Deuxième partie VISITE OU CONQUÊTE ?

CHAPITRE VI JOYEUX NOËL !

La famille Tremaine augmentée de François Niel pénétra dans l’église de Saint-Vaast-la-Hougue au son des cloches pour la grand-messe du jour. C’était un événement : d’ordinaire, en effet, ceux des Treize Vents entendaient les offices à la Pernelle. Aussi les gens déjà installés sur les bancs se retournèrent-ils pour les voir. Il y eut des raclements de pieds, des bruissements de jupes et l’épouse de Me Lebaron, notaire, faillit se démancher le cou pour élargir son champ de vision au-delà du flot de panne violette et de plumes noires arrimé à son chapeau qui lui donnait assez l’air d’un cheval de corbillard.

Les Tremaine avancèrent gravement vers le banc mis à leur disposition pour la circonstance par M. le curé Jean Bidault. Guillaume, en effet, désirait profiter de la célébration solennelle de la Nativité pour « présenter » officiellement son fils Arthur qui, depuis son arrivée, ne cessait de défrayer la chronique locale encore aiguisée par le fait que bien peu de gens pouvaient se vanter de l’avoir vu. Naturellement, des bruits fantaisistes couraient, brodant allègrement sur ce que l’on savait : il avait sauvé son demi-frère alors que tous deux venaient d’être jetés à la mer par les hommes qui s’étaient emparés d’une des bisquines de Barfleur. Sur l’origine de l’aventure, les avis différaient mais les imaginations galopaient d’autant plus que, grâce aux révélations des jeunes naufragés, on avait pu prévenir les autorités du Havre, retrouver le bateau volé et empêcher un attentat contre le Premier consul : sans réussir, malheureusement, à mettre la main sur les pirates...

Pas toujours bienveillants d’ailleurs, les bruits ! Saint-Vaast possédait son contingent de vipères, d’imbéciles et d’envieux excités au plus haut point à l’idée qu’il s’agissait d’un enfant naturel dont la mère, une Anglaise, venait de mourir. Aussi, selon ce que l’on croyait savoir de ladite mère — une espionne ayant vécu plusieurs années dans la région, une courtisane rencontrée à Paris ou même, pour les plus imaginatifs, une grande dame ancienne maîtresse du prince de Galles à qui Tremaine l’aurait enlevée — , les mauvaises langues réprouvaient-elles l’installation du bâtard aux Treize Vents. Ne pouvait-on s’attendre à tout de la part d’un personnage aussi bizarre que leur maître ? Cependant, il s’agissait surtout de chuchotements sous le manteau, personne n’ayant envie de se créer une affaire avec un homme aussi riche que peu facile à manier.

Par bonheur, les partisans de la calomnie n’étaient qu’une poignée et une majorité de regards amicaux, voire attendris, suivait le petit cortège qui s’était formé tout naturellement à la descente de voiture. En tête Guillaume, en frac noir à collet de velours sous un ample manteau assorti, un bicorne à la main, donnait le bras à Élisabeth, ravissante dans une redingote de velours vert amande garnie d’hermine, une toque de même fourrure ornée d’un brin de houx voguant sur la masse toujours un peu rebelle de ses cheveux bouclés. Adam et Arthur venaient ensuite côte à côte, habillés tous deux d’un velours noir destiné à affirmer leur fraternité mais qui, en fait, accentuait leurs différences : Arthur, plus grand et plus maigre, les traits plus affirmés aussi, paraissait nettement plus âgé. Ce qui ouvrit le chemin à de nouvelles conjectures : qu’il soit le fils de Guillaume était plus qu’évident, mais quand donc celui-ci l’avait-il conçu ?

Le garçon semblait du même âge qu’Elisabeth et, du coup, on en vint à se demander si, pour épouser la « petite Nerville », Tremaine n’avait pas abandonné l’Anglaise en question ? Et de chuchoter en jetant des coups d’œil gourmands vers le banc où la famille prenait place en compagnie de François Niel. Arrivé quarante-huit heures plus tôt, celui-ci récoltait sa bonne part des potins locaux. Pensez donc ! Un Canadien ! Autant dire un sauvage...

Le digne homme s’en souciait peu. Il souriait aux anges, tout heureux de fêter Noël chez son plus vieil ami. Peut-être aussi de se retrouver sur l’antique terre normande dont l’un de ses ancêtres était parti jadis avec M. de Champlain, un peu par goût de l’aventure mais surtout pour échapper à une justice par trop tatillonne envers les braves gens usant de dés pipés et de cartes biseautées. Que feu Nicolas Niel fût natif du pays de Caux et non du Cotentin ne changeait rien à la chose : c’était toujours la belle et fière Normandie, terre nourricière du conquérant et de tant de hardis marins !

Aussi fut-ce avec enthousiasme qu’il joignit sa voix de basse-taille à celles des fidèles entonnant le Veni, creator tandis que l’abbé Bidault, superbe dans une chasuble de satin blanc toute neuve offerte par les dames de la ville, faisait son entrée avec enfants de chœur, chantres, acolytes et encensoir.

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit...

La messe commençait. Arthur en profita pour laisser voguer ses pensées, donner libre cours à ses impressions. Depuis ce matin, il entamait vraiment une nouvelle vie...

Il était pleinement conscient de tous ces regards fixés sur lui mais n’en éprouvait aucune contrariété. Pas davantage de gêne.

Comme le lui disait Mlle Lehoussois lorsqu’elle le soignait :

— L’opinion des autres — celle des indifférents, j’entends — n’a aucun intérêt. Ce qui compte c’est d’être d’accord avec soi-même et avec ceux que l’on aime... et qui nous aiment.

Aussi la façon dont ces gens le considéraient ne le préoccupait guère. L’important c’était justement le sourire encourageant de la vieille Anne-Marie de l’autre côté de l’allée. Elle tenait désormais dans son cœur une place prépondérante.

Ainsi qu’elle le lui avait promis, elle était réellement devenue son amie. Et plus encore peut-être ! Grâce à elle, le bâtard de Marie-Douce eut enfin la révélation de ce que pouvait être une vraie grand-mère. Ce n’était pas une espèce de censeur dédaigneux comme cette Mme Vergor du Chambon chez qui sa mère avait eu l’imprudence de le conduire un jour, mais quelqu’un de chaleureux, une femme pleine d’expérience et de sagesse avec un cœur rempli à déborder d’un compréhensif amour. Quelqu’un chez qui l’on se trouvait bien...

C’était divin de retrouver lentement ses forces, couché à l’ombre de ses rideaux d’indienne dans l’odeur des pommes à la confiture en train de caraméliser ou celle des galettes et des bourdelots, ces poires fondantes enrobées de pâte au beurre qui, en rôtissant, vous ouvraient les portes du paradis. En vérité, il avait vécu chez elle les moments les plus délicieux de sa vie.

Et puis il y avait eu la présence d’Élisabeth, tonique et vivifiante. Élisabeth qui jouait aux échecs avec lui, qui lui parlait de ses amis, de la famille et surtout de la maison au cours de longues causeries dans la lumière du feu dansant sur ses cheveux roux. Toutes défenses abattues, il s’était attaché à elle, simplement et béatement heureux comme un oiseau perdu dans la tempête qui retrouve par miracle la chaleur d’un nid imprévu. Le charme à la fois tendre et fier de la jeune fille agissait sur lui comme une drogue, et Arthur n’avait plus qu’une envie : ne plus bouger, rester là indéfiniment.

Pourtant la grande maison ne l’oubliait pas Juché sur l’un des chevaux les plus placides de l’écurie, Jeremiah Brent venait chaque jour. Il apportait des livres que l’on lisait à haute voix et dont on s’entretenait ensuite. Cela donnait lieu à des discussions passionnées autour de grands pots de thé qu’Élisabeth préparait elle-même et d’une débauche de tartines beurrées. La plupart du temps, d’ailleurs, il venait avec Adam en croupe.

Lors de sa première visite, le savant en herbe avait tout de suite allégé l’atmosphère en marchant droit vers le lit du malade et en déclarant :

— Voilà ! Je suis venu te demander pardon de m’être sauvé le soir de ton arrivée parce qu’en faisant ça je t’ai offensé et que tu ne le méritais pas. En échange tu m’as sauvé de la noyade alors je voudrais te demander si tu veux bien de moi comme frère ? Si tu ne veux pas, je comprendrai très bien et je ne t’en voudrai pas...

Le tout sans respirer mais avec un énorme soupir en guise de point d’orgue. Devenu tout rouge en débitant ce petit discours qui devait lui coûter beaucoup, Adam était si drôle qu’Arthur se mit à rire mais tendit aussitôt une main grande ouverte :

— Bien sûr que je le veux ! C’est dit : on sera de vrais frères !

Élisabeth pensait qu’ils auraient dû s’embrasser mais ni l’un ni l’autre n’y tenait, considérant les embrassades comme manifestations par trop féminines pour des coureurs d’aventures de leur trempe et l’on s’en tint là. Désormais l’on avait tout le temps pour apprendre à vivre ensemble.

Il y eut d’autres visites bien entendu, mais uniquement des amis : les hommes du Saint-Pierre, le lougre des Calas, le vieux Louis Quentin, le fournier, et sa famille, les Baude, les Gosselin et aussi Potentin et Clémence qui apparaissaient à chaque marché, sans compter bien entendu, celles, fréquentes, du docteur Annebrun. Jamais la petite maison de la rue des Paumiers n’avait connu pareille affluence mais, bien loin d’en être contrariée, Mlle Anne-Marie s’en réjouissait et en prenait sa bonne part. Comme Jean Calas, elle en venait à penser que tout peut-être recommençait.

Seul Guillaume se fit attendre. Par sagesse d’abord. Au lendemain du sauvetage et alors qu’Arthur était encore inconscient, il descendit et eut avec Mlle Lehoussois une longue conversation au cours de laquelle celle-ci lui apprit ce que la fièvre lui avait fait surprendre.

— Quand il ira mieux — parce qu’il ira mieux : il est fait de bon bois ! — , il sera préférable que tu ne te précipites pas tout de suite.

— Ne va-t-il pas s’en offenser ?

— Non. Tu sais que tu peux compter sur moi et sur ta fille pour lui remettre les idées en place. Il doit comprendre qu’il n’est pas toi et que tu n’es pas lui... Nous allons le préparer à t’entendre.

— Que devrai-je lui dire selon vous ?

— La vérité sur sa mère et toi. Je le crois assez mûr pour l’apprendre. Et puis tu laisseras parler ton coeur : il n’y a pas de meilleur avocat...

Cependant, afin de ménager la susceptibilité à vif de l’enfant, on décida de lui dire qu’une fois rassuré sur son sort son père avait dû se rendre à Granville pour une affaire importante.

Vint tout de même le jour où fils et père se trouvèrent face à face, seuls au coin de la cheminée : Anne-Marie avait emmené Élisabeth au marché.

— Il est plus dur que je ne pensais ! souffla-t-elle à l’oreille de Guillaume en franchissant le seuil de sa maison, mais tu as peut-être une chance...

De fait, il y avait encore de l’hostilité dans le regard que le jeune garçon leva sur Tremaine. Celui-ci, qui s’était bien gardé de le toucher ou même de lui tendre la main, eut un sourire un peu triste, puis, tirant une chaise à lui, il la retourna et l’enfourcha dans l’attitude familière aux vieux conteurs de la veillée :

— Je suis venu, lui dit-il, te raconter une histoire : celle d’une petite fille et d’un petit garçon...

— Je la connais. Ma mère me l’a rabâchée plus de cent fois.

— Elle n’a pas pu tout te dire. De même que je ne saurais tout de dire sur ces années où nous avons été séparés. Es-tu prêt à l’entendre ?

— Pourquoi pas ?

Guillaume parla longtemps, s’interrompant seulement de temps à autre pour tisonner le feu ou remettre une bûche dans la cheminée. A ce garçon de douze ans, il dévoila ce qu’avait été sa vie depuis sa rencontre avec Marie dans le tas de neige au bas de la rue Saint-Louis à Québec jusqu’à ce jour affreux où il avait fallu lui dire adieu dans un petit salon du château de Malmaison à Rueil. Sans, bien sûr, mentionner les infidélités de son épouse : il fallait que celui-là, comme ses autres enfants, eût d’Agnès Tremaine une noble image. Et pas une seule fois pendant tout ce temps Arthur n’ouvrit la bouche...

Lorsque ce fut fini, Guillaume quitta son siège.

— J’ai encore à dire ceci : pourquoi, ayant aimé ta mère comme je l’ai aimée... comme je l’aime encore, ne t’aimerais-je pas toi qui es né de cet amour-là ? Il m’a été impossible de veiller sur toi : je l’ai toujours regretté. A présent, je ne veux plus lutter et j’ai décidé de te laisser libre de ton choix...

— Ai-je donc un choix ?

— Oui et, en te l’offrant, je ne pense pas aller à l’encontre des dernières volontés de Marie. Si tu acceptes d’être mon fils, tu le seras pleinement ; avec tout ce que cela comportera de ma part de tendresse, de protection, mais aussi de sévérité le cas échéant. Je ne te demande pas de m’aimer. Tu ne serais pas le premier fils à détester son père mais tu devras jouer le jeu loyalement et agir en conséquence...

— Et si je refuse, me renverrez-vous en Angleterre ?

— Non parce que ta mère, persuadée que tu y serais en perpétuel danger, ne le voulait à aucun prix, mais M. François Niel, que tu as entrevu lors de notre passage à Londres, doit venir comme tu le sais passer ici les fêtes de Noël. C’est le meilleur homme de la Terre et il n’a pas de fils : tu pourrais aller vivre avec lui au Canada, notre pays d’origine à tous. Je sais que François ferait tout pour que tu t’y trouves bien. Ce qui n’enlèverait rien au fait que tu es un Tremaine. Tu garderais les mêmes droits à mon héritage qu’Élisabeth et Adam...

Pendant quelques instants on n’entendit dans la pièce que le battement du balancier en cuivre de la grosse horloge, lent et grave comme celui d’un cœur vigoureux. Puis Arthur murmura :

— Dois-je répondre tout de suite ?

— Non. Tu peux réfléchir. Mais pas au-delà du jour où François Niel arrivera chez nous. Un dernier mot avant que je parte : n’oublie pas tout de même qu’en nous quittant tu laisserais ici bien des regrets... et peut-être du chagrin !

Raflant sa canne et son chapeau, Guillaume sortit très vite afin de cacher l’émotion qui lui venait avec l’envie de prendre dans ses bras ce gamin à la tête dure qui le regardait avec les yeux de Marie-Douce mais auquel il accordait le pouvoir de lui imposer le supplice de l’incertitude. Dieu sait pendant combien de temps !

Il ne l’endura que deux jours au bout desquels Arthur le réclama. Il vint donc, encore passablement inquiet, mais s’il s’attendait à de grandes explications d’états d’âme, il se trompait : ce n’était pas du tout le genre d’Arthur.

Il le trouva au même endroit que l’avant-veille : assis au coin de la cheminée, la chatte Giroflée sur les genoux mais cette fois impeccablement habillé :

— Père, déclara-t-il avec un flegme tout britannique, ce qui n’empêcha pas Guillaume de recevoir le mot comme un cadeau du Ciel, je suis guéri à présent. Ne pensez-vous pas que je devrais rentrer à la maison ?

Trop ému pour parler, Tremaine enleva la chatte qu’il posa à terre, prit l’enfant aux épaules pour le mettre debout et le serra un instant contre lui avec une force qui traduisait sa joie et lui permettait de retenir ses larmes. Puis, le lâchant, il se dirigea vers la porte.

— Elle t’attend... nous t’attendons tous !... La voiture viendra te chercher tout à l’heure...

— J’aimerais mieux un cheval.

Guillaume sourit. Ce gamin lui ressemblait encore plus qu’il ne le croyait !

— Tu l’auras ! Je t’envoie Daguet avec Selim...

Le retour fut grandiose. Élisabeth et Adam, qui étaient allés au-devant de lui, escortèrent leur frère jusqu’au perron où Guillaume souhaita au revenant une chaleureuse bienvenue. Puis il y eut un souper au cours duquel Mme Bellec produisit l’admirable soufflé de homard qu’elle confectionnait seulement dans les grandes occasions. On but du vin de Champagne et l’on porta même des toasts. Celui de Jeremiah Brent fut particulièrement apprécié et applaudi en dépit du fait qu’il était prononcé d’une voix incertaine mais pleine de sentiment. Que celui-là se trouvât parfaitement heureux aux Treize Vents ne fit plus jamais de doute pour personne. Guillaume avait décidé qu’il dispenserait désormais son enseignement aux deux garçons, perspective qui remplissait de joie le jeune précepteur.

Dès le lendemain, d’ailleurs, la vie reprenait son cours quotidien cependant qu’Arthur commençait à se créer des habitudes...




Assis entre Élisabeth et Adam, il pensait à tout cela tandis que se poursuivait la cérémonie à laquelle cependant il ne participait guère. Sa mère l’avait élevé dans l’amour et la crainte de Dieu mais c’était pour lui un état de fait qui ne l’empêchait pas de trouver les offices plutôt ennuyeux sauf quand la beauté des chants et de la musique lui emportait l’âme. Il aimait particulièrement l’orgue.

Malheureusement, celui de Saint-Vaast, jadis offert à l’église par l’abbé de Fécamp seigneur de la ville, avait cruellement souffert de la Révolution. Comme tout le bâtiment d’ailleurs et, en dépit des guirlandes de gui et des énormes bouquets de houx, avec lesquels les femmes avaient tenté de masquer ses blessures, il était difficile de ne pas déplorer la grande misère des statues décapitées sur leurs socles. Pour sa part, le haut retable de l’autel sommé d’une gloire rayonnant autour du symbole trinitaire n’avait pas trop souffert : sali, souillé sans doute mais à peu près intact. Les sans-culottes n’avaient pas pris le temps de l’abattre pour le brûler sur la Poterie comme ils avaient fait du grand christ initialement suspendu dans l’arc d’entrée du choeur, sa base reposant sur la « perque », la longue traverse qui le barrait et qui était alors, comme dans toutes les églises cotentinoises, le lieu privilégié des cérémonies : c’est sous la croix que l’on s’unissait lors des mariages et que l’on déposait la bière au jour des funérailles.

Cependant cette messe n’était pas sans charme. L’église embaumait la fraîcheur de toute cette verdure mêlée aux senteurs de l’encens et à l’odeur de cire dont on avait généreusement enduit les quelques stalles encore debout. Et puis les vieux cantiques de Noël clamés avec accompagnements d’ophicléides d’une justesse douteuse par la masse des fidèles atteignaient par instants une sorte de grandeur sauvage. Arthur en connaissait quelques-uns mais il chantait tellement faux qu’il s’abstint de participer. Cela lui permit d’examiner plus attentivement les gens qui se pressaient sous la voûte en carène de navire.

Certains visages lui étaient déjà familiers mais il y avait près d’un pilier deux femmes qui l’intriguaient. D’abord parce qu’en dépit de l’affluence elles avaient réussi l’exploit de se tenir un peu à l’écart et aussi parce que leurs vêtements de grand deuil, leurs voiles de crêpe tranchaient sur la splendeur ailée, neigeuse, des hautes coiffes normandes qui donnaient si belle allure aux femmes de ce pays. La nef ressemblait à un champ de fleurs blanches piqué çà et là d’un chapeau souvent un peu triste et des têtes nues des hommes raides et dignes dans leurs blouses bleues des dimanches, fraîchement repassées, le chapeau rond couvrant majestueusement l’estomac.

Bien sûr, il y avait d’autres femmes en noir, mais il se dégageait de ces deux-là une bizarre impression de tristesse un peu mystérieuse qui excitait la curiosité d’Arthur. Il donna un léger coup de coude dans les côtes d’Élisabeth. Aussitôt celle-ci se pencha vers lui sans pour autant quitter des yeux son missel :

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Les deux femmes en noir là-bas, près du deuxième pilier... Qui sont-elles ?

La jeune fille regarda mais hocha la tête en haussant les épaules :

— Aucune idée ! C’est la première fois que je les vois. Il est vrai qu’on ne vient pas souvent à la messe ici. Pourquoi t’intéresses-tu à elles ?

— Je ne sais pas. Je les trouve... drôles !

— C’est beaucoup dire !

Un froncement de sourcils de Guillaume mit fin au dialogue. Pourtant, Élisabeth trouva le moyen de chuchoter encore :

— On demandera à Mlle Anne-Marie... Elle connaît tout le monde...

La bénédiction finale précipita les fidèles sur le parvis. On sortit comme on était entré, au son des cloches, mais le soleil s’était dégagé des nuages et baignait joyeusement la petite foule qui se formait pour attendre les Tremaine : fermiers, pêcheurs, notables, amis ou simples connaissances, vieux militaires plus un solide contingent de commères, tous désireux de bavarder un instant. Guillaume cependant retint Arthur et s’attarda quelques minutes avec lui pour remercier M. le curé de son beau sermon — dont Arthur n’avait pas retenu un mot d’ailleurs — , et des quelques paroles de bienvenue adressées au dernier arrivé de sa famille. Le gamin piaffait d’impatience dans sa hâte de rejoindre Mlle Lehoussois qui conversait un peu plus loin avec François Niel, Élisabeth et les Quentin. Ses yeux ne quittaient pas les deux personnes qui l’intéressaient tant. Or, elles s’éloignaient, la plus grande soutenant l’autre, et rejoignaient une carriole attelée d’un vigoureux cheval qui attendait attaché à un arbre. Elles n’avaient adressé la parole à personne.

La première aida sa compagne à monter, se hissa auprès d’elle, puis, avant de prendre les rênes et le fouet, rejeta son grand voile par-dessus son chapeau, découvrant ainsi un visage de femme mûre aux cheveux grisonnants et d’une banalité tellement flagrante qu’Arthur se sentit un peu déçu sans trop savoir pourquoi. Il n’en vit d’ailleurs pas davantage : la conductrice fit tourner son attelage et le dirigea vers la Grande Rue.

— Pourquoi l’autre n’a-t-elle pas ôté son voile elle aussi ? s’exclama le jeune garçon sans s’apercevoir qu’il pensait tout haut alors que son père et lui venaient d’être abordés par le notaire et sa femme. Guillaume le secoua légèrement :

— Voyons, Arthur, reviens-nous ! Mme Lebaron te demande si tu te plais ici.

Confus, le garçon vira au rouge brique :

— Je vous demande mille pardons, madame... je... je crois que je me suis laissé distraire.

— Et je peux vous dire par qui, fit le notaire en souriant. Bien que ce soit fort étonnant : même à votre âge on regarde plutôt les jolies filles que les vieilles demoiselles. Figurez-vous, mon cher Tremaine, que votre fils couve des yeux vos nouvelles locataires.

Guillaume se détourna à demi pour voir de qui il s’agissait :

— Oh, les demoiselles Mauger ! Je ne vois pas ce qu’elles ont de si passionnant ! Deux vieilles filles qui ont eu de grands malheurs, si j’ai bien compris, et qui souhaitaient trouver une maison isolée pour y vivre à l’écart avec leurs souvenirs. Pas de quoi accrocher des rêves !

— Je ne suis pas de votre avis, cher monsieur, minauda Mme Lebaron qui faisait toute une affaire d’empêcher le vent de lui enlever sa panne violette et ses plumes. Vous venez de prononcer plusieurs paroles propres à exciter l’imagination : grands malheurs, maison isolée, vie à l’écart. Si l’on a l’esprit un peu curieux, on a envie de savoir le pourquoi de tout cela.

— Me Lebaron pourrait vous en dire plus que moi, puisque c’est lui qui m’a proposé de louer à ces dames la maison du galérien...

S’il pensait calmer la curiosité de son fils, il se trompait. Le nom était trop évocateur :

— La maison du galérien ? Mais qu’est-ce que c’est ?

— Je te raconterai. C’est une assez belle histoire d’ailleurs, et elle est liée à celle de notre famille.

— En tout cas, reprit la notairesse, je ne comprends pas pourquoi ces femmes sont venues à la messe jusqu’ici. Leur maison, si ma mémoire est bonne, se situe sur les hauts de Morsalines, vers le mont Emery, et il y a là-bas une église. Vous-même fréquentez surtout celle de la Pernelle ce qui est normal puisqu’elle est voisine des Treize Vents. Vous êtes descendus à Saint-Vaast pour une occasion particulière, mais quelle raison peuvent avoir ces deux vieilles filles ?

A la mine crucifiée du tabellion, Guillaume devina qu’il allait subir un feu roulant de questions. Peu désireux d’y participer, il estima qu’il valait mieux couper court :

— Qui peut savoir ? Même lorsque l’on choisit la solitude, il peut arriver que l’envie vienne, à un moment ou à un autre, de s’approcher un peu des autres. Noël est, avec Pâques, la plus grande fête de l’année liturgique. En outre, ajouta-t-il avec un sourire, depuis que le département a décidé de rattacher Rideauville à Saint-Vaast sous un vocable unique, nous sommes devenus une ville de plus de trois mille habitants ! Il est normal que nous attirions les foules... A présent, souffrez que nous vous quittions ! Le vent fraîchit et ce n’est pas agréable pour des dames...

On se sépara. La foule d’ailleurs se dispersait avec l’empressement de gens qu’un bon repas attend. Les Tremaine, augmentés de Mlle Anne-Marie, réintégrèrent leur voiture pour rentrer en hâte : ils avaient des invités. Ils y trouvèrent Adam profondément endormi : ayant eu beaucoup de mal à garder les yeux ouverts pendant la messe, le futur savant s’était hâté de venir chercher là un coin tranquille.

La nuit précédente, en effet, Adam le paisible s’était offert une nouvelle aventure dont il s’était bien gardé de parler à qui que ce soit. Se déclarant un peu patraque, trop fatigué en tout cas pour assister à la messe de minuit à la Pernelle, il avait obtenu de Guillaume la permission de rester à la maison. En fait il s’était esquivé dès qu’il avait vu partir les autres pour gagner les arrières de la propriété.

Il y avait là, dans la profondeur des bois, une de ces grandes pierres levées, un menhir comme on disait en Bretagne, qui témoignait, avec plusieurs autres réparties sur la presqu’île, de l’antique appartenance du Cotentin à la civilisation celte. Or une légende, rapportée avec un rien d’imprudence par l’abbé Landier à ses élèves, assurait qu’au premier coup de minuit sonné aux horloges des églises durant la nuit de Noël, ces monolithes se soulevaient pour laisser apercevoir dans les profondeurs de la terre des trésors fabuleux. Évidemment, celui qui souhaitait s’en emparer devait agir vite car, au douzième coup, l’énorme pierre reprenait sa place. Et tant pis pour l’imprudent qui n’aurait pas échappé assez vite au mirage de l’or.

Cette histoire fascinait le jeune Tremaine et son ami Julien de Rondelaire depuis près d’une année. Surtout le fils du châtelain d’Escarbosville dont le père connaissait, depuis les troubles, des difficultés financières. Guillaume n’ayant pas de ces soucis, son fils obéissait surtout à l’attrait d’une merveilleuse légende joint à son insatiable appétit de découverte. Aussi tous deux se donnèrent-ils rendez-vous près du menhir quelques minutes avant minuit. Peu doué sous le rapport de l’imagination, Julien devait invoquer la même excuse que son ami pour échapper à l’office nocturne.

Mais, sans doute victime d’un empêchement de dernière heure comme il s’en produit dans les plans les mieux agencés, Julien ne vint pas. Un peu déçu mais philosophe, Adam décida d’attendre seul et à l’abri d’un buisson de houx repéré depuis longtemps. C’est alors qu’il entendit des pas. On marchait dans sa direction et ce ne pouvait pas être Julien.

Très contrarié d’abord à la pensée que d’autres chercheurs de trésor en avaient après son menhir, il hésitait sur la conduite à tenir quand son vague mécontentement se changea en peur bien réelle. Les voix de ceux qui approchaient étaient rudes, plutôt vulgaires et prononçaient des paroles assez inquiétantes :

— T’es sûr que le rendez-vous est là ? fit l’une.

— Sûr ! Le chef a dit « la pierre levée aux environs de minuit quand tous ces imbéciles sont à leurs patenôtres ». J’ai l’impression qu’on est les premiers mais les autres vont pas tarder.

— Tu sais où on va ?

— Les Étoupins, je crois mais j’suis pas certain. T’aurais pas un peu de tabac ?

De toute évidence, ils resteraient là un moment. Adam pensa qu’il était temps de prendre le large. Tant pis pour le trésor ! On en serait quitte pour recommencer l’année prochaine... Aussi doucement qu’il put, il voulut sortir de derrière l’arbre qui lui servait de refuge quand son pied se prit dans une branche de lierre rampant. Il tomba : heureusement sans grand mal mais il avait fait du bruit.

— Tu as entendu ?...

Par chance d’autres pas résonnèrent à cet instant. Vite relevé, Adam détala sans demander son reste, fonçant droit devant lui sans s’inquiéter du chemin : surtout mettre le plus de distance possible entre lui et ces coureurs de bois ! Quand il s’arrêta enfin hors d’haleine, il était beaucoup plus loin de la Pernelle qu’il ne l’aurait voulu. Pas perdu d’ailleurs : il connaissait trop bien les environs pour ne pas se retrouver même dans le bois le plus touffu et même en pleine nuit, mais lorsqu’il atteignit enfin la maison il était affreusement tard et lui à moitié mort de fatigue. Par chance les portes n’étaient pas encore fermées. Il y avait eu un petit souper au retour de l’office et on s’agitait dans la cuisine et l’office.

A pas de loup, Adam grimpa jusqu’à sa chambre, se coucha en hâte, mais il était tellement énerve qu’en dépit de sa fatigue il eut beaucoup de mal à trouver le sommeil. D’où ce grand besoin de récupération éprouvé tandis qu’alternaient les prières et les chants de la cérémonie solennelle. Donc légèrement soporifique !... Il dormait d’ailleurs de si bon cœur dans la voiture que personne n’eut l’idée de le déranger. Surtout pas Arthur qui avait d’autres chats à fouetter et qui, à peine assis, réclama un supplément d’informations touchant les demoiselles Mauger. Ce qui fit sourire son père :

— Décidément, elles te tiennent à cœur ! Il n’y a pourtant pas grand-chose à savoir.

Pas grand-chose en effet. Elles venaient de Bayeux où leur père occupait jadis une fonction de juge au tribunal. Elles avaient perdu leur mère très jeunes. Elles s’appelaient Célestine et Eulalie et, tandis que l’aînée assumait la charge ménagère et s’efforçait de remplacer l’absente, la plus jeune se destinait au mariage après avoir longuement hésité à entrer au couvent : il y en avait beaucoup dans cette ville de prêtres, paisible et silencieuse, tournée vers le passé mais dont la magnifique cathédrale — un peu trop grande pour elle d’ailleurs — semblait posée directement sur les herbages peuplés de bétail qui l’environnaient. Eulalie était fiancée quand, sur cet univers tranquille, passa la tourmente révolutionnaire. Qui épargna curieusement les bâtiments mais maltraita les âmes.

Le père fut tué. Les filles purent s’enfuir mais tombèrent dans une de ces embuscades de chemin creux où, prises entre deux feux, elles eurent à souffrir : Eulalie en particulier fut gravement blessée. Sur le fiancé, aucune information n’était parvenue à Me Lebaron.

Pas davantage d’ailleurs sur la longue période écoulée entre le départ de Bayeux et la lettre écrite au printemps de 1802 par le notaire de ces demoiselles à son confrère de Saint-Vaast, lui demandant s’il aurait connaissance d’une maison à louer dans les conditions souhaitées par ses clientes.

— Vous savez la suite, conclut Guillaume. Elles sont à Morsalines depuis la fin de l’été et je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus. Sinon... que les curieux devront attendre à demain pour connaître l’histoire du galérien dont le nom est resté attaché à la maison.

Quelque envie qu’il en eût, Arthur n’osa pas insister mais M. Niel vint à son aide en lui jetant un coup d’œil amusé :

— Et tu n’as pas essayé d’en savoir davantage, Guillaume ? La vie de ces femmes a pourtant l’air d’un vrai roman. Pourquoi, par exemple, l’une d’entre elles ne relève-t-elle pas son voile ? Les conséquences d’un vœu ?

— Elle ne l’enlève jamais en public. Son visage, à ce que l’on m’a dit, a été sérieusement brûlé. D’où ce désir d’une demeure écartée qu’elles occupent seules avec une sorte d’ours qui leur sert de valet...

— Les as-tu seulement rencontrées personnellement ?

— Une seule fois, lors de la signature du bail. Encore n’ai-je vu que Mlle Célestine. Et maintenant, fini les questions ! Un peu de nerf, Daguet ! ajouta-t-il en se penchant par la portière. J’aimerais autant que nous n’arrivions pas après nos invités. Il y a de l’honneur de la maison !

L’honneur fut sauf. La famille était rentrée depuis une dizaine de minutes quand la voiture de Mme de Varanville s’arrêta devant le perron. A l’intérieur, il y avait la jeune femme et ses trois enfants.

En effet, à la joyeuse surprise d’Élisabeth, le fils aîné, Alexandre, était revenu de Paris avec sa mère pour passer en famille les fêtes de fin d’année. A la grande joie aussi de Rose et de ses filles. Sa présence compensait pour la jeune femme l’espèce d’échec rencontré auprès de sa cousine Flore.

Celle-ci s’enlisait lentement, inexorablement, avec une volonté suicidaire, dans une douleur morne, muette, obsessionnelle qui la poussait à d’interminables stations auprès du tombeau de l’enfant disparu sans laisser à quiconque le droit à la moindre tentative d’apaisement. Eût-elle été reine qu’elle eût peut-être, comme Jeanne la Folle, exigé de vivre auprès du cercueil que l’on ouvrait chaque soir. Quoi qu’il en soit, en pénétrant dans le château de Suisnes, l’impression d’entrer dans un mausolée s’imposait et, pour la première fois de sa vie, Rose, chaleureuse et tendre, se trouva désarmée en face de cette mère acharnée à fouiller sa blessure pour en tirer encore un peu plus de souffrance. Bougainville lui-même lui conseilla de rentrer chez elle : il était inutile qu’elle sacrifie le Noël des siens à celle qui ne voulait pas être consolée.

— Quand le printemps reviendra, je tâcherai de l’emmener à la Becquetière. La vue de la mer lui a toujours été bonne et apaisante. De toute façon cela ne fera de mal à personne. Surtout pas à notre petit Alphonse qui souffre doublement d’avoir perdu son frère et d’être délaissé par sa mère...

— Confiez-le-moi pour le temps des fêtes ! Chez nous comme aux Treize Vents, on sera heureux de le voir...

— Merci de l’offrir, ma chère cousine. Tous ici connaissent votre cœur et vous aiment. Cependant je crois qu’il est préférable pour Flore qu’aucun de ses deux autres fils ne s’éloigne d’elle...

Rose était donc repartie. Un peu honteuse de son propre bonheur puisqu’elle ramenait avec elle son bel Alexandre.

Lorsque Guillaume lui offrit la main à sa descente de voiture, il fut frappé de son rayonnement : son sourire et ses yeux irradiaient une si belle lumière qu’il en fut ébloui et, soudain, il eut l’impression bizarre que la petite main qu’il tenait représentait le plus joli des cadeaux de Noël.

— Rose ! s’écria-t-il sincère, vous êtes plus ravissante que jamais ! Et quelle charmante toilette !... Que vous est-il donc arrivé ?

Elle tourna vivement sur elle-même pour se faire admirer et se mit à rire :

— Ne croirait-on pas à vous entendre que je suis toujours fagotée ? J’admets que je me suis laissée aller, dans la capitale, à quelques folies vestimentaires poussée en cela par Alexandre et Mme de Baraudin.

— Ils ont eu bien raison ! approuva-t-il, séduit par la symphonie en velours gris tourterelle réchauffée de martre qui rendait à cette jeune veuve l’aimable coquetterie qui était jadis l’apanage de la charmante Rose de Montendre. Elle rit encore :

— Comment n’être pas sensible à l’opinion d’un homme de goût ? Vous-même êtes superbe, Guillaume ! Maintenant présentez-moi votre fils !

— Je vous présenterai d’abord mon ami François Niel qui est l’unique survivant de mon enfance canadienne. Il m’est arrivé il y a deux jours !

— Enfin quelqu’un qui pourra me raconter le petit garçon que vous étiez ! Quelle bonne nouvelle !

Après l’avoir embrassé sur les deux joues, elle se laissa guider par lui jusqu’au groupe qui s’était formé sur le perron, sans imaginer un seul instant le trouble qui s’emparait de son hôte quand, pour ce double baiser claquant, à la mode campagnarde, elle l’enveloppa de son léger et frais parfum de rose mousse et de bruyère. Cette impression, Guillaume en remit l’analyse à plus tard, mais c’était la première fois qu’il se sentait aussi heureux depuis que la mort de Marie-Douce avait fait souffler sur son cœur le plus froid des vents d’hiver. La présentation de François lui donna aussi à réfléchir quand il vit les yeux du Canadien s’emplir d’admiration et ses joues s’empourprer tandis qu’il s’inclinait devant Rose en bredouillant quelques paroles parfaitement incompréhensibles. A croire qu’il venait de subir un véritable coup de foudre ! Pas vraiment surprenant d’ailleurs : il devait être très facile d’aimer au premier coup d’œil cette femme exquise...

La réaction d’Arthur, si facilement rétif, confirma sa pensée. Le garçon répondit avec spontanéité au sourire de la jeune femme et vint tout naturellement vers les mains qu’elle tendait en disant :

— Pour tous ici je suis Tante Rose. J’aimerais l’être aussi pour vous, Arthur Tremaine, et j’espère pouvoir dans un avenir très proche vous souhaiter la bienvenue à Varanville.

Elle ajouta — et là Guillaume se demanda si le plafond n’allait pas leur tomber sur la tête :

— Vous ressemblez d’incroyable façon à votre père...

Or, le sourire d’Arthur ne s’effaça pas. Il se teinta seulement de malice :

— C’est bien la première fois que je m’en réjouis si, grâce à ce défaut, j’obtiens un peu de votre amitié, madame...

— Comme il a bien dit ça ! s’écria la jeune femme en riant. Tout compte fait, il a beaucoup plus de charme que vous, mon ami... Approchez, enfants Varanville, et venez faire connaissance !

Tandis que les saluts s’échangeaient, Guillaume, secouant l’enchantement qui l’avait saisi, revint à ses devoirs d’hôte et s’aperçut qu’il manquait quelque chose ou plutôt quelqu’un :

— Qu’avez-vous fait de Mme de Chanteloup ? demanda-t-il. Vous ne l’auriez pas oubliée par hasard ?

— Pas du tout mais il vous faudra l’excuser, Guillaume : elle a ses vapeurs...

— Encore ? Je croyais que la tempête révolutionnaire avait balayé ses petites misères. De toute façon, cela ne l’a jamais empêchée de participer à une fête ?

— Dieu que vous êtes agaçant avec votre logique, mon ami ! marmotta Rose en baissant le ton. Vous m’obligez à vous confier que les vapeurs en question sont celles d’une indigestion. Cette nuit, après la messe de minuit, nous avons eu un modeste réveillon. Rien de comparable, bien sûr, avec ceux d’avant les jours sombres, mais Marie Gohel nous avait préparé une « teurgoule19 » enjolivée de poires confites et de crème dont ma tante a mangé plus que de raison : résultat, elle est malade et d’autant plus furieuse qu’elle adore la cuisine de votre Clémence. Peut-être même l’a-t-elle proclamé un peu trop ? ajouta Rose. Je ne suis pas certaine que les oreilles de Marie ne s’en soient pas trouvées échauffées...

— Vous lui prêtez là de bien noirs desseins, fit Guillaume en riant. Pour vous punir, vous porterez à notre chère douairière deux ou trois bouteilles de son vin de Champagne préféré. Rien de tel pour les digestions difficiles !...

Le champagne en question faisait justement son apparition dans des flûtes de cristal portées, avec une révérence lourde d’inquiétude, par deux valets que Potentin venait de recruter à la louée de Montebourg qui retrouvait, depuis peu, son ancienne importance : servantes et valets ne siégeaient plus, comme dans le passé, sous la statue de saint Jacques parce qu’elle n’existait plus, mais ils se rassemblaient à présent près du portail de l’abbaye de l’Étoile, tout rentrait dans l’ordre.

Natifs tous deux des environs de Sainte-Mère-Église, ils se prénommaient Colas et Valentin, âgés respectivement de vingt et dix-sept ans, plus ou moins cousins et, jusque-là, fabuleusement ignorants de ce que pouvait être le service d’une grande demeure. Leur expérience n’allait guère plus loin que la pâture des vaches mais ils étaient de belle mine et semblaient de caractère facile. Pleins de bonne volonté au demeurant. Aussi le majordome s’était-il juré que ces garçons deviendraient des serviteurs modèles. Pour commencer il était très satisfait de leur allure sous leur belle livrée verte et blanche qui convenait à leur teint frais. Et aussi de l’attention qu’ils portaient à son enseignement. Tout cela leur avait acquis la sympathie de Mme Bellec ; cela n’était pas si facile parce qu’elle regrettait toujours son neveu Victor, mais celui-ci poursuivant désormais une prometteuse carrière militaire dans les armées de la République — tout comme Auguste, son ancien collègue — , elle trouvait ces deux garçons d’un commerce plutôt agréable.

Pour ce jour de Noël, le cordon bleu maison était d’ailleurs d’humeur bénigne. D’abord elle s’était sentie inspirée en préparant ce premier véritable repas de fête depuis la mort d’Agnès et, en outre, ses plantations étaient particulièrement réussies.

C’était en effet l’une des charmantes coutumes normandes. Dès l’automne, on « forçait » des oignons de jacinthes dans les pots de faïence spécialement fabriqués dans les manufactures de Rouen afin d’avoir des fleurs pour Noël.

Évidemment le temps des troubles avait mis un peu en sommeil cette gracieuse habitude : il fallait vivre avant tout et l’on avait d’autres soucis. Pourtant, depuis trois ou quatre ans, Clémence et Élisabeth avaient ressorti du grenier les jolies productions de la famille Poterat, faïenciers de leur état, et aujourd’hui la floraison dépassait toutes leurs espérances : les deux salons et la salle à manger étalaient une profusion de jacinthes azurées. Leur parfum frais si bien accordé à celui des grosses bûches de pin brûlant dans les cheminées embaumait toute la maison. C’était si ravissant qu’en franchissant les portes, Rose de Varanville s’exclama, ravie et un tout petit peu dépitée :

— Il faudra que je demande à Clémence comment elle fait. Mes plantations ne sont pas moitié aussi belles que les siennes !

— En volant au secours de votre cousine, vous aviez bien d’autres soucis que vos tulipières, remarqua Guillaume.

— C’est gentil de le dire ! J’aurais volontiers sacrifié toutes les fleurs de mon jardin pour ramener au moins un sourire sur les lèvres de ma pauvre Flore ! murmura la jeune femme soudain assombrie. Si vous la voyiez, mon ami, vous auriez peine à la reconnaître : la reine des roses se fane de jour en jour...

— Au fait ! que devient Joseph Ingoult ? Je n’ai plus de nouvelles. Il est toujours là-bas ?

— Oui. Il s’est fait l’ombre de cette ombre qu’elle devient lentement. Vous n’imaginez pas comme est touchant cet amour fidèle qui ne demande rien, trop heureux que l’on accepte sa présence. Il passe des heures dans la froidure du cimetière, caché derrière une stèle, veillant sur elle sans se faire voir, prêt à accourir au moindre signe de malaise ou à un appel...

— Ce rôle ne devrait-il pas être celui de son époux ?

— Il aurait lui-même besoin d’aide, mais il s’efforce de se consacrer davantage à ses autres fils ainsi qu’à sa tâche au Bureau des longitudes et à l’Académie des sciences. En outre Flore, enfermée dans son chagrin, ne réclame pas vraiment sa présence et, dans un sens, la surveillance discrète de cet ami sûr le soulage...

D’autres invités arrivaient : les Rondelaire avec leur fils Julien et l’abbé Landier, superbe dans une soutane et une douillette neuves qui le changeaient beaucoup de sa vêture habituelle qu’un long usage faisait plus verte que noire. Puis ce fut le vieux marquis de Légalle et sa femme apportant avec eux le parfum, les atours et le ton de l’Ancien Régime auquel ils demeuraient fort attachés. La Révolution leur avait ôté leurs seigneuries mais, n’ayant pas émigré, ils conservaient quelques biens et surtout leur belle demeure de Saint-Vaast, ce dont ils s’estimaient bien heureux. En effet, à leur âge, ils ne pouvaient rien souhaiter de mieux que de finir leurs jours dans le cadre qu’ils aimaient, entourés de bons amis. Le marquis se plaisait à le répéter entre deux prises de tabac qui polluaient ses jabots et jaunissaient ses narines mais contribuaient puissamment à une certaine joie de vivre. Il avait été si longtemps privé de sa chère « herbe à Nicot » !

