son départ, Hortense remonta chez Étienne et lui proposa une partie d’échecs comme elle le faisait chaque après-midi. Tous deux étaient de force sensiblement égale à ce jeu qu’ils avaient appris l’une avec son père, l’autre avec son précepteur, et trouvaient de ce fait un vif plaisir à s’affronter.

— On dirait que vous avez lié sympathie avec le docteur Brémont ? Vous voilà toute gaie, remarqua Étienne tandis que Hortense disposait pièces et pions sur l’échiquier d’ivoire et d’ébène.

— C’est vrai ! J’ai pris d’autant plus de plaisir à causer avec lui que je le crois un homme très bon, très généreux ! Oh, Étienne, non seulement il n’a pas permis que je paie sa visite mais il m’a invitée à séjourner dans sa maison pour y rencontrer ses filles dont l’une est de mon âge. Vous croyez que mon oncle le permettra ?

— Cela vous ferait plaisir, n’est-ce pas ?

— Oui… je l’avoue ! Oh, ne croyez pas que je m’ennuie auprès de vous, se hâta-t-elle d’ajouter craignant de l’avoir blessé. Mais, au couvent, je vivais avec une kyrielle de filles de mon âge…

— Et ici, vous n’avez que Godivelle ! Ne vous excusez pas, ma mie, dit Étienne avec ce sourire qui lui donnait tant de charme. C’est tout naturel. J’ai peur, malheureusement, que mon père n’y consente pas…

— Oh ! Pourquoi ?…

— Parce que le docteur Brémont est le docteur Brémont et que vous êtes, vous, la nièce du marquis de Lauzargues, fit-il amèrement. Il est des distances que mon père n’acceptera jamais de combler. Nous sommes pauvres comme Job et peut-être plus gueux encore par l’esprit mais il n’acceptera jamais de l’admettre ! De toute façon, c’est une bonne chose que le docteur Brémont vous ait prise en sympathie et vous ait spontanément invitée.

— Pourquoi, si je ne puis accepter ses invitations ?

— Parce que Chaudes-Aigues n’est qu’à trois lieues d’ici et que le jour où vous fuirez ce château on vous cherchera partout sauf chez le docteur Brémont. Il vous aidera peut-être à gagner Clermont…

La main d’Hortense, d’un geste machinal, engagea la partie, mais son regard demeura attaché à celui de son cousin.

— Vous gardez toujours cette idée de fuite ? demanda-t-elle doucement.

— Oui. Parce que mon père ne vous laissera pas le choix ! Vous n’aurez pas d’autre éventualité.

— Je n’ai pourtant pas très envie de vous quitter, Étienne. Chaque jour qui passe m’attache un peu plus à vous…

— Moi aussi, Hortense ! C’est à cause de cela que je vous veux heureuse et vous ne le serez jamais ici. Parce qu’il est impossible d’être heureux à Lauzargues !

La partie d’échecs ne fut pas ce qu’elle était d’habitude. Les paroles qu’ils avaient prononcées pesaient sur les deux jeunes gens qui se montrèrent aussi distraits l’un que l’autre. Étienne le fut peut-être plus que sa cousine car il perdit haut la main.

— Nous n’avons pas la tête au jeu, Hortense, conclut-il avec un soupir de lassitude. Vous devriez aller faire un tour pour profiter un peu du soleil avant qu’il ne se couche…

— Vous ne voulez pas que je vous fasse la lecture ? M. Garland m’a prêté les Tragédies de M. Jean Racine qui me semblent fort belles !

La surprise vint à bout de la mélancolie d’Étienne. Quoi, sa cousine, pourvue par ailleurs d’une honnête instruction, ignorait Racine ? Hortense expliqua alors qu’au couvent elle avait étudié Esther et Athalie mais qu’elle ignorait que le poète eût écrit d’autres pièces. Le jeune homme alors se mit à rire.

— Je vois qu’au Sacré-Cœur on craint les orages de la passion autant qu’on les craignait chez les Demoiselles de Saint-Cyr. Mais vous goûterez mieux Racine si vous le découvrez seule, chère Hortense ! Nous en parlerons ensuite… Pour l’instant, je voudrais sommeiller un peu. Pardonnez-moi !…

Tentée par le soleil, Hortense décida de suivre le conseil de son cousin. Elle alla prendre la grande cape à capuchon que Godivelle lui avait donnée puis, avisant sur sa table de chevet le livre commencé, elle le mit sous son bras, pensant que la splendeur des vers raciniens et celle du paysage en plein renouveau étaient faites pour s’allier…

Dans ses pérégrinations récentes autour du château, elle avait découvert, au-dessus d’un ressaut du torrent, un abri rocheux, une sorte de petite grotte de faible profondeur mais d’où l’on découvrait sur la vallée une vue charmante. Il y faisait un peu humide à cause du brouillard d’eau montant du torrent, mais cela présentait peu d’importance pour une fille dont la crainte des rhumatismes n’était pas le souci majeur. Elle avait adopté la petite grotte et par trois fois déjà lui avait rendu visite.

Mais, comme elle quittait le château, elle croisa Eugène Garland qui y rentrait. Armé d’une lanterne éteinte et d’un piochon, le bibliothécaire-précepteur offrait un aspect encore plus insolite que d’habitude. Ses vêtements et surtout le bonnet de laine tricotée qui, complété d’un gros cache-nez, lui emballait la tête, étaient couverts de mouchetures de boue et de plâtre. En outre, ses yeux brillaient comme des chandelles derrière ses énormes lunettes, ses mains tremblaient d’excitation et il parlait tout seul.

Arrivé au niveau de la jeune fille, il lui jeta un regard égaré :

— J’ai trouvé l’entrée, fit-il d’un ton triomphant. Je savais bien qu’il y en avait une… Je le savais bien !…

Hortense n’eut pas le temps de lui demander l’entrée de quoi. Peut-être d’ailleurs n’eût-il pas répondu car il se parlait à lui-même. Déjà il s’engouffrait dans le château, toujours parlant et gesticulant.

Haussant les épaules, Hortense poursuivit son chemin, pensant que le retour aux chères études semblait avoir un curieux effet sur le bonhomme. A présent, non seulement il ne s’occupait plus du tout d’Étienne mais il disparaissait des journées entières, soit qu’il fût au-dehors, soit qu’il fût enfermé dans la bibliothèque. Il apparaissait à la cloche des repas, dévorait sa pitance et, la dernière bouchée avalée, marmottait trois mots d’excuses avant de s’éclipser. Visiblement, le bonhomme profitait avec enthousiasme des vacances inattendues que lui laissait l’absence du marquis.

Pour atteindre le torrent, le chemin plongeait sous le couvert d’un bois de pins, en ressortait pour côtoyer un petit champ où s’épanouissaient déjà les minuscules fleurs bleues de la véronique. L’herbe neuve en recevait un reflet azuré qui, sous le soleil, évoquait la mer. Hortense sourit à ce joli coin de terre et envoya le reste de son sourire à une bergeronnette jaune qui passait au-dessus d’elle. Elle commençait à saisir le charme que pouvait dégager ce rude et beau pays…

Mais brusquement le charme cessa. Un grondement menaçant se fit entendre au moment où Hortense atteignait les rochers et, presque simultanément, la silhouette menaçante d’un grand loup roux se dressa sur le chemin, juste devant l’endroit où s’ouvrait la grotte.

Frappée d’épouvante, Hortense voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle jeta un regard en arrière pour voir si une chance de fuite lui restait mais comprit qu’elle n’en avait aucune. Les longues pattes de la bête l’auraient rejointe en trois sauts… Ses jambes lui refusant tout service, elle resta là en face du fauve qui la regardait de ses longs yeux jaunes. La gueule ouverte montrait des crocs d’une blancheur absolue et laissait pendre une large langue rouge…

Croyant sa dernière heure venue, Hortense cherchait fébrilement une prière quand, dans la grotte, une voix se fit entendre et Jean apparut, un livre à la main, image parfaite de la sérénité.

— Paix, Luern !… Ah, c’est vous, fit-il en reconnaissant Hortense. Pourquoi ne le disiez-vous pas ?…

Mais, déjà, jetant son livre, il s’élançait et arrivait juste à temps pour recevoir dans ses bras la jeune fille évanouie.

Ce ne fut qu’une faiblesse passagère car elle ouvrit les yeux dès l’instant où le meneur de loups la coucha sur les aiguilles de pins qui tapissaient la grotte. Et il se mit à rire en la voyant revenir à elle :

— C’est sagesse que reprendre vos sens aussi vite, jeune dame car, faute de sels, j’allais vous gifler pour vous rappeler à la vie. Cela va mieux ?

Elle fit signe que oui et se redressa pour constater que le grand loup qui l’avait si fort effrayée était à présent couché à ses pieds, le museau sur ses pattes comme n’importe quel chien de bonne compagnie. Jean passa une main caressante sur les oreilles dressées de l’animal qui releva la tête vers lui.

— Je suis désolé qu’il vous ait fait peur mais il ne vous aurait fait aucun mal, vous savez…

— Je ne vois pas comment vous pouvez en être aussi sûr ?

— Parce que s’il avait eu de mauvaises intentions vous seriez déjà morte. Mais vous n’avez rien à craindre de Luern, il vous connaît. Et même, à l’occasion, il vous défendrait…

— Il vous l’a dit ? fit Hortense avec un petit rire nerveux.

— Je n’ai pas besoin qu’il me le dise : je sais. Et lui aussi sait. Il connaît votre odeur, votre voix et dès l’instant où je lui ai dit que vous étiez… une amie, cela suffit…

Au moment où Hortense avait perdu connaissance, le livre qu’elle tenait sous le bras avait glissé. Jean alla le ramasser et en examina les pages de garde puis chercha celle marquée d’un signet, sourit et déclama :

Digne objet de leurs craintes !

Un enfant malheureux qui ne sait pas encore

Que Pyrrhus est son maître et qu’il est fils d’Hector.

Vous lisez Andromaque ? Cette douloureuse histoire trouverait-elle quelque écho en votre cœur ?

— La malheureuse a tout perdu, elle aussi : famille, maison, patrie…

— Époux et fortune, même sa liberté. Par contre, elle a un enfant. Cela fait tout de même quelque différence avec vous, si c’est à cela que vous pensez ?

— Un peu, je l’avoue.

— Vous oubliez aussi l’amour qu’elle inspire au vainqueur…

Sans rouvrir le livre, Jean récita de mémoire :

Je vous offre mon bras. Puis je espérer encore

Que vous accepterez un cœur qui vous adore ?

En combattant pour vous, me sera-t-il permis

De ne vous point compter parmi mes ennemis ?…

Il s’interrompit brusquement et éclata de rire devant le regard éberlué de la jeune fille :

— Vrai, je ne pensais pas vous faire cet effet ! Vous voilà muette tout à coup. Peut-être y a-t-il de quoi, après tout ? Le sauvage, le meneur de loups récitant Racine, voilà qui est étonnant n’est-ce pas ?

— Un peu, je l’avoue, fit-elle avec un sourire dont elle ne devina pas qu’il était rayonnant. D’où savez-vous cela ?

— D’un saint homme de prêtre. Le vieil abbé Queyrol, l’ancien aumônier du château, avait pris en pitié jadis le sauvageon que j’étais. C’était – c’est encore car il vit toujours – un véritable lettré pourvu d’une mémoire encyclopédique et jadis, quel que fût le temps et sous couleur d’une promenade quotidienne exigée par sa santé, il venait jusqu’à notre cabane, là, dans le bois sur le revers de la colline, dit Jean en désignant les rochers marquant un méandre du torrent. Ensuite, quand il commença à vieillir, nous nous retrouvions ici. C’est pourquoi je reste attaché à ce coin et j’aime à y revenir parfois…

— Vous habitez toujours… au même endroit ?

— Moi, oui, mais au moment du départ de l’abbé, j’ai tenu à ce que Sigolène retourne habiter au village, dans sa maison d’autrefois. C’est l’abbé lui-même qui l’y a ramenée. Elle avait été malade et la vie que nous menions était trop rude pour elle. Depuis je vis seul… avec Luern… et les livres que m’a laissés mon bienfaiteur.

— Pourquoi est-il parti ?

Sans répondre, Jean se leva, alla jusqu’à l’entrée de la grotte. Il tournait le dos, sa puissante silhouette se découpant sur la lumière dorée de l’extérieur. Il demeura là un moment sans bouger, sans rien dire et Hortense comprit qu’il ne répondrait pas. Quelque chose se passa dans sa poitrine. C’était comme une sensation de faim. Elle ne savait pas bien ce que c’était mais elle avait envie tout à coup qu’il se retourne, qu’il revienne vers elle, qu’il pose encore sur elle ce regard bleu si exactement semblable à celui du marquis par la nuance mais si différent par l’expression. C’était une envie presque douloureuse mais Hortense ne savait pas encore que cela s’appelait l’Amour… Attirée par une force qu’elle ne pouvait ni analyser ni contrarier elle se leva à son tour et vint jusqu’à lui presque à le toucher. Elle pouvait apercevoir la ligne fière de son profil et aussi le pli un peu douloureux de sa bouche à cet instant où il ne se savait pas observé. Sans se retourner, il dit, presque bas :

— Je vous avais dit de m’appeler quand vous le souhaiteriez. Vous ne l’avez pas souhaité, semble-t-il, puisque je n’ai rien entendu. Pourtant, la « traverse » a soufflé bien souvent.

— Vous avez dit : si j’avais besoin de vous. Je n’aurais pas osé vous déranger pour une chose futile. Seulement en cas de danger, peut-être…

— J’ai peur que vous ne soyez continuellement en danger. J’ai toujours peur pour vous !… Qu’avez-vous fait depuis que l’on a ramené au château ce malheureux garçon à moitié brisé ?… Et surtout depuis que ce cher marquis s’est découvert le goût des voyages ?

— J’ai essayé d’empêcher que ce malheureux garçon, comme vous dites, ne soit tout à fait brisé. Il avait voulu fuir. Il n’avait pas réussi alors il voulait mourir…

— Pourquoi cela ?

Elle le lui dit en quelques phrases simples, découvrant que c’était facile d’ouvrir pour lui sa pensée et son cœur. Plus facile qu’avec Étienne en qui, pourtant, elle croyait bien avoir trouvé un frère. Jean, c’était autre chose. Ce qu’elle éprouvait pour lui ne ressemblait en rien à un sentiment fraternel. C’était quelque chose de plus haut, de plus fort et de plus troublant à quoi se mêlait pourtant l’étrange impression qu’en dépit de sa haute taille, de son aspect superbe et un peu terrible de dieu celte, l’homme de la nuit, l’homme des loups était fait de la même matière quelle-même… Aussi tendre. Aussi fragile…

Elle en était à dire comment, depuis l’espèce de pacte conclu entre eux, Étienne reprenait vie quand, soudain, Jean se retourna, si brusquement qu’elle n’eut pas le temps de s’écarter et qu’elle se retrouva dans ses bras ou presque. Il l’avait saisie aux épaules, si fort qu’elle put sentir trembler ses grandes mains à travers l’épais tissu de la cape.

— Vous l’aimez ? Dites-moi ! Vous l’aimez ?…

— Qui donc ?

— Mais lui… votre cousin ! Pour vous donner tant de peine, il faut que vous l’aimiez ?

Les yeux clairs de la jeune fille rencontrèrent ceux, assombris, du garçon mais ne vacillèrent pas.

— J’ai pour lui affection et pitié. De l’amour je ne sais rien ou bien peu, mais je ne crois pas que ce soit cela. Ou alors c’est bien plat !

Elle ne cherchait à échapper ni à ses mains ni à son regard. Elle se sentait, au contraire, merveilleusement bien, comme si de tout temps elle avait été créée pour être auprès de cet homme dont elle sentait le souffle un peu court sur son visage. Elle respirait l’odeur de foin et de bois brûlé que dégageaient ses vêtements et la trouvait la plus exquise senteur du monde. C’était tout un ensemble de petits riens qui l’emplissaient d’un bonheur animal.

Un moment dont ils furent incapables d’apprécier la durée, ils demeurèrent ainsi, immobiles, les yeux de l’un plongés dans ceux de l’autre. Ils étaient au creux de cette grotte gardée par le torrent comme au creux de la main de Dieu et ne pouvaient plus savoir à qui appartenait le cœur dont ils entendaient les battements sourds.

Alors, doucement, tout doucement, Jean resserra son étreinte, enfermant complètement Hortense dans la chaleur de ses bras, de sa poitrine. Puis il inclina la tête et leurs lèvres se touchèrent, se caressèrent un instant pour se mêler enfin avec une passion qui les surprendrait quand, plus tard, ils penseraient à cet instant. De tout son être, en effet, Hortense vibra, s’épanouit sous ce baiser qui l’emplissait d’une plénitude bienheureuse. Elle n’était plus elle-même, elle ne pensait plus, elle ne cherchait instinctivement qu’à s’unir plus étroitement encore à celui en qui elle reconnaissait son semblable. Le bonheur dont elle était possédée avait l’acuité d’une souffrance…

Une souffrance qui devint réelle quand Jean ne fut plus là, quand le froid remplaça la chaleur et qu’elle ouvrit les yeux. Il l’avait lâchée si brusquement que c’était comme si le monde venait de basculer. Ses jambes amollies plièrent sous elle et elle se retrouva à genoux, regardant l’ouverture ensoleillée où tout à l’heure il se tenait et par où il venait de fuir, silencieux comme le loup attaché à ses talons. Et le sentiment de solitude revint, si cruel que Hortense en pleura…

Quand elle rentra au château, la nuit tombait et Godivelle s’inquiétait d’une aussi longue absence mais Hortense qui, la minute de regret passée, avait trouvé en elle une joie aussi neuve qu’un enfant tout juste venu au jour, était trop absorbée par cet amour dont elle venait de faire la découverte pour se soucier des contingences extérieures. A qui est ébloui par le soleil, le passage d’une chandelle ne fait aucune impression et les pieds de la jeune fille avaient des ailes en la ramenant au logis. Même la nouvelle du retour prochain du marquis ne réussit pas à entamer son bonheur. Dès l’instant où elle aimait, où elle se savait aimée, Hortense pensait que le despotique seigneur en perdait tout pouvoir de la faire souffrir, ou même de la contrarier.

Ce en quoi elle se trompait.

Deux jours plus tard, le maître de Lauzargues que Jérôme était allé attendre au relais de Saint-Flour fit sur ses domaines une entrée de conquérant retour de campagne. Non seulement la voiture débordait de sacs, cartons et bagages en tout genre mais encore deux « barots » chargés au maximum eux aussi suivaient. Ils transportaient des malles, et des caisses de formes et de dimension variées.

— Attila rentre chez lui, remarqua Étienne qui de la fenêtre de sa chambre suivait avec Hortense la progression des attelages sur le chemin descendant de la planèze. Il n’y manque que les captifs enchaînés. Il est vrai qu’il les tient à domicile…

— Ne trouvez-vous pas « Attila » un peu excessif ? dit Hortense en riant.

— Nullement ! Lui aussi sème le malheur et la ruine. D’où croyez-vous que provienne ce butin qu’il rapporte, sinon de vos dépouilles ?…

— Vous n’imaginez tout de même pas qu’il est allé déménager notre hôtel de la Chaussée d’Antin ? Il y faudrait plus de deux charrettes…

— Sans doute, mais je parierais bien qu’il a su persuader votre conseil de tutelle d’une urgence quelconque à lui remettre une certaine somme. Au besoin il a su l’exiger.

— Vous connaissez mal les hommes de finance, protesta Hortense. Il n’est pas facile de leur faire donner ce qu’ils ne veulent pas donner…

— Sauf si l’on a de hautes relations, des protections puissantes ! Mais je vous assombris alors que vous étiez si gaie, ajouta le jeune homme affectueusement. Oubliez mes paroles ! Après tout, il se peut que je me trompe. Mais je vois mal d’où mon père peut bien sortir tout cela !

Hortense devait découvrir par la suite qu’Étienne ne se trompait qu’à moitié. Le marquis s’était effectivement fait remettre, par la banque Granier, un supplément de pension, mais surtout, il s’en était servi pour jouer et il avait gagné une assez forte somme.

Une chose était sûre : il rapportait avec lui une si grosse bouffée d’air de Paris que Hortense, en le voyant remonter le chemin, se sentit provinciale à l’extrême. La redingote gris perle à pèlerine s’ouvrait sur le linge le plus fin et une haute cravate d’épaisse soie bordeaux. De ses bottes étincelantes à son haut-de-forme gris foncé crânement planté sur l’œil, le marquis offrait une image de splendeur complétée par le long cigare qu’il fumait négligemment. Une ample cape à collet assortie au chapeau tombait de ses épaules, retenue par une chaîne orfévrée.

Tout cela rejetait bien loin l’élégance un peu surannée du costume vert dont M. de Lauzargues s’était revêtu pour visiter Mlle de Combert, mais Hortense n’était pas sûre de préférer ce nouvel avatar. Le châtelain farouche dans son habit noir verdi et son linge usagé lui semblait plus noble et surtout plus grand que cette admirable gravure de mode. Peut-être parce qu’alors il ne ressemblait à personne et qu’à présent il était semblable aux élégants qui fréquentaient le boulevard de Gand[13]

Il fut très vite évident que le marquis n’avait pas changé seulement d’aspect mais aussi d’humeur. Il aborda sa nièce avec une amabilité toute nouvelle, l’embrassa sur les deux joues en lui faisant compliment de son joli teint, félicita Étienne pour sa mine nettement plus brillante qu’à son départ, plaisanta Eugène Garland sur l’avancement peu rapide de ses travaux avec une gaieté qui plongea le bonhomme dans la stupeur, et même embrassa Godivelle en lui assurant qu’aucun maître queux parisien ne lui arrivait à la cheville. Foulques de Lauzargues irradiait une espèce d’exultation intérieure dont il traduisit rapidement l’essentiel :

— J’apporte de quoi rendre cette vieille bâtisse plus agréable à vivre. Et ce n’est qu’un début !

Les caisses et les bagages recelaient, en effet, de véritables trésors : vaisselle fine, argenterie, tissus d’ameublement, vêtements – Hortense reçut un châle de cachemire et Étienne un habit nouveau –, objets divers et, surtout, une harpe contenue dans le plus grand colis. Sa vue causa un vif plaisir à la jeune fille mais, apparemment, elle ne lui était pas destinée car le marquis la fit monter dans son appartement personnel après avoir annoncé qu’il attendait un prochain arrivage de meubles destinés à recréer un véritable salon à l’une des extrémités de la grande salle.

Les mains sur les hanches, Godivelle assistait à tout ce déballage sans songer un seul instant à cacher sa réprobation :

— Des nouveaux meubles ! De l’argenterie ! Des nids à poussière et tout un tas d’affiquets à nettoyer ! Et où vous croyez que je vais trouver le temps de faire tout ça, Monsieur Foulques ? Je n’ai pas six bras et je me fais vieille !

— Ne commence pas à ronchonner ! Tu auras de l’aide en temps voulu. A la prochaine louée aux servantes tu engageras deux filles de chambre et une aide de cuisine…

— J’ai mon Pierrounet ! Il me suffit ! D’autant qu’il commence à bien se mettre à la cuisine ! Et puis, ça rime à quoi tout cet étalage ?

— Il est des circonstances dans lesquelles ce genre d’étalage, comme tu dis, est indispensable. Ma demeure a été trop longtemps fermée. Il est temps que la société revienne ici.

— Songeriez-vous à donner des bals, mon oncle ? fit Hortense amusée.

Occupé à examiner un grand rafraîchissoir d’argent dont il caressait amoureusement les ciselures, le marquis alla le déposer sur l’un des dressoirs de la salle :

— Mon père en donnait jadis. Bien sûr, ce n’était pas fréquent : uniquement pour une occasion exceptionnelle. Mais nous avons toujours fait honneur à notre maison.

— Ça c’est bien vrai ! approuva Godivelle attendrie par ce rappel aux beaux jours de sa jeunesse. Le dernier ça a été pour le mariage de votre tante Louise avec le comte de Mirefleur ! Et pour une belle fête ça a été une belle fête ! Et la mariée donc ! Plus accorte et plus gaie ça ne se pouvait trouver ! C’est vrai aussi qu’elle faisait un beau mariage et que son promis était bien le gentilhomme le plus…

— Allons, allons ! Godivelle ! Laisse donc le passé où il est et occupons-nous plutôt de l’avenir.

Il se tourna vers Hortense qui dépliait une pièce de damas d’un merveilleux bleu de turquoise et en faisait miroiter le tissu sous la lumière d’un chandelier, révélant le mince fil d’argent qui courait dans le dessin.

— Ce tissu vous est destiné, mon enfant. Je suis heureux de constater qu’il semble vous plaire.

— En effet mais c’est une dépense bien inutile, mon oncle. Ma chambre me convient parfaitement telle qu’elle est.

— Il vous plaît à le dire et je vous en remercie mais, arrangée pour une jeune fille, elle ne saurait convenir à une comtesse de Lauzargues.

Hortense laissa retomber le damas bleu comme s’il l’avait brûlée. Son cœur venait de manquer un battement mais déjà son esprit se mettait sur la défensive. Le moment difficile arrivait-il si tôt ? Pour cacher ses alarmes, elle se contraignit à garder les yeux baissés.

— S’il s’agit d’une comtesse de Lauzargues, dit-elle d’un ton mesuré, il ne saurait être question de moi. Et vous avez fait erreur, mon oncle, en me destinant ce damas.

— Je n’ai fait aucune erreur et c’est bien de vous qu’il s’agit. Il a, de tout temps, été dans mon intention d’effacer les erreurs du passé en faisant de vous une véritable Lauzargues…

— Ceci dépasse vos compétences, mon oncle !

— Croyez-vous ? En tout cas, je vois mal quelle raison valable vous pourriez opposer. Votre cousin vous déplairait-il ? J’ai cru m’apercevoir, au contraire, de certains liens d’amitié…

— Vous pouvez même dire d’affection. J’ai, en effet, pour Étienne la tendresse qu’un frère peut attendre de sa sœur. Mais ce sont, je le répète, des sentiments purement fraternels…

— Ils sont amplement suffisants pour vous assurer une existence heureuse. Songez que jusqu’à ces temps malheureux que nous avons vécus, il était d’usage qu’une fille accepte de son père un époux que, bien souvent, elle n’avait jamais vu.

— Je sais tout cela, mais les temps regrettables auxquels vous faites allusion sont dépassés, et il se trouve que je pense autrement. Le jour où je me marierai, mon oncle, ce sera par amour… tout comme l’a fait ma mère ! Elle ne l’a jamais regretté.

Le rappel à la rébellion de Victoire était une imprudence, ainsi que Hortense put s’en rendre compte en voyant le visage du marquis jaunir curieusement comme si le fiel infiltrait soudain sa peau.

— Que savez-vous de l’amour ? grinça-t-il. En connaissez-vous les frontières ? Qui vous permet de dire que cette affection, cette tendresse même dont vous vous targuez envers Étienne n’est pas, ne sera jamais de l’amour ?

— Qui ? L’amour que j’ai pour un autre homme. C’est, je crois, le meilleur terme de comparaison !

— Vraiment ? Vous aimez ? Je n’ai pourtant pas entendu dire que vous fussiez fiancée ?

— Amour et fiançailles ne vont pas toujours de pair. Vous l’avez dit vous-même. De toute façon que pourriez-vous savoir de mes sentiments profonds alors que, voici cinq mois, vous ignoriez encore mon existence ? Sans la mort de mes parents…

— N’évoquez pas cet affreux souvenir ! cria-t-il. Ne m’obligez pas à vous rappeler de quelle manière s’est achevé l’amour insensé de ma sœur pour un homme du commun ! Il l’a tuée, ce misérable !

Tremblante d’une indignation qu’elle ne pouvait plus contenir, Hortense, dressée en face du marquis comme un petit coq de combat, lança :

— Je vous interdis de parler de mes parents, que ce soit de l’un ou de l’autre ! A présent sachez ceci : mon père n’a pas tué ma mère ! Ils ont été assassinés ! Je le sais ! J’en suis sûre !

— Sottises ! Vous niez l’évidence !

— Non. A l’instant où ils étaient portés en terre ensemble – vous m’entendez ? –, ensemble comme ils avaient toujours vécu, un homme, un inconnu est venu me jeter la vérité au visage ! Il m’a juré qu’on les avait tués ! Et je l’ai cru… et je le croirai toujours !

Les nerfs trop tendus craquèrent à cette seconde et la jeune fille s’abattit, secouée de sanglots dans les bras que lui offrait Godivelle accourue à son secours. La brave femme était bouleversée :

— Voilà de belles choses à dire à une innocente, Monsieur le Marquis ! s’écria-t-elle. Et une belle façon de présenter une demande en mariage ! Je crois, Dieu me pardonne, qu’à certains moments vous perdez la raison ! Venez vous asseoir, mon cœur ! ajouta-t-elle d’un ton infiniment plus doux en conduisant la jeune fille vers l’un des sièges qui entouraient la cheminée. Vous n’avez déjà que trop pleuré et c’est péché que vous faire verser d’autres larmes…

Pour toute réponse, le marquis haussa les épaules et se contenta d’attendre la fin de la crise.

Petit à petit d’ailleurs Hortense, bercée comme un bébé sur le vaste giron de Godivelle qui lui caressait les cheveux, se calmait. Sans doute M. de Lauzargues en faisait-il autant car, au moment où la jeune fille se redressait en remerciant Godivelle d’un pauvre sourire et d’un baiser, elle le retrouva debout en face d’elle.

— Oublions tout ceci, mon enfant ! Dit-il d’un ton beaucoup plus pacifique. Nous nous laissons emporter l’un et l’autre par la chaleur d’un sang trop proche pour n’être pas semblable. J’ai été froissé, je vous l’avoue, par votre refus sans nuances alors que je revenais ici la joie au cœur et infiniment heureux d’avoir trouvé Sa Majesté le Roi si bien disposé envers notre famille…

— Ne l’a-t-il pas toujours été ?

— Si… du moins j’osais l’espérer sur ce que l’on m’en disait mais j’en ai eu la certitude lorsque Sa Majesté et Son Altesse Royale Madame la duchesse d’Angoulême m’ont fait l’honneur et la grâce de me recevoir et de m’en donner l’assurance. J’ai été touché, j’en conviens, de la sollicitude dont Madame a fait preuve envers vous et il ne tiendra qu’à vous d’être nommée Dame du Palais après votre mariage…

— Je vous l’ai dit, mon oncle, ce mariage est impossible ! fit Hortense avec un soupir de lassitude…

— A cause de cette ancienne amourette ? Ma chère enfant, les rêves d’une jeune fille et les réalités de l’existence s’accordent rarement. La situation que vous a faite la disparition malheureuse de vos parents est intenable sur le plan mondain. Seul un mariage convenable peut vous permettre de vivre une autre existence que celle – un peu morne et désolante n’est-il pas vrai ? – que vous offre ce château des solitudes. Vous êtes jeune, vous êtes belle… vous le serez plus encore quand la maternité vous aura épanouie. Un magnifique avenir vous attend peut-être : ne le repoussez pas…

— N’y a-t-il pour moi d’autre mariage possible qu’une union avec mon cousin ?

