JULIETTE BENZONI L’INTRUS

Première partie UN HÉRITAGE RÉCALCITRANT

CHAPITRE PREMIER LA DOUANE DE LONDRES

Depuis Gravesend un pilote anglais était à la barre de l’Élisabeth et Guillaume Tremaine rongeait son frein, luttant contre l’envie d’expédier par-dessus bord cet insulaire qui osait parler en maître sur un navire battant pavillon français. Sur son navire à lui, Tremaine, qui depuis près d’un demi-siècle vouait à l’Angleterre, ses tenants et aboutissants, une rancune de qualité exceptionnelle.

Debout derrière l’homme, il surveillait ses mains fermement accrochées aux poignées vernies du gouvernail, des mains fortes aux doigts carrés mais d’une scrupuleuse propreté. Apparemment, le timonier temporaire prenait soin de ses outils de travail.

Guillaume l’entendit déclarer d’une voix paisible :

— Un beau bateau que vous avez là, sir ! Il répond à la barre avec une grande finesse. C’est un plaisir de le gouverner même par ce temps.

Aucun souci de flatterie là-dedans ! Une simple constatation de spécialiste. Tremaine cependant y fut sensible.

— Heureux qu’il vous plaise ! marmotta-t-il. Et encore plus que vous ayez des yeux de lynx. On n’y voit goutte !

Un épais brouillard enveloppait en effet le brick, avalant ses huniers et ses mâts dans leur quasi-totalité. Des rives de la Tamise on ne voyait plus grand-chose sinon, parfois et au ras de l’eau, quelques pieux noircis dans de grandes herbes affaissées, la vague silhouette d’une barque, un fantôme d’appontement. De loin en loin une corne de brume répondait à celle du bateau à travers l’air chargé d’humidité.

Cependant l’activité du fleuve se poursuivait ainsi qu’en témoignaient par instants l’écho d’une voix ou le bruit de rames frappant le flot. Toute forme fondait dans une nébulosité diffuse et jaune qui gommait les couleurs mais n’empêchait pas le navire de poursuivre sa route au ralenti bien qu’avec une étonnante sûreté.

— Nous avons l’habitude, expliqua le pilote. Les nappes de brouillard ne sont pas rares sur le fleuve, et leur durée est variable. La marée commencera à descendre quand nous arriverons au port. Elle emportera sans doute celle-ci. C’est la raison pour laquelle les vaisseaux ont besoin de nous autres. Surtout les étrangers...

Tremaine ne répondit pas. Les paroles de l’Anglais éveillaient en lui les lointains échos de son Canada natal. Il revoyait l’immense estuaire du Saint-Laurent dont les multiples dangers constituaient la meilleure défense de Québec. Son orgueil aussi. Dire qu’il avait suffi de la cupidité de deux hommes pour en livrer les passes à l’envahisseur britannique ! Dût-il vivre cent ans que lui, Tremaine, garderait vivant le souvenir de son indignation quand, un matin de juin 1759, les voiles de l’amiral Durrell étaient apparues subitement sous l’île d’Orléans, apportant la preuve que le grand estuaire avait perdu ses secrets.

Auprès du fleuve roi, la Tamise n’était guère plus qu’une rivière dont le capitaine Lécuyer commandant l’Elisabeth ou Guillaume lui-même auraient pu venir à bout même par temps bouché. On n’y trouvait ni récifs cachés, ni courants meurtriers, ni glaces dérivantes et encore moins de baleines. Des bancs de sable peut-être ? Néanmoins Guillaume ne parvenait pas à se tirer de l’esprit que cette histoire de pilote n’était qu’un moyen commode imaginé par la perfide Albion pour placer ses espions sur les innocents bateaux étrangers...

Eût-il été honnête envers lui-même qu’il eût admis être disposé à tout trouver détestable chez l’ennemi de toujours, qu’un chiffon de papier — le traité d’Amiens signé depuis quelques mois ! — s’efforçait de rendre fréquentable. Cependant, il n’eût sans doute jamais consenti à approcher ses falaises sans la lettre qui, dans sa poche, pesait le poids des souvenirs d’antan aggravés d’une douleur encore fraîche. Une douleur assez forte pour effacer son serment de ne jamais aborder l’Angleterre, de ne jamais rien avoir de commun avec elle, et le jeter sur son maître-navire à peine revenu de la mer des Caraïbes afin de gagner Londres au plus vite avec, au cœur, la peur d’arriver trop tard...

La lettre était de sir Christopher Doyle, l’époux de Marie-Douce, devenu lord Astwell par droit d’héritage. Elle disait : « Lady Marie, ma chère femme, vit ses derniers instants. Elle désire vous revoir avant de quitter ce monde et je vous demande instamment d’accepter. Puisque l’accord signé par nos gouvernements le permet, consentez à venir jusqu’à elle ! Ma parole et ma caution vous sont acquises. Vous pouvez en faire état afin de faciliter votre chemin vers notre demeure d’Astwell Park dans le Cambridgeshire. Hâtez-vous, je vous en prie ! Le temps lui est compté... »

De quoi mourait Marie ? L’Anglais ne le disait pas mais à la déchirure éprouvée, Guillaume mesura la profondeur de son amour resté intact depuis leur séparation — il y aurait bientôt dix ans ! — après quelques jours de folle passion vécus dans un Paris au bord de la Terreur.

Depuis, Guillaume s’était fait une raison. Retrouvant un peu du fatalisme appris aux Indes dans son adolescence, il finit par se persuader que Marie, partie pour un très long voyage, lui reviendrait un jour pour renouer le fil de leur destin commun. Il pensait qu’il suffisait d’attendre et, sous ce baume, le chagrin s’endormait. L’idée que Marie pût tomber malade au point d’en mourir ne l’effleurait même pas : elle était pétrie de ses rêves d’enfant, de sa passion d’homme et de ses espérances. Elle était sa légende à lui et les légendes sont immortelles...

Guillaume partit aussitôt. Que la Manche fût détestable dans cette seconde quinzaine d’octobre 1802 lui importait peu. Il se fût embarqué sur une coquille de noix s’il l’avait fallu, et tout seul. Il aimait trop la mer pour la craindre. En outre quand le vent souffle fort on va plus vite. Et c’était ça l’important, parce qu’une conviction d’amoureux s’ancrait dans son esprit : s’il arrivait assez tôt au chevet de Marie, il la sauverait. Elle le savait et c’était pour ça qu’elle l’appelait ! Aussi, après un coup de chien essuyé au large du Havre, la lente remontée d’une Tamise emmitouflée de brume l’exaspérait-elle. Les voiles mouillées faisaient de pénibles efforts pour ramasser un peu de vent. Allait-il donc falloir larguer les canots, mettre les hommes aux rames ?...

Tremaine n’était pas au bout de ses peines. Quand on atteignit Deptford où se construisaient alors les plus beaux vaisseaux de la marine royale, une barque sortit de la brume et accosta : un nouveau fonctionnaire en vareuse bleue et boutons de cuivre prétendait monter à bord. Celui-là appartenait à la Douane et annonça qu’il devait visiter le navire :

— Vos collègues de Gravesend l’ont déjà examiné sur toutes les coutures, grinça l’armateur. Ils n’ont rien trouvé à redire.

— On peut toujours avoir oublié quelque chose, déclara le personnage avec un flegme tout britannique. Un moment d’inattention est possible, même chez les plus vigilants...

— Mes cales sont vides. Je me rends à l’appel d’une amie mourante. Vous n’imaginez pas que j’ai pris le temps d’embarquer une cargaison ?

On peut toujours voir ! Ce navire sent le rhum !

Il est revenu des Antilles il y a dix jours. Alors, tâchez de vous dépêcher ! Je suis pressé...

— On ne vous demande pas de vous arrêter. De toute façon je vous accompagne jusqu’à Custom s House. C’est le règlement ! Tous les navires qui arrivent doivent y jeter l’ancre !

— Seigneur ! ragea Tremaine. Quel pays. J’étais bien inspiré quand j’avais juré de ne jamais y mettre les pieds.

— Veuillez me remettre votre passeport ! Il sera confié à l’Alien Office1 et vous sera rendu quand vous quitterez l’Angleterre...

Le poing de Tremaine se crispa sur sa canne tandis que sa figure tannée virait au rouge brique :

— Je ne reste pas à Londres. Comment, en ce cas, vais-je me déplacer à l’intérieur de votre foutu pays ? Le premier argousin venu pourra me mettre la main au collet ?

Toujours aussi impavide, l’Anglais aux grandes dents et aux yeux de granit considéra cet étranger visiblement furieux qui semblait sur le point d’éclater :

— Rassurez-vous, sir ! On vous en donnera un temporaire... si toutefois vous présentez les conditions requises...

— Quelles conditions ?

— Ce n’est pas à moi de vous en informer. Avec votre permission je vais effectuer ma visite !

— Amusez-vous bien ! grinça Tremaine. Vous allez trouver beaucoup de vide. Quant à mes bagages, vos collègues de Gravissaient les ont plombés. Vous n’en tirerez pas grande distraction...

A cet instant, le pilote détourna son attention :

— Regardez, sir ! Comme je vous l’avais annoncé, le brouillard perd de son épaisseur...

C’était vrai et c’était une bénédiction car on naviguait depuis un moment au son ininterrompu des cornes de brume. Le trafic devenait dense sur le fleuve où, heureusement, les silhouettes se dégageaient. Bientôt apparurent d’énormes chantiers de construction de chaque côté des rives : les docks et entrepôts dont le roi George III dotait le port de Londres2. C’en serait prochainement fini des joyeux empilements de fûts, de paniers, de caisses et de tout ce que déversait le ventre des navires revenus des sept mers. L’Angleterre, qui s’ouvrait à l’ère industrielle et se voulait le premier marché du monde, pourrait bientôt cacher et abriter ses richesses.

Soudain, dans les dernières écharpes, un halo de lumières apparut à bâbord. Tout de suite, le pilote donna l’explication :

— Le reflet de notre pont de Westminster illuminé, dit-il avec fierté. Et comme d’autres lumières vont s’allumer dans la ville vous pourrez bientôt tout distinguer...

C’était peut-être beaucoup dire. Si le brouillard disparaissait, on le devait surtout à la pluie fine qui tombait à présent, noyant la grande cité dans une grisaille universelle.

— Il ne fait pas encore nuit, bougonna Tremaine. Pourquoi le pont est-il éclairé. Il y a fête ?

— Non. Il n’est pas rare qu’il reste allumé toute la journée quand il y a du brouillard.

Guillaume ne répondit pas. Avec une curiosité malveillante, il observait le repaire principal de l’ennemi. Ce grand port fluvial ne possédait pas vraiment de quais : rien que des appontements sur pilotis faits de madriers noirs comme des dents cariées qui prolongeaient une infinité de rues perpendiculaires à la rivière. Sur la droite s’élevait une forteresse médiévale plutôt sinistre percee d’une porte ogivale et d’une autre, à ras de l’eau, fermée d’une grille sous un arc Tudor. L’arrivant n’avait pas besoin qu’on lui dise qu’il s’agissait de la Tour de Londres dont il avait déjà vu plusieurs reproductions. Elle était encore plus lugubre qu’il ne l’imaginait en dépit des cygnes neigeux qui voguaient dans ses environs, insoucieux du flot noirâtre où se déversaient les égouts. Les beaux palmipèdes apportaient une note irréelle par leur blancheur qu’aucune souillure ne semblait atteindre.

Le pilote pria le capitaine de jeter l’ancre puis désigna un vaste bâtiment voisin de la Tour :

— Custom’s House — l’hôtel de la Douane — , sir ! dit-il à Tremaine. Nous sommes arrivés et vous devez vous préparer à descendre à terre : un bateau va vous conduire à l’Alien Office où l’on vous posera quelques questions...

— Encore ! Je peux fort bien débarquer avec mon propre canot.

— Ce ne serait pas légal ! intervint le douanier qui émergeait des entrailles de l’Élisabeth. Vous devez descendre seul, sans passeport et sans bagages. Je vous accompagne d’ailleurs... Pendant ce temps, votre navire apprendra où il a l’autorisation de mouiller.

Du haut de sa carcasse maigre et musclée, Guillaume Tremaine toisa l’insulaire qu’il brûlait d’envie de jeter par-dessus bord. Ses yeux fauves lançaient des éclairs :

— Si je n’avais une impérieuse raison de venir dans cette île misérable, je vous jure que je virerais de bord sans hésiter pour redescendre avec la marée...

L’homme aux grandes dents les exhiba en une grimace qui se voulait joviale :

— Nous ne vous le permettrions pas, articula-t-il gravement. On ne se promène pas sur la Tamise sans un motif valable. De toute façon, vous devez répondre à nos questions ! Si vous voulez bien me suivre... Ah ! j’oubliais ! Il vous faut payer un shilling pour le transport !

C’en était trop ! Mettant son grand nez à hauteur de celui de l’autre, Tremaine aboya :

— Et combien faudra-t-il que je donne au geôlier qui va m’enfermer dans une basse-fosse de cette sacrée vieille tour ?

Afin de mieux manifester sa compréhension de l’humour français, le douanier découvrit d’épaisses gencives rouges de mangeur de bœuf.

— Nous ne sommes pas si méchants. Nous partons seulement du principe que tout service doit être rétribué. Ainsi, n’oubliez pas votre pilote ! Ce sera...

— Ce que je voudrai ! Je n’ai pas besoin de vos conseils pour récompenser un bon marin...

La pièce d’or qu’il offrit à son guide fit ouvrir de grands yeux au douanier mais il jugea plus prudent de ne se livrer à aucun commentaire. Cependant, ce fut avec une déférence nouvelle qu’il conduisit le voyageur jusqu’à la barque venue à l’échelle de coupée...

Un long moment plus tard — il lui fallut en effet attendre son tour — , Tremaine, une fois franchies les grilles entourant le vaste bâtiment de Custom’s House, se retrouva en face d’un fonctionnaire assis derrière une table tachée d’encre et qui, avant de tremper dans l’encrier la plume traditionnellement perchée sur son oreille, lâcha sa première question :

— Quelle nationalité, gentleman ?

— Je suis français. Rien contre ?

— Du tout... duuuu tout ! psalmodia le fonctionnaire.

— Vous parlez ma langue ? s’étonna Tremaine.

— Plus deux ou trois autres dialectes mais ici c’est moi qui interroge. Alors si vous voulez bien me confier vos nom, prénoms, qualités, profession et lieu de domicile pour commencer.

Guillaume s’exécuta non sans faire observer que s’il avait été en possession de son passeport, les choses s’en seraient trouvées facilitées, l’homme de l’Alien Office riposta qu’il détenait ledit passeport mais que les informations gagnaient à être répétées. Il se mit à écrire avec autant de solennité que s’il rédigeait une convention d’armistice puis demanda :

— Date et lieu de naissance ?

— 3 septembre 1750 à Québec.

Une lueur sadique s’alluma dans l’œil du bureaucrate :

— A Québec ? Alors vous n’êtes pas français mais un indigène du Canada : donc sujet britannique...

Il eut à peine le temps d’achever sa phrase. Tremaine, devenu tout rouge, venait de se pencher sur le bureau et, empoignant le policier par son habit, l’arracha de son siège pour amener son visage à quelques centimètres du sien :

— Écrivez ça et je vous casse en deux, espèce de malotru ignare ! Apprenez votre histoire ! Quand je suis né c’était en Nouvelle-France et pas dans une de vos colonies.

— Ne vous fâchez pas ! gargouilla l’autre. C’était... c’était... pour plaisanter....

— On ne plaisante avec Guillaume Tremaine que s’il le veut bien ! Quant à votre humour je ne demande qu’à vous dire où vous pouvez le mettre !

— S’il... vous plaît, lâchez-moi !

L’un des voyageurs qui faisaient la queue derrière Guillaume s’interposa.

— Lâchez-le, monsieur, sinon ni vous ni moi ne sortirons jamais de ce bureau. Vous n’en avez pas fini avec ses questions...

Guillaume obtempéra. Puis, tandis que sa victime reprenait souffle et remettait de l’ordre dans ses vêtements, il considéra son nouvel interlocuteur. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, bâti en force quoique de taille moyenne. Son visage, qui offrait les belles couleurs d’une santé florissante et d’une certaine habitude de la vie au grand air, était rond, aimable et, sous le chapeau qui coiffait des cheveux d’un blond grisonnant, les yeux bleu gentiane pétillaient d’une joie surprenante en accord parfait avec le large sourire. Guillaume avait l’impression que, pour une raison difficile à saisir, cet inconnu était incroyablement content de le voir. De son côté, Tremaine ressentit une bouffée de plaisir : l’homme parlait avec un fort accent canadien. Il lui rendit son sourire :

— Vous êtes de là-bas vous aussi ?

— Ça s’entend, hein ? Vous, par contre, vous l’avez perdu le parler de chez nous.

— J’ai quitté Québec après le siège et beaucoup voyagé avant de me fixer en Normandie.

— En Normandie ? L’est pourtant bien cousin du nôtre, l’accent de là-bas ?

— Oui mais, entre-temps, j’ai longtemps séjourné aux Indes...

Le fonctionnaire, qui reprenait à la fois ses esprits et une teinte normale, toussa pour s’éclaircir la voix et déclara d’un ton mécontent :

— Tout ça est fort intéressant, mais il y a du monde derrière vous, gentlemen, alors finissons-en ! Si vous voulez bien, « monsieur », me confier le motif de votre présence en terre britannique, je vous en serais fort obligé. Business, n’est-il pas ? proposa-t-il d’un ton engageant.

— Non. Visite privée !

— A qui ?

— A des amis, bien sûr. Même un Français peut en avoir ici et d’ailleurs je ne vois pas en quoi cela vous regarde !

— Ça me regarde directement ! Si vous ne pouvez pas me fournir le nom et l’adresse de ces amis, vous ne pénétrerez pas dans Londres. C’est la loi !

— Il faut vous résigner ! souffla le Canadien qui avait l’air de beaucoup s’amuser.

Comprenant enfin la raison de l’espèce d’attestation que lord Astwell avait jointe à sa lettre, Tremaine produisit l’une et l’autre. L’époux de Marie-Douce devait être connu car l’homme, après avoir levé les sourcils avec un étonnement révérencieux, hâta la fin des formalités. Jugé définitivement dignus intrare, nanti d’une sorte de passeport provisoire qu’il devrait rendre avant son départ en échange du sien, il fut invité à s’entretenir avec un autre employé qui étala d’abord sous ses yeux un plan de Londres en indiquant quelques hôtels. Puis, s’étant enquis de sa destination finale, il la lui montra sur une carte de la région de Cambridge en mentionnant les divers moyens de s’y rendre et les routes qu’il convenait d’employer. Cette sollicitude inattendue constituait une formalité obligatoire et laissait à un troisième employé tout le temps nécessaire pour relever le signalement du voyageur. Après quoi celui-ci fut prié de gagner l’immense salle où ses bagages lui seraient remis. Après fouille bien entendu. C’était au tour du Canadien de se faire passer au crible.

Mais si Guillaume pensait en avoir fini avec l’attente et les tracasseries administratives, il se trompait. Avant d’atteindre la salle en question, on l’introduisit dans une pièce nettement plus petite et réservée aux voyageurs qui devaient y patienter — étrangers et Anglais confondus — jusqu’à ce qu’on les appelle un par un pour aller reconnaître leur bien. Or, cette espèce d’antichambre était bondée : plusieurs dizaines de personnes appartenant à des navires arrivés avant l’Élisabeth s’y morfondaient. Encore n’y avait-il là que des hommes, les femmes se trouvant isolées ailleurs.

Il régnait là-dedans une touffeur humide où s’épanouissait une sorte de pot-pourri d’odeurs humaines allant de la sueur à l’urine en passant par la crasse, la laine mouillée, le tabac refroidi sur quoi flottait, comme une enseigne, une senteur de whisky. Des quinquets fumeux éclairaient vaguement cette assemblée hétéroclite d’où montait par instants un bruit de conversation mais subissait plutôt son sort avec une placidité toute britannique, les étrangers se montrant bien entendu les plus agités.

Tremaine prit place sur un banc auprès d un homme à la mine austère qui avait l’air d’un clergyman. Il lui demanda s’il attendait depuis longtemps.

— Trois heures et quarante-quatre minutes, déclara celui-ci après consultation d’un gros oignon en argent bruni, mais il n’y a pas de quoi s’inquiéter : la dernière fois que je suis venu de Hollande, je suis resté ici cinq heures et douze minutes. Il faut seulement s’armer de patience.

— Vous semblez trouver ça normal ? Moi je suis pressé. Très pressé même !

— Les hommes le sont toujours trop et c’est tellement inutile ! Priez ! Vous trouverez le temps moins long.

Tremaine haussa les épaules et s’écarta. Une relation plus suivie avec le pieux personnage ne le tentait guère, bien qu’il se demandât comment il allait pouvoir employer cette éternité. Aussi fut-ce avec plaisir qu’il vit venir à lui le Canadien. Celui-là au moins était sympathique ! Il lui fit place à son côté en observant qu’il avait eu bien de la chance que son interrogatoire ne dure pas plus longtemps.

— Oh, moi, je suis un habitué, fit l’arrivant avec bonne humeur. C’est mon douzième voyage. Tous les ans, à l’automne, je viens à Londres avec un bateau chargé d’huile de baleine, de fourrures mais le plus souvent de bois de charpente. La Marine, qui a besoin de construire des vaisseaux, en réclame beaucoup. Or, depuis 1770, nous pouvons apporter librement nos bois en Angleterre. Alors je passe l’hiver ici pour recharger avec des produits anglais, hollandais,... français quand c’est possible et je repars au printemps afin d’arriver à Québec à la fonte des glaces.

Il sortit une pipe de sa poche, la bourra en silence, l’alluma, tira une bouffée et, enfin, se tournant vers son voisin, il plissa les yeux en déclarant :

— C’est toujours un beau spectacle chez nous quand paraissent les premiers navires venus de l’autre côté de l’Atlantique...

Il prit un temps puis ajouta en regardant Guillaume bien en face :

— Je ne sais pas si tu te souviens, Guillaume, mais on ne le manquait jamais toi et moi. Dès que les guetteurs signalaient les premiers huniers on dégringolait sur le port...

Le tutoiement inattendu accrocha l’attention flottante de Tremaine. Muet de stupeur, il scruta son compagnon, essayant de dégager un visage enfantin de cette figure pleine et colorée, s’attachant surtout aux yeux bleus et rieurs :

— François ? articula-t-il enfin totalement abasourdi. François Niel ?... Est-ce que c’est vraiment toi ?

— Qui d’autre pourrait te rappeler ça ? J’ai changé plus que toi, apparemment. Tu as toujours ta tignasse rouge, ta figure en lame de couteau et ton caractère abrupt... mais tu es beaucoup plus élégant qu’autrefois.

— François ! soupira Guillaume envahi par une joie d’une qualité oubliée depuis longtemps. Je me suis bien souvent demandé ce que tu étais devenu depuis... Ça fait combien de temps ?

— C’était en 59 et nous sommes en 1802. Le calcul est facile : quarante-trois ans !

— Eh bien ! On peut dire que c’est un vrai miracle !

Une même impulsion les jeta dans les bras l’un de l’autre sous l’œil surpris et vaguement scandalisé du pasteur qui, du coup, se tassa un peu plus contre son voisin sans que les deux autres s’en soucient. En retrouvant l’ami de son enfance, le joyeux compagnon de tant de belles virées dans les rues de la Basse-Ville, dans le port et la fabuleuse campagne au cœur de laquelle la rivière Saint-Charles rejoint le maître-fleuve, le royal Saint-Laurent, Tremaine avait la sensation de serrer sur son cœur tout le cher, le vieux pays qu’il croyait à jamais perdu. C’était prodigieusement exaltant mais aussi d’une infinie douceur au point qu’il sentit les yeux lui piquer comme s’il allait se mettre à pleurer. Sa consolation fut de constater que François, lui, pleurait sans retenue :

— Tu ne peux pas savoir ce que j’ai été heureux, tout à l’heure, en te reconnaissant, murmura celui-ci, étouffant le reste de son émotion dans un vaste mouchoir à carreaux.

— Oh, je juge très bien par moi-même ! fit Guillaume en riant.

Ils avaient le même âge, à quelques mois près, et leur amitié s’était nouée jadis le jour où tous deux avaient effectué une entrée simultanée au collège des Jésuites de la Haute-Ville avec un enthousiasme équivalent : ni l’un ni l’autre ne se sentaient de dispositions pour les études. Singulièrement pour le latin, que Guillaume détestait, lui préférant les mathématiques et surtout les sciences naturelles ; mais le docteur Tremaine souhaitait voir son fils lui succéder un jour et, si l’on voulait exercer la médecine, le latin était incontournable. François Niel ne l’aimait pas davantage et réservait toute sa ferveur aux mathématiques, pour lesquelles il éprouvait une sorte de penchant. Mais ce que les deux gamins préféraient à tout, c’était se mêler à la vie du port, courir ses ruelles et ses boutiques où il y avait toujours quelque chose à glaner, assister au chargement et surtout au déchargement des navires ventrus, bourrés de marchandises et de passagers, auréolés par leur traversée du grand océan et par les senteurs de la mère patrie, la vieille terre de France dont on disait tant de merveilles. Ils aimaient aussi se hisser sur un arbre pour contempler, avec les yeux de l’amour, l’immense estuaire, les îles et le majestueux paysage doucement vallonné qui l’encadrait. Tous deux rêvaient de naviguer, s’intéressant aussi bien aux vaisseaux de haut bord qu’aux brigantins de commerce, aux simples barques de pêche ou même aux canots indiens que l’on voyait paraître au printemps chargés de fourrures malodorantes... Fascinés au point de faire l’école buissonnière plus souvent qu’à leur tour, ils savaient en assumer les conséquences lorsqu’ils regagnaient enfin le collège, offrant leurs derrières au martinet du censeur avec une philosophie quasi bouddhique : le jeu, selon eux, en valait largement la chandelle...

Sachant lire et écrire, François se fût contenté d’entrer tout simplement en apprentissage chez son père, mais il était fils unique et Simon Niel tenait à ce que son héritier fît les études qui lui permettraient de s’élever dans la hiérarchie sociale et d’atteindre au titre de négociant voire à des responsabilités municipales. Les Anglais, en assiégeant Québec, vinrent bouleverser ces beaux projets : lorsque leur bombardement eut détruit la maison et l’entrepôt de Niel avec la majeure partie de la Basse-Ville, celui-ci décida de rejoindre son frère qui tenait, au-delà de Montréal, un vaste magasin de fourrures et de marchandises de traite : il pensait ainsi sauver, en même temps que sa famille, une fortune déjà coquette. De toute façon François n’avait plus grand-chose à espérer du collège des Jésuites, plus qu’à moitié détruit lui aussi.

La séparation fut pénible aux deux garçons : le docteur Tremaine devait ses soins à ses malades et aux blessés ; il ne pouvait donc être question pour lui d’abandonner la ville assiégée où sa maison de la rue Saint-Louis était toujours intacte, ainsi d’ailleurs que sa demeure campagnarde des Treize Vents, à Sillery. Cependant, ils l’acceptèrent courageusement en pensant que, la guerre finie, ils se retrouveraient. Aucun d’eux n’imaginait que plusieurs dizaines d’années s’écouleraient avant que le hasard les remît face à face...

Le plus étonnant était peut-être cette joie enfantine qu’ils éprouvaient de la rencontre, alors qu’ils étaient tous deux des hommes mûrs. Comme si chacun avait enfoui la belle amitié de jadis dans un coin secret de son cœur, bien protégée des effluves vénéneux de l’existence et de son fracas souvent meurtrier par l’épaisse couche de mousse, de branchettes et de feuillages dont se servent les petits animaux de la forêt pour préserver leurs nourritures d’hiver. Ce qui les unissait autrefois n’avait rien perdu de sa fraîcheur.

Pourtant la première remarque de Guillaume aurait pu tout faire basculer :

— Puisque je te retrouve à Londres, cela veut-il dire que tu es anglais à présent ?

La note d’amertume n’échappa pas à François Niel mais sa réponse, pour être ferme, n’en fut pas moins sereine :

— Nous autres, gens de Québec, nous ne serons jamais anglais ! Depuis que la Nouvelle-France a cessé d’exister, nous avons lutté sans désemparer pour conserver au moins notre identité, notre langue, notre religion, et je crois que nous continuerons jusqu’à ce que nous réussissions à faire de notre pays un État indépendant...

— Vous n’y parviendrez jamais ! Ce que l’Angleterre tient, elle ne le lâche plus... Et pour l’obtenir, elle emploie tous les moyens.

— Tu n’as jamais oublié ton frère, n’est-ce pas ? La blessure est toujours vive après tant d’années ?

— Oublier le traître de l’anse au Foulon, celui que les Anglais ont fait sir Richard Tremayne, jamais3 ! Qu’il soit mort ne change rien à la chose. Je le maudirai jusque dans l’Éternité, lui et ceux qu’il a choisi de servir.

— On ne peut pas dire qu’il ait laissé chez nous un bon souvenir, concéda François. Par contre, celui de ton père est resté vivace. On se rappelle encore sa générosité, ses bienfaits. On l’a mis au rang des héros des derniers combats : comme le Dieppois Vauquelin par exemple qui, au printemps de 1760, quand reparurent les vaisseaux britanniques et qu’il fut certain qu’aucun secours ne viendrait plus de France, livra à la flotte entière et avec son seul navire le combat le plus désespéré et le plus rageur que l’on vit jamais dans les eaux américaines. Il y a aussi ton ancien ami Bougainville...

— Il est toujours mon ami.

— On dirait que tu vas avoir plein de choses à me raconter ! Eh bien Bougainville a lutté à pied le long de la rivière Richelieu pour empêcher la jonction des forces de Haldimand et de Murray. Et puis il y a eu surtout le chevalier de Lévis qui affronta trente mille hommes avec seulement deux mille soldats. Plus noble et plus vaillant que lui, ça n’existe pas ! Je l’ai vu, le jour où il a dû se rendre à Amherst, après avoir brûlé ses drapeaux. Il est venu avec sa poignée de rescapés devant l’Anglais qui prétendait leur refuser les honneurs de la guerre. Il a tiré son épée du fourreau, l’a brisée sur son genou et en a jeté les morceaux à la figure d’Amherst. C’était si grand, si beau que les soldats anglais eux-mêmes l’ont acclamé. Si tu avais entendu ce « Hurrah » ! Il faut dire d’ailleurs qu’ils n’ont pas été si mauvais bougres, les Britishs !...

— Pourquoi ? Parce qu’ils ne vous ont pas exterminés jusqu’au dernier ou déportés comme les Acadiens en 55 ?

— Ce n’est peut-être pas l’envie qui leur manquait, seulement ils ne pouvaient plus s’offrir ce luxe-là. Le gouverneur Vaudreuil avait négocié des garanties pour nous. Notre chance — pardon pour le mot ! — a été que les gouverneurs anglais ne fussent pas des abrutis complets. James Murray d’abord mais surtout Carleton, devenu depuis lord Dorchester, ont compris que nous asservir ne serait pas une bonne solution. Et nous avons fini par obtenir, en 74, l’Acte de Québec que nous appelons à présent la Charte...

— Et ça vous a donné quoi ?

— Notre territoire a été élargi du Labrador aux Grands Lacs. En outre, la religion catholique nous est conservée avec l’obédience papale. Nous gardons aussi le droit français pour tout ce qui concerne le civil et le foncier avec l’ancien système seigneurial. Seul, le droit criminel est anglais et, bien sûr, les membres du Conseil qui nous administrent sont nommés par Londres...

— Et vous vous en contentez ?

— Non, mais en attendant, nous pouvons vivre, travailler. Guillaume, Guillaume, je vois bien que je te déçois mais dis-moi qui est le plus à blâmer dans notre histoire : l’Angleterre qui n’a eu de cesse d’obtenir ce qu’elle convoitait ou la France qui nous a laissés tomber, qui n’a rien fait pour nous aider et garder ces « quelques arpents de neige » comme disait je ne sais plus quel imbécile ?

— Voltaire ! Une espèce de génie...

— Vraiment ? De toute façon je ne le connais pas. Sais-tu qu’après nous les Indiens restés fidèles à la France ont lutté jusqu’en juillet 1766 pour chasser l’envahisseur ? Une terrible guerre indienne qui a coûté des flots de sang jusqu’à ce qu’enfin Pontiac, l’empereur indien, le chef suprême, accepte de signer la paix à Oswego avec sir William Johnson. Que sais-tu de cette épopée tragique, mon ami Guillaume ?.

— Rien, je l’avoue. J’étais à l’autre bout du monde. Qu’est devenu Pontiac ?

— Assassiné trois ans plus tard par un Illinois à la solde des marchands américains. Ceux-là, oui, ont été et sont restés nos ennemis ! Au point de venir un jour assiéger Québec. Et cependant ce sont ces gens-là que le roi de France a aidés à conquérir leur indépendance. Il y a de quoi rire, non ? Ce Franklin, adulé à Paris, n’avait-il pas proposé un plan pour s’emparer de la Nouvelle-France ? Et le fameux George Washington, n’a-t-il pas combattu les troupes françaises dans les vallées intérieures tandis que la flotte anglaise investissait Québec ?

— Ça, je le sais ! Je me souviens des meurtres, des pillages et des incendies dont leurs rangers se sont rendus coupables et je n’ai jamais compris qu’on aide ces gens-là. Si tu veux mon sentiment, j’espère toujours que la France essaiera un jour de reprendre son bien....

— Le malheur est qu’elle n’en avait pas envie. Si elle l’avait voulu, lors du traité de Pans qui a mis fin en 1763 à la guerre de Sept Ans, elle aurait pu nous récupérer contre la Guadeloupe et la Martinique ! Nous étions moins intéressants, voilà tout ! Alors chasse cette illusion ! D’ailleurs...

— D’ailleurs ?

— Nous n’accepterions plus ! Je te l’ai dit tout à l’heure, nous avons à présent le goût de l’indépendance chevillé au corps. Et ne viens pas me répéter que l’on ne reprend rien à l’Angleterre ! N’avons-nous pas évoqué, il y a un instant, les nouveaux États-Unis ?... A présent, ne crois-tu pas que nous avons parlé politique en grande suffisance ? J’aimerais bien entendre ton histoire.

— Elle est longue et plutôt compliquée, fit Tremaine avec un sourire et un haussement d’épaules...

— Commence toujours ! De toute façon, nous avons le temps, dit Niel avec un coup d’œil à la porte dont trois personnes seulement avaient franchi le seuil. Si tu n’as pas fini, on continuera à table. Ce soir tu es mon invité car je suppose que tu ne connais pas Londres.

— Pas du tout mais je n’ai pas l’intention de m’y arrêter. Sorti d’ici, je compte prendre une voiture pour me rendre aux environs de Cambridge où je suis attendu.

— Il m’avait bien semblé entendre, tout à l’heure, que tu avais des amis en ce pays. Tu n’es pas logique avec toi-même...

— Écoute mon histoire et tu jugeras...

Le récit prit une bonne heure bien que Tremaine s’efforçât d’être aussi bref que possible, mais il découvrit rapidement que François, jadis le plus bavard de tout le collège, était fidèle à lui-même. Il y eut tant d’exclamations, d’interruptions, d’incidentes et d’anecdotes se rapportant à la famille Niel que, bien souvent, le narrateur éprouva des difficultés à renouer le fil de son discours. Il fallut, pour réduire Niel au silence, l’épopée tragique de la mort d’Agnès, l’épouse de Guillaume, sur l’échafaud révolutionnaire4. Le Canadien parut en ressentir une sorte d’effroi. Il se signa et permit à Guillaume d’achever son histoire sans plus l’interrompre. Et même après, il laissa s’écouler un temps avant de soupirer :

— Qui pourrait imaginer une existence comme la tienne ? Moi qui me croyais un grand coureur d’aventures parce que j’ai fait quelques voyages et lutté avec mon père pour remettre notre maison à flot, je ne suis qu’un enfant de chœur auprès de toi...

— Tout ça est déjà loin. Huit années permettent de panser quelques plaies. Mes enfants grandissent dans une maison et au milieu de gens que j’aime ; mes affaires sont prospères et j’espérais accéder dans un proche avenir à la sérénité de l’âge, mais la lettre que je t’ai montrée fait s’écrouler les défenses que j’avais cru accumuler autour de moi. En fait, elles étaient bien fragiles ! J’ai toujours espéré qu’un jour je pourais aller chercher Marie pour la ramener aux Treize Vents. Et je vais la voir mourir. Tu comprends, à présent, pourquoi je suis si pressé ? Chaque minute compte et voilà des heures que je me morfonds ici !

— Et tu n’en es pas encore sorti. Sans compter que jusqu’à Cambridge il y a sûrement plus de quarante miles...

— Compte en distance française s’il te plaît. Je ne connais rien au système anglais...

— Seize ou dix-sept lieues, je pense. Et puis ta lettre dit qu’Astwell House, où tu es attendu, se trouve au-delà de la ville universitaire, sur la route d’Ely. C’est encore plus loin et les heures de diligence...

— J’ai l’intention de louer une voiture...

— C’est bien ce que je pensais, coupa François : tu as besoin de moi pour te mettre sur le bon chemin. Je sais où trouver un mail coach qui ne t’arrachera pas la peau du dos. Cette ville est bourrée de voleurs...

— Si tu crois me surprendre ! Je suis payé pour le savoir depuis longtemps...

Au seuil de la porte, l’appariteur venait de reparaître et claironnait le nom de « Tremaîîîîne ». C’était au tour de Guillaume d’aller récupérer ses bagages.

— Attends-moi à la sortie ! conseilla François Niel. Nous irons manger un morceau et nous verrons ce que nous pouvons faire ce soir.

— Entendu !... Ça ne devrait pas être bien long !

