Troisième partie LA FEUILLE ARRACHÉE

CHAPITRE XIII UN COUP DE TONNERRE

En dépit de ce qu’il venait de subir, Guillaume ne s’accorda pas un instant de repos. Les blessures des Treize Vents le rendaient à la fois enragé et très malheureux. Il voulait réparer au plus vite. Aussi, pas question d’aller se coucher avant d’avoir convoqué d’urgence M. Clément, son architecte de Valognes, ainsi que le menuisier Barbanchon et le maçon Maillard, tous deux de Saint-Vaast. Il leur écrivit sur-le-champ. Une autre lettre, que le plus dispos des garçons d’écurie emporta à Valognes avec le billet destiné à M. Clément, informait M. Lecoulteux du Moley, banquier et ami de Tremaine, de ce qui venait de se passer et réclamait la mise à disposition d’importantes liquidités... Celle-là prendrait la malle de Paris.

Une espèce de fièvre froide possédait le maître. Au point de lui rendre quasi insupportable le silence qui régnait dans une maison dont presque tous les habitants dormaient du sommeil des bêtes harassées : les enfants et Mr Brent chacun dans sa chambre, Lorna et Mme Bellec sous l’influence des calmants dispensés par le docteur Annebrun et les rescapés des écuries — ceux tout au moins qui n’étaient pas partis pour Varanville — dans les logis où l’on avait réussi à les caser. Seule Béline, décidément indestructible, officiait à la cuisine en compagnie de Mlle Lehoussois arrivée à l’aube dans sa charrette avec son âne et tout ce dont blessés ou malades pouvaient avoir besoin en fait d’onguents, de charpie et de tisanes. Elles s’affairaient à préparer le bon repas qui réparerait bien des forces.

Son courrier expédié, Guillaume rêvait dans son grand fauteuil de cuir noir quand sa vieille amie entra, porteuse d’un plateau chargé d’une cafetière et de deux tasses.

— Tu dois être mort de fatigue, dit-elle. Pourquoi ne vas-tu pas te coucher ?

— Parce que je ne pourrais pas tenir dans mon lit. Il y a trop d’idées qui trottent dans ma tête. Je dormirai la nuit prochaine.

— Elle est encore loin, mais je sais que cela ne servirait à rien de te sermonner alors je viens boire un peu de café avec toi. A moins que je ne te dérange ?

— Me déranger quand je suis si heureux que vous soyez là ?

— Il est normal que je t’aide quand tu en as besoin. Vous êtes toute ma famille, les petits et toi...

Après les avoir servis tous les deux, elle alla s’asseoir avec sa tasse au coin du feu.

— As-tu envie de parler de la nuit dernière ou préfères-tu te taire ? demanda-t-elle au bout d’un moment de silence.

— J’ai envie de parler mais pas de la nuit dernière parce que je veux m’efforcer de l’oublier le plus vite possible. C’est l’avenir seul qui m’intéresse. Après cette abomination, je le veux plein de joie, rayonnant.

— Tu vas te dépêcher de reconstruire ? Tu parais même bien pressé.

— Oui. C’est par là qu’il faut commencer. Je veux rendre leur beauté aux Treize Vents, bâtir pour tous un nouveau bonheur...

— Tu te comprends dans ce « tous » ?

— Je compte même y tenir le premier rang. Peut-être parce que j’ai failli tout perdre, j’ai compris cette nuit qu’il me restait une chance, une seule de connaître quelques années heureuses avant de mourir et c’est pourquoi je suis si pressé.

— Je ne vois pas le rapport ?

— Vous allez le voir : le jour où nous fêterons la restauration des Treize Vents, je demanderai à Rose si elle veut bien consentir à devenir ma femme...

Mlle Anne-Marie ne répondit rien mais, entre ses vieilles mains toujours si habiles et si sûres, la fragile porcelaine frémit, tinta. Elle ferma les yeux pour cacher son émotion. Sans parvenir cependant à retenir une larme qui bouleversa Guillaume. Quittant son fauteuil, il clopina jusqu’à sa vieille amie et se laissa tomber sur la petite chaise basse où Élisabeth aimait à s’asseoir quand elle était enfant.

— Cela vous fait tant de peine ? murmura-t-il, inquiet.

— Mais non, imbécile ! Si je pleure c’est de joie ! Mais pourquoi ne t’es-tu pas décidé plus tôt ?

— Oh, vous devez bien vous en douter ! Jusqu’à la mort de Marie, j’espérais toujours qu’elle me serait rendue, mais j’ai compris depuis que je n’y croyais pas vraiment. Peut-être parce que je n’en souffrais pas autant que je voulais le croire ; peut-être parce que Rose était là. Il me suffisait d’aller vers elle pour avoir son sourire, sa chaleur... Maintenant...

— Maintenant tu as peur qu’un autre ne te l’enlève ? Ton ami canadien par exemple ?

— Vous savez ça ? Comment avez-vous fait ? Vous étiez au fond de votre lit avec une énorme bronchite durant tout le temps où la variole a sévi, ce qui vous a empêchée de venir ici !

— Si Mahomet ne va pas à la montagne, la montagne ira à Mahomet, cita-t-elle d’un ton sentencieux. En l’occurrence Potentin jouait très convenablement le rôle de la montagne quand il se rendait aux commissions. Cela dit, rien ne me ferait plus plaisir que ce mariage. Seulement...

Son hésitation trouva aussitôt un écho angoissé dans le cœur de Guillaume :

— Vous craignez que Rose ne me refuse... qu’elle ne réponde pas à mes sentiments ?

— Je suis presque certaine qu’elle t’aime, elle aussi, et cela depuis qu’elle est descendue de voiture le jour de Noël. Je vous revois tous les deux quand tu as baisé sa main. Elle était jolie comme un cœur, toi éperdu d’admiration... et elle en était tellement heureuse !

— Donc vous m’approuvez ?

— Sans hésiter. Pourtant laisse-moi te donner un conseil : arrange-toi pour renvoyer la fille de Marie en Angleterre dès qu’elle sera remise ! Tu ne peux pas demander à Rose d’entrer dans ta maison tant que la fille d’une autre — et quelle autre ! — y sera. Et je crains que de ce côté-là tu n’aies un problème.

— Pour quelle raison ? Après ce qu’elle vient de subir, elle souhaitera certainement regagner des eaux plus calmes et surtout plus éloignées. En outre, son fiancé doit commencer à trouver le temps long...

La sage-femme se leva et vint poser ses mains sur les épaules de Guillaume, plantant dans ses yeux un regard singulièrement pénétrant.

— N’essaie pas de te donner à toi-même des raisons auxquelles tu ne crois pas ! Tu sais pertinemment que ce sera difficile parce que tu as été assez stupide... ou assez faible pour en faire ta maîtresse.

— Elle n’est pas ma maîtresse ! protesta Guillaume. J’avoue... que nous avons passé une nuit ensemble, aux Hauvenières, une seule ! Je ne sais pas ce qui m’a pris mais je l’ai regretté aussitôt et, lorsque je suis retourné la chercher, je suis allée coucher à l’auberge de Port-Bail. Elle sait que je ne l’aime pas et que je désire son départ.

Mlle Lehoussois laissa retomber ses mains, haussa les épaules et soupira :

— Souhaitons que tu l’obtiennes ! Il le faut... pour elle autant que pour toi. Elle pourrait être en danger ici.

— En danger ? grogna Tremaine incrédule.

— Pas de la vie mais peut-être de la raison ! Tu seras bientôt le seul à ne pas le savoir, Guillaume, mais il se passe dans ta maison des choses bizarres...

Et de répéter les récits de Mme Bellec et de Potentin sur les étranges événements de la nuit de Noël, sur le portrait qui ne restait pas accroché au mur d’Arthur et sur les inquiétudes de Kitty.

— As-tu demandé à Arthur la raison de sa veille dans la chambre de Mlle Tremayne la nuit dernière ? conclut-elle.

— En effet ! Il nous a tout raconté. Cependant cette histoire de robes décrochées et entassées me paraît délirante. Quel fantôme — si fantôme il y a ?

— s’amuserait à de pareilles sottises ?

— Je suis d’accord avec toi. Ça me paraît beaucoup et il est possible qu’il y ait eu là une main humaine, mais il n’en reste pas moins que l’esprit d’Agnès morte sans repentir et de mort violente s’attache à ces murs qu’elle voulait garder par-dessus tout et même contre toi. Elle haïssait trop Marie pour que sa haine ne s’attache pas aussi à cette Lorna.

— Que dois-je faire alors ?

— Pas grand-chose dans l’immédiat. Avec la dose d’opium que Pierre Annebrun lui a administrée, elle va dormir au moins jusqu’à ce soir. Nous verrons demain. Une chose est certaine : elle a bien mauvaise mine ! Il se peut que ce qu’elle vient de vivre l’ait beaucoup secouée.

En formulant cette opinion, Mlle Lehoussois se montrait optimiste. Il fut vite évident, lorsque Lorna retrouva la conscience, qu’elle était vraiment malade. Au point d’inspirer de l’inquiétude au médecin de la famille. Blême, les yeux creux, un rictus douloureux aux coins de sa bouche amincie, elle se lovait au fond de son lit en serrant draps et couvertures contre sa poitrine où le cœur battait trop vite. Les crises de larmes alternaient avec les moments d’abattement. Il était alors impossible de lui tirer un mot et, la nuit, la maison retentissait des cris que lui arrachaient ses cauchemars. Elle en sortait tétanisée, inondée de sueur mais grelottante au point d’obliger Kitty à changer tout son linge.

Seule celle-ci, le docteur et — Dieu sait pourquoi ? — Mlle Anne-Marie étaient admis auprès de Lorna. L’image que lui renvoyait le miroir qu’on ne pouvait lui refuser lui faisait repousser avec horreur toute autre visite. Même celle de son jeune frère.

— Il me déteste presque autant que la petite pimbêche et l’autre gamin, répétait-elle avec une obstination maniaque. Guillaume est le seul qui ne me veuille pas de mal, mais je refuse qu’il me voie avec ce visage...

A d’autres moments, elle s’accrochait à Pierre Annebrun en lui jurant que l’on essayait de l’empoisonner. Aussi exigeait-elle que ses garde-malades goûtassent tout ce qu’on lui servait, mais la plupart du temps elle acceptait seulement du lait dont elle buvait d’ailleurs des quantités.

— Tu ne crois pas qu’elle est en train de devenir folle ? demanda Tremaine au médecin.

— Non, mais ce qu’elle a subi lui a sérieusement ébranlé les nerfs. Cependant j’avoue que je l’aurais cru plus solide et que j’en viens à me demander s’il n’y a pas en elle une disposition naturelle à une certaine forme d’hystérie qui aggrave la névrose où la peur l’a jetée.

— Et... à ton avis, ce sera long à guérir ?

— Quelques jours ou plusieurs mois, voire des années. Mais rassure-toi, ajouta-t-il en voyant verdir son ami, j’ai bon espoir de l’en tirer assez vite afin qu’elle puisse reprendre une vie normale. Les calmants que j’ai prescrits paraissent efficaces. D’autre part — et même si je te choque — , sa crainte d’être empoisonnée n’est pas une si mauvaise chose : le lait est excellent pour ce genre de maladie. En outre, j’imagine qu’une fois remise sur pieds elle n’aura rien de plus pressé que de mettre toute la largeur de la Manche entre elle et des gens aussi dangereux. Mes confrères britanniques feront le reste...