— J’ai peur que non. Outre qu’il faut de grandes armes pour couvrir la tache de sang qui marque votre blason familial un peu trop neuf, aucun gentilhomme de bon rang ne se risquera à demander votre main parce qu’aucun n’osera déplaire au Roi.

— Que suis-je donc pour que le Roi se soucie à ce point de mon avenir ?…

— Vous êtes ma nièce ! Vous êtes une Lauzargues ! lança le marquis avec orgueil. Et le Roi souhaite que vous le deveniez entièrement ! Tenez ! Lisez !

De son habit, il venait de tirer un document qu’il déplia et qui apparut marqué du sceau royal. Hortense lut :

« CHARLES, par la grâce de Dieu Roi de France et de Navarre, à tous ceux qui cette présente liront, salut !

« C’est notre plaisir et notre volonté qu’Étienne-Marie Foulques, comte de Lauzargues en pays Cantalès, et Hortense Granier de Berny soient unis dans les plus brefs délais par les liens sacrés d’un mariage chrétien… »

Hortense n’eut pas le courage d’en lire davantage. D’un geste rageur, elle jeta le document à terre et se retint de justesse de le piétiner.

— Ceci ne saurait me concerner, cria-t-elle, car mon nom n’y est pas écrit en entier. Je suis Hortense-Napoléone et je ne veux pas qu’on l’oublie !… Napoléone ! Vous entendez ! Puis, vacillant comme un jeune arbre qui va s’abattre, elle courut s’agenouiller aux pieds du marquis :

— Laissez-moi partir, mon oncle ! Laissez-moi aller à Paris ! Dites que l’on attelle…

— Folie ! Qu’y ferez-vous ?…

— Je verrai le Roi, je verrai Madame !… c’est une femme après tout… elle comprendra peut-être ! Il faut que je leur dise, que je leur explique ! C’est offenser Dieu et la sainteté du mariage même que s’y résoudre à contre-cœur. Votre fils lui-même s’y refusera…

— Étienne fera ce que je lui ordonnerai. Je sais comment l’amener à composition. Allons, Hortense, cessez cette scène ridicule, dégradante même !…

— Alors, vous, aidez-moi, aidez-nous ! Vous pouvez écrire au Roi, lui dire que ce mariage ferait deux malheureux…

— Je ne le ferai certes pas. Je crois vous avoir dit que j’étais heureux de cette union…

— Pourquoi ? coupa Hortense avec violence. A cause de ma fortune ? Je peux vous en faire donation pleine et entière à l’instant même si c’est cela…

— Vous n’en avez pas le droit !

— Pas le droit ?

— Vous avez le droit d’en jouir, pas celui d’en disposer ! Allons, résignez-vous ! Croirait-on pas qu’il est ici question de vous mener à l’échafaud ? Etienne est un garçon paisible et doux. Un peu trop même à mon goût mais vous en ferez ce que vous voudrez ! Et puis en voilà assez ! Dès l’instant où c’est le plaisir et la volonté du Roi, ajouta-t-il, soulignant d’un ongle rageur les mots sur le parchemin qu’il avait ramassé, vous n’avez que le droit d’obéir ! Et je saurai bien vous y contraindre !

La porte claqua derrière lui et l’on n’entendit plus que le bruit de ses pas se dirigeant vers l’escalier… Godivelle qui, durant la dernière partie de la scène, s’était tenue tapie derrière l’un des sièges, se précipita vers Hortense toujours à genoux pour l’aider à se relever…

— Ne vous mettez pas dans cet état, mon enfant ! Chuchota-t-elle en jetant autour d’elle les regards inquiets de qui craint d’être écouté, cela ne sert à rien… Votre résistance ne fait que réveiller les démons qui habitent M. Foulques. Il est… oui, il est capable du pire quand on lui résiste. Cessez de l’affronter !… Peut-être qu’en laissant faire le temps…

— Le temps ?… Croyez-vous qu’il me laissera le temps ?…

L’une soutenant l’autre, elles quittèrent la salle mais quand la vieille femme voulut l’entraîner vers la cuisine pour lui faire boire quelque chose de chaud afin de la remettre, Hortense refusa. Son regard venait de rencontrer sa grande mante restée au portemanteau.

— Tout à l’heure, Godivelle ! Pour l’instant je voudrais prendre un peu l’air… Je crois que cela me fera du bien…

— Mais la nuit commence à tomber et il risque de pleuvoir…

— Je n irai pas loin. Jusqu’à la chapelle seulement… Même si je ne peux y entrer, cela m’apaisera d’être auprès d’elle…

— Allez, alors, mais ne vous attardez pas !

Avec un soin maternel, la vieille femme l’emballa dans sa cape, prenant bien soin de rabattre le capuchon sur sa tête puis, du seuil, la regarda descendre lentement le chemin. L’air du dehors, humide et frais, fit du bien à Hortense. En séchant, les larmes versées lui avaient laissé la peau trop chaude et trop tendue. Elle respira avec délices l’odeur d’herbe neuve, de fougères et de pins : une fraîche senteur de lande mouillée. Le ciel, au-dessus d’elle, gardait les roseurs mauves du récent coucher de soleil. Il faisait calme et doux et les bruits du jour s’étaient tus…

Dans l’ombre du rocher, la chapelle muette ressemblait à un gros chat couché qui attend, à demi assoupi. Elle avait quelque chose d’amical et de rassurant et, lentement, Hortense se dirigea vers elle.

Comme lors de sa première visite, elle alla s’asseoir sur les marches usées de la croix, chercha des yeux la cloche inerte dans son petit clocher carré. Allait-elle sonner encore comme elle l’avait fait l’autre nuit ? Si vraiment ses appels venaient d’outre-tombe, s’ils étaient la voix de celle qui reposait là comme l’ombre blanche du château en était l’apparence, la cloche sonnerait encore, solitaire et désolée puisqu’à nouveau le danger menaçait Étienne…

Qu’allait-il dire, qu’allait-il faire en face de l’ordre royal, écrasant décret sans appel qui lui faisait un devoir et même une obligation d’épouser sa cousine ? Il s’en fallait encore de quelques jours qu’il pût poser le pied à terre et que le docteur Brémont revînt pour le libérer de l’appareil… Il allait souffrir, sans doute… Se débattre, et elle ne pourrait rien pour lui.

La nuit tombait à présent. Serrée contre le fût de la croix de pierre Hortense regardait le château, dressé en face d’elle comme une menace, devenir une formidable ombre noire. Les deux fenêtres éclairées de ce côté lui faisaient les yeux luisants d’une bête apocalyptique. Il suait la malveillance et pour un peu la jeune fille eût imaginé qu’elle l’entendait souffler la menace par d’invisibles naseaux…

Une goutte de pluie tomba sur son front, puis une autre… La noirceur du ciel n’était pas uniquement due à la venue de la nuit car un gros nuage plombé s’accrochait aux créneaux de Lauzargues. Il était temps de rentrer. La sagesse exigeait d’Hortense qu’elle rentrât se mettre à l’abri mais elle ne pouvait s’y résoudre. La pensée de se retrouver en face du marquis lui était intolérable. Il lui serait impossible de poursuivre la discussion de tout à l’heure sans avoir pris, comme disait jadis le roi Louis XI, « le conseil du silence »…

Bien sûr il y avait sa chambre, ce refuge habituel des femmes en détresse, mais cette chambre ouvrait en face de celle du marquis, elle était voisine de celle où Marie de Lauzargues avait enduré une fin atroce. Hortense avait besoin d’être vraiment seule avec elle-même… et Dieu s’il voulait bien l’écouter ! Elle songea à la petite grotte. Là seulement elle serait en paix… là seulement elle aurait une chance de rencontrer l’être dont elle avait le plus besoin à cette minute : Jean de la Nuit, l’homme qu’elle aimait.

Peu soucieuse de voir la silhouette de Godivelle s’encadrer au seuil du château et d’entendre sa voix l’appeler, elle s’enveloppa plus étroitement dans sa mante, en rabattit le capuchon sur son visage et, devenue ainsi une ombre parmi les ombres, elle prit sa course en direction du torrent.

Elle partit droit devant elle dans l’averse commençante et les ombres de la nuit qui s’épaississaient vite. Elle atteignit le bois, mais par un autre sentier que celui dont elle avait l’habitude quand elle allait directement du château au torrent. Un chemin s’ouvrait devant elle et elle s’y engagea, le suivit un bout de temps. Mais à mesure qu’elle avançait la forêt devenait plus épaisse et plus dense. Le bruit de l’eau s’étouffait peu à peu au lieu de se faire plus présent. Bientôt, le sentier n’exista plus que dans son imagination et quand, persuadée de s’être trompée, elle voulut revenir en arrière pour remonter vers le château et reprendre le chemin habituel, elle ne le retrouva plus…

La pluie faisait rage à présent, transperçant l’abri encore fragile des feuilles, aveuglant la jeune fille qui bientôt ne sut plus où elle se trouvait. Autour d’elle, tout n’était que confusion… Était-elle passée, tout à l’heure, auprès de ce chêne au tronc bossué ? Ou bien était-ce plutôt celui-là ?… Au-dessus du bois où elle tournait en rond comme un oiseau affolé, le ciel était d’un noir d’encre. Elle devinait seulement les silhouettes des arbres, les rochers…

Soudain, en contrebas, elle crut apercevoir l’écume blanche de l’eau et s’élança. Le sol était gras d’un humus de feuilles pourries et de plaques de mousse fraîche. Hortense perdit l’équilibre, glissa jusqu’à une fondrière, se déchirant au passage à un buisson de ronces. La douleur lui arracha un cri mais elle refusa de se laisser aller à la peur qui venait. Elle se releva, suivit un instant la trace qu’un animal avait laissée à travers le fourré. Elle se sentait transie, trempée, ne sachant plus bien si ce qui coulait sur son visage était de la pluie ou des larmes…

Son pied glissa sur une pierre en une torsion douloureuse qui la rejeta à terre, sanglotante. Puis révulsée de terreur : elle avait entendu, ou cru entendre peut-être, le hurlement d’un loup droit devant elle. Alors elle cria :

— Jean !… Jean de la Nuit !… A moi !…

Mais sa voix lui parut ridiculement faible. Comment Jean pourrait-il l’entendre alors qu’elle ne savait même plus où elle se trouvait ni quelle distance elle avait parcourue ? Il lui semblait qu’elle errait dans cette forêt hostile depuis des mois…

Aucun son ne lui répondit. Elle cria encore et encore, puis, comme rien ne venait, elle se releva péniblement pour chercher au moins un surplomb rocheux où s’abriter de la grande averse qui, en gifles rageuses portées par un vent de tempête, s’abattait sur elle et la flagellait. Mais quand elle voulut s’appuyer sur son pied la douleur fut si forte qu’elle retomba à terre, évanouie.

Une sensation de brûlure la réveilla. Quelque chose coulait en elle, si fort qu’elle s’étrangla et se redressa pour se plier en deux, toussant à s’arracher la gorge. Un rire bas et doux répondit à ses efforts douloureux.

— Il est évident que vous n’avez jamais bu d’eau-de-vie ! Excusez-moi, je n’avais rien d’autre sous la main, dit Jean.

Hortense vit qu’il était à genoux près d’elle, luisant d’eau avec ses cheveux noirs collés le long de ses joues, et qu’il la regardait avec au fond des yeux une lueur joyeuse. Elle-même était assise sur une paillasse qu’il avait dû tirer devant le feu pour la réchauffer après l’avoir débarrassée de sa cape trempée qui fumait sur le dossier d’une chaise. Luern le grand loup était couché à côté…

L’éclat du feu lui brouillait un peu la vue, elle ne distingua rien au-delà :

— Où sommes-nous ? dit-elle.

— Chez moi. Sans vous en douter vous en étiez tout près. Il vous restait juste à franchir un rocher et à traverser le torrent… Par chance, je vous ai entendue crier en dépit de la tempête. Mais c’est Luern qui vous a trouvée.

A l’énoncé de son nom, l’animal tourna vers le couple ses yeux jaunes où semblait passer une lueur de gaieté… Pour la première fois, Hortense eut pour lui un regard presque affectueux. Elle commençait à partager l’étrange attachement qui unissait l’homme et la bête…

Après l’avoir obligée à s’étendre de nouveau, Jean se relevait et s’éloignait vers le fond de la pièce où la jeune fille distinguait peu à peu l’oreiller blanc et l’édredon rouge d’un lit clos semblable à ceux que l’on trouvait dans toutes les fermes.

— Vous devriez retirer ces vêtements, conseilla-t-il. Je vais vous donner une couverture en attendant qu’ils sèchent…

Docile, Hortense voulut se lever, mais au mouvement qu’elle fit pour ramener ses jambes sous elle, une douleur aiguë lui rappela sa cheville blessée…

— Je ne peux pas me lever, gémit-elle. Je crois qu’en tombant je me suis cassé quelque chose…

Tout de suite, il fut près d’elle.

— Voyons cela !… Quelle idée aussi de courir les bois avec des souliers de bal ! Reprocha-t-il en ôtant, avec d’infinies précautions, les escarpins de maroquin qui, de toute façon, ne pourraient plus servir à grand-chose.

L’instant suivant il prenait avec une extrême douceur la cheville dont l’enflure était évidente dans son bas déchiré montrant une large écorchure. Un gros pli de souci réunit ses sourcils en une seule barre noire.

— Enlevez ces guenilles ! ordonna Jean. Je ne regarde pas ! Il faut nettoyer cette blessure.

Hortense s’exécuta tandis qu’il puisait de l’eau chaude dans la marmite accrochée au-dessus du feu et allait chercher du vinaigre pour laver la cheville blessée. Puis, longuement, soigneusement, il nettoya la plaie souillée de terre et de brindilles.

Pendant qu’il la soignait, Hortense, les yeux accoutumés, regardait autour d’elle. La maison construite en pierre de granit grossièrement jointoyée n’était pas grande. Elle ne comportait qu’une seule pièce et une souillarde que l’on apercevait dans un renfoncement. Son mobilier était semblable à ce que l’on pouvait voir chez des paysans peu fortunés : une table de châtaignier encadrée de deux bancs ; deux escabeaux et, tout au fond, la cloison de bois foncé où se creusaient les lits. Il y en avait deux, en effet, placés l’un à la suite de l’autre et séparés par un étroit panneau, mais le second, couvert d’un vieil édredon brun, se distinguait mal de son cadre.

Surmontant la cheminée, une croix de bois noir étoilait la pierre de ses courtes branches régulières au-dessus d’un fusil pendu par sa bretelle. Dans l’âtre même, un coffre à bois qui pouvait servir de siège voisinait avec une cognée, haute et menaçante comme une hache d’exécution. Mais la maison se différenciait tout de même de ses pareilles par deux meubles inhabituels : une petite commode de merisier dont le bois couleur de caramel et les modestes ferrures brillaient, entretenus, et une petite bibliothèque bourrée de livres aux reliures usées mais beaucoup mieux rangée que celle où travaillait M. Garland… La pièce tout entière d’ailleurs montrait un ordre et une propreté absolus. C’était peut-être le logis d’un solitaire, d’un meneur de loups mais par cet ordre, par ce soin, l’homme qui l’habitait signait sa qualité différente.

La souffrance rappela soudain Hortense à son état de blessée. Jean avait fini de laver son pied et, l’ayant séché, il en palpait l’enflure mais, si légers, si attentifs que fussent ses doigts, il ne pouvait éviter la douleur à sa patiente qui, de temps en temps, gémissait sourdement.

Enfin, reposant doucement le pied endolori sur la paillasse, il se releva et sourit à la jeune fille qui le regardait avec angoisse :

— Rien de cassé ! Vous avez eu de la chance, c’est une simple foulure mais je reconnais qu’elle fait impression. Je pense pouvoir vous soulager.

— Êtes-vous médecin ? Où avez-vous appris tout cela ? Il eut un geste circulaire qui dépassait le cadre étroit de la maison :

— Dans le grand livre qui est autour de nous, Sigolène connaît les plantes, les remèdes. Elle m’a appris tout ce qu’elle savait… C’est utile quand on vit en sauvage.

Dans la commode, il prenait un petit pot et une bande de toile blanche taillée dans un linge usé, et revenait s’asseoir sur la paillasse, En quelques instants la cheville enflée fut enduite d’une pommade d’un beau rouge clair à l’odeur piquante, puis soigneusement bandée, mais pas trop serrée.

— Voilà ! Quand vous serez de retour au château Godivelle saura bien vous refaire ce pansement. Elle sait soigner elle aussi mais pas aussi bien que sa sœur. Néanmoins ce qu’elle sait suffira. Vous emporterez ce pot. A présent vous allez manger quelque chose et dès que la pluie cessera, je vous porterai jusqu’au château…

Un frisson glacé courut le long du dos d’Hortense et remonta jusqu’à ses dents qui grelottèrent un instant. Elle resserra autour d’elle la chaude couverture, rejeta en arrière la masse humide de ses cheveux que le feu n’avait pas fini de sécher.

— Je ne veux pas retourner au château ! Je… je me suis enfuie… Oh, par pitié, gardez-moi ! Personne ne me cherchera chez vous !…

Et comme, surpris, il restait là en face d’elle, à demi agenouillé sur le matelas, elle se jeta contre lui en sanglotant, cherchant, contre le froid qui la faisait trembler, le refuge de cette poitrine d’homme dont elle connaissait la force et la chaleur… Aussitôt, Jean referma ses bras sur elle, bouleversé de la sentir trembler contre lui, de la découvrir fragile en dépit du courage et de la volonté qu’elle affichait toujours si hautement. Il resserra doucement son étreinte pour mieux l’incruster contre lui, à cette place tendre qui semblait l’attendre depuis toujours. Une joie immense glissait en lui comme une liqueur de feu tandis que se formaient dans son esprit les mots qu’il n’avait jamais osé se dire : « M’aime-t-elle vraiment ou n’est-ce encore qu’une enfant apeurée ?… » D’autres questions se pressaient : pourquoi cette fuite en pleine nuit, en pleine tempête ? Était-ce lui qu’elle cherchait ou autre chose ? La mort peut-être ?…

L’idée qu’elle pût mourir le traversa comme un coup de lance. Et ce fut peut-être pour être plus certain encore qu’elle était là, bien vivante, qu’il lui renversa doucement la tête et prit sa bouche…

Elle était brûlante, cette bouche, de la fièvre qui la faisait trembler, mais elle répondit à la caresse avec une ardeur qui inonda de bonheur le solitaire… A l’émoi qui s’empara de lui, à sentir sous sa main la rondeur d’une épaule, contre sa poitrine celle plus douce encore d’un jeune sein, il mesura la faim qu’il avait d’elle depuis tant de jours… En dépit de la trop douce ivresse, il parvint à entendre encore la voix de plus en plus faible de la raison et lutta contre la vague déferlante de la passion. Il le fallait sinon dans un instant, il la ferait sienne, cette fille de lumière qui était apparue dans sa nuit, et il savait qu’elle ne résisterait pas.

Alors, brutalement, il l’arracha de lui, la regarda, vit ses yeux alanguis, ses lèvres humides entrouvertes sur un sourire heureux… Il était temps !…

Se relevant tandis qu’elle retombait sur la paillasse comme une fleur coupée, il alla prendre le cruchon d’eau-de-vie et en avala une grande lampée, à la régalade :

— Expliquez-moi un peu tout ça ! fit-il d’une voix enrouée.

CHAPITRE VIII UN GENÉVRIER À LA SAINT-JEAN…

Hortense ne demandait pas mieux. Elle se libéra de la scène qui l’avait opposée au marquis avec l’impression qu’en les confiant à Jean, ses angoisses et ses soucis allaient s’effacer comme par magie. Il était l’homme le plus fort et le plus intelligent du monde. Et puis il l’aimait… Cela résumait tout.

— Voilà, dit-elle en conclusion. Vous savez tout. Sauf peut-être ceci : je ne retournerai plus jamais à Lauzargues !

L’étonnement arrondit les noirs sourcils de Jean au-dessus de ses yeux d’azur pâle :

— Est-ce que vous ne perdez pas un peu l’esprit ? Vous rendez-vous seulement compte de ce que vous dites ?

Prenant soudain conscience de la rudesse du ton employé en voyant l’or de ses yeux se liquéfier, il revint s’asseoir auprès d’elle mais sur la pierre de l’âtre, laissant ainsi entre eux la longueur d’un bras.

— Pardonnez-moi : je n’ai pas voulu vous faire de peine. C’est même une chose dont je ne supporte pas l’idée mais, en vérité, je ne vois pas comment vous pourriez éviter de rentrer au château ?

— Mais… je ne peux pas rentrer ! Je vous l’ai dit, je me suis enfuie…

— Et, à cette heure, on doit vous chercher partout. Les limiers de Chapioux ont bon nez. S’il n’y avait pas la rivière ils seraient déjà ici. Qu’arriverait-il alors ?

— Que pourrait-il arriver ? Vous m’avez recueillie après m’avoir trouvée blessée. Rien de plus naturel… D’ailleurs vous pourriez me cacher.

— C’est là que rien ne serait plus naturel. Et puis, vous cacher où ? Ajouta-t-il en englobant d’un geste la pièce unique de sa maison. Nous n’en sommes pas là heureusement. On ne pense certainement pas, en ce moment, que vous êtes chez moi mais si l’on ne vous retrouve pas, on pourrait y penser…

— Alors emmenez-moi ailleurs !…

— Dans cet état ? Vous avez besoin d’être soignée pendant quelques jours, de vous reposer. Pourquoi ne pas admettre que, pour cette fois, vous avez manqué votre affaire ? Ce serait plus sage…

— Si je rentre au château, mon oncle m’obligera à épouser Étienne ou alors Étienne recommencera à se laisser mourir !…

— Vous raisonnez comme l’enfant que vous êtes ! On ne va pas vous traîner, dès l’aube, à la chapelle en compagnie de votre cousin. Je comprends que vous souhaitiez fuir mais, une fuite, cela se prépare… et avec beaucoup de soin quand il s’agit d’une fille mineure. Avez-vous pensé que celui ou celle qui vous accueillera tombe sous le coup de la loi ?

— Vous avez peur ? fit Hortense dédaigneusement.

— Il n’est pas question de moi. Vous ne pouvez aller, en quittant le château, que chez une personne pouvant faire valoir une qualité suffisante pour obtenir que vous lui soyez confiée : un autre membre de votre famille par exemple…

— Je voudrais aller chez ma tante de Mirefleur, à Clermont.

— La vieille comtesse Louise ? On dit qu’elle aimait beaucoup votre mère, ce qui l’a brouillée plus ou moins avec le marquis. Mais est-elle toujours de ce monde ? Et acceptera-t-elle de vous recevoir ?

— Il y a Madame Chauvet qui m’a servi de chaperon durant le voyage en diligence depuis Paris. Elle est la femme d’un gantier de Millau et…

— Et vous ne pouvez en aucune façon compter sur elle. Une gantière de Millau contre un marquis de Lauzargues sous Charles X ? Le mari y laisserait son entreprise et peut-être sa liberté.

— Le docteur Brémont de Chaudes-Aigues…

— Serait dans le même cas. Hortense, Hortense ! Vous êtes épuisée, blessée, à bout de nerfs et totalement incapable, de ce fait, de raisonner sainement…

Elle lui parut si pitoyable tout à coup, avec les grosses larmes qui roulaient sur son joli visage pâli par la souffrance, qu’il oublia ses résolutions de prudence et se pencha sur elle pour l’entourer d’un bras qu’il voulait fraternel mais qui trembla pourtant à son contact :

— Vous me faites cruellement toucher du doigt, à cette heure, la distance qui nous sépare. Je vous aime et pourtant je n’ai pas le droit de penser à vous parce que je ne suis rien qu’un bâtard à demi sauvage et que je n’ai rien à vous offrir…

— Que votre amour, vous venez de le dire ! Oh, Jean, je ne demande rien d’autre à Dieu ! Pourquoi ne pas proclamer que nous nous aimons ?…

— Parce que ce serait signer votre arrêt de mort plus encore que le mien peut-être. Vous ne savez pas de quoi le marquis est capable… Vous ne me croyez pas ? Dit-il voyant qu’elle secouait la tête avec une rage désespérée et tentait d’échapper à son étreinte. Il le faut pourtant… comme il faut me faire confiance. Je vous jure qu’un jour vous quitterez Lauzargues, peut-être pour n’y plus jamais revenir. Je vous jure de n’avoir ni trêve ni repos avant de vous en avoir arrachée… même si je risque de ne plus jamais vous revoir…

— Vous le jurez ?

— Oui… A présent me laisserez-vous agir comme bon me semble ?

Elle se détourna de lui pour se pelotonner sur la paillasse en s’ensevelissant sous la couverture qu’il lui avait donnée. Elle se sentait malade tout à coup, avec de longs frissons qui la secouaient et une affreuse lassitude née peut-être de la déception ressentie. En se retrouvant chez Jean, sauvée par Jean, auprès de Jean, elle avait cru à une réponse divine à ses appels angoissés. Elle avait cru… Dieu sait quoi !…

— Faites à votre gré, murmura-t-elle… mais laissez-moi dormir…

La torpeur de la fièvre l’envahissait, la privait de toute force. Elle ne réagit même pas quand il la souleva pour l’emporter jusqu’au lit qu’il avait ouvert, ni quand il lui ôta sa robe, ne lui laissant qu’une fine chemise que la chaleur du corps avait déjà séchée. Les yeux fermés sur ses dernières larmes, elle ne vit pas le visage crucifié de Jean, elle ne sentit même pas trembler ses mains tandis qu’il accomplissait ces gestes d’amant et que se dévoilait à lui la grâce de ce corps féminin.

Un instant, il s’accorda le torturant bonheur de la contempler étendue sur le lit ouvert, à peine couverte de cette batiste aux transparences roses qui révélait tant de choses exquises. Des choses qu’il ne reverrait plus jamais… et que cependant il brûlait d’étreindre, de caresser… Le vertige fut si puissant qu’il faillit y céder : s’agenouillant sur le banc coffre du lit comme un croyant devant l’autel et par trois fois il communia à tant de beauté en posant ses lèvres sur chacun des jolis seins qui semblaient les appeler puis sur la bouche que la fièvre séchait sans lui enlever sa douceur. Mais la raison lui revint au moment où peut-être il allait se laisser emporter par la chaleur de son sang… Se redressant, il rabattit draps, couverture et édredon, ensevelissant la tentation sous une montagne de tissus, après quoi il alla tisonner le feu et y ajouter quelques bûches…

Il réfléchit un instant, le regard fixé dans les flammes, puis se décida. Désignant à Luern la jeune fille endormie, il mit un doigt sur ses lèvres, alla enfiler sa veste en peau de chèvre, coiffa son grand chapeau et sortit de la maison en fermant soigneusement la porte derrière lui… ; Luern, le grand loup, resta un instant aux écoutes, oreilles dressées, puis se recoucha le museau allongé sur ses pattes.

Plusieurs heures s’écoulèrent avant que la porte ne s’ouvrît de nouveau sous la main du maître. Le feu n’était plus que braises rouges et la température avait fraîchi dans la maison. La tempête avait cessé et le jour n’était plus loin. Hortense s’éveilla au grincement de la porte, au bruit des pas, mais la fièvre la dévorait et elle se sentait si faible qu’elle n’eut même pas la force de se redresser.

Elle fit un effort cependant quand le feu, nourri d’une brassée de branchettes sèches, flamba de nouveau et que Jean ralluma les chandelles à celle qu’il avait laissée en veilleuse. Elle vit que le maître des loups n’était plus seul. Un homme l’accompagnait que Hortense reconnut avec tant de surprise qu’elle le prit un instant pour un fantôme né de sa fièvre. Mais c’était bien François Devès, le fermier de Combert. La main de Jean, posée sur son front, acheva de la convaincre qu’elle ne rêvait pas…

— Elle est brûlante, constata-t-il. Elle doit avoir une grosse fièvre…

— Il faut pourtant l’emmener d’ici, dit le fermier. Si le marquis apprenait qu’elle a passé la nuit sous ton toit, il te ferait subir le même sort qu’à moi. Peut-être pire…

— Encore faudrait-il qu’il me prenne ! La garde des loups est une bonne garde !

— Mais elle n’est pas à l’épreuve des balles. Et alors… Tu as eu raison de venir me chercher, Jean. Je vais l’emmener à Combert et on fera comme si c’était moi qui l’avais trouvée. Tout comme pour le jeune monsieur…

A les entendre parler entre eux et débattre de son sort comme si elle n’était qu’une chose dépourvue d’intelligence, une sorte de paquet, Hortense trouva la force de protester :

— Vous… m’avez trahie, Jean de la Nui t !… Je ne veux pas… aller à Combert !

— Il faut pourtant que vous alliez quelque part ! Vous ne voulez pas rentrer à Lauzargues, vous ne voulez pas non plus aller à Combert et moi je vous répète qu’il faut que l’on vous soigne. Je vous ai demandé d’avoir confiance en moi…

— J’avais confiance en vous… mais pourquoi cet homme ?…

— Parce qu’il est mon ami et parce que c’est le seul, à cent lieues à la ronde, à qui je puisse confier ce que j’ai de plus cher au monde.

— Je… ne vous appartiens pas…

— Aussi ne parlais-je pas de vous mais de mon âme. Quant à François, il m’est aussi cher que l’abbé Queyrol… peut-être parce qu’il est aussi une victime du marquis. Jadis… il a osé aimer votre mère et faire battre un peu plus vite son cœur de fillette.

— Ainsi… c’était vous le François qui s’était blessé… pour cueillir… une rose ?…

— Comment pouvez-vous savoir cela ?

C’était le visage rude du fermier qui à présent se penchait sur Hortense avec dans ses yeux une émotion qui révélait les chagrins d’autrefois. Et comme, tant bien que mal, la jeune fille racontait la trouvaille faite dans les profondeurs du petit secrétaire, elle put voir un éclair de joie et une larme briller sur ce visage que le temps semblait avoir pétrifié…

— Demoiselle, murmura François, tout à l’heure vous étiez seulement pour moi celle que Jean veut aider, à présent je veux être votre serviteur… votre esclave si vous consentez à me donner le mouchoir qui était à elle. Je ferai ce que vous voudrez…

— Un mouchoir que tu as payé dix fois son poids de sang ! gronda Jean. Apprenez au moins ceci, Hortense : Foulques de Lauzargues jadis a fait saisir François par les Chapioux. On l’a attaché à un arbre après lui avoir arraché ses vêtements. Et puis ils se sont relayés pour le frapper avec des fouets de chasse… Il serait mort si Godivelle n’était arrivée à temps pour le sauver.

— Oublions ça, Jean ! Je n’ai plus de haine pour le marquis. Quant à lui, il ne doit même plus s’en souvenir. Je suis redevenu ce que j’étais avant : un domestique de demoiselle Dauphine, un objet parlant et agissant, rien de plus… Et c’est mieux ainsi d’ailleurs ! Chacun sa place ! A présent, dites-moi ce que vous voulez de moi, demoiselle ?

— Ramène-la à Combert. Elle y sera plus à l’aise que dans ce château des courants d’air, coupa Jean.