En tout cas, il était d’humeur particulièrement épanouie en arrivant aux Treize Vents et ce fut avec chaleur qu’il serra les mains de son hôte :

— Venir chez vous est toujours un plaisir, mon cher ami ! Surtout pour une aussi belle fête que Noël ! Vous en donniez de si aimables jadis ! Il est vrai que les rangs des convives d’autrefois se sont éclaircis ! Cette pauvre marquise d’Harcourt et cette chère Jeanne du Mesnildot ! Sans oublier, bien sûr, votre grande et malheureuse épouse !... Quelle tristesse ! soupira-t-il en tendant cependant une main empressée vers le plateau que Valentin approchait de lui à pas comptés.

Le laissant siroter son champagne, Tremaine conduisit la marquise à l’une des bergères disposées près de la cheminée. C’était justement celle où Mme du Mesnildot aimait à s’asseoir. Son image s’y inscrivit un court instant pour Guillaume. Assez souvent, il lui arrivait d’évoquer les deux nobles femmes auxquelles il devait son entrée dans la haute société cotentinoise où leur disparition creusait un vide douloureux. En effet, inscrites en tête de la fameuse « fournée de Valognes » décrétée en 1794 par le sinistre Lecarpentier, elles avaient été arrachées, bien que malades, à leurs hôtels dévastés, pillés mais gardés, d’où on les faisait sortir tous les jours et par tous les temps pour les obliger à prendre part aux « repas communautaires » servis sur la place du Château. Cette fois, c’est à Paris qu’on les emmenait mais, par crainte de les voir mourir avant l’échafaud, on les fit monter dans un cabriolet un peu moins inconfortable que les charrettes où s’entassaient leurs dix-sept autres compagnons. Lecarpentier voyait en elles son trophée personnel...

Elles ne furent pas exécutées. La « fournée » atteignit la capitale le 10 thermidor : Robespierre venait d’être abattu et la Terreur avec lui. Pourtant, le « bourreau de la Manche », acharné à leur perte, tenta l’impossible pour avoir leur tête. Elles furent emprisonnées, traduites devant le Tribunal révolutionnaire mais celui-ci, devenu prudent et pour cause, acquitta tout le monde purement et simplement tandis que Lecarpentier n’allait guère tarder à prendre le chemin de la plus terrible des prisons maritimes françaises : le château du Taureau battu par les flots de la baie de Morlaix.

Malheureusement pour Jeanne du Mesnildot, la prison avait achevé de la détruire. Elle fut autorisée à rentrer dans sa maison de Valognes — qui était alors le magnifique hôtel de Beaumont fort abîmé par ceux qui l’y avaient reléguée dans une chambre durant des mois. C’est là qu’elle mourut, le 6 décembre 1794, à l’âge de trente-sept ans20.

Quant à Mme d’Harcourt elle était, en dépit de ses soixante-treize ans, de meilleur bois que sa cousine. Ni le voyage ni la prison ne vinrent à bout de son opiniâtre volonté de survivre. Pas plus que de sa vieille passion procédurière : à peine sortie de la Conciergerie, la veuve de l’ancien gouverneur de Normandie déposait une plainte devant le Comité de sûreté générale contre les sectionnaires de Valognes coupables de l’avoir dépouillée de tous ses biens. Et elle gagna ! Munie de la levée des scellés de son mobilier, elle revint la faire exécuter afin de récupérer ce qui en restait. Cela lui permit d’assister aux derniers moments de Jeanne. Après quoi, très affectée, navrée de l’état où se trouvait réduite la jolie ville qui avait été le « Versailles normand », elle regagna Paris et l’hôtel familial de la rue de Lille où elle s’éteignit en 1801.

Après avoir confié Mme de Légalle à Rose et accueilli trois officiers des forts, Guillaume s’approcha du petit groupe formé par les enfants autour d’Élisabeth et d’Alexandre de Varanville qui d’ailleurs parlaient entre eux sans prêter attention aux autres. Très beau dans son uniforme noir, Alexandre prenait un visible plaisir à raconter sa vie parisienne : celle plutôt sévère de l’École et celle, un peu plus aimable, qu’il menait chez Mme de Baraudin. Avec, il faut bien le dire, une certaine tendance à pérorer qui ne paraissait pas du goût d’Arthur. Celui-ci fixait d’un regard presque noir ce beau garçon aux boucles brunes, proche de ses seize ans, dont le discours captivait Élisabeth au point de lui faire oublier le monde extérieur. Elle buvait ses paroles sans s’intéresser à qui que ce soit d’autre, agaçant prodigieusement son nouveau frère. Que pouvait-elle bien trouver de si passionnant à ce bellâtre ? Arthur savait bien sûr que, nés le même jour, ils avaient tissé depuis longtemps des liens étroits, plus complices que fraternels, qui se resserraient dès qu’il s’agissait de faire des bêtises. Ce qui ne les empêchait pas de se chamailler continuellement mais, à cet instant, Arthur avait l’impression bizarre qu’ils se voyaient pour la première fois. Il y avait une nuance possessive dans le regard d’Alexandre — il dépassait à présent son amie d’une demi-tête — , alors que les yeux rieurs de la jeune fille avaient quelque chose de ceux d’une femme... Sans qu’elle en eût conscience le moins du monde. Cependant la jalousie perspicace d’Arthur — cela y ressemblait bien — se montrait clairvoyante : Élisabeth découvrait un nouvel Alexandre, à la fois proche et éloigné de ses souvenirs d’enfance et, s’il ne parvenait pas à effacer l’image du jeune prince blond qu’elle gardait enfouie au fond d’elle-même, du moins lui procurait-il un plaisir neuf, pas désagréable du tout !

Impatienté et peu habitué à maîtriser ses impulsions, Arthur s’apprêtait à rompre leur aparté lorsque Guillaume les rejoignit :

— Eh bien, mademoiselle Tremaine, est-ce que tu n’oublies pas un peu tes devoirs d’hôtesse ? Je sais quelles affaires passionnantes vous débattez généralement entre vous deux, mais tu te dois aux dames et tu n’as même pas salué Mme de Légalle. Ni d’ailleurs la mère de Julien.

Elle rougit un peu, eut un joli rire et, se hissant sur la pointe des pieds, déposa un baiser sur la joue bien rasée de son père :

— Pardonnez-moi mais Alexandre me racontait des choses tellement amusantes ! Ce doit être bien agréable de vivre à Paris.

— Tu n’arriveras jamais à m’en persuader. De toute façon vous aurez tout le temps d’en parler après le dîner. Quant à toi, Adam, as-tu l’intention de rester vissé sur ce siège ?... Mais... ma parole, il dort encore !

En effet, assis sur une chaise basse entre Amélie et Victoire, Adam somnolait doucement, laissant son ami Julien faire à ces demoiselles les frais de la conversation. Il sursauta quand la main paternelle le secoua sans douceur, ouvrit les yeux et la bouche mais fut sauvé par l’entrée du docteur Annebrun qui, après avoir distribué quelques saluts à la ronde, s’approcha de Guillaume : il semblait extrêmement soucieux.

— Désolé d’être en retard, fit-il, et plus désolé encore d’être porteur d’une mauvaise nouvelle : ils ont recommencé !

— Qui donc ?

— Le fantôme de Mariage ou Dieu sait quoi d’autre. Cette nuit, ils sont allés aux Étoupins...

— Et... c’est grave ?

— Plutôt oui ! Ils ont tué quatre personnes et complètement pillé la maison.

— Seigneur Dieu !... Est-ce qu’au moins, cette fois, on a trouvé une piste ?

— Pas plus que chez les Mercier. Ces gens effacent leurs traces comme les Indiens d’Amérique. Il faudrait les prendre sur le fait...

— Ou bien au nid, ce qui me paraît encore plus difficile ! Viens ! Allons en parler avec Rondelaire. Il aura peut-être une idée... Cette fois nous devons entreprendre des recherches sérieuses...

Les deux hommes s’éloignèrent. Adam, qui n’avait plus du tout envie de dormir, les suivit des yeux, accablé par le sort qui le condamnait à avouer son expédition nocturne. Les Étoupins !... Il entendait encore le dialogue surpris près de la pierre levée. Il se doutait bien que ces gens étaient animés de mauvaises intentions mais il n’imaginait pas que c’était aussi grave. A présent, il devait parler. Et le plus vite possible !

Quittant son siège sans prendre la peine de donner une explication à ses voisines, il traversa le salon.

— Eh bien, Adam, où vas-tu ? s’écria la petite Amélie. Tu n’as plus sommeil ?

— Non. Il faut que je parle à mon père ! Excuse-moi !

Et il s’en fut, le dos un peu rond, comme s’il portait sur lui le poids de tous les crimes du monde.

— Je ne sais pas ce que tu lui trouves ! remarqua Victoire avec une indulgence un brin dédaigneuse. Quand il ne dort pas, il mange et quand il ne mange pas, il passe son temps dans de vieux bouquins.. Son frère est tellement plus intéressant que lui !

— Le malheur c’est qu’il ne fait pas plus attention à toi que si tu n’existais pas, riposta la petite, vexée. De toute façon je préférerai toujours Adam... N’est-ce pas, Julien, que j’ai raison ?

Celui-ci, un garçon mince et frêle, timide et même un peu timoré, partageait entièrement les goûts de son ami, mais il n’entendit pas Amélie : à l’entrée en scène de Guillaume, il s’était approché d’Alexandre, délaissé par Élisabeth, pour l’entretenir de ses études. Ce qui lui évita de saisir la remarque enthousiaste de la blonde Victoire au sujet d’Arthur. Il en eût été malheureux : il y avait un moment déjà que l’aînée des filles de Rose occupait ses pensées secrètes. D’où ce subit intérêt pour des mathématiques qui d’habitude l’ennuyaient à mourir...

Malheureusement pour Adam, au moment où il atteignait son père, Potentin invitait solennellement la compagnie à passer à table. Il tenta vainement de retenir Guillaume :

— J’ai quelque chose de grave à vous dire, Père...

— Il fallait te réveiller plus tôt ! Tu choisis mal ton moment : je dois offrir mon bras à Mme de Légalle.

— Mais c’est très, très important..., gémit le gamin prêt à pleurer. Il s’agit de... des brigands et...

Guillaume était déjà loin, inclinant sa haute taille devant la vieille dame qui l’accueillit d’un sourire encore charmant. Tous deux prirent la tête du cortège qui se dirigea en cérémonie vers la salle à manger. Le pauvre Adam resta seul près de l’entrée du salon entre un grand camélia en pot et une console fleurie de jacinthe bleue, ne sachant plus quelle contenance adopter. Ce fut là qu’Arthur, intrigué par son attitude, le rejoignit :

— Qu’est-ce que tu as ? Tu n’as pas faim ?

L’enfant leva sur lui des yeux pleins de larmes.

— Plus du tout ! Je crois que je ne pourrai rien avaler...

— Tu es malade ?

— Non mais... oh, pourquoi Père ne veut-il pas m’écouter ? Je ne peux pas garder ça pour moi plus longtemps. C’est trop horrible !

Sans plus de questions, Arthur le prit par le bras et l’entraîna dans le vestibule jusqu’à la grande fontaine de grès sculpté placée sous l’escalier où l’on se lavait les mains.

Là, il se munit d’un savon, fit couler de l’eau et chercha une serviette :

— Raconte mais fais vite ! On doit avoir tout juste une minute ou deux ! Allons, dépêche-toi ! Si c’est si lourd à porter ce que tu as sur le cœur, tu te sentiras mieux après.

Il n’eut pas à insister. Trop heureux de partager son fardeau, Adam fit un bref récit de son aventure. Il savait bien que son frère ne serait pas content d’avoir été tenu à l’écart, mais il avait un énorme besoin d’une oreille compréhensive. Arthur, pour sa part, se contenta de hausser les épaules et de constater :

— Ça t’apprendra à courir les aventures tout seul, jeune imbécile ! A présent allons rejoindre les autres !

— Tu vas m’accompagner pour en parler à Père ?

— Je t’accompagne à table. Pour l’instant, on ne dit rien. On laisse tout le monde savourer en paix les gâteries de Clémence. De toute façon, quelques heures de plus ou de moins ne ressusciteront pas ces malheureux. Et moi, il faut que je réfléchisse...

Élisabeth, venue à leur recherche, apparut au même moment :

— Que faites-vous là tous les deux ? Est-ce que tu n’oublies pas un peu vite, Arthur, que tu es le héros du jour ?

— On se lave les mains... comme toi tout à l’heure !

La jeune fille leva un sourcil interrogateur :

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Tu t’en moquais éperdument du héros, il y a dix minutes ! Il n’y en avait que pour Alexandre, le génial Alexandre, le magnifique Alexandre. Tu viens, Adam ?

Au comble de la surprise, Élisabeth s’arrêta et retint Arthur par sa manche :

— Il ne te plaît pas ?

— Pas du tout !

— Mais pourquoi ?

— Beaucoup trop content de lui-même. Un vrai paon ! Passons à table sinon on va nous envoyer une autre délégation...

La jeune fille suivit plus lentement. Lantipathie brutalement révélée d’Arthur la désorientait. Elle ne comprenait pas que l’on pût détester quelqu’un à première vue. Pourtant, avant que ce jour de Noël fût achevé, elle allait faire l’expérience d’une réaction similaire...

La nuit arrivait lorsque, après un repas qui occuperait longtemps les mémoires — timbales de homard, turbot aux laitances de carpe, filets de perdreaux purée de châtaignes, cailles en chausson, escalopes de foie gras aux truffes, etc. — , les divers attelages furent avancés pour ramener chacun chez soi. Il ne pouvait être question de prolonger davantage une fête qui devait garder un caractère familial et encore moins de danser. Ce serait pour plus tard : les seize ans d’Élisabeth, par exemple, pour lesquels Guillaume songeait à donner un bal qui serait sans doute le premier dans la région de Saint-Vaast depuis plusieurs années.

Tandis que les lanternes des voitures disparaissaient l’une après l’autre dans le rapide crépuscule comme des lucioles qui s’éteignent, Guillaume monta dans sa chambre pour changer de vêtements avant d’aller faire un tour de promenade solitaire. Histoire de s’éclaircir les idées et de chasser les vapeurs d’un trop bon dîner ! Il ôta ses habits si magnifiquement ajustés par son tailleur, se plongea la figure dans une cuvette d’eau froide puis se coula avec béatitude dans une vieille veste de chasse en velours vert passé et dans des bottes confortablement avachies par un long usage.

S’il n’y avait eu cette horrible affaire des Étoupins qui le tourmentait, Guillaume eût été pleinement satisfait de sa journée et de l’accueil reçu de tous par son fils naturel : Arthur tiendrait désormais dans le pays une place que personne, sinon quelques aigris, ne songerait plus à lui contester. Et le garçon lui-même moins encore que les autres. Le rebelle s’était imbriqué dans la maison dont il ne voulait pas comme une pierre dans un mur : il appartenait définitivement aux Treize Vents et là où elle était, Marie-Douce pouvait être contente puisque son enfant et l’homme qu’elle avait tant aimé se trouvaient à jamais réunis. Ce dernier d’ailleurs ayant pris ses dispositions pour qu’Arthur, officiellement reconnu, soit son héritier au même titre qu’Élisabeth et Adam.

Un moment, il s’accorda le plaisir doux amer d’évoquer l’image de la bien-aimée disparue. Non pas celle quasi désincarnée des derniers instants, mais celle de leurs belles heures de passion dans le cadre charmant des Hauvenières, quand Marie rayonnait de tout l’éclat de sa beauté et qu’il s’en grisait au point d’oublier ce qui n’était pas elle. Parfois même jusqu’à la plus élémentaire prudence. Dieu qu’ils avaient été heureux ! Plus peut-être que s’ils avaient pu vivre ensemble le lent cheminement des jours où se révèlent les caractères profonds et où s’usent trop souvent les illusions. Ils n’avaient connu l’un de l’autre que le meilleur, le plus merveilleux, quelque chose d’unique sans doute, un magnifique cadeau du Destin qu’il convenait de remercier...

Bien souvent, Guillaume avait essayé d’imaginer Marie vivant auprès de lui dans cette maison qu’il aimait. Sans y parvenir vraiment. A peine commençait-il à l’évoquer qu’un autre visage apparaissait, celui d’Agnès, courroucé et douloureux, comme si la première dame des Treize Vents voulait encore en interdire l’accès à la rivale détestée, mais, au fond, cela venait peut-être de Guillaume lui-même : il savait trop combien sa femme était attachée à ce domaine dont elle n’avait pas hésité à le chasser un soir, lui, le maître, allant même jusqu’à employer un affreux chantage21.

Chose étrange, ce soir-là, ce ne fut pas Agnès qui se montra sur le fond brumeux de sa mémoire. Ce fut un sourire à fossettes, un regard vert lumineux et tendre : ceux de Rose de Varanville, l’amie de tant d’années dont il s’avisait ce soir qu’elle était toujours une femme exquise. Qu’elle était donc jolie, tout à l’heure ! Elle avait été le rayon de soleil de ce déjeuner de Noël : la vitalité jaillissait d’elle et l’on aurait dit qu’une lumière mystérieuse l’éclairait de l’intérieur. Cela tenait moins à la transparence de son teint ravissant qu’au pétillement joyeux de ses prunelles. On la sentait profondément heureuse de ce moment de franche convivialité avec des gens qu’elle aimait... François Niel, pour sa part, était complètement sous le charme...

Guillaume alla prendre sa pipe sur une étagère, la bourra, l’alluma et tira quelques bouffées en s’approchant de la fenêtre pour regarder le jardin s’assombrir. Il se demandait ce que dirait Rose s’il lui demander de l’épouser ? Sourirait-elle, demanderait-elle à réfléchir ou bien, décidée à rester à jamais fidèle au souvenir de l’époux disparu, refuserait-elle tout simplement ? Il pourrait être intéressant de lui poser la question mais une voix intérieure conseillait à Guillaume d’attendre encore. Ne fût-ce que pour garder un peu d’espoir : un refus sans appel pourrait être douloureux et ternir leur belle amitié.

En fait, l’idée initiale de ce mariage n’était pas de lui mais d’Élisabeth qui l’avait conçue environ trois ans plus tôt. La petite adorait Rose qu’elle avait toujours préférée à sa mère. En outre, douée d’un certain sens pratique, elle pensait que si, un jour, elle épousait Alexandre — ils étaient « fiancés » presque depuis leur naissance ! — , il serait bon que Rose vînt prendre sa place aux Treize Vents tandis qu’elle-même s’en irait régner sur Varanville où elle se plaisait beaucoup.

Le vent se levait et Guillaume aimait le vent. Une raison de plus pour transporter ses pensées jusqu’au bord de son acropole et regarder les phares s’allumer sur la mer. Il prit un manteau et quitta sa chambre. La maison n’avait pas encore retrouvé son calme : dans la cuisine on s’activait à terminer la vaisselle et à la ranger cependant que, dans les pièces de réception, Potentin et les jeunes valets remettaient de l’ordre avant le grand ménage du lendemain matin. Personne n’ayant faim, sinon peut-être Adam que l’on n’arrivait jamais à rassasier, on grignoterait quelque chose autour de la table de la cuisine et le maître s’en réjouissait : il se sentait toujours plus en appétit près de la grande cheminée flambante que dans la salle au décor plus apprêté. Il n’imaginait certes pas qu’à l’étage au-dessus ses deux fils, enfermés dans la chambre d’Adam, discutaient avec animation. Celui-ci pensait qu’il était temps, à présent, d’aller raconter son aventure à son père alors que l’avis d’Arthur différait :

— Je préférerais qu’on attende un peu, disait-il. Demain Père et ses amis vont tenir une sorte de conseil de guerre. Si nous parlons ce soir, l’assemblée va se précipiter à la pierre levée pour chercher des traces et tout brouiller peut-être...

— C’est idiot ce que tu dis : tu oublies que Père avait au Canada un ami indien qui l’emmenait avec lui en forêt. Konoka lui a appris à suivre une piste.

— Oui, mais il y a combien de temps ? En outre, il n’aime pas vraiment la chasse. Tu m’as dit qu’il acceptait rarement une invitation.

— C’est vrai qu’il déteste tuer un animal. Ça ne veut pas dire pour autant qu’il ait oublié les leçons de Konoka.

— Tu as peut-être raison, pourtant je voudrais que tu nous accordes à tous les deux quelques heures de patience. J’ai envie que, demain matin de bonne heure, on aille faire un tour là-bas. Moi aussi je sais lire les passages des animaux...

— Il y a des Indiens en Angleterre ? grogna Adam qui se sentait saisi à présent d’un grand esprit de sacrifice et souhaitait presque recevoir une raclée pour avoir l’âme en paix.

— Non, mais nous avions, à Astwell Park, un maître louvetier qui m’avait pris en amitié. Il m’emmenait souvent et il m’a enseigné bien des choses. Tu n’as pas envie, toi, de retourner sur le théâtre de tes exploits sans y convoquer la Terre entière ?...

— S... i ! J’avoue que c’est tentant... mais après on parlera ?

— On parlera ! On racontera ton histoire à ces messieurs et peut-être que tu seras même félicité si on trouve quelque chose ?... Tiens, qu’est-ce qu’on entend ? On dirait une voiture ?

Un bruit de sonnailles, de gourmettes, joint au léger grincement de roues parvenait en effet jusqu’à eux. Se levant vivement, les deux garçons se précipitèrent vers la fenêtre qu’Arthur ouvrit d’une main nerveuse.

— Seigneur ! fit Adam, qu’est-ce que c’est que ça ? Qui donc nous arrive en pareil équipage ?

En effet, une grande berline de voyage lourdement chargée de bagages venait de franchir la grille. Un peu tassé sur son siège, un cocher enveloppé d’un carrick à triple collet dont on distinguait à peine le visage sous le bord de son chapeau tenait fermement en main les quatre vigoureux chevaux d’attelage vers la tête desquels accouraient déjà Prosper Daguet et l’un de ses garçons d’écurie. Les jeunes observateurs virent aussi Guillaume qui, sa canne d’une main sa pipe de l’autre, s’avançait sur le perron du pas hésitant de celui qui n’attend plus personne et qu’une arrivée surprise n’enchante guère. Potentin se tenait déjà auprès de lui, armé d’une grosse lanterne tempête qu’il élevait à bout de bras.

La voiture — c’était une berline de poste presque neuve et certainement confortable — s’arrêta devant eux. A ce moment, la glace de la portière se baissa et une tête de femme coiffée d’un chapeau élégant enveloppé de voiles blancs surgit dans la lumière qui fit briller des cheveux couleur de cuivre pâle et des yeux d’un vert doré. En même temps, une voix à la fois chaude et musicale s’écriait joyeusement :

— Que d’excuses, mon cher oncle, d’arriver chez vous à une heure pareille et sans avoir prévenu, mais nous avons perdu une roue en entrant dans Valognes et nous avons eu une peine infinie à obtenir qu’on nous répare en ce jour de fête... Évidemment, nous aurions pu rester là-bas pour la nuit mais c’est encore Noël et je tenais beaucoup à ce qu’Arthur ait aujourd’hui même le cadeau que je lui apporte...

Adam considéra son frère avec des yeux ronds :

— Mon cher oncle ?... Et en plus elle parle de toi ! Est-ce que tu la connais ?

— Bien sûr, grogna le jeune garçon : c’est ma sœur Lorna, qui est aussi ta cousine et qui... enfin, c’est ma demi-sœur.

— Ce qu’il y a d’agréable dans notre famille, c’est qu’elle se complique de jour en jour. Mais dis donc ! son arrivée n’a pas l’air de t’enchanter !

— Si... oh si ! Seulement... je ne l’attendais pas si tôt ! Elle m’avait dit qu’elle viendrait me voir un jour mais comme elle devait se marier peu après mon départ, je pensais que ce serait beaucoup plus tard ! Mais... sacrebleu, elle a dit « nous » ? Si elle nous amène son duc, c’est une vraie catastrophe...

— Son duc ? Elle s’est mariée avec un duc ?

— Oh, il n’y a pas de quoi en béer d’admiration : c’est le plus redoutable imbécile que j’aie jamais rencontré. Seulement il est très riche...

Adam, qui était presque passé par la fenêtre pour mieux voir, retomba sur ses pieds :

— Il n’y a pas d’homme avec elle à part le cocher. Seulement une femme qui a l’air d’une dame de compagnie...

Arthur regarda à son tour. En bas, Guillaume aidait Lorna à descendre de voiture. Derrière elle se montrait à présent une femme vêtue de noir, et le jeune garçon poussa un soupir de soulagement :

— Dieu merci ! C’est Kitty. Elle était la femme de chambre de ma mère et je l’aime bien. Allons vite leur dire bonjour !

CHAPITRE VII UNE ŒUVRE D’ART...

A l’exception de François Niel qui avait un peu forcé sur le meilleur chambertin de Potentin et qui dormait sur son lit tout habillé, le reste de la maison, un peu ahuri, se retrouva bientôt dans le vestibule autour de ces voyageuses auxquelles il était impossible de refuser l’hospitalité. D’abord parce que c’était l’un des rites traditionnels du pays normand et ensuite parce qu’elles se réclamaient de la famille. Même si les sentiments que suscitait leur arrivée allaient selon les personnages de l’accablement à la joie en passant par un certain ennui. Joie qui, pour Jeremiah Brent, par exemple, nétait pas exempte d’un rien de panique.

En fait, l’une des raisons pour lesquelles le jeune précepteur s’était déclaré si heureux de suivre son élève résidait dans l’amour sans espoir que, depuis deux ans déjà, il vouait à Miss Tremayne. Dire qu’il l’aimait ne reflétait pas absolument la vérité : elle le fascinait, l’enchantait et le terrifiait tout à la fois. Il aurait pu être son esclave si cette étoile s’était avisée de jeter les yeux sur un ver de terre. Et comme dans ses rêves secrets, il s’autorisait des privautés dont la réalisation l’eût fait jeter à la porte sans hésitation, il en avait conclu qu’un éloignement définitif offrait l’unique solution à une maladie que l’absence seule — ou alors la rencontre improbable d’une autre déesse ! — pouvait guérir. Et voilà qu’elle envahissait son refuge, incroyablement belle dans une pelisse de velours noir ourlée de renard assorti qui faisait chanter sa chevelure et sa carnation ! C’était un sublime instant d’esthétique pure, mais aussi la promesse d’un retour vers cet enfer sans issue que le jeune homme croyait bien avoir abandonné derrière lui à jamais...

En l’apercevant, elle eut pour lui un joli geste de sa petite main gantée de suède fin.

— Ce cher Jeremiah Brent ! C’est une joie de retrouver un visage ami en terre lointaine !... Et quelle surprise !

— Surprise ? Votre Grâce savait pourtant que j’accompagnais Arthur ? articula le jeune homme, blessé dès le premier mot.

— Pardonnez-moi ! Je crois que je l’avais oublié !... Et pas de Votre Grâce, s’il vous plaît ! Ce titre ne me convient pas...

Et elle lui tourna le dos pour diriger sur le seul Guillaume l’éclat d’un inimitable sourire, laissant le malheureux définitivement ulcéré.

Cependant se rangeaient tout naturellement du côté de l’accablement Potentin, Mme Bellec, Lisette, Béline et le reste du personnel des Treize Vents, fatigué par une dure journée de travail commencée avant l’aube et à qui cette arrivée imprévue apportait un surcroît de peine : au lieu d’un repos bien gagné, il allait falloir se remettre à la tâche, cuisiner un repas, dresser la table dans la salle à manger, réendosser les livrées d’apparat et, bien entendu, préparer des chambres. En outre, si l’on en jugeait par l’abondance des caisses, malles, cartons à chapeaux, couvertures de voyage, paniers et sacs de toute sorte que Valentin, Colas et deux garçons d’écurie étaient en train d’empiler sur les dalles de marbre blanc, il ne s’agirait pas d’un séjour d’une ou deux nuits. La belle dame avait certainement l’intention de rester quelque temps.

Pour sa part, Guillaume, s’il retrouvait l’éblouissement de sa première rencontre avec cette incroyable beauté, n’était pas loin de partager l’ennui de ses gens dont il sentait la déception : il n’avait jamais beaucoup aimé les surprises et s’il goûtait de recevoir largement, il détestait y être contraint, surtout à un moment où il souhaitait jouir d’une soirée paisible dans sa maison. Il en était fâché, presque autant que de devoir accueillir cette altière Anglaise dans un accoutrement tout juste bon à courir les champs. Enfin l’entrée en scène d’une évocation du passé d’Arthur précisément le jour où l’on venait de célébrer le début de sa nouvelle existence l’inquiétait : il craignait instinctivement que l’équilibre de l’enfant en fût compromis.

Néanmoins, esclave courtois des sévères lois de l’hospitalité, il fit grand accueil aux deux voyageuses — seule la présence de Kitty lui faisait vraiment plaisir ! — en mettant sa demeure, ses gens et lui-même à leur disposition et en leur assurant que l’on ferait tout pour qu’elles ne regrettent pas leur long parcours depuis Londres.

— La mer n’était guère clémente, ces jours derniers, ajouta-t-il. J’espère que vous n’en avez pas trop souffert !

Lorna Tremayne se mit à rire :

— Pas du tout ! Nous ne venons pas d’Angleterre mais bien de Paris. Je désirais revoir des amis, faire quelques folies. C’est une ville qui a tant de charme quand les ruisseaux se contentent de charrier des détritus et non du sang...

L’arrivée en trombe d’Arthur qui dévalait l’escalier suivi d’Adam détourna son attention. Elle lui tendit les bras :

— Eh bien, cher petit frère ? Ne vous avais-je pas promis de venir voir comment vous vous trouviez de vivre en terre de France ?

Après lui avoir rendu son baiser, le jeune garçon recula de quelques pas pour la regarder droit dans les yeux :

— Je crois que je suis heureux, dit-il gravement. C’est bon d’avoir une vraie famille, vous savez ? Et plus encore puisque vous vous y joignez ! J’avoue cependant que je ne vous espérais pas si tôt. Qu’avez-vous fait de votre époux ?

— Rien du tout pour le moment ! Sa Grâce veut bien se contenter du rôle de fiancé patient depuis que je lui ai fait comprendre qu’il était difficile de se marier en grand deuil. Je l’ai laissé à ses courses de chevaux, ses combats de boxe, ses conférences avec son tailleur, ses paris stupides et ses beuveries avec le prince de Galles ! Mais nous en parlerons plus tard, ajouta-t-elle d’un ton léger. Ce que nous souhaitons avant tout, Kitty et moi, c’est nous réchauffer. Tandis que l’on réparait nous avons subi un vent polaire...

— Venez par ici ! invita Guillaume en lui prenant la main. Nous n’avons pas que du vent mais aussi de bons feux.

— Ne pourrait-on me conduire plutôt à ma chambre ? J’aimerais me détendre, me changer... Cette route m’a épuisée et je dois être affreuse...

Guillaume n’eut pas le temps de protester. Haute, claire mais aussi froide que le vent mentionné, la voix d’Élisabeth se fit entendre depuis la courbe de l’escalier :

— La chambre jaune sera prête dans peu d’instants, dit-elle. En attendant, Père, vous devriez conduire madame au petit salon. Je vais lui faire porter de quoi se restaurer.

D’un mouvement plein de grâce, Lorna se détourna pour considérer la mince silhouette qui la fixait d’un œil nuageux en descendant lentement vers elle.

— Une simple tasse de thé devrait suffire en attendant le souper, soupira-t-elle.

— C’est qu’en principe nous ne souperons pas ce soir. Le dîner de Noël a été des plus copieux et nous comptions nous contenter de grignoter quelque chose à la cuisine avec peut-être un peu de soupe. Je doute que cela vous convienne... A propos, je suis Élisabeth Tremaine !

La jeune fille était arrivée à la hauteur de la visiteuse que ses yeux gris, froidement scrutateurs, dévisageaient sans indulgence : seule expression d’antipathie que la bienséance lui autorisât. En effet, depuis que de sa fenêtre elle avait assisté à l’arrivée de la berline, Élisabeth s’était sentie envahie d’une crainte étrange qui s’aggrava lorsquelle découvrit la splendeur de cette inconnue. Pareille beauté ne pouvait être que dangereuse ! Un instinct quasi animal lui soufflait d’avoir à s’en méfier.

Lorna leva les sourcils avec un petit rire assez insolent :

— Vous avez de curieuses coutumes pour des châtelains.

— C’est que nous n’en sommes pas. En construisant cette maison, mon père n’a jamais voulu en faire un château. Un manoir, une gentilhommière, tout ce que vous voudrez ! Rien d’autre...

— Cela y ressemble tout de même beaucoup, mais soyez sans crainte, je saurai m’en accommoder... Au fait : nous sommes cousines puisque mon père, sir Richard Tremayne, était votre oncle...

Plutôt étonné — un peu amusé aussi — par cette passe d’armes inattendue, Guillaume jugea qu’il était temps de s’en mêler : la jeune et toujours si charmante hôtesse des Treize Vents était en train de se transformer en un petit coq de combat.

Il n’arrivait pas à lui donner tout à fait tort d’ailleurs. La belle Anglaise se comportait comme en pays conquis. En outre, la référence à Richard, le traître, le demi-frère détesté, et cela sous son propre toit, lui était franchement désagréable mais il convenait cependant de respecter les usages. Posant une main apaisante sur l’épaule de sa fille, il lui sourit en disant :

— Accordez, s’il vous plaît..., ma nièce, quelque indulgence à une jeune maîtresse de maison qui vient de subir une rude journée et qui ne perd jamais de vue la fatigue de ses gens ! Vous n’en êtes pas moins la très bien venue ! Mettez-vous à l’aise tandis que Mme Bellec prendra soin de Kitty. Je vous la recommande, Clémence ! C’est une ancienne amie...

Miss Tremayne se laissa emmener après avoir recommandé à Colas de porter à sa suite certain grand paquet carré soigneusement enveloppé de forte toile et de sangles de cuir.

— C’est le cadeau que je tenais à t’offrir aujourd’hui même, confia-t-elle à son jeune frère dont elle avait pris le bras. Nous allons le déballer ensemble...

— Qu’est-ce que c’est ? demanda celui-ci sans obtenir d’autre réponse qu’un sourire.

Il était à la fois heureux, inquiet et un peu navré de la tournure prise par les événements. Il n’aurait jamais imaginé qu’Elisabeth pût se montrer aussi délibérément hostile envers une femme qu’elle ne connaissait pas mais que lui aimait. Pourtant, se souvenant de sa propre réaction, tout à l’heure, en face d’Alexandre de Varanville, il se demanda si la jeune fille éprouvait un sentiment analogue.

L’ambiance intime et chaleureuse du petit salon aux boiseries d’un gris-vert si doux sur lequel ressortaient délicatement les hampes azurées de jacinthes arracha à la voyageuse une exclamation charmée :

— Qu’il fait bon ici... C’est ravissant !

Elle alla tendre ses mains aux flammes de la cheminée puis, comme le jeune valet déposait le paquet contre une table, elle l’invita à aider Arthur à dénouer les attaches et les toiles :

— Faites très attention ! C’est une véritable œuvre d’art...

Craignant sans doute qu’ils ne prissent pas assez de précautions, Lorna dégrafa sa pelisse qu’elle jeta sur un siège et s’agenouilla pour diriger les opérations. Ce n’était peut-être pas inutile car Arthur, saisi d’impatience comme tous les enfants qui reçoivent un présent, s’activait sans trop de douceur. Guillaume, Adam et Jeremiah Brent regardaient : le premier avec amusement, le second avec curiosité, le troisième avec une vague inquiétude qu’il ne parvenait pas à s’expliquer. Et soudain tous trois se figèrent : le dernier linge venait de tomber dévoilant un portrait de femme en face duquel Arthur recula sur ses genoux avec un « oh ! » stupéfait : il s’agissait de celui de sa mère et cependant il ne l’avait jamais vu.

C’était en vérité une chose exquise, pas très grande mais d’une absolue perfection. Et combien émouvante ! Sur le fond un peu brumeux d’un parc aux arbres romantiques, Marie-Douce fit soudain son apparition dans cette demeure où elle avait toujours rêvé d’entrer mais qui lui était restée interdite.

Vêtue d’une robe de taffetas d’un rose délicat de pétale mourant ouverte sur un foisonnement de dentelles blanches légères comme des plumes moussant à sa gorge, à ses coudes et autour de ses cheveux soyeux ornés d’une rose à peine teintée, un quintuple rang de perles fines serrant son cou délicat, elle confisqua soudain toute la lumière de la pièce.

La gorge de Guillaume se sécha brusquement sous le coup d’une émotion brutale qui lui mit les larmes aux yeux. Cette image remontait le temps sans l’abolir. Elle apportait le chaînon manquant que son imagination s’était révélée impuissante à forger au cours de ces dernières années. C’était celle de lady Astwell, une grande dame encore très belle mais fragile et même un peu douloureuse. Ce n’était plus la radieuse et insouciante maîtresse des Hauvenières qui buvait l’amour par tous les pores de sa peau et pas encore l’ombre blanche des dernières heures. En dépit de l’éclat du portrait, la maladie posait déjà sa griffe sur ce ravissant visage.

Sans quitter sa position agenouillée, Arthur, les yeux grands ouverts, laissait couler des larmes qui émurent son père. Se penchant sur lui, il le fit relever mais le garda contre lui tandis que son regard durci s’attachait à sa nièce :

— Un cadeau de Noël, selon moi, devrait toujours amener un sourire et non des pleurs. Qu’en pensez-vous ?

La jeune femme n’eut pas le temps de répondre. Essuyant ses joues du revers de sa main, Arthur priait déjà :

— Ne vous fâchez pas, Père ! Lorna voulait seulement me faire plaisir, j’en suis certain, mais, comme je n’ai jamais vu ce portrait, la surprise m’a un peu bouleversé...

— J’aurais dû y penser, dit d’une voix sourde Miss Tremayne, et je suis désolée de l’effet désastreux de mon coup de théâtre. Moi-même j’ignorais l’existence de ce portrait. Nous l’avons découvert dans la chambre de sir Christopher au moment de sa mort dans les premiers jours de ce mois...

— Mon Dieu ! murmura Guillaume, je n’aurais jamais imaginé qu’il la suivrait de si près !

— Lui en était certain. Souvenez-vous de son attitude au moment des funérailles de Mère ! Il était presque joyeux. Pour en revenir à ce tableau, il l’avait commandé environ deux ans après son mariage à sir Thomas Lawrence, mais il le voulait pour lui seul, ainsi qu’il me l’a confié à ses derniers instants, et Mère avait accepté qu’il fût uniquement pour les yeux de cet époux qui l’adorait sans jamais rien lui demander en échange.

— Vous dites qu’il était dans sa chambre ?

— Si l’on peut appeler cela une chambre ! Une cellule monacale ou peu s’en fallait ! Pas de tapis, pas de tentures sur la pierre des murs ! Quelques meubles qui n’auraient sans doute pas convenu au régisseur du domaine mais, en face du lit de chêne tout simple, il y avait cette peinture et le reste disparaissait. C’était elle qu’il contemplait le soir en s’endormant — quand il pouvait encore dormir ! — , elle encore qui recevait son premier regard du matin.

D’un mouvement spontané, Arthur s’élança vers sa sœur et l’embrassa :

— Oh, Lorna, comment vous remercier de me l’avoir apportée ? Vous auriez pu la garder ? L’œuvre d’un si grand peintre !

— Ne vous y trompez pas, Arthur, je suis seulement une messagère. C’est sir Christopher qui vous l’envoie : il me l’a donné pour vous avant d’expirer...

Avec un respect quasi religieux, Arthur alla prendre le tableau toujours appuyé contre le pied d’une table et le plaça devant la glace d’une console afin de mieux le contempler :

— Comme elle était jolie ! soupira-t-il. Vous lui ressemblez vraiment beaucoup, Lorna !...

— Elle avait les yeux et les cheveux d’un ange. Ce n’est pas mon cas et c’est très bien ainsi. A présent, messieurs, j’aimerais beaucoup que l’on s’occupe d’une pauvre voyageuse épuisée.

Tout en parlant, elle alla s’asseoir près du feu, étalant gracieusement autour de ses longues jambes les plis veloutés de sa robe. A ce moment, Élisabeth entra, précédant Valentin chargé d’un grand plateau où s’étalait toute une argenterie :

— Voilà le thé ! annonça-t-elle. J’espère qu’il sera à votre goût, madame, et que...

La phrase mourut dans sa gorge sous l’effet de la surprise : elle venait d’apercevoir le portrait devant lequel Arthur était en contemplation et tout de suite son regard gris vira presque au noir. A plusieurs reprises, il courut, ce regard, de la toile à la cousine apportée par le vent du soir et dont elle avait de plus en plus peur, revint au tableau, repartit : la ressemblance était frappante. Qu’il s’agît de la mère et la fille ne faisait aucun doute malheureusement et rien de bon ne pouvait résulter de leur intrusion dans la famille.

Luttant contre l’impulsion insensée d’empoigner ce tableau pour le jeter dehors et de faire suivre le même chemin à la belle Lorna, Élisabeth prit une profonde respiration afin de se contraindre au calme. D’une voix posée elle donna des instructions au jeune valet sur la façon dont il convenait de servir puis rejoignit Arthur devant la console. Celui-ci tourna la tête et lui fit un beau sourire :

— Voilà ma mère ! fit-il comme dans un rêve. Elle était bien belle, n’est-ce pas ?

Le cœur d’Élisabeth se serra. Pour rien au monde elle n’aurait voulu blesser ce jeune frère tombé du ciel et devenu si cher. D’autre part, nier le charme de la morte n’eût été qu’un mensonge puéril. Elle glissa son bras sous celui du jeune garçon :

— C’est peu dire ! Je suis certaine qu’elle était mieux encore ! dit-elle doucement. C’est un très beau cadeau grâce auquel tu te sentiras moins exilé ici. Je vais dire à Potentin de l’accrocher dans ta chambre. Ainsi tu sentiras davantage encore sa présence à tes côtés.

Heureux de ce qu’elle venait de dire, Arthur l’embrassa. Lorna sortit alors de la tasse de thé qu’elle dégustait avec un plaisir évident pour remarquer avec nonchalance :

— Est-ce si urgent ? C’est, je le rappelle, l’œuvre d’un grand peintre qui ne déparerait pas l’harmonie de ce salon, bien au contraire. J’en connais qui seraient fiers de le pendre à une place d’honneur et non au fond d’une chambre...

Il s’agissait là d’une provocation flagrante qu’une femme avertie eût balayée d’une boutade ou d’une pirouette, mais Élisabeth était trop jeune pour être habile à l’escrime de salon.

— Je ne vois pas où le portrait d’une mère pourrait être mieux que dans la chambre de son fils ? Vous l’avez bien apporté pour lui et non pour la famille ?

— Pourquoi pas à l’intention des deux ? Après tout, ma chère enfant, il s’agit de votre tante.

— Peut-être, mais il est des parentés qu’il vaut mieux ne pas afficher. En outre, vous pourrez constater en faisant le tour de nos pièces de réception qu’il n’y a ici aucun portrait de ma mère. Sa brève existence dans cette maison s’est déroulée pendant une époque de bouleversements et de violence où l’on n’avait guère le loisir de poser pour un peintre. Aussi aucun de nos amis ne comprendrait que lady Astwell trône en effigie dans les salons de Mme Tremaine. Si ce... détail dépasse votre entendement, je le regrette mais sachez que moi je ne le tolérerai pas ! Je vous souhaite le bonsoir, madame !

Un bref signe de tête et la jeune fille quittait la pièce en quelques pas rapides, poursuivie par le rire en cascatelle de la belle Anglaise. Sa voix même lui parvint avant que la porte ne fût refermée :

— Quelle enfant impulsive ! Je ne m’attendais pas à pareille réaction. Loin de moi la pensée de blesser qui que ce soit...

— Je vous demande excuses pour son comportement, fit Guillaume avec un rien de sévérité. Mais c’est à elle, en tant que maîtresse de maison, de décider de ce qui doit entrer ou non dans les pièces communes. Depuis la mort de sa mère elle assume ce rôle à mon entière satisfaction... De toute façon, je vous rappelle vos paroles : c’est pour Arthur que sir Christopher vous a remis ce portrait. Étant donné la place qu’il occupait chez lui, je ne crois pas qu’il nous approuverait de vouloir en faire un simple élément décoratif. Arthur, j’espère que tu ne tiendras pas rigueur à ta sœur de ce qu’elle...