Dangereux optimisme ! Introduit dans le dépôt où régnait un pêle-mêle invraisemblable de malles, de valises, de cabas, de cartons à chapeaux et même de paniers, Guillaume caressa un instant l’idée de s’enfuir en courant et en abandonnant ses affaires. Comment les retrouver dans ce fatras et les désigner au douanier qui le priait instamment de les lui montrer ? On avait beau lui dire qu’elles étaient groupés sous le nom des bateaux transporteurs, il eut un moment d’égarement mais il se souvint tout à coup de l’intérêt porté par ces fonctionnaires à la production opportune d’un ou même de plusieurs shillings. Ceux-ci fleurirent instantanément mais avec discrétion au creux de sa main :

— Si vous pouviez m’assister, fit-il entre ses dents, je vous en serais très obligé...

Ce fut miraculeux : non seulement l’homme se montra d’une efficacité remarquable mais encore l’inspection obligatoire des bagages se passa au mieux et Guillaume n’eut pas le désagrément de voir ses vêtements et autres objets personnels retournés, bouleversés, étalés et mis à mal par des mains d’autant plus maladroites qu’elles ne savaient pas ce qu’elles cherchaient. Un quart d’heure plus tard, il était dehors où François, au courant depuis longtemps des us et coutumes de la maison, ne tarda guère à le rejoindre. Il faisait nuit noire à présent et, en dépit de l’éclairage assez abondant autour de Custom’s House, l’atmosphère chargée de bruine était sinistre. Bien qu’il y eût de l’animation, l’endroit suait la tristesse. Guillaume bénit à cet instant la présence confortable, rassurante de François. L’amitié d’autrefois, revenue au moment où allait disparaître l’amour de toute sa vie, le réchauffait :

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-il.

— On va commencer par prendre une voiture pour aller chez moi.

— Chez toi ? Ici ?

— Je te l’ai dit tout à l’heure : je passe l’hiver en Angleterre et je n’aime pas la vie d’hôtel. Alors je loue, à l’année, un petit appartement chez la veuve d’un libraire, dans Paternoster Row. Je l occupe quand je viens et je le mets, éventuellement, à la disposition d’un client ou dun ami lorsque je n’y suis pas. Mrs Baxter est une excellente ménagère, une cuisinière honnête et une personne d’une grande dignité. Je trouve chez elle le calme et un confort qui me conviennent tout à fait...

— A merveille mais je te rappelle que je n’ai pas l’intention de m’arrêter...

— Tu prendras bien le temps d’avaler quelque chose ? En outre, il y a dans le voisinage un loueur de voitures que je pratique depuis longtemps. Tu auras ce que tu veux...

En conclusion de son discours, François héla l’un des attelages qui stationnaient non loin de là. C’était un curieux véhicule : le cocher était juché dans une niche placée derrière et au-dessus de la carrosserie. Les rênes passaient devant l’espèce de nacelle couverte peinte en noir brillant où prenaient place les passagers. On chargea les sacs des deux hommes qui s’installèrent et rabattirent sur leurs jambes les volets destinés à les protéger de la pluie...

— Je suppose que c’est ce que l’on appelle un cab ? hasarda Guillaume.

Niel se contenta d’approuver de la tête, donna l’adresse au cocher et la voiture partit à vive allure en direction de la cathédrale Saint Paul autour de laquelle se concentraient les libraires et les marchands d’estampes qui connaissaient alors une vogue extrême : les gravures anglaises se vendaient dans le monde entier.

Paternoster Row devait son nom aux bréviaires et autres livres ou objets de piété que l’on y trouvait. C’était une rue au charme ancien, composée de bâtisses à un ou deux étages abritées sous de grands pignons pointus et qui ressemblaient assez aux vieilles maisons normandes avec leurs colombages bruns tranchant sur les crépis blancs, jaunes ou roses. Presque partout, une boutique se montrait sous un encorbellement étayé par des piliers. Dans la journée, une grande animation régnait autour de ces magasins où des centaines d’images étaient pendues sous les auvents en compagnie de grandes boîtes où s’entassaient des livres d’occasion, les moins précieux évidemment. Au bout de la rue, l’hôtel de la corporation des libraires, Stationer’s Hall, étendait son autorité et sa protection sur cette artère touchée par l’esprit mais, vers le milieu de Paternoster Row, Chapter Coffee House, l’un des cafés les plus fréquentés par les écrivains, libraires, éditeurs et amateurs, évoquait les nourritures terrestres et dispensait chaleur et convivialité par tous ses minuscules carreaux sertis de plomb.

Ce petit monde semblait ancré là de toute éternité. Pourtant, le quartier Saint Paul avait été englouti dans le grand incendie de septembre 1666 mais la Couronne, les chanoines de la cathédrale et les gens de Londres s’étaient hâtés de le reconstruire sur le modèle ancien afin de renouer au plus vite avec la séduction d’un autrefois paisible et chaleureux. Et même à cette heure tardive où les boutiques étaient en train de fermer et par ce temps grincheux, il était possible, en dépit d’un jugement aussi prévenu que celui de Tremaine, de ressentir l’attrait de ce quartier à la fois sage, puisque l’on y respirait une atmosphère ecclésiastique, et coloré.

Pourtant Guillaume comprenait mal le choix d’un Canadien coureur des mers et des bois, peu disposé jadis aux jeux intellectuels, et qui semblait plus à sa place dans le confort bruyant d’une taverne fleurant la bière, l’alcool et le bœuf rôti que dans une rue parfumée à l’encre d’imprimerie. A moins que cette Mrs Baxter dont François parlait avec une espèce de dévotion n’en fût la raison nécessaire et suffisante...

François, il le savait à présent, était veuf comme lui-même et père de trois filles : deux d’entre elles étaient mariées et la troisième religieuse. Autant dire que, dans sa maison reconstruite de la rue Sous-le-Fort, il ne devait pas y avoir grand monde et qu’au fond les séjours londoniens représentaient sans doute la part privilégiée d’une existence quelque peu austère.

Pourtant, lorsque la porte enjolivée d’un marteau de cuivre brillant s’ouvrit sur un petit hall en longueur d’où partait un escalier raide et qu’apparut la logeuse en question, Guillaume se sentit déçu. Il avait imaginé Dieu sait quelle créature pulpeuse, rayonnante de vitalité et douée d’un charme capable d’accrocher les rêves d’un quinquagénaire en manque de douceur féminine. Or il ne voyait rien de semblable.

Grande et solide, bâtie comme le sont souvent, en Écosse, les filles des Hautes Terres, la veuve du libraire encadrait de bandeaux grisonnants une physionomie haute en couleur mais d’une gravité frisant la sévérité et des yeux bruns perçants et scrutateurs. Une puissante odeur de viande rôtie et de pain grillé entourait comme une auréole son grand bonnet blanc tuyauté. En apercevant son hôte doublé d’un compagnon, elle fronça les sourcils :

— Pourquoi votre commissionnaire n’a-t-il pas dit que vous ne seriez pas seul ? fit-elle sévèrement.

— Il n’en savait rien et moi non plus ! C’est à la douane que j’ai rencontré M. Tremaine que voici : un ami d’enfance perdu de vue depuis quarante ans...

Et vous vous êtes reconnus ? Un vrai morceau de chance !... C’est donc un Canadien comme vous et, bien entendu, devenu anglais.

— Non, madame, je suis français, précisa Guillaume qui commençait à trouver sympathique une femme prononçant le mot « anglais » d’un ton si réprobateur.

— Ah ! J’aime mieux ça ! Eh bien, monsieur ; entrez et soyez le bienvenu puisque vous êtes un ami ! Jaimie ! brama-t-elle sans transition, Jaimie ! Arrive ici !...

Instantanément, un garçon hirsute à la mine délurée dégringola l’escalier en poussant des cris de joie et vint saluer François, donnant tous les signes d’un véritable enthousiasme. La venue du Canadien signifiait sans doute pour lui l’ouverture d’une période particulièrement faste quant à ses finances. Lorsque Mrs Baxter lui enjoignit d’aller préparer une chambre pour le second visiteur, il envoya à celui-ci l’autre moitié d’un rayonnant sourire, mais Niel le retint au moment où il s’apprêtait à grimper les marches. Mr Tremaine, s’il partagerait volontiers le souper qui sentait si bon, ne resterait pas ce soir. Par contre Jaimie ferait œuvre utile en galopant chez Jerry Field, le loueur de voitures, pour lui demander de tenir prête une berline de voyage attelée de vigoureux chevaux.

— Vous allez loin, mylord ? demanda le jeune valet visiblement impressionné par la mine du nouveau venu.

— Au-delà de Cambridge, renseigna François. Tu diras à Jerry que Mr Tremaine voudrait y être au lever du jour, relais compris...

— Alors y’a pas d’temps à perdre...

— En effet, approuva Mrs Baxter. Passons à table, messieurs ! J’aurai vite fait d’ajouter un couvert... ajouta-t-elle en débarrassant les deux voyageurs de leurs chapeaux et manteaux qu’elle rangea dans un petit vestiaire avant de les précéder dans la salle où le repas allait être servi.

Lorsqu’il y pénétra, Guillaume comprit enfin pourquoi son ami était si content de regagner Paternoster Row.

Dallée de carreaux rouges bien astiqués dont un archipel de tapis vivement colorés rompait agréablement la glaçure, lambrissée de vieux chêne où alternaient gravures de marine ou de chasse et pichets à whisky en étain, réchauffée par une cheminée où brûlait un bon feu de charbon dont l’odeur un peu âcre était compensée par les poignées d’herbes sèches qu’on y jetait aussi, cette pièce était d’autant plus accueillante que, près du feu, une table ronde nappée de blanc supportait un assortiment de lourde faïence bleue et blanche et de verres miroitants disposés autour d’un petit bouquet de bruyères et de feuillage automnal. Des chandelles alignées sur le manteau de la cheminée, entre des assiettes d’étain gravé, enveloppaient d’une agréable lumière dorée le couvert auquel une jeune servante se hâtait d’apporter les modifications rendues nécessaires par l’arrivée d’un hôte inattendu. De bons fauteuils de cuir clouté attendaient les convives, semblables à ceux qui, avec une autre table encombrée d’un tricot commencé, de quelques livres et d’albums en cuir patiné, composaient la partie féminine de ce « parlour » typiquement britannique, sinon anglais, où une famille entière devait pouvoir se sentir à l’aise. Les grands rideaux de drap rouge tirés devant les fenêtres à guillotine retranchaient complètement cet endroit de la froidure et de l’humidité extérieures.

A peine, d’ailleurs, les arrivants se furent-ils installés que Margaret Baxter leur servit une généreuse rasade d’un vieux whisky pur malt, s’en versa une équivalente et, levant son pot, déclara d’une voix vibrante :

— Bienvenue à notre voyageur des confins du grand Océan ! Bienvenue aussi à celui qui vient en ami ! Cette maison et moi-même vous accueillons avec joie et l’espoir de vous y revoir souvent !

Tandis qu’elle prononçait cette formule d’accueil, le visage de l’Écossaise, perdant alors toute austérité, rayonna d’un chaud sourire qui alluma des étincelles dans ses yeux. Les deux hommes se levèrent pour répondre au toast comme l’exigeaient la tradition puis se rassirent pour attaquer le cocka-leekie — bouillon de poule écossais aux poireaux et aux pruneaux — que la servante apportait dans une vaste soupière décorée de fleurs bleues.

Dire que Tremaine apprécia la cuisine de son hôtesse serait beaucoup dire : il y avait une marge sérieuse entre Mrs Baxter et Clémence Bellec dont le talent régnait sur la cuisine des Treize Vents, mais il avait faim, les mets étaient présentés sans recherche inutile et accompagnés d’un vin qui n’avait pu voir le jour que dans un coin quelconque du Bordelais. Surtout, il fut sensible à la tarte au sirop d’érable venue en droite ligne de Québec et dont la saveur d’enfance retrouvée lui mit une larme au coin de l’œil. Dans les instants de détresse morale qu’il traversait, cette hospitalité généreuse et tellement inattendue dans un pays détesté lui mettait un peu de baume au cœur et ce fut sans révolte intérieure et même avec un certain enthousiasme qu’il s’entendit promettre de revenir à Paternoster Row pour y passer quelques jours avant de reprendre la mer, son douloureux pèlerinage achevé... Au fond, en liant amitié avec la veuve du libraire, il ne trahissait pas vraiment son vieux serment de haine sans merci à l’Angleterre : Margaret était écossaise et cela changeait tout...

Une heure plus tard, un peu ivre — mais les deux autres l’étaient presque autant que lui ! — , il se laissait choir dans les coussins moelleux d’une chaise de poste peinte en rouge et noir, tirée par quatre chevaux crachant le feu par les naseaux et sur laquelle régnait une sorte de gnome emperruqué sous un haut-de-forme à cocarde.

— Vous en faites pas, gentleman, déclara cet intéressant personnage et tâchez de dormir un brin ! Vous serez chez vos amis à temps pour le breakfast ou je ne m’appelle plus Sam Weldon.

— Faites ça, affirma Tremaine, et vous aurez triples guides !

Le « hurrah » du cocher se perdit dans le fracas de huit paires de sabots et de quatre roues ferrées démarrant avec un bel ensemble. Si brutalement même que le voyageur faillit se retrouver assis sur le tapis. Il ne pesta que pour la forme, se cala de son mieux dans un coin, les pieds posés sur la banquette avant, croisa les bras et ferma les yeux. La voiture n’avait pas encore quitté Londres qu’il dormait à poings fermés...

CHAPITRE II ASTWELL PARK

Une poigne vigoureuse tira Guillaume de son sommeil. Entrouvrant des paupières pesantes, il vit que la voiture était arrêtée, la portière ouverte et le cocher occupé à le secouer :

— Eh bien ? fit-il.

— Astwell Park, mylord ! Vous êtes arrivé ou peu s’en faut !

Du manche de son fouet, il désignait un parc dont les murs d’enceinte cheminaient sur les renflements de douces collines à la manière de la Grande Muraille de Chine. Le vaste espace qu’ils enfermaient se distinguait du paysage environnant par l’absence de haies et de cultures mais aussi par la présence de grands conifères harmonieusement mêlés aux chênes et aux hêtres. Au centre, on apercevait une longue maison grise, un bâtiment de style élisabéthain dont une succession de pignons, de lucarnes et de cheminées brisait la ligne des toits. L’aurore qui teintait de mauve les vieilles pierres faisait miroiter les innombrables carreaux de hautes fenêtres à meneaux montant le long des façades comme des échelles.

Grâce aux cygnes qui évoluaient sur l’eau sombre des douves ceinturant les trois quarts du château et aux hérons qui le survolaient, l’ensemble donnait une grande impression de noblesse mais de son charme suintait une certaine tristesse...

Le regard aigu de Tremaine suivit un instant la course d’un jeune daim traversant une pelouse pour rejoindre l’abri d’une proche futaie puis revint se poser sur Sam Weldon :

— Repartons ! dit-il. Nous en avons bien pour quelques minutes si vous n’allez pas trop vite. Cela me donnera le temps de remettre de l’ordre dans ma toilette...

Il prit à ses pieds un nécessaire posé à même le sol de la voiture, l’ouvrit et entreprit d’effacer le désordre et la poussière de la route. Il ne tenait pas à se présenter devant l’époux de Marie-Douce sous une apparence négligée et moins encore devant celle qui l’avait appelé.

A mesure que la voiture roulait vers la demeure, son cœur se serrait davantage. Était-elle encore vivante, sa douce Marie ? Tous ces retards accumulés n’avaient-il pas usé ses dernières forces en lassant la patience — trop courte le plus souvent ! — de l’impitoyable gardienne de l’au-delà ? Allait-il seulement la revoir ? Cette maison silencieuse ressemblait au tombeau d’une légende...

Lorsque s’ouvrit la lourde porte en chêne sculpté où aboutissait une volée de marches, il se sentit un peu moins terrifié. Le robuste maître d’hôtel au visage brique apparu dans l’encadrement arborait une si bonne santé qu’elle avait quelque chose de rassurant. Derrière lui s’étendait un grand hall dallé, très noble et très beau avec ses lambris Renaissance surmontés de trophées de chasse et de grands tableaux noircis par le temps sous un plafond à caissons enluminés. Puis il aperçut le flamboiement d’une large cheminée où un arbre tronçonné crépitait sous un arc Tudor en pierre blanche.

— Je me nomme Guillaume Tremaine et je viens de France. Je sais que l’heure est matinale mais... puis-je voir lady Astwell ?

Le serviteur n’eut pas le temps de répondre. Un homme s’était levé d’un des énormes fauteuils qui faisaient face au feu et s’avançait vers le visiteur en s’appuyant lourdement sur une canne :

— Laissez, Sedgwick ! C’est à moi d’accueillir ce gentleman. Veuillez entrer, monsieur ! Je vous attendais, voyez-vous ! C’est pourquoi vous me trouvez ici. Je suis le guetteur, en quelque sorte...

— Vous m’attendiez ?

— Depuis des jours et des jours... Depuis que je vous ai écrit.

— Étiez-vous donc certain que je viendrais ?

— Elle en était certaine... Mais entrez, je vous en prie ! Hâtons-nous ! Marie retient sa vie de tout ce qui lui reste de forces, mais j’ai toujours peur qu’elle ne soit vaincue. Le combat est tellement inégal !

Puis, changeant soudain de ton :

— Est-ce que vous boitez, vous aussi ?

— Un peu, oui... Un accident de cheval il y a une dizaine d’années...

— Moi, c’est plus récent et je ne m’en remets pas. Ce qui est d’ailleurs sans la moindre importance. Au contraire...

Il avait dit cela d’un ton allègre et Guillaume le regarda mieux. Indéniablement, sir Christopher avait fort grand air mais bien mauvaise mine. Dans un visage au teint plombé, les traits demeuraient nobles et bien tracés, les yeux aux larges cernes imprimés par une mystérieuse maladie conservaient une teinte bleutée pleine de douceur et s’il se tenait un peu voûté, il n’en restait pas moins un homme de haute taille. Il était beau sans doute — naguère encore peut-être ! — et, mordu par une subite jalousie, Guillaume se demanda jusqu’à quel point Marie avait pu l’aimer. Pour essayer d’en savoir plus, il répéta ses derniers mots :

— Au contraire ? Pourquoi donc ?

L’Anglais eut un sourire qui lui rendit fugitivement sa jeunesse :

— Pensez-vous que je garde le goût de vivre alors que je vais perdre le seul être que j’aime au monde ? J’aurais aimé mourir de la maladie de Marie et en même temps qu’elle, mais Dieu a jugé bon de faire preuve d’imagination en ce qui me concerne. J’espère seulement que ce ne sera pas trop long et que je la rejoindrai rapidement.

Une bouffée de colère qu’il eut peine à maîtriser empourpra Tremaine. Ainsi, non content de lui avoir pris celle qu’il aimait, cet homme tirait déjà une traite sur l’éternité. Une chance encore qu’il eût consenti à réaliser le vœu de Marie et à l’appeler, lui Guillaume ! Il fallait qu’il fût bien sûr de sa victoire finale...

Tout à coup, il se sentit las, découragé... presque vieux ! Il haïssait cette maison qui lui enlevait son dernier rêve et en venait à penser que Marie, peut-être, ne l’avait pas appelé et qu’Astwell avait tout arrangé pour faire de lui le témoin de cet amour qui les unissait, lui et sa femme...

Tandis que tous deux gravissaient l’escalier conduisant à la galerie en chêne du premier étage, il éprouva une joie mauvaise, mesquine, en constatant que son rival — puisqu’il fallait bien l’appeler ainsi ! — éprouvait de la peine à monter et qu’un lourd soulier orthopédique emprisonnait son pied droit. Si Guillaume n’avait su à quel point il lui aurait fait plaisir, il eût aimé le tuer, ce voleur d’Anglais !

La honte cependant l’envahit quand, ouvrant devant lui la porte d’une chambre blanche et bleue, son compagnon lança du seuil :

— Il est là, Marie !... Il vient d’arriver... Vous allez être heureuse...

Le son qui sortit du grand lit à colonnes fut aussi faible qu’un cri d’oiseau et pourtant renfermait tant de joie que Guillaume sentit son cœur fondre. Oubliant où il se trouvait, oubliant le mari, il se jeta à genoux près de la couche où reposait Marie-Douce mais là, il dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas éclater en sanglots : Marie nétait plus qu’une ombre déjà désincarnée.

Son corps soulevait à peine les draps et la courtepointe de satin. Translucide, émacié, le teint jadis rayonnant faisait jouer détranges opalescences autour des traits devenus si ténus qu’un masque de cire semblait posé sur le visage. Seule la soie argentée des cheveux semblait encore vivante car, lorsque les paupières s’ouvrirent avec peine, Guillaume, navré, vit que la belle couleur changeante des prunelles d’un bleu-vert profond et doux se décolorait pour ne plus laisser qu’un azur pâli. Une main diaphane tâtonna en aveugle pour atteindre l’arrivant. Qui la prit aussi délicatement que si elle risquait de se briser...

— Marie ! Je suis là !... près de toi ! Pourquoi ne m’as-tu pas appelé plus tôt ?...

— Je ne... devais pas !... Je t’ai demandé... quand... j’ai compris... que c’était bientôt fini...

La mourante parlait sans bouger la tête et d’une voix si faible que Guillaume devait se pencher pour la recueillir :

— Ce n’est pas fini, murmura-t-il. Tu vas vivre... Il le faut ! Oh, Marie, je n’ai jamais cessé de t’aimer...

Elle esquissa un sourire mais referma les yeux :

— Chut !... Je n’ai... plus beaucoup de temps !... Je voulais te dire... ton fils... il faut que... tu l’emmènes ! Il... n’a plus que toi...

La voix grave de sir Christopher qui s’était assis au pied du lit vint à son aide.

— Ce n’est que trop vrai, monsieur Tremaine. Arthur a toujours vécu ici et auprès de sa mère mais, je vous l’ai fait entendre, les jours me sont comptés à moi aussi et il n’est pas mon héritier.

— Ce qui veut dire ?

— Que mon neveu sera prochainement le maître d’Astwell Park où l’enfant n’aura plus sa place... mais écoutez plutôt Marie : elle veut parler encore.

Au creux de sa main, Guillaume sentit, en effet, la légère pression des doigts fragiles :

— Promets-moi, mon Guillaume !... Il va avoir... beaucoup de chagrin... et il aura besoin... de quelqu’un de fort... et surtout... qu’on l’aime !... Oh... mon Dieu !... Il faut qu’il revienne !...

Le souffle lui manqua soudain. Marie haletait à présent cependant que sa main tentait de s’accrocher à celle de Guillaume qui, bouleversé, glissa un bras sous l’oreiller pour la prendre contre lui.

— Marie, Marie !... Je promets tout ce que tu veux mais ne t’en va pas !... Reste encore !... Moi aussi j’ai besoin de toi ! J’espérais toujours ton retour !... Ou que tu m’appellerais !... Tu ne sauras jamais à quel point je t’ai aimée...

Un instant, il crut à un miracle : sur le visage si proche du sien, un sourire, un vrai sourire, celui d’autrefois, chaud et rayonnant, venait de se poser comme un brillant papillon sur une fleur pâle. Puis la tête blonde se pencha vers la sienne, s’y appuya. Il l’entendit chuchoter :

— Mon amour... on... se... retrouvera...

Un tout petit hoquet ressemblant presque à un soupir, et la tête se fit plus lourde. Guillaume comprit que Marie-Douce venait de s’endormir pour toujours quand l’une des deux personnes que son entrée avait écartées du chevet de la mourante et auxquelles il n’avait guère prêté attention se pencha sur eux. C’était un homme vêtu de noir dont il devina qu’il était médecin :

— C’est fini, monsieur ! Lady Marie nous a quittés...

A regret, Guillaume abandonna le corps autour duquel, d’instinct, il avait resserré ses bras et, se relevant, jeta autour de lui un regard noyé, presque égaré, qui cependant s’arrêta sur une figure connue émergeant soudain, rougie par les larmes, d’un tablier de mousseline réduit à l’état de mouchoir :

— Kitty ! murmura-t-il. C’est bien vous ?

— Oui, monsieur Guillaume, c’est bien moi !... Quelle tristesse de vous retrouver dans un moment si douloureux !... Je suis toujours restée à son côté...

— Vous avez eu plus de chance que moi !... Cependant, je suis heureux de vous revoir.

Il alla vers elle et lui prit les mains en un geste d’amitié spontanée. La fidèle camériste appartenait tout entière à ces rares et merveilleux jours de bonheur vécus avec Marie aux Hauvenières, la petite maison des bords de l’Olonde où deux fois l’an Marie était venue le rejoindre après avoir affronté une traversée de la Manche souvent difficile. Elle débarquait à Cherbourg où l’attendait Joseph Ingoult, leur ami sûr, qui la conduisait ensuite jusqu’à la gentilhommière nichée dans la verdure sur les arrières de Port-Bail. A l’exception d’une semaine à Paris, pendant la Révolution, c’est là qu’ils s’étaient aimés avec une passion sans cesse renouvelée, là qu’elle avait donné le jour à un fils nommé Arthur, là enfin qu’elle l’avait attendu vainement lorsqu’il gisait, les jambes brisées, au creux d’un marais habité par les fièvres. C’est là, enfin, que, à bout de ressources et le croyant mort, elle avait accepté de suivre sir Christopher qui avait eu le génie de venir la chercher au bon moment5. Oui, Kitty faisait partie de ses plus chers souvenirs et il était doux de la revoir...

L’heure et l’endroit, cependant, étant mal choisis pour les souvenirs, il n’était guère possible de s’attarder à leur évocation. Après avoir procédé au constat de décès, le médecin pria Kitty de donner les soins nécessaires à la dépouille mortelle avec l’aide des autres femmes de la maison. Sir Christopher invita Tremaine à le suivre dans la pièce où il aimait à se tenir le plus souvent, une sorte de musée de la chasse donnant directement sur le parc et qui lui servait de fumoir, de cabinet de travail et de bibliothèque.

— Je pense, dit-il, que vous pouvez renvoyer votre voiture. Sedgwick a reçu l’ordre de vous faire préparer une chambre et d’y monter votre bagage.

— Vous avez pris une peine bien inutile : je n’ai pas l’intention de m’arrêter...

— Il le faudra bien, pourtant ! Dois-je vous rappeler votre promesse ?

— Je n’oublie jamais une promesse et j’ai bien l’intention d’emmener mon fils dès maintenant.

Un mince sourire étira les lèvres blanches du baronnet :

— Allons, monsieur Tremaine ! Soyez franc ! Il vous déplaît de recevoir l’hospitalité de ce château pour des raisons bien faciles à comprendre. Je crains cependant que vous n’ayez pas le choix. Outre qu’il serait cruel d’emmener Arthur avant que sa mère n’ait été portée en terre, cette demeure est isolée : il n’y a pas la moindre auberge convenable à moins d’une lieue...

— C’est sans grande importance puisque j’ai une voiture à ma disposition. Ici, je craindrais de me sentir gêné... mais je vous remercie d’un accueil aussi courtois. Naturellement, avant de me retirer, je souhaiterais rencontrer mon fils. Je ne vous cache pas que je suis assez surpris de ne pas l’avoir vu au chevet de sa mère. Pas plus d’ailleurs que le reste de la famille...

— Nous ignorons tous où se trouve Édouard. Sans doute à Londres dont il ne s’éloigne pas plus que de ses compagnons de beuverie. Quant à Lorna, depuis deux jours, elle fouille les environs en compagnie de Jeremiah Brent, le précepteur d’Arthur. Autant vous l’apprendre tout de suite : le garçon a disparu...

Tremaine, qui s’était approché du feu pour réchauffer ses doigts glacés, eut un haut-le-corps :

— Disparu ?... Est-ce la raison pour laquelle Marie demandait qu’il revienne ?

— Oui. Il a pris un cheval et s’est enfui en pleine nuit. Sans laisser la moindre explication. Quand on le connaît, c’est assez facile à comprendre...

— Vous trouvez ? Je suppose qu’il aime sa mère ? Or, la sachant mourante il est tout de même parti ?

— Eh oui !... voyez-vous, je crois le connaître assez bien. C’est un enfant difficile, ombrageux, très secret et d’une intraitable fierté...

— Je ne vois là rien de déplaisant. J’ai connu jadis un gamin qui était un peu comme ça...

— Si vous pensez à vous-même, cela vous aidera. D’autant qu’il vous ressemble physiquement. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit prêt à vous accepter. Lorsqu’il a su que je vous avais appelé et que Marie souhaitait vous le confier, nous avons essuyé... une espèce d’ouragan, une révolte ouverte. C’est difficile, vous savez, de faire entendre raison à un garçon de douze ans.

— Je sais. Mon fils Adam, qui a le même âge à quelques mois près, était trop jeune à la mort de ma femme pour en souffrir. Dans le cas d’Arthur, il me paraît normal qu’il se révolte contre ce qui doit lui sembler une intolérable injustice, un crime contre nature. Perdre sa mère est horrible pour un enfant. Surtout lorsqu’elle est jeune... et belle. J’ai connu cela !

— Je suis heureux de trouver en vous tant de compréhension. Malheureusement il ne s’agit pas de ça. La consomption6 qui vient d’emporter Marie la mine depuis si longtemps qu’Arthur s’est habitué, peu à peu, à l’idée terrible de la voir partir. Il sait, d’autre part, qu’en ce qui me concerne les médecins m’accordent peu de temps...

— Combien ? fit Tremaine sans trop s’encombrer de délicatesse.

— Deux... trois mois...

— Si je vous ai bien compris, je suis donc l’unique motif de sa colère et de sa fuite ? Mais pourquoi ? Il vous croyait son père et d’apprendre qu’il n’en était rien...

— Il s’appelle Tremaine, remarqua sir Christopher avec douceur. Il n’ignore donc pas que je ne lui suis rien. Souvent Marié — surtout lorsqu’elle s’est sue perdue ! — a essayé de lui parler de vous mais toujours il a coupé court. Pardonnez-moi mais je crois qu’il vous déteste sans même vous connaître et cela pour des causes diverses dont la première est que vous n’avez pas épousé sa mère et formé avec elle et autour de lui la famille dont il rêvait peut-être.

— Et les autres ? Il doit bien en avoir au moins une ?

— Vous êtes français... Je le crois attaché au seul pays qu’il ait vraiment connu. La veille de son départ, il m’a supplié de le faire embarquer sur un vaisseau de Sa Majesté lorsque Marie ne serait plus.

Une vague de colère noya momentanément le chagrin de Guillaume. Un Anglais ! Le fils que Marie lui léguait, né de son sang à lui, se voulait uniquement anglais ! En vérité, il ne manquait plus que ça !

— Et vous lui avez refusé ? C’était pourtant la seule solution !

Pas aux yeux de Marie. Gardant au coeur le souvenir de son Canada natal, elle n’a jamais aimé l’Angleterre. Pas plus que vous-même, si j’ai bien compris ? L’idée que son fils serve dans la Marine britannique lui était insupportable : elle y voyait une trahison de plus envers ses ancêtres et, bien sûr, envers vous !

— Elle a toujours eu l’âme délicate mais elle aurait dû savoir que le combat était perdu d’avance. On ne contrarie pas impunément la vocation d’un garçon et, s’il aime la mer...

Le mot le frappa au moment même où il le prononçait parce qu’une fois de plus il le ramenait au gamin des rives du Saint-Laurent qui rêvait sans cesse de partances lointaines assis sur un rouleau de cordages dans le port de Québec. Ainsi, l’enfant portait en lui les mêmes aspirations, la même attirance passionnée... alors qu’Adam ne montrait aucune disposition pour la navigation. Un regret lui mordit le coeur : tout cela était triste à pleurer. Pourtant, il refusa de se laisser attendrir :

— Il va falloir oublier l’Histoire et les désirs de Marie. Il serait criminel de contraindre Arthur dès l’instant où il a choisi son destin. Cherchez-le, retrouvez-le... et puis exaucez son vœu ! Je préfère encore savoir qu’il porte avec honneur un uniforme anglais plutôt que d’augmenter le nombre des mauvais Français...

— Et votre serment ? Même si vous n’avez guère envie de le tenir, vous l’avez tout de même fait. Et à une mourante ! Vous ne craignez pas de troubler à jamais le repos de son âme ?

En dépit de la gravité des paroles, Guillaume retint un sourire. La croyance aux fantômes des gens d’outre-Manche l’avait toujours amusé et vaguement apitoyé. Cependant il se contraignit à répondre avec une entière courtoisie :

— Je suis certain, dit-il, que, là où elle est, Marie sait qu’elle a eu tort de contraindre son fils. Elle l’aimait trop pour le voir malheureux...

Sir Christopher émit une sorte de grognement douloureux et se laissa tomber dans un fauteuil. Son nez et sa bouche se pincèrent dans son visage devenu blême. Guillaume crut qu’il était en train de perdre connaissance et se précipita vers une porte :

— Vous vous sentez mal ? Je vais appeler...

— Non !

Il avait presque crié mais se reprit aussitôt et ce fut plus bas qu’il ajouta :

— Non... n’en faites rien ! Cela... cela va passer et j’ai encore... à vous parler. Là... dans ce meuble... il y a du whisky. Donnez-m’en un peu... s’il vous plaît ! Et prenez-en aussi !...

Tremaine obéit et regarda le malade absorber l’alcool ambré, constatant avec satisfaction qu’au bout de quelques instants un peu de couleur lui revenait. Il but à son tour et apprécia la sensation de chaleur qui l’envahissait. Il faisait froid, humide, dans ce château où l’on n’avait pas l’air de savoir ce que c’était qu’un véritable feu : un petit tas de charbon dans la grille d’une cheminée assez vaste pour un tronc d’arbre n’était guère réconfortant !

— Je vous en prie, dit sir Christopher. Tirez ce fauteuil auprès de moi et venez vous y asseoir. J’ai à vous dire des choses pénibles pour mon orgueil national et je préfère les murmurer.

— Je vous écoute avec beaucoup d’attention.

— Voilà ! Outre le fait que servir dans la Marine anglaise où règne une discipline souvent inhumaine n’est pas le meilleur moyen d’apaiser un chagrin, outre que le caractère ombrageux d’Arthur lui vaudrait sans doute de pénibles expériences, il serait aussi dangereux de l’embarquer que de le laisser à terre et ma chère épouse le savait fort bien. Un bateau, sauf accident, revient toujours au port et Arthur, en débarquant, se retrouverait en terrain miné.

— Pouvez-vous m’expliquer ? Je comprends mal.

— C’est pourtant d’une affreuse banalité : Arthur n’a pas d’autre foyer que ce domaine. Lorsque mon neveu en aura pris possession, il n’en aura plus du tout. Par contre, il aura, en Angleterre, un ennemi implacable qui n’aura de cesse de le détruire.

— Qui ?... ou quoi ?

— Édouard. Jamais ma pauvre Marie n’a pu faire admettre par son fils aîné celui qu’il appelle « le vilain bâtard ». Et pas davantage à sa mère...

La surprise remonta les sourcils de Guillaume jusqu’au milieu du front :

— Ne me dites pas qu’elle est toujours vivante ? La dernière fois que l’on m’en a parlé, elle était de santé fort chancelante et il y a maintenant plus de dix ans.

— Et pourtant elle me survivra ! soupira sir Christopher avec une grimace qui donnait l’exacte mesure de son affection pour sa belle-mère. Cette chère Mme du Chambon — qui doit avoir environ soixante-quinze ans — est impotente : elle ne quitte plus sa maison de Kensington où elle mène toujours son monde d’une main de fer. Je ne sais pas combien elle pèse mais, croyez-moi, c’est de la méchanceté à l’état pur. Naturellement, Édouard est sa seule faiblesse parce qu’il lui ressemble : ni l’un ni l’autre ne tolère l’idée qu’Arthur puisse hériter quoi que ce soit de sa mère...

— Pensez-vous qu’ils iraient jusqu’à...

— Le supprimer ? Sans l’ombre d’une hésitation. D’autant qu’Édouard récupérerait ainsi l’argent que j’ai placé sur la tête de l’enfant pour lui assurer tout de même une vie décente. Vous êtes sa seule chance...

— Vous m’avez parlé d’Édouard et de la vieille Vergor. Et cette Lorna ?

— Un personnage, j’en conviens. Elle éprouve une certaine affection pour son demi-frère qui lui voue une sorte d’adoration. Quant à la grand-mère, si mauvaise qu’elle soit, elle traite avec sa petite-fille de puissance à puissance : je crois même qu’elle en a un peu peur mais, surtout, elle en est extrêmement fière. Songez que Lorna s’apprête à coiffer une couronne de pairesse...

— En ce cas, je ne vois pas où est le problème. Devenue si grande dame, elle pourra protéger son frère ?...

— Je ne crois pas qu’elle l’aime assez pour s’en charger. D’ailleurs, elle n’était pas hostile, loin de là, à ce qu’on vous le confie. La solution lui paraît même parfaite...

— Vous sembliez tous absolument sûrs que je viendrais ? Et si j’étais resté chez moi ?

— Marie ne l’imaginait même pas. Elle vous connaissait bien... Mais je me demande à présent si elle n’entretenait pas trop d’illusions à votre égard.

— Que voulez-vous dire ?

— Tout à l’heure, vous auriez juré n’importe quoi ! fit sir Christopher avec une soudaine rudesse, mais à présent, vous faites tous vos efforts pour éviter de vous encombrer d’Arthur. Que vous ne l’aimiez pas peut se concevoir, puisque vous ne le connaissez pas, mais vous avez aimé sa mère et, après tout, il est votre fils !

— Pas après tout ! C’est justement parce que je suis son père que je redoute des relations où nous pourrions nous blesser l’un et l’autre. Comment contraindre un garçon qui voit dans la fuite le seul moyen de m’échapper et qui est entièrement intégré à l’Angleterre ? Comment le forcer à vivre à mes côtés... en terre ennemie ?

— Peut-être suffirait-il que vous vous rencontriez ? Vous êtes le genre d’homme qui pourrait lui plaire...