— Non, fit Hortense, je ne veux pas aller chez cette femme ! Elle me fait horreur… depuis que j’ai vu le marquis sortir de sa chambre, de son lit…

Jean se mit à rire. Depuis son retour, il avait fait chauffer du lait de chèvre, y avait ajouté de l’eau-de-vie et du miel et apportait à présent le tout à la malade.

— Je n’aurais pas cru que l’amour vous faisait horreur ? Fit-il avec dans les yeux un pétillement qui se souvenait. Buvez cela ! Vous en aurez plus de force pour le voyage.

— L’amour ? fit Hortense en prenant machinalement la tasse.

— Quoi d’autre ? Chacun sait, tout par ici, de quelle passion Mademoiselle de Combert a toujours brûlé pour son cousin. Et il est normal, pour une femme, de se donner quand elle aime à ce point… Ce n’est pas elle la coupable, ici, mais lui. Lui qui prend sans amour…

— Il ne l’aime pas ?…

Soudain, ce fut comme si François explosait. Une effrayante colère le souleva, l’emporta au-delà des limites de la prudence.

— C’est sa sœur qu’il aimait… et de quel sale amour ! Un amour du Diable ! C’était elle qu’il aurait voulu dans son lit… Je l’ai vu la regarder un jour où elle se baignait dans la rivière, cette innocente… Il était tapi derrière un buisson, près de l’eau… Les yeux lui sortaient de la tête et son visage était celui d’un démon. Et puis doucement… tout doucement, il a commencé d’écarter les herbes… d’avancer vers elle. Il rampait ce serpent et, tout en rampant, il commençait à ôter ses habits… J’ai compris qu’il allait s’abattre sur elle, qu’il n’était plus maître de lui. Alors j’ai fait du bruit… Il a cru à la présence d’un animal ou même à l’approche de quelqu’un du château. Et il s’est enfui… Ça valait mieux pour lui. Je l’aurais tué, s’il l’avait touchée !

Vidé tout à coup de sa force par l’évocation de ce terrible instant d’autrefois, François s’était laissé tomber sur le banc. Machinalement, il prit la bouteille d’eau-de-vie que lui tendait Jean sans un mot et en vida une grande lampée, si précipitée qu’elle le fit tousser…

— Pardonnez-moi ! soupira-t-il enfin en passant sa main sur son front en sueur. Je n’aurais pas dû, peut-être… mais au moins… vous serez sûre de pouvoir compter sur moi. A présent, dites-moi où vous voulez aller car le temps presse… Le jour va se lever…

Hortense leva les yeux, croisa le regard suppliant de Jean :

— Allez à Combert, je vous en conjure… Là, au moins, je pourrai, par François, vous donner des nouvelles…

— Vous m’aiderez à préparer ma fuite ?

— Je l’ai juré… Alors ?

Elle hocha la tête dans une acceptation lasse et comme si ce simple geste eût été un signal, les deux hommes firent preuve aussitôt d’une grande activité. Jean tendit à Hortense ses vêtements bien secs à présent et referma les rideaux du lit pour qu’elle pût s’habiller, tant bien que mal car son pied la faisait souffrir et la gênait. Pendant ce temps François fabriquait une sorte de civière en liant ensemble des branches d’arbre sur lesquelles on étala une couverture. Puis on y installa Hortense bien enveloppée dans sa cape sur laquelle on rabattit la couverture après avoir glissé, à ses pieds, une pierre chauffée au feu…

— Je vais t’aider à la porter jusqu’au gué de Combert, dit Jean. Ensuite, il faudra que tu la portes seul…

— Mais… c’est loin, Combert ? fit Hortense.

— En passant par les bois, c’est moitié chemin, fit François. La route, elle, suit la rivière. Nous, on coupe… N’ayez crainte, demoiselle, dans une heure vous serez dans un bon lit.

Une heure plus tard, en effet, on arrivait au gué de Combert que les deux hommes firent passer à la civière.

Puis Jean se pencha et prit Hortense dans ses bras. Sans un mot et sans se soucier de la présence de l’autre, il la baisa longuement aux lèvres avant de la remettre aux bras de François et de s’enfuir en courant. Hortense entendit le jaillissement de l’eau tandis qu’en trois sauts il franchissait de nouveau le torrent et elle enfouit son visage contre l’épaule de François tout en resserrant l’étreinte de ses bras passés autour de son cou. Elle pleurait doucement, sans faire de bruit et François, un moment, respecta son chagrin. Il avançait rapidement, de son grand pas de montagnard, sans que le poids d’Hortense parût lui causer la moindre gêne. Ce fut seulement quand les toits gris de Combert pointèrent au-dessus des arbres, enveloppés dans la brume venue de la rivière, qu’il osa demander :

— Vous l’aimez, le Jean, demoiselle ?

— Bien… bien sûr !…

— Il ne faut pas !

Et comme il la sentait se raidir, prête à se défendre contre cet ami parce qu’il lui conseillait d’abandonner son amour, il ajouta :

— Je sais bien qu’on ne cesse pas d’aimer si aisément… mais au moins acceptez de renoncer à lui !… Rien n’est possible entre vous deux… pas plus que ce n’était possible autrefois… Si vous l’aimez vraiment, c’est dans le renoncement que vous le lui prouverez le mieux…

— Mais pourquoi ?… pourquoi ?…

— Parce que, quand on aime, on a envie que l’autre vive ! Moi, j’ai été heureux quand j’ai su qu’un autre l’emmenait à Paris, qu’elle échappait pour toujours à son frère. Je savais qu’il faudrait attendre la mort, et l’autre vie pour la revoir mais j’étais heureux.

— Est-ce que… vous l’aimez toujours ?

— Plus que jamais ! Elle est quelque part au fond de mon cœur, comme la rose au fond de son petit bureau… Cela me fait l’attente moins longue…

Si Hortense éprouvait quelque doute quant à la façon dont Mlle de Combert la recevrait, elle fut très vite rassurée. Dauphine l’accueillit avec un éclat de rire.

— Encore un Lauzargues éclopé ? S’écria-t-elle, après avoir constaté que sa visiteuse n’était pas gravement blessée. Quelle mouche vous pique, Étienne et vous, de venir à Combert par les bois, les rochers et la rivière ? Ne serait-il pas plus simple, et surtout plus confortable, comme disent les Anglais, de venir comme tout le monde par la route et en voiture ?

— Je ne venais pas vous voir, ma cousine, je m’enfuyais, soupira Hortense qui, trop lasse pour donner plus ample explication, choisit de fermer les yeux en laissant aller sa tête contre l’épaule du fermier. La souffrance était inscrite sur son visage et Mlle de Combert reprit tout son sérieux pour lui procurer sur l’heure un lit et la chaleur d’un bon feu avant de dépêcher François à Lauzargues pour « rassurer » le marquis.

Le lit occupait une petite chambre tendue et tapissée de ces charmantes toiles d’indienne qui avaient fait, au siècle précédent, la fortune de M. Oberkampf et de sa manufacture de Jouy. Des groupes de petits personnages s’y livraient en rose aux « occupations paysannes » et, à les contempler, Hortense eut un peu l’impression de revenir chez elle. Dans l’hôtel de la Chaussée d’Antin, sa chambre d’enfant avait été tendue, elle aussi, de toile de Jouy…

— C’était ma chambre avant la mort de mes parents, expliqua Mlle de Combert qui arrangeait les rideaux du lit après y avoir installé la jeune fille vêtue d’une de ses chemises de nuit. Je souhaite que vous vous y sentiez bien. Aussi, nous parlerons plus tard. Ma bonne Clémence va venir vous porter à déjeuner. Ce sera la meilleure façon de vous réchauffer…

— J’ai déjà très chaud ! Trop chaud même…

— Vous avez de la fièvre. A-t-on idée aussi de passer la nuit en forêt et sous la tempête ? Il est même étonnant que vous n’ayez pas été plus mouillée quand François vous a retrouvée !

— Il m’a trouvée sous un rocher où j’avais pu m’abriter après ma chute, expliqua Hortense, récitant la fable convenue à l’avance.

— C’est ce qu’il m’a dit. Mais c’était une vraie chance qu’il ait sur lui de quoi soigner une foulure. Je savais mon François prévoyant mais pas au point de faire sa ronde matinale avec des bandes de toile et du baume à l’extrait de mélilot. Il est vrai que notre région est tellement accidentée !…

Hortense bénit la fièvre qui lui permettait de cacher la rougeur qu’elle se sentait au visage. Elle avait compté sans la vivacité d’esprit de son hôtesse. De toute évidence, celle-ci ne croyait pas grand-chose du récit qu’on lui avait fait, mais au fond cela n’avait pas tellement d’importance.

L’entrée de Clémence, solide fille de ferme convertie en cuisinière-femme de chambre, portant un plateau, coupa court à l’entretien. Peu soucieuse de le reprendre, Hortense but un peu de bouillon, grignota une tartine de confitures puis, vite rassasiée d’ailleurs, pria qu’on voulût bien la laisser dormir.

Non qu’elle en eût vraiment envie en dépit de sa lassitude, mais prétendre avoir sommeil était le meilleur moyen d’obtenir un peu de solitude.

— Dormez, approuva Mlle de Combert. C’est encore la meilleure façon de soigner ce mauvais froid que vous avez pris. Si cela s’aggravait nous verrions à faire appeler le docteur Brémont mais je pense en savoir assez pour vous soigner moi-même. Ma pauvre mère était une perpétuelle enrhumée…

Ayant dit, Dauphine sortit de la chambre en agitant avec décision les rubans vert feuille qui ornaient son grand bonnet de dentelle et Hortense resta seule, espérant disposer d’un long moment pour réfléchir à tout ce qui venait de lui arriver et aux meilleurs moyens d’en sortir. Mais elle avait trop présumé de ses forces et ce fut la fatigue qui l’emporta. Quelques minutes après la sortie de son hôtesse, la rescapée de la tempête dormait à poings fermés…

L’évidence d’un gros rhume se révéla au réveil. Secouée d’une série d’éternuements, Hortense se trouva soudain transformée en fontaine : son nez et ses yeux coulaient à qui mieux mieux. Ce que voyant, Dauphine lui administra tisanes, sirop, lait chaud et pour finir un léger somnifère qui la renvoya au pays des rêves jusqu’au lendemain matin. Mais, quand elle ouvrit de nouveau les yeux sur le décor rose de sa chambre, elle découvrit que sa fièvre était tombée et qu’elle se sentait beaucoup mieux.

Mlle de Combert qui guettait ce réveil se déclara plus que satisfaite :

— Vous avez une belle santé, mon enfant, dit-elle. A présent, il faut songer à remettre ce pied sur ses bases, c’est l’affaire de deux semaines et me voilà tout à fait à l’aise pour vous demander si vous désirez les passer ici, ces deux semaines ? Je crois, sans vouloir influencer votre décision, que vous seriez mieux dans cette maison qu’à Lauzargues où les escaliers représentent une véritable épreuve. Étienne, je pense, a dû s’en rendre compte puisqu’il a dû garder la chambre tandis que…

Elle parlait, parlait, alignant les phrases à la suite l’une de l’autre comme si elle voulait retarder le moment d’entendre la réponse d’Hortense. Celle-ci mit, doucement, un terme au flot de paroles :

— J’aimerais rester ici, à condition, bien sûr, de ne pas vous être une gêne…

Le seul calcul auquel la jeune fille obéit, en acceptant d’emblée l’invitation, tenait dans la présence proche de François Devès qui s’était si spontanément déclaré son homme lige. De François Devès ami de ce Jean de la Nuit qui s’était emparé de son cœur et de son esprit et en demeurait le maître en dépit de la déception qu’il lui avait infligée. Mais en dehors de cela, l’idée de passer quelques jours dans une maison gaie et accueillante au lieu de contempler les murs gris du farouche Lauzargues ne pouvait que séduire une fille de dix-huit ans. L’atmosphère était si différente !…

Par la fenêtre entrouverte de sa chambre – une fenêtre qui était une belle et haute fenêtre et non une sorte d’ouverture vitrée au fond d’un entonnoir de pierre – une branche de lilas en train d’éclore mettait un peu de fard mauve sur la joue d’un petit nuage blanc. L’air qui entrait avait des senteurs de verdure neuve et arrivait avec tout son parfum sans se soucier de pénétrer à travers des relents d’humidité. On entendait chanter un oiseau… C’était délicieux.

Mlle de Combert, auréolée de dentelle et de rubans verts, souriait, assise près de cette fenêtre avec le métier à tapisser qu’elle avait fait monter auprès d’Hortense pour mieux la veiller. Et son parfum de rose se mêlait agréablement à ceux du jardin. En entendant Hortense évoquer la gêne qu’elle pourrait lui causer, le sourire de Daupbine s’était changé en éclat de rire.

— Être une gêne ? Ma chère enfant, souvenez-vous que je vous avais invitée de façon instante lors de ma visite chez votre oncle. C’était d’ailleurs de l’égoïsme pur. Je m’ennuie un peu ici entre ma tapisserie et Madame Soyeuse…

— Madame Soyeuse ?

— Mon Dieu, c’est vrai ! Je ne vous ai pas encore présenté ma meilleure, ma plus fidèle amie…

Se levant, elle découvrait sous un pli de sa robe couleur de mousse une superbe chatte d’un gris de perle, presque argenté, qui sommeillait avec application sur l’une des couronnes de fleurs tissées dans l’épais tapis…

— Qu’elle est belle ! dit Hortense sincère, mais ce serait dommage de la réveiller. Elle dort trop bien et nous ferons connaissance plus tard…

Elle éprouvait un peu de honte en songeant au jugement sévère qu’elle avait porté naguère sur son hôtesse. Celle-ci l’accueillait comme une jeune sœur ; elle n’avait pour elle que les plus délicats procédés, pourtant Hortense, choquée sans doute par la scène entrevue dans la nuit de Lauzargues, l’avait classée sans plus examiner dans la catégorie des créatures hypocrites et dangereuses. Eût-elle su ce que c’était qu’une fille de joie qu’elle eût sans hésiter classé Dauphine dans le même casier… Et puis, il y avait eu la courte phrase de Jean : « Je n’aurais pas cru que l’amour vous faisait horreur… » et Hortense voyait à présent sa compagne avec des yeux tout différents. Elle la remercia donc de l’accepter si gracieusement mais ajouta :

— Ce que je désire est une chose. Ce que décidera mon oncle en est une autre. Et je suppose qu’il sait, à présent, que je suis ici ?…

— Ce qu’il en pense, il vous le dira lui-même. Il m’a fait savoir qu’il viendrait demain voir comment vous vous sentez. Mais… avant qu’il ne vienne, Hortense, me direz-vous enfin ce que vous faisiez dans la forêt et sous l’orage ?… Vous vous enfuyiez, m’avez-vous dit. Mais devant quoi ?…

Pour ne pas avoir l’air de contraindre la jeune fille, elle retournait à sa tapisserie, choisissait un long brin de laine azurée, entreprenait de l’enfiler puis commençait à piquer dans la toile tendue entre de minces barres d’acajou chantourné. L’ouvrage représentait une couronne de feuillages et de rubans traitée dans un camaïeu de bleu sur fond ivoire et Dauphine le destinait à un fauteuil de sa propre chambre.

Sa stratégie s’avéra bonne débarrassée de son attention et même de son regard, Hortense, après un court silence, se décida à répondre :

— Devant la même chose, exactement, qui avait poussé mon cousin à se jeter à l’aventure, au lendemain de mon arrivée : Étienne savait que son père souhaitait nous marier et ne le voulait pas. Je sais que le marquis a décidé notre mariage et je m’y refuse… Sans avoir d’ailleurs mieux réussi que lui : nos efforts à l’un comme à l’autre semblent conduire inéluctablement à un même point : un lit chez vous !

Derrière son écran de laine Mlle de Combert se mit à rire :

— Vous me permettrez de ne pas le regretter. Mais me direz-vous pourquoi vous êtes, l’un comme l’autre, aussi hostiles à un projet qui semble raisonnable ? Encore Étienne possédait-il une meilleure raison que vous puisqu’il ne vous connaissait pas. A présent, je suppose qu’il voit les choses de façon différente : on ne peut vous voir sans vous aimer. Quant à vous, j’ai ouï dire que vous nourrissez pour votre cousin une certaine amitié ?

— C’est vrai. J’aime bien Étienne. Mais je ne l’aime pas autant qu’il le faudrait. Et qui peut souhaiter se marier sans amour ?

Le regard méditatif de Mlle de Combert franchit le bord du cadre d’acajou et rejoignit celui de la jeune fille.

— Personne, vous avez raison. C’est pourtant ce qu’il advient de presque toutes les femmes. On les marie et bien heureuse peut s’estimer celle qui, comme vous, éprouve déjà de l’affection pour son futur époux… Vous êtes fille noble, Hortense. Ce privilège vous oblige à certains devoirs dont le premier exige l’obéissance au chef de famille !

— Et si je refuse de me soumettre à cette obéissance ? fit Hortense d’un ton provocant.

— Les lois actuelles, telles qu’elles existent, ne vous le permettent pas. Sinon vous risquez de vous retrouver au ban de la société…

— Voilà qui m’est égal si je suis libre !

— Croyez-vous ? Mais, petite malheureuse, vous ne le serez jamais ! Surtout sous le régime qui est le nôtre. Le roi Charles X tient essentiellement à effacer de la vie des Français tout ce qui peut rappeler les excès de la Révolution. Il se veut pleinement le Roi Très Chrétien, gardien intangible des mœurs, de la famille, de la dignité et du bon ton. C’est assez amusant quand on se souvient de ce que fut jadis l’aimable comte d’Artois, l’enfant terrible, le polisson de Versailles, mais le règne change toutes choses. Puis-je vous demander où vous comptiez aller en quittant Lauzargues ? Vous vouliez rentrer à Paris ?

— Non. Je sais trop que l’on ne veut pas, aux Tuileries, m’y revoir. J’espérais pouvoir aller à Clermont, chez Mme de Mirefleur, cette tante à qui ma mère était si attachée…

— Et qui l’a aidée à épouser votre père. Le choix était bon d’ailleurs. Mais étiez-vous certaine d’être accueillie ?

— Pourquoi pas si elle aimait ma mère ? On dit que je lui ressemble…

Sans mot dire, Dauphine repoussa son métier, se leva et quitta la chambre pour y rentrer un instant plus tard tenant à la main une lettre encadrée de noir qu’elle tendit à Hortense.

— Voilà pourquoi je suis certaine que vous n’auriez pas été accueillie, mon enfant. Votre tante de Mirefleur s’est éteinte il y a quinze jours en Avignon. J’ai reçu ce faire-part hier matin… Oh ! voilà que vous pleurez ! Pourtant vous ne la connaissiez pas ?…

— Vous ne pouvez pas comprendre ! s’écria la jeune fille en repoussant avec colère le papier funèbre qui alla se poser sur le tapis comme un oiseau noir.

Mlle de Combert le ramassa, le glissa dans sa ceinture et vint s’asseoir sur le bord du lit. Puis elle attira Hortense contre son épaule :

— Mais si je comprends ! Vous ne la connaissiez pas mais vous voyiez en elle un refuge possible, une retraite honorable devant les volontés du marquis !… A présent vous n’avez plus personne… que moi !

Hortense releva une petite figure toute brouillée de larmes.

— Vous ? Mais ne me prêchiez-vous pas à l’instant l’obéissance au « chef de famille »… ?

— Et je la prêche toujours parce que c’est, je crois, le meilleur moyen pour vous de retrouver une sorte de liberté, sinon totale, du moins fort appréciable.

— Je ne vois pas du tout comment.

— Aussi vais-je expliquer. Mon cousin Foulques est décidé à ce que vous deveniez l’épouse d’Étienne et il a pour ce faire l’appui entier du Roi et de la Cour.

— Comment savez-vous cela ? Je n’en ai pas soufflé mot.

— Vous oubliez que nous étions ensemble à Paris. Ce qui a dû fort vous choquer mais ce sont là de ces privilèges comme on en accorde aux vieilles filles. Et je suis une vieille fille. Un état que je ne saurais trop regretter…

— A moi, il me conviendrait tout à fait !

— Ne dites pas de sottises ! Vous êtes faite pour vivre une vraie vie de femme : aimer, être aimée, donner la vie, fonder peut-être une dynastie, toutes choses qui me seront toujours refusées dans ce trou perdu de campagne où j’use mon existence entre ma chatte et des tapisseries que je ne saurais léguer à personne. Songez donc que votre seule chance d’aller vivre ailleurs qu’ici, c’est d’épouser Étienne !

— Vraiment ? J’aimerais savoir comment ! Mon oncle veut ce mariage parce qu’il veut ma fortune. Que j’épouse Étienne et je passerai mes jours enfermée à Lauzargues à regarder, selon les saisons, tomber la neige, la pluie et les feuilles des arbres en attendant de voir tomber mes cheveux…

— Que vous épousiez Étienne et vous serez comtesse de Lauzargues, c’est-à-dire en puissance d’un mari qui n’a jamais eu deux idées à lui et sur lequel vous régnerez sans partage. Car, en outre, je crois qu’il vous aime…

— Cela m’avancera bien si c’est, en définitive, mon oncle qui règne sur nous deux !

— Mais, pauvre sotte, comprenez donc ceci : fille mineure vous n’avez aucun droit, aucun pouvoir, c’est tout juste si vous existez ! Devenue comtesse de Lauzargues vous ne devrez plus de comptes qu’à votre époux qui lui-même entrera en pleine possession de ses droits. Et ni le marquis ni le Roi même n’y pourront rien ! Vous serez libre d’aller vivre à Paris. Vous le devrez même pour prendre légalement possession de vos biens ! Vous serez libre enfin..., car c’est n’être mariée avec personne qu’être mariée à Étienne !

Emportée par son désir de convaincre et par la passion qui l’habitait, Mlle de Combert s’était laissée aller à crier, ce qui réveilla Madame Soyeuse. La chatte couva un instant sa maîtresse du regard indigné de ses yeux d’or, s’étira, bâilla en montrant l’intérieur rose de sa petite gueule puis sauta sur le lit afin d’examiner de plus près la cause du scandale. Son arrivée détendit l’atmosphère et fit sourire Hortense qui tendit la main pour caresser la tête soyeuse. La chatte la regarda d’un air méditatif puis, satisfaite sans doute de son examen, navigua sur l’édredon rose pour venir se frotter en ronronnant contre la jeune fille.

— Elle vous a adoptée, dit Mlle de Combert. C’est un privilège car elle est difficile. Ainsi, elle déteste mon cousin Foulques. Mais vous… Il est vrai que vos yeux et les siens sont de la même couleur dorée…

Elle-même se levait, allait jusqu’à la cheminée pour vérifier l’aplomb de son bonnet de dentelle puis tirait un cordon de tapisserie qui pendait tout auprès.

— Je vais demander du thé à Clémence, fit-elle avec le soupir de quelqu’un qui vient de soutenir une rude épreuve. Cela nous fera du bien à toutes les deux.

Madame Soyeuse, à présent, tournait en rond sur le lit d’Hortense, cherchant une place qui lui convînt, pour finalement se coucher presque sous son bras, scellant ainsi entre elles le pacte de sympathie…

— Vous aimez les animaux ? dit Dauphine qui, de sa place, contemplait le tableau.

— Oui, je les aime. Tous ! ajouta Hortense qui songeait à Luern, le grand loup fidèle.

— Ils sont la consolation pour celles qui n’auront jamais la joie de bercer un enfant. Mais essayez d’imaginer, Hortense, qu’à la place de Madame Soyeuse, il y ait un bébé, tout contre vous. Pour ce bonheur, croyez-moi, je serais passée avec joie sous toutes les fourches caudines de tous les marquis de Lauzargues passés, présents et à venir ! L’obéissance peut vous paraître rude mais, quand il s’agit de filles telles que vous, elle peut être source de grandes joies, de revanches même. Songez à la puissance que vous donnerait un fils ! L’anneau serait refermé ! L’enfant serait Lauzargues et il serait vous, plus qu’aucun amant ne saurait jamais l’être ! Oh, mon enfant, réfléchissez ! Écoutez-moi ! Ne refusez pas que l’on plante pour vous un genévrier devant le château !

— Un genévrier ?

— C’est la coutume au jour des épousailles ! C’est pourquoi il y a beaucoup de genévriers dans nos montagnes. Il symbolise l’arbre qui doit sortir du nouveau couple et étendre ses branches sur la terre…

Clémence arrivant avec le plateau du thé interrompit sa maîtresse qui, jugeant peut-être qu’elle en avait assez dit, se contenta d’un sourire en portant sa tasse à Hortense. Celle-ci d’ailleurs se sentait un peu à bout d’arguments. Elle avait trop de bon sens pour ne pas sentir tout ce qu’il y avait de sagesse dans les paroles de sa cousine. Une sagesse qui n’était pas la sienne mais qui eût été peut-être celle de sa mère si elle n’avait rencontré un jour un jeune banquier parisien… C’est-à-dire un homme capable d’assumer la vie et l’avenir de celle qu’il aimait. Toutes choses dont le maître des loups, le solitaire de la combe perdue, était incapable. Pourtant, si démuni qu’il fût, avec quelle joie Hortense ne l’eût-elle pas suivi jusqu’au bout de la terre, jusqu’au fond de la misère peut-être car elle était à l’âge où la raison ne va pas plus loin que le bout du cœur. Mais Jean de la Nuit ne voulait pas l’emmener sur ces chemins-là. Peut-être parce qu’il ne l’aimait pas assez ? Ou peut-être parce qu’il l’aimait trop ?…

Jusqu’à la nuit tombée, Hortense resta en compagnie de ses pensées et de Madame Soyeuse dont elle caressait de temps en temps la douce fourrure…

Le lendemain matin, après sa toilette, Mlle de Combert et Clémence descendirent Hortense au salon. Une chaise longue l’y attendait avec un renfort d’oreillers et de coussins qui la rendait aussi confortable qu’un bon lit mais préservait davantage sa dignité. En effet, Hortense n’aimait pas l’idée de recevoir le marquis de Lauzargues du fond d’un lit. Un entretien avec lui ne pouvait être qu’un affrontement dans l’état actuel des choses et la jeune fille voulait pouvoir se lever et quitter les lieux, même en clopinant, si les choses tournaient à l’aigre. Et puis elle était ainsi de plain-pied avec le jardin dont seules trois hautes fenêtres la séparaient, et elle éprouvait une sorte de réconfort à voir s’épanouir les massifs de campanules bleues. Ce n’était pas un terrain favorable pour les rudesses du maître de Lauzargues qu’un jardin de vieille fille au charme désuet. Encore que le terme de vieille fille s’appliquât plutôt mal à Mlle de Combert. Son salon d’ailleurs prolongeait le jardin avec la floraison de roses qui s’épanouissaient, brodée au petit point, sur les gracieux fauteuils « à la reine », les deux canapés et la chaise-longue.

— J’aime les fleurs ! assurait la maîtresse du logis, et son aiguille habile en avait semé partout jusque sur les embrasses qui retenaient les grands rideaux de toile vert pâle. C’était Dauphine encore qui en avait disposé dans les deux vases de naïve faïence qui ornaient la cheminée où brûlait un odorant feu de sapin. Tout cela composait pour Hortense un cadre dans lequel elle se sentait bien. Son pied ne la faisait plus souffrir et son corps reposé se mouvait à l’aise dans la robe de velours vert que lui avait prêtée son hôtesse.

On attendait le marquis pour le déjeuner mais, vers la fin de la matinée, ce fut François Devès qui entra, les bras chargés d’une brassée de lilas.

— Ce sont ceux du fond du jardin, ceux qui sentent si bon, expliqua-t-il à Dauphine qui lui reprochait de ne pas avoir porté d’abord sa cueillette à la cuisine. J’ai pensé que Mademoiselle aimerait à en respirer le parfum tout frais…

— Que c’est gentil ! s’écria Hortense en tendant les mains vers la grosse gerbe mauve…

— Quel enfantillage ! protesta Mlle de Combert, vous les respirerez aussi bien quand ils seront dans les vases. Allons porter cela à Clémence, François ! En même temps je verrai où en est le déjeuner. Le marquis ne va plus guère tarder !

Elle enlevait les fleurs mais Hortense avait déjà caché sous la couverture posée sur ses jambes le billet que François lui avait glissé en lui donnant les lilas.

Aussitôt seule, elle le déplia et sentit une onde de joie l’envahir parce que Jean l’avait signé. Mais les quelques lignes qu’il contenait amenèrent immédiatement l’angoisse.

« Votre mariage est chose décidée. Il ne vous servirait à rien de résister. Vous ne feriez qu’aggraver le danger qui vous menace, vous et votre cousin. Votre seule chance est de gagner du temps. Acceptez de vous marier mais posez deux conditions : être mariée par le vieil abbé Queyrol, et dans la chapelle condamnée. Croyez-en, je vous en supplie, celui qui se veut pour toujours votre tout dévoué JEAN… »

Navrée, Hortense relut deux fois le court billet, trouvant tout de même à cette relecture une sorte de réconfort. Il y avait le plaisir sensuel de toucher ce papier, ces lignes tracées par Jean, mais il y avait surtout la certitude de la protection qu’il essayait d’étendre sur elle. Il veillait, il cherchait à la défendre autant qu’il lui était possible. Peut-être même préparait-il déjà cette fuite qu’il lui avait promise ? Et dans ce cas il avait raison : le temps était l’arme la plus précieuse qu’ils pussent trouver contre la volonté conjuguée du Roi et du châtelain de Lauzargues…

Aussi, quand le marquis apparut, quelques minutes plus tard, Hortense avait-elle repris à la fois courage et sérénité. Le billet glissé contre sa gorge était là pour lui donner confiance…

Ayant à présent une suffisante expérience du caractère de sa nièce et de ses foucades, M. de Lauzargues se garda bien d’apparaître sous les apparences d’un ange exterminateur venu demander des comptes. Il vint, au contraire, armé de ce sourire, de ce charme qui lui étaient propres. Et, s’il reprocha quelque chose, ce fut seulement l’imprudence commise en se lançant dans une promenade à la tombée du jour et dans une contrée dont Hortense ne connaissait encore ni le climat ni les pièges.

En présent de paix, il apportait même deux livres pour distraire l’éclopée. Ces ouvrages, Ourika et Édouard, avaient connu quatre ans plus tôt un succès mondain mais à l’occasion de la mort de leur auteur, – la duchesse de Duras – en janvier dernier, on venait de les rééditer à grand tirage et ils faisaient fureur à Paris. La duchesse n’était pas une inconnue pour Hortense qui en avait beaucoup entendu parler dans le salon de sa mère. Fille de l’amiral de Kersaint, elle était l’une de ces fières Bretonnes qui entendent ne suivre, en toutes choses, que leur cœur, leur conscience et leur sens de la grandeur. Ainsi, au mépris des salons, elle avait été la seule, après Waterloo, à accueillir chez elle des bonapartistes et leurs épouses. Pas ceux qui s’étaient ralliés aux Bourbons dès le départ de l’Empereur pour l’île d’Elbe, mais les autres, les vrais, ceux dont la fidélité ne s’était jamais démentie. Aussi Hortense éprouva-t-elle un vif plaisir à recevoir des ouvrages dont elle avait entendu vanter les mérites mais qu’elle n’avait pas eu l’autorisation de lire car ils évoquaient l’amour entre gens de couleurs différentes. Elle n’en demeura pas moins sur la défensive, en vertu de certain proverbe latin qui veut que l’on craigne les Grecs même porteurs de présents. Il lui était, en effet, impossible d’avoir la moindre confiance en son oncle.