— Non, Père, soyez sans crainte ! Moi, j’ai très bien compris ! Monsieur Brent, puis-je vous demander de m’aider à porter mon cadeau chez moi ?

— Bien sûr, Arthur ! Si vous voulez bien m’excuser, miss Lorna !

— Et moi je vais demander à Potentin ce qu’il faut pour l’accrocher, déclara Adam. A nous trois, nous trouverons la meilleure place.

Le tableau disparut avec eux. Guillaume et Lorna demeurèrent seuls et en silence. Lui s’était dirigé vers une fenêtre pour regarder le vent nocturne secouer les cimes des arbres. Elle achevait tranquillement la collation qu’on lui avait servie. Après une dernière tasse de thé, elle se leva et vint vers lui :

— Il me semble que je ne suis pas aussi bienvenue que je l’imaginais, murmura-t-elle avec une tristesse à laquelle il fut sensible.

— Je serais navré que vous ayez cette impression. Chez nous, en Cotentin, quiconque vient frapper à la porte doit être reçu avec honneur et ma fille le sait. Peut-être même sait-elle trop de choses ! Parmi tout cela, il en est, bien sûr. qui lui sont plus sensibles. Tâchez de ne pas lui en vouloir. Demain, à la lumière du jour. tout ira mieux...

— Ce n’est pas à elle que j’en veux mais à vous qui lui donnez raison. J’espérais, je l’avoue, que vous seriez heureux d’avoir jour après jour cette image sous les yeux.

La réponse vint aussitôt, brutale, formelle :

— Non. Cette image, comme vous dites, n’est pas celle de la femme que j’aimais ; celle-là est gravée en moi et ne s’effacera plus. Aussi n’ai-je que faire de l’œuvre de Mr Lawrence : elle représente la mère d’Arthur, l’épouse de sir Christopher. Pas Marie-Douce ! J’aurais dû comprendre plus tôt que, le jour où elle m’a dit adieu, tout était vraiment fini...

— C’est vous, n’est-ce pas, qui l’aviez baptisée ainsi ?

— Oui. C’était venu tout naturellement : elle avait quatre ans et moi sept ! Dieu qu’elle était adorable ! Et je l’ai adorée ! conclut Guillaume avec un mince sourire. Seulement tout était contre nous... même l’Histoire avec un grand H !

— Et surtout ma grand-mère ! Je crois que vous êtes l’être qu’elle déteste le plus au monde. Elle vous haïssait déjà quand vous étiez enfant et elle a failli mourir de fureur quand elle a su qu’Arthur était de vous.

— Seulement failli ? C’est bien dommage.

On gratta à la porte et Kitty parut, déjà revêtue de sa tenue de camériste — robe noire, tablier, bonnet et manchettes de batiste blanche. Elle venait annoncer que la chambre de Miss Lorna était prête à l’accueillir. On lui avait même préparé un bain.

— Merveille ! s’écria la jeune femme. J’arrive tout de suite Kitty !... Je crois, ajouta-t-elle en se tournant vers Guillaume, que je ne vous imposerai pas davantage ma présence pour ce soir ! Après ce bain, seul le lit sera le bienvenu. Je vous souhaite le bonsoir... mon oncle !

Pensant qu’elle allait lui tendre la main, il inclina son buste mais elle le saisit aux épaules et posa sur sa joue des lèvres infiniment douces et chaudes puis, reculant vivement, elle darda sur lui le scintillement de son regard :

— Dieu que je déteste vous appeler ainsi ! C’est tout juste bon pour un vieil homme !

— Mais je suis un vieil homme !

Elle eut un petit rire en considérant la longue silhouette maigre et musclée, les larges épaules et la tête rousse, si durement sculptées, les cheveux drus à peine argentés aux tempes.

— Ne dites pas de sottises, lança-t-elle avec une brusque colère. Vous êtes un homme, tout simplement, mais un vrai. Le seul, sans doute, que j’aie jamais rencontré jusqu’à présent ! A part peut-être sir Christopher, mais celui-là était un saint...

— Pas moi ! protesta-t-il

— Je sais. Vous ressembleriez plutôt à un démon... Tout compte fait, je crois que j’aimerais vous appeler Guillaume... Nous appartenons à une famille tellement bizarre ! Il me semble que cela simplifierait nos relations. Après tout, vous n’êtes qu’une moitié d’oncle et mon frère vous appelle Père !

Elle sortit sans attendre une réponse qui ne lui eût peut-être pas convenu. Guillaume doutait, en effet, qu’une nouvelle entorse aux convenances fut du goût d’Élisabeth. déjà tellement prévenue contre la visiteuse. Si celle-ci se mettait à lui donner du « Guillaume », on allait au massacre !...

Cependant, il serait peut-être bon d’essayer de raisonner un peu la jeune furie et de l’inciter à la patience. Il n’entrait certainement pas dans les projets d’une jeune femme aussi brillante que Lorna de s’attarder plus que de raison dans un manoir campagnard accroché à un rocher du bout du monde où les distractions se faisaient rares, surtout en hiver. Quelques jours tout au plus et la voyageuse repartirait... C’était ce qu’il fallait faire comprendre à Élisabeth, en ajoutant qu’au cours de son existence il lui arriverait encore de recevoir des gens plutôt mal venus.

Renonçant à une impérieuse envie d’aller se réfugier dans le calme de sa chère bibliothèque pour bouquiner en fumant une bonne pipe, les pieds sur les chenets, Guillaume se dirigea en soupirant vers la chambre de sa fille mais quand, après avoir frappé deux ou trois fois, il entrouvrit la porte, il vit qu’il n’y avait d’autre lumière que les reflets du feu. Pensant alors qu’Élisabeth s’était peut-être rendue à la cuisine où elle déversait volontiers ses confidences dans le giron de Clémence, il renonça à l’y poursuivre, remettant au lendemain l’homélie prévue, et gagna son refuge à pas furtifs, comme s’il craignait d’être pris en flagrant délit de désertion.

De toute façon, Élisabeth n’était pas à la cuisine : elle était même beaucoup plus proche de son père qu’il ne l’imaginait puisqu’elle l’avait parfaitement entendu frapper chez elle mais en se gardant bien de manifester sa présence : assise dans la chambre de sa mère, elle en écoutait le silence pour essayer d’en tirer une réponse aux questions qu’elle se posait.

C’était la plus belle chambre de la maison, celle dont les fenêtres occupaient le petit avant-corps prolongé par le perron et couronné par le fronton triangulaire, celle que seuls pouvaient occuper le maître et son épouse, en admettant qu’ils eussent choisi de cohabiter. Ce qui n’était pas le cas : concession à sa délicatesse et à sa naissance aristocratique, Agnès y résidait seule, Guillaume occupant la pièce voisine. De plus en plus seule, d’ailleurs, à mesure que se creusait le fossé entre elle et son époux, elle l’avait quittée pour n’y plus revenir dans l’un de ces jours de colère qui avaient marqué 1793, l’année maudite où mêlé à tant d’autres le sang du Roi et de la Reine, oints du Seigneur, avait coulé sur la terre de France. En revenant de Paris où il dut assister impuissant à l’exécution de sa femme, Guillaume avait ordonné de fermer volets et rideaux en signe de deuil. Tout était demeuré clos pendant plusieurs mois, jusqu’à la date anniversaire de la mort : le samedi 8 février 1794 qui dans l’ancien calendrier se trouvait être, curieusement, le jour de la Saint-Vaast !

Le lendemain, Guillaume faisait tirer les rideaux, rouvrir les contrevents et ordonnait que l’on procédât à un grand ménage mais sans rien déplacer de ces menus objets qui avaient été les compagnons de sa femme. De même les placards furent ouverts, les robes aérées, brossées et remises en place. Depuis la chambre était entretenue régulièrement. A la belle saison on y mettait des fleurs et l’hiver des branches de sapin, du houx, des ellébores, des perce-neige et puis, bien entendu, quelques-unes des jacinthes de Clémence. Dans la cheminée, un feu était préparé et, sous sa courtepointe brodée de mille fleurs semblable aux rideaux doublés de satin blanc tombant du baldaquin, le lit était prêt. Ainsi le voulaient Guillaume et ses enfants, en souvenir : l’ombre inquiète d’Agnès, s’il lui plaisait de revenir, devait toujours se sentir chez elle. Naturellement personne n’y dormait jamais plus.

En ce soir de Noël, Élisabeth éprouva soudain l’impérieux besoin d’aller s’y recueillir. Il lui semblait que la défunte avait besoin de la présence de sa fille aînée dont elle n’avait guère connu que les révoltes. Passionnément attachée à son père, la petite fille d’alors en voulait férocement à une épouse capable de chasser un homme de sa propre maison. Il y avait eu, entre autres, un Noël où, désemparée, Élisabeth avait accueilli comme un cadeau du ciel de se réfugier à Varanville auprès de Rose et d’Alexandre. Guillaume avait disparu et, sans lui, les Treize Vents n’étaient plus qu’une coquille vide, un superbe décor de théâtre derrière lequel ne soufflaient plus que la rancune et la haine. Agnès y restait seule, barricadée dans sa fureur jalouse, mais elle avait tenu bon, hantée qu’elle était par l’implacable volonté de barrer la route à sa rivale, de lui interdire l’accès de la maison familiale. Elle n’était partie vers son destin tragique et glorieux qu’une fois certaine que l’époux adultère n’y vivrait plus que pour ses enfants.

Assise au pied du lit, une chandelle allumée posée à ses pieds sur le tapis, la jeune fille pensait que, de tous les mauvais plaisants, le Destin était le pire. Agnès n’était plus qu’une ombre et voilà que l’autre tentait de prendre possession de son domaine sous le double avatar d’un portrait et d’une fille qui lui ressemblait trop :

— Je ne le supporterai jamais ! Jamais ! fit Élisabeth à haute voix. Si cette femme cherche à s’incruster, je tenterai n’importe quoi pour la faire partir. L’autre ne gagnera pas à travers elle. Je vous le jure, Mère !

Il lui sembla tout à coup que l’atmosphère vibrait autour d’elle. C’était comme un souffle, froid et léger. Peut-être le soupir de l’ombre qu’elle évoquait. Lentement, elle se leva, prit sa bougie et alla jusqu’à la coiffeuse en bois de rose surmontée d’un miroir devant lequel, tant de fois, elle avait vu sa mère s’asseoir. C’était un meuble ravissant couvert de menus objets précieux : flacons de cristal à bouchons d’or, boîtes d’émaux translucides, pots de fine porcelaine chinoise verte ou rose, peignes d’ivoire, brosses d’argent et enfin, posé là comme par hasard, un grand mouchoir de dentelle que la main pieuse de Lisette se contentait de secouer avant de le remettre exactement à la même place lorsqu’elle faisait les poussières.

Ne sachant trop où mettre son chandelier au milieu de ce charmant désordre, Élisabeth le posa sur une commode après avoir allumé les longues bougies roses placées de chaque côté de la glace. Celle-ci lui renvoya une image différente de ce qu’elle attendait : c’était son visage mais il semblait se fondre dans un brouillard pâle d’où n’émergeaient que ses grands yeux gris, les mêmes que ceux d’Agnès. Puis tout se brouilla et, sur la surface lisse, elle crut voir soudain la femme du portrait qui la dévisageait avec un sourire de défi. « Je suis là pour rester, semblait dire l’Anglaise, pour reprendre ce qui aurait dû être mien et toi tu n’y pourras rien... »

L’évocation fut si nette que, pour la chasser, Élisabeth tendit les mains, se brûla et émit un petit cri de douleur, mais ce fut suffisant pour que l’image disparaisse et que le miroir lui rende son propre reflet. Alors, elle se sentit soudain pleine de lassitude : sa mère s’était usée, brisée dans l’épuisant combat mené contre une rivale trop forte. Pourtant Agnès était plus jeune que cette femme, tout aussi belle, et Guillaume l’avait aimée. S’il allait à présent se prendre d’amour pour cette Lorna trop semblable à la disparue, de quelles armes une adolescente de quinze ans pourrait-elle disposer ?

Elle se pencha soudain jusqu’à ce que dans le mercure poli elle ne vît plus que ses yeux et s’entendit murmurer :

— Il faut m’aider, Maman ! Seule, je n’y arriverai jamais ! Je ne sais pas ce qu’elle veut, ce qu’elle cherche ici, mais ce n’est bon pour personne...

Cela dit, elle souffla les flammes, quitta la pièce dont elle referma soigneusement la porte, ôta la clef et la mit dans sa poche. A cet instant Potentin sortait de chez Arthur armé d’une boîte à clous et d’un marteau. Élisabeth observa qu’il paraissait extrêmement troublé.

— Vous venez d’accrocher l’œuvre d’art, ricana-t-elle. Si je ne m’en étais pas mêlée, elle eût trôné dans l’un des salons...

— Je ne crois pas, Mademoiselle Élisabeth. Monsieur Guillaume ne l’aurait pas permis.

— Vous en êtes certain ? Cette femme semble s’entendre à obtenir tout ce qu’elle désire. Tout comme sa mère, apparemment !

Le vieux majordome hocha la tête en se frottant le menton.

— Elle n’est pas du tout comme sa mère ! J’ai connu lady Tremayne au temps des Hauvenières. Elle n’était rien d’autre qu’une grande enfant dont la vie s’attachait à un seul être : votre père. Tout ce qu’elle demandait, c’était de l’avoir à elle de temps en temps et de penser à lui dans les autres moments. Son portrait est infiniment triste, si vous voulez mon avis, car c’est celui d’une femme qui n’a plus d’espérance.

— Et sa fille, notre belle cousine, qu’en pensez-vous ?

— Je n’en sais trop rien. Une chose est certaine : elle n’est pas faite du même bois. Tout ce que j’espère, c’est que sa visite sera brève et qu’elle repartira comme elle est venue.

— Je l’espère aussi. Bonne nuit, mon Potentin ! Dites à Mme Bellec que je ne descendrai plus ce soir. Je n’ai envie de voir personne...

— Pas même moi ? Que vous n’ayez pas faim ne me surprend guère, mais vous aurez bien une petite place pour une part de tarte et un verre de lait ? Je vous monterai ça tout à l’heure... Et puis, ne vous tourmentez pas trop ! J’ai toujours veillé sur votre père et j’ai bien l’intention de continuer. Les belles dames ne peuvent plus faire peur au vieil homme que je suis !

Affirmation rassurante qui lui valut un gros baiser sur chaque joue avant qu’Élisabeth, le cœur un peu moins lourd, ne disparût derrière la porte de sa chambre.

Cependant, Potentin eût été moins assuré s’il avait pu s’introduire dans la chambre jaune. Enveloppée dans un grand peignoir de linon garni de dentelles, Lorna, assise devant une table à coiffer, livrait sa chevelure aux soins de celle qui avait été si longtemps la dévouée camériste de sa mère. Les brosses d’argent passaient et repassaient dans la masse cuivrée qui devenait plus légère, plus brillante et entourait la tête de la jeune femme d’un halo scintillant.

Les paupières mi-closes, elle se laissait faire tout en souriant à l’image que renvoyait le miroir. Au bout d’un moment, elle eut un soupir d’aise.

— Je suis vraiment ravie d’être ici ! Penses-tu toujours que j’aie eu tort de vouloir apporter moi-même le legs de sir Christopher ? Le pays est magnifique, le domaine superbe, la maison tout à fait à mon goût... sans parler du maître qui est bien l’homme le plus fascinant que j’aie jamais rencontré.

— Je vous ai déjà dit ce que j’en pensais, Miss Lorna. Dans ces conditions, pourquoi y revenir ?

— Parce que je veux que tu admettes que j’ai raison.

— Raison de quoi ? De laisser se morfondre l’un des plus beaux partis d’Angleterre ? Si Sa Grâce se lassait d’attendre, votre grand-mère ne vous le pardonnerait pas.

— Voilà qui m’est égal ! Elle en sera quitte pour léguer tous ses biens à mon frère Édouard. D’autant qu’elle et ce cher duc ont peu de chances de me revoir si je parviens à mes fins...

Avec un soupir, Kitty abaissa les bras le long de son corps d’un geste lourd de fatigue. Dans le miroir, son regard rejoignit celui de la jeune femme.

— Parlons-en une bonne fois de vos fins ! Vous ne vous êtes pas mis en tête, j’imagine, de mettre dans votre lit l’ancien amant de votre mère ?

— Mais si, ma bonne Kitty ! Je ne pense même qu’à cela ! Mère était folle de lui et j’ai compris sa folie lorsque je l’ai vu à Astwell Park. Je crois que j’ai eu envie de lui au premier regard. Tudieu ! Quel homme ! Je le revois encore : il venait de rosser Édouard et ses yeux de fauve lançaient des éclairs ! Comment veux-tu qu’après cela je me résigne à subir ce benêt de Thomas qui sent toujours plus ou moins l’écurie et le whisky. Aucun homme ne m’a produit le même effet que ce Guillaume !

— Je me demande si vous n’êtes pas la femme la plus dépravée de tout le royaume, Miss Lorna ? C’est mon malheur de vous aimer presque autant que j’ai aimé votre mère, mais c’est aussi pour cette raison que vous devriez m’écouter : je sais ce qu’elle a souffert par cet homme, combien elle l’a aimé. Pourtant, elle a trouvé le courage de s’éloigner de lui à jamais pour suivre sir Christopher... Croyez-moi, allons-nous-en d’ici ! Retournons à Londres et oubliez Guillaume Tremaine ! Il est possible qu’il succombe à votre charme mais il le regrettera aussi vite et il vous renverra.

Piquée dans son orgueil, Lorna se retourna brusquement :

— Me renvoyer ? Tu divagues, ma parole ! Mais, ma chère Kitty, je suis ici pour me faire épouser !

Une expression d’effroi apparut sur le visage fatigué de Kitty qui accusait ce soir beaucoup plus que ses trente ans. Elle se signa même précipitamment.

— Vous voulez épouser votre oncle ? Oh, Miss Lorna, songez que ce serait un grand péché : presque de l’inceste.

La jeune femme partit d’un éclat de rire qui dissipa un peu l’atmosphère de drame apportée par le dernier mot.

— N’exagérons rien ! Ce n’est tout de même pas mon frère.

— C’est celui de votre père !

— Son demi-frère ! Il est étonnant de constater comme nous aimons les demi-mesures dans notre cadre familial. De toute façon, à ce niveau, le lien de parenté est considérablement atténué. Et là tu dois admettre que j’ai raison !

— Non. Je ne l’admettrai jamais. L’âme de votre mère non plus et tout le monde pensera comme nous ! D’ailleurs, ce sont-là des paroles en l’air et je suis bien tranquille. Même si les scrupules n’étouffent pas trop M. Tremaine quand il s’agit d’assouvir ses passions, il n’ira jamais jusque-là.

— C’est ce que nous verrons ! Et retiens bien ceci : ce que je veux je l’obtiens toujours. Ici, j’aurai tout ! ajouta-t-elle dans un grand mouvement de ses deux bras qui ramassait l’espace : l’homme, sa fortune, sa maison... et aussi ce trésor de guerre qu’il garde caché en prévision de mauvais jours et dont, une seule fois, il a parlé à Mère après l’amour. Il s’agirait de pierres précieuses rapportées jadis des Indes et tu penses bien qu’elles m’intéressent. C’est déjà suffisamment scandaleux qu’il n’ait même pas eu l’idée d’en offrir une seule à Mère !

— Elle n’en aurait pas voulu. Peut-être même se serait-elle sentie offensée ? Sauf s’il l’avait épousée. Mais vous allez, vous allez ! Est-ce que vous pensez seulement aux enfants ? Il me semble que vous devriez les prendre en considération. La jeune fille surtout : celle-là vous déteste et se méfie.

La jeune femme balaya l’obstacle d’un geste insouciant :

— Pfft !... Une fille cela se marie. Quant au jeune Adam, c’est un bon garçon un peu benêt, qui m’a tout l’air de suivre notre Arthur comme un petit chien. Et tu ne me diras pas que nous avons quelque chose à redouter de celui-ci ? Allons, cesse de faire grise mine et achève de me coiffer ! J’ai l’intention de prendre grand soin de ma personne dans les jours à venir : il faut que je sois de plus en plus belle !

— Vous l’êtes déjà bien assez pour ma tranquillité ! Permettez-moi encore une question.

— Laquelle ?

— Quel prétexte comptez-vous invoquer pour rester ici ? Vous avez remis votre cadeau et, à moins que l’on ne vous invite expressément à séjourner dans la maison, il vous sera difficile d’y demeurer envers et contre tous.

— Je peux tout de même souhaiter passer quelques jours auprès de mon jeune frère, non ? Quelle manie de tout dramatiser ! On est courtois dans cette demeure et j’imagine mal que l’on pourrait me prier de déguerpir dès le lever du soleil. D’ailleurs je n’en ai pas fini avec le règlement de nos affaires. J’entends me rendre aux Hauvenières, voir à quoi ressemble la propriété d’Arthur et s’il est possible de la rendre à nouveau habitable. Je pourrais souhaiter, alors, y séjourner un temps...

— Comment le pourriez-vous ? Il n’y a plus rien ! Nous avons dû tout vendre avant de quitter la maison parce que nous n’avions plus d’argent, lady Marie et moi... Je vois mal ce que vous y feriez.

— Pourquoi pas y planter du romarin ?

Devant la mine éberluée de sa femme de chambre, elle rit de nouveau puis récita et sa voix alors se chargea d’une douceur pleine de mélancolie : « Voilà du romarin, c’est pour le souvenir. Mon amour, je vous en prie, ne m’oubliez pas... »

— Tu n’as jamais vu jouer Hamlet au théâtre du Globe ?

— Je n’ai jamais eu beaucoup de temps pour ça et vous savez bien que nous avons surtout vécu à la campagne, milady et moi...

— Dommage ! C’est une belle pièce et j’ai toujours aimé Shakespeare... Tu vois, ajouta-t-elle en s’étirant voluptueusement, je suis tout à fait certaine que je trouverai ma chance en cultivant le souvenir. Et toi tu me seras d’une aide précieuse puisque tu as vécu là-bas avec eux.

— Vous n’y arriverez pas. Cendres éteintes ne se rallument pas.

— Non mais il arrive qu’elles cachent des tisons sur lesquels il suffit de souffler. Assez causé ! Je tombe de sommeil. Aide-moi à me coucher et va te reposer !...

Ce soir-là, quand chacun eut regagné sa chambre, Clémence et Potentin s’attardèrent devant le feu de la cuisine comme ils aimaient à le faire lorsque les bruits de la maison s’éteignaient. Assis sous le grand manteau de granit, ils grillaient des châtaignes qu’ils mangeaient accompagnées de cidre chaud. Après le labeur de la journée, c’était pour eux une détente, le moment où l’on commentait les événements des dernières heures. Potentin fumait une pipe, Clémence tricotait et le temps coulait doucement. Sans qu’aucune cérémonie officielle les eût jamais unis, l’un et l’autre savouraient les confortables habitudes d’un vieux couple formé tout naturellement par leur attachement commun à Guillaume Tremaine et à ses enfants. L’âge venant, ils avaient moins besoin de sommeil et préféraient prolonger la journée dans un bien-être fait d’amitié et de confiance. Ils y trouvaient aussi une conscience plus aiguë du rôle que tant d’années de fidélité leur conféraient : celui de génies tutélaires dont le devoir était de veiller quand chacun reposait...

Pourtant, cette nuit-là, le calme bienfaisant ne fut pas au rendez-vous. La soudaine irruption de l’étrangère troublait l’harmonie quasi rituelle de l’instant. Clémence et Potentin — surtout lui qui à plusieurs reprises avait approché Marie-Douce — ressentaient sa présence comme un nuage d’orage au-dessus de leur tête. Pendant un long moment, ils restèrent sans parler, chacun d’eux enfermé dans ses propres pensées, puis Mme Bellec commença parce qu’elle ne savait pas garder longtemps ce qui lui pesait sur le coeur :

— Si seulement elle ne ressemblait pas tant à cette pauvre défunte ! marmotta-t-elle poursuivant tout naturellement à haute voix le cours de ses idées. Quand M. Guillaume l’a menée tout à l’heure dans le vestibule, il avait un air un peu égaré que je ne lui ai jamais vu. On aurait dit qu’il venait de voir un fantôme...

— C’en était un ! Le fantôme de sa passion d’autrefois. En dépit des yeux et des cheveux, le visage est exactement le même avec encore plus d’éclat et c’est naturel : Miss Tremayne a dix ans de moins que n’en avait sa mère au moment où elle et Guillaume se sont retrouvés. Elle est encore plus belle si possible et certainement beaucoup plus dangereuse. L’autre était habitée par l’amour. Pas elle ! Je donnerais cher, mon amie, pour savoir ce qu’elle vient chercher ici.

Clémence haussa les épaules, posa son tricot et prit dans une armoire une grosse bouteille de rhum entourée d’un tressage d’osier qu’elle réservait à la fabrication des crêpes de la Chandeleur et à la gourmandise de son ami Potentin. Comme tous ceux qui ont beaucoup bourlingué sur les mers, celui-ci aimait cet alcool ambré qui lui rappelait sa jeunesse tumultueuse. Elle lui servit une large rasade.

— Vous voilà tout retourné vous aussi, vieil ami ! bougonna-t-elle. Je crois que c’est le moment où jamais de faire donner la grosse artillerie.

Puis, elle hésita un instant, très bref, chercha un autre verre et y versa un doigt de rhum qu’elle revint siroter méditativement à son coin de cheminée.

— Bouh !... exhala-t-elle après un moment. Peut-être bien que nous ne sommes que deux vieilles bêtes en train de nous monter la tête. C’est peut-être la meilleure femme du monde ? Vouloir que le jeune Arthur ait le portrait pour son Noël, c’est plutôt gentil, non ? Et puis...

Elle s’interrompit. Potentin d’ailleurs ne l’écoutait pas. Il regardait intensément le feu et elle suivit la direction de ses yeux. Quelque chose d’étrange se passait : les flammes se couchaient comme sous la pression d’un vent violent. On put même croire un instant qu’elles allaient s’éteindre. En même temps le battement de la grande horloge qui occupait un coin de la cuisine s’arrêta. Vivement retournée, Clémence eut une exclamation de surprise : le balancier de cuivre ciselé représentant un panier rempli de fleurs était immobile. Elle eut une sorte de gémissement :

— La pendule, Potentin !... Elle est arrêtée !...

Celui-ci se leva, marcha lourdement jusqu’à la porte donnant sur le jardin en gardant un œil sur le feu en train de mourir et l’ouvrit.

— Il n’y a pas de vent dehors ! Rien ne bouge.

En dépit du froid vif qui régnait cette nuit-là, il laissa le vantail grand ouvert afin que sa compagne pût constater par elle-même, mais elle n’essaya même pas de vérifier : ses yeux agrandis allaient de l’âtre à l’horloge silencieuse. Puis, soudain, tout se remit en place. Le feu se redressa ; le balancier, sans que personne y eût touché, reprit sa course interrompue.

— Fermez la porte, Potentin ! dit la cuisinière d’une voix blanche. Si vous voulez m’en croire, nous allons tous les deux dire une prière pour l’âme de Madame Agnès.

En même temps, elle s’agenouillait sur la pierre de l’âtre devant la croix fixée au manteau de la cheminée entre des pots à épices et plusieurs paires de bougeoirs. Indécis et vaguement inquiet, le vieil homme la regardait : il n’avait jamais été très pieux considérant volontiers que la prière était l’affaire des femmes plus que des hommes. Alors, désignant d’un doigt impérieux la place à côté d’elle, Clémence insista :

— Venez prier, Potentin ! Vous trouvez naturel ce qui vient de se passer vous ?

— N... on mais...

— Alors faites ce que je vous dis ! Ne comprenez-vous pas que c’est un avertissement ? Plus d’une fois, déjà, j’ai eu l’impression d’une présence dans cette maison mais ce soir, je suis certaine qu’elle est revenue.

— Si vous avez raison, pourquoi s’adresserait-elle à nous ?

— Parce que nous appartenons aux Treize Vents tout autant que les murs, que nous en sommes les gardiens et aussi parce que nous sommes plus proches de la mort et que nous pouvons comprendre. N’oubliez pas que sa pauvre dépouille mutilée ne repose pas dans sa terre natale mais dans un cimetière parisien, mélangée à celle des autres victimes de la guillotine...

— Au cimetière de la Madeleine, où sont le Roi et la Reine, je sais ! fit Potentin la mine grave. Par trois fois déjà, Guillaume a tenté d’obtenir son exhumation mais c’est à peu près impossible : ils sont trop sans doute22 !

— De toute façon, cela ne changerait peut-être rien. La pauvre a eu tout son content de prières et de messes. Pourtant, j’ai souvent pensé que son âme demeurait attachée à cette maison qu’elle aimait tant et, si elle se manifeste à présent, c’est parce qu’elle souffre et qu’elle est mécontente.

— A cause de l’arrivée de...

— Et quoi d’autre ? Le petit Arthur, elle l’a accepté sans doute parce que c’était un enfant malheureux, perdu même. Avec ce qui nous est tombé dessus ce soir, c’est une autre affaire. Je suis certaine qu’elle n’en veut pas ! Si cette femme restait, ce serait le triomphe de sa rivale. Potentin, Potentin ! J’ai bien peur que nous n’allions vers des jours difficiles. Alors priez avec moi pour la paix de l’âme de Madame Agnès et surtout pour celle de nos chers Treize Vents ! Il le faut !... Je suis sûre que Mlle Anne-Marie sera de mon avis quand je lui dirai ce qui vient de se passer...

Péniblement, le vieil homme se mit à genoux et fit un ample signe de croix tandis que Clémence entamait le De profundis...

Le reste de la nuit se passa sans autre incident.

CHAPITRE VIII LA PIERRE LEVÉE

Le lendemain, il neigeait. Un événement dans les hivers cléments du Cotentin où plusieurs années pouvaient s’écouler sans que l’on reçût un flocon ! Adam pour sa part n’avait vu blanchir le paysage que deux fois en douze années d’existence. Si même cela pouvait s’appeler voir : il n’avait que quelques mois lors de la première chute et n’y prêta bien sûr aucune attention, mais, ce matin-là, il en fut enchanté : c’était si joli ces duvets blancs qui voltigeaient sur les arbres du parc !

La neige était venue avec l’aube, silencieuse et lente, et déjà le paysage s’en trouvait transformé : la terre blanchissait cependant que la mer noircissait. Tous les bruits s’assourdissaient comme si le monde s’enveloppait de coton. Il n’y avait pas un oiseau dans le ciel et, du côté des écuries, les mouvements de Daguet qui sortait pour inspecter le temps semblaient curieusement ralentis.

Vite levé, vite habillé après une toilette des plus sommaires, Adam courut le rejoindre avant même d’aller prendre son petit déjeuner. Le maître des chevaux passait en effet pour une autorité en matière de météorologie :

— Vous n’aviez pas prévu ça, n’est-ce pas Daguet ? fit l’enfant sur le mode triomphant. Sinon vous l’auriez dit hier soir.

— Quoi, la neige ? Bien sûr que je l’ai sentie venir ! Je l’ai annoncée à Mlle Anne-Marie quand je l’ai raccompagnée chez elle... Elle en savait d’ailleurs autant que moi : le couchant avait des lueurs blêmes qui ne trompent pas, surtout quand le froid baisse un peu et que les bûches se mettent à suinter dans l’âtre.

— Ah bon !... Alors, maintenant dites-moi un peu si on en aura assez pour faire un bonhomme comme la dernière fois ?

Daguet hocha la tête, se gratta le nez et fit la moue :

— Non. Ça ne tiendra pas ! Fait trop doux ! Ce tantôt ça fondra déjà. Un peu dommage, d’ailleurs ! Quand il neige le paysan n’a pas grand-chose à faire quand il en a fini avec les bêtes. Il paresse au coin du feu... Notez que ça pourrait bien retomber plus tard !

Arthur, qui arrivait en courant, les rejoignit à cet instant et le cocher le salua d’un jovial :

— Me dites pas que vous voulez monter ce matin, Monsieur Arthur ! C’est pas un temps pour les chevaux...

— Ni pour moi non plus, Daguet ! Je viens seulement chercher Adam : Mme Bellec l’a vu filer sans avoir rien avalé et elle n’est pas contente. Allez, viens ! On y va !

Tandis qu’ils galopaient en direction de la cuisine, Arthur ronchonnait.

— Qu’est-ce qui t’a pris de te montrer aux écuries, ce matin ? Tu sais pourtant qu’on doit aller voir ta fameuse pierre et qu’il vaudrait mieux ne pas attendre que tout le monde soit levé !

— Et Mr Brent ? Comment est-ce qu’on va lui échapper ? Il est toujours prêt de bonne heure, lui !

— Eh bien justement, pas aujourd’hui ! Il a un peu trop mangé hier et il a été malade une partie de la nuit ! J’ai demandé à Mme Bellec de lui faire du thé que Colas lui portera. Note que je m’y attendais et ça nous arrange plutôt ! Alors, on va grignoter quelque chose et on file !

— D’accord !

Un moment plus tard, lestés de lait chaud et d’un nombre considérable de tartines beurrées, les deux garçons filaient par l’arrière de la maison après avoir raflé, dans le placard du vestibule, leurs épaisses pèlerines à capuchon et leurs galoches. Encore qu’ils en tinssent une toute prête, ils étaient heureux de n’avoir eu aucune explication à donner. D’habitude, en effet, Clémence leur posait quelques questions sur leur emploi du temps de la journée tout en leur dispensant une solide provende. Cette fois, elle n’ouvrit qu’à peine la bouche, ce qui ne laissa pas d’inquiéter Adam qui l’aimait bien. Le genre taciturne n’avait jamais été celui de l’aimable Mme Bellec et, en outre, il lui trouvait bien mauvaise mine. Aussi s’enquit-il de sa santé avec une sollicitude qui lui valut un coup de pied sous la table : ce n’était vraiment pas le moment d’amorcer la conversation. On était pressé !

Courant comme des lapins poursuivis, ils eurent vite franchi les limites de la propriété et s’enfoncèrent dans les bois. La neige, qui étalait déjà sur le jardin un moelleux tapis blanc, n’atteignait le sol que difficilement, retenue par le dense fouillis des branches et des fourrés. Il y régnait une paix profonde qui calma un peu l’excitation des jeunes aventuriers et ce fut d’un pas plus paisible qu’ils coupèrent à travers bois suivant l’itinéraire connu du seul Adam pour atteindre le grand menhir.

Comme ils en approchaient, ils virent qu’il y avait déjà quelqu’un : tête basse, le nez pointé vers la terre, un homme suivait le semblant de sentier nord-sud qui longeait le monolithe, l’air de chercher quelque chose. C’était un gaillard épais comme un cheval, vêtu de tissu couleur de terre sous une veste sans manches en peau de chèvre. Un vieux chapeau à cuve enfoncé jusqu’aux sourcils ombrageait une figure dont la lourde mâchoire projetait en avant les poils bruns d’une barbe raide.

Le premier mouvement d’Adam fut de tourner les talons pour rebrousser chemin, mais Arthur le retint :

— Attends ! Il ne se cache pas alors nous non plus. Il n’y a d’ailleurs aucune raison ! chuchota-t-il.

Il marcha résolument vers l’homme. Adam lui emboîta le pas.

— Le bonjour, monsieur ! dit-il poliment. Auriez-vous perdu quelque chose ? En ce cas, on peut vous aider ?

Surpris, l’homme, qui ne les avait pas entendus venir, tressaillit et tourna vers eux des yeux ronds et méfiants profondément enfoncés sous leur surplomb broussailleux. Voyant qu’il s’agissait seulement de deux jeunes garçons de mine plutôt avenante, il se détendit et trouva même une espèce de sourire.

— Vous êtes ben honnêtes, mes p’tits gars, mais j’suis pas certain qu’vous puissiez m’être d’un grand s’cours ! Y a guère qu’le bon Dieu... si y veut !

— Dites toujours !

— Ben voilà !... J’ai perdu... mon chapelet ! J’suis venu y a deux jours pour couper du houx par ici et ma poche était percée. Possible qu’y soit tombé. Oh, y a rien d’sûr mais vous savez c’que c’est : quand on tient à quequ’chose on cherche partout.

— Et vous avez bien fouillé le coin ?

— Ça fait une heure que j’tourne ! Non... j’vais rentrer à présent en regardant bien sur le chemin. Merci d’vous être proposés...

— Vous êtes d’où ? Si on le retrouvait on vous le rapporterait.

— C’est gentil !... Ah ça c’est vraiment gentil ! marmotta l’homme, qui semblait plutôt trouver Arthur agaçant. Mais ça s’rait pas la peine ! J’en ai un autre... Allez ! J’vous donne le bonjour !

Touchant le bord de son chapeau, il reprit son chemin en direction du sud. Avec un vague « bonsoir » les deux garçons le regardèrent s’éloigner le dos rond repris par sa quête. Arthur eut un petit rire.

— Tu crois son histoire ? En dépit du sourire de bon chrétien dont il nous a gratifiés, il n’a vraiment pas une tête à se promener avec un chapelet.

Adam ne répondit pas. Il suivait des yeux l’inconnu. Arthur, alors, le secoua et reçut en échange un regard angoissé.

— Qu’est-ce que tu as ?

— J’ai que c’est un des deux bandits que j’ai entendus la nuit de Noël !

— Tu es sûr ?

— J’en mettrais ma main au feu ! On n’oublie pas ce genre de voix...

— Dans ces conditions, il faut le filer ! A la réflexion, il s’est montré remarquablement discret quand je lui ai demandé d’où il était.

— Pas de Saint-Vaast, en tout cas ! Tout le monde me connaît là-bas et j’ai eu l’impression qu’il ne m’avait jamais vu. Seulement, le suivre, ça ne va pas être facile avec la neige. Sortis du bois, on sera visibles comme le nez au milieu de la figure avec toute cette blancheur.

— Pas sûr ! Tu n’as qu’à me suivre.

Peu emballé visiblement, Adam tournait en rond autour de la pierre levée, traînant les pieds. Impatienté, Arthur grogna :

— Décide-toi ! Si ça t’ennuie, retourne à la maison et j’irai tout seul. Si j’attends encore, je vais le perdre et je veux savoir où il va.

— J’irai avec toi !

Il se dirige sur Quettehou et tu ne connais pas le pays. Tu serais capable de te perdre. Attends seulement un instant ! Je dois avoir un caillou dans mon soulier !

Et Adam, ignorant le juron de son frère, s’assit sur un tas de feuilles pourries et de racines enchevêtrées pour se déchausser, mais c’était trop demander à la patience d’Arthur :

— Je pars devant ! Tu n’auras qu’à me rejoindre mais, pour l’amour du Ciel, presse-toi un peu pour une fois !

Et il s’élança sur les traces de celui en qui, à présent, il voyait un gibier. En fait, il était temps : la silhouette de l’homme s’amenuisait et commençait à se confondre avec les broussailles et les troncs noircis mais, en quelques foulées rapides, il l’eut de nouveau bien en vue et le suivit en prenant mille précautions au cas où l’autre se retournerait. La forêt d’ailleurs s’éclaircissait et la couche blanche devenue plus épaisse amortissait les bruits. Le paysan — il en avait l’aspect — n’imaginait certainement pas que ces deux gamins s’intéressaient à lui et, ayant sans doute abandonné ses recherches, il marchait d’un pas plus vif et sans la moindre circonspection.

Adam rejoignit son frère au moment où l’on sortait des bois pour déboucher sur une lande piquée d’ajoncs et de bruyères sèches. Sur la gauche, un peu en contrebas, le bourg de Quettehou s’étalait et semblait couler de la tour normande de sa vénérable église, l’une des plus fières de la région où, au temps de la grande guerre anglaise, celle qui avait duré cent ans, le roi Édouard III avait armé chevalier son fils aîné, le Prince Noir. Plus loin encore il y avait la mer immense et les forts de La Hougue et de Tatihou.

L’homme ne descendit pas vers les habitations. Il remonta même légèrement pour suivre la lisière forestière qui continuait vers le sud.

— Où est-ce qu’il peut bien aller ? marmotta Arthur. On a fait sûrement plus d’une demi-lieue...

— A peu près ! souffla Adam. J’espère seulement qu’il ne va pas nous emmener trop loin ! En tout cas, je crois que c’était une très bonne idée de me déchausser, ajouta-t-il avec un petit air de satisfaction.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi.

— A cause de ça ! Je reconnais que ça ne ressemble pas vraiment à un chapelet, mais je jurerais que c’est ce qu’il cherchait.

Et de tendre à son frère un bizarre couteau fait d’un morceau d’acier assez grossier mais bien affûté emmanché dans un éclat de hêtre que la main et le temps avaient presque verni. Une virole de cuivre maintenait l’ensemble et l’on pouvait lire deux initiales : U F ornées de quelques fioritures. La lame, elle, portait des traces de rouille. C’était sans doute un outil ou une arme solide mais il s’en dégageait quelque chose de sinistre.

— Où l’as-tu trouvé ?

— Je me suis assis dessus ! C’était pris dans des racines et des mousses qui m’ont piqué les fesses.

Arthur regarda son frère avec une sorte d’admiration amusée :

— Tu as vraiment une chance incroyable, toi ! On va le garder pieusement son « chapelet » et on le remettra à Père...

L’homme cependant poursuivait son chemin. Quittant définitivement les arbres, il se dirigeait à présent vers une boursouflure de la brande qui fit lever les sourcils d’Adam.

— On dirait qu’il va sur Nerville ?

Arthur ne demanda pas d’explications. Depuis longtemps Élisabeth lui avait raconté l’histoire de son sulfureux grand-père et du vieux château qu’Agnès avait fait jeter bas pour en immerger les pierres dans la digue inachevée de Cherbourg. L’un comme l’autre appartenaient désormais aux légendes du pays et le comte assassin Raoul de Nerville était passé au rang de croquemitaine pour les enfants désobéissants.

Les bois reculaient à présent, laissant place à un vaste espace vide déjà reconquis par les plantes sauvages. Poursuivi et poursuivants passèrent, comme le pensait Adam, près de l’amas de pierres broussailleuses masquant l’entrée des anciens souterrains de Nerville. Un peu plus loin, on approcha d’une petite chapelle solitaire. Adam se signa à sa vue :

— C’est la tombe de ma grand-mère, Élisabeth de Nerville. Quant à ce bonhomme, je commence à croire qu’il nous mène à Morsalines...

Soudain, celui-ci disparut derrière un ressaut de terrain.

— Courons ! fit Arthur. Ce n’est pas le moment de le perdre.

Adam ne répondit pas et fut pris d’un curieux pressentiment. De plus, moins entraîné que son frère aux exercices physiques, il commençait à se sentir fatigué, et il avait faim. Pourtant il ne voulut pas démériter et força l’allure. Ainsi, ils arrivèrent à l’endroit où l’autre avait disparu juste à temps pour le voir s’approcher d’une maison solitaire, entourée de quelques arbres et d’un jardin de curé qui se trouvait immédiatement sous l’épaulement de la lande. C’était là sa destination : il frotta ses semelles au grattoir de la porte et entra sans frapper comme chez lui.

— C’est... c’est la maison du galérien, émit Adam. C’est pas possible qu’un brigand habite chez nous ? Elle nous appartient, cette bâtisse.

— Je sais mais, si j’ai bien compris, Père l’a louée à ces dames respectables, entortillées de crêpe jusqu’aux sourcils, qui m’ont intrigué hier à l’église. Maintenant, ou bien elles ne savent rien de ce que ce bonhomme qui doit être un valet fait de ses nuits... ou bien elles ne sont pas du tout respectables ! Attendons un peu pour voir s’il va ressortir !

Ils patientèrent à l’abri d’un rocher d’où ils pouvaient surveiller l’entrée de la maison et, en effet, au bout d’un moment, ils virent reparaître celui qu’ils guettaient, mais, cette fois, il avait remplacé son chapeau par un bonnet de laine bleue. Il se dirigea vers un appentis où il prit une brassée de bûches avant de revenir sur ses pas.

— La cause est entendue ! dit Arthur. Il habite là... Rentrons à présent ! On a dû parcourir un sacré bout de chemin...

— Un peu plus d’une lieue. Ça m’étonnerait qu’on soit à l’heure pour le dîner...

— Aucune importance. On n’aura pas d’ennuis quand on aura mis Père au courant.