L’entrée du majordome coupa court au dialogue. Au soulagement provisoire de Guillaume, qui éprouvait le besoin d’un peu de solitude pour tenter de faire face à cette situation tellement inattendue :

— Qu’y a-t-il, Sedgwick ?

— Sir Édouard vient d’arriver, mylord.

— Vous l’avez conduit auprès de lady Marie ?

— Il n’en a pas exprimé le désir mais plutôt celui de se rendre dans sa chambre afin d’y faire quelque toilette. Nous savons tous combien la poussière des grands chemins est insupportable à sir Édouard... D’autre part, Mrs Howell et Kitty ont fini de donner leurs soins à milady.

Lord Astwell tendit la main pour empoigner sa canne et se hissa péniblement hors de son fauteuil, refusant d’un geste vif l’aide que Guillaume s’apprêtait à lui offrir. Puis il tira sa montre.

— Nous y allons ! Venez, monsieur Tremaine... Quant à vous, Sedgwick, veuillez monter chez sir Edouard et lui dire qu’il a dix minutes, pas une de plus, pour venir saluer sa mère. Sinon j’aurai le regret de le chasser de cette maison qui est encore la mienne...

Côte à côte, les deux hommes reprirent le chemin de la chambre mortuaire. Guillaume ne pouvait pas ne pas remarquer le tremblement léger de son compagnon agité par une indignation qu’il avait peine à maîtriser. De toute évidence, l’époux de Marie-Douce détestait son beau-fils et c’était amplement suffisant pour que Guillaume n’éprouvât aucune joie à l’idée de le rencontrer.

Mrs Howell, la housekeeper d’Astwell, et Kitty avaient fait merveille : la jeune morte — comment croire, en la voyant, qu’elle venait d’atteindre la cinquantaine ? — reposait dans un océan de blancheurs neigeuses. Son corps amenuisé par la souffrance disparaissait sous une marée de dentelles d’où émergeaient seulement ses mains diaphanes et la délicatesse de son visage aux traits reposés. Les cils encore foncés mettaient une ombre légère sur les joues pâles et, sous l’auréole formée par un bonnet de précieux point d’Angleterre traversé de rubans de satin, la masse soigneusement brossée des cheveux argentés brillait avec des reflets roses sous la lumière des candélabres disposés à la place des chevets. Un doux sourire flottait sur ses lèvres et Guillaume, le cœur crucifié, renonça à retenir ses larmes. Par-delà cette gisante idéale, il revoyait la petite fille de la rue Sainte-Anne émergeant d’un tas de neige pour lui offrir le rayonnement de sa frimousse rose ou pétillaient des prunelles couleur de mer au solei. Depuis ce jour, il était prisonnier de ce regard et de l’âme qui l’habitait. Penser qu’il était à jamais éteint lui inspirait la plus douloureuse des révoltes :

« Pourquoi toi et pas moi, Marie ? » songeait-il avec l’impression que sa vie s’achevait la, qu’il n’avait plus rien à en attendre puisqu’il n’était plus possible d’espérer voir celle qu’il aimait tant revenir vers lui.

Le poids de la douleur l’accabla soudain. Il se laissa lourdement tomber à genoux et, enfouissant sa figure dans ses mains, pleura sans honte l’unique amour de sa vie...

Une main fermement posée sur son épaule le ramena à la réalité.

Lord Astwell murmurait :

— Relevez-vous, je vous en prie ! Voilà Édouard !

La porte de la chambre venait, en effet, d’émettre un léger grincement. Vivement remis sur pied, Guillaume se contraignait à ne pas se retourner vers l’arrivant. Tirant de sa poche un mouchoir, il fit toute une affaire de s’y moucher, ce qui lui permit d’essuyer ses larmes.

Lentement Édouard Tremayne s’approcha du lit. Guillaume l’eut bientôt dans son champ de vision et put contempler de profil cet inconnu qui, cependant, était son neveu mais dont il n’eût jamais imaginé, le rencontrant au hasard d’une rue, qu’il pût exister entre eux le moindre lien de famille. Le fils de Richard, le traître de Québec7, ne ressemblait en rien à son père.

L’aîné des fils du docteur Tremaine avait été brun acajou comme celui-ci, lourdement charpenté à son image, mais, contrairement à lui, il enrobait de graisse des muscles à peu près inexistants. Quant aux traits de son visage, ils étaient d’une banalité à laquelle seul un caractère désagréable parvenait à donner quelque relief. Or, son fils aurait pu servir de modèle pour une statue grecque. Il en possédait le nez droit prolongeant un front dont il était difficile d’apprécier la hauteur sous les boucles brillantes, du même blond argenté que celles de Marie-Douce, la bouche très ourlée et légèrement boudeuse, l’œil grand et bien fendu mais d’une curieuse couleur vert pâle tirant sur le jaune. D’assez haute taille, il était bâti en homme habitué aux exercices physiques et, à voir la façon dont il était vêtu, Guillaume pensa qu’il contemplait à cet instant un parfait spécimen de ces dandys que les tailleurs français s’efforçaient de prendre pour modèle.

Coupé très certainement par un maître de Sackville Street, son habit de fin drap gris foncé, dont le col de velours noir brillant touchait presque ses oreilles, offrait l’image suprême du bon ton, même s’il évoquait assez mal la notion de deuil. Le pantalon, collant à l’extrême, était dun gris plus clair ainsi que le gilet de soie, coupé droit sur le ventre. La cravate, de mousseline immaculée, était nouée avec art et retombait en jabot du col haut et empesé de la chemise qui maintenait la tête droite. Des breloques tintaient à la chaîne d’or barrant le gilet dont le jeune homme — Tremaine devait l’apprendre par la suite — faisait venir la soie du Siam. Enfin, un monocle pendait à un ruban noir passé autour du cou. Une œuvre d’art en quelque sorte mais qui inspira aussitôt à Guillaume de la répulsion. Ce garçon trop beau semblait dépourvu d’âme. Pas la moindre émotion sur le marbre de ce visage tandis qu’il considérait la dépouille mortelle de sa mère en tripotant machinalement du bout des doigts le petit rond de verre cerclé d’or.

Soudain, Édouard se cassa en deux. saluant profondément, puis vira lentement sur ses talons et son regard accrocha celui, sévère, de cet inconnu qui le fixait. Il eut un haut-le-corps, redressant sa tête arrogante avec une expression de dédain, et enfin se dirigea vers la porte. Aussitôt, sir Christopher fit signe à Guillaume de le suivre et emboîta le pas du jeune homme. Il le rejoignit tandis qu’il traversait la galerie sur laquelle ouvraient les chambres et il l’interpella rudement :

— Édouard !

Le jeune homme s’arrêta mais mit une évidente mauvaise volonté à se retourner :

— Eh bien ? fit-il seulement.

La voix du vieux gentilhomme tonna soudain :

— Tant que vous serez chez moi, vous vous comporterez correctement et non comme ces ruffians et ces cochers que vous fréquentez et auxquels vous vous efforcez de ressembler. Qui vous a appelé d’ailleurs ? Je ne crois pas vous avoir fait prévenir.

L’autre perdit d’un seul coup de sa superbe et prit un air gêné :

— Veuillez m’excuser, mylord ! De toute façon j’avais décidé de venir mais j’ai rencontré ce Jeremiah Brent, le précepteur du... de...

— De votre frère ! Et alors ?

— Il furetait sur le port avec deux de vos gens. Il paraît que... ce charmant enfant s’est sauvé ?... Bref, il m’a dit que l’état de Mère s’aggravait... Alors, me voilà !

— Vous n’imaginez pas que je vais vous en remercier ? Il y a longtemps que vous devriez être là ! D’autre part, vous vous conduisez comme si ce château était une auberge. Votre premier devoir était d’en saluer les maîtres : votre mère... et moi. Sans oublier ceux que j’y reçois si, d’aventure, vous les rencontrez !

Instantanément, Édouard retrouva son aplomb. Sa belle bouche s’étira en un sourire moqueur :

— J’ai déjà présenté les excuses qui vous sont dues mais je ne vois pas pourquoi je me mettrais à saluer des inconnus simplement parce qu’ils sont ici. Ne m’obligez pas à vous rappeler que je suis noble et ce personnage...

— Est votre oncle, Mr Guillaume Tremaine qui a bien voulu venir de Normandie sur ma demande.

— Ah ! L’homme du Cotentin !... Il en a bien l’air, fit le jeune homme en chiquenaudant son jabot. Sur cette insolence, il eut un bref rire de gorge parfaitement déplaisant qui passa comme une râpe sur les nerfs tendus de Tremaine, déjà peu enclin à la patience. Écartant doucement lord Astwell, il se planta devant le dandy qu’il dominait d’une bonne demi-tête :

— Et de quoi ai-je l’air, s’il vous plaît ?

Sous le regard fauve, aussi peu rassurant que possible, qui le fusillait de son double feu, Édouard eut un léger frémissement mais, pour ne pas perdre la face, il s’obligea à faire bonne contenance :

— Boh !... D’un hobereau provincial ! fit-il en agitant son monocle avec affectation tout en examinant le nouveau venu dont la mise, cependant, ne justifiait guère son dédain. Depuis la mort de sa femme, Guillaume s’habillait de noir le plus souvent mais, lorsqu’il voyageait ou se déplaçait à cheval, il adoptait plus volontiers le gris fer ou le vert foncé. C’était le cas ce jour-là et son habit était, dans sa simplicité, d’une irréprochable élégance. Les culottes collantes en casimir noir qui s’enfonçaient dans les bottes à revers dessinaient vigoureusement ses longues jambes maigres et musclées et sa veste soulignant des épaules puissantes susceptibles de faire réfléchir même un sportman entraîné.

— Puisque vous êtes mon neveu — ce dont je ne me réjouis guère — , je serais en droit de vous apprendre la politesse en vous infligeant une correction méritée, mais votre mère vient tout juste de s’éteindre dans cette demeure où l’on m’a accueilli en ami et je la respecterai...

— Vous imaginez-vous que je me laisserais rosser sans vous rendre coup pour coup ? J’ai vingt-huit ans... cher oncle et si je m’occupais de vous, vous pourriez vous retrouver en piteux état. Mais puisque nous en sommes aux liens de famille, vous auriez pu ajouter que vous êtes aussi le père de cet aimable bambin qui est la honte de notre famille et que nous devons à une aberration heureusement passagère de notre pauvre mère...

La gifle claqua comme une porte que l’on referme violemment et jeta Édouard à terre mais déjà Guillaume était sur lui et, l’empoignant par les revers de son habit, le remettait sur pied. Ses yeux flambaient à présent d’une fureur meurtrière :

— Osez l’insulter encore et je vous démolis, misérable imbécile ! Vous, en tout cas, vous êtes bien le fils de votre père, et si j’étais vous je ne me vanterais pas d’un titre ramassé par un traître dans le sang répandu sur les plaines d’Abraham8...

Edouard essayait de reprendre pied sur le sol. En vain ! D’une brutale poussée, Guillaume l’envoya rouler jusqu’à la rampe de l’escalier menant au rez-de-chaussée contre laquelle, à demi assommé, il resta inerte un instant. La scène avait été si rapide que sir Christopher n’avait même pas eu le temps d’essayer de s’interposer. Peut-être d’ailleurs y trouva-t-il un certain plaisir car une lueur brillait dans ses yeux lorsque Guillaume revint à lui pour s’excuser.

Cependant deux autres témoins venaient d’apparaître sur la galerie et ce fut devant eux qu’Édouard, à demi groggy, se trouva étendu : une jeune femme et un gamin aux cheveux roux en désordre dont la vue figea Tremaine, lui faisant même oublier de se justifier auprès de son hôte. Quant à la nouvelle venue, elle était d’une beauté à couper le souffle.

Quand elle s’immobilisa en haut des marches, une main sur la rampe, la lumière d’un flambeau posé sur un coffre et que l’on avait oublié d’éteindre fit rayonner, sous le grand chapeau de velours noir cavalièrement retroussé, une somptueuse chevelure cuivrée et d’immenses yeux d’or pailletés de vert qui scintillaient comme des émeraudes... Ceux-ci se posèrent avec un rien d’amusement sur la forme effondrée du baronnet :

— Eh bien, Édouard, que faites-vous donc là ? dit-elle avec une feinte sévérité. Quelle tenue négligée ! C’est bien la première fois que je vous vois vous traîner par terre ! Cherchez-vous quelque chose ?

Néanmoins, elle lui tendit une main secourable qu’il prit machinalement. L’enfant regardait lui aussi l’homme à terre, mais avec une expression bien différente : c’était une joie sauvage, une exultation profonde qui irradiait son étroit visage. De toute évidence, il vivait là un des moments intenses de sa courte existence : voir à ses pieds, mordant la poussière, l’homme qu’il haïssait de tout son cœur...

Celui-ci se relevait avec un air égare qui se changea soudain en fureur :

— Vous allez me payer ça, monsieur le rustre !... Nous allons nous battre et... C’est à vous que je parle, Tremaine ! Regardez-moi au moins !

Mais Guillaume ne l’entendait pas. Il regardait cette femme et cet enfant tour à tour : bouleversé par l’éclat de l’une, sa ressemblance avec celle qui venait de mourir, et par cette figure juvénile où il retrouvait bien des traits du gamin blessé de Québec. Devinant ce qu’il éprouvait, lord Astwell s’interposa enfin et repoussa Édouard :

— En voilà assez, maintenant ! Ce qui vous est arrivé, vous l’avez bien cherché. Regagnez votre appartement où l’on vous servira. Nous parlerons ce soir...

Maté, Édouard se retira vers les profondeurs de la galerie sans que personne lui prête la moindre attention. Sir Christopher, tendant une main affectueuse, alla vers la jeune femme :

— Chère Lorna !... Vous l’avez donc retrouvé ? Où était-il ?

— Beaucoup plus près que nous ne l’imaginions ! L’idée m’est venue tout à coup de chercher à Cambridge, chez ce vieux maître de Christ’s College que vous avez eu ici l’été dernier pour étudier vos livres orientaux et qu’Arthur suivait partout...

Lord Astwell fronça les sourcils :

— Le professeur Garrett ? Arthur était chez lui et il ne m’a pas prévenu ?

Le garçon alors prit la parole. Relevant sa tête qu’il tenait baissée avec un air plus têtu que contrit, il déclara :

— Je lui ai dit que, s’il vous avertissait, je m’échapperais encore et, cette fois, j’irais me noyer ! Il sait très bien que j’en suis capable !

— C’était le mettre dans une situation délicate. Qu’espériez-vous de lui ?

— Des conseils... et puis un peu d’argent. Enfin qu’il m’aide à m’embarquer : son fils commande un des navires de la West India Company et il va bientôt repartir. Je l’ai supplié de me laisser attendre chez lui. Je dois avouer qu’il n’avait pas encore consenti et m’avait demandé à réfléchir trois ou quatre jours...

Sir Christopher claudiqua jusqu’à lui et posa sur son épaule une main ferme :

— Et votre mère, Arthur ? Comment avez-vous osé l’abandonner alors qu’il lui restait si peu de temps à vivre ? Sa douleur...

— Elle se souciait bien peu de moi, ces derniers temps ! lança le jeune garçon avec violence. Ce qu’elle attendait c’était l’homme à qui elle voulait me léguer comme si j’étais une commode ou un portrait de famille ! Elle ne pensait qu’à lui ! Alors je lui en ai voulu et je pensais qu’en apprenant mon départ elle comprendrait enfin que je ne voulais pas me laisser exiler chez ces damnés Français !

— Peut-être a-t-elle compris ? Seulement, elle est morte sans vous avoir embrassé une dernière fois. Je pense que cette idée sera pour vous une punition suffisante, Arthur.

Les yeux de l’enfant s’emplirent de larmes. Il chercha un mouchoir, n’en trouva pas et, d’un geste rageur, passa son bras sur ses paupières pour les essuyer, rééditant, sans le savoir, un geste jadis familier à son père. Celui-ci retint un sourire mais tira de sa poche un carré de batiste blanche et le lui tendit en silence. Un peu comme si c’était un rameau d’olivier....

Cependant les prunelles bleu-vert du jeune garçon — si semblables à celles de Marie ! — ne s’adoucirent pas. Et pas davantage sa voix lorsqu’il demanda après avoir refusé l’offre :

— C’est vous qui êtes mon père ?

Sans répondre, Guillaume le mena vers un grand miroir ovale placé en face de l’escalier et s’y plaça auprès de lui.

— Qu’en pensez-vous ? dit-il enfin.

L’enfant contempla un instant la double image :

— Je vous ressemble, c’est vrai ! Mais je ne crois pas que ça me fasse plaisir...

D’un mouvement vif, il tourna les talons, s’élança dans la galerie en courant et disparut dans les profondeurs de la maison. Plus atteint qu’il ne voulait se l’avouer, Guillaume rejoignit le châtelain. Il s’inclina devant lui :

— Il me reste à vous remercier de votre accueil, lord Astwell, et à vous prier de bien vouloir faire avancer ma voiture...

— Vous nous quittez ? fit celui-ci, visiblement peiné. Est-ce à dire que vous renoncez ?

— Je ne renonce à rien, sinon à votre hospitalité qui pourrait vous être une gêne, surtout après ce qui s’est passé entre... sir Édouard et moi... Il vaut mieux que vous puissiez régler cette affaire de famille entre vous. Je vous prie de m’indiquer une bonne auberge à Cambridge, j’y attendrai votre décision. Et surtout celle d’Arthur. Vous me la ferez connaître après les funérailles... auxquelles je... j’aimerais beaucoup assister si vous voulez bien m’en communiquer le jour et l’heure...

— Je ne peux vous donner tort. A votre place, c’est sans doute ce que je ferais. Il y a un bon hôtel, University Arm’s, dans Regent Street. Dites que vous êtes de mes amis : vous y serez bien. Du moins je le crois.

Les deux hommes se serrèrent la main avec une chaleur inattendue. Ce fut peut-être ce qui incita Guillaume à demander :

— Me permettez-vous d’aller... lui dire un dernier adieu ? Seul !

— C’est bien naturel. Vous connaissez le chemin...

— Merci.

Après s’être brièvement incliné devant Lorna, Guillaume se dirigea vers la chambre mortuaire où seule, à cet instant, veillait Kitty pleurant de tout son cœur la tête enfouie dans les dentelles de la courtepointe. Son chagrin était si profond qu’elle n’entendit pas entrer Guillaume et celui-ci, touché, s’efforça de ne pas révéler sa présence.

Un long moment, il emplit ses yeux du pâle et doux visage qu’il ne reverrait plus en ce monde, qui ne s’illuminerait plus à son approche, qui ne viendrait plus jamais se nicher contre son épaule. Tout s’arrêtait là et Guillaume ressentit une grande lassitude comme si la terre venait de perdre à la fois sa couleur et son parfum... Il regrettait même d’avoir promis de patienter encore un peu dans ce pays qu’il détestait plus encore que par le passé. Tout ce dont il avait envie, à présent, c’était de retrouver son bateau, la mer qui ne l’avait jamais déçu et, au-delà, l’antique presqu’île normande où l’attendaient sa maison, sereine et belle sur son promontoire battu des vents, et surtout le sourire d’Élisabeth, sa fille de quinze ans...

Sans que Kitty, absorbée dans son chagrin, en eût conscience, il posa une dernière fois ses lèvres sur les doigts menus et déjà froids refermés autour d’un petit bouquet de bruyère et de roses, retenant le sanglot qui montait à sa gorge, puis, sur la pointe des pieds, il sortit comme on s’enfuit. Lorsqu’il referma la porte, il vit que Lorna était devant lui et, à nouveau, sa beauté le frappa autant que sa ressemblance avec sa mère.

Revoyant en pensée le visage osseux d’Arthur, il songea que Marie s’était curieusement partagée entre ces deux enfants-là. L’un éclairait de ses yeux à elle une figure résolument Tremaine, l’autre possédait ses traits dans leur exquise perfection mais transposés, changés par les deux lacs scintillants des prunelles, si vastes qu’ils posaient une sorte de masque brillant sur la peau à la fois chaude et lumineuse.

En voyant que sa présence le surprenait, elle eut un petit sourire vite effacé :

— Nous n’avons pas encore échangé une seule parole, dit-elle et j’ai pensé que c’était dommage... Puis-je vous accompagner jusqu’à votre voiture ? On vient de l’avancer.

— J’en serais heureux. C’est une attention délicate et je vous en remercie...

Côte à côte, ils descendirent le vieil escalier de chêne dont les marches grinçaient un peu sous leurs pas puis ils traversèrent le hall sans avoir prononcé une parole. Pourtant, Guillaume ressentait comme une caresse le frôlement soyeux de l’ample robe de satin noir ainsi que le parfum léger, indéfinissable mais délicieux, qui en émanait. Ils avaient atteint la grande porte lorsque Lorna murmura :

— Ainsi vous êtes mon oncle ? C’est presque impossible à croire, fit-elle, employant le français pour la première fois, avec d’ailleurs une parfaite aisance.

— Pourquoi ?

— S’il vivait encore, mon père aurait largement dépassé la soixantaine. Il semble que vous en soyiez fort éloigné.

— Moins que vous ne le pensez. Lui et moi avions une assez grande différence d’âge mais cela ne change rien à nos liens familiaux. Vous êtes bien ma nièce. Ou plutôt ma demi-nièce car nous n’avons pas eu la même mère.

— Je crois que j’aime mieux cela. Ne me demandez pas pourquoi ; je ne saurais vous le dire... Mais à présent dites-moi : vous allez vraiment emmener Arthur ?

— Uniquement s’il le veut bien. Je refuse qu’on le contraigne.

— C’est pourtant la seule perspective valable pour lui. A condition, bien sûr, que vous vous sentiez capable de lui donner un peu de ce qu’il vient de perdre. Il vous paraît peut-être difficile de l’imaginer étant donné sa conduite, mais il adorait Mère. Que trouvera-t-il auprès de vous ? Avez-vous une famille à lui offrir ? Peut-être que votre femme...

— Elle est morte sur l’échafaud, pendant la Terreur, mais j’ai deux enfants : une fille de quinze ans, un fils du même âge qu’Arthur et je pense qu’ils l’accueilleraient volontiers... Cependant, permettez-moi une question !

— Je vous en prie.

— Pour vous soucier ainsi de ce garçon, il faut que vous l’aimiez et l’on m’a dit que vous alliez contracter prochainement un grand mariage. N’y a-t-il vraiment pas de place pour lui dans les châteaux qui vous attendent ? Au moins jusqua ce quil puisse réaliser son rêve ?

D’une main posée sur son bras, elle l’arrêta et lui fit face, si proche soudain qu’elle était presque contre lui. Il vit alors que ses lèvres tremblaient :

— C’est justement parce que je l’aime que je préfère le savoir assez loin pour être en sécurité. Et puis, ajouta-t-elle d’un ton plus léger, mon futur époux n’a aucune envie de s’encombrer de ma famille. Dans une certaine limite, je peux le comprendre...

— Il vous épouse et ose formuler des exigences ? Il devrait délirer de bonheur car j’imagine qu’il n’est pas votre premier prétendant ?

Elle eut un rire léger qui rendit à Guillaume celui de Marie-Douce :

— Est-ce une manière galante de me faire entendre qu’il est grand temps pour moi d’acquérir un époux ? Il est vrai que j’ai déjà vingt-sept ans. Il est vrai aussi que ce cher Thomas patiente depuis un certain nombre d’années et que, pour rester maître de la place, il a déjà éliminé quelques concurrents. Cela dit, rassurez-vous : il délire convenablement...

— Et vous ? Est-ce que vous l’aimez ?

— Ce n’est pas une question à poser, mon cher oncle, et, en vérité, vous êtes incorrigibles, vous les Français : à vous entendre on croirait que l’amour est la grande affaire d’une existence...

— Si à votre âge vous ne le pensez pas, je vous plains. Votre mère était une toute petite fille lorsque je l’ai rencontrée et je n’étais pas beaucoup plus vieux qu’elle. Pourtant, après tant d’années, mon amour pour elle est demeuré intact...

Un voile de gravité s’étendit sur le lumineux visage de l’étrange fille :

— De même que le sien pour vous et c’est au nom de cet amour que je vous conjure d’emmener Arthur...

Ayant dit, elle le poussa doucement dehors et referma sur lui la porte du château. La voiture de Guillaume l’attendait entre deux valets de pied dont l’un lui ouvrit la portière. Sur le siège, Sam Weldon, sans doute impressionné par le décor, observait une immobilité de statue. Ce fut seulement lorsque son passager eut prit place qu’il demanda :

— Où... Votre Seigneurie désire-t-elle aller ?

L’un des valets s’enquit auprès de Guillaume puis transmit la destination. Le cocher fit claquer son fouet et la voiture chargée des bagages partit au grand trot... Debout derrière l’une des hautes verrières du vestibule, Lorna Tremayne la regarda se fondre dans le crachin qui noyait le parc. Son sourire comme l’expression de son visage étaient indéchiffrables...




Deux jours plus tard, les funérailles de Marie étaient célébrées dans la chapelle surmontée d’une tour carrée construite au milieu d’un bosquet, et selon le rituel de la religion catholique qu’elle n’avait jamais abandonnée depuis son enfance. La cérémonie, fort simple, représentait à la fois un coup d’audace et une victoire personnelle de sir Christopher. En effet, si, depuis le début du règne de George III, l’Église anglicane fermait les yeux sur la présence de quelques prêtres « papistes » autour de ses églises, si les catholiques pouvaient prier comme bon leur semblait et recevoir leurs sacrements dans le privé, ils étaient encore l’objet de mesures discriminatoires : ainsi il leur était défendu d’ouvrir des écoles. Quant à leurs mariages et leurs enterrements, ils n’étaient célébrés en public que selon le rite anglican.

Marie reçut la bénédiction du chanoine français émigré que Guillaume avait aperçu dans sa chambre et qui veillait d’ailleurs, depuis plusieurs années, à ses besoins spirituels. Il vivait dans une ancienne dépendance du château où lord Astwell l’avait installé.

Comme dans la plupart des grandes demeures anglaises, la sépulture des seigneurs du domaine se trouvait aux confins du parc et du village qui en dépendait. C’est là que, finalement, le corps de la défunte fut déposé, dans une niche encore vacante.

Tant que dura la pénible cérémonie, Guillaume partagea son attention entre sir Christopher, Lorna et le jeune Arthur. Plus pâle encore que de coutume et les yeux marqués de cernes presque noirs, le veuf semblait pourtant toucher à un étrange bonheur : avant de quitter le caveau il eut, en touchant le cercueil, un geste qui signifiait : « Je reviens bientôt. Tu ne seras pas seule longtemps. » Et Guillaume se sentit envahi d’une amère jalousie qui devenait plus âpre encore lorsqu’il regardait Lorna.

En grand deuil, la jeune femme ne cachait pas son chagrin et pleurait sans fausse honte. Pourtant, elle était l’image même de la jeunesse et de la vitalité. Se dire qu’il ne la reverrait sans doute jamais accroissait les regrets de Tremaine, lui donnant un peu l’impression de perdre Marie pour la seconde fois. Quant au jeune garçon, sur l’épaule de qui elle posait souvent la main, il se tenait très droit dans ses habits noirs, ne voyant rien ni personne, mais l’angoisse et la révolte habitaient son regard et sa bouche serrée : il savait que, dans peu d’instants, il quitterait tout ce qui composait sa vie jusqu’à ce jour pour s’en aller avec un inconnu vers une terre dont il ne voulait pas. Et Guillaume, le cœur serré, pensait que l’avenir manquait singulièrement de lumière : arriverait-il jamais à faire un fils de ce gamin hostile ?

Lorsque la cérémonie fut achevée, l’enfant se tourna vers sa soeur :

— Est-ce maintenant que je dois partir ? demanda-t-il sèchement.

— Dans un moment seulement ! Vous devez laisser Mr Brent achever vos bagages à tous deux puisqu’il vous accompagne. Ce qui doit tout de même vous consoler un peu ?

En effet, ayant appris combien le jeune précepteur d’Arthur — il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans — était attaché à son élève, Guillaume lui avait spontanément proposé de continuer à s’occuper de lui si la perspective de vivre en France ne lui était pas trop désagréable et, à sa surprise, Jeremiah Brent s’était montré enchanté. Même très reconnaissant :

— L’idée de quitter Arthur m’était pénible, je ne vous le cache pas, monsieur Tremaine. Sous des dehors difficiles, c’est un garçon attachant et d’une vive intelligence. Quant à la France, elle ne m’effraie pas : l’une de mes grands-mères était normande.

Cet arrangement, approuvé par lord Astwell qui recommandait avec chaleur les qualités professorales de Brent, avait détendu un peu l’atmosphère entre Arthur et son père. Aussi fut-ce avec l’ombre d’un sourire qu’il répondit à Lorna :

C’est vrai : j’en suis bien content. Avec lui j’aurai un peu moins l’impression d’être perdu...

— Je ne vois pas pourquoi vous auriez cette impression. Essayez de vous souvenir de ce que Mère s’efforçait de vous apprendre sur lui !

— Elle l’aimait et les gens qui aiment sont parfois trop indulgents. Moi, il ne me plaît guère... bien qu’il ait si magistralement boxé Édouard, ce dont je lui serai toujours reconnaissant...

— C’est un commencement ! Mais je crois savoir pourquoi il ne vous attire pas. Cela tient à ce que vous trouvez qu’il vous ressemble un peu trop. Vous avez l’impression de vous voir lorsque vous serez un homme, et vous n’aimez pas cela...

— Vous avez peut-être raison...

— Alors laissez-moi vous rassurer : il existe suffisamment de différences pour vous ôter toute crainte. Je crois M. Tremaine unique en son genre, ajouta-t-elle avec un demi-sourire en passant une main affectueuse sur la tête du jeune garçon qui, spontanément, se serra contre elle avec, dans les yeux, les larmes qui lui venaient enfin :

— Oh, Lorna, pourquoi m’obligez-vous à partir ? Je vous aime tant ! Et si je ne dois plus jamais vous revoir...

— Où prenez-vous cette idée ?

D’un mouvement de tête plein de rancune, Arthur désigna son père qui cheminait en direction du château aux côtés de sir Christopher :

— Il ne me ramènera jamais ici. Il déteste l’Angleterre. Je l’ai compris tout de suite...

— C’est possible mais, outre que devenu adulte vous aurez le loisir d’aller où vous voulez, il se peut que je vienne vous voir un jour puisque le traité d’Amiens nous réconcilie avec la France...

— Vous viendriez là-bas, dans ce pays perdu ?

— Pas plus perdu que nos pointes de Cornouailles. J’ajoute que vous y possédez une maison dont notre mère m’a confié le soin jusqu’à votre majorité.

L’enfant ouvrit de grands yeux :

— Moi, une maison ? En France ?

— Eh oui : celle où vous êtes né. Votre grand-mère Vergor l’a jadis reçue en héritage d’un oncle vieux garçon. Elle s’en souciait peu et voulait la vendre mais elle plaisait à Mère qui l’a achetée. Je ne vous garantis pas qu’elle soit encore en bon état après cette horrible Révolution, mais c’est justement ce dont j’aimerais m’assurer...

— Alors partez avec nous, tout de suite !

— Vous oubliez que je me marie bientôt mais je vous promets de venir, ajouta-t-elle en voyant se rembrunir le visage de son jeune frère. De toute façon, maison ou pas, je veux m’assurer que l’on vous traite bien et, dans ce but, surgir à l’improviste me paraît plus judicieux... A présent, allez rejoindre Mr Brent pour l’aider dans ses derniers préparatifs... Et ne dites rien de tout cela, ce sera... notre secret !

Tandis qu’Arthur prenait en courant le chemin du château, Lorna rabattit sur son visage le grand voile noir qu’elle avait rejeté en quittant le tombeau et choisit de rentrer par un sentier coupant à travers bois. Pensant qu’elle désirait être un peu seule avec son chagrin, ceux qui la suivaient se gardèrent de s’imposer. Même Edouard, qui durant toute la cérémonie s’était tenu à distance prudente de Tremaine, renonça à la rejoindre comme il en avait l’intention : il savait que, même si elle faisait toujours preuve envers lui d’une certaine indulgence, Lorna pouvait se montrer fort désagréable quand on l’importunait. De toute façon ce qu’il avait à lui dire n’était pas si urgent : dans un moment, tous deux seraient débarrassés du vilain bâtard et il fallait espérer gue ce serait sans retour. Ce qui éviterait à sir Edouard Tremayne des manœuvres toujours déplaisantes. D’ailleurs, l’oncle passait pour riche. Du moins c’était ce que Mère avait dit un jour... Le morveux ne serait pas à plaindre s’il savait s’y prendre et il ne resterait plus à sa famille anglaise qu’à l’oublier tout simplement...

Pour l’heure présente, lui-même se sentait d’humeur bénigne. Il n’avait jamais beaucoup aimé sa mère. Par contre, il envisageait avec un certain plaisir l’entretien que lui et sa sœur auraient dès le lendemain avec le notaire. Même si les héritiers de Marie n’avaient aucun droit sur Astwell Park — ce qui était assez regrettable bien sûr ! — , elle laissait tout de même un peu de biens : sir Christopher s’était toujours montré très généreux avec sa femme qu’il adorait. Sans doute ne s’agissait-il pas d’une grande fortune mais ce qu’Édouard toucherait lui permettrait au moins de payer certains créanciers — les plus pressants ! — et de passer quelques bonnes soirées autour des tables de jeu. Il y avait aussi cet attelage dont il rêvait et qui resterait peut-être encore hors d’atteinte. A moins de réussir à convaincre « Granny » Vergor de dénouer les cordons de sa bourse. Elle serait si contente quand elle apprendrait que la dernière trace de l’inconduite de sa fille ne souillait plus le vertueux sol anglais ! Cela, bien sûr. en attendant que Lorna devienne duchesse ! La fortune du futur beau-frère permettait les plus grandes espérances. Surtout pour un homme aussi habile à manier la flatterie que les cartes. Le cher Thomas était aussi bête que riche et ce n’était pas peu dire !

Justement, Lorna pensait à son fiancé tandis que les feuilles mortes roulaient comme de menues vagues sous les plis épais de sa robe de velours. Elle était assez satisfaite qu’une chute de cheval survenue dernièrement lors d’une chasse au renard avec le prince de Galles eût empêché Thomas d’assister aux funérailles. Il avait la fâcheuse manie de poser des questions souvent saugrenues parfois gênantes, et la présence de ce parent français aux allures de corsaire lui en aurait sans doute inspiré une insoutenable quantité. Personne n’avait jugé bon, en effet, de lui apprendre qu’Arthur n’était pas le fils du même Tremayne que son beau-frère et sa future épouse, l’idée ne l’ayant jamais effleuré de s’enquérir de la date du décès de sir Richard. S’il avait fallu lui dire la vérité, il se fût peut-être montré, sinon désagréable, du moins fort désinvolte envers Guillaume, et Lorna s’avouait qu’elle ne l’aurait pas supporté. Peut-être parce que la comparaison n’aurait certainement pas été à l’avantage de Thomas.

En approchant du château, elle vit les domestiques occupés à charger les bagages d’Arthur et de son précepteur. Le départ était imminent et, soudain, elle fut tentée d’accéder à la prière d’Arthur : l’accompagner en France. Elle se découvrait l’envie d’en savoir davantage sur cet oncle tombé du ciel ou remonté des enfers, de connaître sa demeure et le pays où il vivait. Cependant, elle possédait assez d’empire sur elle-même, assez de sagesse aussi pour deviner que c’eût été une faute. Personne ne l’aurait comprise et, peut-être, son mariage aurait même été remis en question. Thomas l’aimait autant qu’il lui était possible d’aimer une femme, mais il était tellement imbu de lui-même, tellement dépourvu d’imagination qu’il avait beaucoup de mal à comprendre ses semblables. Or, ayant épuisé toutes les folies qu’autorisait une jeunesse dorée, ayant pesé à leur juste valeur les amours, toujours imparfaites, qu’on ne cessait de lui offrir, Lorna avait très envie à présent de devenir duchesse de Lenster. Mieux valait s’en tenir à ce qu’elle avait promis : une fois mariée, elle n’aurait aucune peine à convaincre Thomas de la laisser vivre et voyager à sa guise.

Lorsque vint le moment de la séparation, elle entoura l’enfant de ses bras, posa un baiser sur son front et chuchota à son oreille :

— N’oubliez pas ce que je vous ai dit... et tâchez d’être sage !

— Je n’oublierai pas... mais je ne promets rien !

Assis auprès de Guillaume, dans la voiture, l’enfant ne tourna à aucun moment la tête pour observer une dernière fois le château et le parc où il laissait tout ce qui avait été sa vie. Très droit, refusant même à son dos le confort des coussins, il regardait devant lui. Sans rien voir, bien entendu. Le silence régna pendant un long moment jusqu’à ce que Guillaume, apitoyé par ce profil buté derrière lequel il devinait tant de détresse, dise avec douceur :

— Vous devriez vous installer plus confortablement, Arthur. Nous ne serons à Londres que ce soir...

— D’autant qu’il n’a guère dormi la nuit dernière, approuva Mr Brent.

Qui ajouta aussitôt pour ne pas gêner son élève en détournant de lui la conversation :

— Est-ce que vous comptez y rester quelques jours, monsieur Tremaine ?

— Non. Grâce à la lettre que m’a donnée lord Astwell pour un haut fonctionnaire des Douanes, la reprise de mon passeport et les formalités d’embarquement devraient être facilitées. Nous coucherons à bord ce soir afin d’être prêts pour la marée. A moins que vous ne souhaitiez vous-même faire quelques emplettes ou saluer des amis ?...

— Merci beaucoup mais j’ai tout ce qu’il me faut et personne à voir. A Londres tout au moins. Le peu de famille qui me reste se trouve à Exeter, dans le Devon...

— Autrement dit, en venant habiter chez moi, vous en serez plus proche qu’à Astwell Park, dit Tremaine en souriant. Vous pourrez vous y rendre quand vous le voudrez : j’aurai toujours un bateau à vous offrir.