On n’eut guère le temps de parler d’avenir car l’heure du déjeuner était arrivée et l’on passa à table. Et comme Mlle de Combert ne tolérait pas que l’on débattît d’affaires de famille pendant les repas, la conversation roula sur les derniers événements mondains de Paris, que Dauphine avait quitté bien avant son cousin. Celui-ci, avec beaucoup de verve d’ailleurs, raconta les grandes souffrances d’ambition de M. de Chateaubriand depuis que ses espoirs de prendre le portefeuille des Affaires étrangères dans le ministère Martignac avaient été déçus, et comment il assiégeait la toujours belle Mme Récamier pour qu’elle obtînt du duc de Laval qu’il abandonnât le palais Farnèse à Rome au profit d’un homme décidé à devenir ambassadeur de France. Le tout sur un ton vif, agréable et spirituel, qui amusa Hortense tout en lui montrant une autre facette du caractère de son oncle : celle d’un grand seigneur tel qu’on le concevait à Trianon dans l’entourage charmant et frivole de la reine Marie-Antoinette.

Ce fut seulement quand on revint au salon où le café était servi et que Hortense eut repris place dans sa chaise-longue que l’atmosphère changea brusquement. Un silence s’installa que n’expliquait pas seulement la dégustation de l’odorant breuvage. Pour sa part, Mlle de Combert avala le contenu de sa tasse sans le moindre souci d’élégance puis quitta la pièce en marmottant quelques paroles auxquelles personne ne prêta attention mais qui devaient constituer une excuse. Hortense et le marquis demeurèrent seuls, face à face…

Il y eut un nouveau silence qui parut à la jeune fille interminable. Elle se sentait lasse à présent, de tant de paroles prononcées en vain, et souhaitait que l’on en vînt aux choses sérieuses, mais le marquis ne se pressait pas. Tout en dégustant une seconde tasse de café, il observait sa nièce par-dessus le bord de la tasse. Enfin, n’ayant sans doute plus rien à espérer d’une tasse vide ni d’une cafetière qui l’était autant, il reposa l’objet sur la table et se carra dans son fauteuil :

— L’autre soir, commença-t-il doucement, je me suis laissé emporter plus qu’il ne convenait et je tiens à vous en demander excuse. La fatigue de ce long voyage sans doute… Je ne suis plus jeune, hélas, et ce sont de ces choses où l’on mesure le temps qui passe. En conséquence, j’aimerais que nous reprenions, sur un mode plus paisible, l’entretien que j’ai laissé se terminer si mal…

— Pourquoi le reprendre ? Il me semble, à moi, que nous nous sommes tout dit… Il faut me pardonner, mon oncle, si je vous blesse en quoi que ce soit, mais je ne peux dire autre chose que ce que je pense. Et ce que je pense est simple : je ne désire pas me marier. Pas encore, tout au moins…

— Je l’ai bien compris. Mais c’est à vous, à présent, de comprendre : quand le Roi donne un ordre, personne n’a le droit de refuser, ni même de différer son obéissance. Et le Roi a ordonné.

— Que j’épouse mon cousin ?

— N’avez-vous pas lu, comme moi-même, l’expression de sa volonté ? Ce mariage est chose décidée en trop haut lieu pour que vous ayez la moindre possibilité de le refuser.

— En avez-vous parlé à Étienne ?

— Certes. Et pour être tout à fait franc, je vous avouerai qu’il a, lui aussi, opposé une résistance à laquelle d’ailleurs je m’attendais. Mais… j’ai su trouver les arguments susceptibles de le convaincre et, à présent, il est tout à fait disposé à faire de vous sa femme…

— Quels arguments ?

Le marquis se leva et fit quelques pas dans la pièce, trouvant ainsi une attitude qui lui permettait de dominer la jeune fille à demi étendue :

— Vous n’avez pas à le savoir. Entre un père et son fils, il est des terrains d’entente qui vous demeurent tout à fait étrangers. Il me reste, à présent, à vous convaincre, vous !…

— Je crains que ce ne soit moins facile.

Un instant, M. de Lauzargues arrêta sa lente promenade et considéra sa nièce avec un demi-sourire où entrait une forte proportion d’ironie :

— Ne vous y trompez pas, ma chère Hortense. C’est une grande concession à votre délicatesse féminine que je fais en cherchant ces arguments propres à adoucir l’expression d’une royale volonté mais…

— Mais ?…

— Mais ils ne sont pas absolument indispensables à la suite de cette affaire.

— Ce qui veut dire… que vous êtes disposé à passer outre ma volonté ?

Le ton montait. Les fers étaient engagés mais, en fait, Hortense combattait pour l’honneur et par amour-propre puisqu’elle savait ce combat perdu d’avance. En effet, le sourire du marquis s’accentuait tandis que sa voix redevenait étonnamment douce, aimable, presque joyeuse :

— Le terme « disposé » est impropre, mon enfant. Je suis, en fait, décidé à accomplir exactement ce que le Roi attend de moi. Je me rends dès demain à Saint-Flour pour y rencontrer le maire et l’évêque. Votre mariage aura lieu à la Saint-Jean dans la cathédrale. Nous recevrons ensuite dans l’ancien hôtel de Lauzargues qui appartient à un mien cousin mais qu’il nous prêtera pour donner à cette circonstance un éclat plus grand qu’il n’aurait au château.

— Je croyais que vous vouliez donner un bal chez vous ? fit Hortense acerbe.

— Le bal aura lieu… mais dans notre ancienne demeure. Le château ne pourrait jamais être en état dans deux mois…

Le visage du marquis rayonnait d’orgueil, à présent. Il anticipait visiblement les fastes dont il entendait éblouir la capitale cantalienne. Après des décennies d’obscurité volontaire, presque de misère, les Lauzargues allaient reparaître, superbement, sur la scène du monde…

Un instant, Hortense le contempla, amusée et apitoyée tout à la fois par cet éclat soudain d’un homme miraculeusement touché par la fortune. Puis sa voix calme et claire tomba sur cet enthousiasme comme le couperet du bourreau, le tranchant net :

— Si vous tenez à ce mariage, mon oncle, vous m’éviterez ce genre de cérémonie.

— Que voulez-vous dire ?

— Que j’accepte d’épouser Étienne puisque apparemment il n’y a pas moyen de faire autrement mais je ne veux pas me donner en spectacle à Saint-Flour. Pour être plus claire, je mets deux conditions à mon consentement.

Le marquis eut un haut-le-corps.

— Des conditions ? Je ne vois vraiment pas comment vous pourriez en poser. Ou bien vous acceptez ou bien vous refusez. Mais je ne vois pas…

— Oh, vous allez voir ! Si vous voulez que je devienne comtesse de Lauzargues, ce sera dans la chapelle du château, en présence de tous les gens du château et du village comme cela s’est toujours fait dans nos familles. Je veux être mariée dans la chapelle de Saint-Christophe parce que ce sera une grande joie pour les gens du pays de retrouver le chemin d’un sanctuaire qu’ils regrettent… et parce qu’au moins, il y aura ce jour-là beaucoup de gens heureux à défaut de moi. Quant à ma seconde condition…

— Quelle folie ! coupa le marquis. Je vous ai déjà dit l’état déplorable de ce bâtiment et…

— Cela m’est égal. Ne resterait-il qu’un pan de mur derrière l’autel que je m’en contenterais. D’ailleurs, à la Saint-Jean, l’été est là. Il fait chaud… Et s’il y a des travaux à faire j’écrirai à Paris pour avoir les fonds. Comprenez-moi bien, mon oncle ! Ma mère s’est mariée loin de chez elle. Si vous voulez que je considère vraiment Lauzargues comme ma maison, je veux m’y marier !…

Raidi dans une colère qu’il n’osait pas exprimer tant le désir d’Hortense semblait naturel, le marquis ressemblait à une statue de la réprobation. Désireuse de détendre un peu l’atmosphère, Hortense se permit un sourire :

— Mademoiselle de Combert m’a appris qu’il était d’usage, lors d’un mariage, de planter un genévrier devant la maison de la mariée. Il me paraît difficile d’en planter un devant la cathédrale de Saint-Flour…

Mais le marquis refusait de sourire :

— J’aimerais entendre à présent votre seconde condition…

— Elle découle un peu de la première. Depuis que je suis ici, j’ai beaucoup entendu vanter les mérites de l’abbé Queyrol…

— Ce petit prêtre de rien du tout ? Ce gamin ?…

— Vous ne m’entendez pas. Je parle de votre ancien chapelain, le vieil abbé Queyrol…

Cette fois, la colère flamba dans les yeux glacés du maître de Lauzargues. Une colère à laquelle – Hortense l’aurait juré – se mêlait quelque chose qui ressemblait à de la peur… Mais Il se contenta de répondre sèchement.

— Vous demandez l’impossible. L’abbé Queyrol est beaucoup trop âgé. On ne saurait le déplacer…

— Je souhaiterais tout de même qu’on le lui demande. S’il refuse… nous verrons !

— Et si moi, je refuse vos conditions ? Si je dis, ici, que vous serez mariée comme je l’ai décidé ? Si j’affirme…

— N’affirmez rien, mon oncle ! Vous n’aimeriez pas, je crois, m’entendre répondre « non » quand on me demandera si je veux épouser mon cousin, la voix résonne sous les voûtes d’une cathédrale…

— Vous n’oseriez pas !

— Ne me mettez pas au défi, mon oncle ! Je m’appelle aussi Napoléone…

Le retour de Mlle de Combert mit fin à une scène qui peut-être se fût éternisée. Sa présence gracieuse et souriante fit tomber chez Hortense l’excitation du combat. Mais le marquis demeurait figé sur place, raidi en face de l’insolente qui avait osé le défier. Les veines de ses tempes battaient et il était facile de deviner qu’il s’imposait une tension extrême pour ne pas éclater en invectives. Enfin son regard se détourna de la jeune fille pour se poser, avec une sorte de lassitude, sur celui de Dauphine.

— Eh bien ? fit celle-ci. Vous êtes-vous mis d’accord ?

— Il le faut bien ! lança-t-il avec humeur. Nous planterons donc à Lauzargues le genévrier des épousailles le jour de la Saint-Jean d’été… Jusque-là, ma cousine, vous me rendrez service en gardant Hortense chez vous. Au surplus, il ne serait pas convenable qu’elle habitât sous le même toit que son fiancé…

Et, sans ajouter une parole, il sortit du salon presque en courant…

CHAPITRE IX LA NUIT DES ÉPOUSAILLES

Le premier dimanche de mai, on célébrait à Combert les fiançailles d’Hortense Granier de Berny et d’Étienne de Lauzargues par un temps gris et froid, ce genre de temps que les jardiniers appelaient l’hiver de l’aubépine car il n’était pas rare que la floraison de cet arbuste coïncidât avec un retour de la froidure. Cela permit à Godivelle, qui avait reçu du marquis l’ordre de venir prêter à Clémence le secours de ses talents culinaires, de ronchonner que c’était bien fait parce que le joli mois de mai, voué tout entier à la virginité de Marie, mère de Dieu, n’était pas un bon mois pour les accordailles :

« Noces de mai, noces mortelles ! » prédisait-elle d’une voix de pythie. Ou encore : « Gardez-vous bien d’allumer au mois de mai les flambeaux de l’hyménée, ils se changeraient en torches funèbres… »

Comme elle semblait avoir à sa disposition toute une provision de dictons aussi réjouissants, Mlle de Combert lui fit remarquer un peu sèchement qu’il s’agissait seulement de fiançailles et que les « noces » étaient pour la fin du mois de juin. Mais Godivelle tenait à son idée. Elle prétendait que c’était la même chose puisque l’anneau de fiançailles devait être béni par un prêtre et qu’il n’était plus guère possible de renier par la suite l’accord que l’on avait ainsi scellé.

Hortense savait cela et se désespérait. Quinze jours seulement s’étaient écoulés depuis son affrontement avec le marquis et l’état de son pied ne lui avait pas permis de quitter la maison. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était clopiner jusqu’au jardin, étayée d’un côté par Dauphine et de l’autre par Clémence. Au jardin où, pourtant, François ne cessait de s’activer : pinçant les arbres fruitiers, plantant les choux, les salades, les poireaux et les pommes de terre, semant les légumes à repiquer. Mais, en dépit de l’ardent désir qu’elle en avait, Hortense ne parvenait jamais à échanger avec lui d’autres paroles que des considérations banales sur le temps qu’il faisait ou les espoirs de récolte que donnait le jardin. Que dire d’autre entre deux gardiennes ? Restait le langage des yeux et ceux de la jeune fille imploraient, suppliaient le fermier de lui donner des nouvelles de Jean quand elle était certaine qu’on ne la regardait pas. Mais à ce langage-là François ne pouvait répondre non plus.

Où était Jean, que faisait Jean ? Pourquoi ne donnait-il pas signe de vie ? En recevant son court billet, Hortense avait bien cru pourtant tenir l’arme qui obligerait le marquis à retarder le mariage, peut-être sine die. Mais il s’était résigné apparemment à faire rouvrir la chapelle Saint-Christophe, où l’on effectuait des travaux selon Pierrounet, venu deux fois apporter une lettre de son maître pour Mlle de Combert. Avait-il aussi fait la paix avec l’abbé Queyrol ? Lors de son second passage, le neveu de Godivelle avait appris à Hortense que M. Garland, investi apparemment de la dignité d’ambassadeur extraordinaire, se disposait à partir pour Chaudes-Aigues afin d’y rencontrer le vieux prêtre au nom de son maître. Ce qui avait déclenché une immédiate remarque chez la jeune fille :

— Pourquoi mon oncle n’y va-t-il pas lui-même ?

Question à laquelle le pauvre Pierrounet était bien incapable de répondre. Aussi Mlle de Combert s’était-elle chargée de la réponse :

— Mon cousin se défie de son caractère emporté, ainsi d’ailleurs que de celui de l’abbé… qui n’est pas commode lui non plus. En outre, au temps où il habitait Lauzargues, l’abbé, homme de science et de savoir, entretenait d’excellentes relations avec le précepteur d’Étienne dont il appréciait la culture. Ils ont le même amour de l’histoire locale et des vieilles pierres. Encore que leurs buts eussent été différents. L’abbé s’intéressait surtout aux vestiges chrétiens des anciens âges…

— Et Monsieur Garland aux anciens Lauzargues ?

— Pas seulement. Il n’en parle pas, bien sûr, mais je le soupçonne depuis longtemps de chercher le légendaire trésor de son homonyme, le chef de bandes Bernard de Garlan…

— S’il y avait un trésor à Lauzargues, je suis certaine que mon oncle aurait su le trouver !

— C’est aussi mon avis. D’autant que Bernard de Garlan a occupé d’autres places fortes, mais je parierais mon plus beau jupon contre une poignée de noisettes que notre Garland y croit, lui, et dur comme fer ! Quoi qu’il en soit, mon cousin Foulques ne se montre pas si maladroit en expédiant son savant. Celui-ci va tâter le terrain, le préparer et, s’il semble favorable, le marquis en personne se rendra à Chaudes-Aigues…

— Je vois. Mais vous qui savez tant de choses, ma cousine, me direz-vous enfin ce qui s’est passé entre mon oncle et son chapelain au moment de la mort de ma tante ? Quel a été le sujet de leur querelle et pourquoi cette grande colère du marquis ?

Mais Dauphine avait secoué ses rubans et ses dentelles :

— Non, car je ne l’ai jamais su. En dépit des liens… affectueux qui m’attachent à votre oncle, je n’ai jamais été véritablement sa confidente. Sans doute parce qu’il n’a jamais été homme à se confier à qui que ce soit…,

On n’avait pas eu d’autres nouvelles. D’ailleurs, l’anneau de fiançailles devait être béni par le chanoine de Combert, l’un des rares parents qui restât à Dauphine, et qui avait annoncé sa visite. Hortense n’avait pu refuser cette satisfaction à Dauphine et à la cathédrale de Saint-Flour, au chapitre de laquelle appartenait le chanoine. Mais l’angoisse habitait son cœur car une fois la bague au doigt, elle devrait se considérer comme à demi mariée. Or, elle s’était aperçue de ce qu’une fuite était encore plus difficile de Combert que de Lauzargues. Car elle y était pratiquement gardée à vue.

Même si son pied foulé avait eu sa souplesse habituelle – et si Jean l’avait appelée elle aurait bien su l’obliger à fonctionner quelle que fût la douleur – on ne lui laissait aucune possibilité de prendre la clef des champs car elle n’était jamais seule dans la journée. Et la nuit n’était guère plus commode car la chambre d’Hortense ouvrait directement sur celle de Mlle de Combert en traversant un cabinet de toilette.

— Ma mère estimait qu’une fille devait être étroitement surveillée, expliqua celle-ci. C’est pourquoi elle avait condamné la porte du couloir. Je vous avoue que je n’ai plus songé à la faire ouvrir.

Il y avait bien une porte extérieure, en effet, mais côté couloir elle disparaissait derrière une énorme armoire à linge. Il ne fallait donc pas songer à s’enfuir de nuit, car la fenêtre n’était pas plus praticable. Elle se situait sur un angle de la maison dominant un ravin et aucune paire de draps ne serait assez longue pour en atteindre le fond…

La veille du grand jour : miracle ! Hortense en se levant constata que son pied ne la faisait plus du tout souffrir et qu’elle pouvait s’y appuyer sans la moindre gêne. Elle en éprouva une telle joie qu’emportée par son premier mouvement, elle s’élançait déjà pour faire connaître la bonne nouvelle à Mlle de Combert. Mais la pensée lui vint qu’il n’était pas indispensable qu’on la sût guérie, et même qu’il pourrait lui être d’une certaine utilité qu’on la crût encore impotente.

La maison, en effet, commençait à frémir du haut en bas de cette excitation particulière aux grandes réceptions. On avait entrepris de sortir le linge des armoires pour les chambres du chanoine et de la marraine de Dauphine, la vieille comtesse de Sainte-Croix qui allait arriver le soir même de Laguiole. Les autres invités : le baron et la baronne d’Entremont et le vidame d’Aydit habitaient des manoirs peu éloignés et rentreraient chez eux en fin de journée tout comme le fiancé et son père. Les bahuts livraient, pour une dernière vaisselle de contrôle, un service de table en faïence de Marseille à grands bouquets de roses, des verres de vieux cristal et une argenterie jaunie qu’un bon passage au blanc d’Espagne et à l’huile de coude allait rendre resplendissante. Enfin, tout à l’heure Godivelle arriverait avec Pierrounet, conduite par Chapioux dans son « barot ». Son arrivée et le branle-bas de combat dont bruissait la maison allaient immanquablement détendre la surveillance dont Hortense était l’objet car, dans la cuisine, le ballet des casseroles avait commencé et Clémence avait autre chose à faire qu’escorter au jardin une lente promenade…

Après le thé, une bagarre éclata à la cuisine entre Clémence et Godivelle au sujet de la quantité de miel et d’amandes à incorporer à certain gâteau. Le bruit en pénétra les murs du salon et arracha instantanément Mlle de Combert à sa tapisserie… Pleine d’espoir, Hortense laissa passer quelques minutes puis, comme le bruit des voix allait croissant, elle se décida, prit pour la forme la canne qu’on lui avait donnée pour circuler dans la maison et, franchissant la porte-fenêtre entrouverte, descendit au jardin. Elle connaissait suffisamment Godivelle pour savoir qu’il y en avait pour un moment, surtout si Clémence avait commis l’imprudence de mettre en doute sa suprématie culinaire…

Une terrasse de gravier s’étendait au bas des quelques marches où s’ouvraient les fenêtres du rez-de-chaussée. Ensuite, le jardin plongeait en pente douce vers le rideau d’arbres derrière lequel courait la rivière. Il parut à Hortense plus beau que jamais puisqu’elle avait, pour une fois, la chance de l’aborder seule. Partout les genêts éclataient en fulgurantes fusées jaunes et la mousse blanche des aubépines couronnait chaque haie. Les lilas avaient passé fleur mais c’était au tour des giroflées d’embaumer l’air, luttant contre l’odeur de feu de bois qui venait de la maison. Mais de toute cette beauté, Hortense ne voyait rien si ce n’est, là-bas, l’éclat assourdi de l’eau à travers les branches. La rivière coulait près de la maison de Jean. La rivière ne pouvait que la mener à lui.

Elle ne réfléchissait pas, ne pensait pas, tendue vers une seule idée, une seule pensée : courir vers l’homme qu’elle aimait, se terrer avec lui sous les rochers de la montagne, mettre entre elle et la bague de fiançailles l’irréparable. Car, cet irréparable, elle savait qu’il existait. Sa mère, au jour de ses seize ans et sur l’ordre d’un père inquiet de l’épanouissement trop radieux de sa fille, l’avait mise en garde contre certains entraînements… Mais jamais entraînement ne serait plus fort que celui qui la menait vers Jean… Elle croyait déjà deviner, entre les troncs chevelus des sapins, sa puissante silhouette, progressant de son long pas silencieux à travers les taillis, sa haute taille et cette façon altière qu’il avait de porter sa tête… Le revoir !… Le retrouver !… Et puis oublier tout le reste !

L’illusion fut si forte qu’elle appela :

— Jean !… Jean ! Attendez-moi !

L’homme changea de chemin et vint dans sa direction mais quand il apparut à la lisière des arbres, Hortense ne put retenir un gémissement de déception : ce n’était que François !… Mais déjà il accourait vers elle, lui barrant le chemin :

— Demoiselle ! Que faites-vous là ? Comment êtes-vous seule ici ? Je croyais…

— Que je ne pouvais pas encore marcher ? Il faut croire que si, François ! Mais là-haut, on n’en sait rien ! J’ai profité d’une dispute à la cuisine pour m’enfuir !

— Mais où voulez-vous aller ? Je vous ai entendue appeler Jean…

— En vous apercevant, j’ai cru que c’était lui ! Oh, François, conduisez-moi chez lui ! Demain, ce seront mes fiançailles ! Et je ne veux pas ! Je ne veux pas !…

Les larmes inondaient son visage sans qu’elle s’en rendît compte. Dans son besoin forcené de convaincre, d’obtenir ce qu’elle voulait, elle se cramponnait à la veste du fermier.

A deux mains, François saisit celles de la jeune fille, les détacha de lui mais les garda dans les siennes.

— Les fiançailles ne sont pas le mariage…

— Vous savez bien que c’est presque aussi grave ! Jean avait promis de me faire fuir et il n’a rien fait…

— Vous vous trompez ! Il cherche désespérément un moyen de vous arracher à tous ces gens. Nous avons passé des heures ensemble à essayer d’imaginer une solution mais vous êtes mieux gardée ici que vous ne l’avez jamais été. Mlle Dauphine veut ce mariage autant que votre oncle… et moi je me suis trompé. Je n’aurais jamais dû vous ramener ici ! Il est impossible de vous en sortir…

— Mais j’en suis sortie puisque me voilà ! Ne perdons plus de temps François ! Bientôt on va me chercher, m’appeler ! Par pitié, conduisez-moi à Jean !

— C’est impossible !

— Impossible ?… Mais pourquoi ?

— Il n’est pas là… Il est allé à Chaudes-Aigues. Et je ne sais pas quand il reviendra.

— Qu’est-il allé faire là-bas ?

— Le vieil abbé Queyrol est mourant. Il l’a demandé.

— Mourant ?… mais alors…

— Je vous en prie, Mademoiselle Hortense, ne restons pas ici ! Il ne faut pas que l’on nous voie ensemble ! Si demoiselle Dauphine savait que nous nous connaissons autrement que de vue, elle se méfierait de moi… et je ne pourrais plus vous servir à rien ! Rentrez ! Je le répète, les fiançailles ne sont pas le mariage. Quand Jean reviendra, il aura peut-être trouvé enfin la solution…

Il y eut un silence, puis Hortense, avec un soupir, se détourna :

— Bien !… Je vais rentrer puisque vous dites que c’est mieux ainsi ! Mais, je vous en prie, François, ne me laissez plus si longtemps sans nouvelles… Et quand vous verrez Jean…

Elle hésita devant les mots qui lui semblaient lourds d’un engagement aussi grand que l’éternité.

— Quand je verrai Jean ?…

— Dites-lui que je l’aime…

Elle repartit, courant presque, vers la maison. Madame Soyeuse qui effectuait sa dernière promenade de la journée vint à sa rencontre et l’escorta gravement jusqu’au salon. Personne ne s’était aperçu de son absence. Mais, cette fois, elle jugea inutile de continuer la comédie et quand Mlle de Combert, le bonnet légèrement de travers, revint dans la pièce, elle trouva Hortense debout.

— Tiens ? Fit-elle après lui avoir jeté un coup d’œil distrait. Vous voilà debout ? Et sans canne ?

— Je crois que je suis guérie…

— Eh bien, voilà au moins une bonne chose ! Je commençais à redouter de présenter à nos amis une fiancée impotente. La position verticale est encore ce qu’il y a de mieux pour la dignité…

La dignité ? Elle habilla le lendemain à ses couleurs un peu sévères les fiançailles d’Hortense. Ce fut une sorte de solennité, mais ce ne fut pas une fête, en dépit des apparences…

Dans le salon où de grands bouquets d’iris et d’épine blanche s’efforçaient de remplacer le jardin noyé dans une brume froide et grise, Étienne, très droit et curieusement lointain dans une redingote gris souris et une haute cravate qui le grandissaient, passa au doigt d’une Hortense en robe de faille rose pâle mais aussi absente que lui-même, l’anneau de fiançailles qu’avaient porté toutes les marquises de Lauzargues depuis le XVIe siècle : une sardoine gravée aux armes qui constituait un bijou aussi peu féminin que possible. Un murmure de bon ton et des applaudissements discrets saluèrent ce geste symbolique ; après quoi les futurs époux reçurent les félicitations de l’assistance. Puis l’on passa à table.

Assise auprès d’Étienne au centre de la table fleurie de muguet, Hortense avait l’impression d’assister à un spectacle beaucoup plus que d’en être la principale interprète. Tout était étrange dans cette assemblée d’inconnus venus participer à un événement capital de sa vie, à l’un de ces événements réservés en général aux plus proches, aux plus tendrement aimés. Et le regard étonné de la jeune fille se posait tour à tour sur ceux qui l’entouraient.

Le chanoine de Combert ressemblait exactement à l’idée que l’on pouvait se faire d’un chanoine. Assez petit et replet, il avait un visage rose et rond qui suggérait un esprit tolérant et un cœur généreux. Il aimait Dieu, les hommes, les fleurs et la bonne chère et, tout en portant, dans son habillement, le sceau d’une certaine austérité, c’était un homme qui irradiait la bonne humeur.

Il était très différent du vidame d’Aydit dont l’ample carrure habillée de vert bouteille avait quelque peu tendance à écraser ses voisins moins favorisés par la nature. Tout en lui était haut en couleur : la figure, qui avait fini au long des ans par opter pour un écarlate que le vidame jugeait seyant par comparaison avec ses épais favoris gris argent… et son langage qui était coloré dans le meilleur style militaire. Il n’avait plus qu’un bras, ayant perdu l’autre dans une bataille dont il avait même oublié le nom tant il en avait vu, mais s’arrangeait assez bien de celui qui lui restait. Il jugeait, en effet, offensant pour sa dignité de demander une aide quelconque. De ce fait, Mlle de Combert s’arrangeait toujours pour lui donner le couteau le mieux affûté quand elle l’invitait à sa table, ne tenant aucunement à le voir fendre en deux ses assiettes roses comme cela lui était arrivé une fois. C’était un homme courageux et un joyeux compagnon… du moins quand il avait la possibilité de se laisser aller. Ce qui n’était guère le cas ce jour-là.

La douairière de Sainte-Croix était son ennemie intime et perpétuelle. Tous deux s’étaient aimés jadis, au temps où Mlle de Sorange ressemblait à un délicat asphodèle, mais le mariage n’avait pu se faire et, avec le temps, l’amour s’était aigri comme un vin de qualité inférieure. Aussi, depuis qu’ils avaient l’un et l’autre des rides et des cheveux gris, entretenaient-ils entre eux une petite guerre qui ne laissait pas d’être réjouissante pour les autres. Telle qu’elle était à présent, la comtesse apparaissait sous les traits d’une grande femme sèche, anguleuse, avec une peau dont on ne parvenait plus à distinguer la couleur exacte sous la couche de poudre blanche et de rouge dont elle enduisait son visage à l’ancienne mode de Versailles. Mais elle gardait de grands yeux sombres étincelants qui avaient dû savoir, jadis, exprimer la passion. En chrétienne fervente, mais originale, elle s’habillait suivant le « propre du temps » aux couleurs de l’année liturgique, portant du blanc pour les jours de fête, du violet durant le Carême, du rouge aux fêtes des saints martyrs et du vert le reste du temps. Ce dimanche de mai étant proche de l’Ascension, elle croulait sous les dentelles et le velours blanc, sauvée d’une apparence de mariée un peu trop caricaturale par le fait que ses atours étaient miséricordieusement jaunis par le temps passé dans des placards.

Quant au baron et à la baronne d’Entremont, bien qu’aucun lien du sang ne les unît, ils étaient curieusement semblables comme il arrive parfois lorsque l’on a vécu longtemps ensemble : deux figurines de Meissen oubliées au coin d’un clavecin de Trianon. Ils en avaient la grâce mièvre, la fragilité et des vêtements qui demeuraient fidèles aux modes du Bien-Aimé.

Au milieu de tous ces gens, Foulques de Lauzargues, sévère mais suprêmement élégant dans un frac noir, ressemblait à l’Ange maléfique déchu pour avoir voulu porter trop de lumière. Il contrastait violemment avec son fils, si blond et si pâle, tellement semblable à une victime sur le chemin du sacrifice que Hortense en fut frappée. Depuis son arrivée, Étienne ne lui avait pas adressé dix paroles et, depuis que l’on avait pris place à table, il ne l’avait pas regardée une seule fois. Elle ne voyait de lui qu’un profil. Il ne regardait rien, ne disait rien, plus absent de cette assemblée que les portraits immobiles des Combert pendus aux murs…

Profitant de ce qu’une chamaillerie s’élevait entre le vidame et la comtesse à propos d’un incident survenu fin avril à la dernière foire de Salers, Hortense se pencha vers ce cousin qui était à présent son fiancé et murmura :

— Vous n’êtes guère causant, Étienne ! Voilà près de trois semaines que nous ne nous sommes vus. N’avez-vous rien à me dire ?

— Que puis-je vous dire ? Nous sommes à présent fiancés. Dans un peu plus d’un mois nous serons mariés. Et nous n’avons aucun moyen d’y échapper… en dépit de ce que vous m’aviez promis…

« Ma parole, pensa Hortense, il m’en veut ? C’est à moi qu’il reproche la comédie d’aujourd’hui ?… Comme si j’y pouvais quelque chose ?… ». Vexée, elle murmura :

— Vous me pardonnerez, j’espère, de n’avoir pas réussi à me tuer en m’enfuyant.