Ils prirent un raccourci indiqué par Adam. La neige ne tombait plus et, sur la mer, le ciel s’éclaircissait. Chemin faisant, Adam raconta l’histoire d’Albin Perigaud, le grand amour de leur grand-mère Mathilde Hamel, condamné aux galères pour un crime dont les deux amoureux avaient été témoins, revenu au bout de dix ans grâce à son courage qui lui avait valu l’estime d’un grand chef. Adam expliqua comment, finalement, le galérien avait vengé Mathilde assassinée par le même Nerville en entraînant le misérable dans une mort abominable23.

La cloche des Treize Vents tintait pour la seconde fois appelant les retardataires à table quand les deux garçons franchirent le perron sur lequel on avait jeté du sel après en avoir balayé la neige. Dans le vestibule, le maître et le docteur Annebrun étaient à se laver les mains tout en parlant avec animation. Les arrivants purent entendre les dernières phrases :

— Ces gens-là ont un vrai talent pour effacer leurs traces, disait le médecin. A croire qu’ils ont appris ça chez les Indiens.

— Il y a de tout parmi les gens de sac et de corde qui hantent les bois. Il peut y avoir un ancien de la guerre d’Indépendance américaine. Ce qui d’ailleurs ne nous apprend rien. Il doit tout de même exister un moyen de les dénicher !

— Nous, on vous en apporte peut-être un, claironna Arthur ! Regardez ce qu’Adam a trouvé près de la pierre levée ! Donne ton couteau, Adam, et raconte ton histoire !

Galvanisé par la réussite de l’expédition, le jeune garçon ne se fit pas prier et s’exécuta sans trop se soucier du sourcil désapprobateur de son père quand il commença le récit de sa nuit de Noël. Quelque chose lui disait que l’orage en train de s’amonceler n’éclaterait pas sur sa tête étant donné l’intérêt de sa confession. Arthur, d’ailleurs, surveillait le visage de Guillaume, prêt à intervenir en cas de besoin, mais celui-ci laissa son fils aller jusqu’au bout sans l’interrompre. Pendant ce temps, Pierre Annebrun examinait le couteau.

Quand ce fut fini, il le tendit à Tremaine, faisant remarquer que la rouille qui le maculait provenait sans doute de sang séché. Cependant, Adam levait sur son père le regard plein d’innocence du petit chien qui attend un sucre.

— Il y a un des brigands à la maison du galérien, Père, j’en suis certain ! Il faut que nous allions l’arrêter tout de suite !

— Et sous quel prétexte, s’il te plaît ? D’abord, je ne suis pas gendarme et ensuite on n’arrête pas les gens sans preuve...

— Mais ce couteau en est une ! s’écria Arthur, et le docteur vient de dire qu’il est taché de sang... Et si nous agissons...

— Comment savoir si c’est le sang d’un homme ou celui d’un animal ? coupa Guillaume. Maintenant, cessez un peu de dire « nous » et écoutez-moi, les garçons ! Ce que vous avez découvert est d’une grande importance et pour cela vous méritez des éloges, en dépit du danger que vous avez couru inconsidérément. Mais votre rôle s’arrête là et il n’est pas question — vous m’entendez bien ? — de continuer à jouer les limiers de police ! C’est compris ?

— Père, protesta Arthur, ne pouvez-vous nous laisser...

— Il ne peut en être question. Alors je répète : c’est bien compris ?

Les deux gamins échangèrent un coup d’œil navré mais, sentant que la moindre discussion serait hors de saison, ils abdiquèrent d’une même voix :

— C’est compris !

— Maintenant allez vous rendre présentables. Miss Tremayne est déjà au salon en compagnie de M. Niel. Ne vous faites pas attendre... Ah, j’oubliais ! On ne parle pas de votre aventure pendant le repas ! J’entends ménager la sensibilité des dames ; surtout celle d’Élisabeth qui garde un horrible souvenir de ce qu’elle a vu chez les Mercier.

On n’en parla donc pas. En fait, les convives se contentèrent la plupart du temps d’écouter Lorna, encouragée d’ailleurs par François Niel que sa verve amusait. Frais comme l’œil, le Canadien semblait parfaitement remis de sa « cuite » de la veille qui ne lui laissait apparemment aucune trace : il ne perdait pas un coup de dents et buvait sec.

La jeune femme se montrait intarissable au sujet de Paris où elle s’était semble-t-il beaucoup amusée, où une vie mondaine encore plus folle qu’à Londres se développait au rythme de la valse, la dernière danse qui faisait fureur. Elle avait couru les marchandes de frivolités, les restaurants à la mode et les théâtres, entendu chanter Mme Dugazon, applaudi le grand Talma, assisté à la première représentation d’Iphigénie en Aulide, au Théâtre-Français, où une débutante éclatante, Mlle George, tenait le rôle principal :

— Toute la salle a pu remarquer que le Premier consul s’intéressait fort à elle et l’on prétend même qu’elle a fini la nuit au palais de Saint-Cloud...

A cet instant, Guillaume, qui profitait de ce bavardage pour s’absorber dans ses pensées, dressa l’oreille et intervint brusquement :

— Veuillez m’excuser, ma chère Lorna, mais je ne suis pas certain que ce genre de potin convienne aux oreilles d’une toute jeune fille. Vous avez certainement bien d’autres détails à nous apprendre sur le général Bonaparte puisque, chez M. de Talleyrand, vous avez approché son entourage.

— Je ne le trouve pas très intéressant ! Je crains même qu’il ne soit fort ennuyeux ! En dépit de ses incartades sentimentales, il semble vouloir moraliser la France. Si on le laisse faire, la vie à Paris va devenir accablante. Déjà il est hostile aux robes trop transparentes et commence à traquer les fortunes trop récentes... Comme tous les parvenus, il est fort épris de respectabilité.

— Étant donné les excès du Directoire, il me semble que ce serait plutôt une bonne chose ? dit Pierre Annebrun. Il songerait à faire rénover la capitale dont les rues et les bâtiments ont souffert de la Révolution. En outre, depuis la création de cette étonnante exposition commerciale et industrielle où ont été couronnés l’horloger Breguet, l’éditeur Firmin Didot et le fabricant de crayons Conté, il s’intéresse de près à ce qui concerne les travaux d’art et l’évolution du commerce. C’est plutôt bien pour un militaire ?

— Mais cela ne présente aucun intérêt pour une femme. Imaginez que...

Guillaume cessa d’écouter. Il venait de prendre une décision, celle de se rendre dès cet après-midi chez les demoiselles Mauger sous un prétexte quelconque. N’étaient-elles pas ses locataires ? Tandis que l’on prenait le café au salon, il en fit part au docteur qui se montra un peu contrarié : il aurait aimé l’accompagner mais il avait une consultation assez chargée.

— De toute façon, je ne t’aurais pas emmené. Il vaut mieux que ma visite garde un caractère naturel : celui d’un propriétaire soucieux du bon état de ses maisons...

Annebrun fit la grimace :

— Je ne sais pas pourquoi, mais ça ne me plaît pas que tu y ailles seul ! Fais-toi accompagner par ton ami Niel. Il pourrait t’attendre dehors ?

— Non. J’ai de l’occupation pour lui : je souhaite qu’il s’occupe de ma nièce. Tout à l’heure déjà, elle m’a demandé de lui faire faire le tour du domaine. Je m’excuserai mais je ne tiens pas à la laisser en tête à tête avec mon Élisabeth qui se montre tout juste polie avec elle.

Contrairement à ce qu’attendait Tremaine, François ne parut pas autrement ravi du rôle qu’on lui réservait, en dépit de la parfaite entente qui semblait régner entre lui et la jeune femme. Son aimable figure ronde s’allongea même un peu :

— C’est que... je comptais demander à ton cocher de me conduire chez cette adorable Mme de Varanville. Elle m’a dit hier qu’elle me recevrait avec plaisir et je me faisais une joie de... d’aller...

Il bredouillait, presque malheureux, et Guillaume eut du mal à cacher sa surprise : décidément, sa chère Rose faisait des ravages ! Lui-même, avant l’arrivée de Lorna, songeait à elle avec plus que de la tendresse et voilà que ce bon François en était tombé amoureux ! Il n’y avait pas à se tromper sur ce regard d’épagneul déçu. Il entoura d’un bras compréhensif les épaules de son ami :

— Je suis désolé, François, mais il faut que tu me rendes ce service ! Varanville et sa châtelaine ne s’envoleront pas et tu m’as promis de rester ici un bon mois. Tu pourras y aller demain. Je te raconterai ce soir ce que je vais faire tantôt. Il s’agit des assassins dont nous avons parlé. J’ai peut-être une piste...

Tout de suite, François oublia sa déconvenue. Une affaire aussi grave méritait toute priorité. Il proposa, bien sûr, d’accompagner Guillaume mais celui-ci l’assura qu’il serait plus utile en s’occupant de la belle Anglaise dont, pour l’instant, il se trouvait un peu encombré.

Celle-ci prit assez mal les regrets que lui exprimait Guillaume. Sûre d’elle-même et d’une beauté dont elle avait toutes les raisons de ne jamais douter, elle se sentait froissée de ce qu’elle considérait comme une insupportable désinvolture, et ne put se tenir de l’exprimer :

— Est-ce ainsi que vous traitez vos invités ? Il me semble que s’occuper d’eux est la moindre des choses. Or vous avez disparu toute la matinée et vous vous disposez à recommencer ! En vérité, j’espérais plus de galanterie ! Et aussi... que nous pourrions être un peu seuls !

Agacé, il eût peut-être répondu qu’il ne l’avait pas invitée, qu’il était maître de son temps comme de ses actions et que la galanterie n’était pas vraiment de saison, mais le désappointement mettait des larmes aux yeux de la jeune femme. C’était sans doute excessif, mais il eut un bref sourire, prit sa main et baisa le bout de ses doigts.

— Ne jouez pas les enfants gâtées, ma chère ! Vous agissez comme une petite fille à qui l’on refuse une sucrerie. Ce qui ne se fait pas un jour peut se faire le lendemain. A moins, ajouta-t-il, que vous n’ayez plus que peu d’heures à nous accorder ? Ce qui serait dommage.

Le ton léger sous-entendait tellement qu’il ne regretterait pas de la voir partir que Lorna rougit, serra les lèvres sans rien ajouter, tourna les talons avec un haussement d’épaules et alla demander à Élisabeth une nouvelle tasse de café. Retenant un soupir de soulagement, Guillaume s’esquiva, heureux d’échapper au sourd malaise qu’il éprouvait en sa présence. Sa ressemblance avec la bien-aimée disparue le blessait et l’enchantait lui donnant, tour à tour, l’envie de la jeter dehors ou de la prendre dans ses bras.

« Rien de tel qu’une bonne chevauchée pour se remettre les idées en place ! » pensa-t-il en se dirigeant à grands pas vers ses écuries.

Un soleil un peu pâlot était en train d’accomplir la prédiction de Daguet : la neige fondait rapidement, laissant seulement un peu plus de boue sur les chemins. Néanmoins, le maître-cocher, qui détestait sortir ses bêtes par mauvais temps, fit toute une histoire pour lui donner un cheval. La neige fondait, c’était entendu, mais il y avait gros à parier qu’elle reviendrait dans la soirée :

— Je serai rentré avant la nuit, vieux tyran ! Je vais seulement jusqu’à Morsalines...

— Très bien, mais vous n’aurez pas Sahib. Je vous donne Rollon qui est moins vif mais qui a le pied aussi sûr qu’un mulet !

— Va pour Rollon ! Il a meilleur caractère que vous !


Il y avait bien des mois que Tremaine n’avait pas revu la maison du galérien. Cumulant les fonctions de majordome et d’intendant, Potentin s’en occupait à la satisfaction générale. Il s’était chargé du nettoyage quand le notaire proposa de louer la bâtisse aux demoiselles Mauger. Le maître des Treize Vents s’était contenté de signer le bail. Sans véritable enthousiasme d’ailleurs, même si c’était son intérêt. Il eût assez volontiers laissé à l’abandon un logis dont il estimait qu’il ne portait pas bonheur : après Albin Perigaud, le galérien qui avait entraîné dans les sables mouvants le comte de Nerville, beau-père de Guillaume24, il y avait eu Gabriel, l’ancien valet, mort sur l’échafaud avec Agnès Tremaine dont il était le dernier amant25. Sombres souvenirs !

En revoyant la vieille maison, il pensa qu’elle méritait tout de même qu’on en prît soin : sous leur grand toit de schiste, ses murs solides ne manquaient pas de charme en dépit de l’hiver qui avait défleuri le jardin, toujours bien ordonné avec ses carrés potagers encadrés de petit buis, ses rosiers rustiques, ses groseilliers et ses poiriers en quenouille. Quant au fuchsia géant dont les branches tordues escaladaient la façade, il l’enveloppait d’un capricieux dessin qui avait l’air tracé à l’encre de Chine. C’était l’un des plus grands d’une région qui en comptait beaucoup grâce à la douceur du climat.

Quand revenait le printemps c’était une véritable fête pour les yeux...

Au moment où Guillaume attachait Rollon à la barrière, un homme sortit de la maison et traversa le jardin à sa rencontre. C’était assurément celui que les enfants avaient décrit : sa mine patibulaire à souhait faisait grand honneur à leur sens de la description ! Le langage fut aussi peu avenant que le reste :

— Qu’est-ce que vous voulez ? aboya le personnage.

— Je ne sais pas qui vous êtes, l’ami, mais vous auriez besoin d’apprendre les manières ! Je suis M. Tremaine, le propriétaire de cette maison, et je désire voir Mlles Mauger. Je suppose qu’elles sont chez elles ?

— J’en sais rien.

— Vraiment ? Alors il faut croire qu’ici les rideaux bougent sans qu’on y touche. S’il y a des esprits, je vous conseille l’eau bénite...

Tout en parlant, il s’avançait tranquillement le long de l’allée, aussi peu impressionné que possible par la carrure de l’homme qu’il s’apprêtait à écarter lorsqu’une silhouette féminine s’encadra dans le chambranle de la porte : une petite femme vêtue de noir sous un tablier bleu se hâtait de chausser des sabots puis s’élançait sur le chemin boueux en donnant tous les signes d’une vive agitation et en poussant de véritables clameurs :

— Vierge bénie ! Mais c’est M. Tremaine !... Voyons, Urbain, ôtez-vous de là ! Vous ne prétendez pas barrer le passage à M. Tremaine ? Quand donc apprendrez-vous à reconnaître les personnes de qualité ? Entrez, monsieur Tremaine !... Entrez, je vous prie !

Un peu abasourdi par cet accueil tonitruant dont il se demanda s’il n’était pas destiné à annoncer sa présence aux alentours, il salua la vieille fille avec beaucoup de politesse mais sur le même mode :

— C’est bien à Mlle Célestine Mauger que j’ai l’honneur de m’adresser ? brailla-t-il avec tant de vigueur qu’elle recula comme s’il lui avait allongé une gifle.

— Pardonnez-moi, monsieur Tremaine, mais je ne suis pas sourde, fit-elle d’une voix normale. Est-ce que par hasard vous le supposeriez ?

— Peut-être ! N’ayant jamais eu l’avantage de m’entretenir avec vous mais sachant que vous avez eu beaucoup à souffrir au temps des troubles, je pensais en vous entendant vous écrier ainsi que ce pouvait être possible !

Elle eut un petit rire un peu fêlé, cependant que son visage, où tout, à l’exception des yeux sans couleur définie, était uniformément gris, rougissait brusquement :

— Pardonnez-moi ! Je crois que je ne m’en suis pas rendu compte. Voyez-vous, tous ces jours j’ai souffert d’un mal qui m’a rendue aphone et j’ai eu à forcer ma voix pour me faire entendre. La guérison a dû arriver sans que je le sache et je me suis mise à crier. Par ici, s’il vous plaît ! Je vous montre le chemin...

La salle était semblable au souvenir qu’il en gardait depuis cette nuit de l’été 1786 où, après y avoir cherché Agnès de Nerville, il l’avait poursuivie sur la lande et finalement emportée jusqu’à l’église de Saint-Vaast. Là, en présence des seuls témoins et sous la bénédiction bourrue de l’abbé de Folleville, elle était devenue sa femme26. Les deux armoires de hêtre ciré, la grande cheminée de granit surmontée de deux espingoles coiffant d’une voûte d’acier une petite Vierge en vieux Valognes, le grand lit drapé de rouge passé et la commode en bois fruitier supportant un « modèle » de chasse-marée en réduction et deux lampes à huile en cuivre étaient toujours à la même place. Une longue table et quelques chaises complétaient l’ameublement, tout cela entretenu à miracle. Seule, la tapisserie du vieux fauteuil placé au coin de la cheminée montrait de larges traces d’usure.

Comme c’était tout de même le meilleur siège, ce fut celui que l’on désigna à Guillaume après en avoir ôté un bas noir gonflé d’un œuf à raccommodage, mais il refusa d’un geste :

— Je m’en voudrais de vous déranger longtemps, mademoiselle. J’aimerais seulement que vous me permettiez d’examiner les pièces du premier étage et aussi le grenier.

— Pour quelle raison ? Tout est en bon état.

— Vous en êtes certaine ? Voyez-vous, à la suite de la neige que nous avons eue ce matin, je me suis souvenu d’une remarque de mon intendant au moment où vous avez loué cette maison. Il avait, en effet, observé une certaine faiblesse du toit ne présentant aucun inconvénient en temps normal, même par nos grandes pluies, mais qui pourrait causer certains dommages au cas où une forte chute de neige imposerait à la couverture un poids excessif...

L’histoire était peut-être un peu faible, mais Guillaume parait au plus pressé et c’est tout ce qu’il avait trouvé. Cependant, Mlle Célestine laissa percer un léger mécontentement :

— On ne nous a rien dit de tout cela au moment de la location.

— C’est vrai et je vous en demande excuses, mais vous vous souviendrez peut-être que vous étiez fort pressée de vous installer. En outre, la neige est tellement rare par ici que nous avons pensé qu’il n’y avait pas péril en la demeure. Or, malheureusement la neige est là et j’ai tout de suite pensé à venir voir comment les choses se passaient chez vous. Aussi, avec votre permission...

Sans attendre la réponse, il se dirigeait déjà vers l’escalier au fond de la salle mais, avec une vivacité inattendue, la vieille fille le devança et lui barra carrément le passage.

— Cet examen est tout à fait inutile, monsieur Tremaine. Je vous remercie néanmoins de prendre soin de nous, mais ce qui est tombé ce matin est vraiment dérisoire.

— Sans doute, mais d’après mon cocher qui connaît le temps comme personne, nous allons en avoir d’autre et je vous demande de me laisser jeter seulement un coup d’œil. Le cas échéant, j’enverrai du monde dès demain. Je vous avoue que je serais plus tranquille !

— N’en faites rien, je vous en prie ! Des ouvriers nous seraient, en ce moment, d’une gêne extrême et je suis persuadée que nous pouvons attendre le printemps sans trop de soucis...

— Je crains que vous ne preniez là un risque inutile. Et je ne vois pas en quoi des gens connaissant bien leur métier seraient gênants. Ils n’occuperaient guère que le grenier et le toit...

— Oui... mais ils feraient du bruit, de la poussière et ma sœur Eulalie est malade. C’est la raison pour laquelle je ne peux vous laisser monter...

— Malade ? J’espère que ce n’est pas grave, fit Tremaine, soudain rempli de sollicitude.

— Je ne pense pas. Elle a dû prendre froid en allant à Saint-Vaast pour la messe. Ce n’était pas raisonnable parce qu’elle était déjà fatiguée mais elle y tenait tellement !

— Avez-vous fait venir un médecin ? Nous en avons un remarquable de notre côté et je vous enverrais volontiers le docteur Annebrun.

— J’en ai entendu dire grand bien, mais il habite beaucoup trop loin. Si l’état d’Eulalie s’aggravait, je ferais venir le praticien de Quettehou...

Guillaume comprit qu’il était battu. Mlle Mauger n’avait pas bougé d’un pouce et ce dialogue devant un escalier aussi bien défendu allait devenir grotesque. Pourtant, il n’y avait pas que la malade à l’étage. Son oreille particulièrement fine percevait deux voix dont l’une était celle d’un homme mais ne pouvait pas appartenir au valet demeuré à l’extérieur.

Il cherchait comment venir à bout d’une défense aussi opiniâtre quand il entendit ouvrir une porte. Un instant plus tard, des pas pesants faisaient crier les marches puis des pieds apparurent, chaussés de souliers à boucles d’argent au-dessus desquels flottait une soutane noire. Un prêtre ! C’était un prêtre qui descendait ! Un homme déjà âgé, grand et maigre, portant de grosses lunettes brillantes et une barbe grise qui lui mangeait la moitié du visage.

En apercevant un étranger, il fit mine de remonter. Pourtant il se ravisa :

— Je suis navré, Mlle Célestine ! J’ignorais que vous aviez un visiteur, Mlle Eulalie m’a prié de vous demander un autre bol de tisane. Celui de tout à l’heure lui a fait grand bien...

L’interpellée joignit les mains dans un geste de pieuse gratitude.

— Dieu merci, elle se sent mieux ! Je vais lui en préparer tout de suite, monsieur l’Abbé.

Ébauchant un sourire à l’adresse du visiteur, l’ecclésiastique remonta nettement plus vite qu’il n’était descendu, mais, quand il eut disparu, Guillaume n’entendit plus rien : ni pas, ni voix. Comme s’il s’était arrêté en haut de l’escalier pour écouter. Cependant, Mlle Mauger, abandonnant son poste de gardienne, se hâtait d’aller préparer la mixture demandée, bien certaine à présent que son trop zélé propriétaire ne forcerait pas le passage. Tremaine comprit qu’il n’avait plus qu’à partir, pourtant il ne pouvait se résigner à n’en pas apprendre davantage.

— Vous auriez dû me dire que mademoiselle votre sœur recevait les secours de la religion, dit-il avec bonhomie. Je n’aurais pas insisté... Ce prêtre est de vos parents peut-être ?

— Non. Nous n’avons plus du tout de famille, fit-elle en soulevant le lourd coquemar de cuivre pour verser de l’eau bouillante dans une tisanière à fleurs. L’abbé Longuet, que vous venez de voir, est un vieil ami qui était jadis vicaire à la cathédrale de Coutances. La Révolution l’a contraint à l’exil et il s’est réfugié à Jersey d’où il est revenu depuis peu. Nous sommes heureuses, dans notre solitude, de l’accueillir pour quelque temps avant qu’il n’aille se remettre à la disposition du nouvel évêque.

Tandis qu’elle parlait, Guillaume éprouvait la curieuse impression qu’elle récitait une leçon. Les mots s’enchaînaient les uns aux autres sans presque laisser de place à la respiration. Il pensa aussi qu’il pouvait être intéressant de la pousser dans ses retranchements.

— Ne l’avez-vous pas choisie vous-même, cette solitude ? Il me semble avoir entendu dire que vous désiriez avant tout vivre à l’écart.

— Sans doute, sans doute ! C’est à cause de ma sœur. Voyez-vous, monsieur Tremaine, elle était fort jolie autrefois, mais à présent elle ne veut plus laisser voir son visage à personne. Sauf à moi, bien entendu. Les blessures reçues ont laissé des traces si cruelles qu’il faut la profonde tendresse d’une sœur pour y chercher le reflet de l’âme. Vivre au milieu des autres lui serait insupportable : on ne peut pas échapper éternellement à une indiscrétion souvent malveillante. Alors nous sommes venues ici...

— C’est tout de même choisir un bien grand isolement. Il est vrai que vous avez un valet capable de vous défendre. Il paraît solide si sa mine n’est pas vraiment rassurante.

— Urbain ? C’est le meilleur garçon du monde en dépit de son aspect rébarbatif. J’ajoute qu’il est plus un chien de garde qu’un valet. Nous l’avons connu au temps de notre malheur dans la ferme où l’on nous avait recueillies. Il s’est attaché à Eulalie. Elle est si douce... si résignée ! Il se ferait tuer pour elle. A présent, monsieur Tremaine, je vous prie de m’excuser : la tisane est infusée à point et je dois la monter. Merci de votre sollicitude mais je pense que tout ira bien et que le toit ne nous tombera pas sur la tête. Je vous donne le bonsoir !

C’était un congé en bonne et due forme. Elle avait posé la tisanière sur un petit plateau à côté d’un pot de miel et, passant devant Guillaume avec un petit salut de la tête, elle retourna vers l’escalier. Songeur, celui-ci reprit son chapeau, ses gants, sa canne et sortit de la maison. Il traversa le petit jardin sans rencontrer personne. L’aimable Urbain ne se montra pas, ce que Guillaume ne regretta guère.

Avant de se remettre en selle, il jeta un dernier regard à la maison du galérien dans l’espoir de surprendre un détail susceptible d’éclairer un peu l’énigme qu’elle lui posait.

A y bien réfléchir, pourtant, il n’y avait aucune raison de soupçonner ces deux malheureuses. Si le « meilleur garçon du monde » faisait partie de la bande d’assassins qui s’abritait sous le fantôme de Mariage, elles n’étaient pas obligées de le savoir. Et, si elles le savaient, qui pouvait dire si le véritable maître n’était pas cet Urbain, capable de terrifier deux vieilles filles ? Mais la façade grise sous son enchevêtrement de branches demeura muette. Tournant la tête de son cheval, il repartit au pas.

C’est alors qu’il découvrit la cavalière...

Enveloppée d’une grande mante noire qui s’étalait sur la robe sombre du cheval et semblait la prolonger, le capuchon sur les épaules découvrant sa belle tête fière auréolée de flammes, Lorna se tenait immobile sous un arbre penché, un sourire de défi aux lèvres.

En l’apercevant, Guillaume laissa la colère l’envahir. Cette femme insupportable tombait bien : elle allait le soulager de la contrainte qu’il venait de s’imposer !

Lorna vit sa figure devenir rouge sombre, devina qu’elle n’était pas vraiment bienvenue mais, indifférente en apparence, elle poussa sa monture vers lui. Cependant, elle se raidit un peu contre la salve qu’il ne manquerait pas de tirer. Et qui ne tarda guère. La voix de bronze tonna :

— Qui est-ce qui vous a permis de m’espionner ? Avez-vous au moins une raison valable pour justifier votre présence ici ?

— Aucune si l’on s’en tient à votre point de vue, mais c’est vrai que je vous espionnais. Pour m’avoir montré tant de désinvolture et être si pressé, il fallait, selon moi, que vous alliez voir une femme.

— Et en admettant que ce soit le cas ? Voulez-vous me dire en quoi ma vie privée vous regarde ?

Elle eut un lent sourire, ferma à demi ses longues paupières et repoussa de la main une mèche que le vent rabattait sur son front.

— Cela peut paraître étrange mais il me semble, à moi, qu’il est tout naturel que je m’occupe de vous. Les liens qui vous unissaient à ma mère étaient tellement forts ! La mort n’a pas pu les rompre tout à fait puisque je suis là pour les ressaisir.

Guillaume fit avancer Rollon jusqu’à ce que sa jambe bottée frôlât la jupe de la jeune femme, puis lâcha brutalement :

— Marie a été le seul amour de ma vie et j’étais son amant. Vous n’espérez pas prendre sa place, j’imagine ? Vous n’êtes que ma nièce et, croyez-moi, j’aimerais mieux oublier que je dois ce lien familial au traître qui a vendu Québec aux Anglais ! Ce qui a fait de vous une Anglaise par-dessus le marché !

— Je sais, vous détestez les Anglais, mais ne généralisez pas !

— Mon opinion est établie depuis trop longtemps pour qu’elle change jamais ! Quant à vous, ma belle, ne rêvez pas ! Marie était unique ! Elle le restera... J’espère ne pas être obligé de me répéter !

— Il n’est jamais bon de me mettre au défi, Guillaume, mais je ne déteste pas votre attitude revêche. Notre grand Shakespeare à écrit : « Le cœur bat plus délicieusement à relancer un lion qu’à faire lever un lièvre... »

— Je n’ai jamais lu Shakespeare. En outre, cette conversation me déplaît. Finissons-en !... Au fait, non, pas encore ! Qui vous a permis de prendre Selim ? Pour rien au monde Daguet n’aurait accepté qu’il sorte sans mon ordre formel. Vous avez... assommé mon chef cocher ?

Elle eut un petit rire très insolent.

— Pas le moins du monde : je l’ai remis à sa place tout simplement. Les gens de mon rang n’ont que faire des criailleries d’un vieux valet atrabilaire. Je lui ai dit que j’allais vous rejoindre et, puisqu’il s’y refusait, j’ai harnaché moi-même. Vous pouvez constater que je sais m’y prendre.

— C’est possible, mais ce cheval est celui d’Arthur. S’il lui était arrivé quelque chose, il en aurait eu un vif chagrin... et moi je vous aurais jetée dehors ! C’est peut-être d’ailleurs ce que je vais faire. Prosper Daguet est l’un de mes trois plus anciens serviteurs et je ne tolère pas qu’une pécore s’adresse à lui comme à un valet !

— Vous perdez la raison. Jamais personne n’a osé me traiter de pécore et...

— Il y a un commencement à tout et j’ai d’autres qualificatifs qui vous conviendraient tout aussi bien. A présent, rentrons, Miss Tremayne ! Vous pourrez dire à Kitty de préparer vos bagages. Peut-être, d’ailleurs, n’a-t-elle pas encore tout déballé ce qui serait autant de gagné : demain j’aurai le regret de vous mettre en voiture.

Cette fois, elle pâlit. Le masque contracté de Tremaine, ses yeux devenus aussi durs qu’une pierre traduisaient trop bien une exaspération qu’elle devinait dangereuse. Elle sentit qu’elle était allée trop loin et que si elle ne parvenait pas à l’apaiser, il mettrait sa menace à exécution. C’en serait fini alors des projets qu’elle mûrissait depuis leur première rencontre. Il ne lui resterait plus qu’à regagner l’Angleterre pour y devenir enfin la plus désenchantée des duchesses, mais cela elle ne le voulait à aucun prix.

D’un geste péremptoire, Tremaine saisit la bride du cheval pour l’entraîner sur le chemin du retour. L’idée de rentrer en laisse aux Treize Vents où elle souhaitait régner fut plus que n’en pouvait supporter Lorna. Elle éclata en sanglots et s’efforça de retenir sa monture :

— Arrêtez, je vous en prie !... Je... je vous demande pardon... mais ne me renvoyez pas ! En souvenir de ma mère, ne me faites pas cet outrage ! Songez... qu’il atteindrait Arthur...

Il s’arrêta.

— C’est un peu facile de vous abriter derrière lui ! Vous savez que je l’aime...

— ... et je sais, à présent, que vous me détestez, mais laissez-moi rester encore un peu auprès de lui, auprès de vous. Je me suis rendue insupportable, je m’en rends bien compte.

— Indiscrète, surtout, et je ne supporte pas l’indiscrétion ! Oh ! et puis cessez de pleurer ! Je déteste les larmes ! Naturellement, vous n’avez pas de mouchoir ? ajouta-t-il en l’entendant renifler.

— N... on, je suis partie... un peu vite !

Pour toute réponse, il lui tendit le sien et la regarda essuyer ses yeux, se moucher. Elle ressemblait tellement à une petite fille grondée qu’il sentit sa colère s’apaiser en même temps qu’un souvenir venu de très loin remontait des profondeurs de sa mémoire : celui de Marie-Douce quand elle était petite. Un matin, à Québec, la fillette, accusée à tort par sa mère d’avoir cassé un vase — le chat favori de Mme Vergor du Chambon était le coupable — , avait traversé la rue en courant pour se réfugier dans les bras de son ami Guillaume. C’était la première fois qu’il la voyait pleurer et il en avait été bouleversé.

Or, en dépit de ce qu’il venait de dire, il la retrouvait tellement dans sa fille à cet instant où s’effritait le masque mondain qu’il dut se faire violence pour ne pas rééditer le geste d’autrefois : tendre des bras compatissants.

Un reste de rancune le sauva de ce qu’il eût vite considéré comme une simple manifestation de sensiblerie. Néanmoins, il n’eut plus le courage de se montrer impitoyable. Laissant Lorna achever de se calmer, il haussa les épaules :

— Vous avez tout le temps de retrouver votre sang-froid avant que nous n’arrivions, fit-il plus doucement. Je vous en serais même reconnaissant, n’ayant aucune envie que l’on s’imagine que je vous ai frappée !

— Vous me pardonnez ?

— Assez, tout au moins, pour surseoir à l’exécution, fit-il avec ce curieux sourire asymétrique auquel peu de gens résistaient. Peut-être me suis-je montré un peu trop brutal ?...

— Je crois que j’aurais réagi comme vous. Quoi qu’il en soit, je ferai même des excuses à votre Daguet. C’est en effet un fidèle serviteur et la race s’en perd de plus en plus.

Tout en bavardant sur ce mode apaisé, ils s’éloignèrent côte à côte par le chemin tout juste assez large pour le pas accordé de leurs chevaux. Alors, la femme qui, depuis l’étage de la maison, avait suivi leur rencontre cachée derrière un rideau d’indienne verte laissa retomber le pan de tissu qui l’abritait et passa sur son front une main un peu tremblante.

— Est-il possible qu’elle soit revenue ? murmura-t-elle d’une voix basse et anxieuse qui s’adressait à elle seule. Non... non, je suis seulement victime d’une ressemblance ! Celle-ci est beaucoup plus jeune ! En outre elle est rousse ! L’autre avait des cheveux de lin qui faisaient penser au clair de lune. Oh, il faut que je sache !... Il le faut absolument !

Les bras croisés sur sa poitrine, elle fit quelques pas dans la chambre, tournant autour du tapis comme une bête en cage. Au passage, elle prit l’épais voile de crêpe noir où elle cachait son visage prétendument massacré, en fit une boule et le lança dans un coin avec rage. Quelle joie serait la sienne le jour où elle pourrait le rejeter définitivement ! Mais il était à craindre que ce jour ne fût encore lointain. Les temps n’étaient pas encore venus...

Le prêtre que Guillaume avait vu descendre pénétra dans la chambre et contempla le spectacle d’un œil sarcastique.

— Tu as tes nerfs ?

— Pourquoi pas ? C’est mon droit il me semble ?

— Je ne dis pas le contraire. En tout cas, pour l’instant le danger est écarté : Tremaine est parti...

— Je l’ai vu... mais ça ne veut pas dire qu’il ne reviendra pas. Tu ne le trouves pas étrange, toi, ce soudain souci d’un toit qui n’a pas l’air si malade le jour même où cet imbécile d’Urbain s’est aperçu de la perte de son couteau ?

Le prêtre alla s’asseoir près de la cheminée dont il tisonna les bûches avant d’en ajouter.

— Je ne vois pas quelle relation il pourrait y avoir de l’un à l’autre ? C’est une simple coïncidence. Ce que je pense, moi, c’est que vous avez eu tort, Célestine et toi, d’aller vous montrer hier à Saint-Vaast. Tremaine vous y a vues et ça vous a rappelées à son souvenir. Après tout, elle est peut-être vraie son histoire de neige ! La bâtisse est vieille...

— Tu peux penser ce que tu veux, Nicolas ! Moi je ne crois pas aux coïncidences.

— Nous verrons bien.

— C’est tout vu. De toute façon et, si tu veux m’en croire, on se tiendra tranquilles pendant quelque temps. La récolte a été bonne aux Étoupins. Cela nous permet de voir venir. D’ailleurs, s’il se met vraiment à neiger, une nouvelle opération serait une folie : on ne pourrait pas effacer les traces. Par contre...

Elle s’accorda un temps de réflexion en laissant son regard fouiller les flammes qui repartaient à l’assaut du bois crépitant. Son compagnon alla prendre une pipe en terre dans un pot de grès posé sur la table, l’alluma et revint prendre sa place près du foyer.

— Par contre ? reprit-il.

— Quand il est parti, il y avait une femme qui l’attendait sur la route. Elle était à cheval et ils se sont éloignés ensemble. Une très belle dame !

— Et alors ? ricana l’autre. Il a toujours eu du goût de ce côté-là. Et aussi de la chance...

— A ce point-là, ça me paraît beaucoup. Celle que j’ai vue ressemble à s’y méprendre à son ancienne maîtresse, l’Anglaise de Port-Bail dont je t’ai parlé. Et pourtant ça ne peut pas être elle...

— Où veux-tu en venir ?

— Je ne sais pas encore ! Peut-être que l’Anglaise a une sœur, beaucoup plus jeune, bien sûr.

— Tu ne crois pas que t’es en train de te faire des idées ? C’est pas la première fois que j’m’aperçois que ton Tremaine te fait déparler. De toute façon, ça s’ra pas difficile de savoir qui est cette femme. J’ai installé aux Treize Vents de bons yeux et de bonnes oreilles...

— Alors qu’est-ce que tu attends pour aller à l’arbre creux voir s’il y a du courrier ? Sinon, arrange-toi pour les rencontrer, tes « bons yeux ». Il faut que je sache !

— J’irai cette nuit ! Maintenant, si tu veux bien, j’te laisse à ta mauvaise humeur et j’vais boire un godet !

Il se leva et quitta la pièce. Restée seule, la femme se laissa tomber sur son lit et se mit à pleurer. Des larmes de rage et de fureur...

CHAPITRE IX LA MORT EN EMBUSCADE...

Il neigea toute la nuit. Les premiers flocons apparurent dans un crépuscule glauque et ne cessèrent plus de tomber, toujours plus pressés. Aussi, le retour du jour éclaira-t-il un immense paysage blanc dont la vue fit pousser des cris de joie aux garçons. Il leur était bien égal que l’épaisseur de la couche rendît difficile l’ouverture des portes et que le personnel mâle se retrouvât armé de pelles pour dégager au moins les accès de la maison, des écuries, ainsi qu’un petit sentier vers la ferme. Ils allaient pouvoir faire le bonhomme de neige dont se mettent à rêver tous les gamins du monde dès qu’ils voient s’amasser l’indispensable et merveilleux matériau. Aidés de Jeremiah Brent, ils y consacrèrent la majeure partie de la journée après quoi ils firent comme tout le monde et acceptèrent la vie cloîtrée qui allait être leur lot durant quelques jours. Car non seulement la neige ne fondit pas mais chaque nuit en ramenait d’autre et obligeait à recommencer le travail de déblayage... Le froid revenait dans la journée et cédait à la tombée de la nuit.

Élisabeth rongeait son frein. Lorsqu’elle s’était aperçue que Lorna, bravant les défenses de Guillaume et la résistance de Daguet, osait s’emparer de Selim pour se lancer, fort évidemment, sur les traces de son oncle, elle avait éprouvé une véritable fureur dont elle avait épanché une partie sur la tête innocente de Kitty qui se trouvait malencontreusement à sa portée, lui déclarant en termes sans équivoque son intention personnelle de ne pas tolérer qu’une étrangère se comportât en souveraine dans une demeure où elle n’était même pas invitée.

La camériste se contenta de hausser des épaules fatalistes : l’Honorable Lorna Tremayne n’en avait jamais fait qu’à sa tête.

— Je crains qu’elle n’ait été fort mal élevée, Mademoiselle. Lady Marie, continuellement aux prises avec sa propre mère, était bien incapable de dompter une nature aussi indépendante mais je peux assurer à Mademoiselle qu’elle n’est pas méchante. Un peu folle peut-être !

Qu’elle le fût un peu ou complètement importait peu à la fille d’Agnès, bien décidée à entrer en lutte ouverte avec l’intruse. En la voyant rentrer escortée de son père, elle eut un battement de cœur rempli d’espoir : la belle dame avait pleuré ! C’était écrit en toutes lettres sur sa figure et très certainement Guillaume l’avait malmenée.

Hélas, la consolante pensée d’une rupture mourut à peine née : de toute évidence la paix était signée. En outre, avant de monter dans sa chambre, Lorna s’approcha d’elle :

— Nos relations ont bien mal commencé, dit-elle en regardant Élisabeth droit dans les yeux, et je crains d’en être entièrement responsable. Pour cela, je vous offre des excuses comme j’en ai offert tout à l’heure à votre père. Voulez-vous que nous reprenions depuis le début ? Je serais tout à fait désolée que vous gardiez de moi un mauvais souvenir...

Elle tendait une main grande ouverte et son regard était clair. Même si elle n’était pas entièrement convaincue, Élisabeth admit qu’elle était battue et qu’une attitude courtoise s’imposait... d’autant que ce souci du souvenir que l’on pourrait garder d’elle était plutôt encourageant. La visite ne serait pas longue !

— N’en parlons plus ! dit-elle avec un sourire. Je suis moi-même un peu vive et j’ai conscience de m’être montrée peu hospitalière. C’est une faute grave dans notre Normandie. Je me bornerai donc à vous souhaiter la bienvenue aux Treize Vents ! A présent, allez vite vous changer, je vous en prie ! Vous êtes mouillée et il serait tellement regrettable que vous tombiez malade !

Tandis que Lorna gagnait l’escalier, Guillaume qui observait la scène du coin de l’œil vint prendre sa fille par le bras :

— Bravo ! C’était très bien et je suis fier de toi... bien que je sache parfaitement pourquoi tu serais si désolée qu’elle tombe malade. Difficile de souhaiter bon voyage à une agonisante, n’est-ce pas ?

Élisabeth rougit mais se mit à rire et donna une petite tape sur la main de son père :

— Dieu que vous êtes insupportable, Papa, avec votre manie de toujours chercher des sous-entendus !

— Je n’ai pas raison ?

— Si, bien sûr !... mais toute vérité n’est pas bonne à dire. Sérieusement : combien de temps pensez-vous que nous allons la garder ?

— Tu ne l’aimes vraiment pas, hein ?

— Non, je le regrette ! Vous savez comme il m’est difficile de revenir sur ma première impression et hier, elle a été détestable. J’espère que je ne vous fais pas de peine, ajouta-t-elle avec un petit sourire contrit.

— Aucune. Moi aussi je souhaite son départ. Je crois pourtant qu’il va nous falloir un peu de patience. Elle désire que je la conduise à la maison qui était celle de sa mère près de Port-Bail.

— Mais... est-ce qu’elle n’appartient pas à Arthur maintenant ?

— Oui, mais elle veut la voir. Une espèce de pèlerinage en quelque sorte ! Tu dois comprendre qu’il m’est impossible de le lui refuser...

— Quand pensez-vous y aller ?

— Après le 1er janvier, bien sûr. M. Niel doit regagner l’Angleterre vers le 10 ou le 15. Le mieux serait qu’ils voyagent ensemble.

— Vous avez là une excellente idée...

De cette conversation à cœur ouvert, Élisabeth sortit un peu rassurée. Dès l’instant où son père partageait son antipathie et ses préventions, tout était pour le mieux, mais le soulagement, hélas, fut bref.

A l’aube suivante, la maison se retrouvait assiégée par la neige et enfermait ses habitants dans une intimité forcée. La peur insidieuse ressentie par Élisabeth lors de l’arrivée de sa cousine reprit peu à peu possession de son esprit : Lorna, toujours habillée de façon exquise en jouant de velours noirs, de mousselines ou de dentelles neigeuses et de satins irisés d’un ravissant gris clair, semblait s’épanouir comme une fleur de serre dans cette atmosphère calfeutrée.

Sitôt que l’occasion lui en était offerte, elle s’attachait aux pas de Guillaume, demeurant avec lui de longues heures dans la bibliothèque, se faisant montrer les plus précieux de ses livres — des éditions rares qu’un libraire parisien lui procurait — et lire des passages à haute voix, Guillaume s’interrompant de temps à autre pour allumer sa pipe ou aller chercher à la cuisine une tasse de café ou un peu de cidre chaud. Elle se comportait en nièce affectueuse, sans plus, mais en s’annexant ainsi les menus privilèges d’Elisabeth, elle entretenait une colère latente au cœur de celle-ci. Il lui arrivait parfois aussi de chanter en s’accompagnant à la harpe : sa voix souple, chaude bien que légèrement voilée, n’était pas la moindre de ses séductions et il fut vite évident que Guillaume aimait l’écouter.

Cependant elle se montrait d’autant plus charmante envers la jeune fille qu’elle la sentait se raidir. Avec les garçons, elle plaisantait volontiers, jouait aux échecs ou au tric-trac, allant même jusqu’à les défier pour une bataille de boules de neige dont elle rentra aussi mouillée que Jeremiah Brent, son partenaire et plus rayonnante que jamais.

De toute évidence, le jeune précepteur sentait revivre les sentiments passionnés qu’il avait cru étouffer en mettant entre eux la largeur de la Manche. Elle le traitait en ami, le taquinait gentiment et le malheureux retombait peu à peu au pouvoir de la sirène, frissonnant de joie quand les beaux yeux dorés posaient sur lui l’un de ces regards caressants qu’elle semblait réserver à Guillaume.