Guillaume se sentit revivre. Depuis le début de la maladie de Lorna, il cultivait la crainte de voir s’éterniser un séjour qui lui pesait. C’était entre son bonheur et lui un obstacle majeur, encore plus difficile à franchir si la guerre se déclarait. On en parlait de plus en plus et si les hostilités reprenaient, il ne voyait pas comment il lui serait possible, sans barbarie, de jeter deux femmes au péril d’une mer hérissée de canons. A moins de les ramener lui-même à bon port au risque de faire confisquer son bateau et de se retrouver prisonnier.

Les enfants partageaient son anxiété, surtout Élisabeth. Insensible à toute pitié envers la cousine détestée, elle supportait de plus en plus mal sa présence dans la maison. Au point d’avoir demandé à quitter sa chambre habituelle, voisine immédiate de celle de Lorna, pour s’installer dans celle de sa mère.

— Avec votre permission, Père, j’y resterai tant que durera le séjour de ma cousine, dit-elle à Guillaume sur un ton de fermeté qui ne laissait pas place au refus. Je rentrerai chez moi aussitôt après son départ...

Guillaume n’éleva pas d’objections. Il devinait le but profond d’Élisabeth : s’établir, tant qu’il n’y en aurait pas une à sa convenance, dans l’état officiel de maîtresse de maison, opposer une sorte d’interdit à d’éventuelles prétentions. Au fond de lui-même, il l’approuvait :

— Si cela peut te faire plaisir ! dit-il. Il est temps d’ailleurs que cette chambre reprenne vie !

— Merci, Père ! Ce changement incitera peut-être Miss Tremayne à guérir plus vite.

En effet, elle ne croyait pas que Lorna fût malade au point de ne pouvoir bouger. Elle devinait que celle-ci s’accrocherait aux Treize Vents. De là à penser qu’il entrait dans les manifestations spectaculaires de son mal une part de comédie, il n’y avait pas loin.

Le déménagement de la jeune fille fut l’occasion de déployer une sorte de rite cérémoniel dont la grande prêtresse fut la cuisinière. Persuadée que le fantôme d’Agnès tourmentait la « fille de l’autre », Mme Bellec multipliait prières et neuvaines, brûlait des cierges et de l’encens soutiré à l’abbé Gomin, le jeune desservant de l’église voisine, dans l’ancien appartement de la disparue afin d’apaiser son esprit courroucé. Elle craignait, en effet, que celle-ci ne s’en prît à Arthur...

Aussi, après avoir aidé Lisette et Béline à faire le grand ménage, alla-t-elle chercher l’abbé pour qu’il vînt bénir la pièce.

— Encore heureux, commenta Guillaume pour son ami Pierre, qu’elle n’ait pas demandé un prêtre exorciste à Mgr l’évêque de Coutances !

— De toute façon, cela ne peut pas causer grand mal, répondit le médecin qui s’associa, bien volontiers, aux prières que toute la maisonnée vint réciter dans la chambre. En outre, ta fille sera une bonne transition avec une éventuelle nouvelle châtelaine. Quelque chose me dit que tu y songes depuis le retour de notre adorable baronne ? ajouta-t-il.

Tremaine haussa les épaules, mâchonna quelques paroles incompréhensibles et s’en alla surveiller les ouvriers occupés à déblayer les décombres des écuries, mais le médecin vit bien qu’il souriait...

Élisabeth s’installa donc dans la « belle chambre ».

Chose bizarre, ce fut à partir de ce jour-là que Lorna commença d’aller mieux. Elle dormit sans cauchemars ; les crises de larmes et de tétanie s’espacèrent puis disparurent. La maison tout entière s’en trouva mieux. Menuisiers, peintres et tapissiers attachés à effacer complètement les traces de l’incendie et à remplacer les tentures que l’on avait jetées sur le feu pour l’étouffer purent travailler sans se soucier d’atténuer le bruit de leurs marteaux ou de leurs chansons.

Au-dehors, le printemps venait d’éclater avec la magnificence d’un feu d’artifice. Pommiers, poiriers, cerisiers rivalisaient à qui produirait la plus abondante floraison de pétales blancs et roses. Le ciel, d’un bleu léger le matin, devenait plus profond et plus dense à mesure que la journée s’avançait. Toute la forêt foisonnait de jeunes feuilles dont le vert nouveau se mariait avec grâce à l’azur céleste. Les hirondelles revenaient pour retrouver leurs nids sous le grand toit des Treize Vents. Il faisait doux, il faisait bon...

Le pays renaissait, lui aussi. La menace que faisaient peser les « chauffeurs » de la bande à Mariage ne s’étendait plus sur lui. On avait prêté volontiers la main aux gendarmes venus nettoyer le bois de ses sinistres fruits. Avec dignité d’ailleurs et sans faire montre d’une joie qui eût été indécente en face de la mort. Pourtant, Guillaume et M. de Rondelaire eurent du mal à soustraire les rescapés de la troupe à la vindicte paysanne : il fallut les énormes murs de La Hougue pour préserver l’incendiaire des Treize Vents, bien qu’avec son genou brisé Colas ne présentât plus qu’un danger fort minime. On allait le juger en attendant de pouvoir, une fois guéri, l’envoyer au bagne.

Quant à Mlle Mauger l’aînée — c’était bien réellement son nom — , elle fut arrêtée à la maison du galérien dès le lendemain du drame et conduite au fort de Tatihou afin d’y être en sécurité, la mer représentant le meilleur des gardiens.

En réalité, ni l’ancien officier de justice, ni Tremaine, ni les autorités ne savaient trop que faire de cette vieille fille dont il fut vite évident qu’elle ignorait tout de l’activité criminelle de sa fausse sœur à qui l’attachait d’ailleurs une véritable affection.

Après leur fuite de Bayeux et l’échauffourée pendant laquelle Eulalie reçut de si graves blessures au visage, les deux sœurs à demi mortes d’épuisement furent recueillies par de braves gens, des paysans des environs de Carentan. On les soigna, on les garda puisqu’elles ne savaient plus où aller et Célestine travailla dur pour apporter son écot. Elle travailla même double : Eulalie, écrasée sous son malheur, n’essayait même pas de recouvrer la santé, bien au contraire.

C’est dans cette ferme, au Pommier Chenu, que toutes deux rencontrèrent Adèle Hamel qui en était devenue propriétaire ainsi que du modeste manoir dont elle dépendait. En effet, au cours de sa longue relation avec Lecarpentier, Adèle, discrète, complaisante et peu encombrante, n’avait pas été sans bénéficier quelque peu des juteuses affaires dans lesquelles le « proconsul » trempait jusqu’au cou.

La formule de celui-ci était simple : au lieu d’envoyer ses victimes à la guillotine, il choisissait de les laisser vivre moyennant l’abandon légal de leurs biens. Que ne ferait-on pas pour garder la vie sauve ! Grâce à ce système, Lecarpentier et sa famille — il en avait une et fort respectable ! — amassèrent une fortune qui ne l’était pas moins. Mlle Hamel, maîtresse épisodique, en profita. Aussi se trouva-telle nantie de quelques terres, d’un bas de laine bien rempli et de plusieurs maisons.

Chose étrange pour cette femme égocentrique et de cœur sec, elle s’enticha de la pitoyable Eulalie, la soigna de son mieux et finalement l’installa avec sa sœur dans son petit domaine où elle avait déjà recueilli un ancien bagnard nommé Urbain et deux ou trois coureurs des bois. C’est là qu’elle se réfugia lorsque Lecarpentier devint dangereux à fréquenter. Au milieu d’une région dont les marais continués par la vaste échancrure marine des Veys occupaient la plus grande partie, elle se trouvait mieux abritée que partout ailleurs.

Lorsque le calme revint, Eulalie mourut et c’est alors qu’Adèle eut l’idée de prendre sa place à l’abri d’un éternel voile de deuil. Cette combinaison présentait un triple avantage : lui procurer une nouvelle identité sous laquelle personne n’irait la chercher, lui permettre de récupérer la maison des Mauger à Bayeux et, surtout, rendre possible un retour dans la région de Saint-Vaast afin d’y poursuivre ce qui était le but premier de son existence : faire à Guillaume Tremaine tout le mal qu’elle lui voulait et si possible l’abattre. Un plan était prêt qu’Adèle avait mûri durant ces longs mois de retraite champêtre, un plan qui non seulement lui donnerait la vengeance mais la ferait encore plus riche qu’elle ne l’était. Restait à convaincre l’honnête Célestine Mauger.

Ce fut moins difficile qu’elle ne le craignait. La sœur d’Eulalie voyait dans leur bienfaitrice une sorte de créature céleste pétrie de bonté et de charité. Elle avala d’un seul coup la douloureuse histoire que la prétendue sainte lui servit un soir au coin du feu : celle d’une jeune fille de noble famille entrée en noviciat chez les Dames Bénédictines de Valognes mais séduite, détournée de ses devoirs et finalement enlevée par un certain Guillaume Tremaine, sorte de suppôt de Satan auquel aucune femme ne pouvait résister. Ce misérable avait abandonné sa conquête à Paris après qu’elle eut mis au monde une petite fille qu’elle n’eut même pas le droit d’embrasser : le suborneur l’enleva pour la confier à une nourrice dont il se garda bien de donner l’adresse puis disparut, laissant la pauvre Adèle aux mains de gens sans aveu mais plus compatissants que lui. A présent, elle désirait de toutes ses forces retourner dans la région de Valognes afin d’essayer de retrouver sa petite Céline — Tremaine s’était contenté de dire qu’il la ramenait au pays — , mais c’était impossible à visage découvert. Le séducteur était riche, puissant et la faire assassiner ne lui coûterait pas...

Considérant ce mauvais roman comme parole d’évangile, Mlle Mauger l’aînée mêla ses larmes à celles de son amie et jura de l’aider par tous les moyens à retrouver son enfant et à tirer vengeance de l’infâme séducteur. Adèle se fit acheter du crêpe noir et les « deux sœurs » prirent ensemble le chemin de Bayeux où les choses se passèrent comme l’on sait déjà.

Urbain, lui, était resté au Pommier Chenu mais n’y perdait pas son temps. Battant les bois, les marais, à la recherche d’hommes susceptibles de composer la bande souhaitée par sa patronne, il tomba sur un certain Nicolas Valette qui lui parut si intéressant qu’il prit sur lui de l’amener, un soir, chez les demoiselles Mauger. L’époque était celle de la chouannerie normande et l’on ne s’étonnait guère de voir, à la nuit tombée, des gens de mine inquiétante se faufiler dans les demeures les plus respectables. L’idée de ressusciter la bande à Mariage naquit donc à l’ombre auguste d’une noble cathédrale...

Naturellement, Mlle Célestine fut tenue à l’écart de ce beau projet. Pour elle, ces gens un peu bizarres que recevait sa « sœur » étaient seulement, à Bayeux d’abord puis à la maison du galérien, des émissaires chargés de relever les traces de l’enfant perdue tout en surveillant les allées et venues de Tremaine. Elle n’en vit d’ailleurs que très peu : l’habileté de « Mariage » avait été de scinder sa troupe en petits groupes de cinq ou six hommes vivant en général dans la forêt et au grand jour sous l’aspect rassurant de bûcherons ou de charbonniers. C’était l’une ou l’autre de ces malfaisantes cellules, entraînées soigneusement à effacer leurs traces, qui frappait. Quant à la maison des demoiselles Mauger, sa situation solitaire adossée à une lande sauvage, jointe à la légende tragique de ses derniers habitants, en faisait un quartier général idéal.