Le visage blond et joufflu du jeune précepteur, qui ressemblait assez à celui d’un angelot, rosit de plaisir :

— Veuillez me pardonner si je vous parais curieux mais... possédez-vous des navires ?

— Plusieurs. Je suis armateur. C’est sur l’un d’entre eux que nous allons embarquer tout à l’heure...

Observant son fils du coin de l’œil, il vit celui-ci perdait son attitude figée et que son intérêt était éveillé. Il ajouta :

— Celui-là revenait tout juste des Antilles avec du sucre, du rhum et de l’indigo lorsque nous avons fait voile sur l’Angleterre... D’autres vont pêcher la morue sous Terre-Neuve...

Il continua de parler, de cette voix grave qui était l’un de ses charmes, égrenant des noms de lieux lointains, conscient de la magie de ces évocations sur ce garçon dont on lui dit qu’il rêvait d’océans autant qu’il en avait rêvé lui-même.

Lorsqu’il se tut. Arthur, bien adossé à présent, ferma les yeux et s’endormit, redevenant instantanément le petit garçon qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. Guillaume le contempla quelques instants puis, tirant de sa poche un étui à cigares, il en offrit un à Jeremiah Brent :

— Espérons, murmura-t-il, que je lui ai donné de quoi ne pas trop regretter la Marine anglaise ?

Arrivés à Londres, ils ne s’arrêtèrent que peu d’instants à Paternoster Row, le temps de saluer Mrs Baxter et d’inviter François Niel à passer aux Treize Vents les fêtes de Noël :

— Les miens seront heureux de te connaître, assura Tremaine. Et puis je compte finir cette année avec un éclat particulier puisque la famille vient de s’agrandir.

— Il faudrait que la Manche soit vraiment impraticable pour que tu ne me voies pas arriver, promit le Canadien ! Ce sera une vraie joie !

Ainsi qu’il l’espérait, Guillaume n’eut aucune peine à récupérer ses papiers et à obtenir un bateau afin de rentrer à son bord. Tout juste si l’Alien Office ne déroula pas un tapis rouge pour l’ami d’un grand seigneur que l’on savait intime du chancelier de l’Echiquier !...

Tandis qu’une barque emmenait les voyageurs sur l’eau noire de la Tamise où sinuait par endroits le reflet jaune d’un fanal, Arthur respirait le paysage nocturne à pleins poumons, à pleins regards, humant même avec délices l’odeur mêlée de brouillard et de vase, de charbon et de détritus. Encombré de navires de toutes tailles et de toutes provenances, le fleuve, prolongement direct de ces mers qu’il désirait tant connaître, lui semblait animé d’une vie propre. Certains de ces bateaux paraissaient superbes, d’autres misérables. Aussi s’interrogeait-il avec un peu d’anxiété sur la taille de celui qui l’attendait.

Soudain, la silhouette à la fois compacte et allongée d’un trois-mâts à coque noire barra son horizon. Malgré l’obscurité, il distingua des sabords fermés qui devaient cacher des canons, bien qu’il ne s’agît pas d’un vaisseau de guerre. Et, sous le beaupré, une figure de proue à longs cheveux où brillaient des glaçures d’or.

— Nous y voici ! dit Guillaume.

Mais avant qu’il eût empoigné le porte-voix pour héler l’homme de quart, Arthur ouvrit la bouche. C’était la première fois depuis le départ. Avec une imperceptible nuance de respect, il demanda :

— Ce navire est à vous, monsieur ?

— En effet. Vous plaît-il ?

— Il paraît beau... autant qu’on puisse en juger dans cette obscurité. Comment s’appelle-t-il ?

— Élisabeth.

Tremaine eut tout de suite le sentiment que le gamin se refermait à cause, très certainement, de ce nom de femme dont il pouvait supposer qu’il glorifiait une quelconque belle-mère. Tremaine alors ajouta d’un ton indifférent, celui d’un renseignement sans importance.

— C’est le nom de ma fille aînée. Elisabeth a quinze ans et j’espère que vous n’aurez aucune peine à vous reconnaître de la même famille. J ai aussi un fils de quelques mois plus vieux que vous : il s’appelle Adam....

Arthur pensa que cette fille avait bien de la chance d’être la marraine d’un grand bateau. Trop gâtée sans doute, ce devait être une pimbêche comme presque toutes celles qu’il connaissait. Le garçon serait peut-être plus supportable ?... Décidé tout à coup à en savoir davantage il remarqua avec insolence :

— Vous ne dites rien de leur mère. Elle ressemble à quoi ?

— Elle a été décapitée pendant la Terreur, répliqua Guillaume avec une sévérité qui fit rougir l’enfant. C’était une noble dame...

— Je vous prie de m’excuser. Je ne savais pas...

La barque accostait. Sur le pont du navire des lanternes s’agitaient. Une échelle descendit le long de la coque. Guillaume la saisit pour l’immobiliser :

— Montez Arthur ! dit-il. Une fois là-haut vous serez en France, et, que vous le croyiez ou non, je suis heureux de vous y souhaiter la bienvenue...

L’adolescent le regarda intensément sans un mot, comme s’il hésitait devant ce pas décisif, puis, saisissant les montants de corde, il grimpa avec l’agilité d’un chat. Et il eut la bizarre impression qu’il était en train de s’envoler.

Il en fut content. C’était comme un signe envoyé par le Destin, une réponse à une infinité de questions. Ce qui ne voulait pas dire qu’il acceptait son sort mais, après tout, ce bâtiment pouvait aussi bien l’emmener vers une liberté parfaitement inespérée quelques heures auparavant. En effet, au moment où il s’endormait dans la voiture, il avait entendu ce que ce Tremaine disait à Jeremiah Brent : l’endroit où on le conduisait était plus proche du Devon qu’Astwell Park, et ne pouvait donc être qu’en bord de mer ; il serait peut-être plus facile qu’il ne l’espérait d’échapper à une famille dont il ne voulait pas. Quant à la promesse faite à Lorna, elle ne l’arrêterait pas, car, après tout, il saurait toujours où la retrouver...

Aussi esquissa-t-il une ombre de sourire pour répondre au salut jovial que lui adressa le capitaine Lécuyer lorsqu’il prit pied sur le pont de l’Élisabeth...

CHAPITRE III CEUX DES TREIZE VENTS...

Le cheval arrivait comme une bombe. Tête haute, naseaux fumants, œil dilaté, il était visiblement emballé et sa cavalière ne le maîtrisait plus. De toutes les forces qui lui restaient, elle se cramponnait à l’encolure, à demi morte de peur mais n’osant crier par crainte d’exciter davantage le pur-sang. Heureusement Prosper Daguet, occupé à tailler une bavette avec la jument du docteur Annebrun tout en tirant sur sa pipe, saisit aussitôt le danger :

— Cré bon Dieu ! gronda-t-il et, arrachant la couverture posée sur le siège de la voiture, il se précipita pour la jeter à la tête de l’animal qui, soudain aveuglé, se cabra en hennissant avec fureur. Habilement, Daguet évita les sabots battants, empoigna la bride flottante échappée des mains d’Elisabeth :

— Doux !... Doux, Sahib !... Tout doux, mon fils ! Là... là... là..., psalmodia-t-il.

Au contact de ces mains et au son de cette voix amie, le cheval se calmait progressivement. La sueur blanchissait par plaques sa robe brillante et, à présent, il tremblait de tous ses membres mais il finit par ne plus bouger et le maître des écuries des Treize Vents put s’intéresser à ce qu’il y avait sur son dos. Ce qu’il vit l’effraya : jamais il n’avait vu Élisabeth dans un tel état. Inerte sur le cou du cheval sous la masse emmêlée de ses cheveux défaits, ses vêtements déchirés et sa figure ensanglantée par les branches basses, un genou sortant comme une boule d’ivoire du bas déchiré visible sous la jupe paysanne retroussée, la jeune fille était secouée de frissons et mouillée de larmes. Tandis qu’il l’enlevait de la selle presque aussi aisément que si elle avait encore dix ans, Prosper choisit la colère pour traduire son angoisse :

— Vous voilà fraîche ! Qu’est-ce qui vous a pris de monter Sahib ? Vous savez très bien que M. Guillaume le défend. Lui seul peut le maîtriser en sécurité : il est trop ombrageux pour une gamine de votre âge. Avec ce genre de bestiau, il y faut du muscle...

Élisabeth à présent s’accrochait à son épaule :

— Ne crie pas, Daguet, ne crie pas !... Heureusement encore que je l’avais... il m’a sauvée. Même s’il a pris feu... Oh ! J’ai eu si peur !

— De quoi, grand bon Dieu ! Vous n’avez jamais peur de rien !

Deux garçons d’écurie accouraient pour s’occuper de Sahib maintenant bien sage sous sa couverture. Leur vue changea le cours des préoccupations d’Élisabeth :

— Ne vous souciez pas de moi ni du cheval ! Il faut rassembler du monde, aller tout de suite à la ferme Mercier...

Et, soudain, elle éclata en sanglots :

— Oh, c’est tellement horrible !... Si seulement Papa était là !...

— Il est là ! Il vient tout juste d’arriver et il nous amène du nouveau...

Mais Élisabeth n’entendit que les premiers mots. Avec un cri de joie, elle s’arracha des bras du maître cocher pour se précipiter vers la maison en appelant son père, mais ce ne fut pas lui qu’elle vit en premier : un adolescent vêtu de noir, maigre et roux, surgit sur le perron et la considéra d’un air surpris. De son côté, elle eut un choc : ce garçon en deuil lui faisait souvenir d’un autre enfant qu’elle n’était jamais parvenue à oublier bien qu’il ne lui ressemblât guère : un garçon aux cheveux blonds et bouclés... Cependant, elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur cette réminiscence. Tremaine arrivait à son tour. Elle s’élança vers lui pour se jeter à son cou et il n’eut que le temps de la saisir au vol : son pied pris dans la dentelle déchirée de son jupon la fit trébucher et, s’il ne l’avait retenue, elle se serait abattue lourdement sur les marches.

— Élisabeth ! Mais d’où sors-tu dans cet état ? Que t’est-il arrivé ?

— A moi, pas grand-chose, mais ce sont les pauvres Mercier... Oh, Papa, je vous en prie ! Il faut prévenir les gendarmes9... envoyer vos gens... Ce que j’ai vu est tellement abominable !

— Viens dans la cuisine ! Clémence va s’occuper de toi et tu nous diras...

— Il n’y a pas de temps à perdre... Elle est peut-être encore vivante...

Tandis qu’on l’emmenait, elle raconta comment, la veille, elle avait parié avec son amie Caroline de Surville qu’elle viendrait déjeuner chez elle en montant le cheval de son père, ce Sahib superbe, difficile et défendu qu’il avait eu tant de peine à soustraire aux incessantes réquisitions de la Convention puis du Directoire. Tout se passait plutôt bien lorsqu’en arrivant à la hauteur de la grande ferme des Mercier, Sahib s’était mis à boitiller. Fort inquiète des suites de son escapade, la jeune cavalière s’était hâtée de mettre pied à terre pour chercher la cause de cette allure insolite. Ce n’était rien d’autre qu’une petite pierre coincée sous un fer et elle était occupée à l’extraire à l’aide du canif qu’elle gardait toujours dans une poche quand une horrible plainte l’arrêta net, l’oreille tendue. Quelques secondes passèrent puis une autre se fit entendre. Elle venait de la ferme et lui glaça le sang. Aussi décida-t-elle d’aller voir. Peut-être Mme Mercier avait-elle besoin de secours ?

Depuis les troubles, il n’y avait plus grand monde dans les vastes bâtiments où s’activaient naguère encore une dizaine de personnes : deux servantes et le fils de l’une d’elles, un gamin de treize ou quatorze ans. Plus, bien sûr, les Mercier, un couple âgé dont le fils, après avoir servi volontairement dans la Garde nationale, s’était laissé tenter par les « fumées et gloires d’Italie » et avait délaissé la terre, pour faire carrière du côté de Milan. Les valets avaient été pris par les recruteurs des armées.

Tandis qu’Élisabeth, son cheval en bride, se dirigeait vers la porte, elle entendit une voix de femme supplier :

— Pitié !... Me faites pas de mal ! Au nom de la Sainte Vierge !

Une voix d’homme bourrue marmotta quelque chose qu’elle ne saisit pas mais, comprenant qu’il s’agissait d’une affaire grave, Élisabeth recula pour attacher son cheval dans l’écurie vide et revint à pas de loup jusqu’à une fenêtre ouverte. Ce qu’elle vit la terrifia : Mme Mercier gisait sur le carreau, perdant son sang par une grande plaie ouverte dans sa poitrine, mais le pire se situait près de la cheminée où le corps ligoté du vieux Pierre Mercier, encore tordu par les affres d’une horrible agonie, était couché dans l’âtre où ses jambes achevaient de se consumer. Une odeur affreuse parvenait jusqu’à la jeune fille, et elle dut enfoncer son poing dans sa bouche pour ne pas hurler. Mais ce n’était pas tout : installés à la grande table, deux hommes masqués de suie mangeaient et buvaient tandis qu’un troisième, couché sur Marie, la plus jeune des servantes, la violait à grands coups de reins. L’un des mangeurs grogna :

— L’use pas complètement ! J’vais pas tarder à m’sentir en appétit !

Fascinée par le grand corps rose sur lequel le malandrin s’évertuait, Élisabeth eut un geste nerveux qui fit rouler un caillou. Tout de suite, le plus épais des bandits, une sorte de monstre habillé d’une veste en peau de chèvre, dressa l’oreille et allongea une bourrade à son compagnon de ripaille :

— J’ai entendu un bruit ! Va voir un peu si ça s’rait pas l’autre servante qui r’viendrait. Ou alors son mion...

L’autre se leva en maugréant. Comprenant qu’elle était perdue si on la trouvait là, Élisabeth s’enfuit, retrouva Sahib, sauta en voltige et, piquant des deux, quitta l’écurie comme une tempête en fonçant droit devant elle. Elle entendit des cris, des menaces et même deux coups de feu dont l’un dut effleurer la robe noire du pur-sang car il prit le mors aux dents, galopant à travers futaies et taillis sans que sa cavalière terrorisée réussît à le calmer...

Son récit achevé, la jeune fille n’eut pas besoin d’en dire plus. A grands coups de gueule, Tremaine distribuait ses ordres : qu’on lui selle un cheval ! Qu’on aille rechercher le docteur Annebrun qui, après les avoir amenés du port, Mr Brent, Arthur et lui-même, était allé visiter l’une de ses malades au hameau de la Pernelle ! Enfin que Prosper prenne du monde, des chevaux et s’apprête à le suivre !

— Ce devrait être suffisant pour arrêter des misérables assez stupides pour s’attarder sur le lieu d’un crime après le lever du soleil. Pendant ce temps, Potentin s’occupera de Mr Arthur et de son précepteur. Mais, au fait, où est-il Potentin ?

C’était bien la première fois, en effet, que le fidèle majordome n’accourait pas au perron pour l’accueillir à l’un de ses retours, alors que le reste du personnel, Clémence Bellec, reine de la cuisine, Béline qui s’occupait des enfants et Lisette, l’ancienne camériste d’Agnès, la défunte épouse, s’étaient précipitées dehors au bruit de la voiture. Sur le moment et au milieu du tohu-bohu créé par son arrivée en compagnie de nouveaux hôtes, l’absence de Potentin était passée un peu inaperçue. Et puis, presque simultanément, il y avait eu le retour dramatique d’Elisabeth.

Tandis qu’il entrait dans la maison pour s’équiper en vue de l’expédition, ce fut Mme Bellec qui, la lèvre réprobatrice, le renseigna :

— Il est couché avec une crise de goutte, votre Potentin. Ce que c’est que d’avoir un peu trop fêté, avant-hier, les soixante-dix ans de votre ami Louis Quentin !

— Mon Dieu ! gémit Guillaume. Et je n’y étais pas ! Il faudra que j’aille m’excuser... et remercier Potentin de s’être sacrifié !

— Oh, si vous le prenez comme ça, félicitez-le pendant que vous y êtes : il était saoul comme une vieille bourrique ! Joli spectacle !... Venez un peu par ici, Messieurs, vous devez avoir besoin de vous réconforter... Et vous, Mademoiselle Élisabeth, tenez-vous un peu tranquille, ajouta-t-elle à l’adresse de la jeune fille que Béline poursuivait à travers la cuisine pour bassiner son visage écorché avec de l’eau fraîche.

Guillaume arrêta sa fille au passage : elle aurait à répondre, plus tard, de son équipée et surtout de sa façon bien personnelle d’entendre l’obéissance. Menace peu convaincante à première vue :

— Si je n’avais pas désobéi, vous ne pourriez pas aller au secours de ces pauvres gens, déclara-t-elle sans s’émouvoir. Alors, ne perdez plus de temps. Vous me gronderez plus tard !

Tandis que Mr Brent, encore mal remis d’une traversée éprouvante pour son estomac, reprenait ses esprits avec un bol de cidre chaud dont Clémence venait de le nantir, Arthur, adossé à l’une des grandes armoires de chêne luisantes comme du satin qui faisaient la gloire de la cuisine, observait la scène. Mais il regardait surtout Élisabeth...

Ainsi c’était cette harpie qu’était censée représenter la figure de proue du beau navire ? Difficile à croire ! Une grande fille maigre à la crinière emmêlée, au visage égratigné, vêtue comme une paysanne d’une robe de laine bleue sale et déchirée dont le jupon pendait ! Dire qu’il s’attendait à trouver une élégante poupée toute en rubans, dentelles et longues boucles soyeuses comme il en voyait parfois chez sa mère ! Elle ressemblait davantage à une fille de ferme qu’à une lady et l’idée qu’elle pût être sa sœur, à égalité avec l’éblouissante Lorna, était encore plus surprenante, bien qu’elle fût aussi rousse que lui.

Mal élevée avec ça ! Elle ne semblait même pas s’apercevoir de sa présence. Ou alors, elle n’avait pas l’intention de s’intéresser à lui. Ce qui, au fond, n’avait aucune importance !... Comme Guillaume allait sortir, Arthur s’approcha de lui :

— Puis-je vous accompagner, monsieur ?

Si pressé qu’il fût, Tremaine s’accorda un instant pour considérer ce gamin de douze ans qui prétendait se joindre à lui dans ce qui pouvait être un combat. Il en fut fier mais retint son sourire :

— Tu es peut-être un peu jeune pour traquer les brigands ?

— Je ne vois pas pourquoi. Chez nous, en Angleterre, les garçons apprennent à mépriser le danger quel qu’il soit dès qu’ils ne portent plus de jupes...

Si la référence au royaume britannique déplut à Guillaume, il n’en montra rien :

— Ce n’est pas un monopole ! J’ai vu ma première bataille à neuf ans. Évidemment, je préférerais te montrer ce pays sous des couleurs plus aimables mais, si tu y tiens... Tu sais monter à cheval, je crois ?

— Sûrement mieux qu’elle ! lança l’adolescent avec un mouvement de tête dans la direction d’Élisabeth.

Or, elle s’approchait et avait entendu. Aussi se chargea-t-elle de la réplique :

— On en reparlera plus tard, si vous le voulez bien. Un peu de modestie n’a jamais tué personne !

Puis, se tournant vers son père :

— S’il vous plaît, Papa, laissez-le-moi ! Quelque chose me dit que faire sa connaissance va être une expérience intéressante ! A moins que je ne lui fasse peur.

— Une fille me faire peur ? émit le garçon avec un haussement d’épaules qui en disait long. Eh bien faisons connaissance si vous y tenez !

— Élisabeth ! gronda Tremaine, inquiet de la tournure que l’entretien risquait de prendre. Songe à ce que tu m’as promis !

Il aimait profondément sa fille dont il était fier et qui avait toute sa confiance. Au point d’avoir jugé bon, avant de partir pour l’Angleterre, de lui expliquer les graves raisons de ce voyage dans un pays où il avait cependant juré de ne jamais poser le pied. A cette enfant de quinze ans et pour la première fois, il parla de Marie-Douce et de leur histoire. Sans lui causer d’ailleurs la surprise qu’il craignait...

Au fond de sa mémoire d’enfance, Élisabeth gardait le souvenir de la cruelle et longue querelle où s’était brisée l’entente de ses parents et dont l’issue avait été le départ d’Agnès pour Paris où l’attendait une mort tragique sur l’échafaud de la place de la Révolution. Elle ignorait bien des choses, naturellement, et s’était interdit des questions dont elle savait bien qu’elles resteraient sans réponses. Cependant, si elle n’en connaissait pas les circonstances, elle avait deviné que son père aimait une autre femme et que, pour cette raison, Agnès l’avait obligé à quitter la maison dans un moment de fureur dont les conséquences s’étaient révélées désastreuses. Ce que l’enfant n’avait pu se résoudre à lui pardonner.

En vérité, Élisabeth n’avait jamais réellement aimé sa mère alors qu’elle adorait son père qui le lui rendait bien. Auprès de lui, elle trouvait tout ce qu’elle pouvait souhaiter d’amour, d’attention, de chaude protection. De la terrible période où l’on avait pu croire qu’il ne reviendrait jamais, elle gardait un abominable souvenir et en souffrait encore dans ses cauchemars. Rien de comparable avec le chagrin, relevant plus de la raison que du cœur, laissé par la mort d’Agnès. La séparation durait déjà depuis des mois et Guillaume était là pour apaiser, consoler, envelopper de ses bras et de son affection ses deux enfants orphelins. Grâce à lui, même le petit Adam, le favori d’Agnès, n’avait pas trop pâti de la disparition définitive...

Alors quand, durant toute une soirée en tête à tête devant le feu de la bibliothèque, Tremaine entreprit de faire comprendre à sa fille qu’un amour d’enfance pouvait ne jamais s’effacer et susciter de graves conséquences, la surprise fut pour lui. Il découvrit qu’il pouvait tout demander à la tendresse d’Élisabeth parce qu’aucune de ses actions, aucune de ses intentions ne pouvait la blesser ou seulement la choquer : elle l’aimait assez pour tout accepter de lui, même quand il évoqua ce petit garçon né peu de mois après Adam et dont, certainement, Marie, puisqu’elle l’appelait à son heure dernière, voulait lui parler... Elle se sentit même encline à la compassion : la perte d’une mère, peut-être tendrement aimée, allait dépouiller entièrement cet enfant. L’idée que Guillaume pourrait le ramener l’effleura, mais elle avait trop de générosité naturelle pour en éprouver de l’inquiétude. S’il le fallait, elle aiderait Guillaume à agrandir le cercle de famille. Ce qui ne voulait pas dire qu’elle était prête à supporter un caractère impossible !... Il semblait pourtant que ce fût le cas...

Rassurant d’un sourire Guillaume qui s’éloigna, elle reprit :

— Commençons par le début ! Vous vous appelez Arthur, je crois ?

— Puisque vous le savez, pourquoi le demander ?

— Peut-être pour juger de la qualité de votre éducation. J’ignore comment on s’adresse aux demoiselles, chez vous, mais je ne suis pas certaine que ça me plaise...

— C’est sans aucune importance ! D’autant que vous n’avez vraiment pas l’air d’une demoiselle...

Sous ses égratignures, le visage d’Élisabeth s’empourpra au point que l’on put craindre une de ses célèbres explosions de colère. Elle ouvrit la bouche, la referma puis, soudain, éclata de rire :

— Pas plus que vous n’avez l’air d’un gentleman ! fit-elle dans un anglais tellement irréprochable — le professeur était Pierre Annebrun ! — qu’il désarçonna son adversaire. Il lui jeta un coup d’œil incertain comme s’il ne savait plus que dire. Alors elle lui tendit la main :

— Une chose est sûre, vous êtes un vrai Tremaine ! Aussi teigneux que moi !... Soyez le bienvenu ! Si vous le souhaitez, vous aurez en moi une sœur. Mais seulement si vous le souhaitez...

— Je ne sais pas encore. Tout est tellement bizare ici !...

— Vous trouvez ? Cela vient peut-être de ce que vous avez faim. Moi aussi d’ailleurs parce qu’il est tard, mais je vous assure que d’habitude nous dînons à une heure très convenable et tout à fait civilisée. Aujourd’hui, le rituel est un peu bousculé à cause de tous ces événements, mais je suis certaine que Mme Bellec ne va pas tarder à nous nourrir.

Occupée à réconforter Jeremiah Brent qui, sur son tabouret, reprenait lentement des couleurs, Clémence agita majestueusement sa haute coiffe ailée qui lui donnait l’air d’une fée un peu âgée, dodue et débonnaire :

— Dès que vous aurez retrouvé un aspect convenable, Mademoiselle Élisabeth ! Vous connaissez les exigences de votre père au sujet de la tenue. Alors plus vous vous dépêcherez, moins vous attendrez...

— J’y vais tout de suite, s’empressa Élisabeth. Par la même occasion, je montrerai sa chambre à M. Arthur. Où pensez-vous l’installer ?

— Dans celle aux oiseaux et ce pauvre jeune monsieur aura la chambre bleue, ce qui leur permettra de disposer du cabinet de toilette qui est entre les deux. On a déjà monté leurs bagages et Lisette a allumé du feu...

— Très bien ! Nous y allons... mais, au fait, où est passé Adam ? Tout ce bruit ne l’a pas tiré de sa tanière ?

— Où voulez-vous qu’il soit ? A Escarbosville, bien sûr ! Il ne rentrera que ce soir. Espérons seulement qu’il ne rapportera pas encore une collection de saletés du genre lézards, grenouilles ou couleuvres !... Faites vite ! Je mets le couvert...

Élisabeth hésita un instant à demander que l’on disposât ledit couvert dans la salle à manger et non dans la cuisine comme on le faisait d’ordinaire lorsque Guillaume était absent et même, souvent, quand il était là. On réservait les pièces de réception pour les invités quand il y en avait. Ce qui était fréquent. Or, elle avait envie d’impressionner favorablement le nouveau venu qui semblait enclin à les prendre pour des sauvages, mais elle pensa qu’après tout il faisait partie de la famille et que plus tôt il s’y intégrerait, mieux cela vaudrait ! Elle-même adorait la cuisine et, très probablement, la récente pièce rapportée y mangerait plus d’une fois...

Un quart d’heure plus tard, elle prenait place en compagnie des deux voyageurs à la grande table recouverte d’une joyeuse nappe à carreaux blancs et bleus et d’une lourde vaisselle en faïence de Rouen d’où montaient des senteurs agréables qui réjouissaient visiblement Jeremiah Brent à présent tout à fait remis. Ce fut avec enthousiasme qu’il attaqua le jambon à la crème puis les filets de saint-pierre divinement accommodés à l’échalote par Clémence. Plutôt gourmand et ayant souvent entendu vanter la cuisine française, il n’était pas fâché d’y goûter, sans se soucier le moins du monde du décor ambiant. Ce qui ne semblait pas être le cas d’Arthur...

Constatant qu’on le ramenait dans le domaine de Mme Bellec, il souleva les sourcils avec une ironie qui n’échappa pas à Élisabeth. Avec un rien d’agacement, elle lui demanda s’il lui déplaisait de dîner à la cuisine. Il haussa les épaules :

— Cela ne m’est jamais arrivé. Chez nous, seuls les domestiques y prennent leurs repas.

En faisant cette remarque désagréable, il obéissait à un mouvement de mauvaise humeur destiné à marquer sa différence. Car, au fond, elle était vraiment accueillante cette grande salle claire taillée dans une belle pierre blonde avec son âtre double, ses armoires cirées à miroir, ses étagères supportant tout un assortiment de terrines à gibier, de soupières et de pots en faïence fleurie, sa longue table flanquée de chaises paillées avec à chaque extrémité un petit fauteuil à coussins bleus, et son étincelante batterie de cuisine en cuivre rutilant. D’autres cuivres entouraient une statuette de la Vierge sur le manteau de la cheminée. Tout cela vivant, chaleureux, reposant pour l’œil... L’âme des pièces de réception et leur prolongement naturel... Rien à voir avec les cuisines d’Astwell Park établies en sous-sol comme s’il fallait les cacher et où la lumière elle-même grisaillait autant que les murs. Mais pour rien au monde Arthur ne l’aurait admis. Élisabeth, cependant, fut sensible à ce besoin de dénigrer :

— Chez nous, déclara-t-elle en appuyant sur les mots, il n’y a pas de domestiques. Seulement des gens restés attachés à la maison par les liens de la fidélité. Oh, nous en avions naguère, mais les armées de la République ont pris les hommes. Les chambrières et les filles de cuisine sont reparties chez elles, avec notre accord d’ailleurs : nous ne voulions pas qu’elles eussent à pâtir d’avoir servi chez nous. Vous ne savez pas ce que c’est qu’une révolution, vous ? Celle qui s’achève tout juste a dévoré ma mère et plusieurs de nos amis. Alors ne nous reprochez pas un train de vie qui vous paraît peut-être modeste ! En outre, il ne nous est jamais venu à l’idée de nous comparer à quelque châtelain que ce soit. Surtout pas aux Anglais ! Sauf peut-être sur le terrain de la cuisine, ajouta-t-elle avec un sourire moqueur. Celle de Mme Bellec est peut-être la meilleure de Normandie...

Jeremiah Brent — que l’on n’avait pas encore beaucoup entendu jusque-là ! — approuva sans réserves. Il se sentait tout ému en dégustant un plat qui lui rappelait ce qu’il mangeait jadis chez sa grand-mère française. Du coup, Clémence, peu satisfaite d’avoir à nourrir un Anglais, le regarda presque affectueusement. Le petit-fils d’une Normande ne pouvait pas être tout à fait mauvais. Elle réservait davantage son jugement en ce qui concernait ce Tremaine inattendu : il y avait en lui quelque chose de dur, de fermé, qui l’inquiétait un peu. D’autant qu’il n’avait pas encore touché à son assiette :

— Est-ce que Monsieur Arthur manquerait d’appétit ? susurra-t-elle. Le jambon à la crème doit se manger chaud...

Elle fut vite rassurée. Tout en lui jetant un coup d’œil sans tendresse, Arthur saisit fermement couteau et fourchette et attaqua comme on se jette à l’eau. La première bouchée avalée, il ne leva plus la tête de son assiette qu’il nettoya consciencieusement avant de demander à être resservi. Jamais il n’avait eu aussi faim ! En outre, manger lui évitait de parler.

Assise au bout de la table, à la place de son père, Elisabeth le regardait de temps en temps avec au fond des yeux une petite flamme amusée, déjà presque affectueuse. Il ressemblait tellement à Guillaume qu’elle ne pouvait pas lui en vouloir d’exister. Pas plus que de son caractère épineux : son père devait être à peu près comme ça à son âge. Mais quel drôle de garçon !

De son côté, Arthur évitait son regard, gêné à présent d’avoir répondu par de mauvais procédés à un accueil plutôt gentil. Il découvrait avec un certain ennui qu’elle pouvait être une vraie demoiselle et plus encore ! Sous la masse rousse et bouclée des épais cheveux cuivrés rejetés en arrière et retenus par un ruban de velours noir, elle avait un visage aux traits fins et fiers dont les traces de sa bagarre avec les fourrés ne déparaient pas vraiment l’harmonie. Et que ses grands yeux gris, un peu mystérieux, étaient donc beaux !

La robe qu’elle portait maintenant était de la même nuance, agrémentée de minces rubans de velours noir soulignant la taille haute et le décolleté carré d’où sortait une guimpe de mousseline blanche bouillonnée et nouée à la base d’un long cou fragile. Parfaitement coupée, la toilette sortait visiblement de chez un bon faiseur. Comme les mignons escarpins à talons plats munis de rubans qui se croisaient sur des bas blancs bien tirés. En vérité, Arthur était obligé de s’avouer que cette sœur-là lui faisait plutôt honneur. Restait à savoir à quoi ressemblait celui que l’on appelait Adam...

De plus en plus à l’aise, Jeremiah Brent bavardait à présent avec la cuisinière qui lui dépeignait les fastes de la maison avant le grand bouleversement. Elle lui assurait que les choses n’allaient pas tarder à reprendre leur cours interrompu.

— Dès que Potentin ira mieux, il se rendra à la louée aux servantes. Puisque la maison se remplit, on aura besoin de monde. C’était d’ailleurs dans les intentions de Monsieur Guillaume...

Arthur, agacé de ce bavardage qui lui révélait un aspect inconnu d’un précepteur toujours un peu guindé, ne résista cependant pas à l’envie de s’en mêler en demandant qui était ce Potentin.

— Ce tantôt, dit Élisabeth, je vous ferai visiter le domaine mais je commencerai par vous présenter notre Potentin : il en est un peu l’âme...

Je ne vous le conseille pas, Mademoiselle Élisabeth, intervint Clémence. Vous savez comme il est toujours soucieux de sa tenue et de sa personne Il n’aimera pas qu’on le voie sous son aspect de malade. D’autant que sa goutte le met dans des humeurs épouvantables.

— Eh bien nous attendrons qu’il soit prêt à nous donner audience, conclut la jeune fille avec bonne humeur.

Et, pour l’édification d’Arthur, elle raconta l’histoire de celui qui était pour tous le second personnage des Treize Vents, après Guillaume, dont il avait été le mentor durant de longues années avant de devenir le majordome puis l’intendant du domaine. Le maître n’avait que douze ans lorsque Potentin, naufragé d’un galion portugais — ce qui était déjà étrange pour un natif d’Avranches ! — s’était retrouvé à moitié mort sur une plage indienne de la côte de Coromandel, à deux pas de la demeure de Jean Valette, le père adoptif du jeune Tremaine dont il était devenu l’homme de confiance.

— Le modèle des vieux serviteurs si je vous ai bien comprise ?

— N’employez pas ce mot pour parler de lui. Nous lui vouons tous une véritable affection. Vous pourrez d’ailleurs constater quand vous le verrez qu’il n’est vraiment pas banal...

— Je me demande s’il y a ici une seule personne qui soit banale ! marmotta le jeune garçon sans que la réflexion n’échappe pour autant à l’oreille fine d’Élisabeth.

— Vous êtes sûr que c’est un compliment ? Vous avez l’air de le regretter ?

— Ce serait peut-être reposant...

Élisabeth ne fit aucun commentaire bien qu’elle n’en pensât pas moins : si, à son âge, Arthur souhaitait avant tout le repos, il allait faire un Tremaine peu ordinaire. Cependant, estimant avoir rompu assez de lances pour un premier contact, elle choisit de l’emmener visiter le domaine, laissant Jeremiah, décidément conquis par Clémence, s’attarder autour des délices d’un bon café dégusté sous le manteau de la cheminée.

La fille de Guillaume aimait sa maison et elle en était fière. Édifiés un an avant sa naissance dans la belle pierre blonde de Valognes appelée « landin », les Treize Vents ressemblaient à ces « malouinières » que bâtissaient dans les deux siècles précédents les corsaires et les armateurs de Saint-Malo. Cela tenait au souvenir gardé par Guillaume de ses premiers pas sur la terre de France, lorsque avec sa mère il débarqua au quai Saint-Louis après le grand drame de Québec : un émerveillement devant l’élégante simplicité de ces demeures abritant cependant de grandes richesses...

Comme les propriétés des bords de la Rance, le haut toit d’ardoises du manoir abritait un bâtiment aux proportions harmonieuses ordonné autour d’un avant-corps coiffé d’un fronton triangulaire qui lui donnait des allures de château, bien que Guillaume s’en défendît. Les écuries construites à distance raisonnable étaient presque aussi belles que les appartements car le maître adorait les chevaux. Enfin, un parc, pas trop bien ordonné mais avec de douces pelouses et de grands arbres dont les cimes s’échevelaient en se couchant comme si le vent y soufflait incessamment, servait décrin à l’ensemble....

Même à contrecœur, Arthur admettait qu’elle avait bien du charme, cette grande maison fièrement dressée sur son acropole normande au-dessus de la campagne et des courants marins de Saint-Vaast-la-Hougue. Ce matin, comme l’Élisabeth approchait de son port et venait de franchir le dangereux passage du raz de Barfleur, Guillaume, qui se tenait auprès de lui, avait offert sa longue-vue :

— Regarde ! Sur tribord tu verras un clocher dominant la colline. C’est celui de la Pernelle : il sert de repère aux navigateurs pour entrer en baie du Cotentin et, en particulier, à Barfleur et Saint-Vaast. Quand nous approcherons tu distingueras les Treize Vents : une tache claire, un toit bleu non loin de l’église...

Une tache en effet que l’enfant put voir grandir, se préciser, dorée dans le soleil jaune de l’automne, contrepoint délicat, dans la brume légère du matin, de ces deux vieux forts coniques surmontés de lanternes, couleur de cuivre et qui semblaient surgir de la mer irisée, doigts dressés de chaque côté d’un havre piqué de mâts et de hunes comme pour en interdire l’accès. L’endroit avait quelque chose de magique. Entre de gros nuages bosselés, la lumière d’une pureté extraordinaire ciselait les vieilles maisons de pêcheurs autour d’un antique sanctuaire poli par les siècles, allumait des éclats sourds sur les plaques immobiles des marais salants et faisait revivre les teintes érodées par le sel des bateaux à l’ancre.

Une sorte de paix était entrée alors dans l’âme du déraciné comme s’il arrivait dans un endroit rêvé depuis longtemps, comme s’il arrivait chez lui après une longue errance. Quelque chose lui disait qu’il devait être possible d’être heureux sur cette terre normande... mais, très vite, les buissons épineux de la défiance recommencèrent à l’assaillir. Ce pays, cette maison n’étaient pas les siens et ne pouvaient lui convenir puisqu’il n’y serait jamais qu’un intrus, une pièce rapportée fatalement déplaisante à l’œil. La famille qu’on lui imposait — et à qui on l’imposait ! — n’avait pas besoin de lui. Mais qui donc avait besoin de lui maintenant qu’il était seul au monde ? Au fond, il ignorait ce qu’était un vrai foyer. Astwell Park n’était pas davantage sa maison. A peine celle de sa mère... Que sir Christopher fût mort avant elle et Marie aurait été contrainte de céder la place au nouveau maître pour aller vivre ailleurs.