— Vous ne vous enfuyiez pas. Vous étiez partie faire une promenade un peu tard, voilà tout. Une fuite se prépare…

— Avec cela que vous aviez bien préparé la vôtre, vous ? Moi, en tout cas, j’ai cherché à gagner du temps. J’ai posé des conditions et…

Il se tourna légèrement vers elle et gronda, avec une fureur concentrée :

— Parlons-en de vos conditions ! Tout ce que vous avez réussi à obtenir c’est la mort du bon abbé Queyrol !…

— Il est mort ? J’en suis navrée… mais je ne vois vraiment pas ce que j’ai à voir dans cette triste affaire…

— Je vais vous le dire…

Étienne prit un temps pour s’assurer que personne ne s’occupait d’eux puis, entre ses dents serrées, il jeta :

— Il est mort d’avoir reçu la visite de cet excellent Monsieur Garland… tout comme ma mère est morte de s’être fiée à sa science des plantes !

— Votre mère… est morte brûlée, m’a-t-on dit !

— Certes, elle a été brûlée… mais elle était déjà morte. Le feu n’a servi qu’à masquer le crime !… Et ne me regardez pas de cet air effaré ! Souriez, que diable ! C’est le jour de nos fiançailles ! Il faut être joyeux !

Et saisissant le verre plein auquel il n’avait pas encore touché, Étienne le vida d’un seul trait puis tendit la main vers une carafe pour le remplir à nouveau, cependant Hortense luttait contre une vague nausée qui lui venait et l’étouffait… C’était affolant d’entendre ces paroles effroyables proférées sur le fond d’une conversation mondaine ponctuée de rires et de plaisanteries. Elle se sentit incapable d’en supporter davantage et se leva, s’excusant auprès du chanoine.

— Veuillez me pardonner, je ne me sens pas très bien.

— C’est vrai que vous êtes pâle, mon enfant ! Mais c’est un peu naturel. Le bonheur à son aurore est toujours une émotion… Il faut s’y habituer.

Hortense quitta la table, tenant pour se donner une contenance sa serviette devant son visage, mais elle n’était pas arrivée à la porte que Mlle de Combert la rejoignait dans un grand bruit de taffetas vert.

— Qu’avez-vous, Hortense ? Vous êtes souffrante ?…

La jeune fille trouva la force d’un pauvre sourire.

— Je ne suis pas bien… Le vin peut-être. Je n’y suis pas habituée. J’ai besoin d’air…

— Allez dans votre chambre. Je vous rejoindrai tout à l’heure…

— C’est bien inutile…

— Si si ! J’y tiens… Je vais dire à Clémence de vous porter quelque chose de chaud…

Il n’y avait pas à en sortir. Il était apparemment impossible dans cette maison d’obtenir un instant de solitude.

Rentrée dans sa chambre, Hortense alla vers la fenêtre pour y poser son front devenu soudain très chaud, comme si la fièvre revenait. Ce faisant la bague la griffa légèrement et elle l’arracha d’un geste plein de colère, tentée de la jeter dans un coin. Mais elle se contenta de la poser sur la commode. Du même geste, elle prit un châle et s’en enveloppa, cachant ainsi la robe rose. Elle avait froid et se sentait en deuil.

Par la fenêtre elle apercevait le jardin enveloppé d’une brume fine et persistante dans laquelle aucune déchirure ne se produisait. C’était comme un linceul qui étouffait la campagne, et les couleurs des fleurs. La neige rosée qui moussait aux branches des vieux pommiers, le jaune des primevères, l’écarlate des giroflées, le bleu tendre des myosotis ne montraient plus, sous tant de grisaille, que de vagues teintes délavées, et l’on ne pouvait que deviner les arbres au fond du jardin. L’horizon montagneux avait disparu et même le grand peuplier qui, selon Hortense, indiquait la direction de la maison de Jean…

Quittant la fenêtre, elle alla s’asseoir dans un petit fauteuil, essayant de comprendre quelque chose à cette espèce de malédiction qui s’était abattue sur elle au jour de la mort de ses parents. La vie était si simple, si ordonnée, si facile au couvent de la rue de Varenne ! Les fureurs du monde venaient en battre les murs sans jamais les entamer. A présent, tous les démons de la terre semblaient s’être donné rendez-vous sur le chemin d’Hortense pour la tourmenter. Et, après tant d’heures pénibles, tant de craintes, tant d’angoisses, allait-elle devoir s’habituer à l’idée de devenir la belle-fille d’un assassin ?

Mais le marquis était-il réellement aussi noir que le prétendait un fils qui le haïssait ? Après tout, Godivelle avait toujours dit qu’Étienne n’avait pas la tête bien solide. L’imagination jointe aux coïncidences pouvait causer bien des troubles…

Le grincement léger de sa porte lui fit lever la tête. Elle attendait Clémence. Ce fut Godivelle qui parut, surmontée d’une coiffe de dentelle qui lui donnait un air médiéval. Elle portait une tasse sur un plateau.

— Est-ce que d’aventure vous n’aimez plus ma cuisine, qu’elle vous rend malade ? Fit-elle d’un air soupçonneux. En voilà-t-il pas une belle ? Une fiancée qui rentre dans sa chambre en plein milieu du repas ?

— Ce n’est pas votre cuisine qui est cause de mon malaise, Godivelle. C’est mon mariage… Ce n’est pas possible… pas possible que j’épouse Étienne !

— Depuis la porte de la salle, j’ai bien vu qu’il vous disait des choses… qui n’avaient pas l’air de vous plaire…

— Il m’a reproché d’être cause de la mort de l’abbé Queyrol. Il m’a dit…

Elle hésita un instant devant l’énormité des mots à prononcer mais finit tout de même par les lâcher. Aussi bien, ils étaient beaucoup trop lourds à porter. Quand elle s’arrêta, elle fut effrayée par la densité du silence et par l’aspect de vieil ivoire creusé qu’avait pris le visage de Godivelle.

— Demoiselle… fit-elle au bout d’un moment. Je ne vous dirai pas si c’est vrai ou si c’est pas vrai ces horreurs que vous venez de répéter parce que… je n’en sais rien. Mais si vous voulez bien accepter le conseil d’une vieille femme qui a vu beaucoup de choses, d’une vieille femme qui a connu votre mère et l’a aimée, alors…

— Alors ?

Au lieu de chercher tous les moyens de retarder votre mariage, pressez-le au contraire. Dépêchez-vous de vous marier, même avec Étienne ! C’est encore lui qui sera le mari le plus commode. Et puis allez-vous-en ! Rentrez chez vous ! Une fois mariée, rien ni personne, Roi ni Diable ne pourront vous empêcher de partir avec votre mari et d’aller…

— … où bon me semblera ? J’ai déjà entendu cela. Jean aussi veut que je m’en aille…

— Jean ?

— Vous savez bien de qui je veux parler, Godivelle ! Jean qui n’a pas de nom… et qui pourtant est le seul Lauzargues que j’aimerais épouser. Lui aussi souhaite m’éloigner.

— Parce qu’il vous aime, n’est-il pas vrai ? Mais moi aussi je vous aime bien, demoiselle Hortense. Alors écoutez-moi : si vous vouliez rester ici sans en passer par les volontés de Monsieur Foulques vous ne seriez jamais heureuse… et peut-être même qu’il vous arriverait malheur. A présent buvez ça, vous vous sentirez plus en paix avec les autres et avec vous-même.

— Grâce à une tisane ? fit Hortense avec un rien de dédain.

— Faut pas dire du mal des tisanes. Elles ont des vertus mystérieuses. Ça, c’est de la valériane et ça peut calmer même un fou furieux. Allez, buvez !

Une heure plus tard, Hortense, protégée par le léger nuage dans lequel elle se sentait flotter, reprenait sa place au salon. On en était au café et son retour fut salué avec chaleur par des gens qui avaient visiblement fait grand honneur au déjeuner. Seul Étienne se contenta de demander à sa fiancée si elle se sentait mieux puis se replongea dans des pensées qui semblaient plus lugubres que jamais. Agacée, Hortense cessa de s’occuper de lui.

Ce fut au moment de se séparer que le marquis prit sa nièce à part et lui dit :

— Je ne sais si l’on vous a appris la mort toute récente du vieil abbé Queyrol dont vous aviez souhaité la bénédiction au jour de votre mariage. C’est un fait navrant mais qui n’est pas étonnant si l’on tient compte de son âge. Cependant, comme vous en aviez fait l’une des conditions mises à votre consentement, je crois de mon devoir de vous demander si vous souhaitez en formuler une autre ?…

Le ton – celui d’un grand seigneur – était d’une parfaite courtoisie. Hortense n’y pouvait rien reprendre bien que les paroles terribles d’Étienne résonnassent encore à ses oreilles. L’accusation de meurtre était formelle mais, avancée sans l’ombre d’une preuve, il était impossible d’en faire état. D’autant qu’il pouvait s’agir d’une coïncidence vite exploitée par la haine d’Étienne. N’avait-il pas été jusqu’à reprocher à Hortense d’avoir demandé le vieux prêtre et d’avoir ainsi causé sa mort ?… Sans répondre, la jeune fille se détourna, chercha son fiancé des yeux et le vit à quelques pas, causant avec la douairière de Sainte-Croix.

— Étienne, dit-elle, votre père m’apprend la mort de l’ancien chapelain de Lauzargues dont j’aurais aimé qu’il vînt bénir notre mariage. A son défaut, j’aimerais que Monsieur le Chanoine de Combert, ici présent, le remplace. Y verriez-vous un inconvénient ?

Le jeune homme lui dédia un regard glacé, indéchiffrable, qui signait pour la première fois aux yeux d’Hortense sa ressemblance avec le marquis, puis s’inclina avec quelque raideur :

— C’est à lui, ma chère, qu’il faut demander s’il accepte ce redoutable honneur. Personnellement, j’en serais heureux si c’est là votre souhait.

Hortense revint au marquis :

— Vous avez entendu, mon oncle ? Je crois que nous sommes du même avis…

— En ce cas, je vais parler au chanoine…

Quelques minutes plus tard, debout sur le perron entre Dauphine et Mme de Sainte-Croix, Hortense assistait au départ de ceux des invités qui ne restaient pas à Combert : les Entremont, le vidame d’Aydit et, les gens de Lauzargues. Avant de monter en voiture, Étienne avait gratifié sa fiancée d’un baiser si froid qu’il lui avait attiré une remarque acerbe de la douairière :

— Voilà qui augure bien mal de la nuit de noces ! Déclara-t-elle du haut de son face-à-main. Vit-on jamais fiancé aussi guindé ? Cette chère enfant possède pourtant assez, de grâce pour mériter plus d’enthousiasme !

— Étienne a toujours été un garçon timide et renfermé, plaida le chanoine. Mais c’est un Lauzargues ! Soyez certaine qu’il saura s’en souvenir en temps utile !

En regardant s’éloigner la voiture que conduisait Jérôme dans son meilleur habit, Hortense pensait qu’un fiancé enthousiaste l’aurait gênée plus que réjouie. Étienne avait d’ailleurs disparu de son esprit plus vite encore que la voiture et c’était à Jean que retournaient irrésistiblement ses pensées et ses vœux. Jean qui, très certainement, rentrerait bientôt, puisque son vieil ami avait cessé de vivre…

Mais les jours passèrent. Jean de la Nuit ne revenait pas…

A mesure qu’ils coulaient vers la date fatidique du mariage, inexorables comme l’eau des montagnes à la fonte des neiges, un pli se creusait au front d’Hortense. Et le même pli se creusait, plus profondément encore, à celui de François qui, presque chaque jour, à présent, traversait la rivière pour grimper jusqu’à un rocher d’où l’on pouvait apercevoir le toit de la maison du meneur de loups. Un toit dont la cheminée ne fumait pas… La porte elle non plus ne s’ouvrit pas lorsque, par trois fois, le fermier fit le trajet pour tenter de rapporter quelque nouvelle à Hortense. Pas de traces non plus de Luern, le grand loup dont Jean ne se séparait jamais. L’homme et la bête semblaient avoir disparu et François ne cachait pas son inquiétude, ce matin où Hortense vint le rejoindre dans le potager où il était occupé à butter les pommes de terre…

— Disparaître comme voilà, ça ne lui ressemble pas ! Et puis il vous aime trop pour vous abandonner à votre sort sans mot dire…

— Vous craignez quelque chose, François ?

— Oui, je l’avoue ! Les choses s’arrangent de si étrange façon depuis quelque temps… Voyez plutôt : sur le conseil de Jean, vous demandez que l’abbé Queyrol bénisse votre mariage mais l’abbé Queyrol meurt subitement, alors qu’entre nous il était taillé pour vivre encore un bout de temps. Avant de mourir, il appelle Jean à son chevet et Jean disparaît…

— Vous voulez dire… qu’il pourrait lui être arrivé quelque chose ? Ne pourriez-vous aller à Chaudes-Algues ?

— J’y suis allé, la semaine passée. On l’y a vu, en effet. On l’a même vu repartir. Depuis, plus personne ne peut dire ce qu’il est devenu…

— Et Luern, son loup ? Était-il avec lui ?

— Non, bien sûr. Quand revient le printemps, Jean le laisse toujours rejoindre les siens pour un moment. Il est leur roi… Il se doit à son peuple…

— Vous en parlez comme s’il s’agissait d’animaux habituels ! Les paysans d’ici n’ont-ils pas peur des loups ?

Tant que Luern les mènera et que Jean mènera Luern, ils n’ont rien à craindre sur le canton… Le jour où un accident arrivera… cela signifiera que Jean a disparu… pour toujours ! Jusqu’à présent, rien n’est arrivé et j’espère que cela durera !… Mais, voyez-vous, je n’aime pas que Jean et son loup se séparent. La bête est son meilleur gardien.

— Mais enfin quel genre… d’accident craignez-vous ? Qui pourrait s’attaquer à Jean ?

François ne répondit pas tout de suite. Il semblait hésiter à formuler sa pensée mais comme Hortense insistait il se décida :

— Les tours de Lauzargues portent des ombres funestes, demoiselle. Surtout pour ceux qui osent se mettre à la traverse des volontés du maître…

Hortense haussa les épaules :

— Le marquis ne peut pas tout savoir. Et quelle raison aurait-il de s’en prendre à votre ami aujourd’hui plus qu’hier ? Peut-être vaut-il mieux ne pas le faire plus noir qu’il n’est ? Il ignorait certainement l’appel de l’abbé Queyrol. Et vous feriez mieux de me dire le fond de votre pensée, François…

— Mais je viens de vous le dire !

— Non. Vous avez de l’amitié pour Jean et, à cause de ma mère, vous en avez pour moi. Alors vous ne voulez pas me faire de peine et vous refusez sciemment de voir les choses en face !… Je vais vous dire ce que vous pensez : Jean s’est éloigné volontairement. Jean se cache pour ne pas avoir à tenir la promesse qu’il m’a faite. Le risque est trop grand…

— Vous ne pensez pas ça !

— Oh si je le pense ! Et vous aussi ! Il m’aime, oui, mais j’ai apporté dans sa vie trop de bouleversement ! Et il ne sait pas quoi faire de moi ! C’est ça la vérité !

Elle avait élevé la voix sans s’en rendre compte et des larmes montaient à ses yeux. Inquiet de ce bouleversement soudain, de cette colère désespérée qu’il sentait monter, François voulut l’apaiser :

— Prenez garde, demoiselle ! On va vous entendre… vous voir peut-être…

— Sûrement ! Comme si vous ne saviez pas qu’à l’une des fenêtres de cette maison, il y a quelqu’un qui nous observe, quelqu’un qui me rappellerait sous un prétexte ou sous un autre si je faisais seulement mine d’échapper à sa vue. Voulez-vous que j’essaie ?

— Non, je vous crois mais, pour l’amour de Dieu, reprenez-vous ! Je vous jure que je crois Jean incapable de renoncer quand il a promis quelque chose. Mais il a bien peu de pouvoir ici-bas et…

Hortense n’écoutait plus. Tournant brusquement le dos au fermier. elle repartait en courant vers la maison s’efforçant de ravaler ses larmes, persuadée qu’elle n’avait plus de secours à attendre de quiconque. Tous ces gens, après tout, n’étaient que des paysans et aucun, même pas l’homme au loup, n’avait assez de courage pour se faire son champion. Aucun n’avait envie de s’engager dans le dangereux chemin qu’elle représentait parce qu’en dépit des révolutions et des guerres, elle était toujours la demoiselle du château et eux les vassaux de ce même château…

Au-dessus d’elle le ciel s’étendait immense et bleu. La brise de la montagne, portant les odeurs d’herbe fraîche et de sapin vif, faisait voltiger ses cheveux blonds et autour d’elle c’était l’immensité sereine d’un paysage sans limites… pourtant Hortense se sentait prisonnière et mieux gardée que par des grilles et des verrous. Ses geôliers ne portaient point de clef mais détenaient la puissance car ils étaient la crainte, les préjugés, l’égoïsme et l’indifférence. L’amour de Jean n’était qu’un feu de paille, sans doute vite éteint, et ne laissant que cendres impalpables aisément dispersées au vent des jours qui passent…

Rentrée dans sa chambre, Hortense refusa ce soir-là d’en sortir sous le prétexte d’une migraine. La seule idée d’entretenir une conversation lui faisait horreur et elle voulait être seule avec elle-même. Peut-être pour essayer de voir clair dans un cœur auquel il lui était impossible de comprendre quelque chose. Les cris de passion qu’il poussait se laissaient parfois étouffer sous le poids de la raison. Elle aimait un homme qui l’aimait aussi – du moins, elle le croyait encore – mais qui ne voulait pas d’elle et n’entendait pas lui sacrifier une existence, sans grandeur peut-être, mais à quoi il tenait. D’ailleurs, si elle regardait de plus près le tissu dont était fait son propre amour, elle s’étonnait de n’y point voir les fils solides de la confiance…

Assise dans un fauteuil devant la fenêtre ouverte sur le ciel superbement étoilé, Hortense resta éveillée toute la nuit, écoutant les bruits de la campagne endormie, guettant peut-être au loin l’appel d’un loup qu’elle eût traduit comme une réponse. Elle n’entendit que les cris d’un matou venu prier d’amour Madame Soyeuse et, du coup, referma sa fenêtre avec colère. Puis, sans transition, se remit à pleurer…

L’amour courait la montagne en cette fin de printemps si douce. C’était le temps des promesses tenues, des premiers épanouissements du cœur. Dans quelques jours, garçons et filles se prendraient par la main pour franchir ensemble, par couples accordés, les branchages enflammés de la Saint-Jean. Dans la légèreté du bond accompli ensemble ils verraient le présage d’un accord pour les années à venir, et durant longtemps ils garderaient le souvenir de cette nuit d’été où leurs cœurs se seraient envolés ensemble pour la première fois. Mais Hortense se savait, dès à présent, exclue de la fête du renouveau et de l’amour car ce jour de la Saint-Jean verrait forger la chaîne qui l’attacherait pour toujours à Lauzargues.

Pelotonnée dans son fauteuil comme un chat malade, elle écouta, durant des heures, les pulsations de ses rêves à l’agonie. Mais l’espérance a la vie dure et cela s’éternisait… Ce fut seulement quand la montagne devint mauve et le ciel rose que la jeune fille, épuisée, s’endormit sur une dernière pensée navrante : tout à l’heure, Marie Mercier, la couturière à la journée que se repassaient les châteaux, viendrait procéder au premier essayage de sa robe de mariée. Une robe dont elle savait déjà qu’elle lui déplairait parce que le marquis l’avait commandée et parce que c’était Étienne qui la lui enlèverait…

Satin blanc et dentelles mousseuses, la robe pourtant était très belle et parait d’irréalité la beauté d’Hortense quand, au bras du marquis, elle pénétra dans la chapelle Saint-Christophe au soir de la Saint-Jean. Mais tant de blancheur s’accordait trop bien avec un petit visage pâli où les nuits sans sommeil avaient laissé leur trace. Et quand, descendant du château où le contrat venait d’être signé, elle avait traversé la foule accourue pour l’événement, plus d’une main avait esquissé un rapide et discret signe de croix tant la jeune fille ressemblait à ces fiancées de contes fantastiques réveillées de l’éternel sommeil par la magie d’un démon pour la damnation d’un vivant. Elle-même, d’ailleurs, ne savait plus très bien si elle vivait réellement l’instant redouté ou si ce n’était qu’un cauchemar de plus…

Suivant les traditions de l’ancienne Cour, le mariage avait lieu la nuit, à la lumière des torches que portaient les villageois et des dizaines de cierges qui brasillaient dans la chapelle contre un véritable mur de fleurs. On avait dépouillé de leurs parures blanches tous les jardins d’alentour, autant pour fêter la réouverture d’un sanctuaire très aimé qu’en l’honneur d’une mariée à qui l’on savait gré de l’avoir demandée. Et une véritable vague de roses neigeuses, de phlox blancs et de pivoines à peine rosées montait à l’assaut de la vieille voûte, de l’autel de pierre et de la statue du saint patron des voyageurs que l’on avait nettoyée et repeinte pour la circonstance.

De tout cela Hortense ne voyait rien, sinon la mince silhouette noire d’Étienne qui l’attendait, debout au fond de cette grotte embaumée. D’Étienne qu’elle n’aimait pas, qui ne l’aimait pas et à qui cependant elle allait dans un instant jurer amour, obéissance et fidélité pour la vie… Et elle n’éprouvait même pas de joie en pénétrant dans cette chapelle qui l’avait tant intriguée…

A présent, elle était seule auprès d’Étienne. Le marquis avait lâché sa main, reculé dans la masse indistincte des invités. Le chanoine de Combert, vêtu d’une chasuble blanche fleurie comme une prairie de mai, descendait gravement vers le couple, flanqué de deux enfants de chœur. C’était l’instant crucial, celui qui décidait d’une vie…

L’espèce d’engourdissement qui tenait Hortense prisonnière depuis que, ce matin, elle était arrivée à Lauzargues, se dissipa brusquement, laissant place à la panique. Vivement, elle tourna la tête, fouillant l’assistance de son regard éperdu, cherchant une silhouette dont elle savait bien, cependant, qu’elle ne la verrait pas. Jean n’était pas là. Jean l’avait oubliée, abandonnée… Oh, s’il avait pu paraître, à cet instant, avec quel bonheur elle eût tourné le dos à cet autel fleuri, à ce fiancé indifférent et hostile pour courir vers lui sans le moindre souci du scandale ou de ses conséquences… Mais, derrière elle, tous ces visages étaient inconnus, tous semblables à ses yeux que brouillaient les larmes. Des taches blanches sans signification, sans relief… des étrangers, des gens venus là comme au spectacle, sans imaginer un seul instant ce qu’elle endurait à cette minute suprême. L’eussent-ils imaginé d’ailleurs que cela n’aurait rien changé. lis n’étaient pas là pour l’aider mais pour voir…

La voix du chanoine lui parvint comme du fond d’un puits… Elle posait à Étienne la question rituelle et un vague espoir souleva Hortense. S’il allait dire « non » ? S’il allait oser être un homme et rejeter pour eux deux toute cette comédie ? Elle attendit, le cœur arrêté dans le silence qui venait de tomber. Un silence qui se prolongeait, qui peut-être…

— Oui, dit Étienne.

Et le ciel se referma.

— Et vous, Hortense, reprenait le chanoine, acceptez-vous de prendre pour époux Étienne ici présent pour l’aimer…

Le ronron de la formule sacramentelle à nouveau. Et à nouveau la tentation du scandale. Les mots tombaient l’un après l’autre. Encore un… et puis un autre mot… Et soudain Hortense sut qu’enfin une réponse lui était donnée, une réponse qu’elle aurait dû entendre dès le matin quand on lui avait remis, à son arrivée, une lettre de Mère Madeleine-Sophie, la première qu’elle eût reçue depuis longtemps, en réponse à ses appels au secours. « Il faut faire la volonté de Dieu. C’est seulement en faisant cette volonté que l’on peut trouver la paix de l’âme, surtout si cela paraît difficile ou même cruel. De divines consolations attendent ceux qui se réfugient dans l’Obéissance… »

Cette lettre, contrairement au but recherché, l’avait exaspérée. L’obéissance ! La volonté de Dieu ! La volonté du Roi ! La volonté du marquis ! N’était-ce pas trop demander à un être que de se soumettre à tant de volontés ? Mais à présent, au pied de cet autel où, une fois encore, on lui demandait l’obéissance, elle découvrait sa propre volonté, celle à qui elle entendait plier toutes les autres en se servant des seules armes qu’on lui laissât : la soumission apparente, l’hypocrisie même pour atteindre enfin un but digne d’elle : le droit de diriger sa vie comme elle l’entendrait. Et puisque l’amour lui était refusé, au moins elle aurait la liberté ! A quelque prix que ce fût !

Elle eut conscience, soudain, du silence qui l’enveloppait. Un silence plein d’attente, avec cette qualité particulière que donnent les respirations retenues. Le chanoine avait fini de poser sa question fatidique. A présent, il lui fallait une réponse… Alors, redressant fièrement la tête, Hortense lui sourit avec une grande gentillesse :

— Oui, dit-elle seulement.

Le soupir de soulagement du prêtre aurait pu éteindre les cierges, et ce fut d’une voix triomphante qu’il déclara le jeune couple uni par les liens du mariage avant de les courber sous sa bénédiction.

Il eût été bien surpris s’il avait pu lire les pensées qui occupaient l’esprit de la blonde mariée tandis qu’il remontait à l’autel pour célébrer la messe. Agenouillée sur le coussin de velours rouge qui tenait lieu de prie-Dieu, Hortense, les yeux baissés sur le bouquet de roses entouré de dentelle qui occupait ses mains, commençait à échafauder des plans dont le plus immédiat était son départ de Lauzargues en compagnie d’Étienne, désormais son époux. Si tout ce qu’on lui avait dit était exact et, surtout, s’il demeurait quelques vestiges du pouvoir qu’elle avait eu un moment sur son cousin, elle devait le convaincre sans trop de peine de partir pour Paris avec elle. Le plus vite possible, bien sûr ! Et pourquoi pas demain ?…

La messe achevée, ce fut une main calme qu’elle posa sur le bras d’Étienne pour sortir de la chapelle. Leur apparition sous le petit porche déchaîna une longue acclamation. Tout le village voisin, tous ceux des environs étaient là, prêts à fêter l’événement qui mettait fin à la longue solitude de Lauzargues. Ce fut aussi le signal de l’embrasement des feux. On en avait préparé quatre entre le château et la chapelle et ils s’enflammèrent à la même seconde tandis que les joueurs de vielle et de cabrette entamaient la première ronde…

Pour la première fois, Étienne regarda sa femme.

— Les réjouissances ne commenceront que lorsque nous aurons ouvert le bal. Venez-vous ?

Pour toute réponse, elle releva sur son bras la traîne qui la suivait comme une vague d’écume et lui tendit l’autre main. Tous deux alors s’élancèrent et prirent la tête d’une farandole qui, sur un rythme entraînant, se mit à serpenter entre les feux en attendant que les flammes fussent moins hautes. Puis, soudain, Étienne s’arrêta :

— Nous allons sauter, dit-il. Puis, sans attendre la réponse d’Hortense, il glissa son bras autour de sa taille et voulut l’entraîner quand surgit le marquis :

— Vous ne prétendez pas sauter maintenant, j’espère ?

— Pourquoi pas ?

— Ce serait de la folie. Les flammes sont encore trop hautes et la dentelle s’enflamme facilement !

Le visage d’Étienne se convulsa sous une poussée de haine dont il ne fut pas maître :

— Vous voilà bien averti, il me semble, de la facilité qu’ont les dentelles à prendre feu ? C’est à ma mère que vous devez cette connaissance ?

Épouvantée, Hortense regarda tour à tour les deux hommes si différents dans leur aspect physique mais si semblables à cette minute dans leur hostilité réciproque. Ils se haïssaient si fort qu’ils en venaient à se ressembler… Un instant, elle crut que le marquis allait frapper son fils. Mais Foulques de Lauzargues avait trop de maîtrise de lui-même pour se laisser aller à un geste public sous lequel se fussent écroulées la fête et cette popularité toute nouvelle qu’il en tirait.

— Ce n’est, dit-il froidement, ni l’heure ni l’endroit de régler nos différends familiaux ! Vous êtes fou et je le sais depuis longtemps mais tâchez, au moins ce soir, de vous comporter comme un être normal. Nous reparlerons de cela plus tard…

Le temps d’un éclair, Hortense imagina ce que seraient les jours qui allaient venir et pensa que le moment était venu de mettre son projet à exécution.

— Mon oncle, commença-t-elle.

Mais, tout de suite, il la reprit :

— Il vous faudra désormais m’appeler père. N’oubliez pas que vous êtes à présent ma fille…

Elle ne s’y attendait pas et le mot, sur le coup, lui parut impossible à prononcer mais, peu désireuse de le blesser, elle s’en tira avec une échappatoire et un sourire d’excuse :

— C’est vrai mais il faut me laisser le temps de m’habituer. Je voulais seulement vous dire que je souhaitais partir pour Paris le plus tôt possible. Avec Étienne, bien entendu. Puisqu’il est à présent mon époux, il est temps, je crois, de le présenter au conseil de la banque. Je suis fort étonnée d’ailleurs de n’avoir pas vu ici le fondé de pouvoirs de mon père, M. Vernet…

— M. Vernet n’appartient plus à la banque Granier. J’aurais dû vous faire savoir qu’un nouvel administrateur avait été nommé par le Roi. Rassurez-vous, ajouta-t-il en voyant le geste de protestation qu’elle esquissait, il s’agit d’un ancien ami de feu votre père : le prince de San Severo, un ancien bonapartiste, très lié d’ailleurs à la famille d’Orléans.

— On aurait pu, en effet, m’en avertir. J’ai beaucoup d’estime pour M. Vernet et il n’en devient que plus urgent pour moi d’aller, avec mon époux, m’occuper de mes affaires.

Le rire du marquis sonna désagréablement.

— Avec votre époux ? Ma chère, il est bien incapable de vous être de quelque utilité dans une affaire de cette importance. Quant à vous rendre à Paris… rien ne presse. Par contre, il est temps, je crois, de vous faire connaître la raison profonde pour laquelle je vous ai obligée à ce mariage qui ne vous plaît guère. Je veux un héritier pour Lauzargues et vous y resterez tous les deux jusqu’à ce qu’il soit né. Après, je vous laisserai entièrement libres de vous rendre où bon vous semblera.

Et comme Hortense, le souffle coupé, partagée entre la déception et la colère, le regardait sans rien dire, il se mit à rire de nouveau :

— Allons ! Je ne vous demande somme toute que quelques mois ! Vous voulez des enfants, j’imagine ? Eh bien, plus tôt vous me donnerez un petit-fils, plus tôt vous reverrez Paris. Je ne saurais trop, mon cher Étienne, vous conseiller de le mettre en chantier cette nuit même. Les enfants conçus dans la joie sont toujours fort réussis ! J’espère seulement que vous savez les faire !