C’est donc là qu’au bout de quelque temps vint s’installer Nicolas Valette sous l’avatar de l’abbé Longuet de retour d’émigration. Il y joua son rôle à la perfection, allant même jusqu’à assister le curé de Morsalines dans son ministère, disant la messe et entendant les confessions. Ce qui pouvait toujours être utile. Mlle Célestine, qui n’avait fait que l’entrevoir, une nuit, sous son aspect primitif, ne le reconnut pas et se montra particulièrement heureuse de la présence d’un aussi saint homme.

Le réveil, au lendemain de ce que l’on appelait déjà la « nuit des Pendus », fut pour elle effroyable. Tout son univers s’écroulait à mesure qu’elle découvrait ce qu’étaient la femme qu’elle appelait sa sœur et le bon prêtre à qui elle confiait les secrets de son âme simple. A un désespoir violent succéda un morne abattement et Guillaume, apitoyé, n’eut aucune peine à faire reconnaître son innocence. Avec l’aide de l’abbé Bidault, curé de Saint-Vaast, il obtint qu’elle soit confiée aux Filles de la Charité qui se réinstallaient à Valognes dans l’ancien manoir presbytéral, et paya pour elle une généreuse pension.

Ainsi les nuages se dissipaient sur les Treize Vents en pleine restauration. La santé de Lorna s’améliorait de façon tout à fait satisfaisante aux dires de Pierre Annebrun. Selon lui, on pouvait à présent envisager son retour en Angleterre sans craindre de se comporter en sauvages. Il devenait même urgent d’y procéder.

A Paris, en effet, la situation avec Londres se détériorait rapidement. Le gouvernement de Bonaparte, tout en ne cessant de réclamer l’évacuation de l’île de Malte par la flotte anglaise, s’efforçait de retarder, au bénéfice de ses préparatifs, une guerre qui pour tout un chacun était imminente : les gazettes retentissaient déjà du bruit des armes. La paix d’Amiens, qui avait clos quinze années d’hostilités, se déchirait en lambeaux cependant que le consul faisait frapper les premières monnaies à son effigie et que son pouvoir s’étendait à présent sur toutes choses. On commençait même à chuchoter qu’il pourrait bien, un jour prochain, devenir empereur...

Quoi qu’il en soit, Guillaume se rendit à Cherbourg pour voir le capitaine Lécuyer et envisager avec lui l’embarquement de la jeune femme et de sa camériste à destination des côtes anglaises les plus proches : l’île de Wight par exemple. L’Élisabeth se trouvait encore au bassin de carénage mais Tremaine possédait des parts importantes sur plusieurs autres navires susceptibles d’emmener les deux voyageuses dans les meilleures conditions de confort et de sécurité. Si l’on faisait vite, tout était encore possible.

Lorsqu’il rentra aux Treize Vents plutôt satisfait, l’après-midi s’achevait. L’heure du souper n’allait pas tarder à sonner, aussi tous les membres de la famille étaient-ils dans leurs chambres occupés à s’y préparer. Il restait tout juste à Guillaume le temps de se débarrasser des poussières du chemin, pourtant il pensa qu’il serait plus courtois de mettre Lorna au courant du résultat de son voyage plutôt que de le lui annoncer sans précautions oratoires et en présence de témoins qu’elle ne portait pas forcément dans son cœur. Aussi fit-il appeler Kitty pour demander si sa maîtresse consentirait à lui accorder quelques instants d’entretien.

La jeune femme était prête lorsqu’il entra chez elle. Comme au soir où elle s’était décidée à descendre pour rencontrer enfin les petites Varanville, elle arborait sa robe de moire lilas et la parure de perles qu’elle portait avec une grâce quasi royale. Elle lui sourit dans le miroir où elle arrangeait une boucle de ses cheveux.

— Je pense être redevenue moi-même, dit-elle. Peut-être ai-je un peu maigri, mais dans quelques jours il n’y paraîtra plus.

— Rassurez-vous, ma chère : vous êtes aussi belle que par le passé.

— Vous m’en voyez très heureuse ! Mais, vous-même, êtes-vous satisfait de ce petit voyage... où donc déjà ?

— A Cherbourg. Je me suis occupé de trouver un bateau sûr pour vous ramener en Angleterre.

Elle eut un haut-le-corps et ses lèvres se pincèrent. Il comprit qu’il venait de l’offenser, mais le temps n’était plus, entre eux, aux délicatesses.

— Vous avez fait ça ? dit-elle. Et sans m’en avertir ?

— Je voulais d’abord étudier les possibilités, voir à qui je pouvais vous confier... Lorna, ne faites pas cette figure ! Votre séjour ici ne peut s’éterniser. Vous êtes guérie et nous sommes, cette fois, vraiment au bord de la guerre : le premier coup de canon peut être tiré d’un jour à l’autre. Il faut que vous partiez !

— Est-ce que votre hâte n’est pas un peu trop discourtoise ? Après ce qui s’est passé entre nous...

— Il ne s’est rien passé, sinon un moment de folie que nous devons oublier. Nous avons failli le payer beaucoup trop cher... Au surplus, nous avons déjà suffisamment débattu de la question.

— Débattu ? Vous en avez décidé, fit-elle en appuyant sur le « vous ». Je n’ai jamais dit que j’étais d’accord...

— Pourquoi ne le seriez-vous pas ? On vous attend de l’autre côté de la Manche. Vous avez là-bas un fiancé, un duc, c’est-à-dire quelqu’un d’assez puissant pour nous créer de graves ennuis et je n’ai aucune envie, une fois les hostilités engagées, de voir revenir dans le port de Saint-Vaast, comme au temps de M. de Tourville, des navires de guerre anglais sabords ouverts et prêts à massacrer des innocents afin de nous obliger à rendre la précieuse fiancée d’un lord !

— Je ne suis pas une princesse royale et tous les ducs ne sont pas forcément bien en cour... Qui vous dit que j’ai envie de rentrer ?

— Moi. Ne me prenez pas pour une brute et ne m’obligez pas à dire des choses désagréables. Vous ne pourriez vous intégrer à cette maison sans y causer beaucoup de perturbations...

— Parce que vos enfants me détestent ?

— Pas seulement. On n’a jamais beaucoup aimé les Anglais par ici. Si vous vous attardiez, j’en sais qui pourraient vous le faire sentir et je ne suis guère tenté, je vous l’avoue, de passer mon temps sur un pré l’épée ou le pistolet à la main pour venger vos offenses. S’il s’agissait de gens que j’aime bien, ce me serait même fort désagréable... Vous comprenez ?

— Je crois... oui.

— Je n’en attendais pas moins d’une femme de votre intelligence. Voici donc ce que je vous propose : après-demain je vous conduirai avec Kitty à Cherbourg où je dois me rendre de toute façon pour voir le maire, M. Delaville, et je vous remettrai au capitaine Quoniam. C’est un homme courtois et son navire, Le Téméraire, est l’un des plus rapides...

— Vous pourriez me raccompagner vous-même ! Vous possédez des bateaux, n’est-ce pas ? Ce serait... au moins aimable !

— Celui-là m’appartient pour moitié et je sais à qui je vous confie...

— Vous craignez peut-être de ne pouvoir revenir..., d’être retenu prisonnier ?

La cloche annonçant le souper dispensa Guillaume de répondre. Il se dirigea vers la porte où il s’inclina légèrement :

— Essayez de ne pas trop m’en vouloir ! Lorsque le temps aura passé, que la guerre aura pris fin, je serai heureux de renouer avec vous nos liens... de famille...

En redescendant, Guillaume se sentait allégé mais cependant pas encore vraiment délivré. La plénitude du sentiment lui viendrait sans doute quand Le Téméraire s’envolerait vers la haute mer. En attendant, il se promit d’être aussi aimable que possible avec Lorna.

Elle se fit attendre un peu et lorsque Potentin ouvrit devant elle les portes de la salle à manger, Guillaume scruta son visage, craignant, avec un rien de fatuité peut-être, d’y voir des traces de larmes. Il n’en était rien : sereine, souriante, avec même au fond des yeux une petite flamme amusée, Lorna vint prendre sa place à table.

— Vous êtes superbe ce soir, dit Arthur. Décidément j’aime beaucoup cette robe ! — Tu deviendras sans doute un homme de goût, concéda Élisabeth qui n’ignorait pas la raison du petit voyage de son père. La couleur en est ravissante et convient tellement au teint de ma cousine !

— Elle conviendrait aussi au vôtre, fit Lorna. Dommage que nous n’ayons pas la même taille. Je vous l’aurais offerte volontiers...

— Merci de l’intention ! Elle me suffit. D’autant qu’elle pourrait vous faire défaut lorsque vous serez rentrée chez vous !

Contrarié, Guillaume fronça les sourcils. Dieu que les femmes étaient donc agaçantes même quand elles n’étaient encore qu’en promesse ! Cette sacrée gamine avait tellement hâte de voir partir sa bête noire qu’elle ne pouvait s’empêcher d’en parler ! Pourquoi réveiller une querelle à présent que tout était en ordre ?

Il s’apprêtait à lancer un autre sujet de conversation quand la réponse de Lorna lui fit dresser l’oreille :

— Je ne pense pas que mes compatriotes aient jamais l’occasion de l’admirer : elle sera certainement usée lorsque la guerre s’achèvera... d’ici peu, d’ailleurs, je ne pourrai plus la porter.

La jeune femme conclut sa phrase d’un léger soupir et, sans plus s’expliquer, consacra son attention à l’aile de poulet qui reposait dans son assiette. Mais Guillaume ne l’entendait pas ainsi. Soudain inquiet, il reposa nerveusement son couvert, braquant sur Miss Tremayne un regard vaguement menaçant.

— Que voulez-vous dire ? Auriez-vous l’intention de vous rendre dans un autre pays ?

— Pour y faire quoi, grand Dieu ? Je sais... mon cher Guillaume que vous venez de prendre certaines dispositions à mon sujet et je regrette beaucoup le temps que vous y avez perdu mais, en toute logique, vous avez eu grand tort de ne pas m’en parler auparavant... De mon côté, sans doute me suis-je montrée trop discrète... d’aucuns pourraient dire trop dissimulée, mais je voulais avoir une assurance avant de vous annoncer une... grande nouvelle. Cette nouvelle, je la gardais pour ce soir et c’est la raison pour laquelle vous me voyez en toilette...

— Quelle nouvelle ? gronda Tremaine.

— La plus belle qu’une femme puisse offrir à l’homme qu’elle aime. Le bateau partira sans moi, Guillaume, parce que je ne peux plus rentrer chez moi. Cette maison que nous aimons tous n’est-elle pas le seul endroit où je puisse mettre au monde l’enfant que vous m’avez fait ?

Le fracas d’une chaise qui se brise — celle de Guillaume qu’il venait de faire tomber en se dressant brusquement — souligna l’incroyable phrase résonnant dans la vaste pièce où régnait le silence quasi minéral de la stupéfaction. Devenu gris sous son hâle, le maître des Treize Vents articula :

— Qu’avez-vous dit ?... Qu’avez-vous osé dire ? Elle leva sur lui un regard mouillé, fondant de tendre innocence.