Cependant, en suivant la robe grise d’Élisabeth, Arthur retrouvait ses premières impressions. Sa chambre était charmante, un peu féminine peut-être avec ses meubles laqués gris et ses tentures de Perse ornées d’oiseaux colorés, mais Élisabeth avait dit que plus tard il pourrait l’arranger à son goût. De toute façon elle n’avait aucune peine à être plus agréable que son logis anglais, tout de chêne foncé et de tapisseries usées par le temps, où il mourait de peur quand il était petit parce qu’Édouard lui avait appris, en ricanant, qu’il était hanté par un fantôme à la jambe de bois.

Il aima aussi, sans le montrer, les pièces de réception : la belle salle à manger tendue de jaune lumineux où scintillaient cristaux anciens et précieuse vaisselle venue d’Extrême-Orient, et les deux salons dont la tonalité générale était d’un vert éteint animé de minces filets dorés. Le goût très sûr d’Agnès, la défunte épouse de Guillaume, y avait éparpillé sur de soyeux tapis un archipel de fauteuils, bergères, canapés, consoles et même un clavecin enluminé comme un missel. Enfin ce fut la bibliothèque et, pour la première fois, Arthur réagit spontanément :

— Oh, c’est superbe ici !

— C’est la pièce préférée de Père. Il y travaille. Cela se voit d’ailleurs : contemplez le désordre de cette table ! Quant à ce fauteuil il y tient énormément, sourit la jeune fille en passant une main caressante sur l’espèce de trône en ébène garni de cuir noir dont les bras représentaient des têtes d’éléphants. C’était celui de Jean Valette, son père adoptif, et il l’a rapporté des Indes, mais quand il s’adonne à la lecture, il s’installe plus volontiers dans celui-ci, près du feu.

Un livre en effet, relié en maroquin rouge et marqué d’un signet de soie, était posé sur la cheminée, attendant qu’on revienne à lui. Arthur le prit pour en lire le titre à haute voix. C’était Le Voyage autour du monde par M. de Bougainville et il en parut content :

— J’ai toujours eu envie de lire cet ouvrage dont j’ai entendu parler...

— Ici, non seulement vous pourrez le lire mais vous aurez l’occasion d’en rencontrer l’auteur...

— Vraiment ?

— C’est un bon ami de la maison. Père le connaît depuis le Canada où il servait sous M. de Montcalm. A présent, il est presque de la famille. Sa femme est la marraine d’Adam et il est le cousin par alliance de Tante Rose... Et, comme vous allez me demander qui est Tante Rose, je vous dirai qu’elle n’est pas réellement une parente mais la seule amie de notre mère et nous lui vouons tous une profonde affection. Dans le monde elle est la baronne de Varanville. Son château n’est pas loin d’ici et demain, très certainement, nous vous y emmènerons pour vous présenter. Vous verrez : c’est la femme la plus exquise que je connaisse ! A présent, allons voir le jardin, les écuries, l’étang et la ferme...

Lorsque Guillaume revint de son expédition, il était déjà tard. Depuis un moment, les enfants étaient dans leurs chambres où ils se préparaient pour le souper. Que l’on prendrait cette fois dans la salle à manger. C’était la règle pour le soir et, depuis que les troubles avaient cessé, le maître des Treize Vents tenait à ce que l’on fît toilette pour la circonstance. Mais lorsque Élisabeth, Arthur et Mr Brent descendirent à l’appel de la cloche, ils purent constater que Tremaine et le docteur Annebrun, qu’il gardait à souper, se trouvaient dans le même équipage qu’au moment de leur départ. Juste un peu plus poussiéreux. Ils étaient en train de se laver les mains à une superbe fontaine de grès rose qui ornait un coin du grand vestibule, non loin de l’escalier.

Visiblement soucieux, tous deux, ils parlaient avec animation mais, en apercevant sa fille, Guillaume eut un sourire et se dirigea vers elle :

— Veux-tu nous permettre de venir à table dans cette tenue peu protocolaire, Élisabeth ? Nous mourons de faim.

— De toute façon, vous êtes toujours magnifiques l’un et l’autre, dit la jeune fille en souriant, sachant bien que le médecin n’avait aucune possibilité de se changer, et que son père devait, par courtoisie, rester lui aussi tel qu’il était.

Elle alla ensuite embrasser Annebrun, l’un des tout meilleurs amis de son père. Elle ignorait, bien entendu, qu’il avait été l’amant de sa mère et savait seulement qu’il lui vouait une profonde admiration et qu’il se trouvait aux côtés de Guillaume ce terrible jour où la tête d’Agnès Tremaine était tombée sur l’échafaud de la place de la Révolution, à Paris. Depuis, les deux hommes se voyaient souvent, Tremaine n’ayant guère eu de peine à pardonner une faute dont il était en grande partie responsable et qu’excusait le pur amour de Pierre Annebrun pour une femme qu’il avait longtemps adorée en silence.

C’était un Normand lui aussi mais mâtiné d’Écossais. Fils d’un médecin de Cherbourg, il n’en avait pas moins passé la majeure partie de son enfance dans sa famille maternelle, près de Dunbar et conquis ses grades à la célèbre université d’Édimbourg. Ensuite, après un séjour en Amérique, il était revenu au pays natal et avait repris, à Saint-Vaast-la-Hougue, la clientèle du vieux docteur Tostain. On appréciait, dans les entours du Val-de-Saire, cet homme taciturne si grand et si vigoureux qu’il ressemblait à un ours blond mais dont le cœur généreux ne pouvait résister à aucune misère. Guillaume Tremaine devait à son habileté de chirurgien l’usage de ses jambes dont un autre l’aurait certainement privé. Ce sont de ces choses qui ne s’oublient pas. Aussi Pierre Annebrun veillait-il attentivement sur la santé des gens des Treize Vents où son couvert était mis chaque fois qu’il le souhaitait et, traditionnellement, le dimanche soir. Après quoi lui et Guillaume s’affrontaient aux échecs.

— Eh bien, passons à table ! dit celui-ci qui ajouta aussitôt : Où est Adam ? Il n’a pas entendu la cloche... ou bien n’est-il pas encore rentré ?

Du seuil des salons, une voix grave, un rien solennelle même, se chargea de la réponse :

— Il est dans la buanderie où Béline est en train de le récurer. Il était tellement sale en revenant d’Escarbosville que Lisette lui a interdit l’escalier et Mme Bellec sa cuisine.

Arthur se retourna pour voir qui venait de parler et pensa que ce bonhomme-là semblait sorti tout droit d’un livre de contes fantastiques, fidèle en cela à l’originalité dont chaque habitant de cette maison paraissait tenir à faire preuve. Brun de peau, le menton en galoche, les sourcils en surplomb et le nez cassé, il avait une vraie tête de flibustier encore aggravée par une énorme paire de moustaches noires dont les pointes remontaient presque jusqu’à ses yeux et qui contrastaient furieusement avec ses cheveux d’un blanc de neige portés à l’ancienne mode, ramassés sur la nuque dans une bourse de cuir nouée d’un ruban. A l’ancienne mode aussi l’habit de velours violet sou taché de noir, les culottes noires et les bas blancs disparaissant... dans une vaste paire de pantoufles marron dont l’une, découpée, donnait de l’aise à un volumineux pansement.

La protestation du médecin acheva de renseigner le jeune garçon :

— Qu’est-ce qui vous a pris de vous lever, Potentin ? Vous devez souffrir le martyre ?

C’était sans doute vrai : deux ou trois gouttes de sueur perlaient au front du vieil homme. Cependant un sourire farouche retroussa encore davantage les fameuses moustaches façon Grand Moghol dont le majordome prenait le plus grand soin en souvenir des princes rencontrés dans sa jeunesse (trouvant d’ailleurs qu’elles blanchissaient par trop, il les teignait désormais afin de leur conserver tout leur volume).

— Votre nouvel onguent fait merveille, monsieur le docteur. Et vous n’auriez tout de même pas voulu que je reste dans mes couettes comme une vieille femme le jour où un nouveau Tremaine vient habiter les Treize Vents ? Je tenais à lui ouvrir moi-même les portes de la salle à manger !

Touché malgré lui, Arthur s’avança et, ne sachant trop que faire, tendit une main hésitante :

— Je vous remercie pour cette attention, monsieur Potentin et...

— Pas « monsieur » ! Je suis Potentin tout court... et à votre service, Monsieur Arthur !

— Voilà qui est bien ! approuva Guillaume, mais comme c’est tout de même à moi que tu dois obéissance, tu vas me faire le plaisir de retourner te coucher ! Tu as fait assez d’héroïsme pour ce soir et Lisette nous servira.

Sur un coup d’œil, le docteur et lui s’emparèrent de Potentin et, le portant plus que l’aidant à marcher, ils lui firent remonter les deux étages dont la descente avait dû causer une rude souffrance... On les entendit rire et plaisanter dans les hauteurs. Quelques minutes plus tard, on passait à table.

L’incident avait un peu déridé le maître des Treize Vents. Cependant, il fut vite évident qu’il restait soucieux et que le docteur Annebrun partageait son inquiétude. Bien que tous deux s’efforçassent de le dissimuler en parlant de choses et d’autres. Ce qui finit par agacer Elisabeth :

Père, demanda-t-elle, ne nous direz-vous pas au moins si vous avez pu sauver cette malheureuse et attraper les bandits ?

Ils courent toujours, malheureusement, et je ne vois pas bien comment on pourrait les prendre. Sur les ordres du département, la. gendarmerie de Valognes a bien installé un petit poste au Vaast pour tenter de lutter contre l’insécurité qui grandit depuis quelque temps, mais l’aide qu’ils représentent est surtout morale : ils ne sont que trois et les malandrins le savent bien. Néanmoins, nous les avons prévenus...

— Mais la servante ? Elle était encore vivante ?

— Oui, dit le docteur. Elle a subi les violences des deux hommes mais elle s’en remettra. Nous l’avons confiée aux gens du château de Pepinvast. Ils vont mettre quelqu’un pour s’occuper de la ferme avec l’autre servante qu’on a retrouvée dans les bois en compagnie de son gamin à moitié morts de peur.

— Et les pauvres Mercier ?

— On les enterrera demain, reprit Guillaume. Bien entendu nous irons tous. De toute façon, je comptais emmener Arthur à Varanville. Nous pousserons jusque-là après la cérémonie. Nous y sommes allés tout à l’heure mais... la baronne était absente. Nous n’avons vu que Félicien Gohel... Pas bien surpris, d’ailleurs ! Paraîtrait que ces bandits ont déjà fait des leurs du côté de Boutron et Gonneville. D’après ce que nous a dit la fille, ce seraient des chouans de la bande de Mariage.

— Ça ne tient pas debout ! grogna Pierre Annebrun. Cet homme qui se faisait appeler la Grenade quand il servait au régiment d’Aunis a été fusillé en Bretagne en 97. Quant aux chouans, il n’en existe plus guère depuis que Hoche a fait fusiller M. de Frotté, et surtout pas par ici où l’on était plutôt pour le Roi et où les connivences sont nombreuses.

Pendant cinq années, en effet, de 1795 à 1800, la chouannerie qui avait dévasté le sud de la Manche, traquant les pourvoyeurs de la Terreur, partisans jurés de la Révolution que l’on appelait les « patauds », poursuivant les prêtres « jureurs », saccageant les bureaux municipaux et coupant les arbres de la Liberté, n’avait eu que peu de résonance dans le nord de la péninsule où il n’y eut guère de grands excès et où l’on ne connut pas la sinistre guillotine. Les « chasseurs du Roi » ne s’aventurèrent pratiquement jamais au-dessus de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Par contre, certaines bandes se réclamant de la foi royaliste se composaient surtout de véritables brigands, tel ce Jean Mariage dont Guillaume venait de prononcer le nom et dont les exploits faisaient encore trembler dans les chaumières.

— Tu es bien certain, reprit Guillaume, que ce bandit a été tué ? On a dit qu’il était passé en jugement, condamné, mais personne n’est vraiment certain, par ici, qu’il ait été exécuté. J’ai d’ailleurs trouvé bizarre qu’il demande à être jugé par le tribunal militaire de Saint-Brieuc, mais, quoi qu’il en soit, et même s’il a vraiment été passé par les armes, rien ne dit qu’un frère, ou un cousin, ou simplement un ancien lieutenant n’a pas repris le flambeau.

— J’admets que c’est toujours possible, concéda le médecin.

— Dans ces conditions, il faut prendre les mesures nécessaires, former une troupe pour donner un coup de main aux gendarmes, et sans attendre qu’une autre catastrophe se produise. La seule idée que ces misérables pourraient s’en prendre à Rose me met hors de moi.

— Il y a tout de même du monde à Varanville et, d’autre part, il est possible que la bande ne soit pas très nombreuse. Ces malandrins n’étaient que deux chez les Mercier...

— Mais bien armés. Pour un vieillard, trois femmes et un enfant, c’était plus que suffisant. Le reste était peut-être occupé ailleurs. Il y a tellement de petites fermes isolées, de maisons mal défendues... et encore tellement de bois trop épais où peuvent se cacher indéfiniment ceux qui préfèrent leurs propres lois à celles de l’État. En admettant que celui-ci se décide à en promulguer d’intelligentes 1...

— J’ai bon espoir de ce côté-là. Le Premier consul n’est pas seulement un génie militaire : il a aussi la main lourde à ce que l’on dit, et il est bien décidé à rétablir l’ordre.

— Ce n’est pas moi qui m’en plaindrais...

Guillaume se versa un verre de vin mais ne le but pas tout de suite. Adossé à son fauteuil, il en mira le pourpre profond à la lumière du grand chandelier d’argent qui éclairait la table :

— Curieux homme que ce Bonaparte surgi d’une île à moitié sauvage où personne n’aurait jamais eu l’idée d’aller le chercher et qui semble s’être donné pour tâche de ramener la France à la raison ! J’avoue que j’aimerais bien le connaître et il se peut que j’aille un de ces jours à Paris dans ce but. Bougainville, qui a ses entrées chez lui, prétend qu’il est fascinant : un champion de la morale par-dessus le marché !

— Qui a cependant épousé une femme, ravissante peut-être, mais de réputation douteuse.

— Tous les grands hommes ont leur faiblesse et tu as prononcé le mot qui résume tout : elle est ravissante...

Puis, changeant soudain de ton, Guillaume se tourna vers sa fille :

- A propos, qu’est-ce que cette histoire, de pari avec Caroline de Surville ? J’aimerais une explication.

Elisabeth devint ponceau. Elle espérait bien que, grâce à l’arrivée d’Arthur, on n’en reviendrait pas à son équipée du matin. D’autant qu’elle avait permis de découvrir un crime et peut-être de sauver une femme. Mais c’était compter sans la propension de son père à vouloir toujours aller au fond des choses. Elle n’échapperait pas à l’algarade.

— Je sais que j’ai eu tort, Père, mais avouez qu’un pari n’est pas quelque chose de bien répréhensible.

— C’est selon ! S’il s’agit d’un pari en l’air, j’en suis à peu près d’accord, mais si on l’intéresse je ne le tolère plus. Étiez-vous convenues d’un enjeu ?

Il y eut un silence. En dépit de sa résolution, Élisabeth détournait la tête, ne se sentant pas le courage d’affronter le regard paternel.

— Eh bien ? insista Guillaume froidement.

— J’avais parié... l’un des bibelots de jade de ma chambre contre un livre... mais je ne pouvais pas perdre. Je monte Sahib sans la moindre difficulté...

— Vraiment ? Tu l’as blessé et il aurait pu te tuer. Lorsque je défends quelque chose, j’ai, en général, de bonnes raisons. Et c’était quoi ce livre ? Je pensais que tu pouvais trouver ici largement de quoi satisfaire ta passion de la lecture...

De rouge Élisabeth devint pâle. Ses prunelles grises se firent implorantes :

— S’il vous plaît... permettez que je ne vous le dise que tout à l’heure... quand nous serons seuls.

Tremaine connaissait la fierté de sa fille. Déjà ce règlement de comptes public représentait pour elle une dure épreuve. Il ne voulut pas l’humilier tout à fait en face de ce jeune garçon qu’il lui imposait comme frère.

— Entendu. Nous en finirons tout à l’heure...

Pierre Annebrun, désireux d’aider l’adolescente, ouvrait la bouche pour parler d’autre chose quand Arthur choisit de déclarer :

— Pensez-vous vraiment, monsieur, qu’un pari soit tellement répréhensible ? Dans toute l’aristocratie anglaise, on ne cesse de parier et sur n’importe quoi...

L’étroit visage de Guillaume Tremaine se ferma, cependant que son regard fauve s’embrasait :

— C’est très chevaleresque de vouloir défendre une jeune personne en péril, mais nous ne sommes pas en Angleterre, Arthur, et je souhaiterais que vous vous en souveniez à l’avenir...

— Comme vous voudrez, monsieur !

Tremaine ne releva pas le mot qui le blessait d’autant plus que le jeune garçon venait de l’employer par deux fois mais, en fait, celui-ci ne lui avait jamais donné d’autre nom et même s’il souhaitait profondément s’entendre donner le nom de père, il admettait qu’il lui fallait compter avec l’éducation anglaise du garçon. Lord Astwell, qui avait veillé sur sa petite enfance, n’obtenait aucune autre appellation que « sir » ou « mylord ». Sans doute faudrait-il beaucoup de temps pour amener Arthur à penser français et surtout à se comporter en fils...

Ce fut cet instant un peu tendu qu’Adam choisit pour faire son entrée. Récuré, poncé, briqué, coiffé, flanqué de l’ombre inquiète de Béline qui n’osa d’ailleurs pas s’aventurer au-delà du seuil, il marcha d’un pas tranquille vers son père auprès duquel il s’arrêta en marmonnant quelque chose d’incompréhensible mais où il était vaguement question d’excuses. Il débita le tout du ton paisible d’une simple formalité.

— Eh bien ? fit Guillaume dont les épais sourcils demeuraient froncés. Comment expliques-tu ton retard ? Tu sais pourtant bien que j’exige l’exactitude !

— Voui ! fit Adam, coutumier de ce genre d’affirmation où il voyait plus de force que dans la forme normale. Seulement on a beaucoup travaillé avec Julien... Puis, l’œil pétillant d’un enthousiasme qu’il ne pouvait plus contenir, il lança :

— Figurez-vous que monsieur l’abbé, en herborisant, a découvert un morceau de vieille poterie près du ruisseau d’Escarbosville. Il a alors commencé à creuser, à creuser. Quand je suis arrivé là-bas, ce matin, ils étaient déjà à l’ouvrage et monsieur l’abbé a même déterré un morceau de bronze. Il a dit que c’était une « hache à douille » provenant de la tribu des Unelles qui étaient chez nous bien avant les Romains... Il dit qu’il doit y en avoir d’autres, beaucoup d’autres peut-être... que ça servait de monnaie d’échange et même quelquefois...

— Adam ! coupa le père. Tu es là pour souper, pas pour nous faire une conférence. Tu nous raconteras tout ça une autre fois...

L’enfant hocha la tête et gagna docilement sa place sans pouvoir cependant retenir un soupir. C’était vraiment navrant de constater combien les gens de sa famille s’intéressaient peu aux choses essentielles. Ils ne cessaient de perdre d’excellentes occasions de se cultiver, réservant leurs goûts à des sujets aussi ternes que la politique, les chevaux, les bateaux, la chasse, les armes, tous sujets bruyants et tellement éloignés de la sagesse antique et des profondes vérités de la terre.

Oubliant ses propres soucis, Elisabeth regardait son frère en souriant : à l’exception des boucles rougeâtres qui le casquaient, ce gamin n’avait vraiment rien d’un Tremaine. A douze ans, il conservait une ronde figure enfantine, un corps de taille normale mais dodu — Adam était gourmand comme il n’est pas permis ! — , une peau de demoiselle, des traits fins — ceux de leur mère — et des mains qui eussent été belles s’il en avait pris quelque soin mais dont les ongles, en dépit des brossages, parvenaient rarement à éliminer les traces de terre ou d’herbe. Quand il n’était pas plongé dans des livres de botanique, d’entomologie ou de minéralogie, Adam passait la moitié de sa vie à quatre pattes. Apparemment, il venait d’y ajouter l’archéologie !

Au demeurant, c’était un petit garçon tranquille — un peu trop peut-être ! — , aimable, pourvu d’une âme paisible qui se reflétait dans ses yeux d’un bleu angélique, mais d’une rare obstination et susceptible, lorsqu’il était mécontent, de garder durant des heures un silence de trappiste. Tel qu’il était, elle l’aimait beaucoup, se sentant envers lui des obligations quasi maternelles : il avait à peine quatre ans lors de la disparition d’Agnès Tremaine mais il nen gardait pas moins d’elle une image idéalisée, lumineuse et tendre à laquelle il restait profondément attaché.

Soudain, elle eut l’impression qu’il se passait quelque chose en dépit du fait que son père et Pierre Annebrun s’engageaient dans une conversation sur la ville de Cherbourg où l’on parlait de reprendre les travaux de la grande digue abandonnés depuis plus de dix ans. Ce qu’elle vit l’effraya : Adam, droit comme un i sur sa chaise, venait de reposer sa cuillère dans son assiette et regardait fixement Arthur qui, de son côté, le dévisageait avec une sorte d’arrogance.

Durant l’absence de Guillaume, elle s’était efforcée d’expliquer à son frère la raison de ce voyage en évitant soigneusement tout ce qui aurait pu ressembler à la moindre critique à l’égard de leur mère, insistant davantage sur les trop grandes divergences de caractère entre Guillaume et sa femme. Sans charger non plus cette lady Tremayne qui avait été l’amie d’enfance de leur père. A ce moment-là, Adam n’avait pas trop rechigné. Peut-être parce qu’il lui était arrivé de surprendre, une ou deux fois, des entretiens à mi-voix entre Potentin et Mme Bellec sous le manteau de la cheminée. Et puis, dès l’instant où cette femme était en train de mourir elle aussi, Adam pensait qu’il pouvait se montrer magnanime mais, de toute évidence, il n’avait pas prévu que leur père ramènerait aux Treize Vents le « fils de l’autre ».

Lentement mais sans quitter des yeux l’intrus, Adam jeta sa serviette, se leva, quitta la table et marcha vers la porte.

— Père ! appela Élisabeth, mais Guillaume avait vu lui aussi.

— Où vas-tu Adam ? demanda-t-il.

L’enfant s’arrêta net comme atteint par un projectile, offrant son dos raidi. L’effort qu’il fit pour se retourner fut visible mais enfin il montra son visage devenu blanc comme de la craie :

— Veuillez m’excuser, articula-t-il avec une netteté qui fit sonner les paroles sous le haut plafond, mais je n’ai plus faim du tout...

Il sortit au milieu d’un silence qu’Elisabeth ne supporta pas. Repoussant sa chaise à son tour, elle voulut courir après son jeune frère, mais Guillaume la cloua sur place :

— Reste tranquille ! C’est à moi d’y aller. Tu es la maîtresse de maison : tu dois veiller à tes hôtes. Fais servir le café dans la bibliothèque lorsque vous aurez fini de souper : je vous y rejoindrai...

En le regardant quitter la pièce, Élisabeth eut l’impression qu’il s’appuyait un peu lourdement sur la canne qui, d’habitude, évoquait davantage entre ses mains un élément de coquetterie tant il en jouait avec élégance. Ce soir, le jonc à pommeau d’or retrouvait sa fonction de soutien... Guillaume ne s’attendait certainement pas à une telle réaction de la part du tranquille Adam touj ours uniquement soucieux de son herbier, de ses coléoptères, lézards, morceaux de pierre, plan des médicinales et autres trouvailles champêtres.

Devinant qu’il s’était enfermé dans sa chambre, Guillaume y monta, tenta d’ouvrir la porte mais elle était bien close. Alors il frappa, appela :

— C’est moi, Adam ! Ouvre ! Il faut que nous parlions tous les deux...

Pas de réponse. A trois reprises, Guillaume, s’efforçant à la douceur, tenta dobtenir qu’on le laissât entrer mais sans éveiller le moindre bruit à l’intérieur de la chambre, lui donnant l’impression de frapper dans le vide. Eût-il obéi à son instinct naturel, facilement violent, qu’il eût enfoncé le panneau de hêtre mais il sentait qu’en agissant ainsi il ne ferait qu’aggraver la colère et la peine de l’enfant

Quand de guerre lasse il descendit enfin l’escalier, il trouva Pierre Annebrun qui l’attendait en faisant les cent pas :

— Il ne veut pas répondre ? demanda le médecin.

— Non et c’est d’autant plus surprenant que ce n’est pas de lui que je craignais une attitude de ce genre.

— Moi je le redoutais un peu. Elisabeth est entièrement de ton côté. Elle l’a toujours été mais Adam ressemble de plus en plus à sa mère et Dieu sait qu’il était difficile de deviner ses pensées ou de prévoir ses réactions !

— Tu as sûrement raison, soupira Guillaume. La situation est difficile. Que ferais-tu à ma place ?

— Honnêtement, je n’en sais rien, n’ayant aucune expérience en matière de paternité. Bien sûr tu ne pouvais refuser d’accéder au dernier vœu d’une mourante, d’autant qu’il s’agissait de ton propre sang et qu’en Angleterre l’enfant courait un grave danger...

— Ici, je suis peut-être en train de perdre Adam.

— Ne dramatisons pas ! Adam fait une poussée de fièvre mais je pense sincèrement que, si tu parviens à lui expliquer la vérité, il finira par la comprendre et par l’admettre.

— Tu crois ?

Il le faut ! Pourtant, ne retourne pas vers lui ce soir. Laisse Élisabeth essayer. Moi, je vais rentrer au hameau mais je reviendrai demain voir où tu en es. Au besoin, je ferai aussi une tentative. Nous sommes bons amis, Adam et moi, ajouta-t-il en souriant.

Merci ! Je sais que je peux compter sur toi.

Sur ta fille aussi et c’est beaucoup. Elle et son frère sont très proches...

Toutefois la jeune fille n’obtint pas de meilleur résultat. A moins que l’on ne tienne pour une victoire les quelques paroles hargneuses qui lui parvinrent à travers la porte :

— Laisse-moi tranquille ! Je ne veux parler à personne !... Je veux dormir !

Insister eût été maladroit. Chacun regagna sa chambre et les Treize Vents s’enfoncèrent lentement dans le silence de la nuit. Sans que le sommeil, cependant, vint visiter les membres de la famille. Seul Mr Brent s’endormit, à peine la tête sur l’oreiller, avec l’agréable sensation que donnent un bon repas et une conscience paisible.

Le lendemain, en allant ouvrir l’écurie, l’un des palefreniers découvrit dans la grisaille d’un petit matin embrumé de crachin qu’une des fenêtres de la maison était grande ouverte et que la coulure blanche de draps noués en tombait comme une cascade.

Adam s’était enfui...

CHAPITRE IV ... ET CEUX DE VARANVILLE

— Pourquoi se serait-il réfugié ici ? murmura Rose. Il me connaît trop bien pour ignorer ce qui l’attendait. Je l’aurais raisonné, sermonné aussi et, surtout, j’aurais envoyé vous prévenir...

— Est-ce bien certain ? Je connais votre coeur : le premier chien perdu qui l’approche a droit à toute votre sollicitude. Adam est beaucoup plus qu’un petit chien : vous l’aimez bien...

— C’est pourquoi je m’efforcerais de lui éviter de faire des sottises. Au cas, bien sûr, où il viendrait me demander mon avis...

— Il l’a déjà fait ?

— Oui, pour des broutilles, des petits soucis de gamin, des bisbilles avec sa sœur ou les conséquences d’une bêtise à réparer. Est-ce que je ne suis pas Tante Rosé ?... Oh, mon Dieu ! Regardez-moi ce temps ! C’est tout juste si je distingue votre figure !

Se levant vivement, Mme de Va ranville alla ouvrir la porte donnant sur la cuisine pour réclamer une lampe. Elle et Guillaume se tenaient dans ce qu’elle appelait son « confessionnal ». C’était une pièce dont les dimensions semblaient réduites en comparaison de l’immense salle basse, quasi médiévale et lourdement voûtée, qui, jadis au temps des guerres de Religion, était la salle commune du grand manoir servant à la fois pour la cuisine et la vie de tous les jours. En fait l’impression d’intimité qu’elle donnait venait des objets que la châtelaine y avait placés : deux tapisseries des Gobelins qui se partageaient les murs avec des lambris de chêne ciré où se dissimulaient des armoires contenant l’argenterie et la « belle vaisselle ». Les larges dalles de pierre disparaissaient à demi sous un tapis à bouquets fondus supportant un petit bureau Régence, un fauteuil et deux chaises cannées plus un grand cartonnier d’une belle facture mais dont l’austérité eût mieux convenu sans doute au cabinet d’un notaire qu’au boudoir d’une jolie femme. Mais c’est que, justement, il ne s’agissait pas dun boudoir.

Après son mariage avec Félix de Varanville, officier de la Marine royale, Rose de Montendre avait abandonné la vie mondaine pour se consacrer à la remise en état et à l’exploitation des terres d’un époux qu’elle avait aimé au premier regard.

Pourvue d’une belle fortune, d’un cœur généreux, d’une vive intelligence et dune incroyable vitalité, la jeune baronne, laissant son mari poursuivre en mer l’existence quil préférait, sétait attelée à un travail digne des épaules d un homme : remettre en état Varanville qui menaçait ruine, acheter du bétail, faire fructifier les terres en important de nouvelles cultures et s’efforcer d’apporter tout le bien-être possible aux paysans de son domaine. Soutenue et conseillée d’ailleurs par Guillaume Tremaine qui venait de bâtir les Treize Vents et développait ses propres affaires. L’engouement de la période prérévolutionnaire pour une physiocratie prônant l’agriculture avait aidé Mme de Varanville à ne pas trop passer pour une folle aux yeux de l’aristocratie locale. En outre, elle avait offert trois beaux enfants à son époux : Alexandre, né la même nuit qu’Élisabeth Tremaine, Victoire de quatre ans sa cadette, précédant Amélie d’une année.

Quand les jours noirs étaient venus, Rose, privée d’une partie de ses gens comme la plupart des autres propriétaires de château, s’était efforcée de maintenir son oeuvre à flot. Si elle réussit, elle ne le dut qu’à elle-même : ceux de la terre la respectaient et lui vouaient une estime affectueuse qui lui valut de conserver quelques serviteurs : des femmes et des vieux surtout avec qui elle travailla dur. Ce qui permit à tout ce monde de se nourrir et d’en aider d’autres alors que l’on était au bord de la famine.

Incapable d’accepter de voir la Marine s’écrouler sous ses yeux, Félix rentra au logis mais n’y resta pas longtemps : pour éviter d’être arrêté, il dut émigrer en Angleterre comme beaucoup de chefs de familles nobles et, lorsqu’il s’agissait d’anciens officiers, le danger était encore plus grand. Les femmes demeuraient, demandant parfois un divorce qui n’était à leurs yeux de chrétiennes qu’un torchon de papier sans importance mais bien utile pour échapper à la loi sur les émigrés et pour conserver les biens.

Rose n’alla pas jusque-là. Personne, pas même Guillaume qu’elle aimait infiniment, ne se fût permis de le lui suggérer. Elle savait d’ailleurs que pour l’aider et la protéger celui-ci se dévouerait tout autant que s’il s’agissait des Treize Vents et de ses propres enfants. Ce ne fut cependant pas sans un cruel déchirement masqué par un chaud sourire qu’elle se sépara du seul homme qu’elle eût jamais aimé.

— Quelques mois seulement, mon cœur, lui dit-elle en le serrant dans ses bras tendres, et puis vous reviendrez et vous verrez que nous pourrons encore être heureux comme par le passé. Je veillerai sur la maison.

— L’idée de vous laisser ici sans moi est intolérable, Rose. Je ne vais pas vivre durant tout ce temps...

— Nous avons déjà été séparés. Je ne dirai pas que j’en ai pris l’habitude parce qu’en vérité on ne s’y fait jamais. Cependant c’est le lot des femmes de marins...

— Je connais votre courage, ma douce, mais cette fois je vous laisse dans les dangers. Ce qui nétait pas le cas naguère...

Rose se mit à rire :

— Eh bien, vous aurez un peu peur à votre tour. Croyez-vous que je ne tremblais pas lorsque vous alliez à la guerre ?... Néanmoins, ne soyez pas trop effrayé, se hâta-t-elle d’ajouter en le voyant pâlir. Si le péril se faisait trop pressant, j’entasserais tout notre petit monde sur un bateau — avec Guillaume je suis certaine d’en avoir toujours un et, s’i n’en avait plus, il le volerait ! — et nous irions vous rejoindre. Alors songez seulement à prendre soin de vous !...

Oh la chaleur de la dernière étreinte ! L’amère douceur des larmes sur la joue de Félix. C était si bon de sentir cette force d’homme et si cruel de devoir y renoncer ! Cet ultime instant, Rose le revivrait indéfiniment au fil de ses nuits solitaires. Et plus encore lorsqu’elle sut qu’il ne reviendrait jamais plus...

Installé à Londres, Félix ne put se satisfaire de l’existence étroite, privée de toute substance, qui était celle des émigrés, ces gens ayant tout perdu sauf la vie et qui s’efforçaient de la préserver même dans les pires conditions. Il était un marin, un soldat, il voulait servir encore et ne revenir en France qu’en vainqueur et non furtivement, dans les bagages de l’étranger. Il s’enrôla dans les troupes que formaient, au nom des Princes, le marquis d’Hervilly et le jeune comte de Sombreuil.

En juin 1795, alors que la Convention vivait ses derniers jours, ceux d’Angleterre estimèrent que le moment était venu de reconquérir leur pays par les armes et de rétablir la royauté. Une armée de dix mille hommes s’embarqua sur les navires de l’escadre aux ordres du commodore Waren et, sous ses voiles gonflées d’espérance, prit le chemin de la Bretagne. Le 25 juin, elle mouillait en baie de Quiberon pensant n’avoir même pas un coup de feu à tirer : le marquis de Tinténiac et ses chouans avaient dû balayer la côte et d’autres bandes, commandées par Georges Cadoudal, accouraient au rendez-vous. Le 27, le débarquement de la première division avait lieu à Carnac. On réussit à s’emparer du fort Penthièvre, à la base même de la presqu’île de Quiberon.

Mais, si la Convention s’essoufflait, ses chefs de guerre demeuraient, eux, actifs et pleins de fougue. Elle envoya le général Hoche qui venait de « pacifier » la Vendée. Celui-ci établit son quartier général au hameau de Sainte-Barbe, près de Plouharnel, d’où il délogea Cadoudal encombré d’ailleurs de toute la population rurale refoulée par les colonnes républicaines. Et qui dut rembarquer !

Hélas, dans l’armée royaliste, l’absence d’unité de commandement, la jalousie qui se développait entre les chefs et un certain découragement né du fait que les fameux Princes — frères du malheureux Louis XVI, le roi martyr, et sous les yeux desquels tous ces gens de cœur espéraient au moins la gloire de mourir — se gardèrent bien d’embarquer sur ces « galères » jugées plus ou moins hasardeuses. Ceux du fort Penthièvre furent trahis par une partie des soldats, anciens prisonniers de guerre républicains, et Hoche n’eut plus qu’à balayer devant lui pour rejeter les envahisseurs à la mer. Un balayage qui, tout de même, lui coûta pas mal d’hommes, mais, chez les émigrés, ce fut l’hécatombe : le marquis d’Hervilly, blessé à mort, resta sur le terrain. Certains de ses officiers s’embrochèrent sur leurs épées pour ne pas tomber aux mains des « Bleus ».

Pourtant, Hoche avait promis la vie sauve aux prisonniers. Félix de Varanville était de ceux-là. Il ne put rejoindre la flotte anglaise comme certains de ses compagnons et fut ramassé. L’idée de se suicider ne lui vint pas : il pensait à Rose, à ses enfants et voulait les revoir. Le malheureux comptait sur les lois chevaleresques d’une guerre qui n’en avait jamais connu. D’ailleurs, comment imaginer que l’on pourrait abattre plusieurs centaines de captifs ?,

Ce fut pourtant ce qui se produisit. En dépit de la parole donnée, les prisonniers furent conduits à pied — les blessés soutenus par les plus valides — jusqu’à Auray. D’autres allèrent même jusqu’à Vannes. Dans la nuit où ils marchaient, les plus vieux parmi les soldats d’escorte, pris de pitié, essayèrent de les inciter à fuir mais ils avaient juré de ne pas tenter d’évasion. La parole du général ne les assurait-elle pas ?

Hélas, à Vannes, le comte de Sombreuil sera fusillé sur la garenne. Pourtant, c’est à Auray que l’horreur atteindra son point culminant. Près de l’ancienne chartreuse, vendue d’ailleurs comme bien national, et dans un champ bordant la rivière du Loch, on passa tous les prisonniers par les armes, même ceux qu’il fallut porter au lieu d’exécution, même ceux qui n’avaient plus que quelques heures à vivre. Durant plus de trois semaines, du 1er au 25 août, on fusilla et on enfouit sur place les cadavres de ces victimes10. La terre en cria vers le ciel et la Bretagne n’oublia jamais, bien que beaucoup de ces hommes ne fussent pas ses fils. Ainsi de Félix de Varanville qu’un camarade étaya pour qu’il pût se tenir debout et regarder la mort en face.

Cette fin, à la fois glorieuse et pitoyable, ce fut Guillaume Tremaine qui l’apprit le premier. Il s’était rendu à Paris pour ses affaires à l’appel de son ami le banquier Lecoulteux du Moley, échappé miraculeusement à la guillotine grâce à la révolte des Conventionnels du 9 thermidor et qui rassemblait les éléments épars de sa fortune. Le banquier récupéra très vite son domaine de Malmaison, à Rueil, et Guillaume vint l’y rejoindre.