Étienne était devenu blême, si pâle même que Hortense alarmée le crut sur le point de s’abattre à ses pieds. Il vacillait, en effet, comme un jeune arbre dans la tempête et elle tendit instinctivement la main pour le retenir. Mais brusquement, il se détourna et partit en courant en direction du château.

— Comment pouvez-vous le traiter ainsi ? s’écria Hortense indignée. Votre propre fils !

— Il y a des jours où je doute qu’il le soit réellement, ce benêt ! Quant à vous, je vous trouve bien bonne de prendre sa défense. Sans mon intervention, il se serait jeté dans le feu avec vous…

— Vous n’imaginez pas une chose pareille ? Il faudrait qu’il soit fou.

— Mais je vous ai dit qu’il l’était ; croyez-moi, il était tout à fait capable de vous entraîner dans une mort horrible… rien que pour me contrarier. Allons, oubliez tout cela et venez planter votre genévrier. Tout est déjà préparé et je vois notre cousine qui approche avec nos amis… Mais il va falloir vous exécuter seule.

Armée d’une petite pelle, Mlle de Combert venait en effet chercher la mariée. Un arbrisseau attendait à quelques pas de l’entrée du château auprès d’un trou préparé pour lui par Pierrounet qui se tenait prêt à offrir son concours à l’inexpérience. Mais Hortense avait hâte, à présent, d’en avoir fini avec les cérémonies. D’une main décidée, elle prit la plante, l’installa dans le trou et rabattit la terre autour comme si elle n’avait fait que cela toute sa vie tandis que l’assistance éclatait en applaudissements. Ceci fait, elle jeta sur la terre le contenu d’un pot d’eau puis, saisissant le verre de vin que lui tendait le marquis en lui proposant de boire à la santé des Lauzargues à venir, elle le vida d’un trait sous des acclamations redoublées.

Elle a planté le genévrier seule et elle a bu comme un homme, traduisit Godivelle qui, en cette circonstance jouait le rôle de la prophétesse locale. Les fils qui sortiront d’elle seront des gaillards qui feront honneur au pays !

— Tu as raison, Godivelle, renchérit le marquis dont le visage rayonnait d’orgueil dans la lumière dansante des torches et des brasiers. Buvons à la nouvelle comtesse de Lauzargues et à tous les Lauzargues à venir !

Ce fut le vrai signal de la fête. Des tables et des buffets avaient été disposés entre le château et la chapelle avec une série de tonneaux. Des jambons entiers, des pâtés de porc, des beignets au fromage, des brioches aux grattons, des rissoles et des quiches voisinaient avec le « pounti » et les saucissons de montagne, les tartes à tous les fruits de saison avec les pâtes de fruits, les confitures, les « pompes » et les clafoutis. Entre deux danses et deux sauts par-dessus les feux dont les flammes avaient baissé suffisamment pour n’être plus dangereuses, jeunes et vieux venaient s’y restaurer et boire à la santé des nouveaux mariés, de saint Jean et de saint Christophe…

La tête d’Hortense lui tournait un peu parce que, le premier verre de vin lui ayant paru réconfortant, elle l’avait fait suivre de deux autres. Il fallait au moins ça pour oublier la nouvelle déception qu’elle venait de subir : rester au château jusqu’à la naissance d’un enfant. Y aurait-il un jour une limite quelconque aux exigences du marquis ? Celle-là, en tout cas, lui semblait insurmontable. Un enfant, selon l’idée qu’elle s’en faisait, ne pouvait naître que d’un geste d’amour. Or, elle n’aimait pas Étienne et, depuis tout à l’heure, l’idée lui était venue qu’Étienne la haïssait peut-être autant qu’il détestait son père. Le geste qu’il avait eu pour l’entraîner dans le feu avait-il été irréfléchi ou réellement homicide ? Le marquis semblait penser que, peut-être, il avait voulu mourir avec sa jeune femme mais il est plus facile d’enflammer une robe légère qu’un habit de drap… Hortense était-elle seule condamnée ?…

Sur le conseil de Dauphine, inquiète de lui voir des yeux troubles, elle grignota une part de tarte et sentit s’atténuer les effets du vin. Elle gardait d’ailleurs l’esprit assez clair pour savoir que bientôt, dans un instant peut-être, on allait la conduire à la chambre qui avait été la sienne pour y rejoindre son mari. Et qu’elle n’attendait aucune joie de cette intimité…

Un espoir pourtant : Étienne avait disparu en courant tout à l’heure. Peut-être ne reviendrait-il pas cette nuit ? Peut-être allait-elle pouvoir dormir seule ? C’eût été, ce soir, la meilleure des nouvelles…

Mais il était écrit qu’aucun de ses espoirs ne se réaliserait en dépit des croyances qui veulent que, durant la nuit de la Saint-Jean, les désirs ont toutes chances d’être exaucés. Hortense était en train de répondre aux félicitations du petit abbé Queyrol et d’un groupe de notables du village quand Dauphine, escortée de Godivelle armée d’un flambeau et de plusieurs dames, vint la chercher pour la conduire à sa chambre.

— Si tôt ? protesta Hortense. N’ai-je donc pas le droit de danser à mes noces ?

— Votre beau-père pense qu’il vaut mieux que vous rejoigniez Étienne. Il a eu assez de mal à remettre la main dessus et, pour l’instant, il le tient sous son regard tandis qu’on le prépare pour la nuit !

La jeune fille ne put retenir une grimace qui n’échappa pas à la douairière de Sainte-Croix.

— Un époux après lequel il faut courir et qu’il faut tenir à l’œil, une femme qui préférerait danser que rejoindre son époux ? Me direz-vous encore, Dauphine, que les génies de l’Amour président à ces épousailles ?

— Je vous assure que demain matin tout ira pour le mieux ! Ces enfants sont faits pour s’entendre !

Pour sa part Hortense en doutait fortement. Il semblait ne rien rester de l’espèce de tendresse complice qui, un temps, l’avait liée à son cousin. Depuis le jour de leurs fiançailles il la traitait en ennemie. Et tout à l’heure encore… Au souvenir de ce qui aurait pu se passer, elle frissonna tandis qu’on la menait vers sa chambre transformée. Le damas bleu en faisait une pièce plus confortable, plus élégante surtout, bien que les meubles fussent demeurés les mêmes à quelques exceptions près. Mais Hortense n’était pas certaine de la préférer. Les tentures vertes qui avaient abrité les rêves de sa mère lui étaient plus chères qu’elle ne le pensait… Même avec les bouquets de fleurs qui l’encombraient cette chambre lui paraissait à présent étrangère. Elle était celle de cette inconnue : la comtesse de Lauzargues…

Un moment plus tard, vêtue d’une ample chemise de nuit de batiste finement plissée, ses cheveux soigneusement brossés étendus sur son dos, elle s’installait dans le lit que l’on venait d’ouvrir pour elle. Il était superbement paré, ce lit, mais les draps de lin trop neufs, et surtout les larges dentelles qui en ornaient le rabat et entouraient les oreillers, le rendaient peu confortable et même presque hostile. Autour d’elle, les dames bavardaient, s’extasiant sur l’éclat de sa peau et la blondeur si lumineuse de ses cheveux. Tout à l’heure Dauphine lui avait même chuchoté les quelques paroles en forme de conseils qu’une jeune fille se doit d’entendre au soir de ses noces. Et Hortense devinait, chez ces femmes, les frémissements d’excitation dus à ce qu’elles pensaient devoir être l’approche de l’amour. Elles en assumaient les préparatifs avec un soin quasi dévotieux. Elles se voulaient les prêtresses du plus ancien des cultes mais Hortense, si elle s’abandonnait passivement à leurs mains presque caressantes, n’éprouvait ni émotion ni attente. Elle sentait son corps aussi froid que son cœur et savait gré à Godivelle d’un silence où elle croyait deviner un accord avec son propre état d’âme. La vieille femme s’était contentée de préparer le lit avec exactement les mêmes gestes que ceux de chaque soir. Pour elle, ce lit n’était pas un autel. C’était un lit et rien d’autre !

Le babil des dames cessa au moment où le marquis entra dans la chambre remorquant Étienne dont le manque d’entrain eût été évident même pour un aveugle. Visiblement, la main du marquis guidait la marche du jeune homme dont elle tenait fermement le bras, presque sous l’aisselle. Cette double apparition stupéfia Hortense qui n’avait jamais imaginé semblable cérémonial à la mode de Versailles pour le soir de ses noces. Et pas davantage qu’Étienne apparaîtrait drapé dans une robe de chambre de soie amarante brodée de perroquets bleus et rouges perchés sur de petits arbres verts qui, elle aussi, sentait furieusement le siècle passé.

Foulques de Lauzargues amena son prisonnier jusqu’au pied du lit et s’y arrêta un instant pour contempler le spectacle charmant qu’offrait cette mariée blonde, rougissante et gênée sous le regard hardi qui détaillait son visage et glissait le long de son cou jusqu’à sa gorge et ses épaules à demi découvertes. Mlle de Combert s’aperçut de la gêne d’Hortense :

— Allons, mon cousin, laissons ces enfants ! Nous ne les avons que trop envahis jusqu’à présent…

— Vous avez raison, Dauphine, dit le marquis avec un soupir. Mais, si vous le permettez, je dirai que j’envie mon fils à cet instant ! La mariée… est réellement bien belle !

Il alla jusqu’à une petite table fleurie de roses sur laquelle on avait disposé une collation de fruits, de gâteaux et de vin, s’en versa un verre puis revenant vers le lit le leva très haut, allumant un énorme rubis dans la profondeur cristalline du verre :

— Je bois à vous, comtesse de Lauzargues ! Je bois à l’amour que vous allez connaître et qui vous fera femme ! Je bois à l’enfant, à tous les enfants qui naîtront de vous !

Il vida le verre d’un trait puis, d’un geste inattendu, l’envoya se briser contre le marbre de la cheminée avant de quitter la chambre presque en courant. Les femmes suivirent immédiatement. La porte se referma sur la dernière robe de soie. Et la chambre ne fut plus éclairée que par la bougie de cire vierge qui brûlait sur la table de chevet.

Hortense et Étienne se retrouvèrent seuls, face à face elle assise dans son lit, lui debout au pied de ce même lit, ne trouvant rien à se dire. Mais Hortense sentit tout à coup une sorte de pitié se glisser en elle. Étienne semblait affreusement las. Ses yeux débordaient d’une tristesse infinie que rendait plus poignante sa robe bariolée. Il contemplait celle qui était à présent sa femme avec un mélange d’horreur et de désespoir…

Au bout d’un moment, il eut un geste désolé, tourna les talons et alla s’asseoir près de la cheminée où le feu flambait toujours. Instantanément, Hortense fut debout, elle enfila un saut-de-lit assorti à sa chemise de nuit, glissa ses pieds dans ses pantoufles et alla verser, à son tour, un verre de vin qu’elle apporta à cet étrange époux :

— Buvez, Étienne ! J’ai l’impression que vous en avez grand besoin !

Il regarda le vin sans le prendre.

— Je n’ai besoin de rien… que de paix ! Je voudrais qu’on me laisse tranquille ! Je voudrais…

Il s’arrachait aux bras du fauteuil et s’élançait à travers la chambre, butant et trébuchant sur d’invisibles obstacles, l’absurde robe de chambre aux perroquets bleus claquant autour de lui comme le drapeau d’un fou. Hortense reposa le verre et le rejoignit au moment où il s’abattait, sanglotant, sur le lit, en proie à une violente crise de nerfs. La tension qu’il avait subie durant toutes ces semaines l’abandonnait brusquement, le laissant à ses seules forces. Ce qui était peu de chose…

Ne sachant trop quoi faire, Hortense pensa qu’il valait peut-être mieux le laisser pleurer mais les sanglots tournaient presque aux convulsions. Étienne se tordait sur la courtepointe de damas bleu, gémissant, balbutiant des mots sans suite. La jeune fille eut peur qu’on ne l’entendît, que le marquis ne vînt avec ses manières rudes achever la déroute du malheureux… Elle chercha autour d’elle, avisa par la porte entrouverte du cabinet de toilette le grand pot d’eau froide, courut y tremper une serviette et revint l’appliquer sur la tête d’Étienne.

L’eau venait du puits de la cuisine. Elle était très fraîche et à son contact, deux fois renouvelé, Étienne petit à petit se calma… Quand il se redressa, trempé comme une soupe, Hortense entreprit de le sécher. Il se laissait faire comme un enfant, sans rien dire, levant de temps en temps sur elle ses yeux bleus encore noyés de grosses larmes qui roulaient continuellement sur ses joues. Finalement, il but un peu de vin.

— Merci, soupira-t-il… Vous semblez très douée pour soigner les malades. Vous feriez sans doute une excellente épouse, une meilleure mère encore…

— Mais je suis votre épouse, dit-elle doucement. Et si Dieu nous aide, j’espère aussi être mère…

— Pas par moi, en tout cas. Vous êtes désormais Madame de Lauzargues mais vous ne serez jamais ma femme telle que l’on doit l’être.

— Pourquoi ? Est-ce que… vous me détestez tellement ? Avant mon accident, nous étions amis pourtant ? Vous aviez confiance en moi et je crois même qu’une certaine affection nous unissait. Mais à présent vous semblez me détester. On dirait que vous m’en voulez !

— Je ne vous déteste pas… bien au contraire. Mais il est vrai que je vous en veux.

— Pourquoi ?

— Parce que vous m’avez trahi… trompé ! Vous aviez promis de tout faire pour vous éloigner. Vous aviez dit que vous vous opposeriez de toutes les façons aux volontés de mon père… Et vous n’avez même pas lutté !

— Vous n’êtes pas juste. Je n’ai pas eu de chance, voilà la vérité. J’ai voulu fuir et vous savez ce qu’il en est advenu. J’avais l’espoir de chercher refuge chez notre grand-tante de Mirefleur et j’ai appris sa mort en Avignon. Il m’aurait fallu du temps, de l’aide. Où aller sans compromettre quelqu’un ? Que pouvais-je faire contre la volonté du Roi ? Vous-même, Étienne, pourquoi avez-vous accepté ce mariage ? Vous pouviez refuser.

Étienne garda le silence un instant. Il avait quitté le lit pour se rapprocher du feu. Debout devant l’âtre, il tendait ses mains pâles qui semblaient fragiles sortant des manches trop larges du vêtement. Ses yeux fouillaient les flammes comme s’il leur demandait une aide, peut-être une réponse…

— Parce que, si je n’avais pas accepté, vous seriez morte ! Il… m’avait menacé de vous tuer si je ne consentais pas à vous donner notre nom.

— Me tuer ? Mais c’est absurde ? C’était renoncer à tous ses projets. Cela ne tient pas debout !

— Croyez-vous ? Il préfère de beaucoup, bien sûr, la légalité. En outre, votre mort donnerait libre cours à des questions, à des curiosités. C’est un risque non négligeable en dépit de cette effarante protection royale dont je ne sais trop d’où elle est venue à un homme qui n’a jamais quitté ce trou ! Mais, si vous aviez disparu, cela ne changeait rien à ce qu’il veut. N’est-il pas votre seul héritier ?

Hortense ouvrit la bouche mais aucun son ne sortit de ses lèvres, comme si elle se trouvait tout à coup transportée au cœur d’un cauchemar. Une horreur sans nom l’envahissait, paralysait ses nerfs et jusqu’à sa respiration. Au bord de la suffocation, elle se laissa tomber dans un fauteuil, cherchant l’air. Et ce fut au tour d’Étienne de lui porter secours.

Craignant qu’elle ne s’évanouît, il lui tapa dans les mains, chercha sur la table de chevet le flacon de sels d’ammoniaque déposé là par la précaution de Mlle de Combert et le promena sous les narines d’Hortense qui revint à elle en éternuant. Le regard dont elle dévisagea son cousin était si égaré qu’il ne put s’empêcher de sourire.

— Mais non, je ne suis pas fou, Hortense ! Tout ce que je vous ai dit est vrai ! Mon père est un assassin. Il a tué ma mère pour s’emparer d’un misérable héritage qu’elle refusait de lui remettre, prétendant le garder pour moi. Pour moi qu’il exècre ! Il a tué l’abbé Queyrol qui lui avait refusé l’absolution et l’avait frappé d’anathème après la mort de ma mère ! Et s’il n’avait pas résidé ici sans interruption à la Noël dernière, j’aurais été persuadé qu’il avait aussi assassiné vos parents ! Cette fortune qui était celle de votre père, sachez qu’elle le rend fou depuis des années ! Il en rêve ! Il la veut ! Et il balayera tout ce qui tentera de s’y opposer !

Le silence accablé de la chambre contrastait violemment avec les chants, les cris de joie, les échos de la musique, toute cette joie paysanne qui enveloppait le château, masquant son cœur sinistre et le drame qui s’y jouait… Toute cette joie autour de deux enfants malheureux !…

— Eh bien, dit Hortense au bout d’un moment, il ne lui reste plus qu’à me tuer, à présent ! Puis vous ensuite puisque, selon la loi, vous êtes désormais le maître de mes biens !

— Il n’est pas stupide. Ce serait trop dangereux parce que c’est trop tôt… Les gens qui, à Paris, surveillent vos intérêts seraient peut-être difficiles à faire taire. A présent, nous sommes mariés et il croit tenir la victoire. Il lui suffit d’un peu de patience… Jusqu’à ce qu’il tienne enfin l’héritier dont il pourra être fier, l’enfant dont il sera le maître… Voilà pourquoi vous ne serez jamais ma femme autrement que de nom !

— Que voulez-vous dire ?

— C’est clair, je crois ! Nous vivrons côte à côte comme gens mariés mais rien de plus ! Il n’aura jamais cet enfant qu’il adore d’avance… qui lui ressemblerait peut-être ! Un enfant qu’il faudrait baptiser Foulques, comme lui ! Comprenez donc, Hortense, que je me refuse à procréer ce qui pourrait être un nouveau monstre à son image ! Nous serons, vous et moi, les derniers des Lauzargues !… Mais il ne le saura pas ! Il attendra, jour après jour, mois après mois, année après année, l’annonce bienheureuse ! Il guettera votre taille, espérant à chaque moment la voir s’épaissir ! Et moi, je vais être heureux au moins pendant quelque temps. Je vais…

— Vous ne craignez pas qu’il ne se lasse d’attendre ? fit Hortense froidement.

La question coupa net la fièvre qui s’emparait d’Étienne.

— Que pourrait-il faire ? Lança-t-il avec acrimonie. Vous violer ? Vous faire lui-même cet enfant comme il en avait envie tout à l’heure en vous regardant ?

— Taisez-vous Étienne, vous êtes fou !

— Fou ? Mais non… J’ai entendu des bruits, vous savez, des chuchotements. Je sais qu’il aimait sa sœur d’un amour hors nature… et vous lui ressemblez tellement ! Ah comme il aurait aimé vous épouser lui-même ! Quelle revanche ! Quel triomphe sur la trahison d’autrefois !…

— Je vous ai déjà dit de vous taire !

Les mains aux oreilles, Hortense fuyait vers la fenêtre. C’était trop d’horreur pour ce soir, trop de sanie remuée dont il lui semblait que la puanteur emplissait la chambre. Elle avait besoin de respirer. Et l’air de cette nuit de juin était merveilleusement doux et parfumé. Toute la forêt montait vers elle avec l’odeur du pin brûlé. C’était comme si toutes les plantes des bois et des campagnes, ces plantes bienfaisantes que les rebouteux, les vieilles femmes et les sorciers allaient cueillir au cœur de cette nuit de la Saint-Jean faite pour les sortilèges heureux, se rassemblaient pour lui offrir leur senteur apaisante…

Derrière elle, Étienne ne disait plus rien. Affalé dans un fauteuil, il s’était emparé du flacon de vin et le vidait méthodiquement, verre après verre, sans que Hortense eût le courage de l’arrêter. L’ivresse, quand elle viendrait – et elle ne pouvait y manquer – lui procurerait au moins l’oubli du sommeil et lui offrirait, à elle, cet instant de solitude dont elle avait tant besoin pour réfléchir.

Qu’allait-elle faire de ce garçon faible et entêté dont il était impossible de savoir comment il réagirait ? A Paris tout eût été facile mais ici, enfermés côte à côte entre ces murailles, ajoutant jour après jour à leurs légendes sinistres le poids de la haine et des angoisses ? Partir ! C’était pour elle la seule issue possible à une vie bloquée, sans joie aucune puisque Jean, le seul être qui l’attachât à cette terre si dure, avait disparu…

Était-ce parce qu’elle pensait tellement à lui ? Elle crut le voir passer là-bas, vers la lisière des bois, venant de la chapelle et se dirigeant du côté de la rivière. Le cœur d’Hortense manqua un battement. Elle crut à un éblouissement : elle avait tellement souhaité le voir enfin paraître !… Il marchait la tête baissée – lui qui savait si bien la porter avec arrogance – et allait lentement. Mais son long pas silencieux, glissé, assez semblable à celui de ses loups, était inimitable. Ce fut à cela surtout qu’elle le reconnut car, soudain, elle fut certaine de ne pas rêver. C’était Jean, c’était bien Jean qui passait là, si près… si loin !

Elle ne fut pas maîtresse de son impulsion. Oubliant Étienne, qui d’ailleurs s’endormait, elle s’élança hors de la chambre, descendit l’escalier en courant, jaillit hors du château comme une flamme blanche, bousculant Godivelle qui de sa place favorite regardait les invités danser et festoyer. La surprise lui coupa la parole mais déjà Hortense, peu désireuse d’être arrêtée, questionnée ou suivie lui lançait par-dessus son épaule :

— J’ai besoin de respirer un peu ! Je reviens !

Déjà l’arrondi d’une tour l’avait escamotée. Là-bas la silhouette de Jean était encore un peu visible, juste à la lisière du bois. Il suivait le chemin qui menait à la grotte et Hortense se retint de l’appeler pour ne pas attirer l’attention. Simplement elle força l’allure, rassemblant dans ses mains, pour mieux courir, les flots de batiste neigeuse qui l’enveloppaient. La nuit était claire et douce, étoilée comme le diadème d’une reine et l’herbe, sous les pas d’Hortense, était fraîche et moelleuse comme un tapis magique. Jean avait disparu à présent, avalé par le rideau d’arbres, mais Hortense allait vers lui aussi sûrement que si un lien invisible la reliait au solitaire. Elle atteignit la rivière, aperçut l’homme enfin au moment où il allait dépasser la grotte et Luern qui l’attendait, couché sur le chemin. Il caressa les oreilles du fauve puis, tirant de sa poche un sifflet, il lança un appel, un seul mais si puissant qu’il parut résonner jusqu’au bout de l’horizon. Un hurlement répondit venu de l’est, puis un autre venu du sud et un autre encore. Hortense comprit que les loups se donnaient rendez-vous et allaient venir à l’appel du meneur. Et comme Jean se remettait en marche, elle l’appela, terrifiée à l’idée qu’un fauve pouvait arriver derrière elle.

Jean s’arrêta. Il parut hésiter un instant mais elle cria plus fort encore :

— Jean !… Jean, attendez-moi !…

Il la regarda venir, forme blanche et vaporeuse volant presque au ras du sentier dont la pente l’entraînait toujours plus vite. Il étendit les bras pour l’arrêter, la saisit au passage alors qu’emportée par sa course elle allait droit à la rivière, et la maintint fermement contre lui.

— J’ai cru un instant que vous étiez un fantôme, ou un elfe. Mais je préfère ne pas risquer de vous voir vous envoler par-dessus le torrent.

Il l’écartait déjà de lui, avec une grande douceur mais elle s’accrocha de toutes ses forces à ses épaules pour qu’il fût obligé de rester sous son regard.

— Pourquoi ? s’écria-t-elle. Pourquoi est-ce que je vous revois seulement cette nuit ?…

— Parce que j’ai juré de ne pas vous revoir avant que vous ne soyez mariée…

— A qui ? A qui avez-vous juré ça ?

— A un vieillard mourant ! A un homme qui savait comment et pour quoi il mourait.

— A… l’abbé Queyrol ?

— Oui. Il m’a fait chercher quand il a compris que le marquis l’avait fait tuer. Et de la plus lâche des façons : avec un gâteau confectionné par Godivelle et que Garland lui a porté.

— Vous voulez dire que Godivelle est une empoisonneuse ? fit Hortense scandalisée.

— Bien sûr que non. Elle a fait un certain gâteau dont le vieil homme était friand. Mais, entre le four de sa cuisine et la chambre de Chaudes-Aigues il y a suffisamment de distance pour qu’il soit possible d’y ajouter quelque chose… L’abbé m’a ouvert les yeux sur bien des mystères. Et d’abord qu’il n’y avait de salut pour vous que dans ce mariage. Et moi, je n’ai pas supporté l’idée qu’il pouvait vous arriver quelque chose…

— Et l’idée qu’on me traîne dans le même lit qu’Étienne, vous pouvez la supporter celle-là ? Vous pouviez au moins me raconter cela au lieu de me laisser me morfondre loin de vous, sans nouvelles de vous. Est-ce que vous ne saviez pas que j’étais prête à fuir, avec vous n’importe où, au fond de n’importe quelle forêt, dans n’importe quelle tanière de loups ?… Mais loin d’ici, loin de cet homme qui n’en veut qu’à ma fortune…

Il essaya encore de la détacher de lui mais ne réussit qu’à la rapprocher…

— Vous ne supporteriez pas ce genre de vie. Vous êtes une vraie demoiselle, fine et douce, faite pour la soie, le velours, les dentelles, pour la vie protégée d’une belle demeure. Et moi je ne supporterais pas de voir la misère vous détruire, vous abîmer… Vous êtes si belle ! Tout à l’heure, dans la chapelle je vous regardais…

— Ce n’est pas vrai ! Vous n’y étiez pas. Je l’aurais senti. Je vous cherchais tellement…

— Pourtant j’y étais. Au-dessus de l’autel, dans le clocher d’où je pouvais tout voir. Mais je ne voyais que vous. Vous étiez belle comme ces portraits d’anges que l’on voit dans certaines églises.

— Taisez-vous ! Mais taisez-vous donc ! Vous ne savez rien de moi, vous n’avez rien compris ! Je vous aime, Jean, je n’aime que vous. Je n’ai besoin que de vous ! Et pas de satin et pas de vie douce et pas de belle demeure ! Vous, rien que vous ! Oh Jean, pourquoi m’avez-vous abandonnée ?

Il avait cessé de lutter contre elle et elle en avait profité pour se glisser entre ses bras, la tête nichée contre son épaule, lui imposant le parfum de ses cheveux que, d’une main timide, hésitante, il se mit à caresser doucement.

— Je ne vous ai pas abandonnée, Hortense. Au contraire, je suis revenu pour veiller sur vous. Mais il faut comprendre qu’on ne peut toujours réaliser ses rêves… Je ne suis qu’un pauvre hère…

— Vous êtes l’homme que j’aime !

— Je ne suis qu’un sauvage…

— Vous êtes l’homme que j’aime !

— Qu’un homme sans avenir… et même sans passé puisque je n’ai pas de père.

— Vous êtes l’homme que j’aime… Jean, Jean, n’avez-vous donc pas compris que nous sommes, de tout temps, destinés l’un à l’autre ? Ma mère m’a dit, un jour, que chacun d’entre nous a, quelque part dans le monde, un être qui lui correspond, qui le complète et qui lui est destiné. Pour moi, vous êtes celui-là. Et je crois bien que je l’ai senti dès notre première rencontre, dans les bois, au milieu des loups. Vous vous souvenez ?

— Oui. Nous étions seuls, alors, au milieu d’eux. Comme ce soir. Regardez !

Un cercle de loups les entourait, en effet. Oreilles droites et yeux luisants, ils ressemblaient, autour du rocher où Luern, assumant son rôle de chef était assis, au conseil muet de quelque prince.

— C’est vrai, dit Hortense. Tout est presque comme cette première nuit. Moins le froid, pourtant, et la neige… et la peur que j’avais.

— Et le fait que vous êtes à présent l’épouse d’Étienne de Lauzargues…

— Non ! Je ne suis pas son épouse… et ne le serai jamais.

— Comment cela ? Il est vrai qu’il est étrange de vous rencontrer ici, alors que cette nuit est celle de vos noces. Que fait donc cet imbécile ?

Hortense perçut, avec joie, la note de colère et de jalousie qui vibrait dans la voix de Jean.

— Il dort ! Il dort après avoir trop bu de vin ! Jean… cette nuit est la nôtre. C’est vous dont je veux être la femme ! C’est à vous que je veux appartenir.

Elle s’était dressée sur la pointe des pieds pour atteindre ses lèvres et, c’était tout contre elles que sa bouche chuchotait les mots brûlants.

— On a voulu que je sois une dame de Lauzargues mais vous en êtes un vous aussi. Faites de moi votre épouse, Jean… Je veux être à vous, je veux être à vous de tout mon corps comme je le suis déjà de toute mon âme…

Au prix d’un effort surhumain, il réussit cette fois à l’arracher de lui, à la rejeter. Elle perdit l’équilibre et tomba dans l’herbe douce.

— Rentrez chez vous Hortense ! Ne me tentez pas ! Ne déchaînez pas le démon qui est en moi et qui vous appelle !… Ne me tentez pas ! Vous n’avez pas le droit.

— J’ai tous les droits puisque j’ai ceux de l’amour. Et je veux vous tenter jusqu’à ce que vous cédiez…

D’un mouvement plein de grâce elle se relevait, dénouait le ruban qui retenait le léger peignoir de batiste et de dentelles. Il glissa sur l’herbe, s’y étala comme la corolle d’une rose blanche. La voix de la jeune fille se fit infiniment douce et caressante :

— Et vous allez céder, Jean de la Nuit… A moins de vous enfuir, vous allez venir à moi…

Un autre ruban que l’on dénoue, un autre nuage qui glisse et s’abat… Le cœur arrêté, Jean vit devant lui une mince statue de chair que la lumière des étoiles gainait d’argent. Une statue qui tendait les bras et qui venait à lui lentement, sortant de la mer d’herbes neuves comme Vénus hors des flots. Il essaya de fermer les yeux, de rejeter l’image tentatrice mais il était déjà au-delà de toute raison…

Il étendit les mains et, soudain, sentit contre ses paumes la rondeur d’une épaule. Le corps d’Hortense semblait fait de satin frais. Il était comme la source offerte aux lèvres d’un homme mourant de soif… Et Jean ne résista plus. Se laissant tomber à genoux, il cacha son visage contre un ventre doux qu’il sentait frémir et y imprima son premier baiser… Puis il entraîna la jeune fille dans l’herbe… Le visage de Jean cachait les étoiles mais Hortense n’avait plus besoin des étoiles. Quand, un instant, il la libéra pour arracher ses propres vêtements, elle ferma les yeux pour mieux savourer l’attente délicieuse qui l’inondait… Puis il revint et elle l’eut tout entier contre elle, sur elle, avec ce poids de chair dense, de muscles durs et cependant si doux qui l’écrasait divinement…

Autour d’eux, les loups regardaient, les yeux mi-clos, silencieux et immobiles. Mais quand l’air de la nuit emporta le cri léger d’Hortense à l’instant où son corps s’ouvrit à l’amour, Luern sur sa pierre poussa un long hurlement qui ressemblait à un cri de victoire.