— A quoi bon dissimuler ? Nous sommes en famille et je n’ai dit que la vérité. Est-elle si difficile à admettre, mon cher amour ? Je suis enceinte de vos œuvres...

— Menteuse ! Sale menteuse !...

Toutes griffes dehors, Élisabeth, emportée par une rage trop violente pour être contrôlée se ruait sur la jeune femme qu’elle aurait renversée si Mr Brent ne l’avait saisie au passage et retenue. Le meurtre dans les yeux, la jeune fille écumait et, dans ce regard d’orage traversé d’éclairs, Guillaume retrouva celui d’Agnès la nuit terrible où elle l’avait obligé à fuir sa propre maison. Terrifié, il s’élança vers elle pour aider le jeune homme à la maîtriser, pour essayer de la calmer, de l’apaiser, mais quand il voulut la prendre dans ses bras, elle recula brusquement avec un cri :

— Ne me touchez pas ! Je ne pourrais pas le supporter...

— Élisabeth, je t’en prie !... Essayons d’être calmes ! Je suis certain que ce n’est pas vrai.

— Vous aussi vous me traitez de menteuse ? fit derrière lui la voix trop douce de Lorna. Comment pouvez-vous renier vos actions avec cette assurance ?

— Je ne renie rien, mais si c’était vrai, pourquoi n’en avoir pas parlé tout à l’heure quand je suis venu vous voir ? La vérité c’est que vous avez décidé de rester ici à quelque prix que ce soit et votre prétendue grossesse, bien opportune, ressemble trop à cette excuse que les malheureuses femmes vouées à l’échafaud invoquaient pour retarder au moins leur exécution...

— Encore une fois, je n’étais pas certaine mais... je viens d’avoir un malaise assez significatif... La raison pour laquelle je me suis fait attendre...

— Que ce soit vrai ou faux m’importe peu au fond, coupa Élisabeth qui tenait toujours son père sous son regard. Ce que je veux savoir c’est si vous avez fait ce qu’il faut pour qu’une situation de ce genre puisse se produire ? En un mot : est-elle votre maîtresse ?

Le « oui » de Lorna et le « non » de Guillaume se mêlèrent et arrachèrent à la jeune fille un sourire de mépris.

— Il faudrait accorder vos violons ! C’est oui ou c’est non ?

— C’est non ! affirma Guillaume. Une maîtresse est une femme qu’un homme aime assez pour lui permettre de régner sur son cœur et sur ses sens. Ta cousine ne peut prétendre à ce titre. Maintenant... je te dois tout de même la vérité. Durant la seule nuit — tu entends ? La seule ! — que j’ai passée aux Hauvenières, nous avons eu un... moment d’égarement. La tempête peut-être... jointe à la puissance de souvenirs impossibles à oublier. J’ai perdu la tête et je n’ai pas cessé de le regretter. Tu es trop jeune pour comprendre ce genre de...

— Ma mère était moins jeune, pourtant elle ne les admettait pas davantage. C’est elle à présent que je commence à comprendre... Oh, Dieu ! Je sentais que cette femme nous apportait le malheur et voilà que vous lui avez permis d’accomplir son crime : détruire notre famille. C’est du beau travail... tout à fait digne de la fille de Richard Tremayne !

— Je ne vois pas en quoi je détruis la famille, remarqua Lorna. Il me semble au contraire que je l’augmente.

Cette fois ce fut Arthur qui lui imposa silence :

— Vous devriez être malade de honte, lui lança-t-il, et vous vous délectez du mal que vous êtes en train de faire...

— C’est admirable comme les hommes se soutiennent entre eux ! Vous êtes mon frère, Arthur, et cependant vous vous rangez du côté de votre père ? Naturellement je suis coupable, ajouta-t-elle avec un petit rire sarcastique. Durant cette fameuse nuit, j’ai violé un innocent...

— Je n’excuse personne, mais je ne vous permets pas de vous faire un trophée de ce qui n’est rien d’autre qu’un grand malheur ! Élisabeth a raison : cet enfant s’il existe vraiment ou s’il devait venir à terme porterait à la famille un tort... irréparable.

— Cela vous va bien de parler ainsi, persifla la jeune femme. Vous n’êtes vous-même qu’une pièce rapportée.

— Sans doute... Pourtant j’ai conscience d’être à ma vraie place. Ici est ma famille : je l’aime et je veux la défendre !

— Nous t’aimons tous, Arthur, et tu le sais ! dit Élisabeth. Jamais il ne me viendrait à l’idée de te confondre avec ta... demi-sœur. Cependant, tu dois admettre qu’il m’est impossible de supporter une telle situation. Qu’avez-vous l’intention de faire, Père ?

Accablé, l’esprit en déroute, Guillaume ramassa machinalement sa chaise et se laissa tomber dessus. Ce qui lui arrivait là était tellement affreux qu’il craignait même de regarder Lorna parce qu’il avait peur de ne pouvoir se contenir s’il rencontrait son sourire insolent...

— Je n’en sais rien ! Il faut que je réfléchisse... que je trouve une solution acceptable pour tous...

— Tout dépend de ce que vous entendez par là, dit Lorna. Si vous songiez à faire appel aux talents du docteur Annebrun ou de Mlle Lehoussois, sachez tout de suite que je ne me laisserais plus toucher ni par l’un ni par l’autre. Je veux garder cet enfant !

L’injure gratuite adressée à ses amis rendit à Tremaine, par le biais de l’indignation, le courage qui lui manquait. Il haussa les épaules avec mépris.

— C’est tout le remerciement que vous leur offrez pour vous avoir soignée avec tant de dévouement ? En vérité, il n’y a que la fille de votre père pour avoir des idées pareilles. Chez nous l’avortement est un crime que tous deux refuseraient avec horreur. Dans l’état actuel des choses je ne vois qu’une solution : vous installer dans le lieu qui vous plaira. A Paris par exemple puisque vous semblez l’aimer. Vous y aurez une maison à vous et j’assurerai votre existence...

— ... jusqu’à ce qu’un des nombreux hommes qui ne manqueront pas de tomber amoureux de moi m’offre sa main et sa fortune comme l’a fait jadis ce cher sir Christopher ?...

Elle éclata de rire comme si elle venait d’émettre une excellente plaisanterie.

— Quel regrettable manque d’imagination, mon cher Guillaume ! L’histoire peut recommencer, n’est-ce pas ? Un coin tranquille, une femme vivant son péché dans la piété ou dans la dissipation au choix ? Merci beaucoup ! Pas pour moi ! Je ne suis pas de celles qui se laissent mettre à l’écart. N’oubliez pas qu’à cause de notre... rencontre je ne deviendrai jamais duchesse ! Cela mérite considération...

— Que voulez-vous, alors ? Tout de même pas...

— Mais si ! Que vous m’épousiez ! C’est la seule solution si vous ne voulez pas que la Terre entière retentisse du récit de vos exploits ! Essayez de me renvoyer d’une façon ou d’une autre et tous ceux qui comptent dans cette région recevront une lettre demandant leur aide pour une malheureuse nièce séduite et abandonnée par son cher oncle... Les gazettes aussi d’ailleurs !

C’en était trop. Furieux, Guillaume sauta littéralement à la gorge de la jeune femme, enfermant le cou fragile dans ses doigts crispés.

— Ne me poussez pas à bout, Lorna ! Il y a encore une autre solution : vous tuer !...

Il aurait peut-être accompli séance tenante le geste irréparable, mais Arthur et Mr Brent réussirent à lui faire lâcher prise. Il laissa retomber ses mains, alla jusqu’à la table, prit une carafe d’eau, en versa sur une serviette et se la passa sur la figure. Il avait vu rouge un instant. Son cœur cognait à coups redoublés dans sa poitrine... Cependant Lorna reprenait ses esprits en buvant un peu de vin que lui offrait Jeremiah. Elle avait eu très peur.

Cela se vit dans le regard encore terrifié qu’elle leva sur Guillaume tandis qu’elle ôtait, avec une grimace douloureuse, le haut collier de perles et de camées que les doigts nerveux avaient imprimé dans sa chair.

— Pardonnez-moi ! murmura-t-elle. Je... je ne voulais pas... dire ces choses !... Restons-en là pour ce soir, et permettez-moi de me retirer ! Nous parlerons... plus calmement demain. Votre bras, mister Brent ! Viens aussi, Arthur !

Il s’empressa, passa en s’excusant devant Élisabeth qui, immobile et droite, avait assisté à la scène sans émettre le moindre son mais avec, au fond des yeux, une lueur glacée, impitoyable. Elle regrettait de tout son cœur de voir son ennemie échapper à la punition que Guillaume était en train de lui administrer. S’il l’avait tuée, elle eût aidé de toutes ses forces à éviter les conséquences de ce meurtre. A présent, il était trop tard ! La femme était sauve, le resterait et, très certainement, elle allait gagner la partie parce qu’Élisabeth ne croyait pas à un repentir arraché à un instant de terreur. La voix de Guillaume lui parut venir de très loin quand il soupira :

— Je crois qu’en effet il vaut mieux que nous prenions un peu de repos. La nuit, dit-on, porte conseil et demain...

— Demain, père, je quitterai la maison.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Je dis que je m’en vais et que je ne reviendrai pas tant que cette femme habitera les Treize Vents !

— Comment ?... Tu veux t’en aller ?... Mais où irais-tu ?

— Là où j’allais lorsque, toute petite, je ne pouvais plus supporter de vivre ici sans vous. Tante Rose, j’en suis certaine, m’accueillera d’aussi grand cœur qu’autrefois...

— Je n’en doute pas un seul instant mais je ne te comprends pas. Tu viens de dire que jadis tu partais parce que je te manquais ! Est-ce que... est-ce que tu ne m’aimes plus ?...

Oh, ce jeune visage fermé, ce regard qui refusait le sien, cette attitude où l’éloignement se sentait déjà ! Comme si elle craignait de se laisser attendrir, Élisabeth détourna franchement la tête :

— Je ne sais pas... mais ce que je sais bien c’est que je ne peux plus supporter de la voir auprès de vous, parlant avec vous, prenant votre bras. C’est trop facile d’imaginer autre chose et si je ne mets pas une véritable distance entre moi et... le couple que vous allez former sans doute — car vous serez obligé de l’épouser ! — , nous aurons ici quelque malheur. Laissez-moi partir !

— Attends encore un peu, je t’en supplie ! Aucune décision, tu viens de l’entendre, n’a été prise. Qui sait si elle n’acceptera pas finalement ce que je lui propose...

Il était malheureux, pitoyable même dans son désir de retenir son enfant. Celle-ci l’en détesta presque : le superbe Guillaume Tremaine n’était pas fait pour l’humilité.

— Ne vous méprenez pas ! Elle vous veut et elle vous aura ! De toute façon, vous prendrez plus facilement la décision dont vous parlez si je ne suis pas là... Et moi, je serai moins malheureuse auprès de celle qui a toujours su me consoler...

Soudain, elle se laissa emporter par un regain de fureur et de déception :

— Mais comment avez-vous pu seulement regarder cette putain anglaise quand il y avait auprès de vous la plus adorable des femmes, quand vous pouviez respirer une véritable rose !

Puis, se calmant soudain, elle ajouta d’une voix devenue curieusement impersonnelle :

— Vous voudrez bien demander à Daguet d’amener le cabriolet pour dix heures demain matin ? Je vais prier Béline de m’aider à faire mes bagages... Et surtout, que personne n’essaie de m’empêcher de partir ! Ne m’obligez pas à m’enfuir !