Bien loin de s’en trouver agacé, celui-ci s’habituait visiblement à cette présence soyeuse et parfumée qui faisait entrer dans sa vie plutôt austère un élément d’autant plus séduisant qu’il joignait à la douceur des souvenirs la nouveauté, presque exotique. Sans bien s’en rendre compte, il respirait avec un plaisir croissant cette féminité délicate et raffinée qui lui rappelait celle de Marie-Douce.

Seuls avec Elisabeth, Potentin, Mme Bellec et François Niel échappèrent à l’emprise de l’enchanteresse. Les deux premiers parce qu’ils demeuraient sous l’influence de leur bizarre aventure du soir de Noël et parce que leur âge, leur expérience aussi leur permettaient de lire presque à livre ouvert dans le jeu de celle qu’ils appelaient la « belle dame » avec une intraduisible nuance de défiance et de mépris. Quant au Canadien, définitivement captif du charme de Rose, il enrageait de se voir cloué aux Treize Vents alors qu’il brûlait de courir à Varanville afin de contempler l’objet de son amour dans son décor familier. Laissant Guillaume et Lorna à leurs causeries intellectuelles, il se réfugiait à la cuisine pour y apprendre de Clémence le plus de détails possible sur sa bien-aimée. Et il restait là pendant des heures, les pieds sur les chenets, la pipe au bec, à boire du vin chaud, à grignoter des pâtisseries et, quand il ne parlait pas de Rose, à évoquer le beau Québec dont il était toujours si fier mais qui, à présent, lui posait un problème secret : s’il arrivait à toucher le cœur de la jolie veuve et à obtenir sa main, consentirait-elle à le suivre jusque là-bas, à quitter une maison, un pays auxquels tous s’accordaient à la dépeindre profondément attachée ? Il en doutait un peu, l’excellent homme, sachant bien que son charme personnel n’avait rien de ravageur et la balance guère de chance de pencher de son côté. D’autre part, il admettait volontiers qu’il lui serait quasi impossible de tout quitter pour venir vivre en Cotentin où il n’aurait pas grand-chose à faire.

Sans doute lui faudrait-il beaucoup de patience et beaucoup d’ingéniosité. Peut-être un partage du temps serait-il possible ? Toutes ces pensées tournaient dans sa tête mais présentaient au moins le mérite d’user les heures...

Le premier jour de janvier — 1803 — , une brise adoucie souffla de la mer et tout le pays se mit à fondre goutte à goutte d’abord puis à grands coups de paquets de neige tombant des branches ou des toits avec un bruit mat. François se frotta les mains : il avait une chance d’aller demander respectueusement à Mme de Varanville la permission de l’embrasser sous le gui. Rien qu’à cette idée, il en tremblait d’émotion...

Dès le matin l’air s’emplit de voix d’enfants : ceux de la Pernelle et de Rideauville qui allaient de maison en maison offrir leurs vœux du « jou d’l’ain » dans l’espoir de recevoir en échange quelques piécettes ou bien des gâteries. Ils chantaient à pleine gorge ce que l’on appelait les « chansons de quête » et qui voulait être béni du Ciel se devait de les accueillir.

Ils n’auraient eu garde d’oublier les Treize Vents qui, avec le manoir d’Ourville et celui d’Escarbosville, étaient les plus grandes demeures de l’endroit. Aussi Clémence Bellec, sachant ce que l’on attendait d’elle, consacrait presque tout son temps, la veille, à préparer des galettes, des craquelins, des gâteaux de toutes sortes, sans oublier les bourdelots, ces poires enrobées de pâte croustillante dont tout ce petit monde se montrait friand. Avec de la crème fraîche et du sucre, elle confectionnait aussi des caramels agrémentés de café ou de noisettes concassées qui, même s’il avait fallu creuser la neige avec les mains pour arriver dans sa cuisine, lui auraient valu la visite des petits quêteurs tant ces bonbons étaient succulents ! De son côté, Guillaume leur distribuait à chacun une pièce d’argent et, pendant un bon moment, le vestibule au lustre duquel pendait la boule de gui enrubannée retentissait des vœux de « Bonne Année et surtout Bonne Santé ! » qui étaient de tradition.

Une autre tradition, affectueuse celle-là, voulait que les Tremaine allassent en chœur présenter leurs vœux à Tante Rose. On ne prenait alors qu’un repas léger vers onze heures puis l’on s’embarquait pour Varanville où un confortable goûter était préparé. Le retour avait lieu au crépuscule mais on rentrait toujours aux lanternes parce que l’on s’arrêtait un instant dans les maisons égrenées sur le chemin pour distribuer encore quelques souhaits.

Ce matin-là et après que les enfants se furent éloignés, Élisabeth courut après son père qui se rendait aux écuries. Elle le rattrapa à mi-chemin :

— Comment allons-nous faire aujourd’hui ? demanda-t-elle.

Il la regarda surpris :

— Faire quoi, mon cœur ?

— Mais... pour aller à Varanville ? Nous n’allons pas emmener toute la tribu embrasser Tante Rose, Alexandre et les petites ?

— Tribu ? fit Guillaume le sourcil interrogateur. Qui entends-tu par là ? Arthur ?

— Vous savez bien que non : c’est mon frère et sa place est avec nous.

— Bien. Alors est-ce que, par hasard, tu refuserais à ce bon François une joie qu’il attend depuis une semaine : offrir ses hommages à notre charmante Rose ?

— N... on ! Mais enfin, il me semble que seule la famille...

— Cesse de tourner autour du pot, Elisabeth ! Ça ne te ressemble pas ! Tu ferais mieux de me dire tout net que tu n’as aucune envie d’emmener Lorna à Varanville. Invoquer la famille me paraît mal choisi : elle est tout de même ma nièce et ta cousine.

— C’est vrai. Aussi je préfère rester ici avec elle parce que je suis certaine que sa venue gâcherait le plaisir de Tante Rose !

— En voilà une idée ! Elle est l’hôtesse la plus gracieuse et la plus accueillante que je connaisse. Pourquoi donc serait-elle seulement contrariée ?

— Parce que vous laissez prendre à la chère cousine des airs de propriétaire qui, peut-être, lui déplairaient... la... blesseraient... que sais-je ? Oh, Papa, ne faites pas l’idiot !...

— Élisabeth !

— Mais c’est vrai ! Comme si vous ne saviez pas que Tante Rose vous est... très attachée ! Et vous voulez installer à sa table cette flamboyante personne qui ne se gêne pas pour vous dévorer des yeux ? Il y a des choses qu’on ne fait pas quand on s’appelle Guillaume Tremaine... et que l’on est mon père !

Assez surpris du ton déterminé de sa fille, Guillaume se contenta de répondre :

— Et que proposes-tu ?

— Je vous l’ai dit. Allez avec les garçons... et M. Niel porter les fleurs à Tante Rose. Moi, je reste ici sous le prétexte d’une indisposition... et je vais demander à Lorna de me tenir compagnie !...

Un instant, Guillaume enveloppa sa fille d’un regard méditatif et finalement lui sourit :

— Fais comme tu l’entends !... Tu as peut-être raison. Moi aussi je tiens beaucoup à Rose...

Tout se passa selon le souhait d’Elisabeth. Étendue sur une chaise longue derrière les fenêtres du petit salon, elle assista au départ des hommes avec un délicieux sentiment de triomphe qui contrebalançait amplement l’inconvénient d’étouffer un peu sous les lainages dont on l’avait enveloppée. François Niel surtout faisait plaisir à voir : vêtu d’une magnifique redingote du bleu de ses yeux et d’une pelisse doublée de petit-gris, presque pâle d’émotion mais l’œil étincelant, il portait comme si c’eût été le saint-sacrement le grand bouquet de lilas blanc — l’une des deux fleurs favorites de Rose — que l’on faisait pousser à son intention, tout exprès pour l’occasion, dans la serre des Treize Vents.

Lorna et Jeremiah Brent regardaient eux aussi et, bien que la jeune femme eût accepté d’assez bonne grâce de veiller sur Élisabeth, son mécontentement était presque palpable. D’autant plus que c’était Guillaume lui-même qui lui avait demandé cette faveur.

Trop intelligente pour ne pas comprendre que sa présence n’était pas souhaitée, elle enrageait d’autant plus que, durant toute cette semaine de semiclaustration, Adam, Élisabeth, Guillaume, sans compter Arthur et Jeremiah avaient eu tout le temps de lui vanter la grâce, le charme, la vitalité et les nombreuses qualités de Mme de Varanville. Elle détestait cette Rose sans la connaître et regrettait fort de n’avoir pu l’affronter sur son propre terrain. Il y avait de la tendresse dans la voix de Guillaume quand il en parlait. Cela ne se pouvait supporter ! Sans doute faudrait-il agir plus tôt que prévu.

Décidée à jouer son rôle de malade avec conscience, Élisabeth choisit de s’endormir. Ou tout au moins de faire semblant, ce qui la dispensait de la conversation. Lorna se rabattit sur le jeune Brent, qui ne demandait pas mieux d’ailleurs, et entreprit de le tyranniser histoire de trouver les heures moins longues. Elle n’eut guère le temps d’exercer ses caprices...

La voiture avait disparu depuis une vingtaine de minutes à peine quand le cabriolet du docteur Annebrun déboucha en trombe de la grande allée et s’arrêta au perron. Élisabeth, qui avait relevé les paupières au bruit des roues sur le gravier, ouvrit des yeux énormes en voyant que la légère voiture était pleine. Arthur et Adam s’y entassaient avec les deux petites Varanville, Victoire et Amélie dont les yeux rouges disaient assez qu’il se passait chez elles quelque chose de grave.

Instantanément elle fut debout, rejetant ses couvertures et ne gardant qu’une écharpe de laine qu’elle enroula autour de son cou en courant à leur rencontre :

— Qu’est-ce qui s’est passé ?... Où sont Père et M. Niel ? s’écria-t-elle, tout de suite terrifiée et imaginant un terrible accident.

— Rassure-toi, ils vont bien, dit le médecin. Ils ont tenu à continuer leur chemin alors que je venais, sur la prière de Mme de Varanville, vous demander de renoncer à votre visite traditionnelle...

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Sautant à terre, Victoire se jetait dans ses bras, secouée de sanglots en hoquetant :

— C’est... c’est Alexandre ! Il est... très malade ! Alors, le docteur voulait nous emmener chez lui mais nous avons rencontré M. Tremaine qui a dit qu’il fallait que nous allions... chez vous.

Le cœur d’Élisabeth se serra. La fillette tremblait contre elle comme un petit animal perdu.

— Malade ?... Alexandre ?... mais qu’est-ce qu’il a ?

— La variole ! fit Annebrun.

Sans s’arrêter à l’exclamation horrifiée poussée par la jeune fille et par Potentin arrivé au perron derrière elle, il raconta que, la nuit précédente, l’un des valets de Varanville était venu lui demander de se rendre d’urgence au manoir : Alexandre, qui était souffrant depuis trois ou quatre jours, avait une forte fièvre et délirait.

— A cause de la neige, sa mère ne m’a pas appelé plus tôt mais je crois qu’on peut remercier le Ciel que le passage soit possible depuis cette nuit. Je suis arrivé au petit jour. Le diagnostic a été vite fait : l’éruption s’annonce déjà. C’est alors que j’ai proposé de prendre les enfants. Mme de Chanteloup se trouve à Varanville et, comme elle est souffrante, il ne pouvait être question qu’elle reparte avec les petites.

— Si je comprends bien, l’idée de les conduire chez nous ne vous a pas effleuré. Et si vous n’aviez pas rencontré Père, vous alliez confier ces malheureuses à votre Sidonie si revêche ?... Ne pleurez plus mes chéries ! ajouta Élisabeth en prenant Victoire et Amélie chacune par une main. On va aller tout de suite à la cuisine demander à Clémence de nous faire un bon chocolat... Pendant ce temps-là, Béline vous préparera une chambre. Et puis nous ferons une prière pour... notre Alexandre !

Sa voix se fêla en prononçant le nom de son ami d’enfance, son presque frère, son jumeau atteint de cette horrible maladie. Lui qui était si beau !... Qu’en resterait-il, s’il survivait, après la guérison des affreuses pustules ?

Le cœur lui manqua soudain et elle se détourna pour cacher ses larmes. Arthur, alors, s’empara de Victoire tandis qu’Adam se chargeait de son amie Amélie :

— Laisse ! dit le premier. Adam et moi on a aussi envie de chocolat ! Le docteur t’expliquera pour Père et M. Niel...

Élisabeth rougit brusquement. Elle avait si peur pour Alexandre qu’elle n’avait pas remarqué que Guillaume et François n’étaient pas revenus.

Remonté sur son siège, le médecin allait faire tourner sa voiture quand elle s’élança à la tête du cheval pour le retenir.

— Où sont-ils ? Ne me dites pas qu’ils sont allés là-bas tout de même ?

— Bien sûr que si ! répondit-il avec un soupir à coucher les arbres. Quand j’ai conseillé à ton père de rentrer, il a pris son œil de granit et m’a déclaré qu’il ne voyait aucune raison de ne pas remettre à Mme de Varanville les fleurs qu’elle aime. D’ailleurs son ami François qui, lui, a déjà eu la variole était fermement décidé à y aller. Alors ?... Ils ne tarderont pas, rassure-toi ! Moi, j’y retourne : on a besoin de moi.

— S’il vous plaît. Monsieur le Docteur, attendez-moi !

Avec stupeur, Élisabeth vit Béline, emballée dans sa grande mante à capuchon, un sac en tapisserie à la main, dégringoler les marches en courant. Un instant, elle crut que, terrifiée par ce qu’elle avait dû entendre, elle quittait la maison. Cela ressemblait tellement à cette forte fille un peu molle, un peu bêtasse, parfaitement incolore de surcroît et paniquée en général par le moindre courant d’air, de prendre la fuite à l’approche d’un tel danger ! Mais ce n’était pas du tout ça ! Ce que voulait la gouvernante des enfants Tremaine, c’était qu’Annebrun l’emmène à Varanville :

— Madame la baronne va devoir vider sa maison et aura besoin d’aide pour soigner son fils, déclara-t-elle d’un ton assuré que personne ne lui avait jamais connu.

— Béline ! souffla Annebrun tout aussi surpris qu’Élisabeth. Vous savez ce que c’est que la variole ? C’est la petite vérole et...

— Je sais : je l’ai eue, moi aussi. Et puis... j’aime bien Monsieur Alexandre et de le savoir malade...

Elle eut un hoquet, tira un grand mouchoir à carreaux de sa poche et se moucha vigoureusement sous l’œil incrédule de son ancienne élève. Que Béline pût se hausser au niveau de l’héroïsme la confondait et la touchait. Ainsi elle aimait Alexandre ? Dieu sait pourtant ce que lui et elle avaient pu jouer comme tours pendables à la pauvre créature ! Un élan la jeta vers elle :

— Ma chère Béline ! s’écria-t-elle en l’embrassant. Vous êtes la meilleure femme que je connaisse. Après tout ce qu’on vous a fait subir, j’espère avoir droit, moi aussi, à un peu de votre affection !

— Y a aucun doute là-dessus ! Dépêchons-nous à présent !

Tout en suivant du regard le départ du cabriolet, Élisabeth gravit le perron où elle trouva Potentin. Celui-ci lui sourit avec une telle tendresse qu’elle cessa de se défendre contre l’angoisse et se jeta à son cou en pleurant. Elle ne savait pas très bien ce qui l’effrayait le plus : la peur de ce qui menaçait Alexandre ou bien celle de voir son père... ou Tante Rose ou n’importe quelle autre personne chère à son cœur contracter l’affreuse maladie. Le vieil homme la laissa pleurer un moment en se contentant de tapoter doucement son épaule puis il affirma :

— Le jeune Alexandre guérira, j’en suis certain. Quant à notre maître, il a vécu aux Indes où les pires maladies courent les villes et les grands chemins. Il n’a jamais rien attrapé... Allons, venez prendre vous aussi quelque chose de chaud ! N’oubliez pas que vous êtes souffrante ! ajouta-t-il avec un demi-sourire en coin.

En rentrant dans la maison bras dessus, bras dessous, ils trouvèrent Lorna debout au seuil du salon.

— Quelle étonnante guérison ! s’écria-t-elle. La seule approche d’un médecin suffit à vous remettre sur pied, cousine ? Seulement cela pourrait bien ne pas durer...

Et, soudain, elle glapit positivement :

— Vous n’êtes pas un peu folle de recevoir ici des enfants sortant tout droit d’une maison contaminée ? Nous allons tous récolter cette horreur et ce sera de votre faute !... Ma parole, vous êtes tous inconscients !

Serrant autour d’elle la grande écharpe de laine abandonnée par Élisabeth, la jeune femme, visiblement épouvantée, tremblait comme feuille au vent. Presque pitoyable, tout d’un coup, elle n’inspira pourtant à Élisabeth qu’un immense dédain.

— Alexandre de Varanville était ici, au milieu de nous, le jour de Noël, donc il y a juste une semaine, fit-elle en haussant les épaules. Si nous devons être malades nous le serons. Et, que cela vous plaise ou non, ses petites sœurs resteront ici. Quant à vous, si vous avez trop peur, vous avez un moyen bien simple : demandez que l’on prépare votre voiture. En se pressant un peu votre femme de chambre devrait boucler vos bagages en une heure et vous pourrez faire un assez bon bout de route avant la nuit...

Ayant dit, elle poursuivit son chemin en direction de la cuisine mais la voix furieuse de Lorna, dont la colère venait de chasser la peur, l’atteignit avant qu’elle n’en eût franchi la porte.

— Quittez un peu vos grands airs, ma petite ! Vous n’êtes pas la maîtresse ici, même si votre père a la faiblesse de vous le laisser croire. Ce n’est pas vous qui me chasserez de cette maison où je me plais !

— Qui parle de vous chasser ? fit la jeune fille sans même se retourner. Vous craignez de tomber malade ? Vous n’avez qu’à vous en aller ! C’est aussi simple que ça...

Guillaume revint avant la tombée de la nuit mais revint seul. François avait réussi à convaincre Rose d’accepter son assistance pour soigner son fils. En même temps qu’elle confiait ses filles au docteur Annebrun, elle avait aussi expédié tout son personnel intérieur à Chanteloup à l’exception de Marie Gohel qu’aucune force humaine n’aurait pu arracher à sa cuisine. Celle-ci avait même obligé son vieux Félicien à partir avec les autres sous prétexte de les surveiller. Réduite à elle-même et ne pouvant guère compter sur l’octogénaire Mme de Chanteloup qui d’ailleurs ne quittait pas son lit, Rose se trouvait — et par sa seule volonté ! — plutôt démunie. Aussi agréa-t-elle l’offre du Canadien aussi simplement qu’elle était faite mais non sans émotion :

— Elle n’a pas voulu de moi parce que je n’ai encore jamais eu cette saleté de maladie, confia Tremaine à Potentin avec amertume et pourtant je ne pouvais me résoudre à la quitter ! Si tu la voyais ! Elle est ravagée de douleur et d’anxiété pourtant elle s’efforce de le cacher pour s’inquiéter des autres. Pauvre petite Rose ! Elle... elle ne m’a même pas permis de baiser sa main. Oh, mon Dieu ! Que faire pour lui venir en aide ?

— Est-ce que Béline n’est pas arrivée ?

— Si et cette brave fille m’a mis un peu de baume au cœur ! Elle était tout à fait comme ce matin et cependant j’ai cru lui voir une auréole et des ailes dans le dos ! Qui eût dit, mon Potentin, que nous avions ici une vraie sœur de charité ?

— On a de ces surprises quelque fois... Naturellement, vous n’êtes pas entré chez Monsieur Alexandre ?

— Tu penses bien que sa mère ne l’a pas permis. Je n’en sais guère plus que ce que vous a dit le docteur : il a une fièvre effrayante et de terribles maux de tête. Rose pense qu’il a pris le mal à Paris. Il y aurait eu un cas à son école...

— Et ils n’ont pas mis tout le monde dehors ? Décidément cette fichue Révolution en chassant Dieu a tué non seulement tout sens moral mais aussi celui des responsabilités... Au fait est-ce que M. Niel n’aurait pas besoin qu’on lui porte quelques affaires puisqu’il reste au château ?

— Si, bien sûr ! Veux-tu t’en charger ? Je viens de dire à Daguet de faire seller pour envoyer là-bas un de ses garçons. Où est la famille ?

— Les petites sont à la cuisine avec les garçons et Élisabeth. Tout ce petit monde s’est réfugié autour du tablier de Clémence comme autour d’un génie tutélaire. Elle leur fait des beignets aux pommes en leur racontant des histoires...

— Elle a raison, c’est la meilleure manière de leur donner chaud au cœur et au corps. Ma nièce n’est pas avec eux, j’imagine ?

— Dans la cuisine ? Vous voulez rire ! Elle doit être enfermée chez elle à triple tour, dit Potentin avec un mépris qu’il ne songea même pas à dissimuler. Depuis l’arrivée des petites, elle est morte de peur qu’elles n’apportent la maladie jusqu’ici.

— Laissons-la ! On lui y servira même ses repas si elle le désire ! Moi je vais me reposer dans la bibliothèque... mais un peu de café me ferait plaisir !

Et la solitude plus encore peut-être... Inquiet et d’humeur noire, il se reprochait comme une trahison les moments charmants passés auprès de Lorna alors que Rose, isolée par la neige, était déjà aux prises avec la maladie. Que la trop belle nièce eût choisi de s’enfermer était une excellente chose : il n’avait aucune envie de la voir.

Hélas, en ouvrant la porte de son refuge, il sut tout de suite que la détente de ce moment lui serait refusée. Le parfum complexe et légèrement enivrant qui flottait dans l’air n’appartenait qu’à Lorna... Contrarié, tenté de se retirer, agacé par l’idée qu’il allait falloir causer, il ne put cependant résister à l’attrait chaleureux de la grande pièce familière, si accueillante après ce retour solitaire dans le froid et la tristesse d’un soir d’hiver avec pour compagne la crainte de voir mourir un enfant dans d’effroyables conditions. Le reflet des flammes de la cheminée dansait sur les boiseries rousses et les ors des reliures. Les grands rideaux de velours rouge opposaient leur barrière aux ténèbres extérieures et rendaient plus désirable encore ce havre de paix. Après tout, il s’agissait seulement de le reconquérir et Guillaume entra d’un pas décidé : il suffirait de prier courtoisement la jeune femme de le laisser jouir seul de son cabinet de travail.

Un instant, d’ailleurs, il crut s’être trompé et que seul le parfum s’était attardé tant la qualité du silence était profonde. Pourtant Lorna était bien là. Seulement, elle dormait...

Pelotonnée dans un fauteuil un peu en retrait de la cheminée pour soustraire son visage à la chaleur, elle s’était assoupie en laissant glisser le long de sa robe le livre qu’elle lisait, sa joue appuyée sur sa main. Pourtant son sommeil n’était pas paisible : les coins de la bouche avaient de petits frémissements nerveux qui remontaient jusqu’aux paupières ourlées de cils immenses, mais Guillaume se garda bien de l’éveiller. Il tira doucement un siège et resta là, en face d’elle pour mieux la contempler : jamais elle n’avait autant ressemblé à Marie ! Cela tenait sans doute aux yeux fermés et au fichu de dentelle blanche dont s’enveloppait sa tête. Les différences avaient disparu et Guillaume goûta durant quelques instants la merveilleuse illusion de retrouver la bien-aimée dans tout l’éclat de son printemps.

Soudain, Lorna se mit à gémir et s’agita. Comprenant qu’elle devait faire un cauchemar, Guillaume se leva pour poser sa main sur son épaule.

— Réveillez-vous ! ordonna-t-il doucement. Vous faites un mauvais rêve...

Elle ouvrit de grands yeux égarés puis jaillit du fauteuil, lui entoura le cou de ses bras en se serrant contre lui. Machinalement il referma les siens sur ce corps qu’il sentait trembler comme sous un vent glacé. Elle éclata en sanglots :

— Emmenez-moi, Guillaume, je vous en supplie ! Emmenez-moi d’ici !... Je ne veux pas être malade... et puis mourir ou devenir affreuse ! Je ne veux pas, je ne veux pas !...

Elle criait à présent, au bord de la crise de nerfs. Alors, dénouant de force l’étreinte convulsive, il écarta la jeune femme, la gifla posément par deux fois tout en la maintenant debout de sa main libre puis la rassit dans le fauteuil. Suffoquée, elle eut pour lui un regard horrifié.

— Vous m’avez frappée ?

— C’était le seul moyen de vous calmer. Pardonnez-moi si je me suis montré brutal mais vous en aviez besoin. Je suis certain que vous faisiez un songe effrayant...

— Oui... Oh !... c’était atroce ! Mon visage... mon corps... tout était couvert de plaies suppurantes et, près de moi, il y avait une femme qui riait, riait... Elle disait... « Si tu n’étais pas venue ici, tu ne serais pas en danger mais tu l’as voulu et à présent tu vas payer !... » Et elle riait de nouveau avec une affreuse méchanceté...

— Une femme ? Comment pouvez-vous en être sûre ? Ressemblait-elle à quelqu’un que vous avez déjà vu ?

— Non. Son visage était flou, ses yeux ressemblaient à des nuages d’orage et elle avait de longs cheveux noirs mais je sentais qu’elle me détestait. Sa haine avait quelque chose... de palpable ! Oh Guillaume, je ne peux pas rester ici où il m’arrivera malheur ! Emmenez-moi chez ma mère, je vous en prie !

— Chez votre mère ?... Vous voulez dire aux Hauvenières ? C’est impossible, voyons !

— Pourquoi ? Vous m’avez dit que vous avez fait entretenir la maison et Mère y a vécu plusieurs mois, même en hiver...

— Sans doute et je vous ai promis de vous y conduire, mais le moment me paraît mal choisi. Il fait nuit, nous sommes en janvier et, avec toute cette neige, les chemins, croyez-moi, sont presque impraticables. En outre il y a plus de treize lieues...

— Ça m’est égal ! Je veux y aller tout de suite ! Les fillettes qui sont arrivées tout à l’heure apportent le mal avec elle.

— Vous êtes complètement folle ! tonna Guillaume outré. Elles sont aussi saines que vous et moi. D’ailleurs le malade lui-même était ici il y a une semaine...

— Je sais. Votre fille me l’a dit avec une espèce de plaisir sauvage. Comme si elle espérait que nous allions tous tomber !... Moi, je ne veux pas !

— Aucun de nous ne le veut mais c’est notre devoir... et ma volonté d’accueillir ceux qui ont besoin de notre affection et de notre aide. Vous êtes la seule ici à mourir de peur.

— La seule aussi, sans doute, qui n’ait pas droit à votre affection, ni à votre aide ! dit-elle avec une amertume qui fit sourire son interlocuteur.

— Je ne vous permets pas d’en juger mais, si vous craignez à ce point, il existe une solution bien simple : regagnez Paris jusqu’à ce que le danger soit passé. Vous nous reviendrez ensuite... aux beaux jours !

— C’est ce que vous souhaitez, n’est-ce pas ? Vous débarrasser de moi ? Je n’y suis pas encore prête. Et, je vous l’ai dit : je désire passer quelque temps aux Hauvenières.

— Comme vous voudrez ! Je vais donner des ordres. Potentin vous conduira demain avec Kitty. Il connaît le chemin aussi bien que moi...

— Je ne veux pas y aller avec lui. C’est vous qui devez m’y faire entrer pour la première fois. J’y tiens essentiellement.

— Alors vous attendrez !

— Je n’en vois pas la raison. Si votre majordome peut m’emmener, pourquoi pas vous ?

— Parce que je ne m’éloignerai pas d’ici tant que le petit Varanville sera en danger ! Parce que je veux pouvoir me rendre là-bas chaque jour prendre des nouvelles et aider une femme qui, croyez-moi, en a beaucoup plus besoin que vous !

— Cette fameuse Tante Rose ! ricana Lorna. Ma parole, vous en êtes tous coiffés ! Même mon Arthur ! J’aimerais savoir ce qu’elle a de si extraordinaire ?

— Elle a que nous l’aimons tous profondément et moi plus que tous les autres peut-être ! C’est à la fois une grande dame et une femme adorable. Mieux vaut que vous ne la rencontriez pas : je ne crois pas que vous pourriez vous comprendre... Entrez !

On avait, en effet, gratté à la porte. Potentin parut, digne et imperturbable dans son habit de velours vert sapin, portant sur un petit plateau d’argent une cafetière, une tasse et un sucrier.

— Votre café, Monsieur Guillaume !

— Pose-le là ! fit celui-ci en désignant sa table de travail derrière laquelle il passa avant d’adresser un mince sourire d’excuse à sa nièce. Vous voudrez bien me pardonner, ma chère Lorna, mais j’ai à parler à Potentin. Nous nous reverrons au souper. Soyez certaine que je tiendrai ma promesse aussitôt qu’il me sera possible.

Force fut à la jeune femme de ravaler sa colère. Serrant plus étroitement l’écharpe bleue autour de ses épaules, elle fit une sortie de reine offensée que Guillaume salua d’une brève inclinaison du buste avant de s’installer dans son grand fauteuil de cuir noir et devant la tasse que Potentin remplissait avec des gestes d’officiant à l’autel.

Poussant un soupir de soulagement, il porta la tasse à ses lèvres emplit sa bouche d’une voluptueuse gorgée, leva délicatement un sourcil surpris, but de nouveau, posa une main sur la cafetière et finalement offrit à son vieux majordome un sourire sardonique.

— Je ne savais pas que le chemin était si long de la cuisine à ici. On ne peut pas dire qu’il soit brûlant, ce café.

— Il l’était lorsque Clémence l’a versé, dit Potentin sans se démonter, et la cuisine n’a pas reculé au fond du parc. Seulement, quand il fait mauvais temps quelque part, il est prudent d’attendre que l’orage se calme.

— D’attendre... derrière la porte ?

— Par exemple...

— Tu as... tout entendu ?

— Je crois.

— Et tu penses ?

— Que plus tôt Miss Tremayne aura quitté les Treize Vents, mieux cela vaudra pour tout le monde. Il y a ici quelqu’un qui ne veut pas d’elle...

— Élisabeth ? Il y a longtemps que je le sais.

— Non. Quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui n’est plus de ce monde. Une âme en peine...

— Tu es fou, je pense ? fit Tremaine qui cependant pâlit. Tu n’espères pas me faire croire aux fantômes ?

— A celui-là, si ! Interrogez Clémence si vous ne me croyez pas. Elle vous dira comme moi que Madame Agnès est revenue dans cette maison qu’elle voulait garder à n’importe quel prix.

— Vraiment ? Et... quand s’est-elle manifestée ?

— Le soir de Noël, dans la nuit qui a suivi l’arrivée de Miss Tremayne... et puis ici même il y a un instant...

— Je n’ai rien vu, rien entendu...

— Oh si ! Qui, selon vous, était la femme au longs cheveux noirs de son cauchemar ? Madame Agnès veut qu’elle s’en aille et cette maison ne connaîtra pas la paix tant qu’elle y sera.

— Vous divaguez, toi et Clémence ! Si ce que tu dis est vrai, elle devrait s’en prendre aussi à Arthur.

— Ce n’est pas du tout la même chose. Là où est Madame Agnès, on doit pouvoir faire la différence entre un orphelin menacé et une intrigante...

— Potentin ! gronda Guillaume. Tu ne crois pas que tu dépasses les bornes ?

— Je vous ai toujours dit la vérité et je continuerai même si elle ne vous plaît pas. Pour en finir avec Arthur, souvenez-vous qu’il a sauvé Adam et manqué en mourir... Ça compte pour une mère !

Estimant qu’il en avait dit suffisamment comme cela, Potentin ramassa son plateau et s’en alla.

Les jours qui suivirent furent difficiles, tendus. Délivrés de la neige, les gens des Treize Vents n’en continuèrent pas moins à se comporter comme les habitants d’une ville assiégée. Cette fois, l’assiégeant c’était l’angoisse d’apprendre une mauvaise nouvelle et aussi la peur sournoise de voir le mal frapper l’un d’entre eux. Pourtant, chaque matin, Guillaume sellait lui-même Sahib et galopait jusqu’à Varanville talonné par la terreur de trouver Rose en larmes et la maison en deuil ; se rassurant seulement quand il la voyait ouvrir une fenêtre du premier étage attirée qu’elle était par le bruit allègre des sabots du cheval. Elle ne permettait pas, en effet, qu’il entrât dans le château et c’était de cette hauteur qu’elle lui expliquait les derniers développements de la nuit. Hélas, l’état du malade ne s’améliorait pas. Les maux de tête torturaient le jeune homme ravagé par une fièvre violente et si l’éruption s’était produite, les pustules, peu nombreuses sur le visage, se rattrapaient sur le corps que François Niel et Béline baignaient chaque jour dans l’espoir de faire tomber la fièvre. Pierre Annebrun, acharné à sauver le jeune homme, passait à Varanville tout le temps qu’il ne consacrait pas à ses autres malades, se lavant à fond et changeant de vêtements dès qu’il quittait le château. Aussi, les retours de Tremaine étaient-ils presque aussi tristes que les allers...

Quand il rentrait, il s’enfermait chez lui, incapable de soutenir le regard implorant d’Élisabeth. Les liens entre elle et Alexandre étaient trop étroits pour qu’il ne devinât pas ce que sa fille endurait bien qu’elle mît un point d’honneur à le cacher afin de protéger de l’anxiété et du chagrin, aussi longtemps qu’il serait possible, les deux petites filles dont elle s’occupait presque constamment.

Adam, bien sûr, était aux petits soins pour la petite Amélie et Arthur faisait de son mieux pour s’intéresser aux poupées de Victoire — elle en avait apporté trois — et à ses « histoires de fille ». De ce fait, les petites Varanville ne souffraient pas trop de leur exil. D’abord elles aimaient toutes deux les Treize Vents et leurs habitants et puis, sur la prière de Guillaume, Jeremiah Brent les acceptait durant les heures de cours en adaptant bien sûr son enseignement à leur âge et à leurs capacités. Toutes deux, par exemple, trouvaient très amusant d’apprendre l’anglais avec Arthur comme répétiteur...

Seule, au milieu de ce concours de bonne volonté, Lorna vivait à l’écart. D’autant plus maussade qu’au fond elle se reprochait une peur qu’elle ne parvenait pas à vaincre, elle ne quittait pas sa chambre où Kitty lui montait ses repas, bien décidée à n’en sortir que lorsque tout risque de contagion serait effacé. D’autant plus furieuse, bien entendu, que pas une seule fois Guillaume ne vint frapper à sa porte. Le maître des Treize Vents trouvait même un plaisir pervers à lui laisser ignorer qu’il ne franchissait jamais le seuil de Varanville.

Celui qui vint, au bout du cinquième jour, ce fut Arthur. Profondément mortifié par l’attitude de sa sœur, il ne lui cacha pas sa façon de penser :

— Je ne vous aurais jamais crue aussi lâche ! De quoi avons-nous l’air ? Mère doit avoir affreusement honte de vous !

— Jusqu’au jour de sa mort, Mère a conservé le teint le plus pur qui soit et là où elle est, elle n’a rien à craindre des atteintes de la variole. De toute façon je suis certaine qu’elle aurait eu aussi peur que moi mais qu’est-ce qu’un gamin comme vous peut comprendre aux raisons d’une jeune femme dont la beauté est la plus grande richesse ?

— Pas grand-chose peut-être si ce n’est qu’Élisabeth est nettement plus jeune que vous... et presque aussi belle, pourtant elle ne se réfugie pas dans ses armoires. En vérité Lorna je ne vous comprends pas ? Il vous était facile de vous éloigner et...

— J’ai suffisamment entendu ce genre de refrain, Arthur ! Alors je vous en prie ne l’entonnez pas à votre tour ! s’écria la jeune femme hors d’elle. Il semble que la seule préoccupation des gens d’ici soit de me jeter dehors... même vous ! Je croyais que vous m’aimiez ?

Ému par la petite fêlure qu’il crut discerner dans la voix de sa sœur, il eut un élan vers elle mais elle se réfugia derrière un fauteuil. Le côté puéril de cette retraite le fit sourire.

— Vous savez bien que je vous aime. J’ai été infiniment heureux de votre arrivée et je n’ai d’autre désir que de vous voir heureuse mais...

— Alors, laissez-moi mener ma vie comme je l’entends ! Moi aussi je vous aime... mais nous nous embrasserons plus tard !

— Comme vous voudrez ! Tâchez tout de même de sortir avant Pâques ! Sinon vous finirez par sentir le renfermé !

Et, pour se calmer les nerfs, Arthur claqua vigoureusement la porte.




Il y eut enfin un jour, béni entre tous, où en arrivant à Varanville Tremaine trouva le château sens dessus dessous. En dépit d’un vent frisquet, portes et fenêtres étaient ouvertes lâchant des fumées de soufre à croire que Lucifer venait d’emménager dans l’honnête manoir normand. Au milieu de la cour, Béline brûlait un tas de vêtements, de draps et de linge divers. En le voyant surgir, elle brandit sa grande fourche en signe de bienvenue avant de se remettre à fourgonner dans son feu :

— Monsieur Alexandre est sauvé ! cria-t-elle.

Enfin, il y eut Rose elle-même, amaigrie et pâlie mais rayonnante, qui accourut vers lui dès qu’elle l’aperçut. Il sauta de cheval juste à temps pour la recevoir dans ses bras pleurant et riant de bonheur. La fièvre était tombée et désormais le docteur Annebrun répondait de la vie du jeune homme.

Un long moment, ils restèrent ainsi serrés l’un contre l’autre au point que Guillaume pouvait sentir battre le cœur de la jeune femme. Tandis qu’elle courait vers lui, le grand bonnet qui emprisonnait ses cheveux s’était envolé, libérant leur masse soyeuse où se perdaient les mains et les lèvres de Guillaume. Bouleversé, il allait peut-être en dire plus qu’il ne fallait à cet instant où Rose n’était qu’une mère tout juste sortie de l’enfer, mais, déjà, elle se dégageait et il put voir scintiller les beaux yeux verts qui avaient retrouvé tout leur joyeux éclat.

— Venez vite à la cuisine boire un bon café ! Marie est en train de sortir une fournée de brioches. Nous allons faire la fête !

Elle prit sa main pour l’entraîner et tous deux se mirent à courir comme des enfants vers la grande salle voûtée d’où s’échappait la divine odeur du beurre chaud. Marie Gohel y bourdonnait autour de son Félicien qui, incapable de rester plus longtemps exilé, était revenu de Chanteloup au petit jour poussé par l’une de ces prémonitions comme en ont parfois les vieillards. Il y eut alors une séance d’embrassades générales à laquelle cependant ne participa pas François Niel : Rose l’avait envoyé se coucher et il allait sans doute dormir jusqu’au lendemain.

— Vous n’imaginez pas tout ce qu’il a pu abattre comme travail et le dévouement avec lequel il a soigné mon Alexandre ! C’est un homme merveilleux, Guillaume, et je ne vous féliciterai jamais assez d’avoir un ami comme celui-là ! Par contre, ajouta-t-elle en ouvrant ses mains en un joli geste d’impuissance, je ne sais pas du tout comment je pourrais le remercier.

Guillaume le savait bien, lui, et il en était un peu effrayé. Fallait-il que l’amour de François pour cette jeune femme rencontrée une seule fois fût profond pour qu’il prît de tels risques ! Pourtant, ce n’était pas à lui de révéler le secret du Canadien surtout si Rose était, comme il le pensait, à cent lieues d’imaginer quels sentiments elle inspirait à cet homme calme, placide et plutôt silencieux. Cependant il fallait répondre.

— Tel que je le connais, un simple merci devrait suffire. Pourtant si, lorsque votre maison sera redevenue elle-même, vous l’invitiez à y passer quelques jours entre votre sourire et les confitures de Marie Gohel, je crois qu’il se sentirait comblé.

Mais Rose, braquant sur lui un vert regard scandalisé, lâcha :

— Vous rêvez, Guillaume ? Il y a plusieurs jours déjà que François sait que Varanville lui est désormais grand ouvert, qu’il peut y rester aussi longtemps et y revenir aussi souvent qu’il le voudra. Après ce qu’il a fait, je serais la dernière des ingrates si je ne le considérais pas comme un véritable membre de la famille. D’autant que Marie l’adore et qu’Alexandre, peu facile à séduire cependant, lui voue une véritable affection !

Aïe !... Qu’il était donc désagréable le petit pincement que Tremaine ressentit dans la région du cœur. Incapable de l’analyser clairement, il choisit de l’ignorer pour mieux y songer lorsqu’il aurait récupéré le calme de sa tanière au milieu des livres. Et il se contenta de répondre :

— Je ne sais que vous dire, Rose. Vous trouverez bien sans moi. Après tout, il se peut qu’à présent vous connaissiez François mieux que moi. Nous avons mis tant d’années à nous rejoindre...

En quittant son amie, Guillaume emportait la curieuse — et désagréable ! — impression qu’on lui avait volé quelque chose. Il se sentait mécontent de tout, de tous et de lui-même plus encore que du reste. Pas question pourtant d’en vouloir à François : il s’était lancé au secours de celle qu’il aimait sans songer un instant qu’il pouvait y laisser la vie. En effet, Pierre Annebrun doutait fortement qu’il eût jamais contracté la variole, appuyant son diagnostic sur le fait que « ça laisse toujours une trace ou deux, cette cochonnerie ! ».

Or François possédait le visage le plus rose et le plus frais qui se pût voir. Quant à Rose comment lui reprocher d’avoir été touchée par un tel dévouement ? Sans compter que le Canadien avec ses yeux bleu gentiane, son sourire affable, sa constante bonne humeur et sa silhouette vigoureuse d’homme habitué à vivre au grand air pouvait séduire une femme : « On a le même âge, songea-t-il, alors pourquoi donc ne le préférerait-elle pas à moi ? » De ses expériences passées, il avait appris qu’une fille d’Eve cachait une large part d’imprévisible et qu’un homme normalement constitué aurait toujours du mal à s’y retrouver.

Lorsqu’il arriva chez lui, il aperçut Lorna. Elle se tenait debout derrière sa fenêtre fermée, à demi cachée par le double rideau, et il sentit croître sa mauvaise humeur. Il l’avait oubliée, celle-là, et pourtant Dieu sait qu’elle lui empoisonnait la vie ! Elle était un brandon de discorde dans sa maison et aussi dans son âme : en sa présence, il était toujours partagé entre l’envie de la battre... ou de lui faire l’amour. Il lui était même arrivé de rêver qu’il faisait les deux, ce qui constituait tout de même une curieuse attitude familiale, mais sa beauté flamboyante était de celles qui ne laissent guère indifférent. Une chose était certaine, en tout cas : le jeune Brent était follement amoureux d’elle.

Arrêtant Sahib près des écuries, Tremaine s’accorda le loisir de contempler un instant son manoir enveloppé par une bruine qui ne parvenait pas à éteindre le doux éclat des pierres blondes ni l’élégance des lignes. Une belle demeure en vérité où, en dépit des convulsions extérieures et des difficultés, il avait fait bon vivre entre les enfants et les quelques amis. La paix que l’on y goûtait lui était toujours apparue d’une qualité exceptionnelle. Cette paix, il voulait la retrouver. Après tout un homme de son âge avait le droit de vivre tranquille !

— Quelles sont les nouvelles ce matin, Monsieur Guillaume ?

Il baissa les yeux, vit Daguet à la tête de son cheval, ses yeux inquiets et la grosse ride soucieuse creusée entre ses sourcils. Du coup, il eut un peu honte : au lieu de se pencher sur ses états d’âme, il aurait mieux fait de se rappeler qu’il était un messager de joie, même s’il n’en avait vraiment pas l’air. Sa figure s’éclaira d’un seul coup :

— Les meilleures du monde, mon ami ! clama-t-il en faisant passer sa jambe abîmée — elle le gênait toujours un peu par temps humide — par-dessus l’arçon de la selle. Le jeune Alexandre est tiré d’affaire et Varanville est dans la joie.

— Pas d’autres cas ? Madame la baronne va bien ?

— A merveille ! Quant à Monsieur François et à notre Béline, l’un dort et l’autre est en train de brûler tout ce que le malade a pu toucher...

Le quadrille d’enfants accourut à sa rencontre, suivi d’Élisabeth et de Potentin. La nouvelle fut saluée par des acclamations et des larmes que la jeune fille courut cacher dans sa chambre : elle avait besoin d’être seule pour mieux laver l’angoisse accumulée durant tous ces jours. Potentin émit l’idée d’arroser de vin de Champagne le menu de ce soir que très certainement Mme Bellec voudrait à la mesure de l’événement. Cela faisait d’ailleurs partie des traditions de la maison et Guillaume approuva avec un peu d’amusement : Potentin ne perdait jamais une occasion de sortir le champagne...