CHAPITRE X LA MENACE

Quelques semaines plus tard, Hortense, l’orgueil au fond des yeux, annonçait à son beau-père qu’elle attendait un enfant. C’était le temps de la fenaison, celui aussi où sur la planèze, on arrachait les énormes racines tordues des gentianes jaunes qui constituaient une part non négligeable de la richesse du pays. C’est dire qu’une vie un peu artificielle animait le château, la ferme et le village, drainant ceux des hameaux isolés et de la montagne qui venaient pour aider.

Foulques de Lauzargues fit réunir tout ce monde entre le château et la chapelle, comme il les avait réunis au soir des noces. Puis, du seuil, il proclama qu’un Lauzargues allait dans quelques mois venir au monde pour continuer la dynastie. La joie illuminait son visage dur car, à cet instant, il était roi… On but à l’héritier – car le marquis n’imaginait pas un seul instant que Hortense pût lui donner autre chose qu’un petit-fils – et les jeunes époux durent se plier à une longue cérémonie de félicitations.

Hortense le fit de bonne grâce. Elle était habitée par trop de joie, trop d’amour pour qu’il en allât autrement. Mais, tandis que tous l’entouraient, Étienne montrait le visage gris et figé d’un mourant. Il semblait crucifié à la porte de ce château où se pressaient les travailleurs de la terre avec leurs visages épanouis et leurs félicitations un peu rudes. Mais Hortense ne voyait rien, n’entendait rien. Depuis leur mariage, elle n’avait pas échangé vingt paroles avec son époux car, dès le lendemain, il avait quitté la chambre bleue pour regagner son ancienne chambre au second étage du château. Il n’en sortait pratiquement pas, en dépit des colères que piquait le marquis indigné, des objurgations de Godivelle et des quelques mots que Hortense avait tenté de dire pour l’amener à changer d’attitude.

— Vivez à votre guise et laissez-moi vivre à la mienne ! s’était-il contenté de lui répondre.

Depuis, elle l’avait traité en quantité négligeable, heureuse d’ailleurs d’un état de fait qui lui donnait une liberté inattendue, surtout quand le marquis se rendait, pour une nuit, à Saint-Flour, à Chaudes-Aigues ou simplement à Combert… Ces nuits-là, elle quittait discrètement le château et courait rejoindre Jean dans la grotte au bord de la rivière.

Là, nichés au creux de la montagne dans ce qu’ils appelaient leur terrier, ils vivaient des heures dont chacune valait une existence, dévorant leur passion avec l’insatiable voracité de ces amants privilégiés qui se savent les deux moitiés d’une perfection totale. Les joies qu’ils tiraient de leurs deux corps leur semblaient toujours nouvelles, toujours plus merveilleuses. Parfois quand le plaisir les rejetait, épuisés et haletants, ils se laissaient glisser, enlacés, dans l’eau écumeuse du torrent pour éviter que l’anéantissement bienheureux du sommeil ne les fit surprendre par le jour. Ils s’y ébattaient comme des enfants, jouissant autant de la fraîcheur de la rivière que de la vue de leurs corps brillants d’eau. Puis Jean reprenait Hortense dans ses bras pour la reporter sur le lit d’herbes de la grotte et s’agenouillait pour la sécher sous ses baisers. Le désir alors revenait et ils n’en faisaient l’amour qu’avec plus d’ardeur.

Quand Hortense regagnait sa chambre, avant l’aube, elle s’abattait sur son lit pour y dormir d’un sommeil de bête harassée. Plus jamais elle ne trouvait la force de s’agenouiller pour une prière que Dieu, d’ailleurs, n’aurait pas entendue. La jeune femme avait trop d’honnêteté profonde pour tricher avec le Seigneur. Elle se savait adultère, donc réprouvée, mais son péché lui était trop cher pour qu’elle acceptât l’hypocrisie d’un acte de contrition. Jamais plus elle n’avait écrit à Madeleine-Sophie Barat, jamais plus elle n’avait ouvert son journal de jeune fille car cette jeune fille-là était morte. La femme que les baisers de Jean avaient fait naître n’avait plus besoin du Ciel, pas plus que n’en a besoin la femelle d’un fauve. Le dieu d’Hortense, à présent, c’était Jean. Il suffisait qu’il posât sa grande main sur son cou pour qu’elle se sentît défaillir et aucun paradis ne pouvait se comparer à celui où elle planait au moment où il la possédait…

Ce fut au lendemain de l’annonce triomphale que Hortense fut précipitée de son ciel païen et retomba sur la terre si durement qu’elle s’y meurtrit. Ce jour-là, Godivelle, en montant à Etienne son petit déjeuner, le trouva pendu à une poutre de sa chambre…

Le hurlement de la vieille femme emplit le château jusqu’aux chemins de ronde. Il attira Eugène Garland d’abord qui n’eut que le palier à traverser depuis la bibliothèque, puis le marquis hâtivement drapé dans une robe de chambre, enfin Hortense que l’horrible spectacle foudroya au seuil de la chambre…

Quand elle reprit connaissance dans son lit, elle eut l’impression qu’un voile noir s’était abattu sur le château. Godivelle sanglotait tout en lui passant sous le nez un flacon de sels et ne songeait même pas à essuyer ses larmes qui roulaient sans arrêt sur ses joues, inondant son corsage et son tablier.

— Pourquoi ? balbutia la jeune femme dont les larmes avaient jailli dès qu’elle avait levé les paupières. Pourquoi a-t-il fait ça ?…

— Ce… ce n’était pas… la première fois qu’il voulait mourir, vous savez bien ? On l’avait cru guéri de cette mauvaise idée mais faut croire que ça l’a repris ! Et dire qu’hier soir j’ai reproché à Pierrounet d’avoir les idées tourneboulées quand il m’a dit… qu’il avait vu le fantôme à une fenêtre… J’ai cru qu’il avait trop forcé sur la chopine avec les faneurs. Mais il devait avoir raison. Le malheur est sur nous… Tenez, Madame la Comtesse… j’ai trouvé ça par terre… juste sous notre pauvre petit… Il vous a écrit.

De sa poche la vieille femme sortit un billet cacheté qu’elle remit à Hortense. Celle-ci brisa le cachet d’un doigt tremblant et déplia le papier qui contenait peu de mots :

« Je vous aime trop pour supporter de vous voir enceinte des œuvres d’un monstre. Et ce ne peut être que lui. Pardonnez-moi de ne pas prendre congé et prenez garde à vous ! »

Hortense crut que sa raison vacillait. Elle lut une seconde fois le billet avant de le froisser sous sa main crispée. Elle était devenue si pâle en se laissant aller contre son oreiller que Godivelle la crut sur le point de passer et cessa net de pleurer pour prendre les mains de la jeune femme et les frictionner vigoureusement.

— Vous n’allez pas mourir, mon enfant ?… Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il a pu écrire ?… Revenez à vous !… Je vous en prie !… Pierrounet ! Pierrounet !…

Elle s’élançait vers la porte pour chercher du secours, envoyer chez le médecin mais, au prix d’un violent effort, Hortense réussit à se redresser.

— Non, Godivelle ! N’envoyez chercher personne !… Je… je vais mieux…

— Vous vous soutenez à peine. Et vous êtes… si pâle !

— Trouvez-moi un peu d’eau-de-vie !

Il y en avait dans un cabaret de salon posé sur une commode. Godivelle lui en apporta un petit verre qu’elle avala d’un trait, s’étranglant avec la liqueur dont elle n’avait pas l’habitude mais qui ramena, un peu brutalement, des couleurs à ses joues. Retrouvant du même coup quelques forces, elle réussit même à quitter son lit mais ce fut pour s’abattre dans le fauteuil où Étienne avait passé leur nuit de noces. Sa main serrait toujours la lettre. Elle la posa près d’elle sur le guéridon, la défroissa, la lissa, espérant peut-être que les mots auraient changé, qu’elle avait mal lu… Mais les phrases meurtrières étaient toujours les mêmes, effarantes, incroyables…

Debout à quelques pas d’elle, Godivelle retenait son souffle, persuadée que sa jeune maîtresse était en train de devenir folle. Hortense, alors, lui tendit la lettre d’un geste brusque :

— Lisez, Godivelle !…

— Mais…

— Je le veux ! Je ne peux pas porter seule ce secret affreux…

Quand Godivelle eut achevé sa lecture qui fut plus laborieuse que celle de la jeune femme, ses joues à elle aussi étaient décolorées et ses mains tremblaient.

— Un monstre ?… De qui parle-t-il ?

— De son père. Il est mort parce qu’il croyait que j’avais cédé à son père… au frère de ma propre mère !

— Mais enfin… vous étiez bien… sa femme ? Et, durant la nuit de vos épousailles, il vous a bien…

— Non. Il ne m’a pas touchée ! Il ne le voulait pas parce qu’il ne voulait pas continuer sa race… Mais comment a-t-il pu imaginer pareille chose ? Moi… moi et mon oncle !…

— Vous ressemblez trop à votre mère, on vous l’a dit et répété… Et moi, je sais que Monsieur Foulques n’aimait pas sa sœur comme il aurait dû. La mère d’Étienne a assez souffert de ce souvenir. Et lui, il avait vu les yeux du marquis quand il a bu à votre santé devant votre lit nuptial. Alors… De vous savoir grosse quand il était sûr que ce n’était pas de lui…

Brusquement Godivelle réalisa ce qu’elle était en train de dire et fixa, avec une sorte d’horreur, la taille de la jeune femme.

— Mais alors…

— Qui ? Je vais vous le dire, à vous seule : mon fils, Godivelle, sera un vrai Lauzargues. Et le petit-fils de votre maître autant que si Étienne l’avait conçu ! Comprenez-vous ?

— Jean !… C’est Jean ?…

— Oui. Je l’aime autant qu’il m’aime et c’est à lui que j’appartiens… pour toujours !

Il y avait tant d’orgueil dans cette proclamation de son amour que Godivelle, troublée, baissa les yeux. La passion irradiait cette jeune femme avec une telle force que la gouvernante y fut sensible avec cette acuité de perception des vieilles gens qui ont toujours vécu avec la Nature, à ses heures et à ses volontés.

— Pourquoi me le dire à moi qui ne suis qu’une servante ? fit-elle humblement.

— Parce que vous êtes beaucoup plus qu’une servante. Parce que vous avez porté tous les secrets de cette famille et que vous m’aiderez encore à porter celui-là ! Enfin… parce que je veux que vous sachiez tout de cet enfant qui va venir, au jour où il reposera dans vos bras… Acceptez-vous, Godivelle, d’être ma complice ?

Celle-ci n’hésita pas.

— Je vous serai fidèle. A vous et à l’enfant. Et que Dieu pardonne si ce n’est pas sa volonté !

— En ce cas, il saura bien nous le faire savoir…

Deux jours plus tard, Étienne revêtu du bel habit qu’il avait porté au jour de ses noces, était conduit à la chapelle pour y reposer, dans la petite crypte, aux côtés de sa mère. Suivant la coutume, les femmes de la famille n’assistaient pas à l’enterrement et Hortense, vêtue des robes de deuil qu’elle n’avait quittées que si peu de temps, la tête couverte d’un voile noir, monta, en compagnie de Godivelle et de Mlle de Combert, jusqu’au chemin de ronde.

De là-haut, les yeux secs mais le cœur en détresse, elle vit l’étroit cercueil taillé dans un tronc de chêne quitter le château sur les épaules de quatre hommes et descendre le sentier tandis que la cloche de la chapelle faisait tinter sur la montagne la note sinistre du glas. La chaleur était accablante et le jour sombre car un orage menaçait. De lourds nuages accouraient de l’horizon et montaient à l’assaut du ciel blanc. Sous son voile Hortense se sentait étouffer. Peut-être à cause de ces larmes qu’elle ne pouvait verser et de cette angoisse qui lui serrait la gorge. Celui que l’on emportait était mort par elle, à cause d’elle. Il l’aimait et elle n’avait pas deviné cet amour timide et silencieux.

Elle en éprouvait un profond remords mais pas vraiment de regret car elle connaissait à présent la puissance d’un véritable amour. Se fût-elle laissé toucher par Étienne si elle avait su ce qu’il éprouvait ? Ce n’était pas certain. Son amour pour Jean était trop absolu. Il ne laissait aucune place à quoi que ce soit d’approchant. Mais ce que Hortense se reprochait c’était de n’avoir pas su deviner et de n’avoir pas su donner à Étienne la tendresse, l’attention qui peut-être l’eussent sauvé… Elle l’avait laissé seul, tout seul avec l’Enfer.

A présent, le petit cortège atteignait la chapelle. Pour que la pauvre dépouille pût reposer en terre chrétienne, ceux de Lauzargues avaient tissé autour d’elle une vraie conspiration du silence. Le suicide était devenu un accident : Étienne était censé s’être rompu le cou dans l’escalier. Eugène Garland, dont les connaissances chimiques étaient certaines, avait atténué suffisamment l’enflure du visage et, durant la veillée, les Chapioux et ceux du village qui s’étaient proposés avaient vu, reposant sur l’oreiller, une tête soigneusement bandée. Et nul n’avait imaginé qu’il pût en être autrement. Chacun pensait que le jeune châtelain, ayant un peu trop copieusement célébré son futur héritier, avait manqué une marche le plus naturellement du monde…

Pour sa part, Hortense avait eu horreur de cette version qui, sous couleur d’en faire un mort chrétien, avilissait un peu Étienne. Mais elle détesta encore plus l’idée de voir le stupide anathème de l’Église frapper cet innocent, victime d’une trop grande sensibilité et d’un amour mal compris, mal vécu…

Quand le cercueil eut disparu sous le porche où l’attendait l’abbé Queyrol et l’enfant de chœur en chasuble et soutane noires, les femmes sur la tour se signèrent et se disposèrent à redescendre. Étienne, à présent, appartenait à Dieu mais aussi à la terre et sa forme humaine n’apparaîtrait plus sous le soleil…

Dauphine glissa son bras sous celui d’Hortense pour l’entraîner :

— Venez ! Il faut songer à vous à présent… Nous allons prier pour lui dans la grande salle…

— Pourquoi ne pas aller prier dans l’ancien oratoire ? Puisque le marquis a entrepris des travaux de rénovation, on aurait pu refaire, enfin, la chambre de ma défunte tante qui commande l’oratoire ?

— Ne vous souciez pas de ces détails. Il y songera plus tard, j’en suis certaine… Venez !

Au moment de quitter le chemin de ronde, Hortense ne put s’empêcher de faire quelques pas vers le côté du château qui regardait la rivière. Il l’attirait irrésistiblement parce que sa vie était de ce côté. Pourtant, elle savait que le temps du bonheur était révolu. Elle en avait eu la certitude, à l’instant, dans les yeux de Godivelle quand elle s’était retournée. La vieille femme l’avait regardée d’un air à la fois suppliant et apitoyé puis elle avait, résolument, fixé la taille de la jeune comtesse et son message était plus que clair : encore invisible mais terriblement présent, un enfant se formait là, sous cette robe de laine, sous cette douce chair dont il devait être le maître. Et c’était à lui que devaient aller tous les soins, toutes les pensées, tous les désirs de sa mère.

En atteignant l’escalier où Mlle de Combert s’engagea la première, Hortense se pencha vers Godivelle et chuchota à son oreille :

— Je voudrais qu’on lui remette une lettre. Il faut qu’il sache. Sinon, il ne comprendra pas. Voulez-vous vous en charger ?

Godivelle fit signe que oui d’un battement de paupières et ne posa pas de questions. Elle savait bien quel genre de lettre on lui demandait de porter.

Tard le soir, alors que le château était retourné au silence, Hortense écrivit pour Jean la seule lettre d’amour de sa vie. Elle y mit tout ce que contenait son cœur, tout ce qu’elle n’écrirait jamais plus à un homme mais aussi l’expression formelle de la décision prise dans la nuit qui avait suivi la mort d’Étienne, alors qu’elle veillait, avec le marquis, le corps de son époux éphémère :

« … Il est mort de nous, de notre amour qu’il a ainsi condamné. Je t’aimerai toujours mais c’est à notre enfant que je reporterai désormais cet amour. Il le faut si nous ne voulons pas qu’un jour Dieu nous demande des comptes et nous punisse à travers lui. Tu m’as donné assez de bonheur pour une vie entière et, comme ton ami François, je crois que je saurai, à présent, attendre l’Éternité… »

Elle dut s’arrêter car les larmes coulaient sur sa main, sur le papier qu’elles tachaient. Elle écrivait ce qu’elle pensait mais c’était bien dur, à dix-huit ans, de renoncer à l’Amour. Et l’éternité semblait bien loin !… Incapable de continuer, elle sécha la lettre après l’avoir signée, mit un baiser sur le nom de Jean et cacheta le pli. En appuyant le cachet de sa bague sur la cire chaude, elle eut l’impression déprimante que les armes des Lauzargues venaient de verrouiller à jamais son avenir.

Alors, soufflant sa chandelle, la veuve d’Étienne laissa tomber sa tête dans ses bras repliés et sanglota éperdument à la manière des enfants malheureux, jusqu’à ce que le sommeil la prenne…

Le lendemain, Godivelle porta la lettre puis revint rendre compte de sa mission au moment où Hortense faisait un peu de toilette pour le repas du soir.

— Vous m’aviez dit qu’il n’y aurait pas de réponse. Pourtant il a voulu vous en donner une.

— Laquelle ?

— Il a dit : « Je serai toujours là… »

Hortense ferma les yeux pour mieux se laisser envahir par une merveilleuse onde de paix. Elle avait craint un instant qu’il ne comprît pas et qu’il laissât la passion l’emporter, le pousser au combat. Mais non. Il acceptait de rester là, séparé d’Hortense et de l’enfant par bien plus qu’une rivière mais présent tout de même et plus proche d’eux peut-être que s’ils avaient vécu sous le même toit. Et derrière les paupières closes apparut la vision d’une vie entière vécue à l’ombre des tours féodales dont elle avait, naguère encore, si peur mais que son fils aimerait sûrement. Elle n’avait plus envie de revoir Paris où plus rien ne l’attendait qu’une double tombe. Elle resterait ici à jamais, regardant grandir et s’épanouir son enfant. Elle vieillirait doucement, heureuse quand, par hasard, elle apercevrait au loin la haute silhouette de l’homme aimé ou quand, au cœur des nuits obscures, elle entendrait hurler un loup, le fauve redouté qui pour elle était l’emblème de Jean, le fauve dont il était le maître…

Le remords se faisait moins aigu, le chagrin s’estomperait et peut-être aussi cette faim qu’elle avait eue de Jean et dont elle savait bien qu’elle n’était pas encore apaisée en dépit du drame récent. Hortense, en descendant rejoindre au salon tout nouvellement refait son beau-père et Mlle de Combert, referma la porte de sa chambre avec la sensation de clore définitivement une part importante de sa vie. Désormais, elle s’installait dans l’attente…

L’été s’acheva, traversé d’orages qui abattaient ses brûlantes chaleurs et obligeaient à rentrer en hâte les lessives qui émaillaient les prés de grandes taches blanches. L’automne vit pâlir l’azur profond du ciel, blondir les feuilles des arbres et rouiller les grandes fougères au flanc de la planèze, mais le temps demeurait beau et le fruit d’Hortense mûrissait doucement, soigneusement caché sous l’ampleur de la jupe et le grand châle de cachemire noir que le marquis avait offert à la jeune veuve. Elle n’avait qu’à peine souffert de sa grossesse : quelques nausées au réveil, effacées dès le quatrième mois et le dégoût de l’odeur du tabac qui lui était resté mais qu’on lui évitait. Son jeune corps sain et vigoureux s’épanouissait dans son prochain accomplissement et, sous la masse soyeuse de ses cheveux couleur de lin, son visage délicat avait la fraîcheur d’une fleur d’églantier.

Le marquis veillait sur elle avec un soin de chaque instant. Il ne permettait pas qu’elle sortît seule mais tenait cependant à ce qu’elle fin chaque jour une promenade qu’il accompagnait parfois. En son absence c’était Dauphine de Combert lorsqu’elle venait au château – et c’était souvent ! – ou encore Godivelle. M. de Lauzargues proclamait, non sans raison, que l’air du pays était le plus pur qui soit, et répétait que la future mère devait le respirer le plus possible.

— On dirait un jardinier qui fait pousser une plante rare, disait Dauphine en riant. S’il osait, je crois qu’il vous arroserait…

Même M. Garland réclama un jour l’honneur d’escorter la jeune comtesse. Visiblement, il accomplissait là un bel effort destiné à faire apprécier des services devenus à peu près inexistants depuis la mort d’Étienne. L’ex-précepteur passait en effet son temps à explorer les alentours du château, toujours à la recherche de son hypothétique trésor : en effet, l’entrée qu’au printemps il avait cru trouver s’était révélée très vite décevante : un court boyau rocheux sans aucune issue. Aussi explorait-il à présent toutes les failles de l’antique motte féodale, mais apparemment sans grand succès.

Hortense n’accepta pas sa compagnie, déguisant son refus sous une soudaine indisposition. Elle n’avait jamais aimé cet homme mais, depuis la mort du vieux prêtre, elle avait peine à dissimuler l’aversion, voire l’horreur qu’il lui inspirait… Garland d’ailleurs ne renouvela pas son offre.

L’hiver vint d’un seul coup. Quinze jours avant Noël, alors que, la veille, le temps était encore presque doux et ensoleillé, les gens de Lauzargues se retrouvèrent sous un pied de neige. Une neige qui ne fondit pas et gela sous l’attaque d’un vent violent venu du nord. Le château, îlot perdu dans les glaces, se referma comme un poing sur ses habitants.

Pour Hortense, ce furent des semaines pénibles, à peine allégées par la messe nocturne que, pour la première fois depuis bien longtemps, on chanta dans la chapelle. Un merveilleux instant de rémission dans la lumière des cierges et le parfum des branches de sapin. Mais un instant seulement… Considérablement alourdie d’un fruit qui semblait prendre des dimensions presque anormales, Hortense ne quittait plus sa chambre que pour un fauteuil près de l’immense cheminée du salon. Elle restait là de longues heures, immobile le plus souvent, guettant les mouvements de l’enfant dans la douce coquille de son ventre car c’étaient là des instants bienheureux. En dehors de cela elle tricotait en compagnie de Godivelle – elle avait appris au couvent –, lisait un peu ou écoutait le marquis jouer pour elle de la harpe…

Il en touchait agréablement mais c’était d’habitude pour lui un plaisir solitaire car l’instrument ne quittait pas sa chambre. Mais, dans le but aimable de distraire la jeune femme, il l’avait fait descendre près d’elle et se hâtait d’ailleurs de l’oublier dès que ses mains touchaient les cordes tant la musique alors s’emparait de lui. C’était assez étrange ce goût passionné chez un homme qui semblait tellement dépourvu d’âme. Mais son habileté compensait un peu le manque de sensibilité de son jeu.

Hortense elle-même jouait de la harpe, et fort bien, mais elle se sentait trop lasse pour prendre place derrière la grande crosse dorée. Elle préférait laisser voguer ses pensées sur l’égrènement gracile des notes qui évoquaient si bien la chanson d’une fontaine au printemps. Ce printemps qu’elle attendait avec impatience car l’enfant devait arriver avec lui, vers la fin du mois de mars, et elle trouvait dans cette coïncidence le meilleur des présages.

On ne voyait plus Mlle de Combert qu’une mauvaise grippe avait clouée dans son lit aux premiers jours de janvier. L’état des chemins était trop mauvais d’ailleurs pour permettre le voyage, même en traîneau. Hortense le regrettait car elle aimait beaucoup, à présent, sa compagnie pleine de vivacité. Même quand elle choisissait de se taire, elle prenait plaisir à l’entendre discuter, ou même disputer avec son cousin le marquis. Et son absence réduisait la présence féminine au château à Godivelle et aux deux jeunes servantes que l’on avait engagées pour la décharger des plus lourds travaux. Mais la vieille femme semblait avoir perdu le goût des bavardages et, quand elle tenait compagnie à Hortense, elle priait la plupart du temps, égrenant chapelet après chapelet comme si elle cherchait à attirer de force la protection du Ciel sur la maison de ses maîtres.

La jeune femme espérait que le bébé viendrait au monde le 20 mars, c’est-à-dire le même jour qu’elle-même et que le roi de Rome, mais ce fut dans la nuit du 11 au 12 qu’il s’annonça, une dizaine de jours avant le temps prévu pour son arrivée…

Minuit venait de sonner à la grande horloge du vestibule quand une douleur fulgurante traversa le corps d’Hortense et l’arracha au sommeil. Haletante, la sueur au front, elle constata que la vague douloureuse se retirait lentement. Elle hésitait alors à appeler mais déjà la vague revenait, remontant des profondeurs de son corps avec une telle violence que la jeune femme poussa un cri perçant, alertant son beau-père dont la porte, depuis quelques nuits, demeurait entrouverte.

Cette fois il n’y eut plus de rémission. Hortense fut engloutie dans un flot de souffrance ininterrompue, d’une fureur telle qu’elle ne l’avait jamais imaginée et s’en trouvait de fait désarmée. Durant des heures et des heures, ses cris, coupés de sanglots et de longs gémissements, emplirent le château et franchirent les murailles, proclamant avec quelle impérieuse volonté l’enfant réclamait sa venue au jour.

La suppliciée avait vaguement conscience de silhouettes qui s’affairaient autour d’elle, de visages anxieux un instant entrevus parmi lesquels elle crut distinguer celui du marquis tendu farouchement au-dessus d’elle. Par la suite, elle devait apprendre que M. de Lauzargues avait, en effet, exigé d’assister à l’accouchement de sa belle-fille comme si elle eût été reine couronnée et l’enfant quelque héritier royal.

Enfin, vers le soir, sur une douleur plus terrible que les autres encore, le corps écartelé, ouvert en un ultime effort, libéra un petit garçon…

Au cri d’agonie de la mère fit écho celui, triomphant du grand-père puis celui, vigoureux, du bébé dont Godivelle s’empara aussitôt tandis que Hortense épuisée glissait dans un miséricordieux anéantissement.

Le bébé pesait près de huit livres et c’était un superbe enfant dont Godivelle, transportée de joie et d’orgueil, proclama qu’il était un vrai Lauzargues. Mais elle n’avait pas besoin de le dire : cela sautait aux yeux. Et quand Hortense, bouleversée, l’eut dans ses bras pour la première fois, elle sentit son cœur fondre de joie en retrouvant sur le minuscule visage sommé d’une arrogante crête de cheveux noirs, les traits du visage de Jean. Ceux aussi du marquis et ce fut à cet instant qu’elle constata à quel point les deux hommes se ressemblaient. Et pourquoi le meneur de loups avait choisi de porter barbe et moustache.

L’amour maternel entra en elle comme une tempête, emportant incertitudes et regrets. De longues minutes elle contempla son enfant, caressant timidement des lèvres les joues duvetées et les petits doigts roses qui s’écartaient comme de minuscules étoiles de mer. Sa tendresse débordait de ses yeux, de son cœur…

— Bien entendu, je veux le nourrir ! déclara-t-elle…

— Il vaut mieux pas, Madame la Comtesse, dit Godivelle. Vos seins sont trop petits pour porter beaucoup de lait et ce gaillard a besoin d’une nourrice vigoureuse, capable de lui en fournir beaucoup. On en a déjà retenu une…

— Sans m’en parler ? Il me semble que c’était à moi de m’en occuper ?

— Monsieur le Marquis n’a voulu laisser ce soin à personne. Il est à moitié fou de bonheur ! Soyez tranquille, il aura bien choisi. La femme sera là demain matin… Jusque-là, notre jeune maître boira de l’eau sucrée…

— Bien ! soupira Hortense. Mais je veux la voir dès qu’elle arrivera…

A regret, elle accepta que le bébé fût installé non dans sa chambre mais dans la cuisine, près du lit de Godivelle. En dépit des cheminées, les chambres du château demeuraient difficiles à chauffer et l’enfant risquerait moins le froid près de l’énorme « cantou ». Il donnait d’ailleurs de la voix avec une grande conviction et sa mère apprécia de pouvoir dormir toute une grande nuit sans être dérangée.

Mais, le lendemain au réveil, son premier soin fut de sonner pour qu’on lui apportât son fils, dont elle avait décidé qu’il s’appellerait Étienne, contrairement aux idées de son beau-père qui souhaitait, naturellement, le nommer Foulques comme lui-même. Pourtant Hortense avait tenu bon, concédant seulement que le prénom des aînés de la famille vînt en second lieu.

Pensant que Godivelle n’avait pas entendu, elle sonna une seconde puis une troisième fois. Enfin, la porte de sa chambre s’ouvrit mais ce fut son beau-père qui parut.

— Eh bien ? dit Hortense, que fait donc Godivelle ? Voilà trois fois que je l’appelle et…

— Godivelle ne peut vous répondre. Elle est partie au village. Sa sœur Sigolène est en train de mourir…

— Oh !… Je suis sincèrement désolée ! Mais en ce cas voulez-vous dire à Marthon ou à Sidonie de m’apporter mon fils ? Et, quand la nourrice arrivera, veuillez la faire monter ici…

Le marquis ne répondit pas. Debout au milieu de la pièce, jambes écartées, les bras croisés sur sa poitrine, il considérait la jeune femme avec un demi-sourire qui la fit frissonner. Elle eut la sensation d’un froid soudain, comme si cette grande silhouette noire, couronnée de cheveux blancs, dressée sur le fond ardent de la cheminée en interceptait toute la chaleur.

— Vous verrez votre fils plus tard, dit-il. Quant à la nourrice, elle est déjà venue… et repartie. Mon petit Foulques sera très bien chez elle…

— Il s’appelle Étienne !

— Il s’appelle comme j’ai décidé qu’il s’appellerait. Et vous le verrez quand je le jugerai bon !

Le monde venait-il de s’écrouler ? Ou bien cet homme était-il devenu fou ? Avait-il vraiment osé…

— Est-ce que cela veut dire… que vous avez confié mon fils à une inconnue ? Que vous l’avez envoyé loin de moi ?…

— Exactement ! Je souligne cependant que cette femme n’est pas une inconnue pour moi.

— Je veux savoir qui elle est ! Je veux savoir où elle a emmené mon enfant.

— Vous n’avez besoin de savoir ni l’un ni l’autre ! L’enfant m’appartient, à moi seul, vous entendez ?

— A vous ? Alors que je suis sa mère ?