Quelques minutes plus tard, le galop d’un cheval éveillait les échos de la nuit : Guillaume courait vers Varanville. Il ne pouvait pas laisser sa fille arriver là-bas à l’improviste mais, surtout, il voulait voir Rose, parler à Rose, vider son cœur une bonne fois avec la seule, la faible espérance qu’elle ne le condamnerait pas et saurait comprendre.

Derrière les fenêtres de la maison, plusieurs regards le suivirent, la plupart avec des larmes dans les yeux, mais Arthur n’était pas de ceux qui se contentent de pleurer. Lorsque à sa demande il avait accompagné Lorna au sortir de la salle, il s’était gardé de lui dire ce qu’il pensait : elle s’appuyait alors au bras de Mr Brent et, bien que le garçon considérât son précepteur comme un ami, il y avait des paroles qu’il ne voulait pas prononcer en sa présence.

Lorna le sentit peut-être, car elle invita le jeune homme à la suivre chez elle pour s’entretenir avec lui un instant. Arthur avait donc regagné sa chambre pour attendre que la voie soit libre. Le départ de son père le décida à brusquer les choses et il alla frapper à la porte de sa sœur. Celle-ci le reçut assez mal.

— Je suis fatiguée, Arthur et je n’ai aucune envie de causer avec vous.

— Il n’est pas question de causer mais plutôt d’écouter. Ce que j’ai à dire tient en peu de mots : je ne veux pas qu’Élisabeth quitte cette maison, « sa » maison. Alors, tirez-en les conclusions !

— Nul ne l’oblige à partir. Cette petite personne s’arroge il me semble des droits excessifs et, si vous voulez mon sentiment, il est invraisemblable que chacun ici l’accepte. En Angleterre, les enfants ne se mêlent pas de la vie de leurs parents... Vous devriez vous en souvenir et laisser votre père et moi...

— N’essayez pas de vous leurrer, Lorna ! Il ne veut pas de vous parce qu’il ne vous aime pas.

— Il m’a aimée assez pour me faire cet enfant et il m’aimera encore pour peu qu’on cesse de le harceler. Moi, de toute façon, je n’ai plus le choix : je dois rester ici. C’est ma seule chance d’être heureuse ! Me voyez-vous rentrer en Angleterre, épouser Thomas alors que je suis enceinte d’un autre ? Les enfants de France apprennent, il me semble, une étrange morale...

— Je veux que vous acceptiez ce que l’on vous offre : laissez-vous conduire à Paris pour mettre cet enfant au monde. Ensuite, je vous jure que nous nous en occuperons... et vous pourrez aller coiffer votre couronne de duchesse. La guerre qui va commencer vous offre une excellente excuse pour un assez long retard, il me semble ?

La jeune femme se mit à rire. Quittant le fauteuil où elle s’était assise, elle s’approcha d’Arthur et le prit aux épaules.

— Quoi que vous en pensiez, vous n’êtes encore qu’un petit garçon persuadé que les adultes doivent agir selon ses idées. Vous n’oubliez que deux choses importantes : j’aime votre père et je tiens déjà beaucoup à celui qui va venir. Si vous m’aimez encore un tout petit peu, cela devrait compter pour vous...

— C’est vraiment de l’amour que vous éprouvez pour Père ? J’ai peine à le croire !

— Lui aussi, figurez-vous ! C’est pour cela qu’il fait tous ces efforts pour me repousser. Et aussi parce qu’il n’a pas encore pris conscience de ce qu’il éprouve pour moi, mais je peux vous assurer qu’un jour viendra où il retrouvera la joie que je lui ai donnée cette nuit où nous avons été l’un à l’autre. Je sais comment la lui rendre... et nous serons heureux ! Quant à Élisabeth, elle se calmera. Bientôt elle sera une femme, elle aimera... et elle reviendra ! Tout sera oublié.

Prenant la tête du jeune garçon, elle posa un baiser sur ses cheveux drus et le conduisit doucement vers la porte. Il la franchit en baissant le front, ne sachant plus que croire ni que penser mais toujours aussi malheureux.

— Kitty ! appela Lorna, venez me déshabiller, je vous prie !

La femme de chambre, qui se trouvait alors dans la garde-robe où elle rangeait des vêtements, se releva brusquement, serrant entre ses doigts une petite fiole enveloppée d’un treillis d’argent de facture orientale qu’elle venait de faire tomber de la poche d’un vêtement. Elle n’avait jamais vu cet objet mais, sans qu’elle pût l’expliquer, il lui inspirait une instinctive méfiance.

— Eh bien, Kitty ? Que faites-vous ? s’impatienta la jeune femme.

Remettant vivement le menu flacon d’où il sortait, elle se hâta de rejoindre sa maîtresse, mais sa curiosité était éveillée. Ce n’était ni un parfum ni une liqueur. Une drogue peut-être ? Mais à quoi pouvait-elle bien servir ?




Dix heures sonnaient à la grande horloge du vestibule quand, au matin, Élisabeth apparut en haut des marches de l’escalier et descendit lentement vers ceux qui l’attendaient. Devant la porte. Valentin et Daguet chargeaient deux malles et un coffre à chapeaux sur la berline de Varanville qui venait tout juste d’arriver. Debout sur le perron, Guillaume, tête nue en dépit du crachin qui noyait le parc et les bâtiments en voie de reconstruction, les regardait faire appuyé sur sa canne avec l’impression horrible de vivre un nouveau cauchemar : dans la voiture, il y avait Rose venue elle-même chercher celle qui demandait asile, Rose qui ne descendrait pas pour être certaine de ne rencontrer personne, Rose qu’il avait blessée au cœur et à qui, sans doute, il faisait horreur parce qu’il n’était plus à ses yeux qu’un débauché sans scrupules...

Trop émue pour parler, la jeune fille embrassa ses frères puis Potentin, Clémence, Lisette et tendit la main à Jeremiah Brent qui s’inclina sur elle, bien près des larmes lui aussi. Arthur seul rompit l’étrange silence peuplé de petits sanglots étouffés dans un mouchoir et de reniflements. Pâle jusqu’aux lèvres, son visage n’était plus celui d’un garçon de treize ans mais celui d’un homme qui souffre. Son cri de protestation retentit comme un ordre :

— Ne pars pas !... Ce n’est pas juste !

— Chut, petit frère !... Ne me rends pas les choses plus difficiles !...

Accompagnée de Béline qui avait exigé de la suivre, renonçant momentanément à son entrée en religion, elle traversa le vestibule d’un pas rapide, embrassa Daguet, trouva un sourire pour Valentin puis, se tournant vers Guillaume :

— Adieu, Père !... Je prierai pour vous.

Sans attendre la réponse, sans voir le geste ébauché de tendre les mains vers elle, Élisabeth s’engouffra dans la voiture aussitôt imitée par sa fidèle gouvernante. La dernière vision que Guillaume eut de sa fille fut celle de son visage contre celui de Rose dont les bras venaient de se refermer tendrement sur elle...

Tandis que l’attelage s’ébranlait dans le bruit immuablement joyeux des départs — claquements de fouet, battement rythmé des sabots et cliquetis de gourmettes — , il leva les yeux vers la fenêtre derrière laquelle s’abritait la femme qu’il détestait à présent presque autant que lui-même. Une heure plus tôt et dans l’espoir qu’elle renoncerait à ses prétentions, il lui avait signifié sa décision :

— Je vous épouserai puisqu’il le faut mais pas avant que l’enfant ne soit né... et viable !

Mais elle s’était contentée de sourire.

— Lorsque je le mettrai dans vos bras, Guillaume, vous ne vous souviendrez que de nos heures d’amour et vous accepterez d’être heureux.

A cette évocation idyllique et au même instant, Clémence Bellec apportait un contrepoint singulier en confiant à Potentin :

— Croyez-moi, Potentin ! L’est pas encore né celui-là. Madame Agnès ne le permettra pas ! Et moi non plus...

CHAPITRE XIV LA CRIQUE

En ramenant Élisabeth chez elle, Rose de Varanville se sentait un peu l’âme du sauveteur qui vient d’arracher un être humain à la mort. C’était la raison qui l’avait poussée à se déplacer en personne pour chercher l’enfant blessée, alors qu’il eût été si facile d’envoyer Félicien : elle avait trop peur que durant le trajet — bien court cependant ! — il arrivât la moindre chose au précieux dépôt qui se confiait à sa tendresse.

Depuis longtemps, elle savait qu’un jour viendrait où la fille des Tremaine prendrait le chemin de Varanville. Durant bien des années, Agnès et elle puis elle et Guillaume avaient imaginé, sur le ton de la plaisanterie tendre, qu’un mariage unirait Élisabeth et Alexandre. Ce devait être écrit quelque part dans le ciel : ces deux-là s’aimaient trop pour jamais accepter de prendre des routes divergentes ! On évoquait alors la grande fête à laquelle participerait tout le pays, qui sublimerait les Treize Vents et resterait dans toutes les mémoires. Et puis aussi le carrosse couvert de fleurs, entouré de musiques et de chants qui mènerait le jeune couple vers le château que Rose songeait déjà à lui abandonner afin qu’il pût y vivre sans contraintes :

— Je me retirerai à Chanteloup, disait-elle en riant. C’est assez proche pour que je puisse continuer à diriger mes cultures. J’y ferai la partie de cartes de ma bonne tante et m’installerai petit à petit dans mon nouveau rôle de douairière. A moins qu’à la suite de ses études Alexandre ne prenne une grande position, auquel cas je resterai pour assumer l’intendance...

On riait alors dans la joyeuse certitude des prédictions qui ne peuvent manquer de se réaliser. Il ne serait venu à l’esprit de personne d’imaginer ce qui se passait aujourd’hui : les sanglots enfin libérés d’une jeune fille obligée de fuir la maison qu’elle aimait afin de préserver son âme... et Guillaume Tremaine acceptant ça ! L’impensable, l’inouï, l’énorme, le monstrueux, la chose la plus aberrante que l’on puisse voir ! Un homme solide entre tous, volontaire, impérieux, arrogant même parfois, tombé par une nuit d’orage dans le piège d’une trop jolie fille !

Cet homme, Rose l’avait vu, la nuit dernière, écrasé devant elle pleurant à ses genoux, éperdu de honte et de désespoir.

— C’est vous que j’aime, Rose ! Je le jure sur le salut de mon âme ! Vous êtes la seule à habiter mes rêves mais je voulais attendre que ma demeure soit à nouveau digne de vous pour vous demander, humblement, de mettre votre main dans la mienne...

— Qui vous dit que j’aurais accepté ?

— Rien ! Tout !... Vos yeux surtout ! Oh ! ma très douce, ma très pure ! Jusqu’à hier, j’étais certain d’en avoir compris le langage et à présent je suis là, devant vous, misérable parmi les plus misérables, espérant seulement que vous ne me jetterez pas dehors, que vous voudrez bien m’aider à ne pas perdre tout à fait l’enfant qui ne veut plus de moi... Oh, Rose, si vous saviez comme il m’en coûte de vous dire toutes ces choses ! Si vous saviez comme je suis malheureux !...