Le domaine avait souffert de l’absence du maître, surtout à cause de l’humidité. Cependant, il conservait ses meubles, sa décoration et quelques « officieux11 » poussés par la faim venaient y reprendre du service. Surtout, la grande bibliothèque d’acajou12 demeurait indemne et ce fut là que Guillaume lut, dans Le Moniteur universel, la liste des massacrés d’Auray.

Le coup l’étourdit et le laissa sans voix. Pas un instant, il n’avait imaginé que cet ami si cher pourrait ne jamais revenir. C’était une précieuse tranche de vie, celle de ses plus belles années d’homme, que Félix emportait avec lui, mais, tout de suite, Guillaume s’efforça de repousser son chagrin pour ne penser qu’à celui de Rose. Comment allait-elle supporter l’horrible nouvelle ? Il fallait qu’il aille vers elle pour qu’elle eût au moins une épaule où s’appuyer... Deux heures plus tard, il avait quitté Paris et gagnait Varanville sans toucher terre aux Treize Vents.

Rose ne savait rien encore bien entendu. Son accueil fut celui qu’elle lui réservait toujours : joyeux, chaleureux, ensoleillé d’un charmant sourire et de ce pétillement dans les plus jolis yeux verts du monde qui n’appartenait qu’à elle. Instantanément tout fut prêt pour le réconfort dun voyageur fatigué ; le cidre mousseux, le pain craquant, le beurre frais, le jambon tendre, cependant que l’odeur du café commençait à se répandre. La jeune femme était si heureuse de revoir son ami qu’elle ne s’inquiéta pas outre mesure de lui voir la mine lasse et les traits tirés : elle attribuait cela à la trop longue chevauchée...

— Il serait temps, gronda-t-elle, que vous renonciez à cette manie de ne jamais emprunter de voiture quand vous effectuez un grand parcours. C’est de l’orgueil tout simplement : vous voulez prouver que le temps n’a pas de prise sur vous... et vous oubliez vos jambes abîmées.

— Non, Rose, ce n’est pas de l’orgueil. Simplement ma vieille sauvagerie qui m’a donné l’horreur des voitures publiques où l’on s’entasse avec des gens parfois impossibles et qui mettent un temps fou. Et puis j’aime aller vite. Aujourd’hui... plus encore que d’habitude.

— Pourquoi aujourd’hui ?

— Pour que vous n’appreniez pas d’un autre ce que je suis venu vous dire. Rose, ma chère Rose... je suis un porteur de mauvaises nouvelles...

Elle devint soudain très pâle cependant qu’une petite veine bleue se mettait à battre furieusement le long de son cou :

— S’agit-il... de Félix ? Répondez vite !

— Oui... Il était avec ceux qui ont tenté de débarquer à Quiberon.

Elle baissa les yeux et demanda d’une voix mate :

— Est-ce qu’il est...

Le mot ne passait pas. Le oui de Guillaume non plus. Avec une douceur infinie, il posa ses grandes mains sur les épaules de la jeune femme qu’il sentit trembler. Il comprit qu’elle ne tenait debout que par un miracle de volonté et voulut l’attirer à lui, mais elle résista et, soudain, releva ses paupières. Guillaume, bouleversé, rencontra son regard : celui d’une biche frappée à mort...

— Pardonnez-moi, mon ami... Mais j’ai besoin d’être seule... Rendez-moi seulement le service de le dire à ceux d’ici... moi je ne peux pas !

Elle s’était enfuie par la porte du jardin, laissant Guillaume affronter seul la douleur de Félicien et Marie Gohel, les vieux serviteurs de Varanville qui avaient vu naître Félix...

Sept années s’étaient écoulées depuis ce terrible jour, sept années au cours desquelles Rose ne se plaignit pas une seule fois, s’attachant, pour ses enfants encore si petits, à ne rien changer à son comportement habituel, excepté la couleur de ses robes : le noir remplaça la joyeuse couleur verte qu’elle aimait tant et qui lui allait si bien. Et puis, bien sûr, elle ne rit plus aussi souvent.

— J’ai eu près de dix ans de bonheur, dit-elle un jour à Guillaume. C’est plus que n’en ont les autres femmes...

Ce qui lui était peut-être le plus cruel était de ne pouvoir ramener au pays le corps de son époux et d’être dans l’impossibilité d’aller prier sur l’immense tombe où il reposait, mêlé à ses compagnons d’infortune. La Révolution était terminée, sans doute, mais la France ressemblait à un navire privé de pilote. La soif de vivre, la débauche et la corruption s’y donnaient libre cours cependant qu’un peu partout se levaient des vengeurs. L’insécurité des chemins était pire que jamais car des bandes de brigands profitaient amplement de la pagaille générale. Aussi Guillaume s’était-il refusé à conduire Rose à Auray : quand l’ordre serait rétabli, il tiendrait à l’honneur de l’escorter jusque-là mais, dans l’état actuel des choses, il eût été insensé de risquer sa vie dans ce pèlerinage : elle se devait à ses enfants et à Varanville...

Quand la lumière jaune de la grosse lampe à huile dissipa les ombres du « confessionnal », Guillaume pensa que les années coulaient sur Rose sans rien entamer de sa fraîcheur. Dans les robes noires éclairées de mousseline blanche qu’elle ne quittait plus, elle ressemblait encore beaucoup à la jeune fille en satin vert que Félix et lui avaient rencontrée dans le salon de Mme du Mesnildot à leur retour des Indes. Plus mince tout de même, ce qui affinait ses traits. Cependant, à trente-quatre ans, le visage de Mme de Varanville gardait son teint de fleur et ses fossettes. Seule une mèche blanche, une seule, dans la masse brillante de ses cheveux châtain doré, trahissait la blessure secrète.

En même temps que la lampe, la vieille Marie avait apporté du café. Rose estimait que son visiteur en avait besoin. Lorsqu’il eut bu sa première tasse, elle lui en servit une autre puis demanda :

— Êtes-vous allé à Escarbosville ? Le jeune Rondelaire étant son inséparable, Adam a dû se tourner tout naturellement vers lui ?...

— Je le pensais aussi et je suis allé là-bas tout droit en quittant la maison. Personne ne l’a vu. Ni Julien ni M. l’abbé Landier qui les instruit tous les deux et à qui mon fils voue une grande admiration...

— Ne la partagez-vous pas ? C’est un homme de savoir...

— Croyez que je n’en doute pas, mais c’est le savoir en question qui m’inquiète un peu. Adam lui doit sa passion pour le latin, le grec et les sciences naturelles, mais voilà qu’à présent, lui et ses élèves, se lancent dans l’archéologie. Adam est rentré hier au soir couvert de boue et dans une grande excitation...

— Autrement dit : il était heureux ?

— Presque trop. Nous étions à table et si je l’avais laissé faire nous aurions eu droit à une vraie conférence. Et puis, il a vu Arthur... Vous savez la suite.

Il y eut un silence. Rose, le regard absent, tournait rêveusement sa cuillère dans sa tasse. Au bout d’un moment, elle eut un soupir et demanda :

— Comment est-il ?

— Arthur ? Sans la fugue d’Adam je vous l’aurais amené pour que vous en jugiez, mais dans ces conditions...

— Je gage qu’il vous ressemble...

— Auriez-vous des dons de voyance ? C’est vrai, il me ressemble. Trop ! C’est, je pense, ce qu’Adam n’a pas supporté.

— Aussi, il était impossible, bien sûr, de l’accueillir chez vous en le faisant passer pour un cousin, comme c’eût été peut-être, sinon la sagesse, du moins le meilleur moyen de vivre en paix...

— Cette fois, c’est Arthur qui ne l’aurait pas supporté. Comment voulez-vous qu’un enfant méprisé par sa grand-mère et son frère, hostile à son intégration aux miens, accepte de surcroît l’humiliation d’un faux nez ? Je savais que je rencontrerais des difficultés. Je les attendais plutôt d’Élisabeth, et voilà que c’est Adam, toujours dans les nuages cependant, qui ne retombe sur terre que pour entrer en révolte !

— Qu’allez-vous faire ?

— Le retrouver, bien sûr, mais ensuite, je vous avoue que je n’en sais rien. Et à présent, je me demande où je pourrais bien chercher ? Sil n’est ni chez les Rondelaire ni chez vous...

La fêlure dans la voix de Guillaume toucha son amie. Tirant sa chaise auprès de lui, elle posa une main légère sur la sienne qu’elle sentit trembler un peu :

— Vous êtes dévoré d’angoisse, Guillaume, sinon vous ne vous décourageriez pas si vite. Il y a mille endroits où l’enfant peut être caché. A force d’herboriser, de fouiller, de gratter, il connaît notre coin comme sa poche...

— Vous pensez qu’il se cache ? Et s’il était parti au loin ?

— Par quel chemin ? Pas celui de la mer : il en a une peur horrible. Et d’ailleurs pour aller où ? En dehors des gens d’ici, il ne connaît personne sauf Me Ingoult son parrain et ma cousine Flore qui est sa marraine, mais je ne le vois pas s’engager sur la route de Paris sans argent, sans monture et avec le seul secours de ses jambes. Pas même sur celle de Cherbourg où d’ailleurs Joseph Ingoult n’est certainement pas... Vous avez prévenu les gendarmes bien entendu ?

— Oui. J’ai envoyé aussi Daguet à Saint-Vaast pour informer les autorités et avertir le docteur Annebrun, ils vont sans doute fouiller le littoral...

Il s’était levé et rejoignait la porte vitrée donnant directement sur le jardin, attiré par le bruit d’un cheval au galop qui se rapprochait. Guillaume se tourna vers son amie :

— Vous aviez raison de penser que Joseph n’est pas à Cherbourg : il vient tout juste de sortir de la grande allée...

Rose bondit :

— Il est ici ?

— Si ce n’est pas lui, c’est son sosie parfait...

C’était bien l’avocat cherbourgeois qui tombait de cheval plus qu’il n’en descendait devant l’entrée du château. Mais dans quel état ! Boueux, crotté, son magnifique carrick taillé à Londres selon la dernière mode des cochers anglais couvert de tout ce que les ornières et les flaques d’eau avaient pu y précipiter :

— Mon Dieu ! Il a une mine affreuse ! remarqua Rose déjà inquiète. Il a dû se passer quelque chose chez les Bougainville !...

Elle et Guillaume se précipitèrent au-devant du voyageur qu’un petit paysan aidait à retrouver son équilibre sur la terre ferme. A mesure qu’ils avançaient, les traits tirés et les yeux rougis d’Ingoult devenaient de plus en plus évidents.

Depuis des années, en effet, un lien étrange, ténu mais solide, l’unissait à l’amiral et surtout à sa jeune épouse, Flore de Montendre, cousine de Rose. Cela ressemblait à ce service d’amour courtois que les chevaliers du Moyen Age vouaient autrefois à la dame de leurs pensées.

Ainsi, depuis le jour où il put contempler les cheveux d’or, la taille de nymphe et les yeux d’azur de la jeune Mme de Bougainville, Joseph, avocat paresseux mais riche, célibataire et indépendant, choisit-il de ne vivre que pour elle. Virevoltant entre le rôle de sigisbée et celui d’ami de la famille, il réussit à se tailler une place dans le ménage. Sans s’autoriser d’ailleurs la moindre espérance. Flore, il le savait, adorait son époux, cependant beaucoup plus âgé qu’elle, et, durant ses longs séjours au château de Suisnes en Ile-de-France ou à la Becquetière en Cotentin, l’avocat ne se fût jamais permis d’entretenir la jeune femme d’une passion dont elle n’aurait eu que faire. De plus, il se doutait bien qu’elle l’eût jeté dehors au moindre mot déplacé. Alors, entre deux parties d’échecs avec le grand navigateur, il suivait Flore à cheval durant ses tournées charitables dans le village ou sur les vastes plantations de rosiers du domaine. Ou encore, il lui tenait ses écheveaux de laine pendant qu’elle les dévidait, simplement heureux d’un sourire ou d’une caresse des beaux yeux qu’il aimait tant.

Les enfants, dont il était l’ami, le traitaient en vieil oncle bien qu’il fût nettement plus jeune que leur père. Cela tenait à ce que, dès ses vingt ans, Joseph Ingoult ressemblait assez à un précoce vieillard, avec son visage dont la mobilité allait jusqu’aux tics et sa perruque blanche, totalement passée de mode à présent, mais qu’il s’obstinait à conserver afin de pouvoir se raser le crâne et s’éviter ainsi les inconvénients d’une nature de cheveux particulièrement rebelle. Résultat : depuis des années il paraissait avoir le même âge ce qu’il commençait à apprécier maintenant que la cinquantaine était proche.

Ce matin-là, Ingoult était visiblement parvenu au bout de ses forces. Il tomba presque dans les bras de Tremaine avant de poser sur le poignet de Rose un baiser respectueux mais incertain.

— Madame, exhala-t-il enfin, je viens vous chercher ! Votre cousine est accablée de la plus cruelle douleur et vous réclame... Elle a de votre affection un besoin extrême...

— Mon Dieu ! gémit Mme de Varanville, croyant deviner. Est-ce que son époux est...

— Non. Grâce à Dieu, notre ami Bougainville se porte bien, encore que, pour lui aussi, le coup soit terrible. Il s’agit de son second fils, le jeune Armand...

Et de raconter le drame dont le château de Suisnes venait d’être le décor. Quelques jours plus tôt, le corps de l’adolescent, âgé de seize ans, avait été retrouvé noyé dans l’étang de la propriété sans que l’on puisse savoir ce qui s’était passé au juste. La version officielle voulait qu’étant en train de pêcher Armand eût perdu l’équilibre et fût tombé à l’eau. En effet, une petite barque flottait non loin du corps.

— En réalité, dit Joseph, dont les yeux habituellement si froids se mouillaient de larmes, il pourrait s’agir d’un chagrin d’amour...

Rose eut un cri d’horreur et de douleur tout à la fois :

— Cet enfant se serait... oh non ! C’est impossible !

— Malheureusement, c’est possible et c’est aussi ce qui est en train de tuer Mme de Bougainville. Elle est presque folle de désespoir et son époux ne sait plus que faire pour lui rendre un peu de paix. Il ne cesse de répéter qu’il s’agit d’un accident, et défense formelle a été faite à sa maisonnée de parler d’autre chose. Armand a été victime d’un accident ; un point c’est tout !

Cela permettait la sépulture chrétienne : le corps du jeune noyé demeura à Suisnes mais le cœur enfermé dans une urne rejoignit le tombeau des Bougainville dans l’ancien cimetière Saint-Pierre de Montmartre, dit du Calvaire13, réouvert depuis l’année précédente.

— Mme de Bougainville, conclut l’avocat dans un soupir, a grand besoin du secours d’une femme qu’elle aime. Il n’y a que des hommes autour d’elle ! Je sais bien que la mauvaise saison arrive et qu’un voyage n’est guère agréable, mais Noël aussi approche et l’amiral s’en épouvante. L’absence d’Armand n’en sera que plus cruellement ressentie...

— Le premier Noël carillonné depuis tant d’années ! dit Rose, songeuse. Ce Bonaparte en signant le Concordat avec Rome nous a rendu nos prêtres et nos cloches. Pourquoi faut-il qu’elles aient sonné en glas pour cet enfant ? Vous avez raison de penser que la Nativité sera douloureuse à ma pauvre Flore qui aimait tant cette fête !... Vous avez bien fait de venir me chercher, mon ami. Je vais tout disposer pour pouvoir prendre après-demain la diligence de Paris. Cela vous permettra de vous reposer un peu car vous repartez avec moi, j’imagine ?

— Bien entendu... si je ne suis pas importun ?

— Est-ce bien raisonnable ? intervint Guillaume. Qu’allez-vous faire de votre maisonnée ? Voulez-vous me confier vos filles ?

— Vous trouvez que vous n’avez pas encore assez de problèmes ? Merci, Guillaume, mais je vais les envoyer à Chanteloup. Ma tante, qui les adore, sera enchantée de les avoir. Pour le reste, Félicien s’en tirera parfaitement sans moi : il nous a déniché de bons valets de ferme...

Elle s’agitait à présent et Guillaume comprit qu’il fallait la laisser à ses préparatifs. Il devinait que Rose, dont le cœur débordait toujours peur ceux qu’elle aimait, avait hâte d’en déverser les trésors sur sa cousine Flore devenue une mère désespérée. Peut-être aussi — mais cela elle ne l’avouerait pas, jugeant sans doute qu’en de telles circonstances il y aurait là de l’égoïsme et un peu d’indécence — pensait-elle qu’en se rendant à Paris elle pourrait aller embrasser son fils, son Alexandre dont elle était si fière ! D’abord parce qu’il était charmant, ensuite parce qu’il possédait une belle intelligence et manifestait pour l’étude un goût prononcé. Comme tous les enfants nobles il avait d’abord eu un précepteur mais celui-ci, M. Herbet, âgé seulement de vingt-cinq ans, avait été pris par la conscription. Pendant les jours noirs de la Terreur, les petits Varanville reçurent l’enseignement d’une ancienne religieuse bénédictine de l’abbaye Notre-Dame-de-Protection, à Valognes. Celle-ci, Marie-Gabrielle de Maneville, était filleule de Mme de Chanteloup. Chassée comme ses compagnes en 1792, elle avait trouvé asile à Varanville où elle se cachait sous des habits de paysanne. Très cultivée, elle assuma sans peine le relais de M. Herbet, et continuait à assurer l’instruction des deux filles de Rose : Victoire et Amélie.

Quant à Alexandre, depuis environ un an, il vivait à Paris, chez Mme de Baraudin, la sœur de Bougainville, en compagnie de Hyacinthe, le fils aîné du navigateur. Celui-ci, en effet, ayant découvert les capacités de ce jeune cousin, obtint de Rose qu’elle le lui confiât : il lui fallait des maîtres de valeur devenus introuvables aux confins du Cotentin. Et, en effet, grâce à sa position dans le monde scientifique et à ses relations — il était membre du Bureau des longitudes et surtout de l’Académie des sciences depuis le glorieux 26 février 1795 — , il avait pu faire admettre son fils d’abord puis le jeune Varanville dans la toute nouvelle Ecole polytechnique, fondée par la Convention en 1794 grâce à l’impulsion de Monge et de Carnot14 sous l’appellation d’École centrale des travaux publics, rebaptisée l’année suivante et dont les cours se donnaient à l’hôtel de Lassay, dans les dépendances de l’ancien Palais-Bourbon15.


Aussi, tandis que Guillaume Tremaine, le cœur plus lourd que jamais, regagnait les Treize Vents dans l’espoir d’y apprendre des nouvelles, Rose confia le cavalier exténué aux bons soins de Marie Gohel et se mit à la recherche de ses filles. Elle les trouva en compagnie de sœur Marie-Gabrielle, dans la petite salle d’études aménagée au premier étage, près de la tourelle octogone où tournait le vieil escalier de pierre.

On faisait une dictée. Les plumes grinçaient en crachant un peu sur le papier tandis que la voix douce mais précise de l’ancienne religieuse détaillait soigneusement le texte tiré des Caractères de M. de La Bruyère :

« Imaginez-vous l’application d’un enfant à élever un château de cartes ou à se saisir d’un papillon : c’est celle de Théodote pour une affaire de rien et qui ne mérite pas qu’on s’en remue... »

Les deux fillettes se donnaient du mal, un bout de langue rose coincé entre leurs dents et elles se gardèrent bien de lever les yeux quand leur mère pénétra dans la pièce, le plus doucement possible : Rose savait sœur Marie-Gabrielle très stricte sur l’application de son programme scolaire ainsi que sur le respect dû aux bons auteurs. Aussi attendit-elle patiemment, debout derrière les petites, s’accordant le loisir de les contempler en les comparant mentalement à leur frère aîné. S’étonnant toujours d’ailleurs de leurs différences...

A quinze ans, Alexandre, casqué de courts cheveux noirs brillants et bouclés, ressemblait à un jeune dieu grec. Victoire, onze ans, proclamait son ascendance viking avec ses cheveux d’un blond pâle, lisses et soyeux mais raides à décourager tous les fers à friser ; ses yeux avaient la couleur des noisettes pas tout à fait mûres. Quant à la petite Amélie, plus jeune d’un an, elle ressemblait à un chaton avec son petit visage triangulaire où les yeux s’étiraient comme de jeunes pousses vertes. Le tout recouvert d’une toison châtaine, brillante mais indisciplinée et qui lui arrachait des hurlements lorsqu’il s’agissait de la coiffer. Avec elle c’étaient les peignes qui souffraient. D’autant plus que la fillette montrait une grande attirance pour la vie sauvage, n’aimant rien tant que courir les bois, les champs et grimper aux arbres. Tels qu’ils étaient, cependant, leur mère les adorait, voyant en eux le sel de la terre et la lumière du ciel. Et plus encore bien sûr depuis la disparition de leur père.

La dictée terminée, sœur Marie-Gabrielle leva sur la jeune femme un regard souriant :

— Merci de respecter mes manies et d’avoir bien voulu attendre. D’autant que vous avez certainement quelque chose à nous dire ?

— Sans doute, mais il eût été dommage de couper la parole à M. de La Bruyère... A présent voici : chère amie, je dois me rendre à Suisnes auprès de ma cousine Flore qui vient de subir une perte cruelle...

— Elle a perdu quelqu’un ? demanda Victoire.

— Oui... Je sais que vous en aurez de la peine mais il est inutile de vous laisser dans l’ignorance : votre cousin Armand a été victime d’un accident...

Il y eut un concert d’exclamations attristées et aussi des larmes versées par les deux enfants, mais Victoire, plus froide que sa sœur et sachant déjà garder la maîtrise d’elle-même, ne s’attardait jamais à de trop longues considérations :

— Cela veut dire que vous nous envoyez à Chanteloup, Maman ?

— Oui, ma chérie, et je venais demander à sœur Marie-Gabrielle si elle voulait bien vous y accompagner. J’espère que cela ne vous ennuie pas ? Vous aimez beaucoup Chanteloup...

Cela était indubitable pour Victoire. Si elle détestait être séparée de sa mère, la perspective de deux ou trois semaines chez la plus charmante des douairières l’enchantait positivement. Même sœur Marie-Gabrielle, qu’elle craignait un peu, relâchait sa surveillance : la vieille dame s’entendait comme personne à la distraire de ses devoirs en évoquant avec elle un passé auquel toutes deux étaient très attachées. Lorsque l’on allait au château, Mme de Chanteloup et l’ancienne bénédictine — qui d’ailleurs ne tarderait sans doute guère à rejoindre un couvent de son ordre dès qu’il se serait regroupé — , consacraient des heures à bavarder en buvant force tasses de chocolat ou de café, égrenant des souvenirs et commentant les nouvelles du jour. La vieille dame en oubliait de s’évanouir à tout bout de champ lorsque la moindre contrariété s’annonçait, manie qui lui était un peu passée avec les affreux moments vécus durant la Terreur : perdre connaissance pour un vase brisé se pouvait concevoir, mais il était impensable, lorsque l’on était de bonne race, de s’affaler sur un tapis quand un rustre malodorant venait fouiller votre demeure, mettre votre cave au pillage et vous menacer, si vous osiez protester, de vous traîner en prison. Dans ces cas-là, on se devait de faire face !

Ce fut donc avec un certain enthousiasme, tempéré par le sens des convenances, que Victoire et sa gouvernante provisoire quittèrent la salle d’étude pour s’occuper de leur départ. Amélie, elle, était plongée dans les affres inhérents aux grandes catastrophes. Qu’allait-elle pouvoir faire, à présent, de son ami Adam venu, aux premières lueurs du jour, se réfugier dans le vieux colombier de Varanville et qui comptait sur elle pour la tirer d’une situation vraiment difficile ?

Au fil des années, une espèce de complicité sétait nouée entre la plus jeune des Varanville et le futur maître des Treize Vents. Rien à voir, bien sûr, avec la relation quasi passionnelle unissant Alexandre à Élisabeth ! Ces deux-là, on ne savait jamais très bien s’ils s’adoraient ou se détestaient, tant ils mettaient d’ardeur et d’éclats dans leurs disputes et leurs réconciliations. Impérieuse, volontaire, Élisabeth — Amélie s’avouait volontiers qu’elle ne l’aimait pas beaucoup ! — considérait depuis toujours le jeune Varanville comme une espèce de chevalier façon chanson de geste voué au service de sa dame. Prétention qui faisait ricaner Alexandre bien qu’il lui arrivât parfois de lui donner raison.

Quoi qu’il en fût, les liens entre eux étaient forts et lorsque le jeune garçon quitta le pays pour se rendre à Paris, l’adolescente se déclara malade — mais refusa farouchement de voir le docteur Annebrun ! — et s’enferma dans sa chambre pendant deux jours. Lorsqu’elle en ressortit, ce fut pour se consacrer exclusivement aux écuries où un poulain venait de naître, mais elle accepta tout de même le petit flacon d’eau de bleuet que Clémence lui glissa dans la main en murmurant :

— Essayez ça, mais je me demande si vous ne devriez tout de même pas consulter, Mademoiselle Élisabeth ? Un mal qui vous rougit les yeux relève peut-être bien de la médecine, et si ça devait continuer...

— Ça ne continuera pas...

Et de fait les paupières reprirent leur teinte normale.

Aucun de ces sentiments excessifs n’existait entre Amélie et Adam. Ils étaient tous deux des calmes, des contemplatifs, capables même de rester des heures assis côte à côte sur le bord de la Saire à pêcher des écrevisses quand c’était la saison ou, tout simplement, à regarder sauter les truites et tourner les roues des moulins à papier dégoulinant de gouttelettes étincelantes. Il leur arrivait aussi de discuter gravement, perchés sur la même branche, de la structure d’un nid et de l’évolution des oiselets. Évidemment, la petite fille ne ressentait pas la même attirance que son compagnon pour les couleuvres, orvets et autres bêtes rampantes. Seuls les petits lézards verts trouvaient grâce à ses yeux :

— Un jour, lui disait-elle, tu te tromperas et tu ramasseras une vipère...

Adam arborait alors le sourire de celui qui sait. Amélie n’insistait pas. Elle éprouvait une sorte de révérence pour son ami et pas seulement parce qu’il avait deux ans de plus qu’elle. Pensez donc ! Il savait du latin mais surtout du grec, et la petite s’émerveillait lorsque Adam, prenant une plume ou un crayon, commençait à tracer des caractères inconnus qui lui paraissaient relever d’une étrange cryptographie. Elle était certaine qu’il serait un jour un grand savant, l’une des lumières de son temps à n’en pas douter...

N’empêche que ce matin-là, quand, se rendant à la rivière comme elle en avait l’habitude, elle s’entendit héler discrètement depuis l’ancien colombier, elle éprouva une petite émotion. Qui s’aggrava lorsqu’elle le reconnut dans l’entrebâillement de la porte vermoulue. Naturellement elle le rejoignit après s’être assurée, d’un coup d’œil machinal, qu’il n’y avait personne en vue.

— Que fais-tu là... et à une heure aussi matinale ? demanda-t-elle, stupéfaite de constater qu’il y avait un balluchon posé par terre à côté du parpaing sur lequel il était assis. Tout de suite d’ailleurs, elle ajouta, tendant un doigt vers l’objet :

— Qu’est-ce que c’est que ça ? On dirait que tu pars en voyage ?

— C’est un peu ça mais je ne voulais pas m’en aller sans te dire au revoir. Tu comprends... nous sommes amis, toi et moi, et je ne veux pas que tu t’inquiètes. Seulement, il faut que tu me promettes de ne rien dire à personne...

Elle eut de la peine. Il s’en allait ? Mais pourquoi, mais où ?

Elle comprit qu’elle avait pensé tout haut quand il répondit :

— Mon père est rentré d’Angleterre hier., Il a ramené avec lui un garçon... le fils de cette femme qui était en train de mourir...

— Cela doit vouloir dire qu’elle est morte. Mais pourquoi est-il revenu avec ce garçon ?

— Parce que c’est son fils à lui aussi, bien sûr ! fit Adam soudain rouge de colère.

— Mais tu savais qu’elle avait un enfant puisqu’il en a parlé à Élisabeth avant de partir et qu’elle t’a tout raconté. Maman aussi est au courant...

— Bien sûr je le savais mais je n’imaginais pas qu’il allait revenir avec cet Arthur ! écuma le jeune garçon. Il a une famille là-bas, ce... ce... cet intrus ! Et il n’a jamais été question de l’amener chez nous !

— Plus bas ! intima la fillette. Si tu cries comme un âne tout le monde va t’entendre... et Élisabeth, qu’est-ce qu’elle dit de tout ça ?

— Rien du tout ! Elle a même l’air de trouver que c’est très bien. Quand je suis rentré hier soir, il était un peu tard et tout le monde était à table. J’aurais voulu que tu voies ! On aurait dit que le garçon avait toujours été là. Et le pire... c’est qu’il ressemble à Père... beaucoup plus que moi !

Colère et chagrin, il y avait tout cela dans la voix d’Adam qui éclata soudain en sanglots :

— Tu ne peux pas savoir... l’effet que ça m’a fait... de le voir installé là... comme chez lui ! Et il me regardait... ce voleur... il me regardait comme s’il se moquait... Je... je n’ai pas pu... le supporter.

Amélie vint s’asseoir près de son ami, tira de la poche de son tablier un petit mouchoir pas trop propre et entreprit d’essuyer ses larmes. La douleur d’Adam la bouleversait. C’était la première fois qu’elle le voyait pleurer et un début de rancune à l’égard de Guillaume commençait à gonfler dans son cœur.

— Qu’est-ce que tu as fait alors ?

J’ai quitté la table et j’ai... couru m’enfermer... dans ma chambre.

— Et personne n’est venu te rejoindre ?

Si... mon père d’abord mais je ne lui ai même pas répondu... Après... il y a eu Élisabeth. J’ai dit que... je voulais qu’on me laisse dormir...

— Mais comment as-tu fait pour t’échapper ? Personne ne t’a vu ?

— C’était dans la nuit. J’ai attaché mes draps à ma fenêtre et je suis descendu...

— Et tu es venu ici tout de suite ?

— Oui. Je te l’ai dit : je voulais te voir...

— Comment ça se fait que tu n’aies pas été d’abord à Escarbosville ? Julien de Rondelaire n’est plus ton meilleur ami ?

— Si mais, justement, c’est là qu’on me cherchera en premier. Et puis, il y a l’abbé. Rien à faire pour lui cacher quelque chose : Julien ne bouge pas un doigt sans son avis et on m’aurait ramené. Et moi, je ne veux pas...

Amélie se sentit un peu désemparée. Une détermination aussi farouche chez un garçon toujours si paisible et si aimablement farfelu la désorientait. Elle avait l’impression qu’en une seule nuit Adam venait de vieillir de plusieurs années. Et qu’il était en train de faire une grosse bêtise. Mais, peut-être qu’en essayant de le raisonner ?...

— Et où veux-tu aller ?

— J’y ai beaucoup pensé cette nuit en préparant mes affaires. Le mieux est que j’aille chez ma marraine. Elle m’aime bien et je suis certain qu elle pourra comprendre pourquoi je suis parti.

— Tante Flore ? s’écria la fillette stupéfaite. En voilà une idée ? Tu sais bien qu’en cette saison elle n’est jamais à la Becquetière ?

— Bien sûr. Elle habite un château à côté de Paris. Seulement je ne sais pas où. C’est aussi pour ça que je viens te voir : il faut que tu me donnes son adresse.

— Tu ne lui écris jamais ?

— Si, mais je remets toujours ma lettre à Père et c’est lui qui l’envoie avec un billet de sa main...

Amélie se sentait de plus en plus mal à l’aise. Elle avait très envie d’aider Adam mais se demandait tout de même si, sous le coup du chagrin, il ne perdait pas l’esprit. Elle lui dit que Paris était loin, à des jours et des jours de diligence et que, de toute façon, il fallait de l’argent pour y prendre place :

— J’en ai. Tu penses bien que j’ai emporté mes économies.

Il sortit de sa poche une petite bourse de soie verte contenant cinq louis d’or. En effet, dès qu’ils atteignaient l’âge de sept ans — l’âge de raison — , Guillaume, pour habituer ses enfants à la valeur de l’argent, leur remettait solennellement une pièce d’or à chacun de leurs anniversaires en accompagnant son présent d’un petit discours plein de sagesse.

Amélie ouvrit de grands yeux. Chez les Varanville, et bien que Rose eût réussi à sauvegarder une partie de sa fortune, on n’avait pas de ces munificences. Sauf pour Alexandre en tant que fils aîné. Les filles, si on leur donnait un peu d’argent, recevaient surtout des présents de coquetterie. La fillette admira donc le trésor sans envie, mais éprouva tout de même un peu d’inquiétude.

— Surtout ne montre ça à personne : tu risques de te faire voler. Maman dit toujours qu’il y a de plus en plus de malandrins...

— Sois tranquille, je ferai attention. Alors, s’il te plaît, essaie d’obtenir qu’on t’explique le chemin pour aller chez ma marraine ! Oh... et puis si tu pouvais me donner quelque chose à manger. Je crois que je n’ai jamais eu aussi faim...

— D’autant que tu n’as pas dû manger grand-chose au souper d’hier... Je vais voir ce que je peux te trouver mais surtout ne bouge pas d’ici et ne fais pas de bruit...

Au moment de franchir la porte branlante, Amélie s’arrêta :

— J’ai dans l’idée que tu vas parcourir beaucoup de chemin pour pas grand-chose. Je sais bien que Tante Flore t’aime beaucoup mais il y a son époux qui est l’ami de ton père. Il va te renvoyer à la maison.

— Je ne crois pas. Ma marraine fait ce qu’elle veut de M. de Bougainville et quand je lui aurai expliqué que je veux aller dans une grande école comme ton frère pour devenir un vrai savant, je suis certain qu’elle m’aidera. Et puis, quand j’en saurai assez, je partirai pour un pays lointain...

— Alors, on ne se verra plus ? fit la petite déjà prête à pleurer. Et ça t’est égal !

Il se leva vivement et vint l’embrasser :

— Mais non, grosse bête ! Ça me ferait trop de peine à moi aussi. Quand je serai grand on se mariera et tu partiras avec moi...

Rassérénée, elle lui rendit son baiser et se glissa hors du vieux colombier pour se diriger vers la maison. Ravitailler Adam ne présentait pas de grandes difficultés. On ne fermait jamais le fruitier ni la laiterie. Quant à la cuisine, c’était la chose la plus aisée du monde de s’y procurer un morceau de pain. Il suffisait de se servir s’il n’y avait personne ou d’annoncer qu’on avait faim.

La chance était avec Amélie. La cuisine lui parut déserte. Sans se soucier de l’endroit où pouvait bien être Marie Gohel, l’enfant tailla un bon morceau de pain pris dans la huche, hésita un peu devant les rayonnages où la cuisinière rangeait les pots de confitures qui faisaient sa gloire et dont elle avait le secret. Peut-être les comptait-elle ? De toute façon, il y en avait beaucoup et Amélie pensa qu’en rapprochant les pots d’une rangée, on ne s’apercevrait pas tout de suite qu’il en manquait un. Et puis Adam les adorait, ces confitures. Son amie pouvait bien courir un risque pour lui. Ce serait un cadeau d’adieu bien qu’elle n’aimât pas beaucoup le mot...

Se rendant ensuite au fruitier, elle y rangea ses larcins dans un petit panier, ajouta deux belles pommes et autant de poires d’hiver, puis s’en alla visiter la laiterie où elle se livra, avec les fromages en train de sécher, à la même opération qu’avec les confitures. Un petit pot de lait compléta le panier que, le cœur un peu affolé par toute cette suite d’audaces et la peur d’être prise, elle se hâta de porter à l’habitant du pigeonnier. Le tout sans avoir rencontré âme qui vive, ce qui la réconforta et lui donna l’impression qu’elle accomplissait une œuvre bénie du Ciel.

Adam se jeta sur la nourriture en affamé. Amélie le regarda un instant dévorer sans rien dire puis remarqua tandis qu’il mordait dans une pomme :

— Comment vas-tu faire pour prendre la diligence ? C’est loin Valognes...

— J’ai pensé à tout. Bien sûr c’est loin mais Saint-Pierre-Église n’est guère qu’à deux petites lieues d’ici et le chemin est facile. Je vais me reposer toute la journée et je partirai cette nuit. Au matin, je trouverai bien le moyen de grimper dans une charrette de choux pour aller à Cherbourg... et là je prendrai la diligence. Je sais qu’elle part après-demain. Tu vois, c’est simple ! A présent, je vais dormir un peu... mais n’oublie pas mon adresse...

Repu, Adam tenait debout par miracle. De plus en plus tourmentée, Amélie n’insista pas et se dépêcha de rentrer. D’ailleurs sœur Marie-Gabrielle claironnait son nom à tous les échos. Pour se rassurer, elle pensa qu’il ne partirait pas sans connaître l’adresse de sa marraine. Cela lui donnait le temps de souffler un peu.

L’angoisse la reprit quand, deux heures plus tard, elle vit M. Tremaine mettre pied à terre devant le perron du château en réclamant sa mère. Elle fut alors partagée entre une forte envie d’écouter aux portes et celle de s’enfuir en courant. Ce qui eût été tout à fait stupide, mais elle n’eut pas le choix ce qui lui procura une sorte de soulagement un peu lâche : c’était l’heure des leçons...

On sait comment la dictée se termina.

D’abord plongée dans l’accablement, Amélie, laissant sa sœur et l’ancienne religieuse vaquer aux bagages, hésita un moment sur ce qu’elle devait faire. L’idée de laisser Adam s’embarquer dans la fameuse diligence l’effleura : est-ce que ce ne serait pas la meilleure chose qui pût lui arriver ? En admettant qu’il y réussisse bien sûr ! Mais il était bien certain que si Mme de Varanville se trouvait nez à nez avec Adam, elle saurait très certainement quelle attitude adopter...