— Ce n’est pas mon sentiment. Vous êtes celle à qui j’ai permis de le faire… avec l’aide de mon bâtard ! Vous n’êtes rien… qu’une belle jument que j’ai laissé couvrir par le plus vigoureux étalon de ma race pour en tirer un poulain royal !… Ah, vous ne dites plus rien, à présent ? Vous ne criez plus ? Vous n’imaginiez pas, n’est-il pas vrai, que j’aie pu vous suivre, la nuit de vos noces, alors que vous couriez vers…

— Ce n’est pas vrai ! Vous n’avez pas pu me suivre ! Les loups vous en auraient empêché…

— Croyez-vous ? J’ai déjà chassé le loup ! Il suffit de ne pas se tenir sous le vent, de rester assez loin. Puis on fait de grandes choses avec une longue vue. Cela m’a valu un fort joli spectacle… Voulez-vous plus de détails ? Je n’oublierai jamais l’instant où, devant lui, vous avez laissé tomber vos robes ! Votre corps, ma chère, est une chose exquise, votre beauté la plus suave qui soit ! Il fallait être l’irréductible imbécile qu’était ce pauvre Étienne pour refuser d’y goûter… dans le seul but de me contrarier !

— Y a-t-il quelque chose que vous ignoriez ? murmura Hortense pourpre de honte.

— Je sais toujours ce que je veux savoir. Il est parfois utile d’écouter aux portes…

— Comme un valet ?

Le marquis balaya l’injure d’un mouvement d’épaules dédaigneux :

— Je n’ai pas eu grand mal à me donner, Votre… mari criait assez fort. Au surplus, je m’attendais à une attitude aussi misérable et je commençais, je l’avoue, à caresser l’idée… agréable de me donner à moi-même un héritier quand je vous ai vue sortir en courant. Votre blancheur était facile à suivre et ce que j’ai découvert m’a ouvert d’autres horizons…

— Vous êtes ignoble ! cria Hortense. Vous êtes un véritable monstre…

— Croyez-vous ? Je me trouve, moi, assez bon diable et vous me devez deux mois de délices… parfaitement défendues mais que j’ai bien voulu vous permettre.

— Pourquoi cela ?

— Mais c’est l’évidence, fit-il en riant. On ne réussit pas toujours un enfant du premier coup. Et je tenais à ce que la semence prenne. Vous savez le reste…

— Étienne, lui, ne savait rien…

— En effet… et je n’ai pas très bien compris l’étrange lubie qui lui est venue. Se pendre parce que son petit plan de rancune venait d’échouer ?… Ridicule !

— Non. Il s’est pendu parce qu’il m’aimait et que je lui faisais horreur. Il a cru que je m’étais donnée à vous.

— Tiens donc ? Il avait, dirait-on, plus de cervelle qu’il n’y paraissait… En ce cas peut-être aurais-je dû suivre ma première idée ? J’aimerais beaucoup vous revoir telle que je vous ai vue par cette belle nuit de la Saint-Jean… mais d’un peu plus près. Et que diriez-vous de cette chambre ?…

Il avait fait un pas vers le lit. Révulsée d’horreur, Hortense s’en arracha, saisit sa robe de chambre au vol et s’en enveloppa étroitement, souhaitant que ce fût une cotte de mailles.

— Allez-vous-en, entendez-vous ?… Sortez d’ici ! Vous me donnez envie de vomir !…

Le marquis leva les yeux au plafond.

— Quel langage ! Tout à fait déconseillé si vous désirez revoir, de temps en temps, votre enfant ! Car il faut bien mettre ceci dans votre jolie tête. J’ai l’héritier que je voulais. Par lui je tiens votre fortune. Je n’ai donc plus aucun besoin de vous…

— C’est une menace ?

— Même pas. Disons… une constatation. Vous n’imaginez pas le nombre de femmes qui meurent de fièvre puerpérale dans notre région arriérée. Or vous avez accouché trop vite pour que l’on appelle un médecin… Et, dans ce château, nous n’en sommes pas à un accident près…

Luttant courageusement contre la panique qui lui venait Hortense trouva le courage de braver ce misérable qui, trop sûr de l’impunité, se montrait à présent à visage découvert.

— Il ne vous vient pas à l’idée qu’une trop grande abondance d’accidents pourrait attirer l’attention de la Justice ? Vous n’êtes plus qu’un sujet comme les autres, marquis ! Et nous ne sommes plus sous l’Ancien Régime même si le Roi s’efforce de le ressusciter. L’Empereur Napoléon, mon parrain, a édicté un Code et les Français ont pris l’habitude d’y obéir. Nul n’a le droit de se mettre hors la loi…

— Si. Moi, car je ne reconnais pas les lois de l’Usurpateur…

— Qui sont devenues celles de Louis XVIII !

— Je ne veux pas le savoir !… Et puis, en voilà assez ! Écoutez bien ceci, ma chère : si vous voulez revoir un jour votre fils… et même si vous voulez que je vous autorise à vivre encore quelque temps, il vous faudra vous montrer affectueuse avec moi… très affectueuse même !

— Ce qui veut dire ?…

Il s’approcha d’elle lentement, pas après pas. Elle recula au même rythme mais, finalement, se trouva acculée à la commode. Son cœur cognait à grands coups dans sa poitrine tandis qu’elle voyait, de plus en plus près, le regard égaré du marquis. Elle crut qu’il allait venir contre elle mais il n’en fit rien et s’arrêta à quelques centimètres, assez près tout de même pour qu’elle sentît son souffle.

— Que le soir où il me plaira de frapper à votre porte, j’entends la trouver ouverte… Et pour mieux appuyer ses intentions, il caressa doucement l’un de ses seins…

Folle de colère et de dégoût, elle lui cracha au visage.

— L’inceste ? Vous prétendez faire de moi votre maîtresse… mon oncle ? A votre âge ?… Cela pourrait vous tuer. Songez-y !

Il s’écarta, essuya sa joue d’un mouchoir négligent puis sourit.

— L’inceste ? Mais oui… J’ai tant regretté de ne pouvoir aimer Victoire comme j’en avais envie. Elle m’a échappé… mais je vous tiens, vous, et vous êtes encore plus belle ! Quant à l’âge, il ne fait rien à l’affaire pour un Lauzargues ! Nous sommes de bon bois. Voulez-vous parier que je vous fais au moins un enfant ?…

Il éclata de rire. La porte se referma doucement derrière lui mais la clef tournant dans la serrure apprit à Hortense qu’elle était désormais prisonnière. Les forces nerveuses qui l’avaient alors soutenue en face de son bourreau l’abandonnèrent brusquement. Elle plia sur ses genoux et s’écroula sur le tapis…

Quand elle reprit connaissance, son premier mouvement fut de se traîner jusqu’à la fenêtre qu’elle voulut ouvrir, mais elle était entièrement épuisée et ne put accomplir ce nouvel effort. Elle demeura appuyée des deux mains à la pierre du meneau, regardant, comme du fond d’un cauchemar, les trombes d’eau qui, depuis le matin, s’abattaient sur le château noyant tout le paysage… Sa première idée avait été de mesurer à nouveau la hauteur de son étage mais elle savait déjà que c’était inutile. Même en nouant ses draps bout à bout, elle ne pourrait atteindre le sol. D’ailleurs, dans l’état de faiblesse où elle était, ses bras n’auraient jamais la force de supporter le poids de son corps devenu pourtant si curieusement léger… En désespoir de cause, elle alla s’agenouiller près de son lit, devant le crucifix d’ébène et d’ivoire si longtemps délaissé et pria comme elle ne croyait plus savoir prier, appelant à son secours Dieu et la Vierge et les saints qu’elle aimait, et l’âme de ses parents dont elle était persuadée qu’ils devaient souhaiter la défendre et la protéger. Elle pria longtemps ; assez pour avoir peine à se relever mais se sentit plus courageuse. Plus calme surtout…

Il restait un peu de tilleul froid dans la tisanière posée la veille à la tête de son lit. Elle y mit un peu de miel et avala le tout. Puis, frissonnant de froid car le feu était éteint et nul ne l’avait rallumé, elle se recoucha pour retrouver un peu de chaleur et surtout réfléchir…

La journée passa sans que personne vînt se soucier d’elle. Hortense se demanda un moment si elle était condamnée à mourir de faim et de froid, si le marquis avait décidé de l’oublier un temps pour qu’une plus grande faiblesse la lui livre plus facilement mais, alors que la nuit était complètement tombée, la porte s’ouvrit et le marquis parut, portant un flambeau allumé.

— Comment, ma chère, s’écria-t-il hypocritement, on vous a laissée sans lumière, sans feu ?…

— Et sans nourriture ! dit la jeune femme du fond de son lit. Vous devriez le savoir puisque vous m’aviez enfermée à clef !

— Simple étourderie, chère Hortense ! J’ai dû me rendre à la ferme et j’ignorais ce qui se passait ici !

Hortense l’entendit appeler les servantes, les tancer brutalement alors que les deux pauvres filles n’avaient vraiment rien à se reprocher. En quelques instants, le feu flamba de nouveau, les chandelles furent allumées et Marthon revint, chancelant sous le poids d’un lourd plateau. Le tout sous la direction sarcastique du marquis. Lorsque tout fut en ordre, il fit signe aux deux filles de disparaître et se disposa à les suivre. Mais la main sur la porte ouverte, il s’arrêta.

— Ces pauvres créatures ne sont bonnes à rien. Jusqu’à ce que vous soyez tout à fait remise, ma fille, c’est moi qui veillerai à votre confort comme disent les Anglais…

— Ne vous donnez pas cette peine. J’attendrai que Godivelle revienne.

— Cela pourrait prendre quelque temps. Je souhaite d’ailleurs qu’elle trouve toutes choses en ordre lorsqu’elle reviendra. Je sais que vous avez toujours souhaité retourner à Paris mais il vous faut, je crois, y renoncer. D’ailleurs, nous pourrions mener ensemble, ici même, une vie infiniment plus agréable que vous ne l’imaginez. Réfléchissez-y ! Mais réfléchissez vite : les fièvres puerpérales ne se déclarent généralement pas au bout de six mois… Je vous souhaite une bonne nuit et de doux rêves… où j’espère trouver place un jour !…

Hortense était passée trop brutalement de la lente et douce attente d’un vrai bonheur à l’horreur vaguement grotesque d’un cauchemar absurde pour être vraiment capable d’y faire face. Devant cet homme glacé qui bafouait avec un tel cynisme les liens du sang, elle se trouvait d’autant plus désarmée que le torturant souvenir de son petit enfant la ravageait…

— Par pitié, implora-t-elle, rendez-moi mon fils ! Vous ne pouvez être à ce point cruel et insensible ?…

— Je ne suis ni l’un ni l’autre. Non seulement je souhaite vous ramener un jour ce bel enfant mais je compte aussi vous donner beaucoup d’amour. Il ne tient qu’à vous de commencer auprès de moi une vie heureuse…

— Que devient Dauphine dans tout cela ? Je croyais que vous l’aimiez…

— Il n’est pas bon de prolonger indéfiniment une vieille histoire et le temps est venu pour elle de se consacrer entièrement à son chat et à ses tapisseries. Moi, je retrouverai la jeunesse auprès de vous…

Découragée, Hortense ferma les yeux. Cet homme avait certainement perdu la raison. Sa double passion de l’or et de la luxure l’avait rendu fou. Et que peut-on dire en face d’un fou ?

La nuit fut terrible pour Hortense qui se savait livrée à peu près sans défense aux lubies criminelles d’un amoureux sénile. Godivelle, son unique recours, sa seule protection, ne lui serait peut-être pas rendue. Pas plus que Mlle de Combert qui n’avait sans doute aucun intérêt, si elle voulait vivre, à réclamer ses droits de maîtresse en titre. Qui restait-il au château en dehors des deux filles visiblement terrifiées par le marquis ? Garland, son exécuteur des hautes œuvres ? Pierrounet ?… On avait dû l’envoyer conduire sa tante… Et, durant des heures, Hortense garda les yeux grands ouverts dans la nuit, fixant la croix de pierre du meneau, luttant contre l’envie d’ouvrir la fenêtre et de lancer au vent le nom de Jean, comme il le lui avait recommandé en cas de danger. Mais à condition que le vent soufflât de l’ouest, et les rafales de pluie qui frappaient les vitres indiquaient qu’il soufflait de l’est… Et puis, l’appeler, n’était-ce pas risquer de le voir tomber lui aussi dans un piège ? Le marquis avait l’oreille trop fine pour ne pas entendre les appels de sa prisonnière…

Quand elle s’endormit, vers le matin, elle avait arrêté une sorte de plan. La première chose à faire était d’essayer de retrouver des forces car son accouchement et sa journée de jeûne dans la chambre sans feu l’avaient beaucoup affaiblie. Il fallait manger car on se bat mieux quand le corps ne réclame rien, mais il fallait aussi faire en sorte de paraître encore faible et malade pour ne pas exciter les désirs de son geôlier. La seconde chose à faire était de prier pour que Dieu lui envoie une chance d’échapper à un sort affreux.

Trois jours passèrent, et trois nuits au cours desquelles Hortense ne dormit guère. L’angoisse faisait bourdonner ses oreilles et elle croyait entendre, parfois, des bruits sourds, semblables à ceux qu’elle avait entendus certaine nuit dans la chambre voisine, peu de temps après son arrivée à Lauzargues. Persuadée qu’ils étaient une manifestation de l’au-delà, elle se signait alors, presque par habitude, car elle n’avait pas vraiment peur… Que pouvait-elle craindre des morts ?

Au matin du quatrième jour, en lui apportant son repas comme il avait pris l’habitude de le faire, le marquis tira un fauteuil près du lit d’Hortense et s’y assit :

— Je suis venu vous dire que mon petit-fils se porte bien et qu’il nous fait grand honneur… fit-il avec enjouement.

— Vous l’avez vu ? demanda Hortense le cœur battant la chamade.

— Hier. Il est vraiment superbe. Mais on dirait que vous aussi reprenez des couleurs ? Je vous trouve bien belle, ce matin. Et je pense que le temps est venu de vous demander enfin une réponse. Je vous ai laissé trois jours de réflexion et j’ose espérer que le silence et la solitude vous ont porté conseil.

— Quel genre de réponse attendez-vous ?

— Ne faites pas l’enfant ; vous le savez très bien… La réponse est simple d’ailleurs : acceptez-vous de m’accueillir cette nuit ?

— N’êtes-vous pas un peu pressé ? Le temps des relevailles est de dix jours, il me semble…

— Pour les femmes délicates et vous n’êtes pas une femme délicate. Au surplus, il n’est pas question de vous faire un autre enfant. La chose paraîtrait par trop étrange. Mais seulement de goûter un peu à ce corps charmant dont le souvenir me hante. Cette nuit vous vous soumettrez à moi ou bien…

— Ou bien ?

— Vous pourriez ne plus voir se lever beaucoup de soleils.

Cette fois la menace était claire. Si Hortense n’acceptait pas le dégradant marché, elle mourrait rapidement car, ainsi qu’il l’avait dit, l’assassin entendait profiter du temps, toujours dangereux, des couches. Mais elle n’avait pas la moindre intention d’accepter. Sa vie s’arrêterait tout juste avant qu’elle n’atteignît ses dix-neuf ans mais au moins elle demeurerait fidèle à son amour, au souvenir de sa mère miraculeusement sauvée d’un frère monstrueux et, surtout, le fils qu’elle ne verrait pas grandir n’aurait jamais à rougir d’une situation équivoque. En choisissant la mort, elle ne faisait d’ailleurs qu’avancer l’échéance car – elle en était persuadée – tôt ou tard Foulques de Lauzargues trouverait un moyen d’éliminer le jouet brisé dont il se serait finalement lassé… Alors, elle se disposa à mourir.

Calmement, posément, elle but une tasse de lait, mangea deux œufs et une poire d’hiver. Puis, avec l’eau chaude qu’on lui portait chaque matin, elle fit une toilette soigneuse et s’habilla de pied en cap. Il fallait, quand il viendrait, que le marquis trouve en face de lui la veuve de son fils et non une faible créature abandonnée aux moelleuses traîtrises du lit et sans autre défense qu’un léger rempart de batiste. Les vêtements d’une femme, avec leurs longs pantalons, leur accumulation de jupons et le poids des robes constituaient une sorte d’armure bien propre à décourager les tentatives de viol. Car, à présent, Hortense s’attendait au pire.

L’enfant semblait avoir pris toute la substance de sa mère qui se retrouvait plus mince qu’autrefois, ce qui lui permit de lacer sans aide son corset et d’accumuler plus de sous-vêtements encore qu’autrefois avant d’endosser sa robe. Puis elle brossa soigneusement ses longs cheveux, les natta et les roula autour de sa tête en couronne, coiffure qui donnait plus de sévérité à son visage. Enfin, elle s’enveloppa de son grand châle et alla s’asseoir devant son secrétaire.

L’idée lui était venue d’écrire une lettre et de la jeter par la fenêtre pour la confier au vent dans l’espoir que quelqu’un la trouverait. Mais ce quelqu’un pouvait être le marquis, ou l’un de ses gens, ce qui revenait au même. Alors elle fit jouer le casier secret et prit son journal qu’elle s’était efforcée de mettre à jour pendant son attente. Si elle voulait qu’un jour sa tragique histoire fût connue, c’était sans doute le plus sûr moyen… même si le journal devait attendre des dizaines d’années dans sa cachette…

Elle écrivit une grande partie du jour. Le crépuscule descendait quand elle reposa sa plume, sécha les dernières lignes et referma le cahier qu’elle confia de nouveau à la cachette. Parce qu’elle était la digne fille de son père et qu’elle aimait voir les choses en ordre, elle écrivit ensuite un testament qu’elle cacheta et posa bien en vue sur la cheminée. Il était rédigé, bien sûr, en faveur de son fils, mais disposait de certaines sommes en faveur de Godivelle, de Dauphine, et des serviteurs du château. A Jean, elle léguait son secrétaire et les quelques livres qu’elle possédait. Puis, quittant le petit bureau, elle tira un fauteuil près de la fenêtre, s’y assit et n’en bougea plus. Il y avait eu un peu de soleil, vers le milieu de l’après-midi, et elle voulait le voir se coucher une dernière fois.

Quand le marquis entra, vers neuf heures, elle était toujours à la même place et il marqua un temps d’arrêt en face de cette noire statue, assise bien droite et les mains nouées autour d’un chapelet. Il eut un rire sec et nerveux.

— Ce n’est pas ainsi que j’espérais vous trouver…

— Je sais. Vous espériez trouver une femme terrifiée que la peur aurait réduite au rang ignoble de fille soumise. Moi je suis la comtesse de Lauzargues et c’est vous qui l’avez voulu. Vous ne me verrez jamais sous un autre aspect !

— Donc, vous avez choisi…

— J’ai choisi la mort, comme ma mère l’aurait choisie à ma place. Elle aura au moins l’avantage de me libérer de vous à tout jamais – C’est un grand privilège.

— C’est bien. Vous l’aurez voulu. Je pleurerai beaucoup à vos funérailles puis je vous oublierai, je crois…

Quand il referma la porte, avec une douceur inhabituelle comme si déjà cette chambre ne contenait plus qu’un catafalque et quelques cierges, Hortense comprit qu’elle était condamnée et qu’il fallait se préparer à mourir. Elle ne savait ni quand ni comment la mort viendrait à elle. Ce serait sans doute quelque breuvage composé par Garland qui ne laisserait guère de traces et laisserait croire à la fable imaginée par le marquis… Pourtant, en dépit du courage qu’elle s’efforçait de montrer, la jeune femme sentait par instants son cœur défaillir car il est dur de mourir quand le corps et l’esprit ne demandent qu’à vivre. Chaque bruit intérieur la faisait tressaillir…

Vers onze heures, elle entendit, comme elle l’avait entendu les soirs précédents, les accents légers de la harpe car le marquis charmait sa solitude avec la musique. Presque simultanément, les bruits reprirent dans la chambre condamnée, des coups, des grattements qui parurent soudain très proches… C’était si net qu’abandonnant sa veille lugubre, Hortense alla vers le mur pour y coller son oreille, mais n’eut pas le temps d’en approcher : détachée du mur, une grosse pierre roula à ses pieds…

— Aide-moi ! ordonna la voix de Jean. Il faut que j’agrandisse ce trou…

Le saisissement qu’elle éprouva fut si violent qu’elle tomba sur les genoux tandis qu’une seconde pierre sortait du mur. Mais ce ne fut qu’un instant. Vivement, elle se releva et, des deux mains, elle attaqua elle aussi les pierres… Il suffit d’ailleurs d’en enlever deux autres pour que le trou fût assez grand.

— Tu es toute habillée ? reprit Jean en s’épongeant le front du revers de sa manche. C’est une bonne chose. Prends un manteau, de l’argent si tu en as, ce que tu peux avoir de précieux. Passe-moi tout cela et rejoins-moi.

Jeter dans un petit sac ses quelques bijoux, une bourse assez bien garnie et les rares souvenirs qu’elle avait de sa mère ne demanda qu’un instant. Le sac franchit le trou, bientôt suivi par la grande cape à capuchon d’Hortense puis par Hortense elle-même.

Avec un soupir de bonheur, elle s’abattit dans les bras de Jean mais il ne lui accorda qu’un baiser rapide.

— Il faut faire vite. Nous n’avons pas beaucoup de temps.

— Comment as-tu su ?

— Par Godivelle qu’on a éloignée et qui a compris que le marquis méditait un nouveau crime. Elle a réussi à m’envoyer Pierrounet. Viens, à présent…

On entendait toujours la harpe mais les sons s’atténuaient. Le morceau allait s’achever. Pourtant, en dépit de l’urgence, Hortense ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à la chambre où était morte sa tante. Au pied du trou que venait d’ouvrir Jean s’amoncelaient toutes sortes de décombres ; tout ce qu’il avait arraché de l’énorme mur depuis, sans doute, pas mal de temps. Pour le reste on ne voyait que des pans de tissu et des fragments de meubles à moitié brûlés, dernières traces de l’incendie qui avait ravagé la pièce et anéanti Marie de Lauzargues. Mais Jean ne laissa pas à Hortense le temps de s’attarder. La prenant par le bras, il l’entraîna vers l’oratoire qui occupait la tour d’angle et la poussa dans l’ouverture d’un étroit escalier dissimulé dans l’un des murs. Sur la dernière marche, une lanterne sourde était posée et Jean la reprit pour éclairer leur descente…

Cela parut interminable à Hortense. L’escalier ressemblait à une vis sans fin et semblait vouloir s’enfoncer indéfiniment dans les entrailles de la terre. Mais enfin on prit pied dans un étroit boyau de terre battue qui se perdait dans les ténèbres.

— Où allons-nous ? chuchota Hortense.

— Cette galerie débouche dans la crypte de la chapelle. Elle a été solidement murée après la mort de la marquise et pour une bonne raison : c’est par là que l’assassin est allé mettre le feu dans la chambre où la malheureuse gisait, endormie par une drogue. Le vieil abbé Queyrol avait tout découvert et par lui le marquis avait été frappé d’anathème. Il s’en était vengé en chassant son chapelain et en condamnant la chapelle… A présent, écoute-moi : un cheval t’attend près de la chapelle. Tu es assez remise pour pouvoir monter ?…

— Oui, mais…

— Tais-toi ! Nous n’avons pas beaucoup de temps. Va à Chaudes-Aigues, chez le docteur Brémont. Il t’attend… De là il te conduira à Rodez où tu prendras une diligence pour Cahors. A Cahors tu auras la malle de Toulouse afin de regagner Paris. C’est un détour un peu long mais quand on te cherchera, ce sera surtout du côté de Saint-Flour et sur la route de Clermont…

Ils avaient atteint la crypte où Jean retrouva le fusil qu’il avait laissé appuyé à une niche de pierre. Le solitaire semblait possédé d’une sorte de fureur et sa main serrait si fort le bras d’Hortense qu’il lui fit mal. Sans brutalité mais fermement, elle se dégagea :

— Je ne partirai pas sans mon fils. Il me l’a pris…

— Je sais mais nous n’avons pas le temps de le chercher. D’ailleurs il n’a rien à craindre, lui. Tandis que toi, Godivelle est persuadée que le marquis veut te tuer…

— Il allait le faire ! Oh Jean, il sait tout de nous… Et… et il m’avait proposé un ignoble marché si je voulais vivre encore.

— Devenir sa maîtresse ?

— Tu savais ?…

— Non… Non, sur mon âme ! Mais de cet homme on peut s’attendre à tout ! Ne crains rien pour l’enfant. Moi je veillerai sur lui. Il est mon fils, n’est-ce pas ?

— Il est notre fils ! Oh, Jean ! pourquoi m’envoyer si loin de vous deux ? Pourquoi ne pas me cacher quelque part dans la région ?

— Parce que nulle part tu ne serais assez bien cachée. A Paris, c’est beaucoup plus facile… Tu es chez toi.

— Plus maintenant. Le marquis n’aura aucune peine à me retrouver et il a le Roi pour lui…

— Peut-être, mais il se peut que le Roi ne soit plus là pour longtemps. La révolte gronde sourdement, m’a-t-on dit… Elle peut éclater dans huit jours, demain, ce soir…

Brusquement, il la prit dans ses bras, la serra contre lui à l’écraser.

— Écoute-moi, mon amour : il faut fuir. Je te jure sur ce bonheur que tu m’as donné que je te rendrai ton enfant. Mais pars, je t’en supplie, pars !

Il couvrit son visage de baisers rapides puis, la détachant brusquement de lui, reprit sa main. Mais, au lieu de se diriger vers l’escalier remontant dans la chapelle, il alla déplacer l’une des antiques dalles tombales posées contre le mur du fond, découvrant un étroit passage.

— Ça, c’est mon chemin à moi, dit-il avec une soudaine gaieté. Cette ancienne tombe conduit maintenant à un trou du rocher qui est derrière la chapelle. C’est moi qui ai creusé ce boyau… bien commode pour faire plaisir à une petite fille en sonnant une cloche sans que personne vous voie…

— C’était toi ?

— Bien sûr. Tu n’avais pas deviné ?…

— J’avais cru deviner mais cela a semé une telle panique au château…

— Ce n’en était que plus amusant… Chut ! Nous arrivons !

Ils débouchaient à présent dans l’étroite faille tapissée de broussailles au milieu desquelles Jean obligea Hortense à s’accroupir…

— Le cheval est en dessous, caché derrière un roncier. Nous allons seulement attendre un instant pour voir si tout est tranquille…

Il se redressa à demi en évitant de froisser les branchettes mortes, observant les alentours. Hortense l’imita et vit, en face d’eux, le château, dressé sous la lune de printemps, superbe et maléfique…

— C’est le moment ! souffla Jean.

Il voulut aider Hortense à sortir du trou, mais elle s’accrocha à lui, le maintenant à l’abri des broussailles.

— Allons-nous vraiment nous quitter ? Jean… Est-ce donc un adieu ?

— Nous nous étions dit adieu, Hortense. Il faut aller ton chemin. Même s’il a croisé le mien un moment, il ne peut que s’en écarter. Pars en paix, sans crainte pour notre fils… Je te le rendrai ou j’y perdrai la vie. Pas plus que toi je ne souhaite le voir vivre jamais dans cette tour maudite.

— Mais je t’aime… Oh Jean, je t’aime tant !…

— Ma douce… tu ne m’aimeras jamais autant que je t’aime.

Fermement, il l’obligea à se lever et la guida hors de la faille, puis sauta à bas du rocher et la prit dans ses bras pour l’en faire descendre. Mais il ne la reposa pas à terre. Le cheval était là, à quelques pas. Il la porta en selle, non sans l’avoir embrassée une dernière fois… C’est alors qu’un éclat de rire se fit entendre.

— Quelle belle scène, fit la voix goguenarde du marquis. Et quelle belle évasion ! En vérité, vous êtes diaboliques, tous les deux. Dommage que cela ne serve à rien et que cela s’achève ici.

Il était là, armé d’un fusil, sa grande cape noire flottant autour de lui au vent de la nuit, barrant le chemin, tenant les deux jeunes gens sous la menace du canon.

— Otez-vous de là, marquis ! cria Jean. Vous n’avez aucun droit sur cette jeune femme. Elle est libre…

— Elle va l’être dans un instant… de toi ! Et pour toujours !

— Vous voulez me tuer ?

— Moi ? Oh non ! Je crois que, dans ce pays arriéré, on n’aimerait pas ça. C’est Jérôme qui va te tuer… par hasard, ou par maladresse, comme tu voudras. Regarde !

Le cocher que personne n’avait remarqué était là en effet, debout à une dizaine de mètres, sur les marches du calvaire avec lequel il se confondait. Il tenait lui aussi un fusil dont le canon d’acier brilla sous la lune. Il épaula lentement. Mais, au cri d’Hortense avait répondu un coup de sifflet et, soudain, une longue forme rousse jaillit du sommet des rochers et s’abattit sur les épaules de l’homme qui roula à terre. Le coup partit, détournant l’attention du marquis, sur lequel Jean bondit à son tour d’une fabuleuse détente, lui arrachant son fusil.

— Tiens-le, Luern ! Mais ne le tue pas ! Et toi, Hortense, va-t’en !…

— Mais, Jean…

— J’ai dit : va-t’en !

Reculant de trois pas, il allongea une claque sonore sur la croupe du cheval qui s’enleva d’un élan, emportant la jeune femme au long du chemin qui menait au village. Le départ avait été si brutal qu’elle faillit tomber, mais elle était bonne cavalière et reprit très vite son assiette et la maîtrise de sa monture qu’elle retint un instant. Se retournant, elle vit que la scène était toujours la même : Jean tenait le marquis couché à terre sous la menace de son fusil et, un peu plus loin, Jérôme gisait sous les pattes du grand loup dont la gueule ouverte menaçait sa gorge.

— Je t’aime, Jean !… cria une dernière fois Hortense dans le souffle du vent.

Sa voix lui parvint, déjà lointaine :

— Moi aussi… et pour toujours ! Mais cours donc !…

Elle rendit la main. Le cheval s’élança et les tours de Lauzargues disparurent au tournant du chemin… La pluie, en recommençant à tomber, se mêla aux larmes d’Hortense.


Saint-Mandé, janvier 1985.




[1] Les jésuites.

[2] Elle l'est devenue en effet. Canonisée en 1925.

[3] De nombreuses jeunes filles étrangères venaient se faire élever au couvent où l'instruction, semblable à celle des garçons chez les jésuites, était exceptionnelle pour l'époque.

[4] Il ne s'agit pas de la Madeleine mais de l'église de l'Assomption.

[5] Cimetière Montmartre.

[6] Elles y recevaient la même instruction que les pensionnaires. Cela aussi était une innovation due à la Mère Barat.

[7] Bâti de bois contenant un élément de chauffage pour le lit.

[8] Le pounti est une sorte de pâté d'herbes et de pruneaux fait avec de la farine de blé noir. Dans certaines régions on y ajoute un hachis de porc. Le mot, dérivé de « pudding », remonterait à l'occupation anglaise pendant la guerre de Cent Ans.

[9] Très ancien gâteau que l'on faisait, le jour du pain, avec ce qui restait de pâte dans laquelle on mettait — et met encore — des morceaux de pommes ou de poires sauvages.

[10] Jusqu'en 1829, année où fut créé le corps des facteurs ruraux, il fallait aller au relais de poste pour y porter et y retirer le courrier qui attendait « poste restante ». Nous sommes en 1828.

[11] Le champ de foire.

[12] Le pansement à base de tarlatane trempée dans le plâtre date de 1840.

[13] Ancien nom du boulevard des Italiens.

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