— Je crois que je peux m’en faire une idée, dit-elle gravement, et je vous plains. Il est étrange de constater comme les actions que nous souhaiterions le plus tenir cachées, dont nous pensons souvent qu’elles sont de peu d’importance, peuvent s’imposer à nous alors que nous croyons les avoir oubliées...

— Cela n’a pas dû vous arriver souvent !...

— Qui peut savoir ? Nous avons tous nos faiblesses !... Je suppose que vous allez l’épouser, Guillaume ?...

— Ne me demandez pas ça ! Pas vous !

— Il n’y a pas d’autre solution. Vous avez commis une faute grave dont les conséquences le sont plus encore puisqu’elles ont atteint Élisabeth...

— L’épouser, c’est renoncer à ma fille ! Souvenez-vous : elle ne reviendra pas tant que celle qu’elle déteste sera chez nous. Si Lorna est vraiment enceinte... ce dont je ne suis pas encore certain et si l’enfant vient à terme, alors peut-être...

— Je n’aime pas les « si », Guillaume ! Ils sont trop commodes !

— Peut-être, mais moi je ne lui passerai pas la bague au doigt tant que je ne l’aurai pas vue accoucher et rien ne me fera changer d’avis !

— Vous pourriez au moins avoir pitié d’elle ! Ne comprenez-vous pas qu’elle est dans une situation impossible ?

— Elle a l’air de s’y trouver fort bien ! En outre, la décision d’Élisabeth la comble de joie. Elle va pouvoir régner en maîtresse, mais moi je ferai en sorte...

— Vous ne ferez rien du tout ! coupa Rose. Et vous allez même me jurer de ne rien tenter qui puisse porter atteinte à la mère ou à l’enfant ! A ce prix seulement, j’essaierai de fléchir Élisabeth, de lui faire comprendre... l’incompréhensible.

La fêlure soudaine de la voix, le charmant visage détourné vivement et caché un instant sous la blancheur d’un mouchoir serrèrent le cœur de Guillaume. Ainsi, elle aussi souffrait ? Cependant, elle trouvait le courage de plaider pour celle qui les séparait, de se soucier de sa sécurité...

— Je ferai ce que vous voulez, murmura-t-il. Que pourrais-je vous refuser alors que vous acceptez d’accueillir ma rebelle ?

— Vous n’en avez pas douté, j’espère ? Elle est ma filleule et j’espère qu’un jour elle sera ma fille. Ici, je veux croire qu’elle retrouvera la paix de l’âme... Cependant, je vais vous imposer une condition.

— Laquelle ? Vous savez bien que j’accepte tout...

— Celle-là vous sera pénible car il se peut que vous ayez des arrière-pensées, mais sachez ceci : je plaiderai pour vous mais je respecterai la volonté d’Élisabeth. Ne comptez pas sur moi pour lui tendre le piège de la tendresse : vous ne remettrez pas les pieds ici... à moins qu’elle ne vous réclame expressément !

— Vous me rejetez ? fit-il, atteint au plus sensible.

— Oui... pour votre bien. Il faut lui laisser du temps !... A moi aussi...

— Ah !

Il n’y avait rien à ajouter... Courbé sous le poids de ce silencieux anathème, Guillaume était retourné vers son cheval, vers sa nuit, gardant au fond des yeux la dernière image de Rose debout devant la tapisserie de verdure de son « confessionnal » qui jamais n’avait mieux mérité son nom. Dans la blancheur du peignoir à dentelles passé en hâte pour le recevoir, elle ressemblait à l’ange placé par Dieu à la porte du Paradis pour en interdire l’accès aux coupables du premier péché. Seule manquait l’épée flamboyante mais la colère douloureuse qui faisait scintiller les yeux d’émeraude possédait une puissance beaucoup plus redoutable. Et, bien qu’elle n’en eût rien dit, Guillaume était certain qu’elle ne lui pardonnerait pas...

Ce en quoi il se trompait. C’était à elle-même que Rose ne pardonnait pas d’avoir permis à un nouvel amour d’envahir un cœur où seul aurait dû régner jusqu’à l’heure dernière le souvenir de l’époux disparu. Sans doute recevait-elle à présent le salaire de la faute commise en abandonnant son deuil après seulement sept ans et en redevenant coquette pour la joie de se voir belle dans le regard d’un homme ? A présent, de plus nobles tâches l’attendaient et, avant tout, rendre l’ancienne joie de vivre à celle qui se confiait à elle...




Élisabeth ne pleura pas longtemps. Elle n’était pas fille à larmoyer pendant des heures, mais, après la tension supportée depuis la veille, elle avait éprouvé l’impérieux besoin d’ouvrir les vannes dès qu’elle s’était trouvée hors de la vue des siens. Rose n’essaya pas de l’en empêcher, ni même de la réconforter : elle la laissa pleurer sans dire un mot, se contentant de caresser doucement la tête nichée contre son épaule. Aussi le soulagement fut-il rapide : la voiture n’était pas à mi-chemin que la jeune fille se calmait et retrouvait même un sourire pour sa marraine :

— Je n’ose pas penser à ce que j’aurais pu faire si vous n’étiez pas là, soupira-t-elle en achevant de sécher ses yeux. Vous avez toujours été mon refuge et voilà que je vais à nouveau vous encombrer !

— C’est un mot que je te défends de prononcer ! Une marraine est toujours destinée à remplacer la mère lorsque celle-ci ne peut veiller sur son enfant. Je suis dans mon rôle... et puis je t’aime bien ! Chez nous tu es attendue avec affection, tu le sais. En outre, on ne te posera pas de questions.

En effet, une version officielle devait circuler : celle d’une sévère dispute entre Élisabeth et la « cousine anglaise » et son refus absolu de présenter les excuses réclamées par Guillaume. Cela expliquerait, au moins pour un temps, le fait qu’on ne le verrait plus à Varanville et retarderait d’autant les effets d’un scandale qui deviendrait cependant inévitable lorsque l’état de Lorna ne pourrait plus être caché.

— Nous allons être la risée du pays ! gémit Élisabeth alors que la voiture s’engageait dans la grande allée de Varanville. Comment Père ne le comprend-il pas ?

— Il ne le comprend que trop bien, mon petit, mais, à tout prendre, ce mariage sera un moindre mal.

— Un moindre mal alors que nous savons bien vous et moi... et les autres aussi qu’il va nous rendre tous très malheureux ? De toute façon que croyez-vous que l’on dira quand on saura que Père va épouser sa nièce et qui plus est la fille de son ancienne maîtresse parce qu’il lui a fait un enfant ? Il passera pour ce qu’il n’est pas : un affreux débauché comme... comme mon grand-père Nerville ! Ce ne serait pas pire s’il laissait Lorna mettre ses menaces à exécution.

— Oh si ! Dès l’instant où il répare, les réactions seront moins dangereuses. Tu sais il s’en est passé de drôles dans nos châteaux au cours des siècles. En outre, le caractère et la position de ton père font qu’on y regardera à deux fois avant de l’attaquer. Enfin, ajouta-t-elle avec une ombre de mélancolie, la beauté a toujours été une excuse aux yeux des hommes...

— Mais pas aux yeux des femmes ! Cette intrigante s’en apercevra quand elle les trouvera dressées contre elle...

Cette fois Rose ne répondit pas. Elle sourit seulement à Béline qui, durant tout le voyage, s’était contentée de regarder obstinément par la portière comme si elle découvrait le paysage pour la première fois. Naturellement, elle approuvait entièrement Élisabeth. Elle était d’ailleurs assez contente de revenir à Varanville où elle se plaisait bien...

Lorsque la voiture s’arrêta, ce fut Honoré, l’un des palefreniers émigrés des Treize Vents, qui vint à la tête des chevaux. Il salua la jeune fille d’un joyeux bonjour et celle-ci s’en trouva réconfortée. C’était bon de retrouver ici quelques-uns de ceux qui faisaient partie de son environnement quotidien. C’était bon aussi de retrouver la vieille demeure de granit un peu rosé — Varanville avait près de trois siècles de plus que la maison des Tremaine — , si harmonieuse avec ses hauts toits de schiste à reflets verts étalés comme une large jupe autour de l’élégante silhouette d’une tourelle octogone. La patine du temps mettait sa grâce sur ce charmant logis aux lucarnes fleuronnées posé comme un joyau précieux au cœur d’un jardin foisonnant où les fleurs du printemps feraient place aux roses de l’été. Il y en avait des centaines aux beaux jours : ainsi l’avait voulu Félix de Varanville en hommage à sa Rose, qui les aimait tant. Enfin, la Saire, à peine voilée par un rideau de saules argentés, jouait à taper sur ses grosses pierres pour faire de l’écume à peu de distance du château.

La chambre où Rose installa son invitée donnait sur la rivière. Guillaume y avait logé pendant la construction des Treize Vents. A l’époque, c’était une pièce un peu triste avec ses tentures fanées et ses boiseries encrassées par les ans, comme d’ailleurs la plus grande partie de la maison. Les Varanville, réduits au seul Félix qui revenait de combattre l’Anglais aux Indes en compagnie de son ami Tremaine, étaient loin d’être riches. C’était la raison pour laquelle l’adorable et malicieuse Rose de Montendre avait eu tant de peine à le convaincre de l’épouser. Mais, parvenues à leurs fins, la jeune femme et sa fortune avaient positivement ressuscité le manoir et son seigneur. A présent, la chambre d’Élisabeth, tendue de damas bouton d’or et de satin blanc, fleurie de grandes tulipes blanches, avec ses vieux meubles cirés à miroir, était la plus gaie qui se puisse concevoir. Aussi Victoire et Amélie tinrent-elle absolument à lui en faire les honneurs.

— C’est moi qui ai cueilli les fleurs ! annonça la blonde Victoire en aidant Élisabeth à ôter son manteau tandis que la brune Amélie protestait en fronçant sa frimousse de chaton :

— Cette chipie ne m’a pas permis d’en choisir une seule ! Alors moi j’ai demandé à Marie Gohel de te préparer du blanc-manger avec de la crème et de la confiture de fraises parce que tu l’aimes beaucoup. Tu verras, elle le fait aussi bien que Mme Bellec.

— Je n’en doute absolument pas et vous êtes toutes les deux des amours de me recevoir si gentiment !

— On n’a pas oublié comme tu t’es bien occupée de nous pendant qu’Alexandre était malade. Ce sont de ces choses dont il faut se souvenir ajouta l’aînée d’un ton doctoral...

En fait, les fillettes considéraient l’arrivée d’Élisabeth comme une véritable bénédiction. Depuis le départ d’Alexandre retourné à son école parisienne, la maison était un peu triste. Même Mme de Chanteloup était repartie dans son château pour y présider aux nettoyages et lessives de printemps. Elle adorait ces grands remue-ménage qui lui permettaient d’inventorier ses armoires et de houspiller un peu ses chambrières bien qu’en fait elle passât le plus clair de son temps chez Rose.

— Je tiens beaucoup à ce que vous trouviez toutes choses en ordre lorsque je mourrai... disait-elle.

Réduites à la seule compagnie de leur mère, toujours très occupée d’ailleurs et à celle de Mlle Letellier, l’ancien « porte-flacon-de-sels » de Mme de Chanteloup astreinte au chômage depuis que l’alerte douairière de quatre-vingts printemps avait renoncé à s’évanouir à tout bout de champ, et qui remplaçait tant bien que mal auprès d’elles sœur Marie-Gabrielle, Victoire et Amélie trouvaient le temps long. La visite d’Élisabeth était donc la bienvenue !