Guillaume revenait vers sa maison une main appuyée sur l’épaule de chacun de ses fils quand Arthur se dégagea :

— Avec votre permission, Père, je vais aller annoncer la nouvelle à ma sœur. Il est grand temps qu’elle sorte de son repaire si elle ne veut pas se couvrir de ridicule... et continuer à vous déplaire.

— Pourquoi veux-tu qu’elle m’ait déplu ? Parce qu’elle a peur ? Qui pourrait reprocher à une jolie femme de craindre pour sa beauté ? C’est une faiblesse bien naturelle !

L’étroit visage aux traits déjà affirmés et même un peu sévères du jeune garçon s’éclaira d’un faible sourire.

— Merci de votre indulgence mais, justement, Lorna n’est pas une femme à faiblesses : elle est forte au contraire, hardie, audacieuse même quand un obstacle se présente parce qu’elle ne les supporte pas. Moi il y a d’autres choses que je n’admets pas : c’est par exemple l’offense qu’elle a infligée à Victoire et à Amélie en les traitant en pestiférées. Alors, si elle ne soupe pas avec nous ce soir, moi je ne m’assiérai plus à la même table qu’elle !

Un peu suffoqué, content aussi de la détermination du gamin, Guillaume murmura seulement :

— Comme tu voudras.

Mais, alors qu’Arthur allait escalader le perron en courant, il le rappela :

— Pour faciliter tes négociations, tu peux lui dire aussi que je suis prêt à l’emmener aux Hauvenières quand elle le désirera... et que l’état des chemins le permettra...

Quelques minutes avant que l’on ne passe à table, Lorna, vêtue de moire lilas mais les épaules nues comme pour un souper à la Cour, son long cou mince emprisonné dans un haut collier de perles et de camées anciens, fit une entrée royale qui médusa tout le monde.

Sans avoir l’air de s’en apercevoir, elle alla droit aux deux petites Varanville qui la regardaient avec émerveillement, se pencha sur elles et les embrassa :

— Je suis vraiment heureuse de vous rencontrer enfin, dit-elle et plus encore de savoir votre frère hors de danger. Vous ne me tiendrez pas rigueur, j’espère, d’avoir différé si longtemps ? J’étais trop souffrante pour me sentir vraiment moi-même.

Puis, sans attendre la réponse, elle fit volter sa traîne soyeuse pour se tourner vers Guillaume :

— M’offrirez-vous votre bras, mon cher oncle ? Il n’y a rien que j’aime autant qu’une fête de famille et je me sens une faim énorme... comme si j’arrivais d’un long voyage...

On aurait vraiment dit une reine au milieu de ses sujets et Guillaume pensa qu’elle ne manquait pas d’audace, mais Arthur était content et, au fond, c’était le principal. Et puis le spectacle qu’elle offrait ne manquait pas d’agréments...

CHAPITRE X LA NUIT DES HAUVENIÈRES

La grille ne grinça qu’à peine lorsque Guillaume la poussa. Assise dans le cabriolet, Lorna regardait de tous ses yeux la longue maison basse dont l’hiver ne parvenait pas à effacer le charme. Emprisonnée dans le réseau de l’antique glycine dont les branches tordues montaient à l’assaut du toit d’ardoises bleues, elle évoquait un visage de femme masqué de dentelle. En ce mois de février, le jardin en sommeil ressemblait à une esquisse au fusain : seuls quelques génévriers et les fers de lance pâles des iris pointant au milieu de feuilles fanées apportaient une note verte annonçant le foisonnement que le printemps ferait jaillir prochainement.

Ainsi que le lui avait indiqué son compagnon, la jeune femme fit avancer la voiture sous les quatre vieux chênes emmaillotés de lichens blanchâtres tandis qu’il refermait puis revenait prendre sa place auprès d’elle. Les yeux attachés au toit, elle murmura :

— Je croyais cette maison inhabitée... pourtant je vois fumer les cheminées...

— Ai-je jamais dit qu’elle était inhabitée ? Il y a un gardien. C’est même celui que votre mère a connu. En outre, je l’ai fait prévenir afin qu’il allume du feu... Tenez, le voilà !

Un homme, en effet, venait vers eux. Épais, solide, le poil grisonnant, un molosse sur les talons, Gilles Perrier n’avait guère changé pendant sa retraite à Jersey où sa mère était morte en 94. Un peu plus taciturne, un peu plus silencieux peut-être. Pourtant, lorsqu’il les leva sur la voyageuse, ses yeux traduisirent une surprise singulièrement éloquente qui arracha un sourire à Guillaume. Ensuite seulement il salua en annonçant que tout était prêt :

— Je commençais à craindre que vous ne soyez surpris par la nuit, ajouta-t-il. Nous allons avoir une tempête...

— Nous nous en doutions un peu : nous avons été obligés de faire un détour à cause d’un arbre tombé en travers de la route.

Tandis qu’il aidait la jeune femme à descendre du cabriolet, celle-ci demanda :

— Qu’est-ce qui est prêt ? Nous n’allons pas passer la nuit dans une maison vide ?

— Vous le verrez bien ! Peut-être, après tout, n’est-elle pas si vide ?

Un brusque coup de vent s’engouffra dans le grand manteau de Lorna qui serra les épaules et se courba un peu en se précipitant vers l’épaisse porte de chêne au-dessus de laquelle les branches formaient une sorte de porche et que le gardien venait d’ouvrir devant elle. La belle lumière dorée dun feu et de quelques chandelles allumées fit reculer le crépuscule. En même temps, une bonne odeur de poulet rôti atteignit les narines de Lorna :

— Oh ! dit-elle seulement en pénétrant dans la salle où toutes choses — enfin presque toutes choses — se trouvaient conformes aux descriptions de sa mère. Revenu, le chevalier de Malte qui, depuis son cadre aux ors rougissants, toisait toujours les visiteurs d’un œil dubitatif. Revenus, la petite table avec son écritoire, la bibliothèque, les chandeliers d’argent sur la commode-tombeau si joliment marquetée, les fauteuils de bois garnis de coussins et les belles faïences anciennes où Marie aimait à disposer les fleurs cueillies dans son jardin. Seules les armes collectionnées par le « cousin Théophile » étaient restées introuvables : en temps de révolution, tout ce qui peut servir à trucider son semblable présente trop d’intérêt pour qu’on le laisse au mur.

Arrêtée au seuil, Lorna contemplait le décor à la fois chaleureux et rassurant qu’une petite table toute servie complétait heureusement.

— Je ne comprends pas, fit-elle en tournant vers Guillaume son regard interrogateur.

— C’est pourtant simple : je savais chez qui se trouvaient les meubles et la plupart des objets vendus par votre mère. Je n’ai eu qu’à les racheter et les remettre en place.

— Si simple que cela vraiment ? Lorsque l’on achète des choses qui vous plaisent, on n’a pas souvent envie de les revendre ?

— A moins que l’on n’ait pas le choix.

Buhot, en effet, ne l’avait guère lorsque, à la veille de son arrestation à la fin de l’an III (1795). Guillaume Tremaine, un portefeuille bourré d’assignats d’une main, un pistolet de l’autre, était venu le sommer de lui rendre les meubles de sa bellesœur. A cette heure dramatique pour lui, l’ancien notaire devenu par cupidité l’agent du Comité de salut public et le complaisant bras droit du sinistre Lecarpentier, le « bourreau de la Manche », s’efforçait de gagner de vitesse ses nombreux ennemis et faisait ses bagages pour fuir dans la nuit.

L’argent qu’offrait Tremaine était le bienvenu et Buhot rédigea sans hésiter la vente des objets réclamés. Sans pourtant se défendre d’une remarque acerbe :

— Pourquoi vous donner la peine de payer ce que vous pourriez prendre demain sans la moindre gêne ?

— Parce que, contrairement à votre habitude, vous aviez acheté régulièrement les meubles de lady Tremayne et que je suis toujours honnête même avec les fripouilles. En outre, il est possible que la foule pille et brûle un peu votre logis — vous lui avez si bien montré comment on fait ! — et moi je ne veux pas récupérer des débris. Je vais de ce pas à la mairie faire enregistrer la vente et, demain, j’emporte tout cela !

En réalité, Buhot ne devait rester que quelques mois en prison. Il n’avait pas de sang sur les mains et l’on n’avait guère à lui reprocher que des vols, des exactions et des brutalités sans conséquence. D’autre part, sa voisine d’en face, Mme Linière, vint témoigner en sa faveur. Pendant tout le temps des troubles, elle avait caché chez elle un prêtre autour duquel se réunissaient fréquemment des fidèles en si grand nombre qu’ils emplissaient toute la maison et débordaient presque la porte de la rue. Buhot voyait tout cela et cependant il ne dit jamais rien...




— Ainsi, tout est comme par le passé ? murmura Lorna impressionnée en abandonnant son manteau aux bras d’un fauteuil pour s’avancer vers la grande cheminée de granit où elle resta debout, les mains nouées sur sa poitrine, à regarder les flammes.

— Pas tout à fait. Seule cette pièce et la chambre de Marie ont retrouvé leur décor à peu de chose près. Je n’ai pas remeublé les deux autres chambres. Quant à ces tapis indiens, ajouta-t-il en montrant du pied les deux rectangles de laine aux couleurs vives étalés sur les carreaux rouges bien cirés, ils viennent des Treize Vents.

Le nom la fit tressaillir.

— Des Treize Vents ? Ici ?

— Pourquoi pas ? Le véritable maître de cette maison, c’est Arthur. Si j’ai tout remis en état, c’est pour lui...

— C’est vrai, j’oubliais...

Gilles Perrier entrait à cet instant avec les sacs de voyage après avoir mis la voiture à l’abri et donné au cheval les soins nécessaires. Guillaume s’empara des bagages et se dirigea vers l’escalier.

— Venez voir votre chambre ! dit-il. Vous pourrez vous y rafraîchir un peu avant de redescendre souper. Si j’en crois mon nez, le poulet n’est pas loin d’être cuit.

— Vous avez bien un quart d’heure tout de même, accorda le gardien.

En dépit de l’insouciance enjouée qu’il affectait, Guillaume ne put se défendre d’une émotion qui lui serra la gorge en faisant pénétrer Lorna dans la chambre où Marie et lui s’étaient aimés si passionnément. Dès l’entrée le vieux miroir placé au-dessus de la table-coiffeuse renvoya leur double reflet et il sentit un frisson courir le long de son dos. Un peu ternie, un peu piquée, la glace verdissait les couleurs. Il crut voir le fantôme de Marie auprès de son ombre à lui. Un coup d’œil à la chambre acheva de l’effrayer : le feu flambait, un candélabre posé sur la table de chevet éclairait la blancheur du lit où la couverture était faite. Il y avait même un petit bouquet de perce-neige dans un vase d’albâtre. En vérité, Gilles Perrier avait fait les choses aussi bien que si une main féminine l’avait guidé. Trop bien peut-être et Guillaume, comprenant soudain quel danger il avait lui-même suscité, se sentit pris d’une folle envie de fuir.

Au prix d’un effort qui lui mit la sueur au front, il réussit à se contrôler mais n’osa pas franchir le seuil. Lorna cependant souriait à cette pièce si doucement intime qui s’offrait à elle.

— C’est charmant, dit-elle. Mais vous, où allez-vous dormir ?

— En bas. Perrier m’y dresse un lit de camp. C’est là que je me suis installé à mes précédentes visites. Il m’était impossible de coucher dans cette chambre...

— N’avez-vous pas dit, tout à l’heure, qu’il y en avait deux autres ?

— En effet. L’une était celle de Kitty, l’autre n’a guère servi. De toute façon, je préfère la solution que j’ai adoptée... Préparez-vous vite ! J’ai grand faim...

Elle ne le fit pas attendre. Quelques minutes plus tard, ils s’attablaient devant la cheminée, autour d’une de ces nappes à carreaux rouges et blancs que Guillaume affectionnait parce qu’elles lui rappelaient son enfance. Une soupière ventrue fumait entre eux deux, mettant une roseur moite à leurs visages. Guillaume servit son invitée mais, tandis que la louche déversait son contenu dans l’assiette à fleurs, la jeune femme posa ses doigts sur la main libre de Guillaume.

— Merci, dit-elle en le regardant au fond des yeux.

Il se méprit sur la signification du mot et suspendit son geste :

— Vous n’en voulez pas ?

— Bien sûr que si ! C’est merci pour tout et surtout pour cette merveilleuse surprise que vous m’avez réservée ce soir. Oh, Guillaume... vous voulez bien qu’ici je vous appelle Guillaume ? Je déteste tellement ce lien de parenté qui me paraît stupide !... Oh, Guillaume donc, vous n’imaginez pas à quel point je me sens heureuse de partager cet instant avec vous. C’est... c’est un moment hors du temps, à l’écart des autres. Je sais qu’un jour Arthur viendra prendre possession des Hauvenières, qu’il y mettra sa marque, mais il ne pourra jamais effacer cette soirée.

Il sourit aux beaux grands yeux humides qui l’enveloppaient de leur doux rayonnement.

— Si vous êtes heureuse, je le suis aussi, Lorna !... Mais vous devriez manger votre soupe : elle refroidit...

— Quel homme terre à terre vous faites ! Ne vous arrive-t-il jamais de vous laisser aller à vos émotions... en admettant que vous en éprouviez ?

— Ne pas en faire étalage ne signifie pas que l’on ne ressent rien. En outre, j’estime qu’il ne serait pas convenable qu’un homme de mon âge donne en spectacle ses pensées intimes. Cependant, je veux espérer n’avoir rien d’un monolithe.

— Soyez rassuré ! Je peux témoigner, en effet, qu’il vous arrive de vous laisser aller à la fureur. Mon frère Édouard en sait quelque chose...

Ce rappel de l’insupportable dandy n’était pas une bonne idée. Guillaume se referma comme une huître et se consacra à son assiette, tout en veillant aussi à celle de la jeune femme. Il y eut un silence qu’elle ne mit guère de temps à interpréter :

— Je suppose, fit-elle en souriant, que vous préféreriez parler de quelqu’un d’autre. Alors parlons de vous !

— Ce n’est pas mon sujet favori.

— C’est pourtant l’un des miens. Mère m’a appris certaines choses — elle aimait tant parler de vous ! — , mais il est une grande partie de votre existence qu’elle ignorait. Ainsi vous avez vécu aux Indes... et c’est un pays qui me fascine. Pourquoi ne pas en causer ensemble ? Ou bien est-ce un sujet de conversation qui vous déplaît ?

— Nullement... bien au contraire ! Il m’est arrivé parfois d’avoir envie d’y retourner. Dans ces moments-là, j’appelle mon vieux Potentin, nous nous enfermons chez moi avec nos pipes, un flacon de rhum, et nous parlons d’autrefois. Vous voyez que j’ai mes faiblesses...

L’entrée de Gilles Perrier, porteur d’une tarte à la crème et à la confiture que n’aurait pas désavouée Clémence Bellec, lui fit achever sa phrase sur un « oh ! » stupéfait :

— Je ne vous connaissais pas ce talent de cuisinier, mon cher Gilles. Votre potage était délicieux, votre poulet parfait et ce que vous apportez est plus que sympathique.

La rude figure du gardien s’empourpra puis s’éclaira d’une ombre de sourire :

— Vous pensez bien que ce n’est pas moi, Monsieur Guillaume...

— Qui donc alors ?

— Jeannette... l’une des servantes du château d’Olonde. Elle est entendue à tout ce qui touche le ménage et la cuisine... et nous sommes de bons amis...

— Seulement ? Si elle vous plaît de surcroît, épousez-la, mon ami ! Je la doterai !... Vous ne ferez jamais rien de plus sensé ! Allez chercher un verre et trinquons à sa santé et à la vôtre !

La tempête éclata au moment où tintaient les verres : il y eut un brutal coup de vent qui hulula dans la cheminée puis tout se mit en danse ; un volet mal fermé commença à battre et Perrier s’empressa de sortir pour l’ajuster. Il revient mouillé par les grands cinglements de pluie qui s’abattaient sur la maison.

— Mon Dieu ! murmura Lorna, c’est un véritable ouragan !

— J’espère que vous n’aurez pas peur ? La bâtisse est solide et elle en a vu d’autres.

Ils restèrent à causer devant le feu pendant quelques instants. Après avoir enlevé la table, le gardien leur souhaita la bonne nuit puis se retira dans la partie qu’il habitait, au-delà de la cuisine. On parla un peu à bâtons rompus. Guillaume raconta l’atterrissage de Potentin sur la côte de Coromandel porté par les vagues et un débris de son galion portugais. Pourtant il remarqua que les paupières de la jeune femme s’alourdissaient et, quand elle étouffa un bâillement discret, il se leva en disant qu’il était temps d’aller se reposer, alluma l’une des bougies posées à cet effet sur un coffre sous l’escalier et accompagna Lorna jusqu’à sa porte en lui souhaitant un heureux sommeil. Puis il redescendit avec l’intention de fumer une pipe ou deux.

Le lit préparé par Gilles attendait près de la petite bibliothèque mais il le dédaigna et choisit de regagner son fauteuil. Il n’avait pas sommeil. Tout au contraire, il se sentait nerveux, un peu excité même, avec une envie de bouger, de s’agiter. La tempête y était peut-être pour quelque chose : il aimait le grand vent et, chez lui, il eût peut-être fait un tour jusqu’à l’aplomb de la Pernelle pour mieux entendre les hurlements de la mer et voir les phares cligner des yeux mais ici mieux valait demeurer : si d’aventure Lorna avait besoin de lui et trouvait la salle vide, elle pourrait s’effrayer. Tout à l’heure déjà il avait bien cru remarquer que les coups de boutoir de la bourrasque la mettaient mal à l’aise : ses cils battaient et ses lèvres tremblaient légèrement. Au fond c’était une simple manifestation de faiblesse féminine et, en pensant aux affirmations d’Arthur qui voyait en elle une de ces fortes créatures qui parsèment les récits bibliques, il se prit à sourire.

Une belle légende sans doute à l’usage d’un petit garçon affectueux, difficile à croire après la crise de terreur qui l’avait claquemurée durant tant de jours ! Mais Dieu qu’elle était jolie quand, accoudée en face de lui, elle plissait un peu ses yeux d’or vert en l’écoutant parler ! Dans la douce lumière des chandelles, sa bouche entrouverte sur l’éclat laiteux des dents luisait doucement, rouge et pulpeuse comme les cerises de juin. Elle avait un teint ravissant, une peau veloutée comme celle des enfants et sa voix...

Soudain, Guillaume bondit de son siège, le cœur cognant lourdement dans sa poitrine, cassant net la dangereuse rêverie. Il découvrait qu’il avait envie d’elle, une envie brûlante qui lui mit le sang à la tête, la sueur aux mains... Fermant les yeux, il s’efforça d’appeler à son aide le souvenir de Marie-Douce qui lui tenait compagnie lorsque, depuis la remise en état de la maison, il venait y passer une nuit pour penser à elle, évoquer les tendres heures d’autrefois et espérer les voir renaître un jour, mais Marie n’était plus et, ce soir, il en prenait une conscience aiguë. L’ombre chère l’abandonnait au pouvoir de cette vivante — oh si vivante ! — qui lui ressemblait.

Il se traita d’imbécile. Comment avait-il pu être assez stupide pour accéder au désir de Lorna : venir visiter les Hauvenières en sa seule compagnie alors qu’il savait bien, lui, que la maison n’était plus vide, que le décor de l’amour était replanté ?... C’était vraiment jouer avec le feu ! Depuis des années et parce qu’il attendait Marie, il s’imposait une continence de moine que son dédain des autres femmes lui facilitait : aucune ne pouvait se comparer à la bien-aimée. Seule Rose peut-être... mais Rose trônait sur un piédestal trop élevé pour qu’il eût jamais osé la souiller d’un grossier désir. A présent, il se retrouvait en face de lui-même : un homme vigoureux dont la nature réclamait sa part de chair fraîche à deux pas de la plus torturante des tentations.

Pour y échapper, il arracha son habit, sa cravate, ouvrit la porte et se précipita sous la pluie battante. En un instant il fut trempé. Une rafale manqua le faire tomber. Pourtant, il resta là, les bras en croix, prêt à accueillir toute cette violence dont il espérait cependant l’apaisement...

C’est alors qu’il entendit Lorna crier.

Un gémissement d’abord qui lui parvint difficilement au milieu de la tourmente, puis un râle et pour finir un véritable hurlement. Guillaume rentra vivement juste à temps pour voir Gilles Perrier accourir. Les regards des deux hommes se croisèrent puis remontèrent vers les poutres du plafond :

— Un cauchemar peut-être ? émit Guillaume. Elle y est sujette. J’y vais !

Sans même songer à se sécher, il grimpa l’escalier et se jeta dans la chambre dont la porte n’était pas fermée. Assise dans son lit au milieu de ses cheveux d’or rouge répandus sur ses épaules nues, les mains nouées devant sa bouche, les joues inondées de larmes et les yeux agrandis d’horreur, la jeune femme haletait aux prises sans doute avec un retour de la terreur laissée par sa crainte de la maladie.

— Guillaume !... Oh ! Guillaume ! gémit-elle en le voyant surgir.

Aussitôt, elle se jeta hors de son lit les bras ouverts et vint s’abattre sur sa poitrine dont l’humidité la surprit. Cependant, elle ne s’écarta qu’à peine :

— Mon Dieu... vous êtes mouillé ?

— Oui... j’étais dehors... j’avais besoin...

Il bredouillait mais déjà elle s’activait à arracher le linge trempé, caressant plus qu’essuyant les muscles durs avant de se couler à nouveau contre lui non sans s’être, d’un rapide mouvement, débarrassée de ses dentelles humides. Dans un geste dérisoire pour la repousser, Guillaume sentit contre sa paume la rondeur soyeuse d’une épaule, contre sa peau celles, affolantes, de deux seins arrogants. Le corps de Lorna semblait fait de satin tiède. Il était la source offerte aux lèvres desséchées d’un homme mourant de soif et, quand la jeune femme colla sa bouche à la sienne, elle aspira le peu qui lui restait de volonté. Sans rompre le baiser, il la poussa sur le lit, acheva fébrilement de se dévêtir et s’abattit sur elle. Incapable de se contenir plus longtemps, il s’empara d’elle avec une violence qui arracha à la jeune femme un cri de douleur vite changé en un ronronnement heureux...

Ils firent l’amour pendant des heures sans un mot, chacun d’eux attentif à découvrir les secrets du corps de l’autre et à en tirer un plaisir toujours plus aigu. C’était comme s’ils ne pouvaient se rassasier. Les forces de l’homme semblaient inépuisables, réveillées d’ailleurs par la femme qui, avec une science subtile, leur redonnait vie lorsqu’elles semblaient faiblir... Pourtant il finit par s’endormir.

Peu de temps avant l’aube, Lorna réveilla Guillaume.

— Il faut que tu redescendes, mon amour !... Ton gardien ne doit rien soupçonner.

— Tu... tu as raison...

Titubant de fatigue, il ramassa ses vêtements à l’aveuglette et regagna la salle. Le feu s’était éteint. Il y faisait froid. Frissonnant, il s’enfouit sous les couvertures et s’anéantit à nouveau dans un sommeil profond. De son côté, Lorna remettait quelques bûches dans sa cheminée, s’étirait voluptueusement puis retournait s’étendre dans son lit... Elle souriait. Quelle nuit !... et quel amant ! Elle avait toujours été certaine que ce serait une expérience inoubliable pour l’un comme pour l’autre. Elle l’était plus encore à présent : sans doute ne serait-il plus besoin de recourir à la petite fiole contenant un liquide à base de cantharide pulvérisée dont elle avait réussi à faire glisser quelques gouttes dans le vin de Guillaume tandis qu’à sa demande il allait tisonner le feu et remettre un peu de bois. Le résultat s’était révélé miraculeux, cependant Lorna considérerait comme une injure à son charme s’il lui fallait s’en servir encore. L’homme qu’elle avait voulu si ardemment ne pourrait plus jamais lui échapper...

Sur cette grisante certitude, elle s’endormit à son tour.

Lorsqu’elle descendit vers le milieu de la matinée, fraîche et rayonnante, elle vit tout de suite que Guillaume l’était beaucoup moins. Il se tenait debout, jambes écartées, mains nouées dans le dos, devant l’une des petites fenêtres et ne se retourna pas au bruit allègre de talons hauts sur les marches de l’escalier. Tout dans son attitude criait la mauvaise humeur.

— Eh bien ? fit-elle gaiement, espérant vaguement qu’il allait venir à elle les bras tendus. Est-ce là votre façon de me dire bonjour ?

— Bonjour ! murmura-t-il et, comme il virait lentement sur lui-même, elle eut un peu peur devant ses traits tirés et ses yeux injectés de sang qui l’enveloppaient d’un regard lourd de rancune : celui d’un loup malade et d’autant plus hargneux. Il désigna la table sur laquelle se trouvaient du pain, du beurre, du miel et des tasses dont l’une avait servi.

— Installez-vous et mangez ! Je vais vous chercher du café. Ensuite nous partirons...

Sans même attendre sa réponse, il gagna la cuisine mais, quand il revint armé d’une cafetière, elle était toujours à la même place, debout sur la dernière marche de l’escalier, une main sur la rampe.

— Vous n’êtes pas encore assise ? aboya-t-il. Qu’attendez vous ?

— Que vous me parliez sur un autre ton !

Vibrante d’une colère chargée de déception, la réplique partit comme une flèche et atteignit son but. D’un geste las, Guillaume déposa le récipient d’argent puis alla reprendre son poste devant la fenêtre. Tout de suite, alors, elle fut près de lui ce qui le fit frissonner, fermer les yeux et cependant dilater les narines : elle sentait la jeunesse, les fleurs... l’amour, subtil mélange où, la veille, sa raison s’était enlisée. Pourtant, quand elle parla, ce fut avec beaucoup de gentillesse :

— Que vous ai-je fait, Guillaume ? Dois-je demander pardon pour ce qui s’est passé ? Je ne me souviens pourtant pas de vous avoir violé ?

— Non. Ce serait plutôt moi et je devrais vous offrir des excuses mais je ne sais lesquelles sinon que j’ai dû devenir fou à un moment ou à un autre. Cela tient à ce que j’avais envie de vous à un point inimaginable...

— Je peux très bien imaginer, au contraire : j’avais la même...

— C’est impossible ! Comprenez donc ! Lorsque je vous ai entendue crier, je me suis senti heureux, délivré puisque je pouvais courir vers vous. Le diable m’envoyait le prétexte dont j’avais besoin.

— Laissez le diable où il est c’est-à-dire bien loin de nous. N’avez-vous pas été heureux ?

— Si... divinement !

— Et ce matin vous ne l’êtes plus ?

— Non... Je me dégoûte. Quel homme suis-je donc pour avoir osé cette infamie : posséder la fille de mon frère.

— Oh, ne recommencez pas avec cette sottise ! Elle est indigne de nous. Sachez-le, Guillaume, vous n’avez fait que prendre ce qui vous appartenait déjà. Depuis le premier regard, j’ai été à vous... Et regardez-moi, s’il vous plaît ! Osez me regarder en face ! ajouta-t-elle en le prenant aux épaules.

— Voilà !... Je vous regarde.

— Que voyez-vous ?

— La pire tentation que j’aie jamais subie. Une femme...

— Qui t’aime avec passion ! Une femme qui a tout quitté pour toi, qui t’a voulu de tout son être et qui tremble de joie depuis qu’elle est tienne. Si tu savais comme je t’aime, Guillaume !...

Les larmes emplissaient ses yeux. Cependant elle souriait et ce sourire mouillé n’en était que plus rayonnant. Elle ajouta alors, presque bas :

— Est-ce que je ne devrais pas être déjà dans tes bras ?... Ou bien n’as-tu plus du tout envie de me donner le baiser que j’attends ?

Jamais elle n’avait été plus sincère qu’à cet instant : de toutes les fibres de son corps, elle appelait cet homme conquis de haute lutte et qu’elle voulait garder. Cette vérité triompha : incapable de résister plus longtemps à l’enchantement, il l’attira contre lui et prit sa bouche longuement, retrouvant avec une sombre délectation les divines sensations de la nuit.

Le bruit des pas de Perrier qui approchait et nettoyait ses semelles au racloir de la porte les sépara. Quand il entra, Lorna, assise à table, versait du café dans une tasse qu’elle offrit à Guillaume avant de se servir elle-même. Elle lui sourit en répondant à son bonjour puis elle demanda :

— On dirait que la tempête est finie. J’ai regardé le ciel de ma fenêtre : les nuages vont vite mais ne semblent guère menaçants.

— Le vent a tourné. Peut-être aurons-nous un peu de soleil dans la journée... Est-ce que vous nous restez un peu, Monsieur Guillaume, ou bien dois-je préparer votre voiture avant d’aller ramasser toutes les branches mortes qui jonchent le jardin ?

— Préparez la voiture ! Nous partirons d’ici une heure...

— Non, fit Lorna en se beurrant tranquillement une tartine. Partez si vous voulez. Moi je reste...

Tremaine changea de couleur. Ses sourcils froncés indiquèrent à Gilles Perrier qu’il serait plus discret de s’écarter. Celui-ci sortit donc en marmottant quelque chose de parfaitement indistinct. Aucun des deux n’y prêta grande attention. Cependant, connaissant l’avantage que donne l’attaque, Lorna s’expliquait : elle savait bien qu’à l’origine ils ne devaient faire qu’un aller et retour mais sa décision à elle se trouvait singulièrement modifiée depuis qu’elle avait découvert la maison.

— J’ai envie d’y passer quelques jours, dit-elle. Rentrer aujourd’hui, c’était bon quand je pensais que nous allions dormir dans quelque auberge de campagne, mais à présent je me sens chez moi : il est normal que je désire en profiter un peu.

— Ne jouez pas à ce jeu-là avec moi, Lorna ! On nous attend aux Treize Vents ! Si nous ne rentrons pas, ils vont s’inquiéter.

— Si « vous » ne rentrez pas ! Quant à moi, j’en sais qui seront plutôt contents d’une absence inespérée... Cela dit, je ne joue pas et je vous invite fermement à repartir...

— C’est ridicule ! Vous n’avez pas assez de bagages, pas de femme de chambre...

— Et alors ? Je peux très bien m’en passer et c’est même ce que je souhaite. En outre, sous la garde de M. Perrier et de son chien, je n’ai sûrement pas grand-chose à craindre...

— Ce n’est pas ça qui me tourmente. Vous seriez ici en parfaite sécurité mais...

— Pas de mais ! Enfin, je ne serai pas mécontente de connaître cette Jeannette qui fait des miracles. Je suis certaine de très bien m’entendre avec elle.

Puis, allongeant le bras à travers la table pour saisir la main de Guillaume :

— Passez-moi ce caprice, mon amour... et revenez me chercher disons... dans une semaine ?

— Je ne reviendrai certainement pas ! J’enverrai Daguet...

— Alors c’est moi qui ne reviendrai pas ! Et ce n’est pas une parole en l’air... Ou vous viendrez me chercher seul, comme vous m’avez amenée ou bien... je ne sais pas ! Peut-être prendrai-je racine ici en attendant que quelqu’un veuille bien s’occuper de moi ? acheva-t-elle sur un ton léger accompagné d’un sourire à belle dents qui acheva de désorienter Guillaume...

— Vous n’êtes pas un peu folle ?

— De vous ? Oui, je le suis... Mais comment pouvez-vous être à ce point borné ? Si nous revenons ensemble aux Treize Vents, nous allons à la catastrophe parce que dès ce soir vous serez dans mon lit ou moi dans le vôtre et que tout le monde le saura...

— Vous êtes bien sûre de vous !

— Et de vous plus encore ! Oseriez-vous jurer qu’à cette minute même vous ne me désirez pas autant que je vous désire ? Vous voyez bien ! conclut-elle en le voyant détourner les yeux... Croyez-moi, allez-vous-en l’âme en paix. Songez seulement qu’en me séparant ainsi de vous pour quelques jours je ne fais rien d’autre que préparer notre prochaine nuit d’amour. Je l’attendrai avec impatience comme vous l’attendrez vous-même... Car cette nuit, je la veux !

La petite flamme qui dansait dans les beaux yeux changeants le défiait, mais il en était déjà captif et rendit les armes. Il vint à elle et la fit lever pour enfouir son visage dans la masse des cheveux parfumés juste au creux tendre du cou...

— Et si je n’avais pas envie d’attendre aussi longtemps ?

Elle eut un petit cri de joie un peu rauque qui ressemblait à un sanglot ou à un râle.

— Viens ! chuchota-t-elle. Viens vite !

Guillaume repartit une heure après. Seul.




Ainsi, tout recommençait...

Tandis que la légère voiture, assez solidement construite cependant pour se jouer des ornières, dévorait le chemin qui le ramenait chez lui, Guillaume s’attachait à tenir fermement à distance remords et scrupules pour goûter plus intensément la joie barbare de la conquête : celle du mâle qui marque de sa griffe la plus belle femelle du troupeau, celle dont il sentait dans ses entrailles qu’elle était créée pour lui. Et puis qu’elle fût la fille de Richard ne faisait, à tout prendre, qu’ajouter le piment d’une sorte de vengeance dont il espérait bien que, là où il était, le traître de l’anse au Foulon pouvait apprécier tout le raffinement : avoir la fille après avoir eu l’épouse, quel triomphe !

Pourtant Tremaine gardait assez de lucidité pour admettre que ce n’était pas du tout la même chose : il avait aimé Marie avec passion, une passion où il s’investissait corps et âme. Elle était l’unique, la bien-aimée, et Lorna ne pourrait jamais la remplacer. Ce qui l’attirait vers elle était uniquement charnel et ne pouvait porter le nom d’amour. Même au plus fort du délire qu’elle avait suscité en lui, il n’avait pu se résoudre à dire « je t’aime ». Et c’était naturel puisque son cœur ne lui soufflait pas ces mots qui comptent parmi les plus beaux du monde. Elle, pourtant, les avait dits, espérant sans doute un écho qui ne vint pas, qui ne viendrait peut-être jamais.

Guillaume reconnaissait néanmoins que s’arracher aux bras de la sirène représentait une espèce d’exploit. Ce corps splendide dont la seule évocation lui mettait le sang à la tête, la sueur aux mains, était doué d’une sorte de magnétisme secret que la possession, si meurtrière cependant lorsque le cœur n’est pas en cause, ne parvenait pas à trancher. Tout au contraire, il vivifiait le désir. D’autant que la jeune femme s’entendait à en éterniser les sensations...

A y bien réfléchir, cette science peu courante chez une « demoiselle » de la haute société pouvait surprendre, même en pleine folie. Que Lorna ne fût plus vierge n’était guère étonnant : son épanouissement révélait une femme plus qu’une jeune fille. Un autre homme, certainement, l’avait eue en sa fleur mais cela n’expliquait pas un art des caresses évoquant bien davantage une bayadère hindoue — et sur ce chapitre Tremaine gardait quelques souvenirs ! — qu’une respectable lady. Là le champ des suppositions s’ouvrait : plusieurs amants ? Ou alors un initiateur incomparable ? Au fond c’était de peu d’importance... Néanmoins Guillaume se promit de poser un jour la question. Quelle que soit la réponse, elle ne l’atteindrait pas dans ses sentiments puisqu’ils n’y étaient pas engagés... en dépit de l’attrait que la jeune femme exerçait sur lui.

Si puissant d’ailleurs qu’à deux reprises Guillaume retint son cheval, tenté de faire demi-tour. La sagesse heureusement l’emporta et il continua, constatant d’ailleurs que sa fièvre s’apaisait à mesure que le temps et le chemin s’étiraient. Il en éprouva un soulagement, presque une délivrance, et sa hâte de retrouver la maison s’accrut. Il n’en regretta que davantage de rouler carrosse alors qu’une bonne chevauchée lui eût convenu beaucoup mieux...

Enfin ce fut la maison. Il était déjà tard et si un peu de lumière filtrait derrière les volets clos des chambres, les pièces du rez-de-chaussée étaient éteintes à l’exception de la cuisine. Guillaume en fut satisfait et se félicita d’avoir, au départ, recommandé de ne pas attendre le retour des voyageurs pour souper. C’était une sage précaution, prise d’ailleurs en toute innocence, mais à présent la seule pensée d’affronter le regard limpide de ses enfants, surtout celui de sa fille, le mettait mal à l’aise...

Comme il s’y attendait, Clémence et Potentin veillaient près du feu, mais ce soir ils n’étaient pas seuls : Kitty, occupée à repriser la dentelle d’une chemise, leur tenait compagnie. Elle se leva avec empressement à l’entrée de Guillaume.

— Miss Lorna doit être bien fatiguée ! dit-elle. J’ai veillé à ce qu’il y ait de l’eau chaude afin qu’elle puisse prendre un bain avant de se coucher...

— J’espère bien qu’elle dort à cette heure. Elle a désiré rester là-bas. N’ayez pas cet air ébahi, Kitty ! La maison est aussi habitable qu’elle l’était par le passé. Si je ne l’ai pas dit c’est que j’ai eu l’idée de lui en faire la surprise.

— Là-bas ? Toute seule ?... Mais pour combien de temps ?

— Une semaine... ou deux ! En outre, elle n’est pas seule. Vous connaissez Gilles Perrier depuis longtemps...

— Sans doute, mais est-ce que je ne devrais pas la rejoindre ?

— Non. Elle a été formelle à ce sujet : elle veut vivre en campagnarde et m’a demandé de lui passer ce caprice. Je vous cite ses propres paroles. Alors ne vous tourmentez pas, Kitty, et allez vous reposer ! Elle en aura vite assez. Dans une semaine j’irai la chercher. Et elle sera heureuse de retrouver le confort des Treize Vents !

Kitty n’insista pas, fit une petite révérence, prit sa chandelle et monta se coucher, suivie de près par Guillaume qui, après avoir avalé un bol de cidre chaud, se déclara rompu en ajoutant que rien n’était pire pour les reins d’un honnête homme qu’une randonnée dans une de ces « sacrées voitures qui vous secouent au point de vous faire claquer des dents ! ». Là-dessus, il jeta un bonsoir rapide et regagna sa chambre sans paraître s’apercevoir de l’attitude figée de ses deux vieux serviteurs.

C’est qu’un tel comportement était tout à fait inhabituel. Quand il lui arrivait de rentrer en pleine nuit, que ce fût d’un voyage à Paris, à Cherbourg, à Granville ou d’une simple course dans la région, Tremaine, même à moitié mort de fatigue, s’attardait toujours assez longtemps au coin de la grande cheminée qu’en bon descendant de paysans il considérait comme la véritable personnification du foyer. Il proclamait volontiers que c’était, avec sa bibliothèque, l’endroit de sa maison où il se délassait le mieux.

Potentin et Mme Bellec adoraient ces moments-là qui leur donnaient l’impression de retrouver les heureux temps de l’installation aux Treize Vents tout frais construits et d’avoir Guillaume à eux tout seuls. Comme il revenait toujours affamé, Clémence lui préparait une solide collation à laquelle Potentin et elle-même participaient volontiers. Guillaume leur donnait des nouvelles, parlait de ses affaires ou des gens qu’il avait pu rencontrer, exactement comme s’il était leur enfant et eux de vieux parents affectueux. Ce soir, rien...

D’un geste et d’un demi-sourire, il avait refusé de manger quoi que ce soit — « Un peu de mait’cidre bien chaud, Clémence, et ça ira très bien ! » — , vidé le bol d’un trait et s’était éclipsé.

Ils étaient tellement stupéfaits qu’ils restèrent un moment plantés là, de part et d’autre de la grande table, et dans un silence total ; elle son cruchon de cidre à la main, lui les bras ballants regardant la porte par laquelle il avait disparu.

— Qu’est-ce que vous dites de ça ? émit enfin Mme Bellec. Par tous les saints du Paradis, on nous l’a changé, not’Monsieur Guillaume. Et en même pas deux jours !

— Si vous voulez mon avis, Clémence, je n’aime pas ça. Pas du tout même ! N’empêche qu’il faut que j’en sache plus, sinon je ne fermerai pas l’œil de la nuit...

Quand Potentin entra chez lui après avoir vaguement frappé, Guillaume était en train de se déshabiller comme il le faisait habituellement. C’est-à-dire qu’il arpentait sa chambre en abandonnant ici et là les diverses pièces de son costume, formant sur le tapis une sorte d’archipel que Valentin — dont Potentin s’efforçait de faire un valet de chambre valable — ramassait au matin. Une manie contractée dans le petit palais de Jean Valette, à Porto Novo, où les domestiques pullulaient et dont il ne s’était jamais défait.

Calmement, le vieux majordome entreprit de ramasser sans paraître remarquer l’œil orageux de Tremaine.

— Je croyais avoir dit que j’étais fatigué, grogna celui-ci. Laisse donc tout ça ! On s’en occupera demain et j’ai besoin de dormir...

— C’est bien ce qui m’inquiète ! Fatigué, vous, pour une grosse douzaine de lieues en cabriolet ? Cela ne vous ressemble pas. Ou alors c’est que vous êtes malade...

— Ridicule ! tonna Guillaume. J’ai envie de me coucher alors je suis malade ?... Cesse de jouer l’imbécile, Potentin ! Si tu as quelque chose à me dire, parle et qu’on en finisse !

Sans s’émouvoir, le majordome alla prendre sur le lit la chemise de nuit préparée tandis que Tremaine se débarrassait de celle du jour.

— M. de Rondelaire est venu hier après-midi pour vous voir au sujet de la maison du galérien, commença-t-il.

Mais soudain il se tut, l’œil fixé sur le dos nu que Guillaume lui présentait. La peau, un peu moins brune qu’au temps où un soleil quotidien l’avait profondément basanée, montrait de petites marques, rougeurs et menues griffures tellement révélatrices que le vieil homme en resta coi.

— Eh bien continue ! Qu’a dit M. de Rondelaire ?

— Oh rien !... Après tout ça peut attendre à demain et je n’aurais pas dû vous déranger...

Jetant le vêtement dans les mains de Tremaine, Potentin battit en retraite trop vite pour que Guillaume pût le retenir. Il sortit du large couloir et traversa le palier presque en courant mais, arrivé là, il dut s’appuyer à la rampe pour se donner le temps de se calmer. Fût-il resté une seconde de plus qu’il eût peut-être jeté au visage de son maître la colère qui gonflait en lui mêlée à un vague dégoût. Ce qu’il venait de lire sur le torse et le cou de Guillaume était sans doute la pire chose que pût redouter la famille. Le temps d’un éclair, il avait revu en pensée les longues mains fines de Lorna, ses ongles polis si joliment taillés en amande.

Le pauvre homme était si secoué qu’il se crut un instant sur le point de défaillir : « Il faut que je boive quelque chose ! » pensa-t-il et, respirant profondément deux ou trois fois, il entreprit de descendre l’escalier et de regagner la cuisine. Tellement absorbé qu’il ne remarqua pas, dans l’ombre de la galerie, une forme blanche immobile qui l’observait et glissa rapidement dès qu’il eut disparu.

Lorsqu’il la rejoignit, Clémence n’eut besoin que d’un coup d’œil pour deviner que son vieil ami venait d’être durement touché. Sans un mot, elle alla chercher la bouteille d’eau-de-vie de pomme, en versa deux doigts dans un grand verre et lui tendit le tout qu’il avala d’une seule lampée avant d’en réclamer d’autre.

— C’est à ce point-là ? demanda Clémence.

— Oh ! c’est encore pire que tout ce qu’on pouvait imaginer. Là-bas, aux Hauvenières, il a couché avec elle !

— Quoi ?... Mais comment pouvez-vous savoir ça ? Il vous l’a dit ?

— Oh que non ! Je n’en avais pas besoin d’ailleurs ! Il se préparait pour se mettre au lit. Quand il a ôté sa chemise j’ai été fixé. Je voudrais que vous voyiez ça ! Elle a dû se comporter comme une tigresse en chaleur... Quelle honte !... Mais quelle honte ! Faire de cette fille sa maîtresse dans la maison où il allait rejoindre la mère !... J’aurais dû me douter qu’elle était mauvaise...

— Mais vous vous en doutiez ! On s’en doutait tous les deux d’ailleurs et on n’est peut-être pas les seuls. Quand elle croit qu’on ne la voit pas, elle a une façon de le regarder qui ne peut tromper personne. Elle le mange des yeux. Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi elle est restée là-bas si elle a gagné ?