C’était séduisant... seulement, voilà, c était aussi manquer à la loyauté envers un être cher. Dans l’état où elle l’avait vu, Adam était bien capable de ne jamais le lui pardonner. Et ça, c’était trop affreux !... En foi de quoi, elle décida qu’il valait mieux le prévenir. D’abord, Adam pouvait manquer la voiture, en prendre une autre et débarquer finalement chez les Bougainville à un moment où sa présence serait moins souhaitée que jamais. Au milieu d’un pareil drame on ne l’écouterait même pas et ce fut ce qu’elle alla lui apprendre.

Il le prit d’abord très mal :

— Tu es sûre de ne pas avoir inventé toute cette histoire ? bougonna-t-il.

— Inventer la mort d’Armand ? Oh ! Adam ! s’écria-t-elle scandalisée, comment peux-tu avoir de pareilles idées ?... D’ailleurs, si tu ne me crois pas, la voilà ton adresse, ajouta-t-elle en lui glissant un papier dans la main (elle n’avait eu aucune peine à l’obtenir, la demandant à Rose sous prétexte de lui écrire pendant qu’elle serait auprès de Flore).

La mine boudeuse, il prit le papier plié qu’il fourra dans sa poche. Visiblement la nouvelle le tracassait. Il ne s’agissait pas de peine parce qu’il ne connaissait pas assez les jeunes Bougainville, mais il était bien certain qu’il y avait là un problème.

Amélie laissa un silence s’installer. Assis de nouveau sur sa pierre, Adam mâchonnait distraitement sa seconde pomme. Au bout d’un moment tout de même, elle hasarda :

— Tu ne crois pas que tu ferais mieux de rentrer ? Toute la maison est sens dessus dessous à cause de toi.

Bien que très bleu, le regard qu’il lui lança ressemblait curieusement à celui de son père lorsqu’il était en colère : fulgurant avec des éclairs fauves :

— Tant mieux ! Tout ce que je souhaite, c’est que mon père se rende compte de ce qu’il a fait. Moi je m’en tiens à ce que j’ai décidé : puisqu’il a un autre fils, il n’a plus besoin de moi...

— Et si tu parlais à Maman ? Elle est tellement bonne et compréhensive ! Elle trouverait sûrement un moyen de tout arranger...

— Facile à deviner, le moyen : elle me ramènerait à la maison. Non, je ne veux pas lui parler. Elle aime trop mon père qui le lui rend bien... Et toi, tu vas me jurer de ne dire à personne que tu m’as vu, ajouta-t-il pris d’un soudain soupçon.

— Jurer ? Mais Adam pourquoi ? Est-ce que tu n’as pas confiance en moi ?

— Si, mais toi aussi tu es trop bonne ! Tu serais capable de tout dire pour me rendre service et je ne veux pas de ça. Jure ! Je serai plus tranquille...

Il fallut bien en passer par là.

— Que vas-tu faire ? demanda-t-elle une fois remise de l’émotion causée par cet instant solennel à l’issue duquel Adam, de son côté, s’était engagé à revenir un jour la chercher pour l’épouser.

— Je ne sais pas. Il faut que j’y réfléchisse. A propos, quand est-ce que tu pars ?

— Demain matin. Maman nous déposera à Chanteloup avant de gagner Valognes. Bon... eh bien à présent il faut que je te laisse mais je viendrai te voir ce soir avant d’aller au lit. Je tâcherai de te rapporter à manger...

— C’est gentil...,

J’espère que... d’ici là tu auras changé d Je t’en prie, Adam, sois raisonnable ! Il serait si simple de demander à ton père de t’envoyer lui-même dans une école...

Elle lui posa un gros baiser sur chaque joue puis elle partit, le cœur lourd. C’était si triste de penser que leur amitié ne suffisait pas à le retenir ! Et puis, s’il ne pouvait plus rejoindre sa marraine, Amélie ne voyait pas du tout où il pourrait chercher refuge...

A dire vrai, Adam ne le voyait pas non plus. Pourtant, le soir tombé, quand la fillette revint après une dernière visite au fruitier, elle ne trouva plus personne. Il n’y avait, dans le vieux colombier, que trois trognons de pommes et de poire...

Cette nuit-là, il lui fut impossible de s’endormir. Un vent violent venu de la mer se mit à souffler, déversant des seaux d’eau sur un monde noyé. Pelotonnée dans le grand lit qu’elle partageait avec Victoire, Amélie s’efforçait d’étouffer ses sanglots en écoutant les hurlements de la tempête et, parfois, le craquement d’une branche d’arbre. C’était affreux d’imaginer Adam cheminant péniblement sous les bourrasques, le bonnet enfoncé jusqu’aux yeux, et traînant son balluchon. Il devait être trempé en dépit de ses vêtements épais et de sa grosse cape. Et s’il se perdait ? Et s’il faisait de mauvaises rencontres ?...

Dire qu’elle n’avait même pas pensé à lui parler de ces malandrins dont Félicien Gohel s’entretenait ce matin avec Marie ! S’il tombait sur eux, ces gens étaient capables de lui faire un mauvais parti. Cette pensée était tellement effrayante qu’elle chercha vite une prière pour demander à la Sainte Vierge d’aller à son secours, de le prendre sous sa protection, mais, comme il arrive lorsque l’on est affolé, elle n’en trouva aucune qui lui parût tout à fait appropriée et dut improviser en reniflant à petits coups. Pas assez discrets cependant :

— Qu’est-ce que tu as ? marmotta sa sœur à demi réveillée. Tu n’es pas malade au moins ?...

— Non... mais je me tourmente pour Adam Tremaine. C’est terrible de se sauver comme ça de sa maison et... avec ce vilain temps...

— C’est surtout un jeune imbécile ! Que l’arrivée de ce garçon ne lui fasse pas plaisir, on peut le comprendre, mais de là à lui laisser la place ! C’est vraiment trop bête.

Victoire passa une main tâtonnante sur la figure d’Amélie, la sentit mouillée de larmes et s’attendrit :

— Allons, ma chérie, tu ne vas pas te tourmenter pour Adam ? Justement parce qu’il fait si mauvais, il en aura vite assez des grandes aventures. Ce n’est pas du tout son genre.

Passant un bras fraternel autour de sa petite sœur, elle la serra contre elle :

— Cesse de te tourmenter et dors ! Demain il fera jour et nous aurons peut-être de bonnes nouvelles...

Ayant dit, elle reprit son sommeil mais si Amélie ferma docilement les yeux, elle ne parvint pas pour autant à plonger dans le bienfaisant oubli. La promesse qu’Adam lui avait arrachée lui pesait sur l’estomac comme si elle avait mangé une énorme part de gâteau à la confiture et aux pommes. Au point qu’elle ressentait même une vague envie de vomir. Ce serait si bon de pouvoir tout raconter à Maman !

Aux Treize Vents, on ne dormit pas davantage. Enfermé dans sa bibliothèque, Guillaume tourna en rond toute la nuit, fouillant sa conscience, cherchant à démêler s’il avait vraiment commis une faute grave en exauçant le dernier vœu d’une mourante bien-aimée. La pensée d’Adam errant sous ces trombes d’eau l’angoissait mais aussi ces découvertes étranges, depuis deux jours, au sujet de ses enfants. Élisabeth révélait un tempérament de joueuse qui lui rappelait un désagréable souvenir. Il revoyait, assis à une table chez les Mesnildot, un homme vêtu de taffetas cerise jouant avec un face-à-main pendu au bout d’un ruban noir et laissant ses doigts libres manier des pièces d’or avec dans les yeux un feu sombre : Raoul de Nerville, l’assassin, le maudit, mais hélas le grand-père de ses enfants. Était-ce son fantôme ricanant qui avait insufflé au tranquille Adam, toujours un peu perdu dans les brumes du savoir, une révolte si peu conforme à son caractère ? Au cours des huit dernières années, Tremaine avait laissé s’endormir sa crainte d’une dangereuse hérédité, espérant seulement qu’en versant son sang pour une noble cause Agnès aurait réussi à en laver ses descendants16. Pourtant, voilà qu’en un seul jour deux signes venaient de se manifester chez Élisabeth : le jeu, bien sûr, mais aussi ce livre qu’elle voulait acquérir au prix d’un danger. Les cheveux de Guillaume s’étaient dressés sur sa tête en apprenant qu’il s’agissait des Liaisons dangereuses, chef-d’œuvre d’écriture mais d’une totale amoralité...

Ce n’était pas la première fois que l’amitié de sa fille pour la jeune Caroline de Surville l’inquiétait. Le voisinage de campagne en était la cause première mais aussi le fait que les Surville, très mondains, passaient les trois quarts de l’année à Paris où leurs enfants jouissaient d’une assez grande liberté ce qui leur donnait beaucoup d’attrait. Peut-être serait-il bon d’espacer les relations pendant les séjours du vicomte et de sa famille sur leur terre de Fontenay ?

Restait Adam dont Guillaume n’aurait jamais imaginé qu’il pût lui poser le moindre problème ! Qu’est-ce qui se passait donc dans sa tête ? Alors — et bien que de religion assez tiède ! — Tremaine pria, cette nuit-là, pour que son petit garçon lui fût rendu. Pour qu’il comprenne aussi que nul ne pouvait lui voler la moindre parcelle de l’amour paternel. Même pas le fils de Marie-Douce...

Dans son lit, Elisabeth priait, elle aussi, avec une sorte de fébrilité. Elle qui adorait le vent se trouvait, au cœur de cette nuit de tempête, trop effrayée pour accéder à la détente des larmes. Cependant ses pensées suivaient un cours bien différent de celles de son père : inconsciemment, elle unissait dans une même anxiété le petit frère auprès de qui elle s’efforçait de remplacer la mère disparue, et cet autre enfant orphelin, bien étrange et bien mystérieux celui-là, mais auréolé d’une dramatique légende royale. Louis-Charles !... Les Treize Vents n’avaient été son refuge que durant peu de semaines, pourtant l’adolescente n’était jamais parvenue à l’oublier. Il était enfoui au fond de son cœur comme de sa mémoire et, bien souvent, il lui arrivait de prier pour qu’il lui fût donné de le revoir un jour... un seul jour !

Etait-ce seulement possible ? Le prince errant s’en était allé sur la mer et la mer n’avait renvoyé aucun écho, aucune nouvelle...

La seule qui eût couru la France était, pour Élisabeth, impossible à croire : en 1795, les gazettes annoncèrent que « l’enfant du Temple » venait de mourir. La jeune fille en avait souri. son ami ne lui avait-il pas appris qu’un autre enfant un bâtard du prince de Monaco dont un tailleur de Saint-Lô avait épousé la mère — lui avait été substitué. C’était celui-là sans doute que l’on avait enterré. Guillaume d’ailleurs partageait ce point de vue et pour cause : le Roi, selon lui, respirait quelque part dans le vaste monde et, ce soir, Elisabeth se demandait si l’on allait devoir se poser la même question pour un petit Adam irremplaçable...

Pourtant, elle était prête à l’aimer, cet Arthur venu d’Angleterre, mais c’était, aujourd’hui, plus difficile qu’hier parce que durant toute la journée il avait bien fallu s’occuper de lui et de son précepteur alors qu’Élisabeth aurait tant voulu suivre la quête de son père. Mais comment abandonner les nouveaux venus à Clémence, Lisette, Béline ou même Potentin qui errait d’une pièce à l’autre étayé par les anciennes béquilles de Tremaine ?

Le dîner avait été une rude épreuve. Comme la veille, elle s’était trouvée seule avec Arthur et Mr Brent mais, cette fois, dans le décor un peu solennel et si froid tout à coup de la salle à manger. Il y régnait un silence que la jeune fille ne se sentait pas le courage de rompre. Les yeux dans son assiette, Arthur ne desserrait pas les dents. Il ruminait Dieu sait quelles pensées noires ! Et ce fut seulement lorsque l’on sortit de table qu’il lança à sa jeune hôtesse :

— Une fameuse idée que ça a été de m’amener ici, n’est-ce pas ? Mais on dirait que votre père n’écoute jamais que ce qu’il a envie d’entendre !...

Sur ces mots, il sortit de la pièce en courant et on ne le revit pas de tout l’après-dîner mais Élisabeth, accablée, n’essaya même pas de savoir ce qu’il pouvait bien devenir...

CHAPITRE V LA « MARIE-FRANÇOISE »

Et pourtant, Adam n’était pas sous la pluie.

Contrairement à ce qu’imaginaient son père, sa sœur, sa petite amie et tous ceux qui l’aimaient, le gamin, dès le premier coup de vent, s’était hâté de se procurer un abri. Il connaissait trop sa région pour ne pas savoir ce que signifiait cet avertissement survenu alors que la nuit s’installait. Il savait qu’il y en aurait au moins jusqu’au lever du jour. Donc pas question de courir les chemins sous une cataracte à moins de souhaiter en sortir épuisé et peut-être malade...

Avant de quitter Varanville et ainsi qu’il l’avait annoncé à la petite Amélie, le fugitif s’était accordé un long temps de réflexion. C’était une folie de vouloir gagner Paris. En admettant que Mme de Bougainville se fût déclarée sa protectrice — et ce n’était pas absolument certain — , il retomberait tôt ou tard sous la coupe de son père : il faudrait bien que quelqu’un paie ses études dans cette école où il prétendait être admis. Sans en avoir vraiment envie ! En tout cas, pas de celle d’Alexandre. Cette École polytechnique ne l’attirait en aucune façon. Les mathématiques n’étaient pas son fait. Ce qui l’intéressait, c’étaient les sciences naturelles, les fleurs, les plantes, les animaux, les pierres : ce qui se passait sur la terre ou en dessous. Il en vint même à voir un signe du destin : la catastrophe survenue chez sa marraine opposait à ses projets une barrière quasi prophétique. Mais où aller dans ces conditions ?

Et puis, tout à coup, un souvenir perça le déprimant brouillard qui semblait prendre un malin plaisir à s’épaissir autour de lui. Celui d’un déjeuner aux Treize Vents qui avait eu lieu plusieurs années plus tôt. Guillaume recevait le capitaine de l’Élisabeth tout juste revenu — par miracle d’ailleurs ! — de la Martinique où il avait pu échapper à la flotte anglaise qui occupait l’île. L’autre navire aux armes de Tremaine — l’Agnès — eut moins de chance et coula par le fond entraînant une perte sensible en hommes surtout, ce qui était le plus cruel pour Guillaume. Le dommage financier se trouvait compensé par l’exploit du capitaine Lécuyer qui revint les cales pleines, ayant échappé non seulement aux canons britanniques mais aussi aux pirates de tout poil qui écumaient alors l’océan Atlantique.

Or, s’il était un excellent marin, l’officier était aussi une manière de poète passionné par la faune et la flore de ces pays lointains où il jetait l’ancre. Entre autres, il adorait cette Martinique dont il parlait avec une tendresse convaincante :

— Je n’ai d’autre famille que la mer, monsieur Tremaine, disait-il. Aussi, lorsque je serai trop vieux pour mener convenablement la course d’un bateau, j’aimerais retourner là-bas et m’y fixer dans une espèce de carbet que je connais dominant la baie de Fort-Royal, qui est bien l’un des plus beaux lieux du monde. Espérons que, d’ici là, nous aurons réussi à en chasser les damnés Habits rouges.

En fait, s’il n’avait pas de famille, Lefèvre gardait dans la grande île une amie, Claire-Eulalie, auprès de laquelle il trouvait tout ce qui pouvait rendre heureux un homme aux goûts simples. Elle le nourrissait de « z’habitants », les énormes écrevisses du pays, de « coffres », des poissons beaux comme des œuvres d’art, de « tourlourous », gros crabes de terre que l’on servait avec du riz, et de tous les fruits qui poussaient à foison sur une terre singulièrement riche : des bananes, des prunes et surtout ces ananas que l’on qualifiait du nom de « France », synonyme là-bas de délicieux et de beau.

Il ne faisait pas mystère de cette amitié et c’était avec un bizarre enrouement qu’il décrivait la maison où l’on accédait par un chemin touffu bordé de cocotiers et d’arbres à pain dont une seule branche suffisait à nourrir une famille. Dans le jardin, où la moindre barrière de piquets fraîchement taillés ne tardait guère à porter racines, branches et feuilles, d’énormes touffes d’hibiscus luttaient vaillamment contre les lianes des orchidées et des fleurs de vanille. Il parlait aussi d’un ruisseau clair bondissant au milieu d’éboulis de rochers où il était si agréable de se prélasser par les fortes chaleurs de l’été. En résumé, un vrai paradis qui faisait rêver Adam...

Il y avait aussi le pays natal de Père, l’immense Canada dont celui-ci parlait avec tant d’émotion lorsqu’il lui arrivait de laisser les souvenirs d enfance remonter à la surface : le majestueux Saint-Laurent, le grand estuaire peuplé de baleines soufflant des geysers d’eau scintillante, les profondes forêts où on l’avait autorisé deux ou trois fois à suivre l’Indien Konoka, ce héros rouge d’un autre âge dont il conservait, au bout d’une chaîne d’or pendue à son cou, la griffe de loup offerte au jour de leur séparation...

Certes, Adam aimait profondément son coin de terre et sa maison, mais il lui était arrivé plus d’une fois de rêver à ces contrées lointaines qui parlaient à son cœur autant qu’à son imagination. Sans d’ailleurs s’y attarder vraiment car entre elles et lui se dressait un obstacle bien plus redoutable qu’une flotte anglaise : le vaste océan, la mer sans cesse recommencée dont il avait une peur affreuse.

Il n’éprouvait pas pour autant de répulsion pour les côtes, les plages, les rochers et leurs habitants, les beaux oiseaux et les longues traînes luisantes du varech et du goémon dont il lui arrivait d’aider à la récolte. Et puis il y avait l’immense paysage marin que l’on découvrait des fenêtres de la maison : infini et toujours différent, changeant, nacré, irisé, scintillant, glacé d’azur ou d’or par les jours de beau temps mais semblable à l’enfer déchaîné lorsque soufflaient bourrasques et ouragans. L’enfant avait des yeux pour voir et admirer, mais son optique devenait singulièrement différente dès qu’il s’agissait de pénétrer dans cet univers fantasque et incertain ou même de mettre le pied sur un bateau ; outre le mal de mer, Adam éprouvait une véritable panique depuis le jour où il était tombé d’une barque de pêche. Il eut, à la suite de cet incident, des cauchemars, des convulsions même, et son père renonça à lui apprendre à nager. Cette seule idée faisait pousser de véritables cris de terreur à l’enfant.

— On ne peut même pas le qualifier de poule mouillée ! soupirait Élisabeth qui, elle, nageait comme une otarie. Il se considère comme perdu dès qu’il a de l’eau jusqu’aux genoux !

A présent, cette peur posait un véritable problème au jeune fugitif. Lorsqu’il avait quitté Varanville, sa détermination était ferme : le seul endroit où on le chercherait mollement était le bord de mer, donc c’était là qu’il devait se rendre mais, bien sûr, pas à Saint-Vaast où tout le monde le connaissait. Barfleur, d’ailleurs beaucoup plus proche du château d’Amélie, convenait parfaitement : six ou sept kilomètres, pour compter selon le nouveau système métrique établi par le gouvernement en 1795.

Seulement, à mesure qu’il approchait de son but, et surtout quand le vent se leva, il sentit faiblir sa résolution : où allait-il trouver le courage de se cacher dans l’un des bateaux dont il avait entendu dire chez les Rondelaire qu’ils devaient se rendre au Havre pour porter des pétitions et aussi quelques présents au Premier consul dont la visite était attendue pour le 4 ou le 5 novembre. C’était le grand événement qui agitait toute la Normandie et, incontestablement, il y avait là une occasion.

Tapi dans la paille d’une grange où il avait réussi à se faufiler, Adam, tout en mangeant le reste de son fromage et de son pain, songeait tristement que la liberté demandait parfois de bien grands sacrifices et c’en serait un terrible que d’affronter les flots de la baie du Cotentin pour gagner le grand port du Havre où il était à peu près certain de trouver une aide.

Deux ans plus tôt, en effet, il avait rencontré, chez les Rondelaire, une extraordinaire vieille fille, Mlle de La Ferté-Aubert, qui, pendant les plus durs moments de la Terreur, avait trouvé refuge à Escarbosville. Elle était la marraine de Julien et possédait un caractère dont le moins que l’on pût dire est qu’il était difficile. Naturellement, l’ombre de la guillotine définitivement écartée, Mlle Radegonde était rentrée chez elle pour y veiller à ses intérêts : ceux d’une affaire d’armement naval qu’elle avait réussi à tenir à bout de bras tant qu’il n’avait pas été question d’y laisser sa tête. Le calme revenu, elle s’était hâtée d’y retourner mettre de l’ordre. Non sans offrir de généreux remerciements pour l’asile reçu, ce qui permit à ses cousins, à peu près ruinés, de se remettre à flot. Mais les liens si étroits lorsque le danger menace ont tendance à se relâcher quand revient la quiétude. Le dernier séjour, estival celui-là, de la vieille demoiselle s’était soldé par un désastre : une de ces brouilles familiales suscitées par une broutille qui l’avait renvoyée de l’autre côté de la baie écumante de rage et jurant ses grands dieux qu’on ne la reverrait jamais sur la côte est du Cotentin.

Cependant, durant ce dernier séjour, elle s’était prise d’amitié pour Adam. Aussi, au moment de monter en voiture, elle lui avait déclaré :

— Je ne reviendrai jamais ici, petit, mais je t’aime bien. Sache donc que si, un jour, tu as besoin d’aide, tu en trouveras toujours dans ma maison, sur le quai Notre-Dame ! Et n’oublie pas de saluer ta famille pour moi !

Sur le moment, Adam n’attacha guère d’importance à une invitation destinée peut-être à offenser les Rondelaire, mais à présent, et alors qu’il tentait de mettre le plus de distance possible entre lui et les siens, il se reprenait à y songer.

Comme il arrive lorsque l’on est très malheureux, l’enfant s’efforçait d’oublier sa grande peur pour s’accrocher à une image : celle du jardin de la Martinique, le petit paradis de Claire-Eulalie fleuri, feuillu, parfumé, exubérant où tout le monde devait vivre à l’aise depuis les fourmis jusqu’aux oiseaux du ciel. Que le drapeau anglais flottât présentement sur cet éden lui importait peu. Il savait seulement que Mlle de La Ferté-Aubert possédait des navires et que, grâce à eux, il devait être possible d’approcher son rêve. Évidemment, ses connaissances géographiques étaient assez vagues mais il estimait, en gros, la situation de l’île et, d’un seul coup, il se sentit envahi d’un immense courage. De toute façon, l’important était de fuir...

Non qu’il eût cessé d’aimer lés siens. S’il souffrait tant, c’était justement de les quitter mais sa détermination restait intacte : elle ressemblait tellement à celle de sa mère, Agnès de Nerville faisant démolir son château ancestral pour en engloutir les pierres dans les fondations de la grande digue de Cherbourg17 : il voulait à tout prix tourner définitivement le dos à ses souvenirs.

Seulement, entre ses rêves et leur réalisation, il y avait sa vieille ennemie : la mer qu’aucun raisonnement ne lui permettait d’effacer. Allait-il se laisser décourager par une terreur qui faisait sourire sa sœur ?

Pourtant, à mesure que la nuit avançait, la tempête s’apaisait et, avec elle, les angoisses du fugitif. A force de discuter avec lui-même il en vint à une conclusion quasi cornélienne : s’il parvenait à franchir la grande baie sans y rendre l’âme — même s’il devait être malade comme une bête — , s’il réussissait à prendre pied sur un quai du Havre, il serait exorcisé et, dès lors, le monde lui appartiendrait : une traversée de plusieurs semaines serait à sa portée et, surtout, il aurait l’impression d’être en train de devenir un homme.

Fort de cette résolution, Adam se roula en boule dans sa paille et s’endormit dans la douce sérénité d’une conscience apaisée. Et aussi, il faut bien le dire, parce qu’il était rompu de fatigue...

Le son des cloches le réveilla.

Il s’en trouva soudain environné. Elles sonnaient de partout : à gauche, à droite, devant, derrière et ce concert matinal lui donna la sensation d’être transporté dans un monde différent. Il se souvint soudain que c’était la Toussaint. Clémence en parlait l’autre jour avec Béline comme d’un immense événement. Pensez donc ! La première grande fête chrétienne depuis que l’on avait retrouvé le droit de la célébrer à la face du Ciel. Bien des églises avaient été déshonorées, souillées, meurtries comme celle de Saint-Vaast ou de Rideauville, mais on n’y chanterait qu’avec plus d’ardeur les louanges du Seigneur. En outre, après s’être tant reposés, les bras des sonneurs semblaient avoir emmagasiné des réserves : Dieu, quelle vigueur !

Évidemment, il ne pouvait être question pour Adam d’aller à la messe. Il eut cependant une pensée pour celle que l’on chanterait à la Pernelle : un jeune prêtre s’en chargerait et mettrait ses pas dans ceux du vieux M. de La Chesnier que tous aimaient bien aux Treize Vents et dont on fleurirait la tombe en même temps que celle de Grand-Mère Mathilde...

S’apercevant soudain qu’il était en train de plonger dans des souvenirs qui ressemblaient à des regrets, Adam les repoussa fermement. Cette fête l’arrangeait bien : personne ne travaillerait aujourd’hui et il garderait la grange pour lui tout seul. A la nuit seulement, il la quitterait pour achever le chemin à parcourir jusqu’à Barfleur : à peu près une demi-lieue. Pas grand-chose en vérité ! A condition de trouver quelque chose à manger. Il commençait à sentir la faim...

Des provisions fournies par Amélie, il restait si peu que rien : tout juste un fond de confiture. Adam regretta d’être parti si vite, la veille au soir : n’avait-elle pas promis de lui rapporter quelques vivres ? Il avait craint qu’elle ne soit surprise, ou suivie, ou dans l’impossibilité de revenir... ou même qu’elle dise la vérité en dépit de ce grand serment qu’il avait eu tant de peine à obtenir...

Poussé par la nécessité, il en vint à penser qu’il faudrait se hasarder dans la ferme dont dépendait sa grange. Les volées de cloches qui continuaient à déferler sur les alentours l’y encourageaient : tout le monde irait certainement à la messe. Il avait donc une forte chance de trouver le chemin libre.

Lorsque le deuxième carillon, celui des retardataires, se fut fait entendre, il patienta encore quelques minutes puis quitta son abri, ce qui lui permit au moins de se répérer. Bien que la Pernelle ne fût qu’à un peu plus d’une lieue, il connaissait mal l’arrière-pays de Barfleur composé surtout de fermes où il n’allait jamais. Il reconnut pourtant, à main droite, l’église de Montfarville facile à distinguer à cause du granit blanc dont elle était bâtie : on la voyait d’assez loin pour qu’elle pût servir d’amer aux bateaux. Donc il ne se trouvait guère qu’à une demi-lieue de Barfleur.

La ferme était de moyenne importance. Adam se demanda cependant s’il y avait des chiens. Sans s’inquiéter outre mesure d’ailleurs : il s’entendait généralement bien avec eux et puis, tout de même, en dépit de son aventure, il n’avait pas vraiment l’air d’un vagabond. Enfin, au pire, s’il se faisait surprendre, il pourrait payer, mais l’apparition d’une pièce d’or dans sa main paraîtrait suspecte. Surtout si le bruit de sa disparition, descendant les abrupts de la Pernelle, était venu jusque-là.

Il se hasarda dans la cour. Un chien vint au-devant de lui, tout de suite amical et la queue frétillante. Il le renifla puis, jugeant sans doute qu’il était garçon de bonne compagnie, tourna les talons et s’en fut vers le potager. Adam entra dans la maison sur la pointe des pieds...

Une envoûtante odeur de soupe aux choux lui sauta aux narines. Elle émanait d’une grosse marmite qui mijotait au bout d’une crémaillère de fonte noire et parut à l’affamé cent fois plus désirable que les succulences dont Clémence Bellec emplissait la cuisine des Treize Vents. Mais, préparée pour une douzaine de personnes — le couvert était déjà mis sur la longue table de bois vernie par le contact des coudes et cirée par des traces de graisse — , la marmite était beaucoup trop lourde pour lui et s’il essayait d’en ôter le couvercle, il risquait de provoquer un désastre. Pourtant il fallait trouver quelque chose à manger. Ce ne fut pas très difficile : la huche lui révéla une grosse miche de pain entamée dont il se hâta de tailler une large tranche. Dans une armoire, il découvrit un jambon enveloppé d’un torchon. Il n’était pas très gros alors il n’osa pas en prendre beaucoup : juste un petit morceau. Par contre, il vit trois fromages sur une claie, en choisit un puis se livra à un débat de conscience : ce qu’il faisait en ce moment, c’était du vol même si la faim l’excusait un peu. En outre, ces gens n’étaient pas riches, cela se voyait tout de suite. Il fallait leur laisser quelque chose en échange : tirant sa bourse, il y prit une de ses précieuses pièces et la déposa délicatement sur le jambon réemballé. C’était sans doute cher payer mais Adam n’était pas avare. Il pensa seulement que, pour mieux équilibrer l’affaire, il pourrait faire un tour au poulailler voir si les poules avaient pondu.

Il trouva deux beaux œufs bien roux qu’il enveloppa de son mouchoir en se promettant de les gober juste avant de partir. Enfin, il remplit à l’eau du puits le pot à lait d’Amélie qu’il avait emporté pour se désaltérer aux fontaines chemin faisant. Enfin, s’assurant une fois de plus que personne n’était en vue, il regagna sa grange pour y attendre la fin du jour...

Non sans inquiétude. Cette Toussaint se montrait grise et venteuse. En entrouvant sa porte, il pouvait voir, derrière le clocher, des lambeaux de nuages gris traversant en rafales un ciel jaunâtre. De temps en temps, une ondée passait sur les ailes du vent et les cloches qui sonnèrent tour à tour la sortie de la messe, puis vêpres et complies résonnaient avec une mélancolie grandissante, leur carillon s’enflant ou s’affaiblissant suivant la puissance des souffles célestes.

Quand la lumière baissa, l’enfant eut un moment de dépression. Il se sentait soudain affreusement malheureux et la perspective de ce qui l’attendait n’arrangeait rien bien au contraire. Pour la première fois, il songea à la maison avec une grande nostalgie. Quand il faisait mauvais temps, on était si bien dans la cuisine de Clémence, assis au chaud sur la pierre de l’âtre à faire griller ce qui vous tombait sous la main : des morceaux de pomme, des châtaignes ou une simple tartine sur laquelle le beurre fondait délicieusement ! L’impression fut si forte qu’il crut en respirer l’odeur... Il y avait aussi sa chambre qu’il aimait tant et tous les trésors qu’il y entassait. Sans doute pouvait-il faire confiance à Élisabeth pour empêcher « l’intrus » de s’en emparer, mais c’était tout de même dur d’abandonner tout ça. Surtout s’il pensait qu’il allait peut-être mourir avant même d’avoir atteint Le Havre.

Ce ne fut qu’un instant, mais si douloureux qu’Adam faillit abandonner : en marchant vite il pourrait arriver avant qu’on ne ferme portes et volets. La tentation était terrible, mais il revit soudain, de l’autre côté du glacis blanc de la nappe, la figure de l’étranger qu’on voulait lui imposer comme frère et surtout ses yeux verts qui pétillaient de méchanceté, qui semblaient se moquer de lui et en même temps l’avertissaient : « Je suis là pour prendre ta place parce que moi je lui ressemble ! » disaient ces yeux-là et Adam retrouva toute sa colère. De quoi aurait-il l’air en rentrant à présent ? Du coup, l’autre pourrait railler, et le narguer et se gausser ! Non. Il n’était plus question de reculer. Quand il aurait trouvé son paradis, il donnerait de ses nouvelles et, plus tard, ferait venir Amélie comme il l’avait promis.

Ainsi réconforté, il rassembla ses affaires, rangea soigneusement ce qui lui restait de provisions, goba ses œufs, enfonça son bonnet jusqu’aux sourcils et quitta finalement son refuge.

La nuit était close lorsqu’il atteignit les premières maisons de Barfleur. Tout était fermé mais, par les découpes des volets, on apercevait la lumière jaune des chandelles allumées. Demain était le jour des Morts et, dans chaque demeure, commençait une veillée de prières et de souvenir en hommage aux disparus et aussi pour apaiser les âmes errantes. Parfois on entendait l’écho murmuré des oraisons. Parfois aussi un cantique entonné avec plus de bonne volonté que de sens de l’harmonie. En d’autres circonstances, Adam aurait trouvé ça amusant mais au milieu de cette nuit houleuse qui charriait des paquets de nuages avec, en contrepoint, l’éclatement des vagues sur les rochers, l’atmosphère était sinistre. Adam pensa qu’il aurait peut-être dû rester vingt-quatre heures de plus dans sa grange : aucun marin, sans doute, ne prendrait la mer le jour des Trépassés.

Il balança un moment sur l’idée de revenir en arrière mais, soudain, il entendit des pas qui s’approchaient et, du coup, fila droit devant lui, embouquant la large rue Saint-Thomas, la plus importante du bourg, et piquant vers la mer. Il dépassa le Château-Bleu converti en forges, atteignit la vieille halle, simple toit étendu sur des piliers de pierre, évita la descente vers la grève qui était une manière de chemin boueux et glissant dans lequel les voitures des mareyeurs s’enfonçaient jusqu’aux moyeux — l’une d’elles était immobilisée en plein milieu — , longea la vieille église de granit gris dont la tour basse et carrée se donnait dans l’ombre des allures de donjon et gagna finalement la digue le long de laquelle étaient rangés les plus gros bateaux.

Il comprit qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait : deux bisquines étaient amarrées là, les plus grandes bien certainement de toute la flotte de pêche de Barfleur, et, seules de tout ce que contenait le port, elles étaient déjà pavoisées, prêtes à recevoir ceux qui allaient voguer au-devant du plus important personnage de l’État. Elles se balançaient doucement en tirant sur leurs aussières qui grinçaient, mais, en dépit de l’angoisse qui lui tordait le ventre depuis qu’il avait posé le pied sur la jetée, Adam les trouva plutôt rassurantes. Cela tenait peut-être à leurs dimensions, leurs larges coques ressemblant un peu à un berceau. De plus, la mer étant haute, elles étaient presque à niveau de la digue. Il suffisait d’enjamber pour embarquer, et on évitait ainsi de s’aventurer sur le raide escalier de pierre aux marches glissantes d’algues tendu au flanc du mur.

Pourtant, le jeune garçon hésitait encore, repris par ses vieux démons et la crainte d’avoir mal au cœur, mais avait-il le choix ? Comme pour répondre à sa muette interrogation, le bruit de pas se fit à nouveau entendre. Le ciel, qu’une ondée venait de nettoyer, s’éclaircissait. Adam aperçut deux hommes arrêtés à l’entrée de la jetée. Alors, sans plus hésiter, il sauta dans le bateau, cherchant où se cacher, vit l’échelle qui menait à la petite cale et, oubliant totalement qu’il n’était plus sur un élément stable, s’y précipita, plongeant dans des ténèbres qui lui parurent celles mêmes de l’enfer. Un enfer sentant furieusement le poisson et la saumure.

Naturellement, il manqua l’un des cinq échelons et atterrit sur le bas du dos sans pouvoir retenir un gémissement de douleur bien que le balluchon attaché à son cou eût amorti quelque peu le choc. Péniblement, il se redressa, se mit à quatre pattes et, n’osant se relever de crainte de s’assommer, il entreprit de se traîner sur le plancher visqueux à la recherche du coin le plus obscur et le plus reculé de l’endroit :

— Oh la là ! marmotta-t-il. Ce que je me suis fait mal ! Pourvu que je n’aie rien de cassé il ne me manquerait plus que ça...

Sa main tâtonnante trouva soudain quelque chose d’insolite : une manche de drap épais mais, sous cette manche, il y avait un bras. Qui se détendit brusquement. Adam put tout juste émettre une sorte de gargouillis : le bras en question entourait déjà son cou, l’étranglant à moitié. En même temps quelqu’un chuchotait sur le mode furieux :

— Silence ! En voilà un imbécile qui ne sait pas descendre trois barreaux et qui parle tout seul par-dessus le marché !

Apparemment, le bateau contenait déjà un passager certainement clandestin et sans doute étranger parce qu’il avait un curieux accent. Terrifié, Adam chercha à se dégager et trouva même le courage de demander :

— Qui... qui êtes-vous ?

— Je ne vois pas en quoi ça vous intéresse. Quant à vous...

Une main qui sentait le goudron passa rapidement sur sa tête et sa figure, après quoi l’inconnu se mit à rire avant d’ajouter :

— Je jurerais bien que vous êtes le garçon qui s’est sauvé des Treize Vents.

Cette fois Adam faillit s’affoler : dans quelles griffes venait-il de se jeter ? Mais il sefforça de raffermir sa voix.

— Je vous en prie, taisez-vous !... Et d’abord qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? Si vous êtes ici, c’est parce que vous vous cachez, vous aussi...

— Exact ! Et pour des raisons qui ressemblent beaucoup aux vôtres...

L’invisible personnage rit de nouveau et son prisonnier pensa qu’il avait affaire à un fou. ce qui n’était guère préférable à un brigand, mais l’étreinte s’était desserrée et il put se dégager :

— Pourquoi ? Vous vous sauvez ?

— Oui. Et comme je ne vois pas pourquoi nous resterions ensemble, je vais vous prier bien poliment de quitter ce bateau et de rentrer chez vous !

La voix était jeune, agréable : celle de quelqu’un de bien élevé, mais il faisait si sombre qu’il était impossible de rien distinguer. Cependant comme elle n’était nullement menaçante, Adam retrouva tout son aplomb :

— Si vous vous mêliez de vos affaires ? Est-ce que je vous demande quelque chose, moi ?... Je ne retournerai jamais à la maison...

— Pourquoi ? Vous n’aimez pas vos parents ?

— Bien sûr que si, mais mon père a eu un fils d’une autre femme que ma pauvre maman. Il l’a amené chez nous et c’était comme si cette femme venait chasser le souvenir de ma mère. Alors je veux m’en aller très loin !