Peut-être eussent-elles été moins enthousiastes si elles avaient su que l’on ne verrait plus M. Tremaine et peut-être pas davantage les garçons ? Or, si Amélie vouait toujours à Adam la même tendresse paisible et pleine de certitudes, Victoire, surtout depuis son séjour aux Treize Vents, avait élu Arthur pour son roi et voyait en lui un héros laissant loin derrière lui tous les occupants de la Table ronde.

Le premier soir fut charmant pour Élisabeth et la première nuit délicieuse... Il est vrai que, durant la précédente, elle n’avait pas fermé l’œil, mais le calme du vallon où l’on n’entendait que le chant des oiseaux et celui de la rivière était divinement reposant. Les jours qui suivirent le furent presque autant. L’exilée volontaire se laissait prendre par le charme de son refuge et l’affectueuse attention qu’on lui prodiguait. Elle suivait Mme de Varanville dans ses champs, ses terres de culture ou ses vergers, montant généralement Rollon, l’un des chevaux de son père hébergés aux écuries du château. Ou alors, elle se promenait avec les petites et Mlle Letellier dans une campagne qu’elle connaissait bien, Béline préférant de beaucoup prêter la main à Marie Gohel. Les bords de la Saire avaient leur préférence. A d’autres moments, elle lisait, faisait de la musique avec Victoire qui touchait déjà joliment la harpe, ou brodait auprès de sa marraine. Rose venait d’entreprendre un vaste ouvrage de tapisserie destiné à recouvrir les belles chaises anciennes de la grande salle. Élisabeth en prit sa part avec empressement. En résumé, elle s’efforçait de remplir ses journées à ras bord afin d’être bien fatiguée lorsque venait le moment de gagner son lit et de s’endormir dès que sa tête touchait l’oreiller.

Cette façon de vivre toujours en compagnie sauf au moment du sommeil lui évitait de trop réfléchir et c’était ce qu’elle craignait le plus au monde. Elle était un peu comme un naufragé qui, trop heureux d’atteindre la Terre ferme après des heures d’une lutte épuisante contre les vagues, savoure le bonheur égoïste d’être entier et bien vivant mais qui sait très bien que le regret du bateau englouti le rattrappera un jour ou l’autre... Et puis, encore sous le coup de sa brutale décision, elle goûtait assez d’être une sorte d’héroïne à ses propres yeux comme à ceux de ses hôtesses : cela lui donnait l’impression de planer au-dessus des turpitudes terrestres vers ces hauteurs où l’air est plus pur et le ciel plus grand.

Un matin, en s’éveillant, elle entendit le cri des mouettes, alla pieds nus ouvrir sa fenêtre, vit que le temps était gris, avec des nuages qu’un vent fort chassait d’un bout à l’autre de l’horizon. Et le souvenir de la chère maison l’envahit sans qu’elle pût lui opposer la moindre défense.

Les mouettes, on en voyait souvent aux Treize Vents. Élisabeth aimait les regarder. Elle prenait plaisir à suivre leur vol, restant de longues minutes à contempler ces filles de la mer et du vent. Quelquefois en compagnie de son père.

Pour Guillaume, les blanches voyageuses possédaient le pouvoir de le ramener au temps de son enfance, aux heures passées sur le port Québec ou sur les rives du Saint-Laurent à les observer ou à leur jeter un peu de nourriture. Naturellement, il évoquait pour sa fille ces moments-là et peu à peu les mouettes étaient entrées dans le légendaire familial comme dans la vie quotidienne d’une demeure qui avait toujours l’air de leur tendre les bras. Ce n’était pas le cas à Varanville. Pour qu’elles remontent la rivière et s’enfoncent ainsi dans l’intérieur des terres, cela était signe de mauvais temps en mer. Comme Élisabeth, fuyant la tempête déchaînée sur les Treize Vents, les oiseaux cherchaient l’abri et le refuge, le calme et la paix. Seulement, une fois la bourrasque passée, elles repartiraient... Élisabeth, alors, pleura amèrement, désespérément sa maison perdue, sa vie rompue, ses racines dont elle sentait maintenant que leur arrachement était douloureux. Tout lui manqua d’un seul coup mais surtout ce père dont elle n’arrivait pas à démêler si elle le détestait plus qu’elle ne l’adorait. Une chose était claire : elle lui en voulait férocement de l’avoir obligée à le fuir, de n’avoir rien fait pour la retenir. Peut-être, après tout, était-il soulagé qu’elle l’eût délivré d’une présence hostile ? Et puis aussi, il y avait ce silence ! Varanville était une île de silence... Aucun bruit n’y arrivait, ou alors, si c’était le cas, on ne lui disait rien. Elle connut ainsi l’agacement des conversations qui tournent court lorsque l’on pénètre dans une pièce mais, par fierté et pour ne pas mettre ses amies dans l’embarras, elle faisait comme si de rien n’était. En résumé, les Treize Vents, distants d’une très petite lieue seulement, auraient pu être de l’autre côté de la Terre sans qu’on en sût davantage. L’arrivée des mouettes était le premier écho que le ciel renvoyait.

Aussi, le jour où la voiture du docteur Annebrun remonta l’allée de vieux chênes, Élisabeth en éprouva une telle joie qu’elle se jeta littéralement dans les jambes du cheval au risque d’être foulée aux pieds. Ce qui lui valut une salve de protestations du conducteur :

— Quelle idiote, mon Dieu ! Tu as tellement envie de te faire renverser ?...

— Non mais je m’aperçois que j’avais très, très envie de vous voir...

— Moi aussi. Sans quoi je ne serais pas là. Dis-moi un peu : comment vas-tu ?

— Comme on peut aller lorsque l’on vous a tout pris ! fit-elle d’un ton si amer que le médecin, descendant de son siège, vint passer un bras chaleureux autour de ses épaules.

— Personne ne t’a rien pris. Du moins sur le plan affectif. Quant au reste, c’est toi qui a choisi de couper les ponts. Ils ne sont pas très heureux là-bas, tu sais ?

La litote amena un pâle sourire sur les lèvres de la jeune fille mais ne lui fit pas oublier pour autant sa rancœur :

— Ils n’ont que ce qu’ils méritent ! Personne ne les oblige à subir une situation aussi dégradante !

— Qui entends-tu par « ils » ? Les garçons ?

— Bien entendu. Ils n’avaient qu’à suivre mon exemple !

— Et envahir Mme de Varanville avec armes et bagages, aussitôt imités, bien sûr, par Mr Brent, Potentin, Mme Bellec, Lisette et tout le reste du personnel ?

Sans attendre la réponse, il éclata de rire.

— Quelle enfant tu fais encore sous tes airs de gravite ! Tu n’imaginais tout de même pas que les Treize Vents allaient se vider comme sous l’effet d’une pompe aspirante pour laisser ton père et... ta cousine dans la sombre solitude des réprouvés ?

— Pourquoi pas ? Tôt ou tard, c’est ce qui les guette. Cette femme est le diable !... Au fait : est-elle vraiment enceinte ? Vous devriez savoir ça, vous, l’homme de l’art ?

— Elle ne veut pas que je l’examine mais, dans l’état actuel des choses, il est normal qu’elle se méfie de moi. Tout ce que je peux dire c’est qu’elle en a les symptômes : la fatigue, les nausées, la mine un peu... verdâtre. Il est vrai que ces malaises peuvent venir aussi de ses nerfs mal remis : elle n’a pas vraiment la vie rose. Ton père ne lui adresse pas la parole ; Adam tourne les talons dès qu’il l’aperçoit ; Arthur ne sait visiblement plus à quel saint se vouer. Seuls Mr Brent qui est amoureux d’elle et Kitty à qui elle continue à faire goûter tout ce qu’elle absorbe s’occupent d’elle et lui tiennent compagnie...

— Et elle accepte ça ? N’a-t-elle donc aucun amour-propre ?

— Oh, son orgueil est intact mais elle cultive la vertu de patience. Elle pense que les choses changeront lorsque l’enfant sera né. Ton père alors l’épousera et elle sera heureuse.

— Heureuse ? Avec un homme qui ne l’aime pas ? C’est de la folie.

— Non. Simplement elle a une extrême confiance dans sa beauté, son charme, tout ce qui fait d’elle une femme désirable. En outre... et c’est là le plus grave, elle l’aime vraiment, avec une passion qu’elle est sûre d’arriver à lui faire partager !

— Elle n’y arrivera jamais ! s’écria Élisabeth hors d’elle. C’est Tante Rose qu’il aime. J’en suis plus que certaine.

— Je partage d’autant plus ta certitude qu’il me l’a avoué. Seulement... c’est un homme et déjà sur le second versant de la vie. Une jeune femme aussi belle possède des armes bien puissantes. Tu les découvriras lorsque tu auras trois ou quatre ans de plus. Mais si tu veux mon avis, tu as rendu un fier service à ta rivale — il faut bien l’appeler ainsi ! — en claquant les portes derrière toi. Tu étais sa pire ennemie. Ton départ la débarrasse... même si elle a toute la maison contre elle.

Au lieu d’aller vers le château, tous deux s’étaient dirigés vers la charmille qui les assurait d’une certaine solitude. Ils marchèrent un moment sous les arbres sans plus rien dire. Pierre Annebrun guettait l’effet de ses paroles. Élisabeth réfléchissait. Soudain, elle s’arrêta :

— Qu’essayez-vous de me dire ? Que je dois rentrer ?

— Non. Je te connais bien : tu es beaucoup trop fière, trop pareille à ton père pour accepter déjà de prendre le « chemin de Canossa ». Encore que j’en sais qui seraient infiniment heureux ! Et ne va pas te mettre en tête que je suis ici en émissaire. Personne ne m’envoie. Je te l’ai dit : je viens seulement voir comment tu vas... Je t’aime beaucoup moi aussi...

Il la regardait avec tant d’affection dans ses bons yeux bleus qu’elle ne put s’empêcher de lui sourire et de prendre son bras pour continuer la lente promenade :

— Vous êtes amplement payé de retour... mais vous êtes bien certain de n’avoir pas eu, derrière la tête, l’idée de me chapitrer ?

— Pas davantage. Ce que je veux seulement c’est te mettre en face des réalités... et aussi de tes responsabilités.

Elle reprit feu instantanément :

— Si quelqu’un en a, ce n’est pas moi. C’est mon père... c’est cette femme, c’est...

— Taratata ! Ils en ont sans doute mais tu as les tiennes, celles de ta propre vie. Tu es libre, Élisabeth, entièrement libre ! Ton père pourrait user de son droit paternel et te faire ramener à la maison entre deux gendarmes. Tu es mineure et la loi est pour lui...

— Je me demande comment Tante Rose prendrait une descente de police chez elle, ricana la jeune fille.

— Très mal, bien entendu, et il ne peut pas en être question, mais je veux seulement te faire comprendre que tu dois réfléchir mûrement parce qu’une séparation définitive pourrait te faire autant de mal qu’à ton père. Tu pourrais la regretter un jour... quand il serait trop tard ! Pour l’instant ce n’est pas encore très grave. Tu n’es pas loin ; tu es dans une maison plus qu’amie et chacun pense que tu finiras par y être vraiment chez toi lorsque tu auras épousé Alexandre. Seulement, tu n’as que seize ans. Il n’en a pas davantage. Il vit à Paris et, jusqu’à présent, il n’y a entre vous aucun lien officiel...