— C’est justement parce qu’elle a gagné. Difficile de revenir embrasser les enfants après un tel exploit. Et puis, aux Hauvenières, elle a dû se sentir chez elle. Quand il ira la chercher, elle le ferrera plus facilement. Après, elle l’aura bien en main.

Clémence, qui s’était assise sous le coup de l’émotion, se leva brusquement et se mit à tourner en rond dans sa cuisine comme une poule affolée, les mains sur ses joues, prise d’une espèce de terreur à laquelle elle essayait d’échapper.

— Il ne faut pas ! répéta-t-elle à plusieurs reprises. Nos petits ne le supporteraient pas...

— Elle non plus ! gronda Potentin en désignant le feu qui, de la même façon qu’au soir de Noël, était en train de s’éteindre. Regardez ! Mme Agnès est là... Elle veut qu’on l’aide !

Derrière la porte à laquelle il s’appuyait, Arthur devint plus pâle encore. Tout à l’heure, entendant crier son père, il était sorti de sa chambre pieds nus dans sa longue chemise de nuit. Témoin de l’émotion de Potentin, il l’avait suivi et, naturellement, il avait tout surpris...

Son premier mouvement le poussait à faire irruption dans la cuisine pour dire à ce vieux fou qu’il en avait menti, que ce n’était pas possible ! Guillaume et sa nièce ! Sa sœur à lui, Arthur, avec son propre père ! Qui pouvait imaginer pareille infamie ?... S’il se retint, c’est sans doute parce que les forces lui manquèrent. Pour la première fois de sa vie, ce garçon vigoureux, résistant, crut qu’il allait perdre connaissance là, dans ce recoin, comme une fillette...

Et soudain, un visage passa devant ses yeux : celui d’Élisabeth. Ce qu’elle pourrait penser si jamais elle découvrait l’ignoble vérité le bouleversa et lui fit comprendre du même coup combien elle lui était chère. Pour elle, pour la paix de son âme, il fallait garder le secret, si difficile que ce fût. Il fallait aussi que Loma reparte pour l’Angleterre... Et ça, ce serait sans doute encore plus difficile !

Alors Arthur bougea. Très lentement, avec un luxe infini de précautions comme s’il craignait que le glissement de ses pieds nus sur les dalles ne résonnât jusqu’en haut de la maison, puis plus vite et enfin en courant, il réintégra sa chambre, se jeta dans son lit. Pas pour y dormir ! Les images qui dansaient dans sa tête semblaient vouloir s’y incruster. Mais il voulait réfléchir, essayer de trouver un moyen d’écarter des Treize Vents — cette maison dont il savait bien à présent qu’il en aimait chaque pierre ! — le danger de détérioration par la lente pourriture des âmes.

Tandis que, les draps au ras des yeux, il s’efforçait de calmer les battements désordonnés de son cœur, un étroit rayon de lune s’insinua par la fenêtre dont il ne fermait jamais les volets et remonta jusqu’au portrait de sa mère pendu au-dessus de sa table à écrire, juste en face de son lit. Il se souvint alors des dernières phrases prononcées par Potentin : « Madame Agnès est là... Elle veut qu’on l’aide ! » Quiconque les eût entendues les eût jugées obscures, incompréhensibles voire délirantes. Pour le jeune garçon elles apportaient au contraire une explication à un bizarre phénomène dont il s’était gardé de parler à qui que ce fût, même à Jeremiah Brent : plusieurs fois, en s’éveillant il avait trouvé le tableau descendu de son clou et posé bien droit sur le bureau, le haut appuyé au mur. Il n’était pas abîmé comme si la main inconnue entendait marquer une désapprobation et non une hostilité. Aussi Arthur se contentait-il de le raccrocher...

Cette nuit, il décida d’observer le manège avec attention, bien qu’une voix secrète lui soufflât que rien ne se passerait. Et, en effet, le portrait de Marie-Douce demeura sagement à sa place...

Par contre, lorsqu’elle entra dans la chambre de Lorna pour recouvrir le lit, aérer et ranger la lingerie ravaudée la veille, Kitty, en ouvrant le placard aux robes, trouva tous les vêtements décrochés des porte-manteaux et empilés à terre...

CHAPITRE XI L’ÂNE DE BURIDAN

Le lendemain Guillaume se rendit à Escarbosville chez M. de Rondelaire. Ce que l’ancien officier de justice souhaitait apprendre à Tremaine tenait en assez peu de mots : la surveillance exercée sur la maison du galérien après la disparition de la neige n’avait pas donné grand-chose : les habitantes et le prêtre qu’elles hébergeaient menaient une vie aussi sage que régulière. Tous les jours l’abbé Longuet allait dire sa messe à l’église de Morsalines. Mlle Célestine s’occupait du ravitaillement et, si l’on apercevait sa sœur, c’était lorsqu’elle se promenait sur la lande ou dans le jardin, toujours abritée de son voile noir. Mais Urbain n’était plus là. Rien d’extraordinaire d’ailleurs à son absence d’après l’aînée des demoiselles Mauger. Originaire d’Isigny, le « fidèle » serviteur s’y était rendu pour rejoindre son frère dont il avait reçu « un mot de billet » : leur mère allait mourir.

De l’avis de Rondelaire, on ne le reverrait certainement pas de sitôt dans la région. La perte de son couteau — très semblable à ceux que les bagnards se fabriquaient en secret — avait dû le mettre en méfiance : il avait préféré prendre le large. Confiante, cependant, Mlle Célestine espérait fermement son retour : il était tellement attaché à sa pauvre soeur !

— Autrement dit, conclut le magistrat, ces deux malheureuses devaient tout ignorer de son activité nocturne. S’il faisait partie de la bande à Mariage, ce qui me paraît évident, elles n’en ont jamais eu la moindre idée.

— Il est certain que la maison des deux vieilles filles représentait une cachette idéale. Néanmoins a-t-on envoyé quelqu’un à Isigny pour s’assurer qu’il s’y trouve ?

— Pour quoi faire ? Je suis persuadé qu’il n’y est pas. Aller là-bas serait du temps perdu et je vous rappelle que nos effectifs de gendarmerie ne sont guère nombreux. Évidemment, cette fuite est plutôt ennuyeuse : nous n’avions qu’une seule piste et elle nous lâche.

— C’est nous qui l’avons lâchée. Quand cet homme est parti, pourquoi ne pas l’avoir suivi ?...

— On l’a fait ! Il a été suivi jusqu’à Montebourg où l’abbé Longuet l’a mis dans la diligence de Saint-Lô. Que vouliez-vous de plus ? Le suiveur n’avait ni argent ni ordres pour s’embarquer dans un voyage quelconque...

— Autrement dit, nous repartons de zéro ! Que faisons-nous à présent ? Nous attendons un nouveau drame... qui ne nous apprendra rien de plus ? Bon Dieu ! Il fallait s’accrocher aux basques de cet homme, ne renoncer à aucun prix...

— Ça vous est facile à dire, mon cher Tremaine, mais vous oubliez que nous manquons singulièrement de moyens. Vous étiez enfermé chez vous...

— Personne ne vous empêchait de venir me les demander, les moyens. Je n’ai jamais refusé une aide financière ou autre. Seulement les Treize Vents ont été mis en quarantaine parce que j’y avais amené les petites Varanville tandis que leur mère se battait pour sauver son fils.

— Il faut nous comprendre : la variole est une terrible maladie et nous devons remercier Dieu que le cas d’Alexandre soit demeuré unique. Une épidémie aurait ravagé la moitié du canton...

— Soit. Mais dites-moi : vous avez complètement abandonné la surveillance de la maison des Mauger ?

Cette fois M. de Rondelaire se mit à rire avec un rien d’indulgente condescendance :

— Voyons, mon cher ami, à quoi songez-vous ? Deux vieilles filles fort éprouvées, un prêtre dont le curé de Morsalines jure qu’il est un saint homme ? Ce ne serait vraiment pas raisonnable ! Le brigadier de gendarmerie me rirait au nez et il aurait raison ! Allons soyez en repos ! Il n’y aura peut-être plus d’autres crimes...

Il y en eut un le soir même, mais autour de Saint-Vaast on ne l’apprit que plus tard. Un notaire retraité de Sainte-Mère-Église qui vivait dans un manoir un peu isolé avec deux serviteurs fut sauvagement assassiné après que sa maison eut été pillée.

En attendant, Guillaume rentra chez lui de très mauvaise humeur. Ce qu’il y rencontra ne contribua guère à l’améliorer.

La voiture de Rose venait de ramener François Niel et Béline. C’était plutôt une bonne nouvelle et Guillaume fut heureux à l’idée de retrouver un ami dont il commençait à penser qu’il s’attardait un peu trop dans les délices de Varanville. Hélas, en quelques mots, Potentin mit sa joie en morceaux : Monsieur Niel était monté droit dans sa chambre pour commencer ses bagages afin de regagner l’Angleterre aussitôt que possible...

— Sacrebleu ! grogna Tremaine. Qu’est-ce qui lui prend ? Il s’est passé quelque chose là-bas ?

— Je ne sais pas, Monsieur Guillaume. En tout cas, ce n’est pas la seule nouvelle déplaisante de la journée : Béline nous a annoncé qu’elle voulait devenir nonne !

— Quoi ?

— Eh oui ! Apparemment, en soignant Monsieur Alexandre, la vocation lui est venue. Elle a l’intention d’entrer en religion. Elle est en ce moment à la cuisine en train d’expliquer ça à notre Élisabeth et à Clémence.

— Miséricorde !... Eh bien, allons d’abord au plus urgent !

François en effet préparait son départ. Debout entre une petite malle, un sac en tapisserie et un carton à chapeaux, il pliait et rangeait méthodiquement le linge et les vêtements qu’il sortait d’une armoire. En voyant entrer son ami, il ne lui laissa pas le choix des armes.

— Il faut que je retourne à Londres et au plus vite ! Sinon je pourrais bien me retrouver ruiné.

— Ruiné ? Je ne vois pas comment ?

— C’est parce que tu n’es pas au fait des derniers développements de la politique. La France est à la veille de reprendre la guerre avec l’Angleterre...

Et d’expliquer à Tremaine le contenu de la lettre reçue la veille par Rose. Elle était de Bougainville et si la partie familiale s’adressait uniquement à la jeune femme, il y en avait une autre qu’elle était priée de transmettre à Tremaine pour qu’il en fît son profit : au moment où il prenait la plume, le grand navigateur sortait des Tuileries où une scène de deux heures venait d’opposer le Premier consul à lord Withworth, ambassadeur d’Angleterre, suite à une note particulièrement virulente adressée par le chef du Foreign Office britannique, lord Hawkesbury, à l’ambassadeur français Otto. Ce texte violait les clauses du traité d’Amiens qui obligeait les Anglais à évacuer Malte dont ils s’étaient emparés cinq ans plus tôt. Les prétextes invoqués étaient l’annexion récente du Piémont, le maintien des troupes françaises en Hollande et les visées de Bonaparte sur l’Allemagne et la Suisse.

— Avec le caractère soupe au lait de votre sacré Premier consul, la guerre risque d’éclater avant la fin de la semaine. Tu vois bien qu’il faut que je rentre. Souviens-toi : mon bateau est dans la Tamise avec tous mes intérêts. Si je ne le rejoins pas, il sera confisqué... Et puis le moment approche où il faudra revoir Québec.

Il n’y avait rien à dire à cela. Tremaine, cependant, exprima un regret sincère :

— J’espérais te garder encore un peu. Si on recommence à se battre, quand nous reverrons-nous ?

La figure morose de François s’éclaira d’une grimace malicieuse.

— A l’automne prochain, peut-être ? Les canons de La Hougue ne tireront pas sur un honnête bateau canadien... battant pavillon américain par exemple ? J’ai grande envie de revenir...

Cette fois il eut un sourire un peu rêveur qui s’adressait à lui-même, à son rêve intérieur. Sachant bien quelle image habitait ce rêve, Guillaume murmura :

— Tu l’aimes à ce point ?

— Tu ne peux pas savoir ! Je n’ai jamais aimé personne comme je l’aime. Je ferai tout pour la revoir...

— Et... elle ? demanda Guillaume qui se sentait au cœur un pincement bizarre et qui, à peine la question posée, appréhenda la réponse.

— Oh elle !... Elle est exquise, adorable, pleine de franchise. Je sais bien qu’elle n’est pas encore prête à accepter mon amour, mais si elle tolère ma présence, n’est-ce pas encourageant ? Et elle m’a dit qu’elle espérait me revoir...

Plongé dans ses rêves, François était assez touchant. Pourtant, à l’idée de ce qui pourrait arriver un jour, Guillaume se sentit mal à l’aise. Qu’après Félix de Varanville Rose pût mettre sa main dans celle de François Niel lui semblait hors nature... même s’il admettait que ce sentiment lui était inspiré par son égoïsme. Rose représentait ce qu’il y avait de plus charmant dans son environnement, l’idée de la perdre lui était insupportable. Après tout, c’était peut-être une bonne chose que François reparte...

Lorsque la famille se fut réunie pour le dîner, chacun regretta le départ du Canadien dont la rondeur pleine de bonhomie avait conquis tout le monde. Qu’une guerre imminente en fût la cause ajoutait à la tristesse :

— N’en finira-t-on jamais avec ce vieil antagonisme entre nos deux pays ? soupira Jeremiah Brent. A l’exception de quelques rares éclaircies, voilà huit siècles que ça dure ! N’y a-t-il vraiment aucun moyen de vivre en paix de part et d’autre de ce bras de mer ?

— J’ai toujours pensé que cela relevait de l’impossible, dit Tremaine. Il y a eu trop de haines accumulées...

— Trop d’intérêts divergents entre gouvernements surtout ! Ne sommes-nous pas la preuve que les individus peuvent s’entendre et s’apprécier ? La guerre ! Alors que tant d’émigrés français vivent encore sur le sol anglais. Ça n’a pas de sens...

Le jeune homme semblait sincèrement désolé. Guillaume, qui l’observait entre ses paupières resserrées, pensa soudain que sa situation risquait de devenir moins agréable :

— Je pense comme vous, dit-il. Vous savez bien que tous ici vous sont attachés, mon ami, et seraient navrés de vous voir partir. Cependant, si vous désirez rentrer afin de servir votre pays, aucun de nous ne vous en voudra et vous garderez notre amitié. Voulez-vous voyager avec M. Niel ?

Cette idée-là devait être bien loin de la pensée du précepteur, car il rougit jusqu’aux oreilles. Saisi, il ne trouva rien à répondre. Ce fut Arthur qui protesta :

— Oh non ! Vous n’allez pas nous quitter, mister Brent ? J’en serais tellement désolé.

— J’espérais un peu que vous diriez cela, Arthur...

— Mais je le dis aussi ! clama Adam et je suis sûr que ma sœur pense comme moi. Et aussi les Rondelaire ! Julien et l’abbé vous apprécient tellement... Et puis il y a les leçons que vous donnez à Victoire et à Amélie et puis...

— Adam, coupa son père. M. Brent sait tout cela, mais c’est à lui de choisir : faire peser notre amitié sur sa décision c’est de l’égoïsme.

Le gamin baissa le nez mais Jeremiah, qui était assis entre ses deux élèves, posa une main sur les leurs.

— Même si je vous fais l’effet d’un mauvais patriote, je n’ai aucune envie de vous quitter. Ce qui m’attend en Angleterre, c’est la solitude alors qu’ici j’ai l’impression d’avoir une vraie famille. Pardonnez-moi, monsieur Tremaine, si je vous parais présomptueux mais, surtout depuis l’arrivée de Miss Lorna...

Il n’en dit pas plus. Le nom venait de tomber comme une pierre dans une mare. Cette fois encore, Arthur réagit.

— C’est vrai ! Nous allions l’oublier. Ne pouvez-vous, monsieur Niel différer votre départ de quelques jours ? Il faut qu’elle parte !

Tous regardèrent avec surprise cet enfant de douze ans qui osait parler en maître et ne s’en excusait pas. Tout au contraire, son regard transparent pesa sur son père comme s’il le mettait au défi de dire le contraire, mais ce fut François qui eut l’air malheureux :

— Ne m’en veuillez pas, Arthur ! Je dois regagner Londres au plus vite. Or, outre qu’elle est loin d’ici, rien ne dit que votre sœur serait disposée à s’embarquer dans un délai aussi court. Ses bagages et les miens n’ont aucune comparaison. Il y faut du temps... du soin et elle n’apprécierait peut-être pas...

— Pourtant il faut qu’elle parte et vite ! répéta le jeune garçon avec force. Elle n’est ici que de passage et ne peut courir le risque d’y demeurer bloquée. N’oubliez pas qu’elle est fiancée et que si notre deuil a différé le mariage, il serait offensant pour le duc de le reporter aux calendes grecques. Père, je vous en prie, il faut aller la chercher !...

Cette fois Guillaume fronça le sourcil.

— Tu nous accorderas bien le temps d’achever ce repas, Arthur ? fit-il sèchement. De toute façon, M. Niel ne veut pas attendre : il vient de le dire. Il est discourtois d’insister.

— Sans doute, Père, et je vous demande excuses, mais je pense à la sécurité de ma sœur. Si elle doit voyager seule et en temps de guerre.

— Ah, l’entêtement des enfants ! Un, la guerre n’est pas encore déclarée. Deux, je suis certain que les Anglais qui se trouvent en France auront toutes les possibilités de rentrer chez eux avant une date donnée bien entendu. Enfin, trois : je te rappelle que je suis armateur et que je possède plusieurs navires...

— L’Élisabeth est au bassin de radoub...

— J’ai d’autres unités en toute propriété ou en partie. Si les choses se précipitaient, le mieux serait peut-être de l’embarquer à Granville, chez mon ami Vaumartin, pour la faire passer à Jersey d’où il lui serait facile de regagner l’Angleterre. Voilà ! J’ai répondu à toutes tes questions, alors parlons d’autre chose ! Béline veut nous quitter à ce que l’on m’a dit ?

Ce fut Élisabeth qui répondit :

— Oui. Elle estime ne plus être d’une grande utilité ici. En outre, chez Tante Rose, elle a entendu parler de sœur Marie-Gabrielle dont vous savez tous qu’elle a rallié, à Valognes, Mme Ambroisine du Mesnildot de Tourville qui est en train de racheter l’ancien couvent des Capucins pour y regrouper les Dames Bénédictines de Notre-Dame-de-Protection dispersées par la Révolution. Béline voudrait se joindre à elles.

— Elles étaient surtout enseignantes, et notre Béline n’est pas un puits de science...

— Pour le moment, les sœurs se consacrent surtout aux soins des malades, ce qui était leur seconde vocation et c’est ce qui attire Béline. Évidemment, elle aurait préféré les Filles de la Charité dont l’origine était toujours plus modeste, mais celles-ci ne sont pas encore rassemblées faute d’un logis. Alors, au moins en attendant... Qu’en pensez-vous ?

— Et vous, les enfants ?

— On aura de la peine, soupira Adam, mais on est grands maintenant et si ça peut rendre Béline heureuse...

Guillaume eut pour son fils un sourire à la fois amusé et affectueux :

— La cause est entendue ! Je parlerai à Béline et, plus tard, je verrai la Mère Supérieure. Notre Béline n’entrera pas chez elle sans dot... Je ne veux pas qu’une femme ayant donné tant d’années aux Treize Vents se sente en état d’infériorité dans son couvent...

— Merci ! Je n’en attendais pas moins de vous, Père !

Élisabeth s’adressait à son père, sa voix était chaleureuse mais son regard ailleurs. En fait, c’était Arthur qui l’intriguait. Qu’est-ce qui pouvait bien passer par la tête du garçon pour qu’il tînt tellement à voir partir sa sœur ? Jusqu’à ce jour, il semblait pourtant heureux de sa présence, ne se gênant pas pour traiter le ducal fiancé d’« irrécupérable imbécile » ou de « pantin de salon ». Et voilà que tout à coup il se souciait de ce qu’il pensait ? Confondant, en vérité ! Elle grillait d’envie de le questionner mais, devinant qu’il s’échapperait, la fine mouche choisit un joli chemin détourné : en sortant de table, elle le prit par le bras pour l’entraîner au salon tout en lui demandant avec enjouement si un peu de musique lui ferait plaisir. Elle savait qu’il aimait beaucoup l’entendre jouer.

— Les départs me rendent toujours mélancolique, dit-elle. Et puis le temps est tellement triste aujourd’hui ! Il me semble qu’un peu de Mozart est tout indiqué...

Il se laissa emmener. Saurait-il jamais lui refuser quelque chose ? Elle était pour lui plus qu’une sœur, le cœur vivant de la maison, son amie chère et infiniment précieuse...

Élisabeth avait raison : il faisait triste, même dans le salon dont les nuances de vert prenaient un air glauque. Le jour gris, méticuleusement découpé par les petits carreaux des fenêtres immenses, tombait dessus comme une cendre. Élisabeth alla s’asseoir au clavecin dont les tons d’or passé et le décor fleuri réchauffaient l’atmosphère au moins autant que le feu allumé dans la cheminée. Dans leurs pots, les jacinthes commençaient à défleurir.

Elisabeth n’était pas une grande musicienne mais elle jouait agréablement. Elle interpréta d’abord un petit menuet puis, tout en fredonnant les paroles, l’air d’Aminta du Roi pasteur :

Je l’aimerai toujours


Fidèle époux et fidèle amant


pour vous seul je soupirerai.


En un si tendre et doux objet,


Je trouverai la joie,


le plaisir, la paix...

Le choix n’était pas innocent. C’était l’un des airs que Lorna affectionnait. Plusieurs fois tandis que la neige emprisonnait la maison, elle l’avait chanté de sa belle voix veloutée mais jamais loin des oreilles de Guillaume.

— Joue autre chose ! émit Arthur. C’est très beau mais on l’a beaucoup entendu ces derniers temps...

— Préfères-tu :

Mon cœur soupire,


La nuit et le jour


Qui peut me dire


Si c’est d’amour...

— Pas davantage ! Pourquoi tiens-tu tellement au répertoire de ma sœur ? Chante autre chose !

— Et toi ? riposta la jeune fille, pourquoi tiens-tu tellement à ce qu’elle s’en aille si vite ? Tu ne l’aimes plus ? Allons, Arthur, réponds-moi ! Il y a quelque chose qui ne va pas : je le sens !

— Il y a... qu’on va recommencer à se battre, qu’elle doit se marier et qu’elle n’a rien à faire ici. Il y a... que tu ne supporterais pas qu’elle s’attarde trop chez nous, que tu en souffrirais et moi je ne peux pas accepter l’idée de te savoir malheureuse. Je ne l’accepterai jamais...

Émue, tout à coup, Élisabeth se leva, vint à son jeune frère et l’entoura de ses bras. Peu démonstrative sauf dans la colère, elle n’était pas coutumière de ces gestes de tendresse. Pour lui c’était la toute première fois et, comme il était presque aussi grand qu’elle, il put voir qu’elle avait les larmes aux yeux. Cependant, elle s’efforça de cacher son émotion sous une plaisanterie :

— Quelle découverte ! Notre flegmatique sir Arthur ne viendrait-il pas de laisser entendre qu’il aime sa sœur ?

— Je ne laisse rien entendre du tout ! Tu es ce que j’ai de plus cher au monde et c’est sans doute pour ça que je n’aime plus autant Lorna...

Dans la bibliothèque où il causait en fumant avec François, Guillaume, lui aussi, avait entendu la musique. Elle lui rappela quel plaisir secret il éprouvait lorsque sa belle nièce chantait en posant sur lui la caresse de ses yeux dorés... Quelle stupidité de n’avoir pas senti alors que la magicienne commençait à l’envelopper de sa séduction ? Et quel gâchis maintenant qu’il avait goûté au philtre empoisonné ! Où trouver le courage de ne pas en réclamer davantage ?

Cette nuit-là, il ne put trouver le sommeil. Enfermé chez lui, il tourna en rond comme un animal captif sans qu’un instant d’apaisement lui fût accordé. Il se haïssait lui-même parce que son cœur allait vers Rose avec l’angoisse qu’elle pût un jour accepter François, néanmoins c’était Lorna que son corps réclamait. Il se faisait l’effet de l’âne de Buridan qui, faute de démêler s’il avait plus faim que soif, se laissa mourir à égale distance d’un picotin d’avoine et d’un seau d’eau. Et c’était une situation intolérable, dégradante, qui exigeait de lui une décision rapide.

Seulement c’était plus facile à décréter qu’à exécuter ! Surtout par une nuit pareille ! En effet, depuis la fin du jour, un noroît féroce bouleversait le paysage, frappant de plein fouet la Pernelle, ses toits et sa chevelure d’arbres. Ses hurlements auxquels se joignaient les coups de boutoir de la mer en furie répondaient trop bien à sa tempête intérieure parce qu’ils lui rappelaient l’orage de l’autre nuit et ses voluptueuses conséquences. Quel plus doux refuge quand souffle l’ouragan que le corps soyeux d’une femme au creux tiède d’un lit dévasté ?...

L’évocation devint tellement intolérable que Tremaine, pour y échapper, choisit de s’assommer : il alla chercher une bouteille de rhum et la vida jusqu’à la dernière goutte, jusqu’à ce qu’enfin l’alcool le terrasse...

Il ronflait à faire tomber les murs quand, bien avant l’aube, Potentin qui lui non plus n’avait pas fermé l’œil descendit pour boire un peu de lait et l’entendit. Il lui suffit d’entrer dans la bibliothèque pour comprendre ce qui s’était passé : la pièce empestait le rhum et le flacon avait roulé à terre.

Le vieil homme savait depuis longtemps comment soigner ce genre d’accident, bien qu’il y eût plus de dix ans qu’il n’était advenu à Tremaine. Seulement il fallait agir vite : pas question que les enfants voient leur père dans cette situation ! Laissant les choses en l’état, il alla chercher Clémence pour qu’elle prépare du café très fort. Pendant ce temps-là, il tira Guillaume du fauteuil où il était effondré, traîna non sans peine ce grand corps jusqu’au vestibule où il lui jeta un seau d’eau à la figure. Ce qui eut l’avantage de ressusciter suffisamment Guillaume pour qu’il fût possible, en dépit de ses protestations pâteuses d’ivrogne, de l’emmener enfin à la cuisine où, avec le secours de Mme Bellec, il l’installa devant le feu pour l’obliger à ingurgiter du café salé dont l’effet se révéla miraculeux. Une demi-heure après avoir été sorti de son cabinet de travail, Tremaine retrouvait suffisamment de lucidité pour gagner sa chambre, suivi de Potentin qui l’aida à ôter ses vêtements trempés.

Plutôt penaud, et d’autant plus hargneux, le maître des Treize Vents évitait de son mieux le regard pénétrant de Potentin, mais celui-ci avait quelque chose à dire et n’entendait pas le ravaler :

— Si vous ne prenez pas la décision tout de suite, vous ne la prendrez jamais et toute la maisonnée va en pâtir. Vous le savez bien d’ailleurs, sinon vous ne vous seriez pas arrangé comme voilà. Quand une dent vous fait mal, il faut l’arracher. On se sent tellement léger après !

— Hum ! grogna Guillaume en se glissant dans son lit pour se reposer un peu. Tu as sûrement raison ! Laisse-moi dormir deux heures ! Pendant ce temps-là tu préviendras M. Niel que je le conduirai moi-même à la diligence de Valognes.

Vu le mauvais temps, en effet, François avait renoncé à son premier projet d’embarquer à Cherbourg. C’était, de beaucoup, le chemin le plus court pour rentrer en Angleterre à condition de trouver un capitaine assez fou pour affronter des vents à ne pas pouvoir hisser le moindre bout de toile. En conséquence, le Canadien choisit de repartir par Paris où il ferait quelques achats avant de gagner Calais.

— Monsieur François sera content, approuva Potentin. Et... pour Miss Tremayne, qu’est-ce qu’on fait ?

— Lorsque j’aurai déposé notre voyageur, je continuerai jusqu’aux Hauvenières et je la ramènerai demain, ou après-demain selon le temps...

— Puis-je suggérer demain... respectueusement ? Il n’est jamais bon de s’éterniser dans un coin perdu avec une trop jolie femme !

Pour toute réponse, le fidèle majordome reçut un « Mêle-toi de ce qui te regarde ! » véhément appuyé d’un oreiller lancé d’une main moins sûre.

Aussitôt après le déjeuner, François Niel quitta les Treize Vents dans le cabriolet que menait Guillaume. Au grand désappointement d’Arthur qui comptait demander à visiter les Hauvenières. Dans cette légère voiture, deux personnes seulement plus quelques bagages pouvaient prendre place.

A Valognes, les adieux devant le Grand Turc ne s’éternisèrent pas. Ce n’était qu’un au revoir pour l’un comme pour l’autre. On se tapa vigoureusement dans le dos, on se dit « A bientôt ! », on se souhaita bon voyage puis Guillaume remonta dans sa voiture afin de poursuivre son chemin jusqu’à Port-Bail.

Il y fut reçu par un cri de joie. Le temps était abominable et visiblement Lorna s’ennuyait déjà. Naturellement, elle se méprit sur les raisons d’un retour si rapide :

— Tu as senti que je t’appelais, n’est-ce pas ? Toi aussi tu avais besoin de me retrouver ! gémit-elle en se collant à lui pour un baiser qui n’eut rien de familial. Non, ne t’inquiète pas, ajouta-t-elle en le voyant regarder vers la cuisine. Ton chien de garde est allé au village. Nous avons bien une heure avant son retour...

Elle n’était que tentation, pourtant il la détacha de lui avec fermeté pour la faire asseoir :

— Profitons-en pour causer. Je ne suis pas venu faire l’amour avec vous. Je viens vous chercher.

— Quoi ? Tout de suite ? exhala-t-elle déçue.

— Non. La nuit tombe et les chemins sont difficiles. Nous rentrons demain matin.

Elle sourit en s’étirant comme une chatte.

— Merveille ! Nous avons une grande nuit devant nous ! Et puis là-bas, nous imaginerons bien le moyen de nous rejoindre...

— Vous ne comprenez pas. Je vous ramène afin que vous ayez quelques jours pour préparer votre retour en Angleterre. La guerre va reprendre d’un jour à l’autre entre ce maudit pays et nous.

— Et alors ?

— Comment et alors ? Vous devez rentrer chez vous. Je vous rappelle que vous êtes fiancée.

— Qu’est-ce que cela me fait ? Je veux rester près de toi !

— Moi je ne le veux pas. Et cessez de me tutoyer ! La folie que nous avons commise, j’en ai ma large part mais je refuse de la voir s’éterniser. Mes enfants ne vivront pas sous le même toit que ma maîtresse et c’est ce que vous deviendriez. Ils ne le supporteraient pas.

— Surtout votre précieuse Élisabeth ! Et je croyais que vous m’aimiez !

— M’avez-vous entendu le dire ? Revenez sur terre, Lorna ! Entre le désir et l’amour il y a un abîme que nous ne franchirons jamais.

— Quelle sottise ! Voulez-vous parier ?

— Je ne parie jamais. Quant aux enfants, sachez que c’est Arthur qui a demandé, presque exigé votre départ quand il a su que François Niel devait regagner Londres sur-le-champ. Il voulait que je vienne vous chercher afin que vous puissiez voyager sous sa protection, mais M. Niel n’a pu’attendre...

— Il a eu parfaitement raison ! Je n’ai aucune envie de rentrer. Si tu ne veux pas de moi aux Treize Vents, je resterai ici, voilà tout !

— Arthur ne le permettrait pas. La maison est à lui et, de toute façon, vous n’apprécieriez pas longtemps cette solitude.

— Vous pourriez venir m’y distraire de temps en temps ? Pourquoi ne m’accommoderais-je pas de ce que ma mère acceptait si joyeusement ?... Et moi, je vous donnerai tellement plus qu’elle, parce que moi je suis jeune !

Dans son besoin de triomphe à tout prix, elle venait de dire une sottise mais s’en aperçut trop tard quand une fureur soudaine crispa la figure de Guillaume et fit flamber ses yeux. Instantanément, il fut un autre homme :

— Vous n’êtes pas la femme que j’ai aimée. Vous n’êtes que vous-même : une pâle copie habitée par le démon de la perversité. Si vous avez espéré un jour la remplacer auprès de moi, vous avez perdu votre temps. Rentrez chez vous ! Allez épouser votre duc ! Moi, je ne vous toucherai plus jamais.

Les mots frappaient comme des balles. A cet instant, il haïssait cette femme dont il avait failli devenir l’esclave. La colère, un vague dégoût aussi éteignaient le désir qui, tout au long du chemin, faisait battre son cœur si lourdement. L’invite trop claire qu’il lisait dans ses yeux troubles et son sourire humide lui produisirent l’effet d’une douche glacée. S’il la gardait auprès de lui, il perdrait son âme...

Le voyant reprendre son manteau posé sur le dossier d’un fauteuil, Lorna voulut s’élancer vers lui mais il la maintint à distance d’un geste impérieux où il mit toute sa volonté et qui la cloua sur place :

— Restez où vous êtes !

Elle eut un cri de douleur :

— Tu ne peux pas t’en aller. Où vas-tu ?

— Passer la nuit à l’auberge. Vous voyez, je rends justice à vos charmes puisque je préfère m’en éloigner. Je reviendrai vous chercher demain matin. Prévenez Perrier !

Comme il ouvrait la porte, il trouva celui-ci sur le seuil. Sans lui laisser le temps d’articuler un seul mot, Tremaine déclara qu’il avait à faire à Port-Bail et y dormirait, mais qu’il serait là dans la matinée pour emmener sa nièce :

— Fermez bien vos portes et veillez sur elle, ajouta-t-il assez bas pour qu’elle n’entende pas. Je ne veux pas qu’elle essaye de me suivre. Elle en est tout à fait capable et ce serait dangereux !

Le gardien fit signe qu’il avait compris. Il n’était ni curieux ni questionneur et Tremaine savait que ses ordres seraient respectés à la lettre. Avec l’impression qu’il venait d’échapper à un danger, il repartit sous les grandes rafales de pluie qui noyaient le paysage.

L’auberge était détestable, le lit dur ; en outre il y avait des punaises. Pourtant Tremaine, harassé par une nuit d’insomnie et une route éreintante, dormit comme un prince bercé par un confortable sentiment de victoire sur lui-même ainsi que sur la redoutable magicienne. Le coup de Circé était manqué : ce n’était pas cette fois que Guillaume se trouverait changé en pourceau...

Il dormit même si bien que la matinée s’avançait lorsqu’il revint aux Hauvenières. Circé était prête. Vêtue pour le voyage, elle l’attendait assise dans la salle avec un visage impénétrable. Sans un regard elle se dirigea vers la voiture, s’y installa en silence, laissant Tremaine donner à son gardien quelques instructions, de l’argent et une poignée de main.

Un coup d’œil sournois lui avait montré que la jeune femme était pâle, les traits tirés comme il arrive lorsque le sommeil n’est pas au rendez-vous. Il en éprouva une certaine satisfaction bien masculine et un rien cruelle. Cependant, il aurait eu tort de se réjouir : sa belle compagne était bien loin du désespoir et plus encore du découragement. Ce qui s’était passé la veille n’était rien d’autre pour elle qu’une déclaration de guerre en bonne et due forme. Or, une guerre se conclut rarement sur une seule bataille. Surtout chez elle !

En stratégie amoureuse, l’Honorable Lorna Tremayne était passée maîtresse. Seul le but comptait et sa nuit solitaire avait eu, au moins, l’avantage de lui permettre d’y réfléchir, une fois apaisée la brûlure de l’orgueil blessé. Pas question d’abandonner la partie en quittant les Treize Vents ! Elle était fermement décidée à s’y accrocher par tous les moyens. Ce qu’il fallait, c’était durer jusqu’à ce que la guerre éclate vraiment et, pour cela, on pouvait faire confiance à ce trublion corse qu’elle avait rencontré une fois à Paris. Comme tous les gens qui savent ce qu’ils veulent — comme elle-même d’ailleurs — , il ne perdait jamais de temps. Tout irait certainement très vite. Quelques jours pourraient suffire... D’autant qu’elle gardait son arme secrète...

Dans les plis de son grand manteau, sa main glissa jusqu’à une poche et se referma sur la petite fiole enveloppée d’une résille d’argent, dont l’usage s’était révélé si utile pour déchaîner l’ardeur génésique de Guillaume. Ce présent étrange, elle l’avait reçu l’année précédente d’un de ses « amis » qui se trouvait être l’un des administrateurs de l’East India Company et un proche du prince de Galles avec qui Lorna entretenait d’excellentes relations depuis que certaines « complaisances » lui avaient attaché sa faveur. Le produit étant dangereux, elle n’en avait utilisé que quelques gouttes. Il en restait donc suffisamment pour ramener Guillaume à une plus juste estimation de ses « sentiments » envers elle...

Ainsi rassurée sur son avenir, Lorna s’installa aussi confortablement que possible, coinça son grand manchon de fourrure entre les montants de la capote et sa tête, s’y appuya et s’endormit aussi naturellement que si la voiture roulait sur du sable uni. Ce qui n’était certes pas le cas...




Au même moment, dans la galerie des Treize Vents, Kitty arrêtait Arthur qui, un livre sous le bras, sortait de sa chambre pour rejoindre Adam et Mr Brent dans la salle d’étude. C’était l’heure du cours de géographie...

— Je voudrais vous parler, mister Arthur. Il se passe ici des choses qui m’inquiètent... Voulez-vous venir avec moi un instant dans la chambre de votre sœur ?

Traversant le couloir, la camériste tira une clef de la poche de son tablier, ouvrit la porte en question et fit entrer le jeune garçon. Celui-ci jeta autour de lui un coup d’œil circulaire : la pièce était dans un ordre parfait :

— Le plus intéressant n’est pas ici. Venez dans la garde-robe !

Là le spectacle était différent. Tout le contenu des armoires était répandu sur le sol : le linge, les robes, les chapeaux entassés pêle-mêle entre les battants grands ouverts. C’était comme si un énorme coup de vent s’était engouffré dans les meubles, emportant tout ce qu’il y avait pour le rejeter autour de la pièce...

— Eh bien ! émit Arthur. Quel gâchis ! Je me demande qui a pu faire ça ?

— Je me le demande aussi, mister Arthur... parce que c’est la troisième fois que je trouve ce cabinet dans cet état. Et aussi parce que je suis la seule à y entrer.

— Comment ça ?

— Oh, c’est tout simple ! Miss Lorna se méfie un peu des gens de cette maison et comme elle tient beaucoup à ce que je m’occupe seule de sa chambre et de ses affaires, j’ai demandé à Potentin de me laisser ce soin. Comme c’est autant de travail en moins pour les filles de chambre, il y a consenti bien volontiers et même il m’a remis la clef. Chaque matin, j’entre ici pour balayer, épousseter, ouvrir les fenêtres. Le soir je referme mais, entre-temps, la clef ne quitte jamais ma poche. Et, comme je vous le disais, c’est le troisième jour que je me trouve en face de ce chaos...

— Vous n’avez rien dit ?

— Non. A personne avant vous parce que je voudrais essayer de savoir. Alors, j’observe, je guette mais sans résultat jusqu’à présent. En outre, je vous le répète, j’ai toujours la clef sur moi...

— Il doit y en avoir une autre ?...

— J’y ai pensé. Aussi, hier, j’ai fait semblant d’avoir perdu celle-ci. Je me suis désolée, lamentée de façon très convaincante. Cela a donné une espèce de dispute entre Mme Bellec et Potentin. La première disait que c’était ridicule de ne pas avoir plusieurs clefs de chaque chambre, qu’elle avait toujours dit qu’un jour on aurait des ennuis. Lui, de son côté, répondait que M. Tremaine tenait à ce que, dans sa maison, chacun des habitants se sentît vraiment chez lui. Donc une seule clef ! Il est vrai que, pour me consoler, il a ajouté que, si je ne la retrouvais pas, il ferait venir aujourd’hui même le serrurier de Saint-Vaast pour qu’il en fabrique une autre. Alors, bien sûr, je l’ai retrouvée. Et voilà le résultat !

— Bizarre ! Au fait, mon père et ma sœur rentrent quand ?

— Monsieur Guillaume espérait revenir ce soir si le temps s’arrangeait, demain si ces bourrasques continuaient afin que la route ne soit pas trop rude pour une dame... et pour son cheval. En ce cas, ils feraient halte à Valognes... Avec ce qui tombe en ce moment, on ne les reverra que demain...

Arthur s’accorda un instant de réflexion puis décida :

— Rangez tout ça une fois de plus, ma pauvre Kitty, mais ensuite arrangez-vous pour me remettre la clef discrètement. Personne — vous m’entendez bien ? — personne ne doit savoir que je l’ai.

— Ce sera comme vous voulez mais puis-je demander...

— Mes intentions ? Passer la nuit dans cette chambre. Je viendrai m’y installer quand tout le monde sera couché. Je veux voir de mes yeux qui fait ce joli travail.

— Vous ne craignez pas que ce puisse être... dangereux ?

— Soyez tranquille, Kitty, je serai armé. Je sais où mon père range ses pistolets et ses munitions. A la limite, cela peut être très amusant !

Et, d’un pas allègre, Arthur s’en alla étudier la géographie. Ou plutôt faire semblant. Excité par l’expédition projetée, il ne prêta qu’une attention fort distraite aux fleuves et rivières de France au programme du matin...

Lorsque Tremaine et sa passagère atteignirent Valognes, la nuit commençait à tomber. En revanche, le temps s’éclaircissait. La pluie ne tombait plus depuis près d’une lieue. Cependant Guillaume, estimant que son cheval, Centaure, couvert de boue et d’ailleurs légèrement blessé à l’antérieur droit par le saut d’une pierre, avait besoin de repos et de soin, décida de s’arrêter.

Cela rendit vie aux espérances de sa compagne : passer une nuit au Grand Turc pouvait servit merveilleusement ses desseins. Un souper en tête à tête et puis... D’autant qu’ayant bien dormi elle se sentait le corps dispos et l’esprit clair. Aussi éprouva-t-elle une grande déception lorsqu’elle entendit Tremaine déclarer à l’aubergiste accouru qu’il voulait seulement un cheval frais — Daguet viendrait reprendre Centaure le lendemain. Pendant le changement, lui et sa passagère s’accommoderaient volontiers d’un peu de soupe chaude, d’une tranche de pâté et d’une bouteille de cidre. Du coup, le silence qu’elle gardait depuis les Hauvenières vola en éclats :

— Vous ne prétendez pas rentrer aux Treize Vents en pleine nuit ? fit-elle avec aigreur.

— Justement si. Ce ne sera pas la première fois. La route est d’ailleurs beaucoup plus facile que ce que nous avons subi ce tantôt. Venez manger quelque chose !

— Vous devriez nous faire apporter des sandwichs. Ce serait tellement plus commode !

— Sandwichs ?... Qu’est-ce que c’est ?

— Une invention récente du cuisinier d’un de mes bons amis, le comte de Sandwich : afin que son maître puisse se restaurer sans quitter la table de jeu, il étale du beurre sur deux tranches de pain et glisse au milieu du jambon, du rôti froid, du fromage ou tout ce que l’on veut. Vous devriez l’adopter : cela vous permettrait de vous nourrir d’une main et de conduire de l’autre...

— Bien qu’elle soit anglaise, voilà une idée qui me paraît excellente ! approuva Guillaume, négligeant le sarcasme. J’en ferai mon profit mais, pour ce soir, une soupe bien chaude nous réconfortera aussi bien l’un comme l’autre...

Afin d’être certain de perdre le moins de temps possible et de profiter au mieux de l’éclaircie, Tremaine demanda que l’on servît dans la voiture après avoir accordé à sa compagne quelques instants pour se « dégourdir les jambes ». Ensuite on repartit pour la dernière étape.

— Ne faites pas cette mine ! ricana-t-il en claquant ses rênes sur la croupe du cheval. Dans deux heures environ vous serez dans votre lit, bien mieux que dans n’importe quelle auberge, et vous me remercierez.

Ce en quoi il montrait un optimisme singulièrement excessif...

CHAPITRE XII LE FEU

Durant les trois quarts de la route, Guillaume put croire que ses prévisions allaient se réaliser. Le vent avait tourné. Dans le ciel dégagé, la lune en son plein déversait sa clarté sur la campagne et la forêt où les arbres jouaient les ombres chinoises. Le chemin néanmoins présentait certaines difficultés : à trois reprises, il fallut descendre pour écarter les branches arrachées par la tempête. Aussi quand, après avoir quitté la route de Quettehou afin de piquer sur la Pernelle par Fanoville et Ourville, Guillaume trouva un arbre, un vrai, devant les jambes de son cheval, il se contenta de jurer entre ses dents puis arrêta la voiture et mit pied à terre pour ôter ce nouvel obstacle. Heureusement, ce n’était pas un gros arbre. Un homme seul pouvait en venir à bout...