— La raison est valable mais, dans votre cas, ce que vous faites est complètement idiot !

— Qu’est-ce qu’un étranger peut bien comprendre à mes raisons ? Vous n’êtes pas d’ici, cela s’entend et d’ailleurs...

— Non, je ne suis pas d’ici et ne veux pas en être ! Si je dis que c’est stupide c’est parce que vous n’avez plus aucune raison de vous enfuir. Je suis Arthur Tremaine...

— Quoi ? Ce n’est pas possible ?

— Dommage que nous n’ayons pas la moindre lumière ! On ne s’est pas vu longtemps mais vous seriez vite convaincu.

— Vous voulez partir ? Mais pourquoi ? souffla Adam abasourdi.

— Vous venez de l’expliquer très clairement : je suis l’intrus dont la présence ne plaît à personne. Avant-hier, pendant qu’on vous cherchait partout, j’ai pris un cheval et je suis allé faire un tour dans le pays. Les gens m’ont regardé comme une bête curieuse mais j’ai eu le temps de me faire une idée des alentours. D’ailleurs à l’aller, depuis le bateau, j’avais remarqué Barfleur : c’est un nom qu’on connaît chez nous...

— Chez vous c’est quoi ? L’Angleterre ?

— Je n’en suis même plus certain à présent que Maman est morte, mais je n’ai rien connu d’autre. Alors, cet après-midi, je me suis échappé de nouveau, j’ai renvoyé le cheval quand le clocher d’ici a été en vue et j’ai attendu la nuit pour venir me cacher dans ce bateau. Je sais qu’il doit partir pour Le Havre...

La voix de l’ombre était lourde d’amertume. Adam, soudain, se sentit un peu mal à l’aise. Cétait peut-être parce que la bisquine bougeait, mais surtout à cause d’un vague remords :

— Alors maintenant on nous cherche tous les deux ?

— Oh ! pour moi, ça ne durera pas longtemps. Personne n’aura de peine sinon peut-être le brave Brent ! Mais ça m’est complètement égal ! ajouta-t-il avec un soudain éclat de rage. Je ne voulais pas quitter l’Angleterre et votre père ne m’aurait pas emmené si une mourante ne lui avait arraché une promesse. Alors je m’en vais et il n’y a pas à revenir là-dessus ! Quant à vous, dépêchez-vous de rentrer : c’est le meilleur service que vous puissiez me rendre.

— Je n’en vois pas la raison...

— C’est clair pourtant ! Ils seront tellement heureux de vous retrouver qu’ils ne se soucieront pas longtemps de moi... Et je serai libre !

— On voit bien que vous ne connaissez pas... Père ! Il ne cessera jamais de vous chercher. Vous êtes son fils... même si ça ne vous fait pas plaisir.

— A vous non plus.

— J’en conviens sinon je ne serais pas là. Mais vous vous trompez si vous pensez qu’il va vous oublier comme ça ! Je crois qu’il a beaucoup aimé votre mère. Plus que la mienne sans doute et je suis certain qu’il tient à vous...

— Ça m’est égal ! Moi je ne tiens pas à lui. A personne d’ailleurs sinon peut-être à ma sœur Lorna bien qu’elle soit égoïste. Si elle avait voulu m’aider, je n’aurais pas été obligé de partir. Mais, ajouta-t-il avec un petit rire affreusement triste, il paraît que je serai toujours encombrant pour quelqu’un.

— Et vous voulez aller où ?

— Chut !... Il faut nous taire à présent : on vient !

Dans le silence de la nuit, on percevait en effet l’écho de lourdes bottes de mer qui se rapprochaient...

— Il y avait deux hommes derrière moi, souffla Adam. Ils s’étaient arrêtés au bout de la jetée...

— Ils vous ont vu ?

— Non. J’en suis certain...

Le bateau bougea sous le poids des arrivants et on put les entendre bien qu’ils assourdissent leurs voix :

— T’es certain que c’est celle-là ? Je n’ai pas pu lire le nom...

— Moi non plus mais c’est sûrement la Marie-Françoise. Elle est un peu plus grande que l’autre. Elle est plus rapide aussi et, enfin, Mariage a dit qu’on ne pouvait pas se tromper même de nuit parce qu’elle serait sûrement amarrée devant sa compagne. Il n’y a plus qu’à attendre les autres...

— Ça fait déjà un moment qu’on les attend ! Tu es bien sûr du jour et de l’heure ?

— Réfléchis un peu ! C’est la seule nuit où on peut s’emparer du bateau sans trop de crainte d’être dérangés parce que c’est la nuit des Morts. Tout le monde est en prière, à cette heure, surtout les marins : z’ont bien trop peur des revenants ! Et puis on n’a pas le choix : c’est demain matin que les deux bisquines mettent à la voile...

— Bon. T’as sans doute raison mais alors qu’est-ce qu’il fait, le Rigaut ? La marée est bonne et faudrait plus trop tarder...

— Il a dû t’entendre. Tiens, le voilà qui arrive et Urbain est avec lui...

Une autre voix, plus rude et plus autoritaire, résonna :

— Vous n’avez rien de mieux à faire que vous croiser les bras ? Vous auriez dû commencer les manoeuvres : il est temps de partir.

— On le sait qu’il est temps mais on n’allait pas mettre à la voile sans toi. Tu as ce qu’il faut ?

— Qu’est-ce que tu crois qu’il y a dans ce tonnelet : de l’eau-de-vie ?... Pose-le là, Urbain. On le descendra plus tard...

— Il n’est pas bien gros. Ça ne fait pas beaucoup de poudre...

— Mais c’est bien suffisant pour renvoyer chez ses ancêtres ce polichinelle de Buonaparte qui commence à se prendre pour un roi... et créer suffisamment de désordre pour nous permettre une belle récolte.

Un même frisson parcourut l’échine des deux garçons tapis dans la cale. Ils n’avaient pas besoin de plus d’explications pour comprendre qu’ils couraient, cette fois, un véritable danger : non seulement ces hommes n’étaient ni le maître ni l’équipage du bateau mais c’étaient bel et bien des conspirateurs doublés de voleurs et même d’assassins.

— Voilà qui règle tout ! émit Arthur. Vous auriez dû m’écouter ! A présent il est trop tard... A moins que...

— Que quoi ?

— Sortons d’ici le plus vite possible et jetons-nous à l’eau. Avec un peu de chance, nous bénéficierons de la surprise...

Adam eut une sorte de hoquet puis balbutia :

— ... Pas possible !... ne pourrais jamais !

Contre lui, Arthur sentit soudain trembler son compagnon. L’obscurité dissimula son sourire méprisant.

— Ma parole, vous avez peur ?

— Oui, admit Adam sans fausse honte. Je ne sais pas nager... Et la mer m’a toujours terrifié...

Pendant un instant de silence, le fils de Marie apprécia cette information à sa juste valeur et ravala son dédain. Il fallait tout de même un sacré courage pour surmonter une telle frayeur et se jeter dans un bateau avec la volonté de partir à tout prix :

— Je commence à croire que vous aviez vraiment envie de vous sauver ! souffla-t-il. Eh bien, il ne nous reste plus qu’à attendre la suite...

— Fuyez, vous !

— Pour quoi faire ? Je ne suis pas mal ici et je verrai bien où ça me mènera.

Le bruit d’une amarre que l’on rejetait retentit au-dessus de leur tête. On s’activait, sur la bisquine. Il y eut des claquements de pieds et des grincements de poulies pour établir les quatre voiles carrées et le foc triangulaire sur le beaupré qui prolongeait le bâtiment d’une bonne moitié de sa longueur. Le vent soufflait semble-t-il dans la direction convenable et le bateau parut faire un bond en avant. Quand il déborda la digue, les mouvements de la mer s’en emparèrent. Adam se sentit verdir et ne put retenir un gémissement : son estomac commençait à se révolter.

— Ça ne va pas ? chuchota son compagnon.

— J’ai... mal au cœur ! C’est pour ça aussi que je n’aime pas la mer...

— Seigneur !... Et vous êtes venu vous fourrer dans ce piège ? Vous ne pouviez pas prendre un cheval au lieu d’un bateau ?

— C’est que... je ne monte pas très bien... Oh !... Excusez-moi !

L’inévitable arrivait. L’enfant eut juste le temps de se jeter assez loin de son compagnon pour lui épargner des éclaboussures désagréables. Le malheureux avait l’impression de mourir, cependant qu’Arthur se demandait ce qu’il avait bien pu faire au Ciel pour être poursuivi par une telle suite de malédictions. En dépit des efforts qu’il s’imposait, les haut-le-cœur d’Adam résonnaient dans ses oreilles comme les trompettes du Jugement dernier. Si les autres ne l’entendaient pas...

Mais ils entendirent. Deux hommes armés d’une lanterne sourde s’introduisirent dans leur cachette. En un rien de temps, les deux garçons furent arrachés à leur obscurité et se retrouvèrent à l’air libre, aux mains de quatre hommes dont la vue tira un cri au malheureux Adam :

— Des nègres !

— Non, rectifia Arthur. Des Blancs barbouillés de suie...

Celui qui avait l’air d’être le chef interrogea :

— D’où sortez-vous tous les deux et qu’est-ce que vous faites dans ce bateau ?...

— Nous voulions aller au Havre sans avoir rien à payer, répondit Arthur en s’efforçant à une placidité qu’il était bien loin d’éprouver.

— Et pourquoi ?

— Nous avons de la famille là-bas alors qu’ici nous n’avons plus personne... mon frère et moi !

Le mot eut du mal à passer mais Arthur jugeait qu’il était plus vraisemblable : on ne choisit pas comme compagnon d’aventure une espèce de loque humaine...

— Vous vous appelez comment ?

— Dupont, répondit le gamin qui se souvenait avoir entendu quelqu’un dire à Astwell Park qu’en France la moitié des gens s’appelait comme ça. Pierre et Paul Dupont, précisa-t-il.

Sous le ciel il faisait nettement plus clair que dans l’étroite sentine d’où sortaient les deux garçons. Le vent balayait les nuages. Le feu de la tour de Gatteville se voyait nettement, fanal jaune allumé sur la mer. Plus estompé était celui de Saint-Vaast et plus encore celui des îles Saint-Marcouf. Au bout de la poigne d’un des bandits, Adam se soutenait à peine mais Arthur tenait à faire bonne figure, même s’il était presque aussi terrifié que lui. Sous son grand chapeau rond, l’homme eut un mauvais sourire qui fit briller un instant des dents d’une blancheur absolue.

— On ne s’appelle pas Dupont. Pas par ici tout au moins. Qui êtes-vous ? Tu parles comme un Anglais, toi !

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? exhala Arthur.

Il commençait à être las de ce combat stupide dans lequel il se trouvait engagé sans le vouloir. Et, peut-être à cause de cela, il commit une faute grave :

— C’est vrai, je suis à moitié anglais. Aussi vos affaires ne m’intéressent pas. Tout ce que je vous demande, c’est de nous débarquer dans un coin quelconque et de nous oublier...

— Nos affaires ? Qu’est-ce que tu en sais ?

Arthur n’eut pas le temps de répondre. L’homme qui tenait Adam venait de le fouiller et montrait, étalé sur sa main, le contenu de la petite bourse de soie verte :

— Regarde ! fit-il. C’est pas des miséreux, ces gamins. Il y aurait peut-être quelque chose à en tirer ? Une rançon par exemple...

Le chef émit un petit sifflement, tendit sa main gantée de noir et rafla les pièces d’or :

— Cela pourrait être intéressant en d’autres temps. Nous n’en avons pas à perdre !...

— Qu’est-ce qu’on fait, alors ? On les interroge ?

— Non ! Ils mentiront sûrement et, de toute façon, ils en savent déjà trop. Il faut s’en débarrasser...

L’un des forbans tira un pistolet de sa ceinture mais l’autre arrêta son geste :

— Le moins de bruit possible ! Balancez-les-moi par-dessus bord ! Il faudrait qu’ils soient de rudes nageurs pour atteindre la côte...

Comprenant ce qui les attendait. Arthur se débattit comme un diable pour échapper à ceux qui le maintenaient mais, en dépit de sa force et de son audace, il n’était jamais qu’un enfant de douze ans :

— Vous êtes de fiers misérables ! Mon frère ne sait pas nager...

— Intéressante information ! On en sera plus vite débarrassés. Allez, vous autres !

Au moment où on le précipitait, Arthur eut une réaction qui alla frapper Adam au fond de sa profonde misère stomacale. Il l’entendit crier :

— Je m’appelle Arthur Tremaine et un jour mon père vous fera payer votre crime...

Le gamin n’entendit rien de plus. La mer se refermait sur lui comme sur le cri furieux et désespéré de l’orphelin dont le dernier appel allait vers celui qu’il refusait si obstinément un moment auparavant. Sur le bateau, cependant, le nommé Urbain réagissait :

— Tremaine ? T’as entendu ? J’crois que tu viens d’faire une grosse bêtise, Rigaut. Ces gamins pouvaient nous rapporter une fortune !

— Ou douze balles dans la peau ! A présent, qu’on ne me parle plus de ces morveux ! Mais ceux qui veulent les rejoindre...

La bisquine, en s’éloignant, emporta la réponse du bandit.

Cependant le froid de l’eau ranimait Adam, lui rendant conscience de ce qui lui arrivait. Il sentit la panique l’envahir tandis qu’il se débattait maladroitement contre les vagues. Il coula, pensant qu’il allait descendre ainsi indéfiniment jusqu’au fond des abîmes. Pourtant il remonta, renvoyé par quelque chose de dur où s’était appuyé son pied. Ses yeux revirent le ciel. Il hurla :

— A moi !... Au secours !... Au sec...

L’eau entra dans sa bouche, l’étranglant à moitié. Sourd, presque aveugle, il coula de nouveau mais une obscure volonté de vivre guidait son instinct d’animal en péril. Sans trop savoir comment, il émergea derechef, crachant l’eau salée par le nez et la bouche. Une fois encore il s’entendit appeler à l’aide mais sa voix lui parut bizarrement lointaine. Il se sentit perdu et abandonna, laissant la mer le rouler tel un coquillage...

C’était comme si le flot cherchait à le broyer pour mieux le dévorer. Il pensa qu’il était en train de mourir et en éprouva une grande peine. C’était si bête de s’en aller ainsi, loin de tout ce qu’il aimait, à cause de la grande méchanceté d’un monde assez accueillant jusque-là ! Et qui s’acharnait : il y avait là, tout près, quelque chose d’hostile qui cherchait à l’étouffer et qu’il voulut repousser mais il reçut, soudain, un coup si violent qu’il s’enfonça dans les ténèbres de l’inconscience...

Lorsqu’il ouvrit péniblement les yeux, l’idée lui vint qu’il n’était peut-être pas vraiment mort. Il voyait le ciel couleur de poix étendu au-dessus de lui, il entendait la rumeur des vagues et il avait mal dans le dos. Surtout, il était trempé, gelé, avec la sensation pénible d’être couché sur des cailloux pointus. Enfin, comme si ça ne suffisait pas, une main énergique lui appliquait des claques.

Cherchant à écarter ce nouveau tourment, il éternua violemment. C’est alors qu’il entendit un énorme soupir :

— Allons ! fit la voix rogue d’Arthur, on dirait que tu n’en as pas encore fini avec les joies de l’existence...

Tout en parlant, il aidait son compagnon d’infortune à se redresser. Adam s’aperçut alors qu’ils se trouvaient tous deux sur un rocher à fleur d’eau dont la mer, qui commençait à descendre, venait de découvrir une petite surface.

— Une chance que je l’aie heurté en nageant ! commenta Arthur. Sans lui, je ne crois pas que j’aurais réussi à nous tirer de là.

— C’est toi qui m’a empêché de me noyer ?

— Tu vois quelqu’un d’autre ? Désolé ! J’ai été obligé de te boxer. Tu te débattais et nous risquions de couler...

Machinalement, Adam tâta sa mâchoire douloureuse...

— Qu’est-ce que c’est boxer ?

Arthur ferma son poing et l’approcha doucement de la figure d’Adam :

— Tu frappes avec ça... C’est un cocher de mon beau-père qui m’a donné quelques leçons, en prenant bien soin de ne pas m’abîmer parce qu’on peut tuer quelqu’un avec ses mains nues. Il paraît que c’est une descendance du pugilat des Grecs mais ça fait fureur en Angleterre. On parie des fortunes sur les champions...

De ces explications, Adam ne retenait qu’une chose, l’origine grecque. En lui rappelant son goût pour l’Antiquité, elle lui faisait retrouver une envie de vivre encore plus aiguë...

— Si on sort de là, il faudra que tu m’apprennes, murmura-t-il.

Cela fit rire Arthur...

— Toi ? La boxe ?... Ça pourrait être drôle...

Tous deux, à présent, employaient le tutoiement avec naturel. Le danger partagé venait d’effacer l’antagonisme à fleur de peau, sans véritable épaisseur au fond, qui les dressait naguère l’un contre l’autre. Ils avaient failli mourir ensemble et ils n’étaient même pas encore certains de vivre beaucoup plus longtemps.

— Sais-tu où nous sommes ? reprit Arthur. On dirait que nous sommes plus près de Saint-Vaast.

Adam examina les alentours. Le phare de Gatteville, à main droite, semblait en effet nettement plus éloigné. Par contre les feux de La Hougue et de Tatihou étaient plus proches. Ce qui ne les empêchait pas d’être encore à une distance terrifiante.

— Tu sais, la mer et moi ! soupira Adam. Je ne connais pas le nom des rochers, surtout ceux que la marée recouvre. Tout ce qu’on peut espérer, c’est qu’on nous aperçoive quand le jour viendra.

— Il le faut ! affirma Arthur avec une volonté désespérée. Les gens de Barfleur vont bien constater la disparition d’un de leurs bateaux ! S’ils se lancent à sa poursuite, ils nous verront !

— Sauf s’il y a du brouillard et, en cette saison, il y en a souvent au matin. D’autant que le vent et la mer se sont calmés...

Il bredouilla les derniers mots parce que ses dents claquaient. Le froid de la nuit s’insinuait dans son corps à travers ses vêtements trempés. Arthur, alors, s’approcha de lui et mit un bras autour de ses épaules.

— On va essayer de se tenir un peu chaud ! dit-il seulement, mais Adam s’en trouva mieux sans bien savoir pourquoi. C’était sans doute lui l’aîné — de quelques mois ! — pourtant, le rôle du grand frère, c’était le nouveau venu qui l’assumait tout naturellement. Peut-être parce qu’il était plus développé, plus vigoureux...

— Et si on ne nous trouve pas, que ferons-nous quand le flot va remonter ? émit Adam qui sentit aussitôt le bras de l’autre se resserrer.

— Je ne sais pas... On verra bien !

Quelle réponse donner à pareille question ? Arthur finissait par le trouver touchant, ce gamin dont il n’arrivait pas à croire qu’il était plus vieux que lui tant il était encore proche du bambin qu’il avait dû être... Comment lui dire que si l’on ne venait pas à leur secours avant que l’eau ne recouvre leur asile, il n’y aurait plus de salut possible parce que, lui, Arthur, n’aurait pas la force de le ramener à la nage ni d’ailleurs de se sauver lui-même ?...

Oh, il tenterait l’impossible bien sûr, mais, même indemne, ce serait une entreprise sans espoir. Or, il portait au côté une blessure qui le brûlait, l’affaiblissait, mais dont il ne voulait pas parler.

Les heures passèrent. Le jour se leva, traînant les écharpes de brume évoquées par Adam. Les deux garçons étaient transis. Ils avaient faim, soif surtout, et c’est une chose horrible de souffrir de la soif au milieu d’une immensité d’eau. Leurs forces déclinaient, surtout celles d’Arthur qui sentait monter la fièvre. L’espérance déclina de même quand la marée entreprit sa remontée...

Ce fut pourtant leur chance. En refluant, la mer emporta les nappes de brouillard et le rocher devint visible. Jean Calas, l’un des patrons pêcheurs de Saint-Vaast, qui avait décidé de profiter de l’éclaircie pour aller relever des casiers à homards, aperçut l’excroissance inhabituelle que les deux enfants formaient sur leur rocher et fit prendre les rames pour aller voir de plus près. C’était un bon marin. Ses yeux habitués depuis belle lurette à fouiller les nuages, l’horizon et les couleurs changeantes de la mer devinèrent vite de quoi il s’agissait :

— On dirait bien qu’ce sont deux gamins, les gars ! Et m’est avis qu’ça pourrait bien être ceux d’Tremaine !

Un moment plus tard, les garçons étaient étendus au fond du lougre, sur des filets de pêche où des mains vigoureuses s’efforçaient de les réchauffer. Ils étaient trop épuisés pour répondre aux questions. Pourtant, tandis qu’on le frictionnait, Arthur émit un gémissement de douleur et un des pêcheurs aperçut du sang sur ses doigts...

— Celui-là est blessé, dit-il en tournant le corps inerte.

André, le fils du patron, se pencha sur l’enfant sans connaissance :

— Pauvre gosse ! murmura-t-il apitoyé. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire là tous les deux ? Celui-là a dû perdre pas mal de sang et ça saigne encore ! Faudrait l’emmener au docteur Annebrun.

— Trop loin ! dit son père. On va les porter au plus près : chez Anne-Marie Lehoussois. Elle saura donner les premiers soins et, pendant ce temps-là, j’irai chercher le médecin. Toi, fils, tu monteras aux Treize Vents ! Même s’ils sont pas en bien bon état, il va être rudement soulagé qu’on les ait retrouvés, le Guillaume !

Pendant que leurs compagnons reprenaient les longues rames — presque des rames de galère — qui leur permettraient de remonter le vent et de rentrer plus vite, père et fils tentaient de ranimer les jeunes naufragés. Sans grands résultats ! Tout ce qu’on pouvait dire, c’est qu’ils vivaient encore mais parvenus sans doute à un extrême degré d’épuisement. André avait déshabillé Arthur pour panser sommairement la longue déchirure qu’il avait au côté. Il le regardait attentivement et baissa la voix pour dire à son père :

— Tu as vu à qui il ressemble celui-là ? Ça doit être le bâtard ?

— Un bon conseil : dis jamais ça quand les oreilles de Guillaume sont à portée ! Je connais l’histoire et on peut pas lui reprocher grand-chose au Tremaine, si j’en crois les bruits qui ont couru il y a une dizaine d’années. On doit seulement penser que c’est son fils, voilà tout ! Et vaudra mieux passer le mot !

Le jeune homme approuva d’un hochement de tête, enveloppa le blessé de sa vareuse puis s’attela lui aussi à une rame. Le lougre volait sur l’eau comme si le diable le poursuivait...

Pendant un long moment, le père Calas, assis à son gouvernail, considéra les deux enfants étendus à ses pieds. Le petit Adam, il ne le connaissait pas trop bien. On le voyait rarement à Saint-Vaast. Quand il n’était pas dans ses livres aux Treize Vents, il était dans ceux d’Escarbosville ou bien courait la campagne en compagnie du jeune Rondelaire et d’un abbé entre deux âges toujours vêtu d’une soutane verdie et effrangée. Celui qui l’intéressait, c’était l’autre parce qu’il lui rappelait ce soir, vieux de plus de quarante ans à présent, où, tout jeune pêcheur travaillant alors avec son père, il s’était attardé à l’auberge du port. Mlle Lehoussois était entrée, réclamant des bras solides pour porter chez elle une femme qu’elle venait de recueillir sans connaissance dans la rue :

— C’est Mathilde, ma cousine, la fille du vieux Hamel, le saulnier, qui nous revient du bout du monde et elle a besoin d’aide..., avait-elle déclaré.

Avec deux ou trois autres, il s’était hâté de suivre la sage-femme. Ils avaient transporté la malade dans la petite maison d’Anne-Marie et il y avait là un gamin de neuf ou dix ans dont le visage désespéré l’avait frappé : il avait une figure étroite et déjà burinée mais surtout des yeux de fauve, pleins de méfiance et d’un chagrin sauvage, qu’il n’avait jamais réussi à oublier pendant toutes les années où on l’avait cru mort. Et puis, le gamin était devenu un homme et cet homme son ami à lui, Calas, mais ça faisait tout de même une curieuse impression de retrouver là, au fond de sa barque, la copie fidèle de l’enfant d’autrefois !

Que ce soit un bâtard ne changeait rien à la chose : c’était Guillaume tout craché ce garçon ! Il lui ressemblait bien plus que l’autre petit, celui qu’il avait eu de cette bizarre demoiselle de Nerville dont on disait parfois que son père avait été une créature du Diable avant de trouver sa malédiction dans les sables de la baie, damné à la face du Ciel ! Et voilà qu’on venait de les tirer tous deux de cette même baie ! Il y avait là un signe et le brave homme pensait qu’il devrait suffire à faire taire les langues qui marchaient ferme depuis qu’on avait vu Tremaine descendre de l’Élisabeth la main appuyée sur l’épaule de ce garçon venu on ne savait d’où et qu’il paraissait décidé à imposer aux gens d’ici que ça leur plaise ou non.

Une chose était certaine : le mioche avait autant de courage que son père et, s’il fallait user de la salive pour boucler le bec aux commères et des poings contre les mauvais propos des hommes, il s’en chargerait volontiers et sans tarder ! Ce soir, il irait voir Louis Quentin, le fournier et quelques autres. Fallait pas que Tremaine ait à souffrir des cancans à cause de cet enfant naturel. Côté femmes, on pouvait faire confiance à la vieille Anne-Marie : celle qui lui imposerait son point de vue sur une question touchant le maître des Treize Vents n’était pas encore née...

Lui et ses hommes firent si bien qu’il fallut moins d’une demi-heure pour toucher le port de Saint-Vaast.




A quatre-vingt-trois ans, Mlle Lehoussois demeurait fidèle à elle-même. Pas une once de graisse superflue sur sa grande carcasse dont on avait peine à croire que l’échine, toujours aussi droite, s’était courbée durant tant d’années sur le ventre des femmes en mal d’enfant. Évidemment, la longue bouche aux lèvres minces qui s’ouvrait sous le grand nez bourbonien renfermait un peu moins de dents qu’autrefois, mais son sourire, lorsque Anne-Marie voulait bien s’en donner la peine, demeurait aussi chaud et aussi attirant que par le passé. En outre, l’âge ne faisait que confirmer une majesté naturelle qui se teintait parfois d’une grâce inattendue. On disait même, bien qu’elle n’eût jamais été belle, qu’elle ressemblait un peu à présent à ces gravures, représentant la reine Marie-Antoinette dans sa prison, que libraires et colporteurs avaient disséminées dans toute la Normandie. Ce qui la flattait secrètement. Aussi portait-elle volontiers un fichu de batiste blanche croisé sur sa simple robe noire.

Après l’épreuve cruelle subie pendant la Terreur aux mains de la bande d’Adrien Hamel, elle était restée presque une année aux Treize Vents, cachée à la vue de tous18. Mais quand la Nature lui eut fait repousser ses cheveux — plus beaux et plus épais d’ailleurs que par le passé, ils étaient d’un blanc argenté qui adoucissaient beaucoup son visage — , elle voulut rentrer chez elle, dans sa jolie maison de Saint-Vaast bordée d’une haie de tamarins et fleurie, au tout petit printemps, de camélias et de primevères. Guillaume aurait aimé la garder encore. Par pur égoïsme : il savait qu’elle n’avait plus rien à craindre et qu’au contraire tous les gens de bien lui portaient encore plus de respect et d’amitié que par le passé. Tout ce qu’il obtint fut de la reconduire lui-même, en grande pompe, dans sa plus belle voiture attelée de ses plus fringants carrossiers avec Prosper Daguet en grande tenue sur le siège du cocher. Elle fut accueillie avec des fleurs et des acclamations. Il y eut même un grand dîner chez les Baude, ses voisins du bout de la rue des Paumiers.

Depuis, elle avait repris ses habitudes et quelque activité. Naturellement, on avait ramené aussi son âne Sainfoin et sa petite voiture qui lui évitaient bien des fatigues. Cependant, le docteur Annebrun, qui l’aimait beaucoup, gardait un œil sur elle et ne perdait pas une occasion de s’arrêter sous le manteau de sa cheminée pour bavarder avec elle en buvant un peu de la vieille eau-de-vie de pomme réservée aux plus chers amis.

Revenant du cimetière en ce jour des Morts, elle ne s’attendait certes pas à découvrir devant sa maison un grand concours de gens parlant tous à la fois et gesticulant autour des Calas et de leurs compagnons transportant, comme s’il s’agissait de reliques à la Fête-Dieu, deux gamins inertes qui semblaient n’avoir plus que le souffle. Elle ne vit pas tout de suite Arthur mais reconnut Adam avec un cri de joie :

— Vous l’avez retrouvé ! Sainte Vierge bénie ! Quel bonheur !...

— On les a retrouvés ! rectifia Jean Calas. Je ne sais pas encore comment ça se fait, mais ils étaient ensemble sur l’une des Pierres-Plates. Il était même temps qu’on arrive, la mer allait les recouvrir... Me dites pas que vous ne le connaissez pas aussi celui-là ? ajouta-t-il en abaissant la couverture remontée jusqu’aux oreilles d’Arthur.

La vieille demoiselle se signa précipitamment puis, d’un doigt qui tremblait un peu, repoussa du front les cheveux collés par l’eau :

— Mon Dieu ! murmura-t-elle avec une grande émotion. Est-il possible que, quelquefois, le temps revienne ? Je ne l’avais pas encore vu mais je l’aurais reconnu au milieu d’une foule !...

Le contact de sa main parut opérer un miracle. Arthur ouvrit les yeux et elle comprit qu’il n’était pas tout à fait l’enfant d’autrefois. Ces prunelles-là, elle les connaissait aussi pourtant pour les avoir admirées bien des années auparavant dans le plus joli visage de femme qu’elle eût jamais vu...

— Qui êtes-vous ? demanda le jeune garçon.

— Une amie, ne t’en fais pas, petit !... Je vais te soigner... Entrez-les chez moi, vous autres !

Une fois qu’on les eut installés, côte à côte, dans le grand lit abrité sous des rideaux d’indienne à personnages, il fut vite évident qu’Adam souffrait seulement de faim et de fatigue et que l’état de son demi-frère était plus sérieux. Bien qu’il eût retrouvé un instant de conscience claire, Arthur avait une forte fièvre qui croissait d’instant en instant. Inquiète alors, Mlle Lehoussois tira, d’auprès du malade, Adam qui dormait comme une souche après avoir absorbé deux grands bols de pain trempé dans du lait chaud additionné de miel et le déposa dans le lit pliant qui lui servait autrefois quand il lui arrivait de soigner quelqu’un chez elle. Il ne s’aperçut même pas du changement. Puis elle s’assit au chevet d’Arthur dont elle prit la main brûlante en se demandant pendant combien de temps il faudrait attendre le médecin. Les sauveteurs étaient partis qui à sa recherche qui à celle de Tremaine. Mais Dieu qu’ils tardaient !

Pourtant, si ces minutes de solitude en compagnie d’un enfant peut-être gravement malade furent pour elle lourdes d’angoisse, elle ne les regretta pas au contraire. Arthur se mit à battre la campagne et son délire était singulièrement évocateur. Émouvant aussi pour cette vieille femme habituée depuis longtemps aux replis cachés des souffrances humaines. Sans le savoir, Arthur lui livra les clefs de la sienne, de cette révolte hargneuse qui cachait un profond besoin d’amour doublé d’une sombre jalousie. Marie-Douce aimait son fils, indéniablement, mais c’était encore Guillaume qu’elle adorait à travers lui. Sans doute lui en parlait-elle trop, avec trop de chaleur et d’admiration, proposant sans cesse à ce garçon qui, lui, n’aimait qu’elle un modèle qu’il avait fini par détester sans l’avoir jamais vu...

Aussi, quand Tremaine entra chez elle en coup de vent quelques instants seulement après le docteur Annebrun, lui déclara-t-elle tout net qu’elle entendait garder Arthur afin qu’il reçût de sa main les soins dont il allait avoir besoin.

Tout de suite, il protesta :

— Jamais de la vie ! Je refuse que vous vous imposiez une telle fatigue. Je sais combien vous êtes bonne, ma chère Anne-Marie, mais vous devez aussi préserver votre santé et...

— Cesse de tourner autour du pot et dis-moi tout de suite que je suis trop vieille ! En tout cas, vieille ou pas, je maintiens ce que j’ai dit : je veux soigner cet enfant moi-même !

— Ça, je ne demande pas mieux, à condition que la charge ne soit pas pour vous seule. La voiture est à la porte et nous allons ramener les deux garçons à la maison ! Vous venez avec nous !

Le docteur, alors occupé à panser convenablement la blessure d’Arthur, jugea qu’il était temps pour lui de se mêler au débat :

— Désolé, Guillaume, mais je préfère qu’on ne le bouge pas ! Il a beaucoup trop de fièvre pour risquer le moindre courant d’air. En outre, il a perdu pas mal de sang. Par contre tu peux emmener Adam ! Lui n’a besoin que de repos et de la bonne cuisine de Mme Bellec...

— Il a aussi besoin de tendresse, intervint la vieille demoiselle. Il ne faut pas oublier qu’il est parti le premier et à cause de celui-ci ! Il va lui sembler bon de t’avoir à lui tout seul pendant quelques jours. Tu auras tout le temps de faire entrer dans sa tête qu’un cœur de père s’agrandit de lui-même lorsque arrive un autre enfant et que ceux qu’il a déjà n’y perdent rien...

— Et lui ? s’écria Guillaume en désignant le petit malade, lui qui vient de perdre sa mère, que croyez-vous qu’il pensera si je vous l’abandonne ?

— Parce que tu considères que c’est un abandon de me le confier ? Si je ne savais pas à quel point tu as eu peur, je te jetterais dehors. Tu n’oublies qu’une chose : celui-là aussi s’est enfui de chez toi. Il y a beaucoup à lui expliquer et je ne crois pas que tu en sois capable...

— Encore faudrait-il qu’il puisse les entendre, ces explications, coupa le médecin. On doit d’abord le tirer de là. Alors tu emportes ton gamin, Tremaine et tu nous laisses !... Sois tranquille, Anne-Marie aura de l’aide : j’y veillerai !

Il fallut bien que Guillaume se contentât de cette assurance. Pourtant, en installant son fils dans la voiture, il ne pouvait se défendre d’un regret : c’était dur de laisser Arthur et, plus encore peut-être, de constater qu’on ne le croyait pas capable de résoudre le malentendu qui les séparait. Sans donner vraiment tort à ses amis, d’ailleurs : affolé par la fuite d’Adam, il s’était désintéressé de l’orphelin que Marie lui avait confié sans comprendre que cette fuite était pour l’enfant la pire des injures. Cela il ne parvenait pas à se le pardonner.

Ce fut pire encore lorsque, revenu aux Treize Vents, il fallut raconter à Élisabeth ce qui venait de se passer. Celle-ci prit tout juste le temps de l’écouter :

— Dites à Daguet de ne pas dételer ! J’ai besoin de quelques minutes pour me préparer puis il m’emmènera chez Mlle Anne-Marie. Vous avez raison de penser qu’elle aura besoin d’aide...

— Tu veux aller là-bas ? Mais pour quoi faire ?

— Je viens de vous le dire ! Pour aider. Mais surtout pour qu’Arthur ait auprès de lui un membre de sa famille lorsqu’il reprendra connaissance. Comprenez-donc, Papa chéri ! Il ne faut plus jamais qu’il ait envie de repartir.

Il la retint par le bras au moment où elle allait s’élancer vers l’escalier :

— On dirait que tu tiens à lui ? fit-il avec une pointe de jalousie dont il n’eut même pas conscience mais qu’il oublia vite quand elle leva sur lui ses grands yeux clairs tout pleins dune joyeuse lumière :

— Oui. Et vous aussi vous y tenez ! Et c’est très bien qu’il en soit ainsi parce qu’Arthur — qu’il le veuille ou non ! — appartient désormais aux Treize Vents. Il est des nôtres et plus tôt il en sera persuadé, mieux ce sera pour tout le monde !

Dire que Mlle Lehoussois fut enchantée de voir Élisabeth débarquer chez elle une heure plus tard avec un véritable déménagement — la jeune fille apportait même un lit de camp — et assez de victuailles pour soutenir un siège serait exagéré, mais l’infirmière bénévole apportait avec elle son irrésistible vitalité et aussi cette tendresse spontanée dont le blessé avait tellement besoin. La vieille sage-femme frémit tout de même quand Élisabeth lança avec passion en réponse à une question :

— Comment ne l’aimerais-je pas ? Il ressemble tellement à Papa !

— Si tu es venue pour lui dire ça, il vaut mieux que tu repartes tout de suite et que tu évites de lui adresser la parole à l’avenir.

— Mais... pourquoi ? Est-ce que cela le contrarie ?

— C’est peu dire ! Comprends-moi bien, Élisabeth ! Pendant des années sa mère a regardé pousser auprès d’elle une copie chaque jour un peu plus fidèle de ton père et elle n’a cessé d’en accabler ce pauvre gamin sans se rendre compte qu’il souhaitait de plus en plus exister par lui-même. Alors, cessez tous de vous extasier sur une ressemblance qui l’exaspère !... Ou alors apprêtez-vous à de nouvelles aventures !

Élisabeth garda le silence un moment, pesant avec soin chacune des paroles de cette vieille amie qui leur tenait lieu de grand-mère à Adam et à elle et dont mieux que personne elle connaissait la sagesse. Finalement, elle ôta la grande mante noire qu’elle portait souvent comme toutes les femmes du pays et apparut avec un tablier blanc craquant d’amidon noué sur sa robe. Puis alla embrasser Mlle Anne-Marie :

— Eh bien, soupira-t-elle, il était grand temps que quelqu’un soit assez intelligent dans la famille pour s’en apercevoir ! Nous allions peut-être à une catastrophe !... A présent, dites-moi ce que je peux faire de mieux pour vous aider à le guérir... et lui apprendre à nous aimer.

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