— Où voulez-vous en venir ?

— A ceci : que se passerait-il si l’un de vous deux s’éprenait de quelqu’un d’autre ? Si c’est toi, il sera normal que tu suives ton cœur là où il te mènera, mais si c’est lui ? Crois-tu qu’il te sera possible de continuer à demeurer ici ?

Élisabeth devint très rouge et détourna la tête pour cacher cette émotion.

— Je n’ai jamais envisagé cela, fit-elle d’une voix assourdie. Entre Alexandre et moi les liens sont tellement solides ! Mais il est vrai que nous n’avons jamais parlé d’amour.

Comment imaginer, en effet, que les plans affectueux établis depuis si longtemps pussent s’effacer soudain ? Elle était sûre d’Alexandre comme il était sûr d’elle pourtant.. Pourtant il y avait eu un moment dans sa vie de petite fille où l’image d’un jeune garçon blond s’était imposée à la place de celle d’Alexandre. Une image qu’Élisabeth n’avait jamais réussi à gommer tout à fait, qui, parfois, la troublait encore... Sans doute possédait-elle trop d’orgueil pour imaginer que pareille aventure puisse arriver à son ami d’enfance, son chevalier de toujours. Et cependant...

— Vous avez sans doute raison, fit-elle enfin. Tout cela est possible ! Seulement, vous oubliez qu’il n’y a pas au monde que les Treize Vents et Varanville et qu’il peut exister, pour une fille comme moi, une autre solution...

— Laquelle ?

— Le couvent ! La Révolution est loin, maintenant. Il s’en rouvre dans toute la Normandie, dans toute la France...

Soudain, une boule se noua dans sa gorge. Elle leva sur Annebrun des yeux pleins de flammes et de désespoir.

— Après tout, s’écria-t-elle, c’est peut-être le seul endroit au monde où j’aurai enfin la paix ?...

Les sanglots éclatèrent comme crève un nuage d’orage. Si brutalement même que le médecin ne réagit pas tout de suite quand la jeune fille s’enfuit en courant, plongeant à travers les massifs du jardin de la même façon qu’elle se fût jetée à la mer. Le docteur Annebrun n’essaya même pas de la suivre mais il cria :

— Oublie ça ! Ce n’est pas une vie pour toi, Élisabeth ! Tu ne pourrais pas la supporter ! Reviens, je t’en prie ! Reviens !...

Mais seul l’écho lui répondit. Alors, il retourna vers le château afin de mettre Mme de Varanville au courant de ce qui venait de se passer.

— Vous avez bien fait de ne pas courir après elle, approuva celle-ci. Elle se calmera d’elle-même. Et puis je lui parlerai mais pas ce soir. Elle doit être trop malheureuse.

— Vous pensez que j’ai eu tort ?

— Non. Les torts sont peut-être de mon côté. Voilà plusieurs jours que je m’interroge...

— Des torts, vous ? Où allez-vous les chercher ?

— Auprès de Guillaume. Je... Je lui ai défendu de venir ici pour éviter de blesser davantage Élisabeth. A présent, je me demande si je ne pensais pas surtout à moi alors qu’il est peut-être le seul capable de reconquérir ce cœur en train de se fermer ?

— C’est possible mais, de toute façon, il est encore trop tôt. Attendez de voir comment vont évoluer les choses aux Treize Vents. Je vous tiendrai au courant. Dites-le à Élisabeth...

Lorsque celle-ci rentra, la nuit tombait et Rose était morte d’inquiétude, mais elle n’eut pas le courage d’un reproche quand la jeune fille, échevelée et défigurée par les larmes, vint se jeter dans ses bras en demandant pardon puis monta se coucher sans vouloir souper.

— J’espère que cela passera, dit-elle avec un pauvre sourire, mais j’ai vraiment besoin d’être seule. Il ne faut pas m’en vouloir...

— Fais à ta guise, ma chérie ! Sans oublier toutefois qu’il peut être bon de parler, de se confier.

Le lendemain, Élisabeth changea sa façon de vivre : entre les repas où elle se contraignit à une scrupuleuse exactitude, on ne la vit plus qu’à cheval. Elle monta matin et soir, seule la plupart du temps malgré les ronchonnements d’Honoré, le palefrenier des Treize Vents qui n’aimait pas beaucoup ce goût soudain des grandes courses. Il alla dire ce qu’il en pensait à Mme de Varanville, escorté d’ailleurs de Béline qui se souciait presque autant que lui, mais Rose voulait que la jeune fille se sentît tout à fait libre.

— Laissez-la tranquille ! dit-elle. Tout ce que j’espère est que ses promenades la ramèneront vers une demeure qui, certainement, lui manque de plus en plus...

En fait, c’était vers la mer qu’Élisabeth se dirigeait toujours. L’immense paysage marin que l’on découvrait des Treize Vents lui manquait et aussi l’animation de Saint-Vaast au marché du vendredi, lorsque revenaient les barques de pêche, ou même les allées et venues des soldats entre les deux forts. Varanville était un nid de verdure enfoncé dans les terres, enfermé dans les arbres, avec un horizon clos animé seulement par le friselis cristallin de la Saire. L’idée d’y vivre à jamais lui semblait chaque jour un peu plus difficile. Alors, pour se donner l’illusion de l’évasion, elle menait son cheval jusqu’au bord des rochers ou encore sur les grèves dont tous deux suivaient le dessin dans le clapotis des vagues dont l’écume mouillait les jambes fines de l’animal. Parfois, la jeune cavalière mettait pied à terre et barbotait avec lui allègrement.

Comme ils n’allaient pas toujours au même endroit, ils firent des découvertes, rencontrèrent des pêcheuses de coques, des ramasseurs de moules ou ceux qui récoltaient le varech, les algues, le goémon, le fucus dont on faisait le meilleur engrais. Élisabeth leur disait quelques mots et presque tous souriaient à cette belle enfant dont la chevelure flamboyante dansait sur l’amazone de velours vert.

Un jour, au gré de sa capricieuse errance, Élisabeth aperçut sa maison et en ressentit un choc si douloureux qu’elle n’en dormit pas de la nuit, torturée par la pensée d’en être privée pour toujours et reprise par les démons de la haine et de la rancune. Ceux de là-haut vivaient leur quotidien sans se soucier vraiment de celle que peut-être ils commençaient à oublier. Oh, l’envie de galoper jusque-là pour en arracher, comme une dent cariée, celle qui s’y tapissait afin d’y couver impunément son œuf pourri d’avance ! Dans sa fureur désespérée, l’exilée volontaire en venait même à regretter que le feu n’eût pas dévoré les Treize Vents jusqu’à la dernière poutre...

Ce fut le lendemain qu’elle retrouva la crique.

Depuis la nuit de mai où, avec son père, elle avait escorté le bailli de Saint-Sauveur et son jeune compagnon jusqu’au bateau qui les emporterait vers l’inconnu, Élisabeth n’était jamais revenue là. Guillaume, d’ailleurs, dès le retour à la maison, exigea de sa fille qu’elle n’y retournât pas. D’abord parce que c’était assez loin et ensuite afin de ne pas entretenir chez elle une illusion que le temps pouvait rendre dangereuse.

Cette fois, le hasard était seul coupable mais, à revoir le lieu où elle et Louis-Charles s’étaient dit adieu, son cœur plein d’amertume éprouva une joie si douce qu’il ne trouva plus le courage de s’éloigner. D’ailleurs, il n’y avait plus aucune raison. Alors, chaque jour, elle retourna sur la petite plage au bord de la lande.

Armée d’un carnet et d’un crayon, elle s’asseyait sur un rocher pour dessiner ou pour jeter sur le papier ce que l’instant lui inspirait, mais, le plus souvent, elle ne faisait rien, contemplant seulement le paysage, les moirures de la mer, les reflets de la lumière, la mousse légère que soufflaient les vagues quand le vent se levait. C’était la saison des nids, alors elle évitait d’escalader les rochers afin de ne pas déranger les mouettes qui l’eussent accueillie de cris furieux, mais elle s’étendait volontiers dans l’herbe, un brin entre les dents, suivant des yeux la fuite des nuages. Ce fut bientôt le seul endroit où elle se trouvât bien parce qu’elle y rejoignait ses rêves, surtout quand, d’aventure, une voile passait au large. Et comme il n’y avait jamais personne, elle pouvait imaginer que ce bout de côte lui appartenait. Il devenait le royaume où elle pouvait rejoindre celui qui l’y avait quittée...

Un matin, alors qu’elle venait tout juste d’arriver et que, debout à la frange du flot, elle regardait la mer en protégeant ses yeux d’une main à cause de la réverbération, elle crut apercevoir une tache qui grandit, prit forme jusqu’à ce qu’il soit possible de reconnaître les blanches voiles d’un navire. Son approche permit de voir qu’il s’agissait d’un lougre à trois mâts, l’un de ces petits bâtiments utilisés pour la pêche ou le cabotage. Celui-ci semblait bon marcheur et, chose étrange, il venait droit vers la plage.

Instinctivement, la jeune fille recula jusqu’à la lisière des sables, rejoignit son cheval qu’elle attachait toujours à un pin tordu et attendit. Le voilier, en effet, s’arrêtait dans la crique, laissait filer son ancre, tandis que deux hommes prenaient place dans le petit canot attaché à l’arrière. L’un resta debout, l’autre saisit les rames.

Lorsque l’embarcation atteignit la terre, un jeune homme blond dont les cheveux brillaient au soleil descendit et marcha vers la lande et vers celle qui l’y observait. Il était entièrement vêtu de noir, depuis les bottes jusqu’à l’ample manteau à triple collet que le vent du matin faisait voltiger. Grand, mince, d’une parfaite élégance en dépit de la simplicité de sa mise, il s’avançait d’un pas égal et sûr : celui d’un homme déterminé.

Cependant, à mesure qu’elle le distinguait mieux, Élisabeth sentait son cœur battre à un rythme plus vif. Surtout quand elle vit qu’il souriait : un beau sourire dont s’illuminaient ses magnifiques yeux bleus.

Elle voulait s’élancer à sa rencontre et, cependant, elle était incapable de bouger, figée par la crainte d’une erreur où s’abîmerait la grande joie qui lui venait. S’il s’agissait seulement d’un mirage né de ses rêves insensés ?

Mais non, il était bien là ! Debout à quelques pas d’elle, il étendit ses mains comme pour les lui offrir ou pour l’attirer à lui.

— Vous êtes Élisabeth, n’est-ce pas ?... J’ai tant désiré vous revoir que je me suis risqué jusqu’à ce coin perdu sans trop savoir ce que j’espérais et voilà que vous êtes là ! Dieu tout-puissant ! Comment croire à un si grand miracle ?... Est-ce que vous m’attendiez ?

A son tour, elle tendit les mains et son cœur, son visage rayonnaient :

— Oui... oui, je vous attendais !... Je crois que je vous ai toujours attendu...

Le cheval rentra seul à Varanville. Une feuille pliée, arrachée d’un carnet, était attachée au tapis de selle par une épingle comme les élégants en piquaient dans les plis de leur cravate. Le billet était bref. Seulement quelques mots : « J’ai retrouvé celui que je n’espérais plus revoir. Il m’emmène et je veux le suivre. Pardonnez-moi, vous tous que j’aime ! C’est la meilleure solution. Élisabeth. »

La tête de l’épingle représentait une fleur de lys...

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