Il se baissait pour empoigner le tronc quand un cri de la jeune femme l’alerta. Il se retourna et ne vit pas venir le coup de gourdin qui l’étendit face contre terre, les bras en croix et sans connaissance.

Déjà bâillonnée par des mains sans douceur, Lorna, les yeux agrandis d’horreur, regardait les assaillants : une dizaine d’hommes noirs de vêtements, noirs de figures comme des démons ou des créatures de cauchemar qui avaient surgi de la nuit devenue tout à coup semblable à la gueule ténébreuse de l’enfer. Quatre d’entre eux emportaient déjà la longue forme inanimée de Tremaine sur leurs épaules, cependant que deux autres obligeaient la jeune femme à descendre du cabriolet pour l’entraîner dans les profondeurs du bois.

En tournant la tête, elle vit qu’un troisième groupe conduisait cheval et voiture dans une direction différente. Le tout sans un mot, sans un ordre, sans un bruit, presque sans un soupir comme s’il s’agissait d’un ballet bien réglé et ce silence était plus effrayant que les pires vociférations. Pour la première fois de sa vie, la belle Miss Tremayne habituée aux hommages se découvrait seule et fragile entre des mains sans pitié. Pour la première fois de sa vie, elle avait peur...




Et pour la seconde fois en moins de quarante-huit heures, Guillaume reçut en plein visage un pot d’eau froide qui le ramena à la surface des limbes tournoyantes où il se débattait depuis le coup de bâton. Ouvrant péniblement les yeux, il constata que sa situation n’avait rien d’enviable : les mains liées derrière le dos, les chevilles entravées, il était couché sur un sol qu’il sentait se mouiller sous son dos. Sa tête, traversée d’élancements douloureux, sonnait comme un bourdon de cathédrale.

Autour de lui et de la grosse lanterne posée à terre, il y avait un cercle d’ombres hostiles : des hommes aux habits couleur de terre, couleur de boue. couleur de suie comme celle qui les barbouillait sous leurs chapeaux à cuve ou leurs bonnets noirs. Quelques-uns portaient la cape de joncs tressés qui est le manteau de pluie des maraîchins, mais tous gardaient la même immobilité quasi minérale. Ils se tenaient assis, genoux ramenés dans le cercle de leurs bras, et le prisonnier pensa que les assemblées de loups qu’on lui décrivait dans son enfance canadienne devaient ressembler à ça. Sauf, évidemment, que les loups ne portent ni chapelets de buis ni, brodé sur la poitrine, un cœur planté d’une croix grossièrement brodés. Mais les yeux luisaient d’un éclat aussi féroce...

Celui qui venait d’inonder le prisonnier — le seul debout — l’apostropha d’une voix rocailleuse qui ôta le dernier doute de Guillaume. Il croyait bien, en effet, reconnaître cette silhouette à défaut du visage masqué de suie.

— Assez dormi ! ordonna le bandit. Faut avoir l’esprit clair pour recevoir les maîtres...

— Les maîtres ? Tu en as donc d’autres que ces pauvres demoiselles Mauger ? Je les imagine mal dans le rôle de capitaine de brigands...

— T’occupe pas de ça, Tremaine ! A ta place, j’ferais pas trop l’malin. T’es ici pour attendre qu’on te juge...

— Vraiment ? Eh bien attendons !... Cependant j’aimerais bien savoir ce que vous avez fait de la dame qui m’accompagnait, toi et tes pareils ?

— Rien du tout. Même qu’elle est pas loin ! Un coup de main, vous autres !

Deux des « loups » se levèrent, empoignèrent Tremaine sous les aisselles et le traînèrent jusqu’à la muraille où ils l’adossèrent. Alors il vit Lorna.

Elle était juste en face de lui et à peu près dans la même situation, à cette différence près que ses pieds étaient libres mais qu’un chiffon barrait son visage et obstruait sa bouche. Au-dessus du tissu, ses yeux dilatés par la peur ressemblaient à un marais au soleil couchant mais s’ils brillaient c’était surtout parce que des larmes en débordaient pour glisser le long de ses joues. L’image de désolation qu’elle offrait toucha Tremaine.

— Je suis sincèrement navré de vous avoir entraînée dans cette aventure, dit Guillaume en anglais. Tâchez de vous montrer courageuse. Il ne faut pas que ces gens puissent se réjouir avec excès de leur victoire. N’oubliez pas que vous êtes une Tremayne... même avec un y.

Le coup de pied d’Urbain — autant lui donner son nom ! — atteignit Guillaume au creux de l’estomac.

— Défense de parler ! Sinon, c’est le bâillon ! Ou alors, si tu veux causer, cause avec moi. C’est qui cette femme ?

— Ma nièce. La fille de mon demi-frère et elle est anglaise. C’est pourquoi j’usais de sa langue pour la réconforter...

— M’est avis que c’est pas la peine. Les maîtres ont été prévenus ! Ils vont pas tarder. Et vous pourrez vous dire adieu... Mais j’aimerais mieux dans une langue honnête ! Ça s’ra plus amusant !

Guillaume haussa les épaules. Peu désireux d’entretenir un quelconque dialogue avec ce rustre, il ferma les yeux pour mieux réfléchir. Sa nouvelle situation lui avait permis de reconnaître l’endroit où il se trouvait : c’était cette vieille tour à demi-ruinée, proche de la Croix d’Ourville, où jadis Agnès rejoignait Pierre Annebrun au temps où il était son amant. Un lieu caché sans doute mais trop proche de quelques-uns des manoirs gravitant autour de la Pernelle pour qu’il pût servir à autre chose que des rendez-vous occasionnels. Rien n’indiquait un séjour même momentané : aucune trace de feu ou de nourriture. Pas même la paille qui autrefois servait de couche. Seulement un peu d’herbe sèche entre d’antiques pavés disjoints, du lierre et des feuilles apportées par le vent et que l’humidité pourrissait. Le quartier général de la bande — celle de Mariage à coup sûr ! — devait se trouver ailleurs, mais où ? Et qui donc pouvaient être ces « maîtres » dont le malandrin parlait avec tant de révérence ?

C’était ce pluriel qui intriguait Tremaine. Une bande digne de ce nom est aux ordres d’un chef, pas d’une demi-douzaine. Que l’un soit celui qui se faisait appeler Mariage, Guillaume n’en doutait pas et, dans un sens, il était assez satisfait de voir bientôt à quoi il ressemblait, même dans ces circonstances dramatiques. Mais l’autre, ou les autres ?

Près d’une heure s’écoula. En dépit de l’inconfort de sa position, Guillaume l’employa, selon le réflexe normal de qui se retrouve ligoté, à tenter de desserrer la corde qui liait ses mains. C’était d’autant moins facile qu’elle venait d’être mouillée, mais il s’y efforçait tout de même avec une énergie farouche, tantôt tiraillant, tantôt frottant sur une aspérité du mur où il était adossé. En face de lui, Lorna fermait les yeux et il espéra qu’elle s’était endormie.

Ce qu’il ne parvenait pas à comprendre, c’est comment on avait pu s’emparer d’eux si facilement et par quel moyen ces gens avaient été informés du moment de leur retour alors que lui-même n’en était pas certain. Il fallait qu’ils fussent bien renseignés et qu’il y eût donc un traître quelque part. Mais où, mais qui ?...

Au-dehors, une chouette chuinta par deux fois. Une autre, plus proche, lui rendit ce qui ne pouvait être qu’un signal. Les hommes bougèrent. Plusieurs se levèrent au moment où deux silhouettes noires franchissaient la porte basse dont, à cause de la lumière, on avait masqué l’ouverture à l’aide de toile à sacs. Leur vue stupéfia Guillaume : c’étaient un prêtre barbu et une petite femme cachée sous un grand voile de crêpe...

Sa première impression fut qu’on lui jouait là une mauvaise farce, la seconde fut de se traiter d’imbécile et de vouer à l’exécration générale sa propre stupidité, celle de Rondelaire et de tous ceux qui, depuis trois mois, étaient censés traquer les voleurs assassins. C’étaient ses garçons qui avaient raison, qui flairaient juste, mais à la pensée du danger mortel couru par eux en s’approchant de la maison du galérien, Guillaume sentit un filet glacé couler le long de son échine. Les « bonnes demoiselles Mauger » si méritantes et leur saint homme devaient être incapables de la moindre pitié puisque apparemment c’étaient eux les « maîtres » ! Quant au quartier général de la bande, il s’abritait dans une de ses propriétés à lui, Tremaine. Plutôt dur à avaler ! Mais il n’était pas au bout de son chemin de croix : il entendit soudain l’homme de Dieu — vrai ou faux — féliciter Urbain.

— Bien travaillé, garçon ! Et ça n’a pas traîné ! Une vraie chance de les avoir eus cette nuit !

— Oh, si c’était pas c’soir ça aurait été d’main ! On les aurait attendus l’temps qu’y fallait puisqu’on était sûrs qu’y devaient rentrer dans les deux jours.

Un rire alors se fit entendre. Bizarre, grinçant, sardonique, un rire de vieille femme méchante que Guillaume trouva odieux.

— Sans doute mais c’est tellement mieux que ce soit cette nuit ! Ainsi la fête sera complète et j’espère que notre ami va pouvoir la savourer en détail. Tout est prêt là-bas ?

— Vous voulez dire aux Treize Vents ? Y a aucune raison qu’ça cloche. Colas sait c’qu’il a à faire et j’ai envoyé Donatien lui donner un coup d’main. L’manoir et l’écurie c’était un peu trop pour un seul gars !

Le rire inquiétant se fit entendre de nouveau, vrillant les nerfs d’un Tremaine soudain étranglé d’angoisse à la pensée d’une menace sur ceux qu’il aimait. Dans quel foutu piège était-il tombé ? Et qu’est-ce que c’était que ces démons dont il découvrait la présence autour de sa maison ? Colas !... Colas était avec eux ? Et c’était Potentin qui l’avait recruté sur la foi d’une figure honnête arborant un air innocent et des yeux candides ! S’il n’était pas abattu cette nuit, le pauvre vieux ne s’en remettrait certainement jamais ! Quant à lui, Guillaume, au cas où un miracle lui permettrait d’en réchapper, il écraserait ce Colas sous ses poings avec une joie féroce et jusqu’à ce qu’il soit réduit en bouillie !... Un beau rêve sans doute irréalisable : ces truands devaient être bien sûrs de leur fait pour oser prononcer des noms devant lui !... Et ces sacrées cordes qui ne voulaient pas céder !

Cependant, le fantôme noir s’avançait lentement vers Lorna qu’il contempla un instant en silence, goûtant sans doute à sa juste valeur la terreur qui dilatait les yeux de la jeune femme. Guillaume le vit se pencher pour murmurer quelques paroles dont il n’entendit rien mais qui devaient être abominables. Prise de panique, la jeune femme se tordit dans ses liens en poussant une plainte étranglée. Et le rire retentit de nouveau... Guillaume explosa :

— Venez donc me parler à moi, immonde garce ! Cette dame ne vous a rien fait, alors cessez de la tourmenter ! Il faut que vous ayez l’âme aussi repoussante que ce que vous cachez sous votre voile pour vous en prendre ainsi à une innocente...

— Innocente ? Tu es fou, Tremaine ?... Coupable, oui, plus coupable encore que celle dont elle est le portrait et qui t’a aidé à tuer ta femme.

La voix était basse, feutrée, assourdie, pourtant elle éveillait chez Guillaume un vague souvenir, une lointaine réminiscence mais le nom lui échappait encore. La femme poursuivit en venant à lui :

— Tu veux savoir le sort que je lui ai promis ? D’abord, quand tu auras bien joui du grand spectacle, tu pourras en contempler un autre avant de mourir : celui que te donneront mes hommes en lui passant dessus. Après, je te tuerai de ma main pendant qu’on finira de creuser la fosse qui vous attend tous les deux... mais elle sera encore vivante quand on l’y descendra liée à ton cadavre...

— Vous êtes folle ! cracha Tremaine écœuré. Comment des hommes nés de la femme peuvent-ils servir un monstre tel que vous ?

— C’est simple, je leur donne ce qu’ils veulent : des filles et de l’argent pour se faire une vie moins misérable. Quant à moi, je vais m’offrir ce dont j’ai envie depuis bien longtemps. Plus tard, tu seras trop occupé pour en apprécier la saveur...

Le voile glissa soudain, découvrant une figure sans brûlures, sans cicatrices, sans autres traces que celles laissées par dix années qui peut-être comptaient double ; un visage plat, assez joli autrefois mais dont la peau jaunissait, dont les yeux bleus se délavaient, celui d’Adèle Hamel, la cousine de Guillaume et sa pire ennemie, la femme qui avait manipulé la jalousie d’Agnès avant de la dénoncer, de la traquer et de la jeter au bourreau. Adèle que Guillaume avait juré d’abattre et qu’il cherchait depuis si longtemps...

Figé de stupeur et de dégoût, celui-ci restait muet.

— Je vois que tu me reconnais, cousin. Alors embrassons-nous comme de bons parents ! grinça la femme. Tenez-le, vous autres !

Immobilisé par des poignes brutales, Guillaume, impuissant et révulsé, dut subir le baiser vorace que lui imposait l’être qu’il exécrait le plus au monde. Il serra les dents, luttant contre l’envie de vomir, mais quand enfin elle le lâcha, sa réaction fut immédiate : il cracha sur elle. Sans d’ailleurs atteindre son but : déjà le prêtre avait écarté Adèle.

— A mon tour ! grogna-t-il.

— Tu veux m’embrasser, toi aussi ? hurla Tremaine fou de rage.

— Non... moi, je préfère ça !

Son pied frappa au bas-ventre. Asphyxié de douleur, Guillaume se plia en deux, le cœur arrêté, cherchant son souffle. Le misérable allait recommencer quand sa complice le retint :

— Ça suffit ! Tu peux le tuer et ce serait trop tôt !

— C’est juste ! Laissons-le se remettre... au moins le temps de se rappeler qui je suis. Allons, Tremaine, regarde-moi !... Rassemble tes souvenirs !...

— Mes... souvenirs ? haleta Guillaume. Si un... lâche comme vous y figurait... je ne l’aurais sûrement pas oublié !

— Mais tu ne m’as pas oublié, j’en suis certain. Rappelle-toi, voyons ! Ce merveilleux hiver que tu as passé chez moi les jambes brisées, réduit à l’état de larve ? Et ton beau cheval abattu ?... Et cette pauvre idiote de Hulotte qui est allée te chercher du secours ?... Tu vois, je suis comme Adèle : moi aussi j’ai attendu longtemps ma vengeance mais maintenant je la tiens !

Nicolas !... Nicolas Valette à présent !... Ah ! certes non, Guillaume n’effacerait jamais de sa mémoire les mois de torture subis dans la bauge de ce demi-fou au cœur d’un marais que des pluies diluviennes faisaient immense, infranchissable27. En dépit des ondes de souffrance qui parcouraient son corps, il revit l’étroit visage blond de la sauvageonne qui avait tout osé pour le sauver...

— Catherine ! souffla-t-il. Catherine Hulot !...

— Ah ! Ta mémoire est excellente ! ricana l’autre. Comme c’est bien de ne pas oublier sa bienfaitrice !... Elle, par contre, il y a un bout de temps qu’elle ne pense plus à toi... J’y ai veillé !

— Qu’est-ce que... tu lui as fait ?

— Pas grand-chose ! Elle avait un cou de poulet : j’ai pas eu besoin de serrer beaucoup. Le marais a fait le reste : il y a un endroit où la lise avalerait n’importe quoi, même un bœuf. Pas de danger qu’il la rende jamais... Tu ne pensais tout de même pas que j’allais lui pardonner ce qu’elle venait de me faire ?

— Dire que tout ce qu’elle voulait, c’était te sauver de toi-même, faire de toi un autre homme ! Dire qu’elle t’aimait peut-être ?... Pauvre imbécile que tu es si tu lui préfères cette ancienne furie de la guillotine ! Elle t’y mènera tout droit...

— On est associés, rien d’autre ! Pourtant, c’est elle qui a fait de moi un autre personnage ! Plus de Nicolas Valette ! Le nouveau « Mariage » c’est moi ! J’ai fait partie de sa bande, jadis, avec quelques-uns. Ça nous a paru intéressant de le ressusciter !

— Tu ne ressuscites rien du tout ! Personne n’y a cru ! Mariage était un chouan dévoyé. Toi tu n’es qu’un assassin...

Excédé, Guillaume referma les yeux. Il découvrait que l’enfer pouvait être lassant :

— Finissons-en ! exhala-t-il. Je vous ai assez entendus...

— En finir maintenant ? fit Adèle. Il n’en est pas question ! Tu n’as pas encore dégusté le plat de résistance. Et puis ce n’est pas gentil pour ta belle amie : souviens-toi de ce que je lui ai promis !... Qu’est-ce que tu veux le Claude ?

La dernière phrase visait un homme qui venait d’entrer.

— Je crois qu’ça commence, dit-il. On voit un peu de fumée...

— Quel bonheur !... Eh bien nous allons voir ça ! Un peu d’aide, mes amis, pour que M. Tremaine puisse venir se réjouir avec nous !

Les chevilles et les mains libérées mais traîné plus que porté par le faux prêtre et un autre malandrin à face noire à cause de sa difficulté à marcher, Guillaume se retrouva dehors. Sous le couvert des branches, la lune très haute à présent — il devait être près de minuit — découpait des ombres capricieuses. On l’emmena jusqu’à un gros rocher commandant une trouée dans le bois. Deux hommes en manteau de jonc attendaient là, appuyés à la pierre, bras croisés : les aides du bourreau avant l’arrivée du condamné...

En fait il s’agissait d’une garde plus que d’une assistance : le roc, assez plat, n’était ni très haut ni très difficile à escalader. Quand il y fut, cependant, toujours flanqué de Nicolas et de son complice, Guillaume comprit pourquoi on l’avait conduit là : juste en face de lui, le rayon blafard faisait luire faiblement les ardoises du clocher de la Pernelle à demi caché par un panache de fumée noire qui lui arrêta le cœur. En dépit de la distance que la nuit faussait, il crut distinguer comme les premières lueurs d’un feu d’artifice : des jets de scintillements encore faibles mais qui, avec le vent nocturne, n’allaient pas tarder à s’amplifier. Et le doute, malheureusement, n’était pas possible : c’était sa maison qui brûlait...

Il banda ses muscles pour échapper à ses tortionnaires, courir là-bas, donner l’alerte puisque apparemment ceux des Treize Vents ne paraissaient s’apercevoir de rien. Ce clocher stupide était muet alors qu’il aurait dû sonner le tocsin. Le feu ! La pire terreur des gens de la terre, le feu était chez lui... et lui était là, spectateur impuissant d’un drame qui le ravageait... mais sa réaction était prévue : on le tenait bien.

Le rire d’Adèle se fit entendre à nouveau, dément, démoniaque :

— C’est beau, hein ? Et ça ne fait que commencer parce que dis-toi bien que tout va flamber : la maison, les gosses, les vieux, les chevaux, tout le saint-frusquin !

Poussé par le besoin de se convaincre lui-même, Guillaume cria :

— Ne vous réjouissez pas trop vite ! Vous vous imaginez que les gens d’ici vont laisser flamber les Treize Vents sans rien tenter pour leur venir en aide ?

— Possible ! siffla Nicolas. Probable même... mais trop tard !... Oh. on sauvera peut-être quelques pans de murs mais quand ta petite famille s’apercevra que le feu est dans la maison, elle ne pourra pas sortir de ses chambres ! Colas aura mis des cales sous les portes et coincé les fenêtres avant d’allumer. On les entendra peut-être crier d’ici ?... Drôle, hein ?... Tiens, regarde ! Regarde la belle flamme si elle monte bien ! Oh ! que c’est beau !

Une longue langue de feu léchait le ciel à présent, déchaînant chez Tremaine une de ces réactions de fureur sacrée comme en connaissaient les vieux Vikings, ses ancêtres, quand, en se lançant dans la mêlée, ils invoquaient Odin pour qu’il entre en eux et les gonfle de sa puissance. D’un violent coup d’épaule, il déséquilibra l’un de ses gardes qui glissa et tomba du rocher une demi-seconde avant que le faux prêtre ne connaisse le même sort. Puis Guillaume sauta en aveugle, éprouva en touchant le sol une douleur aiguë dans sa mauvaise jambe mais, s’efforçant de se relever, il se jeta à plat ventre sous les épais buissons d’un hallier voisin et se mit à ramper. Il connaissait bien la région. S’il pouvait arriver jusqu’au manoir d’Ourville, il serait peut-être possible de sauver les enfants... Mon Dieu, les enfants !... Mon Dieu venez à leur aide ! Au moins eux !... au moins eux !

Il croyait les entendre l’appeler tandis qu’il se traînait dans les fourrés pour tenter d’échapper à ceux qui se jetaient déjà à sa poursuite. L’effet de surprise n’avait pas duré longtemps !... Sa jambe et son ventre lui infligeant une trop grande souffrance pour qu’il pût aller vite. En outre, sa seule chance était de ne pas faire de bruit. Les dents serrées, tendu par la volonté de réussir, insensible même à la déchirure d’une de ses joues par une branche de houx, il avançait. Pas une seconde, à cet instant, il ne pensa revenir afin d’aider Lorna restée dans la vieille tour. C’eût été se précipiter dans la gueule du loup. Et puis seuls comptaient les enfants ! Ce n’était pas sa propre vie qu’il voulait sauver en tentant une évasion, c’était la leur, la seule précieuse ! La seule qui lui insufflât le courage d’avancer encore et encore...

Et ce fut juste au moment où une toute petite lueur d’espoir commençait à vaciller en lui qu’une voix pareille à la trompette du Jugement dernier éclata au-dessus de sa tête :

— Eh, vous autres ! Je l’ai trouvé. Qu’est-ce que j’en fais ?

— J’arrive ! On va le ramener bien doucement. Doit pas mourir avant qu’l’incendie soit fini...

Un élan désespéré jeta Tremaine sur l’ombre épaisse dressée devant lui. Il le percuta de toutes ses forces. L’homme se plia en deux avec un beuglement mais Guillaume n’eut qu’une seconde pour se réjouir de cette pauvre victoire. Tout de suite après il était maîtrisé, reconduit au lieu de son supplice mais, cette fois, on se contenta de le maintenir debout contre le rocher : les progrès du feu le rendaient visible de cet endroit. Un panache de fumée, une haute langue de feu masquaient la maison.

Ce qu’endura Tremaine dans l’heure qui suivit n’a de nom dans aucune langue. L’incendie ne cédait pas, ne faiblissait pas. Transi d’horreur, le malheureux se sentait devenir fou. Il croyait entendre les plaintes des agonisants, humains ou animaux, sortant du cœur flamboyant mais, en fait, il n’entendit que le tocsin enfin réveillé, ce redoublement sinistre d’une cloche qui ne chante plus, qui appelle au secours. Et aussi deux coups de feu inexplicables...

Pourtant il ne disait rien, ne gémissait pas, n’insultait même pas ses bourreaux. Il n’en avait plus la force. Seules les larmes qui roulaient le long de ses joues creuses trahissaient sa souffrance...

Le contraste entre cette douleur muette et la joie volubile de la femme et de son complice qui ne cessaient d’évoquer d’affreuses images finit par toucher l’un des hommes.

— Ça suffit peut-être ! grogna-t-il. Vous vous êtes assez amusés et la nuit s’avance. Faudrait peut-être songer à en finir !

— Tu en as déjà assez, Godin ? fit Adèle. Tu oublies que son Daguet t’a jeté à la porte de ses écuries sous prétexte que tu buvais et que ça te rendait brutal...

— Il l’a fait mais j’en a tout d’même assez vu !

— Et puis il y a la fête qui t’attend dans la tour ? C’est à la belle fille que tu penses, hein, gredin ?... Bon, tu as raison : laissons cramer la bicoque et passons à un autre genre de distraction... Il faut d’ailleurs que je rentre avant le jour : ma pauvre sœur pourrait s’inquiéter la sotte !

Guillaume se laissa remmener vers la tour. Dans ce désarroi, quelques questions subsistaient : comment faire pour épargner à Lorna, la dernière vivante, l’abomination qu’on lui réservait ? Comment la tuer sans armes et avec des mains liées — on les lui avait attachées de nouveau — derrière le dos ? Et surtout comment mourir — la seule chose qu’il désirât désormais ! — en sachant le sort ignoble qu’on lui destinait ? Pourrait-il obtenir d’être jeté vivant dans la fosse avec elle ? La mort serait plus rapide...

Mais ce fut quand on atteignit la tour qu’il se crut vraiment la proie du délire. Les malandrins qu’on y avait laissés, ceux qui gardaient, ceux qui creusaient la tombe, n’étaient plus là. Le cri de fureur d’Adèle lui fut une douce musique :

— Où sont passés ces imbéciles ? Si c’est comme ça qu’ils protègent...

La phrase s’étrangla dans sa gorge. Des buissons et des arbres une foule armée de faux, de piques, de haches et de couteaux venait de surgir et enveloppait les faux chouans. De la tour elle-même ce fut M. de Rondelaire qui surgit, un pistolet à chaque main. Il eut pour Tremaine effaré un sourire aussi placide que s’il le rencontrait sur le port de Saint-Vaast :

— Pas trop de mal ?

— Moi non mais... les miens, la maison...

— Ils vont à merveille les vôtres ! Quant à la maison elle n’a pas de gros dégâts... et seulement intérieurs...

— C’est impossible ? Voilà bientôt une éternité que ça flambe.

— Vous aurez à reconstruire vos écuries — les chevaux sont indemnes bien sûr ! — mais il fallait entretenir l’illusion pour nous donner le temps d’arriver. Une chose est certaine : vous devez une fière chandelle à votre fils Arthur. C’est lui qui a sauvé les Treize Vents...

— Et ma nièce ? Où est-elle ?

— On la transporte chez vous en ce moment. Elle n’a que des égratignures mais elle a été très ébranlée par ce qu’elle vient de vivre. Le docteur Annebrun qui est là-bas s’occupera d’elle... Autant vous le dire tout de suite : pour l’instant il s’occupe de votre Clémence qui a été proprement assommée...

Posant ses pistolets, il tira un couteau de chasse de sa ceinture et trancha les liens de Guillaume qui, sous le coup d’une immense bouffée de joie, venait de se laisser tomber sur un amas de pierres, complètement vidé de ses forces. Puis, sortant de sa poche une petite gourde pleine d’eau-de-vie, il la lui offrit :

— Avalez-en un bon coup ! Vous en avez besoin. Quant à ce qui s’est passé, je vous le raconterai tout à l’heure. Pour l’instant nous avons à rendre la justice...

— Qu’allez-vous faire ?

— Brancher tout ce joli monde... comme au bon vieux temps !

— Sans jugement ?

D’un geste plein d’ampleur, Rondelaire embrassa le cercle farouche des paysans éclairé par la lumière jaune des lanternes que certains portaient à bout de bras. Le fer des haches et des faux luisait sinistrement entre leurs mains mais moins que les braises sombres de leurs regards implacables.

— Si l’on veut que l’ouvrage soit bien fait, il faut l’exécuter soi-même. Aucun de ceux-là n’admettrait que l’on perdît du temps pour aller chercher les gendarmes de Valognes ou pour leur amener le gibier à qui peut-être la route donnerait des occasions d’échapper. Et puis... outre que les temps sont encore incertains, nous sommes les gens du bout du monde, nous autres, habitués depuis longtemps à nous défendre seuls. Vous le savez bien d’ailleurs. Ces forbans ont commis trop de crimes pour mériter autre chose que la mort : ils vont l’avoir !

Les membres de la « bande à Mariage » étaient à présent solidement ligotés. En voyant leurs gardiens préparer des cordes dont la destination ne faisait aucun doute, ils se mirent à protester, à gémir, à hurler, à insulter, offrant un spectacle assez répugnant pour étouffer toute velléité de pitié. Seule Adèle était bâillonnée avec le linge ayant servi à Lorna : ses hurlements hystériques étaient intolérables. Guillaume la désigna d’un mouvement de tête :

— Celle-là aussi ?

L’ancien officier de justice haussa les épaules.

— Pourquoi ne subirait-elle pas le sort commun ? Ne me dites pas que vous souhaitez l’épargner après tout ce qu’elle a fait ?

— Pensez-vous que je puisse oublier qu’elle a dénoncé ma femme, qu’elle était au pied de l’échafaud pour se réjouir de sa mort et l’insulter, qu’enfin elle voulait, cette nuit-même, assassiner mes enfants par le feu ? Depuis dix ans je la cherche en me jurant de la tuer de mes mains...

— Souhaitez-vous donc procéder vous-même ? fit Rondelaire surpris.

— Non, mais je pense qu’auparavant nous devrions peut-être l’interroger. Les crimes de ces misérables ont eu lieu dans des endroits divers souvent éloignés les uns des autres. Sommes-nous certains de tenir toute la bande ? Il manque au moins l’autre « demoiselle Mauger »...

— Elle doit être arrêtée à cette heure. J’ai envoyé du monde. Nous saurons par elle ce que nous avons besoin de savoir..

— Pas grand-chose peut-être. Avant votre arrivée miraculeuse, cette... créature disait qu’elle allait devoir rentrer vite à cause de sa « sotte de sœur » qui s’inquiétait sans doute...

— Elle pourra au moins nous apprendre comment Adèle Hamel est devenue Eulalie Mauger. Maintenant, si vous y tenez vraiment...

— Non, coupa Tremaine. Vous avez raison. Finissons-en et le plus tôt sera le mieux !

— Sage décision ! soupira Rondelaire qui savait ne pouvoir retenir encore longtemps le besoin de vengeance de ses hommes. On dit que la voix du peuple, c’est la voix de Dieu ; c’est donc sa justice qui va s’exercer ici. Allez, vous autres ! cria-t-il.

Ce fut rapide : en quelques instants, une douzaine de corps se balançaient aux arbres. Le faux prêtre mourut en vomissant des injures contre la Terre entière et après avoir craché à la figure de sa complice :

— Toi et tes idées tordues ! On aurait pu continuer encore un moment, devenir très riches et même assez puissants pour attaquer les Treize Vents en force, tuer tout le monde et piller tranquillement la maison avant d’y foutre le feu, mais toi, ce que tu voulais surtout, c’était Tremaine et sa garce. Et tu les voulais tout de suite. Ah, les femmes ! à

Et il cracha. Adèle ne l’entendait même pas. Débarrassée de son bâillon, elle se tordait, écumait, hurlait des injures, en proie à une crise de nerfs si terrible que les hommes chargés de l’exécuter se signèrent, persuadés qu’elle était possédée du démon. Elle mourut la dernière...

Quand tout fut fini, on déposa son corps dans la fosse déjà prête :

— Par respect, expliqua M. de Rondelaire à Guillaume, pour le sang de votre grand-père à tous les deux : Mathieu Hamel, le digne et honnête saulnier de Saint-Vaast. Quant aux autres, ajouta-t-il en désignant les fruits sinistres des arbres, les gendarmes que je vais prévenir s’en chargeront demain. Venez, à présent ! Je vous ramène chez vous.




Les coqs se répondaient à travers la campagne lorsque Guillaume revit sa maison. Dans la nuit profonde qui précède l’aube, l’énorme tas de bois qui, avec les écuries, avait permis de faire croire que la totalité des Treize Vents flambait rougeoyait encore. Des flammèches noires, duveteuses et grasses voltigeaient semblables à des mouches. Une petite brise les portait jusqu’aux grands murs clairs, un peu ternis, un peu souillés peut-être, mais intacts. Guillaume alors éclata en sanglots mais c’était de soulagement.

Il y avait foule. Cependant, à travers ses larmes, il ne vit qu’Élisabeth, Adam et Arthur, ses enfants, qui accouraient vers lui. Eux aussi portaient les traces du combat mené durant cette nuit terrible, mais leurs yeux scintillaient de la même lumière, du même bonheur. Guillaume alors ouvrit les bras pour les envelopper tous les trois d’un amour qui ne distinguait plus, qui les unissait en effaçant toute différence. Pour la première fois il eut la conscience aiguë, presque douloureuse, de recréer avec eux le trèfle ancestral28... Il était la tige et eux les tendres feuilles à la riche verdure...

— Père ! dit Élisabeth. C’est Arthur qui nous a sauvés...

— Je sais... on m’a dit !... Pas dans les détails, évidemment !... Oh, mon fils, que soit béni à jamais le jour qui t’a ramené à ton pays natal !...

Mais les instants d’émotion n’étant guère le fait d’Arthur, il se mit à rire :

— Je ne mérite pas tant de compliments ! Si j’ai été le seul à pouvoir sortir de ma chambre, c’est tout bonnement parce que je n’y étais pas. Il se passait des choses bizarres chez Lorna et je voulais en avoir le fin mot... Ça peut être intéressant de chasser les fantômes...




Vers onze heures du soir, en effet, Arthur, enfermé dans la chambre de Lorna en compagnie d’une part de tarte subtilisée à la cuisine et d’une paire de pistolets prise chez Guillaume, commençait à trouver le temps long.

Les bruits de la maison cessaient l’un après l’autre. Tout le monde devait dormir à l’exception peut-être de Clémence dont il savait qu’elle s’attardait longtemps à tricoter près de son âtre. En général avec Potentin mais, ce soir, le vieil homme souffrait de la gorge et elle l’avait envoyé au lit avec une tisane.

L’obscurité n’était pas totale dans la pièce où s’attardait le parfum d’une jeune femme élégante. La lune donnait à plein, dehors. Elle allongeait sur le sol un rayon pâle glissé entre les volets intérieurs simplement poussés. Assis sur le pied du lit, le jeune veilleur sentit que le sommeil le gagnait et se demanda combien de temps il pourrait garder les yeux ouverts. Pour s’occuper, il mangea son gâteau, mais le regretta aussitôt parce qu’à présent il avait soif...

Pensant alors à la carafe d’eau restée dans sa chambre, il entreprit d’aller la chercher : il avait juste à traverser le large couloir, sa porte et celle de Mr Brent se trouvaient juste en face. Et c’est quand il sortit de sa cachette qu’il sentit la fumée...

Elle venait de l’escalier d’où montaient des lueurs. « Le feu ! pensa-t-il. Il y a le feu à la maison !... Quelqu’un a dû commettre une imprudence. »

Sans faire plus de bruit qu’un chat — il s’était déchaussé avant d’aller prendre sa garde — , il courut à l’escalier, le descendit à moitié et, là, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête : l’un des valets, Colas, était en train d’empiler de petits meubles sur le tas de papiers et de bois qu’il venait d’allumer.

Le premier mouvement du jeune garçon fut de s’élancer sur l’incendiaire, mais il était de ceux qui savent garder leur sang-froid en face d’un péril. Contre cet homme solide il n’était pas de force. Il pensa aux pistolets restés sur le lit de sa sœur. En même temps, il décida de prévenir Jeremiah : à eux deux, ils n’auraient aucune peine à maîtriser le malandrin.

Le jeune précepteur, il le savait, ne fermait jamais sa porte. Cette fois, le vantail bougea sans s’ouvrir. Arthur vit alors la cale et comprit que l’on était en train d’essayer de les assassiner tous...

Sortir Brent de son lit, lui expliquer ce qui se passait et le nantir d’un pistolet fut l’affaire d’un instant :

— Il doit y avoir des cales sous toutes les portes, chuchota Arthur. Allez vite les enlever et rejoignez-moi en bas, mais surtout pas de bruit avant que vous ne m’entendiez !

Prenant tout juste le temps de glisser ses pieds dans des pantoufles, le précepteur fit signe qu’il avait compris et suivit son élève dans un envol de chemise de nuit blanche. Arthur retourna vers l’escalier qui s’emplissait d’une épaisse fumée. Elle lui servit à masquer son arrivée et lui permit de tomber comme la foudre à bonne portée de l’incendiaire sans presque respirer.

— Les mains en l’air ! cria-t-il. Et ne fais pas l’imbécile : je tire très bien.

En face de la gueule noire de l’arme, le misérable sursauta, mais constatant qu’elle était entre les mains d’un enfant, il eut un petit rire et tourna les talons. Il ouvrait la porte quand Arthur tira. Atteint au genou, Colas s’effondra avec un cri de douleur.

Ce fut comme un signal. La maison reprit vie. A la suite de Jeremiah, une théorie de fantômes blancs qui toussaient à s’arracher la gorge descendait l’escalier : Adam, Élisabeth, Potentin menant au bout d’un fusil l’autre valet Valentin qui, titubant de sommeil, protestait de son innocence d’une voix lamentable, enfin Béline, Lisette et Kitty.

Affolées par les flammes, les femmes se ruèrent dans la cuisine pour y chercher de l’eau. Élisabeth en ressortit épouvantée : Mme Bellec gisait sur les dalles, sa coiffe blanche tachée de sang. Il fallait le docteur et vite ! Béline ne suffirait peut-être pas à la tâche...

Soudain, par la porte principale ouverte, Arthur aperçut la langue rouge d’une flamme et poussa un cri étranglé :

— L’écurie !... Elle aussi...

Jetant son pistolet inutile, il arracha le fusil des mains de Potentin et se rua sur le perron. L’incendie commençait seulement mais les bêtes enfermées à l’intérieur hennissaient déjà de terreur. Arthur vit aussi un homme armé d’une torche qui allumait un tas de paille contre un mur. Alors, sans plus réfléchir, le jeune garçon épaula et fit feu. La balle frappa l’incendiaire en pleine tête. Il s’écroula sans un cri...

— Bravo ! applaudit farouchement Élisabeth qui rejoignait son frère. Tu l’as tué net et je crois...

— Pas le temps de causer ! Va libérer Daguet et les autres. On a dû coincer aussi leurs portes si j’en crois le sabbat qu’ils mènent. Moi, je sors les chevaux...

Abandonnant son arme, il fonça tête baissée vers l’entrée de l’écurie obstruée par la fumée sans souci du danger que les chevaux fous de peur allaient lui faire courir, mais il les aimait trop pour ménager sa peine et même sa vie... Heureusement Daguet et deux garçons le rejoignirent rapidement. Alors, voyant que l’on n’avait plus besoin d’elle — les gens de la ferme accouraient avec des seaux d’eau — , Élisabeth revint vers la maison d’où s’échappaient des vagues de fumée noire, pour aider ceux qui à l’intérieur s’efforçaient de circonscrire le sinistre. En haut du perron Potentin faillit la renverser : emporté par la plus violente fureur qu’il eût jamais éprouvé, il traînait après lui le valet qui, le genou fracassé, hurlait de douleur. Arrivé au bas des marches, il le laissa s’étaler sur le sable et l’y cloua d’un pied posé sur sa poitrine. Puis il tira de sa ceinture le pistolet qu’il venait de prendre à Jeremiah Brent.

— Écoute-moi bien. saloperie de vermine ! Ou tu me racontes tout et vite ou je te loge une balle dans le ventre. Ça fait très mal et tu mettras longtemps à crever.

— Si je parle... les autres... me feront mon affaire.

— Si tu te dépêches, ils n’en auront pas le temps. Dis-moi tout et je tâcherai de t’éviter la corde. Mais n’essaies pas de mentir !

L’interrogatoire commença : serré, brutal, précis, ne laissant aucun détail au hasard, mais rapide. Colas, épouvanté par la figure du vieux majordome devenue vraiment démoniaque, ne cacha rien, se hâtant même de révéler que la fin de l’incendie serait le signal pour la mort de Tremaine.

— Vaudrait mieux laisser brûler au moins l’écurie, hasarda-t-il dans l’espoir d’attendrir un peu son bourreau, sans ça vous l’retrouverez pas vivant, le maître !

Du monde arrivait de partout. Il en venait du hameau de la Pernelle d’abord dont l’église appelait à l’aide par la voix du tocsin, de Rideauville, d’Anneville, du Vicel et même de Saint-Vaast avec, en tête, le docteur Annebrun qui avait vu l’incendie au moment où il rentrait chez lui. En même temps apparurent M. de Rondelaire et ses gens. Il organisa aussitôt l’expédition pour secourir Tremaine tandis que l’on allumait le bûcher destiné à tromper les assassins. Manœuvre curieuse pour qui regardait de loin, comme les vieux de Saint-Vaast qui ne comprenaient pas pourquoi les gens des Treize Vents, au lieu d’éteindre leur feu, en allumaient un autre. Il est vrai qu’avec les étonnants Tremaine, on pouvait s’attendre à tout et à n’importe quoi ! L’histoire eut d’ailleurs la vie dure : même quand on sut la vérité, on en parla longtemps autour des cheminées, à la veillée...




Le jour se leva enfin, pâle et gris, timide comme s’il avait honte d’éclairer ce qui était tout de même un désastre. Murs encore fumants, poutres calcinées, ferronneries tordues, il ne restait presque rien des belles écuries dont Tremaine était si fier. La vague des amis, des sauveteurs bénévoles, de tous les braves gens venus au secours des Treize Vents se retirait lentement, presque à regret, comme si tous ces cœurs dévoués déploraient de ne pouvoir faire plus...

Étayé comme autrefois sur ses béquilles retrouvées — Pierre Annebrun avait diagnostiqué et bandé une superbe entorse — , Guillaume Tremaine faisait le tour des décombres entre son médecin résigné à le laisser marcher et Rose de Varanville. Elle aussi était accourue dans la nuit, à cru sur un cheval qu’elle n’avait pas pris le temps de seller, emmenant avec elle ses paysans et ceux de ses écuries qui, à présent, ramenaient au château la cavalerie des Treize Vents désormais sans toit.

Après ses enfants, c’était elle que Guillaume avait vu la première, pâle et belle dans sa tenue d’amazone noire sur laquelle flottait sa chevelure dénouée. La voir lui avait causé une joie d’une infinie douceur parce que ses grands yeux couleur de jeunes feuilles étaient noyés de larmes lorsqu’elle vint à lui. Alors, il l’avait prise dans ses bras sans dire un mot, simplement heureux de sentir contre ses lèvres la fraîcheur de sa peau, la senteur légère de sa chevelure après toute cette horreur. Elle était la vie, elle était la vérité ! A cet instant il connut la certitude de l’aimer vraiment, de n’aimer qu’elle, de ne vouloir qu’elle par-delà les tentations basses et les appétits vulgaires. Aucune femme ne la valait sur cette Terre et, s’il ne pouvait la conquérir, aucune femme n’occuperait auprès de lui la place qu’il brûlait à présent de lui offrir. La mort qu’il venait de voir de si près donnait le prix exact des années à venir... si Dieu voulait bien lui prêter vie !

— Tu devrais rentrer, conseilla le médecin. Cette inspection pouvait attendre quelques heures...

— Peut-être mais je tenais à me rendre compte dès maintenant. Les dégâts sont sérieux, les écuries en ruine et la maison abîmée, mais c’est au fond sans importance puisque tout le monde est sauf. Je vais réparer, reconstruire, replanter... Vous m’aiderez, Rose ? murmura-t-il à la jeune femme qui lui offrit son rayonnant sourire :

— Quelle question ! fit-elle. Bien sûr, je vous aiderai et avec d’autant plus de joie que ce qui vient de se passer, si cruel que ce soit pour vous, permet de purger le pays tout entier d’un affreux péril. Il n’y a plus de menace sur nos maisons, plus de menace sur les Treize Vents. Nous venons de vivre la dernière...

Possédait-elle donc un pouvoir magique cette femme pure et droite qu’aucune souillure ne semblait capable d’atteindre ? Tandis qu’elle parlait, un étroit pinceau de lumière pâle perça la couverture de nuages, un faible rayon de soleil qui joua un instant dans les boucles cuivrées de Rose avant de s’éteindre. Guillaume, alors, prit sa main pour y poser un baiser très doux.

— S’il devait y en avoir d’autres, j’aimerais tant que nous puissions les affronter ensemble, dit-il si bas qu’elle seule l’entendit.

Elle ne répondit qu’en rougissant un peu.

— Avant de rentrer, dit le docteur, je vais m’assurer que la dose d’opium administrée à ta nièce est suffisante. Quand on l’a ramenée, j’ai bien cru qu’elle était en train de devenir folle...

Désagréablement impressionné, Guillaume lui jeta un regard noir. C’était bien le moment d’évoquer Lorna alors que son unique envie était de l’oublier !...

Tendant une de ses béquilles au malencontreux médecin, il prit le bras de Rose et revint avec elle vers la maison.

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